BATAILLE ET BOMBARDEMENTS DU MONT CASSIN

Monte Cassino

Sur les murs de Paris et des villes de France occupées par les Allemands s'étalait aux abords du printemps de 1949 une grande affiche de propagande qui représentait une carte de L'Italie sur laquelle se traînait, venant de Naples et allant dans la direction de Rome. un escargot, symbolisant les armées alliées dans la péninsule. La légende disait qu'à ce train-là les Alliés en question n'étaient pas près d'atteindre leur objectif qu'ils y mettraient des années et encore des années. Le groupe d'armées américaines et britanniques que commandait le maréchal Alexander était stoppé devant la ligne Gustav dont la ville de Cassino formait en quelque sorte le centre, barrant la route nationale n° 7, de Naples à Rome, dite Via Casalina obstacle majeur que l'on s'obstinait à attaquer de front, malgré les avis d'un général français qui conseillait avec juste raison de faire plutôt tomber la position en la débordant largement, à droite ou à gauche. Mais le général Juin, puisque c'est de lui qu'il s'agit, n'avait pas grande audience dans les conseils de guerre où l'on décidait de la conduite des opérations et où l'on ne prenait pas très au sérieux cette petite armée française reconstituée dont la réputation se trouvait singulièrement amoindrie depuis l'été de 1940. Ce furent cependant les divisions du Corps Expéditionnaire Français, le C.E.F., qui ouvrirent aux Alliés la route de Rome.

L'épisode de la deuxième guerre mondiale connu sous le nom de bataille de Cassino a débuté dans la nuit du 17 janvier 1944, lorsque des éléments britanniques appartenant à la Ve armée U.S. traversèrent le fleuve Garigliano pour essuyer de constituer une tête de pont, un bouclier protecteur sur le flanc gauche de la division américaine qui allait lancer une attaque frontale sur les défenses de Cassino, trois nuits plus tard. Il s'est achevé le 4 juin 1944, jour de l'entrée à Rome de la même Ve armée. Cassino était une petite ville d'Italie située sur la rive droite du torrent appelé Rapido, entre les contreforts du mont Cairn (1 700 m) au nord, et des monts Aurunce (mont Maio) moins élevés, au sud. Il était dominé, à l'ouest, par le mont Cassin - Montecassino - au sommet duquel s'élevait la célèbre abbaye. Or, au milieu du mois de février 1944, le monde civilisé apprit avec surprise que le monastère et les richesses qu'il contenait avaient été détruits par un bombardement des escadres aériennes alliées. On s'indigna d'abord au reçu de cette nouvelle incroyable. Puis, les agences de presse allemandes, les journaux allemands dément tirent des informations lancées par la B.B.C. selon lesquelles l'ennemi avait utilisé à des fins militaires le monastère de Saint-Benoît. L'opinion française donna donc raison auto manquement à la voix de Londres et considéra comme mensonges ce qui provenait de Berlin. Il en fut de même dans bien d'autres pays en guerre contre le nazisme. Cependant, c'était l'Allemand qui avait raison. Il n'aurait pas fait bon le proclamer à cette époque, mais, depuis, on sait, à n'en pas douter, tous les témoignages concordant, qu'il n'y avait pas un soldat de la Wehrmacht dans les murs du monastère lorsque celui-ci fut bombardé et qu'il n'y avait aucun objectif militaire sur ce sommet sacré. Que s'était-il passé. étant entendu que ce bombardement fut effectué de bonne foi, mais sur la foi d'un renseignement erroné. C'est ce que nous allons rappeler dans cet article forcément réduit à ses données essentielles. On trouvera, in fine, les références bibliographiques indispensables à ceux qui désireraient approfondir les tenants et aboutissants de ce retentissant événement.

HISTOIRE D'UN MONASTÈRE

Il existait, il y a quinze siècles, dans la ville romaine de Norsia, la Nurcia d'aujourd'hui, prés de Spolète. un adolescent nommé Benoît, qui descendait de cette race d'hommes rudes et volontaires qui peuplent les marches du pays sabin. Il était issu d'une famille riche qui vers les années 500 de notre ère, l'envoya à Rome pour y faire des études juridiques. Le jeune homme était également attiré vers la philosophie. Or, il fut désagréablement surpris par l'agitation et les moeurs de la grande ville et il n'y resta pas longtemps.

Il se retira dans la région de Subiaco où il mena une existence monacale, loin des vains bruits de l'Urbs Romana. Sa renommée, sa dévotion à la religion des chrétiens attirèrent vers lui des admirateurs et des disciples. Afin de développer chez ces derniers la vocation, il fonda un ordre monastique qui devait être celui des bénédictins. Benoît innovant eut maille à partir avec un prêtre séculier nommé Florentius. Alors, il quitta Subiaco et prit la route avec un certain nombre de ses fidèles se dirigeant vers la ville de Cassinum, qui était connue depuis plusieurs siècles. On dit que c'est par hasard qu'il choisit le mont Cassin qui dominait la cité de sa masse imposante pour y fonder le premier monastère, la première grande communauté bénédictine. Avant l'ère chrétienne, les Romains avaient déjà consacré la montagne au culte et Benoît y trouva les vestiges d'un temple dédié à Apollon. Cela se passait en l'an 529. Ayant brisé les idoles, il entreprit la construction du couvent où il devait, pendant une vingtaine d'années, déployer son activité et définir la première régie monastique qui porte son nom. En fait, il allait changer la face du monde.

La situation du continent appelé Europe n'était pas, au VIe siècle, particulièrement brillante. L'Empire romain avait été littéralement soufflé par les grandes invasions barbares. Attila avait dévasté des régions entières. L'Italie avait été la proie des Visigoths d'Alaric et des Huns. Les Vandales de Genséric pillaient Rome en 455. Une nouvelle invasion se déchaînait en 489 celle des Ostrogoths de Théodoric. En 535, l'empereur d'Orient qui régnait à Constantinople envoyait en Italie une armée, celle de Bélisaire, pour soumettre le pays à sa loi. L'Occident était ravagé. Partout, le chaos, les ruines, la famine, les épidémies. Du grand empire romain, il ne restait pas grand chose. Il fallait reconstruire et rechristianiser. Un homme posa la première pierre de l'édifice nouveau, celui au sein duquel nous vivons encore, et ce fut le premier abbé du mont Cassin. Il promulgua la règle qui fut l'un des fondements de la civilisation européenne, la Régula Banda, instrument, règlement des missionnaires bénédictins qui apportaient, partout où ils passaient. l'enseignement de la Croix. Ils partirent du mont Cassin au Ve siècle et, à l'époque de Charlemagne. la Règle de saint Benoît était implantée dans tout le royaume des Francs. Ce qu'Alaric et Attila avait détruit fut reconstruit, les bénédictins jetaient les bases de la civilisation européenne, conquéraient le monde, tour à tour cultivateurs. artisans ou savants. Prière et Travail. Ora et Labora.

Lorsqu'il l'écrivit cette Règle. il s'inspira évidemment des coutumes monastiques qu'il connaissait et qui étaient en usage en Égypte et au Moyen Orient. Antoine, anachorète de la Thébaïde, les père des moines chrétiens, avait été le créateur de l'ermitage monastique où les moines vivaient en solitaires. Pancôme, le premier, envisagea une certaine cohabitation de ceux-ci. Basile, fondateur du monachisme grec, édicta les premières lois des cénobites, moines habitant en communauté. Et c'est de cette notion que partit Benoît pour établir sa Règle. En bref, il comprit qu'il ne servait à rien de vivre seul, dans la pauvreté, en invoquant le Seigneur, mais qu'il fallait conjuguer les efforts pour parvenir à un résultat : d'où la famille monacale organisée en corps constitué formant la cellule de la vie bénédictine, retranchée des vanités du monde extérieur, consacrée au travail et à la prière, obéissant à un chef, l'Abbé, vicaire du Christ, élu par les moines eux-mêmes. La Régie bénédictine exigea l'autarcie économique pour le couvent : plus de moines mendiants. Par leur travail, les membres de la famille monastique doivent subvenir à leurs besoins. Benoît régla tout, jusqu'aux plus infimes détails, et c'est vers la fin de sa vie, dans sa cellule du mont Cassin, environ l'an 535, qu'il rédigea les 73 articles du règlement de son ordre.

Benoît mourut à soixante-dix ans, probablement en 547. Les moines l'enterrèrent dans un caveau de leur couvent, à côté de sa sœur Scholastique qui avait mené, elle aussi, prés du mont Cassin, une vie exemplaire de nonne, décédée quelques semaines avant lui. Le premier monastère ne devait pas durer longtemps. Une quarantaine d'années après la disparition de son fondateur en 569, se produisirent les invasions lombardes. et le duc Zotto de Bénévent s'empara de la montagne, en 577 selon les uns, en 581 selon d'autres, détruisant l'abbaye. mais faisant grâce

de la vie aux moines qui se réfugièrent a Rome, au Latran, emportant la Sainte Règle écrite de la main de leur Abbé, sur un papyrus. La restauration du mont Cassin se fit longtemps attendre. C'est vers 672 que des pèlerins, des moines français, venant de Fleury-sur-Loire où existait une abbaye benédictine, transférèrent dans leurs murs les tisse ments de saint Benoît et de Scholastique demeurés enfouis sous les ruines. Par la suite, la dépouille de la sainte devait être inhumée dans le couvent du Mans, où elle fut en partie brûlée par les huguenots. Les restes de son frère demeurèrent à Fleury, qui prit le nom de Saint-Benoît-sur-Loire. Les moines du mont Cassin ont toujours prétendu que les restes de leur saint patron n'avaient jamais quitté la sépulture primitive où ils avaient été identifiés à diverses reprises. Suivant une autre version, au VIIIe siècle, après la restauration de l'abbaye, la dépouille, ou ce qu'il en restait, fut ramenée dans la maison mère. Bref, dans l'une et l'autre abbayes. on conserve des reliques de saint Benoît.

Le mont Cassin resta cent trente ans en ruines. En 717, le pape Grégoire II conseilla fortement à un certain Patronax de Brescia de s'établir comme moine sur la montagne désormais sainte. Patronax fut donc le deuxième fondateur de l'abbaye mère qui occupa alors une place de premier rang parmi les monastères de l'Occident. En 787, Charlemagne la visita et l'éleva au rang d'abbaye impériale. Moins de cent ans après, en 883, elle était détruite une deuxième fois, à l'issue d'une invasion sarrasine : tout fut brûlé, pillé, anéanti, l'original autographe de la Règle bénédictine, conservé à Rome après la première destruction, rendu aux moines au VIIIe siècle, fut brûlé à Teano. Le troisième fondateur fut Aligerno, élu Abbé en 949 et le mont redevint le centre spirituel du monachisme européen. Les Abbés du mont Cassin étaient de puissants seigneurs temporels, propriétaires de 100 000 hectares de terrains divers, de la mer Tyrrhénienne à l'Adriatique. Au temps de l'Abbé Desiderius, au XIe siècle, qui rebâtit à peu prés complètement les bâtiments et fit venir de Constantinople, pour les décorer, les meilleurs artistes connus, on fonda une école de copistes et d'enlumineurs qui, sans jamais se lasser. transcrivirent les manuscrits précieux. Desiderius fonda aussi une basilique à l'intérieur du monastère, consacrée en 1071. Aligerno avait fait construire, sur la cote 193 - d'après les cartes actuelles - au pied de la montagne, un petit château, la Rocca Janula. L'Abbé Frédéric de Lorraine fut le premier moine cassinien à être élu pape, le 23 mai 1056, sous le nom d'Étienne IX. Desiderius gravit, à son tour les marches du trône de saint Pierre, en 1086, sous le nom de Victor III. Un tremblement de terre, le 9 septembre 1349. détruisit l'abbaye du mont Cassin pour la troisième bis.

Les moines s'acharnèrent et les murs de la quatrième abbaye, ceux que nous avons pu connaître avant la guerre de 1939-1945, commencèrent à sortir de terre en 1363, sous l'égide du pape Urbain V. Toutes les abbayes bénédictines avaient été tenues de verser une dîme pour cette reconstruction qui fut achevée à la fin du XIVe siècle. Elle eut à souffrir des guerres de la fin du XVe et échappa à une nouvelle destruction en 1503, lorsque Gonzalve de Cordoue, ce général espagnol qui introduisit en Europe l'usage de la poudre à canon, vint combattre les Français dans la région de Cassino. Une garnison française qui occupait le monastère en fut chassée. Gonzalve voulut faire sauter cette forteresse dont les murs épais l'avaient gêné. On dit qu'à la veille de mettre son projet à exécution, saint Hennit lui apparut en rêve, le fixant avec des yeux chargés de reproches. ll respecta donc l'édifice et descendit, avec ses troupes, le cours du Rapide. vers la mer. Le Rapide. nous l'avons dit, prend le nom de Garigliano après avoir reçu les eaux du Liri. Les Espagnols battirent les Français sur ce fleuve et nous avons conservé, dans nos fastes militaires, l'épisode du chevalier Bayard défendant le pont du Garigliano. Le mont Cassin devait connaître une époque de développement sans troubles mais perdre son autonomie, car, à la requête de l'Espagnol victorieux, la maison mère des bénédictins fut intégrée dans la congrégation de Saint-Justiniende-Padoue. Tout le monde de l'esprit fut en rapports avec la maison de saint Benoît. La science européenne venait, au XVIe siècle, y puiser son enseignement. Dans la magnifique bibliothèque, de précieuses archives accumulées au cours des ans conservaient les traditions de la civilisation antique. Les Abbés veillaient sur ces trésors inestimables. Plus de 100000 imprimés et quelque 10000 parchemins constituaient le fond remarquable de cette extraordinaire collection de livres et de documents, l'une des plus riche du monde. La basilique était une merveille, toute l'école napolitaine et en particulier Luca Giordano l'avait marquée de son empreinte. La gloire du Mont Cassin rayonnait sur l'Europe méridionale. Saint Ignace de Loyda fréquenta l'abbaye et s'installa dans le petit oratoire de l'Albaneta, où il écrivit, dit-on, la Règle de la Compagnie de Jésus. Saint Thomas d'Aquin y fit également quelques séjours. Le 26 avril 1929, des fêtes d'un éclat exceptionnel se déroulèrent au mont Cassin pour le quinze centième anniversaire de la fondation du monastère.

En 1943, le vénérable Abbé dom Gregorio Diamare, soixante-dix-huit ans, deux cent quatre vingt-dix septième successeur de saint Benoît. était le chef de cette abbaye et évêque d'un diocèse. celui de Cassino, comptant 70 paroisses. Cassino. 25 000 habitants, station de chemin de fer, possédait un funiculaire. mis en service en 1930, et un aqueduc depuis 1931. qui facilitaient l'accès à l'abbaye et son ravitaillement en eau potable, car elle n'était alimentée que par des citernes construites dans ses fondations. Une route en lacets, partant de la ville, montait vers le sommet, depuis 1887, accessible à tous les véhicules. Enfin, il y avait les antiques sentiers de la montagne.

Telle était la situation de Montecassino lorsque la guerre s'abattit sur la péninsule italienne à l'automne de 1943.

Au début du mois de septembre, deux armées envahirent le territoire européen, venant d'Afrique. Le 3, la VIIIe armée britannique traversa les 5 kilomètres du détroit de Messine et prit pied en Calabre. Le 9, la Ve armée américaine débarqua en deux points du golfe de Salerne. Les Allemands l'y attendaient et faillirent bien la rejeter à la mer. Mais la tête de pont put être consolidée grâce à l'appui des canons de la flotte alliée. Le maréchal Kesselring, commandant les forces allemandes, décida de battre en retraite et, le octobre, le général Mark Clark faisait son entrée dans Naples où s'était déroulée une bataille de rues. Mais Kesselring était résolu à défendre pied à pied le sol italien, disposant de forces au moins égales sinon supérieures à celles de ses adversaires. Le terrain se prêtait admirablement à la réussite de ses projets. Pour aller à Rome, les Alliés avaient le choix entre deux itinéraires, celui de la côte et celui de l'intérieur des terres. Du côté de la mer Tyrrhénienne, c'était la route nationale 7, assez étroite et encaissée entre la mer et la montagne à partir de Gaëte. Depuis l'assèchement des marais Pontins, l'ancienne Voie Appienne la prolongeait jusqu'à la capitale. À l'intérieur, c'était la route nationale 6 ou Via Casalina, qui passait par Cassino, puis empruntait la vallée du Liri, celle du Sacco et contournait les monts Albins. Le mont Cassin n'était pas très élevé - 519 mètres - mais il était très escarpé et, de toutes les hauteurs en face des Alliés, c'était le plus facile à défendre et le mieux situé pour barrer la route. Pour y parvenir il fallait réduire une première ligne fortifiée à 20 kilomètres en avant, qui défendait l'accès aux cours d'eau.

Pour parvenir devant cette première ligne, les quatre divisions dont disposait le général Clark mirent un mois et demi, car elles eurent non seulement à lutter contre les arrière-gardes allemandes. qui se défendaient âprement, mais encore contre le mauvais temps. Dès le milieu du mois de septembre, la pluie commença de tomber et ce fut l'une des plus mauvaises arrière-saisons que l'on ait jamais vues dans ces régions cependant bien inhospitalières durant l'automne et l'hiver. La pluie tomba presque sans discontinuer pendant quatre mois, mêlée souvent de neige, amplifiant les rivières. les changeant en torrents, détrempant le sol, transformant le terrain poussiéreux de l'été en une mer de boue. Le mois d'octobre fut horrible, le mois de novembre pire. Le passage du Volturno, grossi, constitua une chaude épreuve pour les fantassins alliés. Ensuite, il fallait conquérir les lignes successives de hauteurs pour arriver à Rome. Du côté de la mer Adriatique. les choses allaient un peu mieux, mais il n'était pas question d'obtenir une décision en ces endroits qui n'ouvraient pas de voies d'accès utilisables pour une grande armée. Le 13 octobre au soir, la tête de pont était assurée sur la rive droite du Volturno et l'avance se poursuivit, lente, vers la ligne d'hiver (Winterstellung) qui se trouvait à environ 25 kilomètres plus loin. Enfin, barrant toute la péninsule dans sa partie la plus étroite, 120 kilomètres, il y avait la ligne Gustav, qui englobait Cassino et s'alignait derrière le cours du Garigliano et du Rapido. Il fallait donc faire sauter le verrou du mont Cassin pour pouvoir emprunter la vallée du Liri où passe la Via Casalina. Les Allemands avaient eu tout loisir de l'installer et d'en fignoler les défenses tandis que les Alliés piétinaient depuis Naples. La ligne Gustav, aménagée par les troupes et par les jeunes gens de l'organisation Todt, était truffée de blockhaus, de nids de mitrailleuses, d'abris pour l'infanterie, protégée par des champs de mines et par la barrière fluviale. La ville de Cassino fut attaquée pour la première fois par air le 10 septembre : 60 morts. Puis un aviateur allemand voulut passer, par jeu, sous le câble du funiculaire, démolit le système et se tua par la même occasion. Le 10 octobre, l'abbaye elle-même reçut quelques éclats de bombes au cours d'un nouveau bombardement. La guerre approchait, avec toutes ses horreurs.

Le mois de novembre marqua un raidissement sensible de la défense allemande. Kesselring avait reçu des renforts et disposait maintenant de vingt-cinq divisions articulées en deux armées la XI, chargée de la défense principale Face aux alliés et la XIV, échelonnée entre Rome et Gènes, prèle à intervenir partout où le besoin s'en ferait sentir. Surestimant les possibilités des Américains et des Britanniques, les Allemands croyaient encore à un débarquement possible dans le nord de la péninsule. Les Alliés étaient au contraire très pauvres aussi bien en hommes qu'en bateaux, tous ceux qu'ils possédaient étant d'ores et déjà affectés à la préparation du débarquement de Normandie. Le 21 novembre. le général Juin mit pied à terre à Naples avec la 21 division marocaine. À cette date, les Américains avaient franchi le Volturno, mais étaient encore séparés du Rapido par l'avant ligne décrite ci-dessus, établie sur les crêtes des Abruzzes et dite tantôt Winterstellung. tantôt Bernhardt par les Anglais ou Barbara par les Américains. La division marocaine du général Dody entra en ligne le 10 décembre enleva le Pentano le 15, puis la Meinarde les 26 et 27. C'est seulement le 3 janvier que le Corps Expéditionnaire Français, comptant alors deux divisions, la 21 D.I.M. déjà citée et la 31 D.I.A. qui venait d'arriver, fut introduit dans le dispositif allié. Le 12 janvier, il enleva la Costa San Pietro. le Monna Casale et Acquafondata pour venir border le haut Rapido. Le corridor montagneux de 10 kilomètres que la route nationale 6 empruntait avant de déboucher dans la plaine du Rapido était enfin franchi, puisque les Américains, de leur côté, s'étaient empares du mont Trecchio, non sans y éprouver des pertes sérieuses. Auparavant. Le 1er décembre, il y avait eu la prise du mont Camino, que les fantassins baptisèrent " colline du million de dollars " car il fallut, pour l'emporter, une préparation d'artillerie de 200.000 obus.

La valeur stratégique du mont Cassin était bien connue des états-majors, surtout de l'école de guerre italienne qui le considérait comme le type de l'obstacle infranchissable. Une armée ennemie désirant passer le Rapido ne pouvait, en aucun cas, se soustraire aux vues du mont, le meilleur des observatoires naturels. Il peut paraître curieux que le commandement allié ait envisagé de s'en rendre maître en l'attaquant de front. La valeur de l'infanterie allemande était intacte et la seule supériorité des assaillants consistait dans la maîtrise du ciel qu'ils possédaient absolument et dans la puissance de leur matériel. Mais on ne peut pas grand chose contre un fantassin bien abrité et courageux. Le général Clark allait en faire l'expérience. Logiquement, la Ve Armée aurait du faire halte au mois de janvier pour se reformer, pratiquer des relèves parmi ces contingents qui combattaient depuis quatre mois, et qui se trouvaient soudain devant une barrière pire que toutes celles qu'ils venaient d'enlever avec peine. Mais il n'y eut pas de pause et pour la raison suivante : À la Noël 1943, Winston Churchill, le général Eisenhower qui commandait encore le théâtre d'opérations de la Méditerranée mais qui était sur le point de céder sa place pour aller prendre le commandement d'Overlord, le général Maitland Wilson et le général Alexander se réunirent à Tunis afin d'examiner ce que l'on pourrait faire pour activer cette campagne d'Italie qui durait bien longtemps. Churchillavgait fait de cette opération une affaire personnelle. Il parvint à obtenir un débarquement sur les arrières ennemis. a Anzio. On trouva bien une flottille suffisante pour transporter deux divisions, mais le retour de cette flotille en Angleterre fut impérativement fixé au dernier jour de février, ce qui voulait dire qu'il fallait débarquer à Anzio avant le 31 janvier, au plus tard. L'âge de la lune obligea à choisir la date du 22 la Ve Armée fut invitée à ne pas ralentir son effort afin de retenir devant elle le plus de monde possible pendant que les camarades débarqueraient et fonceraient direction de Rome. Donc, point de relève. Et la pluie tombait toujours et la neige s'en mêlait. Clark prit donc une décision énergique : Il fallait monter une opération d'ensemble et attaquer passages du Rapido le 21 janvier. Opération préliminaire : passage du Garigliano le 17.Ce furent là les débuts de la grande bataille de Cassino.

En octobre 1943, les états majors allemands étaient d'accord pour défendre la ligne Gustav sans esprit de recul. Il fallait s'attendre à voir le centre de la bataille se fixer dans la vallée du Liri et sur les hauteurs qui l'entouraient. Le Montecassino devenait ainsi une position tactique de première grandeur. Mais les Allemands n'avaient pas occupé le monastère où les bruits de la guerre ne parvenaient que feutrés. À cette époque-là, Cassino se trouvait dans le secteur de la division blindée Hermann Goering commandée par le général Conrath et l'officier qui commandait l'échelon de réparations de cette unité était le lieutenant colonel Jules Schlegel, un Viennois déjà d'un certain âge, amateur d'art, qui connaissait parfaitement les musées italiens. Il considérait le couvent comme un joyau d'art unique et l'idée qu'il pût être détruit, lui causa une pénible impression. Tôt ou tard, évidemment, des bombes tomberaient sur le monastère puisque la bataille ferait rage aux' alentours, bombes américaines ou obus allemands... Les trésors du mont Cassin seraient détruits. Il décida de faire " quelque chose " et sans s'ouvrir de son projet à ses supérieurs, il se rendit, seul, au couvent, le 14 octobre. Il se fit introduire auprès de l'Abbé Gregorio Diamare à qui il communiqua ses craintes. Or. l'Abbé ne croyait pas au danger. Il était convaincu que les Allemands ayant eu des égards pour le saint lieu. les Alliés agiraient de même. Il était impensable que l'on pût bombarder un couvent qui contenait tant de richesses, abritait des religieux et des réfugiés. Car un millier de sans-abri, chassés de leurs villages par les hostilités, étaient venus réclamer le droit d'asile et remplissaient les cours et les locaux disponibles de la communauté. Quoi qu'il en soit, lorsque le colonel Schlegel fit allusion à un déménagement possible, l'abbé s'y refusa nettement. Comment lui faire comprendre qu'il était dans l'erreur ? Et qu'il serait trop tard lorsqu'il s'en apercevrait ?

Schlegel n'avait donc rien dit à ses supérieurs et ne pouvait rien dire non plus de positif aux moines sans révéler les intentions du commandement allemand qui étaient de s'appuyer sur la montagne pour résister à une attaque frontale supposée. On ne connaissait évidemment encore rien des projets alliés, mais dans le cas le plus probable ils essayeraient certainement de s'emparer des hauteurs couronnant la vallée du Liri. Il trouva de l'aide en la personne d'un moine allemand, le Père Emmanuel Munding, puis ayant visité la bibliothèque, il se rendit compte que la valeur des richesses qui y étaient conservées dépassait de loin ses estimations les plus optimistes. Aux archives, il y avait de merveilleux incunables, des codex, de vieux parchemins. Il revint à la charge, revit l'Abbé et aussi le Prieur, Dom Caetano. Le Père Emmanuel avait presque convaincu Dom Diamare. Schlegel laissa comprendre que le mont Cassin était susceptible de devenir le centre du champ de bataille et qu'il recevrait - au moins – des éclaboussures. En outre les Alliés allaient peut être tenter un débarquement à l'embouchure du Garigliano et. dans ces conditions... La belle assurance de l'Abbé commençait à s'effriter. Tout à coup il réalisa et fut terrifié. Que faire ? Schlegel offrit alors son aide. Il disposait de camions. d'hommes de corvée, il pourrait transporter à Rome les œuvres d'art et les livres, les parchemins sous la garde de religieux qui accompagneraient les chargements. Il agissait a pour l'amour de l'art. Il ne songea même pas à demander l'accord du général Conrath. Il n'était pas question de brusquer les choses, on avait tout le temps. bien que les Alliés vinssent de franchir le Volturno. mais ils étaient encore loin. Lorsque Schlegel revint pour la troisième fois à l'abbaye, Dom Diamare avait réuni son chapitre, pris l'avis de ses moines et il donna son accord. Il fut donc décidé que les camions seraient chargés au gré de la communauté monacale, acheminés sur Rome accompagnes de deux Pères par véhicule qui au chargement, délivreraient récépissé.

Schlegel se trouvait maintenant au pied du mur et assumait une lourde responsabilité. Car, enfin. il avait monté toute cette affaire de sa propre initiative... Cette entreprise de sauvetage allait prendre une extraordinaire ampleur. Combien faudrait il de camions, combien d'hommes ? Comment effectuer les 140 kilomètres du parcours jusqu'à Rome sans avoir affaire aux avions alliés ? Et que faire des réfugiés ? Plus de mille personnes étaient maintenant installées avec leurs biens dans une enceinte, par familles entières. Ils devenaient singulièrement gênants en face du danger qui approchait. Était-il, d'autre part, prudent de procéder au transfert des trésors du couvent (bijoux, orfèvrerie, objets d'art en or ou argent massif) en présence de cette foule inconnue ? Schlegel prit le taureau par les cornes, rassembla les réfugiés, leur fit toucher du doigt les inconvénients qui résulteraient pour eux de s'incruster dans ce monastère qui allait sans doute être la proie des bombes, sans compter les dangers d'épidémies, etc. La plupart ne se firent pas répéter deux fois le conseil qui leur fut donné d'aller chercher refuge ailleurs. Il ne resta bientôt qu'un petit nombre d'hommes dévoués qui acceptèrent de coopérer au sauvetage. Et les premiers camions furent chargés, puis acheminés sur Rome, bourrés à craquer. La question des emballages se posa bientôt. Schlegel installa un véritable atelier de confection de caisses, cadres, amena les hommes de son détachement, distribua des cigarettes, demanda à l'Abbé d'ouvrir les portes de ses réserves alimentaires... La menuiserie débitait les emballages à la chaîne. 70.000 volumes partirent. 1.200 documents manuscrits vieux de plusieurs siècles, peintures, dessins ; les voitures parvenaient à Rome sans une égratignure, un vrai miracle. Le Vatican recevait toutes ces cargaisons. Schlegel trouva encore dans le monastère une véritable galerie d'art, provenant d'une exposition de Naples et qui avait été évacuée en hâte au moment du débarquement allié. Il y avait des toiles appartenant à tous les musées d'Italie... Ces tableaux étant propriété de l'État italien, on ne pouvait les mettre au Vatican. On les transféra dans un château des environs de Spolète. Puis ce furent les ossements de Desiderius, de plusieurs autres Abbés, de saint Benoît ! L'opération de sauvetage approchait de sa fin, dans les premiers jours de novembre, et tout s'était accompli sans la moindre anicroche, lorsque la radio alliée se réveilla : " La division Hermann-Goering pille le monastère du Mont-Cassin ! "

Qui fut bien ennuyé ? Schlegel, évidemment, qui avait fini par se prendre au sérieux et qui conduisait son entreprise de déménagement avec le cœur d'un conservateur de musée... Qu'allait il dire à ses chefs lorsqu'on découvrirait que c'était lui, et lui seul qui avait pris sous son bonnet de sauver des trésors qui peut être ne demandaient que cela. Mais enfin, en respectant le règlement  ! En effet, la bombe éclata avec force demandes d'explications. Schlegel s'en tira bien, déclara qu'il avait pris une initiative qui entrait tout à fait dans les vues du commandement, fut approuvé, fit intervenir les moines qui jurèrent qu'ils voyaient en lui l'homme de la Providence, le sauveur inespéré. D'ailleurs, le général Conrath n'écoutait pas la radio anglaise... Là-dessus, on envoya un poste de gendarmerie à la porte du couvent, avec défense expresse à tout militaire de pénétrer dans l'enceinte de l'abbaye s'il n'était pas commandé de service. Un vénérable crucifix du XIIIe, des ornements sacerdotaux, des tapis rares, les lampadaires en or du maître autel quittèrent les lieux les derniers. Evidemment, tout n'irait pas parti, il restait encore des livres, des oeuvres d'art : mais le principal était sauvé. L'abbé Diamare exprima sa reconnaissance au colonel qui lui demanda, pour tout salaire, de dire une messe pour lui et ses soldats. Et ce fut la dernière cérémonie de ce genre accomplie dans la basilique. Finalement, Schlegel reçut un certificat enluminé : " Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à l'illustre tribun militaire Jules Schlegel qui a sauvé les moines et les biens du saint couvent de Cassino, vont les remerciements les plus cordiaux des Cassiniens qui prient Dieu pour sa prospérité. Signé : Gregorius Diamare, évêque-abbé du Mont-Cassin. Schlegel et ses soldats partirent. l'Abbé resta, en compagnie de cinq moines et cinq frères, jusqu'au dernier moment, c'est-à-dire jusqu'au bombardement du 15 février 1944. C'était le 3 novembre 1943. Cette extraordinaire histoire n'a été connue que bien après la guerre.

La bataille qu'avait prévue le maréchal Alexander commandant en chef du XVe groupe d'armées alliées et qui portait le nom vraiment bien choisi d'opération Raincoat (vêtement de pluie) devait se dérouler en trois phases, consistant à enlever les derniers obstacles montagneux et se rapportant à " l'exploitation " dans la vallée du Liri. Les deux premières furent assez péniblement exécutées, la dernière attendit six mois. Les conditions dans lesquelles se déroulèrent les opérations du mois de novembre furent épouvantables. Voici ce que rapporta un survivant des unités du 504e parachutistes américains engagé a à pied, sur les pentes du mont Lungo : " Pendant dix-sept jours, nous avons subsisté sur ce pic, sous la pluie perpétuelle, exposés à des vents glacials et à des dangers inconcevables. De tout ce temps, nous ne nous étions jamais lavé les mains, ni rasés. Nous n'avions pas enlevé nos hottes plus de trois fois. Les poux nous dévoraient le corps et le désespoir rongeait notre cœur. Chacun d'entre nous s'attendait à mourir d'un instant a l'autre et beaucoup, en effet, moururent. Les vivres, les munitions et les blessés devaient être portés sur plus de 7 milles à travers la montagne, à dos d'hommes ou sur des brancards. Un blessé grave ne pouvait survivre à un tel voyage. Notre vœu le plus cher était d'être tués sur le coup. plutôt que de subir cette lente agonie sur un brancard trébuchant.

Le 19 décembre 1943, avant de passer son commandement au général Maitland Wilson, Eisenhower se rendit sur le front italien et Clark l'emmena au haut d'une colline d'où la vue s'étendait loin sur la grand-route qui s'enfonçait derrière le barrage du Montecassino. " Elles ne semblaient guère éloignées, ces hauteurs, a écrit Clark à les voir de l'autre côté de la vallée, et personne n'aurait pu imaginer que nous en serions encore à contempler leurs pentes escarpées lorsque le printemps reviendrait fleurir les sommets des Apennins. Six mois encore : ... Il en fallut un pour atteindre dans toute sa longueur le cours du Rapido et du Garigliano. Enfin, le 12 janvier 1944, le coup d'envoi fut donné pour la grande bataille ou plutôt pour ses prodromes, à l'aile droite de la Ve armée, par les Français de Juin dont l'objectif lointain était Atina, sur les arrières de la ligne Gustav, mais il fallait faire tomber les sommets du Monna Casale qui dominait le cours supérieur du Rapido. puis Acquafondata, Sant'Elia et la route du Cairo... Le 12. le III/7e R.T.A. enleva le premier objectif (Monna Casalel) défendu par la 5e division de chasseurs de montagne allemands. Tous les commandants de compagnie des tirailleurs furent mis hors de combat. Le 16, Acquafondata et Sana Elia tombèrent et le 7e R.T.A. franchit le Rapido le 20. Mais l'ennemi réagit et conserva le Santa Croce. Pendant ce temps, la bataille s'allumait à l'aile gauche ou le IIe corps U.S. avait pris le mont Trocchio et se battait à Sant'Angelo. La 36e D.I.U.S. fut chargée de forcer le passage du Rapido en crue. Elle échoua. L'attaque menée par le Xe corps britannique fut plus heureuse sur le bas Garigliano où une petite tête de pont fut créée et conservée.

Un mot sur le débarquement d'Anzio, qui n'entre pas dans le cadre de ce récit mais qu'il faut mentionner : Il s'exécuta le 24 janvier et ce fut une surprise complète pour l'ennemi. Le général américain Lucas, qui disposait de 100.000 hommes, ne trouva en face de lui qu'une poussière de petites unités disparates. La route était libre jusqu'à Rome... avouera plus tard Kesselring. Lucas s'arrêta de lui même. Dix jours après le débarquement, il n'avait pas accompli un pas de plus et les renforts allemands étaient arrivés du nord. La décision vint cent trente et un jours plus tard lorsque l'offensive générale de printemps se déchaîna sur le Garigliano. Quatre divisions amé ricaines et britanniques furent immobilisées sur ce lambeau de plage. Le général Lucas avait perdu une belle occasion de se faire valoir. On le pria de passer son commandement à un autre, mais il était trop tard.

Le 24 janvier débuta véritablement la première bataille de Cassino qui devait se poursuivre jusqu'au 12 février. Elle se solda par un échec à peu près total, après une suite de succès et de revers. Les succès furent rares, le plus spectaculaire fut la prise du Belvédère par le Corps Expéditionnaire Français et à l'actif du 4e régiment de tirailleurs tunisiens (26-27 janvier). Le colonel Roux fut tué et remplacé par le colonel Guillebeaud. Un bataillon ne revint pas. La 36e D.I.U.S. avait attaqué le 24 au soir vers le mont Castellone, l'Albaneta et un régiment contre la ville de Cassino même. Ce fut un carnage. Début février, la bataille se déroula aux abords de la Rocca Janula (Castle Hill  - la colline du Château ) comme la baptisèrent les Américains). Une patrouille parvint jusqu'au mur d'enceinte de l'abbaye. Succès sans lendemain. Cette première bataille avait échoué. La deuxième bataille de Cassino, qui allait suivre presque immédiatement, ne fut pas plus heureuse. Elle fut menée principalement par le corps néo-zélandais du général Freyberg (une division néo-zélandaise et une division indienne. généraux Parkinson et Tucker). Encore une attaque frontale. Les Indiens devaient attaquer le mont Cassin dans la nuit du 13 au 14 février, l'enlever. descendre dans la vallée du Liri, prendre la ville de Cassino à revers par l'ouest tandis que les Néo.Zélandais la prendraient par l'est. Les conditions atmosphériques firent retarder l'opération de trois jours. Et c'est alors que le général Freyberg posa une question d'une exceptionnelle gravité : il demanda le bombarde. ment du mont Cassin, de l'abbaye.

Le commandement allié s'était toujours efforcé de respecter les monuments du culte, les sites historiques. Clark, saisi de l'affaire, hésita. II savait, à peu près, que les Allemands n'occupaient pas le monastère, mais qu'évidemment ils avaient. dans la montagne, près du couvent, des postes d'observation. Comment bombarder ceux-là sans atteindre l'abbaye? On pourrait essayer, certes, mais une destruction systématique semblait hors de propos. II soumit l'affaire au maréchal Alexander qui en référa à Maitlang Wilson, lequel décida d'effectuer lui-même une reconnaissance en avion au-dessus du mont Cassin. Alexander inclinait à donner satisfaction à Freyberg. Clark hésitait toujours. Prenez vos responsabilités. dit-il à son chef. On discutait et le temps passait. Les chefs des états-majors de Londres furent consultés. Ils furent très ennuyés. Quelle histoire... Freyberg tenait bon. Maidand Wilson s'envola sur un piper-cub et revint en disant que les Allemands occupaient le monastère, qu'il les avait vus, il avait vu aussi des antennes de T.S.F. 1l se trompait. Lisons ce que dit l'historique de l'aviation américaine :

Cette controverse. à l'heure actuelle, a quelque chose d'académique, car la question de savoir si les Alliés furent justifiés ou non en bombardant l'abbaye se raméne à la question suivante : le 15 février 1944, les chefs alliés croyaient-ils après mûre investigation, que l'abbaye était utilisée à des fins militaires ? La réponse est oui, et cette opinion est résumée dans un télégramme adressé par Maitland Wilson aux chefs d'états-majors britanniques, déclarants qu'il avait la preuve irréfutable que l'abbaye faisait partie de la principale ligne de défense allemande, que les observateurs s'en servaient pour la conduite du tir de l'artillerie, que les snipers s'y embusquaient pour tirer et que canons et dépôts de munitions étaient répartis sous son ombre ".

Dans ces conditions, le général Ira C. Eaker, commandant les Forces aériennes alliées en Méditerranée, reçut l'ordre de préparer ses bombardiers. Les bombes furent lâchées sur le mont Cassin le 15 février 1944, entre 9 h 30 et midi, par 250 bombardiers lourds et moyens. L'objectif ne développait pas 2 kilomètres carrés. Après chaque passe de bombardiers, l'artillerie terrestre entretenait le feu. Après quoi, il ne resta pas grand-chose de l'abbaye, sinon 300 morts. Plus tard, l'Abbé signa une déclaration selon laquelle les soldats allemands n'avaient jamais séjourné dans son monastère avant le 15 février. Ils s'y installèrent naturellement le 17. Et comme l'infanterie alliée n'avait pas été prévenue de ce bombardement, Montecassino fut détruit exactement pour rien. Quarante-huit heures après, l'Abbé profita d'un moment de calme pour emmener les derniers moines, les blessés, quelques réfugiés, en tout 40 personnes qui s'en furent, crucifix en tète, par un chemin de montagne, chantant des cantiques...

Ce bombardement avait été, le général Clark l'a écrit, " une erreur tactique de première grandeur ". Le maréchal Alexander décida cependant d'aggraver l'affaire en procédant à un autre bombardement, un vrai, celui-là... Mais, auparavant, il fallait regrouper les forces. C'est à cette époque que le général Juin essaya de faire entendre sa voix en disant qu'on n'arriverait à rien si l'on s'obstinait dans les attaques frontales contre une aussi forte position et qu'il fallait chercher la décision dans les montagnes : il en avait les moyens, il avait des montagnards dans ses troupes et des mulets... Il venait d'être renforcé par la 4e division marocaine de montagne (général Sevez). On ne l'écouta pas. Le corps néo-zélandais, qui avait reçu une autre division indienne, allait encore fournir l'effort principal, flanc gardé sur sa droite par les Français, sur sa gauche par les Anglais. Les Allemands, eux aussi, s'étaient regroupés et avaient mis plusieurs divisions en ligne, dont la 1re division de parachutistes à Cassino et sur le massif du Cairo. C'était une division d'élite, composée de jeunes hommes soumis à une terrible discipline. Le corps Freyberg, qui lui était opposé, allait donc attaquer la ville de Cassino, le mont. la Rocca Janula, etc., sous le feu des mitrailleuses et des engins de toutes sortes. Il comptait s'emparer de l'objectif par le nord. La troisième bataille de Cassino débuta le 15 mars 1944 par un deuxième bombardement aérien, dés 8 h 30. 775 avions engagés, la plus forte concentration réalisée sur un objectif aussi limité, 1.200 tonnes de bombes. Préparation d'artillerie à midi avec 800 pièces lourdes, puis les 150 pièces du corps néo-zélandais. Tout ce qui avait résisté au bombardement du 15 février s'écroula. Il tomba environ 300.000 obus sur tout le mont Cassin pendant la bataille. La ville fut entièrement rasée. Pour quels résultats militaires ? Aucun...

L'attaque des bombardiers fut mauvaise, des bombes tombèrent n'importe où, sur l'artillerie alliée, sur le P.C. de Juin, sur celui de la VIIIe armée... Par contre, les bombardiers moyens mirent 90 % de coups au but. Les chars de l'attaque furent arrêtés par les entonnoirs. Les chasseurs-parachutistes allemands sortirent des caves, des abris, des cavernes et repoussèrent l'assaut. Cependant, Néo-Zélandais et Indiens prirent la Rocca Janula. Le 17 mars. les Gurkhas parvinrent à 500 mètres de l'abbaye. Mais toutes les autres attaques échouèrent. Alexander commanda " halte " le 23 mars. Les Allemands, avec 14 bataillons, avaient tenu tête à 24 bataillons alliés qui n'avaient pas gagné 100 mètres de terrain,... Échec qui déconcerta le commandement allié. Clark interrogea Juin : que fallait-il faire ? Le général français lui répondit qu'il ne fallait pas insister, que cette opération avait causé assez de pertes, qu'il fallait monter une manœuvre d'ensemble. Clark avait le cœur gros de rester sur un échec : on avait tellement agité le grelot sur ces bombardements qui pulvérisaient tout.., et pour rien. La propagande ennemie exultait. Alexander décida de persister dans son erreur. S'incliner devant ces insolents parachutistes allemands ? Pas question. On les aurait... Commandée par le général Richard Heidrich, la Ire division de chasseurs parachutistes (Fallschirnjäger division) comprenait 1 détachement de reconnaissance, 3 régiments de chasseurs (Ier, 3e, 4e) , 1 régiment d'artillerie de 105, 1 bataillon de pionniers, 1 détachement de chasseurs de chars, 1 bataillon de mitrailleurs, 3 batteries de mortiers... En tout quelques milliers d'hommes, tous volontaires. jeunes, excellent moral, brisés par le drill allemand. Ils avaient été engagés en Sicile et en Calabre. Leurs devanciers étaient restés à Rotterdam, en Crète et en Russie. Sur le mont Cassin même. il y avait le 17 bataillon du 3e régiment, chef de bataillon Böhmler. Les 8 bataillons qui allaient être une fois de plus engagés n'avaient que la moitié de leurs effectifs. Eux aussi combattaient dans des conditions excessivement dures. Parmi eux, des hommes qui regrettaient le front russe !

Il y avait de tout dans ces armées opposées. Côté allemand, des Alsaciens-Lorrains, des Polonais, des Cosaques, des Turcomans, des anciens S.S., des hommes de l'aéronautique, que des officiers d'élite réussissaient à maintenir dans une cohésion remarquable. Côté allié : des Anglais, - des Néo-Zélandais, des Indiens, des Canadiens, des Polonais, des Français, des Coloniaux, des Marocains, des Tunisiens, des Algériens, avec des cadres excellents. On ne se faisait pas de cadeaux, mais la lutte était chevaleresque. L'ennemi attendait le choc, sans trop savoir ce qui allait se produire. privé de reconnaissances aériennes. Kesselring avait 10 divisions sur le front d'entre les deux mers. 6 divisions devant Anzio, 5 en réserve. Alexander lui opposait 12 divisions d'une part, 4 divisions de l'autre. Il montait, pour le printemps, une grande offensive, avec tous ses moyens réunis. La bataille qui venait de se terminer, la troisième, avait été un beau coup fourré et on ne pouvait rester sur un échec. Il céda au général Juin qui lui avait fait parvenir, le 4 avril, un message sur l'utilisation du Corps Français. Il existait une faille dans le dispositif défensif allemand, elle se trouvait dans le massif de la Pétrella, non défendu autrement que par ses défenses naturelles, une falaise à pic. C'est là que le général Juin voulait frapper et atteindre la rocade entre Itri et le nord de Pico. Cette manœuvre devait correspondre à une autre du même genre, au nord, vers Atina. Bref, la manœuvre élaborée par le haut commandement consistait à bousculer l'aile droite allemande, la refouler vers Rome, et progresser en outre sur la Via Casalina, dans la vallée du Liri. À droite, le corps d'armée polonais releva les Néo-Zélandais et les Indiens et l'on eut l'ordre de bataille suivant, de la mer Tyrrhénienne à la mer Adriatique : IIe Corps américain dans le secteur littoral, Corps Expéditionnaire Français, KIF Corps britannique, Corps polonais (Cassino), Ve Corps britannique dans le secteur Adriatique. C'est dans ces conditions que s'engagea la quatrième bataille de Cassino aussi dure et aussi sanglante que les précédentes.

Le corps polonais du général Anders, composé de deux divisions (3e des chasseurs des Karpathes et 5e des Confins), rescapés des camps soviétiques de prisonniers, combattit dans le secteur de Cassino du 12 au 19 mai 1944. Le temps était beau, peu nuageux, avec quelques rares ondées. Le bombardement de l'artillerie commença le 11 à 23 heures et toute la ligne s'ébranla vers minuit. Les chasseurs des Karpathes enlevèrent l'Albaneta perdue en février et la Colle Sant'Angelo. Les deux divisions furent stoppées alors par les parachutistes allemands et durent ensuite battre en retraite avec des pertes extrêmement lourdes. L'attaque directe contre le mont Cassin venait d'échouer pour la quatrième fois... Heureusement, tout le front se déplaçait et les succès des Français dans les monts Aurunce, des Américains sur la côte, des Anglais dans la vallée du Liri allaient permettre celui des Polonais quelques jours plus tard. L'action du C.E.F. fut absolument décisive, les quatre divisions et le corps de montagne des tabors du général Guillaume démarrèrent en flèche, appuyées à droite et à gauche par les Alliés. Le XIIIe corps anglais franchit le Rapido à Sant-Angelo-in-Théodice, par surprise, enfonçant la 44e division allemande, il perdit 4.000 hommes du 11 au 16 niai. Le IIe C.A.U.S., engagé contre la 94e division allemande prit le mont Rotondo mais mit trois jours pour s'emparer de Santa Maria Infante. L'heureuse évolution des opérations françaises porta le coup de grâce à la résistance allemande. L'effet de surprise joua à plein. Vingt bataillons s'étaient entassés dans l'étroite tête de pont du Garigliano créée en février précédent. Un tirailleur marocain, tombé aux mains de l'ennemi avant l'attaque, avait révélé l'imminence de celle-ci : on ne voulut pas le croire. Le massif de la Pétrella fut enlevé avec des troupes capables de réaliser un tel exploit et, au-delà, il n'y avait plus rien. Ce fut l'oeuvre de la 4e D.M.M. et des tabors. La 2e D.I.M. (Dody) chassa la 71e division allemande du Faito, la 3e D.I.A. (Monsabert). s'empara de Castelforte, puis du mont Majo (le Il). la 1re D.M.I. (France Libre, Brosset) entra à San Giorgio. Le 20, la ligne Hitler était débordée. Kesselring avait lancé dans la bataille de Pico ses meilleurs éléments, 26e Panzer et 90e Panzergrenadier. Mais le sort de Cassino venait de se jouer : la cinquième bataille...

Le dernier assaut débuta le 17 mai à 7 heures, les bataillons polonais se lançant au milieu des mines et des piéges. Ils luttèrent pendant dix heures et prirent enfin pied sur la Colle Sant'Angelo. Le 18, les paras allemands décrochaient et. à 10 h 20. les Polonais étaient au sommet, dans les décombres de l'abbaye. Le même jour, les ruines de la ville tombaient aux mains de la 78e division anglaise. Le 25, le massif du Cairo tombait en même temps que Piedimonte. La Via Casalina était libre. six mois après le jour où Eisenhower et Clark l'avaient contemplée, à portée de canon. En six mois. la Ve armée américaine avait perdu 107.000 hommes dont plus de 14.000 tués. L'offensive de mai avait coûté prés de 4.000 hommes aux Polonais. Dés le lendemain de la prise de Montecassino. un aumônier militaire célébra la messe sur un autel improvisé aux pieds de la statue décapitée de saint Benoît. Puis les moines, revenus, firent l'inventaire du désastre qui avait été parachevé par l'intervention d'une quantité de pillards italiens venus de tous les environs... Il avait fallu 144 jours aux Alliés pour franchir. par Cassino, les quelque 20 kilomètres qui séparaient San Pietro Infine, pris le 17 décembre, de Piedimonte, évacué par les Allemands le 25 mai. Il n'en fallut que 10 pour franchir les 127 kilomètres de Piedimonte à Rome. L'ennemi avait échappé à l'encerclement en maintenant une forte arrière-garde dans la vallée. Ses troupes avaient pu s'écouler. Ainsi prenait fin la grande bataille qui s'était livrée aux pieds du mont où saint Benoît avait fondé, quinze siècles auparavant, la première abbaye bénédictine.

Le témoignage du général Anders. commandant le corps d'armée polonais, est saisissant :

... À part un amas de ruines et de décombres, il ne restait plus rien du couvent. De part et d'autre se dressaient des colonnes brisées, les débris des statues de marbre jonchaient le sol. Un obus du plus gros calibre. qui n'avait pas explosé, gisait à cité d'une cloche cassée. À travers les murs et les voûtes démolis, on voyait les restes des peintures, des mosaïques et des fresques détruites. Dans l'angle qui avait été épargné, la puanteur de cadavres allemands en décomposition se dégageait en plusieurs endroits. À cause de l'intensité du feu, ces cadavres n'avaient pu être retirés et ils restaient là, dans des caisses, avec les ornements d'église. Des oeuvres d'art sans prix : sculptures, tableaux et livres étaient mélangés dans la poussière et au milieu de débris de plâtre, avec du matériel de guerre. Un ouragan de fer et de feu avait sévi sur cette belle région montagneuse. et il ne restait plus du magnifique couvent que des ruines et la cendre des incendies...

L'historien anglais Taffrail qui parcourut le champ de bataille immédiatement après les combats a raconté comment il vit la ville de Cassino :

" ... Quelque chose qui ressemblait à une grande carrière de pierres, couleur crème, émergeant des ténèbres et masquant le pied de la colline. D'innombrables écriteaux de grande taille : Ne pas s'arrêter. Ne pas quitter la route. Secteur truffé de mines et de booby-traps. Ce qui paraissait à distance comme une carrière se révéla bientôt comme les restes d'innombrables rangées de maisons transformées par les bombes et les obus en énormes tas de pierres et de boue, d'où saillaient des poutres, des fragments de murs noircis émergeant au-dessus des décombres... Les morts gisaient nombreux. pourrissant au milieu des ruines. Il flottait dans l'air une odeur fade et malsaine imparfaitement masquée par celle des désinfectants les plus forts qu'on pulvérisait régulièrement de chaque côté de la route. . "

Un moine du mont Cassin, Dom Thomasso Leccisotti, qui a écrit une relation très complète de la destruction de son monastère, éditée à Florence en 1947, a précisé :

" Presque toute la bibliothèque privée, quelque vingt ou trente mille volumes, de nombreux documents concernant l'histoire du monastère aux siècles passés, les archives, les actes notariés, la plupart des ornements et objets sacrés enfermés dans la magnifique sacristie, les sculptures, le chœur du XVIe , les marbres de la crypte avec leurs fresques... la salle capitulaire, l'immense réfectoire... tout l'ameublement du monastère, du collège, du séminaire, de l'hôtellerie, l'argenterie et les objets de valeur, souvenirs et monuments sans prix irrémédiablement détruits, ensevelis dans les ruines ...

Le 1er février 1967, le cortège qui conduisait de Notre Dame aux Invalides le cercueil du maréchal Juin défilait dans les rues de Paris. Une seule couronne, un coussin, plutôt, porté par les anciens combattants du Corps Expéditionnaire en Italie. Et, derrière les porteurs, aux côtés d'un Français revêtu de ses décorations, marchait, à pas lents, un homme vêtu de noir, tête nue, l'air très digne et très grave. Personne ne le connaissait. C'était le colonel Böhmler, l'ancien commandant des parachutistes allemands du Montecassino, qui avait tenu à venir rendre hommage au général français qui avait décidé de la victoire.

Extrait revue