L'enfance heureuse d'Anne
Anne-Lise Frank, plus simplement appelée Anne, est née le 12 juin 1929, à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne.
Son père, Otto Frank, un banquier juif, a dû émigrer en Hollande, avec sa femme et ses deux fillettes, pour échapper aux persécutions nazies, après les lois raciales imposées par Hitler, en 1933. À Amsterdam, Otto Frank devient directeur de Travies, filiale de la société Kohlen et Cie.
Demain, Anne aura cinq ans et, comme chaque soir, elle attend le retour de son père, sautillant de la maison au jardin. Sa sœur Margot, moins expansive, a sûrement ressenti davantage la séparation d'avec sa terre natale et ses anciens amis.
Un an à peine s'est écoulé depuis que la famille a abandonné sa maison et l'on pense encore avec angoisse aux parents restés en Allemagne. Les nouvelles qui parviennent de là-bas sont alarmantes : la loi pour la sauvegarde de l'État nazi et de la race pure a tout mis en œuvre pour éliminer systématiquement les opposants. Le principe raciste de la supériorité biologique des aryens sur toutes les autres races est devenu la doctrine de l'État ; c'est donc un devoir de persécuter les Juifs. On a commencé par les frapper sur un plan économique, à les exclure des emplois publics ; maintenant, on limite et on refuse même tout droit et toute liberté à qui n'est pas Allemand. Mais, heureusement, l'affection lie les malheureux émigrés et ils ne manquent ni de foi ni de volonté pour recommencer, en dépit de tout. Aujourd'hui, M. Frank n'a pas oublié l'anniversaire de sa petite fille. Il s'arrête dans une librairie et en ressort, avec un paquet enveloppé d'un papier multicolore. Anne court à sa rencontre, toute joyeuse :
- Papa ! Regarde la belle poupée que Miep m'a apportée !
Montrant du doigt le paquet que son père essaie de lui cacher, elle demande :
- Ça aussi, c'est pour moi ?
Son père la soulève de terre, la serre contre lui et Anne éclate d'un rire heureux.
- Qui sait ? répond-il. Au fait, quel âge a-t-elle ma petite chérie ?
- Cinq ans ! Je suis une grande, tu sais ! Aujourd'hui, à l'école, la maîtresse m'a donné un bon point ! Viens que je te montre mon beau dessin. Et puis, tu me raconteras une histoire ? C'est un livre que tu m'apportes, n'est-ce-pas ?
Anne est très précoce et déjà futée ; elle a très envie d'apprendre. Avec Margot, elle fréquente l'école Montessori, aux méthodes d'enseignement d'avant-garde ; elle parle parfaitement l'allemand et fait des progrès de jour en jour.
- Attends un moment, Anne, dit son père ; je dis bonsoir à Maman et à Margot, et j'arrive.
Anne attend sagement. Lorsque son père revient, il regarde le dessin qu'Anne a posé sur la table du jardin :
- Superbe, ce dessin ! Tu as bien mérité une histoire.
Il prend le livre qu'Anne a extrait de son joli papier d'emballage et commence :
- Il était une fois...
Et la vie s'écoule ainsi, douce et sans problème pour la petite Anne.
Mais en 1938, les " pogroms " aggravent la situation des Juifs demeurés en Allemagne. Toute forme de vie communautaire leur est pratiquement interdite. La grand-mère d'Anne, en raison de son grand âge, était restée à Francfort, mais prise de peur, elle se résout à fuir et rejoint la famille à Amsterdam.
Anne en est ravie. Sa grand-mère a toujours fait étroitement partie de la vie de famille. Elle en a gardé un souvenir assez flou car elle était toute petite quand elle l'a quittée. Margot et elle ont grandi depuis cinq ans.
Sa venue est une joie pour tous, mais surtout pour Anne. Indulgente et attentionnée, sa grand-mère est toujours prête à l'aider, elle sait trouver les mots qui conviennent, la traite avec patience et compréhension.
- Anne, veux-tu que nous parlions un peu ? Viens !
Elle n'a pas son pareil pour la faire obéir :
- Tu m'aides à écosser les petits pois ? Je vais te raconter les fiançailles de tes parents...
La vieille dame exerce aussi une heureuse influence sur son travail scolaire :
- Anne, je ne me souviens plus de ce que tu me disais hier, à propos de la Grèce. Qu'est-ce que c'était ?
- Que tu es maligne ! Tu veux que j'apprenne mon histoire, n'est-ce-pas? Anne prend sa grand-mère par la main, la fait asseoir auprès d'elle. C'est bien plus agréable d'étudier comme cela !
Un jour, Anne découvre sa grand-mère en larmes ; elle essaie de la réconforter.
- Qu'as-tu, grand-mère? Tu penses à mes oncles ? Ils sont en sécurité, là-bas, en Amérique.
- Je ne les reverrai plus, sanglote la vieille dame. La guerre a éclaté et qui sait quand elle finira !
- La guerre? Comment ? Où ?
- Prends l'atlas et ouvre-le à la page de l'Allemagne.
La grand-mère pose son doigt sur Francfort.
- C'était ma ville, la tienne aussi. Vous êtes tous nés là...
- Mais Amsterdam est une belle ville, nous sommes très bien ici !
- Oh, oui... soupire l'aïeule, caressant les cheveux de sa petite fille.
- Montre-moi où est la guerre, insiste Anne. Qui l'a décidée ?
- Pour le moment, il n'y a pas de combats, explique la grand-mère, mais cela est tout aussi inquiétant. Hitler a élaboré un plan de conquête pour " annexer " toutes les terres habitées par des Allemands. Il pense le réaliser par le chantage à la guerre : l'Autriche tombe sans résistance pendant l'été 1938, la Tchécoslovaquie devient protectorat allemand en mars 1939, les États voisins sont menacés. Il veut constituer un Reich grand et puissant. Il fait peur au monde entier.
- Mais, grand-mère, il n'y a pas de territoires habités par des Allemands autres que ceux que tu as cités...
- Non, pas que je sache ; mais qui sait ce qu'il a en tête...
- Il va s'en tenir là, tu verras.
- J'espère que tu as raison, ma petite, conclut la grand-mère.
L'occupation allemande
Les craintes de la grand-mère sont hélas fondées. Anne apprend par la radio la terrible nouvelle : le 1er septembre 1939 la Pologne est envahie par les troupes allemandes. Le 3 septembre la France et l'Angleterre déclarent la guerre à l'Allemagne. Mais la Pologne est trop lointaine pour qu'on puisse la secourir.
En un mois, la Pologne est vaincue. Les gouvernements français et britanniques annoncent leur intention d'occuper Narvik, port norvégien qui exporte le fer suédois vers l'Allemagne. Hitler riposte en envahissant le Danemark puis la Norvège. Ne craignant pas d'être agressé à l'Est, Hitler ordonne l'offensive à l'Ouest en violant la neutralité du Luxembourg, de la Belgique et des Pays-Bas afin de percer le front français dans les Ardennes.
Les Hollandais tentent de résister, ils rompent les digues, provoquant des inondations désastreuses, mais ils doivent capituler le 15 mai 1940.
Les Allemands triomphants, auxquels se sont alliés les Italiens, entrent dans Paris sans combattre, en septembre. Les lois raciales s'intensifient et toutes les formes de violence s'exercent.
Le père d'Anne essaie d'en parler le moins possible en présence de sa mère et de ses filles, mais quand les amis viennent à la maison : Van Daan, Kraler, Kophuis, la conversation tombe toujours sur les persécutions. Un soir, Kraler, particulièrement furibond, s'écrie :
- Vous avez remarqué ? Non seulement ils brisent nos vitrines, saccagent nos magasins, incendient nos maisons, mais ils s'en prennent même à nos synagogues et à nos cimetières...
- Ce sont bien là les méthodes des nazis, soupire M. Frank. À Varsovie, dans le ghetto, ils ont délogé les habitants au lance-flammes...
Sa femme, soudain, s'effraie :
- Et si cela arrivait ici aussi ?
- Mais non, ici c'est différent, répond son mari d'un ton rassurant. La Hollande n'est qu'une terre de passage...
- Ne nous faisons pas d'illusions, intervient Van Daan. Des camps de concentration fonctionnent depuis 1935, même pour les Juifs.
- Ce sont sans doute des opposants Juifs, hasarde Kophuis.
- Non, insiste Van Daan. Ils s'en prennent aux Juifs en tant que Juifs.
- Ce n'est pas écrit sur notre visage que nous sommes Juifs.
- Non, mais nous sommes obligés de nous faire reconnaître comme tels, en portant l'étoile de David cousue sur nos vêtements. Ordre d'Hitler !
- Mes amis, dit Otto, nous devrions penser à nous mettre à l'abri en cas de besoin. Écoutez...
Il prend les hommes à part et discute longuement avec eux, à voix basse.
- Il faut penser à un lieu où on ne coure aucun danger...
- Oui, sans cela, pas d'échappatoire : c'est le camp de concentration.
- Hélas, il faut nous y attendre. Vous savez bien qu'après la Pologne, d'autres pays occupés par les Allemands ont connu l'horreur de la chasse aux Juifs.
Pourtant, malgré la guerre, la vie quotidienne suit un cours à peu près normal. Mais l'occupation nazie se fait sentir, et la peur et les privations sont le lot de toute la population d'Amsterdam et des Juifs en particulier. Dans la famille Frank, on reçoit de douloureuses nouvelles d'amis frappés par les persécutions.
En ce magnifique dimanche d'hiver, Anne est inquiète : elle passe d'une pièce à l'autre, elle n'a pas envie d'apprendre ses leçons.
- Si nous sortions, papa ? Allons faire un tour en ville.
- Veux-tu sortir aussi, Margot ? demande son père.
- J'ai des devoirs, répond sa fille.
- Reste, alors, tu tiendras compagnie à ta grand-mère.
La ville est inondée de soleil. Les tulipes jaunes et rouges s'épanouissent dans les allées des jardins publics. On dirait un dimanche de paix. Les passants se promènent, bavardent, s'arrêtent sur les places.
- Ne nous éloignons pas trop, conseille M. Frank.
- Mais je ne suis pas fatiguée. Il fait si beau qu'on n'a pas besoin de prendre le tram, n'est-ce pas ?
Anne se sent le cœur en fête.
- Comment ça va en classe? Que t'a dit le vieux Kleper ?
- C'est mieux que je ne pensais. Je n'aime pas beaucoup les maths et il l'a compris...
- T'a-t-il encore donné une punition ?
- Il s'est résigné à supporter mes bavardages. Tu sais qu'il en est arrivé à me
donner trois devoirs supplémentaires ?
- Sur quels sujets ?
- " La bavarde ", " l'incorrigible bavarde ", et le troisième était encore plus stupide.
Anne se tait, l'air buté.
- Dis, voyons... dit son père, amusé.
- " Les beaux propos de mademoiselle Bouche d'or ", murmure Anne.
- Tu es vexée ?
- Il voulait se moquer de moi, mais je lui ai rivé son clou, explose Anne.
- Et comment ?
- J'ai écrit un très beau poème, avec l'aide de ma camarade Sanne.
- Qu'as-tu écrit ?
- J'ai raconté l'histoire d'une famille de canards. À la fin, le papa canard tuait ses trois petits à coups de bec parce qu'ils étaient trop bavards. Tu aimes Amsterdam, papa ? demande Anne, pour changer de sujet.
- Oui, c'est une belle ville.
- L'apogée de sa prospérité se situe au XVIIe siècle quand les grandes banques favorisèrent le commerce maritime des produits précieux venant des Indes, précise Anne. Je l'ai appris à l'école.
- Dommage qu'aujourd'hui, elle ne soit plus une ville libre, soupire M. Frank.
Que de choses interdites !
Anne devine les soucis de son père. Au cours de leur promenade, ils ont pu lire une pancarte, apposée bien en vue, qui interdit l'entrée d'un parc aux Juifs.
- Que de choses nous sont interdites ! s'exclame Anne.
- Chaque jour, des lois antisémites obligent les Juifs à porter l'étoile jaune, à ne pas voyager en tramway, à restituer leur bicyclette, à ne pas se servir d'automobiles...
- Et pourquoi ?
- Pour éviter d'échapper aux contrôles. Anne aimerait parler d'autre chose.
- Si nous achetions un gâteau pour maman ?
- Impossible. Nous devons acheter dans les boutiques juives autorisées par les nazis, de trois à cinq heures de l'après-midi.
- Nous ne pouvons pas pratiquer de sport, il nous est interdit d'aller au cinéma et au théâtre, de nous promener dans les jardins publics, de fréquenter des gens, explose Anne. Qu'est-ce qui nous est permis ?
- Pour le moment, d'être ensemble... C'est déjà beaucoup de pouvoir rentrer à la maison.
- Papa, pourquoi les Allemands nous haïssent-ils tant ?
- C'est une longue histoire. La Palestine fut conquise par les Romains, en 66 avant Jésus-Christ. Hadrien, l'empereur architecte, favorisa la reconstruction de Jérusalem. Mais, il dut, vers 135 après J.-C., réprimer fortement une insurrection menée par Bar-Kokheba : Jérusalem fut rasée. Baptisée Aelia Capitolina, la cité fut interdite aux Juifs.
Ce fut le début de la diaspora, c'est-à-dire la dispersion des Juifs. Cette émigration étalée sur plusieurs siècles aurait dû aboutir à leur assimilation par les peuples au milieu desquels ils vivaient. Il n'en fut rien. Leur identité s'enracinait dans leur appartenance religieuse au " peuple élu ". Les exilés rencontrèrent de graves difficultés, mais la nécessité de survivre les rendit experts en affaires et indésirables aux yeux des populations. Ils furent l'objet d'incessantes persécutions, notamment au Moyen Age, du temps des Croisades. Les catholiques les contraignirent à l'isolement en les excluant de tout emploi public : le " ghetto ".
- Ils n'eurent jamais de paix, alors, soupire Anne.
- Seulement quand quelque roi utilisa les plus habiles d'entre eux pour redresser les finances du pays.
- Pourquoi choisissaient-ils toujours le commerce, les affaires ?
- Ce sont les conditions de vie qui font naître les coutumes, les habitudes, les choix. L'incertitude de la situation dictait aux Juifs de ne pas avoir de propriétés privées ; l'exil les obligeait à n'avoir que des biens transportables.
Le prêt d'argent avec intérêt fut pratiqué par les Juifs, car l'Église catholique considérait comme usure le fait d'acquérir un profit sans travail, sans frais ou sans risque.
Au début de l'occupation, les autorités allemandes semblent conciliantes : elles tentent de gagner la confiance et la collaboration des Hollandais. Puis, aux premiers signes de désapprobation et de résistance, ils changent de méthode.
D'abord, les menaces, puis les représailles, de plus en dures. En septembre 1941, le général Keitel donne un ordre : tout acte perpétré contre les forces armées nazies sera immédiatement suivi de l'exécution d'otages, c'est-à-dire de personnes prises en gage, pour garantir de leur vie la soumission de la communauté occupée.
Les lois raciales sont imposées dans toute leur sévérité. Le matin où la directrice de l'école Montessori entre en quatrième B, pour le cours de fin d'année, Anne sait que cette leçon est pour elle la dernière. A la fin du cours, la directrice s'adresse aux fillettes.
- Je dois vous communiquer une terrible décision : nous perdons une compagne, Anne Frank. L'an prochain, elle devra fréquenter une autre école et il faut lui dire au revoir.
Tous les regards se tournent vers Anne ; elle se lève et se dirige vers le bureau.
- Où vas-tu ? demande une élève, dans le murmure des voix des fillettes.
- Dans une école pour Juifs, répond Anne à voix haute, sans hésitation.
- Pourquoi ?
- Parce qu'une loi des occupants en a décidé ainsi, précise la directrice. Sur le visage des élèves se lisent la stupeur et le chagrin. La directrice tend la main, serre celle d'Anne et l'attire vers elle avec affection :
- Nous te connaissons depuis longtemps, tu es arrivée toute petite, en 1934, tu as grandi ici, avec nous, et nous aurions aimé continuer à travailler ensemble. Cela ne nous est pas permis. Nous ne t'oublierons pas.
Tournée vers la classe elle ajoute :
- Cette leçon, imposée par le destin, est très dure.
Ces paroles tombent dans un silence ému ; Anne pleure, tête baissée. Ses camarades et la directrice ne peuvent cacher leur émotion.
- Viens, Margot t'attend.
Sur le seuil, la directrice l'embrasse :
- Adieu, Anne !
Il n'y a rien à ajouter, malheureusement. En effet, à la sortie, sa sœur est là, les yeux humides de larmes. Elles se prennent par la main et rentrent chez elles.
C'est le début des vacances, mais le cœur n'y est pas. Les deux sœurs commencent à comprendre, à leurs dépens, que bien des pressions morales sont exercées par les hommes eux-mêmes et non par le hasard ou la fatalité.
À la rentrée, Anne et Margot rentrent au lycée juif. Tout de suite, elles sont à l'aise : bons professeurs, camarades sympathiques. Pour Anne, quelques difficultés en algèbre, mais aucun problème dans les autres matières.
Margot est brillante, elle réussit tout ce qu'elle fait. Ainsi passe le temps, sans événement particulier jusqu'à la disparition de la chère grand-mère en janvier.
Un "journal " pour Anne
Il est presque sept heures du matin et Anne vient de s'éveiller. Elle sort sans bruit de sa chambre et voit venir à elle le chat qui ronronne déjà de plaisir.
- Oh, quel enthousiasme, Moortje ! Tu veux être le premier à me féliciter ? Anne se baisse pour le caresser, le prend dans ses bras.
- Bon anniversaire, Anne !
L'un après l'autre, tous les membres de la famille Frank arrivent au salon pour assister à sa joie devant ses cadeaux. Gaie et bavarde, Anne s'approche de la table :
- Que de présents ! Toutes ces fleurs, ces bonbons, ces livres ! Merci à tous ! Sur le seuil, Margot paraît en chemise de nuit. Encore ensommeillée, elle dit :
- Bon anniversaire, ma chérie !
Et Anne distribue des baisers à la ronde.
- Ouvre donc tes paquets, suggère sa mère.
- Oui ! Je vais commencer par le plus petit. Voyons... on dirait un livre...
- Si tu devines tout, où est la surprise ? ronchonne sa sœur.
- Je me suis trompée ! C'est un puzzle ! Quel enchantement !
- Il te plaît ? Tant mieux, dit Margot, rassurée.
- J'ai également une enveloppe avec des florins. Chic ! Je vais pouvoir m'acheter La mythologie grecque et romaine.
Maman, Papa et Margot se sont assis pour goûter au spectacle de la joie manifestée par Anne devant ses paquets. Elle lisse avec soin les papiers d'emballage et les rubans.
- Tes amis t'ont bien gâtée aussi, commente son père.
- Tout le monde veut me faire lire, ma parole ! Regardez tous ces livres ! Heureusement, j'aime ça.
Elle se prépare à ouvrir un autre paquet.
- Un journal ! dit Anne explosant de joie. Ça, c'est une riche idée. Elle le caresse, effleurant du bout du doigt la couverture cartonnée, et le serre sur son cœur.
- C'est mon premier journal intime. Je le commence dès aujourd'hui. Et malheur à qui essaiera de le lire. J'y écrirai tous mes secrets.
Anne est une fillette gaie, sensible, avec un sens des réalités surprenant. Elle s'est adaptée à sa condition de juive, fréquente ses nouveaux camarades avec naturel et spontanéité. Sur les bancs de l'école, dans sa chambre, elle parvient à oublier que le pays est occupé et que c'est la guerre. Elle ne tient pas à rédiger une confidence larmoyante ni un compte rendu banal des événements quotidiens. Puisqu'elle n'a pas d'amie intime à qui elle pourrait tout dire, elle se confiera à son Journal.
" Oui, c'est une bonne idée - se dit-elle - mon Journal deviendra une amie imaginaire ; je ferai semblant de lui envoyer des lettres. "
Ainsi va commencer une conversation entre amies intimes. Et cette amie inconnue s'appellera Kitty...
Cependant, la répression des Allemands contre les Juifs se fait de plus en plus dure. Le père d'Anne doit quitter son entreprise car il n'a plus le droit d'exercer dans les affaires. Et il se morfond à ne rien faire. Par bonheur, ce sont les vacances scolaires et ses filles lui tiennent compagnie. Un matin, se promenant avec Anne, il lui confie :
Cela fait déjà un an que nous cachons ce que nous avons de précieux chez des amis sûrs, afin que cela ne tombe pas entre les mains des Allemands. Mais j'ai peur que nous ne soyons pris, nous aussi. Il va falloir partir, aller nous cacher.
- Quand, papa ? demande Anne, subitement inquiète.
- Ne t'en fais pas, ma chérie ; profite de tes vacances. J'ai seulement voulu te tenir au courant.
Le dimanche suivant, Margot est convoquée par téléphone : elle doit se présenter à la Kommandantur. Anne éclate alors en sanglots.
- Alors, c'est vrai ! On sépare les jeunes filles de leurs parents...
- Elle n'ira pas, dit sa mère avec force. Allons, jetez vite tout ce que vous pouvez dans une valise. Fuyons.
Anne s'affaire en toute hâte, enfourne ce qu'elle a de plus précieux dans une mallette et, avant toute chose, son cher Journal.
De son côté, son père fait prévenir ses amis. Miep, sa secrétaire, jeune mariée, arrive avec son mari, Henk. Les parents d'Anne font leurs bagages et réussissent à emporter tout le nécessaire avant le couvre-feu jusqu'à la cachette qu'ils ont préparée depuis des mois. À l'aube, la mère réveille ses filles :
- Enfilez le plus de vêtements possible, les uns sur les autres. Vite, vite...
Margot, bizarrement accoutrée, son cartable bourré de livres, sort la première à bicyclette. Miep est gentiment venue l'aider. Moortje, inquiet, va et vient dans toutes les pièces. Anne le caresse en silence.
- Et Moortje ? demande-t-elle, un sanglot dans la voix.
- Ne ne t'en fais pas. Le chat restera à la maison, M. Goudsmit s'en occupera.
À sept heures, après avoir cajolé une dernière fois son chat, Anne jette une dernier regard sur les pièces de sa maison. Son père et sa mère marchent devant, portant les valises bourrées d'objets et d'habits. Comment ne pas avoir l'air de Juifs en fuite ? Les rues commencent à s'animer, des ouvriers qui se rendent à leur travail les regardent avec compassion et leur font un petit signe de la tête. Est-ce pour les saluer, pour leur dire qu'ils voudraient les aider ? La pluie rend la fuite plus triste encore... Les Frank marchent sans mot dire, tâchant d'avoir l'air détaché... mais qu'il est difficile, dans ces conditions, d'avoir l'air désinvolte !
Peu après, Anne s'aperçoit qu'ils sont arrivés, par des rues de traverse, dans la rue Prinsengraacht. Elle s'étonne :
- Comment ? Nous allons nous cacher ici, à ton ancien bureau, papa ?
- Ce sera une excellente cachette. Voilà longtemps que je la préparais. Nous aurions dû y venir le 16 juillet, mais les événements... Nous y serons en sécurité, tu verras. Ne t'inquiète pas.
La vie dans la cachette
Les bureaux de la société Kolhen et Cie sont situés dans un vieil immeuble de quatre étages. Pour accéder aux pièces d'habitation réparties sur deux étages, il faut progresser à travers un labyrinthe de couloirs et d'escaliers isolés du magasin qui, lui, donne sur la rue par un placard aménagé, dont le fond pivote sur des gonds. Ce sera désormais l'habitation secrète des Frank, de leurs amis Van Daan avec leur fils Peter, et du dentiste Dussel. Anne jette un regard autour d'elle :
- Bravo, papa ! C'est formidable !
Margot et Miep sont déjà au travail. Mme Frank semble très affectée, la situation a évolué si rapidement qu'elle ne réalise pas bien encore le changement. Il n'y a guère de place, mais c'est une chance de se sentir en sécurité, et d'avoir des amis comme Elli, Miep, Kraler et Kophuis qui se chargeront du ravitaillement. Les huit réfugiés ne devront plus mettre le nez dehors tant qu'il y aura du danger.
Jour après jour, ils organisent au mieux leur existence, fixent les règles et des horaires, afin de ne pas attirer l'attention du personnel du magasin. Ils découvrent l'apprentissage de la vie communautaire : ne pas prendre l'initiative d'ouvrir une fenêtre, éviter de faire du bruit, toute une foule de contraintes et d'atteintes à sa liberté personnelle. Mais il y a de l'ouvrage pour tous : le ménage, la cuisine, le travail de classe ; il faut aussi remercier leurs protecteurs par de petits travaux de bureau : comptabilité, tenue des registres, correspondance. C'est aussi une façon de ne pas se sentir inutile...
Parfois, la radio annonce de bonnes nouvelles et l'espoir renaît. Anne se sent beaucoup mieux quand vient le crépuscule, attentive à observer les oiseaux voltiger d'un toit à un autre, se mêlant aux mouettes qui effleurent l'eau des canaux. La nuit tombée, elle a enfin l'agrément d'ouvrir la fenêtre dans l'obscurité pour épier les alentours avec ses jumelles.
La guerre et son long cortège de misères humaines n'empêchent pas les saisons de s'écouler. La nature suit son cours ; sous la fenêtre, des roses ont fleuri.
- Oh, pouvoir sortir, courir dans la rue, respirer l'air à pleins poumons ! confie Anne à Peter, qui joue toujours, en silence, avec son chat. Viens voir comme les toits d'Amsterdam sont beaux ! Je voudrais aller à bicyclette, danser, me sentir jeune et libre... Et que fais-je ? Je respire l'air par une fissure ! Ça me donne envie de pleurer !
Peter la regarde avec sympathie, mais ne trouve
pas les mots de consolation.
Il est difficile de vivre en bonne harmonie avec des êtres aux goûts
dissemblables, sans parler de la disparité d'âge ! Les adultes tiennent des
discours souvent ennuyeux et manquent de fantaisie. Morosité et ennui
s'étaient installés depuis quelque temps. Il n'était question que de
politique, des difficultés du ravitaillement, ou alors, ils s'en prenaient aux
enfants.
- Margot est un parangon de vertus ! dit Anne. Elle est calme, attentive, ordonnée, belle... irréprochable, quoi ! Tout ce qu'elle fait est bien fait.
- Tu ne serais pas jalouse, par hasard ? plaisante Peter.
- Non, non ! J'aime beaucoup Margot. Mais je ne supporte pas qu'on me gronde pour des riens.
La réclusion forcée vécue par Anne l'a transformée : elle atteint une certaine maturité, tout en demeurant la fillette intelligente et précoce qui n'épargne pas ses critiques. Elle vit intensément les inquiétudes contradictoires de l'adolescence et s'oppose aux adultes dans le but de s'affirmer. Tout à la fois, elle se renferme puis s'évade par le rêve, ou alors elle se défoule en exprimant ses émotions et ses aspirations dans son Journal. Jour après jour, elle enregistre tout ce qui se passe en elle et autour d'elle : elle consolide ainsi sa personnalité.
Ces derniers temps, elle se sent plus proche de Peter. Lui aussi se heurte à ses parents, surtout à sa mère, une femme superficielle et vaniteuse.
En passant près de lui, Anne lui demande :
- Qu'est-ce que tu étudies ?
- Le français.
- Je peux voir ta traduction ?
- Oh... je sais que tu es meilleure que moi !
- Que feras-tu quand la guerre sera finie ?
- J'irai vivre dans une plantation, aux Indes hollandaises.
- Pourquoi si loin ?
- C'est encore ce que j'ai de mieux à faire car je ne suis pas doué pour grand-chose. Et toi, que feras-tu ?
- Je veux écrire. Mais auparavant je dois me cultiver. Pourquoi te rabaisses-tu, Peter ? J'ai l'impression que tu as un fort complexe d'infériorité.
- Peut-être... De fait, je n'ai pas de grands moyens, je sais peu de choses...
- Pourquoi dis-tu cela ? Tu connais bien l'anglais, tu es courageux... et beau garçon. Ici, on se dispute à longueur de temps avec les adultes, on devient sinistre. Quand cet enfer aura pris fin, la vie nous semblera différente. Pourquoi ne pas nous aider réciproquement ?
- Oh, j'aimerais beaucoup parler souvent avec toi.
- Nous pourrions aussi étudier, qu'en dis-tu ?
- C'est une idée formidable.
- Nous pourrions aussi nous confier nos pensées ; ce serait un soulagement, tu ne crois pas ?
- Tu m'aides déjà beaucoup...
- Moi ? Et comment donc ?
- Par ta gaieté !
- Et bien, dit Anne, un peu embarrassée, il faut vite que je redescende, si nous voulons manger des pommes de terre.
Et elle s'en va, toute heureuse d'avoir trouvé un ami.
Pour les huit réfugiés, vivre la claustration ne signifie pas seulement la perte de la liberté, la peur d'être découverts et tués, mais bien d'autres petits aspects de la vie quotidienne. Les privations sont supportées en silence et avec résignation, en gardant le mince espoir d'échapper aux Allemands.
L'une des grandes préoccupations est, bien sûr, la nourriture, car comment survivre sans cela ? Avant leur retraite, Frank et Van Daan avaient acheté au marché noir deux sacs de haricots, des pommes de terre, des légumes en conserve, des salaisons de viande. Mais la guerre se prolonge au-delà des prévisions, et malgré une économie très stricte, il est clair que les provisions fondent comme neige au soleil. Par bonheur, les amis font des miracles : ils se procurent des cartes de rationnement, achètent çà et là de la nourriture qu'ils apportent.
À la cuisine, on procède par cycles alimentaires : d'abord, c'est le temps des pommes de terre et des betteraves ; puis celui des endives, ensuite le moment des épinards, des navets, des concombres, des choux, des tomates. Pendant des jours et des jours, on voit défiler sur la table les mêmes denrées, ingénieusement préparées de cent façons différentes. Si cela se prolonge, la mauvaise humeur apparaît et, avec elle, des scènes déplaisantes.
Margot est la seule à ne jamais faire de commentaires et à manger très peu. En
revanche, Mme Van Daan intervient souvent dans la conversation :
- C'est bon, les légumes. Margot manque de couleurs, elle mange trop peu. Eh bien, rétorque Anne, agacée, il y en a qui mangent pour deux, voilà tout.
- Petite impertinente, dit la dame en colère. Que veux-tu dire ? Discussions inutiles, observations sans intérêt, visages de bois...
Quand on ne se dispute pas, les Van Daan, toujours envahissants, tentent de créer un climat de gaieté. Lui, n'est jamais à bout d'arguments, il sait tout, parle de tout, se sert le premier, prend les meilleurs morceaux. Elle, en impose parce qu'elle,est la cuisinière, fait étalage de sa sagesse et de sa coquetterie. En réalité, elle est active et cancanière et trouve toujours le moyen de semer la discorde entre Anne et sa mère.
La mère d'Anne participe beaucoup, elle aussi : elle range, lave, ne perd pas de temps en bavardages. Le père, surnommé Pim par sa fille Anne, est généreux et s'évertue à conserver son équilibre. Avant de se servir, il demande toujours :
- Y en a-t-il assez pour les enfants ?
Il a fallu établir un emploi du temps rigide pour ne pas risquer d'être entendus de l'extérieur. A neuf heures, petit déjeuner : pain sec et ersatz de café. Déjeuner à treize heures et dîner quand les bureaux sont déserts. Miep, Elli, Kraler et Kophuis viennent régulièrement partager le repas du soir pour commenter les informations données par la B.B.C.
Les bons moments où l'on trouve la force de sourire ne sont pas absents. Anne, plus jeune et plus gaie, réussit toujours à plaisanter quand tout le monde est réuni autour de la table pour peler les pommes de terre, écosser les petits pois, débarrasser les haricots de leur moisissure. Et puis, il y a les fêtes, les anniversaires, les échanges de menus cadeaux, de petites lettres, de gracieuses poésies.
- Ah, nous nous souviendrons de ces moments, dit l'un d'eux.
Anne, qui fait preuve d'imagination et d'initiative, a trouvé un autre moyen pour s'occuper. Elle s'exerce à des pas de danse et fait des mouvements de gymnastique pour ne pas perdre sa souplesse. L'anniversaire de sa mère approchant, elle désire lui faire une surprise : elle organisera un petit ballet composé en son honneur. Elle a déjà préparé un costume orné de rubans, taillé dans de vieux jupons. M. Kraler lui a apporté du sucre, elle pourra ainsi faire un gâteau. C'est Mme Van Daan qui va être jalouse...
Cependant, les altercations sont de plus en plus fréquentes tant ces malheureux réfugiés sont à bout de nerfs. On ne peut vivre ainsi cloîtrés, isolés du reste du monde, redoutant la mort à chaque instant, dépendant de la bonne volonté des amis qui, eux-mêmes, pourraient subir de cruelles représailles.
Le nouvel an est arrivé : 1944 ! Ces longs moments vécus dans l'isolement et la promiscuité ont dénaturé les rapports entre Anne et ses proches, surtout avec sa mère, qu'elle refuse de prendre pour modèle.
" Si Dieu me permet de vivre, pense-t-elle, j'irai plus loin que ma mère, je ne serai pas une femme insignifiante, je travaillerai pour le bien des hommes ! "
La crise de l'adolescence, qui amène le conflit des générations, est un phénomène bien connu dans des conditions de vie normale, mais elle devient particulièrement invivable dans la situation où se trouvent Anne, Peter et Margot. Comme si les parents ne suffisaient pas, voilà que Dusserl se met de la partie contre les jeunes. Anne, il est vrai, est fréquemment rétive à l'égard de leur autorité. Son père et Margot tentent de la raisonner :
- Auparavant, ta mère vivait dans l'aisance et ne connaissait pas les problèmes actuels. Les restrictions, les sacrifices, la peur l'ont sans doute beaucoup changée. Pauvre maman, comment pourrait-elle être sereine et disponible ?
Son père a beau être gentil, il ne peut donner à Anne ce qui lui manque. Pour pouvoir affirmer sa personnalité, trouver son autonomie, elle aurait besoin de se détacher de sa famille, de faire des expériences, de connaître d'autres valeurs, d'avoir d'autres rapports. Tout cela est impossible.
Anne écrit dans son Journal : " Je me rends compte qu'en 1942, lorsque je suis venue ici, j'étais une petite fille impertinente, gâtée, sincère, mais en-dehors de la réalité. Ce temps est bien passé. Avant, la vie était radieuse ; ici, quel bouleversement : disputes, remarques... La réalité est que j'ai grandi. "
Parfois, une grande tristesse l'envahit : elle se sent seule, traitée injustement, elle s'oppose à tout. D'autres fois, elle reprend confiance, elle est sereine et se demande comment elle peut traiter sa mère si injustement, lui faire tant de peine, la faire pleurer. Tout est-il donc si important ou n'est-ce pas tout simplement la vie, avec ses hauts et ses bas inévitables ?
C'est vrai, Anne a changé ; elle a appris à regarder la réalité en face. Chaque jour, elle participe intensément à la douleur de millions d'hommes, de femmes, d'enfants, et partage avec eux les souffrances de la guerre : elle a peur pour elle, pour les siens, pour ses amis. Et, malgré tout, elle parvient à conserver la faculté d'aimer et de croire en un avenir où les hommes seront meilleurs.
Le jour de Pâques, à neuf heures et demie du soir, Peter appelle M. Frank :
- Je n'arrive pas à traduire un texte d'anglais. Peux-tu venir ?
Anne et Margot se regardent, incrédules. En réalité, c'est une ruse pour les faire monter sans les effrayer parce que quelqu'un est en train de forcer la porte du magasin. Ce n'est pas la première fois que des voleurs s'introduisent dans les locaux de la compagnie Kohlen et, chaque fois c'est l'épouvante d'être découverts. On se tient sur le qui-vive, le visage pâle, les nerfs tendus...
Les filles montent, avec leur mère, chez les Van Daan, et les hommes descendent pour parer au danger. Toutes les lumières sont éteintes. Soudain, un coup violent. Peter prend son courage à deux mains et descend à leur rescousse : le panneau couvert de rayonnages qui dérobe l'entrée du logement secret a été déplacée et l'on distingue la porte du magasin détériorée. Les visiteurs étaient en train de s'introduire quand à un signe de Peter, Van Daan crie brusquement :
- Police ! Vous êtes pris !
Les voleurs détalent. Nos amis tentent alors de replacer le panneau endommagé... mais, de l'extérieur, quelqu'un le fait tomber à nouveau. Un couple regarde de l'intérieur à l'aide d'une lampe de poche : il ne reste plus aux réfugiés qu'à faire semblant d'être des voleurs.
- Le couple va certainement prévenir la police, dit Peter.
- Qu'allons-nous faire ? demande Dussel.
- C'est jour de fête, répond Frank. Personne ne viendra d'ici deux jours. Faudra-t-il donc encore vivre dans l'angoisse ?
- Il faut cacher la radio ! dit Mme Van Daan. Si l'on nous surprenait...
- On va trouver le Journal d'Anne, dit Mme Frank.
- Alors, il vaut mieux le brûler, dit une voix.
Non ! Pas mon Journal ! Non ! proteste Anne.
- Ne dites pas de bêtises, intervient Frank. Si nous sommes découverts... nous sommes Juifs et cela suffit amplement. Ne pensez donc pas au pire, il faut avoir du courage.
La nuit n'en finit pas de passer, dans un silence d'angoisse.
Cet incident les perturbe tous et ce n'est pas un mince problème, car on ne peut plus descendre vider les latrines de fortune. Enfin, à sept heures du matin, on avertit Kophuis, par le téléphone du magasin.
Sous prétexte d'apporter à manger au chat du magasin, Elli, Miep et Henk arrivent et les informent des prolongements de l'effraction. Le gardien de nuit a prévenu la police. Henk ira déposer lui-même, pour confirmer les faits et détourner les soupçons du refuge. Il déclarera que rien n'a été volé pour éviter une perquisition.
Quant au couple qui regardait à l'intérieur, c'est un vendeur de légumes et sa femme, qui habitent le quartier.
- Il doit avoir de fort soupçons, celui-là, dit Miep. Mais je suis sûr de lui, il ne dira rien.
- Ouf ! Cette fois encore, le pire a été évité.
Mais la frayeur de la nuit, l'insomnie et les troubles psychiques ne s'effacent pas aussi facilement. Dans les regards passe encore une douloureuse incertitude.
Anne rêve d'avenir
Par une belle matinée ensoleillée, une de ces journées qui vous donnent envie de courir à l'air libre, Anne, tout à trac, demande :
- Quand donc pourrons-nous sortir ?
- Les nouvelles sont meilleures, répond son père. L'Italie a enfin ouvert les yeux et condamné le fascisme. Maintenant, l'Allemagne est seule contre tous.
- Pourtant, l'antisémitisme est partout, se lamente Van Daan.
- C'est l'œuvre des nazis, souligne Frank. Ils persécutent ceux qui nous viennent en aide et notre résistance déchaîne sur eux la cruauté allemande.
- Papa, crois-tu que nous devrons quitter ce pays qui, après nous avoir accueillis, nous tourne le dos aujourd'hui après s'être soumis aux nazis ?
- Ne pense pas à cela... La paix viendra.
- Que ferez-vous lorsque vous sortirez d'ici ?
- Moi, je prendrai un bain dans une vraie baignoire, s'écrie Margot.
- Et moi donc, reprend Van Daan, un long, très long bain !
- Moi, je me mettrai à la recherche de Lotte, ma femme, dit Dussel.
- Ma foi, moi, je n'en sais rien, dit Anne. Je serai si heureuse que je ne saurai que faire.
- Mais que désires-tu par-dessus tout ? insiste Peter.
- Une maison à moi, la liberté, retourner à l'école, être aidée dans mon travail ; juive ou pas, je suis une jeune fille qui a envie de vivre... J'ai tant besoin d'être gaie, enfin...
Mme Van Daan en est toute attendrie :
- Comme je te comprends, ma petite Anne. Ce cauchemar va bientôt prendre fin. Je suis sûre que le débarquement n'est qu'une affaire de jours.
Mais son mari n'est pas de cet avis et la discussion s'envenime... Chacun retourne à ses occupations et Peter continue à bavarder avec Anne.
- Allons, dis-moi ce que tu feras " après ".
- Je voudrais étudier, grandir... et travailler ; j'ai tant à apprendre ! J'irais volontiers un an à Paris et un an à Londres pour bien apprendre les langues et étudier l'histoire de l'art. Et puis, voir le monde, faire mon apprentissage...
- Quel programme ! Je t'envie...
- Pourquoi ? Tu ne rêves jamais, toi ? J'ai aussi beaucoup de projets en tête et je compte bien les réaliser. Après la guerre, je veux publier un livre qui s'intitulera : Het Achterhuis (le Refuge). Je veux devenir célèbre et continuer à vivre après ma mort...
- Continue, dit Peter, j'aime t'entendre parler.
- Si tu ne te moques pas de moi, je te dirai ce que j'ai écrit dans mon Journal.
- Mais... c'est très personnel !
- Et après ? Écoute : je suis jeune et je vis cette grande épreuve. À quoi bon se lamenter sans cesse ? Je sens que mon esprit mûrit jour après jour, que la libération approche, que la nature est belle, que les gens, autour de moi, sont gentils et que cette aventure est, après tout, intéressante. Alors, pourquoi désespérer ? Peter ne peut rien dire, sinon murmurer :
- Alors, Anne... du courage !
Car les sirènes ont donné l'alarme. La ville est vidée. La population s'est cachée dans les abris anti-aériens. Hélas, nos huit réfugiés ne peuvent pas se déplacer. Si, par bonheur, c'était une fausse alerte. Mais quand le ronflement des avions se rapproche, il ne reste plus qu'à prier pour avoir la vie sauve.
La défense anti-aérienne tire des rafales rageuses qui se mêlent aux sourdes explosions. Un bombardement aérien est toujours impressionnant et Anne pas plus que les autres ne parvient à s'habituer. La nuit, les éclairs, les explosions, les sifflements prennent une autre dimension et sont encore plus terrifiants. Anne sent qu'elle va hurler ; elle se serre contre ses parents.
- Papa, allume une bougie, je t'en supplie.
- C'est impossible, tu le sais. Tiens bon, ma chérie.
- J'ai si peur, il fait si noir.
Sa mère a pitié d'elle et court allumer une bougie. À la faible lumière, il semble que le danger n'est pas aussi grand. Anne serre contre sa poitrine sa petite valise, toujours prête au cas où il faudrait fuir...
Une fois pourtant, une seule fois elle eut le courage de suivre par la fenêtre, un duel aérien. Elle vit un avion canadien, atteint par les tirs de la D.C.A. tomber en flamme ; heureusement les pilotes purent sauter en parachute. Cependant, elle n'est pas la seule à être épouvantée : les autres ne s'en cachent pas plus.
Parfois, il arrive qu'on ne prenne pas garde aux sirènes et, soudain, c'est l'apocalypse. Le ciel s'obscurcit, la terre tremble, les vitres semblent sur le point de voler en éclats.
Le 19 juin 1943, Amsterdam fut dévastée par un bombardement : on compta de lourdes pertes humaines, les hôpitaux étaient surchargés de blessés et les malheureux survivants contemplaient, hagards, les ruines de leurs maisons.
Une nouvelle attaque aérienne eut lieu le 26 juillet. La première alarme retentit à l'heure du petit déjeuner, la seconde à quatorze heures. Van Daan demanda à tous de monter au grenier pour suivre l'offensive du port. Le bombardement dura une demi-heure. De gigantesques colonnes d'épaisse fumée s'élevaient des quais pour retomber sur la ville en s'infiltrant partout avec une forte odeur de brûlé.
L'appréhension vécue n'était pas encore dissipée que les sirènes annonçaient à nouveau la venue des avions. Ils se déployaient partout : dans le hurlements de leurs moteurs, ils piquaient sur les objectifs, déchargeant des tonnes d'explosifs avant de reprendre de l'altitude. Dans la lueur des incendies, Amsterdam .s'abîmait sous le poids des bombes.
Viendra peut-être le temps où la guerre paraîtra une monstrueuse absurdité ; mais nous n'en sommes pas là et pour les huit réfugiés, le pire est encore à venir...
Le 25 mai, le marchand de légumes qui habite près du refuge a été arrêté. Il cachait deux Juifs chez lui. La police a forcé la porte et les a découverts. Cette nouvelle jette le trouble dans la cachette des Frank. La fatigue, le désespoir s'installent.
- Les hommes peuvent-ils vivre en paix ? Pourquoi la guerre ? se demande inlassablement Van Daan.
- S'ils cherchaient la réponse, ils ne la feraient plus, répond Frank.
- Je ne crois pas que la guerre soit seulement la faute des capitalistes, des puissants, des gouvernants, garants de notre destinée. Non, le peuple la fait également très volontiers. Si cela n'était pas ainsi, dit Anne, les peuples se seraient déjà révoltés.
Personne n'ayant guère envie de discuter, Anne continue à méditer seule :
- Il y a dans l'homme le goût de la destruction, de l'hécatombe, de l'assassinat, de la folie sanguinaire. Tant que l'humanité n'aura pas subi une grande métamorphose, le guerre régnera. L'humanité devra toujours tout recommencer et reconstruire ce qu'elle aura détruit.
Cependant, les jours passent entre la peur et la tristesse. L'été est brûlant ; on se nourrit peu et mal. L'égout est bouché et on ne peut utiliser l'eau courante. Deux ans, c'est aussi long pour Miep et Kraler, qui ont tant à faire tout en assumant la responsabilité morale envers leurs protégés.
Depuis quelques jours, l'atmosphère est plus tendue. Ce ne sont pas seulement la fatigue, le manque de liberté, la peur et la faim, il s'y ajoute un obscur pressentiment qui les oppresse. Au gré des conversations et des sautes d'humeur, la tension monte. Des bruits insolites et des pas se font entendre dans le magasin. A-t-on découvert la cachette ou en soupçonne-t-on seulement l'existence ? Un soir, vers minuit. Frank dit :
- Pas de doute, il y a quelqu'un !
Les Van Daan l'on entendu de l'étage au-dessus. Comment fermer l'œil, cette nuit ? Attentifs, ils retiennent leur souffle : un inconnu furète autour du placard qui donne sur le refuge.
- Qui donc vient visiter les lieux ?
Sans doute quelqu'un qui abhorre les Juifs, à moins qu'il veuille simplement empocher la prime offerte par les Allemands aux mouchards : sept florins par Juif dénoncé.
Malgré la prudence de Miep et Elli, ils se sont aperçus que le magasinier a l'air d'en savoir long.
- Il traîne pour sortir, en s'occupant de sa bicyclette et observe tous nos mouvements, dit Elli.
- Ce fouineur ne m'inspire pas confiance, dit Kraler.
- Rien d'étonnant à cela ! rétorque Miep. La guerre a changé le comportement des hommes. Les enfants eux-mêmes ont appris la haine. Chacun cherche à survivre comme il le peut, quitte à faire du mal aux autres.
" Haut les mains " ... Fin de l'aventure
Le matin du 4 août, tout notre petit monde se réveille à sept heures moins le quart comme à l'habitude. Lentement, la rue s'éveille et s'anime. Les bruits s'élèvent et on entend la voix des passants qui se rendent à leur travail.
Sur la rue Prinsengraacht, quatre hommes en imperméable s'acheminent ; ils ont l'allure caractéristique des policiers. Devant le magasin, un homme posté fume un cigare. Les quatre hommes arrivent à sa hauteur, il leur fait un signe de tête, comme pour dire : " C'est ici ! "
Après un bref échange, ils entrent dans le vieil immeuble. Kraler est à son bureau, l'un des hommes s'avance et se présente :
- Je suis un officier de la Gestapo.
- Nous voulons perquisitionner les locaux, ordonne un autre policier en uniforme de la police nazie hollandaise.
Kraler les accompagne. Ils regardent, fouillent, scrutent. La visite est terminée, Kraler croit que tout est fini, mais l'officier s'avance dans le couloir et, se campant devant le panneau tournant couvert d'étagères, il ordonne de l'ouvrir.
- Mais... ce ne sont que des étagères, dit Kraler.
Les hommes tirent leur revolver, l'officier écarte Kraler, pousse brusquement le panneau qui tourne sur ses gonds, dégageant la porte.
- Ouvrez-la, commande l'officier. Puis il lui fait signe de monter l'escalier, en lui enfonçant le revolver dans le dos.
Seule, figée par la peur, Mme Frank le voit monter. Elle s'appuie sur la table en chancelant. L'un après l'autre, les Van Daan, les Frank, Dussel apparaissent. L'Allemand ordonne sèchement :
- Mains en l'air !
Ils obéissent sans un mot, le visage livide, accablés par une amère certitude.
- Vous avez cinq minutes pour rassembler quelques affaires !
Les policiers fouillent toutes les pièces. L'officier jubile : c'était un bon tuyau ! Le magasinier peut être content de lui, il a gagné son ignoble prime.
Personne ne souffle mot. Les policiers vont et viennent, mettent à sac le refuge, tandis que ses occupants ramassent en hâte quelques effets. Anne a pris son cartable : elle y jette pêle-mêle des vêtements, des livres, des cahiers. L'un d'eux tombe par terre - ou l'aurait-elle laissé tomber exprès ? Il se mêle aux objets épars sur le sol.
Les cauchemars, les peurs, les angoisses des jours et des nuits sont devenus réalité : ils sont là, ces policiers qui sonnent le glas de leur espérance de survie. Les nazis effacent avec brutalité toute trace de présence humaine dans ce refuge.
Seul, sur le sol, le Journal d'Anne passe inaperçu dans tout le bouleversement. Les deux familles sont conduites au grand camp de tri de Westerborg, installé dans la Dreute. Certes, Anne n'avait pas rêvé sortir du refuge de cette manière.
L'arrestation, le camp de concentration, on en parlait souvent, mais on n'y croyait guère.
Accablée, Anne s'apprête à prendre le chemin que des milliers de victimes ont suivi avant elle. C'est maintenant son tour de connaître l'angoissante expérience de tant d'amis disparus.
À Westerborg, de nombreux prisonniers sont regroupés dans une promiscuité révoltante, ne disposant pas d'un seul lavabo et peu de latrines. Dépouillés de leurs habits, revêtus d'un pyjama bleu à rayures, des sabots de bois au pieds, ils sont entassés à trois cents dans un baraquement de trente mètres sur dix. Parmi tous ces êtres humains oppressés, dépouillés de leur personnalité, Anne et ses amis se font remarquer par l'extraordinaire pâleur de leurs visages.
- Survivre ! Il faut résister à tout prix ! pensent-il.
Réveil à cinq heures, travail harassant, nourriture rare et détestable... Anne et Peter sont jeunes et puisent un grand réconfort dans leur amitié. La mère d'Anne est muette ; repliée sur elle-même, elle lave et relave sans cesse les quelques vêtements de sa famille. Rien ne peut la tirer de son hébétude.
Le 25 août, une nouvelle court dans le camp : " Paris est libéré ! ". L'espoir renaît.
Mais, le 2 septembre, un millier de Juifs sont désignés : ils partiront pour une destination inconnue. Parmi eux, les huit amis. Ils quittent Westerborg, la Hollande, en groupes de soixante-quinze personnes massées dans un long convoi de wagons à bestiaux, sans air, sans possibilité de s'asseoir, sans autre nourriture qu'un peu d'eau et du pain noir. La troisième nuit, le convoi s'arrête.
Les wagons s'ouvrent et, dans l'obscurité, les voix dures et métalliques des S.S. qui arpentent les voies leur ordonnent de descendre.
- Dehors ! Vite, descendez !
Les lumières des gros projecteurs éclairent une scène de désolation. Les prisonniers aux ombres incertaines titubent, épuisés par le voyage, la faim, la peur. Des premiers wagons, comme un souffle, court la rumeur : " Auschwitz ! ". Glacés d'horreur, les Juifs restent immobiles dans un silence de mort, rompu seulement par les hurlements inhumains des gardes et les aboiements des chiens. Une voix impérieuse ordonne, par haut-parleur :
- Les hommes à droite, les femmes à gauche !
Pas même le temps de se dire adieu ! Bousculés, séparés, les femmes partent à gauche, les hommes à droite. Anne cherche des yeux, en vain, son père et Peter. Entraînés par les gardes, ils ont déjà disparu, engloutis dans l'obscurité. Anne serre la main de Margot, qui entraîne sa mère, et sent le cœur lui manquer.
Les femmes marchent longuement dans la nuit. Minées par l'angoisse de la séparation, la fatigue et l'incertitude de leur sort, elles arrivent au bloc 29 d'Auschwitz-Birkenau. Anne, Margot et leur mère sont affectées au même baraquement.
Auschwitz, c'est l'horreur. Derrière une double rangée de fils barbelés électrifiés à haute tension, interrompue par les miradors de garde, les sentinelles armées de mitrailleuses s'étendent en une file interminable et entourent les " blocs " destinés aux Polonais, Juifs, Gitans et prisonniers de guerre soviétiques. À l'entrée principale, un grand écriteau a été apposé : Arbeit macht frei : le travail rend libre.
L'un des chefs du camp, Fritsch, assistant du terrible Gabner, accueille les nouveaux arrivants :
- Je vous préviens ! Vous n'êtes pas ici dans un hôpital mais dans un camp de concentration allemand, dont on ne sort que... par la cheminée. Si cela ne vous plaît pas, autant vous jeter tout de suite contre les fils à haute tension !
Le commandant des S.S. Rudolf Franz Ferdinand Hoss, secondé par des S.S. et le personnel choisi parmi les délinquants de droit commun, a fait d'Auschwitz un camp exemplaire. La destruction s'y pratique scientifiquement, en une succession d'étapes qui comportent : travail, faim, punitions en tous genres, maladies et, enfin, la mort par le gaz.
Anne, comme les autres prisonnières, a été enregistrée : ses affaires personnelles lui ont été confisquées et on lui a tatoué un numéro sur le bras. Les cheveux rasés, squelettique dans le sac gris qui lui tient lieu de vêtement, elle fait encore davantage petite fille. On lui a cousu une bande jaune sur le triangle qui distingue les prisonniers juifs des autres. Elle est maintenant soumise à la règle de fer du Lager.
Anne comprend que le fait de laisser mères et filles ensemble est une cruauté supplémentaire car la vue de leurs souffrances réciproques est encore plus difficile à supporter ; au contraire, elle met cette présence à profit avec les qualités qui lui sont propres : ses grands yeux savent encore sourire.
- Ce n'est qu'un mauvais moment, maman chérie, nous finirons bien par sortir de là !
En cachette, elle furète partout dans le camp et ramasse toujours quelque chose d'utile : un haillon pour se couvrir, un peu d'eau pour étancher la soif dans cet enfer.
- Bois, maman...
Mais la mère ne répond pas.
- Bois ! Moi, j'ai déjà bu.
Margot fait semblant de boire la première afin que sa mère se laisse faire comme une enfant.
Mais la pauvre femme se laisse aller, ne lutte plus.
- Il faut être fortes ! Papa a dit que nous ne devions pas céder. Un soir, revenant du travail, Anne aperçoit un groupe d'enfants hongrois, assis
sous la pluie, attendant leur tour pour entrer dans les chambres à gaz.
- Ce n'est pas juste ! Ce n'est pas juste !
Elle les regarde intensément dans les yeux comme pour les arracher à la mort, mais elle est impuissante et elle pleure amèrement.
L'adieu dans le lager
Impossible d'effacer l'horreur et la douleur de ce lieu appelé Konzentrazionslager. Les prisonniers ont connu là les conditions d'internement les plus dures qu'on puisse imaginer : l'inhumaine fatigue des marches dans la neige, sous la pluie, les appels de jour et de nuit, la soif, la faim, la terreur des punitions... Et, pire que tout, l'odeur de la fumée des corps des dix mille tués par jour, chargés ensuite sur un monte-charge qui, sans trêve, les emmène au four crématoire.
L'air empeste l'odeur des corps brûlés. Hommes, femmes, enfants, personne n'échappe à cette extermination.
Les mères tentent vainement de cacher leurs enfants : les nouveau-nés sont, comme les autres, jetés dans les chambres à gaz.
Birkenau est célèbre pour ses punitions, qui sont administrées publiquement, à l'appel du soir, à coups de lanières de cuir sur la peau nue, pour l'exemple. Une autre punition consiste à rester debout, au garde-à-vous ou à genoux, une grosse pierre au bout des bras tendus.
Mais il en est d'autres, plus subtiles car elles sont moins visibles : être jeté dans une cellule minuscule où l'on ne peut faire autrement que de se tenir debout, dans laquelle on entre par une porte aussi basse que celle d'une niche à chien, après avoir été torturé.
- Pauvre maman, dit souvent Anne à Margot. Et dire que nous ne pouvons rien pour l'aider !
Presque deux mois se sont passés. Au soir du 30 octobre, au bloc 29, on trie les prisonnières pour en transférer certaines au camp de Bergen-Belsen. La nouvelle s'est répandue et l'agitation gagne. Les gardiens font sortir les femmes pour passer l'inspection.
En hâte, elles rajustent leurs vêtements, lissent leurs visages, leurs cheveux, essaient de se donner meilleure mine en effaçant toute trace de fatigue. En effet, les malades, les vieilles, celles qui ne tiennent plus sur leurs jambes seront impitoyablement écartées. Il ne leur restera plus qu'à attendre la mort.
Les prisonnières passent une à une sous une projecteur et sont examinées. Anne et Margot passent à leur tour et une voix répète :
- Celle-ci, oui ! Celle-là aussi !
Elles rejoignent les autres et attendent leur mère.
- Celle-ci... non !
Désespérée, leur mère hurle :
- Mon Dieu ! Pas mes petites ! N'emmenez pas mes petites !
La mère et les filles peuvent tout juste se serrer les mains, se dire adieu pour toujours.
Il est long, le voyage vers Belsen. Anne et Margot n'ont même plus la force de parler et elles sont au bord du désespoir.
Bergen-Belsen se trouve dans le nord de l'Allemagne, sur la route de Hambourg. Le camp est commandé par Joseph Kramer, un homme qui a fait ses preuves à Auschwitz.
Ses collaborateurs sont tous des S.S. et d'anciens repris de justice. Ici, pas de chambres à gaz, mais les prisonniers meurent tout de même par centaines de milliers, de faim et de maladies provoquées par le manque d'eau et le défaut d'hygiène.
Partout où le regard se pose, ce n'est qu'une incroyable saleté. Dans les baraquements s'entassent des personnes sous-alimentées, squelettiques, au regard halluciné. Vivants, malades ou morts se confondent tous dans la même odeur abominable.
Et les morts eux-mêmes gisent au-dehors, sommairement recouverts d'un peu de terre et de chaux vive.
- Au moins, à Auschwitz, les morts disparaissaient immédiatement, dit une femme.
Anne et Margot se tiennent constamment par la main pour se donner courage.
- Il faut survivre, semblent dire les mains d'Anne. Mais toutes deux comprennent que c'est de plus en plus difficile.
À Belsen, il n'y a pas d'appel, ni de distribution régulière de nourriture : c'est véritablement l'enfer.
- C'est peut-être un autre moyen d'extermination, réfléchit Margot.
- À Belsen, il y a Lies, dit Anne, qui se souvient des informations d'Elli. Lies Goosens, la chère compagne de classe d'Amsterdam, apprend un jour que des prisonnières hollandaises sont arrivées.
Un jour, Anne reçoit un message de son amie d'enfance, qui lui fixe un rendez-vous. Lies est dans un autre bloc mais le soir, en faisant bien attention, on peut échapper à la vigilance des surveillants et se voir quelques instants de part et d'autre des barbelés.
Anne est émue. Il fait nuit lorsqu'elle sort de son baraquement, sous un vent glacial. Elle parvient au lieu indiqué et murmure :
- Lies, Lies, où es-tu ?
- Oh, Anne ! Je suis là !
Dans l'obscurité, elles se reconnaissent et éclatent en sanglots. Elles échangent en hâte des nouvelles. Comme ils sont loin les jours insouciants de l'école Montessori.
- Nous nous reverrons, Lies !
- Oui, Anne. J'ai reçu un colis de la Croix Rouge et je t'ai apporté quelque chose. Attention, je te jette un gilet, un biscuit et un peu de sucre.
- Merci, Lies !
- Attrape !
Anne tend les bras vers les barbelés.
Un instant de silence, puis un sanglot :
- Une femme me les a pris ! Elle me les a pris et ne veut pas me les rendre !
- Ne pleure pas, Anne ! A bientôt !
L'hiver est rude à Belsen, et la faim et la soif ont rendu les rapports difficiles entre les déportés. Ceux qui ne se laissent pas aller en attendant la mort sur leur couche, dans les couloirs ou dehors, essaient de survivre par tous les moyens, en volant. Il n'y a plus ni amour ni respect de son prochain.
Anne voit Margot maigrir, pâlir, sans courage et sans force. Elle tente de la réconforter, lui apporte un haillon pour se couvrir, cherche de l'aide pour elle. Mais qui donc pourrait l'aider ? Il n'y a pas de service sanitaire, pas de toilettes, le baraquement est d'une saleté repoussante et le typhus se propage de façon alarmante.
Margot ne peut plus marcher. Elle est sourde à tout ce qui l'environne. Elle est irrémédiablement atteinte par l'épuisement physique.
Anne est très changée, elle aussi. Mais parfois, le soir, comme un bien précieux, un rêve la ramène à Amsterdam. Le sommeil efface le décor, les voix, les souffrances du baraquement. Elle revoit les jours heureux. Elle retrouve son père, le cher Pim, sa mère et aussi Peter... Il lui semble être à l'école, puis au lycée avec ses amies. Ou à la maison : elle y discute avec sa mère et Margot. Une nuit, Anne rêve qu'elle est dans un pré fleuri et que son petit chat Moortje bondit hors d'un buisson ; ils sautent et courent ensemble. Le jour est si clair que l'on voit la mer, au loin.
Il faut se souvenir pour que cela ne se reproduise plus !
Tout à coup, le rêve change et elle est dans la Prinsengraacht. La foule s'y presse. Sur le canal, une barque a pris feu et répand une odeur si nauséabonde qu'Anne se réveille en sursaut.
C'est la puanteur du baraquement qui a interrompu les jeux dans le pré. Mais l'image de Moortje est si vivante qu'elle la réconforte.
Anne ne rêve jamais du refuge secret. Elle y pense lorsqu'elle est bien réveillée. Et elle se demande :
- Est-ce que maman est encore vivante ? Et papa ? Lui qui m'encourageait toujours à résister, a-t-il survécu ? Et Peter ?
Penser à Peter la ramène aux jours de leur réclusion. Ils n'étaient pas si mal, après tout !
" Combien j'ai lu et étudié, et comme nous avons passé de bons moments ! Si nous pouvions nous retrouver au refuge pour attendre la paix, tous ensemble ! " pense Anne.
Parfois, lorsque Anne se laisse tomber, exténuée, sur son grabat, elle a presque envie de mourir. Mais elle se reprend vite, à la pensée qu'elle doit vivre pour les siens.
Elle doit revenir, pour raconter au monde les souffrances qu'elle a connues, pour que les hommes n'oublient pas.
- Il faut se souvenir, pour que cela ne se reproduise plus.
" Je n'ai jamais rien vu de semblable ! "
Au printemps 1945, la guerre se termine par la défaite des Allemands.
Les nazis ont préparé un plan pour faire disparaître complètement les Lager et liquider les prisonniers survivants. Le monde ne doit rien savoir des atrocités qu'ils ont commises, surtout dans les camps d'extermination. Mais les forces alliées avancent rapidement et les nazis ne peuvent aller complètement au bout de leurs projets.
Lorsque s'ouvrent les portes des Lager, le monde découvre dans toute leur horreur le sort de millions d'être innocents. Les camps, les baraquements, les cellules, les fours crématoires, les murs, la terre : tout témoigne de façon accablante du racisme des nazis. f
À Auschwitz, en janvier 1945, lorsque le grondement des canons russes retentit en Pologne, les S.S. s'effraient : et si l'armée soviétique venait libérer les prisonniers ? Aussitôt, ils déplacent onze mille juifs, qui rejoignent à pied d'autres camps d'extermination en Allemagne.
Otto Frank est à l'hôpital du Lager et n'en bouge pas, car personne n'a l'idée de venir l'y chercher. Au cours de l'interminable marche, presque tous les prisonniers périssent de faim et de froid. Peter est parmi eux. A l'arrivée des Russes, Frank est conduit à Katowice et, de là, à Odessa. Embarqué sur un navire, il peut revenir à Amsterdam. Chez Kohler et Cie, Kraler et Kophuis sont de retour également.
- Que de choses nous avons à nous dire...
- Comme nous avons pensé à vous, dit Frank, ému. Vous avez risqué de mourir pour nous, pour nous avoir aidés.
- Nous ne regrettons pas ce que nous avons fait, croyez-le.
- Monsieur Frank, dit Elli, voici un cahier... Donne-le lui, Miep.
- Nous l'avons trouvé dans le refuge, parmi un tas de papier en désordre, dit Miep les larmes aux yeux. La Gestapo ne l'avait pas remarqué...
- Mon Dieu, s'exclame M. Frank. C'est le journal d'Anne, ma petite fille chérie...
Et il se tait, terrassé par le chagrin.
À Belsen, les troupes anglaises sont entrées dans le camp.
- Voilà trente ans que je suis médecin, dit le général Glyn Hughes, et j'en ai vu des horreurs pendant la guerre, mais jamais rien de semblable. Non, jamais rien !
Autour du camp, les collines sont ensoleillées. Et sur chacune, quelques timides touffes d'herbe ont poussé. Ce sont les fosses communes.
C'est là que reposent, avec des milliers d'autres femmes, la petite Anne et sa sœur Margot.
Le " Journal " d'Anne
Otto Frank, resté seul, peut enfin lire le Journal d'Anne.
" Ce n'est pas manquer de respect à ton intimité, ce n'est pas violer tes secrets ", pense-t-il, "mais c'est la seule façon que j'aie de rester encore avec toi, de me souvenir de toi : te lire "
Sur la première page, Anne a écrit :
" J'espère que je pourrai me confier à toi comme je n'ai jamais pu me confier à personne, et j'espère que tu seras pour moi un grand réconfort. Anne Frank, 12 juin 1942. "
Quel trésor que ces pages !
- Quel bonheur de les avoir retrouvées ! s'exclame Otto Frank, en les serrant sur son cœur.
Il ouvre une page au hasard. Anne parle d'elle, du mal qu'elle a à être comprise, de la nourriture, des voleurs, des amis Van Daan, de Dussel, de tous, enfin...
" Papa, pour me faire un cadeau, ainsi qu'à Margot, a vidé un classeur du bureau et l'a rempli de fiches. Ce sera le fichier des livres : nous y consignerons toutes les deux les livres que nous avons lus, par qui ils ont été écrits, et caetera. Pour les mots étrangers, je me suis procuré un cahier à part... "
" Quelles bonnes élèves elles étaient, si actives, si studieuses ! se rappelle leur père. Sont-elles encore en vie ? Où sont-elles ? "
" Hier soir, écrit Anne le 10 mars, il s'est produit un court-circuit pendant que des coups de feu éclataient dehors. Je n'arrive pas à surmonter ma peur des coups de feu et des avions, et chaque nuit, je me réfugie dans le lit de papa pour chercher du réconfort. C'est puéril, sans doute, mais il faut être passé par là... "
" Moi aussi, j'avais peur, admet maintenant M. Frank, mais je jouais au petit soldat courageux pour te rassurer. "
" ... depuis quatorze jours, épinards et salade. Patates douces de vingt centimètres de long qui sentent le pourri... Pour ce qui est de l'accoutrement, nous sommes tout aussi mal lotis... "
Il lui semble l'entendre rire de ses pantalons effrangés, des chemises de sa mère et de la sienne, si petites qu'elles laissaient apercevoir leur estomac.
" Le poème écrit par papa pour mon anniversaire est trop beau pour que je ne t'en fasse pas profiter... "
" Quatorze ans ; elle avait quatorze ans, et elle était si heureuse d'une poésie, d'un livre sur la mythologie de la Grèce et de Rome... "
Trop ému, il ne parvient plus à lire les pages dans l'ordre; il saute quelques passages et tombe sur une page, un mois plus tard :
" Je vais d'une pièce à l'autre, de haut en bas des escaliers, j'ai l'impression d'être un oiseau à qui on a arraché les ailes et qui, dans l'obscurité, se cogne aux barreaux de sa cage. Sors, à l'air libre, et ris ! me crie une voix intérieure. "
La douleur submerge Otto Frank, il passe directement à la dernière page :
" Je sais précisément ce que je voudrais être, comment je suis, mais hélas ! je suis la seule à le savoir. "
" Non, tu n'es plus seule à le savoir, ma chère petite Anne ! " soupire son père. Le 22 mai 1944, Anne a écrit :
" J'aime la Hollande, j'espère qu'elle pourra me servir un jour de patrie, moi l'apatride, et je le souhaite encore. "
L'espoir d'Anne est, dans un certain sens, satisfait. Même si elle appartient désormais au monde entier, la Hollande demeure sa patrie d'adoption.
La reine a reçu M. Frank et lui a conféré la plus haute distinction de son pays, pour perpétuer le souvenir de la petite fille qui a fait connaître le drame des Juifs, mais aussi celui de la Hollande occupée et humiliée, au mépris des lois internationales et humaines.
Anne a également écrit dans son Journal :
" Je veux continuer de vivre après ma mort ! Je remercie donc Dieu de m'avoir donné l'aptitude de m'exprimer et d'écrire pour dire tout ce qui est en moi. Je dois, je dois, je dois... "
Le désir d'Anne est tellement fort qu'il se réalisera après sa mort : elle est devenue un écrivain célèbre. La maison d'édition " Contact ", d'Amsterdam, à l'instigation d'Otto Frank et de ses amis, publie en 1947 le Journal d'Anne et ignore peut-être la véritable valeur de ce singulier témoignage, d'autant plus intéressant qu'il a été écrit par une adolescente.
Il n'est pas exagéré de dire que des millions de personnes ont été émues, et le sont encore aujourd'hui, à la lecture du calvaire des Juifs, tant est fort le message de paix et d'humanité lancé par Anne. Son Journal est connu dans tous les pays, il a été traduit dans toutes les langues, en arabe comme en chinois.
Otto Frank s'est définitivement fixé à Amsterdam et œuvre inlassablement pour que les souffrances engendrées par la guerre et les persécutions contre les Juifs ne soient pas oubliées. Il reçoit l'assurance que le refuge secret qui les a abri-tés serait conservé lors de la rénovation des quartiers touchés par la guerre. Ainsi, l'immeuble du 263 Prinsengraacht, complètement restauré, devient la " Fondation Anne Frank ", un centre de formation pour les jeunes, pour qu'ils œuvrent, de par le monde, pour la paix et le progrès, comme le souhaitait Anne.
En 1956, Frank jette, avec l'aide de plusieurs personnalités, les plans pour la constitution d'un " super-État " neutre où, en cas de guerre, les enfants du monde entier pourraient trouver un abri, quelle que soient leur race et leur religion.
" Le refuge secret " est resté tel que l'avait habité Anne au temps où elle écrivait son Journal. Les escaliers mènent toujours aux vieilles chambres sombres, meublées de lourds meubles de bureau et de tapis aux couleurs fanées. Il y règne une profonde émotion. Les autres personnages s'effacent, il ne reste qu'elle, son image est la plus forte.
Et il demeure, par-delà l'ultime image de ce mois d'août tragique, du Lager, de son sacrifice, le regard profond d'une adolescente qui a mûri dans le malheur et qui, cependant, nous enseigne l'amour de la vie.