LE 25 AVRIL 1945. Discours radiodiffusé prononcé par le général De Gaulle.

La guerre se poursuit. Bien que chaque jour, sur tous les fronts, les armes alliées remportent d'éclatants succès, la lutte reste dure et sanglante. Au milieu des ruines de ses villes et du désarroi de ses campagnes, l'ennemi continue à se battre pied à pied. Tout se passe comme si les combats devaient se prolonger jusqu'à ce que la dernière troupe allemande aie été anéantie sur sa dernière position.

Les philosophes et les historiens discuteront plus tard des raisons de cet acharnement qui mène à la ruine complète un grand peuple, coupable certes, et dont la justice exige qu'il soit châtié, mais dont la raison supérieure de l'Europe déplorerait qu'il fût détruit. Quant à nous, pour le moment, nous n'avons rien de mieux à faire que de redoubler nos efforts, côte à côte avec nos alliés, pour en finir au plus tôt et le plus complètement possible. C'est à quoi s'emploient nos armées dont les coups en Allemagne du Sud, dans les Alpes et sur l'Atlantique, s'étendent et se multiplient.

Il fut un temps, dans cette guerre, où, parmi les soldats en marche, c'est à peine si le monde entendait encore le pas lointain de quelques-uns des nôtres. Depuis lors, n'a cessé de grandir le bruit de nos rangs renforcés. À présent c'est en force que nous menons, avec les autres, les grandes batailles de l'Europe. Demain nous ferons mieux encore. Une certaine famine qui brille dans les yeux de nos soldats, de nos marins, de nos aviateurs nous répond clairement de la suite.

Tandis que notre pays reprend en main sa bonne épée, il recouvre lentement les éléments de son activité économique. Ah ! certes, non sans avoir à surmonter maints obstacles. Pour aujourd'hui, se conjuguant avec les, charges pesantes rte la guerre, ce sont le manque de charbon, le manque de transports, le manque d'importations, sans compter la destruction de beaucoup de nos ressources. Demain se feront sentir l'insuffisance de la main-d'oeuvre, la médiocrité de l'outillage, le défaut de capitaux. La bataille pour la reprise économique est dès maintenant engagée.

Ce sera une dure et longue bataille comme l'auront été celles des armées. Nous n'avons pas à nous figurer qu'avec nos charbonnages encore déficients, nos hauts fourneaux qui se rallument malaisément l'un après l'autre, notre agriculture ébranlée dans ses moyens de production, nos dix-huit cents milliards de dette publique, nos gares, nos ports, nos ponts endommagés, notre million de maisons écroulées, les cent millions de mines que l'ennemi a laissées sur nos terrés, nos locomotives réduites des deux tiers comme le sont aussi notre flotte marchande, nos camions, nos avions de transport, nous allons pouvoir, du jour au lendemain, recouvrer notre prospérité en attendant de l'accroître. L'ère de la gêne, des sacrifices, des restrictions, des lourds impôts est loin d'être près de son terme. Seulement, on peut constater qu'au lieu de fléchir sous la charge et de nous abandonner au bon plaisir du destin comme un marcheur découragé s'asseoit au bord du chemin tandis que tombe la nuit mortelle, nous avons entrepris la tâche avec assez de courage.

Ayant l'inventaire constamment sous les yeux, je puis dire au pays que le redressement est, sans aucun doute, commencé. Il y a quelque progrès dans les quantités de charbon, le total des moyens de transport, le tonnage des importations dont nous pouvons disposer. Le chômage va diminuant. Dans la métallurgie, le textile, le bois, le caoutchouc, l'automobile et d'autres branches de l'industrie, sans parler, bien entendu, des fabrications d'armement, l'amélioration est sensible. Les ports de Marseille, Le Havre, Rouen, Calais, Dieppe, Sète, Port-Vendres, et bientôt Bordeaux, sont de nouveau en état. À ce point de vue, nous bénéficions, d'ailleurs, de l'effort qu'y déploient nos Alliés américains dans l'intérêt de la bataille commune. Quant à notre agriculture, le moment vient où nous allons être en mesure de lui procurer un peu de l'outillage et de lui fournir le complément de main-d'oeuvre dont elle a si grand besoin. Enfin, nous pouvons compter que, dans l'ensemble, les populations des régions ou des lieux sinistrés auront de quoi s'abriter avant que vienne l'hiver prochain.

Évidemment, rien ne serait possible, en fait de reprise économique, sans l'action directrice de l'autorité publique et sans une situation d'ordre intérieur et de paix sociale. Nous avons eu, nous avons encore beaucoup de mal à établir dans le pays une administration générale et locale qui soit à la mesure de ses tâches écrasantes. Le Gouvernement n'a jamais caché les difficultés qu'il rencontre à cet égard pour des motifs qui sont bien connus. Mais il n'en a que plus de raisons pour déclarer que les choses, sans être à l'idéal, fonctionnent maintenant normalement, même dans des administrations qu'il a fallu créer de toutes pièces et auxquelles, comme par hasard, incombent d'exceptionnels devoirs, telles la Reconstruction, l'Économie Nationale, les Prisonniers, Déportés, Réfugiés. D'autre part, les élections municipales provisoires que nous sommes sur le point de faire conformément au plan prévu, vont rendre à nos communes, cellules de la. reconstruction nationale, leur administration responsable et traditionnelle. Les élections vont s'accomplir, comme il convient au peuple que nous sommes et aux leçons que nous avons subies, je veux dire librement, dignement, tranquillement. Elles se feront dans la diversité naturelle de nos tendances, mais elles se feront sans absurdes batailles et dans le souci dominant dis bien public. A moins d'un arrêt subit et prochain des hostilités, elles seront suivies d'élections pour les Conseils généraux. Plus tard, quand se seront tus les canons qui ravagent l'Europe, quand seront rentrés chez eux tous nos hommes détenus par l'ennemi, quand nous aurons pu rendre à leurs foyers la plupart de nos mobilisés, quand la nation aura eu le loisir de mesurer où elle en est, de mettre en ordre les enseignements des événements inouïs qu'elle traverse depuis des années, de réfléchir à son avenir, alors nous pourrons nous refaire en toute conscience et en toute raison des institutions démocratiques et sociales nouvelles, appropriées aux conditions de la vie des États modernes. Je n'ai, pour ma part, aucun doute que la Quatrième République française sera une grande réussite, quant à notre rénovation, car pour avoir beaucoup souffert, nous avons beaucoup appris.

C'est parce que le développement de notre puissance matérielle et le rétablissement de notre équilibre politique et social paraissent chaque jour plus assurés, que nous reprenons peu à peu dans le monde notre rang et notre poids. Certes, pour avoir reconnu que notre place devait être là où elle fut de tout temps, c'est-à-dire avec les premiers, nos principaux amis n'ont pas encore discerné la nécessité de traiter avec nous des affaires essentielles de la Terre de la même façon qu'ils en traitent entre eux. Mais il apparaît déjà que le monde n'a rien à gagner à cette façon de procéder. Nous avons, quant à nous, toujours, pensé et toujours dit, qu'il n'y aura de règlement valable qu'en présence et avec le concours de la France. Rien de ce qui a été, jusqu'à présent, essayé dans d'autres conditions ne nous paraît de nature à nous faire changer d'avis. Comme, d'autre part, nous nous sentons chaque jour plus valides sur nos pieds et qu'en outre nous nous trouvons, comme la nature l'a voulu ou comme notre destin nous y a conduits, installés en Europe et dans un certain nombre de contrées de la terre dans des conditions telles que les délais ne nous inquiètent pas, nous envisageons la suite sans alarmes. Pour ce qui nous concerne nous-mêmes, nous avons, au sujet de la sécurité de nos frontières, de l'avenir de l'Union française dans les cinq parties du monde, de nos droits et de nos devoirs séculaires en diverses autres régions, certaines idées bien arrêtées, dont les événements ont prouvé qu'elles étaient dans l'intérêt de tous et que nous réaliserons. Pour ce qui se rapporte aux autres, soit en Europe, soit en Afrique, soit en Orient, soit dans le Pacifique, nous considérons que le sort d'aucun ne sera réellement fixé, sans que la France soit mêlée d'une manière directe à ce qui devra être discuté et convenu sur le sujet. Enfin, nous sommes assurés que l'organisation dit monde dont la Conférence qui s'ouvre, ébauchera une première esquisse et qui devra, dans l'avenir, être bâtie sereinement sur la base des réalités qu'aura révélées cette guerre quand elle sera terminée, impliquera nécessairement la participation éminente de l'Europe et, par conséquent, la nôtre.

Ainsi va s'achever dans la gloire et la fierté nationales confondues une fois de plus avec la victoire du droit et le triomphe de la justice, une lutte de plus de trente ans dont, tour à tour, la puissance, puis la défaillance, enfin le redressement de la France auront été parmi les facteurs essentiels. Maintenant, notre pays, pour marcher vers ses destinées, refait ses forces et ses moyens, et regroupe ses enfants, notamment ceux d'entre eux qui ont pu survivre au martyre que l'ennemi leur fit subir pour avoir confessé la patrie. Au milieu des difficultés qui nous assaillent aujourd'hui et dont nous savons qu'elles nous étreindront longtemps, nous assurons les raisons décisives qui doivent nous donner en nous-mêmes une confiance inébranlable. Puisqu'une incroyable série d'épreuves sans précédent n'a pu empêcher la France de reparaître intacte, vaillante et rassemblée, nous pouvons lever la tête et regarder l'horizon. L'avenir ne nous fait pas peur.