CHAPITRE PREMIER

Dans la grotte, le quatrième homme était mort. Ses compagnons traînèrent le corps au dehors puis restèrent là, bras en l'air, frissonnant au souffle glacé du vent. Quand ils s'étaient vus découverts, ils n'avaient opposé aucune résistance, pas plus qu'ils ne tentaient maintenant de fuir parce qu'ils étaient trop las, trop faibles, parce qu'ils n'avaient plus la force de se battre. D'ailleurs, même s'ils l'avaient voulu, ils n'auraient pu s'échapper, les hommes de la patrouille qui venaient de les débusquer, les cernaient et les tenaient sous la menace de leurs armes.

Au bout de quelques secondes, les Allemands jetèrent des grenades dans l'étroite entrée, couverte de fougères, pour le cas où quelque autre n'aurait pas eu la sagesse de se rendre. Des pierres et un nuage de poussière jaillirent. Satisfaits, les soldats emmenèrent leurs prisonniers sans se préoccuper du mort.

De toute part, des hommes s'agitaient dans ce morne paysage de montagnes, recouvert d'une neige épaisse que des entonnoirs de bombes et d'obus piquetaient. On dressait l'inventaire des armes capturées et, après les avoir soigneusement fouillés, on mettait le feu aux bâtiments demeurés intacts.

On ne comptait pas les morts, cela se ferait plus tard. Il fallait, avant tout, traquer ceux qui avaient survécu au combat et se trouvaient alors en fuite. Des patrouilles exploraient tout le terrain. À leur approche, des hommes désespérés se figeaient, parmi les roches ou derrière les arbres, retenaient leur souffle et faisaient une prière.

Quand ce fut fini, le lundi 27 mars 1944, à 11 heures, le général Pflaum, commandant la 156e division alpine allemande, reçut un message : Nos forces ont enlevé et occupé toutes les positions de l'ennemi. Il le transmit aux SS, à qui il appartenait de décider des représailles à exercer et du sort des prisonniers. Pour lui, la bataille du plateau des Glières était terminée.

Voici le récit de cette bataille et de l'enchaînement des événements qui la provoquèrent en décembre 1943 et pendant les premiers mois de 1944. C'est l'histoire de la Résistance dans un département de France. C'est surtout celle des 470 hommes qui se réfugièrent dans les montagnes de Haute-Savoie pour jouer leur part dans la tragédie, six mois avant le débarquement de Normandie.

Le 10 mai 1940, Hitler ordonna d'envahir les Pays-Bas. La longue période d'inaction qui avait suivi l'effondrement de la Pologne, se terminait. Tandis que les forces françaises et britanniques entraient en Belgique pour parer cette menace, le général von Rundstedt, plus au sud, déclencha la guerre éclair. Dès le 15, ses divisions blindées avaient profondément pénétré en France.

Cette sorte de guerre surprit et déconcerta Français et Anglais. Avec une rapidité à couper le souffle, la Hollande fut réduite, la Belgique capitula et, dès lors, le sort de la France se trouva scellé. Paul Reynaud, président du Conseil, appela de Madrid, où il était ambassadeur, le maréchal Henri-Philippe Pétain, âgé de quatre-vingt-quatre ans, héros de la Première Guerre mondiale, idole du pays, pour lui servir de conseiller militaire.

La bataille de France ne dura que six semaines. Le 9 juin, Rouen fut pris et Paris menacé, le gouvernement se transporta à Tours. Reynaud, pour sa part, était résolu à poursuivre la lutte, mais, dès son arrivée, le maréchal ne cacha pas qu'il estimait nécessaire de demander un armistice et son avis eut beaucoup de poids sur les autres ministres.

Personne, probablement, ne pouvait plus sauver la France du désastre en juin 1940, mais un grand homme aurait pu, sans doute, sauver son honneur. Il n'en existait pas dans les hauts postes, cependant l'homme du destin se trouva dans la personne du général Charles de Gaulle, âgé de quarante-sept ans, qui allait bientôt acquérir un renom mondial comme chef des Français Libres.

Reynaud, ne pouvant trouver de majorité, démissionna le 16 juin. Pétain lui succéda tout naturellement et, dès le lendemain, lança un message au pays pour dire qu'il était nécessaire d'arrêter les hostilités et de chercher, avec l'Allemagne, une paix honorable, entre soldats. Il en résulta une démoralisation de l'armée. Hitler toucha au sommet du triomphe.

Les Allemands présentèrent des conditions beaucoup plus généreuses qu'on n'aurait pu l'espérer. Le pays serait partagé en deux zones : l'une englobant environ les trois cinquièmes du territoire, avec Paris et toute la côte de la Manche et de l'Atlantique, serait occupée par la Wehrmacht ; l'autre demeurerait administrée par les Français. La France conservait toutes ses colonies et les Allemands n'essayèrent pas de mettre la main sur la flotte. En outre, une petite armée d'armistice subsisterait dans la zone non occupée. En échange de ces concessions, Hitler comptait que la France resterait passive pendant le reste du conflit et que son gouvernement lui apporterait son appui dans les mesures militaires prises en zone occupée.

Pétain établit son gouvernement à Vichy, dont le nom allait, au cours des cinq années suivantes, être synonyme de collaboration avec les Nazis.

Pendant longtemps après 1940, les Français demeurèrent, dans l'ensemble, étourdis par le choc, déconcertés, démoralisés, estimant que l'Angleterre les avait trahis et que l'Amérique les avait abandonnés à leur sort. Dans leur vaste majorité, ils étaient plus que désireux de sortir d'une guerre sauvage, pour laquelle ils n'avaient jamais manifesté beaucoup d'enthousiasme. Ils ne voulaient plus que sauver du désastre ce qui pouvait l'être encore et reprendre, d'aussi près que possible, le courant de leur vie quotidienne.

En fait, les Allemands outrepassèrent vite les avantages acquis. Tout d'abord, ils imposèrent des réparations bien supérieures à celles qui avaient été envisagées à la conclusion de l'armistice. Puis ils réclamèrent des hommes pour travailler en Allemagne, accroissant sans cesse leurs demandes au point de révolter Pétain et ses ministres. Enfin, en novembre 1942, lors du débarquement des Alliés en Afrique du Nord, ils occupèrent tout le pays et licencièrent la petite armée d'armistice.

Tout semble indiquer que s'ils avaient montré plus d'adresse, manifesté moins d'arrogance, imposé un fardeau financier moins lourd et, surtout, réclamé moins d'hommes pour leur travail obligatoire en Allemagne, le peuple français, dans sa majeure partie, aurait fidèlement soutenu le gouvernement du maréchal Pétain, et se serait résolument dressé contre les influences disruptives des rebelles intérieurs et de l'étranger. La France, même sans s'inféoder à l'Axe, aurait pu constituer, pour les Nazis, une base ne créant pas plus de difficultés que l'Autriche.

Mais les Allemands ne le comprirent pas et intensifièrent leurs exactions. En renforçant leur contrôle sur la France métropolitaine, ils obligèrent le gouvernement de Vichy à intervenir plus activement contre les éléments opposés au fascisme. Ils semèrent ainsi les germes de la Résistance et attisèrent les braises de la liberté.

Au lendemain de l'armistice, l'opposition organisée à l'envahisseur ne se développa que très lentement et, au début, manqua de buts précis. Les petits groupes qui finirent pas se constituer, restèrent mal équipés, sans liaison, et ne purent faire grand-chose. En 1941, les Allemands envahirent la Russie soviétique ; du coup, le parti communiste français qui, jusque-là, quoique mis hors la loi, avait refusé de s'engager, jeta dans la lutte toutes les ressources de sa vaste organisation clandestine. Profitant de cette aide très active, les éléments non communistes de la Résistance, qui, non sans répugnance, avaient adopté l'exilé de Gaulle pour chef, crûrent peu à peu en nombre et en efficacité.

Cependant, dans la zone non occupée, et, en particulier, en Haute-Savoie, la Résistance ne trouva guère d'appui jusqu'à l'entrée de troupes allemandes en novembre 1942. Dès lors, le mouvement clandestin et les maquis naquirent, et leur lutte mit en pleine lumière les problèmes et les difficultés auxquels la Résistance se heurta dans tout le pays.

La Haute-Savoie montagneuse constituait un terrain idéal pour les opérations du maquis, surtout quand elles étaient menées par des chasseurs alpins, élite de l'armée française, qui avaient fait partie de l'armée d'armistice. Sous la direction du commandant Vallette d'Osia, qui avait prévu que les Allemands violeraient les conditions d'armistice, et beaucoup fait pour faire face à cette éventualité, des chasseurs constituèrent le noyau de l'Armée secrète non communiste dans ce département. Mais ils restaient peu nombreux ; en février 1943, moins de cent officiers et soldats s'étaient rangés sous les ordres de d'Osia, et encore étaient-ils sans armes pour la plupart.

Néanmoins, le commandant se mit en devoir de faire de son petit groupe une unité bien soudée. Avec ses officiers, il entreprit d'installer un réseau de renseignements qui couvrit toute la région et s'infiltra dans les départements voisins.

Quatre mois après la dissolution de l'armée d'armistice, les Allemands intensifièrent leurs demandes de travailleurs forcés. Les hommes du maquis durent donc quitter leurs villages et se réfugier dans la campagne pour ne pas être emmenés. D'autre part, les montagnes savoyardes offraient un asile aux jeunes gens de toutes les parties de la France qui fuyaient la perspective de l'esclavage. Ils avaient désormais une raison pour se battre : survivre.

D'Osia vit se matérialiser ses rêves de constituer un Bataillon secret. À la vérité, la très grande majorité des nouvelles recrues ne possédait pas, ou peu, de formation militaire, mais le commandant, sachant qu'il ne pourrait constituer ses forces avec les seuls chasseurs alpins, les accueillit avec plaisir.

La première tâche consistait à prendre contact avec ces jeunes gens qui se cachaient dans des grottes, des cabanes ou des chalets de la montagne, et de les gagner à un programme d'action militaire. Ceci fait, il fallait les grouper dans des camps sûrs et commencer à les entraîner. Au cours de cette période, il n'y eut guère d'opérations directes contre l'ennemi, autrement que pour se procurer des vivres et des armes.

Tous les fuyards du travail forcé ne choisirent pas de rallier l'Armée secrète. Certains préférèrent opérer seuls ou avec des groupes indépendants, appelés corps francs. D'autres virent dans la clandestinité un moyen de se procurer des profits et se joignirent à des hommes qui n'étaient, en fait, que des bandits. D'autres, encore, rallièrent les Francs-tireurs et Partisans, c'est-à-dire les maquis contrôlés par les communistes.

En Haute-Savoie, comme partout ailleurs, la Résistance se trouva donc divisée en un grand nombre de fractions, situation qui devait fortement réduire son efficacité. L'Armée secrète, soumise à l'autorité de de Gaulle, et les F.T.P. avaient, chacun, leur commandement régional à Lyon, et si tous deux se trouvaient pratiquement sous les ordres du Conseil National de la Résistance, ils ne se faisaient pas mutuellement confiance; leurs opinions politiques irréconciliables ne cessèrent d'élargir le fossé entre eux.

Ils différaient aussi par leurs buts et leur tactique. La majorité des maquis gaullistes, obéissant aux instructions du Comité de la France Libre, installé à Londres, ne cherchaient pas à attaquer l'ennemi, sauf pour se défendre ou effectuer quelque raid. Ils avaient l'ordre de se préparer, en secret, pour le jour où les Alliés débarqueraient en France, de sortir alors de leurs cachettes pour harceler les Allemands afin de ralentir leurs mouvements vers le front et de fixer des forces qui manqueraient sur celui-ci. Dans l'intervalle, ils se consacreraient à l'exécution d'actes de sabotage.

Au contraire, les communistes, inspirés par Moscou, voulaient attaquer les Allemands et les unités de Vichy chaque fois que c'était possible, sans considération pour leurs propres pertes ni pour les affreuses représailles qu'entraîneraient leur activité, pour des hommes, des femmes et des enfants innocents. Ils se révélèrent des maîtres dans l'art des embuscades, dans les raids-éclairs, et restèrent sans pareils quand il s'agissait d'assassinats et d'intrigues.

Ils espéraient ainsi inculquer à la population le sentiment que la seule opposition effective à l'envahisseur venait d'eux. Dès le moment où ils entrèrent dans la lutte, ils cherchèrent à gêner et à discréditer les actions des résistants non communistes et furent prompts à agir dans ce sens en Haute-Savoie. Les chefs de l'Armée secrète, prétendirent-ils, conduisaient leurs hommes au désastre en renonçant à la mobilité pour attendre tranquillement, dans leurs réduits rocheux, l'arrivée des Alliés, en restant fidèles aux méthodes de guerres traditionnelles, en refusant d'adopter les techniques de la guérilla, mises au point par les partisans russes et yougoslaves.

De tragiques événements allaient fournir aux communistes des arguments pour appuyer cette thèse.

La Résistance française se trouvait donc divisée sur elle-même, face aux forces très supérieures des Allemands et de Vichy, ainsi qu'à la méfiance, à l'apathie et à la peur de la plupart des Français. Malgré l'accroissement de leurs effectifs, ceux qui luttèrent activement pour la liberté, dans la clandestinité, ne dépassèrent jamais plus de 10 % de la population, jusqu'au moment de la libération où le mouvement se trouva soudainement gonflé par des patriotes de la onzième heure. La plus grande partie des membres des classes moyennes et supérieures désapprouvèrent la Résistance et lui furent le plus souvent hostiles, voyant dans les résistants des fauteurs de troubles, des criminels ou, ce qui était pire à leurs yeux, des communistes. Les ouvriers et les paysans, quoiqu'ils eussent plus à souffrir des maquis, soit à cause des représailles effectuées par l'ennemi, soit du fait des éléments troubles qui masquaient leurs activités sous le manteau du patriotisme, se montrèrent plus généreux dans leur appui moral. Mais même les membres de la classe ouvrière répugnèrent, de façon générale, à prendre une position d'où il n'y aurait plus de retour en cas de véritable danger.

Dans tout le pays, cependant, des milliers d'humbles prêtres apportèrent leur soutien inébranlable. Poussés non par des raisons politiques mais par le souci authentique d'agir en faveur de leurs paroissiens, ils se donnèrent de tout coeur à la cause. Leur courage constitua une inspiration et ils s'acquirent le respect et l'admiration de tous les membres de la Résistance, quelle que fût leur allégeance. Le fait qu'ils donnèrent tant, que beaucoup moururent en luttant contre les forces de l'injustice et de la tyrannie, s'inscrit à tout jamais au crédit de l'Eglise, malgré l'attitude de la plupart du haut clergé.

L'Armée secrète se développa pendant tout l'été de 1943, mais, de mois en mois, la réaction des Allemands et de Vichy se fit plus intense.

La Garde mobile, police nationale, avait été renforcée par la Garde mobile de réserve, mais si, dans cette dernière, les hommes inclinaient moins à fermer les yeux sur l'activité de leurs compatriotes de la Résistance, ni l'une, ni l'autre n'étaient considérées comme un barrage suffisant contre les terroristes. Aussi, par un décret du 30 janvier 1943, la Milice fut-elle créée. D'après son chef, Darnand, elle fut constituée : ... pour grouper les Français résolus à participer activement à la rénovation politique, sociale, économique, intellectuelle et morale de la France. Elle se composera de volontaires, aptes physiquement et moralement, non seulement à soutenir le nouvel État par leurs actes, mais aussi à l'assister dans le maintien de l'ordre intérieur.

En fait, ces volontaires furent, en grande partie, des détenus auxquels on ouvrit, dans ce but, les portes des prisons, et de simples mercenaires ayant le goût du pillage et de la violence sous ses pires formes. Ils prêtaient le serment suivant : Je jure de lutter contre la démocratie, contre les dissidents gaullistes et contre la léproserie juive. En plus de leur solde, ils recevaient une prime par prisonnier, vivant ou mort, et ils écrivirent une page de barbarie et de cruauté sans égale dans toute l'histoire de France. Très vite, les Français craignirent et haïrent plus la Milice que l'infâme Gestapo.

Le 13 septembre 1943, les Allemands arrêtèrent le commandant d'Osia, trahi par un collaborateur. Il réussit à s'évader mais ne pouvait manifestement plus demeurer en Haute-Savoie, il passa donc à l'étranger par la voie des passages clandestins.

Ce fut un coup dur pour l'Armée secrète. Il ébranla le moral de beaucoup de jeunes maquisards, ennuyés de s'entraîner indéfiniment sans presque jamais se battre, las de se cacher, conscients des épreuves qu'apporterait l'hiver, effrayés par l'idée d'être pris. De nombreuses désertions se produisirent.

Pendant deux mois, les groupes francs indépendants, dont l'enthousiasme originel n'avait jamais pâli, furent à peu près seuls à entretenir la flamme de la résistance non communiste dans cette partie de la France. En effectuant d'audacieuses opérations contre l'ennemi, en attaquant les trafiquants du marché noir et les bandits, en se vengeant de collaborateurs dangereux, ils constituèrent un exemple pour servir d'inspiration aux hommes de d'Osia, demeurés fidèles, dans l'attente d'un nouveau chef.

Ce fut le capitaine Romans-Petit, qui apporta, dans ses nouvelles fonctions, une connaissance très poussée des problèmes du maquis. Un an plus tôt, il avait pris en main les partisans du département de l'Ain et en avait fait une troupe aguerrie.

À la demande du Conseil National, il entreprit de consolider la structure établie par d'Osia dans les montagnes de Savoie, de choisir et de former un éventuel remplaçant du chef départemental.

Bien qu'officier de carrière comme lui, Romans-Petit nourrissait, sur la stratégie et la tactique, des vues entièrement différentes de celles de son prédécesseur et se trouvait en complet désaccord avec le genre d'action préconisé par le quartier général des Français Libres, à Londres. Alors que d'Osia s'était borné à entraîner ses hommes et à attendre le débarquement allié avant de les engager autrement que défensivement, il était en faveur d'un programme de harcèlement offensif. À ses yeux, l'Armée secrète de Haute-Savoie devait suivre l'exemple donné par les F.T.P. et les groupes francs en engageant une guérilla active sans attendre l'arrivée des Alliés en France.

Mais, s'il admettait la justesse de la politique suivie par les F.T.P., il décela bien vite les faiblesses de leur organisation. Tout d'abord, les maquisards communistes restaient indisciplinés et sans officiers de valeur ; en outre, leurs groupes agissaient indépendamment, sans s'intégrer dans un cadre d'ensemble.

S'il acceptait le principe d'agir avec de petites compagnies de partisans, très mobiles, dispersées dans toute la campagne, capables de frapper fort et de disparaître aussitôt, Romans-Petit estimait capital de les composer avec des hommes entraînés et disciplinés, conduits par des officiers et des sous-officiers d'une compétence assurée. Il jugeait également essentiel de faire coordonner leurs activités par le commandant départemental, seule façon d'obtenir des résultats valables.

Les hommes de l'Armée secrète accueillirent bien les vues de leur nouveau chef, d'autant plus qu'il remonta leur moral en intensifiant les actions de sabotage et en faisant effectuer, par les plus expérimentés d'entre eux, des attaques-éclairs contre les convois passant dans les vallées.

Ayant ainsi revivifié l'esprit de ses hommes, le nouveau chef départemental entreprit d'établir un système de liaison entre ses compagnies dispersées, d'améliorer son service de renseignements et d'intensifier l'entraînement. Mais, à mesure que les semaines passèrent, un vieux problème devint de plus en plus difficile à résoudre localement : se procurer des armes. Les raids sur les dépôts ennemis ne pouvaient, à eux seuls, fournir le matériel et les munitions nécessaires. Romans-Petit décida d'en appeler à Londres par l'intermédiaire du capitaine Jean Rosenthal.

Celui-ci, nom de code Cantinier, agent du B.C.R.A., service de renseignements des Français Libres, avait été parachuté en Haute-Savoie en octobre 1943 pour établir la liaison avec le maquis. Le B.C.R.A., créé par de Gaulle en 1940, s'occupait d'espionnage et, en accord avec le S.O.E. (Special Operations Executive) puis, plus tard, avec l'O.S.S. américain, d'organiser les sabotages et de mettre sur pied des groupes de résistance en France.

On a beaucoup écrit sur les exploits des agents du S.O.E. et du B.C.R.A. et il convient de rendre hommage aux braves, hommes et femmes, dont beaucoup furent tués dans l'action ou capturés et exécutés. Malheureusement, si des agents des deux organisations secrètes poursuivaient les mêmes buts et partageaient les mêmes dangers, leur collaboration, à Londres, se trouvait réduite au minimum. Le S.O.E. s'offusquait de ce que Churchill eût permis aux Français Libres de monter un service de renseignements indépendant, tandis que de Gaulle et ses officiers, aveuglés par un complexe d'infériorité presque insurmontable, s'opposaient farouchement à tout emploi d'agents britanniques en France.

Ils se contrariaient donc et l'entrée en scène de l'O.S.S. aggrava encore la situation. Après la guerre, chacune des trois organisations revendiqua à son crédit la plus grande partie des succès obtenus par l'activité clandestine en France. Le Mouvement de la Résistance, cependant, dans son ensemble, tout en admirant le courage des agents de liaison qui se joignirent à lui dans sa lutte, ne nourrissait guère d'affection pour aucune d'entre elles. Seul le B.C.R.A. jouissait de quelque influence sur le maquis et encore resta-t-elle limitée à des groupes comme celui de Romans-Petit.

En sautant en Haute-Savoie, Rosenthal avait pour instructions de collaborer avec les communistes et les non-communistes, et de faire connaître leurs besoins à Londres. Ses supérieurs du B.C.R.A. lui avaient cependant bien souligné que, s'il devait pleinement utiliser les ressources des F.T.P., il lui fallait aussi exercer sur eux une surveillance vigilante ainsi qu'un strict contrôle sur la répartition des armes qui pourraient être parachutées dans la région. De Gaulle était hanté par la peur qu'en armant tous les maquisards, sans tenir compte de leur allégeance politique, comme le désiraient Britanniques et Américains, les communistes n'acquissent une puissance qui leur permettrait de s'emparer du pouvoir après la libération du pays. S'il était facile, arguait-il, de donner un fusil ou une mitraillette à un homme, il le serait bien moins de les lui faire rendre quand les Allemands auraient été chassés.

Les événements de 1944 et de 1945 prouvèrent que cette peur n'était pas sans fondement.

La radio de Rosenthal constituait l'unique lien de l'Armée secrète avec le monde extérieur. À la fin de décembre 1943, il informa Romans-Petit qu'une demande d'armes pour tous les groupes de résistants en Haute-Savoie avait été transmise à Londres où on l'étudiait. En attendant, il fallait choisir un site convenable pour recevoir les parachutages et il suggéra au commandant départemental d'attribuer la priorité à cette besogne.

Telle était la situation en Haute-Savoie quand se termina la quatrième année de guerre. La scène se trouva dressée pour le Bataillon secret. Elle allait voir la première bataille rangée, livrée en France, entre les forces du maquis et leurs ennemis.

Cette bataille du plateau des Glières se livra en mars 1944, mais notre histoire commence trois mois plus tôt, quand un incident, mineur en apparence, déclencha la série d'événements dont la tragédie allait constituer le point culminant. Il se passa dans le hameau de Puze.

CHAPITRE II

L'abbé Jean Truffy, curé de Petit-Bornand, village situé à une quarantaine de kilomètres au nord-est d'Annecy, apprit cet incident de Puze un peu avant midi, le 24 décembre 1943. Il disposait les cierges sur l'autel pour la messe de minuit, quand il entendit s'ouvrir la porte de la petite église. En se retournant, il vit un homme, qu'il reconnut pour être un membre du corps franc de Simon, de Thorens, se glisser dans le confessionnal.

Truffy attendit quelques minutes, afin de s'assurer que l'homme n'était pas suivi, avant de gagner à son tour le confessionnal. Depuis l'occupation de la région par les Allemands, il avait donné son appui à la Résistance, et il ne savait jamais, en prenant place derrière le grillage, s'il entendrait dévider des péchés ou quelque information urgente. Cette fois, comme il le prévoyait, c'était une information ; elle lui fit froncer les sourcils et serrer les poings de colère.

Au petit matin, dit l'homme, d'une voix calme, un groupe armé était arrivé au hameau de Puze et avait pénétré de force chez Marius Caullireau dont le fils faisait partie d'une compagnie de l'Armée secrète. Sous la menace d'un revolver, la bande avait réclamé, au nom de la Résistance, de l'argent qui, disait-elle, était caché dans la mai-son. Caullireau refusa de donner ses économies. La bande le roua de coups et lui brûla les pieds avec des braises prises au foyer.

Caullireau s'évanouit sans parler. La bande s'attaqua alors à son fils qui, sous de terribles souffrances, s'évanouit à son tour. Les bandits se mirent à ravager la maison, brisant les meubles, faisant sauter des lames de parquet, démolissant des boiseries. Ils finirent par trouver l'argent et s'en allèrent en emportant tous les objets de valeur, laissant le père et le fils sans connaissance parmi les épaves.

- Ils sont tous deux en très mauvais état, mon Père, mais, heureusement, leurs jours ne sont pas en danger. Le jeune Caullireau a pu nous dire le nom du coupable. C'est Lamouille. Simon a pensé que vous deviez être prévenu.

L'abbé remercia le messager qui sortit furtivement, comme il était entré, puis resta un long moment, à réfléchir, dans l'ombre du confessionnal. Dès le début, il avait soupçonné l'identité du criminel, le coup portant une marque qui lui était familière. En ce même moment, pensa-t-il avec amertume, Marcel Lamouille devait se repaître de son butin, à moins de quatre cents mètres de l'église.

Lamouille, natif de Petit-Bornand, dirigeait l'Hôtel des Bains à Annemasse, avant la guerre. Communiste militant, il avait été arrêté en 1939 en application d'un décret contre le parti, et placé dans un camp d'internement. Il profita de la confusion qui suivit l'armistice pour s'en échapper, se cacha et reparut à Petit-Bornand en 1942. Il se tint tranquille tout d'abord, puis, en novembre 1943, réunit deux Russes, criminels recherchés par la police, plus sept ou huit hommes de la région, de réputation aussi mauvaise, et proclama la constitution d'un nouveau groupe de maquisards.

Ils prétendaient agir pour les F.T.P. mais, dès qu'ils se furent procuré des armes, Lamouille et sa bande se lancèrent dans une campagne de vols, d'intimidations, de terreur, presque sans discrimination. Ils attaquaient les Allemands uniquement pour dépouiller les corps de ceux qu'ils tuaient et, entre deux engagements de cette sorte, pillaient magasins et boutiques. Ils n'hésitaient pas à tuer si quelqu'un leur opposait alors même un semblant de résistance.

En plus de ces actes de terrorisme, ils tendaient des embuscades aux voitures de toute sorte sur les routes, dépouillaient les occupants de leur argent et de leurs objets de valeur, puis repartaient avec les véhicules. Ils tuaient les paysans qui refusaient de vendre leurs produits à Lamouille, au prix fixé par celui-ci, et ils les revendaient au marché noir avec un bénéfice de 800 %. Même ceux qui fournissaient déjà des vivres aux groupes de l'Armée secrète, dans la montagne, ne se trouvaient pas à l'abri de leurs exactions. Lamouille leur imposait de passer par lui et beaucoup n'avaient pas le courage de refuser. Très vite, les ravitailleurs des diverses compagnies se trouvèrent extrêmement gênés.

Dès le début de ses activités criminelles, Lamouille traita avec mépris les autres résistants, essayant même de désarmer les faibles groupes. Les chefs de l'Armée secrète, pour leur part, hésitaient à agir contre lui parce qu'il prétendait relever des F.T.P., craignant qu'une attaque, même contre un groupe comme le sien, n'amenât une rupture complète des relations, déjà tendues, entre les organisations communistes et non communistes. Mais les divers corps francs organisèrent un système d'alerte permettant aux commerçants et paysans de leur secteur de les appeler à l'aide. Cela se révéla ne pas constituer une bien forte dissuasion pour Lamouille qui étendit ses raids sur une vaste région, en agissant avec brusquerie et rapidité.

Bien que toujours en mouvement, les bandits considéraient Petit-Bornand comme leur base et on les trouvait souvent dans le village ou dans un des chalets abandonnés du voisinage. Les villageois vivaient dans une terreur perpétuelle. Cela convenait fort bien à Lamouille parce que cela facilitait ses rapines. Même le maire, François Merlin, semblait répugner à donner l'exemple en défiant le criminel.

L'abbé Truffy, lui, refusa, dès le début, de se laisser intimider. Il parlait sans peur contre Lamouille et, tout en évitant soigneusement de mettre en danger la Résistance, ne manquait aucune occasion de se jeter à sa traverse. Il s'en était fait un redoutable ennemi.

Le prêtre, âgé de trente-quatre ans, n'était curé de Petit-Bornand que depuis sept ans, mais son dévouement envers ses paroissiens, son courage, sa façon peu orthodoxe de remplir ses devoirs, étaient déjà presque légendaires. La paroisse englobait les hameaux d'alentour. Il ne s'agissait, le plus souvent, que de groupes de deux ou trois maisons, dispersés au flanc de la montagne ou dans la pittoresque vallée du Borne, qui s'élargit en ce point, pour former un amphithéâtre naturel, avec deux défilés donnant accès, l'un dans la vallée de l'Arve, à Saint-Pierre-de-Rumilly, l'autre dans la vallée de Thônes, à Saint-Jean-de-Sixt.

La population, d'un millier d'âmes, se composait principalement de paysans possédant cinq vaches au maximum, qui luttaient pour vivre en vendant leur lait et leur fromage, le reblochon. Avant la guerre, des touristes venaient en été, et des skieurs, pendant les mois d'hiver, apportant un peu d'argent. Quelques grands hôtels de Haute-Savoie recevaient encore les amateurs de sports d'hiver qui pouvaient s'offrir le luxe de s'y rendre, mais la plupart des chalets estivaux, à Petit-Bornand et aux environs, restaient vides. Les commerçants éprouvaient de la peine à joindre les deux bouts mais tout le monde possédait l'esprit fier et indépendant des Savoyards. Tous les gens se trouvaient apparentés par des mariages et la plus grande partie nourrissait une affection profonde pour leurs prêtres.

En 1939, l'abbé Truffy avait été mobilisé. Il servit, pendant dix mois, au 100 Bataillon de Chasseurs alpins et participa aux combats sur la frontière italienne. Démobilisé à l'armistice, il revint au village, déchiré par la défaite de la France mais heureux que la lutte fût terminée.

Petit-Bornand tomba, peu à peu, dans une torpeur rurale. Le souci principal des habitants et du prêtre était l'entretien des vingt-sept hommes du pays prisonniers en Allemagne ; ils effectuaient des collectes pour leur envoyer des colis, priaient pour leur prochaine libération, et survenaient aux besoins de leurs familles.

L'occupation de la Haute-Savoie par les troupes allemandes, en novembre 1942, amena de nombreux changements dans la vie des paroissiens. Personne n'échappa aux conséquences, et Jean Truffy moins que les autres. Moins d'un mois après leur arrivée, il s'était entièrement voué à la Résistance, car il voyait dans ce brutal tournant des événements une grande menace pour la sécurité et le bien-être de ses paroissiens. Ses craintes se trouvèrent très vite confirmées, mais, entre-temps, il accomplit le premier pas sur la dangereuse voie de la rébellion pour protéger des membres de sa famille.

Deux de ses cousins, avertis par un ami qu'ils étaient sur la liste noire de la Gestapo, s'enfuirent de leur domicile, à Limoges, quelques minutes avant l'arrivée des policiers venus pour les arrêter. Ne sachant où aller, ils demandèrent asile au presbytère. L'abbé Truffy les recueillit sans hésiter et, tout de suite, leur montra où ils pourraient se cacher en cas de perquisition. Dès lors, il n'y avait plus de retour possible pour le curé de Petit-Bornand.

La région, cependant, ne sentit vraiment l'effet de l'occupation qu'en mars 1943. Beaucoup d'hommes reçurent alors une convocation pour le travail obligatoire en Allemagne. En corps, ils allèrent demander l'avis de leur curé. Devaient-ils se soumettre à l'ordre de Vichy ou entrer en dissidence ?

L'opinion de l'abbé était bien arrêtée. Une affectation aux bataillons de travailleurs équivalait à la déportation, leur dit-il ; que leur gouvernement pût y contraindre des Français était moralement indéfendable donc inacceptable. Non seulement ils entreraient en esclavage mais ils aideraient, contre leur gré, leurs ennemis. À leur place, déclara-t-il, il ne partirait pas.

Après en avoir discuté entre eux, les requis de Petit-Bornand choisirent la liberté, dirent au revoir à leurs parents dans la nuit du dimanche 14 mars 1943, et partirent dans la montagne. Par la suite, l'abbé Truffy réussit à procurer à beaucoup d'entre eux de faux papiers établissant qu'ils étaient exempts, pour raison de santé, du travail obligatoire ou engagés, par la municipalité, pour travailler dans les scieries. Les autres préférèrent rejoindre le maquis et gagnèrent un des camps du commandant Vallette d'Osia.

Le rythme des opérations de résistance s'accéléra en Haute-Savoie. Le presbytère devint un asile pour des maquisards traqués, de toute opinion, et, de jour en jour, l'abbé se trouva de plus en plus engagé dans la lutte. Non seulement il allait dire la messe aux exilés de la montagne, ce qui était pénible en été et dangereux en hiver, mais il mit sa demeure à la disposition des chefs de l'Armée secrète comme lieu de réunion et comme boîte aux lettres.

Il prit aussi sur lui de fournir des cartes d'identité, essentielles pour les maquisards et pour les habitants que leur refus d'obéir à la réquisition pour le travail obligatoire risquait de faire arrêter. Utilisant des cartes en blanc, procurées par un ami, à la préfecture d'Annecy, il en dota chacun, avec qui prétendaient sauver le pays en volant des Français.

De toute évidence, il fallait faire quelque chose, et vite, pour mettre un terme aux activités de Lamouille et de sa bande, non seulement pour protéger les habitants contre leurs exactions, mais aussi parce qu'elles risquaient de compromettre les projets récents de l'Armée secrète. Celle-ci, depuis quelques jours, savait l'abbé Truffy, avait choisi le plateau des Glières, situé dans la montagne, au-dessus du village, mais toujours dans sa paroisse, comme zone de parachutage des armes tant souhaitées. Déjà, un premier groupe de maquisards se préparait à monter sur le plateau pour y prendre des dispositions, alors même que Londres n'avait encore rien annoncé. Petit-Bornand devenait le point central de cette opération. La plupart des membres de la police locale et certains gardes mobiles sympathisaient avec la véritable Résistance mais on ne pouvait s'attendre à les voir tolérer Lamouille pendant encore bien longtemps. Tôt ou tard, les autorités feraient un effort pour détruire la bande et un ratissage de la région, effectué, plus que probablement par la redoutable Milice, découvrirait la présence de l'Armée secrète aux Glières.

La première chose à faire, décida l'abbé Truffy, des détails expliquant sa présence dans la région. Le maire y apposa sa signature et son cachet.

Les tickets d'alimentation étaient aussi essentiels. L'abbé Truffy apprit à la femme qui en était chargée à la mairie et nourrissait des sympathies pour la cause, comment faire pour dissimuler le fait qu'elle en distribuait plus qu'elle n'en avait le droit. En outre, il cacha fréquemment des armes volées et de précieux colis de tabac, dans les combles de son église.

Après la guerre, l'abbé écrivit les raisons qui l'avaient conduit, ainsi que bien d'autres prêtres, à apporter son appui à la Résistance :

- Si mes confrères et moi agîmes ainsi pendant l'occupation et la période du maquis, ce ne fut pas parce que nous étions contre le maréchal Pétain et pour le général de Gaulle, mais simplement parce que, en tant que prêtres, nous ne voyions pas d'alternative.

De même que les évêques avaient été, naguère, les défenseurs de la cité, nous voyions notre rôle, en ces jours troublés, comme défenseurs de nos paroissiens. Notre devoir consistait à les protéger contre l'envahisseur, contre les erreurs et les faiblesses d'un gouvernement qui était prisonnier des occupants, et contre les excès de ces groupes consistait à prévenir Humbert Clair de ce qui s'était passé à Puze et d'essayer de trouver, avec lui, un moyen d'en finir avec Lamouille.

Capitaine, bientôt chef de bataillon, Clair avait commandé l'Armée secrète dans le secteur de Bonneville, sous l'autorité de d'Osia. Officier de carrière aux chasseurs, il avait rejoint la Résistance lors de la dissolution de l'Armée d'armistice. Sa femme et ses enfants habitaient Annecy, et il parvenait à les voir de temps à autre.

Le 30 septembre 1943, une escouade de gendarmes militaires allemands l'avait arrêté à son P.C., établi dans un hôtel de Nanty. Le 21 octobre, il fut envoyé vers Lyon pour subir un nouvel interrogatoire. La voiture tomba dans une embuscade, tendue par quelques maquisards, il profita de la confusion pour s'évader.

Après un bref séjour en Suisse, il fut rappelé en Haute-Savoie, au début de décembre, pour servir d'adjoint à Romans-Petit et le remplacer ultérieurement comme commandant départemental. Peu après son retour, nanti de faux papiers au nom de Navant, il se présenta au presbytère de Petit-Bornand où Truffy fut d'autant plus heureux de l'accueillir qu'ils étaient amis depuis longtemps.

Le prêtre quitta l'église, rentra au presbytère et raconta à Clair ce qu'il savait du raid de Lamouille au domicile de Caullireau. L'officier de chasseurs en fut outré, mais, tout en reconnaissant qu'il fallait faire quelque chose pour mettre fin aux entreprises du gangster, il souligna les difficultés que présenterait toute action contre lui tant qu'il resterait protégé par son association avec les F.T.P.

- Je ne peux croire, observa l'abbé, qu'il opère toujours sur les ordres des F.T.P., en tout cas, il devrait comprendre qu'il nous met tous en danger, particulièrement maintenant.

- Vous savez aussi bien que moi, répondit Clair, en hochant la tête, que la sécurité de l'Armée secrète ne préoccupe guère nos amis des F.T.P., et il est possible que Cantinier (Rosenthal, agent des Français Libres) ne leur ait encore rien dit au sujet des Glières. Quand il le fera, ils réagiront sûrement, car ils sont aussi désireux que nous de recevoir des armes. Plus que nous, sans doute! En attendant, je le crains, nous ne pouvons qu'attendre avec l'espoir que Lamouille se mettra dans la tête de disparaître d'ici pendant un certain temps. Tout de même, je vais en parler à Simon et aux autres chefs de corps francs, afin de trouver le moyen d'améliorer leur système d'alerte.

L'abbé dut admettre, à contrecoeur, que l'Armée secrète ne pouvait, pour le moment, réagir autrement. Mais il ne voyait aucune raison pour ne pas agir lui-même et il annonça à Clair qu'il parlerait contre Lamouille dans son sermon de la messe de minuit. Cela pourrait inciter les habitants à faire front contre les terroristes et à rendre la vie beaucoup moins facile à Lamouille.

Les deux hommes déjeunèrent ensuite. En regardant son ami, l'abbé Truffy pensa que l'Armée secrète n'aurait pu trouver meilleur homme pour endosser les lourdes responsabilités de commandant départemental dans les journées certainement fort difficiles qui viendraient. Il ne pouvait prévoir la tragédie qui les toucherait si profondément tous les deux, ni le rôle qu'allait jouer son ennemi Lamouille pour la provoquer.

CHAPITRE III

Comme d'habitude, l'église s'emplit pour la messe de minuit. À l'extérieur, une épaisse couche de neige couvrait le sol. Sous le clair de lune, à travers l'air limpide, les cimes blanches paraissaient à portée de la main.

Clair se trouvait au premier banc avec un ou deux autres officiers du maquis, le maire et la famille de celui-ci et, quand le prêtre monta en chaire, il tendit l'oreille.

L'abbé Truffy parlait tranquillement, lentement, en choisissant bien ses mots. Pour commencer, il rappela à ses ouailles la signification de Noël et leurs devoirs de chrétiens. Les temps, dit-il ensuite, étaient difficiles mais cela ne durerait pas toujours, il fallait garder sa foi. Il marqua une pause, regarda les visages autour de lui, puis aborda le sujet des devoirs civiques, ce qui lui permit de lancer son attaque contre Lamouille.

Il ne nomma pas le terroriste mais personne ne se trompa quand il parla des éléments criminels qui existaient parmi eux.

- Il y a, dans notre village, d'odieuses sangsues qui, en prétendant servir un grand idéal, sucent votre sang et que vous laissez faire parce que vous avez peur ! Ces hommes, je vous le dis, constituent une abomination au regard de Dieu; en les aidant, même contre votre gré, non seulement vous commettez une lâcheté mais vous vous rendez coupables d'un grave péché. Mes enfants, je vous demande de vous tenir à mes côtés et de ne plus avoir peur. Le courage que je vous réclame n'est rien par comparaison avec celui que manifestent, chaque jour, des hommes et des femmes braves, en votre faveur. Je vous demande seulement de m'aider à débarrasser Petit-Bornand de ces individus en refusant, tous tant que vous êtes, de vous plier à leurs désirs et de céder à leurs menaces. Si nous sommes unis, si nous leur montrons que nous voulons nous débarrasser d'eux, si nous leur faisons bien comprendre qu'une menace contre l'un d'entre nous est une menace contre tous et que, désormais, la force répondra à la force, alors, en lâches qu'ils sont, ils s'éloigneront et, les autres étant encouragés par votre exemple, plus une ville ni un village de Haute-Savoie ne les tolérera plus. Je vais vous faire une promesse. Si ces gens réussissaient, par fourberie ou par une fausse prétention de patriotisme, à échapper au jugement des hommes, un jour viendra, comme il viendra pour nous tous, où ils se trouveront devant le Grand Juge et ils subiront le terrible châtiment du Tout-Puissant. Reprenez donc du coeur, soyez braves et résistez fermement au mal. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !

Ces paroles eurent, manifestement, un effet considérable sur les paroissiens et, la messe terminée, beaucoup vinrent assurer l'abbé de leur concours. L'abbé Truffy en fut ravi, mais Clair demeura soucieux. Il pensait bien que Lamouille réagirait.

La journée de Noël se passa sans surprise en dehors d'une que le curé préparait depuis quelque temps. En rentrant d'une visite au village, Clair découvrit, à son ravissement, que sa femme et trois de ses cinq enfants étaient venus faire un bref séjour au presbytère. Les deux autres enfants avaient été envoyés chez des parents, à Aix-les-Bains, pour faciliter le problème de la subsistance. Ce fut, pour Clair, le plus beau des cadeaux de Noël ; il ne les avait pas vus depuis près de six mois.

Le lendemain, après leur départ pour Annecy, Clair assista à la grand-messe. Quand il quitta l'église avec l'abbé Truffy, ils constatèrent que la panique régnait dans le village. Lamouille avait effectivement réagi pour montrer aux habitants qu'il demeurait le maître et nourrissait bien l'intention de le rester. Deux de ses hommes avaient collé des placards sur tous les tableaux d'affichage publics, dans les cafés, voire à la porte de l'église. Lamouille décrétait que, dans l'intérêt du combat pour la liberté, tous les épiciers devraient fermer le 1er janvier et ne plus rouvrir sans son autorisation. Ceux qui refuseraient d'obéir seraient considérés comme des traîtres. Dans l'intervalle, les villageois achèteraient leurs légumes et leurs fruits à Lamouille. Il laissait prévoir d'autres fermetures.

Devant cette nouvelle menace, la résolution de résister, manifestée la veille, s'écroula. L'abbé Truffy obtint pourtant de certains commerçants la promesse de se concerter avec lui avant de céder à la demande du terroriste. Cela fut dûment signalé à Lamouille et, le soir, le curé reçut une visite.

Vers vingt et une heures, sa femme de ménage l'appela à la porte d'entrée du presbytère. Il se trouva devant un étranger, d'une trentaine d'années, portant un lourd manteau de cuir. Un linge ensanglanté enveloppait sa main gauche. En parlant, il ne regarda jamais le prêtre en face.

- Mon père, dit-il, je me suis coupé la main sur une hache. Voudriez-vous me soigner.

- Je vais faire mieux, dit l'abbé, en vous conduisant chez les sœurs. Elles sont habituées à ce genre de choses. Entrez pendant que je vais chercher un manteau.

L'étranger entra et le curé referma la porte. Clair et deux de ses lieutenants du maquis buvaient un verre de vin avec Truffy, dans la pièce adjacente, quand celui-ci avait été appelé. Ils remarquèrent vite la nervosité de l'homme. Malgré le froid, de la sueur perlait à son front et, à deux reprises, il parut sur le point de s'enfuir de la maison. Clair nota aussi que sa main droite ne s'éloignait jamais de la poche du manteau.

Il pressentit immédiatement un danger, mais avant qu'il eût pu le mettre en garde, l'abbé Truffy reparut, emmitoufflé, et fit sortir précipitamment son visiteur. Les trois officiers, armés, le suivirent aussitôt.

En le conduisant chez les sœurs de la Charité, qui servaient d'infirmières au village, le curé essaya d'engager la conversation mais l'homme se borna à dire qu'il était un maquisard tandis que sa nervosité augmentait à chaque pas.

En arrivant au couvent, le curé apprit que les deux sœurs avaient été appelées au-dehors pour des cas d'urgence. Il décida de ramener l'étranger au presbytère en vue de le soigner lui-même. Clair et ses compagnons se dissimulèrent dans un couloir pour les laisser passer et leur emboîtèrent le pas.

Dans la chaleur de la cuisine, Clair commença un interrogatoire tandis que Truffy lavait et pansait l'entaille. Tout ce qu'il put tirer du visiteur fut qu'on l'appelait Pierre de la Chaise et qu'il avait, quelques jours auparavant déserté la Garde mobile pour rejoindre la Résistance. Il ne voulut pas révéler à quel groupe du maquis il appartenait, mais déclara qu'il avait passé la nuit précédente à Saint-Pierre-de-Rumilly.

Après avoir mangé un peu et but un verre de gnôle, le maquisard se leva et dit brusquement :

Il faut que je parte ! Arrivé à la porte de la cuisine, il hésita cependant, poussa un soupir très profond, et, se retournant vers le curé, déclara :

- Mon Père, je n'ai pas pu venir à la messe, hier. Pourriez-vous m'entendre en confession ?

Clair se tint à proximité tandis que l'abbé Truffy donnait l'absolution à Pierre de la Chaise pour les péchés confessés. Cependant, voyant que le pénitent restait très troublé par un conflit intérieur, il lui demanda :

- Est-ce bien tout, mon fils ? N'avez-vous pas autre chose à me dire qui vous soulagerait ?

L'homme répondit par la négative, mais, au seuil du presbytère, hésita une fois de plus. Il se retourna et, pour la première fois, regarda en face l'abbé Truffy qui aperçut des larmes dans ses yeux.

- Mon Père, je... commença-t-il, mais le courage sembla l'abandonner. Pardonnez-moi, mon Père, pardonnez-moi !

Puis il disparut dans la nuit.

Clair le fit suivre par un officier. Celui-ci revint une demi-heure plus tard. Pierre de la Chaise était allé directement au chalet qui servait de P.C. à Lamouille. On l'y avait reçu aussitôt, une violente dispute avait eu lieu et il était ressorti précipitamment peu après. L'officier ne put entendre ce qui s'était dit pendant cette dispute, mais il affirmait que Lamouille paraissait être très en colère après ce que l'homme lui avait dit.

Trois jours plus tard, des enfants, jouant aux environs du village, trébuchèrent contre un corps enfoui dans la neige. C'était celui de Pierre de la Chaise. Il avait reçu une balle dans la tête. Le 30 décembre, Truffy eut une autre visite ; il s'agissait, cette fois, d'un inspecteur de police d'Annemasse qu'il connaissait bien et dont les sympathies allaient à la Résistance.

Il venait prévenir l'abbé, annonça-t-il, que la police ne pouvait plus fermer les yeux sur les activités de Lamouille. Il y avait eu trop de plaintes, trop de crimes ignobles. Il faut mettre ce gangster hors d'état de nuire, et rapidement, dit-il, et il ajouta que des opérations de grande envergure contre Lamouille pouvaient créer des difficultés à l'Armée secrète mais qu'elles auraient lieu si la Résistance ne se décidait pas à mettre de l'ordre dans sa propre maison. Si Lamouille était pris vivant, souligna-t-il, son procès, qui ferait ressortir tous ses crimes, produirait beaucoup d'émotion en France et pouvait faire beaucoup de tort au mouvement clandestin.

L'abbé Truffy l'assura qu'il informerait qui de droit et le remercia de son avertissement. En partant, le visiteur insista sur la nécessité d'agir vite et révéla que des forces de police, chargées d'arrêter Lamouille, étaient déjà arrivées à Bonneville. Ces hommes n'avaient aucun désir de compromettre les combattants de la liberté - la grande majorité appartenant à des cellules de la Résistance - mais ils ne pourraient refuser plus longtemps d'écouter les injonctions quotidiennes de leurs supérieurs d'Annecy. Si l'Armée secrète décidait d'agir et rendait inutile l'intervention de la police, il proposait d'en avertir l'inspecteur Marie, chef du groupe de Bonneville.

Il regagna son automobile, serra la main du prêtre et lui donna un autre renseignement :

- Voici encore une information. Prenez-la pour ce qu'elle vaut. Récemment, j'ai eu affaire au quartier général de la Milice. J'ai vu, sur leur carte, que Petit-Bornand était entouré de rouge. Faites attention, car personne n'a d'amis parmi ces pourceaux.

Clair ne rentra que le soir et l'abbé ne put lui communiquer qu'alors ces renseignements, au dîner. Clair en avait aussi. Dans la journée, assis à un café avec des amis, il avait révélé, à portée d'oreille d'un des hommes de Lamouille, que si celui-ci maintenait son ordre de fermeture aux épiciers, le Conseil National de la Résistance demanderait une enquête. Si celle-ci était concluante, même son appartenance aux F.T.P. ne sauverait pas le groupe d'une action disciplinaire. L'information, fausse au demeurant, parvint aussitôt à Lamouille qui décida de suspendre provisoirement son ordre de fermeture.

Cette bonne nouvelle, ils furent d'accord, n'annulait pas la nécessité de mettre fin d'urgence aux agissements de la bande. Si la ruse avait réussi, il était vain d'espérer que le gangster mettrait un frein à sa cupidité et à celle de ses hommes pour ne plus se consacrer qu'aux buts de la Résistance. Avant peu, très certainement, il reprendrait ses actes de banditisme et restait ainsi une menace pour la sécurité de l'Armée secrète. Après une longue discussion, il fut décidé que, le lendemain, Clair irait voir Henri Plantaz, chef des F.T.P., dans le secteur de Bonneville. Il lui rapporterait les propos de l'inspecteur, montrerait qu'une vaste opération de police ne serait pas moins désastreuse pour ses groupes que pour l'Armée secrète, et le presserait d'intimer l'ordre à Lamouille de cesser immédiatement sa campagne de terrorisme pour se cacher ou, mieux encore, rendre ses armes et quitter le secteur.

Clair fit la visite et exposa le problème.

- Pourquoi venez-vous me trouver ? répliqua le communiste. Lamouille n'appartient pas aux F.T.P. Autant que je sache, il travaille uniquement pour lui-même. Détruisez-le et vous nous rendrez service à tous. En fait, si vous le faites, je vous ferai aider par quelques-uns de mes hommes.

Tout le monde avait, jusque-là, accepté l'affirmation de Lamouille qu'il faisait partie des F.T.P., sans même essayer de la vérifier. Et le schisme entre les deux organisations était si profond que les communistes ne l'avaient jamais démenti eux-mêmes.

Quoique furieux de s'être montrés aussi stupides, Clair et Truffy se consolèrent en pensant que l'Armée secrète pouvait désormais agir contre le bandit non seulement avec l'approbation de Plantaz, mais avec son aide. Ils bâtirent un plan.

La neutralisation du groupe de Lamouille, fut-il décidé, serait effectuée par le corps franc de Simon avec les maquisards communistes. Clair voulait éliminer toute la bande, mais Truffy, pour limiter l'effusion de sang, proposa de laisser aux subordonnés la possibilité de se rendre et de rallier d'autres groupes, ce qui fut finalement adopté.

L'opération aurait lieu dans la nuit du mercredi suivant, 5 janvier 1944, ce qui laissait à Clair et à Truffy le temps de prendre leurs dispositions. La bande, savait-on, quelles que fussent ses activités, revenait toujours, dans la nuit du mercredi au jeudi, au chalet situé près de Petit-Bornand pour y rapporter son butin.

Restait à prévenir l'inspecteur Marie de ce qui se préparait. Truffy mit un certain temps à convaincre le maire que cette tâche lui revenait. Merlin n'avait nul désir d'être impliqué dans l'affaire mais il finit par se laisser persuader.

Pour s'assurer que sa résolution ne faiblirait pas, l'abbé Truffy alla à la mairie, le lendemain matin, tandis que Merlin téléphonait à Bonneville. L'inspecteur accepta d'attendre encore un peu mais souligna que si l'Armée secrète ne réussissait pas, il serait contraint d'engager ses hommes. Marie, fut-il convenu, prendrait contact avec Merlin, la veille de l'opération, pour s'assurer que tout était prêt. Le maire et le prêtre burent un verre au succès de l'entreprise, puis le curé rentra au presbytère, accompagné discrètement par le garde du corps que Clair avait jugé nécessaire de lui affecter depuis l'incident avec Pierre de la Chaise.

Le temps était venu, pour Clair, de prendre ses fonctions auprès de Romans-Petit pour se mettre au courant des méthodes d'entraînement et de l'organisation réalisées par celui-ci, afin de prendre le commandement quand il retournerait dans l'Ain. Il lui fallait donc quitter Petit-Bornand pour s'installer à Thônes, où Romans-Petit avait établi son P.C. secret. Mais il promit à l'abbé Truffy de rester en liaison étroite avec lui, et de revenir, de toute façon, le 5 janvier quand Simon et ses hommes prendraient leurs positions.

Lamouille ne resta pas oisif au cours des trois jours suivants, et l'abbé apprit qu'il avait commis de nouveaux crimes à l'intérieur et à l'extérieur de sa paroisse. Il attaqua la centrale électrique du Borne, vola deux mille litres de précieux pétrole, pilla un magasin ne renfermant que des layettes et des biberons. Chose plus grave, le bandit semblait résolu à s'emparer du plus grand nombre possible d'automobiles et de camions. La Résistance avait reçu l'ordre de réquisitionner tous les véhicules en prévision du débarquement allié, supposé proche, et cette nouvelle tactique de Lamouille tendit encore l'atmosphère en Haute-Savoie. L'Armée secrète n'avait pu, jusque-là, dans le secteur de Bonneville, se réserver que deux voitures.

Dans la soirée du mardi 4 janvier, l'inspecteur Marie téléphona au maire, à partir d'une cabine publique; il apprit que le plan restait inchangé et que l'attaque aurait lieu dans les trente-six heures. Quand tout serait fini, fut-il convenu, Merlin téléphonerait à son tour à l'inspecteur et, si tout se passait bien, se bornerait à dire : La volaille a été plumée. Si l'affaire ne réussissait pas, pour une raison quelconque, il dirait : La volaille n'a pas été plumée. Dans un cas comme dans l'autre, Marie l'appellerait ultérieurement pour obtenir des détails.

Avant de raccrocher, l'inspecteur souligna, de nouveau, les conséquences d'un échec et insista pour savoir où rencontrer Lamouille si la Résistance ne parvenait pas à l'éliminer. Merlin lui indiqua le chalet où la bande était installée, en précisant bien son emplacement.

Le lendemain, dès la tombée de la nuit, les hommes de Simon commencèrent à arriver, isolément, à la porte de derrière du presbytère. Ils avaient suivi des sentiers de montagne ou traversé les bois en prenant garde de ne pas se faire voir. Ils burent le vin qu'on leur offrit, discutèrent entre eux les détails de l'opération et vérifièrent leurs armes.

Les maquisards de Thorens étaient tous d'excellents guérilleros qui avaient prouvé leur valeur au cours de maint engagement avec les Allemands ou les forces de Vichy. Ils n'observaient pas la discipline réclamée dans l'Armée secrète et se trouvaient entraînés par la personnalité de leur chef, le jeune Simon, qu'ils adoraient et sous le commandement duquel ils se battaient volontiers et avec brio, en équipe.

À vingt-trois heures tous étaient réunis, ainsi que Clair et Simon. Peu après, arrivèrent les maquisards communistes, conduits par Henri Plantai en personne. L'effectif était complet. Tous connaissant bien la région, de longues instructions ne furent pas nécessaires. Lamouille et sa bande n'étant pas encore revenus au chalet, il fut décidé de monter une embuscade sur la piste qui y menait. Une demi-heure plus tard, chacun se trouvait à son poste. L'abbé Truffy, qui avait insisté pour les accompagner, était couché à côté de Clair, dans la neige, derrière un rideau de buissons.

Pendant l'interminable attente, les deux hommes se relevèrent pour guetter le signal du groupe avancé qui annoncerait l'approche de la bande, ou pour circuler parmi les maquisards afin de vérifier s'ils restaient bien en place et de les réchauffer avec un quart de gnole.

Quatre heures s'écoulèrent sans apporter le moindre signe des terroristes. Clair posta trois sentinelles pour donner l'alerte et ramena les autres au presbytère pour se reposer et se réchauffer. Il eut, dès ce moment, la certitude de l'échec. Lamouille avait peut-être été prévenu mais, plus probablement, il avait décidé de ne pas rentrer à Petit-Bornand cette nuit. À sept heures du matin, ne voyant toujours rien venir, Clair ordonna à ses hommes de se disperser.

Dans la matinée, tandis qu'il essayait de découvrir où se tenait Lamouille, Truffy alla mettre le maire au courant. Merlin, en hésitant, transmit la phrase convenue : La volaille n'a pas été plumée.

Pendant qu'ils attendaient le contre-appel de Marie, le curé expliqua que l'opération reprendrait dès qu'on connaîtrait l'emplacement de la bande et dit au maire de réclamer encore un délai.

L'inspecteur téléphona, apprit les détails, manifesta sa sympathie mais refusa, tout d'abord, d'accorder au maquis une seconde chance. Cependant il accepta, finalement, d'attendre jusqu'au mardi matin suivant, 11 janvier, pour régler l'affaire. Il souligna fortement qu'il s'agissait d'un ultime délai et qu'il interviendrait ensuite.

Le jeudi et le vendredi passèrent sans apporter de nouvelles de Lamouille, ni de Clair. Le samedi soir, un paroissien qui servait de messager à l'Armée secrète, avertit Truffy qu'on avait vu entrer les terroristes dans un chalet abandonné à moins de huit kilomètres, au-dessus du village d'Entremont. L'abbé l'envoya aussitôt à Thônes avec un message pour le commandant et alerta Simon.

Le lendemain, en rentrant au presbytère après la grand-messe, il reçut de graves nouvelles de Clair. Une heure auparavant, comme celui-ci allait partir de Thônes, il avait reçu un message déconcertant du Q.G. régional des F.T.P., à Lyon. Celui-ci déclarait que Lamouille était un de ses chefs de groupe et agissait d'après ses ordres.

Peut-être en était-il ainsi depuis longtemps sans que ses chefs en eussent informé Plantaz, ou bien, Lamouille, prévenu de ce qui se tramait contre lui, avait appelé à Lyon et obtenu d'être reconnu. En tout cas, l'Armée secrète ne pouvait plus envisager d'action de police contre le terroriste.

Merlin vint discuter le fait nouveau avec l'abbé et Clair. Il téléphonerait à l'inspecteur le lendemain matin, fut-il décidé, pour le mettre au courant et lui dire qu'après le message de Lyon, ils se voyaient contraints de renoncer à l'opération. Mais, pendant qu'ils délibéraient, Lamouille s'apprêtait à exécuter un projet qui allait détruire tout espoir de détourner de la région l'attention des autorités de Vichy. Aux premières heures du lundi 10 janvier, il entra à Bonneville avec ses hommes et s'empara de l'inspecteur Marie et des dix policiers chargés de l'arrêter.

L'abbé Truffy ne put retourner à la mairie qu'à midi. Il apprit alors le fait nouveau et aussi, à sa grande consternation, que Lamouille était apparu chez Merlin peu après le petit déjeuner, lui avait parlé, et que le maire, ayant jeté quelques affaires dans une valise, avait disparu. Après avoir essayé de réconforter Mr Merlin, l'abbé retourna au presbytère dans l'espoir d'y trouver quelque nouvelle de son ami. Cet espoir fut déçu et, en dépit de tous ses efforts, l'abbé ne parvint pas à savoir où le maire effrayé s'était réfugié.

Juste avant la tombée de la nuit, un messager lui apporta une note écrite à la hâte. Merlin révélait qu'il se cachait dans un chalet, à trois ou quatre kilomètres du village et demandait au prêtre de venir le voir en faisant bien attention à ne pas être suivi.

À son arrivée, le maire apprit au curé ce que Lamouille lui avait dit la veille. Le terroriste était venu seul et était entré d'autorité. Il lui avait appris l'enlèvement des policiers de Bonneville - opération qu'il disait avoir combinée dès la nouvelle de leur arrivée dans la région - et son intention de les garder comme otages jusqu'à la libération de quelques maquisards communistes, capturés peu avant par la Milice. Puis Lamouille avait révélé la véritable raison de sa visite. Dans les papiers de l'inspecteur Marie, il avait découvert un carnet contenant le détail de ses conversations avec le maire, la phrase codée prévue et les précisions données sur l'emplacement de son chalet de Petit-Bornand.

Il l'avait insulté, déclaré que le maire avait participé à ce sale acte de trahison et s'était ainsi condamné à mort.

- Je pourrais vous tuer maintenant, avait-il dit, mais je préfère agir autrement. Je veux que vous viviez pendant un certain temps avec l'idée de ce qu'il va vous arriver, Judas ! Vous serez mort demain ou après-demain, mais peut-être seulement dans une semaine ou un mois. J'en déciderai et aussitôt ce sera fait !

Merlin, terrifié, n'avait plus pensé qu'à fuir.

L'abbé Truffy discuta plus d'une heure avec lui et réussit à le convaincre que, pour le moment, il se trouvait en sécurité. Avant de partir, il lui promit de prendre des dispositions pour le transférer dans une cachette encore plus sûre, et lui dit de se tenir prêt à partir à tout moment.

Le lendemain matin, l'abbé emprunta une voiture et se rendit à Taninges, à quarante kilomètres de là, pour voir l'abbé Bogain, vieil ami et membre actif de la Résistance. Merlin, suggéra l'abbé Bogain, trouverait une cachette idéale au presbytère du curé de Verchaix, dont la paroisse, très éparpillée, jouxtait celle de Taninges. Le village se trouvait très en dehors de la zone d'action normale de Lamouille, et le prêtre, ayant été curé à Petit-Bornand, connaissait bien le maire. L'abbé Truffy convint que c'était la meilleure solution. Tandis qu'il rentrait à Petit-Bornand pour prendre ses dis-positions, l'abbé Bogain avertit le curé de Verchaix qu'il recevrait un visiteur.

Le même jour, tandis qu'on étudiait, à la préfecture d'Annecy, une note de Lamouille dans laquelle il posait ses conditions pour la libération de ses prisonniers, le terroriste frappa de nouveau. Accompagné par trois de ses hommes, il revint audacieusement à Bonneville et, arme au poing, dévalisa le bureau du percepteur. Il y fit un joli butin et rejoignit le reste de sa bande.

Le mercredi 12 janvier, à cinq heures du matin, François Merlin, caché sous une bâche, partit dans un camion pour Taninges, puis Verchaix, où il reçut un accueil chaleureux au presbytère.

Après le vol de Bonneville, Lamouille et sa bande, dont la mobilité se trouvait très réduite par la présence de leurs prisonniers, montèrent se cacher dans la montagne. Ils firent disparaître leurs traces avec tant de succès, que même l'abbé Truffy, malgré tous ses contacts, n'apprit qu'une semaine plus tard où ils se tenaient.

Dans l'intervalle, les terroristes entrèrent fréquemment en contact avec la police, par téléphone ou par lettres, pour répéter leurs conditions. Les autorités policières répondirent, quand elles le purent, qu'elles n'avaient pas compétence pour décider, que les conditions avaient été transmises à Vichy où on les étudiait. En fait, elles cherchaient à gagner du temps pour essayer de découvrir où se trouvaient les bandits.

Lamouille le comprit rapidement et, le 15 janvier, informa la préfecture qu'il n'attendrait plus, que si ses conditions n'étaient pas acceptées promptement, il exécuterait ses prisonniers. Les autorités répétèrent qu'elles ne pouvaient rien faire sans le consentement de Vichy et ajoutèrent que la décision tardait parce qu'on croyait les policiers déjà morts.

Le terroriste accepta cette raison et décida de fournir la preuve que ses prisonniers étaient toujours en bonne santé. Mais il ne voulait plus négocier avec Annecy. Le moment lui sembla venu de contacter Vichy directement, cependant il lui parut préférable de se transporter dans une cachette moins éloignée.

Dans l'après-midi du dimanche 16 janvier, l'abbé Jean Truffy se trouvait sur la place de Petit-Bornand, quand il vit passer une voiture se dirigeant vers Saint-Jean-de-Sixt. Elle allait assez vite, mais il reconnut trois de ses occupants comme des membres de la bande de Lamouille. Il n'identifia pas le quatrième passager dont les traits étaient cachés par un épais bandeau. Un peu plus tard, il découvrit que les terroristes étaient revenus au village, dans leur ancienne base.

L'otage remis aux autorités par Lamouille pour prouver que ses captifs étaient bien vivants, fut envoyé à Vichy. Darnand, chef de l'infâme Milice, et le ministre Pierre Laval l'interrogèrent. Le policier affirma que Lamouille n'hésiterait pas à tuer ses camarades si ses conditions n'étaient pas acceptées, mais Laval refusa d'envisager un échange de prisonniers et ordonna de lancer sans délai une opération de grande envergure contre les terroristes.

Prévoyant cette réaction, le commandant Clair fit un dernier et désespéré effort pour empêcher les forces du maintien de l'ordre d'envahir la région. Il demanda au Q.G. des F.T.P., à Lyon, d'ordonner à Lamouille de relâcher ses dix prisonniers, en soulignant que huit d'entre eux appartenaient, en fait, à la Résistance. Les chefs des F.T.P. refusèrent, en déclarant qu'ils n'avaient pas l'habitude d'intervenir contre les décisions de leurs délégués locaux. La certitude que Lamouille n'exécuterait pas leur ordre, s'ils le lui donnaient, dut influencer cette décision. Leur impotence devant un groupe, qu'ils venaient de reconnaître comme travaillant pour la cause communiste, leur aurait fait perdre la face.

Ce fut le terroriste lui-même qui sauva Petit-Bornand, et ainsi un des principaux accès au plateau des Glières, de l'attention immédiate de la police et de la Milice. Le 20 janvier, n'ayant toujours rien reçu de Vichy, il quitta le chalet à la nuit, avec ses hommes. Plusieurs semaines plus tard, on devait trouver, dans un trou du voisinage, les corps des malheureux policiers.

La chasse avait cependant commencé avant cette macabre découverte et des renforts arrivaient de jour en jour. La trace fut repérée à plusieurs reprises, mais, chaque fois, la bande réussit à se dérober au filet prêt à se refermer sur elle, soit subrepticement, soit par la force. Harcelés, constamment en mouvement, Lamouille et ses hommes fuirent de village en village, de hameau en hameau, mais, pour quelque raison, probablement pour empêcher la police de découvrir les cadavres qui y gisaient, ils évitèrent Petit-Bornand.

Les préoccupations du mouvement de Résistance authentique, pour la sécurité de ses membres, crûrent parallèlement. La présence de nombreux policiers et miliciens mettait en grave danger les camps de l'Armée secrète, dispersés dans tout le secteur. Aucune des compagnies n'était assez forte pour soutenir une attaque par les forces ennemies, numériquement très supérieures. D'autre part, n'en ayant pas encore reçu de Londres, elles manquaient des armes nécessaires pour résister si elles étaient découvertes. Clair, devenu commandant départemental au départ de Romans-Petit, comprit que la seule solution consistait à grouper tous les maquisards en un lieu facile à défendre et d'où ils pourraient lancer leurs futures opérations. Aussi, à la fin de janvier 1944, ordonna-t-il à tous ses groupes de se retirer sur le plateau des Glières, où, constitués en bataillon, ils se trouveraient sous les ordres du lieutenant Théodose Morel, Tom en nom de code, déjà chargé de préparer le plateau pour recevoir les parachutages.

Petit-Bornand joua un rôle capital dans ce redéploiement et, pendant plusieurs jours et nuits, l'abbé Truffy fut très occupé à collecter des approvisionnements, à transmettre des messages, à fournir des guides vers le plateau aux groupes qui traversaient le village. Il apprit alors que Simon, de Thorens, avait été mortellement blessé et fait prisonnier lors d'une escarmouche entre son groupe et un détachement de la Garde mobile. Cela se passa le jour de son anniversaire. Le chef de maquis audacieux, sans peur, presque légendaire, qui avait tant fait pour inspirer les combattants de la liberté en Haute-Savoie, venait d'avoir vingt et un ans.

Pendant la première semaine de février, la paroisse de l'abbé Truffy continua d'échapper à l'attention bien que des unités des forces du maintien de l'ordre passassent régulièrement par Petit-Bornand, et fussent actives dans les hameaux avoisinants. Cela signifia que, en dehors de deux ou trois occasions où ils l'échappèrent belle, les troupes de l'Armée secrète purent gagner le plateau sans être découvertes. Mais, le lundi 7 février, il survint quelque chose qui allait non seulement interdire le passage vers la montagne, mais faire se lever le rideau sur le premier acte d'un drame sanglant et sensationnel.

À huit heures, ce matin-là, l'abbé fut attiré sur la place du village par des bruits inhabituels. Il y vit des rangées de camions bondés d'hommes de Vichy. Le bruit ayant couru que Lamouille et ses hommes avaient été vus au voisinage, un escadron de la Garde mobile, deux de la Garde mobile de réserve, plus zélée, et de nombreux policiers en civil avaient été envoyés de Bonneville, apprit-il. La police se mit immédiatement à fouiller le village ainsi que toutes ]es granges et tous les chalets des environs.

Pris par surprise, l'abbé Truffy ne pouvait plus rien faire, quand il fut revenu au presbytère pour cacher les trois hôtes qu'il recevait à ce moment. Une pensée le consola : la police se concentrant sur la recherche de Lamouille n'accorderait probablement pas beaucoup d'attention aux autres personnes, en dehors de la vérification de leurs papiers. Plus il y réfléchit, plus il se convainquit que l'Armée secrète ne serait pas compromise.

Il en eût probablement été ainsi, sans une avarie de boue de vitesse.

Au début de la matinée, cinq maquisards s'étaient procuré des vivres dans une ferme et étaient repartis dans une vieille voiture. Ils comptaient gagner une piste pour monter ensuite sur le plateau, à pied. En approchant du petit pont sur le Borne, à Essert, à un kilomètre et demi de Petit-Bornand, leur voiture tomba en panne. Ils travaillèrent sans succès pendant près de trois quarts d'heure pour la réparer. Finalement, ils décidèrent de la pousser sur l'autre rive, de la décharger et de la cacher parmi des buissons et des arbres. Ils se trouvaient à mi-longueur du pont lorsque un détachement de Garde mobile, participant à la chasse de Lamouille, les aperçut. Quand les policiers les interpellèrent et commencèrent à se rapprocher, les maquisards, surpris hors de leur garde par l'apparition inattendue de leurs ennemis, perdirent la tête. Au lieu de rester sur place et d'essayer de parlementer pour se dégager, comme cela réussissait fréquemment avec les accommodants gardes mobiles, ils s'enfuirent en tirant avec leurs revolvers. Le commandant de la police donna l'ordre de riposter. Un des maquisards fut blessé mais parvint à se dérober avec un camarade. Leurs trois compagnons n'eurent pas cette chance. Ils prirent une mauvaise direction, se trouvèrent encerclés, jetèrent leurs armes et se rendirent.

La nouvelle de cet engagement du pont d'Essert parvint très vite à l'abbé Truffy, car deux des hommes capturés, Louis Carrara et Gaby Rachex, appartenaient à sa paroisse. Il se rendit immédiatement sur la place du village pour essayer de convaincre le commandant de la Garde mobile que ses hommes venaient de commettre une erreur, que Carrara, Rachex et leur ami étaient innocents de tout crime et devaient donc être relâchés. Le commandant l'écouta d'une façon assez sympathique mais l'envoya au commissaire Frédérich, directeur de l'opération, qui s'était installé dans un café de la place.

La pièce où l'abbé le trouva était pleine de monde, aussi était-il difficile de parler sans être entendu. Tout d'abord, le commissaire parut disposé à se laisser fléchir, mais le jeune commandant du détachement qui avait pris les maquisards, protesta en déclarant qu'il avait toute raison de croire que ses prisonniers étaient des terroristes. Le commissaire se ravisa, dit à l'abbé Truffy qu'il ne pouvait rien faire, et le congédia.

Le curé allait discuter quand un inspecteur en civil qu'il avait rencontré déjà plusieurs fois et s'était montré amical, le tira à l'écart pour l'en dissuader, en signalant qu'il y avait des agents de la Gestapo dans la pièce. La meilleure solution, indiqua-t-il, consistait à téléphoner le lendemain à Frédérich, à son bureau d'Annecy, où, plus libre, il pourrait écouter l'abbé.

L'abbé Truffy suivit ce conseil. Le commissaire se montra plus affable mais dit qu'il ne pourrait rien faire avant d'avoir reçu le rapport de l'officier qui avait effectué l'arrestation, rapport qui ne lui était pas encore parvenu. Il invita l'abbé à reprendre contact avec lui dans deux jours.

En téléphonant le jeudi suivant, le curé constata que l'attitude du commissaire s'était considérablement raidie. Il avait lu le rapport, annonça-t-il; il en ressortait que les détenus étaient armés et avaient tiré sur les gardes mobiles. Une copie avait été envoyée aux Allemands. En conséquence, seul le colonel Lelong, directeur des opérations du maintien de l'ordre en Haute-Savoie, avait désormais compétence pour ordonner la remise en liberté.

L'abbé Truffy n'hésita pas. Empruntant une voiture, il gagna Annecy et se rendit à la Villa Mary, où Lelong avait installé son P.C. Elle était fortement gardée et on lui en interdit l'accès tout d'abord. Cependant, après quelques minutes de conversation amicale avec les miliciens, auxquels il offrit de précieuses cigarettes, on le laissa entrer. Il se trouva devant le colonel Georges Lelong, envoyé par Vichy à Annecy un mois auparavant pour prendre le commandement de toutes les forces vichyssoises de la Haute-Savoie et chargé d'écraser la Résistance.

L'abbé Truffy se présenta. Le colonel lui serra la main. Ils s'assirent.

- J'ai entendu parler de vous, monsieur l'Abbé, dit Lelong et je devine le motif de votre venue. Vous avez des paroissiens bien turbulents, semble-t-il.

- Quelques têtes chaudes, mon Colonel, mais tout de même de bons Français.

- Nous vivons malheureusement en un temps où les opinions sont divisées sur la signification des mots bons Français. Mais il y a une chose certaine : en tirant sur la Garde, au pont, vos gaillards et les autres ont déclenché quelque chose qu'aucun de nous ne pourra sans doute arranger.

- Je ne comprends pas, mon Colonel, fit l'abbé, en feignant la surprise. Pourquoi en serait-il ainsi ?

- Parce que, lundi, en se rendant à Petit-Bornand, mes hommes poursuivaient Lamouille et son groupe, personne d'autre. Désormais, ce n'est plus le cas, car en chassant une douzaine de criminels, nous avons découvert quelque chose de beaucoup plus sérieux. Plus encore, le rapport sur ce qui s'est passé à Essert leur ayant été envoyé, les Allemands en ont aussi la pleine conscience.

Monsieur l'Abbé, que cela vous surprenne ou non, les déclarations faites par nos prisonniers indiquent l'existence d'un vaste groupement de dissidents armés dans votre paroisse, sur le plateau des Glières.

CHAPITRE IV

Le plateau des Glières se trouve dans le massif de Borne, long de quelque vingt kilomètres et large de quinze, et constitue une formidable forteresse naturelle au coeur du département de la Haute-Savoie, dominant les vallées de Thônes, de Thorens et du Borne.

Il s'élève à douze cents mètres d'altitude ; c'est un terrain herbeux, entouré par des pentes douces, en trois niveaux. Ayant la forme d'un losange allongé, il s'étend dans le sens nord-est-sud-ouest sur huit kilomètres et sa largeur maximum en atteint un peu plus de deux. Presque tous les accès réclament l'expérience d'un bon montagnard. Sur à peu près tous les côtés des éboulis et des rocs le protègent, s'élevant de deux cents à trois cents mètres au-dessus des pâturages et des forêts qui enserrent la montagne comme un tablier.

Récemment encore, on ne pouvait y accéder qu'à pied, mais, depuis trois ans, un sentier a été suffisamment élargi pour permettre, en été seulement, à une jeep ou à une camionnette de parvenir jusqu'à l'ultime muraille, haute d'environ deux cent cinquante mètres. Avant 1960, cependant, on y arrivait uniquement par une pénible montée le long d'un ou deux sentiers très ardus et souvent mal définis. D'avril à novembre c'était difficile et réclamait beaucoup de temps, mais, en hiver, l'ascension constituait une épreuve de six ou sept heures même pour un alpiniste entraîné.

Avant 1939, près de cent cinquante personnes y vivaient ; Glières était un hameau avec une école et une institutrice. En 1944, dix seulement des quarante chalets demeuraient occupés et, l'été précédent, moins de cinquante vaches avaient brouté dans ses pâturages.

L'Armée secrète choisit l'endroit à bon escient. Son inaccessibilité interdisait une attaque par surprise et il se trouvait suffisamment loin des pics sauvages de la chaîne des Aravis pour permettre à un avion de s'y présenter en sécurité, et assez large pour compenser une erreur du pilote ou bien une rafale de vent qui écarteraient les parachutes de la zone prévue.

Avant que Lamouille n'attirât l'attention des autorités de Vichy, le commandant départemental nourrissait l'intention de stationner seulement une centaine de maquisards aux Glières. Cela suffisait pour garder les abords, recevoir les containers d'armes et de munitions, et les transporter en des lieux où la distribution pourrait s'effectuer. Avant de partir, Romans-Petit avait chargé de la préparation le lieutenant Morel, qui devait prendre le commandement quand le maquis se soulèverait pour aider un débarquement allié. Avec le changement de plan provoqué par la présence de si nombreux policiers et miliciens, ce jeune officier se trouvait chargé de lourdes responsabilités. Sa situation s'était transformée du jour au lendemain. Il ne s'agissait plus, pour lui, de tenir et opérer une grande base de ravitaillement mais de prendre le commandement d'un bataillon improvisé qui, selon toute probabilité, ne tarderait pas à être mis à rude épreuve.

Bien des soldats plus expérimentés eussent pu être accablés par la situation, mais Théodose Morel considéra l'épreuve comme une occasion de remplir ce qu'il croyait être sa destinée à laquelle il se préparait depuis déjà longtemps.

Il était né à Lyon, le 1er août 1915, dans une famille aristocratique où servir dans l'armée constituait une tradition religieusement suivie de génération en génération. Son sort se trouva décidé dès que la sage-femme eut annoncé : C'est un garçon !

À l'école de la rue Sainte-Hélène, ses camarades l'adoptèrent immédiatement comme chef. Ses professeurs le considérèrent vite comme un sujet rebelle. Aucune punition ne mordit jamais sur son esprit indomptable qui lui faisait commettre incartade sur incartade et se révolter devant tout ce qu'il estimait une injustice ou un affront à son honneur. Comme il avait quatorze ans, le directeur, excédé, demanda à son père de le reprendre. Celui-ci l'envoya, nanti d'une verte semonce, au Collège des Jésuites de Sainte-Geneviève, à Versailles, pour y préparer Saint-Cyr.

L'austérité de vie et la discipline rigoureusement réclamées par les Jésuites à leurs élèves, lui convinrent admirablement. Il prit le pli immédiatement et se révéla être un sujet exceptionnellement doué. Il conçut alors l'idée que le destin l'avait choisi afin qu'il se sacrifiât pour une belle cause et, étant donné l'arrière-plan familial, aucune cause ne pouvait être plus sacrée que celle de l'honneur de la France. A seize ans, il écrivit dans son journal : Tous mes efforts visent à me perfectionner et à me développer dans toute la mesure du possible pour pouvoir, plus tard, devenir un chef plein d'une énergie inlassable, d'esprit d'initiative, de vitalité et de perceptivité. Un chef connaissant non seulement son métier mais aussi les hommes qu'il commande, et prêt à se dévouer entièrement à leur cause. Pour devenir un meneur d'hommes, il faut commander le respect et ce respect ne peut être gagné que par la générosité, la coopération mutuelle et la loyauté. C'est ce respect que je cultive, non pour des raisons de vanité mais pour, quand le temps viendra, élever l'esprit de ceux dont le sort m'aura été confié et accomplir tout ce que Dieu et mon pays pourront me demander un jour. »

Quoique très populaire parmi ses condisciples de Versailles, certains le considéraient comme une énigme. Ses plus proches amis voyaient en lui un compagnon indissolublement loyal, opiniâtre, mais un peu réservé, qui paraissait résolu à exceller dans tout ce qu'il entreprenait.

Les six premiers mois à Sainte-Geneviève produisirent un grand changement en lui. Il devint plus renfermé et commença à prendre la vie et lui-même beaucoup plus au sérieux. Les aptitudes physiques revêtirent, pour lui, une plus grande importance; au gymnase et sur les terrains de sport, il se poussait jusqu'au-delà des limites de la fatigue.

Bien que le régime imposé par ]es Jésuites fût très dur, presque monastique en termes de confort personnel, il sembla vouloir aller encore plus loin. Il entreprit de coucher sur le plancher, sans matelas avec une seule couverture  ; même par les temps les plus froids. Il faisait de longs jeûnes et occupait ses loisirs à lire l'histoire de France, les philosophes, la vie et les écrits des premiers martyrs chrétiens. Mais, par-dessus tout, il étudiait avec une volonté et une ardeur qui le faisaient envier de ses condisciples et ravissaient ses professeurs.

Il passait fréquemment de douze à quinze heures penché sur des livres ou dans quelque épreuve d'endurance, mais en tirait de grandes satisfactions. Il nota encore dans son Journal :

Me voici heureux, à la fin du jour, parce que je suis épuisé, moralement et physiquement. Une fois de plus j'ai prouvé qu'on ne peut vivre pleinement sa vie qu'en accomplissant l'effort extrême.

En 1935, il se présenta à Saint-Cyr et personne ne fut surpris de l'y voir brillamment admettre. À l'École militaire, il montra encore plus d'ardeur et de volonté qu'à Sainte-Geneviève et sortit, en 1937, dans les dix premiers. Il put choisir son corps et prit les chasseurs alpins, jugeant leur vie dure et active la plus convenable pour son tempérament. Il fut affecté comme sous-lieutenant au 27e Bataillon d'Annecy, et rencontra, dans cette ville, la jeune fille qui devint sa femme en 1938.

Au début de la guerre, Morel, promu lieutenant, commandait une section de skieurs à la frontière italienne. Tandis que Français et Britanniques attendaient l'assaut allemand à l'abri illusoire de la Ligne Maginot, le jeune lieutenant et ses hommes menèrent une vie en tout semblable à celle du temps de paix, consacrée, pour la plus grande partie, aux exercices du manuel, à des patrouilles routinières, à la pratique du ski, à des concours de tir.

Il avait déjà réalisé une partie de son ambition, car ses hommes non seulement le comprenaient, mais le respectaient et l'admiraient. Ils y voyaient un officier capable de faire plus que ce qu'il leur demandait et qui les traitait en hommes. En dehors du service, chacun d'eux pouvait aller le trouver avec ses soucis personnels et ne repartait jamais sans un bon conseil ou une aide matérielle.

Pris entre la nécessité de maintenir la discipline et son affection pour ses soldats, il connaissait parfois des conflits intérieurs. S'il méprisait toute faiblesse, particulièrement en lui, il trouvait souvent dur d'appliquer le code disciplinaire et s'efforçait, chaque fois, de découvrir des circonstances atténuantes.

Mais, s'il se trouvait ainsi en avance sur la plupart de ses camarades dans l'approche humaine de ses subordonnés, il n'avait aucune idée de ce que pouvait signifier le concept de guerre totale. À cet égard, il constituait un produit typique du Saint-Cyr d'avant la guerre. Le capitaine Jean Rosenthal, qui vécut avec lui dans le maquis, a écrit :

Il était comme tant d'officiers français de 1939 dans l'instruction desquels le char avait tenu bien peu de place. Ils avaient passé leur temps de classe plus à analyser les batailles du XIXe siècle que celles du XXe, et ils marchèrent en gants blancs, au-devant des panzerdivisions allemandes.

Ils allaient apprendre que cette stratégie périmée ainsi que la tradition d'honneur et de chevalerie n'avaient guère d'emploi contre un ennemi qui avait perfectionné la blitzkrieg et était prêt à exterminer une race entière pour réaliser ses ambitions.

Mais, neuf mois après le début de la Seconde Guerre mondiale, ils furent amèrement ramenés aux réalités. Ils virent la France crouler autour d'eux et leurs alliés jetés à la mer, à Dunkerque, obligés de retraverser la Manche et, avec une malignité bien britannique, qualifier cette action de grande victoire, mais ils n'y virent, eux, qu'un acte de trahison.

Au moment où la France se trouvait presque à genoux, l'Italie l'attaqua. La guerre gagna le secteur de Morel. Le 12 juin 1940, il mena une opération audacieuse contre des forces très supérieures à plus de deux mille cinq cents mètres d'altitude et captura toute une compagnie italienne. On le décora de la Légion d'Honneur. Quelques jours plus tard, sa section fut attaquée à son tour. Morel, blessé au début du combat, refusa d'être évacué et inspira si bien sa poignée d'hommes que non seulement ils continrent l'ennemi, vingt fois plus fort qu'eux, mais commencèrent à le refouler au bout de quatre jours d'une lutte presque incessante. Il reçut une nouvelle citation.

Tout se termina brusquement. Les batteries italiennes et françaises se turent. La France avait demandé un armistice.

Morel, ulcéré contre les politiciens qui avaient négocié la paix alors qu'il était encore possible de se battre, accepta une affectation à l'École Militaire, réinstallée à Aix-en-Provence, dans la zone non occupée. Il s'y révéla un excellent instructeur. Sa doctrine que seuls l'abnégation et l'effort permettent de remplir une vie, impressionna ses élèves. Si vous hésitez entre deux solutions, disait-il, choisissez celle qui exigera de vous le plus grand effort, les plus grands sacrifices. Vous saurez seulement ainsi que vous avez fait le bon choix.

Lui-même continuait d'utiliser toutes les occasions de se mettre à l'épreuve. À la fin de 1941, il écrivit à son père : Je crois plus que jamais que seuls le travail et l'action peuvent procurer le vrai bonheur, que la lutte quotidienne est désirable, que c'est un accompagnement essentiel de notre vie et du voyage vers ce à quoi Dieu nous destine.

Durant ses deux années de séjour à Aix, Morel ne cessa de souffrir d'un profond sentiment d'humiliation, causé par la défaite de la France. Il croyait alors être destiné à jouer un rôle important dans la restauration de son honneur et de son prestige.

En novembre 1942, les officiers et les élèves de Saint-Cyr assistèrent, impuissants, à l'entrée des Allemands dans leur école. Jusqu'à ce moment, Morel avait maintenu sa loyauté envers Vichy, considéré comme le gouvernement légal du pays. Mais, l'armistice violé, il comprit que Pétain et Laval n'étaient plus que des marionnettes entre les mains de Hitler et, de dégoût, rejeta son allégeance envers eux.

À la démobilisation, l'ex-lieutenant retourna à Annecy et accepta un poste de secrétaire à l'association locale des anciens combattants. Cela constituait une excellente couverture pour son travail dans les rangs de la Résistance, qu'il avait été prompt à rejoindre. Il entrait en contact avec des centaines d'anciens soldats et, en un an, réussit à en orienter beaucoup vers le maquis.

En septembre 1943, les Allemands eurent vent de ses activités. Prévenu que la Gestapo allait l'arrêter, il fit partir sa femme et ses trois enfants en bas âge qu'un ami emmena dans l'Ardèche, où

Morel avait des parents et où elle put vivre dans une sécurité relative.

Après avoir pris congé d'eux, Morel rejoignit l'Armée secrète dans la montagne. Quatre mois plus tard, il commandait le bataillon des Glières, sous l'autorité directe du commandant Clair.

L'Armée secrète se trouvait devant l'obligation de réviser sa stratégie. Les groupes rassemblés, les chefs estimèrent que le meilleur plan consistait à les renforcer sur place et à tenir la redoute jusqu'au moment du débarquement allié. Alors, les maquisards, ayant reçu suffisamment d'armes, prendraient l'offensive dans les vallées, armeraient les sédentaires, c'est-à-dire ceux qui servaient de courriers ou de ravitailleurs, et enlèveraient tout le massif du Borne.

Pour cela, il fallait rassembler au moins un millier d'hommes aux Glières. Avec cet effectif, il deviendrait relativement facile de défendre le plateau contre n'importe quelle attaque, du moins tant qu'une neige épaisse couvrirait le sol. Au moment de l'offensive, un millier d'hommes, connaissant bien la région, ne pourraient être arrêtés par l'ennemi.

Les chefs savaient très bien qu'avec leurs propres groupes ils ne pouvaient réunir qu'un tiers de cet effectif, mais ils espéraient qu'en voyant hisser le pavillon à Croix de Lorraine aux Glières, les unités indépendantes, les corps francs non engagés jusque-là et des patriotes individuels les rallieraient.

Mais, vingt-quatre heures après s'être installés dans le camp, le commandant départemental et ses collègues comprirent que leur espoir était vain. La plupart des maquisards sur lesquels ils comptaient comme renforts, firent comprendre qu'ils prisaient trop leur indépendance pour aller se placer sous les ordres d'officiers de l'armée pour lesquels ils nourrissaient peu ou pas de confiance. Quant aux dizaines de jeunes gens qui affluaient journellement en Haute-Savoie, venant de tous les coins de France, ils n'avaient, dans leur grande majorité, aucune intention de prendre les armes, mais seulement de se cacher et d'éviter tous les ennuis.

Devant cette situation, les chefs allaient changer leur plan quand une nouvelle vint leur rendre leur confiance et exalter leur moral. Londres avait été immédiatement informé de la décision de s'établir aux Glières. Les Alliés firent connaître que non seulement ils se réjouissaient de cette décision et enverraient des armes sous peu, mais aussi qu'ils retenaient le plateau comme point de débarquement aérien dans la grande opération qui commencerait dans quelques semaines, laissaient-ils entendre.

Ce message donna du coeur et un nouveau but aux combattants de la liberté. Il ne s'agissait plus de prendre la montagne pour se dérober aux recherches de la police et de la Milice, mais de préparer un terrain de débarquement pour les forces libératrices. Aussi, dans la croyance qu'ils seraient bientôt renforcés, les chefs maintinrent-ils leur décision de se concentrer sur le plateau des Glières.

La concentration constitua un exploit en soi et dura plusieurs jours. Les groupes armés ne pouvaient se mouvoir que de nuit; en dehors du risque de faire des mauvaises rencontres dans les vallées, descendre des anciens camps et remonter au nouveau dans l'obscurité complète représentait une redoutable épreuve nerveuse et physique, même pour les plus rudes montagnards. Le lieutenant Louis Jourdan, qui commandait les camps de Manigod et de Bouchet-de-Sevarral, et dont les groupes furent parmi les premiers à atteindre le plateau, a raconté l'opération en ces termes :

Au début de l'après-midi du dimanche 30 janvier 1944, alors que, alerté par des bruits annonçant des mouvements de troupes ennemies, j'examinais les mesures à prendre en cas d'attaque, un agent de liaison m'apporta ce message : De grandes opérations de police, dirigées par Darnand, vont commencer dans le département. Des trains entiers de gardes mobiles et de miliciens arrivent de toute part. En conséquence, tous les groupes se retireront sans délai sur le plateau des Glières. Je descendis immédiatement à Thônes pour obtenir des détails et y rencontrai Tom (Morel) qui me mit au courant de la situation et m'expliqua le plan dressé pour y parer.

Au retour à mon P.C., je convoquai mes chefs de section pour leur donner des ordres. Les préparatifs de départ s'effectuèrent rapidement. Tous les vivres que nous possédions furent répartis entre les hommes non, je dois l'avouer, sans quelques difficultés. Beaucoup protestèrent que les rations prenaient trop de place dans leur sac ou leur couverture et qu'ils préféraient transporter des munitions. Leur ardeur me plut, mais je m'assurai que mes ordres étaient bien exécutés. Afin de ne pas compromettre les paysans, nous prîmes soin, avant de partir, de faire disparaître toute trace de notre présence dans les chalets que nous avions habités, pour le cas où l'ennemi les fouillerait. La nuit tombait quand nous terminâmes et je commandai un rassemblement pour une ultime inspection.

L'aspect de mes maquisards ne manquait assurément pas de pittoresque. Ceux de Manigod, qui tous avaient été soldats et des premiers à rejoindre le combat, avaient le privilège de porter l'uniforme des chasseurs, complet avec la veste fourrée, et ne se distinguaient guère des troupes régulières. Ceux du Bouchet avaient des tuniques et des pantalons, pris lors de nos raids contre les dépôts de Vichy, deux ou trois étaient habillés en marins, d'autres vêtus de jerseys et de morceaux kaki. Mais la majorité portaient leur costume civil, avec le béret savoyard tiré sur l'oreille.

L'inspection se termina. Les habitants, désolés de nous voir partir, nous donnèrent des quignons de pain beurrés, des verres de gnole ou des bols de café. Puis je mis les sections au garde-à-vous, et, conduits par un jeune guide, nous nous mîmes en marche. Il était 19 heures.

La descente de Manigod, dans l'obscurité, fut très dure pour tout le monde. Nos ennemis auraient connu les plus grandes difficultés pour atteindre notre camp et il ne fut certainement pas plus facile de descendre par le chemin abrupt et glacé, appelé Sentier d'Enfer. La neige et l'absence de visibilité rendaient la marche très pénible pour les hommes lourdement chargés. Nous étions à mi-descente quand notre guide glissa, tomba et se tua.

Nous atteignîmes cependant la vallée et, pour ménager la force des hommes et gagner du temps, je décidai de faire appel au conducteur du car local qui nous avait déjà aidé de nombreuses fois et n'hésita pas à se mettre à notre disposition avec son véhicule. Je réquisitionnai également trois camions avec leurs chauffeurs et leur dit de suivre le car. À minuit, l'étrange convoi traversa Thônes endormi.

J'avais l'intention de faire conduire les hommes au village d'Essert qui se trouve au pied d'un des accès du plateau. Malheureusement., sur la route de Saint-Jean-de-Sixt, les véhicules commencèrent à embarder follement sur la glace, puis entrèrent dans une neige épaisse, et il fallut continuer à pied. Cela non seulement nous prit beaucoup de temps mais fut très dangereux, car nous fûmes contraints de suivre un chemin qui effleurait le La Clusaz, où nous entendîmes des soldats allemands bambocher. Il y avait aussi beaucoup de camions militaires sur la route conduisant à ce village. Nous passâmes cependant sans incident, atteignîmes Essert à 2 heures du matin et commençâmes à gravir la montagne en silence.

L'expérience fut pire que toutes celles connues jusque-là. Les hommes avançaient péniblement, leur fardeau s'alourdissait à chaque pas. Plusieurs tombèrent d'épuisement et se seraient mortellement endormis dans la neige, si leurs camarades ne les avaient remis sur pied et forcés à continuer. Nous grimpâmes ainsi pendant trois heures avec une lenteur lamentable, nous arrêtant fréquemment pour examiner, avec une lampe à acétylène, la neige, devenue plus épaisse, et en tâter la profondeur avec une perche.

Quand nous atteignîmes enfin la petite maison, appelée localement le Chalet du Sorcier, nous nous laissâmes tomber à terre et, nous adossant à ses murs, nous nous reposâmes. Tom avait prévenu les paysans de notre venue et ils se comportèrent admirablement. Ils donnèrent un bol de café bouillant à chacun et nous réconfortèrent du mieux possible en disant que nous avions vu le pire et que nous arriverions bientôt à notre destination. Au bout de deux heures, j'ordonnai de repartir. Soixante minutes plus tard nous étions sur le plateau mais le cauchemar n'était pas terminé, car il fallut avancer à travers la neige épaisse pour atteindre nos chalets. Le soleil s'était levé mais ne chauffait pas ; une brise glaciale soufflait et, quand nous aperçûmes les Glières, la localité nous parut immense. Tom vint pour nous accueillir ; je regardai ma montre : 8 h 05. Pour venir de Manigod nous avions mis treize heures.

À la fin de la première semaine de février, tous les groupes étaient arrivés aux Glières. Au cours des jours suivants, ils devaient être rejoints par cinquante-six Espagnols, communistes et républicains exilés qui étaient venus en Haute-Savoie après la guerre civile et, menacés de la déportation lors de l'occupation de la zone libre, avaient gagné la montagne, par une douzaine de jeunes évadés du Travail obligatoire, qui arrivèrent isolément ou par deux, par certains membres du corps franc de Thorens et, à la surprise générale, par deux forts détachements des F.T.P...

Ces derniers, durement pressés par la Milice dans leurs camps originels, avaient demandé à Lyon l'autorisation de se réfugier auprès du bataillon des Glières. Lyon accepta, non seulement pour sauver ses hommes mais pour être représenté sur le plateau quand arriveraient les armes britanniques. Il précisa aux chefs des groupes qu'ils pouvaient se placer temporairement à la disposition de l'Armée secrète, mais ne devaient pas se laisser entraîner dans une action offensive sans le consulter.

Finalement, le bataillon compta quatre cent soixante-cinq hommes plus cinq anciens officiers de l'armée active. Certains des maquisards étaient d'âge moyen, mais la grande majorité étaient très jeunes et quelques-uns n'avaient pas encore atteint dix-huit ans.

Le premier acte de Morel fut de constituer quinze sections. Les autres constituèrent la section d'état-major et une unité mobile de skieurs comptant vingt-cinq ex-chasseurs alpins.

Chaque section reçut un nom choisi par les hommes qui la composaient. Les Espagnols appelèrent les leurs Hoche et Ebro ; les F.T.P. adoptèrent Le Chamois, Coulon et Liberté chérie ; les autres se nommèrent : Lyautey, Leclerc, Verdun, Allobroges, Bayard, Saint-Hubert, Jean Carrier, Savoie-Lorraine, Mortier et Sidi-Brahim.

Ces sections, Morel les groupa en quatre compagnies. Il donna le commandement de trois de celles-ci aux lieutenants Jourdan, Lalande et Humbert, de l'active, et confia la quatrième à quelqu'un qui avait acquis un brillant renom parmi les F.T.P. et qui, sans lui être apparenté, s'appelait comme lui : Louis Morel, mais était connu sous le nom de Forestier. Cette compagnie ne comprit que deux des sections communistes ; sur le désir formel du commandant du bataillon, la troisième, Liberté chérie, fut incorporée à celle du lieutenant Humbert, pour donner plus de consistance aux quatre autres sections, moins aguerries.

À cause de l'étendue du terrain à couvrir, Morel se vit contraint de déployer largement ses forces. Il en résulta de graves difficultés pour les liaisons intérieures, car les maquisards ne possédaient pas d'appareils de radio et communiquaient entre eux uniquement par des messagers. Les accès par Petit-Bornand et Essert, à l'extrémité nord-est du plateau, et de Monthiévet, sur le côté oriental, furent considérés comme les plus vulnérables et la garde en fut confiée aux compagnies de Lalande et d'Humbert, qui groupaient dix sections à elles deux. Celle de Jourdan prit position à l'autre extrémité pour commander les sentiers montant de Thônes et d'Entremont, ainsi que la gorge d'Ablon. Forestier, avec ses deux sections de F.T.P., s'installa sur le côté occidental, dominant la vallée d'Usillon.

L'unité de skieurs demeura indépendante. Sa mission consista à entretenir des patrouilles pour interdire des infiltrations entre les sections, très largement espacées. Les skieurs servirent aussi à transporter du ravitaillement et des messages, et pouvaient constituer un renfort pour une unité en difficulté.

La section d'état-major remplissait surtout des fonctions administratives et se trouvait sous les ordres de l'adjudant de bataillon, désigné par Morel, Georges Descours, ancien policier d'Annecy qui, à l'amusement général, continuait de porter son uniforme.

Morel disposait encore de deux officiers d'active, les lieutenants Bastian et de Griffolet. Il leur confia la charge de se procurer du ravitaillement et des renseignements dans les vallées. Quand, sous la pression de l'ennemi, ils se trouvèrent confinés au plateau, Morel leur donna à commander les sections Jean Carrier et Sidi-Brahim.

Durant les deux premiers jours, sous une tempête de neige qui allait pratiquement souffler pendant une semaine, les hommes furent pleinement occupés par l'aménagement des chalets qui leur étaient affectés comme cantonnements. Ils nettoyèrent, construisirent des cloisons, réparèrent toitures et planchers, fabriquèrent des couchettes et des meubles. Ils fouillèrent toutes les habitations abandonnées pour se procurer le bois nécessaire et les objets qui pouvaient leur être utiles, des poêles, notamment.

Pendant de longues heures, a écrit l'un d'eux, des équipes, travaillant comme des castors, se déplaçant sur des skis ou des raquettes, transportèrent les choses les plus étranges sur des traîneaux improvisés. Nous fîmes des découvertes amusantes : une vieille cuvette avec pot à eau, une tête de chamois empaillée, trois pots de chambre. Un de mes camarades émergea d'une porte, revêtu d'une robe de l'époque 1900, suivi d'un autre coiffé d'un casque de 1870 et d'un troisième portant un bonnet d'astrakan.

Dans presque chaque chalet nous trouvâmes des réserves de gnole laissées par les anciens occupants. On les mit de côté, en les gardant pour des usages médicinaux, non sans les goûter au passage. Certains, désireux de profiter de l'occasion, oublièrent les précautions les plus élémentaires. Un jeune but une longue gorgée d'un flacon qui, en dépit de l'étiquette, contenait un purgatif de cheval ; il eut sujet de regretter cette précipitation pendant plusieurs jours  !

Les hommes de la section d'état-major recherchèrent un chalet convenable pour abriter le poste de commandement. Ce ne fut pas facile. Il fallait un bâtiment occupant une position centrale et assez grand pour recevoir non seulement les maquisards mais les visiteurs importants et les agents de liaison qui apportaient des messages de vallées et passaient la nuit. Il fallait aussi un bureau pour le commandant du bataillon.

Finalement, on en choisit un situé presque exactement au centre du plateau, parmi un groupe d'une quinzaine d'autres chalets. Tout près, s'élevaient quelques grands sapins, ce qui constituait un avantage en servant de point de repère aux approchants.

Equipé en quelques heures, le P.C. se transforma immédiatement en véritable ruche. Des gens y venaient de toutes les directions pour chercher des ordres, apporter des informations ou assister à des conférences. L'adjudant Descours les recevait pour la plupart. Il avait sous ses ordres un fourrier, un cuisinier et huit hommes assurant le service et la garde.

Deux de ceux-ci étaient des Polonais, Tommy et Joseph, qui aidaient aux travaux de la cuisine et, le reste du temps, servaient de cordonnier et de coiffeur pour tout le bataillon. Enrôlés dans l'armée allemande, ils avaient été pris par Simon qui les avait épargnés à cause de leur nationalité. Heureux d'être libérés de la Wehrmacht, ils s'étaient très volontiers intégrés au maquis et, quand, après la mort de leur fameux chef, certains hommes du corps franc étaient montés sur le plateau, ils leur avaient demandé de les emmener. Ils devinrent vite très populaires. En travaillant, ils chantaient les chants des partisans de leur pays et, à leurs heures de loisir, écoutaient avec délices l'annonce des progrès réalisés par l'Armée rouge à travers la Pologne que faisait la radio française. Morel, qui en vint à bien les connaître, les appelait ses enfants. Ils répondaient à ses gentillesses par un profond respect et beaucoup de gratitude.

Le travail de bureau se trouvait réduit au minimum. La plupart des détails essentiels relatifs aux membres du bataillon restaient confiés à la mémoire plutôt qu'au papier. Chaque matin, cependant, les chefs rédigeaient un rapport signalant leur effectif, le nombre des exempts et des détachés, l'état sanitaire des chalets, les observations faites par les sentinelles au cours de la nuit, et leurs besoins. Des messagers apportaient ces rapports à Morel et repartaient avec des ordres pour la journée et le mot de passe à employer dans les vingt-quatre heures suivantes. À partir de huit heures du matin, il y avait un afflux presque continuel au bureau. Beaucoup de paysans demeurés sur le plateau venaient faire renouveler quotidiennement leur autorisation de franchir les lignes.

La création d'un embryon de service médical constitua un des problèmes les plus importants. Il fut confié au Dr Marc Bombiger, ancien médecin du 27e Bataillon de chasseurs alpins, et à son adjoint, Michel Fournier, âgé de vingt et un ans, qui étudiait la médecine à Paris avant de rallier l'Armée secrète. À eux deux, ils organisèrent une infirmerie, dans un chalet situé à moins de huit cents mètres du P.C. Manquant de presque tout l'équipement nécessaire, ils en furent réduits à l'improvisation.

Ce chalet, abandonné depuis plusieurs années, se trouvait dans un état lamentable. Bombiger et Fournier, aidés de deux hommes, travaillèrent sans arrêt, pendant huit jours pour le restaurer. Ils bouchèrent les trous de la toiture, remirent des portes en place, réparèrent les parquets, construisirent des cloisonnements. Tout fut gratté à clair à plusieurs reprises, les plafonds et les murs passés à la chaux, les planchers désinfectés. Puis il fallut confectionner des lits et tout le matériel indispensable.

Le travail terminé, Morel et ses commandants de compagnie furent invités à l'inauguration. Bombiger leur fit remarquer l'énorme croix rouge sur fond blanc, peinte sur le toit, et leur fit faire un tour d'inspection. Ils s'étonnèrent de l'énormité de la besogne accomplie en si peu de temps. L'infirmerie était devenue fort acceptable. Elle contenait une salle d'examen, un réfectoire, une table pour les opérations, un stérilisateur fait avec un bidon d'essence, un fauteuil de dentiste, improvisé avec le siège arrière d'une voiture et une fraise, actionnée au pied. Une salle, impeccablement propre, renfermait douze lits en bois ; une énorme ancienne étable pouvait recevoir trente autres patients et on y trouvait l'unique baignoire du plateau, chauffée par un poêle à bois.

Le Dr Bombiger s'était également occupé des unités. Chaque jour, son adjoint ou lui y allaient passer une visite médicale ; chaque section possédait une trousse pour premiers soins, un infirmier, deux brancardiers et un traîneau pour le transport des malades et des blessés.

Que tout eût été organisé avec tant de soins fut une chance, car, au cours des semaines suivantes, il fallut traiter non seulement des blessures mais des épidémies de grippe et d'entérite, plusieurs pneumonies, des érésypèles et des cas de gale.

En buvant le verre de gnole inaugural, Bombiger se préoccupait avant tout d'obtenir des médicaments que Michel Fournier devait lui procurer en descendant hebdomadairement dans les vallées et en s'exposant ainsi à de graves risques personnels.

Une autre cérémonie, plus solennelle, avait eu lieu, trois jours plus tôt, aux Glières. Tout le bataillon, à l'exception des hommes de garde, s'était rassemblé au centre du plateau pour assister au hissage des couleurs.

Les compagnies se formèrent en carré autour du mât, au pied duquel se tenaient Morel et deux visiteurs distingués : le commandant Clair et le capitaine Rosenthal. Morel avança de quelques pas et prononça une allocution  :

- Camarades, soldats du bataillon des Glières ! Ce lieu est le premier de France à devenir libre. Désormais, vous êtes de véritables soldats français et vous devez vous considérer comme ayant été parachutés dans les rangs de l'ennemi pour le combattre. Vos compatriotes d'Afrique du Nord, qui attendent de débarquer, vous regardent et vous envient. Mais je ne vous mentirais pas. L'avenir ne sera facile pour aucun de nous; cependant, quoi qu'il arrive, vous y ferez face, je le sais, comme il convient à des hommes libres. Pour ma part, je continuerai, avec l'aide de Dieu, à faire ce que j'estime être mon devoir sacré envers notre patrie, et je l'accomplirai jusqu'à la mort. Je vous demande la même chose, car, souvenez-vous-en, tant qu'on n'a pas tout donné, on n'a rien donné. Vive la France ! Vive l'Armée secrète !

Le pavillon fut alors hissé cérémonieusement. Sous un ciel sombre, chargé de nuages menaçants, les trois couleurs de France se déployèrent portant la Croix de Lorraine et la devise choisie par Morel: Vivre libre ou mourir. Les montagnes répercutèrent la sonnerie de clairon. Tandis qu'une forte brise agitait le pavillon, les maquisards présentèrent les armes, les officiers saluèrent du sabre et chacun jura silencieusement d'être fidèle à sa devise.

Aux Glières, régnaient des conditions de temps effroyables. La température tombait fréquemment à -10° et une âpre bise balayait le plateau presque sans arrêt. Un épais tapis de neige couvrait le sol, poudreux en surface; les hommes non munis de skis ou de raquettes, y enfonçaient jusqu'aux genoux. Cela rendait la vie pénible à tous, mais plus particulièrement en première ligne ; pour gagner leurs postes à partir des chalets, les hommes accomplissaient une heure ou une heure et demie de marche.

Cependant, tant que l'ennemi n'eut pas conscience de l'existence du bataillon, la vie s'écoula sans grands incidents. Chacun exécutait ses devoirs avec zèle et enthousiasme et leurs occupations quotidiennes prirent rapidement une forme régulière.

Chaque jour, ceux qui n'étaient pas de garde suivaient un programme exténuant d'exercices, de maniements d'armes, de tirs. Puis il y avait les besognes triviales comme couper les énormes quantités de bois nécessaires pour les poêles. Quoique rationnée, la nourriture fut abondante au début. Tant que les accès de Petit-Bornand, Entre-mont et Thorons demeurèrent ouverts, le ravitaillement obtenu par Bastian monta régulièrement sur des mulets ou sur le dos de porteurs sédentaires.

Le dimanche ressemblait aux autres jours et l'entraînement ne cessait pas. Seule différence : une cérémonie des couleurs avait lieu au centre du plateau et tous les disponibles devaient y assister.

Les maquisards aimaient cette cérémonie bien qu'elle entraînât, pour beaucoup d'entre eux, une lutte de deux heures contre la neige, et plus encore quand soufflait une des fréquentes tempêtes de neige. En ces occasions, la visibilité tombait à moins de trois mètres et, à l'arrivée, un masque de gel couvrait les visages.

Le soir, ceux qui n'étaient pas de garde, pouvaient se détendre relativement. Ils se rassemblaient autour des poêles, jouaient aux cartes, ou, quand c'était leur tour, écoutaient le précieux phonographe portatif qui circulait entre les sections. Mais, le plus souvent, il leur fallait se distraire eux-mêmes et ceux qui possédaient quelque talent se voyaient fort solliciter. Puis, venait invariablement le moment où quelqu'un entonnait une mélodie que tous reprenaient en chœur ; chanter était leur plaisir préféré.

Ils chantaient les vieilles chansons du folklore, comme Adieu, clocher de mon village, et Quand Matteo, le jeune Corse, et aussi les hymnes patriotiques, proscrits par Vichy, comme Les Allobroges et la Marche lorraine. Ils chantaient aussi des chansons moins honnêtes et même des compositions de leur façon.

L'une d'elle, légèrement modifiée, fut adoptée par Morel comme hymne du Bataillon des Glières. Les paroles étaient assez faibles et les rimes souvent fort pauvres, mais tous pensaient que la chanson exprimait bien les sentiments des maquisards :

Vivons gaiement l'ardente discipline, Qui nous fera joyeux et conquérants Pour accomplir cette tâche sublime, Où nous appelle l'ardeur de nos vingt ans. Prêts à choisir sur la grand-route humaine La noble voie qui conduit au devoir, Nous choississons les routes où l'on peine Mais où fleurit notre plus bel espoir. En avant, Bataillon des Glières, Décidé à vaincre ou à mourir Pour chasser l'ennemi sanguinaire

Nous vaincrons, Bataillon, nous vaincrons, Nous vaincrons, nous vaincrons !

Fréquemment, une section recevait, pour une heure, le commandant Clair, le capitaine Rosenthal, ou l'abbé Jean Truffy, quand ils passaient pour aller voir le chef du bataillon, mais les visiteurs les mieux accueillis étaient les agents de liaison. Ils apportaient les dernières nouvelles sur ce qui se passait dans les vallées et le monde au-delà, même, parfois, des messages personnels.

Ce fut par eux qu'ils apprirent les succès de la Résistance civile qui imprimait et distribuait des journaux clandestins, commettait des actes de sabotage et organisait des voies d'évasion. Coupés d'eux, les maquisards n'applaudissaient pas moins énergiquement les triomphes de ces braves hommes et femmes. Ils partageaient aussi l'amertume ressentie par la clandestinité devant l'attitude souvent prise par les Alliés à l'égard de leurs efforts.

Ils s'indignaient particulièrement au sujet de l'histoire d'un pilote américain de Forteresse volante, abattu aux environs de Paris. Au prix de six vies humaines, on lui fit traverser la France de groupe en groupe. Finalement, il arriva à Annecy et, au bout de trois tentatives, une jeune femme de la Résistance parvint à le faire passer en Suisse. Quand elle conduisit l'aviateur au consulat américain le plus proche, elle y reçut un accueil rien moins que cordial. Comment avez-vous pu, s'écria le consul, furieux, mettre en danger la vie de cet homme, alors qu'il eût été sain et sauf dans un camp de prisonniers ! Les commandants de compagnie eurent bien de la peine à calmer cette indignation en expliquant qu'il s'agissait de la réaction d'un fonctionnaire stupide et mal informé et qu'elle ne répondait pas aux sentiments du peuple américain.

Jérôme, bûcheron d'Entremont, fut le plus aimé et le plus réputé agent de liaison des Glières. Skieur remarquable, il établit un record en effectuant trois missions en un seul jour. Il arrivait à un chalet, petit, rougeaud, fort comme dix, avec son vieux chapeau tiré sur les yeux et son pantalon couvert de neige jusqu'aux cuisses. Il s'asseyait loin du feu, car la chaleur lui causait de grandes douleurs dans un pied gelé dont il avait déjà perdu trois orteils, buvait une longue gorgée de la gourde de cuir, contenant de la gnole, qui ne le quittait jamais, tandis que, de tous côtés, les maquisards lui réclamaient des détails sur son ascension. Comment fais-tu pour passer la zone des avalanches ? lui demandait-on, par exemple. Il souriait. C'est facile, mes enfants. Je prends simplement la route des chamois. Où les chamois passent, Jérôme peut aussi passer ! Puis, serrant les mains à la ronde, il rechaussait ses skis pour gagner le P.C.

Ces agents emportaient les lettres écrites par les hommes des Glières à leurs familles, dans la vallée. Cette correspondance présentait des dangers certains, mais Morel l'estimait nécessaire pour nourrir le moral de ses soldats ; Clair et lui prirent des mesures pour limiter les risques.

En premier lieu, l'adjudant Descours censurait les lettres. À chacune, il ajoutait un morceau de papier, indiquant un numéro de boîte postale ou l'adresse d'un sédentaire, où la réponse pouvait être envoyée. Puis, on portait le courrier à la poste centrale d'Annecy où, comme précaution supplémentaire, un employé sympathisant appliquait le cachet Censuré. Dès lors, personne n'avait plus le droit d'ouvrir l'enveloppe.

Ce n'est qu'un exemple des attentions accordées à ses hommes par Morel. Il se faisait aussi un devoir de les informer personnellement de tout changement dans la situation générale, et se tenait toujours prêt à écouter leurs doléances ou à soulager leurs ennuis. Il visitait régulièrement chaque section, insistait pour prendre sa part des gardes et des corvées, refusait d'accepter la totalité de sa ration.

Mais Morel ne pouvait être aussi près de ses hommes que les commandants de compagnie comme Jourdan et Lalande. Tous le révéraient et l'admiraient, même les communistes oubliaient leurs différences politiques pour le servir, mais aucun n'a jamais prétendu le comprendre entièrement.

Tom était un chef admirable, écrit l'un d'eux. Il était droit, juste et ne transigeait jamais avec son devoir, nous l'en aimions beaucoup mais il ne fut jamais un de nous. Il y avait, en lui, quelque chose de spécial qui l'isolait. On eût dit un saint parmi les hommes ordinaires que nous étions.

Sur le plateau, Morel continua de se soumettre aux extrêmes de la fatigue physique et morale. Il dormait peu, travaillait jour et nuit. En une ou deux occasions, les officiers de son état-major, craignant pour sa santé, réussirent à le persuader de se détendre un peu, mais quand il s'était reposé pendant une heure ou avait fait un meilleur repas, il éprouvait comme un sentiment de culpabilité pour la faiblesse ainsi montrée. Alors, comme pour se prouver quelque chose, il entreprenait quelque sortie particulièrement pénible, et revenait au bout de plusieurs heures, épuisé mais rassuré.

Parmi des volontaires comme ceux des Glières, les règlements normaux n'avaient plus de signification, estimait Morel. Trois crimes, à ses yeux, méritaient le conseil de guerre : l'abandon de poste, la trahison et tout acte mettant en danger la sécurité de l'Armée secrète. Très vite après leur arrivée sur le plateau, les hommes du bataillon furent témoins du châtiment impitoyable qu'il se sentait obligé d'infliger pour un de ces crimes.

Une nuit, les sentinelles gardant le sentier descendant à Entremont, prirent un maquisard de dix-huit ans qui désertait. Non seulement il emportait son fusil, mais on trouva sur lui une grande quantité de vivres volés au magasin de sa compagnie. Interrogé, il avoua, et fut traduit devant un conseil de guerre composé par les commandants de compagnie et présidé par Morel. Il fut jugé coupable. Comme il aurait pu trahir à l'ennemi la présence du bataillon et pour dissuader les autres de suivre son exemple, Morel le condamna à être fusillé.

Ayant accompli son devoir de chef, il ne put se résigner à laisser le jeune homme seul pour affronter la mort. La veille de l'exécution, il se rendit au chalet où on le détenait et passa la nuit à le préparer comme eût fait un prêtre.

Au matin, devant le peloton d'exécution, Morel l'embrassa et tous les officiers l'imitèrent. D'une voix à peine audible, le condamné demanda aux présents de lui pardonner. Une salve claqua. Morel alla s'enfermer dans son bureau. Quand il en ressortit, au bout de plusieurs heures, tous purent voir qu'il avait pleuré. Jamais plus il ne reparla de cette exécution.

Avec les jours, les hommes du bataillon, quoique tenus pleinement occupés, commencèrent à se tourmenter, car ils brûlaient d'en venir aux mains avec l'ennemi.

- Il m'arrive de craindre, écrivit l'un d'eux à sa fiancée, que nous ne soyons frustrés de ce combat que nous désirons tant livrer pour débarrasser le pays des envahisseurs et assurer notre bonheur futur. Prie pour moi. Prie pour que sonne bientôt l'heure du danger, car, si je sais que beaucoup tomberont, ceux qui resteront atteindront le sommet de notre accomplissement et ce sera merveilleux.

Trois jours plus tard, vers midi, un agent de liaison avertit Morel. que les cinq hommes envoyés par lui pour une mission de ravitaillement avaient été surpris par un détachement de la Garde mobile comme ils traversaient le pont d'Essert et que trois avaient été faits prisonniers.

Le destin n'entendait pas frustrer les hommes des Glières. L'heure du danger venait de sonner pour eux tous.

CHAPITRE V

- Monsieur l'Abbé, que cela vous surprenne ou non, les déclarations faites par nos prisonniers indiquent l'existence d'un vaste groupement de dissidents armés dans votre paroisse, sur le plateau des Glières.

Le directeur du maintien de l'ordre observa attentivement la réaction de son interlocuteur, mais Jean Truffy demeura imperturbable, extérieurement du moins.

Ce fait révélé par l'incident d'Essert troublait profondément le colonel Lelong. Depuis sa prise de fonctions en Haute-Savoie, il avait conscience de l'activité de l'Armée secrète dans la région, mais il espérait que le conflit entre ses troupes et elle pourrait se résoudre sans effusion de sang. Maintenant que la Gestapo savait également ce qui se passait sur le plateau des Glières, il se trouvait contraint de lancer une offensive. Convoqué à Annecy par l'hauptsturmführer Jeewe, il en était reparti en sachant nettement ce qu'on attendait de lui. Néanmoins, il restait résolu à faire tout son possible pour éviter un engagement avec les éléments gaullistes du maquis avec qui il n'avait personnellement, aucune querelle.

Pour Georges Lelong, ancien élève de Saint-Cyr, officier qui s'était distingué pendant la campagne de 1940, les hommes de l'Armée secrète n'étaient pas des traîtres mais des fanatiques égarés. L'envahisseur, estimait-il, serait inévitablement chassé de France, car, même aux jours les plus sombres, il n'avait jamais douté de la défaite de l'Allemagne. Mais s'il pensait que les contingents de Français Libres, combattant avec les Alliés, et où son fils aîné servait comme officier, aideraient à hâter le jour de la victoire, il était convaincu que les efforts du maquis contre une machine de guerre aussi puissante que la Wehrmacht, ne le feraient pas venir un seul jour plus tôt. Ces activités, croyait-il sincèrement, ne faisaient qu'augmenter les souffrances et la misère de ses compatriotes, et, dans leur futile action clandestine contre les Allemands, les gaullistes . s'étaient aveuglément alignés avec ceux qui constituaient le plus grave danger pour la France : les communistes. Il voyait en ceux-ci une menace encore plus terrible et moins supportable que même une occupation totale par les forces hitlériennes.

La victoire des Alliés, désormais certaine, fournirait aux communistes, était-il également persuadé, l'occasion favorable d'exécuter leur coup d'état. Cette conviction hantait son esprit car il ne voyait guère la possibilité de contrer une telle tentative, entreprise par des milliers de fanatiques, armés par les Britanniques et les Américains, et dans le chaos et la confusion qui suivraient obligatoirement la libération. Aussi, quoiqu'il abhorrât les Allemands, acceptait-il de collaborer avec eux et restait-il au poste où l'avait affecté le gouvernement de Vichy, afin d'éliminer ce qu'il considérait comme l'insidieux bacille du bolchévisme avant qu'il n'ait eu le temps d'empoisonner la France.

Si les F.T.P. n'avaient aucune merci à attendre de lui, il n'était pas disposé à manifester la même dureté à l'égard de l'Armée secrète. Depuis longtemps, il s'était juré d'aller jusqu'aux extrêmes, même de courir des risques personnels, pour éviter une guerre fratricide entre ceux qui entendaient pareillement conserver les libertés démocratiques, si difficilement conquises. Pas un instant, cependant, il ne s'était laissé aller à l'illusion que les hommes de la Milice pussent partager cet idéal élevé. Il voyait en eux soit des fascistes fanatiques, de la pire sorte, soit des aventuriers sadiques et avides, ne recherchant autre chose que le gain. En août 1944, même le maréchal Pétain en vint à cette constatation et désavoua hautement les atrocités commises en son nom.

- La Milice, déclara-t-il, s'est acquise l'odieuse réputation d'employer des méthodes que j'ai bien connues au cours de la guerre civile d'Espagne. Je ne peux passer sous silence les tortures qu'elle a infligées à ses victimes, dont beaucoup d'hommes et de femmes innocents de tout crime, en des lieux qui, à la honte de Vichy, ressemblent moins à des prisons de l'État français qu'à des camps de concentration soviétiques. La Milice a réussi ainsi à créer une atmosphère de terreur policière, inconnue dans notre pays jusqu'à ce jour.

Lelong connaissait cette vérité bien avant le maréchal. Dès que les forces furent réunies sous son commandement il éprouva, pour ces bandits sans pitié, la même répugnance que pour les communistes. Plus encore, il ne fit jamais aucun effort pour dissimuler ses sentiments au capitaine de Vaugelas, commandant de la Milice stationnée en Haute-Savoie et qui, de ce fait, se trouvait fréquemment en sa compagnie.

Le jeudi 10 février, quand l'abbé Truffy vint lui demander de libérer les trois hommes faits prisonniers par la Garde, le colonel Lelong ne se faisait pas une idée précise de l'effectif réuni sur le plateau des Glières et ignorait qu'il contînt un contingent des F.T.P. Il savait seulement qu'il lui faudrait, avant peu, lancer une attaque contre le plateau. Il se préoccupait d'entrer en contact, d'une façon ou de l'autre, avec les chefs de l'Armée secrète pour leur présenter une proposition qui, s'ils l'acceptaient, empêcherait la tragédie d'une lutte armée entre des Français. Il voyait dans l'abbé, l'intermédiaire qu'il cherchait.

Le colonel savait déjà beaucoup de choses sur l'abbé Truffy. Si l'on ne possédait pas de preuve formelle de sa collusion avec la Résistance, les autorités étaient certaines qu'il jouissait de la confiance de beaucoup des membres de celle-ci. Aussi, après avoir expliqué en détail son attitude vers l'Armée secrète et révélé ce que les Allemands lui réclamaient, Lelong pria l'abbé de l'aider à faire parvenir un message aux chefs.

Quoique impressionné par la sincérité évidente du colonel, le curé répondit avec circonspection. Il se pouvait, admit-il, que parmi ses centaines de paroissiens certains eussent des rapports avec la Résistance et que par l'un d'eux, il parvînt à prendre contact avec les hommes du plateau, mais, ajouta-t-il, il lui était impossible de le garantir. Cependant, pressé par Lelong, il promit d'essayer et demanda de quel message il s'agissait.

- Premièrement, rapportez-leur tout ce que je viens de vous déclarer et dites-leur de quitter immédiatement le plateau pour rentrer chez eux. Je ne leur demande pas de rendre leurs armes et j'engage ma parole qu'ils ne seront pas molestés. Mais il leur faut descendre des Glières afin qu'en s'y rendant, mes gens ne les y trouvent pas. De cette façon je pourrai adresser un rapport négatif aux Allemands, leur dire que nous avions été mal informés, et ils s'en satisferont. Puis, les choses apaisées, l'Armée secrète pourra se regrouper et, à condition que, ce faisant, elle n'attire pas l'attention sur elle, je promets de ne pas interférer.

L'abbé déclara qu'il avait compris mais répéta qu'il n'était pas sûr de réussir à établir un contact et que, de toute façon, cela demanderait deux ou trois jours. En fait, il savait très bien ne rien pouvoir faire avant le dimanche suivant, car le commandant Clair et son adjoint assistaient à une réunion de la Résistance, à Lyon.

Lelong dit, avec un sourire, qu'il savait la chose difficile et ajouta :

- Mais agissez aussi rapidement que possible, monsieur l'Abbé, car les Allemands me pressent de lancer sans délai un assaut contre le plateau. Je vais faire, bien entendu, tout ce que je pourrai pour freiner leurs exigences, mais je ne peux dire pendant combien de temps j'y réussirai. Ce que je fais est très dangereux, car, croyez-moi, je suis moi-même surveillé par les Boches et mouchardé par leurs amis. Cependant, pour montrer ma bonne foi, je suis tout prêt à vous rendre les prisonniers faits à Essert, et je vais vous remettre un ordre à cet effet. Je n'y pose qu'une condition, et je vous demande votre parole, c'est qu'ils rentreront chez eux et ne participeront plus à aucune activité subversive.

Le prêtre donna volontiers la parole demandée, et ils se serrèrent la main. Ayant le précieux papier en poche, l'abbé Truffy se hâta de gagner l'endroit où étaient incarcérés les trois maquisards de Petit-Bornand. Quand ils arrivèrent de leurs cellules, virent l'abbé et apprirent qu'ils étaient libres, ils éclatèrent en sanglots. Une demi-heure plus tard, ils se retrouvaient chez eux.

Dès l'instant où Morel apprit ce qui était arrivé à son groupe de ravitaillement, il donna l'alerte générale. Les hommes du bataillon prirent position dans les tranchées qu'ils avaient creusées autour des accès. Morel s'attendait à voir les policiers vichyssois exploiter leur succès ou tout au moins, lancer une reconnaissance vers les Glières. Il prescrivit donc la plus grande vigilance et ordonna de tirer sur toute patrouille ennemie qui viendrait à portée.

Aucune attaque immédiate ne se produisit mais Morel n'en doutait pas; par les trois prisonniers, l'adversaire obtiendrait des renseignements sur l'Armée secrète et ne tarderait pas à commencer des opérations contre elle. Au cours d'une conférence hâtive avec l'officier de liaison interallié, il fut décidé d'informer Londres du nouveau développement de la situation et Rosenthal promit d'envoyer un message le soir même. Il demanderait, en même temps, d'effectuer en priorité la livraison des armes promises.

En plus de la pénurie d'armes automatiques, les maquisards de Morel avaient trop peu de skis, ce qui réduisait considérablement leur mobilité. Cela s'appliquait même à la patrouille des skieurs qui, de ce fait, perdait beaucoup de sa valeur tactique. En conséquence, le jour où l'abbé Truffy s'entretint avec le colonel Lelong, à Annecy, des unités de l'Armée secrète effectuèrent des raids éclair sur les hôtels de tourisme et les stations de sports d'hiver des environs.

La plupart de ces hôtels étaient fermés depuis 1942, et, pour eux il s'agissait seulement de forcer une porte. Mais, pour ceux qui restaient ouverts, l'opération prit l'aspect d'un hold-up. Les riches clients, en majorité des trafiquants du marché noir ou des hommes d'affaires collaborateurs, faillirent s'étrangler quand, lors du dîner, des hommes armés firent irruption et les forcèrent de livrer leurs précieux équipements, leurs skis, leurs gants, même les couvertures de leur lit.

Pendant que l'officier commandant rédigeait une réquisition officielle pour les objets pris par ses hommes, un des maquisards, furieux, s'adressa aux hôtes qui se plaignaient bruyamment de ne plus pouvoir jouir de leurs vacances :

- Tenez ! fit-il, en leur lançant un paquet de cartes. Vous ne pourrez pas vous plaindre de nous ! Jouez au bridge tandis que nous nous battrons pour la France !

Malgré le succès de ces raids, il n'y eut toujours pas assez de skis pour tout le monde. Quand la patrouille eût été pleinement équipée, ceux qui restaient furent distribués entre les quinze sections. Le vendredi 11 février, le colonel Lelong fut convoqué à la Villa Schmidt à Annecy, quartier général de la police militaire allemande, pour assister à une conférence de l'hauptsturmführer Jeewe. Celui-ci avait demandé l'exécution de reconnaissances aériennes au-dessus du plateau et Lelong le trouva en conversation avec deux officiers de la Luftwaffe.

Jeewe ouvrit la conférence en demandant au colonel ce que celui-ci avait fait depuis leur dernière rencontre. Lelong le dit en formant l'espoir qu'il ne remarquerait pas la différence entre les effectifs engagés de la Garde mobile et ceux de la Milice. Effectivement, cela n'attira aucun commentaire.

Quand il fut question du concours à apporter par l'aviation allemande, Lelong vit une première possibilité de retarder les opérations contre l'Armée secrète. Ses propositions furent longuement discutées mais finalement acceptées, après une ou deux petites concessions de sa part. La séance fut levée à treize heures.

Ce même soir, Jeewe envoya un télégramme au commandant régional des SS, établi à Lyon :

Annecy, N° 8-11-2-44 - 22 h 25.

Secret. Urgent. À remettre immédiatement au commandant de la Police de sécurité et du S.D., à Lyon. Signalé à l'attention de l'Hauptsturmführer Hollert.

Objet : Action Lelong.

D'après des informations obtenues au cours des opérations préliminaires, il est évident que des groupes de l'Armée secrète se sont retirés sur le plateau des Glières, au sud-est de Thorens, au sud-ouest de Petit-Bornand et au nord de Thônes. Le colonel Lelong a décidé d'attaquer le plateau en l'encerclant. Les préparatifs ont commencé, ce soir, à 18 heures. Il engage trois groupes, A, B et C, englobant neuf escadrons de la Garde mobile, trois de la Garde mobile de réserve, et deux cents hommes de la Milice. Le Groupe A, aux ordres des chefs d'escadron Colomb et Raulet, marchera sur Petit-Bornand et Bonneville, au sud. Le Groupe B, aux ordres du commandant Brenod, de la G.M.R., avancera vers l'est en partant de Thorens. Le Groupe C, aux ordres du capitaine Ney, de la Milice, montera au nord de Faverges vers le plateau des Glières.

Cette avance n'a pas, pour le moment, de caractère offensif ; elle vise simplement à effectuer des reconnaissances et à réaliser l'encerclement. Les trois groupes ont l'ordre de sceller la région et de la soumettre à un contrôle très strict. En outre, ils installeront des bases près des accès du plateau en vue de l'attaque générale, dont la date reste à fixer.

Une conférence s'est tenue aujourd'hui, à Annecy entre le colonel Lelong, les lieutenants Bock et Manske de la Luftwaffe, et moi-même, pour discuter la préparation de cette attaque. Le colonel Lelong insiste pour que nous prenions, au préalable, des photographies aériennes du plateau et de ses accès. L'attaque pourra être lancée quand il aura étudié ces photographies. Si, par suite du mauvais temps, les reconnaissances aériennes ne pouvaient s'effectuer, le colonel a accepté de commencer ses opérations sans elles, probablement au début de la semaine prochaine. Demain, je me propose de visiter le secteur avec le colonel Lelong pour observer les mesures qu'il a prises.

JEEWE.

À 19 heures, des unités de la Milice avaient pris position au village d'Usillon, important centre de ravitaillement de l'Armée secrète. Quelques minutes après leur arrivée, un agent de liaison commença la longue ascension vers les sections Le Chamois et Coulon, afin d'avertir Morel. Une demi-heure plus tard, trois escadrons de la Garde mobile entrèrent à Petit-Bornand. En les voyant, l'abbé fut saisi d'un terrible doute. Lelong avait-il changé d'idée, était-il revenu sur ce qu'il avait dit ? Il ne pouvait le savoir. Mais, peu après, quand il reçut des informations sur les mouvements des forces de police vichyssoises, il comprit clairement que le plateau des Glières se trouvait bloqué et que les hommes du Bataillon secret étaient assiégés.

Au début de la matinée suivante, Marcel Merlin, fils du maire toujours caché, apporta un message au presbytère. Il venait du lieutenant Bastian, officier de renseignements de Morel. Bastian avait appris, faisait-il savoir, que les gardes de Petit-Bornand comptaient effectuer le jour même une reconnaissance des accès du plateau. Il avait déjà envoyé un agent à Morel, mais il demandait à l'abbé d'aller voir immédiatement le commandant Raulet, chef de la Garde mobile, qu'on savait sympathique à la cause de la Résistance, pour sonder ses intentions.

En fait, l'agent avait déjà atteint le plateau quand Merlin se présenta au presbytère. Morel envoya aussitôt un skieur à Lalande, commandant de la compagnie qui gardait les accès venant de Petit-Bornand et Esser, avec un ordre écrit disant :

- Un détachement de la Garde mobile montera ce matin de la vallée du Borne vers votre secteur, pour effectuer une reconnaissance du plateau. Montez une embuscade.

Dès le départ de Merlin, Truffy alla voir le commandant Raulet et, quand il fut sûr de ne pas être entendu, lui dit le but de sa venue. Raulet, très désireux de collaborer, répondit qu'il n'y avait aucune raison de s'inquiéter. Une patrouille avait été envoyée mais elle ne pourrait vraisemblablement pas approcher du plateau, la neige était épaisse et ses hommes ne possédaient pas d'équipement convenable. Il avait pris des mesures, ajouta-t-il, pour assurer qu'aucun combat ne se produirait, et fait partir vers Glières un des villageois connaissant bien la montagne, pour prévenir l'Armée secrète de ce qui se passait et l'informer que même si la Garde mobile parvenait à vaincre l'obstacle de la neige, elle avait l'ordre de ne pas s'engager sur le plateau. Si les maquisards n'attaquaient pas, ses hommes reviendraient bredouilles et il enverrait un rapport en conséquence à Annecy.

Par précaution, dit encore Raulet, il avait confié le commandement de la patrouille au capitaine Young, un de ses officiers les plus sûrs, qui partageait ses sentiments à l'égard de l'Armée secrète et sur la discrétion duquel on pouvait compter.

L'abbé Truffy, rassuré, remercia le commandant et suggéra que, pour se mettre d'accord avec l'Armée secrète au sujet des opérations qu'on pourrait lui ordonner, il serait bon qu'il se rencontrât avec le lieutenant Bastian. Raulet accepta et demanda au prêtre d'arranger un rendez-vous. En le quittant, l'abbé emprunta immédiatement une voiture pour se rendre à Entremont où il savait pouvoir rencontrer l'officier de renseignements de Morel.

Bastian fut ravi des dispositions prises par Raulet et se déclara prêt à le rencontrer le soir même. Les deux hommes bavardèrent autour d'une bouteille de vin et l'abbé Truffy ne se remit en route pour Petit-Bornand qu'au bout d'une heure.

Il se trouvait encore assez éloigné quand il prit conscience d'un bruit plus fort que celui du moteur. Il stoppa et ouvrit la vitre. Tout d'abord, il crut s'être trompé, car il n'entendit rien, mais le bruit reprit soudain : des coups de fusils accompagnés de crépitements de mitrailleuses. Cela venait de la direction du plateau, et l'abbé remit en marche avec le lourd pressentiment que quelque chose avait mal tourné.

Dès son arrivée au presbytère, il fut rejoint par le commandant Raulet, très agité. En entendant la fusillade, dit celui-ci, il avait fait chercher le paysan qui avait promis de monter au plateau et découvert, à sa grande horreur, que celui-ci s'était saoulé avec l'argent reçu au lieu d'accomplir sa mission. Angoissés, les deux hommes se rendirent aussitôt à Essert, d'où la reconnaissance était partie. Ils durent attendre un moment, mais les gardes revinrent en transportant sur des brancards improvisés, leurs morts et leurs blessés. Ils apprirent alors ce qui s'était passé.

Contrairement à l'attente de Raulet, la patrouille avait réalisé de bons progrès mais, arrivée à quelques dizaines de mètres du plateau, était tombée dans une embuscade au milieu d'un défilé où elle n'avait aucune possibilité de se défendre. Le capitaine Young et deux hommes tombèrent dès la première rafale de balles. Les gardes, subissant de nouvelles pertes et sachant leur position désespérée, se rendirent. Les maquisards, déclarèrent-ils, leur avaient enlevé leurs armes, avaient gardé trois prisonniers comme otages, pour obtenir la libération de leurs camarades pris à Essert, et les avaient laissé repartir. Un officier et trois gardes étaient tués, trois autres blessés. Le capitaine Young, touché plusieurs fois à la poitrine vivait encore à l'arrivée au hameau, mais il mourut, après s'être confessé à l'abbé Truffy, avant de pouvoir être transféré dans une ambulance.

Tandis que le prêtre pansait les blessés, le colonel Lelong et des officiers de son état-major arrivèrent sur les lieux. Il avait appris l'incident au cours de la tournée qu'il faisait avec Jeewe, et était furieux. Tirant l'abbé à l'écart, il lui demanda une explication, particulièrement au sujet des otages retenus pour la libération des prisonniers déjà mis en liberté par lui. L'abbé exposa patiemment qu'il n'avait pu prendre encore contact avec les chefs du maquis, que les hommes des Glières ignoraient donc cette mise en liberté. Il rappela son avertissement que la prise de contact pouvait demander un certain temps et contre-attaqua en demandant au colonel pourquoi il avait autorisé une mission de ce genre, étant donné son prétendu désir d'éviter des hostilités. Il eût mieux valu, souligna-t-il, s'abstenir de toute action capable de compromettre les négociations avec l'Armée secrète.

Lelong se calma un peu et admit qu'il avait commis une faute en ne précisant pas à ses subordonnés qu'il s'agissait uniquement, pour le moment, de bloquer le plateau, et qu'aucune reconnaissance ne devait être lancée sans son accord préalable. Mais, dit-il, quel que fût le coupable, ce dernier incident les plaçait tous les deux dans une situation extrêmement difficile.

- Plusieurs de mes officiers, en particulier ceux de la Milice, ont déjà protesté contre la libération des prisonniers, sur l'assurance, donnée par vous qu'ils se conduiraient bien, parce qu'ils n'ont pas confiance et croient, m'ont-ils dit, que vous collaborez avec la Résistance. L'action d'aujourd'hui va, je le crains, accroître leurs soupçons. En conséquence, pour nous protéger tous les deux, je vais devoir prendre des mesures apparentes pour restreindre votre activité. Cependant, je vous demande de poursuivre vos efforts et de faire tout ce que vous pourrez pour obtenir le relâchement de mes hommes pris aujourd'hui.

Le soir, l'abbé Truffy apprit que, par ordre de Lelong, il était soumis à une sorte d'arrêts à domicile. L'ordre, signé par Raulet, disait : Le curé de Petit-Bornand est prié de rester, jusqu'à nouvel avis, au voisinage immédiat de son presbytère et de son église. Il ne pourra sortir de ces limites sans une autorisation du commandant de secteur. Mais le commandant se hâta d'assurer l'abbé qu'il s'agissait d'une simple formalité et que l'autorisation de s'éloigner lui serait donnée dès qu'il en ferait la demande.

Vers le même temps où Raulet souhaitait bonne nuit à son prisonnier, l'hauptsturmführer télégraphiait, d'Annecy, à ses supérieurs :

Annecy, n° 14 - 12-2-44 - 22 h 15.

Secret. Urgent. À remettre immédiatement au commandant de la Police de Sécurité et du S.D., à Lyon. Signalé à l'attention de l'obersturmbannführer Knab.

Objet : Action Lelong.

Suite à mon rapport sur la préparation du grand assaut contre le plateau des Glières. Un détachement de vingt-cinq hommes de la Garde a rencontré, ce matin, près de La Ravoux, au sud-ouest de Petit-Bornand, une centaine de membres de l'Armée secrète qui ont tiré sur lui. Deux officiers et trois gardes ont été tués, trois blessés et trois faits prisonniers.

Les reconnaissances effectuées par la Milice depuis quelques jours, ont démontré de façon évidente, qu'un grand groupe du Maquis de la Haute-Savoie est installé sur le plateau des Glières. En outre, il est manifeste qu'ils sont disposés à le défendre vigoureusement, car, à l'approche d'une patrouille, le mercredi 9-2-44, on a vu de nombreux hommes prendre position dans des retranchements préparés.

D'après une conversation que j'ai eue aujourd'hui avec le capitaine de Vaugelas et le lieutenant Constanzo, de la Milice, la neige rend le plateau presque inabordable. En outre, l'expérience démontre qu'on ne peut l'attaquer qu'avec des armes lourdes si on peut amener celles-ci jusqu'au point d'attaque par ce temps neigeux. Il vaudrait mieux - et c'est le désir de la Milice - effectuer des attaques aériennes.

Cependant, afin de sauvegarder les intérêts nationaux français, et je suis informé que c'est le sentiment profond des habitants de la Haute-Savoie, une attaque aérienne devrait s'effectuer sous des cocardes françaises. Si ce n'était pas possible pour quelque raison, il resterait nécessaire et désirable de faire prendre des photographies aériennes et de les mettre à la disposition du colonel Lelong. Des conversations à ce sujet ont déjà eu lieu dans mon bureau, comme vous en avez été informés.

Étant donné que nous voulons apporter tout le concours possible et imaginable au chef de la Police française, Darnand, pour sa première grande action en Haute-Savoie, il semble convenable, particulièrement dans le présent cas, de mettre à la disposition des Français tous les moyens de combat dont nous disposons, pour leur permettre d'atteindre leur objectif.

JEEWE

C'était Lelong qui avait suggéré qu'une attaque du plateau par des avions ne portant pas les cocardes françaises serait imprudente. Non seulement, dit-il, elle soulèverait l'hostilité des habitants mais déconcerterait le gouvernement de Vichy qui y voyait seulement une question de maintien de l'ordre intérieur, à résoudre avec ses propres forces. Lelong espérait ainsi retarder le déclenchement d'une offensive et aussi empêcher l'emploi de forces allemandes contre les hommes du plateau.

Le lendemain, dimanche 13 février, l'abbé Truffy reçut la visite du capitaine Anjot, adjoint au commandant départemental. Après la conférence de Lyon, dit celui-ci, Clair avait gagné directement le plateau parce que le premier parachutage d'armes était attendu dans les vingt-quatre heures.

Anjot écouta attentivement le rapport de l'abbé sur sa conversation avec Lelong et l'assura que les propositions de celui-ci seraient examinées avec soin. Il allait faire savoir sans délai à Clair et à Morel que les trois maquisards prisonniers avaient déjà été relâchés et prendre des dispositions pour la libération des trois gardes.

Après le départ d'Anjot, le curé fit porter à Lelong une lettre pour l'avertir qu'il avait pu prendre un contact et transmettre son message aux chefs de l'Armée secrète, que ceux-ci allaient renvoyer leurs otages le plus tôt possible. La réponse lui parvint dans les deux heures.

Monsieur l'Abbé,

Je vous suis très reconnaissant de ce que vous avez fait. Espérons que les intéressés comprendront la sagesse des propositions que je leur ai faites parvenir par votre intermédiaire. Je vous prie d'employer à cet effet toute votre influence sur nos frères égarés pour les ramener sur la voie du véritable devoir. Mais, pour l'amour de Dieu, agissez vite, avant qu'il ne soit trop tard. Ce faisant, vous servirez bien la cause de notre malheureux pays.

En terminant, je vous rappelle mon désir sincère de voir se terminer une lutte fratricide qui a déjà duré trop longtemps. Georges LELONG.

Cette même nuit, sur le plateau, Clair, Rosenthal et Morel entendirent, parmi les messages personnels qui suivaient le bulletin d'informations de la B.B.C. de Londres, la phrase convenue indiquant que le premier envoi d'armes s'effectuerait dans les heures suivantes. Toutes les mesures furent immédiatement prises pour les recevoir. Personne ne dormit cette nuit-là et malgré le froid très vif, les hommes de chaque section se groupèrent hors de leurs chalets pour surveiller le ciel qu'éclairait la pleine lune, désireux d'être les premiers à apercevoir les bombardiers de la R.A.F.

Un peu avant deux heures du matin, ils entendirent hurler les sirènes d'Annecy et perçurent bientôt un lointain vrombissement. Quelques minutes plus tard, le premier de quatre avions arriva au-dessus du plateau. L'officier chargé de la réception fit le signal de reconnaissance en morse auquel il fut répondu. Les bûchers, délimitant la zone, furent allumés. Les sept hommes alignés pour indiquer la direction du vent et le sens d'approche le plus favorable, allumèrent leur torche électrique et la pointèrent vers le ciel.

Les bombardiers survolèrent les Glières pour se repérer, puis la vallée des Thônes et tournèrent un par un pour se présenter en se guidant sur les bûchers allumés. Quand les parachutes des premiers containers se déployèrent, les maquisards poussèrent une acclamation.

Les quatre appareils effectuèrent leur déchargement en quelques minutes, signalèrent que leur mission était remplie et se regroupèrent pour mettre le cap sur l'Angleterre. Les hommes couraient déjà, à travers la neige, vers les containers.

Cinquante-quatre avaient été lancés et les maquisards furent ravis d'y trouver, en plus des fusils et des munitions, des grenades et des armes automatiques. Ils y virent la preuve que les Alliés les considéraient comme des soldats entraînés et s'en enorgueillirent. Ils furent encore plus ravis d'apprendre que d'autres parachutages auraient lieu, que Londres avait résolu de leur délivrer assez d'armes modernes pour équiper non seulement le bataillon, mais aussi les sédentaires quand viendrait l'heure du soulèvement général.

Les bûchers éteints, tous les containers recueillis, Clair et Morel s'entretinrent pendant assez longtemps. Possédant suffisamment d'armes et de munitions, renforcé, au Jour J, par des troupes aéroportées, le bataillon, ils en étaient sûrs, n'aurait guère de difficulté à s'emparer de toute la Haute-Savoie. En attendant, il suffisait de tenir jusqu'au débarquement des Britanniques et des Américains que tout le monde considérait comme très proche.

Le mardi suivant, Morel fit savoir à l'abbé Truffy qu'il était prêt à relâcher les trois gardes si quelqu'un pouvait venir les prendre sur le plateau pour les guider vers le bas. L'abbé décida d'y aller lui-même. Le commandant Raulet l'y autorisa volontiers, ajoutant qu'il l'accompagnerait personnellement pour lui faire franchir les barrages érigés par ses hommes. Ce n'était qu'un geste de courtoisie, ces barrages ne constituant guère qu'une farce.

Cela avait été établi dès le premier jour. Morel, apprenant qu'on en dressait, était allé protester. Il reprocha véhémentement à l'officier, chargé du premier qu'il rencontra, d'agir contre le maquis qui, déclara-t-il, souffrirait beaucoup si ses routes de ravitaillement étaient coupées. Le garde laissa le lieutenant tempêter pendant un moment, puis l'interrompit. Il hocha tristement la tête, prit Morel par le bras et lui parla comme un père morigénant son fils :

- Mon jeune ami, vous parlez beaucoup mais ne savez pas vous servir de vos yeux. Nous avons l'ordre de barricader les sentiers conduisant au plateau et nous l'avons fait. Même ainsi, je ne crois pas que vous soyez affecté de quelque façon, car nous n'avons pas d'instructions au sujet du terrain libre, de part et d'autre de nos barrages. Voyez par vous-même et dites à vos gens qu'ils pourront descendre tranquillement à travers la neige. Ils ne seront interpellés que sur les sentiers.

Les groupes de ravitaillement de l'Armée secrète continuèrent donc à circuler entre les Glières et les vallées, s'arrêtant même, à l'occasion, pour faire un brin de causette avec les gardes de service. Mais il n'en était pas de même aux endroits tenus par la Garde mobile de réserve et la Milice. La veille y restait vigilante et des patrouilles rendaient tout mouvement impossible.

L'abbé Truffy trouva l'ascension très pénible. De récentes chutes de neige avaient masqué les repères essentiels même pour les familiers de la région et d'importantes congères gênèrent sa montée. Quand il atteignit le plateau, où Clair et Morel l'accueillirent il se trouvait très fatigué mais savait ne pouvoir se reposer pendant bien longtemps, s'il voulait revenir au village, avec les trois gardes, avant la nuit. Mais le commandant départemental insista pour qu'il mangeât, ce qu'il fit avec appétit. Clair lui donna les dernières nouvelles du bataillon et lui apprit le succès des parachutages qui avaient eu lieu deux nuits plus tôt. Les trois gardes mobiles les avaient observés, mais, dit-il, cela n'avait guère d'importance, car les forces de Vichy l'avaient certainement vu aussi, des vallées.

Le curé repartit moins d'une demi-heure après son arrivée. La descente fut moins pénible, car il avait pris note mentalement des obstacles rencontrés et put les éviter. À 18 h 30, les trois gardes et lui étaient de retour à Petit-Bornand.

Le commandant Raulet vint au-devant d'eux. Il accueillit les gardes et les envoya en avant, puis il serra la main de l'abbé et le remercia chaudement. En reconnaissance, dit-il, l'ordre au sujet de sa résidence forcée était rapporté. L'abbé Truffy regagna son presbytère. Le capitaine Anjot l'y attendait.

Pendant le repas, Anjot déclara que les propositions de Lelong l'avaient si fortement intrigué qu'il avait pris sur lui d'aller le voir à son P.C. d'Annecy. Lelong, d'après sa déclaration, produisit une grande impression sur lui et lui enleva tout doute au sujet de son désir sincère de réaliser un accord équitable avec l'Armée secrète. Le colonel ne dissimula pas ses sentiments à l'égard des F.T.P. Anjot lui ayant appris qu'il s'en trouvait aux Glières, la nouvelle le consterna manifestement.

L'Armée secrète, suggéra-t-il, devait traiter indépendamment avec lui et, sur la garantie de sécurité donnée par lui, retirer ses hommes du plateau sans informer les communistes de cette intention. De cette façon, expliqua Lelong, elle éviterait un engagement coûteux et garderait ses forces intactes, tandis que l'anéantissement subséquent des unités de F.T.P. servirait non seulement à débarrasser la France de beaucoup de ses véritables ennemis, mais permettrait de convaincre les Allemands que toute résistance avait été écrasée en Haute-Savoie. L'Armée secrète pourrait alors réoccuper le plateau et s'en servir comme base jusqu'au débarquement allié.

D'après ce que Lelong lui avait révélé, dit Anjot, au sujet de l'offensive montée contre les Glières, et d'un bombardement éventuel par la Luftwaffe, il était manifeste que le bataillon courait un grave danger. En conséquence, il était extrêmement désirable d'arranger une rencontre entre Clair et Lelong pour qu'ils pussent parvenir à quelque accord sur cette nouvelle et surprenante proposition.

L'abbé déclara qu'une telle rencontre pouvait être fructueuse et avec la bénédiction du commandant Raulet, convoqua aussitôt un agent de liaison pour porter une lettre d'Anjot à son chef, sur le plateau. Le capitaine, après avoir fait un compte rendu de son entretien avec Lelong, proposait, si Clair acceptait de se rencontrer avec celui-ci, d'organiser, au cours des jours suivants, un rendez-vous dans une maison du hameau de La Louvatière.

La réponse de Clair arriva le lendemain à midi. Il ne croyait pas qu'une rencontre avec le colonel pût produire grand-chose de bon, mais il l'acceptait ; cependant, il ne pourrait s'y rendre avant le 21 février. La Louvatière lui convenait mais il ne s'y rendrait que si Lelong donnait sa parole d'y venir seul et sans arme.

L'abbé Truffy, anxieux de conclure un accord, partit pour Annecy dans une voiture fournie par le commandant Raulet, alors assez bien averti de ce qui se préparait. Le colonel Lelong, qui paraissait préoccupé, fut ravi et manifestement soulagé par la réponse de Clair. Il accepta le lieu de rendez-vous et la condition posée. Une seule chose le troublait : la date tardive de la réunion, car, souligna-t-il, le temps ne travaillait pas pour eux. L'abbé Truffy lui ayant assuré que ce n'était pas possible plus tôt, il accepta le 21 février.

En conséquence, cinq jours plus tard, à vingt-deux heures, dans une maison vide de La Louvatière, le directeur vichyssois du maintien de l'ordre et le commandant départemental de l'Armée secrète se trouvèrent face à face, de part et d'autre d'une table. Mais une discussion de trois heures n'apporta aucune conclusion. Lelong répéta la proposition faite à Anjot mais Clair la jugea inacceptable.

Tout d'abord, pensait-il, une évacuation risquait d'être désastreuse pour l'esprit des maquisards, frustrés d'un combat auquel ils se préparaient si ardemment, et le bataillon pouvait en éclater. Ensuite, Clair n'avait aucune idée sur le moment où les Alliés frapperaient et auraient besoin du plateau. Personnellement, il n'attendait pas le débarquement avant une semaine au moins mais, même dans ce cas et s'il acceptait la proposition de Lelong, rien ne garantissait, en dehors de la parole de celui-ci, que le regroupement pourrait s'effectuer. Le colonel paraissait sincère, mais jusqu'à quel point pouvait-on se fier à lui ?

En outre, et surtout, il y avait le refus de Lelong d'étendre son offre aux sections de F.T.P. Dès le début, il avait bien fait comprendre qu'il voulait s'entendre uniquement avec l'Armée secrète et qu'il ne ferait aucune concession sur ce point. Clair était bien persuadé que, dans une situation analogue, les chefs des F.T.P. n'auraient pas hésité à abandonner l'Armée secrète, mais il n'osait pas risquer de faire la même chose. Si cette trahison venait à être prouvée, le mouvement de la Résistance serait en danger de se scinder; or, les gaullistes avaient beaucoup plus besoin de l'aide des communistes, numériquement supérieurs, qu'eux de la leur. Même si, avec le concours de Lelong, il était possible de masquer cette trahison, Clair savait ne pouvoir prendre la proposition en considération, le code d'honneur de Morel, comme officier et gentilhomme, ne lui permettant pas de participer à un tel acte.

De son côté, Lelong essaya désespérément de parvenir à un accord. Tout en demeurant intransigeant au sujet des communistes, il se montra extrêmement libéral envers l'Armée secrète, allant jusqu'à promettre, si elle excluait les F.T.P., d'accepter ses propres conditions pour un repli. Il appuya son argumentation en soulignant que, faute de cet accord, non seulement des Français se massacreraient mutuellement mais que des forces allemandes écrasantes pourraient être mises en oeuvre contre le Maquis.

Ce fut inutile, Clair ne céda pas. Il engageait ainsi le bataillon, il le comprenait bien, dans une bataille qu'il perdrait forcément à la longue, mais, justement, cet argument lui parut en faveur du refus. Malgré l'espoir d'un prochain débarquement, le moral demeurait bas dans la Résistance. Elle avait grandement besoin d'un exemple et, même battus, les hommes des Glières succomberaient dans une auréole de gloire.

À une heure du matin, les deux hommes comprirent qu'il était vain de poursuivre la discussion. Ils se serrèrent la main. Clair repartit pour le plateau ; Lelong, triste jusqu'au désespoir, regagna Annecy.
Cet échec de La Louvatière constituait un coup bien amer pour lui, mais il résolut de continuer à faire tout ce qu'il pourrait pour retarder le déclenchement d'une offensive dans l'espoir que, comprenant sa situation désespérée, l'Armée secrète en viendrait à un accommodement. Mais, il le savait, il lui fallait se montrer extrêmement prudent. Déjà, sa manoeuvre au sujet des bombardements aériens, avait échoué. Karl Oberg, chef des forces de police allemandes en France avait décidé, disait Jeewe, de passer outre aux susceptibilités françaises en employant des appareils de la Luftwaffe contre les maquisards; il avait ordonné de faire participer des aviateurs allemands à toutes les conférences relatives à l'opération. Lelong répondit qu'il ne pouvait croire à une acceptation de ce fait par Darnand et qu'il ignorerait cet ordre jusqu'à nouvel avis de son supérieur, ce qui ne plut guère à Jeewe.

Six jours plus tard, au matin de sa rencontre avec Clair, le colonel reçut une note très sèche de l'hauptsturmführer le convoquant, pour onze heures, à une conférence à laquelle assisteraient le colonel von Schweinichen et le lieutenant-colonel Killian, de la Luftwaffe. Lelong répondit qu'il regrettait de ne pouvoir s'y rendre parce qu'il n'avait pas encore reçu d'éclaircissement sur l'attitude de son gouvernement envers une participation allemande aux opérations de Haute-Savoie qu'il était chargé de diriger. Puis, pour éviter toute discussion, il s'absenta de son bureau pour la journée.

Jeewe, furieux, prévint aussitôt son chef direct, l'obersturmbannführer Knab, à Lyon. Après s'être plaint de l'attitude de Lelong à son égard il ajoutait : Je lui ai déjà fait connaître qu'une attaque sous la cocarde française ne pouvait être envisagée et que, selon avis reçu de vous, le gruppenführer Oberg avait ordonné la participation de la Luftwaffe. En outre, je l'ai prévenu oralement, il y a quelque temps, que le colonel von Schweinichen et le lieutenant-colonel Killian désiraient le rencontrer dans mon bureau aujourd'hui. Tout cela rend évident que le colonel Lelong ne veut pas voir de forces allemandes participer à cette affaire. Il serait donc utile que le gruppenführer Oberg en avisât Darnand pour que celui-ci puisse donner des instructions correspondantes à Lelong. D'après les déclarations qu'il m'a faites, il est clair que Darnand ne s'oppose pas à un bombardement du plateau par des avions portant les cocardes allemandes, ni à ce que ce bombardement soit effectué sans l'en aviser au préalable. Dans ce cas, Lelong devrait en être informé. Même alors, je suggère que mon bureau assure à lui seul la liaison avec la Lufwaffe et que, les détails ayant été arrêtés, Lelong n'en soit informé que deux heures avant le décollage des appareils.

Dans cette méfiance croissante de Jeewe envers Lelong, le capitaine de Vaugelas, de la Milice, vit une occasion de se pousser plus avant dans les bonnes grâces des Allemands. Depuis quelque temps, il leur passait des bribes d'informations, glanées quand il accompagnait le colonel ; il se mit alors à surveiller celui-ci attentivement et à fournir un rapport quotidien. Dans un de ceux-ci, il avisa les Allemands qu'il soupçonnait Lelong d'avoir eu ou de projeter une rencontre avec les chefs de l'Armée secrète en vue d'aboutir à une médiation. Jeewe transmit dûment ce renseignement à Lyon.

Le 27 février, de Vaugelas révéla à l'hauptsturmführer le contenu d'un télégramme chiffré, reçu ce jour-là, de Darnand, par Lelong. Le chef de la Milice, apprit Jeewe, morigénait le colonel pour son manque de collaboration avec les SS et pour s'être opposé au projet d'attaquer les rebelles avec des avions de la Luftwaffe. Il lui donnait l'ordre formel d'achever ses préparatifs pour attaquer le plateau sans nouveau retard, d'engager en tête d'importantes forces de la Milice, de retirer immédiatement la Garde mobile de l'investissement et de la remplacer par la Garde mobile de réserve et la Milice. Finalement, Darnand disait que si l'opération contre le maquis n'avait pas abouti à une conclusion satisfaisante avant le 10 mars, l'armée allemande interviendrait. Devant cet ultimatum, Lelong ne pouvait que se soumettre à contrecœur.

Le 28 février, Raulet annonça à l'abbé Truffy qu'il était rappelé à Annecy avec la Garde mobile et que celle-ci serait remplacée par la Garde mobile de réserve. Beaucoup de ses gardes les plus jeunes, ajouta-t-il, avaient déserté pour rejoindre les combattants de la liberté sur le plateau. La grande majorité de ces déserteurs n'avaient jamais fait mystère de leurs sympathies pour la Résistance et pouvaient être considérés comme sûrs, mais il y avait parmi eux un homme nommé Siegel, dont il s'était, lui-même, toujours méfié et que l'Armée secrète ferait bien de rejeter.

L'abbé Truffy transmit dûment ce renseignement au commandant du bataillon mais, pour une raison inconnue, Morel n'en tint pas compte et accueillit le suspect dans ses rangs. Six semaines plus tard, des dizaines de maquisards allaient mourir du fait de la trahison de Siegel.

En venant prendre congé du prêtre, en ce lundi matin, Raulet l'avisa aussi que l'Armée secrète devrait se montrer extrêmement prudente dans ses approches auprès de la Garde mobile de réserve en vue de garder ses voies de ravitaillement ouvertes. Récemment, la Réserve, considérée par la Milice comme son auxiliaire la plus sûre, avait durci son attitude envers la Résistance et, même si elle manifestait de bonnes dispositions, l'Armée secrète devait se tenir en garde contre sa duplicité.

Morel s'aperçut du changement quand, ayant organisé une rencontre par l'intermédiaire de Bastian, il se trouva devant le commandant Lefèvre, nouveau chef de secteur, à son P.C. d'Entremont. Malgré les appels à son patriotisme, Lefèvre refusa catégoriquement d'envisager n'importe quel accord pour permettre aux vivres de parvenir au plateau. Morel comprit qu'il avait affaire à un officier ne se préoccupant guère de savoir si les ordres reçus étaient bons ou mauvais et obéissant seulement à des motifs d'ambition. Il continua néanmoins à discuter.

Au bout de deux heures, il obtint une concession : le commandant promit de ne pas arrêter les personnes qui seraient envoyées dans les vallées uniquement pour chercher des médicaments. Mais cette promesse fut donnée à contre-cœur, plutôt comme un moyen de terminer la discussion. Morel repartit cependant avec la conviction qu'il pouvait s'y fier. Quant aux vivres, il pensait bien pouvoir en faire parvenir en contrebande grâce aux sédentaires. Il devait être déçu sur les deux points.

Le blocus devint effectif dès qu'il fut exercé par la Garde mobile de réserve. Si quelques paysans réussirent encore à passer avec de la farine ou des légumes frais, le nombre de ceux qui furent arrêtés, ce faisant, crût de jour en jour, et presque tous renoncèrent bientôt même à le tenter. Les conséquences furent pénibles pour les hommes du bataillon, mais, le 1er mars, il se produisit quelque chose qui devait avoir des suites tragiques pour tous les patriotes des Glières. Ce matin-là, de bonne heure, trente-six heures après l'entrevue entre Morel et Lefèvre, Michel Fournier, médecin auxiliaire du bataillon, descendit à Grand-Bornand pour obtenir des pansements auprès des sympathisants du village. À la tombée de la nuit, il n'était pas de retour et bientôt un agent de liaison vint prévenir qu'il avait été arrêté, en remontant, par des gardes mobiles de réserve.

Aussitôt, Morel convoqua ses commandants de compagnie. Il leur apprit ce qui venait d'arriver malgré la promesse de Lefèvre et annonça qu'il allait immédiatement monter une attaque contre Saint-Jean-de-Sixt, où les gardes détenaient leur prisonnier.

Tous auraient voulu y participer, mais Morel décida d'en confier l'exécution à la compagnie du lieutenant Humbert, la plus proche du village. À minuit, les hommes des Allobroges et de Liberté chérie commencèrent à descendre pour effectuer la première offensive lancée des Glières.

À trois heures, ils se trouvaient en position et attaquèrent sur un coup de sifflet d'Humbert. Les gardes mobiles de réserve, surpris, se rendirent sans tirer un coup de fusil et les maquisards, déçus, n'eurent qu'à les enfermer dans l'école. Mais ils découvrirent que l'opération était vaine, Fournier ayant été transféré à Annecy cinq heures plus tôt.

Devant ce développement, Humbert décida de réagir. De l'école, il téléphona à Lelong. Celui-ci, tiré de son lit, vint à l'appareil. L'officier se présenta par son nom de code et annonça que toute la garnison de Saint-Jean de Sixt était sa prisonnière. Il proposait de la mettre en liberté et d'évacuer le village, contre la promesse que Fournier serait libéré et renvoyé au plateau le même jour. Le colonel promit. A huit heures trente, Humbert était de retour aux Glières et faisait son rapport.

Les maquisards attendirent Fournier toute la journée. Vingt-quatre heures plus tard ii n'était pas encore là, et ils comprirent que Lelong n'avait pas tenu sa promesse.

En fait, celui-ci fit tout son possible pour obtenir la mise en liberté mais découvrit que de Vaugelas, de sa propre initiative, avait remis Fournier aux Allemands dès son arrivée à Annecy. Lelong ne pouvait donc plus rien. Quant à Morel, il décida de se venger de l'arrestation de Fournier et de l'apparent manque de foi du colonel, mais, avant d'avoir le temps d'y réfléchir, Rosenthal l'avertit qu'un nouveau parachutage allait se produire.

Le 6 mars, les feux s'allumèrent sur le plateau des Glières pour guider les bombardiers britanniques. La lune brillait encore mais un vent de nord glacé soufflait en tempête, gênant les appareils pour se présenter à basse altitude. Les bombardiers tournèrent pendant une heure avant de parvenir à lâcher trente containers.

À ce même moment, l'abbé Truffy se retrouva aux prises avec le terroriste Lamouille et avec le malheureux François Merlin. Celui-ci souffrait énormément d'être séparé de sa famille et il avait demandé au curé de Verchaix d'organiser son retour à Petit-Bornand. L'abbé Truffy accepta de faire ce qu'il pourrait et commença par se renseigner sur Lamouille et sa bande qui, harcelés par la police, changeaient de cachette presque chaque jour.

Il réussit à les trouver et à convenir d'une brève rencontre avec le chef. Il avait l'intention, annonça-t-il, de ramener le maire dans son village où il serait sous la protection de l'Armée secrète à qui Lamouille aurait affaire s'il entreprenait quoi que ce fût contre lui. Lamouille affirma véhémentement qu'il n'avait jamais menacé sa vie mais comptait seulement le faire mettre en accusation, après la Libération, pour avoir essayé de le livrer à la police. L'abbé ne l'admit pas, mais pensa que Lamouille était, provisoirement, trop occupé par le souci de sauver sa peau pour se permettre le luxe d'une revanche. Dès son retour à Petit-Bornand il emprunta une voiture pour aller chercher Merlin.

Lamouille éprouvait de plus en plus de difficultés à échapper à ses poursuivants et, peu après sa rencontre avec l'abbé Truffy, comprit qu'il ne lui restait qu'une voie de salut. Le mardi 7 mars, il conduisit sa bande au plateau des Glières comme volontaires pour l'Armée secrète. Morel se montra disposé à accepter. Plusieurs de ses officiers protestèrent en signalant que, bien que reconnue par les F.T.P., il s'agissait d'une bande de criminels.

- Tout le monde, quel que soit son passé, est le bienvenu ici s'il est prêt à donner sa vie pour la France, répliqua Morel. Ces hommes se sont déclarés prêts à consentir ce sacrifice suprême s'il leur était demandé et qu'ils accepteraient, en attendant, notre discipline. Je n'en demande pas plus. Dès la seconde semaine de mars, la situation des vivres devint critique sur le plateau. Les maquisards furent réduits à une ration de riz, de haricots et de pommes de terre gelées. Morel comprit qu'il fallait faire quelque chose à ce sujet, d'autant plus que des avions allemands effectuaient des reconnaissances régulières au-dessus des Glières, et que des renseignements lui parvenaient journellement sur une augmentation des forces de la Milice. Une attaque paraissait imminente. Sans consulter le commandant départemental qui s'était déjà déclaré contre toute nouvelle sortie et était alors retourné à Thônes, Morel commença à préparer un assaut contre le P.C. de la Garde mobile de réserve à Entremont. Il choisit ce village non seulement parce qu'il était sûr d'y trouver de gros approvisionnements mais aussi parce qu'il devait y rencontrer le commandant Lefèvre, avec qui il avait un compte à régler.

Le plan fut achevé le 9 mars. Cent hommes s'engageraient dans cette opération contre Entremont.

CHAPITRE VI

Les cent hommes choisis pour le raid sur Entremont furent pris dans toutes les compagnies et comprirent une douzaine d'Espagnols des secteurs Ebro et Hoche. Morel décida de conduire lui-même l'attaque, malgré les protestations de ses officiers, qui craignaient pour sa sécurité, et il divisa sa troupe en trois groupes dont il confia le commandement aux lieutenants Bastian, Jourdan et Humbert. Le Dr Bombiger et deux infirmiers s'y joignirent.

Les armes consistaient en fusils, grenades, mitraillettes Sten et Thompson, quatre fusils-mitrailleurs Bren, deux mitrailleuses Hotchkiss et l'unique mortier du bataillon. L'Armée secrète possédait la supériorité d'armement, indispensable pour compenser la supériorité numérique de l'ennemi, qui était de deux à un.

Le jeudi 9 mars, à 23 heures, les participants se rassemblèrent dans un chalet voisin du P.C. de la compagnie qui gardait le flanc oriental du plateau et que commandait le lieutenant Lalande. Le commandant du bataillon les y inspecta et donna ses instructions. Ils descendraient par le lit gelé d'un ruisseau de montagne jusqu'à sa jonction avec le Borne, étroit et turbulent. Puis ils longeraient cette rivière par un sentier jusqu'au pont reliant les trois maisons du hameau des Plains avec la route sur laquelle se trouvait un barrage de contrôle. On réglerait en silence le sort des occupants, afin de ne pas donner l'alerte. Morel franchirait le pont avec les sections de Bastian et de Jourdan qui couperaient les fils téléphoniques et avanceraient vers la partie septentrionale d'Entremont pour cerner l'Hôtel de France où le commandant de la G.M.R. avait établi son P.C. Entre-temps, la section d'Humbert continuerait, sur l'autre rive, jusqu'à un autre pont. Elle aurait pour objectif l'Hôtel du Borne, où logeaient bon nombre des gardes. Au début de l'attaque, fixé à 2 h 30, elle franchirait le pont et essaierait d'enlever l'hôtel ; si c'était impossible, elle fixerait les gardes en ce point, pour les empêcher de se porter à l'aide de leurs camarades de l'Hôtel de France.

Après avoir reçu ces instructions, les hommes vérifièrent leurs armes et écoutèrent attentivement une dernière indication de leur chef :

- Faites bien attention à ne pas faire de bruit en descendant. En parvenant en terrain dégagé, écartez-vous les uns des autres en veillant les signaux faits à la main par votre chef de section. Si l'ennemi vous découvre, abritez-vous mais ne tirez pas avant d'en avoir reçu l'ordre. Pas de questions ? Non ? Alors, en route.

La troupe partit à 23 h 30. De gros nuages masquaient la lune pendant de longues périodes ; le vent éveillait un long bruissement dans les aiguilles de sapin et faisait craquer des branches mortes. Avant d'atteindre le poste avancé, certains hommes fumèrent et d'autres causèrent entre eux, mais, en ce point, l'ordre fut donné d'éteindre les cigarettes et d'observer le silence. Les maquisards, tendant l'oreille, se tenant prêts à tirer, avancèrent dès lors comme des fantômes.

La descente dura deux heures et demie et s'effectua sans incident. Dix minutes plus tard, les hommes de l'Armée secrète étaient couchés sur le ventre, sur le sentier de la rivière, tandis que Morel, Jourdan et deux autres rampaient jusqu'aux Plains, en reconnaissance.

En dehors de la cabane, construite au milieu du premier pont, un garde casqué s'appuyait à la barrière rouge et blanche, une mitraillette allemande en bandoulière. Il tournait le dos aux attaquants et fumait une cigarette.

Trois gardes, savait Morel, se tenaient toujours en ce point, à cette heure de la nuit. Un montait la faction, les deux autres dormaient dans la cabane. Le lieutenant tira son couteau, fit signe à ses compagnons de l'imiter et de le suivre, puis commença à ramper sur le pont. Il se trouvait à environ quatre pas de la sentinelle quand celle-ci jeta son bout de cigarette, l'écrasa sous sa botte et voulut se retourner. À ce moment, Morel sauta sur elle, par-derrière. Mettant une main sur la bouche de l'homme pour l'empêcher de crier, il lui tira la tête en arrière et le tua d'un seul coup de couteau, expertement placé. Jourdan et les deux autres se glissèrent dans la cabane et dépêchèrent sans bruit les deux gardes qui y dormaient. La première phase des opérations se terminait sans anicroche. Morel attendit un moment, pour s'assurer qu'il n'y avait pas d'autre garde à proximité et que le coup de main n'avait pas donné l'éveil aux Plains. Il fit alors signe aux sections d'avancer.

Leurs camarades passés sur l'autre rive, les quarante-trois hommes du lieutenant Humbert continuèrent vers Entremont. Ils aperçurent bientôt les maisons à leur gauche, à cinq mètres seulement de l'autre côté du Borne. La brise avait fraîchi considérablement, faisant battre des volets mal assujettis.

Humbert et ses hommes étaient très près du second pont, au-delà duquel se trouvait leur objectif, quand, soudain, un bruit inquiétant les fit se fier. Un chien, rôdant dans un jardin de l'autre rive, les sentit et se mit à aboyer très fort. Sur le signal de leur chef, les maquisards se jetèrent derrière une haie.

Pendant une minute, aucun d'eux ne bougea plus, mais constatant que l'animal ne se taisait pas, Humbert consulta sa montre, vit qu'il était tout près de 2 h 30, et ordonna, d'un geste, de ramper vers l'avant. Un par un, tous les chiens d'Évremont s'éveillèrent et se joignirent au vacarme. Les maquisards eurent la certitude que ces abois alerteraient les gardes, mais la première réaction vint seulement comme ils allaient atteindre le pont. À ce moment, un premier, et un second projecteurs s'allumèrent sur l'autre rive et commencèrent à éclairer l'endroit où ils se tenaient. Trois furent éclairés. Un coup de sifflet retentit, suivi par une rafale de mitrailleuse.

Feu à volonté ! cria Humbert quand il eut gagné, avec sa section, l'abri d'un étroit ravin situé derrière le sentier et faisant face au pont. Les maquisards ripostèrent avec leurs fusils, leurs mitraillettes et quelques grenades bien placées. Le bruit de coups de feu, venant de l'autre extrémité du village, leur apprit que leurs camarades étaient également engagés. Une Hotchkiss, deux Brens et le mortier, affectés à l'attaque de l'Hôtel du Borne, entrèrent vite en action. Les projectiles du mortier, tombant avec précision, éteignirent les projecteurs. Les deux servants transportèrent leur feu sur d'autres objectifs, tirant avec tant de rapidité et d'enthousiasme qu'au cinquième coup, le chargeur faillit perdre une main.

Les gardes du pont furent tués dès le premier échange de balles et ceux de la rive, déconcertés par la violence de l'assaut, commencèrent à se replier dans la plus grande confusion. Humbert, le comprenant, brandit son revolver, bondit sur ses pieds, cria En avant ! et chargea sur le pont. La seule résistance vint de deux gardes terrifiés, abrités derrière un tas de bois, qui, se trouvant coupés de leurs compagnons, cherchèrent désespérément à s'échapper. Une grenade les élimina.

Les hommes de Vichy, surpris, déconcertés et effrayés, n'essayèrent pas de défendre l'hôtel que les maquisards envahirent, obligeant tous les occupants à descendre dans la salle à manger. Tout se termina rapidement. L'appel montra qu'aucun maquisard n'avait été touché ; les gardes avaient quinze tués ou blessés.

Ayant conquis son objectif, Humbert décida de gagner l'Hôtel de France pour voir ce qu'il advenait de Morel et des deux autres groupes. Il partit avec trois hommes et perçut alors un crépitement de mitrailleuses presque continu, venant de la partie septentrionale du village. Le combat semblait avoir repris avec une grande intensité.

Les maquisards d'Humbert restèrent pendant un certain temps sans nouvelles. Tandis que quelques-uns gardaient les prisonniers, les autres fouillaient l'hôtel, s'emparant des armes, des munitions, des vêtements et des vivres. Vers 2 h 50, Clément Gérard, un des deux qui avaient accompagné le lieutenant, revint, blanc comme un linge, écumant de rage, et il parvint à crier :

- Les gars, Tom... Tom est mort !

Morel et les groupes de Jourdan et de Bastian atteignirent les accès d'Entremont sans incident. Ils attendirent un instant, rassemblés derrière une scierie abandonnée. Puis ils repartirent, Bastian prenant par les champs, à gauche, pour parvenir derrière l'Hôtel de France, Morel et Jourdan avançant dans le village, après lui avoir donné un peu d'avance, pour compléter l'encerclement.

Ils marchèrent avec précaution, en file indienne, de chaque côté de la route, jusqu'à un barrage, établi à une vingtaine de mètres de l'hôtel. Ils s'abritèrent. Le plan consistait à agir comme au pont; mais, cette fois, le sort joua contre les maquisards. Avant que Jourdan et les hommes choisis par lui eussent pu approcher des sentinelles, tous les chiens du village, semble-t-il, se mirent à aboyer. Les gardes, immédiatement alertés, allumèrent leur projecteur. Le faisceau éclaira la route couverte de neige et les fossés latéraux, mais ne découvrit rien.

Bien qu'il ne restât environ qu'une minute avant l'Heure H, Morel aurait préféré attendre la fin de cette agitation, le retour au calme des gardes. Mais quand il entendit les coups de feu dans la direction de l'Hôtel du Borne, et comprit que Humbert était engagé, il se rendit compte que ce n'était plus possible. Signalant à Jourdan de commencer l'attaque, il leva son revolver, visa soigneusement, et tira.

Il s'ensuivit un combat brutal mais bref. Au début, les six gardes qui tenaient la barricade, répondirent activement au feu des maquisards, mais, quand Morel, pour éviter un flottement parmi ses hommes jeunes et relativement peu expérimentés, les lança dans un assaut soudain, ils tirèrent une dernière salve dans une tentative futile pour enrayer celui-ci, et se débandèrent. Quatre se réfugièrent à l'Hôtel de France; les deux autres jetèrent leurs armes et se rendirent. Par miracle, aucun des assaillants n'avait été touché et ils se regroupèrent bientôt. Ils se déployèrent devant la façade de l'hôtel et, ayant pris position, s'apprêtèrent à reprendre le combat.

Aucun coup de feu n'avait été échangé dans l'intervalle et bien qu'on en entendît toujours de l'extrémité méridionale d'Entremont, attaquants et défenseurs de l'Hôtel de France continuèrent à ne pas tirer. Morel et Jourdan, ayant perdu le bénéfice de la surprise, pensaient qu'il serait difficile et coûteux d'enlever le quartier général de la G.M.R. C'était un bâtiment solide, en pierre grise, à deux étages, avec des balcons et une terrasse au rez-de-chaussée, à laquelle on parvenait par trois marches. Il constituait une excellente position défensive pour la centaine de gardes qui l'occupaient.

Cependant, l'expérience avait démontré que les gardes ne nourrissaient guère d'inclination pour se battre s'ils ne disposaient pas d'une supériorité écrasante et, pensant que, dans cette situation, ils préféreraient se rendre au risque de se faire tuer, Morel jugea le moment venu de parlementer. Rampant vers l'endroit où l'on avait amené les prisonniers, il en choisit un pour porter un message à Lefèvre.

- Dites au commandant que je désire lui parler pour éviter une nouvelle effusion de sang. Je le rencontrerai à mi-chemin entre nos lignes. Informez-le, cependant, qu'il doit se présenter seul ou avec deux ou trois de ses officiers, tout au plus. Compris ?

Le garde cria à ses camarades de ne pas tirer, monta sur la route et courut vers l'hôtel. La porte s'ouvrit pour le laisser passer et se referma.

Au bout d'un temps suffisant pour que le message ait pu être transmis, Morel, attachant un mouchoir blanc au canon d'une mitraillette, avança avec Jourdan et deux de ses hommes et atteignit le milieu de la route qui séparait les deux positions. À ce moment, les nuages dégagèrent la lune, qui baigna la scène de sa clarté.

La porte de l'hôtel s'ouvrit et Lefèvre sortit sur la terrasse. Il était seul. Il avança jusqu'aux marches, s'arrêta pour regarder le groupe de Morel, puis descendit et il fut immédiatement visible qu'il n'était pas très solide sur ses jambes. Quand il approcha, on en comprit la raison.

- Il avait les yeux troubles et son haleine sentait le vin, se rappelle Jourdan. Tout semblait indiquer que l'attaque l'avait tiré d'un profond sommeil causé par une beuverie trop abondante.

- Eh bien, qu'avez-vous à me dire ? balbutia-t-il, en s'adressant à Morel.

- Ceci. Vous devez comprendre que, dans l'état actuel des choses, il ne vous reste aucune chance. Ceci étant et, pour sauver des vies dans les deux camps, je suis prêt à vous offrir des conditions. Si la garnison d'Entremont se rend immédiatement, vos hommes seront libres après avoir été désarmés et nous avoir remis la totalité de vos vivres et de vos approvisionnements militaires. Mais, vous et vos officiers, remonterez avec nous aux Glières où nous vous garderons comme otages pour obtenir la mise en liberté de Michel Fournier, arrêté à Grand-Bornand. Je suis désolé d'y être contraint mais, par vos propres actes, vous ne me laissez pas d'alternative.

- Si j'ordonne à mes hommes de déposer les armes, qui me garantit que vous et vos terroristes ne nous massacrerez pas tous et ne jetterez pas nos corps dans un puits ? N'est-ce pas votre façon de procéder ?

- Vous avez ma parole, répondit Morel, en faisant effort pour se maîtriser. Je vous la donne également que les officiers retenus comme otages seront traités en prisonniers de guerre de l'armée française.

- L'armée française ? fit Lefèvre avec mépris. Vous et votre racaille ? Vous êtes des terroristes, rien de plus, rien de moins. Maintenant, écoutez-moi bien, je n'ai nulle intention de me rendre, mais je vous conseille de le faire vous-mêmes et tout de suite. Nous vous prendrons tôt ou tard et plus de temps il faudra, plus les conséquences en seront désagréables pour vous. Voilà ma réponse, monsieur !

- Alors je ne vois aucune raison de continuer cette discussion, répondit Morel en haussant les épaules.

Le commandant vichyssois perdit patience.

- Non, vous avez raison, jeta-t-il. Vous auriez dû comprendre dès le début que je n'étais pas disposé à négocier avec des traîtres !

Il fit demi-tour et commença à s'éloigner.

- Qui êtes-vous pour nous qualifier de traîtres, vous qui travaillez pour les ennemis de votre pays ? Ce sont vous et les gens de votre espèce qui trahissez la France alors que nous luttons pour la sauver. Et, pour être complet, vous êtes un homme sans honneur, votre parole ne vaut rien, vous faites des promesses uniquement pour préserver votre peau et il est honteux, pour un officier français, d'être sans honneur ! Le seul fait de travailler pour les Boches est odieux, mais vous êtes, en plus, un lâche et un menteur !

En parlant, Morel se détacha des autres et suivit Lefèvre en l'apostrophant. Ses derniers mots semblèrent porter, car le commandant s'arrêta net, siffla Salaud ! entre ses dents et se retourna brusquement, revolver au poing. Avant que quiconque eût pu intervenir, il tira à bout portant et atteignit Morel à la poitrine. Celui-ci, une expression de stupéfaction sur le visage, trébucha sur le coup, toussa et s'abattit.

Pendant une seconde, personne ne bougea. Puis, Lefèvre, comprenant ce qu'il venait de faire, pointa son revolver sur Jourdan. Mais le maquisard qui portait le pavillon blanc improvisé tira le premier et vida le chargeur de sa mitraillette. Le commandant recula jusqu'à la rampe des marches ; les premières balles l'atteignirent à la poitrine et au ventre, il resta plus ou moins droit, soutenu par la rampe, les membres tremblant convulsivement ; ses lèvres se contractèrent en un horrible sourire. Puis il glissa dans la neige rouge de sang, le corps presque coupé en deux.

Tout se déroula très rapidement. Ce fut seulement quand le corps de Morel eut été ramené en arrière et que Bombiger se fût penché sur lui avec Georges Descours, fut tué au cours du carnage. Neuf autres furent blessés, mais légèrement, à l'exception d'un seul. Jo Frizon, ex-champion de skis et membre de la section des skieurs, eut la mâchoire arrachée par une rafale de mitraillette. Ses camarades le transportèrent dans un petit café, jouxtant l'hôtel où Bombiger avait installé un poste de secours. Les corps de Morel et de Descours y gisaient déjà.

Frizon, malgré sa propre condition, pleura en apercevant le cadavre de son chef bien-aimé. Ne pouvant parler, à cause de sa blessure, il réclama, par gestes, de quoi écrire. On lui donna une carte de menu. Au prix d'un immense effort il y griffonna quelques mots avec un bout de crayon, puis s'évanouit. Je salue mon lieutenant. Il est à ma place, je suis à la sienne avait-il écrit, résumant ainsi le sentiment de tous ses camarades.

Il avait perdu énormément de sang. Pour essayer de le sauver, Bombiger le fit partir dans une camionnette, avec trois hommes qui l'introduisirent clandestinement à Annecy et le déposèrent chez un chirurgien ami, mais il y mourut vingt-quatre heures plus tard.

La bataille finie, la consternation et l'épouvante remplacèrent immédiatement la rage des maquisards. Ils ne tirèrent aucune joie de leur victoire, le vague espoir de pouvoir faire quelque chose, que les maquisards comprirent que leur chef était mort. Aucun ne remua en attendant le verdict du docteur, mais quand celui-ci eût regardé Jourdan en hochant la tête, ils devinrent comme fous furieux.

Ils se ruèrent en avant en hurlant, sans se préoccuper des risques. Les gardes, surpris, ne tirèrent pas un seul coup avant que la porte ne fût enfoncée et que les maquisards ne déferlassent sur eux.

Une lutte farouche, désespérée, se livra alors, de pièce en pièce, presque toujours au corps à corps. Les hommes de l'Armée secrète, utilisant leurs armes automatiques, leurs couteaux, leurs baïonnettes, leurs crosses, frappèrent éperdument pour anéantir leurs ennemis. Les gardes se défendirent du mieux qu'ils purent mais ils ne pouvaient rien contre leurs assaillants, aveuglés par la haine et le désir de venger cent fois l'assassinat de leur chef. Ceux des gardes qui, terrorisés, sautèrent par les fenêtres de derrière, tombèrent sous le feu des hommes de Bastian.

Quand le massacre se termina, l'hôtel était transformé en abattoir. Presque dans toutes les pièces, plancher et murs ruisselaient de sang, plus de soixante-dix gardes étaient morts ou mourants. Fait incroyable ! un seul maquisard, l'adjudant Georges Descours, fut tué au cours du carnage. Neuf autres furent blessés, mais légèrement, à l'exception d'un seul. Jo Frizon, ex-champion de skis et membre de la section des skieurs, eut la mâchoire arrachée par une rafale de mitraillette. Ses camarades le transportèrent dans un petit café, jouxtant l'hôtel où Bombiger avait installé un poste de secours. Les corps de Morel et de Descours y gisaient déjà.

Frizon, malgré sa propre condition, pleura en apercevant le cadavre de son chef bien-aimé. Ne pouvant parler, à cause de sa blessure, il réclama, par gestes, de quoi écrire. On lui donna une carte de menu. Au prix d'un immense effort il y griffonna quelques mots avec un bout de crayon, puis s'évanouit. Je salue mon lieutenant. Il est à ma place, je suis à la sienne avait-il écrit, résumant ainsi le sentiment de tous ses camarades.

Il avait perdu énormément de sang. Pour essayer de le sauver, Bombiger le fit partir dans une camionnette, avec trois hommes qui l'introduisirent clandestinement à Annecy et le déposèrent chez un chirurgien ami, mais il y mourut vingt-quatre heures plus tard.

La bataille finie, la consternation et l'épouvante remplacèrent immédiatement la rage des maquisards. Ils ne tirèrent aucune joie de leur victoire, mais éprouvèrent un profond chagrin, avivé, chez certains, par une révulsion devant ce qu'ils s'étaient laissé emporter à faire. Ils demeuraient muets et répondirent à peine aux questions des habitants, sortis pour les accueillir. Une espèce de léthargie les prit et il fallut un certain temps à Jourdan et aux autres officiers pour leur faire charger les armes et les approvisionnements capturés. Puis, avec les quatre-vingt-quatre prisonniers faits à l'hôtel du Borne, un triste cortège commença à quitter le village.

Jusqu'au pied de la montagne, ils transportèrent leur butin et les corps de Morel et de Descours sur des traîneaux, mais ils durent les porter pendant l'ascension suivante. Les brancards passèrent en tête et ils les suivirent en silence, comme derrière un corbillard. A neuf heures ils avaient atteint le poste de commandement, sur le plateau.

La tragique nouvelle courut, aux Glières, comme un feu de poudre. La première réaction fut faite d'incrédulité, mais, après sa confirmation, une atmosphère de deuil, de désespoir et de triste prémonition s'établit dans l'Armée secrète. Les maquisards sentaient bien que leur situation était devenue très précaire depuis un certain temps mais, avec Tom à leur tête, ils pensaient avoir mieux qu'une simple chance d'accomplir ce qu'ils avaient entrepris ou, tout au moins, d'en sortir indemnes. Le chef mort, le doute s'infiltra pour la première fois dans leurs rangs.

Les deux corps furent portés à l'infirmerie, recouverts d'un drapeau à la Croix de Lorraine, et une chapelle ardente fut dressée avec des morceaux de soie bleus, blancs et rouges, tirés des parachutes lancés par la R.A.F. Une garde d'honneur fut montée en permanence et des volontaires vinrent des sections les plus éloignées pour y participer, tête baissée, arme renversée.

Mais les hommes ne pouvaient se permettre de s'abandonner trop longtemps à leur deuil, car il y avait trop à faire et l'ennemi ne tarda pas à riposter.

Dans la matinée du 11 mars, la Milice monta, en force, le long du flanc occidental du plateau. Au bout d'une heure de combat très vif, elle fut refoulée avec un mort et plusieurs blessés, par les sections de F.T.P. qui occupaient les hauteurs dans ce secteur. Celles-ci ne subirent aucune perte. Dans la même journée, à quatorze heures, les Allemands effectuèrent leur première attaque aérienne sur le plateau.

Se présentant dans la direction du soleil, un Messerschmitt mitrailla les chalets pendant quarante-cinq minutes. Personne ne fut atteint et les bâtiments reçurent peu de dommages. Moins de deux heures plus tard, un nouvel avion effectua une reconnaissance photographique.

Ces photographies ne révélèrent pas grand-chose aux Allemands sauf la présence de quatre tas de bois qui indiquaient clairement l'imminence d'un nouveau parachutage. Mais ils ne furent pas plus renseignés sur la date de celui-ci que les maquisards, qui attendaient toujours l'annonce de l'envoi. Cependant, le même soir, parmi les messages personnels, le speaker de la B.B.C. dit deux fois la phrase : Le petit homme aime le Byrrh, le petit homme aime les tessons de bouteille. Les hommes chargés de la réception gagnèrent aussitôt leurs postes.

Vers vingt-trois heures ils commencèrent à percevoir le vrombissement des quadrimoteurs, peu après le premier Halifax survola les Glières, les bûchers et les torches électriques s'allumèrent. Trente-six appareils se présentèrent cette nuit-là, par sections de trois, éveillant des échos loin dans la montagne. Ils lancèrent six cent quatre-vingts cylindres contenant près de cent tonnes de matériels. Ce parachutage, le plus long de tous, dura quatre heures. Le dernière section, au lieu de remettre le cap sur l'Angleterre, revint faire un passage, et les appareils, avec leurs feux de reconnaissance, effectuèrent les trois points, trait, de la lettre V, en morse, le V de la Victoire.

Il était impossible de ramasser tous les containers avant l'aube d'autant plus que beaucoup étaient tombés en dehors de la zone délimitée. Il allait falloir trois jours et trois nuits pour tout recueillir.

Quand les hommes se mirent à l'ouvrage, après le petit déjeuner, ils virent des fleurs multicolores joncher la neige aussi loin que portait la vue. Ils découvrirent aussi que la collecte serait longue et pénible, même avec l'aide de leurs prisonniers. En fait, ils n'avaient recueilli et vidé qu'une centaine de containers à 13 h 30, quand les bombardiers allemands furent signalés.

C'étaient des Heinkel III ; ils bombardèrent et mitraillèrent jusqu'à seize heures, détruisant trois des chalets. Heureusement, il n'y eut, cette fois encore, aucune perte, les maquisards s'étant réfugiés dans des abris naturels ou artificiels. Une tempête de neige les empêcha de recommencer le ramassage des containers.

Le lieutenant Morel et Georges Descours furent enterrés le lendemain, lundi 13 mars. Trois jours auparavant, l'abbé Truffy avait reçu une lettre de Jourdan :

Monsieur le Curé,.

C'est avec un bien profond chagrin que je vous annonce la mort de deux de nos hommes, tués au cours d'une opération, la nuit dernière : le lieutenant Tom, notre chef vénéré, et un de nos sous-officiers, père de trois enfants.

Je vous demande de faire tout ce que vous pourrez afin d'assurer à ces deux héros des obsèques dignes d'eux. Voulez-vous donc être assez bon pour faire confectionner les cercueils, et nous dire le jour et l'heure auxquels vous pourrez effectuer la cérémonie ici.

Comptant, Monsieur le Curé, sur votre dévouement religieux, je vous adresse l'expression de mes sentiments chrétiens et dévoués.

JOURDAN.

Aussitôt remis du choc causé par cette terrible nouvelle, le prêtre fit immédiatement confectionner les cercueils et prit des dispositions pour leur transport aux Glières. Craignant de ne pouvoir quitter sa paroisse où il était étroitement surveillé, il demanda à son vieil ami, l'abbé Benoit, également bien connu du Bataillon secret, de dire la messe funèbre.

Cependant, le 12 mars, les parents de Théodose Morel s'étaient présentés au presbytère de Petit-Bornand pour demander au prêtre de les conduire sur le plateau, afin d'assister aux funérailles de leur fils. L'abbé Truffy ne les avait jamais vus et s'étonna de leur venue, mais ils lui donnèrent l'explication. Ils étaient allés trouver le colonel Lelong pour lui demander un laissez-passer  qui leur permettrait d'atteindre le plateau. Cela lui était impossible, répondit le colonel, parce qu'il se trouvait constamment surveillé. Mais il leur conseilla de se rendre auprès de l'abbé Truffy qui, s'il existait un moyen de parvenir au plateau, le leur indiquerait.

L'abbé promit de faire son possible et, sans grand espoir, alla aussitôt trouver le commandant local de la G.M.R. pour lui demander de fermer les yeux sur leur passage. À sa grande surprise, l'officier accepta et lui remit un laissez-passer pour franchir les barrages de police avec les parents du mort. L'abbé Truffy arriva au poste de commandement, avec ses compagnons, au plus fort de la tempête de neige.

Des amis persuadèrent Mme Théodose Morel, prévenue de la mort de son mari, au lendemain de l'attaque d'Entremont, par un coup de téléphone, de ne pas assister aux obsèques à cause de ses enfants. Ils craignaient qu'elle ne fût reconnue et arrêtée si elle reparaissait en Haute-Savoie.

Le 13, à midi, le service funèbre fut célébré à l'infirmerie des Glières, devant des délégués de toutes les sections. Un maquisard lut les prières, un autre l'Évangile de la Résurrection. Après l'absoute, donnée par Benoit, le cortège se forma et avança vers le centre du plateau. Ce fut difficile et les porteurs des bières durent se relayer fréquemment. En tête marchaient les porteurs de croix et de couronnes, confectionnées avec des branches de sapin. Le temps ne s'était pas amélioré, l'horizon restait bouché de tous côtés. Sous les rafales de neige, le cortège atteignait le mât en haut duquel le pavillon claquait à la bise.

À son pied, Tom et ses hommes avaient juré, peu auparavant de vivre libres ou de mourir. Deux tombes y avaient été creusées où l'on descendit lentement les cercueils. Depuis le début de la messe, toutes les cloches des vallées, de part et d'autre du plateau, tintaient le glas, et leurs sons funèbres parvenaient malgré la tempête. Ceux qui se groupaient autour du mât en comprirent le message : la France Libre pleurait ses enfants, couchés dans un linceul de neige.

Le lieutenant Théodose Morel fut enterré avec tous les honneurs militaires.

CHAPITRE VII

Le 13 mars, le colonel Lelong envoya sa démission à Darnand. L'attaque d'Entremont et le massacre de si nombreux gardes mobiles faisaient disparaître, estimait-il, toute possibilité d'arrangement pacifique, le combat avec les forces de Français Libres ne pouvaient plus être évité.

Il ne voulait pas y tremper la main. Il avait tout tenté pour empêcher la situation de dégénérer en conflit ouvert et complètement échoué. Malgré tous ses efforts, il n'avait pu prévenir l'emploi d'avions allemands contre le plateau et, semblait-il, en dépit de son opposition désespérée, l'opération de police en Haute-Savoie allait cesser d'être une affaire purement française.

Le matin même, Jeewe l'avait informé que les SS avaient demandé au haut commandement des troupes expérimentées pour participer à la campagne contre les maquisards. La demande avait été approuvée et toute une division allemande allait entrer en scène dans les dix jours.

En dépit de l'avantage stratégique offert par leur position, les hommes des Glières n'avaient aucune chance, estimait Lelong, devant une force tellement supérieure par le nombre et l'équipement. Le plateau serait inévitablement conquis et Lelong ne voulait pas avoir sur la conscience la mort de tant de ses compatriotes. Il demandait donc à être relevé immédiatement de son poste, pour des raisons personnelles. Cependant, les SS furent en possession du texte de la lettre avant même l'expédition de celle-ci, le capitaine de Vaugelas l'ayant trouvée sur le bureau de son chef tandis que celui-ci déjeunait.

La réponse de Vichy arriva en quelques heures. Lelong était sèchement informé que, dans les conditions du moment, sa démission ne pouvait même être prise en considération et qu'il devait rester à son poste. En outre, il lui fallait collaborer cordialement à toutes les mesures que, après due consultation, les Allemands jugeraient nécessaires pour éliminer les terroristes de Haute-Savoie. Pour finir, Darnand avertissait qu'il envoyait à Annecy son propre adjoint, nommé Knipping, et que celui-ci resterait constamment aux côtés de Lelong, pour lui servir de conseiller politique.

Knipping arriva le lendemain matin à la Villa Mary et le colonel cessa, pratiquement, d'exercer toute influence. Il se trouva dépouillé de toute autorité et on le consulta rarement, même pour prendre des décisions. Il continua bien à signer les ordres, mais, à partir du 14 mars, ils furent rédigés par de Vaugelas et par son « conseiller », qui assurèrent, à eux deux, le commandement.

À ce même moment, dans la montagne, le moral de l'Armée secrète tombait au plus bas devant un harcèlement incessant. Le vendredi 17 mars, il y eut une nouvelle reconnaissance aérienne dans la matinée, et, dans l'après-midi, un groupe de Heinkel bombarda et mitrailla les chalets et les emplacement de mitrailleuses au col des Auges, sur la face orientale du plateau des Glières. Le raid dura plus de deux heures; cinq tonnes de bombes furent lancées. La plus grande partie des projectiles tombèrent inoffensivement dans la neige, mais quelques bâtiments furent détruits et des hommes blessés par des éclats.

Dès lors, presque chaque pour ramena un bombardement. Il y en eut souvent trois ou quatre en l'espace de douze heures, et il devint presque continu juste avant l'entrée en action des forces allemandes. Mais, dès avant le martelage du col des Auges, un certain nombre de maquisards en eurent assez.

La mort de Morel constitua un coup terrible pour le bataillon. Privés de la remarquable personnalité de leur chef pour les inspirer et entretenir leur résolution, les combattants de la liberté ne tardèrent pas à perdre coeur. Pour les plus faibles, ce fut une époque de démoralisation totale. Dans la nuit du 17, cinq d'entre eux abandonnèrent leur poste et s'éloignèrent du plateau sous le couvert de l'obscurité. Cela porta à quatorze le nombre des désertions depuis huit jours.

En descendant dans la vallée, deux de ces hommes furent pris par une patrouille de Vichyssois. Ils furent remis à la Gestapo et, sous la torture, donnèrent de nombreux renseignements sur l'effectif et la composition du bataillon, la disposition des compagnies, les occupations journalières. Heureusement, comme ils ne savaient pas grand-chose, leurs déclarations induisirent l'ennemi en erreur et, chacun n'étant appelé que par son nom de code, aucune identité ne fut révélée. Ils confirmèrent qu'il y avait eu trois parachutages mais, n'étant pas exactement renseignés, indiquèrent des chiffres fantaisistes et contradictoires sur la quantité de matériel reçue. Néanmoins, les Allemands obtinrent par eux des informations valables ainsi que des détails sur la mort et les funérailles de Morel. Cependant, pour quelque raison, les deux prisonniers mentirent au sujet de l'effet produit par cette mort, conduisant la Gestapo à croire que le moral restait très élevé sur le plateau des Glières.

Pour le lieutenant Jourdan, qui avait pris le commandement provisoire, l'état d'esprit général de ses hommes et le nombre croissant des désertions constituaient de graves sujets d'inquiétude. La seule façon d'empêcher un pourrissement consistait, estimait-il, en la désignation rapide d'un nouveau chef par Clair, auquel, même s'il n'avait pas l'envergure de Morel, les maquisards se rallieraient, à qui ils pourraient faire confiance. Dès le début, Jourdan et les autres officiers firent connaître au commandant départemental qu'aucun d'eux n'était prêt à assumer une telle responsabilité et que, de toute façon, ils préféreraient rester avec leur compagnie. Il fallait donc trouver au-dehors quelqu'un de qualifié.

Jourdan savait qu'il serait difficile à découvrir, mais il savait aussi qu'une longue attente risquait de produire une dislocation du bataillon et surtout, danger encore plus grave, la prise du commandement par les communistes. Déjà Lamouille avait tenté de prendre ce commandement, mais il n'avait pu persuader les sections de F.T.P. de lui attribuer l'autorité légitime par une élection ou par un coup de main. Le gangster de Petit-Bornand n'avait pu réaliser ses ambitions, mais, si la situation continuait à se détériorer, les communistes pouvaient tenter de s'assurer ce commandement, ne fut-ce que pour se protéger.

La question du remplacement de Morel fut résolue une semaine après sa mort, quand le capitaine Anjot, adjoint au commandant départemental, revint de Lyon où il avait assisté à une conférence de Résistance. Mis au courant de la situation, il s'offrit volontairement pour prendre le commandement du bataillon et Clair, quoique désolé de perdre ce précieux collaborateur, reconnut aussitôt que l'officier de carrière, âgé de trente-neuf ans, représentait le seul homme capable de garder les maquisards groupés sur le plateau. Il accepta donc et dit au nouveau commandant de partir aussitôt pour prendre ses fonctions.

Ce moment, Maurice Anjot l'attendait depuis 1940, lorsque, sous la direction du colonel Vallette d'Osia, il avait aidé à dresser les plans pour la constitution de l'Armée secrète en Haute-Savoie. Bien qu'il se fût entièrement voué aux besognes d'administration et de renseignement qui lui avait été assignées seize mois plus tôt, son ambition restait de commander une formation du maquis devant l'ennemi. Elle était satisfaite.

Mais, le 18 mars, quand, prenant une des routes les plus difficiles pour échapper aux patrouilles des gardes mobiles, il monta sur le plateau, il le fit avec le cœur lourd, car il ne se faisait aucune illusion sur l'issue de l'aventure des Glières. Ayant joué un rôle capital dans les négociations avec Lelong, il savait fort bien que le bataillon, déjà assiégé, à court de vivres et de médicaments, serait attaqué par des effectifs allemands écrasants, dotés de l'équipement le plus moderne et aidés par l'aviation. Aucun doute n'effleurait son esprit : les maquisards ne pourraient résister à un tel assaut à moins que, par quelque miracle, ils ne fussent renforcés. Il ne voyait, autrement, aucune alternative à la déroute de ses hommes, avec, pour tout espoir, que les survivants parviendraient, peut-être, à se regrouper.

Il avait le pressentiment de sa mort et il dit à l'abbé Truffy, avec lequel il passa sa dernière nuit dans la vallée :

- Je suis certain que je ne quitterai pas le plateau vivant. Je n'ai d'inquiétude que pour ma famille mais je veux espérer que la France prendra soin d'elle.

Cependant, dans une lettre écrite, le même soir, à sa femme, qu'il avait décidée à se rendre dans le Sud, chez des amis, avec leur enfant unique, et n'avait pas revue depuis des mois, il ne parla pas de ce pressentiment. Il voulait simplement lui expliquer pourquoi il s'était présenté pour ce poste difficile et dangereux et lui faire savoir que, comme toujours, il pensait à elle.

- Tu sais, écrivit-il, les choses qui se sont passées depuis ton départ. Le massacre de notre jeune camarade Morel nous a contraint de lui trouver un remplaçant. Si j'ai pris ce commandement, c'est parce que j'y voyais mon devoir. Ne crois pas que ton absence m'ait rendu les choses plus faciles, mais peut-être m'a-t-elle permis de considérer de façon plus détachée les questions familiales. Beaucoup de gens se laissent détourner de leur devoir par des considérations pénibles ou erronées. En tant qu'officier, je ne peux me le permettre. Je suis sûr que Claude et toi accepterez ma décision avec l'esprit qui convient.

Il ajouta un post-scriptum pour son peune fils :

Sois toujours gentil pour ta mère, obéissant, montre-toi un brave garçon comme je te l'ai enseigné. Je reviendrai bientôt et nous reprendrons notre ancienne vie. Ne m'oublie pas dans tes prières.

Avant de quitter le presbytère de Petit-Bornand, le capitaine se rasa la moustache et la barbe et rangea soigneusement son uniforme dans son sac, en disant au prêtre : Si je meurs, je veux mourir en Anjot. Puis, avant l'aube du 18, il commença sa longue et difficile ascension.

Son arrivée exerça un effet immédiat et encourageant sur les hommes du bataillon. Il avait servi avec distinction au 27e Bataillon de Chasseurs en 1940, savaient-ils ; quoique un peu froid et réservé, c'était un soldat né, entièrement voué à ses idéaux et à sa foi. Il avait été très ami de Morel mais ne lui ressemblait pas du tout. S'il ne parvint pas à inspirer les maquisards comme lui, ils le trouvèrent plus proche d'eux et le comprirent mieux. Ce n'était pas un aristocrate comme Tom, mais un bourgeois et il était entré dans l'armée comme simple soldat. Grâce à ses qualités militaires et un dur labeur, il avait pu entrer à l'École militaire et devenir officier.

On connaissait aussi, aux Glières, la part qu'il avait prise à la Résistance. Peu après son arrivée, il alla voir les quatre compagnies et dit aux hommes rassemblés : Je suis venu pour prendre le commandement. Est-ce que vous m'acceptez ? Chaque fois il fut acclamé.

Du jour au lendemain, ils retrouvèrent leur ancien esprit. À partir de ce moment, il n'y eut plus de nouvelles désertions.

Devant l'augmentation des attaques aériennes contre le plateau et inquiété par ce qu'Anjot lui avait dit sur l'imminence d'une intervention allemande, l'abbé Truffy se préoccupa de plus en plus de la sécurité de ses paroissiens, surtout de celle des enfants. Il suffisait d'une légère erreur de la part d'un pilote pour que des bombes tombassent sur Petit-Bornand, et la perspective de voir sa paroisse devenir la scène de violents combats le décida à agir.

Peu après le départ d'Anjot, il téléphona au colonel Lelong, lui exprima ses craintes et lui demanda de prescrire la fermeture des écoles dans toute la zone menacée jusqu'à la disparition du danger. Les enfants se trouveraient ainsi chez eux et leurs parents pourraient s'occuper d'eux s'il se produisait quelque chose. Le colonel promit de le faire et, avant de raccrocher, prévint l'abbé que des éléments de la Milice allaient, dans les quelques heures, remplacer la Garde mobile de réserve à Petit-Bornand, et le pria de se montrer extrêmement prudent. Le commandant du secteur avait l'ordre de le surveiller de près ainsi que son presbytère.

Après ce coup de téléphone, Lelong se rendit au P.C. de Jeewe pour assister à une nouvelle conférence. Il se demandait pourquoi on le convoquait, car, désormais, on lui demandait rarement de participer aux discussions. À son arrivée, il trouva de Vaugelas et Knipping ; la conférence s'ouvrirait avec quelque retard, lui annoncèrent-ils, car l'hauptsturmfiihrer recevait une importante visite.

Il s'agissait du général Pflaum, venu à Annecy avec son état-major en avance sur le gros de sa 156e division alpine, pour conférer avec les SS. Après avoir traité quelques questions de caractère administratif, Pflaum qui avait déjà étudié les photographies du plateau, aborda le sujet de l'offensive. Même pour des hommes aussi bien entraînés au combat en montagne que les siens, dit-il, l'attaque des bords escarpés du plateau risquait d'être très coûteuse. L'ennemi, expliqua-t-il, dominait la vallée et pouvait apercevoir tout mouvement de troupes important de jour ; comme il ne pouvait être question d'une escalade nocturne, il se trouverait privé du bénéfice de la surprise. En grimpant vers leurs objectifs, particulièrement en terrain découvert, ses hommes constitueraient, malgré leur camouflage de neige, des cibles faciles pour les terroristes bien armés, à moins de disposer d'artillerie et d'aviation pour maintenir ceux-ci dans leurs abris. Un bombardement préalable les démoraliserait et rendrait leur résistance plus faible.

Aussi, dit le général, amènerait-il, en plus des pièces transportées à dos de mulet, quatre batteries de 88 mm et trois sections de mortiers lourds. Il comptait faire une préparation d'artillerie de sept heures en conjonction avec les attaques effectuées par la Luftwaffe.

Au sujet de cette action aérienne, Pflaum avait quelques idées bien arrêtées. Elle n'avait pas donné de résultats satisfaisants jusque-là parce qu'on avait employé des avions qui ne convenaient pas. Il dit à Jeewe de réclamer des bombardiers en piqué Stukas qui, à cause de leur grande manœuvrabilité, répondaient idéalement aux conditions posées par le plateau des Glières. L'hauptsturmfuhrer se déclara d'accord et promit de demander, sans délai, une escadrille de Stukas. Pflaum partit pour Thônes où il avait choisi d'établir son P.C.

À ce stade, l'Armée secrète s'était habituée aux reconnaissances presque quotidiennes effectuées par les forces de Vichy. Elles restaient normalement confinées au pied des escarpements et les exécutants s'exposaient rarement pendant bien longtemps à la vue des tireurs placés à la crête.

Cependant, le 20 mars, deux jours après la prise de commandement d'Anjot, deux détachements, exceptionnellement nombreux et très largement écartés se lancèrent contre les défenses extérieures du bataillon ; un groupe de gardes mobiles de réserve attaqua les sections qui gardaient l'extrémité sud-ouest des Glières, et des miliciens assaillirent les positions dominant le col de Landron, sur le flanc nord-ouest. Quoique menées avec détermination ces attaques furent repoussées très vite; les assaillants se replièrent en laissant les corps de douze des leurs dans la neige. Sept maquisards furent tués et trois blessés légèrement. Malheureusement, un de ceux-ci, ancien garde mobile qui avait déserté à Petit-Bornand pour rejoindre l'Armée secrète, fut fait prisonnier. Les Allemands l'interrogèrent mais n'apprirent rien qu'ils ne connussent déjà, sauf que le bataillon avait un nouveau chef. La Gestapo le rendit aux autorités françaises qui l'incarcérèrent en attendant sa comparution devant une cour martiale.

En apprenant, par des messagers à skis, les deux attaques, le capitaine Anjot pensa qu'elles représentaient sans doute la première phase de l'assaut général. Il fut très soulagé de constater que ce n'était pas le cas, car il avait besoin de temps pour attendre la réponse au message urgent qu'il avait envoyé, par Clair et avec son approbation, au commandement régional des F.T.P., à Lyon.

Désormais convaincu que le débarquement allié n'aurait pas lieu à une date aussi rapprochée que l'imaginait le maquis de Haute-Savoie, donc que des troupes aéroportées britanniques ou américaines n'arriveraient pas à temps pour éviter un désastre, le chef du bataillon demandait aux communistes de venir à son aide en envoyant aux Glières les deux mille F.T.P. dont ils disposaient en Haute-Savoie. Avec cet appoint et un ravitaillement par air en vivres et en munitions, il s'estimait capable, disait-il dans sa lettre, de contenir une attaque allemande, si résolue fût-elle et de tenir jusqu'au débarquement. Il ne dissimula pas que, sans cette assistance, les maquisards de l'Armée secrète courraient à une défaite certaine.

Anjot ne reçut jamais de réponse directe de Lyon, mais les chefs communistes lui répondirent néanmoins trois jours après la réception de son appel. Un courrier apporta l'ordre de se retirer immédiatement aux unités des F.T.P. qui se trouvaient sur le plateau. Cependant, les hommes du bataillon étaient si bien cimentés par l'esprit de camaraderie et par l'idéal que leur avait instillé Morel, que seuls Lamouille et son petit groupe décidèrent d'obéir. Ils partirent peu après le début de l'attaque allemande et, avec la chance qui s'attache aux gens de leur sorte, réussirent à franchir les lignes ennemies et à sortir de la région.

La 156e division alpine arrive à Annecy le 23 mars et, le matin de ce même jour, les Stukas demandés par Jeewe décollèrent pour effectuer la première de leurs nombreuses attaques contre l'Armée secrète. Comme l'annonçait le général Pflaum, ils se montrèrent beaucoup plus efficaces que les Heinkel et les Messerschmitt et, rien que dans cette matinée, détruisirent plus de quinze chalets et démolirent plusieurs emplacements de mitrailleuses. Ils revinrent dans l'après-midi et réussirent à toucher le dépôt de grenades du bataillon. Le chalet en pierre, isolé et camouflé, qui renfermait plus des deux tiers des grenades et des bombes de mortier parachutées, vola en éclats dans une explosion assourdissante. On ne retrouva aucune trace des deux hommes qui le gardaient.

Ce furent les seuls tués pendant ces bombardements en piqué. Il y eut cependant plusieurs blessés, et le Dr Bombiger fut très occupé à enlever des éclats de shrapnells, à panser des entailles et à effectuer des opérations mineures dans sa salle improvisée. Après le second raid de la journée, on lui amena deux prisonniers faits à Entremont. L'un d'eux, qui avait les jambes brisées et le ventre ouvert, mourut dès son arrivée à l'infirmerie. L'autre avait une jambe et un bras fracturés ainsi qu'une large plaie à la cuisse droite. On lui fit des points de suture, une application de sulfamides et un certain nombre de transfusions après rectification des membres brisés. En l'examinant ultérieurement, le médecin put annoncer à son patient reconnaissant, qu'il guérirait presque certainement.

Bombiger et ses aides se trouvèrent alors pratiquement poussés à la limite de leurs ressources physiques et morales. Non seulement il fallait soigner les hommes couchés à l'infirmerie et les transporter dans une grotte à chaque bombardement, mais aussi visiter les sections extérieures pour s'occuper de leur état de santé. Quand un maquisard avait besoin d'être hospitalisé, on le ramenait sur un traîneau dans des conditions extrêmement difficiles, parfois sous une tempête de neige, ce qui demandait quatre ou cinq heures. Il ne restait presque plus de médicaments et, à cause de la pénurie de vivres, à peu près tout le monde souffrait de la mauvaise nutrition, d'affections cutanées et de dysenterie.

Dans l'après-midi du 23, les sentinelles gardant les approches du hameau de Morette, interpellèrent deux hommes qui luttaient contre la neige. Les étrangers déclarèrent qu'ils étaient des prêtres du Collège Saint-Joseph, de Thônes, et apportaient un message urgent du capitaine de Vaugelas au commandant du bataillon. Ils furent conduits à Anjot.

Dans la lettre qu'ils apportaient, le chef de la Milice demandait la reddition de l'Armée secrète, et assurait que les hommes seraient traités avec indulgence et avec une considération spéciale en tant que victimes de la propagande anglo-américaine. Sinon, ils seraient exterminés.

Anjot reçut les messagers avec courtoisie et offrit de les restaurer, après leur pénible ascension, pendant qu'il rédigerait la réponse. Ils acceptèrent avec reconnaissance et on leur servit un repas frugal. Quand ils eurent fini, la réponse d'Anjot était prête, courte et concise. De Vaugelas avait fait suivre sa signature de la liste de ses titres et décorations.

- Il est regrettable, écrivit Anjot, qu'un homme comme vous, qui a reçu de son pays des honneurs que vous vous donnez tant de peine à énumérer, ait pu devenir le valet de ses ennemis. Pour ma part, j'ai reçu une mission et je n'ai aucune compétence pour parlementer.

En remettant cette lettre, Anjot déclara aux prêtres qu'il lui était impossible même d'envisager l'éventualité d'une reddition. L'un d'eux, l'abbé Pasquier, recteur du Collège Saint-Joseph, lui demanda s'il avait suffisamment réfléchi avant de renoncer à cette voie de salut. Il exposa alors tout ce qu'il avait vu et entendu des préparatifs effectués dans les vallées pour une attaque massive du plateau, et lui rapporta l'arrivée des troupes allemandes à Annecy. Manifestement, dit-il, étant donné ce qu'il voyait de ses yeux, au cours de cette brève visite, l'Armée secrète se trouvait dans une situation intenable et la bataille imminente, pendant laquelle beaucoup de maquisards seraient tués, ne pouvait avoir qu'une seule issue. Son devoir, conclut-il, ne consistait-il pas à sauver ses hommes, si c'était possible, au lieu de sacrifier leur vie inutilement ?

Anjot admit que le bataillon se trouvait dans une situation désespérée mais ajouta que chacun des maquisards en avait conscience et avait accepté le fait qu'il lui faudrait peut-être mourir bientôt pour sa foi.

- Puisqu'ils ont accepté cela, ajouta gravement Anjot, puisqu'ils sont prêts à s'offrir en sacrifice, je ne peux pas les détourner, dans le déshonneur, de la voie qu'ils ont librement choisie. Assurément, nous ne remporterons pas une victoire aux Glières mais notre combat constituera un symbole, la réaffirmation, scellée dans le sang, de la résistance de tous les vrais Français à l'oppresseur. Comment pourrions-nous nous rendre, monsieur l'Abbé ?

Pasquier comprit que tout était dit et, après une visite à l'infirmerie, repartit avec son compagnon. Ils avançaient dans la neige depuis moins d'une demi-heure quand la Luftwaffe attaqua de nouveau. Douze Stukas émergèrent du ciel vespéral et se mirent à bombarder les chalets et les abris sur le flanc sud-ouest du plateau. Se réfugiant parmi quelques arbres, les prêtres regardèrent les avions mettre coup au but sur coup au but. Puis soudain, ils virent une flamme s'allumer sur le moteur d'un des assaillants qui volait bas, suivie d'une épaisse fumée huileuse. Les maquisards, dissimulés parmi les roches, l'avaient atteint avec un fusil-mitrailleur. Le Stuka sembla tenter de reprendre de l'altitude, mais il y eut une explosion et il s'écroula, en feu, dans la vallée de Thônes, au-dessus de laquelle il était parvenu. Les maquisards poussèrent de folles acclamations. Les autres pilotes, comme si l'incident les stupéfiait, rompirent presque aussitôt l'attaque, se regroupèrent et mirent le cap sur leur base.

La nouvelle de la destruction du Stuka ne plut guère à Jeewe quand il l'apprit, le lendemain matin, parce qu'il comprit qu'elle aurait un effet salutaire sur le moral des hommes de l'Armée secrète. De Vaugelas lui avait annoncé la veille, par téléphone, le refus de capituler fait par les terroristes, et l'incident ne ferait que renforcer leur résolution. Néanmoins, il accepta de lancer sur le plateau, dans la journée, des tracts dont le texte avait été rédigé personnellement par Darnand :

Votre situation est désespérée. Ceux d'entre vous qui n'ont pas commis d'actes de banditisme seront considérés non comme des terroristes mais comme des compatriotes égarés par une propagande mensongère. À ceux-là, la loi française sera appliquée avec la plus grande compréhension. Français, revenez à la légalité. Déposez vos armes. Rentrez immédiatement dans vos vallées.

L'hauptsturmführer ne croyait pas à l'effet de ces tracts, mais comme ils provenaient du chef de la police de Vichy, il avait jugé politique d'accepter leur emploi. Dans son esprit, la seule façon de faire quitter le plateau des Glières à l'Armée secrète consistait à l'en chasser et à l'exterminer. Une force, plus que suffisante pour cette tâche, se trouvait rassemblée. En plus des huit mille hommes de la 156e D.A., qui avaient tous combattus sur le front oriental, douze cents miliciens et gardes mobiles de réserve allaient participer à l'offensive, avec des unités de la Garde mobile en réserve. En comptant les officiers de SS attachés à chaque compagnie - pour interroger les suspects, les prisonniers blessés, prendre possession des documents capturés et, d'une façon générale, contrôler ce qui était considéré comme une action de police - l'effectif des hommes engagés approcherait de dix mille.

Jeewe ignorait le nombre exact des maquisards mais estimait qu'il s'en trouvait de huit cents à mille sur le plateau. En fait, le 24, jour du lancement des tracts, le bataillon d'Anjot, renforcé dans les dernières soixante-douze heures par trois gardes mobiles déserteurs et huit jeunes réfractaires au Travail obligatoire, comptait quatre cent cinquante-huit officiers et hommes des patriotes fatigués, sous-alimentés - et abandonnés qui, méprisant la pluie de papiers de Darnand, étaient prêts à défendre cent kilomètres carrés de Haute-Savoie contre un ennemi numériquement vingt fois supérieur et appuyé par de l'artillerie et de l'aviation.

Le dimanche 25 mars, à 7 heures du matin, en voyant arriver à Petit-Bornand un bataillon allemand, puis apercevant une batterie de 88 mm, l'abbé Truffy comprit que la grande attaque était imminente. Effroyablement inquiet, il essaya de prévenir Clair mais apprit que celui-ci avait été appelé à Lyon la veille, pour une discussion de la situation dans le département. Il chercha alors à joindre le capitaine Rosenthal, apprit qu'il se trouvait à Essert, et s'y rendit. Rosenthal admit que l'offensive allait se déclencher d'un moment à l'autre, mais aussi qu'il ne pouvait plus rien pour les hommes des Glières. Il avait, dit-il, informé les Alliés de la situation mais n'avait reçu aucune réponse donnant à penser que ceux-ci interviendraient d'une façon quelconque.

L'abbé Truffy décida alors de s'adresser à Lelong dans l'espoir que le colonel pourrait encore, non pas empêcher l'attaque allemande, mais la retarder assez pour permettre l'évacuation des habitants restés sur le plateau. Anjot y avait déjà pensé. À ce même moment, ces habitants, qui avaient refusé jusque-là de se mettre en sécurité, descendaient vers les vallées avec le peu de biens qu'ils pouvaient emporter. L'abbé l'ignorait cependant, lorsque, muni d'un laissez-passer signé du commandant local de la Milice, il se mit en route pour Annecy.

Une activité fiévreuse régnait à la Villa Mary et il dut attendre longtemps avant d'être introduit dans le bureau du colonel. Celui-ci, pâle, les traits tirés, écouta le plaidoyer passionné du curé qui, en terminant, vit qu'il pleurait. - Monsieur l'Abbé, répondit-il d'une voix brisée, je ne puis rien faire. Il n'est plus en mon pouvoir de vous aider, car d'autres ont pris le commandement et, je vous en prie, sauvez-vous. Cachez-vous quelque part, car vous êtes en grand danger.

Quand il revint à son presbytère, l'abbé Truffy avait encore ces mots dans l'oreille.

La Luftwaffe bombarda le plateau pendant toute la journée du samedi. À midi, Darnand arriva et déclara qu'il avait l'intention de demeurer dans la région jusqu'à la conclusion de l'opération contre les terroristes. Dans l'après-midi, il se rendit à la Villa Schmidt pour accueillir l'obersturmbannführer Knab, commandant régional de la Police de Sécurité et du S.D., venu de Lyon à Annecy pour assumer le commandement des SS participant à l'attaque.

Il eut, avec lui, une discussion de plusieurs heures et s'opposa catégoriquement à lui sur un point : le sort des prisonniers faits pendant l'offensive. Pour sauvegarder l'honneur national français et apaiser l'opinion intérieure et étrangère, il était essentiel, soutint Darnand, que tous, même ceux pris par les Allemands, fussent remis à la Milice pour être jugés par des cours martiales françaises. Jamais, affirma Knab, ses supérieurs n'y consentiraient, car ils avaient constaté que les autorités de Vichy manifestaient trop d'indulgence envers les terroristes. Cependant, il estimait possible d'aboutir à un compromis. Le soir, officiers allemands et français dînèrent ensemble et burent du champagne à leur succès. Chacun se retira à temps pour prendre une bonne nuit de sommeil.

Le lendemain, dimanche 26 mars, à 13 heures, Knab envoya un télégramme à son chef, l'obergruppenführer Oberg, à Paris :

- Opérations militaires et policières contre les terroristes installés au plateau des Glières ont commencé ce matin à 10 heures. Tout se déroule bien et comme prévu.

CHAPITRE VIII

En fait, l'attaque débuta plus tôt. À l'aube, l'artillerie allemande commença un bombardement impitoyable qui allait se poursuivre pendant neuf heures avec une seule interruption pendant laquelle les stukas intervinrent. Les batteries de 88, installées au pied de chacune des approches principales des Glières, harcelèrent les positions des crêtes et tirèrent même sur le plateau avec une précision remarquable et un effet considérable.

En dépit de la croix rouge peinte sur son toit, le chalet de l'infirmerie fut bombardé et mitraillé à plusieurs reprises au cours du raid fait par les Stukas dans la matinée. Les patients étaient évacués, mais Bombiger reçut un éclat dans l'épaule pendant qu'il recueillait ce qui restait de ses précieux médicaments. Quelques minutes plus tard, le chalet brûla. Cependant, la blessure du médecin n'était pas grave et, après pansement, il put reprendre ses activités.

Beaucoup de maquisards n'eurent pas autant de chance et les pertes ne cessèrent de croître. Moins d'une heure après le début du bombardement le ciel fut obscurci par la fumée des chalets en feu et plusieurs emplacements de mitrailleuses étaient démolis. Les défenseurs se tinrent couchés dans leurs abris, le visage dans la neige, tandis que les explosions se succédaient autour d'eux. Cela signifiait que l'ennemi pouvait commencer son ascension sans être observé et avec la certitude que les hommes de l'Armée secrète seraient trop occupés à se protéger pour s'opposer à lui de façon efficace.

La bataille se déroulait exactement comme le général Pflaum l'avait prévu. Il savait, évidemment, que quand ses soldats approcheraient des crêtes, il lui faudrait renoncer à l'artillerie et aux Stukas, mais il nourrissait la certitude que ses vétérans, encore appuyés par leurs canons de montagne et leurs mortiers et disposant d'une énorme supériorité numérique, écraseraient rapidement les terroristes étourdis et démoralisés.

À 10 heures, la Milice et la G.M.R. chargées d'attaquer sur le flanc occidental, lancèrent une attaque à deux branches en partant d'Usillon, dans la vallée de Thorens. Sous la protection du bombardement allemand elles atteignirent les hauteurs et se jetèrent contre les positions tenues par la section Coulon, une des deux de la compagnie des F.T.P. que commandait Forestier.

En fait, il s'agissait d'une feinte destinée à faire croire à l'Armée secrète que la percée principale serait tentée en ce point, et à lui faire envoyer des renforts prélevés sur les autres compagnies. Mais, dès qu'il se trouva engagé contre les cinq cents miliciens, Forestier avertit Anjot qu'il n'avait pas besoin de renforts et pensait que, tout au moins provisoirement, ses deux sections suffiraient pour tenir ses positions. Cette confiance en ses hommes était plus que justifiée. Au cours du premier assaut, lancé de façon un peu téméraire, vingt-sept miliciens furent tués ou blessés et, à partir de ce moment, sans ralentir leur attaque, ils se montrèrent beaucoup plus prudents. En fait, la résistance fut si efficace que les positions du flanc occidental restèrent les seules à ne pas avoir été pénétrées quand vint l'ordre de repli général. La Milice allait s'y efforcer douze heures, mais, à 22 heures, elle n'avait pas gagné un mètre de terrain et comptait cent morts plus quarante-six blessés. À 15 heures, le 26, les soldats de la 156e D.A. avaient atteint les accès du plateau par la vallée du Borne et étaient prêts à attaquer. Dix minutes plus tard, deux bataillons furent lancés contre les positions avancées de la compagnie Lalande, qui gardait le débouché de la montée d'Essert.

C'était la voie la plus hasardeuse pour monter aux Glières, mais aussi la plus difficile à défendre parce que la crête offrait peu d'abri naturel et parce que, à cause du terrain, les trois sections Jean Carrier, Sidi-Brahim, et Saint-Hubert, se trouvaient séparées par des espaces découverts ou des éperons de roche nue. Elles ne pouvaient donc communiquer entre elles, sous le feu, que par des messagers qui devaient faire de longs détours pour rester vivants.

Les Allemands essayèrent de prendre d'assaut les défenses mais furent refoulés avec de lourdes pertes. Un duel s'engagea, au cours duquel les maquisards vidèrent des caisses de grenades sans cesser pratiquement de tirer pendant un seul instant. Ils reçurent, en échange, non seulement des balles de fusil et de mitrailleuse, mais aussi une grêle de projectiles de mortier. À la Sidi-Brahim, postée juste au sommet de la piste montant de la vallée, avec la Jean Carrier à droite et la Saint-Hubert à gauche, les pertes montèrent constamment. Pendant les quarante premières minutes, elle eut huit tués, une des mitrailleuses lourdes fut détruite avec son armement par une bombe de mortier et une douzaine de blessés.

Sous le bombardement incessant, plusieurs maquisards réclamèrent une retraite immédiate ; mais Guillement, qui commandait la section (le lieutenant de Griffolet se trouvait au P.C. du bataillon) leur ordonna de tenir sur place et menaça d'abattre quiconque quitterait son poste sans ordre. Mais il envoya un messager à skis, au P.C. pour demander des renforts immédiats. Avant la bataille, les sections avaient reçu comme instruction de résister aussi longtemps qu'elles le pourraient et au moins jusqu'à la tombée de la nuit. Guillement avait bien l'intention de s'y conformer.

À 17 heures, un homme rampa dans le secteur de Sidi-Brahim pour apporter un message du lieutenant Bastian, chef de la Jean Carrier. Il lui restait moins de douze hommes et annonçait-il, il venait d'apprendre que les Allemands avaient percé au nord-est ; si c'était vrai, toute la compagnie risquait d'être encerclée. Bastian ajoutait que s'il ne recevait pas promptement de l'aide, il se verrait contraint d'ordonner la retraite. Dans sa réponse, Guillement admit que la situation des trois sections était à peu près désespérée, il proposa d'essayer de tenir sur place jusqu'à la nuit puis, alors, de se retirer avant que l'ennemi pût couper la ligne de repli. Il envoya le même message à André Guy, âgé de 23 ans, chef de la section Saint-Hubert, et expédia un coureur vers le chef de la section espagnole Ebro, qui tenait la seconde ligne de défense, autour du P.C., pour l'informer de la situation et lui demander de couvrir le repli par le feu. Le coureur revint et apprit à Guillement, épouvanté et écœuré, que les Espagnols avaient apparemment fui sans tirer un seul coup de fusil, peu de temps auparavant.

Aucune explication satisfaisante n'a jamais été donnée de cette reculade. Il est bien difficile de l'attribuer, comme beaucoup le font, à la lâcheté, car c'étaient des guérilleros très aguerris, qui avaient déjà passé par bien des épreuves et s'en étaient tirés à leur honneur. Pendant la guerre d'Espagne, les hommes de l'Ebro s'étaient battus à Badajoz et à Teruel, et, lors de l'attaque d'Entremont, avaient montré un beau courage. Vraisemblablement, leurs officiers apprirent la percée des Allemands, au nord-est; ils donnèrent, à tort, à cette nouvelle, la signification que toutes les positions avancées du maquis avaient été submergées et que le bataillon tout entier se trouvait en fuite. On ne saura jamais, sans doute, les véritables faits, car ni le chef de l'Ebro, ni son second, ne survécurent pour les révéler.

À 18 h 30, il faisait presque nuit et il devenait de plus en plus difficile de distinguer les ennemis dans leur camouflage de neige. Le feu s'était ralenti des deux côtés, justement à cause de la difficulté de viser mais, soudain, les Allemands tirèrent avec toutes leurs armes pour préluder, manifestement, à un assaut général. Guillement ordonna alors le repli. Ses hommes se retirèrent en emportant toutes leurs armes et celles des tués, et en transportant leurs blessés. Les Allemands se ruèrent derrière eux.

Pour se retirer, les maquisards de la Sidi-Brahim ne disposaient que d'un étroit ravin ; quand ils en sortirent en terrain découvert pour rejoindre leurs camarades de la Jean Carrier et de la Saint-Hubert, l'ennemi était déjà sur leurs talons. Faisant signe aux autres de continuer, Guillement, le lieutenant Bastian, André Guy et un autre volontaire se jetèrent derrière un amas de petits rochers pour jouer le rôle d'une arrière-garde. Dès qu'ils perçurent des mouvements au débouché du ravin, ils tirèrent avec leurs mitraillettes. Après avoir vidé, chacun, deux ou trois chargeurs, ils se repliaient de quelques mètres, puis rouvraient le feu. Ils continrent ainsi les Allemands tandis que les autres retraitaient vers le P.C.

Les Allemands ne nourrissaient aucune intention de s'aventurer, dans l'obscurité, sur le plateau des Glières. Pflaum avait ordonné de suspendre l'attaque pendant la nuit, pour ne pas tomber, en terrain inconnu, dans des embuscades.

Dès qu'il fit complètement noir, la poursuite s'arrêta donc, mais les Allemands voulurent faire encore une tentative pour détruire les quatre hommes qui les tenaient en échec.

Au cours de l'engagement, une grenade explosa près d'André Guy, lui causant de terribles blessures. Il réussit à convaincre ses compagnons qu'il n'existait plus d'espoir pour lui et qu'il leur fallait continuer à se replier. À contre-coeur, ils l'adossèrent à un talus de neige, près de quelques rochers, avec sa mitraillette entre les bras. Ils parcoururent une centaine de mètres puis Bastian, ne pouvant supporter l'idée de laisser mourir seul son camarade, fit demi-tour. En atteignant le talus, il ne le vit plus mais une traînée de sang, sur la neige, le conduisit à lui. Guy était mort. Dans les derniers moments de sa vie, il s'était traîné jusqu'aux rochers et, dépensant ses ultimes forces, dans un geste de défi, avait cassé sur eux sa mitraillette, pour qu'elle ne tombât pas intacte aux mains de l'ennemi.

Bastian revint sur ses traces pour rejoindre les deux autres. En avançant dans la neige qui lui montait jusqu'aux genoux et souvent jusqu'à la ceinture, il perdit le sentiment d'angoisse et d'échec qui s'était emparé de lui au moment où les Allemands avaient suspendu leur attaque. Il aperçut clairement, pour la première fois, la grandeur de l'exploit accompli par les trois sections sur les crêtes dominant Essert. Après avoir supporté un bombardement incessant, quatre-vingt-dix hommes à demi-affamés, dont aucun n'avait dormi plus de cinq heures depuis trois jours, avaient réussi à contenir quinze ou seize cents soldats frais, aguerris et parfaitement équipés. Ils leur avaient causé des pertes trois fois supérieures aux leurs mais, surtout, ils avaient tenu jusqu'à la nuit, comme on le leur avait ordonné, et gagné ainsi quelques précieuses heures de répit pour le bataillon. Quand Bastian rejoignit ses compagnons, un immense sentiment de fierté avait fait disparaître sa fatigue morale et physique.

Les survivants des trois sections se regroupèrent au rendez-vous convenu. Le chalet qui leur avait servi de P.C. et tous les autres bâtiments environnants avaient été entièrement détruits par le feu, constatèrent-ils, Autour des débris fumants, la neige était piétinée mais ils ne virent personne. Pendant qu'ils se réchauffaient auprès des cendres, ils perçurent des rafales de mousqueterie lointaines.

Il était alors 19 h 40 ; plus d'une heure avait été nécessaire pour atteindre les chalets brûlés. Mais ils ne pouvaient se reposer pendant bien longtemps. Bastian et Guillement se consultèrent hâtivement et décidèrent de rallier le P.C. du bataillon aussi rapidement que possible pour faire leur rapport et recevoir des ordres. Lançant des encouragements à leurs hommes, ils les firent se regrouper par section et se mirent en marche.

 

Toute la journée, Anjot s'était débattu avec un problème tactique qu'il savait insoluble : empêcher l'ennemi de prendre pied sur le plateau. La matinée ne lui ayant apporté que la nouvelle de l'engagement de la Milice dans le secteur de Forestier, il commença à espérer que le bataillon pourrait se maintenir sur le périmètre jusqu'à la tombée de la nuit. À 14 heures, les Allemands n'ayant encore lancé aucune grande attaque, cet espoir se renforça. Chaque minute gagnée accroissait la possibilité d'échapper à l'extermination totale.

Rester en liaison avec ses compagnies avait toujours constitué un casse-tête pour lui, car même les skieurs les plus habiles mettaient beaucoup de temps à les joindre. Il s'écoulait toujours un délai considérable entre l'envoi d'un rapport et la réception de la réaction correspondante. Anjot ne possédait donc jamais de renseignements sur la situation du moment. Il n'apprit qu'à 16 heures, donc avec une heure de retard, l'attaque allemande contre les sections qui gardaient l'accès par Essert. Quand, beaucoup plus tard encore, il reçut la demande urgente de renforts envoyée par Guillement, il ignorait dans quelle mesure la situation avait pu se détériorer dans l'intervalle. Des renforts risquaient d'arriver après la destruction des sections Sidi-Brahim, Jean Carrier et Saint-Hubert.

Mais la question restait toute théorique, car, en fait, il ne disposait pas de renforts. Après avoir reçu le message signalant l'engagement des Esserts, beaucoup d'autres avaient annoncé que les Allemands attaquaient de tous les côtés. À 16 h 30, la section de skieurs, son unique réserve, était partie pour renforcer les Allobroges et Bayard qui se trouvaient sur le point de s'écrouler dans le secteur nord-est.

La situation devint de plus en plus chaotique pendant le reste de l'après-midi et de folles rumeurs se mirent à circuler dans la compagnie du P.C. Certains hommes, sûrs qu'ils percevaient des Allemands rampant vers eux, furent pris de panique et ne purent être maintenus sur place que par les menaces du lieutenant de Griffolet, coupé de sa section, qu'Anjot avait pris pour adjoint.

La nuit tomba. N'apercevant aucun ennemi au voisinage du P.C., Anjot comprit que les maquisards avaient réussi à tenir sur tous les fronts mais il était certain que tous devaient alors se replier. Il en eut confirmation vers 21 h 30 quand le lieutenant Jourdan arriva avec quelques hommes pour rendre compte que les sections de sa compagnie avaient évacué leurs positions de la crête et s'abritaient alors dans les deux seuls chalets indemnes de son secteur.

Anjot tint avec lui une hâtive conférence, pour étudier la situation. Ils aboutirent vite à la conclusion qu'il ne pouvait être question de continuer la lutte. Il n'existait pas de réserves pour établir un nouveau front, il ne restait pratiquement plus de vivres, plus de médicaments et plus d'abris pour les blessés. Ils ne pouvaient rien contre les forces combinées des Allemands et des Vichyssois qui les attaquaient avec une supériorité numérique écrasante et semblaient avancer sans tenir compte des pertes. Ils avaient fait le geste désiré. Poursuivre serait condamner les restes du bataillon à une mort certaine et inutile. Un seul avantage : il restait assez de temps pour essayer de s'échapper.

- Nous avons sauvé l'honneur, il me semble, dit tranquillement Anjot.

- C'est aussi mon avis, répondit le lieutenant.

Ayant cet accord, le commandant du bataillon dressa aussitôt un plan pour une retraite générale et une évacuation du plateau. Puis il envoya tous ceux qui étaient munis de skis vers les dernières positions connues de chaque section. Le bataillon, s'étant magnifiquement battu et ayant ainsi donné un exemple à tous les Français, il ordonnait de rompre le combat et d'essayer de s'infiltrer à travers les forces d'encerclement.

Chaque section fut avisée de se diriger vers la Tête du Parmelan, à l'extrémité sud-ouest du plateau. Anjot et Jourdan voyaient dans les pistes imprécises et dangereuses, descendant de ce point dans la vallée, la meilleure chance de salut. Mais, si, pour des raisons inconnues, la chose était impraticable, les maquisards s'échapperaient en groupes ou isolément, après avoir détruit les armes et les munitions qu'ils ne pourraient emporter. Les prisonniers seraient abandonnés aussi loin que possible du périmètre, et tout blessé, incapable de marcher, serait laissé en arrière avec un revolver chargé. Heureusement, aucun des maquisards ne se trouvaient dans ce cas, tous les blessés pouvaient au moins marcher et ils étaient bien décidés à accompagner leurs camarades.

Un peu avant 22 heures, tous les messagers, dont de Gritffolet, étant partis, Anjot, ayant personnellement surveillé l'incinération de tous les documents, se mit en route vers Parmelan, accompagné par Jourdan et son petit groupe, le Dr Bombiger et quatorze hommes de la compagnie d'état-major. Ils ne se dirigèrent cependant pas droit vers le rendez-vous mais en direction du sud-est, vers un taillis, situé à environ huit cents mètres. Là, bien camouflé, se trouvait un chalet dans lequel il y avait une grande quantité de munitions et toutes les armes prévues pour équiper les sédentaires. Les Allemands ne l'avaient manifestement pas repéré au cours de leurs reconnaissances, car aucun projectile n'était tombé à son voisinage. Anjot voulait le détruire.

Pendant ce temps, l'ennemi, pensant bien que les maquisards tenteraient de s'échapper pendant la nuit, prenait des mesures pour les en empêcher. Le 27, à 1 h 45, Knab envoya au Q.G. des SS, à Paris, le télégramme suivant :

Très certainement, un certain nombre de terroristes essaieront de quitter le plateau des Glières et de rejoindre leurs localités d'origine. Les forces allemandes ainsi que la Milice et la police françaises, ont donc reçu l'ordre de renforcer leur contrôle aux barrages, le nombre des patrouilles a été augmenté, chaque chemin est barré et, à partir de l'aube, une surveillance de toutes les pentes sera exercée par l'air et des observatoires des vallées.

Les hommes conduits par Bastian et Guillement se trouvaient encore à quelque distance du P.C. quand un des messagers d'Anjot les rencontra. Ils obliquèrent immédiatement dans la direction indiquée et, peu après, un peu sur leur gauche, une lueur illumina le ciel et le paysage, suivie aussitôt par une violente explosion. Une colonne de flammes monta et s'éteignit vite.

D'après ce que leur avait dit le messager, ils comprirent Qu'ils venaient d'assister à la destruction du dépôt de munitions de l'Armée secrète et qu'elle n'avait pu être effectuée que par Anjot. Bastian calcula la route que devrait suivre celui-ci et son groupe pour atteindre Parmelan et proposa d'essayer de les rejoindre. La rencontre se fit une heure plus tard à l'ouverture de la gorge d'Ablon.

Jourdan avait persuadé le commandant du bataillon que ce ravin, avec ses parois de roche presque verticales, offrait la meilleure chance de gagner le bord du plateau sans se heurter aux patrouilles que les Allemands lanceraient éventuellement pendant la nuit. Tous ceux qui connaissaient bien la montagne évitaient ce défilé étroit, long de douze cents mètres et orienté du nord-est au sud-ouest. Il était donc fort improbable que l'ennemi osât s'y aventurer, d'autant plus qu'il était très facile d'y monter une embuscade. En outre, la gorge conduisait sur la crête boisée dominant la vallée de Thônes, où, sur près de deux kilomètres, la montagne tombait, à pic, de neuf cents mètres. C'était le seul secteur où, à cause de sa nature, l'ennemi ne pouvait avoir pénétré.

De toute évidence, les hommes du Bataillon secret se trouvaient cernés et la poursuite commencerait au jour. La gorge d'Ablon constituait la seule voie restant ouverte pour atteindre la Tête du Parmelan à l'aube, sans être découverts. Le groupe, fort de soixante-trois hommes, s'engagea donc en file indienne dans le défilé, avec Anjot et Jourdan en tête, et Guillement à l'arrière-garde. Il leur fallut quatre heures pour franchir le passage, quatre heures infernales d'angoisse et de terreur.

La neige avait déjà commencé à fondre et les conditions ne cessèrent d'empirer. Dans une obscurité totale, les hommes épuisés, affamés, découragés et, pour certains, blessés, tombaient dans des couches de neige molle qui, souvent, les ensevelissait. D'énormes crevasses meurtrières révélaient leur présence au bout d'un pied tâtonnant. La panique faillit les emporter, mais les officiers parvinrent à maintenir la discipline.

Se tenant par la main, ils avancèrent littéralement pas à pas, tandis qu'Anjot et Jourdan, à un ou deux pas devant eux, sondaient la neige avec le canon d'un fusil. Soixante et un passèrent. Les deux autres, ayant quitté le rang, tombèrent la tête la première dans une fondrière de cristaux de glace qui les engloutit. Les autres n'apprirent leur sort que par leurs cris désespérés.

Parvenu enfin parmi les arbres, le groupe se dirigea vers l'ouest et, à l'aube, il avait atteint l'entrée du col du Perthuis, au pied de la roche nue baptisée Tête du Parmelan. C'était le rendez-vous fixé par Anjot, mais, pour y parvenir, son groupe avait marché pendant sept heures et demie, presque sans prendre un instant de repos. Les défenseurs des hauteurs d'Essert, avec Bastian et Guillement, marchaient depuis encore plus longtemps. Ils avaient commencé leur retraite depuis onze heures.

Les maquisards se reposèrent parmi les arbres pendant un certain temps et discutèrent les moyens de se mettre en sécurité. Quand le jour se fit, ils remarquèrent une grande activité sur les routes de la vallée. Des automobiles blindées et des camions chargés de soldats roulaient partout. Les officiers observèrent, à la jumelle, de nombreux barrages nouveaux tenus par des Allemands ou des gardes mobiles de réserve.

De toute évidence, descendre en groupe eût constitué une folie. D'autre part, les opinions sur la meilleure route à prendre divergeaient. Anjot proposait de continuer le long de la crête, de contourner la Tête du Parmelan, puis de prendre un sentier descendant dans la vallée de Thorens. Guillement et cinq autres jugeaient le village de Dingy plus proche et d'accès plus facile, en outre, il se trouvait à proximité de plusieurs bonnes routes et dans une région très boisée, ce qui offrirait des facilités pour se disperser. Bastian et Jourdan pensaient qu'il valait mieux descendre dans la vallée de Trônes par un dé 'cour, traversant le Fier, puis remonter de l'autre côté jusqu'à une ferme située près de Montremont et qui appartenait à un ami de Bastian. Le trajet était beaucoup plus long et beaucoup plus risqué, mais, s'il réussissait, le lieutenant pourrait se glisser au voisinage de Thônes, son ancien P.C., prendre contact avec la Résistance civile et les nombreux sédentaires qu'il connaissait personnellement et chez qui les maquisards pourraient se réfugier.

Finalement, ils décidèrent de se séparer en trois groupes qui prendraient des chemins différents; ils se serrèrent la main et se souhaitèrent mutuellement bonne chance. Anjot et vingt-neuf hommes se dirigèrent vers la Tête du Parmelan; Guillement et ses compagnons prirent une piste qui suivait un ruisseau très sinueux; Jourdan, Bastian et vingt-trois autres partirent vers Dliontremont. Parmi ces derniers se trouvait Julien Helfgott, âgé de vingt-quatre ans, et il a fait le récit suivant de leur long et effroyable périple :

Nous avançâmes très lentement. Nous étudiâmes attentivement chaque mètre de terrain, chaque bois, chaque clairière, avant de nous y aventurer, un par un. C'était extrêmement pénible et nous restions constamment exposés à un terrible danger.

À mesure que nous descendîmes, la couche de neige devint moins épaisse, car c'était le début du dégel et, à certains endroits, nous traversâmes des espaces d'herbe jaune. Nous nous en réjouîmes, car cela annonçait la fin du dur hiver que nous venions de supporter. La journée était ensoleillée, les oiseaux chantaient, tout était si paisible qu'il était difficile de penser à la mort; elle se trouvait pourtant partout, nous guettant peut-être au prochain tournant. Nous n'osions nous détendre.

Nous marchâmes pendant des heures, franchissant des torrents et des ravins, effectuant mille détours. Il fallait éviter les passages trop dégagés, les sentiers connus, les endroits faciles. Nous choissions toujours dans ce terrain semé d'obstacles naturels, le chemin le plus pénible, que l'ennemi jugerait infranchissable, que parcouraient seuls les chamois. Même ainsi, nous dûmes fréquemment ramper parmi les roches pour ne pas être aperçus des patrouilles allemandes, très nombreuses au flanc de la montagne. Nous suivions les routes des chamois et devions penser comme eux, car nous constituions nous-mêmes un gibier et nos poursuivants avaient le regard vif.

En partant du col de Perthuis, la fatigue éprouvée dans la traversée du plateau semblait s'être évanouie, nous avions repris une vigueur nouvelle. Mais nous étions sur pied depuis douze ou quinze heures et même les plus robustes commencèrent à faiblir. Nous aurions voulu nous reposer, mais ne le pouvions pas. Nous avions faim, avec seulement de la neige à manger. Pour les plus faibles et les blessés, chaque pas était une agonie.

Nous atteignîmes le Fier après la tombée de la nuit. La fonte avait grossi ses eaux et nous hésitâmes, nous demandant comment nous pourrions passer. Les Allemands avaient établi un poste de mitrailleuse sur la route de l'autre rive, tous les deux cents mètres. Il nous fallait garder le silence le plus absolu et passer. Mais comment ? Alors, Bastian et Jourdan qui ne cessaient de nous encourager depuis le début, nous donnèrent un magnifique exemple en nous indiquant la voie. Nous entrâmes par trois dans le torrent, en nous tenant solidement par les bras. L'eau était si froide que nous aurions voulu crier. Elle sautait sur nos épaules. Un homme perdit pied et le courant commença à l'emporter. Ses deux compagnons parvinrent cependant à le saisir et à le ramener à eux. Enfin nous atteignîmes l'autre berge et franchîmes la route.

Nous nous remîmes en marche, avançant comme des automates dans nos vêtements trempés qui collaient à la peau, les yeux à moitié voilés par la fatigue, l'estomac tiraillé par la faim. Une heure après avoir franchi le torrent nous atteignîmes la gorge de Morette. Soudain, des fusées éclairantes s'allumèrent. Nous venions de tomber dans une embuscade tendue par une cinquantaine d'Allemands. Nous nous jetâmes à plat ventre avec la conviction que nous ne nous relèverions plus.

Les Boches tiraient sans arrêt. Jamais, de ma vie, je n'ai entendu fusillade aussi nourrie. Pendant plus d'une heure, ils nous tinrent cloués au sol avec leurs mitrailleuses et leurs mortiers et nous nous défendîmes comme nous pûmes. Finalement, ne pouvant plus supporter l'épreuve, nous nous levâmes et nous nous dispersâmes, la plus grande partie d'entre nous courant cependant vers des rochers et des arbres situés au pied de la montagne, à notre droite. Nous nous dirigions vers cette montagne au moment de la surprise, car il fallait l'escalader pour atteindre la ferme et la sécurité.

Ce mouvement de panique nous rendit plus faciles à atteindre pour les Allemands. La plupart de mes camarades furent abattus avant d'avoir pu franchir plus de trois mètres, certains atteignirent les rochers mais n'allèrent pas plus loin. Par miracle, quelques-uns d'entre nous survécurent ; mais sur les vingt-cinq hommes partis du plateau, huit seulement se retrouvèrent en haut de la montagne : les lieutenants Jourdan et Bastian, moi et cinq autres. Hagards, hébétés, nous continuâmes à avancer. Erronément, nous nous croyions poursuivis et nous essayâmes de soutenir une allure impossible. Vainement. Nous ne pûmes que nous traîner vers le haut et nous fûmes encore ralentis par la fièvre qui nous brûlait alors. Nous eûmes des hallucinations, des chansons emplissaient nos oreilles, des formes dansaient devant nos yeux, nous percevions des chalets, des ponts, des créatures difformes qui s'approchaient de nous puis disparaissaient. Notre tête bourdonnait. Nous fûmes pris d'une ivresse étrange.

Nous marchions alors dans une neige si molle que nous y enfoncions jusqu'au ventre. Impossible de nous arrêter, car nous pensions que quiconque resterait en arrière serait pris. Nous grimpâmes en silence, déplaçant nos membres comme des pantins. Nous ne sentions plus nos corps et quoique nos yeux fussent ouverts, nous n'apercevions plus rien.

Nous arrivâmes à notre destination à 5 h 30 du matin, le 28 mars. Le cauchemar avait duré vingt-quatre heures depuis le col du Perthuis. Certains d'entre nous, ceux qui se trouvaient avec Bastian pendant la bataille, marchaient depuis trente-cinq heures. Des mains amicales nous guidèrent vers la chaleur d'un âtre. On nous prépara une soupe bien chaude mais, bien avant qu'elle ne fût prête, nous nous écroulâmes et sombrâmes dans le sommeil, étendus comme des cadavres sur le parquet de la ferme.

À 15 heures, le paysan qui les abritait, les réveilla. De nombreux Allemands et miliciens venaient d'arriver à Montremont, annonça-t-il à Jourdan. Aucun n'avait encore approché de la ferme mais celle-ci pouvait être fouillée d'un instant à l'autre et les maquisards devaient se préparer à cette éventualité.

Il y eut une discussion et l'on décida que, si aucune patrouille ennemie ne se dirigeait sur la ferme, les hommes attendraient jusqu'à la tombée de la nuit. Alors, après s'être lavés, rasés, avoir revêtu des vêtements fournis par leur hôte et enterré leurs armes, ils se rendraient isolément à Thônes et se retrouveraient dans un café tenu par un membre de la Résistance. Aucun Allemand ni milicien ne manifesta d'intérêt à la ferme écartée pendant l'après-midi et ce plan put être exécuté.

Jourdan se préoccupait de plus en plus de Bastian. Lors de la folle échappée, après l'embuscade de la gorge de Morette, celui-ci avait reçu sur la tête une grosse pierre détachée. La blessure causée au front avait été pansée, mais il paraissait souffrir encore beaucoup et demeurait comme hébété. Cependant, il insista pour se rendre seul à Thônes. Ce fut avec beaucoup d'inquiétude que Jourdan se sépara de lui, à 18 h 30, en quittant la ferme. Anjot et son groupe, qui comptaient descendre dans la vallée de Thorens, contournèrent heureusement la base de la Tête du Parmelan et, après une descente difficile et pénible, parvinrent aux pâturages situés au-dessus du village de Naves. Des éclaireurs, envoyés chez un homme qu'on savait en sympathie avec la Résistance, revinrent annoncer qu'il acceptait de les laisser se cacher et se reposer dans une grosse grange, derrière sa maison qui se trouvait en bordure du village. Les maquisards s'y rendirent, par un ou deux, et s'écroulèrent aussitôt dans le foin pour dormir. Il était 16 h 30.

Bombiger prit à part le commandant du bataillon. Manifestement, lui dit-il, ils ne pourraient rester bien longtemps en cet endroit. Il proposait de se rendre à Annecy, avec un compagnon, pour y sonder des sympathisants et prendre des dispositions en vue de faire sortir clandestinement de la région les membres du groupe ou de leur assurer une cachette. Anjot accepta. Le médecin partit aussitôt avec un volontaire.

Ils traversèrent Naves sans incident bien qu'il leur fallût passer sous un balcon où deux officiers de la 156e D.A. observaient les pentes des montagnes avec des jumelles. De l'autre côté du village, ils prirent à travers champs et entrèrent dans un bois où ils se trouvèrent face à face avec trois soldats allemands qui, loin des yeux de leurs officiers, s'étaient assis contre un tronc d'arbre abattu pour fumer une cigarette. Heureusement les hommes de l'Armée secrète étaient bien préparés à de telles éventualités et réagirent plus rapidement. Avant que les soldats, stupéfaits, eussent pu saisir leur fusil et appeler, Bombiger et son compagnon sortirent leur couteau et se ruèrent sur eux. Les trois Allemands moururent sans pousser un cri, et les deux maquisards poursuivirent leur route.

À la grange, Anjot fut rejoint par un groupe d'Espagnols de la section Hoche, descendus du plateau à peu près par la même route. Malheureusement, un villageois les vit traverser les champs et entrer dans la grange. Dans l'espoir d'obtenir une récompense, il signala leur présence aux autorités. À peu près au moment où Bombiger et son camarade entraient à Annecy, une forte troupe mixte d'Allemands et de miliciens s'approcha de la grange.

L'engagement qui suivit ne dura pas longtemps. Comprenant que leur situation était désespérée et trop las pour continuer à se battre, les hommes du Bataillon secret capitulèrent après un bref mais très vif échange de coups de feu. Le capitaine Maurice Anjot ne se trouvait pas parmi les prisonniers qu'on entassa dans des camions. Il était mort, avec six de ses guérilleros, en défendant la grange. En entrant dans celle-ci, les ennemis le découvrirent affalé contre la paroi, sa tunique de capitaine trouée de balles et rouge de sang. Il était mort comme il se l'était promis : dans l'uniforme d'un officier de l'armée française et non sous le déguisement d'un terroriste en fuite.

Ailleurs, il y avait encore des hommes de l'Armée secrète en liberté. Les SS et les miliciens entreprirent de les traquer méthodiquement.

CHAPITRE IX

Au soir du 27 mars, plus de quatre-vingts maquisards avaient déjà été pris, soit en essayant de forcer l'investissement, soit sur le plateau lui-même et beaucoup durant leur fuite à travers la montagne. Guillement et son groupe s'égarèrent en avançant vers Dingy, rencontrèrent une forte patrouille allemande. Très inférieurs en nombre, il leur eût été futile de résister, ils jetèrent leurs armes et se rendirent.

Le 28, à 21 h 30, Jourdan et six des hommes qui s'étaient cachés dans la ferme au-dessus de Montremont, se retrouvèrent à Thônes, dans le café convenu, mais Bastian n'y parut pas. Au cours de la nuit, ils apprirent qu'on avait vu le lieutenant blessé errer dans la campagne et sur des routes patrouillées, où il existait des barrages. Manifestement, Bastian souffrait d'un choc et ne savait plus très bien ce qu'il faisait.

Jourdan s'en voulut d'avoir accepté de l'abandonner mais ne trouva aucun moyen de lui venir en aide. Le propriétaire du café soumit alors une idée. Il prit contact avec deux gendarmes locaux, qui faisaient également partie de la Résistance ; ils acceptèrent de partir, à l'aube, dans une voiture, vers l'endroit où l'on signalerait Bastian, pour l'arrêter avec ostentation et le ramener, comme prisonnier, à travers les barrages allemands.

Le plan paraissait bon. À 11 heures, le lieutenant ayant été signalé au voisinage d'un hameau, à moins de cinq kilomètres, les gendarmes se mirent en route immédiatement. Mais c'était déjà trop tard. À un kilomètre et demi de Thônes, ils rencontrèrent une patrouille allemande qui venait de se saisir d'un suspect. C'était Bastian. Il se tenait au milieu des soldats, le bandage de travers, les yeux égarés, les menottes aux mains.

Annecy. N° 309 - 30-3-44 - 2 h 40 - Secret. Urgent. Signalé à l'attention :

1) du Gruppenführer Oberg,

2) du Standartenführer Knochen, Paris.

Objet : Opération du plateau des Glières.

Grâce aux aveux de terroristes prisonniers, nous avons connaissance de l'existence de toute une chaîne d'importants auxiliaires dans les villages des vallées. L'arrestation, annoncée hier, du lieutenant Bastian, nom de code Barrat, est particulièrement intéressante pour les raisons suivantes. Après la mort de Morel, il fut, semble-t-il, le commandant provisoire du camp des terroristes, mais remplacé plus tard par le capitaine Anjot, alias Pierrot, alias Bayard. Cependant, il garda entre les mains la direction de la vaste organisation de renseignements qu'il avait précédemment montée pour le compte de la Résistance. Très certainement, il sait le nom des sympathisants terroristes dans toute la région, spécialement à Annecy et à Thônes. Son interrogatoire se poursuit. On a trouvé sur lui 170 000 francs. Il possédait des papiers d'identité paraissant authentiques et il avait déjà franchi avec succès deux barrages de la Milice. Ce fut seulement la vigilance de quelques soldats allemands qui permit de l'arrêter.

En ce qui concerne la situation sur le plateau, il est significatif que même après l'encerclement par les forces de Lelong et jusqu'à l'arrivée de nos troupes, les terroristes purent se procurer facilement et en grande quantité des approvisionnements dans les villages des environs et les transporter ouvertement à travers les barrages tenus par la Garde mobile. J'espère découvrir, avec l'aide de Bastian, le nom des officiers de la Garde qui aidèrent ainsi les terroristes. Un membre de la Garde mobile de réserve, tenu prisonnier aux Glières et libéré par nos troupes, a rapporté qu'à l'enterrement du lieutenant Morel, il y avait ses parents et deux prêtres, tous munis de laissez-passer pour franchir les barrages. J'en ai parlé à Darnand; cela, m'a-t-il répondu, avait constitué une grosse erreur de la part non pas de la Milice, qui continue, comme par le passé, à manifester son zèle, mais de la part de Lelong. Il semble, en outre, que Lelong aurait engagé des négociations avec les terroristes et été sévèrement réprimandé par Darnand pour cela. Il paraît, cependant, que le colonel a, maintenant, changé radicalement d'opinion sur l'Armée secrète depuis la démonstration, après les arrestations, qu'elle contenait beaucoup de communistes.

Lelong m'a déclaré aujourd'hui, au nom de Darnand, qu'il avait reçu l'ordre, du chef de la Police de Vichy, de choisir personnellement les terroristes à traduire devant une cour martiale. Il désire envoyer les autres dans les bataillons de travail pour qu'ils soient expédiés en Allemagne. Je propose d'accepter cette suggestion mais je voudrais votre autorisation pour dire à Lelong de traduire devant une cour martiale seulement les terroristes qui, à son avis, seront certainement condamnés à mort. S'il n'accepte pas, il vaudrait mieux, je crois, nous faire remettre tous les prisonniers, pour qu'ils puissent être envoyés immédiatement d'ici dans un endroit où ils pourront être exécutés, en laissant à Lelong l'impression qu'ils partent pour le travail obligatoire.
KNAB.

Ce même jour, 30 mars, l'abbé Truffy fut arrêté. La Gestapo se présenta au presbytère à 15 heures, dit au prêtre qu'on avait quelques questions à lui poser et le conduisit à l'école de Petit-Bornand, où elle avait établi son P.C. En y arrivant, il aperçut une vingtaine de ses paroissiens, rassemblés sous bonne garde.

Il fut introduit dans une petite pièce. L'interrogateur lui demanda ce qu'il savait au sujet des Glières et déclara qu'il avait de bonnes raisons pour penser que l'abbé se rendait régulièrement sur le plateau. L'abbé Truffy nia énergiquement, affirmant qu'il y était monté deux fois seulement, la première, pour organiser la mise en liberté des gardes mobiles pris au-dessus d'Essert ; la seconde, pour célébrer les obsèques de Morel. Dans le premier cas, dit-il, il avait agi sur la demande des autorités de Vichy, dans le second, parce que son devoir de prêtre lui commandait d'assurer des funérailles chrétiennes au défunt et qu'il n'y avait vraiment rien d'autre à dire à ce sujet. Si quelque officier ou soldat de l'armée allemande avait besoin du même service, il le lui rendrait volontiers, ajouta-t-il d'un air innocent.

Cela lui valut un violent coup de botte qui l'envoya rouler sur le parquet. Les terroristes, l'informa l'homme de la Gestapo, s'étaient soustraits, de par leurs actes, à son ministère; c'étaient des bandits qui méritaient de pourrir, abandonnés, là où ils tombaient. Il s'était gravement compromis en disant la messe même pour un seul d'entre eux.

D'interminables questions suivirent. Qui, au village, fournissait des vivres au plateau ? Quels de ses paroissiens étaient montés aux Glières ? Quels étaient les chefs de l'Armée secrète et comment se nommaient leurs agents de liaison ? Chaque fois, le prêtre répondit qu'il ne savait rien de la Résistance, ni de ceux qui lui étaient associés.

Puis la Gestapo abattit son atout. Un homme si maltraité que l'abbé Truffy eut de la peine à le reconnaître, fut traîné dans la pièce. Il vit que c'était un paysan qui avait servi comme agent de liaison avec le plateau et fréquemment apporté ou pris des messages au presbytère. Deux soldats allemands le soutenaient, car il ne pouvait manifestement plus se tenir debout ; ses jambes traînaient derrière lui. Un homme de la Gestapo le saisit par les cheveux pour lui relever la tête et lui demanda si le prêtre était bien un de ceux avec qui il avait avoué avoir eu des rapports au service de l'Armée secrète. Incapable de parler, le malheureux acquiesça faiblement de la tête, en implorant son pardon du regard.

La porte se rouvrit presque immédiatement et si l'abbé avait pu, jusque-là, nourrir l'espoir de sortir sans trop de mal de sa dangereuse situation, il abandonna aussitôt cet espoir. L'homme qui entra était Siegel, le garde mobile déserteur que Morel avait accepté, six semaines plus tôt, dans les rangs du bataillon, malgré la mise en garde du commandant Raulet. L'ex-garde et ex-maquisard s'était fait mouchard. Il avait déjà dit à ses maîtres tout ce qu'il savait au sujet des combattants de la liberté et on le promenait de place en place pour examiner les suspects arrêtés et désigner ceux d'entre eux qu'il avait vus sur le plateau. Sans hésiter, il pointa le doigt sur l'abbé Truffy et déclara, d'une voix claire, que le prêtre était non seulement un membre actif de la Résistance mais également l'ami personnel et le confident des chefs de l'Armée secrète.

L'abbé essaya désespérément de contredire ces accusations mais on ne le laissa pas parler. Siegel, son œuvre de Judas accomplie, fut renvoyé et le curé fut formellement arrêté. On le transféra à Annecy où, à 18 h 30, on l'enferma dans une cellule à la prison Saint-François.

Il s'y trouvait encore quand il apprit le sort de l'agent de liaison qui, sous la torture, l'avait dénoncé. Le 1er avril, le paysan fut fusillé avec treize autres dans un pré au voisinage de Petit-Bornand. Les corps furent jetés dans une fosse.

Ce même jour, ailleurs, les Allemands tuèrent encore mais d'une façon qu'ils estimaient plus amusante. Deux camions amenèrent des condamnés, dont beaucoup n'avaient jamais eu de rapports avec l'Armée secrète, dans la plaine d'Alex, à quelque huit kilomètres d'Annecy. À leur arrivée, un officier les fit descendre et leur expliqua ce qu'il attendait d'eux. Un bosquet d'arbres se trouvait à environ cinq cents mètres. À son commandement, les prisonniers se mettraient à courir vers ce bosquet ; s'ils y arrivaient vivants ils seraient remis en liberté, leur promit-il avec un sourire. Aucun d'eux ne parvint même à mi-chemin. Les soldats, comme s'ils chassaient le lapin, les visèrent soigneusement et les abattirent un par un ; puis ils remontèrent dans leurs voitures et partirent, abandonnant leurs victimes où elles étaient tombées, car ils ne voulaient pas se donner la peine de les enterrer. Le 17 avril, menottes aux poings, l'abbé Truffy fut conduit à la gare d'Annecy et mis en route vers un camp de concentration. Le colonel Lelong apprit son transfert lors d'une conversation téléphonique occasionnelle avec le directeur de la prison. Epouvanté, il se rendit aussitôt à la gare dans l'intention de demander à ses gardes, qu'il supposait devoir être des miliciens, de le lui remettre. Il le mettrait ensuite en sécurité, sans se demander un seul instant comment il pourrait justifier la disparition. Mais, parvenu sur le quai, il vit l'abbé Truffy gardé par des hommes de la Gestapo et comprit son impuissance. Il réussit cependant à lui parler et l'abbé, devinant qu'elle avait été son intention et combien il était frappé par son échec, lui prit la main et le remercia. Le colonel regarda en pleurant le train emmener vers l'enfer cet homme si bon et si droit qu'il avait appris à respecter.

Dix jours plus tôt, le 7 avril, Knab avait laconiquement annoncé à Paris : Lieutenant Bastian commence à parler. Effectivement, après neuf jours de hideuses tortures, le lieutenant, délirant et désormais estropié, craqua et dit tout ce qu'il savait. Il révéla, entre autres choses, la véritable identité du commandant départemental, Humbert Clair, alias Navant. Celui-ci se cachait, naturellement, mais la Gestapo savait où se trouvait Mme Clair qui, se croyant protégée par le pseudonyme de son mari, vivait ouvertement, sous son nom, à Annecy. Elle fut immédiatement arrêtée puis envoyée d'abord à Ravensbruck, ensuite à Sôhnfeld, où elle resta jusqu'à sa libération par les Américains au début de mai 1945.

Les informations livrées par Bastian provoquèrent bien d'autres arrestations. Plus de deux cents des hommes qui s'étaient trouvés aux Glières tombèrent aux mains de l'ennemi, furent abattus sommairement, exécutés après leur comparution devant une cour martiale, déportés en Allemagne ou laissés en prison à Annecy. Beaucoup de maquisards, cependant, échappèrent par miracle. Certains se cachèrent chez des amis, d'autres sortirent de la région et quelques-uns, incapables de quitter le plateau, se dissimulèrent dans des crevasses, dans des grottes inaccessibles et ne furent pas découverts malgré les recherches méthodiques de l'ennemi. Ils y demeurèrent pendant des semaines, vivant de ce qu'ils avaient pu emporter. Ils sortirent quand les Allemands et la Milice eurent relâché leur vigilance, et purent alors descendre dans les vallées sans difficulté.

Le lieutenant Jacques Lalande fut des heureux qui parvinrent à s'éloigner largement des Glières.

Il finit par atteindre le refuge d'une maison amie à Aix-en-Provence. Muni de nouveaux papiers d'identité, il s'y trouvait en sécurité mais, n'ayant aucune nouvelle de ses camarades, il s'impatienta et, quinze jours après son arrivée, en dépit de tous les avis, repartit pour la Haute-Savoie.

Malgré la confusion qui y régnait, il réussit à prendre contact avec le commandant Clair et, le 17 avril, assista à une réunion des quelques chefs survivants, convoqués par celui-ci dans une maison de Veyrier, village des environs d'Annecy, situé au bord du lac. Clair annonça que son nom étant désormais connu des Allemands qui le recherchaient activement, il allait être transféré ailleurs pour continuer son oeuvre. En fait, il ne fut relevé de ses fonctions et introduit clandestinement dans l'Isère, que le 29 mai.

À la fin de la réunion, Lalande informa son chef qu'il avait l'intention de se rendre à Annecy. Clair essaya de l'en dissuader, mais le lieutenant de vingt-cinq ans, persuadé que ses nouveaux papiers d'identité lui permettraient de franchir tous les barrages, ne voulut pas l'écouter. Il arriva sans incident à un hôtel de la ville, tenu par un de ses amis et le lendemain matin, induit par ce succès à un faux sentiment de sécurité, il sortit dans l'intention de prendre contact avec des membres civils de la Résistance pour essayer d'avoir des nouvelles de ses compagnons arrêtés. À un coin de rue, il se trouva face à face avec deux gardes mobiles de réserve. L'un d'eux avait été prisonnier aux Glières et le reconnut instantanément. Lalande essaya de fuir mais un passant, réagissant au cri : Au voleur ! poussé par les gardes, lui jeta une bicyclette dans les jambes.

Le lieutenant bascula, tomba sur la chaussée et, quand il essaya de se relever, se trouva sous la menace d'un revolver. On le conduisit à la prison où se trouvait déjà Bastian et quand le traître Siegel eut confirmé son identité, il fut soumis aux mêmes affreuses tortures que celui-ci.

Le vendredi 28 avril, la Gestapo, qui avait laissé jusque-là à la Milice le soin d'interroger Bastian et Lalande, réclama la livraison de ceux-ci dans l'espoir d'en tirer encore plus par des raffinements particuliers. Quand on les fit sortir de la voiture cellulaire, même les policiers allemands et les SS ne purent retenir une exclamation de surprise. Leurs fantoches de Vichy avaient bien fait leur besogne. Les deux lieutenants étaient complètement méconnaissables avec leur visage effroyablement tuméfié, et tout leur corps était à l'avenant. Ils ne pouvaient plus parler, ne voyaient plus clairement et tenaient à peine debout.

La Gestapo comprit que tout nouvel interrogatoire était inutile. Les officiers maquisards avaient atteint un point où la souffrance n'avait pour eux plus de sens, et ils n'étaient plus d'aucune utilité. Les Allemands les remontèrent dans la voiture cellulaire qui prit la route de Thônes et s'arrêta devant un champ à une centaine de mètres de la gorge de Morette. Là, les Allemands donnèrent une pelle à Bastian, qui paraissait un peu en meilleur condition, et lui firent creuser une tombe peu profonde puis ils les tuèrent tous les deux, les jetèrent dans le trou, et rabattirent la terre sur eux avec leurs bottes.

La mort de Bastian et de Lalande porta à quatre-vingt-trois le nombre des maquisards exécutés. Le bataillon avait perdu quarante-deux hommes pendant la bataille et les engagements qui suivirent. L'Armée secrète eut donc, au total cent vingt-cinq tués. Les pertes des Allemands et de la Milice furent beaucoup plus élevées et la prise des Glières leur fut très coûteuse. Plus de sept cents soldats de la division alpine furent tués ou mortellement blessés; les sections de F.T.P. tuèrent cent cinquante hommes à la Milice. Si une grande quantité de matériel tomba aux mains des Allemands, quatre fois plus fut détruit ou caché avec succès. Mais, à la fin d'avril, l'Armée secrète de Haute-Savoie se trouvait complètement désorganisée. Clair et Jourdan, sans cesse en mouvement, essayèrent désespérément de la reconstituer, mais cela réclamait du temps. Il y avait trop de morts, trop d'emprisonnés ou déportés, trop d'hommes cachés pour sauver leur vie.

Les communistes du maquis, cependant, se montraient plus actifs que jamais et, pendant les premiers jours de mai, ils réglèrent un certain nombre de comptes, au nom de leurs camarades. Ceux qui avaient été pris et exécutés, s'étaient rendus coupables de n'avoir pas obéi à l'ordre du commandement régional de quitter le plateau avant la bataille, mais les F.T.P. tenaient à ce que justice fût faite.

Le traître Siegel traversait un petit pont sur un canal de drainage près de la prison d'Annecy, quand deux hommes, venant de la direction opposée, se présentèrent. Peut-être à cause de leur regard, peut-être à cause d'un pressentiment, il s'arrêta brusquement, fit demi-tour et voulut fuir. Les balles de deux revolvers le frappèrent dans le dos, il tournoya sur lui-même et tomba dans le canal où son corps flotta, le visage en dessous, dans l'eau nauséabonde.

ÉPILOGUE

Le 1er août 1944, le maquis combiné de Haute-Savoie libéra le département, par plusieurs engagements avec la Milice et les Allemands, sans recevoir d'aide des troupes alliées. Il fit plus de 3 500 prisonniers allemands. L'Armée secrète, qui s'était finalement regroupée pendant les derniers jours de mai et les premiers de juin, joua un rôle capital dans les batailles livrées à cette époque.

Le combat des Glières avait au moins servi d'inspiration à de nombreux Français, comme Clair l'envisageait. Presque du jour au lendemain, Morel devint un personnage de légende et le maquis fut prompt à exploiter la chose au point de faire disparaître le véritable caractère de l'homme sous un déluge de demi-vérités et d'inventions qui le transformèrent en une sorte de Guillaume Tell moderne. Mais si ces récits étaient exagérés ou inexacts, ils amenèrent à la nouvelle Armée secrète plus de trois mille volontaires qui se rassemblèrent sous le nom de Deuxième Bataillon du plateau des Glières.

Quand la France fut entièrement libérée, les résistants non communistes furent heureux de déposer leurs armes, mais pas les F.T.P. S'ils n'effectuèrent pas de coup d'Etat, comme le redoutait le colonel Lelong, ils se lancèrent à la curée tandis que, à Paris, les politiciens se disputaient et que de Gaulle essayait de constituer un gouvernement. Parmi eux, des hommes comme Lamouille acquirent une véritable fortune par des vols, des activités de marché noir et des extorsions d'argent. Lamouille, lui-même, allait devenir un hôtelier et homme d'affaires important après le rétablissement de l'ordre et de la loi.

Durant tout août et septembre, il y eut, en Haute-Savoie, de nombreux heurts entre les guérilleros communistes et les anciens membres du maquis non communiste, alors incorporés dans l'armée française. Personne, semble-t-il, n'avait assez d'autorité pour réagir ou n'osait prendre des mesures contre les F.T.P. tant que l'atmosphère politique demeurait explosive. L'anarchie régna dans le déportement pendant deux mois. Comme dans tout le reste du pays, ce fut l'époque des vengeances. De vieux comptes furent réglés sous le manteau de l'épuration. On ne saura probablement jamais combien de gens furent mis à mort sans jugement dans toute la France mais une estimation modérée donne un nombre supérieur à dix mille.

Le 16 août, François Merlin, maire de Petit-Bornand, que Lamouille avait naguère menacé, fut assassiné chez lui. Il fut abattu au nom de la Justice, devant sa femme et ses enfants, par un groupe de F.T.P. qui envahirent sa maison comme il était à table.

Personne n'était à l'abri des menaces et des tentatives d'intimidation des communistes. Romans-Petit, qui avait pris le commandement de l'Armée secrète en Haute-Savoie après l'arrestation de Vallette d'Osia et jusqu'à la désignation de Clair, fut jeté en prison, pendant un certain temps, par les F.T.P. de l'Ain, et ne fut relâché que lorsque les maquisards gaullistes de la région menacèrent de prendre la prison d'assaut. Le capitaine Rosenthal qui, en tant qu'agent de la France Libre, avait constamment résisté aux demandes d'armes des F.T.P., se trouvait à un rang de choix sur la liste noire des communistes.

Pendant tout mon séjour en France durant la guerre, déclare-t-il, je n'ai couché avec un revolver sous mon oreiller qu'après la libération. Ma vie se trouvait beaucoup plus en danger du fait des F.T.P. qu'elle ne l'avait été du fait de la Milice.

Quand les politiciens se mirent enfin d'accord et que de Gaulle eût constitué un gouvernement en attribuant plusieurs portefeuilles aux communistes, l'anarchie reflua et l'ordre se rétablit peu à peu. Mais, auparavant les F.T.P. de la Haute-Savoie avaient une autre tâche à accomplir.

À la libération de Paris, le colonel Georges Lelong se trouvait dans la capitale et se remit lui-même aux autorités de la France Libre. En septembre, on le transféra à Annecy en vue de comparaître devant un tribunal pour le rôle qu'il avait joué lors des actions contre le maquis. Les communistes apprirent que plusieurs personnalités de la Résistance comptaient intervenir en sa faveur et demander l'indulgence des juges à son égard. Craignant de le voir échapper à la peine de mort, ils prirent l'affaire à leur compte. Le 16 octobre, ils attaquèrent, à la manière d'un commando, la prison où il était détenu, maîtrisèrent les gardiens, se saisirent de lui, l'emmenèrent au bord du lac au lieu-dit Beau Rivage, et le tuèrent.

L'abbé Truffy ne revint qu'en 1945 d'Allemagne où il avait subi de terribles traitements dans les camps de Neuengamme et de Dachau, et apprit alors le sort du colonel. Il avait toujours été anticommuniste mais après l'assassinat de Beau Rivage et celui de Merlin, il se lança dans une campagne farouche contre le Parti. Pendant les années qui lui restaient à vivre, l'abbé Truffy saisit à deux mains toutes les occasions de s'opposer aux communistes. Il combattit leur influence sur ses paroissiens, lutta contre leur mouvement clandestin, se jeta de tout son poids derrière les candidats qui se présentaient contre eux dans les élections locales. Aussi ne faut-il pas s'étonner si cinq attentats furent commis contre lui entre 1946 et 1958. Il reçut tant de menaces, qu'il ne quittait plus son presbytère qu'avec une mitraillette - souvenir de ses jours dans la Résistance.

Aujourd'hui, à moins de connaître intimement le département, il est difficile, à un visiteur, de percevoir les nombreux courants de haine et d'amertume qui circulent sous la surface. Extérieurement, la Haute-Savoie a repris sa tranquillité à la fin de la guerre mais, en fait, les choses ne seront plus jamais comme elles l'étaient avant. Les divisions - pétainisme, communisme, gaullisme - ont produit des entailles profondes qui ne guériront jamais complètement et restent toujours ouvertes. Chaque année, les vieux camarades de la Résistance se rassemblent pour déposer des couronnes devant les monuments commémorant leurs morts, mais leur nombre va sans cesse en s'amenuisant, comme celui des spectateurs.

Les jeunes, et c'est peut-être compréhensible, ne s'intéressent pas vraiment à célébrer le sacrifice de ceux qui moururent avant leur naissance, pas plus qu'aux histoires, maintes fois ressassées, des anciennes batailles, gagnées ou perdues. Quant aux gens plus âgés, ceux qui se souviennent mais ne participèrent pas ou se trouvèrent dans l'autre camp, le mot de terroriste monte plus facilement à leurs lèvres que celui de maquisard. Les hommes qui se battirent sur le plateau des Glières et survécurent, se trouvent trop souvent pris entre deux vieux ennemis : les communistes, d'une part, les anciens collaborateurs remis en place par de Gaulle et à qui il doit une grande partie de son soutien.

L'abbé Truffy a terminé par une émouvante déclaration de foi le récit qu'il a écrit sur son rôle dans la Résistance :

Ici se termine mon histoire parce qu'ici finissent mes opérations du maquis. Je ne veux pas raconter les souffrances et les horreurs de la déportation parce que des camarades les ont dites avant moi. En outre, je crois qu'il n'est pas utile à la grandeur d'un pays de toujours parler des crimes de ses ennemis. Cela ne peut qu'engendrer la haine chez les jeunes et ce n'est pas avec de la haine qu'on reconstruira le monde, qu'on apaisera les discordes. Il est nécessaire de savoir pardonner même quand on a beaucoup souffert et apprendre même à ceux qui veulent vous détruire que l'amour est plus fort que la haine.

Personnellement, je remercie les bourreaux de Neuengamme et de Dachau et je les bénis de m'avoir fait souffrir pour la France et pour Dieu. J'ai pu jouer un petit rôle dans la libération de ma patrie en souffrant pour elle. Et, en outre, il m'a été permis de témoigner en faveur de ma foi car j'ai été persécuté avant tout parce que j'étais prêtre. Ils ne pensaient pas, les malheureux, que chaque fois qu'ils nous torturaient, chaque fois qu'ils nous frappaient, ils avançaient la libération de la France et l'heure de leur défaite.

En vérité, c'est par la souffrance et le sang de ses enfants qu'un pays est délivré. Là où il n'y a pas de sacrifice, il ne peut y avoir de rédemption. Heureux ceux qui ont donné leur sang pour leur pays. Heureux les hommes de Petit-Bornand qui avez été fusillés et avez été jugés, par Dieu, dignes de sauver votre si belle France par le sacrifice de votre vie. Heureux les sacrifiés des Glières qui avez donné au monde entier l'exemple de l'abnégation totale et montré que la France allait revivre. Heureux les déportés qui avez tant souffert pour la renaissance de la France. C'est à cause de vous tous que notre pays reprendra dans le monde la place qui lui revient. C'est à cause de vous que les Français doivent s'unir et pardonner. Ah, certes, certains se sont laissé égarer ; beaucoup d'autres ont commis de graves erreurs, voire des crimes. Ne soyons pas plus sévères, pas plus terribles, que Dieu. Il faut donner à tous la possibilité de se racheter. Oui, la France devrait pardonner pour refaire l'union de ses enfants, pour faire s'éteindre cette haine, pour que règne, dans toute la nation, cette concorde si essentielle pour que nous réalisions notre destinée.

Nous n'avons pas souffert, nous n'avons pas versé notre sang pour que les Français se battent entre eux, mais, au contraire pour qu'ils s'unissent dans l'amour fraternel. Je n'ai été épargné que pour une seule raison, j'en suis certain : porter témoignage de la Vérité et demander à la France de pardonner à ses enfants coupables, à condition qu'ils fassent amende honorable et décident, désormais, de s'aimer les uns les autres.

REMERCIEMENTS

L'histoire complète de la tragédie du plateau des Glières n'avait jamais été publiée jusqu'à ce jour. Depuis 1945, beaucoup de récits personnels et contradictoires ont paru dans des journaux ou des magazines, particulièrement en France. Mais, parce qu'ils sont affectés par un préjugé politique ou par une étroitesse de vue, même en les rassemblant, ils ne donnent pas un tableau complet, en particulier des événements qui conduisirent à la bataille. Le lecteur reste avec beaucoup trop de questions sans réponse ; il manque trop de morceaux au puzzle.

Dans ma recherche de la vérité, qui commença en 1958, j'ai disséqué et confronté tous ces détails, interrogé une quantité de gens non pas une mais dix fois, contrôlé et recontrôlé les renseignements ainsi obtenus. Je voudrais remercier ici toutes les personnes et toutes les sources officielles qui m'ont aidé avec tant de bonne grâce et m'ont donné si généreusement leur temps et leur savoir.

Malheureusement, l'abbé Jean Truffy, qui ne s'était jamais pleinement remis des mauvais traitements des Nazis, mourut quelques semaines après le début de mes recherches. Mais j'eus le bonheur de passer plusieurs heures en sa compagnie avant que ses forces ne l'abandonnassent et je me considère comme très heureux d'avoir pu connaître, même brièvement, un homme aussi remarquable et digne. Sans les informations qu'il me donna avec la plus grande franchise mais sans passion, le présent livre n'aurait jamais pu être écrit.

J'exprime aussi ma reconnaissance à son père et à sa mère qui, après sa mort, répondirent avec tant de courtoisie et de générosité à mes enquêtes et me procurèrent un exemplaire du récit écrit par l'abbé : Mémoires du curé du maquis des Glières, publié de façon privée en 1950.

J'ai également beaucoup apprécié l'aide du commandant Humbert Clair. Lui aussi est un homme remarquable. Il a réussi à conserver sa foi dans la bonté naturelle de l'homme malgré ses expériences de la guerre et le fait que sa femme, encore aujourd'hui, souffre des effets de son séjour dans les camps de concentration, et reste une infirme, largement confinée à son lit. Ce fut avec lui que, lors de ma troisième montée au plateau des Glières, je reconnus les routes suivies par les maquisards lors de leur échappée.

Il m'est impossible d'exprimer ma gratitude, comme il conviendrait, aux nombreux anciens membres du Bataillon secret qui sont, depuis, devenus mes amis, ont patiemment répondu à mes interrogatoires et m'ont, en particulier procuré le jeu complet des télégrammes des SS dont l'existence n'avait pas été révélée, jusqu'ici, même aux autorités. Ils sont trop nombreux pour que je puisse les nommer individuellement mais je les réunis tous dans la personne de Robert Buttin, président de l'Association des Rescapés des Glières, non seulement il m'a rapporté des faits extrêmement précieux, mais il m'a présenté et m'a ouvert des portes qui, autrement, seraient restées fermées devant moi. Au cours de mes recherches, je me suis attaché à lui par un lien qui, je l'espère sincèrement, ne se rompra jamais. Il me faut, aussi, mentionner Mme Buttin pour la gentillesse et l'hospitalité qu'elle m'a manifestées lors de mes séjours en Haute-Savoie.

Mes remerciements vont également à Mme Morel, veuve du lieutenant Théodose Morel, au général Vallette d'Osia, au commandant Jourdan qui sert toujours dans l'armée. M. Jean Rosenthal ; Maurice Buckmaster, chef du S.O.E. (section française) pendant la guerre, et deux de ses agents, le colonel R.H. Heslop et Gordon Nornable, ont aussi beaucoup contribué à mes recherches et je tiens à leur exprimer ma reconnaissance.

Je dois aussi beaucoup à trois hommes, anciens membres du Bataillon des Glières, mais, comme les informations données par eux concernent le rôle joué par les communistes, et comme deux d'entre eux sont toujours membres du parti, ils m'ont demandé de taire leur nom.

Mais je peux révéler que la majorité des photographies reproduites dans mon livre ont été prises, souvent dans des conditions très périlleuses, avec un matériel improvisé et des pellicules de qualité inférieure, par Raymond Périllat, de Grand-Bornand, qui m'a gracieusement autorisé à les publier.

Je voudrais aussi reconnaître ma dette envers les autorités et organisations suivantes :

M.R. Oursel, directeur des Archives de la Haute-Savoie, à Annecy ; Herr Teske, archiviste en chef des Archives militaires allemandes, à Coblence ; M. Henri Michel, directeur du Comité d'Histoire de la Seconde Guerre mondiale, à Paris ; le docteur L. de Jong, de l'Institut national hollandais de la Documentation de guerre, à Amsterdam ; M. L.A. Jackets, de la Section historique du ministère de l'Air, à Londres, et la Bibliothèque du Congrès américain, à Washington.

Si je mentionne ma femme en dernier, ce n'est pas parce que sa collaboration fut la moindre. Pour son rôle de conseillère, de secrétaire, de traductrice et de lectrice d'épreuves, je lui exprime ma plus affectueuse gratitude. En manifestant sa sympathie et son appréciation sincère de leurs souffrances, elle s'est acquis le respect et l'affection de tous ceux qui servirent au Bataillon secret, qui m'ont raconté leur histoire et permis ainsi d'écrire le présent livre.