PREMIÈRE ÉTAPE

Nancy, Octobre 1939.

ROUTES de guerre...

Les mêmes qu'autrefois. Désertes pendant des lieues et soudain encombrées de convois, d'attelages, de camions camouflés et de régiments en marche, avec la roulante qui fume et l'ambulance boitillante où un éclopé se tient, pieds pendants.

Une file de motos surgit comme une fantasia, ses cavaliers casqués penchés sur le guidon, sans burnous et sans cris, de la boue pour poussière, et une fusillade de moteurs irrités crépite sous la bruine lorraine. Ils frôlent les affûts, contournent les obstacles, se redressent d'un coup de reins et repartent plein gaz. Déjà ils sont passes et hennissent au loin.

Le silence retombe, à peine troublé par le piétinement d'un bataillon qui monte en ligne. Nous avons franchi sans y prendre garde l'invisible frontière qui sépare l'arrière du pays des soldats. Ici, les pâtres même ont des molletières, pour conduire vers l'arrière le bétail amaigri de la zone évacuée. Le facteur, devenu vaguemestre, porte des galons de sergent, et le casseur de pierres a son masque au côté.

Plus de villages : des cantonnements. La grande rue flanoche en bonnet de police. On se lave à l'abreuvoir, le bureau de compagnie est installé au presbytère et, pour remplacer le pharmacien, un drapeau à croix rouge flotte

sur la mairie.

" Ma retraite ", ai-je lu sur la plaque d'une maisonnette. Mais le retraité était parti, abandonnant son jardin défleuri à des mitrailleurs qui jouaient au bouchon, et des chemises séchaient à la fenêtre du salon.

Alentour, les champs paraissent abandonnés. Seule, une charrue s'obstine, traçant son sillon sous la poigne d'un vieux. L'ancien, par habitude, a commencé les labours d'automne, que peut-être les obus finiront.

Au carrefour suivant, un factionnaire, promu sergent de ville, brandit un bâton blanc. " Tout droit, Thionville... À gauche, Hayange. " Dans un sens, des autobus vides, bariolés de vert et d'ocre, comme s'ils s'étaient roulés dans l'herbe ; de l'autre, des camions recouverts de branchages, qui ont l'air de se rendre à la Fête des Moissons. Je n'aurais rien su que, sans consulter les flèches noires peintes sur les murs, je me serais orienté :

- Le front est par là !

Pas moyen de se tromper. Tous les hommes y affluent, comme le sang monte au cœur.

J'aurais pu craindre de me sentir dépaysé dans cette armée nouvelle : il n'en est rien. Je reconnais aussitôt les gestes et le langage. Je me retrouve dans un milieu où je me meus à I'aise. Depuis 1918, nous frottions nos souvenirs pour effacer la tache, comme on astique la plaque de couche d'un fusil. Subitement, la rouille reparaît : marque indélébile de la guerre.

Sans doute, les armées se sont-elles modernisées. Nos régiments à lebel n'étaient qu'une antique piétaille auprès de ces formations qui disposent de mortiers, de canons antichars et de chenillettes blindées. Mais ces différences ne sont que matérielles. Les augures, qui prétendent que les combattants de 39 ne ressemblent en rien à ceux de 14-18 donnent ainsi la preuve qu'ils ignorent tout des deux. La nature humaine ne se transforme pas tous les vingt ans.

Certes, nos cadets, moins crédules, se sont embarqués sans fleurs et sans chansons, mais à Pont-à-Mouson j'en ai vu défiler, des dahlias au fusil et chantant sous l'averse. Rien n'empêche de chanter quand on a leur âge.

Penché à mon volant, je les dévisage et crois les reconnaître. Pour un peu, je crierais leur nom, je les tutoierais. Ils portent à présent des uniformes couleur d'automne, au lieu de nos capotes couleur d'été, mais ce sont bien les mêmes : soldats d'hier, soldats de demain, soldats de toujours, des kilomètres plein les jambes et de l'espoir plein les yeux.

Plus que tout, m'émeut leur jeunesse. Comme on mesure les années, devant ces joues fraîches et ces regards hardis ! Même leur collier de barbe ne parvient pas à les vieillir. Cette barbe follette qu'ils laissent peut-être pousser pour paraître des " poilus ".

- Et ce sont des enfants, murmurait le général qui, tout à l'heure, nous parlait d'eux.

Petits paysans prêts à rougir et potaches frais promus qui se présentent à la guerre comme à un examen. Je me rappelle le mot de ce colonel qui, voyant atterrir Guynemer après sa première victoire, ne put retenir ce cri :

- Il n'y a que les enfants pour faire la guerre.

La guerre, les enfants... Que de cruelle injustice dans ces deux mots éternellement accouplés.

Simples et vaillants, ils reprennent la campagne où leurs anciens l'avaient laissée. Sous un nouvel aspect, ils retrouvent les mêmes gestes. Ainsi, ce Saint-Cyrien, qui me montrait en cachette la grenade de l'École arrachée à son casque

- On nous défend de la porter parce qu'elle est trop voyante, mais j'ai juré de la mettre à ma première attaque !

Comme ses devanciers, en casoar et en gants blancs.

Ce qui les rapproche encore de nous, ce sont ces chefs issus de l'autre guerre, ces réservistes grisonnants, qui ont recousu à leur vareuse les galons ternis de l'armistice. Le capitaine qui commande la compagnie du Saint-Cyrien n'a eu qu'à se nommer pour que je le reconnaisse : l'ex-aspirant Buffet, qui eut son heure de gloire au temps du fort de Vaux, ce jeune volontaire qui osa franchir les lignes allemandes piochées par les grenades et les obus pour demander du renfort, et revint la nuit même se joindre aux défenseurs. Ils étaient partis vingt : ils sont revenus deux. Eh bien ! s'il fallait, l'aspirant chevronné recommencerait demain son exploit. Et ils seraient encore deux : lui et le sous-lieutenant...

À chaque colonne ' que je croise, à chaque cantonnement où je m'arrête, j'inspecte craintivement cette jeune relève, craignant de trouver de funèbres ressemblances avec ces camarades qui ne sont pas revenus et gardent dans nos mémoires leur visage de vingt ans. Ceux-ci puissent-ils connaître un meilleur destin...

Si j'en avais l'aplomb, je bondirais sur la route, j'entrerais dans leurs rangs, pour leur demander de chanter encore. La joie est une cuirasse, l'espoir est une armure : la meilleure de toutes. Dans le combat, vient toujours le moment où il ne reste plus rien, qu'un ressort invisible dont dépend notre vie. Nous aussi, jadis, nous nous sommes mordu le poing quand tout semblait perdu, et nous en avons réchappé. C'est cela que je voudrais leur dire.

Par bonheur, je me suis tu : que feraient-ils de nos leçons ? Ce que j'ai découvert seul, ils l'apprendront sans moi. Il en est de l'expérience comme de ces gourdins qu'on taille dans une branche, parfois en se coupant : ils se ressemblent tous, mais on n'aime que le sien.

Les fantassins dont je suivais la colonne s'étant serrés sur le bas-côté pour nous livrer passage, je leur ai seulement crié une plaisanterie de soldat - cela vaut mieux que tous les discours - et ils m'ont répondu par une clameur joyeuse. L'écho de mon passé se lançait à ma poursuite...

J'en étais sûr, allez, qu'ils n'avaient pas changé. Une capote plus épaisse et un autre harnachement, mais là-dessous les mêmes petits gars que rien ne décourage. Je voudrais rajeunir pour devenir leur copain.

OCTOBRE 1939

UN vent mouillé affûte les visages. Les hommes, pliés sous le barda, se fraient un passage dans la bourrasque, casque en avant, pareils à des haleurs avec leur dos qui peine.

S'ils allaient dans l'autre sens, l'étape paraîtrait moins longue, mais ils montent en ligne pour la première fois, venant d'un village lorrain où ils ont joué à la vendange, et cela semble dur, quand on n'a plus porté que la hotte, de reprendre au coup de sifflet le fusil-mitrailleur. Surtout par ce temps de chien. Depuis qu'ils sont partis, avant l'aube, la pluie n'a pas cessé. Une bruine immobile, soudain secouée de rafales qui plaquent la capote contre les cuisses et vous font patiner sur la chaussée lustrée.

- C'est encore loin ? demande une voix dans le rang. - Quoi, t'es pressé ?

L'autre ne répond pas. Il remonte son sac, d'un coup d'épaule, et rejoint sa solitude dans cette troupe en marche.

Pressé. Pas tellement, bien sûr... On était mieux sur le coteau, avec des rires de filles plein la carriole, une bouteille de vin gris au casse-croûte et de la paille fraîche pour se coucher.

Est-ce à cela qu'ils songent, tous ces soldats muets dont je remonte la colonne ? Je voudrais saisir un regard, comprendre un mot ; mais la visière cache leurs yeux et le vent les bâillonne. Ce sont des inconnus, chacun avec son secret.

Alors ? Un peu ému ? ai-je demandé à un grand maigre, au nez rougi, qui s'était arrêté pour renouer sa molletière.

Il m'a regardé d'un air étonné, comme s'il ne s'expliquait pas l'absurdité d'une telle question.

- Pourquoi, ému ? Il n'y a pas de raison...

Cela vaut parfois mieux de n'avoir pas de souvenirs... Hier soir, dans la grange où je les ai surpris, ils s'esclaffaient en projetant des embuscades de gamins, et la pensée d'aborder la frontière où l'ennemi les attend, tapi dans le brouillard, les hante certainement moins, ce matin, qu'elle ne m'obsède moi-même.

Tous ont le sentiment que ce n'est pas encore la guerre. La vraie guerre, la terrible, que leurs pères leur ont contée et dont ils ont lu les récits. Ils s'engagent dans celle-ci comme dans un jeu risqué de ruses et d'escarmouches, avec la conviction d'en revenir au complet.

- Bonne chance, mes petits gars...

En somme, tout irait bien, sans la gadouille où l'on patauge. Mais allez donc blaguer, quand l'eau ruisselle du casque et vous coule dans le cou. Ceux qui longent le fossé enfoncent jusqu'aux chevilles, et les batteries qui redescendent des lignes, occupant la moitié de la route, les obligent sans cesse à serrer. Ils ont aussi d'étranges silhouettes, ces pourvoyeurs gonflés d'orage sous la lourde pèlerine. Quand ils se dressent à l'avant de leurs prolonges, on dirait qu'ils battent des ailes, et ceux qui suivent à pied ressemblent à des bergers.

Dans les prés spongieux, partout, l'eau affleure. Le moindre ruisselet s'étale en marécage qui se ride sous le vent. Et ce n'est pas fini. Le ciel, à l'horizon, roule d'autres nuages, toujours chargés de pluie.

- Un temps à ne pas mettre un char d'assaut dehors, plaisante le lieutenant d'artillerie qui me conduit.

Sans visibilité, pas de repérage possible, et les Allemands ont mis des jours avant de se résoudre à jeter leurs divisions sur ces croupes boisées où les nôtres n'étaient plus.

- Dans notre secteur, nous n'avions laisssé ' qu'une batterie baladeuse qui n'arrêtait pas de faire du bruit, lâchant une rafale et filant vite plus loin. Ce qu'ils ont pu, en face, dépenser de munitions à casser des branches, ils ne s'en doutent pas.

Les fantassins aussi s'étaient retirés, ne laissant de loin en loin qu'un îlot de surveillance chargé de battre la plaine le moment venu, et malgré ce désert, l'avance des Feldgrau n'a pas été facile. D'autant plus qu'à leurs propres mines laissées sur le terrain, il s'en était ajouté d'autres, sur les pistes qu'ils devaient parcourir.

- À malin, pas vrai, malin et demi. Ceux de notre génie aussi connaissent la musique...

Mon compagnon a seulement trois semaines de campagne, et déjà il se range parmi les vieux guerriers. Il me renseigne sur les nouveaux obus allemands, et le temps qu'on a, selon le calibre, pour se planquer.

- Vous verrez ça. On s'y fait vite.

- Merci. Je n'ai pas tout oublié...

Autour de nous, les feuilles tourbillonnent, tombant des peupliers jaunis, et je me prends à murmurer, en regardant leur sarabande :

L'automne est morte, souviens-t-en...

Ces vers d'Apollinaire me laissent aux lèvres une saveur désespérée. C'est dans un décor comme celui-ci qu'a dû naître ta chanson, Guillaume l'artilleur, poète assassiné...

Mais voici que, m'entendant, le lieutenant dresse l'oreille.

- Le Poète assassiné ? C'est le titre d'un de ses livres... Je les aime aussi, vous savez...

Je lui apprends que Guillaume Apollinaire, mort des suites de la guerre - de l'autre dernière guerre... - fut artilleur comme lui, avant d'être fantassin, et au ferraillement des canons qui défilent, nous voici, rapprochés, qui évoquons Guy au galop, du temps qu'il était militaire. Jamais mieux qu'aujourd'hui je n'ai goûté la cadence de ces vers précipités que martèle le pas des chevaux. Écrits sur un caisson, ils y résonnent encore et, à vingt ans de distance, c'est toujours Guillaume qui conduit.

As-tu connu Guy an galop

Du temps qu'il était artiflot à la guerre ?

Les fouets claquent. Les conducteurs jurent. Rien de changé, Guillaume. Rien de changé...

Comme nous atteignons un bas-fond où la rivière a débordé, la brume se fait plus épaisse et le régiment s'écoule en fantômes. La pluie qui redouble tambourine sur les casques.

- Tant mieux ! se félicite l'artilleur optimiste, dont le manteau, depuis la veille, n'a pourtant pas eu le temps de sécher. Ils seront plus tranquilles pour gagner leurs emplacements.

Les tranchées ne sont pas continues, comme à la dernière guerre, puisque la mission des avant-postes est uniquement de maintenir le contact et, en cas d'offensive, de retarder l'ennemi en se repliant sur la ligne Maginot. Elles sont remplacées par des îlots de résistance, souvent

éloignés les uns des autres - ici une maison fortifiée, ailleurs un simple trou encerclé de barbelé -- qui ne communiquent entre eux que par patrouilles. La vigilance des occupants ne doit jamais se relâcher.

- Ah ! c'est une drôle de guerre, m'explique gaiement mon compagnon. C'est à qui essaiera de prendre son voisin à revers. Une vraie partie de cache-cache. Tous les jours, des combats s'engagent, presque à bout portant. Ils sont tenaces aussi, les verdâtres, et ils ne lâchent pas facilement pied. L'autre matin, près d'ici, ils sont parvenus jusqu'à un blockhaus où tirait un fusil-mitrailleur, et, par le créneau, le plus culotté a lancé une grenade à manche qui a éclaté dans l'abri. Il n'en tuera plus d'autres, c'est acquis. Mais le sergent du F.M. est aujourd'hui à l'hôpital, les mains déchiquetées, et ce n'est pas à celui-là qu'il faudra raconter que les fridolins ne sont pas tous pareils et que ceux à croix noire sont les seuls féroces. Il n'était peut-être pas nazi le lanceur de grenades. Il était allemand. Cela revient au même quand il s'agit de tuer.

Heureusement, dans cet horrible jeu, on a aussi des revanches. Ainsi, un artilleur de liaison ayant perdu sa route s'est trouvé tout à coup, à la lisière d'un bois, en présence d'une patrouille qui battait les fourrés. S'il s'était enfui, il ne serait pas allé loin. Mais au lieu de perdre la tête, il s'est jeté dans un fossé, et comme les Allemands s'avançaient en tirant, il a riposté à coup de mousqueton. Lorsque les fantassins, alertés par la fusillade, sont arrivés à la rescousse, ils ont trouvé deux patrouilleurs couchés dans l'herbe, le même trou au front. C'est ce dernier détail qui a surtout frappé mon compagnon.

- Je lui ai dit, au petit bonhomme : " Quand on tire aussi bien, on ne reste pas artilleur. Tu as une trop bonne place toute trouvée chez les biffins. " Cela ne m'a pas empêché de le proposer pour une citation.

Ce qu'il n'ajoute pas, ce grand garçon timide à rougir, malgré son air de tout trancher, c'est qu'il a, le même jour, gagné également sa croix de guerre, en assurant le repli des derniers 75 sous les rafales de balles qui cinglaient le chemin.

- Bah ! Elles ne touchent pas toutes, s'excuse-t-il avec modestie. Seulement, quand elles vous sifflent aux oreilles, on voudrait bien partir.

Et il est resté...

Tous deux, frissonnant sous l'orage, nous regardons les fantassins s'engager par la plaine à découvert. Dans le brouillard, pas un bruit. Seulement le vent qui mugit et les branches qui craquent. Quand les dernières silhouettes se sont effacées, je reprends tout bas le poème, pour moi tout seul, comme un adieu :

J'ai cueilli ce brin de bruyère

L'automne est morte, souviens-t-en,

Nous ne verrons plus sur terre Odeur du temps...

Puis je tends l'oreille. Tremblant pour eux. Non... On ne tire pas...

Je m'étais promis d'aller surprendre au repos un des régiments qui s'étaient battus en avant de la frontière et que j'avais vu revenir, harassés mais joyeux, par les chemins ravinés du front où des milliers de godillots creusent leur ornière, je n'ai pas attendu longtemps. Le jour même de leur arrivée au cantonnement, j'avais rejoint deux bataillons qui tenaient les lignes depuis le début du mois.

- Eh bien ? ai-je demandé au premier soldat que j'ai rencontré. Ç'a été dur ?

- Non, pas trop, m'a-t-il répondu, de la malice au coin de l'œil. Je crois qu'on s'y fera...

Forfanterie ? Pas du tout. Mais pour qui combat, la veille s'oublie vite. C'est le lendemain qui compte. Quinze jours de bon, profitons-en.

À peine étaient-ils installés que le village avait changé d'aspect. Plus de monde sur la place qu'au 14 juillet. L'église soudain trop petite pour recevoir tant de paroissiens imprévus. Les paysannes n'osaient plus approcher du lavoir, où des soldats bruyants savonnaient leurs liquettes. Les bêtes de la basse-cour cherchaient où se nicher, trouvant toutes les places prises, des soldats endormis jusque dans le râtelier. Quant au chien de la ferme, il n'avait jamais tant mangé et, babine graisseuse, la queue en trompette, il refusait de s'éloigner de la roulante où le cuistot lui apprenait à se mettre au garde-à-vous. Les tas de fumier seuls n'avaient pas changé, cet immuable fumier lorrain par quoi s'évaluent les fortunes et que des siècles de guerre ne parviendraient pas à racler.

Pour qui débarquerait de Nice, cette villégiature n'aurait rien de plaisant, mais quand on revient des lignes on est moins difficile. Les fantassins se croyaient en vacances. Même les Parisiens ne rouspétaient pas : c'est tout dire...

Un bœuf-mode et des frites, de la paille fraîche, pas trop de corvées, que souhaiter de plus ? Peut-être boire un coup... Je l'offre de bon cœur à toute une section. Mais voilà le commandant qui semble chagriné.

- Pas la peine de leur donner des regrets. Avec tout l'or du monde, ils ne trouveraient pas ici une canette à se payer. Il n'y a qu'un débit dans le village, et les autres régiments ont eu vite fait de le mettre à sec.

Cela ne m'a empêché de sourire, au contraire.

- Permettez, commandant. J'ai été soldat comme eux, et pour cette sorte de débrouillage, j'ai maintes fois constaté que le dernier des bonhommes pouvait en remontrer à ses chefs.

Après quoi, m'adressant aux biffins qui m'entouraient déjà d'un cercle de rigolards :

- Vous êtes sûrs qu'il n'y a rien à boire dans cc

patelin ?

Le renseignement a jailli de dix côtés à la fois :

- À la maison du bout, ils viennent de recevoir de la bière, et la bistrote attend du vin.

J'ai souri de plus belle, pas fâché de mon effet :

- Vous voyez, commandant...

Parbleu, un millier de paires d'yeux ne laisse rien échapper. Surtout quand il " fait soif ". Et un instant plus tard je les retrouve attablés, évoquant à grands cris leurs dernières patrouilles, lorsqu'ils rampaient par les layons, vers les villages ennemis, le doigt sur la gâchette, et écartant les herbes pour dévoiler les pièges. Ces fameuses mines allemandes qu'ils n'appellent plus - excusez-moi - que des " pièges à c... ".

Le commandant, qui sait manier ses hommes, est un ancien de la dernière, comme la plupart des officiers de son grade, et je lui vois le même sourire qu'au plus jeune de ses gars.

- Je ne vous demande pas si ç'a été dur : vous me répondrez que non.

La moue débonnaire et les yeux baissés, il pèse ses mots.

- Dur, cela dépend... Quelques blessés... Très peu de morts... Un lieutenant que nous aimions tous et deux soldats... Naturellement, ça compte. Mais si on additionne, il y en a moins que de citations. Quatorze d'un coup, ce n'est pas mal pour un début.

Ces modestes clous de bronze ou d'argent, quelques palmes pour les plus braves ou les plus chanceux, ils les ont bien payés. Quinze jours de coups de mains et d'embuscades pour ramener des prisonniers . Quinze jours d'alerte, et quinze nuits, la fusillade éclatant par-fois par derrière quand une patrouille ennemie parvenait à s'infiltrer.

- Ceux-là, je vous jure qu'ils repartaient vite. Ceux qui pouvaient...

Je ne puis attendre d'un tel chef les morceaux de bravoure qu'on réclame loin du risque, mais sans grands mots, se taisant sur lui, il me vante ses hommes et ses jeunes officiers qui auraient l'âge d'être ses fils.

- C'est une drôle de guerre, me dit-il à son tour. À certains endroits, pour établir la liaison, je me suis approché en auto à cent mètres du Boche et j'ai pu revenir sans essuyer un coup de fusil. Il est vrai que de mon côté, j'ai vu un Fridolin assis tranquillement sur le marche-pied de sa voiture, pour consulter la carte, comme s'il eût hésité à pousser vers chez nous. D'une rafale de fusil-mitrailleur, nous l'aurions descendu, mais il me faisait pitié, ce nigaud à casquette qui se croyait sans doute à une lieue du " Franzose ". On a tiré en l'air et il a décampé...

- En laissant sa voiture ?

- Il nous devait bien ça...

Il n'est pas d'officier, il n'est pas de soldat qui n'aient rapporté d'anecdotes semblables sur ses deux semaines de frontière et je crois que, tout compte fait, en dépit des mausers et des grenades à manche, ils s'en souviendront comme d'une escapade. Ils ont vécu là-bas comme dans une île abandonnée, trayant les vaches, plumant les oies, pêchant dans les étangs et prenant même des lièvres au collet.

- Chut ! N'en dites rien, surtout. Le commandant ne le sait pas.

Mais si, il le savait.

- Je n'ai pas le nez bouché, me confiait-il plus tard. Ce qu'il pouvait sentir bon, leur nom de d'là de civet...

Lui, pourtant, s'était offert des nuits de roi, dans un vrai lit à édredon, à cinq cents mètres du Fritz qui ne cessait de tirailler.

- En pyjama, monsieur ! Les doigts de pieds en éventail !

Certes, c'est une " drôle " de guerre. Pas toujours comme on l'entend. À Creutzwald, au milieu des bois, ils se sont baignés dans une piscine, se blottissant dans les cabines dès que ronflait un avion et prêts, si cela tapait, à s'habiller sans chemise, à se chausser pieds nus, pour empoigner le flingot, mais dans le même village on a dit la messe devant trois cercueils. Drôle de guerre...

Quand ils évoquent ce souvenir à la popote où l'on m'attend pour dîner, personne ne rit plus... Il était si crâne, ce jeune lieutenant broyé par une mine. Pourtant, le nuage passé, la bonne humeur reparaît vite. C'est un simple caporal qui la ramène, cette fois, parmi les officiers.

- Caporal comme moi, cela rapproche, lui ai-je dit en lui tendant la main.

Ce Parisien, grand et mince, le regard droit comme la parole, va recevoir, à la prochaine prise d'armes, l'une des premières croix de guerre du régiment. Elle lui rappellera certaine rencontre de patrouilles où, crânement, lui en tête, les nôtres ont pris le dessus. II narre le retour de cette poignée d'hommes, par un terrain farci de mines, avec tant de naturelle fantaisie, qu'il est impossible de garder son sérieux.

- Comme nous marchions en file d'escouade, une a sauté entre deux camarades, et celui qui venait derrière était si noir de poudre et de boue que nous avons éclaté de rire en le retrouvant nègre...

Drôle de guerre, toujours. Drôle, puisqu'ils en rient...

Le clairon qu'on va décorer avec lui est si rouge d'émotion qu'il ne parvient pas à raconter comment, sautant de bécane, il a engagé le combat avec un groupe d'Allemands postés dans une maison.

- Un de ses camarades s'était abattu, grièvement atteint, il n'a pas hésité, explique pour lui son commandant. Il s'est élancé, sans prendre garde à la fusillade, et l'a ramené jusqu'à nos lignes.

- Sauvé ?

- Non. Mort...

Encore un nuage qui passe... Et sans rien dire on tend son verre au petit clairon pour trinquer.

- À la santé de qui ?

- De ma femme. Rue Grange-aux-Belles.

Comment, déjà marié, avec cette lèvre imberbe et ces joues qui s'empourprent ? Il est vrai que ses chefs sont aussi jeunes que lui, à l'exception d'un capitaine réserviste, autre survivant de I4-18, qui me rappelle en deux mots tout un monde aboli, lorsqu'il dirigeait à Joinville certain studio que je fréquentais.

- Où l'on tournait même des films de guerre, monsieur Dorgelès.

- Ne dites pas le nom ici. Je deviens superstitieux.

À cette table-ci, je suis l'hôte du deuxième bataillon, relevé du même secteur, et ce commandant a, lui aussi, gagné ses premiers galons entre la Somme et Verdun. Cela se reconnaît à son langage, à ses gestes même, à toute la chaude cordialité qui l'unit à ce jeune état-major.

- À table, ils me chahutent un peu. Mais ils m'aiment bien.

L'un rectifie pour tous :

- Nous vous respectons, mon commandant. Et nous vous adm....

Un signe le retient, et un sourire paternel :

- Pas un mot de plus !

Ils sont là - me pardonneront-ils - une vraie tablée de collège, un réfectoire de " grands ", qui s'amusent d'un rien et pouffent dans leur serviette. Il n'y a que leurs jeunes rires et les dorures déjà ternies de leurs manches pour décorer cette pauvre salle d'auberge. " Café de la Croix de Lorraine ", ai-je lu sur la façade. Et sous l'invocation de cette croix de village, un sous-lieutenant, plus silencieux que les autres, est venu prendre place près de la cheminée.

- Un séminariste, m'apprend le commandant.

Est-ce parce que je le sais qu'il me paraît plus grave ? Ou parce que je dénombre tous les jeunes prêtres qui, depuis deux mois, sont déjà tombés. Pour la croix de Lorraine, et toutes les croix...

D'une salle voisine, réservée à l'estaminet, nous parvient une rumeur de gros rires et d'accordéon. Par instant, les voix se joignent, reprenant en chœur un refrain connu, et c'est un peu d'oubli qui passe, de tendresses faciles et d'amours perdues.

Il y a même une romance qui m'a chaviré comme une midinette. Oh ! pas plus langoureuse que les autres, ni mieux tournée. Mais nous la chantions déjà à l'autre guerre, et c'est peut-être un camarade de tranchée, grisonnant aujourd'hui, qui l'a apprise à son gamin, sans prévoir que celui-ci la chantonnerait un soir en quittant le créneau.

J'avais besoin, parfois, de faire un effort, pour revenir à cette table d'où m'éloignaient des ombres.

Que chacun enterre ses souvenirs. Il n'y a que le présent qui compte. Il n'y a que demain. Et demain, c'est eux. C'est leur mâle confiance. C'est l'invincible espoir qui brille dans leurs yeux.

Si la mort les regarde en face, elle n'osera pas... L'autre génération lui a assez donné...

Bien entendu, chacun a son récit qu'il veut placer :

- Figurez-vous que des tirailleurs algériens tenaient les avant-postes. La nuit tombée, à leur habitude, ils se sont mis à chanter, accroupis en rond et claquant des mains. Mais les Allemands, qui ne comprenaient rien à la musique arabe, se sont permis de les imiter en poussant des " You ! You ! " Aussitôt les tiraillous, vexés, ont sauté sur leurs armes et, pendant une bonne heure, cela n'a plus cessé de pétarader...

Mon artilleur avait raison : drôle de guerre. L'aumônier même est de cet avis, et cependant, l'autre dimanche il n'a pas, sur le moment, trouvé la farce du meilleur goût. Il devait recevoir, dans un village évacué, tout contre la frontière, l'évêque de Metz, qui n'avait pas craint de s'aventurer dans la zone avancée pour conférer les ordres à un sergent séminariste.

- Recevoir Monseigneur, m'expliquait-il avec un fort accent lorrain, pensez donc, quel honneur ! Aussi, avais-je fait des prodiges pour me procurer quelques bouteilles de vin fin. Par prudence, je les avais enfermées dans ma chambre jusqu'à l'heure du repas. Je sais que les soldats sont des enfants terribles. Eh bien ! quand je suis monté...

Un grand éclat de rire l'empêche de poursuivre. Tous se tiennent les côtes, même le séminariste.

- Ils m'avaient tout bu, les gredins. Le vin de Monseigneur !

On aurait cru entendre un conte d'Alphonse Daudet, le Vin de Monseigneur. Le titre même était trouvé...

Pourtant, à mesure que l'heure tourne, les plus enjoués sentent leur fatigue. Combien de nuits sans sommeil, durant ces semaines de qui-vive. Et cette nuit encore, à peine rentrés des lignes, fourbus, crottés, un pli de l'État-Major venait les alerter. " Urgent. Secret. " Juste le temps, avant l'aube, de braquer les pièces de D.C.A. et de mettre en place les fusils-mitrailleurs. " Leurs avions n'ont pas passé, c'est l'essentiel. " Ce soir, enfin, ils vont pouvoir dormir.

Le village s'est enveloppé de pluie et d'ombre. Le

garde aux issues, recroquevillé contre un auvent, n'en-tend rien que l'averse crépiter sur les toits. Vaste silence...

Un souffle d'accordéon s'assoupit à côté. Mais rien sur le front. Pas un obus.

Dans cette maison basse, dont la porte s'encadre de deux écussons à devise - devise du régiment : " On ne passe pas ! " - la garde a déposé le drapeau. Je l'ai vu tout à l'heure, à la lueur de deux bougies plantées dans des bouteilles, comme chez les pauvres. Il y en avait des noms ; il y en avait de l'Histoire sur sa soie blanche : " L'Yser, 1914... Verdun, 1916... L'Aisne, 1917... Le Soissonnais, 1918. " Partout où se sont illustrés les anciens, partout où a fondu le régiment. Mais maintenant, la dernière victoire inscrite contre la frange d'or, il ne reste plus de place où broder de nouvelles dates.

Hélas... On ne pouvait prévoir qu'il aurait fallu des drapeaux si grands...

NUIT EN PREMIÈRE LIGNE Novembre 1939.

LE soir s'appesantit. Des deux côtés de la route, la campagne semble morte, sous les javelles en désordre et les meules abandonnées. De loin en loin, apparaissent des maisons hantées : ces fermes sans maîtres, où se faufilent des fantômes de soldats. Les habitants n'ont eu que quelques heures pour évacuer, et leurs maisons sont restées telles que la mobilisation les a saisies : la soupe dans les assiettes, la veste de travail accrochée à un clou. Parfois, on voit flotter des formes blanches : du linge qui " sèche ", depuis deux mois, sous une pluie glacée. Les fantassins qui redescendaient des lignes ont pris, pour se changer, les chemises de l'homme, celles de la femme pendent toujours comme des loques, entre des camisoles aux bras mouillés et des robes d'enfants. Si l'on entre, à tâtons, et braque dans l'ombre une lampe électrique, on aperçoit sur la table un numéro déplié du Lorrain : samedi 2 septembre. L'horloge marque l'heure, où prise de peur, elle a retenu son balancier. Peut-être la nuit du grand départ, en entendant sous la fenêtre des grincements de charrettes et des trots d'escadrons.

À l'écurie et dans l'étable, plus une bête. Toute la paille est pour les troupiers. Ils bavardent, écrivent ou jouent aux cartes, à la lueur d'une bougie. Du dehors, on ne voit rien, qu'un filet de lumière ; on n'entend rien, que parfois une chanson.

Plus on avance, plus les villages sont obscurs, les cantonnements silencieux. On les devine sur le qui-vive.

- Halte-là !

Juste le temps de freiner. C'est une sentinelle qui barre le chemin. Je me penche et, à mi-voix, donne le mot.

Derrière le veilleur se dresse une barricade de machines aratoires. Des socs, des herses, des rouleaux. L'auto doit se glisser par la chicane, en écorchant ses ailes.

- Doucement sur le petit pont : il est miné.

Je regarde et devine les caisses d'explosifs. Pareilles à de petits cercueils. Un ordre, un signe et tout sauterait.

Ailleurs, c'est une barrière antichars qui coupe la route. Ou une haie de chevaux de frise. Et chaque fois le même cri. Un déclic de lebel dans l'obscurité :

- Halte-là ! Qui vive ?

- Nansouty...

Je repars à petite allure. Tous feux éteints. La chaussée bitumée qui luisait tout à l'heure, disparaît maintenant sous un lit de feuilles pourrissantes. Dans la plaine inondée, je ne distingue plus les yeux vitreux des flaques d'eau. Ni la crête de neige, le long des talus. Le noir des champs s'enfonce dans la houillère du ciel. Sans horizon. Une vraie nuit de guerre.

Enfin nous franchissons une dernière barricade, au pied d'un clocher muet, et je vois surgir de l'ombre l'officier chargé de me conduire. Même la nuit les autos ne vont pas loin. Nous sommes trop près des avant-postes : l'ennemi entendrait.

- Regardez ce toit, me montre le capitaine. Un coup de o 5 . La nuit dernière...

Le presbytère est à présent coiffé de dentelles. Cela n'empêche pas les soldats de faire leur popote au rez-de-chaussée. Je les vois aller et venir, portant des bassines et des plats fumants. Dans un cellier, ils sont cinq ou six autour d'un tréteau, et la lanterne suspendue au plafond n'éclaire que des visages sans couleur. La Cène des monte-en-ligne. Veille de la Passion... Je les regarde à tour de rôle - si insouciants, si jeunes - et n'ose plus entrer.

- Au rabiot ! crie l'un d'eux, penchant le bidon. Alors, j'avance d'un pas :

-- Il y en a pour moi ?

J'ai vraiment joui de leur étonnement. Ils m'examinèrent sans comprendre, se demandant d'où je tombais. À mes manches, ils cherchaient des galons et, n'en trouvant pas, perdaient un peu plus contenance. Je portais bien un casque pareil aux leurs, mais mon manteau sans écussons et mes bottes lacées achevaient de les confondre.

- Vous êtes Anglais ? s'enhardit le sergent.

- Non. Civil...

Cette fois, leur perplexité fit place à la stupeur. Ils me dévisageaient, plutôt incrédules. Puis riaient sous cape, en se poussant du coude. Craignant d'être mystifiés.

- Civil mobilisé, comme nous autres ? reprit le sergent, un brin gouailleur.

- Non. Civil en activité, fis-je en m'asseyant au bout de leur banc. Je monte aux avant-postes voir comment ça se passe, et je voudrais boire un coup, pour me donner des jambes.

Jamais, non jamais, mon apparition n'aura causé plus de surprise. Ni peut-être de contentement. Avec quelle joie ils ont rempli mon verre ! Pas le quart de tout le monde, non, non : un vrai verre à pied, pris dans le buffet. Et quelle franchise pour boire à ma santé.

- Plutôt à la vôtre !

Il y a quelques lustres, au cours d'une convalescence, j'ai écrit, ou plutôt bâclé, en collaboration avec ce bon Régis Gignoux, dont le talent égalait le cœur, un petit roman, aujourd'hui introuvable, où nous contions les aventures de deux civils qui se rendaient dans les tranchées pour joindre l'inventeur d'une machine à finir la guerre. Eh bien, je revivais cet épisode, sans l'espoir, hélas ! de rapporter les plans d'une catapulte modernisée.

- J'irais bien avec vous, soupira le sergent en me reconduisant au bout du jardin. Peut-être que ce soir a ils " redonneront un concert...

Je ne savais pas encore de quel concert il parlait.

Pendant ma courte halte, la lune s'était levée, à demi-voilée par les nuages, et l'on y voyait mieux. Assez, en tout cas, pour éviter les trous d'obus. Au premier large comme un chaudron - j'ai reconnu le calibre.

- Du 77 ?

- Oui. Ça ne creuse guère, mais les éclats portent loin.

Elle n'est pas clémente, cette terre de Lorraine. L'eau y sourd de partout. L'ornière devient rigole et le fossé ruisseau. Appuyé sur ma canne, je patine à chaque pas sur la piste glissante. Mon guide me précède ; mousqueton à la bretelle, comme un simple soldat.

- Chez moi aussi, l'automne est pluvieux, s'épanche-t-il. Mais notre boue est tout de même moins mauvaise.

- D'où êtes-vous ?

-- De Sologne. Instituteur à Menestreau-en-Vilette. Il a une figure malicieuse de campagnard, et une bouche édentée qui ne cesse de sourire. Il s'amuse de la pluie, s'amuse du froid, s'amuse des ténèbres. Même du canon. Soudain, sur notre droite, une courte flamme éclaire la plaine.

- Ce sont eux qui tirent, me dit-il posément.

Au même instant, l'éclatement nous parvient. Assourdi dans cette aire immense. Tout de suite après, c'est derrière nous que cela tonne. Une de nos batteries lourdes, dissimulée sur l'autre versant. J'écoute une seconde, pour entendre l'obus. Mais il passe trop loin, et je ne perçois, au fond du ciel, que le bruit lointain de l'arrivée.

- Ce sont leurs politesses, s'amuse le capitaine. Tu tires : je réponds... Alors, quelquefois, ça dure toute la nuit.

Pas aujourd'hui probablement. Nous ne comptons que des coups dispersés, toujours sur la droite, comme si les projectiles y cherchaient leur victime. Ensuite, c'est une mitrailleuse qui se met à crépiter.

- De chez nous ?

- Oui, je crois... Tantôt l'un, tantôt l'autre, vous savez ? Chacun se méfie des coups de main...

Comme le bruit de nos pas résonnait dans la nuit, nous avons pris la file d'escouade, marchant dans l'herbe. À cinq cents mètres des guetteurs Fritz, on peut commencer à être prudent.

- Surtout, pas de cigarettes.

- Merci. Je ne fume pas...

Venant dans l'autre sens et longeant la route, des silhouettes ont grandi.

- Où allez-vous ?

- La corvée de soupe, mon capitaine.

Dans l'ombre, on ne distingue que leurs faces blafardes et la boue des capotes qui les tache de blancheur.

- Ne flânez pas, recommande l'instituteur, comme à ses gosses de Menestreau. Si ça pouvait arriver tiède...

Mais une heure pour aller, le temps de distribuer, et une heure pour revenir : les hommes des petits postes ne souperont pas avant onze heures. Et il faudra attendre le petit jour, pour lire cette lettre qui vous brûle les mains.

Sans bruit, la corvée disparaît. Bouteillons brimbalants. Ceinturée de bidons. Alors, je risque un conseil :

- De mon temps, nous emportions une ficelle pour enfiler les boules de pain en chapelet. C'était plus facile...

Mais mon compagnon tend l'oreille aux coups de bélier qui ébranlent la nuit.

- C'est ce qu'on dit maintenant, lorsque ça bombarde.

Pourquoi pas, après tout ? À chaque guerre ses traditions. Ce qui ne change pas, par exemple, c'est la boue, la boue froide.

- Ça bambouine, par là-bas, murmure-t-il.

Puis, m'observant de biais :

- Et les poux ? m'informé-je. Il y en a ?

Le sourire creuse un peu plus les joues maigres.

- Ça commence, ma foi...

Tout cela murmuré, en rapprochant les têtes. Nous entrons dans le domaine des pas feutrés et des voix qui s'étouffent. Sur le ciel blême se découpent des toits. Pas même un village. À peine un hameau. À quelques pas, j'entends un bruissement, comme le vent dans les branches. Je m'arrête pour écouter. C'est l'eau qui coule. La Blies du communiqué.

- Faufilez-vous le long du mur, derrière les branches, me souffle l'officier.

Je le suis, collé aux pierres. Devant moi, une barrière, la guérite éventrée d'un douanier : nous sommes à la frontière. Encore un pas et je domine un trou noir : la rivière. Le pont qu'on a fait sauter pique le nez dans les remous.

De l'autre côté, à quinze mètres, le guetteur allemand, ayant perçu un bruit, s'appuie peut-être comme moi à la barre frontière et inspecte la nuit.

En tâtonnant, le pied craintif, j'ai pénétré dans une maison. Noir, mais noir ce couloir, à ne pas distinguer une porte du mur.

- Prenez-moi la main, chuchote le capitaine. Ici, baissez la tête. Tournez à droite... Il y a des marches...

Heureusement, les yeux s'y font vite. Au fond de l'antre où il m'attire, j'aperçois une brèche et, aussitôt, je comprends où je suis. Un abri de tir.

- Laissez votre place, demande mon guide au veilleur.

L'homme se lève : une ombre casquée, dont je ne connaîtrai jamais le visage ni la voix. Silencieux comme lui, je m'assieds sur son fauteuil d'osier, et penché, je regarde. L'arme braquée bat toute la rive. Je veux sentir sa crosse dure au creux de mon épaule, et sous ma main sa culasse glacée.

Ainsi, il y a tant d'années, scrutant la plaine où ne rôdaient que des morts...

Mon regard qui s'habitue épie la berge et fouille les buissons. Je crois retrouver mon oreille sensible de guetteur. Cette attention qui plisse le coin des yeux et colle les lèvres. Ce cœur qui suspend ses coups...

Subitement, en amont, une mitrailleuse se réveille, lâche une rafale et attend. Qu'est-ce qui se passe ? Rien sans doute. Dans l'abri, personne n'a bougé. Peut-être une patrouille qui vient de partir ? Chaque nuit, Français et Allemands tentent des coups de main.

Depuis un mois qu'on se bat sur la frontière, elle en a déjà vu, cette rivière bourbeuse, qui ronge les talus. De ces obscurs faits d'armes qu'on ne connaîtra pas. Le capitaine B..., survivant de l'autre guerre, industriel à Paris, qui a passé le premier, sur un pont à demi détruit et qu'on croyait prêt à sauter, le lieutenant de Q... qui s'est hasardé seul sur l'autre rive pour ramener des soldats égarés. Et combien d'autres...

- Notre capitaine aussi, m'a confié un voltigeur. Il a conduit une patrouille jusqu'aux lignes boches et a retrouvé un de nos copains qui s'était perdu dans le repli. Cerné par la fusillade, tremblant d'être fait prisonnier, le pauvre type n'avait rien mangé depuis huit jours, et il s'est jeté au cou de notre chef en pleurant.

Quand je l'ai rapporté à l'instituteur, il a encore souri. Comme d'une joyeuse aventure. - Ma foi, oui, il pleurait, ce malheureux garçon...

Devenus amis, nous repartons ensemble, suivant la rivière. Il passe ainsi ses nuits à visiter ses petits postes : des groupes de F.M. qui, à la moindre alerte, croisent leurs feux. Mais au bout de quelques pas, je m'arrête. Puis je m'approche, pour mieux voir.

Cette fois, mon guide ne rit plus. Ce sont des tombes, que j'ai aperçues. Des croix de bois. Une trentaine. Au bout de la rangée, quelques trous restent vides.

- Il y en a d'inoccupées, murmure-t-il en les comptant.

Sur la terre grasse, des fleurs ont pourri. Un camarade maladroit a tressé une couronne de branchages. Et un casque troué veille sur le tumulus du fantassin breton qu'il n'a pas pu sauver.

Un instant, je reste accablé. Sans même le courage de simuler un garde-à-vous. Le vent qui gémit, l'eau qui gronde, une persienne qui bat. Et ce bruit fourbu de godillots qui vont à leur destin.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Une patrouille qui part...

Heureusement, il y a les concerts.

- Non, quelle bonne blague ! m'a conté un sous-lieutenant qui m'avait fait entrer dans une chambre misérable, tristement éclairée par un cierge d'église. Figurez-vous que ça s'est passé hier, vers cette heure-ci...

Comme les hommes veillaient à leurs créneaux ou dans leurs trous, une voix retentissante s'éleva de l'autre rive. Une sorte de barrissement qui, tout d'abord, les fit bondir sur leurs fusils, prêts à tirer.

Allo ! criait cette voix monstrueuse. Camarades français, sortez de vos trous !

Mais c'était prononcé avec un tel accent, que les " camarades " comprirent tout de suite. Encore un coup de la propagande... Les occupants d'en face, déplaçant peut-être une mitrailleuse, avaient installé un haut-parleur dans le village riverain, et l'orateur nazi emplissait la vallée de son prêche hurlant.

- Ne transformez pas la France en vaste champ de bataille, feignait de pleurnicher la voix allemande. N'écoutez pas la perfide Angleterre... Vous avez froid aux pieds dans cette boue...

- Et toi ? brailla de sa tranchée un réserviste de Paris.

Le déclamateur casqué poursuivit cependant sa leçon jusqu'au bout - écouté, bouche bée, par ces soldats crottés qui n'en revenaient pas - et il termina par une promesse qui vint juste à point pour les apaiser, comme ils commençaient à crier : " Ta gueule ! "

- Maintenant, camarades français, afin de vous remercier de votre attention, nous allons vous faire entendre quelques morceaux que vous aimez bien. Bonne nuit, les gars ! À bientôt !

Sur ce singulier adieu, une autre voix monta soudain de la berge allemande. Événement insensé : Tino Rossi, tonitruant, chantait Marinella par-dessus les avant-postes !

De plus en plus ébahis, nos soldats écoutaient, mais sur la défensive, se demandant si le chant du pick-up n'était pas destiné à couvrir l'approche d'un coup de main. Si bien que la romance, dont le grondement s'entendait jusqu'aux deuxièmes lignes, éveillait sur la rive des claquements de fusils et des cliquetis de baïonnettes.

Il pleut sur la route, Dans la nuit, j'écoute...

Ça, c'était vrai, jamais il n'avait autant plu.

Après le ténorino, ce fut Lucienne Boyer qui émergea des ténèbres. D'une voix soupirante et mille fois grossie, elle parla d'amour, au crépitement des mitrailleuses, et les biffins extasiés faisaient taire les tireurs, afin de mieux l'écouter.

Ah ! oui, drôle de guerre... Ceux qui ont fait les deux peuvent le répéter.

Revenu sur la berge, je prête l'oreille, espérant que le concert va reprendre. Mais non : leur machine à mensonges doit opérer, ce soir, dans un autre secteur. On n'entend que la plainte du vent et le clapotement de la Blies.

J'emporte un petit souvenir de ce soir singulier : une oriflamme à croix gammée, ramenée par les patrouilleurs. Face à l'obscure menace, je chiffonne dans ma poche cette loque rouge et noire pour qui tant de sang a déjà coulé. Sur notre droite, leur Dos tape toujours. " Bonne nuit, les gars ! " souhaitaient-ils hier. " À bientôt ! "

Que cachait cette promesse ?

Je le sais, à présent.

Ce qu'ils annonçaient, c'était la troupe des tueurs bien dressés qui se glissent la nuit, mitraillette au poing, comme ceux du gang, et guettant le patrouilleur pour l'abattre au passage. " À bientôt, les gars ! " Voici leur cadeau : ce chasseur à pied mort, couché sur un brancard.

Ils l'ont tué ici-même, il y a quelques heures, comme le jour se levait. Et sur le tronc des hêtres, je touche avec horreur l'entaille encore fraîche de leurs balles.

Le bois où nous nous trouvons occupe le haut d'une croupe herbeuse, non loin de la Sarre qui coule au pied de ces coteaux, et de la lisière nous dominons Zingzing, notre dernier village avant la frontière. Le commandant Waringhem nous le désigne du doigt :

- Mes hommes s'y rendaient à l'heure habituelle pour établir la liaison, lorsque les boches, dissimulés dans les fourrés, ont ouvert le tir, presque à bout portant...

- Comment s'étaient-ils infiltrés ?

- Par les vergers, mon général. Toujours ces frontaliers qui connaissent le pays et mènent leurs patrouilles.

Le général À... qui m'a permis de l'accompagner, inspecte la campagne d'un regard assombri. Ces jardins feuillus, propres aux embuscades, ces haies menaçantes, ces chemins tortueux. De leurs postes de guet, les Allemands nous observent peut-être et doivent s'étonner que tant d'officiers se soient dérangés pour un simple soldat tué. Mais c'est aussi, mais c'est surtout pour en sauver d'autres que le général est venu aux avant-postes. Précis, il donne ses instructions, met au point les consignes.

Poussant jusqu'à la corne du bois, il parle aux veilleurs figés près du F.M. ou de la caisse à grenades. Il fait halte devant les huttes où les soldats vivent entassés, dormant le jour, guettant la nuit. Moi, je reste en arrière, ayant arrêté un sergent qui, l'arme à la main, rentrait

de patrouille.

- Vous le connaissiez, ce chasseur ?

- Il était de ma section. Réserviste comme moi.

- Marié ?

- Deux enfants.

Il détourne la tête. Gêné de laisser voir ses yeux mouillés. Je me détourne aussi.

Elle est pourtant si belle, si généreuse, cette campagne riche en fruits. Elles semblent si accueillantes, ces maisons villageoises, pressées autour de leur clocher. Le brouillard agite au creux du vallon un tulle si léger qu'on ne le redoute plus. Où la neige a fondu, le soleil fleurit l'herbe de gouttes irisées et les taillis, encore givrés, craquent sous le regard comme une friandise. Sans ce mort étendu, on se croirait dimanche. " Hier matin, reprend le sergent d'une voix enrouée, il avait reçu un colis de chez lui, contenant comme surprise la photo de ses petits. Il en avait pleuré... À la nuit tombante, je l'ai désigné pour partir en patrouille, il m'a supplié de le remplacer : " J'ai de l'appréhension, sergent. Emmenez-en un autre... " Aussitôt, plusieurs camarades se sont offerts, et il a pu rester... Mais ce matin comme son tour était venu, il est parti sans rien dire...

Le temps de franchir le réseau et de faire vingt pas... C'est là qu'il est tombé. Je retrouve la trace brune du sang, et les branches écrasées. La mort, au rendez-vous depuis la veille, devait s'irriter du retard, tapie dans les

buissons, et elle l'a immolé où elle avait prévu, à la lisière du bois.

Le général vient de s'arrêter devant le brancard. Raidi, il salue son soldat. On a jeté un linge sur le pauvre visage. Son suaire, ce sera sa capote. Tachée de boue jusqu'au ventre, constellée de sang au cœur. Une de ses mains porte encore un gant de laine. À l'autre, j'aperçois l'alliance.

À cette heure même la maman, toute joyeuse, dit peut-être aux enfants : " Il y a une lettre de papa ! "

Celle où il annonçait qu'avant la fin du mois il arriverait en permission.

SURPRISES DU FRONT

Décembre 1939.

QUELLE étrange sensation de se rencontrer soi-même à chaque pas, mal fagoté, fangeux, maniant la bêche de travers, mangeant debout sa gamelle ou guettant l'ennemi par-dessus le parapet.

Et ce chandail qui dépasse, ce menton mal rasé... Cette façon de secouer la jambe pour détacher la bouc qui gonfle le godillot. Même cette astuce de poser une planche sur la gadouille, afin d'avoir les pieds au sec. Mais c'est moi, parbleu ! Je me reconnais... C'est toi aussi, Ricois ; c'est toi, Desmet, vieux camarades de l'ex-dernière, et plus j'approche ces cadets, plus je les trouve semblables à nous.

La seule différence, c'est qu'eux savent déjà, tandis que nous, nous arrivions bardés de notre ignorance comme d'une armure. Nous avons fait notre expérience à nos dépens, jour après jour, de coup dur en coup dur ; eux, au contraire, l'ont amenée dans leur paquetage, empruntée aux souvenirs de leurs pères, recueillie dans nos livres, ou bien apprise au cinéma. Et c'est ce qu'ils ont maintenant à porter de plus lourd.

La guerre, pour ceux de 14, n'avait pas un visage si terrible. (Ai-je pu siffloter, par crânerie, à ma première échauffourée ! Aucun mérite : jamais je n'avais vu mourir...) Nous imaginions naïvement la bataille comme une litho de calendrier. La Maison des dernières cartouches, avec le mourant adossé au mur, et ce farouche blessé qui tire par la fenêtre. Pour nos cadets, c'est plus sévère. Ils aperçoivent Douaumont derrière un rempart de cadavres, se représentent Craonne et ses ravins comblés de vainqueurs expirants.

Leurs aînés ne leur ont légué que ces images : tout ce que la guerre leur avait rapporté.

Cependant, malgré ce fâcheux héritage, ils gardent le sourire comme leurs anciens, s'amusant de pas grand-chose et contents pour un rien. C'est à croire qu'une grâce particulière est accordée aux militaires pour leur permettre de tout supporter. À peine ont-ils endossé la capote qu'ils redeviennent des enfants.

Sans doute, leur sort est inhumain. Ils vivent dans la fange, couchent sur la dure, mangent de la soupe froide, grelottent au créneau et partent en patrouille trempés jusqu'aux reins, mais que luise une éclaircie, qu'on annonce la relève, qu'ils trouvent, en arrivant au repos, une lettre de la jolie et un colis de la maman, les voilà aussitôt consolés. Un toit, une table, des frites, un café bien bouillant, une goutte pour l'arroser : dans une minute, vous les entendrez rire. Déjà un camarade a fait un saut à la voiture de compagnie pour ramener son accordéon. Par la porte entrouverte, d'insaisissables silhouettes vont bientôt se glisser : les amantes de rêve qui n'apparaissent que dans les chansons. La boue des capotes n'est pas encore sèche que déjà toutes les misères sont oubliées.

Ne cherchez pas ailleurs le secret de leur courage. Plutôt que le sentiment du devoir, c'est cet espoir ancré en eux qui les soutient. Cette voix infaillible qui répète : " Pas toi... " Ils chantent, cela me rassure. Avec des troupes en larmes, on ne ferait que des vaincus.

Un soir récent, où je m'étais accroupi avec eux sur la paille, je repensais à une conversation que j'eus avec Henri Barbusse dans sa villa d'Antibes, au lendemain de la guerre. J'étais venu lui dire que j'admirais le Feu et que tous les soldats lui demeuraient reconnaissants de s'être, le premier, penché sur leur misère.

- Mais pourquoi, ajoutai-je, mis à l'aise par son accueil, pourquoi, dans votre livre, ne rit-on jamais ?

C'est en effet la lacune de cette œuvre généreuse, ce qui manque à son ensemble et fausse sa vérité : l'auteur, pessimiste de nature, et qui mit dans l'Enfer autant d'amertume à dépeindre l'amour que dans le Feu à décrire la guerre, le poète aux yeux chagrins n'a jamais remarqué la gaieté des soldats. Or, elle seule explique tout. Sans cette bonne humeur dont rien ne venait à bout, jamais ils ne se seraient battus cinq ans. Je l'ai écrit dans les Croix de bois : " Dans la boue des relèves, sous l'écrasant labeur des corvées, devant la mort même, je vous ai entendu rire : jamais pleurer. " Eh bien ! ce que je disais de mes fantômes à képi bleu, je puis le répéter pour ces guetteurs casqués. Ils triment, ils marchent, ils se battent, ils se privent, supportent des efforts qui feraient crever des bêtes, se torturent en songeant à, ceux qu'ils ont laissés, tremblant pour l'avenir, ragent pour le passé, et pourtant, ils s'amusent. Ainsi que leurs devanciers, ils se retrempent dans la gaieté.

Mes raisons d'espérer, je ne les puise pas seulement dans leurs traits de vaillance, mais dans leur enjouement, leurs gamineries. Ces vivres de réserve, autrement précieux, que nul n'a jamais songé à passer en revue, sac démonté et fusil dessus...

Certains appellent cela un " bon moral ". Qu'ils gardent la formule. Pour moi, leur vrai moral, c'est leur jeunesse. L'âge de l'espoir. L'âge de l'audace.

Je le sais que tous ne sont pas des lions, je le sais qu'à l'appel des volontaires on hésite parfois à crier : " Présent ! " Mais ils y vont quand même : l'héroïsme commence là. Et s'ils y vont, c'est que la sève journalière, la sève de la race, les gonfle de ses vertus. Celle qui faisait chanter Fanfan la Tulipe et rouler le tambour de Bara.

L'autre matin encore, je regardais des fantassins transis sautiller sur le ballast pour se réchauffer, le long de la voie ferrée qui domine la Blies, et je m'émerveillais de les trouver si résistants. Ils dorment dans des trous larges comme des niches à chien, ne se déchaussent pas de huit jours, ne se lavent jamais, mangent quand ça vient, et malgré tout ils ne se plaignent pas.

- Il y en a de plus malheureux. Nous, on peut courir, s'allonger au sec, tandis qu'à côté...

Le bonheur n'est jamais fait que de comparaisons, et ceux qui campent " dans la nature " pour employer leur expression, sont encore plus à plaindre. Pas question pour eux de courir sur les rails ou de se fouir un terrier. Retranchés dans un bois entouré de barbelé, ils sont les prisonniers de leur propre marécage. Impossible de creuser : l'eau suinte de partout. Ils se sont construit des manières de huttes - quelques planches, des toiles de tente, une porte de poulailler - et recroquevillés là-dessous, le dos contre un tronc d'arbre et le derrière dans la boue, ils attendent que ça sèche pour se mettre à piocher. Distraction : les patrouilles... Promesse : être attaqué... Et depuis quinze jours, ils mènent cette existence sans maugréer, serrés autour d'un commandant, comme eux barbouillé de glaise, qu'on prendrait ailleurs pour un égoutier. Je conçois que leurs voisins se trouvent mieux sur la voie où, lâchés comme des gosses, ils jouent à saute-mouton.

- Tout de même, hein, les gars, ça manque de réjouissances ?

L'un d'eux, qui jetait de temps en temps un coup d'œil distrait par-dessus le parapet pour nous faire croire qu'il prenait au sérieux ses fonctions de guetteur, me regarda d'un air finaud, pas fâché de m'ébahir :

- Oh ! vous savez, on a de la visite... Ainsi, la semaine dernière, il est venu une dame.

Le fait est que je le dévisageai avec stupéfaction.

- Comment ça ? ... Une infirmière ? Une journaliste américaine ? Une princesse anglaise ?

-- Oh ! non. Une vraie femme...

(Que les altesses, mes consœurs et les dames à Croix rouge me pardonnent, mais c'est ce qu'il a dit...)

- C'est impossible, voyons. Une femme n'a pas pu venir jusqu'ici.

- Mais je vous jure. Vous n'avez qu'à demander au capitaine. Ça s'est passé au café près de la gare...

Il ne me mystifiait pas. Ses chefs me l'ont confirmé. Quelques jours plus tôt, une guimbarde s'était arrêtée devant la station déserte, à deux kilomètres des postes ennemis, et les sentinelles effarées avaient vu descendre une femme gentiment vêtue, du rouge aux lèvres et coiffée d'un chapeau à la mode de Paris. Une " vraie femme ", enfin.

Tous les soldats inoccupés - cela ne manque jamais sur les lignes - accoururent en braillant, et entourèrent l'aimable phénomène d'un cercle admiratif, écarquillant les yeux et reniflant la bonne odeur. Cependant, le plus hardi retenait ses compliments. " Dis donc, c'est peut-être la femme du général... " Pour avoir bravé les gardes mobiles postés aux carrefours, puis franchi les barricades où l'on exige le mot, il fallait que ce fût quelqu'un de très puissant. " À moins que ça soit une espionne ! " suggéraient tout bas les esprits soupçonneux. Les romanesques, en revanche, penchaient pour une Roxane intrépide qui venait voir son Christian aux armées.

La vérité, comme toujours, était beaucoup plus simple : il s'agissait tout bonnement de la patronne du café de la gare qui voulait reprendre sa T.S.F. Réfugiée à l'autre bout de la France, elle avait depuis deux mois multiplié les démarches, écrit lettre sur lettre, harcelé les bureaux et les états-majors, avec cette ténacité dont les femmes sont seules capables, et un beau jour le sauf-conduit était tombé du ciel. La débitante était autorisée à se rendre chez elle pour rapporter ses biens les plus précieux.

- Ma T.S.F. surtout ! répétait-elle en observant les militaires d'un air inquiet. Vous ne l'avez pas démolie, au moins ?

Ils dressaient vers le ciel de larges mains loyales :

- Madame, on n'a touché à rien...

À ce moment, un bruit assourdissant se fit entendre et la dame sursauta :

- Qu'est-ce que c'est ?

- C'est la guerre, madame, répondit courtoisement le capitaine qu'on venait de prévenir. Le soixante-quinze tire derrière vous, Dans un moment, les Allemands vont répondre. Je vous engage donc à repartir au plus vite.

Mais la dame, dressée de colère, braqua sur lui des yeux de défi :

- Sans ma T.S.F. ? Jamais ! Un appareil de deux mille cinq cents francs qu'on m'a livré la veille de la mobilisation !

Cette pensée lui donnait tous les héroïsmes, et au grondement des batteries, tandis que les observateurs d'artillerie juchés sur le talus guettaient de l'autre côté de la frontière la courte flamme de la réplique, la brave Lorraine fit son déménagement, aidée par les soldats qui n'en revenaient pas.

Il était dit que ce matin-là j'irais de surprise en surprise. Comme j'étais entré dans un prétendu moulin où sont installés nos guetteurs, je les trouvai qui se bousculaient gaiement derrière leur muraille crénelée.

- Regardez ! me dirent-ils tout agités en me montrant les toits d'Habkirchen, de l'autre côté de la rivière. Ce n'est pas rigolo ?

C'était effectivement à n'en pas croire ses yeux. Sur la façade d'une des maisons de ce village, les Allemands avaient tendu une large banderole sur laquelle on lisait :

" La France aux Français ". Sans doute, la propagande du Reich supposait-elle que cette devise inattendue jetterait le trouble dans l'âme de nos soldats : la vérité m'oblige à dire qu'elle ne soulevait que leur rigolade.

- Hein ! Ce qu'ils sont culottés ! s'esclaffaient-ils.

Je mentirais en affirmant que ces hommes passent leurs journées à flétrir les exactions d'Hitler, mais on ne mentirait pas moins en prétendant que les papelardises allemandes et les fourberies soviétiques les démoralisent si peu que ce soit. En réalité, ils les ignorent, et, tout comme leurs aînés, se contentent, sans grandes phrases, de faire leur métier de soldats.

Leur grand souci est de s'installer le mieux qu'ils peuvent dans cette vie pitoyable. Comme les enfants pauvres se façonnent des jouets avec des bouts de bois et des chiffons, ils se confectionnent un semblant de bonheur avec les restes des civils. J'en ai vu qui venaient de découvrir un pressoir hors d'usage et ne se tenaient plus de joie à la pensée de se faire du cidre. Ils passaient maintenant leurs soirées à ramasser des pommes dans les enclos du voisinage que les Allemands tiennent

sous leur feu, et les officiers devaient se fâcher pour les empêcher d'y aller en plein jour, le panier au bras et le nez au vent.

À Frauenberg, où ils ne sont séparés de l'ennemi que par la largeur de la rivière, ils ne m'ont pas promis de cidre, mais ils ont voulu me faire boire du lait.

- Et du lait boche, ce qu'il y a de plus drôle, m'annonçaient-ils fièrement. Elle nous en donne neuf litres par jour.

Ils avaient ramené cette vache d'une ferme abandonnée, et, privés de tout, ne recevant leur soupe qu'à la nuit, ils se consolaient en se régalant de crèmes et d'entremets. À portée de grenades des veilleurs allemands...

Les animaux, d'ailleurs, auront joué un grand rôle, au début de cette guerre, et beaucoup de combattants vont arriver en permission bourrés d'incroyables récits de chasse à la biquette et de razzias de cochons. Quand ils ont occupé la frontière, les villages venaient d'être évacués par la population, mais le bétail était toujours là. La basse-cour s'agitait pour demander des graines, les pourceaux emplissaient les rues de leurs grognements et les vaches meuglaient dans l'étable avec des pis gros de plusieurs jours. Il fallut s'ingénier. Les volailles, on les mit à la broche, pour leur épargner les souffrances de la faim. Les vaches et les veaux, on en forma des troupeaux que des pâtres improvisés dirigèrent vers l'arrière à petites étapes. Restaient les cochons, des centaines de cochons, bêtes entre toutes indociles qu'on ne pouvait conduire à la baguette sur les routes, entre les fourgons d'artillerie et les convois de ravitaillement. Aux premiers éclatements d'obus, les gorets effrayés se sont répandus dans les champs, et pendant des semaines on a pu les voir courir entre les lignes, repoussés d'une fusillade à l'autre, se réfugiant dans les bois et tombant parfois sur des mines, qui mettaient en bouillie cette charcuterie vivante.

Chaque nuit, les patrouilles ramenaient des pourceaux prisonniers, et il n'est pas de popote où l'on n'ait servi jusqu'à la satiété du pâté de tête et du boudin, de l'oreille grillée et du jambonneau. Cependant, malgré le plus bel appétit, il en restait encore, et après le repli, quand la ligne fut stabilisée, le commandement décida de profiter du répit pour organiser une grande battue. Pendant des jours on vit passer des camions de porcs que des cow-boys casqués capturaient au lasso. Tout se passait très bien. Mais l'autre semaine, on donna l'ordre d'opérer à l'est de Sarreguemines, et cette fois l'offensive échoua complètement. Les troupes, il faut en faire l'aveu avant que la propagande hitlérienne s'en empare, refusèrent même d'attaquer. On était, en effet, tombé sur des tirailleurs algériens, et ceux-ci ne voulaient rien entendre pour toucher ces bêtes impures. Même avec une corde. Même du bout d'un bâton.

- N'insistez pas, dirent leurs officiers aux envoyés de l'Intendance. Il n'y a rien à faire.

Et il fallut attendre, pour continuer la rafle, que les mahométans fussent relevés par des chrétiens.

Est-ce un mauvais penchant, ou, au contraire, une preuve de bon équilibre, que cette tendance à saisir d'abord le côté comique des choses ?

Au cours de l'autre guerre, celle pour laquelle il va falloir trouver un nom (souhaitons qu'elle garde celui de Grande Guerre et que celle-ci s'appelle modestement la Courte) , je n'ai jamais cessé, même aux pires instants, de me divertir de la bizarrerie des hommes et des événements. Je m'aperçois que je n'ai pas changé, ou bien que toutes les guerres offrent les mêmes ressources, car chaque jour et à chaque pas j'assiste à des scènes qui me mettent en joie, et ces combattants-ci, qui décidément nous ressemblent comme des frères, trouvent les premiers, dans leur pauvre existence, plus d'occasions de se divertir que de se lamenter. Le fait même que cela se passe dans un décor tragique et sous la menace du danger en exaspère encore l'amère fantaisie.

Ainsi, il n'y a rien de plus banal qu'un homme apprenant à monter à vélo, mais en regardant ce soldat s'en-traîner à quelques centaines de mètres des lignes, j'ai la bouche qui s'écarquille jusqu'aux oreilles. Raide sur sa selle, les mains crispées sur le guidon, il zigzague d'un fossé à l'autre. Derrière le bois, une de nos batteries tonne par salves exaspérées ; devant lui, sur la Sarre, une mitrailleuse allemande crépite et il a peur, le pauvre diable, cela se lit dans ses yeux hagards. Oui : il a peur de tomber !

On a trouvé beaucoup de bécanes dans les villages évacués, mais il est rare qu'elles servent à la promenade. Des bricoleurs les ont démontées et, avec les cadres et les roues, ont construit des poussettes qui permettent de transporter sans fatigue dix bouteillons de rata et autant de boules de pain. Ne sont-elles pas ainsi plus utiles qu'à se rouiller sous un hangar ? Et ces gibus pour noces, ce haut-de-forme à rebrousse-poil, n'est-ce pas pour eux une fin honorable que de s'aventurer aux avant-postes sur la tête joviale des hommes de soupe ?

Toutefois, rien n'aura plus égayé ce début de campagne que les parapluies. Dans tous les régiments, tous les secteurs, ils ont surgi à la première averse, comme de noirs champignons. Il n'était plus de corvées qu'on ne vît partir surmontées d'énormes riflards campagnards ou de minuscules tom-pouce pour dames, ornés

de jolis manches " façon galucha ". C'était devenu une mode.

- T'as ton chamberlain ? se demandaient-ils l'un l'autre.

Chacun ayant à cœur de se montrer plus audacieux que le voisin, on vit bientôt ces emblématiques pépins s'aventurer jusqu'aux petits postes, histoire de " faire baver " les Fridolins. Et la joie, la fierté de certain dragon des groupes de reconnaissance était de ramener au cantonnement son glorieux parapluie déchiqueté par les balles. Il pouvait se vanter - nouveau langage des camps - d'avoir eu un pépin " tué " sur lui...

Dans les rues de Sarreguemines, si tragiquement désertes, des biffins mélancoliques traînent le long des magasins et se collent le nez aux devantures pour admirer - quelle tentation ! - des rangées, des assortiments, des collections de parapluies.

- Dommage, hein ?

Mais ici, je n'ai plus le courage de m'amuser. Je viens de rencontrer le maire de la ville morte, revenu pour voir ce qu'on pouvait sauver, et dans ses yeux où brille parfois une larme, au coin de ses lèvres tremblantes qui s'efforce de sourire, je lis le désespoir d'un pauvre homme qui mesure son impuissance.

- Nous n'avons eu que sept heures pour évacuer, me dit-il d'une voix étranglée, alors chacun n'a pris que l'essentiel, dans un ballot, dans une valise. Les gens sont partis en abandonnant tout. Les rideaux de leurs boutiques restés levés, des clefs d'appartements oubliés sur les portes...

On a pourtant commencé la récupération. Ça et là, des pionniers remplissent des camions. D'autres clouent des caisses, remuent de la ferraille. Mais ces stocks de faïence ? Ces dépôts remplis de services de table et de tasses à café ? On imagine un projectile éclatant dans ces pyramides de porcelaines, le fracas de milliers de soupières se mêlant à l'explosion.

- Ça fera un vilain bruit, me dit un soldat en chandail, hochant une tête de connaisseur devant cet amoncellement de vaisselle.

Pour l'instant, règne le silence. Plus on approche de la Sarre, plus les rues sont muettes. Des mitrailleuses braquées à chaque carrefour. Ou bien un petit canon allongeant le cou entre des sacs à terre.

Les boutiques vidées laissent entrevoir un saisissant fouillis. Des restes d'on ne sait quoi. Carcasses, tessons, débris. Dans une librairie grande ouverte, les journaux répandus forment une épaisse litière. Le chat, indifférent, ronronne sur les rayons de la maison dénudée, gardien désabusé de la cité des livres. Tandis que dans la vitrine du magasin de nouveautés, entouré de dames en toilettes claires, un Maurice Chevalier aux dents de porcelaine attend en souriant que tonne le premier obus.

LE SOLDAT ÉTOILÉ

Décembre 1939.

L'HOMME entra dans la grange, sac au dos et l'arme à la main.

- C'est ici le cantonnement de la deuxième section ? demanda-t-il d'un ton bourru.

- Oui, répondit sans se retourner le caporal-chef qui fouillait son paquetage.

- Je suis versé chez vous. Soldat Abel Clément.

Le caporal, un petit de l'active, se retourna curieusement pour voir la tête du bleu, et déjà prêt à le mettre à l'aise par une bonne blague, mais au premier regard il demeura figé, sa plaisanterie en travers de la gorge. La recrue qu'on lui envoyait avait certainement franchi le cap de la soixantaine. Sa forte moustache blanche, son visage fripé de rides, sa taille alourdie, tout dénonçait son âge, et la petite mouche à la Canrobert qu'il portait au menton ne contribuait pas à le rajeunir. Mais si sa mine interdisait déjà la familiarité, la flamme de ses petits yeux ôtait jusqu'à l'envie de faire le jovial.

- Tu... Vous êtes réserviste ? bafouilla le jeune militaire avant de se ressaisir.

Puis, comprenant l'énormité de sa question :

- Enfin, je veux dire, vous êtes appelé ?

- Non, engagé pour la durée de la guerre.

Et, répugnant aux confidences, le vieux soldat commença à se déséquiper.

- Mettez-vous dans le fond, vous aurez moins d'air, lui conseilla le caporal qui jugeait que ce volontaire à cheveux blancs avait droit à certains égards. Les nuits sont fraîches, vous savez...

- J'en ai connu de pires, répondit philosophiquement l'engagé en plaçant son barda.

Rien que sa façon de s'installer révélait que le nouveau venu ne débutait pas dans le métier. Sans avoir besoin de conseil, il étala sa toile de tente sur la paille, posa au pied de la litière sa couverture pliée, rangea son sac contre le mur, et suspendit sa musette à un clou. Puis, se tournant vers les gars du groupe qui avaient peu à peu envahi la grange et observaient ce phénomène dans l'ébahissement, il leur proposa, à la bonne franquette :

- Vous connaissez sûrement un coin où vider une bouteille ? Eh bien, allons-y : je paye ma bienvenue à toute la section.

Ça, c'était une aubaine. En temps ordinaire, ils auraient braillé de joie. Mais ce diable d'homme au parler bref et au regard sévère leur imposait tellement qu'ils y mirent une sourdine. Naturellement, ils burent à la santé de l'ancien ; on connaît les usages.

- À la victoire ! répandit le soldat Clément en levant son verre.

Quelques fins malins essayèrent ensuite de le questionner, mais il avait une telle façon de répondre en deux mots secs ou de se taire en vous scrutant le blanc des yeux que les plus hardis y renoncèrent. Cela ne veut pas dire qu'il se montrait distant. Ah ! ça non, par exemple. Personne de plus simple que ce sacré bonhomme. D'emblée, il leur parlait ainsi qu'à des enfants. N'aurait-il pas pu être leur grand-père ? Eux, de leur côté, se sentaient aussitôt en confiance. Avec la délicatesse instinctive des gens les plus modestes de chez nous, ils lui manifestaient un respect nuancé d'assez de réserve pour qu'il n'en fût pas gêné, et, afin de sceller cette intimité, le baptisèrent k père Clément. Cela ne parut pas le choquer. Au contraire. Malgré tout, le caporal-chef, joyeux gosse aux joues de pomme d'api, ne par-venait pas à croire qu'un homme de cet âge pût partager leur vie. Il l'exprima naïvement :

- Dites donc, père Clément, vous allez peut-être souper quèque part, de votre côté ?

Le vieil engagé fronça les sourcils :

- Et pourquoi donc... Ne suis-je pas soldat comme vous ? Quand il faudra, je vous accompagnerai même à la corvée de patates et vous verrez que je les épluche bien...

Les copains, à l'écart, en étaient éberlués.

- C'est un vieux qui est pas fier, décréta tout bas l'un d'eux.

- Et sûrement instruit, t'as qu'à l'écouter. Un troisième vida la bouteille :

- Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il n'est pas regardant.

Le caporal-chef restait pourtant silencieux. Il estimait que son petit galon de laine renforcé d'or lui imposait certaines obligations et il s'éclipsa discrètement pour aller rendre compte à son chef de compagnie. Celui-ci, un lieutenant de vingt-quatre ans, pensa à son tour qu'un tel engagé valait le dérangement et suivit le caporal jusqu'à la grange où les jeunes affamés guettaient le retour des hommes de soupe en tambourinant leurs gamelles.

- Fixe ! cria le premier de la rangée, à croupetons sur la paille.

Tout le monde se dressa. Le père Clément le premier. Les bras tombants, la tête haute, dans un exemplaire garde-à-vous.

- C'est très bien de vous être engagé à votre âge, lui dit le jeune officier envahi d'une gêne soudaine. Je suis heureux de vous accueillir à la onzième compagnie... Vous avez sans doute fait la dernière guerre ?

Oui, mon lieutenant.

Cependant, l'officier remarqua avec surprise qu'il ne portait même pas à sa vareuse un simple ruban de croix - de guerre.

- Connaissez-vous le nouvel armement ? Le fusil-mitrailleur, par exemple ?

- De quel modèle, mon lieutenant ? fit le soldat de son air imperturbable. 1915 transformé ? 1924 ? 1924 simplifié ? 1924 M 29 pour munition modèle C ?

Le jeune chef interloqué eut soudain l'impression qu'il s'engageait sur un terrain dangereux et, sans insister, se dégagea d'un sourire.

- Bonne chance, Clément.

- Merci, mon lieutenant.

Ainsi se termina leur premier entretien. D'ailleurs la corvée revenait, chargée de plats fumants.

- Il n'y a pas de riz, au moins ? se méfiaient les soldats.

- Non, du bœuf-mode et des patates au jus.

Le vétéran fit honneur à ce menu frugal. Il mangea du même appétit les pruneaux du dessert, mais refusa le coup de gnole de la fin.

- Merci, père Clément ! Ça nous fait du rabiot. Le vieux soldat les regardait sans sourire. Il paraissait maintenant songeur.

Cela se passait le premier mois de la guerre, dans un coin d'Alsace où ces fantassins remuaient la terre depuis la mobilisation. Devant eux, ils avaient le Rhin : l'ennemi pouvait tenter de le franchir. À leur droite, la Suisse : ce n'est certes pas le respect des neutres qui empêcherait l'armée d'Hitler de risquer sa chance de ce côté-là. Alors, face à l'est et face au nord, nos troupes creusaient des fossés antichars, plantaient des lieues de barbelés, construisaient des casemates, préparaient des emplacements de batteries, sans que les Allemands postés dans les observatoires de la Forêt Noire pussent se douter des travaux gigantesques qui s'accomplissaient sous le couvert des bois et à l'abri des camouflages.

Levés avec le jour, leur café bu d'un trait, vite savonnés à la pompe, les soldats doivent couvrir cinq, dix kilomètres, parfois plus, avant d'atteindre leurs chantiers, par des chemins de traverse que les pluies d'automne transformaient en ruisseaux de boue.

- Eh bien, moi, je vous dis que le père Clément ne pourra pas faire ce boulot-là ! présageaient au début les dégourdis de la onzième.

Ce n'était pas l'avis des camarades du groupe.

- Cause toujours ! Il est plus solide qu'il n'a l'air, malgré son bouc blanc, et ce n'est pas lui que tu verras se faire porter pâle : il a bien trop d'orgueil....

Ces petits paysans devinaient juste : le père Clément ne flancha pas. Il n'avait demandé qu'une faveur : être exempté du sac. À part cela, il en abattait autant qu'un jeune. Pas une fois on ne l'a vu s'arrêter de piocher pour souffler un instant, ou se redresser péniblement, comme font les vieux, en se tenant les reins. Quand on veut jouer au soldat, il ne faut pas rechigner. Et la capote trempée, il travaillait quand même.

- Cela fait de la peine, murmuraient parfois les bleus en regardant le vieil homme enfoncer la bêche dans cette terre gluante qu'on ne parvient pas à décoller.

À l'heure de la pause, il s'asseyait au milieu d'eux dans l'herbe mouillée pour prendre son casse-croûte et, au coup de sifflet, c'était encore lui qui donnait le signal de ramasser l'outil.

Un jour qu'ils trimaient ainsi dans la plaine, vint à passer un capitaine aux tempes grises qui ne put cacher sa surprise devant ce terrassier chenu.

- Eh bien, mon vieux, fit-il familièrement en lui tapant sur l'épaule, je me croyais le doyen du régiment, il me semble que vous me damez le pion.

Le soldat Clément le regarda de travers :

- Pas difficile, bougonna-t-il.

Et, lui tournant le dos, il se remit à pelleter. Si au cours du travail il lui arrivait de s'arrêter, c'était pour tirer de sa veste une carte d'état-major qu'il consultait attentivement, comme s'il eût voulu se rendre compte de l'importance des ouvrages et contrôler les champs de tir. Cela aussi faisait jaser et les mêmes loustics se perdaient en conjectures.

- Je le dis que c'est un gars qui a fait des campagnes...

- Il doit venir de la Légion. T'as pas remarqué ce gilet, avec tous ces boutons ?

- Il paraîtrait que c'est un gilet de tirailleurs.

- Justement ! Il l'aura rapporté du Maroc comme souvenir...

Sans rien connaître de son passé, ils le sentaient si supérieur, qu'ils s'adressaient spontanément à lui dès qu'ils avaient besoin d'être renseignés. Par exemple, lorsqu'ils tombaient sur certains articles de journaux, pleins de démonstrations nébuleuses et d'affirmations contradictoires, qui laissent le lecteur plus incertain qu'auparavant. En deux phrases cinglantes, il balayait ces sornettes et tout devenait limpide. Ils comprenaient soudain l'invasion de la Pologne et l'attitude soviétique cessait d'être rébus.

- Ah ! ce père Clément. Ce qu'il en a dans la tête ! Autant que dans les bras : ce n'était pas peu dire... Toutefois, il se mêlait rarement à leurs discussions. Il lisait ses journaux - qu'il distribuait ensuite - écrivait quelques lettres, puis s'étendait sur la paille, les paupières fermées sur des réflexions que leurs amusements de gamins ne semblaient pas troubler. Au début, ce silence obstiné leur avait fait craindre qu'il ne fût malheureux, et, pris de compassion, ils avaient gentiment essayé de le distraire.

- Une partie de cartes, père Clément ?

- Non, merci, mes enfants, je n'ai jamais tenu une carte de ma vie, ni bu une goutte d'absinthe. C'est grâce à cela que je me suis conservé...

Ils n'avaient donc plus insisté pour l'arracher à ses méditations. Certainement, le grand-père avait un secret, mais, pour rien au monde, ils ne se seraient permis de l'interroger, et quand un indiscret se livrait à des suppositions, il se trouvait toujours quelqu'un pour le rembarrer :

- Laisse-le tranquille, ça nous regarde pas...

Un vieux qui s'engage, après tout, cela se voit à toutes les guerres : ce n'est pas une raison pour l'espionner. Mais les curieux se creusaient toujours la tête pour avoir le fin mot quand, certain jour, un camarade qui s'était rendu chez le vaguemestre pour toucher un mandat revint au triple galop de ses godillots ferrés, tellement bouleversé par ce qu'il venait d'apprendre qu'il en avait oublié de réclamer son argent.

- Hé ! les copains, annonça-t-il à bout de souffle. Savez-vous ce qui arrive ? ... Le père Clément...

- Eh bien, dis vite... Qu'est-ce qu'il y a ?

Le messager en tremblait encore et roulait des yeux effarés :

- Le père Clément est général...

Sans doute, une telle aventure peut paraître inventée, cependant elle est vraie, jusque dans les détails. Le régiment qui compte à son effectif ce soldat étoilé, je viens de lui rendre visite, et ce matin même je gravissais l'escalier rustique qui conduit au grenier où le général Clément-Grandcourt, combattant illustre de la dernière guerre, écrivain militaire réputé, instructeur d'armées étrangères, couche maintenant sur la paille avec trois caporaux.

Encore, pour obtenir cette place que peu de septuagénaires lui disputeraient, a-t-il dû faire maintes démarches, échouer, s'obstiner, tourner le règlement. Général de brigade démissionnaire depuis plus de cinq ans, il ne pouvait être réintégré dans son grade. Agé de soixante-six ans, il lui était impossible de s'engager comme simple soldat. Alors il s'est amputé de la moitié de son nom, Abel Clément-Grandcourt est devenu Abel Clément, et son nouveau livret l'allégeant de onze ans, il a pu se présenter à la limite d'âge. Grâce à ce subterfuge, celui que saluaient naguère les troupes au port d'armes a obtenu l'autorisation d'endosser la vareuse kaki, de chausser des brodequins à clous et de manier la pioche comme un terrassier, en attendant l'heure de se battre sur le Rhin, parmi les soldats de vingt ans.

Si ses préférences sont allées à ce régiment de l'Est, c'est qu'il y est attaché par d'émouvants souvenirs. 11 l'a commandé pendant la dernière guerre, et s'il ne porte plus les cinq galons d'or d'autrefois, du moins garde-t-il le numéro d'élite à son collet et sur la poitrine, à hauteur du cœur, l'insigne de l'unité : " Je passe quand même ! "

Cette devise provocante semble résumer sa vie. Trente ans durant, ce curieux homme a bataillé, à l'avant, à l'arrière, par l'épée, par la plume, toujours intrépide, jamais satisfait. À ce jeu-là, on ne se fait pas que des amis.

Sans se soucier de sa carrière, il disait ce qu'il pensait à chacun. Il l'écrivait, surtout, dans vingt ouvrages que connaissent et commentent les spécialistes de l'Europe entière. À commencer par une étude sur Maubeuge où, à son habitude, il ne ménageait rien, ni personne.

- Un caractère, admirent les uns.

- Un mauvais caractère, bougonnent les autres.

Cela vaut mieux que n'en pas avoir du tout... Après avoir commandé des chasseurs, des zouaves, des légionnaires, des tirailleurs, mené au feu les bataillons les plus ardents, il a conquis ses étoiles et quand, au lendemain des soulèvements de Syrie, on a cherché pour le Djebel Druse un gouverneur à poigne, c'est lui qu'on a désigné. Mais cela n'a pas duré longtemps. Certaines résistances étaient trop fortes pour qu'il les vainquît. Plutôt que de se soumettre, il a quitté l'armée. Avait-il tort ou rai-son, je n'en sais rien, mais il faut respecter ces cœurs intransigeants.

GÉNÉRAL CLÉMENT-GRANDCOURT

GOUVERNEUR DÉMISSIONNAIRE DU DJEBEL DRUSE

a-t-il fait graver sur ses cartes, comme un dernier défi. Et, jusqu'à la mobilisation, on n'a plus entendu parler de lui.

Quand, en septembre dernier, il s'est embarqué pour l'armée, le général portait encore à sa capote réglementaire quatre rangées de décorations et à sa manche les deux étoiles - dans le chemin de fer, c'est parfois utile - mais en sortant de la maisonnette où le colonel l'avait secrètement reçu, plus rien ne le distinguait d'un homme de troupe, que ses cheveux blancs.

- C'est ce que j'ai voulu, articula-t-il d'une voix sourde en empoignant son casque, son fusil et sa musette à masque.

Un soldat de plus. Pas autre chose...

Il a donc couché sur la dure, pataugé dans la boue, eu froid comme les copains. On l'a vu poussant la brouette, prenant son tour de garde et faisant les corvées. Aucune fatigue, aucune privation ne lui furent épargnées. Quand passait le colonel, l'ancien général claquait les talons et son cadet lui rendait le salut, sans que son visage laissât rien paraître. Un serment les liait.

Cette situation paradoxale se prolongerait encore si dernièrement, en l'absence de Mme Clément-Grandcourt, le concierge du général ne lui avait fait suivre son courrier, en se contentant de barrer son titre pour écrire " soldat " par-dessus. Bien entendu, cette surcharge grossière sauta aux yeux du vaguemestre qui, trop ému, ne put tenir sa langue et, une heure plus tard, tout le cantonnement était sens dessus dessous. Des roulantes aux bureaux et de l'infirmerie au poste de garde, on ne s'entretenait plus d'autre chose.

- Moi qui lai demandais ce qu'il faisait dans le civil !

- Tu parles d'un coup de cinéma !

Le plus ennuyé de la découverte fut certainement le général. Quand il regagna sa grange, après être passé chez le colonel, il regarda ses jeunes camarades bien en face, répondit du ton ordinaire à leurs bonjours un peu confus et ne fit aucune allusion à ce qui venait de se passer. Eux, bien sûr, se trouvaient moins à l'aise et dévisageaient l'ancien avec des yeux écarquillés, mais comme il ne disait rien, ils comprirent qu'il fallait se taire et, d'un accord tacite, tous firent semblant de ne rien savoir.

- Ça va-t-y, père Clément ?

- Ça va, mes enfants. Merci...

Il aimait mieux cette attitude que de vaines formules de respect et d'inutiles garde-à-vous. Mais si les petits bonhommes avaient été secoués, leurs officiers l'étaient encore bien plus, et un vent de panique souffla ce soir-là sur les popotes. Chacun se demandait avec des mines préoccupées s'il avait toujours rendu son salut au vieil engagé et si, sans le vouloir, il ne l'avait pas froissé. Le capitaine doyen se repentait de lui avoir tapé trop familièrement dans le dos et le lieutenant de la onzième se rappelait avec confusion lui avoir posé quelques colles sur le maniement d'armes. Bref, les uns et les autres, dès qu'ils apercevaient la moustache blanche du soldat aux étoiles, jugeaient préférable de faire demi-tour.

Pour le vieux soldat seul, il n'y avait rien de changé et il se pliait à son sort avec une telle aisance que bientôt les relations reprirent comme par le passé.

- Le commander n'est pas difficile, m'a dit son chef de compagnie. Il fait tout mieux que personne.

À différentes reprises, durant ces dernières semaines, ses camarades ont essayé de le décharger des tâches les plus pénibles ; il a refusé. Il continue à se lever au petit jour, à se nettoyer à la pompe, à déjeuner d'un morceau de pain trempé dans le quart de jus et à se dépêcher pour ne pas manquer le rassemblement.

S'il consentait à arborer sur sa tenue, non pas ses étoiles, puisqu'il y a renoncé, mais seulement ses rubans, ses ordres, ses crachats, le poste devrait sortir pour présenter les armes et les clairons sonner Aux champs. Mais il ne veut pas. " Soldat Clément... "

Il est parti le premier en permission, mais ce n'est pas encore là une faveur : son âge lui assurait cette place. À la veille du départ, son colonel est pourtant parvenu à lui faire accepter une petite récompense : le général Clément-Grandcourt, breveté d'état-major, ancien gouverneur du Djebel Druse, grand officier de la Légion d'honneur, vient d'être nommé soldat de première

classe 1.

SOUTANE KAKI

Décembre 1939.

VERDUN. Par une nuit glacée. Le ciel venait de se découvrir, pourtant les bois frileux ne relevaient pas leur capuchon de brume. Tout scintillait de givre, dans les phares de l'auto. L'herbe devenait tapis, le taillis girandole, et le jardin le plus miséreux s'offrait le luxe d'un treillage de dentelle. Çà et là, une maison endormie, un soldat attardé. Puis à nouveau des champs, des boqueteaux, des virages. Du silence...

- Plus calme qu'autrefois, hein ? fit l'ancien de l'autre guerre qui m'accompagnait.

Quand les relèves gonflaient les villages de leur sourde rumeur... Quand le vin gelait dans les bidons... Quand miroitaient les créneaux de glace à la lueur fracassée des obus... Depuis, tout a changé, même la valeur des mots : " Oh ! ils sont tranquilles : ils sont à Verdun. " Certaines oreilles ont de la peine à s'y faire. Trop d'ombres hantent pour nous ces lieux maudits. On songe à ceux qui reposent, tombe à tombe, de Vaux à la Cote 304, et cette route boueuse, peut-être la dernière qu'ils ont suivie, semble une bordure de deuil sur la neige d'un faire-part. Immense page blanche où s'effacent leurs noms. Que faire pour les défendre ? Rien n'arrête l'oubli...

- Ah ! je m'y retrouve, fit à cet instant le chauffeur qui s'était égaré.

Nous repartîmes dans l'autre sens, par une route lustrée de verglas qui se dérobait sous les roues. À droite, à gauche, de nouveaux arbustes tracés au fusain, d'autres maisonnettes peintes en clair de lune. Puis un dernier tournant, une montée glissante : nous étions arrivés.

Sur le bord du chemin qui conduit au fort, un mort tient la faction. Je m'approche : c'est la croix de bois d'un Inconnu américain, coiffée d'un casque plat que les années ont rougi. Un des cinquante-six mille qui sont tombés chez nous. Sa tombe, entourée de pierres et décorée de feuillages, est entretenue comme le premier jour. Sentinelle obstinée, il écoute le vent souffler de ses anciennes lignes. Montfaucon, Romagne, Apremont... Septembre-octobre 18. La victoire commune... Comme tout cela paraît loin ! I1 faut une croix pour qu'on s'en souvienne. Sous ce casque troué, j'imagine le soldat de Pershing lançant joyeusement un refrain de chez lui, le matin de l'offensive. L'entendra-t-on de l'autre côté de l'Atlantique, ce guetteur éternel qui siffle avec le vent ? Ce sont parfois les morts qui entraînent les vivants...

Descendus cent mètres plus loin, tout frissonnant et pataugeant dans les ornières, nous franchissons la grille du fort et subitement, d'un coup de clairon, le voile funèbre se déchire. Plus de deuil, plus de neige, plus de guerre : je suis transporté au Maroc ou dans le Sud algérien. Aux cloisons de branchages tressés comme des roseaux, je reconnais les ruelles de la Medina. La même lumière crue des becs d'acétylène s'échappe des éventaires. Les mêmes piaillements, la même fumée, la même odeur... J'entre dans le souk à la viande, un samedi, quand les Légionnaires ou les Joyeux l'envahissent en bande, bousculant les âniers, chahutant les fatmahs. Et je ne m'abuse pas tellement : je suis chez les Bat' d'Af'

SOUTANE KAKI 75 qui préparent leur dîner de Noël sur de grands feux de bois, à l'entrée du bastion. Ils sont près d'un millier entassés dans ce fort de la rive gauche de la Meuse, et sans l'avoir voulu, ils ont amené l'Afrique avec eux.

Cependant, depuis le service militaire, ils avaient eu le temps d'oublier. Ce sont des réservistes, pas tous très jeunes, que la mobilisation a rejetés dans leur ancien milieu, et si certains s'accommodent gaiement d'un pareil voisinage, beaucoup subissent l'affectation comme un injuste surcroît de peine. Nulle forfanterie ne les aveugle. Ils savent ce que valent ces prétendus " caïds " qui veulent s'imposer à leur admiration, chevaliers du trottoir, tenanciers aux poches pleines, abonnés de mai-son centrale que certaines légendes dépeignent comme des têtes brûlées sentimentales. Cela se met en romance, ces histoires-là, mais ce n'est pas vrai. Pas plus que leur réputation d'affranchis goguenards, de plaisants trompe-la-mort.

- D'abord, pourquoi nous appeler les Joyeux, me disait un pauvre diable dans une moitié de sourire. Je ne le suis pas, joyeux...

Puis, me désignant d'un coup de menton ses camarades qui toussaient sous une voûte :

- Ceux-là non plus...

On ne brasse pas une unique pâte humaine dans les rangs décriés de l'Infanterie légère d'Afrique. Au fond, il y a la lie, les repris de justice que rien n'amendera, les chevaux de retour, les terreurs à tatouages, tout le rebut du droit commun, mais il y a aussi les autres, le clan des malchanceux que l'hérédité, les circonstances, les fréquentations, la misère ont poussés où ils sont, les impulsifs qui n'ont pu résister à un coup de tête, à un coup de vin, à un coup de cœur, et qui, dix ans, quinze ans après, continuent d'expier une faute de jeunesse. C'est sur ceux-ci qu'il faut se pencher, sur les trop faibles et les trop violents, les têtes chaudes et les guignards, non sur les vedettes de la pègre qu'on a vu débarquer, au début de septembre, les poches bourrées de billets de mille et s'inquiétant déjà des moyens de déserter.

On trouve des pages exemplaires dans l'histoire des Bat' d'Af'. Pendant la paix, s'usant à remuer les sables des Confins et à soigner les contagieux ; pendant la guerre, en Quatorze, tenant tête sur l'Yser à la Garde prussienne et revenant de Dixmude avec la fourra-gère. On doit se le répéter, avant d'accabler en bloc ces bataillons d'enfants perdus où le cynisme tient lieu de morale.

Ce tri nécessaire, ce grand sauvetage, un homme l'a entrepris. Le Bat' d'Af' que j'ai devant moi, si humblement pareil à ceux qui l'entourent qu'on ne saurait reconnaître sa capote des leurs. L'abbé Duthoit, aumônier volontaire des Joyeux.

Quand ce vicaire d'Antony reçut, il y a des années, son fascicule pour l'Infanterie légère d'Afrique, il ne s'en étonna pas. Là ou ailleurs, le devoir était le même. Et le 2 septembre, une musette sur sa soutane, il s'embarqua philosophiquement avec ses paroissiens de la banlieue rouge. Pas portés sur la messe, les mobilisés de ce coin-là, mais aimables quand même avec le prêtre bien taillé qui allait comme eux porter le sac.

- Où rejoignez-vous, monsieur le curé ?

- Savigny-en-Septaine.

--- Quel régiment ?

- Bataillon d'Afrique.

- Ahl -

Ils retenaient leur surprise, mais à la dérobée, échangeaient des clins d'œil et se poussaient du coude.

- Dis donc, chuchotaient-ils, aux Bat' d'Af', tu te rends compte ?

- Tu vois qu'il ne faut jamais se fier.

Leurs regards soupçonneux pesaient. sur le vicaire, mais lui, sans s'étonner, continuait de sourire et ouvrait son bréviaire à l'heure de prier.

- Bon courage quand même ! lui souhaita sur le marchepied un de ses compagnons de voyage.

Du courage, il allait en avoir besoin. Quand il se présenta au camp, l'adjudant, lui aussi, le regarda avec stupeur, puis l'envoya rejoindre les autres, sans le faire passer par l'habillement. L'apparition d'une soutane dans la baraque souleva une clameur.

- Coin ! Coin ! Coin !

- Tais-toi, ça porte bonheur.

Avoir un prêtre pour compagnon surpassait toutes leurs espérances et, débordant de rigolade, ils l'accablaient de questions en le regardant sous le nez.

- Vous êtes un vrai curé ? Pourquoi que vous venez chez nous ? Vous avez fait une blague ?

Comprenant leur erreur, il expliqua sans se fâcher qu'il n'avait jamais eu d'ennuis avec la justice et était versé là comme dans une unité ordinaire, mais ils refusèrent d'en croire un mot.

- C'est bon, si vous ne voulez rien dire, gardez-le pour vous. Ce n'est pas nos oignons...

Il y a des dessalés qui se vantent de leur casier à rallonges, d'autres qui, au contraire, se montrent très discrets sur leur condamnation, cela ne les étonnait pas qu'un prêtre fût de ces derniers. " Ils ont du flegme, ces frères-là... " Pourtant, ils étaient intrigués, et les plus coriaces revinrent à la charge.

- Allez, dévide-nous ça. T'as amoché le bedeau ? T'as dérouillé la chaisière ? T'as camouflé l'argent du tronc ?

Tant et si bien que le vicaire d'Antony commença à se demander s'il était à sa place parmi ces singuliers frères d'armes. À son tour, il posa des questions, et quand il se rendit compte que tous ses voisins avaient tâté de Fresnes ou de Poissy, il ne douta plus de la méprise. Le lendemain, après une nuit interminable, il se rendit au bureau - toujours en soutane - et demanda timidement à l'officier si son affectation aux bataillonnaires n'était pas due à une erreur du Centre de mobilisation.

- Heu... voyons... commença le lieutenant très ennuyé. Vous avez bien subi... heu... une petite condamnation... Oh ! très légère, une peccadille, j'en suis certain...

Le prêtre, indigné, lui coupa la parole :

- Mais pas du tout ! Je n'ai jamais eu affaire aux tribunaux !

- Même autrefois ? insista l'officier sceptique. Devant moi, vous n'avez pas à vous gêner... Peut-être vous êtes-vous cru couvert par l'amnistie...

-- Mais, mon lieutenant, réfléchissez. Si j'avais été condamné, je n'aurais pas pu exercer mon ministère. D'ailleurs vous n'avez qu'à réclamer mon casier judiciaire.

- Oh ! les casiers judiciaires, en ce moment, ils sont loin...

Toutefois, le prêtre plaidait son innocence avec une telle ardeur qu'on avisa le commandant. Celui-ci ne fut pas moins ébranlé que son lieutenant, mais se montra aussi ferme.

- Que voulez-vous, monsieur l'abbé, je suis tout disposé à vous croire et je vais m'informer. Mais ici, nous vivons dans le mensonge. Si j'interroge dix hommes, il y en a huit qui me fichent dedans et sont plus innocents que père et mère. Je dois donc me méfier. Alors, tant que je n'aurai pas la preuve de ce que vous affirmez, je devrai vous traiter comme les autres. J'écris immédiatement au Recrutement : je vous demande de patienter.

Dans le bouleversement de la mobilisation, les notes, les demandes, les réclamations encombraient les services et le Recrutement de la Seine n'était pas le moins embouteillé. Le soldat Duthoit, qui avait enfin revêtu l'uniforme, mena donc pendant des semaines l'existence des bataillonnaires, manœuvrant, travaillant, mangeant et dormant avec eux. Du moins, eut-il la satisfaction, durant ces jours pénibles où l'on doutait de lui, de sentir que son sacerdoce le protégeait de certaines offenses. En sa présence, les plus mal embouchés retenaient leurs flots d'ordures. Ils ne le tracassaient pas et respectaient sa solitude.

Au camp du Ruchard, où fut incorporé le reste du contingent, il vit débarquer de blêmes arsouilles, des trafiquants roulants en auto de luxe, quelques malfaiteurs aussitôt menaçants, mais aussi des malheureux épouvantés qui pleuraient dans les coins. Il sortit alors de sa réserve pour leur apporter ses consolations.

- Je suis un homme foutu, monsieur le curé, lui confiaient-ils. Je n'avais pas dit en me mariant que j'étais un Bat' d'Af' condamné dans le temps. Quand ma femme l'a appris, elle est partie avec le gosse. Je n'ai plus qu'à crever...

Il s'efforçait de leur rendre confiance, les entraînant

_ à prier avec lui. Durant ses jeunes années, au temps du

séminaire, il avait rêvé d'aller chez les païens sauver des
L âmes : voici que la Providence en plaçait sur son chemin.

Bouleversé de pitié, il commençait à entrevoir sa tâche.

Un jour, le chef de bataillon, heureux de la bonne nouvelle, vint lui apprendre que l'erreur étant enfin reconnue, on allait l'affecter à un autre régiment. Le Joyeux malgré lui secoua gravement la tête :

- Non, mon commandant. Plus maintenant. Si je disparaissais de la sorte, tout ce qu'on pourrait dire n'empêcherait pas vos hommes de croire qu'un prêtre avait subi une peine infamante et ce soupçon rejaillirait sur l'Église tout entière : je ne le veux pas. Ils m'ont connu soldat : ils doivent me voir prêtre. D'autre part, depuis que je vis au milieu d'eux, j'ai compris qu'il y avait ici une mission à remplir. Je vous demande le privilège de rester au bataillon.

- Mais, monsieur l'abbé, le règlement ne prévoit pas d'aumônier.

- Cela ne fait rien. Vous me garderez comme soldat.

Depuis, l'abbé Duthoit n'a plus quitté ses compagnons d'opprobre, cherchant dans ce triste lot ceux qu'il pourrait sauver, ceux que le vice, la paresse, l'alcool n'ont pas à jamais pervertis et qui, ayant payé deux fois leur dette mérite l'oubli définitif de leur passé. Le jeune vicaire en capote kaki accomplit le vœu de sa jeunesse : il est parti comme missionnaire chez les Joyeux.

Le lendemain même de cet entretien, je faisais la connaissance, aux avant-postes de Lorraine, d'un autre prêtre devenu volontairement capitaine d'infanterie et, quelques jours plus tard, dans une popote d'artilleurs, où je m'étonnais de ces rencontres successives, je vis se lever un sous-lieutenant qui se présenta en souriant : l'évêque de Metz l'avait ordonné en octobre sur la Ligne Maginot. Ceci mérite qu'on s'y arrête. Dans la vie courante, à moins d'observer les devoirs religieux, on n'a guère d'occasion de se lier avec des ecclésiastiques. Or, aux armées, on en rencontre à tout instant, et dans les postes les moins favorisés. Ce sous-lieutenant qui a tenu deux nuits un saillant attaqué de tous côtés est le plus jeune vicaire de Laon ; ce lieutenant patrouilleur qui dit sa messe à quinze cents mètres des lignes, c'est l'aumônier de l'hôpital de Strasbourg ; ce hardi capitaine d'un Groupe de reconnaissance est jésuite ; cet officier à deux galons qui commande, en Alsace, un groupe franc d'alpins et les fait communier sous son abri de rondins vient de chez les Pères Blancs. Tel lieutenant de chasseurs à pied, qui a repoussé une attaque ennemie, est vicaire à Courbevoie, et ce lieutenant d'infanterie qui se bat à la grenade, vicaire à Maisons-Alfort. Le petit brigadier qui vient de recevoir la Croix de guerre pour être allé porter des ordres en plein combat, encore un Jésuite. Ce sous-lieutenant, cité pour le courage qu'il a montré dans ses patrouilles, est vicaire à Nanterre, et cet autre qui, montant en ligne pour la première fois, a résisté cinq nuits aux incursions allemandes, desservant de Sainte-Jeanne de Chantal. Ainsi tous les jours, dans tous les secteurs. Je ne plaide pas : j'expose.

S'il reste encore, dans les coins poussiéreux de quelque comité, des " mangeurs de curés ", qu'ils consultent la liste déjà longue des prêtres et religieux tombés depuis septembre en combattant : cela les amènera peut-être à réviser leur jugement. Au cours de la dernière guerre, quatre mille deux cent cinquante-huit membres du clergé ont été tués à l'ennemi, treize mille ont été décorés, pourtant, l'armistice à peine conclu, une loi implacable a rejeté de France certains religieux couturés de blessures dont les ordres n'avaient pas le droit de résider chez nous. Je pense ici à Bourjade, héros légendaire de l'aviation qui, glorieux à vingt-cinq ans, dut terminer son noviciat de l'autre côté de la frontière avant d'aller mourir en Papouasie. Et chaque fois que je rencontre un religieux sous les armes, je me demande si la guerre finie - cette guerre qu'il aura gagnée, payée de son sang - il ne devra pas, comme Bourjade, prendre le chemin de l'exil.

Cette crainte trop justifiée des méfaits de la politique me poursuivait encore un soir récent où je traversais Pont-à-Mousson. Je venais de visiter l'hôpital d'évacuation, installé dans une ancienne abbaye de Prémontrés, toute criblée d'éclats de l'autre guerre, quand, près du pont de la Moselle, avant le Monument aux Morts, une inscription aux lettres énormes me sauta aux yeux : "À bas la guerre, le fascisme et la calotte. "

Cela tient tout un mur. Les blessés qu'on amène dans de grands cars pour noces pourraient le lire en se redressant, et les éclopés qui ont le droit de sortir le déchiffrent tous au passage. Un long moment, je suis resté déconcerté devant cette devise qu'un imbécile avait badigeonnée la nuit, croyant accomplir une action d'éclat. N'est-ce pas en semant ces formules simplistes dans des cervelles de gobe-mouches qu'on arrive à rendre les hommes plus bêtes et plus méchants qu'ils ne le sont ?

Je l'imaginais, ce nigaud fanatique, trempant son pinceau dans le coaltar et guettant du coin de l'œil le sergot du pont. Peut-être aujourd'hui est-il au front comme les autres ?

Te voilà bien avancé, maintenant... T'arrive-t-il de réfléchir à tes prouesses de jeune militant ? Alors, s'il te reste une once d'idée, tu dois rudement te mordre les pouces.

Le Fascisme ? Il taille ses oliviers et pêche le rouget. La Calotte ? Elle se bat dans le rang et se fait tuer sans rien dire... Mais la Guerre, tu la fais, pauvre bougre, et tu peux te demander ce que sont devenus les chefs qui t'envoyaient, le soir, badigeonner les murs.

CE QU'ON NE POUVAIT DIRE À L'ÉPOQUE

LE souvenir de la soirée de Noël que je passai au milieu des joyeux m'amène à interrompre mon Journal de guerre pour y introduire quelques réflexions. Ce réveillon peu ordinaire aurait pu, à l'époque, me fournir un savoureux article, mais c'eût été perdre mon temps. Les censeurs ne me permirent même pas de citer le fort de Sartelles où ce repas était organisé, à plus forte raison m'auraient-ils interdit de raconter comment les Bat' d'Af' avaient échoué là.

Venus à petites étapes de trois camps différents, ils avaient égayé leur voyage en dévastant les poulaillers, vidant les caves et culbutant les filles. Arrivés à Metz, ils s'étaient bagarrés dans les débits de boisson et le haut-commandement, ne voulant pas d'histoires, les avait expédiés dans la région évacuée de Bouzonville, en avant de la Ligne Maginot. Là, au moins, ils ne pourraient chercher querelle à personne. Mais livrés à eux-mêmes, ils se divertirent en mettant les fermes au pillage, puis en faisant la chasse au bétail que l'Intendance essayait de rassembler, et une fois rassasiés de quartiers de bœuf rôti et de cochons à la broche, ils s'établirent commerçants, vendirent les veaux sur pied et allèrent mettre une vache aux enchères sur la place de la gare à Metz. Ce dernier trait acheva d'éclairer l'État-Major. Ces enragés étaient capables, si l'on n'y mettait bon ordre, de razzier le vin de la division ou de faire un hold zzp chez l'officier payeur. Alors, par mesure de précaution (encore une chose à ne pas dire) , on leur retira leurs armes et leurs cartouches, puis, les ayant ramenés au camp de Sissonnes, on procéda à une révision générale. D'après les antécédents civils et militaires de chacun, ils furent séparés en trois groupes : les meilleurs, les moins mauvais et les pires. Les premiers furent dirigés sur un camp d'instruction, les seconds mis au repos au fort de Sartelles, les derniers embarqués sans retard pour l'Algérie. De sorte que les mieux notés allaient creuser la terre par vingt degrés au-dessous en attendant d'aller se faire tuer, que les douteux resteraient à l'abri dans des casemates de Verdun et que les dangereux, les incorrigibles, les durs des durs, seraient emmenés au pays des dattes à deux mille kilomètres de la ligne de feu.

- Ce classement est peut-être rationnel, mais il n'est pas moral, fis-je observer à l'aumônier qui me pilotait.

L'homme de Dieu regarda le ciel avec résignation, ou peut-être avec confiance.

- Les premiers seront les derniers, soupira-t-il.

Les officiers de ce bataillon peu recommandable, pour la plupart jeunes réservistes que rien ne préparait à ce commandement particulier, commençaient à s'habituer aux façons de leurs hommes ; même à s'en amuser. Le lieutenant d'approvisionnement qu'ils abasourdissaient de leurs réclamations, montrait moins d'indulgence :

- Moi, ils ne me font pas rire. Si je pouvais, je les laisserais sans bouffer jusqu'à ce qu'ils se tiennent tranquilles.

Le colonel, ancien légionnaire qui avait la pratique, le détrompa en souriant :

- Ne croyez pas cela, ils se passeraient très bien de vos boules de pain et de votre bidoche.

Puis, s'adressant à moi :

- Je ne sais comment ces bougres-là s'y prennent, mais ils se procurent tout ce qu'ils veulent. Il nous arrive de manquer de cigarettes, à eux jamais. Ils ne peuvent pas sortir du fort, pourtant ils ont autant de pastis qu'ils peuvent en boire, à croire qu'ils se le font seringuer à travers les murailles.

Devinant peut-être qu'on parlait d'eux, les Joyeux nous guignaient, l'air malin, tout en tressant des guirlandes de feuillages destinées à l'autel de la messe de minuit. Plusieurs, malgré le froid mordant, travaillaient le torse nu pour montrer leurs tatouages ; leurs armoiries à eux. Rien que sur leur mine, je me sentais prêt à excuser tous les mauvais tours qu'on leur reprochait. Il est vrai que leurs bonnes figures en avaient trompé d'autres... Dans un cantonnement de Lorraine, par exemple, ils avaient attendri le curé par leur dévotion. Quelques-uns s'étaient confessés, témoignant un tel repentir que le vieux prêtre, l'absolution donnée, regagna sa sacristie la larme à l'œil. Mais quand il fouilla dans sa poche pour prendre son mouchoir, il s'aperçut que son porte-monnaie avait disparu. Sa grosse montre également.

L'abbé Duthoit ne semblait pas goûter cette sorte de malice - depuis qu'il les fréquentait il était bien revenu de ses illusions premières - mais l'ancien légionnaire, blindé par ses années d'Afrique, leur gardait de la sympathie.

- Ils ont tous les culots, me dit-il. Tenez, hier encore...

Il revenait de Verdun, un Joyeux au volant, quand un gendarme les arrêta : le chauffeur s'entêtait à se servir de ses phares bien que ce fût interdit. Le fautif n'essaya pas de se défendre. " C'est vrai, monsieur le brigadier, s'excusait-il. J'ai eu tort... C'est ma faute... Je ne le ferai plus. " Au point que sa platitude écœura le colonel. " Hein, tu ne crânais plus, lui reprocha-t-il en repartant. Tu l'as fermée, ta grande gueule. Encore un peu tu lui léchais les pieds ! " Mais le bataillonnaire tourna vers son chef un visage goguenard. " D'accord, mon colonel, j'ai eu l'air de rengracier. Seulement, demain matin, le cogne pourra chercher son bonnet de police. (Il le tira triomphalement de sa sacoche.) Je m'en servirai pour frotter mes godasses. "

- Il le lui avait chipé à son ceinturon ! Comme un prestidigitateur ! Je vous le dis, ils sont formidables !

Le soir même, après le dîner, ils devaient nous donner une autre démonstration de leur savoir-faire. Les officiers m'avaient demandé, ainsi qu'à l'académicien Louis Gillet, autre invité, de leur dédicacer quelques livres.

- Malheureusement, s'excusèrent-ils, nous en avons trouvé très peu chez les libraires...

Or, quand j'eus signé le dernier exemplaire, un bataillonnaire, délégué par ses camarades, entra dans la salle :

- Nous aussi, me dit-il d'un petit ton modeste, nous voudrions des dédicaces.

Mais, lui, apportait une pile de volumes. Malgré l'interdiction de sortir, malgré les grilles, les sentinelles, ils en avaient trouvé quatre fois plus que leurs officiers. Où ? Comment ? Mystère... La débrouille... Quelques mois plus tard, lors de la débâcle, ils devaient prouver qu'ils étaient capables de se tirer d'affaire en de plus graves circonstances. J'y reviendrai le moment venu.

Donc, à mon grand déplaisir, je n'avais pu raconter en détail ce curieux réveillon. Ce ne fut pas, en huit mois, mon unique déception, Les censeurs avaient l'ordre de couper dans nos articles tout ce qui représentait l'ombre d'un semblant de précision et, hantés par la crainte de laisser passer une indiscrétion, ils s'éborgnaient à chercher entre les lignes des renseignements qui ne s'y trouvaient pas. Plus d'une fois je fus stupéfait par les déductions qui les amenaient à mutiler mon texte.

C'est ainsi qu'ayant rencontré en Alsace un régiment de Méridionaux, je parlais innocemment de leurs voix ensoleillées et de cet accent de Rouergue " qui ferait fondre la neige sur la pente des toits ". Tout le passage fut coupé. Comme je m'en étonnais, on m'expliqua que les Allemands allaient rechercher le numéro du régiment recruté dans la région de Rodez, qu'ils sauraient ainsi quelle Division se trouvait dans le Haut-Rhin et pourraient dès lors reconstituer tout notre dispositif ! J'en demeurai confondu, sinon persuadé.

Un autre jour, je commis l'imprudence de rapporter que des chasseurs à grand béret jouaient à la pelote basque non loin de la Sarre : ce fut une nouvelle remontrance. J'indiquais ainsi à l'ennemi que les chasseurs pyrénéens avaient changé de secteur... Ou bien je me permettais d'écrire que les coloniaux dressaient des barricades dans Sarreguemines, que les Marocains cuisaient le couscous près de la frontière suisse. Bref, je trahissais à tout instant sans m'en douter.

On alla jusqu'à nous interdire de parler de la pluie et du beau temps, ces précisions météorologiques pouvant servir au S.R. allemand, et tel journaliste qui avait décrit une prise d'armes sous la neige s'étonnait de lire, dans son article retouché, qu'il faisait, ce matin-là, un soleil printanier. De même, pour dépister l'ennemi, une main ingénieuse remplaçait parfois usine par mairie et presbytère par marchand de vins. Les soldats du secteur, en lisant nos reportages, ont dû plus d'une fois nous traiter de farceurs.

Je me suis souvent plaint, et jusqu'à l'échelon supérieur, de ces mesures absurdes, mais les bureaux se sont retranchés derrière les obligations de la défense nationale. Il paraît que celle-ci serait mise en danger si nous rapportions que les locaux de la Ligne Maginot étaient humides, et que la boue de Lorraine gênait la circulation.

Ce qu'il ne convenait pas de dire, nous le savions mieux que personne. Je n'allais pas raconter, en revenant de Sarreguemines, que j'avais trouvé la ville saccagée, et non par les Allemands. Or, les services qui nous muselaient organisaient en même temps, avec une aimable inconscience, des tournées de journalistes et parlementaires neutres qui pouvaient ainsi voir de leurs yeux ce que cachaient nos reportages.

- Puisque ces messieurs vont demain visiter Sarreguemines, dis-je doucereusement à l'officier qui épluchait ce jour-là mon article, on pourrait peut-être les conduire rue Chose, devant cette horlogerie-bijouterie à la porte défoncée. Sur les volets de la devanture, le propriétaire a écrit en grosses lettres : " Maison pillée par les troupes françaises. " Il a même signé de son nom: c'est un maréchal des logis d'artillerie en batterie dans les environs. Cela permettrait une photo de propagande intéressante.

À cause de moi, les neutres n'auront pas visité Sarreguemines... Le maire, que j'avais rencontré dans sa ville mise à sac, m'avait confié sa rancœur.

- Ce ne sont pas les soldats qu'il faut accuser, lui ai-je répondu : c'est la guerre. Dès que le sang coule, la morale s'oublie.

Pour l'instant, à vrai dire, le sang coulait à peine. Je ne m'en plaignais pas ; les soldats encore moins. Leur jeunesse aidant, ils s'habituaient à cette vie rustique et en tiraient même des instants de plaisir. Au début - je l'ai raconté - ils ont fait la chasse aux cochons échappés des étables ; ensuite ils ont aidé les Alsaciennes à la vendange ; puis, le mauvais temps venu, ils ont bricolé dans les fermes. Cela ressemblait bien peu au " passe-temps " de leurs pères à Craonne et à Verdun.

L'ennemi bombardant rarement les arrières, on ne connaissait le danger qu'en première ligne, et surtout dans les rangs des corps francs chargés des patrouilles.

- Ceux-là, c'est des volontaires, ai-je souvent entendu grommeler. Si ça les amuse, qu'ils y aillent. Nous, on ne s'en ressent pas.

Beaucoup de soldats, malheureusement, pensaient de même, et le commandement ne faisait rien pour réchauffer leur ardeur, sinon de créer un Service du moral qui était bien l'innovation la plus cocasse de cette drôle de guerre.

- Plutôt que de s'occuper de leur moral, me disait un jeune capitaine, on ferait mieux de leur distribuer des chandails.

L'inaction où l'on tenait l'armée n'était pas faite non plus pour la préparer au combat. Pas une fois je n'ai vu procéder à une manœuvre d'infanterie contre les chars. L'expérience de Pologne était oubliée. Pis qu'oubliée : niée. Me trouvant un jour au Grand Quartier - celui de la Ferté-sous-Jouarre, car, pour tout arranger, il y en avait deux, Vincennes et La Ferté, qui se tiraient dans les jambes - on m'a montré en cachette le rapport alarmant d'un officier du Deuxième Bureau, spécialiste des questions de Pologne, sur la ruée écrasante des blindés allemands. Le chef du Troisième Bureau, celui des Opérations, l'avait retourné avec cette cinglante annotation : " La France n'est pas la Pologne ! " Eh bien ! - oserais-je l'avouer aujourd'hui - cette fière réplique m'avait convaincu, ainsi que tout l'État-Major. Mais, moi, j'avais l'excuse de ne pas être officier breveté...

Pour entraîner les régiments, on se contentait de les faire passer, par roulement, en première ligne et, afin d'épargner les pertes, on ne tentait même pas de coups de main.

-- Tu as raison, c'est une drôle de guerre, me disait mon vieux camarade Emmanuel Bourcier, vétéran de l'infanterie coloniale, combattant de Quatorze, à présent correspondant de l'CEuvre. Je viens de questionner des gars qui viennent de passer huit jours aux avant-postes: ils n'avaient pas tiré un seul coup de fusil.

Si l'offensive ennemie se déclenchait brusquement, ces hommes seraient jetés dans la bataille comme des conscrits. Mais les intéressés ne regardaient pas si loin et, à choisir, préféraient une guerre sans dommages. Certains, pourtant, commençaient à penser qu'on ne se battait pas beaucoup. De quoi auraient-ils l'air en arrivant en permission ? Même pas une petite attaque ? Même pas une escarmouche ? Ceux de l'autre guerre allaient se foutre d'eux. Et le papa, donc, qui avait fait le Chemin-des-Dames ! Alors, pour se donner un peu de lustre, quelques-uns eurent l'idée de glisser dans leur correspondance des récits d'engagements où ils jouaient, comme de juste, le rôle le plus flatteur.

- Bah ! Cela ne fait de mal à personne, dis-je à un officier du Contrôle postal de la VIIIe Armée qui venait d'intercepter une de ces missives et ne cachait pas sa colère.

- Ah ! Vous croyez ! éclata-t-il. Alors, écoutez-moi ça : " Au régiment, nous ne pouvons pas nous plaindre, jusqu'à présent nous n'avons que trente tués. " Si la lettre de cette jeune andouille était parvenue, tout le pays aurait été mis sens dessus dessous. De porte en porte on aurait colporté son histoire. " Les journaux ne disent pas tout. On nous ment, ma bonne dame... " Les morts seraient devenus trois cents. Tandis que si ce nigaud avait dit tout bonnement la vérité...

- Et quelle est-elle, cette vérité ?

L'officier hésita une seconde, puis :

- Après tout, ce n'est pas une nouvelle alarmante. En trois mois de guerre, notre armée du Rhin n'a eu qu'un seul tué : l'observateur d'une saucisse mitraillé près de Colmar par un Messerschmitt...

L'auteur de la lettre incriminée a dû y perdre sa permission avec ce motif plutôt salé, d'avoir tué sans raison trente de ses camarades. Mais celui-ci, au moins, rêvait de se battre ; d'autres étaient moins belliqueux. J'avais, dans un article, sobrement raconté la mort d'un chasseur à pied que je trouvai couché sur un brancard à l'endroit où il venait de tomber. " Son suaire cc sera sa capote. Tachée de boue jusqu'au ventre, constellée de sang au ça ur. " Eh bien, ce récit me valut la lettre injurieuse d'un militaire qui faisait la guerre - si je puis dire - dans un service de réparation automobile. " Il ne faut pas parler de choses pareilles, me reprochait-il. Ça nous démoralise. "

Je ne lui en ai pas voulu à ce mobilisé au cœur sensible : il ne faisait qu'exprimer l'opinion la plus répandue. On avait dit, répété, affirmé, que la France était invulnérable derrière sa muraille de béton, il était donc inutile d'aller au-devant des mauvais coups. Cette doctrine était celle des grands chefs eux-mêmes. Le général commandant le Groupe d'armées dont nous relevions était plus que nul autre convaincu que si les Allemands commettaient la folie d'attaquer ils se briseraient sur nos positions et qu'une fulgurante contre-offensive comparable à celle de 1918 nous donnerait alors la victoire. Cette conjecture était trop rassurante pour qu'on la discutât. Cependant on racontait dans Metz qu'un colonel commandant les chars de la Ve armée ne partageait pas la confiance unanime. Il prétendait que l'Allemagne disposait d'une armée blindée redoutable et qu'on ne pourrait en venir à bout qu'en lui opposant des forces blindées supérieures.

Des chars, il faut bien le dire, on ne nous en montrait guère. Une fois, pourtant, on nous fit assister à une manœuvre d'engins lourds qui nous émerveilla, mais le puissant général dont je parle eut tôt fait de nous ramener à la réalité.

- Le colonel de Gaulle, nous dit-il en substance, suppose que les batailles de demain seront disputées uniquement avec son arme préférée et que l'infanterie n'aura plus qu'à emprunter la route ouverte par les chars ; la vérité est toute différente. L'infanterie n'est pas au service des chars, ce sont les chars qui doivent servir l'infanterie, et la victoire, comme dans le passé, dépendra de cette dernière.

Il tenait ce langage plusieurs mois après l'anéantissement de la Pologne par les Panzers, mais comme il était constellé d'étoiles, c'est lui qu'on a cru, non le promoteur de l'armée future, qui n'avait que cinq galons.

Malgré ces affirmations péremptoires, il nous arrivait d'éprouver des doutes. Notre frontière du nord-est était-elle vraiment inviolable et que faisait-on pour la consolider ? Passant souvent la nuit aux avant-postes, il m'arrivait d'entendre gronder les bétonneuses du côté ennemi ; chez nous, jamais. On creusait le sol à la pelle, comme les assiégeants de Sébastopol, et des bûcherons improvisés édifiaient des fortins en troncs d'arbres pour intercepter des chars hérissés de canons. On nous avait bien parlé de plans d'eau où les Panzers disparaîtraient jusqu'aux tourelles, mais nous pûmes constater de nos yeux qu'un simple piéton les traversait sans se mouiller le ventre. Afin de nous rassurer, on nous mena ensuite au bord de la Meuse, qui constituait à ce qu'on disait une barrière infranchissable, mais quand nous arrivâmes sur la berge, notre camarade Octave Aubry, l'historien de l'Empereur, poussa un cri :

- Ce n'est pas un fleuve, c'est un ruisseau !

Par pure politesse, les brevetés qui nous guidaient ne l'ont pas contredit ; ils l'ont raisonné ainsi qu'un enfant, et le soir, à la table du général qui nous recevait, on l'a chapitré. Rhin fortifié, ligne Maginot, forêts tenues sous le feu : la route de l'invasion était partout barrée. Comme notre ami insistait, s'inquiétant d'une ruée ennemie par le Luxembourg, on a failli lui rire au nez.

- Par le Luxembourg ? s'est exclamé l'un des convives. Nous n'aurons pas cette chance-là !

" Chance... " Parfaitement, j'ai entendu le mot... Néanmoins, je ne me moquerai pas. Ces officiers étaient comme nous tous, et comme Aubry lui-même : ils avaient confiance. De plus savants qu'eux, au Grand Quartier " pensaient " la guerre, il n'était pas permis de douter.

Un hommage, en tout cas, qu'on doit rendre aux chefs d'armées, c'est qu'ils veillaient au salut de leurs hommes bien plus qu'en Quatorze, renonçant pour cela aux attaques locales, et même aux simples coups de main. Cependant cette prudence posait des problèmes. Un jour, les frères Tharaud et moi étions les hôtes, à Metz, du commandant d'armée, artilleur de grand renom, qui nous exposa son cas de conscience :

- Je me sens responsable de la vie de mes soldats et je suis consterné quand j'apprends que l'un d'eux vient d'être tué. Aussi ai-je enjoint à tous les commandants d'unité de me mettre au courant des moindres opérations envisagées, de façon que j'en pèse personnellement les risques.

Comme ancien fantassin, ce scrupule m'avait touché. J'en ai trop vu tomber, autour de moi, de ces files d'hommes lancés aveuglément contre des mitrailleuses.

- Il est parfait, ce général, m'exclamai-je en quit-tant le fort Jeanne-d'Arc où nous venions de déjeuner.

- Oui, très humain, approuvèrent les deux frères. Avec de pareils chefs, on ne versera plus le sang pour rien.

Cependant, ayant réfléchi, l'aîné ajouta, plissant le front :

- Mais s'il hésite, par bonté d'âme, à permettre une patrouille comment réagira-t-il lorsqu'il devra lancer cent mille hommes à l'assaut ?

Cette remarque nous laissa perplexes. En effet, comment concilier cette mansuétude avec l'endurcissement qui s'impose à un chef au moment de l'action ? Une bataille ne se prépare pas comme un cours à Polytechnique. Pourrait-on se contenter de brillants professeurs quand, de la théorie, on passerait à l'épreuve, quand les opérations se régleraient dans le heurt sanglant des armées ? Je devais souvent me poser la question en conversant avec les chefs dont la plupart, quoi qu'on ait dit depuis, étaient des hommes de valeur. Se révéleraient-ils également hommes de guerre ? Je me le demandais chaque fois que je m'arrêtais au couvent de Vicsur-Seille pour saluer au passage le commandant de la IVe armée, dont j'appréciais le caractère généreux et la finesse d'esprit. Il était de santé fragile, sans doute malade du cœur : cela se lisait sur son visage décoloré. Il se dépensait pourtant jusqu'à l'extrême fatigue et le soir, si le dîner se prolongeait, il résistait mal au sommeil.

- Que sera-ce, m'inquiétais-je quand il devra tenir des nuits entières, penché sur les cartes, harcelé par le téléphone et assailli par les bombardements ?

J'ai approché peu de grands chefs aussi informés des problèmes internationaux. Neveu de général, grandi dans les états-majors, tour à tour chef du bureau des Affaires Civiles de l'armée d'occupation, chargé de mission aux États-Unis, délégué à la Société des Nations, il avait été mêlé à toutes les conférences d'entre deux guerres et en parlait avec lucidité. Ses plus belles qualités étaient en somme celles d'un diplomate : finesse, patience, persuasion. C'est dire qu'il commandait sans rigueur. Plus encore que son voisin de Metz, il entendait ménager ses soldats ; aussi, en prévision des attaques aériennes avait-il fait creuser dans la colline voisine un abri solidement étayé où se réfugieraient ses services. Ce tunnel ne fut d'ailleurs jamais achevé et quand l'ennemi encercla nos armées du Nord-Est, on n'en fit même pas un bastion des Dernières Cartouches, l'ordre étant venu de déposer les armes.

Après la Libération, j'ai retrouvé ce cher général, rendu à la vie civile dans une galerie de peinture de la rue La Boétie. Je lui ai demandé à quoi il occupait sa retraite :

- Vous le verrez bientôt ici-même, m'a-t-il répondu, avec un sourire malicieux. Je me consacre à ce que j'ai toujours aimé par dessus tout : je fais de l'aquarelle...

Sur le moment, j'en suis resté bouche bée. Puis, à la réflexion, ce dénouement m'a paru logique. Ce petit chapeau d'artiste, ce cadre douillet d'exposition, n'était-ce pas ce qui convenait à cet excellent homme ? Au lieu du képi à feuilles de chêne, il aurait dû coiffer le bicorne à plumes d'ambassadeur. Comme beaucoup de chefs de guerre, il s'était trompé de voie au départ.

Des généraux moins haut placés m'ont causé la même surprise, et toujours par leurs qualités. Ils étaient raisonnables, ils étaient bienveillants. Le soin qu'ils prenaient du bien-être de leurs hommes ne cessait surtout de me surprendre.

- Le désœuvrement ne leur vaut rien, me disait sérieusement l'un d'eux. Il faut trouver quelque chose.

Allait-il ordonner des manœuvres, faire creuser des fossés antichars ? Non...

- Je vais multiplier les équipes de football, pour-suivit-il. Et c'est moi qui paierai les ballons.

Pouvait-on être meilleur ? Un autre, sur le front d'Alsace, organisait des matinées récréatives au cours desquelles - je n'invente rien - un capitaine à monocle chantait des gaudrioles devant les soldats délirants. Et pour ajouter à l'extravagance, c'était un curé qui tenait le piano !

Toutefois, celui dont je me souviens avec le plus de sympathie, c'est ce divisionnaire - ou brigadier, je ne sais plus - qui, au fort de l'hiver, me fit trotter une matinée entière sur les pistes verglacées de son secteur, tout en m'exposant ce qu'il faisait pour ses " bonshommes " torturés par le froid. Il était court sur jambes, légèrement ventru, et, malgré cela, marchait d'un pas de chasseur. Après trois heures d'une course épuisante - du moins pour moi - il me ramena sans souffler au château où flottait son fanion. À l'entrée du village, une sentinelle emmitouflée se tenait, l'arme au pied, auprès d'un brasero.

- Alors ? Pas trop froid ? s'informa rondement le supérieur.

- Oh ! non, mon général, ça se supporte.

- Et la nourriture ? Pas mauvaise ? Suffisante ? - On ne se plaint pas...

- Les habitants ne vous cherchent pas de chicanes ?

- Mon dieu, non. On s'entend plutôt bien.

Ici, le général prit un petit air finaud :

- Et les filles ? Pas trop farouches ?

La sentinelle ne sourcilla pas :

- Je n'en sais rien, mon général. Je suis dominicain. Du coup, j'ai éclaté de rire. Puis le général. Et le religieux à son tour. Avec ce dernier trait, le général avait fait ma conquête.

- Ce n'est pas nous qui aurions eu la veine d'en avoir des comme ça ! s'est exclamé Bourcier, l'ancien marsouin, quand je lui ai rapporté l'aventure.

- Et ce n'est pas tout ! Quand il visite un cantonnement, il offre le vin chaud.

- Du vin chaud ? Ah ! la crème d'homme...

C'était le mot : une crème, un vrai papa. De ceux dont on dit à la légère que leurs soldats se feraient tuer pour eux. En résumé, on rencontrait aux petits commandements, à côté de vrais guerriers, d'excellents gradés soucieux du bien-être de leurs hommes, et, aux postes élevés, de fins diplomates, d'éminents professeurs, mais que deviendraient-ils les uns et les autres, le jour J, à l'heure H ? Nous nous le sommes souvent demandé, mes camarades et moi, en rentrant de nos tournées. Toute-fois, pas au point de nous inquiéter.

- Bah ! s'exclamait joyeusement Pierre La Mazière, le plus optimiste de la bande. En Quatorze, le commandement avait les mêmes défauts, ça n'a pas empêché de bien finir.

- Après avoir mal commencé, lui rappela sévèrement Aubry.

Je me rappelais une déclaration de Joffre à ses aides de camp, le lendemain de la défaite de Charleroi, quand nos armées vaincues refluaient sur Paris.

- Je viens d'apprendre qu'en temps de guerre, leur dit-il,- la valeur technique ne compte pas pour grand-chose. Ce qu'il faut aux chefs, c'est du caractère. Je vais remplacer tout de suite les généraux insuffisants.

Sur ce, tirant une liste de sa poche, il se mit à biffer les noms de ceux qu'il jugeait incapables ou trop faibles pour en inscrire d'autres dont il connaissait les états de service. À cette heure même, d'un simple coup de

CE QU'ON NE POUVAIT DIRE 99 crayon, il commençait à gagner la bataille de la Marne.

Parmi les remplaçants, il avait aussitôt choisi Mangin, Mangin l'Africain, lui confiant une brigade qui comprenait mon propre régiment. Dès sa prise de commandement, le premier jour de la Marne, le nouveau chef a fait ses preuves, s'élançant en tête d'un bataillon quand le clairon sonna la charge. Joffre ne s'était pas trompé. Celui-là était peut-être incapable de professer à l'École de Guerre, mais sous le feu, il donnait une sacrée leçon. Nous ne l'aimions pas, nous l'avons même maudit, ce chef impitoyable, qui, pour un instant de défaillance, faisait fusiller des malheureux. Mais nous étions forcés d'admirer sa bravoure.

Le six septembre, donc, à Escardes, il dirigeait le combat, indifférent aux balles qui sifflaient, donnant froidement ses ordres dans le grondement des obus. Soudain, les bataillons d'un régiment voisin, partis à la baïonnette, fléchirent sous le tir des mitrailleuses. On les vit refluer en désordre du bois de Courgivaux, poursuivis par les Allemands qui reprenaient l'avantage. Un instant de défaillance et tout serait perdu. Mangin, qui observait à la jumelle, s'adressa à notre colonel.

- Que vous reste-t-il en réserve ?

- Plus rien, mon général. Tout le régiment est engagé.

Le nouveau brigadier, tournant la tête, aperçut alors un groupe de soldats qui se tenaient à l'écart : secrétaires, cuisiniers, musiciens, brancardiers, muletiers du train de combat, ceux qu'en blaguant nous appelions les bras cassés.

- Par ici, les inutiles ! a-t-il ordonné. Tout le monde derrière moi ! Baïonnette au canon !

- Nous n'avons pas de fusils, mon général, bredouilla un cuistot.

- Eh bien, ramassez ceux des morts !

C'est avec ces mots-là qu'on gagne les batailles.

Je trahirais la vérité en disant que ces rappels du passé nous alarmaient. Ils nous exaltaient, au contraire. La victoire de i 8 nous semblait le gage de la prochaine. Si nous éprouvions la moindre appréhension, une visite aux escadrilles ou aux jeunes gars des corps francs nous remettait d'aplomb. Ils ne discutaient ni ne grommelaient, ceux-là. Sans doute ils exécraient la guerre, mais puisque le pays y était acculé, ils y allaient franc jeu. Ah ! si l'armée entière avait eu cette ardeur ! Malheureusement, il n'en était rien. Sur les lignes, dans les cantonnements, j'entendais grogner : " On ne sait même pas pourquoi qu'on se bat... Puisque c'est réglé en Pologne, il n'y a qu'à tout laisser tomber.... C'est les Russes qui ont raison... " La plupart cependant se souciaient moins de politique que de leur cas personnel. Le départ massif des affectés spéciaux avait soulevé des jalousies. " Pourquoi que celui-là qui est comme moi mécano de garage est rappelé à l'arrière, tandis que je dois rester dans le bain ? " Chacun avait son grief sur le cœur. Je me souviens d'un marchand forain au furieux accent auvergnat qui menaçait de déserter parce que son épouse venait de lui apprendre qu'on réquisitionnait leur camionnette. Les cultivateurs se désespéraient pour leurs champs, les viticulteurs pour leurs vignes ; l'un avait sa femme malade, l'autre un petit commerce qui périclitait. " Qu'on nous renvoie chez nous, puisqu'on ne sert à rien. On reviendra quand il faudra. " Cette guerre immobile leur paraissait absurde ; ils perdaient leur cou-rage avant même d'en avoir eu besoin.

Bien entendu, il ne pouvait être question de signaler ce relâchement dans nos articles. Et puis, en toute franchise, cela non plus n'ébranlait pas notre confiance. À la Grande Guerre aussi la troupe avait connu des heures de découragement. Dès le début, en Lorraine, des brigades prises de panique, avaient lâché pied ; en x7, au Chemin-des-Dames, des régiments, las du massacre, s'étaient mutinés. Cependant, quelques mois plus tard, les mêmes hommes se lançaient bravement à l'attaque. Cette fois, ce serait le même miracle. En avions-nous, des illusions !

Sur ce front inactif, nous ne trouvions plus grand-chose à raconter. Nos missions tournaient à la partie de campagne et presque à la partie de plaisir. Casse-croûte sur le terrain, déjeuner aux popotes, repas en chansons chez les aviateurs : comment se serait-on attristé ? De retour à Nancy, notre quartier général, nous échangions nos impressions : elles étaient toujours bonnes. Mais oui. Pourquoi jouer après coup les augures assombris ? Je le répète, la victoire à nos yeux ne faisait aucun doute : il n'y a que la date que nous n'osions fixer...

Encore plus unis par cette foi commune, nous donnions aux militaires et aux civils de la cité lorraine un bel exemple de fraternité. Il y avait parmi nous des jeunes pressés de faire leur carrière et des anciens résolus à poursuivre la leur, des écrivains célèbres et des journalistes ignorés. Cependant, on ne s'embarrassait ni de préséances ni de titres d'ancienneté et, loin de rivaliser, nous échangions nos renseignements.

La paix s'était même faite entre partisans de droite et militants de gauche, dont les journaux s'accusaient de défaitisme quand ce n'était pas de trahison, et ils continuaient à dîner coude à coude et à se partager les autos. C'est ainsi qu'un matin, en Alsace, un général d'armée,

connu pour sa belle stature et son monocle, vit entrer deux confrères que rien, sauf l'uniforme, ne semblait désigner pour former équipe : l'un mince, l'air moqueur, les regards dans la lune, l'autre rond comme un chanoine, chevelu comme un poète, qui regardait son monde avec gravité.

- À qui ai-je le plaisir ? s'informa poliment le général.

Le mince se présenta le premier :

- Robert Destez, de l'Action française.

Puis le gros, plein d'onction :

- Louis Lévy, du Populaire.

De stupeur, le général laissa tomber son monocle. Puis, se tournant vers son aide de camp :

- On aura tout vu, fit-il simplement.

Cependant, non : le pire restait à voir... Pour le moment - c'était le plein hiver - l'optimisme régnait jusque dans cette ville proche de la frontière. Les Nancéiens qui, lors de notre arrivée, nous regardaient avec sympathie, nous prenant pour des attachés militaires alliés ou des délégués de l'Y.M.C.A., nous observaient de jour en jour avec moins de bienveillance. Disons le mot, comme des " planqués ", puisque le terme d'embusqué était passé de mode. Ils avaient presque raison : nous ne courions pas grand risque. Toutefois, en se promenant sur les lignes, nul n'était à l'abri d'un éclat d'obus ou d'une balle perdue. C'est ce que me rappela un sous-lieutenant de corps franc qui m'accompagnait certain jour au Maimont avec une patrouille de sécurité. Le Maimont, falaise boisée des petites Vosges, d'où l'on voyait, en contrebas, les Allemands prendre la garde et préparer le fricot dans le village-frontière. Pour arriver là-haut, à travers les bois de sapins, on grimpait un sentier que dominait un abri creusé dans le mont d'en face et les ennemis retranchés là tiraient de temps en temps sur nos patrouilles pour s'entretenir la main. Le plus simple était alors de se coller derrière un arbre et de patienter. C'est durant cette pause que mon jeune guide

m'adressa la parole :

- Votre confrère Charles Tardieu, du Matin, vous a montré sa capote ?

Sur le moment je n'ai pas compris.

- Sa capote ? Pourquoi ça ?

- La balle qu'il a reçue parbleu ! expliqua l'officier réjoui.

Quelques jours auparavant, faisant la même ascension, notre camarade avait été si bien visé que le projectile avait percé son uniforme de part en part, vareuse et manteau.

- Tiens ! Tiens ! Le cachottier ! Il ne nous avait rien dit.

Revenu à Nancy, au cours du dîner je plaisantai le veinard pour sa discrétion. Agacé, il haussa les épaules :

- Vous parlez que j'allais raconter cela, pour que vous vous foutiez de moi !

En fait de blessure, il n'avait redouté que celle de nos quolibets.

Rien dans notre tenue n'indiquant notre fonction - pas même l'insigne d'épaule des confrères britanniques

- nous étions tantôt salués à cinq pas comme des colonels, tantôt dévisagés avec méfiance par les passants et les plantons se demandaient, intrigués, quels étaient ces militaires sans galons qui osaient déranger leur chef. Une broderie au col eût tout arrangé : une plume, ou le carquois d'Apollon, le casque de Minerve. On ne sait pas toujours ce que cela veut dire, mais cela inspire confiance, comme le caducée du médecin et les feuilles d'acanthe de M. l'Intendant. Malheureusement, cette mesure de prudence fut agréée trop tard, quand des mégères commencèrent à crier " Au parachutiste " sur

notre passage, et la défaite acheva son travail avant que le brodeur eût commencé le sien.

Après dîner, malgré le froid cinglant, nous allions souvent faire un tour, Octave Aubry, Jacques Boulenger et moi. Rues obscures, pas un chat dehors : la ville était à nous. Sur la place Stanislas, où les statues peureuses se blottissaient derrière des sacs, l'auteur du Roi de Rome évoquait le temps où les cavaliers de Blücher, puis de Moltke, attachaient leurs chevaux à ces grilles. Pas une fois, nous n'avons pensé que bientôt l'envahisseur pourrait de nouveau fouler ces pavés. Certain soir, pourtant, nous fîmes une rencontre qui nous assombrit.

Nous rentrions d'un pas pressé, chassés par une rafale de neige, quand une racoleuse surgit de l'ombre, de l'autre côté de la rue et, d'un brusque rayon de sa lampe électrique, éclaira ses seins nus. Sans un mot, sans un geste. Image impudique et funèbre. Nous en restâmes interdits.

- Mauvais présage, essaya de plaisanter Boulenger. Un ancien serait rentré chez lui...

C'est ce que nous fîmes, taisant nos pensées, mais chacun dut, comme moi, éprouver un malaise. Depuis, les années ont passé sans que l'impression s'efface, et cette borne de chair blême dressée au carrefour m'apparaît à présent comme la messagère de la défaite.

Défaite ? Voilà pourtant un mot qui ne nous tourmentait pas. Éprouvions-nous la moindre inquiétude, quelqu'un de l'État-Major surgissait à point pour nous rassurer. Rentrant des lignes dans la nuit et traversant Pompey, dont les hauts fourneaux crachaient des flammes visibles à plus de trente kilomètres, nous nous étonnions que la Luftwaffe ne vînt pas bombarder cette cible de choix. " Ils n'osent pas, nous expliquait-on. Ils craignent trop les représailles. " Après tout, c'était vrai-semblable. Nous exprimions également notre surprise de ne jamais rencontrer de blindés. " C'est exprès. On les cache.... " Les chefs d'escadrilles se plaignaient de manquer d'avions rapides. " Prenez patience. Ils sont aux essais. " Bref, le Commandement avait réponse à

tout.

Les combattants étaient pourtant moins rassurés que ces messieurs. Par exemple, ceux des points d'appui isolés qui tentaient d'établir une liaison par radio. Une fois sur deux, l'appareil ne fonctionnait pas. Des officiers furieux adressaient des rapports ; d'autres prenaient la chose avec philosophie. " Bah ! me disait un Saint-Cyrien dont je partageais le pauvre repas sous un abri, j'ai ma radio-à-pattes. " C'était son agent de liaison, Parisien pas bilieux, qui revenait capuchonné de neige, jurant que ça l'amusait de faire des sports d'hiver. Ailleurs, on préférait la transmission par pigeons voyageurs et lorsqu'à la boucle du Rhin, devant Bâle, je surpris quatre soldats accroupis autour d'une cage d'osier où roucoulaient deux volatiles, je crus que j'allais assister à l'envoi d'un message.

- Mieux que ça, m'apprit fièrement le sergent, c'est pour le service de protection...

Heureux de mon air ébahi, il me donna l'explication. Si l'ennemi lançait de l'autre rive des gaz asphyxiants, les pigeons aux poumons délicats succomberaient en un clin d'œil et il n'y aurait plus qu'à donner l'alarme. Parfaitement. C'était tout ce que la science militaire moderne avait trouvé pour détecter le poison et protéger l'armée : un couple de pigeonneaux...

Ce jour-là, j'ai fait comme les veilleurs du Rhin : j'ai ri de bon cœur. Comme j'ai ri à Wissembourg, quand un sous-lieutenant chargé de la défense d'une ferme fortifiée, sur la Lauter, m'a montré le petit engin que ses hommes venaient de confectionner avec un bout de gouttière. Sans subvention du G.Q.G. ceux-là aussi " modernisaient " l'armement. Mais ce que les plus ingénieux ne connaissaient pas, c'était le moyen de ressemeler sans cuir les chaussures trouées ou de rapiécer leurs culottes en lambeaux. Pour se protéger du froid on en revenait aux plastrons en papier journal, comme à Verdun, et l'on passait les pieds dans des sacs à terre bourrés de paille. C'est tout de même beau, le progrès...

Je me le répétais certain matin en descendant à petits pas un champ en pente lustré de verglas qui bordait la frontière. En effet, pour ne pas glisser, j'avais, à l'exemple de mon guide, enveloppé mes bottes d'une sorte de serpillière qui me faisait des pattes d'éléphant.

- Bel air guerrier ! me moquais-je en cherchant un appui du bout de ma canne ferrée.

La situation était d'autant plus humiliante que les Allemands, retranchés dans le château situé sur l'autre versant, devaient rire de nos contorsions et peut-être engager des paris sur le premier Franzose qui ferait la culbute. Au besoin, en l'aidant d'un coup de feu.

- Les imbéciles perdent une belle occasion, dis-je à l'officier qui me montrait le chemin. Un député tué à l'ennemi, cela rehausserait le Parlement.

- Pardon ! répliqua-t-il gaiement. J'aime autant laisser cet honneur aux Lettres.

Il avait belle allure, ce grand lieutenant mitrailleur. De haute taille, large d'épaules, les traits énergiques, il avait plutôt l'air d'un guerrier que d'un homme politique. (La capote et le casque y étaient bien pour quelque chose...) Député de Nancy, il aurait pu continuer tranquillement à siéger au Palais-Bourbon ; il avait mieux aimé suivre ses électeurs ici. " Il y a plus d'air ", me donna-t-il pour raison. Deux de ses pièces étaient en batterie dans le moulin blotti au fond de la vallée : il tenait à me les montrer.

- Calez vos pieds sur les mines, me dit-il avec un brin de moquerie. Vous ne risquez rien. Elles n'éclatent que sous cinq cents kilos...

Nous atteignîmes enfin le but et le lieutenant, qui me guettait du coin de l'œil, put jouir de ma surprise. Peut-être pour lui faire honneur, ses chasseurs à pied, en guise de mirador, avaient édifié une tribune ; une vraie, comme à la Chambre. Mais dans le style rustique, en piles de rondins. Il ne manquait même pas la tablette où poser le verre d'eau traditionnel ; toutefois, on avait remplacé celui-ci par des grenades.

- Très pratique pour répondre aux interlocuteurs, dis-je à mon guide.

- J'y penserai quand je serai ministre.

Pour le moment, l'orateur était une sorte d'Esquimau emmitouflé jusqu'aux oreilles et coiffé d'un képi de pompier. " C'est moins froid que le casque, mon lieutenant ", expliqua-t-il d'une voix enchifrenée. Ses compagnons étaient affublés comme lui, le plus astucieux drapé dans un couvre-lit piqué. Par seize degrés au-dessous, toutes les fantaisies sont admises.

- Ça va, les enfants ? demanda le lieutenant-député.

- Heu ! Pas plus mal. Mais ça manque de vin chaud.

À part cela, aucune plainte. Ils savaient qu'à la première attaque allemande, leur poste serait écrasé et eux dessous. Ils n'en parlaient pas ; n'y pensaient pas, peut-être. Certains diraient : " Bon moral. " Non. C'est l'insouciance ordinaire des soldats. Sans elle, une guerre ne durerait pas huit jours.

Ces points d'appui n'ayant qu'une mission retardatrice - le temps pour les troupes de couverture de se replier derrière la Ligne Maginot -- des retranchements provisoires suffisaient, néanmoins, ailleurs comme ici, les défenseurs s'étaient donné la peine d'en soigner la présentation et, tout le long de la frontière, on apercevait d'agrestes barricades faites de herses, de charrues, de rouleaux, de batteuses, de tonneaux d'arrosage, artistement enchevêtrés. À Wissembourg, pour que ce soit plus joli, ces urbanistes amateurs avaient ajouté des lauriers-roses en caisse, empruntés à la terrasse d'un café. Cela rappelait les images d'Épinal célébrant les faits d'armes de la guerre de 70 : la Défense du village, la Maison des dernières cartouches. Mais on pouvait remonter plus loin dans l'Histoire. Une nuit, sur la route de Bitche, une sentinelle m'arrêta en agitant une torche, comme dans les récits de l'Empire. (Une torche électrique : unique différence.) Des grognards à houppe-lande et à toque de fourrure, serrés autour d'un feu de bivouac, semblaient figés là depuis la Moskowa. J'étais maintenant ramené à 1812. Et ce n'était pas fini. À la Grange-Coulomb, près de Château-Thierry, des artilleurs de D.C.A. se démenaient autour de leurs pièces enfoncées dans la boue et, renonçant aux tracteurs qui s'enlisaient aussi, attelaient des bœufs, comme aux couleuvrines de Du Guesclin. Cette fois, j'atteignais la guerre de Cent Ans !

Pour tout avouer, ces scènes anachroniques ne me scandalisaient pas. Elles me rappelaient un petit roman sans prétention que j'écrivis avec Régis Gignoux, durant l'autre guerre, au cours d'une convalescence. Notre héros, mobilisé comme sergent d'Infanterie, avait inventé, dans le civil, une terrifiante machine qui pouvait d'un rayon, exterminer des armées entières. Or, on le retrouvait en pleine attaque, défendant sa tranchée, à bout de munitions, lançant sur l'ennemi des cailloux et des mottes de terre. Eh bien, c'était, toute proportion gardée, ce qui se passait sous nos yeux. On avait construit des forteresses roulantes, multiplié la puissance des obus, imaginé le parachutage, mis au point des gaz asphyxiants, et, malgré cela, les hommes continuaient à se battre comme du temps de leurs grands-pères, en rampant dans la boue, encombrés d'un flingot...

Qu'attendait-on pour utiliser cet armement moderne qu'on nous promettait depuis des années ? La réponse me fut donnée le jour où je rencontrai, sur un chemin boueux de Lorraine, une corvée de soupe qui, pour simplifier le travail, charriait ses vivres dans des voitures d'enfants. Ayant remarqué mon regard amusé, un de ces malins, coiffé d'un cache-nez noué en turban, me cria tout joyeux, me montrant son landaulet rempli de bouteillons fumants :

- Le ministre d'la guerre a dit : " Refilez-nous votre fric et on vous donnera une armée motorisée. " Eh ben, la v'là...

Ce livreur de soupe exprimait en peu de mots la vérité. Le matériel promis, on l'attendait encore ; on l'attendrait toujours. Les colonnes de ravitaillement se disloquaient sur les routes, leurs véhicules de toutes marques ne pouvant rouler à la même vitesse, quant aux blindés, s'ils existaient, ils restaient invisibles. Au lieu de les grouper en masse de combat, comme le souhaitait de Gaulle, on les avait honnêtement répartis entre les Corps d'armée, afin de ne pas faire de jaloux, et on les cachait dans les bois. On cachait également les ponts dernier modèle destinés à franchir les fleuves, si toutefois le modèle existait. Comme manœuvre nautique, nous n'avons assisté en huit mois qu'au passage d'un cours d'eau à l'aide de sacs Haber, les sapeurs gigotant sur des espèces de traversins jusqu'au moment où ils buvaient la tasse à la plus grande joie de l'assistance. Alors, comment s'y prendrait-on pour franchir le Rhin ? Avec quels engins éventrerait-on la Ligne Siegfried ? J'ai posé un jour la question à l'officier du Deuxième Groupe d'armées chargé des relations avec la Presse. Il m'a regardé comme si je lâchais une énormité.

- Offensive ? Jamais le Grand Quartier n'a parlé de ça ! La France a dépensé des milliards pour construire la Ligne Maginot, ce n'est pas pour l'abandonner avant qu'elle ait servi. Nous laisserons les Allemands faire la bêtise d'attaquer les premiers, et c'est seulement quand ils seront épuisés que nous passerons à la contre-offensive.

Cette doctrine, je la connaissais. Maintes fois on m'avait démontré que notre " front continu " pouvait résister à toutes les attaques. Après " l'inviolable " Belgique, il y avait " l'infranchissable " massif des Ardennes, puis " l'invulnérable Ligne Maginot " et, à l'est, le Rhin renforcé de casemates. Donc, de ce côté, aucun risque ; j'en étais convaincu. Mais plus au sud, sur la frontière suisse, quelles positions occupions-nous ? Avait-on colmaté cette dangereuse trouée de Porrentruy dont j'entendais parler depuis mon jeune âge ? Curieux, j'y suis allé voir.

Du haut du mamelon où je m'étais arrêté, on ne remarquait d'abord rien d'anormal. Les villages frileux paraissaient dormir, les champs tiraient leurs draps de neige, les sapins avaient pris leur aspect de réveillon.

- Mais on n'est pas en guerre ici ! me suis-je émerveillé.

- Regardez mieux, me répondit le délégué de l'État-Major, me tendant sa jumelle.

Je mis à ma vue, les lointains se rapprochèrent et, tout à coup, le paysage disert me livra son secret. Ce renflement trompeur, c'était une casemate, ce silo vide un fossé antichars. Derrière un écran de branchages, des pionniers creusaient des abris de mitrailleuses, et sous le raphia d'un camouflage, des cimentiers kaki achevaient une plate-forme pour la batterie lourde. J'avais cru, sur la pente neigeuse, apercevoir des terriers ou des trous de renards. " Ce sont des créneaux ", m'apprit mon guide. Une butte se couvrait d'herbe fraîche ; on venait de l'apporter en mottes, pour recouvrir une coupole d'artillerie. Partout, le sol était truqué, creusé, miné.

- Des régiments entiers sont au travail, poursuivait l'officier, balayant l'horizon de la main. À la lisière de la forêt, dans les replis de la montagne, au fond des vallées. Regardez ce village évacué ; ses maisonnettes, renforcées de béton, ont été transformées en blockhaus, pourtant leurs façades ont gardé leur aspect innocent. Pour tromper l'ennemi, on n'a même pas fermé les persiennes. Tenez, allons-y ensemble !

Nous descendîmes à travers champs : on ne voyait toujours personne. Cependant je finis par découvrir un militaire penché dans les taillis. Peut-être enfonçait-il des mines ?

- Hep ! Hep ! ai-je appelé.

L'homme se retourna, l'air penaud, comme pris en faute.

- Que faites-vous, mon vieux ?

- Je cherche des champignons.

Lui aussi oubliait que nous étions en guerre, et il devait prendre le boyau inondé pour une cressonnière.

- Eh bien, il a raison, me suis-je écrié, gagné par la foi de mon guide. La France n'a rien à craindre, derrière ces retranchements !

C'était l'avis des troupes qui tenaient le secteur et, poursuivant mon inspection, je constatai qu'on menait par là une vie de grandes manœuvres. Plus de barricades en travers des routes, ni de sentinelles casquées demandant le mot, baïonnette croisée. Les casques, on les a suspendus à un clou, avec les masques à gaz. Dans un village, nous dûmes ralentir, des Lyonnais disputant une partie de boules sur la chaussée ; plus loin des Basques s'entraînaient à la pelote contre le mur d'une église. L'Alsace annexait toutes les provinces, on fraternisait à coup de vin blanc. À Sierentz, où je m'arrêtai une minute pour déposer mon compagnon, une odeur de safran m'attira vers le mess où il devait déjeuner, mais un petit major à la mine indignée me retint par le bras :

- N'y allez pas chez ces empoisonneurs ! Savez-vous avé quoi ils la font, leur semble bouillabaisse ? Avé des truites, ô funérailles ! Et le pastis ? Devinez comment ils le fabriquent, leur pastis ? Avé de l'eau-de-vie de quetsch et des herbes de pharmacien !

Pour réhabiliter la Provence, il voulut m'entraîner à sa propre popote, où mijotait un lièvre bourré de romarin, selon la recette de maître Cornille.

- Un lièvre que j'ai pris à la course !

Cependant, comme c'était un peu fort, même pour un enfant de Gonfaron, il ajoute, modeste :

- Il y a bien un chien qui m'a un peu aidé...

Cette joyeuse rencontre m'avait tout à fait soulagé. Comment avais-je pu éprouver le moindre doute ? Je me répétais les chiffres que mon guide venait de me fournir : béton, rails, antichars, mines, barbelé. C'était astronomique ! Ah ! ils pouvaient y venir, à la Trouée ! Ils seraient reçus de la belle manière !

Je comprenais l'insouciance des habitants : ils n'avaient pas de raison de s'alarmer. Colmar, par ce beau dimanche, était plus animé qu'en temps de paix. Les cafés regorgeaient, les restaurants refusaient du monde. Des soldats sur leur trente et un partaient à la recherche des façades classées : le portail de Saint-Martin, l'Ancienne Douane, la Maison des Têtes. Mais soudainement un grand panneau dressé à un coin de rue m'a laissé interdit : " Colmar, ville accueillante, est hostile au bruit. " Hostile au bruit ? Avec les batteries allemandes à quinze kilomètres ? Bigre ! Cela donnait à réfléchir... Mais mon inquiétude se dissipa vite. " Rien à craindre ", m'avait-on dit. On me l'avait même prouvé. Alors, pas d'affolement. J'ai mangé ma choucroute de bon appétit.

Le lendemain, toujours confiant, je poursuivais ma tournée d'Alsace ; partout régnait la même tranquillité. Les guetteurs allemands, qui observaient du haut de leur falaise, auraient beau lorgner des journées entières, ils ne trouveraient rien à signaler. Pourtant, là aussi, le calme était trompeur.

La forêt de la Harth, étendue le long du fleuve, frémissait d'une vie secrète et l'on pouvait surprendre des cliquetis d'outils, des ahans de bûcherons. Traversant les fourrés, je tombai sur un campement où des espèces de nomades se construisaient des huttes, les autres membres de la tribu fumant le calumet accroupis autour d'un grand feu. Dans leur enfance, ces boutiquiers, ces ouvriers, ces employés de commerce, avaient peut-être rêve de mener l'existence des trappeurs de Mayne Reid et de Fenimore Cooper ; la guerre leur en donnait l'occasion. Toutefois, les " frères au visage pâle " ne collaient plus l'oreille au sol pour surprendre l'approche de l'ennemi ; ils disposaient de procédés plus savants. Poussant la porte d'une maison forestière, j'ai trouvé une équipe de repérage à l'écoute. Quatre radio-télégraphistes qui se relayaient jour et nuit devant le cadre récepteur, tendu comme une énorme oreille. À chaque instant, le télé-phone les alertait : " Allo ! Goniotez sur telle longueur d'onde. " Vite, l'un prenait la modulation, cherchait l'angle d'émission en tâtonnant. Flairait la piste... Se rapprochait... " Ça y est ! J'y suis " Décidément, nous étions bien gardés.

M'enfonçant dans les bois, je découvrais partout des pionniers au travail. Ici ils abattaient des arbres ; là ils rempierraient une route ; plus loin, ils ouvraient une carrière. Hier, ils étaient comptables, vendeurs de magasin, instituteurs, garçons de café ; d'un coup de baguette, on les avait faits ouvriers. Ils piochaient, cimentaient, rabotaient, sciaient, maçonnaient, tous les outils passaient entre leurs mains. Il n'y avait que le fusil qu'ils ne touchaient pas. Sauf de temps en temps, pour l'astiquer...

Pour voir de vrais soldats, on devait pousser jusqu'au Rhin. Ce n'était pas facile. Il fallait retourner à l'État-Major de l'Armée intéressée, obtenir une autre autorisation, se prêter au contrôle d'un nouveau surveillant. Cette dernière obligation me coûtait le plus. Que craignait-on de nous ? Que nous ne levions des plans ? Que nous ne tenions aux soldats des propos défaitistes ? L'un de ces guides, capitaine de la Garde mobile, prenait ses fonctions tellement au sérieux qu'il ne nous lâchait pas d'une semelle, nous retenant presque par le pan du manteau si nous approchions un militaire. Mais on me confia cette fois à un jeune réserviste dont l'entrain me plut.

- Vous allez voir, me dit-il, en descendant de voiture. Maintenant que les dernières casemates sont achevées, le fleuve est infranchissable !

L'aurons-nous entendu, ce mot-là ! ... Toujours un peu ému quand j'atteignais cette rive, je me suis penché sur la mouvante frontière. Le vieux Rhin, du même gris que le ciel, charriait dans ses remous des débris de bateaux ou de pontons qu'un tourbillon entrechoquait, mais on n'entendait rien, que la plainte du vent. Les deux berges étaient désertes.

- Cependant " ils " nous guettent, me souffla mon compagnon.

Nos silhouettes devaient s'offrir en haut du talus comme sur une butte de tir, pourtant les Allemands terrés dans leurs blockhaus ne se laissèrent pas tenter.

- Ils nous dédaignent, dis-je à mon compagnon.

- Non, mais depuis leurs ennuis, ils se méfient. Regardez leurs créneaux.

J'appliquai mon regard et m'aperçus alors que l'eau affleurait les ouvertures. Plus que quelques centimètres, et l'ouvrage serait envahi.

- Le père Rhin travaille pour nous, blagua mon

guide.

Depuis des semaines, m'expliqua-t-il, le fleuve, grossi par les pluies n'avait cessé de monter et nos soldats suivaient la crue en rigolant. Puis, un beau matin, la cote d'alerte fut dépassée et l'eau s'engouffra par toutes les fentes.

- Dommage que vous n'ayez pas vu ça ! Les Fridolins s'échappaient en barbotant, appelaient les leurs au secours et se réfugiaient, dégoulinants, sur la plate-forme des abris.

- C'était le moment de faire un carton.

- Non. Pas sur les noyés : le statut de La Haye l'interdit.

Depuis, un modus vivendi s'était tacitement établi et nos soldats pouvaient de temps en temps pêcher à la ligne. Pour l'instant, notre visite impromptue leur apportait une autre distraction. Accourus à notre rencontre, ils nous entraînèrent vers leur niche de béton. Ils y vivaient à cinq : quatre hommes et un sous-officier. Serrés entre le filtre à air et les caisses de munitions, ils pouvaient à peine remuer ; néanmoins ils ne se plaignaient pas, se trouvant mieux partagés que les futurs noyés de l'autre rive. Sans doute, quelques-unes de nos casemates avaient eté également envahies, mais on s'en était tiré avec un bain de pieds et personne n'avait quitté son poste. Après cette alerte, un général était venu féliciter les équipages de leur belle tenue.

- Compliments, mes garçons ! Vous êtes plus heureux que ceux d'en face, pas vrai ?

- Ah ça oui ! mon général, reconnut le sergent.

- Vous ne risquez pas, comme eux, de vous réveiller dans l'eau.

- Ça, c'est vrai, mon général.

- Vous les entendez toute la nuit pomper la flotte pour vider leurs abris. Ici, vous n'avez pas besoin de ces ustensiles.

À ce moment, un brave gars aux yeux à fleur de tête, donna candidement son avis :

- Oh ! non, mon général. Nous, on fait ça avec des sieaux...

Quand on me l'a raconté, j'ai éclaté de rire. Avec des sieaux ! Dieu que c'était drôle ! J'en ai ri des semaines, mais quand, en mai, notre front a craqué, le mot m'est revenu à l'esprit et je n'ai plus ri du tout. " Avec des sieaux ", avait dit ce nigaud. Brusquement, cela s'appliquait à huit mois d'inconscience. C'est bien avec des " sieaux " que nous nous défendions. Derrière des " sieaux " que nous nous croyions en sûreté. Le front continu inviolable ? La défense statique ? Des " sieaux ", ces théories ! Comment pouvions-nous rêver d'offensive devant ce bric-à-brac d'autos poussives, de traîneaux, de voitures d'enfants, d'attelages à bœufs, de sacs flottants bourrés de paille ? Une grande partie de nos troupes utilisait encore les armes de l'autre guerre, les mitrailleuses s'enrayaient, les vieux éparpillaient leurs projectiles, les postes radio restaient en panne et, malgré cela, l'État-Major imperturbable faisait provision de cartes de l'Allemagne en vue de l'invasion, mais oubliait les cartes de France en cas de repli.

Cependant, je n'avais le droit de blâmer personne. Je n'étais pas moins inconscient que les autres quand j'offrais aux reclus de la Ligne Maginot un assortiment de graines potagères, afin de les pousser à quitter leur trou pour jardiner dans les fossés. Il y avait dans le lot des graines de " Blonde paresseuse ", que j'avais achetées pour leur joli nom, sans savoir au juste ce que c'était. Le colis devait attendre en gare de Haguenau lorsque les Allemands arrivèrent. Eux n'en semaient pas, de " Blonde paresseuse " ! Et pour franchir la Meuse, ils s'entraînaient autrement qu'à califourchon sur des sacs ! ...

J'étais revenu du Hochwald convaincu que ce fort était imprenable, mais je n'avais pas remarqué ce qui sautait aux yeux, que cette masse de béton, grande comme une ville, ne protégeait que deux douzaines de canons de petit calibre. C'était comme un mammouth armé d'un aiguillon. Rageusement j'ai fait le compte de mes bévues. Ainsi, cette tournée à la frontière suisse, d'où j'étais rentré débordant de confiance. J'avais donc, moi aussi, oublié l'enseignement de la Pologne écrasée sous les chars ? Mais si l'ennemi avait choisi ce passage-là plutôt que celui des Ardennes, il aurait en une heure - que dis-je ? en un clin d'œil ! - balayé ces retranchements de carton-pâte tout au plus bons à contenir une charge de uhlans.

Je nous croyais à l'abri derrière le Rhin ? Cela ne me suffisait donc pas d'avoir appris, certain matin, en arrivant sur le fleuve, qu'un de nos postes, installé dans une île, venait d'être enlevé sans coup férir par des Stoss truppen ? Quel bandeau avions-nous sur les yeux, quelle cire dans les oreilles, quel brouillard dans l'esprit ?

Nous aurions sans doute pu reprocher à certains de nous avoir abusés mais, à la vérité, nous ne devions accuser que nous-mêmes. C'étaient nos souvenirs de la Grande Guerre qui nous aveuglaient. La France du i i Novembre nous semblait invincible, et nous n'avons vu clair qu'à l'heure du désastre. Moi, parmi les derniers...

Alors ? Ne s'est-il trouvé personne parmi les combattants pour signaler le danger, personne pour prévoir que cette drôle de guerre ne pouvait finir que par une catastrophe ?

Si. Il y en a eu de ces donneurs d'alarme, mais tellement obscurs et de si petit grade que nul ne les a écoutés. Le premier dont j'entendis le nom était un simple commandant de l'armée d'Alsace ; j'avouerai tout de suite qu'informé de ses propos, j'ai cru qu'il s'agissait d'un fou.

J'étais donc l'invité d'un général d'infanterie du 12e Corps quand, au cours du repas, celui-ci reçut un appel téléphonique de son voisin de secteur, le général D..., le priant de venir le voir de toute urgence. Mon hôte m'ayant proposé de l'accompagner, je m'empressai d'accepter, espérant apprendre du nouveau ; ce que j'entendis dépassa pourtant en extravagance tout ce que j'attendais.

- je perds mon chef d'état-major, commença par confier le général D... à son camarade.

- Le commandant Loustaunau-Lacau ? Vous en étiez cependant satisfait.

- Certes, oui. Excellent officier. Il avait bien eu des ennuis, en 1936, pour avoir constitué un S.R. anti-communiste, mais à la mobilisation, on l'a réintégré et je l'ai pris avec moi. Malheureusement, il vient de se mettre dans un très mauvais cas.

- Encore la politique ?

- Pis que cela ! Figurez-vous qu'il a écrit au général Gamelin pour lui dire que certains ministres renseignaient l'ennemi et que les délibérations du Conseil étaient connues le soir même à Berlin...

- Bigre ! Quelles preuves fournit-il ?

- Aucune, naturellement. Mais il affirme qu'il en est sûr. Déjà, à différentes reprises, il m'avait exposé ses soupçons et je l'avais raisonné, mais il m'a répondu que c'était son devoir de dénoncer les agents de l'ennemi, que cette idée le poursuivait jour et nuit, qu'il entendait jusque dans son sommeil une voix lui répéter : " Ose ! Ose ! " Alors, il a osé...

- Et il a écrit cela au général en chef ?

- Qui m'a aussitôt ordonné de le mettre aux arrêts de forteresse.

- Et depuis ? Il n'a pas exprimé de regrets ?

- Vous connaissez mal Loustaunau ! Il s'est obstiné, au contraire. Il prétend que si l'on ne tient pas compte de ses avertissements, nous serons battus à plate couture. Il dit également que la guerre est mal engagée, et que si les Allemands passent par la Belgique, ils seront à Paris en un mois.

Cette prophétie ne nous a pas accablés. Oh ! Pas du tout. Nous avons simplement hoché la tête en soupirant : " Le malheureux ! " Or, quelques semaines plus tard, les Panzers fonçaient sur Paris et Loustaunau-Lacau, libéré sur-le-champ, a pu s'écrier : " Je l'avais dit. " Refusant de désespérer, il a rassemblé, près de Reims, un millier de soldats désemparés, les a ramenés au combat, mais à la première attaque il s'est effondré grièvement blessé. Sa carrière aventureuse ne devait pourtant pas s'arrêter là. Il s'échappe de l'hôpital, traverse la France envahie, rejoint Vichy, y organise un noyau de résistance, part pour l'Algérie en 41 avec le projet de la soulever, est arrêté, ramené en France, condamné par le Conseil de Guerre, incarcéré, livré aux Allemands qui le déportent en Allemagne où il est torturé, enfin l'avance alliée l'arrache à son cachot et il regagne Paris. Sans songer à se reposer, il se lance dans une nouvelle aventure : la politique. Élu député, il est mort subitement, sans avoir pu réaliser sa tâche. Du moins aura-t-il eu l'amère satisfaction de voir se confirmer ce qu'il avait prévu. L'un des hommes politiques qu'il avait accusés se montra, dès le premier jour de l'occupation, l'auxiliaire le plus actif des nazis, les servit durant quatre années, puis les suivit dans leur retraite, en 44, et mourut en Allemagne, caché sous un faux nom. Celui qu'on traitait de fou avait été le seul à pressentir sa trahison.

Le second dont j'invoquerai le témoignage d'outre-tombe était, lui aussi, marqué par la politique. Toutefois, il ne se dirigeait pas vers le Palais-Bourbon : il en venait. Professeur agrégé d'histoire, Félix Grat avait été élu député de la Mayenne après une courte campagne payée de ses deniers. Son nom ne fut jamais célèbre, aujourd'hui il est oublié : c'est le sort ordinaire de ceux qui se font tuer pour le pays. Je fis sa connaissance dans un village du nord de Metz où son régiment venait d'arriver au repos. Il commandait le groupe franc. Le capitaine Genay, l'un des trois as de l'infanterie de la Grande Guerre, qui servait dans la même division l'avait entraîné aux coups de main. C'est lui que je venais voir ; il m'emmena chez son cadet.

- Qu'il prenne garde, me dit-il. Son audace l'entraîne, il fonce tant que ça peut, sans se demander comment on décrochera. Une de ces nuits, ça pourrait lui jouer un tour.

Jusqu'ici cependant, le capitaine Grat avait mené à bien toutes ses reconnaissances et il venait de recevoir la croix de guerre. Il en était plus fier que de son insigne de parlementaire.

- J'ai profité de ma permission pour aller faire un tour à la Chambre, me raconta-t-il gaiement. Je pensais que mes collègues restés au chaud me regarderaient comme un gêneur, eh bien, pas du tout ! Ce fut à qui me serrerait dans ses bras. En somme, ils me remerciaient de m'être exposé pour la corporation...

Une franche malice brillait dans ses yeux clairs et il semblait pétrir les mots entre ses doigts nerveux. Mais sa gaieté s'éteignit vite.

- Je suis allé voir le président Daladier, poursuivit-il d'un autre ton. Je croyais lui révéler la fragilité de notre défense : il en savait déjà plus que moi et se montrait anxieux. " Nous combattons à un contre deux, m'a-t-il répondu d'un air sombre. Bientôt, ce sera un contre trois. Si les Anglais ne font pas un effort, ne doublent pas leurs effectifs et n'envoient pas d'avions, la situation sera grave au printemps... "

Il ne plaisantait plus, le chef hardi du corps franc. Assis au bord de son lit, le buste à demi penché, les coudes sur les genoux, il passait lentement la main sur son front dégarni.

- Je connais bien nos positions sur ce front-ci, reprit-il, elles ne résisteraient pas à une attaque en force. Nos lignes seront enfoncées, comme en 14. Il faudra se replier plus loin...

De tels propos dans la bouche de ce brave me serrèrent le cœur. Le lut-il dans mon regard. Peut-être bien. Alors il se redressa et, se tournant vers son ancien :

- En attendant, nous allons leur monter une petite embuscade pour voir ce qu'ils ont dans le ventre ! Hein, Genay ?

De ce nouveau coup d'audace, il s'est encore tiré mais le surlendemain, les Allemands attaquèrent et quelques jours plus tard, Félix Grat tombait à la tête de son corps franc. " Notre front serait enfoncé ", avait-il prédit. Oui. Jusqu'aux Pyrénées...

Ces deux voyants avaient en peu de phrases prédit l'avenir ; le dernier que je citerai n'eut besoin que d'un mot. Mais un de ces mots retentissants qui sauvent la mémoire d'un homme. Celui qui l'a lancé n'était pas, comme les précédents, un simple officier : c'était un général. Du rang le plus modeste : deux étoiles seulement. Il avait gagné ses premiers galons à la Grande Guerre, les autres en bataillant dans le Rif. Ces débuts-là forment le caractère ; le général Lucas, commandant la région fortifiée de la Lauter, avait conservé le sien. Au cours de l'hiver il fut convoqué à une conférence qui devait réunir au camp de Hayange tous les généraux d'infanterie et d'artillerie divisionnaire de l'armée de Lorraine. Le général Gamelin la présiderait : c'était en dire l'importance.

- Ça va être sérieux, songeait le brave général bouclant son ceinturon. Sûrement, on va nous donner les dernières instructions pour l'offensive.

Beaucoup de chefs d'unités pensaient comme lui, et en pénétrant dans le réfectoire transformé en salle de congrès, les visages étaient graves. Derrière l'estrade, on avait déroulé une grande carte du front nord-est et chacun cherchait anxieusement sur la ligne frontière son emplacement de combat. Or, il ne s'agissait nullement de livrer bataille. Cette réunion avait, au contraire, un but apaisant. Le généralissime donna la parole au général Condé, commandant la IIIe Armée, et celui-ci, avec son talent ordinaire et des accents persuasifs, démontra à son auditoire, tout en promenant sa baguette sur la carte, que ces fleuves, ces forteresses, ces forêts dressaient devant l'ennemi une barrière inviolable. En conséquence, nous n'avions qu'à attendre son assaut d'un cœur ferme. Les généraux pour la plupart, semblaient conquis. Cependant, durant tout l'exposé le brigadier Lucas avait donné des signes d'impatience. Ses doigts se crispaient sur ses cuisses, sa nuque gonflée s'injectait de sang. Visiblement il se dominait. Quand la causerie fut terminée, le généralissime remercia le brillant professeur, puis, s'adressant à l'auditoire :

- Quelqu'un a-t-il une observation à présenter ? Alors, le modeste deux étoiles ne se contint plus. À la dernière rangée de chaises, on le vit se dresser, congestionné, les lèvres tremblantes :

-- Oui ! cria-t-il de toutes ses forces. J'ai à dire que nous faisons une guerre de cons !

Un silence effaré s'abattit sur la salle. Les généraux scandalisés dévisageaient l'interrupteur ; son voisin, charitable le saisit par le bras. Seul, le généralissime conserva son sang-froid.

- Messieurs les officiers d'ordonnance, veuillez vous retirer, fit-il sans élever la voix.

Les porte-cartes filèrent, serrant leur serviette, et je n'ai pas connu la suite de la discussion. Le hardi brigadier a-t-il fait des excuses ou s'est-il obstiné, je n'en sais rien. Mais je doute qu'on l'ait récompensé de sa clair-voyance et de son courage en lui accordant sa troisième étoile : on ne pardonne jamais à ceux qui clament trop tôt la vérité.

LE VILLAGE AUX AGUETS

Janvier 1940.

HALTE-LA !

Cette voix invisible nous a cloués sur la route, à vingt mètres de la barricade. Moins un cri d'alarme qu'une sourde question posée au brouillard. Mon guide, tendant le cou, étouffe sa réponse.

- C'est le lieutenant. Tu me reconnais ?

À cette distance, il serait imprudent de crier le " mot " : un patrouilleur allemand est peut-être tapi dans l'herbe. Surtout, il serait dangereux d'avancer quand même : l'ordre est de tirer sur tout ce qui se présente. Mais une silhouette s'est détachée de l'ombre.

- Avancez ! fait la sentinelle en déplaçant un cheval de frise.

Nous franchissons la double haie de barbelé, fragile sous le givre comme un écheveau de verre filé, et nous reprenons notre marche, en suivant le bas-côté où la neige s'entasse. Le moindre bruit résonne, dans cette nuit inquiète. Surtout sur la chaussée que le gel a durcie.

- Ne traînez pas vos souliers comme ça, recommande l'officier sans hausser le ton. Et ne regardez pas toujours devant : c'est sur le côté qu'il faut se méfier.

Lui a l'expérience : il a fait l'autre guerre. Et il profite de cette sortie nocturne pour instruire ses hommes, montés aux avant-postes le matin même.

- Conservez vos intervalles... Si vous voyez quelque chose, vite derrière un arbre et ne bougez plus.

De l'autre côté du ruisseau qui longe la frontière, commence le no man's land, où chaque nuit circulent des patrouilles, les nôtres comme les leurs, ils ne s'agit pas de se laisser surprendre. Mais ces débutants ne croient pas au danger. Retenant leur souffle, allégeant leurs foulées, ils s'entraînent à la patrouille comme à un sport nouveau. Que peut-on croire quand on a un fusil, et des yeux bien percés ?

Comme eux, je me sens pénétré d'une étrange douceur. Les arbres, dans la brume, se suspendent, irréels, et les branches qui retombent ont des grâces légères de lustres de Venise. Pourvu qu'un souffle d'obus ne brise pas leurs pendeloques...

Bientôt, nous abordons une nouvelle barricade.

- Halte-là ! Qui vive !

- Caulaincourt ! chuchote cette fois le lieutenant.

Nous nous glissons par l'étroite chicane, dont les lianes acérées s'accrochent aux capotes. Les premières maisons se dégagent de la nuit. Silencieuses, aveugles, avec leurs portes béantes et leurs vitres crevées. Derrière, se devine l'église. Un clocher taciturne à qui Noël n'a pas rendu sa voix. Puis le village se prolonge par deux rangées de façades blêmes, jusqu'à la barricade qui ferme la route au nord. C'est la limite du front. Déjà venu l'avant-veille pour assister à un coup de main de ce régiment, je sais que le corps franc est cantonné à l'école. Nous traversons sa cour obscure, le capitaine et moi, et pénétrons dans la maison, qui paraît endormie. Alors, magiquement, tout change. Ce n'est plus la nuit, ce n'est plus le froid, ce n'est plus l'alarme. Une bouffée de gaieté nous réchauffe jusqu'au cœur. La lumière des bougies plantées dans les bouteilles éclaire une tablée de visages joyeux et les vingt dîneurs protestent à la fois :

- Courant d'air ! ... Poussez la porte ! Il n'y a pas de domestique !

Aucun ne pense aux avant-postes. La veille, les patrouilles, les Fritz, on en parlera plus tard. Un journal du pays a envoyé des victuailles, rien n'est plus important que de leur faire honneur.

- C'est la fête au village ! Faites passer la boisson ! braille un rigolo.

Ils ont déménagé les bancs de la classe, l'estrade du maître, les tableaux noirs ; pour installer des matelas, un poêle et des tréteaux. Ils se sentent déjà chez eux. L'école n'a fait que changer d'élèves, de dix ans plus âgés, et leur jouet, à présent, c'est le grand coutelas qu'ils portent fiché dans la molletière ou suspendu au ceinturon. Craignant de les déranger, nous tâtonnons dans l'escalier tout noir quand une porte s'ouvre au premier : les officiers n'attendaient que moi pour se mettre à table.

Si j'ignorais où je suis, je croirais qu'on m'accueille dans un rendez-vous de chasse. Les lieutenants sont en chandail, crottés comme au retour d'une battue, et leur capitaine ne quitte pas la veste de toile imperméable qu'il portait dans ses terres pour tirer le lapin.

À quarante-deux ans, ce réserviste fait figure de père, auprès de ses trois chefs de section, frais émoulus de Saint-Cyr et de Saint-Maixent. Un lieutenant d'un autre régiment, dont le groupe franc est venu en renfort, a, lui aussi, fait l'autre guerre et pourrait aider à instruire les cadets. Mais la meilleure leçon se prend sur le terrain. Et les élèves, comme récompense ne souhaitent qu'un prisonnier.

- Le premier que je barbote, je paye le champagne et je l'oblige à trinquer ! s'anime un des " cyrards ", mince garçon aux joues pâles dont le collier de barbe ne veut pas pousser.

Comme ils n'espèrent pas qu'on leur en fera cadeau pour leurs étrennes, ils vont le chercher eux-mêmes à la lisière du bois ou cachés, loin des lignes, dans une ferme isolée.

- Un dodu, un bien gras, rêve un des braconniers.

- Difficile à trouver.

- Tant pis, je me contenterai d'un maigre.

Le capitaine s'amuse :

- Nous l'aurons cette semaine. Maintenant le piège est tendu : il n'y a plus qu'à guetter.

Pas l'ombre d'inquiétude. De plus en plus, je pense à un repas de chasse, la veille de l'ouverture. L'officier qui m'a conduit garde pourtant son sérieux. Même lorsqu'il sourit, ses traits conservent une gravité sereine et sa voix très douce ne gronde jamais. Avant de repartir il se repose un instant, son casque sur les genoux, la tête un peu baissée, et je remarque que sa tonsure commence à s'effacer, sous les cheveux qui repoussent. Hier, pour une heure seulement, il est redevenu " monsieur l'abbé " et a dit sa messe dans l'église voisine. Sauf les guetteurs de barricades, tout le monde est venu. Certains ont communié, de ces petits de groupe franc qui festoient au-dessous de nous. Mais aujourd'hui, le prêtre disparaît. Ce n'est plus l'aumônier de l'abbaye de Valloires que j'ai devant moi. C'est le lieutenant Papillon, parti comme engagé, à dix-huit ans, pour l'autre guerre, et revenu officier. Le 2 septembre, il a repris sa tenue. Il dirigeait des scouts : il conduit des soldats. Le costume seul diffère. Comme sa soutane noire de la capote kaki.

Il y a d'autres prêtres dans le régiment : un lieutenant est vicaire à Péronne, un adjudant rédemptoriste, et un infirmier, arrivé comme séminariste, a été récemment ordonné.

- Mais ce qui est moins fréquent, m'expose malicieusement le capitaine Blanchard', c'est de trouver réunis dans un même bataillon, tant d'officiers... ministériels. Notre commandant, M. Daudré, est avoué à Péronne, son lieutenant, avoué à Amiens, un simple sergent est également avoué, un autre lieutenant est notaire et le vaguemestre, docteur en droit, venait d'acheter une charge à la mobilisation. Quant à moi, je suis agréé et ancien avoué, si bien qu'on ne nous appelle plus que le bataillon de la procédure.

La réponse était trop facile :

- Je vous souhaite beaucoup d'exploits 2...

Ces bourgeois de province, habitués au confort, et qui n'ont plus, pour s'adapter, l'enviable jeunesse de leurs soldats, se sont tout de suite soumis aux dures conditions de vie d'un régiment d'active et, après quatre mois de campagne, mon agréé ne s'étonne déjà plus de manquer de savon, de se passer d'éclairage et de rationner son tabac.

- Les premiers commerçants sont à vingt kilomètres, pas commode pour le ravitaillement. Alors, on passe par l'Intendance. Et, dame, ça ne vaut pas le marché...

Leur cuisine ? Celle des hommes. Le bœuf de l'ordinaire que l'ordonnance fait sauter, les pommes de terre, les légumes secs et, pour se régaler, le fameux seau de confitures. Mais chacun reçoit des colis et toutes les provisions sont mises en commun. Le plus simple dîner devient une petite fête tant ils y mettent d'entrain. Je les regarde, ces trois frères rieurs, songeant que demain peut-être l'un d'eux risquera sa peau pour sauver le camarade. Car tout se partage, même le danger. Leur aîné, ce lieutenant boute-en-train, survivant de la dernière, n'a pas hésité, l'autre matin, à s'élancer sous le feu des mitraillettes pour ramener son commandant qui venait de s'abattre, mortellement blessé. Il n'a même pas pesé son acte. Il ne s'est pas dit qu'étant un chef il devait donner l'exemple. Non. " Le commandant tombe... Ça tape dur... J'y vais ! " C'est comme cela qu'on se fait tuer. Mais comme cela aussi qu'on est fier de soi.

- Dans le civil ? lui demandé-je.

Il s'est mis à rire. Puis avec un accent savoureux du Sud-Ouest que ne lui ont pas fait perdre quinze ans de Paris :

- Attention ! Je ne suis pas avoué, moi. Ni notaire : simplement employé d'octroi...

Le repas fini, ayant écarté les tasses de café, le capitaine étale sa carte et met posément au point l'opération du lendemain.

- N'oubliez pas ce que j'ai promis au colonel. Nous devons ramener des prisonniers. Mais, faute de mieux, les papiers des tués en apprennent suffisamment...

Rapprochant leurs têtes attentives, ils suivent le doigt du chef qui fixe les emplacements.

- Alors, c'est bien compris ? ... Une fois les Allemands engagés vous rabattez de la crête. Ici, les fusils mitrailleurs interdisent le repli... Vous, le groupe de recueil, vous attendez...

Le grand, aux traits volontaires, joue distraitement avec son pistolet.

- Ce qu'il y a d'embêtant... intervient un autre. Comment ? ... Une critique ? ... Une objection ? ... -- ... c'est que nous n'avons plus de calque, poursuit le Saint-Cyrien qui ne songe pas à plaisanter. Et il faut joindre un croquis au rapport...

Ce souci du compte rendu exact les préoccupe plus que l'embuscade elle-même. " Du calque, c'est vrai. Nous aurions dû en demander. - Je crois qu'il m'en reste un bout. - Va vite voir... " Il semblerait, à les entendre, qu'il est question d'une fourniture, que je me trouve au milieu d'ingénieurs discutant une fabrication. D'ailleurs, c'est bien cela. Ils parlent métier. Ce métier qu'ils font consciencieusement, bravement, sans réserve. Leur dur métier d'homme : la guerre...

Nous avons si bien bavardé, les coudes sur la table, une larme d'eau-de-vie au fond du verre, que je n'ai pas eu le loisir de me représenter notre position. Elle est pourtant bizarre... À cinquante mètres d'ici, franchi le dernier réseau, c'est la terre à personne, le domaine des patrouilleurs. Peut-être, à cette minute même, un groupe de Stosstruppen se glisse-t-il par les vergers, tenant des chiens en laisse, la mitraillette au poing ? Nul ne s'en soucie, que les sentinelles. Pour que j'apprécie l'étrangeté de cette situation, il a fallu que je sois douillettement couché dans le lit du capitaine, sous la photo des anciens locataires en toilette de mariage " Si la fusillade se met à crépiter, sépareront-ils leurs joues tendrement accolées ? " On a de ces idées, quand on médite dans l'ombre... Aux dernières rougeurs du poêle qui s'éteint, je regarde le cadre mélancolique où une couronne d'oranger achève de se flétrir, autour d'un cœur de satin rose où deux noms sont brodés : " Willy Mar-ring... Jeanne Messmer. " Où sont-ils, les pauvres gens ?

Les draps tirés jusqu'au menton, je réfléchis sur ce nouvel aspect de la guerre. Il n'existe pas, comme de " notre temps ", une ligne continue de tranchées pour barrer le chemin à l'ennemi. Quelques maisons bourrées de sacs à terre et cerclées de barbelé ont été transformées en fortins ; çà et là un guetteur observe derrière une persienne, son fusil-mitrailleur tout braqué, des grenades préparées sur le rebord de la fenêtre ; le reste du pays dort à poings fermés. Je jurerais que les habitants du temps de paix ne reposaient pas plus béatement que ceux-ci. Tout à l'heure, en regagnant ma chambre, j'ai poussé la porte d'un de leurs dortoirs : ce n'était qu'un grand rêve. Si l'alarme est donnée, ils se lèveront d'un bond, saisiront leur fusil. En attendant, ils ronflent sans crainte.

Par la fenêtre entrouverte, je vois pâlir la nuit. Le ciel, glacé comme un étang, tient la lune prisonnière. Je pense aux guetteurs du bois voisin, qui, eux, n'ont ni toit ni matelas, comme leurs camarades, et grelottent dans des trous de neige. Je me revois, il y a un quart de siècle, engoncé dans un gros chandail, des épaisseurs de journaux glissées sous ma capote, et écartant mon passe-montagne pour surprendre un instant la menace des ténèbres. Ce souvenir me rapproche d'eux.

Cette nuit, ils ne doivent rien entendre, que les branches qui craquent et les cris d'oiseaux. Jusqu'à ces derniers temps, les chiens hurlaient dans la campagne. Maintenant ils se sont tus. On ne pouvait les laisser errer plus longtemps entre les lignes. Privés de nourriture, ils étaient retournés à l'état sauvage, et, réunis en bandes, ils poursuivaient les chèvres abandonnées, les égorgeaient, les dépeçaient vivantes, dans un horrible concert d'aboiements. Si cruel que ce fût, il fallait en finir. Parfois un coup de feu retentit, dans une ferme déserte : encore un d'abattu... L'ami de l'homme aussi " fait " la guerre...

Les nuits ne sont pas toujours aussi calmes, mais le bruit ne veut rien dire. Au contraire : les bonnes troupes tirent peu, et seulement à coup sûr. Il faut se garder de démasquer ses emplacements. Les ordres à ce sujet sont sévères.

- Tu as tiré, montre-moi sur quoi ? Qui as-tu tué ?

Ce n'est pas parce qu'on a cru voir ramper une ombre qu'il faut lancer une fusée et demander un barrage qui retournera un champ de betteraves à coups d'obus. Première consigne : le sang-froid. Du courage qui ne bouge pas... Si l'on veut s'agiter, il y a d'autres occasions : les patrouilles, les coups de main. C'est précisément la tâche des corps francs. Ils sont décidés à tout pour se procurer des renseignements sur les troupes d'en face. Déjà, la semaine dernière, un groupe ayant tendu une embuscade dans les lignes ennemies a abattu le chef d'une reconnaissance, le capitaine von M... Son corps, ils n'ont pu le ramener, car, le décrochage fut pénible, mais ils sont revenus avec ses papiers : le principal. Et ses armes pour butin.

À cet instant de mes réflexions, je me suis interrompu pour faire un nœud à ma mémoire :

- Surtout, n'oublie pas de signaler à qui de droit qu'il serait bon de laisser aux combattants la propriété de leurs prises. Une jumelle, un revolver, même une simple boucle de ceinturon... Ils y tiennent à leurs souvenirs... J'en ai eu, de ceux-là... Que sont-ils devenus ? " Souvenir, souvenir, que izze veux-tu ? " Tiens, Verlaine à présent... Je pensais à qui de droit... Droit au ceinturon...

J'ai beau me débattre, mes idées s'embrouillent. Pas un coup de feu pour me tenir éveillé. Ni le cri d'un guetteur. Ni un lointain son de cloche. La nuit, pour avancer, a mis des bottes de neige... Silence sans limite qui se perd dans l'infini.

Luttant sans volonté contre la torpeur qui m'envahit, je me remémore confusément notre attente dans le clocher, l'après-midi du précédent coup de main. Le commandant du bataillon de la procédure, la tête prise dans un passe-montagne, se tenait anxieusement penché derrière l'abat-son, et le capitaine abbé, ajustant ses jumelles,

fouillait en vain l'horizon gris.

- Rien à signaler, brume favorable, transmettait derrière nous le téléphoniste, accroupi devant un appareil de campagne.

Même pas un bruit pour se guider. On en était réduit aux conjectures. " Deux heures qu'ils sont partis. Ils doivent avoir dépassé 220... " Dans le lointain, le canon grondait. Puis une brusque rafale de fusil-mitrailleur éclatait derrière la crête. " Ça y est. Ils sont accrochés au carrefour ! " Et de nouveau, le silence... L'inquiétude... l'angoisse... Par moment, l'un de nous heurtait la cloche avec son casque, et la plainte de bronze s'envolait sur les toits.

- R.A.S. dictait le commandant.

- Rien à signaler, transmettait à mi-voix le téléphoniste.

Le silence était profond comme cette nuit. Silence

enchanté... Silence qui engourdit... Silence où l'on plonge...

- R.A.S.... Rien à signaler... À signaler... Rien à si... Je dormais.

- Boum ! Curieuse impression, brusque rajeunissement : être réveillé par le canon.

- Boum ! J'ai tout de suite reconnu sa voix rageuse : le 75. Une batterie dont j'ai aperçu l'emplacement sur la pente d'un mamelon. Mais ses coups sagement espacés ne ressemblaient pas à un tir de barrage. Les artilleurs réglaient leur pièce ou taquinaient le voisin. " Boum ! " J'ai regardé ma montre. Six heures et demie. Je pouvais encore paresser un moment. Et je me suis rendormi...

Une demi-heure plus tard, je ne sais ce qui m'a réveillé, le grincement de la pompe ou la joie d'un soldat, mais j'ai ouvert les yeux tout grands. Nouvelle surprise : j'étais cette fois tiré de mon sommeil par un jeune inconnu qui faisait sa toilette sous ma fenêtre en sifflant le Boléro. Je n'en souhaitais pas plus pour me lever de bonne humeur. Je devinais la présence d'un ami. D'un jeune garçon qui partageait mes goûts. Aussi, pourquoi vouloir, parce que des hommes sont pareillement vêtus de kaki et chaussés de brodequins à clous, qu'ils soient taillés sur un même modèle de rustres sympathiques, seulement préoccupés de la ration de gnole et du rabiot de " bromure " ? Ce n'est pas parce qu'on endosse un uniforme qu'on abdique à la seconde toute personnalité. Il y a des soldats artistes, des soldats esthètes, des soldats dilettantes, et j'en ai connu, j'en rencontre tous les jours qui, sous des capotes pisseuses, restent des êtres d'exception, plus tourmentés de problèmes éternels que de la misère de leur état.

Quoi qu'il en soit, ce réveil allègre m'a ragaillardi et, sifflotant à mon tour le motif obsédant de Ravel, je prends d'un pas léger le chemin de la popote. Les officiers se chauffent les mains au poêle en commentant les nouvelles. Celles de leur secteur : le reste ne les intéresse pas. Rapport de la nuit : rien à signaler.

- Un compte rendu quand même, soupire le Saint-Cyrien.

Dans la cour, les hommes se rasent autour du même seau savonneux. Roulent leurs molletières. Décrottent leurs capotes au couteau. Le repas les préoccupe plus que l'embuscade.

- Casse-croûte à dix heures, a prescrit le capitaine. Soupe au retour...

Ce retour, pour eux, ne fait aucun doute. Le terme même qu'ils emploient montre leur insouciance. " On va se promener ", disent-ils. Quand ils apprennent que douze hommes seulement par section seront de la reconnaissance, les évincés éclatent en protestations.

- Il n'y a qu'à refouler les toussailleux, s'indigne le plus éloquent. Ils ne servent qu'à nous faire repérer, s'il leur prend une quinte. Tandis que moi, je ne tousse pas.

Et il gonfle sa poitrine, comme s'il devait subir la visite du major pour être reconnu bon. Pendant qu'ils discutent et s'équipent, je vais faire un dernier tour dans le village. Les demeures désertes ont gardé l'épouvante du jour de l'abandon. Tiroirs vidés d'un tournemain, paquets tout ficelés oubliés sur la table, habits épars qui ne sont plus des hardes, un fouillis pitoyable qui évoque la saisie. Parfois, poussant une porte, on surprend un chat qui s'enfuit en miaulant. Bientôt, quand les récupérateurs auront tout emporté, il ne restera plus que ces bêtes efflanquées pour garder le néant.

Les voitures d'enfants, on les a laissées : il y en avait trop. Tant mieux pour les soldats. Les unes, déjà noircies, leur servent à brouetter le charbon, les autres, toutes graisseuses, à apporter la soupe. Les objets comme les bêtes, retournent à l'état sauvage. Un commerçant a abandonné son auto devant chez lui, une familiale, faite pour promener la marmaille et livrer les paniers d'épicerie. On a eu besoin des roues, puis des coussins, puis du moteur. Maintenant il ne subsiste qu'une carcasse noire agenouillée dans la neige. Fini, ma vieille, tu ne courras plus...

Quand je reviens à l'école, cinquante hommes sont massés dans la cour. Le capitaine explique gravement ce qu'il attend d'eux :

- Vous êtes tous volontaires. S'il y en a qui veulent quitter le corps franc et retourner dans leurs compagnies, ils le peuvent encore.

Aucun ne bouge. Pas un regard ne se détourne. L'un réprime sa toux : si on allait le renvoyer... Alors, dans le silence poignant de leur acceptation, le capitaine donne ses ordres. Les derniers.

- Maintenant, en route...

Les groupes déboîtent, l'arme à la main. Dès le départ, ils s'espacent, pour ne pas offrir de cible. Un peu gêné de mes mains inutiles, je les accompagne jusqu'à la barricade. Un par un, ils franchissent la chicane. Le dernier s'éloigne, pesamment. Grand barbu, large d'épaules, qui porte son F.M. comme un léger râteau. Bientôt, je ne vois plus rien, que des silhouettes qui fondent et des pas sur la neige.

Le village paraît soudain plus nu, plus désolé. Leur silence même le faisait vivre. Eux disparus, il ne reste rien. Le givre a blanchi le réseau et nous ne sommes plus gardés que par des fils de la Vierge. Assis sur le talus, j'attends...

Heureusement, cette fois tous sont rentrés.

UN MAÎTRE D'ÉCOLE

Février 1940.

LES chasseurs avançaient dans la brume en ligne de tirailleurs. L'échine méfiante, l'arme à la main. Ils savaient que l'ennemi s'était infiltré et chaque taillis leur semblait menaçant. Dix fois, ils s'étaient jetés derrière un arbre, crosse à l'épaule, prêts à tirer : ils n'avaient devant eux qu'un buisson accroupi, branche en travers, comme un fusil. Revenus de leur alerte, ils repartaient plus décidés, traversaient la broussaille, éventraient les fourrés. Leurs regards s'accrochaient à la lisière du bois où fondait le brouillard. Une fois dans les champs, l'embuscade serait moins à craindre. Pour en finir, ils pressèrent le pas.

- Attention, doucement, fit passer le chef d'une voix assourdie.

Prévoyant le contact, il allait le premier, cou tendu, doigt sur la gâchette. La buée d'automne lui cachait ses sections, mais il suivait la progression à des sons furtifs. Craquement de brindilles. Cliquetis d'armes.

- Pas de bruit ! ... Que personne ne se montre...

Les hommes obéissants se courbèrent un peu plus. Ils glissaient le pied dans les feuilles mortes, sans soulever la semelle. Retenaient leur souffle. Puis, rien ne bougeant, ils se redressèrent.

Alors, subitement, à trente mètres, des coups de feu éclatèrent. Le temps de s'écraser à plat ventre ou de se planquer contre un sapin, les balles sifflaient de tous côtés. On entendit des cris de blessés, des appels. Et comme on ne découvrait pas d'ennemis, la compagnie flotta.

Que faire ?

Se replier ? ... Se défendre ?

Ce fut trop bref pour hésiter. Dans le silence haletant que traversaient les balles, une voix retentit. Le capitaine s'était dressé. Silhouette massive. Tête haute.

Une seconde, on ne vit que lui à l'orée du bois. Défiant le brouillard où s'allumaient des flammes.

- C'est vous, les Boches ? clamait-il. Heil Hitler ! Ici, Fosse !

Et son nom, jeté comme un cri de guerre, il s'élança. Ses cent vingt chasseurs avaient bondi sur ses traces.

Hurlant comme lui. Détonations... Clameurs... Rafales... Les autres fonçaient quand même, piochant à la grenade.

Puis, tout à coup, plus rien. Les Allemands avaient fui.

Ce meneur d'hommes qu'on n'imagine qu'exalté, vociférant sous les balles, je l'ai ce soir près de moi, placide, silencieux, dans le tintamarre d'une salle enfumée où s'entasse le public du dimanche. Tout à l'heure, nous étions une dizaine à l'attendre sur le quai de la gare,

pour son retour de permission, et ses jeunes camarades nous ont aussitôt entraînés au dancing. Pour une fois qu'ils descendent à Nancy, ils veulent en profiter. Mais lui, pas tenté, se tient, bras croisés, au bord de la piste, comme s'il surveillait une récréation.

Peu de civils, heureusement. Ils seraient gênés. En revanche tous les uniformes : aviateurs en bleu, cavaliers clairs, fantassins kaki. Dorures d'ailes, d'insignes, de galons. Quelques manches nues de soldats. Leur joie mêlée : mêmes danseuses, mêmes chansons. Si gonflés de plaisir que leurs clameurs sans cause couvrent parfois le saxo et l'accordéon.

- Quand nous reprendrons les avant-postes, hein, nous ne rigolerons plus...

Et ce pilote qui, demain à six heures, décollera dans la crasse :

- Allez ! Amusons-nous !

Ailleurs, la gaieté irrite. Ici, on la comprend. Ils tournent comme on se bat. Braillent. S'étourdissent. Et le capitaine, impassible, les regarde.

Il a le rude visage des taciturnes. Une mâchoire volontaire. Des yeux sombres, profondément enfoncés. Pourtant, deux fossettes adoucissent ses traits et les cheveux en désordre plantent de la fantaisie sur son front obstiné. Qui sait, peut-être s'amuse-t-il ? Je vois naître un sourire sous sa courte moustache.

- Plus gai qu'à l'Ermerich, hein ? lui soufflai-je à l'oreille.

C'est dans ce maudit bois que j'ai fait leur connaissance, certain matin d'automne où le sang venait de couler. Depuis, ils m'accueillent en ami.

Le lieutenant du corps franc, qui s'esclaffe au bar, avait une autre mine ce jour-là. Gainé de boue, blême de fatigue, la barbe hirsute, il allait repartir pour un nouveau coup de main. À titre de représailles. Quand on en sort vivant, on a le droit de rire. Même très fort. Et de bagarrer qui n'est pas content.

C'est cette mâle gaieté, cette violence dans le plaisir qui plaît au capitaine. Bousculé par les couples, il s'écarte un peu plus et cligne de l'œil à ses cadets. Tant mieux, s'ils ont de l'ardeur à dépenser ! Autant de provisions pour les mauvais jours...

Bientôt, comme on a remarqué leurs tuniques à fourragère rouge, toutes ornées de la nouvelle croix de guerre, l'orchestre attaque la Sidi-Brahim et, brusquement, l'atmosphère change. Les danseurs à bérets, aussitôt regroupés, entonnent à pleine poitrine l'hymne des chasseurs à pied :

Francs chasseurs, hardis compagnons...

Avec une telle fougue que la salle électrisée se dresse et les acclame. Fièvre brutale des jours de guerre où le danger fouette le plaisir.

À peine cette bourrasque s'est-elle apaisée qu'un autre chant s'élève : celui des coloniaux. Il en a surgi de tous les coins, qui hurlent avec l'orchestre. Puis, dans le tumulte, ce sont les cavaliers des Groupes de reconnaissance, grimpés sur les chaises qui réclament leur part.

-- Et nom de Dieu, vive la coloniale ! braillent les marsouins.

- Vivent les G.R. ! s'égosillent les dragons.

Un instant, ce lieu de plaisir flambe comme un punch. Les danseuses même en sont transfigurées. L'une serre son pilote, l'autre étreint son chasseur. Puis la musique à nouveau les emporte, les joues plus chaudes, leurs souffles rapprochés. Fosse, que cette frénésie avait soulevé et qui chantait comme eux, retombe lourdement dans son silence. L'orchestre à présent joue des airs d'autrefois - les succès de " la dernière " - et, les yeux mi-clos, il se souvient des permissions de ses vingt ans, de sa première croix de guerre, de ses premiers galons.

Il n'avait quitté l'École normale d'instituteurs que pour aller se battre. Sergent, aspirant, lieutenant, Légion d'honneur, cinq citations. De quoi être fêté au retour. Mais depuis, dans sa campagne, il n'a pas eu souvent la tentation de danser. Ces jeux ne sont plus pour lui. Sans jalousie, il regarde s'amuser les autres.

Ce matin encore, il était en famille, à Limay, près de Mantes, où il dirige l'école primaire. Plus de deux cents enfants massés dans le préau lui avaient fait une ovation, quand il était apparu une rosette rouge toute neuve sur sa vareuse noire. Un peu de gloire en rejaillissait sur eux. Et, lui, cachant son émotion, songeait à tous les petits qu'il avait vus, naguère, défiler sur ces bancs. Ils se battaient à présent. Comme leurs maîtres...

- Nous étions quatre à faire la classe, me dit-il avec une sourde fierté. Tous dans l'infanterie !

Dans sa compagnie, sur quatre officiers, trois instituteurs. Cités tous les trois ! Cela aussi le rend fier. Il a l'orgueil de son métier. Élever des enfants, former des soldats : même tâche.

Quand, en septembre 38, il rejoignit le dépôt, on lui proposa le poste privilégié d'adjudant major. Il demanda le commandement d'une compagnie. Pour être plus près des hommes. Et, en septembre 39, il fut de la sorte tout de suite au feu.

Certes, son goût du risque n'avait rien calculé, mais c'était quand même une revanche. Sans livrer ses appréhensions, il s'était parfois demandé si, malgré ses titres de l'autre guerre, certaines notes n'allaient pas le desservir. " Conseiller départemental des Instituteurs de Seine-et-Oise... Pacifiste notoire... Syndicaliste militant... " Cela peut vous rendre suspect, aux yeux de quelques-uns. Eh bien ! on allait voir...

Le premier combat, il le livre. La première rosette, il la gagne. La première compagnie citée, c'est la sienne. - Maintenant mon dossier est complet !

Elle avait été durement menée, cette affaire du 22 septembre. À la première décharge, une vingtaine d'hommes étaient tombés. Onze pour ne plus se relever. Mais les Diables bleus avaient tenu bon. Le temps s'étant éclairci, ils aperçurent les Allemands qui refluaient dans les vergers.

- Feu ! cria Fosse, empoignant le premier un fusil-mitrailleur.

Et ils tirèrent rafale sur rafale, à se brûler les mains. On voyait les dos gris bouler dans les champs de choux. Morts pour morts, les nôtres seraient vengés. L'ennemi disparu, on put s'occuper des blessés. L'un d'eux, le sergent G..., appartenait à une autre compagnie. Voyant ses camarades partir pour l'attaque, il ne s'était pas contenu et les avait suivis. Sans rien demander à personne. Une heure plus tard, on l'emportait, six balles dans le corps. Mais il ne regrettait rien. Soulevé sur son brancard, il l'expliquait à Fosse accouru pour le féliciter. Et comme les brancardiers, pressés de rejoindre l'ambulance, ne ralentissaient pas, il s'écria d'un ton de colère :

- Dites donc, quand je parle au capitaine, vous ne pouvez pas vous arrêter ?

Il avait maintenant tout son temps pour saigner...

Après de tels débuts, Fosse et ses chasseurs étaient certains de ne pas rester longtemps inactifs. En effet, moins d'un mois plus tard, quand fut ordonné le repli devant Sarrebruck, c'est leur compagnie qu'on chargea de masquer l'opération sur le secteur de la demi-brigade, un front de deux kilomètres sans engins ni mortiers, dans les bois détrempés par la pluie où il était impossible de creuser un trou. Derrière eux, un terrain bourré de mines à pied qui explosent au moindre contact et vous mettent en charpie. Malgré tout, donner l'illusion à l'ennemi que la forêt est toujours solidement occupée et retarder le plus possible son avance.

La tactique allemande est de harceler les avant-postes qu'ils veulent attaquer. Sans un instant de répit, ils lâchent des chiens, lancent des fusées, tirent des salves, braquent des lampes, pour tenir les guetteurs sur les nerfs. Puis au matin, ils les laissent s'endormir : plus un coup de feu, calme complet. Comme il fait plein jour, la surveillance se relâche. Alors, brusquement, une volée de torpilles s'abat sur le poste assoupi et des troupes fraîches, amenées par camions, se ruent à la grenade. C'est ainsi que se passa la nuit des chasseurs. Trempés jusqu'aux os et le ventre vide, ils tiraillèrent jusqu'à l'aube sur des patrouilles invisibles qui s'infiltraient dans l'obscurité. Le jour levé, les assaillants ne se montrant plus, ils s'accroupirent dans la boue, grelottant de fatigue et de froid. L'un après l'autre, ils fermèrent les yeux. Pas pour longtemps...

Tout à coup - la montre du capitaine marquait neuf heures - les Ininen tombent avec fracas et les Allemands surgissent des fourrés. En une minute, les petits postes sont débordés. Mais Fosse l'avait prévu. À la première détonation, tous les voltigeurs sont debout et les F.M. hachent les ronciers de leurs balles. Un groupe serré de près se dégage à la grenade. Les deux sections du centre, menacées d'encerclement, se replient pas à pas, sans cesser de tirer. Ni les torpilles, ni les rafales de mitrailleuses ne parviennent à ébrécher leurs rangs. Enfin, on atteint le ravin, où une ligne de résistance est prévue. Des cavaliers d'une unité voisine arrivent en renfort : les Allemands n'iront pas plus loin.

Depuis le début de l'attaque, la pluie avait redoublé. Les hommes étaient des paquets de boue, leurs capotes encroûtées tombant comme des pans de bois. Collés derrière les arbres, ils devenaient invisibles. Couleur d'automne, comme la futaie mouillée. Mais dès que les Stosstruppen essayaient d'avancer, les buissons s'animaient et les coups de feu claquaient dans le crépitement de l'averse.

Plusieurs blessés étant restés en route, le lieutenant B... demanda des volontaires pour les ramasser. Leur patrouille pacifique sortit avec un tel élan que l'ennemi recula, croyant à une contre-attaque. Et trois fois, le lieutenant repartit, chargeant avec ses brancardiers. Pendant ce temps, un autre chef de section, barricadé dans la maison forestière, repoussait tous les assauts, tirant à bout portant.

Le colonel entendant ce fracas frémissait de ne pouvoir gagner la ligne de feu, mais les ordres étaient formels : se replier sur la frontière. Rongé d'inquiétude, il tendait l'oreille, sa haute silhouette dominant le groupe des officiers. À chaque silence, il lui semblait que c'était fini, que sa compagnie achevait de mourir. Enfin, le téléphone tinta, dans. sa petite boîte noire.

- Qui parle ?

C'était la voix de Fosse, calme comme à l'ordinaire.

- Ça va, mon colonel. Je suis sûr de tenir toute la journée. Mais je ne promets rien pour la nuit.

Avec une poignée d'hommes exténués faisant le coup de feu derrière les arbres, il était encore sûr de lui. Et, en effet, jusqu'à la tombée du jour, sa compagnie ne recula pas d'un pied.

Quand la nuit fut tombée, ils s'organisèrent comme ils purent, déroulant devant eux ce qu'ils avaient de barbelé, et la veillée commença, entrecoupée d'alertes. La pluie emplissait la forêt d'une rumeur de troupe en marche. Devant, derrière, on croyait entendre l'ennemi. De fait, il était partout, faufilé entre les groupes.

- Ça va, promettait toujours Fosse.

Et quand la fusillade crépitait d'un côté, il allait s'informer, quelques grenades en poche. Le commandant du bataillon, alarmé de ce retard, était venu aux nouvelles.

- La troisième ?

- Encerclée. Défense de la rejoindre.

- Comment ? Une compagnie de chez moi ?

Il y alla quand même. Cela ferait un fusil de plus... Par cette nuit d'encre, dans une forêt inconnue remplie de traquenards, il fallait renoncer à envoyer des hommes de liaison. Mais le téléphone, plusieurs fois coupé, put être rétabli, et l'on passa l'ordre de repli

" Zéro heure, sur Spicheren. "

Il fallut déjà près de deux heures pour rassembler la compagnie disséminée sous bois. Puis, comme la moitié risquait de se perdre en route, le maître d'école fit mettre tous ses garçons en file, chacun tenant le ceinturon du voisin et, placé à leur tête, sa boussole d'une main, une lampe de l'autre, il piqua sud-sud-ouest.

Au petit jour, toute la classe était rentrée. Ramenant ses blessés et ses morts.

J'ai la dernière citation de Fosse sous les yeux

" Commandant de compagnie de premier ordre... Plus hautes qualités d'énergie et de courage... " Ce sont, en son âge mûr, les mêmes titres qu'à l'autre guerre

" Sang-froid... Énergie... Audace... Entrain au-dessus de tout éloge... Noble courage... Plus pur esprit d'abnégation... " disait-on alors. Il fallait, chaque fois, trouver une expression plus belle, pour saluer ce guerrier de vingt ans.

Le casque déposé, la croix dans un cadre, il a repris sa place au pupitre. Dans le civil aussi les galons se gagnent. Et, dévoué à sa mission, il a formé des générations de petits bonhommes qui, l'heure venue, feraient leur devoir comme lui. Il est beau que notre Histoire soit parfois enseignée par des hommes de cette trempe, car sa dernière page, c'est eux qui l'ont écrite. Qui l'écrivent encore.

Un grand nombre d'instituteurs, qui doivent à leur formation même le sens du commandement, se sont déjà révélés d'incomparables chefs de section. Pour un Fosse soudain mis en lumière, combien combattent obscurément ? Depuis cinq mois que je parcours les cantonnements et les avant-postes, je n'ai pas rencontré un seul régiment qui ne compte dans ses cadres plusieurs maîtres. Aussi aurais-je le sentiment de commettre une injustice en ne reportant pas sur eux un peu de la gloire qui éclaire le directeur de Limay. Sur ceux-là, surtout, qui n'ont plus, pour garder leur mémoire, qu'un nom gravé dans un préau d'école et sur une croix du front.

La tâche du maître n'est pas finie, quand il quitte la classe. La plus haute leçon, il la donne parfois loin du tableau noir. Par son vivant exemple. Et je vois un symbole dans cet instituteur aux tempes grisonnantes qui charge, la flamme au poing, lançant son nom comme un défi.

LA CAGOULE BLANCHE

Février 1940.

GROUPES francs, à mon commandement

lança une voix sonore. Dans la cour de l'école barricadée de meubles, de machines agricoles et de barbelé, une centaine d'alpins étaient massés. Seule population de ce village frontalier.

- Garde à vous !

Les corps se raidirent. Les talons claquèrent. Le chef se tenait en avant, à sa place ordinaire. Couché sur un brancard. La brise glacée ne soufflait plus. Le ciel immobile retenait ses flocons.

- Présentez, armes ? clama la même voix.

Dans un frisson d'acier, les rangs se hérissèrent. Puis brusquement plus rien. Un silence angoissant, vaste comme l'éternité. Le général, l'épée à la main, s'approcha du chef étendu. Pâle comme lui. Et ses paroles montèrent dans l'infini.

- Lieutenant Agnély. Au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Officier de la Légion d'honneur.

Du plat de sa lame, il frappa l'épaule où le sang avait coulé, puis, se penchant sur le brancard, il accrocha la croix sur la poitrine inerte et, lentement, donna l'accolade au mort.

Les hommes du corps franc n'avaient pas frémi. Sur ce décor de neige, on les eût dit taillés dans un sombre granit. Pourtant, les traits durcis sous le casque, plusieurs pleuraient. Sans bouger.

L'affaire s'était déroulée l'avant-veille au matin, tout près d'ici, aux abords de Forbach, où les patrouilles se sont souvent heurtées, et quand les chasseurs exténués ramenèrent le corps de leur chef, ils le déposèrent dans l'église de Morsbach, à l'endroit même où, un mois plus tôt, on veillait le corps d'un caporal tué lui aussi dans un coup de main.

- Il faudrait effacer cette tache, avait demandé Agnély en montrant le sang noirci sur les dalles. C'est pénible, pour nos gars.

Or, la tache devait bientôt s'élargir de son propre sang, mêlé à celui du soldat.

Un pressentiment avait-il effleuré ce cœur d'airain ? C'est peu probable. Merveilleux d'entrain, confiant en son audace, le lieutenant était d'humeur à narguer k destin. C'est lui qui avait réclamé cette mission périlleuse, et quand ses chefs y consentirent, il revint flambant de gaieté. Cependant, le soir qui précéda l'expédition il déclara entre deux bouffées de pipe :

- Je veux bien me faire tuer, mais pas rester aux mains des Boches.

Ce vœu suprême, son adjoint, le lieutenant Darnand, l'avait entendu, bien que son visage impénétrable n'eût rien laissé paraître, et le lendemain, en plein combat, dans le sifflement des balles et le fracas des grenades, il s'élançait le pistolet au poing, pour ramener le corps troué de son compagnon.

- Prêt à se faire tuer lui-même, fit sourdement un grand diable au teint olivâtre et aux yeux de braise, qui venait de nous rejoindre dans la pièce commune, où m'accueillaient les survivants.

Celui-ci n'avait, dans sa tenue, rien de militaire, si ce n'est l'étui à revolver bouclé par-dessus un chandail noir. Mais l'expression de " diable " ne pouvait lui convenir : dans le civil, il est Père Mariste. Préfet des études d'un collège du Var. Pour l'heure, sous-lieutenant du Corps franc. Et volontaire, comme tout le monde. C'est vers lui que je me tournai.

- Mieux que deux amis : deux frères, m'apprit-il. Même conduite héroïque à la dernière guerre : Agnély six citations, Darnand sept. Même foi politique : ils y sacrifiaient leur temps et leur argent. Même profession : tous deux entrepreneurs de transports. Même pays : ils ne se plaisaient qu'à Nice. Même passé sportif. Enfin, tout semblait fait pour les unir, et depuis vingt ans ils ne s'étaient jamais quittés.

- Si ! rectifia un aspirant, relevant brusquement la tête. Pendant six mois, tu oublies...

- Ceux-là ne les séparèrent pas, au contraire, fit avec gravité le religieux-soldat.

Je les dévisageai sans comprendre, mais me gardai de questionner. Nous étions réunis dans la salle à manger où je dînais, il y a quelques semaines, avec les officiers d'une autre compagnie franche, la veille d'un engage-ment, et l'idée me poursuivait de cent soirées pareilles où des hommes enfiévrés discutèrent d'embuscades, entre le buffet de famille et les gravures pieuses. Combien de temps ces maisons garderont-elles l'écho de leurs voix résolues ? Le percevrez-vous encore, vous qui reviendrez un jour reprendre ici votre vie paisible, faisant l'inventaire des bibelots perdus ?

Ils sont cinq, six, autour de la carte d'état-major, penches sur ces champs et ces vignes qu'ils ne possèdent pas, et leur doigt décidé cherche dans les hachures un sentier qui, pour eux, sera peut-être sans retour.

Les fils de ces villages, ce ne sont pas seulement ceux qui y ont grandi, mais ceux qui les défendent : ces gars de la montagnette ou du bord de mer, à l'accent corse ou provençal, qui barricadent en ce moment les fenêtres de la classe, dressent hâtivement des murs de sacs à terre, déroulent les écheveaux de barbelé. Dans la chambre voisine, Agnély a passé sa dernière nuit terrestre. Y penserez-vous, madame l'institutrice, lorsque vous rentrerez chez vous ? Quelqu'un, seulement, vous aura-t-il appris son nom ? Il faut pourtant que vous le connaissiez...

C'était un rude homme, que Félix Agnély. " Un seigneur ", me dira de lui Darnand. À son âge, père de cinq enfants, entrepreneur, président de syndicat, il aurait eu dix motifs de demeurer à l'arrière, et l'on ne demandait qu'à le mobiliser sur place. Il n'y a même pas songé. Les actes, chez lui, s'accordaient toujours avec les idées. " Patriote ? Je le prouve ! " Et le premier jour il est parti. Comme à la dernière. Aussi rieur, aussi confiant.

Il avait l'enthousiasme de son pays de soleil. " Joyeuse bravoure... Admirable allant ", disent ses citations de 1918. Elles le dépeignent en deux mots. Rien, dans le courant des jours, ne lui semblait impossible. Dans la guerre encore moins. Il faut un Corps franc ? Il le crée. Des volontaires ? Il les trouve. Un coup d'audace ? Il le décide.

Plusieurs nuits de suite et dans la brume du petit matin, il est parti en patrouille pour tout régler sur place, ne rien livrer au hasard. Il a relevé les pistes fraîches sur la neige, inspecté les maisons jusqu'au nez des Allemands.

- Maintenant, tout est prêt, on peut y aller.

- Le plus tôt sera le mieux, approuva Darnand, avare de ses mots.

Toute une soirée, ils étudièrent le dispositif sur cette table-ci, entre leurs tasses vides. Sous ce lustre sans lumière où l'on suspend une lampe de campement. Et le bec d'acétylène devait siffler comme ce soir.

Il ne s'agissait, pour leur début, que d'une mission de renseignements. Voir ce que trafiquait l'ennemi au-delà de la Patte d'Oie, s'il se retranchait et minait les routes. Plus tard seulement on tendrait l'embuscade.

- Donc, pas un coup de feu, prescrivit Agnély au Mariste. Attendre, pour tirer, d'être soi-même découvert et attaqué à courte distance.

- Compris...

- Pointe de patrouille : vingt chasseurs du 24e. Cela va de soi. Et nos meilleurs sergents : Coppolani, Polverelli.

- Nous y joindrons Sydoum, de l'Infanterie de Forteresse, proposa Darnand. Il est volontaire et connaît bien le coin.

- Adopté.

Sur la route, en arrière, ils postaient le groupe franc de l'autre bataillon, et quelques frontaliers de la Ligne Maginot. Pour assurer le recueil, à cinq cents mètres, le troisième groupe d'alpins, commandés par le Père. Le groupe franc d'infanterie prendrait position en lisière du bois, pour flanquer l'avant-garde, et les vingt cavaliers du Groupe de Reconnaissance se posteraient sur le talus du chemin de fer pour interdire l'arrivée des renforts. Au total une centaine d'hommes.

- Et l'artillerie ? s'informa brièvement Darnand.

- N'interviendra que sur notre appel, en cas de difficulté.

Tout étant réglé, le chef relut attentivement ses ordres. Jusqu'au paragraphe final. " Retour, sauf accrochage, à la tombée de la nuit, soit entre 17 et 18 heures... "

Puis, satisfait, il signa fermement : AGNELY. Dernier mot de sa main.

Ils partirent vers trois heures du matin. Par une nuit assez claire. Tandis que les trois hommes s'équipaient, le Père Mariste avait célébré la messe dans sa chambre et un sergent avait communié.

- Tout était prévu, exposait le religieux botté. Tout. Même notre habillement. Des tenues blanches taillées

dans des draps de lit, afin de se rendre invisibles. Et des housses pour les casques...

- Dis plutôt des cagoules, corrigea de nouveau l'aspirant.

La repartie fit rire. Je ne compris pas pourquoi.

- Quelle bouillabaisse ! poursuivait le jeune Père.

On ne distinguait plus la route du fossé et la neige glacée nous venait aux genoux.

- Au bout d'un quart d'heure, rappela un autre, mes bottes étaient déjà pleines d'eau.

Pourtant ils avançaient de bon cœur. On entendait, dans l'ombre, des jurons étouffés et des rires de gosses. " Retiens-toi, tu vas tomber ! " Le dégel commençait et la croûte de glace qui recouvrait les ruisseaux se fendait sous leurs pas. Les lieutenants marchaient en tête, canne à la main. Quand Agnély s'arrêtait, personne ne bougeait plus. Il portait de grosses lunettes, mais tous se fiaient à son regard. Pas besoin de s'inquiéter, quand ce myope était devant. Blottis derrière un arbre ou collés contre le mur, ils ne repartaient qu'à son signal.

La petite colonne laissa en route le sous-lieutenant Mariste et ses hommes, qui s'organisèrent pour le guet, puis, un peu plus loin, à hauteur de la caserne, le premier groupe de soutien. Après quoi les deux chefs poursui-virent leur avance avec vingt éclaireurs. Sur la chaussée, devant eux, s'enchevêtraient des pas.

- Les traces sont gelées, et orientées dans l'autre sens, remarqua Agnély. Donc d'hier soir, quand ils revenaient des petits postes. C'est ici qu'il faut les attendre.

Et il installa ses chasseurs de chaque côté de la route, dans deux maisons se faisant vis-à-vis. De la mieux exposée, qui avait vue sur la Patte d'Oie, il observerait l'ennemi. Il établit dans l'autre, de plus belle apparence, le groupe de Polverelli.

--- Défense de se montrer ! recommanda-t-il une dernière fois. Même si les Boches s'introduisent dans le parc, vous ne tirez pas.

- Entendu, mon lieutenant.

Quand le jour se leva, la route avait repris son aspect de tous les jours. Rien ne bougeait aux façades. Pas un volet. Pas un rideau. Pourtant, dans la maison de gauche, au premier, trois hommes surveillaient le carrefour. Le sergent Sydoum, pour mieux voir, s'était étendu sur le balcon, à même la pierre glacée. Derrière lui se cachaient les lieutenants, l'ceil au bord du carreau.

- Les voici ! s'écria tout à coup Darnand.

Une patrouille venait d'apparaître. Au pas de parade, l'arme à l'épaule. Agnély consulta sa montre et nota posément : " Huit heures ". Un f eldwebel plaça les sentinelles et repartit sans se douter de rien. Sans même remarquer la piste révélatrice qui s'effaçait sur la neige fondue. Ses hommes, demeurés seuls prirent leurs aises.

L'un lisait un journal, et l'autre fumait sa pipe, leur fusil inutile appuyé contre le mur.

Quelques instants plus tard, dans un cliquetis d'outils, survinrent une quarantaine de travailleurs en capote verte.

- Tu les vois ? s'inquiéta Darnand. - Je les compte, fit Agnély.

Lui, d'ordinaire si bouillant, parvenait à se contenir. Drapé dans un rideau il épiait l'ennemi, à trente pas d'eux. Parfois Sydoum se rapprochait en rampant, pour rendre compte, ou d'un signe furtif, attirait l'attention. Mais rien n'échappait aux lieutenants. Ils remarquèrent que les Allemands pénétraient normalement dans certaines maisons, puis ressortaient par les fenêtres. Sans doute disposaient-ils des pièges explosifs. Agnély nota. Puis ils perçurent, vers la Patte d'Oie, un bruit de barres.

- Mines, murmura le chef toujours impassible.

Vers dix heures - ils étaient à l'affût depuis le début du jour - une tentation plus forte faillit pourtant les faire céder. Un groupe d'officiers s'avançait sur la route. En tête, le commandant, tout de suite entouré de saluts mécaniques et de claquements de talons. Il venait inspecter les travaux. Sur le balcon, Sydoum se retourna, imperceptiblement, et son doigt tendu désigna la cible. Fallait-il tirer ? Abattre la rangée d'une rafale, jeter le désordre à coups de grenades dans la compagnie de

travailleurs et se replier en hâte avec quelques prisonniers ? Agnély dut se dominer. " Quelle occasion, hein ? " semblaient dire son sourire railleur et son œillade en

coin. Mais la mission était précise. " Des renseignements, pas d'accrochage "... D'un signe de tête il refusa.

Dans la grande villa, de l'autre côté de la route, personne n'osait remuer. On aurait bien battu la semelle, car il faisait frisquet. On se serait même déchaussé, pour se réchauffer les pieds en les frottant un peu. Mais pas question. " Ça sent le Boche ", répétait le sergent Polverelli, qui inspectait la route à travers les volets du premier. Comme toutes les fenêtres étaient calfeutrées on n'y voyait guère. Heureusement encore qu'on avait de quoi s'asseoir.

Soudain, sur le gravier, par derrière, ils entendirent un bruit de pas. Qui pouvait venir de ce côté ? Inquiet, le caporal-chef Mondolini jeta un coup d'œil. Aussitôt son cri s'étouffa :

- Les Boches !

Tous avaient bondi. Ils saisirent leurs armes. Mais à la même seconde, ils se rappelèrent la consigne : " Ne pas tirer... " Et domptant leur élan, ils se jetèrent en arrière. Blottis dans les coins d'ombre. Prêts à bondir. La porte de service s'écarta lentement. Les Allemands n'étaient que deux. Des pillards sans doute, qui connaissaient les aitres. S'éclairant de lampes de poche, ils traversèrent le vestibule et montèrent directement aux chambres. Les soldats d'en bas retenaient leur souffle. Précautionneusement, ils se rapprochaient de l'escalier, pour clore la souricière.

Au-dessus, Polverelli s'était enfermé avec un soldat dans une pièce vide. Pistolet au poing. Les deux visiteurs traversèrent bruyamment la première chambre, traînant leurs gros souliers sur le parquet ciré, puis s'arrêtèrent. Indécis. Allaient-ils redescendre ? Polverelli, l'eeil sur la porte, ne respirait plus.

Une seconde... Deux... Puis les pas se rapprochèrent et la porte s'ouvrit. Alors, tant pis ! Le sergent leva le bras. Deux balles à bout portant et les Allemands tombèrent.

Dans le silence inquiet de la ville ouatée de neige, ces deux détonations avaient retenti jusqu'au ciel. Telle-ment imprévues que ce fut la panique. La sentinelle, d'abord, poussa un cri d'alerte, empoigna son fusil et s'enfuit. Derrière, ce fut la ruée des travailleurs et de la patrouille de couverture. Leur grouillement affolé emplit soudain la route. Dans ces conditions, plus de consigne qui tienne.

- Feu ! hurla Agnély sautant sur le balcon. Sydoum, déjà en place, avait épaulé son fusil-mitrailleur. Coppolani, le sergent-chef, jaillit de la maison et tira droit devant lui. Les chasseurs détendus lancèrent leurs grenades. Fusils, pistolets, tout claquait à la fois.

Dans un même nuage. Et sur la chaussée des fuyards roulèrent.

Elles passent vite, ces secondes-là. À la cadence d'une mitrailleuse. Précisément, son affreux tac-tac se fit entendre. Les Allemands, tout de suite ressaisis, donnaient la réplique. On voyait, entre les sacs à terre, les flammes furieuses de leur Maxim, abritée dans le fortin de la station de tramways.

- Faisons-les taire ! ordonna Agnély.

Un chasseur s'emparant du V.B. tira si précipitamment que la grenade, ayant frappé le balcon, retomba sur le seuil.

- Trop court ! fit calmement Darnand.

Et, ramassant la bombe qui allait éclater, il la rejeta sur l'ennemi.

Leur position était critique, avec ce feu nourri qui battait la chaussée et fouettait la façade, mais ce n'était pas assez pour émouvoir les chefs. Bons tireurs, ils donnaient l'exemple, conseillant leurs chasseurs que ce tumulte exaltait. Soudain, Sydoum, qui n'avait pas quitté le balcon, reparut en titubant et s'écroula. Touché aux reins. Au même instant, des balles trouèrent les fenêtres, venant de l'autre côté.

- Nous sommes tournés, constata Agnély sans se troubler. Pas de tir possible derrière. Donc, nous nous installons dans la maison d'en face. On s'y défendra mieux.

Pour passer sans trop de risques, il fallait que les Allemands cessent un instant de tirer.

- J'y vais ! décida Darnand.

Sans hésiter, il s'élança sur la route, invisible torrent où sifflaient les balles. Miracle : il parvint à passer. Le temps de le viser, il était dans le parc. Là, il donna des ordres : rafales de F.M. sur la station de tramways et les coins de murs, pour obliger les Fritz à se clapir. La manœuvre réussit. Par un ou deux, les chasseurs traversèrent. Un seul fut blessé. Pas grièvement. Au bras. Quand vint le tour d'Agnély, il achoppa le trottoir et tomba. Le croyant touché, Darnand s'élança. Ils se redressèrent ensemble et rentrèrent d'un bond. Le poignet d'Agnely était rouge.

- Ce n'est rien, fit-il en essuyant le sang. Une écorchure...

Son heure n'était pas venue. Elle approchait, pourtant.

Le long du mur, sur trois côtés du jardin, les deux groupes répartis organisaient la résistance. Des bras s'allongeaient, braquant le pistolet-mitrailleur. Autre part, ils lançaient des grenades. Des meilleurs emplacements, un F.M. balayait le carrefour. On comptait déjà sur la route une douzaine d'assaillants étendus.

- Mon lieutenant, venez voir ! criait Polverelli dans le fracas de la fusillade. J'en ai encore descendu un.

- Je te crois sur parole.

Le chasseur blessé se désolait de ne pouvoir tirer comme eux.

- Mon lieutenant, qu'est-ce que je dois faire ?

- Regarde...

Il ne fallait pas perdre son sang-froid, au milieu de ce vacarme, et veiller devant, derrière. Les Allemands, dix fois plus nombreux, commençaient à cerner la propriété. En tous sens accouraient des renforts. Aux fantassins à capote verte du début étaient venus s'ajouter des combattants d'assaut, vêtus de cuir noir. Les plus

dangereux. Grimpés dans les maisons voisines, ils tiraient en plongeant.

Agnély eût bien donné l'ordre de repli, mais il pensait

à Sydoum, qu'ils avaient dû laisser en face, à moitié mort.

- Il faut le ramener, coûte que coûte. L'étreinte de feu se resserrait toujours. Courant d'un

arbre à l'autre, se hissant sur les murs, les nôtres ripos.. taient.

- Je suis sûr d'en avoir quatre, se félicitait Darnand dont le pistolet fumait.

Mais il en arrivait sans cesse d'autres, et la position devenait intenable. Les Allemands, qui ne pouvaient croire que cette poignée d'honunes leur résisterait, voulurent donner l'assaut. Quelques-uns, hardiment, s'élancèrent dans le jardin et contournèrent l'immeuble, pour les prendre à revers. " Attention ! " Le sergent Polverelli

les avait aperçus. Il en abattit deux, en deux coups de mousqueton.

- Peut-être des renseignements, fit Darnand du même ton impassible.

Dédaignant les balles, il s'approcha pour prendre les papiers des morts et ôta même la tunique de l'un d'eux. Toutefois, les assaillants ne se décourageaient pas. Bravant, eux aussi, les rafales, ils ne cessaient de se rapprocher. Leur tir, à tout instant, devenait plus précis. Le sergent-chef Coppolani, qui s'était mis lui-même au fusil-mitrailleur, s'affaissa sur sa pièce. Touché à mort. À la seconde même, le caporal-chef Mondolini le rem-plaçait, et la machine, un instant muette, recommença à crépiter, nettoyant la crête du mur. Cela ne dura pas. La cible était trop belle pour les tireurs d'élite qui surgissaient aux lucarnes. Le caporal s'abattit à son tour. Tué...

Était-ce fini ?

Non !

Sur l'arme encore brûlante, un petit chasseur nommé Arnaud posa sa main rageuse. Résolument, il engagea une nouvelle bande, et le tir reprit. Pas pour longtemps. Une grêle de balles s'abattit sur lui et il roula près de ses anciens. Trois sur la même pièce. Volontaires...

Au milieu du jardin, le lieutenant Agnély paraissait seul invulnérable.

- Ça va mal, hein ? dit-il tranquillement à son inséparable.

Sa silhouette blanche offrait un fameux point de mire. Reconnaissable entre toutes, par la tache noire de ses lunettes. Il était appuyé sur sa canne, dans une attitude familière. Simplement, il avait rengainé sa pipe.

- Nos munitions s'épuisent, décida-t-il bientôt. Il faut se replier.

Aussi méthodique, il regarda sa montre. Midi trente. Ils se battaient depuis plus d'une heure.

Le retour par la route étant impossible, il fallut manœuvrer de jardin en verger. Enjamber les haies, franchir les fossés, escalader les murs. À chaque obstacle, s'égailler et faire feu sur les poursuivants qui attaquaient à revers. Polverelli, retourné pour tirer, s'écroula sans un cri. Encore un brave de moins... Quelques pas plus loin ce fut un chasseur qui roula.

- Dire qu'il faut les laisser ! rageait Agnély.

Il repérait soigneusement l'endroit, dans l'espoir de revenir. La moindre clôture devenait infranchissable sous ces feux croisés. Essoufflés, hagards, trempés de sueur, malgré le froid, ils croyaient marcher depuis une éternité. Ils n'avaient encore fait que deux cents mètres.

Soudain, ils se trouvèrent devant un mur encore plus élevé. Tâche d'acrobate.

- Allons-y ! décida le chef.

Lui et Darnand firent face et les soldats passèrent, se faisant la courte échelle et se hissant l'un l'autre. " Après nous serons à l'abri ", devait penser le lieutenant. Mais les poursuivants, passant impunément par les traverses, surgissaient déjà sur leurs flancs. Agnély avait à peine franchi le mur qu'il tomba sur les genoux.

- Encore ! s'écria Darnand courant à son aide.

Mais cette fois, son ami ne se releva pas. Ses yeux grands ouverts interrogeaient le ciel. La balle avait traversé le cou.

Une minute, Darnand demeura immobile. Foudroyé lui aussi. " Le laisser sur le terrain ? Pas possible... " Les quelques hommes qui lui restaient, accroupis dans l'enclos, tiraillaient au hasard. Ne sachant plus ce qu'ils devaient faire. Cela le décida. " Les sauver d'abord ", résolut-il. Il se redressa, transfiguré. " Un lion ! " devaient me dire les survivants. Il tirait, se retournait, tirait ailleurs, des bras partout, l'œil innombrable.

- Attention, petit, tu vas te faire tuer... Colle-toi derrière cet arbre... C'est à gauche qu'il faut tirer... Visez bien, rien ne presse...

Encore plus que sa bravoure, son calme les stupéfiait. Solide sur ses jambes, figure de défi. Ils venaient de franchir toujours tirant, un autre enclos, quand ils virent, par-dessus les clôtures, accourir les Allemands qui refermaient la tenaille. Des vestes noires. Les durs. L'un d'eux, mitraillette au poing, leur barrait la retraite.

- Français, vous êtes perdus, leur cria-t-il dans notre langue. Abaissez vos armes.

Darnand se dressa devant lui, blême de fureur :

- Merde ! Des Français ne se rendent pas 1.

Puis, s'adressant à un chasseur agenouillé derrière un abatis :

- Richaud ! Tire-moi là-dedans.

Le clairon, que la réplique avait fait rire, déchargea en fauchant son pistolet mitrailleur. À la dernière balle, il tournoya et s'abattit dans la neige.

- En avant, le 24e ! rugit le lieutenant, tirant au jugé.

Les derniers survivants repartirent, hors d'haleine, franchirent l'enceinte de la caserne, traversèrent la cour en longeant le mur et arrivèrent, épuisés, à la maison où le groupe de recueil les attendait, balayant furieusement la route au F.M. D'un regard épouvanté, on les compta. Ils restaient quatre.

- Agnély ? s'inquiéta aussitôt un lieutenant d'état-major qui avait demandé comme une faveur à suivre l'opération.

- Tué...

Darnand se raidissait, son serment au cœur : " Ne pas le laisser aux mains des Boches. " La fusillade, un instant ralentie, reprenait sur leur flanc. La section du Mariste venait d'arriver à la rescousse et mettait en batterie ses armes automatiques.

- Les ordres ? demanda le Père.

- Vous résistez sur place. Moi, je vais chercher Agnély.

D'un geste révolté, il arracha sa souquenille blanche, déjà lacérée, maculée de boue et de sang. Pour ce qu'il allait faire, il voulait être en tenue. Ses galons à l'air et ses rubans.

- Trois volontaires ? demanda-t-il à ses hommes. Dix mains se levèrent. Dix noms jaillirent.

- Trois seulement !

Il les choisit. Un sergent, deux chasseurs. Le Père, qui regardait, ne prononça pas un mot. Mais, sous son casque, on entrevit soudain une expression nouvelle et gravement, il leur donna l'absolution. Après quoi ils partirent. Le dos courbé. Comme sous l'orage. Les Allemands à l'affût s'étaient remis à tirer : les volontaires avançaient quand même. Rien n'aurait pu les arrêter. Peut-être protégés par leur audace, ils atteignirent l'enclos où le lieutenant était resté couché. Le temps de le prendre sous les bras, par les pieds, ils étaient repartis. Un peu plus loin, ayant trouvé une voiturette, ils y déposèrent le corps pour aller plus vite. Darnand couvrait la retraite, visant les poursuivants, et l'ennemi ripostait par rafales.

- Je n'ai jamais tant tremblé, m'a confié le Mariste. Et jamais le temps ne m'a paru si long. Comme il fallait neutraliser le feu des Boches, embusqués le long de la voie ferrée et dans la bâtisse du transformateur, je faisais tirer salve sur salve. Puis, pensant aux quatre hommes, je récitais un Al e Maria. Mais impossible d'atteindre le bout. " Tacatacatac... " 11 fallait riposter. Après, je reprenais ma prière : " Sainte Marie, mère de Dieu, priez... " Mais, crraa, ça recommençait. Vite, une nouvelle bande. " Sur le talus, c'est bien, là... " Si bien que je n'ai

jamais pu dire l'Ainsi soit-il... Plusieurs, qui écoutaient, avaient vécu ces heures-là, et le souvenir s'en lisait encore sur leurs traits tourmentés. D'abord, ce jeune gars trapu qui nous sert des grogs. Ordonnance d'Agnély, il porte son surnom brodé en laine blanche sur son chandail violet : " Milot ". Pas le nom d'un lâche. Lorsque Darnand a demandé des volontaires, il s'est proposé le premier : " Moi ! " L'ordonnance, hein, ça ne sert pas qu'à table... Et sous le feu des mitraillettes, ils ont ramené le corps sanglant.

Que dire de plus ? Tête baissée, nous nous taisions. Chacun à ses songes. Dehors s'épaississait le crépuscule, blême clarté des soirs de neige. Le barbelé, sur les toits, embrouillait ses pièges, comme pour prendre la lune au collet.

- S'ils nous rendaient notre visite, ils seraient bien reçus, pensa tout haut le Mariste.

Le silence retombait quand nous entendîmes un pas rapide et lourd dans l'escalier. Tous le reconnurent ensemble :

- Le lieutenant !

La porte s'ouvrit. Violemment. Le nouveau chef du corps franc était devant moi.

- Darnand ! se présenta-t-il d'une voix rude.

On ne peut autrement se représenter le courage. L'autorité. La décision. Tout ce qui est mâle et volontaire se lit sur son visage. Sa mâchoire carrée. Ses yeux d'un bleu sombre. L'âge ? Celui des guerriers de la dernière. Bonne quarantaine. Mais on ne s'en aperçoit qu'aux tempes argentées. Le corps est resté celui d'un sportif : pilier de mêlée. Sur sa large poitrine, il n'avait pas encore piqué, parmi les vieux rubans, la rosette rouge reçue la veille.

Il apportait, dans les plis de sa cape bleue, une fraîche odeur de neige. Et un peu de nuit, déjà...

Je me défendis de lui tourner un compliment : certains exploits s'en passent. D'ailleurs, aux premiers mots il poussait Milot devant moi !

- Ce sont ces braves petits qu'il faut féliciter. Et le sergent Baroni... Et Adriant...

Ses trois volontaires.

Le dernier, appelé dans la pièce, montrait un visage franc, aux yeux hardis.

- Volontaire pour tout, même pour le suicide ! me dit son chef avec orgueil.

De ces volontaires, on en trouve tant qu'on veut, aux alpins. Il en fallait dix pour combler les vides. Il s'en est offert trente.

- Souvenir d'Agnély, murmura le lieutenant.

Il prenait une autre voix, pour me parler de son ami. Ardente. Passionnée. Avec, sous les mots, une sourde douleur.

- Certains, à l'arrière, auront peut-être été contents en apprenant sa fin, articula-t-il d'une voix âpre. Un adversaire tel que lui, je les comprends...

- Vous étiez des mêmes groupes ? lui demandai-je naïvement.

Il parut étonné.

- Comment, vous ne savez pas ?

Un sourire amer parut sur ses lèvres.

- Mais, lui et moi, nous étions les fameux hitlériens, les " fâchistes " assassins, les pires ennemis de la France... J'hésitai encore à comprendre.

- Mais oui, poursuivis comme cagoulards, continua-t-il d'un ton cruel. Lui, seulement chez le juge : encore une chance. Moi, six mois de prévention, dont trois mois au droit commun, avec les escarpes.

Par une odieuse coïncidence, Joseph Darnand fut arrêté le 14 juillet 1938. Vingt ans plus tôt, jour pour jour, étant adjudant d'infanterie, il risquait en Champagne un coup de main désespéré et ramenait du Mont sans Nom des prisonniers par qui on fut prévenu de l'offensive imminente. L'armée Gouraud put ainsi prendre ses dispositions et l'attaque allemande échoua. La dernière. Le suprême coup de boutoir définitif qui devait tout enfoncer.

- Eh bien, l'anniversaire, je l'ai passé en prison !

Son mouvement de révolte n'a duré qu'un instant. Déjà, il s'est repris, grandi par la sérénité des forts.

- J'ai la fierté de me battre. Je ne réclame rien de plus...

Comme attiré par une main fraternelle - cette main insaisissable qui flotte certainement autour de nous - il s'approche du buffet. Dans un tiroir à couverts, on conserve quelques reliques d'Agnély. Ses pipes. Son pistolet.

La marque de ses dents... L'empreinte de ses doigts...

Le lieutenant rieur est venu à ce meuble, le dernier soir. Il a ouvert. Choisi une pipe. Puis refermé. C'était fini...

Félix Agnély a été enterré sur le front même. À Gros-Tenquin, où l'on entend parfois tonner le canon.

Quand sa veuve est venue, avec l'aîné de ses fils, pour recevoir, sur le front des troupes, la croix que le lieutenant n'aura porté que mort, il reposait déjà dans le cimetière neigeux où les vieux de la paroisse attendent les soldats. La prise d'armes terminée, la mince dame en noir qui contenait sa douleur est retournée sur la tombe pour un suprême adieu. Un officier l'accompagnait. Si ému par la tragique majesté de cette femme qu'il n'osait plus la consoler.

- Je savais que rien n'aurait pu le retenir, avait-elle murmuré en franchissant la grille. Que sa place était au front.

Puis, montrant la terre :

- Et là...

Un long moment, indifférente au blanc tourbillon des flocons, elle s'est recueillie devant le tertre où se flétrissaient des bouquets. " À mon compagnon d'armes ", lisait-on sur une couronne. À côté, celle des chasseurs. Et, déjà, des violettes du pays... Le vent gémissait dans les branches. La nuit allait venir.

D'un pas vacillant, Mme Agnély fit le tour de la tombe et, s'étant inclinée, baisa fiévreusement la croix qu'elle étreignait à deux mains.

L'officier, bouleversé, avait fermé les yeux.

- Dieu est parfois dur, commandant, fit-elle en se redressant.

D'un geste épuisé, elle rejeta son voile de crêpe par-dessus son épaule, comme si sa peine eût pesé au bout. Puis, le dos voûté, elle s'éloigna dans la bourrasque de neige. Frêle image de deuil que le vent emportait.

LES CIGOGNES SONT REVENUES

Mars 1940.

LA route qui s'essoufflait atteint enfin la crête., plante d'un côté une borne, de l'autre un poteau télégraphique, s'étale sur le plateau le temps de reprendre haleine puis, faisant un détour, se laisse glisser dans la vallée. De là-haut, on découvre un vaste panorama comme les aiment les stratèges et les peintres de batailles. Il ne manque ni les épaulements pour les bouches à feu, ni les haies d'embuscade, ni la plaine du bivouac. Pas même l'arbre historique où se tient un général. Et c'est précisément le champ de bataille de Wissembourg.

Rien n'a changé dans le décor. Pas de constructions nouvelles, pas de routes ajoutées. Les mêmes champs dénudés et les mêmes houblonnières où s'avançaient les tirailleurs à guêtres blanches. Cette rangée d'arbres, c'est l'allée des Turcos, qui garde le souvenir d'une charge héroïque, et cet orme solitaire, écrasé à mi-pente, abrita l'agonie du général Douay. Comme ses branches centenaires gênaient l'artillerie, on l'a récemment abattu. Une guerre chasse l'autre...

Tout, dans cette région, rappelle 70. Les monuments commémoratifs portant l'aigle allemand ou le coq français, les cimetières où les nôtres reposent auprès des Bavarois, et plus encore ces noms qu'on lit sur les poteaux indicateurs : Morsbronn, Wœrth, Reichshoffen, où roule éternellement le trot des escadrons. Depuis vingt ans, la frontière a repris le tracé d'autrefois et, comme au temps de la vieille guerre, le Français regarde par-dessus la Lauter, cette forêt du Mundat qui cache le Prussien. Les peupliers qui nous séparent ont simplement grandi.

Quand on pénètre dans les villages des premières lignes, l'impression s'accroît encore. Ces barricades, dirait-on, sont les mêmes que celles qui attendaient les uhlans. Elles sont faites de tonneaux, de charrues, de carrioles, et c'est en vain que je cherche un élément nouveau, un semoir de Mac Cormick ou une auto, même hors d'usage. Unique progrès : le barbelé. Et le casque du guetteur au lieu d'un shako.

Comme les mitrailleuses ennemies prennent la grand' rue en enfilade, on n'y circule que la nuit. Dans la journée, il faut suivre un chemin tortueux qui perce les murs, traverse les jardins et se resserre, ça et là, pour franchir des chicanes. D'un cellier on passe dans une grange, puis on longe le potager. " Après le puits, tournez à gauche ". N'importe qui s'y perdrait, et la patrouille ennemie qui tenterait un coup n'en ressortirait plus. Mais les occupants ont pris l'habitude et se dirigent les yeux fermés.

Les premiers soirs, ils ne dorment guère, claquemurés dans leurs points d'appui. Les Allemands sont tout près, de l'autre côté de la rivière, et à l'heure de la soupe on en a vu passer. Le guetteur se brouille donc la vue à force de regarder, le fusilier-mitrailleur empoigne dix fois son arme, le sergent se réveille en sursaut. Un simple craquement de planche donne parfois l'alerte. Ou la fuite d'un rat, le choc d'une épave qu'emporte le courant. " Halte-là 1 Qui vive ? " Et tout le monde est sur pied.

Mais cela ne dure pas. Au bout de quelques nuits, l'ombre perd ses maléfices et le frisson de l'eau les berce, au lieu de les alarmer. À part l'homme de veille, nul ne pense plus aux voisins.

- Les Fridolins ? Oui. Ils sont là. De l'autre côté...

Et le guetteur à qui je m'adresse me désigne le hameau d'un geste indifférent. Ces Gascons, ces Landais, et ces Basques vivent maintenant aux avant-postes comme dans une borde de leur pays. Ils ont bouché les fenêtres avec des sacs à terre et entouré la ferme d'un réseau barbelé : ils se croient chez eux.

Comment supposer que l'ennemi est à deux pas quand on les voit à la cuisine flairer le fricot, ou bien se savonnant, torse nu, à la pompe ? Vingt kilomètres à l'arrière, ils ne se comporteraient pas avec plus d'insouciance.

Le sous-lieutenant qui commande ce blockhaus campagnard nous fait faire le tour du propriétaire, mais plus que les vieux bahuts et les lits de grand-mère, ce sont les créneaux qu'il veut qu'on admire.

- D'ici, je bats toute la berge... Là, je leur coupe le retour...

Chaque jour il aménage un peu mieux la maison et est tout à la joie de sa dernière trouvaille :

- Vous voyez ce tuyau de gouttière qui n'a l'air de rien ? Vous y glissez une grenade et elle tombe...

- Sur la tête du quidam... Bien imaginé...

Toutefois, comme les Fridolins ne se décidaient pas à tâter de ces inventions, dix volontaires du corps franc sont allés, l'autre matin, voir ce qui se passait en face.

Lorsqu'ils furent engagés dans le village ennemi, ils constatèrent que les maisons étaient clôturées et qu'une barricade bouchait la rue. Flairant un piège, ils bifurquèrent et, enfonçant une fenêtre, tendirent leur embuscade un peu plus loin, sur les derrières. Après une longue attente, ils virent deux Allemands pénétrer dans une cour. Il fallait, sans grabuge, les faire prisonniers. Mais un des survenants les ayant aperçus fit mine de tirer ; notre caporal, le devançant, lâcha son coup et l'homme s'écroula. Après cette alerte, il fallait rompre vite : c'est ce qu'ils firent, emportant le blessé, un aspirant. La passerelle jetée pour leur retour s'étant mal ajustée, ils avancèrent dans la rivière jusqu'au ventre, et ils étaient passés avant que l'ennemi eût réagi.

Une fois sur notre berge où attendait la patrouille de recueil, ils confièrent le prisonnier aux camarades. Sa blessure était grave. Comme on le soulevait, un papier tomba de sa poche. Un des volontaires, nominé J..., Parisien bagarreur, s'empressa de le ramasser.

- Qu'est-ce que c'est, mon lieutenant ? demanda-t-il au jeune officier qui avait dirigé l'embuscade.

- Un billet de mille marks, mon vieux.

Aussitôt, le Parisien roula le billet en boule.

- Je veux bien en descendre dix, grommela-t-il, mais je ne prends pas leur fric.

Et il jeta les mille marks dans l'eau.

De ces mots à effet, de ces détails saisissants, on en recueille à chaque pas lorsqu'on parcourt les avant-postes. Et d'authentiques, qu'on ne peut nier. Néanmoins, on hésite parfois à les rapporter, précisément parce qu'ils sont admirables et paraissent inventés. On voudrait pouvoir dire : " Cela s'est passé ici. Tel régiment, telle compagnie... Cet officier, ce soldat, je les ai vus, je leur ai parlé. Vous voulez leur nom. Le voilà. Et le secteur postal par-dessus le marché... " Mais ces attestations sont interdites, et l'on reste hésitant, sa trop belle histoire au bout de la plume.

Pourtant, comment taire ce qui s'est déroulé non loin d'ici, la semaine passée, au bord de la même rivière, dans un village que nous n'occupons qu'à moitié ? L'endroit, je le connais, et de la maison barricadée qui sert de point d'appui, j'ai fouillé le sentier qu'empruntent certains soirs les patrouilles gammées. Eh bien, ce matin-là, c'était un sergent qui surveillait le réseau, un jeune Basque, du nom d'Harambillet. (Tant pis si l'on coupe : je risque toujours...) La corvée de café venait d'arriver et les hommes ne songeaient plus qu'à lire leurs lettres. Le sous-officier seul continuait de guetter.

Or, tout à coup, il entendit des pas : une patrouille allemande franchissait la chicane. Sans songer à appeler aux armes, il lança une grenade sur le sentier, puis saisit son fusil et tira. L'Allemand qui venait en tête tomba comme une masse.

À la première détonation, les hommes avaient bondi à leurs postes de combat, des coups de feu partirent de toutes les fenêtres. Mais plus la peine : les Allemands repassaient le pont en courant, abandonnant leur camarade. Ce furent des mains françaises qui ramassèrent le blessé : ses derniers souffles s'espaçaient.

Alors - alors seulement - le sergent se souvint qu'il était prêtre et, se penchant sur l'ennemi tué de sa main, il lui donna l'absolution.

Ils n'étaient pas tous pieux les voltigeurs du groupe. Pourtant, ils s'étaient rangés derrière leur sergent et, le front baissé, murmuraient avec lui une prière. Sur la rive allemande, les feldgrau, étonnés de ce brusque silence se demandaient sans doute pourquoi les Français ne tiraient plus.

Un soleil printanier égayait les façades quand, cet après-midi de dimanche, nous sommes entrés dans Wissembourg. Mais je n'ai pas rencontré de promeneuses sur l'esplanade, pas aperçu de galopins le long de la Lauter, pas de buveurs animés aux terrasses, pas de robes noires sous le porche de Saint-Pierre et Saint-Paul. Les rues étaient désertes, les places nues, les maisons fermées. L'unique passant peut regarder : pas une ombre ; tendre l'oreille : pas un bruit. Rien que des chants d'oiseaux et le murmure de l'eau qui fuit.

La vieille ville n'est pas morte : elle dort. Comme si la nuit se prolongeait tout un jour et que l'angélus de l'aube n'eût pas encore sonné.

Hier, paraît-il, le canon a retenti : aujourd'hui, silence. La sentinelle d'Alsace revit en songe son passé. On se croirait introduit dans une estampe ancienne, et les pierres historiques prennent soudain leur âge de n'être plus offensées par les silhouettes d'à présent. Jamais, au fronton rose de l'Hôtel de Ville, la couronne d'or de Stanislas n'a brillé avec plus d'éclat. À peine déchiffre-t-on " Sous-préfecture " sur le vieux mur de la maison capitulaire. Tout le moderne disparaît. Si une voiture venait à rouler, ce ne pourrait être que la diligence, et que ferait une bicyclette sur la place du Marché-aux-Choux ? Les enseignes elles-mêmes ont une grâce surannée : Hôtel de l'Ange, Hôtel du Cygne, Hôtel de la Vignette, Restaurant de la Fleur...

Mais on a pris les chaises pliantes des cafés, comme leurs arbustes en caisse, pour renforcer les barricades, et quand je veux traverser la chaussée pour admirer de plus près un pignon, un officier me crie :

- Contre le mur ! Nous sommes en vue !

En vue de qui ?

Toujours les mêmes : les Impériaux, les Bavarois, les Prussiens, les nazis... De siècle en siècle, le nom seul change.

Au bout de cette avenue commence l'Allemagne. " Douanes françaises ", annonce un écriteau tricolore.

" Route barrée. "

Halte à 200 mètres. Nous revoici d'un coup dans la réalité. Cette hutte à ras du trottoir, c'est un blockhaus. Cette brèche, un créneau. Pourtant, j'examine les murs : pas trace de balles ni d'éclats, et les beaux toits de tuiles brunes ont été préservés.

Un grand calme baigne la cité. Ce n'est pas le mot d'évacuation qui vient à l'esprit : c'est celui d'absence. Des ruelles étroites se faufilent sous les pignons. Des balcons de bois enjambent un bras de la rivière. Dans de minuscules jardins en terrasse, les plantes reverdissent. Leur paix, à elles, c'est le printemps.

Je suis sûr qu'elles n'ont pas peur, ces antiques demeures à pans de bois. Elles en ont vu d'autres. C'est simplement par précaution qu'elles ont cadenassé leurs portes cintrées et bouclé leurs volets de couleur. L'auvent de tuiles rabattu sur le front comme une petite visière, elles attendent en somnolant qu'on leur annonce que c'est fini.

Ne faites pas de bruit : Wissembourg dort...

Le pavé résonna sous un gros godillot : un soldat approchait. Sans casque. En chandail. Dans sa tenue de travailleur.

- Quoi de nouveau ? lui demanda l'officier.

Le militaire, la main levée, montra un toit. À son sourire, on devinait la bonne nouvelle :

-- Les cigognes sont arrivées, mon commandant !

Que pouvait-il nous annoncer de plus heureux ? Les cigognes sont revenues ? Leurs grandes ailes blanches ont passé sur l'Alsace ? Les migrateurs ont regagné leurs toits ? Alors, c'est que le bonheur va renaître. Ils savent, les oiseaux...

On en aperçoit deux, dans leur nid de fagot, sur la cheminée d'une vieille bâtisse, annexe de l'hôpital civil. Le matin, sans s'effrayer des détonations qui troublent parfois la paix des champs, ils vont pêcher, comme autrefois, dans les eaux de la frontière. Je veux voir un symbole dans leur fidélité. Ils ignorent la guerre et reprennent là-haut leur faction de légende, claquetant au soleil et battant des ailes. Les habitants ont dû s'enfuir, mais les cigognes sont restées. Pour garder le ciel.

En les cherchant, le nez levé, j'ai découvert une plaque sur le mur de l'hôpital. Ce noble édifice recueillit jadis Stanislas, roi détrôné de Pologne, et c'est de cet hôtel, qu'en 1725, partit Marie Leczinska pour devenir reine de France. Ainsi je me trouvais, par surprise, entraîné très loin et très haut par des princesses et des oiseaux. Cette plaque effacée se changeait soudain en épitaphe.

La Pologne en exil... Les Impériaux menaçants... Le Prussien et le Russe coalisés pour dépecer le moins fort... C'est bien l'histoire qui continue...

Inlassablement, les soldats remettent de l'ordre dans les maisons abandonnées, puis les palissadent. Une seulement, de loin en loin, leur sert d'asile. Défense d'entrer ailleurs. En travers des rues et sur les anciens remparts ils entrecroisent des barbelés. Aux carrefours, ils dressent de nouvelles barricades, dont eux seuls connaissent le secret. Il y a ainsi, dans cette ville silencieuse, des quartiers bruyants où retentissent la pioche et le maillet, parfois aussi les barres de mine. La province, un instant, devient un camp retranché.

Dans quelques monuments et chez des particuliers, on a récupéré les objets précieux. Des machines, aussi. Du matériel. Des denrées. Des outils. Le reste est confié à la chance.

J'entre dans l'église : elle paraît immense, sans cierges et sans fidèles. Sur l'autel des chapelles latérales, des fleurs se sont desséchées. Offertes en août, quand les femmes priaient pour la paix du monde.

Les plus belles verrières ont été déposées et, par les ogives béantes on voit glisser le ciel. En 187o, un obus fracassa des vitraux, il fallait cette fois préserver ceux qui restent. La lumière libérée ruisselle jusqu'aux genoux de la Pietà.

Aucune transe ne lui fut épargnée, à cette vieille abbatiale dressée sur la voie des invasions. Guerre de Trente Ans. Guerre de la Succession d'Espagne. Guerres de la Révolution. Guerre franco-allemande. Sa lourde tour gothique n'a jamais cessé de guetter les avant-gardes sur la route de Landau.

Je voulais la voir aussi, cette terre palatine, couleur de l'étranger, et pour observer à mon aise, j'ai choisi, sur l'enceinte, l'immeuble le plus élevé.

De là-haut, le regard plonge chez l'ennemi. Sur ce coteau, Schweigen, leur premier village. L'antique Porte des Vins se distingue à l'eeil nu. À gauche, le Mundat Wald aux épaisses futaies. À mes pieds, les routes sont éventrées par les explosions de mines, larges cuvettes où l'eau croupit. Et le long des remparts, et le long de la rivière, et le long des bois, le réseau rouillé enchevêtre ses fils. Frontière de guerre...

L'autre - celle de paix - ce sont ces pieux blancs qui jalonnent les vergers. Je reconnais le poste des douanes allemandes ; cette maisonnette qui fume abrite certainement des guetteurs. De leurs positions aux nôtres, à peine cinq cents mètres. Une rafale de mitrailleuse ferait le vide dans l'avenue. Et cependant la garnison guerrière coule des jours paisibles sous ces toits menacés. Les hommes travaillent, veillent, patrouillent, sans penser que le danger est tout près.

Aguerris ?

Mieux encore : habitués. Assis sur l'herbe renaissante des fortifications, ils regardent approcher le printemps, dans la ligne de mire du fusil-mitrailleur.

- Quoi de nouveau ? s'informe encore mon guide.

- Une poule a chanté, mon commandant.

Et tout de suite, le guetteur explique :

- Les poules, c'est pas des bêtes sauvages. Ça prouve que les Fridolins sont là...

Dans une maison où je pénètre, je surprends des soldats qui écrivent auprès d'autres qui jouent aux cartes. Leurs lits sont faits : de vrais lits de province, en acajou, sous des courtepointes bien tirées. Sur l'oreiller, une compagne les attend : grandes poupées d'étoffe, vêtues en Carmen ou en bayadère, qui ont les mêmes joues peintes et les mêmes yeux cernés.

- Ça tient compagnie, me dit l'un.

Et son camarade, soupirant :

- Jours sans amour...

Leur vie monotone s'écoule entre ce lieu de repos, leur chantier de travail et leur créneau de guetteur. Est-ce dimanche ? Ils ne savent plus. Leur calendrier personnel partage le temps en soleil et en pluie. " Il fait beau... Il fait froid... n

L'arrière se tourmente de politique et de diplomatie ; eux lisent à peine les journaux. Les échos du Parlement leur parviennent apaisés. Oiseux. Insignifiants. La seule chose qui compte, c'est la relève. Voir du mouvement. Voir des civils, des femmes. Autre chose qu'eux-mêmes. Autre chose que du kaki.

Quel plaisir éprouveraient-ils à se promener sur ce mail où l'on ne rencontre personne ? À flâner dans ces rues sans boutiques ? Le jardin public que je traverse est désert. Pourtant, derrière les casernes vides, j'entends soudain des cris joyeux. Je m'approche : les brancardiers jouent au football. Le toubib avec eux. Animés comme de grands gosses, ils chargent, se passent la balle, driblent, dégagent, tout cela en braillant. Comme but, ils ont une barricade. Derrière, le no man's land. À sa limite, l'ennemi. Pour l'instant, ils l'oublient. Ramassé sur les cuisses et les bras écartés, le gardien de but suit le ballon d'un œil mobile. On dirait qu'il s'amuse à défendre la frontière.

DANS LE TROU

Avril 1940.

L'ARTILLEUR, en bourgeron, était penché sur une colonne de chiffres, durement éclairé par la lumière crue que réverbéraient les murs. Parfois, pris de nostalgie, il levait les yeux vers le tableau des sondages, comme il eût regardé par la fenêtre.

" Trois quarts couvert, lisait-il. Visibilité : 12.000. Température : 11°. " En somme, un fichu temps pour un dimanche. Cela lui donnait le courage de continuer.

- Sommes-nous seulement dimanche ? méditait-il en reprenant ses calculs. Fait-il jour, dehors ? Fait-il nuit ?

Après quelques semaines de cette existence souterraine dans l'ouvrage du Hochwald - le plus important de la ligne Maginot, non loin de Haguenau - on ne se rend plus compte de rien. Les canonniers qui galopent dans le tunnel, faisant sonner le béton sous leurs lourds godillots, savent à peine s'ils vont déjeuner ou dîner. Appelés pour prendre le quart, ils cèdent leurs paillasses chaudes aux camarades qui redescendent des chambres de tir et grimpent les remplacer sans distinguer le matin du soir. Ce n'est plus la montre qui règle leur existence, ni le soleil : c'est le service. Ils ont leurs mesures à eux, leurs usages à eux, comme ils ont leur lumière spéciale et leur climat particulier. La ligne Maginot assujettit la vie aux lois de la mécanique.

Certains de ces soldats n'ont pas vu le jour depuis plusieurs semaines. On leur permet, on leur conseille, leur ordonne d'aller prendre l'air, mais beaucoup n'y tiennent pas. À quoi bon faire trois kilomètres et demi - et autant au retour - pour s'apercevoir, à la grille, qu'il fait un temps de chien ? Mieux vaut rester ici, on ne regrettera rien.

L'ouvrage est devenu leur pays d'adoption. Ils se promènent dans les galeries comme dans des rues de village, entrent blaguer chez le coiffeur, vont s'asseoir au Foyer, devant une canette de bière, à moins qu'ils n'attendent l'arrivée du petit train de ravitaillement, comme les badauds d'un bourg guettent le tortillard. Où tout autre se perdrait, ils se dirigent sans hésiter, se repérant machinalement sur un feu de couleur, une inscription, un embranchement. À chaque porte, ils connaissent du

monde :

- Bonjour, André !

- Ça va, Pierrot ?

On voisine de tourelle à tourelle. L'artilleur fraternise avec le fantassin. En revanche, le bloc ouest ignore tout du bloc est. Ce sont deux villes, deux populations bien distinctes. Cela s'explique : de la grande place de l'une à la gare de l'autre, il y a cinq kilomètres. Une bonne heure de marche. La distance du Sacré-Cœur à Montparnasse, de l'Étoile à la Halle aux vins. Alors, on renonce à se fréquenter. Chaque paroisse a même son curé : deux prêtres soldats qui officient le dimanche aux bouts opposés de l'ouvrage. Les habitants de l'est ne rencontrent ceux de l'ouest que de loin en loin, les jours de sortie, dans cette large galerie qui mène à la lumière : les Champs-Élysées du béton.

Qu'ils soient de la grotte de droite ou de celle de gauche, ces troglodytes parlent pourtant le même idiome. Ainsi, pour désigner l'endroit, ils ne disent jamais, comme les gens d'en haut, " la ligne Maginot ", ou " l'ouvrage ", ou même " le béton ". Ils disent " le trou ". À cette profondeur, on ne pouvait mieux trouver. Cela fait image.

- Moi, me déclarait un mitrailleur, il y a juste un an que je suis dans le trou !

Il se donnait un petit ton crâne, mais cette fierté n'était qu'apparente et, après cinq minutes, il m'avouait plus timidement :

- C'est tout de même dur...

Comment supporter cette ombre perpétuelle, cette surpression atmosphérique, cette constante humidité ?

Les visiteurs, qui ne séjournent que quelques heures, ne se rendent pas compte. Ils arrivent en hiver et disent : " Tiens, il fait bon ! " Ce qui est vrai. Ou en été, pendant la canicule : " Oh ! cette fraîcheur ! " Ce qui est juste également. Mais cette température toujours égale - douze degrés de moyenne - devient vite odieuse. On a soif d'air pur, besoin de chaleur, envie de froid, et, aux pires jours de l'hiver, ces emmurés ne rêvaient que de glissades et de combats à boules de neige.

Sous le tunnel flotte un brouillard épais qui donne au jour des tons d'opale et des flaques d'eau s'élargissent par miracle dans ces rues où il ne pleut jamais. Étrange climat du " trou ". Rien n'est tout à fait chaud, tout à fait froid, tout à fait sec, tout à fait pur.

- Ne nous plaignez pas, on s'habitue ! m'assure le commandant qui me guide.

Il y a des années qu'il mène cette existence, et, depuis la menace de mars 1938, il n'est guère sorti que pour de courtes trêves. Singulier contraste, après le soleil d'Afrique et les sables des confins. Les simples soldats et les sous-officiers n'ont pas un moins long bail. Tous ont fait leur service dans l'ouvrage, les réservistes y sont revenus pour leurs périodes, les frontaliers ne s'en sont jamais éloignés et avant de s'y installer définitivement ils vivaient à côté, dans le camp d'entraînement. Le 21 août dernier, ce fut la suprême alerte. Toute la garnison du I-iochwald entra sous terre et les familles d'officiers et de sous-officiers n'eurent que quelques heures pour évacuer le village voisin. Trente kilos de bagages et en route : les autobus n'attendraient pas. Ce fut si précipité que personne n'eut le temps de pleurer.

- Un mal pour un bien, poursuit mon commandant, résolument optimiste.

Les chefs de cet ouvrage, comme ceux des autres forts, mettent leur point d'honneur à paraître satisfaits de tout. Ils poussent même l'élégance jusqu'à observer, à cent pieds sous terre, les usages mondains et, tout récemment, quand ils reçurent ici une journaliste irlandaise - première femme qui eût jamais pénétré sous ces voûtes - le colonel, après quelques mots de bienvenue, lui offrit des fleurs. Peut-être aura-t-elle cru qu'on les avait cueillies dans le fossé antichars ? Ils ont bien le lait de leur ferme, le jambon de la porcherie, le radis du jardin ; pourquoi pas des primevères ? Et même du mimosa ? Tout paraît possible dans ce domaine hallucinant.

- Pensez donc, leur air est filtré ! racontent au retour les visiteurs éblouis.

- Climatisé ! renchérit un autre.

On ne saurait plaindre des hommes si bien pourvus... Cela tombe bien : ils ne veulent pas qu'on les plaigne.

- En tout cas, reconnaissez une chose, enchaîne gaiement le commandant contre qui je joue l'avocat du diable : là-dessous, nous ne craignons rien.

Cette fois, je dois m'incliner. Le caractère dominant de ces forteresses, c'est l'impression de sécurité qu'elles donnent à chaque pas. Toute idée de danger trouve aussitôt sa réplique. Toute alarme, son démenti. Que pourraient les plus gros projectiles contre cette couche de roc et de béton ?

Les gaz ? La surpression les refoulerait d'un souffle, et sitôt leur présence signalée, l'air ne parviendrait plus que par les chambres spéciales, où il se neutraliserait.

Les chars ? Regardez par le créneau ces plantations de rails, ces champs

de mines, ces fessés à pic.

L'infanterie ? On ne pourrait alors que soupirer : " Les pauvres gens

Le respect vous étreint, un saisissement sacré, devant ces portes écrasantes, ces monstrueux blindages, ces tourelles de quarante tonnes qu'un gamin déplacerait à bras. M.-Winston Churchill, venu pour passer là deux heures, est resté toute la journée, allant de surprise en surprise. Malgré tous les rapports, tout ce qu'on lui avait dit, il ne supposait pas que la ligne Maginot eût cette force infernale et il repartit émerveillé - mieux qu'émerveillé : triomphant - emportant comme fétiche l'insigne des ouvrages : " On ne passe pas. " De l'extérieur, on n'aperçoit rien, que le mur gris de l'entrée tranchant un mamelon, et, çà et là, dans le réseau, les champignons noirs des cloches de guetteur ou la carapace camouflée d'une coupole ; pourtant, ce sol trompeur est percé de menaces. Soudain, une flamme jaillit dans un hurlement : une pièce qui tire. Invisible... La fumée dissipée, on ne retrouve plus l'endroit. Le canon rentre sa gueule, l'embrasure se referme. S'il fallait, chaque tourelle cracherait un obus par seconde. Dans toute direction. Et les mortiers, les canons anti-chars des coffres et des casemates tonneraient aussi, les mitrailleuses lourdes battraient les fossés, tout ce coteau deviendrait volcan.

En plein bombardement, quand les batteries cinglent d'une représaille les positions allemandes, il faut se trouver sous la coupole même ou dans les parages pour savoir qu'on tire. Au fond, on n'entend rien. Ainsi, comme le déjeuner se prolongeait, je m'informai curieusement :

- C'est pour quelle heure, ce réglage ?

Un officier, amusé, me renseigna :

- Nous tirons depuis un quart d'heure. Ça va être terminé...

Aucun écho ne nous était parvenu ; le vélum blanc du mess n'avait pas frissonné. Un sas qui se referme, un wagonnet qu'on décharge font plus de bruit que là-haut le canon.

Sur leur plate-forme pivotante, les servants ne voient ni objectif, ni horizon. Ils tirent aveuglément d'après les données d'en bas. Les ordres leur parviennent comme les obus : mécaniquement. Un regard au cadran, il n'y a plus qu'à tirer. Ils ne sentent même pas la poudre, l'odeur tout de suite chassée par le ventilateur. Ils sauront que c'est fini quand le transmetteur automatique cessera de tourner.

Et, au-dessus, dans sa cloche, un sous-officier solitaire observe l'herbe au périscope, comme un inonde inconnu.

Je me suis réveillé la tête lourde, la bouche mauvaise, n'ayant pris que deux ou trois heures d'un mauvais sommeil entrecoupé de sursauts. Au ras du sol, je voyais glisser par la chatière une lueur jaunâtre qui achevait de me désespérer. Une clarté rampante. Peut-être humide aussi ? Comme le plafond. Comme les murs. Malgré l'obscurité, je crois les voir, luisant d'une sueur perpétuelle. Je devine la tache suspecte qui s'étend devant le lavabo, la peinture qui suinte, le béton visqueux.

- Et tu es un favorisé ! me reprochai-je amèrement. On te gâte ici ! Tu as une chambre d'officier !

Que diraient les autres, les artilleurs, les fantassins qui dorment entassés dans des cryptes, où le linge de lessive ne parvient pas à sécher ? Or, j'en ai questionné plusieurs : ils ne se plaignaient pas. Privilège de la jeunesse, qui fait tout accepter...

Il est vrai que leurs chefs ne sont guère mieux partagés. Le colonel lui-même n'a pas une plus belle chambre que celle-ci et mon joyeux commandant a beau décorer la sienne d'images exotiques et de fusils arabes, ce n'est jamais qu'une cellule. Pas même une cellule : un caveau. je songe que dans cette caserne où vivent un millier d'hommes il n'y a pas une fenêtre. Pas une ! Je suffoque rien que d'y penser.

Comme le tintamarre qui m'a réveillé reprend de plus belle, j'enfile mes babouches et vais voir. C'est la corvée de café qui emporte par le train ses marmites fumantes. Bientôt les ventilateurs commenceront à ronfler, puis les ramasseurs de poubelles se mettront à jongler avec leurs boîtes de tôle. Dans ces galeries où des pancartes, de loin en loin, recommandent : " Silence ! " le vacarme est de rigueur : fracas de ferraille, bruit de godillots, appels, sonneries, sifflets. Il n'y a que le canon qu'on n'entende jamais.

Le tintement du petit train rappelle le timbre des tramways et la ville souterraine s'éveille à son signal. - Tiens, le premier métro !

Le soldat se retourne sur sa couchette, retardant le moment de se lever. Mais il ne verra pas de jour par la persienne. Il n'entendra pas la chanson de la rue monter du trottoir. Le matin ou le soir, la lumière est pareille et le béton sonore renvoie le même écho.

Les uns dorment sur des couchettes, les autres dans des hamacs, ainsi que des matelots. Et comme le service se fait par bordées, les chambrées sont toujours au complet. Le café bu, la toilette faite, la manœuvre va commencer.

- L'avantage, ici, me confiait un soldat en s'équipant d'un tournemain, c'est qu'il n'y a pas à se brosser...

Ce sont les seuls de tout le front à se moquer de la boue... Néanmoins, il y en a qui sortent pour travailler. Piocher, planter des pieux, poser du barbelé. Voire pour se battre. Les volontaires du corps franc, qui connaissent la région comme personne, ont obtenu la permission de se rendre aux avant-postes pour faire des patrouilles et ils ont eu, l'autre jour, leur premier accrochage.

- Une occasion de sortir, m'a dit leur capitaine, sans plus de forfanterie.

Mécaniciens, électriciens, hommes d'équipe, chauffeurs, il faut de tout dans cette vaste usine. Des ingénieurs en uniforme et des dessinateurs aux galons de sergent. Le service cartographique ressemble à un bureau d'études et le central de tir n'a de guerrier que le nom. Ces dynamos, ces balanciers énormes, ces treuils, ces ponts roulants figureraient aussi bien dans une forge, et le standard téléphonique ne fonctionnerait pas différemment. Même auprès des canons, la guerre n'apparaît pas. On voit tout juste une culasse bien fourbie, des leviers, des volants qui pourraient être une tête de tour ou une presse à emboutir, et les obus rangés ont l'aspect pacifique d'un casier à bouteilles.

Tandis que la fabrique se met en mouvement, la bardée de nuit regagne ses dortoirs. L'empreinte des corps marque encore les paillasses qu'une nouvelle fatigue va creuser. Valises et baluchons s'entassent sur les planches, partout les mêmes, à se tromper. Le seul détail qui distingue les chambrées, ce sont les photos épinglées au mur : une collection complète des vedettes de cinéma. Mais le talent, pour cet usage, compte moins que le visage ou le décolleté, et jamais ces belles filles ne sauront ce qu'elles ont enchanté de rêves dans la ligne Maginot.

Des femmes, des paysages : voilà ce qui manque. Les emmurés en collent partout, pour se tromper. À la sous-station électrique, ils ont peint, sur le mur du fond, une fenêtre magique par où l'on aperçoit les Vosges. Cela leur donne, un instant, l'illusion de respirer.

Les officiers de l'ouvrage est sont allés plus loin. Ils ont installé leur bar sur la plage avant d'un yacht de plaisance. Voici la cheminée, les oriflammes du grand pavois, le feu vert de tribord. Les bouées portent le nom de l'ouvrage et de jolies figures s'encadrent dans les hublots. Le serveur, costumé en marin, vient emplir les verres et, dans la fumée d'une cigarette, on regarde la mer bleue et la côte d'Afrique. Un peu de rêve à bon marché.

Cet amour du trompe-l'œil, ces décors d'évasion, ne sont-ils pas l'indice du mal secret qui les oppresse ? De leur claustrophobie ? Je voudrais le supposer, mais le médecin m'arrête.

- Feuilletez, constatez, me proposa-t-il en poussant son cahier sous mes yeux. Pas de malades. Pas d'évacués. Vous avez vu l'infirmerie ?

- Elle était vide.

- Comme toujours. Le seul qui travaille sans répit, c'est le dentiste. Parce qu'il répare les mâchoires gratuitement. Il existe cependant une sorte de maladie particulière à nos ouvrages qu'on appelle la bétonite. Mais une lettre, un verre de vin, une chanson en viennent facilement à bout et il n'y a pas d'exemple qu'elle résiste à une permission.

- Cela se soigne, en somme, comme le cafard ?

- Même traitement, vous avez deviné...

Les soldats que j'approche n'en paraissent pas atteints. Ils lisent, écrivent, bavardent, s'entraînent par équipes pour le prochain tournoi de belote. Je découvre même, dans un renfoncement, une table de ping-pong, à l'intention des champions de tennis prisonniers. On parle, maintenant, de créer des potagers, de cultiver des tomates et des haricots verts entre le fossé antichars et le réseau de barbelés. De quoi se distraire au grand air et améliorer les menus.

Durant toute la journée, je prends des ascenseurs, saute dans le métro, grimpe des escaliers, enfile des couloirs au hasard, sans que ma curiosité se lasse. Une découverte mène chaque fois à une autre encore plus imprévue. Ici, on tend un écran pour le cinéma ; plus loin, on dispose les chaises pour la messe.

- Plus de cent communions le dimanche de Pâques, m'apprend fièrement le jeune prêtre alsacien qui porte l'uniforme de maréchal des logis. Le mois dernier, nous avons même célébré un baptême.

Et comme je le regarde, abasourdi :

- Oh ! pas un bébé, me détrompe-t-il. Un soldat qui allait se marier...

Le soir venu, - ce soir indiscernable qui passerait ignoré sans le tableau de service - les galeries s'emplissent de flâneurs. Certains se dirigent vers la place du village, où la musique de l'ouvrage répète son concert du lendemain. Mais une place sans filles n'attire pas les soldats. Ni filles ni bistrots, du béton pour ombrage...

Ils repartent, désœuvrés, faisant traîner leurs clous, Là-bas, au Foyer, un ténorino roucoule sa romance. Sur des coins de table, quelques inquiets continuent d'écrire sans parvenir à épuiser leur provision de tendresse. Autour d'eux, on ronfle déjà.

Les abandonnant à leurs pauvres rêves, je remonte aux tourelles où s'agite la nouvelle bordée. Il faut, à la seconde, être prêt à tirer. Déjà l'observateur, tourné vers la frontière, guette la fusée qui montera des lignes pour demander un barrage.

Comme lui, je voudrais voir la nuit. Alors, je me penche sur une pièce à la culasse ouverte et regarde dans le tube comme dans un télescope.

Au fond, l'horizon se découpe sur un disque vert et noir, surpris dans sa grave immobilité. Puis les servants, lentement, font tourner la plate-forme, et l'étrange diorama commence à se dérouler. La crête plantée de pieux, les grands arbres, la plaine... Le ciel, enfin, le ciel immense qui emplit le canon d'une lumineuse obscurité où scintillent des points d'or.

On dirait que la nuit me bombarde à coups d'étoiles.

FRONTIÈRE DES BOIS

Avril 1940.

LA forêt d'Alsace conjure la guerre. Je n'entends que des craquements de brindilles et des chants d'oiseaux. Sans la patrouille qui m'escorte, je croirais partir en excursion. Ce n'est que cela, en somme. Deux heures à grimper et deux pour redescendre : à peine de quoi se dégourdir, pour de jeunes mollets d'alpins. Sitôt le réseau franchi, ils ont pris leurs distances - cinq pas d'intervalle - et, l'arme à la main, se sont engagés sous bois.

Derrière nos talons, le village déserté s'enfonce dans la clairière. Comme s'il avait peur. Une seule maison fume : celle du groupe de défense, cerclée de barbelé. D'autres ont des toits troués, des persiennes qui pendent. Mais c'est la faute du vent, non des obus. Le guetteur distrait qui veille à la chicane ne croit plus au danger.

Cependant, de l'autre côté de cette gorge commence la zone ennemie. Bientôt, entre les arbres, nous apercevons sur la crête opposée un poste allemand et, à la jumelle, je distingue le guetteur, dont la tête casquée se montre et disparaît. Mes compagnons n'y prennent même pas garde. Un peu plus tard, nous entendrons vers le sommet, quelques détonations, des éclatements de grenade. Cela ne troublera personne. Depuis des semaines qu'ils circulent jour et nuit sur ces pentes pour protéger le ravitaillement ou pousser des pointes chez le Fritz, les chasseurs ne sont plus à une escarmouche près.

Le jeune sous-lieutenant qui marche en tête a déjà pris part à quarante patrouilles et coups de main. Ce n'est pourtant pas sa mine qui le laisserait deviner. Il a le maintien réservé du fils de famille accompli. On ne le saurait pas saint-cyrien qu'on le supposerait chartiste, et voué aux archives. Tout comme son grand-père, un historien célèbre, mort depuis peu d'années. Il a son regard affable, son abord prévenant. Eh bien, l'autre jour, dans une embuscade, il abattait un feldwebel d'un coup de mousqueton à bout portant. Sa jeunesse vit

l'Histoire au lieu de la conter.

Son meilleur compagnon est un adjudant-chef, vétéran de l'autre guerre, qui, à quarante-sept ans, a repris du service. Au bataillon, on ne l'appelle que le Vieux Soldat. L'un fort de son expérience et l'autre de sa fougue, ils conduisent les reconnaissances et ces vingt volontaires les accompagnent sans sourciller, jusque dans les champs de mines où certaines patrouilles ont sauté.

Plus que toute autre contrée, celle-ci se prête aux embûches. Talus, rochers, fourrés, ravins. Le jour, on voir tout juste à trente pas. La nuit, il faut avancer d'arbre en arbre, scrutant l'obscurité, le souffle suspendu, tâtant du pied le sol perfide où un détonateur est peut-être caché. Le premier ennemi à vaincre, pour les débutants, c'est celui qu'on porte en soi. Qui bat si fort...

Cependant, après la nuit tragique où l'on ramena sur des brancards les camarades déchiquetés, ils ne sont pas partis moins nombreux. Patiemment, mètre après mètre, ils ont repéré un nouveau passage, déterré des mines au couteau, pour retourner dans les lignes allemandes. Des journées entières, ils sont demeurés à l'affût, épiant ces espèces de facteurs qui rôdaient le long du réseau, une boîte noire sur la hanche. Puis ils en ont surpris un au travail, tirant de sa gibecière une mine qu'il enfonçait sournoisement. Alors, le plus adroit a lâché un coup de feu, qui a porté. Et ils ont ramené la boîte, à titre de souvenir.

Les garçons résolus qui m'entraînent à l'ascension, d'une large foulée, avaient pourtant rêvé d'exploits plus brillants. Ils croyaient combattre sur les cimes des Alpes, patrouiller en cordée au bord des crevasses, se lancer sur les pistes, leurs " planches " aux pieds et vêtus de blanc. Cette réduction de montagne n'est pas à leur mesure. Aussi la gravissent-ils en se jouant.

- Champions militaires de ski, professeurs à l'école de haute montagne, m'explique le commandant, désignant deux lestes capitaines qui nous montrent le chemin.

Ils m'auront excusé de grimper moins vite qu'eux... Enfin, voici le sommet, atteint sans trop souffler, et j'avise une pierre, une borne pareille aux autres. Inattendue pourtant au milieu de ces bois. Par-devant est creusé un grand B. Sur le côté, on déchiffre une date : 1826. Et un nom : Bayera. La Bavière rhénane commence ici.

Alors, je m'assieds. Un pied en France, l'autre en Allemagne. La frontière irréelle passe entre mes souliers.

L'endroit était propice pour évoquer Pascal.

- Pourquoi me tuez-vous ?

- Eh quoi ! ne demeurez-vous fias de l'autre côté du Skager-Rak ?

Il me semblait que si j'avais eu les Pensées sous la main, j'aurais ainsi trouvé une allusion à chaque page.

" Ce chien est à moi... C'est ma place au soleil. " Voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre.

Rien à changer... Rien de changé... Toujours les mêmes mots couvrent les mêmes crimes.

- N'est-ce pas, mon père ? fus-je sur le point de crier à un brancardier barbu qui se tenait à quelques pas, ayant ramassé une branche énorme en guise de canne. La présence en première ligne d'un homme de son âge m'avait tout de suite surpris. Je le fus encore bien plus en apprenant la vérité. Ce trappiste était au front en présence illégale. Délit, il faut le dire, assez rare aux armées, surtout en temps de guerre. Mobilisé à un poste tranquille de défense aérienne, dans le sud-est, il n'avait pu se résoudre à quitter un autre Père, qui, appelé dans un service de commis d'administration, s'était fait verser aux chasseurs. Il avait donc demandé la même mutation, mais non dans les délais voulus. Alors, le jour de l'embarquement, sans attendre la réponse, il s'était joint au

bataillon.

Tout à l'heure, je le regardais gravir le raidillon et

m'étonnais de la grosseur de sa poche.

- Il emporte des paquets de pansements pour qu'elle

soit si gonflée ?

- Non, m'a-t-on répondu. Son bréviaire...

Jamais on ne lui a vu d'armes entre les mains. Même la nuit, où une embuscade est toujours à craindre. Il n'est venu que pour secourir et prier. Comme à Tamié,

leur abbaye des neiges.

Son pieux camarade est entré dans les ordres plus tard que lui, après avoir vécu. Des sportifs d'ici l'ont connu talonneur à l'équipe du Stade, il a servi un temps chez les Joyeux, et, de la précédente guerre, il a ramené la médaille militaire que j'aperçois sur sa capote. Je ne m'étonne donc pas de son visage hardi. À chaque échauffourée, il est le premier à saisir son fusil. Enfin, on va se battre ! Mais le vieux brancardier le retient d'un geste :

- Père Untel ! lui reproche-t-il sévèrement.

Et l'autre, baissant la tête, repose l'arme sans rien dire. Comme si le moine barbu l'avait pris en faute. Si j'étais arrivé une demi-heure plus tôt, j'aurais peut-être eu la chance d'assister à la scène. C'est d'ici en effet que sont parties les détonations entendues en chemin. Mais l'alerte n'a pas duré.

- Deux de leurs patrouilleurs s'étaient faufilés jusque-là, ou bien s'étaient perdus, me dit un sous-officier me montrant une cahute en contrebas. Ils sont partis si vite qu'on n'a pas pu les rejoindre.

Un point d'appui perché au sommet de cette montagne est facile à défendre, mais en sortir n'est pas plus commode que d'y accéder. Le mieux, par endroit, est de se laisser glisser. En prenant garde aux écorchures, car ils n'ont pas ménagé le fil de fer.

De là-haut, on domine les lignes ennemies comme d'un balcon. J'aperçois, à nos pieds, le premier village allemand, et à l'entrée, près du pont, je distingue la sentinelle qui va et vient. Sur les chemins, malgré le camouflage, on compte aisément les soldats. Le sergent, qui ne les quitte pas des yeux, connaît maintenant leurs habitudes, sait d'où ils viennent et où ils vont.

- Là, montre-t-il du doigt, ils creusent une sape. Regardez la terre remuée... Cette maison grise, ils l'ont certainement bétonnée. Vous remarquez l'embrasure ? Et ces tuiles déplacées ? Leurs travailleurs en ce moment s'occupent surtout par là. Ce matin, j'en ai compté soixante qui revenaient du chantier. Avec des lampes : donc, ils piochent dessous...

De l'aube à la nuit, nos guetteurs restent penchés sur la lunette. Leur vie se passe en face autant qu'ici. Puis, quand le soir est tombé, ils bouchent les chicanes, comme un paysan met la barre à sa porte, et rentrent tranquillement chez eux. Une bougie, du feu s'il fait froid, une toile de tente pour aveugler la lumière : cette tanière devient un corps de garde, tout de suite empli de fumée, de bavardages et de cliquetis de gamelles, tandis que les veilleurs à l'oreille tendue écoutent, au dehors, frissonner la forêt.

- C'est une guerre de sous-lieutenants, me disait le général que j'accompagnais le lendemain dans les bois voisins.

La formule est jolie. Et plus encore exacte. Elle résume en une ligne l'aspect particulier de cette campagne d'embuscades où les effectifs engagés dépassent rarement une section. Ce qui compte, dans cette petite guerre, ce n'est pas le génie stratégique d'un généralissime ni la puissance de l'armement, c'est l'audace d'un officier à deux galons, le sang-froid d'un sergent, le cran d'un simple soldat, l'esprit aventureux d'une poignée d'hommes dont la renommée s'arrêtera au régiment. On en revient, en somme, au combat singulier.

Non loin de l'observatoire où je me trouvais hier, ce fut un sous-officier qui se révéla. Un athlète blond, sympathique à tous, qui, passé comme chiffreur à l'état-major, avait demandé à reprendre sa place au bataillon.

Comme il emmenait sa patrouille chez ceux d'en face, une mine éclata. Plusieurs hommes s'abattirent en hurlant. Lui resta debout. Calmement, il rassembla son monde, donna des ordres, plaça des fusiliers en couverture. Après, seulement, on s'aperçut seulement que son ceil pendait. Les brancardiers, le voyant défaillir, voulurent l'étendre. Il se raidit :

- Non. Les copains d'abord.

Et il suivit à pied. Épongeant ce trou rouge qui ne verrait plus.

Ils savent tous ce qu'ils risquent quand ils disent : " Présent ! " Mais ils partent quand même. Pour les seconder on a vu venir de l'arrière des volontaires de "Infanterie de l'Air, des parachutistes groupés en corps franc qui, privés de voler, se rattrapent en rampant. Des garçons entraînés à se jeter dans le trou de deux mille mètres d'altitude ne font pas tant d'histoires pour un coup de main. Avec les bérets bleus, ils règlent leurs sorties comme on prépare une chasse. Ils tendent entre deux postes un rideau de rabatteurs et " ratissent " le terrain, silencieusement. Si une patrouille ennemie se trouve à ce moment dehors, tout le monde accourt aux premières détonations et la bagarre éclate. Ou bien, fourré par fourré, trou par trou, ils exploreront le bois, relevant le moindre indice et ceux des points d'appui pourront dormir tranquilles. Le secteur est nettoyé.

Au retour, certains chasseurs, par coquetterie, se nouent sur l'épaule, en bouffette, un lambeau de ces chiffons qui jalonnent l'itinéraire des patrouilles gammées. Cela veut dire : " J'y suis allé ". Et, faute de croix de guerre, c'est déjà un ruban. Jamais une faveur...

Il se crée une légende autour de ces corps francs qu'on représente volontiers comme une dure élite de cogneurs et de têtes brûlées. Il n'y a rien de plus faux que cette réputation. Ce n'est jamais chez les arsouilles qu'on recrute les braves. Ceux qui nous escortent ce matin sont d'honnêtes montagnards qui n'ambitionnaient nullement de jouer les fiers-à-bras et les quelques Parisiens introduits dans leurs rangs ne portent pas la marque du bal musette. Ils s'étaient engagés au bataillon pour faire du ski et la guerre est venue comme un sport de surcroît.

Leur sous-lieutenant non plus n'a rien du fanfaron. Licencié ès lettres et docteur en droit, il se destinait à la diplomatie. Celui qui l'a précédé, évacué pour blessure, était un scientifique. Assistant de géographie physique à la Faculté des Sciences de Paris, il préparait son doctorat quand la guerre l'a surpris. Et le lieutenant réserviste qui constitua ce groupe franc au début de la campagne était un saint-cyrien démissionnaire. Où voit-on, dans tout cela, trace de prédestination ?

À ce même bataillon, je viens de retrouver un ami qui, ayant fait l'autre guerre en entier, a tenu, malgré ses cinquante ans, à revenir en première ligne. Ce n'était pas non plus un violent, un tranche-montagne. Je n'ai jamais vu que des sourires, dans sa barbe qui grisonne. Il était pacifiquement professeur agrégé d'histoire et rédacteur au Temps.

Tous de petit grade. " Guerre de sous-lieutenants... "
Le prestige des mots est si grand qu'il donne à l'expression un caractère de gentille crânerie et d'élégance.
Hélas ! comment être élégant lorsqu'on ne peut pas se laver ?

Bien que le sol en regorge, on ne trouve d'eau nulle part, et les groupes de résistance doivent s'arranger avec trois tonnelets quotidiens pour la cuisine, la boisson, la toilette. Le chef donne donc l'exemple et ne se lave que tous les trois jours.

Tout comme à l'autre guerre, c'est l'impossibilité de se raser qui a mis, au début, la barbe à la mode. Mais il paraît que les femmes, à l'arrière - les légitimes et les autres - n'ont pas toujours goûté cet agrément et les guerriers, soumis, ont aussitôt renoncé au collier florentin. Le " poilu ", décidément, ne revivra pas de sitôt.

Un autre usage qui tend à disparaître, c'est la sonnette. On en suspendait dans le barbelé de toutes les sortes, de vraies et de fausses, des clochettes, des sodas, des boîtes de conserve, des grelots. À la longue, on a constaté que si les patrouilleurs feldgrau les faisaient rarement tinter sous leurs bottes, les guetteurs étaient alertés au moindre coup de vent par ce concert de sonnettes et on les a reléguées.

Ainsi, d'un poste à l'autre, comme en promenade, je m'informe des coutumes de ces hommes des bois. Au point d'appui le plus avancé, je les surprends en plein travail. Piochant, étayant. Balayant même. Le cuistot fait bouillir sa marmite sur un feu de bois vert et les chasseurs, de temps en temps, viennent flairer le fricot. À part le guetteur qui, pour la forme, regarde par-dessus les sacs à terre, personne ne semble se croire en présence de l'ennemi.

Je retrouve exactement nos " villages nègres " de Champagne et d'Artois, avec la même atmosphère d'insouciance. S'il fallait, du matin au soir, ne penser qu'à la guerre, on ne vivrait plus ! La seule allusion, je la lis sur une pancarte à l'entrée d'un boyau : " Avenue Fridoline ". En effet, les Fridolins sont au bout. Juste dans la direction...

- S'ils se doutaient qu'il y a le général, ils viendraient peut-être ? me dit un caporal clignant de l'œil.

Eux ne sont pas étonnés de voir leur grand chef ici. Le matin, il aime faire sa tournée d'avant-postes et quand on l'aperçoit parmi ses patrouilleurs, marchant d'un pas alerte, après l'avoir laissé tard dans la nuit, penché sur ses cartes et ses papiers, on pense que l'entraînement est moins indispensable que la volonté. Durant des années, cet historien aux manches étoilées n'a plus été qu'un éducateur. Pourtant, dès qu'il a voulu, il est redevenu soldat.

Tous ces îlots de combat dissimulés sous bois ont l'aspect pacifique d'un camp de scouts ou de bûcherons. Il faut regarder le barbelé pour avoir un soupçon, et le fusil-mitrailleur pour comprendre.

De ce poste-ci on passe au suivant, par des pistes incertaines que les corvées ont tracées, parfois coupées de troncs énormes abattus par l'orage. Soudain, entre les branches, apparaissent des mulets qui cheminent en file.

- Le ravitaillement pour A.P. 6 ! s'écrie quelqu'un.

Le guetteur, à présent, doit loucher vers l'arrière plus que vers l'ennemi. Le ravitaillement, ce n'est pas seulement l'eau, ni les vivres, ni le vin : c'est surtout le courrier ; lorsqu'il arrive, plus rien ne compte. Chacun ouvre sa lettre à l'écart, afin d'être seul à la goûter. Au silence qui règne, on comprendrait ce qui se passe. Autant de cours que d'hommes sont retournés chez eux.

Chacun a dans sa poche la réponse prête :

- Tiens ! Tiens ! ... Prends celle-là !

Le facteur kaki en a bientôt sa musette pleine ; enveloppes fripées, écrites au crayon. Certains y glissent un souvenir : ces fleurettes de printemps, cueillies autour du barbelé. De ces pauvres clochettes qu'ils retrouveront plus tard, comme j'ai retrouvé moi-même, dans les papiers de ma mère, le muguet jauni cueilli pour elle

au Bois des Buttes.

À tout instant, des fantômes, pour moi, surgissent des taillis. Je regarde ces jeunes hommes avec une tristesse soudaine qu'ils ne s'expliquent pas.

- Pupille de la nation... Père tué à la guerre... m'a soufflé le commandant, qui connaît par cœur tout son bataillon.

Leur âge ? Celui des garçons de l'active. De vingt-deux à vingt-cinq ans. Ils sont nés pendant l'autre tourmente, de la joie déchirante d'une permission. Fils de Craonne, fils de Verdun, fruits d'une suprême étreinte. Ou jetés au monde plus tard dans l'ivresse du grand retour.

Et aujourd'hui, comme leurs pères, ils cueillent une fleur devant la tranchée pour une vieille maman qu'ils revoient en deuil dans leurs premiers souvenirs. Parce que là, tout près, de l'autre côté des bornes frontière, vit une race orgueilleuse et brutale qui, de tout temps, a mis la Force au-dessus du Droit.

PAROLES DANS LE CIEL

Mai 1940.

Dix avions de chasse ont décollé l'un après l'autre, dans un grondement exalté. Rasant d'abord le sol, puis jaillissant en fusée. Au bout du terrain, ils prennent leur virage, à la verticale, puis reviennent, toujours vrombissant, aspirés par le ciel. Ils tournent un instant au-dessus de nos têtes, comme s'orientent les oiseaux, et foncent vers le nord. Route des cigognes... Le même instinct de migrateurs les fait voler en V. Parfois les nuages doivent s'y tromper.

Quand nous les avons perdus de vue, nous regagnons le poste de commandement dissimulé dans un boqueteau, simple baraque en planches surmontée d'un tuyau, comme les cabanes de la zone. Meubles de raccroc : chaises pliantes, fauteuils d'osier, tables en bois blanc. Mais, dans le fond, une sorte d'armoire métallique ou de radiateur électrique attire aussitôt mon regard : le fameux pupitre. Leur boîte magique.

Nous nous approchons, avec le chef de groupe et, attentifs, écoutons le bourdonnement qui s'échappe de ce nid d'abeilles.

- Vous êtes branché, mon capitaine, a prévenu un soldat du camion radio.

Le chef n'a plus qu'à décrocher le transmetteur pour appeler ses pilotes dans le ciel.

- Allô ! fait-il sans élever la voix : Allô, 36-Bi !

allô, 36-Bi ! Ici 0-02 vous appelle... 0-02 appelle Allô, Allô... allô... 36-Bi m'entendez-vous ? 36-Br..

Tenant devant ses lèvres le micro portatif, il insiste, recommence, répète sans se lasser :

- Allô, allô ! 36-Bi... Ici o-o2... M'entendez-vous ?

La recherche se poursuit dans l'immensité. Enfin autre chose qu'un ronflement sort de la boîte grise. Une voix lointaine et encore brouillée :

- Allô ! Allô ! 0-02... Je vous entends à peine... Ici 36-B1.. Je vous entends à peine... Veuillez régler... .- Allô, allô ! 36-Bi. Réglage...

Et de la même voix tranquille, s'appliquant à articuler, le capitaine passe des chiffres :

- 501... 502... 503... 504... SOS... 5o6.

Là-haut, dans sa nacelle de verre, le chef de patrouille doit tourner sa manette, cherchant l'intonation meilleure. Bientôt, c'est lui qui continue. d'une voix :

- 51o... 511... 512... 513 compte-t-il, vous entends. qui s'affermit. Je vous entends... 0-02, je

-- Compris ! Compris ! Restez à mon écoute.

Le capitaine, alors, me tend le transmetteur : c'est à moi de parler. D'abord j'hésite un peu :

- Allô, allô ! 36-Bi. M'entendez-vous ?

- Je vous entends, me répond le ciel. Je vous entends. Émettez ! Émettez !

- Quelle est votre altitude ? demandé-je au hasard.

- Trent-huit... Trente-neuf... Quarante. de

On donne toujours trois chiffres, pour permettre mieux entendre, et le dernier est le bon. Les mesures se donnant en hectomètres, quarante font quatre mètres.

- Trente-huit, trente-neuf, quarante. Compris,

compris. Plafond ?

L'appareil se met à crachoter :

Ils sont bien misérables les baraquements de ce groupe. Pourtant je les visite avec une émotion particulière, comme s'ils devaient me livrer un secret, et quand j'aperçois, dans la salle des pilotes, la cigogne en peluche du " père Dorme ", gardée sous une vitrine, ainsi qu'une relique, je retiens un instant mon souffle, craignant de déranger des ombres. Tous les grands disparus de l'escadrille historique, je les devine rassemblés à la table commune : Guynemer, Deullin, Auger, Védrines, Dorme, de La Tour. Tant d'autres, dont les noms épuisés n'ont pu se soutenir jusqu'à nous... Je les imagine, il y a vingt ans passés, dans des baraques pareilles à celles-ci : Breuille-Sec, Cachy, Bonne-Maison, par eux saupoudrés d'une poussière de gloire. je crois voir débarquer à Vauciennes un gamin frémissant du nom de Guynemer, puis, deux ans plus tard, s'envoler de Saint-Pol pour un dernier combat, ce " gosse " capitaine, cinquante fois victorieux. Je me rappelle leurs prouesses, je revis leurs tournois, et mon regard inquiet cherche d'autres reliques dans la pauvre cabane.

Tout ici rappelle les exploits des anciens de la N.3. Cette Croix de guerre à quatre palmes, qui porte le témoignage de cent soixante-quinze victoires, cette fourragère jaune et verte, passée comme un jouet, au cou de l'oiseau fétiche, ce fanion fier de sa soie fanée. Sans doute, c'est un mince trésor qu'un oiseau de chiffon, un triangle brodé, quelques chiffres inscrits sur un papier jauni. Mais quel héritage de gloire !

Des milliers de missions, des milliers de combats, plus de trois cents croix noires abattues ; le ciel de la Somme tenu en maître pendant trois mois, celui de Nancy nettoyé en huit jours ; les terribles Albatros chassés du :

- ... ouche... age...

La voix s'embrouille. Nous ne comprenons plus.

- Allô, allô ! 36-B1.a je ne vous entends pas... Veuillez répéter...

- Couche de nuages à douze... treize...

quatorze.,.

- Quatorze. Compris...

- Nombreux trous... Plafond illimité au-dessus...

- Compris, compris...

Cela me trouble de parler dans l'infini, d'interroger le ciel. J'ai pourtant reconnu la voix : celle du chef d'escadrille, à peine déformée. À chaque instant, un planton pousse la porte et remet un feuillet au chef de groupe. Ce sont les bulletins de renseignements, minute par minute, les mouvements de l'aviation ennemie. Le capitaine en a déjà déposé plusieurs sur sa table, sans mot dire, quand soudain, il prête attention à l'un de ces papiers. Vite, il consulte la carte carroyée fixée sur la cloison - chaque case désignée par une lettre qui change quotidiennement - et se rapproche du pupitre. Puis, m'ayant repris le transmetteur des mains :

- Allô, allô ! 36-Br... Portez-vous en couverture de Théodore 932...

933... 934... Altitude 58... 59... 6o...

- Je répète.. En couverture de Théodore neuf cent vingt-deux, neuf cent vingt-trois... neuf...

Le chef de groupe n'a même pas un frémissement :

- Erreur ! corrige-t-il sans fièvre. Allô, allô : Erreur. Je répète : 932... 933... 934...

- Compris ! 932... 933... 934... reprend docilement le chasseur. Altitude : 58... 59... 6o...

- Compris... Essayez de garder le contact.

La plaque grise s'est tue. Les patrouilleurs invisibles se dirigent vers les lignes. Et, interdit, je regarde l'étrange ruche qui recèle dans ses trous le cri de victoire d'un homme. Ou ion suprême appel...

Chemin des Dames : voilà le tableau d'honneur de l'ancienne N.3, l'inoubliable Escadrille des Cigognes. Première escadrille de France, proclamait sa dernière citation, en 1918. Comment ces jeunes légataires accepte-raient-ils de démériter ? Même après les plus grands, on peut encore briller...

L'invincible N.3 s'arrache du passé, je l'entends tournoyer au-dessus de ma tête. Vais-je bientôt reconnaître ses biplans de toile aux ailes trouées ? Non... La patrouille se rapproche, les appareils grossissent, et au lieu des Nieuport et des Spad surannés, je vois surgir des nues ces monstres armés qui piquent à six cents.

Il n'y a que l'insigne qui n'a pas changé. L'oiseau symbolique aux ailes déployées et au long cou plongeant. Ainsi, à l'époque même où les grands migrateurs regagnaient leurs nids d'été sur les cheminées d'Alsace, la nouvelle escadrille des Cigognes se posait sur le front pour livrer ses premiers combats.

Et peut-être qu'aux balcons du ciel, les fantômes que je croyais surprendre guettaient leur arrivée : Guynemer, Dorme, héros sans sépulture, pareillement disparus dans un vol éternel, comme s'ils n'avaient rien voulu laisser d'eux à la terre inhumaine où ils avaient si peu pesé.

Une salle de repos, avec des chaises longues de bazar, le bureau classique, la modeste popote, la cuisine enfumée : les pilotes de jadis ne trouveraient pas grand changement. Seul, certain sous-lieutenant pourrait comparer : un jeune as de la dernière, six avions abattus qui, à quarante-cinq ans et père de deux enfants, a voulu rejoindre quand même son ancienne escadrille. Il lui eût été facile de demeurer à l'arrière pour diriger la vieille marque d'apéritif qui a rendu sa famille célèbre, ruais il est de ceux qui pensent que la richesse ne confère pas seulement des privilèges : il a gaiement choisi le devoir. Ce qu'il a retrouvé, c'est l'entrain d'autrefois. Le même enthousiasme anime ces jeunes hommes impatients de s'illustrer. Même âge que leurs aînés : ces " aînés " imberbes, comme le " père " Dorme de vingt-deux ans. Même adresse de tireur, même science du pilotage. Mais tout le reste diffère.

Le métal a remplacé le bois des longerons et la toile des ailes, les moteurs ont décuplé de puissance, les élytres crachent des balles, le capot porte un canon, le tableau de bord, naguère peu garni, disparaît à présent sous les cadrans, les manomètres, les jauges, les thermomètres, les niveaux, et c'est avec cette usine qu'il faut combattre, la braquant comme une arme sur une cible qui se rapproche de cent cinquante mètres par seconde.

La rapidité du combat ne permet même plus de raisonner. La décision prise, le sort est joué. On pique plein gaz, entrevoit, le temps d'un éclair, l'ennemi dans le collimateur de visée, lâche sur lui la rafale de feu et redresse sans savoir si les coups ont porté.

Le virage est si brutal que le sang monte au cerveau et qu'un voile noir obscurcit les yeux. Pourtant, il faut continuer de manœuvrer. Reprendre de l'altitude pour piquer à nouveau, ou saisir sa proie sous le ventre, le capot dressé comme un arc.

Lorsqu'il aperçoit un ennemi qui tombe en flammes, le vainqueur ne sait pas toujours si c'est lui qui vient de l'abattre, ou un camarade. Une fraction de seconde a pu tout brouiller. Ces tournois se disputent dans une sorte de vertige où il faut, cependant, garder la tête froide. Etre pilote, tireur, ingénieur, acrobate, sans y réfléchir. Agir par réflexe, avant de calculer. Consulter distraitement les aiguilles qui tremblotent. Saisir dans l'écouteur l'ordre du chef de patrouille. Guetter sans relâche, au-dessus de soi, l'ennemi qui peut surgir. Enfin sous la combinaison qui l'engonce, dans ce gilet et dans ces sangles, entortillé de fils électriques, une trompe sur la bouche, de grosses bottes aux pieds, le chasseur doit se sentir à l'aise comme un boxeur nu. Son corps vulnérable et nerveux se prolonge jusqu'au bord des ailes. Sa machine et lui ne font qu'un. Le cœur lancé à plein régime, comme l'hélice. Pourtant, si les " as " de jadis pouvaient reprendre la guerre après vingt ans d'oubli, ce qui les étonnerait le plus, ce serait de pouvoir converser, en plein vol, avec leurs voisins de patrouille, d'entendre, venue du sol, la voix du commandant. Ils resteraient sans doute un instant confondus devant ces moteurs de mille chevaux, ces ailes rigides comme un blindage, mais le simple ruban du laryngophone, ce mystérieux appareil serré autour du cou qui vous arrache les mots avant qu'on les prononce, les émerveillerait encore plus. Il a suffi de cette petite ganse et de deux conques d'ébonite adaptées au casque pour bouleverser les règles de la chasse. Le combattant solitaire ne s'évade plus du monde. Le ciel même est rempli de commandements et d'appels. Des voix crient : " Au combat ! " et d'autres : " Au secours ! "

Parfois, dans son camion, le radio, sueur aux tempes, suit un combat qui se livre derrière les nuages et ferme les yeux pour mieux voir. Ou bien, en plein ciel, un novice, aveuglé, entend le chef qui prévient : " Attention ! Ils arrivent ! " sans découvrir sur le soleil le vautour à croix noire qui déjà fond sur lui.

La théorie est simple : la pratique l'est moins. Là encore, ce qui compte c'est la rapidité de conception. Discerner une lettre, un chiffre et traduire aussitôt : tel lieu, telle altitude. " Compris ! Compris ! " Un regard

à la carte maintenue sur la cuisse par un élastique : l'ennemi est dans un coin. Quelques minutes à peine et tout sera consommé.

Généralement, le chef de patrouille seul communique avec la base ou les postes terrestres, mais ses pilotes, eux aussi à l'écoute, ont déjà surpris l'ordre et, au moindre battement d'aile, ils seront en direction.

Chaque espèce d'avion ayant son abréviation, ils savent d'avance sur quoi ils vont tomber : chasse, reconnaissance, bombardement. Mais la certitude, on ne l'a que plus tard, à la seconde du plongeon. Il arrive que, trop ému, l'un des poursuivants ne peut se contenir.

- Ça y est ? s'écrie-t-il. Je les vois !

Puis, aussitôt :

- Je les rejoins ! Je suis dessus Ils ont entendu cela, dans leur camion, l'autre se-

maine. Et tous étaient de cire, les mains crispées sur la tablette.

- Je l'ai ! cria l'assaillant. Il tombe en flammes ! Il s'est fait pigeonner comme un con !

L'ennemi aux ailes broyées n'avait pas eu le temps de toucher le sol. Peut-être encore ne savait-il pas qu'il était tué...

Cette scène poignante va-t-elle se reproduire aujourd'hui ? Le capitaine vient de se raidir à son pupitre.

- Allô ! Allô ! Garros ! ... Ici, 0.02... Allô, allô ! Ici 0.02... J'appelle Garros... Allô ! Allô ! M'entendez-vous ? ... 0.02 appelle Garros...

Toute seconde est précieuse. Une minute : dix kilomètres. D'après l'heure du message, l'ennemi, cap au sud, a déjà changé de carroyage. Ne pas le laisser fuir... Infatigablement, le poste " envoie dans le bleu ".

Direction 180... Avion non identifié...

Nous nous portons à François 645... Altitude 65...
Mais ses paroles fondent dans l'infini. Absorbées
comme un brouillard. Puis un murmure encore plus faible palpite dans le parleur. À peine discernable. Peut-être un poste de D.C.A. qui communique la position :
- Allô ! Allô ! Garros ! Je vous appelle... Allô ! Allô ! ...

Enfin, le silence...

Sur le marchepied du camion, je regarde le ciel. Rien. Je ne vois rien. Et là-bas, on se bat...

- Allô ! Allô ! Garros... Ici o.02 vous appelle... Enfin, un murmure, un souffle lointain :

- Allô ! Allô ! Ici Garros... Je vous entends... Émettez... Émettez...

La radio passe vite :

- Allô ! Un avion non identifié signalé... Position... Mais la voix céleste l'interrompt :

- Je ne comprends pas... Réglage... Réglage... Alors, maîtrisant ses nerfs, compter posément :

- Compris, compris... (Encore six secondes : un kilomètre)... Je passe les chiffres : 5or... 502...

- Parlez plus fort !

- Allô ! Allô ! Garros ! 503... 504... 505... 5o6... Le chef de patrouille trouve la bonne longueur :

- Compris, compris... 0.02. Émettez, je vous écoute.

- Un avion non identifié signalé... Position : François

643... 644... 645...

On surprend un juron d'impatience :

- Merde ! Je ne trouve pas...

Puis, deux secondes après :

- Compris ! Compris : 645...

- Altitude ! reprend le radio. Altitude : soixante-trois... soixante-quatre... soixante-cinq.

- Soixante-cinq... compris...

- Direction : 178... 179... 180... Heure : quatorze heures. Six... sept... huit... minutes...

Le chasseur cette fois ne prend plus la peine de répéter :

- Compris, compris ! dit-il seulement, pressé d'y courir.

Invisible, il a pris la piste. Ses deux patrouilleurs derrière lui. En tout : soixante-dix secondes. À peine huit kilomètres. Si c'est du gros taxi, ça peut se rattraper... J'entends, très faible, la voix du chef qui, là-haut, répète l'ordre :

ON TOURNE AU FRONT

Mai 1940.

LE metteur en scène s'est tellement démené qu'il sue à grosses gouttes. Il a lui-même réglé les éclairages, disposé les accessoires, étudié les angles, fait répéter les interprètes, mais au dernier moment quelque chose cloche toujours. Cependant, il reste calme et garde sa bonne humeur. Dans la profession, ce n'est pas si fréquent.

- Vous êtes prêts ? demande-t-il enfin.

- Quand vous voudrez ! répond l'opérateur courbé sur son viseur.

Alors, formule sacramentelle :

- On tourne !

Et nous n'entendons plus que le bruit régulier de la camera, petit grillon prisonnier dans une boîte.

Un maréchal des logis, sans calot ni veste, entre dans le champ, tend un pli au capitaine et s'assied vite, pour ne pas " boucher ".

- Au téléphone ! ordonne le metteur en scène. Celui qui joue le lieutenant décroche docilement l'appareil pour recevoir l'appel supposé de l'état-major et tend le récepteur à son chef qui crayonne un calque.

- Coupez !

C'est déjà fini pour ce plan-ci. La boîte obéissante cesse de bourdonner.

- Ce sera bon, promet l'opérateur en se redressant.

Le lieutenant casqué interroge du regard et le capitaine manie nerveusement son crayon, mais le meneur du jeu ne remarque rien de leur impatience.

- Un autre angle, à présent, exige-t-il. Le cameraman, vite déplacé, braque son objectif.

- Qu'est-ce que ça donne, comme plan ?

- J'ai deux personnages, répond sobrement l'homme penché.

Pour lui, officiers ou soldats, peu importe : ce sont des silhouettes. Pendant ce temps, l'électricien projette des ombres sur le mur du fond. Celle du casque lui plaisant beaucoup, il essaie de suggérer :

- Dommage que le capitaine...

Mais le metteur en scène ne le laisse pas finir :

- Non ! Comme ils sont pour de vrai !

Puis, surveillant du coin de l'œil le sous-officier au jersey déboutonné qui vient de sortir du champ :

- Surtout, le greffier, ne vous arrangez pas !

À ses yeux de cinéaste, tout figurant qui écrit à une petite table sous les ordres d'un autre s'appelle un greffier, comme dans les films de police et d'amour. La même déformation professionnelle le pousse à tout ramener au décor et quand il tombe, comme aujourd'hui, sur un P.C. de batterie installé dans une cave étayée de madriers, il ne se tient plus d'aise. Il a simplement demandé qu'on ajoute quelques cartes, pour " faire atmosphère ".

- On se croirait à Joinville, sur le plateau À, se réjouit-il.

Aucun détail ne lui échappe :

- Attention ! Le capitaine va être caché par une colonne...

Ce qu'il appelle " une colonne ", c'est un des rondins qui consolident la voûte.

- Vous, mon lieutenant, relevez bien la tête en prenant le téléphone : on ne vous voit pas.

Heureusement, chaque personnage est dans la peau du rôle. Le capitaine n'a même pas besoin de se forcer pour paraître soucieux. Si l'on se penchait, comme le lieutenant, sur son épaule, on pourrait lire cet ordre, au coin de la table encombrée.

" Quinze heures. Tir sur une position ennemie reconnue. "

Or, ce tir de destruction, étudié depuis des jours, c'est sa batterie qui doit l'exécuter et les calculs seuls prouvent jusqu'à présent, qu'il sera réussi. Oubliant le cinéma, ne voyant plus que ce projecteur qui aveugle, l'officier tourmenté reprend une fois de plus ses coordonnées.

- Où est le capitaine ? s'informe, sur le perron, un cycliste qui apporte les journaux.

- Laisse-le, il tourne, répond un canonnier, captivé.

C'est exact : on tourne. Mais pas au studio. Dans une cave du front, étayée pour tenir sous le bombardement. Et le lieutenant qui " joue " l'observateur va tout à l'heure nous emmener aux avant-postes, pour suivre le tir de ses grosses pièces.

Si préoccupés qu'ils soient en ce moment, les artilleurs se prêtent avec bonne grâce, et même avec plaisir aux exigences du cinéma. Ils savent que ces documents sont nécessaires, qu'ils contribuent à faire comprendre la guerre à ceux qui ne la font pas, à démontrer la puissance de nos armes, qu'ils constituent pour l'avenir des témoignages infiniment précieux. Souvent, les équipes cinématographiques de l'armée doivent se contenter de filmer des exercices, des défilés, des scènes de cantonne-ment ; mais elles tournent parfois sur les lignes mêmes, en pleine action, si bien qu'un opérateur est déjà tombé sur sa camera, comme un mitrailleur à sa pièce. Tué à l'ennemi, en chassant des images.

L'arrivée de la camionnette dans un village évacué ranime subitement les troupes les plus fourbues.

- Hé ! les gars. V'là le ciné !

Ces solitaires sont déjà joyeux lorsque les marchands d'oubli viennent leur offrir une représentation sous le toit menacé d'une salle de patronage ou de mairie désaffectée ; c'est bien autre chose quand il s'agit d'une prise de vues où l'on est à la fois acteur et spectateur. Sans perdre une seconde, les voici qui se boutonnent, bouclent leur équipement ou, au contraire, ôtent leur capote, s'ils se jugent mieux en négligé. L'un d'eux, qui piochait, pose son outil et prend une arme ; l'autre se précipite sur sa musette pour raser sa barbe à tous crins. Mais le sergent opérateur se méfie :

- Restez comme vous êtes ! braille-t-il tout en enfilant, par-dessus sa tenue, une combinaison qui ne craint pas la boue.

S'il les laissait faire, tous se bichonneraient, dans l'espoir d'être reconnus par une petite amie, puis se planteraient en rang d'oignons, avec des sourires de photo pour noces. Or, ce qu'il veut saisir, c'est leur aspect de tous les jours.

- Toi, le bouc rouge, tu vas recommencer à piocher comme si de rien n'était... Et ton copain posera des sacs a terre sur le talus sans s'occuper de nous... Il ne faut pas qu'on sente que le cinéma est là. Vous avez compris ?

Mais oui, ils ont compris, et mieux qu'on ne supposerait. Si bien que le rouquin collabore déjà :

- Alors, je garde ma cigarette. Ça fera plus " nature "..

- Bravo ! Tu deviens vedette. Toi, le petit, quand

tu verras le lieutenant, tu salueras tout ce qu'il y a de sec. En te mettant de profil...

C'est un art difficile de résumer en quelques mètres de pellicule la vie des avant-postes. Au chef opérateur de choisir sans se tromper ce qui mérite d'être retenu, de faire tenir l'essentiel en dix secondes. Sans négliger le décor : une branche qui frémit, une fumée qui monte, tout ce qui fait la beauté mystérieuse d'une image.

Déjà, ce ne sont plus ses yeux qui regardent, mais ceux de millions d'êtres. Il apporte dans sa boîte noire les prunelles avides de tout l'univers. Nos impressions passent : les siennes demeurent. Dans huit jours ou dans quinze, ce qu'il voit en ce moment renaîtra sur l'écran. Tout un peuple invisible se presse derrière lui. Le public ignore les noms de ces artisans obscurs, il serait trop injuste d'ignorer leur mérite. Un secteur s'agite : ils partent aussitôt.

- Allô ! Un Dornier vient d'être abattu près des lignes. Dépêchez-vous de filmer : les Boches vont certainement essayer de le détruire...

L'équipe n'a pas traîné, le matin où elle a reçu cet ordre. Il manquait un opérateur : un volontaire s'est tout de suite proposé. En temps ordinaire, il ne s'occupait que des séances récréatives, mais cela le démangeait de voir la guerre de plus près. À peine atteignaient-ils les avant-postes que les Allemands, comme c'était prévu, commençaient à bombarder.

- Pourra-t-on tourner ? s'inquiétaient les preneurs de vue.

- Il faut essayer, décida le sergent.

Pas d'autres armes que leur piège à images et leurs trépieds inoffensifs. Ils n'ont même pas eu le temps de les mettre en batterie. Un obus éclate devant eux et tous s'écroulent, Bauduin, le chef d'équipe, mortellement frappé ; Rousseaux, le volontaire, atteint à la tête. Des soldats accourus les ont relevés dans les débris de leurs appareils.

- Non ! Laissez-moi crever ! criait le blessé, aveuglé de sang.

Pour prêter des yeux à la foule, il venait de sacrifier les siens..

Le lendemain, à la même heure, les équipes se sont remises en route : la guerre n'attend pas. Le public non plus, qui veut de la nouveauté tous les huit jours. Déjà sa curiosité s'émousse. La pose du barbelé, la relève des guetteurs, même le départ d'un coup de main ne l'étonnent plus.

- Bien truqué ! murmurent des sceptiques.

Cependant pour prendre tel bout de pellicule, un opérateur s'est peut-être avancé en rampant dans le réseau. Rien n'arrête les chasseurs d'images. Cet après-midi, je les accompagne à un point d'appui souvent marmité d'où ils veulent filmer le tir réglé ce matin.

- Mauvais ! grogne tout de suite l'opérateur examinant la crête d'en face.

Pense-t-il que les feldgrau nous voient et vont sûrement nous canarder ? Pas du tout. C'est la lumière qui le préoccupe.

- Si ça pouvait se lever !

Le lieutenant artilleur qui, ce matin, au P.C. " jouait " l'observateur pour le cinéma, reprend son personnage au naturel. Par-dessus les sacs à terre, il inspecte sa cible. Il n'a, pour régler le tir, qu'une petite feuille où s'entrecroisent six droites de couleurs différentes. Cela lui suffira. Près de lui se tient un agent de liaison ; au-dessous, dans l'abri, un sous-officier a décroché le téléphone. On peut ouvrir le feu.

Le chef cinéaste, lui, travaille déjà, à l'affût d'un geste, saisissant le moindre détail. Il faut que, sur son film, on suive le tir de bout en bout, de la table du capitaine jusqu'aux éclatements. Assis, jambes pendantes, le long du parapet, comme des gosses à guignol, les soldats le regardent faire avec des yeux écarquillés.

- C'est un métier que j'aimerais bien, soupire un jeune au nez retroussé.

Le guetteur lui-même s'est approché, sachant qu'à cette heure-ci il ne risque pas de surprendre un Fritz dans le barbelé.

- Dites donc, sergent, demande-t-il timidement, vous ne voulez pas que je pose au fusil-mitrailleur ?

- Si, mon vieux. Mais de dos. Et ne bouge pas, surtout ! Je veux qu'on aperçoive le réseau boche dans le fond.

Il est tout à sa mise en scène. Aussi guilleret que ce matin à la batterie. Cette petite scène enregistrée, il grimpe vite sur l'observatoire ; à l'endroit k plus exposé, pour prendre les explosions au télé-objectif.

Le ciel s'étant découvert, on distingue nettement, à la lisière du bois ennemi, les ouvrages en hérisson tchèque, le champ de mines se trouve derrière. Un obus là-dedans ferait un fameux dégât. Impatients, nous comptons les secondes. Soudain, un grondement sourd nous avertit. Le premier départ... Je consulte ma montre : quinze heures juste.

Au-dessus de nos têtes, haut dans l'espace, un sifflement s'amplifie, puis s'éloigne. Tous les regards se portent sur la crête. Une fumée noire monte du sol, et le bruit de l'explosion nous parvient.

- Gagné ! acclament les fantassins.

Maintenant, le spectacle se déroule en face et toutes les têtes se dressent le long de la tranchée.

- Mettez au moins vos casques ! se fâche leur lieu-

tenant.

Mais ils ont peur de manquer le plus beau. Les coups se précipitent, rapprochés du but, et une futaie sombre grandit à l'horizon.

- Pas assez de fumée ! se désole pourtant le chef d'équipe, nez collé sur la camera.

Il attend l'autre salve, qui doit être la bonne. Sans se retourner, l'officier observateur, penché sur la binoculaire, lance ses ordres, et une voix répète en bas comme un écho :

- Augmentez de quinze... Par quatre fauchez deux tours... Vingt-deux degrés trente...

On imagine, à la batterie où nous étions ce matin, les canonniers qui s'affairent puis le chef de pièce qui abaisse le bras : " Feu ! n Nous entendons le coup sourd du départ... Trois secondes de silence. Un ronronnement s'enfle dans l'espace.

- Ça y est ! hurle la tranchée.

Juste derrière le réseau, nous avons vu éclater le projectile et, aussitôt, jaillir des flammes. L'obus, en percutant, a fait sauter un chapelet de mines.

- En plein dedans ! triomphe un artilleur.

La tonnante explosion nous parvient tandis que la fumée s'élève, monstrueux arbre noir dominant la forêt. Comme entraînés, d'autres obus suivent, alignant leurs panaches sur la crête.

- En direction ! Bonne portée ! annonce l'observateur imperturbable.

Sur son perchoir, le chef opérateur ne se tient plus de joie.

- Bon ! clame-t-il aussi.

Pour lui ce n'est pas un tir : c'est une prise de vue. La salve tirée, le silence retombe. Un oiseau, on ne sait ou, recommence à chanter. Mais cette accalmie ne dure pas. Soudain, surgi du fond du ciel, un souffle pique sur nous. Les Allemands répondent.

- Gare ! prévient le lieutenant.

On se colle aux parois, la tête dans les épaules, et le 105 éclate à quelques mètres. À la file dans le boyau, nous trottons vers l'abri, mais le tir va plus vite. Une nouvelle torche rouge flamboie dans le barbelé, des éclats passent en sifflant. Trois.., quatre... cinq obus, dont le fracas assourdit. Le dos courbé, nous nous engouffrons dans la sape. Ouf ! On respire. D'ailleurs la canonnade j s'est tue. Ils ont tiré trop court...

Après ces alertes-là, c'est toujours la même chose, aujourd'hui comme il y a vingt-cinq ans. Une réaction de confiance fait fuser les rires. Les voix s'entremêlent, chacun donne son avis :

- Du 105, je te dis... C'est les mêmes qu'hier... - Non. Du 140.

- Des fois, tu ne te prends pas pour la ligne Maginot ?

À ce moment, reparaît le chef opérateur, que l'éclatement du dernier obus a fouetté de terre et de cailloux.

Couché sur son " camé " il a serré les dents, mais n'a pas bougé.

- Ça ne fait rien, ce n'est pas un métier peinard, constate maintenant l'amateur au nez en trompette. Et un autre, à mi-voix :

- Ils sont drôlement gonflés, les gars du cinéma...

Éloge mérité. Ceux-ci mettent un point d'orgueil à n'être pas moins crânes que les combattants. Sitôt l'averse passée, chacun retourne à son peste : le lieutenant à son créneau, l'opérateur sur sa plateforme. Les soldats pressés le long du parapet guettent impatiemment notre prochaine rafale, mais ce sont ceux d'en face qui rouvrent le feu, et les curieux refluent vers l'abri. L'officier, qui ne s'intéresse qu'à son tir, continue posément de communiquer :

- Surveillance numéro un... Obus explosifs... Charge réduite... Telle fusée... Par quatre...

Les obus allemands encadrent le poste de fracas et de flammes. Un chien de liaison, faufilé entre nos jambes, se blottit contre son maître.

N'aie pas peur, mon Radio, chuchote le soldat en

le caressant. Ce n'est rien...

Puis, subitement, l'orage s'arrête comme il est venu.

Le chien rassuré ressort le premier et les badauds casqués se disputent les bonnes places. Nos batteries ont repris le pilonnage tandis que les Allemands se vengent sur un bois voisin.

- Pas juste, observe sagement un guetteur. C'est les artilleurs qui tirent, et c'est toujours aux biffins qu'on rend ça...

Enfin, au bout d'un moment, les deux artilleries se taisent, comme d'accord.

- Tir terminé ! annonce d'en bas le téléphoniste.

C'est le signal du départ. Sans musarder, la patrouille de sécurité se prépare ; les hommes du ciné chargent leur attirail. On se fait des politesses, on jure de se revoir.

- Mais oui, je vous donnerai des photos, promet le sergent cinéaste.

Aimablement, des fantassins nous accompagnent au bout du boyau, comme on reconduit ses invités à la porte du jardin. De là jusqu'au village, nous devons marcher à découvert pendant un kilomètre et les artilleurs ennemis nous observent certainement à la jumelle.

- Dix pas d'intervalle ! ordonna le lieutenant.

Cette précaution s'impose. En colonne par un, nous nous engageons dans un champ de betteraves aux racines pourries. J'ai derrière moi un ami, Léopold Marchand, l'auteur dramatique. Combattant de l'autre guerre, remobilisé à Paris, il a voulu revoir le front et s'est fait donner une mission pour me suivre en première ligne. Au départ de Paris, grippé depuis plusieurs jours, il était rouge de fièvre, mais cette excursion le tentait trop pour qu'il y renonçât. Le pas alourdi, appuyé sur sa canne, il me suit en peinant.

- Ça va, Léo ? vais-je lui crier.

Mais un souffle rageur me coupe la parole : un obus pique sur notre groupe. D'un rapide plongeon toute la file se jette à plat ventre et, à la seconde même, le 105 éclate où nous venons de passer. Le nez en terre, nous attendons la suite. Un obus à droite, un obus à gauche. Bien réglé, leur tir.

Cœur battant, nous comptons les coups, et quand, croyant que c'est fini, nous redressons la tête, une autre salve tonne, qui nous aplatit de nouveau sur les betteraves.

On pense vite, à ces moments-là. Je me rappelle qu'il y a trois ans, à Berlin, ces bons apôtres me conseillaient de faire partie du comité France-Allemagne. Ce n'est pas en me jouant des tours pareils qu'ils me feront regretter mon refus...

Enfin, le tonnerre cesse. Nous nous redressons, l'oreille tendue... Non... Plus rien... Craignant que ça ne recommence, nous repartons en trottant jusqu'à la barricade. Là, mon ami me rejoint, clignant de l'œil.

- Dommage qu'au lieu de la grippe, je n'aie pas eu le hoquet, blague-t-il. J'étais guéri du coup...

L'opérateur, lui, ne sourit pas. Il est furieux de n'avoir pu filmer les éclatements autour de nous ; le temps lui manquait pour changer d'objectif. Mais, d'un haussement d'épaules, il chasse son regret :

- Bah ! Ça ne fait rien. grommelle-t-il. Le public aurait encore cru que c'était du chiqué...

LA GUERRE D'EUROPE EST COMMENCÉE

13 Mai 1940.

SOUDAINEMENT, voici la guerre. Celle que nous présagions avec une sourde angoisse, et cependant, au fond du cœur, une énergie butée, un douloureux espoir. La guerre en rase campagne, faite d'attente inquiète et de brusques surprises, la guerre mouvante et acharnée que ceux de mon âge ont connue et qui devait fatalement venir, parce qu'il n'est pas de guerre sans bataille ni de victoire sans combats.

Après huit mois de contacts hésitants, de coups de main furtifs et d'embuscades, le sort a subitement joué et les armées se sont dressées à découvert pour décider de leur destin. Io mai 1940. La guerre d'Europe commençait ce jour-là.

En quelques heures, tout ce que nous connaissions était bouleversé. Le front, qui s'étalait à l'Est comme une mer sans marée, s'élargissait furieusement sur trois nouveaux pays. Hier encore nous savions le trouver devant le champ de rails, dans les ronces rouillées de la ligne d'avant-postes ; subitement, nous perdions sa trace et il fallait deviner sur la carte le lieu aujourd'hui ignoré que demain rendrait célèbre.

Où les troupes se sont-elles heurtées ? Aucune indication. Quelque part au Nord. Près d'une frontière éventrée qui gémit... Il faut, si l'on veut voir, trouver sur ces routes interdites une fissure par où se glisser. Nous sommes donc partis, à la poursuite d'une des armées qui venaient d'entrer en Belgique. Deux Anglais et moi - André Glarner de l'Exchange Telegraph et Cardoso, du Daily Mail - dans une lourde voiture lancée à cent vingt. Les événements s'étaient déroulés à une telle cadence qu'ils s'entrechoquaient dans ma tête sans parvenir à s'emboîter.

Cinq heures du matin. Rentré la veille des armées et tiré de mon sommeil par l'alerte, j'étais monté sur ma terrasse pour arroser les arbustes desséchés quand, dans une accalmie du feu de la D.C.A. j'entendis le tir rageur des petits canons volants. Je levai alors les yeux et aperçus le chapelet des balles traçantes, mais saris distinguer les avions aux prises.

Pourtant, ce combat invisible dans le ciel de Paris nous donnait un signal. À la même minute, la lutte s'engageait au-dessus de trois capitales. Du Zuyderzee aux Vosges, de l'Escaut à la Seine, l'aube grise crépitait de détonations semblables et le soleil rouge se levait sur un monde incendié.

Je l'appris peu après, par un coup de téléphone, comme je venais de me recoucher.

- Ça y est ! Les Allemands sont entrés en Belgique et en Hollande, m'annonçait Glarner.

- Alors, on part ?

- J'arrive tout de suite.

Une toilette rapide. Un peu de linge qu'on entasse ; les bottes vite lacées.

- Je t'attendais. Allons-y...

Dehors, Paris s'animait comme à l'ordinaire, les yeux pas même bouffis par cette nuit gâtée. La banlieue, sans fièvre, lisait ses journaux sur le pas des portes. Nous traversâmes les premiers bois où des gamines tendent aux autos des bouquets de muguet. Des paysans, qui ne devaient rien savoir, arpentaient les champs derrière le rouleau. Dans les villages, des écoliers riaient en se montrant les avions à cocarde.

Puis, nous franchîmes Noyon, et subitement, la guerre apparut. Venue au-devant de nous. Maisons restées en ruines plus de vingt ans après, façades criblées d'éclats, cicatrices grises que le temps n'a pu refermer.

Derrière cette frontière de vestiges, la route prit aussitôt un autre aspect. Nous remontions des convois militaires aux camions espacés, de lourds obusiers à tracteur engoncés dans des housses grises, des autos remplies d'officiers. Sur des voitures sans bâche, les mitrailleuses de D.C.A. levaient leur tube, comme un doigt justicier.

Dans l'autre sens commençaient à défiler des autos belges chargées d'enfants et de bagages, un matelas débordant du toit, des bicyclettes ficelées sur les ailes. À la suite, des camions découverts, de grosses voitures de livraison, des autocars emportaient, pêle-mêle, des gens effarés, dans un fouillis de vieilles valises et de ballots de vêtements. Aux pompes à essence. les curieux s'attroupaient. Civils et soldats. Anxieux de savoir.

- Alors, vous évacuez ?

- On nous obligeait...

Toujours les mêmes récits de bombardements affreux sur des toits sans défense ; les bourgades vidées en deux heures, au tonnerre roulant du canon.

- J'ai oublié mon cheval ! pleurnichait un petit.

Les plus accablés se redressaient pour raconter l'arrivée de nos troupes. Passage grondant des chars d'assaut, soldats en camion à qui cent mains tendaient des provisions et des bouteilles, grosses pièces tirées par des monstres à chenilles, escadrons motorisés qui repartaient, pétaradants, le guidon fleuri de tulipes et de lilas.

- Dès que nous les avons vus, j'ai repris confiance, disait une grande fille aux paupières rougies. C'est à cette entrée-là que nous voulons assister. Voir défiler nos hommes sous des brassées de baisers. Nous demandons à les vivre, ces heures historiques. Et nous repartons. Plus vite encore...

Des villes sont franchies. D'autres colonnes dépassées. Pendant des lieues, la route s'étend, déserte et nue. Convois cachés sous des ombrages qui ne démarreront qu'à la nuit.

Sur tout le parcours, les sirènes se répondent. Des habitants, tête renversée, cherchent l'ennemi au-dessus des toits. Il y a quelques heures, la terre a tremblé par ici : bombes dans la campagne, bombes en plein pays. Nous nous arrêtons devant une bicoque anéantie qui fume encore. Des soldats remuent les décombres :

- Une vieille dans son lit, elle ne s'est pas réveillée...

Plus loin, de jolies ouvrières en blouse qui s'efforcent de rire, partent en se serrant le bras, traversant le danger comme on traverse un bois. Sur la place du Marché, le tambour de ville bat la caisse pour ordonner des précautions.

- Danger ! roulent ses baguettes.

- Danger ! hurle la sirène.

Mais les filles rient quand même et les gosses amusés ramassent les éclats.

Chaque fois, nous nous jurons de ne plus ralentir.

- Tant pis, nous regarderons les détails plus tard. Et le chauffeur accélère. La douane passée, ça ira tout seul.

- Tu as ton passeport ?

- Bah ! On ne les demande plus.

À chaque nuage de poussière, nous crions : " Les voilà ! " croyant avoir rejoint une arrière-garde. Ce n'est qu'un autocar, ou une voiture de ferme qui descend vers nous.

Quelques kilomètres encore et nous toucherons le but quand un scrupule nous vient. La crainte ridicule de se mettre en défaut. De désobéir à quelque chose ou à quelqu'un. Alors, naïvement, nous allons nous présenter à l'état-major des troupes engagées.

- Comment ? Rejoindre la ligne de feu ? Mais vous n'y pensez pas !

Et l'officier nous montre un ordre sur sa table : interdiction d'aller plus loin. Nous avions mis le pied dans une chausse-trape.

Maudissant ma sottise, je tente de me dégager :

- Il faut que nous assistions à ces événements-là... C'est notre mission ! ... C'est notre devoir ! ... Peine perdue...

- Impossible... Défendu...

Furieux et déconfits, nous rebroussons chemin.

Cette première journée de la guerre d'Europe se déroulera sans nous. Pas de témoins. Rien que des soldats...

Ces premières notes, je les griffonne à la hâte sur les feuilles d'un carnet, ne sachant où ni comment je les terminerai. Deux jours se sont écoulés ; le troisième commence et nous attendons toujours, sac bouclé, dans une ville du Nord-Est que des alertes secouent à tout instant.

Combien depuis hier ? Dix... Douze... Personne ne compte plus... Longs hululements qui se taisent et reprennent, comme un chien qui hurle à la mort. Les croix noires ne sont pas venues, mais aux alentours elles ont fait des ravages. Dans le gros bourg industriel où je m'arrête - rasé au cours de la dernière guerre et qui a dû reconstruire jusqu'à ses tombes - les tueurs allemands, pourchassés par les obus, ont jeté leurs torpilles.

Des femmes hagardes cherchent des traces dans les gravats. Ces taches brunes, vite absorbées.

- Son enfant, dit-on là.

Et ailleurs :

- Son mari...

Un vieil homme hébété s'est assis sur des pierres. Là où sa pauvre femme a été ramassée. Lui, déjà dehors, attelait le cheval pour aller aux champs, remplaçant le fils qui se bat là-bas.

- Il faut leur faire payer ! ragent les piocheurs en kaki.

Heureusement, ça commence. Partout où je passe, on me signale un avion abattu. Ils grêlent, dans le Nord, comme des hannetons. Cet amas noirâtre à la lisière d'un boqueteau : un Heinkel incendié. Deux de l'équipage ont pu sauter, mais le troisième avait son compte. Ailleurs, un Dornier qui paraît intact s'est posé à plat au milieu de la route, le train d'atterrissage écrasé sous son poids. Ceux-là aussi finiront la campagne derrière du barbelé. Le pilote et ses deux acolytes levaient aussitôt les bras, comme des bêtes mécaniques.

- Je m'en moque maintenant, disait un autre lanceur de bombes, tout moulu par la chute. Je ne ferai plus la guerre pour les nazis...

Peut-être tenait-il ce langage par crainte des représailles, comptant les campagnards et les soldats qui l'entouraient. Le colonel l'a compris.

- Ne craignez rien, lui a-t-il dit sur un ton méprisant. En France, on ne massacre pas...

L'homme livide et gras s'est embarqué, tremblant, entre deux sous-officiers. Sans une injure. Sans un crachat.

- Silence ! avait ordonné le chef sorti de son P.C. Et la foule muette regardait le criminel, de l'horreur plein les yeux.

À la gare, des trains se succèdent. Remplis d'évacués. Des vieillards, des mères dépeignées, des enfants qui pleurent.

Une femme très âgée étreint une gamine qui pousse des cris :

- Mon arrière-petite-fille, nous confie-t-elle d'une voix menue. Elle réclame sa mère.

Cette Ardennaise octogénaire fuit son pays pour la troisième fois. Comme en 70, quand son père la traînait. Comme en 14, ayant vu s'embarquer ses trois garçons soldats. Et ce sont toujours les mêmes qui les chassent. Ces hordes qui, depuis un siècle, n'ont changé que de casque et portent maintenant la mort plus loin.

-- Ah ! leur rendre la pareille ! rage-t-on, dents serrées comme les soldats de tout à l'heure.

On en veut à cette race de nous contraindre à l'exécrer. Nul n'éprouve de pitié en apprenant de la bouche d'un adjudant pilote que ce matin, à l'aube, nos escadrilles ont surpris à un carrefour une colonne ennemie embouteillée et l'ont bombardée, puis mitraillée.

- Tant mieux, si on en tue !

On saisit avidement toutes les promesses qui passent, toutes les raisons d'espérer. Ce qui réconforte, déjà, ce qui donne confiance, gonfle le cœur de certitude, c'est de voir la manœuvre s'accomplir exactement comme on avait prescrit. À l'endroit même qu'il fallait et à l'heure prévue. Sans un mécompte, sans un retard.

Je vais aux cantonnements hier emplis de troupes : tous sont vides. Les camions qui se cachaient sous les ombrages ont disparu pendant la nuit. À l'état-major où je retourne, impatient, pour demander l'heure du départ, il ne reste qu'un militaire en sueur occupé à clouer des caisses. Les fils noirs tout chargés de secrets pendent maintenant, inutiles, le long des murs du grand salon, où les cartes ont laissé un rectangle de poussière. Le chef qui travaillait dans cette pièce n'a eu qu'un signe à faire, un mot à dire, et des centaines de milliers d'hommes se sont mis en route, ne sachant pas encore ce qu'on attendait d'eux.

Seul le général était au courant. Peut-être, à l'instant où s'ébranlaient les premiers chars, a-t-il posé le doigt sur ce carré grisâtre en murmurant : - La bataille se livrera ici...

Cette bataille dont le fracas s'élève, peut-être nous sera-t-il permis d'en approcher demain ?

CE QUE JE DUS TAIRE À L'ÉPOQUE

CETTE bataille dont dépendait le sort du pays, je n'ai pas pu la suivre. Nous, correspondants de guerre, l'attendions depuis des mois. Or, le premier soin du Haut Commandement fut de nous en écarter, comme s'il redoutait ce qu'on pouvait découvrir. C'était le sort de cette drôle de guerre de se dérouler et de se conclure dans la déraison. Non seulement ceux qui devaient être les témoins en furent éloignés, mais la plupart des combattants, maintenus où il ne fallait pas, ne purent eux-mêmes rien voir. Des centaines de milliers d'hommes allaient être capturés sans avoir aperçu un Allemand, et les généraux encerclés se demandaient encore sur quoi ouvrir le feu que l'ennemi invisible se refermait derrière eux.

Guerre d'audace, de vitesse, de surprise ; exactement le contraire de ce qu'on avait prévu. En moins d'une semaine notre front du Nord fut enfoncé, la Ligne Maginot tournée, nos troupes d'élite prises au piège. Cependant le pays était entretenu dans une telle confiance que nul sur le moment ne crut à la défaite. Le communiqué n'enregistrait que des reculs, la radio, à chaque émission, citait d'autres villes perdues ; malgré tout l'opinion restait calme. Même la foule des réfugiés envahissant les routes ne causa pas de panique. Contre toute évidence, on continuait d'espérer.

Le plus inconcevable c'est que nous, correspondants de guerre, placés au meilleur poste, et qui passions pour les mieux informés, ayons fait preuve de la même aberration. L'état-major n'a même pas eu besoin de nous dicter ses consignes, de nous exposer qu'il s'agissait d'un repli stratégique, que les Panzerdivisions imprudemment parties en flèche allaient être coupées de leurs bases, que nos armées se rassemblaient pour la contre-offensive et que cela se terminerait par une nouvelle Marne : nous en étions persuadés. Les Augures du Grand Quartier ne nous trompaient pas sciemment : ils se trompaient eux-mêmes. J'en acquis la preuve à Esbly, siège du fameux Deuxième Bureau.

Dans la nuit du i6 mai, un officier de l'Armée Blanchard avait apporté au Service de renseignements un précieux document saisi quelques heures plus tôt sur un commandant de Panzer. C'était l'ordre de mouvement de la division cuirassée pour la journée du lendemain. Document très bref, mais précis : itinéraire le plus direct par telle et telle routes, tels ponts à franchir, ravitaillement d'essence en chemin par camions-citernes. Pas un détail superflu. Le chef adjoint du Deuxième Bureau, imbu des doctrines rigides de l'École de guerre, lut cette courte note d'un coup d'œil rapide, puis la rejeta sur la table.

- Je ne vois pas là-dedans une idée de manœuvre, fit-il avec dédain.

Le colonel, chef du service, plus sensé, haussa les épaules :

- L'idée de manœuvre, mon bon, c'est que depuis ce matin ils ont avancé de cinquante kilomètres.

Le 17, ainsi que l'ordre intercepté le prévoyait, la Wehrmacht franchissait la Sambre, enlevait en deux jours Valenciennes, Saint-Quentin, Péronne et poursuivait son avance. Toujours sans idée de manœuvre... Alors si le clairvoyant Deuxième Bureau était à ce point aveugle, n'étions-nous pas excusables de ne rien y comprendre non plus ?

Un capitaine de ce même service avait déjà donné l'alarme quelques jours auparavant, mais on l'avait fait taire. Il tenait pourtant ses renseignements de bonne source. Ayant obtenu une mission auprès de l'armée engagée en Belgique, il avait rejoint dans la nuit du 12 mai, le corps de cavalerie cantonné près de Gembloux. Lorsqu'il voulut, à l'aube, pousser plus loin, il se heurta à des troupes qui battaient en retraite. L'ennemi, qu'on croyait encore loin, venait d'enlever la petite ville de Tongres d'où s'élevaient des flammes, et ses chars continuaient d'avancer. Le représentant du Grand Quartier n'eut que le temps de faire demi-tour.

Revenu le 15 à Esbly - ayant déposé en chemin un prisonnier allemand qu'on lui avait confié - il rendit compte de sa mission. Ses supérieurs le toisèrent avec méfiance.

- Les Allemands à Gembloux ? Vous vous trompez. C'est le siège de l'état-major du général Prioux.

- Eh bien ! répliqua le capitaine, si le général y est encore, c'est qu'il est prisonnier !

Pourtant, il eut beau insister, donner des précisions, montrer sur la carte son itinéraire, on refusa de le croire et pendant plusieurs jours, ses camarades lui battirent froid, le soupçonnant de défaitisme. Mais quand on apprit au Deuxième Bureau (ce qui ne s'ébruita heureusement pas) que le général en chef, passant sans transition de l'optimisme au désarroi, conseillait l'armistice, tout changea subitement et le capitaine reçut les compliments de tout le service.

- Cependant je ne le méritais pas, me dit-il peu après. Je n'avais fait que rapporter ce que j'avais vu.

Mais, précisément, se renseigner sur place était une méthode que le Grand Quartier désapprouvait. On jugeait plus sérieux d'étudier les rapports des états-majors d'armées, qui travaillaient eux-mêmes sur les rapports des états-majors de divisions, lesquels interprétaient ceux de la Brigade qui avait arrangé les comptes rendus de régiments. D'un échelon à l'autre, l'exactitude s'évaporait dans les paperasses.

Ce manque de liaison entre les troupes en ligne et le Haut Commandement nous avait depuis longtemps frappés, mes camarades et moi, et, en qualité d'historien de l'Empire, Octave Aubry était celui que ce défaut indignait le plus.

- Un général doit être soldat, et puis soldat et encore soldat ! déclamait-il, ses épais sourcils hérissés de colère. C'est ce qu'écrivait Napoléon à son frère, le roi Jérôme. Et il précisait même : " Il faut bivouaquer à son avant-garde ! "

La seule idée d'un quatre étoiles allant passer la nuit sur les bords de la Blies au petit poste du " Boche qui tousse " nous mettait en joie. Mais quand les blindés de von Kleist enfoncèrent la frontière, bouleversant les plans de nos stratèges de bureau, nous perdîmes le goût de plaisanter.

Nancy se trouvant trop éloigné du centre d'opérations, on nous avait fixé un nouveau lieu de ralliement : Soissons. Cela nous rapprochant de la ligne de feu, nous nous empressâmes d'y courir. C'était une duperie. Le Service de Presse du 1er Groupe d'Armées, plus strict encore que celui de Lorraine, nous signifia que nous ne pourrions circuler qu'en groupe accompagné, comme des potaches ou des touristes et, pour plus de sûreté, on retira à ceux qui avaient leur voiture personnelle l'autorisation de circuler. J'eus la sagesse de passer outre, et devais par la suite bien m'en trouver. Pour commencer, je franchis l'Aisne afin de voir comment réagissaient les troupes appelées au combat. En dépit des nouvelles, le moral restait bon. Autour des roulantes on parlait bien des attaques de chars, mais sans effroi, même en blaguant. D'ailleurs, on s'efforçait depuis peu de préparer les combattants à cette sorte de guerre. Un général surtout, commandant d'une place-forte de l'Est, célèbre par sa rude bonhomie, avait une méthode pour venir à bout des terribles engins. Il l'exposa, un matin d'inspection, aux officiers d'un groupe motorisé.

- Les avez-vous bien accrochées ? leur demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Interloqués, ils hésitèrent un instant, puis

- Heu... oui... pas trop mal, répondirent-ils d'un petit ton modeste.

- Alors, c'est tout simple. Il suffit d'être quatre, gonflés à bloc et armés simplement d'un drap de lit... (Les militaires ahuris écarquillaient les yeux.) Quand le blindé arrive, vous vous jetez dessus en tenant le drap par les quatre coins. Vous coiffez la tourelle, rabattez tout autour afin de boucher les fentes et l'équipage aveuglé n'a plus qu'à se rendre s'il ne veut pas être grillé vif.

Du coup, les officiers éclatèrent de rire : c'était déjà une réussite. Et puis, à défaut de canons antichars, on pouvait toujours essayer... Depuis, on se transmettait la recette de régiment à régiment : partout elle obtenait le même succès. À la popote où l'on me reçut on me la raconta pour la dixième fois ; je m'esclaffai quand même, par politesse.

Je remarquai, au cours de ma tournée, que les combattants, les vrais, faisaient meilleure contenance que certains gradés des services de l'arrière. Beaucoup de ceux-ci s'étaient bourgeoisement installés, parfois même avec leurs épouses, et voyant l'ennemi enfoncer les frontières et enjamber les fleuves, ils commençaient à s'inquiéter. " J'ai mon dépôt à Poitiers, me confia l'un d'eux, j'ai bien envie d'y envoyer ma femme. " Ce sont ceux-là

qui allaient encombrer les routes de leurs autos bourrées de bagages et répandre la légende que les officiers se sauvaient.

Déjà le manque d'organisation se faisait sentir. Les escadrilles éprouvées demandaient vainement des appareils, des ambulances manquaient de médicaments, le ravitaillement se trompait de direction. Mais le Français croit à la débrouille et l'on se disait : " Ça se tassera. " C'était, je l'avoue, mon sentiment.

À Soissons mes camarades piétinaient d'impatience. Bien décidés à ne pas se laisser tenir en laisse, ils s'étaient réunis dans le salon de l'hôtel pour chercher comment se libérer de cette tutelle humiliante et, à mon retour, Emmanuel Bourcier, encore tout bouillant, se dressa devant moi.

- Ne rouspète pas ! me dit-il sans préambule. Nous venons de fonder l'Association des Correspondants de Guerre, et tu es nommé président.

Abasourdi, je levai le nez :

- Ah ! ... En quoi ça consiste ?

- Débrouille-toi. Va voir Daladier, Gamelin, Georges, le pape s'il faut, mais nous ne voulons pas nous tourner les pouces dans ce patelin de malheur pendant qu'on se bat à cent kilomètres.

Je ne pouvais que remercier de cet honneur et promettre de faire de mon mieux, mais le lendemain, ayant regagné Paris, je compris que ce n'était pas le moment d'entreprendre des démarches. La radio annonçait que nos armées battues évacuaient la Belgique, le ministre de la Guerre remaniait le commandement, celui de l'Intérieur préparait le repli des usines, le Président du Conseil adjurait les Anglais d'envoyer des renforts et ces messieurs des Affaires Étrangères brûlaient leurs archives dans la cour ; se présenter dans ces circonstances pour demander l'assouplissement du statut des correspondants de guerre m'eût fait passer pour un mauvais plaisant. Même objection du côté militaire. L'un des deux commandants en chef rectifiait ses plans à la Ferté-sous-

Jouarre, l'autre rédigeait un Ordre du Jour au château de Vincennes, il ne pouvait être question de les déranger. Cet Ordre du Jour, communiqué le soir de mon retour à Paris, n'arrangea pas les choses. "Toute troupe qui ne pourrait avancer doit se faire tuer sur place... Vaincre ou mourir ", adjurait le généralissime. Mais vaincre, on ne pouvait plus et mourir, on ne voulait pas.

Je reçus ces nouvelles en plein visage à peine arrivé au Continental, et j'en restai un instant étourdi. Par bonheur d'autres informations me rassurèrent : le Gouvernement envoyait chercher le maréchal Pétain à Madrid et rappelait le général Weygand de Beyrouth. Je pensai que ces deux grands noms allaient galvaniser l'armée et revigorer l'opinion. Je ne devais pas garder cette illusion longtemps.

Dans les jours qui suivirent, la situation ne fit en effet qu'empirer. La Belgique capitulait, les Anglais commençaient à se rembarquer, nos troupes continuaient à fléchir ; Paris prit soudainement conscience du danger. Les familles affolés sautèrent en auto ou se précipitèrent vers les gares, dans les quartiers riches des étages de persiennes se fermaient, dans les rues populaires les vitres se couvraient de bandes de papier pareilles à des pansements. La ville prenait tout à coup un visage d'angoisse.

Las de ronger mon impatience dans les salons de l'hôtel, je sautai en voiture pour aller voir ce qui se passait du côté de Reims où, disait-on, se préparait la contre-offensive. La cohue où je m'empêtrai - régiments à la débandade et troupeaux trébuchants de réfugiés - me fit rapidement comprendre qu'on ne pourrait tenir là, mais je n'en fus pas accablé. Peut-être reculerait-on jusqu'à la Marne, comme vingt-cinq ans plus tôt. C'était, dans ma candeur, la limite extrême que je m'étais fixée.

Durant ce temps le Service de Presse, cédant à nos instances, décidait de conduire un groupe de correspondants à Cambrai. On eût voulu attirer ces gêneurs dans un traquenard qu'on ne s'y serait pas pris autrement. Cette position, en effet, était déjà largement débordée au sud et les Panzers s'avançaient à moins de cent kilo-mètres sans rencontrer de résistance. Malgré tout, mes camarades ne voyant que l'avantage de se rapprocher un peu plus de la ligne de feu, suivirent de confiance le guide de l'état-major. C'était un nouveau piège. Arrivés à Cambrai, on les abandonna sans directives d'aucune sorte, sans moyens de transport, et il s'en fallut de peu qu'on les livrât à l'ennemi.

Le surlendemain matin, alors qu'ils parcouraient la ville en quête de renseignements, ils virent les avions à croix noires fondre du ciel et lâcher leurs torpilles. En quelques instants la gare bondée de réfugiés s'écroulait sous leurs yeux. La foule massée sur la place dans l'attente improbable d'un train se dispersait en hurlant, piétinant les blessés. Le benjamin de notre groupement, jeune journaliste lyonnais, reçut dans ses bras une jeune femme ensanglantée qui, d'un geste suprême, lui tendait son bébé ; non loin de là, un confrère parisien, étendu dans l'herbe d'un verger, tapait tranquillement son article sur sa machine portative au son des éclatements. L'honneur de la corporation était sauf...

Épouvantés par ce bombardement, des milliers d'habitants s'enfuirent, chargés de ballots, traînant leurs mioches, ne sachant où aller. " Vers Ailly-sur-Noye, il y a des trains ! " leur criait-on. Dans ce désordre inexprimable personne, bien entendu, ne se soucia des correspondants de guerre. On leur avait bien promis, au départ de Paris, de mettre des voitures militaires à leur disposition, mais ces voitures furent tout de suite prises par d'autres, plus pressés de s'éloigner, et les infortunés restèrent sur le trottoir avec la seule consigne d'évacuer

la ville sans retard.

Les reporters ont la réputation d'être ingénieux : l'occasion se présentait de le prouver. Quelques-uns grimpèrent dans des camions de l'armée, d'autres se perchèrent sur le marchepied de guimbardes surchargées ; trois seulement restèrent en panne : un Anglais, un Américain et un Français. Ils ne s'affolèrent pas, achetèrent sans discuter le prix trois vélos d'occasion et prirent la route à leur tour.

Aussitôt engagés dans la colonne des évacués, ils sentirent que ceux-ci les regardaient de travers. Trompés par leurs étranges uniformes, ces gens apeurés les prenaient pour des espions et s'empressaient de les dénoncer. À chaque carrefour, des gendarmes, des soldats, des gardes champêtres - même des boy-scouts ! - arrêtaient les suspects pour leur demander leurs papiers. Cette appréhension les rendait nerveux et ces haltes continuelles leur coupaient les jarrets, pourtant, en pédalant toute la journée, ils atteignirent Ailly où ils passèrent la nuit couchés sur le quai de la gare. Au petit jour, deux parvinrent à se hisser sur des camions pleins à craquer ; le troisième ne trouva pas de place: Perey Philip du New York Times, journaliste américain de nationalité anglaise, vieil ami de notre pays. Tranquille de nature et habitué à tous les contretemps depuis qu'il parcourait le monde, il s'assit sur sa petite valise et attendit flegmatiquement un train. Par extraordinaire, il en arriva un. Il s'y glissa, se croyant au bout de ses peines ; elles ne faisaient que commencer.

Comme la veille, son diable d'uniforme attirait l'attention ; son accent étranger acheva de le compromettre. Dans le couloir, on chuchotait, on se poussait du coude ; les entassés du fond l'observaient par-dessus les têtes. Mal à l'aise, il feignait pourtant de ne rien remarquer. Le train avançait en soufflant, s'arrêtant parfois tous les kilomètres, et les femmes effrayées se pressaient alors aux portières, craignant de voir reparaître les avions, tandis que les hommes, fatigués de rester debout, sautaient de wagon pour se dégourdir les jambes ou s'allonger sur le remblai. Roulant ainsi à dix à l'heure ils approchaient de Liancourt quand, vers midi, le convoi s'arrêta de nouveau en pleine campagne. Philip résigné mit une fois de plus pied à terre et alluma une cigarette. À peine avait-il tiré une bouffée que deux douaniers descendus du train se ruèrent sur lui, le revolver au poing, en hurlant : " Vos papiers ! " Il sursauta, mais reprit aussitôt son calme et présenta sa carte d'identité, sa carte de presse, son sauf-conduit pour les armées. Les deux hommes, visiblement pris de boisson, n'y jetèrent qu'un regard, puis : " Le timbre de la carte est faux ! " beugla le plus agressif. À ces mots, les voyageurs attroupés le long de la voie se déchaînèrent : C'est un parachutiste ! " braillaient-ils. Philip resta cependant maître de lui. Il exposa qu'il était un allié, chef du bureau d'information du journal le plus francophile des États-Unis, mais les énergumènes ne voulurent rien entendre. La locomotive annonçant le départ à longs coups de sifflet, il joua sa dernière chance, demandant à être conduit à la gendarmerie de Liancourt d'où l'on téléphonerait à Paris, mais une huée le fit taire : " C'est un truc pour se sauver ! Ne le lâchez pas ! " En dépit de ses protestations, les douaniers se mirent à le fouiller. Aussitôt ils trouvèrent un carnet rempli de notes.

- Ce coup-ci, t'es pris, salaud ! triomphèrent-ils N'essaye pas de mentir ! Tu espionnais les troupes !

Les habitants accourus d'alentour joignirent leurs cris à ceux des voyageurs remontés en wagon :

- À mort ! Qu'on le fusille ! Appelons les soldats !

Pas besoin de soldats ni de peloton ! vociféra le douanier ivre de son importance. Je vais l'abattre moi-même !

Et pour montrer qu'il était brave il appuya son revolver sur le front de l'Anglais désarmé. Malgré tout, celui-ci restait lucide. Ces forcenés demandaient des soldats, c'était peut-être le salut...

-- C'est cela ! clame-t-il dans le tumulte. Appelez les soldats ! Je relève de l'autorité militaire, un officier seul peut m'interroger.

Des fantassins cantonnés dans le village retournèrent chercher leur capitaine. En attendant les douaniers déchaînés déshabillèrent leur prisonnier, lui ôtant jusqu'à ses bottes, afin de s'assurer qu'il ne cachait rien. Demi-nu sur le ballast, Philip blêmissant regarda le convoi repartir sans lui. Il n'avait plus d'espoir qu'en l'officier. Le voyant approcher, il se crut sauvé :

-, Je suis Anglais, mon capitaine ! Correspondant de guerre ! Vous pouvez vérifier mes papiers !

Mais ce singulier galonné, qu'on venait d'arracher à son repas, avait déjà son arrêt dans les yeux.

- C'est un parachutiste ! beugla-t-il. Espion pris sur le fait, pas besoin de Conseil de guerre... Je le condamne à mort ! Douze balles dans la peau !

La foule féroce l'acclama. Ils étaient maintenant près de mille qui hurlaient comme à la curée et pas une voix ne s'éleva pour demander grâce. Même les femmes criaient " À mort ! "

Les deux douaniers, empoignant le condamné, le poussèrent en bas du remblai pour l'exécution. Il n'y avait sur place qu'un soldat armé d'un fusil, il figurerait le peloton de douze, et les douaniers ne demandaient qu'à l'assister.

- Moi aussi, je veux lui tirer dessus ! brailla un campagnard bras nus qui brandissait un fusil de chasse.

- Et moi, je lui donnerai le coup de grâce ! ajouta le capitaine hagard tirant son revolver de l'étui.

Cette fois, c'était la fin. Pourtant le condamné refusa de s'avouer vaincu. N'importe comment, il fallait gagner quelques minutes. Le temps que se produise un miracle.

Subitement, une idée lui vint ; extravagante, mais tant pis.

- Vous n'avez pas le droit de me fusiller pieds nus comme un sauvage ! cria-t-il en se raidissant. Un Anglais doit mourir avec ses bottes !

- Non ! protesta la foule. Qu'on le fusille !

Mais le capitaine dut penser que l'usage était d'accéder au dernier désir d'un condamné à mort et il consentit. Ce fut cet instant gagné qui sauva le journaliste. Comme il achevait de lacer sa deuxième botte, deux gendarmes, intrigués par cette affluence, se frayèrent un chemin dans la cohue.

- Je ne suis pas un espion ! leur cria Philip du plus loin qu'il les aperçut. Je suis Anglais et correspondant de guerre américain. Vous pouvez regarder mes pièces d'identité, elles ne sont pas fausses. Si l'on commet ce crime, vous serez responsables devant le gouvernement.

Impressionnés par cette menace, les gendarmes examinèrent attentivement ses papiers et les jugèrent authentiques. Sourds aux vociférations de la foule et tenant tête au capitaine surexcité, ils décidèrent alors de conduire l'Anglais à Liancourt où son cas serait examiné.

- Hou ! Hou ! protestèrent les bourreaux déçus. C'est un nazi ! Laissez-le nous !

Le plus furieux se précipita même sur le condamné qui se rhabillait en hâte et lui porta un coup de poing au visage. Mais les gendarmes tinrent bon et emmenèrent le prisonnier. À Liancourt, on reconnut sans peine que les papiers de l'envoyé du New York Times étaient en règle ; un coup de téléphone au Ministère de l'Information dissipa les derniers doutes. Au moment où l'on annonçait à Percy Philip qu'il était libre, la sirène retentit et la D.C.A. se mit à tonner.

- Vous êtes tout de même un sacré veinard ! fit un des gendarmes lui tapant sur l'épaule. Si l'alerte avait sonné une demi-heure plus tôt quand nous étions là-bas, vous étiez écorché vivant...

Le correspondant du New York Tintes avait fait l'expérience de ce que devient la populace en proie à la panique ; il s'aperçut, revenu à Paris, que la situation troublait d'autres esprits. On vit les ministres, à l'issue du Conseil, se rendre en grande pompe, athées compris, à Notre-Dame pour demander à Dieu de sauver la France. Je revenais de Reims ce même jour : cette piété Inattendue me donna le frisson. Ainsi, pour contenir les chars fonçant par toutes les brèches, on ne comptait plus à Paris que sur des prières ; au front que sur des draps de lit...

Le Gouvernement, réduit à l'impuissance par l'effondrement des armées, le désarroi du commandement, le lâchage menaçant de ses alliés, était contraint de prendre des mesures désespérées. On changeait de ministres, on changeait de généraux. Certains trouvaient pourtant que cela ne suffisait pas. Il leur fallait des Cours martiales, des responsables au poteau ! C'est tellement facile, pour excuser une défaite, de crier à la trahison... Or, de traîtres il n'y en avait pas - du moins dans l'armée - mais seulement quelques incapables, ce qui est trop, et, à la tête, deux grands chefs qui se disputaient le commandement, Gamelin, brillant tacticien mais dépourvu de caractère, donnant sans conviction des ordres que

Georges, plus réaliste, refusait d'exécuter. De passage à la Ferté-sous-Jouarre, j'appris que la situation s'était encore tendue, chacun voulant imposer sa doctrine. Au même instant, les avant-gardes de Rommel entraient à Saint-Quentin...

Déjà on prétendait, pour expliquer notre écrasement, que nos généraux étaient des ânes. Hélas, là encore, on se trompait. Les ânes, c'est entêté, c'est batailleur ; ils s'accrochent au terrain quand on veut les chasser, ils ont du feu dans les sabots ! Nos stratèges à petites oreilles, eux, ne ruaient pas ; ils raisonnaient, pesaient les risques. Plusieurs chefs d'armée, au début de l'invasion, projetèrent de foncer au nord, pour couper les blindés ennemis partis en flèche vers la mer. Cependant, aucun ne passa à l'action. Pourquoi ? Parce qu'ils réfléchissaient au lieu d'agir, attendaient l'approbation du Grand Quartier. Parce que, précisément, ils n'étaient pas des ânes...

C'est au rang le moins élevé, parmi les simples divisionnaires, que sont apparus des chefs joignant à la science militaire le don du commandement et ayant au cœur la volonté de vaincre : de Gaulle, constituant une division cuirassée en deux jours et se lançant à l'attaque à Montcornet, ou de Lattre de Tassigny s'accrochant à Rethel quand tout craquait autour de lui.

On ne m'a pas accordé la possibilité de les voir au combat et quand je suis reparti, à l'aventure, en direction des Ardennes où s'engageait la bataille, je n'ai assisté qu'à des scènes d'horreur. C'est le court récit qu'on va lire.

FRANÇAIS, SOUVENEZ-VOUS

23 Mai 1940.

L'APRÈS MIDI avait été resplendissante et quand la D.C.A. cessait de tonner, quand la brise chaude qui soufflait du front ne nous apportait plus le grondement continu du canon, nous nous sentions, pour un instant, le cœur soulagé, comme si chaque minute eût contenu son grain d'espoir.

Sur la route de L..., nous avions doublé une longue colonne de troupes qui montaient vers l'ennemi dans des camions bâchés, on nous avait appris qu'il en arrivait d'autres, par tous les ponts, tous les carrefours, tandis que des batteries fraîches gagnaient leurs emplacements et le moindre répit devenait une avance. Un peu de terrain reconquis.

- Avant ce soir, ils seront en ligne, supputions-nous.

Arrêtés à la lisière d'un bois, pour réparer la voiture qui fumait, nous cherchions sur la carte leur itinéraire probable, puis nous scrutions le ciel, pour voir si la voie était sûre. Heureusement, une escadrille de protection veillait là-haut, décrivant d'invisibles cercles dans une buée d'argent. Son ronronnement nous rassurait.

Afin d'échapper aux embouteillages, nous avions pris des traverses successives et ne savions plus exactement où nous nous trouvions. Pour se guider, pourtant, il restait deux indices. Dans un sens, l'armée, la force, la jeunesse.

De l'autre, les réfugiés pressés de fuir. À chacun de choisir son but... Par les artères ou par les veines: dans le sang épuisé ou le sang nouveau.

Durant des heures, nous avions côtoyé cette multitude harassée, étrangement docile, qui suivait le flux comme

un destin, nous venions de gravir, à contre-courant, certaine côte déjà creusée par les obus de la dernière guerre, et j'avais l'impression de voir se rouvrir une ancienne blessure par où la vie s'écoulait, inexorablement, avec des caillots de femmes hagardes, d'enfants épouvantés, de vieillards trébuchants.

Cela fait plus d'une semaine que cet exode se poursuit. Le premier matin, ce fut le défilé des autos de tourisme, demeurées élégantes sous leur capitonnage de ballots et de matelas ; puis vinrent les guimbardes poussives et les camionnettes naïvement camouflées de branchages, dans l'espoir d'échapper aux tueurs à croix noires ; mantenant, c'est l'arrière-garde, le bout de la misère, la fuite des campagnards et des sans-rien qui cheminent au pas. Pesants attelages de ferme, lentes fourragères où tout un hameau a pris place, chariots traînés par des tracteurs ou des locomobiles à roues ferrées. Et la piétaille, enfin, les vélos chargés de colis, les mères tenaces qui poussent héroïquement la voiture du bébé.

On étouffe d'horreur à voir ces miséreux s'abattre dans les champs ou les places de mairie, pêle-mêle sur le trottoir, se bousculant autour d'une pitance ou dormant au soleil, sans force pour manger, et se réveillant dans un cri lorsqu'un ronflement de moteur leur fait croire que les bombardiers nazis reprennent le massacre. La pitié vous vide la poitrine, vous fauche les membres. Et pourtant non. Il ne faut pas !

Les scènes atroces auxquelles nous avons assisté, je me refuse à les décrire : l'heure n'est pas aux larmes.

Tout ce qui risque d'affaiblir doit être contenu au plus secret de nous-mêmes. Ce n'est pas en pleine lutte qu'on peut plaindre ou prier.

Ce flot de souffrances, je m'en détourne volontairement. Par devoir. Pour ne plus regarder que la jeune colonne qui se dirige vers le feu, emportant avec elle toute la foi du pays.

Si je parle de ces milliers, de ces millions de sans-logis, chassés de chez eux par l'épouvante, ce sera pour en tirer une leçon de dureté, une leçon de vengeance. Français, souvenez-vous !

Demain, vous recueillerez de la bouche crispée de ces malheureux le récit de tueries sans nom. Bientôt, des soldats blessés ou retour du front vous confirmeront ces bombardements aériens des foules suppliantes. Déjà, ceux d'entre nous qui ont pu atteindre la zone menacée peuvent vous exprimer par bribes. comme je le fais, en phrases hachées, l'inexprimable crime de ces destructions qu'aucune nécessité militaire ne motivait, l'écrasement de toits sans défense, la mitraillade de femmes et d'enfants pourchassés sur les routes, ce féroce anéantissement de tout ce qui se permet de respirer malgré Hitler : ce sont des meurtres à retenir.

Nous sommes tous là pour en témoigner : les aviateurs allemands attaquent des camions de réfugiés et des trains à croix rouge. Ils ont repris, sauvagement, leurs instincts ancestraux de barbares. Ils ne respectent rien. Massacrent pour le plaisir. Alors, Français, souvenez-vous !

Non pour les imiter, mais pour faire le compte.

Comme nous sur ce plateau, on ne doit regarder que l'armée qui monte. C'est à ceux-ci de venger ceux-là.

Tout à l'heure, comme nous venions de franchir un pont encore couturé de cicatrices, nous nous sommes arrêtés à l'un de ces campements où les réfugiés font halte un moment, moins pour eux que pour leurs bêtes. Une haute fourragère, attelée à quatre chevaux au départ, n'était plus tirée que par trois, le dernier éventré par une bombe, non loin d'ici. Des femmes à figure grise restaient assises, jambes pendantes, trop lasses sans doute pour faire l'effort de mettre pied à terre.

- Maman ! où qu'est Paulot ? braillait un marmot qui gesticulait sur un monceau de meubles, d'outils et de hardes.

Les femmes le regardaient avec des mines épouvantées. La mère ne pleurait pas et ne répondait rien. Ses yeux restaient dans le vague et ses lèvres décolorées parlaient sans bruit à une âme invisible.

Près d'elle, on me montra un paquet informe, roulé dans un drap. Le corps de son Paulot, tué à l'aube, qu'elle emportait avec ses loques et sa machine à coudre pour garder au moins quelque chose de lui.

Français, souvenez-vous !

CE QUE JE DUS TAIRE À L'ÉPOQUE

(Suite)

DANS les pages qui précèdent, je n'ai, une fois encore, pu tout dire. J'ai parlé des troupes qui allaient hardiment au combat, mais je me suis tu sur les autres. Je n'ai pas raconté que, sur les bords de l'Aisne, j'avais vu des soldats ivres-morts sortir en hurlant d'un bistrot qu'ils venaient de piller, ni que d'autres énergumènes, nous prenant sans doute pour des gradés d'état-major, criaient : " À bas la guerre ! " en nous montrant le poing. J'aurais eu honte, à l'heure où la France luttait pour sa vie, de rapporter de tels faits, d'ailleurs la censure ne me l'eût pas permis. Et puis, je pouvais croire à un cas isolé, une excitation passagère. Or, une rencontre que je fis peu après me prouva que le mal était profond.

Je m'étais rendu ce jour-là à Saint-Dizier pour donner aux pilotes de la SPA 67 des nouvelles de leur chef, le commandant Accart, abattu l'avant-veille en combat près de Pontarlier et que je venais de voir à Lyon sur son lit d'hôpital. C'était un stimulant, par ces jours de détresse, de s'arrêter à une escadrille. Mieux que personne ces chasseurs du ciel savaient que notre front craquait partout ; ils voyait de là-haut les colonnes ennemies s'engouffrer par des brèches sans défense, nos régiments refluer avec les réfugiés, les villes flamber sous les bombes, cependant ils repartaient au combat avec la même ardeur. Déjà cette escadrille comptait plus de cent victoires. La semaine précédente, pour protéger un débarquement de troupes en gare de Fismes, ils s'étaient élancés à neuf contre quarante Heinkel qui s'apprêtaient à lâcher leurs torpilles et en avaient descendu six. Par représaille, la Luftwaffe était venue bombarder leur terrain ; ils lui rendirent aussitôt sa visite.

J'arrivai juste à point pour voir atterrir l'as du groupe, un grand garçon à la mine et au nom de corsaire : Marin la Meslée qui, se dressant dans son Curtiss percé de balles, annonça en riant : " J'en ai seringué un qui se sauvait en rase-mottes, il n'a pas dû se poser loin. " En vingt jours de combat, celui-ci avait abattu vingt avions ennemis et quand nous sommes sortis de table, après un mauvais lunch vite englouti, il est reparti pour la chasse tout joyeux. J'ai emporté son rire ainsi qu'un talisman'.

Au retour, j'ai traversé Vitry aux maisons bombardées, dont certaines fumaient encore et j'ai continué le long de la Marne. Les ponts étaient risiblement gardés par des petits postes rarement armés d'un canon antichars, mais ces soldats avec qui je bavardai étaient quand même résolus à tenir et leur crânerie me rassura. Peut-être par fétichisme j'ai ensuite emprunté la route 44, OÙ je m'étais battu vingt-cinq ans plus tôt, et j'ai cru reconnaître les mêmes autobus parisiens qu'autrefois. Des soldats entassés sur les plateformes lançaient comme nous des gaillardises aux femmes : cela aussi m'a paru de boni augure. Une autre scène allait pourtant me dégriser.

Renonçant à me frayer un passage entre les camions militaires et les carrioles de réfugiés, je contournais la montagne de Reims par une route presque déserte, quand je vis déboucher une file de soldats à vélo dont l'attitude me surprit. Une quinzaine environ, blancs de poussière, ruisselant de sueur et, détail qui me frappa, tous sans armes. Je m'interrogeais encore sur leur destination lorsque, au prochain village, je fus arrêté par deux civils postés à un croisement. Tandis que l'un inspectait mes papiers, l'autre, plus âgé, me demanda d'un air soucieux :

- Vous les avez vus ?

- Qui ça ?

- Ces types à vélo.

- Oui. Et alors ?

- Ils se débinaient, parbleu ! D'abord, ils nous ont dit qu'ils rejoignaient leur dépôt, leur division ayant été anéantie, mais une fois passé ils se sont foutus de nous. Ils nous ont crié : " On en a marre ! On a signé la paix ! " Leurs fusils, ils les avaient jetés, et les bécanes ils

les avaient volées...

Cette révélation m'abasourdit et je poussai un juron. Le vieux bonhomme, lui, avait les larmes aux yeux. Pour le réconforter, je lui parlai de la vaillante colonne que je venais de croiser sur la route de Reims :

- S'ils avaient rencontré ces vauriens, je vous promets que ça aurait fait du sport...

Mais si je pouvais le tromper, je ne pouvais m'abuser moi-même ; je me remis en chemin atterré. Comment croire la résistance possible si après trois semaines de campagne l'armée se lézardait déjà ? Et trois semaines, c'était encore beaucoup ; certains - je devais bientôt l'apprendre - n'avaient pas attendu si longtemps. Dès le début de l'offensive des éléments de troupe renonçaient à combattre. Le 12 mai, à Vouziers, des fantassins et des artilleurs se sauvaient à toutes jambes, semant la panique sur leur passage. " N'y allez pas ! Ils arrivent ! " criaient-ils aux chasseurs du i 6e bataillon qui montaient en ligne. Ceux-ci ne les ont pas écoutés. " Au contraire, ils les ont engueulés ! " m'a dit fièrement leur chef, le commandant Waringhem. Mais d'autres n'étaient pas si crânes. Le sauve-qui-peut volait alors de bouche en bouche : " Barrez-vous ! V'là les chars ! " et une position était abandonnée sans même que les Allemands eussent déclenché l'attaque. Parfois le danger était réel. Les blindés approchaient en tonnant, ou les Stukas fonçaient du ciel avec un sifflement d'enfer, et si les hommes n'avaient pas le cœur bien chevillé, c'était tout de suite la débandade. La plupart se ressaisissaient arrivés aux secondes lignes, mais certains se trouvaient encore trop près du feu et sautaient à vélo, comme ceux que j'avais rencontrés, ou s'emparaient de voitures régimentaires. C'est ainsi que le 19 mai arrivaient à Auxerre, montés dans une camionnette, dix artilleurs enfuis de Sedan accompagnés d'un médecin-lieutenant. Comme un officier interrogeait ce dernier sur les raisons de son abandon de poste, l'autre lui répondit avec une franchise déconcertante :

- Mais, mon capitaine, il tombait des bombes !

- Vous auriez peut-être préféré des dragées ? répliqua le capitaine à cheveux gris qui en avait vu d'autres à Verdun.

Le malheureux major a-t-il éprouvé des remords, c'est probable : le lendemain on l'a trouvé pendu dans sa chambre de la caserne Vauban.

Cette débandade de Sedan pouvait encore s'attribuer à l'ébranlement du premier combat, malheureusement d'autres suivirent, et quinze jours seulement après le début des hostilités le général Gamelin devait en informer le ministre de la Défense Nationale. " À la bataille, exposait-il dans un rapport secret, trop de défaillances se sont produites... La rupture de notre dispositif a été trop souvent le résultat d'un sauve-qui-peut local, puis quasi général. " C'était l'annonce de la débâcle. Sans doute, dans toutes les guerres et à toutes les époques, on a vu des soldats lâcher pied sous l'empire de la peur, mais cette fois il ne s'agissait plus d'actes irréfléchis mais de défections concertées, de véritables désertions, les réfractaires ou les poltrons fuyant par groupes, de façon à faire croire qu'ils battaient en retraite. Le général de Gaulle lui-même, parcourant la région de Laon où il se préparait à contre-attaquer, surprit des soldats qui se sauvaient en bande et cherchaient à se fondre dans la cohue des réfugiés. Les motards allemands leur avaient ordonné : " Jetez vos fusils et allez-vous-en ! Nous n'avons pas le temps de vous faire prisonniers. " Et ils s'étaient empressés d'obéir... L'idée que les camarades qu'ils abandonnaient allaient braver la mort pour retarder d'un jour, ou seulement d'une heure, l'avance de l'ennemi, ne les avait pas retenus. Tant pis ! Chacun pour soi... Cela m'a remis aux lèvres notre boutade de l'autre guerre : " C'est toujours aux mêmes de se faire tuer... " Mais nous le disions à la blague, pour une corvée de plus, un tour de veille en trop, tandis que dans la circonstance la phrase prenait son sens tragique. Les brèches ouvertes par les fuyards, c'est avec des cadavres qu'il faudrait les combler.

Pendant que ces paniquards se ruaient vers l'arrière où ils ne risquaient même pas, dans le désordre général, d'être cueillis par les gendarmes, des divisions résistaient pied à pied sur l'Aisne, sur l'Oise, sur l'Ailette ; c'est donc que la lutte était encore possible. Si toutes les troupes s'étaient montrées aussi tenaces, jamais la Wehrmacht n'aurait, en sept jours, atteint la mer à travers quatre armées ! Sur tous les points où l'on a tenu bon, les avant-gardes de von Rundstedt ont dû marquer le pas et attendre du renfort. Cela semblait une folie, sans retranchements, même sans canon, de vouloir arrêter des chars de quinze tonnes ; certains ont pourtant essayé barricadés dans un village ou embusqués à la corne d'un bois. C'étaient des combattants, ceux-là, des vrais, non des espèces d'éplucheurs de patates tout de suite prêts à déguerpir. Par malheur, leurs prouesses resteraient ignorées : on ne dresse pas de palmarès dans le tourbillon de la déroute. Nul ne nous dira le nom de ces quatre fantassins, dont l'un déjà blessé, qui, à Feuquières, ouvrirent le feu à bout portant sur les blindés. Seuls les ont vus se dresser dans les blés les panzer f nhrer de la XIIe division. Et ces soldats du 152e d'infanterie écrasés par les chars à Poix-Terron après en avoir détruit vingt ! Et ces sapeurs qui faisaient sauter un pont sur l'Oise sous les pieds des Allemands et sautaient avec eux ! Et ces équipages de chars brûlés vifs à Pérone dans leurs cercueils d'acier ? Tous resteront des Inconnus...

Toutefois, je puis en sauver un de l'oubli : le capitaine Escande, du 39e d'infanterie. Au pont de Guise, il s'est jeté au-devant d'un char, braquant son revolver, et s'est laissé abattre plutôt que de lever les mains. Pourtant, il pouvait plus que d'autres tenir à sauver sa peau : il avait cinq enfants.

Eh bien ! si tous les hommes, si tous les chefs s'étaient battus avec cet héroïsme, s'ils s'étaient montrés aussi vaillants que les Cadets de Saumur s'attaquant aux blindés avec leurs mousquetons d'école ou que ces durs-à-cuire de l'Infanterie de forteresse qui, deux jours après l'Armistice, refusaient encore de se rendre et se faisaient tuer au créneau de leurs casemates, jamais, je le répète, non jamais, et des milliers de combattants le proclameraient avec moi, la Panzer de Rommel n'eût fait à elle seule cent mille prisonniers en ne perdant que sept cents hommes !

On s'incline devant l'infortune des centaines de milliers de soldats qui furent contraints de déposer les armes après s'être bien battus, mais que dire de ces combattants de rebut qui tournaient les talons à la seule vue de l'ennemi ou agitaient des drapeaux blancs, de peur qu'on ne leur tire dessus ? Faut-il taire plus longtemps que leur honteuse défaillance a été l'une des causes de notre effondrement ? Et ceux qui, massés en armes sur une grande route de l'Orne, regardaient défiler les blindés nazis sans seulement montrer le poing, sont-ils fiers de leur conduite ?

Et ces officiers qui, aux premiers coups de feu, sautaient dans leur voiture et plantaient là leurs hommes ? Car cela s'est vu aussi. Par exemple en juin, dans les faubourgs d'Orléans. Une cinquantaine de volontaires de régiments dispersés, hâtivement regroupés par le capitaine Pierre Brisson, se portaient au pas accéléré sur la route de Paris où l'ennemi était signalé quand survint une auto, roulant à toute allure. En les apercevant, le chauffeur militaire ralentit et un gros commandant parut à la portière, casqué, bardé de décorations, rouge et suant comme s'il avait couru.

- N'allez pas par là, brailla-t-il. Les Allemands y sont !

Et il disparut, la peur au derrière, laissant les soldats interdits. Eh bien ! n'eût-il pas mérité d'être jeté en bas de sa voiture, dégradé sur place et remis, déculotté, aux mains de la maréchaussée ?

Ce sont des lâchetés pareilles qui nous ont menés à la défaite, autant que le manque de mines et d'engins lourds.

D'ailleurs certains écrivains militaires ont depuis mis en doute cette infériorité de notre armement. Ils ont même affirmé que nous possédions autant de chars et d'avions que l'ennemi. (Dans les dépôts et les parcs, peut-être bien, mais en première ligne pas un combattant ne le croira.) Ils prétendent également que l'acier de nos blindages était meilleur. Après tout c'est possible, mais ce que leurs statistiques ne disent pas, c'est que si le métal était dur trop de cœurs étaient en fer-blanc. Les officiers et soldats qui se rendaient par paquets au premier éclaireur venu, puis attendaient, assis dans l'herbe, qu'une colonne vînt les ramasser ne peuvent prétexter l'absence d'artillerie : ils ne voulaient pas se battre, c'est tout. Cependant à l'instant où je m'indigne, une voix me retient : celle d'un officier qui a donné sa vie pour réhabiliter certains qui ont fléchi. Il appartenait à cette malheureuse armée Corap, enfoncée à Sedan et tenue pour responsable de la défaite. À l'attaque de la Meuse, il a vu ses soldats abandonner la berge et se débander. Pris de désespoir, il s'est alors tiré une balle dans la tête. Mais avant de se tuer, il a adressé à m. Paul Reynaud cette lettre pathétique qui fut retrouvée sur lui : " Je me tue pour vous faire savoir, Monsieur le Président, que tous mes hommes étaient des braves ; mais on n'envoie pas les gens se battre avec des fusils contre des chars d'assaut. "

Comment, après ce témoignage, oserait-on accabler de malheureux réservistes pris d'épouvante ? Avaient-ils seulement de quoi se défendre ? Et qu'avait-on fait, depuis huit mois, pour les préparer au combat ? Dans quelques jours ce sera la débâcle, quel exemple de valeur militaire donnera ce général de haut rang qui ne croyait pas à la guerre des blindés et se moquait des prédictions du colonel de Gaulle ? Va-t-il, pour racheter ses erreurs, accomplir une action d'éclat ? Rassembler ses derniers chars et s'élancer à leur tête ? Tenter une percée comme le général Daille ? Se replier en combattant comme de Lattre de Tassigny ? Se maintenir au milieu de ses troupes pour partager leur sort, comme Condé, Laure ou Bouret ? Attendre la mort à son poste de commandement comme Barbe, d'Humières, Ardant du Picq, Bouffet, Janssen, de Courson et d'autres ? Non. Il jugera plus sage de se retirer de l'autre côté du Jura, puis, une fois à l'abri, il téléphonera au Grand Quartier pour demander s'il " devait " rejoindre ses armées. Alors, les simples soldats, les sans grade devaient-ils, eux, attendre la mort sur place ? Des milliers l'ont fait sans calculer, mais d'autres se sont dit qu'après tout la défaite se remporterait bien sans eux, et, à l'instar de leur chef, ils se sont " repliés ". À pied ; à vélo pour aller plus vite ; en camion pour aller plus loin. La drôle de guerre s'achevait dans un escamotage.

Oui : escamotage. Le mot s'impose. Le Haut Commandement aura même réalisé ce prodige d'escamoter trois armées : celles qui poursuivaient leur faction inutile à l'abri de la Ligne Maginot pendant que les troupes du Nord, encerclées de toutes parts, luttaient désespérément puis, à bout de résistance, faisaient sauter leurs pièces et brûlaient leurs drapeaux. Par delà les Ardennes, on en-tendait parfois gronder le canon ; cet appel angoissé est resté sans écho. Par ordre supérieur, le Groupe d'armées de Lorraine devait se maintenir sur ses positions. Les fantassins continuaient donc à dérouler du barbelé, les artilleurs à astiquer leurs tubes, les motorisés à faire de la voltige puis, le soir venu, on ouvrait la radio et l'on apprenait, la tête basse, de combien les Allemands avaient avancé. Revenu à Nancy, je constatai que le plus grand calme régnait dans le secteur. Aucun mouvement de troupes, pas l'ombre de préparatifs. Un peu surpris, j'ai demandé à l'État-Major quand s'engagerait la bataille.

- Nous attendons, m'a-t-on répondu.

Attendre quoi ?

Le coup de maillet de l'assommeur, comme les bœufs à l'abattoir... Je ne m'exposerai pas au ridicule de jouer après coup les stratèges - trop mal instruit moi-même pour prétendre enseigner autrui, comme dit à peu près Montaigne - mais comment s'expliquer que trois armées à l'armement intact n'aient rien tenté pour secourir celles qu'on écrasait dans les départements voisins. Ne pouvait-on, en fonçant vers le Nord, arrêter le flot de l'invasion, couper le ravitaillement des colonnes blindées ?

C'était, je l'ai déjà dit, l'idée de quelques généraux, mais d'autres conseillaient la résistance sur les Vosges, d'autres envisageaient un repli stratégique, et quinze jours se sont écoulés à échanger des notes et comparer des plans. Pour prendre une décision il eût fallu un ordre. Un ordre de qui ? On ne savait pas au juste : de Vincennes qui changeait de chef, ou de la Ferté qui se préparait à déménager. Mais ceux-ci non plus n'étaient pas d'accord et finalement ce sont les Allemands qui ont tranché le débat en prenant l'offensive. Maintenant il était trop tard pour les attaquer de flanc ; trop tard même pour décrocher. On ne pouvait plus que se faire tuer ou déposer les armes.

Depuis longtemps beaucoup prévoyaient ce dénouement. Notamment ceux qu'on pouvait croire les moins bien informés : les bataillonnaires du fort de Sartelles, chez qui j'avais passé la soirée de Noël. Ils étaient bouclés, surveillés ; malgré cela ils savaient tout, même ce que la radio ne disait pas.

Après la percée de Sedan, on les avait hâtivement incorporés dans les troupes d'intervalle, armés n'importe comment, parfois de fusils sans culasse : pour ce qu'ils devaient en faire, c'était bien suffisant... Un mois plus tard, quand les Allemands élargirent leur attaque, on évacua Verdun en faisant sauter les poudrières et les Bat' d'Af' furent repliés. Par la radio, ils suivaient les événements : occupation de Paris, changement de gouvernement, le Maréchal Pétain au pouvoir, demande des conditions de l'ennemi. La nouvelle de l'Armistice ne les prit donc pas au dépourvu. On leur a dit que, conformément à l'ordre de reddition, ils allaient être dirigés sur un camp où les Allemands procéderaient à leur démobilisation, mais ils se sont méfiés. Cette promesse leur rappelait trop les ruses de la police : " Tu te laisses emmener au quart, et après t'es marron. " On ne sait trop comment, mais sûrement sans se ruiner, ils s'étaient procuré des vêtements civils, même des vélos et, instantanément, se sont dispersés dans la nature. Contrairement à ce qu'affirme le livret militaire c'était cette fois l'indiscipline qui faisait " la force principale des armées ".

Les autres troupes - plus honnêtes, donc plus crédules - se sont laissées convaincre. Ne leur assurait-on pas que ce n'était qu'un petit retard, une formalité Devant le fort de Sartelles, où flottait maintenant le drapeau à croix gammée, et sur tous les hauts lieux de la ville historique, les régiments se sont donc alignés. Il y avait dans leurs rangs des vétérans de l'autre guerre ; plus d'un s'est rappelé qu'à cette époque, c'étaient les Allemands qu'on parquait là comme des moutons. Le 26 octobre 1916, jour de la reprise de Douaumont, on en ramena six mille, avec leurs états-majors. Quand, à la nuit tombante, le général Mangin revint du champ de bataille, on lui apprit que les officiers supérieurs prisonniers se plaignaient d'être laissés sans abri, même sans nourriture. " C'est juste ", reconnut le chef vainqueur. Il entra dans le camp des captifs, leur rendit le salut, puis, de sa voix tranchante : " Excusez-nous, messieurs, de ne pas vous recevoir comme votre grade l'exige, mais nous ne vous attendions pas si nombreux. "

Aujourd'hui, le general oberst List pouvait prendre a son compte l'insolente politesse. D'un seul coup de filet il venait de capturer près de cent généraux et cinq cent mille soldats. Ce demi-million d'hommes que nos grands tacticiens maintenaient au garde-à-vous le long de la Ligne Maginot. En rentrant de Nancy je n'avais certes pas le cœur à l'aise ; toutefois je mentirais en disant que j'étais angoissé. Les armées du Nord battaient en retraite, quatre départements étaient envahis, les Anglais nous lâchaient, l'Italie devenait menaçante, et malgré tout je ne perdais pas confiance. C'est chez moi une infirmité que de croire au lendemain. Je ne raisonne pas, je ne calcule pas : j'espère. En regagnant Paris, j'étais donc convaincu que la situation allait se rétablir, les brèches se colmater toutes seules, les Panzerdivisions s'arrêter faute d'essence, et je pénétrai au Continental, notre Quartier Général, du pas assuré d'un monsieur qui vient chercher une bonne nouvelle.

Le chef du Service de presse me reçut avec sa froide courtoisie ordinaire. Combattant de l'autre guerre, il cachait sous un monocle noir la trace d'une terrible blessure ; de même il cachait sous des traits impassibles les secrets qu'il pouvait détenir. Ce soir-là pourtant, il fit une exception en ma faveur.

- Votre famille est bien installée dans les environs ? me demanda-t-il négligemment.

- Oui. À Nesles-la-Vallée, répondis-je un peu sur-pris.

- Près de Pontoise, je crois ?

- Oui, quelques kilomètres au nord.

Il parut réfléchir, puis, du même ton détaché :

- Vous seriez mieux de l'autre côté de la Seine. J'en restai interdit, l'interrogeant du regard mais hésitant à questionner.

- C'est grave ? demandai-je pourtant à mi-voix.

- C'est très sérieux.

Puis, pour ôter de l'importance à ce qu'il venait de me dire, le colonel me tendit une cigarette et me parla du beau temps. Je suis reparti abasourdi, honteux de mes

espoirs enfantins.

- Ils sont fameux, tes plans de bataille ! rageais-je sur la route de Nesles, écrasant du pied l'accélérateur. Regarde les choses en face. C'est simple, nous sommes foutus.

Arrivé chez moi, je fis pourtant bonne figure, afin de n'alarmer personne, et imaginai même une raison plausible pour expliquer notre brusque départ. Dès le lendemain je me mis en quête d'un autre gîte et le trouvai sans peine chez des parents, à Épernon. La jolie petite ville ne semblait pas se douter que le danger était proche. Des militaires, arrivés en camion, faisaient joyeusement la popote sur la place, attendant le passage problématique de leur régiment qui se battait quelque part dans le Nord. Leur bonne humeur ne m'égaya pas, bien au contraire. Néanmoins, sitôt les miens installés, je respirai plus librement et regardai l'avenir avec moins d'appréhension. " J'ai eu tort d'écouter le colonel, raisonnai-je. Il m'a tenu ce langage pour m'amener à partir, mais si ç'avait été vraiment catastrophique, il aurait pris un autre ton. La situation, je la connais aussi bien que lui : elle est critique, mais non désespérée. Il nous reste des troupes, il nous reste des armes, de grosses réserves à l'arrière... Les Boches sont certainement au bout de leur effort, et ils ne pourront résister à une contre-attaque. "

C'était ma maladie qui me reprenait : je recommençais a espérer... En somme je n'avais plus rien à craindre pour ma famille. Une partie restait bien à Paris, mais jamais les Allemands n'y parviendraient. Ils seraient repoussés à la dernière étape, comme en 14. Au lieu du Miracle de la Marne, cela serait celui de la Seine : le nom seul aurait changé... En quelques heures mes alarmes furent ainsi dissipées et, dès le lendemain, je reprenais allègrement le volant pour une nouvelle expédition dans l'Est, le Nord nous étant interdit.

À Trappes, un panache de fumée attira mon regard : des wagons incendiés se consumaient sur les voies ; un peu plus loin, à Saint-Cyr, des maisons que j'avais vues la veille toutes pimpantes dressaient leurs murailles calcinées : la Luftwaffe venait de passer par là. Descendu de voiture, je fus tout de suite entouré - à cause du costume - par des civils et des soldats suffoquant de colère:

- Qu'est-ce qu'ils foutent, nos aviateurs ? me lançaient-ils au visage. C'est toujours la même chose ! On ne les a pas vus, ces feignants-là !

Leurs imprécations ne m'étonnèrent pas : cela faisait trois semaines que j'entendais les mêmes. À Fère-en-Tardenois, où les réfugiés pris d'épouvante se blottissaient dans les fossés, à Château-Thierry, où la foule atterrée regardait fumer les ruines, au passage de l'Aisne, où nous nous jetions tous à plat ventre quand grondaient les torpilles, des malheureux, tout comme ceux-ci, maudissaient nos pilotes : " Où qu'ils se cachent, ces feignants-là ? " Un soir, non loin de Soissons, où nous venions d'être bombardés, j'ai pu leur répondre " Tenez ! Regardez-les ! " leur ai-je dit, montrant trois flèches dans les nuages. C'était une patrouille lancée à la poursuite des Heinkel. Quelques instants plus tard nous avons entendu les mitrailleuses crépiter, puis une petite comète blanche s'est détachée du ciel, traînant un filet de fumée : un pilote de plus qu'on retrouverait " caché " dans un champ, sous ses ailes broyées.

Les combattants de terre étaient d'ailleurs de bonne foi lorsqu'ils se plaignaient de ne pas voir nos avions. Comme les bombardiers de Goering étaient cinq fois plus nombreux et tournaient longuement au-dessus de leur cible pour ne pas la manquer, tandis que nos chasseurs, toujours prévenus trop tard, n'apparaissaient que dans un éclair sur la trace de l'ennemi, on finissait par croire que tout ce qui volait était allemand, si bien que lorsque un pilote atteint au-dessus de nos lignes se jetait en parachute, il était parfois reçu à coups de fusil. Les soldats ne pouvaient rien discerner de ces combats à haute altitude qui se déroulaient en quelques secondes. Les pionniers du 7e régiment qui débarquaient le 12 mai en gare de Schellebelle, près de Gand, ont bien vu deux avions français s'attaquer à quatorze bi-moteurs et l'un tomber en vrille, mais ce qu'ils n'ont pas su c'est que le second chasseur avait ses mitrailleuses en panne et que, pour dérégler le tir des bombardiers, il avait feint de continuer à combattre, virant, se dégageant, s'élevant en chandelle, retombant en piqué, jusqu'au moment où, son réservoir en flammes, il s'est lancé dans le trou. Peut-être dans l'affolement lui a-t-on tiré dessus...

Tous les jours des coureurs du ciel se sacrifiaient ainsi sans qu'en bas on s'en aperçoive. Ceux qui virent un chasseur à cocarde se dégager d'un essaim de Dornier. après quelques rafales, puis piquer plein régime sur le terrain de Lognes-Emerainville, ont pu croire qu'il se sauvait. Or, ce pilote luttait contre la mort pour rejoindre sa base. Descendu de son appareil il a gagné le bureau en trébuchant, a eu encore la force de dicter son rapport puis s'est évanoui. C'était un volontaire tchèque que rien n'obligeait à se battre pour nous. Il n'a rendu le dernier soupir qu'en arrivant à l'hôpital.

Les aviateurs le savaient que civils et soldats ne les aimaient guère, et beaucoup en souffraient. " Dites-leur, m'adjuraient-ils, que nous ne passons pas nos journées au bar comme ils le supposent, et que des copains se font descendre tous les jours pour les défendre. Si nous ne rattrapons pas toujours les bombardiers, c'est qu'ils volent aussi vite que nous et grimpent mieux. " Mais comment faire entendre raison à des fantassins ou des artilleurs qui viennent d'être pilonnés par des Stukas, à des réfugiés mitraillés sur les routes, à des sinistrés qui cherchent leurs gosses dans les décombres de leurs maisons ? Cela les soulagent de montrer le poing au ciel et de maudire les absents.

Je les comprenais mieux que personne, ces fantassins crottés qui regardaient avec envie les pilotes bien vêtus sur qui se retournaient les filles. " Des veinards qui dorment dans un lit, mangent à une table, roulent en auto ! " J'ai éprouvé les mêmes sentiments du temps que j'étais " biffin " comme eux. Mais ce n'est pas en tenue de sortie, képi sur l'œil et cigarette aux lèvres, qu'il faut juger ces prétendus favorisés : c'est sur le terrain. Levés dès l'aube ils vivent dans une alerte perpétuelle, attendant l'ordre de décoller, et j'en surprends qui dorment exténués à leurs commandes. Il leur arrive, quand les croix noires viennent bombarder, de prendre leur vol sous les éclatements, et ceux qui sentent leurs jambes mollir enjambent la carlingue du même air résolu parce qu'on les regarde. C'est par fierté que ceux-ci iront se faire tuer.

Dans cette guerre mécanique, cette guerre aveugle où l'on tombe sans témoins, il n'y a plus que l'aviateur qui ait l'orgueil de mourir aux yeux de toute une armée. Au groupe 1-6, c'est le capitaine Bruneau qui a livré un de ces combats de légende. Il reposait, épuisé par plusieurs missions, quand dans l'après-midi parvint l'ordre d'opérer dans la région de Guise-Hirson où le combat faisait rage. Surmontant sa fatigue il se mit à la tête d'une patrouille triple et gagna les lignes. Là les neuf appareils furent pris dans le tir serré de la Flak ; ils poursuivirent leur vol parmi les explosions. De seconde en seconde les gerbes rouges se resserraient : ils continuaient quand même. Enfin un obus a porté et l'on a vu l'avion du capitaine prendre feu puis s'abattre. Pourtant le chef de patrouille ne s'est pas avoué vaincu. Environné de flammes, il a foncé comme une torche sur la batterie allemande, la foudroyant de ses deux mitrailleuses, et il s'est écrasé dans un coup de tonnerre sur les canons qui s'étaient tus.

De ces morts héroïques j'aurais pu en conter bien d'autres : c'est par centaines que les pilotes ont donné leur vie durant ce mois tragique. Mais la censure ne permettait pas de le dire. Il fallait ménager le moral des civils. Tant pis si après cela on reprochait aux pilotes de se cacher.

À mesure que la situation empirait, le Commandement réclamait de nouveaux efforts de l'aviation. Missions de protection, de destruction, d'observation. Bientôt cela n'a plus suffi ; on a ordonné l'attaque des chars. Cela ne servait à rien, on le savait, mais c'était encore une question de moral. On ne pouvait laisser les colonnes de Von Kleist s'enfoncer dans le pays sans faire mine de résister, et faute de blindés, on se servirait d'avions. À la veille des hostilités, il était interdit aux pilotes de faire du rase-mottes, par conséquent nul n'était entraîné. Encore tant pis ! Ils apprendraient sur le terrain. Dès que des machines grises étaient en vue, les chasseurs plongeaient dessus et ouvraient le feu. Pas de danger de se tromper et de tirer sur les nôtres : de chars français, on n'en voyait plus. Capturés en Belgique, le reste anéanti dans la bataille du Nord. Les équipages allemands, se sachant à l'abri sous leur épais blindage, attendaient tranquillement que les assaillants s'offrent à bonne distance et les tiraient comme des perdreaux. À chaque passe des avions s'écrasaient, ailes déchiquetées, moteur en flammes. Pourtant il en surgissait d'autres, volant toujours plus bas pour viser les tourelles. Leurs balles inoffensives ricochaient sur l'acier ainsi que des grêlons. Ils revenaient quand même, à travers les obus, et tombaient à leur tour.

- Si cela continue, ils y resteront tous, me dit avec désespoir le général Pinsard, as de la Grande Guerre, que j'étais allé voir à son Q.G. de Chantilly. Certains groupes ont déjà perdu le tiers de leur effectif et cela n'empêche pas les Panzer d'avancer.

Puis, baissant la tête et d'une voix assourdie :

- On leur a dit que c'était le Reichshoffen des ailes, mais eux n'ont même pas de cuirasses pour se protéger. Et comme en 70 ils ne se battent plus pour vaincre, ils se font tuer pour l'honneur...

L'accablement de ce chef, jadis célèbre pour sa bravoure, me serra le cœur. Après le colonel, le général. De nouveau je me suis dit que tout était perdu. Le ciel même se déclarait contre nous, cet implacable ciel bleu qui durcissait le sol sous les chenilles des Panzer pour leur permettre d'aller plus vite. " Il ne pleuvra donc pas, bon Dieu ! " grondais-je crispé à mon volant.

Tout en mâchant mon amertume, je m'étonnais de ne pas apercevoir de troupes postées sur la route. Pourtant, c'était celle de Saint-Quentin où, à moins de cent kilomètres, déferlaient les blindés. C'est seulement à la Patte d'Oie de Gonesse que je découvris, reposant le long du fossé, une antique auto-mitrailleuse dont les servants en manches de chemise se rafraîchissaient à une porte de marchand de vins. " Paris est bien gardé ", rageai-je de plus belle. Enfin, après Le Bourget, un garde mobile se dressa au milieu de la chaussée, me faisant signe d'arrêter. Je roulais si vite que je le dépassai tout en freinant et je m'immobilisai devant un second garde au mousqueton braqué. Vous avez raison d'être sévères, me moquai-je en montrant mes papiers. Entre le front et ici il n'y a personne. C'est vous deux qui gardez Paris.

Ils ne goûtèrent pas cette ironie et me rendirent mon sauf-conduit en bougonnant. Pourtant, je disais la vérité. Si un officier de Panzer éméché avait parié de s'attabler ce soir-là à la terrasse du Café de la Paix, nul ne l'en aurait empêché. Le passage était libre.

Arrivé en trombe au Continental, je me heurtai au ministre de l'Information, à qui je signalai cette carence incroyable. Il dut me trouver bien naïf car, depuis longtemps, les membres du Gouvernement savaient à quoi s'en tenir. Après cinq jours seulement de bataille, le général Gamelin, tout de suite effondré, avait prévenu M. Daladier que les Allemands pouvaient être à Paris le soir même. Mais cela, je l'ignorais ; mes confrères également, ainsi que tous les Parisiens. Le bombardement meurtrier de Billancourt avait bien soulevé la frayeur ; on s'était bousculé un peu plus dans les gares et les autos bourrées de valises avaient recommencé à défiler, mais cette fièvre n'avait pas duré. " Il n'y a aucun danger, assuraient les malins. Ils ne bombarderont que les usines de banlieue... " Et la vie avait repris son cours. Pour ma part, je perdais d'heure en heure, mes dernières illusions.

À la Ferté-sous-Jouarre, où je me rendis un soir, les visages étaient sombres. Les secrétaires rangeaient fébrilement des dossiers et les plantons clouaient des caisses : mauvais signe... À Esbly, mêmes mines soucieuses. Naguère, pour suivre les opérations sur la carte, les officiers du Deuxième Bureau regardaient à hauteur des yeux ; au moment de l'entrée en Belgique ils avaient même dû, pour suivre l'avance, se dresser sur la pointe des pieds ; depuis, ils s'étaient courbés un peu plus chaque jour, et maintenant il fallait chercher le front à genoux. Bientôt ils ne le trouveraient plus. Il serait enterré.

- Les Allemands sont à Forges-les-Eaux, m'a-t-on appris à mon dernier passage.

Cent kilomètres de Paris, et rien pour en barrer l'accès. Cette fois, c'était la fin.

Le surlendemain dans l'après-midi, un épais nuage noir s'est élevé à l'ouest, obscurcissant le soleil. Des gens bien informés ont dit que c'était la fumée des entrepôts de pétrole de la Basse Seine qu'on incendiait. Moi j'ai pensé que c'était le ciel qui prenait le deuil.

LA GRANDE FUITE

JUIN 1940.

L'une des pires dates de ma vie, qui en a pourtant connu de sévères. Dans la journée j'étais retourné à Nesles pour chercher quelques objets que je craignais de voir tomber aux mains des Allemands, et j'étais revenu accablé. Les colonnes de réfugiés longées pendant des kilomètres étaient encore plus pitoyables que celles des premiers jours : bagnoles rafistolées, attelages fourbus, journaliers harassés emportant tout leur bien sur le dos ; l'arrière-garde de ceux qui avaient attendu la dernière minute pour s'enfuir, les obstinés, les éclopés, les sans le sou. Et puis les paysans qui ne s'étaient résignés qu'en entraînant leur ferme : bœufs que la soif faisait beugler, chiens à la langue pendante, percherons aux fers usés qui boitillaient. On se sentait ramené quinze siècles en arrière, quand les provinces se vidaient à l'approche des Barbares. Des banlieusards en manches de chemise, assis sur leur perron ou l'arrosoir en main dans leur carré de salades, regardaient pourtant ce défilé avec moins d'émotion, depuis quinze jours que cela durait. Ils ne pouvaient pas croire que bientôt viendrait leur tour.

Pour me dégager de l'encombrement, j'ai bifurqué par la campagne ; ce brusque silence était encore plus angoissant que le bruit de la route. Je ne reconnaissais plus ces lieux de plaisance où l'on riait dans les jardins.

Les rues étaient désertes, les villas comme mortes derrière leurs volets clos. Beaucoup de commerçants même avaient bouclé leurs devantures, n'espérant plus de clients. Cependant j'ai aperçu une épicerie à la porte grande ouverte d'où s'échappait une voix de radio et, croyant entendre les informations, j'ai ralenti. Je me trompais ce n'était pas l'heure. Déçu, j'ai rembrayé.

- Pas par là ! C'est barré ! m'a prévenu la patronne apparue sur le seuil.

J'ai continué quand même mais, au bout de la rue, j'ai dû freiner. Des gaillards aux bras nus achevaient de creuser un fossé large d'une enjambée, renforcé d'un fragile écran de fil de fer. C'était pour arrêter les chars !

- Si on faisait partout la même chose, ils ne pourraient pas passer ! m'a dit crânement l'un des piocheurs s'essuyant le front d'une main terreuse.

Je n'ai pas voulu le décourager et, sans rien dire, j'ai rebroussé chemin. Les ponts de la Seine et de l'Oise étaient d'ailleurs à peine mieux défendus. Des pionniers empilaient des pavés pour un semblant de barricade tandis que d'autres déchargeaient des caisses d'explosifs, mais régalés de saucisson et abreuvés de vin rouge ils ne semblaient pas prendre leur tâche au tragique.

- Ne vous en faites pas, ma jolie, lança un Parigot à une petite cycliste ployée sous un rucksack d'où débordaient du linge. " Ils " sont encore loin...

Leur bonne humeur ne rassurait pourtant pas les riverains qui observaient d'un air soucieux ces préparatifs de combat. À Nesles, mon déménagement a été vite fait ; quelques tableaux, les livres auxquels je tenais le plus, des vêtements : c'était fini. Puis un regard désolé aux espaliers de poires et de pêches, plantés à l'automne, et dont je ne goûterais jamais un fruit. Comme je refermais la grille, un voisin m'a crié :

- L'Italie nous déclare la guerre !

- C'est ignoble, mais ce n'est pas dangereux.

Mais j'avais beau fanfaronner, cela m'avait donné un coup. Encore plus sombre et plus rageur, je me suis remis au volant. Craignant l'embouteillage de Pontoise, j'ai pris une autre route ; elle ne valait pas mieux. Même défilé de misère, mêmes mines hagardes, mêmes joues creusées. Cependant, j'observai que depuis le matin je n'avais pas vu un seul visage en larmes : à ce degré de détresse on n'a plus de chagrin. Au bas d'une côte j'ai remarqué deux vieilles femmes qui trébuchaient, soutenues par de plus valides.

- Où allez-vous ? ai-je demandé.

- Nous ne savons pas...

Je les ai emmenées quand même, avec leurs baluchons.

- Laissez-les à Versailles, devant la gare, m'ont demandé leurs filles. Nous les reprendrons en passant...

En passant quand ? Elles ne pouvaient le dire. Et devant quelle gare ? On n'a pas précisé... Une heure plus tard, je déposais les deux grands-mères à Versailles-Chantiers - pourquoi ai-je choisi cette gare plutôt que l'autre ? - et elles sont restées sagement sur le trottoir, leur parapluie au bras.

- Quand les petites seront-elles là ? m'a demandé la plus âgée.

- Demain matin. En marchant bien.

Cela ne l'a pas effrayée.

- Eh bien ! nous attendrons, m'a-t-elle dit en

hochant la tête.

Se sont-elles jamais retrouvées ?

Était-ce l'effet de la chaleur, de la fatigue ou de l'émotion, je sentais mes nerfs fléchir, ma tête se vider et j'ai fini l'étape dans une sorte d'hébétude. À Epernon, où j'arrivai trop tard pour les informations, on m'a tout de suite lancé :

- Mussolini a déclaré la guerre.

- Je le savais. Et à part ça ?

- Paul Reynaud, qui l'a annoncé, a ajouté qu'on lutterait quand même et en terminant il a dit que la France ne pouvait pas mourir.

- Très bien. Je suis comme lui, je crois aux miracles.

Je commençais à vider la voiture quand j'ai poussé un cri :

- Le Clodion !

- Quoi ? Tu l'as cassé ?

- Non. Oublié sur le piano.

Or, j'y tenais beaucoup à ce fragile médaillon de terre cuite. Mars et Vénus dansant. Mais mon dépit n'a duré qu'un instant. " Tant pis ! " On laissait derrière soi tant de choses plus précieuses, bien qu'étant sans valeur... Je me suis mis à table sans appétit et, après quelques bouchées, suis retourné à la radio. Elle marmonnait de la musique, mais ne donnait plus de nouvelles. Ce mutisme faisait peur. Enfin, à onze heures, une mesure de La Marseillaise s'est fait entendre. À cet appel inattendu nous avons sursauté, pressentant un malheur. Serrés autour du poste, nous n'osions plus nous regarder. Quelques secondes ont prolongé ce supplice, puis une voix sourde a annoncé : le Gouvernement est obligé de quitter la capitale poser des raisons militaires impérieuses. C'était en quelques mots l'aveu de la défaite. Puis de nouveau, les dernières notes de La Marseillaise ont retenti : " Aux armes, citoyens ! " Aux armes ! Alors qu'elles nous tombaient des mains...

Bouleversé j'ai regagné ma chambre où ma femme alitée tremblait de fièvre.

- Il faut que nous partions demain, lui ai-je dit.

- Où irons-nous ?

J'ai répondu comme les deux vieilles :

- Je n'en sais rien... Puis je me suis couché, sans envie de dormir, tendant l'oreille à la rumeur de la grand-route. Sous nos fenêtres, dans la venelle, des voisines attardées bavardaient. "Le facteur m'a dit que les allemands allaient traverser la seine ... Ils sont tout près de Rouen... " Elles en parlaient de leur voix ordinaire, sans effroi, sans colère, comme d'un événement qu'on ne pouvait détourner et cette acceptation me révoltait. " Nous sommes vaincus ", répétais-je atterré. Puis, essayant de réagir : " Non. C'est impossible. Il se passera quelque chose. "

Pour oublier, j'aurais voulu dormir ; je n'y parvenais pas. Au carrefour voisin les autos se disputaient le passage à coups de klaxon et leurs longs cris de bête égorgée faisaient penser à un troupeau échappé de l'abattoir... " Paris se vide, songeais-je, les yeux fermés. Paris saigne... Paris meurt. " J'ai dû lutter longuement pour écarter cette obsession. Mais je savais que le lendemain j'aurais besoin de mes forces. "Dors, me suis-je alors ordonné. Il faut dormir... " Je le murmurais comme un répons, sa: le rythme à deux temps de ma respiration : " Il faut -. dormir... il faut - dormir... " Et, insensiblement, j'ai glissé dans le sommeil. Levé de grand matin, je suis arrivé très tôt à Paris. Là aussi, j'avais des objets à prendre, des papiers à ranger, d'autres à détruire ; je tenais aussi à emporter les premiers chapitres du Grand Retour, roman interrompu depuis un an et qui resterait inachevé. La domestique laissée à l'appartement ne semblait pas s'inquiéter de l'approche des Allemands ; elle avait ses raisons, je l'ai compris plus tard.

- On a téléphoné plusieurs fois hier d'un Ministère, m'a-t-elle appris. Il fallait que Monsieur vienne tout de suite. C'était très sérieux.

- Depuis que tout est grave plus rien n'est sérieux, mais, ça ne fait rien, j'irai quand même.

J'ai procédé à mes rangements, mis de côté ce que j'emportais, puis j'ai fait le tour des pièces pour regarder une dernière fois ce qu'il fallait abandonner : ces meubles blonds joliment inutiles, cette bibliothèque aux reliures si souvent caressées, ce profond fauteuil où j'aimais lire le soir et le bureau à pupitre où chaque heure de travail me donnait une heure de joie... Pourtant j'ai contenu mon émotion. " J'y travaillerai encore ! " me suis-je juré, serrant les poings. Ensuite, je suis monté sur la terrasse, pour dire au revoir à Paris. Au revoir, hein ! Pas adieu !

Jamais il ne m'avait paru si beau. Devant moi, les Invalides qu'une brume de chaleur enveloppait d'un voile léger, les frondaisons des quais et des Champs-Elysées, puis, face au nord, le Sacré-Cœur tout gonflé de prières et les petites ailes noires de ce cher vieux Moulin. Partout, des dômes, des clochers, le large toit de la Madeleine vert comme un pré, le Panthéon grisâtre, les jumelles de Saint-Sulpice, l'Arc de Triomphe aux rassurantes épaules et cette efflanquée de Tour Eiffel qui se haussait sur la pointe des pieds pour regarder au loin, comme une grande fille perdue. Les contempler ne m'attristait pas. Je reprenais courage au contraire. Perdre tout cela ? Jamais ! De nouveau je croyais au miracle et, des deux mains, j'ai envoyé un baiser à Paris.

Bien que sachant le gouvernement disparu, j'ai fait un saut au Continental, afin de savoir ce qu'on me voulait. Le jeune capitaine, commandant de notre Quartier Général, qui seul restait sur place, n'a rien pu me dire, sinon que le nouveau ministre de l'Information était, avec ses collègues, parti pour Tours.

- C'est bon. Je me demandais où aller, cela me donne un but.

Pour la circonstance, notre jeune capitaine s'était sanglé d'un ceinturon avec étui à revolver.

- Ils peuvent venir, je les attends ! m'a-t-il dit d'un petit air résolu.

Cher courageux garçon ! Les quelques vieux soldats qu'on lui avait laissés n'avaient pas de fusils ; lui sans doute pas de cartouches, ni même d'épée pour la rendre.

- Bonne chance ! lui ai-je pourtant souhaité en lui serrant la main.

Depuis trois heures que j'étais arrivé la sortie de Paris était encore plus encombrée. Des milliers de pauvres diables chargés de ballots et de valises grimpaient la côte de Sèvres en peinant. J'ai fait monter un couple pris au hasard.

- Nous allons en Bretagne, m'ont-ils dit tout naturellement.

À pied ? Ainsi chargés ? Mais de telles extravagances n'étonnaient déjà plus. À mesure que nous avancions, la route grossie d'affluents comme un fleuve en crue, devenait impraticable. Pourtant il y régnait un ordre surprenant. Je m'attendais à de tragiques bousculades, à des clameurs d'émeutes ; je m'étais trompé. Ce flot humain s'écoulait calmement et sans cris, quatre voitures de front tenant la chaussée, les cyclistes dans les intervalles et la piétaille en file de chaque côté. Après Versailles, les autos emboîtées l'une dans l'autre ne parvenaient plus à se dégager. Torpédos grand sport trépidant d'impatience, lentes familiales caparaçonnées de matelas, camionnettes du Nord camouflées de branchages, cabriolets de luxe aux nickels éclatants, lourds camions emportant le personnel d'une usine, voitures de livraison, autocars pour noces, tous roulaient au même train ; jusqu'à un tracteur à roues de fer qui tressautait en crachant de la fumée et, n'allant guère moins vite, des attelages de fermes, descendus des régions envahies, qui se traînaient depuis des jours. Parmi eux cheminait un corbillard qu'un vieux curé conduisait par la bride ; des femmes et des mioches y étaient accroupis ; les hommes suivaient à pied, comme à l'enterrement. Derrière s'impatientait une auto neuve dont le conducteur avait fixé sur son pare-choc un énorme écriteau prévenant : " Attention. Je ne sais pas conduire. " En lisant l'inscription les enfants sont partis à rire. Ce cortège étourdissant finissait par distraire les plus accablés. Des paysannes en robe noire des dimanches, juchées sur une fourragère pleine de meubles et d'outils agricoles, entamaient la causette avec des gitanes en roulotte, de celles sur qui, naguère, elles lançaient leurs chiens. Ces nomades cessaient d'être des ennemies puisqu'elles partageaient leur sort. Dans la détresse commune les classes se rapprochaient. L'ouvrier descendu de vélo donnait un coup de main au richard en panne et le gigolo de la grand sport tendait une cigarette au chauffeur de poids lourd. Subitement ils se sentaient égaux : aucun ne pouvait se sauver plus vite.

À Epernon, ayant déposé mes deux passagers, j'ai rapidement rempli la voiture de bagages, ne réservant que la banquette avant pour ma femme et ma nièce qui se serreraient près de moi, mais au moment de démarrer les parents qui nous avaient reçus ont poussé devant eux une très vieille dame, me suppliant de l'emmener. Elle s'appelait Mlle Roturier, était âgée de quatre-vingt-treize ans et voulait rejoindre sa famille à Bordeaux. Comme elle n'était pas grosse et n'emportait qu'un petit sac de voyage, je n'eus, pour lui faire place, qu'à sacrifier deux valises, mais j'ignorais qu'elle cachait dans sa petite tête ridée une provision inépuisable de prédictions et ce fut, durant le parcours, ce qui m'incommoda le plus. À peine atteignions-nous la route nationale où les voitures s'enchevêtraient dans une fournaise empestant l'essence qu'elle fit entendre un petit cri :

- L'Apocalypse !

Pourtant ce n'était pas de l'épouvante, plutôt une espèce de soulagement.

- La voyante de Bordeaux me l'avait annoncé le jour de la déclaration de guerre, poursuivit-elle d'une voix chevrotante. Paris et toutes les grandes villes périront dans les flammes... Il y aura tant de morts qu'après on se retournera pour voir passer un homme...

Jusqu'à Tours, où je la mis dans le train le surlendemain, elle ne cessa de nous encourager de cette manière, nous promettant le viol, le pillage et l'asphyxie. D'autres éprouvaient-ils les mêmes craintes, c'est probable, mais sur les visages cela ne se lisait pas. Ces milliers de touristes sans veston ni cravate, manches retroussées jusqu'au coude, leurs épouses cramoisies aux portières, des chaises longues ficelées sur le toit, avaient moins l'air de fuir l'ennemi que la chaleur. Ces cyclistes harnachés de musettes, ces piétons assis en brochette le long des talus n'avaient pas non plus des mines d'hommes traqués. Coiffés de journaux en bicorné de gendarmes, de yokos de pêcheurs à la ligne ou de mouchoirs noués en turban, ils semblaient s'être déguisés pour les vacances. " Vacances forcées ", avais-je dit amèrement à mon concierge en lui remettant les clés. Ce mot impie me revenait. C'était vraiment à une ruée pour les vacances que cette bousculade faisait penser. À un rallye absurde sans but ni récompense qu'on se disputait au ralenti. La violence de l'événement avait dérangé les cervelles, on agissait d'instinct, sans calculer. Les gens fuyaient devant le danger, cependant nul n'avait peur. Lorsque des bombes ont éclaté vers Chartres, pas une femme n'a crié ; un simple coup de tonnerre en temps ordinaire eût causé plus d'effroi. Des gamins, il est vrai, étaient là pour donner l'exemple : ces boy-scouts aux foulards bien noués - moins débraillés que les grands - qui, à certains carrefours, réglaient sévèrement la circulation, raides comme de petits soldats. Ce qui m'étonnait par-dessus tout c'était la docilité de cette multitude. Ces réfugiés recrus de fatigue auraient pu se jeter sur les belles voitures, vider les spiders remplis de babioles et s'installer de force ; au lieu de cela ils s'écartaient pour ne pas gêner. On répète comme un acte de foi que la foule est féroce : celle-ci a montré le contraire. C'est la conduite de ces miséreux qui a sauvé de la honte ces affreuses journées. L'approche du danger aurait pu rendre les êtres horribles ; au contraire, le plus égoïste devenait obligeant. Pas une place ne restait vide dans les voitures. " Montez ! On se serrera ". Ma nièce avait pris sur ses genoux un jeune soldat d'aviation ; un autre se tenait en équilibre sur le marchepied et débitait des galanteries à une petite en pull-over assise, jambes pendantes, à l'arrière d'un camion, une cage à serin sur les genoux. Bientôt n'y tenant plus le garçon a sauté de son perchoir pour s'installer près d'elle. Ils ne pensaient plus à l'exode, ces deux-là ; pas plus que les oiseaux...

Parfois, une brève apparition ramenait au drame. Ainsi, cette ambulance de luxe où une femme gémissait, une religieuse penchée sur elle. Mais de l'autre côté pétaradait un triporteur emportant dans sa caisse une grosse mémère enfouie sous un monceau de choux-fleurs, et cette image effaçait l'autre. Dans ce bouleversement, les

faits les plus déconcertants paraissaient naturels. Traversant une bourgade où l'on allait au pas j'ai frôlé un ami, le gros Robert Dieudonné, chroniqueur de l'Œuvre, qui sortait d'une ferme, portant précieusement une casserolede lait.

- Je suis content, m'a-t-il dit, dans un bon sourire, je vais pouvoir suivre mon régime.

II venait de quitter sa demeure des bords de l'Oise, abandonnant tout ce qu'il possédait, et il restait en panne avec une bielle coulée, les Allemands aux trousses, mais il était heureux quand même, parce qu'il allait dîner selon l'ordonnance du médecin.

- Au fond, nous sommes tous pareils, ai-je dit à ma femme que ses souffrances empêchaient de penser à autre chose. Chacun garde son souci personnel et cela permet d'oublier le reste.

À mesure qu'on s'éloignait de Paris, piétons et cyclistes disparaissaient de la colonne. Pourtant, nous n'avancions pas vite. La nuit tombée, ayant roulé huit heures, nous n'avions parcouru qu'une centaine de kilomètres. J'aurais voulu continuer jusqu'à Tours, mais l'état de ma femme me contraignit à faire halte à Vendôme.

La petite ville regorgeait de réfugiés. Les premiers arrivés avaient trouvé à se coucher dans les hôtels ou chez l'habitant,les suivants étaient parvenus à s'allonger dans les préaux d'école ou dans les cafés mais à présent, tout était occupé. Beaucoup de gens dormaient dans leurs voitures ; d'autres à la belle étoile, sur les chaises longues ou les matelas déficelés du toit. Ouvrant au hasard la porte d'une remise, j'ai surpris deux couples distingués qui bavardaient, les dames mollement allongées sur des banquettes d'auto, les messieurs sur des bottes de paille. Ces dames avaient leurs perles au cou, sur les jambes des manteaux de vison ; un des messieurs, c'était à ne pas croire, portait même un monocle. Ce tableau stupéfiant ne m'a pourtant pas plus étonné que le reste. Tout devenait possible. À tel point que dans cette ville archi-pleine où l'on couchait jusque sur les paillassons, j'ai obtenu trois lits dans la villa d'une dame en deuil qui n'ouvrait sa porte à personne. Toute la nuit, dans un demi-sommeil, j'ai entendu le roulement continu des voitures qui profitaient de la voie plus libre pour prendre de l'avance. De bonne heure, nous sommes repartis. La route était moins encombrée, les fugitifs moins anxieux. Ils venaient d'apprendre par la radio que nos armées résistaient en Normandie et en Champagne, et ne craignant plus d'être rattrapés par les chars, ne s'inquiétaient que pour l'essence. Tout à coup, en pleine campagne, les autos qui roulaient devant moi se sont arrêtées et, avec de brusques manœuvres, des marches arrière et des carambolages, ont assiégé un camion réservoir qui déroulait son gros tuyau. Le commandant d'une base d'aviation voisine, ayant reçu l'ordre d'évacuer son terrain en incendiant l'essence, avait pensé qu'il serait préférable de la distribuer. En un clin d'œil ce fut la mêlée, chacun voulant être servi le premier. Ceux qui avaient leur plein repartaient braillant de joie, tendant des billets de banque aux militaires qui ne les refusaient pas. De l'autre côté de la route, on se bousculait aussi, cette fois devant une auberge, mais la distribution y causait moins de plaisir. Le patron avait vidé sa dernière barrique, vendu à prix d'or les dernières bouteilles et devait regretter de ne pouvoir faire payer l'eau de la fontaine. On buvait à la régalade, s'humectait la figure, puis reprenait le volant. Toutes vitres baissées on suffoquait. " Croyez-vous, ce qu'il fait chaud ! " De portière à portière on n'entendait que cela. De la guerre, on n'en parlait plus : personne ne savait rien.

Retardé par deux crevaisons et ayant déjeuné chez des amis retrouvés en chemin, je n'arrivai à Tours que dans l'après-midi. On n'y pénétrait qu'à grand'peine, le pont impraticable, les rues embouteillées. Sur les trottoirs, dans les cafés, devant les garages, aux bureaux de poste, partout on s'écrasait. N'ayant pris que le temps de conduire la vieille dame de Bordeaux à son train, je me rendis à la Préfecture, où le Gouvernement siégeait en permanence. Le nouveau ministre de l'Information, Jean Prouvost, en place depuis seulement quelques jours, m'apprit à brûle-pourpoint, ce qu'on attendait de moi :

- Nous vous demandons de prendre la direction de la Radio.

J'en restai une seconde interdit, puis me cabrai :

- Ah ! non, par exemple ! Dans ces circonstances, jamais !

Pourtant, le ministre insista :

- C'est un devoir, me dit-il. L'opinion privée de ses journaux s'alarme et prête l'oreille aux pires rumeurs, il faut absolument la renseigner. La rassurer aussi, lui redonner du courage. Pour cela le Gouvernement compte sur vous.

De nouveau je protestai, c'était une tâche impossible ; mais le ministre  trouva des arguments qui me touchèrent.

- C'est précisément parce que la tâche est pénible que vous ne pouvez la refuser. Demain, M. Churchill, arrivé de Londres, prendra part ici même à une conférence décisive, ensuite se tiendra à Cangé un conseil des Ministres où toutes les questions militaires et politiques seront mises au point ; alors, après avoir vu le Président du Conseil, vous prendrez la parole au micro pour informer le pays.

Je me débattis encore un moment puis finis par céder. Comme je faisais valoir en dernier argument que je ne savais pas où loger, on mit à ma disposition un appartement réquisitionné ; ce fut le seul bénéfice de ma nomination... Le logement n'avait rien d'agréable - je me souviens d une lugubre fenêtre ayant vue sur l'usine à gaz - mais beaucoup de Parisiens en fuite me l'eussent quand même envié. Beaucoup avaient passé la nuit sur un fauteuil d'hôtel, ou pêle-mêle dans un couloir ; d'autres dans leur auto, ou sur une banquette de café. J'ai même rencontré une jeune comédienne hébétée de fatigue, un manteau de fourrure sur chaque bras, qui demandait au patron d'un magasin d'ameublement la permission de coucher sur un lit de la vitrine, et cette solution de vaudeville lui paraissait toute naturelle.

À chaque coin de rue on se heurtait à des connaissances. Politique, presse, affaires, théâtre, tout le monde se retrouvait là. Au passage, on recueillait des nouvelles. Les mauvaises seulement étaient vraies. Croyant maintenant en détenir de sérieuses, je faisais le discret. On échangeait aussi des noms de restaurants, de bonnes adresses pour l'essence. Puis, invariablement :

- Vous restez ici ?

- Cela dépend du gouvernement, répondaient d'un petit ton important ceux qui se croyaient indispensables.

Malgré moi je me trouvais du nombre et pendant vingt-quatre heures je me suis creusé la tête, cherchant ce que je pourrais dire dans ma première allocution. Comment remonter le moral de l'opinion sans toutefois trahir la vérité ? Aux bulletins victorieux de Radio Stuttgart, je n'aurais rien à opposer, que des mots. Cependant, en amplifiant les propos du ministre et en les renforçant de mon espoir irraisonné, je parvins à m'échauffer, à m'abuser moi-même. Ce n'était certainement pas pour rien que Churchill se dérangeait, que le général Spears venait discuter avec Weygand. À coup sûr il se tramait quelque chose. Certainement l'Angleterre allait ramener ses avions en France et envoyer les troupes qu'elle nous avait refusées. Lord Halifax, ministre des Affaires Étrangères, qui était du voyage, apportait peut-être l'espoir d'une intervention des États-Unis. Jusqu'à présent le pire seul avait été possible, cela pouvait changer.

Je me montai si bien la tête que, le lendemain, sur la fin de l'après-midi, je retournai à la Préfecture résolu, comme mon vieux patron Clemenceau en 1914, à clamer : " Jusqu'au bout ! "

Je venais de franchir allégrement le porche quand

j'aperçus de l'autre côté du jardin le président Herriot, debout sur le perron, entouré de journalistes. Regardant mieux, je vis qu'il pleurait en parlant.

- Que se passe-t-il ? demandai-je anxieusement à l'un des chefs de la police parisienne qui repartait l'air agité.

- Les Allemands sont à Pantin, me dit-il d'une voix étranglée. Ils entreront à Paris cette nuit.

J'ai dû pâlir et suis resté les bras ballants, ne sachant que faire. Le plus simple était de disparaître sans explication, mais c'eût été lâche. Faisant un effort, je suis remonté chez les ministres que je trouvai le visage défait.

- Apprendre cela au pays, je n'en aurai pas la force, lui avouai-je. Je ne veux pas rester pour ma vie entière le porte-malheur qui aura annoncé la reddition de Paris.

Jean Prouvost, homme de cœur, m'a compris et m'a relevé de mon engagement.

- Ayons quand même confiance, m'a-t-il dit.

Mais confiance en quoi, maintenant ?

Mon logis, au retour, m'a paru plus lamentable encore, du linge empilé sur les chaises, des vêtements accrochés aux poignées des fenêtres, des valises ouvertes dans les coins.

- Eh bien, voilà ! ai-je grommelé en enjambant un monceau de robes. Il faut tout remballer, nous repartons.

Cependant ma malade, remontée à coups de cachets, était encore trop faible pour entreprendre un voyage de nuit.

- Tant pis. Attendons demain. Nous essayerons de dormir...

Mais comment dormir avec ce drame en tête ? Passé minuit j'ai entendu le sifflet des motos de police qui ouvraient le passage aux officiels en route pour Bordeaux... Sedan, Tours, Bordeaux, ces noms rappelaient trop 70. Étendu sur le lit, je chiffonnais rageusement le drap qui me collait au corps. Des milliers de réfugiés, dans leur demi-sommeil, devaient entendre ce défilé d'autos sans se douter que c'était le gouvernement qui reprenait sa fuite. Peut-être même rêvaient-ils à leur tour d'une nouvelle Marne ? Votre réveil ne sera pas gai, mes pauvres gens. Maintenant, je n'ai plus d'illusions : nous sommes écrasés, anéantis. Les quelques ministres prêts à continuer la lutte reportent la victoire possible à une date si lointaine qu'on n'ose y réfléchir. " Plusieurs années avant que l'Amérique soit en état de produire le matériel nécessaire ", a déclaré tantôt celui de l'Armement. Et l'on parle à présent d'un repli de l'armée et du Pouvoir en Afrique du Nord. Alors, quel sera le sort des millions de Français qui, eux, ne pourront s'embarquer ? Plus je réfléchis, plus mon cœur bat, plus mes doigts se crispent. À l'heure où la France unanime devrait se raidir, on n'entrevoit que discorde et confusion, civils d'un côté, militaires de l'autre, et, comble d'incohérence, ce sont des civils qui veulent poursuivre la guerre tandis que les militaires exigent la paix ! Mais puis-je les juger, moi qui me sens incapable de décider qui a raison. Capituler, je refuse de l'admettre, mais continuer à se battre avec cette armée qui se débande, sans chars et sans avions, je sais que c'est impossible. Moins que jamais je n'envie la place de ces ministres et généraux qui, tout à l'heure encore, s'affrontaient au château de Cangé.

Cangé ! À ce dernier nom, je sursaute sur ma couche. Cangé, c'est l'Élysée de la débâcle, le château où l'on a remisé le Président de la République. Belle demeure, m'a-t-on dit, mais dépourvue de téléphone direct et la radio hors d'état de fonctionner, si bien que le Chef de l'État, pour qui l'on va chercher le communiqué en voiture, est moins vite renseigné que le dernier des Français. Pourtant c'est lui qui dirige les débats dont dépend le destin du monde ! Les grands chefs militaires sont-ils du moins mieux informés ? Pas même. À Briare, refuge du Grand Quartier, on n'avait pas prévu de standard téléphonique - un officier de là-bas vient de me l'apprendre - et pour savoir où s'établit le front, un capitaine du Deuxième Bureau, en permanence au bureau de poste, appelle au hasard les villes où l'on suppose que nos troupes résistent encore. Si une voix française répond, l'officier demande si tout va bien, si l'ennemi n'est pas signalé dans les environs, puis il raccroche et passe à une ville plus éloignée, jusqu'au moment où il tombe sur un Allemand ou une receveuse affolée qui bredouille. Alors il marque cette localité d'une croix rouge : la zone de bataille s'établit par là. Encore faut-il pour tracer ce front approximatif posséder les cartes de la région. Or, le Bureau des opérations n'y avait pas pensé non plus. Il a fallu se rendre à Gien, dépôt du Service Géographique, et rafler toute la collection. Le Grand État-Major, dans sa précipitation, a même oublié ses documents secrets. Les nazis les retrouveront dans un wagon de marchandises, sur une voie de garage de la Charité-sur-Loire, et n'auront plus qu'à relever les noms de nos agents de renseignements pour les envoyer au bourreau. Qui donc est responsable ? On ne le saura jamais. Les bureaux, comme d'habitude, se rejetteront la faute l'un sur l'autre : " Ce n'est pas moi, c'est lui ! " Et peut-être, pour faire un exemple, traînera-t-on devant le Conseil de Guerre le pauvre diable d'adjudant qui commandait le piquet de garde. Quand on veut des coupables, on ne les cherche qu'en bas.

Mais il y a pire. On a égaré un autre wagon. Et le

plus célèbre, le plus glorieux : celui de l'Armistice ! Les Allemands, n'en croyant pas leurs yeux, l'ont découvert intact dans la clairière de Rethondes, et ils auront la joie féroce de nous dicter leurs volontés à la table même où, le i i novembre 18, ils ont signé leur capitulation ! Il ne s'est trouvé personne, officier ou fonctionnaire, pour sauver le wagon historique, le faire mettre en sûreté ou, faute de mieux, le faire sauter. Un simple soldat ou un garde forestier s'en serait chargé, avec un paquet de cheddite ou quelques grenades incendiaires, mais pour cela, il eût fallu un ordre. Or d'ordres on n'en recevait plus, sauf celui de foutre le camp.

Des ordres, écrits de préférence, voilà ce que tous attendaient, pour pouvoir dire plus tard : " Je n'ai fait qu'obéir. " Mais pour lâcher leur poste, beaucoup n'ont pas tardé. Des préfets lèvent le pied, des généraux lâchent le peloton, des médecins-chefs abandonnent leurs malades, des directeurs d'asiles libèrent les fous furieux... Les colonnes allemandes ne les rattraperont pas, ces malins-là ! Ils vont se terrer jusqu'au cessez-le-feu, et l'on ne les reverra qu'après l'armistice, sur les places d'armes pour se décorer l'un l'autre, ou dans les antichambres ministérielles pour demander de l'avancement. Quant aux petits fonctionnaires restés dans leur bureau, aux soldats accrochés à leur bout de terrain, qu'ils se débrouillent. S'ils se font tuer, on gravera leur nom sur le socle d'un monument aux morts, c'est un honneur qui se donne plus facilement qu'une pension.

Une nuit passe vite à refouler ces colères qui bouillonnent, puis on voit poindre le jour entre les lames de la persienne et l'on saute du lit.

- Debout ! Il est l'heure !

Un brin de toilette, un semblant de petit déjeuner, après quoi j'ai empoigné les valises. La concierge ayant disparu, je ne savais à qui rendre les clés ; je les ai remises à une femme que j'apercevais plus loin, sur le pas de sa porte.

- Les clés de qui ? m'a-t-elle demandé.

- Je ne connais pas le nom. Un petit logement sur le gazomètre...

Le silence de cette rue déserte épouvantait, mais tout à coup la voix d'une radio s'est échappée d'une fenêtre ouverte. Que disait-elle ? Je ne sais plus... Des choses affreuses... Les Allemands à Paris, nos armées enfoncées en Normandie et en Champagne... Ainsi, à cette heure même, le pas lourd de la Wehrmacht retentissait sur les Champs-Élysées ; peut-être, suprême injure, les vainqueurs allaient-ils incliner leurs drapeaux sur la Tombe de l'Inconnu ? " Je hais la force ! ai-je grondé. C'est l'argument des brutes ! ... " Mais comment la maudire, nous qui, pendant vingt ans, l'avons tenue dans nos mains et n'en avons rien fait ?

Impatient, j'arpentais le trottoir, guettant l'arrivée d'amis israélites que j'avais prévenus du danger qu'ils couraient de l'autre côté de la Loire. (Naïf, je croyais encore que la rive gauche serait épargnée.) Enfin, leur auto a tourné le coin. Rapidement, nous nous sommes concertés.

- Où allons-nous ?

- Je propose Limoges, m'a dit l'ami.

- Si vous voulez...

Le choix paraissait bon. La route de Bordeaux fourmillait de voitures tandis que l'autre était à peu près dégagée. Mais à Limoges, nous avons trouvé, comme à Tours, les rues encombrées d'autos et les restaurants envahis. Les réfugiés de luxe, prenant l'habitude de cette vie errante, ne se préoccupaient que du déjeuner et de l'essence. Je me montrai encore plus inconscient en décidant de ne pas repartir. Réconforté par quelques nuits de répit dans un manoir des environs, puis chez un industriel de la ville, j'étais parvenu à me persuader que la situation pouvait encore être rétablie. Les envahisseurs s'arrêteraient sur la Loire pour entamer des pourparlers, on gagnerait ainsi quelques semaines, nos armées en profiteraient pour se reconstituer, des cargaisons de chars et d'avions nous arriveraient d'Amérique et la guerre reprendrait avec une foi nouvelle.

Il ne me resterait alors qu'à renfiler mes bottes et reboucler mon ceinturon de correspondant. Sans doute cette espérance était absurde, mais c'est une maladie dont je ne puis guérir. Sourd aux conseils de personnes raisonnables, je me mis donc en quête d'un appartement.

J'en trouvai un au dernier étage d'un immeuble moderne, dans le haut quartier. Très confortable et joliment meublé, agrémenté d'une large terrasse à pergola d'où la vue s'étendait sur toute la campagne. Je choisis soigneusement la pièce où je travaillerais et déplaçai même le bureau afin de recevoir la lumière du bon côté. La dame propriétaire, qui quittait prudemment Limoges pour se retirer dans un lointain château, me regardait faire avec stupeur. Visiblement, elle ne comprenait pas qu'il se rencontrât un être assez dénué de bon sens pour louer un appartement dans ces circonstances ; néanmoins, elle ne chercha pas à me dissuader et me fixa son prix que je me hâtai d'accepter. Mon aménagement, fixé au lendemain, ne devait pourtant pas se faire.

Comme je me dirigeais vers ce nouveau domicile, je fus immobilisé sur la place de la Gare par une foule compacte, étrangement silencieuse, qui écoutait une voix résonnant dans l'espace. Pressentant une grave nouvelle, je coupai le moteur et tendis l'oreille.

- Sûr de l'appui des anciens combattants que j'ai eu la fierté de commander, je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur...

Aussitôt, j'ai compris. C'était le maréchal Pétain qui, pour la première fois, s'adressait au pays. Des milliers de regards semblaient chercher son visage sur le haut-parleur.

- C'est le cœur serré que je vous dis aujourd'hui

qu'il faut cesser le combat... Je me suis adressé cette nuit à l'adversaire pour lui demander s'il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte et dans l'honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités.

Aux derniers mots, une clameur délirante a jailli des poitrines. Clameur de soulagement, de gratitude. J'en restai interdit. Ah ! ceux-là ne l'avaient pas " le cœur serré ". Soldats sans régiment, voyageurs sans billet, réfugiés sans essence, ils ne pensaient qu'au bonheur de retourner chez eux. Aucun ne semblait comprendre que c'était la défaite qu'ils acclamaient ainsi. Un petit groupe de soldats a entonné l'Internationale, un autre a répliqué par une timide Marseillaise. Ils exprimaient leur joie sur des airs différents. Déjà la foule se dispersait pour aller répandre la bonne nouvelle.

- Eh bien voilà, c'est fini, ai-je murmuré, courbant la tête.

Plus rien maintenant ne me retenait à Limoges ; j'ai pris à mon tour le chemin de Bordeaux.

Retardé en route, je n'y suis entré que le lendemain. C'est là que la défaite m'est apparue, ignoble, grouillant dans les rues, palabrant aux terrasses, intriguant dans les antichambres, chacun se débrouillant aux dépens du voisin. Les uns cherchaient un gîte, les autres un passeport, et chaque fois : " Je paierai ce qu'il faut. " On trafiquait de tout : une signature, un visa, un coup de tampon. C'était trop tentant de gagner l'Espagne où l'on serait à l'abri. " Vous connaissez l'adresse du Consulat ? " Ceux qui étaient décidés à rester ne s'impatientaient pas moins : " Enfin, est-ce qu'on signe l'armistice, oui ou non ? "

Les nouveaux ministres seuls auraient pu leur répondre, mais on ne savait où les trouver, dispersés aux quatre coins de la ville, dans les endroits les plus inattendus, les Travaux publics à la Poste, le Ravitaillement aux Abattoirs, les Anciens Combattants dans un Institut de sourds et muets. C'est un confrère américain, rencontré à la Préfecture, qui m'a communiqué la liste. Assis dans l'escalier, sa machine sur les genoux, il tapait flegmatiquement un article.

- Je voulais un renseignement de la Présidence de la Chambre, on m'a envoyé à l'école maternelle, m'a-t-il appris d'un ton sarcastique. Pour distraire les députés, on leur a donné le Théâtre-Français et l'Apollo aux Sénateurs. Tout cela n'est pas sérieux...

Puis, baissant la voix, et commençant à s'égayer :

- Le Président de la République a demandé au préfet de faire creuser un grand trou dans la cave. C'est pour enterrer ses décorations !

Ces bouffonneries ne me donnèrent pas envie de rire. Tout ce que je voyais, tout ce que j'entendais m'emplissait de tristesse et de dégoût. Refusant de m'attarder dans cette capitale en décomposition, je suis parti le soir même pour Arcachon, où j'avais autrefois passé d'heureux hivers aux côtés de ma mère. Après quelques journées dans un hôtel de la ville d'hiver où l'on se bousculait, j'ai cherché un villa où je puisse travailler. Une dame de la Croix-Rouge a bien voulu me louer la sienne et je suis tombé dans une maison remplie de trophées rapportés de la Grande Guerre par le général de Maud'huy, son beau-frère. Par un cruel caprice du destin, c'est donc dans un bureau tendu de drapeaux allemands que j'allais écrire mon dernier reportage de guerre.

SANS ARMES, CITOYENS

Bordeaux, 25 juin.

DEPUIS des jours, nous attendions. Ainsi qu'un condamné à mort dans sa cellule. Et l'affreuse sentence vient d'être prononcée.

Aux derniers mots de la radio, je n'ai pas eu le courage de tourner le bouton. Ma chambre d'exil s'est alors remplie d'une plainte désespérée : cette farouche Marseillaise qui ne veut pas mourir et se débat encore dans son petit cercueil verni.

Sans armes, citoyens ! croyais-je entendre. Atroce parodie, que je ne pourrai plus chasser. Sans armes. Sans chars. Sans avions. Sans rien...

Que du courage, comme toujours. Et du sang frais.

Je souffre à me mordre les poings devant cette boîte à cadran emportée de Paris, le jour de la grande fuite et qui de soir en soir, au hasard des étapes, ne m'a plus soufflé que des mots d'épouvante. Une seule fois, je me serai endormi sans torture : la nuit où, tombé en panne près de Limoges, je me suis assoupi au volant, vaincu par la fatigue, n'entendant pas les rumeurs de défaite, ni cet hymne éraillé. Une brise pluvieuse me caressait le front, il montait des herbages une odeur apaisante et, une minute encore, j'ai voulu espérer.

Mais maintenant que nous touchons le fond, ce mot d'espoir n'a plus de sens et fait mal à tracer.

Je me rappelle ma première chronique de guerre, dans ces mêmes colonnes, il y a seulement dix mois. L'espoir vient de mourir : premier tué de la guerre, avais-je écrit, entendant le tocsin. Je ne songeais pourtant qu'au vain espoir de détourner le fléau. Aujourd'hui, c'est l'espoir tout court qu'il faut enterrer. Espoir de vivre libre, de vivre d'hier, de regarder le destin en face... L'orgueilleux espoir d'être pleinement soi-même. Et on l'avoue tout bas, celui de garder un lopin de bonheur si durement acquis. Il faut y renoncer. Renoncer à tout. La bouche mauvaise. Les dents serrées...

Je regarde soudain avec horreur ce casque dérisoire que j'ai porté près d'une année, du Rhin aux Vosges, cherchant l'endroit où attaquerait l'ennemi. Comme nous le craignions tous, il a frappé ailleurs. Là où la cuirasse ne nous protégeait pas...

J'ai encore dans l'oreille l'accent inquiet de l'historien Octave Aubry, notre camarade correspondant de guerre, en découvrant cette Meuse qu'on nous disait infranchissable

- Mais c'est un ruisseau ! s'exclama-t-il.

Ce ruisseau, l'ennemi l'a franchi d'un bond. Avec ses canons et ses chars.

Mais à quoi bon se souvenir ? S'aigrir de récriminations ? Il est trop tard...

Si je voulais relever dans mes articles ce qu'on nous empêchait de dire, rétablir les blancs de la censure, je ne le pourrais même pas. Mes manuscrits, mes livres, tout est resté là-bas, dans ma maison des champs. Au creux d'un val tranquille où le vainqueur campe aujourd'hui, gravant peut-être des croix gammées sur le plateau blond de ma vieille table.

Malgré tout, on ne peut se maîtriser et l'on ricane de rage en songeant que ce printemps encore il était interdit d'écrire que nos aviateurs combattaient à un contre cinq, sur des appareils toujours surclassés. Certes, l'ennemi était au courant. Mais la France engourdie ne devait pas le savoir.

La valeur ne remplace jamais le nombre et un dogue, même s'il veut mordre, ne rattrape pas un lévrier, avais-je certain jour tenté d'insinuer.

Coupé, comme le reste. Coupé. Toujours coupé...

Trois mois plus tard, pour ressaisir l'opinion qui ne comprenait plus et s'effarait, il fallait brutalement clamer la vérité, rendre à nos troupes ce tragique hommage qu'elles résistaient désespérément à un adversaire dix fois plus armé. Mais il n'était plus temps.

Ces lignes de colère, je les jette furieusement sur le papier, sans vouloir me relire, songeant confusément que peut-être, tout à l'heure, je les déchirerai par devoir, pour ne pas allumer dans les esprits de vains ressentiments, puis je relève les yeux sur ma T.S.F. qui recommence à bourdonner.

Que veut-elle encore m'apprendre d'affreux ? d'inhumain ?

Alors, prodige macabre, je reconnais la voix du pauvre Dorival, pensionnaire de la Comédie-Française, disparu l'an dernier, qui, du fond de sa tombe, continue de donner l'heure par un disque qui s'enroue.

" Au quatrième top, la France a cessé de vivre. " Et le destin a voulu que ces derniers instants fussent comptés par un mort.

On veut se raidir. On ne le peut. L'idée est là, qui vous poursuit. Qui vous taraude. Jusqu'à l'obsession, je me répète que tout est fini, que tout est perdu. Ce que nous aimions, ce que nous possédions. Ce qui était notre chair et notre raison de vivre.

On éprouve jusque dans ses fibres l'horrible sensation de n'être plus qu'une moitié d'homme, une moitié de Français. Et cette maladie inexorable qui nous ampute n'aura duré qu'un mois. Après vingt ans d'incubation.

Comme ce sera dur de finir ses jours dans une peau de vaincu ! Ce n'est pas le langage d'un soudard humilié, d'un fanfaron qui se rebelle, mais le cri d'un homme juste qui pense que son pays ne méritait pas un tel sort. Que notre nation, hier la plus haute, la plus admirée, ne serait pas tombée si vite, ne serait pas tombée si bas, si des mains indignes ne l'avaient poussée.

J'ai plus d'une fois haussé les épaules en lisant ces attaques contre une cinquième colonne que chacun situait dans le camp du voisin. En réalité, l'ennemi n'a sans doute pas eu besoin de financer les trahisons. Le cancer qui nous rongeait aura suffi. Un cancer aux racines multiples, de désordre, d'aveuglement, d'égoïsme, de veulerie, de sectarisme, d'incurie... La France abusée ne croyait plus au péril étranger et ne s'embrigadait que pour des luttes de classes. Mais ce n'est pas dans la rue que le combat s'est livré et, pour cette guerre-là, personne n'était prêt.

Elles ne sont plus risibles, à distance, nos querelles politiques : elles sont odieuses.

Il y a trois ans, rentrant d'un long voyage d'information dans les pays totalitaires, je clamais devant la menace grandissante : Vive la liberté ! Ce cri ne sera plus qu'une vaine bravade sous le joug du plus fort.

La liberté est éteinte sur l'Europe, puisque la France n'est plus debout pour la brandir. Et si nous avons été vaincus c'est que nous n'avons pas su la servir. C'est que tous rêvaient d'abriter sous son titre l'oppression du prochain. C'est que notre démocratie, versatile et bavarde, ne la méritait pas.

Je voudrais à chaque page, à chaque phrase, m'arracher au torrent de courroux qui m'emporte. Mais son flot est trop violent. Le coup a été trop dur. La raison se dérobe.

De même qu'au chevet d'un être aimé on perd toute clairvoyance et refuse de voir approcher la mort, j'ai espéré jusqu'au dernier moment, alors que le pays agonisait déjà.

Je me rappelle - c'était hier, et déjà enfoui dans le brouillard du passé - mes dernières missions aux armées quand notre front craquait de toutes parts. Je me répétais obstinément : Nous tiendrons ici... Nous tiendrons là... Et quand cédait la nouvelle ligne, que les fleuves même étaient franchis, je reportais en arrière ma confiance éperdue. Comme ces Parisiens qui priaient Sainte-Geneviève, n'ayant plus que les reliques d'une vierge à opposer aux chars d'assaut.

Maintenant que le sort est accompli, que la tragique réalité se dresse devant nous, il n'est pas de Français qui ne se sente enflammé d'une sombre colère et ne cherche les responsables d'un regard justicier. Mais c'est au bord de ce suprême abîme qu'il faut se ressaisir, Pas de gestes irréfléchis, de condamnations hâtives. Si l'on commence, en pleine débâcle, à chercher les coupables, on en trouvera partout et ce sera la Terreur sous les yeux de l'ennemi, qui s'imposera ensuite comme pacificateur.

Notre ordre, notre honneur, notre avenir, nous devons les sauver nous-mêmes. La France ne laverait rien en s'engageant dans le chaos.

Durant ces dernières semaines, de la frontière à la Loire, la France stoïque, la France éternelle, s'est unie coude à coude pour résister à la ruée d'acier. Nul combattant ne demandait au camarade qui, près de lui, lançait des grenades, quel était son parti, sa classe, sa confession. La France désarmée ne doit pas être moins digne. Il n'y a plus d'adversaires, sous le talon du vainqueur : il n'y a que des Français. Dans la prospérité, nous vécûmes en haine. Dans l'adversité, retrouvons au moins l'amour. Il y a vingt ans, nous fûmes trop petits pour notre victoire ; soyons assez grands pour notre défaite. Un unique mot d'ordre s'impose dorénavant : sauver ce qui reste du pays. Et pour cela, y demeurer. Coûte que coûte. En dépit des misères, des humiliations, des risques même. Nous avons tous profité de ses bienfaits, nous avons tous le devoir de partager ses revers. Petits et grands. Les grands surtout. Et de l'aider jusqu'au bout de nos forces à se relever.

Les cœurs se sont soulevés de dégoût au spectacle de ces gens pris de panique qui fuyaient vers Irun, ou s'engouffraient dans le dernier paquebot, ne prenant que le temps de vider leurs coffres et de rafler dans les bijouteries tout ce qu'ils pouvaient acheter d'or. Jusqu'aux médaillons à portraits, aux grosses alliances campagnardes, aux croix de première communion, pauvres souvenirs payés au poids.

Alors que le sang le plus noble coulait encore, ils s'écrasaient dans les bureaux de consulats pour mendier - et payer s'il avait fallu - un visa de passeport qui leur sauverait la couenne. " Que les autres se débrouillent ! " Là-dessus ils se retiraient, quelque part en non-France. Le cœur vide. Mais les poches pleines. La page la plus abjecte de cette fin de guerre, ils la signaient avec la semelle de leurs souliers.

Pourtant, s'ils supposent que, la tourmente passée, ils pourront revenir chez nous reprendre leurs plaisirs et leurs gains, avec les mêmes airs arrogants, ils commettent une erreur qu'il convient de corriger. Le chemin qu'ils ont pris sera un chemin sans retour.

Entre la souffrance nationale et leur bien-être, ils n'ont pas hésité, laissant à d'autres, non moins menacés qu'eux, le risque du camp de concentration : il faut qu'ils paient cette dérobade, comme ils ont payé les bijoux.

Si le Parlement est enfin capable d'autre chose que de chamailleries, son devoir est d'exiger sans retard le bannissement de ces gras déserteurs. Seuls ont une excuse ceux qui pouvaient redouter les représailles des nazis. La place des autres était sur le sol commun.

Beaucoup de ces émigrés, il est vrai, ne foulaient pas notre terre depuis de longues générations. Cela nous sauve de la honte.

Pour nous, fils des villes et des champs, dont les pères ont peiné des siècles pour la grandeur de la patrie, nous sommes résolus à nous enraciner et à poursuivre notre tâche. Quelle que soit la misère, quel que soit le danger. Sans autre ambition que de reposer un jour dans un cimetière français.

EXAMEN DE CONSCIENCE

On se sent mal à l'aise dans une peau de vaincu. J'en ai souffert dès l'armistice ; ce n'était pas fait pour arranger mon caractère. Quand il m'arrivait d'aller à Bordeaux, je regardais avec aversion ces trembleurs rassurés qui ne songeaient qu'à regagner Paris au plus vite pour reprendre leurs affaires avant les concurrents.

- Que voulez-vous, nous devons nous adapter, m'a dit un homme de théâtre à qui je reprochais sa précipitation. Il va falloir distraire ces pauvres Parisiens.

- Et ces pauvres Allemands. Bonne chance...

D'autres filaient vers l'Espagne, non pour rejoindre l'Angleterre et reprendre la lutte, mais pour vivre sans tracas en attendant que les choses se tassent. Bien entendu, ils emportaient de quoi ne pas s'y nourrir d'oignons. Certain homme d'affaires, que je connaissais fort maigre, avait subitement pris du ventre et semblait même un peu bossu. " J'ai tout caché dans mes doublures ", me confia-t-il à l'oreille. Même pour aller à la toilette, il ne se séparait pas d'une mallette lourde comme du plomb, mais qui contenait sûrement autre chose. Les partants pour Paris traitaient ces fuyards de lâches, ceux-ci se vengaient en les traitant de vendus : ni les uns ni les autres ne se trompaient beaucoup.

Je n'ai pas attendu des années de réflexion pour prendre ce ton courroucé. Un article que j'écrivis en quittant Bordeaux et que je transcris mot pour mot en fait foi.

Risquais-je en écrivant cela d'irriter les esprits timorés ? Peut-être. Mais je m'en moque. Je garde sur le cœur trop de ressentiment. Ce n'est pas en berçant l'opinion avec de nouveaux mensonges qu'on lui donnera la force d'affronter les épreuves qui l'attendent. Or, c'est flatter le pays dans ses éléments les moins nobles que de lui répéter qu'il s'est unanimement montré, durant ces tristes jours, à la hauteur de ses traditions.

Certes, nous avons tous été témoins de scènes bouleversantes, nous avons tous rencontré des inconnus pensifs qu'un regard fraternel rapprochait aussitôt de nous, je n'oublie ni les muettes embrassades, ni les paupières 1 ougles, et ce fut un apaisement Glaris ma peine d'apprendre la fin du drame dans le salon de ce petit hôtel d'Arcachon où les pensionnaires se levèrent, sans un mot, en entendant la voix du Maréchal, puis se retournèrent pour pleurer. Je garde à jamais dans les yeux l'image de ces soldats, tête basse, qui évacuaient la zone occupée par pleins camions, mêlés aux convois ennemis, et répondaient d'un geste malheureux aux adieux des femmes et les vieux courbés dans les champs. Moi aussi, j'ai rencontré ces cortèges de grands gosses à baluchons qui s'enfuyaient, le visage en sueur et blancs de poussière pour échapper au contrôle du vainqueur et qui criaient, crânement redressés sur le guidon : " Ils ne m'auront pas ! " J'ai assisté à la revue suprême et vu la foule se raidir au passage des drapeaux, j'ai vu, dans les églises, des hommes plier les genoux et des femmes pleurer, mais je ne peux pas, je ne veux pas oublier le reste.

C'est commettre un crime de flagornerie, jeter sur l'abjection un voile de complaisance, que d'affirmer que la défaite fut partout accueillie avec la même gravité. La vérité, c'est qu'un ressort, dans beaucoup d'âmes, était depuis longtemps brisé et que la défaite même ne l'a pas retendu.

(Ici, dix lignes plus violentes coupées par la Censure) . Peut-être est-il affreux de le crier si haut, mais tout vaut mieux que le silence. Ce n'est pas en cachant le mal qu'on le guérit.

Une grande voix qui soufflait pour nous depuis Douaumont et le Mort-Homme a proclamé que dorénavant tous les Français devaient être fiers de la France, la France être fière de chaque Français : c'est obéir à cet appel que de flétrir les cyniques et les inconscients qui n'eurent pas au moins la pudeur de dissimuler leur indifférence, si la débâcle ne les giflait pas de honte, si la défaite ne les courbait pas de chagrin... N'ayant généralement aucun des leurs au front, ceux-là considéraient la guerre comme une sorte d'entreprise coloniale qui ne les concernait pas et ils ne participèrent à la détresse commune que le jour où les bombardiers à croix noire vinrent les débusquer du logis.

Ils ne s'étaient pas souciés de la bataille, ils n'ont pas ressenti l'horreur de la soumission. Pour eux, ce n'était que la fin des pérégrinations, avec le seul désagrément de manquer momentanément de beurre et de se restreindre sur le tabac. Les oiseaux continuent de chanter et les bestiaux de brouter l'herbe : ils font comme eux. Ils ne comprendront le désastre qu'à l'instant où les contraintes et les privations s'abattront sur leurs toits, dernières bombes à retardement de cette étrange guerre.

D'autres, qui portaient dans leurs tripes molles une sourde vocation de vaincus, n'ont pas attendu un instant pour s'humilier sous les pas du plus fort. Ce sont ces individus qui, en dépit des affiches officielles engageant la population de Bordeaux à évacuer les trottoirs et à fermer les fenêtres, formaient la haie pour ne pas manquer l'entrée des régiments de Hitler.

Pas méchants non plus, ces nigauds sans honneur. De pauvres hurluberlus avides de distractions pour qui tout dans la vie n'est que cortège de Mi-Carême. Mais le Bœuf gras ne passera plus.

Je me trouvais dans le centre de la ville l'après-midi où les premiers camions allemands parurent à l'improviste. Quand je reconnus le casque lourd des convoyeurs, je reçus un coup en pleine poitrine, mais pris dans la file d'autos je ne pouvais me dégager et je dus assister à ce défilé tragique. Ces soldats d'avant-garde, je dois le reconnaître, se montrèrent corrects. Sans un regard à la foule, sans morgue ni raillerie. J'appréciai moins l'attitude des badauds qui se bousculaient pour mieux les voir. Apercevant enfin un intervalle dans la colonne, je donnai rageusement du klaxon et me penchai à la portière.

- Eh bien quoi ! lançai-je à l'agent qui contenait la file. Est-ce qu'on avance, nom de Dieu !

Le gardien de l'ordre me toisa de côté. Puis, négligemment, par-dessus son épaule :

- Pas d'histoires, hein, me répondit-il, les Allemands d'abord.

Et cela se passait place de la Victoire !

Jusqu'à l'entrée des Allemands à Bordeaux, j'avais ignoré l'appel lancé le 18 juin à la radio de Londres par le général de Gaulle ; des amis rencontrés en ville m'en communiquèrent alors l'essentiel - les uns avec fureur : " Il veut nous mettre sous la coupe de l'Angleterre ! " ; les autres avec un regain d'espoir : " Il a dit que la guerre n'était pas perdue et que les Allemands seraient écrasés " - la version dépendant de l'opinion de chacun. Les millions de Français répandus sur les routes n'étaient d'ailleurs pas mieux renseignés que moi et ne devaient mesurer que plus tard l'immense portée de cette proclamation.

Non encore revenu de mes illusions, je m'imaginais que les vainqueurs s'arrêteraient au point extrême de leur avance et laisseraient le Sud libre. Je pourrais ainsi passer deux ou trois mois à travailler sur les bords du bassin, le temps - incurable candeur - qu'ils évacuent Paris. Or, à peine étais-je installé dans la villa aux drapeaux qu'un coup de téléphone m'alertait :

- Prenez vos dispositions, ils vont occuper tout le littoral.

Il ne me restait, une fois de plus, qu'à plier bagage. Le Sud-Est étant épargné, je décidai de gagner Marseille. Au sortir de Bordeaux, je m'empêtrai dans une colonne motorisée allemande qui avançait au ralenti ; je voulus la doubler, mais un motocycliste se lança à ma poursuite et, m'ayant rattrapé, m'ordonna brutalement de me ranger contre le talus. Je dus, la rage au ventre, assister au passage du convoi. " Voilà ce que c'est que d'être vaincu ! " dis-je hargneusement à ma compagne, comme si je l'en rendais responsable. Puis, un instant plus tard, ruminant ma rancœur : " Si je meurs avant le départ de ces arsouilles, tu feras graver sur ma tombe : " Il n'est pas mort content. " Tout le monde comprendra... " Enfin, nous atteignîment sans autre désagrément la ligne de démarcation, et aussitôt je respirai mieux.

Les routes du Quercy, d'ordinaire peu fréquentées, n'avaient jamais connu pareil encombrement ; les villageois, rangés sur le pas des portes, regardaient avec stupeur ce long défilé d'autos poussiéreuses qui portaient presque toutes un numéro de Belgique ou de Paris. C'était le limon de la défaite qui s'écoulait.

Cahors, où nous arrivâmes sur la fin de l'après-midi, avait pris l'aspect d'une ville assiégée des anciens âges, les voitures formées en carré sur la place, des feux de bivouac allumés au milieu. Hôtels, édifices publics, hangars d'usines, maisons particulières, tout était plein. Ne sachant où s'adresser, les arrivants se dirigeaient en foule vers l'Hôtel de Ville. À l'entrée se dressaient des tableaux noirs d'école où chacun inscrivait ses communications. " La famille Drouard, de Bar-le-Duc, demande des nouvelles d'Alice Drouard perdue à Châteauroux. " Ailleurs : " Mme Gunther et sa fille n'ont pas trouvé de place ici. Elles sont parties pour Figeac. " Sur un autre tableau : " M. Joseph Latour, blessé, a été transporté à Toulouse. " On eût dit des aveugles se cherchant à tâtons. Ces voyageurs sans but, tassés comme dans un hall de gare, lisaient le nez levé. Mais rien, hélas ! ne leur indiquait l'heure du retour... Désemparés, ils se renseignaient auprès du premier venu : le concierge, l'appariteur, un notable affairé qui les bousculait en passant. " Les trains fonctionnent-ils ? Les routes sont-elles libres ? Les Allemands donnent-ils des permis ? " Mais personne ne savait rien. " Où trouve-t-on de l'essence ? - J'allais vous le demander. - Je ne sais où coucher. - Moi non plus... " Les plus hardis, se frayant un passage, montaient au premier et, voyant une porte ouverte, entraient sans se faire annoncer. Le député-maire se tenait à son bureau, impassible. Un front bosselé, une mâchoire énergique, le regard flamboyant derrière les lunettes : Anatole de Monzie, l'ancien ministre. L'un des plus beaux esprits du régime effondré, un Talleyrand qui n'a pas eu son heure. Dans sa carrière, il avait tenu bien des postes ; la défaite lui réservait le plus imprévu : maire des réfugiés. Il y excellait, comme aux autres. Depuis

des jours, téléphone à la main, il appelait les maires, réveillait les châtelains, houspillait les hôteliers. " Allô ! Allô ! " Il lui fallait des chambres, à tout prix : c'est-à-dire pour rien. Et il en trouvait. Alors, content de lui,

il rejetait son béret en arrière, d'un geste familier :

- Eh bien ! la province a du bon quand les choses

vont mal...

Il me vit si las, si démoralisé, qu'il ne voulut pas me laisser dans cette ville surpeuplée qui déjà manquait de vivres et nous emmena, ma femme et moi, à sa propriété de campagne. Dans ce chalet de Vialoles, ancien rendez-vous de chasse, je n'ai rien fait, durant des jours, que manger et dormir. Me baignant les yeux de ciel et de verdure, me grisant de silence, écoutant un clocher qui ne désespérait pas. Quand j'ai quitté le Quercy, j'avais repris mon équilibre. Pourtant, mon départ se fit sous de fâcheux auspices.

Cela se passa le 14 juillet. Je m'étais arrêté, à la sortie de Cahors, dans une caserne où, bizarrerie du temps, je devais prendre de l'essence. Au moment même où j'arrivais, les troupes, peu nombreuses, se rangeaient pour la prise d'armes de la Fête Nationale. Ce fut atroce. Aux accents éraillés d'un clairon, les soldats défilèrent pesamment. On se serait attendu à voir sortir du bâtiment un cercueil recouvert d'un drapeau. Les honneurs rendus, le colonel et moi n'osions nous regarder, gênés de nos yeux humides. Puis, nous nous sommes raidis.

- Allons, tout n'est pas fini, ai-je dit à l'officier, m'efforçant de sourire. Il y en aura encore des Quatorze juillet...

Puis, assombri, j'ai pris la route de Marseille, au volant d'une voiture sabotée au départ qui zigzaguait dans les virages.

Marseille... Ma plume se fait caressante pour tracer son nom. Chère Marseille, " brave " Marseille, comme ils disent là-bas. Elle fut si accueillante, quand des centaines de milliers de fugitifs s'abattirent aux pieds de Notre-Dame de la Garde. Il y avait de tout dans ce flot bigarré : des riches, des pauvres, des sans-métier, des sans-pays, des militaires, des scouts, des grues, des infirmières et, dans le nombre, de rusés commerçants qui s'empressaient de louer les boutiques disponibles pour rafler les clients des marchands du quartier. Elle ne bouda personne, fit une place à chacun, dans ses logements et ses ateliers comme aux terrasses de ses cafés. Pourtant, la bonne ville qui, depuis des siècles, voit débarquer des étrangers de tous les langages, ne s'en laissa pas imposer par ces beaux messieurs qui " parlaient pointu ". Elle ne devenait pas Paris : c'était Paris qui fondait dans Marseille, comme un bloc de glace dans un verre de pastis.

J'ai passé ma première journée à m'étourdir, courant des éventaires du Vieux-Port aux terrasses de la Cane-bière, des ombrages du Prado au bain des Catalans. J'ai même trouvé le temps de grimper à Notre-Dame de la Garde pour brûler un cierge : on aurait encore besoin de

protection...

Malgré l'insouciance apparente de la ville, une sourde inquiétude pesait. Qu'allait-il se passer maintenant ? Des personnages influents annonçaient sans émoi le triomphe imminent de l'Allemagne.

- La paix sera signée le 15 septembre à Westminster, assurait l'un au restaurant.

Et, indiquant ses sources :

- Pierrot me l'a dit hier à Vichy.

" Pierrot ", c'était Laval. Il fallait avoir le cœur bien accroché, et peut-être la tête un peu folle, pour résister a ces rumeurs, mais contre ma raison même, mon sang, mes tripes me disaient que tout n'était pas fini. Le soir, groupés autour d'un poste, nous écoutions anxieusement la voix de Londres. Nous étions encore sous le coup de la criminelle attaque de Mers el-Kébir, malgré cela nous faisions tous des vœux pour l'Angleterre. À chaque bombardement, on comptait farouchement les pertes de la Luftwaffe ; on discutait aussi sur le nombre de navires dont disposaient les Allemands.

S'ils ne débarquent pas avant l'équinoxe, ce sera fichu pour eux, disais-je à des amis qui s'alarmaient.

Jamais on n'aura guetté le mouvement des marées avec plus d'angoisse. Enfin, aux derniers jours de septembre, les vagues se sont déchaînées. Ouf ! On pouvait respirer...

Ne trouvant pas à me loger en ville, je m'étais réfugié à Cassis, où les Marseillais, durant les mois chauds, viennent chercher la fraîcheur des calanques. Je louai un vieux mas planté de vignes et de figuiers, espérant reprendre au calme le roman interrompu un an plus tôt - un an seulement, où venait de s'engloutir un monde - mais il était impossible de se détourner des événements, c'eût même été odieux, et je retrouvai bientôt des occasions de m'indigner. Ainsi, le matin où je lus le compte rendu de la dernière séance du Parlement, alors en représentation au Casino de Vichy. Jamais je ne m'étais mêlé de politique, pourtant cet étranglement hypocrite de la République me révolta. De colère, j'ai chiffonné le journal, je me suis remis à écrire.

Il n'est pas surprenant que le Parlement, né des caprices de la rue, n'ait pas fait preuve, à l'heure du déclin, de la noblesse qui manqua à trop de citoyens. Une carence explique l'autre. Toutefois, les Français qui réfléchissent encore ne comprendront pas que cette abdication se soit déroulée dans une telle atmosphère de veulerie et de reniement.

Comment, voilà des personnages qui depuis vingt ans, trente ans et plus, se gargarisaient avec des formules solennelles et des serments ronflants, qui ne parlaient que de se sacrifier aux institutions républicaines, lançaient l'anathème à qui parlait seulement d'épousseter la boutique, menaçaient l'adversaire, ameutaient les factions et qui, subitement, franchissent la porte en serrant les cuisses quand on leur ordonne de ficher le camp ? Mais ils n'étaient donc pas sincères ? Ils se moquaient donc de

nous ? Je n'ai rien fait pour la République, pas plus qu'elle n'a rien fait pour moi. Je ne lui dois ni titre, ni fonction, ni prébende, si elle ne me doit pas de bulletin de vote. Eh bien ! l'abstention honteuse de ceux qui lui devaient tout me pousse à lui rendre hommage. N'oublions pas que la Ille République, en ses jeunes années, eut l'audace et la force de créer un empire colonial dont l'univers était jaloux. Son prestige fut si grand que toutes les nations du monde recherchèrent son amitié. Toutes. Même celle qui nous écrase aujourd'hui. Notre terre a été l'asile de la prospérité, de l'indépendance, de la douceur de vivre. L'étranger le savait si bien que les réfugiés de toutes races sont venus s'engraisser à notre mangeoire. Nous nous abaisserions nous-mêmes en désavouant si vite un régime auquel nous avons cru longtemps et le corps électoral qui renforçait ce régime tous les quatre ans de ses suffrages n'a présentement que le droit de se taire.

À ce moment, je m'en souviens, la plume m'est tombée des mains. " À quoi bon ? La censure va te couper tout ça... Et puis les événements te donnent tort un peu plus chaque jour. Les Anglais ne pourront tenir éternellement sous les bombes. Alors à quoi bon ? " Las de tout, je me suis accoudé à la fenêtre. Oui, à quoi bon gratter du papier quand les cigales chantent sur le coteau ? N'est-il pas plus sage que toi, l'Hindou qui renonce, l'Arabe qui rêve en égrenant son chapelet ? Le vent qui bruit dans ces platanes est éternel, l'eau qui ruisselle dans ce petit bassin ne connaît pas les limites du temps. Mais que restera-t-il demain de nos efforts, de nos chagrins ?

La brise soufflant du large apportait un brouillard qui, soudain, emplissait la vallée, cachant la pinède aux ramures pressées et les mas aux toits roses. Mais cette brume fondait vite au soleil et je voyais soudain reparaître les oliviers tordus, les espaliers de pierres chaudes puis, tout en haut de la montagnette, la chapelle sans prières découpée sur le ciel bleu. N'était-ce pas un présage d'espoir, ce brouillard qui se dissipait en un instant ? De sourdes détonations crépitaient dans le lointain, comme le déclenchement d'une attaque, et je tendais l'oreille, brutalement ramené sur les bords de la Sarre, par les matins brumeux d'hiver... Mais non, je me trompais. C'étaient les mines des carrières de Port-Miou. Les grenades, les bombes, nous ne les entendrons plus. Nous sommes en paix... Mot qui me gonflait de bonheur, il y a vingt-cinq ans et qui maintenant pesait si lourd...

Alors ? Faut-il renoncer ? Se soumettre au sort ? Ronger son frein ?

Eh bien, non ! Jamais !

Ces hommes, sur le coteau, ne donnent-ils pas l'exemple ? Ils peinent, courbés en deux, piochant le sol dur. Alors, fais comme eux : travaille ! Ton métier est d'écrire : ne lâche pas l'outil.

Revenu à ma table, j'ai repris rageusement la phrase interrompue. Tant pis si le censeur coupe : je me serai soulagé.

Maintenant que les puissants d'hier se sont écroulés sous le poids des événements, c'est à qui les écharpera. Il y a pourtant, dans leurs rangs, des hommes de mérite qui se sont dévoués au service du pays et je reconnais, parmi leurs insulteurs, trop de valets qui, la veille encore, tiraient leur cordon. Mais le Parlement, soumis à la loi des majorités, ne peut être jugé qu'en bloc, et son attitude piteuse suffit à le condamner.

Pas un regret, pas une justification, pas seulement un cri que l'Histoire eût retenu. Rien qu'un morne défilé de bavards rendus aphones et d'énergumènes assagis.

Pour un pareil spectacle, le Grand Casino n'était pas nécessaire.

Guignol aurait suffi.

Ce qui causa une surprise générale, c'est que cet article parut - grâce à la connivence de censeurs marseillais dont certains exerçaient leurs fonctions à contre-cœur - dans mon hebdomadaire, qui applaudissait dans chaque numéro le renversement du régime et attaquait les ministres déchus avec une cruauté qui me faisait horreur. Mais son directeur, camarade de longue date, me laissait pleine liberté, malgré nos divergences d'opinions et en dépit de ses conseillers ordinaires qui l'entraînaient dans une voie sans issue. Les lettres chaleureuses qui me parvenaient lui montraient d'ailleurs qu'un grand nombre de lecteurs penchaient de mon côté.

C'était pour ne pas décevoir ces amis inconnus que je poursuivais la lutte. Certains me manifestaient leur affection d'une manière touchante, m'adressant de leur province des produits dont ils pensaient que j'étais privé. L'un d'eux m'offrait même une place sous son toit, et cela le jour précis où j'apprenais par le maire de Nesles que ma maison de campagne avait été pillée. De tous les coins de la zone libre ils m'adjuraient de les éclairer dans l'incertitude où ils se débattaient et je m'efforçais de leur faire comprendre que tout espoir n'était pas

perdu. Bien que le canon ne tonne plus, écrivais-je un jour, la guerre n'est pas finie. C'est maintenant contre nous-mêmes que nous allons la soutenir... Il est encore moins dur d'obéir entre Français que de s'incliner devant l'étranger vainqueur... Nous ne viendrons à bout d'une tâche pareille qu'en nous y mettant tous dans un grand élan de réconciliation nationale. Puis, la semaine suivante : Rassemblons nos idées, comme le sinistré rentrant chez lui relève les ruines de sa maison, et cherchons dessous : ce sont nos divisions qui ont causé notre perte. Si nous voulons renaître il faut renoncer à ces querelles absurdes, oublier ce qui nous sépare pour se dévouer ensemble au salut commun.

Si je prêchais ainsi la concorde, c'est que la politique recommençait à dresser les Français les uns contre les autres, et que, sous prétexte de dénoncer les responsables de la guerre, le journal où j'écrivais excitait l'opinion contre les Juifs et les francs-maçons.

- Pourquoi continuez-vous d'écrire dans cette feuille ? s'étonnaient des amis israélites.

- Parce qu'il faut atteindre ceux qui ne pensent pas comme vous. Les sermons, pour porter leurs fruits, ne devraient pas être prononcés devant des auditoires de vieilles bigotes convaincues d'avance, mais dans les ateliers et chez les marchands de vins...

La preuve que mes articles portaient, c'est qu'ils me valaient, en même temps que des louanges, des sarcasmes des organes pro-allemands. Un jour je racontai avoir trouvé dans un tombeau de Picardie une médaille gauloise de l'époque où nos aïeux, libérés de la domination romaine, tentèrent de fonder un empire. " On ne déchiffrait qu'un mot sur le bronze verdi, écrivais-je, Un seul, au-dessus d'un casque où battaient des ailes : " Espérance ". Un hebdomadaire nazi de Paris ayant railleusement cité cette fin d'article, s'exclamait en terminant : " Il en est là, le pauvre homme ! " Aux yeux de ces gens-là, j'étais un niais parce que je me permettais de ne pas renoncer.

À l'automne, souffrant de l'isolement, j'avais regagné Marseille. L'air d'insouciance qu'on y respirait eut vite fait de me ranimer. Était-ce l'effet du bienfaisant soleil, ou du mistral qui chassait le brouillard, ou du vacarme qui empêche de trop réfléchir, les habitants n'avaient vraiment pas des mines de vaincus. Les trottoirs, les bars, les boutiques regorgeaient ; on s'écrasait aux portes des cinémas et les joueurs de pétanque lançaient toujours la boule avec le même entrain. Ces favorisés n'avaient pas vécu les semaines d'angoisse de l'offensive, pas guetté dans le ciel le vol des avions à croix noires, ni frémi à l'approche des chars, ils n'avaient pas assisté à l'affreux défilé des troupes en retraite et des populations épouvantées, alors ils ne croyaient pas tellement aux récits effrayants que leur faisaient les gens du Nord. Ils ne semblaient pas non plus comprendre que nous entrions dans un temps de misère. Les entrepôts fermaient, les navires désarmaient, pourtant les dockers en bleu de chauffe continuaient à courir après le. tramway comme s'ils étaient sûrs de trouver de l'embauche et d'être payés le samedi et leurs femmes faisaient la queue à la porte de l'épicerie sans songer que dans huit jours on leur couperait le crédit. De naissance, ces pauvres gens étaient sobres, cela leur servait, et comme ils étaient fiers, ils ne laissaient pas voir qu'ils avaient faim.

Les derniers réfugiés n'inspiraient pas non plus de pitié. Les sans-le-sou étaient tout de suite repartis, obligés de rejoindre le lieu de leur gagne-pain, et l'on ne rencontrait sur la Canebière ou l'Allée de Noailles que ceux qui avaient de quoi subsister. Les autres - fonctionnaires en disgrâce, journalistes sans emploi, Juifs traqués, hommes politiques tenus à l'œil - se montraient peu, n'ayant pas de quoi payer la chambre des grands hôtels ni déjeuner dans les restaurants du marché noir.

Je n'avais, pour ma part, pas le droit de me plaindre. J'avais trouvé, à deux pas du Prado, quartier où les immeubles neufs s'entourent encore de jardins, un appartement agréable que m'avait cédé un confrère marseillais, Camille Ferdy. De mon balcon, j'apercevais les âpres collines de Marseille-Veyre, qui donnent au paysage un aspect africain ; les pins-parasol d'alentour n'étaient point non plus des arbres de mon climat, tout me dépaysait, le chant strident des cigales comme le vocabulaire des marchandes au panier criant sur le boulevard ; le mistral qui secouait mes fenêtres semblait lui-même avoir l'accent, cependant je ne me sentais pas en exil. La bonhomie des boutiquiers, des voisins, des passants me donnait l'illusion de n'être pas un réfugié. Je travaillais dans un petit bureau tout en fenêtres que dominait un grand et sévère portrait de Victor Hugo. Plus d'une fois j'ai, d'un regard, demandé conseil au poète, qui lui aussi avait connu les rigueurs de la défaite. Sans doute pensait-il que les vaincus de l'Année terrible étaient tout de même tombés moins bas que nous.

Écrire devenait chaque jour plus difficile, la censure en éveil coupant tout passage douteux. Je m'en tirais en célébrant le courage de ceux qui avaient combattu jusqu'au bout : volontaires des Corps Francs, pilotes qui rentraient chaque soir les ailes trouées, conducteurs de chars sacrifiés pour couvrir la retraite, fantassins qui avaient résisté de la Somme à la Loire sans munitions, parfois sans pain. Cependant ces récits ne suffisaient pas à m'épancher et le dernier jour de l'année - ce fameux An quarante qu'on blaguait de père en fils depuis des générations et qui venait de prendre si cruellement sa revanche, je ne me contins plus. Il ne serait pas dit que le matin des vœux une voix ne crierait pas ce que souhaitait tout le pays. D'une plume rageuse, je jetai un titre en haut d'une feuille : l'Année de l'Espoir. La suite coula toute seule, comme si je me vidais le cœur. L'encre à peine sèche, je courus à l'imprimerie, fis composer l'article et, ce que je ne faisais jamais, le portai moi-même à la censure. Un heureux hasard me fit tomber sur un journaliste alsacien dont j'appréciais la rude franchise.

- Voilà un papier qui peut nous attirer des ennuis à tous deux, lui dis-je carrément. Mais j'ai confiance, je vous demande le visa.

L'Alsacien lut, sourcils froncés, et, à la dernière ligne :

- Ça fait plaisir ! s'écria-t-il.

Puis, comme on donne un coup de poing, il appliqua le tampon officiel, sans se soucier d'être révoqué et de s'exposer, lui Alsacien, aux représailles allemandes. L'article parut grâce à lui sans coupure, et le matin même du premier janvier. Bonne année ! Que faut-il vous souhaiter ? Ce que nous souhaitons tous : retrouver le pays, le pays tout entier. Des millions de Français ont ces mots sur les lèvres, cet espoir dans le cœur... Avec le calendrier, on dit que le sort change. Alors, prenons un centimètre, comme les soldats d'autrefois. Dans le nombre, nous finirons bien par trouver le bon... C'est parce que la France est aujourd'hui matériellement divisée, divisée dans sa chair, qu'elle doit se sentir plus unie. Les factionnaires et les interdictions sont impuissants devant la foi de tout un peuple. Souvent déjà notre pays a été morcelé, plus d'une

fois, au cours des siècles, sa capitale lui fut arrachée de la poitrine, ainsi qu'un cœur saignant, et pourtant ce cœur n'a pas cessé de battre, la nation démembrée n'a jamais douté du salut.

De mes souvenirs de gamin écoutant mon arrière-grand-mère, à mes expériences personnelles, l'ennemi a foulé cinq fois notre sol et, comme jadis mon aïeule dans sa maison picarde, me voici les yeux tournés vers un Paris vaincu.

Ce regard en arrière pourrait nous accabler, mais jusque dans les désastres, on puise la confiance.

Espérer ! Notre puissance est là. Source qui désaltère, brasier qui réchauffe. Les drapeaux claquant sur Paris nous obligent à détourner la tête, mais nos frontons en ont vu flotter d'autres, qui se sont toujours repliés. Songeons à ceux de 1815 et de 71. Aucune menace, aucun coup de feu n'a pressé leur départ. L'endurance française a la force d'un combat. Désunie, morcelée, la patrie reste entière. Les sécessions que le sort des armes lui imposa de siècle en siècle ne parvinrent jamais à la disjoindre. Les régions séparées se rattachaient quand même, comme ces reptiles tranchés d'un coup de bêche dont les tronçons se cherchent pour saigner ensemble.

Ni les barreaux, ni les tranchées, ni les écriteaux, ni les sentinelles ne peuvent diviser une nation rassemblée depuis onze siècles. Même sans se consulter, les deux parties du pays communient en un même espoir, et s'il leur est interdit de l'exprimer, le cœur trop plein n'en bat que plus fort.

Dans l'affreux abîme de l'année qui s'achève, un passé récent reste enfoui, avec sa boue et ses lumières, et le pays reprend sa route, guettant l'aube nouvelle.

Douze mois à vivre... Douze mois de patience... Douze mois d'espoir.

Souhaiter une bonne année, en ces journées d'attente, serait un vœu trop facile. Je nous souhaite une bonne France.

Mon vœu fut exaucé : l'année qui s'ouvrait allait voir l'Union Soviétique et les États-Unis entrer en guerre. C'était vraiment l'année de l'espoir.

Ainsi que je l'avais prévu, cet article fit scandale. La Commission allemande d'armistice éleva une protestation et je reçus un blâme officiel de Vichy. Loin d'en être consterné, je me sentis fier. Il est de fait qu'à l'époque nous ne fûmes pas nombreux à en écrire autant. Mais après cela, je dus me taire.

Les sentiments que je proclamais grondaient d'ailleurs dans l'âme de tous les Français, à l'exception d'une triste minorité de fanatiques et de tripoteurs. Depuis on s'est efforcé de persuader l'opinion que seuls ceux qui avaient mis leur espoir en de Gaulle - j'étais du nombre - étaient des patriotes et que les autres se rangeaient du côté de l'occupant ; c'est un mensonge. Le pays amoindri par la défaite n'avait pas encore la force de se soulever, mais il ne cédait pas, pactisait encore moins. En cette fin d'année 1940, le Maréchal venait d'écarter Pierre Laval du pouvoir et l'on y avait vu un premier acte de résistance. Chacun pensait qu'il manœuvrait secrètement pour se libérer de la domination et certains propos rapportés sous cape donnaient à croire que c'était bien là son but. Je n'en doutai plus quant à moi le jour où, traversant Vichy, je reçus les confidences de François Valentin, ex-député de la Meuse, que j'avais connu lieutenant de chasseurs à pied aux avant-postes de Lorraine. Peu de temps auparavant, m'apprit-il, il avait présenté une délégation d'anciens combattants de la zone occupée à leur ancien chef de Verdun. L'un de ces vétérans, qui gardait dans I'esprit la tragique photo de l'entrevue de Montoire, éclata brusquement en sanglots :

- Ce n'est pas possible, monsieur le Maréchal, que vous vous entendiez avec les Boches ! s'écria-t-il.

Le visage du vieux chef s'assombrit puis, il posa la main sur l'épaule de l'homme qui pleurait.

- Non, mon garçon, lui dit-il d'une voix ferme, soyez tranquille, je ne vous tromperai jamais. Seulement, quand on n'est pas le plus fort, il faut manœuvrer.

Ici, il s'interrompit un instant puis, avec un sourire :

- Toutefois, ne dites pas en repartant, dans votre langage de poilus, que je sais nager. Non, mes enfants, mais je fais la planche.

Ce mot devait longtemps me poursuivre. Faire la planche n'était sans doute pas une façon glorieuse d'opérer devant l'ennemi, mais que pouvait tenter d'autre un semblant de chef d'État sans armée, sans alliés, sans argent ? Opposer au vainqueur le prestige de son nom ? C'était sa seule arme, et il en usait. Le pays, ayant l'intuition des luttes qu'il devait soutenir, lui témoignait sa reconnaissance partout où il passait et je pus, moi-même, juger de sa popularité le jour où il vint à Marseille, pourtant réputée ville rouge. Pendant des heures, des milliers d'hommes ont défilé sur le quai des Belges, acclamant et chantant, inclinant leurs drapeaux, déposant des présents, puis le cortège officiel a lentement parcouru les avenues où s'écrasait la foule, et à aucun moment, et en aucun endroit, on n'a surpris un geste hostile, entendu un coup de sifflet. Pas seulement un cri de " Vive la République ". Crainte de la police ? Ce serait faire injure aux Marseillais. Mais ces gens simples, ces ouvriers, ces navigateurs, ces petits boutiquiers, ces ménagères se disaient que, sans le Maréchal, la France aurait été, comme la Pologne et la Hongrie, livrée aux caprices d'un gauleiter et ils remerciaient celui qu'ils regardaient comme leur protecteur.

Le soir, penchés sur la radio, ils attendaient comme nous tous les appels exaltants du Grand dissident de Londres, mais ils aimaient aussi entendre les propos rassurants du vieil otage de Vichy et nous étions certainement des millions à espérer que leurs voix discordantes se joindraient un jour pour nous annoncer la résurrection. Là encore, nous nous sommes trompés. L'un conseillait la prudence, l'autre exhortait au combat ; rien ne pouvait plus les rapprocher. Et c'est le proscrit qui devait annoncer la victoire.

L'influence nazi dans nos affaires intérieures devenait apparente. Le gouvernement, où le tortueux Pierre Laval avait repris son autorité, imposait jusque dans la zone libre, des mesures iniques. Les écrivains, comme bien d'autres, reçurent un questionnaire leur demandant les lieux et dates du baptême de leurs grands-parents, question saugrenue à laquelle la plupart étaient incapables de répondre. Je remplis pourtant cet imprimé mais, ayant signé, j'ajoutai : Comme homme de lettres, comme Français, comme chrétien, je suis honteux de répondre à des questions pareilles. Le directeur du cabinet du ministre de l'Éducation nationale me répondit, dans une lettre fort digne, qu'il ne faisait qu'appliquer une mesure imposée, et, non sans courage, terminait en rappelant : Il fut un temps où les perroquets du royaume étaient dressés à crier sur le passage du roi Louis XI : " Péronne ! Péronne ! " Pourtant, c'est le Téméraire qui a finalement péri dans les glaçons.

Mon correspondant voyait juste. Le nouveau Téméraire finirait dévoré par les flammes de son bunker, comme l'autre par les loups dans les étangs de Nancy. Mais nous devrions attendre ce dénouement quatre ans. Marseille ne s'attristait pas, malgré les restrictions. Souvent, à la tombée du jour, elle était égayée par les conscrits des Chantiers de la Jeunesse qui défilaient crânement, le béret sur l'oreille, dans une belle tenue verte à molletières blanches.

Elle aime à rire, elle aime à boire, Elle aime à chanter comme nous

chantaient-ils en chœur, et des filles rieuses couraient à leur rencontre. Cette joie me faisait presque honte. Quand on songe que l'ennemi a fait deux millions de prisonniers, dont cent trente généraux, en ne perdant que trente mille hommes, alors que nous avions plus de cent mille tués, on n'a pas envie de rire, ni le goût de plastronner. Un an plus tôt nos mobilisés gagnaient la frontière en silence et ce départ sans chanson m'avait serré le cœur ; maintenant leurs cadets chantaient à pleine gorge, mais cet entrain venait trop tard. Soldats de la défaite, ils n'avaient même pas le droit de porter un fusil.

Défaite... Ce mot affreux vous collait à l'esprit, on ne parvenait pas à l'arracher. Dans nos petits groupes de Parisiens repliés, nul ne doutait de l'issue de la guerre et le jour où Hitler commit la suprême folie de se jeter sur la Russie, son alliée de la veille, nos espérances se transformèrent en certitude, pourtant cette lointaine promesse ne nous consolait pas. On eût voulu ne penser qu'à l'avenir, et, malgré soi, on remâchait le passé. " Si les États-Unis avaient seulement dit un mot... Si l'Union Soviétique avait seulement levé le doigt ", ressassions-nous. Oui, ces colosses étaient responsables, Hitler avait voulu la guerre, mais eux l'avaient permise. À notre pays, au contraire, on ne pouvait rien reprocher. Saigné par quatre années de massacres, de la Marne à Verdun, il repoussait avec horreur l'idée d'une nouvelle hécatombe ; tous nos gouvernements, de gauche comme du centre, avaient suivi la politique craintive de la Société des Nations, et, pour sauvegarder la paix, nous avions accepté l'occupation de la Rhénanie, nous nous étions inclinés à Munich.

Si la France avait dû s'accuser d'une faute, d'une seule, c'eût été de n'avoir pas tout tenté pour se rapprocher de son ex-ennemie ; nous, surtout, anciens combattants. Mais habitués depuis quatre ans à obéir, nous avons pensé que dans la paix comme dans la guerre c'était à de plus grands que nous de décider, et nous avons confié la tâche à des élus. Alors tout s'est perdu dans des chamailleries politiques, tout s'est noyé dans les discours, tel parti redoutant les militaristes, tel autre les sociaux-démocrates, aucun ne trouvant d'interlocuteur à sa convenance. Devant cette impuissance, nous aurions dû nous dresser et entamer nous-mêmes les négociations avec les combattants d'en face. Nous ne l'avons pas fait. Croyant être fidèles à nos morts nous avons refusé de tendre les premiers la main ; nous avons sacrifié l'avenir au passé.

Il s'était bien créé un Comité France-Allemagne, mais j'avais refusé d'y adhérer, persuadé qu'on y perdrait son temps dans des parlotes et des banquets. Ainsi n'avais-je rien fait pour le rapprochement, et c'est seulement en 1936, quand le pire de nos ennemis s'est trouvé au pouvoir, que i'ai eu la folie de supposer qu'il restait encore une chance et que c'était à moi de la risquer.

Je venais à cette époque de débarquer à Berlin, poursuivant un voyage d'étude dans les pays totalitaires, et l'esprit belliqueux qui régnait en Allemagne m'avait tout de suite inquiété. Toutefois on me fit bon accueil. Invité à la cérémonie de clôture du Congrès annuel des anciens combattants, je fus salué par le président qui parla de mon œuvre de guerre en termes trop flatteurs, après quoi, sans m'avoir prévenu, on me poussa à la tribune. Je répondis brièvement que j'appartenais, en effet, à cette génération qui, le 2 août 1914, avait quitté ses champs, ses ateliers et ses écoles pour gagner la frontière aux cris de " À Berlin ! ", puis, ayant pris un temps, je terminai dans un sourire :

- Je regrette, messieurs, d'y arriver avec plus de vingt ans de retard.

Cette phrase à double entente parut déconcerter les quelques auditeurs qui comprenaient le français mais, au premier rang, le duc de Saxe-Cobourg Gotha, le général von Arnim et quelques autres membres de choix donnèrent le signal des applaudissements et la salle rassurée les imita de confiance.

Quelques jours plus tard, j'étais reçu par M. von Ribbentrop qui, dès le début de notre entretien, me parla de cette réunion. Sans prendre de détours, il me demanda si les anciens combattants français étaient, selon moi, disposés à un rapprochement.

- Plus maintenant, Excellence, répondis-je franchement. Certaines déclarations du chancelier Hitler ont rendu toute entente impossible.

- Rien n'est impossible, reprit le ministre de son air glacé. Notre Führer vous le dirait comme moi.

- Je serais heureux de l'entendre de sa bouche. Mais il y a des menaces qui ne peuvent s'effacer.

Je lui citai alors de mémoire certains passages de Mein Kamp, cette bible des nazis que je venais de relire.

L'ennemi mortel et inexorable du peuple allemand est et demeure la France... Ce peuple qui tombe de plus en plus dans la négrification et qui est étroitement associé aux fins des juifs, désireux de conquérir la suprématie mondiale, est un danger qui menace l'existence même de la race blanche en Europe... L'Allemagne doit tout rassembler pour un règlement de comptes définitif avec la France... Et je terminai par ces mots qui me pesaient sur le cœur : Anéantissement de la France. Ils résumaient toute la doctrine du Troisième Reich.

M. de Ribbentrop m'avait écouté, allongeant les lèvres comme s'il s'agissait de propos sans importance.

- Tenez compte, objecta-t-il, que cela fut écrit dans un mouvement de colère par un ancien combattant ulcéré, que son patriotisme faisait jeter en prison dans son propre pays.

- Eh bien ! répliquai-je sans prendre le temps de réfléchir, que le chancelier déclare publiquement que ces propos n'expriment plus sa pensée, qu'il supprime de son livre ces paroles offensantes et fasse savoir qu'il souhaite un rapprochement entre nos deux pays, et je m'engage formellement à entreprendre, avec quelques camarades, une campagne auprès des anciens combattants pour parvenir à un accord.

Le ministre resta un instant songeur puis, comme je m'y attendais :

- Le chancelier ne consentira jamais. Toutefois, je lui rapporterai notre conversation.

Je quittai l'Allemagne sans avoir revu le ministre, partis pour l'Italie continuer mon enquête et regagnai Paris où j'achevai mon livre Je venais précisément de terminer les chapitres consacrés à l'Allemagne hitlérienne quand, à ma grande surprise, je vis arriver chez moi M. Otto Abetz, le futur ambassadeur, que j'avais connu à Berlin, exerçant des fonctions non officielles mais importantes auprès de M. de Ribbentrop.

1. Vive la Liberté ! ouvrage saisi et mis au pilon par les Allemands en 1940. Également interdit en U.R.S.S. et en Italie. - Mon ministre, m'apprit-il, a fait part de vos intentions au chancelier Hitler et le Führer vous accorde l'entretien que vous avez souhaité. Si vous le voulez bien, nous partirons lundi en avion pour Munich, où M. de Ribbentrop vous attendra. Le chancelier vous recevra le lendemain à Berchtesgaden.

Je m'attendais si peu à cette proposition que j'en restai un instant abasourdi. Mon premier mouvement fut de refuser. D'abord, j'étais revenu d'Allemagne persuadé qu'on s'y préparait à la guerre, de plus les pages que je venais d'écrire attaquaient rudement Hitler et son affreux régime. Mais, le temps d'un éclair, je revis d'autres pages où je posais le problème.

Quelle que soit notre aversion pour un régime de barbarie où tout nous heurte, quelle que soit notre horreur pour cette dictature qui brime l'intelligence, asservit le travail et bafoue la Foi, nous, Français, avons le devoir de tout faire pour rendre un conflit impossible. Et ce devoir est d'autant plus noble que si la guerre éclatait demain, la victoire ne serait pas allemande. Oui, .s'il reste aux hommes de notre temps une grande tâche â accomplir c'est de rapprocher, coûte que coûte, ces mains hier ensanglantées.

Il m'apparut à cette pensée que ce serait une lâcheté de ne pas saisir l'occasion qui s'offrait et j'acceptai l'entrevue.

- Toutefois, stipulai-je, je ne saurais engager une telle conversation sans en informer mon gouvernement. Je vous demande donc de patienter vingt-quatre heures pour ma réponse définitive.

Le messager à peine sorti, je bondis à l'hôtel Matignon afin de mettre Léon Blum au courant. Cela m'était facile, je le rencontrais souvent chez des amis communs et il me manifestait de la sympathie. J'eus le désagrément d'apprendre qu'il venait de partir pour Biarritz, où il allait parfois se reposer. J'exposai fiévreusement à son principal collaborateur le but de ma visite et insistai pour avoir de toute urgence une conversation au téléphone avec le président. On m'assura que le nécessaire allait être fait et l'on me pria de repasser en fin de la journée. Le soir, en invoquant de bonnes raisons, on remit la réponse au lendemain matin, et le lendemain on m'assura que le président, très fatigué, ne pouvait pas parler au téléphone. Je repartis hors de moi, convaincu que l'entourage du président m'avait joué et quand M. Abetz revint, je ne pus que lui exprimer mes regrets de sa démarche inutile.

- C'est criminel ! allai-je me plaindre à René Blum, frère de l'homme politique et l'un de mes plus chers amis. Quand je pense que par la faute de ces gens-là on perd peut-être la dernière chance d'arrêter le réarmement de l'Allemagne !

Je me prêtais là un bien grand pouvoir, mais sans y mettre le moindre orgueil ; seul le but à atteindre m'aveuglait. Quelques jours plus tard, pas encore apaisé, je me rendis chez Léon Blum, de retour à Paris, et lui exprimai mon indignation. Son accueil me désarma.

- Croyez-moi, me dit-il. Cela vaut mieux ainsi.

Ses arguments ne me persuadèrent pas ; la suite des événements devait pourtant me prouver qu'il avait raison. Sans le vouloir, ses collaborateurs m'avaient sauvé. En effet, que serait-il advenu si l'on m'avait permis de conclure ce marché de dupes ? Hitler, dont la tactique consistait à miner le moral des pays qu'il projetait d'attaquer, aurait sans doute feint d'accéder à mes demandes ; il aurait glissé quelques rétractions dans un de ses discours, supprimé une centaine de lignes de Mein Kampf , proclamé son désir de paix ; en retour, naïvement fidèle

à ma promesse, j'aurais entrepris une campagne de rapprochement et serais parvenu à convaincre une masse d'anciens et futurs combattants que la pensée d'une nouvelle guerre épouvantait. Malgré cela, au moment choisi, le dictateur, laissant tomber le masque, démembrait la Tchécoslovaquie, puis envahissait l'Autriche, et je découvrais trop tard le piège où j'étais tombé.

Quel n'eût pas alors été mon remords ! J'aurais crié de désespoir le jour de la déclaration de guerre. 1vl'exagérant mes fautes comme je m'étais exagéré mon rôle de pacificateur, je me serais imputé le manque d'enthousiasme des mobilisés, je me serais cru un peu responsable de la défaite. Durant l'occupation j'aurais tremblé de honte et peut-être de peur. Les larmes m'auraient jailli des yeux en apprenant les crimes des nazis, en voyant mes amis les meilleurs - René Blum le premier - raflés comme du bétail et jetés dans des camps d'extermination. " Tu as fait le jeu de ces monstres ! ", me serais-je constamment reproché. Tout pour moi serait devenu supplice. Mais mon expiation n'aurait pas fini là. À la Libération, c'eût été pire. De prétendus justiciers m'auraient demandé des comptes. Ils m'auraient accusé d'avoir mené une campagne de démoralisation, d'avoir désarmé le pays. Et qu'aurais-je pu invoquer ? Que j'étais de bonne foi, que je voulais sauver la paix ? Ôn ne m'aurait pas cru, si toutefois on m'avait permis de parler et j'aurais été condamné, comme tant d'autres, pour ÿ avoir accompli ce que je considérais comme un devoir. C'est l'image même de ces temps troublés.

Nous étions bien naïfs, dans nos ardents entretiens de Marseille, de supposer que la concorde renaîtrait sitôt l'ennemi reparti : les plaies infectées ne guérissent pas si vite. Du jour où les drapeaux à croix gammée ont profané nos murs, l'esprit de justice s'est éteint en France ; l'Épuration ne l'a pas rallumé.

Je me souviens d'un homme politique à mine d'inquisiteur, qui, à l'époque du procès de Riom, clamait dans un restaurant du Vieux-Port qu'on devait non seulement condamner à mort tous les prévenus, mais en rechercher d'autres. " En exécuter mille, s'il le faut ! Après, le pays sera rassuré. " Je le regardais comme un fou, avec ses yeux luisants et sa bouche tordue. Mais quatre ans plus tard, un autre fanatique, fort calme celui-ci, m'expliquait posément, comme il eût fait un cours, que pour en finir avec le passé on devait fusiller sans jugement un millier de personnes. Même nombre de cadavres. Il les prenait simplement dans l'autre camp. Sous le couvert du patriotisme, tous deux ne songeaient qu'à se débarrasser d'adversaires politiques. Le courage de tuer leur venait lorsqu'on pouvait le faire sans danger.

Pendant l'occupation, ces exécuteurs des basses œuvres mettaient en accusation les gouvernants de la veille, jugés coupables d'avoir déclaré la guerre pour Dantzig. Mais si ces mêmes hommes avaient fait le contraire, laissé écraser notre alliée de l'Est sans tenir nos engagements, ils les auraient condamnés pour haute trahison ! Un autre coupable était le généralissime, qui ne profita pas du moment où la Wehrmacht et tous ses chars étaient engagés en Pologne pour déclencher l'offensive générale. Mais s'il avait envoyé cent mille soldats se faire hacher pour rien devant la ligne Siegfried, l'opinion soulevée eût demandé sa tête ! Alors, où les trouver les responsables de cette drôle de guerre engagée à regret, conduite sans génie, disputée sans entrain ? Sur qui faire retomber le poids de la défaite ? Sur le Haut Commandement qui a laissé nos troupes croupir huit mois dans l'inaction. Pourquoi pas ? Je l'en ai accusé, moi aussi. Mais qui oserait nier que tout le pays priait alors que la vraie guerre, la guerre sanglante n'éclatât pas ? On cherche des responsables ? Eh bien que tous les Français fassent leur examen de conscience et jurent que pour n'être pas vaincus ils auraient accepté, comme en 14-18, de sacrifier quinze cent mille soldats. Le reste est fanfaronnade.

Je me revois, à ma petite table de Marseille, fouettant de lignes rageuses, dans l'Année de l'Espoir, ceux qui se croyaient sauvés parce qu'on s'était rendu. Serre-toi le ventre, mon bonhomme ! écrivais-je. Révise ta monnaie ! Prépare ta feuille d'impôts ! Tu te plains de faire la queue, de compter tes tickets, de te priver de beurre, de mendier du sucre ? Il ne fallait pas être vaincu ! Tu regrettes tes aises, tes droits, tes privilèges, tant de pauvres avantages péniblement acquis ? Il ne fallait pas être vaincu...

Cette amère litanie, je pourrais la reprendre aujourd'hui, et sans me limiter à des regrets matériels. Notre prestige décroît, notre crédit s'effrite, notre empire colonial se démembre, ceux qui s'intitulent les Grands traitent insolemment par-dessus nos têtes : il ne fallait pas être vaincu ! C'est juin 40 que nous expions. La défaite a causé notre décadence, le nier serait vain, et malgré la revanche de la Libération, nous en mâcherons longtemps les fruits amers.

Sans doute, notre pays est riche de trop de force, de dons et de courage pour ne pas se redresser et étonner encore le monde, mais cette France dont nous étions si fiers, la France souveraine qui dictait ses arrêts, la France conquérante dont le drapeau flottait sur tous les continents, la France munificente qui distribuait son or, la France intrépide de qui les faibles imploraient l'appui, cette France qu'on jalousait autant qu'on la craignait, nous ne la reverrons plus.

La Troisième République est morte à Sedan.

Comme l'Empire.

Paris, septembre 1957.