EISENHOWER

" LE GÉNÉRAL IKE "

I

NUIT DE VEILLE, A MALTE

DEBOUT sur l'étroite plage blanche qui s'étend au pied des sombres falaises de Malte, le Commandant en Chef lutte de toutes ses forces contre le vent, tandis que, les yeux au loin, il regarde les vagues mourir et renaître sans cesse et leur écume s'iriser des feux d'un clair croissant de lune. L'homme est seul, et, comme il aime plus que tout autre la compagnie de ses amis, il ressent très profondément sa solitude. Mais, cette nuit-là, il a éprouvé le besoin de la passer tête à tête avec lui-même. Aussi est-il là, immobile, sur l'étroite plage, tandis que dans sa poche sa main joue avec ses porte-bonheur : un dollar d'argent, une pièce d'or de cinq guinées et un franc français qui ne le quittent jamais. Il est là, il attend..., il écoute.

L'air est rempli de rumeurs diverses : l'écrasement des vagues sur le sable, le mugissement du vent qui frappe les falaises et le bruissement des feuilles que le vent fouette dans les arbres. Mais aucun de ces bruits n'est celui que son oreille guette.

Les ordres ont été donnés. Il n'y a plus rien à faire ou à défaire. Au large, sur les eaux violemment agitées, des milliers de vaisseaux avancent, obéissant à son commandement. Ces bateaux sont chargés de jeunes Américains et de jeunes Anglais pareils à son fils John, frais émoulu de West Point, chics et honnêtes garçons, pleins d'allant comme lui, et comme lui chers à quelque cœur. Demain, ils débarqueront sur les côtes de Sicile.

Tant de choses sont suspendues au sort de cette entreprise : plus que la simple conquête d'une province italienne ; plus même que la vie de ces jeunes soldats du corps de débarquement qui vont, dans un instant, enjamber le bastingage.

C'est la première tentative d'une attaque amphibie de grande envergure contre un ennemi puissant et résolu. C'est aussi le tremplin d'un plus ample projet qui, l'an prochain, avec l'aide de Dieu, frappera, à l'Ouest, l'Axe en plein cœur.

Demain ! Délibérément l'homme détourne son esprit de ce jour fatal. Depuis des semaines et des semaines il n'a cessé d'y penser. Maintenant son plan d'attaque est net et clair en lui. A quoi bon douter? A quoi bon supputer les chances ? Seul dans la nuit exaltante, il laisse son esprit plonger dans les temps révolus, et une scène qu'il croyait pour toujours oubliée surgit soudain du fond de sa mémoire.

La petite ville s'étend au centre d'une vaste plaine richement colorée de prairies et de champs. L'or des blés, le vert des pâturages, le bleu incertain des carrés d'alfa et les teintes variées des épis de seigle et d'orge donnent au pays toute la parure de l'abondance. D'autres villes, d'autres villages s'élèvent çà et là sur ce grand puzzle de terres si diversement coloré, mais elles n'ont pour raison d'être que d'aider le sol à produire et que d'engranger les moissons. Les habitants de cet heureux éden vivent dans une paix, une prospérité, une sécurité inconnues jusqu'alors dans les annales de la civilisation,

La petite ville que l'on trouve au cœur de cette immense fertilité s'appelle Abilene, Kansas, et l'époque de cette vision est un jour d'été de l'an de grâce 1910.

Deux jeunes gens sont assis sur le bord du trottoir en bois de la rue principale, ombragé par l'immeuble en briques de la " Banque du Citoyen " . L'un d'eux est grand et brun, et la nonchalance trompeuse de son attitude évoque l'athlète au repos. Son visage est maigre, et ses yeux sont gris et vifs. Il signe J.-F. MacDonell, mais les gens de la ville le connaissent sous le nom de Six. Il est capitaine de l'équipe de baseball du cours supérieur. Il est également capitaine de football, mais le baseball est son sport favori.

L'autre garçon n'est pas tout à fait aussi grand, mais il est d'une stature plus large et plus forte. Il a les cheveux jaunes, la peau blanche, et ses yeux ronds et presque toujours souriants passent du bleu vif au bleu vert, selon la couleur du temps. Ike Einsehower est lui aussi un sportif. II joue avec MacDonell, mais son sport préféré est le football.

Les deux jeunes gens sont en train de discuter un sujet fort important pour eux, bien qu'apparemment du moins, de peu d'intérêt pour le reste du monde : la question de savoir ce qu'ils feront plus tard. " Six " achève sa dernière année d'école. Depuis un an qu'il en est sorti, Ike, vaquant à droite et à gauche dans Abilene, a aidé son père, employé à la chaufferie d'une importante société laitière de la ville, et exercé ses talents de mécanicien sur la demi-douzaine d'automobiles que possèdent les gens les plus riches du pays. Il se rend compte qu'il perd son temps et cette pensée ne cesse de le tourmenter.

" Six, dit-il soudain à son ami, si nous entrions, toi et moi, dans une école militaire ?

- Que dis-tu ? demande Six d'un air désabusé.

- Tu sais, Annapolis ou West Point.

- A quoi ressemblent ces écoles-là ?

- Je n'en ai qu'une vague idée, admet Ike, mais je sais qu'on ne s'y embête pas et que le gouvernement vous paie pendant qu'on s'instruit et... (sa figure s'épanouit de joie) pendant qu'on joue au football.

- Oh ! fait Six, tu en as sans doute parlé à Everett Hazlett.

- Oui ! Il est fou de joie à l'idée d'entrer à Annapolis.

- Si ça lui plaît de se voir habillé comme un singe, avec des ancres sur son col... Merci, mais très peu pour moi !

- L'uniforme est peu de chose, reprend Ike. Inutile de s'en faire pour ça. L'important, c'est que nous avons là une chance de nous instruire que nous n'aurons pas autrement.

- Et de jouer au football quatre années de plus ! ajoute Six grimaçant.

- C'est vrai ! dit Ike en riant à son tour. Allons, engageons-nous !

- Engage-toi, reprend son compagnon. Moi, je préfère jouer au baseball.

- Je ne suis pas assez fort à ce jeu. Et puis, quel avenir cela te réserve-t-il ?

- Si tu deviens professionnel, ce n'est déjà pas si mal. Tu te vois dans un match contre l'équipe des Géants, sur le terrain de polo de New York ! Quel avenir y a-t-il dans l'armée ?

- J'aimerais assez la marine, reprend Ike ; je crois que c'est ce que je choisirai. D'ailleurs, on n'est pas obligé d'y rester toute sa vie. Quand tu sors de là, tu peux faire autre chose ; devenir ingénieur, par exemple. Ce qui m'intéresserait, ce serait d'aller en Amérique du Sud industrialiser le pays. Naturellement, s'il y avait une nouvelle guerre, ce serait une autre affaire.

- Il n'y aura plus jamais de guerre, affirme Six avec autorité.

- Je l'espère, dit Ike ; mais il faut bien penser qu'il y en a toujours eu.

- Oh ! toi et tes bouquins, et tes théories à la Clausewitz ! reprend Six d'un air goguenard. Tu lis trop, et tu oublies de regarder autour de toi. Ne vois-tu pas que le monde est devenu trop civilisé pour se lancer dans une nouvelle guerre ? Même l'Europe. "

Ike regarde autour de lui. Il aperçoit une charrette chargée de légumes et de fruits, qui descend Second Street. Derrière la voie du chemin de fer, s'élève le grand mur de brique de la laiterie, avec l'épaisse fumée noire qui sort constamment de sa cheminée. Une machine s'essouffle à pousser deux wagons sur une voie de garage. Au coin de la Cinquième Rue s'élève l'hôtel de ville. Ses yeux suivent les ornements de briques rouges qui en garnissent la façade, jusqu'au sommet de la tour dont le dôme se découpe sur un ciel bleu, profond et sans nuages.

Il se retourne alors, et souriant gentiment à Six

" Tu as sans doute raison, dit-il ; et c'est tant mieux. J'espère que je n'aurai jamais à faire la guerre. "

Le Commandant en Chef relève la tête, et les quatre étoiles de sa casquette scintillent sous le firmament. On perçoit dans l'air une sorte de vibration, un grondement lointain qui n'est pas celui du vent. Le bruit grandit et dépasse bientôt celui de l'ouragan, et des vagues, et des arbres.

Le Général peut maintenant distinguer de grandes ombres noires avançant en forme de V, comme les oies sauvages qui traversent le Kansas. Presque automatiquement, sa main s'élève pour saluer la 82e Division Aéroportée, volant vers la Sicile. Sous l'orage de ses moteurs, la nuit frissonne et vibre. Alors revient en la mémoire du Général cette phrase prononcée jadis : J'espère que je n'aurai jamais à faire la guerre. "

Le Commandant en Chef sourit tristement à ce lointain souvenir. Puis il se met à genoux sur le sable, et il prie.

II

LA MAISON PATERNELLE

ON le baptisa sous le nom de David Dwight Eisenhower. Il renversa plus tard l'ordre des deux prénoms. Il était né à Denison, dans le Texas, et cet État qui vit surgir tant de héros sur son sol le réclame comme l'un des siens. Mais Denison ne fut pourtant qu'une rapide étape sur le chemin de sa vie et l'État du Kansas est le vrai berceau de toute sa famille.

Les Eisenhower quittèrent l'Allemagne pour échapper aux persécutions religieuses et s'installèrent en Suisse, pour une ou deux générations, avant de s'embarquer vers l'Ouest. Ils abordèrent en Amérique en 1732 et se fixèrent d'abord à York, en Pennsylvanie, puis à Élisabeth-ville, dans le Dauphin County. Le profond esprit religieux qui les avait poussés à quitter la mère patrie était encore solidement enraciné en eux après plusieurs générations. Leur nom signifie " hache en fer " ou " pilon de fer " . De quelque façon qu'on le traduise, il y a toujours du fer dedans, et il y a du fer, en effet, dans les hommes qui portent ce nom.

Les Eisenhower étaient " Frères en Jésus-Christ " , secte couramment appelée " les Frères de la Rivière " parce qu'elle observait la coutume du baptême dans un cours d'eau. Les Frères s'apparentaient par ailleurs aux Quakers et leurs mœurs étaient même plus austères que celles de ces derniers. Eux aussi considéraient la guerre comme un péché grave.

Jacob Eisenhower, qui était chef de sa confrérie, éleva une maison de briques à Élisabethville en 186o. C'est là que naquit le père de Dwight, David Jacob ; c'était le benjamin d'une famille de quatre enfants.

Environ dix ans après la guerre de Sécession, c'est-à-dire vers 1875, les Frères de la Rivière commencèrent une émigration massive vers le Kansas, l'État de Pennsylvanie étant devenu à leurs yeux beaucoup trop relâché dans ses mœurs. Une fois de plus, les Eisenhower sacrifiaient donc toute considération matérielle à la rigueur de leur conscience. Jacob, maintenant veuf, vendit sa jolie maison et avec ses deux plus jeunes fils, Ira et David, s'achemina vers l'Ouest pour y bâtir la ville appelée Hope (Espérance), sur un sol encore relativement peu cultivé. David fut envoyé à Lane College, que les Frères venaient de fonder à Lecompton, pour y poursuivre ses études. Il se préparait à être ingénieur.

A l'université, David, qui était un garçon calme, aux cheveux bruns, aux yeux noirs et brillants, tomba rapidement amoureux d'une jeune fille extrêmement vive et qui ne lui ressemblait guère. Ida Stover était une belle fille, dont le visage au teint clair se couronnait de boucles blondes. Elle avait des yeux bleus, rieurs, qui reflétaient sa joie de vivre. Toute sa personne était d'ailleurs extraordinairement pétulante.

Seule fille d'une famille de garçons, elle avait grandi à Mount Sidney, en Virginie, où les siens étaient établis depuis 1730. Les Stover appartenaient également à la secte des Frères, mais leurs mœurs étaient moins austères que celles de leurs coreligionnaires du Kansas. Ida, dans son jeune âge, avait été un vrai garçon manqué. Sa distraction favorite consistait à monter à cheval et à chasser avec ses frères qui la taquinaient sans pitié. Quand leurs parents moururent, trois des fils suivirent le mouvement d'exode vers l'Ouest et se fixèrent à Topeka, dans le Texas. Ida, de son côté, alla vivre avec ses grands-parents, près de Staunton, en Virginie. Mais elle mourait d'envie de rejoindre ses frères. Quand elle fut majeure, à vingt et un ans, elle rassembla son petit héritage et partit seule dans la direction du Kansas.

Pendant un certain temps, elle fut vraiment heureuse à Topeka, mais sa nature ardente n'était pas entièrement satisfaite. Comme la plupart des jeunes filles de cette époque, elle brûlait de s'instruire et mit tout en action pour arriver à ses fins. C'est ainsi qu'un beau jour elle s'inscrivit à Lane College où elle rencontra son destin.

Tout n'alla pourtant pas tout seul pour le jeune Eisenhower, car, parmi ses nombreux soupirants, Ida comptait un beau garçon qui portait une splendide moustache noire et était plein de séduction. Mais l'amour profond de David et sa calme persévérance finirent par l'emporter. Ils se marièrent à Lecornpton, le 23 septembre 1885.

Le vieux Jacob fit bien les choses. Il pourvut son fils d'un fonds d'épicerie et l'intéressa de moitié dans les affaires de la banque locale. Mais le doux David n'avait pas l'étoffe d'un businessman. Les billets sortaient vite mais rentraient plus lentement, car il avait horreur de faire des comptes. La banque, de son côté, souffrait d'une administration par trop philanthropique, si bien que le jeune couple se trouva un beau jour littéralement sur le pavé. David entra alors comme employé dans une société de chemins de fer (the Cotton Belt Railroad) et se fixa avec son père, sa jeune femme et ses deux petits garçons, Arthur et Edgar, dans une ville du Texas appelée Denison. Cette ville n'avait d'autre raison d'être que de commander un embranchement ferroviaire, et Ida eut fort à faire pour organiser un foyer dans cet étrange pays. On y menait une vie rude et aucun de ses habitants n'était spécialement porté à la contemplation, ni même à la pratique des grandes vertus chrétiennes. Mais Ida ne se laissa pas démonter. Elle loua une maison en bois, surélevée du sol d'environ vingt centimètres. Sa façade s'ornait d'un porche d'où l'on pouvait voir des balles de coton s'empiler sur les voies et, au-delà, une campagne déserte sur laquelle paissaient généralement quelques chèvres éparpillées. Ida, par sa diligence, eut tôt fait de rendre la nouvelle maison aussi plaisante pour les siens que l'ancienne maison de Hope.

C'est là que naquit Dwight, le 14 octobre 1890. Ses parents furent terriblement déçus de ne pas avoir une fille.

Après deux ans, les Eisenhower finirent par se lasser de l'atmosphère de Denison. Ils avaient grande envie de reprendre contact avec les gens de leurs familles. Aussi, quand Ira écrivit d'Abilene, clans le Kansas, pour avertir son frère qu'un poste d'ingénieur était vacant dans une importante usine de produits laitiers de la ville (la Belle Springs Creamery), David s'empressa-t-il de poser sa candidature, qui fut tout de suite acceptée. Avec tous leurs bagages et tous leurs meubles empilés dans un wagon, les Eisenhower se mirent en route pour leur nouvelle destination.

Ils étaient tous très émus quand le train quitta la gare de Chapman et, dans un vacarme assourdissant, s'élança pour franchir la dernière étape de ce long voyage. Vêtu de son meilleur habit de drap foncé, le vieux Jacob était assis sur sa banquette, immobile, bravant la chaleur et les escarbilles, une expression de joie calme dans son regard. Arthur et Edgar, debout sur les sièges de peluche, tendaient leur cou pour voir, à travers la fenêtre, courir le paysage. Dwight, le plus jeune, trottait dans les couloirs et liait amitié avec les autres voyageurs. Ida laissait errer ses yeux sur les champs du Kansas et essayait d'imaginer l'avenir.

Au bout d'un certain temps, les prairies succédèrent aux prairies, les longues rangées d'arbres aux longues rangées d'arbres. Un coup de sifflet strident, victorieux, partit de la locomotive et les wagons se heurtèrent violemment sous le choc des freins qui ralentissaient le convoi. A la verte colline que l'on voyait tout à l'heure succédèrent les maisons de bois peintes en blanc et les quelques immeubles en briques des premiers faubourgs d'Abilene.

Ira les attendait à la gare. Il dit à son frère : " Je vais emmener père et les bagages dans la charrette. Toi, Ida et les garçons, vous pouvez faire la route à pied. C'est trois fois rien. " On empila donc les bagages dans la voiture et celle-ci se mit en branle avec sa lourde charge et le vieux Jacob qui se tenait droit sur le siège, à la gauche de son fils. Arthur et Edgar se mirent à gambader comme de jeunes chiens lâchés sur une route en automne, et Dwight mit sa menotte dans la main de sa mère. Ida se demandait à quoi ressemblait sa nouvelle maison.

Ils passèrent devant le grand immeuble jaune de l'Union Pacific Hotel. Plus bas, ils virent une construction, déjà vieille et détériorée, qui ressemblait assez à une immense grange flanquée d'une grande colonne en brique sur laquelle on lisait l'enseigne de la Belle Springs Creamery.

" C'est là que je vais travailler, dit David. J'espère que les machines sont plus modernes que le bâtiment.

- Il faut l'espérer, dit Ida. Oh ! David, j'aime cette ville. Elle est si calme et si propre. "

Ils firent encore quelques pas et prirent une rue transversale au coin de laquelle s'élevaient les bâtiments de la nouvelle école communale. Là, au fond d'un terrain vague, ils aperçurent la charrette de l'oncle qui stationnait devant une petite maison blanche, en bois, de deux étages. Elle était carrée, avec un porche sur la façade, un large bow-window et un toit en pente à quatre côtés qui ressemblait à une pyramide tronquée. De la petite plate-forme qui le surplombait s'élevait une cheminée. Comme tous les Eisenhower, Ira avait l'amour des jardins et des fleurs. Des buissons de toutes sortes entouraient la maison qu'égayaient, sur la façade, des parterres abondamment fleuris. Derrière étaient l'étable et les communs, peints en blanc, au-delà desquels s'étendait une grande prairie verte.

Jacob et Ira étaient en train de décharger la voiture lorsque le reste de la famille arriva. Sur le côté de la maison la porte de la cuisine était ouverte, et les longs rayons obliques d'un soleil à son déclin répandaient à l'intérieur une lumière de poudre d'or. De la prairie arrivait le chant des alouettes, des loriots et des rouges-gorges, qui célébraient l'approche du crépuscule.

Un large sourire s'épanouit sur le visage de David quand il franchit le seuil de la maison.

" C'est gentil ici, fit-il. Croyez-vous que vous vous y plairez, Ida ?

- David, répondit Ida, le souffle court tant, elle était émue, je ne puis vous dire combien je l'aime déjà. "

Ira, qui désirait partir pour le Far West, avait proposé de leur laisser sa maison, mais il lui fallut un certain temps pour régler ses affaires de vétérinaire. Les Eisenhower durent attendre deux ans avant de s'installer d'une façon permanente dans leur nouveau logis ; mais, quand ils en prirent possession, ils furent aussi heureux qu'Ida l'avait espéré. Même encore aujourd'hui, lorsque l'un des fils parle de la maison, c'est toujours à la petite maison blanche de la Quatrième Rue Sud d'Abilene qu'il pense.

Vers l'année 1898, le foyer prit de l'extension. La famille grandissait à une telle allure que la maison devait ou s'élargir ou éclater. David y construisit deux ailes : un living-room faisant chambre du côté est, et, par-derrière, une pièce au plafond en terrasse qui devint une grande cuisine magnifiquement éclairée dans laquelle la famille avait coutume de se tenir.

A sept ans, Dwight était un parfait petit diable. Il avait des cheveux d'un blond jaune, de brillants yeux bleus et un sourire en coin qui lui permettait de se tirer indemne des plus scabreuses aventures. Autant qu'il pût changer plus tard, il garda toujours ce même sourire, et, dans une vie dont nul à cette époque ne pouvait imaginer la grandeur, même la réserve britannique ne put jamais rien contre lui.

Dwight avait maintenant deux frères cadets, Roy et Baby Earl. Un autre garçon, Paul, était né en 1894, mais il avait succombé à une fièvre scarlatine contractée dès son plus jeune âge.

Arthur et Edgar, à dix et douze ans, étaient de solides gaillards capables de faire le travail d'un homme et Ida s'employait à ne point les laisser chômer. C'était la meilleure façon, pensait-elle, de les empêcher de faire des bêtises.

Les deux ou trois arpents de terrain qui entouraient la maison furent cultivés aussi intensément que la terre d'une ferme chinoise. Presque toute l'agriculture du Kansas avait là ses échantillons. Les Eisenhower cultivaient le froment, l'alfa, tous les légumes ordinaires et un grand nombre d'arbres fruitiers. Ils élevaient des porcs, des lapins, et possédaient deux chevaux, une vache et un ou plusieurs chiens, selon les années.

Les garçons s'employaient à toutes les corvées, ce qui les occupait une bonne partie du temps. Le travail de la terre entretenait chez eux une saine vigueur corporelle et mentale. Dwight devait toute sa vie se rappeler l'agréable sensation de la boue grasse et froide sur ses pieds nus, par les matins d'été, et l'impression de bien-être qui s'insinuait en lui à ce contact.

Chacun à son tour, durant toute la semaine, les garçons se levaient à quatre heures et demie du matin pour allumer le feu de la cuisine. C'était là une corvée que Dwight détestait. Mais il aimait faire la cuisine. Le dimanche, après avoir été au catéchisme, les garçons préparaient le repas de midi afin de permettre à leur mère de se reposer ce jour-là. C'était pour eux un jeu bien plutôt qu'un travail, surtout quand ils avaient à faire une tarte - ce qui leur donnait l'occasion de faire une partie de catch avec la pâte roulée en boule. Leur façon de laver la vaisselle était à peu près la même - quand ils la faisaient seuls, bien entendu. Celui qui lavait les assiettes envoyait celles-ci, comme un disque, à celui qui les essuyait, lequel les expédiait de la même manière à son frère, chargé de les ranger dans le buffet.

Les trois aînés fréquentèrent l'école communale, qui s'élevait au bout d'un terrain vague. Edgar et Dwight y étaient surnommés Big Ike et Little Ike (Le grand Ike et Le petit Ike). Quelque chose dans le nom d'Eisenhower avait suggéré aux jeunes écoliers d'Abilene ce surnom qui désigna tour à tour tous les garçons de cette famille, mais qui plus tard demeura réservé à Dwight, exclusivement.

Les Eisenhower n'avaient pas à chercher bien loin leurs distractions. Ils avaient à deux pas de chez eux un excellent terrain de baseball et, pour les jours de pluie, un atelier que leur père avait aménagé dans une cave. Leurs camarades venaient toujours chez eux parce qu'on s'y amusait bien. Naturellement, l'été, ils s'en allaient nager dans les eaux fraîches et claires de la rivière Smoky Hill. L'hiver, ils jouaient au hockey sur les eaux glacées du fleuve. De vieilles branches d'arbres leur servaient de crosses et une boîte de conserves vide faisait office de balle.

C'était l'hiver, aussi, qu'ils avaient le plaisir de se régaler fréquemment d'un plat classique dans leur famille - une sorte de bouillie de mais qu'ils mangeaient avec du pudding pour lequel Ike donnerait encore tous les autres plats de la terre. Le mais, naturellement, était du mais maison. Quant au pudding, c'était le produit d'une recette hollandaise de Pennsylvanie qui ressemblait à une farce, mais dans la proportion où le cidre bouché ressemble à la vulgaire piquette. Toutes les parties du porc que l'on ne mange pas ordinairement entraient dans sa composition : le cœur, le foie, les poumons, la mœlle, les os, la couenne. Tout cela était haché menu et mis à mijoter dans une grande bassine jusqu'à ce que le tout devînt gélatineux et prît une saveur absolument incomparable.

En 1898 éclata la guerre contre l'Espagne. Un esprit martial s'éveilla en Amérique. Le pays tout entier semblait considérer l'événement comme une glorieuse équipée en costumes de fantaisie. Les vieux airs de la guerre de Sécession refleurissaient sur toutes les lèvres en même temps qu'un chant nouveau, une vraie rengaine tenant du cantique, sur lequel on dansait le two-step, There'll be a Hot Tinte in the Old Town to-night (Il fera chaud ce soir dans la vieille ville). Les garçons d'Abilene faisaient des marches et des contremarches, défilant au son du tambour, le mousquet de bois sur l'épaule. Il y eut de nombreuses escarmouches entre les " armées " du Nord et du Sud de la ville.

Ida Eisenhower avait horreur de ces histoires. De toute la force de son esprit profondément religieux, elle maudissait la guerre ; c'était à ses yeux le plus grand fléau qui pût s'abattre sur les hommes. Ce printemps-là, ses fils reçurent mainte correction et l'entendirent plus d'une fois leur expliquer ce qu'elle pensait. Sa voix avait un accent passionné un soir où, s'adressant à Ike, elle lui parla en ces termes :

" Je me rappelle l'autre guerre, lui dit-elle, et pourtant je n'avais que cinq ans lorsqu'elle prit fin. Nous habitions la Virginie, mais mon père était cependant avec les Unionistes. Il pensait que le Nord avait raison et que l'esclavage était une mauvaise chose. Si bien que tous nos voisins nous regardaient d'un mauvais œil.

" Un jour, vers la fin de la guerre, des soldats Confédérés entrèrent brutalement chez nous. Ils venaient chercher mon frère. Je me rappelle encore combien je fus effrayée à la vue de ces hommes avec leurs uniformes en loques, leurs voix rauques et leurs regards sauvages.

" Quand arrivèrent les Yankees, cela ne valut pas mieux. Ils nous traitèrent en ennemis, car ils pensaient que nous étions des ennemis pour eux, et leurs yeux étaient aussi remplis de méchanceté que ceux des autres.

" Voilà ce que la guerre fait des hommes : des animaux cruels. Ils oublient le Seigneur et son évangile d'amour. Que Dieu vous protège, mes enfants, et vous garde de devenir un jour pareils à eux. "

Toute sa vie Ike devait se rappeler les paroles de sa mère ; mais il se les rappela tout particulièrement le jour où le sort lui échut de mener à travers un pays ruiné par la guerre une armée de libération. Dans les yeux de ces gens, qui regardaient défiler les tanks, on pouvait lire un peu d'espoir en même temps qu'une grande peur. Quand arrivèrent les Yankees, cela ne valut pas mieux... Parce qu'il se rappelait si bien la prière maternelle, Ike comprit leur regard. Et c'est pourquoi il fut un conquérant plein de considération pour les peuples libérés.

Milton, le plus jeune frère de Ike et son frère préféré, naquit durant l'été de 1899.

" Cette fois, si ce n'est pas une fille, dit David à sa femme, la veille de la naissance, je prends mon chapeau et je vous quitte. "

Il quitta Ida, en effet, pour une longue promenade solitaire afin de dominer sa déception. Milton eut à souffrir, peu glorieusement le pauvre, du grand désir d'une fille qu'avaient eu ses parents. Jusqu'à l'âge de quatre ans il fut obligé de porter ses cheveux bouclés en anglaises. Dans une famille comme celle des Eisenhower, une telle pénitence était pire que de porter un cilice.

Cependant, Ike échappant de justesse à une succession de périls, se trouvait miraculeusement protégé et conservé pour le service de sa patrie. Un jour, les eaux de Smoky Hill River crevèrent les barrages et inondèrent le pays, et Ike se lança dans une aventure nautique pour le moins assez périlleuse. Lui et son frère Edgar empruntèrent une barque suspendue à la porte d'un voisin peu clairvoyant et montèrent dans l'embarcation sans rames et sans aucun moyen de propulsion.

Les citadins, les yeux dilatés par l'effroi, les regardèrent filer rapidement vers le lit du fleuve et vers une mort certaine. Quelques hommes montèrent à cheval et se lancèrent à leur poursuite, de l'eau jusqu'au ventre de leurs montures. A un moment, croyant entendre les deux garçons appeler au secours, ils répondirent par des encouragements. Puis une oreille plus fine que les autres finit par discerner ces mots : " Nous chantons le chant de victoire, qui d'Atlanta nous mène à l'Océan... "

Finalement, la barque s'échoua sur un banc de sable et, avant que nos hardis marins aient eu le temps de dégager l'embarcation, ils furent appréhendés et sauvés malgré eux.

Un ou deux ans plus tard, Ike se trouva de nouveau au bord de l'abîme; cette fois, ce n'était pas tout à fait par sa faute. Il fit une chute dans l'étable et s'écorcha légèrement le genou. Personne n'y prit garde jusqu'au jour où sa jambe se mit à enfler et où la fièvre le terrassa.

Le docteur diagnostiqua un empoisonnement du sang et parut assez inquiet. Il n'y avait rien à faire que de prier ou de couper la jambe. Celle-ci devint aussi grosse que le corps de Dwight et prit une horrible couleur noire ; l'enfant, dont les souffrances étaient vraiment intolérables, demanda une fourchette et s'assit sur son lit, mordant l'instrument à pleines dents pour mieux supporter la douleur.

Comme les jours passaient - et combien lentement - Ike entendit finalement prononcer le mot d'" amputation " .

" C'est la seule chance que nous ayons de vous sauver la vie, dit le docteur.

- Non, dit Ike, j'aime mieux mourir. "

C'est vers le quatrième ou le cinquième jour de cette sombre aventure qu'il commença d'avoir peur. Le délire emportait sa raison, et souvent il perdait conscience. Qu'adviendrait-il de lui si le docteur venait à l'un de ces moments-là ?

" Edgar ! appela-t-il, Edgar ! "

Son frère entra dans sa chambre, l'air solennel et légèrement embarrassé.

" Comment vas-tu, Ike ? demanda-t-il, d'un ton gai, pour donner le change ; niais son frère s'aperçut de l'effort qu'il faisait et sourit faiblement.

- Écoute, Edgar, il faut que tu me promettes quelque chose, lui dit-il.

- Tout ce que tu voudras, répondit Edgar.

- Par moment, j'ai l'impression que je perds la tête. C'est comme de grandes vagues qui surgissent tout à coup et je ne sais pas où elles m'emportent. J'ai peur que cela s'accentue. Alors il faut que tu montes la garde près de moi pour les empêcher de me couper la jambe. Promets-moi que tu ne me quitteras pas une seule seconde. Promets-moi que tu ne les laisseras pas faire !

- C'est promis " , dit Edgar du profond de son cœur. Il s'assit sur une chaise au pied du lit de son frère. Tandis que celui-ci délirait, Edgar montait fidèlement la garde. Il ne voulut même pas descendre prendre ses repas avec le reste de la famille et sa mère dut lui monter à manger sur un plateau. La nuit, il dormait allongé sur le parquet devant la porte de Ike. Le docteur vint, secoua la tête et essaya de discuter ; mais Edgar tint bon. Il ne savait pas le prix de sa garde vigilante. Le docteur avait peut-être raison : Ike allait peut-être mourir. Mais Edgar avait promis...

La robuste constitution des Eisenhower, les prières de sa mère et la fermeté d'Edgar sortirent le garçon de ce mauvais pas. La fièvre tout à coup tomba ; on vit l'enflure se résorber lentement et Ike sortit de sa chambre comme si rien ne s'était passé.

III

SOLDAT PAR ACCIDENT

EN 1904, aux environs de sa treizième année, le jeune Eisenhower se découvrit pour l'étude de l'histoire un intérêt qui devait l'amener plus tard à forger lui-même l'histoire. Ce fut d'abord la découverte du passé de ces rues, pourtant si prosaïques, dans lesquelles il circulait chaque jour.

En 1870, Abilene avait été le terminus de la voie appelée Chisholm Trail, le long de laquelle le bétail du Texas était drainé sur une longueur d'environ mille kilomètres afin d'être expédié sur les marchés de l'Est par le Kansas Pacific Railway. Ike prenait plaisir à imaginer la ville comme elle devait être alors avec ses grands parcs à bestiaux où les animaux s'entassaient par centaines de mille, débordant sur les prairies, comme les buffles au temps des Indiens. Au vieux Drover's Cottage Hotel qui abritait les conducteurs de troupeaux on menait alors grand tapage, car les cowboys du Texas et les négociants de l'Est avaient leurs poches bourrées de billets de banque. La vie était joyeuse en ce temps-là à Abilene ! Rien que dans First Street, on comptait au moins treize cafés ou brasseries. Les salles de bal et les bars où l'on jouait étaient ouverts nuit et jour. Le fameux Wild Bill Hickok avait été le second prévôt d'Abilene et mille légendes couraient sur ses extravagances, ses nombreux meurtres et l'élégance trompeuse de sa mise.

Du passé hallucinant de sa paisible petite ville, Ike en vint à s'intéresser à une plus large histoire du monde. Mais il découvrit partout la répétition de terribles disputes, de crimes et de sang répandu comme si la terre entière était une ville frontière où les fusils ne cessaient de tirer et où l'ordre et la loi étaient loin de régner en maîtres.

Cependant, au cours de cette tragique évolution des hommes, il découvrit aussi quelques nobles actions, quelques grandes pensées. La majorité des humains semblaient essayer de faire de leur mieux ce qu'ils avaient à faire sur terre. Le droit et la justice triomphaient assez souvent. Maintenant, dans cette première décade du nouveau siècle, un avenir de paix semblait se dessiner et les plus nobles aspirations humaines paraissaient près de se réaliser. Le monde, enfin, devenait civilisé, pensait Ike.

La stratégie des grandes batailles historiques l'intéressa profondément, du seul point de vue de la spéculation intellectuelle, sans l'affecter personnellement. Plus tard, il eut en main le livre de Clausewitz sur la guerre et, tandis que son esprit se délectait de l'évidente logique du grand stratège, son cœur se révoltait de l'entendre prôner la puissance militaire comme le but essentiel de toute politique. Clausewitz, aux yeux de Ike, avait des théories franchement démodées.

Ike commença sa carrière d'étudiant dans les locaux de l'hôtel de ville d'Abilene requis à cet usage - faute de bâtiment d'école plus convenable. C'était une bâtisse en briques rouges, d'une architecture compliquée, à la fois mauresque et moyenâgeuse, avec des arches et des créneaux que couronnait une tour en forme de bonnet à poil. Son style pompeux frappait d'autant plus l'œil que ce curieux bâtiment était flanqué de hangars en zinc qui abritaient une écurie de louage et une fonderie.

L'aile sud de l'hôtel de ville était occupée par le corps des pompiers volontaires qui y abritaient leur pompe à main et tout le reste de leur équipement primitif. Du côté nord se trouvait la grande salle du Conseil au milieu de laquelle pendait la corde de la cloche qui sommeillait dans la tour. C'est là qu'on instruisait les élèves du cours supérieur.

L'imprévu du local ajoutait beaucoup à la variété et aux distractions de la vie scolaire. Chaque fois qu'il y avait un incendie, un homme traversait la salle de classe en courant, l'œil brillant, appelant ses collègues " au feu " de toute la force de ses poumons. On le voyait se précipiter sur la corde et une clameur magnifique se répandait de la tour. Maîtres et élèves couraient au local des pompiers ; on s'affairait à dérouler les longs tuyaux d'arrosage, à déplier les échelles de corde ; puis on se précipitait dans les rues poussiéreuses, traînant la pompe derrière soi, tandis que les citadins sortaient de leurs boutiques et de leurs maisons et que les chiens couraient aux côtés des sauveteurs en aboyant comme des furieux.

Tel était le bon vieux temps du cours supérieur d'Abilene. Lorsque, trois ans plus tard, l'école se transporta dans un immeuble neuf sur la bordure nord de la ville, les études perdirent une grande partie de leur charme.

Bien qu'Abilene ne fût pas une grande agglomération, Ike ne connaissait qu'un très petit nombre de ses compagnons de classe, car la voie ferrée qui coupait Abilene en deux formait une barrière naturelle entre les sections nord et sud. Il y avait cieux écoles primaires et les enfants de la section nord de la ville n'avaient que de rares occasions de rencontrer ceux du sud jusqu'au jour où ils fusionnaient sur les bancs du cours supérieur. C'est donc dans cette salle de classe improvisée de l'hôtel de ville d'Abilene que Ike forma les amitiés qui devaient le suivre toute sa vie. Parmi ses meilleurs camarades était Everett Hazlett, qu'on appelait le Suédois, en raison de l'étrange blondeur de ses cheveux, et qui, sans s'en douter, portait dans sa poche la clef du destin de Dwight.

Six MacDonell, ce garçon brun et efflanqué qui entra à l'école deux ans plus tard que Ike, devint son meilleur ami. Dès quatorze ans, Six promettait d'être un athlète et il se révéla bientôt le meilleur joueur de football et de baseball.

Quand Ike entra au cours supérieur, il se mit au travail sérieusement. II avait occupé déjà divers emplois assez curieux, tels que la mise en bouteilles des eaux de l'Abilena Water Company ou le grattage au papier de verre des chevaux de bois d'une fabrique de manège. Pour lors, lui et son frère Edgar étaient employés tour à tour comme gardiens de nuit à la Belle Springs Creamery.

En 1903, l'usine avait transféré ses locaux dans un vaste bâtiment élevé sur l'ancien emplacement du fameux Drover's Cottage Hotel, et toute la machinerie avait été modernisée. David Eisenhower y était toujours ingénieur et c'est lui qui avait procuré aux garçons leur nouvel emploi.

Un jour sur deux, après le dîner, Ike se présentait donc aux portes de l'usine. Puis il gagnait ses quartiers : la salle des machines. C'était une grande pièce carrée mesurant environ quarante pieds de haut. Elle était encombrée par la nouvelle presse à vapeur dont les supports étaient peints du rouge éclatant des appareils à incendie. Deux immenses chaudières argentées achevaient de remplir l'espace et, en face d'elles, s'élevait un gros tas de charbon.

Entre ce tas de charbon et les chaudières, Ike disposait d'un fauteuil. C'est là qu'il faisait ses devoirs de classe, à la lumière d'une ampoule nue qui pendait du plafond, et c'est là qu'il faisait un somme après avoir jeté quelques pelletées de combustible dans le foyer ardent. L'endroit était douillet, calme et commode pour étudier. S'il n'avait pas fallu si souvent nourrir le monstre, c'eût été, également, un bon endroit pour dormir. Quoi qu'il en fût, Dwight prit rapidement l'habitude de faire de rapides petits sommes, imitant en cela Jeb Stuart et Napoléon.

L'été, Ike travaillait tout le jour à l'usine. Souvent il était employé dans la salle de réfrigération dont le plancher était un vaste damier de petites trappes. Sous chacune d'elles se trouvait une auge en métal dans laquelle l'eau était en blocs de glace de 300 livres. Quand les blocs étaient suffisamment durci ; Ike les enlevait des cuves au moyen d'un crochet de fer mû par une grue à main et les traînait au magasin où les blocs étaient empilés en forme de pyramides.

D'autres fois, il aidait à l'empaquetage des crèmes glacées ; d'autres fois encore, il avait la charge de la bascule. Milton et Earl, ses plus jeunes frères, venaient souvent le voir travailler. Leurs yeux s'arrondissaient d'admiration quand ils voyaient leur aîné accrocher clans ses pinces un brillant bloc de glace qu'il balançait adroitement par-dessus le bord d'un camion.

Malgré le dur labeur auquel il était astreint, Ike ne négligeait point la vie sociale. Il aimait le contact de ses camarades et des hommes, et, pour cette raison, il était aimé de chacun. Souvent, quand il était occupé à l'usine, ses compagnons venaient le voir et lui tenir compagnie. Ensemble ils bavardaient, mâchant leur chewing-gum, ou bien ils s'exerçaient à chanter de vieux airs ou les rengaines à la mode.

Quand les garçons devinrent plus grands, ils prirent plaisir à jouer au poker et les cartes furent souvent étalées, sur le dallage, devant les chaudières de l'usine. " Joner " Callahan, qui avait six ans de plus que Dwight et qui était un homme fort répandu dans la ville, se prit d'affection pour le jeune Eisenhower et vint très souvent lui tenir compagnie. C'est lui qui fit comprendre à Dwight que le poker n'était pas un simple jeu de hasard.

" Il faut que tu calcules les pourcentages, disait Joner, empochant l'argent de Ike, et comme ça, tu combines les chances. Avant tout, étudie à fond les réactions de l'autre joueur et tâche de deviner ce qu'il pense. " Ike se mit à étudier cette question des pourcentages avec une ardeur qu'il n'avait jamais appliquée aux autres branches des mathématiques. Il ne manquait pas de sens intuitif et savait assez bien déchiffrer les caractères, et son plus grand plaisir, dans le jeu, consistait à imaginer les réactions de son adversaire. L'élève eut donc tôt fait de dépasser le maître. Dans cette adresse au poker, un devin aurait pu voir se préfigurer l'avenir s'il avait rapproché le fait - ce à quoi Dwight ne pensa sûrement pas - du vieil axiome de Clausewitz qui prétend que " la guerre, de toutes les branches de l'activité humaine, est celle qui ressemble le plus à une partie de cartes " .

Avec ce qu'il gagnait, au travail et au jeu, Ike fut bientôt capable de s'offrir une carabine. Il aimait sortir, avec un ou cieux amis, pour chasser la caille ou le lièvre et tout le petit gibier qui abondait dans la région.

Comme il atteignait sa dernière année de cours supérieur, Ike pouvait se classer bon élève, bien qu'il ne fût pas exceptionnellement brillant, sauf en histoire. C'est cette même année qu'il se développa tout à coup physiquement d'une façon extraordinaire. Jusque-là, il avait été plutôt petit, assez étroit d'épaules. Il se mit soudain à. grandir et atteignit sa taille définitive de 1 m. 79 ; en même temps, sa charpente devenait celle du joueur de football idéal. Le football était justement le sport favori de Ike, parce qu'il combinait le plaisir du jeu en équipe, l'épreuve de la force physique et l'intérêt des considérations tactiques.

Cet automne-là, malheureusement, le sport semblait relégué au second plan à Abilene. Le Conseil d'administration de l'école fut soudain pris d'une crise d'avarice et décida de ne pas dépenser un " cent " en sa faveur.

L'équipe en ressentit un profond désespoir. Mais Ike ne voulut pas se laisser abattre.

" Si nous formions une société sportive ? proposa-t-il. Il suffirait de trouver un peu d'argent.

- Qui le donnera cet argent ? Nous, peut-être ? objecta Six MacDonell.

- Pourquoi pas ? Nous ne sommes pas des idiots, ni des impotents. "

Ike fut immédiatement élu président de l'Association Sportive du Cours Supérieur d'Abilene qui prospère encore aujourd'hui. Ike en guida les premiers pas avec énergie et intelligence. L'association ne gagna jamais beaucoup d'argent, mais elle sauva le sort du football dans la ville.

La première grosse difficulté surgit à l'occasion du match traditionnel avec les élèves de Chapman, localité située à quelque douze kilomètres à l'Est d'Abilene. Comment payer le voyage de l'équipe sur l'Union Pacific ? Il n'y avait pas assez d'argent en caisse.

* Tu es président, dirent les autres garçons à Dwight. C'est à toi de te débrouiller.

- Tous les trains ne sont pas des trains de voyageurs " , fit alors remarquer Ike.

Le convoi de marchandises qui quitta Abilene, le samedi suivant, à 11 h. 33, emmenait sans s'en douter l'équipe sportive de la ville, cramponnée tant bien que mal sous ses wagons. C'est ainsi qu'elle se rendit à Chapman, où elle battit l'adversaire, et revint triomphante par le train n° 6, train mixte de voyageurs et de marchandises. Ike venait de remporter sa première victoire stratégique.

En juin 1909, Dwight D. Eisenhower reçut son diplôme d'études supérieures, en même temps que trente et un élèves de sa classe. Il se classait dans le premier tiers, ce qui était honorable. Cecilia Curry, écrivant dans l'Heliantlius à son sujet, exprimait l'opinion de tous ses camarades quand elle prophétisait que Ike deviendrait un jour professeur d'histoire à Yale.

Vers l'été de 1910, Ike eut le sentiment que sa vie tournait en rond et qu'il ne faisait rien de vraiment profitable. Vers quoi tendait-il, en somme ? Depuis un an, il travaillait dur sans rien accomplir. En plus de son travail à l'usine de produits laitiers, il s'employait à diverses autres occupations. Quand il était libre, il jouait avec Six Mac-Donell, qui fréquentait encore l'école, ou avec Joner Callahan. Son succès au poker était toujours le même, mais c'était le seul gain qu'il fît dans la vie, avec, il faut le dire, ce qu'il apprenait auprès de son plus vieil ami J. W. Howe, propriétaire et directeur de la gazette hebdomadaire d'Abilene.

C'était passionnant pour Ike de voir, dans le bureau du journal, les nouvelles sortir toutes chaudes du four. D'autre part, Mr. Howe possédait une excellente bibliothèque et prêtait volontiers ses livres. Ida Eisenhower avait acheté pour ses garçons plus de livres que ne lui permettait sa bourse et elle ne pouvait suffire à satisfaire le gros appétit de Ike - d'autant qu'elle détestait acheter le genre de livres qui lui plaisait le plus : les ouvrages d'histoire militaire. La bibliothèque de Howe constituait donc une véritable aubaine. Cependant, en dépit de ses multiples activités au cours de cette année-là, le jeune homme avait l'impression très nette de gâcher sa vie. Ses frères aînés, eux, avaient au moins trouvé leur voie.

Arthur avait quitté la maison le premier. Il était bien déterminé à devenir un brillant homme d'affaires et il en prenait le chemin. Tout jeune, il avait déjà révélé une aptitude particulière au maniement de l'argent. Un matin, quelques jours après avoir achevé ses études, il prit le train de 3 h. 30 qui l'emmena à Kansas City. Il s'installa dans une pension très modeste et se mit aussitôt en quête de travail. Il savait que la Dixième Rue était le centre des affaires. Il la prit du côté de Wyandotte Street et frappa à chaque porte pour demander un emploi. Quand il arriva à la National Bank of Commerce, Charley Moore, le vice-président, l'engagea comme garçon de courses au tarif de vingt-cinq dollars par mois.

Parti du dernier échelon, il gravit l'échelle lentement et courageusement. Il travaille encore aujourd'hui dans le même coin de la ville, mais il est devenu maintenant un des personnages du monde financier de Kansas City.

Edgar aussi savait ce qu'il voulait : il voulait être avocat. Vers l'année 1910, il était en bonne voie et achevait ses études à la Faculté de Droit de l'Université de Michigan. Les garçons restés à la maison contribuèrent de leurs modestes bourses à son succès. Edgar les aida à son tour lorsque le moment fut venu pour eux.

Les autres frères de Dwight allaient encore à. l'école. Roy, un bon garçon s'il en fut, fréquentait le cours supérieur, tandis que Earl et Milton étaient, à. leur tour, devenus Big Ike et Little Ike à l'école communale.

Ike était donc le seul qui perdît son temps. Il serait exagéré de dire que son humeur s'assombrissait - toute la force de la Luftwaffe n'a jamais pu y parvenir - mais il s'ennuyait. Le mal venait de ce qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il aurait aimé faire, sauf de continuer pendant quelques années à jouer au football. Quand il se trouvait dans les bureaux de la Gazette, il songeait parfois à devenir journaliste. Il savait qu'il pouvait écrire avec concision et facilité. D'autres fois, il rêvait de s'embarquer pour l'Amérique du Sud, comme ingénieur, mais il n'avait jamais la force suffisante pour vaincre son inertie. Il avait l'impression d'être en état d'attente... (l'attente d'une révélation.

Celle-ci se manifesta sous les traits de Swede Hazlett. Swede, ce printemps-là, avait été désigné pour l'École Navale des États-Unis et il avait rejoint un centre de formation intensive à Annapolis. Mais, faute d'avoir assez de temps devant lui, il avait échoué à l'examen d'entrée. Malgré cela, ce que Swede avait entrevu de la vie de l'École Navale l'avait nettement enthousiasmé et il mit tout en œuvre pour se faire désigner, une_;secondc fois, l'année suivante.

Hazlett consacra l'été de 1910 à diriger un petit commerce dans Abilene et à étudier furieusement - cette fois il n'était pas question de manquer sa chance ! A qui voulait l'entendre, il parlait d'Annapolis et encore d'Annapolis, si bien que son enthousiasme finit par devenir contagieux. En ces calmes jours de paix, le métier militaire semblait offrir peu (le chance de parvenir à une carrière honorable; mais Ike fut subjugué par Swede, et comme Swede aimait Eisenhower plus que tous les autres garçons de la ville, voyant qu'il l'intéressait, il redoubla d'arguments.

Ike tourna l'idée dans sa tête. Plus il y pensait, plus elle lui plaisait. Puis vint une conversation avec Six, sur l'escalier de la Citizen Bank, au cours de laquelle il se décida.

Une fois la résolution prise, il se montra énergique. Il alla voir Charles M. Harger, qui dirigeait le Reflector, Mr. Howe de la Gazette, et le directeur des Postes Phil Health. Tous les trois lui promirent d'user de leur influence auprès du sénateur Joseph L. Bristow, de Salina, afin d'obtenir pour lui l'autorisation de prendre part à l'examen d'entrée à l'École d'Annapolis.

Mr. Health ne manqua pas de faire remarquer au jeune homme que ce ne serait pas chose facile de réussir dans cette voie, si même il obtenait cette autorisation.

" Vous devez avoir au moins cent concurrents, dit-il.

- Croyez-vous que j'aie la moindre chance ? "

DIr. Health regarda attentivement ce garçon blond qui était debout devant lui et notant la qualité de son regard :

" Vous m'avez l'air d'un garçon qui doit réussir dans tout ce qu'il entreprend " , dit-il.

En septembre, l'autorisation fut accordée par le sénateur Bristow. Ike était en même temps informé que le concours aurait lieu, en novembre, à Topeka. Cela ne donnait au jeune homme que deux mois pour se préparer, et il ne s'agissait pas seulement d'avoir la moyenne ; il fallait battre tous les autres !

Swede Hazlett lui offrit généreusement son aide. Tous les après-midi, Ike allait le retrouver dans son petit bureau et, durant trois heures ou plus, les garçons étudiaient ensemble. Les affaires de Swede marchaient tant bien que mal - plutôt mal que bien - mais Swede n'en avait cure et consacrait tout son temps à l'entraînement de son poulain. Quand il se rendit compte de la façon dont cet esprit doué mais non entraîné mordait à l'étude, il se trouva payé de sa peine.

Ike mettait les bouchées doubles. Bien qu'il fût maintenant surveillant des gardiens de nuit de l'usine, il retournait tous les matins à son ancienne école pour s'y perfectionner en mathématiques et en chimie. Les règlements sportifs étant, à cette époque, assez peu rigoureux, Ike, en sa qualité d'ancien élève, put continuer, en outre, à faire partie de l'équipe de football.

A vingt ans, plus grand et plus fort que jamais, Ike paraissait un géant blond parmi ses anciens camarades. C'était l'un des deux arrières de l'équipe dont MacDonell était le capitaine. L'un des plus grands succès de sa carrière pré-universitaire fut le match Abilene-Salina qui eut lieu ce même automne. Salina était une ville beaucoup plus grande qu'Abilene, aussi ses joueurs étaient-ils mieux sélectionnés. Une fois la partie engagée, Dwight et MacDonell n'eurent donc pas une seconde à perdre pour que tout ne fut pas perdu d'avance.

L'équipe de Salina, parfaitement homogène, menait un jeu plein d'astuce ; elle eut tôt fait de percer les lignes adverses ; mais Ike eut tôt fait, lui aussi, de découvrir sa tactique, et, après les deux premiers temps, ses muscles infatigables surent le porter toujours à l'endroit où il (levait être. Le jeu des adversaires s'en ressentit aussitôt.

De ce moment-là, toute tentative de leur part pour marquer un but fut infailliblement brisée, et les garçons de Sauna commencèrent à s'énerver. Aucun ne voulait se mesurer avec celui qu'ils appelaient " le gros Suédois " , mais l'un d'eux, qui était boxeur, s'attaqua à MacDonell qu'il mit délibérément knock-out. Ike ne détestait pas la violence du jeu, mais toute sa vie il avait eu horreur de la brutalité. Quand il découvrit Six meurtri et immobilisé sur l'herbe, il vit rouge.

Lorsque les autres joueurs purent le maîtriser, MacDonell reprenait ses sens ; mais Ike avait déjà étendu sur l'herbe quatre " avants " de Salina.

Quand Ike fit route vers Topeka pour se présenter au concours, il ne partageait pas l'optimisme de Hazlett. Il était au contraire convaincu de n'avoir vraiment aucune chance. Non pas qu'il n'eût sué sang et eau pour qu'il en fût autrement - car il avait une puissance de travail étonnante - mais c'était sa première aventure au-delà des bornes d'Abilene. Il savait que ses concurrents venaient de tous les États ; comment pouvait-il dépasser les brillants candidats des grandes villes ? Afin d'augmenter ses chances, il se fit inscrire aux épreuves d'Annapolis et de West Point, pensant que, s'il ratait les unes, il réussirait peut-être les autres.

Ce pessimisme sur le résultat de son entreprise ne le déprimait en rien, car il était par nature aussi résolu que philosophe. Une seule chose importait : faire de son mieux. Inutile ensuite de pleurer sur le résultat. C'est cette dualité de son tempérament qui lui permit plus tard de supporter en souriant l'énorme responsabilité qui devait peser sur ses épaules. Ike n'avait encore jamais mis les pieds dans une grande ville, aussi s'amusa-t-il beaucoup à Topeka, une fois les épreuves terminées.

Quand Ike fut averti du résultat des examens, il ne se sentit plus de joie. Il se classait premier au concours pour Annapolis, avec 87,7 sur 100 et arrivait second au concours pour West Point.

Ida Eisenhower était une mère comme on n'en voit vraiment peu : elle n'avait cure d'intervenir dans le destin de ses garçons. Les ayant tous élevés dans la crainte de Dieu et l'amour du travail, elle les considérait armés d'un caractère à toute épreuve. Elle se rappelait qu'au temps de sa jeunesse on avait essayé de la détourner de sa voie. Combien elle avait dû lutter, d'abord pour gagner le Kansas, ensuite pour aller au collège. Dès lors qu'elle avait si bien fait d'obéir à son impulsion, elle trouvait naturel que ses garçons agissent aussi à leur guise.

Cependant, jamais cette attitude ne fut pour elle aussi cruelle que le jour où Dwight lui annonça qu'il désirait entrer à Annapolis. Elle détestait tellement la guerre qu'elle ressentait presque comme une malédiction que l'un de ses enfants eût pu choisir la carrière militaire. Mais elle avait une telle confiance en Dwight qu'elle pensa que son choix devait être dicté par une volonté supérieure. Sans doute fallait-il y voir, pensa-t-elle, une manifestation de la volonté du Seigneur.

Bien qu'elle n'eût élevé aucune protestation, elle ne cessa pourtant de faire des vœux pour qu'il échouât au concours, sans trop croire à ses prières, car elle connaissait les qualités de son fils, son intelligence et sa force de caractère.

Quand Ida, penchée à la fenêtre de la cuisine, vit, par un après-midi gris d'automne, son fils courir sur le terrain vague et sauter par-dessus un tas de bois à la manière d'un jeune chien, elle sut ce que cela voulait dire. Son esprit se troubla, une grande peine la saisit et, se levant dans un éclair, elle courut s'enfermer un instant dans sa chambre.

Elle n'eut guère que trente secondes pour s'abandonner a son chagrin - trente secondes pour pleurer les larmes qu'elle ne pouvait retenir - avant que résonnât la voix joyeuse de Dwight qui emplissait le living-room :

" Mère, où êtes-vous ? Je suis reçu ! "

Ida Eisenhower descendit l'étroit escalier ; son visage était empreint de sérénité et elle souriait à son fils.

" C'est merveilleux, Dwight, dit-elle. Je savais que tu gagnerais la partie. "

Ike reçut rapidement son avis d'inscription à l'École navale ; mais sa j oie se mua en désespoir quand il découvrit - ce qu'on avait oublié de lui dire - que la limite d'âge pour entrer à Annapolis était de vingt ans. En juin, Ike serait trop vieux de huit mois. Profondément troublé, il consulta ses vieux amis. L'un d'eux lui donna un espoir : la limite d'âge pour West Point était de vingt-deux ans. Peut-être pourrait-il demander une permutation ? Ils écrivirent au sénateur Bestow, qui avait été frappé par le double succès du jeune Eisenhower, et, quand le premier de West Point fut refusé à l'examen médical, Ike fut nommé à sa place.

Ainsi, par un heureux hasard, sa vie s'engageait désormais dans le droit chemin de sa destinée. Une intelligence supérieure semblait veiller sur lui en manœuvrant les signaux et les leviers de commande d'un sort qui allait être assez extraordinaire.

L'après-midi où Dwight quitta son foyer pour West Point, il n'y avait à la maison que deux membres de la famille, sa mère et Milton, et, bien entendu, Flip, son fox-terrier. Tous l'attendaient sous le porche du côté ouest quand il descendit l'escalier chargé d'une valise qui paraissait pesante. Milton était très solennel - sans savoir au juste pourquoi. Quand ses autres frères étaient partis, il n'avait pas eu la même impression. Le départ de Dwight, c'était vraiment autre chose.

Ike posa sa valise sur le seuil de la porte.

As-tu bien tout ce qu'il te faut ? demanda Ida.

- Sûrement, répondit Ike. Il sourit à sa mère affectueusement. Ne prenez pas cet air désespéré, maman, dit-il avec beaucoup de gentillesse. Vous me reverrez dans deux ans.

- Oh ! Dwight ! Tu auras tellement changé. "

Elle éclata en sanglots. C'était la première fois que ses fils la voyaient pleurer et ils n'en croyaient pas leurs yeux. Milton regarda son grand frère. Il n'avait plus son air joyeux et presque indifférent. Il passa son bras autour des épaules de sa mère et la serra fort contre lui ; puis, se tournant vers l'enfant :

Milton, dit-il d'une rude voix de commandement, je te confie maman ; c'est à toi de veiller sur elle. "

C'en était trop pour Milton. Sa gorge ne put retenir un hoquet à fendre l'âme, tandis que Flip faisait entendre de lugubres gémissements.

Ike jeta un regard désolé sur le malheureux trio. Puis, attrapant sa valise, il s'enfuit à travers champs.

IV

LA FORTERESSE DE L'HUDSON

L'ÉCOLE militaire des États-Unis est conçue en vue d'un seul but : la préparation du type d'officier le plus accompli. Elle ne cherche pas à inculquer à ses élèves ce que l'on pourrait appeler une éducation libérale et l'on n'y consacre aucun temps aux parades ou aux frivolités ; mais rien de ce qui peut contribuer à leur rendement maximum n'est omis. Étant donné qu'un enseignement philosophique prépare mieux les esprits à de grandes tâches qu'un enseignement technique trop poussé, certaines des matières étudiées à West Point peuvent paraître en marge d'une culture essentiellement orientée vers la chose militaire.

West Point, en somme, ressemble à une manufacture d'armes où l'on cherche à fabriquer les machines de guerre les plus compliquées et aussi les plus délicates. On s'y applique plutôt à tremper le métal qu'à le rendre tranchant. La formation du caractère absorbe les premiers soins. Le code de l'honneur de l'École s'inspire d'un idéal beaucoup plus élevé que n'importe quel code civil. L'idée du devoir y domine et l'amour du pays y revêt une forme intransigeante.

Le matériel brut qui sert de base à cette éducation est déjà le meilleur que l'on puisse obtenir. Les jeunes gens qui franchissent le seuil de la maison possèdent tous d'éminentes qualités physiques et intellectuelles. Mais, bien qu'ils soient tous conformes à un certain standard de perfection, ils ne laissent pas d'être fort différents entre eux. Les uns, par leur nature, ou par leur éducation familiale, sont déjà équarris et prêts à passer à la forme. Ce sont en général des fils d'officiers ou des garçons diplômés d'une école de préparation militaire. Les autres sont à former entièrement.

Dwight Eisenhower se classait sans le moindre doute dans ce dernier contingent. Il est vrai qu'il dépassait le minimum de qualités requises. Ses muscles avaient été durcis par les travaux et par les jeux, et son esprit, bien que peu entraîné, se révélait déjà un instrument de précision. Mais cependant rien ne faisait prévoir qu'il atteindrait un jour à quelque haute distinction. Il ne le pensait pas lui-même. Sa mère avait fini par lui inculquer son idéal pacifique. Il était facile à vivre, tolérant, et assez dénué d'ambition personnelle. D'autre part, il était un peu plus âgé que la plupart de ses compagnons et, pour cette raison, un peu moins malléable. Depuis deux ans, il travaillait comme un homme et, bien qu'il vînt d'une toute petite ville, il avait, à certains égards, plus d'expérience que les garçons frais émoulus de leur école ; mais sur beaucoup d'autres points, il était aussi novice que ses camarades.

Le seul indice qui révélât sa vocation militaire était son goût marqué pour les livres d'histoire et les récits de campagnes militaires. Mais tout cela n'était que plaisir de l'esprit. Maintenant, il allait jouer le jeu pour entrer dans la carrière. Il avait bien l'intention de faire tout ce qu'il fallait pour ne pas être relégué sur une voie de garage, mais il se proposait d'en prendre à son aise.

La pimpante petite gare de West Point présentait un désordre qui n'avait rien de militaire le jour où les élèves, arrivant de tous les points du pays, s'écrasaient sur le quai. Notre indigène du Kansas fut le dernier à sortir du train. Tout en lui révélait celui qui ne s'en fait pas. Il se fraya un chemin au milieu de la foule et, posant sa valise légèrement à l'écart, il regarda autour de lui.

L'Hudson, qui montait jusqu'aux abords de la voie, était le plus grand fleuve et le plus bleu que ses yeux eussent jamais vu. Les collines boisées qui s'élevaient sur l'autre rive lui parurent d'énormes montagnes découpant sur le ciel leurs formes agressives ; sur la falaise, derrière lui, semblait s'étendre une plaine rocheuse et désolée. Ce paysage n'a rien d'aimable " , pensa-t-il, tandis qu'il revoyait en songe les molles prairies du Kansas et ses agréables collines. Puis il observa ses futurs camarades. Ils avaient tous l'air extrêmement jeunes. Ils faisaient penser à des gosses avec leurs rires exagérés ou leurs mines déconfites.

La longue file des étudiants commença de gravir la route escarpée taillée sur le devant de la falaise. Ike reprit sa valise et suivit les autres. Couronnant la hauteur, devant lui, il découvrit une forteresse en pierres grises qui avait l'air d'être enracinée clans le roc. Au sommet de sa tour - une tour carrée, crénelée - flottait un grand drapeau américain. Sur la gauche entre le fleuve Hudson et le rocher, une nouvelle forteresse, plus grande que la première, était en construction. Même inachevée comme elle l'était, elle aussi avait l'air de faire partie intégrante du roc.

L'ascension de ce rempart naturel conduisait à un large plateau d'où s'étendait une vue merveilleuse sur l'Hudson. Au-delà d'un vaste terrain d'exercice, on distinguait d'autres bâtiments gris qui avaient, eux aussi, l'aspect de forteresses.

Sur une allée, devant le grand portail des locaux administratifs, s'étalait une rangée de tables derrière lesquelles un homme notait les noms des nouvelles recrues. Ike pénétra dans la file. Soudain, il se sentit frissonner. Le poids des lourdes maçonneries semblait lui peser sur la nuque. Leurs murs austères et graves apparurent à ses yeux comme des murs de prison. Le sentiment de cette inexorable tradition qui demeurait empreinte dans les masses de granit lui laissa pressentir ce qu'allait être le moule dans lequel West Point s'apprêtait à le façonner.

Les autres garçons avaient également un air grave. Ike se rendit compte que son émotion était partagée par chacun de ceux qui, pour la première fois, contemplaient ce site austère. Il se secoua, comme un nageur émergeant de l'eau froide. Presque sans y prendre garde il signa la formule par laquelle il s'engageait à servir l'armée des États-Unis durant huit ans, à partir de la date de son engagement.

Cette formalité accomplie, il n'eut plus le temps de penser a quoi que ce fût. Il remit son argent au trésorier de l'École, les cadets n'ayant pas le droit de garder de l'argent sur eux. Il passa un nouvel examen médical et fut assigne a une compagnie correspondant à sa taille : la compagnie F, première sur le flanc gauche dans les défilés de parade. Après quoi, il fut emmené pour l'inspection de ses bagages, qu'il dut ranger dans un endroit prescrit. Il ne les reprendrait qu'à sa première permission, après sa deuxième année dle cours.

C'est alors qu'intervinrent les élèves de troisième année auxquels revenaient l'honneur et le plaisir de dégourdir les " bizuts " . C'étaient eux qui domptaient les " fauves " . Comparés aux " nouveaux " , ahuris et transpirants dans leurs complets civils disparates, les poulains de troisième paraissaient impeccables dans leurs costumes de toile blanche à vestes grises. La rentrée était la première occasion offerte à ces garçons d'exercer leur autorité et ils s'en donnaient à cœur joie !

A partir du moment où ils entrèrent en scène, les jeunes recrues en mirent un coup ! Ike et ses compagnons coururent chez le coiffeur ; de là ils se précipitèrent aux magasins où ils touchèrent une paire de pantalons de flanelle grise et des chemises ; puis ils descendirent au sous-sol retirer leurs matelas et le reste de leur literie. Ils durent porter ensuite le tout aux baraquements, suant et pliant sous leur fardeau, puis, sans leur accorder une minute de répit, on les fit s'aligner en vue d'un premier exercice.

" Rentrez le ventre ! Le menton en avant ! Vous êtes le plus moche contingent qui ait jamais déshonoré l'École ! Ne pouvez-vous pas vous mettre en rang ? Eh! vous, le gros Suédois, comment vous appelez-vous ?

- Ike Eisenhower.

- Vous devez me dire " monsieur " , monsieur Eisenhower. Et rentrez-moi ce sourire !

- Oui, monsieur ! "

Ike se souciait peu de ces ordres et de ces railleries. Dans cette atmosphère de précipitation, il trouvait le moyen de prendre les choses du bon côté. Tout cela faisait partie du jeu qu'il s'apprêtait à jouer. Ces fringants militaires qui aboyaient leurs ordres étaient presque tous plus jeunes que lui et, supposait-il, moins formés que lui sous bien des rapports. Il savait qu'il devait se conformer au règlement, mais il n'était pas tenu de le prendre au sérieux. Il se demanda ce que diraient Joner et Six s'ils le voyaient en ce moment parmi ces jeunes recrues mal alignées, bombant le torse et avalant son ventre ; et il sourit à cette pensée :

" Rentrez-moi ce sourire !

- Oui, monsieur ! "

Mais Ike ne pouvait pas " rentrer " le sourire de ses yeux.

Plus tard, cependant, comme s'achevait ce jour sans fin, il ressentit une fois de plus le choc de l'implacable tradition qui pesait sur toute l'École. A cinq heures, les nouveaux cadets furent groupés en formation militaire et, pour la première fois, se rendirent sur le terrain d'exercice. Tandis que Dwight se tenait là, simple unité parmi tous les pantalons de flanelle grise de la promotion de 1915, la musique éclata soudain et le corps des Cadets, en uniforme de parade, défila sur le champ, au son d'une marche exaltante. Ike n'avait jamais encore assisté à un défilé. Le côté pictural de la parade militaire lui était inconnu. A la vue de ces hommes qui se mouvaient avec une précision parfaite, s'évanouissant vague après vague selon un rythme magnifique, dans un alignement impeccable, chaque mouvement synchronisé, chaque fusil incliné au même angle, les lames des baïonnettes miroitant au soleil, Ike ressentit cette émotion que communique toute forme de beauté. D'un seul coup il perdit cette sorte de détachement avec lequel il avait jusqu'ici considéré les événements de cette journée mémorable. Quand ce fut son tour de prêter serment, l'amateur avait disparu en lui.

" Je jure solennellement de respecter la Constitution des États-Unis et de servir loyalement le gouvernement national ; de maintenir et de défendre la souveraineté des États-Unis avant toute autre souveraineté ou revendication d'un État ou d'une province quelconque, et d'obéir toujours aux ordres légaux de mes officiers supérieurs, ainsi qu'aux règlements qui régissent l'armée des États-Unis. "

C'était un don de toute sa personne.

Mais il survécut peu de chose de cet instant d'exaltation dans l'intense bousculade des semaines qui suivirent. L'entraînement auquel Ike fut soumis lui donnait l'impression d'une course frénétique tant que durait le jour et chaque soir il se couchait mort de fatigue. Quelques-unes des recrues commencèrent à lâcher prise, mais Ike restait solide au poste, fortement retranché sur les défenses d'un tempérament qui, moralement du moins, lui permettait de dominer la situation, bien qu'il cédât, physiquement, sur certains points.

Au cours de ces premières semaines se forma une sélection parmi les deux cent soixante-cinq jeunes gens de la plus nombreuse promotion que l'École ait jamais connue. Le compagnon de chambre de Ike, compagnon temporaire, était naturellement le garçon avec lequel Ike était le plus lié - sinon par élection, du moins par la force des choses. Or John - c'était son nom - fut l'un des premiers à flancher. Bien qu'il eût la surface nécessaire, quelque défaut dans le métal se refusait à la trempe. Ike, à sa grande surprise, le vit un jour éclater en sanglots. Il essaya de l'apaiser avec sa propre philosophie ; mais il n'y avait rien à faire.

" Pour vous ce n'est pas la même chose, disait John ; mais moi j'ai toujours été très gâté. "

Ike dressa l'oreille.

" Qu'est-ce qui n'est pas la même chose ? demanda-t-il.

- Je veux dire... Vous n'avez jamais eu tout ce que j'ai eu. Par exemple, quand j'ai eu mon diplôme de l'École supérieure, j'ai reçu soixante-dix-neuf cadeaux.

- Combien d'invitations aviez-vous envoyées ?

- Environ une centaine.

- Cela fait un maigre pourcentage " , remarqua Ike froidement.

John appuya sa tête sur le bord de la table et sanglota de plus belle.

Un beau jour il prit l'habitude de s'évanouir durant les exercices ; mais on eût tôt fait de s'apercevoir qu'il ne s'évanouissait toujours qu'à bon escient : jamais au soleil, par exemple ; toujours à l'ombre. Aussi devint-il vite un objet de réprobation.

Malgré l'antipathie qu'il éprouvait pour son compagnon de chambre, et qu'il lui manifestait, Ike se montrait compatissant et secourable envers les autres jeunes cadets qui avaient du mal à suivre.

" Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il un jour à l'un de ces garçons auquel il s'était attaché. Quoi, vous ne vous plaisez pas ici ?

- Ce n'est pas cela, dit l'autre. J'aime beaucoup l'école au contraire. Mais je ne pourrai pas y rester.

- Pourquoi ?

- Parce que j'ai plus de vingt-deux ans (le ton était désespéré). J'ai menti pour pouvoir entrer ; mais maintenant je suis pris au piège. "

Ike portait en lui le sens de l'honneur. Mais en face d'un dilemme qui mettait aux prises une question pratique et une question humaine, son choix était aisé. Avec un magnifique mépris de la morale, il mentit sans vergogne.

" Bah ! Ne vous faites pas de bile pour ça ! dit-il. Moi aussi, j'ai caché mon âge. "

Mais le cas de John et celui de cet autre garçon étaient des cas assez exceptionnels. L'ensemble du contingent profitait bien de l'entraînement. Celui qui, le premier, fit l'admiration de Ike - un garçon auquel devait le lier plus tard une inaltérable amitié, ce fut Omar Bradley. Ce digne représentant du Missouri se distinguait d'abord par sa laideur. Il avait une longue figure mélancolique, avec de grosses lèvres, et comme, en dépit du règlement, il se faisait raser le crâne, on peut dire qu'il n'était vraiment pas beau à voir. Mais, dans le cas de Bradley, le vin valait mieux que la bouteille et ses qualités morales le firent bientôt remarquer sur un autre plan par ses camarades. Il était doué d'un enthousiasme et d'une énergie extraordinaires. Bien que peu nerveux d'apparence, il était cependant extrêmement vif dans sa pensée et dans ses gestes. Sa fidélité était exceptionnelle, même à West Point. En plus de ces nombreuses qualités, c'était un joueur de baseball remarquable.

Ike l'aima tout (le suite. La plus grande colère qu'il éprouva durant son séjour à l'École, ce fut quand un cadet appela Bradley " Darwin " , faisant ainsi allusion à son apparence simiesque. Le nom dont Ike traita le misérable ne saurait être reproduit ici.

Le jour où Ike, quatre ans plus tard, traça un portrait de Bradley dans le Howitzer, il se montra bon prophète. " La principale caractéristique de Brad, écrivait-il, c'est de toujours décrocher la timbale " , et s'il continue comme il est parti, il en est plus d'un parmi nous qui sera fier de dire un jour : " Le général Bradley était de ma promotion. "

La plus belle amitié que Ike lia à West Point naquit d'une attraction mutuelle. Dans les rangs, durant des jours et des jours, Ike chercha la silhouette d'un grand gaillard qui regardait toujours de son côté. Quand leurs yeux se rencontraient, Ike souriait aimablement, mais l'autre, après un rapide et timide sourire, détournait toujours la tête. Ainsi leur amitié naissait à leur insu, avant qu'ils eussent échangé un seul mot.

A la dernière revue avant le camp d'été, l'annonce traditionnelle fut faite aux jeunes cadets qu'ils pouvaient choisir librement leurs compagnons de tente. Quand les rangs furent disloqués, Ike s'élança spontanément vers son ami inconnu. Il était sûr d'être bien inspiré.

" Ike Eisenhower, dit-il.

- Paul Alfred Hodgson. Mes amis m'appellent P. A., répondit l'autre avec empressement.

- Votre accent me paraît tout à fait familier, P. A,, dit Ike. D'où venez-vous ?

- De Vichita, dans le Kansas. "

Ike éclata d'un rire joyeux.

" Je suis d'Abilene. Que diriez-vous si nous campions ensemble ? "

La figure de P. A. s'illumina de joie.

" Je dirais : chic ! "

L'aptitude de Ike à bien jauger les hommes se révéla dans ce premier choix. Lui et Hodgson devinrent deux inséparables et partagèrent la même chambre jusqu'à leur sortie de l'École. Dans l'argot de West Point, P.-A. était la " femme " de Ike, mais à vrai dire il fut plus souvent une mère pour lui, car à ses yeux le règlement était sacré et il l'observait à la lettre, tandis que Ike cherchait souvent à passer outre quand il ne lui plaisait pas. Le résultat c'est que P. A. ne cessa de se tourmenter durant les quatre années de stage, craignant que son compagnon ne se fît un jour renvoyer. Mais Ike garda jusqu'au dernier moment une attitude désinvolte à ce sujet :

" Si l'on me renvoie, disait-il, j'irai en Amérique du Sud. Il y a beaucoup à faire là-bas. "

Empressons-nous de dire que si Ike fit plus d'une fois une entaille au règlement, du moins ne viola-t-il jamais, dans aucune circonstance, le code d'honneur de l'École - ce qui exige de la part d'un cadet une correction de conduite dont même les légendes de chevalerie ne sauraient nous donner une idée. Toute parole que prononce un cadet doit être vraie, entièrement vraie, sans aucune restriction mentale. Il doit être rigoureusement honnête dans son travail. Si une permission lui est accordée pour se rendre quelque part, il doit s'y rendre directement, sans dévier de sa route. S'il est responsable d'un baraquement, et qu'il soit témoin d'une violation du règlement, il doit la signaler, même si le coupable est son meilleur ami, même si c'est lui le coupable. Certaines attestations dans le registre des punitions, où le cadet Eisenhower se trouve consigné, sont de la propre main du cadet Eisenhower.

Mais le code n'a pas grand-chose à voir avec le règlement. Tant que le cadet respecte l'honneur, il peut y donner autant d'entorses qu'il veut - pourvu qu'il s'en tire à son avantage. Ike était passé maître dans ce genre de tactique, mais ses manœuvres périlleuses firent blanchir prématurément les boucles brunes du fidèle P. A.

Le pauvre lIodgson faillit perdre la tête le soir de leur première année où des élèves des classes supérieures ordonnèrent à Ike et au cadet Larkin de se présenter après le couvre-feu dans leurs vestes de parade.

" C'est un ordre, dit Ike. Il nous faut obéir. "

Comme s'éteignaient dans la nuit les dernières notes du clairon, les deux cadets Larkin et Eisenhower se présentèrent conformément aux ordres qu'ils avaient reçus. Leurs boutons de cuivre brillaient de mille feux et leurs ceinturons étaient blancs comme la blanche écume sur leur habit de gala. Mais cette perfection militaire s'arrêtait à la ceinture.

" Nous n'avons pas reçu d'ordres quant au pantalon ", expliqua Eisenhower.

La camaraderie des deux hommes n'eut jamais à souffrir de ces taquineries que provoque souvent le partage de la même turne.

Avec son bon caractère habituel, P. A. se priva de manger des oignons pendant quatre ans pour l'unique raison que leur seule odeur empoisonnait Ike, - à l'entendre dire. Longtemps après l'examen de sortie, Ike découvrit que les oignons avaient, ma foi, fort bon goût ; ils devinrent son plat favori. P. A. n'eut plus qu'à regretter quatre belles années de sa vie.

Encore qu'il en fût irrité, P. A. dut pardonner aussi à son ami la facilité avec laquelle il se tirait de ses devoirs d'anglais. Les compositions devaient être remises ordinairement le hindi à 2 heures. Hodgson pâlissait sur la tâche durant des jours et des jours. Mais à 1 heure de l'après-midi, le lundi, quand ils sortaient de déjeuner, Ike disait d'un air nonchalant :

" J'ai besoin de me reposer. Réveille-moi à i heure et demie. "

P. A. le réveillait à l'heure dite et le regardait avec envie s'asseoir et écrire rapidement. A 1 h. 55, Ike posait la plume. Son essai comportait toujours deux cents ou trois cents mots de plus que le minimum requis et invariablement décrochait une bonne note.

Quand arriva la saison du football, les deux hommes furent versés dans la même équipe où ils se distinguèrent l'un et l'autre. Ike s'exerçait également à la boxe et au baseball.

A la fin de la première année, les études donnèrent des résultats moins brillants pour Ike que ses performances athlétiques, mais cependant fort honorables. IL fut classé 57e sur les 212 cadets qui persévérèrent dans leur engagement. Il était 10e en anglais, 39e en histoire et 30e en " génie militaire " .

Mais il s'était attiré pas mal d'heures de consigne et il avait dû faire plus d'une marche punitive, suant sous sa capote et le poids du fusil.

Dans la liste de ses punitions, le motif le plus fréquent est celui de " retards au petit déjeuner " . Par ailleurs, deux blâmes figurent en face de l'annotation suivante : " Endormi sur sa chaise au moment de l'inspection : à 20 h. 30. " On eût dit qu'il ne pouvait arriver à rattraper le sommeil perdu jadis au cours de sa prime jeunesse.

Un autre motif de mauvaises notes était son langage. Ike résista en effet obstinément à toute tentative pour affiner ses manières. Il affectait avec plaisir le ton d'un homme du commun. " A tenu des propos grossiers... " " A usé d'un langage trivial " , était-il noté.

L'année suivante il fut puni sévèrement pour son amour effréné de la danse. Sans doute s'agissait-il de quelque pas excentrique clans le genre du cake-walk, mais c'était la deuxième fois ; il méritait donc une sanction.

Malgré sa résistance, Ike était moulé clans le type. Le 30 juin 1912, il fut promu caporal, mais il ne porta effectivement ses galons que plus tard. Du moment où il commença de jouer au football, l'École comprit qu'elle avait fait en ce garçon une excellente acquisition. Son jeu §'était beaucoup amélioré depuis le jour où il conduisait son équipe contre celle de Chapman. Il acquit à West Point une perfection technique qui, s'ajoutant à son adresse naturelle, en fit un joueur de premier plan, dangereux dans l'attaque comme dans la défense. Quand il jouait au football, Ike n'avait rien d'un amateur.

P. A. était aussi une étoile de l'armée et, dans la colonne des sports, les journalistes louaient également les deux amis. Ils appelaient Ike le " marteau-pilon du Kansas " et P. A. le " géant du Kansas " et prédisaient à Ike en particulier tous les honneurs .

Les midships d'Annapolis frissonnaient en lisant les exploits de cet " arrière " de West Point, qui, aux premiers matchs de la saison, avait éclipsé tous les autres joueurs. Le midship Everett Hazlett, considérant un jour une photo sur deux colonnes de son compatriote, en ressentit un immense orgueil. Mais il fut le seul à lire avec plaisir l'article

qui accompagnait l'image.

Ike était assez lui. Ce n'était pourtant pas de la

vanité pure - bien qu'il soit naturel qu'un garçon perde un peu la tête quand il sent rivé sur lui le regard anxieux des bizuts et que même les élèves des classes supérieures le considèrent avec respect. C'était une sorte d'orgueil d'une qualité supérieure : la conscience de l'agilité de sa force et de son esprit, la joie de l'habileté acquise et la satisfaction de l'ouvrage bien fait. Il était fier avant tout d'être une valeur du corps le plus noble des États-Unis. Et même du vaste monde ! Il exultait à l'idée de contribuer à l'honneur, ainsi qu'à la victoire de son drapeau.

Tels étaient ses sentiments le matin du 9 novembre de l'année 1912 lorsque commença la partie contre le Carlisle Indian School. Les acclamations montant de la foule l'exaltaient au plus haut point, non les encouragements des civils, mais les cris rythmés, qui vous émouvaient les entrailles, de ces garçons en gris sur les bancs de bois :

" ssssSSSS.... BOOM !... Ahhh !

" U. S. M. A.Rah!Rah!

" Ar-MEE ! Rah !

" Eisenhower ! Eisenhower ! Eisenhower ! "

Le cœur de Ike était sur le point d'éclater.

Cette partie ne fut pourtant pas une victoire. Elle s'acheva comme l'aventure de Custer : sans gloire ; et le désastre, cette fois encore, fut le fait d'un Peau Rouge. Le grand Jim Thorpe, de Carlisle, trouva le moyen de se glisser entre les lignes de l'armée aussi rapidement et aussi aisément que ses ancêtres se retranchaient dans le maquis de leurs forêts natales. Les cadets semblaient incapables de faire autre chose que de constater son adresse. Les journaux du dimanche matin prétendirent qu'Eisenhower était le seul de toute l'équipe qui ressemblât à un joueur de football sur ce terrain fatal.

Au cours de la partie, Ike se tordit le genou - ce qui consterna l'École bien plus encore que la défaite. Le match contre Navale comptait pour les cadets plus que tout autre et ils avaient grand besoin d'Eisenhower. Mais il était écrit que Ike ne pourrait jamais jouer contre Navale.

Docteurs, masseurs, entraîneurs firent le maximum d'efforts pour le remettre en bon état. Marty Maher, un Irlandais haut comme trois bottes, qui était gardien du gymnase et qui avait à cœur l'honneur de l'équipe, autant qu'un cadet, organisa une partie spéciale pour fortifier le genou faible. Ike se retrouva donc sur le terrain le samedi suivant.

Si le match contre Carlisle fut un désastre, le match contre le Tufts College fut une calamité. L'Armée gagna, il est vrai, niais Ike paya trop cher la victoire ; cette fois son genou était vraiment très mal en point.

Ce fut pour lui un choc terrible, le plus grand malheur de sa jeunesse. Il lui fallait renoncer au football - son jeu préféré. Il lui fallait renoncer à une carrière sportive qu'il avait commencée sous de si brillants auspices. Il fut empêché de jouer dans le seul match qui comptait vraiment pour lui : le match contre Navale. Il n'entendrait plus les acclamations de ses camarades ; il ne contribue-rait plus aux victoires de son École - du moins pour l'année, sinon pour toujours. Cela était affreusement triste.

Mais, à l'infirmerie, une idée le réconfortait : les punitions accumulées par lui portaient à vingt-deux le nombre de marches forcées qu'il devait exécuter dans l'enceinte de l'École au cours des trente jours à venir. Grâce à son genou malade, Ike coupa à la punition, car ces trente jours-là, il les passa confortablement allongé.

Le docteur Charles Keller, le chirurgien en chef, avait bon espoir.

" Si vous ne faites pas d'imprudence, lui dit-il, et si vous observez mes prescriptions, je crois pouvoir vous affirmer que vous pourrez recommencer à jouer, un jour ou l'autre. * Keller était adoré des cadets pour lesquels il avait une

grande affection.

Souvent les garçons chantaient :

On vous enverra au docteur Keller,

Vous serez plus malade ou vous irez mieux,

En tout cas, vous serez purgé de vos pensées les plus intimes.

C'est cette dernière ligne de la chanson qui donne la clef de leur dévotion pour lui. Sachant qu'il se rangeait toujours de leur côté et qu'il faisait toujours pencher le plateau de la balance en leur faveur, les cadets avaient fait du bon docteur leur confident.

Non pas que Keller fût un naïf. Personne ne pouvait le tromper. Il avait par ailleurs un vigoureux sens de l'humour. Un jour, un cadet se fit porter malade. Il semblait avoir beaucoup de mal à décrire ce dont il souffrait. Keller le pressa de questions et l'autre fit état de nombreux

et vagues malaises.

Quand il l'eut entendu, le docteur sembla réfléchir, puis, d'une voix fort naturelle, il prononça son diagnostic :

" Mr. Ducrot, dit-il, la chose ne fait pour moi absolument aucun doute : vous attendez un enfant. "

Le docteur Keller était un as dans sa profession. Il avait une manière à lui, fort remarquable, de raccommoder les genoux brisés des joueurs de football ; aussi conserva-t-il au service du pays plus d'un excellent officier qui, sans lui, eussent dû abandonner l'Armée. Il soigna le genou de Ike comme s'il s'agissait du plus précieux objet que possédât l'Armée américaine - ce qui était peut-être vrai. Un mois ne s'était pas écoulé que son malade était en état de marcher, mais son dernier conseil, quand Eisenhower quitta l'hôpital, la jambe encore raide, fut cependant formel :

" Prenez soin de votre genou, dit-il; ne le fatiguez pas trop. Vous pouvez prendre part aux exercices, mais de préférence restez sur votre cheval ; ne vous amusez pas à en descendre trop souvent.

- Compris, dit Ike ; et il ajouta, hésitant : je vous remercie, docteur, de tout ce que vous avez fait pour moi.

- Ne me remerciez pas, dit Keller, je l'ai fait pour l'École. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre un arrière comme vous. "

Ike avait la ferme intention de suivre à la lettre les prescriptions du docteur, mais il en alla autrement. L'accident survint au nouveau manège, l'immense Riding Hall récemment construit sur le bord du fleuve. L'entraîneur était un dur à cuire qui devint furieux quand Ike lui raconta ce qu'avait dit le docteur. Durant plusieurs séances il regarda d'un mauvais œil le jeune cadet figé sur sa monture tandis que les autres mettaient pied à terre et remontaient en selle à son commandement. Un après-midi il perdit patience.

" Mr Eisenhower, cria-t-il, vous êtes un simulateur. A partir d'aujourd'hui, vous obéirez aux ordres, comme tout le monde. "

Les yeux de Ike étincelaient de rage contenue ; mais il répondit : " Yes, sir. "

P. A. manœuvra pour dire un mot à son ami. Ike ne l'avait jamais vu dans une pareille colère.

" Ne te laisse pas faire lui dit-il, tu " t'esquinteras " .

- Je ne peux pas faire autrement, dit Ike. Il m'a traité de menteur.

- Espèce d'idiot " , grogna son compagnon.

Durant tout cet après-midi, Ike fit l'exercice comme les autres et obéit aux ordres sans la moindre incartade. Le genou commença bientôt de lui faire mal ; d'abord légèrement, puis la douleur s'amplifia. Il éprouva de cruels élancements clans les muscles ; les nerfs se crispèrent et ce fut une véritable agonie. Cependant, les traits durcis comme le granit de la falaise, le regard aussi froid qu'une plaine glacée, Ike continua sans rien dire les exercices de l'entraînement.

Quand il quitta Riding Hall, il dut se faire aider et même porter par P. A. pour arriver jusqu'à l'hôpital. Son ami ne cessait de jurer contre lui. Le docteur Keller examina le genou. P. A. crut qu'il allait pleurer.

" Le salaud, murmura-t-il, je voudrais pouvoir l'écarteler avec ses damnés chevaux. Et vous, pauvre jeune crétin, je ne devrais même pas m'occuper de vous.

- Quoi, ça va si mal que ça ? demanda Ike, les dents serrées.

- Cela va si mal, reprit le docteur, que vous ne pourrez plus jamais jouer au football. Je ne suis même pas sûr que vous puissiez continuer à servir dans l'Armée. "

Le docteur, hélas! disait vrai. Malgré les soins qu'il prodigua au jeune Eisenhower, le genou de celui-ci fut si long à se remettre que deux ans et demi plus tard le docteur dut cacher la vérité au moment du dernier examen médical. Sans doute le strict devoir lui interdisait-il d'introduire dans l'Armée un sous-lieutenant légèrement inapte, mais qui songerait à le lui reprocher ?

V

DEVOIR, HONNEUR, PATRIE

LA locomotive siffla et la longue traîne des wagons continua d'onduler dans la plaine. Au son même de ce sifflet auquel aucune montagne ne faisait écho et qu'aucune forêt n'étouffait, Ike reconnut qu'il approchait de la maison. Dans la nuit, derrière les fenêtres du compartiment, se dessinait le contour familier du pays, tandis que, mugissant, le train franchissait la dernière étape entre Chapman et Abilene. Ike avait vraiment belle allure - une allure très militaire - clans son uniforme gris. Il se tenait assis très droit sur la banquette de velours rouge, les épaules rejetées en arrière ; mais le sourire de ses lèvres était un sourire angélique.

Il y avait maintenant deux ans que Ike avait quitté les prairies et la maison qu'il adorait. C'était sa première permission. Deux ans, c'est très long à cet âge. Il espérait que rien n'avait changé et qu'il n'avait pas assez changé, lui, pour que les choses eussent un aspect différent.

Le train arriva en gare un peu après zo heures du soir. Ike était le seul voyageur et, comme il n'avait pas écrit pour prévenir de son arrivée, il n'y avait personne à l'attendre. Il reconnut la gare qui, elle aussi, n'avait pas changé, mais un léger frisson refroidit son enthousiasme. Tout à coup il se sentit seul, incertain de ce qu'il allait retrouver. Non, cela ne pouvait pas être absolument la même chose.

Il prit sa valise et se mit en route, regardant à droite et à gauche pour être enfin rassuré. L'usine de produits laitiers était toujours là, ses bâtiments de briques se détachant sous le ciel étoilé. Cedar Street, non plus, n'avait pas changé. Des jeunes gens sortirent du drug-store du coin comme il passait devant la boutique, mais ils ne le reconnurent pas. Il s'enfonça dans la ville, puis tourna vers le Sud à travers les lignes du chemin de fer. L'union Pacific Hotel était toujours dans le même état de délabrement. Il se rappela comment, lorsqu'il était enfant, il avait coutume d'y retrouver ses frères qu'il accompagnait ensuite jusqu'à la maison pour ne pas leur laisser faire seul le dernier bout du chemin dans la nuit noire. A cet endroit du voyage, il se sentit très ému, mais, instantanément, il se moqua de lui-même. " Un fier soldat, ma parole ! "

La petite maison blanche lui apparut très sombre. Tout le monde devait être couché. Ike se sentit déçu.

Mais tout à coup un chien aboya dans la nuit. Ike répondit en sifflant longuement. Un rai de lumière éclaira l'ombre, prolongé jusque sur le champ. Ike s'arc-bouta au sol. Flip bondit à cinq pieds de lui et vint atterrir dans ses bras.

Un instant plus tard, Ike, pénétrant dans la cuisine, se mit à appeler les siens. Des lumières jaillirent de toutes parts. Son père apparut en robe de chambre, l'air encore endormi, tandis que sa mère descendait en courant l'escalier, son petit bonnet blanc de travers sur l'oreille.

" Maman !

- Dwight. "

Il la serra dans ses bras.

" Je ne vous fais pas mal avec mes boutons.

- Je me moque bien de tes boutons. Dwight, te voilà donc revenu !

- Maman, vous m'avez tant manqué. "

Milton et Earl descendirent à leur tour, frottant leurs yeux pleins de sommeil. Dans leurs pyjamas, ils ne semblaient pas beaucoup plus âgés qu'avant.

Soudain, Ike se précipita vers le salon. Il le retrouva comme avant : le piano, sur lequel sa mère avait appris à Arthur et à Milton à jouer de vieux airs d'autrefois, était toujours à la même place, les partitions sur l'étagère. Dans l'autre petite pièce, les chaises étaient disposées comme avant et le fac-similé du certificat de mariage pendait toujours au mur au-dessus de la table sur laquelle reposait la grande Bible de la famille. Ike se rappela ses cartes en couleur qu'il avait tant aimé regarder et les gravures représentant les plus jolies scènes bibliques. Il courut ensuite dans l'escalier et visita, l'une après I'autre, chaque chambre.

" Dwight, que fais-tu ? cria sa mère.

- Je m'assure qu'on n'a rien changé.

- Comment aurais-je pu... "

Mais Abilene trouva que Ike avait beaucoup changé. Pour son bien, disait-on. Les gens d'un certain âge trouvaient ses manières charmantes, l'éducation qu'il avait reçue à l'École ayant poli sa nature assez fruste. Ciel Curry le regardait avec adoration et elle l'implorait un jour de revêtir son plus brillant uniforme, ce qu'il fit pour la contenter.

Une autre jeune fille de la ville, Gladys Harding, l'admirait également. Fort belle, d'un éclat incomparable, elle avait des yeux d'un bleu vif, une peau très blanche et des cheveux couleur d'une pièce neuve de dix dollars. Elle suivait des cours au collège et on lui avait offert une situation dans une compagnie musicale qui donnait des récitals de piano et de chant et qui devait partir en tournée à l'automne. Malgré ses manières un peu affectées, elle était vivement attirée par la personnalité vigoureuse du jeune Eisenhower et par sa nature directe. Certes, on ne pouvait pas dire que Ike fût un beau garçon ; on n'est pas un beau garçon avec une figure aussi ronde et une aussi grande bouche. Mais ses yeux étaient fascinants. Qu'ils fussent rieurs ou sérieux, on ne pouvait jamais dire s'ils étaient bleu vert ou bleu vif, et en tout cas aucun garçon n'avait jamais tant amusé Gladys. Ils sortirent beaucoup ensemble, à l'aérodrome, au cinéma, aux réceptions que l'on donnait pour Ike, et aussi au natatorium, comme les gens d'Abilene appelaient la nouvelle piscine qui remplaçait I'ancien " trou à nager " . Gladys pensait que Ike se plaisait beaucoup à West Point, car il ne cachait point son enthousiasme ; sans cesse il parlait de l'École.

" Qu'est-ce qu'il y a donc de si remarquable à West Point? " demanda-t-elle un jour.

Ike prit un air très sérieux.

" C'est assez difficile à expliquer, dit-il. West Point n'est pas, comme on le croit, une école où l'on vous enseigne uniquement à faire la guerre, On vous y enseigne beaucoup d'autres choses qui ne se trouvent pas dans les livres. Devoir, honneur, patrie... ces mots veulent dire beaucoup pour nous. Puis il y a la camaraderie, et ce qu'on appelle l'esprit de corps. Ces garçons de West Point sont ce que l'on fait de mieux, des hommes absolument dignes de toute confiance et toujours prêts à se défendre entre eux contre quiconque. Ils rappellent un peu ces chevaliers de jadis dont vous avez lu les légendes, mais ils sont beaucoup mieux encore, parce que, pour la plupart, ce sont des types, comme moi, partis de rien.

- Je crois que je vous comprends, fit Gladys. Ce doit être quelque chose de tout à fait particulier.

- On ne saurait mieux dire. "

Ike pensait que Gladys était la plus intelligente aussi bien que la plus jolie jeune fille qu'il eût connue.

Mais il ne passa pas tout son temps avec elle ; il aimait trop ses vieux amis pour cela. Joner et Six, Harry Makin et Paul Royer - tous furent contents de le revoir, encore qu'un peu sur la défensive au début. Mais Ike leur fit bientôt comprendre que, malgré ses deux ans d'absence, il était le même vieux copain. Son poker était toujours aussi brillant. Naturellement, le jeune cadet jouissait auprès de ces garçons d'une sorte de prestige qui, pour être flatteur, n'était pas cependant sans inconvénient. Bill Sterl le lui fit bien comprendre.

" Dis donc, tu as appris la boxe, je crois, à West Point ?

- Oui, dit Ike sans sourciller ; et j'en ai " boxés " quelques-uns.

- Parce que les copains et moi, on aimerait bien arranger un petit match.

- Comment ça ?

- Toi et Dirk Tyler.

- Qui est Dirk Tyler ?

- Tu sais : le nègre qui travaille chez le coiffeur du coin. Il s'est entraîné à la boxe tous ces temps derniers et il provoque tout le monde. Il aimerait te lancer un défi., "

Ike n'était pas très enthousiaste, mais le prestige de l'École semblait vaguement engagé.

" Bon, mais qu'on fasse vite.

- Ça, c'est ce qui s'appelle parler " , fit Bill avec admiration.

Quand Ike aperçut le nègre, la chose lui plut encore moins. Il comprit que, pour une fois, il s'était un peu vanté. Tyler était taillé pour le combat.

" C'est pour quand ? demanda Dirk.

- Pour tout de suite si vous voulez, suggéra Ike, continuant de bluffer.

- Allons chez papa " , proposa Bill, que l'idée du match excitait beaucoup.

Le petit groupe, y compris un citoyen dont la moitié seulement de la ligure était rasée, traversa la rue pour se rendre au " Gym du Champ " (le Gymnase du Champion) que le père de Sterl avait installé dans un coin du sous-sol de ses magasins. Seul le barbier fut condamné à rester dans sa boutique. Ike aurait donné beaucoup pour lui tenir compagnie.

Autour du ring il y avait une rangée de chaises. Une cabine de bois servait de loge. Dirk commença de se dévêtir ; Ike, de son côté, goûtait de moins en moins la tournure que prenaient les choses.

Sous le satin noir de la peau du nègre, les muscles dessinaient la courbe d'un ballon de baseball. Ike se sentit soudain affreusement rose et blanc et nu. Son genou malade, que maintenait un bas en tissu élastique, était encore assez raide et craquait à chaque pas d'une manière alarmante. A vrai dire, il avait un trac énorme.

Mr. Sterl en personne vint ouvrir la séance, suivi de ses employés et de quelques clients. Le bruit, répandu dans la ville comme par T. S. F. humaine, amena rapidement de nombreux spectateurs ; la salle fut rapidement pleine. Sterl procura des gants et fit ses ultimes recommandations.

" Travaillez proprement, dit-il, et surtout, pas de coups bas. "

Il sortit de son gilet une énorme montre en argent. " Je marque les temps. Vous y êtes ? Partez ! "

Ike vit son adversaire se mettre en position, le bras gauchement plié, et il rit en lui-même, complètement rassuré. Il commença à sautiller autour de Dirk ; puis il se lança dans l'attaque. Un gauche, bien appliqué, immobilisa le nègre, et le droit se mit au travail....

Le barbier, qui ne se consolait pas d'avoir raté le match et qui gardait les yeux fixés sur la maison d'en face, ne fut pas peu surpris de voir son commis en sortir les pieds en avant un instant plus tard.

De ce jour, la vie de Dirk devint vraiment impossible. Tous ceux qui, jusqu'alors, avaient redouté sa force ne cessaient maintenant de le provoquer, et le pauvre nègre ne circulait plus que par des chemins détournés. Ike n'approuvât pas ces manières de faire et le déclara publiquement.

" Laissez-le tranquille, ordonna-t-il, puisque lui ne vous dit rien. Sinon il pourrait bien se faire que je " boxe " maintenant quelques-uns d'entre vous. "

Grâce à ces sages paroles, Dirk connut enfin la paix.

Les trente jours de congé de Ike s'écoulèrent comme trente minutes. Ce lui fut dur de quitter sa maison, et surtout de quitter sa mère. Il lui fallait maintenant attendre deux autres années avant de la revoir, les vacances de Noël trop courtes ne permettant pas un aussi long voyage. Mais, quand il fut à West Point, il crut retrouver un autre foyer. Les bâtiments gris et sévères, les sonneries de clairon, les défilés, la discipline et l'ordre qui partout y régnaient étaient devenus pour lui un second monde familier.

Naturellement, P. A. l'entendit grogner : " Quel trou d'enfer que cette baraque ! " Mais il n'en pensait pas un mot.

C'est à peu près vers cette époque qu'il eut la curieuse idée de se déclarer ennemi des femmes, malgré ses quelques flirts à Abilene. Louis Merrilett et Charley Benedict prônaient les mêmes principes et ils formèrent tous les trois une sorte de club misogyne. L'une des originalités du club consistait en une cagnotte dans laquelle chaque membre s'engageait à verser une somme de dix dollars. Le total devait revenir à celui qui se marierait le dernier. I•ous les trois se marièrent dans l'année qui suivit leur sortie de l'École.

Les misogynes n'assistaient à aucune sauterie - sauf dans le cas où il y avait un buffet abondant. Ils se précipitaient alors à l'intérieur de la maison, se bourraient de tout ce qu'ils pouvaient manger, et se précipitaient de nouveau au-dehors.

Chaque fois qu'il y avait une réception de ce genre, c'était une excellente occasion de jouer au poker, car il y avait peu de chance d'être pris. Les jeux de cartes (et de hasard) étaient bien entendu formellement interdits à l'École et, durant les deux premières années, Ike eut peu l'occasion d'exercer ses talents. Mais dans la deuxième partie de son stage, les jeux clandestins prirent une certaine extension. Aux trois ennemis des femmes se joignirent d'autres jeunes gens qui avaient de leur adresse une opinion exagérée. Comme aucun d'eux ne disposait d'argent, ils pariaient sur la solde qui leur serait payée à la sortie de l'École. Après sa sortie, donc et durant quelques années, Ike reçut plus d'un chèque venant de postes militaires des quatre coins du monde.

Les meilleurs amis de Ike n'étaient pas tous à cette époque d'ascétiques adeptes du Royal Flush (poker). Il y avait par exemple le " brillant spoonoid " ! Mendenhall dont l'admiration pour l'éternel féminin allait des filles aux bateaux. Mendenhall avait passé ses vacances en croisière dans le Sud, à bord de son voilier Cascarina. Ike adorait l'entendre raconter ses histoires de marin qui ne manquaient vraiment pas de sel.

Ike ne pouvait plus jouer au football, mais il était toujours aussi passionné pour ce jeu. Incapable désormais de servir sur le terrain, il mena les encouragements. De toute la force de ses poumons, qu'il avait puissants, et de toute la force de son enthousiasme, il continua de contribuer aux victoires de son équipe. Il révéla même à cette occasion - mais c'en fut la seule et unique manifestation - un certain talent artistique en dessinant des sortes de pèlerines et de capuchons que certains cadets, spécialement désignés, revêtaient à un signal donné pour former le mot ARMÉE en noir et jaune sur le fond gris de l'ensemble des rangs.

Le " forward pass " était à cette époque reconnu comme régulier et Ike menait la claque ce fameux jour de novembre 1914 où l'Armée battit Navale par surprise, bien que l'équipe d'Annapolis fût beaucoup mieux entraînée que la sienne.

Au cours de sa dernière année d'École, Ike aida le lieutenant Shelleck à entraîner l'équipe de Cullum Hall. Le résultat fut tel qu'elle battit un beau jour la meilleure équipe de l'Est. Le grand match de la saison devait les mettre aux prises avec leur vieil et redoutable ennemi, l'Académie militaire de New York. C'était une grande performance qui se déroulait sur le plus vaste stade, en présence de toute l'École. Le temps, ce jour-là, fut absolument idéal, froid et ensoleillé, et sans le moindre souffle d'air. Parce que ses camarades avaient beaucoup travaillé, surtout par affection pour lui, Ike tenait plus au succès de ce match que de n'importe quel autre. Aussi, comme l'après-midi s'écoulait sans qu'aucune des équipes marquât un seul but, Ike devint bientôt, selon son expression favorite, " prêt pour être pendu " . Jusqu'au dernier quart de temps, la partie resta incertaine. Mais, à la dernière minute, un direct envoya le ballon dans les lignes de l'adversaire et ce fut enfin la victoire.

Quand il aborda sa dernière année d'École, Ike prit sa carrière au sérieux. Il savait maintenant que l'Armée était bien sa vocation. Mais il avait peu d'espoir d'atteindre jamais un rang élevé.

e Je suis plus âgé que la plupart de mes camarades, expliqua-t-il un jour à P. A. Quand j'aurai un grade convenable, il sera temps de me mettre à la retraite. Si j'arrive un jour à être colonel, je pourrai m'estimer heureux.

- Qui peut savoir ? objecta P. A. Suppose qu'il y ait une guerre.

- J'espère bien que non, reprit Ike. Si les progrès de ces dernières années ont le moindre sens, ils signifient que les hommes sont devenus beaucoup trop civilisés, beaucoup trop intelligents pour se battre les uns contre les autres et se massacrer. Car la guerre, aujourd'hui, serait un vrai massacre avec les nouvelles armes dont nous disposons. Compare nos canons actuels avec ceux que nous avions à Cuba.

- C'est épouvantable quand on y pense, concéda P. A. mais cela peut quand même arriver. Les nations d'Europe dépensent un argent fou en armements. Ces gens-là ont bien l'air de penser à une guerre imminente.

- Et elle peut venir jusqu'ici, dit Ike. Ils retardent un peu en politique, avec leurs rois et leurs kaisers !

- Tu ne crois pas qu'il est nécessaire que nous ayons une bonne armée et une marine puissante ?

- Bien sûr, mais comme nous n'avons guère envie de nous en servir, nous ne ferons sans doute rien pour cela. "

Ainsi, bien que Ike prît sa carrière au sérieux, le métier de soldat n'avait que l'intérêt d'un jeu pour lui. Un jeu où il mettait tout son cœur, mais qu'il ne jouait pas pour de bon. On était alors au début de l'été 1914.

West Point est une maison très fermée. Certes, des journaux y arrivent tous les jours et il est recommandé aux cadets de les lire. Mais dans l'enceinte de ces murs domine une atmosphère d'inviolabilité. Rien de ce qui arrive aux hommes du dehors n'affecte ceux qui vivent à l'intérieur. Aussi, quand les journaux du jour se parèrent de grandes manchettes annonçant qu'un duc quelconque avait été assassiné dans une contrée sauvage des Balkans, cela ne signifia absolument rien pour les jeunes gens de l'École, et la tension de ce fatal mois de juillet n'eut pas de résonance parmi eux. A leur point de vue, les nombreux ultimatums qui volaient en Europe de capitale en capitale n'étaient qu'un lieu commun de la diplomatie ; ils n'avaient sans doute aucun sens profond.

Mais quand des déclarations de guerre suivirent ces ultimatums et que d'immenses armées, grossies de tous leurs réservistes, débordèrent au-dessus des frontières comme des fleuves en crue, les officiers en herbe commencèrent malgré tout à s'intéresser à la chose ; leur intérêt demeurait cependant purement professionnel. Ils s'apprêtaient à assister à une démonstration pratique des théories de la guerre moderne ; c'était assez captivant. Aucun sens des réalités, aucun pressentiment ne vint les avertir que le monde qu'ils connaissaient allait éclater sous leur nez.

Non pas que cette attitude trahît en eux un esprit obtus ; le pays presque tout entier envisageait les faits avec une certaine complaisance. Même en Europe, les gens qui touchaient à la guerre de très près, les hommes d'État, les généraux et les soldats marchant le long des routes ou se déployant sur les champs qui ne seraient jamais moissonnés n'avaient aucune idée de l'avenir de cette incroyable aventure. Les Européens partaient en guerre le cœur joyeux, le refrain aux lèvres, tous étendards déployés, et les jeunes filles jetaient des fleurs sur leur passage. Les troupes s'embarquaient pour le front comme pour un voyage de vacances, blaguant, riant, tandis que le train s'ébranlait pour les conduire vers la Marne, à Tannenberg, à Verdun ou à la crête de Vimy.

Au début, les choses apparurent donc à Ike sous ce jour irréel. Les petits drapeaux que l'on piquait sur la carte au fur et à mesure de l'avance allemande, en Belgique et en France, n'étaient à ses yeux que de froids symboles, comme des pions sur un échiquier. Les mouvements des armées provoquaient en lui cette même excitation cérébrale qu'avaient provoquée jadis les récits des grandes batailles. Au moment où les troupes allemandes, pivotant sur Metz, se répandirent sur la France, chassant devant elles les forces françaises et britanniques, il y reconnut une stratégie de jeu d'échecs et se demanda comment ceux qui reculaient pourraient jamais se tirer de cette manœuvre avec profit. C'est alors que le général Alexandre von Kluck, méprisant la " misérable petite armée britannique " , dessinait un mouvement tournant, à gauche de Paris, en vue d'écraser les arrières français sous Verdun. Mais son aile droite, semblait-il, n'était pas assez forte. Les Anglais et la garnison de Paris assaillirent son flanc trop exposé et il s'écroula. Les Allemands durent abandonner leur plan et les petits drapeaux firent marche arrière jusqu'au jour où ils se fixèrent sur une ligne de tranchées allant de la mer à la Suisse.

Jusque-là, c'était la guerre de grand style, charges et contre charges, avec la cavalerie sur les flancs et l'artillerie montée galopant pour dételer ses canons. Une seule innovation : ces fragiles avions de reconnaissance français et allemands volant souvent côte à côte au-dessus des lignes et échangeant des regards impuissants... ou quelques balles de revolver. Mais quand les troupes commencèrent de creuser des tranchées dans la boue entretenue par les pluies d'automne, la guerre n'eut plus ni couleur ni panache et s'obscurcit dans un odieux crachin. Les poilus troquèrent leurs pantalons rouges pour un uniforme plus terne et le fantôme de la mort plana sur la ligne du front.

A mesure que les tristes détails de ce sanglant combat se répandaient dans la presse, Ike sentait diminuer son détachement initial. En raison de l'éducation qu'il avait reçue, il ne pouvait concevoir le bien-fondé de l'état de guerre. Malgré son aptitude pour le métier des armes, le point de vue des civils primait chez lui tous les autres, et c'est pourquoi les misères de la guerre le frappèrent plus profondément qu'elles ne frappèrent la plupart de ses compagnons. Comme la grande majorité de ses concitoyens, il ressentait surtout de la pitié et de l'horreur ; et il fallut un acte particulièrement barbare pour soulever son indignation.

Si l'on veut comprendre l'extraordinaire émotion provoquée par le torpillage du Lusitania où périrent mille cent quatre-vingt-dix-huit victimes, parmi lesquelles soixante-trois enfants, il faut se rappeler que le peuple américain n'avait, à cette époque, aucune expérience de la brutalité des hommes. Le monde dans lequel il vivait était beaucoup plus aimable, beaucoup plus civilisé que celui dans lequel nous vivons aujourd'hui. Sa sensibilité n'avait pas encore été émoussée par le massacre en masse des unis et des enfants ; depuis plusieurs centaines d'années, il n'avait pas connu de cités ravagées par le feu ou le fer et il supposait, bien à tort, que l'humanité était trop évoluée pour se livrer désormais à de pareils actes de sauvagerie. La torpille que lâcha le sous-marin U-20 fit plus que de couler un paquebot transatlantique : elle réduisit en cendres une certaine conception de la civilisation.

Le premier mouvement de Ike fut un accès de rage contre cet attentat barbare. Puis il comprit qu'il devait réviser toutes ses idées antérieures sur le monde dans lequel il allait vivre.

Un samedi après-midi de mai 1915, il s'assit sur un talus, derrière le Battle Monument, et réfléchit longuement à la question. Ses regards plongeaient sur le fleuve dont les eaux se pressent entre les murailles de granit de la montagne. De cet observatoire il était aisé de comprendre pourquoi West Point avait été la clef de l'Hudson, au temps de la guerre d'Indépendance. Quelle chance de passer avait un bâtiment quand les batteries tiraient du haut de la falaise ? Il ne pouvait même pas tourner ses canons assez haut pour riposter à l'attaque.

A cet endroit, le lit du fleuve se réduit à quelques centaines de mètres. Des chaînes avaient été tendues d'une rive à l'autre pour empêcher les bâtiments anglais de se glisser dans la nuit. On pouvait voir encore, autour du Monument, quelques-uns de ces énormes chaînons de fonte. C'est par ce stratagème que West Point réussit à couper en deux les armées ennemies et à empêcher leur ravitaillement par la seule route praticable entre la mer et les grands lacs. Sans ce barrage, le général anglais John Burgoyne n'aurait pas perdu la bataille de Saratoga et la Révolution eût été inutile.

C'était donc là qu'avait été conquise l'Indépendance nationale. A l'exception du conflit de moindre importance que fut la guerre de 1812, les États-Unis, depuis lors, n'avaient jamais été menacés par une autre puissance. Leur sécurité semblait absolue. Rien ne les empêchait de se développer librement pour le plus grand bonheur du peuple le plus heureux de la terre.

Ike se rendait compte que la fin d'une longue ère de sécurité approchait. Il avait cru qu'il n'aurait jamais à exercer son métier dans un véritable conflit. De tout son cœur, de toute sa pensée, il avait rejeté cette éventualité. Mais maintenant il voyait les choses sous un autre jour. Une grande partie du pays voulait entrer en guerre contre l'Allemagne ; et, malgré ses idées pacifistes, il lui semblait que cela était juste.

Ike se rendait compte, également, qu'une certaine partie de sa vie était maintenant révolue. Dans quelques semaines, il passerait l'examen de sortie ; ce serait alors la fin de cette magnifique existence droite, simple et rude, et Ike devrait prendre sa place dans un monde qui lui semblait d'une complexité infinie. Il se prit à comparer l'homme qu'il était devenu au novice qui, quatre ans plus tôt, grimpait pour la première fois la colline de West Point, et il éprouva une profonde gratitude pour l'École qui avait opéré en lui, pour son plus grand bien, une telle transformation.

Détournant légèrement la tête, il laissa errer son regard sur ces bâtiments et ces forts de pierre grise qui l'avaient jadis si péniblement affecté et qui lui étaient devenus si chers. Le grand drapeau qui flottait au-dessus de la tour carrée de l'Administration l'émut comme jamais. La chapelle, avec ses belles lignes de pierre perpendiculaires s'élevant de la colline, emplit son cœur d'une sorte de ferveur religieuse, d'une soumission complète à la volonté de Dieu, et il comprit que les connaissances techniques qu'on lui avait enseignées à l'École étaient la moindre part de ce qu'il avait appris sur ce coin de terre.

L'Amérique avait été singulièrement protégée tandis qu'elle bâtissait un nouveau monde et une foi nouvelle. Maintenant, le temps de son isolement était fini et son courage, sa force et sa vertu allaient être mis à l'épreuve d'un monde extraordinaire et terrible. De même, lui, Ike, avait été jusqu'ici protégé contre toutes les vicissitudes de la vie, tandis que les grandes traditions de l'École - son code de l'honneur et son dévouement au pays - faisaient de lui un homme fort, pénétré du sens du devoir et portant dans son cœur le plus bel idéal. Maintenant il était vraiment prêt à servir son pays, si son pays avait besoin de lui.

Les registres de West Point portent que Dwight D. Eisenhower fut diplômé de l'Académie militaire des États-Unis le 12 juin 1915. Ses notes étaient satisfaisantes, mais en aucune façon brillantes. Il sortit 61e sur 168 élèves. En conduite, il se classait 125e, mais il avait de bonnes notes pour le génie, l'artillerie et les exercices de tir, totalisant pour l'ensemble 2.083,96 sur un maximum de 2.525 points. Durant son stage à l'École, son plus haut grade fut celui de sergent porte-drapeau.

Il fut ensuite nommé sous-lieutenant, selon la règle, et affecté au 19e d'infanterie.

VI

MAMIE

MARIE-GENEVA DOUD était fort séduisante et très avertie de ses charmes. Non pas qu'elle en tirât quelque sotte vanité, mais elle avait plaisir à constater que sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, elle était vraiment très gâtée. Ses cheveux étaient bruns et ses yeux d'un bleu si profond qu'ils semblaient quelquefois violets et faisaient penser, d'autres jours, à un saphir nuageux. Elle était petite et très mince et si pleine de vivacité qu'elle paraissait pétiller comme la mousse du champagne. Elle aimait le monde et la gaieté, et chacun ne la connaissait que sous le surnom de " Mamie " . Son père et sa mère étaient absolument fous d'elle, ainsi que sa jeune sœur qu'on appelait " Nike " .

Le père de Mamie, John Sheldon Doud, était un Américain cent pour cent - aussi américain que l'oncle Sam. Sa famille, originaire de Guilford, en Angleterre, était venue en Amérique en 1648 où elle avait fondé la ville de Guilford, dans le Connecticut. Selon la coutume anglaise, le fils aîné avait hérité de la ferme, tandis que les cadets avaient dû faire leur vie ailleurs. John Doud était né à Rome, dans l'État de New York. Peu après, son père, Royal H. Doud, emmena sa famille à Chicago où il devint l'un des premiers fabricants de conserves de viande.

John était plein de vitalité, et l'esprit d'aventure qui fleurissait à cette époque le tracassait fort lui aussi. C'était d'ailleurs un trait de la famille. Quelques années plus tard, aux environs de sa soixantième année, son père eut tout à coup une crise aiguë de bougeotte. Il abandonna son usine qui prospérait, mais ne l'intéressait plus, et alla tenter sa chance dans la fameuse ruée vers l'or de l'Alaska. A cet âge, malheureusement, le corps est moins robuste que l'esprit et il revint à Chicago pour y mourir en 1899.

Son fils n'attendit pas aussi longtemps que lui pour aller courir l'aventure. Après sa dixième année, il s'échappa trois fois de la maison en l'espace de deux ans. La première fois, il s'en alla en compagnie d'un jeune juif, son meilleur camarade d'école. Ils arrivèrent jusqu'à South Bend, dans l'Indiana ; mais là, découragés, ils firent demi-tour.

Le jeune garçon eut plus de succès dans sa deuxième entreprise. Il trouva le moyen de parvenir jusqu'à Memphis, dans le Tennessee, et s'engagea chez un traiteur. Le travail était dur, mais John Doud tint bon jusqu'à ce qu'il fût promu troisième cuisinier. Ce n'était pas une sinécure. Debout à 3 heures et demie du matin, il préparait le café pour tout le monde avec de l'eau qu'il puisait dans un seau, à même le Mississipi. C'était toujours moins dur, pensait-il, que de transporter des sacs de ciment. Il resta là trois mois. Pendant ce temps, sa famille se demandait ce qu'il était devenu - sans toutefois se faire trop de soucis, car on le savait débrouillard.

John Doud s'offrit une troisième excursion - cette fois à Council Bluffs, dans l'Iowa - avant de se faire inscrire à un cours secondaire de l'Université de Chicago. Quand il eut achevé ses études, il partit pour Omaha, dans le Nebraska, avec son oncle, Jim Doud, chargé de l'achat des cochons pour le compte de la T. J. Lipton Company, qui commençait alors à se lancer clans les conserves. Quand sir Thomas Lipton renonça à la viande pour se consacrer au thé, l'oncle Jim et son neveu constituèrent un capital et fondèrent une usine à Boone, dans l'Iowa.

C'est dans cette ville que John Doud connut et épousa Elvira Mathilda Carlson, et c'est là que naquit Mamie ainsi que sa sœur aînée. Les Doud eurent en tout quatre filles, mais deux d'entre elles moururent tragiquement avant leur vingtième année.

Les affaires de John Doud prospérèrent magnifiquement, comme on pouvait s'y attendre. Il s'installa à Denver, dans le Colorado, et fit l'acquisition d'une résidence d'hiver à San Antonio, au Texas. Chaque automne, la famille émigrait vers le Sud dans la grosse Winton Six, tandis que les domestiques et le coupé électrique voyageaient par le train.

Il faisait encore chaud à San Antonio quand les Doud y retournèrent, en octobre 1915. Mamie fut immédiatement assiégée par les nombreux soupirants qui, durant tout l'été, avaient attendu son retour. Le premier dimanche qui suivit leur arrivée, Mrs. Doud dit à sa fille :

" Les Ingraham doivent venir nous chercher pour faire un tour en auto avec eux, cet après-midi. Ce serait gentil si tu venais avec nous.

- Je veux bien, dit Mamie, si vous me promettez d'être de retour à 7 heures, car j'ai un rendez-vous. "

La voiture s'enfonça dans les rues encombrées de la ville où les poutres d'acier des modernes gratte-ciel commençaient de dominer les anciens bâtiments de pierre d'architecture espagnole, témoins d'une époque évanouie. Les ruelles étroites et les vastes jardins grouillaient de Mexicains exubérants dans leurs beaux habits du dimanche et de soldats venus de Fort Sam Houston qui se promenaient avec ces jeunes filles du Texas, si frêles en apparence - en apparence seulement.

" Poussons jusqu'à Fort Sam, suggéra Mr. Ingraham ; nous irons voir les Harris.

- Il faut que je sois rentrée pour 7 heures " , dit Mamie. Ingraham jeta un coup d'œil sur la montre du tableau de bord.

" Il n'est guère que 4 heures, dit-il. Nous avons largement le temps. "

Ils trouvèrent les Harris allongés sur des chaises longues devant le Club des Officiers. Un groupe de jeunes lieutenants qui étaient auprès d'eux et qui s'ennuyaient, comme tous les dimanches, saluèrent avec enthousiasme l'arrivée de Mamie, plus jolie que jamais dans sa robe blanche empesée et sa grande capeline ombrageant son visage.

" Vous ne voulez pas rester à dîner ? suggéra Adabelle Harris. On s'amuse beaucoup, au club, le dimanche soir.

- Cela me paraît une excellente idée, répondit Mr. Doud. Qu'en penses-tu, Mamie ?

- Ce serait avec le plus grand plaisir, dit Mamie ; mais j'ai un rendez-vous... très important. C'est la première fois que je revois ce garçon depuis notre retour.

- Bah ! dit Lulu Harris à son tour. Nous avons ici un nouvel officier qui vous fera oublier vos relations. C'est un champion de football !

- Dois-je comprendre qu'il s'agit du jeune Eisenhower ? demanda un capitaine qui était à Fort Sam depuis un an déjà.

- Naturellement, reprit Lulu. Je suis sûre que Mamie s'entendra très bien avec lui. "

Elle mit ses mains en entonnoir et, se tournant vers le long bâtiment d'un étage qui était le quartier des officiers célibataires :

" Hé ! Ike, venez ici ; on vous demande. "

Une voix joyeuse lui répondit :

" j'arrive ! "

Mamie était inquiète pour son rendez-vous. Elle n'avait pas la moindre envie de rencontrer ce nouveau parangon des vertus militaires. Mais elle revint sur son impression quand elle le vit s'avancer sur la pelouse. Il était grand, musclé. On le sentait frais émoulu de West Point ; ses boutons et ses insignes étaient si bien astiqués qu'on les aurait dits en or, et ses bottes resplendissaient sous le soleil déclinant. Le revolver réglementaire qui pendait à sa ceinture indiquait qu'il était officier de la Garde. Mamie admira la coupe de sa veste kaki sur ses larges épaules et elle aima tout de suite sa figure ronde et plaisante, si franchement sympathique. Elle alla même jusqu'à penser que c'était l'homme le plus séduisant qu'elle eût jamais rencontré.

Cinq minutes plus tard, il avait rejoint le groupe, et, tout en riant avec miss Adabelle et miss Lulu, il était présenté à la ronde. Quand il enleva sa casquette, Mamie remarqua qu'au soleil ses cheveux avaient le même reflet doré que ses boutons. Il se pencha sur sa main, à la manière de West Point, et la jeune fille vit que ses yeux avaient une jolie nuance d'un bleu vert indéfinissable ; mais quand il releva la tête son regard devint plus sérieux et tourna au blue intense.

" Alors ?... Vous restez dîner avec nous, Mamie ? " demanda Lulu d'une voix insinuante.

Mamie se sentit rougir.

" Je pourrais peut-être m'arranger, dit-elle. Mais il faut que je téléphone à la personne que je devais voir. Je lui demanderai de venir me rejoindre ici. "

Ike dîna avec eux au club. Il se montra si plein d'entrain, que toute la compagnie fut conquise par sa gaieté. A la fin du repas, il se tourna vers Marnie.

" Il faut que j'aille inspecter la Garde. Voulez-vous venir au quartier avec moi ? "

Mamie détestait marcher ; mais la perspective de cette longue trotte lui parut pourtant merveilleuse.

Ils partirent côte à côte, sans trop se presser, à travers les larges avenues que rafraîchissait maintenant un léger vent du soir. Le lieutenant Eisenhower inspecta pour commencer le détachement, puis ils allèrent un peu plus loin, jusqu'au détachement qui gardait l'hôpital. Une fois sa tâche accomplie, Ike s'assit, ainsi que Mamie, sur l'escalier de bois de Brooke Hospital et ils bavardèrent ensemble. Ils avaient, semblait-il, bon nombre de goûts en commun.

Quand Mamie rentra au club, elle y trouva le jeune homme du rendez-vous qui l'attendait depuis un bon bout de temps.

Ike se trouvait à San Antonio par un de ces heureux hasards qui ont toujours marqué sa vie. Il avait tout d'abord pensé être affecté aux Philippines ; il avait même reçu à cet effet un uniforme de l'Armée des Tropiques. Mais, bien que l'adresse diplomatique du président Wilson eût repoussé l'échéance du destin de l'Amérique, en persuadant l'Allemagne de réduire la guerre sous-marine, le Mexique restait en ébullition et il semblait préférable de maintenir près des frontières sud les jeunes espoirs de l'Armée.

Ike reçut donc l'ordre de rejoindre le 19e d'infanterie à Galveston. Mais, arrivé là, il apprit que son régiment, chassé de ses quartiers par une de ces inondations dont la ville avait le privilège, s'était réfugié à Fort Sam Houston. C'est donc ainsi que Ike s'y trouvait depuis quelques jours quand il rencontra Mamie.

Dès le premier abord, il ressentit ce choc, cette impression qui ne l'avait jamais trompé dans le choix de ses amitiés, d'être en présence d'un être destiné à jouer un rôle important dans sa vie. Seulement, cette fois, le choc était si fort qu'il constituait vraiment une révélation. Ike avait été séduit par d'autres jeunes filles ; il s'était même cru, un moment, amoureux de Gladys Harding ; mais l'émotion qu'il ressentait en présence de Mamie était d'une tout autre nature. Ike eut tout de suite le sentiment très net qu'il venait de trouver la femme de sa vie, la " seule et unique " , comme on disait à West Point, celle qu'il épouserait un jour. Avec son énergie habituelle, il mit donc tout en œuvre pour arriver à ses fins.

Lorsque Mamie rentra chez elle, le lendemain soir, après une partie de pêche sur le lac Medina, elle trouva le valet nègre de ses parents complètement désemparé.

" Miss Mamie, il y a un Mr. Eisenhart qui ne cesse de vous appeler. Cela fait au moins quinze fois qu'il téléphone.

- Vous voulez dire, sans doute, Mr. Eisenhower, fit Mamie en riant.

- C'est cela, Mr. Eisenhart. Oh ! pauvre de moi, voilà qu'il recommence ! "

C'était Ike en effet ; très réservé, mais très empressé malgré tout.

" Miss Doud, je voulais vous demander si vous accepteriez de venir danser, ce soir, avec moi. "

Mamie réprima un sourire.

" C'est tout à fait aimable à vous, Mr. Eisenhower, mais je crains bien de ne pas être libre.

- Alors, demain ?

- Non, demain je dîne dehors.

- Bon. Dites-moi quel jour vous pouvez venir.

- Malheureusement, je suis prise toute cette semaine. Peut-être lundi prochain.

- Si vous croyez que je vais rester huit jours sans vous voir ! "

Mamie se fit plus conciliante.

" Je suis généralement chez moi l'après-midi vers 5 heures. Passez quand cela vous fera plaisir.

- Chic ! Alors, à demain. Mais n'oubliez pas pour lundi prochain ! "

Ike passa plus d'un après-midi sur la terrasse aux colonnes blanches de la grande villa des Doud, rue Mac-Cullough, et mena sa cour avec cette même inflexible persévérance qu'il apportait à toutes les entreprises qui lui tenaient à cœur. Rien, dans ce cas, ne pouvait faire échec à son ardente volonté.

Les Doud, qui se montraient très exigeants sur les relations de Mamie, approuvèrent Ike dès le début. Il ne présentait à leurs yeux aucun avantage matériel, mais les Doud avaient pour lui une estime sincère. D'emblée, toute la famille l'adopta, car on devinait en lui une intégrité parfaite.

Le trantran quotidien de la vie militaire en temps de paix, même compliqué par une cour intensive à une jeune fille qui habite à l'autre bout de la ville, ne pouvait à lui seul absorber toute l'énergie de Ike. Il était habitué à un plus dur labeur. Bien que son genou, toujours fragile, l'obligeât de porter un bandage élastique, son amour pour le football n'était en rien refroidi. La réputation qu'il s'était faite à West Point l'avait précédé à San Antonio ; aussi, peu de temps après son arrivée, fut-il invité à prendre en main l'entraînement de l'équipe du Peacock Nilitary Academy - ce qu'il accepta d'enthousiasme.

Bien que Peacock fût une petite école, son niveau sportif était assez élevé et l'on n'y manquait pas d'allant. Ike prit charge de l'équipe avec autant de conscience et d'entrain qu'il en avait montré jadis à la tête du Cullum Hall Squad, et les jeunes gens répondirent à son zèle par ce touchant dévouement qu'inspire un véritable chef. Ils travaillèrent plus dur et jouèrent plus dur aussi qu'ils ne l'avaient fait jusque-là.

A cette époque, il y avait à San Antonio pas mal de concurrence et Peacock avait fort à faire. La plupart des équipes contre lesquelles l'Académie devait se battre provenaient d'institutions beaucoup plus importantes et disposant, par conséquent , d'un meilleur choix de matériel humain. Mais Ike inculqua aux joueurs de Peacock cet élément impondérable, qui dans le sport - comme dans la guerre - prouve que le bon Dieu n'est pas toujours du côté où se trouve l'artillerie la plus forte : la volonté de vaincre. Et, de fait, l'Académie vainquit la plupart de ses adversaires.

Ike était si enthousiaste de son équipe qu'il réussit à intéresser les Doud en sa faveur. Chaque samedi, en effet, on pouvait voir Mr. et Mrs. Doud, Mamie et sa petite sœur Mike encourager de leurs cris frénétiques les joueurs d'une école dont ils avaient à peine entendu parler jusqu'alors.

Il parut bientôt évident aux autres flirts de Mamie que la jeune fille marquait une vive inclination pour son jeune et blond lieutenant et l'un d'eux lui rappela, avec quelque amertume, que l'on appelait souvent San Antonio e la belle-mère de l'Armée " , parce que presque toutes les jeunes filles de cette ville épousaient des officiers.

" Les femmes sont toutes séduites par les boutons de cuivre, dit un autre d'un ton de reproche ; mais je ne puis croire cela de vous, Mamie.

- Oh ! fit celle-ci, ce ne sont pas les boutons de cuivre.... "

Mamie tint bon jusqu'au milieu. de l'hiver ; mais le jour de la Sainte-Valentine de l'année 1916 elle accepta de Ike sa bague de promotion.

Dix jours, ce n'est pas long pour se marier et goûter sa lune de miel, mais l'atmosphère tendue qui régnait aux confins de la frontière mexicaine durant l'été ne permit pas à Ike de prendre une plus longue permission.

Ils s'épousèrent à Denver, le 1er juillet - le jour même où Ike reçut son premier avancement - et, la cérémonie terminée, ils s'embarquèrent pour Abilene.

Ike fondait sur cette visite les plus heureux espoirs. N'était-ce pas le comble du bonheur pour lui que de rapprocher les deux êtres qu'il chérissait le plus au monde, de présenter sa femme à ses amis et de montrer à Mamie la ville et la maison qu'il aimait tant ? A vrai dire, les choses pouvaient tourner mal. Qui sait si Mamie et sa mère n'allaient pas se détester à première vue ? Qui sait si Mamie n'allait pas juger Abilene comme un affreux trou de province et si Abilene, de son côté, ne trouverait pas Mamie un peu trop guindée pour son goût ?

Toutes ces possibilités n'effleuraient qu'inconsciemment l'esprit de Ike. Pour lui, c'était très simple : les deux femmes qu'il aimait tant ne pouvaient que s'aimer entre elles, puisque toutes les deux étaient des créatures d'élite. Son instinct, une fois encore, se trouva confirmé par la réalité.

Dès leur première entrevue, à quatre heures du matin, le lendemain du mariage - ce qui était une heure assez malencontreuse - une profonde affection mutuelle jaillit du cœur des deux femmes. N'avaient-elles pas en commun leur amour pour Ike et leur dévouement pour lui ? David Eisenhower admirait sa bru, silencieusement. L'amitié de Mamie lui était acquise par avance du fait d'une lettre qu'il lui avait écrite avant son mariage dans le plus beau style d'autrefois et de la plus parfaite calligraphie. La forme classique du langage n'avait point altéré l'accent de sincérité avec lequel il l'accueillait parmi les siens et l'invitait à venir les voir. Cette lettre était allée droit au cœur de Mamie.

Milton et Earl se montrèrent à leur tour, vers les sept heures du matin. Ils furent immédiatement conquis par la jeune femme qui les accueillit par ces mots : Quelle chance d'avoir des frères, maintenant ; depuis le temps que j'en désirais ! "

A neuf heures eut lieu la réception d'usage, à l'occasion du petit déjeuner auquel furent invités les plus proches voisins qui couvrirent de fleurs Mamie et Ida. L'atmosphère, pour commencer, fut un peu cérémonieuse, mais cela ne dura pas longtemps et ce fut vite une joie pour ceux qui étaient là de voir Ike rayonner comme un jeune garçon le jour de son anniversaire et Mamie poser ses regards sur chacun des invités comme se pose çà et là une libellule.

Ces quelques jours passés à Abilene furent les plus doux de la vie de Ike. Mamie était charmante, dans toute l'acception du mot. Cela, Ike s'en rendait compte, mais sans doute ignorait-il combien sa femme dut déployer à la fois de tact et de grâce pour que tout parût aussi simple ; car tout semblait simple, en effet, au-delà du plus bel espoir. Mais c'était bien grâce à Mamie.

Il y eut cependant, dans ce ciel serein, un orage retentissant. Un jour, après le déjeuner, Ilce s'en alla seul vers la ville en disant d'un air nonchalant :

" Je vais dire bonjour aux copains. "

Ne le voyant pas revenir à l'heure du dîner, Mamie devint furieuse.

" Je voudrais bien savoir où est votre chenapan de fils, dit-elle à sa belle-mère.

- Il doit être à jouer au poker avec Joner Callahan, répondit celle-ci.

- Avec Jonah ! repartit vivement Mamie. En voilà un qui fera bien de rentrer clans le ventre de sa baleine s'il ne veut pas avoir affaire à moi ! "

Elle décrocha le téléphone et appela son mari.

" Je m'excuse d'être en retard, dit Ike aimablement ; mais je n'ai pas fini la partie.

- Je vous prie de rentrer immédiatement fit Mamie.

- Ma chérie, c'est impossible, expliqua Ike patiemment. J'ai perdu la revanche ; il faut que je gagne la belle.

- Revenez sur-le-champ ou alors ne revenez plus ! " dit Mamie.

Elle raccrocha brutalement l'appareil ; puis, se tournant vers Ida :

" Cette fois, je pense qu'il aura compris I

- Dans le cas contraire, ne vous en faites pas trop " , rétorqua la belle-mère calmement.

Ike ne comprit pas, en effet, et Mamie " s'en fit " plus que de raison.

Vers les deux heures du matin, Ike rentra, content de lui et certain d'apaiser sa femme en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Elle comprendra tout de suite, pensait-il, qu'il me fallait bien regagner l'argent que j'avais perdu. " Mais il eût été plus facile d'apaiser une de ces tornades qui parfois balayent le Kansas ; et cela eût pris moins de temps.

De retour à San Antonio, le jeune couple s'installa dans les environs de Fort Sam, où ils trouvèrent un appartement miniature, composé d'un living-room, d'une chambre et d'une salle de bain. Pour Mamie, habituée aux grandes pièces de la maison paternelle, c'était un changement important. Mais papa Doud était fidèle aux idées de la vieille Amérique et selon lui les jeunes mariés ne devaient compter que sur eux-mêmes. C'est bien ainsi que l'entendaient, de leur côté, les Eisenhower. On était parfaitement d'accord.

Mamie se mit donc à la tâche et tira le meilleur parti de leur domaine de Lilliput. Dans l'étroite kitchenette, elle accomplit quelques miracles, bien que Ike fût toujours un meilleur cuisinier qu'elle. L'appartement était proportionné à sa taille et elle y évoluait très aisément, mais, quand Ike rentrait chez lui, les murs menaçaient d'éclater. Le cœur de Mamie aussi menaçait d'éclater de bonheur et d'amour quand il était là, car sa bonté et sa gentillesse n'étaient jamais en défaut.

Le seul point noir, c'étaient les nuits où Ike se trouvait de service. Affecté au centre de la police militaire, c'est à lui que revenait la tâche ingrate de ramener au bercail des brebis égarées de l'oncle Sam et de leur démontrer, parfois assez rudement, la différence qu'il y a entre la vie civile et la vie militaire.

Sachant qu'il patrouillait dans le pire quartier de la ville, Mamie se tracassait beaucoup en l'attendant, non sans raisons, du reste.

Il se produisit un incident assez fâcheux un soir où Ike conduisait une patrouille le long de Matamores Street, dans le quartier réservé mexicain. Il avançait sans crainte aucune, inspectant de son œil vif les sombres bâtiments d'où filtrait un rai de lumière sous les volets clos, et notant, sans les remarquer vraiment, les filles aux cheveux d'ébène, qui déambulaient dans la nuit, avec leur déhanchement si caractéristique.

Soudain, le bras de son sergent le rejeta en arrière. Un éclair et un coup de feu partirent de l'une des portes d'ombre et une balle siffla sous son nez.

Ike, suivi de ses hommes, s'élança rapidement vers l'endroit d'où était partie la décharge. Un lourd battant de bois leur fut claqué au nez, en même temps qu'un individu s'infiltrait par la porte. Derrière eux, la rue devint tout à coup plus déserte qu'une église un lundi matin.

Quand la patrouille réussit à forcer l'entrée de la maison, l'homme qu'elle cherchait était sans doute de l'autre côté de la frontière et Ike ne sut jamais si la balle qui avait sifflé près de son oreille était l'expression d'une antipathie personnelle ou si elle exprimait un sentiment public.

Cette dernière hypothèse était en effet fort plausible, les relations des États-Unis avec leurs plus proches voisins étant assez tendues cet été-là. En mars 1916, une troupe de quinze cents cavaliers mexicains, que l'on supposait conduits par Pancho Villa, un aventurier politique, avait franchi la frontière jusqu'à la ville de Colombus, dans le New Mexico. On n'eut jamais la preuve que Villa avait participé lui-même à cette expédition et le but de celle-ci ne fut jamais clairement expliqué. Mais l'affaire n'alla pas sans compliquer la tâche du président Wilson, qui commençait alors une nouvelle campagne pour sa réélection, en s'appuyant sur le slogan : " Il nous a évité la guerre. "

L'administration la plus pacifiste ne pouvait cependant ignorer des cadavres américains qui gisaient dans les rues d'une ville américaine. Le président intervint donc rapidement et énergiquement. Six mille hommes furent confiés au général John J. Pershing, avec la mission de poursuivre Villa à travers les montagnes du Chihuahua. Quand le président du Mexique, Venustiano Carranza, s'éleva contre cette mesure, Woodrow Wilson mobilisa la Garde nationale et installa les troupes en bordure de la frontière.

Ces querelles de voisinage eurent pour les États-Unis une plus grande importance qu'on serait tenté de le croire. Elles furent pour nos chefs militaires imbus de pacifisme un excellent terrain d'essai. La plupart de nos officiers généraux n'avaient jamais eu sous leurs ordres plus d'hommes que n'en comporte un régiment. Ce fut donc pour eux une véritable chance que d'apprendre à manœuvrer plusieurs divisions ensemble, avant que d'être envoyés au-delà de l'Atlantique pour prendre part au gigantesque combat de la première guerre mondiale.

Ce déploiement de forces fit son effet et le gouvernement mexicain coopéra dès lors énergiquement à la défaite de Villa. Le gouvernement impérial allemand se détacha de la cause. La raison en était simple : chaque mois, devant Verdun, tombaient plus d'hommes que n'en comportait alors l'armée des États-Unis.

De nombreux officiers de l'armée régulière furent détachés pour l'instruction des soldats de la garde. Ike fut appelé à son tour, en août 1916, comme inspecteur-instructeur de la Garde de l'Illinois, à Camp Travis. Ce camp était assez proche de San Antonio pour qu'il pût, en se levant avant l'aube, s'y rendre chaque matin.

Les mêmes qualités qui avaient fait de Ike un remarquable entraîneur de football en firent un instructeur excellent. Il s'acquitta fort bien de sa nouvelle tâche et gagna l'approbation de ses officiers supérieurs, ce qui ne valut rien pour lui, égoïstement parlant.

VII

LA GUERRE MONDIALE N° 1

 

EN janvier 1917, l'état-major allemand se livra à des spéculations quelque peu compliquées. Par sa longue expérience de la guerre, et cieux ans et demi de politique récente, il savait que l'Allemagne était alors à l'apogée de sa puissance. Elle ne pouvait désormais que redescendre la pente. Il fallait donc trouver un moyen pour percer le front ouest, depuis trop longtemps stagnant. La meilleure méthode semblait consister clans l'arrêt des convois américains qui apportaient des munitions et toutes sortes d'approvisionnements à l'Angleterre. Les sous-marins pouvaient se charger de la besogne, pensait l'amiral von Tirpitz, à condition de rejeter toute considération d'humanité, et l'ordre fut donné de couler tous les bâtiments en vue. Mais l'Amérique pouvait alors entrer en guerre. Qu'est-ce que cela signifierait au juste ?

Les officiers de l'état-major examinèrent de longues colonnes de chiffres et lurent des milliers de rapports émanant de leurs agents secrets dispersés dans toute l'Amérique. Après avoir pesé toutes les données du problème, avec cette conscience et cette application qui les caractérisent, ils conclurent que l'Amérique ne pourrait guère présenter de danger effectif avant deux ans, si jamais elle devait en représenter un. S'appuyant sur cette conclusion, ils commirent la plus grosse bévue qu'ait jamais connue l'histoire.

Le 31 janvier, l'ambassadeur allemand Johann Heinrich von Bernstoff remit à notre gouvernement une note annonçant qu'à partir du 1cr février l'Allemagne commencerait une guerre sous-marine sans merci contre tout bâtiment américain naviguant vers l'Angleterre.

Cette note fit l'effet d'un obus tiré du fond de l'horizon. En un éclair, le peuple américain se rendit compte de l'odieuse menace que l'on faisait peser sur lui. Le ton en était tel qu'aucun pays ayant quelque sens de l'honneur ne pouvait l'admettre ou le supporter. Par ailleurs, elle montrait clairement que si l'Allemagne gagnait la guerre et obtenait le contrôle industriel de l'Europe, l'Amérique se trouverait alors en grand péril, séparée seulement par un océan chaque jour plus étroit d'un empire puissant dont le cynique mépris de tout honneur n'avait d'égal que sa barbare indifférence à toute souffrance humaine.

La note allemande rendait la guerre inévitable ; pourtant, celle-ci n'éclata pas immédiatement. On la sentit approcher comme on sent venir l'ouragan ; le peuple américain, qui en guettait tous les symptômes, demeurait cependant prostré dans l'inaction. On eût dit qu'il était incapable de faire les premiers pas pour sa propre défense. Le Sénat refusait au président Wilson d'armer les bâtiments de la marine marchande.

Pour les officiers de l'armée, cette période d'attente était une rude épreuve, car ils n'ignoraient pas à quelle énorme tâche les États-Unis avaient à faire face et combien ils étaient mal préparés. Même après l'augmentation des effectifs résultant du plan préliminaire de Wilson, l'armée régulière américaine ne comportait que 140.000 hommes, officiers et soldats, dont plus de la moitié était nécessaire à la garde du territoire. La Garde nationale augmentait ce chiffre de quelques centaines de mille, mais les hommes qui la composaient étaient loin d'être prêts à combattre. Or, si l'on voulait vaincre l'Allemagne, il fallait lui opposer une armée d'au moins deux millions d'hommes parfaitement entraînés.

Cette situation, les officiers intelligents la connaissaient bien; mais ils souffraient de rester à demi oisifs, tandis que s'écoulaient des mois précieux.

Enfin, ce fut un soulagement quand, en avril, sortant de sa torpeur, l'Amérique déclara la guerre. Non pas que les officiers y entrassent gaiement ou par appétit de gloriole - ce qu'ils connaissaient déjà des champs de bataille européens avait détruit en eux, comme chez les civils, tout stupide sentiment de ce genre - mais ils étaient heureux de sentir qu'ils pouvaient donner libre cours à leur énergie et entreprendre rapidement tout ce qu'il fallait faire. Les missions alliées déclaraient, en effet, sans ambage, que l'Allemagne allait gagner la guerre. Les Russes étaient anéantis ; l'Angleterre et la France ne pouvaient plus résister très longtemps...

Ike, comme tout élève de West Point, désirait ardemment se battre. C'était, en somme, pour cela qu'on les avait si longtemps préparés et, bien qu'ils fussent conscients de l'horreur de la guerre moderne, tout les portait à y prendre une part active. Aussi importante que pût être la tâche des non-combattants, tous voulaient en conscience justifier, par l'épreuve du combat, leur raison d'être.

Chez Ike, ce sentiment était d'autant plus intense qu'en tant que joueur de football il désirait toujours être dans la mêlée. Durant des années, son genou malade l'avait obligé à rester assis sur le bord du stade, maintenant il entendait agir sur le terrain.

Mais il était bien évident qu'avec deux millions d'hommes à instruire et moins de 4 000 instructeurs en action plus d'un ancien élève de West Point devrait rester en arrière pour former l'armée. Chacun souhaitait de n'être pas du nombre.

Le 1er avril 1917, quelques jours avant la déclaration de la guerre, Ike fut affecté au 57e d'infanterie, à Leon Springs, dans le Texas, comme officier d'intendance. Mamie, qui attendait un bébé pour le mois de septembre, décida de rester à San Antonio, car il ne lui était guère possible de se loger à Leon Springs. Ike était si occupé que plusieurs dimanches passèrent sans qu'il pût revenir auprès de Mamie qui se sentait bien seule. Un samedi qu'il téléphonait, pour dire que, comme d'habitude, il lui était impossible d'obtenir une permission, elle ne put supporter davantage la séparation. Leon Springs n'était pas bien loin et dans le garage, derrière la maison, se trouvait l'auto de ses parents. Le seul ennui était que Mamie n'avait pas appris à conduire. Elle décida tout simplement que le moment était venu. Elle appela un voisin, et à l'intérieur du garage l'homme lui montra comment on démarrait et comment on maniait les différents leviers.

Le dimanche matin, à cinq heures, Mamie sortit de la maison et ouvrit toutes grandes les portes du garage. Elle s'installa dans la voiture et fit ce qu'on lui avait dit la veille. Le moteur s'embraya. Elle manœuvra dans ce qu'elle se rappelait être la marche arrière. C'était cela en effet, et l'auto recula, puis entra dans la rue où le moteur, heureusement, s'arrêta de tourner. Mamie ramena son levier, mit de nouveau le moteur en marche et, quand elle démarra, ce fut en avant, cette fois, que l'auto roula.

Sur les trente kilomètres qui séparaient San Antonio de Leon Springs, trente kilomètres de route vide, capricieuse, aux tournants imprévus, aux côtes ardues, aux descentes vertigineuses, Mamie poursuivit sa route. Dans un village à peu près désert, un travailleur matinal la regarda passer, fort inquiet de la voir prendre de tels virages, se redresser, repartir en avant. Peut-être pensa-t-il que l'œil fixe de cette jeune femme provenait d'excès alcooliques et décida-t-il sur-le-champ de voter en faveur de la prohibition. Peu importe. En proie tant à la peur qu'à la résolution, Mamie pensait que chaque tour de roue la rapprochait de son mari et cela justifiait son extravagante aventure.

En dehors des grilles du camp, Ike, que l'on avait prévenu, attendait anxieusement, les yeux fixés sur la route. Enfin, elle apparut ; la voiture qu'il reconnut avança vers lui lentement, zigzaguant à droite et à gauche. Ike agita la main.

" Hé, Mamie !

- Ike, cria Mamie, sautez sur le marchepied... vite ! Je ne sais pas comment m'arrêter ! "

Les choses prirent bonne tournure pour Ike en septembre 1917. Il avait été nommé capitaine le 1er juin. Le 57e d'infanterie semblait fin prêt pour partir sur le continent et Mamie attendait son fils, maintenant, de jour en jour. Ike espérait avoir le temps de le voir avant de s'embarquer.

Mais, le 20 septembre, il fut envoyé, comme instructeur, au camp d'entraînement des officiers à Fort Oglethorpe, en Georgie. Cet ordre de mutation fut pour lui comme un coup de pied de mule au creux de l'estomac. Ike devait désormais abandonner l'espoir d'aller en France et l'espoir d'être auprès de sa femme quand elle mettrait son fils au monde, ce qui arriva quatre jours plus tard. L'enfant fut baptisé sous le nom de Douci Dwight Eisenhower.

Ike espérait que sa prochaine mutation le rapprocherait de ses désirs. Il en alla tout autrement, car, le 1er décembre, il fut détaché à Fort Leavenmorth, qui était un camp d'instruction pour les officiers d'approvisionnement. Décidément, Ike avait tort d'être un si parfait instructeur.

Il passa là tout l'hiver, enseignant à des. hommes plus favorisés que lui toutes les connaissances qu'il aurait tant aimé mettre directement en pratique. Il se sentait insatisfait, mal à son aise, ayant toujours le sentiment qu'il aurait pu faire davantage et que, bien malgré lui, il vivait tranquillement à l'abri des dangers auxquels s'exposaient, chaque jour, sur les champs de bataille de France, ses camarades de promotion.

Un nouvel ordre de mutation lui parvint le Ier mars 1918. Ike éprouva en le lisant une profonde déception, en même temps qu'une certaine fierté. Le poste pour lequel il était désigné comportait une responsabilité extraordinaire pour un simple capitaine d'infanterie et était l'indice de la grande confiance qu'il inspirait à ses chefs ; mais il devenait improbable qu'il pût un jour combattre en France. Il était nominé commandant du Centre d'instruction vies chars de Gettysburg, Pennsylvanie.

C'est là que Mamie vint le rejoindre avec le jeune Icky comme on appelait baby Doud. Cette installation provisoire fut suivie plus tard - et durant vingt-cinq ans, - d'un nombre incalculable de pérégrinations et de nouveaux emménagements qui conduisirent Mamie dans des lieux aussi distants l'un de l'autre, géographiquement et spirituellement, que l'est Paris de Panama, de Manille et des Philippines. Mais partout Mamie sut créer un foyer de beauté et un plaisant lieu de réunion pour ses amis et ceux de Ike.

Camp Colt était un camp de tentes, ne comportant ni baraquements ni possibilités de confort, mais c'était un lieu propice pour l'entraînement à la guerre. Le camp s'étendait sur le champ de bataille même de Gettysburg. Les tentes kaki s'alignaient le long de la route de Emmetsburg, sur laquelle Pickett avait lancé cette charge immortelle qui avait anéanti l'espoir des Confédérés en même temps que les troupes d'élite du général Lee. A l'Ouest, le terrain s'élevait jusqu'aux hauteurs de Seminary Ridge, incendié jadis par le feu des canons, tandis que se profilait à l'Est la masse rocheuse de Round Tops et les collines de Cemetery Ridge, où l'armée du Potomac avait lutté jus-qu'au bout pour sauver l'avenir de l'Union.

Partout la terre était marquée de souvenirs héroïques. Les câbles qui tenaient les tentes s'enfonçaient clans le verger sur lequel les troupes du général Sickles furent dispersées par la violente attaque de Longstreet, et l'une des allées du camp aboutissait au _Monument aux Morts de la Pennsylvanie. Quand ils creusaient des tranchées, les hommes trouvaient souvent des boulets de canon ou quelque autre débris de guerre ; quand ils faisaient des marches d'entraînement, c'était sur ces mêmes routes par lesquelles les armées des deux camps adverses s'étaient hâtées vers le combat.

Lorsque, vaquant à ses devoirs, Ike traversait le camp, sans cesse lui revenait à l'esprit tel ou tel épisode de cet engagement, car il savait quel point avait occupé chaque brigade et quelle tactique avait inspiré tel ou tel mouvement d'attaque ou de défense.

Mais si le décor était exaltant, les conditions de travail l'étaient, hélas ? beaucoup moins ; et cela, pour une bonne raison. Quand Ike prit le commandement du camp, la situation s'y trouvait extrêmement délicate : les milliers d'hommes qui étaient là, triés sur le volet, étaient fort désireux d'apprendre à manœuvrer des tanks. Mais de tanks, il n'y avait pas trace !

Un peu plus tard, il en arriva un - un tank français, un Renault à deux places, du genre de ceux qu'on a appelés les " whippets " . Ce pauvre petit engin, qui avec sa queue d'oiseau roulait complaisamment sur les prairies et soulevait des nuages de poussière sur les routes, était l'unique exemple de la motorisation de l'armée offert aux yeux des hommes qui étaient là pour étudier la dernière technique de la guerre moderne.

La construction des tanks était en plein chaos entre Washington, d'où émanaient des ordres et des contrordres continuels, et Dayton où des ingénieurs essayaient de mettre au point les fameux chars whippets. Cette situation ne prit fin qu'après l'Armistice et les seuls membres du Corps des Chars qui virent un tank américain durant la première guerre mondiale furent ceux qui allèrent à Dayton.

Dans ces conditions, non seulement il était nécessaire d'improviser une méthode d'enseignement sans la moindre démonstration pratique, mais encore fallait-il maintenir le moral d'officiers et d'hommes profondément désappointés. Cela revenait à entraîner une équipe de football composée de plusieurs milliers d'hommes en ne disposant d'aucun ballon.

Il est vraiment miraculeux que le jeune capitaine Eisenhower ait pu réussir brillamment dans cette entreprise. Son système d'enseignement théorique permit aux équipages américains de manœuvrer dans la bataille des tanks français et britanniques après quelques semaines seulement de pratique sur le Continent. Par ailleurs, la façon dont il administra le camp et l'enthousiasme qu'il y propagea firent du Centre d'entraînement des Chars un des centres les plus réputés pour son esprit militaire. On dit souvent qu'un officier peut juger de l'état d'esprit de ses troupes par la façon dont ses hommes saluent. Ceux qui visitèrent Camp Colt y furent toujours salués comme on salue à West Point.

S'il régnait dans ce camp un esprit d'école militaire, cela ne signifie pas le moins du monde que son jeune commandant se montrât plus que de raison féru de discipline. En fait, certains de ses subordonnés pensaient que Eisenhower était un type d'officier très particulier. Il n'aimait pas les gens qui étaient de son avis. On raconte encore l'histoire d'un malin petit lieutenant qui prétendait que tout à Camp Colt était vraiment parfait. C'était la première fois que Ike se trouvait en présence d'un de ces hommes qui ne savent que dire oui. Irrité par cette attitude, il développa aussitôt un des principes de sa théorie du commandement : " Sortez d'ici et tâchez de trouver dans le camp quelque chose qui cloche ! cria-t-il au jeune officier fort étonné de cet éclat. Tout n'y est pas parfait. Ou vous cachez votre pensée ou vous êtes aussi bête que vous m'en donnez l'air ! "

Cependant le lieutenant (levait bien avoir raison, puisque, onze ans plus tard, en 1929, Ike fut décoré de la " Distinguished Service Medal " , avec la citation suivante : " Pour services exceptionnels. Alors qu'il commandait le Centre d'instruction des officiers de Chars, de mars à. novembre 1918, à Camp Colt, Gettysburg, Pennsylvanie, s'est distingué par son zèle et son esprit d'initiative et a fait montre de remarquables qualités d'administrateur dans l'organisation et la préparation pour le service sur le Continent des officiers spécialisés du Corps des chars. "

En juin 1918, Ike fut nommé (à titre temporaire) commandant d'infanterie et en octobre de la même année, par une de ces opérations chimiques paradoxales dont le Ministère de la Guerre est seul à détenir le secret, les feuilles de chêne, sur ses épaules, furent transmuées d'or en argent !. Mais le lieutenant-colonel (à titre temporaire) Eisenhower luttait toujours pour être envoyé en France. Les hommes qu'il avait entraînés au début du printemps conduisaient maintenant des chars dans la forêt de l'Argonne, que balayaient les obus ennemis. Il avait bien gagné le droit de prendre place parmi eux, et il pensait qu'il n'était pas trop tard, car les rapports confidentiels sur les pertes américaines au cours des engagements d'octobre étaient franchement alarmants. L'armée allemande était aguerrie et coriace. Les cercles officiels n'envisageaient son écroulement qu'avec la grande offensive projetée pour le printemps de 1919.

Au début de novembre, Ike rentra un beau jour chez lui, brandissant devant Mamie une feuille de papier et criant joyeusement comme il avait crié, jadis, joyeusement devant sa mère :

" Ça y est ! J'ai reçu mon ordre de départ pour la France ! "

Mamie sentit dans ses entrailles ce choc profond que ressent toute femme quand arrive l'instant fatal où l'homme qu'elle adore est appelé par Mars. Mais elle aimait si loyalement " big Ike " et son large sourire que, le premier instant passé, elle partagea sa joie, sachant tout ce que cela signifiait pour lui et parce que, malgré le danger, c'était son devoir de partir.

Ses yeux brillaient quand elle lui dit gaiement :

" Bravo, Ike ! Je suis heureuse pour vous. Quand est-ce que vous partez ?

- Dans très peu de temps, répondit-il, sans pouvoir cacher sa joie. Tenez, lisez. "

Il lui tendit la mince feuille de papier qu'il tenait à la main et elle lut à haute voix : " Vous rallierez Camp Dix pour votre embarquement le 18 novembre 1918. "

VIII

CAVALERIE MOTORISÉE

NOMBREUX étaient les tanks à Camp Meade, dans le Maryland, en 1919. Gros et lourds tanks anglais ; tanks allemands capturés à l'ennemi et dont les flancs d'acier portaient de mortelles blessures, petits chars Renault aux tourelles martelées par les éclats d'obus. Et maintenant que l'Armistice était signé, on y voyait aussi de nombreux " whippets " fabriqués à Dayton.

Camp Meade était devenu l'École des chars de l'armée. C'est là que le lieutenant-colonel Eisenhower fut affecté en mars 1919, après être passé par Camp Dix, dans le New Jersey, et Camp Benning, en Georgie. Ces deux dernières affectations laissaient en lui le souvenir d'une période d'apathie complètement dénuée d'intérêt. Il en est toujours ainsi au lendemain d'une guerre. A la tension du combat succède une dépression morale, car les mobilisés n'ont qu'une idée, celle de retrouver leurs foyers, et les soldats de carrière regrettent l'inévitable réduction de leur activité. Tous marquent un temps d'arrêt.

Ike se sentit fort heureux d'être affecté à un poste qui comportait une action constructive. L'armée, consciente de son manque d'expérience dans le maniement des tanks, profita de l'occasion qui lui était offerte de s'instruire dans la pratique de cette arme et d'en tirer des plans pour l'avenir. Ike, qui commandait la brigade des chars lourds, se mit donc à l'œuvre avec énergie.

L'homme le plus intéressant de Camp Meade, et celui dont Ike eut le plus à apprendre, était le lieutenant-colonel George S. Patton. C'est lui qui avait organisé et commandé le Centre des chars américains à Langres, en France, où les élèves que lke avait formés à Camp Colt complétaient leur instruction. Auparavant, il avait assisté, avec les Britanniques, à la bataille de Cambrai, où avait eu lieu la première grande attaque par tanks de l'histoire, après une première tentative à Ypres. A Saint-Mihiel, dans la Meuse et dans l'Argonne, Patton avait commandé la 304e brigade de chars avec un courage et un allant magnifiques. En fait, Patton avait été partout où Ike avait désiré être.

Ils devinrent d'excellents amis, bien qu'ils fussent très différents l'un de l'autre. Patton mesurait six pieds de haut ; il avait de larges épaules, des hanches étroites et des membres puissants, une figure en coupe-vent avec des yeux d'un bleu d'acier abrités sous de fortes arcades sourcilières légèrement ombrées de poils blonds. Il était brusque et rude, sévère pour ses hommes comme pour lui-même, et son langage était tel que les mules, en l'entendant, baissaient pudiquement les yeux.

Mais, sous cet aspect extérieur, Patton était un romantique, un vrai chevalier errant, épris de panache et de gloire, ce qui explique le degré d'élégance et de fantaisie que présentait souvent sa tenue, malgré les exigences de l'uniforme. Contrairement aux règlements, un pistolet au manche incrusté de perles, souvenir du ranch californien où il était né, pendait à sa ceinture, et il portait sa veste comme un caballero. Dans ses instants de loisir, il célébrait en vers les grandeurs et les servitudes de la vie militaire, et son romantisme s'exprimait également dans sa philosophie de la guerre.

" Le soldat se bat pour deux raisons, avait-il coutume de dire. Par culte de son chef et par désir de gloire. "

Ike pensait que bien souvent le soldat se moquait de la gloire et combattait pour des idées beaucoup plus impersonnelles. Rien ne pouvait guérir Patton de son enthousiasme guerrier. En Argonne, blessé et laissé pour mort, il avait cependant trouvé le moyen de se remettre sur pied, prêt à rentrer dans la bataille à la première occasion.

En 1919, personne n'avait encore entendu parler de complexe d'infériorité, mais, quand George Patton était enfant, peut-être s'était-il développé quelque part en son âme un point si vulnérable qu'il avait dû le protéger par cette armure d'acier nickelé qui donnait le change. Ne dit-il pas un jour à un ami, dans un accès de confidence : " Si je parle comme un soudard, c'est parce que j'ai peur, la moitié du temps. " Sa joie dans la bataille était de maîtriser cette peur.

Le vif contraste de leurs personnalités n'empêcha pas les deux hommes de se lier d'une profonde amitié. Il y avait d'ailleurs plus d'un point commun entre Patton et Eisenhower. Le premier était un athlète et un champion de tir. Il aimait le poker, bien qu'il préférât jouer au jeu de dés qu'on appelle " craps " .

Sa femme, la gentille Béatrice Patton, si habile à manier son époux tapageur, plaisait infiniment à Mamie et à Ike.

En dépit du fossé qui séparait leurs philosophies respectives, les deux hommes avaient les mêmes vues sur leur métier. Ike savait que Patton était un excellent soldat, aussi passionné d'histoire militaire que lui-même ; et c'était un homme d'action. Au Mexique, quand Pershing l'avait envoyé à la tête d'un détachement pour capturer l'un des capitaines de Villa, réfugié dans les montagnes avec des bandits à sa solde, Patton avait ramené l'homme en question ficelé à l'arrière de sa Dodge. " Première action motorisée de l'armée américaine " , disait-il. Et la façon dont il avait conduit sa section de chars en France avait couvert sa poitrine d'un arc-en-ciel de petits rubans.

Les deux hommes étaient d'avis qu'il y aurait, dans l'avenir, beaucoup à faire avec les tanks. Patton décrivait la bataille de Cambrai. Trois cent soixante-dix-huit chars y étaient venus à bout de la résistance allemande. C'était un spectacle dantesque. Dans le brouillard matinal, les monstres noirs avançaient dans un bruit assourdissant, à une vitesse d'environ trois kilomètres à l'heure, écrasant sous leur masse inconsciente les buissons de fils barbelés. Toujours plus en avant ils labouraient la terre, et l'infanterie britannique n'avait plus, derrière eux, qu'à ramasser les prisonniers. Dix mille Allemands s'étaient rendus en l'espace de dix heures.

" Ce fut une brèche formidable, disait Patton. La route de Berlin se trouva tout à coup ouverte ; nous aurions dû nous lancer dessus ; mais personne ne savait comment faire. Les Anglais restaient là, surpris comme des bougres d'andouilles. Ils hésitèrent et laissèrent passer la chance.... "

Ike et Patton passaient des heures ensemble à discuter l'emploi de cette arme moderne. Tous deux pensaient qu'elle présentait des possibilités énormes, dont on n'avait encore qu'une très faible idée. Les escadrons de tanks devaient, à leur avis, être manœuvrés par radio. Déjà des expériences étaient faites en ce sens à Camp Meade. Les whippets étaient tous munis de postes émetteurs et récepteurs. Des antennes étaient installées à travers les tourelles mais les appareils de radio tenaient tant de place que tous les armements durent être supprimés ; la seule arme du tank-radio consistait en revolvers dont les hommes se servaient pour tirer par les meurtrières des chars.

" Attendez que nous ayons de bonnes radios et des tanks rapides, disait Patton, les yeux brillants. Nous les manœuvrerons comme de la cavalerie.... Une cavalerie cuirassée comme au moyen âge, mais cependant mobile comme une motocyclette. On écrasera leurs lignes de front ; on les encerclera pour couper leur ravitaillement. On les attaquera de flanc. On les empoignera par le nez, avec un coup de pied au derrière !

Ike dut temporairement interrompre ses études sur l'emploi des tanks pour accompagner, comme observateur, le premier convoi de camions transcontinental. Cette expérience donna de précieux enseignements négatifs. Elle démontra nettement ce qu'il ne fallait pas faire et prouva définitivement que le meilleur moyen de traverser le pays, c'était de prendre le train. Le voyage eut lieu en été, et quelques-unes des étapes évoquèrent assez bien un immense pique-nique. Quoi qu'il en fut, traverser le désert américain au mois d'août ne constituait pas une partie de plaisir. Les thermomètres éclataient comme des pétards en plein soleil. Les motomètres sur les bouchons des radiateurs étaient continuellement rouges. Les jurons voltigeaient dans l'air. Mais ils s'amusèrent aussi. La partie comique de l'expédition était tenue par un jeune lieutenant surnommé Greeney' parce qu'il croyait tout ce qu'on lui disait. Ike en avait plus d'une à lui raconter.

Quand la caravane aborda les plaines arides de la région ouest du Texas, Greeney consulta Ike comme un expert. " Est-ce qu'il y a des serpents par ici ? demanda-t-il.

- Des serpents... fit Ike. Oui, il y en a pas mal.

- Des venimeux ?

- Des serpents à sonnette, vous savez. La moindre morsure et vous mourez dans une atroce agonie.

- Je sais, fit Greeney ; mais ils vous avertissent, je pense ?

- La sonnette n'arrange pas les choses quand ils se glissent sous votre tente et entrent même dans votre lit. -- Dans votre lit ? balbutia Greeney en tremblant.

- Bien sûr. Les serpents à sonnette adorent les lits des hommes. Mais une chose est réconfortante : ils ne passent jamais sur du caoutchouc.

- Vraiment ? Je ne l'avais jamais entendu dire.

- Tout le monde sait cela. On en a fait plus de mille fois l'expérience. Sans doute un phénomène électrique. Les serpents sont pleins d'électricité. Vous n'avez donc rien à craindre tant que vous êtes en auto ou en camion. "

Cette nuit-là et toutes les nuits suivantes, Greeney préféra dormir sur le plancher d'un camion plutôt que de s'installer confortablement sous une tente.

Un autre jour, le capitaine Serino Brett fut tout à coup saisi d'un mystérieux accès d'hydrophobie. Greeney eut l'occasion de voir le capitaine dans le car de l'état-major, et l'aspect de son visage terrifia le pauvre garçon. Les yeux roulaient dans leurs orbites et Greeney imagina qu'il avait vu du sang et de l'écume. A la halte suivante, le capitaine était vraiment en très mauvais état. Il se mit à courir en tous sens comme un fou. Le colonel Eisenhower faisait tout son possible pour le maîtriser.

" Qu'a-t-il ? demanda Greeney à un autre officier, en grinçant des dents.

- Il est dingo, le pauvre vieux. C'est la chaleur, lui répondit-on. Ike est le seul qui puisse en venir à bout. Vous, tenez-vous au large, et surtout... prenez garde qu'il ne vous morde pas. "

Juste à cet instant, Serino poussa un cri de guerre terrible et fonça sur Greeney, bavant une écume sanglante. Greeney fit entendre à son tour un cri de terreur effrayant et piqua un galop tout le long du convoi pour, finalement, plonger dans le dernier camion.

Tout le reste du temps, Greeney chercha ardemment à passer inaperçu. Quand son service l'obligeait à se montrer, le seul fait de l'apercevoir mettait en fureur l'officier fou et il fallut toute la force de persuasion de Ike pour lui sauver la vie encore maintes et maintes fois. Mais avant la fini de la partie, Serino s'avoua fatigué du goût du ketchup et du savon à barbe.

A part cette expédition à travers le continent, Ike ne quitta pas Camp Meade durant deux ans. En juillet 1920, il fut ramené au grade (temporaire) de commandant d'infanterie et considéré comme élève officier de l'École des Chars. De telles régressions de grade étaient nécessitées par la rapide diminution des effectifs. Si l'on avait maintenu les anciens grades, il y aurait eu bientôt plus d'officiers que d'hommes de troupe. Cependant, aussi nécessaires que fussent ces mesures, elles n'étaient pas moins déprimantes pour ceux qui en étaient l'objet. Ike, sans se laisser abattre, continua d'étudier avec le même enthousiasme. Il absorba jusqu'à la dernière once la science des grands maîtres en matière de chars et apporta lui-même une contribution originale d'emploi.

Ike aurait désiré entrer à l'École d'infanterie. L'infanterie était son arme d'origine et il était de règle, bien que ce ne fût pas absolu, que tout officier fît un stage dans sa propre école avant d'être désigné pour l'École d'État-Major de Fort Leavenworth qui menait au haut commandement. Ike vit sa demande refusée (sans aucun motif valable) par son officier supérieur et, à partir de ce moment, sa carrière parut sans espoir.

Mais il eut par ailleurs quelques compensations. Ike pouvait travailler dur ou être très ennuyé, il n'en avait pas moins toujours le temps de rire et de s'amuser. Mamie avait un tel sens de l'hospitalité et savait si bien recevoir que leur maison de Meade était le rendez-vous de tout ce que le camp comptait de généraux et d'officiers subalternes, lesquels, bien souvent, sans invitation préalable, restaient dîner à la fortune du pot et passaient la soirée à jouer au poker.

Ike tirait aussi grande joie de son fils qui avait maintenant trois ans. Il jouait avec lui bruyamment et pas un soir il ne manqua d'aller, sur la pointe des pieds, embrasser l'enfant endormi. Mais cette période de bonheur finit, hélas ! tragiquement. Icky fut atteint de la fièvre scarlatine et transporté à l'hôpital du camp. Mamie, également malade, ne put l'accompagner et Ike, durant quelques jours, passa tout son temps près de lui. Puis, le 2 janvier 1921, Icky mourut dans les bras de son père. Ike ne put jamais oublier l'horreur de cette nuit tragique où son amour désespéré ne fut d'aucun secours au petit moribond. Son chagrin n'avait d'égale que sa sollicitude pour Mamie, dont les yeux étaient devenus tout à coup si sombres que Ike se demandait s'il les verrait jamais briller de nouveau. Sa force la soutint durant le triste voyage à Denver où l'enfant fut enterré. Elle la soutint aussi durant les tristes jours d'esseulement qui suivirent. Et jamais, où qu'il soit, Ike n'a oublié d'envoyer des fleurs à Mamie pour l'anniversaire de Icky.

IX

" IL Y AURA UNE AUTRE GUERRE

LE 8 juin 1921, six jours après la mort de son fils, le major (à titre temporaire) Dwight D. Eisenhower sortit diplômé de l'École des Chars et prit le commandement du 301e bataillon de tanks. Il avait ordre d'adresser ses rapports au général Conner, commandant le 20e bataillon d'infanterie à Camp Gaillard, dans la zone du canal de Panama.

Ces instructions émanaient du général Conner lui-même qui avait rencontré Ike l'année précédente, par l'entremise de George Patton. Une vive amitié s'était nouée rapidement entre les cieux hommes et Conner avait été frappé par les connaissances techniques et l'enthousiasme du jeune officier. Aussi quand il eut à choisir un chef d'état-major pour son nouveau commandement, Conner songea-t-il au brillant major Eisenhower. Il présentait, en effet, toutes les qualités requises pour ce poste. Il était actif, ce qui était nécessaire en raison des plans nouveaux qu'il fallait mettre sur pied pour la défense du canal en s'appuyant sur les leçons de la guerre et les nouveaux aspects de la situation militaire et navale créée par l'Armistice. Il était sympathique, ce qui diminuerait les risques de friction toujours nombreux dans une communauté vivant sous un climat tropical. Il écrivit donc à Ike pour lui demander si le poste lui plaisait et sa joie fut grande de recevoir aussitôt une réponse affirmative.

La maison de Gaillard avait été construite par les Français ; elle datait du temps où le vicomte Ferdinand de Lesseps essayait de tailler à travers les montagnes de Panama un canal à l'image de celui qu'il avait creusé à travers les sables de Suez. C'était une construction sur pilotis, adossée à une colline, non loin de la tranchée de la Culebra. Une terrasse en faisait le tour et les fenêtres étaient munies de volets pour abriter les pièces de la chaleur ambiante. Mamie et Ike l'aimèrent tout de suite, malgré ses nombreux inconvénients dont le plus important était le grand nombre de chauves-souris qui volaient à l'entour. Les Français avaient essayé d'enrayer l'extension de la malaria qui décimait leurs rangs en important ces animaux en très grand nombre. Ils devaient manger les moustiques. Quand George Washington Gcethals prit le commandement de Gaillard, il les garda à son service pour sa campagne d'extermination contre tous les insectes qui pullulaient dans le pays. Il était encore interdit de les tuer.

Les chauves-souris vivaient dans de grandes tours, spécialement bâties à leur intention. Le jour, elles dormaient toutes en rangs, suspendues par les pattes, et quand venait le crépuscule on les voyait sillonner l'air de leurs ailes sombres et rapides. Elles donnaient alors l'impression d'être peu satisfaites de leur propre logis tant elles déployaient de malice pour entrer chez les humains.

Une nuit, peu de temps après son arrivée, Mamie fut réveillée par un bruit d'ailes au-dessus de sa tête. Vite elle éclaira la chambre et ses yeux virent avec horreur ce qu'elle avait tant redouté : une chauve-souris tournait en rond au-dessus du lit.

- " Ike "

Son mari se réveilla à son tour.

" Qu'y a-t-il, Mamie ?

- Ike, je vous en prie, tuez cette bête.

- C'est contre la loi, dit-il.

- Je m'en moque, cria Mamie. Tuez cette sale bête. Tuez-la vite ! "

Ike savait très bien qu'il était préférable de désobéir à la loi plutôt qu'à Mamie. Il sauta du lit et se précipita dans le hall. Quand Mamie l'entendit revenir, elle sortit la tête de dessous les draps et vit son mari en pyjama au milieu de la pièce. Ses yeux brillaient d'une lueur étrange et sa main brandissait un sabre. Il parait, attaquait, comme s'il menait un duel avec l'homme invisible. L'acier lançait des éclairs ; l'ombre noire dansait, zigzaguait. Mamie, de nouveau sous les draps, risquait de temps en temps un œil. Tout à coup la bête descendit très bas, puis remonta comme une flèche. Ike sauta sur le lit, brandit son arme et s'écria triomphant :

" Je la tiens ! Aidez-moi à présent à cacher le corpus delicti. "

Mais les chauves-souris n'étaient pas le seul inconvénient de Camp Gaillard. Le camp était situé du côté du canal opposé à la voie ferrée et tout le ravitaillement devait passer par un chemin fangeux qui serpentait à travers la jungle. De temps en temps, les maisons étaient secouées par un léger tremblement de terre et un glissement de terrain avait noyé dans le canal une bonne partie du paysage, emmenant avec lui l'artère de communication. Le camp se trouvait menacé d'être privé de toute nourriture fraîche durant une semaine jusqu'à ce qu'une nouvelle route fût construite.

Ils n'étaient cependant pas complètement isolés ! En fait, le moyen normal pour communiquer avec l'extérieur était de franchir les portes de l'écluse et de prendre le train. Ike tenta l'expérience en conduisant une Ford modèle T et conclut que la chose était possible pour peu qu'au point critique où les portes s'emboîtent à angle droit, tout le monde joignît ses efforts pour soulever les roues arrière.

Il n'y avait pas d'hôpital à Camp Gaillard. Le 20e était un régiment d'hommes de Porto-Rico encadrés par des Américains, et 90 p. 100 à peu près de ces hommes étaient mariés. Les petits soldats bruns et leurs luxuriantes épouses manifestaient une fécondité extraordinaire. Les enfants naissaient partout et, en raison du manque d'installations sanitaires, les femmes des officiers se trouvaient constamment requises.

Dans un climat où l'effort qu'il faut faire pour soulever un verre aux lèvres vous met en transpiration, un certain degré de mollesse est permis, Ike dressa cependant un emploi du temps absolument vertigineux. Aucun relâchement ne serait jamais permis dans un camp qu'il commandait. Il commença par mettre de l'ordre et de la propreté dans son propre logis ; puis ce fut le tour du quartier général. Bientôt, à travers tout le camp, des bornes peintes en blanc marquèrent les allées et les routes ; des fleurs furent plantées et les pelouses entretenues avec un soin diligent.

Les rapports étroits qui unissaient Ike au général Conner étaient en eux-mêmes un stimulant suffisant pour empêcher le jeune major de tomber en léthargie. Le général était un homme qui avait à tous points de vue l'esprit et le tempérament d'un chef. Ike lui devint bientôt entièrement dévoué. Conner estima beaucoup l'attitude de son subordonné, d'autant qu'elle ne s'accompagnait d'aucune fausse humilité. Sachant que Ike avait l'esprit moqueur, il évitait cependant de se laisser aller en sa présence, comme le prouve l'incident suivant qui se produisit peu de temps après l'arrivée d'Eisenhower.

Comme il aimait beaucoup les chevaux, le général assistait un jour au ferrage d'une vieille jument, craignant que les hommes ne fissent pas leur travail avec assez d'attention. Au moment où le premier fer allait être posé, la bête donna un coup de tête dans l'estomac du général. Conner bascula en arrière et fut projeté, à travers une fenêtre basse, dans un grand baquet plein d'eau.

L'officier d'ordonnance se précipita à son secours. Comme il contournait la maison, le général, toujours à la renverse dans le baquet, lui cria :

" Surtout, n'en dites rien à Eisenhower ! "

Le général Conner et son chef d'état-major avaient sur les bras la tâche importante de réorganiser et de moderniser la défense de la zone de la Culebra.

La stratégie navale des États-Unis consistait à garantir le passage du canal de telle sorte que la flotte pût courir au secours de n'importe quelle côte attaquée. D'après les anciens plans, la Marine devait assurer la protection du canal contre toute surprise d'attaque navale ou contre toute expédition militaire à travers la jungle. Mais les progrès de l'aviation durant la guerre créaient un nouveau et terrible danger : ce nœud vital de la défense américaine était à la merci d'un bombardement aérien.

Les nouveaux plans devaient donc non seulement s'inspirer des leçons de la guerre et des possibilités présentes de l'aviation, ils devaient d'autre part avoir assez de souplesse pour s'adapter éventuellement à de nouvelles contingences. Ils devaient en outre tirer le meilleur parti de moyens assez limités, puisqu'on en était alors à l'époque du désarmement.

Dans cette tâche d'un intérêt vital, Ike assista son chef de ses connaissances multiples, de son enthousiasme profond et de son extraordinaire capacité de travail. En plus de ses heures de bureau, il s'arrangea pour travailler chez lui, sous l'un des porches de sa maison où il installa une table chargée d'ouvrages techniques, un tableau noir et des cartes. Souvent il y restait jusqu'à une heure avancée de la nuit, travaillant à ses plans ou, pour se reposer, relisant les récits de campagne des vieux maîtres.

Mais tout n'était pas que dur labeur. La maison des Eisenhower, ici, comme ailleurs, était toujours pleine d'amis. On y faisait de bonnes parties de poker, de poker sérieux, scientifique. De bonne heure, le matin, Ike parcourait à cheval d'étroits chemins à travers la jungle. Une lumière vert jade filtrait à travers les feuillages fantastiques et jouait sur le plumage des oiseaux tropicaux ; la chaleur humide de l'atmosphère donnait l'impression que toute la forêt était à l'intérieur d'une serre.

Au cours de l'été 1922, Mamie rentra chez elle pour mettre au monde son deuxième enfant. Ike souffrit beaucoup de son absence, car il était toujours malheureux quand il n'avait pas auprès de lui un être cher. L'automne suivant, il se tenait un jour sur le quai, les yeux rivés sur un transport, quand il vit Mamie apparaître au haut de la passerelle. Elle avançait avec mille précautions, serrant dans ses bras un petit paquet blanc et rose qui répondait au nom de John Sheldon Doud Eisenhower. Quand Ike regarda sa femme dans les yeux, il vit que les dernières ombres avaient totalement disparu. Mamie lui permit de porter le bébé jusqu'au train. Tout en marchant auprès de son mari, elle lui raconta bien vite les exploits merveilleux du bébé de trois mois.

De ce jour, Ike trouva la vie parfaite. Même le fait d'être ramené à son grade de capitaine ne parvint pas à ternir sa joie. Cela n'avait aucune importance, comparativement à la tâche qu'il avait devant lui et au bonheur de son foyer.

L'hiver fut marqué d'une surprise fort agréable : la visite imprévue de Swede Hazlett. Bien qu'ils eussent entretenu une correspondance régulière, les deux amis ne s'étaient revus que trois fois depuis le jour où ils étaient entrés dans leurs grandes écoles respectives : deux fois au cours de matches entre l'Armée et la Marine ; une autre fois quand Swede avait dépensé la moitié de sa solde à la sortie d'Annapolis pour aller voir Ike à West Point. Aujourd'hui, c'était une vraie surprise que de l'entendre téléphoner de la base de sous-marins de Coco Solo, dans la baie de Panama.

Je suis de passage avec un sous-marin dont le moteur a besoin d'une sérieuse réparation. Me voici à la base pour

plusieurs semaines.

- Viens ! Viens ! Viens d'où que tu sois ! cria son camarade au comble de la joie.

- Je serai là pour le week-end " , promit Swede.

Ike et Mamie firent traverser l'écluse à la vieille Ford pour aller chercher Hazlett au train. Sur le chemin du retour, ils avaient tant de choses à se dire que Ike, à un moment, oublia de bloquer les roues et que les trois amis faillirent faire un plongeon fatal. Durant ce week-end et ceux qui suivirent, personne ne songea à dormir. Ike expliqua à son ami les plans merveilleux qu'il mettait sur pied. Le matin, avant l'aube, il le tira du lit pour le camper sur un cheval - le premier qu'eût monté Swede depuis qu'il était marin - pour lui révéler les multiples splendeurs de la forêt vierge. Le soir, ils jouaient au poker, et, après la partie, ils allaient dans le petit bureau prolonger leur entretien.

Le dernier jour, Swede fit une proposition que Ike qualifia de géniale.

" Notre moteur est réparé et nous faisons un essai demain, dit-il. Est-ce que cela te plairait de venir faire un plongeon ?

- Si ça me plairait ! " dit Ike. Le lendemain, il était aux côtés de Hazlett sur le pont

du S-32 qui fendait les eaux bleues de la baie de Panama. " C'est merveilleux, dit-il, la face tendue contre le vent.

Je commence à regretter de ne pas être dans la marine.

- Tu as l'air bien à ta place là où tu es, rétorqua Swede.

- Oh ! ce n'est pas que je veuille changer, reprit Ike.

Mais ce doit être amusant de jouer avec des joujoux pareils.

Quand est-ce qu'on plonge ? "

Hazlett étudia la carte marine.

Maintenant ; nous avons assez de profondeur " , dit-il. Il donna des ordres ; le sous-marin ralentit et s'enfonça lentement. Les vagues vinrent frapper le pied de la tour, l'inondant d'une écume irisée de mille couleurs. Descends, ordonna-t-il à Ike qu'il suivit le long de l'échelle.

Ike regarda les hommes qui verrouillaient les écoutilles.

Le battement des Diesels s'évanouit progressivement et le ronronnement des moteurs électriques monta en crescendo. Hazlett donna d'autres ordres et Ike faillit tomber sur le nez quand le pont s'inclina brusquement.

Une fois que le sous-marin est sous l'eau, la plongée n'est pas une chose sensationnelle, Ike se montra pourtant aussi ému qu'un garçon à son premier vol. Il arpentait le sous-marin d'un bout à l'autre, se glissant sous les machines, regardant tout et questionnant tout le monde. Il trouvait plus intéressant d'observer le mécanisme de cette opération délicate que de chercher à savoir ce qui se passait en surface ; la vue du tirant d'eau qui enregistrait soixante pieds de profondeur était plus exaltante que la vue d'un coucher de soleil.

Hazlett ramena la profondeur à quinze pieds. s Hissez le périscope ! "

Après avoir inspecté la surface, il se tourna vers Ike. " Tu veux jeter un coup d'œil ?

- Je te crois ! "

Ike s'approcha de l'instrument. Toute l'étendue bleue de la mer apparut dans le réflecteur, condensée comme dans une coupe. Un destroyer, curieusement déformé par la lentille, glissa le long de la courbe. Ike manœuvra le périscope jusqu'à ce que les deux lignes vinssent se croiser sur le point de mire.

" Fameux ! " dit-il.

Après le départ de Hazlett, et quand la mise au point des nouveaux plans pour la défense du canal fut terminée, il y eut un moment de détente. Ike se sentit alors très déprimé. La vie ardente qu'il avait menée jusque-là et le climat débilitant de la région avaient eu raison de lui. Il avait beaucoup maigri et ressentait, de temps en temps, une douleur dans le côté droit. Les docteurs diagnostiquèrent une appendicite chronique.

" Rien de très alarmant, mais un jour où l'autre il faudra intervenir. "

Ike ne s'en préoccupa guère ; il n'était pas de ceux qui ont un grand souci de leur propre santé. Maintenant que la plus grande partie de sa tâche se trouvait accomplie, rien n'avait beaucoup d'importance. La carrière qui s'ouvrait devant lui était selon toute apparence une carrière de routine, dénuée de tout intérêt. Le monde était en paix et profondément dégoûté de la guerre. En février 1923, à l'exemple de l'Amérique, qui venait de mettre au rancart une grande partie de sa flotte, les cinq grandes puissances avaient signé un pacte de désarmement qui réduisait et limitait leurs flottes. D'autre part, le traité des quatre puissances, conclu entre l'Angleterre, la France, l'Amérique et le Japon, par lequel chaque nation s'engageait à respecter les possessions insulaires des autres nations contractantes, semblait assurer la stabilité dans le Pacifique. On s'attendait d'ailleurs à ce qu'il fût suivi d'un accord en vue du désarmement militaire. Le baron Tomosaburo Kato faisait alors remarquer " qu'une nouvelle conscience morale gouvernait maintenant le monde " .

Ike se réjouissait de ce réel progrès de la civilisation. Il venait à son heure. Après quatre années de souffrances terribles et d'une stupide et barbare destruction, les hommes de tous les pays ne pouvaient en effet que désirer la paix. L'humanité, après avoir conquis la terre, puis la mer, et maintenant le ciel, après avoir porté si haut l'art de gouverner les peuples, ne pouvait désormais que s'adonner à la tâche de préserver la paix.

C'était là ce que pensait Ike jusqu'au soir où il s'entre-tint longuement avec son commandant.

Le général Conner était un homme d'une singulière clairvoyance ; il voyait les choses, non pas selon ses désirs, mais dans leur réalité. Son esprit était dégagé de tout entraînement utopique ou sentimental et ne considérait que l'amère réalité des faits. Il avait maintes fois réfléchi sur l'avenir, et les conclusions de son raisonnement n'avaient rien de très optimiste.

Le général Conner et son chef d'état-major devisaient donc un soir dans ce bureau que Eisenhower avait installé sous sa véranda, et qui semblait flotter comme la cabine d'un dirigeable à l'ancre, au niveau du sommet des arbres. Ike parla de la " Grande Guerre " .

" La Grande Guerre ? fit Conner avec une certaine rudesse. En ce qui nous concerne, ça n'a jamais été que de grandes manœuvres.

- Voulez-vous dire qu'il y aura une autre guerre bien-tôt ? demanda Ike.

- Il y aura une autre guerre, dit Conner, plus tôt que nous ne le pensons. C'est fatal avec ce qui se passe en Europe... et ce qui se passe dans le Pacifique.

- Malgré le Pacte des quatre grandes puissances et le Traité de désarmement ?

- Ces actes n'ont fait qu'avancer le conflit d'une bonne dizaine d'années, reprit le général. Regardez ce qu'ils signifient. Nous nous sommes mis d'accord pour la répartition 5-5-3 des tonnages. A première vue, cela semble nous assurer une large marge de supériorité, mais avec nos deux côtes à garder, nous n'avons pas le tiers de ce qui nous est nécessaire. Ajoutez à cela que le théâtre des opérations, dans le Pacifique, se trouvera à des milliers de kilomètres de notre base la plus rapprochée. Je ne parle pas de Manille - celle-ci sera tout de suite capturée ou mise hors d'usage au départ. Vous savez raisonner. Que peut-on en conclure ?

- La distance diminue de moitié notre puissance proportionnelle, répondit Ike. Selon votre raisonnement, nous nous trouvons donc désavantagés dans la mesure de 1 à 2 par rapport à l'ennemi possible.

- Bon. Maintenant, nous avons promis de ne pas fortifier nos îles, et les Japonais également. Reste à savoir lequel des deux tiendra jusqu'au bout sa promesse.

- En ce qui nous concerne, il n'y a aucun doute. Mais que faut-il penser de la " nouvelle conscience morale " dont parle le baron Kato ?

- Toute la conscience morale que possède un japonais, dit Conner, tend à la plus grande gloire du Japon. C'est leur credo ; rien d'autre n'existe pour eux. C'est pourquoi ils nous tromperont autant qu'ils le pourront, pour frapper le moment venu. En Europe, continua-t-il, les choses vont encore beaucoup plus mal qu'en 1914. La France n'est qu'une formidable façade qui s'appuie sur des poutres vermoulues - c'est un décor de cinéma. L'Angleterre succombe sous le poids de sa grandeur et la Russie n'est plus qu'un immense chaos livré à quelques fanatiques qui peuvent un jour en faire une force au service de leurs ambitions. Seule l'Allemagne est restée forte dans la défaite, parce que son sol est intact et parce que tout son peuple concentre ses efforts autour d'une seule idée - celle de la revanche.

- Vous croyez, dit Ike pensivement, que l'Angleterre et la France ne sauront pas empêcher le réarmement de l'Allemagne ?

- Les vieux y sont toujours en selle, tels qu'après les guerres de Napoléon, dit le général Conner, et les rênes du pouvoir glisseront de leurs doigts raidis. En Allemagne, la vieille génération est maintenant discréditée et les jeunes officiers de l'État-Major général travaillent fiévreusement ! à des plans audacieux qui, cette fois, doivent toucher le but. "

Fox Conner resta silencieux un instant, les yeux fixés sur les lumières éparses du camp endormi. Il parut soudain très las ; mais, quand il se remit à parler, une sorte d'exaltation le souleva, qui le ranima aussitôt.

" L'Amérique est en grand péril, dit-il. Dans la dernière guerre, nous avons combattu pour le maintien d'un idéal et pour le droit de vivre en paix. Cette fois, c'est pour notre vie que nous combattrons. Car je crois que l'Allemagne et le japon s'uniront contre nous, et la Russie pourrait très bien se joindre à eux, tandis que nous n'aurons pour alliés qu'un empire déclinant et une république dans la dernière phase d'une maladie mortelle. "

A mesure que Fox Conner parlait, Ike sentait grandir en lui sa propre conviction. Les idées du général étaient à l'opposé de ce qu'il avait pensé jusque-là, comme l'immense majorité de ses compatriotes. Mais maintenant il lui semblait clair, du haut de ce balcon suspendu au-dessus du monde, que son aîné était touché par l'esprit de prophétie. Les mots qu'il prononçait portaient au-delà de la pure logique ; c'était l'expression d'un devin qui voit la vérité en marche.

Ike posa alors une question qui impliquait son accord tacite.

" Quand la voyez-vous commencer ? demanda-t-il.

- Dans quinze, vingt, trente ans au plus. Ce sera votre guerre à vous ; je serai trop vieux pour la faire. Les hommes de votre promotion seront les généraux d'alors. Il faut vous préparer ! Devenez forts... et malins. Ne perdez pas un instant ; n'abandonnez rien au hasard. Nous sommes un pays si profondément pacifiste et si facile à duper que vous n'aurez pas de grands atouts en main le moment venu. La survivance de l'Amérique et de tout ce qu'elle représente pour l'humanité reposera uniquement sur votre adresse et sur votre courage à vous, garçons de West Point et d'Annapolis.

Soudain, il pointa le doigt vers Ike et s'écria :

" Je veux dire sur vous en particulier. Voilà cieux ans que nous travaillons ensemble. Je connais votre intelligence, votre adresse, votre clairvoyance et votre admirable énergie. Les hommes vous suivront toujours parce qu'ils vous aiment et qu'ils ont confiance en vous. De telles qualités seront précieuses un jour, au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. Quand vous quitterez le camp, allez à Leavenworth. Il faut absolument que vous passiez par l'École d'État-Major.

- Ce n'est pas l'envie qui m'en manque, dit Ike ; mais comme je n'ai pas fait l'École d'Infanterie....

- Ne vous tracassez pas pour cela, dit le général, Pardieu ! je vous y ferai envoyer ! "

Il y eut un nouveau silence. La nuit s'évanouissait pour faire place à l'aube ; le ciel prenait la couleur verte qu'ont les palmes de l'ara. Un clairon sonnant le réveil rompit brusquement le charme de cet instant fatidique.

Fox Conner se leva, reprenant tout à coup sa raideur militaire.

" J'ai parlé trop et trop longtemps, comme toujours, dit-il. Mamie va m'en vouloir à mort.

- Cette conversation a été d'un grand enseignement pour moi, dit Ike.

- Plutôt embêtant, dit le général, serrant la main de Ike. Au fond, je peux très bien me tromper. "

Puis, de nouveau, comme un éclair, l'esprit brilla sur lui.

" Mais je sais que j'ai raison, dit-il. Rappelez-vous ce que je vous ai dit. Pendant des années encore, l'Amérique restera inconsciente du danger ; puis elle appellera au secours ; ce sera un cri de détresse. Soyez prêt à répondre alors à son appel. "

En descendant l'escalier, Ike formula à sa manière - sans façon comme toujours - sa nouvelle conviction : " Je dois être prédestiné " , pensa-t-il. Il avait le sentiment d'une vraie consécration.

Quand il rentra dans la maison, il vit Mamie qui montait à l'enfant son biberon de six heures. Ses yeux étaient lourds de sommeil, ses cheveux en désordre ; Ike la trouva charmante dans son déshabillé.

" Vous devez être éreinté, dit-elle. A-t-on idée de parler toute la nuit. Qu'avez-vous raconté ensemble ?

- Oh ! nous avons parlé de politique internationale, répondit Ike assez vaguement.

- Viens voir John prendre son biberon. "

Ike la suivit dans la chambre où flottait cette odeur si particulière aux bébés. John était debout, agrippé au bord de son lit." C'est un costaud, fit Ike admiratif.

- Comme son père, répondit Mamie. Dans un rien de temps, il entrera à West Point, lui aussi. "

Ike calcula mentalement.

" Environ en 41, dit-il. Ce sera à peu près l'époque.

- L'époque de quoi ? demanda Mamie, la pensée absente.

- Rien. Dites, Mamie, quand nous irons à Denver, pour ma prochaine permission, j'ai bien envie d'entrer au Fitzsimmons Hospital et de me faire enlever mon appendice. J'ai peur d'être embêté un jour en plein travail. "

X

ASCENSION

EN septembre 1924, Eisenhower, rétabli dans le grade de major d'infanterie (à titre définitif), fut rappelé de Camp Gaillard. Il rentra au pays plein de zèle et d'ardeur. Les propos échangés avec le général Conner avaient fait sur lui une forte impression, et plus tard son propre sens des réalités fit de cette impression un article de foi. Il était résolu à se préparer de toutes ses forces au rôle qu'il pouvait être un jour appelé à remplir. Avait-on deviné son désir ? Les autorités supérieures l'envoyèrent à Camp Meade pour entraîner l'équipe de football !

1925. Bien que Fox Conner tirât sur toutes les ficelles pour essayer de le faire admettre à l'École d'État-Major de Leavenworth, le fait que Ike avait manqué l'École d'Infanterie semblait être un obstacle à peu près insurmontable. Le major Eisenhower fut détaché comme officier de recrutement à Fort Logan, dans le Colorado. Fort Logan, que Fox Conner décrivait ainsi, dans son télégramme annonçant cette affectation : " L'endroit idéal pour une détente. Agréable pour Mamie qui s'y retrouvera auprès des siens. En attendant, Nil desperandum. "

Ike ne sombra pas dans le désespoir. Il ne fit pas non plus de son nouveau poste une détente, car il sentait toujours le besoin de tirer de lui le maximum. Le recrutement d'une armée en voie de réduction n'était pas un travail absorbant. Ike eut donc beaucoup de temps libre pour travailler.

Le poste était, en effet, agréable pour Mamie et les siens. Les Doud étaient fous de leur petit-fils, et Ike se montrait si affectueux, si attentionné qu'ils le regardèrent comme leur propre enfant. Ils firent tout ce qui était en leur pouvoir pour gâter leur gendre et le petit John. Ike se sentait heureux, sans être entièrement satisfait.

Enfin arriva le télégramme qu'il avait tant désiré :

" Tenez-vous prêt, ne bougez pas, n'en soufflez mot. Fox CONNER. "

Puis ce fut l'ordre de rallier Leavenworth !

1926. L'École d'État-Major était très dure. La compétition était telle, pour obtenir la première place, que plus d'un brillant officier se voyait obligé d'abandonner en route. Mais Ike était soutenu par toute son ardeur et par des années d'études personnelles. Bien que venu là pour s'instruire, et sans rechercher les honneurs, il eut la joie de sortir en tête de sa promotion et de se voir placé sur la liste d'avancement de l'État-Major général.

Suivit une nomination sans intérêt particulier, à Fort Benning, en Georgie, où Ike assuma le commandement du 2e bataillon du 24e d'infanterie. Puis enfin, l'ordre attendu :

1927. " Major Dwight D. Eisenhower : est prié de se présenter au quartier général de la Commission des Monuments de guerre, Paris, France, en vue de la préparation du livre : Guide pour la visite des champs de bataille américains en Europe ".

Ike finit donc par les voir, ces champs de bataille de France, pour la rédaction d'un guide touristique ! Mais l'ironie du sort ne lui fit rien perdre de sa sérénité. Il avait mieux à apprendre que les faits d'une gloire passée, puisqu'il savait maintenant que la dernière bataille restait encore à livrer. Avant de s'embarquer avec Mamie, il aurait pu décrire avec exactitude ce qu'il allait voir de ses yeux, tant ce théâtre lui était devenu familier et tant il l'avait vu souvent en imagination.

Ike visita les champs de bataille américains, ainsi que ceux où les Américains ne s'étaient pas battus. Il fit aussi une étude sérieuse de certaines zones, qu'il considérait comme des champs de bataille en puissance. Il prit de nombreuses notes, qu'il confia au papier, et surtout à sa mémoire. Faudra-t-il donc recommencer ? se disait-il en face des milliers de croix blanches alignées dans les cimetières, car il gardait encore le point de vue du civil.

En août, le major Eisenhower fut envoyé comme officier élève pour un stage à l'École de guerre de Washington. C'était sa première nomination dans la capitale. Mamie s'y plut beaucoup - tant de vieux amis, et tant d'amis nouveaux. Milton était attaché au Ministère de l'Agriculture. Il était là avec sa jeune femme, Helen Eakin, qu'il avait rencontrée au cours de ses études au Kansas State College de Manhattan. Malgré leur différence d'âge, Milton avait toujours été le frère favori de Ike. C'était une grande joie de le retrouver après tant d'années de séparation.

Les meilleurs amis de Milton, Harry and Ruth Butcher, vinrent bientôt grossir le cercle de famille. Eux aussi aimaient le bridge et le poker. Butch venait d'inaugurer la nouvelle station radiophonique de Washington, la Columbia Broadcasting. Ike, que tout moyen de propagande et d'information intéressait au plus haut point, trouvait la compagnie de Harry extrêmement stimulante. Butcher était beaucoup plus jeune que Eisenhower, il ressemblait à un héros de cinéma, avec ses larges épaules, ses traits bien dessinés et ses cheveux bruns ondulés. Mais il était plein d'idées et aimait la discussion. Ike avait grand plaisir à le mettre à l'épreuve.

Pendant ce temps, little John grandissait : il avait maintenant six ans. Un soir, il fit irruption dans la pièce où son père avait réuni quelques relations de l'armée : L. T. Gerow, son meilleur ami depuis sa nomination à San Antonio ; Hughes, Stone, le docteur Beach. Surmontant sa timidité, l'enfant leur posa hardiment la question : " Voulez-vous être mes frères de sang ? "

Les autres acquiescèrent, gravement, et John alla chercher une aiguille et une fiole de teinture d'iode. Après la stérilisation d'usage, la cérémonie commença. John s'acharna sur son pouce pendant un temps qui sembla d'une longueur extravagante. Finalement jaillit une magnifique goutte de sang. Ses " frères " l'imitèrent, et généreusement, mêlèrent leur sang au sien. Ike, malgré sa carrière, gardait peut-être en face des horreurs de la guerre le point de vue du civil, John n'en était pas moins un vrai fils de soldat.

1929. De nouveau le major Eisenhower se voit détaché à la Commission des Monuments de guerre, car son guide et ses rapports étaient des chefs-d'œuvre. Ike et Mamie se retrouvent donc au mois de juin à Paris. Leur charmant appartement du quai d'Auteuil, près du pont Mirabeau, est le lieu de rendez-vous de tous les officiers de la Commission, et des membres de l'armée de passage à Paris durant les mois d'été. Pour ce petit cercle d'Américains, le pont Mirabeau devient bientôt le " Pont Mamie " , et le square adjacent " la place Eisenhower " . John commence ses études, à l'école MacJannett, près du Trocadéro.

Les Eisenhower avaient l'intention de visiter l'Afrique du Nord au début de l'hiver ; mais, quand arriva septembre, Ike fut rappelé en Amérique. Il s'en montra terriblement déçu.

" J'ai toujours désiré connaître l'Afrique, disait-il. C'est un pays qui me fascine.

- Vous la verrez bien un jour ou l'autre " , prophétisa Mamie.

1930-1933. Les temps " normaux " étaient finis, et l'aspect de la vie changea avec l'effondrement de la prospérité, dont les répercussions se firent sentir au-delà du pays, l'Amérique conduisant en même temps au précipice toutes les nations d'Europe qui s'étaient appuyées sur ses finances. Ike se trouvait alors à Washington, comme adjoint du sous-secrétaire à la Guerre. Il avait horreur de ce genre de travail qui n'épuisait pas son activité. Il fut d'abord chargé de mettre au point le plan de mobilisation industrielle, le jour de la mobilisation ne semblant plus très lointain. Il apprit donc à évaluer les possibilités de transformation des usines d'automobiles en usines d'avions et de chars, des chantiers de construction ferroviaire en chantiers de maté-riel lourd, et des fabriques de machines à écrire en fabriques de munitions. Il participa activement à la création de l'École industrielle de l'armée.

Le général Douglas MacArthur, dont le tempérament à la fois brillant et hardi l'eût rendu digne d'être dépeint par Richard Harding Davis, était alors chef d'État-Major. MacArthur était un soldat qui non seulement connaissait son métier, mais qui comprenait à merveille les relations de l'armée avec la nation. Quand il fut mis en rapport avec Eisenhower, il apprécia immédiatement la valeur de l'homme, ses connaissances techniques et, avant tout, le don qu'il avait d'écrire des rapports extrêmement concis.

L'époque était particulièrement dure pour un chef d'État-Major. Le déficit sans cesse croissant des finances américaines amenèrent le président Hoover à des restrictions de budget absolument fantastiques. Les sommes allouées à l'armée passèrent d'une politique d'économie à une politique de charité. Maintenir une puissance militaire sur une indemnité de chômage rendait malade MacArthur, qui voyait le ciel s'assombrir sur l'Europe et l'Extrême-Orient. Mais des ennuis bien pires venaient à sa rencontre en provenance du Middle West.

Un mouvement avait surgi, qui, en vue d'aider à la restauration économique, préconisait le versement d'une forte indemnité aux vétérans de la dernière guerre. La majorité des anciens combattants était favorable à cette idée, mais le président préférait recourir à des moyens plus orthodoxes. Tandis que la question était débattue au Congrès, un défilé de manifestants fut organisé dans la capitale par les vétérans sans travail qui campèrent par milliers au pied du monument de Washington. Rien ne put les convaincre de se retirer et de rentrer chez eux, et, comme les mois passaient, les autorités de la ville furent obligées d'intervenir. Puisqu'il fallait en arriver là, le Commandement Suprême donna l'ordre à l'État-Major " de les disperser par tous les moyens, mais en prenant bien garde de ne pas en tuer un seul " .

MacArthur, comme beaucoup d'autres, aimait que l'on parlât, de lui ; mais pas de cette façon. Il savait qu'une victoire sur les anciens combattants se solderait par de la haine et ne serait pas une partie gagnée. Malgré tout, il était trop loyal pour charger un subordonné de la détestable besogne. Les troupes avancèrent donc sous son commandement, armées de gaz lacrymogènes, et les vétérans décampèrent en poussant des cris et en lançant de vives imprécations. Ce fut du travail bien fait, mais la réaction du public fut celle que l'on pouvait attendre.

Maintenant, plus que jamais, MacArthur avait besoin d'un solide état-major. Son administration devait être sans reproche. Il voulait un adjoint qui aurait fait ses preuves et dont l'habileté dans l'art de la rédaction faciliterait ses rapports avec l'opinion publique. Eisenhower était l'homme. MacArthur l'appela à son côté.

1933-1935. Durant deux années, MacArthur et Eisenhower travaillèrent ensemble dans une parfaite harmonie. Les rapports du chef d'État-Major prirent de ce jour un nouveau lustre et un maximum de clarté. Si l'on y mentionnait parfois les campagnes de Gengis Khan, la prose n'en était pas moins nette et tranchante. Dans leur ensemble, ces rapports constituaient une théorie de préparation militaire fondée sur une faible armée permanente et une réserve adéquate de citoyens entraînés. Ils étaient si persuasifs qu'ils arrivèrent à soutirer un peu d'argent au Congrès, ce qui était d'une réelle nécessité.

Les circonstances du temps de paix avaient réduit l'armée à 118.000 hommes, chiffre très inférieur à la stricte exigence de la défense du territoire. Le pays se montrait fanatiquement pacifiste. Son leitmotiv semblait être : Distribuez-nous l'argent. Qu'importe la défense. " Quoi qu'il en fût, l'État-Major général parvint à obtenir l'autorisation de porter à 165.000 hommes l'effectif de l'armée et à se faire allouer quelques crédits pour les chars. Le rapport de 1935 mentionne que " Nous commençons de mettre en œuvre la réalisation d'un programme de construction de tanks modernes et de chars de combat dont 78 ont déjà été livrés et dont 69 seront fournis incessamment. Un total de 3.340 fusils semi-automatiques a été autorisé " .

Hitler, à ce moment-là, était au pouvoir depuis deux ans et les usines Krupp travaillaient nuit et jour.

1935. Un New Deal allait bientôt réformer l'ordre de choses aux Philippines également. Le gouverneur américain serait supprimé. Les îles seraient administrées par leur propre gouvernement, placé sous la protection d'un haut-commissaire, nommé pour une période d'essai de dix années. Après quoi, l'Amérique s'engageait à reconnaître leur complète indépendance. C'était là une mesure franchement révolutionnaire dans l'histoire coloniale, une grande nation lâchait la bride à une nation plus petite. Le nouveau président, Manuel Quezon, était extrêmement nerveux quand il tournait les yeux vers le cône menaçant du célèbre Fujiyama, et il consulta MacArthur en qui il avait confiance. " En dix ans, lui dit MacArthur, il serait sans doute possible d'établir un système de défense pour les îles " . Quezon accepta donc l'indépendance de son pays à la condition expresse que MacArthur créât une armée philippine.

Pour cette tâche, MacArthur décida d'emmener avec lui cieux des hommes-clefs de son État-Major : James Ort et Eisenhower. Ike se montra ravi de cette nomination. Depuis longtemps il désirait faire un séjour aux Philippines : l'occasion était merveilleuse. Par ailleurs, il était urgent d'intervenir de ce côté. Plus d'une entorse venait d'être donnée, en effet, au pacte de Désarmement et au traité réduisant les armements navals. Le Japon, en 1931, s'était emparé de la Mandchourie et allongeait maintenant la patte sur la Chine. Eisenhower était d'avis que le meilleur service à rendre à son pays à l'heure actuelle consistait à renforcer ses bastions en Extrême-Orient. C'est donc avec la plus grande joie qu'il accepta son nouveau poste.

XI

LE DANGER EST AU NORD "

EN octobre 1935, le major Eisenhower s'embarqua pour les Philippines. Mamie, retenue à Washington par les études de son fils, ne devait rejoindre son mari qu'au printemps de l'année suivante. Comme toujours quand Ike se séparait des siens, le départ lui sembla triste. Depuis longtemps il désirait un poste aux îles Philippines. Avant sa sortie de l'école, il avait déjà acheté un uniforme de toile blanche dans l'espoir d'être vite envoyé là-bas. Mais l'aventure était moins drôle s'il devait la vivre sans Mamie ni John.

Au cours des dernières années, l'enfant était devenu pour lui un véritable compagnon. Ike regrettait leurs bavardages du matin. C'est un plaisir qu'il goûtait depuis que John, devenu grand, pouvait se baigner tout seul. Pendant que John se baignait, le major se rasait et le père et le fils échangeaient toutes sortes d'idées sur la morale, la philosophie ou la stratégie militaire. Ike, quand il lui parlait, ne traitait jamais son fils comme un être inférieur, en âge ou en quoi que ce soit. Il se mettait toujours à son niveau, ou l'élevait au sien. Sa façon de s'exprimer et les choses qu'il disait étaient si simples, si directes que l'enfant le suivait sans peine.

Ike lui parlait souvent de la nécessité du sport. Aussi fatigué que l'enfant pût être parfois, son père l'encourageait toujours à faire de l'exercice, et il paya sans compter pour que John eût sans cesse à sa disposition l'équipement et l'entraînement désirables. Le père Noël, à cet égard, était d'une générosité absolument illimitée. " Tout ce dont tu as besoin en matière d'équipement de sport, tu n'as qu'à me le dire, et tu l'auras. "

Quelques années plus tard, quand ils rentrèrent ensemble en Amérique, Ike eut de nouveau la même générosité.

" Te voici à l'âge où un garçon commence à aimer boire et fumer, lui dit-il. je ne veux pas t'empêcher de le faire, mais ça te coupera le souffle si tu veux continuer à jouer

au tennis.

- Je tiens à continuer à jouer, dit John ; cependant....

- Écoute ce que je vais te dire, reprit Ike. Si tu t'abstiens de cigarettes pendant ton stage à l'Académie militaire, je te donnerai à ta sortie l'argent qu'elles auraient coûté - ce qui fera, si je ne me trompe, environ trois cents dollars. "

Tout à coup il réfléchit, puis se tournant vers celle qui tenait les cordons de la bourse.

" Hé! Mamie, nous avons bien trois cents dollars ? "

Aux Philippines, il y avait de quoi s'occuper. La situation était telle que MacArthur y commandait l'Armée et se trouvait, par ce fait même, obligé de participer au nouveau gouvernement. Ike était conseiller militaire adjoint du gouvernement philippin, mais toujours, bien entendu, au service des États-Unis. Sauf dans les revues officielles, aucun des membres de la mission militaire américaine ne portait l'uniforme.

Il fallut tout commencer à zéro, car il n'existait pas l'ombre d'une armée aux Philippines. Les scouts, qui montrèrent plus tard quels excellents soldats les Philippins pouvaient devenir, faisaient partie intégrante de l'armée des États-Unis, et la " Philippine Constabulary " était uniquement ce que son nom indiquait : une force de police. En fait, on peut même dire que MacArthur et ses deux conseillers partaient d'au-dessous de zéro, le parlement de l'île n'ayant pas encore voté l'acte qui devait prévoir le budget de l'armée. Ce fut la première tâche de Eisenhower, une tâche fort délicate.

MacArthur calcula que, pour mettre sur pied une défense raisonnable, il fallait prévoir une dépense de huit millions de dollars par an. La somme n'était en rien extraordinaire pour un pays que visait le Japon ; elle fit cependant pousser de hauts cris. Nombreux étaient les pacifistes qui ne voyaient pas du tout la nécessité d'une organisation militaire ; étant donné que le nouveau gouvernement devait faire face à de nombreuses obligations pour la construction des écoles, l'assainissement des villes, etc., ils avaient la partie belle. Frank Murphy, le dernier gouverneur général devenu le premier haut commissaire, partageait leur opinion. Il assumait la charge de faire rentrer l'argent des emprunts consentis aux Îles, et comme c'était, en politique, un libéral avancé, l'armée ne lui inspirait aucune sympathie particulière.

Mais le président Quezon, le vice-président Sergio Osmena et le général Valdez étaient résolus à ce que leur pays fût capable de se défendre, et de nombreux Philippins patriotes se rallièrent à eux. Quezon déclara publiquement que, sans la promesse de MacArthur de préparer la défense des îles contre e le danger du Nord ", il n'aurait jamais accepté l'indépendance des Philippines.

En collaboration avec les autorités du pays, Ike établit donc un plan de Défense nationale conforme aux théories de MacArthur, c'est-à-dire une armée recrutée parmi les indigènes, sur la base du système suisse du service obligatoire. Pendant ce temps, MacArthur s'occupait de la publicité au moyen de conférences, d'émissions radiophoniques et de conversations privées. Ce faisant, il dépassait sa stricte charge officielle, mais il convertit l'opinion. Quezon et le gouvernement le soutinrent de toute leur force et le National Defense Act fut le premier décret voté par le parlement philippin.

Ils pouvaient enfin se mettre au travail. Les forces de police allaient servir de cadres. L'armée des États-Unis prêta des officiers pour l'instruction des recrues, dont le premier contingent commençait d'arriver.

C'était un curieux mélange de Philippins venus de grandes villes et pourvus d'une bonne instruction, de Moros des îles extérieures et d'Igorotes venus du Nord qui se présentaient avec un pagne en haillons et le poignard au côté. Mais tous étaient des hommes de combat et on pouvait leur demander des choses étonnantes. En moins d'une quinzaine de jours, ces sauvages demi-nus étaient vêtus de kaki et défilaient en rang au commandement de leurs chefs. Ils avaient déjà l'allure martiale et n'allaient pas tarder à se révéler de... fameux soldats ! L'ennui, c'est qu'ils portaient des fusils de bois, mais ils en porteraient de vrais, le moment venu.

Ike put réaliser un projet qui lui tenait au cœur et qui consistait à créer un West Point aux Philippines. Il choisit, pour le siège de l'École, la région de Baguio qui, étant assez élevée, jouit d'un climat frais et sec. Une grande partie des instructeurs se composait de Philippins, formés eux-mêmes au vrai West Point.

Les Américains commençaient à obtenir des résultats et c'était un grand réconfort. Eisenhower, promu lieutenant-colonel, remplissait les fonctions de chef d'État-Major de MacArthur. Il sut communiquer aux jeunes Philippins son enthousiasme et galvaniser leur ardeur comme il avait galvanisé, jadis, ses équipes de football et les hommes du Centre d'entraînement des chars. Sans cesse il était sur la brèche, créant, organisant, améliorant - prenant à son travail un plaisir extrême.

Frank Murphy avait démissionné et le nouveau haut commissaire, Weldon Jones, était plus favorable aux plans de défense. Il avait, personnellement, une vive sympathie pour Ike. Eisenhower réussit à merveille avec les Philippins. C'est à Manille que se révélèrent ses talents de diplomate. Ils étaient dus, en grande partie, à ses manières simples et directes et à cet élan naturel qui le portait vers les hommes, même très différents de lui. Quezon, Osmena et Valdez se reposaient sur lui de plus en plus - surtout Quezon, qui devint vite son ami personnel.

Cette fulgurante activité comportait cependant des temps d'arrêt : les délicieuses croisières de week-end sur le yacht du Président, le Casiana. Il n'y avait que des hommes à bord, sauf la famille du Président, et, tandis qu'ils voguaient sur les eaux paisibles de la mer de Chine, bénissant la fraîcheur du large, les hôtes assemblés se livraient à une vraie débauche de poker et (le bridge. Le Président était passé maître en ces jeux, et il aimait avoir affaire à des partenaires de valeur. Ike avait sur le Casiana une invitation permanente.

Le cercle américain fut attristé, au cours de la première année, par la mort de Jimmy Ort. Il s'embarqua un jour pour Camp John Hay, à Baguio, sur un avion léger piloté par un Philippin. Il allait voir les Fairchild qui possédaient une jolie propriété sur les bords du terrain de golf. Baguio était situé à cinq mille pieds d'altitude. C'était une région montagneuse, avec de profondes vallées où les vents jouaient de mauvais tours.

Comme ils approchaient du camp, Ort demanda au pilote de faire pétarader le moteur au-dessus de la maison des Fairchild et se pencha en dehors de la cabine pour faire signe à ses hôtes, tandis que l'avion fonçait vertigineusement le long des pentes boisées. Il était encore penché et faisait signe à ses hôtes quand, pris clans un coup de vent brutal, l'avion bascula soudain et vint s'écraser sur les arbres.

Le choc ne fut pas tellement terrible ; le pilote s'en tira avec quelques légères blessures, mais Jimmy eut les côtes broyées entre les montants de la fenêtre.

Mamie et John arrivèrent enfin à Manille. Ike, rayonnant, alla les chercher au bateau. Mamie lui trouva une mine et une allure superbes dans son beau costume de toile blanche. Mais, quand il enleva son panama, elle eut un choc : il avait le crâne lisse comme un boulet de canon.

" Ike ! Qu'avez-vous fait de vos cheveux ? "

Il s'excusa en souriant :

" Il fait si chaud ici que je me rase la tête chaque fois que je me rase la figure. Je ne veux pas avoir des cheveux qui m'embêtent.

- Ils ne vous ont pas beaucoup embêté tous ces derniers temps " , dit Mamie.

Les Eisenhower s'installèrent au Manila Hotel, qui semblait être pour Mamie l'endroit le plus confortable de la ville. Cependant, le confort y était restreint. Les fenêtres n'ayant pas de stores, s'ils voulaient lire, le soir, à la lumière, il leur fallait se mettre au lit et s'envelopper de la moustiquaire. Les lézards couraient partout, surtout sur le plafond. Un des inconvénients de la vie à Manille est le manque de réserve que montrent ces reptiles dans... l'exercice de leurs fonctions. A chaque instant, sans crier gare, ils vous arrosent d'un jet d'eau. Ike avait coutume de taquiner Mamie sur le fait qu'elle était plus souvent que lui leur victime. " Moi, ça ne m'arrive jamais " , disait-il ; mais un soir, tandis qu'il attendait l'ascenseur, en smoking, un lézard jugea à propos de rafraîchir sa tête chauve.

Leurs chambres au Manila Hotel donnaient sur les quais. Au-delà de la baie, ils pouvaient voir l'île de Corregidor, qui flottait sur les eaux comme un immense têtard. Mamie adorait contempler, allongée sur son lit, les merveilleux couchers de soleil qui enflammaient le ciel d'une splendeur orientale où se mêlaient le vert, le rose, et toutes les combinaisons possibles de la pourpre et de l'or. L'activité du port était également un spectacle. Continuellement on y voyait décharger des bateaux ; des unités navales et de simples embarcations faisaient la navette entre Manille et Cavite ; des canots à vapeur fendaient l'eau bleue de la baie, sur laquelle se balançaient les bâtiments de la mer de Chine : paquebots " President " , blancs navires de l' " Empress " , " Maru " Japonais avec le disque rouge sur leurs pavillons blancs, croiseurs et destroyers de l'escadre asiatique. Un jour, le Scharnhorst vint aussi s'amarrer. Il s'agissait d'une visite amicale. Combien il semblait lourd et menaçant avec son grand drapeau noir et rouge, orné de la swastika, flottant à son mât !

lke avait choisi pour John le Bishop Brent's College à Baguio. Peu après l'arrivée de son fils, il s'entendit avec le capitaine William H. Lee pour qu'il les transportât tous les cieux en avion. Ike aimait beaucoup Bill Lee. C'était une sorte de géant avec un bon sourire qui fendait sa figure comme une première tranche de pastèque.

John, Ike et Bill s'empilèrent donc à bord d'un petit avion de sport et tournoyèrent au-dessus de la jungle qui recouvrait les pentes montagneuses d'un manteau vert impénétrable. Puis l'appareil se glissa dans la trouée de Baguio et se posa doucement sur l'étroit aéroport.

Ike accompagna son fils à l'école et régla immédiatement les formalités d'usage. Après quoi, le capitaine et lui déjeunèrent joyeusement au club des officiers et passèrent un bon moment à regarder les joueurs de golf, jouissant de l'air revigorant qu'on respire sur ces hauteurs. Vers quatre heures de l'après-midi, ils revinrent au champ d'aviation. Celui-ci était très étroit et il soufflait un vent contraire.

" Il va nous falloir attendre, dit Lee. Le vent tombe, en général, au moment où le soleil se couche. "

Ils s'assirent sur le terrain, à l'ombre des bâtiments, et parlèrent à bâtons rompus de toutes sortes de choses, tout en attendant que le vent s'apaisât ; mais les appareils n'enregistraient aucune réelle accalmie, ce qui finit par les ennuyer sérieusement. Quand il en eut assez d'attendre, Lee se leva et flaira la brise.

" Ce n'est pas parfait, dit-il. Vous voulez risquer le coup ?

- Je crois bien, dit Ike ; j'ai un rendez-vous pour dîner. " Ils grimpèrent dans l'avion que Lee conduisit jusqu'à l'extrême limite du champ.

" Vous y êtes ?

- O.K.I "

Lee mit les gaz, et ils roulèrent le long du champ. Ike se rendit compte que l'appareil avait du mal à décoller. Il avait un moteur d'assez petit calibre, et à cinq mille pieds l'air commence à se raréfier. Finalement, l'avion s'envola, comme il allait atteindre l'autre extrémité du champ. Devant eux, la vallée se rétrécissait en un étroit passage entre deux flancs de montagne couronnés de pins, ces mêmes pins sur lesquels l'avion du pauvre Ort était venu s'écraser. Il était aisé de voir qu'ils auraient du mal à les éviter.

Lee ramena l'avion au pied d'un escarpement et remonta vers une autre vallée, luttant pour prendre de l'altitude. Comme les montagnes se rapprochaient de nouveau, l'appareil descendit selon la verticale, dans un défilé plus étroit encore. Là, ils ne pouvaient plus revenir en arrière.

Le moteur tournait à plein gaz, mais l'avion restait incapable de s'élever. De traîtres déplacements d'air le pressaient toujours vers le sol. Ike jeta un coup d'œil le long du fuselage et vit qu'ils ne pouvaient, désormais, éviter les arbres. Bill Lee, avec ce grand sourire qui lui fendait la face, confirma cette opinion : " Mon colonel, nous n'en sortirons pas. "

Ike lui sourit à son tour, mais, à vrai dire, son cœur se soulevait à la pensée de l'impardonnable imprudence qu'ils venaient de commettre. " Nous sommes frits ! Faut-il que nous soyons bêtes ! " pensait-il.

Au dernier moment, Bill Lee ramena le manche à balai en arrière ; l'appareil sembla remonter sous la seule pression de sa force et les sapins furent évités.

Malgré le danger couru, Ike devint de ce jour un adepte de l'aviation. Au cours de ses conversations avec de jeunes pilotes amis, il comprit l'importance de l'aviation dans la guerre future, et pour mieux faire face à cet événement, qu'il sentait sans cesse plus proche, il décida d'apprendre à piloter un appareil. Si c'était un devoir, c'était aussi pour lui une grande distraction.

Tous les jours, Ike alla s'entraîner au Zablan Field. Quand il fut assez fort pour voler seul, il ne se sentit plus de joie. L'idée de naviguer dans l'azur, sans aucune contrainte de route à prendre et de vitesse à observer, l'enthousiasmait au plus haut point. Il disait à Mamie : " Voyez-vous quelque chose d'intéressant ? Vous descendez pour le regarder de plus près. Si cela ne vous plaît pas, vous remontez. Vous faites absolument tout ce qui vous plaît ! *

Il était si emballé qu'il ne parlait plus d'autre chose. A table, il dressait son couteau sur la nappe, comme un " joy stick " , et faisait avec lui de savantes manœuvres.

Le lieutenant-colonel Eisenhower passa son brevet de pilote sur un avion d'entraînement à deux places. On attacha un sac de sable sur le second siège pour assurer l'équilibre, mais on maintint la double commande. Ike s'éleva à environ quatre mille pieds, dessina nonchalamment quelques huits et fit deux excellents loopings. Comme il redressait l'appareil, à la fin du second, il s'aperçut que le levier de commande était coincé.

Ike transpira abondamment et jeta un regard sur le siège derrière lui. Le sac de sable avait glissé et pesait sur le manche à balai. Il ne pouvait pas le dégager tout à fait, mais, en appuyant de toutes ses forces, il parvint cependant à lui donner un peu de jeu - juste assez, pensa-t-il, pour lui permettre d'atterrir.

Ce fut une affaire délicate, pire que de danser sur une corde raide. Il réussit pourtant ce tour de force, tout en faisant un bond qui mit l'inspecteur hors de lui. Ike lui montra le sac de sable ; l'autre comprit et changea de ton. Il verdit même un peu. Ike, lui, se sentait vert.

t Étant données les circonstances, mon colonel, vous vous êtes fort bien débrouillé. Débrouillé d'une façon remarquable !

- C'est mon avis, dit Ike, en s'apprêtant à sauter de la carlingue.

- Vous ferez aussi bien de rester où vous êtes, dit l'inspecteur. Car, dès que nous aurons enlevé le sac, vous remonterez de vous-même. "

Durant l'été de 1938, les Eisenhower prirent un long congé et rentrèrent au pays. Ils passèrent une partie de leur temps à Abilene où Ike, selon son habitude, fit le tour complet de la maison pour s'assurer que rien n'avait changé - rien n'avait changé en effet - et renoua avec enthousiasme quelques vieilles amitiés. Il y eut de chaudes parties de poker dans les sous-sols de chez Joner. Ike s'y amusa beaucoup plus que dans les luxueuses réceptions sur le yacht présidentiel.

Le reste du congé s'écoula à Denver. Là, le plus grand plaisir de Ike consistait à promener dans la ville - à la vitesse maxima de douze kilomètres à l'heure - l'ancien coupé électrique de ses beaux-parents.

En septembre, il fallut de nouveau songer à regagner les Philippines. John entra au Fitzsimmons Hospital pour s'y faire vacciner contre tous les dangers des climats tropicaux. Ike y accompagna son fils et, entre deux inoculations, ils bavardaient longuement ensemble sur les événements politiques.

C'était l'époque de la fameuse rencontre de Munich et de la tentative désespérée de Neville Chamberlain pour apaiser l'inapaisable. Quand, enfin, les accords furent signés pour le maintien de la paix, le peuple américain, qui n'avait aucune intention de se battre, s'éleva avec indignation contre ce qu'il appelait la " faiblesse " de l'Angleterre. En fait, tous ceux avec qui John avait eu l'occasion de parler condamnaient l'attitude du gouvernement britannique, mais, si étrange que cela puisse paraître, son père, qui était un soldat, la défendait.

Très gravement, ce jour-là, à l'hôpital, Ike expliqua à son fils de seize ans pourquoi le Premier Britannique avait eu raison d'éviter la guerre à tout prix.

" La guerre, lui dit-il, est, après la perte de la liberté, le plus grand fléau qu'un pays puisse connaître. C'est pire que les inondations, les tremblements de terre ou la peste. Ces calamités sont naturelles, et limitées ; en outre, elles font surgir de l'homme certaines vertus comme le sens de l'entraide. Mais il n'y a pas de limites aux désastres que la guerre fait naître. La terreur et l'horreur qu'elle engendre sont stupéfiantes, car elles résultent de l'action de l'homme sur l'homme, et l'aveugle cruauté de la nature est beaucoup moins odieuse que la cruauté consciente de l'être humain. La guerre est si épouvantable, que l'imagination seule ne nous permet pas d'en comprendre tout le tragique. Si M. Chamberlain peut l'éviter, sans compromettre pour cela l'indépendance de l'Angleterre, il a raison de le faire, aussi bien pour son pays que pour le reste du monde.

- Mais l'a-t-il évitée? demanda John. Ne s'est-il pas contenté de la reculer, simplement ?

- Probablement, acquiesça son père ; mais s'il a gagné du temps, c'est déjà quelque chose. Cela nous laisse la possibilité de construire des Spitfires, qui sont le seul engin capable de sauver l'Angleterre de la Luftwaffe. Et puis, tant que la guerre n'est pas déclarée, il y a toujours une chance pour qu'elle ne se produise pas.

- Croyez-vous qu'il y ait beaucoup de chances, tant qu'Hitler sera au pouvoir ? " poursuivit John.

Son père fit une grimace.

" Il y a toujours une chance que quelqu'un tue le s. o. b. "

Quand les Eisenhower retournèrent à Manille, ils trouvèrent la situation tendue aux Philippines. A mesure que les Japonais s'enfonçaient dans le cœur de la Chine, on voyait fondre le masque de bienveillance inoffensive derrière lequel ils ne se préoccupaient même plus de cacher leurs intentions. Après la capture des places fortes de Pékin, Shanghaï et Hankéou, ils devinrent plus arrogants vis-à-vis des Puissances de l'Ouest. Non seulement en coulant la canonnière américaine Panay, amarrée dans le Yang-Tsé-Kiang, mais, en beaucoup d'autres occasions, les japonais révélaient leur profonde haine et leur mépris intense pour les États-Unis. Il était alors évident, pour les Américains comme pour les Philippins, que le danger d'encerclement commençait à se préciser d'une façon inquiétante. Ce n'était plus désormais qu'une question de temps ; mais de combien de temps ?

MacArthur et Eisenhower, assistés de leur état-major et des autorités philippines, établirent des projets en vue d'utiliser au mieux les forces assez restreintes qu'ils venaient de constituer. Au cours de ces trois premières années (sur les dix que MacArthur avait jugées nécessaires pour assurer aux Philippins la possibilité de défendre leur île), le général en chef avait bien mis sur pied une armée régulière, mais celle-ci était mal armée et sa préparation restait insuffisante. Elle ne pouvait servir que de deuxième ligne de défense, les Américains supportant le premier choc de l'ennemi.

Mais il y avait très peu de troupes américaines aux Philippines. Elles se composaient de tout ou partie des 31e, 45e et 57e régiments d'infanterie ; du 24e d'artillerie de campagne ; du 26e de cavalerie et de la 1re division des scouts philippins. On comptait, en outre, quelques troupes attachées aux quartiers généraux, un peu de défense antiaérienne, quelques avions et un régiment sanitaire. Il était évident que, si ces troupes se trouvaient dispersées sur toute la surface de Luçon, elles se feraient tailler en pièces. Et il fallait faire quelque chose pour assurer la défense côtière.

Eisenhower finit par mettre un plan sur pied. Les troupes devaient être divisées en trois groupes : le premier protégerait la côte septentrionale, un deuxième, concentré sur Manille, protégerait les côtes sud et sud-est, et le troisième s'occuperait de défendre le golfe de Lingayen.

" C'est là que se produiront les attaques, disait Ike. Le reste ne sera que diversion. "

Nul ne songeait un seul instant que ces forces pourraient suffire à repousser un débarquement. Le plan prévoyait qu'à mesure que la pression ennemie s'accentuerait les trois armées reculeraient pour se souder finalement dans les montagnes de la Péninsule de Bataan. Cette manœuvre impliquait l'abandon de Manille qui se trouvait dans la plaine. Pire encore - et c'était le point le plus épineux de la décision - elle impliquait l'abandon de Cavite, l'unique base navale américaine du Far East. Mais les Américains connaissaient leurs limites. Cavite était située du mauvais côté de la baie et sans aucune défense naturelle. Il était inutile de vouloir la sauver. Dans les montagnes abruptes de Bataan, qui s'appuyaient sur la forteresse de Corregidor, l'armée pourrait tenir jusqu'à ce que du renfort arrivât de Singapour. Si, toutefois, il arrivait....

Ike avait d'autres idées pour la défense de l'île. Celle-ci pouvait, éventuellement, être assurée par l'aviation, s'il y avait assez d'appareils. Il fit préparer des aérodromes pour le cas où Washington comprendrait un jour la situation et se déciderait à envoyer le matériel nécessaire. Un autre projet consistait dans la formation d'une marine de guerre des Philippines, composée de vedettes rapides. Il n'en existait pas encore dans la marine américaine, mais les Italiens et les Allemands étaient en train d'en construire. Ike pensait qu'une demi-douzaine de ces " mosquitoboats " (bateaux-moustiques) pourraient jouer, la nuit, d'assez mauvais tours aux lourds bâtiments sur lesquels les Japonais transporteraient leurs troupes d'invasion. Mais cette idée fut considérée comme fantaisiste.

La défense, pourtant, progressait. Les forces américaines et philippines firent conjointement de grandes manœuvres qui s'avérèrent un succès. Elles démontrèrent, en tout cas, que le plan de fusion des trois armées dans le Bataan était une chose faisable, bien que de réalisation assez délicate sous la pression ennemie. Mais on manquait de matériel. C'est en 1941 seulement que des avions commencèrent d'arriver. Quelques chars et quelques canons anti-chars furent également débarqués juste avant l'attaque japonaise.

Entre-temps, les hommes travaillaient comme des taupes à Corregidor. Le tunnel sous lequel circulaient les tramways qui traversaient Malinita Hill fut asséché et protégé contre toute infiltration. Poutres et traverses étayèrent la colline qui finit par ressembler à un immense gâteau de cire. Corregidor pourrait tenir aussi longtemps que les réserves de munitions et de vivres ne seraient pas épuisées.

Les membres du gouvernement des Philippines étaient au courant de ces plans, ils n'ignoraient pas que la situation serait désespérée en attendant l'arrivée des renforts. Mais ils ne faiblirent jamais dans leur loyalisme. Les Américains s'étaient montrés bons et généreux envers eux. L'alliance entre les deux peuples avait été cimentée par des amitiés personnelles et les Philippins ne pensaient qu'à se montrer loyaux envers leurs protecteurs. Même aux plus bas échelons de l'armée, on constatait ce même dévouement dont les soldats firent preuve au mépris de leur vie durant les longs jours de torture à Bataan.

A l'appui de ce loyalisme d'un peuple envers un autre peuple qui, après tout, était venu chez lui en conquérant, on relève de nombreux faits d'armes, grands et petits, et la révélation de maintes personnalités. Toutes choses dues, en grande partie, à l'allant et à la confiance du général MacArthur. Paul MacNutt, qui fut haut-commissaire de 1937 à 1939, joua aussi son rôle dans cet heureux résultat, de même que Weldon Jones et l'amiral Thomas C. Hart et beaucoup d'autres qui travaillèrent en collaboration avec les Philippins et leur témoignèrent à la fois de l'amitié et de l'estime. Mais il est également certain que le loyalisme de l'armée philippine était dû, dans une large mesure, à Eisenhower, à son contact incessant avec les diverses formations, à son enthousiasme communicatif, à l'attrait réel qu'il éprouvait pour ce peuple et, avant tout, à la faculté qu'il avait d'inculquer par des moyens très simples son propre code de l'honneur.

Malgré l'atmosphère tendue qui régnait aux Philippines, les dernières années du séjour qu'y firent les Eisenhower s'écoulèrent agréablement. Ils trouvèrent Paul MacNutt d'î'excellente compagnie et se firent de nombreux amis dans fie même. Le confort y était devenu parfait depuis que le Manila Hotel avait fait construire une annexe adaptée au climat de l'île. Pour un prix modéré, ils y avaient un luxueux appartement, haut de plafond, aux murs tendus de damas et ornés d'appliques de cristal. De larges baies y encadraient des " marines " changeant sans cesse d'aspect et de beauté. Ce n'était pas le genre d'appartement qu'aimait Ike ; il n'y trouvait pas un véritable " home " . Mais c'était provisoirement un intérieur agréable. Une excursion merveilleuse, avec John, dans les régions sauvages du Nord, rapprocha encore le père et le fils. Combien ils s'amusèrent à voir les Igorotes se disputer leurs cigarettes. Incapable de résister à l'appel enfantin de ces peuplades nues, Ike leur en distribua plus d'une boîte. John était attiré par le métier militaire et, comme ils inspectaient plusieurs installations, Ike parla très sérieusement à son fils des problèmes concernant la défense de l'île.

Malgré tous les attraits que la vie avait pour lui, Ike finit par se lasser de ce séjour aux Philippines. Quatre années, c'était un peu long. Ses plans étaient en bonne voie de réalisation. Il était temps de rentrer au pays.

L'ouverture des hostilités en Europe confirma ses intentions. C'était le commencement du drame que Fox Conner avait prévu. Ike ne savait pas encore s'il aurait à y jouer un rôle. Le peuple américain était bien résolu à se tenir à l'écart - si cela lui était possible. Mais le danger était là, chaque jour plus menaçant. Ike éprouva alors un besoin instinctif, absolu, de reprendre contact avec la métropole et de mettre au service du pays toute la science et l'expérience qu'il avait acquises.

Il ne fut pas facile, pourtant, de quitter l'île. De fortes pressions s'exerçaient pour le maintenir à son poste. En outre, il y avait l'insistance personnelle du président Quezon et le loyalisme de Ike envers le peuple philippin. Mais aucun argument ne se révéla assez fort pour contrecarrer son puissant désir de remettre le pied sur le sol des États-Unis.

Le 13 décembre 1939, après une série de banquets d'adieu et avec le regret sincère de quitter leurs amis de l'île, les Eisenhower s'embarquèrent pour l'Amérique.

XII

IKE L'ALARMISTE

QUAND Eisenhower rentra en Amérique, il constata pour la première fois de sa vie un certain désaccord entre ses compatriotes et lui. Leur attitude singulièrement amorphe en face du danger qui menaçait le monde, tant en Europe qu'en Extrême-Orient, dépassait sa compréhension. Depuis son séjour à Panama, il sentait venir la crise et de toute son ardeur se préparait lui-même à la combattre. Maintenant que la menace devenait évidente, notre politique de l'autruche lui semblait une folie, une faiblesse, qui risquait de nous mener droit à la catastrophe.

Les Américains parlaient de la " drôle de guerre " qui se déroulait en Europe et chacun racontait à qui voulait l'entendre tout ce que ferait la marine si ces orgueilleux petits " Japs " la mettaient un jour au défi - ce que, d'ailleurs, ils n'oseraient jamais faire. Eisenhower discutait, s'échauffait et finissait par s'emporter.

" Vous ne comprenez rien à rien, disait-il. Il y a vingt ans que les Japonais se préparent. Ils nous sauteront sur le dos, un de ces jours, et nous n'aurons rien pour lutter contre eux. Je vous ai dit que j'étais sur le point de démissionner ; mais je ne le peux pas, car le pays aura bientôt besoin de chaque soldat qu'il pourra ramasser. "

L'unique résultat de ses avertissements fut pour lui d'être surnommé " Ike l'alarmiste " .

N'eût été sa profonde anxiété et en dehors des discussions, Ike pouvait être satisfait. Après un bref séjour au Presidio ! de San Francisco, il fut affecté au 15e régiment d'infanterie, à Fort Lewis, dans l'État de Washington. Au cours de sa carrière, il avait eu assez peu l'occasion de commander des troupes, encore qu'il préférât infiniment ce genre d'activité au travail d'état-major. Son service au 15e fut une véritable source de joie pour lui. Le régiment rentrait alors de Chine où il s'était acquis une splendide réputation. Son insigne représentait un dragon, avec, au-dessous, la devise " Can do " . Ike venait de trouver des hommes selon son cœur.

Ces hommes, d'ailleurs, lui rendirent vite sa sympathie. Au premier abord, ils considéraient Eisenhower avec cette réserve que les hommes de troupe manifestent toujours envers un nouvel officier, mais le mot courut bien vite dans les rangs que le nouveau colonel était vraiment un " chic type " . De nombreux incidents confirmèrent cette opinion. Ce fut d'abord une accusation de comptes frauduleux au sujet de laquelle Ike défendit ouvertement le personnel et prit des mesures draconiennes pour remédier à la situation. Un autre jour, comme il inspectait les cuisines, le colonel vit des monceaux de chair à saucisse fraîchement hachée. En passant à côté, il en prit une poignée de la main droite et de la gauche saisit un oignon cru ; puis il continua sa visite en mastiquant le tout d'un air ravi, tandis qu'un cuisinier murmurait à l'oreille d'un autre : " Ça, c'est un type ! Manger de la viande crue ! "

Il y eut aussi l'histoire des deux soldats qui s'en voulaient à mort. Ils se détestaient depuis des années et, s'il y avait une chose que Ike ne pouvait supporter, c'était de voir les hommes se battre entre eux. Il envoya chercher, un jour, les deux ennemis et leur ordonna de nettoyer une fenêtre, l'un à l'extérieur et l'autre au-dedans. Il observa les hommes, qui se regardaient l'un l'autre d'un air menaçant, et finalement éclata de rire. Les deux soldats rirent à leur tour et ce fut la fin de leur inimitié.

Le sergent-chef James Stack avait charge du bureau de l'inspecteur général. Ce poste se trouvant temporairement vacant, Ike eut plus d'une fois affaire àStack, dont il aimait l'honnêteté et l'intelligence. Une réelle amitié lia finalement le sergent à son colonel. Un beau jour, Stack se trouva dans l'embarras. Il fréquentait une infirmière du Tacoma General Hospital, qui décida qu'elle devait s'enrôler dans l'armée. De ce jour, une barrière s'éleva entre eux, puis-qu'une infirmière militaire assimilée à un officier n'a pas le droit d'épouser un engagé.

Stack fit part de ses ennuis au colonel Eisenhower. " Est-ce que vous vous aimez vraiment ? demanda Ike. - Oui, mon colonel. Et nous devions nous marier. Je l'avais prévenue, mais elle n'a pas voulu comprendre le point de vue de l'armée dans ce genre de chose.

- Êtes-vous sûr qu'elle désire encore vous épouser ?

- Oui, mon colonel, reprit Stack. Elle veut se marier quand même et ne rien dire, mais je pense que ce n'est pas une chose à faire. Nous aurons sûrement des ennuis. Qu'est-ce que vous me conseillez, mon colonel ?

- Diable ! dit Ike, l'amour importe plus que le règlement. Ne vous tourmentez pas. Je vais arranger ça. "

Les choses s'arrangèrent en effet sans que l'ordre hiérarchique eût à souffrir réellement. Ike ne pouvait supporter aucune action malpropre. S'il découvrait une affaire de ce genre, ses yeux devenaient de glace et sa voix aussi tranchante que le vent qui souffle autour du mont Rainier. Mais on pouvait toujours lui faire confiance. Les soldats de carrière avaient besoin de chefs en qui ils pussent avoir confiance. Des années de discipline avaient appris aux hommes à compter sur leurs officiers comme les officiers avaient appris à compter sur leurs hommes. Ceux que commandait le colonel Eisenhower, non seulement étaient prêts à lui obéir : ils essayèrent toujours d'aller au-devant de ses désirs.

Même après son départ de Fort Lewis, Ike eut toujours le sentiment que le 15e était son régiment. Les soldats du 15e partageaient cette impression et ils le lui prouvèrent sur les champs de bataille de Sicile.

En apparence, Ike avait assez peu de raisons d'être très satisfait à cette époque. A cinquante ans, il se retrouvait lieutenant-colonel, grade qu'il avait eu déjà vingt-deux ans auparavant. Il ne lui semblait guère possible de s'élever plus haut, à moins que n'éclatât la guerre qu'il redoutait tant. Et, même dans ce cas, il risquait fort d'être classé comme officier d'état-major et de rester cloué à Washington.

Sa profonde sérénité n'en était pourtant pas affectée, pour les raisons qu'il exposa un soir à John, dans l'une de ces conversations intimes auxquelles le père et le fils prenaient de plus en plus de plaisir.

" Même si je n'arrive pas plus haut, je m'estimerai content, lui dit-il. On m'a parfois confié des tâches assez ardues, desquelles je crois m'être bien tiré. J'ai l'affection de mes amis et le respect de l'armée, je ne demande rien de plus. "

John était résolu à entrer à West Point, bien que son père n'eût fait aucune pression sur lui en ce sens - tout au contraire. Quand John, un grand garçon de dix-sept ans, déjà plus grand que son père, arriva à Fort Lewis, son oncle Edgar, qui vivait à Tacoma, passa de nombreux

moments avec lui. Un jour, Edgar pénétra chez les Eisenhower, l'air plus solennel que de coutume - à vrai dire il semblait porter un triste message. En tout cas ce fut l'impression qu'eut John quand il salua son oncle. Celui-ci, en homme de loi qu'il était, en vint rapidement au fait.

" Je sais que tu envisages d'entrer à West Point, John, lui dit-il, mais j'ai une proposition à te faire. "

John sourit aimablement, mais ses yeux demeurèrent sceptiques :

" Allez-y, mon oncle.

- J'ai ici un cabinet important, dit Edgar. Non seulement il me rapporte plus d'argent qu'il ne m'en faut pour vivre, mais comme c'est le produit de mes propres efforts, étant parti de rien, cela m'ennuierait de l'abandonner. Or je n'ai personne pour me succéder, personne à qui le laisser.

Ce que je voulais te dire, c'est que si tu veux faire ton droit, je te prendrai à mon cabinet, aussitôt tes études finies, et je pourrai te laisser toute l'affaire. "

John était stupéfait, mais il ne douta pas de la sincérité de son oncle.

" Fichtre, oncle Edgar, c'est une offre magnifique, mais....

- Cela vaut la peine que tu y réfléchisses, intervint son père.

- Je sais, dit John, et je suis infiniment reconnaissant à l'oncle Edgar. Mais je n'ai pas à réfléchir. Je sais ce que je veux faire. Et si, quand j'aurai ton âge, je peux dire moi

aussi ce que tu m'as dit, à mon tour je m'estimerai content. " Puis il sortit précipitamment de la pièce, se sentant très embarrassé.

L'hiver suivant, John se rendit à Washington pour passer devant le sénateur Capper le concours d'entrée à West Point. Il battit les trente-cinq autres concurrents et totalisa plus de points que son père, avec une moyenne

de 92 p. 100. Il entra à l'Académie dans l'été de 1941.

Le 10 mai 1940, les divisions blindées allemandes envahirent la Hollande et la Belgique. Elles dispersèrent si bien les armées des Pays-Bas que l'infanterie, derrière les chars, n'eut plus qu à rassembler les prisonniers. Une attaque-éclair du général Rommel coupa les lignes françaises à Sedan, isolant l'armée britannique et une partie de l'armée française. Pendant ce temps la Luftwaffe balayait le ciel. En un mois tout était fini. La France était battue, et, bien que l'Angleterre eût réussi à sauver ses troupes à Dunkerque, elle avait dû abandonner leur équipement.

Les Américains commencèrent enfin à comprendre le sens de la situation et la nécessité de parer au danger. Quelques années plus tôt, quand le président Roosevelt avait déclaré que la frontière de l'Amérique était sur le Rhin, le peuple avait poussé de hauts cris, mais, maintenant que la France était abattue, la vérité de ces paroles devenait soudain évidente. Le Congrès vota immédiatement un budget de guerre énorme, mais l'argent, comme les civils hâtivement mobilisés, ne pouvait être d'aucun usage immédiat. On était obligé de compter avec le temps, et personne ne pouvait dire combien l'attente allait durer.

Bien que Ike eût prévu tous ces événements, il n'en était pas moins saisi de les voir évoluer avec une telle rapidité. Alarmiste ? que ne l'avait-il été davantage ! Ce qui se passait était pire que ce qu'avait prévu Fox Conner. Pendant un certain temps, il douta des mois à venir. Ses connaissances militaires et les informations qu'il recevait chaque jour lui faisaient craindre que l'Angleterre ne pût résister à son tour. L'armée britannique ne possédait plus qu'une centaine de tanks et pratiquement aucune artillerie. Il n'y avait plus assez de fusils pour équiper un corps d'armée. Les hommes gardaient les plages avec des fusils à plombs. Selon toute logique militaire, l'Angleterre était perdue ; elle ne pouvait être sauvée que par un miracle de l'esprit.

Vers l'automne, il reprit confiance. Le miracle s'était produit : une poignée de Spitfires tenaient tête à la Luftwaffe. Les stocks de fusils et les soixante-quinze américains datant de l'autre guerre aidèrent à réarmer les Anglais. Le Président céda cinquante destroyers contre les bases qui nous seraient nécessaires au cas où la flotte anglaise serait perdue. On pouvait enfin respirer un peu.

Comme à peu près tous les officiers de l'armée, Ike travaillait nuit et jour. La Garde nationale avait été mobilisée et subissait un entraînement intensif. Les premières recrues arrivaient. La tâche énorme de porter une armée de 165.000 hommes à 7.000.000 était en bonne voie.

Le 30 novembre 1940, Eisenhower fut nommé chef d'état-major de la 3e division, dont faisait partie le 15e régiment d'infanterie. Le général de brigade Charles F. Thompson commandait cette unité, qui était connue sous le nom de " Division de la Marne " . C'était la seule division qui eût droit aux quatre étoiles de la Guerre mondiale ; elle avait été constamment privilégiée dans le choix de ses officiers. Le général Georges C. Marshall avait commandé l'une de ses brigades et Mark Wayne Clark avait servi dans ses rangs.

Eisenhower s'acquitta si bien de sa tâche qu'il fut promu, en mars, chef d'état-major du 9e corps d'armée, alors sous le commandement du général Kenyon A. Joyce. Il rejoignit son unité qui était à l'entraînement au camp de Hunter Liggett, en Californie.

Durant l'été de 1941, le général de division Lesley J. McNair, commandant les armées de terre, était à la recherche d'un chef d'état-major pour la troisième armée que venait d'organiser le général de division Walter Kreuger. Il consulta à ce sujet Mark Wayne Clark, qui avait parcouru récemment les États-Unis pour y inspecter les manœuvres.

" Il nous faut quelqu'un de bien, dit McNair. Vous qui les avez tous vus à l'action, qui me recommandez-vous ?

- Eisenhower, répondit Clark. C'est l'un des meilleurs. "

C'est ainsi qu'Eisenhower fut affecté à la troisième armée. Il avait été promu colonel.

Le quartier général de la troisième armée se trouvait à San Antonio. Les Eisenhower avaient bouclé la boucle et étaient de retour à leur point de départ. Fort Sam leur parut familier. L'installation d'un colonel est certes bien plus confortable que celle d'un jeune lieutenant, mais l'atmosphère n'était guère différente. Comme toujours, la maison des Eisenhower fut un lieu de réunion pour les gens de tout âge, et souvent, le dimanche, Ike passait de longues heures dans la cuisine à préparer l'une de ses spécialités. Il pratiquait son art en secret, et Mamie elle-même ne connut jamais sa recette pour accommoder la salade de pommes de terre.

C'est à Fort Sam que Ike accueillit le premier membre, mais non le moindre, de sa famille officielle, la fameuse Équipe d'Invasion. Il avait besoin d'une ordonnance et, peu après leur arrivée à Fort Sam, Mamie colla une annonce un jour, sur un baraquement, comme on avait coutume de le faire, espérant que quelqu'un se présenterait bientôt, car le couple qu'elle employait précédemment venait de la

quitter et la charge de la maison était lourde.

Le lendemain matin, Mamie, accablée de la chaleur de juin, était en train d'essuyer sa vaisselle, quand quelqu'un sonna à la porte. Sans bouger, elle cria : " Entrez ! "

Un fantassin de petite taille, l'air éveillé et sympathique, entra dans la cuisine. Il avait des cheveux noirs et des yeux d'un bleu intense. Il était Irlandais de la tête aux pieds et il portait un uniforme resplendissant pour un G. I. Ses boutons étincelaient, le pli de son pantalon était aussi aigu qu'une lame de rasoir, et l'œil exercé de Mamie nota que ses souliers étaient des souliers d'officier.

" Je viens pour la place d'ordonnance, ma'am " , dit-il. Tout de suite il plut à Mamie. " Comment vous appelez-vous ?

- Mickey.

- Vous n'avez pas de nom de famille ?

- Mon nom est Michael MacKeoug, mais tout le

monde m'appelle Mickey.

- Parfait, Mickey, dit Mamie. Vous êtes de l'armée régulière ?

- Non, ma'am, répondit Mickey un peu désemparé ;

mais je viens d'avoir quinze semaines d'entraînement intensif.

- Vous savez en quoi consiste l'emploi d'une ordonnance ?

- A vrai dire, je ne sais pas très bien, mais j'ai été chasseur au Plaza Hôtel de New York jusqu'à ma mobilisation, et j'y ai appris un tas de choses. "

Mamie ne put s'empêcher de rire.

" Vous aurez à m'aider un peu dans la maison.

- C'est bien naturel, dit Mickey en souriant. Chez moi, j'aidais toujours ma mère à faire le ménage.

- Vous serez payé en plus pour ce travail, dit Mamie. Et si cela vous convient, Mickey, la place est à vous.

- Très bien, ma'am. Je suis sûr que ça me plaira beaucoup. "

Quand Mickey vint pour entrer dans ses nouvelles fonctions, il était moins resplendissant que la veille. Mamie découvrit par la suite qu'il avait emprunté à peu près tout son équipement pour faire une bonne impression le jour de sa première visite. Mais il demeura toujours aussi plein de zèle et de bonne volonté. Il ne tarda pas à se considérer comme un membre de la famille et conçut bientôt une véritable dévotion pour son colonel. Ike lui rendait sa sympathie et se demandait, de son côté, comment il avait pu vivre sans Mickey. Plus tard, le petit Irlandais écrivit de Londres à Mamie : " Tout est pour le mieux ici. Le général se porte bien et je m'efforce de tenir l'appartement à votre goût. "

Au cours de l'été 1941, les Allemands envahirent la Russie. Ils semblaient sur le point de conquérir ce pays et d'ajouter ses vastes ressources à celles de leur gigantesque empire qui embrassait virtuellement la totalité de l'Europe et de ses industries. Le premier britannique Winston Churchill et le président Roosevelt se rencontrèrent à bord de leurs bateaux de guerre et promulguèrent la Charte de l'Atlantique, acte réconfortant pour le cœur des hommes qui ignoraient sur quel armement dérisoire il reposait alors. Nous n'étions pas encore en guerre, mais notre flotte transportait en Angleterre tout le matériel disponible, sous la garde de destroyers qui coulaient en chemin des sous-marins allemands - quand ils n'étaient pas coulés par eux. La guerre n'était pas déclarée, mais on faisait la guerre quand même. Chacun savait d'ailleurs qu'elle n'allait pas tarder à devenir officielle. Cent chars légers et les premiers obus à propulsion automatique livrés par nos arsenaux furent expédiés aux Philippines. Des forteresses volantes commencèrent à survoler le Pacifique.

Mais, avec toute l'étendue de terre qu'il fallait garder de l'Amérique du Sud à l'Islande et du canal de Panama à l'Alaska, sans oublier les cordons d'îles du Pacifique, notre armement paraissait aussi mince que la couche de beurre sur les toasts d'une pension de famille.

L'impérieuse nécessité d'assurer la défense de nos bastions extérieurs limitait le matériel disponible pour l'entraînement d'une armée qui grandissait sans cesse. En juillet 1941, elle comprenait 28 divisions d'infanterie partiellement équipées, 4 divisions blindées entièrement nouvelles et une aviation d'environ 209 escadrilles. Au total, cela faisait plus de 1.500.000 hommes. Des manœuvres régulières

avaient eu lieu, mais maintenant des manœuvres plus complètes devenaient possibles. Les divisions à l'entraînement étaient groupées en armées et, à la fin de l'été, 900.000 hommes environ prirent part à des manœuvres de grande

envergure.

L'une des plus importantes fut la " guerre " entre la seconde armée (l'armée rouge) du général de division Ben Lear et la troisième armée (l'armée bleue) du général Kreuger, en Louisiane. " L'armée rouge " reçut en partage à peu près tout le matériel motorisé, qui consistait surtout en camions appelés " tanks " . C'était elle qui attaquait. Au général Kreuger et à son chef d'état-major, le colonel Eisenhower, revenait la tâche d'organiser la défense contre les colonnes blindées.

C'était tout à fait du ressort de Ike. Ses longues années d'études et de méditation constructive portaient maintenant leurs fruits et lui assuraient une complète maîtrise technique et stratégique. Avec le général Kreuger, il mit sur pied un plan détaillé pour un nouveau système de défense. Plus étonnante que tout était la faculté qu'il avait de saisir en un clin d'œil la situation, dès que l'armée était en action, et de voir instantanément quelle décision il fallait prendre. L'entraînement qu'il s'était donné lui permettait d'avoir des réactions intellectuelles aussi vives et aussi automatiques que les réactions physiques d'un pilote expérimenté.

Quand les nuages de poussière se dispersèrent enfin sur les routes de la Louisiane et que les troupes fatiguées s'allongèrent à l'ombre des arbres d'où pendaient des lianes de mousse, l'arbitre annonça le résultat des opérations. On vit alors le général Kreuger, avec sa vieille casquette de campagne rejetée en arrière, adresser un sourire épanoui à son chef d'état-major, dont la casquette était plantée drôlement sur le côté de la tête. " L'ennemi " avait perdu tous ses tanks. De la bataille découlait son anéantissement théorique.

Peu de temps après, Ike se vit récompensé de ses services par une promotion au grade de général de brigade. A Fort Sam Houston, la 3e division organisa une revue en son honneur et, tandis qu'il saluait les troupes défilant devant lui, une étoile toute neuve brillait sur son épaule.

Ike se sentait très las. Deux mois après les grandes manœuvres, pesait encore sur lui le poids de l'effort extraordinaire qu'il venait de fournir. La tension dans le Pacifique atteignait son point culminant ; l'étincelle menaçait de jaillir d'un moment à l'autre et il y avait tant à faire

Mais ce dimanche matin de décembre était relativement calme à Fort Sam. Ike passa la matinée à son bureau. Après le déjeuner, il dit aux deux officiers d'état-major qui étaient de service : " Je suis mort de fatigue. Je vais essayer de faire un somme. Appelez-moi s'il arrive quelque chose. "

Ike sombrait à peine dans un profond oubli, quand il arriva quelque chose : des nouvelles de Pearl Harbor ; des nouvelles stupéfiantes. Comme ils avaient une grande affection pour leur chef, les officiers discutèrent un instant.

" Faut-il le réveiller ? demanda le capitaine ; il est tellement fatigué.

- Il nous en voudrait à mort, si nous le laissions dormir " , répondit le commandant.

Ils entrèrent tous les deux dans la chambre étroite et appelèrent Ike. Quand il entendit l'incroyable nouvelle, toute fatigue sembla s'évanouir et des flots d'énergie surgirent en lui. Il était déjà prêt à répondre à l'appel. Tout de suite il se remit sur pied :

" Mes amis, dit-il, cette fois ça y est. "

XIII

PLANS DE GUERRE

LE matin du 12 décembre, Ike rentra chez lui, vers dix heures, en coup de vent.

" Il y a du nouveau ? dit Mamie.

- Rien d'extraordinaire. On m'appelle à Washington. Sans doute veut-on prendre conseil au sujet des Philippines.

- Comment y allez-vous ?

- Un avion m'attend à Randolph Field. Je ne serai sans doute absent que quelques jours. Que Mickey prépare ma valise. "

C'est ainsi qu'Eisenhower s'engagea sur la longue route sinueuse qui devait le conduire à Berlin.

Un peu plus tard, dans la soirée du même jour, le " Blue Bonnet " , l'express Missouri-Kansas-Texas, que l'on appelle familièrement le Katy Railroad, entrait comme un bolide dans une petite ville du Texas. Il était plein de voyageurs qui pour la plupart ralliaient hâtivement Washington, car dans ces premiers jours de fièvre il semblait que toute la nation convergeât vers la capitale. Bill Kittrell, attaché aux services du Prêt-Bail, avait de la chance : il disposait d'un wagon-salon pour lui seul. De temps en temps il regardait par la fenêtre. I)es éclairs sillonnaient le ciel au-dessus de la plaine et une violente pluie d'orage inondait les rues désertes. On eût dit que toute la ville s'était mise à l'abri dans les maisons. Rien ne bougeait, et le train lui-

même, pour l'instant, semblait mort.

Kittrell regarda l'heure à sa montre. Rien ne pouvait expliquer cet arrêt ridicule de vingt minutes dans une pareille bourgade.

Il y avait pourtant une explication à ce retard insolite, et elle apparut à Kittrell sous la forme d'une voiture militaire qui éclaboussait tout sur son passage et s'arrêta sur le bord de la voie. Un officier en sortit rapidement et courut jusqu'au train.

Une curiosité bien naturelle porta Kittrell à se renseigner sur l'étrange personnage. L'homme était un général, d'une forte stature, avec des yeux d'un bleu très vif. Quand il se découvrit pour secouer l'eau de sa casquette, apparut un crâne chauve et rose que bordaient quelques cheveux d'un blond clair.

" ....Pas même une couchette supérieure, disait le contrôleur du train. Je suis désolé, mon général.

- Eh bien! je resterai assis " , fit l'officier en souriant.

Cette attitude était si extraordinaire chez un général, manifestement en service commandé, que Bill Kittrell écarquilla les yeux. Tant de cordialité émanait de toute sa personne, qu'avant même de savoir ce qu'il allait dire Kittrell lui adressa la parole en ces termes : " Puis-je vous offrir de partager le salon que j'occupe, mon général ? "

Le général rayonna.

" C'est très aimable à vous, dit-il. Êtes-vous sûr que je ne vous encombrerai pas ? "

Kittrell, en mesurant de l'œil la largeur des épaules du nouveau venu, pensa oui, mais dit : " Non, ces compartiments sont faits pour trois et je suis seul.

- Alors, je vous prends au mot ; avec tous mes remerciements. Je me nomme Eisenhower.

- Bill Kittrell. "

Le général fut de bonne compagnie. Pour un officier de West Point il semblait très au courant de ce qui concernait l'industrie et l'agriculture du Texas. Un instant, la conversation roula sur des questions d'intérêt général, mais, au fond, chacun n'avait dans la pensée qu'un seul sujet : la guerre ; et les deux hommes en discutèrent bientôt.

Kittrell fut frappé par l'expression d'intense tristesse que prit le visage du général quand il parla des souffrances et des horreurs que la guerre allait déchaîner. Il semblait avoir la passion de la paix. C'est avec calme et violence à la fois qu'il dénonça la mégalomanie militaire des Allemands à travers les âges. Mais quand les Japonais vinrent sur le tapis, ses yeux prirent le reflet droit de l'acier et ses paroles faillirent incendier les cloisons.

" La seule chose qui rachète le militarisme, dit-il, est le code de l'honneur du soldat. Malgré toutes leurs histoires de Samouraï, ces salauds-là n'ont pas le moindre sentiment de l'honneur. Ils représentent l'ultime dégradation de l'humanité et prétendent noyer le monde dans leurs latrines. "

Le général Eisenhower semblait avoir beaucoup servi aux Philippines. Kittrell lui posa quelques questions importantes. Le général sut en éluder quelques-unes et répondit aux autres ouvertement. En dépit de rumeurs sur la désaffectation de certains pays de l'Est, Eisenhower était sûr que les Philippins ne trahiraient pas.

" Je les connais bien, dit-il. Ce sont mes amis et ils nous seront toujours fidèles. J'en mettrais ma main au feu. "

Kittrell mentionna le débarquement des japonais sur certains points de l'extrémité nord de l'île de Luçon.

" Cela ne veut rien dire, répliqua Eisenhower. Quand ils seront à Lingayen, alors cela deviendra sérieux.

- Pourrons-nous défendre les îles ? " demanda Kittrell, sans ambages.

Eisenhower éluda la question.

" Tout dépend des forces dont elles disposent. En tout cas, nous pouvons compter sur MacArthur pour en tirer le meilleur parti. "

Mais, une seconde plus tard, Kittrell comprit ce que son compagnon avait réellement dans l'esprit, quand il dit d'un air sombre :

" Ce sera une rude et sanglante entreprise que de reconquérir les Philippines. "

Un avion l'attendait à Saint-Louis et Ike se trouva le 13 décembre à Washington. Là il apprit qu'il était désigné comme adjoint au général L. T. Gerow, chargé des plans de guerre. Il semblait qu'Eisenhower fût appelé à vivre cette guerre assis, comme la première.

N'eût été sa préférence pour le service actif, Ike n'aurait pu trouver un poste qui lui convînt mieux. Il connaissait Gerow depuis les premiers jours de San Antonio et c'était pour lui un si grand ami qu'en réponse à un questionnaire émanant de West Point il avait désigné Gerow et son frère Milton comme " les deux personnes qui sauraient toujours votre adresse " . Ils travaillèrent en parfaite harmonie. Il y avait beaucoup à faire !

Sur tous les fronts de combat, la situation des Alliés semblait désespérée, faute de matériel. De tous côtés, les opérations étaient enrayées par le manque d'hommes et de matériel, ainsi que par les pertes déjà lourdes. Ici, il fallait se fortifier, ici boucher un trou, ici gagner du temps. Au cours des cinq premières semaines de guerre, 600.000 hommes avec leurs véhicules, leurs canons et leurs équipements, furent envoyés dans toutes les directions, la plupart à Haman, en Australie, en Alaska, à Panama et dans l'Amérique du Sud. Mais, même durant ces jours de désespoir, la Section des plans de guerre de l'État-Major général ne concentra pas ses efforts uniquement sur la défense. Des projets avaient été établis pour l'éventualité d'une action offensive, mais, à la lueur des circonstances présentes, il fallait les réviser entièrement ; les plans que contenaient les dossiers n'étaient plus d'aucun usage. Ike, heureusement, en avait d'autres dans la tête.

Neuf jours seulement après que Eisenhower eut rejoint son nouveau poste, le Premier Britannique, accompagné de ses chefs d'État-Major, arriva à Washington pour rencontrer le président Roosevelt. Jamais deux chefs d'État n'avaient eu à envisager une pareille situation. Le front américain venait de succomber à Pearl Harbour. Deux jours plus tard, les derniers bâtiments alliés dans le Pacifique, le nouveau Prince Of Wales et le Repulse, avaient été coulés au cours d'une attaque aérienne. Les Russes arrêtaient les Allemands à 30 kilomètres de Moscou. Il avait fallu abandonner Hong Kong, MacArthur opérait son adroite mais périlleuse retraite dans le Bataan et des flots d'écume jaune déferlaient sur les côtes de la presqu'île de Malacca, prêts à engloutir Singapour.

Mais Winston Churchill était un homme qui ne pouvait admettre la défaite. Le président non plus. Ils s'entendirent aux heures les plus désespérées pour combiner une offensive.

Le premier pas à faire, en vue d'une unité d'action, consistait à former un État-Major allié. Cette mesure assura la coordination des stratégies anglo-américaines sur tous les théâtres d'opération et, dans chaque secteur, l'unité de commandement de toutes les forces, sous une autorité suprême britannique ou américaine, au mieux des circonstances. L'accord immédiat conclu à cet égard fut de la plus haute importance.

Les États-Majors alliés consacrèrent une grande partie de leur temps à prendre des dispositions pour la défense, sans toutefois perdre de vue le jour où la puissance industrielle de l'Amérique leur permettrait, à leur tour, de passer à l'offensive.

Eisenhower assista à ces conférences. Il avait un plan à lui.

Il était évident qu'un certain temps devait s'écouler avant que les Alliés fussent en mesure de lancer une attaque directe sur le Continent, mais l'Afrique du Nord, que Vichy tenait mollement, offrait une cible facile. Les États-Majors alliés discutèrent en détail cette proposition et s'accordèrent sur le principe. Winston Churchill encouragea ce plan ; il avait toujours attaché une grande importance à la maîtrise de la Méditerranée. L'expédition des Dardanelles, durant la première guerre (l'Angleterre) avait été conçue par lui, et en 1940, quand péril mortel, il avait eu l'audace d'expédier ce qui restait de matériel au général sir Archibald Wavell en Égypte. Maintenant, il parlait de frapper l'Europe en son " tendre bas-ventre " (l'expression était de lui), et cette pensée le faisait glousser de joie à l'avance.

Tandis que les États-Majors anglo-américains se rencontraient à Washington, une division de troupes américaines s'embarquait pour l'Angleterre afin de se préparer pour le grand jour. Étant donnée la position des Alliés à cette époque, ce n'était qu'un geste semblable à celui de la légion romaine sortant de Rome par la porte du Sud pour aller à défendre quelque lointaine province de l'Empire, tandis que l'armée d'Hannibal campait à la porte du Nord. Mais, si Ike avait conscience du parallèle, il se rappelait aussi que c'était de cette manière qu'avait été brisé le moral des Carthaginois.

Durant ces semaines de surmenage, Ike trouva un doux refuge dans la vieille et jolie demeure de Milton, à Falls Church, en Virginie, juste sur l'autre rive du Potomac. Souvent il ne rentrait qu'à onze heures ou minuit et toujours quittait la maison avant huit heures du matin ; mais ces quelques heures, pourtant si courtes, de tranquillité et de joie familiale valaient à son avis le voyage de Washington. Aussi tard qu'il arrivât le soir, jamais Ike ne manquait d'aller sur la pointe des pieds, comme il l'avait fait si souvent chez lui, dire bonsoir à ses neveux endormis.

Quand Mamie l'eut rejoint à Washington, ils s'installèrent à Fort Myer. Mickey ramena la voiture de San Antonio, et les Eisenhower, une fois de plus, reprirent leurs habitudes domestiques - mais pour bien peu de temps.

Au mois de février 1942, le général Gerow reçut un poste dans l'armée active et Eisenhower le remplaça comme général adjoint au chef d'État-Major pour l'établissement des plans de guerre. En mars, Ike reçut sa deuxième étoile de major général, et en avril il fut élevé au poste extrêmement important de chef des Opérations. Malgré un travail intensif qui absorbait tout son temps, il entretenait une nombreuse correspondance avec ses anciens amis, tant de l'armée que d'Abilene. Le sergent Stack lui écrivit un jour une longue lettre pour lui donner des nouvelles du 15e. La plupart des sergents, disait-il, avaient été nommés à des emplois intéressants, mais rien de tel pour lui. Il terminait par la phrase classique : " Il ne faut pas chercher à comprendre... " C'était une discrète invitation. Ike la saisit sur-le-champ. Stack était un brave type.

Avant qu'il eût le temps de dire " balaklava " (Ouf!) Stack se trouva à Washington avec des galons sur l'épaule. Il rencontra le général Eisenhower à onze heures du soir dans un couloir du Munitions Building, où les services d'État-Major s'empilaient momentanément dans des bureaux trop étroits, la lumière brillant toute la nuit.

" Hé, Stack, fit Ike en le voyant. Je vois que tu as pris un bon départ. "

Quand vint le mois d'avril, la situation sur les différents fronts se trouvait un peu stabilisée. Bataan était tombée, comme on pouvait s'y attendre. Ike eut beaucoup de peine en pensant au sort de ces splendides troupes qu'il connaissait si bien. MacArthur, en Australie, avait considérablement renforcé sa position, si bien que ce grand continent, au lieu de pendre comme une pomme mûre, prête à être cueillie, semblait maintenant jouir d'une certaine sécurité. En Russie, l'armée rouge avait repoussé les Allemands sur une profondeur importante et les Anglais avaient provisoirement chassé Rommel d'une bonne partie de la Libye. L'avenir commençait à se dessiner.

En mai, le général George C. Marshall envoya Eisenhower en Angleterre pour prendre part aux conférences d'États-Majors et effectuer une tournée d'inspection. Ike ne s'attendait pas à être inspecté, à son tour. Marshall fut heureux d'apprendre qu'il se tira magnifiquement de sa mission auprès des Anglais. Sans doute parce que jamais Ike ne se disait : " Ces hommes sont des Anglais ; tenons-nous sur nos gardes. " Il ne faisait aucune différence entre les deux nations et était simplement lui-même.

De nouveau fut discutée l'invasion de l'Afrique du Nord. Eisenhower produisit cette fois des plans plus détaillés, mais l'expédition restait cependant hasardeuse en raison de la situation sur mer qui s'aggravait chaque jour. Les sous-marins ennemis chassaient sur l'Atlantique entre l'Irlande et New Jersey. Cependant, des dispositions furent prises pour une attaque au mois de novembre.

Quand Ike revint en Amérique, le général Marshall fit des sondages auprès de ses collègues britanniques pour savoir s'ils accepteraient sa candidature comme commandant en chef des forces américaines sur le front européen. I l reçut le " signal vert " .

Certain jour de juin d'une chaleur accablante, Ike fut appelé à se présenter devant le chef d'État-Major. Au cours de leur entretien les deux hommes discutèrent en détail l'invasion de l'Afrique du Nord. Finalement, Marshall demanda à son interlocuteur :

" A votre avis, est-ce que les plans sont maintenant parfaitement au point ? Les approuvez-vous entièrement ?

- Yes, sir, dit Ike. Je les crois excellents.

- C'est une chance, dit le général Marshall avec un clignement de l'œil, car vous êtes chargé de les exécuter. "

Ike n'en pouvait croire ses oreilles. Il était loin de supposer que l'on songeait à lui pour les opérations. La joie avec laquelle il eût accepté de commander une division en campagne s'éclipsait devant l'idée de l'énorme responsabilité qui reposait maintenant sur ses épaules.

Son vieil ami, le général de brigade Francis B. Wilby, le rencontra l'instant d'après dans l'escalier du Munitions Building. Il nota sa pâleur et sa gravité si peu coutumière.

" Comment ça va ? " dit Wilby joyeusement.

Eisenhower s'arrêta net devant lui.

" Mon vieux, dit-il, savez-vous ce qu'on vient de me faire ? " Le général Wilby crut à une mauvaise nouvelle et prit un air de circonstance.

" Je donne ma langue " , dit-il.

Ike secoua tristement la tête.

" On m'envoie sur le Continent pour y commander le grand baroud. " Au retour de son premier voyage en Angleterre, Ike, au cours d'un rapide week-end, était allé voir John à West Point. L'enfant qu'il avait chaque soir regardé dormir dans son petit lit était déjà ce jeune et grand soldat. Ike était terriblement fier de son fils. S'il avait été en son pouvoir de le former exactement selon ses vœux, John n'eût pas été autrement ; Ike avait pleine conscience de son bonheur et de sa chance d'avoir un pareil fils.

Tout d'abord il y avait eu une certaine contrainte entre le père et le fils. Ils ne s'étaient pas revus depuis un an et chacun éprouvait la pudeur de son émotion ; mais vite ils étaient redevenus les vieux amis d'autrefois.

Ils passèrent l'après-midi à parler de choses et d'autres en se promenant autour des bâtiments. Ike montra à son fils l'endroit où il s'était assis un jour et avait médité sur l'importance historique de West Point et lui dit tout ce que cette méditation avait signifié pour lui. Nul ne pouvait mieux le comprendre que John, car il pensait de la même façon.

Ike vit son fils encore une fois avant de s'embarquer de nouveau pour l'Angleterre. John, qui venait d'être promu cadet, obtint une permission de week-end pour venir à Washington. Le père et le fils savaient que c'était, pour un temps indéterminé, la dernière fois qu'ils se trouvaient ainsi ensemble à la maison ; ils voulurent en profiter et se montrèrent très gais l'un et l'autre.

Le dimanche passa vite et déjà John devait songer au départ. Le taxi attendait au coin. John quitta la maison dans son bel uniforme blanc. Il enleva sa mère dans ses bras et la serra à l'étouffer, puis il prit la main de son père, qu'il étreignit de toutes ses forces. Ike le suivit des yeux tandis qu'il s'éloignait.

Soudain, John se retourna, regardant droit dans les yeux de son père. Celui-ci fut frappé par sa taille élancée et sportive, par ses larges épaules et ses hanches étroites, par son teint coloré et le bleu intense de son regard. Alors, John porta rapidement sa main à sa casquette et salua le général dans le plus pur style de West Point.

XIV

L'ANGLETERRE

DANS son premier message de Londres, le général Eisenhower disait : " L'armée des États-Unis et l'armée Britannique s'efforcent de réaliser une association parfaite, en vue de l'effort commun. "

Ces mots exprimaient sa conception des rapport entre les alliés, et le but qu'il poursuivit dans tous ses contacts avec les Anglais. Les frictions d'amour-propre, il les ignorait avec sérénité dans l'intérêt de l'unité, car il savait que cette politique payait de gros dividendes.

Sa première tâche fut de former un État-Major anglo-américain capable de travailler harmonieusement à la réalisation du grand projet maintenant désigné par le mot de " Torch " - l'invasion de l'Afrique du Nord - et à la mise au point des actions offensives qui devaient lui succéder. Avant de quitter les États-Unis il avait choisi les officiers américains qui devaient appartenir à l'État-Major. Les uns étaient déjà sur place ; les autres y furent envoyés. Les plus âgés des commandants sous ses ordres étaient ses vieux amis de West Point, le général de brigade Mark Wayne Clark, commandant les troupes de terre ; et le général de brigade John C. H. Lee, commandant des étapes ; le général de brigade Russell P. Hartel, pour l'Irlande du Nord ; le général de brigade Charles H. Bonesteel, pour l'Islande ; le général de brigade Carl Spaatz, fameux joueur de guitare, commandant les Forces aériennes. Ce n'était pas la première fois que les Allemands faisaient connaissance avec Spaatz. En 1918, prenant un bref congé de son poste de commandant du Centre d'entraînement aéronautique à Issoudun, en France, il avait abattu deux avions allemands. Comme chef d'État-Major, Ike prit avec lui le général de brigade Walter Bedell Smith, connu généralement sous le nom de " Beedle " , qui avait été secrétaire à l'État-Major général. Pour ses aides de camp, Eisenhower choisit le major Ernest Lee et son vieux partenaire au poker à Washington, Hamy C. Butcher, maintenant commandant.

" Butch " avait lâché son " job " lucratif au Columbia Broadcasting pour s'engager dans l'armée le 1er juin. Il avait espéré rester à Washington comme conseiller radiophonique et officier de liaison avec la marine, mais quand Ike lui fit savoir qu'il avait besoin de lui, Butch obéit sans discuter.

On fronça les sourcils, dans les bureaux de l'État-Major, quand Eisenhower demanda que Butcher fût détaché auprès de lui. On objectait que Butcher, qui venait à peine d'entrer en service, et dans la marine, n'avait pas les capacités nécessaires. Ike trancha la question à sa manière, toujours plus ou moins explosive : " Que diable, j'ai besoin de quelqu'un qui ne soit pas un subordonné ! "

Comme toujours dans sa vie, Ike éprouvait le besoin d'être entouré, sinon des siens, du moins de ses amis. Plus que toute autre chose, il redoutait l'inévitable isolement du haut commandement et il était bien résolu à emmener un ami sur lequel il pût s'appuyer. Avec Butch - et Mickey, naturellement - il se sentirait chez lui.

Avant son départ, Mamie réussit à l'arracher au tourbillon des préparatifs et à lui imposer une journée de repos. Pour être sûre qu'il ne sortirait pas, elle lui apporta une demi-douzaine de livres, de fantastiques histoires du Far West. Le lendemain matin, ils étaient tous empilés dans le hall, prêts à être rangés dans la bibliothèque.

" Le général ne va donc pas les lire ? " demanda Mickey. Mamie éclata de rire :

" Il a lu les six hier après-midi " , dit-elle.

Ike fut invité à faire un exposé sur " Torch " devant l'État-Major général, avant de quitter l'Amérique. La conclusion de sa conférence est assez typique : " Voilà ce que nous allons faire, dit-il, car c'est ce dont nous avons besoin. Nous comptons sur vous pour que tout aille bien. Au revoir. "

En raison de l'importance de son nouveau poste, Ike reçut le grade de général de division. La rapidité de son ascension qui, en un an, le fit passer de colonel à général à trois étoiles, était un véritable record. Comme il fallait attendre, certains critiquèrent cette montée en flèche, l'attribuant à quelque manœuvre politique. Ils étaient sur une mauvaise piste. Avant son arrivée à Washington, en décembre 1941, Ike connaissait assez peu le général Marshall et n'avait jamais rencontré le président Roosevelt. Aussi décevant que cela pût être pour les mauvaises langues, il leur fallut pourtant admettre que l'avancement de Eisenhower n'était pas le fait d'une faveur, mais de son propre mérite.

Londres, Ike se mit à la tâche, avec son enthousiasme habituel. Sa nouvelle charge signifiait sept jours de travail par semaine et dix-sept heures de travail par jour. Il se maintint en forme en faisant une partie de medicine-ball, chaque matin, avec Butch, au saut du lit, au grand dam des objets qui meublaient sa chambre dans leur petit appartement de trois pièces. Le salon servait de bureau, et c'est là que Ike travaillait quand il n'était pas au quartier général américain ou à Norfolk House, le quartier général secret de " Torch " . Tout l'immeuble - un hôtel composé de petits appartements de luxe - avait été réquisitionné par l'autorité militaire et la moitié des officiers de l'armée et de la marine américaines vivaient là. Des amiraux, des généraux, des colonels, des capitaines peuplaient les corridors comme de brillants termites. Des sentinelles armées gardaient les portes et personne ne pouvait entrer sans un laissez-passer spécial. Le secret était bien gardé : une bombe bien dirigée eût fait trop de plaisir à Hitler. Ce ménage très militaire était loin de l'atmosphère familiale que Ike eût souhaité retrouver à ses brefs instants de loisir. Malgré le grand nombre de gens qu'il voyait, il se sentait désespérément seul. Finalement, il alla trouver le commandant Lee :

" Lee, est-ce qu'il y a quelque chose dans le règlement qui m'empêche d'avoir un chien ?

- Pas que je sache, répondit le commandant. Pourquoi ?

- Parce que je voudrais un chien, dit Ike. J'ai besoin d'un compagnon qui ne me parle pas de la guerre.

Quelques jours plus tard, le général avait son chien, un cadeau de son État-Major. C'était un scottie noir de suie, issu d'un père anglais et d'une mère américaine : vivant symbole de l'effort allié. Mickey, pour commencer, regarda d'un assez mauvais œil ce nouveau membre de la famille, mais il ne pouvait que se réjouir finalement de ce qui faisait plaisir au général. Ike donna au chien le nom mystérieux de Telek.

" Pourquoi Telek ? demandait-on, intrigué.

- Secret militaire, répondait Ike ; je ne puis vous en dire la raison. "

Le mystère est encore entier à l'heure actuelle.

Si la première préoccupation de Ike était de renforcer l'union des Anglais et des Américains, il n'usait pas de flatterie ni d'obséquiosité à l'égard des Anglais. Le secret de son influence sur les hommes de tous les pays consiste dans le fait qu'il ne déguise jamais sa pensée ; si quelque chose lui paraît mauvais, il va droit à la personne responsable. Ce fut sa politique en Angleterre, envers Winston Churchill comme envers tous les autres, et les Anglais l'apprécièrent, car ils savaient du moins à quoi s'en tenir. Par ailleurs, Ike ne permit jamais que les traditions de confort et de loisir des Britanniques intervinssent pour briser son extraordinaire dynamisme. Presque dès son arrivée, il déclara : " Nous ne devons pas commettre l'erreur de penser que le moral puisse être amélioré par un adoucissement des conditions de vie. " Et pour étudier la question, il convoqua pour le dimanche suivant une conférence d'État-Major. C'était aller contre le rite sacré du week-end, si cher aux Britanniques. Ils cédèrent cependant, pour la première fois de leur histoire (exception faite des moments les plus critiques de la Bataille d'Angleterre).

Chose curieuse, les Anglais prirent goût à cette innovation comme ils prirent goût aux manières cordiales du général Ike. Pour lui, lord Louis Mountbatten n'était que " Louis " et le général Hastings Ismay était " Pug " . Ils sentaient qu'ils avaient affaire à un homme de valeur, et cependant sans prétentions.

Il y eut, bien entendu, quelques interruptions officielles de travail, mais jamais au-delà que ce que Ike voulait bien s'accorder. Dans son discours aux Américains, du 4 juillet, jour de la fête Nationale, il dit : " Nous n'avons pas de temps à perdre en vains messages, jusqu'à ce que nous puissions en faire parvenir quelques-uns par voie de bombes et d'obus. " Pour corser cette déclaration, le général Spaatz envoya des bombardiers attaquer sur le continent des installations ennemies. Ce jour-là, six avions seulement participèrent au raid, mais les temps allaient venir où les ailes alliées devaient obscurcir le ciel. Le 5 juillet, Ike prit le temps d'être reçu par le roi à Buckingham Palace et il assista le 14 juillet à la commémoration de la prise de la Bastille. C'était la première fois qu'il rencontrait l'étonnant personnage qui commandait les Forces Combattantes Françaises, le général Charles de Gaulle, qui tenait du saint du moyen âge en même temps que de l'enfant terrible.

Mais, plus souvent que pour toute autre chose, Ike interrompit son travail pour passer les troupes en revue. Il avait toujours préféré servir avec les hommes plutôt que dans un bureau d'État-Major. Aussi ne manquait-il jamais une occasion de saluer telle ou telle unité, nouvellement débarquée. Le magnifique train spécial que les Anglais tenaient à sa disposition l'emmenait dans tous les coins du Royaume-Uni. Ike considérait ce train comme beaucoup trop " fantaisie " , mais il était très pratique pour lui.

Il essaya de rendre au moins une visite à chaque unité sous son commandement. Il voulait connaître ses hommes et leur donner cette assurance qu'ils ne peuvent avoir que lorsqu'ils ont vu leur commandant face à face. Il était réconfortant de les entendre crier : " Ike ! Ike " quand il roulait dans sa Jeep.

Au cours d'une conférence d'État-Major, en juillet, l'invasion de l'Afrique du Nord fut définitivement fixée. C'était une décision audacieuse, car la guerre allait assez mal. Les sous-marins allemands ravageaient toujours l'Atlantique et faisaient payer cher le droit de passage. En Égypte, le maréchal Erwin Rommel avait transformé ce qui semblait être une victoire anglaise en un véritable désastre quand ses nouveaux canons de 88 prirent au piège les chars britanniques, et en écrasèrent plus de la moitié. Découragée, sans toutefois être complètement anéantie, la 8e armée luttait pour couvrir sa retraite jusqu'en Égypte. Tobrouk qui, l'année précédente, s'était si vaillamment défendu, tombait en un seul jour, entraînant des pertes énormes et la capture de nombreux prisonniers. Les fameux Rats du Désert reculaient, ils reculaient dans la chaleur et la poussière, abandonnant l'une après l'autre les places qu'ils avaient eu tant de mal à gagner : Bengasi, Bardia, Solum, Sidi Barani, Matruh. Ils firent halte à El-Alamein, presque en vue d'Alexandrie, et Rommel rassembla ses blindés pour la bataille d'extermination.

La chance nous tournait résolument le dos. Le général de division William H. E. Gott, envoyé au secours de la 8e armée, fut tué en avion tandis qu'il rejoignait son poste. Les Anglais s'empressèrent d'envoyer un remplaçant. Bernard Montgomery était aussi nerveux qu'une prima donna. Son choix pouvait paraître assez original, mais c'était le meilleur qu'on pût faire. Chacun sentit un soulagement à la nouvelle de son arrivée en Égypte. Il trouva son état-major fiévreusement actif.

Que faites-vous ? demanda-t-il à ces officiers.

- Nous dressons des plans pour notre retraite à travers le Nil, répondirent-ils.

- Déchirez cela " , dit Montgomery.

C'étaient là des mots courageux, mais le front britannique était terriblement mince.

En août, le grand raid sur Dieppe s'acheva en désastre. Une fois de plus, la chance nous boudait et les Allemands étaient trop forts. La moitié des splendides soldats de Mountbatten furent tués ou faits prisonniers sur la plage tragique.

Il semblait vraiment fantastique d'envisager l'invasion de toute l'Afrique du Nord au moyen d'une opération amphibie, alors que les éléments dispersés de l'attaque sur Dieppe ralliaient tant bien que mal l'Angleterre, et que la 8e armée attendait l'assaut de Rommel, repliée sur un front extrêmement fragile, entre Quattara et la mer. Mais cependant les dés étaient jetés.

Tandis que la préparation purement militaire de l'expédition s'achevait, rien n'était d'autre part omis pour la préparation du front psychologique. Étant donné que les colonies françaises d'Afrique du Nord ne pouvaient subsister sans l'approvisionnement américain, les Allemands avaient autorisé un certain trafic commercial entre les deux pays - ce qui entraînait, du côté de l'Amérique, la nécessité de maintenir une représentation diplomatique. Après tout, il y avait toujours un ambassadeur américain à Vichy. Robert Murphy, notre consul général en Afrique du Nord, augmenta son équipe de vingt nouveaux vice-consuls qui déployèrent une activité intense dans maintes directions qui n'avaient rien à voir avec leurs fonctions officielles.

De 1940 à 1941, Murphy avait travaillé discrètement avec le général Weygand, commandant l'armée française d'Afrique du Nord. Bien que Weygand eût été obligé d'accepter la reddition de la France et de collaborer dans une certaine mesure avec ses conquérants, il ne cachait pas le moins du monde sa sympathie pour les Alliés. Il avait même signé un accord secret avec les États-Unis par lequel, en échange de fournitures que nous nous engagions à lui faire parvenir, il promettait de ne jamais livrer l'Afrique du Nord aux Allemands. Il est certain que, si Weygand avait été maintenu à son commandement, il n'aurait opposé aucune résistance au débarquement allié.

Mais les Allemands soupçonnèrent quelque chose et, en novembre 1941, obligèrent le gouvernement de Vichy à rappeler Weygand. Comme il semblait désormais impossible de faire un accord général avec la France, Murphy s'efforça alors de miner toute résistance possible. Pour faire la liaison et pour remplir en quelque sorte le poste vacant de Weygand, il proposa que le général Giraud fût secrètement invité à se joindre à l'effort allié. L'éblouissante carrière militaire de Giraud, sa récente évasion du château de Keenigstein en Allemagne, son long service au Maroc avaient fait de lui une sorte de héros populaire pour les Français d'Afrique du Nord. Murphy pensait que, si le général lançait une proclamation à l'année d'Afrique, celle-ci suivrait ses ordres aveuglément.

Des négociations délicates furent donc entreprises avec Giraud, par l'intermédiaire de Lemaigre-Dubreuil, membre de la dissidence algérienne, dont les affaires étaient un excellent prétexte à de fréquents voyages à Vichy. Elles réussirent pleinement, sauf qu'elles amenèrent le général à une fausse conception de son rôle à venir au moment de l'invasion. Des plans furent établis pour l'évasion de Giraud du territoire de la France non occupée et pour son transport par sous-marin à. Gibraltar.

Murphy mena particulièrement bien son travail de cinquième colonne dans les secteurs d'Alger et d'Oran. En octobre, les négociations avec les officiers français pro-alliés étaient en très bonne voie ; il importait qu'un général américain rencontrât les Français pour fixer l'action commune. Quand il reçut le message de Murphy, le général Eisenhower partit immédiatement pour une rapide inspection de ses troupes et s'arrêta au quartier général de Mark Wayne Clark, dans un vieux château anglais.

Quand sa voiture franchit la grille du parc, après la maison du garde, il découvrit les tours crénelées du manoir qui s'élevaient au-dessus des chênes, comme les tours de West Point, et, durant quelques minutes, il éprouva le mal du pays. Mais le site qu'il avait sous les yeux était beaucoup moins rude que la vallée de l'Hudson. D'agréables collines et de paisibles prairies formaient un arrière-plan pastoral au château couvert de lierre. Devant lui s'étendaient de superbes pelouses et un parc entouré de haies bien tondues et d'ifs taillés en forme d'animaux et d'oiseaux de toutes sortes. Une petite rivière serpentait à l'intérieur ; çà et là, une mare profonde. Les guérites de bois des sentinelles et les batteries de canons anti-aériens pointés vers le ciel apportaient à ce décor un élément incongru : à peu près l'équivalent d'un igloo dans la Fifth Avenue. Enfin, la guerre avait amené des paradoxes plus inédits encore, pensa Ike. Et l'extraordinaire aventure qu'il s'apprêtait à proposer à son ami, le savant, le prudent Wayne Clark, allait dépasser toutes les autres.

Le général Clark l'accueillit gaiement.

" Hello, Ike. Vous venez nous inspecter ?

- Oui, dit Ike ; mais, tout d'abord, j'aimerais m'entretenir avec vous. "

Quand les deux hommes furent installés dans le bureau de Clark, Ike aborda la question :

" Wayne, dit-il, vous allez enfoncer Dick Tracy et Hop Harrigan. Je voudrais bien y aller, mais on ne me laissera pas partir. "

Clark ne fut pas surpris outre mesure. Il avait été tenu au courant des négociations et, sachant que quelqu'un devait y aller, il voulait être celui-là.

On prit les dispositions : un avion jusqu'à Gibraltar ; puis un sous-marin le long de la côte, jusqu'à Cherchell, près d'Alger. Finalement, un canot pneumatique transporterait Clark dès que le signal convenu serait donné sur la côte.

Clark s'acquitta de sa mission avec succès. Il prit contact avec les officiers français et mit au point les derniers préparatifs en vue de leur coopération, mais ce fut une rude aventure. Il eut à se cacher sur la plage et dans des caves, tandis que les autorités, soupçonnant dans les parages une activité insolite, faisaient fouiller de haut en bas la maison où les réunions avaient lieu. Quand le sous-marin vint le rechercher, la mer était si agitée que le canot se retourna. Clark perdit dans l'aventure une somme importante d'or américain et son pantalon. Il rentra cependant en Angleterre sain et sauf. Cette fois, les plans étaient au point.

L'invasion de l'Afrique du Nord constitue peut-être la plus risquée de toutes les entreprises militaires connues jusqu'à nos jours, si l'on songe aux impondérables dont dépendait son issue et à quel point il importait que le secret fût bien gardé pour permettre le succès. Les moyens dont disposait Eisenhower étaient ridiculement faibles, non en raison du manque d'hommes, ruais en raison du manque de bâtiments de transport. Les pirates de l'Atlantique faisaient des victimes sans arrêt. Sept cent mille tonnes venaient d'être coulées en un seul mois.

Mais, d'autre part, Montgomery faisait merveille à la tête de la 8e armée. Non contents d'avoir résisté à El-Alamein, ses soldats venaient d'enfoncer les lignes de Rommel. Les nazis refluaient sur la fameuse route qui traverse la Libye. Il était temps d'agir, avant qu'ils ne fussent trop près de l'Afrique du Nord. L'invasion ne pouvait plus attendre.

Finalement on s'arrangea pour mettre 850 bâtiments à la disposition d'Eisenhower. " Torch " fut fixée à une semaine de là, tandis que Ike attendait encore les derniers navires. Le tonnage total s'élevait à 600.000 tonnes environ, c'est-à-dire à raison de 6 tonnes par homme, équipement compris, de quoi embarquer 100.000 hommes. En fait, 107.000 hommes prirent part à la première attaque, dont une partie fut transportée par avions.

Cet effectif représentait à peu près le chiffre nécessaire pour un défilé de grande classe, et ces hommes devaient conquérir 800 kilomètres de côte. Le plan original comportait des têtes de pont à Bône, Philippeville et Tunis, mais les forces disponibles ne pourraient jamais s'établir sur une aussi grande longueur de côte. Par ailleurs, on manquait de bateaux de débarquement et de porte-avions (on n'avait laissé dans le Pacifique que le porte-avions Enter prise).

Trois unités différentes prirent part à l'expédition ; deux venant d'Angleterre et une d'Amérique. La première, l'Eastern Task Force, commandée par le général K. A. N. Anderson, était formée de fantassins britanniques et de commandos, accompagnés de deux formations de combat américaines provenant des 9e et 34e régiments d'infanterie, plus un bataillon de choc. Elle avait pour mission de prendre Alger. Les troupes américaines avaient l'ordre de débarquer les premières sous le commandement du général de brigade Charles W. Ryder, les Français étant supposés préférer les Américains aux Anglais.

Le major général Lloyd R. Fredendall commandait la seconde unité (Second Task Force) composée de la Ire division d'infanterie et de la moitié de la ire division blindée. Il devait débarquer à Oran et effectuer sa jonction vers le Nord-Ouest, derrière le Maroc espagnol, avec la troisième unité (Third Task Force), commandée par le major général George S. Patton, venant de Casablanca.

On supposait que cette troisième unité, la plus puissante, rencontrerait plus de résistance que les autres, du fait que Murphy et sa cinquième colonne n'avaient pratiquement rien pu faire avec l'armée du général Noguès, à Casablanca, et que d'importantes unités de la marine française stationnaient dans ce port. Elle était composée de la 3e division dont l'ancien régiment de Ike, le " Can do " , faisait partie, et du 2e corps d'armée blindé. Georgie Patton avait entraîné ses chars à Indio, dans le désert de Californie, pendant tout l'été. En Californie, où, quand il faisait frais, on notait 48° C à l'ombre, il avait préparé ses hommes de telle sorte qu'il les jugeait encore plus résistants à la chaleur que l'Afrika Korps de Rommel.

Plusieurs cuirassés, un porte-avions et des bâtiments de moindre importance, groupés sous le commandement du contre-amiral H. Kent Hewitt, escortaient les troupes de Patton, tandis que les forces parties d'Angleterre étaient accompagnées par la marine anglaise.

En outre, des parachutistes américains devaient s'envoler d'Angleterre, parcourir un long trajet au-dessus du golfe de Gascogne et de l'Espagne, pour s'emparer des aérodromes d'Alger. Ike désigna le général Clark pour le commandement des armées en campagne.

Le 24 octobre 1942, l'amiral Hewitt rassembla son escadre et mit le cap sur Casablanca. Le lendemain, les autres unités quittaient les côtes d'Angleterre.

Les derniers dix jours passés en Angleterre furent les plus exténuants pour Ike. La grande flotte, dont la perte eût été irréparable, labourait l'océan à la vitesse d'escargot qui est celle des convois. Mille dangers la guettaient. Que le secret fût éventé et tout l'effort était perdu. Et même si le secret était gardé jalousement, les forces parties d'Angleterre avaient à traverser le détroit de Gibraltar où les nombreux agents de l'Axe, en Espagne et au Maroc, compteraient les bâtiments et s'étonneraient de leur nombre. Comment supposer que les Allemands ne devineraient pas leur destination ?

En apparence, ce furent les jours les plus gais que Ike passa à Londres. Il accepta toutes les invitations qui lui étaient offertes et apparut partout, souriant, l'air dégagé. Inévitablement, quelques rumeurs d'expédition lointaine commençaient à se répandre. Ike leur fit face comme il convenait.

" Micey.

- Yesk, sir.

- Vous irez chez Harrod. Vous m'achèterez un sous-vêtement en laine, le plus chaud que vous pourrez trouver. Et un bon gros sweater. Si vous pouvez me dénicher des gants fourrés, prenez-les également.

- Nous partons vers le Nord, mon général ? " Ike sourit d'un air mystérieux.

" Vous ne devez pas me poser de questions, Mickey. Faites ce que je vous ai dit et voyez pour vous-même.

- Excusez-moi, mon général, mais... est-ce que Pearlie doit venir avec nous ? "

Ike ne put s'empêcher de rire devant l'expression de son ordonnance. Pearlie était son deuxième chauffeur, une W.A.A.C., dont le pauvre Mickey était fort amoureux.

" Ne vous faites pas de soucis, Mickey " , répondit-il.

Vers le 1er novembre, alors que les bateaux étaient au milieu de leur course, Amon Carter, le fameux propriétaire du Star Telegram de Fort Worth, arriva à Londres. Comme il était " Amon " , il voulut sur-le-champ voir Eisenhower. Toutes sortes de gens haut placés téléphonèrent en sa faveur. Malgré ses multiples engagements, tant militaires que mondains, Ike lui accorda pourtant une demi-heure, juste avant le dîner.

Amon vint à l'appartement et bavarda avec Eisenhower et Butcher. Il revendiqua Ike pour son état natal : le Texas. Tout ce qui pouvait jouer en faveur du Texas était pain bénit pour Amon. Il promit à Ike l'un de ses fameux Stetsons.

" Exactement comme celui de Winston, lui dit-il.

- J'espère être à même de le porter bientôt, dit Ike.

Que ne donnerais-je pour une partie de poker à Abilene ! "

Quand le général commença sa toilette pour le dîner, Amon resta encore à causer avec Butcher. Ike passait souvent la tête par la porte entrouverte, car il ne voulait rien manquer de ce que racontait Amon sur les choses du pays.

Deux ou trois jours plus tard, le téléphone sonna et Butcher répondit.

" C'est Carter, dit-il à Ike, en posant sa main sur le récepteur. Il voudrait nous avoir à dîner au Ritz, le 8 novembre, ou n'importe quel jour de la semaine prochaine. "

Le visage de Ike brilla d'un large sourire.

" Dites-lui que nous sommes pris toute la semaine prochaine, répondit-il en retenant son hilarité. Mais si j'ai quelques heures de liberté, je lui ferai signe. "

Le lendemain Ike quittait Londres pour établir à Gibraltar son quartier général.

XV

" TORCH "

DANS une des galeries du rocher de Gibraltar, le général Eisenhower regarde à travers une meurtrière pratiquée à même le roc. Juste à ses pieds, s'étend le port intérieur, avec ses docks et ses chantiers navals où deux destroyers britanniques et un croiseur sont actuellement en réparation.

Au-delà, c'est la baie, avec sa large courbe irrégulière. Les convois venant d'Angleterre ont commencé à passer le détroit et des navires amarrés s'empilent dans le port, aussi nombreux que les brindilles derrière l'écluse d'un moulin. Ce sont des bâtiments de la marine anglaise, battant pavillon blanc, et des cargos naviguant sous l'insigne du Red Duster. Le drapeau étoilé flotte à l'arrière des nouveaux Liberty-ships et de l'étrange masse de la force de débarquement américaine. Un porte-avions est à l'ancre très loin, presque au pied, dirait-on, de ces montagnes pourpres qu'on aperçoit de l'autre côté du détroit, au bord du sol africain.

Du haut du rocher, la scène est d'une grande beauté statique. Les vagues elles-mêmes semblent immobiles. Il semblait à Eisenhower que le temps soudain avait suspendu sa course pour un moment d'éternité, en dehors de la tourmente et du poids de la guerre. Alors il ressentit une émotion sans bornes, car ces bateaux, ces hommes, ces machines étaient là sous son commandement, comme beaucoup d'autres qui étaient encore épars sur les mers. Son sentiment, pourtant, n'était pas un sentiment d'orgueil, mais bien plutôt celui d'une charge énorme pesant sur ses épaules. Atlas, dont le nom fut donné à ces monts lointains, n'avait-il pas trébuché sous le fardeau des cieux ?

Il finit cependant par sourire à l'idée que cette entreprise dépassait vraiment tous ses rêves. Même quand il était un cadet plein d'ambition et d'imagination, jamais il n'eût imaginé qu'il commanderait un jour la forteresse anglaise de Gibraltar. Et cependant il était là, au sein de la citadelle sacrée de l'Empire, et sa parole faisait loi.

Le commandant en chef n'eut pas le temps de se complaire à la contemplation de son étrange destinée. Il y avait trop à faire. Brusquement, il s'arracha au charme de ce retour en arrière et s'achemina rapidement vers les bureaux d'État-Major.

Ceux-ci étaient situés au centre même du Rocher et comptaient quatre cents mètres de pierre au-dessus d'eux. On y arrivait par un tunnel, une galerie longue d'environ treize cents mètres, si humide que des gouttes d'eau suintaient continuellement de sa voûte, comme la sueur froide d'un front plein de terreur. La première fois qu'il traversa le tunnel, Ike marcha d'un pas raisonnable ; mais, par la suite, c'est en courant qu'il en parcourut la longueur, tandis que ses officiers d'État-Major soufflaient loin derrière lui, incapables de le suivre.

Les bureaux, heureusement, étaient climatisés et secs, protégés par d'épaisses cloisons de ciment armé. Ils avaient été préparés spécialement et munis de tout le confort et toute l'aide matérielle possibles. Là, au milieu de ses cartes, Ike travaillait de 6 heures et demie du matin à minuit. Il tenait des conférences et donnait des ordres, même en prenant son bain.

A vrai dire, la situation était on ne peut plus périlleuse. Les bateaux s'entassaient dans le port et six cents avions s'alignaient aile contre aile sur l'étroite bande de terre bordant l'Espagne d'où pointaient des canons sur chaque forteresse des collines environnantes. Et personne ne savait ce que ferait Franco. Par ailleurs, cette concentration de navires et d'avions constituait une invitation ouverte à la Luftwaffe. Ike avait eu l'audace de jouer ce jeu terrible, mais maintenant la conscience du risque tendait douloureusement ses nerfs.

Il ne manifesta pourtant aucun signe de trouble à ceux qui vinrent s'entretenir avec lui. C'était un constant défilé, tout le jour, et même la nuit. Mark Wayne Clark ne le quittait guère, calme et patient, comme toujours. Sir Andrew Browne Cunningham, qui commandait la flotte en Méditerranée, faisait un bond de temps en temps. Il portait un sweater de laine blanche, montant jusqu'au cou. C'était un homme trapu, il avait un air de quartier-maître. Les Anglais prétendaient qu'il était si excellent manœuvrier qu'il pouvait avec un cuirassé couper un œuf en deux. Il avait horreur de la paperasse et les matelots l'avaient vu plus d'une fois, dans les moments de presse, aider à charger le charbon à bord - un type d'homme vraiment fait pour plaire à Eisenhower. Il y avait une nuée de généraux : Fredendall, Ryder, Anderson ; l'agile petit Jimmy Doolittle, commandant la nouvelle et secrète 12e force aérienne, le lieutenant général Mason MacFarlane, commandant de la Forteresse, le brigadier général Thomas Jefferson Davis, qui était, un homme du Sud, comme l'indique son nom. Chacun deux soulevait des problèmes que, seul, le commandant en chef pouvait résoudre. Ike écoutait et, avec cette étonnante faculté qu'il a de saisir sur-le-champ toute situation, il donnait ses ordres avec calme.

L'après-midi du 7 novembre, moins d'une demi-journée avant l'heure H, surgit une terrible complication : le premier de cette série de casse-tête extra-militaires qui allaient empoisonner Ike au cours des mois à venir. La nouvelle arriva au quartier général que l'hydravion du général Giraud était en vue.

" Dieu soit loué ! " murmura Ike qui ne se doutait de rien.

La grande silhouette de Giraud apparut peu après dans le bureau où Eisenhower l'attendait avec le général Clark. Ike trouva Giraud sympathique à première vue. Bien que fatigué par le déplacement et profondément soucieux, Giraud donnait une impression de jeunesse et d'agilité ; les rides de ses yeux exprimaient comme un sourire. Ike le trouva dans une forme remarquable pour un homme de 63 ans qui, après s'être embarqué à Marseille sur un bateau ordinaire, avait navigué deux jours entiers dans un sous-marin et achevait maintenant son voyage en avion.

Ils échangèrent un salut, suivi d'une rapide poignée de main, puis Giraud, qui ne connaissait pas l'anglais, commença à parler en français, un peu trop vite pour Ike qui n'a que des notions rudimentaires de cette langue. Clark, heureusement, leur servit d'interprète, mais ce que Ike parvenait à comprendre lui faisait tourner la tête.

" Wayne, dit-il finalement, est-ce qu'il dit vraiment ce que je crois comprendre ? "

Clark fit une tête longue comme un jour sans pain.

" Il n'y a pas d'erreur. Ses mots sont exactement : " Je viens vous annoncer que je suis prêt à prendre le commandement des opérations. "

Ils découvrirent, en effet, que Lemaigre-Dubreuil avait, d'une façon ou d'une autre, amené Giraud à penser qu'il allait prendre la tête des armées anglaise et américaine. A mesure que se développait la conversation, il apparut que le général français, qui parlait toujours de lui-même à la troisième personne, avait également été informé par erreur qu'une invasion du Sud de la France - un projet qui lui était cher - était alors envisagée par les Alliés.

Ike n'en pouvait croire ses oreilles, mais, même à cet instant tragique, il eut envie de rire quand il vit l'expression d'horreur qui se peignait sur le visage de Clark.

" Wayne, dit-il, il s'agit d'être diplomate et surtout de ne pas faire d'impair. "

D'une voix douce, comme s'il craignait de décevoir un enfant avide de bien faire, il expliqua la situation au général français. Ce fut un coup terrible. Le fait que chaque parole de Ike devait être traduite rendait plus difficile encore toute compréhension mutuelle. Giraud était venu vers Eisenhower, après une rude épreuve, soutenu par une ardeur au combat implacable et par l'espoir de réaliser le plus cher de ses rêves et sa plus profonde ambition : être le libérateur de la France. Découvrir qu'un tel rêve n'était qu'une illusion ne pouvait manquer d'être un choc épouvantable.

D'abord il se mit en colère. Ses yeux lancèrent des étincelles et il se redressa dans un mouvement de fierté.

" Le général Giraud ne peut pas accepter autre chose " , dit-il.

Ike persista dans ses explications, déployant tout le tact et toute la persuasion dont il était capable. Il fit valoir combien il serait difficile à un général français qui ne parlait pas l'anglais de commander une expédition composée de soldats anglais et américains. D'autre part, il exposa l'impossibilité dans laquelle il était de procéder à une invasion de la France avec les forces très limitées dont il disposait alors.

Cette délicate discussion se prolongea une partie de la nuit. Pendant ce temps, l'heure H sonnait et sur les points choisis les bateaux avançaient vers les côtes d'Afrique.

Çà et là, dans la nuit se faisait entendre un canon, suivi du tir d'une batterie, et la mort commençait sa danse.

Alors, les commandants américains dirent à leur tour : " Ouvrez le feu ! " et une flamme, jaillie de cent bouches à la fois, alluma enfin la " Torch " .

Mais les trois généraux continuaient de discuter dans le bureau sous le roc.

Finalement, Giraud se montra homme de bon sens et patriote véritable. Il accepta l'offre américaine d'exercer toute autorité, civile et militaire, en Afrique du Nord.

A peine Ike eut-il le temps de saluer d'un amical good night le général épuisé et d'essuyer la sueur qui perlait sur son propre front que lui parvint un message étourdissant de Bob Murphy. L'amiral François Darlan, commandant suprême des Forces Françaises de terre et de mer, était entre les mains des Alliés à Alger.

Ce n'est que quelques jours plus tard que Ike eut connaissance de ce qui s'était passé cette nuit-là à Alger. A une heure du matin, le 8 novembre, Robert Murphy téléphona au général Juin, qui se trouvait être le plus ancien officier, en l'absence du gouverneur général Yves Châtel, pour lui demander un entretien. Le général était de mauvaise humeur.

Comme Mon ami Pierrot, il grogne Je suis dans mon lit. " Il s'agit d'une affaire de la plus grande urgence.

- Ne peut-elle pas attendre jusqu'au matin ?

- Pas plus que la marée.

- Bon, alors, venez. "

Quand Murphy et trois de ses fidèles vice-consuls approchèrent de la villa du général, ils distinguèrent dans l'ombre de furtives silhouettes vêtues de vert. C'étaient des garçons des Chantiers de la Jeunesse que Lemaigre-Dubreuil venait de poster pour protéger la maison.

Le général Juin était peu vêtu, mais tout à fait ennuyé. Murphy alla droit au but. Les Américains, dit-il, débarquaient tout le long de la côte. Ils venaient en libérateurs, pour empêcher une invasion allemande. On espérait qu'il ny aurait pas de lutte entre d'anciens alliés ; d'ailleurs toute résistance serait franchement inutile. " Nous avons un demi-million d'hommes " , dit Murphy sans sourciller.

" Il faut téléphoner tout de suite à Darlan, dit le général Juin.

- Darlan ! Les sourcils de Murphy allèrent rejoindre sa calvitie.

- Mais oui, il est à Alger, avec l'amiral Fenard. Il est arrivé hier pour voir son fils Alain, atteint de poliomyélite. "

Murphy pensa aussitôt que cela changeait tout, en bien ou en mal, on ne pouvait savoir.

Il faut absolument que nous parlions à l'amiral, dit-il. Priez-le de venir ici. "

L'amiral Darlan était fort en colère quand il entra à son tour. C'était un petit homme, à l'aspect très net, avec un menton projeté en avant, comme l'éperon d'un vieux bateau de guerre. Son attitude, ses manières, son langage avaient la rudesse de l'Atlantique nord.

" Qu'est-ce que signifie cette histoire saugrenue ? " dit-il.

Murphy, qui connaissait bien l'amiral, raconta son histoire de la façon la plus aimable. Darlan fut difficile à convaincre, mais quand, finalement, il reconnut la vérité, sa rage ne connut plus de bornes. Un barrage de jurons maritimes précéda son avis que " cela aboutirait à mettre toute l'Afrique dans les mains des Allemands " .

Murphy répéta sa grosse feinte au sujet d'un demi-million d'hommes.

" Où sont-ils ? "

Les Américains se posaient la même question, car on était sans nouvelles de ce qui se passait dans les ports.

" Ils débarquent en ce moment, d'Alger jusqu'à Casablanca, déclarèrent-ils avec audace.

- Faites venir Fenard ! "

Un vice-consul fut envoyé en toute hâte. Il trouva l'amiral Fenard tout habillé, bien que tombant des nues.

" L'amiral Darlan vous demande de bien vouloir vous rendre chez le général Juin, immédiatement.

- Qu'y a-t-il ? demanda Fenard.

- Les Américains débarquent en force " , lui répondit-on. Les yeux bleus de l'amiral s'éclairèrent de plaisir et il secoua la tête énergiquement :

" Voilà qui me rend extrêmement heureux.

- Ce n'est pas le moment de vous réjouir personnellement, dit l'Américain, plus nerveux que diplomate. Partons tout de suite, si vous le voulez bien. "

La sympathie de l'amiral Fenard avait toujours penché vers les Alliés et il était aussi enclin à favoriser de Gaulle. Sitôt qu'il eut rejoint les autres à la villa, il déploya toute son influence pour convaincre Darlan de signer un accord avec les Américains. Darlan fut peu à peu gagné à la cause et devint même fort enthousiaste.

u Je vais câbler au Maréchal dans notre code secret, décida-t-il, en le pressant de collaborer avec les Américains. J'ai bon espoir qu'il nous donnera son agrément. "

Le télégramme fut envoyé ; mais le Maréchal répondit de continuer la lutte. Cependant, nos amis avaient bien travaillé. Le général Hast et ses officiers favorables aux Alliés désorganisaient les résistances. Les aérodromes de Blida et de Maison-Blanche venaient d'être occupés par des corps francs, les Hurricanes et les Spitfires de Gibraltar commençaient d'y atterrir. Pendant ce temps, les garçons aux pantalons verts de Lemaigre-Dubreuil s'emparaient des édifices du gouvernement. A 5 h. 15, le dimanche après-midi, Darlan donna l'ordre des cesser le feu " ; mais l'ordre ne fut écouté qu'à Alger. A Oran et Casablanca, il fallut disputer le terrain pouce par pouce.

Tandis que Ike déchiffrait les messages qui ne cessaient d'affluer dans son bureau de Gibraltar, ce même dimanche après-midi, il comprit que tout allait bien. Alger était entre nos mains, pour ainsi dire sans aucune perte. Fredendall rencontrait une certaine résistance à Oran, mais ne cessait pourtant de progresser. A Casablanca, on se battait ferme, comme, en somme, on l'avait prévu.

La situation militaire était franchement satisfaisante, mais Ike ne sut jamais se contenter de cette seule considération et ne se sentait guère satisfait. La pensée de ces garçons qui mouraient si inutilement sur les plages et sur les hauteurs du rivage était pour lui une hantise. Il avait espéré, contre toute probabilité, que les Français n'opposeraient qu'un simulacre de résistance, mais les obus que les batteries d'Oran et de Casablanca déversaient sur nos troupes ne pouvaient être confondus avec des gages d'amitié. Il lui semblait abominable de devoir lutter ainsi contre nos anciens alliés. Tout Américain ou tout Français tué au cours de ces combats perdait la vie sans raison ; et chaque instant qui prolongeait la lutte risquait de faire échouer le gigantesque plan. Il fallait faire cesser cette situation stupide le plus vite possible, et par n'importe quel moyen. Ike décida de jouer son meilleur atout.

Le général Giraud avait déjà lancé une proclamation aux Français de l'Afrique du Nord. De bonne heure, le lundi matin, Eisenhower l'envoya à Alger, dans une forteresse volante, et fit pendant ce temps proclamer un appel qui exprimait ses espoirs et sa foi. Le message disait : " Le général Giraud, venant de France, vient d'arriver à Alger. Nous espérons que sa présence mettra un terme à une résistance qui mène à des combats tragiques entre soldats qui luttent contre un ennemi commun. Le général Giraud a pris la tête d'un mouvement français qui veut prévenir une agression de l'Axe en Afrique du Nord. Il compte organiser l'armée d'Afrique afin qu'elle prenne part aux côtés des Nations Unies à la lutte pour la défaite de l'Allemagne et de l'Italie et à la libération de la France et de son Empire. "

Eisenhower proclamait, en outre, que le commandant en chef des armées alliées donnerait son appui au général Giraud et que le gouvernement des États-Unis s'était engagé à aider et à fournir en armes " la nouvelle armée française " .

Quelques heures plus tard, Ike dépêcha Wayne Clark et son état-major, toujours en forteresse volante, pour le représenter personnellement.

Des dépêches d'Alger indiquèrent rapidement que tout n'allait pas pour le mieux dans le secteur diplomatique. Le fameux as que Ike avait joué comme atout ne valait guère que " deux " , dans le jeu qui se jouait en Afrique. Mais le sort avait placé un poker entre ses mains.

Giraud avait dû se cacher pour ne pas être arrêté par les autorités françaises ; une proclamation par de Gaulle, à Londres, était restée sans effet. En général, les officiers français n'entendaient obéir qu'à l'autorité légitime : celle que Darlan représentait.

Lorsque Clark se fraya un chemin dans les rues sinueuses de la cité d'Alger, il ne trouva personne avec qui négocier, sinon Darlan. Il câbla la situation à son chef. Ike, recevant la dépêche, comprit qu'il se trouvait dans une impasse, mais il ne savait pas encore à quel point les choses allaient se compliquer. Bien qu'il eût toujours pensé comme Clausewitz que la guerre n'est qu'un aspect de la politique, il estimait cependant que la politique n'avait qu'à se taire dès que s'engageait la bataille. Il savait que Darlan était considéré par la majorité de l'opinion en Amérique et en Angleterre comme le collaborateur n° 1, mais il eût négocié avec l'ennemi n° 1 lui-même s'il avait pensé que c'était l'homme qui pouvait arranger les choses et sauver la vie de ses soldats. Roosevelt et Churchill, consultés par câbles, prirent également une position réaliste et Clark fut autorisé à traiter avec Darlan.

Ike télégraphia à Clark d'exiger immédiatement un armistice sur tous les fronts, sous peine d'attaque massive de la part des Américains. Le bluff réussit pleinement. Un officier français dit au général Clark : " Quand je pense aux forces énormes dont vous disposez, je tremble. "

Ce à quoi Clark répondit sans sourciller le moins du monde : " J'en suis moi-même effrayé. "

Il y avait en tout et pour tout 100.000 soldats alliés à Alger.

Poursuivant le bluff qui lui avait si bien réussi, Clark, à l'encontre de sa nature plutôt modeste, parla de très haut à Darlan, quand ils se rencontrèrent le mardi suivant, Io novembre. La situation militaire le rendait fort : le matin même, Ike avait câblé à Patton :

" Cher Georgie,

" Alger est entre nos mains depuis deux jours. La défense d'Oran s'écroule rapidement, les batteries côtières se rendent l'une après l'autre. La seule noix dure à casser est celle que vous tenez. Tâchez de la casser rapidement.

" I KE. "

Clark étala sur la table les termes de l'armistice - ils étaient généreux - et dit en substance : " Signez ou gare à vous ! " Il échangea des mots violents avec Darlan, dont l'orgueil était touché. Fenard trottait de l'un à l'autre avec des mots apaisants. Les nouvelles annonçaient qu'Oran était prêt à se rendre et que Patton montait une offensive sur le front de Casablanca. Dans l'après-midi, Darlan signa l'armistice. Comme la plume traçait son nom, Oran tombait. Noguès, à Casablanca, refusait d'accepter tout ordre oral de cesser le feu, et un avion français dut se hâter dans la nuit, évitant aussi bien une attaque de la Luftwaffe que celle d'un avion allié, pour lui porter un ordre écrit. Le mercredi matin, Ike poussa un profond soupir de soulagement en apprenant que toute résistance avait cessé.

Il n'était pourtant pas au bout de ses ennuis. Le vieux maréchal Pétain réagit violemment aux événements d'Alger. Il renia Darlan et lui enjoignit de remettre l'autorité entre les mains du général Noguès. L'amiral fit alors appeler Clark et lui dit : " Dans ces circonstances, je dois annuler l'armistice.

- Je ne le permettrai pas, dit Clark.

- Alors, il vous faut m'arrêter, fit Darlan, avec un clignement des yeux. "

Clark comprit et fit ce qu'il désirait.

A ce moment, Giraud sortit de son trou et demanda que l'autorité suprême lui fût dévolue. Clark savait qu'il n'en résulterait rien d'autre que la guerre civile, et refusa.

Darlan ne fut pas longtemps arrêté. Vers midi, la nouvelle arriva que les Allemands étaient en marche et qu'ils envahissaient la zone non occupée. L'amiral en conclut que Pétain était désormais leur captif et n'agissait que par contrainte, aussi déclara-t-il ouvertement qu'il collaborerait avec les Américains. Il dépêcha un ordre à la flotte de 'foulon de rallier les forces alliées. De Gibraltar, Eisenhower lança le même appel à la marine française.

Ce fut en vain. Peut-être les officiers de marine français attendirent-ils trop longtemps, peut-être leur sens particulier de l'honneur les porta-t-il à saborder leurs bâtiments plutôt que de se joindre aux uns ou aux autres.

Depuis trois jours Ike déchiffrait les dépêches contradictoires qui lui parvenaient d'Alger et essayait de tirer un sens des aspects kaléidoscopiques de la politique française. Enfin, une chose était claire. Darlan se rangeait complètement du côté des Nations Unies. Quand il apprit cette nouvelle, Ike envisagea la possibilité de compléter son plan primitif. Il avait besoin de Tunis, le port le plus proche de l'Italie, par lequel les troupes de l'Axe allaient bientôt affluer pour défendre les restes de leur Empire africain et renforcer l'armée de Rommel qui battait en retraite à travers la Tripolitaine. S'il pouvait s'assurer Tunis, l'ennemi serait bloqué et Rommel pris comme un renard entre cieux meutes. Le jeu valait la peine d'être tenté.

Darlan fut amené à ordonner au général Barré, à l'amiral Esteva et au vice-amiral Derrien, à Tunis et à Bizerte, de résister énergiquement à l'attaque allemande prévue sur ces différents points. Eisenhower fit réembarquer à Alger la première armée britannique et quelques unités américaines qui devaient aller occuper Bougie, plus à l'Est. Le général Anderson, qui menait cette opération, agit avec promptitude. Il prit Bougie le jour même - le mercredi 11 novembre - et, par un mouvement foudroyant, ses troupes avancèrent jusqu'à Bône, qu'elles prirent le lendemain. La course pour Tunis était commencée.

Entre-temps, il devenait absolument nécessaire qu'une autorité française stable prît le pouvoir en Afrique du Nord. La sécurité des voies de communication alliées extrêmement réduites l'exigeait, et l'on peut même dire que tout le succès de l'entreprise reposait sur ce facteur. Dès lors que les Alliés venaient, non pas en conquérants, mais en libérateurs, les Français devaient avoir leur propre gouvernement. Mais pour l'amour du ciel, pensait Ike, qu'ils se dépêchent.

A la cessation des hostilités, tous les hauts fonctionnaires français, civils et militaires, avaient rallié Alger. Yves Châtel, le gouverneur général, était maintenant de retour. Noguès était arrivé de Casablanca le 12. Mais ils ne savaient que se quereller. Exaspéré par leur attitude, Eisenhower câbla à Clark que, si les Français ne se décidaient pas à choisir un chef, lui, Eisenhower érigerait un gouvernement militaire en Afrique du Nord. Il envoya par ailleurs un message direct aux autorités françaises dans lequel, au mépris de toutes les conventions du langage officiel, il lançait un vibrant appel à leur patriotisme :

Des instants précieux ont été perdus pour l'union des Français. Que veulent donc ces hommes ? Ne sont-ils pas heureux d'être les chefs qui affranchiront la France de son esclavage ?... Ils ont là une splendide occasion d'être à jamais immortels dans le cœur de leurs compatriotes en unissant leurs efforts vers un but commun... Ils ne doivent pas abandonner la France à son sort désespéré pour des rivalités personnelles...

Au reçu de ce message, les chefs français décidèrent d'avoir un entretien secret. Clark donna son agrément, à la condition que le général Giraud y serait admis. Ainsi les portes de la conférence se refermèrent sur un fameux corps à corps.

Cependant de fréquents éclats de voix perçaient les murs. Le bruit de cette discussion épique se répandait dans la ville endormie et surprenait l'Arabe déambulant dans les rues tortueuses de la Casbah. Quand arriva le matin, aucune décision n'avait pu être prise. Ce jour-là, le 13 novembre, Ike décida qu'il était temps, pour lui, d'intervenir. Avec l'amiral Cunningham, il s'embarqua pour Alger dans une forteresse volante.

Sur l'étroit champ d'aviation de Gibraltar, l'avion prit sa course. Ike vit le grand roc qui déchirait le ciel, puis ils s'élevèrent et l'avion géant survola la baie encore encombrée de navires. Incroyablement bleue, la Méditerranée s'étendait devant lui. Il trouva merveilleux le voile qui cachait dans ses profondeurs les engins de mort et portait les grands navires de la victoire. Ils volaient très haut, longeant la côte contre laquelle la blanche écume des vagues formait un large feston blanc entre le bleu de l'eau et l'or du sable. Sur la droite, les montagnes pourpres d'Afrique déroulaient leur masse énorme vers un mystérieux horizon.

Tout était calme dans l'avion, malgré le bruit des moteurs, tout était même beaucoup plus calme que dans les bureaux souterrains où le télégraphe résonnait sans cesse. Ike était heureux d'avoir ces quelques heures de répit. Elles lui parurent trop brèves quand il aperçut la blanche cité d'Alger qui reposait comme un vaste amphithéâtre de marbre sur ses collines incurvées. Qu'importe. Ces précieux instants de vol avaient fait naître en lui une grande sérénité.

On compare à un miracle l'effet produit par le contact personnel du général Eisenhower avec les autorités françaises. Le général Clark, obligé, par les circonstances, de jouer, bien malgré lui, le rôle du conquérant, avait exaspéré les officiers français et mis leur fierté à très rude épreuve. Il en alla tout autrement avec Eisenhower, qui se présenta à eux avec beaucoup de bonne grâce et de cordialité. Son sympathique sourire n'avait pas besoin de traduction ; surpris, les Français cédèrent à son charme. Ils reprirent leurs délibérations dans un autre état d'esprit et, avant la fin du jour, sortirent avec une proposition. Darlan serait haut-commissaire, représentant l'État français, et Giraud serait commandant en chef de l'armée, sous les ordres de Darlan. Ils seraient assistés d'un Conseil impérial groupant les gouverneurs et résidents français en Afrique, ainsi que les officiers supérieurs de l'armée et de la marine.

Donc, c'était une fois de plus Darlan qui l'emportait. Aussi heureux que semblait l'arrangement pour ce qui était de l'Afrique, Eisenhower savait que cette décision n'irait pas sans amener quelques troubles à l'extérieur, en raison de la réputation qu'avait l'amiral d'être un collaborationiste. Il télégraphia à Washington, expliquant la situation, et, avant la conclusion de l'accord, celui-ci était approuvé par le département d'État américain et par le Foreign Office britannique.

Quoique on puisse penser de la figure secrète de l'amiral français, et aussi douteuse que fût sa conduite passée, il faut reconnaître qu'à partir de ce moment-là Darlan joua absolument franc jeu. Il mit au service des Alliés ses connaissances techniques et prit les dispositions nécessaires pour le débarquement des approvisionnements et des renforts. Cinquante unités de la première armada avaient été perdues, la plupart à la suite de bombardements dans des ports congestionnés ; mais plus d'une fois un nombre égal de bâtiments avaient dû être déchargés. Le 15 novembre, deux jours après l'accord conclu avec nous, et une semaine seulement après qu'elles eussent cessé de nous combattre, Darlan ordonna aux troupes françaises de marcher vers la Tunisie pour y protéger l'aile droite des armées alliées.

Le service le plus important qu'il nous rendit se place au lendemain de notre accord. Le gouverneur général Boisson était arrivé de Dakar. Boisson était un homme de grande taille et qui avait perdu une jambe au cours de l'une des cent batailles qu'il avait vécues dans sa vie. C'était lui qui, en 1940, avait fait échouer l'expédition de de Gaulle contre l'Afrique Occidentale. Tant qu'il tiendrait Dakar, la position serait difficile à prendre. C'était un rude bonhomme et son attitude demeurait assez douteuse.

Eisenhower, Cunningham et Darlan offrirent un déjeuner au gouverneur à la jambe de bois. Ils le comblèrent d'arguments, d'attentions charmantes, et ils réussirent à le mettre de leur côté. Ainsi, le grand port de la côte africaine de l'Atlantique, ce canon pointé vers le cœur de l'Amérique, fut mis à la disposition des Alliés, sans autre difficulté, ainsi que le splendide cuirassé Richelieu et de nombreux autres vaisseaux.

Les premiers jours de Ike à Alger ne furent pas entièrement absorbés par les intrigues de la politique. Il y eut d'agréables intermèdes. Avec le plus franc sourire, il épingla la troisième étoile de lieutenant général sur l'épaule de son vieil ami Mark Wayne Clark. Georgie Patton arriva de Casablanca dans sa forteresse personnelle, escortée par six Lightnings. Patton franchit le seuil du quartier général d'Eisenhower avec son pistolet, au manche incrusté de perles, pendant à la ceinture et ses éperons cliquetant sur ses bottes de cavalier. Son crâne chauve, qu'entourait une auréole de cheveux blancs, brillait comme un parquet bien ciré.

Hello ! Ike, hurla-t-il en entrant. J'ai l'impression d'être chéri des dieux. Quand je suis arrivé à Casablanca, j'ai rencontré des Français naviguant tous feux allumés pour guider un convoi qui venait de Dakar. Ils m'ont montré exactement la direction que je devais prendre. "

Patton avait été en plein dans la bataille. Un bateau de débarquement ayant été coulé sous lui, il sauta dans un autre pour aborder au rivage, puis dans un tank d'où il conduisit ses troupes à l'intérieur de la ville, sortant de temps à autre sa tête de la tourelle, comme une tortue de sa carapace, pour crier ses ordres.

Dites donc, nos chars sont les meilleurs que j'aie jamais vus, continua-t-il, et notre nouveau canon de 105 millimètres fait merveille. A Port-Lyautey il a fait une telle brèche que toute une compagnie eût passé au travers.

- Voilà qui est réconfortant, dit Ike. Je suis content que vous n'ayez pas été blessé, Georgie. "

Patton éclata de rire.

Cela s'est passé très gentiment, dit-il, et maintenant les Français et les Américains sont devenus bigrement camarades.

Cette nuit-là, les Allemands vinrent au-dessus d'Alger. Leurs bombes s'écrasèrent sur les quais et les bateaux, d'où jaillissaient de hautes flammes. La Flack (D. C. A.) s'éleva dans le ciel, tout autour de la cité, et se concentra sur un point. Les balles traçantes et les ballons rouges des obus de 37 millimètres sillonnaient l'air en tous sens, tandis que des flocons de fumée dansaient de tous côtés dans le ciel.

Ike, qui regardait la scène du balcon d'un hôtel situé sur la colline, les oreilles vibrant du tonnerre des explosions, du bruit sourd de la terre éventrée par les bombes, des détonations de l'artillerie et du crépitement des armes automatiques, se mit à sourire en lui-même. Depuis trente et un ans qu'il servait dans l'armée des États-Unis, et pendant les deux guerres, et bien qu'il fût le commandant en chef d'une immense armée alliée destinée à conquérir un continent..., c'était la première fois qu'il voyait le feu.

Le 16 novembre, Eisenhower dut retourner à son quartier général de Gibraltar. La forteresse volante Ramblin' Reck, pilotée par le lieutenant A. E. Aenchbaker, l'attendait sur le champ boueux de Blida. Le ciel était gris et maussade. Le lieutenant Aenchbaker faisait nerveusement les cent pas sous le nez de son avion, regardant alternativement l'heure à sa montre et le ciel au-dessus de lui. Le général était en retard et cela n'augurait rien de bon.

Le second pilote, dont les jambes pendaient par la porte ouverte de l'appareil, conseilla à son supérieur d'avoir un peu plus de patience.

Il a sans doute été retenu. Il est probable que nous ne partirons pas du tout.

- S'il tarde encore, ce sera carrément impossible, dit à son tour Aenchbaker. Leur champ d'atterrissage, à Gib, n'est déjà pas fameux quand on navigue par temps clair, mais avec ce brouillard du soir, au diable si je veux risquer

le coup.

- Ne vous en faites pas. Il n'y a pas de danger qu'ils exposent le général Ike. "

Au tout dernier moment, une Jeep boueuse traversa les grilles du camp et s'avança en cahotant jusqu'à l'avion. Un homme en sortit, de stature imposante, et sauta à terre en s'éclaboussant d'eau. Aenchbaker, au garde à vous, salua les trois étoiles qui brillaient sur la casquette.

Je regrette de vous avoir fait attendre, dit cordialement le général. Pouvons-nous partir ?

- Je pense que oui, sir, dit le pilote sans enthousiasme, si vous voulez courir le risque.

- Ce n'est pas que je le veuille, répondit Ike, mais je crois que je n'ai pas le choix. "

La forteresse roula en pataugeant dans le champ marécageux, puis se dégagea de la boue et mit le cap vers la mer. La Méditerranée faisait une triste mine ce jour-là. Ce n'était que vagues grises et gros moutons d'écume contre les nuages noirs et ventrus qui couraient au-dessus d'elle. Un vent de noroît s'opposait avec violence à l'avion, ralentissant sa vitesse d'une quarantaine de kilomètres. Après deux heures de vol, la nuit commença de tomber.

Aenchbaker remit les commandes au second pilote et se glissa jusque derrière le général pour étudier la météo. Il le salua, s'agrippant à l'arrière du siège comme l'appareil tombait dans un trou d'air.

" Le ciel est bouché en avant, sir. Désirez-vous retourner à Oran. Nous allons manquer d'essence. "

Le général regarda dans les yeux son interlocuteur qui nota la couleur intense de son regard.

" Que disent-ils à Gibraltar ?

- Leurs messages ne nous parviennent pas, sir.

Les yeux du général devinrent plus bleus encore. Il mesura le risque. Il savait quelle lourde tâche il devait encore accomplir. A Oran, les liaisons seraient plus ou moins bien assurées. Il pensa à l'avant-garde d'Anderson, sur la route de Tunis, qui était déjà en contact avec les patrouilles ennemies. Les Français et leurs quelques éléments motorisés américains arriveraient-ils à temps pour protéger son aile ? Il y avait mille choses à faire à Gibraltar. Les communications étaient difficiles à Alger ; les câbles retenus par d'autres télégrammes. Oran serait peut-être pire.

" Que feriez-vous si je n'étais pas à bord ? demanda-t-il.

- J'essaierais quand même de poursuivre.

- Alors, continuons " , dit le général.

Le ciel sembla s'abaisser encore et de grandes traînées de nuages sales s'accrochèrent aux bouches des canons ; puis l'appareil sombra au milieu d'un brouillard intense qui empêchait de voir l'extrémité des ailes. Aenchbaker releva l'appareil pour s'élever au-dessus, mais la couche de nuages était très épaisse. Il décida de redescendre et de voler en contact. A 500 mètres d'altitude, la mer demeurait invisible. Alors une seconde fois il reprit de la hauteur, le navigateur annonçant - sauf erreur - que l'on approchait du Détroit.

Aenchbaker imagina le rétrécissement de la mer. Il sentait presque les montagnes l'étreindre à droite et à gauche ; ses mains étaient crispées et moites sur les leviers. Jetant un coup d'œil par-dessus son épaule, il aperçut une haute silhouette à l'entrée de la cabine du navigateur. S'excusant avec un sourire, il dit au général Ike :

" Je crains de ne pouvoir en sortir, sir. e

Ike lui souria à son tour et dit :

" Faites pour le mieux " , d'une voix parfaitement calme.
Mais Ike était, au fond, loin d'être calme. Il se rappelait les paroles de Bill Lee dans le petit avion de Baguie : " Nous sommes fichus, mon colonel. " Maintenant, comme alors, il lui semblait stupide de mourir de cette façon.

Soudain, la voix de Gibraltar se fit entendre à la radio. Ils étaient fous d'inquiétude, là-bas.

" Retournez à Oran.

- Plus assez de carburant. Quelles sont vos prévisions ? demanda Aenchbaker.

- Plafond un et demi. Visibilité 400 mètres.

- Éclairez. J'arrive. "

Puis, rapidement, se retournant vers Ike :

" Mon général, attachez-vous. "

Ike obéit.

Le moteur ralentit et le vent s'en donna à cœur joie contre l'appareil qui descendit en spirale. Ike pensa à l'étroite bande de terrain qui les attendait, battue par le vent, au pied d'un rocher dangereux. Il semblait impossible d'atterrir juste à l'endroit propice. De rapides images sillonnèrent sa pensée. Il revit Mamie en robe imprimée, John le saluant au moment de son départ, les cartes sur les murs de son bureau, tout près de là, à son Grand Quartier Général. Il se demanda si Wayne Clark pourrait le remplacer s'il lui arrivait un malheur ou qui choisirait-on ?

Soudain, il vit luire une lumière et comprit qu'ils étaient maintenant tout près du sol. Il se prépara pour le choc. Ce grand rocher serait sûrement plus dur que les sapins de Baguie. L'avion vibra de toute sa carcasse et dansa sur le terrain....

Puis, quand il s'arrêta de rouler, des hommes accoururent vers lui. Un colonel fort irrité sauta à bord et secoua le pilote.

" Vous n'êtes pas fou ! rugit-il. Vous ne pouviez pas obéir à nos ordres et faire demi-tour vers Oran ?

- Je n'ai pas eu les ordres à temps " , répliqua Aenchbaker, sur un ton impatient.

Un instant, Ike craignit pour le jeune officier.

" Le lieutenant Aenchbaker a obéi à mes ordres, dit-il. Et qui plus est, je peux certifier que c'est un fameux pilote ! "

Le garçon adressa à son général un sourire reconnaissant. " De toute façon, nous sommes bien arrivés " , dit-il.

XVI

L'ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL

Le 18 novembre 1942, avec une avance de trois semaines sur l'horaire prévu, le général Eisenhower transporta son Quartier Général de Gibraltar à Alger ; il ne pouvait plus supporter d'être éloigné du combat. Il lui semblait que toute chose serait plus facile à régler sur place et que sa présence éviterait bon nombre de complications. C'était sauter de la casserole dans le feu, car les trois mois qui suivirent furent les plus difficiles et les plus épuisants qu'il eut jamais à vivre. Lui, toujours si égal, arriva même à ne plus pouvoir échapper aux soucis qui s'accumulaient sans cesse, et, pour la première fois, donna des signes de fatigue.

Fort heureusement, du point de vue matériel, il se trouvait on ne peut plus favorisé. Son Quartier Général était installé dans un confortable petit hôtel construit en terrasse sur le flanc d'une colline, derrière la cité. Son bureau personnel ouvrait sur le port d'Alger, où les bateaux s'alignaient le long de la jetée. Au-delà se déployait la molle courbe de la baie avec ses villas blanches nichées çà et là dans la verdure des collines. Plus loin encore était la mer, aux tons bleus exquis et changeants comme une soierie. Ike appelait son bureau " la grande gare centrale " , à cause du mouvement des visiteurs qui ne cessaient d'entrer par ses trois portes.

La résidence du général était perchée plus haut encore sur la colline. Elle côtoyait une autre villa maure, entourée du même grand mur blanc, qu'habitaient Mickey et l'amiral Cunningham, devenu un ami intime de Ike. La première villa où vivaient Ike, Butcher et Telek comportait de nombreuses chambres de domestiques, mais seulement deux chambres de maître. Quand arrivait un visiteur de marque, comme le général Marshall, Ike devait céder sa chambre.

Mais le rez-de-chaussée était magnifique. Le salon très élégant, avec une grande cheminée et, par bonheur, un piano. Le hall, tout pavé de marbre, était encore plus somptueux, avec ses arcs mauresques et son grand escalier. Ike avait coutume de dire que tant de splendeur l'intimidait ; aussi entrait-il toujours par la porte de service.

Malgré tout le confort qui, maintenant, entourait sa vie, Ike s'astreignait à un emploi du temps aussi rigoureux que celui de Gibraltar. Il se levait à 7 heures et le travail commençait aussitôt. Généralement, deux au moins de ses généraux partageaient son petit déjeuner - Clark et Patton. De temps à autre, Fredendall et Jimmy Doolittle se joignaient à eux. A 8 heures, Ike était au bureau. Il déjeunait à 12 h. 20, au mess des officiers, parlant sans arrêt durant tout le repas et essayant de découvrir ce que pensaient les jeunes officiers.

Les bons jours, Ike rentrait à la villa vers 7 heures moins le quart, mais n'y trouvait guère de repos. La plupart du temps, il ramenait avec lui quelques généraux : sir Harold Alexander, de retour d'Égypte, et Anderson, de retour du front. D'autres fois, c'était un amiral français, Darlan ou Fenard, qu'accompagnait Robert Murphy. Certains soirs, rares et merveilleux, " Toohey " Spaatz était l'unique convive et Ike pouvait s'asseoir tranquillement et écouter son vieux camarade de West Point lui jouer sur la guitare ses airs favoris.

Il se couchait, en principe, à 10 h. 30 et avait ce privilège de s'endormir toujours instantanément, même après une journée de surmenage. Mais ce précieux refuge du sommeil était susceptible également de fréquentes interruptions. Souvent, un appel urgent de téléphone dans la nuit le retenait à l'appareil pour une heure ou deux de conversation.

Quand le général Marshall vint s'installer à la villa, après la conférence de Casablanca, il s'inquiéta de l'air fatigué d'Eisenhower.

" Il vous faut prendre plus de récréation, lui dit-il. Sortez, montez à cheval ; faites de l'exercice. N'allez pas au bureau avant 9 h. 30 et partez à 5 heures. Je ne plaisante pas, ajouta-t-il. Ce sont des ordres. "

Ike obéit tout un jour. Puis le général Clark rentra d'une tournée sur le front et le nouvel emploi du temps fut complètement oublié. L'un de ses adjoints, le major Meecham, dit d'un air assez triste à un officier de l'état-major du général Marshall :

Je me demande comment le général Marshall prendra cette désobéissance à ses ordres. Je sais qu'ils sont formels.

- Ne vous tracassez pas, répondit l'autre. Le général Marshall se fait des emplois du temps du même genre et ne s'y conforme jamais. "

Ce n'étaient pas les longues heures de travail ni le grand nombre de ses occupations qui marquaient la figure de Ike. C'était la tension nerveuse qui lui venait de la conscience de ses responsabilités. Tout ce qui se rapportait aux opérations militaires, il pouvait y faire face, encore qu'il se trouvât dans une situation assez particulière, n'ayant jamais commandé d'armée en campagne. Mais sans cloute aucun commandant en chef n'avait-il à faire face à une tâche aussi complexe depuis que Napoléon avait essayé simultanément de conduire ses campagnes et de gouverner l'Europe.

La tradition américaine veut que les généraux n'aient rien à faire avec la politique et Ike s'en était tenu délibérément à 1 écart. Mais maintenant, il lui fallait apprendre en toute hâte à devenir un homme d'État.

Durant cette période troublée, l'administration civile de la population hétérogène de l'Afrique du Nord, composée d'Arabes, de Berbères, de Français, d'Espagnols, de Juifs et de réfugiés d'Europe, sans parler du protectorat du Maroc, constituait un problème qui eût embarrassé Machiavel lui-même. La charge en revenait à Darlan et à son Conseil, mais ils avaient besoin de fermes directives et réclamaient beaucoup d'aide. Pour commencer, tous les Français n'étaient pas sincèrement de cœur avec les Alliés. Darlan fit de son mieux, mais, en raison des circonstances, son administration glissa rapidement aux mains d'un grand nombre d'anciens adhérents du régime de Vichy, dont quelques-uns jouaient double jeu. Yves Châtel était un personnage douteux et Noguès intraitable. D'autres hommes, moins en vue, étaient secrètement pro-allemands. Le commandant en chef américain tenait la situation d'une main ferme, mais c'était contre sa nature ; il aimait faire confiance aux hommes ; il n'aimait pas les espionner.

Un autre gros souci venait des critiques violentes que " l'accord Darlan " soulevait dans les milieux mal informés des États-Unis et de Grande-Bretagne.

A Londres, le général de Gaulle commençait de s'alarmer et la presse élevait de prudentes objections ; mais du côté de l'Amérique, la réaction était violente. Toutes les lignes de communications étant encombrées par les messages qui partaient d'Algérie, Ike n'avait que peu de nouvelles de ce qui se passait dans son pays. Il fallut l'arrivée de son frère Milton à Alger pour qu'il connût l'intensité de la tempête.

Le plus jeune frère de Ike avait été nommé directeur de l'Office d'information, au cours de l'été 1942. Au début de décembre, le président Roosevelt l'envoya en mission confidentielle à Alger, alors que, pour son service, il venait organiser une offensive de propagande contre les Italiens. L'arrivée de son frère fut un grand réconfort pour Ike - c'était si amusant d'avoir Milton dans la chambre d'à côté. Ils pouvaient bavarder, même une fois couchés. Le soir, Milton s'asseyait au piano et jouait à son frère aîné les airs qui autrefois résonnaient dans le petit salon de la maison d'Abilene ; la Marche de Tannhduser, Les Cloches de Sainte-Marie, Je suis passé sous ta fenêtre. Tandis qu'il l'écoutait, les yeux clos, enfoui dans un grand fauteuil, Ike revoyait sa mère assise devant le vieux piano qu'éclairait une lampe à huile, et il lui semblait respirer l'odeur des prairies du Kansas que la brise apportait à travers la fenêtre ouverte.

Mais les nouvelles que donnaient Milton étaient loin d'être apaisantes. Au pays, on accusait Ike d'être un politicien, parce qu'il avait fait un accord avec Darlan. Malgré l'assurance plusieurs fois donnée par le Président qu'il s'agissait d'un accord militaire temporaire, les critiques n'avaient pas cessé. Le journal PM s'était montré particulièrement virulent, et d'autres journaux " libéraux " avaient aussi élevé la voix.

Jusqu'alors Ike avait été mal informé, ou plutôt il n'avait pas été informé du tout de ce qui se passait aux États-Unis. Cette révélation fut un rude choc. Ce qui le troublait le plus, au milieu de tant d'ennuis, c'était le manque de confiance que lui témoignaient ses compatriotes.

" Que se passe-t-il exactement ? demanda-t-il. Les gens mettent-ils en doute les motifs qui me font agir ? N'ai-je pas toute nia vie été dévoué à la cause du libéralisme américain ? Pourquoi l'abandonnerais-je maintenant ? La démocratie m'a donné la meilleure éducation qui soit et la possibilité de mettre en valeur tous mes dons. Pourquoi faisons-nous la guerre, sinon pour abattre le fascisme et l'autocratie qui menacent notre liberté ? N'est-ce pas pour cet idéal que les soldats se battent sur le front ? "

Ike n'avait pas à persuader Milton, qui avait été élevé dans le respect des mêmes principes démocratiques et qui maintenant dirigeait un grand collège du Middle-West, dont l'enseignement s'inspirait du même esprit ; mais il fallait bien se rendre à l'évidence : beaucoup d'Américains étaient d'avis qu'un accord avec Darlan constituait une trahison des principes.

" Je ne trahirai et ne compromettrai même jamais les principes de mon pays " , répliqua Ike.

Alors Milton lui ouvrit les yeux. Il lui apprit que la plupart des nouvelles parvenant aux États-Unis provenaient de Radio-Maroc, une station de Rabat qui était encore aux mains des sympathisants de l'Axe. Il n'y avait encore aucune communication directe entre Alger et l'Amérique.

Ike réagit immédiatement. " J'ordonne que cette station de radio soit désormais sous le contrôle américain, dit-il à l'un de ses adjoints. Veillez à ce que toutes ses informations soient contrôlées. Les peuples des États-Unis et d'Angleterre ont le droit de connaître la vérité, et toute la vérité ! "

Puis, il se renversa sur sa chaise et médita sur son audacieuse entreprise de conquérir un continent avec seulement 107.000 hommes. En face de lui il avait rencontré une armée de 100.000 Français qui pouvaient aussi bien être des ennemis que des alliés. Par ailleurs l'Espagne disposait de 145.000 soldats dans le Maroc espagnol. Si Franco s'était entendu avec Hitler, il y aurait eu au moins six divisions allemandes derrière les Pyrénées, prêtes à traverser, au moindre signe, la Péninsule Ibérique. Rommel battait en retraite vers la Tunisie et les troupes de l'Axe affluaient à Bizerte et à Tunis, transportées par avions, par bateaux et même par sous-marins. Il avait couru grand danger d'être pris dans une énorme tenaille.

J'avais une chance sur deux de m'en tirer, dit Ike, et j'ai eu la chance avec moi. J'ai joué Darlan. C'était mon meilleur atout. Lui seul avait l'autorité suffisante pour ordonner aux Français de cesser le feu, et c'est le seul homme sur lequel les autres aient pu se mettre d'accord pour former un gouvernement civil. Vois-tu, depuis la chute de la France, l'Afrique du Nord vit dans un état de camouflage moral. Les gens n'ont entendu que ce qui plaisait aux Allemands et au gouvernement de Vichy de leur laisser entendre. Ils ont donc cru dans la victoire certaine de l'Axe. C'est pourquoi - les militaires, tout au moins - ne croyaient pouvoir accepter qu'une autorité légitime. Contrairement à ce que nous pensions, Giraud ne pouvait aboutir, et d'autre part l'armée n'aurait pas accepté de Gaulle. Nous étions menacés d'un chaos dangereux ; seul Darlan pouvait l'empêcher. "

Ike, cette fois, se pencha en avant, et, levant le doigt pour mieux marquer ses mots :

Te rends-tu compte que nos voies de communication s'étendent de Casablanca à Constantine et au-delà. Il y a des viaducs, des ponts, des lignes télégraphiques et téléphoniques et des centaines d'autres choses précieuses tout le long de cette route. Qui les garde ? Les Français ! Qui est-ce qui maintient l'ordre dans tes cités, les villes, les villages ? Les Français ! Si nous avions dû détruire, d'abord pour prendre pied sur le pays, et employer ensuite nos propres troupes pour reconstruire, maintenir l'ordre et garder toutes les voies de communication, notre effort aurait été retardé d'au moins six mois et cela nous aurait coûté des milliers et des milliers de vies humaines. Voilà tout ce qu'il nous a fallu prendre en considération - avec bien d'autres choses - quand nous avons fait cet accord avec Darlan. Appelles-tu cela une trahison ?

- Naturellement pas, dit Milton. Mais je suggère seulement que des dispositions soient prises dans le plus bref délai possible pour que les correspondants anglais et américains soient informés directement. Les gens veulent la vérité, toute la vérité.

- C'est juste, et ils l'auront, même s'il nous faut travailler jour et nuit jusqu'à ce que les nouveaux services d'information fonctionnent, répondit Ike. Tout correspondant à Alger de la presse et de la radio libres de deux pays libres recevra ici toute facilité pour expédier ses nouvelles aussitôt qu'elles seront rédigées ! Après tout, cette guerre est une guerre où chacun a sa part de lutte et tout le monde a le droit d'être informé. Que les gens sachent la vérité et ils jugeront autrement ! "

Ce soir-là, Radio-Maroc fut placé sous le contrôle de l'administration américaine. Dix jours plus tard, une nouvelle station était ouverte à de nouveaux correspondants et à de nouveaux commentateurs. Toute censure était abolie, sauf en ce qui concernait les opérations militaires.

C'est avant tout dans le domaine économique que les Français avaient grand besoin de l'aide américaine. Les Allemands avaient vidé complètement le pays de tout ce qui pouvait leur être utile. Quand arrivèrent les Américains, toute l'économie de l'Afrique du Nord venait de s'effondrer. Ce pays qui, auparavant, exportait un grand nombre de denrées alimentaires, se voyait alors acculé à la famine.

L'une des plus importantes tâches extra-militaires d'Eisenhower fut d'aider les Français à vivre. L'expérience acquise au moment de la mobilisation industrielle à Washington dans les années 1930 à 1940 lui fut d'un grand secours. Assez de denrées américaines purent être distribuées pour enrayer la famine jusqu'à ce que les fermes d'Afrique fussent capables de produire. Il fallut prendre des dispositions pour la réparation des machines agricoles, et des conseillers techniques aidèrent à restaurer l'agriculture. Certains produits de consommation essentiels durent être importés. Il ne s'agissait pas de philanthropie, mais d'un intérêt bien compris. Restaurer l'économie de l'Afrique du Nord était une politique qui paierait de gros dividendes.

Il est heureux que Ike n'ait jamais succombé à l'influence pernicieuse d'une trop grande spécialisation militaire, et qu'il ait toute sa vie gardé le point de vue du civil, car aujourd'hui la tâche qui s'imposait à lui réclamait à la fois du tact, de la fermeté et une vive compréhension des problèmes d'ordre social. Un homme insensible aux besoins du peuple et à son opinion n'aurait jamais pu réussir. Et Ike réussit pleinement.

Notons que, durant la première année de l'occupation, la production de l'Afrique du Nord s'éleva à 85 p. 100 de la normale et que, vers le milieu de l'année 1944, elle dépassait de beaucoup la production d'avant-guerre. Notre argent, nos denrées alimentaires et nos marchandises importées furent d'un bon rapport. C'est le seul pays où le prêt-bail ne nous ait rien coûté ! Nos livraisons ont été largement compensées par nos propres importations de phosphate, de cobalt, de minerai de fer, et par seize millions de dollars en espèces.

Ces résultats remarquables ne furent pas dus, évidemment, à un seul homme. Les Français travaillèrent avec zèle à réparer leur pays délabré et, sous les ordres du commandant en chef, une équipe d'experts et de techniciens américains, dirigés par Robert Murphy, s'employa aussi de son mieux. Le rôle d'Eisenhower consiste à avoir coordonné les efforts d'hommes de nationalités différentes et parfois antagonistes. Il aplanit tous les malentendus, adoucit les heurts inévitables et régla tous les débats avec justice et décision. Le rayonnement de sa personnalité donna aux Français, aux Anglais, aux Arabes et aux Américains une impression de confiance en l'avenir et la foi en l'équité de son administration. Il n'essaya jamais de diriger les choses lui-même, il inspira l'action des autres.

Tandis que le commandant en chef assumait le rôle de médiateur dans les querelles entre Français et relevait de ses ruines une économie complètement effondrée, la situation militaire s'aggravait. Durant les longs mois de novembre et de décembre 1942, sous une pluie persistante qui transformait le pays en un lugubre marécage, la course vers Tunis continuait. Le 25 novembre, la 1re armée britannique et les renforts américains occupaient Tebourba et Medjez el Bab, à trente kilomètres seulement de la capitale de la Tunisie. Trois jours plus tard elles s'emparèrent de l'aérodrome de Djeida. Plus au Sud, une avant-garde motorisée atteignit Pont-du-Fahs, tandis que l'armée de Giraud, renforcée d'un détachement de parachutistes américains, s'égaillait clans les montagnes autour de Sbeitla et Gafsa pour protéger le flanc droit de l'étroite ligne alliée. On était allé aussi loin que possible.

Depuis que les amiraux Esteva et Denier', obéissant aux ordres de Pétain plutôt qu'à ceux de Darlan, avaient ouvert les portes de Tunis et de Bizerte aux Allemands, d'importants renforts ennemis avaient été débarqués, par mer et par avion, venant de la Sicile. Des chars allemands se, ruèrent à l'assaut des avant-gardes alliées et les chassèrent de Tebourba. La ILe armée s'agrippa de toutes ses forces à Medjez el Bab. Nous avions perdu la première manche.

La lutte devenait désormais une question de renforts et d'approvisionnements. Aussi rapidement que possible, Eisenhower dépêchait des hommes et du matériel sur le front. La division blindée de Fredendall, les 1re et 34e divisions d'infanterie furent embarquées dans le secteur d'Oran, mais les conditions géographiques favorisaient les Allemands. Leurs bases n'étaient qu'à 80 kilomètres, en Sicile, tandis que, port principal des alliés, Casablanca se trouvait à quelque 1.650 kilomètres du théâtre d'opérations. Par ailleurs, le chemin de fer à faible débit qui relie Casablanca à la Tunisie, en passant par Alger, ne pouvait transporter que 1.000 tonnes de marchandises par jour - l'armée en réclamait 10.000 - et Alger, comme tous les autres ports méditerranéens conquis, était exposé au bombardement et au blocus par sous-marins. Les ports de Philippe-ville et de Bône, plus proches de la Tunisie, étaient trop petits et trop mal équipés. Les routes qui menaient au front, construites pour une circulation restreinte, furent bientôt rendues inutilisables par le trafic des poids lourds américains. En fait, ce handicap joua mathématiquement contre les Alliés au cours de toute la campagne. Il y eut à un moment donné 500.000 hommes en Afrique, mais comme on ne put jamais en approvisionner plus de 250.000 sur le front, les Alliés se trouvèrent constamment en état d'infériorité numérique vis-à-vis de l'ennemi.

Le pire handicap, selon Eisenhower, était l'absence de bons aérodromes. Les Allemands avaient à leur disposition les magnifiques terrains d'aviation de Tunis et de Bizerte, utilisables par tous les temps, alors que les pluies persistantes baignaient sous trois pieds d'eau les terrains secondaires dont disposaient les Alliés. Quand un avion de combat roulait avant de décoller, on pensait en le regardant à un canot automobile, tant il faisait jaillir d'eau autour de lui. Pour cette raison, il était impossible de donner aux troupes toute la protection nécessaire.

Le soir de Noël 1942, Ike vécut l'une des plus sombres heures de la campagne. Le matin même il avait lancé une grande attaque sur Tunis, car les Allemands y débarquaient un millier d'hommes par jour et entassaient du matériel beaucoup plus vite que les Alliés. La pluie et le brouillard, qui paralysaient les convois d'Eisenhower et immobilisaient son aviation, étaient un avantage pour les Allemands. Le mauvais temps leur permettait en effet d'échapper à la chasse des navires britanniques et leurs Junkers pouvaient se cacher dans les nuages avant d'atterrir sur leurs confortables aérodromes. Déjà l'effectif ennemi dépassait celui de la 1re armée et le tiers des forces de la Luftwaffe avait été transféré sur le théâtre méditerranéen.

Chaque jour, la position d'Eisenhower s'aggravait. Il savait que tout délai rendrait finalement une attaque impossible. Le temps était venu de jouer la dernière manche.

Ike - avec Telek - arriva au quartier général du général Anderson, à Souk-el-Khemis, pour suivre en personne les opérations. Ike était presque heureux d'avoir laissé les intrigues politiques et de se retrouver avec la troupe. Bien que depuis quelques jours la pluie eût cessé de tomber, il faisait froid et le jour était gris. Ike portait un pantalon qui ressemblait à une combinaison de mécanicien, une lourde veste de campagne et un casque muni d'un filet. Dans cet étrange accoutrement, il conduisit lui-même sa Jeep le long du front, la veille de l'attaque. Il passa en revue les Coldstream Guards et les Grenadier Guards sur les collines de Medjez-el-Bab et la première division blindée de Fredendall qui attendait, de chaque côté de la route, le moment d'attaquer les 88 allemands. Sur l'aérodrome de Souk-el-Arba, il vit les Spitfires, les Hurricanes et les Lightnings, et il visita les troupes de parachutistes anglais dont le cri de guerre : " Yo Ho Mohammed ! " avait le même pouvoir d'envoûtement que le cri des Rebelles au cours de notre Guerre Civile. Tandis que les troupes l'acclamaient, Ike souriait et leur souhaitait bonne chance. Mais la chance, elle, ne leur sourit pas.

Et La nuit suivante, la pluie se mit à tomber de nouveau, en trombes, comme dans les pays tropicaux, et transforma en marécages les plaines, les routes et les aérodromes déjà trop petits. Tout le matériel motorisé était paralysé d'un coup ; l'infanterie elle-même pouvait à peine se mouvoir : on enfonçait clans la boue. Sous la tente où Anderson tenait son quartier général et sur laquelle la pluie frappait comme des baguettes sur un tambour, les généraux se réunirent. Chacun lut dans les yeux de l'autre l'inévitable défaite. Le cœur pesant, Ike décommanda l'attaque. Le coup d'audace n'avait 'pas réussi et l'avenir promettait de longs mois de combat. Mais il savait que le jeu avait valu le risque, malgré toutes les difficultés qu'il n'avait jamais ignorées. Le mauvais temps, les mauvaises voies de communication et la malchance avaient joué contre lui. La course pour Tunis était perdue.

Pendant tout ce triste soir de Noël, Ike continua de parcourir le front, visitant les secteurs qu'il ne connaissait pas ainsi que les blessés dans les hôpitaux. Quand il rentra finalement au quartier général d'Anderson, une nouvelle épreuve l'attendait. On venait d'assassiner Darlan.

Il retourna vite à Alger avant que les passions politiques eussent le temps de se raviver. Il était impossible de partir en avion. Même une mouette n'aurait pu s'envoler de Souk-el-Arba. Le seul engin de transport possible était la Jeep.

Durant un jour et une nuit, Ike se fraya un chemin sur les routes boueuses, Butcher le relayait quand il était trop fatigué. Mais plus que la fatigue pesait sur lui le poids de ses tristes pensées. Il était temps de prendre une résolution.

Les Allemands, fermement établis à Tunis, devaient être chassés par une campagne de grande envergure, et voilà que maintenant tout son arrière flanchait. Quoi que l'on pût dire de Darlan, il avait donné à l'Afrique du Nord un gouvernement stable. Qu'allaient être les conséquences de sa mort ? Elle pouvait plonger le pays dans la guerre civile et mettre en danger la sécurité des voies de communication si nécessaires à la première armée. Les circonstances mêmes de la mort de l'amiral étaient inconnues d'Eisenhower. Peut-être son assassinat était-il le fait d'une vaste conspiration, et qui sait si, d'ores et déjà, le vent de la révolte ne propageait pas l'incendie sur l'Afrique du Nord ?...

Une réminiscence historique amena tout à coup un sourire amer sur les lèvres de Ike. Sheridan, galopant sur son cheval pour gagner une bataille nettement perdue d'avance, avait tout de même plus grande allure que son moderne successeur, roulant au-devant d'une émeute politique dans une jeep couverte de boue et sous une pluie battante.

Quand il arriva à Alger, inquiet et courbaturé, Ike apprit avec plaisir que la situation était, en fait, moins mauvaise qu'il ne l'avait imaginée. L'assassin de Darlan, un jeune étudiant de l'Université, nommé Fernand Bonnier de la Chappelle, semblait avoir agi de sa propre initiative, dans un moment d'exaltation. Peut-être avait-il été encouragé par d'autres, poursuivant, eux, un but bien défini, mais il n'était pas question d'une conspiration générale. Chappelle fut hâtivement jugé et exécuté par les Français.

Le général Clark avait pris en main la situation avec tact et fermeté. Une réunion du Conseil impérial avait été immédiatement décidée et les débats étaient en cours quand Eisenhower arriva dans la ville. Le sort de toute la campagne d'Afrique et des projets ultérieurs dépendait de la décision qui allait être prise ; car, si le choix était mauvais, il en résulterait une telle confusion que les opérations risquaient de s'en trouver sinon compromises, du moins fort malencontreusement retardées.

Le Conseil sembla pencher d'abord en faveur de l'intraitable Noguès, mais, finalement, une opinion plus sage l'emporta. L'indiscutable confiance qu'inspirait Eisenhower aux membres du Conseil les amena au choix que devait préférer le général américain. Chacun se rappelait, avec gratitude, que, malgré l'avis contraire de son état-major, il s'était prononcé en faveur du réarmement des Français par les États-Unis. En fin de compte, le général Giraud fut, à l'unanimité, élu haut-commissaire, tout en gardant le commandement en chef des forces françaises.

L'administration de Giraud prit un bon départ. Il relâcha tous les prisonniers politiques et démit de ses fonctions Yves Châtel, le gouverneur général " vichyssois " . Même le général de Gaulle, le chef des Forces Françaises Combattantes, eut un mot amical pour Giraud, bien qu'il eût été très déçu de ne pas avoir été appelé lui-même à prendre la tête du gouvernement d'Alger. Mais une telle nomination était alors impossible, de Gaulle n'ayant pas encore acquis le soutien suffisant en Afrique du Nord.

L'horizon politique s'éclaircissant enfin, Ike put prendre un peu de repos. Il alla même jusqu'à se réserver un petit coin tranquille sur la colline, où il venait de temps en temps passer une soirée dans la paix et la solitude. Il ne lui restait plus désormais qu'à organiser une grande campagne militaire et à préparer la Conférence de Casablanca.

Cette dernière tâche aurait suffi à faire blanchir les cheveux d'un commandant en chef. Si le président Roosevelt et Winston Churchill avaient consulté les cartes, afin d'y trouver l'endroit le plus dangereux pour se réunir, ils n'auraient pu faire mieux. L'Afrique du Nord fourmillait encore de sympathisants de l'Axe et d'espions de toutes sortes, tous les jours on en dépistait quelques-uns. Casablanca avait déjà été bombardée et pouvait être attaquée de nouveau. Et la ville était proche d'un territoire espagnol assez douteux. C'était bien l'endroit, pensait Ike, que devaient choisir ces deux amants de l'aventure; par contre; il comprenait tout le bénéfice moral qui en rejaillirait sur la cause des Alliés. Si tout se passait bien, le risque en valait la peine.

Tout se passa pour le mieux. Nul incident ne vint troubler le ciel ensoleillé de cette conférence. Une Rolls ne roule pas plus doucement que se déroulèrent chacune des discussions. Tandis que Churchill et Roosevelt se mettaient d'accord sur la conduite générale de la guerre, les hauts commandements britannique et américain, sans se laisser intimider par la position précaire de leurs armées en Tunisie, réglèrent les détails de l'invasion de l'Italie et discutèrent d'autres plans pour une plus grande invasion à venir. Dans l'atmosphère cordiale qui régnait à Casablanca, le président Roosevelt réussit même ce tour de force d'amener les deux chefs français Giraud et de Gaulle à se serrer la main, au bénéfice des photographes. Ce geste eut une répercussion morale très favorable à la cause des Alliés.

L'une des décisions prises à la Conférence fut d'une importance capitale pour Ike. Elle consistait en la création d'un front nord-africain sous le commandement d'Eisenhower. C'était évidemment un grand témoignage de confiance de la part de généraux tels que Alexander et Montgomery que de consentir à servir sous les ordres d'un général américain relativement peu éprouvé. Ike apprécia le compliment et exprima l'espoir qu'il s'en montrerait digne.

La Conférence décida, en outre, d'adjoindre un membre nouveau, et particulièrement précieux, à l'équipe d'invasion de Ike. Le maréchal de l'Air Sir Arthur William Tedder était un diable de petit homme pour qui la guerre aérienne n'avait plus aucun secret. Il avait commandé une escadrille de reconnaissance au cours de la guerre précédente, avait été abattu avec son appareil, et trois fois cité dans les communiqués. A la tête du Service de Recherches et de Développement de la R. A. F. en 1938, il avait stimulé la production des Spitfires qui devaient sauver l'Angleterre, et, comme commandant de l'aviation du Proche Orient, il avait nettoyé le ciel au-dessus des armées victorieuses de Montgomery à El-Alamein. Il se trouvait alors de passage à Casablanca, en route pour l'Angleterre, où il devait prendre son nouveau poste de sous-chef de l'État-Major de l'Air à Londres.

Ike apprécia à première vue ce petit homme souple, nerveux et d'un abord extrêmement cordial. Le hasard leur donna l'occasion d'une longue conversation au cours de laquelle ils purent constater que leurs esprits s'ajustaient comme les deux pièces d'un engrenage. D'abord au sujet de la Luftwaffe.

Ce qui perdra les Allemands, dit Tedder, c'est qu'ils manquent d'imagination en ce qui concerne l'aviation. Leurs avions ont été conçus comme des pièces d'artillerie volante et c'est encore dans ce sens qu'ils en usent. Ils s'en sont très bien tirés en Europe parce que personne d'autre ne disposait d'une force aérienne. Maintenant, ils ne peuvent changer leur tactique et concentrer leurs forces pour battre l'ennemi clans les airs avant qu'il n'aille détruire les objectifs au sol.

- Les principes éternels de la tactique militaire valent pour la lutte dans les airs comme pour la lutte sur le terrain, dit Ike. Le but principal doit consister à désarmer l'ennemi. C'est ce que nous devons faire et, maintenant que les opérations de l'armée du Proche Orient deviennent solidaires des nôtres, les opérations aériennes devraient être placées sous un commandement unique.

- C'est bien ce que je m'efforce de faire comprendre autour de moi " , remarqua Tedder. Puis, avec une certaine réserve, il ajouta : " Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais, en raison de l'expérience que nous avons acquise dans les régions désertiques, je pense que le Haut Commandement de l'Air devrait revenir aux Anglais.

- Vous avez tout à fait raison " , s'écria Ike.

A la fin de la conversation, sa résolution était prise. C'était un gros morceau à faire avaler. De sa manière directe il alla trouver Churchill.

" 'Je voudrais Tedder, dit-il ; et il expliqua sa proposition.

- Il est à vous " , répondit le Premier Ministre.

Quand la conférence eut pris fin, le général Marshall rendit visite à Eisenhower, à Alger. La brillante intelligence de Marshall et sa vaste compréhension des choses lui firent saisir immédiatement la situation locale. Non seulement il aida Ike de ses connaissances techniques, mais, de plus, il l'assura que l'État-Major général le soutiendrait jusqu'à l'extrême limite.

Le mois de février 1943 commença merveilleusement bien. Les querelles politiques françaises semblaient s'être calmées. Le sous-secrétaire à la guerre John J. Mc Cloy arriva en Afrique, accompagné de Jean Monet, un Français des plus capables et des plus intelligents. Monet, établi en Amérique depuis deux ans, avait d'abord été chargé d'une mission d'achat pour le compte du gouvernement britannique et ensuite conseiller pour les achats de fournitures de guerre auprès du gouvernement des États-Unis. Il avait l'estime des Américains, des Anglais et des Français et ne tarda pas à acquérir une grande influence sur Giraud. Le résultat se fit sentir dans un changement d'attitude de la part des Français devenus beaucoup plus conciliants. Monet continua d'étendre son influence sur ses compatriotes et devint bientôt membre du Conseil. Il fit plus que n'importe qui pour cimenter l'amitié franco-américaine.

Le 4 février, la création d'un front nord-africain fut officiellement annoncée, et quand la 8e armée britannique finit par chasser l'Afrika Korps de Tripoli et arriva sur la ligne Mareth en Tunisie, où Rommel avait décidé de s'arrêter, elle passa sous le commandement d'Eisenhower. Le général Alexander devint le délégué de Ike sur le théâtre d'opérations avec le commandement direct du 8e groupe d'armées qui comprenait les 1re et 8e armées britanniques, le 2e corps américain et le 17e corps français en Tunisie. Tedder prit le commandement de l'Aviation de Méditerranée, nouvellement constituée, avec Carl Spaatz à la tête des forces aériennes de l'Afrique du Nord. Suivant les directives de Tedder, celles-ci furent divisées en une force aérienne dite " stratégique " sous le commandement de Doolittle, et une force " tactique " sous le commandement du major général Lewis Hyde Brereton. L'amiral Cunningham devint commandant en chef de la flotte de Méditerranée, sous les ordres du général Eisenhower.

Comme lorsqu'il était en Angleterre, Ike visait avant tout à l'unité. Il était résolu à faire de ces divers éléments une seule force qui ne serait ni française, ni anglaise, ni américaine, ruais s'appellerait : l'armée alliée.

Pour des raisons d'ordre technique, telles que les différentes façons de s'alimenter, les différents types d'armes, etc., les unités de cette nouvelle armée ne devaient pas être inférieures à une division et de préférence devaient avoir l'ampleur d'un corps d'armée. Mais cela ne devait en rien compromettre l'unité essentielle. Dans les quartiers généraux, anglais et américains siégeaient ensemble et discutaient ensemble de leurs problèmes.

Un pareil amalgame n'avait encore jamais été réalisé. Durant la première guerre mondiale, les armées des différentes nations étaient restées des entités nettement séparées les unes des autres et unies seulement par le fait qu'elles étaient toutes placées sous le commandement suprême du maréchal Foch. Aujourd'hui, elles se trouvaient si complètement confondues que chacune d'elles se considérait comme une simple grande armée combattant pour la victoire commune.

C'est peut-être la plus belle réussite d'Eisenhower, son premier titre de grandeur, que d'avoir su réaliser cette union à première vue si utopique. Il réussit parce qu'il fut toujours juste et franc, prêt à louer l'homme de valeur, de quelque nation qu'il fût, et à lui donner sa confiance ; mais prêt, aussi, à condamner l'incompétence sans considération de la nationalité du coupable. Son esprit n'admettait aucune distinction sur ce point. Un jour, comme il faisait l'éloge d'un officier au général Hastings Ismay qui lui rendait visite à son quartier général :

" Est-il Anglais ou Américain ? " demanda Ismay. Ike se concentra un instant, puis souriant :

" Vraiment, je ne saurais vous dire. "

L'esprit du commandant en chef pénétra à tous les échelons. L'armée alliée devint fière de son unité. Un ardent " esprit de corps " s'insuffla en elle. Qu'un nouveau venu eût l'idée de faire quelque distinction entre les Anglais et les Américains, il se faisait tirer l'oreille d'une façon qui lui enlevait toute envie de recommencer.

lke eut le même succès avec les généraux servant sous ses ordres. Ils avaient tous une personnalité aussi nettement définie que leurs capacités étaient grandes : Alexander, conservateur et précis ; Montgomery, brillant, impétueux, dramatique sous son béret noir ; Clark, intellectuel et réservé ; Patton, enfant terrible et forte tête ; Tedder, désinvolte et humoriste ; Spaatz, rêvant au ciel et à sa musique ; Cunningham, rude et généreux. Combien divers étaient ces hommes dont il fallait faire une équipe ! Et pourtant ce fut une fameuse équipe, dévouée au bien de la communauté. A peine sentaient-ils la main qui les guidait. D'ailleurs, à cette époque, Ike préférait suggérer et peser l'opinion d'autrui, plutôt que d'imposer sa propre autorité. Souvent, il parlait de lui-même comme de l' " administrateur général " .

L'atmosphère était calme au G. Q. G., l'après-midi du 11 février 1943, quand un joaillier français demanda à voir le général ; il fut introduit dans le bureau de Butcher. Butch causa avec lui et l'amena chez Ike.

" Cet homme peut vous intéresser, dit-il ; il a de jolis petits bijoux. "

Le bijoutier étala sur la table douze étoiles d'argent taillées à la main. Ike les examina en souriant.

" Elles sont jolies, dit-il ; mais il y en a trop pour moi. Vous auriez dû venir quand le général Marshall était là. "

Ike était encore en train de regarder les étoiles quand survint une de ces coïncidences qu'aucun romancier n'oserait imaginer : un officier de marine anglais entra précipitamment dans le bureau du commandant en chef.

" Général, dit-il, je viens d'apprendre quelque chose d'intéressant à la radio. Washington annonce votre promotion au grade de général à quatre étoiles. "

Un câble de Mamie confirma la nouvelle le lendemain matin.

Le général Eisenhower fêta sa nomination en emmenant Telek visiter le front avec lui. Le 12 février, il partit pour Tébessa, où le général Fredendall ; qui commandait le 2e corps, avait son quartier général. Comme toujours quand il se trouvait parmi les soldats, Ike était gai et n'avait pas le pressentiment que, dans les jours à suivre son armée allait être à deux doigts du désastre. Il n'eut pas conscience, non plus, du péril qui le menaçait personnellement.

Mais, s'il ne prévoyait pas les événements à venir, Ike n'était pas satisfait de la disposition des troupes américaines. Au temps de la course pour Tunis, il avait fallu jeter chaque unité dans la bataille dès qu'elle arrivait. Pour cette raison, les diverses divisions américaines - la 1re, la 34e, la 9e et la 1re blindée - s'étaient trouvées fractionnées en groupements de combat et mélangées à leurs alliées. Ike était résolu à les regrouper au plus tôt.

En attendant, ces groupements de combat alliés se trouvaient en position dans la vallée, entre les deux chaînes de montagnes parallèles à la côte nord de Tunisie. Elles tenaient également les cols conduisant à la plaine côtière. A l'Est des montagnes, le long de la côte, l'Afrika Korps avait fait sa jonction avec l'armée du général Juergen von Arnim venant de Tunis. Rommel, en sécurité pour le moment sur la ligne Mareth, rassemblait ses forces blindées pour une attaque à travers les montagnes, en vue d'anéantir les forces alliées avant qu'elles puissent se joindre à la Se armée remontant de Tripoli.

Les généraux Alexander et Fredendall savaient que l'ennemi préparait un assaut, mais des rapports erronés les amenèrent à croire que l'attaque aurait lieu à Sbeitla. Le groupement de combat le plus important que commandait Fredendall reçut l'ordre de garder ce secteur avec deux cents tanks de la 1re division blindée et de forts contingents d'infanterie et d'artillerie. Deux autres groupements furent dirigés vers le Sud, du côté de Sidi bou Zid, pour garder la passe de Faïd. A l'extrémité du front - qui n'était pas une ligne continue, mais une série de fortes positions - un détachement d'infanterie mi-français, mi-américain tenait Gafsa. Des avions alliés opéraient dans le secteur de l'aérodrome de Thelepte, dans la vallée de Sbeitla.

Sitôt arrivé au quartier général de Fredendall, à Tébessa, Ike ordonna quelques changements de position. La 1re division blindée et la 34e division d'infanterie reçurent l'ordre de concentrer leurs forces à l'Est de la principale chaîne de montagnes. De cette façon, elles pourraient faire face à toute attaque allemande, d'où qu'elle vienne, ce qui valait mieux que de courir le danger de se laisser surprendre et de se faire battre l'une après l'autre. Malheureusement, Rommel, par sa vitesse, déjoua tous les plans.

Le 13, Ike partit pour une tournée d'inspection. De Tébessa, qui se trouve juste sur la frontière algérienne, il franchit la passe de Kasserine, atteignit la principale chaîne de montagnes et inspecta la position B, établie sur des pentes neigeuses. De là, il descendit vers la vallée, jusqu'à Sbeitla, où les ruines romaines et l'arc de Dioclétien lui rappelèrent que d'autres conquérants étaient passés par là.

Le jour était si clair et la lumière si cristalline que tout se détachait sur l'horizon, à plus de ro kilomètres à la ronde. La grande plaine fauve était parsemée de champs mais leurs canons continuaient à tirer, même quand l'intérieur du char n'était plus qu un enfer brûlant. Au lieu d'essayer de se sauver, les équipages tiraient jusqu'au dernier obus.

L'action du C. C. A. fut aussi magnifique, aussi grandiose, que la fameuse Charge de la Brigade légère ; mais aussi vaine, hélas ! car derrière la lie Panzer Division, arrivait la 10e Panzer Division, de retour du front russe et maintenant équipée avec les terribles chars tigres Mark VI. Les obus de 75 éclataient contre leur blindage comme des boules de neige contre un mur.

Entre-temps, les éléments blindés légers - camions et cuisines roulantes - se retiraient en longues colonnes à travers la plaine, essayant de gagner la route de Sbeitla. Le poste C. C. C. sortit alors de sa grotte de cactus et s'efforça de défendre Sidi bou Zid contre une attaque de front.

" Mon général, vous ne devez pas rester ici. "

C'était le colonel Williams, le chef d'état-major du général Robinett, qui parlait.

Ike abaissa ses jumelles à regret.

" J'ai horreur de m'en aller maintenant " , dit-il.

Mais il savait que sa place était à Tébessa où seraient concentrés les rapports et où il pourrait prendre toute mesure utile pour parer au désastre qui menaçait d'engloutir ses armées.

" Il faut partir tout de suite, sir, insista Williams. La route peut être coupée d'une minute à l'autre et ce serait du joli si vous étiez fait prisonnier. "

Le cœur lourd, pensant à ses garçons du poste C. C. A. qui étaient en train de mourir sur la montagne, Ike sauta dans une Jeep que conduisait un sergent, et prit la route de Sbeitla.

Tout l'après-midi ils roulèrent sur ce chemin de la retraite. Autour d'eux des obus légers éclataient en soulevant de grands nuages de poussière, que le vent ramenait vers la plaine. Derrière lui, Ike voyait se multiplier les colonnes de fumée qui signalaient les chars anéantis. Dans le bruit incessant de la bataille, Ike crut distinguer que le boum des canons allemands devenait de plus en plus fréquent.

Le vent s'éleva. Au-dessus de la plaine, il mêlait en tourbillons la poussière et la fumée qui donnaient au ciel un verts auprès desquels s'élevaient les blanches maisons des indigènes et des bouquets de cactus épineux, qui servent à la nourriture des chameaux. Des Arabes travaillaient la terre et gardaient leur bétail bossu. Comme il atteignait Sidi Bou Zidi, Ike distingua des sentinelles sur le rempart montagneux qui séparait les Alliés des Allemands de la côte.

Il inspecta les plus petites positions - le C. C. A. à l'entrée de la passe de Faïd, sur les pentes mêmes de l'Essouda, et le C. C. C., retranché dans une gigantesque grotte de cactus.

Selon la coutume, les hommes acclamèrent le général au cri de : " Ike ! Ike ! " Malgré leur long séjour dans le désert, Ike les trouva relativement en forme, très jeunes et très gais. Ils étaient en état d'alerte, car il y avait du mouvement de l'autre côté des monts.

Le matin du 14 février, Ike se trouvait au quartier général du brigadier général Paul Robinett, à Sidi bou Zid. A l'aube, l'alerte fut donnée et l'on vit des stukas plonger le long des pentes de l'Essouda. Le mouvement signalé de l'autre côté des monts, c'était la 21e Panzer Division de l'Afrika Korps qui se glissait, comme un énorme serpent mécanique, à travers la passe de Caïd et balayait sur son passage toutes les unités légères. Quand ils furent arrivés au pied de la montagne, les chars se déployèrent en éventail et se précipitèrent dans la vallée, crachant le feu de tous leurs canons et soulevant d'énormes colonnes de poussière. Derrière eux, d'autres chars arrivèrent, et d'autres encore, avec leurs canons automoteurs de 88 et l'infanterie motorisée transportée sur des camions. Cependant que les Arabes continuaient à faire paître leurs troupeaux et à cultiver leurs champs, indifférents à ce spectacle, la plaine fourmillait de ces monstres d'acier.

Quelques chars pointèrent droit sur Sidi bou Zid, tandis que les autres esquissaient un grand mouvement d'encerclement. L'artillerie alliée entra en action. Çà et là on voyait un char s'arrêter tout à coup, et une haute colonne de fumée noire, s'élevant droit dans le ciel, formait pour un instant sa stèle funéraire. Le C. C. A. lâcha ses chars Sherman, avec leurs 75 pétaradant, mais dans des conditions tout à fait défavorables. Les Américains manquaient d'expérience, mais ils étaient courageux. L'un après l'autre, leurs chars étaient frappés et flambaient comme des torches, reflet livide. Devant eux, le soleil couchant n'était qu'un disque d'un pâle orangé.

Dans l'obscurité et le vent, ils traversèrent la ville de Sbeitla. Des hommes s'y employaient fiévreusement à charger leur matériel entassé parmi les ruines ; d'autres s'apprêtaient à détruire ce qui ne devait pas tomber entre les mains de l'ennemi. L'arc de Dioclétien avait une grandeur ironique sous le pâle clair de lune.

Quand le sergent fut fatigué, Ike prit le volant à son tour. C'était une tâche harassante que de conduire sur cette route étroite, encombrée de véhicules qui se mouvaient lentement en longues files interminables. La plaine résonnait tout entière du bruit infernal des moteurs et parfois un accident faisait monter vers le ciel une flamme bleue vacillante. Ike se glissait avec sa Jeep, doublant chaque fois qu'il le pouvait, puis se rangeant patiemment pour laisser passer un convoi se précipitant vers le front. Il lui arriva de sortir de la route et de conduire sa voiture à travers champs pour essayer de gagner du temps.

Mais la fatigue imposée par la course n'était rien auprès du sentiment de défaite qu'inspiraient ces centaines de camions et ces milliers d'hommes se taillant un chemin sur la route de la retraite. Il savait maintenant par quoi était passé Napoléon lorsque la Grande Armée reculait sur la plaine russe. Vers le matin, ils étaient sortis des embouteillages. La route était enfin libre pour gravir la passe de Kasserine. Ike, qui n'en pouvait plus ; passa le volant au sergent et sombra instantanément dans un profond sommeil. Trouvé endormi sur sa chaise à l'inspection de 20 h. 30. Huit heures d'arrêts.

Peu après, Ike fut projeté avec une terrible violence contre un rocher bordant la route. Il resta étendu, le temps de reprendre ses sens. Les collines étaient grises, sous le jour sale de l'aube, et vides de toute vie humaine. La Jeep, comme un insecte, était étendue sur le dos, en partie dans une ornière, et Ike aperçut la tête du sergent émergeant de dessous la voiture. Vivement il se remit sur pied. Une douleur aiguë lui traversa le dos, mais sans y prendre garde, il rampa vers la Jeep.

" Sergent, vous êtes blessé ?

- Je ne crois pas, sir, mais je suis coincé sous la machine. - Bon, ne bougez pas ; je vais essayer de vous dégager. " malgré les protestations de son dos, Ike s'arrangea pour soulever la voiture. Le sergent sortit complètement indemne et joignit ses efforts à ceux de son général. Tous les deux ils réussirent à remettre la Jeep d'aplomb.

" Je ne sais comment m'excuser, sir, dit le sergent, comme tous deux remontaient en voiture. C'est ma faute ; je me suis endormi. "

Peut-être les généraux d'autrefois qui avaient suivi cette route - Hannibal, Scipion, et d'autres chefs illustres - regardaient-ils, étonnés, ce commandant en chef et son sergent livrés à eux seuls sur cette route désertique. Dans ce cas, quelle dut être leur stupéfaction quand ils entendirent la réponse du général américain à l'homme qu'ils auraient, eux, exécuté :

Ne vous en faites pas,. mon garçon. Si j'avais été au volant, la même chose nous serait arrivée. "

A Tébessa, Eisenhower et Fredendall eurent un triste spectacle quand les hommes harassés et les voitures disloquées commencèrent à refluer par la passe de Kasserine. Toute la grande vallée était perdue. Des colonnes allemandes avaient pris position de Ousseltia à Gafsa, et attaquaient maintenant l'arrière-garde alliée qui se battait héroïquement pour donner à l'armée en retraite le temps d'atteindre le défilé. Le C. C. A. était complètement dispersé, presque tous ses chars perdus, ses fantassins prisonniers ou battant en retraite à travers les montagnes. Le C. C. C. n'était guère en meilleure position. Seul, le C. C. B., heureusement le plus puissant, était intact ; légèrement ébranlé par la bataille, mais cependant résolu.

Les généraux décidèrent d'essayer de défendre la passe de Kasserine. Si les Allemands s'en rendaient maîtres et balayaient le plateau algérien, ils couperaient la 1re armée de ses bases et imposeraient l'évacuation de la Tunisie ou, peut-être même, acculeraient les Alliés à un désastre complet.

Le col fut miné aussitôt, et des détachements d'infanterie furent postés sur les collines. C. C. B. concentra ses forces aux alentours de Tébessa. Anderson avait dépêché du Nord sa brigade blindée britannique et, appuyé par l'artillerie de la 9e division américaine, il gardait Thala et la route d'intérêt vital qui traversait les voies de communication de la ire armée. Pendant ce temps, le génie s'occupait des immenses dépôts de munitions de Tébessa, faisant le nécessaire pour le cas où l'on serait obligé de les faire sauter.

Les Allemands balayèrent soigneusement les champs de mines américains et les Panzers se précipitèrent à travers la passe de Kasserine le 21 février. Leurs colonnes se divisèrent lorsqu'elles atteignirent le plateau, une partie attaquant Tébessa, l'autre obliquant vers le Nord, contre Thala. Ike se rendit à Thala pour suivre les opérations.

Ce jour-là, de gros nuages gris obscurcissaient le sommet des montagnes et se balançaient sur la plaine. C'était un mauvais temps pour l'aviation ; mais Toohey Spaatz lança dans l'air tout ce qui pouvait voler. Lightnings, Spitfires, Marauders, Mitchells, Bostons et même les lourdes forteresses déversèrent sur les colonnes allemandes leurs engins de destruction. Mais les Panzers réussirent à passer. Quand l'ennemi fut à quatre kilomètres de Thala, l'artillerie américaine ouvrit le feu et les nouveaux chars Churchill, de 42 tonnes, s'avancèrent à leur rencontre.

A travers ses jumelles de campagne, Ike comprit que cette fois il ne s'agissait plus pour les Panzers d'une simple promenade. Les nouveaux canons de 115 millimètres dont disposait la 9e division pouvaient arrêter les Mark VI, si l'on n'y parvenait pas autrement. Les chars allemands commencèrent eux aussi à brûler. Les Churchills brûlaient également, mais pas en aussi grand nombre. Les Allemands en eurent vite assez ; ils tournèrent bride et regagnèrent les collines. Devant Tébessa, ce fut la même histoire. Les hommes du C. C. B., maintenant de glorieux vétérans, enrayèrent l'avance allemande, avec leurs tanks et leurs 105.

Le jour suivant, les Alliés passèrent à l'attaque, transportant leur artillerie lourde aux abords de la passe de Kasserine. Les avions volèrent sans arrêt, tandis que les tanks harcelaient l'ennemi qui, finalement, se replia dans la montagne, en laissant derrière lui un long sillage d'épaves.

La retraite était finie, et Rommel arrêté. Thala marquait la pointe extrême de l'offensive allemande sur le sol tunisien.

De retour à Alger, Ike digéra l'amère leçon de la bataille. Si l'on avait frôlé la catastrophe, cela venait, en grande partie, de sa propre inexpérience et de celle de ses collaborateurs. Les Alliés avaient mal utilisé leurs mines ; ils n'en avaient guère posé à la passe de Faïd, et à Kasserine les champs de mines étaient placés hors de portée de l'artillerie. Les Alliés s'étaient fait tailler en pièces et leurs pertes étaient dues à des défauts de tactique. Mais le courage de troupes inexpérimentées s'était révélé magnifique, et, finalement, l'avance allemande avait été contenue. On n'avait rien à déplorer qui fût absolument irréparable. Ike avait l'impression qu'après cette aventure tous les échelons du commandement avaient gagné en expérience. Sa foi dans la valeur de l'armée et sa profonde admiration pour elle étaient intactes, comme il apparaît dans chaque mot du message officiel qu'il adressa alors au général Marshall.

e Nos présentes difficultés s'expliquent par mon désir de vouloir sans doute trop en faire, et par l'anéantissement de la résistance dans le secteur central de la montagne....

" Si vous aviez vu nos troupes, vous les auriez trouvées magnifiques. Je puis vous assurer que les soldats de cette campagne sont maintenant aguerris et capables de porter des coups décisifs. "

Ike se mit furieusement au travail pour redresser la situation. Il n'avait pas l'intention de laisser cet échec le détourner de son emploi du temps ni de repousser la date de la prochaine offensive. Il fallait d'abord regagner le terrain perdu, avec des divisions blindées suivies par l'infanterie. Fredendall, général d'infanterie, n'avait pas la technique ni le sens de la guerre de chars. Ike avait besoin d'un homme avisé et audacieux. Après tout, ils avaient à vaincre le seigneur Rommel en personne. C'était un combat d'importance, et il fallait à Ike un officier de chars de premier ordre.

Il s'en trouvait un à portée de sa main : Georgie Patton. Ike lui confia le commandement du 2e corps d'armée.

Georgie fit exactement ce qu'on attendait de lui. En moins d'un mois, il nettoya toute la vallée de Sbeitla, et, le 21 mars, le front reprit ses anciennes positions. La scène était prête pour l'acte final. Les troupes américaines étaient maintenant parfaitement aguerries ; elles avaient connu la défaite, mais elles croyaient en la victoire.

Le 20 mars, Montgomery lançait l'attaque qui devait briser la ligne Mareth. Tandis qu'il se frayait un chemin vers la côte, les forces alliées bombardaient sans arrêt les positions côtières de l'ennemi, et, le 7 avril, la 9e division américaine, dévalant des pentes montagneuses, fit sa jonction avec les avant-gardes de la 8e armée.

Soit parce qu'il était blessé, soit parce qu'il savait la danse terminée, Rommel passa le commandement à von Arnim et rentra en Allemagne. Le nouveau commandant retira ses troupes sur les hauteurs qui défendent Tunis et Bizerte et attendit le dernier assaut.

Eisenhower, à ce moment-là, se trouvait dans une situation fort différente de celle qu'il occupait lors de la course pour Tunis. Cette fois, l'issue de la bataille devait lui être mathématiquement favorable, car il avait construit des routes et organisé des transports de telle sorte que des quantités énormes de munitions et de ravitaillement ne cessaient d'affluer vers le front. Mieux encore, de nombreux aérodromes avaient été construits, et les avions étaient alimentés par dix nouveaux pipe-lines où l'essence coulait à pleins flots. Par contre, les approvisionnements de l'armée von Arnim étaient réduits à la portion congrue par le blocus de la marine britannique et par l'aviation alliée qui avait maintenant la maîtrise de l'Air. Après la perte d'un convoi entier de w avions de transport, dont chacun portait 120 hommes, les Allemands renoncèrent à acheminer leurs renforts par la voie des airs.

Cependant, il semblait qu'on aurait du mal à déloger von Arnim. Il possédait encore près de 300.000 hommes, dont les fameuses divisions blindées de l'Afrika Korps, et il s'était solidement retranché dans les montagnes abruptes qui gardent Tunis et Bizerte. Pour l'attaquer de front, il fallait trouver un biais - aussi paradoxal que cela fût. Eisenhower conçut une manœuvre audacieuse, qui, en langage sportif, aurait pu s'appeler une feinte.

D'abord, comme le 2e corps était appelé, pour l'heure, à se battre dans la montagne, il retira Patton, qu'il chargea de préparer la 7e armée pour l'invasion de la Sicile. Au mois de février, le général Marshall avait délégué Omar Bradley à l'État-Major de Ike, qui lui confia le commande-ment du 2e corps. Bradley était un officier d'infanterie de premier ordre, et il ne faut pas oublier que Ike lui avait promis une brillante carrière, jadis, dans le Howitzer.

Le 2e corps était auprès de la 8e armée, à l'extrême droite du front. Supposant que von Arnim attendait l'attaque de ce côté et qu'en conséquence il y concentrait ses troupes, Ike ordonna à Bradley de ramener son armée vers l'aile gauche afin d'attaquer Bizerte.

La manœuvre était difficile, car elle signifiait que des milliers d'hommes et de véhicules devaient longer l'arrière du front et traverser les routes sur lesquelles les approvisionnements de la 1re armée devaient continuer de rouler en un flot ininterrompu. Bradley, Anderson et Alexander mirent au point un horaire minutieux et l'opération s'effectua sans un accroc, dans le secret le plus absolu.

Von Arnim était joué. Quand il comprit la manœuvre, il n'avait plus le temps de déplacer ses forces.

Durant la deuxième quinzaine d'avril, les troupes de Bradley, qui comprenaient l'armée française et les goums (ou troupes indigènes), se battirent le long des crêtes en direction de Bizerte. Ce fut d'abord un rude corps à corps jusqu'à ce que les blindés, s'infiltrant dans les vallées, aient pu percer la ligne allemande à Mateur. Pendant ce temps, Alexander, suivant la tactique extrêmement mouvante de Ike, ramena la plus grande partie de la 8e armée vers la 1re pour une attaque directe sur l'unis. Le 5 mai, dans son rapport au général Marshall, Eisenhower disait : " Demain, nous commençons le grand mouvement qui, dans un jour ou deux, nous mènera, nous l'espérons, au cœur même de Tunis. Je pense que nous aurons vite fait de nous rendre maîtres du secteur de Bizerte ; mais la presqu'île du Cap Bon pourrait bien être d'une capture difficile. "

Les espoirs de Ike étaient justifiés. Des milliers d'avions et une artillerie massive réduisirent toute résistance du côté allemand et ouvrirent la voie aux chars, tandis que l'infanterie se frayait un chemin en bataillant sur les hauteurs. La 1re division blindée américaine entra dans Bizerte à 4 h. 15, le 7 mai 1943. Six minutes et demie plus tard, les chars britanniques, s'élançant sur la route à travers les champs de blé et de coquelicots, faisaient leur entrée à Tunis.

Les troupes de l'Axe, désemparées, battirent en retraite vers les montagnes de la péninsule du Cap Bon, qui, géographiquement, ressemble à celle de Batan et qui aurait pu être vigoureusement défendue. Mais les hommes étaient épuisés. Par pelotons, par compagnies, par régiments, et finalement par divisions, des milliers et des dizaines de milliers de soldats ennemis commencèrent d'affluer vers les armées alliées, avec le seul désir de se constituer prisonniers à pied et en camions, ils descendaient des collines, au risque d'engloutir leurs propres conquérants dans cette vaste marée. On devait apprendre plus tard que 252.415 soldats allemands et italiens s'étaient rendus avec tous leurs équipements aux armées de la démocratie.

Le général Ike, du Kansas, descendit à Tunis pour passer en revue ses légions victorieuses. Il lui coûtait de sacrifier un temps extrêmement précieux pour la préparation de plus vastes projets, mais il tenait à marquer sa victoire - non par vanité, mais en hommage aux hommes qui s'étaient si bien battus. Cette fois, les Allemands seraient bien obligés d'avouer qu'ils avaient été vaincus en rase campagne.

C'est pourquoi, debout sur son estrade, au milieu des maisons en ruines de la blanche cité de Tunis, Ike était heureux de voir défiler devant lui cette vaste compagnie d'hommes de toutes les nations dont il venait de faire une armée victorieuse. Ses généraux étaient à ses côtés : Alexander, Giraud, Montgomery, Bradley. Mais ce n'était pas à eux qu'il pensait tandis qu'il attendait, sous le soleil ardent, le commencement de la parade. Il pensait aux hommes qui, en ce moment, marchaient vers lui et à ceux qui jamais ne marcheraient plus. Les Écossais avec leurs cornemuses venaient en tête. L'accent étrange, sauvage, de leur musique s'alliait magnifiquement à l'aspect oriental de la foule. Cheiks du désert, Arabes de la ville, hommes en longs burnous blancs, femmes couvertes de chiffons et de voiles et dont les yeux disaient une curiosité ardente, toute cette foule bariolée s'écrasait contre le barrage des soldats en kaki chargés de la contenir.

Puis il oublia les civils, car son armée arrivait. Ses couleurs flottant au vent étaient le drapeau tricolore, l'Union Jack et la bannière étoilée, mais c'était avant tout Son Armée.

Les Français venaient en tête, avec leurs longs fusils, baïonnette au canon : forêt mouvante aux cimes d'acier. Puis venaient les Goums, dans leurs djellabas flottantes, qui avaient enlevé les hauteurs de Bizerte avec leurs seuls poignards. Ils étaient suivis d'une fanfare qui joua The Stars and Striges For Ever (" la Bannière étoilée pour toujours " ) ; puis arriva le 2e corps. C'étaient maintenant de rudes soldats, mais ils paraissaient tous si jeunes et ils rappelaient tellement les garçons du pays que Ike sentit sa gorge se serrer tandis qu'il saluait leur drapeau.

Derrière eux apparurent les divisions britanniques de la 1re armée, parmi lesquelles les Coldstream et les Grenadier Guards, défilant comme à Whitehall, et les parachutistes à l'air fanfaron sous leurs bérets verts. Puis ce fut le tour de la 8e armée et des fameux Rats du Désert qui, depuis El-Alamein, avaient franchi plus de deux mille kilomètres à travers le désert.

Après, il n'y eut plus de musique, sinon la discordante symphonie des engins motorisés : rugissements de moteurs, explosions, pétarades, quelque chose comme la grande parade avant le départ de la course automobile d'Indianapolis, portée à la puissance mille. On y voyait les voitures de reconnaissance, les canons anti-aériens, les énormes tracteurs de 155, les cuisines roulantes, les Jeeps par centaines, les camions et les boutiques ambulantes du Train qui accomplit sa tâche et qui mourut sans gloire. Finale-ment, défilèrent les chars, par longues colonnes, avec un bruit assourdissant ; ils emplissaient la voie de leur torrent infernal. Mais leurs volets étaient ouverts et les équipages, debout, souriaient et brandissaient les fleurs et les feuillages que leur avaient jetés les peuples libérés. Ike, une fois encore, pensa combien ces garçons étaient jeunes....

Quand le défilé fut achevé, le conquérant moderne descendit de l'estrade le cœur gonflé, prêt à se rompre ; non pas de joie, non pas d'orgueil, mais simplement d'humilité, en pensant à ces hommes de tant de nations diverses qui avaient mis toute leur confiance en lui et avaient su se battre et mourir sous ses ordres. Il ressentit soudain un amour exalté pour chacun d'eux et prit secrètement l'ardente résolution de les mener rapidement vers la lin de la guerre qui les tenait éloignés d'un foyer que tous avaient grande envie de revoir.

XVII

" NOUS LES AVONS ROULÉS ENCORE UNE FOIS "

LA prochaine opération sera l'invasion de la Sicile. "

Le général Eisenhower, qui se tenait à une extrémité de la pièce, sourit au murmure d'étonnement qui s'éleva parmi les correspondants de guerre. Il savait très bien qu'ils n'étaient pas tellement surpris par le fait lui-même. Ce qui les étonnait, c'était d'en entendre parler, surtout si longtemps à l'avance. Telle était l'attitude de Ike envers la presse : il lui disait tout, mais confidentiellement. N'était-ce pas la meilleure façon d'éviter les spéculations dangereuses ? Ike avait une grande foi clans l'appel à l'honneur.

L'un des reporters tout près de lui répéta :

" ... De la Sicile ?

- Naturellement, dit Ike. Pourquoi diable croyez-vous que nous avons pris Pantellaria et Lampedusa ? "

Le rapport semblait évident. Le grand rocher triangulaire qui s'élevait sur l'orteil de la botte italienne coupait la Méditerranée en deux ; le temps était venu de le neutraliser de telle sorte que les communications pussent s'établir librement sur toute la longueur de cette artère vitale. D'autre part, il était essentiel de posséder les aérodromes de Sicile pour porter un nouveau coup au fameux " tendre bas-ventre " .

La difficulté résidait dans l'élément de surprise. Durant tes mois de mai et de juin, les forces aériennes que commandait Doolittle arrosèrent indifféremment la Sardaigne, !a Sicile et la Crête afin de plonger les nazis dans le doute. Pendant ce temps, on accélérait les préparatifs.

L'invasion de la Sicile ne serait pas une promenade miliaire comme l'invasion de l'Afrique du Nord. L'Axe y disposait, selon les meilleures sources d'information, de 50.000 hommes, parmi lesquels se trouvaient de rudes gaillards tels que ceux de la division Gœring, de la 15e Panzer reconstituée, et de la 29e division motorisée. Il y avait aussi la division italienne Ariete, formée de durs à cuire, malgré leur nationalité. Ike avait en mémoire ce qui s'était passé à Dieppe, où la moitié des forces attaquantes étaient restées sur la plage. Il était bien résolu à ne pas répéter cette triste opération, mais il avait conscience du danger.

Tandis qu'en Amérique les gens se demandaient pourquoi il ne faisait rien, le Commandant en Chef rassemblait ses forces et dressait des plans. Cette fois, on ne devait pas manquer de transports - trois mille bateaux furent équipés - mais Ike était à court d'équipes de débarquement.

" Ce qui me renverse, disait-il, c'est que notre armée soit avant tout entraînée pour les combats de terre, alors qu'il lui faut toujours se battre de l'autre côté de l'eau. "

Patton préparait les troupes de sa nouvelle 7e armée aux opérations de débarquement. Ce n'étaient que manœuvres le long des plages africaines qui ressemblent assez à celles de Sicile. Pendant ce temps, le 2e corps était au repos à Oran et le général Clark, de son côté, entraînait la 5e armée pour la prochaine aventure. La 1re division, quoi qu'il en fût, dut bientôt quitter Oran pour s'instruire des secrets de la guerre amphibie. Sa dernière manœuvre consista dans "attaque d'une plage défendue par la 46e division britannique. Sous l'impulsion de ses chefs audacieux, Terry Allen et Theodore Roosevelt, elle fonça sur l'ennemi avec un tel élan que le général anglais annonça qu'il n'avait pu, théoriquement, lui résister que deux heures.

Après quoi, la 1re division fut envoyée au repos à Alger, et là il n'y eut rien de théorique quant à la façon dont elle s'empara de la ville. Quand Ike traversait la cité, dans sa voiture d'État-Major sur laquelle flottait tous les drapeaux alliés, la gaieté de ses concitoyens lui faisait dire :

" Il faut reconnaître qu'ils s'amusent ; mais aussi, ils le méritent bien. "

La 8e armée britannique, encore que très épuisée, était inscrite également pour la Sicile. Et il n'y avait pas de repos non plus pour le général Ike. Son emploi du temps était plus vertigineux que jamais ; pourtant, ceux qui le connaissaient bien se réjouissaient de voir toute trace de fatigue effacée de son visage. Bien que Ike eût étudié la technique militaire durant plus de trente ans, la réalité était évidemment à lui toute autre chose que la théorie. Mais il s'était vite mis au pas et gagnait chaque jour plus de confiance en lui-même. Il était en bonne forme et avait l'air très calme.

Cependant, l'idée bien arrêtée d'exterminer les ennemis de son pays brûlait en lui comme une flamme sacrée. Un jour il écrivit à l'un de ses amis, au sujet de certains partisans de la paix en Amérique :

" Je doute que ces gens-là, avec leur haine dogmatique et académique de la guerre, la détestent autant que moi. Ils n'ont sans doute jamais vu des corps humains pourrir sur le sol et n'ont jamais senti l'horrible odeur des chairs en décomposition. Ils n'ont pas visité un, hôpital du front où gisent de grands blessés. Mais, plus forte que ma haine de la guerre, est ma résolution d'écraser tout ennemi de mon pays, et en particulier Hitler et les Japonais....

" Vous devez savoir par les journaux que la victoire de Tunisie est due à la supériorité de notre technique militaire. C'est une belle épine tirée de notre pied ; et maintenant nous devons tous bander nos forces et redoubler d'énergie pour achever la victoire.... "

Certaines interruptions de travail s'imposèrent. Le roi d'Angleterre vint en Afrique et conféra à Ike la grand-croix de chevalier de l'Ordre du Bain. Giraud lui donna la grand-croix de la Légion d'houneur, avec un baiser sur chaque joue. Churchill fit, de son côté, une visite amicale, le général Marshall et le général sir Alan Brooke, chef de l'État-Major britannique, vinrent examiner les plans de l'offensive avec Eisenhower, Alexander, Montgomery et Patton.

Le général de Gaulle arriva finalement à Alger pour négocier avec Giraud l'union des deux tendances de la France Libre. De Gaulle avait été invité à venir plus tôt, mais il avait refusé et avait délégué le général Catroux pour le représenter. En avril, il changea d'idée, mais Eisenhower lui conseilla alors d'attendre la prise de Tunis, car il ne voulait pas de feux d'artifice derrière lui tandis que sur le front ses canons crachaient des obus. Maintenant, enfin, les deux Français se mettaient au travail et établissaient les bases d'un Comité français d'union.

Le 8 juillet, le général Eisenhower s'envola vers Malte, où les quartiers généraux secrets de l'invasion avaient été établis. Cunningham, Alexander et Tedder l'accueillirent sur l'aérodrome. Ike fut très touché par cette manifestation de sympathie. Il traversa La Valette - cette indomptable cité que n'avaient pu réduire 3.300 raids nazis - et s'engagea dans la campagne. Finalement, sa voiture escalada une hauteur escarpée et s'arrêta devant le vieux palais Verdala, où le maréchal vicomte Gort, gouverneur de Malte, l'avait invité à résider.

Lord Gort, qui avait de charmants yeux bleus, sous d'épais sourcils, s'avança pour le recevoir. Il avait hâte de lui montrer les merveilles de son palais, construit en 1536 par les chevaliers de Malte. Il conduisit Ike à travers le grand hall, les salons aux murs recouverts de fresques et la salle des banquets. Ils visitèrent également les oubliettes où des chaînes rouillées évoquaient le souvenir des prisonniers qui y avaient langui, et Gort fit remarquer l'incroyable épaisseur des murs qui avaient résisté à l'assaut des ans et des siècles.

" Ils sont encore rudement pratiques maintenant, avança Ike.

- Certainement " , fit Gort.

Après avoir fait le tour du palais, le Maréchal invita son hôte à s'engager dans un vaste escalier de marbre et le conduisit dans une immense chambre à coucher dont le plafond se trouvait au moins à trente pieds de hauteur.

" J'espère que vous y serez " confortable " , dit lord Gort, non sans une certaine anxiété.

Ike se rappela plusieurs autres chambres où il s'était senti plus " confortable " que dans celle-ci, en particulier certaine petite chambre de trois mètres sur quatre dans une maison du Kansas... mais il rassura son hôte.

" C'est magnifique " , dit-il, ce qui était la vérité.

Ike passa le lendemain, le jour J-r, à son quartier général. Comme celui de Gibraltar, il était installé dans un tunnel sous le roc. Les chevaliers de Malte étaient des gens prudents et, en creusant des abris sûrs dans la montagne, ils fournirent de précieuses défenses contre un massacre qu'ils n'auraient su imaginer. Mais le point de vue du confort leur avait totalement échappé.

Du soleil aveuglant de la rue, où le thermomètre enregistrait un peu plus de 37 degrés, Ike passa dans une fraîcheur humide accumulée depuis quatre siècles entre des murs imperméables. Le froid sembla lui pénétrer les os et congeler tous ses organes. Même la chaleur du poêle à huile qui brûlait dans son bureau souterrain ne parvint pas à le réchauffer. Ike était assis à sa table depuis dix minutes, quand il commença à claquer des dents et envoya chercher son pardessus.

Pour la première fois depuis des mois, Ike n'avait plus grand-chose à faire. Les plans étaient à jour et les ordres donnés. Il n'y avait plus devant lui qu'une longue et pénible attente.

A 11 h. 30 il reçut John Gunther, représentant de la presse américaine, et Ted Gilling, qui représentait les journaux britanniques. Ike n'avait pas voulu que des correspondants de guerre fussent attachés à son Quartier Général.

" Qu'ils aillent sur le front, avait-il dit. J'ai horreur de toute cette publicité personnelle. "

Mais Butcher s'était montré ferme.

" Vous devez les tolérer, dit-il, ne serait-ce que pour l'histoire future.

- Si c'est ainsi que vous l'entendez, alors qu'ils restent, répondit Ike. J'ai toujours aimé l'histoire ; mais au diable si j'ai jamais pensé qu'il m'arriverait un jour d'y participer ! "

Une fois l'idée admise, le commandant en chef se montra, d'après Gunther, on ne peut plus accueillant. Ike avait toujours gardé, pour le journalisme, un penchant qu'il avait acquis dans l'étroit bureau surchauffé du News à Abilene, et il écoutait avec sympathie tout ce que Gunther et Gilling lui racontaient sur les malheurs des reporters soumis à une triple censure.

Dans l'après-midi, les deux correspondants furent surpris d'être rappelés par Eisenhower.

" J'ai pensé à vous, leur dit Ike, et à faciliter votre tâche. Mais il faut me promettre de ne jamais écrire sur mon compte que le minimum indispensable. "

Après cette interview, Ike enleva son pardessus et sortit. Un souffle d'air surchauffé le frappa comme il débouchait du tunnel. Le vent soufflait comme un sirocco dans les rues, en soulevant de minuscules tourbillons de poussière. Ike obliqua vers la mer, dont les eaux d'un saphir foncé s'ornaient de nombreuses crêtes blanches. Force 5, disaient les rapports météorologiques, mais elle semblait supérieure à ce chiffre. Si le vent continuait de souffler ainsi, les opérations de débarquement seraient, demain, très difficiles.

Si sa force augmentait, elles deviendraient alors nettement impossibles.

Le vent tombera au coucher du soleil " , dit Butcher d'un ton rassurant.

Mais, au coucher du soleil, le vent augmenta, au contraire.

Il atteignait maintenant soixante kilomètres à l'heure.

Il était encore temps de remettre l'invasion. La 82e division du brigadier général Matthew Ridgway, qui devait être transportée par avions, n'avait pas encore quitté l'Afrique ; les milliers de bateaux de transport qui avaient pris la mer pouvaient être arrêtés. Ike calcula les probabilités. Retarder l'opération devait fatalement amener une confusion générale : l'ordre pouvait ne pas atteindre certaines unités qui se feraient massacrer en débarquant. Par ailleurs, une tempête coûterait bien plus de vies encore, car elle empêcherait de débarquer les chars et l'artillerie lourde, sans compter qu'elle risquait de couler des transports de troupes.

Tandis que Ike réfléchissait, un câble arriva du général Marshall qu'inquiétaient également les conditions atmosphériques. " Est-ce oui ou non ? " demandait le chef d'État-Major réclamant une réponse dans les quatre heures à suivre. Quand le câble lui parvint, Ike n'avait plus qu'une demi-heure devant lui pour prendre une décision.

Il s'engagea dans un petit chemin qui le conduisit vers le sommet de la colline. Le vent soufflait avec rage au-dessus des falaises et sifflait à travers les oliviers ; mais le ciel était clair et une grosse lune rouge commençait à s'élever au-dessus de l'horizon. Ike essaya de mesurer l'effet de la tempête, observant un moulin à vent qui tournait à une allure folle. Il pensa à d'autres moulins du même genre sur les plaines du Kansas et se rappela des soirs pareils. Rarement le vent soufflait toute la nuit quand le ciel était aussi clair. Déjà il lui semblait que le moulin tournait moins frénétiquement. Sa décision était prise. Il descendit de la colline pour câbler au général Marshall : " Opérations maintenues. Le vent est fort, mais je crois que nous pouvons attendre un succès pour demain matin. "

Puis le commandant en chef se rendit sur la plage pour y accomplir la veillée des armes.

Quand le dernier avion de transport eut disparu dans le ciel tourmenté, Ike rentra à son Quartier Général, où il attendit avec calme les premiers rapports, et imaginant tous les contretemps possibles.

Une fois encore il venait de jouer une partie périlleuse en manœuvrant par surprise. Il n'y avait que deux endroits prévus pour le débarquement de Sicile : les excellentes plages du sud-est, qui s'étendaient de Gela à Marsala, et le rivage de la côte est, entre Agosta et Catane. Mais les meilleures troupes de l'Axe étaient concentrées sur ces points, prêtes à balayer les rives avec leurs chars, avant que les blindés alliés eussent le temps de débarquer. Le reste de la côte avait ses défenses naturelles de rochers, d'éperons, de falaises.

Ike choisit le plus long parcours : le coin sud-est et escarpé de l'île. La 7e armée et la nouvelle division canadienne avaient ordre d'atterrir sur le côté ouest de cette zone entre Licata et Gela, pour faire aussitôt mouvement vers l'Est, tandis que la 8e armée devait s'emparer de la côte orientale. Les rives découpées risquaient d'entraîner la perte d'une partie du matériel, mais, si le commandement allemand avait fait régulièrement les choses, les troupes alliées ne rencontreraient qu'une faible opposition sur les points désignés, et des milliers de vies seraient sauvées. Tandis que les heures passaient lentement, Ike se demandait s'il était vraiment possible qu'il ait pu tromper les Allemands. Car si le secret avait été éventé, ou s'ils avaient deviné ses plans, le massacre sur les rochers serait cent fois plus terrible que sur les rives plates. Cette pensée le faisait frémir et même le paralysait. Si une telle catastrophe était à déplorer, il en serait l'unique responsable, et elle signifierait la fin de sa carrière ; mais il ne pensait pas à cela. Ce qui importait pour lui, c'étaient tous ces jeunes gens qui avaient mis leur foi en sa sagesse et qui mourraient s'il perdait la partie.

Aux premières lueurs de l'aube, les avions de combat s'élancèrent des aérodromes de Malte pour couvrir les hommes sur les plages, et quelques instants plus tard leur radio commença à donner des nouvelles. Les Anglais et les Canadiens avaient débarqué sans encombre, n'ayant trouvé que peu de résistance de la part des troupes italiennes. Le vent tombait, mais, jusqu'à dix heures du matin, c'est-à-dire jusqu'à ce que le soleil soit déjà haut, aucun message ne parvint de Patton. C'est du Georgie tout pur, pensa Ike, de ne rien dire tant qu'il n'aura pas une grande nouvelle à annoncer. Malte était si proche de Gela que la radio captait parfois des bribes de conversation entre les hommes débarqués et les hommes encore à bord. Un officier appelant un croiseur demandait de " ramener ce canon à 56 " ; un pilote criait à un autre : " Les stukas sont pour 11 heures " ; ce n'était qu'une confusion de mots, de voix, tendues par la hâte ou par l'inquiétude. .

Quand le message de Patton arriva, il annonça, comme Ike l'avait prévu, une assez sensationnelle nouvelle. Terry Allen avait débarqué sa Ire division plus vite encore que dans la bataille d'Afrique, qui n'était qu'un jeu. Ils avaient enfoncé une pointe dans les terres en direction de l'aérodrome de Ponte-Olivio, mais ils avaient dû reculer devant les chars de la division Gœring. A ce moment, les croiseurs Boise et Savannah avaient ouvert le feu sur les chars allemands, et la Ire division, s'élançant de nouveau, avec les troupes du colonel Darby, s'était finalement emparée du champ d'aviation. La 2e division blindée était en train de débarquer ses chars. La 3e et la 45e division faisaient du bon travail contre une faible opposition. Le général Bradley et le 2e corps avaient établi leurs quartiers généraux sur les rives conquises. L'ennemi se rendait un peu partout.

A la tombée de la nuit, Ike souriait d'une oreille à l'autre. " Ce n'est pas croyable, disait-il à qui voulait l'entendre ; nous les avons roulés encore une fois. "

Mais sa jubilation fut de courte durée. Les nouvelles du lendemain matin le rendirent littéralement malade. Des avions de transport C 47, amenant les troupes de renfort de la 82e division aéroportée, survolaient la tête de pont quand les Allemands commencèrent de bombarder. Dans la confusion générale, par un ciel obscur, les batteries antiaériennes des navires américains abattirent vingt-trois de nos propres avions, causant la mort de quatre cent dix hommes.

C'était là un accident tout à fait imprévisible ; les bombardiers allemands s'étaient trouvés mêlés à nos avions ; cependant, le commandant en chef eut la conscience torturée par la pensée qu'il aurait dû prévoir la chose et éviter ce désastre. Il s'empressa de dépêcher des ordres pour le renforcement des services de reconnaissance aérienne et prit des mesures rigoureuses en vue d'éviter le retour d'un aussi pénible incident. Mais, durant des mois et des mois, la pensée de ces vies stupidement sacrifiées ne cessa de l'attrister.

Le soir du jour J + I, Ike n'eut plus la patience de demeurer à Malte. Il voulait aller voir par lui-même ce qui se passait. Cunningham mit à sa disposition un destroyer anglais et alla le saluer au départ, dans la nuit. L'amiral britannique avait été en Sicile ce jour même et louait sans restriction la conduite admirable des marins américains. " Ils ont eu le pire des temps qu'on pouvait imaginer, dit-il, et la façon dont ils ont opéré le débarquement des premiers contingents, malgré la houle et les vagues, était vraiment magnifique. "

L'éloge toucha le cœur de Ike, particulièrement fier de ses compatriotes quand il pensait que les neuf dixièmes de ces hommes manœuvrant les embarcations étaient des marins amateurs et qu'une bonne moitié d'entre eux n'avaient jamais vu la mer trois mois plus tôt.

Eisenhower monta à bord. Il fut reçu par les coups de sifflet réglementaires et les marins alignés sur le pont, selon l'étiquette britannique. Il se sentait un peu emprunté, car il n'était jamais très sûr de ce qu'il devait faire en de semblables occasions. Derrière lui venaient Butcher et les cieux inséparables jumeaux, les deux G. Gunther et Gilling.

" C'est ce que vous appelez de l'histoire, je pense, dit Ike à Butcher.

- Sans aucun cloute " , répondit l'autre.

Le commandant en chef dormait déjà profondément avant que le destroyer eût quitté le port. A 5 heures, le lendemain matin, il était sur le pont et regardait se dessiner les côtes de Sicile sur le ciel que striaient les premières lueurs de l'aube. Quand ils approchèrent de Gela, ils virent tout l'océan encombré de bateaux. Ike fut frappé par l'ampleur de son entreprise devant cette flotte immense, dont les bâtiments se pressaient au-dessus de la plaine bleue comme les canards sauvages dans la baie de Chesapeake.

Le petit port lui-même était plein de navires. De nombreuses vedettes ne cessaient d'aller et de venir entre la côte et les plus gros bateaux où elles allaient chercher les approvisionnements. Les plages blanches étaient couvertes de toutes sortes de marchandises et d'hommes qui s'affairaient comme des fourmis. Des LU et des LST incendiés gisaient, drôlement renversés, battus sans cesse par les vagues ; d'autres, plus heureux, vomissaient ce qu'ils avaient dans le ventre, et des pontons d'acier formaient un pont vers la rive. Des nuages de fumée noire s'élevaient du matériel qui venait d'être bombardé et partout des épaves jonchaient le sable.

Au-dessus du port, la petite ville, apparemment intacte, s'élevait sur les collines. Tout y semblait très calme jusqu'à ce qu'un croiseur britannique passât devant l'extrême pointe de la baie. Il y eut un éclair, puis une détonation, car le navire cherchait une batterie ennemie, et Ike, à travers ses jumelles, vit la fumée jaune de l'obus monter d'une pente lointaine.

Le bateau qui servait à Patton de poste de commandement, le Monrovia, était ancré devant la " Plage Rouge n° 2 ". Ike et Butcher se rendirent à bord et prirent le petit déjeuner avec Patton et l'amiral Hewitt. Georgie était en pleine forme, aussi brillant que s'il s'apprêtait à faire une promenade à cheval à Madison Square, et personne n'aurait pu deviner, à voir étinceler ses bottes de cavalier, qu'il avait marché avec elles, l'avant-veille, au milieu des vagues et sous le feu de l'ennemi.

Après le petit déjeuner, Ike retourna à bord du destroyer qui se mit à longer la côte, filant plus de trente nœuds à l'heure. Ike et Butcher se tenaient sur le pont. Les hauteurs paisibles et les plages bourdonnantes défilaient sous leurs yeux comme à travers un vieux cyclorama. Comme ils passaient devant un phare, juste au-delà de l'aile droite américaine, il y eut une série de détonations et de fantastiques jets d'eau jaillirent à 400 mètres à bâbord.

" Branle-bas de combat ! "

Les hommes gagnèrent leurs postes. Bronzés par le soleil, ils étaient nus jusqu'à la ceinture et la plupart d'entre eux portaient une serviette enroulée autour de la tête. Ike, qui les regardait se passer les obus, pensait que sir Harry Morgan, le fameux boucanier, se serait senti chez lui à cette minute.

" Voulez-vous descendre, sir ? suggéra le capitaine.

- Si je ne gêne personne, j'aime autant rester là, répondit Ike.

- Le commandant en chef ne gêne jamais personne " , reprit le capitaine.

Le destroyer tremblait sous les déflagrations et une odeur de poudre emplissait les narines de Ike. Il y eut une nouvelle décharge de la batterie ennemie, un peu plus près cette fois.

Un officier, à la barbe noire et aussi peu vêtu que ses hommes, apparut, portant un casque.

u Vous devriez mettre cela sur votre tête " , sir, dit-il.

Ike essaya la coiffure métallique, mais la jugulaire refusa de passer sous le menton. " Il me faudrait cieux hommes pour le tenir " , dit-il en riant. Mais il vit que sa présence rendait l'Anglais nerveux et, de toute façon, il savait maintenant de quoi il retournait. " Venez, Butcher, dit-il ; rentrons dans notre cabine de luxe. "

Peu après, le destroyer jetait l'ancre parmi les bâtiments mouillant au large de Correnti, où les Canadiens avaient débarqué. C'était le but principal du voyage. Une voiture amphibie transporta le général sur les flots, puis roula sur le rivage. La plage donnait l'impression d'une activité monstrueuse. Partout des hommes débarquaient du matériel, montaient des tentes, installaient des fils électriques, creusaient des trous et faisaient la cuisine.

D'autres nageaient ; d'autres encore dormaient sur le sable, au soleil, La guerre, vue sous cet angle, n'avait pas trop mauvaise figure.

Un colonel anglais, du type " sahib ", s'approcha de la voiture amphibie. Ike, qui en sortait, lui dit : " Je suis le général Eisenhower.

- Vraiment ! murmura l'Anglais abasourdi.

- Mais oui, vraiment, reprit Ike en riant, et je voudrais parler au plus ancien officier canadien.

- Ce sont bien les troupes canadiennes qui sont ici, mais pour l'instant les officiers sont tous à l'intérieur des terres.

- Pouvez-vous alors me prêter une Jeep ?

- Naturellement, dit le colonel ; mais il faut vous méfier : il y a encore pas mal de rôdeurs dans ce coin.

- J'ai besoin de parler à un officier canadien " , répéta Ike.

Il grimpa dans une Jeep et un boy canadien prit le volant. Ils suivirent un chemin poussiéreux et étroit, serpentant au milieu de grasses prairies que coupaient, çà et là, de grands vieux arbres. Ike trouvait le pays magnifique et une vague tristesse l'envahit soudain. La mort semblait plus amère ici que sur les plaines désertes de l'Afrique. La Jeep dut s'arrêter un moment pour laisser passer une charrette peinte que tirait un âne minuscule et que conduisait une jeune paysanne à la peau bronzée. A la hauteur de Ike, elle salua gaiement. Plus loin, la campagne paisible était défigurée par le passage de la guerre : ici un char allemand complètement défoncé, là un camion allié ; partout des casques dans l'herbe.

Par endroits, le chemin était tellement escarpé et les ravins de chaque côté si profonds qu'il était impossible de surveiller les alentours. C'était un endroit rêvé pour des francs-tireurs, Ike s'en rendit fort bien compte, mais il n'avait pas l'intention de revenir sur ses pas sans avoir atteint son but.

Eisenhower découvrit enfin une compagnie de Canadiens commandée par le capitaine G. E. Moore. Ike se présenta à lui, puis, d'une voix si chaude qu'elle donna un accent de profonde sincérité à la formule officielle, il dit : " A travers vous, capitaine, je souhaite la bienvenue aux troupes canadiennes, parmi les Forces Alliées. "

Le général regagna Malte, puis, de là, son Quartier Général à Alger. Les choses n'allaient pas sans mal, comme chaque fois lorsqu'il s'agissait de lutter contre les troupes allemandes. Pour les Anglais et les Américains, obligés de disputer le terrain pied à pied, et qui voyaient tomber leurs camarades, la lutte fut amère et rude. Mais ce fut cependant, du point de vue militaire, un très brillant succès.

Tandis que la 8e armée se frayait un chemin vers la côte orientale, s'emparant de Syracuse et d'Agosta, les Américains et les Canadiens prenaient possession des aérodromes, et la 3e division s'avançait en direction de l'Ouest vers Canicatti et Agrigente. C'est alors qu'Eisenhower prépara une nouvelle surprise pour ses ennemis.

Les Allemands, comme d'habitude, avaient massé le meilleur de leurs troupes contre la 8e armée. Ils s'imaginaient par ailleurs que les Américains chercheraient à longer la côte vers l'Ouest afin de s'emparer de Marsala et de frepani, où il leur serait facile de débarquer du matériel lourd et d'utiliser les voies conduisant à Palerme, la capitale et le plus grand port de la Sicile. C'est pourquoi ils déployèrent ce qui leur restait de forces le long de la côte occidentale. Ike les trompa une fois encore.

Tandis que les Anglais et les Canadiens immobilisaient les blindés allemands, il envoya la 7e armée vers l'intérieur des terres, malgré la menace qui pesait sur son flanc gauche. Après de durs combats, les Américains s'emparèrent d'Enna, coupant le ravitaillement allemand vers Palerme et vers les troupes massées à l'Ouest. Après quoi, la 3e division, la 82e aéroportée et la 2e blindée mirent le cap vers l'Ouest. Sous le commandement du major général Geoffroy Keyes, cette armée coupa l'île en ligne directe vers Palerme. Par endroits, des hauteurs de 1.000 mètres lui barrèrent le chemin, mais rien ne put la retenir dans sa marche foudroyante. En deux jours elle franchit les soixante-douze kilomètres qui séparent Tibera de Palerme. La capitale tomba et les forces ennemies du sud-ouest de l'île se trouvèrent isolées. 100.000 soldats de l'Axe se rendirent.

Le 31 juillet, Ike retourna en Sicile, cette fois à bord d'une forteresse volante, il atterrit à Palerme. Georgie Patton était là pour lui souhaiter la bienvenue ; il avait l'air d'un vrai guerrier avec son casque à trois étoiles qu'il ne semblait jamais quitter. Connaissant l'affection de Ike pour le 15e d'infanterie, Patton avait choisi dans ce régiment la garde d'honneur du commandant en chef et avait fait venir les hommes à l'aéroport. Leur ancien colonel, qui portait maintenant quatre étoiles sur sa casquette, descendit de l'avion et marcha au milieu de leur double haie. Sous la discipline de Georgie, qui était très stricte, le 15e se tenait raide, au garde à vous, mais Ike s'arrêta plus d'une fois pour saluer en passant quelque vieil ami qu'il reconnaissait. Quand l'ordre de : " Repos ! " fut donné, ils crièrent tous ensemble : " Ike ! Ike ! " . C'était un genre d'accueil qui remuait profondément Eisenhower. Il avait toujours été un peu " sentimental " pour ces hommes qu'il avait connus de si près. Entre un soldat anglais et un soldat américain il était franchement impartial, mais pour un soldat du 15e, il avait toujours une certaine inclination. Can do, " Rien d'impossible " , pensa-t-il. Ils en avaient donné la preuve !

De Palerme, Ike rejoignit Alexander à Syracuse. La 8e armée, comme toujours, avait terriblement à faire. Elle s'employait en ce moment à chasser les Allemands des pentes de l'Etna. Ike s'arrêta en chemin pour inspecter un aérodrome. Sa forteresse y eut un accident et il continua son voyage à bord d'un avion de transport C 53, le Time's a-Wastin. Comme l'aviation ennemie volait encore au-dessus de l'île, Patton fit escorter son appareil par une escadrille de P 38.

Après la prise de Palerme, la campagne se développa normalement. Les Anglais étaient retenus par les défenses ennemies autour du mont Etna, mais c'était prévu sur les plans : leur rôle était de conserver les positions. Il était impossible à l'Axe de reprendre désormais ses anciennes positions de l'Ouest. Tout au plus pouvait-il opposer aux Américains une défense lui permettant d'évacuer la Sicile. Selon leur habitude, les Allemands laissèrent les Italiens " se débrouiller " sur le terrain, tandis qu'ils faisaient leur " Dunkerque " à travers le détroit de Messine.

La campagne se termina le 17 août quand la 3e division battit la 2e division blindée dans la course vers Messine. La conquête de la Sicile était maintenant accomplie.

A la conférence de presse qui suivit la fin de la campagne, Eisenhower donna l'accolade à la 7e armée. " Tout ce que je puis dire, déclara-t-il aux correspondants, c'est qu'aujourd'hui la 7e armée est digne de combattre aux côtés de la 8e. Je ne saurais en faire un plus bel éloge... "

Mais la conclusion victorieuse de la campagne de Sicile apporta peu de satisfaction au général Eisenhower, en raison d'un incident qui le frappa droit au cœur. Georgie Patton avait mené ses troupes jusqu'aux limites de l'endurance, qu'il avait lui-même dépassées. Comme la campagne allait finir, il commit un acte qu'on ne peut excuser que par l'état de dépression nerveuse dans lequel il devait se trouver.

Ike eut connaissance de l'incident par un rapport du colonel commandant l'hôpital d'évacuation de Sant' Agata di Militello; puis, Merrill Mueller, de la National Broadcasting Company, et Demaree Bess, du Saturday Evening Post, qui avaient visité l'hôpital le lendemain de l'incident, vinrent à Alger et lui racontèrent comment les choses s'étaient passées.

Le général Patton visitait les blessés, comme il faisait presque tous les jours. Il traversait les salles, saluant les hommes qu'il avait déjà vus, s'enquérant de la santé des uns et des autres. Tout, dans son attitude, était parfaitement normal, quand il s'arrêta près d'un lit sur lequel un jeune soldat était assis, pleurant et se cachant le visage dans les mains.

" Qu'avez-vous ? lui demanda Patton gentiment.

- Oh ! ce sont mes nerfs, je pense, dit le gars. Je ne peux plus supporter le bruit du canon. "

Patton prisait par-dessus tout la force de caractère ; cette réponse le fit bondir. Il se lança dans, une diatribe violente et malsonnante contre les " lâches " et tous ceux qui avaient les " foies ". Dans sa colère, il employa des mots beaucoup plus grossiers, et finalement frappa le soldat, envoyant son casque rouler sous les lits.

Il s'ensuivit un grand tohu-bohu. Une infirmière s'élança sur le général, mais un docteur et un interne purent intervenir à temps. Patton traversa l'hôpital en criant sa sympathie pour ceux qui étaient réellement blessés et fulminant contre celui qui " avait des nerfs de mauviette " .

Cet incident était d'autant plus déplorable que le soldat en question faisait partie de l'armée régulière et qu'il s'était battu fort vaillamment, tant en Tunisie qu'en Sicile. Comme soldat de carrière, il ressentit encore plus fortement l'outrage et se crut à tout jamais déshonoré. " Ne le dites pas à ma femme ! implorait-il. Surtout, ne le dites pas à ma femme ! " Pourtant, sa défaillance n'avait été que temporaire, puisque, par la suite, il retourna sur le front, où il continua de se battre avec bravoure.

Ike fut littéralement malade quand on lui raconta toute l'histoire. Pour la première fois de sa vie, lui qui avait ce magnifique pouvoir de réparer ses forces dans le sommeil au gré de sa volonté, il passa de longues nuits sans dormir. Se tournant et se retournant dans son lit, au sein des chaudes nuits algériennes, il essayait en vain d'y voir clair et s'interrogeait sur ce qu'il devait faire.

En premier lieu, il fallait garantir au soldat toutes les indemnités et réparations nécessaires. Ensuite, il fallait voir si la réputation que venait de se faire Patton n'allait pas désormais l'écarter de tout commandement. Malgré ses nombreux défauts - et Ike les connaissait bien, - Patton était un chef incomparable dans l'offensive. Il possédait un cran, une énergie, un courage hors de pair. Ces qualités, alliées aux connaissances techniques qu'il avait acquises durant de longues années d'étude, faisaient de lui peut-être le seul général américain capable d'affronter Rommel dans un assaut de blindés. Au surplus, il venait de remporter une très brillante victoire et, quelle que fût désormais l'opinion de la troupe envers l'homme, elle avait foi dans la valeur du chef d'armée. Priver les forces alliées d'un pareil chef serait fatalement retarder l'heure de la victoire finale.

Ike savait également combien Patton s'était surmené au cours de la dernière campagne. Jamais il n'avait pris un instant de repos ; il avait certainement dépassé la limite de ses forces. Quand il n'était pas absorbé par la direction des opérations, il était parmi ses hommes, les exhortant au courage et au sacrifice, s'exposant lui-même au danger parce qu'il estimait que les hommes se battent mieux quand on leur donne l'exemple. Mille fois plutôt qu'une, il avait personnellement soutenu et encouragé des soldats défaillants.

Ike commença par écrire à Patton une lettre véhémente dans laquelle il priait le général de faire des excuses publiques, devant tout l'hôpital et toute la 7e armée au soldat qu'il avait frappé. Il ajoutait que son maintien à la tête de son armée dépendrait de l'effet produit par ces excuses.

Pour un homme du tempérament de Patton, s'humilier publiquement dut être une épreuve amère. Mais il y alla carrément, car il est entier dans tout ce qu'il fait, encore que toujours original. Il commença par rassembler tous les témoins de l'incident et s'excusa auprès de sa victime, du personnel et du commandant de l'hôpital. Puis il ordonna que le plus grand nombre possible d'hommes et d'officiers fussent réunis au quartier général de chaque division sous son commandement, et, devant chacune d'elles, il alla répéter ses excuses.

Avant de prendre une décision définitive sur le maintien ou le retrait de Patton, Ike fit faire une enquête sur l'opinion de la 7e armée. Deux généraux en furent chargés ; et finalement Ike alla lui-même en Sicile interroger personnellement les hommes. Il les trouva tous à peu près d'accord sur le fait que Patton s'était montré un général de premier ordre et que l'incident de l'hôpital n'avait rien d'irrémédiable.

Ike en discuta librement avec les correspondants de guerre à Alger et arriva à la conclusion que les mesures prises par lui-même et par Patton étaient amplement suffisantes. Il décida, en conséquence, de maintenir Patton au commandement de la 7e armée.

Dans son rapport au général Marshall, Eisenhower conclut comme suit : " Il est certain que le général Patton est coupable d'un acte répréhensible. Après enquête minutieusement conduite, j'ai décidé que la punition, telle que je l'ai décrite, s'était révélée adéquate et satisfaisante. J'ajoute qu'à chacune de ses dernières sorties Patton a toujours été accueilli dans son armée par des tonnerres d'applaudissements. "

Cette fâcheuse histoire ne fut connue du public américain qu'après le mois de novembre. Quand Drew Pearson, le journaliste et commentateur de la radio, raconta ce qui s'était passé, il souleva d'amères critiques contre Eisenhower, que l'on blâma d'avoir caché si longtemps la vérité. Mais l'accusation était inexacte.

Quentin Reynolds, dans son livre Le Rideau se lève, rapporte qu'il dit un jour à Eisenhower, au cours d'une conférence de presse : " C'est une sale histoire, dangereuse à faire connaître. Gœbbels en tirera parti pour sa propagande et toutes les mères d'Amérique croiront que leurs fils subissent des traitements de ce genre. "

Eisenhower répondit d'un air ennuyé : " Je sais, je sais, mais je n'ai pas l'intention de faire intervenir la censure. Notre sécurité n'est en rien compromise. "

Tous les correspondants furent d'avis qu'il revenait à l'armée de raconter l'histoire comme elle le jugerait bon.

" J'apprécie votre suggestion, dit Eisenhower, mais je vous le répète : je n'imposerai aucune censure d'aucune sorte. "

Toujours selon Reynolds, les soixante correspondants convinrent alors entre eux que ce serait faire le jeu de Goebbels que de publier l'incident. Ils s'imposèrent silence à eux-mêmes, au nom de ce qu'ils pensaient être le bien du pays, et tinrent leur promesse jusqu'à ce que Drew Pearson racontât toute l'histoire, un jour, à la radio.

Le 30 août, deux généraux se tenaient debout, derrière un mur de pierres, observant à travers leurs jumelles le détroit de Messine. L'un d'eux était un homme de grande taille, aux yeux rieurs. Sa casquette était, comme toujours, légèrement posée (le travers. Quand il tournait la tête, quatre étoiles brillaient dans le soleil ardent du plein été. L'autre, petit, brun, portait un curieux béret noir. Derrière Eisenhower et Montgomery, les fermiers siciliens fauchaient leurs champs avec des faux au long manche. Le foin s'entassait en meules dorées et son parfum embaumait. Le calme bleu de la mer achevait de donner à l'harmonieux paysage une trompeuse apparence de paix et de tranquillité. Mais le bruit sec des " Long Toms " , les nouveaux canons américains de 155 millimètres, et sur les hauteurs de la rive opposée, en Italie, l'éclatement sans cesse renouvelé de fleurs jaune soufre, de fleurs de mort, disaient que c'était l'heure du premier assaut contre la forteresse de Hitler.

XVIII

LE COMMANDANT EN CHEF

L'INVASION de la Sicile et le bombardement de Rome, le 19 juillet 1943, avaient fait éclater la mince couche de ciment fasciste qui retenait l'explosion du mécontentement italien. Le 26 juillet, Mussolini fut renversé et emprisonné, et le maréchal Badoglio fut placé par le roi à la tête du nouveau gouvernement. Personne ne fut plus surpris de cette nomination que le maréchal lui-même, qui ne connaissait rien du complot.

A la chute de Mussolini, Eisenhower ordonna la cessation temporaire de tout bombardement sur les villes d'Italie et lança un appel radiodiffusé pour encourager les Italiens à traiter avec les Alliés. Badoglio, comme la majorité de ses concitoyens, ne demandait rien d'autre ; mais, tant que les nazis occupaient le pays, la chose n'était pas facile. Les manœuvres diplomatiques qui suivirent entraînèrent le général Eisenhower dans un labyrinthe d'intrigues internationales qui dépassent les inventions des romanciers les plus extravagants.

C'est en août seulement que Badoglio réussit à faire passer deux émissaires, le général Giuseppe Castellano et Signor Franco Montellari, qui se présentèrent à l'ambassade d'Angleterre à Madrid, afin de discuter les termes de l'armistice. Ils tremblaient d'être découverts par la Gestapo, mais leurs lettres de créance étaient parfaitement régulières. Une conférence secrète se tint à Lisbonne, où Eisenhower envoya le major général Walter Bedell Smith et un brigadier général du 2e bureau pour le représenter.

Les Italiens avaient espéré une paix de compromis, mais on leur demanda une reddition sans conditions. Les envoyés retournèrent à Rome pour en référer à Badoglio et au roi. Les Américains leur firent cadeau de deux minuscules postes émetteurs à l'aide desquels ils pourraient communiquer avec les quartiers généraux alliés.

Dans l'intervalle, Badoglio, qui avait hâte de conclure la paix, dépêchait un autre émissaire, le général Giacomo Zanussi, accompagné d'un général anglais prisonnier, Adrian Carton de Wiart, en témoignage de sa bonne foi. Zanussi fut dirigé directement sur Alger pour y rencontrer Eisenhower.

Un faible message émanant des petits postes de radio annonça que Badoglio acceptait les conditions des Alliés et que deux émissaires italiens partaient le soir même en avion pour la Sicile. Le 3 septembre, l'armistice fut signé sous la tente, à Catane. Il devait entrer en vigueur à partir du 9 septembre, jour J de l'attaque en Italie.

A Catane, Castellano présenta une proposition que Ike s'empressa d'accepter ; il suggérait qu'une division aéroportée fût envoyée pour s'emparer de Rome de concert avec les troupes italiennes. La 82e fut immédiatement alertée. Pendant ce temps, la 8e armée débarquait à l'extrémité de la botte italienne et s'emparait de la base navale de Tarente.

La campagne de Sicile s'était déroulée avec tant de bonheur qu'Eisenhower craignait fort de voir bientôt la chance lui tourner le dos. Il ne se trompait pas.

Le premier accroc se produisit pendant que l'on préparait l'attaque des troupes aéroportées sur Rome. L'État-Major allié trouva qu'il manquait d'informations exactes. Le brigadier général Maxwell Taylor et le colonel W. T. Gardiner acceptèrent de risquer leur vie et de se rendre à Rome en mission secrète. Ils arrivèrent dans la capitale italienne le 7 septembre, qui était le jour J-2, pour y apprendre que la garnison allemande venait d'être sérieusement renforcée. Quatorze nouvelles divisions de troupes fraîches avaient dévalé en Italie. A la suite d'un entretien secret avec Badoglio, Taylor eut la conviction que la division aéroportée serait massacrée à son atterrissage. Malheureusement, les conditions atmosphériques rendirent la transmission de ce message extrêmement difficile sur les minuscules petits postes de radio et, quand il parvint à Eisenhower, les troupes de parachutistes étaient déjà massées auprès de leurs avions, car c'était la veille du jour J. Ike, aussitôt, décommanda l'opération.

Toujours cachés dans le palais Caprara, à Rome, Taylor et Gardiner ne manquaient pas d'embarras avec le maréchal Badoglio, qui se sentait soudain pris de panique. Le maréchal prétendait que s'il .annonçait ce soir même la chute de l'Italie, simultanément avec le message radiodiffusé d'Eisenhower, les Allemands le fusilleraient sur place. Quand Eisenhower fut avisé de la situation, il répondit sur-le-champ à Badoglio que, quelles que fussent ses intentions, lui, Eisenhower, annoncerait l'armistice de toute façon. C'était placer le maréchal dans une position telle que, s'il refusait de s'exécuter, il perdait l'amitié des Alliés - ce qui ne l'empêcherait pas d'être arrêté par les Allemands.

A 6 h. 30, le soir du 8 septembre, une voix calme et confiante parla sur les ondes :

Ici le général Dwight D. Eisenhower, commandant en chef des forces alliées.

Le gouvernement italien s'est rendu sans conditions avec son armée. En tant que commandant en chef des forces alliées, j'ai accordé un armistice militaire dont les termes ont été approuvés par les gouvernements des États-Unis et de Grande-Bretagne et par l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques.

Les hostilités entre les forces armées des Nations Unies et celles de l'Italie cessent à cet instant. Tout Italien qui agit maintenant pour rejeter l'agresseur allemand de son sol recevra aide et assistance de la part des Nations Unies.

Une heure et demie plus tard, Badoglio trouva le courage de parler. Il informa le peuple italien que son gouvernement avait sollicité un armistice du général Eisenhower, qui le lui avait accordé. Il donna l'ordre aux forces italiennes de cesser tout acte d'hostilité envers les Anglo-Américains, et termina d'une façon non ambiguë en recommandant aux troupes de e s'opposer à toute attaque venant d'ailleurs ".

Puis le vieux maréchal et le roi Victor-Emmanuel montèrent dans une limousine noire et quittèrent la ville. Ils étaient le lendemain à Tarente, avec la 8e armée.

Les accords postérieurs entre le gouvernement Badoglio et les Nations Unies ont été comparés aux accords Darlan et ont soulevé les mêmes critiques. Ils présentaient pourtant deux différences importantes. D'abord, ils ne constituaient pas une improvisation. Ils avaient été conçus, pesés, rédigés par trois nations - l'Angleterre, la Russie, les États-Unis. D'autre part, Eisenhower n'en était pas le responsable, car ils avaient été conclus entre les représentants diplomatiques des trois pays intéressés.

Les cieux accords avaient pour seule ressemblance qu'ils s'appuyaient sur des tractations avec des autorités provisoires - jusqu'à ce qu'il fût possible de faire mieux. Plus tard, les fascistes furent partout évincés, comme ce fut le cas pour les partisans de Vichy à Alger. Il devint évident qu'un arrangement de ce genre était d'une absolue nécessité dans un pays occupé, si l'on ne voulait pas voir le développement des opérations militaires subir le contrecoup de troubles intérieurs.

Le général Eisenhower et l'amiral Cunningham, sur la passerelle d'un cuirassé britannique, regardent s'avancer, du fond de l'horizon, le butin de la victoire. Une longue file de bâtiments gris strient les eaux bleues d'une mer qu'ils ont jadis appelée mare nostrum. Ce sont des cuirassés, des croiseurs lourds, des croiseurs légers, des torpilleurs et des sous-marins : tout ce qui reste d'une flotte qui, un jour, avait osé menacer la manne britannique.

Ils connaissaient la défaite et l'humiliation et avaient succombé sans gloire. Une brèche dans la file, où quelques heures plus tôt fumaient les cheminées du Rama, disait leur plus vaillant exploit : des avions nazis avaient attaqué la flotte italienne tandis qu'elle allait se rendre et ils avaient, sans la défendre, laissé couler leur plus belle unité sous les torpilles de leurs anciens alliés.

Ike, les yeux rivés sur les navires italiens obéissant aux ordres de l'amiral anglais, voyait dans cet événement la première justification de sa stratégie. Bien qu'ils n'eussent guère fait usage de leur flotte, les Italiens faisaient peser une constante menace sur les navires alliés. Désormais les flottes anglaise et américaine avaient la voie libre en Méditerranée, pour se porter, selon les besoins de la guerre, soit vers l'Atlantique Nord, soit vers le Pacifique Sud.

La voix du commandant en chef annonçant la reddition de l'Italie parvint à la 5e armée à l'instant où elle s'engageait dans le golfe de Salerne, le soir du 8 septembre. Les acclamations coururent d'un transport à l'autre, car les hommes s'imaginaient qu'ils n'auraient pas à se battre pour débarquer le lendemain. Leurs officiers leur conseillèrent de ne pas être trop optimistes, mais rien ne put abattre leur enthousiasme. Le général Clark lui-même souriait " à la manière d'une aimable gargouille " .

" Les Italiens ont quelques divisions à Salerne, dit-il aux correspondants. Cet armistice nous permettra sans doute d'accoster sans livrer combat. "

Cette invasion de l'Italie s'annonçait comme une opération de grande envergure. Son objectif immédiat était la capture du magnifique port de Naples et des aérodromes de Foggia. Si l'on pouvait s'emparer de Rome par la même occasion, ce serait tant mieux (pour des raisons de prestige), mais Ike ne désirait pas que ses hommes fussent entraînés dans trop de combats, car son but principal était d'immobiliser le plus grand nombre possible de divisions nazies. En fonction de ce plan, et considérant que la lutte se développerait dans une région montagneuse où il serait difficile de faire donner les chars, Ike avait soigneusement choisi ses généraux. Patton était trop impétueux et sa science des chars serait sans emploi. Bradley avait affaire ailleurs. Clark, avec sa pondération et son habileté à manier l'infanterie, saurait ménager ses forces tout en tirant le meilleur parti des engagements. Il n'essaierait pas de faire trop avec trop peu. Et cependant... Clark était destiné à conduire la bataille la plus sanglante de toute la guerre en Méditerranée.

La jubilation de l'armada était franchement prématurée. Rommel, cette fois, avait été le plus malin. La veille même du débarquement, il avait remplacé les divisions italiennes de Salerne par des troupes allemandes aguerries. Cette fois, les Alliés étaient attendus de pied ferme et les choses se passeraient autrement qu'en Sicile.

A 3 h. 30 du matin, le 9 septembre 1943, la première vague de bateaux de débarquement s'aventura vers le rivage. Les troupes étaient formées de commandos anglais, de la 36e division américaine, l'ancienne garde nationale du Texas, et des 46e et 56e divisions britanniques. C'étaient des troupes qui n'avaient jamais vu le feu, mais qui, huit heures plus tard, se battaient comme de vieux guerriers.

Au moment où les bateaux " Higgins " et les voitures amphibies (docks) prirent la mer, les batteries côtières se mirent à tirer. Puis les 88 allemands crachèrent leurs obus du haut des collines et les mitrailleuses installées sur la plage arrosèrent les assaillants. Ce n'était, sur le sable, que zigzags de feux blancs et rouges. Il était impossible de concevoir qu'un homme pût y aborder vivant.

Et pourtant plusieurs hommes réussirent ce miracle. Sautant de leurs bateaux, ils coururent quelques mètres puis se couchèrent à plat ventre, creusant le sable avec leurs casques. A la moindre accalmie, ils se servaient de leurs armes. Derrière eux, les croiseurs Boise, Savannah et Philadelphia cherchèrent à repérer les batteries avec les longs tentacules de leurs canons. De nouveaux contingents débarquèrent à mesure qu'approchaient les L. C. I., et maintenant les L. S. T. faisaient des manœuvres d'abordage. Par instants, un éclair gigantesque et une haute colonne de fumée, suivis d'une détonation énorme, indiquaient qu'un transport venait de sauter.

Un épais barrage de mines avait été disposé en avant de la plage où débarquaient les commandos et la 36e division. Avant d'amener le matériel à terre, il fallut attendre que l'endroit fût nettoyé par les dragueurs, sous le feu ennemi. Pendant ce temps, les troupes du Texas se battaient contre l'artillerie et les blindés allemands avec leurs fusils, leurs mitrailleuses et leurs bazookas (armes antichars).

A l'aube, les difficultés s'accentuèrent. Les avions Beaufighters de la patrouille de nuit revinrent sur les lieux, et les Seafires, Spitfires, P. 38 et P. 51 se mirent à faire la ronde à différentes altitudes. Mais, à l'exception des Seafires, basés sur porte-avions, les autres appareils alliés opéraient à partir de bases siciliennes et ne pouvaient tenir le ciel qu'un temps assez court. Cette couverture insuffisante accordait à la Luftwaffe une large possibilité d'action qu'elle ne laissa pas échapper.

Bientôt des Messerschmitts 109 apparurent derrière les hauteurs, et leurs canons inondèrent la plage d'obus. Des escadrilles de bombardiers s'attaquèrent aux transports, tandis que les stukas bombardaient sans arrêt les dépôts de matériel. Les avions allemands n'étaient qu'à quelques minutes de leur base de Foggia, ce qui leur permettait de faire un tour complet en deux heures. N'oublions pas que, durant tout ce temps, l'artillerie allemande tirait sur les Alliés.

C'est vraiment un miracle que nous ayons pu, malgré tout, établir une tête de pont - un miracle de courage et de ténacité. On réussit tant bien que mal à débarquer du matériel et les hommes avancèrent quelque peu dans les terres.

A son quartier général, Rommel sourit de cette avance. L'ennemi pouvait s'enfoncer davantage encore si cela lui faisait plaisir. Bientôt il lâcherait contre lui les divisions qui arrivaient en nombre de Rome et de Naples.

Quand la contre-attaque allemande commença, on put croire que Rommel allait se venger d'El Alamein et de la perte de la Tunisie. Les Alliés furent repoussés jusqu'à la mer. L'énorme poids des hommes et des blindés qui venait de les assaillir semblait devoir les écraser totalement. Quelques chars, en effet, s'aventurèrent sur la plage, et à Berlin les journaux commencèrent leurs acclamations hystériques. A les en croire, la victoire était assurée, et ils avaient anéanti la première tentative alliée pour envahir la Forteresse Europe. Ce ne serait même pas un nouveau Dunkerque, proclamaient-ils, car aucun assaillant ne pourrait se rembarquer.

Eisenhower écoutait gravement les rapports qu'on lui faisait sur le début des opérations. Soudain, il pensa à Dieppe et son regard se durcit. A aucun prix il ne fallait recommencer. Il rallia tous ses généraux â son quartier général en Sicile.

Les généraux se réunirent autour de la longue table, sous la tente de la conférence où l'Italie s'était rendue. Quand Eisenhower entra, Alexander se demanda comment un visage toujours si souriant pouvait être ce jour-là marqué d'une telle austérité. Avec ses rides profondes, la figure du commandant en chef semblait presque brutale ; ses yeux avaient l'éclat froid d'un iceberg.

" Messieurs, dit Eisenhower, nous savons tous que la situation est extrêmement sérieuse. Seul un effort suprême de chacun de nous peut sauver notre tête de pont. Puis-je connaître votre opinion au sujet des mesures à prendre ? "

Une discussion générale fut ouverte. Eisenhower écoutait, secouant la tête gravement, faisant à l'occasion son propre commentaire. Finalement, il reprit la parole. Jamais sa voix n'avait été plus incisive.

" Tedder, il faut amener le maximum d'avions en couverture. Faites venir ceux qui sont en Afrique. Prenez-les où vous voudrez, mais qu'il y en ait le plus possible. Avions de combat, bombardiers, forteresses, Seafires, Beaufighters et même Piper Subs !, il me les faut tous.

" Alexander, que la 8e armée arrive par le plus court chemin. Il faut qu'elle fasse sa jonction. Débrouillez-vous !

" Cunningham, Hewitt, tous les navires que vous pourrez trouver doivent soutenir les troupes débarquées ! Beedle, les approvisionnements doivent arriver plus vite. Les bateaux mettent trop de temps à aller et venir. Faites le nécessaire pour qu'ils en mettent moins. "

Ce n'était pas l'administrateur général qui parlait ; c'était le commandant en chef.

Il avait sous ses ordres une fameuse équipe. Des généraux aux cuisiniers de la division du Texas tirant sur les chars à coups de revolver, ils firent tout ce qu'il était humainement possible de faire, et, quand cela ne suffisait pas, ils faisaient encore plus. L'aviation américaine obscurcit le ciel italien. Les forteresses coupèrent les voies de communications de l'ennemi, réduisant à néant le réseau ferroviaire autour de Naples, comme un coup de balai détruit une toile d'araignée. Des troupes, des chars, des canons renforcèrent la tête de pont. Anglais et Américains tinrent ferme contre les puissantes Panzer Divisionen et, quand l'ennemi cessait d'attaquer, ils attaquaient à leur tour.

La 8e armée se hâtait le long de la côte, et les gars du Texas, qui l'an dernier s'étaient moqués des " limaces " , murmuraient maintenant, les doigts crispés sur leurs fusils : " Dieu, faites que les Anglais arrivent ! "

Le vent de la fortune tourna. Le premier indice apparut dans la presse allemande : elle avertissait le lecteur de ne pas être trop optimiste, elle parlait de " la résistance farouche de l'ennemi... du débarquement de nouveaux contingents... etc. etc. " Les Panzer se retirèrent dans la montagne pour y panser leurs blessures et une avant-garde de la 5e armée rencontra des Rats du Désert, en patrouille de reconnaissance. C'était une rencontre de bon augure.

Le 19 septembre, Eisenhower visita le front de Salerne, accompagné de Butcher et de l'amiral Hewitt. Les montagnes vertes, tout autour de la baie, étaient alors tranquilles, et les vagues clapotaient sur le rivage, mais le passage de la guerre faisait que leur chant ressemblait à une complainte de mort.

Ike emprunta une Jeep et partit vers le front. La route le menait à travers les ruines grecques de l'antique Paestum, réduites maintenant à un amas de pierres par le flux et le reflux des marées blindées. Un temple grec, qui, hier, se tenait debout depuis deux mille cinq cents ans, n'était plus aujourd'hui qu'un peu de poussière de marbre et quelques colonnes brisées.

Au-delà de Paestum, la route, parsemée de décombres, serpentait à travers des gorges et s'élevait par de terribles tournants en épingle à cheveux. Ike, qui cependant avait dressé les plans de la campagne, n'arrivait pas à comprendre comment ses hommes avaient pu conquérir ces hauteurs. Plus loin s'élevaient les montagnes, chaîne après chaîne, qui barraient la route de Naples. Les troupes devraient se frayer un passage à travers le premier éperon qui forme la presqu'île de Sorrente, avant de pouvoir redescendre sur le littoral et gagner le grand port italien. Elles y arriveraient, Ike n'en doutait pas, mais ce serait certainement dur.

Aux approches du front, les gars du Texas se réveillèrent de leur fatigue pour acclamer Ike, et Clark lui présenta ses hommes avec un légitime orgueil.

" Ce seront bientôt de fameux vétérans, dit-il. Dans peu de temps ils seront dignes de la 7e année. "

Clark était optimiste au sujet de la prise de Naples.

" Les Allemands commencent à comprendre, dit-il. Cela se sent. Les bombardements ont anéanti toutes leurs voies de communications et je doute qu'ils se lancent dans un grand déploiement de forces, de crainte de se faire encercler. "

Clark voyait juste. Il fallut se battre pour arriver jusqu'à Naples, mais néanmoins les Allemands n'opposèrent pas de forte résistance. Ils avaient eu leur désastre à Salerne et ne défendirent Naples que pour avoir le temps d'évacuer le port, et aussi de le détruire.

Naples tomba et la 8e armée s'empara de l'aérodrome de Foggia. Ce faisant, non seulement elle privait l'ennemi de sa principale base méditerranéenne, mais elle permettait aux Alliés de s'en servir comme d'un tremplin pour les bombardiers lourds, qui pourraient désormais attaquer certains retranchements allemands inaccessibles jusqu'ici en raison de la distance qui les séparait de l'Angleterre.

Ainsi les premiers objectifs de la campagne étaient atteints. La flotte italienne avait été soustraite à la force allemande et ajoutée à celle des Alliés. Nous possédions un port magnifique et les meilleurs aérodromes de tout le théâtre des opérations. Enfin et surtout, une vingtaine de divisions nazies, la plupart ramenées de Russie, de Yougoslavie et de France, se trouvaient immobilisées en Italie.

Il restait à prendre Rome. Ike crut d'abord que cela non plus ne serait pas difficile, mais les Allemands massèrent pour sa défense toutes leurs réserves, et les attaques alliées se brisèrent contre la forteresse de Cassino. Avec les forces dont nous disposions, il était impossible de percer une brèche, et pour quelque temps encore Rome dut rester entre les mains allemandes.

Quoi qu'il en fût, le commandant en chef pouvait se réjouir des résultats de sa stratégie. Les gouvernements dont il tenait son commandement étaient parfaitement satisfaits, et les mots, soigneusement choisis, de la citation avec laquelle le président Roosevelt remit au général Eisenhower la palme de feuilles de chêne du Distinguished Service Medal, exprimaient les plus grands éloges. Après avoir fait ressortir " sa large contribution à l'effort de guerre des Nations Alliées " , les services rendus par lui pour l'installation en Afrique du Nord ainsi que dans l'organisation et l'orientation du pays, l'habileté avec laquelle il avait su coordonner les forces britanniques, américaines et françaises, de terre, de mer et de l'air, pour mener à bonne fin la grande victoire de Tunisie et la brillante campagne de Sicile, la citation se terminait par ces mots :

" Au cours de ces opérations, tant dans leur préparation que dans leur exécution, le général Eisenhower a fait preuve d'une remarquable habileté dans le maintien de l'unité de commandement et d'action d'une grande force alliée, avec des conséquences désastreuses pour l'ennemi. "

Signé : FRANKLIN D. ROOSEVELT.

XIX

" VOUS POUVEZ COMMENCER A FAIRE VOS BAGAGES "

TANDIS que les événements militaires se succédaient de façon favorable, les Nations Unies faisaient des progrès, non moins importants, sur le front politique. Leurs hommes d'État s'employaient à resserrer les liens de l'Empire Britannique et des États-Unis, d'une part, et de la Russie, d'autre part. Durant l'été et l'automne de 1943, il y eut une grande activité diplomatique entre les trois pays. La participation de la Russie aux affaires d'Italie était déjà la preuve des progrès accomplis, et les bases précises d'un accord furent établies à la Conférence de Moscou, en octobre. Il restait à couronner ces efforts diplomatiques par la réunion, depuis longtemps désirée, de Roosevelt et de Churchill avec le chef énigmatique de la Russie. Cette réunion fut enfin fixée à Téhéran, du 27 novembre au 2 décembre 1943.

Le 19 novembre, le général Eisenhower se rendit à Oran pour y rencontrer son commandant en chef, et le lendemain matin il accompagna le Président à l'aéroport d'où il devait s'embarquer pour le Caire. Un grand avion de transport quadrimoteur l'attendait, piloté par le major Otis F. Bryan, ancien vice-président de la Société Transcontinental and Western Air. Derrière lui, une escadrille de P. 39 et de Spitfires s'apprêtait à l'escorter. D'épais nuages gris bouchaient le ciel à moins de 600 mètres et obligeaient l'avion de transport à voler à faible altitude pour que son escorte puisse prendre une formation de combat.

Bien qu'il fût peu chargé en tonnage, l'avion était chargé d'honneur et une grande responsabilité pesait sur son pilote et sur le reste de l'équipage, sur le colonel Covington, qui commandait l'escadrille, et sur le général Eisenhower, le grand responsable de tout. A bord du transport, en plus du Président et du général, se trouvaient l'amiral William D. Leahy, Harry Hopkins, le major général E. M. Watson, le contre-amiral Ross T. Maclntire, le contre-amiral Wilson Brown et le lieutenant Franklin D. Roosevelt, Junior.

Pour éviter de mettre toutes les personnalités dans le même appareil, on faisait voyager le général Marshall, le général Henry H. Arnold et l'amiral Ernest J. King sur d'autres transports, avec leurs états-majors respectifs.

Sitôt que le Président fut confortablement installé, le major Bryan fit rouler le grand transport, et comme il allait décoller, un petit Piper Cub vint juste en face pour atterrir en dépit des signaux rouges. Quand il fut écarté et que son pilote eut été verbalement écorché vif, l'avion du Président s'envola.

Ike, assis à côté du Président, jeta un regard sur le terrain pour voir l'escorte s'envoler à son tour. Les P. 38 prirent de la hauteur pour protéger ce départ historique.

Naviguant juste sous les nuages, le major Bryan pointa vers la mer, car le plafond était trop bas pour s'aventurer au ras des montagnes. Ike eut l'impression d'une vitesse folle tandis que l'appareil coupait de ses ailes de longues traînées de brouillard qui, derrière les fenêtres, apparaissaient aussi vite qu'un éclair. Les avions d'escorte volaient autour d'eux, montant ou descendant au gré d'invisibles différences de pression atmosphérique ; la mer, au-dessous d'eux, semblait lisse comme un plat d'étain.

Entre deux bavardages avec le Président, Ike allait s'asseoir à la place du deuxième pilote, auprès de Bryan. Comme ils approchaient de Djidjelli, où les avions d'escorte devaient être relayés, Ike sentit se dresser ses rares cheveux. Il venait de découvrir un bombardier français pointant droit sur eux. Il le signala à Bryan. Au même instant un P. 39 se détacha de la formation et piqua sur l'intrus. L'avion français n'y prêta aucune attention et trois nouveaux chasseurs se détachèrent à leur tour, fondant sur le bombardier bi-moteur comme des faucons sur leur proie.

Ordre avait été donné d'abattre tout appareil s'approchant à moins de cinq kilomètres de l'avion présidentiel et Ike s'attendait à entendre les canons entrer en action d'un moment à l'autre. Mais juste à temps, le pilote français comprit le danger et fit demi-tour, sous la surveillance des quatre chasseurs alliés.

Le Président passa la nuit à Tunis. Il devait repartir le lendemain matin, mais il décida de visiter les champs de bataille et de voler la nuit pour se rendre au Caire. L'escorte, qui n'était d'aucune utilité pour naviguer clans l'ombre, fut envoyée en avant, avec l'ordre de venir à la rencontre du Président quand son avion approcherait du Nil, à l'aube.

Le grand transport et son précieux chargement voyagèrent donc sans protection à travers le désert de Libye. Ike se faisait beaucoup de'souci pour la sécurité de ceux dont il avait la charge,mais puisqu'il n'y avait rien à faire, il décida de dormir jusqu'au jour. Puis il revint s'asseoir à sa place de prédilection : le siège du deuxième pilote.

L'aurore illumina le ciel et ses couleurs se reflétèrent sur l'immensité de sable qui s'étendait à deux mille mètres au-dessous d'eux. Soudain, Ike aperçut une longue bande de terre verdoyante allant d'un bout de l'horizon à l'autre, au milieu de laquelle serpentait un ruban d'eau d'une rare nuance. Le Nil méritait bien son surnom de Nil Vert.

Le major Bryan survola El Minya exactement à l'heure prévue ; mais aucun avion d'escorte ne semblait être au rendez-vous. Pendant un moment qui sembla fort long, le transport tourna en rond dans le ciel vide, comme un condor solitaire. On découvrit plus tard d'où venait ce contretemps ; pour les chasseurs, le rendez-vous était à 6 heures, à l'heure égyptienne, alors qu'il avait été prévu pour 6 heures à l'heure de Greenwich, ce qui faisait deux heures plus tard. Ils avaient tourné et tourné dans le ciel jusqu'à l'épuisement de leur provision d'essence, puis étaient rentrés au Caire.

La question se posait donc ou de briser le silence de la radio et de demander une escorte, ou (l'amener le Président, sans protection, jusqu'au Caire. Bryan s'en remit à Eisenhower. Celui-ci pensa que le secret était plus précieux que l'escorte.

" Filez sur le Caire " , ordonna-t-il.

L'avion suivit l'étroite bande de terre cultivée qui coupe le désert sur deux mille kilomètres, de Khartoum jusqu'à la mer. De chaque côté, le sable brûlé semblait prêt à envahir ce mince témoignage de civilisation. Comme ils approchaient du Caire, Bryan, graduellement, diminua l'altitude pour permettre aux voyageurs de distinguer les canaux, les norias que faisaient tourner des bœufs, et les fellahs qui travaillaient leurs champs entourés d'un fossé de boue épaisse et brune.

Ike revint auprès du Président, qui se montrait aussi enthousiaste qu'un simple touriste. Il s'intéressait surtout aux bateaux égyptiens, dont les voiles sont hissées tout au haut du mât pour mieux capter le vent au-dessus de l'eau.

Trois triangles d'ombre apparurent bientôt sur le sable doré et Bryan fit un crochet pour montrer au Président ravi le Sphinx et les Pyramides tels qu'on les voit de haut. Puis l'avion suivit le noir ruban d'une route rectiligne qui menait aux terrasses, aux dômes et aux élégants minarets du Caire.

Le général Eisenhower assista à la Conférence du Caire, mais il ne participa guère aux débats politiques. Il eut surtout des entretiens avec les généraux Marshall et Arnold et les chefs d'État-Major britanniques, en vue de mettre au point le grand plan qui était le centre de ses pensées et le but suprême de sa volonté. Quand ils en avaient parlé, à Casablanca, l'année précédente, ils n'avaient guère fait qu'échanger des vues générales, mais, aujourd'hui, l'heure était venue de prendre des décisions concrètes. Seulement, aucune mise au point définitive ne pourrait être envisagée tant qu'un commandant suprême n'aurait pas été nommé.

Quand la Conférence du Caire eut pris fin et que les hommes d'État poussèrent jusqu'à Téhéran pour la grande Conférence, Eisenhower retourna à Alger et à ses affaires. Il devait rencontrer le Président à son retour afin d'apprendre de sa propre bouche les résultats de la Conférence.

C'est dans une blanche villa, près de la mer, à Carthage, qu'ils se retrouvèrent de nouveau. Le Président devait s'y reposer auprès de Ike, un jour ou deux, avant de repartir pour la Sicile, Malte et les États-Unis.

L'après-midi du premier jour, ils restèrent seuls, clans le charmant salon moderne dont les fenêtres ouvraient sur les eaux bleues du golfe de Tunis. La silhouette du Cap Bon se détachait, hardie et menaçante, sur le ciel délicatement éclairé par les feux du soleil couchant. Les colonnes brisées et les murs en ruine de l'antique cité que les Romains avaient construite sur la tombe de leur plus puissant ennemi renvoyaient au ciel une clarté rose.

Le Président était d'excellente humeur et prenait plaisir à se détendre après la grande activité des derniers jours. Il se tourna vers son général, pour qui il avait une profonde sympathie ; une étincelle brilla gaiement dans ses yeux et son fameux porte-cigarette se redressa entre ses dents, piquant vers le ciel à angle aigu.

" Weil, Ike, vous pouvez commencer à faire vos bagages. Vous allez partir pour Londres. "

XX

COMMANDANT SUPRÊME

L'ÉMOTION s'empara de l'esprit de Ike, puis lui étreignit le cœur. Les simples mots du Président signifiaient qu'il allait être le Commandant suprême des Forces Alliées. A la réflexion, cela n'avait rien d'extraordinaire, car il était naturel que le chef suprême fût un américain, et le choix de Ike était particulièrement logique. Mais pourtant, au fond de lui-même, Ike se sentait confondu.

Le chemin était si long de la petite maison blanche du Kansas à cette villa de Carthage où le Président conversait avec lui comme avec un ami ! Le destin avait porté si haut l'enfant du Kansas qu'il y avait de quoi tourner la tête d'un joueur de poker. Aucun coup de cartes ne pouvait lui être comparé, car Ike se rendait compte qu'il allait occuper un poste qu'aucun Américain n'avait jamais occupé avant lui. Le général Pershing n'avait commandé qu'une armée américaine, tandis que Eisenhower allait avoir à diriger la plus grande action militaire qui eût jamais été entreprise clans l'histoire de l'Angleterre et des États-Unis ; et sous ses ordres serviraient non seulement les armées des deux grands pays, mais encore les flottes d'invasion et les troupes de toutes les puissances alliées. C'était une chance magnifique et une écrasante responsabilité.

La conscience d'une telle mission était quelque chose d'effroyable, mais Ike saurait y faire face avec sérénité. Deux ans plus tôt, il se serait senti épouvanté ; un an plus tôt, il se serait senti nerveux; mais, maintenant, il avait fait ses preuves. Il était prêt à accepter cette responsabilité accrue, non par amour de la gloire, mais parce qu'il savait que toutes ses années d'entraînement et d'études, et toute l'expérience acquise en Afrique, en Sicile et en Italie allaient l'aider dans la tâche la plus ardue qu'on eût jamais confiée à un homme. Il se sentait capable de la mener à bien. Quand, finalement, il remercia le Président, il avait confiance en l'avenir.

Toutes les Nations Unies furent d'accord pour confier le commandement suprême au général Dwight D. Eisenhower. Ses compatriotes avaient en lui une confiance absolue, renforcée par l'affection sincère que leur inspiraient ses manières simples et directes, et leur orgueil de le savoir si parfaitement américain. Joseph Staline, qui devait s'y connaître en généraux, avait fortement insisté en faveur de sa nomination, à Moscou et à Téhéran. Les Anglais, Churchill en tête, lui avaient depuis longtemps prouvé leur confiance et, qui plus est, leur amitié.

Toute la presse du monde libre acclama le choix fait à Téhéran. Il n'y eut pas une seule note discordante - ce qui était encore plus remarquable que l'unanimité des Nations Unies. Le supplément hebdomadaire du Times de Londres, pourtant si calme d'habitude, ne cacha pas son enthousiasme. On pouvait lire dans ses colonnes :

" La charge confiée au Commandant suprême, qui n'est rien d'autre que la libération du Continent, n'a pas de parallèle dans l'histoire depuis que le duc de Marlborough assuma le commandement des armées de la Grande Alliance. Aucun choix n'aurait pu mieux convenir à toutes les armées alliées que celui du général Dwight Eisenhower.

" Depuis sa nomination à la tête des différentes forces des Nations Unies, dont la base était en Afrique, il a présidé à des opérations sans cesse couronnées de succès. Son apport le plus personnel en matière de stratégie consiste dans l'art avec lequel il a su amener à collaborer, dans une harmonieuse fraternité, des officiers de diverses nationalités et de formation différente auxquels il a inculqué un esprit de camaraderie qui s'est communiqué à tous les échelons. "

Le grand avion de transport descendit vers les cercles et les bandes de lumière que formaient les squares et les rues de Washington. Le ruban noir du Potomac, sur lequel les étoiles étincelaient comme des brillants, glissa sous le train d'atterrissage qui se dépliait, et le Pentagon Building disparut au tournant d'une aile. Ike était si ému qu'il ne pouvait parler. Pour lui, ce rapide séjour au pays, cette chance de revoir tous ceux qu'il aimait et qui lui avaient tant ,manqué avaient plus de prix que tous les honneurs dont il était comblé et toutes les victoires qu'il avait gagnées.

Les gros pneus de l'avion roulèrent doucement sur le terrain bétonné et, quand ils s'arrêtèrent, une limousine aux rideaux baissés fonça vers l'appareil. Ike descendit et s'engouffra dans la voiture, suivi de Butch, Ernie Lee et Mickey.

Au Wardman Park Hotel, où depuis le départ de leurs maris Mamie Eisenhower et Ruth Butcher avaient vécu dans des appartements contigus, les deux femmes ne se tenaient plus d'impatience. Il était minuit passé quand elles entendirent un rire dans le hall et virent arriver leurs époux. Tous les deux arboraient un large sourire et tenaient un minuscule Scottie dans leurs bras. Aussitôt la cuisine fut remplie par des éclats de rire et les aboiements des chiens affolés. Sitôt qu'elle put reprendre son souffle, Mamie demanda ce que signifiaient ces chiens.

" C'est un fils et une fille de Telek, dit Ike. L'un est pour la fille de Ruth ; l'autre pour les enfants de Milton. "

On mit les pensionnaires dans une salle de bain et les deux couples bavardèrent toute la nuit, tandis que Ike, privé depuis trop longtemps de son mets favori, faisait le sac des deux cuisines et mangeait tous les oignons crus qu'il y trouvait.

La permission s'écoula en sorties rapides dans la limousine aux rideaux baissés et en allées et venues par les portes de service. Ce jeu de cache-cache était nécessaire, car la présence du Commandant suprême en Amérique était un secret d'État.

Les deux premiers jours, le 2 et le 3 janvier, Ike les passa à Washington. Le soir du 3, Ike et Mammie montèrent dans un wagon spécial (sans passer par la gare) pour une brève visite à leur fils, à l'Académie militaire. Une particularité géographique de West Point permit à Ike de faire ce voyage incognito. La gare, qui se trouve au pied de l'escarpement, ne peut pas être vue de l'École. Le wagon de Ike fut mis sur une voie de garage et personne, à West Point, n'eut vent de sa présence, sauf le général et Mrs. Wilby... et six cadets.

Sitôt que le train s'arrêta, Ike envoya un aide de camp chercher John, et, avant même que l'officier eût disparu, il commença à marcher de long en large, avec impatience, en regardant à la portière vers le haut de la colline.

John se trouvait à l'atelier de l'École quand un planton arriva avec l'ordre de se présenter au bureau du super intendant, dans la tenue où il se trouvait. John eut un sursaut, car un jeune cadet n'a jamais la conscience assez tranquille pour se rendre à ce genre de convocation, mais quand John, en combinaison de travail, salua le superintendant, il vit que la figure du général Wilby brillait comme le soleil par un après-midi d'été.

" Le général Eisenhower est en bas, à la gare, dit-il. Il a l'air de tenir à vous voir. "

John ne savait même pas que son père était aux États-Unis. Il salua et s'enfuit comme une antilope, suivi de l'aide de camp essoufflé.

Quand les deux hommes si chers l'un à l'autre furent face à face, ils n'échangèrent pas de grands mots.

" Hi, dad !

- Comment ça va, John ? "

Puis ils entamèrent une conversation animée sur la campagne de Tunisie et discutèrent la question de savoir si John devait opter pour l'artillerie ou pour l'infanterie comme son père. Mamie, qui les observait tous les deux, se demandait si John était vraiment aussi calme qu'il en avait l'air. Mais tout à coup, comme il passait devant elle, elle s'aperçut que sa main tremblait.

" Je vois que tu es quand même un peu ému, murmura-t-elle.

- Je ne tiens plus en place " , lui répondit-il.

Les Wilby déjeunèrent avec eux et, dans l'après-midi, John remonta rapidement à l'École pour changer de vêtements.

" Cela te ferait plaisir d'inviter quelques-uns de tes camarades à dîner ? lui demanda son père quand il fut de retour.

- Oh oui ! dit John. Ils seraient fous de joie. "

John nomma cinq cadets, mais comment les faire sortir du mess sans attirer l'attention, car il était interdit de dîner dehors le mardi soir. Le général Wilby résolut la question en les invitant à dîner chez lui.

Les cinq heureux élus arrivèrent promptement et furent accueillis par le superintendant qui leur dit :

" Je regrette, messieurs, d'être privé du plaisir de votre compagnie, ce soir. Vous êtes invités à dîner par le général Eisenhower dans son train particulier qui vous attend à la gare. "

Même l'entraînement de West Point ne peut vous préparer à un choc pareil. L'esprit de discipline ne fut pas ce qui l'emporta dans la réaction des cinq qui furent à peine capables de saluer leur chef. Mais ils furent de nouveau très raides et très militaires quand ils s'assirent à la table du Général.

Ce n'était pas ainsi que Ike l'entendait et il mit tout en œuvre pour détendre l'atmosphère. Sa cordialité naturelle - et un bifteck tout à fait exceptionnel - firent si bien, qu'avant la fin de la soirée c'était à qui de ses jeunes invités lui donnerait quelque conseil pour gagner rapidement la guerre.

lke et Mamie rentrèrent à Washington dans la nuit, et le lendemain soir ils se rendirent à Sulphur Springs où le général Marshall leur avait prêté sa maison. Ike passa la plus grande partie de son temps à visiter les malades du grand hôpital militaire, et le reste à pester contre un ciel inclément, car il attendait la première éclaircie pour s'envoler vers le Kansas, où il désirait revoir sa famille. Milton était maintenant président de l'École d'Agriculture et de Sciences Appliquées de l'État du Kansas à Manhattan, et les Eisenhower devaient se retrouver chez lui, plutôt qu'à Abilene où la présence du général eût été un secret difficile à garder.

Le mauvais temps le retint cependant jusqu'au samedi à Sulphur Springs, et, même ce jour-là, le gros avion de transport qui le portait dut lutter contre la tempête sur une grande partie du parcours. Il faisait nuit quand l'appareil atterrit sur le terrain de Fort Riley. Ike resta à bord tandis que le colonel MacCarthy, son aide de camp, s'en allait téléphoner pour demander une voiture. Comme il décrochait l'appareil, MacCarthy aperçut deux soldats, le nez collé à la fenêtre, qui regardaient d'un air intrigué l'immense avion du Général.

" Je me demande qui a bien pu arriver sur ce gros transport, dit l'un.

- Ne me dis pas que c'est Eisenhower, dit alors son compagnon. Depuis plus d'un an, chaque fois qu'un avion de ce genre-là atterrit, on raconte que Ike est dedans. "

Une voiture de l'armée s'approcha de l'avion et Ike y sauta, seul avec Telek II, qu'il tenait dans ses bras. Tandis que l'auto roulait à toute allure, le Commandant suprême cherchait à reconnaître, par la portière, les prairies, pour l'instant sans couleur, qui lui étaient si familières.

La maison de Milton, une maison en pierres grises, s'élevait dans un coin du parc, au milieu d'un bouquet d'arbres. Ike vit que des lumières brillaient derrière chaque fenêtre. Quand la voiture s'arrêta, la porte de la maison s'ouvrit en grand, comme si toute la chaleur, toute la clarté, toute l'affection qui l'attendaient en avaient poussé les battants. Milton vint au-devant de son frère, lui serra la main chaleureusement, et quand Ike pénétra clans le living-room il y trouva sa mère, toute seule.

" C'est toi, Dwight ! " dit-elle d'une voix émue.

On entendit alors des rires étouffés dans le hall. La femme de Milton, Helen, dégringolait l'escalier avec ses deux enfants, Buddy et Ruth. Ike les prit dans ses bras, les serra contre lui, les couvrit de baisers ; puis, joyeusement, Ike remit à Ruth le jeune Telek II qui s'empressa de lécher le visage de sa gentille maîtresse. Le reste de la famille arriva à son tour : Arthur, et sa femme, Louise ; les Douds, qui étaient venus de Denver, et la mère d'Helen, Mrs Eakin.

Ces quelques heures passées dans le Kansas furent les plus heureuses que Ike eût connues depuis plus de deux ans. Il s'abandonna à la joie et s'en pénétra jusqu'à la mœlle afin d'en faire provision pour les longs mois de solitude à venir. Sa mère semblait alerte et gaie malgré ses quatre-vingt-deux ans. Arthur était magnifiquement en forme ; quant à son plus jeune frère, Ike avait l'impression qu'on ne pouvait imaginer un être plus profondément heureux. Milton avait toujours caressé l'espoir d'être président de l'École d'État du Kansas, et c'était plaisir de le voir aujourd'hui à ce poste, dans une belle maison, avec sa femme Helen et ses deux charmants enfants.

Pour le dîner, les Eisenhower eurent un rôti de bœuf, chose rare en ces temps de guerre, et preuve du caractère exceptionnel de cette réunion familiale. Après le repas, les frères restèrent à bavarder jusqu'à minuit passé. Quand finalement et à regret ils se séparèrent pour aller dormir, Ike dit à Milton, comme il avait coutume de le faire : " Je vais aller dire bonsoir aux enfants. "

Le bulletin météorologique annonçant l'approche de nouvelles tornades, Ike dut partir de très bonne heure le lendemain matin et Milton manœuvra pour l'accompagner. L'appareil décolla vers neuf heures et fila directement vers White Sulphur, où Ike passa encore deux jours en compagnie de Mamie avant de rallier Washington où il devait avoir d'ultimes entretiens avec les autorités.

Le départ pour l'Angleterre était fixé au mardi suivant. Ce jour-là, le général Marshall invita ses vieux amis de l'armée qui se trouvaient à Washington à un déjeuner d'adieu qui devait avoir lieu dans le bureau du chef d'État-Major, au Pentagon Building. Quand le Commandant suprême les salua de son sourire familier et d'une robuste poignée de main, ils sentirent qu'il était toujours le même " old Ike " ; cependant ils discernaient dans le rayonnement de sa personnalité une nuance nouvelle, qu'ils dénommèrent " sérénité " .

Tous eurent la conviction que l'homme qu'ils avaient devant eux n'entendait pas flâner sur la route de la victoire.

Après le déjeuner, Ike disposa d'environ deux heures qu'il passa avec Mamie dans leur appartement de Wardman Park. Durant tout le temps de sa permission, Mamie s'était montrée aussi gaie et aussi brillante que lorsqu'elle était jeune fille et ils avaient beaucoup ri ensemble ; mais maintenant elle cédait à son émotion, et retenant un instant son mari :

e ale reviens désormais que quand tout sera fini, lui dit-elle ; je ne peux plus supporter de te perdre à chaque instant. "

Le SHAEF - c'est-à-dire Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force (Grand Quartier Général des Forces Expéditionnaires Alliées) - était installé dans un ensemble de bâtiments de briques, au fond d'un parc tout au bout d'un petit chemin de la campagne anglaise. D'autres sections étaient éparses à travers l'Angleterre et l'Écosse, mais c'est là que l'on trouvait le cœur et le cerveau du SHAEF. Sa position était un secret inviolable. Les bâtiments, couverts d'une toiture en zinc, elle-même soigneusement camouflée sous des filets et des feuillages, n'avaient rien d'imposant dans leur aspect. Ils contenaient pourtant tout l'appareil nécessaire à la conduite de la plus grande entreprise militaire de l'histoire. Dans des bureaux bien gardés, de grandes cartes indiquaient les positions ennemies. Un standard téléphonique permettait d'entrer instantanément en communication avec des milliers d'unités sur terre et sur mer ; dans de profonds sous-sols fonctionnait le centre des opérations.

Ike vivait dans une remorque spécialement agencée, qu'il appelait sa " roulotte " . Son bureau, une pièce d'environ six mètres carrés, se trouvait dans le bâtiment principal. Ses fenêtres ouvraient sur un calme paysage de pelouses et de bosquets. Deux fauteuils faisaient face à la cheminée, qui donnait un air intime à la pièce. La table de travail, une lourde table de noyer, était tournée vers l'extérieur. Dans le décor, les seuls objets qui rappelaient la guerre étaient un énorme globe terrestre, un faisceau de drapeaux alliés, et sur un écran vert une carte d'état-major à grande échelle que l'on pouvait rouler comme un store.

Les engins de destruction commandés de cette petite pièce atteignaient une ampleur dépassant l'imagination. La commère de Windsor avec ses " navires sur les flots " et " les millions de ses trésors " était cent fois moins puissante que ne l'était le général Ike, du Kansas, devant son central électrique.

L'équipe d'invasion travaillait dans des bureaux voisins. Tedder, dont l'esprit avait tant d'affinités avec celui du général, était adjoint au Commandant en Chef. A la tête de toutes les forces terrestres, Ike avait nommé Montgomery, chef incomparable dont le génie militaire s'était révélé hors de pair. Sous ses ordres, avec moins de brillant peut-être, mais avec une intelligence pénétrante et une énergie inébranlable, Omar Bradley commandait les troupes de terre américaines.

L'équipe comportait par ailleurs quelques visages nouveaux. Le maréchal sir Trafford Meigh-Mallory commandait les Forces de l'Air alliées. Il avait au-dessous de lui Toohey Spaatz, Brereton, avec la qe Tactical Air Force grandement élargie, et Doolittle à la tête des bombardiers lourds de la fameuse 8e armée aérienne. L'amiral sir Bertram H. Ramsay, commandant les " Forces Navales Combinées " , et son adjoint américain, le contre-amiral Alan Kirk, étaient aussi des nouveaux venus. Ils étaient secondés par le vieux compagnon de Ike, l'amiral Cunningham, qui avait maintenant le grade de " First Sea Lord " . Enfin, le lieutenant général W. Bedell Smith, chef d'État-Major, dont Ike disait " qu'il était le plus indispensable des hommes " .

A un échelon moindre, mais presque aussi indispensable, le sergent Mickey MacKeogh veillait sur la personne du général et, dans ses heures de loisir, courtisait Pearlie, la jolie " waac " , chauffeur en second du général.

Tous ses collaborateurs étaient pour Ike des camarades et non des subordonnés. Ils travaillaient ensemble, mettant en commun leurs efforts et leur intelligence, comme le désirait le Commandant suprême, pour l'union et la cohésion de cette grande et nouvelle Force alliée dont il s'agissait de faire une seule et même armée, inspirée du même idéal. Ike renvoya un jour l'un de ses subordonnés pour avoir parlé d'un officier allié comme d'un " salaud d'Anglais " .

" Je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous le traitiez de salaud si c'en est un ; mais rien ne vous autorise à l'appeler un salaud d'Anglais. "

Les plans d'invasion avançaient rapidement. L'ampleur de leur conception était franchement astronomique. Longtemps avant qu'Eisenhower prît le commandement, plusieurs méthodes d'attaque avaient été envisagées. Quand la décision fut prise, le plan choisi devint une base pour l'édification de l'édifice.

La conception de base du premier assaut était d'une grande simplicité. Elle consistait à s'emparer de têtes de pont sur la côte nord de la presqu'île du Cotentin, avec l'appui de l'artillerie navale anglaise. La seconde étape consistait à couper la presqu'île et à isoler le port de Cherbourg du reste de la France. Finalement, Cherbourg devait être pris à revers, sa conquête assurant aux Alliés un port de débarquement pour les renforts et pour le matériel. Pendant ce temps, les forces ennemies massées à la base de la péninsule devaient être isolées par un bombardement intensif de toutes les voies de communication de l'arrière, qui les priverait de renfort et de matériel.

La beauté de ce plan était dans sa souplesse. Si l'ennemi se contentait d'attendre, se gardant de jeter tout le poids de ses forces sur les Alliés en Normandie, de crainte d'un nouveau débarquement ailleurs, les Alliés pourraient alors exploiter à fond leur tête de pont, comme ils le firent effectivement. Si, au contraire, les Allemands lançaient à l'attaque toutes leurs disponibilités, dégarnissant leurs autres zones de résistance, les Alliés pourraient alors porter un nouveau coup sur l'un de ces points faibles. De quelque façon que l'ennemi réagît, sa tactique lui serait fatale, les Alliés ayant l'avantage de l'initiative, agissant selon un plan essentiellement mobile.

Mais la réalisation de cette conception, si simple en apparence, exigeait une préparation gigantesque. Pour commencer, les services de renseignements s'efforcèrent d'obtenir le maximum d'informations qu'ils transmirent au chef d'État-Major. Celui-ci assigna à chaque officier un secteur déterminé avec l'ordre de mettre au point le détail des opérations sur sa propre zone. Il fallut ensuite juxtaposer ces divers plans comme les pièces d'un puzzle extrêmement compliqué et prévoir le matériel et les troupes nécessaires. L'action des forces navales et aériennes, la mise en place des bâtiments de transport et des bateaux de débarquement aussi bien que le problème du ravitaillement durent être réglés simultanément. Il fallut prévoir un matériel spécial pour lutter contre certaines défenses particulières de l'ennemi, telles que les mines fixées à des pieux, les barrages sous-marins et les ingénieux obstacles dressés tout le long des plages.

A mesure que les plans prenaient forme, le chef d'État-Major les soumettait pour approbation au Commandant suprême ; mais ils devaient être constamment révisés suivant les nouvelles circonstances et les nouvelles dispositions ennemies. La préparation des ordres pour chacune des dizaines de milliers d'unités agissant sur terre, sur mer et dans les airs constituait déjà en elle-même une tâche d'immense envergure. Il suffit de dire que l'ensemble des ordres navals pesait trois cents livres et que le chiffre total des cartes employées par toutes les armes était de 125.000.000.

Dans toutes nos guerres précédentes, le travail de l'État-Major américain avait laissé à désirer. Cette fois, il fut grandiose. Notons qu'Eisenhower est le seul commandant en chef de l'histoire des États-Unis qui soit un officier d'État-Major. Tous les autres, jusqu'ici, avaient été des officiers de troupe.

Malgré l'énormité de sa tâche, Ike s'arrangeait pour passer le tiers ou la moitié de son temps avec les soldats. Il pouvait se permettre cela parce qu'il avait su choisir ses collaborateurs et qu'il faisait confiance à chacun d'eux pour régler les problèmes de son propre ressort, sans s'encombrer lui-même l'esprit des détails de moindre importance. Dans son train spécial il fit plus d'une fois le tour des îles britanniques, visitant les cantonnements. Quand il quittait le train, il roulait dans une Jeep spécialement équipée avec la radio, de telle sorte que, même au milieu de ses troupes, il restait en contact avec son quartier général et y poursuivait son travail.

Il se rendit à Belfast, en Irlande du Nord, pour inspecter diverses unités de la flotte alliée rassemblées dans le port. C'était un jour froid, il tombait une pluie pénétrante, et le général portait un imperméable militaire. Comme il enjambait la rambarde d'un torpilleur américain, il remarquait que les marins alignés au garde à vous n'avaient aucun vêtement pour se protéger du mauvais temps. Le commandant suprême quitta son manteau en disant :

" Pourquoi diable garderais-je un imperméable quand les hommes que j'inspecte n'en ont pas ! "

Les lourdes préoccupations de Ike ne l'empêchaient pas de maintenir un contact étroit avec les siens et avec ses amis d'Amérique. Son plus grand plaisir et sa meilleure récompense étaient d'écrire des lettres et d'avoir des nouvelles. Mamie recevait plusieurs longues lettres chaque semaine et sa mère à peu près autant. Le général écrivait aussi à ses frères et à ses vieux amis, non pas des notes brèves, hâtives, mais de longues épîtres où il épanchait à la fois son cœur et son esprit, commentant les événements mondiaux ou discutant de problèmes domestiques. Au surplus, il répondait à toute lettre sérieuse qui lui était adressée, que ce fût la requête d'un jeune écolier d'Abilene ou le mot d'un inconnu.

On trouve un bel exemple de son respect pour la personne humaine dans un incident qui se produisit aux premiers temps de la campagne d'Italie. Ike reçut une lettre de John lui apprenant qu'un tailleur italien de West Point était très inquiet de sa fille qui habitait une petite ville de l'Italie du Sud. John désirait savoir s'il y avait un moyen quelconque de le rassurer. Le commandant en chef prit le temps de s'informer et, quinze jours plus tard, le tailleur recevait un mot le rassurant sur le sort de sa fille.

Il semblait parfois aux officiers de l'État-Major que le Commandant suprême avait plus de loisirs que ses subordonnés. Ils savaient cependant qu'il en faisait plus que n'importe qui. Ike trouva même un jour le temps de bavarder avec une jeune recrue d'Abilene, qui se présenta au Quartier Général de Londres pour voir son compatriote.

Une ou deux fois par semaine, Ike déjeunait avec Winston Churchill. Les deux hommes étaient devenus une vraie paire d'amis.

" Vous me plaisez, Ike, lui dit un jour Churchill, parce que vous n'êtes pas un m'as-tu vu. "

Ike était ravi : le Premier venait d'emprunter l'une de ses expressions favorites.

Comme le grand jour approchait, la tension montait sous les toits légers du S. H. A. E. F., dans les bureaux, les cantonnements et les casernes, sur tout le territoire des îles britanniques, sur les bateaux, sur les champs d'aviation et à travers le monde entier, mais nulle part la tension n'était aussi aiguë qu'à l'intérieur de la forteresse de Hitler, et ce résultat était prévu au programme.

Comme on ne pouvait agir par surprise, le rassemblement d'un million d'hommes, de milliers de navires et d'une énorme quantité de matériel ne pouvant pas passer inaperçu, Eisenhower résolut de se servir des circonstances mêmes pour intimider l'ennemi. Il entreprit une guerre des nerfs que l'aviation alliée concrétisa sous la forme de bombardements massifs sur les centres vitaux de l'ennemi. La presse et la radio furent encouragées à raconter toutes les histoires possibles tendant à prouver l'ampleur des préparatifs en cours et même à se livrer à toutes sortes d'hypothèses sur les points de débarquement. La force de résistance des Allemands fut ainsi amoindrie par leur manque de sommeil et par le cauchemar que leur causait l'énorme force qui s'apprêtait à fondre sur eux.

Par ailleurs, Eisenhower se tenait en contact avec les chefs de la Résistance dans les pays occupés, et une station de radio spéciale fut installée en Angleterre pour communiquer avec eux. L'heure approchant, Eisenhower mit au point ses instructions pour le jour J, que des speakers transmirent dans leur propre langue aux diverses organisations de Résistance en Europe. Ces appels à l'insurrection et au sabotage ne servirent pas seulement à guider les milliers d'Européens qui étaient prêts à servir la cause alliée, mais aussi à démoraliser les Allemands.

De fréquents exercices de débarquement contribuaient aussi à user les nerfs nazis. Ces manœuvres devaient toujours se dérouler sur des plages britanniques, mais les centaines de navires qui y participaient commençaient invariablement par pointer sur les côtes d'Europe et ne faisaient demi-tour qu'après avoir semé l'alarme chez l'ennemi. A force de crier au loup en pure perte, les sentinelles allemandes finirent par ne plus se méfier du danger.

Bien que la donnée stratégique de l'invasion fût publiquement connue et exploitée, Ike n'en était pas moins fermement résolu à ménager au monde la surprise du jour et de l'endroit où l'événement aurait lieu. Toutes les précautions furent prises pour que le secret fût gardé d'une manière absolue et des peines extrêmement sévères furent prévues contre ceux qui ne sauraient pas tenir leur langue.

Un autre élément de surprise consistait dans la tactique même qu'Eisenhower avait décidé d'adopter. La manière classique de s'emparer d'une tête de pont consistait à attaquer dans la nuit, juste avant l'aube, à marée haute. Dans la Manche, où les marées atteignent en moyenne six mètres de haut, ce dernier point était de la plus grande importance. Eisenhower, cependant, ordonna l'attaque de plein jour, à marée basse, non seulement en vue de l'effet de surprise, mais pour éviter aux troupes de débarquement les obstacles que les Allemands avaient semés entre les deux niveaux de l'eau.

Malgré toutes ces précautions, la pensée de Ike restait hantée par la crainte d'un danger imprévu. Des milliers d'hommes savaient nécessairement où les Alliés allaient frapper leur coup ; plusieurs centaines d'entre eux connaissaient même approximativement la date. Il semblait impossible qu'il n'y eût pas de fuite. C'était demander l'impossible à la nature humaine.

Et pourtant le secret fut gardé jusqu'au bout.

XXI

LE JOUR J

LE lundi 5 juin 1944 devait être le jour J. Dans la nuit du samedi au dimanche, la majeure partie des troupes avaient été massées sur les transports et les bateaux de débarquement qui devaient les mener à la grande croisade symbolisée par l'épée flamboyante et l'arc-en-ciel que le général Eisenhower avait choisis comme insigne de son G. Q. G. De nombreux bâtiments avaient déjà pris la mer, convergeant des ports d'Écosse et d'Irlande vers la baie de la Seine, tandis que dans les ports anglais des milliers d'autres navires attendaient l'ordre de lever l'ancre. Mais le temps, cet ancien allié de la grande île, qui l'avait si bien servie dans le passé, depuis la fameuse tempête qui coula l'Armada espagnole jusqu'au brouillard propice de Dunkerque, semblait maintenant la trahir. Les prévisions des météorologistes n'étaient rien moins que rassurantes : " Pour lundi, disaient-ils, il faut prévoir de la tempête, des vents violents. Des nuages volant à faible altitude empêcheront toute couverture aérienne. La Manche sera telle qu'on la connaît dans ses plus mauvais jours et de fortes lames déferleront sur les plages. "

Eisenhower lut ces rapports et réunit son équipe. Puis il décida d'opter pour le moindre risque et de retenir l'avalanche d'hommes, de bateaux et de canons. L'ordre fut lancé par câbles et par radio à des milliers d'unités. On peut considérer comme un triomphe d'organisation que ce mouvement massif ait pu être arrêté.

Au large, tandis que commençait à s'élever la tempête, les navires arrêtés en route firent lentement demi-tour et, brisant les vagues déjà hautes, regagnèrent les côtes d'Angleterre, tandis que les hommes, qui presque tous avaient le mal de mer, maudissaient leur sort et se demandaient ce qui , allait advenir de cette extraordinaire aventure. Dans les ports, d'autres hommes, massés sur les ponts et fouettés par la pluie, pestaient d'apprendre que la partie était remise, mais tous se résignaient à l'interminable attente d'un nouvel ordre. Sur les plages de Normandie, l'ennemi, à ses postes d'observation, respira de nouveau et murmura : " Encore une autre feinte. "

Le lundi matin, vers 4 heures, dans la bibliothèque d'une vieille maison de campagne, les membres de l'équipe d'invasion : Tedder, Ramsay, Leigh-Mallory, Montgomery et Beedle Smith, entouraient le Commandant suprême, qui fumait d'innombrables cigarettes. On attendait un nouveau bulletin de la météo. Désormais, tout dépendait du temps. Le bulletin qui arriva parlait d'éclaircies imminentes - dans la mesure où l'on peut faire de sérieuses prévisions dans cette région où les conditions atmosphériques varient sans .cesse. Mardi, il y aurait du vent, mais cependant pas de tempête, avec un plafond raisonnable ; les nuages se disperseraient vraisemblablement vers midi ; le vent diminuerait de vitesse pour atteindre environ vingt nœuds.

Le Commandant suprême interrogea chacun des assistants, et chacun exposa ce qu'il pouvait faire, pour sa part, dans les conditions données. Monty dit : " Allons-y ! "

Eisenhower réfléchit alors un instant. D'un côté, le handicap de prévisions météorologiques défavorables - le vent qui soufflait les rappelait à son esprit. De l'autre, le moral déclinant des hommes entassés à bord, les nerfs tendus. Finalement, le chef parla. Les mots si simples, si peu grandiloquents qu'il prononça, étaient pourtant si gros de conséquences qu'on peut les considérer désormais comme appartenant à l'histoire.

" Messieurs, dit le général Eisenhower, nous agirons comme prévu. "

Ainsi furent lancés sur les flots quatre fois mille bâtiments et plusieurs milliers d'embarcations légères. Cinq cent mille hommes, soutenus par des millions d'autres derrière eux, firent face à la mer houleuse. Cette fois, tout retour en arrière était impossible. L'heure H était trop proche. Que le vent soufflât, que la tempête rugît ou que le ciel fût clément comme doit l'être un ciel de juin, les plages seraient envahies.

J-1. Les nuages s'accumulent, poussés par le vent marin : vingt fois par heure, sous la tente qui abrite son nouveau G. Q. G. Eisenhower passe la tête au-dehors et essaie de lire dans le ciel un message que les officiers du service de météo n'ont peut-être pas déchiffré. En apparence il semble si confiant, si naturel qu'un des reporters lui demande :

" Vous n'êtes pas un peu nerveux, mon général ?

- Bon sang, lui répond Ike, je suis plus que nerveux ; je bous littéralement. "

Ce jour-là, Eisenhower passa la plus grande partie de son temps à inspecter les troupes. Le matin, il se rendit sur les quais et bavarda avec les officiers anglais qui faisaient embarquer leurs hommes. L'après-midi, il visita plusieurs champs d'aviation où des divisions aéroportées et de nombreux parachutistes prenaient place à bord des avions de transport et des planeurs. Les hommes étaient fin prêts à affronter leur mission périlleuse. Chargés de paquetages encombrants, ils portaient des casques camouflés avec des filets et même avec des.,effets de feuillages qui les faisaient ressembler à des épouvantails. La peau de leur visage était bronzée et brillante, enduite d'une mixture d'huile végétale et de cacao. Jeunes, le regard tendu, ils se tenaient au garde à vous devant leurs appareils. Le général donna l'ordre de les laisser au repos.

Alors il s'avança, bavarda et plaisanta avec l'un, avec l'autre ; et la tension disparut de leurs jeunes regards tandis que, rompant les rangs, ils se groupaient autour de lui.

Malgré leurs uniformes, malgré les avions alignés derrière eux, malgré le vent humide et tout à fait anglais qui soufflait sur le champ, Ike avait un peu l'impression du pays, en parlant avec ces garçons américains dont beaucoup avaient l'accent familier du Middle West.

" Combien faites-vous de boisseaux à l'hectare ? " demandait-il à un fermier de l'Iowa.

" Qui donc vous a tondu comme ça ? " disait-il à un autre dont les cheveux étaient coupés d'une manière ridicule.

A un gars léchant l'enduit de cacao qui lui recouvrait la figure :

" Ça a bon goût ?

- Vous parlez ! " répondit l'autre au milieu d'un rire général.

Bientôt, de tous les coins du champ, des soldats accouraient en l'appelant :

" Ike Ike ! Hé ! Ike, venez voir ici ! "

Leurs voix, qui lui parvenaient amenuisées par le vent, le remuaient jusqu'au fond du cœur. Ces hommes-là s'envolaient vers une aventure si désespérée que leur appel était infiniment émouvant.

Ike visita jusqu'au dernier aérodrome. Le crépuscule qui vient si tard en Angleterre, à cette saison, commençait de tomber. Les hommes étaient déjà à bord et Ike put voir le premier C-47 s'élever dans les airs en remorquant son planeur au bout d'un long câble d'acier. D'autres appareils se succédèrent à sept secondes d'intervalle. On eût dit une procession, et tous tiraient un planeur derrière eux.

On suggéra au général qu'il verrait mieux du haut d'un toit et Ike grimpa au sommet du poste de commandement.

Les avions tournaient sur eux-mêmes pour prendre leur formation. Le ciel était parsemé de leurs feux de navigation, rouges, verts et blancs, qui zébraient l'obscurité de leurs éclairs rapides. Il y en avait tant et tant que bientôt toute la nuit fut constellée de ces étoiles nouvelles, colorées et mouvantes, et que l'air se remplit du vrombissement des moteurs.

Quand le dernier avion décolla, l'escadrille dessina un V immense. Ike leva ses jumelles et la suivit dans le ciel jusqu'à ce qu'elle disparût. Il pensa aux tunnels métalliques que formaient les cabines de ces fragiles vaisseaux, où les hommes étaient entassés, assis sur des bancs. Il revit leurs visages peints d'une façon grotesque. Quelle ironie dans cet accoutrement, à la veille d'une si rude bataille !

" Dieu les garde !... "

Le Commandant suprême se retira dans sa tente à son Q. G. de campagne, pour prendre quelques heures de repos. Le matin du jour J, il parla pour la première fois à la radio aux peuples opprimés.

" Peuples de l'Europe occidentale ! Les troupes du Corps expéditionnaire allié ont débarqué ce matin. Ce débarquement fait partie du plan des Nations Unies pour la libération de l'Europe, d'accord avec nos grands Alliés russes.

" Ce message s'adresse à vous tous. Bien que le premier assaut n'ait pas été donné dans votre propre pays, l'heure de votre libération approche. Tous les patriotes, hommes et femmes, jeunes et vieux, ont un rôle à jouer dans l'achèvement de la victoire.... Le jour est proche où j'aurai besoin de tous vos efforts conjugués. En attendant, je fais appel à votre esprit de discipline et de modération.

" Citoyens de France ! je suis fier d'avoir de nouveau sous mon commandement les vaillantes troupes françaises.... Suivez les instructions de vos chefs. Un soulèvement prématuré de tous les Français pourrait vous empêcher de servir le pays à l'heure la plus critique.

" En tant que Commandant suprême des Forces Expéditionnaires Alliées, j'ai le devoir et la responsabilité de prendre toute mesure nécessaire à la poursuite de la guerre. Une prompte et entière obéissance aux ordres que je donnerai est essentielle. L'administration civile de la France doit être effectivement conduite par des Français.... Ceux qui ont pactisé avec l'ennemi devront être chassés. Quand la France sera libérée de ses oppresseurs, vous choisirez vous-mêmes vos représentants et le gouvernement sous lequel vous désirez vivre....

" Ce débarquement n'est que la première phase de la campagne d'Europe occidentale. De grandes batailles nous attendent. Que ceux qui tiennent à leur liberté entrent dans nos rangs. Ayez confiance ! Nous lutterons avec résolution. Ensemble, nous remporterons la victoire ! "

Ce message n'était pas seulement une promesse de délivrance aux peuples qui avaient si longtemps souffert ; c'était également un exposé de la manière loyale dont Eisenhower avait l'intention de traiter les aspects compliqués de la politique en Europe.

Ike passa le jour J à arpenter le plancher de son quartier général, fumant cigarette sur cigarette et prenant des notes pour lui-même. C'était l'instant qu'il détestait le plus, celui où ses troupes étaient engagées dans l'action, et où il attendait le premier message du front. Ses notes expriment la tension extrême de ces heures d'attente :

" Maintenant, j'aimerais bien avoir quelques nouvelles. "

Une ou deux fois il se plongea dans le grand fauteuil de cuir qui meublait sa tente et se mit à penser à John qui, ce jour même, passait l'examen de sortie de West Point. Quelle fête ce devait être là-bas ; mais John était sans doute exaspéré par l'empressement des reporters, qui allaient profiter de cette belle occasion pour faire quelques " papiers " sensationnels. Son fils avait choisi l'infanterie. Ike se demanda si ce n'était pas surtout par sentiment, parce que c'était l'arme de son père. S'il avait pu exprimer un vœu ce jour-là, un vœu personnel, c'eût été d'être sur l'estrade et de voir Mamie épingler sur l'épaule de son fils le premier galon.

Les premiers rapports du débarquement furent, dans l'ensemble, satisfaisants ; les choses se passaient comme prévu - ou à peu près. L'énorme flotte de dragueurs de mines s'était bien acquittée de sa tâche, dans la nuit. De larges avenues avaient été percées à travers les dispositifs allemands. L'escadre de couverture, croiseurs et destroyers, avait établi, dès l'aube, un immense barrage, sous la protection duquel les unités de destruction de l'armée et de la marine avaient pu débarquer et, avec de l'eau quelquefois jusqu'au cou, démolir les obstacles qui obstruaient les plages. En même temps, tous les types d'avions que possédaient les Alliés - huit mille appareils en tout - paralysaient la défense allemande. La Luftwaffe n'avait fait qu'une timide apparition, et déjà les Alliés avaient la maîtrise de l'air au-dessus de la Normandie. Les divisions aéroportées anglaises et américaines avaient pour la plupart rempli leur mission en s'emparant des points stratégiques à l'arrière des lignes ennemies et en détruisant les voies de communication. Elles avaient, il est vrai, subi des pertes énormes. Bien que ce fût inévitable, Ike n'en eut pas moins le cœur serré en pensant à ces garçons avec lesquels il s'était entretenu la veille.

Les Forces Alliées progressaient d'une façon satisfaisante à chaque extrémité de la zone d'invasion. La 2e armée britannique avait établi une tête de pont dans le secteur est de l'estuaire de l'Orne, et avançait en direction de Caen. La 1re armée américaine, sous le commandement personnel d'Omar Bradley, avait pris pied près d'Isigny et marchait vers la ville. Mais à " Omaha Beach " , de Vierville à Port-en-Bessin, à la charnière des lignes britanniques et américaines, nos troupes rencontraient de sérieuses difficultés. Par malchance, les Allemands se livraient justement dans ce secteur à des manœuvres en vue d'un débarquement éventuel, et comme les premiers assaillants de la 29e division américaine se ruaient à travers des vagues de plus de cinq pieds de haut, ils se trouvèrent face à face avec quatre régiments allemands, armés et prêts à les refouler. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, l'assaut des Forces Alliées fut repoussé au niveau de l'eau. Les L. C. I. et les L. S. T. s'abîmèrent sous le tir de l'artillerie lourde installée dans des casemates en ciment armé sur les falaises de la Pointe de Hoe. Les chars s'aventurèrent jusqu'à la plage ; criblés d'obus, ils prirent feu et s'écrasèrent sur le rivage en projetant vers le ciel de hautes colonnes de fumée noire. Les quelques hommes qui réussirent à prendre pied creusèrent hâtivement des tranchées dans le sable, et, de là, ripostèrent tant bien que mal à l'attaque ennemie, avec leurs bazookas, leurs mitrailleuses et leurs fusils, tandis qu'un peu plus loin d'autres unités débarquaient, averties par des bateaux patrouilleurs de fuir ce secteur infernal. La 29e était sur le point de lâcher sa tête de pont, et, à mesure que les rapports lui parvenaient, Ike ne pouvait s'empêcher de comparer son aventure à celle de Dieppe. Ce genre de débarquement ne permettait pas de jeter tout de suite des réserves pour renforcer un point faible ou pour anéantir une forte position de l'ennemi. Chaque commandant devait agir aussi vite que possible, parce qu'il savait que derrière lui il n'y avait aucun renfort ; et les hommes qui attendaient sur les bateaux ballottés par les eaux - surtout ceux des petites embarcations - souffraient tellement du mal de mer qu'ils étaient incapables d'intervenir aussitôt.

Mais on disposait heureusement d'un autre genre de réserves : le S. H. A. E. F. envoya des avions alliés arroser Omaha Beach. Un des pilotes rapporte que le trafic était devenu si dense que, pour prendre un virage, il lui fallait sortir la main pour indiquer qu'il allait tourner. Des bombardiers moyens et des bombardiers lourds pulvérisèrent l'artillerie ennemie, tandis que les avions de combat s'acharnaient sur son infanterie. Ce fut cependant la marine qui sauva la situation. Le groupement d'artillerie de marine, que commandait le contre-amiral Morton L. Deyo, se concentra dans cette zone. Le contre-amiral Carleton F. Bryant, qui commandait l'escadre, fit jeter l'ancre au Texas, au Nevada et à l'Arkansas au large de la plage. Leurs grosses pièces réduisirent en poussière les forts de béton armé que n'avait pu détruire l'aviation. En avant, des cuirassés, des croiseurs lourds américains, anglais et français faisaient feu sur les Allemands, tandis que le " Commander " W. J. Marshall amenait ses destroyers britanniques et américains à portée de mitrailleuse de la plage. Les nouvelles vedettes d'assaut chargèrent jusqu'à la hauteur du ressac ; les meilleures troupes allemandes ne pouvaient résister à un pareil déluge de feu.

Dans l'après-midi, les rapports indiquèrent que la plage avait pu être suffisamment nettoyée pour permettre la reprise des opérations de débarquement et, vers la tombée de la nuit, les Rangers escaladèrent les falaises de la Pointe de Hœ et s'emparèrent des canons allemands.

La tête de pont était sauvée.

Le Commandant suprême se leva de bonne heure le matin du 7 juin, jour J + 1. Son premier soin fut de se précipiter sur son courrier personnel ; il n'avait guère écrit de lettres au cours des jours précédents. En second lieu, il décida de se rendre sur les plages et de voir par lui-même comment progressaient les opérations.

Pour ce premier voyage vers le front, Ike choisit un croiseur britannique. Le ciel s'était éclairci et le soleil brillait sur le pavillon blanc qui flottait au mât ; mais le vent demeurait vif et la mer était couverte de moutons blancs. Ike resta sur le pont, heureux de sentir son visage fouetté par l'air salin. Il possédait cette qualité de premier ordre pour un commandant d'opérations amphibies : il n'avait jamais le mal de mer.

Le bâtiment approcha de la côte normande dans la région d'Isigny. Aussi loin que s'étendait la vue, la Manche était encombrée de bateaux autant que peut l'être l'Hudson à Poughkeepsie un jour de régates. La nouvelle armada avait un air de fête, avec ses ballons de barrage flottant au-dessus d'elle comme des bulles d'argent et les milliers d'embarcations qui sillonnaient la mer tout à l'entour. Le ciel, d'un bleu brumeux, résonnait du bruit des moteurs d'avions qui ne cessaient d'aller et de venir entre l'Angleterre et la côte ; l'air était ébranlé par de continuelles explosions.

A travers ses jumelles, Ike put observer le grouillement des plages et le remous des eaux autour des barrages de mines et des obstacles sous-marins. De longues colonnes de camions s'enfonçaient dans les terres, remontant la vallée en direction d'Isigny. Comme le croiseur longeait la côte vers l'Est, il découvrit une ligne verte de collines fendues à l'embouchure des rivières. Au-dessus des villages de pêcheurs et des charmantes villas de la côte, les fumées de la bataille s'étiraient dans le vent.

" C'est la pointe du Hoe " , dit Butcher.

Ike leva les yeux vers le sommet de la falaise, que les Rangers avaient escaladée à l'aide de cordes et de grappins. Plus loin, à l'intérieur des terres, des éclatements d'obus permettaient de suivre les progrès de la bataille.

Le Texas et le Nevada étaient ancrés à moins de quatre mille mètres du rivage et leurs batteries fouillaient les collines. Leurs gros canons crachaient d'abord un jet de flammes, puis exhalaient une fumée brune qui enveloppait les bâtiments jusqu'à ce que le vent la dispersât. Chaque fois qu'un gros canon tirait, Ike bandait ses nerfs pour résister au choc et au bruit sourd qui se répercutait jusqu'à lui. Si près de la rive qu'on les eût dit posés sur le dernier brisant, les destroyers du Commander Marshall tiraient avec une sorte d'aboiement furieux, et les canonnières britanniques paraissaient plus près encore.

A l'Est de Port-en-Bessin, s'étendait le secteur anglais. Au large était mouillée l'Eastern Task Force de l'amiral sir Philip Vian : le vieux Warspite, qu'enveloppait la fumée des canons, que l'on entendit à la bataille du Jutland ; le Ramillies et le magnifique Rodney, qui pouvait envoyer ses obus de seize pouces à travers la moitié de la péninsule. A côté se trouvaient le Lord Roberts, le dernier des " monitors " , qui faisait, lui aussi, d'excellente besogne, des destroyers et des croiseurs parmi lesquels le Scylla, battant pavillon amiral.

Quand le croiseur d'Eisenhower jeta l'ancre, les amiraux Ramsay et Hewitt vinrent le rejoindre à bord pour conférer avec lui. Puis un " dock " apparut, dansant sur les lames. Il accosta à bâbord, et le général Montgomery, en tenue de campagne : pantalon de velours à côte et veste doublée (le mouton - sans oublier le béret noir orné d'insignes - grimpa à l'échelle de corde, puis enjamba le bastingage. Monty était d'excellente humeur et plein d'admiration pour les Américains qui s'étaient cramponnés à Omaha Beach et avaient finalement nettoyé la falaise.

" Ils ont été splendides, dit-il à Ike, et mes gars du Northumberland aussi. Nos hommes sont dans une forme épatante. Ils pètent le feu.... "

Ike pensa que c'était le cas de ce diable d'Anglais lui-même. Son nez pointu frémissait, et il riait de tout son cœur en redescendant son échelle. Ike se pencha au bord du croiseur et, le pouce levé, à la mode anglaise : " Bonne chance ! " lui cria-t-il affectueusement.

Cinq jours plus tard, le jour J + 6, ou, si l'on veut, le 12 juin 1944, Eisenhower débarqua sur le sol de France. Il était en excellente compagnie ; le général Marshall, le général Arnold et l'amiral King, qui venaient d'arriver par avion d'Amérique, avaient pris passage avec lui à bord du USS Thomson. C'était la première fois que Ike voyageait à bord d'un destroyer américain. Il fut enthousiasmé par la vitesse avec laquelle il filait sur les eaux, et il complimenta chaudement son capitaine. Le Thompson mit le cap sur Isigny et mouilla près du rivage. Tandis que le navire se balançait sur les vagues, une duck " fut mis à la mer, et l'équipage n'en pouvait croire ses yeux : des gentlemen à quatre étoiles descendaient l'échelle et s'empilaient dans l'embarcation.

Le canot coupa les vagues, laissant derrière lui un long sillage d'écume, comme au manège de water-chutes à Coney Island, puis il ralentit sa course, aborda sur la plage, et Ike mit le pied sur le sable de Normandie.

Une voiture de commandement les conduisit par un chemin étroit à travers une campagne jonchée d'épaves. De rares coins de ce beau pays avaient été miraculeusement épargnés par la bataille. Les pommiers étaient lourds de fruits et les prairies couvertes d'herbe grasse. L'air était parfumé des senteurs de l'été, mais le vent apportait par bouffées des odeurs écœurantes de sang, de sueur, de fumée et de pourriture.

Quand le général Bradley les eut rejoints, ils inspectèrent la 29e division et la fameuse 1re. Quelques troupes aéroportées se trouvaient là également, ayant traversé les lignes ennemies pour établir le contact.

Le général partagea le déjeuner d'un régiment en campagne. Arnold avait l'air d'un gamin ravi de prendre part à un somptueux pique-nique. Marshall était tout sourire et même l'amiral King avait l'air détendu. Ike, lui, s'abandonnait à cette sorte d'ivresse qu'il ressentait toujours au milieu de ses troupes. Il trouva un 88 allemand abandonné et commençait à en escalader l'affût quand quelqu'un lui cria : " Attention ! "

Ike sauta rapidement de son perchoir et fit une grimace en lisant une pancarte suspendue au canon et qui disait : " Danger ! Attrape-nigaud. "

Dans l'après-midi ils traversèrent le désert de pierres qui avait été un jour la petite ville d'Isigny. Des pans de murs étaient encore debout, comme des stèles sur des tombes. Les rues étaient bouchées par d'énormes tas de gravats, et les niveleuses, avec un bruit assourdissant, essayaient de tailler des passages à travers cet amas de mœllons et de briques qui aurait pu dater de l'époque où Guillaume le Conquérant s'embarqua pour aller conquérir l'Angleterre.

Parmi les décombres, des rangées d'hommes, de femmes et d'enfants, à l'aspect pathétique, portaient des vêtements déchirés et sales, et leurs visages étaient gris de faim et de fatigue. Ike crut voir un rayon d'espérance briller dans leurs regards encore frappés d'effroi. Leurs lèvres pâles esquissaient un sourire et la plupart, levant la main, faisaient le signe V de la victoire.

L'humeur de Ike s'assombrit quand il descendit sur ce qui avait été la place du marché et qu'il vit les ruines autour de lui. Pas une maison n'était intacte et une couche de poussière recouvrait toutes les pierres, aussi épaisse que la neige quand le blizzard souffle sur le Kansas. Il pensa qu'Isigny avait eu à peu près l'importance d'Abilene. Même dans son état actuel, il imaginait aisément quelle jolie petite ville elle devait être. Seulement huit jours plus tôt ! La rivière serpentait au milieu des prairies vertes jusqu'à l'estuaire, où ses eaux devenaient d'un bleu vif. Des barques de pêcheurs dansaient sur leurs amarres et une petite maison, miraculeusement sauvée de la destruction, laissait voir son toit pointu au-dessus des arbres, juste au pied de la colline.

Des gens avaient aimé Isigny comme il aimait Abilene, peut-être même davantage, car cette ville était encore une plus jolie ville et des générations de Normands s'y étaient succédé depuis un millénaire. Ses habitants l'aimaient toujours puisqu'ils restaient là, au milieu des ruines, campant à l'ombre d'un pan de mur, essayant avec trois casseroles de reconstituer un foyer. Par suite d'un hasard de la répartition géographique, c'étaient eux et non lui qui cherchaient leur maison au milieu des décombres.

La colère le gagna et il se jura qu'un pareil désastre n'arriverait jamais plus. De toute sa force et de tout son pouvoir il était résolu à abattre l'ennemi, à l'empêcher de nuire à son propre pays et à l'humanité.

Du côté du Sud-Ouest, des nuages de fumée noire s'élevaient derrière les collines. Ike distingua le bruit des canons de la 1re armée qui s'emparait de Carentan. Vers l'Est courait une route droite où un grand panneau indiquait la direction de Paris. C'était cette route qu'il allait prendre, cette route que prendraient les chars de Patton; ensuite, ils remonteraient vers le Nord, jusqu'à Berlin ; ce serait une route longue et rude, dont personne ne pouvait mesurer la longueur, mais Ike était certain de la franchir, à n'importe quel prix.

Quand le long voyage serait enfin terminé et que l'heureuse issue en serait célébrée, alors Ike pourrait retourner chez lui. Combien cette pensée était douce ! Combien il était reposant de rêver d'Abilene, d'une partie de poker et d'un " home " définitif pour Mamie, qui avait dû trop souvent plier bagages. Non pas qu'il eût le moins du monde l'intention de s'enterrer dans sa province. Au contraire, il rêvait de voyager, de faire visiter à Mamie tous les pays où il avait vécu sans elle et de découvrir en sa compagnie beaucoup d'autres régions qu'il ne connaissait pas. Il voulait aussi écrire un livre et dire aux hommes ce qu'il avait appris sur le rude et long chemin de la victoire.

Tels étaient ses rêves. Mais la réalité, c'était Isigny, complètement détruite, et tant d'autres villes et villages dont les ruines jonchaient la route blanche. C'étaient aussi les Panzer de Rommel se concentrant pour une contre-attaque, et qu'il fallait clouer sur place si l'on ne voulait pas être chassé de l'étroite tête de pont. C'était encore la ligne des fortifications nazies, hérissées de canons, qui restait entre lui et le but suprême, le fameux mur de l'Ouest qui devait être anéanti. Et la plus triste de toutes les réalités, c'était la mort qui guettait encore tant d'hommes sur la route.

Mais Ike sentait en lui la force de tout surmonter. Il était sûr de la cause qu'il défendait et ne pouvait douter de la victoire, pas plus que de ces splendides soldats américains ou britanniques qui marchaient gaiement à la rencontre de toutes les adversités, non pas en se précipitant à une mort téméraire, mais en avançant avec patience et résolution à travers la tempête, la chaleur ou le froid, à travers les balles, les obus et les bombes, sur la route où les conduisait une confiance absolue en leur chef.

Le Commandant suprême, une dernière fois, regarda la route qui menait vers Paris. La fumée du combat obscurcissait le ciel, et les champs frémissaient du bruit de la bataille où ses soldats luttaient sans relâche contre des obstacles toujours plus grands. Mais sa confiance en eux et en lui-même était inébranlable. Non, il ne pouvait pas décevoir les meilleurs des hommes.

ADDENDUM DE L'ÉDITEUR

Ici prend fin l'ouvrage de M. Alden Hatch, mais non pas l'illustre carrière du général Eisenhower.

La campagne de France, ouverte par l'épreuve de force que fut le débarquement de Normandie, allait se développer comme une des plus habiles manœuvres de la guerre. Pendant que les troupes alliées, s'appuyant sur une tête de pont encore trop étroite, amélioraient leurs positions et soutenaient de durs combats, au centre et à l'est du front, en particulier dans le secteur de Caen, Eisenhower engageait à l'ouest la bataille de mouvement.

Le 18 juin 1944, la presqu'île du Cotentin était coupée à sa base ; le 2 juillet, le port de Cherbourg tombait aux mains des Américains ; le 23 juillet et les jours suivants, les divisions blindées se ruaient en masse vers le sud, enfonçaient l'ennemi et, par la percée d'Avranches, s'ouvraient la voie de la victoire. Le général Patton déploya rapidement ses colonnes à travers la Bretagne. Toute menace sur les arrières étant écartée, Eisenhower mit le cap sur Paris. Tournée par le sud, l'armée allemande de Normandie était en grande partie capturée dans la poche de Falaise. Le Commandant en Chef se proposait d'encercler largement Paris quand il apprit, le 19 août, le soulèvement de la capitale. Il prit alors une décision qui fait honneur à son caractère : c'est à des troupes françaises, à la célèbre division blindée du général Leclerc, qu'il confia la mission de marcher droit sur Paris. Le soir du 24 août, les premiers chars de Leclerc firent leur jonction avec les Forces Françaises de l'Intérieur qui combattaient seules depuis six jours. La garnison allemande capitula le lendemain. Le 8 septembre, le général Eisenhower vint célébrer la libération de Paris.

Cependant, le Commandant en Chef forçait l'ennemi à évacuer la quasi-totalité du territoire français. Le 15 août, l'armée américaine du général Patch commençait de débarquer sur les côtes de Provence. Avec l'aide de la 1re Division française libre, et des F. F. I. descendus de la montagne, elle remontait rapidement la vallée du Rhône, libérait Lyon le 3 septembre, et le 10 septembre les avant-gardes des armées du Sud et du Nord se rencontraient aux environs de Dijon. Au début de l'automne, l'armée anglo-canadienne avait nettoyé les côtes de la Manche, bases de départ des V1, libéré la Belgique et le port d'Anvers ; les armées américaines étaient à Verdun et à Nancy ; la 1re Armée française, sous les ordres du général de Lattre de Tassigny, atteignait la trouée de Belfort.

Après tant d'actions d'éclat, le général Eisenhower eut la sagesse de ralentir la marche vers l'Est, afin de mieux préparer l'assaut final. Il fallait organiser, à partir de bases lointaines, l'énorme ravitaillement des armées motorisées ; il fallait regrouper, aux approches de la ligne Siegfried, les unités qui avaient parcouru, en quelques semaines, dos centaines de kilomètres.

Alors s'engagea la rude bataille de l'hiver. Pendant que l'armée britannique consolidait ses positions dans la boue du delta du Rhin, les Américains s'emparaient d'Aix-la-Chapelle, pénétraient dans les premières défenses de la ligne Siegfried, libéraient Metz et s'alignaient sur la Sarre. Le 27 novembre, la division Leclerc, après un raid audacieux, rendait Strasbourg à la France. La 1re Armée française s'infiltrait dans les forêts des Vosges ; puis, par un coup de surprise à la Turenne, elle débouchait dans la plaine d'Alsace par la trouée de Belfort, libérait Mulhouse et Colmar, rejetant au-delà du Rhin l'ennemi qui se vantait d'avoir imposé à tout jamais sa domination à l'Alsace.

Le 16 décembre, dans un suprême effort pour desserrer l'étreinte, Von Rundstedt lançait ses dernières unités blindées en direction de Liége et peut-être d'Anvers. Sa contre-offensive, brutale et d'une puissance peut-être imprévue par le Commandement Allié, n'ébranla point la calme assurance d'Eisenhower. Comme dans les moments critiques des campagnes de Tunisie et d'Italie, le Général en Chef sut prendre aussitôt d'efficaces dispositions : trois semaines plus tard, après les attaques combinées de Montgomery et de Patton, au nord et au sud de la poche allemande, les Alliés restaient maîtres de la situation. La poursuite s'engagea sans délai à travers la ligne Siegfried et jusqu'au Rhin.

La Campagne d'Allemagne s'ouvrit dès les premiers jours du printemps. Usant de toute la puissance de son aviation, Eisenhower avait déjà paralysé les communications et les organes vitaux de l'adversaire. Le 23 mars 1945, il déclencha l'ultime offensive. Le ter avril, le Rhin était franchi sur une longueur de 400 kilomètres et cinq armées s'enfonçaient au cœur de l'Allemagne. Par un large mouvement de tenaille, Eisenhower avait encerclé le bassin de la Ruhr, arsenal de la Wehrmacht, où 300.000 Allemands étaient voués à la destruction ou à la reddition. La 1re Armée française s'emparait de Karlsruhe, Stuttgart, descendait le Danube, et la division Leclerc, toujours à la pointe du combat, portait notre drapeau sur la montagne de Berchtesgaden. Le 25 avril, Américains et Russes faisaient leur jonction à Torgau, sur l'Elbe. L'une après l'autre, de la mer du Nord à la plaine du Pô, les armées allemandes déposaient les armes.

Enfin, le 7 mai 1945, au Ouartier Général d'Eisenhower, dans une salle de classe de l'cole Professionnelle de Reims, l'Allemagne signait sa capitulation, sans conditions. Le 9 mai, la reddition était ratifiée à Berlin.

Le 10 mai, le général Eisenhower adressait à ses armées l'ordre du jour de la Victoire :

Hommes et femmes des Forces Expéditionnaires Alliées

La croisade pour laquelle nous nous sommes embarqués au début de l'été de 1944 est parvenue à son terme glorieux.

C'est un insigne honneur pour moi que d'avoir, au nom de toutes les Nations représentées sur ce théâtre d'opérations, à louer chacun de vous dans l'accomplissement de son devoir. Bien que les mots soient trop faibles pour exprimer ma pensée, sachez qu'ils viennent du fond d'un cœur fier de vos loyaux services et rempli d'admiration pour vos qualités guerrières. Ce que vous avez accompli sur terre, sur mer et dans les airs a étonné le monde. Avant même la dernière semaine du conflit, vous aviez mis hors de combat 5 millions d'ennemis. Vous avez réussi des tâches que des sceptiques considéraient comme impossibles. Vous avez trompé, défait et détruit notre ennemi acharné. Sur le chemin de la victoire, vous avez supporté toutes les gênes et toutes les privations, surmontant tous les obstacles que l'imagination ou le désespoir pouvait semer sous vos pas.

Vous n'avez eu de cesse que notre front ne rejoigne solidement celui de la grande Armée Rouge et des autres forces alliées venant du Sud. La victoire totale en Europe est obtenue.

Travaillant et combattant ensemble dans une indestructible camaraderie, vous avez réalisé un miracle de coordination terrestre, aérienne et navale qui restera un modèle pour 'tous. La route que vous avez suivie pendant des centaines de kilomètres est jalonnée des tombes de vos anciens camarades. Le sacrifice suprême a été exigé d'eux. Le sang de nombreuses nations - Amérique, Angleterre, Canada, France, Pologne et d'autres - a gagné la victoire. Chacun de ceux qui sont tombés est mort membre de la même famille à laquelle vous appartenez, tous liés par un commun amour de la liberté et le même refus de l'esclavage. En maintenant l'esprit de fraternité dans lequel ils sont morts, nous témoignerons, mieux que par des pierres ou des monuments funéraires, quelle que soit leur majesté, notre respect et notre vénération pour leur sacrifice.

Au moment de célébrer la Victoire en Europe, souvenons-nous que nos problèmes à la fois immédiats et futurs seront plus facilement résolus si nous conservons le même idéal de coopération et de dévouement à la cause commune de la liberté, qui a permis à ce Corps Expéditionnaire d'être un puissant moyen de juste destruction. Évitons les disputes stériles dans lesquelles d'autres hommes vont immanquablement s'engager afin de savoir quel pays, quelle arme a gagné la guerre européenne. Chaque homme, chaque femme de chaque nation représentée ici a servi suivant ses aptitudes, et les efforts de chacun ont permis le résultat final. Ne l'oublions pas. De la sorte nous respecterons les tombes des morts et nous réconforterons les êtres chers à ceux qui n'ont pas pu vivre pour voir ce jour.

Le 13 juin 1945, la France exprima sa gratitude au général Eisenhower : décoré de la Croix de la Libération, il reçut en présent l'épée du Premier Consul.