PRÉFACE

Au matin du 18 décembre 1944, le général Manteuffel avait effectué une percée au travers des lignes américaines, au sud de St-Vith, et lancé dans la brèche trois divisions blindées, l'une en direction de Houffalize, les deux autres de Bastogne. La prise de cette localité était essentielle à l'accomplissement de ses plans, et comme il n'y avait en cet endroit que très peu d'effectifs américains, la route s'ouvrait libre devant lui.

Les patrouilles allemandes avaient déjà atteint les faubourgs de la ville lorsque la 10e Unité de combat des blindés américains arrive pour renforcer les défenses. L'ordre fut aussitôt donné de bloquer les principales voies d'accès et de défendre la place, même au risque d'encerclement.

Sachant qu'après la chute de Bastogne ses forces pourraient se lancer librement vers Dinant et Namur, Manteuffel lança une puissante offensive, afin de percer les lignes de défense. Ayant échoué dans une attaque de front, il encercla la ville, seulement pour découvrir qu'il était impossible d'entamer les positions américaines.

Ceci est le vivant, le passionnant récit de la défense américaine de Bastogne où se posa l'angoissant problème de savoir s'il serait possible de faire parvenir des renforts aux assiégés, avant que ceux-ci ne tombent à court de munitions.

L'une après l'autre, de nombreuses divisions furent lancées à l'assaut de la ville par les Allemands, mais les unités antichars des Américains étaient bien équipées pour accueillir efficacement les blindés. Le lendemain du jour de Noël, alors que les munitions commençaient à s'épuiser dangereusement, le général Patton fit passer une colonne de renfort au travers des positions allemandes et réussit à lever le siège.



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La voix de la guerre

Il s'en faut de deux heures encore avant que pointe l'aube. Les trois hommes de garde sont étendus parmi les arbres, à une trentaine de mètres de moi, presque entièrement dissimulés dans l'épaisse couche de neige qui couvre les taillis, de part et d'autre de l'étroite route traversant la forêt. À un quart de mille à l'est, coule la rivière Our au-delà de laquelle les Allemands attendent. Voilà trois semaines qu'ils poursuivent leur lente retraite, se livrant de temps à autre à de hargneuses contre-attaques qui ne leur ont pas fait regagner un pouce de terrain. Cependant, ils n'ont cessé de nous harceler : tir d'artillerie et d'armes légères.

Le lieutenant Fraser s'en revient de la ligne avancée. Il marche résolument, la tête haute, comme pour défier les éléments, laisse le vent glacé lui fouetter le visage. Depuis douze heures, l'ennemi ne s'est plus manifesté. Il est pourtant toujours là, mais aucun ordre ne nous est parvenu de l'arrière de poursuivre notre avance au-delà de la rivière. Nous disposons de quelques tanks, et chacun des hommes de notre unité sait que le front tout entier, de Montjoie, au nord, à Echternach, au sud de notre position, est couvert par cinq divisions.

Il y a eu des rumeurs selon lesquelles les Allemands auraient accumulé ici de puissantes forces. De nombreux blindés seraient arrivés pendant la nuit, et Manteuffel aurait groupé dans le secteur une puissante division de Panzers. Personne ne sait le crédit qu'il convient d'apporter à ces bruits. Cependant, nous sommes intérieurement prêts à affronter un barrage tout le long de nos lignes.

Le lieutenant s'approche ; il demeure un moment immobile, à me regarder, puis il se laisse glisser dans le trou, à côté de moi.

- Sergent, dit-il d'un ton las, j'ai l'impression qu'il va se passer quelque chose. Croyez-moi, toute cette région, là devant nous, grouille de Fridolins. Avant longtemps, ils vont taper dur.

Frissonnant un peu, j'essaie de percer les ténèbres qui enveloppent la forêt. Tout est sombre, plongé dans un silence de mort. J'imagine entendre au loin le murmure de la rivière clapotant le long de ses berges. Au prix d'un certain effort, je parviens à dissiper cette illusion, et je cherche une position plus confortable dans le trou qui me protège à la fois du vent et d'un éventuel obus ennemi. Bien que je ne sois pas de garde, mes nerfs trop tendus m'empêchent de dormir. J'éprouve pourtant une terrible lassitude autant mentale que physique. Il en est ainsi depuis des jours. Par moments, j'ai l'impression que la guerre est virtuellement terminée, qu'aussitôt la frontière allemande franchie, toute résistance organisée s'effondrera en quelques jours et qu'il ne nous restera plus alors qu'à manifester bruyamment notre joie. Cependant, succédant immédiatement à cette séduisante pensée, me vient l'idée que peut-être, en ce moment même, l'ennemi regroupe ses forces, prêt à nous attaquer et à forcer un passage au travers de nos positions, pour foncer en droite ligne jusqu'à la côte.

Il est évident que le lieutenant pense comme moi, car il tire nerveusement sur sa cigarette, tout en regardant d'un air mal à l'aise, de droite et de gauche, au moindre mouvement des hommes qui sont en faction. Autour de nous flotte une brume glacée qui, de ses doigts crochus, étreint les branches dénudées des arbres. C'est une mauvaise nuit pour ceux qui ont les nerfs à fleur de peau, ce qui est le cas pour chacun de nous, après les terribles pertes subies dans la forêt d'Hurtgen.

- Le jour va bientôt poindre, murmure pensivement le lieutenant. Peut-être aurons-nous alors la possibilité de nous décontracter un peu. Une nuit pareille, ça me fiche toujours les jetons.

- Si seulement, dis-je, nous savions ce qu'ils manigancent, ce serait plus supportable. Mais, au fait, s'ils nous attaquent en force, il nous faudra des hommes et des blindés.

- Précisément ce qui nous manque, maugrée l'officier.

Il jette son mégot, après y avoir allumé une nouvelle cigarette, et aspire profondément la fumée. Il ôte son casque pour se gratter la tête, mais il le remet très vite, en sentant la morsure du vent glacé.

- Sergent, dit-il, je jure devant Dieu que si j'ai la chance d'en réchapper, je ne mettrai plus jamais les pieds dans ce coin du globe. Venir en France, le pays du soleil, et périr gelé !

Je consulte ma montre. Il est un peu plus de cinq heures, et l'aube ne pointe toujours pas. Tandis que je remue les pieds, la fine couche de glace qui recouvre le fond du trou craque bruyamment. Je sens, à côté de moi, tressaillir le lieutenant qui aussitôt se calme.

Tournant lentement la tête, j'observe mes camarades. La plupart d'entre eux sont recroquevillés dans leur trou de renard, étreignant leur fusil et leurs grenades, le corps rompu, après la continuelle tension des quatre dernières semaines. Je me demande comment ils combattront, combien parmi eux ont encore le désir de se battre. Au début, ils ne rêvaient que de bagarres, quand nous avons assailli l'ennemi et l'avons repoussé en lui faisant subir de lourdes pertes. Mais à présent, c'est différent. Nous avons nous-mêmes perdu beaucoup d'hommes. Il y a trop longtemps que le front s'est immobilisé, et le moral des nôtres est plus bas que je ne l'ai connu depuis longtemps.

La nuit est calme. Aucun bruit ne nous parvient des lignes ennemies, au-delà de la rivière ; rien n'indique que quelque chose s'y prépare.

Les minutes s'écoulent, désespérément lentes. Je sais que je devrais dormir un peu, qu'il y aura des choses à faire au petit jour Cependant, je sens dans l'air quelque chose d'indéfinissable, quelque chose dont je ne puis me débarrasser. À moins de trois pieds de moi, le caporal Cochrane, couché dans son trou, dort comme un bébé. Pour l'instant, il peut se le permettre. Les décisions à prendre, en cas de grabuge, ne lui incomberont pas. Ce sont des hommes tels que le lieutenant et moi-même qui devront lancer les ordres.

Le lieutenant bâille, jette sa cigarette et se lève. Les hommes commencent à bouger, émergent de leurs trous, comme autant de rats. À l'est, une légère grisaille se devine plus qu'elle ne se voit. Automatiquement, je vérifie la mitrailleuse. Les arbres se dressent de chaque côté de moi, silhouettes hautes et silencieuses tranchant en sombre sur la neige. Le sol est dur, suffisamment ferme pour supporter le poids des blindés lourds. En ce moment, les muscles et les nerfs tendus à l'extrême devraient pouvoir se décontracter, me dis-je rêveusement, tout en regardant le lieutenant s'éloigner à travers les arbres, le long du sentier presque entièrement oblitéré par la neige. À présent, il marche la tête basse, le dos légèrement voûté, pour mieux affronter la morsure glacée de l'âpre vent d'hiver.

Il faudrait pouvoir se soulager les yeux, meurtris et fatigués, douloureux d'avoir, des heures durant, fouillé les ténèbres, cherchant à repérer des ombres mouvantes qui auraient pu être des soldats allemands se préparant à attaquer. Mais, au lieu de cela, je découvre que je ressens seulement la naissance d'une nouvelle tension. C'est un soudain raidissement des muscles déjà harassés, un effort pour contraindre mon cerveau fatigué à fonctionner normalement.

Alors, sans que rien l'ait laissé présager, l'obscurité et le silence sont soudain fracassés en milliers de fragments hurlants, assourdissants. Durant ce qui parait une éternité, je demeure là, couché, pendant que le terrifiant tonnerre du tir de barrage gronde autour de nous. L'idée saugrenue me vient qu'il peut s'agir de notre propre artillerie, que ce sont des canons dont je ne connaissais pas la présence en ce secteur qui pilonnent l'ennemi, en guise de prélude à une avance générale. Mais je repousse aussitôt cette éventualité. Nous ne disposons pas d'autant de canons, et d'ailleurs aucun ordre ne nous a été donné de passer à l'attaque, à l'aube. Il y a une autre explication, à savoir que l'ennemi a ouvert le feu sur nous, mais cela parait tout aussi impossible.

Soudain, le souffle d'une déflagration proche me projette avec force contre la paroi de mon terrier. J'entends, au-dessus de ma tête, le hurlement suraigu du métal déchiqueté, au moment où les obus éclatent et que les shrapnels mordent dans les branches des arbres, fauchent le feuillage, lacèrent l'écorce. Pendant un long moment, je suis trop étourdi pour réaliser clairement ce qui se passe. Graduellement, mon cerveau enténébré me dicte ce qu'il faut faire. Replié sur moi-même, j'attends que les premières salves s'achèvent pour m'élancer vers l'endroit où l'ai vu le lieutenant s'affaisser dans la neige. J'examine mes mains, mes bras, et je suis tout étonné de constater que, par mi-racle, je n'ai pas été touché.

Pataugeant dans la neige, je parviens auprès du corps immobile du lieutenant et me penche sur lui.

- Lieutenant Fraser ! Des-vous blessé ?

Pas de réponse. Je parviens à le retourner et l'examine en hâte. Je pousse un soupir de soulagement en constatant que son pouls bat encore. Son casque est largement entaillé sur un côté, à l'endroit où un éclat l'a frappé.

Pendant plusieurs minutes, je demeure tapi, les oreilles bourdonnantes, les nerfs crispés, aspirant l'air froid à pleins poumons. Il ne peut être question ni d'avancer ni de reculer. Sous les obus qui tombent sur nos positions, avec une précision quasi mathématique, me déplacer en ce moment équivaudrait à un suicide. Tout ce que je puis faire est de rester là, le casque bien enfoncé, en espérant qu'aucun projectile n'atteindra l'endroit précis où je me trouve.

Au bout de cinq minutes, le lieutenant commence à s'agiter. Il essaie de se redresser, mais je le maintiens au sol. D'abord, il manifeste son incompréhension par un hochement de tête, puis il reprend son immobilité et tourne le visage vers moi. Il remue les lèvres, sans que je puisse comprendre ce qu'il voudrait me dire. Finalement, il se penche, la bouche tout près de mon oreille et murmure :

- Depuis combien de temps cela dure-t-il, sergent ?

- Environ dix minutes, mon lieutenant.

Entendant venir un obus, je baisse la tête. Il semble éclater juste au-dessus de nous. C'est comme si l'air se déchirait. La furie de vacarme et de mort nous cerne de toutes parts. Assurément, il s'agit de quelque chose de très important. Les Fridolins ont réussi à amener leur artillerie, sans avoir été repérés. Durant ces quelques dernières semaines, le temps a empêché notre aviation d'effectuer des reconnaissances normales, et il est clair que l'ennemi en a profité. En nous arrosant de la sorte, il poursuit évidemment un but bien défini : ébranler nos positions, avant de lancer contre nous son infanterie et ses blindés. Jamais, il ne gaspillerait ses précieux obus en un barrage d'une telle ampleur s'il ne se préparait à le faire suivre d'une attaque de grande envergure. Il faut absolument que nous nous préparions à y faire face, si nous voulons avoir la moindre chance de nous maintenir sur nos positions.

- Mon lieutenant !

Il me regarde du coin de l'œil et détourne la tête. Toujours étourdi, il ne semble guère réaliser ce qui se passe. L'idée que la plupart de nos hommes puissent être dans le même cas me fait comprendre qu'il faut immédiatement donner des ordres afin que soient renforcées les positions. Le moindre délai pourrait nous être fatal. Je dis avec énergie :

- Mon lieutenant, nous devons nous assurer que les hommes sont prêts à repousser une attaque. Dès que le barrage s'arrêtera, les blindés vont nous tomber dessus. Sans doute se préparent-ils déjà, en ce moment, à franchir la rivière.

Il se frotte les yeux.

- Si les hommes n'ont pas été réveillés par un tel barrage, murmure-t-il lentement, c'est qu'ils sont morts.

- Je vais m'assurer, dis-je sèchement, qu'ils sont tous à leur place.

Comme il ne manifeste aucune intention de m'en dissuader, ni de me suivre, je me relève. Alors que je m'en retourne vers nos positions, en bondissant d'un arbre à l'autre, le vacarme semble atteindre un nouveau crescendo. Il n'y a que très peu de postes de guet en avant de nos lignes. Ceux qui les occupent seront les premiers à percevoir l'attaque. Mais il est indispensable que j'alerte les autres et que je m'assure qu'ils savent ce qu'ils doivent faire. Par-dessus tout, il faut éviter que naisse la panique. Le barrage a débuté si soudainement qu'il a dû commotionner beaucoup des nôtres. Je redoute que les hommes se trouvent tellement sous le coup de la surprise qu'ils ne soient pas en état de défendre la position lorsque l'attaque se produira.

Dans le premier trou, je trouve deux hommes tués net par un obus qui a éclaté en heurtant un arbre, juste devant eux. Appuyés sur le bord de l'excavation, le casque enfoncé sur les yeux, comme pour mieux se protéger des shrapnels. Ils donnent l'impression d'être encore en vie. Cependant, leur casque ne les a pas sauvés, cette fois. Ils ont le corps littéralement criblé de bouts de métal déchiquetés qui ont profondément labouré la chair. Je décèle sur le visage de l'un d'eux la macabre parodie d'un sourire. La déflagration les a visiblement surpris au milieu d'une blague.

Risquant le tout pour le tout, je poursuis mon chemin. L'éclatement des shrapnels et le hurlement des obus qui arrivent se confondent en un bruit continu qui me martèle les tympans. J'ai atteint le stade où l'ouïe est à tel point affectée par le vacarme ininterrompu que celui-ci parait plus assourdi qu'il ne l'est vraiment. Je découvre les autres, terrés dans leur trou, osant à peine lever la tête ; la plupart d'entre eux sont atteints d'un tremblement qu'ils n'arrivent pas à maîtriser et me dévisagent avec stupeur, comme s'ils ne pouvaient comprendre que je puisse être encore en vie, après avoir traversé cet enfer.

- Écoutez-moi bien, dis-je sèchement, en criant de toutes mes forces afin de me faire nettement entendre. Dès que le barrage cessera, les Fritz vont franchir la rivière. Ils viendront avec des blindés. C'est dire qu'il ne sera pas facile d'essayer de les arrêter. Cependant, quoi qu'il advienne, il nous faut tenir cette ligne, jusqu'à ce que des renforts aient pu nous parvenir.

- Mais sacré nom, sergent ! Nous n'avons pas de tanks...

- Pensez-vous que je l'ignore ? Pour l'instant, tenez-vous à l'abri et soyez prêts à lancer tout ce que vous avez quand ils arriveront.

- J'ai furieusement envie de me terrer où je suis et d'y attendre la fin de la guerre, grogne une voix de basse, tout au bout de la tranchée. Je croyais que c'était nous qui allions attaquer. Mais, par Dieu, où se sont-ils procuré tous ces canons ? On nous a assez seriné que leurs usines d'armements avaient été aplaties et qu'ils n'étaient plus en mesure de réunir qu'une poignée de divisions. Et voilà qu'à présent vous venez nous annoncer que les Fridolins vont nous tomber dessus, avec leurs blindés !

- Grossman, vous ne voulez croire que ce que vous voyez de vos propres yeux, dis-je rudement. Prenez votre fusil et veillez à ce qu'il soit bien en état de fonctionner, parce que vous allez en avoir besoin très bientôt.

Grossman est un grand Texan aux larges épaules, qui croit dur comme fer que, simplement parce qu'il est là, la guerre peut être considérée comme virtuellement terminée. Plus que tout autre de ses camarades, il a dû être physiquement affecté par ce barrage aussi violent qu'inattendu. Il semble profondément choqué d'apprendre que l'ennemi est encore loin d'être battu, qu'il est assez puissant pour nous rejeter en arrière.

- Comment, fichtre, pouvons-nous espérer les combattre s'ils sont à même, à présent, de nous secouer les tripes ? gronde Greco, un petit homme au regard triste, d'origine italienne. Il a près de quarante ans. Son visage cireux, ses pommettes saillantes et ses yeux profondément enfoncés lui donnent un aspect maladif, sous-alimenté. Comment est-il arrivé à être versé dans une unité combattante est une chose dont je ne cesse de m'étonner.

- Il faut nous tenir prêts à les repousser, dis-je avec fermeté. En attendant...

Un obus passe en hurlant et va exploser dans la forêt, juste derrière nous, dans un vacarme propre à réveiller les morts. Au loin, les canons continuent à tirer, mais soudain un nouveau son est venu s'ajouter aux autres. C'est un son que je n'ai encore jamais entendu, un grondement plus grave, plus caverneux. Il doit émaner d'un projectile qui suit une trajectoire dépassant en altitude celle des obus ordinaires, un engin encore plus agressif, plus puissant qu'eux. Ce son nouveau n'a pas non plus échappé aux hommes, car, dans la lumière naissante de l'aube, je vois leurs visages blafards haussés vers le ciel, bien qu'ils n'ignorent pas qu'en levant ainsi la tète ils s'exposent à la mort.

- Du diable, sergent, s'enquiert Greco, d'une voix rauque, qu'est-ce encore cela ?

Je me mords la lèvre. Je crois deviner de quoi il s'agit, et je ne veux pas y croire. Cependant, il faut bien se faire une raison.

- Des V1, dis-je sourdement. Ils doivent s'en servir pour pilonner nos bases de l'arrière.

- Mon Dieu ! J'ai toujours pensé qu'une chose de cette sorte arriverait ! gémit un des hommes. Je me tourne vers lui, furibond. Il suffit d'un seul homme pris de panique pour que tout soit perdu. Rien n'est plus contagieux au sein d'une armée qu'une panique aveugle, irraisonnée. C'est ce que le commandement redoute par-dessus tout.

- Pas de ça ! dis-je.

J'ignore si les hommes seront à même de se montrer à la hauteur, au moment de l'assaut, mais ce que je sais c'est que c'est maintenant qu'ils doivent y être préparés. Au fait, c'est au lieutenant qu'il appartiendrait, en ce moment, de donner des ordres et remonter leur moral. Il n'est plus à l'endroit où je l'ai trouvé évanoui et je ne l'ai vu nulle part, en parcourant les avant-postes.

L'aube se manifeste par un léger éclaircissement du ciel chargé de sombres nuages qui pèsent lourdement sur le décor. Le barrage s'apaise, mais le bruit inquiétant des V1 persiste, et nous nous rendons compte que là-bas, loin à l'arrière, ils sont aussi harcelés que nous le sommes, ici. Les hommes s'efforcent de percer la pénombre. Ils ont visiblement encaissé un rude choc psychologique, et leurs regards se portent, anxieux, dans la direction de la rivière que les arbres leur cachent. Je sens mon estomac se contracter. Un complet effondrement des nerfs est à craindre lorsque l'ennemi se montrera.

J'essaie de contacter le Q.G. par radio, sans obtenir de réponse. Le bombardement doit avoir mis le poste récepteur hors de service, et il est inutile d'essayer la ligne téléphonique. Elle est sûrement coupée en plusieurs endroits. Nous sommes isolés, complètement coupés des autres unités. Vers six heures, nous repérons les premiers assaillants. Ils s'avancent dans la neige, portant des capes blanches qui les rendent presque invisibles. Ils avancent en tirailleurs, suivis des tanks. Il est impossible d'estimer leur nombre. Parvenus à quelque six cents mètres de nous, ils se déploient, dans l'intention évidente d'opérer un mouvement tournant.

Je retourne dans mon trou, derrière la mitrailleuse que je vérifie rapidement, puis je fais signe à un des hommes de venir me rejoindre pour s'occuper des bandes. L'ennemi s'enhardit. Il doit estimer que l'intense tir de barrage a anéanti nos principales défenses et qu'il ne lui reste qu'à aller de l'avant. Son service de renseignements doit être aussi bon, sinon meilleur que le nôtre. Il sait sûrement que nous sommes peu nombreux dans ce secteur et que nos effectifs y sont étirés au maximum.

Les fantassins allemands arrivent à portée de nos armes. En avant de ma position, deux de nos mitrailleuses ouvrent soudain le feu, et j'observe, dans la demi-clarté du jour naissant, la trajectoire des balles traçantes.

Pour l'amour du Ciel, sergent, qu'essayez-vous de faire ? Attendez donc qu'ils soient beaucoup plus près ! murmure mon compagnon.

- Veille à ce que cette bande de cartouches suive bien, dis-je vertement. Je connais mon boulot.

Lynley lance un regard à la caisse de munitions toute proche, et vient se poster à côté de moi. Il a le visage crispé. L'air est tellement enfumé que, par moments, nous ne distinguons plus très bien l'ennemi. Une odeur douceâtre de chair brûlée me soulève le cœur. Soudain, une bouffée de vent ayant dissipé la fumée, je distingue, à moins de deux cents mètres, les Allemands qui s'avancent en pataugeant profondément dans la neige. Je presse sauvagement sur la gâchette, la mitrailleuse hoquette et me martèle le corps. Le bruit des balles résonne à mes oreilles comme la plus douce des musiques. J'ai bien visé. Une bonne moitié des hommes titubent et tombent Les autres s'arrêtent un moment, semblant chercher d'où vient le tir, et se jettent à plat ventre.

Je fais parcourir lentement un nouvel arc de cercle à mon arme. D'autres attaquants s'effondrent dans la neige. Pour l'instant, mon cerveau engourdi n'éprouve aucune émotion, et ma chair est devenue quasi insensible. Sous moi, la neige s'est transformée en un liquide boueux qui perce ma tunique et me mouille la peau. Cependant, cela me gêne à peine. Les seules choses dont j'aie vraiment conscience sont le martèlement de la mitrailleuse et la trajectoire des balles traçantes dont je perçois l'impact dans le corps des soldats ennemis.

Nos trois mitrailleuses entrées en action, à peu près en même temps, ont momentanément semé la confusion chez l'assaillant. Les sentiers étroits, couverts de neige, ne leur offrent guère de protection et, avant d'atteindre la partie boisée, ils se trouvent presque totalement exposés. Du coin de l'ceil j'aperçois les tanks qui s'avancent en un puissant grondement, écrasant tous les obstacles qui se dressent devant eux. Ce sont eux qui sont le plus dangereux, car nous ne disposons d'aucune arme capable de les stopper. Une vague d'amertume m'envahit Les nazis ont, dans ce secteur, infiniment plus de troupes et de blindés que nous ne le pensions.

Le feu des tanks atteint nos positions. Il est meurtrier. Leurs obus pleuvent sur nous de toutes parts. L'un d'eux percute un arbre et fauche l'escouade qui se tient à ma droite, ne laissant aucun survivant. Nos mitrailleuses de pointe continuent à tirer jusqu'à ce qu'elles soient touchées ou tombent à court de munitions. Notre contre-barrage est faible, comparé à celui de l'adversaire, mais il est précis. Je vois toute une rangée de Fridolins se désintégrer dans un nuage de fumée et de neige, atteinte de plein fouet par un de nos obus. Cependant, les blindés ennemis sont, à présent, suffisamment près pour balayer nos lignes de leurs mitrailleuses. Notre position devient rapidement intenable.

Le lieutenant Fraser arrive enfin, portant autour de la tête un bandage sanglant. Il se laisse tomber auprès de moi. Son visage est gris et hagard, et ses lèvres tremblent

- Il faut que nous sortions d'ici, sergent, crie-t-il d'une voix étrangement aiguë. Si nous tardons, nous allons être complètement submergés.

J'approuve d'un signe de tête. n serait insensé de vouloir tenir cette ligne, puisqu'il est clair qu'elle sera bientôt contournée et qu'alors le seul chemin de repli possible, à travers la forêt, nous sera coupé. Il nous faut décrocher et emporter avec nous tout l'équipement possible.

Tandis que le lieutenant se glisse au-dehors, afin de donner l'ordre à l'extrémité de notre position d'effectuer un repli et de se reformer dans les bois, à deux ou trois kilomètres en arrière, où nous serons mieux protégés, je transmets ses instructions aux hommes qui m'entourent. Ils semblent hésitants. Ou bien ils sont trop sonnés pour comprendre, ou bien ils ont l'impression que nous manquons de cran. Mais le temps fait défaut pour leur expliquer les raisons qui justifient ce repli. Le gros des forces ennemies est à moins de cinq cents mètres de nous et, à en juger par la vitesse des tanks, nos positions seront dépassées dans quelques minutes à peine.

Tout en maugréant un peu, les hommes se lèvent et évacuent la tranchée. Le tir des blindés ennemis nous poursuit. En courant parmi les arbres, essayant de suivre le sentier de terre ferme, je me rends compte que la fumée qui nous entoure forme un excellent écran qui nous soustrait provisoirement à la vue de l'ennemi.

À part un léger engourdissement des jambes et une sourde sensation de brûlure dans le bras droit, je n'éprouve rien. Je comprends seulement que je suis blessé en découvrant une déchirure dans mon uniforme et une tache sombre sur ma tunique. Dans le feu de l'action, je n'avais rien remarqué. Mon cerveau semble avoir rejeté toute sensation, de sorte que j'accomplis les gestes qu'il faut, à la manière d'un automate.

Je me tâte l'épaule. Le froid a gelé ma chair à tel point que lorsque j'arrache le morceau de chemise qui colle à une balafre traversant mon épaule en diagonale, je ne sens absolument rien. L'éclat de shrapnel a dû me heurter obliquement n'occasionnant qu'une blessure superficielle. Je devine cependant que ça fera drôlement mai, lorsque l'engourdissement cessera.

Nous atteignons nos nouvelles positions, l'ennemi sur nos talons. Il a évidemment reçu l'ordre d'avancer aussi rapidement que possible, afin d'écraser toute velléité de résistance. Considérant le nombre de fantassins et de tanks qui nous ont harcelés depuis l'aube, j'évalue à peu près de cinq divisions les effectifs ennemis engagés.

À l'arrière des lignes, je trouve le capitaine Bridges. Les traits empreints de détermination, il assigne aux hommes leurs emplacements respectifs. Calmement et avec efficience, il va s'efforcer d'endiguer la progression de l'ennemi, malgré le peu d'hommes dont il dispose. Mais il ne trompe personne, et encore moins lui-même. Il sait, comme nous, que nous n'avons aucune possibilité de stopper l'attaque, que nous ne pourrons, au mieux, que contenir l'ennemi le plus longtemps possible, puis nous dégager et nous replier au plus vite, si possible jusqu'à Bastogne, qui se trouve loin au sud-ouest, et qui est probablement le premier objectif de l'ennemi. Il nous appelle, le lieutenant et moi. Le visage grave, il demande :

- Votre unité a-t-elle beaucoup souffert, lieutenant ?

- Nous avons perdu presque la moitié des hommes, mon capitaine. C'est l'artillerie qui a fait le plus de dégâts.

Le capitaine hoche la tête. Il ne semble pas surpris.

- Nous avons reçu la même information des autres secteurs, dit-il. Nous n'avons pu maintenir qu'une seule de nos lignes avec Bastogne. La situation n'a cependant pas pu être clarifiée. Les instructions sont de tenir les positions. Le hic est de savoir comment nous sommes supposés le faire avec les effectifs réduits dont nous disposons. En tout cas, il ne s'agit pas d'une feinte de l'ennemi, simplement destinée à nous faire reculer vers le nord.

Il affirme catégoriquement :

- Ceci a été préparé pendant des semaines. C'est une véritable offensive.

Et il ajoute avec amertume :

- Pourquoi, fichtre, ne nous a-t-on pas prévenus plus tôt ! Dieu sait s'il y a eu assez de rumeurs. L'on aurait dû en tirer les conclusions qui s'imposaient.

- On ne l'a évidemment pas fait, mon capitaine, ou alors on s'est trompé, dit le lieutenant. Nous avons été pris entièrement par surprise. Dieu veuille que nous puissions les arrêter, avant qu'ils ne percent directement jusqu'à la Meuse.

Je demande :

- Ont-ils suffisamment de blindés pour cela, mon capitaine ?

- Nous l'ignorons. Mais mieux vaut s'attendre au pire.

Le pilonnage reprend. Les premiers obus tombent en avant de nos positions, mais le tir est bientôt rectifié, et nous encaissons à nouveau. Quelques renforts nous sont enfin parvenus, mais ces hommes sont hagards, rompus de fatigue et trop peu nombreux pour influencer l'issue de la bataille.

Il fait jour à présent, mais le ciel bas est chargé de sombres nuages, annonciateurs de neige. Au travers des bancs de brume, nous voyons s'avancer les Allemands. Bientôt la forêt, un moment silencieuse, semble éclater de toutes parts. Les blindés suivent de près l'infanterie. Nous sommes aussi soumis à un intense barrage de mortiers. Des mitrailleuses hoquettent dans le sous-bois, et le hurlement aigu des départs de rockets résonne au loin. Je découvre une cavité dans laquelle je me précipite et me recroqueville. Malgré moi, je lève la tête.

À une dizaine de mètres, deux hommes courent se réfugier derrière des camions stoppés le long de la route étroite et sinueuse qui mène à Bastogne. Un obus de mortier les surprend. L'un d'eux s'affaisse en poussant un cri affreux. L'autre, glissant sur la neige, s'arrête, empoigne son compagnon par le ceinturon et essaye de toutes ses forces de le mettre debout. Un second obus éclate en un aveuglant et assourdissant éclair orange. Quand la fumée se dissipe, je ne vois plus à l'endroit où se trouvaient les deux hommes qu'un cratère aux bords déchiquetés.

Serrant les paupières, j'essaie d'effacer de mon esprit l'affreuse image. Je n'entends pas arriver le troisième obus.

Son souffle me secoue brutalement. Je me tapis instinctivement au fond du trou, tandis que glisse sur moi une avalanche de terre et de pierrailles qui font tinter mon casque. Pendant un bon moment, j'ai l'horrible impression que je vais être enterré vif.

Retenant mon souffle, j'essaie de me sortir de là, mais j'aperçois des Fridolins qui viennent dans ma direction. Je sens aussitôt dans les mollets un frémissement familier, suivi immédiatement d'un sentiment de rage qui décuple mes forces. J'attire à moi la lourde mitrailleuse. Une déflagration annonce le départ d'une nouvelle salve de mortier. Je n'en ai cure. J'engage la bande dans la culasse, vise et presse la détente.

Une balle perdue ricoche sur le canon de mon arme, me frôle la tête. J'ai peur, mais je me ressaisis, et je me sens soudain très calme. Tout ce que je demande, pour l'instant, c'est de tenir quelques Fritz dans mon viseur. En voilà ! J'appuie fortement sur la gâchette, la bande glisse dans la culasse. Un lent mouvement latéral, et ils s'affaissent, un à un. À la manière dont ils tombent, je suis presque certain qu'ils sont mortellement atteints. Pendant un moment, j'ai l'impression que nous ne nous défendons pas trop mal, que si nous arrivons à contenir l'ennemi pendant toute la journée, nous devrions pouvoir renforcer suffisamment nos positions pour parvenir à le rejeter au-delà de l'Our. Mais ce n'est là qu'une illusion. Je prends, hélas, mes désirs pour la réalité. Les effectifs de l'ennemi sont au moins sept fois supérieurs aux nôtres et, devant la puissance écrasante de ses blindés, nous sommes menacés d'être encerclés et décimés.

Aux environs de midi, nous arrive un second ordre de repli. Cette fois, il est évident que nous sommes totale-ment incapables de maintenir des lignes cohérentes, en présence d'un tel assaut, et nous commençons à nous replier vers Bastogne. Nous reculons, le cœur plein d'amertume, au travers d'une région fortement boisée, constamment harcelés par le tir des mortiers, de l'artillerie lourde et des chars qui nous talonnent de près.

Dès le début de l'après-midi, l'ennemi est parvenu à percer nos rangs en plusieurs endroits. Il déferle vers l'ouest en une vague irrésistible, empruntant les chemins étroits et sinueux, contournant les zones trop fortement boisées. La rapidité de son avance a pour effet de nous couper fréquemment du gros de nos troupes. Nous sommes parfois contraints de nous ouvrir, de force, un passage au travers d'importantes concentrations ennemies infiltrées dans notre ligne de retraite.

Le restant de l'après-midi se passe à affronter des forces assez importantes. Nous ne rencontrons aucun de nos blindés et, sans eux, nous ne pouvons que nous livrer à de vigoureux mais futiles engagements d'arrière-garde dont l'effet est quasi nul sur l'ennemi. Pendant une heure, nous nous dissimulons dans un coin particulièrement touffu de la forêt afin de nous regrouper. En vérité, l'ennemi attaque à fond. Nous sommes tout ce qui reste de deux compagnies. Aux abords d'un petit village que nous avions reçu l'ordre de défendre jusqu'au dernier homme, nous découvrons que le gros de nos effectifs s'est déjà retiré en laissant derrière lui une bonne part de son équipement. Des camions et des jeeps ont été abandonnés, le long de la route, les moteurs ayant préalablement été mis hors d'usage, à coups de grenades.

De toute façon, ces véhicules ne nous seraient guère utiles. Nous n'avons pas grand-chose à transporter, et de nombreux et périlleux kilomètres nous séparent encore de Bastogne où l'on nous a dit qu'une division blindée a été acheminée pour endiguer l'avance allemande. Si nous parvenons à atteindre la ville, nous y serons relativement en sécurité...

Contournant le village, nous quittons la route et nous enfonçons dans la forêt. Cela nous ralentira, mais nous aurons plus de chance d'éviter les concentrations ennemies de blindés et d'infanterie. Il serait futile de notre part de vouloir continuer à engager avec l'adversaire des escarmouches dans l'espoir d'arrêter ou même de ralentir son avance. Autant vaudrait opposer à l'assaut de la mer un futile barrage de terre.

Soudain, au crépuscule, nous nous heurtons à des nazis. Une mitrailleuse aboie, et trois des nôtres s'écroulent. Nous nous jetons instinctivement à terre. Nos cerveaux fatigués ne réagissent plus. Mouvements et actions sont devenus purement machinaux.

J'ai bondi derrière un arbre, ne songeant même pas que j'offre au mitrailleur une cible de choix. Mais il ne tire plus. Les Allemands ne doivent pas être plus nombreux que nous, car s'ils l'étaient, ils continueraient à nous canarder.

J'aperçois le lieutenant Frazer, agrippé au tronc d'un arbre proche du mien. Il me fait signe d'avancer. Tête basse, je me mets à ramper. Il tient une grenade. Une balle heurte le sol, m'envoyant de la neige dans les yeux. Aussitôt après, j'entends exploser sa grenade. Après un moment d'hésitation, je 'lève la tête. Une fumée bleuâtre flotte entre les arbres. De nouveaux coups de feu éclatent. Des balles sifflent à mes oreilles. Je bondis en direction de l'endroit où se cache l'ennemi. Les autres me suivent. L'un d'eux lance une seconde grenade qui éclate au milieu d'un épais taillis. Deux des Fritz, qui s'y cachaient, sont projetés en l'air, comme par des ressorts, et retombent lourdement dans la neige maculée de sang, bras et jambes grotesque. ment écartelés. Je trébuche sur le corps d'un des nôtres. En tombant, je sens dans une épaule l'impact d'une balle. Je me remets à courir. Un coup de feu éclate tout près de moi, et je vois un Fritz, qui émergeait du sous-bois, lever soudain les bras et tomber à la renverse. Weniewsky me dépasse, en hurlant quelque chose. Il fonce sur un Allemand et lui décoche en plein estomac un terrible coup de pied. Le Fridolin s'affale, face en avant, les bras en croix. Se servant de son fusil comme d'une massue, Veniewsky lui assène alors derrière l'oreille un violent coup de crosse. Cela fait un bruit sourd, et le casque du Fridolin roule à terre. L'homme ne bouge plus.

Lorsque cesse la fusillade, plus de trente cadavres d'Allemands gisent dans la neige. Leur mitrailleuse a été mise hors d'usage par l'explosion de la première grenade. Le mitrailleur n'est pas joli à voir. J'essaie de détourner les yeux, et je rejoins les autres, occupés à dénombrer les morts.

Le lieutenant circule parmi eux, le visage crispé. Il passe la main sur son visage non rasé et semble remarquer tout à coup qu'il n'a pas mis ses gants. Aussitôt il se tâte les poches.

- Pas de victimes demande-t-il.

- Carlos et Bronski sont morts, dis-je sourdement. Donavan aussi. Il a été touché le premier.

Il hoche la tête, les yeux hagards. Mais il se ressaisit et, touchant le petit revolver qu'il porte toujours à la ceinture, il dit avec fermeté :

- Nous ne pouvons pas demeurer ici toute la nuit. L'un de nous connaît-il un peu la région ?

Il a essayé de mettre de la désinvolture dans son ton, sans y parvenir.

- À environ un kilomètre d'ici, il y a une espèce de chalet, annonce Greco.

- Vous en êtes sûr ?

- Oui, mon lieutenant. Il y a un mois, on s'en servait comme dépôt avancé de vivres. Ce serait un bon endroit pour crécher, à moins que les Fritz nous aient devancés. À la vitesse où ils vont, ce ne serait pas étonnant.

- Ça vaut la peine d'y aller voir. Montrez-nous le chemin, Greco.

Notre camarade se met en marche, sans se retourner. L'œil aux aguets, nous le suivons dans la pénombre qui s'épaissit. Il est peu probable que le groupe que nous venons d'annihiler ait été le seul en ce coin de la forêt. Mais la chance nous sourit. Nous atteignons notre objectif, sans rencontrer âme qui vive et, bien que des coups de feu résonnent au loin à notre droite, nul ne semble s'occuper de nous.

Le lieutenant s'arrête à l'orée du bois et observe la pente enneigée qui s'étale devant nous. Au-delà, au haut d'une petite colline, nous distinguons parmi les arbres la silhouette du chalet. Le lieutenant l'observe longuement à la jumelle et semble satisfait.

- L'endroit est vide, sergent. Il me tend les jumelles. Voyez. Évidemment, ce peut être un piège. Ils ont pu se dire que certains d'entre nous prendraient cette direction. Dans ce cas, il doit y avoir là un comité de réception dans le genre de celui que nous venons de rencontrer dans le bois. Il vaut mieux être prudents.

D'abord, je ne distingue pas grand-chose, puis ma vision semble s'éclaircir, les détails m'apparaissent très clairement. Aucune des fenêtres n'est éclairée, et la cheminée ne fume pas. Rien ne bouge parmi les arbres proches. Mais cela ne suffit pas à me rassurer. L'ennemi est rusé. Peut-être nous guette-t-il.

- Je ne vois rien d'anormal, lieutenant, dis-je, en lui rendant les jumelles. Pourtant, ce calme ne me dit rien qui vaille. Les Allemands ont eu largement le temps d'arriver jusqu'ici par la route, pendant que nous nous expliquions avec leurs copains.

- Oui, c'est aussi mon avis. Il n'y a qu'un moyen de nous renseigner. Nous allons envoyer deux hommes. S'il y a des Fritz, ils seront sans doute descendus, mais le gros de la compagnie aura été épargné.

Nous nous rapprochons encore, en évitant de nous exposer à la vue des observateurs éventuels. Ensuite, deux des nôtres partent en reconnaissance. Couché sur le ventre, je les regarde se déplacer lentement, en se dissimulant du mieux qu'ils peuvent. Nous les perdons finalement de vue et tendons l'oreille, nous attendant à entendre crépiter une mitrailleuse.

Mais rien ne vient rompre le silence. Au bout d'une dizaine de minutes, le lieutenant pousse un soupir de soulagement. Il reprend ses jumelles.

- Tout va bien, dit-il. Faites avancer les hommes, sergent. Nous allons essayer de profiter d'un peu de confort cette nuit. En tout cas, nous pourrons plus aisément nous défendre là qu'à découvert, surtout dans l'obscurité.

Je songe, quant à moi, que nous serons aussi plus aisément encerclés, mais je n'en dis rien. Par endroits, nous enfonçons dans la neige jusqu'aux genoux. Alors que nous approchons du chalet, je sens soudain une fatigue indicible s'emparer de moi. Un de nos éclaireurs apparaît sur le pas de la porte et crie joyeusement :

- C'est vide, mon lieutenant ! Il y a assez à manger ici pour nourrir une armée pendant des semaines.

Péniblement, nous nous laissons tomber dans les premiers sièges qui s'offrent à nous. Il fait très froid dans la maison. Nous battons la semelle, sans nous rendre compte que cela ne peut nullement nous réchauffer et que le bruit risque de nous faire repérer de loin. Impossible de faire du feu. Les Fritz qui rôdent peut-être aux alentours sentiraient la fumée. Heureusement, nous avons de quoi faire provision de calories, mais il faudra manger froid.

J'avale le contenu d'une boite de jus de fruits, et je découvre, pour la première fois, comme j'ai faim. Depuis l'aube. nous n'avons pas eu le temps d'y penser. Maintenant nous le pouvons, mais la douleur aussi se manifeste. Mon bras est raide, ma tunique maculée de sang. Cependant, le froid intense a momentanément insensibilisé la chair. Doucement, en serrant les dents, je détache le tissu qui colle à la plaie, car le sang a séché, et cela. fait très mal.

Je lave ma blessure le mieux possible, avec de l'eau glacée. Elle saigne un peu. La balle a labouré la chair, sans toucher l'os, et la plaie parait plus sérieuse qu'elle ne l'est réellement. Cinq de mes camarades ont également été blessés, au cours de l'échauffourée. Lorsque nous avons fini de nous panser, nous établissons un tour de garde, afin d'assurer une veille durant toute la nuit. Je suis du premier quart, et je m'installe près des fenêtres, avec Greco et Kelland. Les autres s'endorment presque aussitôt. Au-dehors, tout est calme et la neige brille étrangement dans l'obscurité.

2

La riposte

Je consulte ma montre. Il est un peu plus de minuit. Au-delà de la colline qui se dresse à l'est, je vois dans le ciel des lueurs. Sans doute d'autres groupes en retraite, qui essayent d'opposer à l'ennemi un semblant de front, sont-ils harcelés par l'artillerie. Je ne sens plus dans le bras qu'une douleur sourde. Je m'efforce de l'ignorer et de demeurer éveillé. D'ici un quart d'heure, je serai relevé. Je pourrai alors dormir à mon tour. Cependant, aucun de nous ne sera en mesure de s'abandonner longtemps au sommeil. Certains des hommes, déjà habitués à ce genre de combats, peuvent dormir à tout moment, chaque fois qu'ils en ont l'occasion. Ils ont, comme les animaux, la faculté de s'éveiller au moindre indice de danger, l'esprit en alerte, alors même qu'ils sont physiquement épuisés.

Je songe à notre récente escarmouche, dans la forêt. C'est curieux, je ne parviens pas à me représenter les traits des trois hommes qui marchaient en tête, lorsque la mitrailleuse a tiré. Je me souviens certes de leur nom, mais je n'arrive pas à me faire d'eux une image mentale. Le passage de la vie à la mort se fait si rapidement dans une guerre comme celle-ci que l'on pense rarement à de telles choses, du moins durant le jour, mais dans les heures calmes et sombres de la nuit, lorsque l'ennemi vous entoure de toutes parts, l'on a tout le temps de réfléchir. C'est la raison pour laquelle un lâche souffre toujours atrocement pendant la nuit, et c'est aussi pourquoi je dois surveiller plusieurs des hommes, nouvellement arrivés, qui n'ont pas encore l'expérience des combats.

Jusqu'à présent, ils demeurent convaincus qu'ils en réchapperont, que, quoi qu'il advienne à des milliers d'autres, ils seront, eux, protégés. Mais ce sentiment d'invulnérabilité n'est que passager. Au bout de combien de temps leur moral commencera-t-il à céder ? Je ne puis évidemment le savoir, et je m'efforce de ne pas trop y penser.

Quelqu'un me touche l'épaule. Je sursaute et me retourne, prêt à tirer. Mais ce n'est que Lynley. Je distingue dans la pénombre son sourire las. Il tremble et claque des dents.

- Rien à signaler, sergent ? demande-t-il d'une voix mal assurée.

- Rien de spécial, jusqu'à présent. Beaucoup de tir d'artillerie lourde, à sept ou huit kilomètres d'ici. À part cela, personne ne semble s'intéresser à nous.

- O.K. !

Il vérifie son fusil, sort de sa poche quelques chargeurs et les dépose devant lui sur l'appui de fenêtre.

- Dormez bien, sergent, dit-il. Je ne crois pas que cela vous reposera beaucoup, quoique vous ayez l'air d'en avoir drôlement besoin.

- Merci. Réveillez-moi s'il y a du nouveau. Son sourire s'élargit et, dans la pénombre, je vois briller ses dents.

- Ne vous en faites pas. S'il y a du grabuge, vous l'entendrez sûrement.

- Oui, sans doute.

Je prends ma carabine et vais m'étendre à même le plancher. Il fait horriblement froid. Je n'arrive pas à me réchauffer.

Malgré l'intense fatigue, mon cerveau est bien trop éveillé pour que je puisse espérer m'endormir tout de suite, ainsi que je le voudrais. Je suis obsédé par l'idée que les Fritz peuvent, d'une minute à l'autre, nous attaquer en force. Il suffirait qu'un des hommes de garde s'assoupisse quelques instants pour que l'alarme ne soit pas donnée à temps,

Je tourne la tête. Greco est étendu sur le dos, à côté de moi. Je crois d'abord qu'il est éveillé, mais non, il dort.

J'entends sa respiration paisible et régulière. Malgré cela, je sais, par expérience, qu'au premier indice de danger, il se réveillerait immédiatement, prêt à agir. Malgré son air malingre, il semble avoir une extraordinaire endurance, autant physique que mentale, et il peut, sans transition, passer du sommeil le plus profond à un complet état de veille. Couché là, dans ce froid de canard, à chercher le sommeil, je me prends à l'envier.

Pendant un court moment, je finis cependant par m'assoupir. Mais je me réveille brusquement. Quelqu'un me secoue impatiemment l'épaule. C'est Lynley.

- J'ai vu bouger quelque chose, sergent, murmure-t-il d'une voix étranglée.

Il est un peu plus d'une heure. Je suis tout ankylosé et j'ai l'impression que si je bouge mes membres ils vont se briser. Il faut pourtant que je me lève.

Je demande :

- Avez-vous déjà prévenu le lieutenant ?

- Non, j'ai pensé qu'il valait mieux que vous regardiez d'abord. Je ne voudrais pas donner inutilement l'alarme.

Étouffant un gros mot, je me lève péniblement et me dirige vers la fenêtre. Il y a dans le ciel une petite échancrure, au travers de laquelle la lune essaye de percer mais y renonce bientôt. Lynley tend le bras. J'observe attentivement les coins d'ombre dont est parsemée la pente enneigée. Même par les nuits les plus noires, la neige a toujours un certain éclat qui fatigue les yeux et empêche de la fixer trop longtemps.

- Etes-vous bien sûr d'avoir vu bouger quelque chose ? dis-je. Je ne remarque rien. Ne serait-ce pas plutôt un effet de votre imagination ?

- Je vous assure que j'ai bien vu, sergent !

Il semble un peu vexé, et je m'aperçois qu'il tremble, sa main droite serrant nerveusement sa carabine.

- C'était là-bas sur la pente, à environ trois cents mètres, parmi les arbres. Si vous voulez mon avis, ils arrivent mais, ne sachant pas si le chalet est occupé ou non, ils prennent des précautions. Nous ne perdons rien pour attendre. Dès qu'ils seront à porté de tir, ils nous tomberont dessus.

- C'est tout de même bizarre, dis-je, sans aménité, qu'on ne voit plus rien.

Le vent fait entrechoquer les branches des arbres voisins, mais leur bruit ne peut-être confondu avec celui que ferait l'ennemi. Je ne mets certes pas en doute l'acuité de vision de Lynley, mais je me dis aussi que, fatigué comme il l'est, il a pu se tromper.

Je jette un regard autour de la chambre. Deux mitrailleuses légères ont été montées devant les autres fenêtres, afin de couvrir les principales directions d'où pourrait venir une attaque. Les mitrailleurs sont à leur poste, les bandes engagées dans les culasses. Je fouille à nouveau les arbres. Il y a là-bas trop d'ombres dans lesquelles des ennemis pourraient se cacher pour que je me sente vraiment rassuré. Si Lynley a vu quelque chose, nous sommes exposés à un danger réel. Je me décide.

- Allez immédiatement chercher le lieutenant, dis-je à Lynley. Il revient bientôt avec l'officier qui se frotte le nez d'un air perplexe.

- Que se passe-t-il au juste là-bas, sergent ? demande-t-il.

- Je ne vois rien, mon lieutenant. Lynley prétend formellement avoir vu bouger quelque chose, il y a environ cinq minutes. S'il ne se trompe pas, il se peut que les Fritz espèrent nous surprendre.

Comment sauraient-ils que nous sommes ici ? À moins qu'ils n'aient repéré les traces de nos pas dans la neige.

- Ils sont assez rusés pour cela, dis-je. Je n'y avais pas pensé, mais cela pourrait expliquer bien des choses. Si par exemple !

Bii-Ywwwwwww ! Bii-Ywwwwwww !

Les balles martèlent les murs du chalet et ricochent en sifflant. Nous distinguons tout juste les petites flammes au bout des fusils. Les Allemands sont plus près que je ne le pensais ; ils sont à moins de cent cinquante mètres. Et soudain, l'enfer se déchaîne. L'ennemi nous canarde simultanément de plusieurs positions bien choisies, étalées en un vaste arc de cercle qui couvre presque entièrement trois faces du chalet. Les vitres éclatent en mille fragments acérés qui tombent dans la chambre, en tintant bruyamment. J'ouvre le feu sur les silhouettes bondissantes surgies de l'ombre. La neige épaisse gêne leur progression. Plusieurs des assaillants tombent sous notre tir. Tout à coup, un des nôtres pousse un cri strident et se lève, derrière sa mitrailleuse, en tenant sa tête à deux mains. Le sang gicle entre ses doigts convulsés et coule le long de ses poignets. Il demeure un moment immobile, puis il glisse sur le côté. Ses gémissements s'éteignent. L'homme qui guidait la bande de cartouches veut prendre sa place, mais je l'écarte et je m'installe moi-même derrière la mitrailleuse. L'ennemi dispose d'armes similaires. Il s'en sert pour arroser copieusement les murs, à hauteur des fenêtres. Une étrange Insensibilité m'empêche de sentir le souffle d'air glacé qui me fouette le visage, m'arrachant des larmes et troublant ma vision. Je ne sens pas davantage les fragments de vitres qui tombent en cascade sur mes épaules et mes bras.

Notre tir accéléré et nourri devrait contraindre l'ennemi â chercher abri, mais il s'est trop bien terré. Qui sait depuis combien de temps il est là à préparer ses positions, attendant d'ouvrir le feu, sans s'exposer à trop de risques ? Le filet de mort que tissent les balles autour de nous continue à nous envelopper.

Une colère froide me prend. Il est heureux que Lynley ait repéré les Fridolins à temps ! Sans cela, ils se seraient sans doute approchés plus près encore, avant d'ouvrir le feu et, dans ce cas, nous n'aurions pas eu la moindre chance de nous en tirer.

Tandis que je lâche de longues rafales sur les ombres mouvantes qui se détachent sur la neige, j'ai l'impression que mes doigts gourds sont soudés à la gâchette. Sans attendre de voir tomber mes victimes, je me choisis immédiatement de nouvelles cibles, tout en m'abritant derrière mon arme. Une balle vient heurter le canon. Déviée, elle siffle à travers la chambre et va derrière moi, s'enfoncer dans le mur.

Les Fridolins n'ont heureusement pas eu l'idée d'effectuer un mouvement tournant. Ils continuent à venir vers nous de front, pataugeant jusqu'aux genoux dans la neige épaisse, trébuchant sur les corps des leurs déjà tombés. Certains d'entre eux tirent de la hanche, sans épauler, tout en courant. D'autres s'abritent derrière les arbres et tirent dans nos fenêtres, lentement, avec précision. Ils ont trop compté sur l'effet de surprise et n'ont certainement pas imaginé que nous pourrions disposer d'une telle puissance de tir.

Les mâchoires serrées, j'arrose les rangs des assaillants, observant, fasciné, la trajectoire lumineuse des balles traçantes. Les saccades de la mitrailleuse sont douce musique à mes oreilles. L'arme vibre et tressaute contre moi. Je vois les flèches de feu parcourir leur trajet de mort et pénétrer dans les corps de ces hommes à allure de pantins, qui accourent vers nous. Ils poursuivent leur assaut avec un étrange mépris de la mort. Une rangée entière, surgie en diagonale de la forêt, déboule la pente, fauchée par mes balles, mais cela n'arrête pas les autres.

Ce n'est plus un combat, c'est un véritable massacre. Les Fritz n'ont aucune chance de survivre, s'ils s'obstinent à nous attaquer ainsi à découvert. Le ciel est d'un noir d'encre. Aucune étoile n'y brille, cependant nous continuons à distinguer nettement sur la neige luminescente les silhouettes de nos assaillants.

Cette fois, nous nous sommes montrés plus rusés qu'eux. Leur chef a dû nous imaginer battus, assommés de fatigue et, de ce fait, incapables d'opposer une résistance sérieuse. Il s'est lourdement trompé. Le sol est jonché de morts. Une douzaine d'assaillants seulement sont parvenus aux abords immédiats du chalet, avant d'être abattus.

Continuant à presser sur la détente je fais pivoter ma mitrailleuse sur son pied, dans un sens, puis dans l'autre. Certains tombent, la tête la première, sur les corps de leurs compagnons. D'autres hésitent un moment, comme s'ils ne savaient quelle direction prendre pour échapper au déluge de feu, puis ils font demi-tour et essayent d'aller se réfugier sous les arbres. Mais les balles les suivent, soulèvent autour d'eux de petits plumets de neige et finissent tout de même par les atteindre.

Après une demi-heure de ce carnage, ils abandonnent. Nous les observons, tandis qu'ils s'éloignent. Au nord et à l'est, les canons ne cessent de gronder et, dans le ciel bas, nous voyons se refléter sur les nuages les lueurs des explosions. L'artillerie ennemie continue à pilonner nos troupes en retraite. Quant à nous, nous sommes toujours isolés. Nous ne nous faisons aucune illusion. Nous savons ce qui nous attend, au lever du jour, à supposer que l'ennemi ne tente pas une nouvelle attaque, avant que la nuit s'achève.

Il est impossible d'estimer combien de temps nous allons demeurer dans les ténèbres glacées, les nerfs à vif, les yeux brûlants, à fixer l'obscurité qui garde son mystère et d'où peut, à tout moment, surgir la mort.

- Vous croyez qu'ils ont eu leur compte, sergent ? demande Rodman, un jeune garçon du Tennessee au visage mince, à l'allure déguingandé.

Je secoue la tête.

- N'en croyez rien. Ils reviendront - et vite ! Ils savent à présent, que nous sommes ici en force, et ils doivent être occupés à décider quelle est la meilleure façon de nous attaquer, sans perdre trop d'hommes eux-mêmes.

- Les voilà qui reviennent ! s'écrie tout à coup le lieutenant, d'une des fenêtres. Il y a dans sa voix quelque chose qui donne l'impression qu'il tremble violemment... et pas seulement de froid.

À peine s'est-il tu qu'une fusée éclairante trace dans le ciel une fine ligne lumineuse, rougeoie un instant et éclate en une lueur aveuglante presque au-dessus de nous. Les ténèbres se transforment aussitôt en lumière du jour. J'en suis aveuglé. Mais, très vite, mes yeux s'adaptent. Je distingue de minuscules silhouettes qui surgissent des bois, à quelque six cents mètres de nous, et dévalent la pente. Les Allemands ont encore commis une grave erreur de tactique. Ils auraient dû se rappeler qu'immédiatement après que la fusée a cessé d'éclairer, les ténèbres paraissent plus opaques que jamais. L'œil met plus de temps à s'adapter à l'obscurité, après une lueur intense, qu'il n'en met à s'accoutumer à une lumière très vive. Nous sommes stupéfaits de constater avec quelle rapidité nos assaillants approchent. En quelques minutes à peine, ils sont parvenus à notre portée. Je recommande à l'homme qui se tient à côté de moi de bien faire suivre les bandes, puis j'adresse à Dieu une muette, une fervente prière, afin que mon arme ne s'enraye pas. Une peur panique m'oppresse et je sens mon estomac se contracter, mais le bruit saccadé de la mitrailleuse et ses vibrations, qui me secouent rudement le bras et me martèlent la poitrine, ont pour effet de me calmer. Mon cerveau fonctionne avec cette rapidité que les hommes connaissent seulement dans l'excitation des combats. Mes nerfs s'apaisent, et je découvre, avec surprise, que je ne sursaute plus au moindre bruit.

La ligne des assaillants s'étire sur toute la largeur de la colline. Les balles traçantes brisent net leur élan, ils hésitent et se disloquent. La plupart s'enfuient et vont chercher refuge sous le couvert des arbres.

J'aspire une grande bouffée d'air. Quelques-uns des Fritz sont parvenus dangereusement près du chalet. Quelques secondes plus tard, la fusée éclairante s'éteint complètement, et je me trouve virtuellement aveugle. Je m'efforce désespérément de percer les ténèbres. Malgré le bruit continu des deux autres mitrailleuses qui n'ont pas cessé de tirer, il me semble percevoir au-dehors des bruits suspects. Pourvu que mes hommes ne tirent pas au hasard ! Nos munitions sont trop précieuses pour être gaspillées, or, une imagination exacerbée n'a que trop tendance à faire voir des ennemis là où il n'y en a pas.

L'aube nous trouve toujours accrochés à notre position. C'est un début de jour gris, humide. Les nuages bas et sombres font présager une imminente chute de neige. Dans la chambre, les hommes se mettent à bouger. Ils se frottent les yeux que la longue veille a rougis et vérifient leurs armes. Depuis une heure déjà, l'ennemi a cessé de se manifester. Nous n'en voyons plus trace. Au loin, le grondement des canons s'est affaibli. Du nord, il a viré vers l'ouest. Nous en concluons que, pendant la nuit, le gros de nos forces a, comme nous le prévoyions, accéléré sa retraite. De sorte que nous nous trouvons, à présent, non plus devant, mais derrière les lignes ennemies. Notre position n'a assurément rien de réjouissant.

Le lieutenant cherche un moyen de nous faufiler au travers des lignes ennemies, sans subir trop de pertes.

- Voici comment je vois les choses, sergent, dit-il avec lassitude, en passant sa main sur ses joues râpeuses, si nous marchons directement vers l'ouest, en demeurant autant que possible sous le couvert de la forêt, nous devrions tomber sur l'un ou l'autre de nos groupes qui se replient sur Bastogne. À condition, bien sûr, que les Allemands qui nous ont attaqués la nuit dernière ne soient pas demeurés dans les parages, attendant que nous sortions du chalet pour nous tomber dessus. Une fois hors d'ici, nous ne disposerons plus d'aucune protection.

- Nous n'avons pas le choix, mon lieutenant.

- D'accord. Réunissez donc les hommes et dites-leur que nous allons partir. En demeurant ici, nous serions certains de nous retrouver prochainement dans un camp de prisonniers.

J'appelle les hommes et réveille ceux qui ont succombé au sommeil. Ils maugréent et m'envoient au diable, mais ils ramassent leurs armes et mettent à mal le stock de conserves dont ils s'efforcent de bourrer leur sac. Certains sont même prêts à sacrifie' une partie de leurs munitions. J'ai fort à faire pour les en dissuader. Nous pouvons, à la rigueur, nous passer de nourriture pendant quarante-huit heures, mais pas de munitions.

Tandis que nous avançons avec précaution, sous les arbres, je n'ai plus conscience que d'une seule chose : mon indicible lassitude. Je n'arrive pas à me rappeler depuis quand je n'ai plus dormi paisiblement une nuit entière. Nous franchissons la colline, sans incidents. Les Allemands semblent avoir évacué la région en laissant derrière eux leurs nombreux morts mais en emmenant leurs blessés. Ce qui pourrait signifier qu'ils sont partis sans idée de retour.

Je ne me sens pourtant guère à l'aise. Ce n'est pas normal. Les Allemands n'ont pas l'habitude de laisser les choses inachevées. Il leur aurait suffi d'amener des renforts pendant la nuit et de se poster aux alentours du chalet, pour nous liquider. J'ai l'impression que nous allons tomber dans un guet-apens, mais le lieutenant est d'avis que tout ira bien, que les Fritz sont partis à la poursuite de nos effectifs en retraite, sans s'occuper davantage des petits groupes tels que le nôtre, laissant à leurs troupes d'arrière-garde le soin de les liquider ultérieurement, tout à leur aise.

Ce calme absolu inquiète Greco. Il enfonce les pieds dans la neige avec plus de force qu'il est nécessaire. Il fronce les sourcils d'un air menaçant. Une balle, en ricochant, l'a touché à l'épaule, et son ressentiment s'étend à l'armée allemande tout entière. Il ne songe plus qu'à se venger.

- Où sont donc passés ces fichus Fridolins ? grogne-t-il.

- Ne vous en faites pas, lui dis-je, vous aurez bientôt l'occasion de vous occuper d'eux.

- Vous croyez qu'il va y avoir du baroud, sergent ? Je ne sais s'il y a dans son ton de l'appréhension ou de l'espoir.

- Soyez-en sûr, dis-je.

La matinée s'écoule lentement. Les minutes sont longues comme des heures, et les heures n'en finissent plus. Nos blessés nous empêchent de nous hâter. Nous devons aussi rester sans cesse en alerte, de crainte d'une embuscade. Les Allemands ne peuvent ignorer qu'ils ont, dans leur avance éclair, laissé derrière eux d'importants groupes d'Américains qui doivent s'efforcer de passer au travers de leurs lignes dans une tentative de rallier, plus à l'ouest, leurs positions principales. Nous devons, par conséquent, nous attendre à ce que l'ennemi nous guette, prêt à nous attaquer à coupe de mitrailleuses et de mortiers, au moment où nous nous y attendrons le moins. Il n'y a là rien que de très logique, et le lieutenant lui-même est, malgré son optimisme, obligé d'en convenir, bien qu'en son for intérieur il soit persuadé que nous passerons sans encombre.

Sa confiance ne tardera pas à être ébranlée. La matinée s'écoule sans incidents. Mais, au début de l'après-midi, alors que, dissimulés parmi d'épais taillis, nous consommons le contenu de quelques-unes des boites de conserves trouvées au chalet, nous percevons le ronflement croissant de puissants moteurs. Nous découvrons, du même coup, que nous nous trouvons tout près d'une des principales routes. Au travers des broussailles, nous voyons passer un convoi allemand roulant en direction de l'ouest

- Nous pourrions faire un beau gâchis de cette colonne, murmure doucement Greco. Ses yeux brillent d'un éclat féroce. Mais le lieutenant secoue énergiquement la tête.

- Il n'en est pas question, dit-il. Nous serions certainement massacrés ou faits prisonniers. Notre devoir est de rallier Bastogne. Dieu sait combien il y a déjà des nôtres là-bas, mais quel que soit leur nombre, s'ils veulent tenir la ville, ils vont avoir besoin d'autant d'hommes et de fusils qu'ils pourront en réunir.

Nous demeurons donc cachés et regardons défiler le convoi. Derrière les camions, bourrés d'hommes et d'armes, viennent une douzaine de tanks lourds. Il n'est plus permis de douter que ceci soit l'offensive de grande envergure dont nous entendons parler depuis un certain temps déjà... Quand la colonne a disparu au loin, nous nous remettons en marche. Maintenant que nous sommes en plein dans les positions ennemies, nous avons l'impression que notre vie ne tient plus qu'à un fil. Considérant tout ce qui s'est passé, nous aurions dû logiquement être tués ou faits prisonniers, depuis longtemps déjà. Nous n'arrivons pas à nous représenter que l'assaut ne date que d'un peu plus de vingt-quatre heures.

Des crampes me nouent douloureusement les mollets. D se met à grésiller, et le vent glacial nous râpe le visage. C'est comme si des milliers d'aiguilles acérées pénétraient dans la peau.

Chacun de nous a sa manière de combattre la panique qui, sans cesse, menace de s'emparer de nous. Pour ma part, j'essaye d'orienter mes pensées vers le moment où tout ceci sera fini et oublié - si tant est qu'il puisse jamais être possible d'oublier ce que nous endurons. Lorsque nous serons rentrés en Amérique, me dis-je, je ne quitterai plus jamais le pays. Avant la guerre, j'avais souvent rêvé de l'Europe, j'avais souhaité voir ses monuments anciens et aspiré à découvrir ses peuples, si riches des traditions qui nous font défaut à nous, Américains. Mais, à présent que je les ai vus, je n'aspire plus qu'à m'en éloigner à jamais. C'est une attitude égoïste, je le sais. Mais je ne puis faire autrement Il est ridicule de rejeter sur l'Europe entière la folie, la tyrannie d'un seul homme, et pourtant c'est ce que je fais. Mes doigts transis s'agrippent avec force à la crosse de ma carabine, jusqu'à devenir complètement insensibles.

Une rage aveugle monte en moi. J'aspire à me trouver face à face avec l'ennemi, à voir couler son sang, à Venger ceux des nôtres qu'il a si sauvagement assassinés.

Soudain, un de nos hommes pousse un cri et tombe à genoux. Il essaie d'épauler sa carabine, mais elle lui échappe des mains, tandis qu'il s'effondre, sa tète heurtant rudement le sol. Son casque roule jusqu'à mes pieds. Je me rue en avant.

L'ennemi est là, sommairement retranché. Nous bondissons par-dessus la barricade et sautons dans le fossé qu'il est parvenu à creuser dans le sol durci par le gel. Deux Fritz surgissent, revolver au poing. Mais je suis plus rapide qu'eux. Par deux fois, je tire à bout portant. L'un d'eux a reçu la balle entre les yeux. Il a été tué sur le coup. L'autre est atteint à la gorge, et le sang jaillit de son cou, inondant sa tunique. Il tombe en avant, en poussant un cri étranglé, inhumain, qui m'écorche les nerfs. Les crosses s'abattent sur les crânes teutons. Nous avons perdu tout contrôle de nous-mêmes. Je tire sur un grand escogriffe de nazi qui essaye de s'enfuir, mais la balle passe au-dessus de son épaule. Une arme crépite derrière moi. Le Fritz redouble d'efforts. Son corps semble trop lourd pour qu'il puisse, à la force des bras, le hisser par-dessus le parapet. Il tombe à la renverse, et sa tête résonne étrangement sur le sol gelé.

Lynley me rejoint, les traits défigurés par un sourire sinistre. Il tient sa mitrailleuse fumante contre sa hanche.

- Un autre bâtard ! répète-t-il plusieurs fois, en se passant la langue sur les lèvres, d'un air féroce qui me fait peur...

Devant nous, sur la route et parmi les broussailles enchevêtrées qui la bordent de part et d'autre, nous voyons des entonnoirs fraîchement creusés par les obus. Nous devons approcher de la ligne de combat. Cependant, l'avance de l'ennemi a été tellement rapide que, malgré la hâte que nous mettons à présent à marcher, soutenant à moitié les éclopés, nous n'arrivons pas à rattraper l'artillerie qui constitue notre seul repère. Je commence à éprouver l'amertume de la défaite. J'ai l'impression que nous perdons notre temps à essayer de rallier le gros de nos forces. Il est clair qu'elles ont elles-mêmes reculé en abandonnant derrière elles une grande partie de leur équipement Les cas doivent être rares où une résistance sérieuse ait pu être opposée à ce déferlement gigantesque.

Lorsque nous nous heurtons à nouveau à l'ennemi, la nuit est déjà toute proche. Selon les estimations du lieutenant, nous devons nous trouver encore à une bonne dizaine de kilomètres de Bastogne et, bien qu'entre les arbres nous apercevions de temps à autre, à l'horizon, les lueurs des tirs d'artillerie, pareilles aux éclairs de chaleur en été, nous savons qu'il nous faudra encore couvrir bien des kilomètres et que, sans doute, l'ennemi se trouve échelonné tout au long du parcours.

Nous sommes mortellement fatigués. C'est peut-être pourquoi nous avons relâché notre vigilance. Une mitrailleuse aboie soudain, sur le côté de la route, et trace devant nous une ligne de feu. Les Allemands sont plus près que nous ne l'imaginions. Je me laisse mollement tomber dans la neige et abaisse mon casque sur mes yeux. Les balles passent en sifflant au-dessus de nos têtes telles des guêpes furieuses. Heureusement, le tir est un peu haut, et un seul d'entre nous a été touché, avant qu'il ait eu le temps de se jeter à terre. Il se tortille au bord de la route, le derrière pointant drôlement en l'air, le visage à moitié enfoui dans la neige. Il lève la tête et hurle quelque chose d'incompréhensible. Je veux lui crier de se coucher à plat ventre, d'essayer de ramper vers un abri, mais ma voix est étouffée par le hoquettement frénétique de la mitrailleuse qui s'acharne sur le seul homme se trouvant à découvert.

Essayer de se porter à son secours équivaudrait à un suicide, car il suffirait de se lever pour offrir au tireur ennemi une cible idéale. La bouche amère, je vois les balles se rapprocher de plus en plus du malheureux. Celui-ci comprend sans doute que s'il reste là, il n'a plus que quelques secondes à vivre, car il tente désespérément et sans grand résultat de se pousser en avant Le Fritz a des balles à gaspiller. Délibérément, longuement, il canarde le blessé, en pleine poitrine, jusqu'à ce qu'il cesse complètement de bouger et de gémir.

Serrant les dents, je prends ma carabine et essaie de repérer le mitrailleur ennemi, mais il est trop bien caché. Les balles continuent à mordre rageusement la route. Il est temps de dégager, si nous ne voulons pas subir le même sort que notre malheureux camarade. Comment faire ? Nous sommes cloués au sol.

Il n'y a qu'un moyen. Le lieutenant nous donne le signal. Nous devons passer à l'attaque, porter immédiatement le combat dans le camp de l'ennemi, au moment où il s'y attend le moins. Si nous restons là plus longtemps, il lui sera aisé de nous contraindre à nous disperser en petits groupes et de nous liquider alors, selon son bon plaisir. Au signal, j'ai bondi sur mes pieds. Penché en avant, je fonce. Des balles heurtent le sol, de part et d'autre de mes pieds. Il me semble que je suis catapulté par quelque puissance invisible, irrésistible. J'aperçois, à dix mètres devant moi, l'endroit où se tapissent les Fritz. Ils ont abattu quelques troncs d'arbres et s'en sont fait une barricade derrière laquelle ils ont une excellente vue de la route. L'enfer se déchaîne. Ils ne s'attendaient pas à ce que nous passions à l'offensive. D'une dizaine d'endroits dispersés parmi les arbres et les futaies, des rafales d'armes automatiques sont dirigées sur eux avec une précision terrible. Cinq des leurs s'écroulent. Leurs corps se tortillent en une macabre danse de mort, tandis que les balles leur labourent la chair. Puis, sous une nouvelle rafale, ils se détendent et demeurent immobiles.

Nous chargeons ce qui reste des Fridolins. Ils sont moins nombreux que nous ne l'avions cru. En cinq minutes, nous les avons liquidés. Mais le bruit a attiré l'attention d'autres Allemands postés plus loin derrière nous. Des obus de mortiers explosent parmi les arbres proches. Nous nous glissons dans la tranchée récemment occupée par les Fritz. Tapis auprès de leurs cadavres, nous baissons la tête. Les mortiers nous ont bien repérés. Nous ne pouvons demeurer là, recroquevillés, pendant qu'une douzaine de fois par seconde, la mort fend l'air au-dessus de nos têtes.

- Ça devient malsain, grogne Greco. Je vais m'offrir quelques-uns de ces gars.

Je me demande s'il a parlé sérieusement. Je réalise seulement ce qu'il va faire, lorsque je le vois se relever puis, après avoir saisi son fusil, se hisser hors de la tranchée. J'essaie de le retenir. Je lui crie :

- Ne faites pas l'idiot, Greco ! Ces mortiers vous auront fauché avant que vous ayez fait deux pas.

Il ne semble pas m'entendre. Une terrible fureur s'est emparée de lui, décuplant ses forces. Je lâche ma carabine et le ceinture étroitement, tout en gardant la tète basse parce qu'une pluie de débris continue à s'abattre sur nous. Plusieurs obus atteignent de plein fouet les arbres qui nous entourent, et les shrapnels pleuvent dans notre abri.

Greco a déjà la tête au-dessus du parapet. J'ouvre la bouche pour appeler Lynley qui n'est pas loin, mais ma voix est étouffée par le hurlement puissant d'une nouvelle salve. Le son a quelque chose de nouveau, de terrifiant, qui me donne l'impression que les cheveux se dressent sur ma tête. Je me fais tout petit, entre les pieds de Greco. L'explosion est terrible. J'ai l'impression que la détonation fait onduler le sol. Je respire difficilement. La tête me tourne, les oreilles me font affreusement mal et, après l'explosion, les sons me paraissent, étouffés comme s'ils venaient de fort loin. Pendant un moment, je demeure sans connaissance. Lorsque je reviens à moi, je sens peser sur mon dos un poids qui me cloue au sol. Luttant pour retrouver mon souffle, les narines brûlées par la senteur âcre de la poudre, j'essaie de me relever. J'ai de la terre dans les yeux et dans la bouche. Je fais de nouveaux efforts pour me dégager de ce terrible poids. Une fumée noire et épaisse a envahi la tranchée. Mes doigts sont pleins de sang. Étant enfin parvenu à me mettre à genoux, je m'aperçois que c'est le corps de Greco qui gisait sur moi. Il est tombé face en avant, sans lâcher son fusil qui m'entre dans le dos. Un seul regard suffit à me fixer : il est bien mort. Je le retourne et contemple son visage. Ses yeux grands ouverts semblent sonder le ciel que le crépuscule assombrit. Je ne découvre sur lui aucune trace de blessure. Les shrapnels ne l'ont donc pas touché. Un léger filet de sang coule de sa bouche et de ses oreilles. C'est tout.

- Il est mort ? demanda Lynley qui s'est rapproché.

- Oui, dis-je tristement. C'était un bon soldat.

Un moment d'irrépressible panique, de folle fureur, et Greco, le petit Italien aux yeux de braises, a cessé de vivre. Quelques flocons de neige se faufilent à travers les volutes de grasse fumée noire et se posent fugitivement sur son visage levé. Ses lèvres sont encore retroussées dans un rictus de défi.

Le souffle de l'explosion a suffi à le tuer. J'essaie de dissiper l'impression de vide qui paralyse mon cerveau. Je soulève le défunt et l'assied, le dos appuyé à la paroi de la tranchée, puis je me tourne vers les autres. Le lieutenant s'approche en rampant. Il serre les lèvres et, sans parler, se penche sur Greco. Il n'a eu qu'à me regarder pour comprendre qu'il est mort et que plus jamais il ne cheminera à nos côtés.

- Il faut que nous sortions d'ici avant que les Allemands se remettent à nous canarder, dit-il d'une voix blanche. Ils croient peut-être nous avoir liquidés, mais il n'est pas impossible qu'ils veuillent s'en assurer. Je crois que nous pourrions fuir dans la forêt, dans cette direction. Je pense que nous réussirons à nous faufiler au travers de leurs lignes. C'est, à mon avis, notre seule chance. À moins que vous n'ayez autre chose à me proposer.

Je secoue négativement la tête. Je me sens incapable de penser, et je ne demande qu'à accepter sa suggestion. Toute activité sera la bienvenue, ne serait-ce que pour m'empêcher de réfléchir à l'horrible chose qui vient de se passer.

Nous rampons hors de la tranchée, et nous nous faufilons dans les taillis dont l'ombre nous dissimule aux yeux de l'ennemi. Les mortiers se sont tus. Pendant que nous cheminons sans bruit, me rendant compte que nous ferions d'excellentes cibles pour un tireur d'élite perché dans un arbre, je m'efforce de maîtriser mes nerfs. Je me dis que la vie n'est qu'une question de chance, que nui n'échappe à son destin. Certains de nous sont déjà marqués. Ils mourront avant d'atteindre Bastogne. D'autres vivront. Parmi lesquels suis-je ?

Non, je raisonne en lâche. Je m'empresse de refouler cette pensée au plus profond de mon esprit et dresse autour de lui un mur. Si nous marchons à cette allure pendant toute la nuit, sans être interceptés par l'ennemi, nous devrions atteindre Bastogne peu avant l'aube. Naturellement, rien ne dit que nous trouverons la ville encore entre les mains des nôtres. Nous ne savons que trop avec quelle rapidité l'ennemi se déplace, et nous connaissons sa puissance en hommes et en blindés. Il a fait déferler sur nos positions, dans les Ardennes, un incroyable torrent de fer et de feu. Il faudrait un miracle pour que nous arrivions à l'empêcher d'atteindre la Meuse, ce qui est assurément son objectif. La Meuse, et ensuite les ports de la Manche.

Au plus je réfléchis, au plus je me dis que nous trouverons Bastogne occupé par les Allemands.

À plusieurs reprises, nous sommes contraints de nous arrêter, osant à peine respirer, pendant que nous entendons des pas écraser la broussaille, à quelques mètres à peine de l'endroit où nous nous cachons. Le moindre mouvement nous trahirait, et nous n'avons plus guère de munitions. Le peu qui nous reste doit être conservé, en cas de coup dur. Un peu avant minuit, le hasard nous fait découvrir, le long de la route, un groupe de camions abandonnés. Rien aux alentours ne semble indiquer une présence ennemie. Nous pourrions imaginer les Allemands à des kilomètres de nous, si nous ne savions pas qu'ils sont dans la forêt, peut-être tout près de nous.

Lynley suggère que nous fassions usage de ces véhicules pour rallier Bastogne. C'est insensé, mais le lieutenant trouve l'idée séduisante. Il envoie deux hommes se rendre compte si certains des camions sont encore en ordre de marche. Les chances sont à cent contre une, mais sait-on jamais ? Il n'est pas impossible que la colonne ait été attaquée à l'improviste, sans que les nôtres aient eu le temps de saboter tous les véhicules.

Nous demeurons tapis dans le fossé attendant anxieusement le retour des deux hommes. Us reviennent bientôt et s'entretiennent à voix basse avec le lieutenant. Celui-ci s'approche de moi.

- Nous avons de la chance, sergent, il y a, tout en tête du convoi, un camion qui est intact et dont le réservoir est encore à moitié plein.

Il se tourne vers les hommes et réfléchit. Je sais ce qu'il pense. Nous avons perdu tant des nôtres, depuis le premier assaut, que ce véhicule suffira, en nous serrant un peu, à nous transporter tous. Il est, hélas, vrai que nos effectifs ont pour le moins fondu de moitié. Mais peut-être d'autres unités ont-elles pu se replier à temps et s'efforcent-elles, comme nous, de rallier Bastogne pendant qu'il en est encore temps. Nous sortons un à un de notre cachette, et nous nous dirigeons vers le véhicule. Je m'attends, à tout instant, à entendre claquer un coup de feu ou hoqueter une mitrailleuse. Mais rien ne se passe. Quelques minutes plus tard, je suis assis à l'arrière du camion, le vent soufflant sur moi par des déchirures dans la bâche. Mais je suis à tel point engourdi par le froid que je le sens à peine.

Quelqu'un grimpe dans la cabine, à côté du lieutenant, et met le moteur en marche. Ça fait un bruit terrible. Je me raidis m'attendant au pire. Mais l'ennemi est trop loin, ou bien il s'imagine qu'il s'agit d'un de ses propres véhicules. Il ne se manifeste pas, même lorsque nous démarrons. La route est parsemée de trous profonds. Le conducteur s'efforce de les éviter, et cette progression en zigzag nous projette sans cesse d'un côté à l'autre. Les hommes qui essayent de s'accrocher aux ridelles jurent furieusement. Les armes s'échappent de leurs mains glacées et glissent bruyamment sur le plancher. Ceci est pourtant préférable à la marche laborieuse dans la neige. Lentement, je me relaxe.

- Il fallait que cette attaque se déclenche, quand tout allait si bien ! grogne Lynley qui est assis à côté de moi. J'avais même escompté que nous serions rentrés aux États-Unis pour la Noël ou tout au moins dans ces environs-là. Logiquement, nous aurions dû être au moins à Berlin, en ce moment, au lieu de battre ignominieusement en retraite.

- Je me demande où ces damnées choucroutes ont bien pu se procurer tous ces hommes et tous ces tanks, gronde le caporal Cochrane. Pourquoi, diantre, ne nous a-t-on pas prévenus à temps ?

- D'un côté, nous l'avons été, dis-je. Seulement nous n'avons pas accordé foi aux rumeurs, pas plus que les généraux d'ailleurs.

- Mais, nom de D... ! On aurait tout de même dû se rendre compte qu'ils amenaient tous ces blindés au front. Il sautait aux yeux que s'ils avaient l'intention d'attaquer, ce serait dans ce secteur. Les Fridolins savaient parfaitement qu'il était mal défendu. Si leurs services de renseignements étaient si au poil, pourquoi les nôtres ne l'étaient-ils pas ? Nous sommes encore fichus de perdre la guerre, si nous ne parvenons pas à enrayer bien vite cette satanée avance !

- Nous l'arrêterons, dis-je fermement. Il ne s'agit, en somme, que d'une action limitée. Hitler devait fatalement tenter un dernier coup. Il l'a fait Lorsqu'il n'aura plus assez de carburant pour ses camions et ses tanks, il sera bien obliger de rentrer ses griffes, et il ne lui restera plus qu'à capituler. Qu'il s'avance seulement à fond dans nos lignes, et nous le couperons dans ses arrières. Nos défenses sont minces au centre, soit, mais sur les flancs, nous sommes infiniment plus forts que lui, il l'apprendra bientôt, à ses dépens.

- Mon Dieu, puissiez-vous dire vrai, sergent !

Il n'est pourtant pas convaincu. La tête baissée il rumine sombrement, tandis que nous roulons vers Bastogne. À mesure que le temps passe, sans que rien de fâcheux ne se produise, je commence à reprendre espoir. Si nous pouvions parvenir au but, ce serait vraiment prodigieux. Mais nous en avons tant vu, depuis hier, que mon cerveau engourdi se refuse à épiloguer. Je me contente de me laisser cahoter, sans penser à rien. Il sera bien temps, en arrivant à Bastogne, de secouer ma torpeur. Sans doute serons-nous en mesure d'y organiser une défense sérieuse et de stabiliser le front

La tête appuyée contre la paroi de la cabine, je ferme les yeux. Le moteur ronronne sans à-coups, exerçant sur nous une influence hypnotique.

Les conversations languissent Les hommes sont trop absorbés par leurs soucis personnels pour avoir envie de parler. À l'arrière du camion, je vois vaguement défiler le paysage. D'un côté il y a de brèves lueurs, mais comme aucun bruit ne vient couvrir celui du moteur, j'en conclus qu'il s'agit d'un tir d'artillerie distant de plusieurs kilomètres. Une fois seulement, un obus explose à quelque cinq cents mètres de la route. Cependant, nous en percevons à peine le bruit

J'ai des fourmis dans les jambes. Je voudrais dormir, mais mon instinct me dit que je dols rester éveillé. Si nous étions attaqués, j'aurais besoin de toute ma présence d'esprit. Heureusement mes appréhensions se révèlent vaines. Au bout de trois heures, parvenus aux abords de Bastogne, nous stoppons, car nous ignorons toujours qui est maître de la ville. Penché à l'arrière, je distingue bientôt de vagues silhouettes derrière des barricades de fortune. Malgré l'obscurité, je vois assez nettement la forme des casques pour les identifier. Ce sont bien des G.I.

- O.K., les hommes ! dis-je. Nous avons retrouvé les nôtres. Mais attendez un instant avant d'aller dormir. Le lieutenant désire peut-être nous parler.

Un à un, ils mettent pied à terre et se serrent grelottants, les uns contre les autres. Le lieutenant vient vers nous. Il nous adresse un petit signe d'encouragement et dit d'une voix lasse, en ôtant son casque et en se passant les doigts dans les cheveux :

- Maintenant que nous sommes arrivés à bon port, il faut nous dire que tout n'est pas encore perdu...

3

Au bord du cercle

Bastogne ne doit être qu'un objectif temporaire de l'ennemi dans son avance vers l'ouest, en direction de la Meuse et au-delà. Mais il a omis de tenir compte des hommes qui vont lui résister. La situation est encore très confuse. Des rescapés de la division continuent à arriver par petits groupes, rapportant des récits de panique. Nous n'avons pas été les seuls à riposter, ni à subir les sévices de l'ennemi.

Nous nous dépêchons de nous octroyer un peu de sommeil pendant que nous en avons l'occasion. L'ennemi peut surgir bientôt, et nous n'avons pas tellement d'hommes à lui opposer. Je me réveille rafraîchi. Mon somme m'a fait du bien, néanmoins, ma fatigue était trop intense pour être complètement dissipée. Les hommes sont dans le même état que moi. Ils se rassemblent, mais il est visible qu'ils sont d'assez méchante humeur.

Je vois qu'ils m'observent à la dérobée, le visage renfrogné. Ils savent ce que l'on attend d'eux. Ils avaient espéré qu'arrivés à Bastogne, ils pourraient se reposer un peu, se détendre et, ayant retrouvé leur forme, affronter l'ennemi dans de meilleures conditions. Mais cela est impossible. Les premiers éléments du C.C. de la Xe Division blindée viennent d'arriver de Luxembourg, battant sans doute les Fritz d'une courte longueur. Ce seront probablement les seuls renforts à atteindre Bastogne avant que nous ne soyons complètement encerclés. L'avenir est certes loin d'être rose.

Nous avons été postés à l'extrême bord de la ville. Les canons sont encore trop loin pour que nous puissions les entendre, sauf lorsque le vent souffle dans notre direction. Je demande au lieutenant :

- Sait-on exactement, mon lieutenant, où se trouvent les Fritz ?

- Leurs patrouilles ont été signalées aux abords mêmes de la ville.

- Mais, ce n'est pas possible, mon lieutenant. On ne les volt nulle part.

- Je sais, je sais. Seulement c'est ce que l'on dit et, d'après ce que j'ai pu comprendre, le commandement a ordonné que soient bloquées les routes en direction du nord et de l'est et que le nécessaire soit fait pour contenir les Allemands jusqu'à ce que les troupes aéroportées nous aient rejoints.

- Le général croit peut-être pouvoir tenir, mais je n'en suis pas aussi sûr. Qu'est-ce qui nous dit que les divisions de renfort arriveront à temps ?

- Rien. C'est pourquoi l'on nous a ordonné de nous mettre immédiatement en position de combat. Je reconnais que les hommes ont vécu un véritable enfer, ces deux derniers jours, mais je n'y puis rien.

Soudain, je saisis clairement la situation, le ridicule d'op-poser notre petit groupe à la vague déferlante des Allemands. Il semble dérisoire de tenter une résistance, alors que nous sommes certains d'être rapidement encerclés. L'ennemi possède un immense avantage sur nous, tant en hommes qu'en matériel et, à l'inverse de nous, il dispose de lignes de ravitaillement très courtes. Il n'éprouvera donc aucune difficulté à amener des renforts.

Notre premier poste est situé sur une route, au nord-est de la ville, route tenue en partie par des hommes du C.C. Les Allemands sont signalés à moins de trois kilomètres. Ils avancent rapidement et vont tenter de s'infiltrer entre deux Combat Command de nos groupes. S'ils y réussissent, ils parviendront au nord de la ville, et ainsi se trouvera réalisée la première phase de l'encerclement.

Un vent glacé souffle toujours du nord. Nous avançons sur la route étroite en claquant des dents. Hier, nous tournions le dos à l'ennemi, essayant de nous maintenir toujours d'un saut en avance sur lui. Aujourd'hui, c'est le contraire. Nous devrions nous dire que les hasards de la guerre vont à nouveau renverser la situation, que nous allons refouler l'adversaire. Mais au lieu de cela, nous n'éprouvons que colère et frustration. Nous ne disposons même pas de tanks!

Les hommes fulminent. Beaucoup d'entre eux marchent la tête basse, traînant les pieds, comme s'ils portaient sur leurs épaules lasses tous les soucis du monde. La période d'indécision a ébranlé leurs nerfs. Des nerfs déjà soumis à rude épreuve, depuis que l'ennemi a franchi l'Our. Nos carabines nous pèsent, et nous avons l'Impression que nos corps ne sont qu'une masse de chair douloureuse et d'os meurtris.

Bien que chacun ignore où se trouve exactement l'ennemi, son artillerie s'est mise à nous pilonner. Les obus tombent dangereusement près de nous. Certains explosent parmi le bétail, dans les prés qui bordent la route. Les corps gonflés des vaches qui ont été tuées de la sorte gisent le long des haies et, malgré le froid, commencent déjà à sentir.

Peu après trois heures de l'après-midi, nous rejoignons le groupe qui occupe déjà le poste. Épuisés, nous nous débarrassons en hâte de notre paquetage et de nos armes. Les hommes se tiennent en petits groupes et massent leurs épaules meurtries. Je remarque dans le regard de Forde une expression de défi. Cela veut dire qu'il est arrivé au bout de son rouleau, que si quelque chose ne se produit pas bientôt, il va éclater.

Je vais trouver le lieutenant. Il est assis près d'un camion, une carte d'état-major déployée sur les genoux. Un obus explose à une cinquantaine de mètres de nous, au moment où je m'assieds auprès de lui, mais il fait comme s'il n'avait rien entendu. Il lève la tête et me regarde, puis il se remet à étudier la carte, les lèvres serrées.

- Sergent, murmure-t-il, ils sont à moins de trois kilomètres. Grosso modo, je les situerais là. Autrement dit, nous Pouvons nous attendre à ce qu'ils attaquent nos positions vers la soirée. Et ils taperont dur. Ils savent que nous n'avons pas beaucoup d'hommes, aussi essayeront-ils de capturer Bastogne, avant que nous ayons pu recevoir des renforts.

Sous le ciel bas et menaçant, l'obscurité tombe vite. L'ennemi pilonne toujours nos positions avancées, mais peu d'obus atteignent la ville elle-même. Les hommes sont tendus, leurs habituels jeux de dés oubliés. Nous savons que les Allemands sont près de nous, qu'ils avancent vite. Mais ils n'ont pas encore attaqué nos lignes. Nous apprendrons plus tard qu'une partie importante de leurs troupes a été orientée sur une fausse route par des civils qui n'ont pas pour les nazis la sympathie que ceux-ci leur prêtent. Ils se sont aperçus, trop tard, qu'ils avaient abouti dans un marécage où leurs blindés se sont embourbés, ce qui a paralysé leur avance.

Mais, à l'aube, un nouveau et furieux combat s'engage. Le plan de l'ennemi est clair. Il veut faire pénétrer entre deux de nos groupes défensifs une puissante pointe et se frayer ainsi un chemin jusqu'au nord de la ville. Son tir de barrage s'intensifie soudain. Il interdit le passage aux renforcements que l'on pourrait essayer d'envoyer à notre secours. Derrière nous, un rideau de feu rend tout recul impossible. Les obus pleuvent, leurs sinistres hurlements sont ponctués de violentes explosions qui soulèvent de gigantesques panaches de flammes, de terre et de fumée. Je rampe sous un petit pont de pierre et m'y tapis, tandis que le sol frémit et se soulève autour de moi. Graduellement, le barrage se déplace et s'éloigne. Mais l'accalmie n'est que temporaire. Les tanks et l'infanterie entrent en lice. Nous nous préparons à les recevoir chaudement.

Je trouve mes hommes groupés de l'autre côté du pont, autour de leurs mitrailleuses. En me voyant approcher, ils m'adressent un pâle sourire.

- Où diable, étiez-vous passé, sergent, pendant ce barrage ? me demande Lynley.

- J'étais là, sous le pont, dis-je, sans en éprouver la moindre honte. L'endroit me semblait tout indiqué. Les Fridolins nous ont gâtés, pas vrai ?

Je me couche auprès d'eux.

- Où en sont les munitions ?

- Assez bas, sergent.

Tennent, un des vétérans de notre unité, hoche la tête d'un air désabusé.

- Il nous reste moins de trois cents chargeurs, explique-

t-il.

- Ça ne les arrêtera pas longtemps. S'ils viennent de ce

côté, il faudra veiller à tirer juste.

- Et s'ils s'amènent avec des tanks ? demanda Lynley.

- Nous devrons faire pour un mieux. Ce sont les ordres. Je ne puis rien y changer et, bien sûr, le lieutenant non plus.

Ayant fait le tour de l'unité, je constate que les deux côtés de la route sont bien couverts, en hommes et en armes. Ici, où la chaussée se rétrécit, avant de franchir le petit pont, rien ne vient, dans un sens ni dans l'autre, obstruer la vue sur près de quatre cents mètres. Les Fritz n'ont guère de chances de nous prendre par surprise. Je m'assure toutefois que chacun se tient sur le qui-vive, avant de passer de l'autre côté du pont, où le lieutenant est toujours assis auprès du camion. Il a remis sa carte dans son vieil étui de cuir, et il fume tranquillement une cigarette, comme si l'ennemi se trouvait à des centaines de kilomètres. Il me sourit, l'air fatigué, et me dit, en ébauchant un geste de la main en direction de l'est :

- Eh bien, ils sont là, sergent. Où que vous alliez dans cette direction, vous êtes sûr de tomber dessus. Vous n'avez que l'embarras du choix.

Je souris à mon tour. Je devine que, sous son air frondeur, se cache une grande perplexité.

- Merci, mon lieutenant, dis-je, si cela vous est égal, je préfère les attendre ici.

Nous demeurons là, essayant tous deux de nous détendre. Le tir de l'artillerie s'est rapproché, et les obus commencent à tomber dru sur nos positions. Tout à coup, l'horizon s'illumine de lueurs clignotantes. J'ai d'abord l'impression que l'ennemi a ouvert le feu tout au long de la ligne, mais je comprends bientôt que c'est le tir des mitrailleuses qui fait courir sur la neige ces éclats de lumière. Dans cette obscurité, malgré la faible clarté qui émane de la neige, nous ne pouvons espérer viser correctement avec nos fusils. Il faudra les mitrailleuses pour tenir les Fridolins à distance. Et quand viendront les tanks, nous serons bien forcés de reculer, car nous n'avons rien qui puisse tenir en échec ces massifs monstres d'acier.

Quelques secondes plus tard, une fusée éclairante monte 51

dans le ciel. Elle nous révèle l'approche de l'ennemi. Il avance résolument, sans chercher à s'abriter. Je me précipite de l'autre côté du pont, en évitant de me laisser voir. Il s'agit, à présent, d'être doublement prudent. Une mitrailleuse aboie furieusement. Les balles traçantes ponctuent la nuit. Un Allemand pousse un grand cri et s'écroule face contre terre, au milieu de la route. Lynley, installé derrière sa mitrailleuse, s'arrête un moment de tirer, en entendant hurler le Fritz. Il parait nerveux. Un petit muscle s'agite au haut d'une de ses pommettes. J'ordonne sèchement :

- Continuez à tirer !

La mitrailleuse reprend, scandant rageusement son hym ne de défi et de mort.

Je remarque que Forde et Kelland m'observent. Le bruit de la mitraillade est étrangement énervant. Du coin de l'œil, je vois deux de mes hommes se lever et se faufiler le long d'un des parapets du pont, au moment précis où la fusée éclairante commence à faiblir. Des balles ennemies viennent mordre la pierre et ricochent en sifflant sinistrement mais les deux hommes semblent les ignorer. Je comprends subitement ce qu'ils ont l'intention de faire. Deux tanks s'approchent en grondant. Ils ont vu comment nous avons accueilli l'infanterie, et Ils savent exactement où nous nous cachons. Déjà leurs mitrailleuses s'abaissent. Je crie aux hommes de s'abriter. Un feu nourri balaie notre position. Le canon se met aussi à tirer.

Empoignant ma carabine, je vais, en rampant, m'abriter derrière le parapet. Il n'a guère plus d'un mètre de haut et n'offre que peu de protection, particulièrement contre les obus à haute vélocité, mais, faute de mieux, je dois m'en contenter. Devant moi, les hommes courent se cacher. Deux d'entre eux essayent d'emporter avec eux la mitrailleuse. L'un d'eux s'effondre, atteint d'une balle à la cuisse, et son compagnon abandonne la mitrailleuse pour empoigner son camarade sous les aisselles. Il va essayer de le tirer à l'abri, mais un obus explose au beau milieu du pont, dans un fracas effroyable. Une avalanche de débris s'abat sur moi me martelant les épaules et faisant tinter mon casque. La fumée et la poussière m'étouffent et m'aveuglent. Lorsque j'y vois enfin, je découvre qu'une partie du pont a été pulvérisée. En plein milieu, bée une grande ouverture au travers de laquelle je vois couler l'eau. J'exulte, en me disant que l'ennemi a lui-même coupé sa voie d'accès à nos positions. Néanmoins, ses armes continuent à nous harceler.

Une idée me vient alors. Je me mets à la recherche des hommes que j'ai vu ramper, il y a un moment, en direction de l'ennemi. Je ne les vois plus, mais, brusquement, une violente explosion se produit, un peu plus loin sur la route. Je relève légèrement la tête, au risque de me la faire arracher des épaules, et j'aperçois l'un d'eux. Un des tanks a été atteint par une grenade qui a arraché une de ses chenil-les. Il stoppe au bord de la route. Quelques instants plus tard, à la lueur des flammes qui commencent à en jaillir, je vois notre second homme qui court, sans se soucier du danger auquel il s'expose. Il met un bras en arrière et le projette en avant. Une grenade, invisible dans l'obscurité, doit s'être échappée de sa main. Quelques secondes de mortelle attente, et une lueur surgit, presque directement au-dessus de la tourelle. L'explosion est étrangement étouffée. J'ai la certitude que le tank est bien détruit. Mais l'autre est intact. Ses mitrailleuses se remettent à tirer. L'homme qui a lancé la seconde grenade se redresse. Il vacille pendant un moment, le visage éclairé par le brasier rougeoyant du blindé qui flambe. Je ferme les yeux un instant, et quand je les rouvre... Je ne le vois plus, à moins que ce soit lui cette petite forme étendue, recroquevillée, au bord de la flaque de lumière rouge.

Son compagnon. parvenu à présent à proximité de la haie qui borde la route et y crée une zone d'ombre, court à toutes jambes, visiblement affolé. Il va en zigzag, comme s'il hésitait sur la direction à prendre. Le tank valide lâche une rafale. L'homme lève les bras. Il demeure un instant dressé sur la pointe des pieds, figé dans une pose pleine d'horreur, et tombe, face contre terre.

J'ai la gorge nouée, la bouche sèche. Mon corps est glacé, plus encore que lorsque je suis venu me poster à cet endroit que balaie un vent coupant. Je sens trembler mes bras et mes épaules et ne puis les maîtriser. Tout est silencieux, à présent. Mais ce silence est plus menaçant, plus oppressant que le tumulte qui l'a précédé.

- Sergent, nous avons perdu cette damnée mitrailleuse ! grommelle Lynley. Kelland a été touché, et j'ai dû l'abandonner pour le ramener. Vous croyez qu'il y a mèche d'aller la récupérer ?

- Impossible, lui dis-je sèchement. Laissez le fichu engin où il est. Je ne désire pas perdre encore des hommes inutile. ment. D'ailleurs, nous allons devoir mettre les voiles d'un moment à l'autre.

Lynley semble surpris. Il hausse les épaules.

- Ah !... Et pourquoi donc ? Ils ne pourront plus passes avant que leur génie soit venu réparer le pont. Rien ne nous empêche de demeurer ici toute la nuit.

- Ils vont tout simplement passer la rivière à gué, un peu plus loin, dis-je. Si ce n'est pas déjà fait. Si nous n'y prenons pas garde, nous sentirons bientôt le souffle de ces bâtards sur notre nuque. Ils s'amèneront avec des tanks, et ce n'est pas ce filet d'eau qui va les arrêter.

- Alors, fichons le camp, sergent. Et en vitesse !

Il a dit ça sans trop de conviction, mais je devine ce qu'il pense. Il a raison, bien sûr. Nous n'avons pas une chance sur mille de contenir l'ennemi devant ce pont. Si les Allemands ne veulent pas risquer d'envoyer des sapeurs jeter ici un pont provisoire, ils peuvent faire traverser leurs troupes, au nord et au sud de notre position, et nous allons être pris entre les mâchoires d'un mouvement en tenailles. C'est une manœuvre classique dans un cas comme celui-ci. Le lieutenant a trop d'expérience pour se laisser surprendre. Néanmoins, puisque les ordres de Bastogne sont de nous accrocher à tout prix, il nous faudra obéir.

Je retourne auprès du lieutenant, toujours installé près du camion. Heureusement, celui-ci n'a pas été atteint, mais rien ne permet de croire que cela durera encore longtemps, car le feu de l'ennemi devient sans cesse plus intense.

- Quelle est la situation au pont, sergent ? demande-t-il.

Je le sens contracté, pourtant sa voix semble assurée.

- Ça va plutôt mal, mon lieutenant. Nous avons perdu quatre hommes et, à moins que nous ne décrochions en vitesse, les autres vont être bloqués, si l'ennemi franchit la rivière en d'autres points.

- C'est exact. J'y ai songé. Il se frotte pensivement le menton. Je me demande si nous pouvons encore établir le contact avec le Q.G. Il se peut que les lignes soient coupées.

- Je vais voir, mon lieutenant.

Je m'éloigne, en me tenant soigneusement baissé, parce que les Fritz continuent à tirer furieusement. Bien qu'ils soient empêchés d'arriver jusqu'à nous, à cause du trou dans le milieu du pont, leur tir est extrêmement précis et nourri. Il suffirait de lever la tête un peu trop haut pour être envoyé dans l'autre monde. Comme je n'y tiens pas, j'avance sur le ventre.

Dissimulés au fond d'un trou, je trouve deux hommes penchés sur un poste de phonie. Ils sursaute en me voyant.

- Au nom du Ciel, sergent, qu'est-ce qu'ils nous envoient pour le moment ! grogne l'un d'eux. Il a les traits tirés, et ses yeux sont fixes d'avoir essayé de percer l'obscurité.

Bah ! Ce n'est pas si terrible, dis-je, afin de le remonter un peu. Pouvez-vous toujours communiquer avec le Q.G. ?

- Depuis un quart d'heure, nous essayons de le contacter toutes les deux minutes, sergent, murmure le second. Nous n'avons pas encore eu de réponse.

- Cela ne signifie pas forcément que la ligne a été coupée par les obus, dis-je, en essayant d'être aussi optimiste que je voudrais le paraître. Continuez à appeler. C'est important, car vous risquez de passer toute la nuit - et probablement aussi la journée de demain. Dites-vous bien qu'à ce moment-là toute la région fourmillera de Fridolins.

- À qui le dites-vous, sergent !

Il s'enfonce la tête dans les épaules, tandis qu'un obus explose à moins de vingt mètres. Une avalanche de terre s'abat sur nous. Trois minutes plus tard, arrive le lieutenant. Le contact avec le Q. G. est justement rétablie. Le lieutenant appelle.

- Ici lieutenant Fraser. Nous sommes terrés près du pont, coordonnées 40,5-55. Nous subissons un violent assaut. Quels sont les ordres ?

J'entends grésiller l'écouteur, mais je ne saisis pas ce que l'on dit. Le lieutenant insiste :

- Pour l'amour du Ciel, mon capitaine ! Il est impossible de tenir ici toute la nuit, si vous ne nous envoyez pas des tanks. Il y a devant nous deux blindés allemands, mais Dieu sait combien il y en a d'autres derrière, prêts à intervenir. Je ne puis que vous répéter que, sans aide, nous ne pouvons tenir toute la nuit. Mais où diable, sont passés nos propres tanks ?

Il écoute encore un moment, puis repose violemment l'écouteur sur son support. Il a le regard fixe et, avant qu'il ne parle, je devine ce qu'il va dire.

- Nous avons l'ordre de tenir le pont, jusqu'à ce qu'on vienne nous relever, dans quatre heures environ. On va nous envoyer des hommes. Il serre les lèvres et soupire. puis il ajoute :

- Quand ils arriveront ici, en supposant qu'ils puissent encore passer, il sera beaucoup trop tard. Les Allemands seront partout. La seule chose sensée que l'on puisse faire, au point où nous en sommes, serait de nous replier dans le périmètre de la ville même et de constituer là des défenses cohérentes. Ici nous sommes tellement exposés que nous n'avons pas la moindre chance de nous en tirer.

- Soit, nous resterons donc, mon lieutenant.

Il se lève délibérément, comme s'il avait cessé soudain de s'intéresser à la question, comme s'il lui était indifférent de vivre ou de mourir.

- Voilà la situation, conclut-il d'une voix terne.

Et, nous laissant là, il va vers le pont qui est devenu un véritable enfer de balles et de shrapnels, de perfides ricochets et d'explosions qui font trembler le sol. Les deux hommes me regardent étrangement et se font plus petits encore, en entendant un nouvel obus tomber tout près de nous.

Trois autres tanks sont apparus de l'autre côté du pont. Ils se mettent, eux aussi, à pilonner notre position. L'effroyable barrage se prolonge encore pendant quarante interminables minutes durant lesquelles nous avons l'impression de nous trouver à l'épicentre d'un violent séisme. Par moments, cela semble se calmer, pour reprendre, peu après, avec une furie accrue. J'ai mal aux tympans et j'éprouve, derrière les yeux, un continuel martèlement qui me fait horriblement souffrir.

À cinquante centimètres de moi, un des deux hommes s'est recroquevillé dans un creux, les jambes repliées sous lui. Il a l'air de former une petite boule. Il est agité de frémissements convulsifs, et un gémissement s'échappe de temps en temps de ses lèvres. Je vois ce que c'est. Au péril de ma vie, je rampe jusqu'à lui et l'empoigne rudement par l'épaule. Il me regarde, mais ne semble pas me reconnaître. Ses dents claquent comme des castagnettes, et sa main tremble sur sa carabine.

Un obus frappe un arbre, au bord de la route. Des branches, des fragments d'écorce mêlés aux shrapnels tombent sur nous. Mes tympans sont tellement affectés par la terrible explosion que je continue à l'entendre longtemps après qu'elle a cessé. Je secoue la tête, espérant ainsi me débarrasser de ce bruit infernal. Cette fois, nous l'avons vraiment échappé belle. Près de moi, l'homme grommelle furieusement, la tète enfouie dans les bras, le casque enfoncé sur les oreilles, dans un vain effort pour se soustraire au vacarme.

Je le secoue énergiquement. Finalement, il lève la tête et me dévisage d'un air absent. Je hurle :

- Nom de D..., ressaisissez-vous ! Vous savez pourtant ce qui arrive sous le feu, aux hommes qui cèdent à la panique. Vous n'êtes plus un bleu, que diable !

- Je... je ne puis m'empêcher de trembler, bégaie-t-il, en essayant de serrer les dents.

Je vois les muscles de ses mâchoires se contracter.

- C'est plus fort que moi, je le jure, murmure-t-il encore. J'ai vu deux de nos gars terriblement amochés. Un obus les a attrapés au moment où ils plongeaient dans un trou. C'était affreux ! Ils ont été déchiquetés en petits morceaux qui volaient partout.

- Cessez d'y penser, dis-je fermement. Si vous gardez votre sang-froid, rien de pareil ne vous arrivera.

- Je ne crois plus à de telles foutaises!

Ses lèvres se mettent à trembler violemment, tandis qu'il regarde sa carabine qu'il serre dans ses mains, comme s'il se demandait ce que c'est et comment elle est venue là. Puis il la rejette d'un air dément, en hurlant de toutes ses forces :

- Venez donc me prendre, tas de bâtards ! Finissez-en une bonne fois !

Je l'empoigne en lui administrant une formidable gifle. Il se tait, puis se met à pleurnicher. Ce gars-là est au bout de son rouleau, me dis-je furieux, mais comment pourrions-nous l'évacuer ? Ce genre de choses arrive souvent au front. Un homme peut supporter cette tension et cette peur incessantes, jusqu'au point où il craque, jusqu'à ce que le barrage qu'il oppose à ses émotions cède. Alors, il perd complètement pied. Dans cet état, un homme ne peut plus combattre, et sa place n'est plus au front où il constitue une menace pour les autres. Rien ne se propage plus vite que la panique. Il suffit d'un homme pour contaminer les autres.

J'observe les hommes qui sont le plus près de moi.

Ils ont suivi la scène, les yeux fixes, le visage dénué de toute expression. Je sais qu'ils attendent de voir ce que je vais faire. Si je laisse percer la moindre émotion, si je me montre faible, tout sera peut-être perdu. Je reprends l'homme par l'épaule et le fait pivoter, jusqu'à ce que son visage soit tout proche du mien, et je gronde :

- Pour la dernière fois ! Restez là et ne bougez pas, compris ?

Il hésite un long moment. Puis, l'expression de son visage change. Il avale péniblement sa salive, secoue doucement la tête et murmure :

- Ça va maintenant, sergent. Vous n'aurez plus d'ennuis avec moi. Je le lâche.

- Parfait. Ne recommencez plus, hein ! J'ai besoin de tous mes hommes, et je n'entends pas qu'ils aillent bêtement se faire tuer, simplement parce qu'ils piquent une crise de nerfs.

Il est impossible de savoir s'il est réellement remis de sa panique, mais je ne puis qu'accepter sa promesse. Je suis cependant bien décidé à le tenir à l'œil aussi longtemps que je le pourrai.

Aux petites heures du jour, l'ennemi renouvelle ses attaques au nord de Bastogne. Et, à l'aube, lorsque nous recevons enfin l'ordre de nous replier en bordure de la ville, il est toujours à trois kilomètres de son périmètre, où il a pu être tenu en échec. La 101e Division aéroportée est arrivée pendant la nuit. Peu après le lever du jour, un de ses régiments est jeté dans la bataille contre le Panzer Lehr.

Pendant toute la journée, l'ennemi continue à exercer sa pression de toutes parts. Tandis que nous nous rassemblons hâtivement dans la ville, des nouvelles transpirent au sujet de ce qui se passe, tant au nord qu'au sud. De durs combats font rage et, lorsque tombe la nuit, l'ennemi a achevé la première phase de l'encerclement de Bastogne. Il a capturé les deux localités de Wilts et de Houffalize. À présent, nous sommes menacés d'être complètement encerclés d'un moment à l'autre.

Au matin du 21, c'est chose faite. Nous sommes à présent entièrement coupés de nos forces à l'ouest, et même les communications par radio sont devenues difficiles. Partout règne la confusion. Nous n'arrivons à capter, sans fil, que des messages incomplets, et toutes nos lignes téléphoniques ont été coupées par l'ennemi.

Nous jouissons cependant d'un avantage. Nos lignes ont été raccourcies et stabilisées. Cette mesure nous a certes été imposée. Il n'empêche que c'est la première fois, depuis notre repli de la rivière Our, que nous disposons d'un dispositif de défense cohérent.

Le capitaine Bridges vient visiter notre position, afin de s'assurer de visu que les ordres ont été respectés. C'est un bon officier qui a de l'expérience. Il connaît la valeur de l'ennemi. J'ai l'impression qu'il a laissé en Amérique et en Angleterre les illusions qu'il pouvait entretenir à son sujet. Il vient se joindre au lieutenant et à moi, dans la chambre basse d'une maison située en bordure de Bastogne. Les canons allemands grondent toujours dans le lointain et, de temps à autre, un obus explose dans une des rues proches. Il y a encore beaucoup de neige sur les trottoirs mais, sur la chaussée, elle est transformée en un cloaque brunâtre dans lequel deux camions se dirigeant vers le centre de la ville roulent lentement, lançant latéralement des éclaboussures qui vont souiller la blancheur immaculée des murs. Aucun des habitants n'est actuellement visible. Ils ont été presque aussi stupéfaits que nous par la tournure inattendue des événements, et ils se sont terrés dans leurs caves, attendant avec une patience stoïque que les hasards de la guerre viennent les délivrer. Les rares civils que nous apercevons occasionnellement dans les rues marchent très vite, à pas saccadés, les traits sombres, l'air perplexe. Il se sont résignés à la situation. Ils savent que l'ennemi est très puissant et peut, à nouveau, envahir leur ville. Ils n'ignorent pas ce que cela signifierait pour eux.

Le capitaine tire de sa poche un élégant étui à cigarettes, en or, et nous le tend. Son visage tourmenté s'éclaire d'un semblant de sourire. L'allumette gratte le bord de la boite. Machinalement, je me penche en avant. J'éprouve un sentiment de satisfaction, en tirant ma première bouffée et en soufflant dans l'air glacé la légère fumée bleuâtre. Elle ramène un peu de chaleur à mes joues, mais mes mains et mes pieds demeurent presque insensibles.

Le capitaine aspire profondément. Ses sourcils froncés forment, au-dessus de ses yeux gris clair, une barre sombre presque continue. Il dit sèchement :

- D me semble, lieutenant, que vous avez réussi à bien vous installer dans ce secteur. Comment les hommes réagissent-ils ? Bien sûr, il a été difficile de nous résoudre à battre en retraite, juste au moment où nous nous préparions à passer à l'attaque et à pénétrer en Allemagne.

- Ils sont tous très mortifiés, mon capitaine, dit lentement le lieutenant Fraser, en regardant d'un air méditatif le bout rougeoyant de sa cigarette. Je ne me fais certes aucun souci au sujet de leur moral. Mais, à moins que nous soyons ravitaillés par air, nous serons terriblement à court de munitions, d'ici un jour ou deux.

- Patton se dirige vers nous aussi vite qu'il le peut, venant du sud, explique le capitaine. D devrait être ici demain, au plus tard. Nous assisterons à un beau feu d'artifice. Les Fritz n'en mèneront pas large.

- Pensez-vous qu'il réussira à percer leurs lignes, mon capitaine ? dis-je. Je ne demande qu'à le croire, mais, à en juger par ce qui vient de se produire, je pense que nous aurions tort de sous-estimer l'importance de la percée ennemie. Il est probable que les Allemands sont déjà au courant de nos mouvements de troupes sur leur flanc sud et qu'ils sont prêts à y parer.

- Patton réussira, soyez-en sûr. Dès que le moment sera venu, nous agirons de ce côté, et nous effectuerons un mouvement en tenailles. L'ennemi sera pris dans son propre piège. Vous pouvez, si vous le voulez, faire part de cela à vos hommes.

- Malgré tout, je ne crois pas que ...

- Patience, sergent, patience !

Le capitaine sourit largement. Derrière moi résonne le léger cliquetis d'un cran de sûreté. Tandis que nous achevons nos cigarettes, la conversation languit. Que pourrions-nous encore nous dire ? Le lieutenant accompagne le capitaine, au bout de la rue, pour inspecter les positions des mitrailleuses que nous y avons installées, puis, toujours ensemble, ils se rendent aux endroits où les destructeurs de tanks ont été postés. Personne ne doute que lorsque l'ennemi attaquera, ce sera avec l'aide de blindés. Nous ne pouvons, pour l'instant, faire davantage que de nous préparer et nous assurer que nos armes automatiques sont aussi bien placées que possible.

Durant deux heures, le combat se. prolonge, plus au nord, et très peu d'obus tombent dans notre secteur. Mais, juste avant quatre heures, l'ennemi attaque en force. D s'avance derrière un rideau de tanks. Un obus explose dans la rue, à proximité immédiate d'un de nos postes de mitrailleuses. Je me faufile au travers des débris d'une maison, trébuchant dans les enchevêtrements de briques et de poutres qui jonchent le trottoir. Le moment est venu de m'assurer par moi-même que la compagnie occupe bien ses positions et qu'elle est prête à soutenir l'assaut. Sur notre flanc, les hommes de la 101e Division aéroportée se tiennent prêts eux aussi. Le périmètre de la ville est maintenant occupé dans son entièreté par des troupes résolues à repousser l'assaillant. Il a fallu aux Allemands presque trois jours pour se glisser autour de la ville et nous isoler. Nous avons la certitude que notre résistance a permis à nos troupes situées à l'ouest de préparer des positions défensives puissantes et d'empêcher l'ennemi de se déployer en un large front, vers la Meuse. J'ai pu me rendre compte de nos positions à notre état-major provisoire. Je sais où se trouve chaque unité. Des postes de mitrailleuses sont installés au bout de la rue, dans les toutes dernières maisons en bordure de la ville. En face, un détachement des troupes de transmission occupe la cave de l'auberge. Et, plus en avant encore, de part et d'autre de la chaussée, se tiennent les groupes antitanks. Beaucoup dépendra d'eux, lorsque les blindés attaqueront.

Notre ligne de défense, très souple, se trouve à peine à deux cents mètres de moi. Je me hâte dans la nuit tombante. Circuler dans une ville soumise à un tir d'artillerie est un peu comme si l'on se trouvait sur un ring de boxe, face à un couple de dangereux adversaires. Je marche sur la pointe des pieds, prêt à bondir dans n'importe quelle direction, au plus léger sifflement annonciateur de l'approche d'un obus ou au moindre indice d'un tir de mitraillette. Je rase les murs. Une jeep passe, chargée de munitions. Je distingue, sous le casque, le visage blême du conducteur. Il fonce, comme si tous les diables de l'enfer étaient à ses trousses. À une dizaine de mètres, des destructeurs de tanks se tiennent prêts.

Alors, brusquement, l'enfer se déchaîne. C'est comme si tous les canons de l'armée allemande tiraient en même temps et étaient braqués sur mol. Le premier obus éclate sur une maison, à une vingtaine de mètres de moi. Le mur tout entier vacille, puis s'écroule dans la rue dans un nuage de plâtras, de poussières et de briques pulvérisées. Je suis assourdi. Quelque chose d'invisible semble m'empoigner, me soulever et me projeter latéralement contre le mur du bâtiment le plus proche. Des morceaux de briques et de pierres tombent autour de moi. Je me jette instinctivement à genoux, car je n'ai pas le temps de chercher un meilleur abri. Un homme crie faiblement, quelque part, mais sa voix est étouffée par une seconde salve. Le sol gondole autour de moi. Une éblouissante lueur orange me perce les yeux éclairant violemment les maisons. Puis tout redevient noir, et la fumée âcre qui flotte dans l'air me râpe la gorge. Je me redresse et fonce dans une encoignure de porte. Je me trouve dans une boutique. La marchandise est éparpillée sur le plancher. Trébuchant sur des caisses et des boites de conserves, je tombe dans un coin, près de la fenêtre, et m'y recroqueville. Au-dehors, tout semble exploser.

Les vitres de la fenêtre sous laquelle je me trouve éclatent en fragments acérés qui sont projetés à travers la pièce, aussi meurtriers que des balles. D'autre obus arrivent en hurlant. À moitié étouffé, je m'aplatis sur le plancher. Je sens une odeur de brûlé, mais je n'ose pas bouger.

Les mitrailleuses lourdes font entendre leur rassurant staccato. Je lève un peu la tête et regarde autour de moi. L'artillerie ennemie continue à pilonner nos positions avancées, comme si elle avait l'intention de nous enterrer complètement sous un déluge d'explosifs. Une voix intérieure me dit que m'aventurer dans la rue avant que cesse cet infernal bombardement serait courir à une mort certaine. Mon cerveau est engourdi par l'incessant martèlement mais, graduellement, je reprends mes esprits. Je m'essuie la bouche du revers de la main. Mon visage est tendu et glacé Je me soulève sur les coudes.

Des pas résonnent sur le trottoir. Une seconde plus tard, alors que je me remets debout, une silhouette se dessine dans la porte. L'homme se jette violemment à terre, sans s'occuper de moi. Il ne semble même pas avoir remarqué ma présence. Il n'a pas songé qu'il aurait pu tomber sur des Allemands prêts à l'abattre. Mais je m'aperçois qu'il n'est plus à même de penser à quoi que ce soit. Il gît, le visage pressé contre le plancher, son casque non loin de lui, à l'endroit où il a roulé quand il s'est laissé tomber. Il s'est débarrassé de sa carabine et, de ses poings serrés, il martèle le sol.

Je m'élance vers lui. Un tel comportement ne peut être toléré. Il semble avoir complètement perdu la tête. Je le remets de force sur ses pieds. Le bâtiment tremble sous le souffle d'un obus qui explose dans la rue. Une avalanche de plâtras tombe sur nous du plafond. L'homme pousse un hurlement de terreur et essaie de se dégager. Serrant les mâchoires, je lui envoie un rude coup de poing dans la figure. Sa joue se met à saigner. Pendant un bref instant, l'expression de peur animale de ses yeux se transforme en surprise et en colère.

- Les maudits bâtards ! Ses lèvres se convulsent, crachant haineusement les mots. Ses sales maudits bâtards ! Ils ont tué Brenton, je l'ai vu, oh, Dieu ! Il était encore là, devant moi, vivant, il n'y a pas trois minutes. Et puis, cet obus est arrivé. Je jure que je ne l'avais pas entendu venir.

Je jure... Je... Sa voix sombre en un murmure inintelligible, et je dois à nouveau le frapper. Je le fais, cette fois, du dos de la main.

Il titube et va heurter le mur où il demeure collé, comme si des clous l'y fixaient, puis il glisse et se recroqueville juste sous la fenêtre.

Il demeure là, immobile, replié sur lui-même. Il n'y a pas à se tromper. J'ai vu trop d'hommes dans cet état, durant la longue route qui, de Normandie, nous a conduits jusqu'ici. C'est, le plus souvent, le tir des canons qui provoque cet effondrement. Les obus arrivent d'une façon tellement imprévisible qu'il est difficile de les éviter, et le tir des mortiers ne vaut guère mieux. Leurs projectiles tombent sans qu'on les entende approcher. Ils mutilent et ils tuent, complètement à l'improviste. Ils n'ont pas d'yeux, mais ils savent vous trouver.

- Bon sang de bon sang, ressaisissez-vous, que diable !!!

Je crie de toutes mes forces, afin de le faire réagir, mais toujours sans y parvenir. Il demeure là à regarder droit devant lui, l'air hébété.

- Ramassez votre arme, dis-je, et suivez-moi. Il lève péniblement la tête, le visage empreint d'incrédulité, les traits crispés.

- Ils vont nous tuer tous les deux, avant que nous ayons fait deux pas, gémit-il.

- Foutaise ! dis-je rudement. Debout. Vous entendez ?

C'est un ordre.

- Je ne peux pas, je ne peux pas, sergent...

Du moins a-t-il distingué mon grade. C'est bon signe Cela signifie que la discipline qui lui a été inculquée remonte à la surface. Comment vais-je lui faire comprendre qu'il doit réagir, que s'il ne le fait pas tout de suite, s'il ne retourne pas avec moi affronter l'ennemi, il sera perdu pour la guerre ? C'est peut-être, après tout, ce qu'il souhaite, Peut-être se rend-il compte que, s'il parvient à agir de la sorte assez longtemps, s'il peut se comporter comme un rat au fond de son trou, jusqu'à ce que le pilonnage ait pris fin, il aurait une bonne chance d'être évacué sur un hôpital. Mais il n'y a ici aucun endroit où l'on puisse l'envoyer. Je me demande s'il s'en rend compte, si son cerveau engourdi peut concevoir que nous sommes entièrement encerclés et qu'il n'existe pour lui aucun refuge.

Je retire de la poche de ma tunique ma ration " K ". Elle contient un déjeuner complet. Je me souviens soudain que je n'ai plus rien mangé depuis le soir précédent. L'homme a toujours le regard vide, mais il m'observe, tandis que j'ouvre le paquet.

- Nous allons casser la graine, à présent, lui dis-je avec fermeté.

Il me dévisage curieusement.

Manger ? Cette affirmation a dû lui sembler saugrenue. Alors que les obus ennemis arrosent toute la région et qu'ils secouent jusque dans ses fondations la maison où nous nous sommes réfugiés, j'ai suggéré que nous prenions le temps de nous restaurer. C'est le seul moyen que je voie pour sauver sa raison vacillante.

- Mangez, lui dis-je en lui tendant un bâton de chocolat. Il le prend machinalement et se met à mastiquer lentement. Il devient évident qu'il n'est pas irrémédiablement perdu. Il me semble que je l'ai attrapé juste à temps. Il termine son chocolat et boit la limonade synthétique que j'ai mélangée à l'eau provenant de ma cantine. Ensuite, il relève la tête. Du plâtras tombe encore du plafond, chaque fois que des obus éclatent. Et ils pleuvent. Mais ils ne font plus le même bruit. Ils semblent moins lourds, leurs détonations ne sont plus aussi bruyantes. Des secondes s'écoulent, avant que je comprenne la raison de ce changement. Ce ne sont plus des projectiles provenant des pièces d'artillerie lourde situées à l'arrière du front, mais des obus tirés par les tanks. Les blindés allemands doivent se trouver maintenant au bord même de la ville.

64 peu Je dis au soldat de se lever. Ses joues ont repris un peu de couleur, et son regard a repris sa fixité. On lit dans ses yeux une certaine résolution.

- Bon, dis-je. Je vois que ça va mieux !

Il fait un léger signe de la tête.

- Un peu, sergent. Je regrette de m'être laissé aller. Je ne sais pas ce qui serait arrivé si vous n'aviez pas été là. Sans doute serais-je demeuré couché jusqu'à ce que la maison me soit tombée dessus.

Je crois que nous pouvons y aller, dis-je. Il me semble que les Fritz ont amené leurs blindés. Vous entendez ? Ce sont des tanks qui tirent, à présent. On peut avoir besoin de nous.

Il va lentement ramasser sa carabine. Je remarque le soin qu'il met à en vérifier le fonctionnement et à dégager le cran de sûreté. Il a repris possession de lui-même, et c'est avec un soupir de soulagement que je l'entraîne au-dehors.

Mais l'ennemi nous réserve de nouvelles surprises. Les _armes automatiques allemandes balaient la rue, ripostant au tir nourri de nos propres mitrailleuses. Et, soudain, je distingue, dominant le vacarme général, un grondement inhabituel. Nous sommes éblouis par un fulgurant éclatement qui ouvre dans une maison voisine une brèche béante.

Le souffle me rejette tout au fond de la chambre et va me clouer au mur.

Une fumée intense se répand dans la pièce. Je puis à peine y voir et je cherche en vain à découvrir ce qu'est devenu mon compagnon. Lorsque mon ouïe a finalement retrouvé son acuité, j'entends, tout près de moi, un faible gémissement. Je cherche à tâtons. Des poutres s'enchevêtrent là où une partie du plafond vient de s'effondrer. L'homme n'est pas là. Je le découvre enfin, ramassé contre un des murs, face à un amoncellement de briques et de plâtras. À première vue, il semble indemne, mais il continue à gémir. En passant ma main sur lui, je sens mes doigts s'engluer de sang. Il est blessé. Gravement. Je tremble tellement que je n'arrive pas à localiser la blessure. Je me contrains à penser et à agir posément. Cette terrible explosion a paralysé mon cerveau, et j'arrive difficilement à mettre deux idées ensemble.

Malgré le froid très vif, je transpire abondamment. Des nausées me soulèvent le cœur. J'arrive tout de même à déboutonner la tunique et découvre qu'un éclat de shrapnel a pénétré dans l'estomac. Je parviens à retourner le malheureux. Non, l'éclat n'est pas ressorti dans le dos.

Je ne puis rien pour lui. Il est à peine conscient ; cependant, la douleur s'exhale de ses lèvres tremblantes en gémissements déchirants. Je m'efforce, tant bien que mal, d'étancher le sang qui coule à flots de son horrible blessure.

4

La citadelle

J'aspire profondément l'air froid. Au-dehors, tout n'est que mort et destruction. Cette idée m'oppresse. J'essaie de la chasser, car il est mauvais de s'abandonner à de telles pensées. Cela affecte dangereusement les réflexes et, avec les obus qui ne cessent de pleuvoir, il faut à tout prix que je garde la tête froide et que je demeure maître de mes réactions. Maintenant, je vois nettement les tanks. Les monstres massifs sont alignés le long de la route qui, au nord-est, sort de Bastogne. Ils sont parvenus à quelque deux cents mètres de nos positions avancées qu'ils arrosent continuellement de leurs obus. Il est évident qu'ils n'ont pas l'intention, du moins pour le moment, de s'approcher davantage. Ils savent que nous avons des postes antitanks à cet endroit. Les Fritz doivent se dire qu'il serait insensé de leur part de courir des risques inutiles alors qu'il leur est possible de pilonner nos lignes, en se tenant à distance.

Je traverse la rue en courant. Un hurlement aigu m'annonce l'arrivée d'un obus. Mon subconscient m'avertit qu'il tombera plus loin, mais la peur me contracte toujours l'estomac, et je dois résister à l'envie de me plaquer au sol. Les dernières secondes avant l'explosion semblent interminables. Je me presse contre un mur dont le aspérités me meurtrissent les paumes. Et, tout à coup, le bout de la rue s'efface dans un infernal chaos de bruit et d'aveuglante lumière.

La fumée se dissipe rapidement. À moins de cent mètres de moi, je distingue, auprès d'une mitrailleuse curieuse. ment tordue, des corps disloqués, déchiquetés, gisant au bord d'un vaste cratère que l'obus a creusé au milieu de la rue. Terrifié, je me remets à courir. J'entends crépiter les flammes qui dévorent un bâtiment tout proche et sens sur mon visage leur haleine brûlante. Je lutte cependant pour regagner le contrôle de moi-même. Je n'arrive pas à arracher de mon esprit la vision de ces hommes affreusement mutilés. Une douleur fulgurante me traverse le corps. Mes jambes, au-dessous des genoux, me semblent insensibles, et je parviens difficilement à nie tenir debout. L'air empesté par la fumée âcre et par une odeur nauséabonde de chair grillée, me brûle les narines. J'entends quelqu'un crier de toutes ses forces, et d'autres voix qui lui font écho, mais le sens des paroles m'échappe complètement.

Je m'arrête un instant pour m'appuyer, haletant, contre le mur d'un important bâtiment. J'ai l'impression d'avoir les poumons en feu. Toute force semble s'être échappée de moi. Je me sens inerte, vide, sans vie. Un peu plus tard, je me rends compte que j'ai devant moi une masse Informe de métal tordu, de verre brisé et de débris hétéroclites. Au-delà, le ciel est sombre et menaçant, éclairé de lueurs rouges.

Je commence à saisir des fragments de conversations, sans pouvoir néanmoins parvenir encore à identifier ceux qui parlent.

- Vérifie cette mitrailleuse, sacrebleu ! Assure-toi donc qu'il n'y a pas de fuite.

- Je te répète qu'elle est O. K Qu'est-il arrivé au malheureux type qui traversait la rue quand l'obus a éclaté ?

- Il a dû écoper. Le pauvre gars ! Il n'avait aucune chance. Mais où, nom de D..., sont nos propres tanks ? Pourquoi ne se montrent-ils pas là où l'on a fichtrement besoin d'eux ?

- Qu'est-il arrivé à Williams ? Il a l'air mal en point.

- Assez amoché, je le crains. Il a un bras cassé et sans doute des côtes enfoncées, je ne sais pas au juste. Dommage ! - nous avions besoin de lui.

Je trébuche en avant. Je sens les gravats glisser et se dérober sous mes pieds, et je finis par me retrouver auprès de Lynley, Kelland, Weniewsky et du caporal Cochrane. Ils sursautent mais me reconnaissent aussitôt.

- D'où diable, venez-vous, sergent ? grommelle Lynley.

- J'ai essayé d'obtenir du renfort, dis-je, en regardant autour de moi. À propos, comment va Williams ?

- Assez mal, je crois, sergent.

Je rampe de l'autre côté du cratère au fond duquel ils sont tapis, l'air hostile et renfrogné. Je les comprends. Ils ont vu tomber nombre de leurs camarades, des garçons qu'ils avaient connus au pays, et qui, comme eux, étaient venus des États-Unis et avaient achevé leur entraînement en Angleterre. Ils avaient débarqué sur le continent, bien décidés à aller directement jusqu'à Berlin et à terminer cette guerre au plus tôt.

Hélas, les choses n'ont pas tourné comme ils s'y attendaient Je me penche sur Williams. Le diagnostic est assez juste. Son bras droit a été écrasé sous une poutre tombée d'une maison proche. Ce n'est plus qu'une pulpe sanglante. Heureusement, il a perdu complètement connaissance, sans cela, il souffrirait affreusement Je sens les regards des hommes peser sur moi.

- Nous devrons le laisser là pour le moment, dis-je. Les tanks ont-ils l'air de vouloir se rapprocher ?

- Ils craignent encore d'affronter notre défense antichars, murmure Lynley.

Il est allongé derrière la mitrailleuse et lève de temps en temps la tête pour regarder au travers du viseur. Son visage est dur et contracté. Il semble taillé dans la pierre. Un sourire féroce l'éclaire de temps à autre. Il s'écrie tout à coup :

- Voilà les Fridolins !

Je suis aussitôt à ses côtés.

- Certain ?

- Absolument certain, sergent. Ils sont là, à environ cent mètres, tout juste où la haie s'arrête. Il doit bien y en avoir une demi-douzaine. Je les ai vus se détacher nettement sur le ciel.

- O. K., O. K. Préparez-vous à tirer. Mais, pour l'amour du Ciel, ne gaspillez pas les munitions ! Il faut que chaque balle porte.

- Ne vous en faites pas, sergent, je saurai viser juste. Il jette un regard sur la bande qui, tel un serpent, sinue entre la caisse et la culasse, puis il hoche la tête d'un air satisfait. Il est à présent dans son élément. Il est devenu un tueur flegmatique, prêt à faucher l'ennemi dès qu'il sera à sa portée.

Je suis persuadé qu'il réussira à arrêter les Fritz. Je l'ai vu trop souvent à l'œuvre avec une mitrailleuse pour douter de lui. Au naturel, c'est un garçon doux et souriant, mais lorsqu'il s'agit de massacrer l'ennemi il donne l'impression de se livrer à sa propre croisade, de défendre sa cause personnelle, et il se montre alors fermement décidé à aller jusqu'au bout.

De quelque part, à notre arrière, monte une fusée éclairante. Elle s'enflamme presque directement au-dessus de nous, jetant une lumière éclatante, révélant les moindres détails, comme le ferait le soleil d'été en plein midi. Nous distinguons nettement des silhouettes sombres, le long de la haie bordant la route, à l'endroit où elle s'enfonce dans la campagne. Nous voyons les Fritz s'arrêter, surpris par l'intense lumière, et se sauver, à la recherche d'un abri. Mais ils n'en ont pas le temps. Voici exactement ce qui convient à Lynley, ce qu'il attendait. La mitrailleuse hoquette rageusement. La proportion des balles traçantes est faible, mais elle est suffisante pour permettre de suivre la trajectoire des fléchettes lumineuses.

Lynley se montre économe de ses munitions. Dès qu'il voit qu'un groupe d'ennemis a été touché, il passe à un autre. Nous entendons les cris poussés par les Fridolins, lorsque les balles les atteignent à mi-corps. Mais notre tir a eu un autre résultat : celui de faire repérer notre position. Les occupants des avant-postes ont dû prévenir l'arrière, car les tanks se mettent à tirer, concentrant presque tout leur feu sur nous. Leur tir, d'abord trop court, est rapidement rectifié. Les obus se rapprochent et je sens mon cœur battre à grands coups. M'aplatissant au fond de l'entonnoir, je songe, assez sottement, que jamais la foudre ne frappe deux fois au même endroit. J'essaie de me persuader qu'il en va de même pour les obus.

Je me rends vaguement compte que je suis étendu sur le corps de Williams, toujours inerte et que je présume mort, mais, au bout d'un moment, je perçois son souffle rauque. Bien qu'inconscient, il se raccroche encore à l'existence. Mon esprit est obsédé par le grondement continu des explosions. Cela ne va-t-il jamais finir ?

Quand les obus se mettent à exploser tout autour de nous, je suis surpris de constater que ce n'est pas aussi terrifiant que je m'y étais attendu. Le bruit des déflagrations semble presque entièrement amorti par les vibrations continues du sol. Avant de s'effondrer bruyamment dans la nie, les murs des bâtiments s'éclairent d'une lueur quasi surnaturelle. Chose étrange, je ne sens même pas l'impact des débris qui pleuvent sur nous.

J'ai l'impression que quelqu'un me soulève la tête et la laisse retomber. À mesure que je reprends mes esprits, je perçois un bruit de voix. J'essaie de me rappeler ce qui s'est passé, mais la tête me tourne tellement que je n'arrive pas à ordonner mes pensées. Je devine cependant que quelqu'un est penché sur moi. Je sens une odeur violente qui m'empêche de respirer normalement, et j'ai l'impression que l'air qui pénètre dans mes poumons manque d'oxygène.

Au travers de la brume qui obscurcit ma vue, j'essaie d'identifier l'homme qui est auprès de moi. Je me dis vaguement qu'il y a plus d'un siècle que je n'ai vu ce visage qui m'est familier.

L'homme me secoue assez rudement. Je reprends connaissance. De petits détails me reviennent à l'esprit dont je m'efforce désespérément de faire un tout cohérent.

- Sacré nom, sergent ! Vous nous avez donné une belle frousse. M'entendez-vous ?

C'est la voix de Lynley. J'essaie de bouger la tète, mais une terrible douleur dans les muscles de la nuque m'en empêche. Du bout des lèvres, je parviens à articuler.

- Bien sûr, Lynley, je suis O. K., mon vieux. Qu'est-ce qui s'est passé ?

- Vous avez été soufflé. Cet obus est tombé à moins d'un mètre de vous.

Il exagère, mais certainement pas de beaucoup. Lynley m'aide à me redresser. La mitrailleuse gît sur le flanc. Elle est définitivement liquidée. Deux hommes sont étendus sur la route, non loin de nous. Ils sont affreusement mutilés. Pris de nausées, je détourne vite la tête.

Tout a débuté au bord de la rivière Our, me dis-je, et Dieu seul sait comment cela finira. Nous sommes complètement isolés, apparemment entourés d'une masse de divisions Panzer, bien décidées à percer nos lignes. Les Fridolins savent assurément combien il est vital pour eux de s'emparer de Bastogne. J'éprouve soudain une joie amère. Le Haut-Commandement allemand a dû faire une drôle de tête en découvrant avec quelle célérité nous avons réagi,

Tout près de moi, j'entends rire quelqu'un. Cette hilarité, en un tel moment, est vraiment déplacée. Je me retourne, prêt à tancer vertement le malotru, mais je m'aperçois, à ma grande surprise, que c'est moi-même le coupable.

Furieux, je me ressaisis et me tâte, m'attendant à découvrir quelque blessure ou quelque fracture. Non, c'est simplement le souffle qui m'a assommé. J'arrive péniblement à me remettre debout. Je remarque alors que le tir a fortement perdu de son intensité. Je m'enquiers :

- Pendant combien de temps ai-je été dans le cirage ? Tout en posant la question, je m'aperçois que ma montre a rendu l'âme. Le verre est brisé et elle n'a plus d'aiguilles.

- Moins de dix minutes, me répond Lynley. Mais vous nous avez fait une de ces peurs...

- Et qu'est-il arrivé aux Choucroutes ?

- Les fantassins ont mis les voiles, et un de leurs tanks a reçu un coup direct. Vous pouvez le voir d'ici. Peut-être nous laisseront-ils la paix pour le reste de la nuit.

- Où en sommes-nous en fait de munitions ?

- Pour la mitrailleuse nous n'en aurons plus besoin. Elle est kapout. À part cela, ça ne va pas trop mal.

- Voilà au moins une bonne nouvelle, dis-je, en me massant la nuque, encore raide et douloureuse. Je fais le compte des hommes et suis étonné de découvrir qu'ils sont plus nombreux que je n'avais osé l'espérer. Ils sont étendus, la carabine à la main, derrière le monticule de terre et de débris, en avant de notre position.

Durant toute la journée, ils ont été soumis à un feu Intense et ininterrompu, et ils paraissent vraiment à bout.

Je me demande comment ils arrivent à tenir encore les yeux ouverts. Cela tient du miracle.

Quant à moi, maintenant que le combat a perdu de son intensité, je n'aspire qu'à une chose : me coucher au fond de l'entonnoir, où je serai relativement en sécurité, et me détendre. Il ne peut, hélas, en être question. Je dois me rendre dans nos première et seconde lignes de défense, afin d'y relever le nombre des tués et déterminer l'importance des renforts nécessaires au maintien de la position. Reste à voir quand nous obtiendrons le nombre d'hommes dont nous avons besoin. Il y a maintenant en moi un affreux vide. Il me manque quelque chose de vital, quelque chose que je possédais lorsque je suis arrivé en Europe et que je n'ai plus. C'est cette espèce de force intérieure qui m'a poussé à agir pendant ces derniers mois si longs et si durs. Je frissonne et me contrains à m'approcher du bord du cratère.

- Gardez les hommes ici, dis-je à Lynley. Si l'ennemi attaque avant mon retour, vous savez ce qu'il faut faire.

- Bien sûr, sergent. Si nous ne parvenons pas à tenir les Fritz à distance avec nos carabines, nous leur ferons goûter de nos grenades.

- D'accord. Et veillez à ne pas leur céder un pouce de terrain. Sinon, vous devriez le reconquérir au petit jour.

Je découvre bientôt que la plupart des positions ont assez fortement souffert. Ici et là, des postes de mitrailleuses ont été complètement anéantis. Là où ils étaient, il n'y a plus que des cratères fumants. Les armes sont détruites, et il ne reste des hommes que des débris informes et sanglants auxquels adhèrent encore des lambeaux d'uniformes. C'est trop affreux à regarder.

Parvenu à notre position la plus avancée, je tombe sur quatre de nos hommes qui se trouvent positivement sous le nez des nazis. Je n'arrive pas à comprendre comment ils ont pu survivre. Peut-être est-ce précisément parce qu'ils sont aussi près d'eux que les Allemands ne les ont pas remarqués. Ou alors, c'est qu'ils ont eu une chance extraordinaire. Quelle que soit l'explication, je les trouve couchés près de la haie, pressés l'un contre l'autre, en pleine obscurité.

L'un d'eux, du nom de Tennant, s'enquiert :

- Comment cela va-t-il chez vous, sergent ? Il y a un moment, nous avons remarqué qu'on vous faisait danser un drôle de rigodon. Tout ce qui vous a été envoyé nous est passé au-dessus de la tête.

- Oui, dis-je, ça a tapé dur. Au cours de la dernière heure, nous avons perdu pas mal d'hommes. Mais les Choucroutes n'y ont rien gagné.

- Ça nous le savons, sergent. Il y en a là, devant nous, une bonne trentaine avec les tripes en l'air. Lorsque la fusillade a cessé, nous en avons entendu gémir quelques-uns. Ça devenait énervant à la fin. Thompson leur a balancé une grenade. Depuis, c'est le silence complet.

- Oui, dis-je, il est des moments où une grenade peut se révéler vraiment utile. Êtes-vous sors que vous pourrez tenir jusqu'à l'aube ?

- Je voudrais pouvoir dire oui, sergent, murmure Tennant. Mais s'ils lancent encore une attaque comme la dernière, je ne réponds de rien. Sans le tir des mitrailleuses qui nous couvraient, nous aurions été submergés. Pouvez-vous nous garantir la même protection ?

- Nous vous appuierons au maximum. Cependant, je ne puis pas certifier que nous aurons reçu, avant l'aube, les nouvelles armes automatiques dont nous avons besoin.

- C'est bien ce que nous supposions. Enfin, nous avons encore pas mal de grenades. Je crois que cela suffira, à condition que, de votre côté, vous ne vous endormiez pas et que vous ne nous laissiez pas, à nous seuls, le soin de tenir par la queue ce chat enragé.

- Ne craignez rien. Aucun de nous n'aura l'occasion de fermer l'œil cette nuit !

Je lève la tête centimètre par centimètre, et observe les ténèbres. Je distingue tout juste la large courbe que fait la route, là où elle commence à être bordée de hautes haies. La maison la plus proche se dresse à une vingtaine de mètres, derrière nous. Je comprends la crainte qu'éprouvent ces hommes. Ces vingt mètres sont entièrement à découvert. Il n'y a rien pour permettre de s'abriter, et s'il leur faut fuir en hâte, ils devront le faire complètement exposés à un feu nourri de l'ennemi, celui des mitrailleuses et celui des tanks. Chaque centimètre comportera un danger mortel. C'est une pensée terrible que j'essaie d'écarter, car il y a quantité d'autres choses importantes auxquelles je dois me consacrer.

- Ouvrez bien l'œil, leur dis-je. Si vous sentez que vous devenez somnolents, rappelez-vous ce qui est arrivé aux gars, là-devant. Ça suffira à vous tenir éveillés.

Brrrrrrrp ! Brrrrrrrp ! une mitraillette crachote quelque part, le long de la route, et j'entends les balles siffler au-dessus de ma tète, au moment où je me rejette à terre auprès des hommes. Le Fritz a tiré au hasard. Il se dit sans doute qu'en lâchant assez de projectiles, il finira bien par toucher quelqu'un. Mon Dieu ! Ces salauds ne se lasseront-ils jamais de tirer après des ombres ? S'ils se montraient seulement, ce serait plus supportable. Cette attente dans le noir, sans savoir où ni combien ils sont, vous tape sur les nerfs. Tennant ramasse les quelques grenades qu'il avait à portée de la main et les dispose devant lui, en une seule rangée, prêt à s'en servir. Soudain nous parvient de la haie, distante de moins de dix mètres, comme un bruit de froissement. Nous demeurons figés, retenant notre souffle. À se peut que ce ne soit qu'un animal nocturne, mais ce peut aussi être un Fritz qui essaie de ramper jusqu'à nous et de nous surprendre. Les Fritz doivent savoir que nous avons, ici quelque part, un poste avancé, et il n'est pas impossible qu'ils aient envoyé un des leurs afin de découvrir notre situation exacte. Même s'il n'a pas l'intention de nous attaquer, il n'aurait qu'à s'en retourner donner notre position à l'artillerie pour que soit déclenché sur nous un tir meurtrier. Le même bruit se reproduit. Mais, cette fois, j'ai bien remarqué d'où il venait. Les nerfs tendus à l'extrême, je m'efforce de découvrir ce que c'est. Faut-il que nous ouvrions le feu ou, au contraire, que nous demeurions cois ?

La question est épineuse, car si nous tirons, nous allons certainement trahir notre position. Ils n'attendent sans doute que cela, pour nous tirer dessus. Après être demeuré encore une dizaine de minutes auprès des hommes de l'avant-poste, sans que rien se soit produit, je retourne à l'arrière, au poste de commandement. L'ennemi bombarde toujours la ville, mais d'une façon discontinue. Quelques incendies font rage. En me voyant entrer, le capitaine Bridges lève la tête et me regarde de ses yeux rougis par la fatigue et l'insomnie. B semble soucieux. Il plisse légèrement le front.

- Mon capitaine, dis-je, j'ai inspecté toutes les positions de mon secteur.

Je détache ma carabine et vais la poser dans un coin. Puis je poursuis :

- Plusieurs de nos mitrailleuses sont détruites. Nous avons dix-sept morts et plus du double de blessés graves.

- Estimez-vous être en mesure de tenir le reste de la nuit ?

La question a été posée avec fermeté. Sans attendre une réponse, il ajoute :

- Impossible de fournir plus d'hommes et de tanks dans votre secteur, avant le matin.

- Ce ne sera pas facile, mon capitaine. Surtout si l'ennemi lance une attaque aussi violente que la précédente.

- C'est possible, mais je ne le crois pas.

Il semble assez certain de son fait.

- Aujourd'hui, nous avons reçu, par la voie des airs, un peu de matériel et, vraisemblablement, nous en recevrons encore demain. Pour ce qui est de l'approvisionnement, nous avons vraiment été en mauvaise posture, durant ces trois derniers jours. Les munitions surtout se sont épuisées rapidement. Mais, si le temps se maintient, ce qui semble probable, nous devrions pouvoir en recevoir en grandes quantités.

- Et les Allemands, mon capitaine ? On dirait qu'ils amènent d'importants renforts. Il ne doit pas y avoir loin de cinq divisions dans le secteur, toutes bien décidées à percer nos lignes et à investir la ville. Il suffirait d'une brèche en un seul point du périmètre pour que nous soyons submergés.

- Sans doute. Il soupire, et la lassitude tombe à nouveau sur lui comme une chape. Mais chaque chose en son temps ! Pour le moment ce qui m'occupe, c'est de m'assurer que l'ennemi ne perce pas nos positions pendant la nuit. J'espère sincèrement que le front sera stabilisé. Dites-moi, sergent, à quelle distance l'ennemi se trouve-t-il de votre poste avancé ?

- Mes hommes pourraient presque passer la main au travers de la haie et toucher les Allemands, mon capitaine, dis-je amèrement. Je suis très inquiet au sujet de nos mitrailleuses détruites. Si elles ne sont pas remplacées rapidement, je doute fort que notre puissance de tir soit suffisante pour contenir l'ennemi.

Il serre les lèvres.

- Il faudra pourtant que vous teniez, dit-il. Je ne puis vous apporter aucune aide pour le moment.

Il est inutile d'insister. Il nous a fourni tout le matériel qu'il a pu se procurer. Après tout, il y a d'autres secteurs à défendre. Nous ne formons qu'une partie du tout. Je reprends ma carabine et me dirige vers la porte. Au moment où je vais sortir, le capitaine dit doucement :

- Je vous enverrai plus d'hommes et d'armes automatiques, dès que je le pourrai. Mais, je le répète, je ne puis rien vous promettre avant l'aube.

Au-dehors, le lacis des balles traçantes blanches et orange forme dans la nuit comme une dentelle lumineuse reliant entre eux les différents postes du périmètre. Je demeure là, dans la rue, à admirer un moment le spectacle étrange.

Cela a quelque chose d'effrayant qui m'impressionne vivement. Mais je me ressaisis et vais rejoindre mes hommes.

L'aube du 22 décembre se lève enfin, après une longue nuit sans sommeil. Je frotte mes yeux douloureux et aspire profondément. Bien que le ciel soit très couvert, les nuages semblent suffisamment hauts pour permettre aux avions de voler. Cela suffit à alléger un peu le sentiment d'être entièrement coupés du reste du monde. Nous mangeons nos rations, recroquevillés au fond de l'entonnoir où nous nous tenons depuis dix longues heures. Une légère brume flotte au ras du sol et au pied des maisons calcinées. Elle est faite davantage de fumée et de poussières en suspension que de vapeur d'eau.

Nous avons pu nous accrocher à nos positions, en dépit d'une nouvelle attaque déclenchée par l'ennemi, un peu avant quatre heures. Il a été rejeté avec de fortes pertes, ainsi qu'en témoignent les nombreux cadavres qui gisent devant nos avant-postes, là où ils ont été fauchés par le tir croisé des mitrailleuses qui nous restent encore. Sous ce feu convergent, ils n'avaient aucun espoir d'en réchapper, et trois seulement d'entre eux ont réussi à parvenir à moins de dix mètres de nos lignes. Ils gisent là, les jambes repliées sous eux, les bras écartés, comme crucifiés. Leurs yeux vides semblent regarder les lourds nuages qui passent au-dessus d'eux. Leurs traits ont une expression d'étonnement, quasi enfantine, comme si les balles qui leur ont arraché la vie les avaient projetés dans une autre existence et les avaient surpris au moment où ils avaient eu la révélation de l'Au-delà.

Je me surprends à contempler ces cadavres avec une fascination morbide ; je suis incapable d'en détacher les yeux. Lynley rompt le charme en jetant dans un coin de notre cratère la boite métallique qui contenait ses rations. Le léger cliquetis a suffi à me sortir de ma torpeur. Je le regarde.

Il grimace un sourire.

- Pas vrai, dit-il, qu'ils ont l'air de ne pas savoir ce qui leur est arrivé ? Il mâche quelque chose qu'il avale assez difficilement. Puis il poursuit : - Je me demande ce qui rend les Allemands comme ça - je veux dire d'avoir remis ça deux fois en moins de trente ans. Il doit pourtant y avoir une explication.

Je hoche la tête.

- S'il y en a une, dis-je, je veux bien être changé en bourrique si je sais laquelle. Ce doit être quelque chose en rapport avec leurs idées nationalistes. Ou peut-être se considèrent-ils tout simplement comme une race supérieure.

- Croyez-moi, sergent, quand cette guerre sera terminée, ils vont drôlement déchanter.

- Peut-être, dis-je. Mais dans vingt-cinq ans ? Un autre dictateur de l'acabit de Hitler n'occupera-t-il pas la scène politique, s'efforçant de rallier le peuple à ses théories ? Ça m'a tout l'air d'être un truc de dame Nature pour élaguer la population du globe, quand elle commence à être trop prolifique.

Avant d'entrer à l'armée, Lynley était instituteur, et ce genre de discussion lui plalt particulièrement. C'est quel-que chose dans quoi il peut, comme qui dirait, mordre à pleines dents. II n'y a guère matière à distraction dans notre secteur, et il nous faut bien trouver quelque chose pour passer le temps.

- J'ai essayé de m'expliquer pourquoi les gens de cette race agissent de la sorte, dit-il encore, tout en vérifiant par des gestes précis et experts, la mitrailleuse en position devant lui.

- Et êtes-vous arrivé à une conclusion plausible ? dis-je, sans y mettre de sarcasme.

Bien que je sois peut-être moins instruit que lui, il ne semble pas en avoir conscience.

- Je ne sais trop, réplique-t-il. Les Fridolins ont derrière eux une longue tradition guerrière. C'est une chose dont il doit être difficile de se débarrasser.

- D'accord. Mais on pourrait en dire autant des Anglais. Peut-être même à un plus haut degré ; pourtant, en ce qui les concerne, votre théorie ne tient pas.

- Vous avez raison. C'est d'ailleurs une des choses qui me déroutent. Dans le cas des Allemands, un autre facteur doit intervenir.

- Ne pensez-vous pas que la réponse doive - du moins dans ce cas-ci - être recherchée en la personne de Hitler ? Je confesse que je ne sais pas grand-chose à son sujet. Mais d'après ce que j'ai lu et entendu il semble exercer un pouvoir en quelque sorte hypnotique auquel le peuple allemand est très sensible, même dans des moments comme celui-ci. Il n'a qu'à lui promettre qu'il remportera finalement la victoire pour qu'il le croie. Quiconque n'est pas un imbécile, surtout s'il est militaire, devrait comprendre que Hitler ne peut pas gagner cette guerre, malgré l'actuelle offensive. Les Allemands ont déjà, pratiquement, scellé leur destin. Patton arrive du sud et, sous peu, il martèlera vigoureusement leur flanc gauche. Quand cela se produira, quelque chose devra craquer. Et si, en même temps, nous effectuons une poussée, de notre côté et réussissons à opérer la liaison, les Choucroutes seront liquidés, dans ce secteur.

- D'accord. Mais l'ennui, c'est que les Choucroutes ont probablement pensé à cela, eux aussi, et nous ignorons ce qu'ils envisagent de faire pour que cette liaison échoue.

Je ne sais plus quoi répondre. La conversation a pris un cours assez morbide. Ni l'un ni l'autre, ne souhaitons nous étendre, après notre résistance de ces dernières journées, sur l'éventualité de voir Bastogne tomber entre les mains des Allemands. Cependant cette éventualité est constamment présente à notre esprit.

Ce jour-là, une seconde opération aéroportée réussit, et nous recevons un substantiel ravitaillement qui est rudement bienvenu. Maintenant que les avions arrivent jusqu'à nous, nous ne considérons plus Bastogne comme étant en état de siège. Nous sommes à nouveau reliés au monde extérieur, d'une façon précaire, il est vrai, mais cela vaut tout de même mieux que rien.

Les munitions sont distribuées aux endroits où le besoin s'en fait sentir avec le plus d'urgence. Nous en recevons notre part et prenons nos dispositions en vue de repousser tout assaut de l'ennemi. À cinquante mètres en avant de nos positions, de part et d'autre de la rue, se dressent des bâtiments endommagés par le feu des tanks et d'importants amas de débris encombrent la chaussée. Une jeep passerait difficilement par l'étroit passage demeuré libre, mais, pour le moment, Il ne viendrait à l'idée de personne d'essayer de s'aventurer à cet endroit dans un véhicule autre qu'un tank. Les armes automatiques des Fritz couvrent tout le secteur au-delà de ce point. Ils se sont repliés afin de se regrouper, après les très lourdes pertes que nous leur avons infligées au cours des dernières vingt-quatre heures. Ils n'ont cependant pas reculé de beaucoup. et nous refusons de nous laisser entraîner dans un piège. Ils n'attendent qu'une chose, que nous tendions le cou, pour nous le trancher. Le tir des mitrailleuses fait vibrer l'air au loin, et j'imagine entendre l'étrange cliquetis que fait la bande, en passant dans la culasse. Cette fois le tir n'est pas dirigé contre nous, aussi respirons-nous plus librement, dans l'attente d'une prochaine initiative de l'ennemi.

Lynley bâille et s'étire paresseusement. Je me bouge un peu, espérant vainement soulager les crampes qui font se nouer les muscles de mes jambes. Hausser la tâte au-dessus des amoncellements de gravats serait s'exposer à une mort certaine. Bien que les tanks allemands se soient légèrement retirés, des tireurs d'élite se cachent toujours parmi les tas de débris. Kelland vient justement de se livrer avec l'un d'eux à un tournoi de tir. L'Allemand s'était faufilé jusqu'à l'étage supérieur d'un haut bâtiment surplombant nos positions. Nous avions eu vent de sa présence lorsqu'une balle avait ricoché sur le sol, après avoir frôlé de près la tête de Kelland.

Le duel a été bref mais passionnant. Se recroquevillant au maximum, afin d'offrir une cible aussi réduite que possible, notre camarade a visé le Fritz dont nous apercevions la tête à une des fenêtres, chaque fois qu'il se découvrait pour tirer. Au quatrième coup, Kelland a fait mouche. Le Fridolin a semblé sauter en l'air, puis il s'est effondré, tâte en avant, sur l'appui de fenêtre. Il est demeuré là, plié en deux, pendant une fraction de seconde, avant de dégringoler dans la rue. Son corps a rebondi sur le trottoir et est demeuré immobile.

Pour l'instant, tout est calme dans le secteur. Dans le lointain, nous percevons, derrière nous, le grondement assourdi des tanks en mouvement. Ce sont les nôtres, qui se mettent en position, afin de parer à une attaque éventuelle de l'ennemi. Celui-ci a l'avantage de pouvoir, à son gré, frapper en un endroit quelconque de notre périmètre et de manœuvrer avec la souplesse d'un boxeur déroutant son adversaire par des feintes bien calculées. Nous devons sans cesse nous tenir prêts à déplacer nos forces en quelques minutes et, durant ce court moment, il nous faudrait apprécier s'il s'agit simplement d'un simulacre ou d'un prélude à quelque chose de vraiment sérieux.

Kelland vient de glisser un nouveau chargeur dans sa carabine qu'il dépose à côté de lui. Ses paupières sont rouges et contractées, et les petites rides qui entourent ses yeux sont plus marquées qu'à l'ordinaire. Comme chacun de nous, il commence à ressentir sérieusement la tension que nous impose cette interminable bataille. L'on devine cependant que ce solide gars de l'Arizona dispose encore de réserves d'énergie qui lui viendront à point quand un nouvel effort nous sera demandé.

Je devine à l'expression de son visage qu'il a, une fois de plus, évoqué en pensée, les collines de son pays natal, ce qui ne fait généralement rien présager de bon. Lorsqu'il se concentre sur la nécessité de tuer des Allemands, c'est un charmant compagnon. D'un caractère à la fois calme et décidé, il nous est très précieux. Sa présence exerce une influence stabilisatrice sur les autres hommes, surtout sur ceux qui sont encore novices. Ceux-là ont besoin d'une ancre à laquelle accrocher leur moral défaillant. Et Kelland remplit admirablement cette fonction.

Il sort de sa rêverie, tire de sa poche une cigarette assez mal en point, la met délicatement entre ses lèvres et m'adresse un regard quémandeur. Je sors mon briquet et, à deux reprises, actionne la molette.

- Merci, sergent, dit-il, puis il souffle béatement la fumée qu'il dissipe aussitôt d'un léger mouvement de la main, afin de ne pas révéler sa position aux yeux perçants d'un autre tireur d'élite.

- Je ne devrais sans doute pas tant fumer, murmure-t-il. La gorge me pique comme si j'avais avalé du vitriol. Mais ça aide à vous changer les idées.

Je le vois venir. Il désire bavarder. Je demande :

- Qu'est-ce qui vous tracasse ?

Il hausse les épaules.

- Dans des circonstances comme celles-ci, je me sens perplexe. On dirait que plus rien n'a de sens. Nous tuons les nazis et ils nous tuent. Mais à quoi cela sert-il au juste ? Ne me sortez surtout pas l'habituelle rengaine du noble combat pour la liberté et pour un monde meilleur. Je vous parie tout ce que vous voulez que dans quelques années, lorsque tout ceci sera bien fini, la liberté et les droits de l'individu ne seront toujours que des attrape-nigauds avec lesquels les politiciens continueront à jongler. Cela s'est déjà passé ainsi après la dernière guerre, et je ne vois pas pourquoi ça ne recommencerait pas, après celle-ci. Croyez-moi, rien n'a changé.

- Beaucoup de choses ont, au contraire, changé, dis-je fermement. Je crois comprendre ce qui vous trotte en tête. Vous avez pensé à votre femme, n'est-ce pas ?

Il demeure un long moment sans répondre. Sa cigarette se consume entre ses doigts, et la petite colonne de cendre grise finit par tomber. Enfin il hoche la tête.

- O.K. Mettons que je pense à elle.

Sa voix a fléchi. Il se tait brusquement, mats je devine le cours de ses pensées, et je n'insiste pas.

L'artillerie ennemie commence à manifester un peu plus d'agressivité. Nous entendons approcher un obus. Il explose à quelque trois cents mètres de nous, et la puissante déflagration éveille, de toit en toit, un roulement d'échos. Je ne puis m'empêcher de tressaillir, chaque fois qu'un obus éclate ainsi. Nos nerfs sont toujours tendus, bien que plus de trois heures se soient écoulées depuis que l'ennemi a cessé de harceler notre secteur. Cette attente prolongée commence à agir sur les hommes. Lynley est tapi, maussade, auprès de sa mitrailleuse. Sous ses sourcils froncés, ses yeux brillent d'un éclat inhabituel. Il serre et desserre spasmodiquement les poings.

En dépit du fait que l'ennemi peut, à tout moment, passer à l'attaque, je finis par' sombrer dans un sommeil agité. Le bruit assourdi d'un engagement dans un autre secteur s'insère dans le rêve que je fais, à la manière d'une toile de fond. Je cours Interminablement dans une mer de boue, poursuivi par quelque chose d'énorme et de terrifiant, que je n'arrive pas à distancer. Mes jambes sont comme deux masses de plomb. À chaque seconde, le terrible monstre gagne sur moi. Je sens son haleine brûlante me frôler la nuque. J'essaie désespérément de lui échapper. Je veux crier, mais ma voix s'étrangle dans mon gosier. Et, brusquement, je me réveille. Ce n'est qu'au bout de quelques secondes que je me rends compte de ce qui m'a arraché à mon cauchemar. C'est le staccato agressif d'une mitrailleuse toute proche. Du coup, je devine ce qui se passe. L'ennemi s'est brusquement rapproché, et nous nous trouvons déjà sous son feu.

En moins de dix minutes, un furieux duel d'artillerie et d'armes automatiques se déchaîne tout le long du front, tandis que l'ennemi se lance sur nous, en vagues successives. Une grêle de projectiles s'abat sur lui, mais il continue à nous harceler, appuyé par ses tanks, recherchant un point faible dans nos défenses. Nous sommes contraints de céder graduellement du terrain. Nous nous replions, protégés par un Intense barrage de nos propres canons situés à l'arrière. L'artillerie a très rapidement répondu à notre appel. De toute évidence, les artilleurs, installés au centre de la ville, se tenaient prêts. Ils s'attendaient à ce qui arrive. En plein combat, il nous est impossible de savoir si une bataille d'une égale ampleur se déroule sur d'autres secteurs, ou si le nôtre seul a été choisi par l'ennemi. Si les Allemands ont l'intention d'enfoncer un coin dans nos lignes, il saute aux yeux qu'ils attaqueront sur un front étroit, plutôt que d'éparpiller leurs effectifs tout le long de notre périmètre.

- Ciel ! C'est par milliers qu'ils nous arrivent, ces cochons ! s'écrie Lynley. Une balle lui a légèrement éraflé la tempe droite et un filet de sang lui coule le long du visage. Il serre les dents et, furibond, se met à tirer sur l'ennemi. Un tank allemand apparaît au coin de la rue. Je vois sa tourelle s'orienter vers nous, menaçante. Je pousse un cri d'alarme. Le blindé fait feu, et nous entendons siffler l'obus qui passe au-dessus de nos tètes et va exploser à une trentaine de mètres au-delà de notre position. Le canonnier nous a repérés, mais il lui est impossible d'abaisser suffisamment sa pièce pour nous atteindre. Pour l'instant, nous sommes donc relativement en sûreté, mais notre situation n'en demeure pas moins précaire.

Je lance un groupe de mes hommes en avant. Ils longent les façades des maisons et vont se poster dans des encoignures de portes. Certains sont porteurs de grenades. D'autres ont des cocktails Molotov. Il s'agit de simples bouteilles remplies d'essence et munies d'une mèche que l'on allume au moment de les lancer. Ils sont supposés détruire les tanks en y mettant le feu. L'expérience nous a enseignés qu'ils n'y réussissent qu'occasionnellement. Si la mèche fonctionne, ce qui n'est pas toujours le cas, le liquide enflammé se répand simplement sur le côté des tanks. Dans quelques cas seulement, ils causent des dégâts sérieux.

J'ai la bouche sèche. Je sens les muscles de ma poitrine et de mon estomac se contracter. Cette fois les Choucroutes semblent bien résolus. Une file de fantassins apparaît derrière le tank qui a tourné dans la rue et continue à avancer, indifférent au tir des aimes automatiques. Les balles glissent sur sa carapace comme de vulgaires pois chiches, sans même l'entamer. Je donne l'ordre de tirer sur les hommes qui le suivent. Là, nous réussissons mieux. La moitié d'entre eux mordent la poussière et les autres courent se réfugier derrière le tank où nous ne pouvons plus les atteindre. Mais, à mesure qu'ils progressent, ils parviennent à hauteur des nôtres, dissimulés dans les coins de portes. Avant qu'ils puissent utiliser leurs grenades ou que la mitrailleuse située au-dessus du blindé ait eu le temps d'ouvrir le feu, nos propres grenades sont parties. Elles vont exploser sur les chenilles.

Le tank fait une embardée et s'immobilise en ferraillant bruyamment. Une des chenilles a été arrachée et pend, comme une chaîne, le long du lourd véhicule.

- Épatant, dis-je à Kelland, ramassé derrière sa mitrailleuse.

Le blindé, qui nous paraissait si menaçant, a cessé de nous effrayer. Il est immobilisé et, bien qu'il puisse encore tirer, son équipage doit comprendre que sa position est devenue intenable.

Une tête se pousse hors de la coupole. Lynley presse sur la gâchette de sa carabine, et la tête disparaît. Les fantassins qui accompagnaient le tank essaient de se sauver. Ils croient trouver refuge dans les portes, mais elles sont toutes occupées. Ils sont fauchés par le tir bien ajusté des nôtres. Au milieu de l'après-midi, nous avons réussi à réoccuper nos positions antérieures et l'ennemi a subi de terribles pertes. De notre côté, il y a huit tués et quatorze blessés.

Nous nous terrons à nouveau, mais presque aussitôt nous parvient l'ordre de passer à l'attaque. Nous avons d'abord peine à y croire. L'ennemi est toujours très puissant, et nous allons sacrifier une partie de nos hommes, uniquement pour gagner un peu de terrain. Mais les ordres sont formels. Nous devons contre-attaquer, avant que l'adversaire ait eu le temps de se ressaisir. Nous risquons gros, cependant. Si l'ennemi continue à se retirer en désordre, nous avons certes de bonnes chances de le rejeter à plusieurs kilomètres, avant qu'il ne soit revenu de sa surprise. Par contre s'il dispose de réserves prêtes à intervenir et à amorcer une seconde attaque, les choses iront très mal pour nous. Deux heures avant le crépuscule, nous partons à l'attaque. En raison des renforts qui font route vers nous, venant du sud à marche forcée, nous devons absolument essayer de briser le cercle d'hommes et d'acier dans lequel l'ennemi nous a emprisonnés, et que nous établissions le contact avec les hommes de Patton.

5

Retenez la nuit

Nous avançons lentement, appuyés par des tanks. Notre barrage d'artillerie s'interrompt un moment, pour nous permettre de passer. Nous atteignons ainsi le bout de la rue, dépassant les cadavres amoncelés dans les rigoles ou allongés sur les trottoirs. Nous redoutons toujours les tireurs d'élite qui pourraient nous canarder dans le dos. Les Fridolins sont, en effet, passés maître dans Fart de se dissimuler dans les bâtiments mis à mal par les obus et d'y attendre le moment propice pour vous tirer dessus. Heureusement, les tireurs d'élite semblent, cette fois, s'être repliés en même temps que le gros de la troupe. Peut-être s'y sont-ils décidés en voyant apparaître nos tanks. Car, bien qu'un de ces tireurs isolés ait de bonnes chances d'éviter le tir des fusils, et même celui des mitrailleuses, il n'a pratiquement aucune chance en présence des tanks. Un seul obus bien placé et le mur s'effondre tout entier, entraînant dans sa chute quiconque se cache derrière lui.

En face de nous, la rue est complètement vide. Pas un Fridolin en vue. Nous avançons dans la nuit tombante. Par moments, j'imagine que je puis distinguer, loin au sud, le grondement d'autres canons, ceux des colonnes de renfort qui se hâtent vers nous. Mais ce n'est là qu'une illusion dans laquelle je dois éviter de me complaire. Aussitôt, la peur me reprend. Elle ne quitte jamais vraiment aucun de nous, lorsque nous avançons ainsi. Cela a commencé en Normandie et continuera, tant que durera la lutte. C'est peut-être là que réside la principale différence dans l'état d'âme du combattant selon qu'il se tient sur la défensive ou qu'il attaque. Lorsque l'on est accroupi derrière une mitrailleuse, au fond d'un cratère d'obus, dans l'attente de l'ennemi, l'on a le sentiment de profiter d'un léger avantage. On se dit que l'on est à l'abri, et que l'adversaire ne l'est pas. Mais, pour le moment, les positions sont inversées, Je me sens nu et exposé. Une neige légère commence à tomber. Les flocons blancs semblent jaillir des ténèbres. Ils se collent à mon uniforme, sans fondre, car la température se maintient toujours bien au-dessous de zéro, et j'entends la glace craquer sous mes pas. Je me demande quand l'ennemi va frapper. Nous avons déjà parcouru quelques trois cents mètres, sans rencontrer la moindre opposition lorsque, soudain, le vacarme éclate de toutes parts, les balles sifflent dans l'air comme des milliers de guêpes furieuses. Je me jette un peu trop brutalement à terre. Un élancement douloureux me taraude le bras droit et j'ai le souffle coupé. Mais ce ne sont là que des choses secondaires. Les Allemands attaquent en force. Ils ont prévu notre tentative et s'y sont préparés. J'entends partir des rockets. Deux de nos hommes qui marchaient devant moi n'ont pas été assez rapides. L'un d'eux, touché en pleine poitrine, pivote sur lui-même, à la manière d'un danseur de ballet et s'écroule de côté entraînant son camarade dans sa chute. Le tireur allemand ne leur fera pas de quartier. Il abaisse lentement sa trajectoire, visant avec soin. L'homme qui n'a pas encore été touché essaye de se relever, mais une de ses jambes fléchit, et je vois le tibia percer les lambeaux de chair déchiquetée, tandis que, durant ce qui me parait une éternité, il demeure là, en équilibre instable, poussant des cris affreux. Puis i1 s'affaisse auprès du corps de son camarade. Sa tête a heurté le sol avec une telle violence que son casque, dont la jugulaire s'est rompue, est allé rouler de l'autre côté de la route.

- Salopards ! Infâmes salopards !

À côté de moi, quelqu'un se redresse. C'est Martino, un petit Mexicain plein de fougue, qui vient de nous être envoyé. Il semble avoir perdu tout contrôle. Je tends le bras pour essayer de l'attirer au sol, tout en lui criant de se coucher. Il ne m'écoute même pas et essaie de me faire lâcher prise. La mitrailleuse se remet à tirer. Ses balles traçantes arrivent vers nous à environ un mètre du sol, la hauteur idéale pour tuer net un homme debout.

Martin continue à se débattre furieusement et à vociférer. J'appelle Kelland à l'aide. Il rampe vers moi et veut saisir une des chevilles du Mexicain. Mais l'autre lui décoche un sauvage coup de pied et, de son talon, lui écrase la main. Kelland pousse un cri de douleur et lâche prise. Quant à moi, je tiens encore le forcené, mais il gigote si bien qu'il me laisse entre les doigts un morceau de sa tunique. Brandissant son fusil, il fonce alors en criant de plus belle, vers la mitrailleuse dont les balles semblent venir à sa rencontre. Tout en courant, il s'efforce de décrocher une des grenades qui pendent à sa ceinture. Il semble éprouver des difficultés à la défaire et laisse tomber sa carabine. À partir de cet instant, tout parait se dérouler au ralenti. Les secondes s'étirent interminablement. C'est comme si j'assistais à la projection d'un film qui mettrait une heure à montrer des événements qui, en réalité, se sont déroulés en quelques brèves secondes. Nous ouvrons tous le feu en direction du tireur ennemi. Nous ne pouvons, hélas, songer à rattraper notre camarade. Ce serait nous exposer à une mort certaine. Tout ce que nous pouvons faire pour lui est d'essayer de contraindre l'Allemand à baisser la tête, dans l'espoir que l'enragé Mexicain reprendra ses esprits, avant qu'il ne soit trop tard.

Mais l'ennemi est bien retranché. Il continue à tirer.
La silhouette de Martin disparaît dans la nuit. J'entends les ferrures de ses talons résonner sur la route. Et soudain plus rien. Le bruit a cessé net au moment où le tir se faisait plus nourri. Presque aussitôt, se produisit une violente explosion accompagnée d'une aveuglante lumière orange. La mitrailleuse ennemie s'est tue. Inondé de sueur froide, j'attends, plein d'angoisse. Il semble bien que Martino ait réussi à lancer sa grenade et à réduire l'adversaire au silence, peut-être au prix de sa vie. Tout, hélas, le fait présumer. Mais un homme aurait-il le courage de se sacrifier ainsi, avec autant d'abnégation ? Une fureur indicible s'empare de nous. Nous nous dressons, tels des fantômes surgissant de leurs tombes, et nous nous ruons vers les positions ennemies. Nous découvrons bientôt le corps criblé de balles, de notre infortuné camarade. Il a dû mourir presque sur le coup. Nul ne pourrait assurément survivre que peu de secondes à d'aussi graves blessure. Et pourtant, en ce bref moment, alors que les balles pénétraient dans sa chair, il a eu la force de lancer sa grenade. À trois mètres environ de l'endroit où gît son corps, nous tombons sur le poste allemand. La grenade a fait du bon travail. Quatre Fridolins sont étendus, morts, derrière la mitrailleuse. Eux au moins ne nous gêneront plus. Quant à l'arme, elle a été renversée, son trépied tordu par l'explosion.

Deux Fritz, pressés l'un contre l'autre, protégés dans une certaine mesure par les corps de leurs compagnons, sont encore en vie. Nous les faisons prisonniers. Je charge un homme de les conduire à l'arrière, tandis que nous continuons à avancer, marchant auprès de nos tanks qui nous ont rattrapés. Ils tirent sans discontinuer sur les positions ennemies. Mais petit à petit, alors que la nuit s'épaissit et que la neige se met à tomber plus drue, les Allemands réussissent à amener de nouveaux renforts et nous contraignent à reculer devant des forces supérieures aux nôtres.

Je le fais à contrecœur, car je suis en proie à une colère homicide. Je voudrais tuer, et tuer encore, voir couler le sang et détruire dix Allemands pour chacun de mes hommes auxquels ils ont ôté la vie. Une fumée épaisse flotte dans l'air. Elle me pénètre dans les yeux et dans le nez. Je puis à peine distinguer les silhouettes de mes hommes. Cependant, je suis  extraordinairement lucide. La colère a dissipé en moi les derniers vestiges de peur. Je ne ressens que tristesse et amertume. Parvenu au tournant de la route, je m'arrête un instant pour tirer. Deux nazis qui, dans leur hâte de nous poursuivre, se sont stupidement exposés, m'offrent une excellente cible. Je leur envoie à tous deux une balle en plein front. C'est une véritable jubilation que j'éprouve en les voyant tomber.

Finalement, trempés et exténués, nous atteignons nos positions de repli et nous nous laissons tomber au milieu de la route dans un trou d'obus. Nos pertes s'élèvent à vingt hommes et nous avons occis une quarantaine de Fritz. Le restant de la nuit se passe à fortifier nos lignes et à ajuster nos positions, afin d'être à même de contenir toute nouvelle attaque.

Nous sommes persuadés que l'ennemi n'a pas dit son dernier mot, que le pire est encore à venir. Cette situation ne peut se prolonger indéfiniment. Quel que soit le camp qui remportera la victoire, il faudra bien que cette bataille finisse par s'achever. Le Haut Commandement allemand sait, à présent, que le général Patton vient à notre secours avec de puissants effectifs et qu'il est bien décidé à lever le siège de Bastogne. Il sait aussi que, dans quelques jours au maximum, il y parviendra, à moins que, d'ici là, l'armée allemande n'ait réussi à briser nos défenses et à prendre la ville. C'est pour l'ennemi une chose essentielle, s'il veut tirer pleinement parti de son offensive soudaine et, pour nous, inattendue. Pour que son principal objectif soit atteint, il faut qu'ils parviennent, sans coup férir, jusqu'à la Meuse.

Si Manteuffel arrive à s'emparer de la ville, sa position sera très forte vis-à-vis des blindés de Patton. Il sera en mesure de stabiliser son front et de repousser toutes les contre-attaques que nous pourrions lancer contre lui. De part et d'autre, la situation est extrêmement critique. Nous devons tenir bon, conte que coûte, car tout peut encore être perdu sur ce front. De jour en jour, comme aucun signe de secours ne se manifeste, l'humeur des hommes s'altère davantage. Au début, l'impression prévalait que nous pourrions tenir bon, quoi qu'il advienne. Chacun était persuadé que l'ennemi ne serait pas à même d'amener suffisamment de blindés et d'hommes pour lui permettre de percer nos défenses. Mais, à présent, l'on se met à douter. Des divisions allemandes, toujours plus nombreuses, sont détournées d'autres fronts pour venir renforcer les troupes qui assiègent Bastogne. L'ennemi a donné l'ordre d'effectuer une percée au travers de nos lignes, sans considération des pertes en hommes et en tanks. Cette épine dans son flanc doit être éliminée sans retard.

La nuit s'écoule dans un silence plein de menaces. Les Allemands on fermé le verrou sur notre secteur. Quant à nous, nous demeurons terrés dans nos défenses, dans l'attente de l'aube. Lorsqu'elle pointe enfin, il neige toujours légèrement et le ciel est complètement couvert. Il est douteux que nos avions soient en mesure, aujourd'hui de survoler la ville et de nous parachuter de nouveaux approvisionnements.

Le capitaine Bridges vient se rendre compte par lui-même de notre dispositif. Le visage tendu, il visite les divers emplacements des mitrailleuses et, son tour achevé, il vient nous retrouver, le lieutenant Fraser et moi, dans la cave d'une maison ayant miraculeusement résisté à ces journées de furieux bombardements.

- Vous serez relevés dans deux heures, lieutenant, annonce-t-il. Une des unités aéroportées vous remplacera ici. Quant à vous, vous vous transporterez dans le coin sud-est du périmètre où l'on s'attend, d'un moment à l'autre, à un assaut. Pendant les douze dernières heures, l'ennemi n'a cessé de masser dans cette région des troupes et des tanks. Il nous faut là des hommes bien entraînés.

- Mon capitaine, les hommes ont beaucoup souffert pendant ces deux derniers jours, proteste le lieutenant.

Il a le visage hagard et ses traits trahissent la tension à laquelle il n'a cessé d'être soumis. Il ajoute :

- Je ne crois pas qu'ils soient en état d'en supporter davantage.

- Il le faudra, pourtant, lieutenant.

Il a dit cela d'un ton catégorique.

- Nous avons besoin de vos hommes, là-bas, et il nous les faut tout de suite. Si l'ennemi réussissait à percer nos lignes en cet endroit, ses tanks seraient dans Bastogne, en moins d'une heure. Vous comprenez, je suppose, ce que cela signifierait.

Le lieutenant approuve, d'un léger signe de tête, et hausse les épaules d'un air résigné. Toute discussion serait inutile.

- Je vais aviser les hommes, dit-il.

La plupart accueillent la nouvelle en silence, l'air indifférent. Depuis longtemps, ils ont cessé de se demander où et quand ils mourront. Le sentiment qu'ils sont pris dans un immense piège et que les chances de survie deviennent de plus en plus minces, a chassé de leur esprit toute autre considération. Quelques-uns protestent ouvertement, mais la majorité des autres ne les écoutent même pas. Tandis que nous nous dirigeons vers nos nouvelles positions, je me remets à considérer les choses, sous l'angle stratégique. Jusqu'ici, toute notre action s'était bornée à contenir une attaque après l'autre et à lancer des contre-attaques. À présent, c'est différent. J'ai l'impression que, si nous pouvons refouler l'ennemi quand il se ruera sur nous, nous lui aurons démontré qu'il n'a aucune chance de s'emparer de la ville.

Nous nous installons sur nos positions, parmi un bouquet d'arbres, à moins de cinq kilomètres de Bastogne. Nous entendons des obus éclater au loin, mais ils semblent absolument étrangers à ce qui se passe dans ce secteur-ci. Les hommes s'empressent de creuser des tranchées. Nul ne sait quand l'ennemi attaquera, et nous ne pouvons risquer d'être pris de court.

- Sergent, il me semble que nous ne disposons pas de grand-chose ici derrière quoi nous puissions nous abriter, fait remarquer Lynley, en parcourant des yeux le terrain environnant. Il serre les machoires un moment, puis il entreprend d'installer sa mitrailleuse. Au sud de nous, se dresse une éminence, tenue par des hommes d'une autre division. Il faudra, à tout prix, qu'ils s'y accrochent lorsque ça commencera à chauffer pour de bon. Si l'ennemi parvenait à s'emparer de cette hauteur, ses armes contrôleraient la majeure partie de la région située de ce côté de la ville.

Une fois retranchés, nous occupons nos postes de combat et attendons la suite des événements. Un silence lourd et menaçant pèse sur toutes choses, tel un épais linceul étalé sur les prés enneigés et s'accrochent avec des doigts quasi tangibles aux branches des arbres. Le vent, qui souffle du nord-est, est terriblement coupant Il perce nos vêtements et nous gèle jusqu'aux os. Nous essayons par tous les moyens imaginables, de nous réchauffer, mais sans y parvenir.

Nous n'avons pas à nous réjouir longtemps de notre sécurité relative. En effet, l'offensive attendue ne tarde pas à se déclencher. Le premier indice nous en est fourni par un violent tir d'armes légères provenant de l'autre côté de l'éminence. Il est suivi du grondement plus sourd des canons. Et, bientôt, des obus se mettent à exploser tout autour de nous, faisant frémir le sol et projetant sur nous des monceaux de terre. Le puissant barrage d'artillerie se poursuit durant une heure. Il se peut que l'ennemi ne se doute même pas de notre présence. Il n'empêche que ses obus arrosent la région d'une façon tellement systématique que son tir donne l'impression de n'avoir pas épargné un seul pouce de terrain. Au tir des canons s'ajoute celui des obus de mortiers qui, eux, tombent silencieusement du ciel. Ce barrage, le plus intense auquel nous ayons encore été soumis, fait présager quelque chose de vraiment imper. tant. Lorsque le bombardement s'arrête enfin, prolongé par une occasionnelle salve de mortiers, je m'efforce de maîtriser le tremblement qui m'agite, afin de me concentrer pleinement sur ce qui va suivre. Les événements vont probablement se dérouler selon le processus habituel. C'est-à-dire qu'après le tir d'artillerie, l'infanterie se lancera en force à l'assaut de la hauteur. Les tanks n'oseront pas s'aventurer dans les chemins sinueux qui y mènent, mais, en ce moment même, ils sont probablement déjà en train de la contourner.

Un des hommes n'a pu résister à la tension du bombardement ininterrompu. Lynley m'appelle et me le montre.

- Sergent, dit-il, je crois que vous feriez bien de vous occuper de ce gaillard-là. On dirait qu'il a perdu la boule. Je le tiens à l'œil, depuis un moment déjà. Je ne pense pas qu'il ait été blessé.

Je m'approche de l'homme qui est adossé à un des arbres. Il a les genoux relevés, la tête appuyée sur les mains qui couvrent ses oreilles, comme s'il essayait d'étouffer le bruit des obus, bien qu'ils aient cessé de tomber. Je lui secoue l'épaule.

- Qu'y a-t-il, soldat ? Malade ?

Il me regarde d'un air étonné. Ses lèvres tremblent, et les yeux lui tournent dans les orbites comme s'il n'arrivait plus à les tenir fixés sur quelque chose. Je lui redresse la tête, de sorte qu'il ne puisse éviter mon regard.

- Ressaisissez-vous, avant que l'ennemi n'arrive ! lui dis-je brutalement. Sinon ça va aller mal pour vous. Vous m'entendez ?

Pendant quelques secondes, bien que ses yeux continuent à voyager, il essaye de me regarder puis, à petits coups de langue, il se lèche les lèvres. Sa pomme d'Adam s'agite frénétiquement. Enfin, il parvient à parler.

- Je n'en puis plus, sergent, je vous le jure. J'ai essayé d'empêcher mes mains et mes jambes de trembler, mais je n'y parviens pas. Mon Dieu ! je me demande ce que j'ai !

- Dans une minute ou deux, dès que vous vous serez dominé, vous serez à nouveau O.K., lui dis-je.

Une image s'est tout à coup imposée à mon esprit. C'est celle du garçon qui s'était réfugié dans la chambre où je m'étais précipité pendant le violent bombardement de Bastogne. Le pauvre gars qui a été blessé à mort par un éclat d'obus. Mais je ne veux pas penser à cela. Je me dis avec force que cela ne se représentera pas pour ce gars-ci, même s'il me faut pour cela, lui faire sortir ses dangereuses idées de la tête à coups de poing. Je le remets sur ses pieds. Il n'est pas responsable de ce qui lui arrive, je le sais. Mais il faut absolument qu'il retrouve ses esprits, avant que sa dépression ne soit remarquée par les autres. Ce genre de choses se répand plus vite encore que les rumeurs, et si je veux que les hommes continuent à former une équipe plus ou moins cohérente, cette panique doit être stoppée, dès ses débuts, avant qu'elle n'ait pris des proportions redoutables.

Je sais parfaitement ce qui tourmente cet homme. Cela se produit assez fréquemment, surtout dans des conditions comme celles-ci. Le garçon est certainement courageux. Seulement, l'homme qui part au combat ne dispose que d'une certaine réserve de résistance nerveuse, et lorsque celle-ci est épuisée, plus rien ne le soutient. Cette réserve est minime chez certains, et ils s'effondrent dès les premiers coups durs. D'autres, comme Kelland et Lynley, semblent en posséder des quantités inépuisables. Je regrette bien qu'ils ne puissent transférer un peu de leur surplus à certains de leurs camarades moins favorisés.

L'homme recommence à trembler et à s'agiter. Je le gifle vigoureusement, et il se calme aussitôt. Si seulement je pouvais éveiller en lui un peu de haine contre moi, je parviendrais sans doute à le ramener à la raison. C'est parfois le seul moyen.

- Et n'y revenez plus, dis-je d'un air féroce. Je ne veux pas dans ma section des hommes à cœur de poulet. Vous vous comportez comme une vieille femme. D'un gars frais émoulu d'un centre d'instruction, cela pourrait à la rigueur se comprendre, mais pas d'un gaillard aguerri, tel que vous.

Pendant quelques instants, ses lèvres cessent de trembler et se contractent. J'en profite pour insister.

- Maintenant, ramassez votre fusil et assurez-vous qu'il a un plein chargeur. Essayez également de vous rappeler que les a Choucroutes a ont aussi peur de la mort que vous.

- Je ferai de mon mieux, sergent, promet-il, en avalant péniblement sa salive et en essayant d'affermir ses jambes en prenant appui contre un arbre. Je l'observe attentivement. Il est possible qu'il ait surmonté sa crise de nerfs, mais ce n'est pas certain. Dès que le combat sera réellement engagé, il se peut que ses nerfs lâchent à nouveau et, dans ce cas, il sera encore plus mal en point qu'avant. Assez tourmenté, je retourne auprès de Lynley. D'un geste de la tête, il me désigne la colline qui domine nos positions. Le crépitement des armes légères a pris plus d'ampleur de ce côté et de furieux corps à corps sont engagés sur les pentes boisées.

- S'ils réussissent à déloger les nôtres de là-haut, nous allons les attraper sur le râble, en moins de deux, murmure-t-il d'un ton angoissé.

- Tous les hommes sont-ils en place ?

Il fait un signe affirmatif, montre du pouce ses compagnons et grogne :

- Ceci ne me dit rien qui vaille. Personne ne semble avoir songé à nous assurer une protection, ni même à couvrir nos flancs par de l'artillerie.

- Nous n'en aurons pas besoin, dis-je calmement. Si les Fridolins menacent d'enfoncer nos avant-postes, nous serons obligés de reculer. Il n'y a pas d'alternative. Mais ce qui m'inquiète le plus, ce sont les blindés allemands. Ils vont les faire déboucher de derrière la colline, par cette route. Si seulement nous disposions de plus de matériel antitank, nous pourrions les détruire, avant qu'ils ne se soient trop approchés de nous. Mais, dans les conditions actuelles...

Lynsley évalue la distance qui nous sépare de la route.

- Il semble que jamais une occasion ne nous sera donnée de profiter d'un avantage quelconque, dit-il. Il frappa rageusement le sol de son poing. Combien de temps faudra-t-il encore attendre que les hommes de Patton nous rejoignent ?

- Ça, lui dis-je, c'est la question à soixante-quatre dollars dans le Quitte ou Double. Si je pouvais vous répondre, je ne serais pas ici à me demander où les Choucroutes s'apprêtent à nous lancer leurs tanks dans les pattes. En l'occurrence, nous ne pouvons rien faire d'autre que d'espérer que tout ira pour le mieux.

Il ricane d'un air dédaigneux mais ne dit plus rien. Sur notre flanc, la lutte pour la possession de la colline se poursuit âprement. L'ennemi semble jeter dans la bataille toutes les forces dont il dispose pour s'adjuger la possession de la hauteur où il pourrait installer son artillerie et disposer ainsi d'un avantage écrasant.

La lutte est féroce et soutenue par les nôtres avec l'énergie du désespoir, mais l'ennemi possède une écrasante supériorité en hommes. Au bout de deux heures, il a pris possession de la colline. Aussitôt, il commence à lancer ses tanks contre nous. C'est Kelland qui, le premier, les repère. J'accours auprès de lui. Ceci est la pièce de résistance.'

Je demeure là, crispé, sentant le désespoir de la défaite s'emparer de moi. Pendant un moment mon esprit semble se détacher de mon être et s'élancer, par quelque mystérieux privilège, au-delà des champs enneigés cernés par les hautes haies qu'agite le vent et le long desquelles l'ennemi commence à progresser vers nous, en force. De combien d'hommes dispose-t-il ? De combien de tanks ?

Une silhouette surgit de derrière une haie, de l'autre côté de la route. Je me tourne instinctivement vers lui, prêt à agir. Mais c'est un homme de l'autre unité, de celle qui vient de subir, sur la hauteur, un cuisant échec. Derrière lui, les survivants commencent à arriver. Ils vont se frayer un chemin et passer par nos positions pour rallier l'arrière. J'observe les visages des hommes qui m'entourent. La plupart d'entre eux sont des nouveaux venus dont je commence seulement à me rappeler les noms. Ils se sont joints à nous, à Bastogne, pour remplacer ceux qui avaient été tués en nous repliant de la rivière Our.

Un à un, beaucoup de mes hommes sont déjà passés de vie à trépas. Il ne subsiste plus que quelques-uns des anciens. J'essaie de me rappeler les visages de ceux qui étaient encore avec nous lorsque l'ennemi a lancé son offensive. Est-il possible que quelques jours seulement se soient écoulés depuis lors ? Il m'est très difficile de me rappeler leurs visages. Je me souviens, certes, de certains de leurs traits les plus caractéristiques, mais c'est tout, et cela m'irrite. Par exemple : Greco, petit et maigre, qui avait quelque chose d'un oiseau, mais qui, au combat, était un vrai lion, je n'arrive jamais à me le représenter. Pourtant, avant sa mort, il avait été plus près de mon cœur qu'un frère.

Je serre les dents avec tant de force que les mâchoires m'en font mal. Et pourtant, je n'arrive pas à me détendre.

Le lieutenant arrive, rampant sur les genoux et les mains. Son visage est crispé. Il me fait signe d'approcher.

- Sergent, me dit-il. Je désire que vous emmeniez une patrouille et que vous alliez flanquer une dégelée à ces Choucroutes, avant qu'ils découvrent notre position.

- Les attaquer maintenant, mon lieutenant ? Mais c'est...

J'allais dire que j'estimais une telle initiative insensée, mais je me suis arrêté à temps. Il m'a donné un ordre, et je n'ai qu'à y obéir. Je retourne donc auprès des hommes et les regarde un à un. Ils semblent deviner ce que j'attends d'eux, car ils évitent délibérément mon regard.

- J'ai besoin de cinq hommes, dis-je, en veillant à parler doucement et sans manifester mon émotion. Nous devons opérer une sortie et essayer de démolir quelques tanks, avant que les Fritz nous aient repérés.

Aucun d'eux ne répond. Je finis par en désigner cinq, et nous nous mettons en route, sous le couvert des arbres. La neige étouffe le bruit de nos pas, tandis que nous nous faufilons au travers des broussailles et des taillis. Le grondement des chars devient de plus en plus perceptible, et je sens que les hommes ont peur. C'est une réaction naturelle. Je les ai choisis avec soin, en écartant ceux qui doutent d'eux-mêmes, pour ne retenir que ceux dont je suis certain qu'ils ne flancheront pas devant l'ennemi. Dans des opérations de ce genre, une certaine prudence est nécessaire. Les hommes trop hardis sont généralement aptes à commettre des erreurs et à attirer sur eux l'attention de l'ennemi.

Nous atteignons un endroit où la route trace une boucle assez serrée. Les tanks n'y sont pas encore parvenus mais, tandis que nous prenons position, nous les entendons de plus en plus distinctement. S'ils sont accompagnés par des fantassins, nous n'aurons peut-être même pas le temps d'opérer une retraite. II nous faut espérer qu'ils seront seuls, que l'infanterie aura été désignée pour nettoyer la colline.

Comme je ne parviens que difficilement à étendre les jambes, je me rends compte à quel point je suis ankylosé par le froid. Ce n'est pas étonnant, allongés comme nous le sommes dans la neige qui perce nos vêtements. À dix mètres de notre flanc, coule un ruisseau qu'enjambe un petit pont. Si seulement nous disposions d'explosifs, nous pourrions le faire sauter. La route serait coupée et les blindés ennemis momentanément bloqués. J'en suis à me demander si une demi-douzaine de grenades bien placées ne feraient pas l'affaire, lorsque le premier tank apparaît sur le pont ; il hésite un moment, puis s'avance vers nous.

- Croyez-vous, sergent, que ces salopards peuvent nous voir?. demande Lynley à voix basse.

- Nous allons bientôt le savoir, dis-je. Vous avez tous bien compris ce qu'il faut faire ?

Ils font signe que oui et détachent les grenades de leurs ceintures. Nous nous sommes échelonnés le long du petit cours d'eau, à un peu plus d'un mètre l'un de l'autre, cachés par une haie épaisse bien que dépourvue de son feuillage. Le tank de tête est presque à ma hauteur. J'attends, retenant mon souffle, les muscles tendus, mes doigts serrant convulsivement une grenade dont j'ai déjà enlevé la goupille. Encore quelques fractions de secondes...

.- Maintenant !

Deux autres blindés ont, à leur tour, franchi le pont et viennent vers nous dans un menaçant bruit de ferraille. Nos bras font simultanément le même geste. Les grenades tracent leur courbe dans l'air, par-dessus la haie. Vite, je baisse la tête. Jusqu'ici, l'ennemi ne semble pas nous avoir repérés. Les grenades explosent bruyamment. Au-dessus de nous, des éclats d'acier traversent en sifflant les branches de la haie. Nous nous aplatissons dans le fossé autant que nous le pouvons. J'ai très peur. Les dés sont jetés à présent. Je sais que ce ne peut-être qu'une question de secondes, avant qu'arrivent les autres chars, déjà alertés et prêts à entrer en action. Maintenant que notre position est connue, il ne nous reste qu'à fuir. M'étant relevé, j'aperçois des flammes au travers de la haie, à l'endroit où un des tanks a été touché par deux de nos grenades. L'une d'elles semble avoir pénétré dans l'écoutille et explosé à l'intérieur. De la fumée s'échappe de la tourelle. Tandis que mes hommes et moi prenons les jambes à notre cou, nous percevons une seconde explosion, plus étouffée, accompagnée d'une vive lueur rouge.

Nous avons réussi à bloquer la route aux autres blindés, à moins que leurs commandants ne décident de couper à travers champs, ce qui, dans la neige épaisse, pourrait se révéler dangereux. En tout cas, l'endroit est devenu malsain pour nous. Une rafale de mitrailleuse soulève de petits panaches de neige à une cinquantaine de centimètres de mes pieds. Nous offrons à l'ennemi une cible de choix, malgré que nous courions en zigzag à travers pré, en nous baissant autant que possible. Nous nous sommes mis dans un beau guêpier. Un rapide regard jeté en arrière m'apprend que des Allemands sortent déjà des tanks, prêts à se lancer à notre poursuite. Certains des blindés qui suivaient transportaient des fantassins. J'aurais évidemment dû m'en douter, et je m'en veux de ne pas y avoir pensé. Des coups de feu éclatent derrière nous. Les Choucroutes tirent tout en courant. Mais leur tir est généralement mal ajusté, et les balles s'éparpillent dans toutes les directions.

Le terrain est traître. À tout moment, nous glissons et trébuchons. Tout à coup, je sens quelque chose heurter sèchement une de mes manches, arrêtant presque mon élan. Lynley, qui me suit de trop près, entre en collision avec moi. Il grommelle un juron et se jette sur le côté. L'ennemi a été surpris par notre attaque, mais il s'est vite ressaisi et il riposte énergiquement. Je fonce, respirant avec peine, mon cœur battant à grands coups. Je remarque que mes hommes se sont étirés sur une seule ligne et qu'ils prennent soin de laisser un bon espace entre eux. Demeurer groupés nous aurait été fatal. Une seule rafale de mitrailleuse aurait pu nous abattre tous. Les Fritz se meuvent rapidement et avec précision, semblant anticiper chacune de nos manœuvres. Soudain, un de mes pieds s'accroche dans une racine invisible sous la neige, et je m'étale de tout mon long. Je me redresse aussitôt et, ignorant les douleurs provoquées par ma chute brutale, je me remets à courir. Les projectiles sifflent à nos oreilles et les traits lumineux des balles traçantes nous montrent à quel danger nous sommes exposés.

Lorsque j'atteins la haie de ronces qui borde l'extrémité opposée du champ, je plonge à travers elle, sans me soucier des griffes et des coupures que j'y récolte. Mon cœur bat dans ma poitrine comme un marteau-pilon et j'éprouve, dans le fond de la gorge, une douleur aiguë qui se prolonge.

Je m'affale dans un fossé et défais ma carabine, prêt à tirer sur l'ennemi. Deux de mes hommes n'ont pas encore franchi le champ entièrement. Je les vois trébucher sur des obstacles cachés qui freinent leur course. Leur visage est empreint d'une indicible terreur. Ils n'osent même plus se retourner. Enfin, l'un d'eux fonce à son tour au travers de la haie et tombe, face en avant, à moins de trois mètres de moi. Ayant retrouvé un peu de souffle, je me mets à tirer méthodiquement sur les silhouettes ennemies qui continuent à approcher. Elles se détachent assez confusément dans la brume qui couvre le sol. Deux Allemands s'écroulent, frappés en plein front. D'autres courent toujours, en poussant des cris gutturaux. Le dernier de mes hommes nous a presque rejoints. Il est près de la haie. Il arrive. Une vague d'exultation submerge pour un moment ma peur et ma fatigue. Mais il trébuche encore. Cette fois il ne s'est pas accroché le pied. Il s'affaisse en poussant un cri de douleur. Je lève légèrement la tête pour voir s'il est gravement atteint. Pendant quelques instants il gît, immobile, dans la neige, les bras allongés devant lui, sa carabine serrée dans son poing. Puis, il essaie de se relever, mais il retombe lourdement. La balle a dû l'atteindre au niveau des reins.

Je ne sais que faire. L'Allemand le plus proche est à moins de trente mètres. Il fonce vers le blessé, visiblement décidé à l'atteindre avant que l'un d'entre nous y soit parvenu. Quitter l'abri de notre fossé serait courir à une mort certaine. Cependant le code de la plus élémentaire humanité nous dicte que nous devons aller à son secours et le mettre à l'abri, sans considération du danger mortel que cela comporte pour nous.

J'aspire à fond et lance un regard à Lynley. Il a compris ; il pose sa carabine délicatement à terre et se tient prêt à bondir hors du fossé, à mon signal. Mais il est déjà trop tard. La mitrailleuse d'un des tanks ennemis se met à tirer. Ce mitrailleur est un vrai boucher. Je vois la ligne d'impact des balles mordre agressivement la neige et se rapprocher rapidement du blessé qui tente frénétiquement de se redresser, dans l'espoir de franchir la dizaine de mètres qui le séparent du salut. Autant vaudrait pour lui essayer d'atteindre la lune. Je frémis d'horreur en voyant les balles le frapper. Il s'était déjà hissé sur les genoux, les bras projetés en avant, dans un mouvement instinctif pour assurer son équilibre. Lorsqu'il a été touché une nouvelle fois, j'ai lu dans ses yeux une indicible stupeur. Un bref instant, il est demeuré figé, puis il a eu un mouvement tournant, son corps s'est tassé, sa tête a basculé en arrière, les yeux grands ouverts levés vers le ciel bas et gris, comme s'il voulait, d'un dernier regard, capter ce que la vie pouvait encore lui offrir, avant de s'éteindre.

Notre situation demeure périlleuse. Nos lignes sont encore à près de trois cents mètres, au-delà de deux autres prairies. Le bouquet d'arbres où le reste de nos hommes se trouve retranché est trop éloigné pour que nous puissions espérer l'atteindre, sans subir de nouvelles pertes. Pourtant, il faut que nous y parvenions, si nous voulons survivre.

L'un après l'autre, mes hommes se relèvent et se remettent à courir offrant leur dos à l'ennemi. Tandis que les premiers d'entre eux se sauvent, j'ouvre sur les poursuivants un feu rapide. Si je puis seulement les tenir en échec l'espace de quelques précieuses secondes, mes hommes auront une chance de s'en tirer. Une balle traverse la haie et vient s'enfoncer en bordure du fossé, me projetant de la terre dans les yeux. Momentanément aveuglé, j'essaie en vain de voir d'où est venu le projectile. Lorsque ma vue s'éclaircit, l'Allemand est déjà presque sur moi. C'est un grand gaillard. Je vois la baïonnette briller au bout de son fusil. Il n'essaie pas de tirer mais fonce, son arme pointée vers moi, prêt à m'embrocher. Il commet là une grossière erreur, car s'il avait simplement pressé la détente il m'aurait presque certainement tué. Mais, en agissant comme il le fait, il m'accorde les quelques fractions de seconde dont j'ai besoin pour retrouver mon équilibre.

Ses lèvres sont retroussées en un hideux rictus qui lui découvre les dents, et ses yeux brillent méchamment sous d'épais sourcils en broussaille. Je distingue, sous le casque massif, les minuscules gouttes de sueur qui perlent à son front, tandis qu'il se rue sur moi de tout son poids. Je presse la détente. J'ai tiré de la hanche, car le temps me manquait pour épauler et viser. D'ailleurs, il offrait une cible parfaite. À cette distance, je ne pouvais le manquer. La balle lui est entrée dans l'estomac. Il titube, à moins de deux mètres de moi, les épaules projetées en avant, semblant avoir oublié ce qu'il avait l'intention de faire. Une tache pourpre se dessine au bas de sa tunique et, lentement, les muscles de son visage se détendent. Il a un long frémissement et s'affaisse. Son casque qui a roulé à terre s'immobilise à quelques centimètres de mes pieds. J'attends encore quelques instants, afin d'être bien certain qu'il est mort, et je me sauve à toutes jambes. Les autres Allemands avaient subitement disparu en entendant claquer mon coup de feu. Après, je les ai vus se relever, mais ils sont encore assez loin et, bien que quelques balles sifflent à mes oreilles, aucune ne m'atteint, tandis que je fonce au travers du second pré et franchis une nouvelle haie. Les hommes de la patrouille m'attendaient ici. Ensemble, nous poursuivons notre course haletante.

Enfin nous parvenons au bouquet d'arbres et nous nous jetons à terre, essayant de retrouver notre souffle et de discipliner les battements désordonnés de nos cœurs.

6

Les jours de violence

Avec la perte de la colline qui commande la route, notre résistance à I'avance des blindés ennemis est devenue purement symbolique. L'arrêt de la colonne, provoqué par la destruction du premier tank, n'a pas duré plus d'une heure et, après un violent combat, nous sommes contraints de reculer, car notre position est devenue intenable. Les Allemands jettent dans la bataille toutes les forces dont ils disposent dans ce secteur, confirmant ainsi la prévision du capitaine selon laquelle ils ne ménageraient aucun effort pour percer notre périmètre en cet endroit précis. Vers la fin de l'après-midi, leurs blindés ont pénétré, en deux points, dans nos positions, et ils ont déjà atteint les rues périphériques de Bastogne, escortés de fantassins.

Nous luttons énergiquement, dans l'espoir d'endiguer cette marée, avant qu'il soit trop tard. Nos destructeurs de tanks sont entrés en action. Ils envoient des obus capables de percer le blindage des chars qui s'efforcent de pénétrer plus profondément encore dans la ville, sans que nous ayons pu réagir suffisamment pour parvenir à les refouler.

Durant deux heures, l'issue de la bataille demeure incertaine. L'ennemi, sentant qu'il n'a jamais été en aussi bonne posture, depuis le début de la bataille de Bastogne, fait avancer des renforts d'infanterie destinés à appuyer ceux de ses tanks qui ont réussi à percer nos lignes. Une attaque après l'autre sont lancées contre l'assaillant. Dans une des rues, une multitude de cadavres allemands gisent autour de tanks dont cinq, qui ont reçu des coups directs, sont en flammes. Cependant, les fantassins allemands continuent à déferler. Notre tir balaie le terrain, et beaucoup tombent en essayant vainement d'atteindre le centre de la ville.

Cet assaut est le plus furieux que l'ennemi ait encore lancé, cependant j'ai l'impression que le moral de nos troupes est excellent. Après avoir été effroyablement à court de munitions - nous apprendrons plus tard qu'en un point de nos défenses, il ne restait plus que dix chargeurs par homme - nous en avons maintenant bien plus que nous ne pourrons en employer. Le ravitaillement par air de ce jour a bénéficié d'un temps aussi propice que possible, du moins pour la saison. Il nous a procuré assez de munitions et de vivres pour nous permettre de supporter le siège aussi longtemps qu'il le faudra.

Insensiblement, mais sûrement, la bataille tourne en notre faveur. Une attaque résolue, lancée en bordure de la ville, coupe à l'ennemi sa ligne de retraite. Son tour est venu d'essayer de se dégager du piège. Les tanks font demi-tour, et l'infanterie, dispersée en petits groupes, les suit. Exploitant notre avantage, nous les poursuivons dans les rues, et les harcelons de toutes parts. Les blindés ont commis l'erreur de pénétrer trop avant, sans bénéficier d'un appui suffisant. Les Allemands commencent à s'en apercevoir. Ils combattent avec l'énergie du désespoir jusqu'à la tombée de la nuit, qui marque la fin de l'attaque. L'ennemi a été repoussé et a subi de fortes pertes. Dans la rue, s'empilent ses morts et les restes calcinés de ses tanks. L'attaque de ce jour lui a coûté fort cher.

Je choisis, en bordure de la ville, une partie de maison qui nous servira provisoirement de quartiers. J'ignore ce qu'il est advenu du lieutenant. Je l'ai vu passer, pour la dernière fois, il y a environ une heure, quand la bataille faisait encore rage. Deux heures plus tard, toujours sans nouvelles de lui, j'appelle le Q.G. C'est le capitaine Bridges qui me répond. Il m'écoute patiemment, puis me donne l'ordre de rester là et de disposer les hommes en prévision d'une nouvelle attaque qui semble imminente dans notre secteur. Je me tourne vers les hommes. Ils me regardent d'une façon qui me fait comprendre qu'ils ont deviné la teneur du message. Je demande :

- Y en a-t-il parmi vous qui aient vu le lieutenant durant cette dernière heure ?

Ils demeurent un moment silencieux, secouant négativement la tête. Enfin Lynley murmure doucement :

- La dernière fois que je l'ai aperçu, sergent, il se trouvait de l'autre côté de la place. Quoique je ne puisse l'affirmer, il me semble qu'il avait été blessé. Un de ses bras pendait, inerte, le long de son corps.

Je serre les dents. Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé de grave ! S'il est mort, je serai obligé d'assumer le commandement, en attendant qu'un autre officier nous soit envoyé.

- Quel est le prochain numéro au programme, sergent ? s'enquiert Kelland, du bout de la chambre, où il se tient auprès de la fenêtre.

- Nous demeurons sur place et nous nous préparons à repousser une nouvelle attaque. Le capitaine semble croire qu'elle est imminente.

- Oh, non ! Encore une ? dit-il d'un ton incrédule, désespéré. Nous venons de liquider un bataillon de blindés. Les Fridolins ne peuvent avoir d'autres tanks, à moins qu'ils aient complètement dégarni le front russe !

- Ils en sont capables, dis-je en observant tour à tour chacun de mes hommes.

Ils sont vraiment à bout. Nous avons tant enduré qu'il semble totalement impossible à un organisme humain d'en supporter davantage. Nous sommes arrivés au point de rupture. Je ne distingue sur les visages de mes compagnons qu'une lassitude indicible et une indifférence maussade. C'est mauvais signe, mais ce pourrait être pis encore. Mentalement, ils me maudissent, parce que je ne les autorise pas à prendre un jour ou deux de repos. Ils ont l'impression que c'est à cause de moi qu'ils vont devoir combattre encore. Certes, ils maudissent aussi le capitaine Bridges et les officiers du Q.G. mais, pour l'instant, ce ne sont là que des personnages quasi mythiques, irréels. Tandis que moi je suis devant lui, et c'est sur moi que déferlera bientôt toute l'amertume qui, graduellement s'est accumulée en eux.

Pour eux, je représente l'autorité. Je désire d'ailleurs qu'il en soit ainsi. Tant qu'ils seront montés contre moi, il se battront bien lorsque je leur en donnerai l'ordre. Ils tueront des Allemands, et ils imagineront, en quelque sorte, que c'est moi qu'ils tuent. C'est là un phénomène que j'ai eu maintes fois l'occasion de constater.

Nous nous préparons à affronter la nuit. Pour nous, elle sera longue. Je divise les hommes en deux groupes. Les uns veilleront, pendant que les autres essayeront de dormir un peu. L'artillerie gronde toujours au loin et, de temps à autre, un obus tombe assez près de nous. Je doute que beaucoup de mes hommes arrivent à trouver le sommeil. À part, bien sûr, les anciens, les vétérans qui, eux, ont acquis la faculté de dormir, même au milieu d'un barrage infernal.

C'est le cas pour Kelland. Il s'endort profondément, dès que sa tête a touché le plancher. Pour le moment, il est étendu sur le dos, la bouche entrouverte. Sa poitrine se soulève à un rythme bien régulier. Il tient sa carabine serrée contre lui. Je sais qu'au moindre indice suspect, il se réveillera avec la soudaineté d'un animal, alerte et prêt à l'action. Mais les nouveaux, ceux qui nous sont récemment arrivés, ne jouissent pas d'une telle faculté. De l'endroit où je me trouve près de la fenêtre, je les vois se tourner et se retourner, demeurant par moments les yeux grands ouverts, à fixer le plafond, les traits tendus, les bras rigides collés au corps. Ils n'arrivent pas à se détendre. Le moindre bruit au loin les fait sursauter. Ils tressaillent chaque fois qu'un de leurs compagnons tousse. S'ils ont leur fusil auprès d'eux, ce n'est pas parce qu'ils savent qu'ils auront peut-être à s'en servir en cas d'alerte, mais parce que, sans lui, ils se sentiraient dépaysés et nus.

Un peu avant minuit, j'entends soudain un léger bruit venu de l'extérieur. Je tends aussitôt l'oreille et empoigne ma carabine. Kelland est déjà debout. Il se tient dans l'ombre pareil à un chat prêt à bondir, retenant son souffle. Quelqu'un frappe à la porte. Je me colle au mur et fais signe à Kelland d'ouvrir. S'il ne s'agit que d'un seul Allemand espérant profiter de l'effet de surprise, il vaut mieux ne pas faire de bruit et éviter d'attirer l'attention d'autres nazis qui pourraient se trouver à proximité. Je tiens mon arme par le canon, brandie au-dessus de ma tête, prêt à assommer l'insolite visiteur.

Kelland avance la main. Ses doigts agrippent la clenche de la porte et, sur un signe de moi, il ouvre brusquement. Tout cela s'est fait si vite que la silhouette se découpant à l'extérieur n'a pas eu le temps d'ouvrir la bouche. Kelland empoigne l'ombre et la fait entrer de force. Déjà je commence à abattre mon arme. Mais je m'arrête aussitôt.

C'est une jeune fille qui vient d'entrer. Son visage apeuré se détache dans les ténèbres. Trop effrayée pour parler, elle regarde autour d'elle, retenant son souffle. Je remarque sa robe déguenillée, les taches claires de ses jambes et les molles ondulations de sa chevelure qui lui tombe sur les épaules.

Kelland pousse un grognement de surprise. La stupéfaction se lit sur son visage et, pour une fois, il ne sait que dire. Quand enfin il retrouve sa voix, c'est pour murmurer . lentement en articulant bien ses mots :

- Pourquoi êtes-vous venue ici ?

Elle ouvre les yeux tout grands mais ne répond pas.

- Elle ne comprend probablement pas un mot de ce que vous dites, dis-je, en m'avançant vers elle.

Je tremble encore en pensant combien j'ai été près de l'assommer. Et, me tournant vers les hommes qui sont à présent tous réveillés, je demande :

- Y en a-t-il parmi vous qui connaisse le français ?

- Inutile, je comprends, murmure notre visiteuse d'une voix un peu hésitante. Je parle l'anglais, mais je ne savais pas au juste si vous étiez des Américains ou des Allemands. D'après les dernières nouvelles, ceux-ci devaient se trouver en bordure de la ville. Je les savais proches, mais j'espérais tout de même trouver ici des Américains.

- Vous n'avez toujours pas répondu à ma question, dis-je.

Je suis encore sous l'effet du choc éprouvé à l'idée que j'allais lui défoncer le crâne, ce qui m'a fait parler un peu plus rudement que je ne l'aurais voulu. J'insiste :

- Que faites-vous ici ? Avez-vous envie de vous faire tuer à courir ainsi dans les rues. Il y a encore beaucoup de tireurs allemands isolés qui se cachent dans les ruines.

- Oui, je le sais. Mais j'ai pensé que vous deviez avoir soif. J'ai apporté du vin. Nous l'avons gardé dans la cave, depuis avant la guerre. Les nazis ne l'ont jamais trouvé.

Il était bien caché.

Je m'aperçois en effet qu'elle porte quelque chose, ce qui explique pourquoi elle n'a pas esquissé le moindre geste pour se protéger, lorsqu'elle a vu ma carabine levée prête à s'abattre sur elle. Elle va déposer les bouteilles sur la table située au milieu de la chambre. Il y en a cinq, au col allongé, couvertes de poussière. Au moment où j'en prends une en main pour mieux l'examiner, un nouveau bruit se produit à la porte, et une femme âgée, aux cheveux gris, pénètre dans la pièce, suivie par un vieillard qui marche tout voûté.

- Ma mère et mon père explique la jeune fille. Malheureusement, ils ne connaissent pas un seul mot d'anglais.

Elle leur dit quelques mots en français à quoi ils répondent en agitant vigoureusement la tête en signe d'assentiment. Ils ont d'autres bouteilles dans les bras, et le vieillard porte, en plus, un paquet emballé dans du papier. Il le pose sur la table et l'ouvre. Il contient des fruits, du fromage et du pain. Pour des gars comme nous qui, depuis aussi loin que nous puissions nous en souvenir, n'avons subsisté que sur les rations de l'armée, c'est là un véritable régal de roi. Tandis que nous mangeons, nos visiteurs sont venus s'asseoir auprès de nous, autour de la table.

Souvent, le vieil homme prononce en français quelques mots rapides, que sa fille nous traduit aussitôt. Après une de ses tirades, particulièrement véhémente, elle explique. en souriant légèrement :

- Mon père dit que les Prussiens ne reprendront jamais la ville, que Bastogne demeurera solidement entre les mains des Américains. Il sait que l'ennemi se concentre, au sud et à l'est, en vue d'une nouvelle attaque contre vous, mais Il est persuadé que vous saurez le repousser.

- Je suis heureux qu'il ait une telle confiance en nous, dis-je.

Mais, intérieurement, je souhaiterais être aussi sûr de l'issue de la bataille que l'est ce vieillard à la moustache hérissée. Il s'est installé au bout de la table, place qui lui revient de droit en raison de son âge. Il nous observe de sous ses sourcils touffus. L'expression de son visage est calme, quasi sereine, comme s'il avait mis sa vie entre nos mains, avec la certitude que nous le libérerons de l'ennemi. Il est difficile de soutenir ce regard, à la fois paisible et perçant, sans se sentir un peu mal à l'aise. Je voudrais lui dire qu'il n'est pas du tout certain que nous serons en mesure de résister devant des attaques encore plus résolues, mais je ne trouve pas les mots qu'il faudrait et je n'ai d'ailleurs pas le courage de détruire ses illusions.

Pendant près d'une heure, nous continuons à nous restaurer dans cette chambre nue, aux murs lépreux, au plancher couvert de plâtras qui tombent aussi sur la table, chaque fois qu'un obus explose dans les parages. Cependant, en dépit de ce cadre sordide et du froid intense, il nous est, par moments, difficile de nous représenter que nous sommes en pleine guerre et qu'en cet instant même, tout près de nous, des hommes sont blessés ou tués.

Mais le calme n'est que temporaire.

Tout à coup, l'ennemi reporte son attention sur notre secteur. Les obus commencent à tomber dans notre rue. Malgré la proximité des points de chute, les visages de nos visiteurs n'expriment aucune crainte, même lorsque nous insistons pour qu'ils descendent à la cave où ils seront mieux protégés sauf, naturellement, en cas de coup direct. Après ce bref et agréable intermède, les événements reprennent leur cours habituel. Des coups de feu éclatent tout près, dans la rue. Mais ce n'est qu'une patrouille de Fritz qui s'est fait surprendre à découvert. Au bout de quelques minutes, la vacarme s'apaise et le silence renaît.

Le reste de la nuit s'écoule de la même façon. Actions mineures, tout le long du front. Les intentions de l'ennemi sont claires. Il ne désire pas engager dans l'obscurité des forces d'infanterie importantes, ni surtout des tanks, mais il veille constamment à nous tenir en état d'alerte. Ces attaques de petite envergure, menées par des patrouilles, n'ont qu'une valeur militaire très limitée, ce qui ne les empêche pas d'être extrêmement empoisonnantes pour ceux qui ont à les subir. Elles contraignent les hommes, déjà physiquement et moralement exténués, à demeurer sans cesse sur le qui-vive, au seul moment où ils auraient eu quelque chance de goûter un peu de ce sommeil devenu si nécessaire.

Le jour venu, je m'aperçois que j'ai le cerveau tout brouillé. Les brumes qui m'obscurcissent l'esprit sont dues en partie au vin que j'ai absorbé pendant la nuit, mais surtout au fait que je n'ai pratiquement pas fermé l'œil depuis la première attaque ennemie, déclenchée il y a plusieurs jours sur la rivière Our.

La plupart des hommes sont dans le même état que moi.

Ils vont prendre leurs postes, les paupières lourdes et, de temps à autre, secouent la tête pour essayer de sortir de leur torpeur. J'en arrive à souhaiter ardemment que l'ennemi déclenche une offensive en règle et mette fin, une fois pour toutes, à cette interminable bataille. Mais je chasse cette pensée défaitiste. Il y a autre chose en jeu que notre seul confort. L'issue de la bataille de Bastogne aura des conséquences incalculables. Si nous pouvons tenir encore quelques jours, les renforts tant attendus nous parviendront certainement. Des messages nous sont parvenus au sujet des forces importantes qui exercent une très forte poussée sur les lignes allemandes, au sud de la ville. Nous essayons de suivre leur progression, grâce aux messages radio que nous réussissons à capter de temps à autre. Nous observons sur la carte les mouvements de nos effectifs, selon nos estimations, et aussi ceux de l'ennemi.

Au début, il y a seulement quelques jours, il semblait possible que nos effectifs situés au sud puissent, par un mouvement tournant, attaquer de flanc le saillant que les Allemands ont constitué dans les Ardennes et percer aisément leurs positions assez faiblement défendues sur les côtés. Ainsi serait brisé le cercle d'acier forgé autour de la ville. Mais cet espoir s'est vite dissipé. L'ennemi a intercepté nos messages radio. Il a eu connaissance de nos intentions, avant même que l'opération ait été annoncée, et ils ont aussitôt renforcé leurs défenses, au sud et sud-est de Bastogne.

Nos forces en marche ont rencontré des difficultés. Le terrain en cette région se prête admirablement à la défensive. Fortement boisé, il facilite aux Allemands l'érection d'obstacles routiers dont nos forces ne peuvent venir à bout. À ces endroits, la bataille a dégénéré en une série d'accrochages sans importance réelle. Car les nœuds routiers fortifiés ne peuvent être facilement franchis. Nous ignorons à peu près tout de ce qui se passe sur le front principal. Suivant ce que nous en savons, l'ennemi t pu pénétrer profondément en Belgique et atteindre même les ports de la côte, qui assurent notre ravitaillement. Cependant les événements qui se déroulent dans les zones opérationnelles, situées loin à l'ouest, ne peuvent nous affecter qu'à plus longue échéance. Dans le présent, ce qui nous préoccupe uniquement ce sont les forces ennemies con centrées autour de notre périmètre.

- Nom de D..., gronde soudain Lynley, pourquoi l'aviation n'intervient-elle pas ?

Il est assis à la table, la tête entre les mains. Lui aussi a bu trop de vin, et il en ressent désagréablement les effets. Il poursuit :

- Si elle voulait seulement essayer, elle aurait tôt fait, avec des bombes, de liquider les Choucroutes. C'est toujours la même histoire : les conditions atmosphériques ne sont pas favorables. Non mais, qu'est-ce qu'ils s'imaginent que nous fichons ici ? Que nous restons tout bonnement assis sur nos derrières à attendre le père Noël ?

Je hoche la tête. Il vient de me rappeler que nous sommes à la veille de Noël. Et dire que nous avions pensé Célébrer cette fête à Berlin ! Si seulement nous avions pu continuer à avancer à la même allure qu'après la liquidation de la poche de Caen. Nous avions alors traversé la France, sans rencontrer d'autre résistance que celle de petits groupes de Fridolins isolés... Mais nous sommes trop près de la frontière allemande, à présent. L'ennemi est sans doute prêt à lutter jusqu'au dernier homme, afin de nous empêcher de poser le pied sur le sol sacré du Troisième Reich. Hitler a donné l'ordre de nous stopper à tout prix. Maintenant que j'ai étudié la situation, en toute objectivité, il m'apparaît très clairement que cette dernière bataille représente le dernier coup de dés d'Hitler, qu'il joue sur elle son va-tout. Il a jeté dans la bagarre tout ce qui lui restait, dans l'espoir d'enfoncer nos lignes et de se frayer un chemin jusqu'aux ports de la côte. S'il y réussit, nous allons nous retrouver au point exact où nous étions, il y a plusieurs mois, au moment du débarquement.

Il neige légèrement. Dans la rue, une fraîche couche de neige blanche recouvre déjà la gadoue et les cadavres qui gisent à quelques mètres de la fenêtre, pressés les uns contre les autres, comme s'il étaient à la recherche d'un peu de chaleur. Ils forment des monticules d'une virginale blancheur. En les regardant, je sens monter en moi une impression de malaise. Tant de morts gisent sur la terre froide, et demain c'est Noël, jour de paix sur la terre pour tous les hommes de bonne volonté. C'est d'une Ironie sinistre. Que dirait le Christ s'il revenait en ce monde et voyait ce que nous faisons ? Estimerait-il que nous n'avons que trop gâché nos existences et tout le reste ? C'est avec un sourire amer que je m'empare de mon fusil. Une nouvelle fusillade vient d'éclater sur notre flanc. Elle devient vite très nourrie. Noël ou pas, il faut continuer à se battre farouchement. Une pensée me vient à l'esprit, que je rejette aussitôt. Combien des hommes qui se trouvent dans cette chambre - moi y compris - vivront-ils pour voir le jour se lever ? Nous sommes tous obsédés par l'idée que, quelque part, sur la ligne de feu, il y a une balle ou un obus sur lequel notre nom est gravé. Il y a au fond de chaque homme un fataliste qui sommeille. Il arrive que la seule chose qui puisse nous faire tenir bon est l'idée que tout, ici-bas, est fixé d'avance, qu'un être humain ne peut rien faire qui puisse modifier le cours de son destin.

Je me penche hors de la fenêtre. Il y a sur l'appui extérieur une mince couche de neige. J'y enfonce les doigts. Des souvenirs d'enfance me reviennent à l'esprit, malgré les efforts que je fais pour ne pas m'attendrir. Ils semblent surgir de si loin, comme s'ils appartenaient à un monde différent ou à une époque depuis longtemps révolue. Je finis par m'abandonner au sortilège.

Et soudain tout est oublié. L'obus de mortier arrive silencieusement, contrairement à ses grands frères de l'artillerie lourde qui, eux, s'annoncent bruyamment. Celui-ci est tombé dans la rue, avant que j'ale eu le temps de m'en apercevoir. Le tonnerre de son explosion est tellement bruyant que l'oreille peut à peine le percevoir. J'ai eu juste le temps de me rejeter en arrière. Le souffle me projette violemment à l'autre bout de la chambre et me colle contre le mur au pied duquel je m'écroule sans connaissance.

Lorsque je reviens à moi, je suis entouré d'un brouillard grisâtre, et l'air que j'arrive difficilement à respirer me brûle les poumons. Je crains, un moment, d'être devenu aveugle. car ce que je distingue vaguement n'a rien de réel, c'est plutôt comme une fantasmagorie issue de mon imagination. Puis je m'aperçois que ce que je vois, au travers d'un épais tourbillon de fumée, est l'endroit où se trouvait le plafond. J'entends comme un grésillement que je n'arrive pas à m'expliquer. Faisant appel à toute mon énergie, je me remets péniblement debout. Je me tâte les membres et le tronc. Rien ne semble brisé. C'est un miracle Mon cerveau enténébré s'efforce de coordonner mes mouvements tandis que je cherche en tâtonnant à m'appuyer au mur.

Ayant repris partiellement mes esprits, je finis par me rendre compte de ce qui provoque le grésillement. Vite, je tourne la tête. Les flammes commencent à s'attaquer aux murs. Elles dévorent déjà le chambranle de la porte et font rage dans la partie arrière du bâtiment. Ne réalisant que d'une façon confuse ce qui se passe, je m'efforce vainement de retrouver mes hommes. Je ne les vois nulle part, mais ne puis me résoudre à imaginer qu'ils se sont sauvés, en me laissant périr dans l'incendie. Certains d'entre eux doivent encore se trouver ici. En effet, je finis par découvrir dans un coin Lynley et Kelland. Ils ne semblent pas avoir été sérieusement atteints, Kelland se tient le torse, sans doute a-t-il une ou deux côtes brisées. Quant à Lynley, son bras gauche pend, inerte. En me voyant m'approcher d'eux, ils se relèvent. Je leur crie :

- Vous n'êtes pas gravement blessés au moins ? Sans répondre, ils tournent vers moi leurs visages noircis de fumée.

- Allons, venez ! Sortons vite d'ici, leur dis-je, en me dirigeant tant bien que mal vers la porte. Je me sens très faible et j'éprouve de grandes difficultés à respirer. Le feu a brûlé presque tout l'oxygène de l'air n'en laissant pas assez pour permettre à un homme de demeurer en vie.

Parvenus enfin à la porte de rue, nous fonçons à travers la barrière de flammes qui se dresse devant nous. Au passage, je sens sur mon visage et sur mes bras leur haleine brûlante. Enfin, nous nous retrouvons à l'air libre, tout heureux de sentir sur notre peau le contact de l'air glacé qui a tôt fait de nous ranimer complètement. Mais tout à coup, arrivé au milieu de la rue, je tombe à genoux et demeure ainsi, durant quelques secondes, avant de récupérer suffisamment pour pouvoir me relever. Encore assez étourdi, je cherche à apercevoir les autres ; ils sont tous là couchés dans la neige. La fumée sort en tourbillons épais des fenêtres brisées et de la porte béante. Je remarque, en regardant en l'air, que le toit va s'effondrer d'un moment à l'autre. Déjà plusieurs grosses poutres brûlent furieusement. Et soudain, je suis pris de terreur. Je viens de me rappeler les trois personnes que nous avons envoyées s'abriter dans la cave, si elles y sont toujours, ce qui est quasi certain, elles succomberont dans quelques minutes, ensevelies sous les débris de la maison en feu, lorsque celle-ci s'effondrera. Je m'élance vers Lynley et le secoue vivement, car le temps presse terriblement. Il grogne, reprend conscience et se redresse. Ses yeux ont d'abord un regard vague qui bientôt s'affermit. La douleur qu'il ressent dans son bras gauche lui fait faire la grimace, et il maugrée quelque chose d'inintelligible. Je lui crie :

- Des gens sont enfermés là-bas, dans la cave ! Ils vont être suffoqués par la fumée et la chaleur. Êtes-vous en mesure de m'aider ?

Il doit faire un réel effort pour se mettre debout. D hoche la tête d'un air hébété, n'ayant pas encore complètement repris ses esprits. J'ai pourtant l'impression très nette que, si je veux sauver ces gens, j'aurais besoin d'aide.

Après avoir aspiré une grosse bouffée d'air que je retiendrai dans mes poumons le plus longtemps possible, je franchis le mur de flammes et fonce dans la maison. J'ai l'impression que l'on m'assène un coup de massue. J'essaie de localiser la porte qui donne sur la cave, mais ma vue brouillée ne distingue qu'un halo rougeoyant parcouru de flammes vives. Pendant que mes doigts inhabiles cherchent des points de repère, je sens la panique me gagner. Le grondement du feu me bourdonnant dans les oreilles, je longe le mur. Lynley doit être là quelque part, derrière moi, mais je ne prends pas le temps de m'en assurer. Finalement, alors que je commençais à désespérer, je sens soudain sous mes doigts le loquet de la porte. Elle n'est, heureusement, pas fermée à clef, de sorte que je puis, immédiatement, descendre quatre à quatre les escaliers de pierre qui conduisent au sous-sol. Il n'y a que peu de fumée ici, et je puis respirer plus librement. J'entends derrière mol le pas de Lynley qui me suit de très près. Je crie d'une voix rendue rauque par la fumée :

- Y a-t-il quelqu'un ici ?

J'ai éveillé dans la cave de puissants échos qui, d'abord, m'empêchent d'entendre la réponse prononcée d'une voix faible. Dès qu'elle me parvient, je descends les deux dernières marches. À la lueur vacillante d'une bougie posée sur une petite table. je distingue la silhouette de la jeune fille Sa mère se tient en face d'elle, visiblement terrifiée. Quant au père, il est étendu à terre, au milieu de la pièce. Je me précipite vers lui et m'agenouille à ses côtés. Son pouls bat toujours, mais il a perdu connaissance. Je demande, inquiet :

- Que lui est-il arrivé ?

La jeune fille accourt.

- Comment va-t-il ? demande-t-elle anxieusement. Je crois qu'il s'est cogné la tête. Il y a eu tout à coup une terrible explosion et, tout de suite après, nous l'avons trouvé, étendu là. Je croyais qu'il était mort.

- Non, non ! Rassurez-vous, dis-je. Je crois qu'il a simplement éprouvé une forte commotion qui a provoqué une syncope. Mais nous devons le sortir d'ici au plus vite. Au-dessus de nous, la maison est en feu. Il se peut même qu'il soit déjà trop tard. Pouvez-vous vous occuper de votre mère ? Je porterai votre père. Quand vous serez parvenues au haut de l'escalier, ne vous arrêtez plus. Tenez bien vos mains devant votre visage et dépêchez-vous de traverser la chambre. Prenez votre mère avec vous, mais assurez-vous, avant de l'emmener qu'elle comprend bien ce qu'elle doit faire. D ne faut pas que quelqu'un se laisse prendre de panique là-haut, en voyant le feu faire rage, car si cela arrivait, aucun de nous n'en sortirait vivant.

- Est-ce si terrible que cela ? demande la jeune fille, le souffle court.

- Encore pis, dis-je, et croyez bien que je n'exagère pas. Mais hâtons-nous. Il n'y a plus un instant à perdre. Et, dès que vous arriverez dans la rue, écartez-vous au plus vite du bâtiment. Le toit va s'effondrer d'un moment à l'autre. Une fois parvenus à la porte de rue, plus rien ne doit nous arrêter.

- Je comprends, dit-elle.

Je lis dans ses yeux bleu clair une grande frayeur mais, bien que son menton et sa lèvre inférieure tremblent légèrement, elle doit garder le contrôle de ses nerfs. Je suis certain de pouvoir compter sur son sang-froid.

J'attends qu'elle ait pris le bras de sa mère. Elle lui parle rapidement, en montrant le haut de l'escalier. Pendant un court moment, je redoute que la vieille darne refuse de l'accompagner, mais je vois que Lynley s'approche d'elle. Il l'a prend par l'autre bras et, ensemble, Ils la conduisent jusqu'au bas des marches. La jeune fille dit encore quelque chose à sa mère, d'une voix basse et persuasive. La vieille dame se décide alors et commence à monter. Si elle cédait à la peur, en arrivant en haut, ce serait extrêmement grave. Nous devons garder la tête froide, si nous voulons nous en sortir.

Je leur accorde dix secondes pour monter l'escalier, puis je me penche en avant et fait basculer le corps inerte du vieillard sur mon épaule. Je suis étonné de le trouver si léger. Le résultat des années d'occupation nazie, me dis-je, indigné. La mâchoire serrée, je me dirige d'un pas incertain vers l'escalier. De quelque part là-haut, me parvient un craquement sinistre qui ne peut signifier qu'une chose. Le temps qui nous est encore dévolu est devenu terriblement court. Les murs commencent à céder sous l'assaut des flammes et, lorsqu'ils s'écrouleront, tout espoir sera aboli Arrivant à peine à respirer, titubant sous le poids du vieillard, je grimpe les marches glissantes, une à une. Le contraste entre l'air frais de la cave et l'air brûlant qui me saisit au haut de l'escalier produit sur moi l'effet d'un coup de massue. Les flammes ont acquis une nouvelle intensité et j'ai la sensation de pénétrer dans une fournaise. Chaque aspiration provoque dans mes poumons de douloureux élancements. Le poids du vieillard, pour léger qu'il soit, commence à me peser terriblement. L'encadrement de la porte, cerné de flammes dévorantes, semble encore bien loin, et je me mets à douter de pouvoir l'atteindre.

Je ne pense plus qu'à une chose : pouvoir aspirer à pleins poumons une bonne bouffée d'air pur et frais. L'envie de laisser choir le vieillard et de m'élancer vers la porte, devient presque irrésistible. Mais je me raidis et vais de l'avant. S'il devait reprendre ses esprits maintenant et essayer de se dégager, nous serions tous les deux perdus, car s'il se mettait à gigoter, je n'aurais plus la force de le porter. Heureusement, il demeure inerte sur mon épaule, tandis que, tête baissée, je m'avance en chancelant à travers le rideau de flammes crépitantes.

Un autre craquement, plus menaçant encore que le premier, se fait entendre, juste au-dessus de nous. Au prix d'un effort surhumain qui me tord affreusement les muscles du cou, je lève la tête et j'aperçois au travers d'un écran de larmes, que le plafond tout entier n'est plus q'un effroyable brasier. Les flammes semblent être partout, se détachant étrangement sur les épaisses volutes de fumée. Le tableau est dantesque. Du coin de l'œil, je vois une longue poutre se détacher. Elle tombe lourdement près de nous. J'ai eu tout juste le temps de l'éviter. Mon subconscient me fait remarquer qu'il n'y a aucune trace de la jeune fille, de sa mère, ni de Lynley. J'en conclus qu'ils ont pu passer. Mais aurai-je la même chance qu'eux ? Déjà des flammèches montent le long de mes jambes, et je les sens mordre dans ma chair. Chaque pas est une torture, un cauchemar, dont je ne puis m'évader. Et soudain la porte est là, devant mol. Au-dehors, je puis voir, entourées d'un cadre de feu, les sombres silhouettes mouvantes des autres qui attendent, au milieu de la rue. Dans un ultime effort, je m'élance vers le seuil en titubant. Une chaleur indicible me souffle au visage son haleine de feu. Un grondement infernal me déchire les tympans. J'éprouve une impression de fin du monde. Puis je sens des mains se poser sur moi. Des gens crient dans mes oreilles. Et, tout à coup, je suis libéré du poids qui pesait sur mon épaule.

Plusieurs minutes s'écoulent, avant que je n'arrive à réaliser pleinement ce qui se passe autour de moi. Je me contrains à ouvrir les yeux et à les garder ouverts. Ils me font horriblement mal. C'est comme si j'avais du sable sous les paupières.

On m'a assis vis-à-vis du bâtiment en flammes, le dos appuyé contre un camion. Les détails sont encore indistincts mais, graduellement, ils m'apparaissent. La maison n'est plus qu'une carcasse vide. Le toit s'est effondré, et seuls des murs noircis par la fumée tiennent encore debout. Les flammes s'épuisent rapidement, maintenant qu'elles ne trouvent plus rien pour les alimenter. Je suis tout étonné de me retrouver relativement sain et sauf. Les brûlures que je porte aux jambes me font souffrir, et mon visage et mes mains sont aussi noirs que des jambons bien fumés. À part cela, je n'ai pas à me plaindre. Je m'enquiers d'une voix aussi rauque que celle d'un corbeau :

- Que sont devenus les autres ?

Lynley s'approche en clopinant.

- Ils sont passés au travers, sergent, grâce à vous.

- Parfait, dis je, en me remettant debout. Mais, pendant un moment, je me retrouve en plein cirage. Lynley fait un pas en avant et me soutient de son bras valide. Je regarde son bras gauche.

- Faudra faire voir ça, dis-je. Nous aurons besoin de chacun de vous, quand recommencera le grand baroud.

Nous demeurons un moment silencieux. Puis, tout à coup, un large sourire illumine son visage. Ses dents brillent, très blanches, entre ses lèvres desséchées et noircies.

La jeune fille et ses parents sont réunis à proximité du mur. Je sautille assez péniblement jusqu'à eux. La jeune fille me serre chaleureusement les mains.

- Vous nous avez sauvé la vie, dit-elle, avec gravité. Nous ne pourrons jamais assez vous exprimer notre reconnaissance.

- N'y pensez plus ! dis-je d'un ton bourru.

Je me rends compte que mes hommes ont les yeux fixés sur moi, ce qui explique mon attitude plus sèche et mon ton plus cassant que je ne l'aurais voulu. Elle me sourit gentiment et retourne auprès de ses parents. Le vieillard est assis sur le trottoir, la tête dans les mains. Je remarque, pour la première fois, l'énorme bosse violacée qu'il e au front, juste au-dessus de l'œil droit. Il hoche la tête lentement comme s'il rêvait. De toute évidence, il ne se souvient de rien. Peut-être est-ce mieux ainsi, me dis-je Je vais rejoindre mes hommes. Ils me dévisagent d'un ah narquois qui me porte sur les nerfs.

- O.K. ! dis-je d'un ton rageur. Qu'est-ce que vous avez à me regarder ainsi ?

Ils sourient de plus belle et j'ajoute :

- Vous ne rigolerez plus comme des idiots quand les Fridolins reviendront vous chatouiller avec leurs blindés.

Du coup, ils retrouvent leur sérieux. Pendant un moment, le spectacle de ce petit drame personnel leur avait fait oublier le tragique de la situation. D'un pas traînant, ils s'en retournent à leurs mitrailleuses disposées de part et d'autre de la route. Quelques-uns d'entre eux lancent des regards furtifs à la jeune fille. D'autres contemplent longuement la carcasse noircie du bâtiment dont les trois civils ont été retirés, puis ils vont rejoindre leurs postes respectifs.

Au cours de la matinée, les Allemands renforcent leur artillerie lourde, et un tir continuel harcèle nos lignes avancées. Mais, cette fois, l'ennemi montre moins de mordant. Nous attendons un assaut qui ne se produit pas. Le bombardement s'effectue par-dessus la ville et semble finalement se concentrer sur les secteurs situés au nord, tandis qu'un silence profond règne sur le nôtre. Pareils à des fantômes glissant dans la nuit, nous allons occuper, à quelque deux cents mètres, des positions nouvelles, sans rencontrer de réelle opposition. L'ennemi semble avoir rentré ses griffes, du moins dans notre secteur, bien que je n'en saisisse pas la raison. Peut-être espère-t-il nous attirer à nouveau vers l'extérieur, loin de nos défenses. Si telle est vraiment son intention, il sera déçu. Nous n'avons qu'une pensée en tête : conserver nos positions actuelles, garder le front intact, en espérant que nos forces principales au sud-est réussiront à opérer leur jonction avec nos propres effectifs. En ce qui nous concerne, dans ce secteur, le moment n'est pas à la manifestation d'un héroïsme superflu.

Au loin, le grondement des canons atteint tout à coup une nouvelle ampleur. Je lance un regard à Kelland. Il arbore un large bandage sur la poitrine mais, à part cela, rien en lui ne trahit les souffrances qu'il doit endurer. Le bruit des canons fait briller ses yeux.

- Ça m'a tout l'air, murmure-t-il laconiquement, que quelqu'un s'est fourré dans un fichu guêpier. Il hoche la tête et ajoute : - Pour l'instant, il vaut mieux que ce soit eux que nous. Je doute fort que nous disposions d'assez d'hommes et de canons pour repousser quoi que ce soit dépassant en importance une patrouille de Choucroutes.

- Il se peut, dis-je, que les Allemands aient décidé de changer leur fusil d'épaule. Ils s'imaginent peut-être que nous sommes trop bien accrochés au terrain dans ce coin, et ils ont voulu, sans doute, changer de décor.

Il approuve de la tête.

- Ce n'est pas impossible, sergent. Mais s'il en est réellement ainsi, ils se préparent une fameuse surprise. Ils ne se doutent certainement pas que le secteur auquel ils s'attaquent en ce moment est le plus fortement défendu de tout le périmètre. Les troupes qui l'occupent sont fichtrement plus fraîches que nous. S'ils nous avaient attaqués ici, une fois encore, nous aurions été proprement liquidés.

Cependant, bien que l'attaque principale de l'ennemi porte, de toute évidence, sur la section nord-est du périmètre, il ne nous laisse pas pour autant entièrement en paix. Alors que nous nous installons sur nos nouvelles positions, un feu assez nourri se met à balayer toute la région. Un homme qui portait le trépied d'une mitrailleuse légère trébuche soudain et tombe sur le côté, blessé à une jambe. Nous nous jetons à terre, car les balles sifflent de toutes parts, à moins d'un mètre du soi Les assaillants ne sont pas très nombreux. C'est du moins ce que nous pouvons déduire du peu d'amplitude du tir, mais ils sont bien retranchés et se cachent dans des endroits excellents, leurs armes pointées de telle façon qu'elles peuvent couvrir chaque parcelle de terrain. Une fois de plus, nous sommes tombés sur un manche, et ce n'est pas drôle.

Nous nous trouvons en terrain plat. Les hommes se mettent au travail et commencent à bêcher ferme dans le sol gelé, obligés de demeurer couchés sur le dos, car l'en. nemi a dangereusement abaissé son tir. Quelqu'un lance une couple de grenades dans sa direction, mais elles n'atteignent pas leur objectif et explosent dans le no man's land. Nous sommes contraints de nous coller au sol pour éviter les éclats de shrapnels qui sifflent, aussi bien au-dessus de nous qu'au-dessus de l'ennemi. Nous ne jetons plus de grenades, parce qu'elles risqueraient autant d'atteindre nos propres hommes que les Fridolins.

J'ai momentanément oublié mes douleurs. Il y a du boulot à accomplir, et je veux ignorer tout ce qui n'a pas un rapport direct avec la tâche du moment. L'homme qui gît auprès du trépied renversé continue à crier. Sa blessure ne semble pas trop grave mais elle l'a rendu impotent et il se rend compte qu'il gît dans un endroit découvert, balayé par le feu de l'ennemi. Je serre les poings. J'ai une envie folle de lui crier de rester tranquille et de tenir la tête basse. Mais je n'en al pas l'occasion, parce qu'une batterie de mortiers se met à lancer ses projectiles dans notre position, faisant onduler le sol tout autour de nous.

7

La percée

Je me déplace sur le sol rude et bosselé, en rampant à la manière d'un lézard. Chaque mouvement provoque des élancements dans la chair brûlée de mes jambes, et mes genoux s'écorchent douloureusement. Parvenu auprès du blessé, je m'étends sur le ventre, à côté de lui. Il tourne le visage vers moi et cesse de crier. Ses traits sont crispés par la souffrance. Je murmure :

- Où êtes-vous blessé ?

Il y a une dizaine de minutes qu'il a été touché, et il a fallu attendre que l'ennemi arrête son tir de mortier pour lui porter secours.

- Ma jambe, sergent, ma jambe ! Je crois que l'os est atteint.

- Pour l'amour du Ciel, restez tranquille, dis-je ; je vais voir ça.

Je recule un peu et, me servant de mon couteau, je fais une déchirure dans le tissu de son pantalon. Il y a, au haut de la jambe droite, une plaie large et béante. Pour autant que je puisse en juger à première vue, au moins une douzaine de balles ont dû atteindre le blessé, mordant dans l'os. Ce n'est pas beau à voir, et la colère que j'éprouvais à entendre sans cesse crier cet homme tombe aussitôt.

J'ai connu des gaillards d'une plus forte trempe qui s'évanouissaient pour moins que ça. Je ne puis, malheureusement, pas faire grand-chose pour lui, si ce n'est de m'efforcer d'arrêter l'hémorragie. Ce n'est guère facile avec ces balles qui sifflent à mes oreilles et mordent rageusement le sol, tout autour de nous. Après plusieurs tentatives infructueuses, je réussis tout de même à placer un tourniquet au-dessus de la plaie et à la bander. Il demeure tranquille à présent, ne laissant échapper au travers de ses dents serrées que de sourds gémissements. Des spasmes de douleur lui nouent les muscles de la jambe. Il doit souffrir affreusement. Je m'avance un peu sur les coudes et vais lui parler.

- C'est assez vilain, lui dis-je. Croyez-vous que vous pourriez ramper jusqu'à nous ? Je ne puis faire davantage pour vous, ici.

- Je vais essayer, sergent.

Il pose les mains à plat sur le sol, soulève légèrement la tête, et essaye de se pousser. La douleur, encore accrue par l'effort qu'il fait, lui crispe le visage. Des gouttes de sueur perlent à son front. Mais soudain, Il s'affaisse complètement, sa tête heurtant lourdement le sol. Il a perdu connaissance. C'est ce que je redoutais. Le dépit m'arrache un juron. Dans l'état où il se trouve, il ne sera pas facile de l'emmener à l'abri. Le tir a redoublé de violence. Nos armes répondent à présent à celles de l'ennemi, et nous nous trouvons au beau milieu du no man's land, pratiquement cloués au sol. Il suffirait que je lève la tête de quelques centimètres pour m'exposer à une mort certaine.

Je songe un moment à adresser des signaux à Kelland pour qu'il vienne m'aider, mais j'y renonce aussitôt. Il serait insensé d'exposer l'existence de deux hommes pour en sauver une. D'ailleurs, étant donné l'obligation qu'il y a de demeurer collés au sol, il est évident que deux hommes ne pourraient pas faire davantage qu'un seul.

Il est en somme heureux que le blessé soit sans connaissance. Cela lui épargnera les cruelles souffrances qu'il aurait éprouvées en étant traîné jusqu'à nos lignes. J'empoigne fermement ses chevilles et me mets à le tirer centimètre par centimètre. Parfois il pousse un léger gémissement, mais je me contrains à ne pas y prêter attention, et je continue à tirer de toutes mes forces. Le trajet semble interminable. La distance totale ne doit guère dépasser vingt mètres, mais j'ai l'impression qu'elle est au moins de vingt kilomètres. Je m'attends, à chaque instant, à sentir dans ma chair l'impact d'une balle, mais tout se passe bien et je parviens enfin, sain et sauf, à notre position.

Je me hâte de déposer le blessé au fond de la tranchée que Kelland a creusée dans le sol gelé. L'homme est couché sur le dos. Il a les yeux fermés. Son visage est cadavérique. Le sang semble s'en être entièrement retiré et ses lèvres ont pris une teinte bleuâtre. Je refais le pansement du mieux que je puis. Il faudra bien s'en contenter, jusqu'à Ce que les infirmiers soient à même de l'évacuer vers le centre de la ville. Si l'ennemi attaque en force et envahit nos positions, cela ne sera d'ailleurs plus nécessaire...

Au bout d'un moment le blessé revient à lui. Il s'agite beaucoup mais aucun son ne s'échappe de ses lèvres.

- Tâchez de demeurer bien tranquille, lui dis-je, sinon vous allez recommencer à saigner.

Il ne réagit pas et ne semble même pas m'avoir entendu. Une douleur intense se lit sur son visage et dans ses yeux. Des sillons creusent les côtés de sa bouche et lui font un masque de crucifié. Je me tourne vers Kelland.

Essayez donc de contacter l'artillerie, lui dis-je. Dites-leur d'établir un barrage et d'utiliser des mortiers s'ils en ont.

Kelland se met à tripoter l'émetteur. Il appelle :

- Vert Quatre à Vert Un... Vert Quatre à Vert Un... Au bout de quelques secondes, le poste répond.

- Pouvez-vous nous fournir un support d'artillerie ? demande Kelland. Essayez les coordonnées 64,8 - 58,2.

La voix répète les indications, mais elle s'estompe aussitôt, étouffée par des craquements statiques. Kelland essaie de rétablir le contact, mais sans y réussir. Le résultat est pourtant obtenu. La première salve d'obus passe au-dessus de nos têtes et va exploser au-devant de nous. Le tir est un peu trop long. Kelland rappelle, en corrigeant les coordonnées. Cette fois, il n'obtient aucune réponse mais son message a dû être entendu. La salve suivante atteint l'objectif de plein fouet. Je vois un groupe de Fritz se lever et se précipiter tout droit dans le barrage. Les violentes explosions projettent dans l'air d'immenses panaches de terre et de fumée. Les Fritz sont littéralement arrachés du sol par le souffle des 'éclatements. Je vois leurs corps précipités en l'air, bras et jambes écartés, pareils à des pantins disloqués. Ils donnent l'impression de demeurer un moment suspendus dans l'espace, comme retenus par une force invisible qui les lâche ensuite et les laisse retomber au sol où ils demeurent inertes, figés dans des poses grotesques.

- Demandez qu'on nous envoie des brancardiers, dis-je à Kelland. Il y a plusieurs blessés. Au plus vite nous pourrons les évacuer, au mieux cela vaudra.

Kelland transmet l'appel et le répète plusieurs fois. Mais, comme il n'obtient pas de réponse, il abandonne. L'arrière semble bien capter nos messages, sans réussir cependant à se faire entendre de nous.

Au bout d'environ un quart d'heure, les brancardiers arrivent. Ainsi que le prescrivent les règlements internationaux, ils ne sont pas armés. Ils se laissent glisser dans notre tranchée. Seul leur brassard à croix rouge les protège du feu de l'ennemi, mais les obus sont aveugles, ils ne font aucune distinction, et j'ai déjà vu bien des brancardiers atteints par eux, alors qu'ils circulaient à découvert, pour se porter au secours des blessés. Cette fois, il ne leur est rien arrivé de fâcheux. Si des tireurs d'élite sont à l'affût, ils ont respecté les règles du jeu, car ils ont laissé passer les deux bons Samaritains. L'un d'eux observe notre homme d'un regard connaisseur, puis s'étant agenouillé auprès de lui, il examine la plaie. Il pousse un léger sifflement et lève la tête vers moi.

- Il est bien mal en point, sergent, dit-il. Il faut que je l'emmène au plus vite. Ici, nous ne pouvons absolument rien faire. Si nous le laissions sur place, il mourrait tout doucement, en perdant son sang. D'ailleurs il y a un sérieux danger d'infection.

- Gangrène ?

- Oui. Le tibia est fracassé. Je doute qu'il puisse encore se servir de cette jambe. Nous essayerons de ne pas avoir recours à l'amputation, mais la décision appartient évidemment aux docteurs. Je ne suis pas médecin, mais je puis vous dire qu'il n'y a guère d'espoir de sauver sa jambe. Était-ce un de vos copains, sergent ?

Je secoue la tête.

- Je ne me souviens même pas de son nom. Il nous a été envoyé récemment d'une autre unité. Il courait installer une mitrailleuse, lorsqu'il a été touché. Il n'avait aucune chance de s'en tirer.

Comment vous y êtes-vous pris pour le ramener ici ?

- Je l'ai simplement tiré par les chevilles. Heureusement, il avait perdu connaissance, sans cela je n'y serais jamais parvenu. J'ai déjà eu assez de mal ainsi.

_- Oui, je le crois volontiers, dit l'autre, en jetant un bref regard sur le no man's land entièrement couvert par le tir de l'ennemi. Il s'occupe ensuite de soulager le blessé, dans la mesure de ses moyens, c'est-à-dire en lui faisant une injection de morphine.

- Voilà, dit-il, qui devrait l'apaiser jusqu'à ce que l'on puisse vraiment s'occuper de lui.

Il sort de la tranchée et se trouve pleinement exposé au tir de l'ennemi. Des balles sifflent encore dans l'air, mais aucune ne le touche.

- Je vais quérir de l'aide, explique-t-il brièvement. En attendant, veillez à ne pas le bouger. Le moindre mouvement pourrait provoquer une reprise de l'hémorragie.

- Nous ferons très attention, dis-je. Et ne redoutez surtout pas de ne plus nous retrouver. Nous sommes cloués ici pour un bon petit bout de temps.

Un quart d'heure plus tard, notre blessé est emmené à l'arrière sur un brancard. Je ne suis pas fâché de le voir partir. Depuis une dizaine de minutes, il est demeuré si immobile et si tranquille que je l'ai cru mort. Mais je dois me tromper, car les brancardiers, qui s'y connaissent, ont pris de grandes précautions pour l'étendre sur la civière.

Je regarde les deux hommes s'en retourner à la ville, portant entre eux notre malchanceux camarade. Des obus explosent autour d'eux, dans les prés, mais cela ne les fait pas dévier d'un pouce et ils ne tournent même pas la tête pour observer les points de chute. Ils donnent l'impression de vivre dans un monde à part, et s'ils éprouvent de la peur, rien ne la trahit.

- Si quelqu'un s'avise jamais de me dire que les brancardiers manquent de cran, simplement parce qu'ils n'ont pas de fusil et refusent d'aller zigouiller quelques Fridolins, murmure Kelland, je jure que je lui ferai cracher toutes ses dents.

Il semble vouloir ajouter quelque chose, sans doute pour donner plus de force encore à son affirmation, mais il n'en a pas l'occasion car, à ce moment précis, la bataille se remet à faire rage. C'est vraiment comme si l'ennemi avait attendu que les brancardiers aient donné leurs soins aux blessés et évacué le plus gravement atteint d'entre eux, pour déclencher une attaque totale.

Pendant le reste du jour, et jusque tard dans la nuit, nous sommes engagés en un furieux combat. L'ennemi a lancé contre nos lignes assaut après assaut, s'accompagnant parfois d'un ou deux tanks. Mais ses blindés ne disposent plus de la même force de frappe que la veille et, à mesure que les heures passent, ma conviction s'affirme que le gros de l'attaque s'est concentré sur la partie nord est du périmètre et, peut-être aussi, plus loin vers l'ouest. Lorsque la nuit a succédé au crépuscule, les lueurs des coups de canons sont devenues plus visibles encore, au nord-ouest de notre postion. Leur grondement se poursuit, toujours aussi intense.

Les brancardiers emportent vers l'arrière un nombre croissant des nôtres. Les poussées de l'ennemi contre nos positions sont chaque fois refoulées par de sauvages contre-attaques. Les hommes sont recrus de fatigue mais, malgré cela, ils continuent à rejeter résolument les Fridolins. Il me semble qu'il y a une éternité que je n'ai plus eu l'occasion de bien dormir. Je dois lutter sans cesse pour garder les yeux ouverts. Mais cette volonté de demeurer éveillé s'affirme de plus en plus difficilement, et une envie quasi irrésistible nous prend tous de nous étendre à même le sol dur et glacé et de nous endormir.

Le jour de Noël, peu après l'aube, nous sommes arrachés à notre torpeur par une nouvelle attaque ennemie. Les Allemands paraissent avoir abandonné leur tentative de percer nos lignes dans le secteur nord. Il est certain qu'ils ont subi là de très fortes pertes en hommes et en blindés.

Nous ne saurons cependant toute la vérité que vers midi. Nous apprenons alors que l'ennemi a attaqué nos positions fortement défendues du secteur nord-ouest, en jetant dans la bataille son infanterie et ses tanks. À trois heures du matin, il avait pénétré en profondeur. Le premier assaut avait réussi à effectuer une brèche dans nos lignes et, aux premières lueurs de l'aube, un nouvel assaut avait été lancé avec une rapidité extraordinaire. Néanmoins, lorsque les blindés ennemis s'étaient avancés dans l'espoir de mettre à profit la percée, ils s'étaient heurtés à une opposition farouche de la part de nos destructeurs de tanks. Ceux-ci avaient été postés dans des positions excellentes pour faire face à une éventualité de ce genre. L'attaque des blindés avait, apparemment, été prévue et des mesures efficaces avaient été prises à cet effet.

L'attaque ennemie était vouée à l'échec. Soumis à un feu intense venu de toutes les directions, les dix-huit tanks qui avaient pénétré dans nos défenses n'avaient pas tardé à être détruits, et des troupes d'infanterie qui s'étaient jetées dans la brèche, à la suite des blindés, pas un seul homme n'avait échappé. Vers le milieu de la matinée, nos lignes étaient entièrement reconstituées, la brèche bouchée et le périmètre rétabli.

Encouragés par ces bonnes nouvelles, nous nous installons derrière nos armes avec un courage accru. L'ennemi a engagé tout ce qu'il a pu, et malgré cela, les nôtres ont tenu bon. Nous avons, à présent, l'impression que, quoi que puissent (aires les Choucroutes », ils sont voués à l'échec. Nous goûtons avec une immense satisfaction la révélation de notre suprématie maintenue. Nous sommes toujours les plus forts. Désormais, le temps va jouer pour nous, et cela pour la première fois depuis le début du siège de Bastogne. Précédemment, lorsque nos réserves de munitions s'épuisaient dangereusement, le temps jouait en faveur de l'ennemi. Mais la situation s'était complètement retournée. Sachant que des troupes fraîches montaient vers nous, du sud, se préparant à un ultime effort pour percer le cercle de fer qui entourait la ville, l'ennemi devait avoir conscience qu'il devait enfoncer notre front dans les vingt-quatre heures, ou se résoudre à accepter la défaite. Si nous pouvons tenir un jour de plus, nous serons sauvés.

Dans le courant de l'après-midi, nous nous jetons sur les Allemands qui se trouvent en face de nous, avec une ardeur qui semblait avoir fait défaut durant ces derniers jours. L'ennemi résiste énergiquement, visiblement surpris de ce soudain déploiement de force. Mais, à la nuit tombante, il est forcé de reculer de quelque quatre cents mètres. À mesure que nous attaquons plus avant, nous dépassons de nombreux cadavres de Fritz. La neige et le gel font briller leurs uniformes et leurs visages d'une multitude d'infimes cristaux qui leur donnent l'apparence de statues taillées dans le marbre.

La plupart des hommes les ignorent. La vue de ces corps raidis fait trop songer que, dans quelques minutes, l'on peut fort bien se trouver dans la même pose qu'eux, regardant le ciel de ses yeux vides. La mort est la dernière des choses à laquelle il convient de penser, en des moments comme celui-ci. Les Allemands ne se privent pas de nous arroser de leurs obus de mortiers, espérant ainsi nous rejeter en arrière, mais cette fois cela ne prend plus. Nous sommes trop vite sur eux pour qu'ils aient le temps de concentrer efficacement leur tir sur nous. Lorsque nous nous stabilisons finalement sur de nouvelles positions, nous avons avancé de près de huit cents mètres, fait vingt-trois prisonniers et capturé trois mortiers.

- À voir la tête que font ces Fridolins, fait remarquer Kelland, on croirait qu'ils ne savent même pas ce que tout ceci signifie.

Ce sont surtout de jeunes garçons ne dépassant pas dix neuf à vingt ans. Ils nous regardent d'un air maussade. La peur se lit sur le visage de la plupart d'entre eux. Ils se demandent visiblement ce que que nous allons faire d'eux. Dieu sait ce qu'on a pu leur dire à notre sujet ; sans doute que nous abattons tous nos prisonniers. Ils semblent, en effet, s'attendre à nous voir dégainer nos revolvers pour les faucher comme du blé mûr. Il est presque comique de constater leur soulagement lorsqu'on les fait se mettre en file, encadrés de part et d'autre par trois de nos hommes. L'un d'eux a tout l'air d'être sur le point de fondre en larmes. J'ordonne sèchement :

- Emmenez-les à l'arrière, pendant qu'ils sont encore en état de marcher.

Wienewsky, un de nos vétérans, s'est vu confier le commandement des hommes qui accompagneront les prisonniers à l'arrière. Il adresse aux Fritz des regards furibonds qui semblent les terroriser. Kelland lui crie quelque chose, mals je ne saisis pas ses paroles. Wienewsky s'esclaffe, passe la courroie de sa carabine sur son épaule et se met en marche à la queue de la colonne.

- Ils doivent racler le fond du tonneau, si c'est là tout ce qu'ils peuvent encore nous envoyer, ironise Kelland. Il mâche quelque chose qui fait mouvoir les muscles de ses joues couvertes de sombres picots. Il ajoute :

- Je croyais que nous étions supposés combattre des divisions S.S., sur ce front. Je suis plutôt déçu de constater que c'est à des gamins que nous avons affaire.

- Des gamins, peut-être, dis-je, mais ils ont des fusils, et ils sont dangereux. Moi, je ne vois qu'une chose : tirer sur tout ce qui est armé. Je me dis que c'est lui ou moi, et je tiens à rentrer entier aux États-Unis, lorsque le casse-pipe sera terminé.

- Ouais ! C'est à ça que nous pensons tous, dit-il, soudain rembruni.

Je sais qu'il songe à Greco et aux autres qui avaient entretenu le même rêve, mais qui ne seront pas parmi ceux qui rentreront au pays. Leurs rêves ont été brisés, anéantis, là-bas, dans la forêt, ou parmi les bâtiments mutilés de Bastogne. Pour ceux d'entre nous qui aurons combattu ici, le nom de la petite ville ardennaise demeurera gravé dans nos mémoires, en lettres de feu.

Nous nous terrons pour la nuit. Les premières heures sont calmes. L'ennemi a reculé, afin de se regrouper et d'attendre des renforts, avant d'essayer de nous déloger des positions fratchement conquises. À présent que les Prussiens ont eu un échantillon de nos capacités combatives, je doute qu'ils passent à l'attaque, avant d'avoir réuni des forces numériques écrasantes, efficacement appuyées par des tanks. Sans blindés, ils ne seraient pas mieux lotis que nous, or nous savons par expérience qu'ils ne sont pas particulièrement enclins à nous affronter dans de telles conditions. Leurs pertes, depuis le début du siège, doit dépasser largement le chiffre de deux mille hommes. Et cela ne leur a rien rapporté.

Un peu avant quatre heures, alors qu'il fait encore très noir, un tir de mitrailleuse éclate devant notre position. Le bruit m'a immédiatement réveillé. Tandis que je me mets debout, j'entends nos propres mitrailleuses riposter et une couple de grenades exploser à proximité. Je bondis vers la mitrailleuse. complètement réveillé, toute lassitude oubliée.

S'agit-il encore d'une simple patrouille de Fritz surprise par nos guetteurs ? Ou est-ce plutôt le prélude d'une attaque massive de l'ennemi espérant profiter de l'effet de surprise ? La réponse ne se fait pas attendre. Une demi-douzaine de mitrailleuses enveloppent notre position d'un tir convergent. Les trajectoires lumineuses des balles traçantes se croisent dans la nuit, rasant le sol à quelques centimètres à peine.

J'éprouve une réelle appréhension, figé dans l'attente, sentant le vent glacé percer ma tunique. L'infanterie va sûrement surgir. Ce tir soudain ne peut que présager quelque chose de sérieux. D'un moment à l'autre, les Fridolins vont se ruer sur nos positions. Les longues lignes de feu que dessinent les balles traçantes crachées par nos propres armes sont comme autant de flèches lancées dans la direction de l'ennemi. La peur qui m'étreint et sème le désarroi dans mon esprit devient soudain quelque chose de très réel et de très personnel. J'essaie désespérément de me dominer. L'artillerie est, à son tour, entrée dans la danse. Au bout de quelques minutes, elle réussit à ajuster son tir. Je demande à Kelland, sans tourner la tête :

- Apercevez-vous leurs fantassins ?

- Non pas encore.

Il s'abaisse, entendant arriver un obus qui explose sur la route à une vingtaine de mètres devant nous. Dans l'intense lueur orange, je distingue à une centaine de mètres, des silhouettes sombres se détachant dans la nuit. Leur propre obus les a trahis. Je tends les bras dans leur direction, mais Kelland aussi les a vus. Une fusée éclairante, lancée de nos arrières, monte dans le ciel et va inonder de sa lumière vive l'ennemi qui avance vers nous, sans pouvoir se dissimuler. Les coins d'ombre sont rares et, sur la vaste surface éclairée, tout ressort avec une netteté d'estampe. Mes yeux, d'abord éblouis, s'adaptent très vite. Au-delà de la zone lumineuse, tout est plongé dans des ténèbres opaques. Je ne puis rien distinguer dans cette nuit totale, mais devant elle tout se découpe avec une incroyable précision - les arbres, les hales, les fantassins ennemis qui courent, le fusil pointé en avant, I'éclat bleuté des talonnettes scintillant au bout des canons.

- Ouvrez le feu dès qu'ils seront à notre portée, dis-je fermement, à moins que cette fusée ne s'éteigne prématurément. Tirez, et tirez juste tant que la lumière durera. Il ne faut pas que nous les perdions à nouveau, dans l'obscurité.

Kelland lâche une brève rafale, en s'apercevant que la fusée commence à faiblir. Elle descend doucement, laissant derrière elle une traînée phosphorescente. Quand elle s'éteint, les ténèbres sont plus épaisses encore qu'auparavant. Une ligne de balles traçantes rouges jaillit d'une de nos positions. Je fulmine. Il est absolument impossible à cet idiot de mitrailleur de distinguer l'ennemi, en ce moment. Il ne fait que gaspiller de précieuses munitions et, Ce qui est encore infiniment plus grave, Il trahit sa position. Il continue à tirer pendant une dizaine de secondes et s'arrête brusquement. J'estime que le mal est déjà fait. J'en serre les poings de rage. Tirer ainsi, en aveugle - car l'obscurité est maintenant tellement complète qu'il est devenu impossible de distinguer quoi que ce soit à plus de cinq mètres - en se guidant uniquement sur sa mémoire pour localiser l'ennemi est d'autant plus absurde qu'en agissant de la sorte, l'on n'a pas une chance sur mille d'atteindre le but.

À ce moment, une seconde fusée lumineuse éclate, juste au-dessous du rideau de nuages. Un frisson de peur me parcourt l'échine lorsque je découvre sur quoi cet homme a tiré. Deux tanks sont là, à moins de cinquante mètres, et ils portent des fantassins accroupis autour des tourelles. La neige a étouffé le bruit des chenilles. Les hommes commencent à sauter à terre. Intérieurement, j'adresse au Ciel une fervente prière de gratitude. Les mouvements des tanks sont prévisibles. Le mitrailleur y a certes pensé, et il a couru le risque de révéler sa position.

Kelland ne perd pas de temps. Sa mitrailleuse vibre et hoquette à un rythme saccadé. Les lignes des balles traçantes fournissent à une couple de mortiers installés à une centaine de mètres derrière nous une précieuse indication. Les obus qu'ils envoient encadrent les deux tanks. Je pousse un soupir de soulagement vite étouffé, parce que je viens de découvrir que les blindés émergent des nuages de fumée et continuent à progresser, apparemment intacts, comme si un sortilège les protégeait, les rendant invulnérables.

Une seconde salve démontre qu'il n'en est rien. Cette fois, un des tanks a reçu deux coups directs, l'un en plein dans la tourelle, l'autre dans le viseur. La tourelle a été proprement cisaillée. Des explosions étouffées résonnent à l'intérieur, et l'engin s'ouvre comme un fruit trop mûr. Des flammes en surgissent. Je distingue la silhouette d'un homme qui essaie de se hisser hors du trou béant qui s'ouvre à l'endroit où se dressait la tourelle. Il demeure un moment accroché à l'extérieur, puis il lâche prise et tombe dans la neige, les vêtements en feu. Il demeure immobile, quelques instants, comme s'il ne pouvait plus bouger. Mais il se relève soudain, se met à courir vers nous comme un fou, en essayant d'éteindre les flammes avec ses mains brûlées et en poussant des cris affreux. Il ne se rend certainement pas compte de l'endroit où il se trouve ni de la direction dans laquelle il court. Sa course ne fait qu'activer les flammes qui lentement s'apprêtent à le consumer. Lorsque Kelland, pris de pitié, dirige sa mitrailleuse vers lui, il n'est plus qu'une torche humaine. La ligne de balles traçantes scie son corps en son milieu. Il parcourt encore cinq à six mètres, emporté par sa lancée, s'effondre, roule sur lui-même et ne bouge plus, son corps continuant à brûler.

Frissonnant d'horreur, je détourne les yeux et reporte toute mon attention sur le second tank qui constitue encore une très grave menace. Il a aussi été touché, mais pas très sérieusement, car il continue à s'avancer en ferraillant. Du tank détruit jaillissent des munitions qui explosent comme un véritable feu d'artifice. Sauf l'homme que Kelland vient d'abattre, pas un seul des membres de l'équipage, pris comme dans un piège, n'a pu s'échapper. L'engin est totalement détruit. Rien ne pourrait subsister dans ce cercueil d'acier dévoré par les flammes.

La première vague de fantassins apparaît sur notre flanc gauche. Elle a opéré un mouvement tournant, à la faveur de la brève période d'obscurité, entre l'extinction de la première fusée et l'explosion de la seconde. Ces hommes ont espéré nous prendre ainsi au dépourvu. Fonçant hors de la zone d'ombre, ils accourent vers nous, tout en tirant de la hanche, sans viser. Un mur de balles et d'obus de mortiers se dresse devant eux. Ils foncent dedans aveuglément, sans avoir l'air de se douter que, sous un tel déluge de feu, il ne peut y avoir, pour la majorité d'entre eux, qu'un infime espoir de survie. Une bonne douzaine s'affalent subitement, au moment où Kelland fait décrire un arc de cercle à sa mitrailleuse. La manière dont ils tombent, pareils à des sacs de son, me fait présumer qu'ils ont bien été touchés.

La seconde fusée faiblit, mais elle a rempli sa mission.

Nous savons, à présent, où se trouve la force principale et, l'ayant bien repérée, nous ouvrons le feu sur elle, de toutes nos armes. Les Fridolins s'écroulent toujours plus nombreux. Cela tourne au massacre. Ils se jettent fanatiquement en avant, méprisant tout abri, trébuchant sur les corps de leurs propres morts qui s'empilent rapidement, et se tiennent aussi près que possible du tank encore valide. Mais il est gravement touché à son tour. Il prend feu de la même manière que l'autre. Dans l'intense lueur qu'il dégage, nous voyons l'infanterie se replier en toute hâte.

- Ces salauds ont eu leur compte ! s'écrie sauvagement Kelland. Sa lèvre supérieure retroussée en un rictus de loup, il lâche une dernière rafale sur l'ennemi en retraite et me regarde, satisfait.

- N'en soyez pas trop sûr, lui dis-je. Ils n'ont fait que reculer pour mieux se regrouper. Ils remettront ça avant qu'il ne fasse jour.

Les minutes se traînent interminables, mais j'ai été mauvais prophète. L'aube pointe enfin, et l'ennemi ne s'est plus manifesté. Il ne subsiste de lui que ces corps immobiles qui gisent devant nous et les carcasses calcinées des deux tanks, témoins silencieux de la férocité du combat.

Étendu à terre, contemplant de mes yeux clignotants la lumière grise qui lentement s'affirme à l'est, je sens en moi une fatigue infinie. Un nouveau jour se lève. Nous sommes au lendemain de Noël. Le jour de fête, lui-même, a passé presque inaperçu. Je souris Intérieurement. En certains endroits du globe, Noël a dû être célébré selon la tradition. Notamment à New York, me dis-je, avec lassitude. J'éprouve quelque difficulté à me représenter la scène. Il y a si longtemps que nous avons quitté ce milieu qu'il nous semble être le cadre d'une existence vécue par d'autres que nous. J'essaie de me remémorer les Noël des années d'avant-guerre, mais ma mémoire me trahit et bifurque vers d'autres sujets. Des souvenirs non sollicités s'imposent obstinément à mon esprit.

Couchés au fond de nos tranchées, nous mangeons nos rations, plongeant nos cuillères dans des boites contenant un liquide brunâtre qui porte le nom d'étuvé aux légumes. Je mâche sans appétit les morceaux de viande qui y baignent, dont le goût échappe à toute classification et qui sont quasi indigérables.

Kelland lance sa boite par-dessus le parapet et va s'asseoir, le dos appuyé contre la paroi de la tranchée. Il fait une grimace chaque fois qu'il bouge les bras, ce qui me fait croire que ses côtes meurtries ou brisées le font encore souffrir, bien qu'il se refuse obstinément à l'admettre.

L'ennemi doit, à présent, se rendre compte que ses efforts répétés équivalent tout bonnement à se taper la tête contre un solide mur de pierre. Cependant il ne prétend pas abandonner la partie. L'ordre formel d'avoir à prolonger l'offensive doit émaner d'Hitler lui-même, car les Allemands ne font que perdre des hommes et des blindés dont ils ont le plus grand besoin. Au cours de la journée, de nouvelles attaques sont lancées et régulièrement repoussées. Nous remarquons, à présent, que l'ennemi se jette dans la mêlée avec l'énergie du désespoir. Il semble engager hommes et tanks sans considération des pertes considérables qu'il subit. En vagues successives, l'infanterie qui, parfois, n'est même pas accompagnée d'un seul blindé, déferle vers nos lignes, sans jamais parvenir à les atteindre et laissant derrière elle, à chaque coup, au moins la moitié de ses effectifs. Ce changement d'attitude est trop évident pour que l'on puisse prétendre qu'il en a toujours été ainsi, que nous venons seulement d'en prendre conscience. Quelque chose a dû se produire que nous ignorons encore. J'ai néanmoins l'impression qu'il s'agit de quelque chose d'extrêmement important. Les Allemands attaquent, maintenant, comme si leur existence même dépendait de la prise de la ville dans les toutes prochaines heures. Mais leurs assauts, quoique toujours aussi féroces n'ont d'autres effets que de nous contraindre à consolider nos lignes en certains points, ce qui équivaut parfois à un recul ne dépassant pas une cinquantaine de mètres.

L'aigre vent d'hiver gémit dans les branches décharnées des arbres sous lesquels nous avons creusé nos tranchées. Comme d'habitude, Kelland est tapi derrière sa mitrailleuse. Il surveille attentivement la route qui s'étire devant nous. Il serre les mâchoires, et ses traits dénotent une détermination telle que je n'en ai plus observée chez lui depuis tout un temps. Nos munitions ont dangereusement baissé. Nous ne disposons plus, dans notre tranchée, que d'une caisse de bandes pour la mitrailleuse, et des cinq chargeurs de balles qui sont étalés devant moi. En sus, j'ai encore trois grenades et Kelland deux. Lorsque nous aurons épuisé ces dernières réserves, nous serons totalement démunis, à moins qu'à l'arrière l'on se décide rapidement à nous ravitailler. Si l'ennemi déclenchait un tir de barrage sur la route qui nous relie à la ville, les chances de recevoir d'autres munitions, avant la tombée de la nuit, seraient bien minces, en vérité.

Nous pouvons entendre gronder au loin des canons, sans parvenir toutefois à déterminer la direction d'où vient le son. L'ouïe peut vous jouer des tours, en des moments comme celui-ci. Et, bien que le bruit semble se rapprocher d'heure en heure, je n'y prête pas trop d'attention. Je me contente d'observer attentivement le comportement de l'ennemi, sans me soucier trop de ce qui se passe en dehors de notre secteur. Ça c'est le boulot des autres, pas le mien.

Une nouvelle attaque contre nos lignes s'annonce soudain. Nous distinguons des silhouettes, à l'allure bien décidée, qui émergent de la brume et se dirigent vers nous. Nous estimons leur nombre à quelque cinquante hommes mais, jusqu'ici, aucun indice des tanks auxquels nous nous attendions. Il est assez inhabituel que les Allemands osent se risquer à lancer leur infanterie dans une bataille, sans lui accorder l'appui des blindés.

Des armes de petits calibres arrosent nos positions dès que l'assaillant est parvenu à se mettre à l'abri, à moins de cinquante mètres de nous. Cette fois, les Fritz sont prudents. Ils savent que nous disposons d'une grande puissance de tir, et ils espèrent l'affaiblir en Invitant notre feu, tout en demeurant, eux-mêmes, hors d'atteinte. D'autre part, ils doivent se rendre compte que nos réserves de munitions ne peuvent être inépuisables et, peut-être, espèrent-ils que nous allons en manquer, alors qu'ils sont encore assez nombreux pour envahir nos positions. Je fais circuler l'ordre de ne pas tirer avant que l'ennemi ne se montre. Durant cinq à dix minutes, le front demeure ainsi dans un état d'inquiète expectative. Les assaillants ne se sont pas attendus à une telle attitude de notre part. Ils se mettent à nous canarder des endroits où ils se sont retranchés, mais nous sommes également à couvert, et nos pertes sont minimes.

Finalement, les Allemands s'impatientent et, abandonnant toute prudence, ils se lancent à l'assaut. Nous tirons à feu nourri. Le vacarme est tel que j'en suis étourdi. Dans les rangs des nazis, des hommes commencent à tomber. Nous pouvons même distinguer l'expression de leurs visages lorsqu'ils trébuchent et s'affaissent sur la route verglacée. Deux Fritz vacillent au bord d'un entonnoir qu'ils n'avaient pas remarqué. L'un d'eux pique une tête et disparaît à nos yeux. L'autre essaye de garder l'équilibre, mais une balle en plein front l'envoie rejoindre son camarade au fond du trou.

Moins du tiers des assaillants parvient jusqu'à une dizaine de mètres de notre position. Un des Fritz lance une grenade sur un peste de mitrailleuse situé à environ six mètres de nous, à notre droite. Une vive lueur orange accompagne l'éclatement de l'engin, et la mitrailleuse visée cesse aussitôt de tirer. Kelland serre les dents et braque le canon de son arme sur le Fridolin qui a lancé la grenade. Une brève rafale le scie presque en deux. Sa tunique n'est plus qu'un jaillissement de sang qui l'éclabousse jusqu'au visage. J'entends Kelland proférer un blasphème, à mi-voix, pendant qu'il continue à tirer, le doigt fermement pressé sur la gâchette. Quatre hommes tombent encore. Et c'est tout. La dernière bande est passée entièrement dans la culasse, réduisant l'arme au silence. Une douzaine d'Allemands sont encore debout. Ils présentent un réel danger. Kelland s'est emparé de sa carabine et s'est mis à tirer. Je fais comme lui. Un des Prussiens s'abat sur notre parapet, ses yeux morts fixant les miens de tout près.

Cinq minutes plus tard, notre tir s'arrête. Nous n'avons plus de cibles sur lesquelles tirer. Devant nous, la route est vide de toute créature vivante. Mais en regardant mieux, je découvre une chose qui me fait frissonner. L'enthousiasme délirant auquel je m'abandonnais déjà n'aura pas été de longue durée. À moins de quatre cents mètres, des tanks s'avancent, accompagnés de fantassins. Un seul regard suffit à m'édifier. Jamais nous ne pourrons résister à une telle force. Elle est bien trop puissante pour que nous puissions y songer. Je sens ma gorge se serrer. Et dire que la victoire était virtuellement à notre portée !

Les tanks s'approchent. Ils ont un air terriblement menaçant qui n'est certes pas dû à mon imagination. Je regarde les trois grenades qui sont étalées devant moi. Pour la première fois, j'éprouve le sentiment affreux de la défaite.

Mais, tout à coup, un sursaut me redresse. Mes doigts se sont instinctivement crispés sur ma carabine. Je la serre tellement fort que des élancements fouillent douloureusement mon bras blessé, mais je n'y fais pas attention. La silhouette de ces tanks, leur allure générale, me sont étrangement familières. Je ne puis d'abord y croire, bien qu'une multitude de détails viennent me confirmer dans ce que je commence à pressentir. La façon dont les Allemands ont attaqué notre position, avec une furie fanatique, sans la moindre considération pour leurs propres pertes. Oui, je commence à y voir clair. Ces blindés qui s'avancent sur la route, dans la majesté de leur toute puissance, ce sont les nôtres ! Il n'y a pas d'erreur possible. J'ai envie de sauter hors de mon trou et de clamer ma joie jusqu'à en devenir aphone. Un de nos hommes a également compris, il pousse un vibrant hourra, repris aussitôt en chœur par tous ses compagnons..

Ensuite, c'est du délire. Les hommes se précipitent hors de leurs retranchements, oubliant leurs souffrances, leur immense fatigue. Ils se ruent vers la route, sautant par-dessus les cadavres des Choucroutes qui ont essayé avec tant d'acharnement de nous vaincre, d'effectuer une percée au travers de nos lignes, par la force du nombre et en y mettant une féroce énergie. Je grimpe à mon tour hors du trou et me penche, la main tendue, pour aider Kelland à en sortir aussi. J'aspire une grande bouffée d'air. Il me semble que je vois tout avec des yeux nouveaux. Je ressens une allégresse indéfinissable. Mes doigts agrippent étroitement ma carabine, des doigts devenus presque insensibles, et je commence à marcher lentement le long de la route, Kelland à côté de moi. La colonne de renfort est parvenue jusqu'à nous, et nous allons à sa rencontre.

Je vois pivoter lentement les canons des tourelles et l'infanterie se déployer de part et d'autre de la route, à travers champs. Pendant un court moment, la semaine écoulée n'est plus qu'un mauvais rêve, quelque chose dont je vais me réveiller pour découvrir que rien de tout cela ne s'est réellement passé. Mais que vais-je penser là ! Il me faut faire un réel effort pour dissiper cette impression. La glace qui recouvre la route craque sous mes pieds, c'est un bruit réel. Un bruit qui me réjouit le cœur

FIN


LA BATAILLE DES ARDENNES

L'on ne peut valablement évoquer la bataille des Ardennes sans se poser trois questions.

D'abord, pourquoi les Alliés occidentaux se sont-ils arrêtés brusquement dans une offensive qui les avait conduits triomphalement et sans à-coups, du bocage normand aux approches immédiats du IIIe Reich ?

Ensuite, pourquoi, ayant choisi de transformer - du moins provisoirement - la guerre de mouvement en guerre de position, ce qui devait fatalement prolonger le conflit, ont-ils laissé la partie la plus exposée du front occidental insuffisamment défendue ?

Enfin, pourquoi, bien que renseignés sur les préparatifs allemands dans un secteur que l'ennemi connaissait bien, pour l'avoir emprunté déjà au cours des invasions de 1914 et de 1940, pourquoi les chefs militaires alliés se sont-ils refusés à envisager l'éventualité - pourtant vraisemblable - d'une ultime tentative hitlérienne de renverser une situation devenue désespérée ?

Mais rappelons les faits.

Après des combats acharnés dans la poche de Caen, les Alliés, qui ont réussi le débarquement du jour J avec le succès que l'on sait, bousculent une Wehrmacht en désordre et pratiquement désarmée. La bataille de Normandie lui a coûté 240.000 morts, autant de prisonniers, environ 2.000 tanks sur 2.300 et un grand nombre de pièces d'artillerie. Quant à la Luftwaffe, face à l'écrasante supériorité numérique et tactique de l'aviation alliée, elle a presque disparu du ciel.

Sur toute la ligne, c'est la débandade complète, le recul en désordre de troupes entièrement démoralisées. Le Corn. mandement allemand avait espéré se maintenir sur une ligne intermédiaire suivant approximativement le tracé du front stabilisé de la guerre de 1448. Mais Hitler reste sourd aux pressantes demandes de renforts des généraux Model et Blumentritt. Tenez où vous êtes, leur répond-il

Amiens est pris par les Britanniques qui foncent à toute allure vers Anvers, balayant devant eux les vestiges de la XVe armée allemande qui n'avait pourtant pas encore été engagée.

Les libérateurs sont accueillis avec un enthousiasme délirant. Chacun considère la guerre comme virtuellement gagnée. Les drapeaux alliés flotteront bientôt sur Berlin.

Prévision trop optimiste. À la mi-août, la progression des armées alliées, parvenues dans les Ardennes, est brusquement stoppée. Pourquoi ? D'aucuns expliquent cet arrêt par la nécessité d'organiser des lignes de ravitaillement de venues trop étirées. D'autres le justifient par un impératif différent, celui de regrouper les forces, en vue d'une pénétration massive en territoire allemand où l'on s'attend à une résistance assez acharnée. D'autres encore l'attribuent aux désaccords survenus dans le camp allié, parmi les chefs militaires et politiques. Notamment entre Montgomery et Eisenhower. Dans ses Mémoires, le premier reprochera au généralissime américain d'avoir inutilement prolongé la guerre de six mois, en dispersant ses forces face au Rhin. sur plusieurs fronts, au lieu de concentrer tous ses efforts sur un front unique. De même, Churchill, homme aux décisions hardies, reproche au président Roosevelt et au général Eisenhower leur pusillanimité. Il est difficile de faire la part réelle des choses, mais il est certain que les Alliés occidentaux ne savaient trop comment traiter l'Allemagne vaincue, et cela a pu freiner leur élan.

Il faut considérer aussi que la question des effectifs commençait à poser de sérieux problèmes. De lourdes pertes avaient été subies, notamment au cours de la bataille de Normandie. De même, la minceur des défenses, en Ardennes, pouvait s'expliquer, en partie, par les pertes subies sur d'autres secteurs. En novembre, par exemple, les offensives locales, en Argonne et à Verdun, coûtèrent 90.000 hommes. Il faut également tenir compte que le 16 novembre, Eisenhower avait, avec une couverture de 2.500 avions, relancé une offensive extrêmement meurtrière, dans la Ruhr et soustrait, à cet effet, des troupes destinées à l'offensive projetée en Ardennes, soit quatre divisions d'infanterie et neuf blindées.

Les Alliés ont-ils péché par excès de confiance ? Cependant, les services de renseignements et des habitants de la région frontalière avaient signalé des concentrations anormales de troupes allemandes, le long de la rivière Our. Malgré le mauvais temps, l'aviation avait pu effectuer quelques sorties, et ses observations confirmaient ces renseignements. Sans doute la lenteur des services administratifs doit-elle être tenue pour responsable du manque de réactions de la part du Haut-Commandement. En tout cas, les Allemands, eux, étaient exactement fixés quant à la disposition, au nombre et à l'identité des forces américaines qu'ils s'apprêtaient à attaquer.

Mais à quoi Hitler visait-il au juste ?

Dès les premiers jours d'août, il avait envisagé de contre-attaquer, avant que les forces alliées de l'ouest aient pu pénétrer en territoire allemand. Pour cela, en raison des revers subis, de nouvelles divisions devaient être constituées et lancées, au moment opportun, dans une offensive qui refoulerait les Alliés jusqu'à la mer et permettrait de réoccuper la Belgique, la Hollande et la France. Il entrevoyait deux possibilités : ou bien, foncer sur Bruxelles et Anvers et encercler les armées britanniques immobilisées sur le Bas-Rhin. Ou bien, rééditer la ruée de 1940 sur Sedan et se rabattre, sans coup férir, derrière les armées américaines et françaises. Si ce coup réussissait, il ne désespérait pas de provoquer un renversement des alliances et de modifier du tout au tout l'issue de la guerre.

Hitler comptait surtout sur ses nouvelles armes secrètes. Malgré l'attentat manqué du 20 juillet, à la suite duquel il avait opéré une purge draconienne parmi les officiers de la Wehrmacht et donné une impulsion nouvelle au fanatisme S.S., il croyait encore pouvoir opposer à la formidable puissance alliée des moyens capables d'en venir à bout. Malgré les incessants bombardements aériens d'une intensité effroyable, l'industrie de guerre allemande avait, dans l'ensemble, réussi en 1944 à tripler sa production, par rapport à 1942. En cette même année 1944, elle avait produit 40.600 avions et quintuplé sa production de blindés. Quant aux armes secrètes, nous connaissions déjà les V1 et les V2, mais il y en avait d'autres qui allaient bientôt être utilisées. C'étaient notamment le chasseur à réaction Messerschmitt 262, un nouveau bombardier Heinkel, capable d'aller bombarder New York et d'en revenir, et deux nouveaux types de sous-marins : XXI et XII, dont la fabrication en très grande série était commencée. Les Britanniques devaient trouver à Brème des kilomètres de wagons chargés d'éléments préfabriqués destinés à l'assemblage de ces submersibles.

Par contre, la pénurie de carburant - qui avait déjà été un des éléments de la défaite de 1918 - commençait à se faire rudement sentir. À tel point que les blindés lancés vers la Meuse seraient obligés de compter, pour se ravitailler, sur les dépôts britanniques et américains dont le Haut-Commandement allemand espérait bien qu'ils pourraient s'emparer. L'on peut juger à ce détail combien était fragile la folle entreprise du paranoïaque de Berchtesgaden.

Durant la seconde quinzaine de décembre, les conditions météorologiques, défavorables à l'aviation alliée, permirent par contre aux Allemands d'acheminer vers le front des Ardennes les effectifs et le matériel, au rythme d'une centaine de trains par jour. Tous les mouvements se faisaient sous le couvert de la nuit. Les transports automobiles étaient stoppés à dix kilomètres du front. Les pièces d'artillerie étaient acheminées au-delà par traction chevaline et même à bras d'homme. Les divisions blindées rallièrent leurs bases de départ au cours des nuits des 12 et 13 décembre, survolées très bas par des avions dont le bruit couvrait celui des tanks. Les derniers effectifs vinrent se mettre en place dans la nuit du 15 au 16 décembre. Toutes les traces des passages de troupes avaient, au fur et à mesure, été soigneusement effacées. Le rideau était prêt à se lever sur l'offensive des Ardennes. Le front d'attaque se divisait en trois secteurs occupés respectivement : au nord, par la VIe armée blindée commandée par Sepp Dietrich ; au centre, par la Ve armée blindée commandée par Manteuffel ; au sud, par la VIIe armée commandée par Brandenberger. L'opération entière était placée sous le commandement nominal de von Rundstedt (maréchal de la campagne de France), limogé pour refus d'obéissance devant Rostov et rappelé, en 1942, au Commandement en chef à l'ouest. À signaler que von Rundstedt tenait l'offensive des Ardennes comme désespérée. Le commandement effectif appartenait à Walter Model, chef du groupe d'armées B couvrant toute la partie nord du front occidental. Von Rundstedt était, en réalité, le bouc émissaire, l'homme à endosser toutes les responsabilités, en cas de défaite, et à s'effacer, en cas de victoire. Il a adressé des protestations répétées à Hitler et n'a, en fait, été avisé des détails de l'opération qu'à la dernière minute. Gœring dira au procès de Nuremberg : Le Führer a tout projeté tout seul. Le plan et le projet n'appartiennent qu'à lui. C'est donc à tort que l'offensive des Ardennes a été dénommée Offensive von Rundstedt. De même, si cet homme, qui était très amoindri, a fermé les yeux sur les atrocités sans nom commises, autant sur les civils belges que sur les militaires américains, il n'en a pas été l'instigateur, ni l'instrument.

Le thème général est le suivant : foncer sur Dinant, en contournant Bastogne, par le nord et par le sud, et l'investir. L'assaillant va s'efforcer de fractionner le front allié des Ardennes, qui présente déjà des solutions de continuité, puis d'encercler et d'anéantir chacune des poches de résistance.

On connaît la suite : le déferlement des troupes allemandes au travers des Ardennes et leur percée vers la Meuse, ralentie mais non stoppée, par la résistance improvisée des Américains débordés.

Bastogne, où convergent toutes les routes venant de l'Eifel et celles menant vers la Meuse et la France, sera défendue à tout prix. Eisenhower ordonne à Patton - un dur - qui, plus au sud, préparait une offensive personnelle sur Sarrelouis de se porter au secours de Bastogne encerclé. n le fera, non sans regimber. Mais arrivera-t-il à temps ?

Le 22, jour crucial, à 11 heures 30 du matin, les Allemands lancent à Mac Auliffe un ultimatum : reddition ou destruction totale. La réponse laconique de l'Américain est entrée dans l'histoire : Nuts ! (Des noix !). La situation est désespérée. Heureusement, une amélioration du temps permet, les 23, 24 et 25, le parachutage de près de 2.000 tonnes de matériel, munitions, vivres et plasma sanguin, qui permettront aux assiégés de s'accrocher. Enfin, le 26. Patton dont l'armée combat depuis le 17, parvient à opérer la jonction avec la ville. L'aviation opérationnelle alliée a également pu intervenir.

Ce même jour, l'avance allemande est stoppée sur la Meuse par le 3e Royal Tanks Regiment britannique secondé par la 2e Division blindée américaine. Les Allemands ont échoué, mais ils opposeront encore une farouche résistance. Ce n'est que fin janvier qu'ils se retrouveront sur leurs positions de départ.

La bataille des Ardennes aura coûté fort cher. Du côté allemand : 24.000 tués, 63.000 blessés, 16.000 prisonniers. Du côté allié : 8.000 tués, 48.000 blessés, 21.000 prisonniers... sans compter les pertes très lourdes subies par les civils.