Dunkerque, 24 mai - 4 juin 1940

L 'OPÉRATION DYNAMO - destinée à évacuer les troupes alliées encerclées dans Dunkerque aurait pu être l'un des pires désastres de l'histoire militaire. Acculé dans un piège et épuisé par la Blitzkrieg, le corps expéditionnaire britannique paraissait à la merci de la Luftwaffe qui, à en croire Goering, pouvait le détruire sans le secours de l'armée. Mais Goering n'avait pas tenu compte de certains facteurs : le sable rendait ses bombes inopérantes ; l'amiral Ramsay, qui dirigea les opérations, manifesta une habileté remarquable ; enfin, par leurs efforts inlassables, des civils courageux aidèrent 338 000 hommes à s'échapper en neuf jours.

Ces ordres venus d'en haut sont parfaitement incompréhensibles, notait le général Franz Halder, chef de l'état-major général allemand, le matin du 26 mai 1940, les tanks sont arrêtés comme s'ils avaient pris racine.

Cette amertume se justifiait. Deux jours plus tôt, le Führer avait rendu visite au Q.G. du groupe d'armées A de von Rundstedt, à Charleville. À ce moment-là, les troupes allemandes continuaient d'aller de victoire en victoire - le front belge était au bord de l'effondrement. Au sud, le groupe de panzers de von Kleist, qui comprenait les deux corps blindés du général Reinhardt et du brillant Heinz Guderian, avait atteint l'estuaire de la Somme à Abbeville et, après un mouvement tournant pour prendre Boulogne et encercler Calais, était arrivé à moins de vingt kilomètres de Dunkerque. L'armée belge, dix divisions de la 1re armée française et le gros du corps expéditionnaire britannique se trouvaient pris au piège entre ces unités blindées et les armées allemandes qui arrivaient du nord-est prêtes à bondir pour remporter leur dernière et spectaculaire victoire. Pourtant, peu après l'arrivée de Hitler à Charleville, les blindés reçurent l'ordre d'arrêter leur progression.

Depuis plusieurs jours, le Führer était terriblement nerveux. Sa propre réussite l'inquiète, écrivait Halder, il ne veut rien entreprendre et il insiste pour que nous nous modérions. Il tempête, écume, rage et crie que nous sommes en train de saboter toute l'opération et que nous flirtons avec le risque d'une défaite.

La nervosité de Hitler s'accrut et son opinion se confirma lorsqu'il arriva, le 24 mai, à Charleville pour s'y entendre dire par Rundstedt qu'il fallait immobiliser les blindés sur l'Aa, où ils pourraient attendre de nouveaux renforts d'infanterie. Rundstedt - et avec lui la plupart des généraux allemands de l'état-major - n'avait pas cru vraiment possible une action décisive des panzers. La peur le hantait que ce succès ne demeurât sans lendemain et il n'avait d'ailleurs établi aucun plan quant à l'emploi des blindés après leur arrivée sur la côte. Un seul bataillon anglais se trouvait alors sur l'Aa, entre Gravelines et Saint-Omer : Rundstedt insista cependant sur la nécessité d'une pause pour compléter ses unités et rétablir l'équilibre des forces avant le dernier acte » de l'encerclement ordonné par le commandant en chef, von Brauchitsch. Les Anglais venaient déjà de lancer, au sud d'Arras, une contre-attaque difficilement contenue par la 7e division de panzers (Rommel). En outre, près de la moitié des véhicules blindés du groupe d'armées A se trouvaient hors d'usage, soit en raison de dommages causés par l'ennemi, soit par suite de pannes. De fait, des instructions pour une halte temporaire avaient été données la veille au soir. Hitler tomba immédiatement d'accord avec Rundstedt et, de temporaire, l'immobilisation des panzers devint, sur son ordre, définitive.

Hitler, certes, préférait de beaucoup conserver ses blindés pour les opérations ultérieures qu'il estimait nécessaire d'entreprendre contre les Français, au sud de la Somme, plutôt que de les risquer au nord, sur un terrain peu propice à leur déploie-ment. Pourtant, ce n'était pas là l'unique raison de sa décision : comme l'a dit, après la guerre, le général Blumentritt, chef des opérations de Rundstedt, Hitler obéissait également à un mobile politique. Il croyait qu'une fois conclue une paix raisonnable avec la France, une entente avec l'Angleterre deviendrait possible.

Hitler nous étonna, rapporte Blumentritt, en parlant avec admiration de l'Empire britannique, de la nécessité de son existence et de la civilisation que l'Angleterre avait donnée au monde. Il ajoutait que son unique désir était de voir ce pays reconnaître la position du Reich sur le continent. Il souhaitait faire la paix avec la Grande-Bretagne à des conditions qu'elle jugerait compatibles avec son honneur.

Des généraux accusent Goering

En dehors des considérations politiques, de la crainte du Führer d'essuyer un revers, de son désir de conserver intacte la puissance de son armée pour l'écrasement définitif des Français au sud, il existait une autre raison à l'ordre qui déçut si fortement Halder et Brauchitsch. Cette raison, les généraux purent s'en convaincre pendant la semaine suivante, se nommait Hermann Goering.

Goering, qui connaissait bien son Führer, exploita son inquiétude, pense Halder. Il proposa de mener seul, avec sa Luftwaffe, la grande opération d'encerclement, ce qui éliminait le risque d'employer les précieux panzers. Il espérait, après la campagne foudroyante conduite jusque-là par l'armée de terre, parvenir, avec son aviation, à forcer la décision et à s'assurer ainsi la gloire finale de toute l'affaire. n

Si les généraux de l'armée de terre pouvaient s'attribuer, seuls, le mérite de la victoire, a le prestige du Führer en Allemagne serait irrémédiablement ébranlé. On ne pouvait éviter cette fâcheuse extrémité que si c'était la Luftwaffe et non l'armée qui remportait la bataille décisive.

Tandis que la Luftwaffe se préparait à livrer cette bataille, lord Gort, le commandant en chef du corps expéditionnaire britannique, devait, en principe, exécuter les instructions de Weygand lui ordonnant de marcher sur Cambrai, mais, le 25, il se rendit compte qu'une pareille manœuvre n'avait que bien peu de chances de réussir. La résistance belge se dégradait rapidement et les Français ne paraissaient pas en mesure de mener une attaque complémentaire du sud au nord. Le seul espoir restait de gagner la côte, tant qu'une porte de sortie était encore ouverte.

Déjà, malgré Weygand, Gort avait dû ordonner au général Franklyn d'abandonner le secteur d'Arras avec les 5e et 50e (du Northumberland) divisions. À présent, de part et d'autre de Courtrai, plus au nord, des unités du groupe d'armée B (von Bock) venaient de lancer une nouvelle et violente attaque sur les lignes belges. Si, comme cela paraissait probable, elle réussissait, le flanc du 2e corps britannique, commandé par le général de division Brooke, se trouverait dangereusement découvert. Pour le moment, le front tenu par le corps expéditionnaire au nord-ouest était relativement calme - la 48e division (Midland du Sud) autour de Cassel, la 44e division (Home Counties) près d'Aire et la 2e division à proximité de Carvin, sur la droite des Français, bénéficiaient toutes de la décision de Hitler d'arrêter les panzers pour regrouper ses forces. Mais qui pouvait prévoir le moment où l'offensive reprendrait ? Au reste, la 1re armée française devait, au même moment, faire face, dans la région de Denain, à une attaque ennemie.

Le 25 mai, à 7 heures, sir John Dill, chef d'état-major impérial adjoint, arriva de Londres au château de Premesques, Q.G. de Gort. La veille, Churchill avait envoyé à lord Ismay un message critiquant la conduite du commandant en chef britannique et dé ses hommes. Le premier ministre devait par la suite reconnaître que ce texte était pour le moins injuste.

Dili rapporte en effet : Le corps expéditionnaire tient maintenant 140 kilomètres avec sept divisions. Les Allemands sont au contact sur l'ensemble du front. On signale d'autre part qu'ils ont enfoncé la ligne belge au nord-est de Courtrai.

Dans la soirée, Gort se décida à agir. Peu après 18 heures, il sortit de la pièce où il venait de passer un long moment seul à étudier la carte. D'après l'historien anglais David Divine, il alla pousser la porte du bureau voisin, celui de son chef d'état-major, Henry Pownall.

- Henry, dit-il, je viens d'avoir un pressentiment. Nous devons rappeler du sud les 5e et 50e divisions et les envoyer aider Brooke sur la gauche.

- Parfait, répliqua le général Pownall, mais je suppose, monsieur, que vous vous rendez compte que cette façon de procéder va à l'encontre de tous les ordres reçus et qu'il est très peu probable que la 1re armée française attaque sans le soutien britannique.

- Oui, je sais très bien tout cela. N'empêche qu'il faut agir comme je l'ai dit.

Et la décision fut exécutée. Il avait été pénible de s'y résoudre, mais l'idée de Gort sauva le corps expéditionnaire britannique.

On demande des caboteurs

Cinq jours plus tôt, le 20 mai, une réunion s'était tenue à Douvres dans les profondes galeries qui s'enfonçaient au coeur des rochers sous le château. Là, dans une grande pièce où, durant la première guerre mondiale, avait été installé un générateur d'électricité - d'où son nom de Dynamo Room -, le vice-amiral Ramsay avait étudié un plan d'évacuation d'urgence, par la Manche, de forces très importantes.

Entreprenant, les idées claires, assez réservé, d'esprit didactique, Ramsay était un marin de cinquante-sept ans dont la carrière avait souffert de son incapacité à s'accommoder des manies de ses supérieurs.

Le problème essentiel pour lui consistait à trouver en premier lieu des navires en quantité suffisante pour évacuer un maximum d'hommes dans un minimum de temps. Au moment de la conférence, c'est-à-dire le 20 mai, on croyait impossible d'assurer l'embarquement de plus de 10 000 hommes par jour dans les trois ports encore libres : Calais, Boulogne et Dunkerque. En outre, ce chiffre, estimait-on, ne serait d'ailleurs atteint que si l'ennemi n'intervenait que modérément.

Les difficultés de la côte française interdisaient l'emploi de gros navires ; il fallait, de plus, ne pas négliger la menace de l'artillerie ennemie à laquelle s'ajoutait celle de l'aviation. D'autre part, les petits bateaux manquaient. On comptait plus de deux cents destroyers en service au début des hostilités, mais certains avaient été perdus ou endommagés et d'autres, plus nombreux encore, se trouvaient chargés de missions dont il était impossible de les relever.

Heureusement, outre les ferry-boats, dont beaucoup avaient été spécialement construits pour être employés dans les ports de la Manche ; outre également les péniches auto-motrices qui pouvaient également naviguer dans ces eaux, on disposait de quarante caboteurs (schuits) hollandais qui s'étaient enfuis après la chute des Pays-Bas et étaient à présent armés avec des équipages de la Royal Navy. Avec l'aide de ces bâtiments et d'un certain nombre de petits navires, on espérait pouvoir entreprendre avec quelque chance de succès l'opération Dynamo (nom de code de l'évacuation envisagée).

Toutefois, la réussite de ces plans était liée à une condition essentielle : pouvoir utiliser trois ports. Mais, le 23 mai, la 2e division de panzers avait commencé son irrésistible attaque de Boulogne ; trois jours plus tard, après une défense acharnée contre les Stuka, les chasseurs, les tanks et l'infanterie, ce qui restait des hommes du général Nicholson fut fait prisonnier dans la citadelle de Calais. Dès lors, la conception même de l'opération Dynamo se trouvait compromise.

La résistance prolongée de Calais, qualifiée par Guderian en personne d'héroïque et digne des plus grands éloges, avait cependant donné à lord Gort le temps d'établir ses plans pour la bataille qui déciderait de l'existence du corps expéditionnaire.

Dès le 19 mai, il avait suggéré l'évacuation comme l'une des possibilités offertes au corps expéditionnaire britannique et, peu après, le général Pownall avait ordonné au colonel lord Bridgeman d'établir les plans nécessaires. À cette date, il est vrai, tous les ports de la Manche, de Boulogne à Zeebrugge, demeuraient encore disponibles. À présent, les Alliés ne tenaient plus que 45 kilomètres de côte, entre Gravelines et Nieuport, de part et d'autre de Dunkerque. Gort - et c'était là une tâche difficile - devait garder ouvert un couloir permettant à ses hommes d'atteindre cette zone.

Le 25 mai au soir, les Belges ne possédaient plus aucune réserve. Leurs lignes craquèrent entre Geluwe et la Lys. Le lendemain, la 5e division britannique, envoyée pour soutenir l'action du général Brooke dans ce secteur, se trouva menacée par trois des divisions de Bock. À l'ouest, Hitler venait d'autoriser Rundstedt à reprendre sa progression en direction d'une ligne Tournai-Cassel-Dunkerque, avec des groupes blindés et des divisions d'infanterie. Un nouveau mouvement en tenaille commençait donc, qui menaçait d'encercler complètement autour de Lille les Français et la totalité du corps expéditionnaire britannique.

Dunkerque sauve le C.E.B.

Il ne faisait à présent plus aucun doute à Londres : il fallait approuver la décision que Gort avait prise de sa propre initiative. Le 26 mai, Anthony Eden, secrétaire d'Etat à la Guerre, lui envoya un télégramme disant : Si les informations reçues sont exactes, une seule possibilité vous reste : la mer. Toutes les plages et tous les ports situés à l'est de Gravelines serviront au rembarquement de vos forces. La marine fournira les navires et embarcations nécessaires. L'aviation couvrira totalement l'opération. Comme ce repli peut devoir intervenir très vite, il importe de vous y préparer de toute urgence.

Mais les plans préliminaires étaient déjà faits. Le général sir Douglas Brownrigg, chef d'état-major, avait été chargé d'organiser l'évacuation de toutes les unités des services qui pourraient gêner le repli ultérieur des soldats du front. En accord avec le général français Blanchard, commandant le 1er groupe d'armée, on avait admis le principe d'un repli derrière le canal de la Lys, à l'ouest de Lille avec, en conséquence, l'établissement d'une tête de pont sur la Lys. Là, on ferait face aux Allemands sans idée de repli, avait-on d'abord décidé.

Il apparut bientôt, cependant, qu'il était impossible de mener à bien la deuxième partie du programme. Le 26 à midi, après l'entrée en vigueur de l'ordre de Hitler autorisant la reprise de l'attaque, de violents combats éclatèrent sur le front ouest dans le secteur tenu par la 2e division ; plus loin au sud-est, la brigade du général Churchill (appartenant à la 50e division), qui n'était pas encore partie renforcer Brooke, livra bataille à Carvin. La 5e division, à laquelle se trouvait rattachée la brigade Muirhead (48e division), avait fait mouvement pendant la nuit pour boucher la brèche existant entre les Belges et le flanc gauche de Brooke. Mais à peine se trouva-t-elle en position qu'elle subit de violentes attaques. Trois bataillons de la 1re division

arrivèrent en renfort. Les combats firent rage jusqu'au soir.

Plus à l'ouest, la 2e division, soumise à l'action des Stuka, de l'artillerie et des blindés du général Hoth, combattit également avec fureur toute la journée pour garder ouvert l'étroit couloir d'accès à la mer. Au crépuscule, elle se trouvait réduite aux effectifs d'une simple brigade. Mais il y avait encore un vide entre elle et la 5e division renforcée de Franklyn, qui tenait courageusement sur la ligne Comines-Ypres. Et ce fut par ce passage que les 1re, 3e, 4e et 42e divisions du C.E.B., ainsi qu'un tiers de 1re armée française réussirent à s'échapper. Deux jours plus tard, les mâchoires de la tenaille se refermèrent inexorablement.

Mais, à ce moment-là, le périmètre de défense de Dunkerque avait été solidement organisé. Son tracé était dû au commandant du 3e corps, sir Ronald Adam (agissant sur l'ordre de Gort) et au général français Fagalde (adjoint de l'amiral Abrial, responsable de la défense de Dunkerque). Il s'étendait de Nieuport, à l'est, par Furnes et Bergues en suivant le cours des canaux, jusqu'à Gravelines, à l'ouest. Les Français assuraient la défense de la moitié ouest, de Bergues à Gravelines, et les Anglais celle du reste.

Le front réservé aux Britanniques était divisé en trois secteurs : un par corps. Chacun de ces secteurs possédait sa bande côtière pour l'évacuation, ses réserves de vivres et munitions à l'intérieur du périmètre avec une zone de regroupement située à l'extérieur. Pour résoudre le problème des embouteillages, tous les véhicules devaient, à de rares exceptions près, être abandonnés au-delà des canaux. Le brigadier Lawson reçut mission d'orrganiser les troupes déjà parvenues à l'intérieur du périmètre et de fortifier ensuite les défenses le long des voies d'eau au fur et à mesure de l'arrivée des autres unités. Mais dans les premières heures du 28, nuée belge capitula, ce qui découvrit sur 35 kilomètres - et jusqu'à la mer - le flanc gauche de Gort. Le 2e corps (Brooke), luttant âprement pour contenir les violentes attaques de la VIe armée allemande, devait à présent assurer la défense d'un front beaucoup plus large. La 50e division fit mouvement pour prolonger les lignes au nord ; puis les 4e et 3e - deux des quatre divisions qui venaient d'abandonner le secteur de

Lille où Rommel espérait bien les amener à capituler - transportées d'urgence par camions, renforcèrent la défense du côté oriental du couloir menant à Dunkerque.

Page de gloire à Lille

Avant que les Anglais eussent pu colmater la brèche provoquée par la défaite belge, la 256e division allemande attaqua l'extrémité orientale du périmètre, à Nieuport. Elle menaçait donc d'arriver sur les plages avant le gros du C.E.B. Mais, à Nieuport, les Allemands se heurtèrent aux voitures blindées du 12e lanciers, qui réussit à stopper leur avance. Lorsqu'une offensive plus violente se déclencha, le général Lawson avait réussi à renforcer les lanciers par une troupe disparate composée d'artilleurs et de sapeurs transformés pour la circonstance en fantassins. Des éléments de la 60e division française furent, de leur côté, jetés dans la bataille et, d'autre part, le général Brooke avait détaché sur les lieux une brigade de la 4e division anglaise - qui défendait Dixmude.

Pendant le reste de la journée, la bataille se poursuivit sur le flanc oriental de la poche, de Nieuport à Comines, ainsi que sur son flanc ouest, où ce qui restait des divisions du C.E.B. lutta furieusement pour arrêter l'avance des blindés allemands partis de Merville en direction de Gravelines.

Dans ce dernier secteur, les combats devinrent aussi violents que confus. Il n'existait que peu de liaison entre les divisions britanniques : elles avaient perdu tout contact, leurs communications étaient coupées. Les chars allemands ne cessaient de pénétrer dans les lignes, malgré barrages d'artillerie et feux d'infanterie, contraignant les défenseurs à se replier. L'extrémité sud de la poche se trouva peu à peu isolée à la suite d'un mouvement en tenaille exécuté par la 7e division de panzers (Rommel), arrivant de l'ouest, et la 7e division d'infanterie de Bock, qui faisait pression à l'est. Les mâchoires se refermèrent, six divisions de la 1re armée française se trouvèrent encerclées au sud-ouest de Lille et continuèrent bravement à se battre sans espoir pendant quatre jours sous la direction du général Molinié, retenant loin du périmètre de Dunkerque sept divisions allemandes.

Plus au nord, pendant tout l'après-midi du 28, huit autres divisions d'infanterie firent pression sur le front oriental du général Brooke, tandis que cinq divisions de panzers et quatre divisions motorisées attaquaient le flanc ouest du corridor, obligeant les Anglais à reculer dans cet étroit secteur de marais, de fossés et de sable.

La 44e division, après avoir subi de lourdes pertes, se replia sur le mont des Cats ; ce qui restait de la 2e reflua sur Poperinge ; des éléments de la 48e étaient peu à peu

grignotés alors qu'ils s'accrochaient désespérément à Cassel.

Le lendemain, la retraite se poursuivit tandis que l'artillerie britannique brûlait ses dernières munitions pour contenir les Allemands. À la tombée de la nuit, l'arrière-garde de la 50e et de la 3e division (général Montgomery) abandonna Poperinge ; les 42e et 5e divisions lâchèrent le cours supérieur de l'Yser ; partout ailleurs sur ce front qui rétrécissait à vue d'oeil, le long des routes incroyablement embouteillées, les brigades, plus ou moins intactes, se frayaient un passage vers le périmètre et prenaient position, pour le défendre, derrière les berges surélevées des canaux.

Le 29 à minuit, la plus grande partie du corps expéditionnaire britannique et près de la moitié de la 1re armée française étaient parvenues à atteindre ces canaux et bien que, quelques jours plus tôt, il eût semblé impossible de croire que ces hommes finiraient la guerre ailleurs que dans un camp de prisonniers allemand, ils paraissaient maintenant avoir une faible chance de parvenir à rejoindre l'Angleterre.

Ce fut l'enfer

Certains, du reste, étaient déjà partis et la plupart des blessés hospitalisés avaient été embarqués quatre jours plus tôt. Le 25 mai, de nombreux non-combattants les avaient suivis. Le lendemain, à 18 h 57, l'Amirauté envoya le message suivant à Douvres : L'opération Dynamo peut commencer.

L'amiral Ramsay avait à résoudre des problèmes presque insolubles. Douvres, avec ses huit postes à quai destinés aux paquebots qui assuraient en temps normal la traversée de la Manche et ses cinquante bouées-coffres, n'était absolument pas adaptée à l'incroyable concentration de navires qu'exigeait l'opération Dynamo. Bientôt, vingt bâtiments à la fois durent être mouillés à quai, à raison de trois par poste, tandis que les autres navires se succédaient le long des bouées-coffres pour mazouter ou embarquer des provisions. À Dunkerque, la situation était pire encore. La ville et les quais subissaient depuis plusieurs jours de violents bombardements. Les conduites d'eau et les canalisations électriques étaient coupées, les docks hors d'usage. Il ne restait qu'une jetée et deux môles - celui de l'ouest, qui se trouvait à l'extrémité des installations pétrolières, et celui, plus important, de l'est, étroite jetée de planches qui s'étendait sur plus d'un kilomètre à l'intérieur de la rade. Le mouillage des navires le long de ce dernier môle - il n'avait jamais été prévu pour un tel usage - était difficile même lorsqu'une intervention ennemie ne compliquait pas les choses.

La traversée du pas de Calais posait des problèmes aussi graves, mais d'un ordre différent : protéger la route des navires ; bombarder les batteries allemandes à présent installées à Calais ; organiser la défense antiaérienne ; déminer les abords de la côte ; s'occuper des bâtiments ennemis opérant à partir de Flessingue et des sous-marins dont on signalait l'arrivée depuis la mer du Nord ; assurer en même temps l'embarquement de 45 000 hommes du C.E.B. en deux jours. Tels étaient en effet les ordres de l'Amirauté parce qu'on estimait que, passé ce délai, les Allemands rendraient toute évacuation impossible.

Pour les équipages des navires, la pire épreuve était sans conteste le tir des batteries de la région de Calais et les bombardements aériens.

Le capitaine Duggan, commandant du paquebot de l'île de Man, le Mona's Queen, qui gagna Dunkerque le premier soir de l'opération, a raconté à quel points ce fut l'enfer sur son navire lorsqu'il se trouva pris sous le feu des batteries côtières :

Les obus sifflaient autour de nous. La première salve fut trop longue, la seconde trop courte. Je pensai que la troisième ferait mouche; par chance, elle nous manqua, elle aussi. Le bâtiment était couvert d'éclats, surtout sur le pont des embarcations et le pont-promenade. Un bombardier Junkers piqua sur nous et largua cinq bombes qui nous manquèrent de peu. Pendant ce temps, nous étions toujours canonnés, encore que nous fussions à présent hors de portée. Le Junkers fut touché et s'abîma dans les flots. Un autre nous attaqua, mais avant de nous atteindre, il fut descendu en flammes. La tension se relâcha un peu...

La ville brûlait de plus belle

Entrer à Dunkerque était déjà, non seulement dangereux, mais parfois impossible. Les réservoirs à pétrole, les entrepôts, les hangars, les installations des quais, tout brûlait. Les flammes s'élevaient au-dessus de la ville en ruine, à présent dissimulée aux regards par d'épais nuages de fumée noire. Dans la baie, d'innombrables épaves rendaient la navigation dangereuse. Les bombardements continuaient d'être extrêmement violents.

Il devint évident que, bientôt, il serait impossible d'embarquer les hommes dans le port. Il faudrait utiliser les plages de sable qui jalonnent la côte, de part et d'autre de Dunkerque, de Nieuport à Gravelines. Mais ,Ramsay ne disposait encore que de peu d'embarcations légères et celles-ci étaient indispensables pour transporter les soldats jusqu'aux navires de plus fort tonnage qui pouvaient s'approcher des plages. Il demanda donc à l'Amirauté de prendre de toute

urgence les mesures nécessaires. Le capitaine Wharton, de l'office des petites unités navales, avait, de son propre chef, réuni depuis près d'une semaine, une quarantaine de bateaux maintenant mouillés dans la Tamise, près de Westminster Pier.

D'autres arrivèrent bientôt des ports de plaisance, des chantiers de constructions et des appontements privés des côtes sud et est ainsi que des rives de la Tamise.

L'évacuation se poursuivit dans la nuit du

dimanche. À minuit, près de 30 000 hommes se trouvaient en sécurité à Douvres. Le lundi, à l'aube, le tir des batteries de Calais et les attaques aériennes redoublèrent de violence. De nombreux navires subirent des avaries, d'autres rebroussèrent chemin.

Il n'était que trop évident, hélas ! que la voie déminée la plus courte, qui obligeait les bateaux à passer à portée de tir des batteries installées à Calais, devait être abandonnée au profit de celle, plus longue, qui filait au nord de Goodwin Sands vers la passe de Kwinte, au nord-ouest d'Ostende. Mais, à cause de la perte de temps, on renonça à cette solution apparemment logique.

Lorsque le capitaine Tennant débarqua à Dunkerque à la fin de l'après-midi, au titre de chef des services navals britanniques, il comprit tout de suite à quel point le temps pressait. Le C.E.B. signalait la fragilité de sa position, et celle de Dunkerque ne valait guère mieux. Les bombardements aériens se poursuivaient (douze raids, ce jour-là) ; la ville brûlait de plus belle; la plupart des installations portuaires avaient été détruites. À 20 heures, il adressa le message suivant à Douvres : Prière d'envoyer immédiatement toute embarcation disponible sur les plages à l'est de Dunkerque. Poursuivre l'évacuation pendant la nuit de demain paraît problématique.

Même alors l'évacuation n'était rien moins que risquée : Le Queen of the Channel, navire habituellement affecté au service du pas de Calais, aborda au môle en plein raid aérien. Dans son rapport, le second écrivit :

Nos canons - et d'autres - tiraient. Nous envoyâmes un homme sur le môle pour assurer nos amarres. Vers 20 heures, le lieutenant de vaisseau Williams, de la Royal Navy, monta à bord pour dire au capitaine de sortir du port, de mettre à l'eau les embarcations et d'embarquer les hommes qui se trouvaient sur la plage. Alors que je faisais descendre la quatrième chaloupe, on nous avisa qu'un certain nombre de soldats arrivaient sur le môle. Avec ce qui restait à bord de l'équipage, nous regagnâmes notre précédent mouillage. Nous prîmes environ 600 hommes. Ils étaient arrivés par petits groupes. Vers 23 heures, on nous apprit qu'il n'y avait plus de soldats dans les environs. Nous larguâmes donc nos amarres. Puis nous entendîmes d'autres hommes qui couraient sur le môle. Nous retournâmes une fois encore à quai et embarquâmes environ 80 militaires. Pendant le temps que nous étions demeurés mouillés, il y avait eu quatre attaques aériennes. Au moment où nous partions, l'ennemi lâcha des fusées éclairantes qui illuminèrent toute l'étendue de la mer. Notre capitaine ramena le navire dans le port, à l'abri de l'écran de fumée que nous procurait l'incendie de Dunkerque.

Nous repartîmes ensuite pour essayer de récupérer nos embarcations et notre équipage...

Un dragueur de mines à aubes

Le déroulement des opérations d'embarquement sur les plages était aussi dangereux que lent. Les navires devaient utiliser leurs chaloupes, lourdes et peu maniables, et les vaisseaux de guerre leurs canots et leurs baleinières. Les équipages eurent beau se tuer à la tâche, il fut impossible de ramasser sur les plages plus de 2 500 hommes, cette nuit-là. Seule, l'arrivée à bref délai de petites embarcations plus pratiques pouvait empêcher la situation de tourner au désastre. En attendant, le capitaine Tennant estima ne pas avoir d'autre solution que d'utiliser le môle est. Le mouillage y serait extrêmement dangereux, mais il fallait courir le risque. Un navire reçut l'ordre d'essayer. Cette courageuse tentative réussit et les hommes purent être embarqués beaucoup plus vite.

Le lendemain, 28 mai, le môle est continua de servir. Au petit matin, Tennant signala aux navires de venir y accoster. En l'espace de six heures, six destroyers, suivis de paquebots de la Manche et de la mer d'Irlande, se présentèrent, embarquèrent des soldats, appareillèrent et regagnèrent Douvres. Bientôt, malgré les difficultés et les dangers de la navigation dans le chenal d'accès à la mer, malgré les obus allemands et les risques encourus par leur fragile blindage s'ils heurtaient les quais de béton ou d'autres navires, les destroyers purent emmener, par voyage, 900 hommes, entassés sur et sous le pont ; on ouvrit les compartiments habituellement fermés et même les portes de cloisons étanches, pour donner plus de place : Les ponts supérieurs étaient si encombrés, a écrit David Divine dans son livre les Neuf Jours de Dunkerque, qu'il était impossible d'utiliser les canons ; et ces destroyers étaient si lourdement chargés que, lorsqu'ils changeaient de cap pour éviter les bombes, ils prenaient une gîte invraisemblable.

Souvent, trop souvent, il était impossible d'échapper aux bombes. Dans l'étroit chenal, encombré d'épaves, qui menait au large, il n'y avait pas assez de place pour manoeuvrer et, au mouillage, les bâtiments étaient terriblement serrés les uns contre les autres. C'est ainsi, par exemple, que le Lochgarry, chargeant des soldats dans le port sous un feu intense, ne put rien faire pour éviter les bombes et fut même, un moment, dans l'impossibilité absolue de bouger - des hommes embarquaient sur quatre destroyers mouillés autour de lui : un sur le côté et trois autres derrière.

Ce jour-là, les pertes furent très lourdes. Des navires qui avaient échappé au bombardement lorsqu'ils étaient à quai étaient souvent endommagés ou coulés dans la passe. Le Queen of the Channel fut attaqué par des Stuka et coulé alors qu'il partait. Le Douaisien, cargo français qui transportait un millier d'hommes, heurta une mine magnétique dans la passe et sombra lentement. Le vieux dragueur de mines à aubes Brighton Belle taillait bruyamment sa route vers l'Angleterre, ses grandes roues brassant les flots, lorsqu'il heurta une épave immergée qui éventra le fond de sa coque.

Mais les premiers petits bateaux arrivaient à présent sur les plages ; baleinières et canots de sauvetage, bateaux à voile et caboteurs remorqués ou autonomes, dont le Gipsy King, canot automobile de Deal, monté par un équipage de trois hommes :

Nous sommes arrivés à Dunkerque le 28 mai. Nous y sommes restés quarante-huit heures environ. Nous avons été canonnés et mitraillés. Nous ne sommes partis que lorsque la plage a été nette de tout soldat anglais. Je tiens à signaler un acte héroïque de Harry Brown. Nous étions en train d'embarquer des soldats lorsque nous avons vu une embarcation chargée de militaires emplie d'eau par les vagues. Brown, qui savait nager, décida d'y aller avec une amarre qu'il attacha à l'embarcation, ce qui sauva les soldats de la noyade. J'écris ceci alors que Fred Hook et Harry Brown servent dans les dragueurs de mines.

Une pluie de blocs de béton

Le lendemain, 29 mai, les pertes furent encore plus élevées. Dans les premières heures de la matinée, une torpille toucha et coupa en deux le destroyer Wakeful, qui coula en quinze secondes, entraînant au fond une grande partie des soldats qui se trouvaient à bord. Un peu plus tard, un autre destroyer, le Grafron, fut également torpillé. L'engin explosa sous le carré, tuant 35 officiers de l'armée qui y gisaient, épuisés. Des balles de mitrailleuses blessèrent à mon son commandant alors qu'il se trouvait sur le pont. Puis, peu après, le navire coula. Le Wakeful et le Graf ton n'étaient, au reste, que deux des trois destroyers coulés et des six endommagés en cette seule journée du 29.

Pour d'autres bâtiments, les pertes furent plus importantes encore. Le Clan MacAlister, le plus gros navire marchand utilisé à Dunkerque, essuya un bombardement aérien el prit bientôt feu. À la suite d'une explosion sur le môle, une pluie de blocs de béton s'abattit sur le Fenella, trouant sa coque sous la flottaison. Un autre bateau à roues, le Crested Eagle, qui recueillait les survivants du Fenella, fut également touché, prit feu et s'échoua sur la plage à l'est du môle. Le Mona's Queen sauta sur une mine et sombra en deux minutes. Les chalutiers Polly Johnson, Comfort, Nautilus et Calvi connurent bientôt le même sort. Quantité d'autres navires, et notamment le destroyer français Mistral, subirent de très graves avaries.

Ces ravages étaient dus, pour l'essentiel, à un très violent bombardement aérien qui commença après 16 heures, une fois que le vent eut tourné en poussant vers la terre l'épais nuage de fumée qui dissimulait jusque-là le port et la rade. À 19 heures, toute activité avait cessé sur le môle et Dunkerque avisa l'amiral Ramsay que le port était bloqué par des navires endommagés et que

l'évacuation devrait désormais se poursuivre à partir des plages.

Ces plages, au reste, n'étaient pas moins attaquées maintenant que le port. Bombardés, deux bâtiments du Southern Railway, le Normannia et le Lorina, coulèrent. Peu après son départ de La Panne, entre Dunkerque et Nieuport, avec 750 hommes à bord, le dragueur de mines Gracie Fields reçut une, bombe qui creva ses canalisations et bloqua son gouvernail. On ne put stopper les machines et le navire tourna en rond jusqu'à ce qu'il finît par couler. Douze Heinkel attaquèrent le Waverley, autre dragueur de mines, et le coulèrent d'une bombe qui détruisit le carré et troua le fond de la coque, après qu'il eut vainement tenté de les repousser avec sa pièce de 12, ses fusils mitrailleurs et les fusils des soldats embarqués à son bord.

Devant cet effrayant bilan, l'Amirauté décida de retirer de Dunkerque tous les destroyers modernes. Car si les pertes se poursuivaient à ce rythme, les lignes maritimes anglaises se trouveraient sérieusement en danger. La situation paraissait donc désespérée lorsque, le 30 au matin, le contre-amiral Wake-Walker, envoyé avec deux commodores pour renforcer l'organisation navale de Dunkerque, prit pour la première fois ses fonctions. En ne disposant plus pour l'opération Dynamo que de quinze destroyers parmi les plus vieux et les plus petits, et compte tenu du nombre considérable des bâtiments endommagés ou perdus, il semblait impossible de poursuivre l'évacuation à un rythme suffisant pour faire passer en Angleterre le gros du C.E.B. avant que le périmètre tenu par l'armée eût craqué. À midi, l'amiral Ramsay était informé à Douvres de cet état de choses et, en début d'après-midi, il téléphona au Premier Lord de l'Amirauté. Il obtint satisfaction : à 15 h 30, six destroyers modernes reçurent l'ordre de retourner immédiatement à Dunkerque.

Même sans le concours de ces derniers navires, le nombre des rapatriés avait, dans la matinée, atteint un chiffre très encourageant. Les conditions s'étaient considérablement améliorées. La mer était plus calme, les nuages bas et la fumée des réservoirs d'essence qui brûlaient toujours fournissaient une protection aérienne appréciable. Malgré les dommages subis par le môle, il était encore possible de l'utiliser. Les sapeurs avaient en outre construit des jetées de fortune avec tous les camions qu'ils avaient pu trouver et faire entrer dans l'eau.

Crosses de fusils et coques de noix

Les équipages, anglais et français, utilisaient leurs ressources au maximum. Sept vieux destroyers britanniques transportèrent chacun plus d'un millier d'hommes ce jour-là. Le paquebot Isle of Guernesey ramena près de 500 blessés. Le Royal Sovereign, qui avait embarqué deux pleines cargaisons le mercredi, en emmena deux autres. Et ce qui était plus important encore, les petites embarcations assuraient maintenant la navette entre les plages et les gros navires mouillés en eau profonde. La diversité de ces embarcations était extraordinaire : bateaux de sauvetage, chaloupes, canots minuscules, remorqueurs de rivière, bateaux de pêche français et belges, bateaux de plaisance, petits bâtiments de transport conçus uniquement pour le commerce entre la terre et l'île de Wight, dragueurs d'huîtres de pleine mer, yachts, chalands de la Tamise et même le bateau-pompe de ce fleuve, qui prenait la mer pour la première fois de son existence ! ...

Atlan Barrel, qui vécut l'évacuation à bord d'une de ces petites embarcations, le Shamrock, bateau de plaisance, a raconté son expérience - qui fut, au reste, celle de beaucoup d'autres :

Nous regardions ce qui ressemblait à des milliers de bâtonnets alignés sur la plage et nous fûmes stupéfaits de les voir se transformer en une foule grouillante. Je pensais en ramasser 70 ou 80 et filer. Avec le soleil derrière moi, j'estimais pouvoir toucher un port ou l'autre de la côte est. Nous chargions, ainsi que le Canvey Queen, quand je me rendis compte que ce serait égoïste de partir alors que plusieurs destroyers et autres grands bâtiments attendaient au large d'être approvisionnés en hommes par de petits bateaux. Je décidai donc que c'était à nous de le faire. Nous pouvions transporter soixante hommes assis, soit, avec ceux qui restaient debout, environ 80 soldats britanniques, épuisés, souvent pieds nus, parfois vêtus de leur seul pantalon, mais encore assez en forme pour grimper à bord des destroyers. Nous fîmes autant de voyages qu'il en fallut pour remplir ce navire...

La navigation était extrêmement difficile, à cause des épaves, des bateaux renversés la quille en l'air, des torpilles, et des soldats qui essayaient de se comporter en marins pour la première fois de leur vie. Ils faisaient avancer leurs coques de noix jusqu'à mon bord en utilisant les crosses de leurs fusils en guise de rames. Beaucoup criaient qu'ils coulaient. Je ne pouvais pas les aider : je m'approchais du rivage autant que j'osais le faire...

Plus tard, je recueillis les passagers de deux ou trois grands radeaux Carley, bourrés à craquer, chargés qu'ils étaient chacun d'une cinquantaine d'hommes debout qui avaient de l'eau jusqu'à la taille. Nous nous dirigions vers notre destroyer quand le moteur stoppa, l'hélice bloquée, je crois, par un corps humain. Il y avait des tas de corps en eau peu profonde. Des marins plongèrent et essayèrent en vain d'ôter l'obstacle. J'étais trop épuisé pour piquer moi-même une tête dans l'épaisse couche de mazout qui nous entourait et plutôt que de demeurer sur notre bateau désormais inutile, je demandai à être embarqué à bord d'un navire de la flotte. Perdre ce bateau, mon gagne-pain, fut la goutte qui fit déborder le vase. Je jetai un dernier regard à la plage, m'écroulai sous un canon, mis ma tête dans mes mains et priai.

Les choses allaient bien mal, rapporte, de son côté, le patron du bateau de sauvetage

de Margate, le Lord Southborough. Les soldats arrivaient de tous les côtés et se noyaient tout près de nous. Nous n'y pouvions rien et la dernière fois que je regagnai le rivage, il me sembla que nous faisions plus de mal que de bien en attirant les hommes loin de la terre parce que les lames de fond les entraînaient et qu'avec leurs vêtements trop lourds ils étaient incapables de revenir à la surface.

Pourtant, et en dépit de toutes les difficultés, à la fin de la journée, 53 823 hommes avaient regagné l'Angleterre, soit 6 500 de plus que la veille.

Le lendemain, le vent dispersa la fumée et les nuages. La canonnade, les bombardements et mitraillages aériens, qui s'étaler beaucoup ralentis le jeudi, reprirent de pli belle. L'artillerie allemande, installée de l'autre côté de Nieuport, pilonna les plage de La Panne. La Luftwaffe revint en force coulant le destroyer français Sirocco et endommageant sérieusement deux autres bâtiments du même type et de la même nationalité.

La R.A.F. perdit 28 appareils. Mais lendemain, ses pertes - 31 avions détruits, contre 29 du côté allemand - furent plus grandes encore.

C'est le samedi que la Luftwaffe procéda à la plus violente attaque de toute l'opération. Elle bombarda furieusement l'ensemble des plages de La Panne, que les chasseurs attaquaient et attaquaient encore. En mer et dans le port, les Stuka piquaient de plus de 3 000 mètres pour attaquer les bâtiments serrés les uns contre les autres. En quelques heures, un destroyer français et trois britanniques allèrent au fond - ainsi que deux vapeurs de la Manche, un dragueur de mines et une canonnière. Quatre destroyers furent en outre touchés.

Il devenait évident que, dans ces conditions, comme l'écrivait l'amiral Ramsay, la poursuite de l'opération en plein jour entraînerait une perte de navires et d'hommes hors de proportion avec le nombre des soldats rapatriés et que, si cela continuait, le rythme de l'évacuation ralentirait automatiquement et très vite.

On admit en haut lieu l'exactitude de ce commentaire et l'Amirauté ordonna d'interrompre tous les embarquements de jour. Les équipages, épuisés et, pour la plupart, au bord de l'effondrement physique et mental (certains déjà avaient craqué et été remplacés), se préparèrent à continuer leur tâche une nuit de plus.

La peau de chagrin

Pendant ce temps, les troupes qui défendaient le périmètre se replièrent une fois encore sur une ligne plus courte et plus proche de Dunkerque où, proposa-t-on, on pourrait tenir une tête de pont t avec toute la D.C.A., tous les canons antichars disponibles et les troupes qui n'étaient pas encore évacuées.

Le périmètre s'était peu à peu rétréci depuis le jeudi matin, c'est-à-dire depuis le moment où le War Office avait reçu un message du Q.G. de l'armée installé à La Panne l'avertissant qu'il était impossible de tenir le périmètre plus longtemps. Ce jour-là, pourtant la pression allemande s'était relâchée. Les Allemands n'avaient essayé qu'une seule fois de traverser les canaux et y avaient d'ailleurs réussi au nord de Furnes. Cela ne dura pas. Les Coldstream Guards contre-attaquèrent et repoussèrent l'ennemi de l'autre côté de l'eau. Partout ailleurs, Français et Anglais fortifièrent leurs défenses, les fantassins creusèrent des tranchées et l'offensive allemande échoua.

Car, jusque-là, le commandement allemand n'avait pas réussi à comprendre toute l'importance de ce qui se passait à Dunkerque. Le 29 mai, un communiqué déclarait complaisamment : Le sort de l'armée française dans l'Artois est réglé. Les forces britanniques, entassées dans la région de Dunkerque courent à leur perte sous la pression de notre attaque concentrique.

Cette conviction, jointe à une fatale indécision sur la manière d'agir et sur le lieu de l'action, avait fait naître un état très voisin de l'inertie totale. On a l'impression qu'il ne se passera plus rien aujourd'hui, se plaignait avec impatience, le 30 mai, l'officier des opérations au Q.G. de la IVe ' armée ; l'impression que personne désormais ne s'intéresse plus à Dunkerque.

Au même moment, le général Halder, chef d'état-major général, écrivait dans son journal : La dislocation des forces ennemies que nous avons encerclées se poursuit. D'autres refluent vers la côte et tentent de traverser la Manche à bord de tout ce qui peut flotter.

Plus tard dans la journée, on commença de comprendre au Q.G. allemand que l'expression tout ce qui peut flotter méconnaissait singulièrement l'importance de l'armada de petits bateaux qui grouillait sur la Manche. On conclut donc qu'il fallait faire en sorte de percer les défenses du C.E.B. À l'aube du lendemain, la pression allemande dans la région de Furnes s'accrut dans de telles proportions qu'une nouvelle retraite fut jugée nécessaire. Les Alliés se virens contraints de reculer jusqu'aux positions de la frontière franco-belge - ce qui signifiait la perte de 15 kilomètres de littoral entre Dunkerque et Nieuport et la mise à portée du tir des batteries allemandes des plages situées à l'ouest de La Panne.

Ce repli signifiait aussi que lord Gort n'avait plus d'excuses pour ne pas obéir à l'ordre qu'il avait reçu de rentrer en Angleterre sitôt que les effectifs placés sous ses ordres seraient suffisamment réduits. Le 31 mai, il remit le commandement de l'arrière-garde - constituée par le 1er corps - au général Alexander. Puis le général Brooke et lui-même regagnèrent Douvres.

La pression allemande ne cessa d'augmenter toute la journée, mais, après que 6 Albacore et 18 Blenheim eurent bombardé les concentrations du groupe d'armées B à Nieuport et dans ses environs, le danger d'une percée du front parut écarté. Le général Alexander était cependant persuadé que le périmètre tenu pour l'instant ne saurait être conservé jusqu'à ce que fût terminée l'évacuation de l'ensemble des troupes, comme l'amiral Abrial l'avait espéré. Et, en effet, le samedi 1er juin à l'aube, en même temps que la Luftwaffe lançait une violente offensive aérienne, les Allemands passaient à l'attaque du front. La rupture des lignes à Bergues et à Hoymille obligea les Anglais à se replier sur leur ultime tête de pont.

Une curieuse sensation de liberté

La nuit du samedi au dimanche fut sombre et les opérations d'évacuation, dans le port encombré d'épaves, furent plus confuses que jamais. Les navires se heurtaient et se barraient mutuellement le passage. Les soldats français et anglais étaient si nombreux sur le môle qu'à 2 heures, le commandant de Dunkerque décida qu'il était essentiel que l'arrière-garde du C.E.B. s'embarquât sur les plages.

Une fois de plus, les équipages des petits bateaux durent travailler jusqu'à l'extrême limite de leurs forces.

Les bombardements ininterrompus, la peur, la faim et la fatigue avaient complètement brisé les nerfs de quelques-uns. Depuis des jours, ils vivaient dans une ambiance que seuls les esprits les plus solides et les moins imaginatifs pouvaient supporter sans trop de peine.

Au début des opérations d'embarquement, on ne trouvait plus trace de discipline au sein de certaines unités qui avaient éclaté au cours de la retraite. L'ivrognerie fit des ravages à Dunkerque. Un certain nombre de boutiques et d'entrepôts bombardés furent pillés. Les hommes arrivaient sur les plages encombrés d'un bric-à-brac invraisemblable allant des caisses de cognac aux cartouches de cigarettes, des jouets et des bicyclettes aux postes de radio. Et, une fois sur place, ils ne cherchaient guère à coopérer avec ceux qui faisaient de leur mieux pour essayer d'organiser les choses. Au reste, il arriva souvent qu'il n'y eut pas d'organisation du tout. Le système imaginé par l'état-major du général Adam ne manquait apparemment pas de logique, mais la division de la plage en secteurs distincts n'était d'aucun secours aux soldats coupés de leur unité et qui ne savaient où aller. Des milliers d'hommes erraient d'un groupe à l'autre, à la recherche d'un visage ami, d'un officier chargé de l'embarquement qui leur donnât des instructions et leur dit où former une queue. La plupart étaient épuisés, à peine capables, rapporte le capitaine d'un bateau, de se déplacer le long de l'embarcadère.

Dès qu'ils avaient trouvé un bâtiment en mesure de les emmener, ils n'étaient que trop enclins à se diriger comme des automates vers lui, en pataugeant dans la mer, avec l'espoir que la marine s'occuperait du reste.

Les faits rapportés par l'un des officiers de l'Oriole n'offrent rien de particulièrement exceptionnel. L'Oriole - un dragueur de mines à roues - ne possédait pas d'embarcations pour aller chercher les hommes sur la plage. Son capitaine décida donc de l'échouer et de l'utiliser comme quai : les soldats y grimperaient pour aller s'embarquer sur d'autres navires mouillés en eau profonde sur l'arrière de l'Oriole :

Tout le monde passa à l'arrière pour soulager la proue autant que possible. Nous fonçâmes droit sur le rivage jusqu'à ce que nous touchions le fond et que l'Oriole s'immobilise, puis nous mouillâmes deux ancres de sept cents livres à l'arrière pour nous touer dessus. Les soldats barbotaient et nageaient. Il fallait hâler quantité d'entre eux sur la lisse. L'ennui, c'est que, lorsqu'on lançait un filin à un homme, une demi-douzaine s'y accrochaient et s'y cramponnaient, dans l'eau jusqu'au cou. C'était le diable de persuader l'un ou l'autre de lâcher pour qu'on puisse tirer le reste à bord.

Une fois embarqués, les hommes se sentaient incroyablement soulagés. Une curieuse sensation de liberté s'empara de moi, rapporte un officier de l'armée. Toute la fatigue accumulée au cours des dernières heures se dissipa. J'estimais avoir fini ma tâche.

Certains, pourtant, ne connurent pas cette joie. Au fur et à mesure que s'écoulaient les heures et que passaient les jours, leur tension nerveuse s'exaspérait. Affamés, assoiffés, morts de fatigue, affolés par le vrombissement des Stuka, les sirènes des navires, le fracas des bombes, le staccato des mitrailleuses, les jurons et les cris des hommes, ils s'effondrèrent.

Mais il n'y en eut pas beaucoup dans ce cas. La plupart remarquèrent bien vite le peu de dégâts que les bombardiers allemands faisaient sur les plages ; en explosant, les bombes soulevaient d'énormes gerbes de sable, mais elles s'enfonçaient profondément et perdaient la plus grande partie de leur efficacité. Un abri sommaire, notamment s'il était garanti par un talus ou, mieux encore, par un vieux matelas, offrait une protection bien suffisante, sauf en cas de coup au but. Et, dans ces conditions, la confiance revint, peu à peu sur les plages. Les premiers hommes évacués avaient été, pour la plupart, les non-combattants ; mais pendant les jours suivants, les troupes qui restaient avaient toutes reçu le baptême du feu. À présent, les Stuka essuyaient non seulement le tir des canons des navires en mer, mais aussi celui des fusils des hommes entassés sur les plages.

Un pêcheur enragé

L'humour britannique ne perd pas ses droits, parfois sardonique, parfois facétieux : un marin pêchait calmement à l'avant du Medway Queen, mouillé au large du môle en attendant son tour d'avancer. On lui dit qu'il n'y avait pas de poisson et que, s'il s'en trouvait, il serait mort :

- On ne sait jamais, monsieur ! Je peux prendre un foutu casque boche.

Des officiers de marine debout sur la coupée braillaient :

- Encore un, encore un pour le Brighton Queen !

Des artilleurs du Yorkshire chantaient en attendant leur tour d'embarquer :

- O que j'aime être au bord de la mer !

De son côté, un jeune enseigne pensait qu'il s'agissait d'un jamboree, encore que : ... C'était par moments une mission difficile, dans les bateaux bourrés de soldats, que d'essayer de les diriger dans la houle et les remous provoqués par les bombes. Une d'elles fit chavirer une baleinière à cinquante mètres devant nous et nous allâmes repêcher les gars. Nous ramassâmes tous ceux que nous pûmes atteindre, mais certains coulèrent, entraînés au fond par toute la ridicule quincaillerie qu'ils trimbalaient. Nous allions partir, quand nous entendîmes des coups frappés faiblement contre la coque d'un bateau chaviré tandis qu'une voix assourdie demandait : Qu'est-ce que je dois faire ? Nous lui dîmes de se coller la tête sous l'eau et de sortir de là sans perdre de temps à jouer à cache-cache en un pareil moment.

Il y eut alors un petit rire nerveux, puis apparut un casque qui surmontait une capote, un masque à gaz, une pelle et une pioche, puis tout le fourniment du type. Nous le tirâmes enfin de l'eau. Il avait le visage cramoisi - c'était un petit cockney - et il haletait comme un poisson hors de l'eau :

Bon Dieu ! quel foutu cauchemar ! .

Il y eut beaucoup moins de pagaille à la fin. Pendant la nuit du samedi 1er juin, M. R.B. Brett descendit d'une des embarcations du Medway Queen et se dirigea vers la rive en pataugeant dans la mer. Il criait :

Je veux soixante hommes ! Son appel demeura un moment sans réponse.

Je distinguai, raconte-t-il, une espèce d'estacade d'environ 2,50 m de large qui avançait dans l'eau. À ma grande surprise, je constatai qu'il s'agissait d'hommes alignés en colonne par six, comme à la parade. Quand j'arrivai à leur hauteur, un sergent se détacha du groupe et me dit :

- Oui, monsieur. Soixante hommes, monsieur ?

Après quoi, il remonta le long de la colonne - qui conserva un ordre parfait - et en détacha le nombre de soldats voulu.

Le gradé plaça la main de l'un d'eux dans celle de M. Brett. L'homme avait perdu la vue. On lui dit qu'on allait le tirer de là. Il se contenta de répondre poliment :

- Merci, camarade.

Puis il suivit Brett.

Une chance de survivre

À minuit, le total des hommes évacués au cours de ce 1er juin atteignit 64 429. L'opération Dynamo s'acheva la nuit suivante. Le général Alexander fut emmené par l'amiral Wake-Walker et, à 23 h 30, le capitaine Tennant envoya de Dunkerque un message court et triomphant : C.E.B. évacué.

Le lundi 3 juin, les Allemands encerclèrent complètement le périmètre. L'arrière-garde française affrontait vaillamment des forces bien supérieures, mais l'ennemi la contraignit à se replier sur les abords de la ville, à quatre kilomètres à peine du môle est. Les autorités navales françaises et britanniques décidèrent d'un commun accord que cette arrière-garde, estimée à 30 000 hommes, serait évacuée dans la nuit. L'amiral Ramsay s'occupa de l'affaire et fit envoyer les navires nécessaires. Mais y il avait bien plus de 30 000 soldats français à Dunkerque ! Quand les hommes du général Barthélemy rompirent le contact avec l'ennemi et gagnèrent le rivage, une immense foule de soldats, soudain apparus à l'annonce du dernier départ, se rua à l'assaut des navires.

Et lorsque le vieux destroyer Shikari, dernier navire à quitter Dunkerque, appareilla pour l'Angleterre à 3 h 40, 40 000 hommes restaient sur place, qui allaient être faits prisonniers par les Allemands enfin arrivés sur les plages. Mais 338 226 autres avaient été évacués.

À Londres, le gouvernement éprouva un profond soulagement lorsqu'il connut l'ampleur de la réussite de l'opération Dynamo. Au début de la semaine précédente, le premier ministre avait cru nécessaire d'aviser en termes pessimistes la Chambre des communes que le pays devait se préparer à apprendre de bien pénibles nouvelles. Mais à présent, comme il l'écrivit plus tard :

... Au plus profond de la défaite, le peuple britannique, uni et indomptable, se couvrit de gloire, un vent de sublime grandeur souffla d'un bout à l'autre de notre île...

Compte tenu de cette union sacrée et de la fierté qu'ils en tiraient, les Anglais commencèrent à croire qu'ils avaient en quelque sorte remporté une grande victoire.

Mais ce n'était pas tout à fait le cas et la situation de la Grande-Bretagne restait dangereuse. Le corps expéditionnaire avait été sauvé, mais au prix de 68 111 tués, blessés ou prisonniers et aussi d'énormes quantités de matériel (2 472 canons, 63 879 véhicules, 20 548 motocyclettes et plus de 500 000 tonnes de vivres et de munitions) et il n'était pas en mesure de défendre l'île contre une agression. La Royal Navy demeurait puissante, mais les opérations au large des côtes norvégiennes avaient montré à quel point ses gros navires étaient vulnérables aux attaques d'avions venus de bases terrestres. En outre, sur les 243 bâtiments coulés à Dunkerque (l'opération Dynamo en avait mobilisé plus d'un millier), se trouvaient 6 destroyers anglais et 19 autres avaient subi de sérieuses avaries. La R.A.F. avait fait de son mieux, mais elle se tirait de l'affaire gravement affaiblie. Et ses exploits étaient en réalité beaucoup moins satisfaisants que ne semblaient l'indiquer les chiffres admis. Le premier ministre, dans un magnifique discours, prononcé le 4 juin à la Chambre des communes, s'efforça tout particulièrement de souligner l'importance de la tâche accomplie par l'aviation, car il avait été profondément troublé en apprenant, outre le mécontentement des militaires à propos de l'aide que leur avait apportée la R.A.F. à Dunkerque, la façon dont les soldats évacués insultaient les aviateurs en uniforme :

Nous devons bien prendre garde de confondre le retour de nos hommes avec une victoire. Les guerres ne se gagnent pas avec des évacuations. Mais il y eut, dans celle-ci, une pan de victoire qu'il convient de retenir. Et ce fut l'œuvre de l'aviation. Quantité de nos soldats ne l'ont pas vue à l'œuvre. Ils n'ont vu que les bombardiers qui réussissaient à éviter son action. Ils ont donc sous-estimé ce qu'elle a réellement accompli. J'ai beaucoup entendu parler de cette réaction, c'est pourquoi je sors de mon propos pour dire ceci :

Il s'est agi, à Dunkerque, d'une gigantesque épreuve de force entre les aviations anglaise et allemande. Peut-on imaginer un objectif aérien plus important pour les Allemands que de rendre impossible l'évacuation à partir des plages et de couler les navires utilisés, presque par milliers? Existait-il pour eux un objectif militaire plus important, et plus décisif quant à l'issue du conflit, que celui-là? Ils essayèrent, mais ils furent repoussés et empêchés d'agir. Nous avons réussi à rapatrier l'armée, et les Allemands ont payé au quadruple les pertes qu'ils nous ont fait subir.

Mais quand les chiffres furent vérifiés et contrôlés, on constata que cette estimation demeurait loin de la vérité. L'opération avait coûté 106 appareils à la chasse anglaise, mais les pertes allemandes n'étaient certes pas quatre fois supérieures. En réalité, la Luftwaffe avait perdu 130 à 140 avions.

Si l'affaire de Dunkerque, même au sens limité dont parlait Churchill, ne pouvait être considérée comme une victoire, elle eut néanmoins une conséquence d'une immense portée : pour la première fois peut-être depuis le début de la guerre, les Anglais étaient désormais de tout cœur résolus à se battre et à vaincre. Ils avaient constaté par eux-mêmes ce que signifiait la guerre mécanique moderne et combien des prophètes' comme Liddell Hart avaient eu raison de prédire une pénétration stratégique en profondeur par des forces blindées autonomes et d'insister sur le fait que la seule façon de maîtriser cette infiltration était de procéder à des contre-attaques menées par des forces similaires. Ils avaient vu à quel point les troupes françaises et britanniques s'étaient révélées incapables de soutenir l'assaut des panzers et que l'Angleterre avait frôlé la défaite honteuse et brutale qui menaçait maintenant la France à brève échéance. Mais ils avaient également eu sous les yeux un exemple exaltant de courage et d'esprit de sacrifice. En comprenant que la catastrophe n'avait été évitée que de justesse et que l'on pouvait entendre tonner le canon de l'autre côté de la Manche, les Anglais reçurent l'impulsion qui leur avait manqué jusque-là.

Si bien que lorsque Churchill déclara à la Chambre des communes, dans son grand discours du 4 juin, que l'Angleterre se battrait sur les plages et sur les aérodromes, dans les champs, dans les rues, dans les collines, et ne se rendrait jamais, il n'influençait pas l'opinion publique mais se contentait de la suivre. L'esprit de Dunkerque était né.

L'évacuation avait été difficile. Mais il existait maintenant une chance au moins de survivre.