Citation au grade de chevalier de la légion d'honneur : Ascq.

" La commune dont le sacrifice de ses morts en déportation, devant les pelotons d'exécution et dans les combats de la libération lui valait déjà la reconnaissance de la nation, a connu le plus douloureux des martyrs dans la nuit du 1 au 2 avril 1944 au cours de laquelle 86 de ses habitants furent arrachés à leur famille et odieusement abattus par les hordes nazies déchaînées.


ASCQ - 1er avril 1944. Un quart de siècle s'est écoulé et a emporté dans son tourbillon les aspects sanglants de quatre années d'occupation nazie. Que signifient maintenant pour les mémoires ce nom et cette date ? Les Français qui ont aujourd'hui trente ans interrogent leurs propres souvenirs sans trouver de réponse, à plus forte raison leurs cadets. Les aînés eux-mêmes ont-ils souvenance de cette nuit tragique des Rameaux 1944 durant laquelle quatre-vingt-six Ascquois de 15 à 76 ans tombèrent sous les balles d'une division S. S. en furie ?

Étranger au drame, nous ne pouvions pas rester indifférent au récit des événements qui ont contrarié le bonheur de ce village d'adoption. Frappé par l'oubli ou la méconnaissance de nombreux historiens des faits réels qui se sont déroulés à Ascq, nous n'avons pas pu résister au désir de réunir pour le 25e anniversaire des notes et des documents que nous soupçonnions disséminés. Conscient des difficultés auxquelles nous allions nous heurter par l'inexpérience de ce genre de travail, nous n'avons pas hésité à franchir l'obstacle pour ouvrir le " Dossier d'Ascq ". Le hasard et la chance que favorise l'opiniâtreté nous ont grandement aidé dans la recherche et nous ont permis de former ainsi la gerbe historique de cette tragédie sanglante.

La documentation dont peut librement disposer tout chercheur est bien pauvre. La loi limite la consultation des dossiers officiels. Elle réclame un délai de cinquante années et pour certaines affaires - tel le procès d'Ascq - un siècle. Seuls, quelques historiens favorisés obtiennent les autorisations nécessaires. Pour ces raisons nous avons dû glaner dans le champ d'autrui et compulser les quelques ouvrages écrits dès la Libération car l'Histoire ne s'invente pas. C'est un fleuve qui compose son large cours du tribut d'une quantité de ruisseaux, certains fussent-ils parfois superficiels. L'abbé Wech, ancien curé-doyen de la paroisse, avait publié pour le premier anniversaire, une synthèse de témoignages d'une précision étonnante. Qu'il daigne accepter ici nos vifs remerciements pour l'encouragement et l'autorisation de publier à nouveau ses notes. Complétées et confrontées avec la copie des documents de la compagnie S. S., nous avons essayé de serrer la réalité pour arriver à la vérité la plus exacte et la plus complète sans négliger les détails, sources d'éclaircissement d'une histoire locale.

Si la relation du drame rencontrait peu d'obstacles, il n'en était pas de même des prodromes demeurés obscurs, la totalité des récits n'ayant fait qu'effleurer la question. Parler de " l'Affaire d'Ascq " c'est en effet ouvrir un dossier où les passions demeurent, c'est " pénétrer dans un drame dont les échos retentissent encore dans la vie et la conscience des survivants, c'est révéler des faits susceptibles de susciter des polémiques simplement parce qu'ils remettent en cause des vérités admises ou confortables ". Fallait-il attendre que tous les témoins aient disparu et laisser propager des doutes comme ceux parus en juin 1967 dans une brochure : " Le 7 juin 1944, les Allemands fusillèrent au fort de Seclin les sept auteurs présumés du sabotage dont on ne devait jamais connaître avec certitude les vrais responsables " ? Fallait-il ignorer la Résistance qui, à l'époque, avait acquis droit de cité ? Était-il trop tôt pour s'aventurer dans une investigation de ce domaine encore tabou ou fallait-il au contraire commencer dès maintenant une étude que l'absence de documents, le manque de témoignages objectifs risquent de rendre imparfaite et qui pourra comporter des erreurs d'appréciation ? M. Maurice Pauwels, chef départemental du Mouvement " Voix du Nord " au moment des faits, nous livre la réponse dans le rapport qu'il nous a adressé : " La recherche opiniâtre d'une vérité, si diffuse qu'elle soit, semble préférable à l'abstention et au silence ne serait-ce - faute de déceler toute la vérité - que pour détruire quelques contre-vérités et inexactitudes flagrantes. Puisse alors cette approche de la Vérité dans l'objectivité la plus grande, mettre en lumière cette évidence trop souvent oubliée que l'affaire d'Ascq a eu pour bilan des morts - fusillés ou massacrés - à titre égal et sans pré-séance victimes de la guerre. "

Il est remarquable que les survivants de la Résistance contactés se soient prêtés de bonne grâce aux éclaircissements demandés et qu'aucun n'ait refusé l'autorisation de publier des faits les concernant. Certains de nos appels sont restés sans réponse et nous avons respecté scrupuleusement cette volonté de silence même non explicitée. Reprenant les paroles de H. Michel, historien de la résistance : " Tous nous ont fourni un concours d'une valeur inappréciable, chacun ne connaissant qu'une partie des faits mais tous apportant, grâce à leurs souvenirs et parfois leurs documents, une lumière inégalable sur des faits que seuls peuvent correctement retracer ceux qui en ont été les acteurs ou les témoins. " Si le recul du temps peut avoir sur les témoignages l'inconvénient de certaines défaillances de mémoire, même des meilleures, du moins a-t-il l'avantage de permettre un jugement plus réaliste, débarrassé des passions qui ne peuvent que desservir la vérité historique. De son côté le narrateur peut espérer être assez loin des faits pour pouvoir les dominer mais aussi assez proche pour ne pas en altérer l'éclairage, les survivants étant là pour le guider.

Certains lecteurs émettront sans doute le reproche d'avoir vu la résistance nordiste dans certains faits sans en englober l'ensemble. Notre but n'a été que de situer la position ascquoise. Certains détails paraîtront superflus ou trop éloignés des faits. Nous n'avons pas tenu à les amputer car aucun travail régional n'existant il n'est pas possible d'y faire référence. Par ailleurs il est bien difficile de dresser seul un tableau général pour l'éclairage précis d'une manifestation concrète, avec le maximum de précisions sous une forme condensée, quand l'histoire même des faits reste une jungle inexplorée aux multiples embûches. Les chapitres qui ont trait à la Résistance ne se veulent qu'une trame par laquelle l'auteur espère rafraîchir des mémoires et susciter des informations nouvelles.

Appuyé sur des témoignages revus et confrontés, sur des documents, ce récit étaye ses affirmations et aura l'avantage d'apporter plus d'un détail inédit. Si l'aridité du texte, " sans recherche de style ni concessions littéraires ", est susceptible de rebuter quelques lecteurs difficiles, qu'ils se souviennent de la parole de Einstein : " Si vous voulez serrer la vérité de près, laissez l'élégance au tailleur. " L'auteur n'a pas voulu faire œuvre littéraire mais simplement faire connaître le drame et apporter des matériaux solides pour les chercheurs futurs.

Pour quelques-uns, ces pages ne seront qu'une réminiscence. Pour certains qui auraient oublié, elles éviteront un plongeon dans l'oubli. À ceux qui ignorent les faits elles apporteront un exposé réel d'une page de l'histoire de l'Occupation.

Nos remerciements iront à tous ceux qui nous ont aidé à la collecte des documents, à tous ceux qui nous ont fourni leur témoignage, leur rapport et aussi leur encouragement parfois teinté de scepticisme, ainsi qu'aux nombreux Ascquois qui nous ont soutenu dans cette téméraire et difficile entreprise.

Puisse cette étude, débarrassée de toutes passions, contribuer à informer les esprits et qui sait peut-être à en apaiser certains tout en devenant le germe d'une meilleure compréhension entre les vivants que la souffrance avait quelque peu séparés.

Ascq - 1969.

DES ÉVÉNEMENTS ET DES HOMMES

Les causes, en histoire pas plus qu'ailleurs, ne se postulent pas. Elles se cherchent.

MARC BLOCH

Giboulées... Coups de vent... Un soleil qui étincelle, se ternit puis se cache sous d'énormes cumulus... Éclairs zébrant un ciel houleux... Pluie de grêlons... L'hiver finissant et le printemps naissant, dans un chassé-croisé, s'entrebattent à grand fracas sous un ciel de jade. Autour d'un gros bourg de 3.500 habitants du canton de Lannoy, situé à 8 kilomètres de Lille sur la route nationale 41 reliant la capitale des Flandres à Tournai, les travaux des champs ont repris timidement.

Paisible cité accrochée aux frontières du Mélantois, on chercherait en vain à Ascq les lointaines réminiscences des jours sombres de 1340 quand Landas, lieutenant du gouverneur Louis de Nevers, envoya ses soldats fourrager sans pitié le village, y rançonner les cultivateurs et mettre le feu aux abords de la Place. Encore moins y trouverait-on une caractéristique naturelle qui en fait un point stratégique. La nature se montrant moins généreuse ou plus discrète qu'en d'autres endroits a délaissé ses aspects pittoresques au profit d'un plat paysage étirant au loin sa plaine fertile. Point de terres en friche, point de hameaux abandonnés. C'est une bourgade du Nord pareille à celles de cette région où le ciel est souvent gris et rarement sans nuages. Le long de rues simples mal pavées, des lourds bâtiments de fermes aux assises alternées de pierres blanches et de briques rouges,

des maisons propres et coquettes, des villas aux parterres fleuris, des propriétés bourgeoises témoins de l'essor industriel des environs. " La Marque ", calme rivière, charrie inlassablement ses eaux sales, insouciante de sa brève célébrité qui la fit désigner par l'État-Major comme seconde ligne d'arrêt. Des blocs distants de deux kilomètres et bétonnés à quelque deux mètres d'épaisseur jalonnent ses berges embroussaillées.

S'il n'est de charme particulier, la vie est active et bruyante. Héritières de vieilles traditions, des sociétés diverses, musiques, boules à " l'étaque ", pigeons, jeux de cartes, entretiennent leurs passions dans les nombreux " estaminets " aux enseignes souvent bucoliques. Dans certains on organise d'attrayantes parties de combats de coqs, si bien décrites par Van der Meersch, où l'on " parie parfois gros ". On y joue une " bistouille " aux fléchettes quand ce n'est pas prétexte pour discuter aimablement. Les groupements sportifs ont trouvé des adeptes. En créant l'Union Sportive, Gaston Baratte a lancé le football. Le baskett et la gymnastique ont en Paul Delécluse un fervent moniteur èt un arbitre écouté.

Mais derrière cette joie de vivre, on est loin pour autant de bouder au travail. Des exploitations agricoles, un éventail de petites industries locales : tissages, chocolaterie, distillerie d'alcool, briqueterie, laiterie, chaudronnerie, mécanique, fabrique de jouets. La population est en grande partie ouvrière, surtout des cheminots. Ils sont occupés à la gare, aux ateliers du chemin de fer à Hellemmes, grand centre de réparations de la Compagnie du Nord. Ils vont aux tissages de Roubaix et Tourcoing. Enfin, bon nombre sont employés dans les administrations de Lille.

Depuis le 28 mai 1940, premier jour de l'occupation, l'obsession du pain quotidien a mis en sommeil les distractions coutumières et pris le pas sur le déroulement des événements politiques. Les autocars réquisitionnés, les voitures particulières ne circulant plus, faute d'essence ou de pneus, la majorité de la population s'est installée dans la résignation. Si, hormis les restrictions, les habitants n'ont perçu aucun changement dans leur mode de vie, leur province, une fois de plus s'est détachée du territoire national. Un décret de Hitler en date du 23 juillet 1940 rattache le Nord

et le Pas-de-Calais à l'Oberfeldkommandantur de Bruxelles délimitant ainsi la zone interdite, la " griine zone ". Certains se sont émus à la pensée de ces frontières se mouvant au gré des traités. Les plus simples y ont vu la raison primordiale de suivre le Maréchal Pétain qui n'abandonnera pas sa terre natale de Cauchy-à-la-Tour. Car ici comme ailleurs beaucoup croient en celui qui incarne la France officielle. La plupart des combattants de la première guerre mondiale se souviennent du chef devant Verdun. Les démobilisés de la " drôle de guerre " le remercient de leur avoir sauvé la vie en mettant fin à l'écrasement total. Nombre de femmes de prisonniers s'attachant toujours à l'espoir d'un retour de leur mari portent sur la personne du chef de l'État la reconnaissance pour l'aide qui leur est fournie.

Loin d'être des collaborateurs, les habitants n'ont aucune prédilection pour les occupants. Ils regardent avec étrangeté ceux qui se sont présentés sous un aspect neuf d'honnêteté et de politesse. S'ils ont besoin d'un renseignement, ils le demandent poliment. Cela ne cadre pas avec les traditions ancrées dans l'esprit des gens de la campagne pour qui l'Allemand ramène la vision des barbares de 1914, des fusillés de Lille ou de Lys, des pillage, des vols, des déportations de jeunes gens et de jeunes filles. Après quatre années d'occupation durant l'autre guerre la plupart se souviennent et gardent leur réserve. Ils sont patients envers les événements d'autant que " L'Écho du Nord " et le " Journal de Roubaix " étalant l'intransigeance des tribunaux allemands pour actes mineurs, leur laissent chaque jour une raison supplémentaire de se méfier de cette apparente correction. Depuis 1941 d'ailleurs, la plupart des uniformes verts et des bottes noires ont quitté le village. Des convois empruntent les nationales 41, 352, 355 vers les axes de Tournai et Valenciennes ou vers le champ d'aviation de Lesquin mais ne stationnent plus. Seul un commando détaché du bataillon 908 en résidence à Lille est cantonné au 2 de la rue Galliéni. Territoriaux en majeure partie, vieux habitués des cafés de la place de la gare, ces soldats surveillent les déchargements et veillent à la police sur la voie ferrée Lille-Bruxelles qui traverse le bourg en son milieu. Des trains de matériel, de munitions, de troupes, de marchandises s'écoulent quotidiennement à des cadences variées. En ce mois de mars 1944 une lourde angoisse pèse sur la population avec la recrudescence des sabotages sur les voies ferrées.

Depuis presque quatre ans maintenant, la situation a évolué et pour défendre sa liberté, le patriotisme se cabre contre tout adversaire qui veut la lui ravir. De jour en jour s'est accentué le divorce entre l'opinion publique et le régime de force instauré par le vainqueur. Dans la Flandre où à l'angoisse d'une annexion se sont ajoutés d'autres motifs d'inquiétude, l'esprit de résistance a trouvé d'emblée des adhésions secrètes.

Il y a déjà longtemps que l'heure est passée de la phase héroïque où les patriotes, à leurs risques et périls, assuraient l'hospitalité aux prisonniers de 1940. Personne alors ne s'imaginait accomplir un acte extraordinaire ou faire preuve d'héroïsme en aidant ces soldats. La colère et la déception animaient tous les cœurs et furent un aiguillon à l'action immédiate. Nul ne se souciait du danger car rien n'avait encore obscurci les consciences.

Bien peu d'Ascquois ont percé le mystère caché derrière la façade tranquille de ce petit prêtre tout occupé à ses ouailles jusqu'à son départ en 1941 pour la cure d'Armentières. Ancien combattant de la première guerre mondiale, mutilé, l'abbé Wech, vicaire de la paroisse depuis 1932, est parmi les rares civils qui, le ter juin 1940, s'associent au spectacle d'humiliation nationale, ce long défilé des héroïques défenseurs de Lille remontant la nationale 41 après avoir reçu les honneurs militaires du général allemand Wœgner. Son devoir est tracé. Il faut aider les prisonniers en leur donnant l'espoir et la liberté. Avec les religieuses et les jeunes filles de la J.O.C. il distribue à ces hommes affamés, vaincus, meurtris, sans espérance, le viatique pour la longue marche et à ceux qui veulent comprendre, l'évasion. Il en passe des dizaines et même un jour record cent soixante. Grâce à quelques complicités bienveillantes, des ordres de mission constellés de cachets de la mairie ou de la gare, authentifiés de quelques mots allemands manuscrits suivis de la signature de son nom à consonnance germanique, sortent inlassablement de son petit atelier clandestin. L'affluence l'oblige à remplacer la machine à écrire par la pâte à polycopier. Trois prisonniers originaires de Touraine, évadés d'un train en transit et réfugiés chez le garde-barrière Marga, bénéficieront les premiers de ces Ausweiss collectifs pour cheminots. Pour Jimmy Langlay, lieutenant du corps expéditionnaire britannique, amputé du bras gauche après la bataille de Dunkerque, évadé de la clinique Saint-Raphaël de Lille transformé en hôpital allemand, devenu en 1944 un des adjoints sinon le premier assistant du brigadier Crockett qui commandait l'Intelligence Service, son évasion du Nord reste liée à l'image d'hommes dévoués d'une filière née à Fives-Lille autour de Dumez et Noutour et avant son transfert sur Marseille au souvenir d'un vaudeville se jouant chaque soir au presbytère d'Ascq entre son infirmier bénévole et le sous-officier allemand logeant à deux pas de sa chambre.

La plume au service des idées est pour le journaliste une arme puissante. La presse lilloise a essayé d'en user pour remplir son rôle d'informatrice mais un tel instrument ne pouvait laisser indifférente la propagande ennemie.

La fusion en un seul des cinq journaux de Lille et de Roubaix-Tourcoing au mois de juin 1940 a vécu " ce que vivent les roses, l'espace d'un matin ". Les exigences allemandes lui ont rendu la vie impossible.

À la demande du personnel préoccupé de sa subsistance, quelques quotidiens ont repris leur autonomie mais l'ennemi dessine sans retard sa manœuvre d'encerclement et dicte ses volontés. Il s'agit de convaincre les lecteurs que " l'Allemagne étant désormais invincible, il importe que la France se range immédiatement à ses côtés pour abattre l'Angleterre, dernier bastion d'une Europe rétrograde, en échange de quoi la France aura une place assurée dans l'Europe nazie ".

La pression chaque jour se fait sentir plus forte et les feuilles sont forcées de s'ouvrir goutte à goutte aux mensonges ennemis, aux commentaires tendancieux des exploits militaires de la Wehrmacht.

En 1941 déjà, le lieutenant Sippel, chef de la Propaganda-Staffel, est rentré de Berlin porteur de consignes renforcées : les autorités tiennent les journaux lillois pour trop anglophiles. Les dépêches d'agence seront suivies d'un commentaire en soulignant la portée. La politique collaborationniste de Montoire sera prônée. En 1942, l'injonction est formulée d'ouvrir les colonnes aux diatribes contre les Juifs et les Anglais, aux commentaires politiques de la propagande, aux élucubrations de jean Luchaire et de Marcel Déat.

Convoqués en janvier 1942 à l'Oberfeldkommandantur, les représentants de la presse lilloise et roubaisienne y entendent une " importante communication " du lieutenant Dinger, lui aussi de retour de Berlin :

"Les journaux du Nord, déclare-t-il en substance, doivent renoncer à l'espoir qu'il leur serait permis plus longtemps de demeurer objectifs. L'heure de prendre position est venue. En France, comme en Tchécoslovaquie, comme en Norvège, comme dans tous les pays occupés, le rôle des journalistes est de se faire les propagateurs de la doctrine nationale-socialiste et les apôtres de l'Europe nouvelle. Ce n'est plus un article quotidien du rédacteur en chef qui est exigé, mais une collaboration active de tous les rédacteurs dont les papiers, quelles que soient les rubriques, doivent participer à la propagande. La page locale et les faits divers doivent être réduits à leur plus simple expression.

" Quant aux directeurs, les rédacteurs n'ont plus à les connaître en dehors des questions touchant à l'administration. Ce sont les rédacteurs qui deviennent responsables de la ligne politique du journal. Tant pis pour eux s'ils ne répondent pas à l'attente des autorités allemandes. "

L'heure est venue de se soumettre ou de se démettre. Un délai de quinze jours leur est laissé pour la réflexion. Comment tenir tête à pareille emprise si ce n'est qu'en simulant quelques concessions de surface. Mais la morgue allemande se trouve accrue du retour de Laval au pouvoir. Elle triomphe. La Propaganda-Staffel convoque à nouveau les journalistes et délègue au lieutenant Dinger la mission de dicter ses consignes. Il reproche à la presse son " attentisme " notoire :

" Je vous ai dit récemment, ajoute-t-il, que les événements allaient nous forcer, vous et nous, à une collaboration plus étroite. Nous y sommes arrivés avec la formation du gouvernement Laval. Il est de votre devoir d'entrer sans réticence dans la politique d'entente et de collaboration européenne. Votre devoir est d'en montrer à la masse la nécessité et de lui faire comprendre qu'elle doit changer d'attitude. Telle est votre tâche urgente : elle s'impose. Or les rédacteurs en sont encore loin.

" Si, d'ici quarante-huit heures, ne sont pas radicalement changés le contenu et la présentation des journaux, plusieurs d'entre vous seront mis en chômage pour toujours. Quant à la tâche à remplir, nous sommes pleinement d'accord avec le gouvernement. Tenez-le vous pour dit : Votre sort est entre vos mains. "

À ces injonctions, la presse fait la sourde oreille. Aussi les autorités d'occupation, le 16 juin 1942, se décident-elles à s'emparer, par un coup de force, des leviers de commande du Grand Écho, pour y mettre un homme choisi par eux et tout à leur dévotion. Sous le prétexte d'avoir à envisager désormais tous les problèmes " sous l'angle européen ", le lieutenant Koutschbach, chef de la propagande, convoque, ce même jour, Jean Dubar, directeur du journal, et l'informe qu'il doit céder la place à " un directeur politique, partisan convaincu de la nouvelle Europe, qui écrira lui-même, avec son cœur, mais en leur donnant une facture bien française, des articles de fond dans le sens voulu par les autorités allemandes ".

Et l'on verra désormais s'étaler à longueur de colonnes les mensonges nazis...

Le 4 août, les Allemands expulsent définitivement les directeurs des trois journaux en mettant à leur place des commissaires administrateurs désignés par eux : Tardieu, Leclercq, Tulliez. Ils interdisent aux directeurs d'intervenir désormais dans la marche de leurs quotidiens, auprès de leur personnel, et même de pénétrer dans les locaux.

Face à l'ennemi et à ses collaborateurs contre lesquels les directions et rédactions des journaux livrent un combat courageux mais inégal, des feuilles clandestines se sont levées çà et là. Secouant la torpeur de l'opinion publique gagnée dans une forte proportion à la conviction que la France est terrassée par l'Allemagne, elles sabotent par une propagande farouche les menées de la propagande nazie et empêchent la vérité d'être étouffée. Porte-parole de partis politiques, opinions de groupes isolés, elles entretiennent avec ardeur la flamme de la fidélité à la patrie. L'accueil est parfois réservé chez des " abonnés " sans le vouloir qui voient dans la traduction des pensées des chefs extérieurs de la France, une provocation dont ils ont peur de subir les conséquences. D'autres attentistes, au contraire, se réjouissent au fond d'eux-mêmes de la hardiesse et de la témérité déployées par l'infime minorité de ces rédacteurs anonymes qui sont parfois des proches voisins. Périodiquement ils reçoivent de simples tracts polycopiés ou ronéotypés et quelquefois des feuilles imprimées par des moyens de fortune qui essaient de se donner l'allure d'un journal au titre évocateur.

À Roubaix, dès octobre 1940, Nelly Devienne, aidée par son père et quelques amis, dactylographie des affiches, des tracts, des chansons clandestines et diffuse une lettre ouverte aux " collaborateurs ". Ayant rassemblé autour d'elle des sympathisants : Lagarde, Louis Cassette, Jean Locquignier, Alphonse Delquiré, Paul Deltête, Mackereel et André Ghevaert de Hem, elle projette la parution d'un périodique. Un anglais Bill Mac Millan lui ayant fourni un duplicateur, un belge, Georges Duvivier, lui assurant une ample provision d'encre d'imprimerie et lui procurant un second duplicateur, elle fait naître " La Voix de la Nation ", périodique de vingt pages tiré à 3 500 exemplaires qui se passe de main en main pour se répandre très loin dans la région jusque Bourbourg et Dunkerque. Le docteur Guislain de Roubaix et le pharmacien Bourel de Leers, sensibles aux sympathies françaises et belges qui font boule de neige, souhaitent que la feuille devienne l'agent de liaison des résistants dont un groupe est particulièrement actif à Sailly-lez-Lannoy. En mai 1942, des arrestations conseillent la prudence. Le matériel est plusieurs fois déménagé à Sailly, Wattrelos puis Toufflers chez M. Nuttin. Le 16 juin 1942, sur indications fournies par un dénonciateur, la

Gestapo fait irruption au 19 de la rue Montgolfier à Roubaix, saisit le matériel et arrête la majeure partie des conjurés réunis.

À Lille sous l'impulsion de l'un d'entre eux, Chaigneaux, plusieurs élèves du collège technique Baggio, les jeunes Fouret, Langlet, Gautier, Bruisman, Papa et les deux frères Thorez prennent l'initiative d'imprimer sur une machine clandestine des tracts intitulés " Jean-Pierre ", " Le Gaulois ". Un jeune industriel, Jacques-Yves Mulliez fait paraître " Les Petites Ailes du Nord et du Pas-de-Calais ".

En avril 1941, une nouvelle publication sans aucun relent des anciennes tendances politiques veut redonner confiance et balayer toutes les formes de découragement. Feuille volante sans aucun vocable précis, elle réclame par son extension du cercle des initiés, un titre qui traduise en une formule lapidaire le chauvinisme nordique et Nathalis Dumez propose à ses amis ces mots significatifs " La Voix du Nord ". D'abord dactylographiée puis ronéotypée, la captivante feuille se perfectionne, revêt un aspect plus définitif. Grâce à M. Planquaert de Roubaix qui fournit les caractères, elle est bientôt imprimée. Un croquis, dessiné par Jean Piat et gravé par Fauquennoy, fournisseur de tous les faux cachets officiels français et allemands, en illustre l'en-tête et dresse en un parlant voisinage les symboles de la Flandre au travail : avec la silhouette du beffroi de Lille, un puits de mine, deux cheminées d'usine, une grue sur la rive d'un canal, une chaumière à l'ombre d'un arbre et un moulin à vent. Ainsi baptisée la jeune publication va désormais courir sa chance, devenir un lien entre tous les résistants du Nord, rallier les hésitants et devenir la base d'un vaste mouvement nordiste qui " parti d'un réseau d'évasion et service de renseignements va prendre les formes les plus diverses de combats contre l'ennemi dans tous les domaines : fabrication de fausses cartes d'identités, relais pour les aviateurs et parachutés, sabotage du travail dans les usines, opposition à la relève, aide aux réfractaires... "

Lorsque Henri Lagache d'Ascq prit contact avec Dumez, le premier numéro venait de sortir, c'était en avril 1941. Agé de 43 ans à l'époque, il avait connu l'occupation de 1914-1918, avait été déporté en 1916 dans l'Aisne et s'était évadé trois fois. La réussite de la troisième évasion lui avait appris ce qu'était la vie de clandestin qu'il avait menée deux ans durant grâce à de fausses cartes d'identité.

En mai 1940 il se retrouve dans les mêmes dispositions d'esprit que durant l'autre guerre et imagine la Résistance, du moins passive, calquée sur la dernière. Il est bien décidé à " ne pas travailler pour les boches et à vivre de ses maigres économies ". Comme nombre de ses semblables il est animé du désir de " faire quelque chose " contre l'envahisseur, la résistance à son début lui apparaissant comme un état diffus de susciter la propagande sans aucune arrière-pensée paramilitaire. Il aurait voulu former un petit cercle d'amis chargé d'entretenir le moral de la population ascquoise, pour galvaniser dans les cœurs la flamme de l'espoir et de la confiance, une sorte de combat de la pensée car pour l'heure la main était à la plume pas encore au fusil. Prudemment, au hasard de ses rencontres, il s'ouvre de son projet à quelques personnes d'Ascq mais aucune ne tient à répondre à ses souhaits et il se retrouve seul. Le hasard qui aide les entêtés va lui fournir l'occasion de donner la mesure à ses aspirations.

Permanent C.F.T.C. à Lille de 1930 à 1940, il rencontre un jour le secrétaire général Georges Torcq et lui exprime le désir de " faire quelque chose d'utile au pays ". Ce dernier lui conseille alors de prendre contact avec Dumez, un ancien du " Sillon " comme lui. Sur cette recommandation et ses références de syndicaliste C.F.T.C. et de démocrate populaire, Dumez le retient pour le journal clandestin qu'il vient de créer. Du numéro 2 au numéro 13 Henri Lagache va aider l'équipe naissante à la fois dans l'impression et la rédaction, exposant le point de vue des syndicats chrétiens tandis que Maurice Vanhœnacker de Pérenchies exposait celui des cégétistes. Chacun sans animosité y fera une discussion sur l'orientation syndicale.

Se réunissant au 3 de la rue de Castiglione à Fives-Lille, dans cette petite rue cachée débouchant sur la rue de Bouvines, derrière le commissariat de " la douane de Fives ", le cercle des amis procède au tirage des neuf premiers numéros paraissant tous les quatorze jours sur six, huit ou dix pages. Autour des fondateurs Dumez et Noutour, se trouvent réunis Henri Lagache, Armand Rondeaux, Paul Smekens, Mme Hélène Dumont et Jeanne Decrock. Pour des raisons de sécurité, le deuxième tirage du mois d'août 1941 se fait à l'école maternelle d'Hellemmes chez Lionel Alloy mais l'équipe est réduite à quatre participants, Dumez, Lagache, Alloy et Mme Parmentier. Les numéros 11 et 12 voient leur tirage rue de l'Est à Fives avec Dumez, Lagache Mme Parmentier. Le numéro 13 de septembre 1941 est commencé chez M. E. Hordoir, rue Stappaert à Lille et terminé chez mine Parmentier à Mons-en-Barœul par les mêmes participants.

Les arrestations d'octobre 1941, et notamment celle des époux Labrousse à Annappes, ont donné l'alerte. Les fondateurs se terrent mais leur vie souterraine ne signifie pas pour autant la mort du journal. La vie errante va commencer : du numéro 14 au numéro 30 il sera tiré chez Mme Emma Géré, chemin des Alouettes, rue de Bavai à Fives, puis du numéro 31 au numéro 38 chez M. et Mme Duriez de Lezennes où Dumez a trouvé asile après avoir logé quelque temps chez Henri Lebrun à Fives-Lille. À la même époque Lagache perd le contact direct avec les deux fondateurs. Toutes les précautions de prudence et de discrétion ayant été prises dans l'organisation, en raison même du contact direct qu'il avait eu avec les fondateurs, la règle lui impose maintenant d'avoir recours à la " boîte aux lettres ", en l'occurence M. Léon Flèche, commerçant, 126, rue Pierre-Legrand à Fives.

Cette " boîte aux lettres " était importante puisqu'elle recevait I 100 exemplaires du journal mais le commerce de M. Flèche était tout approprié pour recevoir un tel stock : " Il s'agissait d'une boutique où l'on trouvait de tout, du cendrier aux journaux vichyssois en passant par les livres ". La livraison desservait une grosse partie de l'agglomération Est de Lille atteignant Fives, Hellemmes, Lezennes, Annappes et Ascq. Par ce truchement recevaient leur contingent de journaux à distribuer : Paul Smekens, Raymond Hermant, Maurice Limousin, René Vincent, Henri Lebrun, Albert Dequidt, M",e Basquin, le docteur Léonce Baron de Fives, Pierre Hachin et Henri Lagache d'Ascq qui en prenait pour sa part 3o exemplaires, assez peu à vrai dire pour une population de 3.500 habitants mais en nombre suffisant pour respecter les consignes parues dans le numéro 15 du 5 octobre 1941 : " La Voix du Nord doit circuler rapidement de main en main. La garder longtemps chez soi, c'est s'exposer inutilement ; la passer en public, c'est une imprudence ; la remettre à quelqu'un qui n'est pas un ami sûr, c'est une témérité. Le courage n'exclut pas la prudence. "

Le 5 septembre 1942 Léon Flèche est arrêté et Lagache perd définitivement le contact avec le mouvement. S'étant confié à Maître Claeys, avocat résidant à Ascq, alors Directeur du service de ravitaillement du Pas-de-Calais, ce dernier lui octroie une place de contrôleur en mairie des tickets d'alimentation pour le secteur de Saint-Pol-sur-Ternoise. Cette fonction lui permettra de fermer les yeux sur certaines " fuites " et de renouer avec la Résistance par l'intermédiaire d'un " passeur " de Fillièvres, Maurice Dourlens relié à la filière du docteur Cualacci de Frévent.

En ce printemps 1944, les sabotages organisés se font de plus en plus fréquents. La liste de ceux survenus dans la région de Lille à cette époque est suffisamment éloquente pour justifier la crainte d'une population redoutant l'activité clandestine de quelques-uns auxquels elle reproche la désinvolture ou l'inconscience. Mais ces reproches sont plus liés à un antagonisme réflexe né des vieilles querelles politiques d'avant-guerre qu'à une désapprobation réelle du combat qu'ils mènent.

La France entière vit à l'heure du " terrorisme " dont le mot orchestré par les journaux officiels tente de dissimuler l'adhésion d'une majorité silencieuse de sympathisants. La population ne connaît en général de la Résistance que des gestes, des actes, depuis les simples graffiti et tracts jusqu'aux attentats à main armée. La forme la plus spectaculaire est la rafle des tickets et cartes d'alimentation dans les mairies, généralement centres de distribution. Loin de les passer sous silence, les journaux signalent les audacieux coups de main opérés dans les locaux tantôt en l'absence du public tantôt s'accompagnant d'une mise en scène digne des romans policiers.

Les attaques contre l'occupant semblent alors le fait de francs-tireurs opérant individuellement ou par petits groupes, se recrutant principalement parmi les communistes, désireux de venger leurs morts, dont les Allemands ne cessent d'entretenir le mythe croissant en publiant des " Avis " encadrés de noir.

Des groupes de sabotages se sont formés et beaucoup sont loin de s'imaginer que si la pluie de fer et de feu a pratiquement cessé depuis le bombardement du quartier de Moulins-Lille le 9 septembre 1943, ils le doivent en partie à la recrudescence des sabotages sur voies ferrées. Au cours de l'été et de l'automne 1943 les escadrilles de chasse de la R.A.F. avaient entrepris la destruction des locomotives circulant sur les réseaux français. Ces opérations coûtaient de nombreuses vies humaines car tous les trains étaient attaqués sans distinction. Ces attaques qui répondaient à un plan stratégique soulevèrent des protestations violentes de la part des chefs de la Résistance qui voyaient leur propagande battue en brêche par les porte-paroles de l'ennemi. Devant cet état de fait, le B.C.R.A. entreprit des négociations avec l'État-Major interallié afin que le sabotage des machines soit effectué dans les dépôts par des saboteurs des missions Action et les Corps Francs de la Résistance. Les négociations aboutirent non sans difficultés, une période d'essai de deux mois ayant été accordée par l'État-Major. Pendant ce laps de temps, le groupe Nord réussit à mettre hors d'usage par déraillement 11 locomotives et 110 wagons sur un total de 36 locomotives et 439 wagons pour toute la France tandis que par sabotage des locomotives dans les dépôts, les régions Sud-Ouest et Sud-Est réussissaient à éliminer 75 locomotives. Ainsi donc pendant cette période d'essai 111 locomotives et 439 wagons furent détruits. Ces instructions également transmises aux missions du War Office, les sabotages devinrent de plus en plus fréquents au cours de l'automne et l'hiver 1943-1944.

Les temps ont changé en effet depuis la fin de l'année 1942.

Le rêve de beaucoup, " mettre l'Allemand dehors ", s'est cristallisé avec le débarquement des Anglo-Américains en Afrique du Nord. La B.B.C. est devenue le point de ralliement de nombreux sympathisants, " toutes les têtes penchées autour de la radio, tendues vers cette voix lointaine que les brouillages allemands rendent presque inaudible mais qui émerge cependant de l'insupportable bruit de fond ". Le recrutement des résistants ne s'est plus opéré en fonction des appartenances à un milieu déterminé mais de la volonté de nuire à l'occupant. Pour certains d'ailleurs, dans ce désir d'action, entre une part de jeu dont l'inexpérience de la lutte souterraine ne fait pas mesurer tous les dangers. Des amitiés nouvelles que l'on croyait impossibles se sont nouées au hasard des rencontres. Beaucoup d'autres sont prêts à accueillir une quelconque sollicitation d'engagement et la promulgation des mesures concernant le Service Obligatoire du Travail a renforcé les décisions.

Considérée jusqu'alors comme le fait d'une poignée d'agitateurs et de terroristes, la résistance est devenue le point de ralliement d'une masse de jeunes gens et d'hommes mûrs qui ne demandaient qu'à vivoter obscurément dans l'attente de jours meilleurs. En créant les réfractaires, le Service Obligatoire du Travail se fit le pourvoyeur des maquis, noyaux de la résistance armée.

Dès les premiers temps de l'Occupation, l'Allemagne sent qu'il lui faut renforcer son économie de guerre. Aussi fait-elle une propagande soutenue afin de provoquer le départ volontaire des ouvriers. Dès le mois de mai 1941, la pression devient plus forte. Dans toutes les usines une affiche attire l'attention :

" L'Oberfeldkommandantur 670 à Lille a pris la décision de prélever un certain nombre d'ouvriers de 18 à 40 ans dans les effectifs des usines pour les envoyer dans les entreprises où existe un manque de main-d'œuvre. À la suite des démarches entreprises par la chambre syndicale métallurgique de Lille, les autorités occupantes ont déclaré qu'il leur serait possible de revenir sur cette décision si l'on trouvait un nombre suffisant d'ouvriers volontaires pour aller travailler en Allemagne. "

Mais les volontaires font défaut et l'ennemi change de tactique.

Après avoir opéré des sondages sans résultats dans la métallurgie, il concentre son effort dans le textile. Devant le peu d'empressement et l'attitude passive des bonnetiers, l'ordre est donné de tourner à plein rendement de sorte que les chômeurs libérés par cette mesure seront de ce fait dirigés vers l'Allemagne.

Toutes les tentatives sont vouées à l'échec et pour suppléer la carence des volontaires, les autorités occupantes décident d'instaurer en mai 1942 ce qu'elles appellent " La Relève des Prisonniers ". Grâce à une propagande orchestrée, elles entretiennent dans les esprits, un principe de corruption et d'escroquerie qui veut que pour trois ouvriers spécialisés, un prisonnier sera libéré. Le 1er juin 1942 la première opération de la Relève est ouverte mais les Français ne sont pas dupes de la supercherie et lorsque le 10 juillet 1942 partira de Lille le premier train de volontaires, ceux-ci ne seront que 560.

Pour pallier toutes ces défaillances, les Allemands renforcent le service de la Relève par le S.T.O. Une réquisition est ainsi faite atteignant les trois classes 1940-1941-1942. Dès le 2 octobre 1942 commence le recensement de tous les Français de 18 à 50 ans et de toutes les Françaises de 21 à 35 ans. La police arrête les jeunes gens dans la rue, organise des rafles dans les cinémas et les cafés comme à la sortie des usines et des gares. Le 5 mars 1943 une ordonnance adressée à tous les services de ravitaillement des communes stipule l'interdiction de délivrer des cartes d'alimentation aux personnes qui leur sont signalées par l'administration pour avoir rompu leur contrat ou refusé de se soumettre à l'obligation du travail. Les Français font connaissance avec de nouveaux termes : requis, S.T.O., organisation Todt, réfractaires. Les travailleurs employés dans l'organisation Todt d'aménagement des côtes de l'Atlantique et de la mer du Nord occupent une situation particulière " à mi-chemin entre France et Allemagne, à mi-chemin entre liberté et captivité. " Plutôt que partir, certains Français préfèrent encore les sollicitations du Service des Requis de surveillance des voies. La plupart du temps, ils ne s'opposent pas aux actions du maquis, préfèrent s'éloigner ou se faire ligoter. La situation de ces Français, porteur d'un brassard blanc à bande bleue, munis d'une note de service bilingue à présenter à toute réquisition, est parfois acceptée par des résistants en guise de couverture.

Les autorités administratives françaises vont généralement s'efforcer d'entraver les exigences allemandes qui désorganisent la vie sociale du pays, ruinent la production et menacent l'agriculture. Les procédés les plus osés et les plus divers vont limiter considérablement le nombre des appelés. La France mobilise ses énergies en sommeil et chacun dans son domaine déploiera son ingéniosité pour falsifier les statistiques ou les convocations, tâches auxquelles va s'employer ardemment à Ascq le délégué du Secours national et créateur des Soupes populaires, Gaston Baratte, aidé par Léon Chuffart et le secrétaire de Mairie Jean Constant qui n'aura pas grand mal à accentuer le désordre.

Les emplois sont multipliés dans la police, les sapeurs-pompiers, la défense passive, la S.N.C.F. car fonctionnaires, étudiants et agriculteurs bénéficient longtemps d'exemptions. Les industries verront le nombre d'ouvriers augmenter dans des proportions assez importantes, trois ouvriers pour un, et les mines de charbon recèleront des mineurs de fond appartenant aux professions libérales et à la bourgeoisie. Les étudiants vont se répartir un peu partout et l'Université favorisera ainsi les départs et la disparition dans le brouillard de l'illégalité.

Nombre de réfractaires qui durent s'expatrier malgré eux, profiteront d'une permission pour ne pas rentrer à leur lieu d'attache. Le choc en retour ne se fait guère attendre : le pourcentage élevé des réfractaires, celui des permissionnaires en rupture de contrat ne peut laisser les Allemands indifférents. Par l'ordonnance du 5 mars 1943, ils croient pouvoir les toucher dans leur subsistance mais devant l'échec, le système policier augmente à chaque retour : " À peine débarqué sur le sol français, chaque permissionnaire passe au contrôle et reçoit des services respectifs argent, tabac, tickets d'alimentation. Une fiche correspondante est adressée au maire de la commune dans laquelle il se rend mais avec interdiction de l'inscrire sur les listes de ravitaillement municipal. Deux autres fiches sont destinées, l'une aux Services de Police du ministère de l'Intérieur, l'autre aux Feldgendarmeries qui dans la huitaine suivant l'expiration du congé reçoivent l'ordre de cueillir à leur domicile les insoumis. " Les réfractaires, qu'ils se dissimulent dans une administration française, dans les fermes, les maquis, les gardes de communications ou parmi les ouvriers de l'Organisation Todt vont être de plus en plus nombreux et devenir insaisissables par la complicité de la population. Nombre d'ouvriers vont accueillir leur camarade rebelle, abandonner une partie de leur salaire et organiser des collectes de tickets de pain. La résistance qui jusqu'alors avait été limitée va recruter bon nombre de ces réfractaires, fabriquer de fausses cartes d'identité, de faux cachets de l'armée allemande. La radio anglaise et les journaux clandestins répètent les slogans qui renforcent les décisions : " Un homme qui part est un otage aux mains de l'ennemi. Un homme au maquis est un soldat contre l'ennemi. Si vous ne voulez pas subir les brimades et mourir sous les bombes anglaises, ne partez pas en Allemagne. "

Un événement des plus graves, ainsi que le précise une circulaire clandestine a mis en jeu l'honneur du corps médical français :

", Tous les médecins de France ont lu, dans les quotidiens, l'avertissement du Militaer Befehlshaber in Frankreich, exigeant d'eux, sous peine des plus graves sanctions, éventuellement la peine de mort, la rupture du secret professionnel et la livraison des blessés à la police allemande. Tous les médecins sans doute ont attendu, contre cette atteinte à la base même de notre profession, une protestation solennelle du Conseil National de l'Ordre, qui fit du secret médical la pierre angulaire de sa fondation. "

En rappelant au corps médical l'obligation morale de choisir entre la menace de l'occupant et la conscience de ses devoirs, la note fait connaître à tous la décision que voici :

" I° - Les médecins français sont tenus, en matière de secret professionnel, d'obéir à la loi française, à l'exclusion de toute autre considération.

2° - Dans les circonstances de guerre présentes, la rupture de ce secret à l'égard d'un soldat des Forces Françaises de l'Intérieur est un acte de trahison.

3° - Le crime de trahison, en temps de guerre, est puni de la peine de mort. "

À tous les échelons professionnels, la Résistance dictera les mêmes mesures et favorisera la vie dans l'illégalité.

En dehors des formations de Francs-Tireurs et Partisans Français dont l'appellation définitive remonte au début de l'année 1942, il faut chercher l'origine des groupes d'action nordistes dépendant du Mouvement " Voix du Nord " dans une certaine réunion à Lyon le 16 décembre 1942.

Lorsque l'ancien préfet de Chartres, Jean Moulin, revint de sa première visite à Londres, il eut pour mission de " réaliser dans la zone non directement occupée de la métropole, l'unité d'action de tous les éléments qui résistent à l'ennemi et à ses collaborateurs ". Mais depuis le 11 novembre 1942 la France est occupée militairement du Nord au Sud et l'on conçoit que le "chef du peuple de la nuit " comme l'a défini Malraux, manifesta un intérêt certain pour une organisation du nord engagée depuis deux ans dans une nuit plus profonde et dont le porte-parole de la France Combattante, Maurice Schumann, avait déjà loué au micro de Londres le magnifique exemple de courage par la relation d'un article du journal clandestin.

En l'absence de Dumez, arrêté le 7 septembre 1942, le cofondateur Noutour délégua Albert Van Wolput, alias Bosman, du Mouvement Libé-Nord à cette réunion où, sous la présidence de Moulin, se trouvaient rassemblés nombre de représentants du Mouvement Libération. Après la présentation du Mouvement " Voix du Nord " et de son journal, Moulin en reconnaissant l'importance, s'engagea à verser les fonds nécessaires pour développer cette action en vue d'éviter les souscriptions trop dangereuses. Il demanda alors au représentant si le Mouvement était en mesure de grouper des éléments paramilitaires et Van Wolput qui ne pouvait répondre seul sur ce point, s'engagea à demander un rapport à ce sujet.

À son retour, il laissa entendre que le Mouvement Libé-Nord pourrait intégrer le Mouvement " Voix du Nord ", décision qui risquait de voir étouffer la représentation de ce dernier sur le plan national au bénéfice du premier qui voyait son importance croître de cette façon. Quand Noutour fit part à Pauwels de cette proposition, celui-ci protesta avec énergie faisant surtout valoir qu'une entente de ce genre était contraire à l'esprit d'indépendance de la " Voix du Nord " et qu'ils se devaient tous de rester fidèles à l'esprit que Dumez avait voulu faire triompher en créant le journal et le Mouvement. Noutour, de son côté, s'il était opposé à communiquer les noms des militants, se ralliait à l'idée d'un regroupement des réseaux de renseignements et d'une action militaire commune. Une lettre fut rédigée en ce sens disant notamment qu'en aucun cas la direction de la " Voix du Nord " n'accepterait l'intégration pure et simple à Libé-Nord et qu'elle n'admettait aucune initiative de Van Wolput qui viserait à une intégration totale ou partielle. Cette missive fut remise au " Capitaine Jean-Pierre " aux fins de transmission à Londres. Malgré les divergences sur certains points discutés à Lyon, l'idée des groupes de combat était lancée et la responsabilité en incomba à Lionel Alloy.

Les petits groupes d'action nés dans beaucoup de villages, souvent autour d'un homme dont les activités résistantes prenaient les formes les plus diverses, attendaient des contacts et des ordres. Leur naissance était rapide mais parfois tout aussi rapide leur disparition. Ils sont nés spontanément au hasard des relations dans la réunion d'hommes et parfois de femmes qui n'entendaient pas demeurer totalement inactifs et cherchaient à nuire à l'occupant quand cette volonté, faute de liaisons, ne demeurait pas au stade de l'intention. Ces groupes ne pouvaient servir qu'à partir du moment où ils étaient rattachés à des organismes reconnus par la résistance extérieure, alliée ou française, recevant de ce fait du matériel et parfois des instructions. Le groupe d'Ascq n'échappa pas à ce phénomène général. Il n'a existé que parce qu'il a été rattaché au War Office ou au Mouvement " Voix du Nord ", ce que confirme M. Pauwels dans son rapport.

" Au gré des circonstances, contactés par l'O.C.M., La Voix du Nord ou autres, les hommes et les femmes apportaient leur adhésion au Mouvement qui se présentait le premier et les sigles de ces mouvements, dans la majorité des cas, n'avaient pour base aucune signification quant à l'idéologie ou l'absence d'idéologie qui inspirait leur action. On appartenait à la Résistance, c'était la chose essentielle. Si les liaisons avec un Mouvement se trouvaient rompues, on reprenait contact avec un autre. Parfois aussi des impatients qui brûlaient du désir d'action, estimant que le Mouvement auquel ils avaient adhéré initialement se montrait trop peu actif à leur gré, cherchaient à s'enrôler sous d'autres drapeaux sans que ce transfert leur posât jamais aucun cas de conscience. Nombre de résistants firent partie de plusieurs groupes à la fois, ce qui rendait impossible la connaissance exacte des effectifs de chaque Mouvement et permettait à tous les mouvements de revendiquer simultanément les résultats des actions de sabotage. Cette confusion permettait aussi de refuser la responsabilité de certaines actions dès lors que leurs conséquences étaient dramatiques. Ainsi, pour Ascq, où contrairement à l'habitude, aucun mouvement de résistance ne revendiqua la paternité des sabotages qui aboutirent au massacre de la nuit du rer au 2 avril 1944. Dans le Nord, du moins avant le débarquement, les mouvements ne se présentèrent pas comme des divisions manœuvrant sous l'autorité d'un État-Major définissant à la fois la stratégie et la tactique. Rien n'était structuré de façon formelle et la Résistance restera plus ou moins un monde de désordre sinon d'absence d'ordre.

Pour agir en effet, les groupes de combat devaient posséder du matériel de sabotage ou de protection qui ne pouvait arriver que par la voie des airs.

Après un an de formation en Angleterre, le B.C.R.A., organisme exclusivement français, parachutait à Châteauroux le 23 décembre 1942 un de ses techniciens du nom de Pierre Deshayes, plus connu sous le pseudonyme de " Capitaine Jean-Pierre ", chargé d'installer tout un réseau de parachutage dans le Nord pour le compte du Mouvement Voix du Nord.

Partir du néant pour une organisation de ce genre semblait une gageure mais cet ancien cheminot breton de 26 ans avait appris comment prendre les contacts, comment faire fonctionner les " boîtes aux lettres " pour petit à petit, grâce aux renseignements fournis par les résistants, établir une carte lui permettant les opérations de parachutage. Le Nord étant loin d'être un désert, il s'agissait de trouver les terrains propices, de préparer les caches pour y entreposer le matériel avant de transmettre par radio les coordonnées à Londres qui donnait ou refusait son accord. Il arrivait en effet qu'un terrain repéré fut déjà utilisé par les services anglais pour leurs propres réseaux. Il fallait aussi prévoir de doubler ces aires de parachutage par des terrains de rattrapage pour le cas où une impossibilité quelconque de réception serait intervenue sur le premier terrain.

Dès son arrivée, Jean-Pierre fut mis en relation avec Noutour par Van Wolput de retour de Lyon. Noutour qui n'avait pas encore étudié la question se trouvait réticent à l'engagement précoce du Mouvement " Voix du Nord " mais procura cependant au représentant de Londres les noms de responsables susceptibles de l'aider dans sa mission. Par ce dernier il prit contact avec un cafetier de Cysoing, avec André Pantigny de Dourges, avec Bostzarron, Mottet et Lépine de Sebourg près de Valenciennes. Par Lionel Alloy il fit la connaissance de Maître Avet, notaire à Lumbres à proximité de la côte, et de la famille Méresse de Cartignies dans l'Avesnois. Van Wolput lui permit de rencontrer Lobbedez, le maire d'Arras, et le Professeur Pierre Baudel qui allait devenir le premier chef de terrain à Ermaville. Toutes ces relations lui laissaient cependant un champ d'action assez limité en raison des lieux d'implantation à proximité souvent d'une forte densité ennemie.

Au cours d'un voyage sur Arras, il avait rencontré d'Hallendre, membre du réseau " Comète ", Voix du Nord et O.C.M. qui lui parla de Lisfranc et lui montra les possibilités de " l'Organisation Civile et Militaire " exposant ses activités et lui demandant la possibilité de travailler avec le B.C.R.À. par cet intermédiaire. Contacté à Londres, Passy donna l'autorisation et Jean-Pierre entra en relation avec Roland Farjon, inspecteur du réseau O.C.M. pour l'Aisne et le Pas-de-Calais.

Aux environs du 10 mars 1943, il rencontrait personnellement le colonel Passy, chef du B.C.R.À. et de la Mission Arquebuse-Brumaire, e chargé tant en ce qui concerne le problème militaire que le problème civil de faire connaître les directives du général de Gaulle en zone occupée. À cet effet, en collaboration avec le chef de la mission Brumaire (Brossolette) et Rex (Jean Moulin) :

a) il décidera des mesures à prendre en ce qui concerne la rationalisation du fonctionnement des différents réseaux de renseignements ;

b) il entrera en contact avec tous les groupements de résistance de zone occupée afin de réaliser la coordination de l'action militaire en zone occupée et la coordination de cette même action militaire entre les deux zones ;

c) il étudiera les conditions dans lesquelles il pourra être procédé à la constitution d'un Comité Directeur Central chargé de mettre au point toutes les questions civiles.

Il rendra compte de sa mission directement au général de Gaulle ".

Lors de sa rencontre avec Jean-Pierre, Passy entérinait les accords avec les éléments paramilitaires de l'O.C.M. sous réserve qu'il desservirait toujours le mouvement auprès duquel il avait été accrédité. Le 24 avril 1943 le B.O.A. prenait corps avec constitution de quatre blocs opérationnels : Le bloc Nord confié à Deshayes, le bloc Est à Pichard, le bloc Ouest à Schmidt, le bloc Centre à Pal et Pergaud, Deshayes et Pichard étant sous les ordres de Pal officier de liaison zone Sud.

Les chefs de " blocs " étaient responsables de e centres " recrutés sur place qui dirigeaient eux-mêmes les " équipes de réception " de leur secteur, fournies par les mouvements ou directement formées par les chefs de blocs ou de centres. Si les mouvements étaient tributaires du B.O.A. pour l'obtention du matériel, le B.O.A. était lui-même tributaire des mouvements locaux pour la réception et l'acheminement de ce matériel. Si ce travail sur le terrain fut un des premiers éléments fédérateurs de la Résistance et fut accepté par les chefs de mouvement comme une mal nécessaire ", il ne tarda pas à être considéré comme une insupportable mise en tutelle, certains mouvements ne comprenant pas pourquoi ils prenaient des risques sur le terrain au profit d'un autre mouvement vers qui partait le matériel reçu. De son côté le B.O.A. constate un pourcentage d'échecs des équipes qui ne sont pas directement sous ses ordres. Courriers et matériels parachutés mettent huit à dix jours pour parvenir par l'intermédiaire des chefs de " centres ". Tout cet ensemble eut pour résultat que les chefs de " blocs " utilisèrent leurs anciennes équipes de réception qu'ils dirigeaient eux-mêmes et qui avaient été formées selon une technique éprouvée. La densité de l'armée allemande et le peu d'endroits disponibles aux parachutages rendaient la Région-Nord vulnérable et nécessitaient des équipes aguerries.

Les premiers parachutages effectués n'apportèrent que du petit matériel : des radios pour la transmission des renseignements, matériel fragile qu'il fallait souvent remplacer et dont il fallait multiplier le nombre pour une meilleure implantation du réseau ; des armes légères pour la sécurité des résistants en opération, des explosifs ensuite pour les sabotages.

À partir de l'été 1943 les parachutages furent plus importants. Il s'agissait en effet de fournir du matériel plus lourd aux différents mouvements et de leur donner ainsi l'armement nécessaire pour appuyer les troupes alliées au moment du débarquement. C'est à cette époque qu'un délégué militaire, Fassin, fut envoyé dans le Nord avec la mission de coiffer militairement les résistants et de décider de l'attribution du matériel. Son autorité fut reconnue par tous les mouvements cependant que les F.T.P. considéreront qu'ils furent quelque peu défavorisés dans la répartition. Le rôle du " Capitaine Jean-Pierre " sera alors d'ordre purement technique : repérage des terrains, réception du matériel et lieux de cache. Malgré les difficultés, 130 opérations furent réalisées de 1943 à la Libération pour le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme, l'Aisne et la Seine Inférieure. Les terrains de prédilection furent les régions de Bienvillers, Aubigny, Coutiches (où se réalisa le premier parachutage), Avesnes, Rosult, Le Catelet, Bray-sur-Somme, La Thiérache et Soissons. Au total quelque 100 tonnes de matériel furent livrées par le B.O.A. qui disposait sous les ordres de Deshayes, de Vankemmel pour le Nord, du docteur Duflot puis de Paysant pour le Pas-de-Calais, de Bisson pour l'Aisne, de Dodart et Puille pour la Somme, de Renaut pour la Seine-Maritime, de 1.200 hommes, en majorité des résistants appartenant aux mouvements et réseaux déjà existants et qui collaboraient avec le B.O.A. pour approvisionner leurs semblables. Sur ce nombre, cinquante seulement furent des permanents du réseau - y compris les radios - vivant dans la clandestinité selon des règles très strictes de sécurité, ce qui explique en partie qu'ayant affaire à des spécialistes de la clandestinité le réseau ne fut jamais démantelé par la Gestapo comme ce fut le cas pour bon nombre de mouvements qui avaient vu le jour dans le Nord.

Arrêté par les Allemands, Fassin devait disparaître sans que personne sache ce qu'il est devenu, et être alors remplacé au printemps 1944 par Guy Chaumet.

Si le B.O.A. put approvisionner nombre de mouvements de résistance, un réseau britannique du nom de W.O. Action Sylvestre avait certainement des possibilités aussi grandes sinon plus faciles pour fournir du matériel aux groupes locaux décidés à l'action immédiate ce qui explique l'audience certaine obtenue auprès de nombreux résistants du Nord.

Le War Office, émanation du ministère britannique de la guerre, de conception purement militaire était spécialisé dans les sabotages. Le chef des réseaux franco-britanniques était le colonel Buckmaster qui avait nommé comme responsable pour le Nord le capitaine Michel Trotobas, alias " Capitaine Michel ".

Né le 20 mai 1914 de père français et de mère irlandaise, le lieutenant Trotobas arrive en France avec le corps expéditionnaire et se retrouve blessé à Dunkerque en juin 1940. Promu capitaine en juin 1941 il est parachuté en septembre de la même année, en France dite Libre, avec un groupe d'officiers sur la région de Château-Thierry. Arrêtés presque aussitôt, ils sont internés à la prison de Périgueux puis au camp de Sauvebœuf près de Mauzac en Dordogne. Avec un flegme bien d'Outre-Manche il entretient le moral et surtout la " forme " de ses compagnons par un entraînement physique quotidien sous les regards ahuris ou ironiques des gardiens et des autres prisonniers. En juillet 1942 le plan est prêt. Aidée par Mme Bloch, Miss Virginia Hill dont la profession de journaliste américaine couvre un agent de l'Intelligence Service, organise une évasion retentissante qui permet aux officiers de rejoindre l'Angleterre par l'Espagne et le Portugal. Quinze jours après son arrivée et sur sa demande, leu Capitaine Michel " se fait parachuter pour la seconde fois, le 18 novembre 1942, dans la région de Montargis en compagnie du major canadien Bieler, alias Tell ou Guy, et d'un opérateur-radio. Sa parfaite connaissance de la langue française l'a désigné pour l'organisation de la Résistance armée dans les départements du Nord tandis que son compagnon Bieler doit s'occuper de la région de Saint-Quentin. Ayant réussi à gagner Paris où un refuge les attend avenue de Suffren chez Mme Monnet dont le domicile est un important centre des réseaux " Buck", le Capitaine Michel, deux jours après, monte vers le septentrion.

Sa mission est d'organiser puis d'armer la Résistance dans les départements du Nord, cette riche région que la Gestapo sur-veille particulièrement et que les Allemands espèrent toujours pouvoir détacher du territoire national, région rendue plus dangereuse encore par la densité de la population, par l'importance des troupes d'occupation et par l'impossibilité d'y créer des maquis importants faute de montagnes ou de forêts. Néanmoins, va s'attaquer à un rude travail celui que son compagnon d'armes, le commandant Séailles, définit comme " un être débordant d'énergie, de dynamisme, forçant les obstacles par son audace, toujours confiant en son " étoile ", l'enfant terrible des réseaux Buck " à l'inverse du major Bieler " calme et réfléchi, méthodique, cherchant à éviter la faute, l'imprudence inutile ", d'égale valeur militaire mais si différents par leur caractère et leur manière d'organiser un réseau.

Le Capitaine Michel n'a jamais compris que l'on puisse avoir peur des Allemands et sans tarder il effectue son premier travail de recrutement, de contacts en installant son P.C. à Lille au café de Mme Mado Thiroux, fin décembre 1942. À la même époque il rencontre au 86 rue d'Assas à Paris Mlle Simone Séailles dont il peut apprécier le caractère. Il en fait son agent de liaison entre Lille et Paris et la charge de trouver des fonds à valoir sur la banque d'Angleterre. Malgré des débuts pénibles, des liaisons précaires, lointaines et difficiles, il réussit cependant à créer rapidement un important réseau Action et en quelques mois parvient à cristalliser autour de lui de nombreuses énergies. Des groupes prennent racine dans la plupart des villes et villages du Nord et du Pas-de-Calais. D'importantes administrations sont noyautées, notamment lés forces de police et les cheminots. Par Bruxelles, Paris et la Touraine où le frère de son agent de liaison tient un maquis, il maintiendra coûte que coûte ses liaisons avec Londres et parviendra dans des conditions particulièrement difficiles, à réussir des parachutages d'armes et d'explosifs, aussitôt répartis aux groupes spécialisés.

Dès le début de son arrivée à Lille, il fait connaissance d'un sous-officier démobilisé, Emmanuel Lemercier, qui effectue un premier et intense recrutement d'agents d'action. Choisissant parmi ceux-ci, il rassemblera autour de lui d'excellentes recrues : Marcel Fertein et Arthur Malfait qui étendront l'implantation du réseau dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais, Georges Bayart, le colonel Herry, commandant les G.M.R. et Pierre Séailles qu'il avait connu au camp de Mauzac. Plusieurs lieutenants aideront ces responsables de secteur, notamment pour la région d'Ascq: Jean Vandeneeckhoutte de Chéreng, le douanier Bricout de Bachy et pour le capitaine Malfait, le cheminot Émile Dubocage de Wattrelos. Par ce dernier, gagnant de proche en proche les milieux S.N.C.F., le Capitaine Michel finit grâce à des hommes de la trempe des commandants Gerekens et Liébault et d'ingénieurs tels que MM. Leroy et Dumoulin par englober une grande partie du personnel et des cadres ferroviaires du département. En juillet 1943 il désignait son successeur éventuel en cas de malheur. Grâce à la confiance du personnel qu'il avait su gagner - n'avait-il pas donné refuge aux réfractaires du travail, leur fournissant fausses cartes d'identité et assurance du pain quotidien ? - Georges Bayart avait transformé ses ateliers en une véritable citadelle pour l'entrepôt d'explosifs, la fabrication de toutes sortes d'engins de sabotage et le dimanche en terrain d'entraînement des jeunes recrues au tir à la mitraillette, couvrant le bruit des rafales par le bruit des machines.

Dans la nuit du 9 au 10 juin 1943 le Capitaine Michel accompagné du capitaine Malfait et d'un de ses lieutenants, Émile Dubocage de Roubaix ainsi que de trois Wattrelosiens : Vanhaecke, Debue et Bogaert, inaugurait par le territoire d'Ascq le premier d'une longue série de sabotages en équipe. Cette nuit-là en effet la ligne Lille-Baisieux fut coupée au km 9,280 par explosion au passage du train A.R. 5463 (Baisieux-Transit Rouen) avec rail détérioré sur quatre mètres. Il n'y eut pas de déraillement mais la voie dut être réparée. Décidé d'aguerrir ses tommes il rêve d'une action d'éclat et médite depuis quelque temps d'effectuer un coup de main sur l'usine de Fives-Lille. Il se décide brusquement et organise en moins de trois jours, toute l'attaque prévue pour la nuit du 26 au 27 juin. Les résultats de ce coup de main audacieux exécuté en finesse " comme il l'avait désiré, furent considérables : vingt-deux transformateurs haute-tension furent détruits, ce qui lui valut les félicitations de Londres. Le lendemain, les murs de la ville de Lille se couvraient d'affiches offrant 500 000 frs à qui faciliterait l'arrestation des " terroristes ".

Ce coup d'éclat met sur les dents la police ennemie qui, non contente de promettre une forte récompense, lance aux trousses des résistants ses plus fins limiers.

Derrière la façade tranquille de ce village sans histoires, se profile l'ombre remuante d'un clandestin dont les activités sont à l'image des circonstances fluctuantes de l'époque.

Prisonnier à Dunkerque, Paul Delécluse a profité que son convoi passait à Ascq pour s'échapper. Sportif entraîné, le cheminement à pied depuis la côte n'a pas entamé son moral mais a aiguisé sa rage de la défaite. Dès son évasion, il aide d'autres prisonniers à accomplir le même acte, leur procurant des habits civils et les menant sur d'autres routes moins austères. Delécluse est une " figure locale ", bien connu par ses activités tant sportives que syndicales.

Syndicaliste ardent, il avait adhéré dès 1935 aux Jeunesses Socialistes et contribué à la formation du premier groupe ascquois. Devenu membre de la section adulte, il s'y révélait vite un des éléments actif, résolu, enthousiaste, participant aux luttes ouvrières dans le syndicat lillois de la métallurgie puis dans celui des cheminots.

Les partis d'avant-guerre ont été dissous et notamment le Parti Socialiste dont il faisait partie. Cependant à Roubaix, le maire, Jean-Baptiste Lebas, ministre du travail dans le gouvernement du Front Populaire de Léon Blum, va tenter de rassembler dans la Résistance les militants socialistes et syndicalistes du Nord autour d'une feuille clandestine, " L'Homme Libre ", qui voit le jour en octobre 1940 et à laquelle collaborent notamment Augustin Laurent et Albert Van Wolput, ami de Jules Noutour, le co-fondateur de " La Voix du Nord ". Ce trait d'union entre les socialistes du Nord se double d'une coopération avec un réseau belge d'évasion.

À la suite de démarches entreprises par M. Ribière et Daniel Mayer en zone Sud, le Parti Socialiste va essayer de se reconstituer mais constatant que l'opinion publique désavoue les partis politiques d'avant-guerre, il prend le nom de " Comité d'Action Socialiste " (C.A.S.) et engage ses anciens membres à adhérer à des mouvements de résistance ou à y demeurer. Lorsqu'en janvier 1941 se constitue le C.A.S. qui sera la première ossature du Parti Socialiste clandestin, grâce à Jean Lebas, la puissante fédération du Nord est prête à y tenir sa place. Deux comités furent créés, l'un pour la zone Nord avec Jean Texcier, Bloncourt, Ribière et R. Verdier, l'autre pour la zone Sud avec Gouin, Mayer, Laurent, Thomas et Defferre. (23)

Delécluse a repris son travail aux ateliers de la Compagnie des Chemins de Fer à Hellemmes et retrouve là un contact décisif pour lui en la personne de Paul Kimpe de Lezennes, en rapport lui-même avec Noutour. Par ces intermédiaires lui sont confiés tracts et brochures du C.A.S., " l'Homme Libre ", qui dès le 21 mai 1941, date de l'arrestation de Lebas, deviendra la " Quatrième République " - Organe d'action Socialiste et de Libération Nationale - sous la direction de Augustin Laurent. Mais depuis avril 1941 paraît " La Voix du Nord " et Delécluse ajoutera une dizaine d'exemplaires à ses distributions.

Tout en participant activement à la propagande clandestine, il reforme peu à peu le cercle de ses amis et connaissances. Autour de lui se retrouvent Henri Monnet de Lezennes, moniteur de sport, Lucien Wartel, Fernand Debruyne, directeur de l'école communale, Henri Leveau, employé à la mairie, Louis Marlière d'Anstaing, village natal de Delécluse. Il revoit fréquemment le Docteur Léonce Baron de Fives dont l'habitation de sa belle-mère, Mme Vve Ducamp, jouxte presque la sienne.

Introduit dès les débuts auprès d'éléments actifs du Mouvement " Voix du Nord ", il semble pourtant que ce soit de Roubaix où retentit " La Voix de la Nation " qu'arrivent les premiers contacts en vue d'une action de renseignement. Par l'intermédiaire de Martin de Forest-sur-Marque avec qui Lucien Wartel est en relation, la publication roubaisienne atteint Ascq où son audience est certainement plus importante au début que ne l'était celle de " La Voix du Nord " qui a pourtant dans les membres de la rédaction et de la propagande un Ascquois en la personne de Lagache.

En février 1942, Delécluse fait connaissance de deux membres de cette organisation, Garmincq et le pharmacien Bourel venus à Ascq en quête d'armes. Dès 194o en effet, Delécluse, comme bien d'autres, avait commencé la recherche d'armes qui tenait plus de la collection que d'une véritable armurerie. La deuxième ligne d'arrêt prévue par l'État-Major passant à la limite-Est d'Ascq avait brusquement été abandonnée par la retraite précipitée des armées britanniques et quelque petit matériel s'y trouvait. Poussés par l'attrait des armes, insouciants des dangers encourus, des jeunes étaient allés à la récolte, utilisant mille subterfuges pour échapper aux contrôles. Delécluse leur remet donc deux pistolets de sa " collection " et un accord intervient pour les renseignements concernant les mouvements de troupe, les fabrications aux ateliers d'Hellemmes et le plan du " Château de la Marquise", à Hem où se trouve un dépôt de munitions. Ses relations sont de courte durée car le 16 juin 1942 toute l'équipe de " La Voix de la Nation " est arrêtée.

Coupé de ses liaisons sur Roubaix, Delécluse cherche un autre point de ralliement et le trouve bientôt dans le réseau de renseignements " Alliance ".

Depuis 1941 en effet un réseau de renseignements, qui portera en mars 1943 le nom de " Alliance " a mis des antennes dans la zone interdite. Fondé au lendemain de l'armistice à Vichy par des Français qui désespèrent de tirer quoi que ce soit de positif du nouveau régime et qui vont offrir leurs services aux Anglais à Lisbonne, le réseau Alliance s'est surtout spécialisé dans la recherche de renseignements militaires (ordres de bataille, mouvements de troupe, de bateaux, de sous-marins, d'avions, d'armes nouvelles, organisations défensives) et comprenait un certain nombre de secteurs géographiques recouvrant l'ensemble du territoire. Les renseignements recueillis étaient transmis au Grand État-Major allié grâce aux émissions clandestines d'un important réseau d'appareils-radio accrochés sur la centrale de Londres. La liaison était complétée par des courriers réguliers, avions lysander, sous-marins ou vedettes rapides qui, chaque mois emportaient du courrier, amenaient ou exportaient des agents du réseau. De fréquents parachutages enfin assuraient le ravitaillement en matériel radio, questionnaires, armes, fonds, matériel de toutes sortes, livres, vêtements...

Pour accomplir ces différentes tâches, l'Alliance comportait une organisation régionale, très décentralisée, de " secteurs ", couvrant un ou plusieurs départements et une organisation centrale dénommée " Grand Hôtel ", poste de commandement chargé d'assurer les services communs. Trois mille agents environ, dont sensiblement un millier y consacrant l'essentiel de leur activité et ayant reçu un pseudonyme, les autres jouant le rôle d'informateurs, boîtes aux lettres, emplacements de postes ou asiles formèrent ainsi les cadres de l'Alliance. La plupart ne savaient même pas de qui leur venaient les ordres qu'ils exécutaient mais tous appartenaient aux milieux les plus divers et mettaient leurs forces morale et matérielle au service du même idéal.

Avant de porter le nom de " Stade " et d'avoir une centrale radio à Lille, le secteur de la zone interdite se dénommait " patrouille Turenne " laissant percer par là le caractère militaire de la mission. Cette patrouille qui englobait la zone interdite fut créée au printemps 1941 par Maurice Coustenoble l'un des premiers collaborateurs du commandant Loustaunau-Lacau et de Marie-Madeleine Fourcade. Avec deux nordistes évadés des stalags, Edmond Poulain, étudiant, et Michel Jumez il s'attacha à mettre sur pied une équipe. Le point de ralliement était Paris où travaillaient déjà Armand Bonnet, sous-officier d'active, alias " Guy 150 " ainsi que Jean Tœuf, sous-officier de spahi, alias " Fut ", agent de liaison de Bonnet. Au printemps 1942 le réseau va subitement se transformer en une jungle peuplée d'animaux : les aviateurs porteront des noms d'oiseaux, les opérateurs-radio des noms d'oisillons. " Finies les patrouilles, il n'y aurait plus qu'une jungle. Des régions divisées en secteurs où se multiplieraient les chiens, les gibiers de tous poils ; dans les ports des poissons. C'est la création toute entière qui se dressait face à l'ennemi... "

En juin 1942, à l'époque où l'équipe de "La Voix de la Nation" S evanescait, intervenait aussi l'arrestation de celui qui venait d'être promu nouveau chef du secteur Nord, Jean Rousseau, directeur général des consommateurs de pétrole, lequel était en relation avec le journal clandestin " La Voix du Nord " et avait fourni à Dumez une machine à ronéotyper. Il était le cousin de Lucien Fouché, adjoint de Verteré, le responsable du secteur de Paris. Il connaissait donc son adresse et sa boîte aux lettres à Paris, ce qui à l'époque, avait inquiété le réseau. Malgré les conseils de prudence et sans doute en raison de la couverture officielle que lui donnait son travail dans les services de Marcel Déat, peut-être aussi pour des raisons personnelles de hiérarchie et de promotion militaire au sein du réseau, le commandant Verteré n'avait pas voulu suivre les ordres qui le rappelaient dans le Sud et avait été de ce fait mis à l'écart avant d'être complètement détaché du réseau. Il avait cependant continué une action parallèle à son propre compte après avoir réussi à débaucher quelques agents mais le 10 novembre 1942 il était arrêté. Rousseau n'avait pas parlé mais avait subi le classique appât des Allemands, le mouton " dans la cellule à qui on confie parce qu'il va sortir, un message pour le chef.

Dans le Nord la rafle commence touchant le secteur de Dunkerque. En novembre 1942 sont arrêtés Jules Lanery, expert-comptable à Rosendacl, Louis Herbaux, employé aux hospices de Rosendaèl, sa femme et sa fille, l'abbé Bonpain, alias T. Zoo, bientôt suivis le 30 novembre 1942 par Brioit, Jean Bryckaert et Claude Burnot, pseudo Nort. Un mois plus tard, le 30 décembre 1942 voyait l'exécution à Paris de ceux qui avaient été les pionniers de l'implantation en zone Nord : Edmond Poulain, alias Pul 93, Armand Bonnet et Jean Tœuf.

L'arrestation du commandant Verteré avait été fatale pour le Nord à tel point qu'un téléscript de l'Abwehr de Lille en date du 19 mars 1943 permettait au réseau d'établir sa trahison :

" III F Lille avait demandé par téléscript que les personnes signalées ci-contre ne soient en aucun cas arrêtées. Il y a lieu à ce sujet de faire l'importante remarque suivante :

" Certaines personnes énumérées dans la liste " A " ci-jointe peuvent si elles sont laissées en liberté, permettre la découverte de tout le complément de l'organisation, ce qui est plus appréciable que les résultats à attendre de leur arrestation et de leur interrogatoire.

" Un certain nombre d'entre elles sont déjà certainement hors d'atteinte en raison des arrestations opérées à Marseille.

" Plusieurs d'entre elles ne peuvent être incriminées que par des déclarations de Vertéré si bien que leur arrestation aurait pour effet d'exposer ce dernier qui, entre temps, est devenu un précieux agent allemand.

" Verteré signale comme particulièrement importante dans la liste " À ", X... ancienne estafette. Ne se livre actuellement à aucune activité. Elle doit être à dessein épargnée. Peut constituer une excellente base de départ pour Verteré. "

Le lendemain de ce téléscript, le 20 mars 1943, tombaient au fort de Bondues l'abbé Bonpain, Jules Lanery et Louis Herbaux tandis que Jean Rousseau, épargné ce jour-là subissait le même sort le 30 juin 1943. Burnod qui passe le 26 mars en compagnie de Mme Herbaux et de sa fille devant le tribunal militaire se voit infliger 5 ans de travaux forcés. Quant à Fouché il avait été libéré.

Après les arrestations de novembre 1942, Maurice Coustenoble décide de s'occuper de la zone interdite pour en faire une des meilleures du réseau avec André Chevalier, alias Lévrier, et un radio, le premier pour la zone, Pierre Prévost, alias Canard, sous-directeur de filature. Au printemps 1943, Coustenoble avait réussi à compléter l'équipe directrice de deux nouvelles recrues ; Henri Fremendity, alias Balbuzard et Henri Desaintfuscien, alias Mésange, opérateur-radio, dessinateur de son métier. Coustenoble garda la direction du Nord laissant à Fremendity le soin de s'occuper du Pas-de-Calais.

Lorsque Chevalier dont le métier de serrurier lui avait permis de trouver du travail dans un garage allemand, arriva dans le Nord, il n'y connaissait personne à part une lointaine cousine qui demeurait à Mons-en-Barœul : Mme Sonneville. Cette dernière, connaissant les activités du docteur Baron conseilla à son cousin d'aller lui rendre visite. Lui ayant laissé la meilleure impression, ce dernier le mit personnellement en relation avec Henri Lebrun de Fives qui occupait une place en gare de Lille et Mme Baron lui donna le moyen de contacter Paul Delécluse qui travaillait aux ateliers S.N.C.F. à Hellemmes. L'organigramme reconstitué d'après une archive de " l'Arche de Noé " et le " Mémorial " de l'Alliance montre que ce dernier a été un des tous premiers du réseau. Il n'est pas possible de connaître quels furent les renseignements fournis par ces recrues. Jusqu'à la date de son arrestation, Henri Lebrun communiqua à Desaintfuscien tout l'organigramme de la gare de Lille. La remise des documents s'effectuait dans les toilettes d'un café situé à l'angle des rues Bellevue et Parmentier à Fives. Quant à Paul Delécluse, alias " Eperlan " souvent " malade " par la complicité bienveillante du médecin des cheminots d'Ascq, il se trouvait qu'il avait souvent besoin d'air sur les côtes du Nord.

En même temps qu'il prenait une fonction dans ce réseau, Delécluse est contacté par le Mouvement " Voix du Nord ", vraisemblablement par Paul Kimpe de Lezennes en liaison avec Noutour et Alloy, en vue de participer aux formations de combat. Ce contact se conçoit d'autant mieux que son ancienne appartenance au Parti Socialiste l'avait fait adhérer au Mouvement " Libé-Nord " qui bénéficiait de la clientèle socialiste, cégétiste confédérée et syndicaliste chrétienne, mouvement dont Van Wolput et Alloy étaient des animateurs pour le Nord. Delécluse est un maillon qui a retenu l'attention à tel point que Lionel Alloy le convoquera à Hellemmes pour une séance d'instruction par le "Capitaine Jean-Pierre " au printemps 1943. Mais Deshayes le perdra de vue pour le retrouver plus tard. La même époque voit l'équipe d'Ascq se former petit à petit. Autour de ses amis de la première heure viennent se joindre des cheminots comme lui, Henri Gallois et Daniel Depriester qui enrôlera plus tard son frère André. Une voisine, Mlle Cools, employée à la préfecture du Nord, s'associera au groupe.

Si les contacts en vue d'une action armée en restent à ce point, il n'en est pas de même pour les activités de renseignements et d'hébergement pour lesquelles le docteur Baron a projeté une entrevue avec Mme Hermant reliée au réseau " Comète " de d'Hallendre.

D'origine belge cette dernière filière s'occupait uniquement du rapatriement des aviateurs alliés abattus et avait été créée par M11e de Jongh. Elle fonctionnait en trois cellules : Bruxelles-

Paris, Paris-Bordeaux, Bordeaux-frontière d'Espagne. Le secteur belge et le secteur sud étaient autonomes mais c'est Paris qui réglait les opérations, arrêtant les dates de convois, faisant passer en Belgique l'argent qui venait d'Espagne, jouant en quelque sorte le rôle de régulateur. Le 15 janvier 1943 Andrée de Jongh était arrêtée. Son père Frédéric reprenait en main le réseau mais les catastrophes qui venaient de s'abattre n'avaient pas permis de tourner à plein rendement et du 14 février 1942 au 2 avril 1943, quatre aviateurs seulement avaient pu être convoyés sur cette période de quinze semaines.

Le 7 juin 1943 voit l'arrestation d'une grande partie des membres du secteur de Paris au cours d'un convoi collectif de passage de la frontière belge inauguré le 15 mai par une nouvelle recrue que Robert Ayle, sous caution d'un mouvement de résistance, avait présenté vers la fin mars sous le nom de Jean Masson, originaire de Tourcoing. Ce dernier disposait du moyen de faire franchir la frontière franco-belge à une dizaine d'hommes d'un coup selon une méthode extrêmement simple : elle consistait à présenter ces hommes comme des frontaliers belges travaillant en France pendant la journée et disposant de ce fait d'un laissez-passer spécial. Ces ouvriers n'avaient pas besoin d'ausweiss particulier. Ils avaient leurs noms groupés sur des listes dont la douane détenait les doubles. Il suffisait donc de fabriquer une liste semblable à celle du registre de la douane en y apposant le cachet de la Feldgendarmerie de Lille, les douaniers se contentant de vérifier si les noms portés sur les cartes d'identité étaient conformes à ceux inscrits sur leur liste. Le premier convoi avait réussi mais le deuxième se terminait par une catastrophe, Jean Masson n'étant qu'un agent de l'ennemi.

Les arrestations de Paris avaient été suivies par d'autres à Bruxelles et le responsable pour la Belgique, le comte Antoine d'Ursel, alias Jacques Cartier, avait dû se réfugier à Liège. " Brûlé ", il avait décidé de rejoindre Londres mais pas avant d'avoir réorganisé la ligne. À la même époque arrivait d'Angleterre Jacques Le Grelle, alias Jérôme, qui fut le point de départ du remaniement qui s'imposait. Yvon Michiels, l'adjoint du comte d'Ursel depuis mai 1943, prenait en juillet la responsabilité du secteur de Belgique sous le nom de Jean Serment ; Le Grelle succédait, à Paris, à Frédéric de Jongh tandis que Jean-François Nothomb, alias Franco, gardait le secteur Sud.

Dès la prise en main du secteur de Paris, Le Grelle, malgré les dangers décide de garder le centre régional de Lille grâce auquel il avait rejoint la Belgique avec Nothomb au mois de juin. Lille était depuis longtemps un centre important de ramassage d'aviateurs, une succursale régionale de la ligne qui n'avait pas été touchée par les récentes arrestations. Hébergés, habillés, nourris, les aviateurs étaient amenés de Lille à Paris par groupes de deux ou trois sous la conduite personnelle de d'Hallendre dit Dubart " ou de sa femme ou encore de Mme Witton dit Rolande. Par lettre conventionnelle la présence des colis était signalée à Paris au responsable Jérôme par l'intermédiaire d'une boîte postale. En retour, des instructions précises étaient transmises pour fixer le jour et l'heure du convoi et le rendez-vous dans la capitale qui était habituellement le café Curveur, 9 boulevard de Denain face à la gare du Nord. Dès leur arrivée, les aviateurs étaient soumis à une vérification d'identité puis remis au chef d'hébergement. Le convoyeur recevait ensuite des instructions pour le prochain départ ainsi que des fonds et des papiers. La ligne de Lille fonctionna régulièrement avec un débit de 2 à 4 aviateurs par semaine.

D'Hallendre disposait de beaucoup de facilités pour retrouver les " colis " épars dans la région. Il était entre autres en contact avec le docteur Maurice Fichaux de Sars-et-Poteries près de Valenciennes, responsable d'un " relais ". Le passage de la frontière s'était d'abord effectué en train mais s'avéra bientôt impossible en raison des contrôles douaniers et policiers de plus en plus sévères, ce qui avait amené les responsables à créer des relais clandestins, l'un situé en Belgique, l'autre en France. Ils permettaient notamment de changer les papiers, différents dans les deux pays, et de fournir les indications utiles pour l'acheminement. Deux points de passage existaient alors ; l'un " Erquennes-Bavay " avec François Bourelard, le docteur Aimé Colson, Maurice et Georgette Dieu, Léon et Lucie Gérard, Jean-Léon Massart et Simon Calcus ; l'autre " Sivry-Sars-et-Poteries " avec le docteur Maurice Fichaux, Albert et Marie Bricout, Albert Dupont, Clovis Cariou, Georges Delgehier, Maurice Vicaire, Jean Vilain et les frères Wilmar.

Quelque temps avant le mois de juin 1943, d'Hallendre avait remis au docteur Fichaux l'adresse " d'un comte belge habitant près d'Anvers " en vue de l'avertir qu'une nouvelle possibilité de franchissement de la frontière pouvait être établie à Bachy près de Cysoing avec le douanier Maurice Bricout dont le frère Albert travaillait déjà avec le praticien de Sars-et-Poteries. Les changements intervenus avaient vu la responsabilité des guides de la frontière jusque Paris et la création de nouveaux points de passage incomber au lieutenant Albert Mattens, alias Jean-Jacques. Heureux de trouver des débouchés, Michiels, le responsable de la Belgique et Mattens se présentèrent donc chez Maurice Bricout qui les aida à la création de deux nouveaux relais dans le secteur frontalier sur les sept qui fonctionnèrent par la suite : " Rumes-Bachy " avec Maurice et Rachel Bricout, Nelly et Raymonde Houèlle, René Bricout, Albéric Houdart, Henri Sœtemondt, Clovis et Georgette Hanotte, Henriette Hanotte, Jean Lamotte, Abraham Houdart, Madame Laure. " Hertain-Camphin-en-Pévèle " avec le docteur et MII1e Henri Druart, - Berthe et Bertha Druart, Gaston Mathon, Mme Diacre, Daniel Diacre, André Dewavrin, le maire de Camphin, Maurice Desson, Daniel et Irma Dewailly, Georges Maréchal, Jean Vandeneeckhoutte de Chéreng et Louis Têtu et sa famille de Tressin.

Dès la mise en place de ces postes, l'affaire fonctionnait comme une véritable agence de voyages, recevant de temps en temps la visite de Michiels avec lequel il avait été décidé de garder un contact mensuel. Tous les ordres reçus par l'une des trois filières : Bachy - Camphin - Sars-et-Poteries étaient transmises aux deux autres. D'autant plus importants étaient ces relais situés à proximité de Lille qu'ils permettaient d'atteindre cette ville par des hébergements successifs dans les villages environnants.

Une affaire de trahison allait se corser durant cet été 1943 par l'entrée en scène de Dénèque, puissant agent de l'Abwehr au service du Mouvement " Voix du Nord ". Par Mme Flèche il était en relation avec les époux Hermant de Fives que connaissait le docteur Baron. Par Hachin il était entré dans un sanctuaire de la Résistance, où se retrouvaient nombre de personnes venant tant au ravitaillement qu'aux nouvelles, à savoir la boucherie de Marcel Pétillon à Marcq-en-Barœul. C'est là notamment qu'il fit la connaissance de Mlle Marthe Alexandre, agent du réseau Comète. Dénèque essayait d'étendre le réseau de ses connaissances faisant preuve de réalisme pour écarter les soupçons, laissant parvenir à destination des aviateurs que la radio de Londres confirmait dans leur arrivée. Comment les résistants auraient-ils pu se douter que les pattes de l'araignée se resserraient sur une toile toute tissée et n'attendaient que le feu vert pour saisir ses proies ? Avec son ami Besson, alias Duviez, il était en relation avec le docteur Fichaux lequel avait remis à MR1e Hermant la moitié d'une carte postale, système de référence, sauf-conduit clandestin de la bonne foi. Quelque quinze jours plus tard, le couple est averti que la Gestapo se trouve chez eux. Avec l'idée que " les Allemands ne font pas la guerre aux femmes " Mme Hermant rentre chez elle et se trouve immédiatement mise en état d'arrestation d'autant que la Gestapo a trouvé dans une remise du jardin quantité de tracts et de papiers. En même temps un ouragan s'abat sur tous les secteurs à partir d'août-septembre 1943. Il touche des membres du réseau Comète et du mouvement O.C.M. tels d'Hallendre, Torgue, Lisfranc, Lacascade, Mlle Alexandre... l'adjoint du secteur " Stade " du réseau Alliance, Chevalier, arrêté le 9 septembre 1943, des membres du Mouvement " Voix du Nord " : le 8 Mine Parmentier de Mons, Noutour et sa femme ; le 9 Kléber Ringot qui assurait la liaison sur le plan national, le 13 l'imprimeur Maurice Carton et son employé Deltombe de Saint-Amand qui avaient confectionné les numéros 58, 59 et 6o du journal ; le 15 un autre imprimeur, Charles Lefebvre de Fives ; le 17 Lionel Alloy déjà arrêté en juillet mais qui avait réussi à s'évader ; le 18 Maurice Limousin ; le 20 René Vincent ; le 2 octobre Pierre Hachin ; le 4 Émile Dutriaux... sans oublier des membres du W.O. dont Mme Bayart et sa fille arrêtées le 29 septembre à la place du commandant Bayart recherché comme étant le propriétaire de la 302 saisie pleine d'armes au moment de l'arrestation du " groupe des abattoirs ". La Gestapo connaît les moindres détails de l'activité de ceux qu'elle appréhende. Noutour qui pressentait son arrestation avait remis une partie des archives à M. Hermant qui les avait dissimulées dans une remise et à M. Rossecuw qui avait reçu des documents secrets que Dénèque, en se présentant comme le chef successeur de Noutour, viendra demander. D'autres résistants auront des photocopies de papiers les concernant et non les originaux prouvant par là que l'agent de l'Abwehr avait pris ses précautions pour pouvoir continuer son travail sans être inquiété par les résistants. Il semble cependant que Dénèque n'ait pas poussé plus loin ses investigations vers le Docteur Fichaux à cette époque car le réseau continue sans accroc son action faisant passer du 22 septembre au 30 décembre 1943 cent quatorze aviateurs en plus de M. Hermant. Hébergé quelque temps dans la ferme Lebrun à Annappes avant de rejoindre le docteur Fichaux et de prendre contact avec Bricout et Mattens, il gagnera après bien des péripéties de voyage, l'Espagne et Alger où il s'engagera dans les F.F.L. du Maréchal de Lattre de Tassigny.

Au cours de ce même été 1943, Delécluse, qui aurait pu être englobé dans la rafle si ses relations avaient été plus poussées, apprend par Gallois et Isidore Deconninck qu'autour de l'abbé Maurice Cousin, nouveau vicaire de la paroisse depuis le départ de l'abbé Wech, s'est formé un groupe de jocistes dynamiques avec les frères Trackœn, Grimonpont, Ronsse, Moraes et plu-sieurs autres dont les réunions sont prétexte à un entraînement prémilitaire. Avec un fusil-mitrailleur récupéré, Édouard Lelong les initie au fonctionnement ainsi qu'au démontage et remontage les yeux bandés. Deconninck avait reçu cette information de Lelong lui-même à l'occasion de la remise de cinq exemplaires de " La Voix du Nord " à distribuer. Il apprend par ailleurs que le garde-barrière Louis Marga, contacté par Roubaix, travaillerait avec plusieurs hommes. Les bonnes volontés ne manquent pas mais le peu d'armes de sa collection ne lui permet pas d'envisager un plan d'action. Pourtant, avec Manière, il tente et réussit un coup de main sur la mairie d'Anstaing emportant un stock de tickets d'alimentation pour le ravitaillement des réfractaires et des aviateurs qui transitent dans le secteur. L'un d'eux " Éric " passera un long moment au domicile de Mme Vve Ducamp avant d'être transféré à Fives au domicile de M. Corbé, rue de la Convention. La même intervention est envisagée sur la mairie d'Ascq mais Delécluse y renoncera en raison des dangers.

À défaut d'actes plus concrets que les moyens ne leur permettent pas d'accomplir, la libération de la Corse, le 4 octobre 1943, permet à quelques membres du groupe de montrer que le drapeau français n'a pas été terrassé par l'hydre hitlérienne et que la libération d'une partie de la France est ressentie avec joie au plus profond de la terre interdite. Avec pour armes deux pistolets, pour Delécluse et Gallois, et une échelle, Lucien Wartel plante les trois couleurs au sommet du monument aux morts, s'y reprenant en deux fois, gêné dans son opération par la présence attardée et titubante d'un Allemand du " Château Dubois ". Le lendemain matin, quelques Ascquois curieux peuvent contempler le spectacle que leur offre M. Carrière, sommé d'enlever un emblème français dont trois ans d'absence ont fait inverser les couleurs.

D'aucuns considèrent cet acte comme la preuve d'un zèle intempestif qui ne pouvait que desservir les résistants locaux. Cette tapageuse publicité eut ici le résultat inverse et permit à ces derniers de se regrouper sous une direction unique. Peu de temps après en effet, la petite cuisine des Delécluse sise au 54 de la Route Nationale voyait la réunion de Gallois, Marlière, Mangé - un réfractaire du groupe de La Madeleine-Marcq réfugié depuis un mois chez Mile Cools et amené à cet endroit par Maurice Pauwels alors Départemental Voix du Nord - et deux responsables de groupes Ascquois : Édouard Lelong de la J.O.C. et Louis Marga contacté par Émile Dubocage du W.O. de Roubaix.

Après une discussion sur les buts poursuivis par chacun dont l'essentiel se résumait pour tous dans le seul désir de libération sans arrière-pensée politique, il fut décidé que chacun se mettrait sous la direction unique de Delécluse, ainsi promu chef du secteur d'Ascq. La question du ravitaillement en armes et explosifs fut soulevée. Plusieurs perspectives s'ouvraient : Delécluse essayerait de voir avec Deconninck vers " La Voix du Nord " par le docteur Baron ; Mangé de son côté contacterait le groupe de La Madeleine et au besoin Pauwels ; quant à Marga il verrait du côté du W.O. de Roubaix. Il fut convenu que chaque responsable d'une équipe continuerait à l'instruire comme par le passé, pour la tenir prête en cas d'une action de grande envergure, mais que les actions localisées resteraient l'apanage des chefs d'équipe sous la direction de Delécluse, pour éviter l'exposition d'un trop grand nombre d'hommes dont les langues pourraient à la longue conduire à des indiscrétions.

Avant de se séparer, comme si la plupart avaient la prémonition de leur fin, la question de l'arrestation fut soulevée et la consigne, unanimenent acceptée, fut " de ne pas lâcher coûte que coûte ". Cependant si les tortures anéantissaient l'inculpé au point de faiblir, toujours respecter un délai d'au-moins 48 heures pour permettre aux autres de disparaître dans la nature et de toutes les façons, en cas d'une arrestation, ne plus loger chez soi. C'est l'époque où en prévision des combats à venir, s'organise vraiment en secret la Résistance, tout au moins passive, qui bientôt mènera de plain-pied la phase d'activité libératrice. Dès le 7 novembre 1943, s'est constitué chez le docteur Defaux à Lille, le Comité Départemental de la Libération qui doit y présider. Un jeune et mystérieux étranger que l'on y présente aux affiliés sous le nom de " Monsieur Vincent " - de son vrai nom Louis Closon - jette les bases de cette organisation politique de la France Combattante dont il est un des chefs. Ancien directeur du cabinet de André Philip, alors ministre de l'Intérieur, il est chargé par le général de Gaulle de mettre sur pied l'organisme sauveur. Sous la direction du docteur Defaux, avec MM. Jean Catrice et Louis Blankaert en qualité d'adjoints, les responsables sont désignés. Chaque région vivant en vase clos, doit subvenir à ses propres besoins, préparer des insurrections locales qui conflueront à mesure qu'elles libéreront le territoire et qui auront pour résultat la prise du pouvoir. L'administration sera assurée dans chaque département par un préfet assisté du Comité Départemental de la Libération, dans chaque région administrative par un Commissaire de la République, à l'échelle nationale enfin par des Secrétaires Généraux. Ceux-ci assureront le pouvoir central jusqu'à l'heure où le général de Gaulle arrivant à Paris pourra constituer le Gouvernement Provisoire de la France libérée. Une Assemblée nationale, réunie dès que possible, rétablira la légalité selon les désirs de la Nation. Tels sont schématiquement les actes successifs par lesquels, grâce aux armées alliées, grâce aux Forces Françaises de l'Intérieur, le territoire occupé par l'ennemi redeviendra la France Libre et souveraine. Tel est le mécanisme au stade de la clandestinité. C'est dans le silence que se préparent la réalisation, les chants et les moissons de la victoire.

Dans l'ombre travaille toute une chevalerie et en ce mois de novembre 1943 le réseau W.O. Sylvestre multiplie ses contacts et ses actions. Suite à la réunion d'octobre et la fusion des équipes ascquoises un entretien aurait eu lieu vers le début novembre 1943, sous la présidence du Capitaine Michel, entre Delécluse, Gallois, Mangé et Deconninck, tous membres du Mouvement de Résistance Voix du Nord, au cours duquel furent décidés la formation d'un groupe de sabotage et l'approvisionnement en armes, notamment en pistolets-mitrailleurs et explosifs. Un groupe de saboteurs fut formé auquel appartenaient Delécluse, Gallois, Marga, Mangé, Lelong et Marlière, ces deux derniers en fuite, sous la direction unique de Paul Leruste. " Cette affirmation de l'acte d'accusation allemand des résistants ascquois en date du 30 mai 1944 nécessite quelques éclaircissements, les participants à cette réunion étant tous décédés.

D'après Édouard Lelong, le seul survivant du groupe directionnel, Delécluse avait bien eu une réunion avec " un certain capitaine " peu de temps après leur rencontre d'octobre. Le capitaine Malfait, interrogé sur ce point, ne peut répondre affirmativement. Sans pouvoir avancer qu'il s'agissait des mêmes faits, il se souvient que précisément vers cette époque, un mois avant sa mort, le capitaine Michel lui avait parlé d'une réunion de ce genre, sans donner de précisions sur les participants ni sur le lieu et était particulièrement excité de se prendre à des difficultés inhérentes au caractère français. " Etes-vous tous comme cela ? lui avait-il demandé. Le boche est là, il vous fusille, il vous arrête, il vous vole et vous vous préoccupez plus de savoir qui va commander, qui aura les armes... à croire que vous vous préparez plus à vous faire la guerre entre vous qu'à lutter et toute de suite, sans attendre, contre l'ennemi qui vous occupe. "

Si le Capitaine Michel a pris contact personnellement avec le groupe d'Ascq par qui a-t-il pu être introduit ? Bien que l'acte d'accusation l'affirme, il y a lieu d'éliminer tout de suite la direction de Paul Leruste comme chef des saboteurs et par conséquent un maillon qui aurait pu relier le Capitaine Michel au groupe d'Ascq. Lelong est formel : Leruste de l'équipe de Marga n'a jamais été proposé comme chef de groupe et n'a jamais assisté aux réunions chez Delécluse. Aurait-il été le responsable vis-à-vis du Capitaine Michel si, sur le plan local, il en était autrement qu'on ne comprendrait pas pourquoi il n'aurait pas assisté à la réunion avec son chef direct. Les accusés ont-ils essayé de rejeter la responsabilité sur un massacré du ter avril qui par le fait même ne pouvait répondre ? Cette hypothèse est possible bien qu'elle ne satisfait pas, Delécluse tout au long de l'acte, ayant pris le maximum de charges sur lui ne serait-ce que sur le lieu de déchargement du transport d'armes qu'il dit être arrivé chez lui, ceci en vue de disculper Louis Castelain, arrêté en même temps, dont le hangar agricole avait servi de refuge avant le transbordement.

De son côté, Louis Marga ne pouvait pas être cet intermédiaire. Il avait été recruté par Dubocage " premier maillon d'un recrutement important qui couvrit les milieux S.N.C.F. du Nord et du Pas-de-Calais " et dépendait donc de lui pour les consignes. S'il avait eu à favoriser cette réunion, " la voie hiérarchique " eut été suivie et le commandant Malfait eut été au courant, cc qui n'est pas le cas. Les rapports du W.O. avec le groupe d'Ascq ont d'ailleurs toujours été une énigme. Dubocage avait eu bien du mal à former un groupe d'action à Ascq. Voici ce que dit le commandant Malfait : " J'avais, outre mes fonctions régionales, la responsabilité directe du secteur de Roubaix-Tourcoing et Ascq fait partie de ce secteur tant par ma participation directe à deux attentats sur voie ferrée qu'aux instructions de recrutement que j'avais données à Dubocage. En principe j'ai pris contact avec la plupart des groupes qui furent formés et plus tard, lors-qu'il y eut des coups durs, j'ai toujours été à même de renouer avec mes équipes. Seule celle d'Ascq avec les ramifications qu'elle pouvait avoir vers Hem, Flers ou ailleurs échappa à ce contrôle. Je n'ai jamais su qui était le chef ou de qui venait l'influence mystérieure qui semblait vouloir garder Ascq comme un terrain de chasse réservé, acceptait les contacts par intermédiaire seulement mais en définitive refusait tout contrôle et par conséquent toute possibilité d'être inclus dans un plan d'ensemble du combat que nous menions. Connaissant les moyens que je pouvais leur apporter et fournissant par le retentissement de nos exploits la preuve de notre efficacité, Dubocage et moi étions assez vexés de ne pas sembler mériter leur confiance. Si la pénétration par le W.O. avait pu être plus profonde, des amitiés seraient nées, une estime et une coordination du travail qui auraient certainement eu beaucoup d'influence sur les événements ultérieurs. Parallèlement par un autre groupe (Mangé par exemple) le Capitaine Michel eut-il des contacts avec ces hommes, en armant quelques-uns et prévoyant quelques actions ? Cela est aussi possible mais sa mort fin novembre eut le même résultat que l'arrestation de Dubocage en janvier 1944, la disparition d'un intermédiaire unique, comme l'avaient voulu et imposé les gens d'Ascq, coupa le groupe avec le W.O. "

Puisque " Michel avait déjà armé par l'entremise de Marcel Fertein du W.O. Thumesnil des groupes de La Voix du Nord et des F.T.P. " il est possible sinon certain que le capitaine Michel ou l'un de ses lieutenants ait pris contact avec le groupe d'Ascq car hors des certitudes on peut faire intervenir la logique : le groupe d'Ascq est désormais armé puisqu'il va accomplir un sabotage dans les jours qui suivent. Comme les armes ne pouvaient provenir que du W.O. ou du B.O.A. et que personne au sein du Mouvement Voix du Nord ne peut affirmer qu'il ait armé le groupe à l'époque, le logique veut que ce contact vienne du W.O. d'autant plus que l'acte d'accusation spécifie que Mangé aurait été chargé d'un sabotage sur le dépôt d'essence Desmarais, objectif qui cadre bien avec les vues du W.O. avec lequel Mangé pouvait être en rapport par son ancien groupe de La Madeleine.

Si le premier ravitaillement en armes et explosifs reste un peu énigmatique, un fait est certain c'est que le groupe Delécluse a retenu l'attention comme un groupe décidé à l'action, objectif principal du W.O. pour qui le mois de novembre 1943 est un festival de feux d'artifice qui leur permet de mettre en application les accords entre Londres et les groupes d'action pour une éventuelle limitation des raids aériens accomplis sans épargne de la population civile.

Le 3 novembre 1943, le commandant Gerekens met hors d'usage les établissements Desmet à Lille où se fabriquent des postes émetteurs-récepteurs. Le 5 novembre, deux coupures de voies ferrées, l'une en gare de Roubaix, jette hors des rails et incendie sept citernes d'essence pour avions, l'autre à Wattrelos qui endommage gravement un train d'artillerie en partance pour

le front.

Lorsque le groupe d'Ascq prépare son action, il ne sait pas que le 30 octobre une tentative de sabotage avait eu lieu sur cette même ligne Lille-Bruxelles. Le capitaine Malfait, accompagné d'un de ses lieutenants Jean Smeets et d'un groupe de roubaisiens, déposait au km 8,550 en territoire d'Ascq une charge explosive qui fut repérée par un garde-voie et enlevée.

Le Io novembre 1943 par une nuit noire, le groupe d'Ascq s'est donné rendez-vous non loin de l'emplacement d'un vieux fort désaffecté de la rue Colbert. Delécluse, Gallois et Monnet partis ensemble attendent, tapis dans l'ombre, aux aguets des bruits insolites, Lelong et Marlière. Des pas se sont rapprochés, un petit sifflement assourdi, ils sont quatre. Il peut être 20 h 30 quand Delécluse ne voyant pas arriver le cinquième membre décide de partir vers le lieu prévu. Le groupe commence à s'éloigner à travers champs vers lev Pont du Nord " quand Marlière les rejoint. À 20 h 45 environ Delécluse, Gallois et Marlière déposent l'explosif plastique le long des rails qui s'étirent au loin, protégés par les mitraillettes de Monnet et Lelong. À 21 h 30 le train 2726 D 48 en direction de Lille provoque une explosion au km io,8 par arrachement de la voie droite sur un mètre, entraînant le déraillement d'une voiture et d'un wagon D.C.A. Deux cents mètres de voies sont endommagées.

Les 14 novembre 1943 à 4h 14 la ligne est à nouveau le siège d'une explosion au passage du train postal allemand. Le rail est coupé sur 2,50 mètres au km 9,120 de la voie Baisieux-Lille. Il n'y a pas de victimes.

Le 6 et 18 novembre, l'usine Ducatillon à Willems, la plu; importante de la région pour la fabrication des graisses et huile; minérales est mise hors d'usage par un sabotage qui provoque h perte de 430 tonnes d'huiles minérales.

Le 17 novembre, à Tourcoing, l'explosion d'un garage détruis vingt voitures de l'armée allemande.

Le 20, la distillerie d'Allennes-les-Marais saute provoquant la perte de 1 600 000 litres d'alcool réquisitionnés par li Wehrmacht.

Le 23, à Rosult, un train de dynamite et de munitions saute en gare ouvrant un cratère de 20 mètres sur 20 et de 10 mètres de profondeur.

Vers la fin novembre, Mangé, réfugié à Ascq, aurait été choisi par le Capitaine Michel pour perpétrer un attentat sur le dépôt d'essence de l'entreprise Desmarais de Ibiarquette pour laquelle il avait travaillé. À cet effet il aurait reçu de Michel dans un sac deux pistolets-mitrailleurs et des explosifs. Le sabotage n'eut pas lieu en raison d'un événement important qui allait secouer le W.O.-Action Sylvestre et couper les vivres à quelques groupes de combat.

À deux reprises, en août et en octobre 1943, le réseau W.O. avait subi de cruelles amputations mais l'héroïsme des patriotes arrêtés avait permis de sauver l'essentiel de l'organisation et de continuer la lutte. Cependant les Allemands et surtout la Gestapo continuent de s'inquiéter sérieusement de l'efficacité des sabotages organisés par le représentant du War Office à tel point qu'ils n'hésitent toujours pas à promettre la prime de 500.000 frs pour la tête du Capitaine Michel.

Quelques jours avant le 27 novembre 1943, ce dernier avait reçu la visite de son ami, le major Bieler, chef du W.O. de Saint-Quentin et lui avait offert l'hospitalité dans le petit appartement de Mlle Mahieu donnant de plain-pied sur le boulevard de Belfort à Lille où il avait établi son quartier général. Pour des raisons de sécurité il avait décidé le 25 novembre d'abandonner ce domicile et avait fait enlever tous les documents et le matériel qui s'y trouvaient entreposés.

Le 26 au soir, son agent de liaison avec Paris, qui assurait également les liaisons avec le major Bieler, Mme Simone Séailles, alias Violette, arrivait à Lille et décidait de passer la nuit du 26

au 27 chez M. Dutilleux.

Le lendemain matin, en compagnie de son frère, le commandant Séailles, inspecteur des G.M.R., - Pierrot-Gaston dans la clandestinité - elle vient buter au domicile du Capitaine Michel. La porte est défoncée et montre les traces de coups de feu. Nul sur le moment ne put dire ce qui s'était passé : des coups de feu avaient été tirés, il y avait quatre morts dont une femme et deux allemands. Les adjoints de Michel Trotobas ont vite compris que la Résistance venait de perdre leur chef, un chef d'une exceptionnelle valeur.

Le soir du 26 novembre, le Capitaine Michel reçut la visite d'un de ses agents de liaison, Denise Gilman qui revenait de Paris. Sa décision de quitter définitivement le domicile du Faubourg de Béthune était prise depuis 2 jours et ce soir sans l'arrivée de sa secrétaire, il serait parti. Pour des raisons personnelles, celle-ci lui demanda de surseoir pour une nuit au changement de domicile en raison de l'extrême fatigue qui l'accablait et qui ne lui permettait pas de faire un nouveau déplacement. Michel accepta et sans un événement fortuit, il ne se serait rien passé. La fatalité a voulu qu'il en soit autrement.

Dans la nuit du 26 au 27 novembre, la Gestapo réussissait à arrêter en pleine action une équipe de parachutage de la région d'Arras : René Edouard, Alexandre Maury, Pierre Ditte, Constant
Miseron, Charles Roger, Roger Savaux, Alexandre Phalempin, François Darras ainsi que le lieutenant Reeve, alias Olivier, adjoint britannique du Capitaine Michel qui commandait l'opération. Amené à Lille, questionné, Reeve, après un bref interrogatoire, avoue connaître le domicile de son chef. Espérant sauver
sa vie - il la sauva en effet - il accepte de conduire immédiatement la police allemande à son domicile. À six heures du matin,
le quartier où se trouve la maison indiquée à l'ennemi est entièrement cernée. Une compagnie de G.F.P. stationne devant le bâtiment désigné par Reeve, présent en compagnie d'un autre homme André M... Les armes automatiques sont braquées contre les portes et les fenêtres. Michel n'aura cette fois aucune chance de s'échapper. Un des principaux agents du service de sécurité allemande a tenu à procéder lui-même à l'arrestation de ce grand chef de la Résistance dans le Nord. Accompagné de quelques hommes, il avance et cherche à défoncer la porte de l'appartement. La porte s'ouvre. Pistolets-mitrailleurs aux côtés, les deux chefs se trouvent face à face une seconde. Des coups de feu partent simultanément et les deux hommes qui luttaient sans se connaître depuis près d'un an tombent ensemble. Les G.F.P. affolés déchargent leurs mitraillettes et abattent ainsi la secrétaire du Capitaine Michel, recherchée par la Gestapo depuis le mois d'août, accomplissant toutes sortes de missions et assurant en particulier des liaisons importantes entre Lille, Arras, Amboise et Paris. Le Capitaine Michel venait de tomber héroïquement dans le dernier combat de sa vie, entraînant dans la mort sa secrétaire et deux membres de la G.F.P. ainsi que le signalent eux-mêmes les Allemands dans l'acte d'accusation des résistants ascquois en date du 30 mai 1944.

La disparition du Capitaine Michel fut une catastrophe pour le réseau qui perdait ainsi celui sur qui une grosse partie de la Résistance comptait pour le ravitaillement en armes. La liaison avec Londres était rompue, plus d'armes, plus d'instructions, plus d'argent. Tout le bénéfice de longs mois d'efforts et de durs sacrifices s'était envolé et d'importants secteurs comme l'Avesnois et le Valenciennois, perdront le contact mais n'en continueront pas moins la ligne de conduite fixée par leur chef.

Delécluse cependant semble toujours en relation avec le Mouvement Voix du Nord " malgré les arrestations de septembre. La direction du journal et du mouvement avait été reprise

par les rescapés. Robert Pouille remplaçait Kléber Ringot pour la liaison avec le Conseil National de la Résistance et un directoire composé de ce dernier, de Paul Petit, de Maurice Pauwels et de Georges Vankemmel qui se consacrait presqu'uniquement au B.O.A. tout en restant en liaison avec le Mouvement, assurait la relève. Sur le plan de l'action Maurice Bouchery était devenu responsable militaire avec à ses côtés le colonel Dassonville pour le Pas-de-Calais.

À la fin du mois d'octobre 1943, le docteur Baron recevait une lettre postée d'Armentières lui annonçant la venue d'un émissaire chargé de lui remettre les nouveaux exemplaires de " La Voix du Nord ", et dans laquelle se trouvait un demi-papier annoté VIN, dont la suite lui serait remise par le visiteur. Quelques instants après la réception de cette missive, Paul Petit, alias Lemordant, se présentait porteur du sésame CENT, la formule en l'occurence étant Vincent. Au terme de deux à trois voyages de ce genre, Petit manifesta le désir d'être mis en relation avec les rescapés du quartier et il amena Bouchery de La Bassée. À la suite de cette entrevue, Mlle Baron fixa un rendez-vous chez elle pour le 3 décembre à neuf heures. Par le cabinet de consultation ouvrant au 333 de la rue Pierre-Legrand à Fives, aux confins d'Hellemmes, les rescapés du secteur gagnèrent un à un le domicile du praticien situé au fond d'une petite propriété bien cachée aux regards indiscrets. Bouchery, Delécluse, Lebrun, Petit et le docteur Baron se retrouvèrent dans le salon tandis que l'abbé Deconninck, prêtre à Hellcmmes et frère de Isidore en rapport avec Delécluse, M. Serre, Mme Flèche et Mme Baron se regroupaient dans la bibliothèque. La réunion tourna autour des arrestations et des préoccupations de Bouchery : la formation des groupes de combat pour le jour J. La décision fut prise de nommer le docteur Baron responsable civil du secteur d'Ascq avec pour adjoint Delécluse comme chef militaire. D'autres instructions suivraient et surtout des ravitaillements en armes. Quant au cercle de Mme Baron il avait surtout pour but les filières des aviateurs en transit.

Le 4 décembre, lendemain de cette réunion, Bouchery revenait chez le docteur Baron porteur d'une lettre de l'abbé Deconninck postée la veille, lui demandant de prendre livraison d'un aviateur américain tombé trois jours plus tôt dans les environs de Lesquin. Ne connaissant pas l'adresse exacte du prêtre, Bouchery venait s'informer de la suite à donner.

Le lundi 6 décembre au matin, la Gestapo fait irruption chez le docteur Baron qui s'apprête à commencer sa journée. S'étant donné pour consigne de n'avoir aucun document chez lui, les agents fouillent tout ce qui peut recéler des preuves et surtout la bibliothèque. Un sourire narquois se dessine légèrement sur les lèvres du praticien tandis que le policier, râgeur, jette sur le bureau le flot de littérature pro-allemande qui garnit les rayons ! Rompant le silence de cette voix au ton unique en son genre, le praticien lui lance :

- Pourquoi chercher, voilà de quoi je nourris mon esprit !

Arrêtant ses recherches, le policier lui ordonne de le suivre et la voiture démarre en direction de la prison de Loos. Ce qu'il ignore, c'est qu'un radiogoniométrage de poste-émetteur vient d'aboutir à l'arrestation d'un groupe d'agents du réseau Alliance, atteignant le chef du secteur " Stade ".

Deux jours auparavant, au cours d'une émission chez Alfred Lambert, l'opérateur-radio Henri Desaintfuscien est arrêté en compagnie de Georges Charles, alias Marsouin. Le lendemain, Henri Frémendity tombait dans le piège : le deuxième chef du secteur Stade était aux mains de l'ennemi. Le jour de l'arrestation du docteur Baron, le même coup de filet englobait le deuxième opérateur-radio Pierre Prévost, Lucien Lambert près de Valenciennes, et deux agents de renseignements Roger Speybrœck et Yves Défossez que devaient bientôt suivre Marcel Schoutetten, Edmond Leclercq, Camille Deis et André Gally. Le 10 décembre suivait Henri Lebrun, le 14 Gilbert Bostzarron, ingénieur, informateur principal du réseau, Région Nord. À la même époque viennent rejoindre le lot des arrêtés, des responsables du Mouvement " Voix du Nord " : le 13 Robert Pouille, le 15, l'abbé Deconninck puis M. Serre. La Gestapo semblait bien informée de tous les rouages pour frapper aussi vite à la tête.

L'avant-dernier message du réseau Alliance parvenu le 26 novembre 1943 à Londres était d'une haute valeur ainsi qu'on peut en juger :

" R.S. officiels obtenus auprès colonel Von Kolbe - stop - craignant débarquement allié et voulant le devancer et aussi comme armes de représailles - les boches envisagent et préparent une attaque par canons à longue portée sur l'Angleterre – stop - portée environ 300 kilomètres et tirant 1 coup toutes les quinze minutes genre Bertha - stop - ils seraient situés de 30 à 40 kilomètres de la côte pour être invulnérables à la marine - stop - attaque commencerait vers Noël - stop - obus sous filants à grand pouvoir de destruction - stop - quatre mois de pilonnage auraient raison du moral anglais - stop - cela confirmerait que les travaux de la forêt de Watten Eperlecques 11 kilomètres Nord-Nord-Ouest Saint-Omer seraient des emplacements pour ces pièces - stop - 2 pièces sont passées en gare de Fives - stop - une pièce de 42 mètres par train - stop - À suivre. "

Pour le dernier message, l'opérateur " Mésange " avait dangereusement dépassé les vingt minutes réglementaires d'émission, le " Bad Luck ", et l'avait terminé par S.O.S. Mais l'enjeu n'en valait-il pas le risque ? II faut en effet penser que ce message a quelque rapport avec celui reçu par Marie-Madeleine Fourcade la première nuit de son arrivée à Londres. Le téléphone spécial qu'elle possédait en tant que chef de réseau avait retenti et l'officier de garde, tout en s'excusant de la déranger, lui avait apporté quatre messages d'une soixantaine de groupes que dans sa hâte l'agent n'avait pas signés. " Il s'agissait de résistants communistes qui allaient faire l'objet d'une rafle. La source était un commissaire de police du Nord qui indiquait tous les noms et adresses des malheureux menacés ainsi que les dates échelonnées auxquelles la Gestapo frapperait... J'avais fait, dit-elle, aussitôt transmettre les messages à Fernand Grenier, responsable à Londres du Parti Communiste. Un opérateur-radio de l'Alliance s'était sabordé pour sauver ses camarades mais voilà le sacrifice était vain : ne disposant pas de liaisons-radio, Grenier ne pouvait les prévenir. "

Avec l'arrestation du docteur Baron et d'une grande partie des membres du réseau Alliance, Delécluse ne semble plus avoir de contact pour poursuivre ses activités de renseignements mais par Mangé réfugié à Ascq et toujours en contact avec son ancien groupe de Marcq-en-Barœul, il peut espérer obtenir du matériel le jour où le Mouvement Voix du Nord sera en mesure de l'approvisionner. Mangé d'ailleurs aurait reçu du Capitaine Michel la mission de saboter le dépôt d'essence Desmarais où il avait travaillé comme chauffeur. La disparition du chef du W.O. ne lui ayant pas permis de mettre à dessein ce projet, il aurait reçu l'ordre de remettre les armes et les explosifs au chef du groupe des sabotages de Marcq, Samier. Le 16 décembre, chargé de la surveillance et de la couverture du commando il participe avec lui et huit autres personnes au sabotage contre l'écluse de Saint-André. En effet quelques équipes intactes du W.O. continuent leurs actions.

Le 18 décembre 1943, le capitaine Vandeneeckhoutte de Chéreng avec son équipe dans laquelle se trouve le docteur Trinquet de Hem, réveille la population Ascquoise en faisant sauter les distilleries Brabant de Tressin et Beirnaert-Droulers d'Ascq détruisant plus d'un million de litres d'alcool que certains s'empressent d'aller récupérer comme une manne bienfaisante. Le 21 décembre à Tourcoing, un audacieux coup de main du capitaine Malfait assisté de Gabriel Royer et de Paul Coussaert met hors d'usage onze locomotives ainsi que toutes les machines-outils.

Le 13 janvier 1944 à 20 h 40 sur la voie 6 du garage d'Ascq, Marga incendie le wagon E.B. 120.312 contenant du lin en tiges. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ces marchandises ne laissaient pas indifférents certains résistants dont les préceptes de guerre se rapprochaient étrangement de ceux dictés par le roi de Prusse à ses Landsturm au moment de l'invasion de la France en 1813.

" On ne peut comparer la destruction des stocks d'alcool et des distilleries à l'incendie des wagons de lin. Cet alcool en effet servait à la fabrication des carburants pour l'armée allemande et ces sabotages organisés dans la région par le W.O., tant par le nombre des participants que par la préparation et les résultats obtenus ont une autre allure que ces sabotages individuels de wagons de lin. Cependant ils étaient conseillés par Londres qui nous avait parachuté des plaquettes incendiaires destinées à cet effet. Le fait que ces trains et wagons étaient convoyés et gardés par la troupe indique d'ailleurs l'importance qu'y attachait l'ennemi et le fait de détruire un matériau dont il avait besoin, de mobiliser sa troupe pour garder ces objectifs et de détériorer le matériel roulant dont il se servait constitue un acte de guerre qui, répété des milliers de fois, prenait ainsi des proportions suffisantes pour l'ennuyer et le gêner ".

Après ce sabotage on ne trouve plus trace de rapport du groupe d'Ascq avec le W.O. Sans doute que l'arrestation de Dubocage, le 12 janvier 1944, en est la cause car Marga perdait par là son contact.

Les jugements et les exécutions des membres du réseau Alliance ne tardent pas. Sont fusillés au fort de Bondues au cours du mois de janvier 1944: le 16, Georges Charles et Camille Deis ; le 17, Pierre Prévost et Henri Lebrun ; le 19, Desaintfuscien et Speybrœck ; le 28, Gilbert Bostzarron, André Chevalier - oublié depuis son arrestation du 9 septembre - Edmond Leclercq, Marcel Schoutetten en compagnie d'un étranger à l'Affaire : Robert Sarrazin de Douai. S'évanescent dans le " Nacht und Nebel " André Gally et Henri Frémendity tandis que disparaît à Buchenwald le 8 avril 1945, Alfred Lambert condamné aux travaux forcés à perpétuité. Contre toute attente, le docteur Baron, faute de preuves, se voit signifier sa liberté le 24 janvier 1944 mais le pasteur qui le raccompagne lui glisse à l'oreille : " Méfiez-vous car vous êtes surveillé. " Ne sachant s'il s'agissait d'un conseil ou d'un traquenard le praticien lui répond goguenard : " De quoi me méfierai-je puisque c'est une erreur ! "

En fait d'erreur, il y voit plutôt les effets d'une intuition féminine.

Lorsque vers la fin août 1943, Chevalier, réellement soigné par le docteur Baron, excellent alibi pour ses visites fréquentes, vint présenter Henri Frémendity, Mme Baron laissa entendre que pour des raisons personnelles elle désirait réduire ses activités dans le dessein secret de tester quelque temps le nouvel arrivant. Pour cette même raison, elle ne fit pas sortir son mari du cabinet de consultation confiant à Chevalier qu'elle allait réfléchir. Quelques jours plus tard ce dernier était arrêté sur le terrain d'aviation de Bondues. Ayant sans doute jugé les correspondants trop tièdes, Frémendity ne se représenta plus. Lorsqu'il fut confronté avec Frémendity, ni l'un ni l'autre ne se connaissait. Par contre, le docteur Baron ne nia pas sa connaissance de Chevalier en raison des soins qu'il lui avait prodigués. Mais ce dernier qui attendait son exécution lorsqu'eut lieu l'interrogatoire du docteur Baron par l'instructeur Hahn, n'avait rien révélé en dehors des soins reçus si bien que les faits concordants n'avaient pu amener la Gestapo à établir une quelconque relation avec les membres du réseau Alliance.

Malgré ces déductions, le conseil du pasteur n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Coupé de la Résistance sauf de Delécluse qu'il apprend être encore en liberté, il reprend sa clientèle délaissée. Il ne cesse de ressasser toutes ces arrestations qui depuis le mois de juillet déciment les organisations. Le cloisonnement, les règles de sécurité, rien n'arrête la Gestapo et ne pouvant se résoudre à croire à des défaillances collectives, il songe que seul un homme bien placé est à même de connaître les tenants et les aboutissants. Cherchant dans ses relations il n'y voit que des hommes sûrs. Ce qui l'inquiète profondément c'est l'hécatombe depuis cette réunion chez lui du 3 décembre. Il ne reste que Mme Flèche, Delécluse et eux-mêmes, ayant appris entre-temps l'arrestation de Bouchery, et ne sachant ce qu'il est advenu de Paul Petit - qui ne sera d'ailleurs arrêté que le 24 juin 1944 - Ayant averti ses connaissances de l'étroite surveillance dont il est l'objet, il se " met au parfum " profitant de ses visites à Ascq chez sa belle-mère pour rencontrer Delécluse qui lui apprend en février 1944 qu'il vient de réceptionner un stock d'armes pour le compte du Mouvement " Voix du Nord ".

À cette époque l'organisation paramilitaire de la Résistance dans le Nord de la France est sous la dépendance d'un délégué militaire régional dépendant du B.C.R.A. qui est en quelque sorte l'État-Major particulier du général de Gaulle.

Sa mission est de coordonner sur le plan militaire l'action des différents mouvements de Résistance. Il doit d'abord prendre contact avec les responsables de ceux-ci, se faire une idée aussi précise que possible des effectifs aptes à l'action armée, de leur implantation et de leur disponibilité, rechercher parmi ceux-ci des petits groupes bien décidés à agir et susceptibles d'être entraînés en vue d'actions immédiates.

Cette sélection faite, il sera procédé à l'instruction de ces équipes par un officier instructeur, puis à leur armement dès que le B.O.A. sera en mesure de les approvisionner.

Organisme d'exécution, le B.O.A. rend compte au D.M.R. des matériels réceptionnés ainsi que des pertes subies à la suite d'arrestations. Il stocke les armes et les explosifs dans l'attente de leur attribution, laquelle est faite sur décision du délégué militaire.

Au cours de l'hiver 1943-1944 le Mouvement Voix du Nord eut à transporter et à stocker deux contingentements de matériel octroyés par le délégué militaire. L'un fut entreposé à Lille chez M. Dhennin au Faubourg des Postes, l'autre à Ascq chez Delécluse, en réalité chez Mlle Cools sa voisine.

Le transport d'armes posait évidemment de graves problèmes de déplacement et de sécurité. Rares étaient ceux qui consentaient à " se mouiller " au point de prêter des véhicules destinés à rendre de tels services, car le moindre incident permettait de découvrir les propriétaires des voitures. Aussi lors des premières missions du W.O., le Capitaine Michel alla-t-il jusqu'à simuler un vol de camionnette qu'il conduisait la nuit accompagné d'une équipe armée jusqu'aux dents et décidée à riposter par le feu en cas d'intervention policière, comme ce fut effectivement le cas une nuit dans un faubourg de Lille avec un chargement provenant d'un parachutage effectué à Raismes. Par la suite, grâce à la couverture que lui fournit le colonel Herry, ses hommes et lui-même et plus tard le commandant Séailles qui lui succéda, effectuèrent souvent leurs transports en tenue G.M.R., avec ordres de mission et identités G.M.R. et même dans des voitures du parc automobile des G.M.R.

Pour le B.O.A. et le Mouvement Voix du Nord, les mêmes difficultés existaient : les transports furent effectués par Kléber Ringot dans sa fourgonnette pour les armes provenant du secteur de Bienvillers-au-Bois et destinées au secteur d'Armentières, par Georges Van Kemmel dans sa voiture pour le " plastic " destiné aux équipes de sabotage du secteur de Merville-Erquinghem en vue des actions sur les écluses de la Lys, par un transporteur de Merville, ainsi qu'à l'aide d'un camion et d'un chauffeur d'une importante entreprise de transports de Lille.

En ce qui concerne le transport de février 1944 sur Ascq, le véhicule fut fourni directement par la direction départementale des P.T.T. selon le protocole suivant. Dès que la mission fut envisagée Pauwels, chef du Mouvement "Voix du Nord", prit contact avec le responsable du Mouvement " Ceux de la Résistance ", le pharmacien Fernand Ducarne, alias Crépin. Celui-ci connais-sait le directeur départemental des P.T.T. et lui demanda la mise à sa disposition d'un camion pour le jour et l'heure indiqués. Le directeur coordonna sa demande et ses instructions au garage pour que le véhicule soit garé face à la Direction avec les papiers de bord et une ou deux casquettes d'employés des Postes. À son arrivée le chauffeur fut mandé à la Direction et dès qu'il eut quitté sa cabine, les résistants s'emparèrent du véhicule. Il était convenu de remettre le camion le lendemain avant 17 heures au même endroit, faute de quoi, pour couvrir son administration, le Directeur porterait plainte pour vol de véhicule. Cette éventualité ne se présenta pas avec le Mouvement " Voix du Nord ", le transport s'étant effectué sans difficultés malgré le contrôle de la Feldgendarmerie tout au long du parcours. Les feldgendarmes se contentèrent de parcourir les papiers dûment en règle mais ne poussèrent pas leurs investigations à l'intérieur où se trouvaient des hommes armés qui avaient ordre de tirer en cas de vérifications.

Le deuxième transport d'armes provenant d'un parachutage effectué dans la région d'Avesnes arriva donc à Ascq un jour de février 1944 ayant à son bord Maurice Pauwels, Départemental Voix du Nord, Maurice Ormeray son agent de liaison, Stéphane Dewerck et Mangé qui résidait depuis quelque temps à Ascq chez Mile Cools. Le camion prit la direction de la nationale 352 en direction de Lesquin pour s'engouffrer quelques mètres plus loin dans un hangar agricole appartenant à la Maison Castelain, situé juste derrière le jardin de l'habitation de Mlle Cools. Le soir, un système de guet fut mis en place pendant que les membres du groupe Ascquois transportaient le précieux chargement. Une heure à peine a suffi aux participants, Delécluse, Gallois, Lelong, Monnet, Leveau, André et Daniel Depriester pour décharger les quelque 1 500 kg d'armes et explosifs, les passer au-dessus du mur d'enceinte du jardin et les entreposer dans la cave de

Mlle Cools. Le lendemain après-midi Isidore Deconninck venait aider Gallois et \Vartel pour le triage, le rangement et le relevé d'un matériel important pour l'époque : 63 mitraillettes, 18.000 cartouches, des pistolets individuels et des rouleaux de dynamite T.N.T. Propriété du Mouvement Voix du Nord l'administration de ce dépôt fut confiée à Paul Delécluse. Lorsque deux mois plus tard il sera arrêté, la répartition était presque terminée. Lors de leur perquisition, les Allemands ne trouveront que 12 pistolets-mitrailleurs mais quelque 594 rouleaux de dynamite.

On peut s'étonner que Delécluse ait été choisi pour le stockage des armes alors que son groupe, mises à part les activités de renseignement et d'hébergement, n'a pratiquement accompli qu'une seule mission sur voie ferrée. Voici ce que dit M. Pauwels à ce sujet : " Le caractère clandestin de la lutte, les impératifs de sécurité mettaient hors de question la tenue de " fichiers " d'adhérents et cette " lacune " volontaire d'organisation outre les revendications fantaisistes en matière d'effectifs favorisait les revendications intempestives d'armes et d'explosifs.

" Le B.O.A. du B.C.R.A. avait des ordres stricts pour approvisionner en armes judicieusement et parcimonieusement les seuls groupes de résistance actifs disposés à l'action directe.

" La parcimonie des distributions se justifiait par les difficultés et le danger que représentait une opération de parachutage, mais aussi parce que chaque opération mettait en branle, tant en France qu'en Angleterre une organisation lourde et compliquée. Dans le Nord de la France en particulier, les risques de ces opérations étaient plus grands que partout ailleurs du fait de la forte concentration des troupes allemandes, de l'abondance de la D.C.A. et des difficultés à trouver des terrains propices au parachutage, dans un pays de plaine, à stocker le matériel reçu et à répartir ensuite les armes en des points de la région toujours éloignés des points de réception.

" Quant aux critères qui présidaient à la répartition de telle sorte qu'elle apparaisse judicieuse, certains étaient très rationnels tandis que d'autres l'étaient moins qui permettaient de suspecter de partialité des responsables de la distribution.

" Rationnel était le critère de l'efficacité car mieux valait donner le matériel à ceux qui voulaient réellement s'en servir, encore qu'il était parfois délicat de distinguer l'efficacité de l'imprudence, l'objectif valable et l'agitation spectaculaire ou simplement bruyante.

" Rationnel pouvait être aussi le critère des effectifs car mieux valait donner des armes aux groupes les plus nombreux, les plus structurés, mais quelle foi accorder aux énoncés mensongers d'effectifs pléthoriques quand tel groupement annonçait une force de 100.000 hommes, que tel autre plus audacieux en déclarait 120.000 et qu'un plus modeste disait son espoir prochain d'atteindre les 80.000. Rien dans tout cela n'était sérieux et chacun le sachant, il n'en était finalement pas tenu compte.

" Plus sujet à caution était le critère de l'orientation politique. D'aucuns préféraient savoir les armes entre des mains " sûres " c'est-à-dire des mains promptes à utiliser le matériel contre l'occupant et libres à l'égard d'obédiences politiques qui pouvaient à plus long terme avoir des desseins politiques pour les lendemains de la Libération.

" Le plus étrange dans cette situation était qu'un groupement détenteur de stock d'armes, de munitions et d'explosifs avait à protéger son bien à la fois contre les services de police et contre les mouvements de résistance voisins, tant la tentation était forte pour ceux qui ne disposaient pas de matériel de venir le prendre là où ils apprenaient qu'il s'en trouvait.

" Il faut pour comprendre cette sourde rivalité au sujet des armes, savoir ce que représentait à l'époque la possibilité de montrer des mitraillettes ou du plastic. Pour ces résistants de la base, ignorant des problèmes qui s'agitaient dans la clandestinité, plus impénétrable encore des États-Majors, adhérer à l'O.C.M., à Libé-Nord, au F.N., aux F.T.P., à La Voix du Nord ne résultait pas d'un choix délibéré. Leur adhésion ici ou là était le fruit du hasard des liaisons ou des connaissances, mais plus tard, sans hésitation, ils changeaient de camp dès qu'un mouvement était en mesure de montrer des armes et d'en procurer. Fournir des armes constituait la preuve que le mouvement qui s'adressait à eux était en liaison directe ou indirecte avec Londres, qu'en tout état de cause, il ne pouvait dès lors s'agir d'une organisation qui se bornait à prêcher une résistance verbale. La mitraillette Sten, le bâton de T.N.T. constituaient par eux-mêmes, en eux-mêmes, des arguments qu'aucune dialectique si subtile qu'elle fût, ne pouvait battre en brèche.

" La possession des armes était une étape. Il fallait ensuite s'en servir. Souvent des groupes locaux qui avaient réclamé du matériel avec le plus de véhémence, se bornaient à faire visiter leur " cache " comme un musée. D'autres consentaient à subir une ou deux séances d'instruction mais considéraient que toute action de sabotage était prématurée. D'autres enfin utilisaient le matériel sur ordres et sans ordres. Le groupe d'Ascq, parmi les plus actifs, était de cette dernière catégorie. "

Le responsable du B.O.A. confirme de son côté ces données.
" L'attribution des armes a donné lieu à bien des polémiques.
En vérité le délégué militaire ne pouvait répartir que ce dont il disposait et malgré un nombre important de parachutages dont malheureusement une partie fut saisie, il faut bien admettre que ceci ne suffisait pas à armer l'ensemble des groupes prêts à l'action. " Les armes perçues par les chefs de mouvements étaient destinées en priorité aux équipes de sabotage susceptibles d'intervenir contre les lignes de communications allemandes, leurs dépôts d'essence, de munitions, etc.

" Le groupe d'Ascq comptait parmi celles-ci. Il fut instruit en novembre 1943 sur le maniement des armes et explosifs dont il reçut une dotation importante en février 1944. Cette équipe était sans aucun doute, destinée à jouer le rôle d'un véritable commando lors des opérations de débarquement.

" Il ne faut pas perdre de vue que la localité d'Ascq n'est distante de Lille que de 7 kilomètres et qu'une équipe basée à Ascq était en mesure d'intervenir sur l'ensemble des voies ferrées de l'agglomération lilloise.

" Une séance d'instruction théorique ne suffit pas à la formation d'un tel commando, mais la rareté des instructeurs ne permet pas d'en faire davantage. C'est dans l'action que celui-ci devra s'aguerrir et perfectionner ses méthodes. "

La France entière vit dans l'attente d'un événement espéré depuis longtemps, le débarquement des forces anglo-américaines sur quelque point des côtes. La Résistance, de plus en plus active, se prépare à seconder les Alliés dans leur lutte de libération.

En ce mois de mars 1944 les États-Majors régionaux proclament la nécessité de l'action immédiate, rejoignant ainsi la position prise dès sa création par le " Front National " : " La période de l'attentisme est révolue, il faut entrer résolument dans l'action contre l'ennemi avec nos groupes de choc et corps francs cependant que nous organiserons et équiperons sans tarder la masse de nos effectifs en vue des combats prévus avec l'invasion de notre territoire par les Alliés. " Dans toutes les instructions données depuis la mi-mars, on reconnaît l'action déterminante du COMIDAC - Comité d'Action Militaire du Conseil National de la Résistance - qui groupait les F.T.P. et les corps francs de l'O.C.M., de Libé-Nord, de C.D.L.V., du C.D.L.R. et du M.L.N. mais qui était dominé par le Front National dont les directives triomphaient sur tous les points. Le 19 mars, le COMIDAC avait donné l'ordre d'attaquer systématiquement les agents de l'ennemi, les voies de communications, les transmissions, les usines de guerre, la production et le transport de l'énergie, de constituer des équipes spécialisées sur les voies ferrées et dans les P.T.T., de pratiquer des actions de guérillas contre les unités isolées, les dépôts d'armes et de combustibles, de protéger efficacement le maquis. Pour le résistant de la base, chaque acte de sabotage représente un exercice d'entraînement qui l'aguerrit pour le jour J du débarquement dont la radio ne cesse de donner l'espoir tout proche.

Comme beaucoup, Delécluse ne connaît pas la phrase conventionnelle si tant est qu'il ait même eu connaissance des directives à appliquer pour la mise en route du " Plan Vert " à son échelon. Ascq d'ailleurs ne figure pas dans ce plan mais il est certain que la ligne Lille-Tournai est comprise dans la région n° 1 Somme-Escaut dudit plan. M. Paul Durand nous répond à ce sujet : " La carte 1 annexée au plan que je possède indique dans la " zone de complète interdiction, priorité 1 " les lignes de Lille à Cambrai, de Lille à Valenciennes par Orchies. Mais la gare d'Ascq n'y est pas portée nominativement. Seules d'ailleurs sont indiquées les gares possédant un dépôt important ou sièges d'installations de dispatching. Les mêmes indications figurent à la carte 2 du Plan Vert (plan d'équipement et d'exécution) ".

Cependant Delécluse qui n'est plus lié pour l'obtention d'explosifs à des impératifs de restriction ne peut rester insensible aux comptes rendus des explosions qui secouent la région et dont certaines se passent à proximité.

Le 27 mars 1944 il décide de passer à l'action. Est-ce un " essai d'entraînement "? À-t-il eu connaissance des instructions données à la Résistance de s'attaquer au matériel ferroviaire, locomotives notamment, faute de quoi la R.A.F. devrait poursuivre ses mitraillages et bombardements ? Nul ne peut le dire. L'équipe composée de Delécluse, Marlière, Gallois, Marga et Leruste, protégée par les mitraillettes de Lelong et Mangé, dépose un explosif plastique au km 7,4 de la ligne Lille-Tournai. À 22 h 45 une explosion se produit sur la voie 1 au passage du train 9861. - Voie 1 avariée. - Pilotage organisé sur voie 2. - Circulation reprise le 28 mars à 1 h 25 - Durée d'interception 2 h 45.

Le Mouvement " Voix du Nord" et le responsable du B.O.A. pour la Région A 1 n'eurent connaissance de ce sabotage qu'après son exécution.

" Lorsque j'ai eu connaissance de cette tentative, nous dit le capitaine Jean-Pierre, j'ai cherché à connaître les raisons de son échec, lequel suscitait en moi les plus vives préoccupations.

" À cette date, ma mission touchait à sa fin et j'étais dans l'attente de mon retour en Angleterre. Je ne connaissais pas le groupe d'Ascq, à l'exception de Delécluse que j'avais rencontré à Lille, peu après mon arrivée dans le Nord. Rien dans ma mission ne m'obligeait à me soucier de ses échecs, sinon que ses armes avaient été parachutées sur des terrains du B.O.A. À quoi bon risquer la vie d'équipages de la R.A.F., d'équipes du B.O.A., de radios, de transporteurs pour arriver à un tel résultat ? Je ne pouvais m'y résigner. J'étais persuadé que l'équipe de sabotage avait dû commettre quelque erreur dans la mise en place des charges explosives ou de leur mise à feu.

" Maurice Pauwels, de qui dépendait le groupe d'Ascq m'assura du contraire, ce qui ne fit qu'augmenter mes craintes. Il me fallait les " exorciser " et je proposai de profiter de ma disponibilité pour donner au groupe d'Ascq, une séance d'instruction dont je ferai profiter mes adjoints, lesquels n'avaient jusque-là participé à aucune action de ce genre.

" C'est l'origine du sabotage, exécuté par mes soins, dans la nuit du 29 au 30 mars, à mi-distance environ des gares d'Ascq et de Tressin... "

Le 29 mars 1944, peu avant l'heure du couvre-feu, arrivaient au 54 de la rue Nationale à Ascq, Maurice Pauwels, responsable du Mouvement V.D.N., Maurice Ormeray, son agent de liaison et trois membres du B.O.A. : le capitaine Jean-Pierre, alias Gramme ex Rod qui, depuis août 1943 et la réorganisation du B.O.A., est l'officier chef des opérations pour la région A, G.V... responsable B.O.A. pour le département du Nord (A4) et Maurice G,.., alias Gustave, responsable de l'Avesnois qui se trouve à Lille depuis les arrestations de Cartignies du 17 mars 1944.

Peu après venaient se joindre à eux Lelong, Marga, Gallois, Depriester, Monnet et Mangé, tous du groupe d'Ascq, réunis dans les deux uniques pièces de l'habitation de Delécluse. Ce dernier avisé de la venue d'un " officier " avait crû bon de sortir un arsenal d'engins, imprudemment installés sur la table de la cuisine.

Nanti du matériel se trouvant sur place, " Jean-Pierre " fit pour le groupe Ascquois, pour ses adjoints du B.O.À. et pour les représentants de la V.D.N. un exposé théorique sur le maniement des explosifs, l'utilisation des engins détonateurs à retardement, les appareils de détonation provoquant la mise à feu au passage des convois et leur mise en place pour le maximum d'efficacité. La décision fut prise de compléter l'exposé par un exercice pratique sur le terrain qui permettra à un membre du groupe de voir, en même temps que les règles de sécurité à appliquer pour l'abord de la voie ferrée et la couverture pendant la mise en place, la manière de poser les explosifs sur les rails. Lelong se proposa pour cette mission mais Jean-Pierre le refusa pour sa haute stature. Finalement ce fut Gallois, plus petit, qui fut choisi à la fois comme guide vers la voie et comme préposé à la démonstration.

Delécluse donna les heures de passage des derniers trains ainsi que celles des patrouilles du kommando 908 que la rumeur publique avait coutume d'assimiler à un prétexte pour raccompagnement des " belles de nuit ". En attendant l'heure propice le groupe discuta de la situation, du débarquement vraisemblablement très proche et du besoin de mener une action efficace lorsque ce dernier aura lieu afin de retarder au maximum le renforts allemands sur le terrain. Vers 23 h 30 environ les responsables B.O.A. et V.D.N. armés de P.M. ou de pistolets et nantis des charges plastiques se rendent avec Gallois vers la voie ferrée. " Jean-Pierre " ayant repéré un endroit sur la carte situé à mi-distance entre Ascq et Tressin, en pleine campagne - à cent mètres du lieu choisi aussi par le Capitaine Michel pour son sabotage du 9 juin 1943 - dispose ses explosifs protégés par les mitraillettes de " Gustave " et de Ormeray. Laissons parler le chef du B.O.A. :

" ...Les charges ayant été mises en place ainsi que le dispostif de mise à feu (pétards d'allumage, mêche rapide, détonateurs-cortex) je fis passer chacun des participants sur la voie ferrée afin de bien leur montrer la manière de procéder. J'étais occupé avec ces derniers lorsque nous fûmes surpris par l'arrivée d'un train venant de Baisieux. Les charges explosèrent quelques secondes plus tard. Nous avions tout juste eu le temps de nous écarter quelque peu du remblai. La voie ferrée fut coupée, mais, contre toute attente, la locomotive ne sortit pas des rails ".

La relation officielle de la S.N.C.F. mentionna à l'époque : 30 mars 1944 - 0 h 15 - trois mètres de rail ont sauté au passage du train 9811, km 9,1 - voie 1 obstruée - durée d'interception 6 heures.

( Cachés derrière un talus, dit M. Pauwels, nous entendîmes distinctement le halètement de la locomotive. De l'endroit où nous nous trouvions, nous vîmes distinctement la lueur de l'explosion. À travers le halètement ralenti de la locomotive arrêtée, nous entendîmes les voix des allemands descendus du convoi et cherchant probablement aux alentours. En nous dissimulant nous rejoignîmes la maison de Paul Delécluse. "

" Il ne restait plus, poursuit le capitaine Jean-Pierre, qu'à déterminer les causes possibles de cet échec, ce qui fut fait durant les heures qui suivirent. J'en voyais deux :

a) le tracé trop rectiligne de la voie ferrée

b) un certain manque d'instantanéité constaté dans le fonctionnement du dispositif de mise à feu.

Au cas où l'équipe serait amenée à procéder à des coupures de voies, le but à atteindre était d'interdire le plus longtemps possible le passage des trains, une obstruction dans un passage encaissé de manière à gêner au maximum les travaux de déblaiement.

Par ailleurs le déraillement avait les meilleures chances de succès lorsque la coupure des rails est effectuée dans une courbe, côté extérieur. Il conviendrait donc de choisir le site le plus approprié.

Le léger retard constaté dans la mise à feu pourrait être compensé par une position plus avancée des pétards d'allumage. Ce retard inexpliqué à l'époque était peut-être imputable à l'utilisation d'une mèche dite rapide, intercalée entre les pétards d'allumage et les détonateurs. Par la suite son utilisation semble avoir été abandonnée, sa vitesse de combustion étant susceptible de variations importantes suivant le degré de compensation de la poudre. "

Pendant une heure environ, ils discutèrent de cet échec puis tout étant calme, les Ascquois s'en retournèrent chez eux tandis que l'équipe V.D.N.-B.O.A. se rendait chez Mlle Cools pour y passer la nuit. À la levée du couvre-feu, ils rejoignaient Lille laissant le groupe Ascquois libre de ses initiatives.

Après les commentaires de l'insuccès de l'opération du 29 mars, l'immense majorité s'interroge sur le choix par Delécluse du km 7,150 en plein cœur du bourg alors qu'il existait sous le pont d'Hellemmes la courbe nécessaire pour le maximum d'efficacité. " Il ne peut être reproché à ce groupe, dit un responsable de groupe de combat, d'être passé à l'action dès le 27 mars 1944 mais d'avoir opéré trop près des habitations ". Si l'on compare en effet les sabotages effectués par des spécialistes - le capitaine Michel en juin 1943, le capitaine Jean-Pierre le 29 mars 1944 - on s'aperçoit que sans le savoir, ces militaires ont choisi approximativement le même lieu en rase-campagne, à un endroit où une ancienne ligne qui surplombait la voie Lille-Baisieux a laissé les vestiges encaissés d'un ancien pont et par conséquent l'espoir d'un maximum d'encombrement. Car le choix n'était jamais dicté en vue de faire peser un soupçon sur les habitants. Deux précautions régissaient les principes : éviter un lieu habité - quoique dans la région du Nord les nœuds importants soient rarement isolés - et surtout ne pas manquer le sabotage, autrement dit un déraillement total qui mettrait la troupe hors d'état de réagir.

À cette question plusieurs réponses ont été formulées. En tant que cheminot Delécluse savait que le remplacement d'un aiguillage posait plus de problèmes que celui d'un rail. En s'attaquant à ce nœud principal la situation des lieux lui permettait de penser qu'en cas d'insuccès relatif, il avait le maximum de chances de retarder le convoi n'existant que deux solutions de rechange : le retour en arrière vers Baisieux ou le détournement sur la petite voie d'Orchies. En le refoulant sur l'une de ces deux voies, c'était l'exposer à de nouveaux arrêts d'autant que les équipes de sabotage environnantes s'étaient déjà révélées efficaces. Mais il y avait aussi la nouvelle mise en application de la Garde des communications qui ne permettait plus à Delécluse de compter sur la bienveillance des garde-voies parmi lesquels se trouvaient des étrangers à la commune. La présence au poste d'aiguillage ce soir-là d'un membre du groupe devait de ce fait lui faciliter l'accès aux voies.

De la théorie à la mise en pratique des principes énoncés il existe souvent une marge d'imprévus. Si les meilleurs sabotages furent le fruit du courage des hommes et de la précision des renseignements, ils dépendaient très souvent de certaines circonstances dues au hasard. Ce hasard pouvait bien faire les choses mais aussi les aggraver comme cela se produisit à Ascq., " En mars 1944, les résistants n'avaient pas connaissance et ne pouvaient imaginer des massacres semblables à celui qui allait avoir lieu dans la nuit du 1e1 avril. Jusqu'à cette date, les représailles se limitaient le plus souvent à la prise d'otages. Ascq aura marqué la fin de cette relative clémence. "

LA NUIT SANGLANTE DU 1 AU 2 AVRIL 1944

" On ne vit pas avec les morts. On meurt avec eux ou on les fait revivre, ou bien on les oublie. "

LOUIS MARTIN-CHAUFFIER

La 12e S. S. Panzerdivision " Hitler Jugend ".

Avec le mois de mars la possibilité d'un débarquement sur les côtes s'avère de plus en plus probable, aussi le commandement allemand vise-t-il à rassembler un maximum de forces pour lutter contre une invasion venant de la mer. C'est dans cette intention qu'il a décidé l'envoi d'un transport en cours d'opérations (T.C.O.) au nom de code " Feuerfeder ". Quatre-vingt-deux trains - en réalité soixante-et-un - répartis en quatre séries respectives de 24, 14, 22 et 22 doivent rejoindre la région normande entre le ter et le 11 avril 1944.

Le bataillon blindé de reconnaissance de la 12e S. S. Panzer-division " Hitler Jugend cantonné au camp d'Aerschot en Belgique entre Malines et Louvain a reçu l'ordre de départ dans la première partie de 24 trains (17 de matériel blindé - 1 de transport spécial et 6 de troupes et matériel) qui doivent s'échelonner entre les ter et 4 avril par la frontière de Baisieux via Amiens Sotteville, Serquigny et Laigle pour être répartis sur différents secteurs de la Normandie. (28-71).

La 12e division S. S. naquit à l'initiative du " Reichsjugend Führer " Arthur Axmann, désireux de faire un cadeau au Führer, celui de toute une division formée de " Jeunesses hitlériennes ", volontaires un an avant leur incorporation normale. Le projet prit forme en janvier 1943 et fut approuvé par Hitler en février malgré certaines objections de Gœbbels qui craignait que la propagande adverse ne prit argument de l'engagement de garçons de 17 ans comme une preuve de l'épuisement de l'Allemagne.

La S. S. s'intéressa toujours particulièrement à la " Jeunesse Hitlérienne " dans laquelle elle voyait une possibilité parfaite de renouvellement de ses cadres et de ses effectifs car les principes régissant la " Hitler Jugend " s'apparentaient de très près à ceux de la Waffen S. S. La sportivité intense de ces unités était une cause importante de leur popularité. Le fait de faire du sport au lieu d'un abrutissant entraînement " à la prussienne " souriait à ces jeunes élevés par leur organisation dans le culte du sport. Hitler n'avait-il pas voulu que la jeunesse allemande ait " la dureté de l'acier et la vigueur du loup " ? Leur devise " Croire, Combattre, Vaincre " était identique aux mots d'ordre de Himmler à ses S. S. : " Obéir, Croire, Combattre ". Dans ces deux organisations on retrouve l'accent mis sur la promotion de la jeunesse, la volonté de construire un monde nouveau fondé sur la camaraderie et le. socialisme, l'absence de formalisme dans les rapports entre supérieurs et subordonnés joints à une discipline totale dans l'action.

La formation de la 12e S. S. Panzerdivision " Hitler Jugend " fut officiellement commencée le 24 juin 1943 et vers le milieu de l'été, dix mille " Hitler Jugend " et un millier d'hommes de la " Leibstandarte Adolf Hitler " arrivèrent à Beverloo en Belgique. Elle se composait du 12e Régiment de Panzer " Hitler Jugend " et de deux régiments motorisés, la 25e S. S. et la 26e S. S. À sa tête avait été nommé le jeune Oberführer Witt, 35 ans, 2 de la L.A.H. qui devint alors S. S. Brigadeführer. Un grand nombre des officiers provenaient des " Bannführer " (Chefs de centaine) de la " Jeunesse Hitlérienne " ainsi qu'une très forte proportion de soldats lorsque le recrutement était essentiellement volontaire. Mais ce volontariat fut bientôt jugé insuffisant et beaucoup de " Jeunesse Hitlérienne " furent versés d'office dans la Waffen S. S. L'âge moyen de la division, officiers compris, était de 19 ans.

-Du fait de leur recrutement, des sévères critères d'admission, de l'entraînement forcené, des constantes déclarations des chefs S. S., les Waffen S. S. se considéraient comme faisant partie d'une sorte de corps d'élite. Mais outre cette attitude, la fierté de leurs uniformes spéciaux, leurs chants particuliers, l'habitude de ne pas saluer les supérieurs s'ils ne sont pas membres de la S. S., les chefs de ces troupes essayaient d'ajouter à une attitude égale-ment partagée par certaines armes de la Wehrmacht - blindés ou parachutistes - une volonté de création d'une nouvelle chevalerie, copiée à la fois sur les Chevaliers Teutoniques et sur la caste des Samouraïs Japonais.

Sur le train 649.355 (9872 n° français) ont pris place les éléments du bataillon blindé de reconnaissance de la 12e S. S. Panzer-division : Ire compagnie d'automitrailleuses commandée par le sous-lieutenant Kudocke (en remplacement du lieutenant Hausmann) ; 2e compagnie de chars de reconnaissance commandée par le lieutenant Hauck ; 3e compagnie d'infanterie sur chars légers de transport commandée par le sous-lieutenant Hauer et l'adjudant-chef Sturm (en remplacement du lieutenant Keuc) ; l'État-Major du bataillon avec le groupe des agents de liaison, ordonnances etc... sous les ordres du sergent Stun, soit un effectif de plus de 400 soldats avec environ 60 blindés et véhicules. Parmi les Waffen S. S. se seraient trouvés une dizaine de volontaires russes (65) et au moins deux interprètes alsaciens de Colmar (63).

Le chef du bataillon, le commandant Olbœter avait nommé les responsables du transport : chef de convoi : lieutenant Hauck de la 2e compagnie; officier de transport : sous-lieutenant Kudocke de la 1re compagnie ; officier de service : adjudant-aspirant Jura de la 2e compagnie ; les chefs de compagnie responsables de leur compagnie et des gardes.

En prenant le commandement du convoi, le lieutenant Hauck, 26 ans, selon les instructions reçues lors de la réunion des chefs de train chez le général Witt, commandant la division, " instruit tous les officiers, sous-officiers et hommes de troupe sur les consignes à tenir en chemin de fer et plus spécialement dans les événements spéciaux ". Sachant en effet que les transports passaient sur des territoires où la Résistance était active, l'ordre avait été donné de " renforcer les gardes et de tâcher de passer vite et sans accident, dans tous les cas conduire sains et saufs soldats et matériel au nouvel emplacement ". En cas d'attaques " c'en est fini des simples rapports " il faut agir selon l'Ordonnance I. C. n° 2 du General-Feldmarchal Speerle :

QUARTIER GÉNÉRAL

Extrait des affaires secrètes du Commandement 69-44

LE COMMANDANT EN CHEF DES FORCES DE L'OUEST
I.C. n° 2 - 27 février 1944 - G kdos

Ordonnance concernant la lutte contre les terroristes.

1° - Il faut riposter de suite avec les armes à feu ; s'il arrive que soient frappés des innocents, le fait est regrettable mais il n'est imputable qu'aux terroristes.

2° - Cerner immédiatement le lieu de l'attentat et contrôler tous les civils se trouvant dans les parages sans distinction de la personne et du rang.

3° - Incendier immédiatement les maisons d'où sont partis les coups de feu.

Seulement après l'exécution de ces mesures ou de mesures semblables immédiates, un rapport sera transmis au commandement militaire et au service de sécurité qui doivent continuer l'affaire avec la même sévérité.

4° - La décision et la rapidité avec lesquelles agira le chef de troupe sont de toute première importance. S'il agit avec mollesse et indécision, il sera puni très sévèrement parce qu'il met en danger la sécurité des troupes placées sous ses ordres ainsi que le respect dû à l'armée du Reich.

5° - En raison de la situation actuelle, des mesures trop rigoureuses ne peuvent être soumises à sanction.

Le commandant en chef des Forces de l'Ouest

p.o.: signé SPEERLE General-Feldmarchal.

Avant le départ du train, le lieutenant Hauck s'assure des mesures de sécurité : " La garde est assurée par deux groupes de dix-huit hommes renforcés de nuit par huit hommes chacun. La protection aérienne est assurée par 5 canons de 2 cm et toutes les mitrailleuses de bord des automitrailleuses du train ". Il ordonne par ailleurs que " les cinq wagons suivant la locomotive ne seront pas occupés par la troupe. La moitié de l'effectif du transport demeurera sur les véhicules automobiles afin de pouvoir être prêts à entrer en action à tout instant, la seconde moitié sera dans les wagons destinés aux hommes de troupe. Les chefs de train voyageront dans son compartiment. "

Toutes les précautions ainsi prises, le convoi peut s'ébranler à travers la Belgique vers sa nouvelle destination.

Ascq – 1er avril 1944.

Un soleil tout rouge s'est levé sur cette aube de printemps qui depuis quelques jours cisèle aux arbres dénudés les premiers bourgeons. Le début de germination prélude au renouveau de la nature et annonce la vie.

La période de carême tire à sa fin mais dans beaucoup de foyers l'effort de restriction est passé inaperçu. Les vieux se souviennent avec amertume du temps où la coutume voulait que les bouchers promènent le jeudi saint dans le village la plus belle bête grasse qu'ils avaient achetée pour la débiter à Pâques. Toute enrubannée, elle faisait quelques stations à la porte des cabarets tandis que le nouveau propriétaire arrosait copieusement son acquisition. Où est ce bon vieux temps ! La viande est rationnée et les alcools se vendent au marché noir. Même la pipe, consolation des résignés, reste froide plus souvent qu'à son tour. La carte ne permet plus de toucher que deux décades par mois c'est-à-dire quatre paquets de cigarettes ou deux de tabac.

C'est aujourd'hui samedi, veille de la fête des Rameaux. Du propriétaire à l'humble ouvrier chacun cueille le buis qui sera béni le lendemain et placé à chaque crucifix dans les maisons, les étables, les granges et les ateliers comme le veut la tradition encore solidement ancrée. Sur le trottoir, entre deux coups de balai, les ménagères commentent la situation avec les passants. Des événements proches délient les langues. Ces deux sabotages, à moins de 48 heures d'intervalle, ne sont pas sans émouvoir la population qui pressent de graves répercussions si ces manifestations continuent. À deux reprises la Feldgendarmerie est descendue sur les lieux et devant les soldats du kommando 908 au garde-à-vous, certains ont mesuré la sévérité animant les autorités allemandes de Lille. Avant-hier le brave garde-champêtre, Émile Decourcelle, conversait avec son voisin Léon Chuffart sur le chemin du passage à niveau quand il a vu l'aréopage allemand, en grande discussion. Instinctivement tous deux ont reculé pour se réfugier sous la porte charretière de la ferme Longuépée. Désabusé le garde a murmuré : " Cette fois " ils " ont dépassé les bornes, demain ce sera notre tour ! ". Hier encore, Gaston Chrétien, de la Ligue Ouvrière Française, a réuni chez lui ses adhérents pour protester contre ces deux sabotages rapprochés qui attirent l'attention sur le village. " Ils " devraient s'en rendre compte ! " Ils "... Bien sûr on soupçonne les auteurs. Les résistants se sont déjà manifestés. En 1942 la Gestapo a arrêté Henria et Kléber Wacquez. Un wagon de lin a brûlé en gare il y a trois mois. Une enquête a été ouverte à la suite du déplombage d'un wagon de munitions. Beaucoup redoutent les ennuis alors que les événements militent en faveur d'une libération prochaine. Léon Dewailly appartenant avec Gaston Baratte à cette immense pléiade de Français qui, sans prendre une part tapageuse à la lutte clandestine, ne cessèrent de déployer les ressources de leur intelligence et de leur dynamisme dans les formes les plus diverses de résistance à l'ennemi, s'indigne de l'action armée à un moment encore prématuré. Depuis 1940 il travaille au rapatriement des Anglais en collaboration avec le docteur Trinquet de Hem. Il a créé son propre relais à Vouvray dans une propriété qui lui appartient. Un de ses ouvriers, Wuysman, n'est pas revenu de sa mission sur Bordeaux et il vient d'apprendre que les aviateurs allaient être transférés sur Lille pour y être interrogés sur les personnes qui leur portaient aide. En 1943 il a pris comme ouvriers de son entreprise, les deux architectes hollandais chargés par l'Intelligence Service de faire le relevé des champs d'aviation de Wevelghem, Merville et Lesquin. Entrepreneur de couverture, il a conclu des marchés avec les Allemands pour obtenir celui de Lesquin, conduisant lui-même son équipe d'ouvriers " spécialisés ". Il n'est pas sûr aujourd'hui des auteurs de ces deux sabotages de la semaine, sinon il irait les trouver pour leur dire ce qu'il pense de l'action armée car il sait où il faut frapper au moment opportun.

Et pourtant le 31 mars, Delécluse qui avait reçu de Leveau, employé à la mairie d'Ascq, un billet sur lequel étaient notées les heures de passage des garde-voies, avait tenu chez lui une brève réunion avec les responsables d'équipes au cours de laquelle Marga lui communiqua un renseignement reçu de l'aiguilleur André Olivier. Dans la nuit du 1er au 2 avril, après le passage de l'express Bruxelles-Lille de 22 h 30, un transport militaire est prévu en direction de Lille. Si une action était envisagée, le délai d'exécution serait minime mais la présence d'Olivier ce soir-là au poste d'aiguillage pourrait faciliter l'accès aux voies. La nature du convoi est totalement inconnue. Il doit s'agir d'un transport ordinaire comme il en passe quotidiennement, vraisemblablement du matériel ou des marchandises à destination des côtes.

À 16 heures, les garde-voies ont pris leur service jusque minuit et le chef d'équipe a réparti ses hommes sur six kilomètres s'étendant d'Annappes aux limites de Tressin en passant par la gare d'Ascq, le poste d'aiguillage ne faisant l'objet d'aucune surveillance spéciale des autorités d'occupation et des membres de la garde des communications.

La surveillance de la ligne Lille-Baisieux était assurée par des requis civils contrôlés par des patrouilles allemandes circulant entre Baisieux et Ascq d'une part, entre Ascq et la bifurcation des ateliers-Est d'Hellemmes d'autre part, patrouilles de deux à trois soldats relevés toutes les deux heures et parcourant la voie à pied à raison de un soldat sur chaque piste et un dans l'entre-voie. Le 23 mars 1944 un service de surveillance mobile mis en place par le groupe de Lille de la " Garde des communications " devait remplacer l'ancien système. Par suite de la non-exécution des ordres reçus, ce n'est que le 30 mars que les maires intéressés avaient appliqué le nouveau système qui devait être officiellement contrôlé par la " Garde des communications " le lundi 3 avril à 16 heures.

Pour ce ter avril, le chef du groupe 14 de la garde' a requis neuf civils : Roger Decallonne, 20 ans ; Henri Cardon, 61 ans ; Arthur Courcelle, 63 ans ; René Dubois, tous d'Ascq ; Ernest Fiévet, 42 ans de Bouvines ; Louis Lemaire, 42 ans de Hem, Étienne Vauteux et Henri Dekleermaker, 20 ans de Lille sous la responsabilité de François Boite, 59 ans de Hem. À la même heure, le dynamique vicaire de la paroisse, l'Abbé Maurice Cousin, s'est rendu chez le jeune couple Vermeulen-Eeckhoute pour y passer le reste de l'après-midi en leur compagnie. Il les a quittés vers 18 heures, heureux d'emporter avec lui un gros paquet de tabac belge importé en fraude, de quoi faire pâlir d'envie les fumeurs aux pipes froides.

Le soleil printanier s'est couché sur un crépuscule de velours mauve. La nuit est sans étoiles et sans vent. La lune dans son plein, livre un visage raviné. Calfeutré derrière les gros rideaux noirs, opaques à toute sortie de lumière, chacun s'est replié autour de la robuste cuisinière, seul chauffage auquel on demande de ne pas être trop gourmand. Les cuivres astiqués, ornements familiers dans ce pays de brume où l'on cherche à remplacer la lumière défaillante par ce métal éclatant et brillant, reflètent la lueur des flammes. Au creux des nids humains, les enfants ont encerclé de leurs petits bras le cou de leur maman et reçu le baiser du soir. Bientôt dans leurs regards, les étoiles vont s'éteindre.

Les restrictions d'électricité ne favorisent guère les amateurs de lecture. À la pâle clarté des lampes voilées, quelques-uns se délectent de " Corps et Ames ", le dernier roman passionné du chantre roubaisien, Van Der Meersch. La plupart se contentent des faits divers de " L'Écho du Nord " ou du " Journal de Roubaix " étalant la saisissante affaire Petiot, ce médecin parisien au sinistre " bureau de voyages " qui rançonna puis assassina une quarantaine de personnes désireuses de quitter la France. Les plus hardis, profitant de l'unique distraction du village se sont rendus au Cinéma " Rex " où se projette comme un présage le film d'Abel Gance : " Paradis Perdu ".

Pour des hommes engagés dans un combat souterrain, la nuit est propice à l'action. Vers 21 heures, Delécluse et Mangé prennent livraison chez Mlle Cools du matériel préparé l'après-midi par Gallois, pour se rendre à la réunion du groupe fixée à 21 h 30 dans une petite ruelle parallèle à la rue principale, reliant directement la rue Courbet au sentier longeant la voie ferrée. À 250 mètres du passage à niveau, le chef de groupe Delécluse répartit les rôles : il s'arme d'un pistolet, donne à Lelong et Mangé un pistolet-mitrailleur pour la protection et désigne Gallois et Marga pour placer l'explosif avec lui. Le groupe s'avance jusqu'à la ligne de chemin de fer dans le calme de la nuit. Là-bas les lumignons vert et rouge voilés de la gare semblent dialoguer avec le sémaphore de la cabine d'aiguillage où veille un autre résistant : André Olivier. Dans le secteur, seul le garde Dekleermacker passe de temps à autre. Le chef d'équipe Boite se trouve au centre du parcours, à 600 mètres du lieu, tandis que s'étalent vers Tressin et Baisieux Courcelle, Decallonne, Lemaire, Fiévet et Cardon.

La barrière se baisse. L'express Bruxelles-Lille est annoncé. Dans un bruit métallique assourdi, le halètement se rapproche pour passer dans un vrombissement à quelques mètres des résistants tapis en contrebas du talus, aux flancs des deux voies dont les rails d'acier s'étirent au loin sous le pâle clair de lune. Des pas ont résonné sur le sentier. Une " belle de nuit " passe. D'ordinaire elle est toujours accompagnée de l'allemand Willy. Ce soir elle est seule et les bruits inhabituels qu'elle a cru percevoir, lui ont fait comprendre les récents avertissements d'un résistant. Les hommes ont sauté sur le ballast pour placer l'explosif. L'action est vite réglée et tous se séparent. Pour deux d'entre eux, la route ne sera pas longue, Lelong habite la rue Foch, Marga la maison du garde-barrière de la rue Kléber. Quant à Delécluse il se rend tranquillement à l'autre extrémité de la rue Marceau, au " Café Méplont " pour y jouer sa partie de cartes habituelle du samedi en compagnie de André Macou, Jules Francke et Louis Deffontaine, une rage de dents contraignant Croain à quitter ses compagnons.

Au même moment, Daniel Depriester se dispose à faire sauter une locomotive aux ateliers d'Hellemmes.

Le cinéma a fermé ses portes vers 22 h 30. Les spectateurs regagnent leur domicile. Quelques-uns s'attardent au " Café Potié " adjacent au cinéma. Des habitués s'y retrouvent chaque samedi. Le directeur du cinéma, Robert Castelin, ne peut laisser partir son sympathique opérateur, l'électricien Alfred Dusart, sans lui offrir le verre de remerciement.

Au milieu du silence la nuit pèse avec une pénétrante insistance. Depuis trois quarts d'heure, le clocher a égréné ses dix coups. Il est à croire que l'aube des Rameaux 1944 va s'allumer au-dessus d'un désert.

L'explosion au passage du train 9872.

Le train 649.355 (n° français 9872) s'arrête en début de soirée à Tournai (Belgique) où l'équipe de traction change pour effectuer le trajet de Tournai à Haubourdin (France). Aux commandes de la locomotive a pris place le mécanicien René Dascotte de Kainlez-Tournai. " Pour effectuer cette mission, j'étais accompagné, dit ce dernier, du chauffeur Courtin Auguste et du chef de train Lecomte Walter, domicilié chaussée de Tournai. Comme pour tous les transports de troupes, deux cheminots allemands avaient également pris place sur la locomotive. ".

On a laissé entendre que pendant les quelque vingt minutes durant lesquelles le convoi a stationné sur la voie S à Tournai, les soldats auraient déplombé des citernes d'alcool pour consommer ensuite le contenu. Cette assertion n'a pu être confirmée par les rapports de police effectués à l'époque mais François Venicx, de service au contrôle des billets en gare est formel sur la conduite des S. S. : " Ces soldats se sont aussitôt signalés à l'attention de tous par leur attitude bruyante. Certains chantaient et buvaient tandis que d'autres, plus nombreux, descendus sur les quais, sautillaient au son de l'harmonica ou se promenaient en titubant. Leur attitude et leurs gestes ne laissaient aucun doute sur l'état d'ébriété dans lequel bon nombre de ces hommes se trouvaient. D'ailleurs en passant dans leur voisinage, l'on pouvait aisément respirer à plein nez des relents d'alcool de fort degré. "

En gare de Blandain (Belgique) où le convoi s'arrête à nouveau les employés de service remarquent de leur côté l'état d'ivresse de ces soldats dont quelques-uns sont sortis dans les débits voisins pour y consommer ou acheter ce qu'ils pouvaient emporter. Le rapport établi à l'époque " estime comme certain que ces soldats qui disposaient passablement d'argent ont pu acheter aisément de l'alcool malgré l'interdiction de la vente ".

Le convoi des Waffen S. S. arrive à Baisieux-frontière à 21 h 51. Quatre agents de la S.N.C.F. sont de service à cette heure : le facteur-enregistrant Jules Horbé de Gruson, Noël Demouvaux de Flers, Henri Leclercq de Tourcoing et Louis Bearez de Baisieux. À plusieurs reprises Horbé sort sur le quai pour son service, notamment pour le passage du Bruxelles-Lille, et ne remarque rien d'anormal. Il constate seulement que la troupe se trouve principalement depuis le centre jusqu'à la queue du train. De son côté Demouvaux passe près du train pour relever les numéros des wagons transporteurs. Peu de temps avant que le convoi ne reparte, quelques coups de feu éclatent près de lui et sont entendus par le F.E.N. Horbé occupé à l'intérieur de son bureau de la gare et par le garde-voie Fiévet, de surveillance près de la gare de Baisieux. Demouvaux manifeste ses craintes aux sentinelles du train qui " m'ont déclaré que leurs camarades étaient quelque peu avinés mais qu'il n'y avait pas de danger ". Tandis que les Waffen S. S. crient et chantent dans leurs wagons, le chef du convoi, Hauck, se renseigne sur la suite de son itinéraire et apprend par un agent du chemin de fer allemand que l'express régulier Bruxelles-Lille vient de passer. " Étant donné, dit Hauck, qu'il était connu d'après les documents I.C. que les bandes de terroristes étaient particulièrement actives dans les régions à traverser, j'ai demandé à l'agent allemand de mettre mon train en marche immédiatement derrière l'express Bruxelles-Lille. Ma demande fut accordée et mon train fut expédié 10 minutes après l'express " à la place d'un train de marchandises de l'armée allemande qui reste à Baisieux.

Après un arrêt de 43 minutes en gare, le convoi repart donc de Baisieux à 22 h 34 et annonce son passage pour 22 h 44 au facteur-enregistrant Élie Derache, de permanence en gare d'Ascq. Le halètement de la locomotive se rapproche du village.

" Nous étions sur le point d'arriver en gare d'Ascq, que nous devions franchir sans arrêt, lorsque, abordant une pointe de cœur des embranchements conduisant dans les voies de garage, une violente explosion s'est produite sous la machine. Le convoi roulait à ce moment-là à vingt ou vingt-cinq kilomètres à l'heure au maximum et j'ai pu faire stopper rapidement, par les moyens ordinaires et sans brusquerie la machine à hauteur de la cabine d'aiguillage du passage à niveau d'Ascq. " Certains disent que l'explosion a ressemblé à un gros pétard suivi de quelques pétarades moins fortes. Mme Dewailly qui habite en face a " entendu l'explosion tandis que portes et fenêtres étaient disloquées ".

Les attardés du cinéma passant près de l'endroit se sont blottis contre les portes, certains reçurent du ballast sur la tête. François Ambert a vite rejoint son domicile. Le garde Émile Decourcelle et sa famille ont fait de même.

Dans les maisons, l'obscurité est complète car l'explosion a endommagé la cabine toute proche qui commande le secteur. La majeure partie de l'agglomération aux alentours du passage à niveau se trouve ainsi privée de courant. Dehors, il ne fait pas nuit noire, la lune va vers son plein et à travers un ciel nuageux diffuse une pâle clarté.

Les dégâts.

Tous les rapports concordent sur ce point : les dégâts furent dérisoires. " Nous sommes aussitôt descendus de machine, dit le mécanicien Dascotte, pour nous rendre compte des dégâts causés. J'ai alors remarqué que les troisième et quatrième wagons, transportant des chenillettes dans lesquelles se trouvaient des hommes, étaient sortis des voies et que la machine avait, au-dessous, quelques pièces d'importance secondaire détériorées. " Dascotte d'ailleurs se met aussitôt à réparer et " après le refoulement du train vers Baisieux, vers deux heures du matin, par une autre machine et la mise sur rails des deux wagons déraillés, je suis parti d'Ascq vers cinq heures pour rentrer haut-le-pied à Tournai ".

Le commissaire-enquêteur Déruelle de la direction de la Police d'État, chef régional des services de la sécurité publique consigne pour sa part que " le sabotage a fait dérailler une plate-forme à boggies, la plate-forme la précédant et celle qui la suit déraillent d'un seul boggie. Le courant électrique est coupé ". Le rapport de l'inspecteur Guérin précise - et vient par là infirmer quelque peu les dires de Dascotte - qu'il s'agit des " 7e et 8e wagons chargés de véhicules motorisés ". Il faut plutôt pencher vers le rapport précis du chef de l'exploitation du 2e arrondissement S.N.C.F. de Lille en date du 8 avril qui livre le détail exact des avaries relevées par l'inspecteur Guérin (annexe).

Le lieutenant Hauck vient apporter avec un cynisme touchant à l'inconscience les compléments d'information sur les dégâts occasionnés au matériel de guerre dont il est responsable, faisant en commençant une affirmation purement gratuite, non confirmée par les autres déclarations et rapports : " Cinq à six entrées de projectiles furent comptées sur le tender de la machine. Un pneu d'une automitrailleuse huit-roues fut endommagé par un projectile. Par les morceaux de fer projetés par l'explosion, la boîte de vitesse d'une des autos fut endommagée. Par suite d'un choc, une automitrailleuse huit-roues a tamponné deux motocyclettes et les essieux ainsi que les jantes furent faussées. L'attentat a provoqué un retard de quinze heures dans la continuation du transport et de ce fait l'arrivée à nouvelle résidence a eu lieu avec une journée de retard. Enfin ! je n'ai eu aucune perte dans mes hommes. " Il se garde bien d'ajouter que quatre-vingt-six civils ont été massacrés en représailles, payant de leur vie deux pneus détériorés, une boîte de vitesse faussée et un retard au cantonnement.

Moments d'attente.

Sitôt le déraillement, l'aiguilleur Olivier a mis à l'arrêt les signaux carrés protégeant le lieu de l'accident. Le chef de train, Walter Lecomte, la lanterne à la main, a quitté son wagon de queue pour se porter vers la locomotive. Quelques S. S. ont sauté des plate-formes ou sont sortis des wagons. L'incident est vite ramené à ses justes proportions : pas d'attaques, dégâts insignifiants. Le mécanicien Dascotte constate d'ailleurs cette apparente tranquillité : " J'ai remarqué que des garde-voies et des employés de la S.N.C.F. se portaient sur le lieu du sabotage et que quelques personnes des maisons toutes proches étaient sorties sur leur porte pour voir ce qui se passait ". Les époux Ambert sont parmi ces curieux. De retour du cinéma avec leur fils, l'explosion les a surpris à quelque cent mètres. Gagnant rapidement leur habitation dont la porte d'entrée donne à moins de trois mètres de la voie ferrée, ils demeurent sur le seuil pour contempler le spectacle. " Il faisait un beau clair de lune ". Deux S. S. descendent de leur automitrailleuse amarrée sur une plate-forme et semblent leur poser une question. Ignorant la langue allemande, François Ambert ne peut leur répondre mais il aperçoit à peu de distance, occupé à converser avec l'aiguilleur, un électricien de la S.N.C.F. qui parle leur langue. Interpellé, Francis Noblecourt se déplace pour connaître l'objet de leurs interrogations. Il les renseigne sur la distance qui les sépare de Lille et leur indique l'heure à la pendule de la cabine d'aiguillage. " C'était tout ce qu'ils demandaient, poursuit F. Ambert, ils avaient l'air calme ".

À la gare, le personnel est réduit pour le service de nuit. Avec l'aiguilleur dans sa cabine, un facteur enregistrant pour se tenir en liaison avec les stations voisines. Élie Derache fournit des renseignements précis sur ces moments d'attente :

" Vers 22 h 45 j'ai entendu une explosion sur les voies vers la cabine d'aiguillage et aussitôt après j'ai entendu ralentir puis s'arrêter la machine du train n° 9872. J'ai appelé M. Carré, chef de gare, qui loge dans le bâtiment principal de la gare, à l'étage. De vive voix je lui ai indiqué où je plaçais les clés des bureaux, que j'allais me rendre compte de ce qui s'était passé.

" Je suis alors parti à pied le long de la voie et, à quelques centaines de mètres, le convoi était arrêté, la locomotive était passée de quelques mètres au-delà de la cabine. À cet instant, l'aiguilleur André Olivier est venu avec moi faire les constatations : la lame d'aiguillage droite qui avait sauté par explosion avait fait dérailler un wagon plate-forme de deux essieux et les deux wagons l'encadrant d'un seul essieu. Il pouvait être 22 h 55 quand j'ai constaté cela sur les lieux. Il ne faisait pas nuit noire car il y avait un peu de lune.

" Un certain nombre de soldats allemands étaient sur le ballast, sans être énervés apparemment. L'un d'eux m'a fait comprendre que sa gamelle était tombée sous la plate-forme entièrement déraillée. L'aiguilleur Olivier alla lui chercher cet ustensile et le lui remit. L'allemand le remercia d'un sourire que j'aperçus à la lueur de ma lampe à acétylène.

" En me retournant, j'aperçus un allemand dans un groupe qui avait un carnet en mains et qui me demandait quelque chose. Ce devait être un agent de la " Reichsbahn " qui, d'après ce que j'ai compris, me demandait où il se trouvait. Je lui répondis " Ascq ". Mais comme il ne comprenait pas, je lui écrivis le nom au crayon sur son carnet et ensuite je suis revenu en gare, l'aiguilleur Olivier étant retourné à sa cabine d'aiguillage.

" À mon arrivée au bureau de la gare, le chef, M. Carré, était en train de téléphoner au réseau de la S.N.C.F., mais je ne sais à qui ni ce qu'il disait. Je l'ai mis au courant de mes constatations et j'ai alors avisé du sabotage la permanence de la gare de Lille. Il était à ce moment-là, 23 h 05. D'accord avec l'agent de permanence l'E.B.D. (Direction allemande des chemins de fer de Lille) fut prévenue par lui. "

Les réactions du S. S. Obersturmführer Hauck.

Rien ne laissait prévoir une catastrophe mais c'était mal connaître les S. S. de la division " Hitler Jugend " bafoués dans leur honneur. Le calme précédait la tempête.

Si l'on en croit les rapports de la compagnie, dès l'arrêt du convoi, le S. S. Rottenführer Strohfahrt, chef de la garde, aurait immédiatement couru vers le compartiment des gradés pour avertir le commandant du transport, le lieutenant Hauck, que " l'un des wagons de tête est sorti des rails ". Ce dernier lui aurait donné l'ordre de " faire descendre la garde et de continuer à assurer la protection ". Tandis que la garde prenait position, le même Strohfahrt aurait entendu " des coups de feu (probablement pistolets) provenant de la maison la plus à gauche, immédiatement près du passage à niveau. " Illusion que vient cependant confirmer le S. S. Rottenführer Krappf qui se trouve à ses côtés. En bon subordonné le chef de la garde serait à nouveau parti rendre compte à Hauck qui lui " donne l'ordre de fouiller la maison en question et s'il n'était pas possible de faire autrement d'ouvrir par la force ou de l'incendier ". C'est alors vraisemblablement que le chef du convoi serait descendu pour prendre en main la situation. " Je me suis rendu moi-même avec deux de mes chefs sur les lieux de l'attentat et me suis rendu compte personnellement que des coups de fusils et de pistolets partaient de la lisière gauche de la commune. Un interrogatoire des hommes de garde pourra confirmer mes dires à ce sujet. "

Tous les témoins sont unanimes, il n'y eut aucun coup de feu contre le train. La Kommandantur de Lille qui invoquera ce prétexte sera tôt réduite à l'abandonner devant l'opposition générale. Les collaborateurs eux-mêmes retrouveront en cette circonstance un sursaut de conscience qui les empêchera d'admettre pareille forfaiture. Pour justifier après coup le massacre, le mensonge était indispensable, à moins que le chef de la garde Strohfahrt n'ait créé lui-même de toutes pièces cette situation.

" Peu après l'explosion, dit Dascotte, un gradé allemand pouvant être le chef du détachement est venu à son tour se rendre compte des dégâts. Il paraissait furieux et tout en vociférant est reparti vers l'arrière du train. " Tout porte à croire qu'il ne s'agissait pas de Hauck qui mentionne la présence de deux subordonnés au cours de ses constatations mais bien plutôt du chef de la garde si l'on rapproche la déposition de Madame Ambert demeurée devant chez elle après la conversation avec les deux S. S. descendus de leur automitrailleuse : " Du pas de la porte et à la lueur de la lune, nous avons vu une dizaine de minutes plus tard, un allemand casqué et vêtu d'un grand manteau partir en courant le long du train, vers la queue, tout en tirant des coups de feu en direction des habitations situées en bordure de la voie. Il pouvait être à ce moment-là 23 h 15 environ. En raison de ces coups de feu et de peur que les Allemands ne prennent mon mari, nous nous sommes enfermés chez nous. Une dizaine de minutes plus tard environ, c'est-à-dire 23 h 25 - 23 h 30, nous avons entendu des commandements. "

" Depuis un quart d'heure environ, dit Dascotte, j'étais occupé à réparer ce qu'il m'était permis de faire sur ma machine lorsque j'ai entendu une assez forte rafale de mitraillette. Fortement surpris par la netteté de la fusillade et surtout mal placé en raison des échos pour entendre la provenance d'un bruit, il ne m'a pas été possible de me rendre compte avec certitude de la direction exacte d'où provenaient ces coups de feu. J'ai entendu siffler quelques balles en l'air, c'est tout. Nous avons aussitôt escaladé la locomotive et présumant le danger qui pesait sur nous, les cheminots allemands nous ont conseillé de nous coucher dans le charbon et de ne pas bouger. Quoiqu'il en soit, je suis certain n'avoir entendu qu'une seule explosion au passage de la machine et qu'aucun coup de feu n'a été tiré avant la rafale ci-dessus désignée. "

Des coups de sifflets et des ordres gutturaux retentissent tout au long du convoi : " Absteigen Alle Kampfgerüstet " Tout le monde en bas et en armes ! Les soldats équipés descendent pour se rassembler devant le passage à niveau. Les uns sont habillés de vert, les autres de noir où brillent des têtes de mort, le groupe blindé de la 2e compagnie. Que présagent ce cliquetis d'armes, ces bruits de crosses, ces bottes ferrées ? " J'ai entendu, dit François Ambert, des coups de sifflet tout le long du train et des cris de voix qui parurent menaçants. Deux militaires appartenant au service des garde-communications, logés dans le pays, se sont éloignés d'un pas rapide du lieu de stationnement du train et j'eus le pressentiment que quelque chose de grave allait se passer. Je m'enfermais dans ma maison et j'entendis le chef du détachement faire une harangue à ses hommes ". Tous les habitants des alentours écoutent anxieux cette voix qui s'adresse à la troupe avec des hurlements frénétiques. Personne ne comprend mais quelques témoins retiennent des mots " sabotage " " terroristes " " communistes " " kapout " " National-Socialiste ". Des misérables Français ont osé lever la main sur la troupe d'élite d'Adolf Hitler, le village paiera cet acte et les instructions pour le bouclage sont données :

Lorsqu'il a été certain, note Hauck dans son rapport, qu'il s'agissait d'un feu dirigé contre nous, provenant apparemment de la première maison à gauche du passage à niveau et d'après les constatations faites qu'il s'agissait d'une attaque organisée du transport, j'ai donné les ordres suivants :

1° - S. S. Oberscharführer Jura : " Prenez quelques hommes et courez immédiatement sur les lieux de l'explosion, faites des recherches et essayez de trouver et de suivre la trace

des terroristes. "

2° - S. S. Untersturmführer Kudocke : " Vous allez explorer les maisons à gauche du chemin de fer et m'amener ici tous les civils masculins de 17 à 50 ans. "

3° - S. S. Untersturmführer Hauer : " Vous allez explorer la partie de la commune à droite du chemin de fer en arrêtant tous les habitants masculins de 17 à 50 ans et les amènerez au point de rassemblement du passage à niveau. "

4° - S. S. Oberscharführer Wetzlmayer : " Vous allez explorer la commune depuis le passage à niveau de la gare jusqu'au centre de la localité et mettrez en état d'arrestation toutes les personnes de sexe masculin qui paraîtront suspectes. "
5° - S. S. Oberscharführer Buss : " Vous assurerez la protection du train avec les éléments de la 2e compagnie et verrouillerez à gauche et à droite avec les mitrailleuses et canons de 2 cm.
Les civils qui essayeraient de s'approcher du train sont à abattre. "

Voilà des ordres précis, trop précis même pour quelqu'un qui ne connaît pas le village et qui l'aborde en plus en pleine nuit. À-t-il profité des dix minutes entre le compte rendu du chef de la garde et ses commandements aux soldats pour étudier la carte ? Les ordres qu'il a donnés nous amèneront à quelques réflexions avant d'aborder la question de l'arrêt du massacre.

La suite des événements nous permet de mentionner les ordres donnés aux soldats : l'entrée des maisons sera forcée et toutes les habitations fouillées, elles demeureront obligatoirement ouvertes et d'autres escouades les visiteront afin de s'assurer que personne n'échappe à la rafle. Les otages seront amenés à la cabine d'aiguillage. Toutes ces arrestations pourraient semer l'alarme dans le village et inciter les hommes à fuir. Il importe de couvrir le bruit, en ne ménageant pas les munitions, en faisant feu dans toutes les directions, dans toutes les rues, dans les portes et les fenêtres, et s'il le faut les armes des blindés du train ajouteront par leur rafale à la confusion. La fusillade ininterrompue contribuera à terroriser les habitants et à les empêcher de sortir pour se rendre compte de la situation. Ces précautions prises, Hauck termine sa harangue par l'invocation rituelle au maître adoré à qui on va offrir cette action : " cette harangue se termina par un cri bref de l'officier auquel, à trois reprises, les soldats répondirent en chœur par un autre cri bref ". Le " Sieg Heil ! " annonce la ruée. Il est 23 h 15 environ. Par sections la troupe se disloque. Alors commence un vacarme épouvantable fait de rafales de mitraillettes, de coups de fusils, de revolvers, de hurlements gutturaux, de cris de douleur, d'angoisse et d'agonie.

Établir l'ordre chronologique des événements est impossible car les S. S. opèrent partout à la fois. Pour la clarté du récit nous serons forcés d'exposer successivement les " exploits " simultanés de cette troupe de S. S. en tentant de suivre certains commandos d'après leurs rapports de 1944 et les témoignages des rescapés.

Les abords du passage à niveau.

Le S. S. Rottenführer Strohfahrt et son comparse Krappf reçurent l'ordre de " fouiller la maison en question (d'où seraient partis les coups de feu) et s'il n'était pas possible de faire autrement d'ouvrir par la force ou de l'incendier. La maison a été fouillée par moi, le S. S. Rottenführer Krappf accompagné de quelques hommes et j'ai constaté, dit Strohfahrt, que tous les hommes sauf femmes et enfants s'étaient éloignés en direction de la sortie du village. Comme le disait l'ordre, il fut tiré sur les fuyards. Dès la mise en service de nos armes, les coups de feu isolés provenant des maisons cessèrent. Ce qui m'a frappé, c'est que les quelques personnes du sexe masculin que nous avons trouvées dans les maisons aux abords immédiats de la voie ferrée étaient totalement habillées et que dans les couloirs, des bicyclettes étaient garées. " Qu'en est-il exactement ?

À quelques mètres du lieu de sabotage s'élève la maison de M. Dewailly, entrepreneur de couverture. Sorti ce soir avec sa camionnette, le patron n'est pas encore rentré. Sa femme et ses deux filles sont seules. L'explosion a brisé les vitres et ébranlé portes et fenêtres. M. Vandenbussche et son fils Maurice, ses voisins, sont immédiatement accourus pour l'aider à boucher les ouvertures béantes, car la nuit est assez froide. Ils entendent les S. S. exhaler leur colère devant les wagons déraillés. Des pas résonnent bientôt dans l'allée du jardin qui précède la maison. Les S. S. entrent, se saisissent de M. Vandenbussche et l'entraînent. Heureusement ils n'ont pas vu son fils Maurice.

À peine hors de la maison, ils se mettent à frapper le pauvre homme en l'injuriant. Arrivés au passage à niveau, ils le poussent brutalement contre le mur dans une encoignure formée de deux maisons mal alignées, lui font lever les bras et continuent à le rouer de coups : chaque fois qu'un bras fléchit, un coup le remet en place ; si le malheureux chancelle, un coup de botte le rétablit. Devant lui, à trois mètres, ils le tiennent en joue. L'un des S. S. se détache, il n'a pas dix-huit ans, l'injurie avec fureur, de si près que M. Vandenbussche sent son haleine, puis soudain lui décoche un formidable coup de botte dans les parties, lève sa crosse de mitraillette et la lui abat sur la tête. Par bonheur le coup n'a pas porté sur le crâne mais la lèvre supérieure est fendue et le sang ruisselle. Les S. S. font alors pivoter leur victime, face au mur, les bras toujours levés. " Ils vont me fusiller " pense M. Vandenbussche mais à ce moment il entend des pas. Il reconnaît sans la voir la patrouille habituelle du kommando 908 et se dit qu'il ne doit pas être loin de 23 heures. Franchissant le portillon du pas-sage à niveau, deux patrouilleurs se détachent et se plantent devant les S. S. L'un d'eux abat sa mitraillette dans leur direction en disant " Ein moment " puis se met à parlementer. Sans se décontenancer, les deux soldats de la Wehrmacht interrogent l'otage, le fouillent et comme il n'a pas ses papiers, lui demandent où il habite. Sa maison est à deux pas. Ils s'y rendent avec lui tandis que les S. S. les suivent.

Bouleversée, Madame Vandenbussche voit entrer son mari, le visage tuméfié et sanglant mais le moment n'est pas aux explications, vite les papiers. Les deux patrouilleurs vérifient : il est bien en règle, c'est un habitant du pays, employé à la S N.C.F. Pendant que les S. S. cherchent dans la pièce voisine des preuves de " terroristes ", l'un des deux Allemands glisse à sa femme ces mots qui doivent la rassurer : " Monsieur retour ! ". Simulant une arrestation, ils tiennent leur prisonnier par les poignets et l'emmènent à leur cantonnement par la rue de la gare. Il existait en effet à Ascq une petite troupe d'Allemands assurant le déchargement du matériel et la police des voies et qui avaient leur cantonnement au 2 de la rue Galliéni. Appartenant au bataillon 908 de Lille, ce kommando était dirigé par un officier subalterne et se composait d'hommes assez âgés, fort paisibles, vieux habitués des cafés du pays. À peine les trois hommes ont-ils fait quelque cinquante mètres que des balles claquent soudain autour d'eux sur le pavé : ce sont les S. S. qui rageant de voir partir leur première prise, tirent sur leurs propres frères d'armes ! Tous trois se blottissent un instant dans une encoignure de porte puis, rasant les murs, courent jusqu'au cantonnement.

Là M. Vandenbussche est reçu par le chef qui, devant son pitoyable état lui dit : Je regrette, je n'ai absolument rien pour vous soigner. Si vous restez ici jusqu'au matin, votre vie sera sauve. " Déjà deux autres civils, recueillis par les hommes du kommando 908 sont à l'abri au poste. Ces civils seront témoins des efforts accomplis par l'officier pour mettre fin au carnage. Sombre et soucieux, il téléphonera sans cesse à toutes les autorités allemandes de Lille pour obtenir une intervention.

Le kommando Kudocke.

Quand M. Vandenbussche amorce la rue de la gare avec ses gardiens du 908, il remarque que déjà les S. S. commencent à visiter les habitations alignées d'un seul côté depuis le passage à niveau de la rue Marceau jusque la place de la Gare.

" J'avais reçu l'ordre avec mon kommando, dit le lieutenant Kudocke dans son rapport, de fouiller les maisons à gauche de la voie ferrée pour essayer d'y retrouver des civils qui fuyaient. En ouvrant par la force les premières maisons je n'ai tout d'abord rencontré aucune personne du sexe masculin... " ce qui semble bien invraisemblable car le comportement de cet officier quelques maisons au-delà laisserait supposer qu'il s'agit bien du même homme qui s'est présenté à la première habitation de la rue.

Arthur Rigaut, 48 ans, évacué d'Hellemmes après le bombardement de cette ville habite juste en face du passage à niveau avec sa femme et ses deux petits garçons. La porte est enfoncée. "Le chef de ces soldats, que je crois être officier, dit Mime Rigaut, portant calot noir ou bleu-foncé et une tunique de même teinte, âgé de 22 à 24 ans, allait le revolver à la main et visita la maison après m'avoir dit en français mais avec un accent alsacien : " Vous avez des bandits chez vous et pour cette raison je vais " fousiller " votre mari tout de suite ". Arrivé à l'étage, sa physionomie qui était barbare au début, se radoucit à la vue des enfants qui semblaient ne lui apparaître qu'à cet instant. Il s'informa de leur âge et redescendit calme en disant s'adressant à nous quatre : " che ne fousillerai pas fotre mari, je ne fousillerai pas fotre papa ". Il demanda du papier pour écrire, je lui passais un bloc-notes et s'agenouillant devant la table, il écrivit en allemand quelques lignes dont il ne donna pas la signification. "

Pour être sûr qu'il s'agissait bien du même officier qui allait se présenter plus loin, il aurait fallu comparer le papier laissé chez A. Thélier avec les deux feuillets suivants du bloc-notes sur lesquels l'impression en creux de la phrase était encore lisible, feuillets remis au commissaire Déruelle au cours de son enquête. L'autorisation de consulter le dossier n'a pas été accordée.

" Peu après, continue Kudocke, il m'était signalé qu'en direction de la voie de chemin de fer des fuyards civils malgré les sommations avaient continué à fuir et avaient été abattus... " Quels sont ces fuyards sinon les hommes du kommando 908 avec leur prisonnier sur lesquels les S. S. ont tiré ! À moins qu'il ne s'agisse aussi de la famille Danel. Arrêtée près du passage à niveau par des soldats armés de P.M., la famille Charles Danel, le frère et la belle-sœur sont invités à faire demi-tour et à se diriger sur Annappes, la commune voisine. Pour leur indiquer cette route, il ne peut s'agir que de soldats du kommando 908. Ayant pris la rue de la gare " sur la place portant ce nom, dit Mine Danel, nous avons été arrêtés par des soldats qui nous ont fait lever les mains et ont fouillé les hommes. Ceci fait, j'ai entendu des coups de feu et je me suis sauvée au café Jeanne-d'Arc où j'ai passé la nuit. Dans ce café des soldats allemands nous ont menacés de leurs armes. " Nous verrons leur odyssée plus loin. Quels étaient ces soldats qui ont fouillé les hommes ? Certainement pas des kommandos S. S. car il eut été bien invraisemblable qu'ils aient laissé partir les hommes ! Il se pourrait pourtant que ces fuyards aient entraîné le lieutenant Hauck jusqu'au bâtiment central de la gare, où va s'accomplir les préludes de la nuit.

L'intermède de la gare.

" Quand les kommandos de nettoyage furent mis en place, Je me suis moi-même rendu en gare. Là j'ai constaté que malgré la garde assurée par deux soldats et un garde-voie français, l'explosion avait pu être préparée à quarante mètres de là. "

Si l'on peut reconnaître l'exactitude de ses " constatations " il faut dire qu'au moment de la rédaction de son rapport le 4 avril 1944, Hauck se trompe sur le lieu. Il ne s'agit pas de la gare mais de la cabine d'aiguillage. L'explosion a bien eu lieu à quarante mètres de celle-ci où se trouvait l'aiguilleur Olivier - ou le garde-voie Dekleermaker - et sans doute deux soldats du kommando 908 chargés de la surveillance.

Cependant sa présence en gare après la mise en place des kommandos ne fait aucun doute car sa conduite ultérieure sur les lieux du massacre ne peut laisser supposer un seul instant qu'il eut laissé échapper le " terroriste " Vandenbusche s'il avait été lui-même présent au P.N. au moment où les faits se sont déroulés, lui qui n'hésitera pas à qualifier " d'inadmissible " l'intervention de l'adjudant-chef du kommando 908 auprès de Kudocke.

À son retour du train accidenté le facteur-enregistrant Élie Derache trouve son chef, M. Carré avisant les services compétents. Tandis que ce dernier téléphone au receveur des Postes, M. Roques, pour obtenir la communication avec la brigade de Lannoy, Derache passe dépêche à Baisieux pour la fermeture de la voie droite et à 23 h 05 il avise la permanence du 2e arrondissement de Lille pour demander l'arrêt de la circulation, l'envoi du wagon de secours et avertir que le pilotage sera effectué sur la voie gauche. En accord avec l'agent de permanence de Lille, Moithy avertira de son côté la direction allemande des chemins de fer, l'E.B.D. Les communications terminées, il se propose d'aller mettre au courant le chef du district, M. Poulain, qui loge en face au café de la gare. Au même instant ils entendent les premiers coups de feu, quelques-uns et très espacés, tandis que pénètrent dans le bureau les deux employés de la Reichsbahn du train déraillé, ceux-là même qui viennent de conseiller au mécanicien Dascotte de se cacher dans le charbon. Le chef de gare conseille à Derache d'attendre quelques instants pour sortir. " À ce moment précis, dit M. Carré, j'ai entendu une fusillade place de la gare et des bris de vitres. J'ignorais ce qu'il s'y passait. "

D'une fenêtre donnant sur la gare, M. et Mme Sabin qui se sont levés voient " nettement en raison de la lune, un groupe de soldats allemands adossés à la barrière d'entrée de la cour aux marchandises de la gare tirer en direction de la poste et des voies avec des mitraillettes ". Mme Roques, sans voir ce qui se passe confirme " qu'une demi-heure environ après l'appel téléphonique de la gare qui avisait la gendarmerie de Lannoy (elle a) entendu crépiter les premiers coups de mitraillettes qui peu après partaient des environs immédiats de la poste. La fusillade gagna la gare juste en face de la poste ". Il est 23 h 20 environ. C'est l'heure où à la tête d'un kommando de soldats - parmi lesquels se serait trouvé l'Oberscharführer Buss - le lieutenant Hauck venant de la place de la gare, enfonce la porte de la salle des pas perdus et pénètre par le quai dans le bureau de la gare après avoir tenté d'enfoncer une porte condamnée. Les vociférations ont vite fait déguerpir les deux cheminots allemands qui ont compris ou deviné ce qui allait se passer.

À peine entré, Hauck se précipite sur M. Carré et lui assène coups de poings et coups de pieds qui le précipitent à terre. Se tournant ensuite vers Derache, le même " officier " l'insulte dans sa " langue ", ignorée par ce dernier, s'acharne sur lui de la même façon que sur son chef et voyant qu'il ne tombe pas assez vite, s'empare d'une chaise de bureau lourde de quatre kilos. Le premier coup esquivé, il aperçoit un soldat braquer sa mitraillette, se laisse frapper à la tête, tombe à la renverse et " fait le mort ". Les deux agents ainsi écroulés contre le mur, entre la table et le placard, un bref commandement de l'officier à l'un de ses soldats entraîne une décharge de mitraillette en direction des deux hommes. M. Carré reçoit par ricochet une balle dans la cuisse mais Derache est indemne. Les S. S. sortis, s'assurant qu'il ne peut pas être vu, il reprend sa place, téléphone au P.C. de Lille pour réclamer des secours, puis s'adresse directement à l'E.B.D. de Lille par le téléphone codé. Il est 23 h 30 exactement.

Tandis qu'il essaie de faire un garrot avec son mouchoir pour arrêter l'hémorragie de M. Carré, le receveur des Postes lui demande par téléphone ce qui se passe. Il n'a pas terminé sa conversation que la communication est coupée. Il essaie de sortir pour se procurer la boîte de secours mais une balle passe au-dessus de lui et se loge dans le mur. Il revient dans le bureau et avec le fil électrique de la lampe pose un garrot provisoire.

Il est 23 h 35, Derache active le feu pour réchauffer M. Carré qui se plaint d'avoir froid. Il entend grésiller le téléphone codé. Il prend l'écouteur et entend que l'ordre est donné au chef de gare de Baisieux, M. Duhem, d'envoyer la machine belge avec le personnel allemand. Il intervient immédiatement auprès de celui-ci en lui recommandant surtout de ne pas envoyer de cheminots français, le mettant au courant de la situation et des risques encourus. Il se souvient alors que le wagon de secours a été demandé et prévoyant une nouvelle catastrophe pour les cheminots, il passe dépêche à Hellemmes pour arrêter les mouvements sur Ascq. Il est 23 h 45 exactement.

Kudocke poursuit son chemin.

À la faveur de l'information lui signalant des fuyards, le kommando Kudocke s'éloignant rapidement de la première habitation frappe à la porte de la maison des Thélier, une des dernières de la rue avant la place de la gare. C'est la belle-sœur qui ouvre. De sa chambre, Albert Thélier entend dans un français presque impeccable traînant seulement sur certaines lettres : " un attentat a été commis, nous avons trois hommes tués, nous avons ordre de fusiller tous les hommes de ce village ". À ces mots il se lève avec l'idée de faire servir les quelques mots d'allemand qu'il connaît. Il n'a pas le temps de descendre qu'un " officier, ganté, revolver au poing, vêtu d'une tunique noire et portant un calot de même teinte où brille une tête de mort " monte à l'étage, suivi de ses hommes, tâte le lit pour voir s'il était occupé puis redescend. À. Thélier l'invite en allemand à visiter la cave, la cuisine, la cour.

- C'est inutile !

Sortant un agenda de sa poche et dégantant la main droite, il écrit en allemand : " La famille Thélier n'est pas responsable de l'attentat - Kudocke ".

Laissant le papier sur la table et s'adressant à la vieille dame âgée qui couche au rez-de-chaussée :

- Les soldats vont se retirer. Excuses Madame !

Pour laisser un tel ausweiss, Kudocke ne devait certainement pas avoir l'ordre de ramasser systématiquement les hommes du village. Mais le lieutenant Hauck vient de sortir de la gare laissant ses soldats sur la place pour s'en retourner vers le passage à niveau. C'est sans doute sur ce trajet qu'il rencontre Kudocke et lui donne un nouvel ordre : " En continuant mon avance le long de la voie, j'ai reçu l'ordre d'emmener les habitants masculins pour la remise en état du lieu de l'attentat lorsqu'un adjudant-chef de la Feldgendarmerie m'est apparu et m'a déclaré verbalement : " Vous n'êtes pas qualifié pour cela (sortir les hommes des maisons). C'est le 4e transport subissant un attentat, nous n'y pouvons rien. J'ai finalement mes instructions. Presque toutes les maisons durent être ouvertes par la force car personne ne voulait ouvrir. "

Le nouvel ordre est alors exécuté. Au café de la gare tenu par René Delattre, 51 ans, le patron est encore en bas. Mme Delattre est couchée depuis une heure. Leur hôte, Raphaël Poulain, 30 ans, chef de district à la S.N.C.F. vient de monter dans sa chambre mais la fusillade nourrie qu'ont subi les fenêtres de l'étage les ont remplis d'effroi. La glace de la porte d'entrée vole bientôt en éclats et les S. S., ceux sans doute qui reviennent de la gare auxquels se sont joints les hommes de Kudocke, pénètrent en troupe dans le café :

- Combien d'hommes ici ?

- Deux ! répond le cafetier.

- Allez dehors, vite tous les deux !

Au bruit de la mitraillade qui se passe à peu de distance de son cantonnement, l'adjudant du kommando local est sort essayant d'intervenir auprès des S. S. Se souciant d'ailleurs for peu semble-t-il de cette intervention qui épargne la poste pour l'instant, Kudocke poursuit son chemin. " Les coups de feu s'espacèrent un instant dit Mme Sabin, mais cinq minutes plus tard des coups ont été frappés à la porte. "

Au t de la rue Galliéni habite un industriel, Lucien Sabin Ancien capitaine de chars, prisonnier en 1940, il a été rapatrié comme père de quatre enfants. Doué d'une activité remarquable: il est l'entraîneur des Œuvres, Président de l'Amicale des Écoles Libres. Au crépitement des mitraillettes il s'est levé et a vu h spectacle sur la place de la gare puis s'est recouché. Aux coups redoublés dans sa porte, il se lève à nouveau et ouvre la fenêtre :

- Que se passe-t-il ?

- Descendez ! lui répond une voix en français.

À peine a-t-il ouvert la porte qu'un " officier portant calot et tunique noirs avec les signes distinctifs des S. S. aux revers, parlant un français correct " - que Mme Sabin prendra pour un officier de la légion wallonne - s'engouffre dans le couloir avec quatre soldats.

- Un attentat a été commis. Suivez-nous au passage à niveau !

- Je ne puis partir dans cette tenue. Laissez-moi m'habiller ! Regardant sa montre et joignant le geste à la parole :

- Vous avez cinq minutes pour vous habiller sinon je vous fusille tout de suite !

Entouré par les S. S. il remonte dans sa chambre. Pendant ce temps, Mme Sabin s'adresse à l'officier demeuré en bas :

- Mon mari est prisonnier rapatrié, ses papiers sont en règle !

- C'est un ordre, Madame ! J'ai vu cinq terroristes s'enfuir dans cette direction (il montre la gare). Comme nous ne les trouvons pas nous ramassons tous les hommes de ce village. Je viens d'en fusiller trois.

- Trois terroristes s'exclame mme Sabin.

- Oh ! non, trois embêtants !

Comprenant par ces mots quel sort attend son mari, elle chancelle. Lui prenant alors les mains, l'officier la rassure :

- Votre mari reviendra dans quelques heures, Madame. C'est pour travailler sur la voie.

Personne n'a parlé des enfants mais à cet instant, André, âgé de 15 ans, réveillé par tout le bruit sort en pyjama. On le fait sortir en lui disant de se rendre au passage à niveau. Avant de partir à soli tour, Lucien Sabin demande à sa femme :

- Et André ?

- Parti! répond-elle.

Alors épouvanté, il part d'un bon pas en compagnie de ses gardiens à la recherche de son fils. Mais André Sabin ne sera pas fusillé. Il est 23 h 45 environ.

Rue Galliéni - Rue du Docteur-Roux.

Les soldats qui ont accompagné Hauck dans sa descente à la gare, laissant le kommando Kudocke à l'œuvre dans le secteur, poursuivent leur route. Ils passent rapidement la rue Galliéni, se contentent de tirer quelques rafales sur les maisons, de frapper à diverses portes sans trop insister, de briser les glaces de l'étude du notaire. Parvenus à l'extrémité de cette rue, deux possibilités s'offrent à eux : à gauche la rue Pasteur qui mène vers le centre du bourg, à droite, la rue du Docteur-Roux qui mène vers le village voisin, Annappes. Le groupe se divise alors, une partie part sur Annappes, l'autre sur le centre d'Ascq.

La première maison de la rue du Docteur-Roux est celle de Michel Depoorter, commerçant de 49 ans, récemment installé dans la commune. Vers 23 h 45 trois soldats frappent après avoir fracturé la porte d'entrée du petit jardin qui précède l'habitation. Deux sont ivres et sans explications font sortir le maître du lieu. Le troisième qui semble être un sous-officier, âgé de 25 ans environ, "portant calot de couleur foncée avec un insigne représentant une tête de mort et vêtu d'un long imperméable gris-bleu renforcé aux épaules, ne parlant pas le français " s'attarde autour de Mme Depoorter, manifestant ses intentions devant le fils âgé de 11 ans et demi. Il restera une heure environ dans cette maison. Les autres membres poursuivent leur chemin. Chez Coulon, le fils s'étant opposé, ils n'insistent pas. Ils passent au-delà des habitations Toupiol et Masson-Verschuren, s'attardent chez M. Bertrand pendant plus d'un quart d'heure parce qu'ils ne comprennent pas : la maison est immense et pour éviter la réquisition du logement, les propriétaires ont eu l'idée d'ouvrir les lits et de déposer des habits comme si les pièces étaient toutes occupées. Où sont les occupants ? La maison est fouillée de fond en comble sans résultat niais ce long quart d'heure sera bénéfique au jardinier Florimond Bosch et à André Dewèvre qui feront ainsi partie du dernier peloton.

Dans la rue Pasteur la première maison est celle de Robert Rouneau, père de quatre enfants, qui ouvre pour être emmené sur-le-champ. Quelques-uns frappent aux maisons suivantes sans conviction, arrêtent les membres de la famille Delesalle.

Pendant ce temps quelques soldats du kommando 908 ont rencontré des retardataires, hommes et femmes et leur ont conseillé de fuir sur Annappes. Trop tard ! Ces retardataires aperçoivent les S. S. débouchant dans la rue Pasteur à leur rencontre, ils rebroussent chemin en vitesse et viennent supplier le patron du café " Jeanne d'Arc ", M. Vanhaecke, de leur donner asile. Parmi eux se trouve la famille Danel qui s'est sauvée de la place de la gare par la rue Négrier. Le cafetier descend et ouvre mais bientôt d'autres S. S. arrivent et envahissent le café : c'est le kommando Wetzlmayer qui semble pressé : provisoirement ils parquent leurs prisonniers dans une salle sous la garde de deux des leurs et s'en vont à une besogne plus urgente. Après leur départ, l'interprète demeuré pour la surveillance dit aux personnes rassemblées : " Ils vont fusiller votre curé ! " Il est 23 h 45.

Au Presbytère.

Les voici place de l'Église. Deux hommes sont là, près du porche. Toutes les rues étant envahies, ils sont parvenus à cet endroit pour se cacher. Il s'agit de Louis Deffontaine et de Jules Francke. Le premier âgé de 32 ans, habite Baisieux, un village voisin, l'autre, à peu près du même âge, est un sinistré de Fives qui a trouvé asile à Ascq avec sa femme et ses enfants. La présence de ces deux hommes, à l'heure où va s'accomplir le crime du presbytère, laisse supposer que certains S. S. avaient déjà pénétré très loin dans la rue Marceau puisque ces hommes étaient attablés au café Méplomb pour une partie de cartes avec le responsable du groupe de résistance d'Ascq : Paul Delécluse. Tandis que les autres participants arrivaient à se sauver, il est vraisemblable qu'ils se sont dirigés seuls vers le lieu de rassemblement et qu'ils ont profité de l'obscurité de la place pour s'échapper, se croyant en lieu sûr.

À cette heure, c'est-à-dire vers 23 h 45, le tumulte est à son comble. Les rues sont remplies du va-et-vient des troupes de S. S. La fusillade crépite partout. Portes enfoncées, persiennes qui volent en éclats, vitres qui dégringolent sur les trottoirs, c'est un vacarme effrayant. Les balles sifflent dans toutes les directions, balles explosives qui éclatent sur les murailles et les plafonds, gerbes de balles traçantes qui semblent de longs traits de feu : on dénombrera dans la rue de la gare : 35 portes défoncées et 6o fenêtres démolies, dans la rue Marceau : 50 portes et 144 fenêtres ! Mais par-dessus tout, il y a aussi les vociférations féroces, les clameurs inhumaines des soudards déchaînés.

Blottis dans leurs maisons, les habitants se demandent ce qui se passe : depuis l'explosion du sabotage ils sont réveillés pour la plupart. L'immense majorité se figure qu'une bataille en règle se livre entre Allemands et " terroristes " car, dès cette époque, les journaux sont remplis des récits d'arrestations et d'exécutions de terroristes, on parle déjà beaucoup de maquis. Cependant au fond d'eux-mêmes et quoiqu'ils se répètent cela pour se rassurer, les gens ont bientôt senti qu'il s'agit de quelque chose de plus grave et que la mort rôde autour d'eux. Ils sont glacés d'épouvante. Beaucoup pourraient s'enfuir ou se cacher, très peu y songent. La terreur les paralyse : ils semblent déjà subir la fascination de la mort. Beaucoup ne se retrouveront capables de secouer leur torpeur et de marcher que lorsque les S. S. les auront empoignés et jetés dans la rue.

Car dans ce tapage infernal, dans cette odeur et ces nuages de poudre, dans ces rues jonchées de débris, des hommes passent sans cesse, encadrés de S. S., marchant vers leur rendez-vous avec la mort. Certains sont chaussés de pantoufles, d'autres vont nu-pieds; les uns ont eu le temps d'enfiler un pantalon ou un pardessus, d'autres sont complètement vêtus, d'autres encore sont en pyjama, suivant les caprices de ceux qui les ont arrêtés. La plupart ont été sauvagement battus dès qu'ils ont franchi la porte de leurs demeures : leurs vêtements déchirés ou en désordre témoignent des traitements odieux qu'ils ont subis. La terreur est telle que quelques-uns marchent seuls, sans escorte, vers le passage à niveau où on leur a ordonné de se rendre ; ils ne songent même pas à s'enfuir par les ruelles étroites, pourtant nombreuses, qui leur offrent dans l'ombre un refuge assuré. Un certain nombre d'hommes n'ont pas été frappés et marchent assez tranquillement vers le rassemblement. Les S. S. qui les ont arrêtés n'ont pas eu le triste courage de leur avouer la vérité et les ont réquisitionnés pour un prétendu travail de réparation sur les voies ou pour une vérification d'identité. Comme il y a déjà eu dans la commune bon nombre de corvées ou de recherches de réfractaires, cela a paru vraisemblable et a inspiré confiance aux malheureuses victimes.

Le kommando de l'Oberscharführer Wetzlmayer est arrivé sur la place. Il n'a que faire de ces deux hommes : la troupe n'est pas trop nombreuse pour cerner ce presbytère qui se dresse immense dans la nuit. Ils ne peuvent songer à les accompagner jusqu'au passage à niveau. Alors c'est bien simple : deux rafales de mitraillettes et les deux hommes s'écroulent devant le porche où les trouveront, le lendemain matin, les premiers fidèles qui, ignorant ce qui s'est passé, arriveront pour la messe de six heures. La narration des faits est explicite dans le rapport de 1944 de l'Oberscharführer Wetzlmayer : " Avisé d'arrêter plusieurs hommes montés sur des bicyclettes qui s'étaient enfuis à vive allure de la maison à gauche du passage à niveau, en direction de l'église et du presbytère, j'ai engagé immédiatement la poursuite et suis arrivé à arrêter deux hommes près de l'église. Malgré plusieurs sommations de mon interprète, ceux-ci ont refusé de fournir des explications... Pendant le stationnement dans le presbytère, les deux civils qui avaient tenté de fuir furent abattus. "

Dans le presbytère, M. l'abbé Gilleron s'est levé et habillé, se demandant comme chacun, ce qui arrive. Agé de 6o ans, il souffre depuis plusieurs années d'une angine de poitrine qui l'a mis maintes fois à deux doigts de la mort. Aussi ne couche-t-il plus à l'étage mais au rez-de-chaussée dans une pièce contiguë à son bureau. La gouvernante, Mme Angèle Delsinne passe toutes les nuits dans le bureau, allongée sur des fauteuils garnis de coussins, prête à porter secours en cas de crises la nuit. Les deux pièces donnent toutes deux sur le grand corridor du rez-de-chaussée.

À l'étage habite une famille réfugiée d'Hellemmes que M. Gilleron a recueillie, donnant à sa paroisse l'exemple de charité envers les sinistrés. Elle se compose de Gustave Averlon, 48 ans, employé à l'inspection des chemins de fer à Lille, de sa femme, de leur fils Claude, 21 ans, également employé à la S.N.C.F. et de leur fille Gisèle, i6 ans, étudiante à Lille. Depuis quelque temps, la famille Averlon a reçu chez elle un neveu, Michel Hetru, 12 ans, dont les parents sont demeurés à Dunkerque mais ont jugé prudent d'en éloigner l'enfant.

Inquiet, M. le curé appelle M. Averlon qui descend au bureau, bientôt suivi par toute la famille. Des coups violents retentissent à la grand-porte qui donne sur la place de l'Église. Cependant les S. S. n'insistent pas, ils se souviennent sans doute avoir vu, rue Pasteur, une autre porte qui ouvre sur le jardin du curé. Ils reviennent donc en arrière et sr, mettent à frapper à coups redoublés sur cette seconde porte. Le bâti mal scellé dans la maçonnerie finit par céder. La porte avec son bâti s'entrouve mais une chaîne de sûreté tendue en travers l'empêche de s'ouvrir davantage. Jurant et tempêtant, les S. S. frappent de plus belle. M. le curé pense qu'en se montrant conciliant on évitera le pire et propose donc à M. Averlon d'aller ouvrir. Tous deux s'y rendent, enlèvent la chaîne, la porte tombe, les S. S. font irruption.

- Combien d'hommes ici ? demande Wetzlmayer. - Trois ! répond l'abbé Gilleron.

La troupe pénètre dans le corridor. Parmi eux se trouvent les S. S. Leideck et Wohlgemuth.

Dans le bureau obscur où vacille la flamme d'une bougie, se trouvent réunis tous les hôtes du presbytère. Un S. S. met immédiatement la main sur l'épaule de Claude et reste auprès de lui. Wetzlmayer invite l'abbé Gilleron, M. et Mu1P Averlon à monter avec lui pour la visite de l'étage. Ses yeux brûlent de rage et de haine concentrées. En montant l'escalier il dit : Sabotage ! camarades allemands kapout, civils payer ! " Il parcourt les chambres, s'assure qu'il ne reste personne et redescend. Arrivé au bas de l'escalier, il fait rentrer Mme Averlon au bureau et en fait sortir Claude.

Quelques instants se passent qui paraissent interminables. Soudain les femmes voient revenir dans le bureau, M. le curé, les traits décomposés, pâle comme un linge, les yeux agrandis par l'épouvante. Il se tourne du côté du corridor, lève la main et donne l'absolution. Au même moment on entend un gémissement de Claude et le crépitement de deux rafales de mitraillettes à quelques secondes d'intervalle. L'abbé Gilleron regarde les femmes et fait un geste d'impuissance résignée. À l'instant même Wetzlmayer paraît suivi de ses hommes : " Pastor ! " ordonne-t-il et l'un des S. S. fait feu de son revolver sur le prêtre. À la première balle celui-ci porte le bras droit devant les yeux, à la seconde il s'écroule. On lui donne le coup de grâce.

Wetzlmayer se tourne alors vers les quatre témoins glacés de terreur et qui claquent des dents. Fixant sur Gisèle Averlon ses yeux de bête sauvage brillant dans l'obscurité, il recommence son explication : " Sabotage ! camarades allemands kapout, civils payer !... Si nous pas assez civils... nous revenir ! ". Un S. S. adresse quelques mots à son chef. Celui-ci, méprisant, repousse du pied le lourd cadavre du prêtre puis sort, suivi de son escorte. Le bruit de leurs pas s'éloigne et s'éteint. Il est exactement 23 h 55. Un silence de mort retombe sur le presbytère.

Les sauvages assassins ont-ils éprouvé un reste de pudeur ? un faible scrupule d'humanité ? ou Gustave Averlon a-t-il voulu fuir ? En tout cas, ils n'ont pas tué le fils en face du père : Claude fut abattu dans le corridor, son père à l'entrée du jardin, l'un et l'autre presqu'au même instant. En immolant ce prêtre, les S. S. ont satisfait leur profonde haine, ils ont massacré les hommes d'Ascq, pêle-mêle, au hasard ; mais le prêtre, ils l'ont cherché !

Ceci est la narration des faits tels qu'ils se sont passés dans la réalité. Le récit fantaisiste de l'Oberscharführer Wetzlmayer dans son rapport de 1944 suffit par lui-même à prouver les mensonges que les autorités allemandes de Lille ont tenu à divulguer :

" Après avoir pénétré dans le presbytère, dit-il, j'ai demandé à trois prêtres où étaient les fuyards. Eux aussi refusèrent de donner des explications. Pendant la conversation avec l'un des trois prêtres, les deux autres s'enfuirent par une porte de derrière. Le S. S. Rottenführer Wohlgemuth qui était avec moi essaya d'empêcher la fuite de ceux-ci, ajustant son pistolet. Mais le troisième prêtre tenta à ce moment de le lui arracher des mains. À ce moment-là, tous deux nous avons ouvert le feu sur les trois. " Ainsi était-il facile d'expliquer que les S. S. n'ont fait que se défendre.

Sortis du presbytère, ils s'en retournent au café " Jeanne d'Arc " où ils ont laissé des otages. Ils n'inquiètent pas les femmes mais enjoignent aux hommes de les suivre. Ceux-ci comprennent ce dont il s'agit. Ils n'ignorent pas qu'on fusille, que leur curé vient d'être exécuté. Profitant d'un moment d'inattention de leurs gardiens, les deux frères Danel et Marcel Sornette s'enfuient vers l'église. Ils tombent en arrêt devant les deux cadavres : la piste ne vaut rien mais où fuir ? Alors avec l'incroyable agilité que donne la peur, ils grimpent par-dessus le mur d'enceinte du presbytère pour se blottir dans le jardin jusqu'au petit matin. Pendant ce temps les S. S. brisent la porte du café situé près de la cure et tenu par Arthur Pottié, 70 ans, ils emmènent le vieil homme et avec lui le directeur du cinéma M. Robert Castelin.

Le sentier Dewailly et les abords du passage à niveau.

Les S. S. restés près du passage à niveau, furieux d'avoir été frustrés de leur première proie se précipitent en poussant des clameurs sauvages vers les maisons qui bordent la voie ferrée.

Ils enlèvent pêle-mêle tous ceux qu'ils découvrent hommes et femmes : Mme Dewailly et ses deux jeunes filles Gisèle et Alphonsine, Maurice Vandenbussche, jeune cheminot de 22 ans demeuré chez Mme Dewailly après l'enlèvement de son père, Mme Vve Caudoux et sa sœur Mlle Guillemot, directrice de l'école libre d'Annappes, leur mère âgée de 72 ans, M. Vancraeynest, grand mutilé de la guerre 1914-1918, croix de guerre et médaille militaire, réformé à 100 % (" Combattant kapout " ont-ils dit) son jeune fils Roger, 15 ans, Mme Trackœn, sa fille Madeleine, institutrice libre, et ses deux fils Jean, 20 ans et René, 16 ans, ouvriers métallurgistes. Tout le monde est emmené à grand renfort de coups et se retrouve bientôt devant la cabine d'aiguillage. Chacun pénètre à tour de rôle, un par un, car le Sturmbannführer les y attend en personne depuis son retour de la gare.

D'autres groupes opèrent dans le secteur avoisinant le passage à niveau. Ils frappent à la ferme de Paul Delemotte, prisonnier rapatrié depuis 8 mois. Dans son exil il écrivait à sa femme des lettres splendides qui redonnaient courage. De loin il continuait à diriger la culture, l'éducation des enfants, conseillant sa femme, la soutenant dans la longue épreuve. Avec quelle joie, après trois années d'absence, il avait retrouvé son foyer et ses champs ! Cette nuit, le vacarme et la fusillade ne lui ont fait perdre ni son sang-froid ni sa sérénité. Il connaît les Allemands, il va s'expliquer avec eux : comme tout vieux prisonnier, il jargonne un peu d'allemand. Il s'en va donc confiant, sans doute ne s'agit-il que d'une corvée de plus à exécuter sur la voie : il en a déjà fait tant en Allemagne ! mais de celle-ci il ne reviendra pas.

La première maison derrière le train accidenté est celle de Lucien Albert. Après 4 ans de captivité, il est rentré chez lui depuis 10 jours, malade, en traitement à l'hôpital depuis deux mois. Avec quelle joie il a retrouvé sa femme et son jeune fils âgé de cinq ans. Hélas, comme plusieurs rapatriés, il est venu à Ascq chercher la mort. Les S. S. l'empoignent, le battent, le jettent sur le trottoir et le piétinent. Sa femme croyant à une méprise, court chercher ses papiers afin de démontrer qu'il est rentré d'Allemagne bien en règle. Mais quand elle veut les montrer, ils ne les regardent pas, ils la frappent à son tour à coups de poings, la jettent par terre sur son mari puis emmènent Lucien Albert vers la cabine.

Dans les maisons suivantes, les habitants ont pris le sage parti de rester cois, sans répondre aux coups frappés à leurs portes. Ces dernières ont résisté sauf celle de Mme Vincent, une veuve âgée et malade chez qui les S. S. font un vacarme épouvantable.

La dernière maison de la rangée est celle de Maurice Langlard, un des dirigeants de la Ligue Ouvrière Chrétienne. Depuis plusieurs jours, il est tourmenté de sombres pressentiments. Ces sabotages successifs l'inquiètent. Son fils aîné, Henri, élève de rhétorique, est absent. Sa femme aussi, partie depuis deux jours avec l'autre fils pour chercher du ravitaillement. M. Langlard est seul avec sa belle-mère. Dès l'explosion il s'est levé et attend. Tout à coup la cour qui se trouve derrière la maison est envahie ; une gerbe de balles brise les vitres de la cuisine et vient s'incruster dans le buffet. Les S. S. entrent en hurlant et l'enlèvent. Dans la même cour, ils enlèvent aussi un jeune homme de 23 ans, Roger Duretz, employé à la S.N.C.F., marié depuis quatre ans, père d'une petite fille de quatre semaines. Tous deux sont emmenés vers le lieu tout proche du rassemblement.

Au Quennelet.

À cet endroit, le carrefour de trois rues forme une sorte de petite place. De sa fenêtre au premier étage, Pierre Briet, négociant retiré, contemple l'étrange spectacle : la rue est pleine de groupes de S. S. qui mitraillent et vocifèrent. Il voit un groupe se diriger vers son ancien magasin, aujourd'hui exploité par son fils, puis ressortir presqu'aussitôt : ceux-là n'ont rien trouvé mais voici qu'ils se dirigent vers sa propre maison et se mettent à cogner à la porte et à la persienne. P. Briet ouvre la fenêtre et demande :

- Que voulez-vous ?

- Descendez ! Ouvrez ! lui répond une voix.

Il s'exécute. Sa maison est envahie par la bande qui se met à tirer à travers les vitres dans la direction du jardin. Après avoir tout visité, ils ordonnent au malheureux de sortir. Sa femme le
suit des yeux : il s'éloigne en silence, le dos voûté, encadré de cinq S. S. Les sanguinaires n'auront pas honte d'abattre ce vieillard de 76 ans !

Dans la maison voisine c'est aussi un homme de 71 ans qu'ils enlèvent, Paul Meplomt qui les suit sans avoir eu le temps de lacer ses souliers. Enfin pour achever leurs exploits dans cette rue, ils mettent la main sur un homme de 66 ans, Gustave Thieffry.

Partant de cette place, un sentier conduit à une rangée de maisons formant courée. Elles s'étalent entre la voie ferrée et le carrefour. Les S. S. l'envahissent par le côté qui s'adosse à la voie. Ceux-là aussi se montrent particulièrement sauvages : ont-ils eu l'intention d'incendier les maisons ? Ils ont fait sortir tout le monde, hommes, femmes, enfants. Les cris de " Fort ! Fort ! Raus ! Raus ! " retentissent ponctués de salves de mitraillettes, de bris de portes et de fenêtres. Femmes et enfants s'enfuient en chemises de nuit...

Chez Alexandre Bouchart, un petit est malade, on est en train de lui appliquer des enveloppements humides prescrits par le médecin. Aux cris des enfants dans le sentier, l'homme est sorti pour être immédiatement empoigné par les S. S. et emmené. Pendant ce temps, sa femme, tirée par les cheveux et brutalisée est jetée dehors avec son enfant malade dans ses bras et les trois autres accrochés à ses jupes.

Sont arrêtés Édouard Cardon 20 ans, son beau-frère Henri Comyn, 24 ans, Paul Lhernould, 56 ans, Richard Dejonghe, 54 ans, qui s'apprêtait à prendre son service de garde-voie à minuit. Avec lui partent aussi ses deux fillettes.

À l'entrée de cette courée, le vieux Marels, 85 ans, tient un café dans lequel les S. S. pénètrent par la fenêtre qu'ils ont brisée. Le vieillard descend et comme la porte est fermée à clé, on le fait passer lui aussi par la fenêtre. La connaissance de la langue allemande permettra à Ernest Leuwers de le faire relâcher au passage à niveau.

Rue Masséna - Rue Foch.

Le carrefour en Y mène à droite vers la rue Masséna, à gauche vers la rue du Maréchal-Foch.

Dans la rue Masséna, ils ne s'aventurent pas très loin. Ils enlèvent René Crucq, 35 ans, qui habite avec sa mère et Charlemagne Dubrulle, l'épicier, âgé de 63 ans. Ils forcent la grille de la propriété de M. André Guermonprez, industriel, qui a récemment acquis la " Villa des Roses " pour y installer sa famille. Il vient de réaliser son rêve : vivre à la campagne avec ses enfants. Les S. S. s'emparent d'abord du jardinier-concierge, Henri Delbecque, 46 ans, puis à travers la propriété gagnent la villa et y pénètrent par l'arrière. C'est le propriétaire qui les reçoit. Les S. S. visitent la maison et regardent les cinq petits lits des enfants. André Guermonprez, 38 ans, engage la conversation en allemand. Vont-ils céder à la pitié ? L'un d'eux est intraitable : il faut partir ! D'ailleurs ce n'est rien, quelques heures de travail à la gare. M. Guermonprez s'est habillé, a mis ses gants et a pris la précaution de se munir d'une musette de vivres... On le retrouvera, gisant, dans la même tenue.

Dans la rue Foch, la rafle d'hommes s'accompagne de scènes odieuses. Chez la vieille Mme Wauquier, un gradé, furieux de ne pas trouver d'homme, empoigne par le dos une petite fille de cinq ans et la jette sur le carrelage. Il frappe les femmes et veut les enfermer dans la cave.

Il a plus de chance dans la courée voisine : trois hommes dans la première maison : Émile Dété, 47 ans, père de cinq enfants, son fils Charles, 21 ans, et son gendre Albert Demersseman, 25 ans. Ce dernier a quitté provisoirement sa propre maison parce que sa femme doit bientôt accoucher. Les S. S. hurlant de rage font feu dans les murs, montent dans les chambres, empoignent les trois hommes et les jettent en bas de l'escalier. Mme Dété implore pitié pour son gendre : " Laissez-moi celui-là, sa femme doit avoir un bébé dans quelques jours ! " Les S. S. ricanent, emmènent les trois hommes, s'éloignent puis quelques-uns reviennent, promènent le jet lumineux de leur lampe sur la future maman, pauvre femme en chemise de nuit qui tremble dans un coin... et s'en vont en éclatant de rire !

Continuant leur chemin, ils emmènent René Vandermeersche, 23 ans, père de deux enfants. membre du réseau Voix du Nord, et son voisin Eugène Delannoy, 45 ans. Ils arrivent chez la famille Lelong. Les S. S. empoignent le père. Le fils Édouard qui a entendu tout le vacarme depuis l'explosion, s'est habillé. Il songe à fuir par le toit mais se dit qu'il sera vite repéré. À peine cette idée a-t-elle effleuré sa pensée que les S. S. sont dans sa chambre et le poussent dans les escaliers. Dans le couloir sa mère lui remet un cache-col pour son père qui vient de partir. Les S. S. le laissent s'éloigner seul pour continuer leur besogne. Profitant de cette situation, il se baisse pour lacer ses espadrilles mais un coup de feu éclate à ses pieds. Se relevant d'un bond, il se hâte vers le passage à niveau.

Ils explorent ensuite une rangée de maisons où sont logés des employés de la S.N.C.F. Ils ramassent là tout un contingent d'hommes : Charles Dutilloy, membre du réseau W.O., 44 ans, père de deux enfants dont l'un emmené s'échappera au passage à niveau : Jules Horbez, 51 ans, ancien combattant, croix de guerre, père de quatre enfants. Son fils, Louis, échappera à la mort en se dissimulant derrière une porte. Maurice Carpentier, 43 ans, enlevé malgré les supplications de sa femme et de sa fillette, Ernest Leuwers, père de 4 enfants, Julien Declercq, 41 ans et enfin Ludovic Pelloquin, sous-chef de gare à Ascq complètent cette rafle : il est 24 heures environ.

La Rue de la Gare.

Tandis que se déroulent les scènes place de la gare, la rue de la gare est à nouveau visitée par un deuxième kommando à la tête duquel se trouve un fanatique particulièrement féroce qui ne cache nullement son intention de tuer tous les hommes qu'il rencontre. Cinq à dix minutes après le passage de Kudocke, un second groupe se présente chez Arthur Rigaut. L'officier ricane en voyant le papier et emmène le prisonnier, parti confiant avec son libellé allemand. Dans la maison suivante habite Clovis Couque, 31 ans, employé à la S.N.C.F. qui se présente lui-même et laisse là sans un adieu sa jeune femme et ses trois enfants dont le dernier n'a que 18 mois. Dans la maison suivante, les S. S. s'emparent de Auguste Ronsse, 63 ans, et de son gendre Paul

Leruste, 33 ans, père d'une fillette de 12 ans. Puis c'est le brave garde-champêtre de la commune, Émile Decourcelle, 57 ans, ancien combattant, croix de guerre, unanimement estimé dans le pays. Il est emmené sous les yeux terrifiés de sa femme et de ses filles dont l'aînée doit se marier très prochainement. L'habitation voisine est celle de Henri Dillies, 46 ans. Le fils aîné, Roger, réfractaire au S.T.O., est réfugié dans une commune voisine. Le second n'est encore qu'un écolier. Plus loin habite René Catoire, 6o ans, horloger-bijoutier. Quelle aubaine pour les pillards ! Là aussi il y a un fils mais malgré son effroi, la mère a eu assez de présence d'esprit pour le faire sortir rapidement dans la cour et refermer les verrous derrière lui. Il sera sauvé mais le père ne reviendra pas. Il n'est pas loin de minuit moins le quart lorsqu'ils emmènent Léon Chuffart et son demi-frère Louis Desrumeaux, 16 ans, de Tressin. Ils arrivent chez M. Dorchies. Fiancé à l'une des deux jeunes filles, René Balois, 29 ans, est arrivé le jour même de Roubaix pour régler les derniers préparatifs en vue du mariage fixé au 20 avril. Dans la soirée les deux fiancés ont pris avec M. le Curé les dispositions utiles pour la cérémonie. Hélas pour René Balois et pour l'abbé Gilleron, cette nuit sera la dernière ici-bas. Enfin un sous-officier et un soldat, habillés de gris, armés chacun d'un pistolet-mitrailleur, se présentent chez Albert Thelier qui vient de recevoir la visite de Kudocke et qui par bonheur baragouine quelques mots d'allemand.

- Un officier est déjà venu !

- Nein

Albert Thélier leur présente le papier. L'un des S. S. le lit, lui rend, fait signe de laisser la porte ouverte. Tous deux s'en vont en se dirigeant vers la place de la gare.

Une octogénaire blessée sauve trois Ascquois.

La mitraillade presque ininterrompue qu'ont subi les façades de la place de la gare - on marchait sur des douilles dira l'adjudant Duval - a blessé une dame octogénaire demeurant près de la poste : Mme Ve Fourmestraux. L'adjudant du kommando 908 qui vient de rencontrer Kudocke est sur les lieux. Ce dernier se souciant fort peu de cette intervention a poursuivi son chemin pour se présenter chez Mme Sabin. Que se passe-t-il alors ? Le jeune André Sabin envoyé vers le passage à niveau se trouve arrêté à quelques mètres de chez lui par un soldat du 908 pour l'accompagner jusqu'au domicile du docteur Denis. Mais, fait le plus invraisemblable, deux S. S. vont eux aussi aller chercher quelqu'un pour secourir la vieille dame. Le sous-officier et le soldat qui sortent de chez Albert Thelier où ils ont vu un papier signé Kudocke, se présentent à nouveau quelques minutes plus tard. Un dialogue hésitant s'engage :

- Doktor ? (le mot Artz n'a pas été prononcé).

- Ja, ich kenn Doktor ! Du willst Doktor sehen ?

- Ja Grossmutter kapout

- Ich, Apotiker, komm mit mir !

Accompagné de ses deux gardiens, À. Thelier remonte la rue de la gare pour se diriger dans la rue Marceau. La rue est jonchée de débris de portes et de vitres, des coups de feu éclatent partout. S'adressant au sous-officier :

- Uns kapout hier !

- Nein ! Marschieren ! Marschieren ! accompagnant ses paroles de gestes des deux poings semblant montrer qu'il était dépassé par les événements.

En cours de route, ils croisent Robert Rouneau qui part, les bras en l'air encadré de gardiens, vers le passage à niveau. Mme Noémie Oudart de sa porte lui demande :

- Qu'est-ce qu'ils font avec toi Albert ?

- Je vais chez le docteur Denis pour mine Fourmestraux.

Ils arrivent enfin chez le docteur Denis dont l'habitation vient d'être fouillée. Au bruit de la fusillade se rapprochant, le médecin et sa famille se sont réfugiés dans la cave, laissant la porte ouverte. Après avoir découpé la serrure, les S. S. ont fait irruption, ont déchargé leurs armes, ne poussant pas leurs investigations jusqu'à

la cave et s'en sont allés sans rencontrer personne. La maison est allumée quand A. Thélier y parvient et trouve le docteur Denis, encore ahuri de ce qui vient de se passer. Au même instant arrive

André Sabin et son gardien.

- Que se passe-t-il ? demande le médecin. Le jeune Sabin, émotionné, ne dit pas un mot.

- Je pense que Mme Fourmestraux est blessée, ils ont l'air de vouloir la soigner. Albert Thélier prépare la trousse d'urgence avec le médecin et tout le monde sort. Posant sa serviette sur son

vélo, le docteur Denis s'en va vers la place de l'Église avec André Sabin, son gardien du 908 et le soldat qui accompagnait le sous-

officier. Voyant que ce dernier retourne avec lui vers le passage à niveau, il s'adresse à nouveau en allemand :

- Du kommst mit mir nach mein quartier !

- Ja Ja Sur le chemin du retour, m.. Courmont est sur le seuil de sa porte :

- Où vous emmènent-il, M. Thélier ?

- Nulle part, je retourne avec lui. Je suis allé chercher le docteur Denis.

- Prenez ce pardessus pour mon mari.

- Nein ! a répondu le gradé. Arrivés au passage à niveau, à l'angle des rues Marceau et de la gare, des hommes de garde se précipitent et veulent le diriger à droite vers le lieu du supplice. Plaqué contre le mur de la maison Rigaut, il n'ose pas bouger. Le sous-officier leur jette des ordres.

Ses galons ont eu raison de la soif de sang des hommes de troupe. Précédant son " otage ", le gradé a refait la rue de la gare, retrouvant la maison des Thélier avant le propriétaire.

Quant au docteur Denis et à André Sabin, ils seront sauvés.
Les soins terminés, le médecin ayant manifesté le désir de retourner chez lui, l'attitude du soldat lui enjoignant de rester, suffit à lui faire comprendre le sort qui l'attendait en cas de désobéissance. Ce n'est qu'en fin de nuit qu'il put regagner son domicile.

D'autres sont fusillés ou partent vers la mort.

Les deux S. S. ivres qui emmènent Michel Depoorter par la rue Galliéni arrivent sur la place de la gare quand, jugeant sans doute inutile un tel déplacement pour un seul homme, l'abattent par derrière d'une rafale de mitraillette. Sans se soucier de lui, ils poursuivent leur route. Mais Michel Depoorter n'est pas mort, il crie : " Au secours ! j'ai mal ! " Mme Sabin, qui le voit et l'entend, se propose avec sa servante d'aller le ramasser, mais un S. S. franchit la barrière de la gare vient l'achever et jette le cadavre sur le trottoir.

Kudocke s'attarde sur la place de la gare. Après l'enlèvement de M. Sabin, l'altercation avec l'adjudant-chef du kommando 908, la discussion pour les soins de Mme Fourmestraux, et peut-être aussi l'arrivée de quelques soldats qui ont opéré derrière lui dans la rue de la gare, la mitraillade continue plus intensément. " Vers o h 30 du matin, dit Mme Roques dans sa déposition, la fusillade a été dirigée contre le bureau de poste où plus de cinquante balles ont été tirées à travers portes et fenêtres. Dès balles sont encore fichées dans le bois de notre lit tandis que d'autres ont hachuré le lit dans lequel était couché mon fils. Après la fusillade des coups ont été frappés dans la porte. C'est moi-même qui suis allée ouvrir ". À la porte se présente un officier :

- Combien d'hommes ici ?

- Mon mari et mon fils âgé de 15 ans !

- Égal ! locomotive partie - revenir ! Puis rassurant Mme Roques de poursuivre : Moi, Madame, Officier ! mais j'ai aussi maman !

Jean Roques, 15 ans, élève au Lycée Faidherbe à Lille, aimable et enjoué, d'une exquise sensibilité, qui apprend l'allemand en classe, signale à l'officier qu'il n'a que 15 ans. Rassurant tout le monde il serre la main de Mme Roques. Jean Roques, 47 ans, qui s'est habillé pour répondre aux communications, passe son par-dessus sur les épaules de son fils en pyjama et tous deux partent confiants sur ces paroles.

Cette heure avancée par Mme Roques dans sa déposition de 1944 ne semble pas pouvoir être contestée. À la gare, juste en face, Derache est toujours suspendu au téléphone et à 0 h 35 Moithy note sur le registre des conversations :

" Ascq - F.E.N. Derache - Sommes toujours dans la même situation - Les coups de feu continuent - Il est urgent de nous secourir - Entendons toujours des détonations aux alentours - J'ai fait un garrot à M. Carré - Hémorragie semble arrêtée -" Ce qui n'est pas noté sur le registre, cc sont les réflexions de Derache au téléphone : Vous entendez la mitraillade ? Ils enfoncent les portes, les fenêtres ! Vous entendez les bris de vitres ? Les femmes poussent des cris !

- Mais on tue les hommes ! demande Moithy.

- Comment en serait-il autrement ! répond Derache. Au moment où cette conversation s'engage, les S. S. opéraient

devant la gare.

La rue Marceau vers le centre.

Dans cette rue, la plus importante du bourg, plusieurs sections de S. S. opèrent simultanément. Des coups de feu éclatent partout. Dans les maisons déjà fouillées et demeurées ouvertes, ils reviennent sans cesse : certaines furent visitées jusqu'à quatre fois. Tous n'opèrent pas avec la même sauvagerie : certains s'acquittent de leur besogne sans grande conviction, d'autres se conduisent comme des brutes. On n'en finirait pas de narrer par le menu les sévices, les violences, les destructions, les vols qu'ils commettent. Tandis que les uns veulent enlever même les femmes, d'autres épargnent des hommes parce qu'ils portent des enfants dans leurs bras. Mme Tonnelle dont le mari est prisonnier a bien de la peine à ne pas être emmenée. Son voisin Raoul Hébert, 44 ans, qui s'était d'abord sagement caché dans son jardin, en revient et se fait prendre sous les yeux de sa pauvre mère. Mme Hennebique est emmenée avec son mari, âgé de 50 ans et l'accompagnera jusqu'au lieu du supplice. Henri Delqueux doit à ses cinq enfants d'être épargné, mais son voisin Robert Billaux, prisonnier rapatrié, se voit traîné jusque la mort ainsi que Jean Nuyttens, 40 ans, qui habite juste en face.

La chasse à l'homme bat son plein. Les S. S. frappent chez M. Gaston Baratte qui fut l'homme le plus estimé de tout le village. Âgé de 46 ans, père de 5 enfants, ancien combattant de la guerre 1914-1918, croix de guerre, il dirige un tissage spécialisé pour l'ameublement. Il est aimé de ses ouvriers. Fondateur de l'Union Sportive Ascquoise dont il est président et principal bienfaiteur, sa charité et sa serviabilité sont légendaires : il a rendu service à tous et chacun sait qu'on peut aller le trouver à n'importe quelle heure du jour et même de la nuit. Quelques mois auparavant, avec l'abbé Gilleron, il a fait des démarches répétées et efficaces auprès des cultivateurs pour les amener à céder sur leur excédent Io kg de blé à chaque habitant pour un prix raisonnable. Délégué local du Secours National, il a fondé les soupes familiales : jamais homme ne fut plus actif, plus débrouillard, plus désintéressé. Résistant convaincu, il travaille avec les frères Decock et Léon Dewailly, aide au camouflage des aviateurs dans certaines fermes du Marais d'Annappes, récupère des denrées clandestines pour les colis des prisonniers et va jusqu'à la falsification de dossiers S.T.O. De sa fenêtre il observe ce qui se passe. " On ramasse les hommes ! " dit-il au moment même où l'on frappe chez lui. Mme Baratte descend, ouvre la porte aux S. S. qui braquent leurs pistolets-mitrailleurs. Elle essaie de parlementer, de barrer le passage, de monter lentement et à reculons l'escalier. Peine perdue! Son mari est appréhendé. En sortant, un des S. S. veut la rassurer en lui récitant l'habituel mensonge des réparations à effectuer à la gare. Elle voit s'éloigner son mari de ce pas alerte et décidé que tout le monde à Ascq lui connaissait.

Un voisin, également ancien combattant, Croix de guerre et médaille militaire, grand blessé, Paul Macaigne, 53 ans, est emmené. Sa femme veut le suivre mais à l'approche du passage à niveau, les menaces l'obligent à rebrousser chemin. Ils raflent aussi des hommes dans les maisons d'en face : Fernand Delcroix, 22 ans, qui habite la succursale des Docks du Nord dont il a repris la gérance depuis deux ans. De là ils passent à la maison de M. Mullier : c'est un homme déjà âgé que la précédente guerre a plus vieilli que les années. Il a été trépané et traîne une jambe. Avec lui habite le jeune ménage de sa fille mariée à Robert Tréhoust : ils ont deux petits enfants. Lieutenant d'artillerie, prisonnier en 1940, Robert Tréhoust a été rapatrié après deux années de captivité. M. Mullier va ouvrir et reçoit les S. S. qui l'emmènent sans égard pour son âge et ses infirmités. Il se réjouit pourtant à la pensée qu'ils n'ont pas trouvé son gendre. Il marche vers le P.N. mais il a froid et en fait la réflexion à ses gardiens qui lui permettent d'aller endosser un pardessus. Ils ne le quittent pas d'une semelle et s'en retournent avec lui vers la cabine. Grâce à ce retard, il fera partie du dernier peloton et sera sauvé. Hélas il ignore que pendant sa courte absence, un autre groupe de S. S. a fouillé sa maison et découvert Robert Tréhoust qui ne reviendra pas.

Son voisin, Gaston Chrétien, 38 ans, père de trois enfants est aussi un de ces dévoués comme il s'en trouve beaucoup à Ascq. Artisan-serrurier, président de la Ligue Ouvrière Chrétienne, il avait réuni la veille au soir ses adhérents en vue de protester contre les sabotages en plein cœur du bourg. Les S. S. donnent chez lui comme prétexte une vérification d'identité et lui recommandent de se munir de ses papiers. Ils ne font pas autant de manière avec Pierre Courmont, 37 ans. À peine a-t-il ouvert la porte qu'il est entraîné. Peu de temps après, sa maison reçoit de nouveau la visite des S. S. : toute la famille couche dans deux grandes pièces du rez-de-chaussée, la cloison de séparation ouverte pour pallier les restrictions de chauffage. Il y a là le lit des parents et sept petits lits ou berceaux, sept enfants dont l'aîné n'a pas dix ans, le huitième naîtra orphelin dans quelques mois.

- Où est l'homme ? demande un S. S.

- Parti ! répond Mlle Courmont.

- Tous ces enfants ? À vous ? demande le soudard et sans un regard de pitié pour cet alignement de petits lits blancs, il s'éloigne.

De l'autre côté de la place de l'Église se trouve le café " Au Rossignol ". Il n'y a là que trois femmes, la grand-mère, la mère et la fille. Mais à l'étage on a donné asile à une famille de réfugiés de Fives qui compte trois petits enfants : les S. S. font un vacarme épouvantable, brisent les verres et les bouteilles du comptoir et enlèvent Henri Six, 29 ans.

En face se trouve le domicile de Maître Claeys, avocat, ancien directeur du ravitaillement du Pas-de-Calais, récemment congédié par les Allemands. La grille de la propriété est fermée. Sur la petite porte d'entrée est restée une pancarte en allemand avec les anciennes fonctions du maître de céans. Ont-ils buté sur la grille, ont-ils lu la pancarte ? Les S. S. n'ont pas insisté.

Face à cette propriété habite le coiffeur Paul Van Mœrbeke, prisonnier rapatrié, sa femme et ses deux enfants. Avec lui réside son père, Oscar. Il est minuit vingt environ. Des coups redoublés sont frappés à la porte d'entrée. Paul s'est levé et tout en cherchant la clé pour ouvrir, demande aux soldats, avec le vocabulaire appris en captivité, la raison de leur intempestive intervention. Il comprend les mots : travailler, gare, train. Pensant à nouveau être emmené en Allemagne ou sur les côtes, il se sauve mais n'a que le temps de se camoufler dans la cuisine. La porte enfoncée, les S. S. pénètrent dans le couloir sur ses pas, certains pillent la parfumerie et la caisse tandis que l'un d'eux promène le jet lumineux de sa lampe de poche dans la cuisine sans voir l'ancien prisonnier blotti dans un coin. Son père est emmené. Le calme revenu, il se précipite dans sa chambre pour s'habiller et se sauver ailleurs. La maison est envahie à nouveau. Il bondit au-dessus d'une garde-robe et s'y blottit. La porte de la chambre s'ouvre au moment même où sa femme empêche son fils Pierre de parler à son père.

- Où est votre mari ?

- À la gare ! répond-elle sans hésiter. Les S. S. se retirent non sans subtiliser encore quelques peignes et flacons. Le fils ainsi sauvé, le père devait l'être aussi mais à moins bon compte : les quatre S. S. l'emmènent vers le passage à niveau. Sur la route il rejoint Robert Rouneau de la rue Pasteur qu'un soldat emmenait et un peu plus loin Georges Oudart, 35 ans, ancien prisonnier, artisan-menuisier, père d'un enfant de quatre ans, demeurant près de l'habitation de M. Baratte et qui avait dû échapper aux premières rafles. Rescapé de la tourmente avec une balle dans la tête et une dans le bras gauche Oscar Van Mœrbèke livre l'ultime moment : " Tous trois sous les hurlements de nos gardiens et au milieu des coups de feu qui éclataient de partout, nous avons été dirigés dans le chemin longeant la voie ferrée vers la carrière Ma Campagrie. Alors que nous arrivions à hauteur de la maison de l'entrepreneur Dewailly, nous sommes tombés tous trois côte à côte sans que je puisse réaliser sur le moment ce qui m'était arrivé. "

Deux maisons au-delà du salon de coiffure, une maison assez vaste abrite deux familles en appartements séparés. Mme van Peene, veuve, y habite avec son fils Albert, 22 ans, employé à la S.N.C.F. De l'autre côté se tient Georges Marga, 24 ans, avec sa femme et leur petit garçon d'un an. À peine hors de chez eux, ces hommes sont battus et dirigés vers le supplice.

La rue Mangin.

À l'écart du centre d'Ascq, entre le champ qui s'étend devant le train et le cimetière, se trouve un quartier fort paisible, la rue Mangin. Les S. S. y accèdent par un sentier qui vient de la maison de Mme Trackœn au 198 de la rue Marceau. À leur première visite, ils se contentent d'enlever quatre vélos, non sans proférer de terribles menaces. Nous suivrons plus loin la route de ce premier kommando. Mais bientôt survient un second kommando qui sème la terreur par son vacarme : fusillades, crosses qui heurtent les portes, cris de bêtes fauves, cris d'angoisse des femmes, tous sont enlevés pêle-mêle. Gaston Desmettre, 45 ans, employé à la S.N.C.F. est un réfugié d'Hellemmes : deux mois plus tôt une naissance est venue compléter une couronne de cinq enfants. L'aînée prépare son baccalauréat à l'École Normale Libre de Loos, le second est élève au Petit Séminaire. Il ne reste à la maison que les trois bambins et la mère qui supplie les S. S. d'avoir pitié de ces petits. Mais ce soir on ne peut apitoyer des tigres ! Le père est emmené. On retrouvera son corps, les mains jointes dans une ultime supplication. En face habite Arthur Couque, 34 ans, entraîné avec sa femme ; puis Georges Facon, 39 ans, que doivent accompagner sa femme et sa belle-mère. Pierre Lallart, 42 ans est un prisonnier rapatrié, père de deux enfants. Là aussi sa femme doit l'accompagner. Son voisin, Arthur Bettremieux, 16 ans, est emmené malgré les pleurs de sa mère et de sa sœur. Ils arrivent enfin chez Maurice Thieffry, 47 ans. Il y a là une grand-mère malade ce qui n'empêche nullement de hurler et de brutaliser. Avec le père, les S. S. font sortir aussi le fils, Michel, 18 ans. La maman supplie. " Ne leur faites pas de mal ! " puis fait ses recommandations au fils : " Mets ton cache-col, reste auprès de papa ! " Il restera si près qu'on retrouvera leurs cadavres côte à côte. Les femmes qui accompagnent ce peloton sont libérées près de la gare et comme elles supplient qu'on relâche aussi leurs maris, un officier leur dit : " Retournez chez vous, dans deux heures on vous rendra vos maris ! " Deux heures après en effet elles recevaient leurs cadavres !

Rue Faidherbe - Sentier du Pinson - Rue Courbet.

Suivons maintenant les S. S. qui opèrent dans la rue Faidherbe. Comme partout, ils vocifèrent, cognent aux portes, tirent des salves et enlèvent les hommes. Edgar Castain, 6o ans, est revenu de la guerre 1914-1918 portant à la jambe une plaie qui ne s'est plus jamais refermée. Les S. S. l'emmènent et le frappent parce qu'il ne marche pas assez vite. En face habite un homme de 70 ans Apollinaire Hennin, retraité du chemin de fer : son âge ne lui vaudra pas d'être épargné. Tout auprès se trouve le corps du logis de ferme, aux bâtiments lourds et écrasés, de Maurice Follet, 39 ans, père de quatre enfants. Il jouit de l'estime de son quartier, il est conseiller municipal. Les S. S. n'ont pas le temps d'attendre qu'il s'habille, ils l'empoignent et le jettent par la fenêtre.

Ils arrivent au carrefour où la rue fait sa jonction avec la rue Courbet et la rue de l'Abbé-Lemire. Les S. S. ont dû se diviser en deux groupes. L'un emprunte la rue de l'Abbé-Lemire et se précipite chez Maurice Menez, 40 ans et chez André Grimonpont, 34 ans, employé à la S.N.C.F., père de deux enfants. Les S. S. poursuivent leur chemin sans s'attarder et arrivent devant l'école communale. M. Debruyne, de la fenêtre de sa chambre, voit le groupe s'arrêter. Ils allument une cigarette et sur le geste de l'un d'eux remontent le " sentier du Pinson " qui relie la rue de l'Abbé-Lemire à la rue Marceau. Un groupe isolé d'habitations se dresse dans la nuit. Les mitraillettes crachent le feu, ils découpent les serrures et raflent Paul Vermus, 58 ans, Henri Debachy, 33 ans, père de quatre enfants, Gustave Lhernould, 48 ans et son fils Paul, 17 ans, élève de seconde au collège moderne de Lille.

Ceux qui ont décidé d'amorcer la rue Courbet mettent en batterie un fusil-mitrailleur et tirent dans les fenêtres du café tenu par Maurice Gallois. La présence de ce fusil-mitrailleur à cet endroit tend à prouver que ce kommando pouvait être dirigé par l'Unterscharführer Stun, puisqu'il est le seul, dans un récit fantaisiste, à mentionner ce fait s'aventurant à dire qu'il a abattu 6 civils alors qu'à aucun endroit de la localité, hors du champ tragique, cette éventualité ne s'est présentée :

" Environ vers le centre de la localité, tout près de l'église, j'ai dû avec mes hommes ouvrir par la force la porte d'une maison car malgré mes appels et les coups de sifflets elle ne fut pas ouverte. Quand j'ai eu enfoncé la porte, j'ai aperçu devant moi six hommes entièrement vêtus dont l'un menaçait d'un pistolet. J'ai donné immédiatement l'ordre au servant du fusil-mitrailleur de "feu à volonté ". Celui-ci a abattu les 6 civils. En continuant la fouille de la maison, je n'ai plus rien remarqué. "

De là ils se précipitent chez Charles Descamps, 39 ans. Ce dernier est encore au lit. Ils le saisissent et le jettent en bas de l'escalier : sans doute l'ont-ils battu jusqu'au sang car on a retrouvé sur les marches de l'escalier une longue traînée rouge. Surpris et ne sachant ce qui arrive, il crie et appelle au secours.

L'abbé Maurice Cousin habite en face, près de son patronage, avec ses parents. Vicaire à Ascq depuis deux ans et demi, il a gagné non seulement l'estime mais l'affection unanime de la population. Agé de 37 ans, il paraît beaucoup plus jeune. Il est intrépide, parfois un peu téméraire, d'un tempérament qui ne connaît pas l'hésitation. Depuis un certain temps n'a-t-il pas transformé ses réunions de jocistes en de véritables séances d'entraînement prémilitaire où l'on y apprend à monter et démonter un fusil-mitrailleur, les yeux fermés ? Il entend les appels douloureux de son voisin, il entend aussi les cris, son devoir est tout tracé. Vite il s'habille sommairement et descend dans la rue laissant la maison allumée. Ah la joie sadique des S. S. en voyant ce prêtre qu'ils n'auraient sans doute pas trouvé dans la nuit tant sa maison est retirée au fond d'une avant-cour et cachée par le long mur du patronage. Les brutes se précipitent sur lui, le battent, le jettent par terre, le piétinent et le massacrent. Il reçoit une telle quantité de projectiles que son corps n'est plus qu'une plaie : les membres sont brisés, la tête fracassée. Ils le laissent là sur le pavé, comme un chien, et continuent leur chasse.

La hargne et la brutalité avec lesquelles a opéré ce kommando sont à notre avis des preuves supplémentaires de la présence de Stun à cet endroit, envoyé par Hauck dans le village parce qu'il n'était pas maître de lui sur le lieu du massacre tel que nous le verrons plus loin.

L'antichambre de la mort.

Entre 23 h 15 et 23 h 30 le Sturmbannführer Hauck revenu de son odyssée en gare, trouve les premiers otages, hommes et femmes, ramassés sans distinction de l'âge aux abords du passage à niveau. Il n'est pas possible de refaire l'exacte composition des pelotons mais le témoignage de certains rescapés permet de situer quelques Ascquois parmi les groupes.

Dans ce premier contingent figurent notamment ceux qui ont été ramassés près du passage à niveau : Mme Dewailly et ses deux filles Alphonsine et Gisèle, Maurice Vandenbussche, Mme Trackœn, sa fille Madeleine et ses deux fils Jean et Roger, M. et Mme Vancraeynest et leur fils Roger, Mme Caudoux, Mme Guillemot et Mlle Guillemot. On y trouve également des hommes enlevés à l'entrée de la rue Foch : MM. Méplomb, Briet, Dubrulle et Gustave Thieffry, ceux qui ont été assaillis au Quennelet : Paul Lhernould, Richard Dejonghe et ses deux filles, d'autres provenant des abords du passage à niveau : M. et Mme Hennebique, Paul Delemotte ; deux qui arrivent de la rue Marceau : Pierre Courmont et Henri Leveau. Il y a là aussi Francis Noblecourt qui avait renseigné les S. S. sur l'heure et le lieu, l'aiguilleur Olivier, Constant Lautem qui devait prendre son service de garde-voie à minuit, Henri Dekleermaker de garde près du passage à niveau.

Dans la relation faite au lendemain du massacre, Beurtheret cite en plus Lucien Albert, Maurice Langlart de la rue Marceau, René Crucq de la rue Masséna, voisin de Charlemagne Dubrulle et Jean Nuyttens de la rue Marceau.

Tous sont entassés dans la petite cabine d'aiguillage près du passage à niveau de la rue Marceau. " À la porte, un officier se dressait et au fur et à mesure que nous entrions dans la pièce, il nous battait ".

À l'étonnement de tous, un dialogue s'engage entre deux hommes. Le visage tuméfié sous une épaisse chevelure blonde ondulée, malmenée par les coups, vêtu d'un imperméable beige clair barré sur la manche du brassard des garde-voies, un cache-col aux lignes noires enroulé autour du cou, Henri Dekleermaker 20 ans, au service des voies depuis quelques jours, gesticule à haute voix auprès de son collègue Lautem :

- Quelle guigne c'est encore manqué !

- Ta G... tu vas nous faire repérer.

- Ils ne sont pas foutus de placer un bon pétard ! Il y a 48 heures c'était la même chose !

- Ferme-la, je te dis, tu vas nous faire repérer ! Inlassablement il poursuit son monologue :

- Je m'étais " cavalé " vers le Pont du Nord mais les Boches m'ont rattrapé et m'ont ramené ici à coups de crosse. Ah N... de D...!

Les otages écoutent, ahuris, ces étranges paroles au milieu d'un silence quand l'officier des S. S. jugeant le nombre suffisant, fait mettre en route les prisonniers. Henri Leveau, arrivé le dernier, est le premier à sortir. Profitant de quelques secondes d'inattention des gardiens, il contourne la cabine et se sauve à la faveur de l'obscurité à travers les voies du côté d'Annappes pour se blottir dans un champ toute la nuit.

Une centaine de mètres séparent les condamnés de l'extrémité du train où le rendez-vous d'exécution a été prévu. À coups de crosse les S. S. les font avancer et courir. Il faut courir et toujours les mains levées. Malheur à celui qui trompé par l'obscurité s'écarte un peu et s'accroche dans les fils de transmission ou dans les traverses ! Les coups pleuvent sur les épaules et les têtes pour accélérer la marche. Les S. S. " rient et sifflent alors que l'officier se rue sans cesse sur nous en hurlant et en envoyant des coups ". Dans cette course, des pères, des mères, des fils, des frères qui veulent rester ensemble, se trouvent séparés et ne se rejoindront plus. Ils arrivent devant les wagons de queue. Une bande de terrain s'étend entre les voies et le champ Delemotte : c'est le lieu du supplice.

Les premiers S. S. présents.

La garde du train était assurée par l'Hauptscharführer Buss qui déclare : " J'ai reçu comme dernier, l'ordre suivant du chef de transport, S. S. Obersturmführer Hauck : vous assurerez avec les éléments de la 2e compagnie la protection du transport et verrouillerez à gauche et à droite avec des mitrailleuses et des canons de 2 cm. Les civils qui tenteraient de s'approcher du transport sont à abattre. Établissez aussi de quelle maison en lisière du village furent tirés les coups de feu. " Si l'on en croit Zuissmeister, accusé au procès de 1949, Buss se serait aussi trouvé à la gare car la description de l'officier par Élie Derache correspondrait à celle de Buss. Mais les absents ont souvent tort !

Sous ses ordres se trouve l'Unterscharführer Stun qui note de son côté : " J'avais reçu l'ordre du chef de transport, S. S. Obersturmführer Hauck d'assurer près de wagon la garde des civils arrêtés. " Parmi cette garde se seraient trouvés une dizaine de volontaires russes.

Il semble bien que ce dernier se soit livré à la première tuerie si l'on se rapporte aux déclarations de Baensch, autre accusé du procès qui vit Stun à Baisieux, la culotte toute tâchée de sang, se vanter de ce qu'il appelait ses " exploits " que Baensch d'ailleurs qualifie " d'actes de forban ". Un de ses camarades lui aurait même déclaré " J'ai passé plusieurs années en Russie mais pour des choses comme celles-là, je ne m'en ressens pas ! ". Cette charge déjà accablante devait être corroborée par le soldat Onken, autre accusé, qui déclare avoir vu Stun fracasser la nuque d'un otage contre la porte d'un wagon et en abattre un autre à bout portant. On a dit qu'il fut le seul à être puni disciplinairement, sans doute parce qu'il avait transgressé des ordres, se croyant couvert par l'ancienneté de son grade par rapport à des chefs plus jeunes qui n'avaient que momentanément le commandement.

Le massacre commence.

Parler de fusillés est une contre-vérité car il s'agit bien d'un massacre en règle. Les S. S. de garde près du wagon attendent un signal. Qui l'a donné ? Est-ce Hauck, est-ce Stun ? La lumière ne s'est pas faite au procès et l'autorisation de consulter le dossier nous a été refusée. L'histoire pourtant a droit à des précisions.

" Arrivés près d'un petit jardin en remblai de la voie, des hommes de notre groupe furent violemment frappés. L'un d'eux, M. Lautem, garde-voie, violemment frappé fut ensuite tué sous nos yeux de deux balles tirées à bout portant dans la tête... Un officier se tenait près du wagon. Des soldats près de lui chargeaient des armes et les lui avançaient pour commettre le crime. Il s'acharne sur l'aiguilleur, le roue de coups, lui cogne la tête contre le wagon, l'envoie rouler par terre en face de nous ; cet homme essaie de se relever et demande grâce ; l'officier, imperturbable, l'abattit. L'homme s'abat et reçoit une seconde balle. Il meurt sur le coup. ". Mme Dewailly a aussi été entraînée avec ses deux filles sur le lieu de " l'exécution où (elle vit) un jeune officier abattre lui-même à coup de revolver, deux hommes du village (qu'elle n'a pas) pu reconnaître ".

À l'exemple de " l'officier " les S. S. s'emparent d'autres hommes. Ils se mettent à plusieurs pour battre chaque victime. Une femme qui a réussi à ne pas se séparer de son mari lui dit : " Je vais me jeter à genoux et les supplier. " Mais l'homme qui sait pourtant de quelle mort il va partir lui répond : " Pas devant les Allemands ! "

D'aucuns cependant ont dû résister ou se battre. Leurs vêtements déchirés, les marques de coups dans la figure peuvent seuls témoigner de cette lutte atroce et inégale confirmée par un rescapé, M. Vancraeynest : " Sur certains qui semblent le défier, le bourreau s'acharne avec furie. " Les deux jeunes Jean et René Trackœn, jocistes résistants, furent parmi ceux-là : " À ce moment, dit sa sœur, l'officier s'acharnait sur mon plus jeune frère ; celui-ci les bras croisés sur la poitrine recevait les coups sans broncher. Il vacillait, puis se redressait ; les yeux fixés sur la poitrine, il semblait lui dire : " Regarde comment un Français sait souffrir ! ". L'aîné, Jean est si malmené qu'il est nu jusque la ceinture, ses vêtements ont volé en lambeaux...

Sans savoir la raison soudaine de cette décision, un S. S. s'approche de Alphonsine Dewailly, lui met la main sur l'épaule et signifie aux femmes de partir mais comment effacer de leurs yeux ces scènes d'épouvante qu'elles ont contemplées, et l'une d'elles dira : " Je ne savais pas détacher mes yeux de ce groupe d'hommes. "

Ce départ coïncide avec un changement de tactique de l'officier responsable qui décide de faire grimper dans le wagon tous les otages avec on ne sait pourquoi, les deux filles de M. Dejonghe. Il semblerait que c'est à ce moment-là que le lieutenant Hauck soit intervenu peut-être à la faveur de quelques cas de résistance. Mais le carnage reprend avec la même brutalité. Il se passe des scènes inimaginables.

Au pied du wagon, plusieurs S. S. ont quitté leurs vareuses. Ils font descendre les deux filles de M. Dejonghe, leur administrent une sévère correction et les renvoient chez elles toutes endolories, avec le groupe des femmes qui s'éloignent. Le père est battu. Bien que mal en point il croit en être quitte à ce compte mais peu après un officier lui tire à bout portant un coup de revolver dans la bouche. La balle dévie et sort par la joue droite. Un second projectile l'atteint à la poitrine, un troisième le blesse au bras gauche. Malgré sa douleur il n'a pas perdu connaissance et simule la mort. Un S. S. le soulève, l'examine puis le laisse retomber après lui avoir pris sa montre et son portefeuille. Dejonghe qui comprend très bien le flamand et l'allemand affirme avoir entendu un officier commander à ses soldats de fusiller trois cents civils.

M. Vancraeynest, autre rescapé, apporte lui aussi un récit terrifiant. " Nous sommes, mon fils et moi, dans le fond du wagon, ayant reculé pour céder la place aux arrivants. Le massacre continue. Notre tour arrive. Mon pauvre Roger est tout tremblant. Je lui dis : " Va mon petit, il faut avoir du courage, je te suis ! " J'ai la ferme intention de le défendre mais au moment où je me précipite sur le bandit pour lui arracher son arme, je me sens empêtré dans des fils de fer et ne peux me dégager assez vite. Un soldat qui a compris mon geste, intervient, je reçois trois balles dans le bras gauche que j'ai élevé pour me protéger la tête. Je suis poussé et tombe ; une balle dans la bouche me fracasse la mâchoire. Encore une : l'assassin vise la tempe pour m'achever, je me détourne légèrement et la reçois dans l'œil droit. Je ne bouge plus, le moindre tressaillement attirerait l'attention. Les brutes donnent aux victimes des coups de talon pour s'assurer si leur triste besogne est bien faite et achèvent ceux qui gémissent. Je souffre et sens que je m'épuise. " Mais M. Vancraeynest n'a pas perdu connaissance : un S. S. se souvient après un moment que le fils n'a reçu qu'une balle, alors le père entend et sent presque les coups de feu qui achèvent son enfant. On connaît cette scène horrible parce que le père a survécu : ne s'est-elle pas renouvelée pour M. Roques qu'on a retrouvé auprès de son fils Jean, pour Maurice Thieffry qui est tombé avec son fils Michel ?

La version allemande des faits.

" Une partie des kommandos de nettoyage, dit le lieutenant Hauck, est rentrée vers 23 h 30 au lieu de rassemblement avec les premiers civils arrêtés et me rendit compte en même temps que des cas de résistance isolés s'étant présentés, des civils qui fuyaient furent abattus.

" Dès réception de ce compte rendu, je me suis porté immédiatement au lieu de rassemblement et j'ai été moi-même témoin oculaire comment deux civils ont attaqué dans le dos un " Unterscharführer " et par coups assénés au visage et sur la tête le blessèrent. J'ai vu également quelques civils qui essayaient de s'enfuir par la porte arrière du wagon. L'ordre leur étant donné de rester en place ou d'avancer, ils n'en tinrent pas compte. Afin de réprimer de telles tentatives, ces civils furent abattus. Certains civils profitèrent de cette occasion pour user de voies de fait envers mes hommes. Dans la bagarre en résultant, dix à quinze civils furent abattus. "

L'Hauptscharführer Buss confirme les dires de son chef avec quelques divergences :

" Par petites troupes, les civils arrêtés furent amenés par les commandos de nettoyage et enfermés dans l'un des wagons du train. Profitant de l'obscurité de la nuit et du faible effectif de notre sécurité personnelle, quelques civils réussirent à s'enfuir, soit par la porte arrière du wagon, soit devant celui-ci. Une autre partie se cache en-dessous des wagons de transport. La, garde de sécurité ouvrit alors immédiatement le feu sur les fuyards avec des pistolets, des mitraillettes et des fusils, à droite et principalement à gauche de la voie ferrée. Lors de leur arrestation, quelques civils essayèrent de se défendre. Il en résulta une bagarre dans laquelle le S. S. Unterscharführer Stun fut attaqué dans le dos par deux terroristes et blessé à la tête. À cet instant apparut l'Obersturmführer Hauck qui donna ordre de faire usage des armes à feu immédiatement. À cette occasion une dizaine de civils furent abattus. Cet incident fut utilisé par de nombreux civils qui, pour la plupart, furent abattus en tentant de fuir. "

L'Unterscharführer Stun signale le récit de sa blessure à sa façon :

" J'avais reçu l'ordre du chef de transport S. S. Obersturmführer Hauck d'assurer près du wagon la garde des civils arrêtés. J'ai remarqué que quelques-uns d'entre eux s'écartaient par la porte arrière du wagon. J'essayais de retenir ces civils et d'empêcher leur fuite. Soudain j'ai ressenti de violents coups sur la tête et le visage. Deux hommes m'avaient attaqué par derrière.

" Le S. S. Obersturmführer Hauck qui avait vu la scène a donné l'ordre immédiatement d'ouvrir le feu et d'abattre tous ceux qui tenteraient de s'enfuir. " À la faveur du résultat de cette première exécution au cours de laquelle il y a certainement eu des cas de résistance, Hauck semble avoir décidé une exécution collective pour les prochains pelotons donnant l'ordre aux servants des mitrailleuses de bord de faucher le champ et dépêchant à la dernière maison de la rue Mangin, " La Maison Roseau ", un kommando de tueurs destinés à rattraper ceux qui auraient pu passer au travers de la fusillade.

La Maison Roseau.

Devant le train, là où se déroule le massacre, s'étale une pièce de terre au bout de laquelle s'élève, isolée, la dernière maison de la rue Mangin : celle de Marcel Roseau, bien connu dans le village. La fuite des prisonniers dans la nuit, celle même de certains blessés, n'avait pas échappé au commandant du détachement. Quatre hommes y sont dépêchés. Deux se dirigent vers le jardin pour barrer la route de ce côté. Vers 0 h 15 des coups répétés dans la porte font lever le propriétaire. Deux S. S. en tenue noire, coiffés d'une casquette où brille une tête de mort, entrent menaçants. Ils visitent la maison du grenier à la cave et rassemblent la famille, la maman et les trois filles dans la pièce du rez-de-chaussée. Agenouillées dans un coin, pâles comme des mortes et tremblant de tous leurs membres, elles prient silencieusement. Le père est là se demandant ce qui va advenir. Mais leur consigne n'est certainement pas de rechercher des otages, ce sont des exécuteurs. Ayant allumé toutes les lumières, ils dégrafent leurs ceinturons, les posent sur la table et chargent leurs revolvers. Une fusillade vient d'avoir lieu... ils sortent...

Le deuxième peloton.

Dans cette deuxième formation, forte d'environ une trentaine d'hommes, on trouve en grande partie des hommes ramassés place de la gare : MM. Delattre et Poulain auxquels sont venus se joindre Léon Chuffart et son filleul Louis Desrumeaux, Auguste Ronsse, Paul Leruste, Henri Dillies, René Catoire, René Balois, Clovis Couque, le garde Émile Decourcelle, ceux du sentier Baratte : Paul Vermus, Henri Debachy, Gustave Lhernould et son fils Paul, ceux qui arrivent de la rue Foch : Lelong, Leuwers, Pelloquin (rescapés), Declercq, d'autres de la rue Marceau : Alexandre Bouchart, Édouard Cardon (rescapés), Thieffry et son fils Michel de la rue Mangin.

À son arrivée au passage à niveau, Clovis Couque avoua à son voisin avoir été roué de coups de crosse. Paul Vermus souffrait déjà de deux balles dans le bras gauche. Émile Dété en résistant, s'était fait massacrer à moitié.

Deux vieillards sont là parmi eux. Le vieux Mareels, âgé de 85 ans gît par terre tandis que le père Lelong a été hissé sur une plate-forme. Leuwers qui connaît la langue allemande fait remarquer aux S. S. de garde l'âge du vieillard et sollicite de le reconduire chez lui .

- Ce sont des excuses pour échapper, lui répond un S. S.

- Faites-moi donc accompagner !

La cause est entendue. Relevant le vieillard avec un S. S. tous deux le reconduisent chez des voisins. Profitant de la bonne volonté de son gardien, Leuwers lui demande d'aller enfiler un pardessus car la nuit est froide. Ayant accédé à son désir, ils repartent jusqu'au bout de la rue Foch et reviennent ensuite vers le train. À cet endroit, il rencontre sur la voie deux cheminots allemands avec lesquels il avait travaillé 48 heures auparavant au déblaiement des wagons accidentés par le dernier sabotage et se propose de les accompagner en gare pour voir le chef. Les S. S. le laissent partir sans mot dire.

Édouard Lelong arrive à son tour et reconnaît son père sur la plate-forme. Bousculant un S. S. il s'approche et tend un cache-col et des pantoufles, ce que voyant le S. S. lui dit : Papa ? - Oui ! répond E. Lelong, Faisant descendre le père il le renvoie chez lui.

Un officier vint alors qui commanda aux otages de lever les bras. Certains n'obéissant pas assez vite furent giflés. Comme tout le monde ils ignorent ce qui se passe et ce n'est qu'en arrivant au charnier qu'ils comprennent enfin vers quel horrible destin on les conduit. Le groupe est rassemblé dans le e sentier Dewailly " après avoir passé le portillon où des S. S. leur assènent des coups. À coups de crosse ils les font avancer puis par une brèche de la clôture, les font pénétrer sur la voie, quelque cinquante mètres plus loin. Le garde Decourcelle est en tête suivi des Thieffry, Edouard Lelong est le cinquième.

" En avançant dit ce dernier, j'ai aperçu un groupe de cadavres, vingt ou vingt-cinq environ et nous avons compris que nous allions être fusillés. Nous avons encore fait quelques mètres. Le garde champêtre était en tête de notre groupe lorsqu'il fut abattu à bout portant par un Allemand. Cela a été le signal de la fusillade par les Allemands se trouvant dans la voie de Cysoing qui nous tiraient à bout portant. J'ai fait un bond d'un mètre et je me suis laissé tomber à plat-ventre, la tête dans les bras. J'ai entendu toute la fusillade. Puis c'est redevenu calme. "

Le signal de la tuerie a poussé bon nombre d'Ascquois à jouer le tout pour le tout, à s'élancer pour braver les balles, à fuir à n'importe quel prix. Pierre Desrumeaux s'élance en se retournant vers son parrain, Léon Chuffart :

- Parrain tu es là ?

- Oui, répond ce dernier. Une mitrailleuse est en position qui les fauche dès qu'ils sautent le fossé proche et pénètrent dans le champ Delmotte. Léon Chuffart tombe dans les jambes de son filleul et attend. La plupart râlent et crient. Officiers et soldats s'avancent et achèvent les blessés.

J'avais fait une dizaine de pas, dit Ludovic Pelloquin, que je sentis tout à coup une brûlure à la cuisse gauche, puis une deuxième au côté gauche. Cette fois je compris qu'on voulait nous fusiller. Trois hitlériens nous attendaient barrant la route, armés de revolvers, mitraillettes et mitrailleuse. Les trois brutes furieuses se mirent à frapper et tirer des coups de revolvers sur les premiers venus sans défense. Voyant le péril, immédiatement je me laissai tomber par terre, faisant le mort. Cinq minutes à peine s'étaient écoulées que deux revenaient sur leurs victimes achevant les blessés à coups de revolver. Ils arrivent sur moi, j'étais la face contre terre. Me retournant et me tâtant le pouls aux deux poignets ils me lâchent en disant " Er ist tod ! " J'avais compris, j'étais sauvé. Les deux docteurs, connaisseurs en pouls, s'écartent, achèvent deux blessés à mes côtés qui râlaient et s'en vont vers le train. Ne voyant plus personne, je me suis faufilé en rampant le long d'une haie puis ai gagné les champs où j'ai rencontré deux rescapés. " La même rafale tua Arthur Couque dont le corps couvrit en partie le rescapé.

Dès le début de la fusillade, Édouard Cardon a pris la direction de la " Maison Roseau " mais tombe peu après avec une fracture du bras gauche et " les pieds qui ne répondent plus ". Il se traîne sur une quinzaine de mètres, " à quatre pattes " puis s'écroule et ne bouge plus. Il sera relevé par les premiers secours.

Quelques-uns ont rampé à travers le champ, mais dès que se croyant sauvés, ils se relevaient pour se mettre à courir, les quatre S. S. embusqués à la Maison Roseau les abattaient au passage. "On entend des pas d'hommes qui courent, dit Marcel Roseau,... des coups de feu, des corps qui tombent lourdement sous les fenêtres de la maison... De nouveau on court... une voix supplie : " Pitié, Monsieur, ne tirez plus ! "... coups de feu, encore un cadavre qui tombe. Les S. S. rentrent, ils sont effrayants à voir, les yeux exorbités, injectés de sang, brillants de fureur. Les deux S. S. qui se trouvaient à l'endroit du jardin entrent à leur tour. Un des sous-officiers leur signifie de partir. " Devant les femmes terrorisées, ils rechargent leurs armes, remontent de la cave deux bouteilles de bière, versent un verre et l'offrent au maître de céans, assis sur une chaise près de la table de la salle à manger comme lui ont ordonné les exécuteurs. Dès qu'il a bu, alors seulement ils se rassasient à longues gorgées puis sortent et attendent le passage de nouveaux coureurs.

Rares sont ceux qui obliquant vers le cimetière au lieu de se diriger vers la rue Mangin réussirent à passer vivants. Citons Georges Damide, Charles Dété et Léon Chuffart qui reçut à Anstaing les soins du docteur Desconseillez. Le troisième peloton.

" Les Allemands se promenaient sur la piste, poursuit Lelong, Un moment après, un autre groupe est venu. Ils passaient à peine à un mètre de mes talons et la fusillade a recommencé.

" Après cette fusillade, j'ai entendu deux victimes qui respiraient encore. Un Allemand a dû s'en apercevoir car j'ai entendu deux coups de feu à mon côté. J'ai reçu deux coups de pieds dans les côtes et un sur l'épaule comme si l'on voulait voir si j'étais mort.

" Il est revenu un autre groupe de civils. J'ai alors entendu un Allemand dire : " Vite partir à votre maison ! " Tout le monde s'est sauvé mais je suis resté couché. "

Les fuyards du troisième groupe furent aussi abattus par les exécuteurs de la Maison Roseau tandis que tombaient presque en même temps, à deux pas de chez eux, ceux que l'on peut considérer comme les derniers massacrés.

" C'est Çà l'Ordre Nouveau ".

À l'extrémité de la rue Mangin, la plus proche du train, les S. S. se sont emparés de Jean Cardon, de Marcel Descattoire, 43 ans, père de cinq enfants, de Paul Otlet, 36 ans, qui habite avec sa jeune femme souffrante, et de Arthur Sion. Ils les injurient, les frappent et les emmènent sur le champ voisin, théâtre de ces scènes tragiques. À quelques mètres de la Maison Roseau, ils alignent les quatre hommes, la face tournée vers le train distant d'à peine cinquante mètres, leur font lever les bras. Paul Otlet s'est retourné vers son voisin pour lui dire : " C'est çà l'Ordre Nouveau ! "

" Nous sommes restés sur place, dit Jean Cardon, environ cinq minutes pendant que des coups de feu étaient tirés dans le champ situé à proximité de l'habitation de M. Roseau.

" C'est alors que j'ai entendu une voix allemande qui criait " Komm ". On nous a donc fait avancer tous les quatre sur le champ précité et je me suis rendu compte que de nombreux civils avaient été tués et se trouvaient allongés par terre.

" L'un des quatre soldats qui se trouvaient postés près de nous nous a fait signe d'aller vers le train, c'est à ce moment-là qu'un soldat placé à ma gauche, à trois ou quatre mètres, a tiré plusieurs coups de feu dans notre direction dont l'un m'a atteint au ventre.

" Atteints tous les quatre d'un ou plusieurs projectiles, nous sommes tombés à terre, pendant que les trois autres soldats qui se trouvaient derrière nous, continuaient la fusillade. Je fus atteint à ce moment-là d'une deuxième balle dans l'omoplate droite. Immédiatement j'ai fait le simulacre d'avoir été mortellement touché et je n'ai pas bougé durant tout le temps que les soldats sont restés sur place.

" D'autre part au cours d'allées et venues de militaires allemands qui se rendaient du convoi précité à la Maison Roseau, ceux-ci s'assuraient à l'aide de lampes électriques que nous étions bien morts.

" Parmi mes trois voisins qui avaient été emmenés, avec moi, Descattoire et Otlet sont décédés de leurs blessures. Quant à Sion, il avait été touché d'une balle dans le bras... "

Les S. S. s'en reviennent à nouveau et disent à Marcel Roseau : " Venez avec nous compter combien de terroristes tués ! " Plus mort que vif car il croit sa dernière heure arrivée, M. Roseau, après avoir embrassé sa famille, les accompagne. Il compte onze cadavres autour de sa maison et pense alors qu'il s'agit d'une bande organisée surprise par les Allemands au moment où elle sabotait les voies. Les S. S. rentrent satisfaits, ils éjectent les douilles de leurs pistolets, se lavent les mains, sifflent et chantent comme s'ils venaient d'accomplir la besogne la plus naturelle dû monde. Le courant électrique n'a pas été coupé dans le quartier : ils ouvrent la radio et tombent sur un air de musique. Ils esquissent quelques pas de danse et s'en vont en recommandant de laisser la lumière allumée... des coups de sifflets ont retenti. L'un d'eux a oublié son ceinturon qu'il viendra rechercher quelques minutes plus tard. Avec quelle épouvante Marcel Roseau reconnaîtra dans quelques instants que ces terroristes sont des braves gens d'Ascq, des voisins, des amis...

Le Kommando jura.

" Peu de temps après la détonation et l'arrêt du train, j'ai reçu comme premier chef de train l'ordre du S. S. Obersturmführer Hauck de courir immédiatement sur les lieux de l'attentat, rechercher si éventuellement d'autres charges explosives avaient été disséminées et si possible de suivre tout de suite la trace des terroristes. Avec quatre hommes je me suis précipité par-dessus les câbles des signaux jusqu'à la barrière sise le long de la voie. Quelques coups de feu isolés furent tirés de la maison en face de moi. La direction d'où provenaient les coups de feu ne peut être déterminée exactement :

1° par suite de l'obscurité totale de la nuit ;

2° par suite de la rapidité avec laquelle j'ai traversé avec mes hommes un champ d'une largeur de deux cents mètres sis à la lisière du village.

" J'ai réquisitionné quatre bicyclettes dans les maisons situées à la lisière du village et avec trois hommes j'ai roulé à travers le village jusqu'à la sortie de celui-ci. J'ai appris par des civils que des personnes s'étaient éloignées en hâte du côté de l'église. J'ai admis qu'il s'agissait de personnel en relation avec l'attentat et les coups de feu tirés sur le train. C'est pourquoi l'ordre que j'ai donné disait de poursuivre les fuyards. Je n'ai pas pu parvenir à rejoindre ces derniers. J'ai fait visiter les maisons en bordure du village toutefois sans résultats. "

Jean Cardon, 45 ans, secrétaire du syndicat des transporteurs, habite une des dernières maisons de la rue Mangin à quelque distance vis-à-vis de celle de Marcel Roseau. Il a entendu l'explosion au moment où il montait se coucher mais n'y prête guère attention supposant qu'il s'agissait une fois de plus d'un sabotage sur la voie ferrée. Il perçoit bientôt quelques coups de feu et suppose qu'il s'agit d'un engagement entre Allemands et résistants pris en flagrant délit. Il s'endort.

" Environ une heure plus tard, un soldat allemand s'est présenté chez moi. Immédiatement je suis allé ouvrir ma porte. Le militaire me menaça de son fusil dont le canon était posé sur ma poitrine. Apercevant dans le couloir ma bicyclette et celle de mon fils, il m'expliqua en allemand qu'il les emportait.

" Au même instant un sous-officier allemand est entré chez moi. Il s'est aussitôt dirigé vers la cuisine où il a rencontré mon fils qui était descendu, éveillé par le bruit. Il l'a alors questionné sur son emploi du temps et le menaçant de son revolver, il voulait lui faire avouer qu'à vingt-deux heures, il se trouvait sur la voie ferrée. Mon fils, âgé de 21 ans, employé à la S.N.C.F., lui a fait remarquer que ses propos étaient inexacts et puisqu'il faisait " la semaine anglaise " il n'avait aucune raison de voyager sur la voie.

" Sur ces faits les deux soldats se sont retirés emportant chacun une bicyclette. Mon fils et moi leur avons demandé s'ils viendraient les ramener. Comme ils nous avaient répondu d'une façon affirmative, j'ai donc supposé qu'ils avaient besoin de ces deux bicyclettes pour effectuer une patrouille en ville et aux abords de celle-ci en quête des auteurs de l'attentat précité.

" Comme j'escomptais le retour de ces militaires, j'ai donc attendu environ une heure dans ma cuisine. Puis las d'attendre, je suis retourné me coucher. "

À peine s'est-il recouché que deux autres S. S. dont l'un, revêtu d'un uniforme noir, parlait couramment le français avec un léger accent wallon, le font sortir de sa demeure devant laquelle il retrouve Descattoires, Otlet et Sion qui habitent juste en face. Nous venons de voir ce qu'il est advenu de ces quatre hommes. Revenons au commando Jura.

Après s'être emparé de deux autres bicyclettes, dont une chez Florimond Planque, au 47 de la rue Mangin, les quatre hommes remontent cette rue, amorcent la rue Faidherbe qui les mène sur la place de l'Église et de là se dirigent par la rue Marceau très loin du centre jusque la route nationale. Arrivés à cet endroit ils se dirigent sur la gauche, empruntant la direction de Baisieux. Ils ne s'arrêtent pas aux grandes propriétés qui bordent la nationale - dont la plupart sont occupées par des officiers allemands - mais posent le pied au " Café du Moulin " sans trop insister, pour se diriger en face, sans conviction. Peu après ils frappent au domicile de Paul Logez qui en ouvrant se trouve face à face avec " un officier et deux soldats " menaçants. Sans se décontenancer, il invente qu'un officier allemand loge déjà chez lui. Les trois militaires visitent la maison et se retirent correctement. En face se trouve la chocolaterie " Au Bouquet " où M. Rousseau, ses frères et sœurs veillent une sœur défunte. Les S. S. pénètrent furieux. Ils s'apprêtent à emmener les hommes quand une religieuse intervient et leur montre la chambre mortuaire. Sans insister ils se retirent.

Enfourchant à nouveau leurs bicyclettes, on les retrouve à l'intersection des nationales 41 et 352, au carrefour Castelain, à quelque dix mètres du dépôt d'armes des résistants. Ils essaient d'enfoncer la porte du café Lautem lorsqu'une voiture française, pilotée par Léon Dewailly revenant d'une partie de coqs à Baisieux, survient. Les S. S. arrêtent le véhicule, vérifient les papiers. Ils sont en règle. Laissant là ses soldats, l'Oberscharführer Jura monte dans la camionnette de Léon Dewailly qui dépose son compagnon de voyage, Paul Vanesse. " Je suis retourné au passage à niveau avec une voiture de livraison et là, j'ai reçu l'ordre d'aller chercher le maire. "

L'arrestation du Maire, M. Georges Delebart.

La voiture fait demi-tour et le chauffeur conduit Jura au domicile du maire, rue Marceau. Le véhicule s'arrête sur la place. Dewailly est gardé à vue.

Auguste Saintléger, 48 ans, cultivateur, demeurant rue Marceau, non loin des habitations du coiffeur Van Mœrbeke et du maire, a été réveillé vers minuit quarante-cinq par des S. S. entrés dans la cour de sa ferme après avoir fracturé la grand-porte charretière. Emmené sur le champ, il rejoint Dewailly sur la place. " Tous deux avons été conduits dans une petite impasse. À quelques mètres de là un officier est arrivé, nous a parlé en allemand mais nous n'avons rien compris. Joignant le geste à la parole il braqua son revolver sur M. Dewailly et le tua. Tournant vers moi son arme, il tira également mais par une chance que je ne comprends pas encore, je n'ai pas été touché. Je n'ai pas perdu mon sang-froid, je me suis effondré près de Dewailly et j'ai fait le mort jusqu'à 3 h 30. "

Cinq à six soldats se présentent à la grille de la propriété du maire et agitent la cloche d'entrée. Avant même qu'il n'ait eu le temps de se présenter à la fenêtre, la grille est enfoncée. Parvenus à l'habitation, des coups de crosse sont donnés dans les fenêtres et la porte d'entrée. M. Delebart apparaît à l'étage et fait comprendre qu'il arrive mais l'explosion ayant privé le secteur de courant, le maire tarde à apparaître et les S. S. s'impatientant redoublent de coups dans la porte. Dès l'ouverture, Georges Delebart décline ses qualités de " Burgmeister ", le seul mot allemand qu'il connaisse. Les S. S. lui donnent l'ordre de se chausser et de les accompagner à la gare pour être présenté à leur " commandant ", le tout accompagné de gestes car le maire ne connaît pas la langue allemande.

Il part à pied avec son escorte jusque la mairie où se trouve en stationnement la voiture de Dewailly. " Un gradé me fit monter et essaya de la mettre en route ; il n'y parvint pas. Force fut donc au gradé allemand - Jura en l'occurence - de me faire descendre. Je lui fis remarquer que dans ma précipitation à m'habiller je n'avais ni portefeuille ni pièce d'identité. Je lui demandai de rentrer chez moi pour les prendre. Il y consentit et me fit accompagner d'un soldat. Rentré chez moi, je profitai pour m'habiller plus chaudement et dire au revoir à ma femme car sans savoir ce qui se passait, j'avais un mauvais pressentiment.

" Je quittai donc la maison toujours accompagné du soldat. Il me dirigea vers le passage à niveau de la rue Marceau. Là une véritable effervescence de soldats régnait. Il me conduisit à un officier qu'il appelait le commandant. Ce dernier me fit savoir en allemand le pourquoi de tout ce qui était arrivé à Ascq : ne connaissant pas leur langue, je n'y comprenais rien et lui demandai si parmi ses soldats ne se trouvait pas un interprète. Un soldat s'avança et me traduisit les paroles prononcées par l'officier. J'étais loin de supposer qu'une véritable tragédie était en train de se dérouler. J'appris donc par l'interprète qu'un attentat venait d'être commis sur la voie, que leur train était déraillé et la machine " kapout " et qu'ils rendaient responsable la commune pour cet acte de sabotage ; en conséquence cinquante personnes avaient été fusillées et le groupe, soit une trentaine de mes administrés, qui se trouvait sur le trottoir de droite, gardé par des soldats allemands, allait être passé par les armes immédiatement. C'est alors que j'élevais une violente protestation sur leur façon d'agir envers une population qui n'y pouvait rien dans ce qui était arrivé et que cette dernière était innocente. Tout ceci eut le don de l'exaspérer et c'est alors que l'interprète me déclara venant de son officier et me frappant sur l'épaule : " Vous aussi, monsieur le Maire, vous serez fusillé ! " À ce moment-là je reçus un formidable coup de pied dans les reins qui me lança dans le groupe des civils qui attendait le départ pour l'exécution. "

La récolte du 4e peloton.

Tandis que l'Oberscharführer Jura s'en retournait au passage à niveau, la chasse à l'homme battait son plein. Les S. S. ont pénétré très loin dans la rue Marceau râtissant le village systématiquement maison par maison. Nous les avons laissé au 58 de cette rue chez Mme Vanpeene et nous venons de voir Auguste Saintléger partir avec Léon Dewailly. Bientôt vont les rejoindre Sylvain Vantroys, Poliolo, Adrien Delvar, Jean Descamps, Marceau Marga, Georges Maillet, Simon Montel, Roger Decallonne, Paul Duchatelle, Jules Rigaut, André Willemot, Robert Dufossé, Gabriel Hétuin et son fils Claude. Ils ont même pénétré très loin chez Pierre Hennebelle qu'ils emmènent avec son fils Gilbert, et chez M. Sautereuil son voisin.

Rue Courbet, le groupe qui a assassiné l'abbé Cousin continue l'exploration et ramène un butin considérable : Maurice Gallois, Maurice Hémaille, Georges Chocquel, Maurice Derache, Gaston Delourme, Arsène Plancq et son fils Louis, Raymond et Pierre Raffray, Fernand Damide, M. Bourdeaud'huy, Gustave Durmont, Maurice Van de Woorde et son fils Paul, M. Ledru, Joseph Bacquet.

Henri Rigole revenait d'une sortie en ville et passait près du passage à niveau quand l'explosion s'est produite. Des projections de ballast vinrent retomber près de lui mais à l'inverse de quelques curieux, il se hâta de rentrer chez lui. Depuis quelque temps il se demande ce qui se passe. " J'entendais des cris de fureur dans les rues. Les mitraillettes se rapprochaient. Les Allemands étaient dans la petite cité. Des femmes et des enfants criaient... Les mitraillettes se font entendre plus nettement. J'en ai entendu une qui découpait une serrure... Bientôt des coups de pied et de crosse dans la porte et les carreaux... "

- Haustein !

- Ein moment ! a répondu M. Rigole tout en allumant, le secteur ne dépendant pas de la cabine endommagée. Il ouvre la porte et sans attendre :

- Je suis ouvrier du chemin de fer ! Un Allemand à l'air furieux et sauvage l'ajuste de sa mitraillette mais son compagnon le repousse du bras.

- Qui y-a-t-il ici ?

- Mon fils.

- Quel âge ?

- 21 ans! Il appelle son fils qui se lève.

- Habillez-vous !

À chaque question l'un des S. S. est obligé de repousser son second, déchaîné, dont les vêtements portent des traces de sang. Pour gagner du temps, M. Rigole amorce quelques phrases en allemand. Mme Rigole a pris son bébé de deux mois dans les bras et veut se lever mais le S. S. lui signifie de rester couchée. Le plus farouche estimant que les pourparlers durent trop longtemps veut continuer et parle de se rendre en face. M. Rigole qui a compris la conversation enchaîne :

- C'est le directeur de la S.N.C.F. de Lille ! ce qui est faux.

Le S. S. furieux sort et dirige ses pas chez Georges Delattre, ingénieur à la S.N.C.F. qui ouvre. Sur une question en allemand dont il ne comprend que le mot " Eisbahn ", il répond affirmativement. Le S. S. salue et s'en va. Le lendemain, à l'annonce de la tragédie, il ne comprenait pas pourquoi il avait été épargné.

M. Rigole et son fils se sont habillés. Le plus pacifique des S. S. poursuit la conversation :

- Vous parlez donc allemand ?

- Un peu.

- Il y a eu un acte de sabotage. Il y a des morts. Je dois vous emmener.

- Pour travailler ?

- Non ! Venez avec nous et dites à vos camarades qu'ils doivent se lever tout de suite.

Il s'avance avec les S. S. et la récolte continue : Maurice Merlot, Maurice Lesage, Julien Hochez, Van Espène, Joseph Béghin, Louis Béghin, Marcel Grimonpont... Nous avançons. D'autres camarades sont prêts. Je leur dis de prendre leurs papiers. Certains les ont oubliés. Je demande s'ils peuvent aller les rechercher. Ils le peuvent mais accompagnés de 3 ou 4 soldats allemands armés. Nous partons en groupe vers la place d'Ascq. Une femme m'a supplié de porter des chaussures à son mari qui n'avait pas eu le temps de s'habiller. En route nous rencontrons le cadavre du vicaire. On s'est acharné sur lui ; il était en soutane. Il a été tué à dix mètres de chez lui. J'ai demandé pourquoi il avait été tué.

- Parce qu'il voulait fuir ! m'a-t-on répondu.

" Les Allemands demandent la mairie. À force de parler à droite et à gauche, je suis retardé et je me suis trouvé seul avec quelques Allemands. Sur la place, j'aperçois une voiture de publicité française pilotée par des Allemands ; ceux qui sont avec moi parlementent avec ceux de la voiture. À partir de ce moment, ils ne veulent plus le bourgmestre. À une question que je leur pose, un allemand me répond :

- Ferme ta G... et file ! Je n'ose plus rien dire et ils ajoutent :

- Continuez, nous n'allons pas à la gare ! "

Henri Rigole s'en va donc vers le passage à niveau, seul, pour retrouver son fils, parqué avec les autres auxquels sont venus se joindre deux hommes de la rue du Docteur Roux : Florimond Bosch et André Dewèvre.

La vie sauve.

Tout ce contingent d'hommes attend, près du passage à niveau. M. Delebart, le maire, vient d'être rejeté avec ses administrés après les explications du chef de convoi. " Le petit cortège se mit en route encadré de soldats qui ne ménageaient ni coups de crosse, ni coups de pied. On nous a fait bifurquer sur la gauche par une brèche de la clôture, franchissant les fils de transmission pour longer la piste. À tout moment nous heurtions des cadavres. Après avoir marché sur le bas-côté de la ligne de chemin de fer sur une longueur de deux cents mètres environ, l'ordre d'arrêt nous fut donné ; les soldats nous placèrent face à leur train, bras levés. Nous sommes sous la menace de soldats qui nous visaient avec leurs mitraillettes et qui étaient sur les wagons. On a cru aller vers la mort. Les soldats sur les wagons avaient leurs mitraillettes à hauteur de nos têtes. J'ai réussi à ce moment là à être près de mon fils. Un ordre. Des coups nous font tomber sur la droite dans les fils de transmission et dans les petits jardinets qui longent la voie. Nous étions à côté du deuxième tas de cadavres. On nous a fait mettre sur deux colonnes face au train. Nous étions une bonne vingtaine dont le maire. Les Allemands avaient formé un couloir entre nos deux groupes. Le maire s'est fait reconnaître mais après un instant d'hésitation on a dit : bourgmestre égal ! Pendant qu'on nous plaçait, des retardataires (4 environ) sont arrivés, on les a abattus froidement. Quelques râles, ce fut vite fait. Parmi le groupe de gauche, avant l'arrivée des retardataires, ils ont demandée un jeune en allemand ; ils ont saisi un jeune homme, l'ont amené devant le groupe puis un coup de feu, un râle ; au quatrième coup de feu plus rien. À ce moment-là mon fils m'a dit : " Au revoir, Papa ! " Je lui ai répondu : " Courage on n'a pas encore tiré ! ".

L'exécution du " jeune " et des retardataires est corroborée par le témoignage de M. André Dewèvre. Passant comme les autres par la brèche de la clôture il se retrouve devant le train à hauteur de deux S. S. et veut montrer ses papiers de la S.N.C.F. mais il est repoussé. " Égal Katyn " ont-ils dit. Entre l'espace qui le sépare des S. S. un homme est passé, l'un des deux a tiré une rafale et l'homme s'est affaissé. Tenu en respect par une mitraillette dans le dos alors qu'il vient d'exécuter le demi-tour commandé, il aperçoit à ses pieds un homme qui tente de relever la tête. Son gardien aussi l'a vu et détournant son arme il lance un coup de feu.

Il est bien difficile de dire quels étaient ces derniers suppliciés. Ce qui est certain, c'est la présence parmi eux de Louis Béghin. Demeurant dans la rue Courbet bien au-delà de l'habitation de M. Rigole, il s'aperçoit qu'il a oublié ses papiers. Le S. S. qui l'accompagne consent à ce qu'il aille les rechercher. Ce gardien n'a pas l'air pressé, il attend à la porte et laisse tout le temps pour accomplir cette formalité. Toujours en sa compagnie, il rejoint le passage à niveau et se trouve mêlé au 4e groupe. Était-il le " retardataire " tué devant M. Dewèvre ? Était-il " le jeune " dont parle M. Rigole ? Du quatrième peloton cet artisan-menuisier de 31 ans, père de trois enfants fut un des seuls à connaître une fin tragique.

" Ils nous firent faire ensuite demi-tour toujours bras levés. J'eus alors l'impression que le moment suprême était venu et qu'ils allaient nous fusiller dans le dos, nous restâmes quatre à cinq minutes, c'est alors que des coups de sifflets retentirent. Un officier est arrivé celui qui nous avait parlé au passage à niveau et a fait retirer ses hommes ; il a dit en mauvais français : " Des terroristes ont fait sauter le train, la prochaine fois nous raserons le village. " Ceci fut dit d'une voix rauque. Il continua : " Maintenant partir tout de suite à la maison ! " Un mouvement s'est esquissé ; un petit qui était avec son père a voulu partir de suite mais a reçu un coup de crosse. Le chef a répété son ordre et tout le monde a couru à travers champ et vers la rue Mangin. On a craint d'être fusillés comme des lapins. On filait, on filait, nous avons buté contre des cadavres aux premières maisons. Mon fils était en avant. Nous sommes rentrés chez nous vers deux heures ; il faisait un clair de lune brumeux... ".

Cependant les S. S. ont retenu sept Ascquois dont Maurice Hémaille, Pierre Hennebelle, Georges Maillet, Adrien Delvar, Sylvain Van Troys, et les ont fait grimper dans un wagon de queue. Interrogés par des employés de la Reichsbahn de Lille, les questions tombent sur un silence. Tous sont muets comme si les événements dont ils viennent d'être les acteurs les ont paralysés de frayeur. Ils ne savent pas s'ils doivent répondre qu'ils appartiennent ou non à la S.N.C.F. Ils sont relâchés sans explications.

Pendant ce temps, les trois hommes abandonnés par Jura s'en reviennent de la rue nationale. Arrivés à hauteur de la rue Carnot (actuellement rue Lebas) ils aperçoivent une lumière qui s'allume chez Pierre Beaucamp. Traversant la rue, les S. S. frappent au domicile du meunier qui ouvre. On lui intime l'ordre de s'habiller. Sa femme essaie de parlementer et instinctivement ouvre la lumière de la salle à manger où sur la table se trouvent des petits pains préparés pour le dimanche. Devant pareille aubaine, ils se servent copieusement, bourrent leurs poches de ces victuailles inattendues. Les minutes passent lorsque l'un d'eux décide qu'il faut partir. Pierre Beaucamp glisse à l'oreille de sa femme qu'il va tenter de s'échapper par les ruelles. Des coups de sifflets retentissent. Il n'a pas fait cent mètres qu'il s'en revient chez lui ignorant les motifs de toute cette fusillade.

L'arrêt du massacre.

Notre intention première, faute de documents allemands précis sur ce sujet, avait été de retrouver le lieutenant Hauck en Allemagne pour l'interroger. Après réflexions, le projet nous a paru inutile. Condamné à mort par un tribunal militaire français, grâcié certes, nous ne pouvions douter un seul instant que l'ancien lieutenant S. S. se serait retranché, comme il l'a d'ailleurs fait au cours de son procès et comme nombre de ses semblables l'ont fait au cours de procès mémorables, derrière des ordres de supérieurs disparus pour la plupart, et il eut été bien improbable que même douze ans après sa libération, il daigne apporter des précisions sur sa propre responsabilité.

Force est donc de nous reporter à son rapport et à ceux de ses subordonnés pour tenter de faire une certaine lumière sur des questions que le procès n'a pas élucidées. Les S. S. ont-ils réellement connu les intentions finales de leur chef ? Les otages devaient-ils être rassemblés pour une vérification de papiers, pour la remise en état des lieux de l'attentat et un certain nombre fusillés exemplairement ? À quel chiffre ce nombre avait-il été arrêté ? Qui, en définitive a donné l'ordre aux S. S. de cesser le carnage ?

La thèse de l'attaque du train par les Francs-Tireurs Ascquois.

Pour justifier la riposte immédiate, celle de la légitime défense que les autorités allemandes de Lille soutinrent, non sans incidents, il fallait d'abord qu'il y ait eu une attaque organisée du train par des éléments de la Résistance, ce qui est faux. Nous savons que les auteurs de l'attentat - Ascquois pour la plupart - étaient rentrés chez eux ou se trouvaient attablés dans un café pour une partie de cartes. Ces faits furent vérifiés par la Gestapo et reconnus exacts lors des interrogatoires des accusés arrêtés plus de trois semaines après le massacre.

Lorsque, trois jours après l'arrivée en Normandie, Hauck se rendit aux différents points d'attache des compagnies pour recueillir les faits en vue d'établir son rapport, il ne fait aucun doute que les " rapporteurs " avaient été conditionnés sur la question de l'attaque du train. Tous les rapports - assez fantaisistes pour certains - concordent néanmoins sur ce point précis et viennent corroborer la défense du chef de convoi.

Est-ce une pure invention ou y a-t-il eu réellement des coups de feu ? L'explosion - les témoins sont là pour l'affirmer - a ressemblé à un gros pétard suivi de quelques pétarades moins fortes pouvant simuler un tir de quelques balles, mais cette impression de tir a été en même temps couverte par le déraillement des wagons de telle sorte que lorsque la locomotive s'est arrêtée, tous les " bruits " ont cessé. Une rafale de mitraillette a pourtant été tirée une dizaine de minutes avant que les soldats ne soient rassemblés mais ces coups de feu furent le fruit d'un S. S. de la garde, celui que les époux Ambert ont vu repartir vers l'arrière du train en tirant une rafale dans la direction des maisons en bordure de la voie, alors que tout était calme. Et ce S. S. à notre avis, ne pouvait pas être le chef du convoi venu se rendre compte : il était casqué, armé d'un P.M., vêtu " d'un long manteau ". S'il était dans cette tenue, tout porte à croire qu'il s'agissait d'un soldat affecté à la garde, en l'occurence le caporal Strohfahrt, chef de la garde qui décline lui-même dans son rapport ses fonctions ce jour-là, et affirme être allé lui-même avertir Hauck que le train avait déraillé.

Une attaque fantaisiste ayant été simulée, la riposte et l'application des instructions étaient automatiques, le chef se devant de réagir devant la situation.

" justifications des mesures prises lors de l'attentat ".

En raison de la connaissance de cas antérieurs semblables et des instructions données à ce sujet par le commandant en chef de l'Ouest, instructions concernant la lutte contre les terroristes, et du fait même que dix minutes avant, l'express de Bruxelles-Lille était passé sans incident au même endroit, j'étais persuadé, dit Hauck, que cet attentat était dirigé seulement contre mon transport. Mon opinion a été renforcée du fait que mon transport a été annoncé préalablement aux terroristes par une source quelconque et que je devais avoir affaire à une attaque organisée. C'est pour cette raison que j'ai pris les mesures de protection indiquées. "

Quelles étaient ces instructions ? Du procès de Nuremberg, il ressort que le général Keitel avait signé le 16 septembre 1941 un ordre général applicable à tous les pays occupés qui prescrivait d'exécuter 50 à 100 otages suivant les cas pour chaque soldat allemand tué (en choisissant de préférence des communistes), ordre qui fut confirmé par d'autres et adapté par chaque commandant militaire. Du réquisitoire des procureurs français au même procès, basé sur des documents trouvés dans les archives allemandes, il est reconnu que les représailles et toutes les exécutions s'accompagnant de vols, pillage... ont été ordonnées par les chefs du IIIe Reich : Hitler, Himmler, comme chef de la police et du Sichercheitdienst (S.D.), Gœring et Keitel en qualité de commandants en chef des Forces Armées.

Lorsqu'un ordre était donné au sommet de la hiérarchie, il était transmis avec précisions et parfois aggravations aux commandants militaires des pays occupés qui l'adressaient eux-mêmes avec explications aux commandants de régions, appelés États-Majors de liaison.

Lorsqu'une unité faisait mouvement et pénétrait dans le territoire administré par un E.M. de liaison déterminé, elle passait sous les ordres de celui-ci et pour les représailles c'était le patron du S.D. qui décidait et ordonnait. La plupart du temps d'ailleurs ce dernier avait l'habitude de faire exécuter ses décisions par les troupes stationnées dans la région. Dans ce cas précis, Hauck avait-il dépassé les ordres qui lui enjoignaient de s'en remettre aux autorités de région ?

Pour éviter pareille accusation, le chef du convoi, tout en insistant continuellement sur les coups de feu tirés fait appel à deux arguments :

- Le général Witt, commandant la division, avait instruit tous les officiers, chefs de convoi, sur la conduite à tenir pour les transports et leur avait notamment donné lecture de l'ordonnance du Maréchal Speerle concernant la lutte contre les terroristes. Dans cette dernière, il n'est pas question de se référer au S.D. Il faut agir et ensuite seulement faire un rapport. Étant donné qu'il y avait eu une attaque, Hauck avait réagi en appliquant les instructions.

- Non seulement il avait appliqué les instructions mais les ordres étaient loin d'avoir été dépassés puisque la répression avait été approuvée par les officiers supérieurs de la région, ceux-là même auxquels il aurait dû se référer si n'intervenait entre deux l'ordonnance de Speerle : " C'est pourquoi je voudrais renvoyer aux déclarations faites par des officiers plus élevés en grade qui sont venus sur les lieux de l'attentat et qui sont consignées dans le rapport de mes chefs de train. "

Pour une chronologie dans les ordres de Hauck.

L'étude attentive des rapports - appuyée sur les dires de la défense au cours du procès - nous amène à revoir sous un autre jour les ordres du lieutenant Hauck et par là-même à répondre à certaines interrogations obscures.

Le caporal Strohfahrt, chef de la garde, après s'être rendu compte des dégâts, court vers l'arrière du train avertir ses chefs et
tire une rafale de mitraillette en direction des maisons situées en bordure de la voie ferrée. Quelque dix minutes s'écoulent entre cette rafale et la harangue aux hommes de troupe. Hauck qui se trouve dans le compartiment réservé aux gradés a sans doute pris l'avis de ses subordonnés, peut-être en examinant une carte, avant de leur donner l'ordre de poursuivre les fuyards, c'est-à-dire de rechercher les terroristes qui ont pu attaquer le train, confiant cette mission à des " officiers ". Dans les rapports de ses subordonnés, que ce soit Jura, Wetzlmayer ou Kudocke, il est toujours question de " fuyards " : " J'avais reçu l'ordre avec mon kommando, dit ce dernier, de fouiller les maisons à gauche du passage à niveau pour essayer d'y retrouver des civils qui fuyaient. " Le kommando Jura pour sa part après avoir réquisitionné des bicyclettes part à la poursuite de ces soi-disants fuyards et se retrouve très loin à la sortie du village. Il semble en être de même de Wetzlmayer qui ne s'attarde pas dans la rue Marceau pour gagner le presbytère. La harangue est concomitante à ces ordres mais il semble bien que la consigne donnée aux premiers kommandos qui partent soit le rassemblement du village, et notamment des alentours proches du train, avec l'intention non dissimulée de brûler les maisons environnantes, ce qui expliquerait l'action des premiers kommandos qui opèrent à la gauche du train dans le sentier Dewailly, à la droite du train au Quennelet et en partie rue Mangin, emmenant pêle-mêle hommes, femmes et enfants et associant les sorties de pillage de toutes sortes.

Se rendant lui-même vers le bâtiment de la gare à la poursuite des " fuyards " - n'oublions pas que François Ambert signale au moment du rassemblement la fuite de deux soldats allemands chargés de la surveillance des voies et que la famille Danel se heurtant sans doute à deux garde-voies a reçu le conseil de fuir par la rue de la gare vers le village voisin - le lieutenant Hauck se heurte à la barrière de l'entrée aux marchandises de la gare d'Ascq et décide de rentrer dans le bâtiment de la gare où se trouve une pièce allumée. Furieux de ne pas y trouver de " terroristes " il y accomplit les actes décrits avant de sortir et de rencontrer le sous-lieutenant Kudocke qu'il avait dépêché dans la rue de la gare et qui sortait peut-être de la maison de M. Thelier. Inventant une nouvelle histoire selon laquelle des fuyards civils avaient continué à fuir en direction de la voie de chemin de fer malgré les sommations, celui-ci lui donne un nouvel ordre : " En continuant mon avance le long de la voie, j'ai reçu l'ordre d'emmener les habitants masculins pour la remise en état du lieu de l'attentat. "

Ainsi donc si les ordres avaient été uniques, on ne comprend pas pourquoi les uns auraient rassemblé pêle-mêle tous les éléments qu'ils trouvaient aux abords du passage à niveau et qu'un officier aurait " désobéi " à son supérieur en laissant deux sauf-conduits mentionnant que les intéressés n'étaient pas responsables de l'attentat ; c'est que les uns et les autres n'avaient pas le même but d'autant plus qu'après sa rencontre avec Hauck, " l'Officier " qui opère place de la gare chez Mme Roques et Mme Sabin et dont le signalement correspond à celui de Kudocke affirme bien là qu'il s'agit d'un travail sur la voie.

Mais Hauck s'en est retourné au passage à niveau trouvant le premier contingent amené selon ses premières instructions. S'est-il rendu compte que l'histoire des terroristes n'était pas valable ou même que l'incendie des maisons ne pouvait se faire sans porter préjudice à son convoi le menant alors vers la décision de ne ramasser que les hommes du village pour en fusiller un certain nombre en exemple et occuper le reste à la remise en état des lieux ? Ce changement dans les ordres est d'autant plus vraisemblable que les seconds kommandos qui opèrent le font souvent avec autant sinon plus de brutalité, qu'il n'est plus question d'explications comme par exemple avec le kommando Jura qui réquisitionne les bicyclettes chez M. Jean Cardon. C'est le rassemblement du deuxième groupe comprenant les rues de la gare, du Maréchal-Foch et une partie de la rue Marceau.

Une remarque cependant s'impose car il est manifeste que certains S. S. se sont montrés plus conciliants que d'autres, permettant aux hommes de s'habiller, n'usant en aucune façon de voies de fait, permettant à certains d'aller rechercher leurs papiers et à d'autres d'endosser un pardessus. Il est peu probable d'y voir là un effet propre à quelques soldats en mal de conscience mais plutôt la conséquence d'un ordre qui n'était pas au début ce qu'il devait devenir par la suite, certains ignorant peut-être ce qui se passait en queue du train, et repartis avec l'idée qu'il s'agissait effectivement d'une corvée, notamment en ce qui concerne les hommes de Kudocke qui amenèrent leurs otages.

Le premier contingent rassemblé, Hauck aurait chargé Buss et Stun de conduire ces otages vers la queue du train sans aucun doute dans le but d'exécutions exemplaires si l'on croit la déposition de Henri Leveau, dernier du premier contingent à entrer dans la cabine d'aiguillage, qui affirme avoir entendu l'officier apparu avant le départ déclarer : " Il me faut 100 morts. " Cependant - et c'est ici que le procès a donné lieu à quelques accrochages - ce n'est pas Hauck qui aurait commencé les exécutions mais bien Stun, chargé de la garde, qui aurait pris l'initiative de commencer à battre les civils. Saisissant André 011ivier, l'aiguilleur et Constant Lautem, il les bat comme il a été décrit, les achève, s'en prend à d'autres lorsque tombant sur des jeunes qui pour-raient être Dekleermaker ou les frères Trackœn, décidés à se défendre coûte que coûte, il reçoit des coups au moment même où Hauck lui-même arrive sur les lieux pour donner vraisemblablement un ordre d'exécution. Ayant vu la situation, comme le disent les rapports, les femmes sont renvoyées et la décision prise d'achever les hommes. La légère confusion née de ces scènes aurait permis à l'un des frères Trackœn de se sauver avant d'être abattu car son corps fut un des premiers retrouvés par M. Debruyne à l'entrée de la rue Mangin, ce qui prouve qu'il a tenté de fuir. Les exécutions s'accélèrent alors car les otages ont dû grimper dans un wagon pour être jetés au fur et à mesure aux bourreaux afin d'éviter de telles réactions. Tout porte à croire que c'est à ce moment-là que Hauck a pris la décision d'une vaste exécution. Richard Dejonghe, allongé parmi les morts de ce premier peloton et qui comprend parfaitement le flamand et l'allemand affirme quant à lui avoir entendu la phrase : " Il me faut 300 civils ". Le premier chiffre aurait-il été celui fixé " pour l'exemple " et le second celui fixé après la blessure d'un sous-officier ?

Quoiqu'il en soit des intentions de Hauck, ce dernier prend à nouveau d'autres dispositions :

- Ne se sentant pas maître de Stun, il l'envoie dans le village et on le retrouve alors dans la rue Faidherbe et l'entrée de la rue Courbet avec l'assassinat sauvage du vicaire, l'abbé Cousin, ce qui s'explique aisément en pensant que les hommes ramassés dans cette rue firent partie du 3e peloton.

Il envoie un kommando de tueurs à la " Maison Roseau " pour le deuxième peloton, kommando qui arrive à ce lieu vers minuit.

- Il décide une exécution collective pour les prochains pelotons donnant l'ordre de faucher le champ devant lequel seront rassemblés les hommes quand il aura donné le signal en abattant lui-même un homme.

À partir de ce moment il n'est plus question de " fuyards ", de " remise en état des lieux " ni même de vérifications de papiers... c'est l'exécution collective savamment organisée.

Au moment où le 4e peloton s'apprête à partir, quelque 80 civils ont déjà été exécutés et il est plus que certain que les hommes de cette dernière formation étaient voués à l'exécution. La déposition du maire de l'époque, M. Delebart ne laisse aucun doute à ce sujet. Sans pouvoir affirmer qu'Ascq aurait connu sinon le sort d'Oradour du moins celui de Rouffignac en Dordogne qui se passait à peu près à la même heure, le nombre des victimes se serait élevé à 120 si des coups de sifflets n'avaient pas mis fin au carnage.

Les appels en vue de la cessation du massacre.

Nul ne sait ce qui se serait passé si les appels en vue de faire cesser le massacre étaient restés dans l'indifférence des autorités allemandes de Lille. D'après le rapport de Hauck, Ascq devait être brûlée et si l'on ne connaissait pas ce qui s'est réellement passé, on pourrait croire d'après ce rapport que c'est le chef de convoi lui-même qui a pris la décision d'arrêter.

" Quand le terrain fut nettoyé, les kommandos restants sont rentrés. Les civils qui avaient eu tout le temps une attitude passive ont été, après contrôle, remis en liberté. Il s'agissait de cinquante à soixante civils. Les suspects et ceux qui avaient agi par voies de fait furent remis à la Feldgendarmerie à Ascq.

" La partie accidentée du train est restée sur les lieux avec les occupants sous les ordres du S. S. Oberscharführer Jura tandis que les autres wagons étaient décrochés et refoulés vers Baisieux...

" J'ai décidé de ne pas incendier le village car à mon avis les résultats obtenus par les kommandos de nettoyage étaient suffisants. "

C'est sans doute le même " officier " qui, s'adressant aux hommes du 4e peloton, leur déclare : " La prochaine fois, nous raserons le village. " À-t-il réellement été dans les intentions de Hauck d'aller jusqu'à cet acte ou s'est-il seulement appuyé pour cela sur les " Instructions " afin de justifier les raisons pour lesquelles il n'avait pas appliqué jusqu'au bout l'ordre de Speerle ?

il ne fait pas de doute que les S. S. ont fourni des récits fantaisistes. La seule relation de ce qui s'est passé effectivement au presbytère suffit à démontrer le faux des rapports. Cependant dans la fantaisie il existe toujours un fait exact - corroboré par les dépositions - auquel ils se sont raccrochés pour établir leur rapport. Mais tant que les archives allemandes n'auront pas jeté une lumière sur les événements et les interventions, force sera de se référer aux dépositions, rapports officiels et témoignages français pour tenter d'éclaircir l'intervention de la Feldgendarmerie.

L'adjudant-chef du kommando détaché du bataillon 908 en résidence à Lille, chargé de la surveillance des voies, et dont le cantonnement était proche de la gare avait rapidement été averti de l'explosion et du peu d'importance des dégâts. C'était le troisième attentat de la semaine et le retard dans le trafic n'avait pas été très important. Au moment où les ordres étaient donnés au passage à niveau deux des soldats s'enfuirent en direction de la gare sans doute pour avertir leur chef de ce qui allait se passer. Nous savons que ces soldats de la Wehrmacht ont tout fait pour limiter les excès. M. Vandenbussche fut sauvé par eux. Ils conseillèrent à la famille Danel de s'enfuir vers le village voisin. Témoins du brigandage et de la tuerie, ils assistaient impuissants au déroulement du drame. Le chef qui les commandait a cependant essayé d'intervenir sur la place de la gare et c'est sans doute grâce à lui que Mme Fourmestraux put être soignée, son intervention sauvant ainsi le docteur Denis, André Sabin et également Albert Thélier. Dans son rapport, Kudocke signale cette intervention mentionnant que cet adjudant lui aurait déclaré que c'était le 4e transport subissant un attentat, qu'il n'était pas qualifié pour sortir les hommes des maisons, qu'il avait lui aussi ses instructions des autorités de Lille. Hauck qualifiera cette attitude d'" intervention inadmissible " et ne manquera pas de la signaler et de la critiquer sévèrement 1. Quelles étaient ces instructions dont il parle, sinon avertir les autorités de Lille. Devant la situation exceptionnelle le commandant du détachement a tout fait - les témoins sont là pour l'affirmer - afin d'alerter les supérieurs. Ses interventions ininterrompues au téléphone ont certainement grandement aidé à l'arrêt du massacre.

Il est plus facile de suivre du côté français le déroulement des appels en vue de la cessation du massacre.

À 23 h 05 le facteur-enregistrant Élie Derache téléphone à la permanence de la gare de Lille pour avertir de l'acte de sabotage et envisager les mesures nécessaires en pareil cas. D'accord avec l'agent Moithy de Lille, la direction allemande des chemins de fer, l'Eisbahndirektion (E.B.D.), sera mise au courant par ce dernier.

À 23 h 15, le ticket de la poste faisant foi, M. Carré demande au receveur des postes, M. Roques, de le mettre en communication avec la gendarmerie (n° 22738 Roubaix), c'est-à-dire la brigade de Lannoy dont dépend la commune d'Ascq. C'est la troisième fois qu'un tel fait se produit dans la semaine.

À la réception de ce message, l'adjudant Marcel Duval, commandant la brigade, ne s'étonne pas outre mesure. Son territoire de surveillance ayant déjà maintes fois été l'objet de tels attentats et sa brigade l'objet de sévères réprimandes de la Kommandantur de Lille pour le peu d'efficacité des enquêtes menées, il applique une fois de plus les consignes, téléphone à la compagnie de Roubaix pour mettre au courant son supérieur le capitaine Guillemain, puis à la Kommandantur de Lille, Ascq dépendant territorialement de cette dernière. N'étant pas au courant des réactions de la troupe, il prend tout son temps pour partir en vélo sur les lieux distants d'environ 6 km, en compagnie des gendarmes Dekeyser, Chaudy et Chamiot.

Pendant ce temps le capitaine de gendarmerie de Roubaix téléphone au maire d'Ascq pour lui demander s'il avait vu une lueur suivie d'une explosion sans précision du lieu. M. Delebart lui répond qu'il n'a aperçu aucune lueur mais qu'il a entendu une forte explosion. C'est tout ce que le capitaine Guillemain désirait savoir.

Au fur et à mesure que les gendarmes se rapprochent d'Ascq, ils perçoivent de plus en plus nettement le bruit de la mitraillade et sur la route de Forest décident de couper à travers champs par un chemin rural pour arriver au passage à niveau de la rue Kléber. Surpris par l'agressivité inhabituelle des allemands en pareil cas dont l'un, en tenue noire, braque sa mitraillette dans leur direction, l'adjudant parlemente et rejoint la gare avec ses hommes en longeant le côté droit du train tandis qu'il entend les bruits des fusillades et voit dans la nuit les lueurs des fusils qui tirent. Il est 0 h 15.

À la gare il interroge Carré et Derache sur les événements qui s'y sont déroulés et devant le récit et l'atmosphère qui règne dehors, il décide de reprendre contact par téléphone avec le capitaine Guillemain, pour réclamer sa présence sur les lieux. Mais il est impossible de sortir pour se rendre à la poste juste en face tant la fusillade est nourrie. Derache d'ailleurs l'avertit que tout est détruit et que sa communication avec M. Roques a été coupée. Laissant les gendarmes Dekeyser et Chaudy à la gare, l'adjudant Duval décide de rejoindre Lannoy avec le gendarme Chamiot pour avertir personnellement son supérieur, il est 0 h 40 environ.

À l'heure les gendarmes présents en gare demandent par l'intermédiaire de la gare de Lille de prévenir d'urgence la compagnie de Roubaix.

Pendant ce temps " Nous, Duval (adjudant) et Chamiot-Clerc (gendarme), nous sommes rendus à notre caserne à Lannoy par des chemins détournés et avons immédiatement avisé téléphoniquement notre commandant de section et à nouveau prévenu par la même voie la Feldgendarmerie de Lille qui nous a fait savoir que leur officier était parti sur les lieux à Ascq en voiture automobile. "

Depuis 23 h 30 en effet avec une maîtrise admirable de soi, le facteur-enregistrant est suspendu au téléphone. Après avoir averti la permanence de Lille des faits qui viennent de se dérouler en gare, il a décroché l'appareil codé et a téléphoné directement à l'E.B.D. de Lille. Rien de plus émouvant que la succession des conversations engagées par ce cheminot avec son collègue Moithy et dont le contrôle des messages nous en livre les dramatiques péripéties (annexe).

À 23 h 30, dès l'appel de Derache, le cheminot Moithy, de son P.C. de Lille avertit son homologue allemand, Schmieder, réclamant l'intervention de la Feldgendarmerie et des cheminots allemands pour rétablir l'ordre et donner des soins à M. Carré. Bien qu'on ne puisse appuyer cette supposition par des documents allemands, tout porte à croire que Schmieder a effectivement alerté les autorités allemandes de Lille puisqu'il confirme bientôt ces dispositions au cheminot Moithy.

Sur le plan de la Reichsbahn, Schmieder demande par l'intermédiaire de la gare de Lille de faire envoyer sur le train déraillé la machine belge se trouvant à Baisieux avec le personnel allemand, ordre qui est répercuté à M. Duhem le chef de gare. Nous avons vu que Derache est intervenu entre-temps auprès de ce dernier pour lui recommander de ne pas envoyer de cheminots français. Les allemands de leur côté refusent de partir de Baisieux mais à 23 h 45 Schmieder annonce à Moithy qu'il a lui-même donné ordre formel aux cheminots allemands de Baisieux de se rendre en gare d'Ascq pour juger de la situation. En aucun cas ces derniers ne peuvent avoir pu renseigner la gare de Lille et l'E.B.D. sur la situation et par là même influencer l'arrêt du mas-sacre compte tenu de l'heure à laquelle ils se mettent en route, heure qui nous est fournie par le rapport de l'inspecteur Guérin :

" La partie de queue du train S-2 9872, 42 wagons, fut reprise par la queue et ramenée à Baisieux. La machine belge du train 6976 sur laquelle se trouvent deux agents allemands et l'équipe Louis Béarez quitte Baisieux à t h 15 par voie droite pour aborder le train déraillé. L'équipe française ne descend pas de machine tandis que les seuls agents allemands procèdent aux coupures et accrochages nécessaires. Le retour à contre-voie arrive à Baisieux à 2 h 00. " S'il fallait dix minutes à l'aller pour parcourir la distance on peut déduire que la machine est arrivée sur les lieux vers 1 h 25 pour repartir vers 1 h 50. À l'heure où cette machine arrive, le quatrième peloton a déjà reçu l'ordre de partir ainsi que les quelques Ascquois retenus pour interrogatoire dans un des wagons. Édouard Lelong, allongé parmi les " morts ", le témoigne dans son rapport : " Il y eut des allées et venues le long de la voie. Une machine est venue en queue de train. J'aspirai à voir ce train partir. Enfin les wagons se sont éloignés après un temps qui m'a paru bien long... " effectivement puisqu'il est resté sur place au moins 25 minutes encore après l'arrivée de la machine de Baisieux.

Cependant Schmieder ne s'est pas limité à l'envoi d'une machine et d'après le document S.N.C.F., dès 23 h 30 il a pris le parti " d'alerter toutes autorités pour faire cesser la situation", mais l'heure tourne et à chaque intervention du P.C., c'est-à-dire à 23 h 45, 0 h 40 ; il ne semble pas être au courant du résultat de ses démarches se bornant à répondre que " du personnel et des fonctionnaires allemands sont partis à Ascq ".

Vers 0 h 40 les gendarmes français sont à la gare. " Les gendarmes français, dit Derache, sont arrivés les premiers, puis le facteur-enregistrant Leuwers, mais la fusillade continuait dans le village. Ce ne fut qu'à l'arrivée des cheminots allemands que le docteur Delezenne put être amené en gare par une auto de la Reichsbahn ".

À cette heure, en effet, une auto delaReichsbahn dans laquelle se trouve le cheminot allemand Pape, de la gare de Lille, arrive au passage à niveau. Après s'être rendu compte de la situation, il se trouve près de la cabine d'aiguillage lorsque à cet instant précis le facteur-enregistrant Leuwers, qui vient de reconduire le vieux Marels chez lui et qui est allé chercher un pardessus pour se couvrir, arrive à nouveau vers ce lieu pour subir le sort des autres Ascquois. " Nous reprenions le chemin de la cabine, dit Leuwers dans sa déclaration à l'inspecteur divisionnaire de la S.N.C.F., arrivé sur la voie je me trouvai face à face avec des cheminots allemands avec qui j'avais travaillé l'avant-veille au service de pilotage suite à un autre sabotage et je m'offrai à les accompagner jusqu'à la gare pour voir le chef de gare, les soldats allemands qui m'accompagnaient et que j'avais adoucis, chemin faisant, me quittèrent. " Pape arrive alors en compagnie de Leuwers à la gare et demande à Derache le téléphone se trouvant dans un local réservé à l'usage des Allemands. Il est exactement 0 h 40 car c'est l'heure mentionnée par l'inspecteur Guérin pour l'ouverture verbale par Leuwers de la voie à la bifurcation des ateliers Est d'Hellemmes afin de permettre l'arrivée du wagon de secours qui parvient ainsi à Ascq à 0 h 52 ,

À qui le cheminot allemand, Pape, a-t-il téléphoné ? Personne ne peut répondre à cette question, mais ce que l'on peut affirmer c'est que dès lors Schmieder devait être au courant car lorsqu'à 1 h 20, Moithy, sur annonce de la gare d'Ascq qu'une voiture de la Reichsbahn est partie chercher un médecin et qu'on arrête des habitants pour les fusiller, demande à Schmieder : " Monsieur, il faut me dire la vérité, il se passe une chose abominable à Ascq, on tue des hommes! " ce dernier lui répond : " Je crois que malheureusement cela est vrai, il y en a déjà 42 de tués ! " C'est alors que Moithy avise directement la préfecture.

Pendant ce temps, une autre personne d'Ascq a saisi le téléphone, et tout porte à croire que l'arrestation de M. Roques s'est bien opérée aux environs de ces heures car Mme Roques poursuit dans sa déposition : " Après que mon mari et mon fils furent partis, j'entendis le bruit des rafales de mitraillettes s'étendre à tout le village. Prise d'inquiétude, j'ai téléphoné à l'inter de Lille pour demander du secours. On m'a passé le commissariat central de Lille qui a indiqué à l'inter le numéro que je devais appeler.

Puis j'ai été mise en communication avec un service que j'ignore mais qui devait être un service allemand puisqu'on m'a annoncé l'interprète. On m'a promis d'envoyer quelqu'un et quelque temps après j'ai vu arriver une voiture à la gare. C'est en surveillant l'arrivée de cette voiture que j'ai vu qu'un cadavre gisait sur la place de la gare. "

Cette voiture qui arrive à la gare n'est pas celle de la Feldgendarmerie. C'est Pape avec son chauffeur. À la demande de Derache, les cheminots allemands mettent leur auto à disposition pour aller quérir le docteur Delezenne à Annappes. Il est 1 h 20 environ.

Mais à cette heure le massacre a pris fin, le quatrième peloton a déjà reçu l'ordre de partir, la machine belge de Baisieux est sur les lieux, la Feldgendarmerie est là. Il n'est pas loin d'une heure du matin lorsque le maire, M. Delebart rentre chez lui, avec les hommes du 4e peloton. " J'entendis, dit ce dernier, des coups de sifflets devant le passage à niveau, des motos circulant rue Marceau et aussitôt les allemands nous ont donné l'ordre de partir. " Alerté par la brigade de Lannoy, par les hommes du kommando 908, par le service allemand de la gare de Lille, par la communication de Mme Roques, le lieutenant Fricke s'est dépêché sur Ascq avec ses hommes. Sa voiture est allée au siège du kommando 908. Ils sont deux, sans doute s'est-il fait accompagné par un officier de la police de sécurité, seule autorité qui puisse donner des ordres aux S. S. Un des officiers du convoi les a rejoints. Une brève discussion s'engage dont les quelques civils rassemblés dans une salle voisine n'entendent que les échos. Au bout de quelques minutes les officiers sortent et bientôt de longs coups de sifflets stridents retentissent dans toute la commune donnant le signal d'arrêt des perquisitions. Il y a tout lieu de penser que les quelque 5 ou 10 minutes de répit du 4e peloton étaient dues à l'annonce de l'arrivée des officiers de Lille et à l'ordre pour un officier du convoi de rejoindre les nouveaux arrivants. À 1 h 10 exactement, MR1e Beaucamp, rue Carnot, voit de sa fenêtre deux feldgendarmes en vélo se dirigeant vers le centre d'Ascq mais les coups de sifflets ont déjà retenti et il s'agit peut-être de deux hommes envoyés suite à la communication de Mme Roques avec un service allemand, car lorsqu'à son arrivée à la brigade de Lannoy, l'adjudant Duval téléphone à la Feldgendarmerie, cette dernière lui répond que " leur officier était parti sur les lieux à Ascq en voiture automobile. " Il était alors environ 1 heure.

Les rescapés.

Quand l'officier S. S. a enjoint aux hommes du quatrième peloton de retourner " à la maison ", ce fut une course effrénée, éperdue, une fuite panique. Comme un troupeau de moutons qui se sent serré de près par les loups, ces hommes courent à perdre haleine à travers le champ tragique, butent sur les cadavres, s'engouffrent par la rue Mangin et ne s'arrêtent qu'en arrivant chez eux. Sentant soudain sur eux l'abri de leur maison, beaucoup se jettent à genoux et remercient le ciel de cette délivrance in extremis. Ils prient surtout pour ceux qu'ils ont vus gisant dans leur sang. Ils savent maintenant que ces morts sont des Ascquois, leurs compagnons, leurs amis. Ils ignorent les noms de ceux qui sont tombés : dans quelques heures seulement ces noms commenceront à circuler de bouche en bouche.

Sur la route quelques-uns dont le maire, ont pris le chemin de la place par la rue Faidherbe. Personne ne s'arrête devant le cadavre de l'abbé Cousin. " Sur la place dit l'un d'eux, il y avait une camionnette avec des réclames de journaux dans laquelle il y avait des soldats allemands. Nous avons dépassé l'auto. Les allemands nous ont rappelés. Un de mes voisins que je ne connais pas leur a dit quelques mots en allemand et ils nous ont laissé partir. "

Gaston Delourme qui fuit comme les autres, s'arrête cependant devant le cadavre de l'abbé Cousin : on ne peut quand même pas laisser le corps du vicaire sur le bord du trottoir. Que faire ? La maison vicariale se dresse là tout près, silencieuse, la porte grande ouverte, pas un bruit. Ce n'est pas le moment d'aller sonner pour prévenir doucement les parents à recevoir l'affreuse nouvelle. Il faut faire vite. Des S. S. sont encore dans le village et dans l'état d'excitation où ils se trouvent, la vue d'un homme pèse bien peu même après le signal donné. Alors Gaston Delourme aidé de Maurice Gallois prend le corps et le range le long de la porte charretière du patronage. Dès qu'il le pourra, il avertira lui-même la famille.

Voyant revenir leurs hommes, les traits décomposés, d'une pâleur de cire, portant dans les yeux une lueur d'épouvante et presque de folie, les femmes les interrogent. Ils sont d'abord incapables de répondre, ils tremblent de tous leurs membres, ils claquent des dents. Il faut leur arracher bribe par bribe le récit de ce qu'ils ont subi ou de ce qu'ils ont vu. La terreur et la désolation règnent sur le village. Dans les maisons, on pleure ou on prie. Personne ne songe à se remettre au lit, les gens demeurent figés dans une épouvante qui les paralyse. Peu à peu cependant les portes se referment. Dans les rues résonnent encore les lourdes bottes de S. S. qui regagnent le train et bientôt le silence retombe, lugubre sur ces rues jonchées de débris. Le rapport de la gendarmerie nous fournit le détail : rue Marceau : 50 portes détruites et 144 fenêtres ; rue de la gare 35 portes et 6o fenêtres ; rue Faidherbe : 20 portes et 33 fenêtres ; rue Courbet : 12 portes, 21 fenêtres ; rue Foch et rue Mangin : 6 portes et 5 fenêtres ; rue de l'Abbé-Lemire : 4 portes et 4 fenêtres ; enfin rue Nationale (kommando Jura) : 4 portes, 5 fenêtres.

À côté de ces hommes revenus sains et saufs, le hasard favorisa d'autres Ascquois. La grand-porte de sa ferme ayant résisté aux assauts, M. Longuépée ne répondit pas aux sommations des S. S. Maurice Dupire entendant frapper alla ouvrir. Il eut la précaution de se mettre sur le côté du couloir. Bien lui en prit : une volée de balles tirée de la rue le frôla. Sa femme tomba en syncope dans l'escalier et les Allemands croyant l'avoir tuée se retirèrent. Léon Macaigne avant de répondre, mit de côté certaines pièces de ménage menacées par les balles. Quand il ouvrit la porte, les soldats s'étaient éloignés. Paul Logez, route nationale se paya d'audace en disant qu'il logeait un officier et ne fut pas inquiété. Des circonstances fortuites en sauvèrent d'autres : la mort d'une sœur chez M. Rousseau, l'arrivée de la voiture de Léon Dewailly pour M. Lautem, l'avidité des S. S. chez M. Fernand Thieffry, un paquet de cigarettes pour M. Blanchatte, la voracité et la faim pour Pierre Beaucamp, Edmond Delebecque et Georges Verdière, le mensonge de son voisin, pour M. Georges Delattre, la réquisition pour le docteur Denis, la pancarte en allemand sur la porte de Maître Claeys... les enfants chez H. Delqueux...

Parmi ces S. S. sans pitié certains ont certainement eu un sursaut de conscience. Ernest Leuwers, grâce à sa connaissance de la langue allemande réussit à faire libérer le vieux Marels, âgé de 85 ans déjà sérieusement blessé. Édouard Lelong arrivant à la cabine d'aiguillage retrouve son père juché sur une plate-forme du train. " J'ai tendu à mon père un cache-nez et des chaussons en lui disant: Tiens papa, mets cela pour te couvrir. La sentinelle surprise a regardé mon geste et comprenant que c'était mon père, l'a renvoyé à la maison ".

Certains n'ont pas attendu de savoir où on les emmenait pour s'échapper à la faveur de l'obscurité. Henri Leveau, malmené et emmené à la cabine d'aiguillage dans le premier peloton, réussit en sortant le premier à contourner la cabine et à se sauver dans les voies ferrées. Roger Dutilloy, profitant d'un moment d'inattention de son gardien s'échappe à la barrière tandis que son père sera fusillé. M. Sornette et les frères Danel firent de même sur la place de l'Église. Les frères Delesalle également sur conseil des allemands.

Sur le champ tragique tout n'est cependant pas mort. Une dizaine de minutes s'écoulent dans un silence et une immobilité absolue. Avant que le train ne reparte et après avoir reçu l'ordre de cesser le massacre, des S. S. ont fouillé le monceau de corps sanguinolents. À coups de botte ils ont retourné les cadavres pour s'assurer que rien ne restait vivant. Ils ont achevé quelques blessés qui râlaient. Des coups de feu secs, rompant de longs intervalles de silence, ont fait tressaillir les habitants blottis dans leurs mai-sons. Ils ont arraché l'alliance du doigt à un " mort-vivant", Alexandre Bouchart. Un autre rescapé déclare que certains S. S. occupés à leur besogne ont pris le train en marche. Enfin le calme complet s'est étendu sur les lieux du carnage. Les morts gisent en tas dans des mares de sang. Sur cette étroite bande de terrain on a relevé soixante-seize cadavres et un ouvrier de la voie a pu vérifier le lendemain que la nappe de sang avait pénétré dans le sol jusque quarante centimètres.

Une dizaine de minutes s'écoule dans un silence et une immobilité absolus. Avec des ruses infinies de prudence, une tête remue. Combien de temps a-t-il fallu à Richard Dejonghe pour s'assurer qu'il n'y avait plus de S. S. ni à droite, ni à gauche, ni devant, ni derrière ? L'endroit est désert. L'homme se met à ramper pour sortir de ce charnier où il se sent mourir : le sang recommence à couler de ses blessures. II porte une plaie transfixiante de la face avec lésion du voile du palais, une plaie en séton du bras gauche et d'autres éraflures à la face antérieure du cou et de la poitrine. Enfin il ose se relever et marche sans bruit vers le passage à niveau de la rue Kléber, il se hâte vers les siens. Dans le quartier du Quennelet où il habite, le calme est revenu. Les habitants sortent peu à peu sur le pas de leur porte et échangent des impressions. Les femmes s'interrogent, se rassurent mutuellement " Ils vont bientôt revenir. Écoutez !... On n'entend plus rien... Pourvu qu'on ne les emmène pas comme otages ! " Tout à coup le blessé arrive, méconnaissable. On l'entoure. Mais après ces efforts surhumains, les nerfs sont à bout, il s'effondre en pleurant et répète inlassablement la même phrase : " Tous tués! Ils sont tous tués ! Je suis le seul à avoir échappé ! "

Il n'est pourtant pas le seul. Voyant ce rescapé s'éloigner, d'autres hommes couchés parmi les morts, comprennent que le moment est propice " À ce moment, dit E. Lelong, un camarade devant moi s'est mis à ramper. Craignant que les Allemands ne le voient et ne tirent à nouveau pour achever les victimes, j'en ai fait autant. Nous avons rampé ainsi avec un troisième jusqu'à la rue Mangin. Je suis parti dans l'autre bout du village. " Alexandre Bouchart venait lui aussi de sortir du charnier suivi par Robert Castelin, le directeur du cinéma.

Certains n'avaient pas attendu la fin pour s'éclipser. Charles Dété, profitant du moment où les S. S. qui venaient de tuer son père rechargeaient leurs armes, s'enfuit à toutes jambes. Il est pris en chasse, saute au-dessus de la haie du cimetière et se réfugie dans les tombes. Les S. S. abandonnent là leur poursuite. Il reprend sa course et dans sa terreur panique il lui semble toujours entendre des pas derrière lui jusque sur les glacis d'un vieux fort abandonné situé près de Tressin. Georges Damide fait de même et sort de l'aventure sans une égratignure. Léon Chuffart dont le filleul Desrumeaux est tombé à ses côtés, a rampé dans le champ jusque la maison Roseau. Voyant la lumière allumée et la porte ouverte, il s'avance pour entrer lorsqu'il entend des voix allemandes. Il oblique vers le cimetière et se sauve.

Un grand blessé cherche aussi à fuir. M. Vancraeynest rampe péniblement jusque sa maison située en bordure de la voie ferrée, non loin du passage à niveau. Il appelle sa femme : " Vite je vais mourir ! ". Aidée de quelques voisines, celle-ci le relève mais dans quel état. Il a le bras droit transpercé de deux balles, une autre balle dans le massif facial a provoqué une plaie transfixiante, l'œil droit pend de l'orbite, il est plein de sang. Que faire quand on n'a rien pour le panser ? On le lave. Une voisine, Mme Caudoux se propose d'aller faire une tasse de café : il lui reste quelques grains, ultime réserve précieusement gardée pour le jour de la Libération ! Elle se rend chez elle pour préparer ce bon café qui réconfortera le blessé. Quand elle veut revenir, les S. S. se mettent à tirer sur elle, elle doit rebrousser chemin et bientôt ils arrivent: ce furent les bourreaux et non la victime qui burent le nectar.

Des blessés gisent aussi parmi les cadavres sur le champ qui s'étend devant la " Maison Roseau ". Dans ce quartier, sitôt le calme revenu, des femmes s'enhardissent à faire quelques pas sur la route car elles nourrissent toujours l'espoir de voir revenir leurs maris. Certes, elles ont entendu les cris, les coups de feu tout proches mais, comme tout le monde, elles s'imaginent qu'il y a eu bataille rangée entre les Allemands et les " terroristes ", que leurs maris sont en train de travailler avec les autres sur les voies ferrées. Mais comment se fait-il que dans le silence de la nuit, on n'entende aucun bruit de pelles et de pioches ? Les voies sont pourtant bien proches. Soudain elles perçoivent des gémissements... On dirait que c'est là... tout près... puis le silence retombe et l'angoisse devient plus atroce. Dans l'ombre de la nuit, un homme s'avance péniblement, traînant les pieds, la tête enfoncée dans son manteau. Il traverse la rue. Une voisine le voit, l'interroge mais il ne répond pas. C'est Jean Cardon qui, blessé au ventre et à l'omoplate droite, vient de se relever et comme inconscient rentre chez lui. Cette voisine qui habite seule et n'attend personne commence à comprendre qu'il s'est passé là, à quelques mètres de chez elle, un drame terrible. Elle s'approche de l'endroit d'où semblaient provenir les plaintes et soudain elle voit, étendu à ses pieds, un homme qui, dans la demi-obscurité paraît démesurément grand. Elle le touche, il est glacé. À côté de lui, un autre puis trois autres encore, déjà froids et raidis.

Bientôt d'autres femmes, agitées de funestes pressentiments, s'aventurent à leur tour de l'autre côté de la " Maison Roseau " aux abords du champ et soudain un cri déchirant perce la nuit : " Ah mon Dieu, ils ont tué mon mari, il baigne dans son sang ! " Mmes Couque, Descatoires et Otlet retrouvent ainsi leurs maris. Qui dira le courage de ces femmes qui lavent elles-mêmes les corps sanglants et souillés de ceux qu'elles aiment et qui hier encore étaient la force et la joie du foyer. L'une d'elles, gardant un vain espoir, essaie un moment de frictionner ce corps glacé et déjà raidi, puis se rendant à l'évidence de l'inutilité de ses efforts, accepte et s'agenouille pour prier. Chose extraordinaire, tout le monde dans le quartier croit que ce sont là les seules victimes de cette nuit atroce et l'espoir reste chevillé au cœur de celles qui attendent, alternant avec l'angoisse et la crainte. On a ramassé aussi un jeune homme, Arthur Bettremieux, 16 ans, qui agonise. Il a reçu une balle dans la tête et présente des phénomènes méningés. Comment aller prévenir le médecin ? Personne n'ose s'aventurer... Un autre blessé, Arsène Sion demeurant à deux pas de là, est retourné chez lui avec une balle dans le bras droit qui lui a sectionné l'artère radiale...

Les premiers secours.

Les cheminots allemands de la Reichsbahn de Lille, conduits par Pape, ont mis leur voiture à la disposition de la gare d'Ascq pour aller quérir le docteur Delezenne, médecin des cheminots, demeurant au village voisin.

" À une heure et demie du matin, une auto stoppe à ma porte.

Un coup de sonnette. J'aperçois à la porte de ma grille deux soldats en armes, conduits par Noël Delcroix, un garde-fils habitant Annappes qui les guide. " Il y a des blessés à la gare d'Ascq, voulez-vous nous accompagner pour leur donner des soins, nous vous conduirons et nous vous ramènerons ". Il y a des blessés à soigner, aucune hésitation possible. Je m'habille en hâte et je monte dans l'auto allemande. La fusillade a presque complète-ment cessé et nous arrivons directement à la gare d'Ascq par la rue Galliéni, sans avoir à traverser le centre de la commune. Sur la place de la gare, un corps est étendu. Nous passons et nous arrivons vite auprès des blessés : M. Derache, employé de garde à la S.N.C.F. et M. Carré, chef de gare. Celui-ci est le plus gravement atteint ; il est allongé sur un brancard, il traîne dans une mare de sang et il est très affaibli. Une balle lui a traversé la cuisse à sa partie moyenne entraînant de gros délabrements musculaires. Le nerf sciatique a été coupé. Les blessures sont nettoyées et pansées grâce au matériel de secours de la gare ; l'hémorragie est arrêtée. Je prescris le transport du blessé à l'hôpital de la Charité.

" Dans la salle de la gare, il y avait au moment de mon arrivée deux gendarmes français, venus de Lannoy, deux autres employés de la S.N.C.F. qui étaient arrivés après la bagarre, quelques garde-voies civils et plusieurs cheminots allemands en uniforme qui n'étaient pas très rassurés et paraissaient fort ennuyés de ce qui se passait.

" Les blessés pansés, nous nous occupons du cadavre que nous avions vu sur la place. Il est relevé et transporté à la gare. Personne ne le reconnaît. Les gendarmes prennent ses papiers : c'est un Belge, Depoorter, domicilié à Lille. Dans son carnet on trouve une sorte de plan. Qui est cet homme ? Que fait-il ici ? Quel est ce plan ? Tout de même s'il était venu de Lille participer à un sabotage, pourquoi se serait-il vêtu si hâtivement et chaussé de pantoufles ?

" Tout à coup un grand gaillard de S. S. qui était, paraît-il, le capitaine allemand qui avait tout organisé, se précipite dans la gare, les yeux hagards, très excité, gesticulant comme un forcené et hurlant d'une voix éraillée. Après une harangue de quelques minutes, que nous ne comprenons pas, il disparaît. Un gendarme français a cependant compris et nous explique qu'il s'en prend aux saboteurs et qu'il menace encore de fusiller tout le monde, gendarmes et employés compris. S'il mettait ses menaces à exécution, les gendarmes sont décidés à se défendre. " Pendant ce temps, les cheminots allemands de la gare venaient nous annoncer qu'il y avait d'autres victimes. Je leur demande s'il n'est pas possible d'aller les relever et de les amener à la gare où on installerait une sorte de poste de secours pour leur donner les premiers soins. Mais leur réponse est formelle " Il est impossible de pénétrer dans Ascq cette nuit, rien à faire actuellement, vous verrez demain matin... Viel Arbeit Morgen früh ". Et ceux qui m'avaient amené ajoutent " C'est fini pour cette nuit ; nous allons vous conduire chez vous ". Ils m'ont donc transporté en auto jusqu'à Annappes et m'ont remercié très correctement. J'étais encore loin de m'imaginer ce qui s'était passé à Ascq ; je croyais toujours à une bataille qui aurait fait des victimes parmi un groupe de résistants français et peut-être quelques victimes civiles ou quelques otages dans les maisons proches de,la gare. "

Si le docteur Henri Delezenne venu sur les lieux est loin de s'imaginer ce qui s'est passé, à la préfecture du Nord la confusion est tout aussi grande.

L'attaché de permanence a reçu à 1 h 25 un coup de téléphone de la gare de Lille lui annonçant le sabotage de 23 heures et le déraillement de trois wagons emplis de S. S. Il apprend que la cabine d'aiguillage ne répond plus, que le chef de gare est blessé avec une balle dans la cuisse et que la femme du maire vient de dire à la gare de Lille que son mari a été emmené par les Allemands.

À 1 h 40 il téléphone au commissariat central de Lille et le commissaire de permanence lui répond qu'il vient d'être mis au courant à l'instant et qu'il a conseillé de demander un médecin à Ascq même. En réalité il a été averti à 0 h 50 et rappelé par la gare de Lille à 1 h 03.

À 1 h 42 il téléphone au service de traduction en demandant de mettre au courant la Feldkommandantur.

À 1 h 45 la gare de Lille le rappelle et Moithy l'informe qu'un inspecteur allemand de la Zugleitung vient de confirmer officieusement que l'on fusillerait des hommes à Ascq et que l'employé de la gare d'Ascq vient de lui faire savoir qu'un cadavre inconnu avait été amené à la gare.

À l'annonce de cette nouvelle, il téléphone à 1 h 50 au chef de cabinet du préfet Carles, M. Sichère, qui lui répond que si la Feldkommandantur ne peut rien faire, il faut téléphoner directe-ment au docteur Monglowski de l'Oberfeldkommandantur. De toutes façons demander des renforts au lieutenant-colonel Plasson et éventuellement des G.M.R.

Ainsi donc la préfecture à cette heure n'est pas encore au courant de l'arrêt du massacre et envisage, pour rétablir l'ordre d'envoyer des gendarmes français et éventuellement des G.M.R. en renfort.

À 2 h 10 le service des traductions annonce que la Feldkommandantur a déclaré envoyer la Feldgendarmerie et un médecin et que l'ordre sera promptement rétabli. Nanti de cette information, il téléphone au lieutenant-colonel Plasson.

À 2 h 12 la section de gendarmerie de Roubaix fait savoir que la brigade de Lannoy n'a pu intervenir utilement faute d'armes et d'hommes. La Feldgendarmerie alertée est arrivée immédiatement sur les lieux. Les gendarmes français sont sur les lieux avec le capitaine Guillemain de Roubaix. Le lieutenant-colonel Plasson enverra des renforts et éventuellement demandera des G.M.R.

À 2 h 20 M. Sichère est mis au courant de ces dispositions.

Vers 2 h 30 l'adjudant Duval et le gendarme Chamiot, sont revenus à la gare d'Ascq après avoir averti le capitaine Guillemain et la Feldgendarmerie. Chaudy montre les papiers de Depoorter à son chef qui, après en avoir pris connaissance, les lui rend. L'adjudant Duval sort sur la place de la gare et décide d'aller inspecter les lieux avec le gendarme Chaudy. La place était jonchée de douilles. Prenant la rue de la gare, ils s'arrêtent devant le domicile du garde champêtre où Mme Decourcelle leur demande de se renseigner pour savoir où se trouve son mari. Ils empruntent la rue Marceau qui offre avec son silence un spectacle de désolation : les maisons ont été pillées et des débris de toutes sortes encombrent les trottoirs. Sur la place de l'Église ils tombent sur deux cadavres. Remontant la rue Faidherbe, ils trouvent à l'angle des rues Courbet et de l'Abbé-Lemire le portefeuille vide et les sandales de repos de l'abbé Cousin près d'une mare de sang. Ils arrivent rue Mangin. Les habitants disent ce qu'ils ont vu et entendu, persuadés que leur quartier a été le centre du drame. Eux aussi sont loin de soupçonner l'ampleur du drame. Les gendarmes se mettent à inspecter les lieux. Les témoins les regardent évoluer dans le champ. Ils s'attardent d'abord aux emplacements qu'on leur a indiqués et où gisent les cadavres découverts. Mais ils vont bien plus loin, ils explorent le champ dans tous les sens. De temps en temps ils s'arrêtent, s'inclinent vers le sol tandis qu'un jet lumineux de leur lampe de poche troue l'obscurité car la lune est maintenant voilée. Que signifie ces arrêts successifs ? À mesure qu'ils s'approchent de la voie ferrée, les éclairs lumineux se multiplient. Soucieux et silencieux, les gendarmes sont maintenant édifiés. Ils prennent le sentier Dewailly qui leur montre encore des cadavres. Au bruit des voix françaises, Oscar Van Mœrbèke qui souffre d'une plaie avec fracture de l'olécrane gauche et d'une plaie en séton du nez par balles, détourne la tête. Duval et Chaudy le relèvent, il est 3 heures environ. Au moment où ils s'apprêtent à partir, le lieutenant de Feidgendarmerie Fricke s'avance vers eux et demande le chef de la police. En l'absence de ses supérieurs, l'adjudant Duval se présente. On lui demande les pièces trouvées sur le corps de Depoorter. Il les remet au demandeur et sans explications il est gardé à vue par les S. S. au passage à niveau pendant plus d'une heure tandis que Chaudy est autorisé à raccompagner le blessé à son domicile.

Vers 3 h 30 Auguste Saintléger, échappé par miracle au coup de revolver tiré sur lui et laissé pour mort près du corps de Léon Dewailly, est retourné par un Allemand de passage près de lui. Étonné de le voir vivant, il le conduit en gare devant un officier qui, après examen de sa carte d'identité, invite un gendarme français à le reconduire à son domicile.

À la même heure, le capitaine Guillemain arrive sur les lieux et prend en mains la direction des opérations mais ce n'est qu'une demi-heure plus tard que la Felgdendarmerie libère sans explications l'adjudant Duval.

À cette heure la préfecture ignore toujours ce qui s'est passé. Le capitaine Guillemain après avoir rencontré le lieutenant Fricke, a mis au courant le chef d'escadron Plasson par l'intermédiaire du téléphone de M. Delebart. C'est ainsi qu'à 4 h 20 la préfecture apprend que l'ordre est rétabli à Ascq, que le train est gardé à vue par des mitrailleuses qui empêchent toute approche et qu'aux dires du lieutenant de Feldgendarmerie il y aurait 50 morts ras-semblés près du train à 30o mètres de la gare d'Ascq.

Des informations incontrôlées circulent. À 4 h 40 la préfecture téléphone à la gare de Lille. Moithy apprend à l'interlocuteur que la partie du train non déraillée a été remise en gare de Baisieux et que le chef de gare sera emmené en camion à la Charité, mais aussi qu'un général d'armée de Tourcoing serait allé sur place et que l'officier commandant serait fusillé. Transmettant la nouvelle au chef de cabinet Sichère, ce dernier répond à l'attaché de permanence qu'il partira à 7 heures sur Ascq, d'en avertir l'intendant de police Hannezo.

Sur le plan S.N.C.F., à 3 h 05 le calme étant rétabli, la Zugleitung de Lille avise qu'elle met une auto à la disposition de Leuwers pour aller chercher deux agents, les cheminots Charles Bauduin et André Dooghe en vue d'organiser le pilotage. Ayant dépêché sur les lieux M. Lips pour les mesures à prendre en vue de la circulation des transports, elle avise le P.C. de Lille à 3 h 50 que ce dernier réclame sur place son homologue français, M. Hitzel, qu'une auto de la Reichsbahn ira chercher avec un interprète.

À 4 h 05 trois agents sont en gare pour organiser le pilotage auxquels se joignent spontanément les cheminots François Horin, René Foret et René Prangère.

À 4 h 50 M. Hitzel demande à la Zugleitung et à l'E.B.D. de détourner par Baisieux les transports militaires. Sur refus des allemands, le relevage commence à 5 heures pour se terminer à Io h 15, l'ensemble des huit wagons de tête dont les deux déraillés ayant alors été garés sur place. Le service de pilotage entre Ascq (aiguille S.D.) et Baisieux (I S.B.) commence à 6 h 30 pour ne cesser qu'à 14 h 40.

La relève des morts. - Le secours aux blessés.

À l'arrivée du capitaine Guillemain de Roubaix, les gendarmes se rendent à nouveau vers le champ tragique et demandent main forte aux hommes du voisinage qui par hasard n'ont pas été enlevés comme MM. Roseau, Colmont et Thélier. On ramasse d'abord un grand blessé, Édouard Cardon, qui présente aux pieds des fractures ouvertes et qui souffre en plus d'une fracture de l'avant-bras gauche. On le dépose chez M. Roseau en attendant qu'arrivent les ambulances. Ils décident de transporter les corps dans les salles de l'école primaire, rue de l'Abbé-Lemire, à quelque cent mètres de là. De sa fenêtre M. Debruyne, le directeur de l'école, voit des allées et venues puis un corps étendu près duquel se trouve un gendarme français. Il descend. Il faut des brancards pour le transport, hélas l'école n'en possède pas. Alors, ils se munissent d'une petite échelle et se rendent sur les lieux. Un lugubre défilé commence.

Sur l'odieuse tuerie, le soleil dominical glisse lentement à l'horizon et dévore le petit matin bleu. Entre cinq et six heures, le carnage apparaît dans toute son ampleur. Il faut trouver d'autres moyens de transport si l'on ne veut pas que le défilé des cadavres s'éternise. Les gendarmes demandent renfort aux hommes qu'ils rencontrent. D'autres se rendent spontanément vers le lieu quand les S. S. ne les menacent pas : MM. Rémy et Smets se trouvent arrêtés dans le sentier par deux soldats en armes qui braquent leurs pistolets-mitrailleurs. Explications. Près d'eux, sorti de l'ombre, s'avance un homme de forte corpulence. Empoignant dans chacune de ses mains le canon des armes, il les abaisse vers le sol et leur dit de passer. Aux dires de l'un d'eux, il semblerait qu'il s'agisse du commissaire Rigal ou de l'inspecteur des renseignements généraux Rougon.

L'échelle s'avère bientôt insuffisante, on la remplace par une charrette à bras mais les morts sont trop nombreux et les gendarmes demandent à MM. Longuépée et Descamps de mettre à disposition leurs attelages. Pendant plusieurs heures les cadavres pantelants sont chargés sur les chariots et déchargés par des hommes qui pleurent en accomplissant leur triste besogne.

Vers cinq heures trente du matin, M. Colmont venant d'apprendre la mort de l'abbé Cousin, se dit qu'il est de son devoir d'en avertir Monsieur le curé. Il se rend au presbytère et trouve ce dernier dans l'état décrit : les trois corps sont encore étendus sur le sol, aux mêmes places où ils se sont écroulés et Mme Angèle Delsinne, Mme Averlon, sa fille et le petit Michel sont toujours dans le même coin du bureau, paralysés par la frayeur, la souffrance et l'épuisement nerveux.

C'est aujourd'hui dimanche, jour des Rameaux. Dans la fraîcheur du jour tout neuf, les populations s'engouffrent sous le porche des églises afin d'y ouvrir par la bénédiction des Rameaux, la grande semaine de Pâques où sont évoquées d'autres pages de l'histoire du monde. Des quartiers lointains les fidèles arrivent pour la messe de six heures et beaucoup s'étonnent : Comment se fait-il que la cloche reste muette ? Que signifient tous ces débris ? Certains vont buter sur les cadavres au porche de l'église et bientôt de proche en proche la nouvelle se colporte en jetant un frisson d'horreur : " Nous n'avons plus de prêtres, curé et vicaire sont tués ! " bientôt suivie par celle non moins angoissante : " des hommes ont été massacrés, certains sont grièvement blessés. "

Devant la découverte des blessés, l'adjudant Duval, après s'être rendu auprès du capitaine Guillemain dès sa mise en liberté, téléphone aux hôpitaux pour obtenir des ambulances. De son côté la préfecture de Lille qui a reçu à 5 h ro un message téléphonique des Allemands réclamant deux ambulances et deux médecins à Ascq, a répercuté sur la mairie de Lille et le commissariat central. À 5 h 35 les secours sont en route.

Sur le plan local il est impossible de savoir où se trouve le docteur Denis, réquisitionné la nuit par les Allemands. Il rejoindra bientôt son beau-père, le docteur Henri Delezenne, d'Annappes, appelé de nouveau par un coup de sonnette vers cinq heures trente du matin, par la gendarmerie française.

- Que s'est-il passé ? demande le praticien à l'adjudant Duval qui pilote la voiture.

Un vrai carnage ! À la suite du déraillement, les S. S. ont fusillé à peu près quatre-vingts civils !

C'est la désolation à Ascq

L'énumération de certains noms fait mesurer au praticien l'ampleur du désastre. Il les connaît presque tous. Depuis trente ans il exerce dans le secteur et il en est peu qu'il n'ait pas eu l'occasion de voir.

- Descendons en passant au presbytère, le curé a été tué ainsi que deux réfugiés qu'il avait recueillis.

Sur le porche de l'église, le docteur Delezenne relève deux cadavres qu'il ne reconnaît pas et pour cause : Jules Francke est un réfugié de Fives, Louis Deffontaine habite Baisieux. Il est effrayé devant le spectacle qui s'offre à ses yeux : " Ascq avait l'aspect d'un champ de bataille, les portes défoncées, les volets éparpillés sur la rue, les fenêtres ouvertes. " Inquiet, il se renseigne sur le sort de son gendre, le docteur Denis, et apprend sur la route le menant à l'école communale que sa famille est saine et sauve par miracle.

Des blessés ont été amenés au groupe scolaire. À son arrivée deux ambulances sont là, l'une de Roubaix, l'autre de Lille avec le docteur Chalon, bientôt suivies par une troisième. L'ambulance de Roubaix embarque Édouard Cardon et Richard Dejonghe qui présente une plaie transfixiante par balle de la face avec lésion du palais, et prend sur sa route Gustave Mérie qui présente une aphonie par lésion du larynx. Tandis que la première ambulance de Lille emporte Arthur Bettremieux, comateux, et Arsène Sion blessé au bras droit, la deuxième, avec le docteur Delezenne part à la recherche des blessés restés à leur domicile. Elle se heurte au passage à niveau de la rue Marceau à un barrage de S. S. commandés par l'aspirant Jura qui interdit l'accès de l'impasse longeant la voie vers laquelle les massacrés se sont engagés. Après discussions, les S. S. tolèrent le passage sous escorte. Au lieu de l'attentat, une équipe s'occupe du déblaiement. Ils enjambent trois cadavres, ceux de MM. Catoire, Dewailly et Sabin et arrivent chez M. Vancraeynest, blessé de plusieurs balles dont l'une a pénétré la face et touché l'œil. La maison a été pillée et le fils de quinze ans tué. Après pansement il est évacué par l'ambulance qui prend également à son domicile O. Van Mœrbèke, blessé à la face et au coude gauche.

En sortant de chez Vancraeynest, le S. S. qui accompagne le docteur Delezenne le fait entrer chez Mme Dewailly où, dit-il, une jeune fille est malade. La maison est dans un désordre inexplicable, elle a été fouillée de fonds en combles. Il n'est pas loin de sept heures. Le praticien se hasarde :

- Et votre mari ?

- Heureusement, répond Mme Dewailly, il était sorti hier soir et il n'est pas rentré cette nuit.

Elle ne savait pas encore à cette heure, le triste sort qui lui avait été réservé alors que le praticien venait d'enjamber son cadavre à deux pas de chez elle. Le docteur Delezenne revient vers la mairie au moment où la voiture amenant M. Darrouy, préfet délégué, et M. Sichère, directeur du cabinet du préfet Caries, stoppe devant l'édifice. Au même instant une dame veut entrer et crie éplorée :

- Ils ont enlevé mon mari cette nuit, je veux savoir ce qu'il est devenu !

- Quel nom ? demande le praticien qui s'est rapproché.

- Depoorter.

- Hélas, dit-il, je puis vous donner de ses nouvelles et il raconte ce qu'il a vu la nuit en venant soigner M. Carré à la gare.

Le préfet délégué et le directeur de cabinet se sont rendus à Ascq tant la confusion continue de régner à la préfecture où les informations se succèdent et ajoutent à l'incertitude des relations qui parviennent. À 5 h 50, Sichère, qui avait décidé de se rendre à Ascq à 7 heures, reçoit un coup de téléphone du docteur Monglowski, conseiller supérieur et chef du groupe administration à l' Oberfeldkommandantur, lui apprenant qu'il " a entendu parler de 60 morts " et qu'il y aurait nécessité de prendre des mesures de police pour empêcher des troubles dans la région. Répercutant la nouvelle au lieutenant-colonel Plasson, ce dernier lui répond qu'il essaie en vain d'appeler la gare d'Ascq et qu'il craint que la ligne ne soit coupée par les Allemands. Parallèlement le central de Lille avertit la préfecture qu'il appelle en vain le maire d'Ascq sans pouvoir obtenir de communication et qu'il y a tout lieu de penser que la ligne est coupée. Il est 6 heures.

À 7 h 14 l'ingénieur S.N.C.F. Hitzel avertit les autorités préfectorales que le nombre des victimes s'élève à 80. À cette nouvelle le secrétaire général de la préfecture, M. Frantz, décide de mettre immédiatement au courant le préfet régional, M. Carles, en déplacement à Paris.

À 7 h 45, le préfet délégué Darrouy de la mairie d'Ascq réclame l'intervention de la Croix Rouge et du Secours National ainsi qu'une section de G.M.R. pour le service d'ordre. Averti à 8 h Io de cette demande, l'intendant de police Hannezo fait préparer une section mais huit minutes plus tard, jugeant l'envoi inopportun, il se met en relation avec la mairie d'Ascq et en accord avec M. Darrouy, laisse en attente sa section, qui ne rejoindra pas Ascq le dimanche.

Sur le village s'abat la plus porfonde consternation. Certaines familles sont averties par des parents ou des amis qu'elles ne reverront plus ceux qu'elles attendent. Certaines apprennent leur malheur fortuitement et brutalement. D'autres espèrent encore contre toute raison car les bruits les plus fantaisistes circulent dans cette population affolée : " on dit que des hommes seraient encore à la gare, gardés par les Allemands... Il paraît qu'un train serait parti vers Bruxelles emmenant des otages... " Comme le passage à niveau est toujours gardé par les S. S. et qu'il est interdit de s'en approcher, on ne peut aller se rendre compte sur place. Il y a bien l'école communale où sont rassemblés les corps, mais tant que l'identification des victimes n'est pas terminée, l'accès en demeure interdit. Des femmes ne sauront seulement qu'en début d'après-midi qu'elles ne doivent plus attendre le retour de leur mari.

À 10 heures deux équipes de la Croix Rouge sont arrivées à Ascq, mais depuis le petit matin, Sœur Marie-Rose,la religieuse-infirmière, Mlle Marie-Louise Sabin et Mlle Dewèvre, avaient entrepris de laver ces corps souillés et sanglants et les avaient ensevelis du mieux qu'elles avaient pu car la plupart étaient déjà raidis dans leurs vêtements. Le Frère Florimond-Marie du pensionnat Saint Jean-Baptiste de la Salle à Annappes s'était mis spontanément à la disposition du maire d'Ascq dans la matinée avec l'équipe des secouristes de la Défense Passive et quelques assistantes sociales pour aider aussi à cet ensevelissement. Ses constatations sont formelles : " c'est très net : tous les fusillés ont reçu des balles dans la tête à bout portant. J'ai constaté que pour beaucoup d'entre eux, la boîte crânienne était éclatée et la cervelle disparue. Les balles avaient touché aussi les épaules, le thorax et presque tous avaient eu la poitrine défoncée par des coups. Mes constatations quand nous avons déplacé les corps pour les mettre dans les cercueils sont formelles sur ce point. Le jeune René Trackœn est l'un de ceux qui avaient été le plus martyrisé. Son corps était viôlacé, meurtri ; nous avons dû le couvrir. Parmi les victimes beaucoup avaient les pieds, les bras, la colonne vertébrale brisés. Et remarque déconcertante, les assassins s'étaient ravalés jusqu'à les détrousser de leurs alliances et de leurs montres. " La reconnaissance des victimes n'est pas facile et c'est les larmes aux yeux, que le maire Georges Delebart, procède à cette pénible tâche avec des hommes dévoués, Fernand Debruyne, le directeur d'école, Mlle Tassart, la directrice.

Par un message téléphonique, Son Éminence le Cardinal Liénart, évêque de Lille, est mis dès l'aube au courant du drame qui coûte la vie à deux de ses prêtres et à plus de quatre-vingts de ses diocésains. Suivant l'usage, il doit ce matin présider l'office en la Basilique-Cathédrale mais le devoir de consolation n'est-il pas plus fort que la coutume ? Aussi le Pontife décide-t-il de paraître au chœur seulement pour la bénédiction des Rameaux, après quoi, pendant que se poursuivront les rites de la Messe, il ira vers Ascq en voiture avec le vicaire général Bouchendomme.

À la sortie d'Hellemmes, sur l'accotement de la route, il aperçoit une femme ployée sous l'accablement d'une grande douleur. Il fait arrêter sa voiture et invite cette femme à y prendre place. Pauvre mère ! Elle vient de conduire à l'hôpital Saint-Sauveur son fils de 16 ans, Arthur Bettrémieux, qui a failli succomber la nuit sous les coups des S. S.: deux balles dans l'épaule et une dans la tête. Il vient de subir une trépanation qui doit le sauver. Récit tout simple, sans une plainte, sans la moindre parole de haine à l'endroit des bourreaux.

À la mairie d'Ascq, le prince de l'Église est reçu par M. Delehart qui raconte à son tour les atrocités dont il fut le témoin. Seul un miracle lui a valu d'échapper à la mort. Il conduit le prélat à l'école communale où l'on achève de rassembler les victimes. Là, sur un lit de paille, sont étendus les cadavres. Au milieu de leurs ouailles lâchement abattues, gisent le vicaire et le curé : l'un les yeux grands ouverts a les membres tordus et fracassés, son visage n'est qu'une plaie. Sa main droite repose sur sa poitrine comme pour emprisonner son secret. L'autre aux traits creusés, ne s'est pas départi de son attitude paisible : les yeux clos gardent le suprême reflet d'une âme de bonté et de charité.

Debout près du maire, le Cardinal communie à la détresse qui a déferlé sur le bourg comme une douloureuse marée. Le sang bat lourdement à ses tempes, il sent la gorge se serrer, des larmes monter à ses paupières et le cœur ulcéré, il prolonge sa prière. Un tel crime dépasse à vrai dire la zone des larmes. Les deux hommes en échangeant un regard de tristesse compréhensive, esquissent spontanément un geste évasif d'impuissance qui exprime avec éloquence, l'inexprimable.

Au début de l'après-midi de ce dimanche 2 avril 1944, les portes de l'école communale s'ouvrent devant les familles des victimes. Aidés par l'équipe de la défense passive d'Annappes dirigés par MM. Després, Colves et le Frère Florimond, les docteurs Delezenne et Denis, prévoyant les défaillances, ont installé un poste de secours : " Quelles scènes pénibles, dit le docteur Delezenne, ces cadavres mutilés rangés côte à côte et la foule des parents et des amis qu'il fallait canaliser par petits groupes et guider au milieu des cris et des pleurs. Le spectacle est atroce : les corps sont sur trois rangs, horrible vision de bouches béantes, d'yeux fixes où l'on croit lire l'épouvante, de mains levées, de bras repliés devant la face dans un geste de défense. Certains trop affreux sont complètement voilés... "

Toute la journée et les jours suivants, la foule affluera devant ces suppliciés et aura le même geste de recul et d'horreur qu'avait eu le Cardinal Liénart à son entrée dans la première salle.

 

La 12e S. S. après le massacre.

À deux heures du matin, le 2 avril 1944, la queue du train militaire 649.355 soit quarante wagons environ, arrivait en gare de Baisieux. " La partie accidentée du train est restée avec les occupants, déclare Hauck dans son rapport, sous les ordres du S. S. Oberscharführer jura sur les lieux, tandis que les autres wagons étaient décrochés et refoulés jusqu'à Baisieux, sur mes ordres, car un détournement était impossible depuis le lieu de l'attentat ". Jura confirme de son côté sa présence et les visites reçues des autorités allemandes de Lille : " J'ai reçu l'ordre du commandant de transport, S. S. Obersturmführer Hauck de demeurer sur les lieux de l'attentat dans la nuit du ter au 2 avril 1944 et de ramener après remise en état le reste des wagons à Baisieux où se trouve le gros du transport.

" Dans les premières heures de l'aube du 2 avril 1944, un lieutenant-colonel s'est présenté (certainement le colonel Hartmann de Lille), le nom n'a pas été compris exactement. Je lui ai fait un rapport exact de ce qui s'était passé. Il me répondit alors là-dessus en ces termes : " Il est agréable de constater qu'il existe encore des commandants de transports à qui des ordres ne sont pas nécessaires pour de telles choses. "

" Un autre lieutenant-colonel (nom non compris) s'exprime en ces termes : " Les gars, vous êtes en ordre, vous avez fait du travail complet ! "

" Vers la fin de la matinée, le Feldkommandant de Lille s'est présenté en compagnie d'un lieutenant-colonel et d'un capitaine. À nouveau j'ai fait un rapport succinct de ce qui s'était passé. Il a déclaré à sa suite : " Enfin ! voilà une fois des gens qui, sans instruction d'autorités, font leur travail eux-mêmes et plus vite que chez nous à Lille. " Le général a pris congé de moi sur ces mots : " Continuez à faire votre affaire ainsi et beaucoup de bon-heur de soldat ! "

Si comme l'affirmait le général Bertram, les S. S. du train n'ont fait que se défendre contre une attaque organisée, comment expliquer les vols et les pillages de maisons devant des habitants terrorisés ? Dans les moments les plus tragiques la " chevalerie nouvelle " comme disaient les affiches de propagande en parlant des Waffen S. S., n'oubliait pas les petits et les gros profits que procure la violence. Dans certaines maisons, ils ont volé des sommes allant jusqu'à vingt et trente mille francs de l'époque. Après avoir abattu le curé, ils n'ont pas négligé d'empocher la montre en or suspendue au chevet de son lit. Près du passage à niveau, profitant de la terreur, les S. S. mettent à sac quelques maisons après avoir au préalable enfermé dans leur cave, les femmes, celles justement qui ont fait partie du premier peloton. L'énumération de leurs vols est significatif, tout est à leur convenance'. Les uns agissent sans vergogne, la mitraillette braquée sur leurs victimes ; d'autres volent d'une façon hypocrite : ils écartent les habitants pendant que l'un d'eux fouille les pièces et les meubles. La garde des wagons déraillés a bu toute la nuit le fruit de leurs rapines. Au petit matin, un des S. S. devint soudain furieux. Sans raison il braqua son fusil sur M. Jégu, tenancier du café " À la Barrière ". Sa femme n'eut que le temps de sauter sur l'arme tandis que son mari s'enfuyait. Au café Barbieux, ils se partagèrent le contenu d'un portefeuille.

Mais leur forfait dépasse en atrocité tout ce qui est connu quand on sait qu'ils se sont comportés comme des détrousseurs de cadavres : ils ont arraché à leurs victimes des bagues, des alliances. Ils ont même pris celle d'un " mort-vivant ", Alexandre Bouchart. Ils sont même allés plus loin : dans le petit chemin qui longe la voie ferrée, devant la maison de Dewailly, cinq corps sont allongés en partant du passage à niveau : Léon Dewailly, Lucien Sabin, Robert Rouneau, René Catoire et Georges Oudart ; O. Van Mœrbèke, blessé, a été relevé. L'un d'eux s'est plaint deux heures durant. Les S. S. de garde aux wagons sont allés chez Mme Dewailly, se sont lavés, ont fait du café puis s'en sont retour-nés vers le train. À l'entrée du jardin, l'un d'eux s'est mis àgenoux devant un cadavre, la bouche ouverte, et " Quand Mme Sabin est allée reconnaître le corps de son mari, elle a constaté - dit le rapport du commissaire de police Déruelle - que ses dents de devant avaient été cassées et qu'on lui avait pris son bridge en or ". N'ajoutons rien à cette atrocité.

Au moment même où les portes de l'école s'ouvrent devant les familles éplorées, le train des S. S. garé à Baisieux en attendant la remise en état des lieux, quitte cette localité le 2 avril 1944 à 13 h 44 pour revenir sur Ascq. Pendant les quelque trois quarts d'heure nécessaires aux manœuvres pour replacer en queue de transport les huit wagons restés sous la garde de Jura, les S. S., au lieu de demeurer dans leurs compartiments comme la plus élémentaire pudeur le commandait, se répandent aux abords de la gare dans les cafés. Non contents de boire, ils vont même jusqu'à réclamer un repas chez mme Delattre qui, la rage au cœur devant la force, doit servir le festin aux bourreaux de son mari exécuté dans le deuxième peloton.

Le 2 avril 1944 à 14 h 50 le convoi quittait Ascq avec 14 h 12 de retard.

LES RÉACTIONS OFFICIELLES ET CLANDESTINES

Les incidents de presse.

Au matin du lundi 3 avril - les journaux ne paraissant pas le dimanche - les rédactions des feuilles continuant à paraître sous l'occupation - L'Écho du Nord, le Réveil du Nord et le Journal de Roubaix - furent averties par la " Propaganda-Staffel " qu'elles allaient recevoir vers 11 heures un communiqué à passer dans le numéro du jour, sous forme d'un " Avis " émanant de l'Oberfeldkommandantur.

Apprenant que " l'Avis " contenait l'annonce des événements d'Ascq et les mesures prises à ce sujet par le haut commandement allemand, le préfet Carles en demande une copie.

 

" OBERFELDKOMMANDANTUR (V) 67o

Der Oberfeldkommandant

AVIS

" Malgré mes avertissements réitérés, ces jours derniers des attentats ont de nouveau été commis contre des voies ferrées par lesquels furent, entre autres, atteints des trains militaires.

À l'occasion de l'un d'eux, perpétré dans la nuit du ter avril sur le territoire de la commune d'Ascq, des coups de feu partant des maisons de la localité ont été tirés sur un train militaire. La troupe a répondu par les armes et un nombre considérable d'habitants ont trouvé la mort.

" Pour ces raisons, j'ai ordonné pour un certain nombre de localités, une interdiction totale de circuler entre 20 heures et 6 heures.

" Pendant les heures interdites, les habitants doivent, sans exception, rester dans leurs demeures et toute circulation dans les rues leur est interdite. Les personnes qui, en raison de leur profession ou pour des raisons d'intérêt public, se trouveraient dans l'obligation de circuler sur la voie publique, devront se justifier de leur identité et s'arrêter immédiatement sur sommation des patrouilles allemandes si ces personnes ne veulent pas risquer que l'on tire sur elles sans autre avertissement préalable. En outre, l'interdiction de la circulation des véhicules automobiles pendant la nuit sera étendue à d'autres arrondissements.

" Ces mesures seront exécutées dans toute leur rigueur. La population doit savoir qu'il sera répondu à tout attentat dirigé contre des unités de l'armée allemande ou des militaires isolés par tous les moyens que les circonstances exigent. - Que l'exemple de la commune d'Ascq serve de leçon. - Il est par la nature même des choses, inévitable que, lors d'événements semblables, aussi des personnes innocentes n'aient à souffrir. - La responsabilité en incombe aux criminels qui sont les auteurs de ces attentats. "

LILLE, le 2 avril 1944 signé : BERTRAM Generalleutnant

La simple lecture de ce communiqué suffit à convaincre le préfet du mensonge flagrant que le haut commandement allemand tient à diffuser pour rejeter les responsabilités. En prétendant que les habitants ont tiré sur un convoi militaire, la réaction de la troupe est présentée comme une simple riposte au cours de laquelle des habitants ont été tués.

Il est midi. Sans attendre le rendez-vous fixé pour seize heures, le préfet Caries se rend en hâte chez le docteur Monglowski, se fait l'écho de l'indignation publique et proteste contre le communiqué dont la teneur mensongère ne peut que provoquer d'énergiques et graves réactions. Il en demande le retrait pur et simple. Le conseiller supérieur, les dents serrées, trahit par un long silence son physique et son moral crispés. Il finit par avouer sa désapprobation personnelle devant l'article rédigé sur l'ordre du général Bertram lui-même, en complet désaccord avec ses conseillers habituels.

- Il n'est pas trop tard, insiste le préfet, pour intervenir. Exposez donc, je vous en supplie, le désastreux effet que produira cet outrage à la vérité. Montrez l'abîme profond qui va se creuser plus profond encore entre nos deux peuples. Que l'on diffère au moins d'insérer ces lignes odieuses en attendant le résultat de l'enquête !

Visiblement embarrassé, le chef de l'administration militaire allemande donne l'assurance qu'il fera sur-le-champ le nécessaire et qu'il tiendra la préfecture au courant de la décision prise par le général.

Un quart d'heure à peine s'est écoulé depuis le retour de M. Carles en son hôtel de la préfecture qu'il reçoit un appel téléphonique du docteur Monglowski :

- Au sujet du communiqué en cause, le général ne saurait admettre aucune résistance. Il en exige la parution immédiate et intégrale. Il est décidé à se servir de la force armée s'il le faut !

- Je me permets d'insister encore, répond le préfet. Le général a-t-il bien pesé les lourdes responsabilités que, sans nécessité majeure, il assume devant l'Histoire ?

Aux journaux, le refus d'insertion est unanime. À 12 h 30 les rédactions se refusent à passer le communiqué que l'autorité allemande persiste à vouloir leur imposer. À l'" Écho du Nord ", la direction, exclue de la politique depuis le ter juillet 1942 et tout le personnel sont soulevés d'indignation. Le rédacteur politique imposé par la Propaganda-Staffel, Charles Tardieu, d'accord avec les autres rédacteurs, fait savoir à celle-ci qu'il se refuse à passer dans ses colonnes un texte aussi perfide, exprime sa crainte d'un soulèvement de l'opinion que pareille énormité va produire et proteste contre les punitions infligées aux communes qui, à son avis, ne sont pas responsables. L'opposition est tout aussi manifeste au " Réveil du Nord " et au " Journal de Roubaix " où les directeurs MM. Polvent et Demey, le personnel et les rédacteurs politiques, MM. Leclercq et Tullier, opposent une résistance absolue.

Vers 14 h 30, les trois directeurs sont mandés à la Sicherheitpolizei. On leur déclare que le refus obstiné entraînera automatiquement l'occupation militaire des imprimeries mais on leur fait savoir aussi que le général Bertram veut bien modifier sa proclamation concernant la relation de l'attentat d'Ascq :

" Dans la nuit du 1er au 2 avril 1944 lors d'un troisième attentat de ce genre commis presque au même endroit sur le territoire de la commune d'Ascq, des coups de feu ont été tirés sur un train militaire. La troupe a répondu par les armes et un nombre considérable d'habitants ont trouvé la mort. "

Les Allemands parlent toujours des coups de feu mais ont supprimé la mention " partant des maisons de la localité ".

À plusieurs reprises, l' Oberfeldkommandantur (O. F. K.) entre en communication téléphonique avec la direction puis avec la rédaction du " Réveil du Nord ". S'adressant au rédacteur en chef, M. Stient, le général Bertram lui déclare :

- Je vous donne l'ordre formel de tirer les journaux et dans le cas d'un refus, les sanctions les plus graves avec toutes leurs conséquences vous seront appliquées, terminant sa conversation par ces mots : Nous reparlerons de cette affaire demain !

Vers 15 heures, à la faveur de la correction mais surtout devant les menaces, le Réveil du Nord s'incline devant la force et son directeur, M. Polvent, fait mettre en marche les rotatives. Cependant pour déjouer les Allemands, le journal donne en dernière page, sous la rubrique " Ascq-État Civil ", la liste complète des victimes et leurs adresses. Cette disposition échappe au censeur allemand et vers 17 heures le Réveil du Nord paraît dans les kiosques et chez les dépositaires. Cependant il semble que la diffusion soit plus restreinte que de coutume car vendeurs et porteurs, après s'être concertés, boudent à prendre livraison de leur stock habituel.

En début de soirée, s'apercevant qu'elles ont été dupées et craignant sans doute que la diffusion ne fasse connaître le nombre important des victimes, les autorités allemandes réagissent : la Feldgendarmerie saisit tous les exemplaires dans les kiosques et les dépôts. La rubrique " Ascq-État Civil " aura pour effet de voir paraître deux " Réveil du Nord ", à peu près identiques, l'un daté du 3 avril 1944 saisi en raison de la liste des victimes, l'autre daté du 4 avril 1944, semblable à celui du 3 avril, mais sans la rubrique. À la suite de ces incidents, la direction fut appelée par l'O.F.K. Elle se retrancha derrière le rédacteur en chef qui s'est rabattu à son tour sur le rédacteur M. Lussiez. Convoqué le 4 avril dans la soirée pour fournir les explications nécessaires, ce dernier ne fut pourtant pas inquiété.

Au " Journal de Roubaix " et à " l'Écho du Nord ", se conformant au conseil exprimé par le chef-interprète de la préfecture, les directeurs s'obstinent dans le refus. De 11 heures à 15 h 30, sept à huit coups de téléphone sont échangés avec la Propaganda-Staffel.

À 15 h 30 le général Bertram, commandant l'O.F.K. téléphone personnellement à M. Demey, directeur du " Journal de Roubaix " qui persiste dans son refus.

- Vous refusez ? lui dit le général Bertram, mais le journal de Roubaix paraîtra quand même !

À 16 h 30 un officier accompagné d'un interprète se présente au bureau du directeur et le somme une dernière fois de pourvoir à la parution lui déclarant que l'établissement est cerné par les forces de la Feldgendarmerie.

- Je ne prends pas la responsabilité de faire paraître un tel article ! lui répond M. Demey.

Ils se rendent ensuite auprès du rédacteur politique, Roland Tullier qui, aux mêmes sommations, oppose le même refus formel. En dépit de l'opinion du commandant Schmidt de l'O.F.K., l'officier allemand, accompagné du directeur et du rédacteur poli-tique, descend aux ateliers de rédaction. Les forces de la Feldgendarmerie, fusil en main, occupent l'imprimerie. S'adressant aux ouvriers, l'officier leur déclare par la voix de son interprète : " Aujourd'hui vous ne travaillerez pas pour votre patron. C'est nous qui commandons le journal ! Exécutez-vous ! "

L'Écho du Nord oppose la même résistance et se voit occupé en fin d'après-midi par la troupe en armes. Par la voix du capitaine Prahst est intimé l'ordre d'imprimer. Le rédacteur politique Charles Tardieu, après être intervenu directement dès le matin à la Propaganda-Staffel, s'adresse à nouveau aux autorités allemandes présentes en leur déclarant que si le journal paraît c'est en exécution de leur ordre et qu'elles portent l'entière responsabilité de la confection du journal. Les typographes boudent visiblement à la tâche. D'un commun accord, ils organisent des sabotages successifs et ralentissent le tirage. L'un des compositeurs fait sauter une ligne de l'Avis et la réparation de son erreur entraîne un assez long retard. Les autorités allemandes et les Feldgendarmes ne se retirent que lorsque les journaux sont en état de paraître sous presse.

Vers 19 h, l'Écho du Nord et le Journal de Roubaix sont enfin tirés mais ne seront diffusés que le lendemain 4 avril, car les camelots mis au courant des démêlés ont refusé de prendre possession du stock dont ils assurent quotidiennement la vente.

Le procureur général de la cour d'appel de Douai, après avoir détaillé ces incidents de presse dans une lettre au ministre de la Justice conclut mélancoliquement : " Il ne faut pas dissimuler que l'Affaire d'Ascq a porté dans l'esprit de collaboration dans la région du Nord un coup très grave et que même les per-sonnes qui, jusqu'à ce jour, avaient manifesté un esprit favorable à l'autorité allemande lui sont subitement devenues hostiles. Cette affaire constitue sans nul doute, un sérieux obstacle à l'action gouvernementale et n'est pas de nature à faciliter notamment l'action de la justice pénale chargée de la répression des menées terroristes. "

Convocation des Maires de l'Arrondissement de Lille chez le Feldkommandant Von Websky.

- Mesures prises par les autorités allemandes.

Devant la pénible impression produite par le drame, la fourberie allemande cherche à camoufler le crime. Aussi, en cette fin de matinée du lundi 3 avril 1944, les vingt-six maires de l'arrondissement de Lille sont convoqués d'urgence à la Feldkommandantur sise au 163 boulevard de la Liberté. Ils sont reçus par le lieutenant-colonel Von Websky, Feldkommandant, assisté du docteur Hofenmayer, chef du groupe administration, du capitaine Lenz, aide de camp du colonel et du Sonderführer Dobler, interprète. Le préfet régional s'est fait représenter par M. Si chère, directeur de son cabinet, auquel s'est joint l'intendant de police Hannezo.

D'un air embarrassé, le Feldkommandant souhaite la bienvenue et déplore cependant sur le plan humain et sur le plan politique l'occasion qui provoque cette rencontre : " Il ne faudrait pas méconnaître l'attitude correcte de l'armée allemande et le souci qu'elle apporte à rendre le moins dure possible l'occupation. Mais l'armée du Reich ne peut souffrir ni faiblesse ni défaillance : la guerre totale, avec toutes ses conséquences, est inexorable. Une lutte gigantesque est en cours : elle doit abattre le monstre communiste aussi périlleux pour la France que pour les autres pays. Aussi convient-il que la France participe activement à cette lutte. Il faut donc que les administrations et les maires comprennent la nécessité de seconder la puissance occupante, notamment dans le recrutement d'ouvriers pour l'Allemagne. "

Ce prélude amène l'évocation de la tragédie qui vient d'ensanglanter la commune d'Ascq pour laquelle l'officier exprime aux magistrats municipaux les regrets de l'autorité allemande. Les regrettables incidents qui marquèrent la première nuit d'avril trouvent leur explication dans les coups de feu tirés sur un train militaire par des terroristes. Il a d'ailleurs été trouvé sur l'un des exécutés un tracé de la voie ferrée sabotée. Le devoir s'impose donc aux maires de minimiser les faits, d'atténuer surtout dans l'esprit public, les inévitables réactions résultant des représailles, presque naturelles, d'une troupe en armes, excitée déjà par les fatigues d'un long voyage comme aussi par les multiples sabotages rencontrés sur son chemin depuis les champs de bataille de Russie.

L'atrocité du meurtre se double ainsi d'explications fantaisistes et d'excuses controuvées auxquelles s'ajoutent encore ces brimades grotesques dont les Allemands ont le secret. Le grand quartier général vient en effet d'édicter des mesures qui doivent s'étendre à toute la région : la circulation est désormais interdite, car il faut, coûte que coûte, " éviter le retour d'actes susceptibles de provoquer des réactions comme celles de samedi ".

Ces formules équivoques tombent dans une atmosphère glacée. M. Delebart, le maire d'Ascq, mentionne que le plan de sabotage qui aurait été trouvé sur l'un des exécutés relève d'une fantaisie et que ce fait, inconnu par la mairie, ne semble pas fondé. Le délégué de la préfecture de son côté prend note des déclarations mais il avoue ne pouvoir passer sous silence la douloureuse émotion de l'assemblée. Il souligne habilement les efforts tentés par la police en vue de réprimer le terrorisme... d'ailleurs condamné par les Français. Puis avec une digne fermeté, il flétrit le crime qui trahit un mépris barbare de la vie, une répression sauvage qui n'a ménagé ni l'enfant de quatorze ans ni l'octogénaire et qui a frappé des innocents. Le procès-verbal de la réunion des maires à la Feldkommandantur déclare que " le directeur du cabinet du préfet formula une protestation très ferme et très respectueuse en tant que représentant du gouvernement de Vichy et de la laborieuse population du Nord " à laquelle le Feldkommandant répondit par de vagues excuses et la promesse de transmettre au général Oberfeldkommandant.

L'audience du préfet Caries à l'Oberfeldkommandantur.

Alertée dans la nuit du 1er au 2 avril 1944, la préfecture est bouleversée par les détails du carnage tels que le téléphone les a transmis. Par malheur le préfet Cartes est absent ; il a quitté Lille dans l'après-midi du samedi. C'est à Paris, le dimanche matin qu'il apprend par M. Sichère, directeur de son cabinet, l'affreuse tuerie. Il court à l'Hôtel Matignon pour en tenir informé le chef du gouvernement, le prier d'élever une immédiate et solennelle protestation. Mais Pierre Laval est parti pour Vichy. C'est là qu'en début de l'après-midi du 2 avril il peut atteindre tour à tour le directeur du cabinet du Maréchal Pétain, le commandant Tracou, et le chef du cabinet du secrétaire d'état à l'Intérieur. Il leur rend compte du drame et réclame sur-le-champ un exemplaire châtiment des coupables. Apprenant que Darnand, secrétaire général au maintien de l'Ordre, se trouve dans la capitale, il se rend près de lui et renouvelle avec le récit de la tragédie sa demande de sanctions.

Rentré précipitamment à Lille, il apprend que M. Sichère, directeur de son cabinet et M. Darrouy préfet délégué pour le Nord se sont, dès le dimanche matin, rendus sur le théâtre du crime. Il convoque dans la matinée du lundi 3 avril M. Latouche, ingénieur principal de la S.N.C.F. et ses collègues afin d'être à bonne source fixé sur les phases et les circonstances de l'attentat.

Personnellement documenté par eux, il sollicite auprès du docteur Monglowski, conseiller supérieur et chef du groupe administration, une audience du général Oberfeldkommandant. On lui répond par une échappatoire : le général est absent, appelé à Bruxelles, mais à son défaut le docteur Burger, chef de l'administration militaire attendra à seize heures le préfet régional.

Ainsi que convenu et bien qu'étant déjà intervenu en fin de matinée au sujet de l'" Avis ", le préfet Carles se rend à l'Oberfeldkommandantur, au Palais de la Nouvelle Bourse, en compagnie de M. Sichère, qui avait déjà assisté à la réunion des maires chez le Feldkommandant Von Websky. Il est reçu par le président Burger, entouré de trois conseillers supérieurs, les docteurs Fetzer, Schmidt et Monglowski. Devant cet aréopage dont les membres paraissent affectés, il présente un exposé objectif des faits :

" Dans la journée du 3 avril à 16 heures, écrit le préfet de la région de Lille au chef du gouvernement, à l'Hôtel Matignon, au ministre de l'Intérieur et à l'ambassadeur Brinon à Paris, je me suis rendu à l'Oberfeldkommandantur 670 de Lille et en présence des hautes autorités allemandes de la région de Lille, réunies sous la présidence de l'Oberfeldkommandant, j'ai élevé une énergique protestation contre les mesures qu'a cru pouvoir prendre dans la nuit du 2 avril, le chef du convoi allemand de Waffen S. S. de passage à Lille.

" Avec tous les éléments sains de la population de mon département, qui en constituent l'immense majorité - dit le projet conservé au dossier de l'Affaire d'Ascq - je déplore et je réprouve de nouveau les attentats criminels qui portent de graves atteintes à la sécurité des troupes d'occupation et à l'ordre public.

" Suivant la volonté formelle du gouvernement français et les instructions impératives de l'administration française, les auteurs de ces actes de terrorisme sont toujours activement recherchés par les forces du maintien de l'ordre et poursuivis avec la dernière sévérité devant les juridictions compétentes.

" Mais aujourd'hui je vous traduis mon émotion profonde et la consternation douloureuse en présence de ces exécutions sommaires qui frappent cruellement la population de la commune d'Ascq.

" Confiant dans la justice des hautes autorités allemandes j'élève devant vous, la plus énergique protestation contre ces violences sur lesquelles je ne puis que m'en remettre à vous de porter le jugement que vous dicteront votre conscience de commandant supérieur du territoire et votre noblesse de sentiments qui se sont maintes fois affirmées dans le souci de concilier les implacables duretés de la guerre avec les lois imprescriptibles de l'humanité.

Burger exprime aussitôt sa désapprobation et ses regrets.

" L'Oberfeldkommandant expliqua la chose. On avait affaire à des troupes revenant du front de l'Est qui avaient vécu pendant de longs mois dans une " atmosphère de danger et de lutte ".

Puis il a porté à ma connaissance les termes du rapport des autorités militaires allemandes d'opérations, d'après lesquels les mesures prises à Ascq seraient justifiées par l'attitude de la population qui, profitant de l'arrêt du convoi allemand, aurait tiré des coups de feu sur le train militaire. "

Le préfet manifeste sa surprise. Cette assertion n'était confirmée par aucun rapport de police française.

" En outre l'Oberfeldkommandant signala que quatre des corps retrouvés parmi les victimes n'avaient pu être identifiés par la population. Je lui fis connaître, dit le préfet, que l'identification de ces corps avait eu lieu dans la matinée du 3 avril.

" Enfin M. l'Oberfeldkommandant a appelé mon attention sur un carnet trouvé par des gendarmes français et remis par eux sur sa demande à la Feldgendarmerie, carnet appartenant à un belge qui figure parmi les victimes et sur lequel ont été trouvés des dessins que les autorités allemandes considèrent comme étant des plans de voies ferrées.

" J'ai pris acte de ce fait et ai renouvelé ma protestation en soulignant la disproportion qui existe entre l'importance des représailles et les fautes imputées à la population française.

" Nous regrettons l'incident, dit le conseiller supérieur, et nous nous en excusons. "

Avant de se retirer, M. Carles insiste encore afin que l'enquête soit conduite avec une diligente impartialité et demande aussi que les conclusions en soient sans retard publiées.

" L'émotion, la colère de la population sont aussi grandes que justifiées. Un tel crime appelle une enquête impartiale, le châtiment des coupables et pour les familles en deuil une juste réparation.

" Plus que toute autre, ajoute-t-il, les populations du Nord ont le culte inné de la Justice : une franche et loyale reconnaissance d'un tort, si elle n'est point de nature à calmer la douleur aura du moins pour effet d'amortir les ressentiments. "

L'Affaire Depoorter.

Au cours de l'audience du préfet chez l'Oberfeldkommandant et celle des maires chez le Feldkommandant de Lille, il est question d'un carnet trouvé sur l'une des victimes, lequel aurait contenu le plan des voies ferrées. Ce carnet remis par l'adjudant Duval au lieutenant de Feldgendarmerie Fricke dans la nuit fut un des principaux arguments des autorités allemandes pour prouver sur-le-champ la responsabilité des victimes fusillées. Le rapport de gendarmerie rédigé à l'époque a ôté toute équivoque avec les explications de mine Depoorter.

Gendarmerie Nationale Roubaix, le 4 avril 1944
Légion des Flandres

Compagnie du Nord

Rapport

Section de Roubaix du capitaine Guillemain

N 181 /2 Commandant la section de Roubaix sur

Depoorter Michel tué le 1er avril 1944 à Ascq

Le 1er avril 1944, vers 23 h 30, trois soldats allemands se sont présentés au domicile de M. Depoorter 14, rue du Docteur-Roux à Annappes. Celui-ci était couché.

Les soldats l'ont invité à le suivre à la gare d'Ascq.

Depoorter s'est habillé et est parti, accompagné par deux soldats. Le troisième, resté à la maison a tenté de violer Mme Depoorter (d'après sa déclaration).

Depoorter a été tué, à coups de pistolet devant la gare d'Ascq.

Vers deux heures, les gendarmes Dekeyser et Chaudy ont découvert son corps en présence d'un cheminot allemand. Ils l'ont transporté au bureau du chef de gare.

Le corps a été fouillé en présence de deux employés de chemin de fer français et de deux cheminots allemands.

Un portefeuille, une carte d'identité et un carnet de poche sur lequel figurait un plan incompréhensible ont été découverts.

Les gendarmes ont remis ces pièces à l'adjudant Duval, commandant la brigade de Lannoy, vers 2 h 30.

Ce gradé les a remis à son tour vers 3 heures au passage à niveau proche de la gare d'Ascq à un gendarme allemand.

L'enquête qui a été effectuée a établi que Depoorter était un homme très calme qui ne sortait jamais la nuit.

Il était très bien considéré dans le quartier et semble ne jamais s'être livré à une activité illégale quelconque. "

La présence de ce lillois parmi les victimes et l'énigme du plan trouvé sur son carnet furent élucidées rapidement.

Michel Depoorter, marchand forain, demeurant 25 rue Jeansans-Peur sans-Peur à Lille, ne résidait à Ascq que depuis six semaines environ. Le 11 février 1944 il avait racheté une maison sur le territoire limitrophe d'Annappes, le village voisin. On conçoit que sa présence à Ascq avec des papiers de résidence à Lille ait pu étonner à première vue les gendarmes d'autant que venait s'ajouter l'énigme d'un dessin gribouillé sur un carnet. Ce plan n'avait rien d'énigmatique pour son épouse. L'époque de jardinage arrivant, son mari, voulant transformer le jardin, avait dessiné un croquis grossier sur lequel figuraient le tracé des allées et l'emplacement d'une baraque. L'argument des autorités allemandes sceptiques sur cette explication ne résistait pas aux réa-lités si l'on ajoute que Depoorter avait déjà contacté l'entreprise Selosse d'Ascq pour la réalisation de ce projet.

Mesures prises par les autorités allemandes.

Il semble bien que la ville de Lille ait été la première à devoir appliquer les mesures prises par le commandement militaire de la place. Dans la soirée du 3 avril 1944, vers 18 h 30, des employés de la municipalité procèdent au collage de petites affiches ronéo-typées dans tous les quartiers de la ville.

AVIS TRÈS IMPORTANT ET URGENT

" En complément de l'ordonnance publiée dans la presse de ce jour interdisant la circulation entre 20 heures et 6 heures, le maire de Lille, d'ordre des autorités occupantes, informe la population que des restrictions dans la durée de la circulation s'appliquent dès le 3 avril à la partie du territoire de la ville de Lille située :

À - Au sud des voies ci-après : Rue du Faubourg de Béthune Place des Chasseurs de Driant Avenue Beethoven

Boulevard de Metz

Boulevard de Strasbourg

Boulevard d'Alsace

225

B - À l'est des voies ci-après : Boulevard de Belfort

Place Guy-de-Dompierre

Boulevard du Maréchal-Vaillant Rue Louis-Dupied

Boulevard du Président-Hoover Avenue Julien-Destrée

C - Au sud du Pont Supérieur et de la Rue Pierre-Legrand.

Le maire de Lille rappelle en outre d'une manière particulièrement pressante qu'il est indispensable, par mesure de sauve-garde, de se conformer strictement aux injonctions des patrouilles et plus spécialement lorsqu'il est passé l'heure du couvre-feu. "

Le 3 avril 1944
Le maire de Lille
P. DEHOVE

Immédiatement après l'annonce du couvre-feu imposé, des détachements de troupes et de policiers allemands, non accompagnés de policiers français, sillonnent en bicyclette les rues et quartiers visés de la ville de Lille. Bien que les instructions aient été strictement appliquées par les militaires allemands, il ne fut signalé à l'époque aucun fait grave ou brimade à l'égard des habitants de Lille.

Ces mesures restrictives de circulation appliquées à certains quartiers de la ville de Lille s'ajoutent aux mesures semblables touchant 26 communes de l'arrondissement de Lille dont les maires avaient reçu notification le matin au cours de la conférence qui s'était tenue à 12 heures à la Feldkommandantur. Cependant, en raison du retard à la parution des journaux qui ne furent distribués que le 4 avril, les communes visées, hormis la ville de Lille n'appliquèrent pas le couvre-feu le soir du 3 avril. Il s'agit de : Willems - Baisieux - Chéreng - Tressin - Forest-sur-Marque - Ascq - Annappes - Lezennes - Hellemmes - Ronchin - Fâches-Thumesnil - Phalempin - Seclin - Ostricourt - Wahagnies - Hérin - Gondecourt - Santes - Allennes-les-Marais - Annœullin - Don - Sainghin-en-Weppes - Wavrin - Haubourdin - Loos.

Par lettre-circulaire en date du 5 avril sous la référence 2e Section A.A. VII - 4 n° 70, le préfet de région, Caries, confirmait aux maires des communes intéressées la communication téléphonique qu'il avait eue avec eux dans la matinée du 4 avril concernant les dispositions à prendre. Il y joignait un modèle pour l'établissement des permis de circulation de nuit ainsi que la copie d'une note allemande de la Feldkommandantur 678 qui lui avait été transmise :

...Les communes devront avoir soin de la publication d'usage des ordonnances édictées par l'Oberfeldkommandant et d'attirer l'attention de la population d'une façon particulièrement énergique sur le fait que tout habitant de la commune qui est rencontré durant les heures interdites, en dehors de son habitation, doit immédiatement s'arrêter à l'appel de la patrouille de l'armée et se légitimer, autrement il sera tiré sur lui. Les personnes ne pouvant pas se justifier, irrécusablement de leur sortie, seront arrêtées immédiatement.

" Il y a lieu de signaler l'interdiction également aux étrangers de la commune, d'une façon bien apparente, aux entrées des communes.

Les laissez-passer de nuit éventuels devront être préparés par les communes pour des cas exceptionnels et doivent être présentés à la Feldkommandantur pour visa... "

Ces mesures dictées pour l'arrondissement de Lille devaient s'étendre plus loin. Le 4 avril, le sous-préfet de Douai, Bonnaud-Delamare, adresse à tous les maires de son arrondissement, la copie d'une lettre reçue de la Kommandantur.

Kreiskommandantur Douai

Douai le 3 avril

Le Commandant

à Monsieur le sous-préfet
de l'arrondissement de Douai

Sur l'ordre de l'Oberfeldkommandantur de Lille, M. le sous-préfet est chargé de faire suspendre immédiatement la circulation entre 20 heures et 6 heures dans les communes suivantes :

Roost-Warendin Douai-Ville

Auby Douai-Dorignies

Marais-Warendin Douai-Frais-Marais

Pont-de-la-Deûle Wagnonville

Flers-en-Escrebieux Faubourg St-Éloi

Lambres Waziers

Sin-le-Noble Dechy

Courchelettes Raimbeaucourt

excepté dans la ville de Douai à partir du pont de chemin de fer de Lille jusqu'au canal de la dérivation, le long des boulevards Jeanne-d'Arc, Pasteur, P.-Hayez, Delebecque, Faidherbe, y compris la gare jusqu'au pont de Lille.

Les habitants de ces communes ne sont pas autorisés à quitter leur demeure et ne doivent pas traverser la rue. Ceux qui sont forcés, soit par leur profession, soit pour leur intérêt personnel de se trouver dans la rue doivent avoir leurs pièces d'identité avec eux, sinon ils risquent de se faire arrêter immédiatement.

Chaque membre de ces communes se trouvant dans la rue doit s'arrêter sur place lorsqu'un membre de l'armée allemande lui donne l'ordre de s'arrêter sinon on tire sur lui. Ces mesures de circulation n'entrent pas en vigueur pour la police et la gendarmerie françaises.

Le Kreiskommandant signé : SCHMITT capitaine et adjudant.

Le 15 avril 1944, les autorités allemandes qui avaient édicté ces mesures sans doute par crainte des réactions de la population du Nord levaient les sanctions de couvre-feu pour toutes les communes visées.

L'opinion publique du Nord à l'annonce du massacre.

Hormis " l'Avis " publié dans les journaux et la relation sur Radio-Paris le 4 avril que 86 terroristes avaient été exécutés à Ascq dans le Nord " aucun écho de la tragédie sanglante ne devait officiellement être entendu des populations du Nord. Mais la nouvelle, se colportant de bouche à oreille, pénètre très loin dans les villes et les campagnes. La relation orale supplée au manque d'information de la presse pour défrayer toutes les conversations.

À l'annonce de cette exécution massive d'hommes et de jeunes gens de toutes conditions et opinions, une véritable stupeur s'empare de toutes les couches sociales de la population qui se refuse à croire semblable forfait. Au fur et à mesure que les circonstances tragiques du drame sont mieux connues, si quelques isolés en tirent la conclusion d'une condamnation pure et simple de tous les actes de terrorisme susceptibles d'entraîner un châtiment aussi horrible, la quasi-totalité de la population commente avec horreur la mort tragique des victimes et ne cherche aucune excuse à ce qu'elle interprète comme une exécution sans jugement préalable. " Elle est unanime, dit le commissaire de Lannoy, à estimer qu'il s'agit là d'un véritable acte de barbarie. Pour elle, aucune excuse ne saurait être valable, attendu que les troupes étaient commandées par des officiers. "

À la plus vive émotion a succédé une colère non déguisée à l'égard de l'autorité et de l'armée allemandes. " La population, dit le commissaire de Wasquehal, est unanime à blâmer hautement de tels agissements qu'elle qualifie de criminels et d'injustes et dont elle fait retomber toute la responsabilité sur les militaires allemands du convoi ". " On semble, poursuit celui de Wattrelos, pouvoir traduire assez exactement les répercussions générales de l'événement sur l'évolution régionale des relations franco-allemandes par l'aphorisme souvent cité : " C'est plus qu'un crime, c'est une faute. "

" Un peu partout, dans les milieux sociaux les plus divers, l'on estime, dit le commissaire de Roubaix, que l'esprit de collaboration est touché pour ne plus se relever dans notre région. L'on ajoute que, quelle que soit la position officielle qui sera prise demain, rien ne pourra effacer le souvenir tragique de cette nuit, ni atténuer la lourde responsabilité qu'a assumée l'armée allemande. " Dans chaque circonscription, les rapports sont identiques : Pour le commissaire de Lannoy " il ne fait aucun doute que la mentalité déjà rebelle dans la région à toute idée de collaboration et d'un rapprochement franco-allemand sera encore plus mauvaise à l'avenir ". Dans bon nombre d'endroits la réminiscence des fusillés de 1914-1918 revient en surface

" II n'est pas douteux, poursuit celui de Wattrelos, qu'en 24 heures la cause allemande, ou du moins celle de la " collaboration ", a fait un immense pas en arrière et que le terme " d'atrocités " relégué dans le vocabulaire des hostilités de 1914-1918 ou réservé à des théâtres d'opération dont l'éloignement estompe la réalité, a repris pour le public un caractère d'actualité concrète. " Les événements d'Ascq sont en effet représentés comme étant la copie de ce qui se passe en Russie et bon nombre d'habitants ajoutent foi aux affirmations radiophoniques de Londres, Moscou ou Alger, relatives à des massacres ou des actes de cruauté commis à l'Est par les Allemands.

Le massacre de milliers d'officiers polonais dans la forêt de Katyn est à nouveau évoqué et nombreux sont ceux qui pré-tendent être à présent fixés sur les responsabilités allemandes et non russes.

À Douai, "l'Avis" de l'occupant a eu pour effet immédiat de donner lieu aux commentaires les plus violents et les plus défavorables à l'égard de l'armée allemande tout en renforçant d'une façon péremptoire l'idée qu'une collaboration ne peut être désormais envisagée avec l'Allemagne. Poursuivant la relation des échos recueillis, le commissaire déclare : " Évoquant les nombreux actes de sauvagerie allemande perpétrés, tant durant la guerre 1914-1918, qu'à l'arrivée des troupes en 1940, la masse a automatiquement qualifié de " Second Katyn " la tragédie d'Ascq. " " La population, poursuit celui de Lannoy, pense également que cet événement est en corrélation avec celui de Katyn dont on a tant parlé dans les journaux. " À Lille la foule souligne son sentiment en le concrétisant dans le slogan suivant : " Lille a eu son Katyn, nous savons maintenant à qui imputer le Katyn de Pologne. "

Mais à la faveur de ce rapprochement beaucoup appréhendent le moment où l'armée d'occupation quittera le territoire, voyant dans cet acte le prélude d'événements qui pourraient se passer au cas où les troupes alliées n'opéreraient pas assez rapidement pour repousser les armées allemandes.

Chacun souhaite et espère vivement qu'une véhémente et efficace protestation sera émise par les soins du gouvernement français mais la plupart ne se font pas d'illusions et des critiques fusent à l'endroit de Henriot, Secrétaire d'Etat à l'Information et à la Propagande " Philippe Henriot ne parlera pas de cela dans son éditorial, lui qui a juré de dire la vérité aux Français. Le moment est mal choisi pour parler des lâches attentats terroristes contre des prêtres ou des enfants. Le gouvernement français n'osera rien dire et, qui sait, la population sera peut-être rendue responsable de cette tragédie ", car si le public déplore généralement les actes de terrorisme qui n'aboutissent qu'à des mesures graves prises contre lui, il ne peut admettre que l'attentat commis sur la ligne d'Ascq, dans la soirée du ter avril, serve d'excuse aux atrocités commises par les Allemands. La mentalté populaire est telle qu'elle ne saurait se suffire d'un châtiment, même capital des auteurs de la tuerie. Les Waffen S. S. s'attirent particulièrement la haine " ce qui ne sera sans doute pas sans compliquer davantage le recrutement des " Waffen S. S. Français " poursuit le commissaire de Roubaix. Cette mentalité d'ailleurs n'échappe pas aux responsables régionaux de la Légion des Volontaires Français contre le Bolchevisme où le capitaine Mathieu, délégué régional, qualifie durement l'attitude des troupes allemandes en soulignant que l'affaire d'Ascq est susceptible d'avoir un retentissement mondial évidemment défavorable à la cause allemande.

Au rassemblement national populaire, la répression est jugée excessive. Le chef régional adjoint, Gaston Blotteau, décide d'adresser un rapport au ministre du Travail, Marcel Déat, signalant en particulier l'exécution des 23 cheminots. Personne n'est dupe et les exclamations de Blotteau sont significatives : " C'est l'anéantissement de deux années de propagande. "

En raison des incidents survenus aux journaux, la population du Nord n'eut connaissance de "l'Avis" des autorités allemandes que le mardi 4 avril. En effet, les vendeurs, après avoir longuement attendu la livraison, se sont retirés sans avoir reçu satisfaction. Bon nombre d'entre eux, aussitôt mis au courant des exigences allemandes et du refus opposé par les directeurs de journaux, se sont abstenus volontairement d'en assurer la vente. Le public commente favorablement l'attitude prise par les directeurs, notamment celle de M. Demey du Journal de Roubaix, loue leur courage mais juge par contre avec indignation le procédé militaire employé par l'autorité occupante pour imposer l'impression d'un avis qui soulève la réprobation générale. L'allégation des coups de feu tirés sur le train ne rencontre aucun crédit pas plus que laprésentation des fusillades comme une opération régulière de guerre ou de légitime défense. Pour démontrer l'inanité de l'avis de la Feldkommandantur tendant à faire croire à une riposte de l'armée, le public souligne l'heure tardive et le fait que toutes les personnes fusillées étaient au lit au moment du passage du train. Quant aux sanctions annoncées elles sont considérées comme déplacées dans le seul but de leurrer le public sur le caractère exact de l'affaire. Dans la région de Douai, poursuit le commissaire, " le même public ne comprend pas la corrélation existant entre les tragiques événements d'Ascq et la prise d'une telle sanction, estimant par ailleurs que des Français innocents viennent suffisamment de payer de leur personne, sans que l'on rejette en plus sur d'autres une responsabilité qui n'est pas leur ".

Le personnel de la S.N.C.F. dont un certain nombre d'agents ont été fusillés, ne manifeste pas ouvertement ses sentiments. Beaucoup font état que de nombreux cheminots ont été victimes de bombardements dans l'exercice de leur profession et qu'il leur est pénible de penser que dorénavant d'autres dangers pèsent sur eux. Une colère profonde monte chez bon nombre d'entre eux et " il est à présumer, note le commissaire de Douai, que le drame qui a particulièrement touché la corporation aura à plus ou moins brève échéance de fâcheuses répercussions dans ce milieu déjà par avance peu favorable, sinon hostile, au principe de collaboration franco-allemande ".

La réaction d'ailleurs ne se fait pas attendre. Aux ateliers d'Hellemmes, le personnel ouvrier a déserté l'usine durant toute la journée du lundi 3 avril, la reprise s'effectuant le mardi aux heures habituelles avec toutefois une activité réduite. Au dépôt de Lille-Délivrance, le personnel du dépôt et des ateliers travaille au ralenti toute la matinée du 3 avril et observe un arrêt complet de 11 h 30 à 12 h, marquant ainsi leur association au cours de la nuit du 1er au 2 avril à Ascq.

Le mardi 4 avril 1944, vers 9 h 15 un détachement de troupes allemandes encadré par des policiers de la Geheimfeldpolizei de Lille cerne et pénètre dans toutes les dépendances du dépôt des machines de Fives-Lille. Le bouclage une fois mis en place, les militaires, prétextant une diffusion clandestine de tracts qui aurait été faite spécialement aux cheminots français dans les premières heures de la matinée, perquisitionnent minutieusement tous les locaux où les chauffeurs et les mécaniciens sont appelés pour leurs occupations, ne touchant pas les bureaux des cadres et des techniciens. Au chef français du dépôt qui demande des explications à son collègue allemand, ce dernier lui répond qu'il n'y peut rien et qu'il faut s'incliner devant l'armée, lui confiant que les tracts recherchés inviteraient les cheminots français à cesser le travail pour assister aux obsèques des victimes de la commune d'Ascq. L'opération s'étant révélée infructueuse, la troupe quitte le dépôt à 10 h 30, l'opération ayant eu pour effet d'arrêter le travail pendant plus d'une heure bien que le départ des machines ait été assuré de façon à ce que les horaires des trains ne subissent pas de décalage.

Une émotion considérable a touché, le lundi 3 avril, les habitués du carreau des halles centrales de Lille et particulièrement les maraîchers qui apportent régulièrement leurs produits aux halles. Spontanément, à l'annonce des incidents d'Ascq, de nombreux groupes en discutent d'une façon virulente et sur-le-champ décident qu'à partir de ce moment tous les maraîchers de Lille et environs se refuseront à la vente de leurs produits aux militaires allemands : " Ils n'auront plus un radis, ils se contenteront de leur gamelle ! "

Un sentiment identique anime les organisations syndicales de la Bourse du Travail de Lille. Si la plupart se montrent circonspects dans les déclarations touchant à la tragédie d'Ascq,
l'ensemble des militants et responsables des organisations ouvrières se montre indigné qu'un tel acte a pu être commis dans un pays civilisé et particulièrement dans le Nord où se ressentent
peut-être plus qu'ailleurs les effets très durs de l'occupation. Néanmoins les membres du bureau de l'union régionale des syndicats ouvriers du Nord n'estimaient pas devoir prendre la tête d'un mouvement de revendication qui ne pouvait qu'aggraver les sanctions déjà prises contre la population. Dans les grands ateliers de la périphérie lilloise, l'émotion soulevée par l'exécution de civils français est à son comble. Une poussée de commentaires réduit l'activité générale. Les ouvriers causent entre eux. Les techniciens et la maîtrise n'interviennent pas. Il existe une communion de sentiments entre les différents rouages des établissements. On parle d'une abstention du travail pour la journée du 5 avril en vue d'assister aux funérailles des victimes. Mais un grand élan de solidarité s'élève dans toutes les couches de la population. Les premières pensées vont aux veuves et aux orphelins. Des collectes spontanées sont organisées. Ici on abandonne quelques heures de travail, là on donne le salaire de toute une journée. En quelques jours plus d'un million est rassemblé pour aider les familles des malheureuses victimes.

Les funérailles du mercredi 5 avril 1944

Les bombardements avaient certes habitué les autorités françaises aux mesures immédiates mais l'hécatombe soudaine qui frappait la petite commune d'Ascq nécessitait des moyens qu'elle n'avait jamais envisagés. La préfecture du Nord détacha à la mairie le contrôleur régional des réfugiés, M. Catel, assisté d'une dactylo pour aider la municipalité à faire face aux nécessités qu'imposait le nombre des victimes. La mairie de Lille envoya huit fossoyeurs supplémentaires, les hospices de Lille fournirent les compresses de gaze et la Maison Cadène les linceuls en papier tandis que le docteur Gervois trouvait difficilement le perchlorure de chaux nécessaire à la désinfection. Car même dans le détail de ces opérations, les Allemands venaient ajouter de nouvelles turpitudes que révèle E. Catel dans son opuscule " Le crime des S. S. nazis à Ascq " :

" La maison Martin de Lille avait été chargée de la fabrication des cercueils. Ils devaient tous être de même style. Étrange coïncidence, une partie de ces cercueils furent réquisitionnés par les Allemands et entreposés à l'hôpital Calmette de Lille. Aucune nécessité ne se présentait pourtant. Ainsi est expliquée la différence dans la forme des cercueils des pauvres victimes. Pris de court le fabricant dut se résigner à en livrer un certain nombre d'une présentation moins " esthétique ". La malice allemande ne recule devant aucune aberration. L'odieux rejoint le grotesque. " Quarante furent expédiés le 3 avril après-midi par les soins des Ponts-et-Chaussées tandis que les 46 autres parvenaient le 4 avril. Pour les obsèques, douze prolonges furent nécessaires, quatre appartenant à la ville de Lille, cinq à M. Guislain, le reste fourni par la municipalité d'Ascq.

On avait tout fait pour limiter l'ampleur des funérailles qui devaient passer inaperçues : interdiction d'invitations par la presse, limitation à cinq personnes, parents ou amis, par cerceuil. La " Nuit d'Effroi " brochure publiée clandestinement assure même que " le préfet du Nord, pour empêcher ses employés d'assister à l'enterrement avait annoncé qu'il ferait un pointage des présents ". Louis Jacob n'a pas trouvé confirmation de cet ordre dans les actes officiels. Cependant des profondeurs de la nuit, des voix mystérieuses s'étaient élevées. Le " Front National " avait fait coller sur les murs de toute la région lilloise, des milliers de papillons :

Contre l'ignoble massacre de la population d'Ascq,
Français, Françaises,
En signe de deuil et de protestation
Cessez le travail mercredi 5 avril
de 11 h 30 à 12 heures !
Assistez nombreux aux obsèques !

Dès le matin, les corps avaient été réunis sur les douze prolonges hippomobiles alignées tout autour de l'église. L'édifice religieux avait été réservé aux proches parents des défunts, mais aux premiers rangs et dans le chœur, des sièges avaient pu être réservés pour les personnalités. Le service d'ordre de l'église et des environs était assuré par M. Ryckebusch, chef du service des Fêtes à la mairie de Lille. Prévoyant que des scènes navrantes se seraient déroulées, comme le dimanche à l'ouverture de l'école, les docteurs Delezenne et Denis, aidés par une équipe de la Croix-Rouge de Roubaix, avaient installé un poste de secours à proximité de l'église.

Ascq comptait à l'époque quelque 3.500 habitants. Les journaux officiels du 7 avril 1944 ne donnent pas de chiffre et mentionnent qu'une foule immense a conduit à leur dernière demeure les personnes décédées d'Ascq ". Le Cardinal Liénart évalue à 10.000 le nombre des personnes qui se pressaient sur le parcours du cortège funèbre. Il en arrive de partout et par tous les moyens de locomotion. Le train déverse des flots humains. Pierre Hachin, résistant ascquois qui part vers la déportation, se demande à l'arrêt d'Ascq ce qui amène tout ce monde ce jour-là.

D'après " La Nuit d'Effroi ", " 35.000 personnes ont répondu à l'appel du Front National, qui accompagnent les morts et rompent bientôt les barrages. Les Allemands ne se montrent pas ". Dans la feuille ronéotypée " Pour la Libération ", organe du F.N. de Lille-Roubaix-Tourcoing, édition spéciale numéro 1, on y déclare :

" Mais une foule de 25 000 personnes est venue à l'appel du Front National, pour dire silencieusement par sa seule présence, sa douleur et sa colère. Il y a là des cheminots qui accompagnent 22 des leurs et 450 ouvriers de Fives qui ont perdu 12 de leurs camarades. Il y a des hommes et des femmes de toutes conditions, venus de partout. Et cela signifie quelque chose, 25 000 hommes sous l'occupation allemande, réunis pour dire leur horreur d'un crime allemand ; cela signifie quelque chose aussi, ce grand silence discipliné, cette foule que personne ne guide et qui se guide elle-même. "

Le procureur général de la Cour d'appel de Douai dans son rapport au Garde des Sceaux à Paris détaille les délégations mentionnant les ordres de grève lancés :

" La plupart des usines importantes de l'agglomération lilloise avaient décidé d'envoyer des délégués nombreux à l'enterrement des victimes. C'est ainsi que les ateliers d'Hellemmes de la S.N.C.F. (vingt employés des chemins de fer ont trouvé la mort dans cette affaire) avaient résolu d'envoyer 434 employés ou ouvriers aux funérailles. Les ateliers de Fives-Lille (S.N.C.F.) envoyaient 400 personnes ; de nombreux autres établissements avaient décidé de charger des délégations de les représenter aux obsèques.

" Des ordres de grève furent lancés pour une cessation concertée du travail dans tous les établissements industriels au jour et à l'heure des obsèques soit le mercredi 5 avril 1944 de 11 h 30 à midi.

" Celles-ci se sont déroulées le mercredi 5 avril, en présence de M. le préfet régional, de M. le préfet délégué, de Son Éminence le Cardinal Liénart et d'une nombreuse suite officielle et ne paraissent avoir donné lieu à aucun incident. "

De son côté " Pour la Libération " détaille les ordres de grève :

" En ville à 11 heures et demie, dans presque toutes les usines, le travail s'arrête ; si quelques très rares établissements, comme Kuhlmann de Loos, ne semblent pas avoir répondu à l'appel, c'est sans doute que le mot d'ordre n'avait pu les atteindre à temps. Mais beaucoup d'ouvriers ont voulu faire plus encore qu'une demi-heure d'arrêt et ont chômé toute la journée. Très loin d'ASCQ et de LILLE, jusqu'aux puits d'OSTRICOURT, le travail a cessé à l'heure dite.

" Les employés rivalisent avec les ouvriers : ainsi malgré la pression exercée sur eux, les bureaux de la Préfecture cessent le travail entre 11 h 30 et midi. Tous ceux qui étaient en contact avec le public, aux Assurances sociales, à la Poste (à 8 heures) ont tenu à faire au moins une ou quelques minutes de silence. Dans presque toutes les écoles et les établissements secondaires, cette minute de silence a été observée. "

D'après les rapports officiels concernant 38 usines de la région lilloise, sur un total de 11.820 ouvriers recencés : 1.535 se sont rendus aux obsèques dans les délégations officielles ou n'avaient pas rejoint le travail le matin de ce jour ; 1 443 ont observé une minute de silence ; 800 ont continué décidant de donner une heure de leur salaire pour les veuves ; 7.177 cessèrent le travail de 11 h 30 à 12 heures (dont 1.600 aux ateliers d'Hellemmes) ; 875 ne s'associèrent pas aux ordres d'arrêt (5o % du personnel Kuhlmann à La Madeleine (700 environ) ; 158 sur un total de 198 aux établissements Neu ; 17 sur un total de 64 aux Transmissions à Ronchin).

En cette lugubre matinée du 5 avril 1944, la voix des cloches d'Ascq chante un glas funèbre éperdu, plus triste qu'à l'accoutumée. Un silence plane sur cette foule qui proteste rien que par sa présence contre les atrocités commises.

À l'intérieur de l'église se déroule la messe de requiem. Son Éminence le cardinal Liénart, évêque de Lille, assiste au trône, entouré de Monseigneur Flipo et du chanoine Frémeaux. M. le Vicaire général Bouchendomme chante la messe assisté de l'abbé \Vech, curé de Saint-Roch à Armentières, ancien vicaire d'Ascq et de l'abbé Fougnies, curé de Lys-lez-Lannoy. En face de son Éminence ont pris place M. Caries, préfet régional et M. Darrouy, préfet délégué. Derrière eux toutes les personnalités de la région du Nord : Mercier, intendant régional ; Hannezo, intendant de police ; Sichère, chef de cabinet du préfet ; Frantz, secrétaire général de la préfecture ; Delannoy, chef de la 3e division de la préfecture conduisant une importante délégation du personnel ; Lemaire, directeur de la région Nord de la S.N.C.F. ; Latouche, inspecteur de la S.N.C.F. ; Étienne, ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées, représentant M. Bichelonne, ministre de la Production industrielle et des Communications ; Van de Velde, directeur régional des P.T.T. ; Leprince-Ringuet, ingénieur en chef régional des P.T.T. ; Labalette, président du tribunal civil ; Vigneron, procureur de la république à Lille ; Plasson, chef d'escadron, commandant la compagnie du Nord ; Pierron, colonel de gendarmerie ; Laporte, chef de division à l'intendance de police ; Thellier, ancien ministre ; Roussel et le baron Des Rotours, sénateurs ; Dehove, président du conseil départemental ; Defives, directeur départemental adjoint de la Croix-Rouge ; Legrand, directeur des usines de Fives-Lille ; Bilverdier, directeur de la compagnie lilloise des moteurs ; Crespel, directeur du Mouvement Prisonniers dans le Nord ; Dessort, directeur de la maison du Prisonnier ; Pruvost, délégué départemental du Comité d'Assistance aux Prisonniers de Guerre ; Loviton, directeur de la Maison du Prisonnier de Tourcoing ; Tirloy, délégué régional à la Famille ; Hovaere, délégué régional à la Jeunesse ; Goudaert, membre de la chambre de commerce ; Blanche, commissaire du gouvernement aux textiles et aux cuirs ; Lequin, commissaire régional du gouvernement au ravitaillement, Bourrier, directeur de la manufacture des tabacs ; Marescaux, député-maire de Tourcoing ; Vancauwenberghe, maire de Lambersart, Desconseillez, maire de Baisieux ; Dereuse, maire de Lomme... le conseil municipal d'Ascci et de nombreuses délégations.

Un "ukase" allemand interdit tout discours mais l'évêque de Lille, à l'intérieur de l'église, n'a point à subir de pareille contrainte. Il s'adresse en ces termes à son peuple atterré :

" Monsieur le préfet, Monsieur le maire, Mes bien chers frères,

" La ville d'Ascq tout entière est dans le deuil. Son église est trop petite pour contenir les cercueils de ses enfants. Toutes les familles sont atteintes : elles pleurent un père, un mari, un frère, un fils, un fiancé, des amis. La paroisse elle-même est frappée dans la personne de Monsieur le curé et de son vicaire. Devant tant de douleurs, devant tant d'innocentes victimes le cœur frémit d'horreur et de pitié. Mais je me suis promis de contenir le mien.

Ici, en ce moment, je me sens plus que jamais votre père. Je suis avec vous et avec vos pauvres défunts dans cette tragique hécatombe et je m'incline avec respect devant tous ceux qui sont tombés. J'exprime à Monsieur le maire et à la commune entière ma profonde sympathie. Je partage avec toutes les familles éprouvées la tristesse qui les accable et j'adresse à toutes les autorités dont la présence donne à cette cérémonie le caractère d'un hommage officiel de la France à ses morts, l'expression de notre vive gratitude.

" Nos morts attendent cependant de notre affection un secours plus précieux encore. Ne pleurons pas seulement sur leurs corps inertes et sanglants, souvenons-nous que leurs âmes sont immortelles et qu'elles ont besoin de notre plus fervente prière pour passer des souffrances de cette vie à la paix et au bonheur du ciel. Nous venons de célébrer pour elles le Saint-Sacrifice de la Messe où Jésus, divine victime, s'est offert à son Père, pour le pardon de nos péchés et le salut de ses pauvres frères les hommes. Mais ne cessons pas de prier pour tant d'âmes jetées soudain dans leur éternité. En leur faveur, faisons appel avec confiance à la miséricorde infinie de Dieu. Elle est aussi juste qu'elle est bonne et elle demeure notre invincible espérance.

" Malgré la peine personnelle que j'éprouve devant la mort de Monsieur l'abbé Gilleron, votre curé et de Monsieur l'abbé Cousin, votre vicaire, je ne puis m'empêcher d'adorer la Sainte Volonté de Dieu à qui il a plu d'associer ces deux excellents prêtres comme de bons pasteurs au malheureux sort de leur peuple. Que le Ciel s'ouvre devant eux et qu'ils aient la suprême joie d'y conduire avec eux ces âmes que, par leur ministère et leur exemple, ils se sont efforcés durant leur vie, de rapprocher de Dieu. "

Le cortège liturgique, suivi des personnalités officielles, se dirige alors vers la place où le Cardinal Liénart chante l'absoute et bénit les cercueils. Une indicible émotion saisit l'assistance devant l'un des plus atroces calvaires qu'une paroisse eût à gravir, devant les déchirements nés de tant d'absences pour tant de foyers dont les absents étaient hier encore la force et le charme. Pas un mot de haine ne s'élève devant l'aventure impie que les bourreaux voudraient faire passer pour une aventure vitale.

Nul mieux qu'un témoin de cette cérémonie ne peut apporter les impressions ressenties par un père de trois enfants dont l'un, secouriste, devait trouver une mort glorieuse au fort d'Englos lors des combats de la Libération :

" 9 heures, nous roulons vers la cité martyre. Le ciel est gris, les nuages l'assombrissent par intervalles, la terre a pris son manteau de deuil. Une sourde appréhension nous accompagne ; nous baignons déjà dans une atmosphère de tristesse alourdie par de sombres pressentiments. Vont-ils nous laisser passer ? Ils... il n'est pas besoin de les définir plus longuement, le proverbe ne dit-il pas que le silence est la marque la plus réelle du mépris ?

" À la sortie d'Hellemmes, nous dépassons des grappes humaines qui pressent le pas vers le lieu de leur pèlerinage. À mesure où nous avançons, la foule devient plus dense ; on sent déjà que tout un peuple, muet, attéré, se hâte vers le village, sinistre et tragique. Une voix mystérieuse a ordonné ce rendez-vous. On y obéit comme à la voix de sa conscience, douce et impérieuse à la fois. Les piétons pressent le pas, les cyclistes accélèrent l'allure, les automobilistes eux-mêmes ne veulent pas arriver en retard.

" Tous les cœurs battent à l'unisson, toutes les pensées tendent vers un seul but. Qui donc a réalisé chez tant de braves gens, de toutes les conditions, de toutes les classes sociales, de tous les âges, cette magnifique union des esprits et des cœurs ?

" Ce sont eux...

" Ah ! sans doute, ils ne l'ont pas voulue, ils ne l'ont même pas prévue, mais elle existe, vivante et tenace. Ces réflexions nous viennent à l'esprit, s'imposent à, nous, nous hantent en quelque sorte, tandis que nous approchons des premières maisons du village. Nous quittons la voiture pour nous mêler à la foule. Plus encore qu'au départ, le temps s'est mis au diapason. Le vent pleure dans les arbres aux bourgeons naissants. La nature semble revêtir, à regret, sa parure printanière. Le printemps, c'est la vie et nous entrons dans le royaume de la mort.

" La foule devient multitude. Nous récoltons au passage quelques réflexions, toutes les mêmes, exprimées en deux mots : " Quel malheur, quelle tristesse, quels sauvages, ces gens sont des brutes... " Ces gens, non, ce mot est encore trop noble pour leur être appliqué.

" Soudain nous nous heurtons à un barrage de police. Comme à Verdun, on ne passe pas. Personne n'essaiera de forcer la consigne. Personne ne bronche. La foule se laisse canaliser. Elle piétine, fait du sur place, mais se tait, se tait obstinément. Il faut respecter ce silence, ce silence de deuil. Les grandes douleurs sont muettes, toute cette foule communie dans la douleur.

" Au fond de la place, derrière les barrages, se voit, non se devine l'immense tragédie qui a alerté et amené tout ce monde. Par la pensée, nous voyons alignés, comme pour une parade, les chars couverts de fleurs, les chars couverts de cercueils, ces cercueils qui renferment, jusqu'à l'éternel rendez-vous, les restes meurtris et ensanglantés des malheureuses victimes.

" En attendant, en piétinant, en murmurant une secrète prière, nous cherchons à revivre " le massacre des innocents ". Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Innocents, ces maris arrachés des bras de leur épouse éplorée. Innocents, ces pères de famille ravis à l'affection de leurs enfants désespérément accrochés à leurs vêtements, avec des cris d'épouvante et des supplications déchirantes. Innocent, ce malheureux prisonnier rendu, il y a un mois à peine, à l'affection des siens et quittant les geôles d'Outre-Rhin, pour descendre si tôt, dans une tombe. Innocents ces prêtres dont la main ne se lève que pour bénir et pardonner. Tandis que ces sombres pensées nous hantent l'esprit, la foule se presse de plus en plus dense dans les ruelles étroites qui n'ont sans doute jamais été les témoins muets d'un tel rassemblement. Nous nous apercevons bien vite que nous sommes condamnés à l'immobilité, dans cette masse mouvante, et nous nous efforçons, avec une peine inouïe, à nous dégager de l'étreinte. Peu à peu notre exemple devient contagieux. Le flot recule, s'éparpille, se disperse. Nous suivons le mouvement. Un mot d'ordre semble avoir été lancé, on ne sait d'où, ni comment, qui porte tout le monde vers le cimetière. Cette foule, avide de voir, venue pour voir, veut à tout prix satisfaire sa légitime curiosité. Elle se porte en bloc vers le pavé qui mène de l'église au jardin des morts. Bientôt une haie épaisse de 6 à 10 rangées, borde la route des deux côtés et se plante là dans une attente longue, patiente et toujours silencieuse, qui durera une heure et demie.

" Nous nous trouvons à l'entrée du cimetière, aux premières loges pour voir le dernier tableau du spectacle. La haie est contenue par un important cordon de police, heureusement exclusivement française. Soudain, les cloches sonnent à toute volée. Est-ce la fête ? Oui, la fête des morts, la fête des martyrs. Ces cloches ont-elles jamais vécu un moment aussi solennel et grave ? Ont-elles jamais sonné un glas aussi funèbre ? Elles accompagnent vers une tombe commune, une grande partie de la population mâle du village. Des anges pleureurs doivent porter sur leurs ailes les sons argentins et graves qu'elles égrènent à

toute volée.

" Un large mouvement dans la foule - Minute solennelle et lourde d'angoisse, tout à la fois. Le cortège funèbre apparaît dans le lointain, au tournant de la route et monte lentement vers nous. Précédé et annoncé par un cordon de police, il avance entre les deux haies immobiles. Des quêteurs bénévoles viennent à nous : " Pour les orphelins s'il vous plaît ! ". Pas une main qui ne réponde à cet appel émouvant, appel qui nous arrache à nos rêveries et nous ramène brutalement à la vérité... Pour les orphelins s'il vous plaît !... Le cortège avance, seul le pas sonore des chevaux sur le pavé, nous annonce son approche.

" Voici la tête. Des fleurs, encore des fleurs, des gerbes multicolores et fraîches, des couronnes cravatées de crêpes, ornées d'inscriptions, de plaque de marbre : " À notre père chéri " - " À notre époux regretté " - " À notre frère ". Les femmes pleurent, les hommes sèchent une larme furtive qu'ils cherchent vainement à retenir. Toute cette foule communie à la même douleur, tout entière elle boit dans le même calice d'amertume. Magnifique union sacrée de tout un peuple, hier encore désuni, aujourd'hui si étroitement lié par une même pensée et d'un même cœur. Sublime exemple de nos morts qui seront unis tout à l'heure dans une même fosse et qui veilleront, là-haut, pour que leur exemple ne reste pas stérile. Le sang des martyrs n'est-il pas une semence ?

" Mais voici les chars. Les premiers disparaissent sous les fleurs. Les autres cachent, sous leur drap mortuaire, les cercueils alignés côte à côte, comme pour une suprême parade... Ouvriers, cheminots, artisans, patrons, tous confondus dans le même et sublime sacrifice, et comme tel le Divin Maître qui ne veut pas abandonner ses brebis, les Pasteurs eux-mêmes sont là, mutilés et meurtris, à côté de leurs paroissiens et unis à eux dans leur dernier sommeil. M. le maire, ceint de son écharpe, et suivi de ses adjoints et de son conseil municipal, s'avance grave et digne, semblant porter tout le poids du deuil cruel qui frappe sa chère population. N'a-t-il pas été le témoin douloureux et impuissant du carnage ? L'émotion est à son comble. Voici une pauvre veuve, littéralement effondrée, soutenue par ses deux filles en larmes et ployant elles-mêmes sous la douleur. Voici une pauvre mère, sous son voile de deuil, qui s'avance, droite, les yeux au ciel, les mains jointes et suppliantes, étreignant son chapelet. Mater Dolorosa. Voici une sœur éplorée, dont le visage pâle, émacié, trahit l'intense émotion. Voici une petite fille qui pleure son papa. Elle s'accroche aux bras d'un frère aîné et avance péniblement en sanglotant. " Image inoubliable, tableau d'une suprême grandeur et d'une poignante vérité. Émus jusqu'aux larmes, nous nous éloignons avec une suprême prière sur les lèvres : Requiescant in pace " À son retour des funérailles le préfet Caries adresse au général Bertram un nouveau factum : il s'y fait l'écho de l'émotion " d'une foule imposante et digne dont le calme figé traduisait la colère contenue ".

" Je vous remercie, dit-il, d'avoir, conformément à ma demande expresse, donné les ordres utiles afin qu'aucun soldat ou gendarme allemand ne se montre dans la commune au cours de cette journée de recueillement et que tous les convois en soient détournés. Je reste certain que vos ordres ont permis d'éviter d'enregistrer des incidents regrettables.

" Mais laissez-moi vous dire combien est profond l'abîme creusé par le massacre de civils sans défense, qui a ensanglanté Ascq dans la nuit tragique du ter au 2 avril.

" Un habitant d'Ascq ne m'a-t-il pas dit, ce matin même, après les obsèques : " Dans quelques jours on aura oublié les bombardements, dans cent ans, la population parlera encore de cette tuerie. "

" Un communiqué trop hâtivement publié, en dépit de mes avertissements personnels, appuyé sur des dires encore incontrôlés par vos services, reconnus infondés par les miens, a soulevé la réprobation générale.

" La colère gronde sourdement.

" Il importe de calmer les esprits, dans l'intérêt allemand aussi bien que dans l'intérêt français.

En votre absence de Lille, le 2 de ce mois, j'ai élevé devant M. le président docteur Burger, chef de l'administration militaire, une solennelle protestation contre des crimes que rien ne justifiait, en dépit de tous les faits avancés.

" Mon devoir me commande impérieusement de la renouveler auprès de vous et de vous demander de faire le geste qui s'impose pour permettre au temps de combler l'abîme ouvert de si tragique manière.

" L'ordre de tirer a été donné à des soldats allemands et ceux-ci ont massacré des civils sans défense.

" Les coupables doivent être châtiés, car rien ne révolte autant les Français que l'injustice.

" Je vous demande une fois de plus, avec insistance, l'ouverture d'une enquête impartiale et la mise en jugement des coupables.

" Je demande de plus que soient publiées les condamnations intervenues. M. le président docteur Burger, m'a demandé de faire tous mes efforts pour apaiser les esprits. Le moyen d'y parvenir est plus entre vos mains qu'entre les miennes.

" J'ajoute que si les satisfactions indispensables par moi réclamées, n'étaient pas données à la population, je me trouverais en situation si difficile pour continuer à remplir ma mission de liaison entre l'autorité occupante et elle, que je serai conduit à demander à être relevé de mes fonctions... "

Ce noble document restera sans réponse officielle mais lorsque huit jours plus tard un raid britannique sur Lille et les communes environnantes fera cinq cents victimes, le conseiller Hofenmayer faisant sans doute allusion à cette lettre dira d'un ton convaincu à M. Fischer, interprète du préfet régional, rencontré dans les ruines sanglantes :

" Voilà de quoi faire oublier l'affaire d'Ascq où il n'y eut que 86 morts ! Les Américains viennent d'en entasser huit fois plus ! "

" Entre ces deux affaires, répondit l'Alsacien pris au dépourvu, il y a un abîme. "

Dans l'après-midi du jour des funérailles, l'Oberfeldkomman-245

dantur donna ordre aux journaux régionaux de faire un compte rendu de la cérémonie.

Les rédacteurs des quotidiens firent un article qu'ils soumirent, suivant les instructions de l'O.F.K., aux services de la censure Le texte fut très peu censuré et même le titre : " Les émouvantes funérailles des victimes d'Ascq " avait été accepté.

Le 6 avril, vers 12 heures, la Propaganda-Staffel informait les rédactions des journaux que le titre du texte relatant les funérailles était changé et que des paragraphes entiers y étaient supprimés. Par deux fois, la Propaganda-Staffel modifia encore le compte rendu et en avisa l'auteur.

Du compte rendu original, les services de la propagande allemande ne laissèrent en lecture qu'une relation très succincte de la cérémonie dans les journaux du 7 avril 1944.

 

La réaction du Cardinal Liénart.

Le cardinal-évêque de Lille est révolté des lâches explications publiées dans la presse : " J'ai lu dans la presse le communiqué publié par les autorités allemandes sur le massacre d'Ascq. Il est odieux car il rejette la responsabilité sur les victimes. D'après lui, des habitants d'Ascq auraient tiré sur le train militaire, les soldats auraient riposté et c'est ainsi qu'au cours du combat, tant de civils auraient été tués. Le mensonge est si flagrant que les Allemands ont dû contraindre les journaux à insérer le communiqué sous la menace de leurs armes.

Pour ma part, j'ai pris en main la cause de cette malheureuse population. J'ai adressé aux autorités allemandes dont nous dépendons, une lettre de protestation contre les crimes commis à Ascq par des soldats allemands. "

Faisant suite à cette véhémente protestation auprès du général Von Falkenhausen, commandant en chef militaire pour le nord de la France et pour la Belgique, le Cardinal Liénart est appelé à l'Oberfeldkommandantur et mis en présence du général Bertram.

Celui-ci, tout en maintenant la version allemande, laisse percer son inquiétude :

- Je me rends bien compte, dit-il, qu'un abîme a été creusé mais je compte sur votre Éminence pour qu'Elle s'emploie à calmer les esprits.

- C'est impossible, riposte avec vivacité le cardinal, je ne puis jouer un tel rôle, une injustice grave a été commise par l'armée allemande ; rien plus que l'injustice ne révolte le peuple français. Vous avez en main le seul moyen d'apaiser les esprits : c'est le châtiment des Allemands coupables du crime. L'apaisement des esprits ne dépend guère de moi mais uniquement de l'attitude que prendront les autorités du Reich. Si elles couvrent les bourreaux au lieu de les punir, le coup qui a frappé la France retombera de tout son poids sur l'Allemagne.

En reconduisant le Cardinal, le docteur Schmidt lui confie son impression personnelle : " Contre les S. S., dit-il, nous ne pouvons rien. Pour ma part, j'aurais voulu mourir hier tant la chose est odieuse et lourde pour l'honneur allemand. "

Après avoir protesté auprès des autorités allemandes. contre le crime et apporté aux familles en deuil le réconfort de la Foi, Son Éminence le Cardinal Liénart informe le Vatican des événements d'Ascq. Le 20 avril 1944 il adresse un rapport détaillé à Son Excellence le nonce apostolique en le priant de bien vouloir le transmettre au Souverain Pontife. Le 30 mai 1944, le Cardinal Maglione, secrétaire d'état de Sa Sainteté le Pape Pie XII lui répondait en ces termes :

Secrétariat d'État

de Sa Sainteté Le Vatican, le 17 mai 1944

No 79410

à citer dans la réponse,

Éminentissime Seigneur,

Le nonce apostolique en France m'a communiqué la lettre par laquelle Votre Éminence l'informait des douloureux événements qui sont venus assombrir les fêtes pascales dans le diocèse de Lille et j'ai pensé interpréter un désir de Votre Éminence en la plaçant sous les yeux de Sa Sainteté Elle-même toujours si désireuse d'être informée des peines comme des joies de tous ses fils.

Le Saint-Père a été profondément affligé en apprenant les détails douloureux contenus dans la lettre de votre Éminence. Il fait sienne la tristesse de votre cœur de pasteur et celle ressentie par tant de pauvres familles si terriblement éprouvées, et appelle sur elles dans sa prière l'abondance des divins réconforts, seul recours en ces tragiques circonstances. En confiant tout le diocèse à la divine miséricorde, à la veille d'épreuves peut-être plus grandes encore, Sa Sainteté renouvelle à tous, clergé, fidèles, et surtout aux plus durement touchés par la guerre et à votre Éminence elle-même, la faveur d'une particulière bénédiction apostolique.

Veuillez agréer, Éminentissime Seigneur, l'assurance de mes sentiments de vénération avec lesquels en vous baisant les mains, je suis heureux de me redire de Votre Éminence Reverendissime
Le très humble et très dévoué serviteur
dans le Christ :

Cardinal MAGLIONE.

L'attitude des Groupements.

Les protestations furent spontanées et multiples. La municipalité d'Ascq reçut maintes motions de sympathie des municipalités de la région et des corps constitués dont il ne subsiste malheureusement plus d'archives. Seule, celle du conseil municipal de Lille, a pu être retrouvée (Annexe).

Les groupements qui avaient perdu un ou plusieurs de leurs membres au cours de cette nuit, envoyèrent leurs condoléances à la municipalité ascquoise, aux familles des victimes. Ils ne déguisaient pas leur pensée, tel le Centre départemental de coordination et d'Action des Mouvements familiaux du Nord, réuni à Lille le 6 avril 1944 sous la présidence de M. Lesay, en

présence de M. Jean Tirloy, délégué régional à la Famille, qui votait à l'unanimité cette courageuse protestation :

" Le Centre départemental de coordination et d'Action des Mouvements familiaux du Nord,

" Profondément indigné par les crimes commis à Ascq, dans la nuit du ter au 2 avril sur la personne de nombreux pères de famille par des soldats allemands,

" Déplore la perte de 86 hommes qui plonge dans la douleur et parfois la misère de nombreuses veuves et 125 orphelins,

" Proteste énergiquement contre cette violation du droit et de la morale internationale,

" Adresse à M. le maire d'Ascq, au conseil municipal, au conseil paroissial et à toutes les familles si durement éprouvées l'expression de ses condoléances et l'assurance de son indéfectible attachement,

" Décide à l'unanimité de donner son adhésion au Comité de secours créé par la commune d'Ascq au profit des foyers menacés dans leur vie matérielle et morale,

" Réclame des pouvoirs publics la réparation des dommages causés aux foyers éprouvés,

" Invite les associations familiales à lui faire parvenir pour le ter mai le produit d'une souscription dont le montant sera remis au Comité de secours qui la répartira en vue de soulager, s'il le peut, les misères nées de cette tragédie sanglante,

" Affirme sa volonté de resserrer, en cette période troublée, les liens de la communauté familiale. "

À la suite du rapport de la délégation régionale de Lille au Commissariat général à la Famille, Philippe Renaudin, commissaire général à la Famille accordait le 13 avril une subvention de 100.000 frs en faveur des orphelins, subvention qui venait s'ajouter a celle de 400.000 frs octroyée par la préfecture du Nord à titre de secours d'extrême urgence dans l'attente du mandatement des secours normaux.

L'indignation devant le massacre de vingt-deux des leurs avait échauffé les esprits des cheminots à travers toute la S.N.C.F. Pour l'exprimer, certains agents, à Paris, décidèrent qu'une messe serait dite en l'église Saint-Louis d'Antin à la mémoire de leurs camarades. Le nombre des participants devait être si important qu'il fut sujet à un quiproquo entre les Allemands et un vieux prêtre d'une église voisine.

La date et l'heure de cette messe avaient circulé de bouche à oreille dans les établissements de Paris et de la banlieue, de sorte que, le jour dit, une grande multitude déferle vers l'église qui se trouve archicomble une demi-heure avant le service religieux.

Comme tous ceux qui n'avaient pu y pénétrer encombraient les abords et risquaient d'attirer l'attention de la police, les organisateurs de la manifestation eurent la bonne inspiration de diriger cette foule sur l'église voisine de la Trinité beaucoup plus vaste et d'y improviser une autre messe. Lorsque les estafettes précédant le gros des troupes, arrivèrent au pas de charge dans la sacristie, elles y trouvèrent un prêtre âgé, un peu sourd, qui s'obstinait à répéter " une messe pour qui, une messe pour quoi ? L'église est vide ! "

Les interlocuteurs impatients, l'entraînèrent hors de la sacristie en lui criant : " Regardez si elle est vide à présent ! " Et le vieux prêtre n'en crut pas ses yeux car la Trinité, comme par miracle, s'était entièrement remplie du parvis à l'abside et les gens continuaient à s'entasser dans les tambours des portes.

Les réactions d'un journaliste politique

La Propaganda-Staffel de Lille chercha à connaître l'opinion et les réactions d'un Français qui collaborait à la rédaction poli-tique du " Journal de Roubaix ". Roland Tullier, dont la résistance à l'impression de " l'Avis " s'était déjà manifestée le 3 avril et avait trouvé un écho favorable dans la population, communiqua sa réponse aux services de propagande allemande. Une copie fut transmise à Guénier, secrétaire du cabinet du président Laval :

Le 7 avril 1944 Monsieur,

Vous m'avez demandé mes impressions personnelles de Français et de journaliste sur le drame qui vient de se dérouler.

Je vous les livre. Certaines appréciations vous paraîtront peut-être sévères, elles sont, en tout cas, scrupuleusement pesées.

Le massacre systématique de la population masculine d'Ascq a naturellement suscité dans notre région une indignation que je partage. Les gens sensés n'en ont pourtant pas imputé, en premier lieu, la responsabilité à toute l'Allemagne.

En réprouvant des méthodes aussi sanguinaires, indignes d'hommes civilisés, l'opinion publique était disposée à tenir compte du fait que les coupables arrivaient du front de l'Est, où la guerre atteint le paroxysme de la cruauté et de l'horreur.

Les Français espéraient toutefois, de l'autorité occupante, non seulement le châtiment des chefs responsables, mais encore quelques mots de regret. À tout le moins, ils comptaient sur un

silence décent.

Au lieu de cela, la personnalité la plus représentative du Reich dans notre région, peut-être sur la foi de rapports hâtifs et incomplets, après avoir donné une version inexacte des faits, justifie les crimes commis, inflige une punition aux victimes et encourage implicitement les troupes allemandes à agir à l'avenir avec une même rigueur.

Une telle attitude a provoqué partout une impression fort pénible. Elle a paru en contradiction avec la politique pratiquée jusqu'ici par le Führer. Elle met, en effet, obstacle à l'établissement d'une ambiance favorable à un rapprochement. Elle ne peut servir que les adversaires d'une réconciliation européenne.

Il n'est pas expansif de dire que toute la population du Nord est désormais fermée pour longtemps aux idées de collaboration et que l'état d'esprit ainsi créé, ne peut faciliter les relations de la troupe avec les civils. Il suffit de regarder autour de soi pour en être persuadé.

Ce n'est pas évidemment que le crime collectif d'une troupe et l'inexplicable erreur de l'autorité militaire condamnent le principe même d'une entente franco-allemande et les efforts persévérants de M. Pierre Laval. Mais, tant que des apaisements n'auront pas été accordés, des manifestations favorables à cette politique et à l'Europe nouvelle deviennent ici impossibles, car

elles n'auraient aucune prise et ne feraient que discréditer un peu plus leurs auteurs, dans l'esprit de la population.

Les faits ne sont d'ailleurs pas déformés de fâcheuse façon pour la première fois. Il y a un an, je vous exprimais déjà mon inquiétude, à la suite de l'interprétation erronée donnée officiellement à des actes de brutalité exercés par une troupe en marche sur de jeunes étudiants qui allaient subir les épreuves du baccalauréat, et parmi lesquels se trouvait ma fille. À cette époque, le 20 juin 1943, je vous écrivais notamment :

" Pour un peuple vainqueur, il faut choisir entre la force brutale et la souplesse. Les deux ne peuvent marcher de pair. Si de tels faits devaient fréquemment se reproduire, ils ne laisseraient ici que des ennemis imposant leur domination à un pays conquis et rendraient impossible le maintien de relations cour-toises entre occupés et occupants. Il serait, au surplus, totalement inutile de tenter de convaincre la population des nécessités d'une réconciliation franco-allemande et d'une collaboration européenne. Notre rôle à nous, journalistes politiques, deviendrait impossible à tenir, et il ne faudrait en espérer aucun résultat favorable, car les actes, hélas ! parleraient plus haut que la doctrine... Pour ma part, dans ces conditions, il deviendrait probablement superflu que je poursuive en pure perte la tâche d'apaisement à laquelle, sans rechercher le moindre avantage personnel, en toute sincérité, je me suis voué depuis un an, et qui ne m'a valu, jusqu'ici, que des menaces, des injures et le mépris de nombre de mes compatriotes. "

Le Maréchal Pétain et l'Affaire d'Ascq.

Le 2 avril 1944 dans l'après-midi, par l'hôtel Matignon où il s'est rendu en vue de rencontrer le chef du gouvernement Laval, le préfet Caries téléphone successivement au directeur du cabinet du chef de l'État à Vichy, Jean Tracou et au chef du cabinet du secrétaire d'État à l'Intérieur. Pétain est ainsi saisi de l'affaire d'Ascq mais aucune réaction ne s'est amorcée immédiatement. Il faut attendre le 20 avril pour connaître une première réaction et la relation officielle qu'il eût en main.

Depuis le 29 décembre 1943, un fonctionnaire allemand est à Vichy avec la mission expresse de surveiller le chef de l'État. Craignant de voir se renouveler le " coup de Badoglio ", Hitler avait pris ses précautions et envoyé un ministre plénipotentiaire auprès du Maréchal : M. de Renthe-Fink. Dès le 25 février 1944 ce dernier avait engagé une bataille avec le chef de l'État pour l'amener à adresser un message à la nation indiquant la route à suivre et prônant la collaboration avec l'Allemagne. Ce jour-là déjà, le Maréchal lui avait répondu en faisant lire par son chef de cabinet une lettre reçue du maire d'Abergement dans l'Ain se plaignant que les Allemands avaient incendié quatre maisons, concluant par ces mots : " C'est affreux ce qui s'est passé là. "

- Sûrement, Monsieur le Maréchal, répondit de Renthe-Fink, les circonstances sont difficiles. Je m'occuperai de ce cas mais c'est peut-être une raison de plus pour que vous indiquiez clairement la route à suivre.

Emmenant le ministre plénipotentiaire dans son bureau, le chef du cabinet lui explique le refus en montrant la situation : les évacuations de Français sur les côtes, dans l'Est toute une région en état de siège et enfin dans la France entière, la terreur qui règne, celle de la Gestapo qui arrête à tort et à travers dans des conditions inhumaines, les déportations d'ouvriers... - " Voilà l'état de la France et vous voudriez que le Maréchal fasse un discours prônant la collaboration ! "

Le 8 mars 1944 une triple condamnation à mort était prononcée à Reims contre le fils du marquis de Vogüe, MM. Germain et Fignerol pour faits de résistance. Le Maréchal intervint alors auprès de Hitler par l'intermédiaire de Renthe-Fink et le 16 mars une réponse accordait la grâce aux trois condamnés en considération de l'intervention personnelle du chef de l'État, mais Hitler faisait savoir qu'il était inutile de demander d'autres grâces tant qu'il n'aurait pas condamné publiquement l'action dirigée contre les troupes allemandes. Pétain était soumis à un chantage et les 10, 11, 20 et 23 mars 1944 Renthe-Fink revenait à la charge pour faire prononcer ce message. Si Pétain était prêt à condamner publiquement le terrorisme, les assassinats de Français par des Français, les pillages, toutes les manifestations de cette guerre civile qui s'étendait sur le pays, il ne semble pas qu'il fut décidé à condamner la résistance à l'ennemi, active ou passive.

Le 6 avril 1944, Renthe-Fink entre à nouveau chez le Maréchal, résolu à le décider, mais ce jour-là, Pétain est impassible, impénétrable. Le 19 avril 1944, il accepte enfin de prononcer un message condamnant le terrorisme, non l'action contre l'ennemi. Recevant quelques chefs départementaux de la Légion des combattants, il leur déclare : Vous entendrez ce soir un discours dont certaines phrases vous seront désagréables ; elles le seront moins qu'à moi-même. Je vous demande de les expliquer autour de vous. Je n'ai pas d'autre choix que de me soumettre ou de me démettre et je n'ai pas le droit d'abandonner mon poste." Cependant, ayant consulté des préfets, des maires et des membres du clergé, il ne prononcera pas ce message le 19 avril. L'affaire d'Ascq, entre autres, est peut-être pour quelque chose dans ce revirement subit.

Le 20 avril 1944 Renthe-Fink entre chez le Maréchal, l'air tendu et grave.

- Alors que se passe-t-il, c'est toujours cette affaire de message ?

- Monsieur le Maréchal, j'apprends que vous avez changé d'avis. C'est très regrettable car l'accord était déjà donné à mon gouvernement.

- J'ai vu des maires, des préfets, la légion, tout le monde dit que si je prononce cette phrase, si je parle de l'Allemagne, je révolterai les Français. Je n'aurai plus qu'à m'en aller.

- Mais non, monsieur le Maréchal, vous devez parler comme un chef. Un chef ne commence pas par consulter ses troupes !

- Ce n'est pas la question. Quand je dois parler au peuple, il est naturel que je veuille d'abord procéder à des sondages pour me tendre compte de l'état de l'opinion, c'est ce que j'ai fait !

- Je regrette que vous l'ayez fait. Quelle confiance le gouvernement allemand peut-il avoir en votre direction de la politique si vous devez toujours suivre les fluctuations de l'opinion ? Un chef doit à certaines heures guider l'opinion, non la suivre.

Le Maréchal s'anime, hausse le ton :

- Il faut du moins que cette opinion soit apte à comprendre et à observer les consignes du guide. Or, en ce moment, l'opinion française est révoltée par les procédés sauvages - c'est le mot - de vos troupes. Pour un seul soldat allemand tué, on massacre je ne sais combien de Français généralement innocents. Il se passe des choses effroyables dans les prisons. Nous réprouvons ces procédés. Nous sommes arrivés à un état de civilisation qui ne nous permet pas d'admettre la politique des otages.

- Monsieur le Maréchal, je dois vous interrompre. Je ne peux pas laisser dire que nos troupes se conduisent sauvagement. Je déplore le tout premier ces représailles mais nous avons tous les jours quelques soldats tués, il faut se mettre dans l'état d'âme de ces troupes. Et puis il y a maintenant un accord d'après lequel ce sont les troupes de la milice et de la police qui assureront l'ordre. Les troupes allemandes ne le feront plus.

- Je comprends la situation, mais il y a une disproportion entre les attentats et les représailles exercées sur des innocents. C'est cela qui révolte les Français. Si vous consentez à ce que je dise dans le message que les troupes allemandes n'exerceront plus de représailles, cela fera très bon effet sur l'opinion.

- Heu... Heu répond évasivement Renthe-Fink, je ne sais pas, Monsieur le Maréchal. D'ailleurs la question n'est pas là. Il s'agit de cette phrase reconnaissant l'effort de l'Allemagne sur le front de l'Est.

- Je ne peux pas dire aux Français que ce sont les armées allemandes qui défendent la France au moment où se produisent ces affreux massacres en Dordogne et dans le Nord ! Tracou va vous lire les rapports que je viens de recevoir :

Dans la nuit du 1er avril, à Ascq, aux environs de Lille, un acte de sabotage a été commis par explosifs sur la voie ferrée au passage d'un train transportant des S. S. Le train n'a pas déraillé, il n'y a eu ni dégâts, ni victimes.

" Cependant un groupe de S. S. a aussitôt envahi la commune faisant sortir de leurs maisons 65 habitants qui ont été emmenés sur la voie ferrée et fusillés. Une trentaine d'autres ont été assassinés à leur domicile ou dans la rue. Parmi les victimes on signale le curé qui a été tué chez lui. Le vicaire grièvement blessé sur la place publique a agonisé pendant quatre heures. Deux enfants de douze et treize ans figurent parmi les victimes. Enfin 22 agents de la S.N.C.F. dont le chef de gare et tous les employés, pour la plupart des chefs de famille, pères de plusieurs enfants sont également été tués. Le massacre n'a été arrêté que par l'intervention de la Feldgendarmerie. ".

- C'est monstrueux, dit le Maréchal, c'est la honte d'une armée !

Le chef de cabinet poursuit par la lecture d'une lettre du maire de Rouffignac en Dordogne :

" Depuis cinq mois environ, une organisation dite " maquis " comprenant une quinzaine de jeunes gens, tous étrangers à la commune, se faisait remettre par la menace des vivres, de l'essence, des automobiles. En décembre dernier, ils envahirent la mairie et prirent toutes les cartes d'alimentation. La population terrorisée et sans défense n'osait se plaindre. Le 30 mars, ils traversèrent le bourg avec deux prisonniers. Mais les Allemands libérèrent les prisonniers tandis que tous les jeunes gens du maquis parvenaient à s'enfuir.

Le lendemain, un groupe de soldats encerclait le bourg. Leur chef asséna en pleine face du maire une série de coups de poing qui le firent rouler à terre. Le secrétaire de mairie reçut le même

traitement. Le capitaine donna l'ordre de faire réunir à 10 heures sur la grand-place tous les hommes du bourg.

Ils furent classés en deux groupes, selon qu'ils avaient plus ou moins de 50 ans. Deux Juifs furent fusillés. Les autres furent conduits à Périgueux et emprisonnés ; les plus jeunes envoyés en Allemagne.

À 16 heures, ordre était donné à la population d'évacuer toutes les maisons en une demi-heure. Devant chaque maison se trouvait un soldat qui suivait les habitants, leur demandant où était leur or. Une jeune veuve de guerre fut violée par cinq d'entre eux. Le pillage commençait aussitôt. Huit camions étaient chargés de draps, de linge, de vins, de meubles.

À 22 heures sous l'œil des habitants réfugiés sur les collines environnantes les cent dix maisons de Rouffignac étaient incendiées. En quelques heures disparaissait le fruit du labeur d'un

siècle.

Voilà Monsieur le Maréchal la triste histoire d'une commune sans défense dont le sort immérité restera dans l'avenir un exemple qu'il ne m'appartient pas de qualifier. "

Renthe-Fink demeure impassible. Le Maréchal se lève, prend un document dans la bibliothèque :

- Monsieur le ministre, dit-il avec une solennité qui ne lui est pas habituelle, j'ai commandé en 1919 une armée qui a occupé l'Allemagne et voici ce que je disais à mes soldats :

" Pendant de longs mois, vous avez lutté. L'histoire célèbrera la ténacité et la fière énergie déployées pendant ces quatre années par notre Patrie qui devait vaincre pour ne pas mourir. Nous allons, demain, pour mieux dicter la paix, porter nos armes jusqu'au Rhin. Sur cette terre d'Alsace qui nous est si chère vous pénétrerez en libérateurs. Vous irez plus loin : en pays allemand, occuper des territoires qui sont les gages nécessaires des justes réparations.

La France a souffert dans ses campagnes ravagées, dans ses villes ruinées. Elle a des deuils nombreux et cruels. Les provinces délivrées ont eu à supporter des vexations et des outrages odieux. Mais, en pays allemand, vous ne répondrez pas aux crimes commis par des violences qui pourraient vous sembler légitimes dans l'excès de vos ressentiments. Vous resterez disciplinés, respectueux des personnes et des biens.

Après avoir battu votre adversaire par les armes, vous lui imposerez encore par la dignité de votre attitude. Le monde entier ne saura ce qu'il doit le plus admirer : votre tenue dans le succès ou votre héroïsme dans le combat. "

- Voilà, Monsieur le ministre, nous n'avons fusillé presque personne, nous n'avons pas fait de représailles ni pris d'otages innocents.

- Les circonstances n'étaient pas les mêmes, Monsieur le Maréchal, nous vous demandons aujourd'hui de dire que l'Allemagne défend l'Europe, vous l'avez dit autrefois à la L.V.F.

Le Maréchal prend alors les deux volumes de messages qui sont sur son bureau et les tend à Renthe-Fink. Celui-ci cherche, perd les pages, s'énerve, ne trouve pas le texte en question. Après une discussion au sujet de Montoire et de l'affaire du 13 décembre, Renthe-Fink déclare :

- Ce n'est pas la peine d'évoquer de vieux souvenirs, nous nous éloignons du sujet. Il s'agit de notre point de vue d'une seule chose que vous reconnaissiez publiquement la défense de l'Europe par l'armée allemande.

Le Maréchal sèchement : - Il est inutile de prolonger cette discussion. Renthe-Fink se lève alors comme mû par un ressort :

- Je dois constater, Monsieur le Maréchal, qu'il vous paraît impossible de prononcer le nom de l'Allemagne dans un discours public.

Il s'incline raide et froid et sort sur ces mots.

Le 26 avril 1944, Pétain est à Paris acclamé par la foule des Parisiens.

Le 28 avril 1944 à 19 h 40, le message " allemand " est diffusé après plus de deux mois d'âpres discussions et de péripéties diverses et trouvera un écho défavorable en France et à l'étranger, alors que les Allemands, après l'accueil enthousiaste des Parisiens pensaient que le pays lui était acquis et que les paroles dictées seraient suivies.

L'affaire d'Ascq semble reléguée, faute de moyens, au rang des faits servant de preuves contre les exigences allemandes.

Cependant elle atteindra Hitler mais il faudra attendre le drame d'Oradour-sur-Glane, couronnement d'une longue série : Ascq, Rouffignac, Marsoulas, Aussonnes, Frayssinet, Mussidan, Bonneville...

Dans la France embrasée par le débarquement du 6 juin 1944 se jouent des luttes fratricides. L'action néfaste de la milice de Darnand prend chaque jour une ampleur nouvelle. Des fermes sont incendiées, des rapts, des vols, des meurtres sont commis, des tortures sont infligées dans les prisons. De leur côté, les divisions allemandes remontant sur le front sont harcelées par le maquis : les Allemands exaspérés se vengent sauvagement sur la population : le 9 juin c'est le drame de Tulle, le 10 juin celui d' Oradour-sur-Glane.

À cette annonce, le Maréchal convoque Renthe-Fink :

- Vous brûlez les villages, vous massacrez les enfants, vous souillez les églises, vous couvrez votre pays de honte. Vous êtes une nation de sauvages.

Renthe-Fink pâlit sous l'outrage.

- Je ne puis vous laisser continuer Monsieur le Maréchal. À Tulle, nos hommes ont été torturés, on les a mutilés, on leur a crevé les yeux, d'autres ont été scalpés. À Oradour le chauffeur d'un officier d'intendance qui, lui, est parvenu à s'échapper, bien que grièvement blessé a été retrouvé près de sa voiture le corps nu affreusement mutilé. À Oradour nous n'avons pas mis le feu à l'église mais au village et le feu a atteint l'église à cause du vent.

- Je n'en sais rien, répond le Maréchal, même s'il n'y a que la moitié de vrai dans les rapports que je possède sur vos représailles, c'est abominable et infâme. Le nonce m'écrit que vous avez profané l'autel. J'aurais eu honte autrefois de commander à des troupes pareilles. C'est le sentiment du général de Neubronn et M. Stucki m'a dit qu'il avait honte de son origine germanique. Comment un diplomate comme vous peut-il excuser des choses pareilles ?

- C'est la faute de la population française qui est complice des mouvements de résistance.

- En Rhénanie, Monsieur le ministre, il y a eu autrefois des mouvements de résistance et l'armée française n'a eu à se reprocher ni un incendie ni un assassinat.

Renthe-Fink répond alors : Je crois tout de même, Monsieur le Maréchal, que les rapports entre les Français et les Allemands seront meilleurs après cette guerre qu'ils ne le furent après la dernière.

Le Maréchal lui annonce qu'il va envoyer une lettre de protestation à Hitler.

- Monsieur le Maréchal, je connais les sentiments qui règnent à l'égard de la France et même, si vous me permettez de le dire, à votre égard personnel dans l'entourage du Führer. Je dois vous mettre en garde. Je sais ce qu'il convient d'écrire à M. Hitler. Je ne consentirai pas à transmettre votre lettre si je n'en ai pas revu le texte.

- J'ai d'autres voies que la vôtre, Monsieur le ministre, pour faire connaître mon sentiment au Chancelier.

Après le départ de Renthe-Fink, le Maréchal exprime son désir d'aller à Oradour dès le lendemain mais les Allemands s'opposent à tout déplacement et le colonel de Longucau ne peut aller porter un message de sympathie aux survivants du village martyr, toutes les routes sont coupées.

M. Tracou rédige alors une lettre pour Hitler stigmatisant " l'ampleur et la férocité des représailles qui dépassent la mesure des torts causés " et conclut par ces mots : " Je vous adresse ci-joint le récit de quelques-unes de ces tragiques affaires. En protestant de toutes mes forces contre de semblables procédés, je vous demande d'envisager les moyens propres à y mettre un terme ! "

Renthe-Fink refuse d'accepter cette lettre jugée inopportune et incorrecte.

Le chef de l'État convoque alors le conseiller d'ambassade Struwe remplaçant Krugg Von Nidda, représentant du ministère des Affaires Étrangères à Vichy, alors en voyage à Paris. Après avoir pris connaissance de la lettre adressée à Hitler, Struwe, estimant lui aussi qu'elle était rédigée en termes trop vifs à l'égard de son Führer refuse de la transmettre. Selon le dœteur Ménérrel Pétain se serait alors élancé et prenant Struwe par les épaules avec une vigueur qu'on n'attendait pas de ce vieillard, l'aurait jeté hors de son bureau.

À la grande fureur de Renthe-Fink, le Maréchal appelle le général Von Neubronn qui transmet la lettre au Maréchal Von Kluge remplaçant depuis juillet 1944 le Maréchal Von Rundstedt, lequel la fit parvenir au Chancelier. Le Maréchal ne reçut jamais de réponse, est-il besoin de le dire !

La Résistance extérieure.

Il va sans dire que dès le 2 avril 1944, lendemain du massacre, le Comité Français de Libération Nationale était au courant de l'affaire d'Ascq. On ne connaît aucune des réactions officielles de l'époque. Cependant le Français qui, le 15 avril 1944, a branché son poste sur Londres a pu entendre la voix de Maurice Schuman annoncer la relation des événements d'Ascq sous le titre : " Un Lidice français ".

Le 12 mai 1944, au matin, ce même Français, surtout s'il était cheminot, a pu se sentir concerné par cet appel à la vengeance : " S.N.C.F. ! Allo ! S.N.C.F. Pensez aux morts d'Ascq, vengez les morts d'Ascq ! ".

Annexe.

Publié par l'office d'information de guerre du gouvernement des États-Unis d'Amérique à sa base européenne, le journal " L'Amérique en Guerre " relate de son côté les événements d'Ascq dans le numéro 98 du 19 avril 1944

" Dans un village, ils tuent 86 Français.

Frontière française, 16 avril. - Récemment un train express de nuit déraillait à l'entrée de la gare d'Ascq, petit village proche de Lille. La locomotive et les deux wagons de tête se renversèrent. Aussitôt les soldats allemands en armes sautèrent du convoi et abattirent sans explication le chef de gare, le sous-chef et un aiguilleur. Se ruant ensuite vers le village, ils firent irruption dans les maisons, raflèrent toute la population mâle y compris les enfants (en tout 86 personnes) et fusillèrent les malheureux sur le champ. Le curé fut abattu d'une balle dans le dos au moment où il se penchait pour donner l'extrême-Onction aux premières victimes. "

La Résistance française et allemande par quelques écrits.

Le massacre d'Ascq allait être stigmatisé par tous les organismes clandestins pour concrétiser la nécessité d'une résistance active devant un ennemi sans pitié. La relation des tracts et publications que nous donnons est riche de l'état d'esprit qui régnait à l'époque au sein des mouvements et permet de voir jusqu'où la relation orale des faits peut parfois déformer la vérité avant sa transcription (Annexe).

Parmi les organismes de lutte, le " Front National " est parmi ceux qui se sont tout de suite saisis de l'affaire. Les tracts stigmatisent en termes violents " l'abominable assassinat " et appellent à la vengeance :

" Verser des larmes ? Nous ne le pouvons pas. Notre haine à l'égard des assassins est trop forte, elle empêche nos yeux de pleurer, mais elle arme nos bras et nos cœurs pour venger nos martyrs !

" Ce crime abominable n'est d'ailleurs pas un crime isolé. Il vient après les fusillades de la prison d'Eysses, les dix-sept pendus de Nîmes, les dix patriotes brûlés vifs à Charmes, et à l'heure où les assassinats en série se poursuivent contre ceux des maquis, dans toute la France.

" Ce crime et les autres mettent à nu le plan d'Hitler. Celui-ci, sentant venir sa défaite prochaine est décidé à faire tomber avec lui le maximum de vies humaines.

" Ce crime indique que pas un seul Français n'est à l'abri de la répression hitlérienne. Il souligne la nécessité pour tous les patriotes de s'unir, de s'armer et de se battre...

" Dormez en paix, innocentes victimes d'Ascq ! Le peuple de France organise la levée en masse !

Vous serez terriblement vengés. La Patrie sera libérée !

Nous le Jurons sur vos tombeaux ! "

FRANÇAIS !

La tuerie d'Ascq doit ouvrir les yeux aux moins clairvoyants. Les spécialistes du coup de feu dans la nuque se sont renouvelés. À Katyn comme à Ascq ce sont les mêmes criminels.

NOTRE PAYS EST TOUJOURS EN GUERRE

Que chaque citoyen se considère comme un combattant et agisse comme tel. Contre de tels ennemis et ceux qui déshonorent la France en collaborant avec eux, tous les moyens sont bons.

ALLEMANDS = ASSASSINS Le même nombre de lettres. La même initiale.

Dans le Nord les tracts foisonnent. " Libération " imprime une édition spéciale sous le titre " La tuerie d'Ascq ". L'organe du Front National de Lille-Roubaix-Tourcoing " Pour la Libération" ronéotype un numéro spécial numéro 1 daté d'avril 1944 avec le libellé " Katyn - Ascq ". La région Nord du Parti communiste Français tire " Après l'épouvantable tuerie d'Ascq " tandis que le Front National de lutte pour la libération de la Patrie polycopie " Encore un crime monstrueux des hordes nazies ". Le " Nord Libre " bulletin régional patriotique y fait allusion dans son numéro d'avril ainsi que " La Voix du Nord " du mois d'août 1944 et " Témoignage chrétien " dans son numéro de juillet 1944.

La résistance à l'oppression n'existait pas seulement en France. Les nazis avaient eux-mêmes leurs propres opposants au régime, aussi n'est-il pas étonnant de lire dans le numéro 51 de juillet 1944 de " Volk und Vaterland " des propos que les Français étaient loin de soupçonner de la part de ceux qui les opprimaient :

" La vengeance pour les horreurs S. S. d'Ascq et l'assassinat des êtres brûlés vifs à Oradour sur l'ordre d'Himmler, pourra être épargnée à notre peuple, seulement si nous-mêmes, les Allemands, en jugeons les bandits responsables : chacun de nous qui peut donner le nom d'un participant, d'un instigateur ou d'un de ceux qui ont ordonné les crimes, doit à notre peuple de participer à ce jugement ; son devoir patriotique consiste à provoquer l'exécution la plus rapide de ces criminels par l'action personnelle en union avec des camarades sûrs et fidèles, en faisant connaître les noms des criminels (à nous et à la population française).

" Celui qui fut capable de détruire tout un village, de pousser des femmes enceintes, des nourrissons, des enfants, des jeunes filles, des vieillards, et des malades dans une église et de les y brûler vifs, celui-là doit être jugé.

" Chaque tentative de renouvellement de crimes semblables doit être étouffée.

" Mais ce sont les Allemands eux-mêmes qui doivent le faire ! Car nous devons effacer nous-mêmes la honte que ces assassins de la clique Hitler-Himmler ont apporté sur notre patrie.

" Camarades de la Wehrmacht, hommes de l'administration civile en France : quels que soient les moyens de terreur qu'on emploie, ne laissez pas faire de vous les complices de crimes de guerre : votre défense commune est plus puissante que l'organisation anti-allemande des criminels d'Himmler... ".

La 12e S. S. Panzerdivision et l'Affaire d'Ascq.

Les résistances, quelles qu'elles soient, s'élèvent contre les atrocités commises et leurs auteurs. Les hautes autorités allemandes de leur côté félicitent les assassins et couvrent leur forfait comme s'ils ne voulaient pas démentir cette phrase de Tacite : " C'est sur le sang et les dépouilles que les jeunes germains découvrent leur front, alors seulement ils croient avoir acquitté le prix de leur naissance et se présentent à leur patrie, à leurs parents comme leur salle mandignes des endefants ".

Les autorités Lille descendues sur les lieux félicitèrent les responsables. Ainsi soutenu dans son action Hauck pouvait être fier de la déclaration du général Witt commandant la division : " Grâce à votre intervention, soixante-trois convois de la division sont passés derrière vous sans être dérangés." el de l'ordre spécial du Major Bremer, commandant le détachement motorisé de reconnaissance dont l'original porte l'émargement des chefs de sections de l'unité, la première signature étant celle du lieutenant Hauck, la troisième celle de Bukendahl, la quatrième celle de Jura, la cinquième, vraisemblablement celle de Keylein-

Sohn.

12e DIVISION MOTORISÉE S. S. " HITLER JUGEND " P. C. du Détachement

Groupe Motorisé le 10 mai 1944 de Reconnaissance 12e S. S. Panzerdivision

" Hitler Jugend "

ORDRE SPÉCIAL

Les rapports concernant les tracts jetés par les Anglais et Américains incitant la population française à des actes de sabotage, formation de bandes, etc. en vue de la préparation ou de l'appui de l'invasion se multiplient. La plus grande partie des Français bien pensants ne réagira pas à cette demande.

Une petite partie pourtant, soit par haine contre nous, soit corrompue par l'argent juif, y donnera suite certainement.

Dans ces derniers jours, un chef de compagnie de la division et son chauffeur ont essuyé le feu des partisans et ont été grave-ment blessés.

Il est donc possible à ces bandes d'abattre par derrière de valeureux soldats allemands. L'exécution d'un service de garde et de sentinelles plus renforcé, une plus grande méfiance à l'égard de chacun dans toute situation et, en cas d'incident, une action énergique sans pitié, comme par exemple le cas d'Ascq, est notre unique remède. Malheureusement cette conduite, exemplaire en soi, de la 2e compagnie sous la conduite du lieutenant S. S. Hauck fut affadie par quelques misérables dans nos rangs : ils ont réussi à s'enrichir des biens de la population civile d'Ascq.

On ne peut désigner ces hommes que comme misérables voleurs et détrousseurs de cadavres. Il faut justement veiller, en pareil cas, à attacher une grande valeur à une tenue tout à fait correcte, car ces cas sont d'une importance politique extérieure qui a de grandes répercussions.

On a établi, par suite des recherches de la sécurité militaire S. D., qu'il se trouvait, parmi les fusillés d'Ascq, le chef des bandits, six hommes qui avaient été les auteurs de l'explosion et trente-trois membres de la bande.

Au nom du commandant de la division, j'exprime ma reconnaissance au lieutenant S. S. Hauck.

Pour éviter des attentats et des actes de sabotage j'ordonne ce qui suit :

1° Les chefs feront une fois par semaine une théorie sur les relations en France ainsi qu'une instruction sur la garde ;

2° Il faut punir de la façon la plus sévère chaque faute de garde, lors de négligence, et adresser, pour des cas graves, un compte rendu des faits ;

3° Tous les postes ont l'ordre de contrôler, après la tombée de la nuit jusqu'au petit jour, tout véhicule et tout civil qui s'en approcherait : un soldat du poste contrôlera soigneusement les papiers, tandis qu'un autre se tiendra à l'arrière avec une mitraillette. Il faut arrêter sur-le-champ tout suspect, le mettre en lieu sûr et me le présenter le lendemain. Un principe est de rigueur : plutôt dix innocents de trop qu'un seul coupable de moins.

4° Il faut remédier le plus rapidement possible au laisser-aller dans l'emploi du mot de passe. Chaque officier, sous-officier, homme du détachement doit toujours connaître ce mot. Il convient d'aviser les sentinelles qu'à l'avenir les personnes, soit en uni-forme, soit en civil, qui ne connaîtraient pas le mot et qui ne seraient pas connues du poste soient regardées comme suspectes.

5° Les sentinelles doivent, si possible, être munies de mitraillettes, grenades à main, lampes de poche et sifflets. Je ferai l'improviste et personnellement des sondages.

6° La sécurité des emplacements non visibles du cantonnement ou de l'emplacement des véhicules est à assurer par l'emploi de fils de fer munis de dispositifs provoquant la frayeur ou de grenades à main. Ces emplacements doivent être pourvus de tableaux de signalisation et être parfaitement connus de chaque soldat.

7° Les commandants de compagnie essaieront d'établir, par l'intermédiaire des employés de leurs unités parlant français, les habitants anglophiles et, suivant le cas, germanophiles, domiciliés dans le secteur de leur cantonnement et, avant tout, maire, secrétaire de mairie, etc...

8° Les autres mesures de précaution sont décrétées par les commandants de compagnie conformément à la situation.

Le commandant du détachement motorisé

de reconnaissance

BREMER

Mais le mensonge n'était pas suffisant. Loin de regretter leur forfait, les assassins dans l'euphorie de leur action, venaient étaler des lignes cyniques dans le numéro 4 de leur " Journal " et montrer avec quelle joie ils avaient accompli leur besogne. Le premier extrait a pour titre : " Le transport ".

Qui voyage peut en raconter.

Pourtant, nous voudrions édulcorer le récit

Parce que tant de choses se sont passées pendant le transport, Que l'on ne peut pas révéler ici.

ET POURTANT TOUS SE SENTAIENT DE VIEUX

[SOLDATS APRÈS AVOIR LAISSÉ ASCQ DERRIÈRE EUX.

Nous étions roulé par les Russes

Voilà pourquoi nous partions au loin

Avec nos chars d'assaut pour se rendre compte

De ce qu'il y avait de nouveau à faire en France. Dès le début nous avions remarqué

Qu'il y avait énormément à faire

Malheureusement le voyage a traîné en longueur

Du fait que, comme prévu, nous étions reçus

Dès l'arrivée, non pas par nos feux d'artifice et nos lampions Le matériel c'est nous qui l'avons fourni,

Nous avons " fait la fête " à fond et ça faisait plaisir En un mot : il y en avait pour chacun !

Ainsi donc la tragédie d'Ascq fut, en quelque sorte, une belle partie de plaisir. C'est le même état d'esprit qui pousse le rédacteur de ce " Journal " du 2e groupe de reconnaissance blindée à transcrire une collection de plaisanteries d'une lourdeur bien germanique dans sa dernière page réservée aux petites annonces :

Renseignements au sujet de merveilleuses organisations de fêtes et d'exploits (sur ordre) peuvent être obtenus sans frais.

Liquidation des plus rapides de Feldgendarmes et d'autres personnages similaires ont été assurés (Hauck).

Qui, dans la région pourrait nous indiquer des caves sans maîtres.

Chaque transfert de vin en caisse sera aussitôt entrepris. L'expérience acquise garantira la qualité du travail.

Qui voudrait apprendre à dénicher des otages ? Une nuit à Ascq vous donnera une garantie absolue (La Panzer A.A.). Qui connaîtrait la prochaine machine à faire parler ?

Toutes les personnes légères seront tout de suite invitées.

Toutes les offres seront reçues avec empressement.

Qui a encore des œufs ? Nous offrons un paquet de tabac à la douzaine.

Qui connaît de bons coins à 20 kilomètres à la ronde ? Sommes acheteurs tout de suite de bottes neuves et de talons de bottes neufs. Urgent. Très bon prix.

Qui connaît de luxueuses villas d'été pour résidence en Normandie pour 19 hommes.

Recherchons aimant pour attirer le plus vite possible signes distinctifs permettant identification. Le greffier recevra toute offre à tout moment de la journée.

" Continuez à faire votre affaire ainsi et beaucoup de bonheur de soldat " La division " Hitler Jugend " n'oublia pas ce conseil donné par un haut gradé de Lille. Quelques jours après son passage à Ascq, elle arrivait à Mortagne dans l'Orne. Là, de nouveau, les jeunes S. S. qui la composaient se firent remarquer par leur brutalité et des assassinats. Ils accusèrent la population de la ville d'attaquer leurs patrouilles, menacèrent de brûler l'immeuble ou même la rue d'où auraient été tirés des coups de feu et de prendre des otages. À l'interprète français qui lui faisait remarquer qu'une telle méthode sacrifierait nécessairement des innocents, le Hauptstürmführer qui les commandait répondit : " Cela nous est indifférent, nous ne serions pas des S. S. si nous n'agissions pas ainsi. Au surplus, ajouta-t-il, je vais vous raconter une histoire que je vous prie de traduire au maire : On venait de Belgique, un train transportant une de nos unités essuya des coups de feu d'un village qu'il traversait. Aussitôt le chef du convoi, un jeune lieutenant, faisant arrêter le train, fit fusiller cent-cinq civils. Nous n'hésiterions pas à agir de même si une de nos patrouilles était à nouveau attaquée par des terroristes. " Le maire de Mortagne confirme, dans une déposition, les faits ci-dessus rapportés.

Un réparateur de T.S.F. refusant de travailler pour eux, l'interprète de la division lui déclara : " Vous avez intérêt à marcher droit, car, à Ascq, pour avoir tiré sur nous, comme représailles nous avons fusillé une centaine de civils. Si vous ne voulez pas que pareil fait se passe à Mortagne, exécutez tous nos ordres immédiatement. "

Quelques semaines plus tard, la division cantonnait à Hardencourt dans l'Eure. L'Untersturmführer Willy Stremme et son ordonnance Gustav Diekmann, âgé de 17 ans, logeaient chez les époux Capiaux. " Durant son séjour à la maison, a déposé M°1e Capiaux, l'attitude de Diekmann fut correcte et assez cordiale. Le 8 mai, vers 14 h 30, après le départ de Stremme, mon mari et moi entendîmes Diekmann qui était monté dans un grenier où nous avions déposé des marchandises provenant d'un commerce de tapis que nous avions précédemment cédé. Je suis montée avec mon mari pour voir ce que faisait Diekmann. C'est à ce moment que, sans aucun prétexte, il tira sur mon mari un coup de revolver qui le blessa mortellement après m'avoir moi-même mise en joue. Je précise que Diekmann n'était normalement jamais armé et que, ce jour-là, le crime fut commis avec le pistolet du lieutenant Stremme. "

Mme Capiaux alla sur-le-Champ se plaindre au lieutenant Stremme. Ce dernier affirma que Diekmann avait découvert des armes dans la maison. Pourquoi ce mensonge ? Écoutons encore Mme Capiaux : " Une perquisition en règle effectuée par une douzaine de soldats de la formation du lieutenant Stremme dura quarante-huit heures dans ma maison, dont je fus provisoirement expulsée. À la suite de cela, divers vols furent commis par les soldats et le lieutenant Stremme lui-même vint dans une voiture dans laquelle il chargea une partie des marchandises que contenait le grenier, en particulier des tapis... La formation resta dans le village jusqu'au 6 juin. Avant le départ ces hommes vinrent et saisirent chez moi ma voiture automobile sans aucun bon de réquisition.

Je déclare encore que les hommes de cette unité assuraient qu'ils venaient de Belgique et qu'ils étaient passés à Ascq (Nord) où ils s'étaient livrés au massacre du 2 avril. "

Est-ce là le bonheur de soldat souhaité par le Feldkommandant de Lille aux jeunes assassins de la division " Hitler Jugend " ? Mieux encore ils étaient devenus des héros depuis que la Gestapo de Lille avait mis la main sur le dépôt d'armes d'Ascq et arrêté les membres de l'organisation.

FACE À LA TRAHISON

À l'époque du drame d'Ascq les milieux allemands avaient une opinion assez exacte de la Résistance dans le Nord si l'on se réfère aux attendus du jugement des résistants ascquois en date du 30 mai 1944.

" Depuis 1941, se sont formés en France plusieurs mouvements de résistance qui, en substance, se sont constitués selon les anciens partis politiques et qui procédèrent à la constitution de cette organisation dans les deux départements du Nord et du Pas-de-Calais. Ce sont l'Organisation Civile et Militaire (O.C.M.) de tendance nationale et de gaulliste ; la " Libération " de tendance socialiste et le F.N. avec la sous-organisation F.T.P. de tendance communiste. À côté de celle-ci se forma en 1942, autour du journal paraissant clandestinement " La Voix du Nord ", un mouvement de résistance du même nom qui, toutefois se limitait aux deux départements du Nord - Pas-de-Calais. Le chef de ce mouvement était le nommé Pauwels, arrêté entre-temps. Tous ces mouvements sont organisés militairement dans le but, non seulement d'aider par tous les moyens les ennemis en cas d'un débarquement d'Angleterre, mais aussi de créer des désordres des maintenant dans l'économie des pays occupés par des actes de sabotage aux moyens de communications, et par d'autres actes terroristes et d'agiter la population en faveur des puissances

ennemies. Dans le cas d'une entreprise de débarquement, la formation d'une " Armée Secrète " sous participation de tous les mouvements de résistance est envisagée et, depuis 1943, des pourparlers ont continuellement lieu pour amener tous les mouvements sous une seule direction, but auquel participe énergiquement le journal " La Voix du Nord ". L'approvisionnement de tous les mouvements en armes et explosifs s'est fait par des avions ennemis qui jettent du matériel, emballé dans des boîtes en tôles, par parachute. Le chef de cette organisation est un nommé " Jean Pierre " (surnom). Tous ces mouvements s'efforcent de recruter des membres notamment parmi les cheminots et de former des groupes qui doivent servir comme points d'appui dans le système si important des communications.

" Depuis la fin 1942, un soi-disant capitaine délégué d'Angle-terre du surnom de " Michel " joua un rôle important dans l'organisation des mouvements de résistance et dans leur approvisionnement en armes dans les deux départements du Nord. Il fut tué le 27 novembre 1943 lorsqu'il opposa la résistance à son arrestation, au cours de laquelle deux membres de la G.F.P. furent également tués.

" Les mouvements de résistance sus-indiqués trouvèrent en automne 1943 de nombreux partisans dans la localité située à 9 kilomètres de Lille, le long de la ligne de chemin de fer Bruxelles-Lille et notamment parmi les cheminots y habitant et y travaillant, c'est-à-dire à Ascq. "

Dès le massacre, les dépôts d'armes furent recherchés avec une certaine constance. Pauwels, qui se trouvait alors dans la région de Dunkerque, revint immédiatement sur Lille pour avoir de plus amples détails et envisager les dispositions à prendre au sujet des dépôts. Aucun soupçon précis ne semblant peser sur le groupe, il lui parut préférable de laisser en place celui d'Ascq. Le 4 avril 1944, il était arrêté, trahi par Schepers, cabaretier à Flers-Breucq qui s'était infiltré dans le réseau par l'entremise de Van Eeckhout de Fives, abusé de bonne foi.

Peu de temps avant le massacre, la décision avait été prise d'armer le groupe Van Eeckhout et Pauwels avait chargé son agent de liaison, Maurice Ormeray de Loos, de prélever sur le stock d'Ascq. Ce dernier emmena le dit Schepers à Ascq, le 5 ou 6 avril 1944 et l'on peut penser qu'il lui était alors facile de livrer le groupe d'Ascq à la Gestapo. Il semble cependant que le mécanisme intime en vue de procéder à une arrestation massive du secteur se soit présenté d'une autre façon et il est possible, à la lumière des témoignages, de reconstituer ce qui s'est passé en reprenant une partie de l'histoire d'un agent de l'Abwehr : Marcel Dénèque.

Schepers a un demi-frère de lait du nom de Marcel Dénèque qui comme lui travaille pour l'Abwehr. Né en 1898 à Saint-Omer, fils d'un maréchal-ferrant et d'une épicière, il avait déjà été condamné en 1917 pour vol par effraction puis en 1920 par le Tribunal militaire de Lille pour complicité dans l'affaire des dénonciateurs du jeune Léon Trulin fusillé à Lille, en 1915. Rendu à 26 ans à la vie civile après avoir accompli son service militaire à Mers-el-Kébir, vendeur à Lille puis représentant de commerce, l'entre-deux-guerres le voit démonstrateur sur les foires du Nord d'appareils ménagers allemands pour la cuisine. Toutes les semaines notamment il était sur le marché de Valenciennes, déposait sa marchandise au restaurant " L'Escargot " avant de se rendre en ville L'arrivée des Allemands en 1940 lui permet de renouer avec ceux qu'il avait déjà servis et pour lesquels il avait été condamné. Au cours de son procès il dira lui-même : " Oui, en 1941, j'ai commencé à faire du marché noir avec les Allemands et pour eux. J'avais été sollicité par des officiers de la Wehrmacht mais un jour le chef de la Gestapo de Lille m'ordonna de cesser toutes relations avec la Kommandantur. Je me suis alors adressé à un capitaine de l'Abwehr qui m'autorisa a continuer mon trafic et me nomma chef de distribution. Il m'octroyait deux cents marks par mois pour acheter des produits divers. " Vers la fin 1942, il entre dans l'organisation " Voix du Nord " sous le nom de " Legrand et de " Capitaine Henri " par un maillon qui échappe pour l'instant à toutes les investigations et que Dénèque s'est bien gardé de révéler au cours de son procès de mars 1966 - s'étant servi de Mme Flèche d'une façon. que l'histoire ignorera, laissant planer les interrogations des résistants mêlés à cette affaire sur celle qui devait disparaître en 1945 dans des conditions tragiques.

Après l'arrestation de Dumez, le 7 septembre 1942, Noutour, le co-fondateur, assurait la continuité de parution du journal et depuis la réunion de décembre 1942 à Lyon avec Moulin, il avait décidé de s'attacher à la formation de groupements militaires. Ayant pressenti Kimpe, comme responsable régional, il cherchait un responsable militaire. Avant que Alloy n'en prenne la charge, il était allé trouver Hachin pour la prise éventuelle de cette fonction. Ce dernier déclina l'offre ne s'estimant pas les capacités requises pour assumer un tel travail mais accepta en revanche de s'occuper des questions annexes : renseignements, évasions. Noutour, en effet, s'était finalement rallié pour ce rôle, à l'idée d'un militaire dont les fonctions seraient différentes de celles du délégué de Londres auprès du mouvement : le capitaine " Jean-Pierre " arrivé depuis peu dans le Nord. S'étant réunis chez Mme Flèche, ils avaient décidés d'un code simple pour la venue de cet officier : Noutour proposa de déchirer un billet de cinq francs dont l'une des deux parties parviendrait à Londres par la voie habituelle pour l'officier désigné, la correspondance des numéros étant la preuve de la sincérité du nouvel arrivant. Hachin proposa en plus l'adjonction d'une image de Sainte Thérèse avec un repère et si possible un message sur Radio-Londres, trois précautions étant plus valables. Nanti de tous les sésames, un inconnu se présente un jour chez Mme Flèche comme " l'envoyé de Londres " sous le nom de " Capitaine Henri ", alias Legrand. Audomaroise de naissance, elle reconnaît en lui un ami d'enfance : Marcel Dénèque. Nul ne peut dire si elle avait connaissance du passé de son visiteur mais les souvenirs de jeunesse estompent vite la méfiance et renforcent la sympathie. Dynamique et intelligent, sa bonne foi ne saurait être mise en cause. Dès son arrivée, il demande à se mettre en relation avec le " Chef de La Voix du Nord ". Hachin le rencontrant peu après au même domicile lui fait remarquer que les règles de cloisonnement sont scrupuleusement respectées depuis les arrestations et qu'il ne peut lui donner satisfaction pour l'instant. Noutour averti, décide de voir ce que vaut le nouvel arrivant et propose de lui donner rendez-vous au même endroit sans que sa présence soit soupçonnée. Il se tiendra dans la cuisine derrière le rideau de séparation et la cloison tandis que les autres se retrouveront dans la salle à manger. La réunion s'engage autour des chaînes d'évasion, de façon prudente, mais devant l'insistance du capitaine Henri de prendre contact avec le responsable principal du Mouvement, Hachin lui réitère le principe de cloisonnement que son chef désire respecter, lui transmettant les paroles de Noutour : " Il est totalement inutile qu'il entre pour l'instant en contact avec moi. Toute décision doit se faire par l'intermédiaire de l'agent de liaison ".

Sur ces paroles, Mme Flèche propose une tasse de café. Chacun se sert. Le " Capitaine Henri " présente le sucrier à Hachin qui lui répond qu'il ne prend jamais de sucre de sorte que les privations du moment ne le touchent guère sur ce point. Ce fait précis sera mis en exergue par Kurt Khols au cours de son interrogatoire car Dénèque avait tout noté.

Au début de l'été 1943, Mme Flèche le met en relation avec le couple Hermant de Fives travaillant pour le réseau belge " Comète " dont d'Hallendre est le principal correspondant pour le secteur. Mais en septembre 1943 interviennent les rafles à tous les niveaux, M. Hermant y échappant de justesse.

Sans pouvoir affirmer la relation de Dénèque avec d'autres agents opérant à Paris ou en Belgique, il existe cependant des corrélations de témoignages et de faits assez précis pour penser a une certaine coordination des arrestations.

Le 2 janvier 1944, Odile de Vasselot, alias Jeanne, du réseau Comète, se présente à Bachy chez le douanier Bricout avec deux aviateurs américains, la seconde partie du convoi de quatre s'étant fait arrêter avant la frontière. Le 3, elle repart sur Paris mais à Arras, un contrôle dans le train démasque les aviateurs. Le 4 janvier au soir, Albert Mattens qui assure la liaison entre la frontière et Paris, n'ayant pas réussi à contacter Odile de Vasselot dans la journée, la rencontre fortuitement au guichet des billets. Elle lui raconte cc qui s'est passé et tous deux remontent sur Lille pour rencontrer Maurice Bricout. Ils passent la frontière à Camphin pour se retrouver à Hertain chez le docteur Druart où se tient presque toute la nuit un conseil de guerre. Mattens donne l'ordre à Odile de Vasselot de redescendre seule sur Paris et décide de monter sur Bruxelles pour contacter Michiels ou Dricot, afin de les inviter à tout stopper provisoirement. Son trajet s'arrête peu après Tournai dans le train Heltain-Bruxelles grâce à un agent belge au service de l'ennemi : Jean Fernand.

Les Anglais avaient charitablement averti Le Grelle qu'en règle générale un agent expédié dans les territoires occupés était brûlé au bout de six mois. Son délai venant à expiration, la sagesse lui commandait de passer la main. Le 17 janvier, Le Grelle revenu en Belgique avec Nothomb pour conférer avec Michiels remonte sur Paris. La Gestapo l'arrête à son domicile au moment où il y pénètre. Les Allemands savaient tout du centre de Paris mais ignoraient les centres régionaux et le secteur Sud sauf que les uns et les autres existaient. Le lendemain Nothomb est pris au même traquenard et retrouve " Rue des Saussaies " le nommé Jean Masson, originaire de Tourcoing, auteur de l'arrestation de De Jongh, qui lui déclare : " Avouez que nous avons fait du bon travail ! "

Telle est donc la situation en janvier 1944 : les Allemands sont bien dans la filière tant à Lille qu'en Belgique mais n'arrivent pas à saisir les rapports existants, les dossiers des inculpés étant disséminés entre les Kommandanturs de Paris, Lille et Bruxelles. Michiels de son côté avait rejoint l'Angleterre sans en avertir la filière de Bachy ainsi coupée de toutes relations sauf du docteur Fichaux à Sars-et-Poteries.

Le drame d'Ascq du 1er avril 1944 vient remettre en question l'activité de Dénèque sur le secteur. Par son demi-frère Schepers, il apprend qu'il existe un dépôt d'armes à Ascq. Selon sa technique habituelle, il tient à étendre sa toile afin d'y englober le plus de monde possible. Son zèle est bien connu de l'Abwehr où son maître, l'Allemand Sim disait de lui : " Si on l'écoutait, on travaillerait vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! " Ce qui fut d'ailleurs confirmé au cours du procès Schepers.

Le 2 avril 1944 voit l'arrestation fortuite d'un réfractaire ascquois, membre du groupement, au cours de l'enquête systématique pratiquée le lendemain du massacre. Le 4 avril, le responsable " Voix du Nord " Maurice Pauwels est arrêté grâce à Schepers, tandis que Eugène Dhenin, chez qui le premier transport d'armes de décembre 1943 avait été entreposé, est déjà sous les verrous depuis mars. Le 4 avril est aussi le jour de l'arrestation d'un membre du secteur du réseau-Alliance René Thomas de Forest-sur-Marque.

Le 16 avril 1944, Albert Mattens qui avait réussi lors de son arrestation à faire croire qu'il trafiquait des devises et qui de ce fait devait être traduit devant le tribunal de Mons sous l'inculpation de trafic illégal de devises, après être resté six semaines au secret dans la prison de Tournai, se voit signifier ce jour-là qu'il est Entlassen !. Mais ce mot pour le vocabulaire nazi signifiait tout bonnement qu'il était libéré de la prison de Mons pour être transféré à la prison Saint-Gilles de Bruxelles, car deux individus en manteau de cuir et chapeau sur la tête l'attendaient au greffe pour à nouveau l'arrêter. Le lendemain, il était amené, menottes aux mains, au siège de la Gestapo avenue Louise. Après une entrée en scène on lui révèle que son identité est fausse et qu'il s'appelle jean-Jacques. Nous reprenons ici les paroles citées dans Rémy : " Je n'avais encore rien trouvé à répondre quand la Gestapo a dit : " Ne vous donnez pas la peine de nier, Monsieur Mattens. Tout le monde est arrêté. Vous étiez le dernier. On vous cherchait partout, et on vous avait à côté de nous, en prison ! "... Bref, après ce coup reçu à la Gestapo de l'avenue Louise, je commençais à reprendre mon sang-froid et à imaginer quelque chose à raconter, quand l'allemand à lunettes m'a coupé par avance mes effets : " Monsieur Mattens, ne cherchez pas à croire ou à ne pas croire, je vais vous prouver ce que je vous dis. " Il a donné un ordre et un Gestapo a déposé sur la table trois piles de dossiers. L'allemand à lunettes en a pris un : Voilà le dossier de Jérôme. Celui-ci, c'est le dossier de Franco... " Et ainsi de suite. Les noms de mes amis ont défilé sous mes yeux... " Bricout est arrêté, voilà son dossier. Le docteur Fichaux est arrêté, voilà son dossier. Le docteur Baron est arrêté, voilà son dossier. Le docteur Colson de Bavay est arrêté, voilà son dossier. Mme Bricout est arrêtée, voilà son dossier. Même le fils Bricout est arrêté, voilà son dossier ! Or, à l'époque, aucune des personnes citées n'était arrêtée, tout au plus le docteur Baron pouvait-il avoir un dossier depuis son arrestation de décembre.

Le 18 avril 1944, le docteur Trinquet de Hem s'en vient tranquillement peu avant midi, chercher, en voiture à cheval, son contingent d'armes chez Delécluse et s'en repart chez lui sans être inquiété.

Le mercredi 19 avril 1944, le docteur Baron se rend à la clinique Ambroise-Paré, non loin du quartier-général de la Gestapo de l'avenue Saint-Maur à La Madeleine, et apprend des demoiselles Matter et Durleman que la police allemande est sur les traces de divers dépôts d'armes. Il revient chez lui se demandant s'il est bon de laisser en place celui d'Ascq.

Il fait nuit noire, ce soir-là, quand André Depriester, agent de liaison entre Isidore Deconninck et Paul Delécluse amorce le carrefour des nationales 41 et 352 d'Ascq, dit carrefour Castelain, situé à quelques dizaines de mètres de l'habitation de son chef. Une ombre se détache près de lui. Surpris mais les papiers en règle, il continue son chemin, décidé à avertir Delécluse de cette présence insolite. Dénèque n'a pas bougé. Il frappe à la porte.

- Qui est là ? demande une voix de femme.

- André ! La porte s'ouvre laissant deviner dans la pénombre d'une lumière voilée la présence de deux hommes dans la cuisine. - Paul est là ?

- Tiens, te voilà ! Quoi de neuf dit Delécluse !

Un regard scrutateur et interrogateur dévisage l'homme attablé devant un verre. Le chef a compris et poursuit :

- Ne t'inquiète pas, tu peux parler. C'est un gars de Cysoing venu au " ravitaillement ". Demain, dans la nuit, un coup à faire.

Méfiant, Depriester préfère s'abstenir de lui remettre un docum pelaitet enchaîne aussitôt :

- Paul, il y a quelquun au carrefour ! À peine le temps pour Delécluse de s'assombrir et s'inquiéter que Schepers souriant et goguenard poursuit :

- Ne vous inquiétez pas, je ne me déplace jamais seul, question de sécurité !

Sur ces paroles, ils décident de se rendre au dépôt d'armes. Après un bref regard à droite et à gauche les trois comparses sortent pour aller vers l'habitation de Mlle Cools, trois portes au-delà. Delécluse qui possède la clé fait jouer la serrure tandis que Depriester, prétextant son travail les quitte. Retenant son angoisse, le cœur palpitant, il reprend le même chemin, repasse à quelques mètres de l'ombre placée dans l'axe de visibilité des maisons, n'adresse aucune parole malgré les propos rassurants et s'éclipse par la rue Colbert. Au tournant de la rue Carnot, il hâte le pas et s'enfuit à toutes jambes chez lui. Dénèque n'a pas bougé.

Le jeudi 20 avril au matin, Delécluse reçoit une visite. Dénèque en personne se présente seul en quête d'armes " de la part de Maurice Petit et du docteur Baron ". Il veut absolument avoir la preuve des relations de ces deux hommes avec l'administrateur du dépôt. Ayant entière confiance en son chef et ami, Delécluse ne se fait pas prier et lui qui tenait les comptes en règle, néglige de demander le nom dudit commissionnaire.

Le même matin, le docteur Baron est mis en relation, à la clinique Ambroise-Paré, avec un étudiant en médecine de Grenoble du nom de Maurice Serfati, israélite qui avait réussi à sauter du train qui l'emmenait et avait abouti dans le Nord. Après bien des péripéties de voyage et des lieux d'hébergement, il avait échoué à la clinique Ambroise-Paré, mais les dames qui l'hébergeaient désiraient le placer ailleurs car le personnel féminin de l'établissement allait bientôt s'étonner de cette seule présence masculine. Le docteur Baron avait alors proposé la seule solution dont il disposait à l'époque, à savoir le transport d'armes pour le groupe Delécluse. Ce genre de travail comportait des risques mais ce jeune étudiant était prêt à courir tous les dangers puisque c'était sa seule survie. Il envoya donc son fils Léonce à Ascq prévenir son adjoint de bien vouloir se rendre chez lui. Dans le courant de l'après-midi Delécluse arriva et fit connaissance de Maurice Serfati. Comme ses papiers sentaient le faux même pour un novice, Delécluse lui demanda une photo afin de lui faire établir une carte d'identité valable.

Dès cette entrevue, il partit immédiatement à Lille au groupe Libération et revint plus tard à Fives disant avoir remis la photo et trouvé un emploi plus adapté aux connaissances du jeune évadé. Un nouveau rendez-vous fut pris pour la fin de la semaine, pour le samedi 22 avril 1944 à 17 heures, afin de recevoir le délégué de Libération, Delécluse, le docteur Baron et sa femme ainsi que Serfati. Avant de partir Delécluse fit part à ces derniers des visites de la veille et du matin. Se souvenant en un éclair de ce qui lui avait été confié la veille par la directrice de la clinique Ambroise-Paré, le docteur Baron admoneste son adjoint d'une telle insouciance : " T'ai-je donc déjà donné des ordres par intermédiaire ? ". Aidé par sa femme, le docteur Baron le supplie de ne plus coucher chez lui et de déplacer dès sa rentrée le dépôt d'armes de chez Mlle Cools car le feu était à la mèche. Delécluse promit d'accomplir cet ordre de son supérieur " civil " mais après avoir raconté l'histoire à sa femme, décida qu'il verrait la question dès le lendemain et coucha quand même chez lui ce soir-là.

Le vendredi 21 avril 1944, vers les quatre heures du matin, de lourds camions chargés de soldats armés jusqu'aux dents, empruntent la nationale 41 et roulent vers Ascq, suivis par un petit autocar. Nul ne sait si Dénèquc qui a machiné cette opération est présent parmi eux. La nuit va commencer à se lever. Le convoi stoppe a

l'embranchement de la nationale 355 de Valenciennes et s'étale jusqu'au carrefour Castelain. La situation est favorable à un encerclement rapide sans possibilité de fuite. Le quartier ne comprend qu'une rangée d'habitations toutes identiques, s'étalant le long de la nationale 41, et formant la petite base d'un vaste trapèze dont les nationales 355 de Valenciennes à gauche et 352 de Seclin à droite s'écartant l'une de l'autre embrassent entre leurs peupliers une partie de la plaine du Mélantois. Une centaine de soldats sautent des camions et comme dans un exercice bien préparé, cernent le quartier en un tour de main. Le roulement des camions puis l'arrêt brusque, le cliquetis des armes mêlé aux bruits des bottes ferrées ont réveillé les habitants. Un drame est à peine fini que la crainte d'une nouvelle horreur hante les esprits. Il peut être cinq heures du matin lorsque les Allemands commencent à frapper aux portes et simultanément chez Delécluse et Mlle Cools. Ils ne peuvent se tromper, le renseignement est sûr et a été contrôlé. L'habitation des Delécluse est fouillée de haut en bas ; aucune arme, aucun papier. Il faut cependant justifier l'attaque du train par des francs-tireurs Ascquois et le dossier notera la présence de balles de mitraillettes. Plus fructueuse est la visite au domicile de Mlle Cools, employée à la préfecture. Les Allemands mettent la main sur un réfractaire du groupe de La Madeleine-Marcq, Eugène Mangé, caché là depuis 8 mois et saisissent un stock d'armes. Ainsi que le relate la feuille 7 R du dossier allemand, les policiers trouvent dans la cave de l'habitation Cools " 12 pistolets-mitrailleurs, i revolver à barillet, 594 rouleaux de dynamite plastique T.N.T. " Le stock complet des armes avait fondu ainsi qu'il appert de l'acte d'accusation où il est dit : " Quelques pistolets-mitrailleurs avaient été remis entre-temps à d'autres groupes, par exemple à Amiens et Marcq-en-Barœul " 1. Aussi important que la prise d'armes aurait été la

découverte d'un cahier d'écolier que Delécluse avait confié à Mlle Cools pour le cacher, dans lequel se trouvait un relevé des armes et des explosifs reçus. Delécluse et sa femme, Mlle Cools, Eugène Mangé sont embarqués dans le petit autocar où se trouvent déjà Pierre Chocquel et Abdon Depoorter, stupéfaits de se trouver mêlés à cette aventure.

Peu après, les Allemands frappent à la porte de Mme Vve Castelain dont le dépôt de grains et de vins forme l'angle opposé du carrefour. Ils explorent toutes les pièces, fouillent les meubles et montent dans la chambre du fils, M. Louis Castelain. Revolver braqué sur lui, ils l'obligent à se lever, à faire sa valise et à des-cendre malgré ses protestations. Ils l'emmènent près de la grille du hangar ayant servi au déchargement et tout en le bousculant lui demandent la clé. Louis Castelain était au courant. Il savait que son hangar avait servi à des activités qu'il feignait d'ignorer et ne fermait jamais la grille.

- C'est facile, répond ce dernier, c'est un cadenas factice, il n'y a rien à voler dans ce hangar !

S'avançant vers la porte, il ouvre le cadenas sans clé, tire sur la chaîne et laisse pénétrer les visiteurs qui fouillent sans rien trouver puis l'invitent à monter dans l'autocar. Pendant ce temps, un autre fils de M1e Castelain, Léon, qui avait entendu le vacarme, s'était réfugié dans une des immenses dépendances. Les Allemands le découvrent et lui demandent la raison de sa présence en ce lieu à une heure aussi matinale. La réponse est rapide : " Depuis le massacre du le, avril, les Ascquois vivent dans la terreur de représailles toujours possibles. " Accusés tous deux d'avoir caché des munitions dans leur hangar ils furent sauvés par l'intervention de Delécluse qui affirma qu'ils n'étaient pour rien dans cette affaire. Ils relâchèrent bientôt Abdon Depoorter contre lequel ils n' avaient pu relever la plus minime charge mais par contre maintinrent jusque la fin juillet Pierre Chocquel qu'ils relâchèrent sans explications comme ils l'avaient arrêté.

Le bouclage a duré près d'une heure au bout de laquelle le convoi reprend la route en sens inverse emmenant ses prisonniers et ses trophées. À peine a-t-il tourné le dos à Ascq que Mlle Ve Ducamp, dont l'habitation, située à l'angle de la nationale de Valenciennes, avait déjà servi à l'hébergement de l'aviateur " Eric ", se hâte à pied vers Fives au domicile de son gendre, le docteur Baron, pour l'avertir des événements. Ce dernier saisit immédiatement le téléphone et appelle en consultation le docteur Trinquet de Hem au sujet d'une de ses malades qu'il a repris en main, lui recommandant l'urgence. À son arrivée, le praticien interroge son confrère et lui demande à brûle-pourpoint quelle erreur de diagnostic il a bien pu faire.

- Sacrebleu, répond le docteur Baron, je me passerai bien de tes lumières en ce moment ! Delécluse vient d'être arrêté, fais tes valises et décampe !

Le docteur Trinquet reste interloqué quelques instants, ne trouve rien à dire et le quitte bientôt en disant qu'il va réfléchir. De retour chez lui, il poursuit ses visites. Il sera arrêté quelques jours plus tard.

Le même jour Serfati fut averti par d'autres moyens qu'il ne devait plus se montrer dans le secteur car le couple Baron pouvait être inquiété d'un moment à l'autre. Le travail plus adapté qu'allait lui fournir Delécluse fut en fait trouvé auprès du professeur Gellé de Lille qui couvrit ainsi les activités de son " élève ".

L'annonce de ces arrestations s'est vite répandue. Respectant les consignes, Lelong quitte son travail pour la clandestinité et se réfugie à la ferme Brabant à Ascq. Les jours passent. André Depriester supplie son frère Daniel de s'éloigner. Le 27 avril au matin, Lelong se propose de rencontrer Gallois pour l'inviter à cesser son travail et à disparaître dans le brouillard. Il n'arrive pas à le joindre le soir à sa descente du train et hésite à le rencontrer chez lui. Il est 23 heures. Gallois qui habite au 71 route nationale chez ses beaux-parents a mis la radio sur Londres. Soudain une camionnette s'arrête, deux hommes en descendent, frappent à la porte et sont introduits.

- Henri Gallois ?

- Oui.

- Nous savons que vous habitez avec vos beaux-parents, que vous occupez une pièce, nous allons fouiller vos meubles. Une fouille en règle commence dont il ne sort rien de compromettant. Gallois est invité à rejoindre la voiture dans laquelle se trouve une femme, Mme Delécluse. Tel est le principe de la Gestapo de laisser soupçonner la trahison des arrêtés.

Dans la nuit du 2 au 3 mai 1944, les mêmes scènes se reproduisent chez Monnet à Lezennes et Marga à Ascq. Ici cependant la scène est plus brutale. De violents coups ébranlent la porte et réveillent les époux Marga. M1e Marga va ouvrir, essaie de parlementer, se trouve repoussée sans ménagements tandis que deux hommes fouillent et brisent tout ce qui résiste. Sans explications, Louis Marga est emmené pour rejoindre la prison de Loos. Quant à Depriester, il sera arrêté au travail.

Devant toutes ces arrestations, Édouard Lelong décide de s'éloigner d'Ascq. Apprenant qu'un camion de la distillerie Brabant part sur la Vendée, il demande à faire partie du convoi. Pierre Brabant accède à son désir et vient lui-même le chercher. Le camion s'éloigne emmenant le seul rescapé du groupe directionnel Ascquois.

Dans les premiers jours du mois de mai 1944, Serfati eut besoin de renseignements concernant les chemins de fer, les déplacements de troupes, les logements de la Gestapo et les numéros de téléphone des agents de cette administration. Mme Baron qui connaissait bien ce genre de travail pour l'avoir exécuté pendant plus de six mois, se mit à la disposition de Serfati et tenta de renouer les relations avec les survivants. Elle prit contact avec M. Sottens, rue de Madagascar à Fives pour les renseignements concernant les numéros de téléphone de la Gestapo, c'était deux ou trois jours avant le bombardement qui a marqué le secteur.

Le 10 mai 1944, vers 23 h 30, l'alerte est donnée par les sinistres sirènes. Le ciel est plein du bruit lointain des moteurs. Il est de feu et de sang, troué de mille comètes d'obus traçants des faisceaux de la D.C.A. et des projecteurs qui éclairent l'infini. Un premier raid de reconnaissance avait eu lieu dans l'après-midi, anniversaire du déclenchement de l'offensive allemande du 10 mai 1940. Vers 15 h 50 une escadrille anglaise survolait Lille, Hellemmes et Ronchin : 25 bombes sur Lille, 15 sur Hellemmes, quelques-unes sur Ronchin et le champ d'aviation de Lesquin. Des morts et surtout des blessés parmi les curieux qui assistaient imprudemment en plein air au spectacle du duel. Les installations ferroviaires de Fives-Lille atteintes, les voies ferrées sur Paris coupées, peu de choses en comparaison de la nuit qui s'annonçait. Tandis que les sirènes entraient en jeu, la D.C.À. ouvrait le feu contre les bombardiers anglais et leurs équipages composés d'Australiens, qui se maintiennent à grande hauteur et lancent leurs fusées éclairantes. Le bombardement par vagues successives dure 50 minutes qui semblent terriblement longues aux habitants réfugiés dans les caves et abris. Deux mille trois cents bombes et torpilles à grande puissance de 500 et 1.000 kg, bombes incendiaires ravagent à nouveau les quartiers de Lille, en particulier le faubourg d'Arras, le secteur du Mont de terre. Près de la gare Fives-Lille, trente-sept rues sont atteintes avec le cimetière du Sud. Il y a 184 morts, dont 111 à Lille, 34 à Hellemmes, 18 à Fâches-Thumesnil, 21 à Marcq-en-Barœul, plus de 40 blessés dont un certain nombre ne tarderont pas à mourir. Enfin l'on compte 48 victimes à Tourcoing, dans le quartier des Francs et de la gare. Huit cents bombes sont tombées sur les voies ferrées et sur le dépôt des machines de Fives qui est rasé. Les voies ferrées sur Béthune, Paris et Valenciennes sont détruites sur près d'un demi-kilomètre. Hellemmes reçoit en quelques instants 600 bombes. Douze cents maisons sont pulvérisées ou endommagées, il y a de sérieux dégâts aux usines Crespel et Thiriez.

Mais ce raid sanglant coûte cher à l'aviation " alliée ". La D.C.A. allemande a réagi vigoureusement. Les hommes de la défense passive qui circulent sous les bombardements ont vu des appareils s'abattre en flammes comme de gigantesques flèches de feu. À l'aube naissante, trente-trois cadavres d'aviateurs, presque tous Australiens, sauf un commandant chef d'escadrille, Anglais, sont découverts. En même temps on signale des débris d'avions aux environs d'Hellemmes, Lezennes et Ascq. Vingt-quatre aviateurs sont sur le territoire d'Hellemmes, neuf autour de Lezennes. À Forest-sur-Marque on en dénombre 15 auxquels les Allemands viennent apporter huit autres dépouilles recueillies sur le territoire d'Ascq et Tressin. Les Allemands ne s'occupent pas des cadavres...

Ils se chargent d'évacuer le reste des appareils : À Forest un avion s'est écrasé en flammes dans ce qu'on appelle aujourd'hui le " nouveau cimetière ". Un autre s'est écrasé au Marais d'Ascq avec ses bombes, faisant une excavation profonde devant la "ferme Messien "... un train d'atterrissage se trouve dans la cour de la ferme de M. Louis Thieffry à Forest, un moteur entre " le bois Leborgne " et la voie de chemin de fer, une carlingue dans le cimetière de Forest.

À Forest, les corps restèrent exposés au cimetière pendant 48 heures avant que les autorités allemandes n'ordonnent à la municipalité d'inhumer rapidement.

À Lezennes, ils ont été rassemblés dans la mairie et ce n'est que quatre jours plus tard que l'ordre est arrivé d'inhumer les neuf aviateurs alliés au cimetière communal.

À Hellemmes, les corps ont été rassemblés à la morgue et seront enterrés le lundi 15 mai en début de matinée. Le rapport de police mentionne de façon saisissante mais prudente la brève cérémonie : " L'inhumation a été faite sur deux rangées de 12 tombes simplement numérotées, au bout de l'allée réservée aux militaires tombés lors de la guerre 1914-1918. L'opération a été menée par MM. Dandois, Brulin et Blervaque, adjoints au maire, Marchand, conseiller municipal, en présence de quelques sapeurs-pompiers et d'une équipe de secouristes qui ont apporté leur concours pour le transport des corps. Elle s'est déroulée sans le moindre incident et dans un temps très bref. M. le Pasteur protestant Nick a donné l'absoute et récité quelques versets. Le service d'ordre organisé pour la circonstance n'a pas eu à intervenir. "

Le même jour et en cette même matinée, Lille et les communes environnantes célèbrent les funérailles de quelque deux cents victimes de cette nuit tragique.

Tandis qu'elle tentait de renouer avec quelques connaissances, Mme Baron eut l'idée d'aller trouver Mme Flèche pour obtenir son concours. Cette dernière partit immédiatement chercher son " chef " qu'elle présenta sous le nom de Henri Legrand, alias Léonie, " bras droit de Noutour ". Si cette référence était la meilleure, Mme Baron ne put s'empêcher d'émettre à haute voix

une réflexion

- Tiens ! comment se fait-il qu'il n'ait pas été arrêté ?

Legrand, à vrai dire Dénèque, eut un sourire supérieur et répondit :

- Je suis de ceux qui savent prendre des précautions, Madame !

Intelligent, d'allure énergique, comprenant au demi-mot, il connaissait tout le monde de la Résistance. Il parla du couple Hermant, du docteur Fichaux qui avait hébergé Hermant après

sa fuite...

- Ils nous ont bien laissé tomber, interjeta Mme Baron, alors que nous devions leur présenter Delécluse. Ils ont entrepris trop de travail à la fois !

- Combien de fois n'avons-nous pas dû les dépanner ! N'est-ce pas Mme Léon ? répondit Dénèque.

Ce dernier fit un interrogatoire en règle de Serfati présent et promit de l'aider. Un rendez-vous fut donné pour quelques jours plus tard chez Mme Flèche. Avant de sortir, Dénèque, ayant remarqué " l'absence " du docteur Baron durant tout l'entretien, l'appelle seul dans la cuisine et lui montre une photo de Serfati, celle-là même que Delécluse avait portée à " Libération " la veille de son arrestation.

- Est-ce bien lui ?

- Quelle question ! vous le voyez bien répond le docteur Baron.

- Peut-on compter sur ce personnage ?

- Absolument ! Permettez, à mon tour, une question. Comment se fait-il que vous ayez cette photo en poche alors qu'elle était destinée à une carte d'identité ?

- C'est " Libération " de Paris qui demande des renseignements sur ce jeune homme !

Tous se séparent. Le docteur Baron est sceptique depuis que Legrand lui a montré cette photo. Il n'arrive pas à faire le rapprochement. Les faux-papiers se faisaient habituellement à Lille. Que vient faire Paris dans cette histoire ?

Le 13 mai, Mme Flèche arrive vers les onze heures au cabinet du praticien et explique à Mme Baron que Legrand vient d'amener dans sa voiture deux aviateurs américains confiés par le docteur Fichaux et qu'elle ne sait où les loger jusqu'au soir. Son interlocutrice la libère de ce souci et le docteur Baron, rentrant déjeuner, partage son repas de midi avec deux aviateurs, l'un lieutenant de forteresse, l'autre son radio. Vers 17 heures, Legrand vient les rechercher et se fâche que les hôtes aient désiré avoir leurs noms et adresses. Cette façon de voir d'un chef de la Résistance les éberlue et avec sa verdeur habituelle le docteur Baron lui traduit sa pensée.

Trois jours plus tard, quatre personnes se présentent au même endroit : Dénèque, alias Legrand, Besson, alias Duviez, le docteur Fichaux et mine Flèche. Quelle n'est pas la joie des praticiens de se retrouver après vingt années de séparation dans des circonstances aussi exaltantes. Mais les souvenirs s'estompent vite pour faire place à la réalité. Mme Baron remet à Legrand la liste des logements occupés par la Gestapo à Lille ainsi que les numéros de téléphone correspondants. Tendant les papiers à son acolyte Besson :

- Faites-les photocopier en six exemplaires pour les répartir entre les différents groupes !

Elle lui remet aussi la photo de la femme Deblock 2 ainsi que les renseignements concernant la jeune G...

- Ah non ! Pas d'affaires personnelles !

N'ayant aucun rapport avec cette jeune personne, les hôtes trouvent son objection déplacée. Le docteur Baron s'irrite mais fera plus tard la relation de cause à effet. Décidément il n'y a aucune affinité entre eux. Avant de partir, Legrand exhibe une mitraillette du dernier modèle et l'offre au docteur Baron. Ce dernier le remercie et refuse son cadeau :

- Mes mains ont l'habitude de se servir d'engins plus pacifiques. Je saurai où m'adresser en temps voulu si le besoin s'en fait sentir !

Le samedi 27 mai, un inconnu téléphone vers 11 heures disant qu'il est de la plus haute importance qu'il puisse s'adresser personnellement au docteur Baron et le plus tôt possible. Mme Baron demande à son interlocuteur de retéléphoner vers midi, ce qu'il fit. La conversation est brève :

- Vous avez reçu il y a quelques jours la visite de deux messieurs en compagnie d'un médecin du sud du département, vous avez tout intérêt à vous méfier de ces deux hommes.

- Anjou-Flandre !

Le lundi matin 29 mai, un inconnu remettait à la concierge une missive dans laquelle toutes les explications sur le coup de télé-phone étaient données priant le receveur de prévenir le docteur Fichaux avant de prendre toutes dispositions utiles et rapidement. Le couple Baron n'attendit pas autre confirmation, il disparaissait le soir même vers l'Avesnois.

Le mardi 30 mai, le conseil de guerre de la Feldkommandantur de Lille se réunissait en vue de juger les résistants ascquois accusés d'attentat contre le train militaire, le ter avril, et de détention d'armes et d'explosifs. La presse allemande avait publié de longs articles sur la découverte à Ascq d'une bande de terroristes qui avait attaqué le train S. S. après en avoir fait sauter une partie. Il fallait bien justifier les réactions et répondre aux dures et accablantes vérités de la radio alliée. Ce que furent les interrogatoires des accusés est facilement imaginable. Tous les moyens usités par la Gestapo furent mis en œuvre mais il faut avouer que les Allemands désiraient obtenir des aveux susceptibles de justifier les représailles. Les alibis fournis furent minutieusement contrôlés et reconnus exacts : Daniel Depriester travaillait ce soir-là aux ateliers d'Hellemmes comme surveillant. Mlle Cools, Mangé, Monnet, Gallois et Marga étaient censés être allés au cinéma ou être restés chez eux tandis que Delécluse avait effectivement joué une partie de cartes au café Méplomt, réussissant avec le tenancier et André Maccou à échapper à la rafle tandis que ses deux autres partenaires, Francke et Deffontaines tombaient sous les balles du commando Weltzmayer près de l'église. Finalement sous la menace, la Gestapo fit signer à mile Cools et aux autres Ascquois des dépositions qu'ils n'avaient jamais faites et qu'ils n'eurent même pas le droit de lire.

Une mise en scène inaccoutumée préside au jugement. L'affaire en vaut la peine. Un tribunal civil au complet siège à côté d'un non moins imposant tribunal militaire. De 9 heures à 17 heures, presque sans désemparer, les juges veulent convaincre les accusés du crime d'attentat à la mitraillette et à la dynamite contre le train. Le docteur Charles Gasper, interprète près le tribunal, traduisait aux accusés les faits reprochés. Après cinq minutes d'audience, les juges les avaient condamnés à mort. Ainsi, pensaient-ils, n'ayant plus rien à craindre, les Ascquois parleraient, ce qui ne se produisit pas. Après des débats mouvementés, le président du tribunal civil fut vivement apostrophé par Delécluse qui lui reprocha de ne pas tenir compte des alibis reconnus vrais par la Gestapo elle-même. La réponse fut claire : " C'est exact, vous n'êtes pas responsables de l'attentat d'Ascq mais vous paierez pour les autres ! " Et les accusés furent une deuxième fois condamnés à mort. L'énoncé du jugement est ainsi libellé :

Tribunal de la Feldkommandantur
Jugement du Conseil de guerre
Dans l'affaire contre :

1. Delécluse Paul, né le 31 octobre 1910 à Anstaing.

2. Mangé Eugène, né le 8 janvier 1906 à Lille.

3. Gallois Henri, né le 15 novembre 1914 à Ascq.

4. Marga Louis, né le 28 décembre 1898 à Louvil.

5. Monnet Raymond, né le 23 septembre 1910 à Fretin.

6. Depriester Daniel, né le 14 avril 1914 à Ascq.

7. Cools Jeanne, née le 1"r mars 1903 à Ascq.

8. Delécluse Raymonde, née Thieffry, née le 21 septembre 1912 à Annappes.

Tous détenus présentement à la prison de Loos, section allemande, pour avoir favorisé l'ennemi, détention d'armes, sabotages etc...

Le tribunal de guerre de la Feldkommandantur réuni le 30 mai 1944 à Lille...

Au nom du peuple allemand

À reconnu de bon droit :

Sont condamnés à mort :

a) DELÉCLUSE, MANGÉ, GALLOIS, MARGA, MONNET et DEPRIESTER,

pour avoir favorisé l'ennemi en procédant à des actes de sabotage et pour crime contre la loi relative aux explosifs, en outre, en ce qui concerne Delécluse et Mangé, en plus pour détention d'armes et d'explosifs ; en ce qui concerne Gallois, Monnet et Depriester, pour n'avoir pas dénoncé la détention d'armes et d'explosifs.

b) Cools pour avoir favorisé l'ennemi et détention d'armes et d'explosifs et crime prévu par la loi relative aux explosifs. L'accusée Raymonde Delécluse est acquittée.

Les armes et explosifs pris sont confisqués. "

Suivent neuf pages dactylographiées exposant les motifs de cette condamnation et se terminant par ces phrases laconiques :

" Pour toutes ces raisons, la peine de mort ne pouvait être que considérée comme juste et comme expiation nécessaire.

" Conformément au § 40 du Code criminel de l'Empire Allemand et du § 3 de l'Ord. relative à la protection en date du 28 avril 1943 de M. le commandant en chef pour la Belgique et le Nord de la France, les armes et explosifs découverts ont été confisqués. "

Établi à Lille le 2 juin 1944 ...

Conseiller du Conseil de Guerre

Tandis que le 6 juin 1944 se déroule sur les côtes normandes un des plus grands événements de l'histoire de la seconde guerre mondiale, la journée suivante devait être la dernière de ce monde pour les résistants ascquois, dans leur cellule de la section allemande de la prison de Loos-lez-Lille.

Le 7 juin 1944 vers treize heures, les condamnés à mort apprennent que leur pourvoi est rejeté et qu'ils seront fusillés à 16 heures. À la demande de l'un d'eux, l'inspecteur principal du Tribunal de Guerre, Quasten, fait appeler un prêtre, l'abbé Berthold Kreutz, car cinq désirent se confesser et recevoir les sacrements. La conscience en paix, commence alors l'ultime moment où ils confient au papier leurs dernières pensées avec un courage tranquille touchant au sublime.

" J'apprends à l'instant que notre pourvoi en grâce a été refusé. Excuse-moi de te l'apprendre si brutalement. Je te remercie beaucoup pour tout ce que tu as fait pour moi, mais c'était la destinée comme je te l'ai dit ici même hier. Il est maintenant deux heures et l'exécution doit avoir lieu à quatre heures.

" Je te demande, ma chérie, d'avoir beaucoup de courage pour supporter le coup du sort, c'était le destin. Moi aussi, vois-tu, j'ai beaucoup de courage et je viens d'aller me confesser, tout à l'heure je recevrai la Sainte communion pour la dernière fois.

" Vois-tu l'Homme propose et Dieu dispose, comme dit le proverbe. L'on avait fait tant de projets pour l'arrivée des Anglais et pourtant ils sont à notre porte et certainement nous serons les derniers à être fusillés.

" Tu sais pourquoi nous allons être fusillés et tu sais aussi que je n'ai rien à me reprocher.

" J'ai fait mon devoir, tout mon devoir de Français et c'est en Français que nous mourrons tous... "

" Cette lettre est la dernière, je vais être fusillé dans une heure, ce jour 7 juin 1944. Au moment où les Anglais vont arriver, je ne serai plus, enfin, il faut en prendre son parti. Je meurs en Français et pour tous les Français que j'ai voulu défendre envers et contre tous ; je viens vous dire par ces mots mes derniers adieux.
" Surtout soyez courageux, tous, pensez de temps en temps à moi. Pour les fleurs, je ne puis vous dire de venir m'en mettre, je ne sais même pas où je vais être fusillé ainsi que Delécluse,

Gallois, Monnet, Marga et Mangé.

" je pense à vous tous et je vous aime.

" Adieu, Vive la France ! Je meurs en Français et pour tous. Adieu !

" C'est avec un très grand regret que je t'envoie cette dernière lettre car il est 2 heures de l'après-midi et je vais être fusillé à 4 heures. Je suis certain, ma chère femme et mes chers enfants que vous aurez beaucoup de chagrin, mais que voulez-vous c'est le sort qui m'était réservé. Surtout, ma chère femme, élève nos enfants le mieux possible et ne te fais pas trop de chagrin, il y a tant de tués à la guerre. J'ai une grande consolation c'est d'avoir vu toute la famille avant de mourir.

" Ma chère femme adorée et mes très chers enfants regrettés, votre papa criait quelquefois mais il était bon pour vous. Surtout aidez votre mère et soyez sages, car vous avez une bonne mère et elle ne mérite pas le sort qui lui est réservé mais elle est courageuse et vous l'aiderez dans sa peine...

" Maintenant je te dis, ma chère femme que je vais mourir avec un très grand courage. Sois ferme mais très courageuse... Tu diras adieu à toute la famille et à la mienne... Je vais mourir en Français... Avec courage et fermeté tu viendras à la prison rechercher mes affaires... Je regarde les photos et je les admire sans oser fermer les yeux car le temps diminue, encore une demi-heure et j'en aurai fini.

" ... Le temps diminue encore, une vingtaine de minutes, je fume une cigarette en attendant, çà sera peut-être la dernière... "

Paul Delécluse, fidèle à son idéal, ne tient pas à voir l'aumônier a qui il déclare : " Je suis social-démocrate, je ne veux pas des cérémonies religieuses. " Avec courage, il écrit à son épouse qui sera relâchée le jour de son exécution.

" Le 7 à 2 heures Chère Femme, Chers enfants

J'apprends à l'instant que je suis fusillé à 4 heures. C'est un peu dur à passer, enfin il n'y a rien à faire. Je te recommande surtout les enfants pour qu'ils soient bien élevés selon mes idées. Je t'ai toujours bien aimée et je crois que je t'ai rendue heureuse du moins j'ai fait ce que j'ai pu. En ce moment le curé reçoit la confession des copains. Tu dois te douter que mes dernières pensées seront pour toi et les enfants. Je n'ai fait que remplir mon devoir de Français en faisant ce que j'ai fait et je n'ai rien à reprocher à ma conscience. J'avais espéré être heureux après la guerre surtout qu'elle est bientôt finie et c'est bien dommage pour moi. Quant à vous trois je suis bien heureux que vous soyez tranquilles pour les questions matérielles pour un moment. Tout le monde est plein de courage et remercie bien tout le inonde pour ce qu'ils ont fait pour nous. Nous mourrons tous en chantant la Marseillaise et ferons voir aux Allemands que nous savons nous aussi bien mourir pour un idéal.

" Bien entendu je te laisse libre de refaire ta vie à ta mode mais n'oublie pas de parler de moi aux enfants. Embrasse bien mes parents et les tiens pour moi. Mes amitiés aux autres. Embrasse aussi Lucien, Marguerite, Claude, Claudine, Joséphine et excuse-moi auprès des autres si j'en oublie. Mes amitiés à M. et Mme Debruync et Mlle Tassart. J'ai vu Gisèle, Maman Fernand, Maman et Raymond hier. J'aurai bien voulu voir Mimi mais je vous aurai devant les yeux jusqu'à la dernière minute et mes dernières pensées seront pour vous

Adieu ma petite femme,

Adieu mes chères petites, soyez toujours bien sages et ne faites pas trop de

chagrin à votre maman.

Votre père qui vous a bien aimées toutes

Paul Delécluse

Excuse-moi si j'oublie de parler de certaine chose mais tu dois le comprendre.

À son père, à sa mère, à ses frères, il écrit :

" Je n'ai plus qu'une heure à vivre. Je vous ai causé bien du tracas mais j'espère que vous avez compris que j'étais soldat. "

Vers les seize heures, des camions militaires sortent de la prison de Loos et roulent vers le vieux fort de Seclin. Dans l'un d'eux, les six résistants ont pris place, solidement gardés. Les pelotons se mettent en place tandis que l'aumônier Kreutz les accompagne jusqu'aux poteaux. Dans le morne silence de cette fin d'après-midi du 7 juin 1944, mêlées au cliquetis des armes, s'élèvent soudain les mesures de la Marseillaise entonnée par de mâles voix partant au sacrifice suprême. Les soldats allemands, armes au pied, écoutent au garde-à-vous et le capitaine qui les commande ne peut s'empêcher de penser " qu'effectivement pour eux, le jour de gloire est arrivé, puisque le débarquement a eu lieu ". L'aumônier fait baiser la croix une dernière fois. Seul Paul Delécluse la refuse.

Le front haut, au moment où éclate le commandement guttural et avant que ne crépite la fusillade, s'élève le dernier cri du groupe de résistance Ascquois " Vive la France ". Il est 16 h 30 environ. Le crime est accompli.

Inhumés dans une fosse commune sur le lieu de l'exécution, leurs corps seront retrouvés en septembre 1944 mais ils ne furent malheureusement pas les derniers comme ils l'avaient pensé.

Le 23 juin 1944, en épilogue à l'affaire d'Ascq, le Cardinal Liénart recevait du général Bertram une lettre avec la communication du jugement et de l'article paru dans les journaux du 17 juin 1944.

1. Le capitaine allemand qui commandait le peloton fut présenté à Nathalis Dumez par le chanoine Détrez. En faisant cette réflexion, il croyait que les résistants n'étaient pas au courant du débarquement alors que dans l'après-midi du 6 juin 1944 ils avaient reçu la visite de leur famille. Ce même capitaine était persuadé d'ailleurs que l'exécution avait eu lieu le 6 juin et non le 7. Les familles leur ayant rendu visite dans l' après-midi du 6 et leur dernière lettre étant datée du 7, c'est bien le 7 Juin 1944 qu'ils furent fusillés.

OBERFELDKOMMANDANTUR (V) 670
Oberfeldkommandant

Lille, le 22 juin 1944

À

Son Éminence

Le Cardinal Achille Liénart Évêque de Lille

Lille

Objet : Affaire d'Ascq du 1er avril 1944 Pièces jointes : 1 jugement, 2 documents.

À Votre Éminence,

Je communique ci-joint à titre d'information le jugement du tribunal de guerre de la Feldkommandantur de Lille concernant l'attentat d'Ascq ainsi que des copies de communications de presse s'y rapportant.

J'avais l'intention de rendre à cette occasion à Votre Éminence sa visite du début avril. Par suite d'une maladie personnelle, je dois malheureusement renoncer pour quelque temps à cette intention.

Avec ma considération distinguée

De Votre Éminence le très dévoué
Bertram - Généralleutnant.

Les populations du Nord apprirent ainsi le 17 juin 1944 la conclusion de l'affaire d'Ascq sous la forme d'un avis suivi d'explications.

AVIS

Delécluse Paul Cheminot

Mangé Eugène Chauffeur

Gallois Henri Cheminot

Marga Louis Chef d'équipe à la S.N.C.F. Monnet Raymond Cheminot

Depriester Daniel Cheminot

Cools Jeanne Employée

tous domiciliés à Ascq,

ont, par arrêt du conseil de guerre de la Feldkommandantur de Lille rendu à la date du 30 mai 1944, été condamnés à la peine de mort pour avoir entretenu des intelligences avec l'ennemi dans le but de favoriser ses entreprises, et pour avoir détenu des armes de guerre et des explosifs.

Les condamnés de sexe masculin ont été passés par les armes. L'exécution de la peine prononcée contre Jeanne Cools a été provisoirement suspendue.

Bertram
Generalleutnant

L'Oberfeldkommandantur de Lille communique ce qui suit :

" Dans un avis daté de ce jour ont été publiées la condamnation à la peine de mort d'une bande de terroristes et l'exécution du jugement. Les débats, qui ont eu lieu par-devant le conseil de guerre ont permis de faire la lumière complète sur l'attentat perpétré dans la nuit du ter au 2 avril 1944 contre un transport militaire allemand.

D'après l'enquête du tribunal et d'après leurs propres aveux, Delécluse, Gallois, Marga et Mangé se sont dès le mois d'octobre 1943 associés pour former un groupe terroriste, avec d'autres habitants de la commune d'Ascq, dont les noms sont connus et qui actuellement se trouvent en fuite ; en outre ils ont constitué un dépôt important d'armes de guerre et d'explosifs, dans le but de commettre une série d'actes criminels notamment les attentats du 25 mars, 29 mars et 1er avril contre les installations ferroviaires d'Ascq.

Dans chacun de ces cas les attentats ont été soigneusement préparés. Les auteurs ont à cette fin pris des renseignements exacts sur la cadence du passage des trains, renseignements qui leur ont été d'ailleurs donnés par le cheminot André Olivier tué lors des événements du 1er avril 1944 ; de même l'employé de la Mairie d'Ascq, Henri Leveaux, leur a indiqué l'horaire exact du service des patrouilles des gardes ferroviaires civils. Il s'est avéré que les attentats ont été commis sous la direction de Delécluse par lui-même, Gallois et Marga, tandis que Mangé et le cheminot Édouard Lelong, actuellement en fuite, armés de mitraillettes, faisaient le guet.

Les trois attentats commis à Ascq contre la voie ferrée et notamment contre le transport militaire allemand se sont donc nettement révélés comme étant des actes de sabotage et de terrorisme conçus à Ascq et perpétrés par des cheminots français.

Les terroristes condamnés Monnet et Depriester d'Ascq ont également pris part à des actes de sabotages.

L'employée Jeanne Cools entretenait dans la cave de son habitation le dépôt considérable d'armes de guerre et d'explosifs dont se servait la bande pour ses agissements criminels ; ce dépôt a d'ailleurs à son escient été complété par deux fois par des apports provenant du dehors.

En plus, il a été établi à l'audience qu'un nombre considérable d'habitants de la commune d'Ascq faisaient partie de mouvements de résistance. C'est ainsi que les condamnés ont, indépendamment l'un de l'autre, désigné plus de trente personnes, fusillées lors des événements du premier avril 1944 comme faisant partie de mouvements de résistance. Les organisations illégales d'Ascq doivent - comme le démontre la découverte du dépôt d'armes et d'explosifs - être tenues pour responsables des actes de sabotage et de terrorisme commis sur le territoire de la commune. "

Ainsi se trouvait justifiée la réaction de la troupe S. S. devant une bande de terroristes.

Le docteur Baron et sa femme regagnèrent Lille le 23 septembre 1944 et apprirent que l'auteur du coup de téléphone s'était fait connaître. Le lundi 25 septembre il se rendit en compagnie du professeur Minne, du Comité médical de la Résistance au domicile de M. Ehrart, 39 rue Nicolas-Leblanc. Ce dernier donna alors tous les renseignements sur l'activité de Legrand-Dénèque qui demeurait à l'époque au 103 rue d'Artois. Il expliqua comment Dénèque avait pu être mis au courant de toute l'activité du mouvement " Voix du Nord " et faire arrêter la majeure partie des membres, poussant son action jusqu'à faire photographier par la Gestapo des papiers que Noutour avait confiés à Mme Flèche et qui furent présentés à M. Basilaire au cours de son interrogatoire. D'autres explications mirent à jour sa funeste activité dont la suite nous est apportée par son procès de mars 1966.

" En 1945, je suis parti avec les Allemands car je craignais des représailles du côté français et pourtant je n'avais rien à me reprocher. J'ai eu peur, voilà tout. J'ai pris la direction de Maestricht tandis que deux de mes amis, en particulier Schepers, mettaient le cap sur Liège. " Fin 1945 Dénèque rentre en France sous une fausse identité, celle de Choquet, mais il ne renoue pas de contacts avec sa femme et ses enfants. " Ceux-ci étaient bien mariés et comme il y avait de vilains bruits sur mon compte, je ne voulais pas qu'ils soient gênés. " Ayant vécu quelque temps à Paris, il remonte à Lille en 1959 et vivote mais le 24 juillet 1964, on démasque sa véritable identité. On l'appréhende et il est tout d'abord condamné pour usages de fausses cartes d'identité.

Le 24 mars 1966 s'ouvre à Paris son procès devant la Cour de Sûreté de l'État présidée par maître Romerio, avec M. Angevin comme avocat général et maître Bazzoli comme défenseur. Le 25 mars au soir, la cour statuant le condamnait à mort. Le pourvoi en cassation fut rejeté par la Cour le 5 mai 1966 et la peine de mort fut commuée en celle de la détention criminelle à perpétuité par décret du président de la République en date du 14 juin 1966.

DU PROCÈS À LA MISE EN LIBERTÉ des S. S. de la 12ème Panzerdivision " Hitler Jugend "

Moins de six mois après la tuerie d'Ascq, les S. S. sanguinaires qui l'avaient perpétrée, écrasés en Normandie par les troupes alliées du débarquement, fuyaient en débandade à travers cette région du Nord qu'ils avaient ensanglantée. Dans la nuit du 1er au 2 septembre 1944, un camion allemand culbutait dans le Thon, à Étréaupont, au confluent de ce ruisseau avec l'Oise. Cette petite localité du département de l'Aisne est située à quelques kilomètres au sud de La Capelle-en-Thiérache où les plénipotentiaires allemands rencontrèrent les envoyés du Maréchal Foch dans la nuit du 7 au 8 novembre 1918 après avoir franchi près de là, à Haudroy, les lignes françaises. Le camion d'Étréaupont renfermait des archives dont les rapports des gradés, responsables du massacre d'Ascq. Hasard ? Justice immanente ?

La Justice française obtenait donc ainsi les noms de quelques-uns des participants. Les dossiers définitifs d'inculpation furent adressés les 21 juin 1945 et 14 mai 1946 à la Commission des Nations-Unies à Londres et l'instruction close le 27 août 1946. Les fiches de recherches concernant tous les inculpés furent remises au Fichier central Interallié pour être diffusées par cet organisme dans tous les camps de prisonniers de guerre de l'Axe et en Allemagne.

Le crime d'Ascq avait inauguré sur la terre française la barbarie collective de la dernière année d'occupation, qui devait être suivie, deux mois après par Tulle, Oradour-sur-Glane, le Vercors. Il n'existait pas d'action plus lâche ni outrageante. Les familles des victimes et la population demandaient justice, non pas vengeance. Si les coupables n'étaient pas châtiés, si l'on excusait ce crime sous le fallacieux prétexte des horreurs de la guerre, c'était prouver que cette dernière n'a pas de loi, c'était couvrir les sauvages équipées, c'était montrer que le Droit n'existait plus.

Mais ce désir de Justice butait contre de grandes difficultés de fait et de droit. Pour châtier les coupables, dont on savait en partie les noms, il fallait d'abord les retrouver. Cela nécessitait de retracer l'exacte composition du 12e bataillon blindé " Hitler Jugend ", et plus spécialement les trois ou quatre compagnies le formant en avril 1944, et l'on conçoit les difficultés de reconstituer les effectifs après les savantes mutations effectuées par le commandant Bremer à la suite du drame.

Si les documents de guerre permettaient la reconstitution de ce bataillon, d'autres obstacles surgissaient. Il fallait découvrir qui avait été tué, qui survivait aux combats, commencés en Normandie et terminés avec la capitulation du IIIe Reich, et ensuite atteindre les survivants dispersés dans les camps, sans savoir si les armées alliées se prêteraient ou non à les livrer à la France.

La question la plus difficile était de savoir qui serait qualifié de coupable. La culpabilité étant inséparable de la responsabilité, jusqu'où allait-on étendre la responsabilité du crime : Allait-on remonter jusqu'au Feldmarchal Speerle pour son ordonnance concernant la répression des " actes terroristes " ? Il venait d'être acquitté au Tribunal de Nuremberg. Allait-on s'assurer de la personne du général Witt qui commandait la division à l'époque ? Il avait été tué devant Caen en juin 1944. Allait-on s'assurer de celle du Major Bremer, commandant le détachement motorisé de reconnaissance, qui avait félicité le lieutenant Hauck dans un ordre spécial ? Allait-on inquiéter le général Bertram qui fit un rapport à ce sujet et félicita les auteurs pour leur action " exemplaire " ?

Il y avait bien sûr ceux qui avaient directement participé au crime et dont les noms étaient connus par les rapports de 1944 le lieutenant Hauck, commandant le transport, les sous-lieutenants Kudocke et Hauer, l'aspirant-adjudant Jura, l'adjudant-chef Buss, les adjudants Zuissmeister et Wetzlmayer, le sergent-chef Stun, les caporaux Strohfahrt et Krappf et les S. S. Leideck et Wohlgemuth.

L'un des premiers arrêtés fut l'adjudant Zuissmeister August né le 8 novembre 1921. Le 21 mai 1945 il se présente avec ses papiers militaires devant une commission de contrôle alliée à Mauerkirchen en Autriche pour son transfert en zone française en vue de sa captivité. En octobre 1945 il est transféré avec d'autres prisonniers de guerre de la zone française à Heilbronn où il entre aux arrêts automatiques en raison de son grade. Le 19 janvier 1946 il est en détention préventive pour participation à l'affaire d'Ascq mais ce n'est que le 25 février 1947 qu'il est remis aux autorités militaires. L'instruction piétine. Le capitaine Garat l'interroge deux fois, les 28 avril 1947 et le 7 mai 1947, sans obtenir d'éclaircissements véritables. Le 2 juillet 1947 on lui présente une photo de 1944 représentant une grande partie de la compagnie mais il élude les questions se trouvant confronté avec un faux Hauck. Les caporaux Fürst, Jung, Baensch, les soldats Onken et Wronna arrêtés en 1947 dans les camps de prisonniers de guerre en Angleterre sont extradés en août 1947. L'arrestation en 1947 par la police américaine du véritable lieu-tenant Hauck qu'ils avaient libéré en 1946 après un an de captivité, celle de l'adjudant Rasmussen par la police anglaise, après 18 mois de captivité chez les Russes, celle du deuxième classe Voigt début 1948, dans un camp de prisonniers français, allaient donner un renouveau à l'instruction. Les 15 septembre et 5 octobre 1948 les inculpés sont mis en présence de plusieurs témoins qui ne les reconnaissent pas. Le 19 mars 1949, au cours d'un bref inter-rogatoire, on leur signifie leur appartenance à une organisation déclarée criminelle par le Tribunal de Nuremberg.

Mais si les inculpés qui allaient paraître en jugement avaient appartenu à la formation déclarée criminelle, seul l'un d'eux portait une responsabilité capitale, le lieutenant Hauck. Zuissmeister dont le nom figurait dans les rapports de 1944 ne pouvait à priori être inculpé de participation, son rapport tenant en deux lignes et mentionnant que des coups de feu étaient passés par ricochets près de lui. Ceux-là même sur qui pesaient de lourdes responsabilités, étaient absents. Le sergent Stun, de garde au wagon, seulement chargé de faire monter les otages ; c'est lui qui, recevant l'ordre de ramener le premier contingent, aurait commencé le massacre. Il fut d'ailleurs le seul à être traduit devant un tribunal militaire allemand parce qu'il avait désobéi à des ordres. Son ancienneté, pensait-il, lui donnait des droits sur des chefs plus jeunes qui n'avaient qu'accidentellement le commandement en l'absence de leurs supérieurs hiérarchiques. L'adjudant Wetzlmayer et le S. S. Rottenführer Wohlgemuth qui opérèrent au presbytère, le sous-lieutenant Hauer et son caporal ne furent pas retrouvés. Le 24 mars 1949 le juge français chargé d'instruire l'affaire d'Ascq leur rendait un non-lieu sous prétexte de non-identification. Les a-t-on vraiment recherchés ? Car ce fut bien invraisemblable qu'on les eût protégés ! Pour prématuré qu'était ce non-lieu, il fut suivi d'un avis de cessation de recherches qui mit légalement les coupables à l'abri de toutes poursuites. L'acte d'accusation fut alors dressé à Metz le 20 juin 1949 (Annexe).

À part Hauck et Zuissmeister, présents, Jura et Buss, en fuite, le procès allait s'adresser à des subalternes. Le Figaro de fin juillet 1949 le mentionne " Des neuf accusés qui vont comparaître devant le tribunal militaire, sept ne sont que des comparses " dont le rôle demeure incertain et la responsabilité discutable.

Le public ne comprenait pas. Le mot de " coupable " repris et orchestré par toute la presse lui faisait illusion car on tenait les responsables. Mais la responsabilité était-elle discutable ? Dans le Code militaire français, un subordonné ne peut être puni pour l'exécution d'un ordre de service émanant de son chef, cet ordre fut-il criminel. Leur rôle était-il incertain ? Les témoins et les rescapés, convoqués au cours de l'instruction, ne le savaient pas reconnus. Mais là, comment pouvoir juger : ceux qui s'étaient présentés à eux étaient des militaires, casqués, armés, semant la terreur, et ceux qu'on leur présentait étaient des civils, plus de quatre ans après le drame ! L'idée même du procès n'aurait pas pu prendre corps sans une modification du Code des tribunaux militaires, introduite par l'ordonnance du 28 août 1944. Cette date étant postérieure au crime, ladite ordonnance ne pouvait être appliquée qu'en violation du principe de la non-rétroactivité des lois. À ce principe, le législateur contrevenait délibérément pour rendre possible le châtiment des crimes de guerre commis sur notre territoire par une armée étrangère, sans discriminer entre l'officier auteur d'un ordre et le soldat exécutant. Aucune disposition légale jusqu'alors n'avait autorisé de tels châtiments. Le 15 septembre 1948, une loi votée à l'unanimité par l'Assemblée nationale vint compléter l'ordonnance du 28 août 1944 relative à la répression des crimes de guerre. Son article premier est ainsi conçu :

Lorsqu'un des crimes prévus par l'ordonnance du 28 août 1944 sur la répression des crimes de guerre est imputable à l'action collective d'une formation ou d'un groupe faisant partie d'une organisation déclarée criminelle par le tribunal militaire international agissant en vertu de l'acte du 8 août 1945, tous les individus appartenant à cette formation ou à ce groupe peuvent être considérés comme co-auteurs, à moins qu'ils n'apportent la preuve de leur incorporation forcée et de leur non-participation au crime. "

Cette loi n'avait pas encore été appliquée collectivement et le procès d'Ascq, au mois d'août 1949, allait être le test qui devait d'ailleurs réveiller la conscience de certains Français. Contraire à la lettre et à l'esprit du Droit français, injuste et inhumaine, elle mettait en lumière le renversement qu'elle opérait de la charge de la preuve toujours attribuée jusqu'alors à l'accusation et qui allait être à l'accusé. La situation de ce dernier se trouvait entièrement changée : de présumé innocent, il devenait présumé coupable. L'accusation n'avait à prouver que son appartenance a telle unité ayant commis un crime de guerre et en ce cas il participait à la culpabilité collective de l'unité. S'il n'avait pas pris part au crime, il lui incombait de le prouver et une preuve négative est le plus souvent impossible. Si l'accusé y arrivait, encore fallait-il prouver en même temps son incorporation forcée. Mais cette loi s'opposait aussi à la nouvelle Déclaration des Droits de l'Homme promulgée à Paris en 1946, charte commune aux Nations Unies, qui statuait en effet que nul ne peut être puni que pour une faute qu'il a lui-même commise.

Le public cependant ne semblait pas s'intéresser aux terrains juridique, philosophique et moral, il attendait un procès qui s'ouvrit le 2 août 1949 dans la salle du tribunal de commerce du Palais de Justice de Lille. Le choix de cette salle ne remplissait pas d'aise la population ascquoise si l'on en juge par cette protestation des rescapés publiée le 30 juillet 1949 dans le journal " La Voix du Nord ".

À la veille du jugement des S. S. responsables de l'odieux massacre d'Ascq, nous, les rescapés de ce terrible drame que nous avons vu se dérouler sous nos yeux, nous ne pouvons que déplorer notre éviction de la salle du tribunal.

" Nous aurions cru que les débats se seraient déroulés dans une salle moins exiguë que celle du tribunal de commerce. D'autre part nous avions espéré obtenir, nous, les quarante-cinq rescapés, une entrée de priorité.

" De tout cela, rien. Ce n'est pas dans un but de vengeance que nous aurions assisté au procès, mais surtout dans un but de justice.

" Si le cas échéant, nous avions reconnu un de ces inculpés, nous n'aurions pas hésité certes à le charger dans le cas où nous aurions eu à subir ses sévices, mais aussi à le disculper dans le cas où il se serait conduit humainement.

" Conduits la nuit de ce terrible drame sur le lieu d'exécution pour y être assassinés comme nos compatriotes, la Providence a voulu que nous vivions, afin de rester pendant de longues années, les témoins indiscutables de cet acte de barbarie.

" C'est dans l'espoir que notre lettre ouverte à tous les lecteurs de " La Voix du Nord " trouvera écho dans les sphères juridiques appelées à statuer sur le sort des inculpés, que nous vous demandons, Monsieur le directeur, de nous accorder dans votre journal, la place nécessaire pour faire entendre notre voix et si possible d'obtenir que la plupart d'entre nous puissent obtenir d'assister à l'audience, lors du déroulement du procès. "

Pour les 45 rescapés

Henri Leveau - Sylvain Van Troys.

Tous s'accordaient cependant à faire confiance aux juges militaires. Les mouvements de résistance déclaraient :

" Le 2 août 1949 s'ouvre à Lille le jugement des massacreurs d'Ascq. À cette occasion, les mouvements de Résistance du Nord, unanimes, s'inclinent avec respect devant les victimes de la barbarie nazie et leurs familles. Conscients des responsabilités qui pèsent sur les juges militaires, ils leur font confiance en les priant de faire la discrimination qui s'impose entre le soudard et le soldat.

" Le massacre d'Ascq accompagné de sévices particulièrement ignobles, a soulevé d'horreur et d'indignation nos populations du Nord. Cinq années sont passées depuis qui nous ont apporté hélas d'autres précisions atroces sur les emprisonnements arbitraires, les tortures, les déportations, les exécutions d'otages, les camps d'extermination et sur la triste mentalité des hitlériens pour qui le Droit international n'était que chiffon de papier.

" Une partie des auteurs de ce massacre d'Ascq comparait devant la Justice militaire. Le jugement qui les frappera sera gros de conséquences. C'est pourquoi les mouvements de Résistance espèrent qu'il sera exemplaire. "

La Voix du Nord, de son côté, édictait le 2 août 1949 : Sans doute la Justice française s'honore-t-elle de juger sans haine car la haine doit être absente du prétoire. Il ne s'agit que de peser dans les fléaux de la balance des actes et des mobiles. En toute sérénité, une juridiction militaire va se prononcer sur ces assassins qui ont foulé aux pieds les lois de la guerre et plus simplement, les lois du monde civilisé.

" Nous ne voulons pas préjuger de son verdict. Il ne nous appartient pas plus de crier vengeance pour les 86 innocents d'Ascq car la Justice a maintenant la parole.

" Nous réclamons seulement l'application de la loi, au nom de ceux qui pendant la guerre sont tombés pour que le Droit reste le Droit et qu'il " prime la force ". "

Le 2 août 1949, les neuf accusés sont réveillés à 7 heures comme chaque jour à la Maison Centrale de Loos où ils occupent des cellules spéciales éclairées la nuit et surveillées en permanence. Après la toilette et le petit déjeuner ils sont extraits de leur geôle et conduits jusqu'à la voiture cellulaire qui, à 8 h 10 exactement, se met en route vers Lille escortée de gendarmes de la brigade routière. Il y a peu de monde devant le Palais de Justice lorsque le fourgon gris ardoise vient stopper au pied de l'escalier de droite de l'édifice. Il est 8 h 40 et les quelque cinquante personnes qui se sont massées sur un des côtés de la petite place, regardent avec un intérêt passionné les neuf hommes, menottes aux poignets, qui s'engouffrent dans le couloir. Quelques cris de " À mort " et cette scène rapide a déjà pris fin. Les inculpés sont conduits vers la salle d'audience où ils se placent face au tribunal. Journalistes, dessinateurs, photographes prennent leurs dispositions tandis que le commandant Bleuse, major de la garnison de Lille, met en place le piquet d'honneurs de soldats, baïonnettes au canon, fournis par le 58e bataillon des transmissions. De son côté le commandant Renaux, commandant les gardiens de la paix de Lille, qui dirige le service d'ordre aux abords et à l'intérieur du Palais, fait dégager les couloirs de chaque côté de la salle du tribunal de commerce où va siéger le tribunal militaire. L'atmosphère devient rapidement étouffante dans cette salle trop exiguë. À neuf heures, le prétoire est entièrement garni : la pendule de style Louis-Philippe, seul ornement de la pièce, vient d'égrener ses notes. Le maigre public admis attend d'un moment à l'autre l'entrée solennelle des magistrats qui se font attendre. Le président Rosambert a reçu peu avant l'ouverture des débats, une délégation d'habitants d'Ascq qui lui a demandé l'accès de la salle pour les familles des victimes. Le président a aussitôt acquiessé et des personnes en tenue de deuil prennent bientôt place sur les bancs de côté où le public se serre un peu plus. Dans une des stalles, autour de M. Dumortier, maire d'Ascq et ancien chef de gare de la commune avant les événements, sont venus se placer M. Martin, son adjoint M. Beyaert, président de la délégation du comité départemental de la Libération ainsi que son secrétaire M. J. Leclercq.

Il est 9 h 25 lorsque les deux portes capitonnées de la demi-rotonde faisant face au public s'ouvrent soudain toutes grandes. Des commandements brefs, le cliquetis des armes qui s'immobilisent, l'assistance qui se lève : le tribunal fait son entrée. C'est d'abord le président M. Rosambert, conseiller à la Cour d'appel de Nancy, en robe rouge, suivi du colonel Paul-Charles Nérot, commandant la subdivision militaire de Rouen, du commandant Liorel de l'État-Major de la subdivision militaire de Rouen, du capitaine Marc Lavigne, de l'unité Cadres 523 à Laon, du lieutenant Georges Robert, de la compagnie administrative régionale n° 2 à Lille, du lieutenant Leporc, de l'établissement régional du matériel à Lille (à défaut de sous-lieutenant remplissant les conditions requises), de l'adjudant Masse, de l'État-Major de la 2e Région militaire de Lille, les colonel, commandant, lieutenant Leporc, et adjudant ayant tous quatre appartenus à une organisation de Résistance. Le ministère public est représenté par le lieutenant-colonel De Beauvais, commissaire du gouvernement qui a pris place à gauche des juges tandis que le greffier, l'adjudant Santoul, s'est placé devant les juges à droite. La défense est représentée par Maître Nicole Barthélemy, M. le bâtonnier Stoffel, Maître Wiltzer du barreau de Metz et Maître Geouffre de La Pradelle du barreau de Paris.

Le serment prononcé par les membres du Tribunal ouvre le procès tandis que le président Rosambert prend immédiatement après, la parole :

" En vertu de mon pouvoir discrétionnaire, je m'efforcerai de réunir tous les éléments susceptibles d'éclairer le tribunal. Nous jugeons une affaire très grave qui a mérité de la part de tous ceux qui ont eu à l'instruire un effort physique considérable et une attention soutenue. Rien ne doit nous distraire de la mission que nous avons à remplir. Les charges les plus lourdes pèsent sur les accusés et dans un pays de démocratie comme le nôtre, ils ont le droit de faire toutes les déclarations qu'ils jugent utiles à leur défense. Dans cette salle trop exiguë, sont présents plusieurs des compagnons, des amis, des parents des victimes du massacre d'Ascq. Je comprends les sentiments qui les animent et leur émotion douloureuse. Je leur demande de conserver une attitude qui convienne à la présence des ombres qui nous entourent et à l'exercice de la justice et du respect des droits. "

À la suite de cette déclaration, l'interprète officiel, le Maréchal des logis chef Chopin, alsacien d'origine, qui appartint à la prévôté d'étapes du G.Q.G. dans l'entourage des généraux Gamelin et Weygand, traducteur officiel aux procès de la Gestapo de La Madeleine et du colonel Schrœder, prête le serment avant que ne commence l'interrogatoire d'identité des accusés qui se lèvent et répondent aux questions que leur pose le président. Ils ont tous une tenue soignée, les cheveux longs rejetés en arrière, vêtus les uns de blousons, les autres de vestons gris ou marrons. Puis le greffier donne lecture de "" l'exposé des faits " et indique que les accusés sont inculpés d'assassinat et de complicité de malfaiteurs, étant établi que Hauck est le principal responsable et que la 12e division S. S. doit être considérée comme une association de malfaiteurs. Les témoins qui se tiennent dans le fond de la salle et qui trouvent difficilement place dans la partie libre du tribunal, défilent ensuite et répondent tous à l'appel de leurs noms sauf l'un d'eux récemment décédé : Oscar Van Mœrbèke.

1° Desmettre (Jeanne), née Avez, domiciliée à Hellemmes-lez-Lille (Nord), 9, rue Gustave-Engrand.

2° Six (Jeanne), née Romains, veuve Six Henri, domiciliée à Hellemmes-lez-Lille, 2, impasse Flavigny.

3° Derache (Élie), facteur S.N.C.F., domicilié à Ascq, 47, rue du Maréchal-Foch.

4° Delebart (Georges), maire d'Ascq, domicilié 64, rue Marceau. 5° Mme Vve Dewailly (Léon), née Lepoutre Alphonsine, domiciliée à Ascq, rue Marceau prolongée.

6° Mme Vve Maillard, née Delsinne (Angèle), bonne, domiciliée à Ascq, 71, rue Marceau.

7° Van Mœrbèke (Oscar), sans profession, domicilié à Ascq, 66, rue Marceau.

8° Mine Vve Sabin, née Hovart (Jeanne), sans profession, domiciliée à Ascq, 3, rue Galliéni.

9° M1t1e Vve Rigaut, née Pommier (Raymonde), ménagère, domiciliée à Ascq, 151, rue Marceau.

10° Mme Vve Depoorter, née Hazare (Jeanne), commerçante, domiciliée à Annappes, 14, rue du Docteur-Roux.

11° Lelong (Édouard), ouvrier à la S.N.C.F., ateliers d'Hellemmes, domicilié à Ascq, 25, rue du Maréchal-Foch.

12° Pelloquin (Ludovic), employé à la S.N.C.F., domicilié à Ascq, 51, rue du Maréchal-Foch.

13° Gallois (Maurice), contremaître de tissage, domicilié à Ascq, 33, rue Faidherbe.

14° Hémaille (Maurice), vendeur de journaux, domicilié à Ascq, 2, rue Courbet.

15° Delvar (Adrien), directeur d'école libre, domicilié à Ascq, 51, rue Marceau.

16° Averlon (Gisèle), domiciliée à Hellemmes, 133, rue Victor-Hugo.

17° Carré (Victor), contrôleur technique à la S.N.C.F., domicilié à Hellemmes, 133, rue Victor Hugo.

18° Dejonghe (Richard), teinturier, domicilié à Mons-en-Barceul, 19, rue du Quesne.

19° Vancraeynest (Gustave), sans profession, domicilié à Ascq, 190, rue Marceau.

Quatre personnes d'Ascq ont demandé à être entendues en dehors des témoins régulièrement cités. En vertu de son pouvoir discrétionnaire et en accord avec le commissaire du gouvernement et la défense, le président décide d'entendre avec les autres témoins ces quatre personnes : Mme Trackœn (Madeleine), Mme Roseau (Marie), M. Cardon (Robert) et M. Leveau (Henri).

Les accusés, aux visages jeunes - l'aîné n'a pas trente ans - vont chercher tout de suite à dégager leur responsabilité. Hauck, le chef du convoi qui tint la barre durant deux audiences, trouve en trois de ses concitoyens de rudes adversaires se déchargeant sur lui des crimes qui leur sont reprochés. Mal à l'aise, la sueur au front, Hauck nie contre l'évidence en dépit des précisions redoutables qui s'abattent sur lui. Deux jours durant, les accusés essaient de se disculper en déclarant qu'ils n'avaient fait qu'obéir à des ordres supérieurs. Aucun éclaircissement ne sortira des débats, les accusés défendant leur thèse, les témoins racontant simplement ce qu'ils avaient vécu.

Le jeudi 4 août 1949, le colonel De Beauvais, commissaire du gouvernement, prononce son réquisitoire et réclame la peine de mort pour tous les inculpés. Une très lourde tâche pesait sur les épaules des avocats chargés par des organisations de charité internationale de la défense des accusés. Ils le savaient, l'ont dit et répété avant leurs plaidoiries. L'assistance en général le comprit. S'il y eut quelques interruptions, ce ne fut pas sur les bancs des mères et veuves de fusillés, ni sur celui des rescapés. Cependant c'était inévitable, des paroles ont été prononcées par la défense qui étaient dures à entendre pour les parents des victimes, malgré le doigté des avocats dont certains portent sur leur robe des décorations payées sur les champs de bataille.

La défense va invoquer trois arguments : la loi sur la culpabilité collective est injuste ; il n'existe aucune preuve formelle et individuelle ; les vrais coupables ne sont pas là.

Il appartient à Maître de La Pradelle de prendre la parole après le réquisitoire du commissaire du gouvernement et de, s'adresser en premier lieu aux ombres qui entourent le jugement : " Morts d'Ascq ! je ne vous oublierai pas un instant pendant ma plaidoirie car je sais que, comme ceux qui sont venus à cette barre comme tous les gens de chez nous, vous aviez au cœur l'amour de la justice, vous aviez l'horreur de tout ce qui conduit à l'injustice... Quelle lourde responsabilité pour la défense, quelle lourde responsabilité pour l'avocat qui doit plaider et se dresser contre l'injustice !... Il n'y a pas d'exemples qu'un accusé, quel qu'il soit, ayant commis les pires forfaits, n'ait trouvé un avocat pour le défendre. Il n'est pas de circonstances de temps ou de lieu, il n'est pas de juridiction - même jugeant sur ordre - devant lesquelles les avocats n'aient fait tout leur devoir... " Maître de La Pradelle, en éminent juriste, dresse ensuite un véritable réquisitoire contre la loi du 15 septembre 1948, contre cette innovation juridique méconnaissant la responsabilité individuelle et obligeant à un renversement de la preuve, terminant sa plaidoirie sur des paroles humaines :

" Je vous ai dit tout à l'heure que pas un instant, je n'oublierai les morts, pas un instant ! Mais devons-nous aussi oublier les vivants ? Tout à l'heure, Monsieur le Commissaire du Gouvernement a parlé de moi en disant : l'avocat général qui défend tous les accusés. L'avocat général, en principe, est celui qui accuse et je n'accuse pas. Mais l'avocat général - et c'est ici que j'accepte la qualification - c'est l'homme qui défend la société. Eh bien oui, messieurs, quelque paradoxal dans les faits que cela puisse paraître lorsqu'on pense que je défends pratiquement des hommes qualifiés de criminels, en réalité je défends quelque chose de beaucoup plus grand, de beaucoup plus imposant : je défends des principes. Je défends des principes pour lesquels nous avons combattu, pour lesquels nos jeunes sont morts, les principes qui font aimer la France dans le monde et qui la font croire éternelle. Je défends des principes au nom desquels doit s'instaurer la justice, au nom desquels doit s'instaurer la Paix. Il n'y a pas de Paix sans Justice. Oserai-je le dire ? Mais oui, ce que demandent les morts d'Ascq, c'est que leurs enfants puissent vivre, c'est que tous les enfants de France puissent vivre. Eh bien pour vivre, il ne leur faut pas un climat de haine, il faut un climat de justice... "

La journée du vendredi 5 août 1949 revenait aux autres défenseurs des accusés. Maître Wiltzer lui aussi déclare : " Il est pénible pour un Français de plaider cette affaire devant la vision horrible des 86 morts d'Ascq et la douleur de leur famille. C'est un terrible conflit pour la défense d'être chargée de ceux qui se trouvent au banc des accusés. Mais l'avocat d'office n'a pas le droit de refuser son assistance au criminel le plus odieux. " Puis Maître Wiltzer invoque la mission de la France qui doit faire rayonner la Justice et maintenir le Droit, exhorte les juges de juger selon leur conscience car " il est impossible de dire : vous appartenez à une bande de S. S., vous serez donc condamnés sans savoir si vous êtes coupables, c'est contraire aux Droits de l'Homme ". Prenant la défense de Hauck, l'avocat fait le procès de l'Allemagne nazie avec sa propagande, son fanatisme, sa folie furieuse de domination, son idéologie stupide, responsable des actes de ces hommes entraînés dans un cercle infernal. Il pose alors la question des représailles : " La théorie des représailles est admise au point de vue du droit international. En ce qui concerne Hauck, il a été dépassé par les événements. Il n'a pas donné l'ordre de tirer. Son rapport à ses supérieurs ne mentionne pas ce fait. Il était d'autre part couvert par l'ordre du Maréchal Speerlc acquitté à Nuremberg. Prenez Speerle, livrez-le aux gens d'Ascq, c'est lui le vrai coupable !... On peut trouver les vrais coupables, vous les aviez presque en main, il ne fallait pas les laisser s'échapper. J'en fait le reproche à l'instruction ! " Puis dégageant la responsabilité des autres, il conclut : " Il faut une sanction mais il faut chercher et frapper les coupables, je sais que vous essayerez de dégager la responsabilité de chacun. Je vous le demande car c'est là l'esprit de Justice. Devant une accusation qui demande neuf têtes, nous nous sentons obligés de poser de nouvelles questions. Au-dessus des basses haines, au-dessus du sentiment de vengeance, au-dessus de la douleur des familles et du sacrifice des martyrs, il y a la Justice Éternelle. "

À la reprise de l'audience Maître Nicole Barthélemy continue la défense des accusés : " Je me dresse en accusateur. Il y a un homme qui dans la nuit a tranché la vie des gens d'Ascq. Cet homme qui achevait les blessés a bénéficié d'un non-lieu en date du 12 mars. C'est là quelque chose de tragique. Je vous demande si vous aurez le sinistre courage de condamner ces êtres contre qui vous ne relevez aucune charge alors que les tueurs d'Ascq sont libres. Peut-être est-il temps de faire la lumière. Est-ce qu'il s'agit dans ce procès de rechercher les coupables - ceux dont j'ai donné les noms - ou de faire monter au bûcher des victimes expiatoires ? " Puis Maître Stoffel appuyant sa thèse sur les fameux rapports de 1944 essaie de dégager les responsabilités de Zuissmeister et de Wronna en terminant sur ces mots : " Vous aurez à cœur d'écarter de cette terrible affaire ceux qui sont innocents. "

Après ces plaidoiries, le Commissaire du Gouvernement apporte quelques explications sur les " non-lieu " qui ont été rendus. Il regrette de ne pouvoir retenir les conclusions de Maître de La Pradelle sur la loi du 15 septembre 1948 et celle de Maître Wiltzer sur la question des provocations : " Il n'y a pas eu de provocations, déclare le lieutenant-colonel De Beauvais, puisqu'il n'y a pas eu de violences ni de blessés. " Il admet cependant que l'on discute la question de l'excuse absolutoire.

Au nom de la défense, Maître de La Pradelle conclut : " Il existe des charges différentes pour chacun des accusés. Regardez-les, ils sont tous différents. Je vous conjure d'écarter l'application de la loi du 15 septembre. "

Alors se produit un événement inattendu. Hauck s'approche de la barre et d'une voix ferme déclare : " Monsieur le président, Messieurs, devant vous se trouvent neuf accusés. Il est difficile après cinq ans de se placer dans notre situation d'alors. Nous regrettons les victimes, les morts, les blessés, mais de nombreux attentats avaient été commis contre l'armée allemande. Je me trouve comme officier à la tête de mes camarades. Moi seul porte la responsabilité. Vive la France, Vive l'Allemagne. Que ces deux peuples connaissent enfin la paix si longtemps désirée ! " Pendant ces dernières paroles l'Obersturmführer s'est figé au garde-à-vous !

Le samedi 6 août 1949, l'audience s'ouvre à huit heures. À l'ouverture, le président Rosambert donne la réponse des juges aux conclusions déposées par la défense qui sont presque toutes rejetées. Le président va ensuite poser la question rituelle à chacun des accusés, sauf à Jung - on ne sait trop pour quelles raisons, sans doute une omission - pour savoir s'ils ont quelque chose à ajouter aux paroles de la défense. À neuf heures l'audience est levée et le tribunal se retire. Tandis que les accusés sont emmenés à la prison de Loos dans un car de police, avocats et journalistes quittent le prétoire. La foule reste stationnée face au palais, sur le trottoir de la rue de la Monnaie. Une seule entrée, celle de l'avenue du Peuple belge est libre d'accès, la circulation étant interdite dans la rue sur laquelle donnent les fenêtres de la salle de délibération où pendant neuf heures consécutives les juges vont délibérer et répondre aux 340 questions qui leur seront posées.

Vers 17 h 30 arrivent dans la salle des pas perdus, les quatre avocats qui vont revêtir leur robe. Le colonel De Beauvais se joint à eux. Quelques avocats du barreau de Lille viennent aux nouvelles et conversent familièrement avec leurs confrères de Metz et de Paris. Tandis qu'avocats et membres de la presse ont pris place dans les stalles, le coup de sonnette traditionnel annonce l'entrée des juges dans la salle. Conformément à la loi, les accusés ne sont pas présents et le public qui en général ignore ce détail constate le fait non sans étonnement. Le président donne alors lecture du jugement au milieu du silence le plus profond. Il en résulte que les juges ont répondu affirmativement sur toutes les questions dont le tribunal, d'accord avec la défense, se dispense de donner lecture, par cinq voix contre deux pour huit des accusés. Pour un seul, Wronna, la réponse a été négative pour les questions subsidiaires sauf pour une seule.

" Le Tribunal :

Oui, les accusés dans leurs moyens de défense, tant par eux-mêmes que par leurs défenseurs, lesquels ont déclaré n'avoir rien à ajouter à leurs moyens de défense, et ont eu la parole les derniers, le président a déclaré les débats terminés, fait connaître les questions résultant de l'acte d'accusation et des débats qui seront posés aux juges, et il a ordonné aux accusés de se retirer :

Les accusés ayant été reconduits par l'escorte à la prison.

Le tribunal s'est retiré dans la chambre des délibérations.

Le tribunal délibérant à huis-clos et ayant sous les yeux les pièces de la procédure, le président a posé les questions conformément à l'article 90 du Code de Justice militaire ainsi qu'il suit :

1re question : ...

340° question subsidiaire...

Il a été voté au scrutin secret, conformément aux articles 90 et 91 du Code de Justice militaire, sur chacune de ces questions ainsi que sur les circonstances atténuantes.

Le président a dépouillé chaque scrutin en présence des juges du tribunal militaire ; de ces dépouillements successifs, il résulte que le tribunal déclare :

Sur la première question...

Sur la 340e question subsidiaire :...

Sur quoi et attendu les conclusions prises par le commissaire du gouvernement dans ses réquisitoires, le président a lu le texte de la loi et le tribunal a délibéré sur l'application de la peine, conformément à l'article 91 du Code de Justice militaire. Le président a ensuite recueilli les voix, en commençant par le grade inférieur et a émis son opinion le dernier.

Le président est rentré en séance publique, le président a lu les motifs qui précèdent et les dispositifs ci-dessous.

En conséquence le tribunal CONDAMNE :

A) Contradictoirement :

1) le nommé Hauck (Walter), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

2) le nommé Onken (Reinhardt), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

3) le nommé Fuerst (Werner), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

4) le nommé Bacnsch (Gunther), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

5) le nommé Jung (Walter), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

6) le nommé Rasmussen (Johannès), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

7) le nommé Zinsmeister (August), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT.

8) le nommé Voigt (Werner), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

9) le nommé Wronna (Fritz), susqualifié, à la majorité, à la peine de : quinze ans de travaux forcés, et, à la majorité, le dispense de l'interdiction de séjour.

B) Par contumace :

1) le nommé Jura (Karl), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

2) le nommé Buss (Gustav), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

3) le nommé Painsi (Hans), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

4) le nommé Munter (Heinz), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

5) le nommé Frakowiak (Heinz), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

6) le nommé Flanderka (Théo), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

7) le nommé Lœhr (Horst), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT,

8) le nommé Vogt (Hans), susqualifié, à la majorité, à la peine de : MORT.

Les condamne, en outre, solidairement aux frais envers l'État, et en ce qui concerne Wronna Fritz, fixe au minimum la durée de la contrainte par corps.

Le tout par application des articles 2, 59, 60, 265, 266, 295, 296, 297, 302, 304, 55, 46, 47 du Code pénal, 95, 92 du Code de Justice militaire, ter du décret du le, septembre 1939, de l'ordonnance du 28 août 1944 et 9 de la loi du 22 juillet 1867 modifiée par l'article 19 de la loi du 30 décembre 1928. "

Dès que le président prononce la peine de mort pour Hauck, la foule applaudit et quand le reste de la sentence est lue, des applaudissements nourris se font entendre. Dehors, la petite place devant le palais et la rue sont noires de monde. Le public s'attend à voir les condamnés d'autant qu'une voiture cellulaire stationne à l'entrée.

Il est exactement 19 h 10 lorsque, précédée par un fourgon automobile transportant un peloton de gendarmes et par des motocyclistes de la sûreté nationale, la voiture dans laquelle ont pris place le lieutenant-colonel De Beauvais, Commissaire du Gouvernement, l'adjudant Santoul, greffier du tribunal militaire, et le Maréchal des logis chef Chopin, interprète officiel, ralentit devant les lourdes portes de la prison départementale de Loos. Le représentant du ministère public vient notifier le jugement aux condamnés qui ont regagné leurs cellules le matin même, ainsi que l'exige la loi. Dans la première des deux tractions noires qui suit, ont pris place M. Godec, chef de la sûreté de Lille et le commandant des gardiens de la paix Renaux ; dans la seconde les quatre avocats de la défense. Quelques secondes plus tard les portes s'ouvrent toutes grandes livrant passage aux voitures qui stoppent dans la première cour pour permettre aux autorités de la prison de vérifier l'identité des arrivants. Cette formalité accomplie, ces derniers se rendent dans le parloir où ont été amenés l'Obersturmführer Hauck et les huit Waffen S. S. Alignés face au peloton de gendarmes qui présentent les armes, ils entendent le jugement - aussitôt traduit en allemand - que leur lit le Commissaire du Gouvernement. Impassibles, les neuf hommes accueillent sans sourciller, l'annonce de leur condamnation. Ainsi tombe le rideau pénitentiaire sur le dernier acte du procès d'Ascq que la presse du 7 août 1949 n'hésite pas à qualifier de " procès pénible à tous points de vue mais procès historique. On peut affirmer que dans toute la France, sinon à l'étranger, on attendait impatiemment le verdict des juges du tribunal militaire de Metz. Ce verdict fera date. Et par lui, Ascq, une seconde fois, est entré dans l'Histoire. "

Les avocats des accusés allemands, sitôt la sentence connue, firent signer à leurs clients un pourvoi en cassation. Pendant plus de six mois, M. le conseiller Pépy étudia avec le plus grand soin le dossier de l'" Affaire d'Ascq " avant d'établir un long rapport, qui ne comprend pas moins de sept pages du recueil Dalloz de jurisprudence, concluant son travail par la cassation du Jugement du tribunal militaire de Metz siégeant à Lille : " Ainsi il apparaît d'une façon très nette que le jugement du tribunal militaire de Metz a, en appliquant les dispositions de la loi de 1948 relatives aux crimes collectifs commis par les groupes ou formations appartenant aux organisations déclarées criminelles par le tribunal de Nuremberg, violé les règles définies par ce tribunal, ceci contrairement à l'accord de Londres, contrairement aux articles 26 et 28 de la Constitution du 27 octobre 1946, contrairement à la loi du 15 septembre 1948 puisque celle-ci vise les organisations déclarées criminelles par le tribunal de Nuremberg et que dès lors, le juge français se trouve obligé de vérifier s'ils se trouve bien en face d'une telle organisation et par suite d'appliquer les règles de Nuremberg.

Je vous propose en conséquence de casser le jugement sur le second moyen à l'égard de Onken, Fuerst, Voigt, Rasmussen, Zinsmeister, Baensch, Jung et Wronna, sans qu'il y ait lieu de statuer sur le premier moyen, le pourvoi de Hauck étant au contraire rejeté pour les motifs indiqués précédemment. "

Cependant la chambre criminelle de la Cour de cassation statuant le 3 juin 1950 avec MM. Battestini, procureur, Pépy, rapporteur, Dupuich, avocat général, Célice et Rousseau, avocats, rejetait le pourvoi se basant sur le fait que le jugement du tribunal militaire de Metz appuyait ses condamnations sur les règles de droit commun sans référence à la loi de septembre 1948, ce qui était assez paradoxal compte tenu du rapport du conseiller Pépy.

Face à cette décision, Maître de La Pradelle introduisait au nom des condamnés une plainte avec constitution de partie civile pour faux et usage de faux. La Cour de cassation en effet s'était laissée induire en erreur sur la base de deux faux sur lesquels s'était appuyé l'avocat général pour demander le rejet des pour-vois : d'une part la copie de l'acte qui avait été soumise à la Cour suprême ne portait pas référence à la loi du 15 septembre 1948 - alors que l'original la mentionnait ainsi qu'en fait foi le texte remis aux accusés - d'autre part le jugement prétendait que le Commissaire du Gouvernement avait requis la peine de mort sur le fondement des textes de droit commun sans viser la loi de septembre 1948 - alors qu'il s'était abrité sous cette loi pour ne faire aucune démonstration de culpabilité individuelle -. Or il était certain que la loi de septembre avait été appliquée et que pour sept des neuf accusés, c'est la loi des otages qui avait joué.

Grave de retentissement était cette décision de la Cour suprême qui admettait que suivant le droit commun français, des accusés peuvent être condamnés à mort sans qu'on ait rapporté la preuve de leur participation effective aux crimes qui leur sont reprochés. S'appuyant sur la haute autorité du professeur Donnadieu de Vabres, grand juge français à Nuremberg, qui n'avait pas voulu que l'on puisse faire retomber sur lui, en cette qualité, la responsabilité de la culpabilité collective instaurée par la loi du 15 septembre 1948, et sur une lettre que venait de lui adresser le doyen du jury et le plus élevé en grade de ses membres, Maître de La Pradelle alertait les hautes instances de la chrétienté française : le Cardinal Feltin, archevêque de Paris, le Cardinal Liénart, évêque de Lille et le pasteur Bœgner, président de la Fédération protestante de France. Par lettre en date du 7 juin 1950 ce dernier s'adressait au Cardinal Liénart en ces termes :

Éminence,

" Ai-je besoin de vous dire que le rejet du pourvoi en cassation formulé par les condamnés d'Ascq m'a profondément troublé. Il me paraît impossible qu'une démarche ne soit pas tentée auprès du Président de la République pour attirer son attention sur les conséquences extrêmement graves que présenterait l'exécution collective de tous les condamnés à mort.

" Grave du point de vue du Droit et de la Justice puisqu'il n'est absolument pas prouvé que tel ou tel de ces hommes ait accompli personnellement les actes qui leur sont reprochés à tous et qu'il leur est impossible de démontrer leur innocence.

" Grave du point de vue du rayonnement de la France dans le monde, car, après des exécutions comme celles-là, il lui sera difficile de prétendre être fidèle à certains principes.

" Grave du point de vue de l'édification d'une Europe pacifiée et pacifiste car l'opinion allemande sera extrêmement sensible à une exécution collective de ce genre faite plus de cinq ans après la fin des hostilités et sans que la culpabilité de chacun des condamnés ait été juridiquement établie.

" Avez-vous l'intention d'entreprendre une démarche auprès du Chef de l'État ? Et si oui, jugerez-vous opportun que nos interventions respectives fussent coordonnées dans le temps, à moins que, comme le Cardinal Verdier y avait consenti dans certaines circonstances graves, vous n'acceptiez de mettre ma lettre dans la même enveloppe adressée au Chef de l'État... "

Le 10 juin 1950, après avoir reçu les éclaircissements de Maître de La Pradelle sur l'affaire en cause, le Cardinal Liénart s'adressait au Président de la République, M. René Cotty :

Son Éminence le Cardinal Liénart
Évêque de Lille

À Monsieur le Président de la République
Française
Palais de l'Élysée
Paris

Monsieur le Président,

" J'ai l'honneur de recommander à votre bienveillante attention le cas de quelques allemands condamnés à mort pour le massacre d'Ascq (Nord) dont le pourvoi en cassation vient d'être rejeté.

" Lorsqu'au lendemain de ce grave événement, je suis allé en ma qualité d'Évêque de Lille, protester à l'Oberfeldkommandantur contre le meurtre de paisibles habitants d'Ascq, perpétré la nuit précédente par un détachement de S. S. sous prétexte de représailles, j'ai déclaré aux autorités allemandes que nous ne demandions pas vengeance mais justice et que celle-ci exigeait le châtiment des coupables.

" Mon avis sur ce point n'a pas changé. Depuis, un tribunal français a prononcé une condamnation à mort contre ces hommes d'une manière collective simplement parce qu'ils appartenaient à une unité S. S. sans que leur participation personnelle au massacre ait pu être prouvée et leur culpabilité individuelle établie. J'ai le douloureux sentiment que, dans la circonstance, cette condamnation paraît céder quelque chose à l'esprit de vengeance.

Je crois que le maintien d'une telle décision serait grave au point de vue de la réputation et du rayonnement de la France qui s'honore de son attachement aux principes de justice et d'humanité et nuisible à l'établissement d'une Europe pacifiée et réconciliée.

" Dans le doute qui subsiste, la clémence m'apparaît comme le seul moyen de ne point risquer de frapper à notre tour des victimes innocentes à la place des coupables. C'est pourquoi j'ose vous demander, Monsieur le Président, d'user de votre droit de grâce en faveur des condamnés d'Ascq.

" Veuillez, je vous prie, Monsieur le Président, agréer l'hommage de mon profond respect. "

Cardinal Liénart.

À la même époque, une certaine presse s'élève contre la fameuse loi de septembre 1948. Des voix protestantes sous la plume de Pierre Bernus dans le " Journal de Genève " du 29 juin 1950, de Jacques Ellul dans la revue protestante " Réforme ", de Jean Schlumberger dans Le Figaro, dénoncent le scandale d'une telle loi d'inspiration totalitaire votée sous la pression de l'opinion, qui balaie les principes du vieux code français et du droit international. La revue catholique de gauche " Esprit ", la dénonce non moins violemment comme introduisant un principe de génocide, conforme à la doctrine des nazis et en horreur au génie de la France. Sous le titre " Une loi qu'à contaminée la mentalité hitlérienne ", un écrivain catholique, Gabriel Marcel, publie dans la " France Catholique " du 7 juillet 1950 un article qui fait écho aux voix protestantes. Rappelant que " le professeur Donnadieu de Vabres (encore un protestant) qui fut juge à Nuremberg a établi dans une consultation décisive que cette loi porte atteinte aux règles fondamentales de notre tradition législative et judiciaire et qu'elle est au surplus en contradiction avec la déclaration internationale des Droits de l'Homme ", Gabriel Marcel s'élève centre le rejet du pourvoi en cassation et répercute une " chose à peine croyable qu'on ait soumis à la Cour un exemplaire falsifié de l'acte d'accusation... Cc qu'il faut, dit-il, c'est que sans tarder, un mouvement se dessine parmi les Français demeurés conscients pour réclamer d'urgence l'abrogation de la loi scélérate. Qui nous dit en effet que demain, quand l'effroyable affaire d'Oradour sera jugée, le même scandale ne se reproduira pas ? " Avait-il le pressentiment de l'avenir ? Lorsque le 12 janvier 1953 s'ouvrit le procès d'Oradour, cette même loi allait servir mais devant la pression des parlementaires alsaciens, l'Assemblée nationale votait le 28 janvier 1953 par 372 voix contre 179 une partielle abrogation qui effaçait l'idée de responsabilité collective.

L'opinion allemande, de son côté, ne restait pas insensible aux vicissitudes des avocats et au sort des accusés allemands. Par lettre en date du 25 novembre 1949, le Cardinal Frings, archevêque de Cologne, s'adressait à Hauck en ces termes :

Très honoré Monsieur Hauck,

" J'ai lu avec une profonde émotion la lettre que vous m'avez adressée le 10 octobre et que le pasteur Brafs m'a fait parvenir.

" Soyez convaincus qu'ici au pays nous ne vous avons pas oubliés, mais que nous suivons avec la plus grande sympathie votre sort et celui de vos camarades. Nous admirons l'attitude franche et digne que vous avez montrée pendant le procès. Nous admirons aussi le courage et l'habileté avec lesquels vos défenseurs français ont plaidé votre cause. Nous espérons qu'ils obtiendront gain de cause devant la Cour de cassation et sauveront ainsi de jeunes vies humaines pleines d'espérances.

" Conseillé par l'avocat, docteur Rœmer qui doit me rendre visite samedi prochain et par mon conseiller juridique, l'éminent docteur Knott, nous ferons ici tout ce qui sera possible pour vous sauver. Que Dieu bénisse nos efforts.

" Vous m'indiquez vous-même les pensées religieuses qui vous donnent consolation et force. Abandonnez-vous avec confiance dans la main de Dieu qui peut tout conduire pour le mieux et qui récompensera ses fidèles dans une mesure pleine et abondante.

" Saluez vos camarades et assurez-les de ma prière.

Je vous envoie mon salut de compatriote allemand et de chrétien. "

Votre dévoué

Jos. Cardinal Frings Archevêque de Cologne.

Le 21 février 1951, en l'église de la Sainte Croix de Dortmund, absolument comble pour la circonstance, une messe de requiem radiodiffusée à laquelle assistait M. Schmittlein, attaché culturel Français en Allemagne occidentale, était célébrée pour les victimes d'Ascq.

" ... Cette messe de requiem que nous célébrons pour les morts d'Ascq, dit le prédicateur, ne signifie en aucun cas que nous voulons prendre parti contre nos concitoyens condamnés à mort, pour les victimes contre les meurtriers, que nous abandonnons ceux-ci à leur destin et à leur peine au moment où ils ont le plus besoin de notre assistance. Nous condamnons leur acte comme eux, certainement, à l'heure actuelle le condamnent. Mais eux, nous ne les condamnons pas, nous restons auprès d'eux dans leur destin, leur faute, leur repentir, leur peine. Ils ont besoin de notre fidélité, de nous savoir avec eux, liés à eux. Sinon quelle possibilité leur resterait-il de trouver au fond d'eux-mêmes un chemin pour sortir de l'épouvantable de leur situation... Nous ne savons pas s'il y a des fautes ou des responsabilités collectives justiciables devant les tribunaux humains : ce n'est pas de cela que nous voulons parler. Ceci est sans doute une question très grave, très lourde que nous devons poser à la conscience de nos frères chrétiens de France, en toute responsabilité devant la justice divine, mais pas ici, pas maintenant... Nous savons bien sûr, qu'ils sont nombreux ceux qui, dans notre peuple répètent: Nous n'avons rien fait, nous n'avons rien su, ceux-ci, ceux-là peut-être, pas nous ! Et s'étant ainsi acquittés de leur faute, ils voudraient qu'on les tînt quittes pour la misère et les souffrances qui nous ont tous frappés... Nous sommes redevables au monde d'une explication : l'humanité attend un mot de nous. Jusqu'à présent nous nous sommes tus ; quelques déclarations du côté de l'Église Évangélique dont nous ne savons pas si elles ont trouvé beaucoup d'écho dans la population. Nous nous sommes tus parce que nous ne savions plus où nous étions, parce que beaucoup aussi, fatigués, ne voulaient plus vivre que de l'instant présent. Ce silence doit être brisé. Nous ne pouvons bâtir l'avenir sans fondations, nous ne pouvons entreprendre notre nouvelle route sans avoir l'honnêteté, la vérité de notre conscience... "

Cette sensibilisation de l'opinion et surtout de la chrétienté, avait amené la section allemande de l'organisation mondiale des Mères à s'adresser, au seuil de l'année 1952, a celui qui se consacrait au devoir de réconciliation, de pardon et de paix, l'abbé Wech. Pour prématurée qu'était la demande d'un voyage à Ascq pour le dépôt de gerbes sur les tombes des massacrés, plus impensable encore l'était-elle après l'envoi de la revue illustrée " Der Stern " du 20 avril 1952 qui demandait une mise au point ferme que ne manqua pas de faire le curé-doyen :

Le chanoine Louis Wech, curé-doyen d'Ascq, à Madame Monckeberg, Présidente de l'Organisation Mondiale des mères de toutes les nations, centrale d'Allemagne, à Hambürg.

Madame la présidente, " J'ai bien reçu la revue illustrée "Der Stern", du 20 avril 1952, qui m'a été envoyée par vos soins.

"Le but que vous poursuivez est bien le rapprochement des mères de tous pays en vue d'une réconciliation des peuples comportant le pardon mutuel.

" Je ne crois pas que l'article, pages 4 et 5, de cette revue soit de nature à favoriser ce rapprochement et ce pardon : je n'oserais pas le montrer à ces mères d'Ascq qui pleurent, elles aussi, même à celles qui ont pardonné.

"Certes les Allemands ont le droit de demander l'abrogation de la loi française dite " Loi Ascq-Oradour ". D'éminents juristes français n'ont pas manqué de s'élever eux aussi contre l'admission de la culpabilité collective. Mais cette revendication n'autorise pas à proclamer, comme je le lis dans cette revue, que les accusés sont innocents. Cela aussi est un jugement sans preuves.

"La revue déclare que les témoins d'Ascq n'ont pas chargé les accusés. C'est tout à l'honneur de ces témoins qui ont été sincères : comment auraient-ils pu déclarer reconnaître après cinq ans des hommes qu'ils avaient vus quelques instants seulement et en pleine obscurité ? Les accusés ont profité de cette impossibilité pour adopter comme système de défense leur non-participation au massacre. C'est leur droit : un accusé n'est jamais obligé d'avouer. Mais de là à proclamer qu'ils sont innocents, c'est une autre affaire.

"Toute la population d'Ascq est unanime à affirmer que la grande majorité des S. S. du train, en général très jeunes, ont participé directement à enfoncer les portes, fouiller les maisons, arracher les hommes de leurs lits, les violenter et les frapper, les conduire au lieu du massacre, sachant parfaitement ce qui allait advenir. Quelques-uns, en très petit nombre, se sont montrés plus humains et n'ont pas exécuté les ordres reçus. À cause de ce petit nombre un doute subsiste en faveur des accusés, car il vaut mieux absoudre neuf coupables que condamner un innocent. Il serait néanmoins extraordinaire que les neuf inculpés soient justement du petit nombre des non-coupables.

"Je reproche aussi à la revue " Der Stern ", une inexacte présentation des faits. La revue a adopté la version de la Kommandantur de Lille, telle que celle-ci l'a fait insérer de force dans les journaux locaux le 3e jour après l'événement, le mardi 4 avril, donc après mûre réflexion et pour tenter d'apaiser l'immense réprobation qui soulevait la France. Cette version officielle prétend que les résistants ont tiré sur le train après l'explosion. C'est faux : ceux qui avaient posé la charge de plastic s'étaient retirés chacun chez eux, loin du lieu de l'attentat. La version officielle prétend aussi que la fusillade a éclaté par nervosité, à cause de la fuite d'un certain nombre d'hommes arrêtés. " Der Stern" reprend cette version qui tend à transformer le massacre en une échauffourée accidentelle et malheureuse. Tout cela est faux. Comme à Oradour, la fouille des maisons a été méthodique ainsi que le massacre des hommes. Ce massacre a coûté la vie à 86 hommes, dont des vieillards et des jeunes de 15 ans, dont aussi le paisible curé et son vicaire, et non pas à 77 hommes, comme je le lis dans "Der Stern". Encore faudrait-il ajouter quelques blessés graves, dont un trépané, qui ont survécu, et un certain nombre qui ont simulé la mort.

"Quels que soient les reproches qu'on puisse faire au procès des S. S., et je les admets pour ma part, il ne faudrait tout de même pas oublier que là n'est pas la plus grande injustice : c'est ce massacre organisé froidement dans la nuit qui doit inspirer la plus vive horreur. Ces 86 hommes n'ont eu ni juges, ni avocats. L'armée allemande avait les moyens de punir l'attentat d'Ascq contre le train des S. S., elle entretenait dans la Résistance française assez d'agents secrets pour en trouver les auteurs. La preuve en est que la justice militaire allemande les 'a très vite trouvés, jugés et exécutés : pourtant l'attentat était assez puéril, la charge de plastic minime et il n'y a pas même eu un soldat allemand blessé.

" Des articles comme ceux de " Der Stern " par leur inexactitude, leur présentation, leur tendance, ne sont pas du tout de nature à faciliter une réconciliation. Je leur trouve même, sous une apparente objectivité, un relent d'excitation antifrançaise, qui me peine profondément, car comment comprendre autrement cet accompagnement de photos des parents en pleurs, de la fiancée, de la souscription locale, toute une imagerie facile destinée à apitoyer la sensibilité populaire et à inculquer la haine de la France ?

"Je vous prie d'agréer, Madame la présidente, l'expression de ma parfaite considération.

Ascq, le 28 mai 1952.

Les années passaient, qui avaient vu en 1947 la visite du Général de Gaulle et du Président de la République Vincent Auriol, en 1949 la remise de la Croix de guerre et en 1952 la Légion d'Honneur à la cité-martyre. Pour les condamnés, suite à la plainte pour faux et usage de faux, la Cour de Paris fut chargée de poursuivre l'information et aboutissait à un arrêt de la Chambre d'accusation reconnaissant la matérialité du faux tout en prononçant un non-lieu car l'auteur du faux était difficilement identifiable. Se basant sur cet arrêt de la Cour de Paris, Maître de La Pradelle tentait une procédure de révision du procès d'Ascq qui, chaque fois qu'elle était sur le point d'aboutir, se heurtait à une chute de ministère et à la venue d'un nouveau garde des Sceaux. L'affaire en était là lorsqu'à la Pentecôte 1955, Sept veuves de massacrés se décidèrent à envoyer une lettre au président de la République :

À Monsieur René Coty Président de la République Monsieur le Président,

" C'est à votre suprême autorité que s'adressent très respectueusement et à titre personnel les signataires de cette lettre ; celles-ci sont des proches parentes de ceux qui ont été victimes de l'affreux massacre d'Ascq, le 1er avril 1944.

" La démarche que nous accomplissons près de vous, en nous rappelant les moments les plus douloureux de notre vie, n'est pas sans nous émouvoir profondément. C'est en qualité de chrétiennes que nous venons vous demander une mesure de clémence et de grâce en faveur des allemands inculpés à la suite du massacre d'Ascq et condamnés à mort par le tribunal de Lille, le 6 août 1949.

" La loi du Christ nous prescrit le pardon, vous comprendrez, nous en sommes assurées, Monsieur le Président, qu'aucun motif humain n'est capable de nous dicter cette demande de grâce. Mais tant de sang a déjà été inutilement versé depuis quinze ans, pourquoi y ajouter celui de ces condamnés ? Il ne satisferait ni la justice, ni l'affection que nous gardons à ceux dont nous demeurons séparées. Il ne satisferait qu'une volonté de vengeance que notre foi nous interdit.

" Depuis onze ans, notre malheur a servi à la haine, nous souhaitons qu'il serve à promouvoir la charité et la paix.

" Nous serions désireuses que vous considériez cette lettre comme strictement confidentielle et personnelle.

Daignez agréer, Monsieur le Président, l'expression de notre confiance et de notre plus haut respect. "

Fait à Ascq, Pentecôte 1955 Suivent sept signatures avec le détail des signataires.

La décision de tous les démêlés juridiques appartint en définitive à M. Robert Schumann, garde des Sceaux. En raison de ses origines, cet honnête homme, assez torturé dans sa conscience, n'osa pas aller jusqu'à la révision du procès et donna par écrit un avis défavorable à la grâce. Toutefois, il ne semble pas qu'il ait soutenu verbalement cet avis écrit au Conseil Supérieur de la Magistrature. Après avoir reçu à l'Élysée les avocats des accusés, Maîtres de La Pradelle, Wiltzer et Barthélémy, le Président Coty prenait en juillet 1956, une décision de grâce par laquelle la peine du lieutenant S. S. Hauck était commuée en vingt ans de travaux forcés et celles de tous les autres accusés en dix ans de travaux forcés avec remise du restant de leurs peines. Ceux-ci sortirent de la maison d'arrêt de Loos en passant sans transition du régime des condamnés à mort à la liberté complète. Quant à Hauck, il bénéficiait, un an plus tard, d'une remise de peine qui lui permettait de rentrer en Allemagne.

Tel était l'épilogue de " l'Affaire d'Ascq " pour les neuf S. S. de la 12e division blindée de reconnaissance " Hitler Jugend ".

On ne vit pas avec le passé, il faut oublier le massacre et laisser le temps faire son œuvre. Ceux qui prônent une telle attitude, s'ils omettent de penser aux survivants, oublient l'hommage dû à la mémoire de ceux qui tombèrent pendant la guerre, massacrés, fusillés des pelotons, exterminés des camps, holocaustes innocents ou soldats de la Liberté, sacrifiés sur l'autel de l'idéologie nazie. Certes, la tragédie d'Ascq n'est pas un acte isolé, exceptionnel, c'est un épisode d'une longue série de meurtres qui marquent le passage hitlérien sur des terres conquises : Katyn, Lidice, Oradour-sur-Glane, le Vercors, Marzabotto et combien d'autres, en Russie ou ailleurs accomplis au nom des mêmes principes.

Oublier serait trahir et sous couvert de tout ensevelir dans un silence prudent, ce serait tolérer la propagation d'une mentalité qui trouve encore de nos jours des adeptes dans des pays où la force prime le Droit, où la liberté ne se conçoit que dans le resepct d'une idéologie qui ne tolère aucune opposition, ce serait s'exposer à revivre l'époque de la honte, se faire complice de ceux qui tuaient des millions de Juifs, de ceux qui massacraient des jeunes comme Anne Francke, des enfants et même des nourrissons, ce serait trahir la Résistance qui fut le légitime sursaut de révolte devant ces perspectives monstrueuses. À Oradour, la Résistance n'existait pas et pourtant l'irréparable s'est produit. Le malheur s'est abattu sur le village d'Ascq et plus que des responsabilités, il faut y voir hélas le prix que trop d'innocentes victimes paient chaque fois que les hommes s'engagent dans des conflits armés. La violence entraîne la violence et toute guerre a son tribut de barbarie. Plus que toute autre, la région du Nord était bien placée pour le savoir, qui vit le 24 mai 1940, la 264e division d'infanterie allemande se heurtant à une farouche résistance des troupes Nord-Afiicaines devant Oignies et Courrières, faire de ces deux villages les premiers villages-martyrs de France. Sous de fallacieux pré-textes de résistance militaire par des francs-tireurs " hommes, femmes, enfants furent traqués, percés à coups de baïonnettes, fusillés. Les Allemands firent 140 victimes et poussèrent la barbarie jusqu'à faire creuser des tombes avant de fusiller et de détruire ou incendier les maisons " (Le Monde, 26 octobre 1950).

Comment deviendrait-on un ardent protagoniste de la Paix si l'on oubliait les horreurs de la guerre. L'image de ces drames au contraire devrait guider les consciences pour bâtir la Paix. " La Paix est œuvre de justice. Il faut y croire. Il faut préférer la justice à la force des armes. Mais ce n'est pas avec les armes, les massacres et les ruines qu'on résoud les questions qui opposent les hommes, c'est avec la raison, le droit, la prudence et l'équité... Le recours à la force est un héritage des temps barbares. Il faut dépasser ce stade pour en venir à la raison. S'il est légitime de défendre ses droits, il faut se souvenir que l'adversaire peut en avoir aussi et chercher entre les peuples des solutions justes et équitables pour les uns comme pour les autres.

Au-dessus de la Guerre, il y a la Paix.