LE COLONEL FABIEN EST MORT. GEORGES Pierre (Colonel Fabien)

30 décembre 1945. - Paris ressemble au Paris de tous les Jours avec les mêmes passants, les mêmes maisons sous le ciel froid. Mais quelque chose est là et qui pèse. Des visages qui ne se connaissent pas s'interrogent. Le froid est-il plus dur ou bien est-ce la faim ? Le savez-vous ? Quelqu'un est mort. Qui est mort ? Lui, le colonel Fabien. Le colonel Fabien est mort. La nouvelle a crevé sur Paris. Elle frappe ici, là. Elle se répand. Tout Paris saura demain.

Dans les métros, dans la rue, la nouvelle court. Elle est dans les faubourgs. Elle est dans les usines. Et le soir, elle est dans chaque pièce glacée derrière les innombrables murs gris et les fenêtres qui ferment mal.

Cette mort-là, c'est l'affaire de tout le monde. Comment Fabien est-il mort ? Un officier est arrivé hier. Il a vu. Il est sûr. Le 27 décembre au soir, le P.C. de Fabien a sauté. C'était à 6 kilomètres de Mulhouse. Avec lui, Paimpaud, celui qu'on appelait le colonel Dax, le capitaine Lebon. Son chef d'opération, le chef d'état-major, l'officier de liaison du général Delattre et l'agent de liaison de Fabien : Nicolle (Gilberte Lavaire) ont été tués avec lui.

C'est comme si un froid plus tenace avait rendu plus lointains les jours ardents du mois d'août. a Gens de partout, c'est le sang de Paris. a Fabien est mort. C'est décembre. Fabien vivant c'était, au mois d'août, la victoire de Paris.

Rien ne m'a jamais fait battre le cœur,

Rien ne m'a fait ainsi rire et pleurer,

Comme ce cri de mon peuple vainqueur :

Paris, Paris soi-même libéré.

ARAGON.

Le nom de Fabien, c'était le cri de Paris libéré, c'était la foi d'un peuple et son courage. On avait à peine eu le temps d'apprendre à connaître son visage, de distinguer sa silhouette. Il n'avait été là que pour vaincre. Il n'avait pas lâché sa proie. Avec sa demi-brigade surgie du pavé parisien, rien n'a pu l'empêcher de poursuivre la bête hitlérienne.

Fabien, c'est la volonté de lutte d'un peuple. C'est la science de se battre qui a gagné les batailles de Valmy et de Paris, qui demain gagnera celle de Berlin.

La mort de Fabien, c'est l'affaire de tous. On se souvient, alors, qu'il a dû lutter contre des Français pour être autorisé à se battre. On se souvient qu'il est parti avec quelques vieux autobus. On se souvient qu'il était là-bas avec de pauvres ressources presque seul à l'avant-garde d'une bataille pour laquelle toute la France devrait se lever.

" Ils nous l'ont tué. "

Partout, on entend murmurer, crier ce " Ils nous l'ont tué. "

Et la colère gronde sous la tristesse, " Ils " ; les bourreaux nazis, bien sûr. Mais aussi, cet ennemi obscur qui égorge par derrière, la cinquième colonne silencieuse qui sait détruire des années ou les empêcher de naître.

Le colonel Fabien est mort.

3 janvier 1945. - Il y a trois cercueils devant l'hôtel de ville de Paris.

Au pied de ces pierres, dont chacune a une histoire, sur les marches du monument des premières libertés communales et de toutes les libertés républicaines françaises sont dressés trois catafalques.

Quatre hommes de Fabien, quatre soldats montent la garde. Ils sont mal vêtus, pauvrement équipés. Telle est la première brigade de Paris et l'abandon dans lequel on l'a laissée.

Quatre jeunes filles aussi en capotes et gros souliers rendent les honneurs. Rien à voir avec les uniformes d'opérettes sortis des grandes maisons de mode pour se pavaner sur les trottoirs parisiens.

L'appel aux morts ! La Marseillaise !

Aux champs ! Le colonel Fabien, le lieutenant-colonel Dax, le capitaine Lebon, entrant dans la légende, prennent lentement le chemin du cimetière où reposent les héros du peuple de Paris, du peuple de France.

Sur les pavés gris tant battus des révolutions du peuple, ils vont, s'éloignent des ardoises grises de l'hôtel de ville jusqu'à la colline du Père-Lachaise, sous la pluie One de Paris.

Alors, on voit que cette mort est l'affaire de tout un peuple, car de toutes les rues glacées, des quartiers lointains, des usines, des bureaux, ce peuple de Paris aux cent mille visages, vient témoigner que Fabien est à lui, que Fabien est un héros, et que le peuple a grand besoin de héros comme lui.

Le peuple de Paris est là, celui qui n'a jamais capitulé, qui n'a jamais accepté la défaite, qui n'a jamais désespéré.

Derrière les plus hautes autorités militaires, derrière le comité parisien de la Libération, marche la foule. Des ouvriers en casquettes ; des femmes du peuple, de petits employés corrects, des jeunes et des jeunes, qui se répètent déjà la légende des héros.

La foule regarde. Les trottoirs sont noirs de monde. Pensifs, les hommes enlèvent leurs casquettes, les jeunes se recueillent et l'on

voit luire dans les yeux de ces jeunes alignés devant leur école, la flamme patriotique de Guy Mocquet, de Fabien, des descendants de Bars et de Gavroche.

Sur un coussin de velours, un officier porte la Croix de guerre à dix palmes et la Légion d'honneur du capitaine Lebon, as d'aviation. Et, à côté de l'officier de l'autre guerre, comme dans le combat, ce colonel de 25 ans, formé à l'école de la guerre des partisans,

tisans La voilà cette armée que le peuple veut : officiers de carrière, officiers de réservé, officiers de l'insurrection mêlée. Une armée qui se bat, une armée qui vaincra. 

La foute suit les siens. On cherche à savoir. On veut des détails comme pour son propre fils mort. C'est une mine qui les a déchiquetés. On perle de lui comme si on l'avait bien connu.

Ils sont à nous ces morts comme s'ils étaient nos fils ou nos frères, parce que nos fils et nos frères leur ressemblent, pacr qu'ils ont vécu comme nous voudrions vivre.

Ils sont morts, mais ils ont vécu.

Le lâche accablé d'ans n'a pas connu la vie

Qui meurt pour le peuple a vécu.

Ils ont fait partie de notre vie, tellement que le déchirement des clairons qui saluent leurs dépouilles blesse au cœur des centaines de milliers de Parisiens.

Mais quelque chose flotte en avant de cette foule en marche, Quelque chose qui bat au-dessus des cercueils immobiles, quelque chose de clair à la tête du fleuve sombre des gens qui souffrent.

Un fanion de combat vers quoi se relèvent les regards : vaincre et vivre.

II. GAVROCHE HÉROÏQUE.

Ce mort qui est à nous, nous voulons savoir comment il a vécu. Quel enfant il a été ?

Le père de Pierre-Georges était boulanger et travaillait dur pour ses quatre enfants. Vous avez dû le voir ce gosse de Paris se faufiler entre les jambes des passants dans la rue de Belleville qui monte, grouillante, entre les boutiques débordant sur les trottoirs et les petites voitures calées dans le ruisseau.

Il a dû jouer dans la cour ou sur le palier. Il a dû dévaler sur une planche à roulettes ces bouts de rues calmes avec, de temps en temps, une échappée d'arbuste sur les murs. Il jouait dans la cité jardin de Bagnolet, comme nos gosses. Il sut très tôt que vivre est dur. Sa mère, toujours malade, est morte en 1928, de privations. Il a neuf ans, sa sœur de 16 ans devient mère de famille.

À 10 ans, c'est déjà lui avec son visage durement taillé, ses yeux pétillant sous un buisson de sourcils, qui commande ses camarades. Il est chef d'un groupe d'éclaireurs de la jeunesse à Villeneuve-Saint-Georges. Il organise déjà sa vie. Camper, guider les autres, rendre son corps agile, robuste, malgré l'air malsain des quartiers pauvres et lé repas hâtifs qui vous laissent toujours un relent de saucisson bon marché. Que voulez-vous, pour vivre, il faut se battre, et déjà on peut faire quelque chose. Le voilà, notre enfant, en 1930, quand les mineurs du Gard entrent en grève contre le trust minier et les compagnies d'Alès et de la Grand Combe. C'est lui à 11 ans, qui entraîne ses camarades pour quêter dans les écoles. De l'argent qui servira tout de suite pour les enfants des mineurs, s'il vous plaît, Pour qu'ils tiennent, pour qu'ils gagnent. Ce n'est plus un sport, encore moins un jeu, c'est l'action. Déjà, il vit pour vaincre. Vaincre la misère, rompre les lisières qui enserrent sa jeunesse. C'est l'époque où être jeune est un malheur.

Écoutons les jeunes de cette époque.

Voici un jeune ouvrier de Melun qui décrit sa situation.

Pendant le temps de la prospérité, je travaillais dans des garages des environs de Fontainebleau... Quand vint le chômage, je fus un des premiers frappés. Le peu d'économies que je possédais fut vite parti. J'ai vendu des effets pour pouvoir manger et un jour, sans savoir comment, je ne possédais ni argent, ni effets Je dus aller coucher dans la paille.

J'ai été arrêté pour vagabondage, n'ayant pas de domicile. À la sortie, j'ai trouvé du travail dans les champs pour tout l'été, mais l'hiver est arrivé et c'est de nouveau la misère sans pain, sans la possibilité de se laver et surtout ce malheur des poux, cela est terrible et dégradant à vingt ans... Ne pas pouvoir travailler, mal vêtu, mal couché dans la paille, être chassé de partout, comme un chien.

J'ai faim... Il faut savoir ce que c'est que c'est que d'avoir faim, de se sentir rongé par le vide de l'estomac. C'est une sensation pénible et singulière. On dirait que tous les sucs de nos muscles s'en vont lentement, évaporés et que la circulation du sang s'alourdit. Les cavités de la bouche et de la gorge deviennent piquantes et se dessèchent, la tête fait mal. J'ai faim.

Voilà un jeune ingénieur qui dépeint son sort lamentable :

J'ai vingt ans, je suis diplômé des Arts et Métiers. Mon père, modeste employé, s'est saigné aux quatre veines peur obtenir ce résultat : faire de moi un ingénieur : Eh bien! J'ai pu tout juste trouver une place de manoeuvre dans une carrière de pierres. Maintenant je suis chômeur.

Enfin, et ce n'est pas sans émotion qu'on peut lire celte lettre d'une jeune paysanne de la Charente :

je suis la fille d'un petit cultivateur. Ma mère a usé toutes ses forces pendant la guerre à la ferme. Aussi a-t-il fallu que je la remplace le plus vite possible tant dans la maison que dans les champs.

J'avais à peine seize ans que l'on me confiait déjà deux bœufs et une herse. Et toute la journée il me fallait, chaussée de gros soulier arpenter les terres labourées pour couvrir le blé que papa semait.
À la saison des foins ou des moissons, il fallait être là, soit sur la faucheuse, soit sur la moissonneuse parce que papa ne pouvait prendre quelqu'un pour l'aider.

Les récoltes sont belles, oui mais on ne les vend pas cher. Tout ce qu'on à vendre est bas, tout ce qu'on a à acheter augmente.. Et on pourrait dire que la crise a mis ici une barrière entre les deux sexes.

Les jeunes ne peuvent même pas songer aux joies de fonder un foyer, car ici la misère chasse l'amour : Ainsi passe notre jeunesse, toute de peine, sans joie, sans espoir.

Nous paysans, sommes sans doute les parias de la Société. Malgré tout, je ne désespère pas.

Je me raccroche à ma jeunesse de toutes mes forces.
Avez-vous demandé à des yeux affamés de vie, à ces Jeunes dont la peau souple cache encore le visage qu'ils auront à 30 ans :

- Qu'est-ce que vous allez faire dans la vie ? Dans leur cœur, quelque chose est toujours prêt à s'éveiller. Vivre !

Mais hélas ! ils ne feront pas ce qu'ils aiment, ils feront ce qu'ils pourront.

A-t-on demandé au petit Pierre Georges ce qu'il voulait faire après son certificat d'études, il ne peut continuer à apprendre. .Il est apprenti chez un boulanger, il pourrait devenir pâtissier, mais il a un patron, et son patron le gifle ? Pierre lui jette à la figure le pot de crème qu'il avait en main. Dans un film, ce serait très bien ; mais, dans la réalité, la carrière du pâtissier s'arrête là. Du coup, il devient poseur de rivets aux chantiers de la Haute-Seine, à Villeneuve-le-Roi. On ne fait pas ce, qu'on veut. Il a appris, du moins, que pour vivre, il faut se battre. Il vaincra.

Ce qui donne cet éclat à ses yeux, cette vigueur à ses gestes, c'est qu'il a dans le cœur une image vivante, celle d'une jeunesse heureuse qui s'agite en lui et veut naître au monde. C'est mieux que les images de vedettes avec lesquelles on masque les chambres trop laides.

Aux chantiers, il rencontre Sagnier qui sera un héros de la guerre d'Espagne : ils se battent Côte à côte déjà : un syndicat, grève du 12 février 1934. Le coup de force fasciste est brisé. Ils ont vaincu. On vit mieux.

En 1936, un soleil plus éclatant s'est levé. Après le travail, Pierre et son frère vont camper avec les " crocodiles ",un groupe de scouts du XIXe. Le samedi et le dimanche, ils font de 20 à 30 km. à pied, on couche dehors, on s'endurcit. C'est bon de respirer à pleins poumons. Elle a du en chanter des chansons cette grande bouche railleuse, non pas que ces jeunes-là aient envie de s'évader, de se créer un monde artificiel à côté d'un vieux monde qui ne les aime pas, mais parce que ça peut toujours servir d'apprendre à vivre et à se battre. Ces gars-là seront de bons soldats de la libération de la patrie.

Fabien fait de la topographie sur le terrain. Observations, lecture des cartes, orientation. On apprend comme on peut à devenir colonel On n'a besoin pour cela que d'être jeune et de savoir qu'il faut vaincre pour vivre. Le colonel Fabien est mort, mais des millions de jeunes vivent. Ce mort est bien à nous, il fait partie de notre vie parce que nos millions de jeunes veulent lui ressembler.

Dès cet âge, il est le gavroche héroïque, avec la verve et l'héroïsme des enfants de Paris. Il est de la trempe des petits tambours de 92, du Gavroche qui, sous les balles, chantait :

Je suis tombé par terre

C'est la faute à Voltaire.

Le nez dans le ruisseau

C'est la faute à Rousseau...

de ces gosses de la Commune qu'évoque Hugo dans l'Année terrible :

Sur une barricade, au milieu des pavés...

... Un enfant de douze ans est pris avec des hommes.

... Il dit à l'officier : Permettez-vous que j'aille Rapporter cette montre à ma mère chez nous ?

- Tu veux t'enfuir ? - Je vais revenir. Ces voyous ont peur ! Où loges tu ? - Là, près de la fontaine. Et je vais revenir, monsieur le capitaine.

- Va-t'en, drôle ! - L'enfant s'en va. Piège grossier ! El les soldats riaient avec leur officier.

Et les mourants mêlaient à ce rire leur râle ; Mais le rire cessa, car, soudain, l'enfant pâle, brusquement reparu, fier comme Viala,

Vint s'adosser au mur et leur dit : " Me voilà. "

... L'enfant est superbe et vaillant, qui préfère

À la fuite, à la vie, à l'aube, aux jours permis,

Au printemps, le mur sombre où sont mort ses amis.

III. DÉFENDRE À MADRID L'HONNEUR ET LES FRONTIÈRES DE LA FRANCE.

Nous avons vécu le mois de Juillet 1936. L'ivresse d'avoir gagné en luttant ensemble, quelque chose qui faisait la vie meilleure. C'est ce que signifiaient les mots de contrats collectifs, congés payés, délégués d'atelier. On respirait mieux à Paris, en France. Et, tout de suite, une menace gronde. La vie jaillit, on cherche. à l'écraser. Pour vivre, il faudra se battre, Pierre Georges, avec beaucoup des nôtres, s'est battu.

Juillet 1936. - Rébellion franquiste. C'est la guerre. Les escadrilles fascistes bombardent les républicains espagnols. Les chefs militaires allemands sont en Espagne. Ce n'est pas la guerre civile, c'est le début de cette guerre d'extermination à laquelle nous avons failli succomber.

La France est encerclée. Le même ennemi nous guette derrière les Pyrénées, comme il est derrière le Rhin. Une clameur monte du peuple dans toute la France : Aide à la République espagnole, des canons, des camions pour l'Espagne. "

Des gouvernements aveugles et manoeuvrés par l'étranger (le nom de Georges Bonnet, dont l'espion Abetz tire les ficelles, tout un programme), décrètent là non-intervention, c'est-a-dire lient les bras à la République espagnole, sont complices du crime qui se prépare contre elle d'abord, contre la France ensuite.

On ne peut pas laisser égorger la République en Espagne. Demain ce serait notre tour, nous serions poignardés dans le dos.

Le peuple sait cela. Pour l'honneur de la France, des milliers d'hommes partent, traversent les Pyrénées se mettent aux ordres du gouvernement de la République espagnole. Ils ne sont venus demander è l'Espagne, déclare le président Négrin, qu'un coin pour y combattre et y mourir pour la liberté, si c'est nécessaire.

Tandis que nos pantins gouvernementaux jouent leur sinistre farce il y a des hommes qui vibrent de toute leur âme. C'est alors que Fabien devient un soldat. Vivre, maintenant c'est se battre. Le peuple a compris ; Fabien agit et ses camarades avec lui, c'est bien notre frère, notre enfant. S'il était là-bas c'est que sa famille avait approuvé son départ. Un gosse de 17 ans, mais c'est là-bas qu'on vit. C'est là qu'on gagne.

Au bataillon français des brigades internationales, dernière inspection avant la bataille. Pauvre armée ; le bataillon possède sept modèles de fusils différents et deux mitrailleuses seulement, mais on va se battre. Tous ces volontaires sont fiers d'impatience. Pierre Georges est son rang.

Quel age as-tu, demande André Marty, le délégué spécial du ministre de la Guerre pour les brigades internationales ? Pierre Georges n'ose plus mentir - 17 ans. - C'est regrettable, tu ne peux pas partir.

- Mais j'ai l'autorisation de mes parents.

- On ne peut pas te laisser partir.

Pierre Georges, les brilles aux yeux, sort des rangs. Il restera à la base.

C'est le moment où Doriot mène une campagne reprise en chœur par toute la presse de Bonnet : Il y a parmi les volontaires internationaux des enfants enlevés à leur famille. On ne dois pas donner le moindre prétexte à ces mensonges. Pierre Georges ne pourra monter au front qu'à 18 ans. Mais qui peut retenir un homme de 17 ans qui sait pourquoi il veut se battre ? Dix fois, il fera partie des escortes dangereuses qui protègent les convois de vivres ou de munitions. C'est qu'à l'arrière des lignes, il y a un ennemi qui se cache, qui est partout, qui, mortellement, frappe par derrière : la cinquième colonne.

Pierre Georges est à Madrid pendant les grandes journées de novembre 1936, alors que le monde entier ne croyait pas que la capitale tiendrait vingt-quatre heures. Il est sur le front sud, dans l'enfer de Cordoue. Il est tout près de la dure bataille de Jarama, et il n'a pas tiré un seul coup de feu, lui, qui, avec un mousqueton de cavalerie, abat du premier coup le corbeau qui passe à sa portée.

Comment pourrait-on vivre sans se battre corps et âme, lorsqu'une horde d'assassins tente de massacrer les derniers hommes qui, dressés comme une barrière, les empêchent de violer le sol de notre pays, les demeures où brille comme une étoile, la joie des soeurs, des fiancées, des parents, des amis.

Aujourd'hui, Pierre Georges est mort, mais le combat a imprimé l'exemple de sa vie dans nos diseurs.

Les choses qu'il a vues, les choses qu'il a faites, sont là. Ses compagnons d'armes sont vivants.

Voici ce qu'ils nous disent :

Albacete, 2 février 1937. - Les renforts républicains montent sur le lamina pour arrêter le resserrement inexorable de l'étau autour de Madrid. Tous passent par le noeud ferroviaire d'Albacète. 9 heures du soir. L'aviation fasciste a décidé d'en finir. Toutes les sept minutes, une vague de bombardiers s'abat sur la ville. Les avions piquent, lâchent des bombes, mitraillent baillent tout ce qui bouge. Toutes les sept minutes, pendant six heures, et, naturellement, pas une pièce de D.C.A., pas une mitrailleuse, sauf les mitrailleuses d'infanterie qui ne servent à rien la nuit. Les avions ne cesseront pas de pilonner cette dernière voie de renfort pour Madrid. À minuit, la ville agonise. Les gens, en fuite dans les champs, tombent fauchés par la mitraille. Plus de téléphone, plus de liaisons. C'est alors que, à travers deux rafales, la sentinelle conduit au commandant de la base un jeune français couvert de plâtras, un peu pâle : - Caserne du génie touchée, on déblaie les décombres. Matériel sauvé. Le cercle de la garnison où sont les services de presse est encore intact. Communications coupées avec la caserne centrale. C'est tout. La voix de Pierre Georges ne tremble pas.

Le commandant dicte : - Renforcez les patrouilles, trois hommes. Veillez à cinquième colonne ; cernez les maisons d'où l'on ttire. Rendez compte. Ce sera fait. Dehors, c'est l'attaque. Encore un sifflement tout proche ; il faut se plaquer contre le mur. Sans hésiter. Pierre Georges file en avant, transmettre. C'est un soldat.

Octobre 1937. - Sa première bataille. C'est à Guesta de la Reina au sud de Madrid.

L'attaque, brutalement déclenchée, à l'allemande, visait Aranjuez, la rupture de la route Madrid-Valence, un nouvel encerclement de la capitale. Sous le choc, les premières défenses républicaines sont emportées. L'ennemi n'est plus qu'à 8 km d'Aranjuez, lorsque le 10 octobre, débarque, devant le front rompu, la quatrième brigade internationale : deux tiers de Français, un tiers ,d'Espagnols. Là brigade occupe les positions. Une violente préparation d'artillerie annonce une nouvelle attaque ennemie : plusieurs bataillons de tanks apparaissent. Les 9e et 10e bataillons sont bousculés, refoulés, malgré une lutte acharnée. En deux heures, l'ennemi est à quelques centaines de mètres des hauteurs qui dominent la ville. Fabien est à ce moment adjudant à l'état-major. Le colonel Dumont l'envoie en hâte porter ses ordres au 14e bataillon. L'unité est en pleine débandade, presque tous les officiers et les commissaires tués ou blessés. Sans hésiter, Fabien prend le commandement, rassemble 250 hommes, reforme sous le tir de l'artillerie, l'un après l'autre, sections et groupes de combat, contre-attaque avant une nouvelle vague ennemie, brise l'assaut et tient jusqu'à l'arrivée du 13• bataillon. Alors, il va rendre compte de la transmission des ordres et de leur exécution.

Fabien est déjà un chef militaire.

Jusqu'au 24 octobre, tandis que le combat ne s'interrompt pas un minute, il assure la liaison entre le P.C. de la brigade et le bataillon. Pour ses capacités militaires, son esprit d'initiative, son audace, son courage, Fabien est envoyé à l'école de perfectionnement des officiers à la base des brigades internationales.

Janvier 1938. - Il est de retour à la brigade comme alférez, grade intermédiaire entre l'adjudant et le sous-lieutenant, il est instructeur à l'école des sous-officiers de l'Escorial.

5 mars 1938. - La 14e brigade est envoyée à toute vitesse en Aragon. Le chef d'état-major d'un corps d'armée a trahi ; le front est ouvert à Alcaniz et l'ennemi dévale à grande allure vers la' mer, vers Barcelone. La 14e brigade est jetée à Gaspe. Pendant dix-sept Jours, elle arrêtera toutes les attaques ennemies, détruisant les tanks, faisant des prisonniers, quoi qu'elle n'ait, en tout et pour tout à sa disposition que quatre pièces d'artillerie et quatre antitanks. Mais l'ennemi a réussi à s'infiltrer et la brigade bat en retraite, défendant pied à pied chaque crête. Le 31 mars, devant Gandesa presque tournée, elle réussit à se dégager encore une fois. Une compagnie protège la retraite; tous ses officiers et tous ses commissaires. sont tués ou blessés. C'est Fabien qui prend le commandement. Toujours la même méthode : contre-attaque immédiate à chaque avance ennemie. En tête, comme toujours, une rafale de mitrailleuse l'atteint en plein ventre. Le commandant de la brigade Sagnier, court au brancard où l'on vient d'étendre Fabien, le nomme sur-le-champ lieutenant et le décore de la médaille de l'Indépendance. Quand le brancard s'en va, pendant quelques secondes,, sous la mitraille, les combattants français et espagnols saluent leur chef.

À l'hôpital de Barcelone, on parvient à le sauver malgré la gravité de ses blessures et une pneumonie double, mais il ne pourra plus combattre en Espagne et, en juin 1938, le cœur serré, il doit rentrer en France.

IV. LES PREMIERS " RÉSISTANTS " : CONTRE MUNICH

14 juillet 1939. - Le grand cortège du Front populaire marche une fois encore de la Bastille à la Nation. On voit derrière les métallurgistes parisiens, les combattants français de la 14e brigade internationale, les volontaires polonais, italiens, yougoslaves, tous ceux qui à l'avant-garde, ont combattu en Espagne pour notre vie. En tête, marche le drapeau de la 14e brigade aux couleurs de la République espagnole, drapeau qui porte dans ses plis les noms de quinze batailles.

À droite, le commandant de la brigade, Marcel Sagnier, à gauche, le dernier des commissaires : Tanguy, celui qui sera le colonel Roll. Et la foule regarde celui qui porte le drapeau, si jeune, et qui a peine à tenir la hampe à cause de ses blessures : Pierre Georges, combattant français.

À l'extrémité du faubourg Saint-Antoine, trois soldats de la Légion étrangère regardent, en curieux, le cortège. Mais quand ils voient passer le porte-drapeau de 20 ans, suivi des volontaires défilant en ordre impeccable, ils se figent au garde-à-vous et saluent les héros.

Dix mois avant, on a refusé de combattre au nom de la France.

À Munich, on a vendu la Tchécoslovaquie, on a livré les meilleures positions de combat de notre pays, lâché nos alliés. On a soigneusement saboté l'alliance franco-soviétique, la France est isolée sans défense. Mieux vaut la servitude que la mort.

Les journaux bêlent à la paix et les loups se couvrent de masques larmoyants pour prêcher la lâcheté. Les Delmas, les Dumoulin, les De Brinon dirigent la comédie.

L'Humanité du 1er octobre 1938 nous donne l'information suivante :

M.P.E. Flandin a expédié hier, à 15 h. 20, le télégramme suivant :

Chancelier Hitler, Berlin.

Vous prie d'agréer mes Chaleureuses félicitations pour le maintien de la paix, avec l'espoir que naîtra de cet acte historique une Collaboration confiante et cordiale entre les quatre grandes puissances européennes réunies à Munich.

Pierre-Etienne Flandin.

Flandin félicite Hitler et Henri Béraud admire les bottes hitlériennes au congrès de Nuremberg. Le salon d'Abetz et celui de l'espionne Elisabeth Hutner ne désemplissent pas de ministres et de hautes personnalités. C'est ça la France ?

Fabien, dès qu'il a pu se tenir debout, est entré à l'école des métaux. Vous devinez pourquoi. Il a vu les avions boches. Il veut devenir ajusteur, construire des avions, tout de suite. Il faut vaincre et vivre.

1939. - Déclaration de guerre. Fabien travaille à la S.A.T.R.A., à La Courneuve, à construire des avions Bloch. C'est la guerre. Contre qui se bat-on ? Les auto-mitrailleuses et les tanks roulent dans Paris, conduits par des gardes mobiles, mais une division entière attaquera sur la Somme avec trois chars. C'est la guerre contre le peuple.

Fabien et des milliers comme lui travaillent. Il faut des avions, il faut vaincre.

Quelle drôle de guerre !

Les syndicats, le Parti communiste, les champions de la lutte antihitlérienne sont traqués. Nous-mêmes, à Bitche, face aux Boches, et nous lisions dans Le Temps, organe du Comité des forges :

L'ennemi n° 1, ce n'est pas l'armée allemande, mais le communisme, la Russie soviétique.

50.000 soldats sont embarqués à destination de la Finlande pour se battre contre l'Armée rouge. Weygand organise en Syrie l'armée d'agression contre l'U.R.S.S. et on ne cache pas les visées contre Bakou et les pétroles. Tel était le crime. Après avoir brisé l'alliance franco soviétique, après avoir isolé la France, les Munichois essayèrent de transformer la guerre en une guerre antisoviétique. Après avoir jeté dans l'illégalité les meilleurs démocrates, les meilleurs et les plus clairvoyants patriotes, les antifascistes de notre pays, il tentèrent d'envoyer nos soldats combattre l'Armée rouge sans laquelle nous serions encore sous la botte nazie.

Maurice Thorez disait dernièrement au Comité central du Parti communiste français, à Ivry, et tout le peuple de France est pénétré de cette vérité :

Où en serions-nous aujourd'hui sans l'Union soviétique et sans l'Armée Rouge ? Sans les millions de soldats rouges qui sont morts non pas seulement pour libérer leur patrie, mais ont contribué de la manière la plus éclatante à libérer la nôtre.

En ce moment historique, les jeunes communistes placent Fabien à un poste de confiance et de combat. Il est dirigeant des cinq régions parisiennes des Jeunesses communistes. Là, il organise la lutte contre la trahison, contre la sinistre comédie qui devait éclater au grand jour, en juin 1940.

En novembre 1939, on l'arrête. La Gestapo n'est pas encore à Paris, mais il y a des nazis français qui savent déjà leur métier de bourreaux. À coups de talons, à coups de nerf de boeuf, on le frappe sur le ventre et à la jambe pour faire rouvrir ses blessures d'Espagne. Car, c'est cela qu'on ne lui pardonne pas, qu'il se soit battu pour la liberté et pour la France. On peut les battre à mort, on peut en faire des héros pour l'histoire, mais en espérant qu'ils seront isolés, mais nous, nous entendons, du milieu des combats et par-delà les murs des prisons, cette simple voix vivante à qui répondent, comme un écho, des millions de voix :

Cher papa, écrit Fabien, prisonnier au camp de Baille, Andrée t'auras sans doute mis courant lorsque tu recevras ma lettre, aussi je n'insisterai pas... Je suis détenu au château des métallos, comme suspect indésirable... à part cela, la santé est assez bonne, je travaille un peu, je mange bien...

Le plus triste, c'est qu'il ne m'est pas permis de voir ma chère petite femme... Je pense avec mélancolie que ne serai pas auprès de Dédée pour la venue de notre petit, c'est bien injuste et cruel, surtout que l'on ne peut rien me reprocher. Je compte sur toi, cher papa, pour que mon fils ou ma fille, ainsi que ma Dédée ne souffrent pas trop de l'injustice des hommes.

Est-ce que l'on ne pourrait pas faire partir ma Dédée avec sa mère en province, car avec les alertes continuelles, ce n'est pas une vie pour une femme qui attend un bébé. Et puis, l'air de la campagne lui fera aussi beaucoup de bien. Je sais bien que tu dois aussi aider Jacquot et Raymonde, aussi, crois bien cher papa, que je n'oublierai jamais ce que tu fais pour nous tous.

Le sort de ma Dédée est pour moi ma principale source d'inquiétude. Comme je voudrais pouvoir travailler pour ma Dédée et notre petit lorsqu'il sera là.

Enfin, puisque je n'y peux rien, le mieux est d'attendre des Jours meilleurs.

Cher papa, je te quitte en t'embrassant bien tendrement. Ton fils qui t'aime.

Pierrot.

La voix des vivants qui aiment, travaillent et se battent.

Fabien, comme en Espagne, comme pendant quatre ans de lutte contre les boches, comme au moment de l'Insurrection, comme en Alsace, où il est tombé face à l'ennemi, était à son poste de combat.

Il était à son poste de combat contre les traitres et les responsables de cette grande trahison de 1939-1940.

Nous nous souvenons comment sur la Somme, nous avons mené les combats d'arrière-garde, alors que les officiers fascistes fuyaient loin à l'arrière.

Il ne restait plus guère pour protéger la retraite dans ces moments tragiques que ceux qui avaient combattu la " drôle de guerre ", les vrais patriotes.

Nous débouchions à zéro contre les tanks, près de Saint-Just-en-Chaussée, dans l'Oise ; je me souviens de ce moment 'où nous nous sommes comptés à la pièce : l'officier avait disparu - nous restions trois - deux communistes et un sympathisant.

Une énorme clameur monte des soldats, des foules, sur les routes qui ne mènent nulle part : on nous livre à l'ennemi, on nous trahit, il nous. faut un gouvernement vraiment national et démocratique, vraiment antihitlérien. Il faut faire une alliance militaire avec l'U.R.S.S. Notre Parti disait dans les premiers jours de juin 1940 :

Il faut transformer le caractère de la guerre, en faire une guerre nationale pour l'indépendance et la liberté, libérer les députés et les militants communistes, libérer les dizaines de milliers d'ouvriers emprisonnés ou internés, arrêter immédiatement les agents de l'ennemi qui grouillent dans les Chambres, dans les ministères et jusqu'à l'état-major et leur appliquer un châtiment exemplaire.

Ces premières mesures créeraient l'enthousiasme populaire et permettraient une levée en masse qu'il faut décréter sans délai. Il faut armer le peuple et faire de Paris une citadelle inexpugnable.

On livra Paris sans combat, on livra l'armée française à l'ennemi, on livra dans les parcs les tanks, les canons, le matériel de guerre, on livra les usines intactes et tous les stocks, on livra à la Gestapo les communistes et tous les antihitlériens emprisonnés par le gouvernement de la " drôle de guerre. "

Par les routes de France, les colonnes lamentables de un million et demi de soldats trahis et livrés par Pétain et autres valets de l'état-major allemand et de Hitler, montraient éloquemment combien notre Parti seul parmi tous les autres avait eu, encore une fois, malheureusement raison.

Au moment où nous allions ainsi depuis l'Oise jusqu'à Trêves en Allemagne par des marches forcées de 40 à 45 km. par jour avec deux biscuits le matin, où les nôtres que nous ne pouvions emmener étaient assassinés par les S.S. sur le bord de la route, la soldatesque allemande était tachée sur la France, Fabien, évadé de Baillet, reprenait le combat en zone sud, à la direction des Jeunesses communistes de Provence.

V. 1940-1941 : LES PREMIERS COMBATS.

Il installe à Marseille la première imprimerie clandestine de la zone sud. La Jeunesse communiste provençale reprend dans son premier numéro de L'Avant-Garde de Marseille, l'appel au peuple de France, signé de Maurice Thorez et Jacques Duclos :

La France, encore toute sanglante, veut vivre libre et indépendante. Jamais un grand peuple comme le nôtre ne sera un peuple d'esclaves. La France ne deviendra pas une sorte de pays colonisé ! La France, au passé si glorieux, ne s'agenouillera pas devant une équipe de valets prêts à toutes les besognes.

C'est dans le peuple que résident les grands espoirs de libération nationale et sociale.

C'est autour de la classe ouvrière ardente et généreuse, pleine de confiance et de courage, que peut se constituer le front de la liberté. de l'indépendance et de la renaissance de la France.

Fabien se penche plus particulièrement sur les soldats et marins.

Il crée des groupes patriotiques et antihitlériens. Il organise les matelots de Foulon qui devaient jouer un rôle héroïque au moment de l'occupation allemande en zone sud.

Mais Vichy veille, un grand nombre de jeunes patriotes sont arrêtés, dont notre brave Jean Mérot, condamné à mort par Vichy. Fabien échappe de justesse et vient travailler à Lyon où il fera partie de la direction des Jeunesses communistes de la zone sud. "

C'est sur ses indications qu'à Toulouse les jeunes communistes organisent une distribution de tracts, au moment de la venue de Pétain. Il lait placer une planchette sur une gouttière avec

un paquet de tracts, une ficelle relie la planchette au sol, elle est dissimulée dans le chevron : Lorsque le cortège passe, un jeune communiste près du chéneau fait semblant de lacer son soulier et tire la ficelle, les tracts s'éparpillent partout et plusieurs tombent dans la voiture de Peyrouton.

Tout Toulouse parle de l'exploit de nos jeunes communistes, les gens de Vichy sont furieux.

À travers la zone, Fabien est l'exemple de l'intrépidité et du combat contre les forces au services des boches. Il a de multiples aventures, mais il passe toujours à travers les mailles des filets que lui tend la police de Vichy.
Fabien sera parmi les premiers Francs-Tireurs.

C'est au début d'août 1941 que nous devions revoir Fabien. Il arrivait de zone sud. Nous venions avec deux autres camarades de nous évader d'un stalag d'Autriche.

Nous devions rester en contact à travers toutes les péripéties de ces quatre années de combat ; des liens devaient se nouer à travers cette lutte, plus solides que les liens ordinaires entre soldats ou entre frères.

Août 1941. - C'était l'époque où le sanglant baron von Stülpnagel, Militärbefehlshaber placardait chaque jour de nouvelles affiches rouges bordées de noir.

Après la déclaration de guerre à l'U.R.S.S., les boches sentent quel immense espoir, quelle volonté de combattre, de se libérer, s'emparent de notre patrie.

Ils essaient de terroriser la population française. Etant obligés de retirer de France un nombre important de divisions, ils ont peur du peuple, ils ont peur de la nation française.

C'est pourquoi Gautherot, Sigonnet et d'autres patriotes arrêtés au cours d'une manifestation à Saint-Lazare sont fusillés.

Quelques jours auparavant, on avait placardé une affiche avec un seul nom, celui de Roig, ouvrier fusillé pour avoir proféré des paroles antiallemandes. La vérité c'est que les boches essayaient de terroriser le peuple de France pour l'empêcher d'agir et pour pouvoir impunément égorger les nôtres dans les prisons et les camps.

Ce furent ensuite d'autres affiches : Tyzelmann, les avocats Halle, Pitard, Rolnikas. Une liste où se trouvaient un vieillard de 72 ans et un enfant de 15 ans.

Peu comprennent, en ces jours, la nécessité de répliquer à l'ennemi autrement que par des paroles ou en le laissant faire. Vingt à trente à Paris, au début, se battent les armes à la main ; lorsque l'on voit l'armée que nous étions devenus en France, en juin 1944, avec 150.000 Francs-Tireurs et Partisans, on se rend compte du chemin parcouru.

Cependant, à cette époque, la situation est difficile. Il y a bien, de-ci, de-là, quelques Francs-Tireurs ; un paysan communiste vient d'être fusillé en juin, à Vandeuvre, dans l'Aube ; un autre dans les Vosges ; ils allaient le soir par les chemins creux exterminer leur Boche. Quelques câbles téléphoniques sont coupés par-ci, par-là. Mais tout est à faire pour accomplir non des actes individuels, mais des actions coordonnées et apprendre la technique de la guerre de Francs-Tireurs, formés des groupes de combat.

Nous avons engagé la lutte, et nous avons étudié en combattant.

La lutte est engagée. Là-bas, à l'arrière des lignes allemandes, dans la Russie soviétique, en Pologne, en Yougoslavie, les Partisans se sont levés. L'armée allemande n'a pas conquis dans le monde un coin de terre où se reposer. Nous voulons vivre et vaincre.

La jeunesse, avec son sens de l'héroïsme, des Justes et nobles causes répond la première à l'appel de la patrie et organise ses " bataillons de la jeunesse ". Parmi ces premiers bataillons dont on parle peu et dont les actions furent cependant retentissantes, au premier rang combattent les jeunes de notre parti. " La plus grande école de courage et d'héroïsme. " (André Marty.) De cet héroïsme et de ce patriotisme dont le héros de la mer Noire et l'organisateur des unités française, en Espagne a contribué beaucoup à donner le goût.

Nous restons trois de cette période.

Tous ces jeunes, presque tous des jeunes communistes dorment maintenant au cimetière d'Ivry.

Mais nous savons, le peuple de France sait, que ces premiers braves permirent, en ces jours noirs, par leur sacrifice, par le sang qu'ils versèrent, que le grain leva et, comme dit notre chanson, que dix combattants reprennent les armes et le combat de celui qui tombait.

De leur sang, est née la lutte armée en France, de leur sacrifice est née l'armée de la Libération.

Fabien fut le premier chef de groupe de nos bataillons de la jeunesse. Son groupe n'avait jamais agi ; le moral et la technique manquaient ; quel est le soldat qui n'a pas hésité avant de tirer son premier coup de feu sur l'ennemi. Cette lutte était encore plus difficile que celle du soldat en uniforme.

La même hésitation se manifestait en ces moments. La première opération, Fabien décida qu'il la ferait seul, que les hommes de son groupe ne feraient que regarder et intervenir pour protéger sa retraite si cela était nécessaire.

Nous sommes au 23 août 1941, à Paris, 9 heures du matin. D'un quai à l'autre de la station Barbés, les employés du métro se font face comme tous les jours et poinçonnent des tickets sans lever les yeux. Il y a des femmes assises le long des voûtes ; deux ouvriers qui discutent ; un homme qui s'intéresse à un plan près du couloir de sortie, deux autres qui font les cent pas. Ces trois-là se connaissent : ce sont les trois du groupe Fabien. Fabien guette. Un magnifique commandant de marine allemand marche de long en large sur le bord du quai. À droite, puis à gauche, puis à droite. Quatre hommes voient chacun de ses pas sans regarder. C'est un officier parmi les autres, avec son monocle et sa morgue de tous les jours. La station est silencieuse. D'autres pas résonnent dans les couloirs lointains. Enfin, on perçoit le grondement d'une rame de métro. Le roulement s'approche. Les gens se lèvent, se groupent sur les bords du quai. L'officier allemand est là. Le train arrive. Bruit, mouvement. Quelqu'un a touché l'épaule du beau commandant allemand, Un remous dans la foule. Ce quelqu'un a un revolver dans la main. L'officier allemand ne prendra pas le métro. Deux coups de feu. Le métro s'arrête. Dans une des voitures, il y a deux soldats boches. L'un d'eux ramasse la casquette du commandant et la pose sur le ventre du cadavre. Ni l'un ni l'autre ne courent à la poursuite de celui qui a tiré. Ils n'appellent pas. Un ouvrier dit à mi-voix à l'autre : Ben vrai, moi qui me demandais ce qu'il allait faire le copain, heureusement que je n'ai rien fait pour l'arrêter.

Fabien a couru à travers le couloirs, le bras tendu Arrêtez-le, arrêtez-le. Il crie, courant en tête de tout le monde. Les autres camarades protègent sa retraite. Au pied du Sacré-cœur on voit des maisons et des maisons, des rues et des rues et les petits points noirs qui bougent sont les gens qui vivent. C'est Paris. Fabien reprend son souffle, " Tizelmann est vengé. " Sa voix est brève, il regarde Paris. Il faut venger les autres. " C'est ainsi que fut accompli avec, succès la première opération contre l'ennemi. Pour chaque otage fusillé, il y aurait cette réponse aux terroristes de la Gestapo.

Puis les groupes de combat organisent la récupération d'armes sur les boches.

La nuit, en s'en allant, laissait sur les trottoirs quelques beaux officiers de la Wehrmacht. Les boueux passaient, vidaient les bottes, mais laissaient les beaux officiers. Les travailleurs se rendaient à leur travail comme tous les matins. Qui frappait ? Où était cette armée ? La nuit suivante approchait. Elle cacherait de plus nombreux soldats. Et, lentement, tenacement, ils prenaient des armes et frappaient. L'exemple de Fabien avait servi : la lutte année contre les boches était commencée.

Alors, ce ne fut qu'un cri dans la presse, qui doit gagner son argent. Il ne suffit plus de lécher les bottes des Allemands, il faut aussi leur donner des armes. Tous les journaux rivalisent. Condoléances à messieurs les Allemands, la bande de terroristes va forcer nos vainqueurs à sévir. Ils le feront à regret, mais, enfin, il faut les comprendre. Cette poignée de terroristes troublent la bonne paix allemande. Ces quelques gêneurs ne sont pas la France. C'est nous, la France, Heil Hitler !

Le préfet de la Seine, de Brinon, les cardinaux Suard, Baudrillart, le Conseil municipal, le Conseil général de la Seine appellent le peuple de Paris à se faire le mouchard de la Gestapo et de la Brigade Spéciale, appel affiché dans tout Paris le 7 décembre 1941.

On ne reconnaissait pas, et on n'a jamais reconnu à nos soldats le titre de combattants. Tous nos Francs-Tireurs travaillaient, et après avoir gagné leur vie quotidienne, ils allaient frapper l'oppresseur nazi.

On essayait de dresser contre nous nos camarades emprisonnés. Mais la réponse vient des camps eux-mêmes et des prisons. Les lettres de nos camarades de Châteaubriant nous arrivaient et toutes disaient la même chose :

Continuez le combat, frappez, frappez sans pitié. Entendez Francs Tireurs de France

L'appel de nos fils enfermés,

Formez vos bataillons, formez

Le carré de la délivrance

O notre insaisissable armée !

La France entière a entendu l'appel.

Des armes, où trouver des armes, .

Il faut les prendre à l'ennemi.

Assez attendre l'accalmie,

Assez manger le pain des larmes

Chaque jour peut être un Valmy.

(Aragon.)

La France se devait d'apparaître autrement dans le monde que sous la figure d'un Pétain serrant la main d'Hitler à Montoire.

La terreur nazie contre les otages ne s'arrêta d'ailleurs 'qu'à partir du moment où nos coups devinrent plus puissants, où ils sentirent qu'ils ne pourraient impunément continuer à égorger des Français dans les prisons et les camps.

Et après le massacre de Châteaubriant, notre lutte, jusque-là confinée dans Paris, s'étendit dans toute la France. Le Nord commençait à bouger. Je me souviens avec émotion des premières opérations faites par les jeunes dans cette région. Ce jeune qui se faisait sauter avec un pont de chemin de fer ; d'autres qui attaquaient les centrales et les usines et détruisaient les machines à la masse ou à la dynamite. On manquait beaucoup de technique à l'époque, mais quelle flamme patriotique dans tous les cœurs.

En Bretagne, Châteaubriant, qui, d'après les boches, devait terroriser la population fit bouillir le sang des Bretons et, un peu partout en Bretagne, se formèrent les groupes armés.

Un jeune officier de Nantes incendiait des garages, et la Feldpost, il s'appelait Guy Gauthier, secrétaire régional des Jeunesses communistes de Nantes : il fut l'organisateur des premiers groupés armés dans la région bretonne.

Dans le Maine-et-Loire, un autre postier, au nom historique, Viala, formait une compagnie et attaquait des convois allemands ; ils faisaient sauter un train de munitions sur la ligne de Tours. Guy Gauthier et Viala, et la plupart de leurs camarades devaient être fusillés après quelques années de ce combat à mort.

À Bordeaux c'était notre cher Max Blot, 20 ans, jeune métallurgiste, membre des Jeunesses communistes, dont la paye était l'unique revenu qui faisait vivre le père infirme, la mère et les frênes en bas âge. Blot n'était pas seulement le Jeune ouvrier modèle, faisant vivre toute la famille, c'était aussi le patriote clairvoyant et héroïque qui, chaque soir, partait attaquer les installations allemandes. Il fut fusillé en 1942 à La Rochelle.

En Champagne, en Bourgogne, c'était Lucien Dupont ; c'était notre brave a Robert Grosperien, décorateur d'église, arrêté par la police de Vichy. Blessé, il refusa de se laisser emmener. Pendant que les policiers de la B. S. allaient chercher une brouette, il abat celui qui le gardait et se sauve chez un paysan patriote. On lui enlève les menottes. Il est sauvé.

VI. NOS PREMIERS COMPAGNONS DE COMBAT.

Nous les réunissions les dimanches, un groupe après l'autre, dans les bois.

Le samedi et le dimanche matin avaient lieu des exercices pratiques, de course à pied, de lancement de grenades (avec une grosse pierre), de démontage des armes, d'étude des engins.

Avec le colonel Dumont, lui aussi fusillé par les Allemands après avoir commandé avec Hapiot les opérations dans la région du Nord, nous dirigions le dimanche ces journées d'instruction.

Le matin, l'examen des opérations passées, la préparation des opérations de la semaine étaient effectués.

L'après-midi, après le repas sur l'herbe on faisait une information sur la lutte des Partisans soviétiques, sur la lutte de nos Francs-Tireurs dans les autres régions, la nécessité de combattre jusqu'à la libération de notre patrie. Un des rares survivants me disait dernièrement : " Comme nous étions enthousiastes après ces réunions du dimanche. "

Que de braves gens il y avait ! Quelle joie patriotique en ces cœurs !

Je revois notre Marcel Bertone, 21 ans, membre du Comité central des Jeunesses communistes, héros de la guerre d'Espagne où il avait lui aussi versé son sang pour la défense de' la patrie. Il était né à Lyon, à la Croix-Rousse, d'une famille de quatre enfants, dont le père, plâtrier de métier, n'apportait qu'une maigre paye pour une nombreuse famille.

C'était le gavroche lyonnais, le " gons ", comme- on dit chez nous, si mince qu'il semblait avoir poussé entre deux pavés d'une rue de la Croix-Rousse ; mais si vibrant d'enthousiasme, d'idéal, de patriotisme, digne descendant de nos canuts.

Il vivait rue de la Folie-Méricourt, avec sa femme et son enfant. Il quitte son foyer et sera désormais un soldat français, un Franc-Tireur.

Il est arrêté quelques mois plus tard dans le XVIe arrondissement, au cours d'une opération parfaitement réussie contre une colonne de camions boches.

C'est Coquillet, ce fils de paysans bretons. Un jour, les boches viennent à la maison pour l'arrêter ; il saute par la fenêtre de derrière et s'enfuit à travers champs ; vient à Paris avec sa fiancée, et ils s'enrôlent tous deux dans le premier groupe. Brave gars qui souffrait plus que nous tous de la faim et des privations ; je me le rappelle avec ses mains boutonneuses, et son rire si frais, si jeune, si enthousiaste. Il fut fusillé avec Bertone.

Guesquin, 20 ans, grand et fort. Jeune gars du XIIIe arrondissement, qui jouissait de l'estime et du respect de toute la population du quartier de la Glacière.

Il avait perdu son père et à 20 ans, c'était le jeune chef de famille, si affectueux pour sa maman. Sa fiancée, Raymonde calez, est morte à Auschwitz ; lui a été fusillé au cimetière d'Ivry.

C'est lui qui transportait les explosifs et les armes au cours des opérations.

David Grunberg, que les boches devaient guillotiner, me disait, à Lille, en novembre 1941, au retour d'une opération : " Ma vie importe peu, je suis prêt me faire sauter avec une bombe pour exterminer les bandits hitlériens si c'est nécessaire. "

Sa famille traquée par la Gestapo, l'aidait. La maman le voyait souvent et lui apportait à manger.

Un jour, boulevard Magenta, il transporte de la dynamite et quelques armes fournies par des patriotes, qui refusaient de les livrer aux boches, mais les donnaient à nos groupes de combat. Il nous disait par ce beau dimanche de fin d'année :

J'avais de la dynamite et quelques armes recueillies chez des patriotes. Je me fais arrêter.

Qu'est-ce que vous portez là ? C'étaient des agents français. Des Français tout de même. Je m'expliquais franchement : c'est pour se battre contre les boches. Il s'en vont sans rien demander. Mais il y en a un qui court après moi et commence à faire du bruit. Je l'ai abattu le plus discrètement possible ; il s'appelait Lécureuil, d'après les journaux.
Ça été un concert de lamentation sur les orphelins du brave Lécureuil, victime d'un terroriste. Est-ce qu'il pensait à ma mère lorsqu'il voulait me livrer à la Gestapo ? "

C'était aussi un jeune ouvrier de la région de Villeneuve Saint Georges. Il fit sauter les isolants de Vitry, produisant pour les boches. Je ne puis donner son nom. Il est déporté en Allemagne.

Quelques autres, dont je revois la figure, mais sur qui les souvenirs s'estompent. Tourelle, chef de groupe, que j'ai vu pour la dernière foin à la porte d'Auteuil avec des cisailles ; il allait avec son groupe, couper les fils téléphoniques allemands du Bourget.

Il est lui aussi à côté de : Kermen, Rorrheyger, Marchandise, Zalkinof, Bloncourt, Rizo, des dizaines d'autres, tous fusillés.

Ils ont jeté les uns aux bagnes.

Pris les autres en Allemagne.

Mais ils comptaient sans Pierre et Jean,

La colère et les jeunes gens.

Nais ils comptaient sans ceux qui prirent

Le parti de vivre ou de mourir.

La guerre des partisans a commencé, ils vaincront et vivront

Le bon grain du mauvais se trie.

Il faut mériter sa patrie.

Chaque jardin, chaque ruelle.

Arrachés à des mains cruelles.

Chaque silo, chaque verger

Repris aux mains des étrangers,

Chaque colline et chaque combe,

Chaque demeure et chaque tombe,

Chaque mare et ses alevins,

Chaque noisette d'un ravin.

Il faut libérer ce qu'on aime.

Chaque mont, chaque promontoire,

Les prés sanglants de notre histoire .

Aragon.

Le 1er octobre, avec l'aide des étudiants, nous décidons de marquer la rentrée du Quartier latin. L'objectif, c'est la librairie Rive gauche, librairie hitlérienne entre toutes.

Les étudiants, le 11 novembre 1940, le groupe des cinq - Benoît, Legros, Arthus, Baudry, Grelot - et combien d'autres par la suite, qui, par centaines, se sont battus dans nos rangs avec leurs professeurs, avec leurs savants, ont montré que la pensée française c'était la lutte contre les Boches, autrement qu'avec des mots, mais avec leur intelligence et les armes prises à l'ennemi.

L'opération devait avoir lieu à 7 heures du matin. Ce jour-là elle échoua ; notre brave Guesquin, qui devait apporter l'engin, l'avait bien confectionné, mais avait oublié de remonter son réveil et de se réveiller. C'est pourquoi la librairie " Rive gauche " sauta quelque temps après la rentrée des classes.

Ce fut un premier modèle d'opération. Fabien commandait le détachement, composé de trois groupes, deux groupes de protection, un groupe d'attaque. L'opération réussit parfaitement. Dans le Quartier latin, mis en état de siège, la joie emplit tous les cœurs, tous les visages sont illuminés. Les Boches accusent le coup, les étudiants, plus nombreux, prennent leur place dans notre combat.

La flamme de l'action armée contre l'occupant grandit dans notre pays. Elle se rattache aux traditions magnifiques de notre peuple.

Aux partisans de 1814, à ces schlitteurs des Vosges aux belles figures (les Hullin, les Mme Thérèse, etc.), dont Erckmann-Chatrian, dans son livre L'Invasion, a tracé les exploits héroïques.

Ces Vosgiens tenant les cols, se battant par tons les moyens, arrêtant des semaines les troupes d'invasion.

Aux francs-tireurs de 1871, le père Milon de Normandie, les détachements " À la branche de houx ", auxquels Paris a élevé un monument, place des Ternes, à ces paysans de Champagne, de Seine-et-Marne et de partout.

Tous ces hommes et femmes dont Victor Hugo a chanté la gloire et le combat.

Fabien, ce héros de légende, surgit et surgira désormais dans les rêves de notre jeunesse, dans leur soif d'idéal, comme hier les Bara, les Viala ou les Gavroche.

Je le revois par cet après-midi. ensoleillé de novembre 1941.Nous traversions à pied le Jardin des plantes, examinant les opérations de la semaine.

Au détour d'une allée, une jeune femme est assise. On voit son front penché et ses mains agiles. Elle tricote simplement et l'on entend son rire quand elle s'arrête un peu pour jouer avec un petit enfant. C'est la femme et la fille de Fabien. Ceux qu'on appelle des " terroristes ", de loin, regardent l'enfant qui joue et la jeune femme. Nous ne parlons plus. Fabien fait un effort comme s'il pouvait les serrer dans son regard, eux et leur vie, eux et leur avenir. Depuis le temps qu'elle avait été " Jeune fille de France ", sa marraine pendant la guerre d'Espagne, elle était la compagne de sa vie. Pensait-il qu'elle allait être déportée à Ravensbrück et qu'il n'aurait pas de nouvelles d'elle avant de mourir ?

Il dit : " C'est ma petite. " Et dans son regard on lit la fin de la phrase : " C'est pour elles qu'on se bat. Elles seront heureuses. "

C'était pour ces petits que nous nous battions. Ils ne devaient pas vivre le régime d'oppression nazie.

Le frère d'Andrée, Georges Coudrier, aidait la petite famille de son mieux. Il les aidait à déménager, et cela se produisait souvent. Le domicile du franc-tireur était aussi changeant que les lieux d'opérations ; c'était son secret militaire, sa tranchée de combattant.

Georges achetait tous les vieux réveils chez les brocanteurs, pour fabriquer des engins à retardement ; dans son petit atelier, il confectionnait le matériel que Pierre employait.

Il achetait les livres militaires chez Lavauzelle, car Fabien, on ne le dira jamais assez à tous les officiers, fut un exemple de courage mais aussi de volonté, de ténacité dans ses efforts pour apprendre la science militaire.

Chaque fois que je le rencontrais, il avait les poches et la serviette bourrées de livres sur l'infanterie, le génie, sur le matériel, les poudres, etc.

Sa soif d'apprendre lui faisait enfreindre les régies de la clandestinité.

Sa soif d'action jouait chez lui le même rôle. Il faisait penser à Tchapaiev. Il avait même tendance à oublier l'ensemble des opérations pour une qui le tentait plus particulièrement par son retentissement. Si Fabien disait qu'une opération était impossible, il était inutile de l'examiner ; il fallait même veiller très sérieusement à celles qu'il entreprenait ; Fabien jugeait les autres à sa trempe, et ce n'était pas l'audace qui manquait dans ce cerveau et ce cœur de vingt-deux ans.

Fin 41, début 42, Fabien se battit côte à côte avec deux autres héros de notre région parisienne : Carré et Losserand.

Raymond Losserand, conseiller municipal du XIVe, aimé de toute la population de son quartier, dont il défendait les intérêts au conseil municipal de Paris contre les trusts et leurs agents les Topazes devenus vichyssois et embochés.

Losserand et Carré prirent la direction de la région parisienne ,avec bien des difficultés à surmonter ; Losserand, avec sa flamme patriotique, exalta au combat, réorganisa les détachements après les arrestations de nos meilleurs parmi les premiers combattants.

Il lia nos premières unités à la population de la région parisienne. À ses côtés, Gaston Carré, cet autre héros de légende, commandant d'artillerie en Espagne, fut le tacticien consommé.

Carré était bien différent, de Fabien ! Autant l'un était remuant, mobile, jeune, ne tenant lamais en place, autant Carré était d'un calme extraordinaire. Il faudrait un jour écrire sa vie.

On retrouvait chez lui l'héroïsme et les qualités de Fabien, dans un tempérament si différent ! L'un avait vingt-deux ans, l'autre trente-cinq.

Arrêté avec Beyssère, Thiéret, Elle Gras, Lacazette et beaucoup d'autres, ils continuèrent en prison à diriger leurs hommes.

Lacazette s'évada de l'hôpital où on l'avait mis après l'avoir torturé à un point tel qu'il faillit y perdre la vue ; il me racontait souvent comment, nos trois chefs de francs-tireurs de la région parisienne, Losserand, Carré et Beyssère, avaient fait l'admiration de tous les détenus.

Ils étaient, en prison, sous les tortures comme au combat, aussi fiers, aussi unis, et pourtant quelles tortures ils subirent ! On creva un oeil à Thiéret, on arracha les ongles de beaucoup ; leur corps n'était qu'une plaie. Les chefs dirigeaient leurs hommes, et, si tous furent fusillés, la B.S. et les tortionnaires furent vaincus. Pas un ne parla ; les gardiens se découvraient devant eux. Fièrement, ils entonnèrent notre Marseillaise au matin de leur assassinat, et leurs dernières paroles, étouffées par les balles, furent des appels au combat contre les Boches.

Leur attitude héroïque, l'échec des Allemands devant Moscou où toute la population aida, soutint l'armée rouge, accrurent encore l'ardeur au combat des francs-tireurs et des partisans de notre pays.

Des milliers de patriotes prirent la place de Gaston Carré, Raymond Losserand et de ses compagnons. Les nazis croyaient nous anéantir ; de leurs crimes, du sang qu'ils répandaient se levaient de nouveaux vengeurs du peuple.

Bientôt, toute la population nous aidait dans la lutte et, tel Antée ranimant ses forces au contact de la terre, nos Francs-Tireurs, nos Partisans, se battant pour la France, se renforçaient au contact du peuple.

Rebière, membre du Comité central du Parti communiste, le premier organisateur des Francs-Tireurs, un autre héros de la guerre d'Espagne, écrivait dans sa lettre d'adieu :

Il me reste peu d'heures à vivre : Je suis certain que ces pygmées seront le piédestal sur lequel seront érigés les monuments à la mémoire de leurs victimes. Ils seront sans l'avoir voulu, les exhausseurs supportant le poids de notre gloire, la gloire du grand Parti, qui les écrase. Je sais qu'aujourd'hui doit avoir lieu une manifestation du Front national, puisse-t-elle être le prélude d'une série qui obligera les attentistes à prendre une position plus conforme aux intérêts de la France. Je comprends bien que va s'ouvrir une période de lutte dont les formes neuves ne manqueront pas d'étonner certains. Il faut avoir le cœur solide et beaucoup de courage, et dire que je vais me coucher et dormir.

Dans cette lettre Rebière fait des propositions concrètes d'organisation du pays, en parlant de son village, village dans la Dordogne, dans ce département qui a tant souffert des Boches, mais dont les habitants généreux ont par milliers combattu dans nos rangs et libéré seul leur département du joug nazi. 

Il faudrait installer l'électricité et le téléphone dans quelques hameaux, disait-il, rétablir le trafic industriel avec le canton, faire des adductions d'eau, transformer un château en maison de repos et de santé pour les vieux et les grands malades, les femmes en couches. Étudier la construction d'un barrage d'hydroélectricité, faire le tunnel de Marqueil, creuser un étang poissonneux dans un lieu marécageux, planter des arbres fruitiers le long des routes, recueillir des souvenirs locaux pour les archives, mobiliser les instituteurs, développer les industries qui peuvent se développer, donner à la jeunesse des stades. des piscines, des bibliothèques.

Cette lettre est datée du 20 septembre 1942. Anniversaire de Valmy. Le Boche, qui savait les F.T.P. et tous les Français prêts à commémorer à leur manière Valmy, la première grande victoire du peuple et de la patrie, avait ordonné le couvre-feu. Pour la journée entière : des déraillements et des dizaines d'actions furent organisées néanmoins à travers tout le pays, attestant d'une manière éclatante la volonté nationale de vaincre et de vivre.

Voilà comment mouraient nos compagnons, les compagnons de Fabien, et combien étaient généreuses leurs pensées. C'est Champion qui écrivait à sa femme :

Je meurs étant certain d'avoir bien travaillé pour l'avenir d'un enfant, pour l'avenir de toute l'humanité laborieuse et pour le progrès contre la barbarie et l'esclavage. Souviens-toi toujours des paroles de la grande Passionnaria : Nette enfant vivra debout, libre, heureux et le sacrifice de son père n'aura pas été inutile.

Chacun de nos martyrs était un appel au combat, et de nouvelles couches de la population passaient à l'action.

Les mesures policières se multiplièrent dans Paris : rafles, quartiers cernés, etc., mais jamais la lutte ne cessa.

Les Francs-Tireurs, les Partisans se battaient sous la direction de Charles Tillon, aujourd'hui ministre de l'Air.

Charles Tillon, ancien " marin de là mer Noire ", avait su déjà, en 1919, aux côtés d'André Marty, sauver l'honneur et l'avenir de la France, en refusant de s'associer à la trahison des futurs admirateurs de Hitler, des futurs complices de Munia, de tous ceux qui, par peur du peuple, n'ont jamais hésité à isoler et déshonorer la patrie pour faciliter toutes les agressions contre les peuples libres et amis de la France. Et, paraphrasant l'historien, on peut dire que l'activité de la mer Noire était génératrice de la lutte des Brigades internationales, que la lutte en Espagne donna naissance à la lutte. des Francs-Tireurs et des Partisans de 1940 à 1944, et que, dans cette dernière, est née l'insurrection et la libération nationale.

Tenace organisateur, Tillon insufflait à tous sa haine sacrée du Boche, unissant les mouvements armés dans le combat, unissant sans cesse le combat les armes à la main, à la résistance de tout notre peuple.

Il écrivait en ce jours noirs de début de 42, dans notre journal France d'abord, l'unique journal de la lutte armée sous l'occupation, il écrivait en lettres de feu cet appel au combat : " Chacun son Boche ".

L'Humanité, dans les jours glorieux de l'insurrection parisienne, le reprendra : Chaque Parisien son Boche.

C'était en 1942 ; alors retentissait l'appel À la guerre sainte contre l'occupant, à la mobilisation, la réponse aux traîtres et aux attentistes criminels.

Vers février-mars 1942, Fabien, très recherché dans Paris, fut déplacé en Franche-Comté.

Il venait de justesse d'échapper à la Gestapo. Un jour, il va à l'atelier de réparation d'armes et de fabrication de matériel ; la Gestapo est là.

Fabien donne un coup de pied dans le ventre du Boche, et fuit à toute vitesse. Encore une fois, il devra changer de région. Dans le Doubs, les ouvriers de Peugeot et les paysans organisaient la résistance. C'est Fabien qui est envoyé pour en prendre la direction.

VII. S'ARMER ET SE BATTRE.

La nuit tombe plus lentement en rase campagne qu'entre les hautes maisons des villes. Le jour meurt silencieusement. Chaque pas est reconnaissable. Chaque froissement de branche, chaque heurt de pierre coupe le silence aussi nettement que les ombres coupent le soleil en été. C'est l'heure où l'armée invisible gagne ses positions de combat. On ne sait d'où ils viennent. On ne sait où ils sont. Fabien les sent respirer tout près de lui. Il pourrait compter dans les fossés le nombre exact de ses soldats : les ouvriers de chez Peugeot qu'il a pu grouper tout de suite parce qu'ils ne voulaient pas travailler pour les allemands. Il devine quelques dos plus larges de paysans, presque confondus avec la terre. L'Ukrainien se leva le premier. Il y a plusieurs mois que ce soldat rouge, évadé d'un camp du Nord, a été trouvé dans un wagon par les cheminots de Reims. Il veut se battre. C'est pour cela qu'il s'est évadé. IL veut se battre à tout prix contre les Hitlériens. Alors, il combat avec les Partisans français, c'est une manière de se comprendre.

La nuit est tombée. Une silhouette traverse l'espace vide, une autre se dresse. Le câble est fixé en travers de la route aux deux arbres choisis. Le silence règne ; on entend de loin la voiture des officiers boches du Valdahon. Le léger déclic d'une arme. Tous ceux qui sont là ont une arme. Mais les autres, Fabien pense à cette armée qui se lève, les a conscrits du Maquis " : tous ceux qui refusent de partir pour l'Allemagne et qui veulent donner leur vie cachée à la lutte armée contre les bourreaux. On a reçu un peu d'argent du comité d'action contre les déportations, mais pas d'armes. Pas une arme, à part celles que chacun récupère sur les Boches qu'il abat. Et des radios amies qui appellent l'attentisme. Les hommes serrent les poings en pensant aux armes parachutées, enterrées par les soins du B.C.R.A. et dont 89 % vont à la Gestapo, alors qu'eux vont se battre les mains vides. Il faudra attaquer un dépôt d'armes. Et puis, il faut adapter la tactique à ce manque d'armement. Trouver l'opération efficace et la manière de la réussir sûrement, sans perles, avec des moyens réduits. C'est une action si excitante qu'il semble que le corps mal nourri, mal vêtu, devient tout intelligence.

Le guet va finir. La voiture s'approche. Vite, avec précision, chacun fait son travail. Victoire ! quatre officiers supérieurs, quatre junkers prussiens. terminent là leur promenade.

Si Fabien pensait aux romans d'aventures qu'on lit étant jeune et qui sont remplis de panache, de belles phrases et de beaux gestes, il sourirait. Être un héros, ce n'est pas agir comme dans les contes de nourrice. Ça se chiffre par le nombre de Boches abattus, de machines, de wagons arrêtés, de dépôts détruits.

Et le groupe se dissout après sa victoire jusqu'à la prochaine attaque. Jamais dans la même région, jamais groupée ni isolée, l'armée des francs-tireurs grandit, insaisissable et mobile comme des gouttelettes de mercure.

Il y avait des gens déjà, à cette époque, qui ne voulaient pas de la lutte des masses contre les Boches. Ils voulaient reformer les unités comme en 1939, sans tenir compte des conditions de la lutte. Ils ne comprenaient rien à la lutte du peuple, sa volonté de combat, à la nécessité de trouver des formes d'organisation de masse pour le combat, avec les moyens dont on dispose. Et que, avant tout, l'essentiel est de se battre, que tout vaut mieux que d'attendre.

Notre tactique, celle de Fabien, ne fut jamais celle-là, c'était celle dite de la goutte de mercure : employée à Paris, où l'on ne pouvait, tous ensemble, aller se cacher dans les bois de Saint-Cloud, ou dans la forêt de Saint-Cucufa, mais où il fallut trouver des milliers de familles patriotes pour héberger et cacher les nôtres. 

Les Boches n'auraient pas eu une telle crainte si le Maquis eut été quelque part, sur une montagne, un plateau, dans une caverne. Mais il était partout. Il y a des soldats dont on ne sait pas le nombre, des soldats qui sont soignés, ravitaillés, cachés, dont chaque coup porte et qu'on s'épuise à découvrir comme si l'on cherchait un fleuve dans la mer. Ce sont ceux-là qui vaincront.

La lutte des Francs-Tireurs et Partisans de France de 1940-1944, c'est l'histoire d'unité armée expression de tout un peuple ; liée dans toutes ses opérations militaires à la lutte générale, â la résistance des ouvriers, des cheminots, des paysans, de commerçants, des fonctionnaires, des petits patrons patriotes, en un mot de la Nation.

Le 27 novembre 1943, sept cheminots F.T.P. du dépôt de Perrigny sont arrêtés par les Boches et condamnés à mort.

Il y a deux, semaines, quinze patriotes ont été fusillés à Dijon. L'émotion est grande chez les cheminots et la population de Dijon et des environs. Liée aux opérations massives contre les Boches, toute la population se lève pour dresser un barrage contre les Boches.

Manifestation de femmes, pétitions. Le 29 novembre, 1.500 cheminots arrêtent le travail, exigeant que soient graciés les sept Francs-Tireurs arrêtés.

Le 2 décembre, la grève rebondit. 2.000 cheminots se mettent en grève.

La lutte des groupes armes de cheminots est appuyée par, la grève et l'action générale de tous les cheminots.

La grève s'étend aux dépôts de Laroche-Migennes, Troyes, Reims, Épernay, Châlons.

Pas une machine ne sort du dépôt de Perrigny, pas un train ne part, des milliers de voyageurs attendent sur le quai de Dijon,approuvant la lutte des cheminots. La peur gagne les Boches. Ils reçoivent une délégation. Ils capitulent. Nos sept Francs-Tireurs sont graciés Nos Francs-Tireurs et nos partisans se battent ainsi sur les voies de communications, contre les entreprises travaillant pour les Boches où la lutte se mène en liaison étroite avec la lutte des ouvriers.

Ils mènent une guerre lente, incessante, méthodique. Ils ont une tête qu'on ne peut frapper, une discipline qui ne s'amollit pas, une volonté qui va droit son chemin. La même haine circule dans leur sang. Ceux que Charles Tillon dirige et qui se battent les armes à la main, unis à ce peuple entier qui résiste dans ses plus petits gestes, dans son silence, dans ses ruses.

La guerre du rail.

C'est ainsi que nous mimes au point la technique du déboulonnage des voies ferrées.

Il y avait partout des clefs à tire-fonds et à éclisses. On pouvait en fabriquer. Bientôt tous les groupes de francs-tireurs eurent leur matériel de déboulonnage. Les cheminots, nombreux dans nos rangs, entraînèrent les autres cheminots dans la lutte. Nous avions trouvé une forme de masse dans la lutte contre l'ennemi. Chaque semaine, notre communiqué portait 30 ou 40 déraillements de trains allemands. D'une manière continue, les voies étaient coupées.

La guerre du rail a commencé en août 1941, à Épinay-Villetaneuse. Le chai de groupe chargé de couper la ligne s'appelait Baille, secrétaire régional du Parti communiste de la région ouest. Quelques semaines plus tard, il devait être fusillé par les Boches, alors qu'en pleine place publique il appelait la population à la lutte à mort contre l'occupant.

La petite équipe n'avait aucune expérience, aucun matériel, mais elle voulait combattre à tout prix. Baillet avait réussi à trouver quelques clés universelles, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus simple, de plus primitif, pour attaquer des boulons de la S.N.C.F. Il fallait deux heures pour les dévisser, deux heures durant lesquelles les francs-tireurs étaient à la merci d'une patrouille allemande. Mais les muscles suppléaient aux instruments manquants. Les boulons furent enlevés. Le premier train boche dérailla sur une ligne française.

La qualité majeure du combattant français, c'est de savoir s'adapter rapidement aux circonstances. L'expérience servit. Nos dérailleurs se mirent en quête de meilleurs instruments. Ils demandèrent conseil à des cheminots de la Résistance. Ceux-ci, qui savaient comment se posent et se fixent les rails, leur expliquèrent comment il fallait les déboulonner efficacement. En décembre 1941, en Normandie, le groupe Jean Petit réalisa un exploit mémorable dans la lutte contre les Boches.

Il s'agissait de faire dérailler un train de permissionnaires allemands sur la grande ligne Paris-Caen. Chaque nuit, il amenait de la Manche des soldats de la Wehrmacht qui s'en allaient porter en Allemagne le beurre, les oeufs, les jambons volés aux Français.

Les francs-tireurs avaient eu de la chance : Non seulement, ils possédaient quelques clés à tire-fonds, mais deux F.T.P. avaient '', réussi à se procurer des clés à éclisses dans une gare de triage ; et un autre une solide barre d'acier dans une petite usine du vois finasse. Tout ce matériel avait été soigneusement caché dans une de ces haies touffues et épineuses du bocage normand.

Vingt-trois heures ; c'est le moment. Le plus silencieusement possible, mais vile, très vite, les francs-tireurs se mettent au travail. À cinq cents mètres en amont, des hommes sont cachés dans un fourré et guettent. À cinq cents mètres en aval, d'autres camarades sont allongés, revolver au poing. À droite, de chaque côté du chemin creux dont les Chleuhs se servent parfois, un veilleur également. Le dispositif de sécurité est en place. Ceux qui déboulonnent ne seront pas surpris.

Une autre mesure de sécurité doit être prise. Si un rail était enlevé sans précaution, le contact électrique, sur toute la voie, serait rompu. Les signaux électriques cesseraient d'indiquer que la ligne est libre. Le train ne roulerait pas. Nos hommes relient, avec un gros et long fil de fer, un rail à l'autre. Le contact sera maintenu, les signaux ne changeront pas, les camarades peuvent déboulonner ; les pinces mordent-les rivets et les dévissent.

Sur dix mètres, le rail est complètement déboulonné d'un côté et débloqué de l'autre. Avec la barre d'acier, nos gars soulèvent le rail et placent un tire-fond dans l'ancien trou intérieur qui se trouve maintenant à l'extérieur. Le rail a pris une nouvelle position formant un angle aigu avec sa position primitive ; c'est dans cet angle que viendront s'enchâsser les roues de la locomotive allemande ; c'est cet angle qui fera dérailler le train boche. La géométrie de nos francs-tireurs est meurtrière pour les soldats d'Hitler.

L'ouvrage est terminé, et c'est un beau travail, fait, cette fois. ci, dans les règles de l'art. Le chef Petit fait replier son groupe et l'installe à deux kilomètres de la ligne, car il ne faut pas faire de victimes françaises ; si le train allemand ne passe pas, le groupe ira courir les mêmes risques que tout à l'heure pour remettre le rail en place et permettre aux trains français de passer sans dommage. Les hommes attendent, le coeur battant. L'heure est dépassée. Viendra-t-il ? Le chef Petit regarde sa montre. Bientôt il faudra retourner là-bas pour remettre le rail en place, car, au matin, un train ramène des voyageurs français à Paris.

0 h. 50. Un tremblement, à peine perceptible d'abord, mais que les hommes ont tout de suite remarqué. Il grandit, il se rapproche. On voit les étincelles, la fumée de la locomotive. Cinq cents mètres, deux cents mètres, cent mètres encore. Nos gars retiennent leur souffle et regardent, les yeux grands ouverts, la gorge serrée d'émotion, cette bataille singulière. Puis, un fracas épouvantable remplit le vallon et s'y répercute, suivi d'une succession rapide de craquements, de cliquetis de ferraille, du grincement aigu des roues qui patinent, vacarme indescriptible auquel se mêlent maintenant les cris des blessés, les appels rauques des survivants.

En haut de la colline, nos hommes se redressent. Cette nuit, ce sont eux les vainqueurs. Les Allemands courent, là tout près dans le creux du vallon, à deux kilomètres d'eux. Ils sont affolés, épouvantés. Peut-être regardent-ils vers les haies qui se dessinent, pour eux, en noir, sur les hauteurs qui les entourent. Ils doivent avoir peur, dans le silence hostile de cette nuit de France. Ils sentent, ils comprennent maintenant que, partout où ils s'installent, la guerre continue contre eux, impitoyablement.

Mais il faut songer à rentrer. Il est inutile de commettre des imprudences. Les outils sont soigneusement cachés dans la haie. Ils serviront encore. Et le repli s'effectue, rapidement, calmement, à l'abri de ce bocage normand qui protège si bien ses fils.

Le lendemain, le chef Petit recueille les renseignements. Il apprend, auprès des cheminots de son service, quelle est l'importance de sa victoire. Et voici le communiqué bref et sobre, mais glorieux, qu'il pouvait envoyer :

Deux locomotives, trente wagons détruits. Trois cents Allemands (officiers, sous-officiers ou soldats) tués ou grièvement blessés.

L'exemple du groupe Petit a servi. Il montrait que les patriotes sans armes pouvaient détruire autant d'ennemis que des patriotes bien armés. L'ennemi pouvait être atteint dans ses communications vitales. La mobilité de la Wehrmacht était réduite d'autant. Partout, inexorablement, se poursuivait la lutte contre les transports ennemis.

Cette opération s'est renouvelée des milliers de fois ; les hommes d'Amiens et de France peuvent être fiers de Jean Petit, organisateur, pionnier des déraillements, fusillé en 1943. Voici, à titre d'exemple, le communiqué de l'état-major des F.T.P., pour les deux journées des 15 et 16 février, relatant les opérations combinées de ces deux journées contre les transports ferroviaires.

Oise Ligne Crépy-Compiègne : 22 heures, déraillement train avoine, graines, bois de mine, 15.000 litres de vin. Interruption plus de 55 heures. 5 gardes voie capturés (détachement Grand-Ferré, premier groupe).

Un engagement avec l'ennemi. Un Boche tué, 2 F.T.P. blessés prisonniers. (Dét. Tunis.).

Les cheminots entrent en masse dans nos rangs pour venger Sémard, Galetas et Wodli, et tous les patriotes ; le matériel nécessaire se trouve partout à portée de la main.

En nous privant d'armes et d'explosifs, on pensait empêcher le peuple de se battre.

On parachute des armes à des gens qui déclarent : Ce n'est pas pour aujourd'hui, ces armes, mais pour se battre contre les communistes demain.

Mais la nation transforme en armes tout ce qui se trouve à sa portée. Les clefs des cheminots serviront à tout notre peuple pour faire dérailler les trains. Les marteaux des ouvriers à assommer les officiers boches et leur prendre leurs armes. Dès l'instant où le peuple est animé dei cette foi patriotique el est organisé.. l'instrument essentiel de sa lutte est réalisé.

Vous n'êtes pas armés ? Qu'importe !

Prends ta fourche, prends ton marteau !

Arrache le gond de la porte.

Emplis de pierres ton manteau.

Et poussez le cri d'espérance .

Redevenez la grande France !

Redevenez le grand Paris !

Délivrez, frémissants de rage.

Votre pays de l'esclavage.

Votre mémoire du mépris !

Victor HUGO.

Novembre 1942. - Un matin, Fabien campe dans un bois du Doubs, prés de Clairval. Il revient avec son groupe d'effectuer un déraillement , la nuit a été mauvaise, il a plu sans discontinuer, tout le monde est transi ; en cette fin de novembre, il fait déjà très froid.
Le groupe décide d'allumer du feu pour se sécher, contrairement à l'habitude. Tout à coup, à l'orée du bois, arrive un ramasseur
de champignons. Personne ne prend garde à lui. La Population du village tout entière aide le groupe. Mais, une heure après, le bois est cerné par les G.M.R. qui ouvrent le feu sans crier gare. Fabien, en train de rafistoler sa veste, est blessé à la tempe. Il n'y voit plus : la balle a frôlé le nerf optique et est sortie sous l'autre oeil. Le temps de s'essuyer, Fabien tire contre les G.M.R. et s'enfuit. Il sera le seul à en réchapper. Il traverse une rivière à la nage, perdant dans l'eau son sang en abondance. Enfin, il réussit, sans souliers, en simple short, à se présenter chez un paysan qui le soignera.

Fin novembre, je le revois à Paris, avec un beau collier de barbe. Nous devions l'hospitaliser dans une clinique, mais, le 30 novembre, au métro République, il est pris dans une rafle. Il a son revolver sur lui ; il essaie de fuir et se fait arrêter, non sans avoir abattu un policier de la B.S.

VIII. EN PRISON.

Emmené au commissariat du XIe arrondissement, on le bat à coups de pied et de nerf de boeuf. De là, on le transfère, le soir même, à la Préfecture de police, dans les salles de torture de la B. S.

- Oui, déclare-t-il, je suis Franc-Tireur, je suis un patriote, j'ai vengé des centaines de patriotes que vous avez assassinés, vous et les Boches, et j'en suis fier. '

Sachez qu'en me torturant vous n'obtiendrez rien, que vos procédés ne font que grandir notre lutte.

Cent cinquante coups de schlague en trois séances, puis on lui écrase méthodiquement le bout des doigts de pied. Il s'évanouit plusieurs fois ; ses reins, ses cuisses sont en sang. Il ne peut ni se tenir debout, ni se coucher, ni s'asseoir. Un soir, il est laissé pour mort.

Le 5 décembre, la B. S. le livre aux Boches. Ils l'emmènent dans leur chambre de torture à eux, hôtel Bradfort, Rue Saint-Philippe-du-Roule, et les tortures recommencent. Impossible de s'évader. Les précautions étaient bien prises et les portes cadenassées. De là, transféré au Cherche-Midi, puis à Fresnes. Au secret absolu, il est enchaîné, les fers aux pieds et aux mains. pendant trois mois. Les Boches qui le gardaient étaient tous des volontaires pour les pelotons d'exécution le rebut de l'humanité.

Fabien vécut ainsi enchaîné nuit et jour, pendant trois mois, avec, pour toute nourriture, trois quarts de litre de bouillon et 200 grammes de pain, dans un cachot sans lumière, livré à ses seules réflexions.

Cette existence réduite dans cette petite cellule, ces fers qui pesaient à son corps amaigri, il les regardait comme on regarde les petits personnages figurant sur les photos au pied d'immenses monuments. Il se souvenait de l'enfant qu'il avait été, de ses pensées juvéniles qui se heurtaient aux mêmes limites que ses gestes quand il pétrissait le pain chez son patron boulanger. Maintenant, l'univers lui semblait plus grand, si grand qu'aucune prison ne pouvait l'enfermer. Amoindri physiquement, il ne savait plus compter jusqu'à dix. Mais il lui semblait entendre, en réponse à sa vie, le bruit de milliers d'autres vies au-delà des murs. Toujours, lorsqu'il avait tenté quelque chose, d'autres vies étaient venues s'unir à la sienne. Il allait là où il fallait aller, où était la vie la plus intense, et une masse d'hommes le soutenait. Il n'était pas seul, même dans sa cellule. C'était comme un chant qu'une seule voix entonne et qui devient un choeur si puissant que le monde tout entier semble y prendre part.

Emmené à Dijon pour être confronté, il fut à nouveau torturé par les SS. qui le suspendirent au plafond par les pieds. Mais ils n'apprirent rien de Fabien, sinon la haine que leur vouait tout le peuple français.

De là, il est transféré au fort dé Romainville. Sa situation y est un peu meilleure : un litre de bouillon, une boule de pain (un kilo pour six). Quelques colis de quakers. Fabien se remet un peu. Les colis de la Croix-Rouge arrivaient à Romainville, mais, tenez-vous bien... il fallait les payer !

Comme les patriotes ne pouvaient recevoir d'argent et qu'on leur avait pris ce qu'ils avaient sur eux, les prisonniers de droit commun seuls touchaient les colis.

Groupés par soixante dans chaque casemate, les détenus s'organisèrent. Fabien créa un groupe de F.T.P. avec un autre brave camarade. Des conférences patriotiques, des cours de langues étrangères (anglais, russe,. espagnol, italien, etc.) fonctionnaient, ainsi que des cours de mathématiques, de sciences et de littérature. Avec le papier d'emballage envoyé par les quakers, avec du bleu de méthylène donné par les médecins aux visites, un journal parut ouvre d'artistes. Les liaisons entre toutes les casemates permettent d'organiser un travail d'ensemble. Le jour de l'anniversaire de l'Armée rouge, les détenus du fort de Romainville, à la sortie, se groupent sous la forme d'une vaste faucille et d'un marteau. Les gardiens tiraient et menaçaient de fusiller tout le monde. Un détenu prend la parole. La manifestation était terminée. Mais la meilleure manière de rendre hommage à l'Armée rouge était de s'évader et de reprendre le combat.

Fabien avait préparé un plan d'évasion. Comme les casemates étaient sans cesse fouillées, le plan se trouvait sur un rebord de la fenêtre, un gros caillou l'empêchait de s'envoler, mais, un jour de tempête, le caillou et le plan volent au milieu de la cour et les Boches s'en saisissent. Gros scandale. Fabien et ses compagnons sont descendus dans les caves du fort, sans air, sans lumière. Puis, changés de casemate, les détenus s'aperçoivent qu'une porte existant autrefois entre deux casemates avait été bouchée ; la partie obturée à la chaux, friable, pouvait s'attaquer plus facilement que le reste du mur. Le plan d'évasion s'établit.

Avec les paillasses, des cordes sont tressées. Un couteau est volé à la cuisine et, avec des morceaux de ferraille, des crochets sont confectionnés et entourés de chiffons. L'endroit à percer avait 1 m, 50 environ. En deux heures de travail acharné, un trou permettant le passage d'un homme est fait. Pieds nus, Fabien et un autre F.T.P. débouchent dans la casemate voisine, casemate inutilisée, dont la porte n'était pas fermée, mais une sentinelle s'obstine à rester là. Ils attendent deux heures. Enfin, la sentinelle s'éloigne pour demander du feu à une autre. Derrière elle, les deux camarades se faufilent, sortent de la bâtisse. La corde, avec son crochet au bout, est lancée dix fois sur le mur. Enfin elle tient ferme. Bien que déprimés physiquement, ils peuvent tout de même s'élever sur le mur, accrocher à nouveau la corde en sens inverse et se laisser glisser jusqu'à terre. Un bruit de pas : c'est la sentinelle du mirador. Ils se plaquent contre le mur. Un jet de lumière qui s'éteint. Ils sont sauvés et enfilent leurs chaussures.

À la porte de Pantin, deux agents les arrêtent. Il n'est pas cinq heures ; il était en effet cinq heures moins dix - dommage de s'être levé de si bonne heure ! Enfin tout s'arrange.

Ainsi, le 1er juin 1943, Fabien est à nouveau libre, réfugié à Aubervilliers, chez un patriote. Enfermé dans une chambre, il reprend des forces et étudie. Il lit toute la journée, l'algèbre, les livres militaires, la géographie. Il vit. il est fort.

Son père, militant du Syndicat des boulangers, a été fusillé en août 1942, avec 93 patriotes. Son beau-frère, Scordia, aussi. Fabien ne retrouve que sa petite fille de quatre ans, gardée par de braves gens du Doubs. Son coeur est plein d'une joie douloureuse. Il sait. Il a toujours su ce qu'il doit faire de sa vie. II se prépare fébrilement à reprendre la lutte.

IX. UN PEUPLE SE LÈVE.

FRANCE D'ABORD

Tillon avait dit : " À chacun son Boche ". Le journal des F.T.P., sous sa signature, avait clamé :

Au Drapeau, France, que fais-tu ? Il faut arrêter de limer, de semer, de manier le pic ou le ringard pour Hitler. Il faut se battre. Il faut faire flotter sur la patrie tout entière le drapeau de la nation libérée avec le concours de tout le peuple français. Une nation décidée à vivre et à combattre rat toujours plus farte que ses bourreaux. La force terroriste de l'ennemi et de ses trembleurs sadiques de la Kollaboration n'est faite que de notre patience, dans l'attente de miracles extérieurs. Parmi tes meilleurs fils, les partisans ont montré l'exemple de la décision, du courage, du patriotisme. Le drapeau pour lequel ils se battent est le drapeau tricolore. Le chant dont ils ont le cœur plein est la Marseillaise.

Hommes et femmes, jeunes et vieux, l'heure sonne pour la plus grande mobilisation de notre histoire. Tous au drapeau ! (France d'abord, mai 1942.)

La France a répondu.

Les victoires de l'Armée rouge, l'approche du débarquement font courir, comme une flamme, un espoir plus exigeant. Chaque nouvelle classe appelée pour le Reich était une nouvelle classe pour la lutte armée. Des officiers républicains, des anciens combattants rejoignaient les jeunes. Les jeunes luttaient ensemble dans une union profonde. On ne voyait plus la trace des divisions dans lesquelles on se complaisait autrefois. On s'apercevait qu'il n'existait pas d'opposition entre les ouvriers et les paysans. Ceux des villes luttaient dans les campagnes, cachés, habillés, nourris par ceux de la terre. Les curés cachaient les francs-tireurs. Le curé Bouveresse, chez qui vivait Fabien, lui prêtait une soutane. Dans la Haute-Saône, des gendarmeries entières aidaient les partisans et se battaient à leurs côtés. L'organisation, mise au point dans un département, rayonnait en quelques semaines aux départements voisins. Fabien quitte la Haute-Saône en 1943. Il prenait la tète de milliers de réfractaires. Dans le Centre (Cher, Loir-et-Cher, Nièvre, etc.), chaque ville, chaque village avait ses combattants. La lutte armée était devenue la chose de tout le peuple de France. Chacun de ses soldats exprimait une voix unanime. Et cette lettre du jeune lycéen catholique, Henri Fertet, chef du détachement auquel il avait donné le nom d'un jeune lycéen communiste fusillé à Châteaubriant pour marquer sa volonté de le venger. Henri Fertet, chef du détachement, Guy Mocquet, fut fusillé à son tour à 17 ans à Besançon.

...Pendant .ces quatre-vingt-dix-sept jours. de cellule, votre amour m'a manqué plus que vos colis. Remerciez toutes les personnes qui se sont intéressées à moi, et plus particulièrement mes plus proches parents et amis. Dites leur ma confiance en la France éternelle. Je remercie monseigneur du très grand honneur qu'il m'a fait et dont je dois m'être rendu digne. Je salue aussi, en tombant, mes camarades de lycée. Je lègue ma petite bibliothèque à Pierre, mes livres de classe à mon petit papa, Mes collections à ma chère maman, mais qu'elle se méfie de la hache préhistorique et du fourreau gaulois. Je meurs Pour ma patrie. Je veux une France libre et des Français heureux non pas une France orgueilleuse et première nation du monde, mais une France travailleuse, laborieuse et honnête avec ses Alliés. Que les Français soient heureux, voilà l'essentiel. Dans la vie, il faut savoir recueillir le bonheur. Ne vous faites pas de souci, je garde mon courage et ma belle humeur jusqu'au bout, et je chanterai Sambre et Meuse, parce que c'est toi ma chère maman qui me l'a appris.

Les soldats viennent me chercher, je hâte le pas : mon écriture est un peu tremblée ; c'est parce que j'ai un tout petit crayon. Je n'ai pas peur de la mort. J'ai la conscience tellement tranquille. Papa, je t'en supplie, prie. Songe que si je meurs c'est pour nous tous. Quelle mort serait plus honorable pour moi. Je meurs volontairement, pour ma Patrie.

Nous nous retrouverons bientôt tous les quatre, bientôt au ciel. Qu'est-ce que cent ans ?

Maman rappelle toi :

Et ces vengeurs auront de nouveaux défenseurs qui, tous, après la mort, auront des successeurs.

Adieu, la mort m'appelle. Je ne veux ni bandeau, ni être attaché. Je vous embrasse tous. C'est dur quand même de mourir. Mille baisers. Vive la France !

Henri FERTET.

Fertet sur les mêmes bancs d'école que les jeunes lycéens de toutes opinions religieuses ou philosophiques, uni dès l'école, le fut au combat, il méla son sang généreux au sang de tous les patriotes et dans sa lettre d'adieu il salue de la même ferveur son lycée laïque et son église, ses camarades d'études et son évêque.

Le résultat de cette unanimité est consigné,dans ces extraordinaires communiqués des détachements de Francs-tireurs, celui-ci résume les mois d'activité du détachement Jules Mangin, formé de trois groupes : Liberté, Lorraine et Alice.. Un, des lieutenants de Fabien était à la tête. Il y avait dans toute la France des centaines de détachements comme celui-là.

Le détachement Jules Mangin détruit, à Port d'Atelier, les bassins d'eau, les aiguillages, la machine fixe, la grue servant au chargement de bois pour les Allemands. Retards occasionnés aux trains de plusieurs heures, manque d'eau.

Fabien étend la lutte aux départements environnants. Il organise des milliers de réfractaires de ces régions et les conduit au combat contre les Boches.

Mais, recherché activement, il est indispensable que nous le déplacions, et, fin 1943, il passe dans les régions du Centre, Cher, Loir-et-Cher, Nièvre, etc.

Il organise à nouveau la lutte des réfractaires dans ces régions.

En liaison étroite avec les paysans, il empêche, les armes à la main, les réquisitions de chevaux et de bétail.

Ces communiqués nous révèlent autre chose que la répétition massive d'opérations efficaces. Ils prouvent la coordination rigoureuse de ces opérations. Ce n'est plus une guérilla désordonnée. C'est une armée nouvelle avec ses chefs, ses plans, su technique. Il y a la guerre des villes et celle des campagnes, les actions d'ensemble et les coups violents. La France a une armée et mène la guerre qu'elle peut, qu'elle doit gagner.

Le jour anniversaire de Valmy, le feu simultané de ces batailles d'un nouveau genre couvre la France : 25 déraillements dans la même nuit. Dans la nuit du 10 au 11 novembre, 30 déraillements, 156 opérations de sabotage des voies et des transports réalisés en trois jours (les 10, 11 et 12 novembre), et ceci rien que pour la zone nord.

Dans la région du Nord, Pas-de-Calais, Aisne, Fabien célèbre le jour anniversaire de l'Armée rouge : 20 déraillements, parmi lesquels six trains de permissionnaires boches, trois trains de matériel et onze trains de charbon et matériel à destination de l'Allemagne.

Fabien est commandant de la subdivision Nord, Picardie, Normandie.

Les Francs Tireurs du Nord et de Normandie sont dignes du mineur Debarge, avant-guerre délégué mineur, organisateur des premiers déraillements dans le Nord ; magnifique combattant

et homme du peuple, distribuant chaque mois des milliers de feuilles de rationnement aux familles de prisonniers de guerre, de déportés, de fusillés, Il fut assassiné par la Gestapo à Arras, mais sa tombe fut toujours couverte de fleurs, même pendant l'occupation.

Fabien organise avec les mineurs du Nord le sabotage des puits de mine, la destruction des machines ; le charbon du Nord n'alimentera plus la machine de guerre allemande.

Le Creusot, à son tour, est arrêté par les F.T.P., comme l'annonce fièrement ce communiqué :

" Aux ateliers du Petit-Creusot, à Chalon-sur-Saône, huit gros moteurs électriques sont détruits ; baisse de la production, 50 % ; construction de 15 grosses locomotives arrêtée pour 15 mois.

Le 2 octobre 1943, sabotage de la ligne à haute tension 50.000 volts, alimentant la centrale de Chalon et de Dijon, ainsi que la ligne Maginot.

Du 1 au 2 septembre, à Germelles, destruction de deux transformateurs de 45.000 et 19.000 volts, de quinze disjoncteurs et de l'appareillage d'un transformateur.

Dans la nuit du 1 au 2 septembre, des groupes spéciaux de F.T.P., à Chalon-sur-Saône, procèdent à la destruction de trois transformateurs de 120.000 volts et de deux autres de 120.000 et 45.000 volts et d'une partie essentielle de la centrale électrique ; cinq pylones ont été en outre abattus.

Dans la nuit du 1 au 2 septembre, destruction de deux transformateurs de 220.000 volts et 45.000 volts ainsi que du pylone commandant le portique d'arrivée du 120, 150, 45 et 220 volts.

Dans la nuit du 1 au 2 septembre à Tournus, destruction de cinq pylônes et d'un portique, trois disjoncteurs de 120.000 volts brûlés. Ces opérations ont provoqué une grave et durable perturbation dans la fourniture du courant aux usines du Creusot, de Montchanin, Chalon, Magny, Montceau-les-Mines, Digoin qui travaillaient pour l'ennemi.

Des dizaines d'écluses sautent d'après un plan mûrement étudié. Le réseau serré des canaux du Nord est isolé du reste de la France et de la Belgique.

Au début de 1944, est organisée, dans l'Oise, une école d'officiers pour la subdivision. Fabien vient y faire des cours dans une petite ferme au milieu des bois. L'école est dirigée par Raymond. La nuit, Fabien rêve de sa guerre contre les Allemands. Raymond, qui couche avec lui, l'entend rêver à haute voix : il donne des ordres à ses compagnies.

Des milliers de Francs-Tireurs sont cachés chez les mineurs, chez les ouvriers. Partout, chez tous les vrais Français, les patriotes trouvent un abri. Et Fabien peut tonner des cadres, relever le niveau des opérations, les coordonner dans toute la région. Il met en pratique un fichier d'opérations qui permet d'avoir une vue d'ensemble du travail et de suivre les résultats des opérations de chaque groupe au combat.

Il enseigne le code chiffré à tous les échelons, jusqu'aux groupes de combat. Dans d'autres régions, où on l'appliquait trop peu, l'imprudence coûtait cher.

Le service de liaison et transmission est assuré par des jeunes filles et des jeunes femmes, sous la direction de Gilberte Lavaire, fille d'un gendarme de la Haute-Saône.

Deux fois par semaine, les notes et communiqués des opérations de chaque groupe de combat nous parvenaient à paris. Il y avait, à ce moment-là des milliers de groupes de Francs-Tireurs et Partisans ; ce furent des femmes ou des jeunes filles comme Gilberte Lavaire qui assurèrent cette rapidité des liaisons grâce à une organisation minutieuse. Non seulement elles faisaient des transmissions, mais, encore, elles se constituaient en groupes d'instruction pour apprendre la topographie et les transmissions adaptées à l'armée nouvelle. Elles faisaient à pied, en vélo, en auto-stop, des centaines de kilomètres chaque semaine.

Fabien, recherché dans le Nord à nouveau, est envoyé en Bretagne. Là, c'était le même combat, le champ de bataille couvrait la France, C'est là que Gilberte Lavaire est arrêtée par la Milice. Elle est battue à un point que son dos et ses jambes ne sont plus qu'une plaie. Questionnée, elle ne dit rien, pas un mot. Elle est emmenée à Paris, dans une maison de torture de la Milice, près du Trocadéro. Nous allons voir comment elle fut traitée.

Le 16 juin, dit-elle, je suis arrêtée par les miliciens inspecteurs, alors que je me rendais dans une ferme ; " sitôt appréhendée, je suis conduite devant un homme que je déclare ne pas connaître. Ils me ramènent à la ferme. Là, ils me font déshabiller entièrement, en arrachant violemment mes habits que je refusais de quitter. Ils me posent une première question : " Où est P...? " : Pas de réponse. Tu vas nous emmener vers lui et sa planque. - Je ne le connais pas. "

ils me frappent sans arrêt à coups de nerf de boeuf et de ceinturon, puis ils me font rhabiller et me réitèrent l'ordre de les conduire à la planque de p... Je ne bouge toujours pas et dis ne pas le connaître. Ils continuent à me frapper. Ils m'emmènent à X., dans cette maison. D'autres inspecteurs et un chef milicien arrivent autour de la voiture:

" Qui est-ce ? la liaison à P... – Ah ! celle là, je m'en occupe personnellement.

J'entends les autres chuchoter : " Qu'est-ce qu'elle va prendre . En effet, ils me font monter dans une chambre qui sert de bureau, m'arrachent à nouveau tous mes vêtements et commencent l'interrogatoire.

Ton intérêt est de parler, sinon, gare ! Tu crèveras, mais tu parleras, on te rendra aussi impuissante que M..., A..., qui nous ont tout dit. On va te les montrer, voici J... Je ne le connais pas ". dis-je.

Ils veulent me faire dire les planques de P..., mais je ne veux pas parler et leur explique que, pour des raisons de sécurité, je ne les connais pas.

Et toi, où couches-tu ? - Dans les bois, je campais. "

Ils sont six à me battre avec des nerfs de bœuf, ceinturons et sabres ; un autre m'étrangle jusqu'à ce que j'étouffe. Quand ils voient que je ne veux rien dire, ils me branchent l'électricité par tout le corps, jusqu'aux oreilles, ce qui rendit presque sourde tous les jours suivants. Pendant ce temps, ils ne font que me demander :

Où est P... (I) ? Où sont les planques...? Où est S... ? - Je ne le sais pas. - Connais-tu ...? - Non. – Hélène ? - Non. - Si, tu la connais. H... et S... sont la même. - Je n'ai jamais connu H., - Tu connais la Nationale ? - Non. - Tu mens, tu la connais, donne-nous ses planques. Ils me tapent toujours pendant longtemps, me posant toujours les mêmes questions. Puis ils me font habiller. Le sang coule le long des reins et des envases. Je n'entends rien et je ne peux pas me tenir debout.

Tu vois, si tu avais parlé, tu ne serais pas arrangée comme cela. Un garde me fait descendre à la prison et me fait coucher par terre. Puis, ils me font remonter les deux étages et me présentent J...

[...]

Un soir, profitant d'une alerte, elle s'évade et reprend sa place au combat.

Le sang de chaque martyr faisait se lever cent autres combattants, ayant cette pensée unique : Mort aux bourreaux. Nous voulons vaincre et vivre.

Rien que dans les trois départements du Morbihan, du Finistère et des Côtes-du-Nord, près de 6.000 francs-tireurs et partisans se battaient contre l'ennemi.

Je pense à ce village perché sur les monts armoricains où tout le monde était franc-tireur : tous les hommes du village, et même parfois des jeunes filles, allaient, le soir, faire dérailler les trains allemands ou. attaquer une patrouille allemande. On l'avait surnommé, ce village de Bretagne bretonnante, le village de Jules César.

Je pense à ces paysans du Morbihan qui, d'une manière continue, coupaient la ligne Redon-Quimper, où, malgré toutes les mesures de surveillance, presque chaque nuit, on voyait comment nos vainqueurs déraillaient.

Et ces ouvriers de l'arsenal de Brest groupés dans nos unités de francs-tireurs de Brest, sabotant, faisant sauter les machines, empêchant la production pour l'ennemi avec la même vigueur qu' aujourd'hui ils sont dans leurs syndicats les ouvriers de choc, faisant tout pour augmenter la production et en finir avec l'ennemi mortel de notre peuple.

Le 30 avril 1944, la prison même de Vitré est attaquée par une compagnie de F.T.P.F, Le directeur et les gardiens sont gardés à vue jusqu'au matin et 40 patriotes libérés, sans qu'il y ait eu une seule évasion de détenu de droit commun.

Lorsque le débarquement eut lieu, des dizaines de kilomètres carrés furent libérés par nos unités, unités de choc F.F.I., préparées et entraînées au combat.

Les blindés alliés pouvaient foncer sur Paris, les unités F.F.I. bretonnes. non seulement servaient de troupes d'accompagnement, mais encore tenaient, et tiennent encore le front et le rétrécissaient sans cesse.

Aujourd'hui, faire une politique de guerre française, cela signifie, d'abord, chasser le Boche de chez nous. Mobiliser pour relever, soutenir, renforcer ce front, et avec le matériel lourd qui peut et devrait être envoyé depuis des mois, en finir avec bette plaie à l'Ouest. Libérer nos ports de l'Ouest, de première importance pour notre pays.

Mais les événements marchaient ; les Alliés débarqués én Bretagne, Fabien devait terminer sa carrière de franc-tireur là ou il l'avait commencée : à Paris.

Nous venons de perdre à Paris un des chefs militaires les plus valeureux : Gilles, officier d'artillerie et magnifique organisateur militaire. Les Allemands devaient le torturer de toutes les façons possibles, on lui applique le masque de cuir sur le visage, sa figure en sortira méconnaissable, son sang, sous la pression de l'air, jaillira des paupières et de toute sa figure ; mais il restera ferme comme un roc. B fut fusillé quelques semaines avant l'insurrection, mais il reste pour nous l'organisateur des magnifiques opérations d'attaques de détachements boches aux Champs Elysées, à l'Odéon, et en cent autres endroits de Paris. Il est l'un des organisateurs de l'opération contre le général assassin von Schaumburg, et contre le négrier Bitter. Il reste, pour nous, un exemple en qui le courage se trouve allié aux plus grandes qualités d'organisateur militaire. Il fut le plus grand chef militaire de la région parisienne.

Au début de juillet 1944, Fabien prendra en mains les unités de choc, formées dans la région parisienne. On est dans la période préparatoire de l'Insurrection.

Le peuple parisien, avec sa grande finesse politique comprend que le moment es venu d'en finir avec l'oppresseur maudit de notre pays. L'Insurrection dans Paris, ce n'est pas seulement la seule solution digne de notre capitale et de ses traditions historiques ; sans la libération de Paris, par les Parisiens eux-mêmes, les combats livrés entre l'année allemande et nos Alliés avec les tanks, l'artillerie, l'aviation de bombardement auraient été extrêmement coûteux à notre capitale et l'Insurrection parisienne d'hier, comme aujourd'hui la levée en niasse pour finir la guerre, c'est non seulement la solution, la seule digne pour notre peuple, mais aussi, la moins coûteuse en vies humaines.

C'est pourquoi, en juillet 1944, Fabien et ses camarades, avec tous les officiers F.T.P. et F.F.I. préparent malgré les avis doctoraux de certains, l'Insurrection parisienne.

X. INSURRECTION PARISIENNE.

L'ennemi utilise Paris comme une véritable plaque tournante vers le front.

Par Paris, passent les voies ferrées mises à mal par nos unités et par l'aviation alliée ; les Roches se servent de plus en plus, pour leurs transports, des transports routiers beaucoup moins vulnérables, et Paris sert de vaste garage aux camions allemands qui partent chargés de carburant, de munitions, de vivres, de soldats, La direction collaborationniste du métro aide les Boches à réquisitionner les autobus.

D'autre part, la Seine et les canaux sont utilisés au maximum. Les péniches partent de Paris ou y passent en direction de Rouen et de là, des camions prennent livraison et font le transport jusqu' au front.

Depuis des semaines, la lutte se poursuit contre les transports de l'ennemi. Une méthode populaire est employée par nos francs-tireurs. Elle a le même succès sur les routes que nos déboulonnages en avaient eu sur les chemins de fer; ce sont les crève-pneus : morceaux de fer tordus avec trois pointes, de telle sorte que, jetés sur la route, toujours une pointe est en l'air.

Fabien fait confectionner dans son secteur des milliers de crève-pneus. Des ouvriers de plusieurs usines métallurgiques ne font plus que des crève-pneus et des milliers de personnes participent à la confection et à la pose des crève-pneus.

L'ouvrier part avec sa musette remplie et, après son travail, va infester les routes utilisées par les convois boches.

Des voitures, des camions, des convois entiers, restent en panne, embouteillant les routes. À Chelles, les Boches font lever la population pendant la nuit pour balayer la route. À Melun, Meaux, Bezons, en cent autres localités, notre action contre les transports routiers montre son efficacité. En même temps, des arbres sont abattus en Seine-et-Oise, les pancartes sont arrachées ou camouflées, les dépôts de carburants et de camions flambent.

Les écluses sautent : celle de Champagne-sur-Seine saute deux fois en quinze jours.

Voici l'ordre de Fabien à ses chefs d'opérations en cette période :

Nous devons plus que jamais avoir de l'audace, encore de l'audace, et toujours de l'audace.

De jour en jour, et bientôt d'heure en heure, la situation générale va aller en se modifiant et qui semblait hier insensé, demain sera presque normal. La population parisienne doit être contre les Allemands une puissante cinquième colonne patriotique. Toutes les audaces sont aujourd'hui permises. C est à nous de créer par nos actions répétées contre les Roches l'étincelle qui fera jaillir l'insurrection nationale.

Pour mener cette tâche à bien, il faut :

1° Assurer la direction effective des opération, et pour cela donner â tous les échelons, en particulier à tous les chefs de groupe et de détachements, des ordres imminents clairs, nets et précis (dans le temps et dans le lieu) concernant les objectifs assignés chaque semaine ; ces objectifs sont fixés par le C. M. de la R. P. Les voici :

Des opérations simples peuvent être réalisées absolument par tous les groupes (armés et non armés. de réserve nu de combat) dans l'ordre suivant :

a) Action généralisée rentre les transports routiers ennemis, allant du crève-pneus aux câbles, à la destruction des pancartes ennemies et. jusqu'à l'incendie des véhicules isolés ;

b) Attaque des groupes de soldats et d'officiers allemands et de la Milite, des postes isolés et des patrouilles ennemies (boche et Milice)

c) Des actions contre les chemins de fer, particulièrement dans les secteurs suivants : les précisions seront transmises à part :

d) Attaques, destruction des dépôts de carburant parages et ateliers de réparations automobiles ;

e) À travers toutes ces opérations, mettre comme objectif primordial :

Récupération massives d'armes de toutes sortes, pour l'armement des Milices patriotiques et de nos comités en formation.

Ces différents objectifs doivent permettre à tous les groupes d'opérer et, d'autre part, d'amener les meilleurs à augmenter progressivement l'ampleur et la valeur de leurs opérations.

C'est en forgeant qu'on devient forgeron, c'est dans le combat que les hommes apprennent à se battre, et que les chefs apprendront à diriger.

Signé: Colonel Fabien.

D'autre part, le peuple de Paris se prépare à l'Insurrection. Des manifestations ont lieu, dont les plus importantes furent celles de Belleville et du faubourg Saint-Denis. À Vitry, les cheminots se mettent en grève ; le travail reprend, mais bientôt de nouvelles grèves s'étendent à Villeneuve-Saint-Georges qui sera, avec Noisy-le-Sec et la Villette, le berceau de la grève des cheminots.

Les Francs-Tireurs participent à ces grèves. soutiennent les ouvriers. Nos officiers, entourés d'un groupe de combat, vont prendre la parole dans les gares et dans les usines ; déclenchent la grève, faisant clans les gares déboulonner les rails pour arrêter le trafic, ils constituent ouvertement les groupes de combat parmi les grévistes et appellent tous les ouvriers à s'armer et à prendre l'initiative de l'attaque contre les Boches.

Fabien parlera ainsi à la gare Masséna et dans une usine.

Il est dans son élément, il fait corps avec l'Insurrection montante. L'ennemi frappe encore les nôtres et commet les pires atrocités pensant encore arrêter notre lutte. On assassine des patriotes et leurs corps sont exposés dans les rues pendant 24 heures. Fabien, en ces jours, appelle au combat. Voici la lettre qu'il écrit au secteur de Montrouge après de tels assassinats :

Paris, le 6 août 1944.

Bien que les événements justifient, au point de vue tactique, les plus. grandes audaces, la guérilla doit rester la forme fondamentale de notre lutte.

Une haine sacrée contre les Boches, les Miliciens. contre les assassins d'Oradour et mille autres endroits doit animer chaque combattant FTPF. Nous devons avoir pour règle de riposter à chaque coup de l'ennemi. Comme en 1941-1942, à la terreur opposons la terreur. Pour un oeil, les deux yeux.

Ces jours derniers, les Roches ont fusillé dans différents quartiers des jeunes Français, à Montrouge notamment : il faut, dans ce cas précis, descendre en masse dans Montrouge ; tout le monde doit participer à l'action, depuis le comité militaire dans son entier jusqu'à la Milice patriotique locale qu'il faut entraîner. Il est facile de se saisir de deux, trois, quatre, cinq Boches, les entraîner à l'endroit où ils ont fusillé nos gars et les abattre comme des chiens qu'ils sont.

À l'avenir, je considérerai comme lâches les membres des comités militaires qui ne sauraient pas organiser la riposte à de tels assassinats.

Francs-tireurs parisiens, dans quelques jours peut-être, l'armée allemande va s'écrouler sous les coups terribles que lui assène l'Armée rouge et, à présent, tous les Alliés réunis. N'attendons personne, empêchons la terreur nazie de s'étendre, libérons nous nous-mêmes.

Mort aux envahisseurs fascistes !

Mort aux bandits de la Milice !

Vive la France !

Le colonel Fabien.

Le peuple français doit se souvenir de la barbarie allemande, d'Oradour-sur-Glane, d'Ascq, des pendus de Mimes, de Nice, de Savoie, de Bretagne, des tortures de la Gestapo, des fusillades massives du Mont-Valérien et des rainions sanglants transportant des patriotes assassinés au cimetière d'Ivry. La France doit extirper complètement le fascisme en Allemagne et ses prolongements en France ; pas de pitié pour les bandits hitlériens ; c'est notre devoir sacré pour protéger nos enfants et nos petits-enfants.

La mobilisation générale.

C'est par la lutte que le peuple de Paris répondit aux atrocités allemandes.

C'est la mobilisation générale.

À la porte de tous les commissariats de police, de toutes les mairies, sous les grillages même des avis officiels apparaissent tout à coup ces affiches blanches qu'on croyait ne plus voir. C'est l'appel de mobilisation des officiers et sous-officiers décrété par le gouvernement provisoire de la République française à Alger le 10 juin. Plus de 5.000 sont collées dans la région parisienne sur les panneaux officiels. C'est signé ; L'État-Major des F. T. P. ".

Le peuple défend les affiches.

Les Boches n'osent pas les déchirer. Ils ajoutent une bande rouge barrant l'affiche et invitant le peuple de Paris à " réfléchir " ! Et si quelqu'un murmure : " Ce n'est pas tout, il faut savoir où aller pour répondre à l'appel... " un enfant ou une femme. - que nous avons envoyés devant chaque affiche, prend sa main et guide le soldat vers les Francs-Tireurs.

Il fallait les armer ; jamais la région parisienne n'avait eu un parachutage, notre action fut toujours nourrie en armement par l'action, tout le reste n'est que paroles et mensonges.

Fabien organise des opérations de récupération d'armes contre les Boches, gare d'Austerlitz, porte d'Orléans,...

À la tête d'une compagnie de Montrouge et d'une compagnie de F.T.P. de la police municipale, il attaque le dépôt tenu par les Allemands. Fabien est blessé au pied au cours de cette opération, mais tout en boitant il sera durant toute cette période, à son poste de combat. Après deux jours de repos, la balle extraite, la plaie non encore cicatrisée, il reprend la direction des opérations de son secteur.

L'insurrection victorieuse.

Le 19 août, ordre est donné de passer partout à l'attaque contre les Boches là ou ils se trouvent. S'emparer des voitures, organiser leur défense (les blinder si possible), attaquer les convois boches qui refluent dans Paris, attaquer les voitures allemandes, occuper les points stratégiques, passer partout à l'action; accélérer la cadence de la mobilisation dans les mairies occupées (les brassards F.F.I. sont distribués) ; ouvrir les voies de Paris aux Alliés, et libérer Paris avant l'arrivée des troupes. On utilise l'armement dont on dispose, on fabrique des milliers de bouteilles incendiaires contre les tanks (acide chlorate).

Dans le secteur sud, partout les ordres sont appliqués. Dans le XIIIe où Fabien, le lendemain, établira son Q.G., on voit des jeunes gens juchés sur les toits avec de vieux fusils plus grands qu'eux : Ils ajustent et tuent impitoyablement chaque Allemand qui se hasarde dans la rue. Le sang boche coule sur le pavé du vieil arrondissement ouvrier et patriote ; l'heure de la vengeance et de la libération a sonné.

La première phase de la bataille a rendu l'insurrection maîtresse des principaux points stratégiques. Les Allemands divisés en petits groupes, harcelés par les détachements les environnant partout, sont réduits à des îlots qui devaient servir de points d'appui à leur défense, et qui deviennent leur prison. Le plan allemand de lutte acharnée et de destruction méthodique est paralysé. À moins de se faire sauter eux-mêmes, ils ne peuvent se servir des mines qu'ils ont placées et qui sont désamorcées une à une par les F.F.I.

Fabien commande le secteur rive gauche, banlieue sud. C'est le secteur capital, c'est par là que les Allemands refluent, par là que les Alliés arriveront d'abord. L'année Patton a laissé la Bretagne aux soins des F. F. L et, après un mouvement tournant, arrive par Chartres et juvisy.

Devant Fabien, il y a le secteur de Seine-et-Oise, le plus exposé, dont le commandant Barré (Arvois) se fera tuer, et c'est le commandant Merlot (Marquet) qui le remplacera.

Le commandant Darcourt avec Chaigneau commande le XIVe, le XVe le Xe et le XVIIIe.

Le P.C. de Fabien, c'est une obscure petite chambre presque remplie par la table de café sur laquelle il écrit. Les commandants écoutent les ordres. Rien n'est noté, mais rien ne sera oublié. Fabien note sur un registre commercial à dos noir. C'est son livre de bord. À côté, trois jeunes filles dorment sur un matelas en attendant les plis qu'elles iront porter sous la mitraille.

- Combien de fusils-mitrailleurs avez-vous ?

Combien de grenades ?

Placer 200 hommes là, gardez une réserve ici. Tout s'est déroulé comme il le fallait jusqu'à présent.

Entre Paris et l'ouest, les Partisans opèrent. . Les routes qui mènent de Paris au front de Caen et du Cotentin sont coupées : par les Francs-Tireurs et Partisans français. Les Allemands en Fuite ne peuvent plus se replier sur Paris. Les Allemands de la garnison parisienne ont été fractionnés par centaines de petits combats avant d'avoir pu constituer un front.

Les ilots de résistance sont cernés. Le 21 août, l'insurrection victorieuse n'a plus qu'à les anéantir, à recevoir le prix de sa victoire.

La trêve.

Mais le soir, des relents de l'esprit munichois et pétainiste de la cinquième colonne, passent par les rues avec les hauts-parleurs annonçant la trêve. Le peuple de Paris et notre Parti répondent par un appel au combat.

Fabien répond par une action plus grande.

L'état-major F. F. I. commande de continuer le combat. La grande voix de l'Humanité, " Tous aux barricades " couvre les voix de l'ennemi et de la lâcheté.

Quoi, il y aurait un armistice alors que l'ennemi reculait démoralisé par l'action du peuple parisien ?

Les Boches l'espéraient, voulant redonner confiance à leurs troupes, les réorganiser et reprendre sur un autre pied la lutte dans Paris.

Il ne pouvait pas y avoir de trêve avec les Boches assassins de 75.000 Parisiens. Fabien menaça du conseil de guerre toute personne qui colporterait de tels bruits. Il faudra bien un jour que les personnages officiels qui la signèrent s'expliquent.

La réponse à ces tentatives criminelles fut la mobilisation de tout le peuple parisien, Paris hérissé de barricades, l'ennemi cerné dans quelques îlots de résistance.

La deuxième phase de l'insurrection de Paris commença, c'était celle de la réduction des îlots.

Liquider les îlots. Fabien au Luxembourg.

Je me rappelle notre brave Fabien en ces jours glorieux. Il avait installé son P.C. dans un petit restaurant, avenue de Choisy : Il organise la défense de la place d'Italie. Les barricades sont magnifiques. Avenue des Gobelins, boulevard Saint-Marcel, des camions Panhard renversés, de gros arbres couchés sur la chaussée, des pavés, des câbles tendus et entre-croisés, des fosses creusées. Fabien a fait appel au syndicat des terrassiers, à la population du XIIIe qui, magnifiquement, prend sa place au combat. Les gars du bâtiment du XIIIe viennent venger Legall en élevant les plus solides barricades de Paris.

Les usines sont remises en route et réparent les auto-mitrailleuses et les tanks pris à l'ennemi. Des ateliers de réparations pour les armes individuelles sont constitués. Paris est en guerre. Paris met toute son initiative et son ingéniosité dans le combat.

Les hommes, les femmes, les enfants, toute la population est dans la rue, soutenant, aidant les unités combattantes.

Fabien n'attend pas derrière ses barricades, il attaque l'ennemi.

Le 22 août, une attaque très importante est menée contre un garage allemand de la porte d'Orléans. Le lieutenant Pierre, vieil officier de la garde, est tué au cours de cette opération ; mais le garage est pris, les Allemands sont faits prisonniers ou tués, les véhicules sont récupérés avec les stocks d'armes et de munitions entreposés.

Une colonne punitive de blindés allemands part de la porte d'Italie vers Villejuif. Des barricades s'élèvent après le passage des camions, la colonne est cernée ; une auto-amphibie détruite, trois Allemands tués, des camions pris ; Fabien reste maître du secteur.

Mais où Fabien se révèle un officier de valeur, c'est au Luxembourg.

Les Boches acculés, cernés dans quelques ilote de résistance, il reste à les achever en réduisant les Îlots. Fabien reçoit le commandement de toutes les unités F.F.I. de son secteur, il se voit confier la tâche d'en finir avec LÎlot du Luxembourg.

Fortement retranchés dans des blockhaus, les Boches sont prêts au combat et ont une position très solide.

Le Luxembourg est relié par des lignes téléphoniques directes à Kiel, à Hambourg et à Berlin. 300 hommes le défendent plus des unités de S. S. et une compagnie de Schutzpolizei. Il faut y aller avec précautions ; car le palais du Luxembourg repose sur une poudrerie souterraine.

Fabien dépêche un officier à Thiais, où des éléments avancés de la 2e Division Blindée commandée par le général Leclerc stationnent. Il demande sept chars. Le bataillon F.T.P., Lucien Winglas, assiège les faces est et sud, la compagnie F.T. P. du Ve tient la face ouest, la compagnie de la garde occupe l'Odéon.

L'attaque est déclenchée l'après-midi. De tous les côtés à la fois, les tanks ouvrent le feu, sur les blockhaus bétonnés du jardin et sur les cinq chars tigre allemands. Les unités F.F.I. qui viennent de faire leur preuve dans les combats de rues progressent d'une manière continue et pénètrent dans la place. À 5 heures, le drapeau blanc parait.

La défense est réduite, le drapeau tricolore est hissé, les derniers Allemands se rendent.

À ce moment, à la République, Darcourt, Chagneau et Froget montent à l'assaut de la caserne " Prince-Eugène " et d'autres liquident les îlots de l'Opéra, de l'École militaire et de la Concorde.

Paris est libéré, une vague de joie soulève la ville entière. Le lendemain, les troupes françaises entraient dans Paris.

Mais déjà Fabien a quitté Paris, il poursuit les Boches dans la région du Perreux, Nogent ; combat autour de l'usine Thomson, combat pour couper la retraite à quelques éléments boches qui se replient.

Ces combats terminés, après une rapide revue à Aubervilliers, dans la ville du traître Laval où notre ami Tillon vient d'être porté à la mairie par la population enthousiaste, Fabien est, avec 500 hommes et un matériel important pris aux Boches et tourné contre eux, dans le secteur de Blanc-Mesnil où les combats continuent.

Le 27 août, la compagnie Georges lachambre s'empare des trois fermes de Blanc-Mesnil. 90 Boches tués, 70 prisonniers.

Quelques jours de repos, le temps d'organiser un régiment. Le 1 septembre, des canons, des autobus sont réquisitionnés. Fabien part avec le gros de ses forces. Pimpaud suivra le lendemain avec un bataillon de la caserne de Reuilly. Qui est Pimpaud ? Ce brave si aimé des soldats de la caserne de Reully, et. plus tard du groupe tactique de lorraine, mort avec Fabien comme il avait été avec lui en Espagne et en Alsace.

XI. PIMPAUD MARCEL.

LE LIEUTENANT COLONEL DAX

Marcel Pimpaud fut commandant de bataillon en Espagne.

Il avait été blessé à la jambe et au bassin, et toute sa vie, il boitera. Je le revois, cet autre officier légendaire qui savait si bien allier les qualités du chef et celles du père de famille.

Pimpaud fut arrêté en septembre 39. Il sera livré aux Boches, et seule l'Insurrection le délivrera des griffes de l'ennemi.

Il apprit les langues étrangères, étudia la littérature.

Je me souviens comment, avec Fabien, nous avions établi un plan d'opérations pour le libérer de la prison de Bourges en 42, mais la plupart des détenus furent transférés et on les perdit de vue.

Un camarade qui l'a connu en prison raconte comment ses pandits nazis le traitaient. Ses blessures suppuraient à nouveau, il n'était pas soigné et il a fallu la rude constitution et surtout le moral extraordinaire de Pimpaud pour résister physiquement à ce régime qui dura quatre longues années.

voilà ce qu'écrit un de ses camarades de prison :

Ce héros alliait à cette soif d'apprendre une bonté infinie, Il y eut des moments où nous étions dépourvus de tout. Un jour une main charitable et inconnue lui passa une unique et petite tomate. Je me souviens toujours qu'il n'eut de cesse qu'il persuada un gardien de m'en faire passer la moitié.

Quand les Japonais, grâce au traître Decoux, mirent la main sur l'Indochine, je désirais vivement me rendre compte des batailles possibles en Indochine, je n'avais pas de carte. Dax avait un petit Larousse, mais nous étions privés d'encre et de crayon : dans les préaux dans les préaux-promenades dé la prison, la proximité de la gare avait fait déposer une belle épaisseur de fine poussière. Dax avec du savon et ce poussier composa une mixture qui servit d'encre qu'il laissa dans un coin où je la pris en allant à la promenade à dix pas de distance de lui.

Jamais Dax ne connut un moment de cafard, il travaillait à se rendre apte à la lutte à venir. Jamais non plus, il ne sous estima l'ennemi. Il n'eut qu'une tristesse : pendant quelques mois, l'interdiction des colis et la scandaleuse insuffisance de la nourriture nous mirent à deux doigts de la mort.

Libéré, Dax tombe en pleine insurrection dans Paris. Il organise les unités F.F.I. dans le XIIe arrondissement, et on le retrouve commandant de la caserne de Beuilly. En quelques jours, il met sur pied, 2, 3, 4 bataillons qui bientôt partiront au front.

En quelques jours, il les habille, les arme, organise l'intendance. Dans la cour de Reuilly, déjà des instructeurs apprennent le maniement des armes aux jeunes volontaires. Il répare les armes prises à l'ennemi et une auto-mitrailleuse qu'il emmènera.

Mais déjà les gens " bien intentionnés " ne veulent plus qu'on se batte. Pourquoi partir, les Alliés seront plus vite que vous à Berlin. Et puis, il faut s'instruire, et là ce n'est pas la volonté d'instruire nos hommes qui guide certains, c'est un bon prétexte derrière lequel on s'abrite pour ne pas, faire la guerre. Malgré les protestations, Fabien et Paimpaud partent avec 3.000 hommes. Nous n'avons pas écouté ces bons conseilleurs.

Le seul malheur est qu'on nous ait empêchés de faire partir trois ou quatre autres régiments, une division entière qui aujourd'hui participerait aux combats d'anéantissement du fascisme en Allemagne.

Ce n'était pas là se battre " pour le panache " comme on l'a dit à l'époque, mais bien pour garantir les intérêts de la France. Aujourd'hui, tout le monde en est convaincu.

XII. NAISSANCE DE L'ARMÉE NATIONALE

Après bien des difficultés, Fabien réussit à se faire une place dans le combat contre les Boches. Personne ne l'aide.

Enfin, à côté de la septième armée américaine, il tient un front de 12 kilomètres en face de Thionville pendant un mois. Le mot

d'ordre est : se battre et s'instruire, faire, dans le combat et par l'instruction de cette unité sortie des barricades une unité d'infanterie moderne. Les unités en ligne tiennent le secteur qui leur est confié ; les unités en réserve s'entraînent à quelques kilomètres des lignes. En quelques semaines Fabien a donné à son unité un visage nouveau. Nous lui envoyons les uniformes, les

casques que Paris a collecté en quelques jours. Il rend aussi uniforme que possible l'armement ; répare les auto-mitrailleuses et les canons pris aux Boches, récupère des munitions, forme des mitrailleurs et des artilleurs.

L'amalgame est réalisé dans son unité où se trouvent des dizaines d'officiers de carrière fondus avec les officiers surgis de la lutte de partisans, et tous s'entendent à merveille. Le capitaine t Lebon, capitaine de la guerre de 1914-1918, as de la guerre, dix fois cité, huit fois décoré, travaille côte à côte avec Fabien, ce colonel de 25 ans.

L'un apporte toutes ses connaissances techniques, sans restriction, l'autre ses qualités de conducteur d'hommes, de combattant, son esprit offensif, son souffle patriotique.

Je suis allé revoir mon ami Fabien, en octobre. La nuit, nous étions allés visiter les postes avancés, établis à ce moment-là le long de la Moselle. Les Boches se tenaient de l'autre côté de la Moselle et dominaient nos horizons.

Avec, quelle rapidité surprenante, nos héros des barricades s'étaient adaptés aux nouvelles conditions de combat, j'en fus moi-même surpris.

Je retrouvais des soldats enterrés comme il faut, avec d'excellents ouvrages défensifs, avec des dispositions de feu excellentes ; et avec un moral inconnu jusqu'alors dans l'armée française, dans l'eau et la boue jusqu'à mi-jambe, mais refusant de se laisser relever.

Avec un mordant qui valut des citations les plus élogieuses du commandement de la septième armée américaine et ,nombre de décorations.

Des soldats qui, avec nos alliés américains, venaient depuis quelques jours de se rendre maître du plateau légendaire de Gravelotte pour la conquête duquel mourait un autre héros de la trempe de Fabien, des Dax, des Lebon, le capitaine Neuville, défenseur de la préfecture pendant l'insurrection et dont la gloire et le souvenir seront inoubliablement unis à celui de nos chers disparus.

Des croix de guerre viendront récompenser le courage de ces vaillants soldats au montent où ils seront relevés pour passer à la première armée française.

Voici, à ce sujet, la citation élogieuse que le général américain Walker adresse au colonel Fabien :

Je désire vous complimenter et vous remercier, ainsi que les officiers et les hommes que vous commandez, pour l'aide apportée au deuxième Corps, au cours de l'entraînement dans la région de Fontoy et pendant les opérations près de Bloisy, dans le secteur de Garche, Gravelotte, près de la position fortifiée Jeanne d'Arc, ainsi que dans le secteur de Richemont. L'accomplissement du devoir, le sublime et l'héroïsme dont les membres du groupe tactique de Lorraine ont fait preuve ont été de la plus haute qualité.

Tout de suite les unités de Fabien sont engagées sur le front, elles tiendront le front durant deux mois sans faiblir. L'élan patriotique que leur a donné Fabien, l'amalgame réalisé dans son unité, l'instruction donnée en même temps que le combat, font du 151e régiment d'infanterie, une unité d'élite de l'armée nationale renaissante, et montre combien il est possible, par les mêmes méthodes, d'avoir en ligne, le double et le triple des effectifs actuels. Pour cela, il faut fondre les unités venues d'Afrique et celles venues de l'intérieur, mobiliser les classes de jeunes qui brûlent de suivre l'exemple de Fabien, fondre tout cela et former rapidement une grande armée française, par un travail intensif dans nos usines de guerre, par l'aide de nos Alliés, par la réparation, la réutilisation du matériel laissé par l'ennemi, la lutte contre le sabotage et l'incurie et en faisant la guerre comme Fabien l'a faite toute sa vie à l'ennemi maudit de notre peuple. Il ne faut pas se contenter de discours, mais il faut donner à la nation comme mot d'ordre : " Tout pour le front " et le mettre en pratique.

En intégrant dans l'armée des officiers magnifiques des F.F.I. comme Fabien, ces milliers de jeunes chefs qui ont montré des qualités militaires indéniables, qui se battent depuis des années. Il faut les aider à acquérir les connaissances qui leur manquent.

Mais il faut bien se pénétrer de cette certitude qu'ils sont pour notre armée, un apport militaire important. Avec eux, avec la mobilisation des centaines de milliers de jeunes, il faut constituer avec les cadres, avec les hommes, avec une production de guerre accrue, une armée nationale de masse digne de la France et de tous les Fabien de la clandestinité et des héros du Fezzan et de Bir Hakeim.

Alors non seulement on gagnera ainsi une place à la France dans les discussions internationales, mais encore on aura accompli son devoir de Français, envers tous les soldats de France qui, depuis bientôt cinq années souffrent derrière les barbelés.

Sans une armée de masse, puissante par son effectif et son matériel on ne pourra que bavarder sur la grandeur et l'indépendance de notre pays. La jeunesse de France comprend cela. Elle comprend que pour garantir son avenir, pour pouvoir vivre heureuse demain, dans ses foyers, pour garantir aux générations qui viendront un avenir meilleur, il faut écraser le fascisme sans pitié. Il faut le détruire jusque dans ses racines, les plus profondes en Allemagne et extirper ses prolongements en France. Il faut s'unir pour combattre et travailler. Il faut être prêt au travail et au combat pour la patrie.

L'esprit de Fabien anime les communistes formés à l'école des héros et des patriotes.

La jeunesse de France brille de suivre sa voie. Elle répondra avec enthousiasme à la mobilisation, elle rejoindra par centaines de milliers les centres prémilitaires de la jeunesse et marchera au combat avec sa fière devise. Elle vaincra comme il a vaincu. Elle vivra comme il a vécu.

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent. Ce sont ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le front, ceux qui montent ainsi après un but sublime, ayant sans cesse devant les yeux ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.

Victor Hugo.

ANNEXE

 

Fabien n'est pas mort : Le 151e régiment d'infanterie formé des soldats des barricades du XIIIe et du Luxembourg, est devenu une des meilleures unités de ta 1ère Armée. L'union intime existant entre les officiers et sous-officiers formés dans les combats glorieux de Paris et de la clandestinité et les héros de Bir Hakeim, démontre à une large échelle ce qu'il était possible de faire, ce qu'il est encore possible de faire et doit être fait.

L'image du grand Fabien, du chevalier sans peur et sans guide ses soldats. Les premiers ils ont Rhin, les premiers ils sont entrés dans Karlsruhe.

Fabien vit en eux.

Il vivra éternellement dans nos coeurs. C'est la Jeunesse de la France. Et comme le communisme est la jeunesse du monde, il ne peut mourir. Il sera de tous nos combats présents et à venir

Il ne peut que vaincre et vivre.


La vérité sur la mort de Pierre n'était pas à Paris mais dans le nuit des camps d'extermination. Je pensais la découvrir, dés mon retour dans la capitale, tout savoir, enfin, des derniers jours de Pierre, de son agonie et de sa fin : il n'y avait personne pour témoigner, pour raconter. Les quelques détenteurs de ces terribles secrets étaient tous déportés Emile Bollaert, notamment, l'équipier des dernières étapes. Ils en avaient pour des mois encore à gravir leur calvaire ; il faudrait attendre le retour de ces morts-vivants pour connaître les circonstances, pour obtenir des réponses au plus clair des questions. À Londres, Lucie Aubrac m'avait parlé d'une tentative d'évasion. À Paris, on avait établi, assez vite, qu'il s'agissait d'une chute dans le vide. Mais avec quelle imprécision. On crut longtemps que ce drame avait eu lieu dans l'enceinte de la rue des Saussaies. On désigne même la place exacte une cour intérieure qui porte, depuis, le nom de Pierre Brossolette.

C'était ailleurs. C'était avenue Foch, à la " grande Gestapo " comme les résistants avaient pris l'habitude de l'appeler. Une chute volontaire, bien que certains préfèrent croire à une tentative désespérée de s'enfuir par les toits.

Louis Vallon m'a dit un jour :

" Le Général, et surtout Mme de Gaulle, étaient très préoccupés par la question de savoir si Pierre avait choisi ou non le suicide..."

Je reçus à ce propos une lettre du Général ; on lui avait communiqué les textes des interrogatoires du personnel allemand de l'avenue Foch. Les dépositions laissaient supposer une possibilité d'évasion. De Gaulle semblait soulagé par cette version.

Pour moi, tout ce que j'avais souhaité, c'était qu'au moment où il enjambait le balcon Pierre ait pensé qu'il lui restait une chance sur mille, cent mille, même infinitésimale, de survivre.

Peut-être pensait-il aussi à notre ami André Postel-Vinay, qui avait réussi, lui, son évasion, deux ans auparavant. Emprisonné, il avait sauté trois étages dans l'escalier de sa geôle. Soigné pour de multiples fractures, pendant des mois, il avait dès son retour au cachot simulé la folie. Grâce à une consultation en ville chez un psychiatre, il avait échappé à ses gardiens. Et nous l'avions accueilli quelques semaines après à Londres avec émotion...

Mais Pierre m'avait fait part, je l'ai dit, de son intention de " se supprimer " plutôt que de tomber vivant entre les mains des bourreaux, Il l'avait affirmé également à sa sœur Marianne, à Claire Davinroy et même à Rozzi, son ancien adjoint de la " drôle de guerre ", retrouvé, plus tard, dans la capitale occupée :

" Si je suis arrêté, je dois, je veux mourir, avait-il affirmé. Je n'aurai pas un instant d'hésitation. On ne sait jamais comment on peut réagir sous la torture. On ne peut pas accepter le risque de parler. "

Ce n'était pas propos rapides, destinés à se persuader soi-même, à affermir sa propre volonté. C'était mûrement, longuement réfléchi et nul n'a jamais mis en doute sa détermination. C'était au cyanure que tout le monde songeait alors, â la minuscule et foudroyante pastille dont il ne se -séparait jamais et qu'il dissimulait, tout comme le faisait Passy, dans le chaton d'une bague.

Il en serait privé l'heure venue. Il lui faudrait découvrir autre chose pour faire disparaître, avec sa personne, les secrets de " la deuxième bataille de la France ".

C'est après le retour de Buchenwald de Bollaert que j'ai appris dans le détail ce qui s'était passé...

Pierre et lui avaient pris très vite, à la fin de 1993, leur décision de partir ensemble pour Londres, puis de rejoindre de Gaulle à Alger. Ils avaient renoncé à la lune de novembre. Un Lysander leur était promis pour celle de décembre, en Saône-et-Loire. Au jour convenu, ils prirent le train séparément pour gagner Louhans, puis Cuiseaux où ils furent les hôtes de M. Tabard, un contremaître de la conserverie Morey.

Le mauvais temps s'était installé sur une bonne partie du pays et l'opération se voyait de jour en jour reportée. Le secteur n'était pas de tout repos; les Tabard prenaient de très gros risques. Aussi les deux voyageurs restèrent-ils enfermés, des journées durant, dans une petite chambre de la maison. Ils se contentaient d'une brève sortie à la nuit tombée.

Nous avions d'interminables conversations, raconte Bollaert. Brossolette m'exposait l'état d'esprit dans la Résistance et dans les services de Londres. Il traçait des portraits des uns et des autres avec une certaine causticité.

" Il ma parlé de Bidault, en particulier, pour son action du moment, mais aussi pour évoquer des souvenirs du temps où ils passaient ensemble le concours d'agrégation.

" D'ailleurs, il traitait tout aussi bien de littérature, d'art, d'histoire. J'avais lu avec intérêt ses chroniques, avant guerre, dans Le Populaire, mais j'ignorais qu'il y eût tant de facettes à son talent. "

Les temps de la lune de décembre passèrent ainsi, dans une vaine attente. Les nouveaux amis durent se résoudre à regagner Paris en se désolant de prendre un tel retard.

On attendit d'autres nuits propices, celles de janvier 1944. Le nouveau lieu de rendez-vous - un terrain que le code désignait du nom de " Gide " - était situé dans la région d'Azay-le-Rideau. Pierre et Bollaert se remirent en route le 11. Ils furent hébergés à Rivarennes dans la mai, son minuscule et rustique d'un retraité de la S.N.C.F. Ils avaient plusieurs autres résistants pour leur tenir compagnie, comme jean-François Clouet des Perruches, qui dirigeait les opérations du B.O.A. dans cette région, et son adjointe, la très jeune Brigitte Friang.

Il fallut prévoir de véritables dortoirs : on étendait des matelas, le soir venu, sur le parquet de la salle à manger. D'autres groupes étaient répartie dans les communes proches et des estafettes maintenaient le contact avec eux.

Brigitte Friang a gardé bien des souvenirs de ce séjour tourangeau, de cette attente qui fut, à son tour, déçue :

" Si vous aviez vu, dit-elle, Pierre et Bollaert, une bassine aux pieds, en train de plumer des perdreaux ". Leur inexpérience avait quelque chose d'attendrissant. Ils apportaient à cette tache nouvelle pour eux une extrême attention... "

Leur malheureuse hôtesse ne savait où donner de la tête. Elle ne pouvait évidemment pas acheter chez l'épicière du village de quoi nourrir six personnes. Alors, ils avaient tenu à prendre leur part des besognes ménagères. Les perdreaux étaient le butin de braconnages ; on les avait chassé la nuit à la lampe.

On est resté dix jours là, dit encore Brigitte. Je m'étais toquée de Nietzsche, à ce moment.

Nous n'en finissions plus de parler de " Zarathoustra ". Pierre, en si peu de temps, m'a appris des quantités de choses, m'a énormément apporté sur le plan intellectuel.

" Nous jouions aussi au baccara qu'il avait appris pendant ses longues journées d'attente. Il y était de première force. Les gens sont toujours étonnés quand je leur dis qu'il aimait ce jeu..."

Brigitte explique encore :

" Il souriait presque sans cesse mais ne riait jamais. Il était très bon, très gentil avec nous tous, mais on sentait en lui une indicible tristesse. Il souffrait des rivalités, des mésententes qu'il y avait toujours dans la Résistance. Il vivait dans l'appréhension de voir l'édifice s'effondrer, de voir arrêter tout le monde jusqu'au dernier. S'il n'y avait plus rien eu, ni plus personne, au jour j ! "

Le brave retraité, leur hôte, était un socialiste convaincu. II parlait volontiers des grands congrès d'avant-guerre ; il se flattait de connaître toutes les personnalités du parti. Si bien que ]'espiègle Brigitte ne résista pas à l'envie de le rendre ridicule...

" Sans doute connaissez-vous aussi Pierre Brossolette ? Lança t-elle. à la stupeur générale, au cours d'un déjeuner.

L'interpellé affirma qu'il l'avait souvent rencontré, qu'il lui avait même adressé, dans une circonstance bien précise, un certain nombre d'observations pertinentes. Pierre, à ce moment, était assis devant lui. Il gardait son sérieux.

Bien d'autres feignaient la quinte de toux pour pouffer à loisir dans leur serviette.

Jamais la petite colonie ne gagna le terrain " Gide ". Comme le mois d'avant, l'opération Lysander se faisait sans cesse différer. Au bout de dix jours, il fallut renoncer et même décamper en toute hâte : les S.S. avaient fait irruption à Huismes, village proche où se rassemblaient les membres du " comité de réception ". Ces malheureux furent massacrés et leur ferme-refuge incendiée.

Pierre Bollaert et les autres trouvèrent refuge chez une patriote de Tours, une aubergiste. Ils entendirent un message de la B.B.C.: " De minus à Rhadamanthe ". Cette phrase, qui n'avait de signification que pour eux seuls, voulait dire que l'on renonçait à toute tentative pour une durée indéterminée. Ils regagnèrent Paris plus soucieux et contrariés que jamais.

Le 23, la " bande de Rivarennes s'offrit, malgré tout, une petite fête pour les vingt ans de Brigitte. Un dîner fut organisé dans un salon du " Méditerranée ", en face de l'Odéon. Pierre fit cadeau d'un camée à la jaune fille. Elle se le ferait ravir, deux mois plus tard, par les hommes de la Gestapo, quand ils la blesseraient d'une halle dans le ventre et l'arrêteraient à l'aquarium du Trocadéro.

Michel Pichard, dit " Pic ", participait aux agapes. Il dirigeait les opérations aériennes du secteur est comme Clouet des Perruches dirigeait celles dis secteur ouest. Il formait déjà le projet de faire partir les deux émissaires depuis la zone d'Épernay, à la lune encore lointaine de février. Pierre ne voulait plus en entendre parler :

Je ne veux plus d'opération aérienne. Aucune ne réussit en cette période de l'année. Nous partirons par mer.

La voie atlantique, au coeur de l'hiver, n'est guère plus épargnée que la route des airs. Nul argument ne le ferait revenir sur sa décision. Passy, quand il serait au courant du nouveau projet, pousserait les hauts cris .. Cela ne peut conduire qu'à la catastrophe ! " Il adresserait un télégramme pour conjurer ses amis d'y renoncer. Ce message arriverait après leur départ de Paris, Pierre dut ironiser quand il connut le nom du petit bâtiment. Peut-être prononça-t-il sa phrase favorite aux allures de défi : " La vie est un cirque ; il faut savoir en rire. "

Il avait dix-huit mètres, ce " Jouet des Flots ", mi-caboteur, mi-pêcheur, et pas mal d'années de service à son actif. La résistance bretonne le faisait appareiller, cette nuit-là, tous feux éteints, avec pour objectif principal de faire évader de France et de renvoyer au combat une quinzaine d'aviateurs alliés tombés en zone nord au terme de leurs missions de bombardement. Pierre et Bollaert avaient obtenu de se joindre au groupe, avec le jeune lieutenant de vaisseau Le Hénaff et deux autres membres des F.F.L., Emile Laffon et Jacques Maillet. Ils avaient pris le train à Montparnasse au matin du 2 février 1999. Plusieurs des jeunes Américains et Anglais voyageaient près d'eux. Ils s'étaient éparpillés mais se repéraient sans mal à leur mutisme. à leur manie de déployer très larges leurs journaux.

On fit connaissance à Quimper. Tout le monde fut rassemblé dans l'arrière-salle d'un restaurant proche de la gare pour attendre la nuit. On serait une trentaine à bord, équipage compris.

L'embarquement eut lieu dans la soirée à l'Ile Tudy, une presqu'île en réalité. Les passagers arrivèrent en file indienne par la plage et firent quelques pas dans l'eau pour atteindre la coque. Il faisait un temps exécrable. C'était folie que de vouloir doubler, dans de telles conditions. les pointes avancées du Finistère. Il n'était pas question de renoncer puisque le rendez-vous était pris, au large d'Ouessant, avec une vedette de la " Navy ". Celle-ci était déjà en route. Il était prévu qu'elle s'immobiliserait en haute mer, aveugle et muette, à l'heure convenue, recueillerait des voyageurs puis s'éloignerait le plus vite possible des eaux territoriales et mettrait le cap sur un port du Pays de Galles. Nulle période n'est plus mauvaise que le début de février pour se lancer dans une telle aventure. On bénéficiait cependant d'une contre-partie appréciable, d'un atout maître : à mesure que les éléments s'irritaient, la surveillance allemande se relâchait sur tout le littoral breton. Jusqu'à devenu inexistante, symbolique.

Le capitaine improvisé et les matelots du " Jouet des Flots " avaient tout misé sur cette carte.

Vaincus dès les premiers milles par le mal de mer, les passagers voyaient la situation s'aggraver de quart d'heure en quart d'heure. L'esquif roulait dangereusement sous les rafales de vent et la pluie glacée. Au-delà de la baie d'Audierne, ce fut la franche tempête; les lames déferlaient sur le pont ; l'eau faisait irruption dans les cales. On côtoyait des montagnes liquides avent de se sentir hisser à leur sommet pour retomber comme en chute libre. Gomment maintenir le cap dans ce déchaînement ? Aux approches de l'île de Sein, ce fut la catastrophe. Le " jouet des Flots " heurta probablement un récif. Une voie d'eau se déclara et le moteur fut noyé. Les hommes aux entrailles torturées, aux tempes prises comme dans un étau, se mirent à pomper comme des forcenés, galvanisés par Pierre.

Le capitaine s'adressa alors à Émile Bollaert, en sa qualité de doyen :

" Faut-il précipiter la fin ? Se saborder en eau profonde pour que tout disparaisse ? Ou bien tenter de regagner la terre ? On a une chance de réussir à la pointe du Raz ".

Bollaert opta pour la seconde solution ; il expliquerait plus tard :

" J'ai pensé qu'il valait mieux périr tout de suite que d'aller se jeter entre les mains de la Gestapo. Mais il y avait tous ces jeunes gens. L'ennemi ne pouvait contester leur qualité de soldats réguliers. Sauf violation du droit international, Ils étaient promis aux camps de prisonniers. Je n'avais pas le droit de disposer de leurs vies." Le gouvernail avait lui-même cédé. Les courants entraînaient le léger caboteur vers les brisants de Sein. Les matelots réussirent pourtant la difficile manoeuvre : ils mouillèrent l'ancre et l'un d'eux, nommé Le Bris, mit à profit les quelques instants de répit ainsi obtenus pour hisser une voile. Tout allait dépendre de cette pauvre toile. On passerait le reste de la nuit à louvoyer dans le grand vent qui soufflait en tourbillons, en directions sans cesse modifiées. Les voyageurs jetaient leurs maigres bagages à l'eau pour réduire le poids. Ceux de Pierre n'étaient pas seulement encombrants ; ils étaient compromettants, ils étaient sans prix. Pour rien au monde ils ne devaient tomber entre les mains de l'ennemi. Il lesta ses sacs de courrier, de rapports, de dossiers, avec tout ce qui lui tomba de pesant sous la main, avant de les envoyer à l'abîme. Il voyait disparaître, dans les cercles d'écume, le précieux butin accumulé depuis septembre au mépris de tant de dangers et le manuscrit auquel il avait tant travaillé.

Vers 8 heures du matin, le 3 février, le " Jouet des Flots " vint s'échouer, se fracasser plutôt devant la plage de Plogoff. Les naufragés durent sauter de rocher en rocher pour atteindre la terre ferme. Ils avaient détaché le mât. Ils s'y agrippèrent et progressèrent à la manière d'une cordée.

Tout le monde, par chance extrême, était sain et sauf. On pouvait même crier au miracle car nul veilleur n'avait eu l'attention attirée sur ces secteurs aux noms sinistres : l'enfer de Plogoff, la baie des Trépassés.

On échappait non seulement à la mer en furie mais à l'ennemi et c'était une incroyable performance.

Maillet et Laffon partirent à pied à travers la lande. Ils avaient vivement incité Bollaert, Le Hénaff et Pierre à les accompagner. Mais Bollaert étant très fatigué, Pierre ne voulait pas le quitter et n'oubliait pas qu'il avait reçu la mission de ramener à Londres le successeur de Jean Moulin. Il leur paraissait nécessaire, de surcroît, de rester sur place les derniers, de voir se disperser et répartir en divers refuge leurs compagnons.

La Résistance locale fut prompte à se manifester : tous les jeunes aviateurs furent mis en sûreté.

Les deux amis et le lieutenant de vaisseau furent hébergés par le propriétaire de l'auberge du " Bois-Charbon " - M. Lebrun - qui fit sécher leurs vêtements et leur papiers. La nouvelle se répandit que les Allemands commençaient à fouiller les maisons du village... Les mesures de précautions redoublèrent au " Bois-Charbon " où Pierre et ses deux compagnons étaient cachés au premier étage. Les Allemands ne découvrirent aucun indice sérieux. En fin de matinée, un émissaire vint prévenir des dispositions qui avaient été arrêtées : une voiture prendrait les voyageurs dans l'après-midi pour les ramener à Quimper d'où ils regagneraient Paris, par le train, au plus tard le lendemain matin. Entre-temps, une femme de la région, Marguerite Percherin, qui était la maîtresse d'un feldgendarme, avait eu l'attention attirée par le remue-ménage. Elle parla. La petite garnison d'Audierne s'éveilla de sa torpeur ; des patrouilles se mirent en mouvement dans le secteur avec des chiens. L'une d'elles tomba, au début de l'après-midi, sur l'épave du " Jouet des Flots ". Des barrages furent mis en place sur toutes les routes. Les Allemands étaient à ce moment très loin de soupçonner la vérité : ils croyaient au débarquement clandestin d'un groupe venu directement d'Angleterre.

La voiture promise par la Résistance se présenta à l'auberge peu après 16 heures ; elle était conduite par un militant de la Résistance bretonne, M. Bernard, qui fut ensuite arrêté et transféré dans un camp de déportation d'où il ne revint jamais. Pierre et Bollaert montèrent dans la voiture tandis que Le Hénaff partait de son côté sur une bicyclette que lui avait prêtée la fille de l'aubergiste du " Bois-Charbon ". Le Hénaff fut intercepté, arrêté, déporté. Lucienne Lebrun et son père furent également arrêtés, le 7 février, et heureusement libérés en juillet. La nuit était presque totale lorsque la voiture induite par Bernard et où Pierre et Bollaert avaient pris place, s'engagea dans un virage, le long du quai d'Audierne, dans la direction de Rennes. Un barrage était en vue à moins de vingt mètres. Fallait-il foncer au travers ? : mieux valait stopper car on abordait une légère tentée... Un feldgrau examina les papiers du conducteur, puis ceux des passagers. La carte d'identité de Bollaert le faisait courtier d'assurances, résidant au Maroc, celle de Pierre le tonnait, une fuis de plus, pour représentant de commerce domicilié à Paris.

L'homme rendit les documents, leva le bras pour ouvrir le passage à la voiture et aux voyageurs parfaitement en règle. Puis il se ravisa et le laissa. Il demanda dans un français un peu lent : Avez-vous un laissez-passer pour la zone côtière ? "

Le départ des deux amis s'était décidé à la hâte. Ils n'avaient pas eu le temps de se faire fabriquer ratte pièce supplémentaire, obligatoire sur toute la zone littorale. On ne la vérifiait que très rarement...

Ils se confondirent en excuses ; ils étaient venus par hasard, affirmaient-ils. Ils avaient fait un voyage d'affaires dans la région de Rennes, puis avaient décidé de se donner un jour ou deux de vacances au bord de la mer :

" C'est fatigant la vie à Paris, tentèrent-ils d'expliquer. Nous avions envie de redonner un peu d'air à nos poumons...

- Il faut venir au poste. Expliquer au capitaine "

Celui-ci était à cheval sur le règlement. Rien ne peut le fléchir. Il exigea, par routine, une vérification d'identité ; il en parlait comme d'une formalité assez bénigne. Ce qui ne l'empêcha pas d'appeler plusieurs hommes pour encadrer les suspects :

" Mais où nous emmène-t-on ? "

- Prison de Rennes. "

Ils accusèrent le coup, puis se raidirent. Une première fois, Pierre esquissa un geste vers sa chevalière... Était-ce la fin de toutes leurs espérances ? Était-ce même l'arrêt de mort pur et simple ? Pas encore. Les feldgendarmes ne songeaient nullement à " la grosse prise ". Ils ne faisaient même pas de rapprochement entre leurs captifs et l'épave découverte, un peu plus tôt, sur les rochers de Plogoff. Pierre et Bollaert furent d'ailleurs traités comme des " droit commun " non comme des " terroristes ".

Une fois à Rennes, ils passèrent par le greffe avant de se laisser mener vers leurs cellules. Pierre marqua un temps d'arrêt avant d'ôter de son doigt la précieuse chevalière. Fallait-il déjà ? Fallait-il en finir tout de suite, à la barbe du fonctionnaire français ? Bollaert surprit son regard et trembla de le voir porter brusquement le poison à ses lèvres. Rien n'était joué, après tout. Tant de précautions étaient prises que la " vérification " avait des chances de tourner à l'avantage des deux prisonniers. Pierre tendit le bijou. Il vit le préposé l'enfouir, avec indifférence, dans un tiroir.

Pierre et Bollaert furent affectés à des cellules différentes qui comptaient déjà quatre ou cinq détenus chacune. Ces hommes étaient incarcérés pour des peccadilles, pour divers trafics de marché noir ou pour des larcins. Ils trouvaient tons le moyen de communiquer avec l'extérieur, d'expédier et de recevoir du courrier, de faire venir des colis, de faire lessiver leur linge au-dehors. Pierre connut leur méthode dès le lendemain, sans avoir eu besoin de les questionner. Un gardien français le mena à l'interrogatoire et, chemin faisant, lui proposa de faire passer des messages. Il précisa :

" Il faudra me payer de ma peine car je risque ma peau. "

Ainsi le captif eut-il très vite des contacts avec Maud - Nicole Bauer - et plusieurs autres Parisiennes, ses agents de liaison et " boites aux lettres " de la période précédente.

Il put adresser, le jour même, une instruction brève et impérative : que tout le monde fût sur ses gardes. Dès la soirée du 5, Londres fut au mourant de l'arrestation et du lieu de détention. Au B.C.R.A. ce rie fut qu'un cri :

" Il faut le faire évader très vite. Avant qu'il ne soit identifié... "

On ajouta cette remarque, ce détail qui allait devenir une obsession :

" Avant que la mèche blanche n'ait le temps de réapparaître... "

La détention allait durer six semaines dans la prison d'Ille-et-Vilaine. La blanchisseuse, qui avait en charge le linge des prisonniers transmit les messages de Pierre à Murad... Un passage du

billet du 8 février témoigne du subterfuge : "...Dis à la personne en question de toujours examiner à fond le panier du linge, écrit Pierre, c'est la poste clandestine... " Et puis, de jour en jour, on y déchiffre ses préoccupations immédiates, l'expression d'un froid réalisme. Il ne se berçait pas d'illusions sur les moments difficiles qui l'attendaient - en même temps que la volonté de lutter jusqu'au bout, de multiplier les chances d'évasion :

Dans le message du 9 février 1944 :

" ...songe que le meilleur procédé serait sans doute d'insérer la lettre ou le petit objet dans la pâte d'un gâteau avant de le faire cube. Avoir soin : 1) de bien le protéger par de la cellophane: 2) de le placer à l'extrémité du gâteau, car généralement les surveillants les brisent par le milieu à l'arrivée pour voir s'il n'y a pas de lime ou de couteau. Il ne faut pas qu'il y ait de fente d'insertion visible de l'extérieur.

" Je n'ai pas encore de projet précis d'avenir, continue-t-il, mais il faut me trouver par Elisabeth une maison absolument sûre à Rennes où on puisse toujours être reçu à tout moment. Fais vite. Je te dirai comment m'en aviser.

Note que toute lettre authentique de moi commencera toujours par la lettre J et sera signée seulement P. Le reste serait imposé ou imité. " Tu trouves peut-être que je n'ai pas l'air très affecté. Je le suis très suffisamment. Mais il faut tenir. Et comme tout aurait dû déjà être terminé sur les brisants de Sein, ça rend philosophe... "

Le 13 février :

" J'ai eu la chance... d'être mis dans une cellule dont le plus ancien occupant est un fanatique de l'astiquage, de la propreté et de l'arrangement intérieur. C'est en fait la cellule la plus habitable de l'établissement. Par-dessus le marché nous faisons lui et moi notre quart d'heure de culture physique tous les matins pour nous maintenir en forme. C'est incroyable mais très appréciable... "

Toujours le 13 février, ces phrases terribles : " Je ne me dissimule pas un instant que je suis en train de manger mon pain blanc et qu'incessamment vont commencer des épreuves autrement redoutables. Mais j'y suis résolu... "

" Quand nous avons été fabriqués, j'ai réfléchi très vite pour savoir si remploierais les grands moyens dont j'étais muni. Mais j'ai conclu que ce serait ipso facto aggraver le cas de tous les autres. Et j'ai adopté d'autre ligne de conduite. Il faut maintenant la suivre jusqu'au bout..."

Le 18 février :

" Pour Nicole, urgent.

" Je suis obligé, ma petite Nicole, d'en venir dés aujourd'hui aux choses sérieuses. Les affaires menacent de se gâter assez vite ; il faut que je sois en mesure de profiter de la première opportunité qui se présentera. Voici donc un certain nombre de demandes impératives et urgentes : " 1) Il me faut très rapidement une réponse à ma question sur les concours extérieurs possibles. Que nos amis se dépêchent. Nous ne sommes pas dans une histoire où il soit permis de traîner. De même pour parer à tante éventualité, j'ai besoin d'une adresse sûre, mais je t'en ai déjà parlé.

" 2) Il me faudra une montre, les nôtres nous ont été fauchées, nous ne savons l'heure que par l'Angélus. Impossible de fixer un rendez-vous. Achète donc une montre comme celle que Jacqueline a achetée il y a deux mois. Tu me la feras parvenir sans son bracelet de cuir...

" 4) Il me faudra du chloroforme de quoi anesthésier deux bonshommes pendant deux ou trois heures, mais le problème sera de se le procurer. Si tu n'as pas de toubib ou de pharmacien qui puisse faire cela, va de ma part chez le docteur Brunot rue de Rennes, coin de la rue de Vaugirard, adresse dans l'annuaire du téléphone. Sans lui donner de détails, dis-lui que j'en ai absolument besoin. Second problème : me l'envoyer. Je t'en reparlerai demain, mais de toute façon il faut prévoir le plus petit volume possible et une fermeture assez hermétique pour qu'il n'y ait aucune odeur.

" Pour tout cela il faudra sans doute un ou deux voyages à Rennes. Trouve du monde. Vous ne devez pas être arrêtées par des questions d'argent. Allez vite et fort. Tout ça est important... "

Le 1er mars :

...Contrairement à ce que je pensais, je ne trouverai pas ici de scie à barreaux. Il faut donc que j'aie recours à vous pour cela aussi qui est l'essentiel. Voici donc ce que je vous demande.

1) Acheter chez un serrurier ou un taillandier (quartier Châtelet) trois scies à métaux ordinaires, c'est-à-dire trente à trente-cinq centimètres de long, douze à quinze millimètres de large et flexibles. Voyez... s'il faut des bons-matières mais ne perdez pas de temps, je vous en prie.

2) Envoyez-m'en deux bien graissées un jour favorable. Deux procédés possibles pour cet envoi :

ou bien roulées en cercle dans le double fond d'un grand pot de carton paraffiné, ou bien camouflées dans une petite valise que vous adresseriez pour qu'il la conserve au jeune Maurice Bernard avec mes provisions (il n'en possède pas). Voyez si le camouflage est possible sous le papier ou la toile de fond ou sous les lattes du châssis qui maintient généralement rigides les valises à bon marché. Soignez à fond le camouflage : le passage d'une scie est évidemment ce qu'il y a de plus grave ici.

3) Avec la troisième faites faire (je me demande seulement par qui, peut-être par le Russe de ma Danoise (s), l'expérience suivante : combien de temps faut-il pour scier un barreau de fer de la circonférence que voici : (divisé par trois pour le diamètre).

Et écrivez-moi d'urgence le temps que cette opération prend : les avis ici diffèrent vraiment trop.

Tout ça est sérieux, capital et urgent...

Ceci dit, revenons-en à des sujets moins graves. D'abord ceci : mets-moi dures un envoi quelconque (sans te donner la peine de le camoufler, les remèdes passent) un dormitif puissant (genre atonal) pour le cas de dérouillée particulièrement brutale de ces messieurs...»

Le 6 mars :

...J'aimerais bien que tu enveloppes toujours de papier bleu les objets contenant une lettre ou des articles clandestins, ça faciliterait mes recherches et permettrait parfois de les kidnapper au vol avant la fouille... Peux-tu m'envoyer le bouquin (qu'on trouve partout) de la méthode Assimil pour l'allemand ? C'est ce qui m'aiderait peut-être le mieux à tuer le temps... "

Londres, le B.C.R.A. et Passy - il était alors à Alger mais ses services lui avaient répercuté très rapidement la nouvelle - réagirent dès qu'ils furent informés. Le B.C.R.A. achemina vers Paris une valise à double fond qui correspondait au descriptif que Pierre en avait donné (Brigitte Friang la garde en souvenir).

Passy conçut un plan d'évasion qui prévoyait l'intervention éventuelle d'un commando aguerri. Il voulait partir immédiatement pour la France ; impossible de le faire sans autorisation du Gouvernement. De Gaulle fit dépendre son accord avec celui de d'Astier. Celui-ci, qui n'était pas en très bons termes avec Passy, exigea de partir avec lui. Le projet échoua sur cette condition, sur une querelle de piètre intérêt, une méfiance réciproque des deux responsables.

Restait Yeo-Thomas, le compagnon de la mission " Arquebuse-Brumaire " avec qui Pierre s'était lié d'une profonde amitié. La nouvelle de l'arrestation l'avait comme assommé, puis il s'était ressaisi. Lui aussi s'était écrié :

Sa mèche blanche ! Il va être trahi par sa mèche blanche ! "

Yeo-Thomas fit des pieds et des mains pour arracher un ordre de départ. Ses chefs n'étaient pas d'humeur à l'exposer encore. Un temps précieux fut perdu à les persuader, puis à se mettre d'accord sur d'autres objectifs, sur tout un programme de travail à réaliser au cours du même voyage. Ce fut la " mission Asymptote ". L'Anglais fut parachuté " blind ", c'est-à-dire à l'aveugle, dans la nuit du 24 au 25 février 1944, près de Clermont-Ferrand. Il eut la malchance de se fouler une cheville quand il atteignit le sol. Trois jours plus tard, il était mis en rapport avec un ancien préfet, Archer, qui lui offrait le concours du groupe " Commeurec " de la Résistance bretonne. Il étudia avec un avocat un plan subtil pour obtenir le transfert de Pierre dans une autre prison. Il s'agissait de fabriquer de toutes pièces un prétendu délit commis sur le territoire d'une autre juridiction. Cela équivalait à abandonner Bollaert à son sort : il fallut y renoncer. L'envoyé de Londres se rendit lui-même à Rennes. Il étudia minutieusement le terrain, puis arrêta un plan d'une hardiesse inouïe : trois résistants revêtiraient des uniformes allemands et se présenteraient, en voiture, à la prison de Rennes avec des ordres écrits de transfert pour Bollaert et pour Pierre. Une fois dans le local des gardes, ils tiendraient ces hommes en respect, couperaient les fils du téléphone, exigeraient qu'on leur amène les captifs, fileraient avec eux dans une rue voisine où ils abandonneraient le véhicule pour un autre. Rincent, le camarade socialiste de Pierre, le compagnon des batailles électorales de l'Aube, avait été pressenti par Shelley et avait accepté avec enthousiasme d'être l'un des trois.

Tout était arrêté dans les moindres détails, mais plusieurs jours étaient nécessaires pour mettre sur pied le dispositif : ce n'était pas chose facile que de réunir trois hommes à la fois décidés et parlant l'allemand. L'un d'eux devait même le faire de manière irréprochable. Il fallait réunir des uniformes ; il fallait même acheminer des armes depuis une autre région car le secteur breton souffrait à cet égard d'une grave pénurie. Pour régler ces délicates questions, le " lapin blanc " dut repartir pour Paris. Il fut enfin en mesure de fixer une date : ce serait pour l'après-midi du 22 mars.

Mais il fut appréhendé trois jours plus tôt, à la station de métro Passy, à l'entrée du viaduc de Grenelle. L'heure des tourments sonnait pour lui. Il allait payer d'un prix terrible sa fidélité, son amitié, son attachement à Pierre. Les plus étonnantes équipées l'attendaient encore, à travers les tortures, les camps de la mort, sur les mutes de ses évasions, puis de part et d'autre de la ligne de feu au temps de l'avance alliée. L'audacieuse tentative de Yen-Thomas sur la prison de Rennes était vouée à l'échec, de toute manière. Pierre avait été conduit à Paris le 19 mars. La date retenue du 22 serait, pour lui, celle d'une tout autre évasion.

Le 15 s'était produit, sur la frontière des Pyrénées, un événement stupéfiant de sottise meurtrière ou d'inconscience, le plus révoltant, peut-être, de toute l'histoire des réseaux. Le courrier que le délégué général de zone nord à Paris tentait de faire parvenir à Londres, via l'Espagne, avait été intercepté par une patrouille. Or, ce courrier était rédigé en clair. Il racontait avec force détails l'affaire d'Audierne, l'arrestation. la détention à Rennes. Il désignait les principaux acteurs de leurs anciens noms de code, " Baudoin " et " Brumaire " dont les Allemands avaient percé depuis longtemps le mystère.

Le 17, un capitaine des services de l'Abwehr à Rennes avait fait comparaître Bollaert dans son bureau. Sa voix s'était faite doucereuse pour questionner :

M. Bollaert, que faisiez-vous donc, le mois dernier, à Audierne, avec M. Brossolette. Ainsi, ils étaient reconnus. Le dernier espoir s'évanouissait Un second officier se tente près de son collègue de l'Abwehr : le sinistre Ernst Misselwitz, le patron de la Gestapo de l'avenue Foch, était accouru de Paris tout spécialement. Misselwitz avait effectué une mission à Lyon, peu de temps avant la guerre. Un consul général d'Allemagne était alors en poste dans cette ville. Il s'agissait d'espionner ce diplomate dont le zèle national-socialiste laissait, paraît-il, à désirer. L'envoyé du Reich avait maintes fois entrevu, par la mémo occasion, le préfet du Rhône de l'époque, c'est-à-dire Emile Bollaert. Nul n'était donc mieux qualifié pour l'identifier de façon formelle.

Il voulait ramener lui-même ses proies dans la capitale française, ces " terroristes n° 1 " qui tenaient ses hommes en échec depuis des mois et des mois. Avant de savourer son triomphe, il adresserait de véhémentes remontrances aux responsables des deux services de police pour la Bretagne :

" Vous les avez depuis six semaines et vous n'avez pas été fichus de les reconnaître ! Alors que des milliers d'hommes les cherchaient, que leur signalement était partout. Ils pouvaient nous échapper encore ! "

Le 18 mars, Pierre et Bollaert subirent une bastonnade en règle dans les locaux de la Gestapo rennaise. On eut soin de les maintenir séparés l'un de l'autre, puis on les confronta. On prit soin de ne rien dire de précis devant Pierre ; il ignorait toujours que sa véritable personnalité était percée à jour. Il s'obstinerait jusqu'au bout dans son premier système de défense, ne cessant de répéter:

" Je m'appelle Paul Boutet. Je suis un honnête représentant de commerce. "

Ils endurèrent d'autres sévices à la prison de Rennes où l'on s'était abstenu jusqu'alors, de toute brutalité.

Leur dernière nuit bretonne, ils la passèrent dans les sous-sols même de le Gestapo, " sorte de culs-de-basse-fosse, dit Bollaert, avec, en haut de l'escalier, deux jeunes gens qui nous vomissaient des injures en français avec un effroyable accent tudesque ".

Ils étaient au secret, plus isolés que jamais. Leurs cellules souterraines étaient éclairées en permanence et un les avait gratifiés de coups de pied dans les genoux pour les forcer à s'étendre sur le sol humide et glacial. Ils ne furent plus réunis que pour le voyage Rennes-Paris qui occupa toute la journée du lendemain. Il ne se fit pas en fourgon cellulaire mais dans un banal taxi. Misselwitz était assis à côté du chauffeur. Les deux prisonniers étaient derrière, enchaînés l'un à l'autre, par les mains et par les pieds. Bollaert raconte :

" On nous avait passé les masselottes, ces menottes d'un genre particulier qui se serrent d'un cran de plus chaque fois qu'on tire dessus, jusqu'à devenir des bracelets de plus en plus étroits, d'abominables instruments de torture.

" Comme nous étions, l'un et l'autre, du genre nerveux, nous ne cessions, malgré notre vigilance, de nous enserrer un peu plus l'un l'autre le poignet ou la cheville. Nous sommes arrivés dans un état lamentable. "

Ils furent menés directement au 84 de l'avenue Foch, l'hôtel particulier, aujourd'hui disparu, qu'avaient réquisitionné les services de la Sûreté allemande pour y installer leur quartier général. L'immeuble voisin, le 86, relevait de la même autorité. C'était celui des " traitements spéciaux ".

Dans un bureau, les prisonniers furent installés sur des chaises, chevilles entravées, et reçurent une nouvelle " correction ". Ils restèrent jusqu'au matin dans leur pénible position.

Pierre fut conduit d'assez bonne heure au 86. L'" interrogatoire " débuta immédiatement : " Nous savons que vous êtes Brossolette.

- Mon nom est Paul Boutet... "

Ses tortionnaires ne lui arracheraient rien d'autre au cours des heures qui survirent.

Ils lui enlevèrent ses vêtements. Ils firent pleuvoir les coups de nerfs de bœuf et de ceinturon sur le corps nu, en ne s'interrompant que pour des immersions prolongées dans l'eau glacée d'une baignoire, jusqu'à la perte totale de connaissance. On le ranimait ; il répétait :

" Je m'appelle Paul Boutet. "

Il était brisé, pantelant, quand on le conduisit à Fresnes, le soir venu. Il fut jeté dans une cellule qui resta toute la nuit inondée d'une lumière aveuglante.

La Gestapo avait pris toutes les précautions possibles pour que le lieu de sa nouvelle détention ne fût pas divulgué, ce qui n'empêcha nullement Passy dé l'apprendre, quelques heures plus tard.

Le 21 mars, Pierre, qui n'avait pu dormir un instant, fut tiré de sa geôle. Il subit, comme tout nouvel arrivant, les formalités de désinfection. Devant les cabines de douche, il rencontra Roger Lebon qui avait assuré une liaison pour lui, quelques mois plus tôt, dans les régions d'Arras et d'Amiens. Il s'était fait arrêter le 20. On l'avait conduit à Fresnes le soir, après les premiers interrogatoires, à peu près à la même heure que Pierre. C'est ce qui leur valait d'appartenir à la même " fournée " pour l'accomplissement de ces rites d'hygiène.

Roger remarqua, d'abord, la fameuse mèche blanche. Elle réapparaissait totale, provocante, après le séjour de Rennes. Il fut effrayé par les stries rouges, les zébrures écarlates sur le corps de son compagnon. Celui-ci expliquait, d'une voix paisible, que ses bourreaux l'avaient lié à une barre, entre deux chaises, comme on met une pièce à la broche et l'avaient cinglé à chaque tour avec des lanières de cuir cloutées.

Il ne s'attarda pas à ces descriptions, rapporta Lebon. Il préféra raconter, avec un sourire malicieux :

" J'ai bien pensé à vous à la prison de Rennes. La bibliothèque m'avait prêté le livre de votre oncle. Je l'ai lu avec beaucoup d'intérêt. " Maurice Paléologue, grand-oncle de Roger Lebon, avait été ambassadeur de France en Russie durant la Première Guerre mondiale ; il avait publié ses souvenirs sur cette période difficile et passionnante de sa carrière. C'est de cet ouvrage que Pierre parlait pour faire plaisir à son co-détenu, plutôt que de le démoraliser en lui contant ses malheurs :

" jamais je n'ai connu un tel exemple de courage et de sérénité ", dit Lebon.

Cette conversation, qui dura à peine dix minutes, fut, à l'évidence, la toute dernière de Pierre. Dans la matinée du 22, la porte de sa cellule s'ouvrit, dans un grand fracas de ferrures. Le temps était venu de retrouver les locaux terrifiants du 86 de l'avenue Foch.

Les coups recommencèrent à s'abattre vers 10 heures. Les violences diverses se succédèrent sans provoquer autre chose que des gémissements et des râles.

Vers midi, la folie sanguinaire marqua une trêve. Les policiers étaient eux-mêmes fatigués. Leur supplicié n'avait plus aucune réaction. Il était saoul de douleur : il avait dépassé les limites de la souffrance physique et paraissait insensible, inaccessible dans sa torpeur, sa demi-inconscience.

Il fallut le soutenir pour le mener au 84, l'immeuble voisin. On le fit pénétrer dans une ancienne " chambre de bonne " transformée en cellule au cinquième étage. Les mains toujours liées derrière le dos, il s'écroula sur une chaise.

Sa tête s'affaissa sur une table. Il avait le visage noir, comme couvert par un masque de sang coagulé.

Le garde qui était censé rester près de lui s'absenta pendant quelques instants. Il sortit en fermant la porte à clef derrière lui.

Ce bruit de serrure arracha Pierre à son semicoma. Il se redressa. Il parcourut du regard la petite pièce. La fenêtre était ouverte. Ses dimensions étaient faibles mais suffisantes. Il réussit à se lever au prix d'un immense effort de volonté. Ses jambes refusaient de le porter. Et pourtant il marcha, raide, vers l'ouverture. Il se pencha légèrement. Il vit, au-dessous de lui, courir le balcon du quatrième étage sur toute la largeur de la façade. Il n'avait pas de mains pour s'aider. Il parvint à enjamber le rebord de la fenêtre. Il posa les pieds l'un après l'autre sur le chéneau de bordure, puis se laissa choir sur le balcon. Il passa une jambe au-dessus de la balustrade.

Une sorte de hurlement se fit entendre : le garde était de retour. Il appelait, donnait l'alerte. Pierre passa lentement l'autre jambe. Avec difficulté. Puis il se lança dans le vide, sans un cri. L'ambulance fut vite là. Elle traversa Paris en trombe jusqu'à l'hôpital de la Pitié. Pierre n'était pas mort. Une équipe de radiologues et de chirurgiens fut tout de suite à pied d'œuvre. Elle tenta l'impossible. Elle fit des efforts désespérés pour maintenir le peu de vie qui restait enfermé dans ce corps broyé. L'hémorragie interne était imparable. On ne sauverait pas le martyr pour le rendre à Misselwitz.

Aux approches de minuit, Pierre murmura : " ...Tout ira mieux mardi... "

Il répéta à plusieurs reprises ces quelques mots, ce message dont on ne percerait jamais le sens.

Et ce fut fini. Le corps fut transporté du pavillon qu'isolait un large rempart de barbelés, à l'amphithéâtre. C'était la morgue de la Résistance, le dernier rendez-vous des victimes du nazisme.

Un certain nombre de résistants s'efforçaient d'identifier les corps ; pieuse entreprise... C'est ainsi que Rachel Gayman reconnut Pierre... Elle était alors trésoriére générale du M.L.N. à Paris et habitait chez un médecin, assistant de Clovis Vincent, spécialiste de la chirurgie crânienne, président du Comité de Résistance de la Médecine.

Une infirmière avait alerté ce comité. Elle avait raconté que dans le pavillon des résistants un blessé gardé par deux soldats allemands avait déliré toute la nuit avant de mourir. Elle ne pouvait approcher, mais en s'efforçant d'écouter, elle avait reconnu la voix de quelqu'un qu'elle avait entendu autrefois à la Radio.

Comme Rachel Gayman avait reconnu Pierre à L'Europe nouvelle, et qu'elle avait appris son arrestation, elle décida d'aller elle-même à la Pitié pour essayer de le reconnaître. Habillée comme une infirmière, voilée de blanc, elle traversa rapidement la morgue. Le gardien prévenu souleva le drap qui recouvrait le corps. Le visage émacié, pâle, maigre, la mèche qui redevenait blanche sur le front, les yeux fermés avec une expression de souffrance, mais aussi de calme : elle reconnut Pierre. C'est ainsi qu'elle put alerter le bureau du M.L.N. qui prévint Londres. Elle fut arrêtée le 14 juillet suivant...

Pierre fut incinéré le 24 mars au Père-Lachaise, en même temps qu'un autre résistant, François Delimal, du Bureau des Opérations aériennes. Deux urnes furent scellées dans l'aile gauche du columbarium. Elles portent gravés les numéros 3913 et 3920. Nul ne sait laquelle contient les cendres de François Delimal, laquelle celles de Pierre.

Quand je me recueille devant l'inscription " Inconnu " gravée dans le marbre, revient en écho la phrase que Pierre m'avait dite un jour : S'il arrive quelque chose, n'oublie jamais que je t'ai passionnément aimée. "

GILBERTE BROSSOLETTE

Extrait


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