LE MARTYRE D'ASCQ

Village de France

CHAPITRE PREMIER

Village de France

PREMIER avril 1944. - Sept heures sonnent à l'horloge de la mairie. C'est une soirée de printemps qui rappelle et annonce les beaux jours de l'été. Le soleil, après avoir brillé tout le jour d'un éclat nouveau, décline sur l'horizon grisâtre de la plaine qui s'étend, là-bas, vers l'Artois.

Le petit village d'Ascq, localité dans la banlieue de Lille, achève sa journée de travail dans une atmosphère d'infinie douceur.

Les vieilles qui, dans l'après-midi, étaient sorties se chauffer aux rayons du soleil, une à une rentrent leur fauteuil dans la maison. Quelques gamins attardés abandonnent l'école et descendent la rue principale en criant joyeusement. On les voit disparaître, leur pèlerine sous le bras, en faisant claquer leurs galoches sur les pavés. Le dernier coup de marteau se meurt sur l'enclume du forgeron, tandis que le ronflement agaçant qui vient de la scierie expire doucement. Un employé rentre les chariots que l'on entend rouler sur les quais cimentés.

- Vous fermerez les portes des bureaux et de la Messagerie ! avait dit M. Carré, chef de gare d'Ascq, à Paul Ménier.

Celui-ci, employé au service général de la gare, pour clore sa journée. de travail, allait d'un bout à l'autre du bâtiment " voyageurs " et fermait toutes les portes, sans oublier celles de la Messagerie et de l'entrepôt des marchandises.

- Bonsoir, monsieur Carré, dit-il, sa tâche terminée.

- Bonsoir Paul, répondit le chef de gare.

Quatre kilomètres séparaient Paul Ménier de son domicile : " Une promenade, disait-il. Ce n'est pas un vieux routier comme moi qui s'effaroucherait pour si peu. "

Avant guerre, en effet, il aimait s'en aller de bon matin à la chasse. Les gens du pays l'avaient souvent vu autrefois, le fusil sur le dos, la pipe à la bouche, accompagné de son chien, courir après le gibier. Et, certes, il n'y en avait pas deux comme lui pour repérer un terrier ou suivre une piste.

Depuis 39, il ne chassait plus. Et pour cause. Ici comme partout ailleurs, les boches avaient raflé tous les fusils.

Je me demande un peu, pensait-il, mécontent, ce qu'ils ne vont pas encore trouver pour ennuyer la population française.

Heureusement (et cela le faisait frémir de joie) cela ne saurait durer maintenant. La Wehrmacht commence à être en déroute sur tous les fronts, et bien sur, cette année serait celle de la défaite du nazi. Ça ne serait pas trop tôt..

Il aimait cette randonnée à travers la campagne. Déjà dans les jardins fleurissaient quelques pêchers et il faisait bon respirer l'odeur de la verdure. Après le travail, quelquefois dur (quand il fallait décharger les wagons de marchandises), c'était gour lui un délassement. Il n'était pas en avance ce soir et il n'aimait guère s'attarder. Il savait que là-bas, dans sa petite maison qu'il habitait depuis dix ans, depuis la mort de sa femme, sa fille Jacqueline l'attendait. Jacqueline avait dix-huit ans.

Et Paul en était fier. Pour ça, il devait l'avouer, c'était une brave fille, et puis sérieuse. Tout le monde dans le pays l'estimait.

Paul revoyait dans sa mémoire les beaux jours d'autrefois, avant-guerre.

Depuis, tout avait changé. Et la vie n'était pas commode. En 1939, il était parti, malgré ses quarante-cinq ans. il avait du rejoindre son régiment dans les Ardennes. La petite, elle, pendant ce temps, demeurait chez une vieille tante à lui, aux environs de Lille. Puis l'armistice était venu. Il avait regagné son foyer.

Paul était un brave homme, comme il y en a tant en France, simple et pas méchant pour deux sous. Il ne savait pas grand-chose, ne comprenait pas grand-chose non plus à toutes ces histoires de guerre. Ce n'était pas son affaire, il était Français, voilà tout ! Si on avait besoin de lui, certes, il ne se ferait pas prier, il partirait encore. il avait fait son devoir, comme en témoignait le ruban de la Croix de Guerre qu'il arborait au revers de son veston. Et il pourrait encore servir, si on faisait appel à son cœur de Français.

Il avait des copains dans la Résistance, quelque part en Bretagne. De temps à autre, il recevait quelques nouvelles : Viens nous rejoindre, lui écrivait un de ses vieux amis, l'on fait ici du bon boulot.

Pour sûr qu'ils faisaient du bon travail, nos résistants, disait-il, et si tous les Français s'y mettaient....

Pourtant, il avait du rester. Pouvait-il laisser l'enfant toute seule ! Cependant, pensait-il en mâchonnant sa pipe. Ce n'est pas l'envie qui me manque. La carcasse est bien un peu usée, mais le cœur est là. Qu'on me donne un fusil, et il verra, le boche ! ...

Il faisait nuit noire quand Paul Ménier poussa la barrière entr'ouverte d'un pelit jardin qui donnait sur le chemin. Un chien se mit à aboyer.

À travers les branches d'un arbuste, une lumière brillait. Le volet de la porte était ouvert et il distingua un feu de fagots allumé dans la cheminée.

CHAPITRE II

PÈRE ET FILLE

BONSOIR, Jacqueline, fit-il en embrassant une grande jeune fille, belle et gracieuse.

- Bonsoir, père ! Tu es en retard, ce soir.

- Quelques marchandises arrivées en dernière heure, et qu'il a fallu rentrer à l'entrepôt.

La pièce où il se trouvait était grande, mais simple. Une grande armoire normande occupait un angle. De l'autre côté, une belle pendule à poids, comme on en voit dans les campagnes. Au milieu, une table sur laquelle deux couverts attendaient leurs convives. Le feu projetait ses lueurs vives et répandait une bonne odeur de bois brûlé.

- Au fait, je l'oubliais presque, je suis encore de corvée, ce soir, dit Paul Ménier.

- Quoi donc ?

- Toujours cette sacrée garde sur la voie ferrée ! Cette surveillance contre les attentats... c'est ainsi que les Allemands nomment les coups de mains de nos résistants ! En tout cas, nous autres, habitants des petits villages, nous ne sommes guère favorisés : tous les dix jours environ, c'est la promenade au clair de lune... ou sous la pluie.

- Encore quelque chose de l'invention des boches. Une manière de représailles pour agacer la population.

- Ces Teutons, ils ne savent pas quoi faire pour exciter les Français. Ma foi, clame-t-il, il nous en faut plus que cela.

Tous deux se mirent à manger en silence.

Jacqueline paraissait soucieuse, et son père, qui l'observait sans rien dire, connaissait le motif de cette mélancolie. Sa fille était fiancée à un Lillois, André Godard ; or, ce dernier, qui avait pris le maquis en novembre 1943, rie donnait plus signe de vie. Sa famille était sans nouvelles depuis presque deux mois. Qu'était-il arrivé au jeune homme ? C'est cette question qui attristait Jacqueline.

L'hiver encore avait été dur dans la plaine du Nord ; et avec cela pas beaucoup de charbon. Cette année avait été la pire. L'Allemand se faisait de plus en plus cruel. Partout il fusillait. À Paris, dans les grandes villes, il ne se passait pas de jours sans que le boche ne commît de nouveaux crimes. Dernièrement encore, à Lille, il avait abattu sauvagement des otages. Des innocents, toujours des innocents, choisis au hasard, parmi la population. On les enfermait d'abord en prison, puis, sans jugement, lâchement, on les envoyait à la mort par dizaines.

Paul pensait aux premiers jours de l'occupation. L'Allemand s'était déguisé en bon soldat. Chacun, en 1940, parmi les Français, s'attendait à des atrocités. Personne ne fut maltraité. Les soldats feldgrau, se montrèrent doux, polis. L'Allemand faisait semblant partout d'aimer la France.

Paul se rappelait avoir vu, au début que les Fritz étaient là, des affiches collées sur les murs et représentant un des leurs qui tenait, un enfant français dans ses bras. Le fourbe se dissimulait pour mieux tromper. Il jouait au justicier, au redresseur de torts, au pacificateur, au berger qui veille sur le faible troupeau que le loup guette.

Quelques Français s'étaient laissé prendre, avaient cru à cette prétendue collaboration ! Or cette affabilité n'avait duré qu'un temps. L'Allemand avait jeté le masque de gentillesse qui cachait son vrai visage.

Le Français n'avait pas voulu se soumettre. Le Français avait dit non. La France toute entière s'était récriée. Elle ne voulait pas sombrer dans l'esclavage, devenir un jouet fragile entre les mains du Nazi.

Alors les massacres avaient commencé, d'une barbarie inouïe. Une à une des affiches se collaient sur nos murs. Elles étalaient honteusement les noms de nos morts : nos frères, nos amis, tous ceux qui n'avaient pas voulu cirer la botte germanique. On nous invitait à être des lâches pour ne pas mourir. Et nos cimetières s'emplissaient silencieusement d'innocentes victimes.

Pendant ce temps, les boches clamaient au monde que la France se soumettait docilement, qu'elle acceptait de fraterniser avec eux. Des journaux, des revues, des livres proclamaient notre satisfaction. Par une publicité infâme et mensongère, les perfides nous déshonoraient.

Et pourtant, songeait Paul, ils sauront un jour, nos alliés, que beaucoup de Français ont serré les poings. Il en connaissait, lui, qui avaient enduré les souffrances les plus atroces et qui s'étaient tus, d'un silence pathétique.

Neuf heures sonnèrent à la pendule à poids que Paul tenait de sa grand-mère. On entendit dans l'âtre pétiller les brindilles de fagots.

- Ce soir, dit-il soudain, il va falloir que j'aille remplacer Lartigue. tu sais, le menuisier de Baisieux... Je dois le relever au kilomètre 11. Comme toujours, il faudra que je me promène de la colonne du Poste 11 jusqu'à la gare d'Ascq.

Je vais prendre mon bâton, continua-t-il en riant fort ; si je rencontre les terroristes, comme disent les boches, je les mettrai en fuite.

Il continuait à rire. Cela l'amusait, cette idée qu'il devait assurer la garde sur la voie ferrée pour empêcher tout sabotage.

- Inutile de te dire, reprit-il, que si je me trouvais tout à coup devant quelques braves résistants, je n'efforcerais de leur donner un bon coup de main ! Ces boches sont d'une naïveté ! Croire que nous, Français, allons travailler pour eux... Ils ne doutent de rien !

Après un instant de silence, il conclut :

- Enfin, il va falloir y aller tout de même...

Paul se leva, pendit à son épaule la musette que sa fille lui avait préparée, se vêtit d'une pèlerine comme en portent les marins, embrassa Jacqueline et lui dit :

Allons, bonsoir fillette, je vais Faire mon petit tour de promenade... Je serai là demain matin vers cinq heures.

- Bonsoir, père, n'attrape pas froid, les nuits sont encore fraîches, lui recommanda-t-elle.

Elle entendit son pas crisser sur le gravier de l'allée, la porte de la haie grincer. Puis, le silence s'établit dans la petite maison.

Elle demeurait seule avec son chien qui la regardait de son œil intelligent.

CHAPITRE III

DÉRAILLEMENT ANODIN

Depuis une demi-heure Paul marche le long des voies ferrées. Il est content, ce soir. Et, tout en mordillant le bout de sa pipe, il songe à la libération tant espérée. Le jour j et l'heure H, comme disent les techniciens militaires alliés, sont maintenant proches.

Les maquis sont de mieux en mieux armés. On dit qu'ils sont ravitaillés par parachutes. On en parle passionnément. Il tomberait du ciel des fusils, des mitraillettes et même des voitures, accrochées à plusieurs parachutes. D'autre part, des hommes ayant suivi un entraînement particulier seraient parachutés dans tous les coins de France. Ils auraient pour mission (à ce que l'on dit.) de faire sauter les centrales électriques, détruire les postes importants, attaquer les convois... enfin tous les points stratégiques.

Il parait que nos résistants auraient occasionné deux cents déraillements, détruisant quatre cents locomotives, deux mille wagons, sans compter tes camions attaqués, et les boches tués.

Du bon boulot ! pense Ménier.

Certes, il est content. Bientôt on pourra respirer.

La nuit est claire. Au ciel, les étoiles scintillent comme des clous d'or piqués au firmament. Il aspire à pleins poumons la brise vivifiante du soir.

Soudain, de l'horizon, une lueur accourt. Un grondement tout d'abord imperceptible se fait entendre.

Il le connaît bien ce bruit sympathique, lui, le vieux cheminot, ce halètement de la machine qui glisse sur son ruban d'acier.

Il l'entend souvent, lorsqu'il s'adonne à quelques travaux ; la Messagerie, ce bruit qui s'approche s'accentue, comme un grognement de bête enragée. Ce. rythme trépidant du lourd convoi, qui fait vibrer la petite gare et enveloppe les quais, dans un tourbillon de poussière.

Un coup de sifflet strident déchire le silence de la nuit.

" tiens, pense-t-il, le train de ces messieurs en vert épinard ! Le train de 22 heures 15. Le train boche n° 7872 du T.C.O. que l'on nous a signalé ce soir. Le Feuerfeder circulant de Baisieux à Amiens...

Un feu vert s'allume, indiquant que la voie est libre.

Il distingue maintenant le convoi. Il se rapproche à vive allure, puis semble ralentir. La locomotive crache, siffle.

De la cheminée s'échappent des escarbilles incandescentes que le vent disperse. Le monstre vomit des flammes. Il accourt. Dans quelques instants, il va passer devant Paul qui s'est légèrement reculé et arrêté pour mieux le voir.

Le convoi passe, fuit maintenant vers l'autre point de l'horizon Paul sent sur son visage le vent frais occasionné par le déplacement d'air.

Du train, il n'a rien pu distinguer. Les stores baissés interdisent, à sa vue, l'intérieur des wagons. Les boches se sont camouflés. Ils savent que les avions anglais rôdent et qu'ils ont sûrement connaissance du déplacement de ce convoi. À peine Paul a-t-il pu apercevoir, à l'arrière du train, le plateau sur lequel est installée une mitrailleuse lourde de D.C.A. avec un boche assis sur la sellette tournante de cette mitrailleuse et scrutant le ciel avec attention.

Il s'agit, sourit Paul, de ne pas être dans la lune...

Le train semble ralentir sérieusement. Il atteint la gare d'Ascq, la dépasse. Puis, soudain, deux explosions, à quelques secondes d'intervalle l'une de l'autre.

Qu'est-ce que c'est encore que ça ! fit-il, étonné. On dirait que cela se passe en gare d'Ascq !

Il entend les sabots des freins gémir sur les routas.

Il se trouve à environ trois cents mètres de la gare et voit très nt-'. terrent les deux dernières voitures qui déraillent.

Wagons 7 et 8, estime-t-il.

Le train s'immobilise.

Les deux explosions, ont dû provoquer une rupture de rail.

Bravo, voilà la résistance à l'ouvrage, pense-t-il, joyeux. Dommage que ces deux explosions aient eu lieu un peu trop tard. Au lieu de deux wagons endommagés c'est le convoi entier qui aurait souffert, et les boches avec, surtout les boches...

Paul approche encore et constate que les deux dernières voitures obstruent la voie n° 2. Elles sont couchées et gisent, telles deux bêtes blessées.

Voilà que, de toute part, les Allemands descendent. des wagons. Ils hurlent littéralement. Ils gesticulent avec véhémence. Leurs voix tudesques, leurs grosses voix rauques, gutturales, emplissent la gare d'une cacophonie discordante.

Les boches des voitures 7 et 8, légèrement endommagées, sortent, tant bien que mal en tonitruant. Ils ont leur fourniment, leur casque enfoncé sur la tète. Ils s'empêtrent dans leur fusil. Ils ne sont contents.

Paul se dissimule, se faufile derrière l'entrepôt des marchandises afin de ne rien perdre de ce spectacle.

Dommage, dommage, murmure-t-il.

C'est qu'il n'y a pas grand dégât. Quelques légers retards, quelques contusions. Le sabotage n'a pas réussi autant qu'il l'eût désiré.

Un officier apparaît. Il est grand, sec. Le type représentatif de l'officier S.S. Il gesticule. Il se répand en invectives contre les Français.

Gott in Himmel ! (Dieu du ciel) hurle-t-il.

Pourquoi invoque-t-il le ciel ? grogne Paul Ménier qui comprend un peu l'allemand. Ils ne sont guère qualifiés pour se permettre cela ! On aura tout vu !

L'officier rassemble son monde et semble faire un bref appel. Aucun boche n'a été tué ni même blessé. Quelques-uns seulement, un peu contusionnés, se frictionnent les reins.

L'officier hurle toujours.

Le voilà qui se dirige, suivi d'une quinzaine de grands gaillards.

Zut ! Voilà que cela se complique, songe Paul. Et ce sont des S.S. Avec ces brutes-là, on ne peut rien attendre de bon, surtout que leur chef n'a vraiment pas l'air commode...

Ils avancent tous, l'officier en tête, vers la grue dont ils sont séparés par une cinquantaine de mètres.

Paul voudrait faire quelque chose. Il sait que M. Carré, alerté par les bruits du déraillement, doit se trouver dans son bureau. Il voudrait l'avertir. Car il n'est pas prudent de demeurer à cet endroit tant que les boches y sont encore.

Mais comment parvenir jusque là ? Les S.S. y seraient sûrement avant lui, le verraient avant qu'il ne puisse faire quoi que ce soit !

Enfin, il se risque et fait une vingtaine de mètres. De l'endroit où il se trouve, il aperçoit le chef de gare qui téléphone dans son bureau.

Il suppose que M. Carré prend des mesures pour arrêter toute circulation sur la voie n° 2 ,obstruée par les deux voitures accidentées. En effet, il est urgent que Baisieux et Lille soient avertis immédiatement.

Mais il est trop tard désormais pour le mettre en garde. Quelques secondes ont suffi aux boches pour parcourir le court chemin qui les séparait du bâtiment des voyageurs. Les voici qui débouchent sur le quai. Dans quelques instants, ils seront devant le bureau où se trouvent avec le chef de gare, deux autres cheminots, Deloguin et Derache, tous deux employés au service de la gare, et alertés eux aussi par tout ce tapage insolite.

CHAPITRE IV

LES PREMIERS ASSASSINATS

LES bottes résonnent. Les jurons sortent des bouches des Teutons.

Il règne dans la petite gare, habituellement si tranquille, une atmosphère d'émeute. C'est un tintamarre infernal. Les Allemands se dispersent sur le quai. Quelques-uns fouillent les locaux où l'on range les marchandises. Que cherchent-ils ?

Enfin. un groupe de S.S., commandé par l'officier, s'arrête devant le bureau où se trouvent les trois cheminots.

À coups de crosse, les soldats boches démolissent le panneau de la porte. Celle-ci ne tarde pas à céder sous les coups furieux des agresseurs.

Le champ est libre et les boches, toujours hurlant, pénètrent dans la pièce.

M. Carré essaie d'expliquer les causes du déraillement. Il voudrait faire comprendre que les cheminots d'Ascq ne sont aucunement responsables de cet attentat..

L'officier S.S. ne veut rien entendre. Il gueule toujours. Il semble même qu'il ne sache faire que cela. C'est inutile de parler raison avec ces brutes.

Les soldats feldgrau frappent maintenant à coup de crosse les trois cheminots.

Ils frappent lâchement. Ils sont sans pitié. Les crosses des lourds fusils s'abattent violemment, sur la tête, sur les épaules.

Lee cheminots tentent de se défendre, Ils sont magnifiques de courage. Mais que peuvent-ils contre ces énergumènes. Ils ne tardent pas à s'effondrer sous les coups.

L'officier est fou de rage. Il marche à grands pas dans la pièce comme un homme qui a perdu le contrôle de ses facultés.

Il est fou réellement. Il brise tout sur son passage. À coups de bottes, de crosses, il détruit le matériel, avec une joie criminelle.

Ses séides en font autant. La pièce est bientôt complètement ravagée par ces pillards. Ce ne sont plus des hommes. Ce sont des bêtes que l'envie de tuer excite.

Enfin, ils font mine de se retirer.

Mais l'officier, soudain, se retourne et contemple ses victimes qui sont affalées au sol, évanouies, blessées. Il les regarde, rit méchamment. Il voit, il sait que les cheminots ne sont que blessés.

Que pense alors l'ignoble bourreau ? Que veut-il ? Osera-t-il achever les blessés sans défense ?

Il ne connaît pas la pitié. C'est un lâche. Aucun sentiment ne vibre dans son cœur. Il est plein de haine, Il ne peut plus se contenir. Il saisit une mitraillette des mains d'un soldat et, cruellement, vise les trois blessés, à bout portant.

La mitraillette crépite.

Paul a tout vu. Il ne peut comprendre. Son cœur se serre douloureusement. Il voudrait châtier cet assassin et son poing se serre rageusement.

Va-t-il assister maintenant au massacre du village ?

ll ne pense qu'à prévenir les habitants, ses amis.

Sa fille, il semble qu'elle ne risque rien. Les boches ont l'air de n'en vouloir pour l'instant qu'à ceux de la localité d'Ascq.

Paul court, contourne l'entrepôt de marchandises, s'élance dans la rue...

À ce moment, les Allemands, eux aussi, sortent de la gare.

L'un d'entre eux a vu Paul. Il tire sur lui. Les balles sifflent au dessus de sa tête.

Trop tard. Il doit songer à sa propre sécurité...

Une rue se présente. Le fugitif s'y engage, se cache dans un jardin, derrière un bosquet... On ne le poursuit pas davantage. Il demeure immobile durant quelques instants puis, lentement doucement, profitant de l'obscurité, sort de cette cachette précaire. Il voudrait maintenant quitter le village, s'en éloigner, regagner sa maison...

Mais ne faudra-t-il pas, demain, qu'il réponde à des questions embarrassantes ? Il était de garde le long de la voie ferrée. Celles, le déraillement ne s'est pas produit dans son secteur. Il aurait dû cependant rester à son poste...

Il s'apprête à le regagner. Le voici dans les champs, à proximité immédiate de la gare. De nouveau, les balles crépitent. Il craint d'être pris. Il vaut mieux, tout de même, se cacher. Il avise un taillis, s'y jette à corps perdu, se met à plat ventre...

Mais qu'est cela ? Il y a déjà quelqu'un, quelqu'un qui se cache comme lui, et qui l'a vu venir, et qui le reconnaît...

- Ah ! c'est vous, monsieur Menier ? Que se passe-t-il donc ? Je venais d'arriver, lorsque j'ai entendu ce tintamarre... Étant donné ma qualité de maquisard, j'ai pensé que je serais vite démasqué...

- Eh quoi ? C'est toi, André ? Serait-ce ton groupe l'auteur de ce déraillement manqué ?

Malgré lui, sa voix se fait sévère. Il est sous le coup de l'effroi provoqué par les scènes auxquelles il vient d'assister et par celles qu'il prévoit...

Mais André Godard, le fiancé de Jacqueline, se récrie. Lui et ses amis ne sont pour rien dans l'attentat raté. Quand ils se chargent de faire sauter un train, ils savent ce qu'ils font. Et le train saute. Cette fois, ce doivent être des amateurs maladroits qui ont placé ces deux malheureux petits pétards, qui ont fait si peu de besogne, et qui vont peut-être faire tant de mal. Peut-être des gosses, qui jouaient aux maquisards ? En tout cas, ce n'était pas bien dangereux, et ne méritait pas tout ce déploiement de cruauté et toute cette explosion de fureur !...

- Mais que fais-tu là ? demande encore Paul Menier au fiancé de sa fille ?

- Nous sommes de passage dans la région. J'ai eu quelques heures de permission pour venir voir Jacqueline. Je me rendais chez vous, lorsque j'ai dû que j'ai dû me cacher dans ce massif. Si j'étais pris, avec ma mitraillette, ce ne serait pas long...

- Le mieux, c'est de rester caché jusqu'à la fin, conseille Paul... Et le mieux encore, mon,pauvre André, c'est de renoncer à venir chez nous ce soir... Dès que cela te sera possible, éloigne-toi, vite, très vite... Je prévois des enquêtes à n'en plus finir... Pour la sécurité même de notre Jacqueline, il ne faut pas que l'on puisse établir que la maison de son père a donné asile, même brièvement, à un résistant armé et notoire...

- Bien sûr, fait tristement le pauvre fiancé. J'aime mieux renoncer à la voir que de l'exposer à un danger...

- Mais écoute, mon gars... Les Boches continuent...

CHAPITRE V

TUÉ SOUS LES YEUX DE SES GOSSES !

La demie de onze heures sonne au clocher. Les sons se répercutent à l'écho des rues, comme un glas.

On entend passer des groupes d'Allemands qui se dispersent dans le village. Les bruits des bottes claquent sur les pavés. Les voix rudes éclatent dans la nuit. Ils frappent du poing aux portes des maisons, fracassent les panneaux, pénètrent dans les habitations. Partout s'échappent des voix de femmes qui supplient. Des cris de gosses qui pleurent. Eux aussi, les gosses, ils cherchent à comprendre. Il regardent, effarés, ces hommes qui vont, armés jusqu'aux dents...

Ces hommes qui crient et qui font du mal à leur père.

Les plus grands d'entre eux savent que c'est l'Allemand. Le farouche guerrier, le uhlan dont leur grand-père leur parlait, le soir, pendant les veillées d'hiver.

Le village est fouillé par les soldats feldgrau. La population est terrifiée.

Là, une porte a résisté, dans la rue principale. Les borées ont frappé, ont tiré des coups de feu dans les fenêtres. Alors ils s acharnent, les crosses entrent en jeu.

Les panneaux volent en éclats. La porte cède. Trois S.S. se ruent, mitraillette au poing, dans la première pièce.

Trois femmes sont là, silencieuses, apeurées.

- Où sont les hommes ? demande un gradé.

Les femmes se taisent, terrifiées.

- Où sont les hommes répète l'Allemand durement.

L'une d'entre elles hasarde une réponse

- Mon mari n'était pas là, ce soir.. - fait-elle.

- Nous allons voir, ricane le boche.

Il fait signe à l'un des soldats de veiller sur les femmes.

Il s'élance maintenant vers la première porte. Elle est fermée. D'un coup de talon de sa hotte, il brise la serrure.

D'une poussée, il entr'ouvre le panneau.

Les trots femmes pleurent. Elles entendent l'Allemand qui saccage la chambre des enfants.

Elles savent que s'ils montent l'escalier conduisant au premier étage, ils trouveront le père et le fils qui s'y sont cachés.

Ah ! pense la mère, je lui avais pondant conseillé, à mon mari, de fuir à travers les champs, avec le fils. Là, ils étaient en sûreté en attendant que les Allemands s'en aillent.

Son mari n'avait pas voulu.

Il avait bien entendu les deux explosions, les coups de fusils, mais de là à imaginer que les Allemands allaient tout saccager dans le pays... Non ! Il ne le croyait pas.

- Continuons à manger, avait-il dit.

Il avait seulement fait éteindre l'électricité. Il ne fallait pas non plus se faire remarquer...

Puis, l'Allemand avait surgi alors qu'on le croyait parti ou sur le point de s'en aller.

Aux premiers coups frappés dans les portes et les voix des boches avant résonné dans le jardin, les deux hommes, inquiets, s'étaient réfugiés au premier étage de la maison avec le fragile espoir qu'il ne viendraient quand même pas jusque-là.

Pourquoi son mari ne l'avait-il pas écoutée pensait encore la femme. Il serait loin maintenant. Les boches ne s'attaqueraient pas aux femmes. Elles ne risquaient rien. Du moins, elle en était convaincue la malheureuse.

Les boches, après avoir consciencieusement fouillé la pièce qui sert de chambre aux enfants, atteignent l'escalier qui conduit au premier étage où le père et le fils se sont cachés. Ils montent.

Les femmes les entendent marcher. Sous leurs lourdes bottes ferrées, les lames du parquet gémissent. Cette fois, c'en est fait des deux hommes. En effet., les Allemands réapparaissent et poussent devant eux leurs victimes.

- Français, kapout ! clame l'un d'entre eux en partant.

Les femmes, en vain, supplient. Elles tentent de s'interposer. Mais à quoi bon ? Déjà les Boches entraînent leurs prisonniers et disparaissent dans la rue en hurlant toujours.

Un peu plus loin, dans une autre maison, une scène d'une brutalité inouïe se déroule.

Deux jeunes S.S., à carrure d'athlète et la mine peu rassurante, sèment la panique dans cet humble logis où habitait habituellement la paix.

Comme ailleurs, ils ont pénétré par la force, en fracassant portes et fenêtres. Ils cherchent les hommes pour les emmener. Que veulent-ils donc faire de tous ces Français ?

Toute la famille est là, réunie : la mère, le père et deux jeune enfants dont les yeux effarés trahissent la terreur.

Le maître de la maison a vu les S.S. s'élancer sur lui. Il veut fuir. Une porte est là, derrière lui, qui communique avec le jardin. Mais il n'aura pas le temps. Les deux brutes sont déjà sur lui, le ceinturent, le frappent à coups de pieds.

L'homme tente de se défendre. Il est fort et deux Boches ne sont pas pour l'intimider. Lui aussi, il frappe. L'un des Allemands, atteint au visage, chancelle, à demi-étourdi. Pourtant, il, revient, le regard hargneux, aider l'autre S.S. qui, se servant de son fusil comme d'un bâton assomme le Français.

La femme s'interpose. La vue du sang qui coule sur la joue de sort mari l'a rendue agressive. Elle frappe de son poing les robustes épaules des Boches qui tentent d'entraîner son mari à moitié évanoui. Elle s'accroche à lui, s'oppose à ce qu'on l'emmène.

Les Allemands la repoussent. Brutalement, ils la saisissent et lui serrent les bras pour lui faire lâcher prise. C'est en vain. Rien ne peut la faire céder.

Alors, ils la frappent à son tour. Il faut l'aire vite. Ils n'ont pas de temps à gaspiller à faire du sentiment. Il faut que cette Française lâche son mari. Ils tapent à nouveau. Elle ne peut plus résister. Ses forces l'abandonnent et abattue, elle tombe sur les genoux en pleurant.

Maintenant, elle supplie désespérément. Sa voix, entrecoupée de sanglots nerveux, implore. Ses mains se tendent vers celui que l'on veut tuer.

Messieurs... Je vous on prie... dit-elle. Pour quoi faire ? Pour quoi faire ?... Laissez-moi le père de mes enfants... Pourquoi l'emmener ? Il n'a rien fait. Je vous en supplie... Laissez-le.

Les S.S. lâchent leur prisonnier. Vont-ils se laisser attendrir par cette femme à genoux qui pleure, qui implore, la voix défaite par la douleur ?

Tous deux sont jeunes, ils ont une mère, Peut-être vont-ils faire grâce à leur victime...

Ils reculent de quelques pas et se concertent à voix haute. Leurs regards sont toujours aussi méchants et leur voix aussi rude.

Devant eux, la femme agenouillée, l'homme à demi-assommé et les deux enfants terrifiés, les regardent anxieusement.

Que pensent ils ? Que vont-ils décider ?

L'un deux saisit enfin la femme et la pousse sans ménagement dans l'angle où se trouvent ses enfants.

Ils ne feront pas grâce. Au lieu d'emmener le père pour l'exécuter dehors, dans la nuit. Ils le tueront sur place, chez lui, sous les veux de sa femme affolée et de ses gosses épouvantés.

Le deuxième S.S. a saisi son revolver et tandis que le Français le regarde avec mépris, il vise et tire sur lui trois fois. Les détonations emplissent la pièce. Le père, atteint mortellement, s'affaisse, tournoie un peu sur lui-même, tente de se retenir aux angles du meuble sur lequel il était appuyé et s'effondre enfin lourdement sur le sol, non loin de sa femme qui s'est évanouie, ne pouvant supporter plus longtemps la vue de cet odieux assassinat. Les enfants se sont précipités auprès de leur père qui ne donne plus signe de vie.

Et, tandis que le bruit des bottes des Allemands s'éloigne dans la rue, on entend dans la maison où la mort est entrée, les sanglots douloureux de deux orphelins, qui n'oublieront jamais.

CHAPITRE V

La grande tuerie

C'est en face de la gare que les français furent ammenés. Il y avait là un pré où les gamins jouaient au ballon, quand il faisait beau le soir.

L'officier allemand donne des ordres. Paul et André, de leur cachette, voient des soldats qui arrivent par petits groupes poussant devant eux leurs prisonniers.

Les Français sont gardés à vue. On les parque dans un coin du pré. Des coups de feu éclatent toujours dans le village. Devant la gare, un homme tente de s'enfuir. Les S.S. l'ont abattu, sauvagement, à bout portant.

Les prisonniers (ils sont une soixantaine environ) sont silencieux, inquiets de leur sort. Ils sont là, les hommes du village, les pères de famille. Ils se reconnaissent. Voici Averson, 21 ans ; Olivier, père de 3 enfants ; Noblecourt, 2 enfants ; Aurbais, 4 enfants ; Bomet, 5 enfants...

Un à un, les Boches les amènent.

Chacun se demande ce que va décider l'Allemand ! Une angoisse poignante serre les cœurs.

Que sont-ils faire de nous ? pensent-ils.

Nul ne veut croire encore. On n'ose entrevoir... Ce serait trop affreux... On hésite à formuler une opinion.

- Nous sommes bons pour le camp de concentration, soupire un grand blond, athlétique.

Les camps de concentration ! Cela les fait frémir. C'est que le bruit court qu'il s'y passe des atrocités sans nom.

- Ou à la cabane, émet un jeune garçon, gouailleur.

Personne encore ne pense qu'on va les fusiller.

On n'accepte pas l'idée de mourir comme ça... On ne peut pas... On ne veut pas y penser.

Pourtant, tout à l'heure, ils ont vu les Boches abattre plusieurs des leurs. Ils savent ce dont il est capable, le monstre nazi ! La mort est là qui rôde, mais ils ne l'admettent pas encore. Les plus jeunes sont les plus insouciants. Quelques-uns même rient, d'un rire pâle et moqueur.

Ils espèrent. Meurt-on à vingt ans ?

Certes, les Boches les emmèneront. Ils iront en Allemagne... Ou en prison. Mais fusillés ? Y songent-ils seulement ?

On remarque, parmi les Français, un homme d'un certain âge dont les cheveux grisonnent. Le corps droit, grand, le regard fier, dans une attitude toute de noblesse, il fixe les Allemands avec dédain, avec mépris.

Lui, sait qu'il va mourir. À le voir, on devine qu'il n'a plus aucune illusion quant aux intentions de ces messieurs.

Tout à l'heure, dans quelques instants peut-être, il dira adieu à la vie.

Il sait que le Boche ne pardonnera pas. Il sait pourquoi ils sont rassemblés dans ce petit pré... comme un troupeau de vil bétail !

Dans quelques instants, il sera fusillé. Il en a pris son parti. Il voit la mort en face. Il ne triche plus avec lui-même. Il veut consacrer les derniers instants de son existence à honorer l'image de quelques beaux jours, de quelques doux souvenirs...

Pourtant il n'est pas du pays. Personne ne le connaît même dans le village. Personne ne sait qui il est. Il est arrivé hier soir par le train de Lille et il devait repartir ce matin. Sa vie, à lui, c'est de passer. Son métier de voyager, d'aller de village en village et discuter avec les paysans, pour affaires...

Quand les Allemands sont venus l'arrêter, après avoir fouillé la maison où il passait la nuit, il était couché. il n'avait pas résisté. Le pouvait-il ? Et à quoi bon ?... Oui, il sait lui, que les Allemands vont les fusiller !

Il n'a même pas essayé de faire entendre aux S.S. qu'il ne saurait partager la responsabilité des gens d'Ascq dans le déraillement anodin du train - si responsabilité il v a.

Sans doute les connaît-il trop bien et depuis trop longtemps pour conserver la moindre confiance dans leur justice. Il porte le ruban de la Crois de guerre et celui de la Médaille Militaire. Ce doit être un ancien combattant de 1914. On ne le saura jamais. Il restera, parmi les Martyrs d'Ascq, le martyr inconnu...

La demie de une heure sonne, quelque part dans la nuit. Le vent fraîchit. Un silence mortel enveloppe l'assemblée de ceux qui vont être fusillés.

Au ciel, à travers le voile bruineux de quelques nuages, les étoiles semblent fuir, légères.

La voix de l'officier boche s'élève et donne quelques ordres brefs. Désormais, les Français savent...

Eh bien, soit ! pensent-ils.

Les attitudes se redressent. Les regards se font fiers, comme pour subjuguer le bourreau qui s'apprête à tuer.

Voici que les soldats feldgrau les séparent par peloton d'une vingtaine d'hommes.

Ils disposent les Français sur une ligne, brutalement. C'est la minute décisive !

L'officier a aligné ses hommes.

Ce sont les dernières minutes. Elles sont poignantes.

C'est l'instant solennel où chacun consacre une dernière pensée à l'image aimée. C'est le suprême adieu de la vie qui s'en va. Le dernier hommage rendu aux chers visages de ceux que l'on laisse sur cette terre que l'on quitte...

C'est la prière aussi qui monte, à l'heure dernière, vers la justice, vers un ciel meilleur.

Regrets, douleurs, espérances, telles sont les dernières pensées des Français.

Les brutes S.S. sont prêtes, n'attendent plus que le signal de leur chef pour abattre honteusement ces innocents.

La haute silhouette de l'officier se profile dans la clarté brutale des lampes électriques. Son visage est sombre sous la casquette plate. Hésite-t-il ? A-t-il peur au dernier moment de briser ces vies ?

Il sait qu'il est le maître, qu'il peut encore faire grâce.

Aura-t-il pitié dans son cœur ?

Non, il ne faiblira pas.

Un ordre sort de sa bouche. Son œil s'allume d'une farouche lueur. Il commande ses hommes qui se préparent à mettre en joue. Désormais, c'est fini ! Rien ne peut sauver les Français.

Encore quelques ordres brefs. On entend les culasses mobiles qui claquent. Les doigts attendent sur la détente du fusil. Les hommes du premier peloton voient les armes qui sont braquées sur eux. Les balles vont sortir, rapides et meurtrières.

L'ordre éclate :

- Feu !

Les fusils crachent. Les mitraillettes crépitent. Des éclairs fulgurants embrasent le théâtre de ce massacre.

Les corps des Français, touchés à mort, s'écroulent lourdement. C'est au tour maintenant du deuxième peloton puis du troisième. Les S.S. veulent faire vite.

On distingue la haute taille de l'inconnu. Il sourit. L'officier commande.

À nouveau les armes sont en joue.

A nouveau les fusils crachent. Les hommes s'abattent les uns après les autres comme des arbres qui se couchent frappés par la tempête.

L'inconnu clame : Vive la France ! et s'abat à son tour de tout son long, la face au sol.

Et le massacre continue.

Dans l'air flotte une odeur de poudre, une odeur acre.

Enfin, les Allemands abandonnent le pré où, allongés, dorment pour toujours soixante Français.

Vont-ils enfin partir, les fauves ?

Ils ne semblent pas encore décidés. La tuerie les a rendus fous ! le massacre va continuer dans le village.

Des salves de balles s'abattent sur les fenêtres.

Le premier dit au second :

- Tu risques plus que moi. Rampe jusqu'au fossé là-bas. Paul reste seul, le cœur battant, plein d'angoisse.

Ils s'acharnent. Vont-ils mettre Ascq à feu et à sang ?

Des hommes encore sont fusillés sur le pas de leur porte. D'autres sont amenés et abattus devant les murs des maisons pendant une demi-heure, la tuerie va continuer.

Des patrouilles battent les environs immédiats.

Voici un Boche qui approche et projette sur les taillis le faisceau de sa lampe électrique.

En voici un qui approche et projette sur les taillis le faisceau de sa lampe électrique.

Paul va-t-il aussi être découvert ? Fusillé ?

Mais l'Allemand s'en va et les fugitifs respirent enfin plus librement. C'est à deux heures du matin que le massacre devait cesser. Deux voitures débouchèrent soudain sur la place de la gare. Deux officiers en

sortirent. L'un d'eux, très grand, devait être un officier supérieur. Pendant quelques minutes, ils discute avec le chef du convoi déraillé, celui qui avait ordonné le massacra. Ce dernier est au garde-à-vous.

On ne sut jamais ce qui s'était passé entre eux. Enfin les soldats allemands montèrent dans des camions qui venaient d'arriver avec les deux voitures.

Paul et son compagnon ne réalisèrent pas tout de suite que les SS étaient partis. Ce fut seulement lorsque le bruit de la dernière torpédo, emmenant l'État-Major allemand, eut disparu dans la nuit, qu'ils sortirent du massif où ils s'étaient cachés pendant le massacre.

Il faisait très froid. Cette nuit-là avait été glacée. Un léger brouillard enveloppait le village et faisait plus mystérieux le silence.

Solitaire, le clocher dressait dans l'ombre sa pointe effilée et paraissait invoquer le ciel.

Paul fit jouer sa musculature, engourdie par le froid et pal l'inaction de son heure d'attente, tapi dans le fourré. Il lui semblait avoir vécu un cauchemar et il doutait encore que tout cela se fut bien accompli.

André avait quitté en même temps que lui la cachette où ils avaient passé cette horrible nuit. Paul se retourna vers lui. D'une voix émue, il prononça :

- Pars, mon garçon. Jacqueline saura que tu es venu pour la voir et que tu n'es reparti si vite que pour la préserver d'un mortel péril. Va...

Paul suivit du regard le garçon, qui s'éloignait tristement, et qui disparut bientôt dans la nuit....

Alors, le père de Jacqueline rentra dans le village, vers la gare, sans avoir décidé ce qu'il pourrait faire.

Sa tête lui faisait mal. Il passait alternativement de l'angoisse à le douleur, de l'amertume à la rage. Son indignation était à son comble, son cœur porté à la sédition.

Il entendit des voix de femmes et d'enfants, des sanglots, des gémissements. Cela sortait de quelques maisons. Il ne savait pas exactement où.

Le village était toujours plongé dans l'obscurité. La population effrayée craignait encore de voir réapparaître les Allemands. Le silence était impressionnant.

CHAPITRE VI

INITIATIVE D'UN BLESSÉ

PAUL ne devait savoir que plus tard comment était intervenu l'État Major allemand, sur les lieux du massacre. À la gare d'Ascq, au moment où les Allemands venaient d'abandonner le bureau de M. Carré, après avoir tiré sur les trois cheminots, trois hommes gisaient dans le désordre de la pièce saccagée Les ampoules électriques étaient éteintes, seule, une lampe à pétrole éclairait vaguement le bureau et projetait ses lueurs clignotantes..

L'un des trois blessés remua et tenta de se soulever. C'était le cheminot Derache, facteur enregistrant de la gare d'Ascq qui avait eu la chance d'échapper aux balles des tueurs.

Il n'avait aucune blessure sérieuse, à part quelques contusions occasionnées par les crosses des fusils. Quand l'officier boche avait tiré, il se trouvait légèrement en retrait. Il s'était laissé tomber de tout son long sur le sol et les balles avaient passé au-dessus de lui. Les SS l'avaient laissé pour mort.

Il réalisa vite ce qui était arrivé. Il s'empressa auprès de sas deux camarades. Leurs blessures étaient graves. Carré et Deloquin étaient tous deux touchés au ventre et aux cuisses. Il les installa plus commodément et leur appuya la tête sur deux pèlerines qui étaient accrochées à la patère du bureau.

Il faudrait d'urgence un médecin, murmura-t-il.

Il allait sortir de la gare quand il vit soudain, en face, dans le pré les S.S... Au loin, dans le village, il entendit quelques coups de fusils.
Il Comprit qu'il lui était impossible de chercher du secours dans le pays
Alors, Derache imagina la scène du bureau de la gare se répétant dans chaque maison du village. Lui aussi voudrait faire quelque chose ! Mai, quoi ? Pour l'instant, il ne peut sortir. Ce serait se jeter à nouveau dans la gueule du loup. Et pourtant il faut agir.

Soudain une idée jaillit dans son cerveau.

Pourquoi pas murmure-t-il avertir Lille, la permanence, la préfecture : il n'y a que cela à tenter. La Préfecture seule peut intervenir auprès de l'État-Major allemand. Pour cela, il faut quitter la gare... S'y servir du téléphone serait peu prudent... les boches pourraient revenir.. : Non, il ira à vélo jusqu'à la prochaine localité, quelques kilomètres.

Il passe aussitôt à l'action. Pour s'échapper de la gare et aller jusqu'à sa maison chercher le vélo, il lui faudra suivre, la voie ferrée C'est le seul moyen.

À nouveau, il franchit les bureaux du bâtiment et, après avoir observé si le quai était désert, il s'élance et se faufile en se dissimulant le long du talus qui borde la voie.

Trois cents mètres le séparent de son logis. En quelques minutes, il parcourt cette distance. La maison est-là en face, en bordure du rail. Il n'a plus qu'à traverser celui-ci et il sera dans son jardin.

À ce moment, non loin de l'endroit où il se trouve, des voix boches se font entendre. Les S.S. passent en hurlant dans un petit chemin à proximité, puis disparaissent.

Enfin, le champ est libre. D'un bond, Derache franchit la voir ferrée, traverse le jardin et pénètre dans sa demeure.

Il appelle sa femme et la rassure à son sujet. Brièvement, il lui explique ce qui s'est passé. De son côté, elle lui apprend que les S.S ont fouillé la maison de fond en comble et, n'ayant rien trouvé, sont partis en maugréant.

- Je vais à vélo jusqu'au village voisin, dit-il, il faut prévenir Lille avant que ces sauvages aient massacré toute la population.

Dans le sous-sol, il prend la bicyclette. Avec précaution, il sort de chez lui, enfourche la machine et disparaît à vive allure sur la route.

Le vent glacé lui gerce le visage ; le suffoque par instants. Les multiples contusions provoquées par les brutalités allemandes le font atrocement souffrir. Dans sa hâte, il est parti sans manteau et l'air frais du matin lui engourdit les épaules...

Après avoir roulé pendant environ dix minutes, il aperçoit la silhouette confuse de quelques maisons qui profilent dans l'ombre leur formes indécises. À gauche, le rail projette des reflets pâles. Une bâtisse obscure surgit tout à coup d'un repli de terrain. Une lueur jaune filtre à travers les carreaux d'une fenêtre étroite. Il reconnaît la maison d'un garde barrière, s'en approche, stoppe, descend. Il doit s'appuyer au mur pour ne pas tomber...

Enfin il entre dans la cour. Au bruit que font ses pas dans la courette silencieuse, la porte s'entr'ouvre et une voix de femme demande :

- Qui va là, à cette heure ?

Excusez-moi, répondit-il, je voudrais simplement téléphoner à Lille. Je suis monsieur Derache de la gare d'Ascq. Il s'agit d'événements graves.

Il ajoute aussitôt :

- Les Boches sont en train de massacrer la population d'Ascq.

Le garde-barrière le fait entrer. Il saisit, sans autre explication, l'appareil téléphonique, demande la permanence de la Préfecture.

- Allo... Lille ?

Brièvement, il explique les événements qui se sont déroulés au cours de la nuit. Tout d'abord le déraillement anodin, l'agression des Boches à la gare d'Ascq, et enfin le massacre de la population qu'il Faut tenter d'arrêter au plus vite avant qu'il ne prenne des proportions plus grandes encore.

La conversation terminée, il s'assit, épuisé. Toutes les péripéties auxquelles il était mêlé depuis quelques heures l'avaient bouleversé.

La femme du garde-barrière qui a entendu l'entretien au téléphone se tait, suffoquée par cet horrible récit.

Un quart d'heure plus tard, Lille rappelle. La sonnerie de l'appareil la fait sursauter.

- Allo... Lille ? fait Derache. Vous avez alerté la Préfecture ? Bon... Celle-ci a averti la kommandantur ?.. Ils vont intervenir ?... Bien. Pourvu qu'ils se dépêchent.

Anxieuse, elle demande :

- Vous croyez qu'ils pourront faire quelque chose, ces Boches ? Les loups ne se mangent pas entre eux...

- Sûrement, répond-il, s'ils se déplacent, ce ne sera pas par philanthropie, soyez-en persuadée ! S'ils arrêtent le massacre, ce sera par crainte de la propagande alliée. Comme en ce moment, cela va plutôt mal pour eux, ils voudront éviter d'attirer les regards du aronde sur un nouveau crime. C'est le seul motif qui expliquerait leur intervention. Les Français, vous pensez bien qu'ils s'en moquent pas mal.

Il ajoute, après un silence :

- Pourvu qu'ils arrivent à temps !

CHAPITRE VII

APRÈS LE CARNAGE

CE ne fut qu'au petit jour que l'on put déterminer, dans Ascq, le nombre exact des morts. Il avait fallu d'abord les rechercher. Nombreux étaient ceux qui avaient été abattus un peu partout dans le village en tentant de s'enfuir.

Quelques-uns furent. retrouvés devant leur domicile, sur le seuil de leur porte. D'autres encore au plein milieu de la rue, et ils gisaient là, étendus sur les pavés.

Paul avait rencontré un groupe de rescapés. Ils ne disaient rien.

L'angoisse de cette nuit épouvantable passait encore sur le cœur de ces hommes.

Quatre-vingt-six : Tel était le nombre de ceux qui avaient succombé au cours de la nuit, lâchement massacrés.

Nombreux aussi étaient les blessés. Ils reçurent des soins. Les plus gravement atteints furent transportés à l'hôpital de Lille dans des ambulance envoyés à cet effet.

Sur le pré même, soixante hommes furent retrouvés. Les vingt-six autres avaient été fusillés à leur domicile ou aux abords.

Les corps, dans l'attente des obsèques, furent portés à l'école et à la mairie.

Dans la matinée, la Préfecture de Lille délégua une commission chargée d'enquêter sur les mobiles du massacre. Ce fut une journée horrible.

Les gens parlaient à voix basse, comme des êtres qui ont peur de s'entendre exprimer tout haut ces horreurs qu'ils n'auraient pas cru possibles, s'ils n'en avaient été les témoins.

Les hommes étaient pâles, le regard éteint, comme ceux qui ont perdu en un jour leur raison de vivre.

Comme ces gens que les deuils, la misère, les souffrances ont frappé cruellement et dont les cheveux ont blanchi en quelques heures.

D'autres encore, ceux qui avaient pu s'échapper, fuir de peu la cruauté nazie, hébétés, ne réalisaient pas encore et s'agitaient dans une trémulation nerveuse.

Les S.S. avait semé l'angoisse, l'horreur, l'effroi. Ils avaient fauché la vie au sein d'un village de France. Et ce massacre d'Ascq était le symbole de ce que l'Allemand eût voulu faire de notre nation. Couper un à un les rameaux qui font la force de l'arbre. Tuer lentement la vie dans la fleur de la jeunesse. Annihiler tout espoir dans les cœurs français. Extirper l'âme de la plus antique et la plus généreuse des nations. L'avilir par des compromissions, par des sévices honteux. La traîner dans l'humiliation pour en faire un peuple d'esclaves.

Et c'est par ces massacres, d'une sauvagerie inouïe, pensait Paul Ménier, en regagnant sa demeure dans l'après-midi, que le Boche créait le désarroi. C'est par là qu'il créait les souffrances dont ont souffert des millions d'hommes. C'est par l'imposition de sa force brutale de la schlague, par l'ignominie de sa présence qu'il rongeait les bases où reposent vingt siècles de gloire.

Paul a mal, quand il songe à tout cela. Et tous ces attentats ! Ces hommes fusillés... Ces déportés en Allemagne, qui ne reviendront jamais Ces réfractaires pendus...

Et tout cela, parce que les Français n'avaient pas voulu cirer la botte germanique !

Car enfin, gronde-t-il, ce n'est pas parce qu'un train déraille dans une gare, sans qu'il y ait d'autres dégâts qu'un retard insignifiant, ce n'est pas suffisant pour autoriser le massacre de la population masculine d'un village.

Quelques jours après, eut lieu la mise en terre des victimes. La cérémonie se déroula dans une atmosphère émouvante. Une messe fut dite en l'honneur des morts de ce douloureux massacre.

De l'église, le cortège mortuaire se dirigea, à travers le village, pour gagner le petit cimetière d'Ascq qui n'avait sûrement jamais reçu tant de morts en un seul jour.

Les bières étaient portés par des hommes des environs. Derrière, suivait le cortège, formé par les familles des victimes et une foule innombrable de gens venus de toutes les localités avoisinantes. Un silence prenant, rompu parfois par les sanglots de femmes endeuillées, planait sur le convoi funéraire.

Afin d'honorer la mémoire de ses vingt-deux morts, la Fédération Nationale des Cheminots délégua une commission formée de plusieurs de ses membres et chargée de la représenter.

Paul devait savoir plus tard que cette Fédération ouvrit une souscription parmi ses adhérents à l'intention des familles des cheminots tués dans la nuit du 1er au 2 avril.

La grande collectivité devait ainsi récolter dans cette collecte un million quatre cent mille francs. Elle devait envoyer plus tard sur place, un secrétaire général qui eut pour mission de répartir judicieusement le produit de la souscription entre les membres des familles touchées par le massacre. Cela fut fait en considération du nombre des enfants, au nom desquels on ouvrit des livrets de Caisse d'Epargne.

- Paul, vieux cheminot, loua, dans son cœur, cette initiative qui devait avoir de si utiles résultats. Il fut fier d'appartenir à cette grande famille des cheminots de France.

Lorsque, la cérémonie terminée, le dernier convoyeur eut abandonné le cimetière, les gens, silencieux, regagnèrent leur domicile et le village reprit son apparence habituelle.

Sous le ciel limpide de cette radieuse journée d'avril, sous l'œil indifférent du soleil narquois, rien ne demeurait qui rappelât le douloureux massacre.

Et pourtant...

Là-bas. sous la terre fraîchement remuée, dans les quatre-vingt-six tombes où étaient posées de récentes couronnes, les cadavres de quatre-vingt-six Français dormaient leur dernier et éternel sommeil.

Là-bas, dans le cœur de chaque habitant du village martyrisé, restait l'angoisse amère de cette nuit atroce. Et les mémoires fidèles toujours garderont au plus profond d'elles-mêmes, avec l'image indélébile des absents disparus si tragiquement, un souvenir impérissable.

ÉPILOGUE

OCTOBRE 1944. Depuis deux mois Paris est libéré.

Ce jour-là fut un beau jour. La France entière arborait un sourire, beau comme l'azur. Un sourire satisfait d'enfant malade qui a retrouvé la santé.

La France sortait de sa longue torpeur. C'était un convalescent qui retrouvait le soleil après de longues années d'alitement. Elle pouvait enfin vivre, respirer, aimer librement, elle qui avait vécu si longtemps dans les, ténèbres de l'occupation...

Elle avait souffert, mais c'était fini. Elle allait guérir. Rayonner à nouveau sur le monde !

S'épanouir dans la lumière de la liberté !

Partout, dans les rues, les gens riaient.

Voyez comme je suis heureux !, semblait dire leur sourire.

Ce fut d'abord le débarquement, début juin. La percée du mur de l'Atlantique. En quelques jours les Allemands durent céder. Les avions, sans cesse, pilonnaient la fameuse citadelle qu'ils prétendaient impénétrable ; leurs moyens de locomotion anéantis sur les routes ; des convois entiers détruits par nos F.F.I.

Les troupes du Général Eisenhower enfoncèrent le front allemand en Normandie.

Alors cela fut la marche victorieuse vers la capitale française. L'effondrement complet des forces germaniques qui continuaient à se défendre. L'ennemi s'enferraient, cerné de toutes parts par la Résistance.

Saint-Nazaire, La Rochelle, Dunkerque... Le dernier soubresaut de la bête avant l'agonie.

Lille aussi, à son tour, avait été libérée. Une à une les villes françaises pouvaient à nouveau hisser les trois couleurs.

Pour Ascq, trop de souvenirs récents étaient là encore, qui jetaient un voile de tristesse et assombrissaient ces beaux jours.

Le village n'avait pu participer totalement à cette fête de la libération du Nord. Dans chaque mémoire endeuillée était présente l'image des chers disparus, si tragiquement tués, un beau soir d'avril.

Pour Paul, la vie reprenait. La guerre enfin terminée, ou presque, les beaux jours allaient revenir.

André, le fiancé de sa fille, depuis quelques jours était en permission dans sa famille. Il venait chaque jour en vélo, voir Jacqueline et racontait un peu de ses aventures là-bas : tout d'abord au maquis, puis la marche de son régiment vers Paris, vers la Victoire...

Aujourd'hui, Paul a laissé les deux jeunes gens. N'ont-ils pas de nombreuses promesses à échanger !

Enfin, pense-t-il, peut-être vont-ils pouvoir être heureux. Ils l'auront bien mérité.

Il fume sa pipe et goûte dans la douceur de ce beau soir d'automne le bonheur de vivre enfin dans la Paix retrouvée.

La joie chasse lentement dans son cœur, l'image des jours sombres. Ainsi va la vie.

FIN