I

FACE AU RÉDUIT BAVAROIS

Début avril 1945, le front allemand de l'Ouest se trouvait en pleine décomposition. En décembre 44, von Runstedt avait encore pu aligner, de la mer du Nord à la frontière suisse, un nombre de divisions presque égal à celui des armées canadienne, anglaise, américaine et française réunies, une soixantaine dont une douzaine de Panzer en partie équipées du nouveau char le Super-Tigre qui surclassait le plus récent Sherman. Quelques-unes de ces divisions avaient été anéanties au cours de l'aventure des Ardennes (Noël à Paris avait annoncé pendant vingt-quatre heures Radio-Berlin), trois journées ensoleillées ayant permis aux avions de la Tactical Air Force de clouer sur place les Tigres invulnérables aux armes antitanks. D'autres avaient été transportées en toute hâte sur le front oriental pour essayer de colmater la brèche ouverte par l'Armée Rouge dans les défenses de l'Oder. Quelques-unes encore avaient été sacrifiées pour retarder la rupture de la ligne Siegfried par les Américains. 350.000 hommes enfin avaient été tués, blessés ou faits prisonniers en février et mars, au cours de la bataille de Rhénanie. Le grand état-major allemand n'avait donc plus eu grand-chose à opposer aux Alliés quand à la fin de mars ils avaient déclenché tout le long du front l'ultime offensive et franchi le Rhin sur de nombreux points. Début avril, Montgomery, Simpson, Hodges, Patton, Patch foncent vers le coeur de l'Allemagne aussi vite que le permet le ravitaillement en essence d'une armée motorisée, sans presque rencontrer d'obstacle ; la résistance allemande à l'ouest s'est concentrée presque uniquement sur deux points : au nord, dans la Hollande encerclée, face aux canadiens du général Crear, au sud, en avant du réduit bavarois, face aux Français du général de Lattre.

Car au début d'avril encore les nazis conservaient l'espoir d'échapper au désastre total en s'enfermant dans le massif montagneux qui, du sud de la Bavière aux Alpes autrichiennes et italiennes, forme au coeur même de la forteresse Europe un réduit fait de pentes abruptes couvertes de forêts, de gorges profondes, d'amoncellements rocheux aux crêtes couvertes de neiges éternelles, un repaire gigantesque impénétrable aux tanks, cible imprécise et dangereuse pour les bombardiers et, pour l'infanterie, forteresse naturelle protégée par autant de bastions que les torrents alpestres ont creusé de ravins. Les importantes destructions préparées longtemps à l'avance qui ralentirent un peu plus tard notre avance sur le beau réseau routier des Alpes d'Autriche, les retranchements inachevés mais comparables dans leur conception à ceux de la ligne Siegfried que nous rencontrâmes sur les premiers contreforts des Alpes de Bavière, les gros dépôts de munitions découverts en Bavière ou en Autriche, les centaines d'avions parqués entre Munich et Salzbourg (dont de nombreux chasseurs à réaction, l'ultime réalisation de Messerschmitt) alors que les armées allemandes manquaient de tout soutien aérien, les réservoirs souterrains d'essence des environs de Salzbourg, de Berchtesgaden, d'Innsbruck prouvèrent à l'évidence qu'une ultime résistance avait été envisagée et avait commencé d'être préparée. Le réduit bavarois n'était pas un rêve. La défense désespérée de Berlin n'était sans doute dans les plans hitlériens qu'un moyen de gagner le temps de grouper dans le réduit ce qui restait de l'élite des S.S. et de galvaniser leur énergie en faisant de Berlin pour les Allemands un symbole aussi exaltant que Stalingrad l'avait été pour les Russes. Le plan n'échoua que parce que ses auteurs avaient mal prévu l'accélération de la désagrégation de l'armée allemande lorsque les fronts de l'est et de l'ouest furent joints ; elle progressa soudain non plus sur le mode arithmétique mais géométrique; en un clin d'œil tout fut défait. Les chefs eux-mêmes n'eurent pas le temps de gagner le réduit.

Mais qu'auraient pu espérer les nazis cernés dans leur tanière par toutes les armées du monde, enfumés par une aviation innombrable ? Qu'avec le temps les alliances se dissocient, que les contradictions européennes s'exaspèrent, que viennent les troubles puis la guerre civile qui auraient permis à Hitler de sortir de son repaire comme chef des armées fascistes d'Europe. Le Fuehrer n'oublia jamais qu'il avait été militant avant d'être militaire, qu'il avait dû ses succès au militant, ses échecs au militaire ; il était logique qu'il jouât sa dernière carte militaire à gagner au militant le temps de se refaire.

Début avril donc, la Ire armée française qui venait d'établir une tête de pont sur la rive droite du Rhin, entre Spire et Carlsruhe, se heurta à une très sérieuse résistance. La plus forte résistance allemande sur le front ouest. C'est que Patton et Patch fonçant, celui-là vers Leipzig, celui-ci vers Nuremberg, n'ayant pas encore fait conversion vers le sud, la Ire armée française se trouvait être à ce moment-là la seule à menacer les abords du réduit bavarois.

L'ARMÉE DE L'AMALGAME

Le terrain était classiquement favorable à la défensive.

Sur un front de bataille d'environ 230 kilomètres, de Bâle au nord de Spire, 180 kilomètres se trouvaient protégés au profit des Allemands par une triple barrière naturelle : le Rhin, la Forêt-Noire, massif plus abrupt que les Vosges, et en arrière-plan la haute vallée du Danube. C'est ce que nous appellerons l'aile gauche allemande.

Le centre allemand faisait face au flanc méridional de la tête de pont française. Il s'appuyait aux contreforts septentrionaux de la Forêt-Noire et disposait donc de toute la profondeur du massif derrière lui, avec également le haut Danube en arrière-plan. Un merveilleux terrain pour la défensive.

L'aile droite allemande face au centre de notre tête de pont était par contre accessible par la vallée du Neckar. Mais elle bénéficiait d'une part d'un front très étroit, d'autre part sur toute la largeur de ce front et sur une grande profondeur des obstacles formés par le réseau très dense d'usines, d'installations industrielles de toutes sortes et de cités ouvrières de l'agglomération de Stuggart. Depuis 1940, la guerre avait donné maints exemples de l'efficacité d'une défensive, même improvisée, dans une agglomération industrielle.

La Ire armée française se trouvait au nord de Spire en liaison avec la VIIe armée américaine déjà maîtresse de Mannheim et de Heidelberg, donc du confluent du Neckar et du Rhin, et débordant largement l'aile droite allemande. Mais le principal effort du général Patch était à ce moment dirigé vers Nuremberg. C'était en quelque sorte une autre bataille dont nous ne nous occuperons ici que dans la mesure où elle influa sur les opérations de l'armée de Lattre.

Sur toute l'étendue du front de bataille les troupes qui nous étaient opposées demeuraient des troupes de qualité, bien tenues en main par leurs chefs, comportant de nombreux éléments S.S. Plusieurs divisions se trouvaient appartenir à la même armée allemande que les Français avaient sans cesse rencontrée devant eux depuis leur débarquement sur le littoral méditerranéen ; elles avaient été renforcées par des éléments venus de Norvège et du Danemark, en particulier une excellente divi6sion de montagne autrichienne, pourvue d'un équipement du dernier modèle. Les prisonniers furent rares pendant toute la première partie de la bataille. Le commandement allemand resta jusqu'au bout très combattit, contre-attaquant dès qu'une contre-attaque était possible, résistant jusqu'aux extrêmes limites des forces disponibles, même quand l'ensemble du front prouva l'inutilité des sacrifices consentis et la plupart du temps sans tenir compte des supplications des autorités civiles qui jugeaient dérisoire qu'on risquât dans un combat désespéré les rares petites villes qui avaient échappé aux bombardements aériens. La balance numérique des forces enfin ne joua semble-t-il pas au profit de la Ire armée française dont d'assez nombreux éléments, durement éprouvés à Colmar, se trouvaient au repos, lorsque s'engagea la bataille, Ainsi la D.F.L., la fameuse division des Français libres venait de prendre ses cantonnements sur la Riviera et fut finalement engagée contre les forces allemandes d'Italie. La Ire division blindée, la division Leclerc, combattait dans la poche de Royan ; elle ne put rejoindre le front d'Allemagne qu'aux tout derniers jours de la guerre, juste à temps pour prendre Berchtesgaden, dans les rangs de la Vile armée américaine. De Lattre ne disposa donc que de deux divisions blindées pour ce que nous appellerons la bataille du Danube, - puisque le Danube, dans sa première courbe, se trouvait à l'arrière de l'ennemi sur toute la largeur du champ de bataille, but vers lequel devaient finalement converger nos troupes.

Il apparut tout de suite que l'état-major allemand avait groupé la majeure partie de ses forces à son aile droite, sur son point géographiquement le plus faible, laissant une forte couverture à son aile gauche, dégarnissant son centre où il paraissait invraisemblable qu'une armée moderne, en partie motorisée, songeât à l'attaque.

Le général de Lattre décida de frapper au centre.

Le général de Lattre de Tassigny commandait la Ire armée française depuis son débarquement sur le littoral méditerranéen. Il avait à son actif les victoires de Toulon et de Marseille, la poursuite-éclair dans les vallées du Rhône et de la Saône, la rupture des défenses de la trouée de ,Belfort, la foncée vers Mulhouse, chef-d'oeuvre de , hardiesse, qui restera sans doute dans l'histoire militaire comme un modèle de l'utilisation des blindés, la dure, lente, pénible bataille d'hiver autour de la poche de Colmar, - enfin le franchissement du Rhin. Mais gagner des batailles n'était qu'un aspect de ce que la France devait attendre en ces années d'un grand chef militaire ; la Ire armée française était composée d'éléments d'origines très diverses : gaullistes de la première heure qui depuis 1940 avaient combattu un peu partout dans le monde, sous le signe de la Croix de Lorraine, évadés de France, venus le plus souvent à travers l'Espagne, avec toutes les nuances d'opinion et de sentiment qui les distinguent selon la date et les avatars de leur évasion, divisions de l'armée d'Afrique cantonnées en Afrique du Nord et ralliées à de Gaulle après le débarquement anglo-américain de novembre 1942, pétainistes convertis, giraudistes, gaullistes clandestins s'avouant enfin, mobilisés de 1943, volontaires des commandos de France et des bataillons de choc, fils de colons et troupes indigènes : guerriers arabes venus avec leurs chevaux, montagnards marocains avec leurs mulets, tabors dans leurs robes à raies brunes, tirailleurs algériens, tunisiens, sénégalais, malgaches et les Maoris, arrivés tout droit du Pacifique, qui l'automne dernier jouaient de leur guitare monocorde, en grelottant de froid sur les crêtes des Vosges, - et enfin, dernier apport mais sans cesse croissant et perpétuellement divers, les F. F. I.: les enthousiastes qui s'engagèrent individuellement dans le régiment qui libérait leur village (ce fut ainsi qu'après des combats trop coûteux les fusiliers-marins, les tabors, voire les Sénégalais complétèrent leurs effectifs, que de jeunes paysans de Bresse, de Bourgogne ou de Lorraine devinrent Marocains " ou " Sénégalais, grandes unités du maquis venues avec leurs cadres : régiments d'Auvergne, du Poitou, de Franche-Comté, la brigade Alsace-Lorraine commandée par André Malraux, le célèbre maquis du Vercors uni à un régiment de cavalerie de Grenoble, corps francs de l'Armée secrète, F. T. P. de Paris, commando de Cluny, chacun avec ses chefs, ses traditions formées dans la lutte clandestine, ses totems, la tactique apprise dans sa région, nécessitée par la forme régionale de la lutte. De tous ces éléments, le général de Lattre était parvenu à faire une armée homogène, - de la Légion étrangère de l'Armée d'armistice et de la Légion étrangère gaulliste qui s'étaient combattues, farouchement, il n'y avait pas tellement longtemps en Syrie, des officiers d'active, des Cyrards des régiments de cavalerie (calots bleus des chasseurs d'Afrique et calots rouges des spahis, même sous le feu, c'est la tradition) et des officiers F.F.I., quelquefois antimilitaristes de naguère, qui avaient conquis tous leurs grades dans le maquis. Il y avait eu des concessions mutuelles, il y avait eu des heurts et des mots amers, il y avait eu cette dure bataille d'Alsace où les anciens maquisards et les cavaliers dont tant d'officiers portent des noms de la vieille aristocratie française s'étaient tour à tour dégagés d'un ennemi qui avait presque réussi l'encerclement. Enfin l' amalgame s'était fait et il avait réussi, il tenait, comme en 93. La colonne Fabien, l'héroïque régiment de Paris, était devenue le 151e d'infanterie, le quinze-un, était endivisionnée, s'était accrue de paysans de l'Aveyron et d'ouvriers de Saint-Étienne, avait maintenant un tiers d'officiers d'active venus de l'armée d'Afrique mais conservait deux tiers de ses cadres F.T.P., était commandée par Michelin, un colonel de moins de trente ans allait l'être par Gandoët, un héros de la campagne d'Italie : l'amalgame avait réussi, le quinze-un venait de se couvrir de gloire en passant le Rhin, on le donnait en exemple à toute l'armée.

Le général de Lattre venait d'installer son quartier général à Carlsruhe, où il demeura presque jusqu'à la fin de la bataille. Un des rares quartiers épargnés par l'unique bombardement aérien qui avait rasé la majeure partie de la ville et fait 15.000 victimes en 35 minutes, avait été réquisitionné par l'état-major. C'était un bel ensemble de villas, gardées par des Marocains enturbannés de blanc. On y menait une vie fiévreuse. Presque chaque nuit le général rentrait de ses tournées sur le champ de bataille, entre minuit et 3 heures du matin, avec un cortège de voitures et de vingt à quarante invités à souper. Il ne déteste pas l'esprit et les conversations se poursuivaient encore longtemps. Tout le long de ce qui avait été sa route au cours de la journée, les traditionalistes se désespéraient car il avait bousculé les traditions et changé beaucoup d'hommes de places: on n'avançait guère à l'ancienneté dans son armée. À Carlsruhe finalement on ne dormait guère ; ce n'est plus maintenant trahir un secret militaire que de dire que les opérations étaient élaborées jusque dans le détail à l'état-major d'armée et que les corps et divisions gardaient relativement peu d'initiative.

C'était le printemps et tous les vergers du pays de Bade, qui est essentiellement un pays de vergers, étaient en fleurs. Les villages disparaissaient dans les touffes blanches des pommiers en fleurs. Le temps s'était mis au beau, il y avait beaucoup d'allégresse dans l'air, et les chemins de montagnes s'asséchaient rapidement.

La 1re armée française attaque au centre, là où la montagne de la Forêt-Noire était la plus abrupte, où les sapins remplaçaient les vergers, où les chemins étaient les plus raides.

PREMIÈRE MANCHE PERCÉE AU CENTRE

Le 17 avril, les deux principaux carrefours du nord de la Forêt-Noire, Pforzheim et Freudenstadt, deux petites villes situées chacune au confluent de deux vallées, deux nœuds de routes stratégiques, - en temps de paix deux centres de tourisme, de chasse à la biche et de pêche à la truite, - étaient entre nos mains. Ceci représente un grand nombre d'exploits militaires qui n'auront sans doute jamais d'historiens.

L'unité de combat, dans la guerre contemporaine, n'est pas la division mais le Combat Command (on dit le C. C. : C. C. 1, C. C. 2, C. C. 3) qui emprunte ses éléments à plusieurs divisions, les chars à une division blindée, l'infanterie, l'artillerie, etc., à une ou plusieurs divisions, divisions d'infanterie, de montagne, etc., suivant les circonstances. Dans la bataille dont nous nous occupons, les deux divisions blindées de la Ire armée française, la 1re D.B., général Sudre, et la 5e D.B., général de Vernejoul, se trouvèrent partagées entre 5 et 6 "Combat Commands " dont la composition et parfois le commandement furent souvent modifiés au cours même des opérations.

Mais les combats dans la Forêt-Noire peuvent difficilement être décrits, même à l'échelle réduite du Combat Command. Ce furent un grand nombre d'engagements locaux au cours desquels un chef de bataillon, voire de compagnie disposait d'une grande autonomie de commandement et pouvait être amené à jouer soudain un rôle décisif. À quoi excellent les Français. Il s'agissait en bref de conquérir avant que l'ennemi ait eu le temps de revenir de la surprise d'être attaqué sur un terrain présumé inattaquable, le système complexe des crêtes qui commande les rares vallées accessibles aux blindés. Ce fut le fait d'une série d'heureux coups de main. La partie était souvent jouée quand on était parvenu à hisser une batterie par un chemin impraticable. Il fallait toutes sortes d'habiletés, d'astuces, de hardiesses. Les mulets de la 2e division d'infanterie marocaine firent merveille.

En direction de Freudenstadt, je parcourus une partie du champ - de la montagne - de bataille, deux jours après le passage de la 2e D. I. M. Déjà la forêt était redevenue déserte, les troupes de choc n'avaient pas laissé d'arrière-garde, les troupes d'occupation n'étaient pas encore arrivées, les lacets de la route découvraient tantôt une vallée, tantôt l'autre, le grondement des tanks dont la voie était maintenant libre n'atteignait pas ces hauteurs, à un tournant la Jeep fit s'enfuir deux daims effarés. Puis nous buttions, entre deux parois rocheuses, un barrage de terre et de pierrailles maintenues par de gros rondins, éclaté juste assez pour livrer passage à une Jeep, à un canon de montagne ; des cadavres de jeunes Allemands surpris par nos Marocains, à peine cireux, comme endormis, gisaient à l'entour. Au prochain tournant, des traces de roues dans l'herbe d'une clairière ouverte sur la vallée, des tas de douilles, donnaient l'explication du combat ; tout en bas, les ruines lu village où nous savions que passaient maintenant nos tanks, fumaient encore; ici la montagne avait déjà retrouvé sa grande paix solennelle. Le C.C.5 était passé comme un orage de montagne, les Marocains sur les cimes, les Parisiens à mi-côte, les chars des spahis dans la vallée.

Le matin de la prise de Freudenstadt, je me trouvais sur une crête voisine, avec le général Chapuis qui commandait par intérim le C.C.5. C'est un homme bourru, bougon, d'un abord au demeurant extraordinairement simple ; moustaches et cheveux très blancs, tête carrée de montagnard, typiquement Français. La veille, ses avant-gardes avaient été arrêtées aux abords de la ville par une très sérieuse résistance, à laquelle participaient les citadins eux-mêmes, vieillards, garçonnets, femmes même, enrégimentés à la hâte dans le Volksturm, un simple brassard en guise d'uniforme. Toute la nuit nos artilleurs avaient peiné pour hisser leurs pièces sur les crêtes voisines, c'est un travail extravagant que de traîner des 150 sur des sentiers de chèvre, il y faut de la force, de la patience, de l'adresse, et toutes sortes d'astuces de leviers, de plans inclinés, toute la physique amusante de l'artillerie et du charretier et par là-dessus la dynamite pour faire sauter les quartiers de roche et les rafales de mitraillette pour dénicher les snipers, une sale nuit de guerre, heureusement que les chemins étaient secs. À l'aube, Freudenstadt avait flambé en un rien de temps, les artilleurs se vengeaient des peines de la nuit, en deux heures elle fut plus qu'aux trois quarts détruite, il n'en reste plus rien, une sale 'histoire de guerre. Enfin la résistance avait cessé et maintenant tout le Combat Command dégringolait dans la vallée.

- Je n'ai que six camions pour mon infanterie, grognait le général Chapuis. Obligé de faire la navette! Ça n'en finira plus. Ah ! si nous étions Américains...

Un peu plus tard dans la matinée, revenant vers l'arrière, je croisais à chaque tournant des groupes de cyclistes comme un collège en vacances. Les Parisiens du Quinze-Un, l'ex-colonne Fabien, las d'attendre les camions, avaient réquisitionné tous les vélos des villages conquis la veille et par petits groupes, au hasard du nombre de bécanes découvertes, fusil en travers du guidon, pédalaient de toutes leurs forces vers le champ de bataille. Encore une astuce, quelques heures gagnées sur l'arrivée des renforts allemands, c'est ainsi que nous' avons conquis la Forêt-Noire.

Pforzheim nous ouvrait une vallée vers Stuttgart, Freudenstadt la grande route vers Kehl et Strasbourg.

La stratégie classique nous tendait les bras: le centre allemand percé en son centre, il nous restait de nous rabattre à droite et à gauche pour le séparer de ses ailes, l'envelopper, l'anéantir, prendre Stuttgart, une des plus grandes villes d'Allemagne. Idéalement, c'est-à-dire sans tenir compte du relief, on pouvait encore plus classiquement pousser plus profondément dans le dispositif allemand puis se rabattre sur les deux ailes, les envelopper, les anéantir ; sur ce terrain, cela signifiait s'enfoncer encore plus profondément dans le massif de la Forêt-Noire, y risquer des effectifs déjà pas assez nombreux pour assurer l'occupation de leurs arrières, s'exposer à être encerclé par un soudain repli de la gauche allemande.

- J'ai atteint l'objectif qui m'avait été fixé, me dit ce matin-là le général Chapuis. Nous allons vraisemblablement nous reposer quelques jours, puis faire face à l'Est vers Stuttgart.

Stuttgart paraissait donc encore le 16 avril être le principal et le plus immédiat objectif de l'armée française. C'était certainement ce que pensait l'état-major allemand qui borna le regroupement de ses forces à raccourcir son aile gauche en retirant les troupes menacées d'encerclement par la prise de Freudenstadt (Baden-Baden venait de tomber et Kehl avait été prise le 15) et en renforçant les défenses de Stuttgart menacées par notre poussée depuis Pforzheim. Mais malgré la récente leçon, il négligea la menace qui pesait sur le centre de son dispositif; les miracles, estima-t-il sans doute, ne se répètent pas deux fois.

Or la Ire armée française attaque de nouveau au centre.

IV

LA TANIÈRE DE PETAIN ENCORE CHAUDE...

Je passai la journée du 20 à Baden-Baden, le Vichy allemand, maintenant ville-hôpital, miraculeusement intacte de tout bombardement, je restai en panne sur la route et ne rentrai que vers 16 heures, le 21 à Freudenstadt. Je courus à l'état-major de Béthouard. Pour apprendre avec stupéfaction que la 1re D.B. avait pris Rottweill la veille et venait d'atteindre les sources du Danube à Donau-Eschingen, plus de 80 kilomètres en moins de 48 heures, 80 kilomètres non dans la plaine d'Alsace mais au coeur de la Forêt-Noire, dans des gorges profondes, au travers des plus sombres forêts d'Europe.

- Nous venons également, me dit le commandant que j'avais interpellé, de recevoir un message radiophonique du CC1 qui aurait lui aussi atteint le Danube, mais beaucoup plus bas, à Mulheim, pas loin de Sigmaringen. La nouvelle nous semble incroyable. C'est vraisemblablement une erreur de transmission...

Nous sûmes plus tard que ce n'était pas une erreur. Historiquement, c'est un groupe du C.C.1, sous les ordres du commandant Valin, qui, le premier, a atteint les rives du Danube, le 21 avril, à 11 heures du matin.

Très tôt dans la matinée du 22, nous partîmes trois correspondants de guerre dans deux voitures, à la poursuite de la 1re D.B. Jusqu'à Horb et un peu au delà, nous avons dépassé sans cesse des convois de camions allant vers le Sud. Puis ce fut le désert. À peine quelques soldats à l'entrée et à la sortie des principaux villages. Parfois la grande route qui remontait la vallée du Neckar était barrée par trois bidons d'essence soigneusement alignés et une flèche en peinture rouge - parfois à la craie - en direction de l'amorce d'un chemin de terre : cela signifiait qu'un pont sauté sur un petit affluent du Neckar ou un éboulement dans la falaise qui borde la route obligeait à un long détour par quelque chemin vicinal, à remonter l'affluent jusqu'au prochain pont, à contourner l'éboulement par delà les crêtes visibles ; les traces de roues, de chenilles prouvaient que de nombreux convois étaient déjà passés; mais c'était maintenant le désert, le désert total, la Ire D.B. était allée trop vite. Au delà du passage creusé par la Ire D.B. demeuraient probablement des éléments allemands ; et certainement, entre Neckar et Rhin, toute l'aile gauche de l'armée allemande ; Si nous nous trompons de chemin nous allons pour sûr nous jeter dans la gueule du loup ; nous y pensions sans cesse; et si l'aile gauche allemande était justement en train de se rabattre sur le Neckar ? C'est très possible, ce serait bonne tactique, adroite parade, seule chance de salut au surplus pour ces divisions allemandes maintenant déjà presque coupées du gros de leur armée. Solitude, solitude, chemins vicinaux, lacets dans la montagne, ravins, gorges profondes, sombres forêts, le merveilleux silence de la montagne, la grande paix du printemps, pas même un coup de fusil, mais quelle angoisse, angoisse et quel soulagement quand enfin nous croisions quelque Jeep fonçant pleins gaz pour assurer une liaison avec l'arrière ou lorsque nous trouvions dans un tournant quatre artilleurs dans un camion en train de haler une pièce culbutée dans un fossé.

- La route est libre ?

- La route est libre... enfin, elle l'était tout à l'heure.

À Rottweil, nous tombâmes sur l'état-major de la 1re D.B. déjà en train de faire ses bagages pour s'enfoncer plus loin vers le sud-ouest, essayer de rattraper les éléments de la division qui avait atteint le Danube.

Encore la solitude. A Willingen, nous trouvons une garnison internationale faite de prisonniers libérés armés en hâte, avec les dépouilles de l'ennemi, par les tanks qui avaient traversé la ville la veille.

- Où sont les troupes françaises ?

- Nous n'en avons plus vu depuis les tanks d'hier... sauf un convoi d'essence ce matin ; les chauffeurs faisaient comme vous, ils cherchaient...

À Tuttlingen, nous avons découvert le Danube. Pas encore bien gros, moins large que la Seine à Paris, encore l'allure d'un torrent de montagne, avec de grands bancs de sable et de cailloux entre les collines boisées. Ici, c'était plein de troupes, enfin des chars et des half-traks (demi-chenillés) pour l'infanterie d'accompagnement, l'infanterie elle-même, celle qu'on transporte dans des camions, n'avait sans doute pas encore dépassé Horb, 80 kilomètres au nord. Drôle de bataille, une vraie pointe de cavalerie, une pointe de 80 kilomètres. Mais ce n'était pas encore la pointe de la pointe, seulement le gros du C.C.2 en route vers le lac de Constance pour achever l'encerclement de l'aile gauche allemande, qui se trouvait sur le point d'être coincée entre le Rhin, la frontière suisse et le C.C.2. Mais gare au C.C.2 si les troupes de soutien n'arrivent pas à temps: l'aile gauche allemande est forte de plusieurs divisions, enfin au moins de leurs restes, encore assez forte pour passer sur le ventre du C.C. 2.

- Et le C.C.1 ?

- À l'heure qu'il est, il doit être à Sigmaringen...

Sigmaringen, le château de Pétain et de Laval, la Milice, le gouvernement des traîtres. Nous reprenons la poursuite de la pointe de la pointe.

À 15 heures nous rejoignons enfin l'état-major du C.C.I. Le commandement appartient au colonel Gruss, un colosse alsacien, blond, les yeux très clairs, timide, bégayant un peu lorsqu'il est ému. Nous découvrirons au cours des jours qui suivent le chef impérieux et justement jaloux de son autorité caché sous l'aspect du gant timide. Le chef de son troisième bureau (bureau des opérations), le capitaine Stucker, peut à chaque instant réciter par cœur l'emplacement de toutes les unités du C.C. et le nom de tous leurs officiers, la radio de son command-car bruit sans arrêt, il bâtit sur la carte quinze plans de bataille en quinze minutes, il exprime aisément ce qu'il conçoit bien, mais on ne l'imagine guère aboyant des ordres sur le front des troupes. Finalement les deux hommes se complètent admirablement. Ce sont eux deux qui vont mener l'avant-garde de l'armée française aux portes d'Ulm.

Le C.C.1 forme un groupement de combat très homogène et totalement indépendant : blindés du 2e cuirassiers, infanterie du 3e zouave, artillerie, génie et jusqu'à ses propres ateliers mobiles de réparations automobiles. Il peut se suffire à lui-même en toute occasion. C'est le type même de l'unité de combat moderne.

Pour la bataille en cours, le colonel Gruss a partagé son C.C. en trois groupes distincts, chacun également autonome, que nous désignerons à l'avenir par les noms de leurs chefs : les groupes de Rozoi, Valin et Doré. À titre d'indication le groupe Doré, le moins important des trois est compose d'un peloton de reconnaissance (auto-mitrailleuses et jeeps armées d'une mitraiileuse), un escadron de chars légers, une compagnie de Zouaves, un peloton de tanks Destroyers (chaque TD est pratiquement d'une pièce d'artillerie autotractée et blindée), une batterie d'artillerie, une section du génie; c est en quelque sorte la plus petite unité autonome possible dans la guerre moderne ; telle quelle, elle représente cependant une puissance de feu considérable et possède une variété de moyens qui lui permet de s'adapter aux situations les plus diverses ; nous la verrons bientôt à l'œuvre. Le groupe du Rozoi a des effectifs relativement plus importants, deux escadrons de chars moyens, trois compagnies de zouaves, etc.

Le groupé Valin s'était emparé de Sigmaringen à midi. La résistance allemande avait été faible, l'état-major allemand surpris par la vitesse avec laquelle la 1re D.B. exploitait la percée faite l'avant-veille dans la vallée du Neckar, n'ayant pas encore eu le temps d'amener des renforts. En fait, c'était sur les arrières du dispositif ennemi que le C.C.1 opérait déjà avec une relative liberté, depuis qu'il avait atteint la vallée du Danube.

Le château de Sigmaringen, monumentale demeure des princes de Hohenzollern, domine et écrase la petite ville coquettement posée à cheval sur le Danube. Maintes fois incendié au cours de l'histoire tourmentée de la Principauté, il fut aussi souvent reconstruit et forme un échantillonnage de l'architecture allemande des dix derniers siècles. Les soubassements remontent au Haut moyen âge et les oubliettes ne manquent pas ; les sommets sont du médiéval romanesque si cher aux architectes allemands de la fin du siècle dernier ; les appartements intermédiaires sont bas de plafond, peints gris-bleu et chocolat clair, pourvus du confort le plus récent ; des tours de fantaisie furent greffées sur le bloc principal un peu à toutes les époques. Ajoutons que l'édifice construit à flanc de colline put s'accroître à la fois par le bas et par le haut : l'entrée d'honneur se trouve quatre étages au-dessus d'un des portails secondaires. D'où une masse de bâtiments imbriqués les uns dans les autres, une multitude de couloirs et d'escaliers, l'impossibilité hallucinante de ne jamais savoir si l'on se trouve au rez-de-chaussée, au ras du sol, des labyrinthes intérieurs, enfin les couloirs sans issues et sans ouvertures, les dalles qui résonnent sous les pas, les échos intérieurs, tout l'accessoire classique du drame historique, le cadre idéal pour cloîtrer un prince torturé par le remords, quel cadre pour jouer Macbeth !

Pétain fut logé dans l'étage supérieur, sous les combles. On lui apprit tout de suite où il était. À son arrivée, il avait voulu remercier la princesse de Hohenzollern de l'hospitalité reçue. Impossible, dut-on lui dire : le prince et la princesse venaient d'être jetés en prison pour n'avoir manifesté qu'un faible enthousiasme quand on leur avait proposé d'abandonner leurs appartements aux hôtes d'honneur du Me Reich. Mais il y avait déjà des années que Pétain ne pouvait plus faire un pas sans susciter un crime ; fut-ce enfin le remords, la crainte d'augmenter la liste ? Il se cloîtra volontairement dans son appartement sous les combles. Il n'en sortait qu'une fois par jour, toujours à la même heure, pour faire une courte promenade, mi en voiture, mi à pied, dans la forêt de Sigmaringen, celle où le 22 avril les miliciens dressèrent leur guet-apens contre les soldats français ; par son ordre, on faisait le vide dans la cour et dans les escaliers, pour son départ et pour son retour : il ne voulait plus voir personne.

Très vite, il s'était brouillé à mort avec Laval. Sans doute se reprochaient-ils mutuellement leurs fautes, leurs échecs et de s'être entraînés l'un l'autre dans la catastrophe. Laval continua de venir quotidiennement à l'ambassade d'Allemagne auprès de l'État Français, dont les appartements se trouvaient à l'étage juste au-dessous de celui du Maréchal. Un jour Pétain de son palier aperçut Laval sur le palier de l'ambassade ; il eut une crise de rage ; il cria furieusement : Je ne veux plus voir cet homme, j'ai pourtant assez dit que je ne voulais plus voir cet homme. Alors on tendit sur toute la largeur du monumental escalier et de sa cage, entre les deux paliers, une lourde tenture noire. Ainsi fallut-il désormais soulever un drap mortuaire avant de pénétrer dans les appartements du Maréchal. La fin de Vichy comme celle des nazis allemands, l'ampoule de poison foudroyant dans la dent creuse de Himmler et le catafalque de Pétain mort-vivant, quels cadres, quelles scènes que n'auraient pas osé imaginer les plus extravagants auteurs de mélodrames.

L'appartement du Maréchal n'était qu'une suite de pièces à demi habitées dans un labyrinthe de pièces désertes, aux meubles couverts de housses affaissées sous la poussière des années. A peine sorti de sa chambre, il s'égarait dans de sombres couloirs où l'écho répercutait le bruit des pas. Au pied de son lit, sur un chevalet, le portrait grandeur nature, en costume d'officier allemand, d'un prince de Hohenzollern, un cousin du kronprinz, son adversaire de Verdun ; il ne le fit jamais enlever; c'était le premier visage qu'il voyait à son réveil, le dernier avant de s'endormir. Dans son bureau encore, le paravent derrière lequel il s'isolait était couvert sur toute la largeur et de haut en bas par des photos de toute la famille de Hohenzollern.

Le 22, à midi, le commandant Valin, avant même que ses zouaves aient achevé le nettoyage de la ville, courut au château. Le Maréchal était parti la veille au soir. Dans la chambre, le lit était encore défait et les tiroirs ouverts dans la hâte des bagages faits n extremis ; il y avait encore des miettes de pain sur la table de la salle à manger ; la tanière était encore chaude. Si Pétain, ce jour-là, avait déjà été décidé à se livrer, il n'eut eu qu'à attendre, derrière son drap mortuaire ; il faillit bien être pris, si rapide avait été l'avance française ; on ne le vit pas partir emmené de force par les Allemands ; il n'était pas prisonnier ; il arrivait seulement qu'un nouveau succès français l'obligeait à une nouvelle fuite ; il avait déjà l'habitude, Vichy, Belfort, Mulhouse, Baden-Baden, Sigmaringen, chaque nouvelle étape victorieuse de la 1re armée française avait été pour lui le signal d'un nouveau départ vers un refuge plus sûrement allemand ; après Sigmaringen-Hohenzollern, restait encore l'espoir du réduit bavarois hitlérien. Deux jours plus tard Patton et Patch faisaient conversion au sud, le gros de l'armée allemande était coupé du réduit il devenait clair, même pour un général gâteux, qu'il était désormais trop tard pour armer et garnir les défenses bavaroises. Alors seulement Pétain demanda à la Suisse de le rendre à la France. Lors de son procès il fera sans doute état de cette livraison volontaire : J'ai deux fois fait don de ma personne à la France.

Deux semaines plus tard, aux frontières germano-austro-suisse, j'ai interrogé maints témoins. Tous furent frappés de l'affolement des collaborateurs français qui défilèrent devant eux les jours qui suivirent la prise de Sigmaringen, se heurtant en vain à chaque poste-frontière après l'autre, gibier traqué et hagard. Un gendarme du Lichtenstein trouva un soir Laval à plat ventre, les vêtements arrachés, essayant de se frayer un chemin sous les barbelés qui ferment la frontière de la petite principauté.

Le commandant Valin qui prit Sigmaringen est l'ancien député de Paris ; en 40 Laval lui proposa d'entrer dans son cabinet ; Valin lui répondit en parlant de revanche.

- La revanche avec quoi ? repliqua Laval, avec des bâtons...

- J'arrive avec mes bâtons, me dit le commandant Valin du haut de son Sherman.

Ce soir de la prise de Sigmaringen, j'ai dîné avec lui dans l'auberge voisine du château, une auberge allemande d'illustre cuisine. À la fin du repas, l'hôtesse nous montra son Livre d'Or. À la date du 14 septembre 44, nous découvrîmes la signature de Laval ; nous lûmes au-dessus : Sigmaringen est jolie mais j'aime mieux Chateldon. Ne m'en voulez pas.

Il restait un blanc sous la signature de Laval. Valin écrivit :

Les parlementaires se suivent mais ne se ressemblent pas. 22 avril 45. Commandant Valin du 3e zouaves, député de Paris.

V

LE 23 AVRIL 1945

Encore une fois le général de Lattre se trouvait devant le dilemme. La prudence était sans doute de commander aux blindés de ne pas dépasser les positions acquises et de parachever d'abord l'encerclement de l'aile gauche allemande ; les succès des 72 dernières heures n'étaient-ils pas déjà suffisants ? Même en juin 40, les Panzer n'avaient jamais réalisé une aussi foudroyante chevauchée. Il choisit la hardiesse : le CC1 reçut par radio l'ordre de poursuivre sa charge vers Ulm.

Le groupe Doré eut pour axe d'attaque la vallée du Danube, rive droite jusqu'à Unter Marchtal, rive gauche ensuite si le pont de Unter Marchtal se trouvait par bonheur intact.

Le groupe du Rozoi reçut l'ordre de cheminer parallèlement, plus à l'est, en se rapprochant graduellement du Danube, en même temps que d'Ulm.

Idéalement les deux groupes devaient atteindre Ulm simultanément, celui-là par la rive gauche, celui-ci par la rive droite.

Le groupe Valin qui avait atteint le Danube le premier à Mulheim et conquis Sigmaringen le lendemain, méritait quelque repos. Il resterait sur place mais en état d'alerte, prêt soit à se porter à l'aide du groupe qui rencontrerait la plus forte résistance, soit à couvrir le flanc gauche du groupe Doré contre une éventuelle réaction des restes du centre allemand, disséminés entre Neckar et Danube et dont on ignorait et l'importance et l'agressivité.

Nous avons décrit plus haut les effectifs des trois groupes du CC1. C'était bien mince pour une telle entreprise. Il y a plus de 80 kilomètres entre Sigmaringen et Ulm.

L'ennemi qui se défendait contre un encerclement total fut âpre au combat. Il n'avait pas eu le temps d'amener beaucoup d'effectifs sur, le nouvel axe de bataille que la hardiesse de choix rendait imprévisible. Mais les troupes présentes s'accrochèrent désespérément à chaque obstacle.

Pas un seul village ne fut abandonné sans résistance ; c'étaient ici 200, là 500 S.S. dissimulés derrière des barricades, cachés dans les embrasures des fenêtres. Ils disposaient toujours d'armes antitanks, quelquefois de 88, parfois de simples bazookas, - enfin jamais les chars ne pouvaient être lancés en avant sans être au préalable éclairés. Pour chaque agglomération, il fallut monter une petite bataille, éclairer la position, amener les TD ou l'artillerie de soutien pour détruire les antichars allemands, déployer les zouaves autour des chars d'assaut.

La région par bonheur se trouvait peuplée de prisonniers de guerre français, distribués en kommandos de travail agricole dans chaque village. On ne leur laissait pas le temps d'acclamer nos blindés victorieux On partageait rapidement entre eux les armes et les munitions conquises sur les Allemands. Et les voilà brusquement de prisonniers promus maire et gouverneur militaire, garnison d'occupation, protecteurs des arrières et des communications, chasseurs de snipers, nettoyeurs de bois et au surplus gardiens des nouveaux prisonniers : leurs anciens geôliers ou les frères de ceux-ci. Ils n'en revenaient pas, ils en oubliaient les légitimes vengeances ou les pillages longuement convoités, ils s'offraient corps et âme, brûlant de zèle, dévorés de ferveur, prodigieusement émus de se retrouver des hommes sur lesquels d'autres hommes comptent, d'avoir une responsabilité, une mission de soldat, de réaliser que la vie des camarades qui venaient de les délivrer dépendaient en une certaine mesure de leur attention, de leur courage et de leur adresse. Ceux-ci eurent une belle libération, tellement plus enivrante que celle du million d'autres qui passèrent tout uniquement du stalag au camp de rapatriement (93 + 9 = 102 hommes). Ce fut une des journées les plus émouvantes de ma carrière de correspondant de guerre ; pas un seul de ces libérés ne se montra à ma connaissance indigne de la confiance placée en lui ; il y avait pourtant parmi eux des travailleurs déportés, pas toujours des non-volontaires ; mais il ne faut jamais hésiter à investir un homme d'une responsabilité.

Les prisonniers libérés permirent donc aux deux groupes d'assaut du CC1 de ne pas disperser leurs forces, de faire peser la totalité de leur poids dans chacune des batailles engagées, - ce qui ne contribua pas peu au succès de la journée.

En fin de matinée, entre deux combats, le commandant Doré aperçut à la jumelle un groupe considérable d'hommes et de véhicules de toutes espèces, en marche parallèlement à sa colonne, sur l'autre rive du Danube.

Sans aucun doute, d'importants effectifs allemands s'efforçaient précipitamment de gagner Ulm, pour franchir les ponts du Danube et de l'Iller, se réfugier en Bavière, avant que leur retraite ne soit coupée par les Français venus du sud ou les Américains venus du nord.

Une retraite qui tournait évidemment à la débâcle. La plus grande confusion semblait régner dans la colonne ennemie. Charrettes traînées par des chevaux, camions poussifs, gazogènes, cyclistes par centaines, s'enchevêtraient inextricablement sur une route unique. Des cavaliers essayaient de dépasser leurs camarades en galopant à travers champs. Un officier d'artillerie s'entêtait malgré tout à ramener ses canons et accroissait l'embouteillage. Un groupe de fantassins tenus en main par un officier plus énergique marchait en rang et au pas, au milieu du désordre général; il était obligé de stopper à chaque instant.

Il fallait évidemment rejoindre cette colonne, lui couper la retraite. Le sang des vainqueurs s'enflamma. Tout le groupe Doré fonça d'une ardeur redoublée vers Unter Marchtal. Mais quand notre première auto-mitrailleuse atteignit la petite ville, le pont venait de sauter.

Ici intervient le mystère. Il y a un mystère au cours de chaque journée historique. Un civil allemand insista pour parler au commandant Doré et lui dit :

- Dépêchez-vous. Le pont de Rottenacke, dix kilo-mètres plus au nord est sûrement intact.

Il ajouta :

- Sûrement... Les officiers qui avaient mission de le faire sauter si les Français l'atteignaient avant nos troupes en retraite viennent d'être assassinés...

Là-dessus le civil disparut et on ne le revit jamais. Le commandant Doré n'attacha pas trop d'importance à ses paroles, on reçoit tellement d'informations fantaisistes au cours d'une journée de bataille. Tout de même il se hâta d'atteindre Rottenacke, la ville était d'ailleurs dans son axe d'attaque. Le pont effectivement n'avait pas sauté ; plusieurs grosses torpilles étaient posées sur le tablier, elles furent désamorcées en un clin d'oeil. L'excitation croissait de minute en minute. Le pont fut franchi en trombe et tout le groupe se rabattit vers le sud, droit sur la colonne allemande aperçue, suivie, guettée, convoitée de l'autre rive du Danube depuis plusieurs heures. II l'atteignit sur le flanc d'une colline nue, un virage de la route à découvert permettant aux chars de se déployer en prairie l'offrit toute à la fois. Tanks, T.D., auto-mitrailleuses, jeeps armées et les zouaves grenadiers du haut de leur halftracks, toute la puissance de feu du groupe se déclencha d'un seul coup. Puis les tanks foncèrent comme un typhon, renversant les charrettes, éperonnant les camions, bousculant les canons dans les fossés, écrasant les cyclistes, des véhicules prirent feu, des caissons de munitions se mirent à exploser, les fantassins couraient çà et là, se jetant dans les trous, lançant leurs armes au loin, levant les bras ; des chevaux fous galopaient çà et là. La colonne n'en finissait pas, on découvrit d'autres fuyards dans les chemins parallèles. Il fallut trois jours à nos prisonniers libérés pour recueillir les fantassins allemands terrés dans les fossés, les buissons, les bosquets, encore hagards. Le choc avait été comme de deux forces inhumaines, élémentaires, plus maîtresses d'elles-mêmes, l'élan de la victoire s'additionnant à celui de la défaite dans un grand tourbillon destructeur, un Maelstrom de feu et de sang.

Ainsi se précipitait vers sa conclusion l'étonnante journée.

C'est au pont de Rottenacke que le groupe Doré reprenant sa marche vers Ulm, après cet intermède fulgurant, rencontra vers 15 heures les premiers éléments de la division blindée américaine qui venait du nord-ouest à sa rencontre.

La tenaille était donc fermée sur la totalité des restes de cette armée allemande que, depuis août dernier, depuis le débarquement en Provence, l'armée de Lattre n'avait jamais cessé de rencontrer devant elle. À peine refermée puisque nous savons combien mince est le filet tendu par la Ire D.B. de Horb à la frontière suisse, de Rottweil à Rottenacke. Les Américains de leur côté n'ont atteint le Danube qu'avec quelques tanks d'avant-garde. Refermée tout de même : les Allemands ne pouvant soupçonner à quel point elle est encore fragile, ne savent pas où frapper pour se dégager, ils sont méthodiques, il leur faudrait du temps pour sonder l'adversaire mais demain, après-demain, la tenaille sera d'acier.

L'officier des chars américains cependant s'étonne de rencontrer des Français sur la rive nord du Danube. Il la croyait tout entière zone américaine. Mais ce n'est pas le moment de discuter préséance, il faut profiter de l'élan acquis, exploiter la victoire. Tandis que les Américains s'organisent sur la position atteinte, le commandant Doré lance à nouveau son groupe sur la route d'Ulm. Il en atteint les faubourgs au crépuscule. Une violente opposition de l'artillerie allemande arrête là son élan ; il serait fou de s'aventurer de nuit sur ce terrain inconnu et qui semble sérieusement défendu, il commande la halte; la borne kilométrique sur la grande route mentionne : Ulm, 2 kilomètres. Depuis l'aube, aux abords de Sigmaringen, le groupe Doré a franchi sans cesser de combattre plus de 80 kilomètres. En blessés, tués et prisonniers il a infligé à l'adversaire des pertes plus de dix fois supérieures à ses propres effectifs.

VI

LES FASTES DE CONSTANCE

Le lendemain 24 juin, la prise d'Ulm fut le dernier épisode marquant de la bataille du Danube. Toute la nuit les chars et l'artillerie américains avaient afflué, débordant à leur tour sur la rive sud du Danube, atteignant l'Iller, investissant pratiquement la ville. Ç'avait été un énorme déferlement de blindés et de véhicules de toutes sortes. Rien de comparable aux pointes de cavalerie hardiment, hasardeusement peut-être, poussées par les Combat-Commands de la Ire D.B. jusqu'à 100 kilomètres sur les arrières de l'ennemi. Rien certes qui rappelle les six camions du général Chapuis devant Freudenstadt et la charge à vélo des Parisiens du Quinze-un. Plutôt la montée tranquille d'une force inexorable, aussi indétournable que la marée mais une marée intelligente, disciplinée, rationalisée par les ingénieurs de chez Ford. Cette impression de grande industrie au travail, l'armée américaine me l'avait déjà fait éprouver, une première fois, lors de la destruction de la ligne Siegfried, une fabuleuse entreprise de destruction, aussi minutieusement mise au point que la construction d'une automobile, une seconde fois lors de la bataille de Rhénanie : j'avais 'admiré le rythme de la ruée vers Cologne, le fantastique travail d'ingénieur menant tout d'un trait la construction des routes immédiatement derrière les avant-gardes combattantes et, roues au cylindre du dernier rouleau compresseur, le premier de la file des camions, ininterrompue jusqu'à l'Atlantique, qui amène sans le moindre retard, sans la moindre omission, l'essence, la cartouche, le chewing-gum, la pin-up girl, tout le nécessaire quotidien du guerrier moderne ; j'avais admiré qu'à Remagen, lorsque le pont de métal s'engloutit enfin dans le Rhin sous les coups désespérés de l'artillerie allemande et des aviateurs suicidés en série, trois ponts de bateaux tout neufs fonctionnent déjà, sens unique, deux pour l'aller, un pour le retour, M.P.S. à l'entrée et à la sortie, imperturbables sous le bombardement, remplacés aussitôt que tombés (c'est cela le courage du soldat américain et il vaut bien celui des Cyrards à gants blancs) et que le général me dise tranquillement :

- Ne vous faites pas de souci pour cette vieille ferraille de pont, j'ai commandé avant-hier neuf ponts, cinq en bois, quatre en fer, ils seront livrés et montés avant la fin de la semaine.

Mais jamais la grandeur ouvrière de l'armée américaine ne m'avait autant frappé que cette nuit-là, aux abords d'Ulm par contraste avec les journées que je venais de vivre auprès de la Ire armée française. Même contraste qu'entre un atelier d'artisan et une grande usine moderne. bien loin de moi d'ailleurs l'idée de faire l'éloge du retour à l'artisanat ; c'était une rengaine du vieux Pétain et on sait où cela mène. Le général Chapuis aurait certes préféré que ses six camions soient multipliés par dix et que les fantassins du Quinze-un puissent jeter leurs bécanes aux orties. Mais on fait la guerre (ou la paix) avec ce qu'on a et ce n'est pas si mal que d'arriver, à force d'intelligence, à faire réussir par un seul combat command une manœuvre pour laquelle dix combat commands eussent d'abord semblé nécessaires. Surtout quand on n'en dispose que d'un. Car la stratégie c'est avant tout intelligence. Et c'est grâce à beaucoup d'intelligence que l'armée de de Lattre a gagné sur le Danube une bataille de beaucoup plus grande envergure que toute bataille qu'on s'attendait à lui voir entreprendre avec les effectifs dont elle disposait. Ce n'était pas prévu au programme. Et c'est pourquoi les Français sont aujourd'hui à Stuttgart, à la frontière bavaroise, sur les bords du lac de Constance et même dans les Alpes autrichiennes. La chance a peut-être joué aussi ; la fortune récompense ou châtie les manœuvres hardies; mais la chance est une des qualités qu'on est en droit d'exiger d'un général ; demandez à Shakespeare et rappelez-vous l'éloge que Brutus fait de César.

Toute la nuit du 23 au 24, le grondement des blindés américains qui montaient vers Ulm nous empêcha donc de dormir. J'étais avec le colonel Gruss qui commandai le CC1, dans une salle d'auberge allemande; il était mélancolique parce qu'il avait espéré que le lendemain matin . son combat command n'aurait à partager avec personne la gloire de conquérir Ulm. J'espère qu'il n'a plus aujourd'hui de regrets : la garnison allemande d'Ulm était plus nombreuse et mieux armée que nous ne l'avions espéré et sa chute nous aurait sans doute coûté beaucoup d'hommes si l'artillerie et l'aviation américaines ne l'avaient au préalable écrasée sous un grand nombre de tonnes de bombes.

Le commandement allemand joua cependant jusqu'au bout le jeu de la guerre. Bien qu'il fût maintenant évident que la reddition était inévitable, qu'il ne pouvait plus être question que d'en retarder la date ou d'en déplacer le lieu, les troupes de Forêt-Noire tentèrent de se dégager, elles contre-attaquèrent, elles essayèrent d'encercler à leur tour la Ire D.B., elles parvinrent à isoler pendant vingt-quatre heures l'artillerie de la Division Marocaine de Montagne. Tout cela était inscrit d'avance sur la carte.

L'échec final aussi. Nos renforts arrivaient de toutes parts, convergeaient vers le lac de Constance qui est un des plus beaux lacs d'Europe. Un matin, les généraux allemands de Forêt-Noire autorisèrent leurs soldats à chercher chacun son salut de la manière qu'il jugeait préférable ; après quinze ans de nazisme, les Allemands manquent d'imagination et d'interminables files de prisonniers s'allongèrent sur les routes; elles se heurtèrent à d'autres files venues de Stuttgart, de tout le Wurtemberg, du Hohenzollern ; l'armée allemande rompue en son centre, encerclée à sa gauche, encerclée puis morcelée à sa droite, tombait comme un fruit mûr dans le filet d'acier ; quelques jours plus tôt le filet n'était encore qu'un mince lasso, le sillage laissé derrière lui par le CC1, des prisonniers libérés gardant les prisonniers nouveaux ; mais les renforts étaient arrivés à temps, le temps compte aussi dans l'affaire. De Lattre avait encore gagné la course à la montre.

Le dernier exploit de guerre des S.S. de Wurtemberg fut l'assassinat de deux infirmières conductrices, deux soeurs jumelles, deux ravissantes jeunes filles. Elles ramenaient dans leur ambulance un beau-frère découvert blessé dans un précédent guet-apens. La guerre ici se fermait sur deux cadavres de jeunes filles.

Aux premiers jours de mai, la Ire armée française se trouva regroupée à l'extrémité ouest du lac de Constance, sur un front étroit, concentrée en force face au cirque de glaciers des Alpes de Bavière et d'Autriche. Déjà des pointes hardies de reconnaissance étaient poussées à l'intérieur du réduit. Mais les canons de la victoire tonnaient, le général rentrait de Berlin où il avait signé pour la France l'acte de capitulation de l'armée allemande. La bataille du Danube avait été la dernière bataille de l'armée de Lattre. Septembre 44-mai 45, de Saint-Tropez sur la Riviera à Ulm sur le Danube, la Ire e armée française avait coûté à l'ennemi plusieurs fois l'équivalent de ses propres effectifs.

Voici l'heure des fêtes méritées. Les châteaux, les villas, les palaces des bords du lac de Constance abritent soldats d'Afrique et F.F.I. de France, savamment amalgames. Bains de soleil, promenades en canoë. Les cuisiniers aussi font des efforts pour accommoder les poissons du lac et les volailles du voisinage. Les parterres des jardins en terrasses successives brillent au soleil; dans un cantonnement il y a une secrétaire dont le rôle est tout spécialement de fleurir les salons, les chambres, les chambrées ; des chambrées fleuries, pourquoi pas ?

Le soldat de la nouvelle armée française ne saccagera pas s'il sait que ce luxe des fleurs est pour lui aussi. De Lattre a commencé de forger la nouvelle armée française, celle où les soldats ne seront pas des hommes au sens où l'on dit hommes 40, chevaux (en long) 8 mais des hommes au sens plein du mot, au sens où l'homme signifie dignité et conscience, et conscience de la dignité et respect de la dignité humaine. Cette armée-là serait invincible. Nul ne songerait d'ailleurs à attaquer un pays qui la posséderait. La France est-elle mûre pour avoir cette armée-là ? Pour se donner les institutions qui la permettront et qu'elle permettra ? Est-on prêt à respecter en France l'homme, le travailleur, le soldat ? Voilà la grande bataille à livrer maintenant, autrement dure à gagner que la bataille du Danube.

Paris, le 18 juin 1945.