Général Giraud

Chaque homme a son destin.

J'ai trop vécu avec les Musulmans pour ne pas être devenu fataliste. Le destin a fait de moi un éternel évadé. Le destin ! voire, comme disait Panurge. N'est-ce pas plutôt l'attrait de l'aventure !

L'Aventure, avec un grand A, avec tout ce qu'elle comporte de méditation, de lente préparation, de rapide exécution, d'efforts, de risques, de déceptions, mais aussi de satisfaction, de plaisir et d'enthousiasme.

L'Aventure, à base d'audace, d'énergie, d'habileté parfois, de danger toujours.

L'Aventure, fille de l'amour, amour d'un être chéri, ou amour de la Patrie.

Cet amour-là, je l'ai sucé avec le lait de ma mère, je l'ai appris sur les genoux de mon père, je l'ai raisonné par l'étude de l'histoire, je l'ai fortifié par la vie intense que j'ai menée.

Dès mon plus jeune âge, j'ai voulu être soldat, non par désir d'avoir un bel uniforme, ou de parader dans les salons, mais pour imiter ceux dont j'avais lu les aventures, qu'ils soient les soldats du Roi, de la République ou de l'Empire.

J'ai eu la vie que j'avais rêvée. Je ne regrette rien. Ce serait à recommencer que je recommencerais, avec la même foi, la même ardeur, la même folie si j'ose dire. Mais il faut avouer que j'ai été gâté. Ce ne sont pas les garnisons de France qui m'ont beaucoup retenu. Elles m'auraient peut-être donné quelques satisfactions mondaines, procuré quelques aventures sentimentales, elles ne m'auraient pas permis de vivre dans l'Aventure, dans la Liberté.

Liberté, liberté chérie, voilà. sans hésitation, le bien le plus précieux qui soit, celui qui comprend tout, la santé, l'indépendance, la gaîté.

Ceux-là ne savent pas le prix de la liberté, qui n'en ont jamais été privés. Il faut avoir vécu dans une prison, dans un camp, sous la surveillance, même discrète, de gardiens sinon hostiles, du moins payés pour vous garder, pour savoir le prix de n'importe quel acte, si insignifiant soit-il, fait librement, sans contrainte, sans autorisation préalable, sans vexation préméditée.

Ce besoin de liberté, il est à la base de la vie des aventuriers, qu'ils soient de grands chemins ou de tout petits sentiers. C'est lui qui fait négliger la pauvreté, la faim, la souffrance et mépriser la mort. C'est lui qui provoque toutes les audaces et enflamme les enthousiasmes. Des mercenaires peuvent se battre bien : des volontaires se battent mieux.

Et quand ces volontaires ont dans le sang l'amour de la Patrie, ils ne peuvent pas admettre un instant que la servitude les arrête dans le service de cette Patrie. La liberté est la condition même de leur existence. Mieux vaut la mort que l'esclavage.

Pour un Français, il s'agit seulement de savoir où finit la liberté et où commence la licence. Notre histoire est farcie de cet antagonisme permanent entre notre besoin inné de liberté et notre attrait malsain pour le désordre, je n'ose pas dire l'anarchie.

Il faut que l'autorité soit assez forte et assez sage pour arrêter l'un et permettre l'autre. Nous avons eu Louis XIV et Napoléon, mais nous ne devons oublier ni Henri IV, ni saint Louis. Rappelons-nous une bonne fois que l'Histoire de France commence à Vercingétorix et non pas à Danton, ou même à M. de Lafayette.

Ceci dit pour préciser la mentalité dans laquelle vit un aventurier, il est facile de comprendre que, s'il est prisonnier, l'évasion est pour lui un besoin aussi impérieux que le boire et le manger.

On s'évade d'une prison, comme on s'évade de la via, bourgeoise dans laquelle on étouffe.

On échappe aux appels, aux corvées, aux rassemblements, comme on échappe aux obligations mondaines, au traintrain monotone de la vie trop bien réglée.

Qui sait si certains explorateurs, certains voyageurs, ne sont pas eux aussi des évadés ? Là encore. attention! Il ne faut pas que l'attrait de l'inconnu ou le besoin des découvertes se confondent avec bougeotte et instabilité.

De l'équilibre, là comme ailleurs.

Sans compter que, pour réussir une évasion, il ne faut pas s'en remettre au système D. Une évasion se prépare, autant et plus que n'importe quelle autre opération. Je dirai même qu'une évasion ne réussit que si elle est minutieusement préparée.

Là comme ailleurs, il faut être extrêmement pessimiste dans la préparation, autant qu'il faut être follement audacieux dans l'exécution.

Quant aux modalités de l'évasion, elles sont aussi variables que multiples.

On ne s'évade pas d'un camp comme d'une prison, on ne s'évade pas à 60 ans comme à 30 ans, on ne s'évade pas au XXe siècle comme au XVIIIe. Mais que ce soit à pied, à cheval, en avion ou en sous-marin, on s'évade toujours en faussant compagnie à ceux qui vous gardent. On a dû endormir leur surveillance, ruser avec leur opiniâtreté, déjouer leurs précautions.

Cela demande de la réflexion, de la persévérance, du calme, et puis, le montent venu, du courage tout simplement.

Ensuite, il faut la veine, la Veine avec un grand V. Le vieux proverbe : Audaces fortuna juvat est toujours vrai. Il faut compter avec la veine, car malgré toute la préparation, malgré toutes les précautions, on ne prévit jamais l'imprévisible. L'indispensable est de garder son calme, et d'autant plus que la situation est plus grave. On y est d'ailleurs très résolu, lorsqu'on sait très bien qu'on joue sa tête et que la moindre imprudence ou hésitation peut vous perdre.

Il faut enfin avoir une robuste santé, être insensible à la fatigue, pouvoir ne pas dormir pendant des jours et des jours, et ne manger que le minimum. C'est le sommeil qui manque le plus, car on s'arrange avec la faim, et en Europe, on trouve toujours à boire.

Mais tout cela n'est que secondaire quand on veut réussir, et l'on réussit quand Dieu le veut.

Laissé pour mort sur le champ de bataille de Guise le 30 août 1914 à 15 heures, j'étais ramassé le lendemain matin par des brancardiers allemands de la 14e D.I., non sans avoir été visité au préalable par quelques amateurs qui soulageaient les blessés de leur superflu. Je n'accuse pas, je constate, sans m'étonner d'ailleurs : c'est la guerre !

Transporté dans un tombereau jusqu'à l'hôpital de campagne installé à Origny-Sainte-Benoîte, j'y ai été soigné de la façon la plus humaine et la plus attentive par des médecins sachant leur métier et le faisant consciencieusement. Les infirmiers allemands étaient secondés par des infirmières volontaires françaises. Mon voisin de lit, le capitaine Schmitt, et moi, étions confiés à Mlle E. Lemaire, la fille du maire d'Origny.

Je ne dirai jamais assez la douceur, les attentions, le dévouement de cette femme exquise, qui, non seulement nous donna les soins les plus éclairés pour nous permettre de nous guérir, mais encore nous aida de la façon la plus efficace pour notre évasion, sachant parfaitement ce qu'elle risquait. Après une pleurésie purulente qui m'avait gravement handicapé dans la seconde quinzaine de septembre, je sentis mes forces revenir dès le début d'octobre. Nous jugeant gravement atteints, le médecin-chef allemand nous avait placés, mon ami Schmitt et moi, dans une chambre isolée, où, en dehors de la visite quotidienne, entrait seule Mlle Lemaire, pour nous donner ses soins, et nous apporter de l'extérieur ce que ne donnait pas le service de santé allemand : laitage, compotes, gâteaux. Elle nous renseignait en même temps sur les potins de l'hôpital, les mutations, les évacuations.

Par ailleurs, un habitant d'Origny, gros courtier en grains, M. Cléry, dont la femme était également infirmière bénévole, nous tenait au courant de la situation générale. Nous avions connu aussi exactement que possible la bataille de la Marne, le recul allemand, le stabilisation.

Dès le 10 octobre, Mlle Lemaire nous prévint que l'autorité allemande envisageait l'évacuation prochaine de notre hôpital sur l'Allemagne, où nous serions internés jusqu'à la fin de la guerre.

Notre résolution fut aussitôt prise, de sortir le plus tôt possible de l'hôpital, et de regagner la France libre par n'importe quel moyen.

Notre infirmière est mise dans le secret. Elle se déclare prête à nous aider au maximum.

Il fallait commencer par nous habiller de pied en cap, car nous n'avions, Schmitt et moi, que la chemise de nuit donnée par le service de santé, et changée toutes les semaines, et une paire de sandales d'intérieur, pour tout costume. C'était un peu insuffisant pour une évasion et cela expliquait la faible surveillance dont nous étions l'objet.

Mlle Lemaire avait un père, des frères, dont la garde-robe était certainement bien montée. Elle nous apporta une par une toutes les pièces qu'il nous fallait pour circuler décemment, habillement aussi bien que linge et chaussures, chaque objet dissimulé sous les desserts de son panier et les serviettes largement dépliées. Jamais la sentinelle de la porte d'entrée n'eut l'idée saugrenue de regarder dans ce panier.

Au fur et à mesure des arrivages, le linge, les habits, les chaussures étaient étalés entre la paillasse et le matelas de nos deux lits. Mlle Lemaire, étant seule à faire le ménage de notre chambre, personne ne soupçonnait l'accroissement progressif de notre garde-robe. Fin octobre, elle était complète. Les bruits d'évacuation de l'hôpital se faisaient de plus en plus précis. Il s'agissait de disparaître au plus tôt.

Mlle Lemaire nous avait donné le plan détaillé de l'hôpital. Sur notre demande, elle avait fait fabriquer la clef d'une porte non gardée, donnant sur le canal latéral à l'Oise. Tout était prêt pour l'évasion. Il s'agissait de sortir de notre chambre, comme pour aller au W.C., et de passer devant un infirmier allemand dont le lit était installé dans le couloir desservant notre chambre. Il ne fallait pas qu'il se réveillât... il ne se réveillerait certainement pas. De là, nous descendions au rez-de-chaussée pour gagner l'office attenant à la cuisine. La porte indiquée était juste à la sortie de cet office. Ensuite, à Dieu vat !

Le 30 octobre, à 10 heures nous déclarons à Mlle Lemaire que l'affaire est pour cette nuit. Cette jeune femme qui a fait preuve de tant d'énergie, de sang-froid, d'adresse, est subitement décontenancée par l'imminence de la décision. Elle fait tout ce qu'elle peut pour nous dissuader d'une tentative qu'elle trouve follement osée. Nos blessures ne sont pas fermées, nos forces ne sont pas revenues, nous ne pouvons espérer passer des lignes qui sont continues et étroitement surveillées. Il vaut mieux attendre. Doucement, mais fermement, nous lui montrons que cette attente serait notre perte, ou tout au moins un sérieux handicap pour nous. Nous voulons nous évader. Il serait infiniment plus difficile de le faire en Allemagne que de cet hôpital, où nous ne sommes pas surveillés, où le service de garde en prend à son aise, et où le médecin-chef est plus souvent à la chasse qu'à son bureau. Évidemment, elle sera soupçonnée de complicité, interrogée, emprisonnée peut-être. C'est à elle de savoir répondre et rouler les Allemands. Elle le fera certainement très bien. Effectivement, elle l'a fait. Minuit. L'heure des crimes. Nous sortons de notre chambre, nos souliers à la main. Je crois que j'avais un couteau dans l'autre... mais notre infirmier dort du sommeil du juste ; il a bien bu hier soir. Lentement, sans bruit, nous descendons l'escalier. Une lampe de poche nous éclaire dans l'office. Nous nous chaussons un peu fébrilement. La clef tourne dans la serrure. La porte s'ouvre, se referme sans bruit. La clef glisse dans le canal. Nous sommes libres. En route vers Guise. Il est minuit et demi. Belle nuit. Personne sur la route.

Cette première petite étape, si facile, se révèle cependant très dure pour les convalescents que nous sommes, et quand le jour paraît, nous sommes réellement fatigués. Il faut s'abriter pour la journée.

Nous sommes à proximité d'un grand parc dont le mur a souffert de la bataille du mois d'août. Nous escaladons une brèche béante, et nous dirigeons vers la belle maison que nous apercevons à travers les arbres. Aucun Allemand à l'horizon. L'ennemi ne paraît pas occuper ce château.

Avec précaution tout de même, nous approchons des communs et attendons qu'un domestique paraisse.

Vers 7 heures, de la cuisine, sort une femme qui va chercher du bois d'allumage au bûcher voisin. Quand elle revient, je suis devant elle, lui demandant à qui appartient le château et si je puis parler au propriétaire.

Passablement effrayée, la cuisinière me prie d'attendre à l'extérieur. Elle va prévenir Monsieur.

Au bout d'une demi-heure je vois à la grande porte d'entrée paraître l'intéressé.

C'est un homme d'une soixantaine d'années, grand, fort, vêtu d'une confortable robe de chambre. Que voulez-vous ?

- Vous parler en particulier.

- Non, dites-moi ici ce que voue avez à me dire. C'est insensé de déranger les gens à une heure pareille.

- Je regrette, monsieur, je désire vous parler seul à seul, dans votre cabinet. Soyez tranquille, je ne suis pas armé. Vous n'avez rien à craindre.

Il faut croire que je parle net, car, bien à contre-cœur, M. de X... me fait entrer clans son cabinet contigu au vestibule, en laissant la porte ouverte : la confiance règne !

- Capitaine Giraud, du 4e régiment de zouaves, évadé de l'hôpital d'Origny-Sainte-Benoîte.

- Comment êtes-vous entré dans le parc, mon capitaine, la porte en est fermée.

- En escaladant une brèche, que vous n'avez pas obstruée, monsieur.

- Mes compliments, monsieur, et qu'attendez-vous de moi ?

- Je vous demande de nous abriter, mon camarade et moi, pour la journée.

- Ah ! vous n'êtes pas seul, c'est complet !

- En effet, monsieur, mon camarade m'attend à côté.

Et ouvrant la fenêtre, j'appelle :

- Charles, tu peux venir.

- Qui vous permet, monsieur !

- Je suppose, monsieur, que vous n'allez pas refuser l'hospitalité à deux officiers français qui font leur devoir, tout simplement.

À ce moment, sans que je l'aie entendu venir, une petite dame d'âge certain intervient :

- Mon ami, j'ai entendu les derniers mots de monsieur. C'est proprement insensé. On s'introduit par escalade dans une propriété privée et on somme le propriétaire de vous abriter au péril de sa vie, tout simplement.

- Madame, je n'ai pas eu l'honneur de vous être présenté. Je nous présente. Le capitaine Schmitt '(qui vient d'entrer) et le capitaine Giraud, blessés et évadés, vous prient de les abriter quelques heures, le temps de se reposer et de se réchauffer. Personne ne nous a vus entrer chez vous. Nous repartirons à la nuit tombée, et vous n'avez aucune chance d'être inquiétés.

- Vous en parlez à votre aise, monsieur. Se tournant vers son mari : Mon ami, il est probable que la police allemande est déjà aux trousses de ces individus. D'un instant à l'autre, nous allons la voir paraître ici. Nous serons complices de leur évasion. Notre compte est bon.

- Assez, madame. Je ne supposais pas que des Français pouvaient être aussi lâches et aussi pleutres. Il ne vous manquerait plus que d'aller nous dénoncer maintenant. Viens Charles, sortons d'ici, pour ne pas gêner Monsieur et Madame. Nous trouverons ailleurs des complices qui auront moins la frousse. Nous sommes sortis. Le mari n'a rien dit. La femme tapote la vitre d'une main nerveuse. Les domestiques regardent à la porte de la cuisine. Pas un geste, pas un mot.

Nous voici sur la route. Il est 8 heures du matin le 1er novembre. Pas âme qui vive à l'horizon, par cette froide matinée d'automne. Guise est à nos pieds. Nous nous gardons bien d'y pénétrer, et prenons le premier chemin de terre vers le nord pour ne pas aller vers l'Oise.

Une ferme dont une cheminée fume, paraît à un kilomètre environ. Nous nous dirigeons droit sur elle. Aucun Allemand en vue, pas plus que de Français, d'ailleurs ! En ce jour de Toussaint, les travaux des champs font relâche et la campagne est vide : autant d'indiscrets en moins.

Avec prudence néanmoins, nous observons la ferme. Grosse installation. Bâtiments nombreux et solides répartis autour de la cour centrale. Maison d'habitation simple et propre.

Un jeune homme en sort, et se dirige vers une écurie. Il a de 15 à 20 ans. Sans hésiter maintenant nous entrons dans la cour, et abordons le garçon.

- Y aurait-il possibilité, petit, de s'abriter quelques heures ici. Nous marchons depuis longtemps et sommes fatigués.

- Pourquoi n'allez-vous pas à l'auberge à Guise ? Vous seriez mieux.

- Nous ne tenons pas à aller en ville. Ici vous n'avez pas d'Allemands.

- Ah ! vous ne tenez pas à voir ces messieurs. Alors, attendez, je vais demander au père.

Et le jeune homme rentre dans la maison dont il laisse la porte ouverte.

Une seconde après, son père paraît à cette porte.

Solide paysan de la Thiérache, d'une cinquantaine d'années.

- Bonjour, messieurs, qu'est-ce que vous demandez ?

- Un abri pour la journée et si possible, une soupe chaude qu'on vous paiera.

- Ça va, ça va. Vous n'avez pas envie qu'on vous rencontre à Guise. Je ne vous demande pas pourquoi. Ici, dans la maison, vous ne seriez pas à votre aise. D'ailleurs, il n'y a pas de place. Tiens, Maurice, emmène-les dans la grange où on a rentré le sainfoin. Vous y serez tranquille, vous pourrez dormir, et à midi, la maîtresse vous portera une soupe chaude. Pas de cigarettes bien entendu, et toi petit, motus. Il y a des choses que les autres doivent pas savoir, pas vrai ? J'irai vous dire bonjour, ce tantôt, vers 4 heures. Et je puis bien vous le dire, j'aime pas plus les Albôches que vous. Ils le savent bien et il n'en vient jamais ici. Ça vous va ?

- Parfait, et grand merci.

Un quart d'heure après, déchaussés, enfouis dans le foin, nous dormons à poings fermés. C'est la fermière qui nous réveille, un peu avant midi, avec une marmite fumante; deux assiettes et des cuillères à la main, plus un morceau de pain.

- Alors vous avez bien dormi ? Vous veniez de loin, hein ? Les voyages sont pas commodes aujourd'hui. Servez-vous bien. C'est tout pour vous. Il y a même un petit bout de viande pour chacun avec les choux et les patates. Tout à l'heure, quand on aura fini à la salle, je vous apporterai un peu de Maroilles. Si vous n'avez pas assez de pain, vous me le direz.

Et la bonne grosse femme disparaît, tirant derrière elle la porte de la grange.

Nous mangeons avec appétit, faisant, Charles et moi, quelques réflexions qui ne sont pas à l'avantage de M. de X... Quand la soupe est finie, le fromage paraît. La tranche est copieuse, la pâte grasse à souhait.

- Je m'arrête pas. Inutile qu'on me voie ici. Tout le monde se demanderait ce que je viens y faire. Mon homme viendra vers 4 heures. Vous lui direz ce que vous aurez à lui dire.

Il fait bon dans le foin, après ce solide repas. Nous somnolons Charles et moi. Dehors, la pluie commence à tomber.

Un peu avant la nuit, le fermier arrive. - Alors, bien reposés ?

- Parfait, tous nos remerciements.

- Qu'est-ce que vous comptez faire ?

- Repartir dès que la nuit sera venue.

- Pour où ?

- On ne sait pas exactement, Bohain, peut-être.

- Et puis ?

- Ça dépendra des Allemands.

- Oui, je vois ce que c'est. Vous êtes en délicatesse avec ces messieurs. Je ne vous demande pas pourquoi. Je veux pas le savoir. Mais voulez-vous que je vous dise mon avis. Faut pas aller dans une petite ville, ni dans une ferme isolée. Vous seriez repérés tout de suite. Il vous faut une grande ville où vous serez noyés dans la masse. Et dans la région, je ne vois que Saint-Quentin. Lille est trop loin. Valenciennes, Maubeuge, très surveillés. À Saint-Quentin, il y a un gros état-major allemand, mais quantité de réfugiés du Nord et de Belgique. À mon avis, c'est là que vous serez le mieux. Vous ne me paraissez pas très costauds. Vous ne pouvez pas faire un travail dur. Allez en ville, au moins pour un temps. Ensuite, vous verrez. La guerre sera peut-être finie.

- Merci, monsieur, on va réfléchir. En tout cas, ce soir on vous quitte, en vous disant un gros merci pour ce que vous avez fait pour nous. Dans deux heures, nous serons partis.

- Ça va. Sortez tranquillement, sans venir remercier personne à la maison. On se reverra après la guerre. Pour l'instant, le moins de manifestations possible. Ça n'empêche pas les sentiments. Au revoir, et bonne chance.

Quel brave homme ! Nous envisageons la situation avec calme, Charles et moi, et convenons que notre fermier a raison. Nous avons trop présumé de nos forces. Nous sommes incapables d'un travail dur et de longues marches. Il faut d'abord nous réentraîner et même soigner nos plaies. J'ai un drain dans le dos qui pourrait me jouer un vilain tour.

L'idée de Saint-Quentin n'est pas mauvaise, quoiqu'il faille revenir sur nos pas, et qu'il y ait là l'Êtat-Major de la IIe Armée allemande.. C'est peut-être nous jeter dans la gueule du loup. Par ailleurs, il ne faudrait y arriver qu'en sachant où nous adresser. Pour cela, quelqu'un peut nous aider : M. Cléry, à Origny-Sainte-Benoîte. Nous savons où il habite. Il s'agit d'être chez lui cette nuit, en tâchant évidemment de ne pas faire de mauvaise rencontre. Aujourd'hui, jour de la Toussaint, les médecins de l'hôpital n'ont pas dû se préoccuper beaucoup de leurs malades ; notre absence a des chances de ne pas avoir été encore signalée, puisque c'est Mlle Lemaire qui nous apporte nos repas. Ne perdons pas de temps. Demain, nous serons à Saint-Quentin.

Tranquillement, sans affectation, dans la nuit, nous quittons notre grange. Il bruine. On y voit tout juste pour ne pas s'égarer. Heureusement la direction est facile. Rapidement nous atteignons

la grand-route et nous reprenons en sens inverse notre itinéraire de la veille.

Pas la moindre mauvaise rencontre. Un peu avant minuit, nous sommes à Origny-Sainte-Benoîte, et sans hésiter, nous allons sonner à la porte de M. Cléry, chez qui on voit encore de la lumière.

Avec quelque hésitation, M. Cléry ouvre. On peut s'imaginer sa stupéfaction. Il a été prévenu de notre départ, dans la journée, par Mlle Lemaire. En dehors de lui, personne dans la localité ne soupçonne rien. Comme prévu, il n'y a pas eu de visites médicales aujourd'hui à l'hôpital, et nul n'a pénétré dans notre chambre.

Il ne s'agit pas de repartir de suite pour Saint-,

Quentin, nous en serions incapables, et il vaut mieux que nous y arrivions de jour. Nous allons donc dormir ici, chacun dans un fauteuil. Au petit jour, M. Cléry qui va y réfléchir, nous dira à qui nous adresser à Saint-Quentin, et nous serons arrivés à destination avant que l'alerte ne soit donnée ici. Il s'arrangera d'ailleurs à faire traîner les recherches en longueur si par hasard le médecin-chef voulait faire du zèle, ce qui est peu probable.

À 6 heures. le 2 novembre, après une rapide toilette, conseil de guerre. M. Cléry nous conseille d'aller trouver tout simplement le maire de Saint-Quentin, un de ses bons amis, patriote résolu, qui tient tête aux occupants, et saura nous indiquer la marche à suivre.

Mme Cléry nous sert un excellent chocolat. Nous sommes lavés, reposés, frais et dispos. En route pour Saint-Quentin.

Un peu avant midi, nous passons devant le poste inoffensif qui musarde à l'entrée de la ville. Personne ne nous demande rien. La sentinelle est occupée à batifoler avec une jeune ouvrière de son âge et ne s'occupe guère de la circulation, pas plus des piétons que des autos.

Directement, nous allons à l'hôtel de ville. Il est occupé par les Allemands. Le maire est installé dans un autre immeuble, avec la plupart de ses services. C'est une chance, car nous n'y ferons pas de fâcheuses rencontres. Autre chance, le maire est là et peut nous recevoir de suite.

Sans hésiter, nous déclinons nos noms et qualités en disant qui nous envoie, Sans hésiter non plus, cet excellent Français nous déclare qu'il fera tout pour nous aider, de façon discrète évidemment car il est étroitement surveillé, mais certainement efficace.

Il sonne son commissaire spécial, M. Lambert, nous présente, et lui demande conseil, à lui qui connaît mieux que personne le logement des Allemands, leurs habitudes, leur activité.

M. Lambert nous conseille de nous loger dans le faubourg de La Fère de l'autre côté du passage à niveau. Il n'y a là que peu ou pas d'Allemands. Nous pouvons y trouver des petites auberges où l'on nous accueillera comme réfugiés belges ; une entre autres est tenue par un ménage de braves gens, les Venet, qui pourraient même à l'occasion nous employer à de menus travaux. C'est dans la rue de La Fère, à gauche en montant. Bien entendu, notre véritable identité ne sera confiée à personne, surtout pas à une femme. Toutes les péripatéticiennes du trottoir sont à la solde des Allemands.

Après de vifs remerciements, nous prenons congé. Nous mangeons sur un banc des Champs-Élysées, le pain et la viande froide que nous a donnés Mme Cléry, et sur le coup de 15 heures, nous entrons dans l'auberge-charcuterie Venet.

La patronne est une accorte femme réjouie, bien

en chair, qui débite à son comptoir aussi bien de la charcuterie que du beurre et du fromage qu'on lui apporte en cachette de Thiérache.

M. Venet est aussi maigre que sa femme est rondelette. Il s'occupe de sa charcuterie et de son auberge où viennent, les jours de marché, de nombreux cultivateurs des environs. Homme d'aspect un peu rude, au visage sévère, scrupuleusement honnête, foncièrement français.

Nous racontons notre boniment, et demandons une chambre pour la semaine.

Papiers, néant, car nous avons tout perdu en Belgique, mais nous offrons de payer d'avance le prix de la pension, repas compris, et nous annonçons que nous allons tâcher de trouver un emploi en ville.

Accueil pas très chaud. Il est évident que ces braves gens ne sont pas favorablement impressionnés par ces deux individus barbus, proprement mais pauvrement vêtus, et que n'embarrassent pas leurs bagages.

Finalement, c'est Mme Venet qui décide son mari à accepter pour un temps ces deux chemineaux. Elle ira en faire la déclaration à la municipalité française, sans s'occuper de la kommandantur allemande. Ouf, nous voilà logés !

La chambre de trois mètres sur quatre donne sur la cour des écuries. Deux lits, deux chaises, une commode, une table, une cuvette, un seau, C'est plus qu'il n'en faut pour l'instant. Notre garde-robe ne nous gêne pas. Nous avons en tout et pour tout une rechange de linge. Le sage se contente de peu.

Le soir, nous dînons en tête à tête, Charles et moi, dans la salle commune, servis par la jeune Denise, fille des patrons. Menu simple, comme il convient, mais vaisselle propre, et cuisine bien faite. Pas d'autres pensionnaires. À 20 heures, nous sommes rentrés dans notre chambre, et nous retrouvons un lit. C'est tout de même supérieur au foin ou au fauteuil. Nous dormons comme des bienheureux. C'est le soleil qui nous réveillera le lendemain après douze heures de sommeil réparateur. Notre nouvelle existence commence.

Nous comptions rester quelques jours à Saint-Quentin ; nous y avons séjourné plus de deux mois, le temps de nous orienter et surtout de permettre à ma plaie du dos de se fermer. On a beau être robuste, ce n'est pas impunément qu'on se promène avec un drain dans le poumon.

Deux jours après notre arrivée chez les Venet, nous étions embauchés par eux, mon ami Schmitt comme aide-charcutier et moi-même comme garçon d'écurie. Je le dis sans forfanterie, j'étais beaucoup plus calé dans mon métier que Schmitt dans le sien. Soigner les chevaux, les atteler, les dételer était un jeu pour moi. Combien de fois ne l'ai-je pas fait dans notre propriété de Touraine. Au contraire, je plains les malheureux cochons que Charles a fait passer de vie à trépas. Il manquait d'une certaine dextérité pour leur donner le coup de couteau fatal.

Naturellement, étant les commis, comme on dit dans le Nord, nous prenions nos repas dans la cuisine, avec les maîtres et avec la jeune Denise, mariée juste avant la guerre au fils d'un gros fermier de Marey, M. Caramel, et qui attendait incessamment un bébé. Atmosphère familiale, où les patrons s'aperçurent bien vite que leurs deux commis sortaient de l'ordinaire. Officiellement, nous étions des employés belges, parlant allemand.

C'est même cette dernière caractéristique qui

inquiétait M. Venet. Il se demandait si nous n'étions pas tout simplement des agents camouflés de l'ennemi.

Un jour, il eut la bonne idée d'aller s'en ouvrir à son ami M. Lambert, le commissaire spécial. Sans lui dévoiler notre identité, M. Lambert le rassura, lui disant qu'il nous connaissait, que nous n'étions pas des Belges, mais que nous étions d'excellents Français, et qu'il ne fallait avoir aucun scrupule, au contraire, à nous employer. Notre connaissance de l'allemand pourrait, d'ailleurs, servir puissamment notre patron, pour tous ses rapports avec les occupants.

Effectivement, nombreuses furent les occasions où la langue allemande nous servit.

Que de voitures n'ai-je pas attelées ou dételées pour des officiers allemands venant passer la journée à Saint-Quentin, et mettant leur équipage à l'auberge. Plusieurs me félicitèrent de la façon dont je savais présenter mes attelages. Je me souviens qu'un jour, l'un d'eux, en veine de générosité, me donna un pourboire de 50 pfennigs. Je le remerciai avec l'obséquiosité qui convenait.

Une autre fois, notre action fut encore beaucoup plus efficace.

Une troupe de passage devait loger à Saint-Quentin, et en particulier dans le faubourg de la Fère. Sur le coup de 11 heures, un feldwebel suivi d'un secrétaire arrive à l'auberge pour faire le cantonnement d'une compagnie. Schmitt se charge du secrétaire pour lui montrer combien les officiers et sous-officiers seraient mal logés, et moi-même je fais faire le tour - réduit - du propriétaire à mon feldwebel.

Ici une section, là à peine une demie, pas de place convenable pour les cuisines, etc., etc. ...

Tant et si bien que nos braves petits Boches

déclarent que le cantonnement est impossible, et qu'ils y renoncent, non sans que le feldwebel m'invite à trinquer avec lui pour me remercier de ma complaisance. J'ai accepté, bien entendu, et cet excellent Schmitt, sa serviette sur le bras, nous a servi, sans rire, un bon petit vin blanc, que la digne Mme Venet compta au prix fort à son visiteur indésiré.

Une nuit, ce fut plus sérieux. Il était environ 23 heures, nous étions couchés quand on frappa violemment à la porte de l'estaminet.

Ouvrez, de suite.

Passablement apeuré, M. Venet vient ouvrir, et se trouve en présence d'une patrouille allemande cherchant un déserteur. Visite du rez-de-chaussée, visite du premier étage. Il valait mieux, dans notre situation, ne pas être interrogés.

Nous avions constaté que la porte de notre chambre, en s'ouvrant, masquait un petit réduit, sombre, où deux hommes pouvaient se dissimuler. Aussitôt que nous eûmes entendu, en bas, le bruit de la visite domiciliaire, nous sautons de nos lits, que nous refaisons en un tour de main, et nous nous collons dans le réduit. La porte s'ouvre. Un sous-officier jette un coup d'oeil en tournant le commutateur. Personne ici, et il referme la porte. Nous nous recouchons sans bruit. La visite s'achève. Tout rendre dans l'ordre... Tout, sauf cet excellent M.. Venet, qui ne peut se rendormir, tant son émotion avait été vive, mais qui sut reconnaître le lendemain l'adresse de ses deux commis.

Le métier de garçon d'écurie n'avait rien de déshonorant, mais j'avais l'impression de pouvoir être plus utile ailleurs. L'occasion se présenta avec la demande d'une voisine, Mme Jaffary, femme d'un commissionnaire en charbons mobilisé, et que les Allemands pressaient de leur fournir du charbon par péniches entières.

Cette charmante jeune femme vint dire à Mme Venet qu'elle cherchait un comptable sachant parler allemand, et pouvant discuter avec l'état-major du général von Schieber, directeur des Services de la IIe Armée. Ma digne patronne, qui n'était peut-être pas enchantée des services de son palefrenier, me transmet la demande. J'accepte aussitôt, et me voici fournisseur de l'armée allemande. J'ai défendu les intérêts de Mme Jaffary avec toute l'ardeur, sinon la compétence nécessaire. Elle n'a pas eu à se plaindre de son employé, et son mari, après la guerre, s'est bien amusé avec moi de mes connaissances en gras, en maigre, en flambant, etc. ... S.E. le Général von Schieber ne s'est jamais douté qu'il traitait avec un officier français, dont, le nom avait figuré sur les registres du Service de Santé allemand quelques semaines auparavant.

Ce grand chef des Étapes et des Services ne se doutait pas non plus que j'étais mieux renseigné que quiconque sur les fluctuations de la guerre mondiale.

Chaque après-midi, avec l'autorisation de ma nouvelle patronne, j'allais vers 16 heures rendre visite à un sous-officier du central-radio de la IIe Armée, avec lequel j'avais fait connaissance et qui, grâce à quelques chopes de mauvaise bière, était entré en confiance. Il était Bavarois. J'avais moi-même habité à Munich, Frauenhoferstrasse ; nous avions évoqué des souvenirs communs, et de fil en aiguille, j'étais arrivé à ce que chaque jour il me passât le compte rendu des événements de la journée strictement réservé à l'E.-M. de l'armée. .1e dois reconnaître que le G.Q.G. de S.M. Guillaume II était assez objectif, et ne masquait pas les difficultés de la campagne à l'est. L'offensive du grand-duc Nicolas en Pologne était décrite comme une action à ne pas sous-estimer, et qu'il fallait neutraliser, dès qu'on le pourrait. par une contre-offensive puissamment montée. Il est assez amusant que j'aie été amené à constater personnellement, quelques semaines après, les transports préparatoires à cette contre-offensive. J'en parlerai quand nous arriverons à mon passage en Belgique.

Entre temps, je soignais ma blessure. Dès les premiers jours de mon arrivée à Saint-Quentin, je m'étais mis en quête d'un médecin sûr. M. Venet m'avait indiqué un vieux praticien de la rue d'Isle connu pour son honnêteté, son expérience et ses sentiments français. Je demande un rendez-vous et j'arrive chez le docteur X...

Qu'avez-vous, monsieur ?

- Quelque chose au poumon.

- Voulez-vous vous déshabiller.

J'ôte mon veston, rna chemise, à peu près propre, et le docteur un peu surpris voit la blessure et le drain.

- Depuis quand vous promenez-vous avec cela ?

- Depuis quinze jours.

- Mais vous êtes fou, mon garçon. Un drain, ça se change, tous les deux. ou trois jours. Il faut que vous soyez bâti à chaux et à sable pour supporter cela. Et puis qu'est-ce que c'est que ce trou-là ? Une balle ? Pourquoi n'êtes-vous pas à l'hôpital, au lieu de circuler en ville. Ce n'est pas très catholique, tout cela.

- Pas catholique du tout, monsieur. Vous êtes tenu au secret professionnel et d'ailleurs je sais que je puis avoir confiance en vous. Voici l'histoire.

Et, en quelques instants, le docteur X... sait qui je suis, ma blessure, mon hospitalisation, mon évasion, ma situation actuelle.

- Bravo, mon capitaine. Vous pouvez compter sur moi. Je vais vous remettre sur pied. Mais vous avez été terriblement imprudent. Heureusement votre pleurésie est terminée et je vais pouvoir supprimer définitivement le drain, mais j'ai bien peur qu'il ne vous reste des adhérences de la plèvre et du poumon, qui vous gêneront maintenant toute la vie : conséquence de votre sortie prématurée de l'hôpital.

Cet excellent homme avait pleinement raison. Je me suis ressenti toute ma vie de cette blessure mal cicatrisée. Qu'est-ce que cela à côté de la liberté reconquise. Il lui fallut deux mois pour me remettre pleinement en état, sans vouloir jamais accepter un sou de moi. Que ses enfants trouvent ici l'expression de ma gratitude et de mon fidèle souvenir.

Vers le milieu de décembre, si j'ai bonne mémoire, mon précieux informateur de la radio m'annonça pour le lendemain une visite d'un personnage important, visite tenue strictement secrète. L'Empereur arrivera vers 11 heures à l'entrée de la ville, par la route venant de Guise. Le feldmarschal ira l'attendre.

Excellente aubaine pour revoir de près Guillaume II que j'avais aperçu en 1906 à Berlin.

Avec la permission de Mme Jaffary je quitte mon bureau, et à l'heure dite, je me trouve à l'endroit indiqué. Service d'ordre discret en ville, mais renforcement sérieux à l'endroit où doit avoir lieu le premier arrêt du Kaiser. Une compagnie d'honneur avec le chef de bataillon, plusieurs officiers d'E.M., de nombreux policiers en uniforme... et en civil, ceux-ci très reconnaissables pour un averti comme moi, peu de curieux, la nouvelle n'ayant pas filtré.

Sans affectation, je me place du côté opposé à la Compagnie d'honneur, tout à côté d'un policier en tenue, auquel je demande innocemment ce qui se passe.

Une inspection, mon garçon.

- De qui ?

- Est-ce que je sais, moi ? Le feldmarschal se dérange. C'est sûrement un seigneur.

En effet, garde à vous, présentez armes. Le feldmarschal, prince de Bülow, commandant la IIe Armée arrive, passe l'inspection de la compagnie et se met à causer avec quelques officiers, exactement à deux mètres de moi.

Je suis coiffé d'une casquette, des lunettes à monture métallique sur les yeux, un gros cache-nez, un vieux pardessus, sans compter la barbe qui me rend méconnaissable. Nul certainement ne pense au blessé sorti subrepticement d'Origny-Sainte-Benoîte. Et nul, je dois le dire, ne s'imagine que je pourrais avoir dans la poche de mon par-dessus, un browning dont je voudrais faire mauvais usage.

Dix minutes après, quelques voitures venant de l'est arrivent en trombe. De la seconde, un grand torpedo découvert, descend le Seigneur de la Guerre. Guillaume II est en petite tenue de général d'infanterie. Le col de son manteau est recouvert d'une chaude fourrure. Il paraît fatigué. Ce n'est plus le souverain brillant que j'ai vu huit ans plus tôt, soit aux courses de Berlin, soit au Concours Agricole.

Malgré le froid, le teint est blême. Les traits sont tirés. Les yeux sont ternes. Cette guerre qui dure ne se déroule pas comme l'avait rêvé le Maître, et comme l'avait prévu le Grand État-Major. La bataille de la Marne a été un effondrement pour cet homme qui se voyait déjà à l'Arc de Triomphe, et maintenant nul ne sait quand se terminera la tragédie. Guillaume II connaît mieux que personne les ressources de l'Allemagne et leur insuffisance en face de la France, de la Russie, de l'Angleterre réunies. Qui sait même si l'Italie ne se décidera pas un jour à entrer en ligne contre son ancienne alliée ?

Tout cela, pour un initié, se lit sur le visage du kaiser.

N'empêche qu'il accueille affectueusement le Commandant de la IIe Armée, passe avec lui devant la compagnie, dont la présentation est impeccable, et revient dire un mot aimable au chef de bataillon qui s'incline, cramoisi.

Où allons-nous ?

- Sur la place de l'Hôtel de Ville, Sire, où un régiment de la Garde vous rendra les honneurs.

- Parfait. Montez avec moi et partons.

Et, dans la voiture découverte, portant maintenant le fanion impérial, S.M. Guillaume II et S.E. le prince de Bulow entrent dans leur bonne ville de Saint-Quentin, montant la rue d'Isle que la police à fait évacuer, et s'en vont au vieil hôtel de ville de la cité, ce bijou de la Renaissance, où est installée maintenant la Kommandantur de la place.

Inutile de dire que je n'ai pas éprouvé le besoin de rentrer en ville derrière le cortège. Il vaut mieux ne pas forcer la chance, les jours où la surveillance est décuplée.

N'empêche que ce jour-là, comme beaucoup d'autres, j'ai constaté que les grands de ce monde sont la proie certaine de celui qui est bien décidé à les supprimer, ayant fait lui-même le sacrifice de sa vie. Si je l'avais voulu, avec le maximum de chances, j'abattais ce jour-là Guillaume II, sûr évidemment d'y passer instantanément. Mais, qu'importe à un convaincu, à un illuminé, le sacrifice de sa vie, s'il est sûr de la nécessité et la grandeur de son acte.

Une autre rencontre avec les autorités militaires allemandes fut moins tranquille, sinon plus pittoresque.

Ce devait être au début de janvier 1915. Un soir en ville, partout une affiche, prescrivant à tous les hommes de 20 à 50 ans de se rendre le surlendemain à 9 heures, à la caserne d'infanterie, pour un recensement général.

Je rentre en hâte à l'auberge, et annonce la nouvelle à mon ami Charles. Chacun, dit l'affiche, doit être porteur d'un papier indiquant son nom, son âge, sa nationalité, sa profession, sa situation de famille, ses moyens d'existence.

À quoi cela répond-il ? Que faut-il faire ? Après mûre réflexion nous convenons que je tâcherai dès demain matin, de me renseigner près de mon copain de la radio, auquel ses camarades de l'A.O.K. ont dû expliquer les dessous de l'affaire. D'après les prévisions, nous réglerons notre conduite.

Cette prise de contact est fort efficace. Mon interlocuteur est très renseigné.

L'autorité allemande s'est émue du nombre de civils qui circulent dans Saint-Quentin, Français, étrangers, déserteurs, évadés, etc., etc. ...

Elle désire vérifier la situation de tous ces indésirables.

Primo, on expulsera tous les étrangers. Belges, Hollandais, Luxembourgeois, seront reconduits chez eux.

Ensuite, bien entendu, on coffrera les évadés, les déserteurs.

À tous ceux qu'on laissera circuler en ville on remettra le papier qu'ils auront apporté, dûment vérifié par le commandant local, signé et timbré, et qui devra désormais être présenté à toute réquisition. Tout civil qui, à partir de demain, n'aura pas cette pièce, est bon pour partir en Allemagne, où on lui trouvera facilement du travail.

Pas d'hésitation, il faut y aller, et tâcher de bien jouer le jeu.

Le soir, nous rédigeons chacun notre fiche. Je suis Français, né dans le Centre, 40 ans, employé de commerce. J'avais avant la guerre une occupation près de Charleroi, à Tarcienne, avec ma femme et mes trois enfants. La guerre nous a dispersés. Je me suis réfugié ici. J'ai mes moyens d'existence, dans la maison Jaffary. Ma situation est en règle. Schmitt invente une histoire semblable, sans aucun rapport avec la mienne bien entendu.

C'est d'un pas assuré, mais l'esprit tout de même aux aguets, que nous franchissons la porte de la caserne, gardée par une section du 2e Régiment de la Garde. Nous nous trouvons au milieu d'une foule de gens, passablement inquiets, dont beaucoup ne doivent pas avoir la conscience tranquille, et qui en tous cas, se demandent les raisons de leur convocation.

Une table est installée dans un coin de la cour, à l'abri du vent. Autour de la table, des officiers. des interprètes, des secrétaires, des plantons, Un sous-officier, à la voix de stentor. D'abord les étrangers, tous ceux qui ne sont pas Français, et qui se sont réfugiés à Saint-Quentin.

Un certain nombre d'hommes et de jeunes gens s'avancent, présentent leurs fiches. On les examine assez vite, et on rassemble les intéressés dans un coin de la cour. C'est bien ce que l'on m'avait dit. En voilà qui sont fixés : ils ne resteront pas à Saint-Quentin.

- Maintenant, les Français, en commençant par les plus âgés.

Cinquante ans, quarante-neuf, quarante-huit, etc. Un groupe par année.

En file par un, pour passer devant le colonel commandant d'armes, qui vous interrogera, après que vous lui aurez remis votre papier.

Voilà le moment intéressant. Je me suis attribué quarante ans. Charles en a trente-sept. Je passe avant lui.

Une cinquantaine d'hommes dans mon groupe, de tout rang social, de toute profession, en majeure partie des commerçants, des employés, des ouvriers.

Nous avons vu, dans les groupes précédents, que certains ont été libérés avec leur papier approuvé, tandis que d'autres sont mis de côté, sous bonne garde. Il s'agit de ne pas être de ceux-là.

Le colonel en question est le colonel de Bernsdorf, frère de l'attaché militaire allemand aux États-Unis. Je tends mon papier au sous-officier debout près de la table, qui lit à haute voix mes nom, prénoms et qualités. Dès qu'il a terminé, le colonel m'interpelle :

- Quarante ans, mais alors, vous êtes mobilisable, mon garçon. Pourquoi êtes-vous ici ?

- J'ai été réformé.

- Pourquoi ?

- Pour la vue.

- Qu'est-ce que vous avez ?

- Je suis myope.

- Vous avez des verres ?

- Voici.

Et je tends mes lunettes, pas très élégantes, qui me servent à corriger ma vue.

Le colonel fait signe à son médecin, au garde-à-vous près de lui.

- Vous avez votre instrument. Mesurez.

- Une dioptrie et demie de l'oeil droit, deux dioptries de l'œil gauche.

- Ce n'est pas avec cela qu'on est réformé. Vous me racontez une histoire, mon gaillard.

- Pardon, monsieur le colonel, j'étais beaucoup plus myope que cela à vingt ans.

- C'est possible, docteur ?

- Très possible, monsieur le colonel.

- Oui, oui, mais en France, où l'on manque tellement d'hommes, cet individu aurait été pris. Il est grand, bien bâti. À la rigueur, on l'aurait mis dans un bureau puisqu'il est employé de commerce. Non, voyez-vous, il nous raconte une histoire. S'il n'est pas militaire, il y a quelque chose là-dessous.

Ça commence à aller mal. J'ai alors une idée que je qualifierai modestement d'idée de génie.

- Non seulement, monsieur le colonel, j'étais myope, mais j'étais ce que nous appelons en France pistonné. Mon père connaissait bien le député de notre arrondissement. Il n'avait pas envie que je sois pris pour le service. Et je n'ai pas été pris. En France, avec du piston, ou fait bien des choses.

- Ah, je savais bien qu'il y avait autre chose. Je les connais bien les Français, moi. Étonnez-vous maintenant de leur défaite, avec de telles mœurs. Je vous dis que c'est un peuple pourri. Allez, signez-lui son billet, au pistonné. Pistonné, pistonné ! Sont-ils bêtes, ces Français !

Je n'en demandais pas plus. Je salue poliment. On me rend mon papier bien timbré, en me recommandant de l'avoir toujours sur moi, et à un autre.

Je me dirige lentement vers la porte de sortie. La section est sous les armes, au repos. Un jeune lieutenant fort élégant, monoclé, se promène nonchalamment devant le front. Je lui tends poliment mon papier. Il ne le regarde même pas. Un geste dédaigneux. La porte s'entr'ouvre. Je sors tranquillement et regagne la rue de la Fère. Une demi-heure après, Charles me rejoignait. Il a le teint tellement jaune. depuis sa blessure au foie, que le colonel n'a pas insisté avec lui, et qu'il a été libéré sans discussion. Il ferait évidemment un piètre travailleur en Allemagne.

Nous pouvons nous féliciter mutuellement. Il. m'avoue ne pas avoir été très tranquille quand il a vu que mon interrogatoire durait aussi longtemps. Mais tout est bien qui finit bien. Ce n'est qu'une alerte de plus.

Les jours se passent ainsi dans un calme relatif. À vrai dire, jamais, à Saint-Quentin, nous n'avons été personnellement recherchés, ni le capitaine Schmitt, ni moi-même. Il est fort probable que le médecin-chef de l'hôpital d'Origny-Sainte-Benoîte n'a jamais signalé notre évasion à l'autorité supérieure, craignant ses propres responsabilités.

Nous avons su plus tard, par Mlle Lemaire, cornaient les choses s'étaient passées.

Le 3 novembre, elle avait alerté le bureau sur notre départ, se plaignant de n'avoir pas été prévenue de notre évacuation. On l'avait longuement interrogée, lui demandant de se rappeler nos conversations, et les indices qui pourraient mettre sur nos traces. Elle s'était souvenue, comme par hasard, que nous parlions souvent de Reims, de Rethel, de l'Argonne où nous avions des parents l'un et l'autre. Quant à nos vêtements, elle était incapable d'indiquer leur provenance, pas plus que de l'argent dont nous devions avoir besoin.

Ses explications n'avaient certainement pas convaincu le StaBsartz, mais la faire arrêter eût été faire éclater le scandale ; et il y avait beaucoup à dire sur la tenue et la garde de l'hôpital. Le mieux était de nous rayer de la liste des vivants, en nous faisant passer, non pas dans le four crématoire - la mode n'en était pas encore née - mais dans un lot de morts non identifiés, comme il y en a tellement à l'issue des grandes batailles.

C'est ce qui fut certainement fait. Ma femme reçut, au milieu De 1913, une réponse de la Croix-Rouge internationale à l'une de ses multiples demandes de renseignements, ainsi libellée :

Le capitaine Giraud, du 4e Régiment de zouaves, a effectivement été soigné au mois d'août dans une formation sanitaire allemande, mais on perd ensuite sa trace. Il a probablement été inhumé après décès dans une tombe commune sans être identifié.

J'étais à ce moment capitaine à l'E.-M. du général Franchet d'Espérey, à Jonchery-sur-Vesle...

Cependant ma blessure se cicatrisait. Celle de Schmitt était guérie. Il était temps de partir ailleurs. Ce n'était pas pour faire le charcutier ou le marchand de charbon que nous avions quitté notre hôpital.

Parmi les habitués de l'auberge Venet, passait fréquemment un marchand de bestiaux que la guerre avait transformé en colporteur de denrées rares et riches, telles que le beurre, le fromage, le café, le thé, le chocolat, le tabac. Il faisait régulièrement la navette entre la France et la Belgique, chaque voyage lui rapportant des sommes rondelettes, au nez et à la barbe des Allemands.

Homme énergique, audacieux, aimant le risque et n'hésitant pas devant le danger. Par ailleurs, connaissant quantité de gens à la campagne qui l'hébergeaient, l'approvisionnaient, le renseignaient. Précieux atout à mettre dans son jeu, si nous voulions un jour partir vers la Hollande.

À la réflexion, en effet, c'était, malgré la distance, la solution la plus sage. Nous étions maintenant bien renseignés sur les lignes. Le front de France formait une ligne de tranchées continue de la mer du Nord jusqu'à la Suisse. Le franchir en un point quelconque était une entreprise extrêmement difficile, tous les civils des villages étant soit évacués, soit parfaitement connus des Allemands.

L'Argonne était le théâtre de combats incessants où notre présence aurait été vraiment insolite. Il valait décidément mieux faire le grand tour par la Hollande et l'Angleterre. Quand on s'évade, je l'ai encore expérimenté en 1942, la ligne droite n'est jamais le plus court chemin d'un point à un autre, n'en déplaise aux mathématiciens.

Dans le courant de janvier, après la naissance du jeune Jacques Caramel, dont j'avais promis d'être le parrain, et auquel j'ai servi de témoin pour son récent mariage, trente ans après, je tâtai donc M. Richard pour savoir si éventuellement, il ne consentirait pas à m'emmener en Belgique, et à m'y laisser, lors d'un prochain voyage. J'étais désireux de quitter Saint-Quentin, et je pourrais lui servir de commis dans une de ses expéditions. Étant d'ailleurs belge, j'aurais sûrement des facilités dans mon pays natal.

Au bout de quinze jours, l'affaire est conclue. Il est entendu que je partirai avec mon nouveau patron au début de février, qu'il me déposera à la frontière belge, sans pénétrer lui-même en Belgique, car la frontière est en ce moment sévèrement gardée par les Allemands. Nous pouvons avoir quelques difficultés, car la surveillance du ravitaillement est actuellement très renforcée, mais il a l'impression que je ne suis pas plus froussard que lui, et que nous saurons nous débrouiller. Ultérieurement, dans le

courant de février, il tâchera de rendre le même service à mon compatriote Charles, le garçon charcutier. Les derniers jours à Saint-Quentin se passent dans le calme, sans que personne ne soit avisé de mon prochain départ.

La veille du jour fixé, je me fais régler par Mme Jaffary, et je vais avertir M. Lambert de mon départ. Le lendemain, adieux émus de Mme Venet et de son mari qui tâche de rester impassible. Nous nous étreignons longuement, Charles et moi, et dans la carriole de M. Richard, attelée d'un excellent cheval, nous partons vers le nord, dans la grisaille d'une matinée d'hiver.

Route sans incidents, jusqu'à Bohain, où nous couchons chez des amis de Richard. La nouvelle recrue que je suis dans le marché gris ne se fait pas trop balancer. On félicite Richard de ne plus vouloir circuler seul, à cause des rencontres toujours fâcheuses. Les occupants fouillant volontiers les voitures, il est bon d'avoir avec soi quelqu'un parlant allemand pour arranger les affaires.

Le lendemain, au point du jour, en route pour Maubeuge que nous laissons à notre droite. Nous allons coucher dans une ferme isolée près de Gomegnies, dont le propriétaire est, lui aussi, un ami de Richard. La frontière belge est à deux pas, niais il est bien exact qu'elle est surveillée de près par les Allemands, on ne sait trop pourquoi, puisqu'ils occupent la Belgique comme le nord de la France. Ce qui se comprend pour la frontière hollandaise est un peu du luxe pour la frontière belge.

Le fait n'en est pas moins là. Mais rien n'est plus facile que de tromper la surveillance allemande pour des cultivateurs dont les champs sont souvent à cheval sur la frontière. C'est le cas de notre hôte. Demain, je partirai avec lui, conduisant un attelage à trois chevaux qui traînera un tombereau de fumier là où il me l'indiquera. Lui-même qui est bien connu des occupants sera parti un peu à l'avance en Belgique, pour travailler la partie belge de sa propriété. Je lui amènerai son fumier et le quitterai ensuite, en lui laissant ramener son tombereau. La manœuvre est enfantine.

Le lendemain, elle s'exécute à la lettre. Le charretier en bras de chemise et en pantalon long n'a peut-être pas les gros souliers qui conviendraient, mais la sentinelle hoche vers laquelle je me dirige tranquillement n'y prend pas garde.

C'est moi-même qui lui souhaite bonjour le premier. Ça tire, me répond-il, mais les chevaux sont bons. Et tandis que mon fouet claque joyeusement, le tombereau pénètre en Belgique, où mon patron d'un jour m'attend sans émotion.

Tout à l'heure, j'ai pris congé de Richard, non sans le remercier avec effusion. Maintenant, je me sépare de celui-ci. Il faut avouer que les commis de mon acabit ne restent pas longtemps dans la même place. Je plains leurs employeurs. C'est, hélas ! une instabilité qui n'a fait que croître et embellir.

En Belgique, Richard m'a donné l'adresse d'un cafetier de Walcourt, où je pourrai m'adresser de sa part, et qui saura m'orienter sur les caractéristiques de la circulation, les habitudes de la police, et c. En attendant que j'aie pu me munir de nouvelles pièces d'identité, il vaut mieux ne pas attirer l'attention sur moi. Cet homme parle d'or. On voit qu'il a l'expérience des situations régulières et de celles qui le sont moins.

Sans perdre de temps, mais sans me presser, en route pour Walcourt ! C'est là que j'ai cantonné, en 1914, à notre entrée en Belgique. Je connais un peu la ville. C'est toujours précieux quand on ne tient pas à se faire remarquer.

Par bonheur, je tombe en pleine kermesse. Beaucoup de monde en ville, venu des environs. Peu de soldats allemands, peu de policiers, tout au moins en uniforme, car il y en a certainement davantage en civil, et ce ne sont pas les moins dangereux.

J'arrive à l'estaminet indiqué, non loin de la grande place. Il est près de midi. On boit et on mange dans la salle enfumée. Je me fais reconnaître du patron, qui semble tenir Richard en haute estime, car il me fait tout de suite entrer dans la cuisine où s'affairent sa femme et ses filles, et me demande avec intérêt des nouvelles de mon patron, de ses affaires, des difficultés qu'il a ou qu'il n'a pas...

J'ai l'impression que cet estaminet doit abriter pas mal de marchandises qui passent de Belgique en France, ou réciproquement, et qui ne subissent pas beaucoup de visites douanières.

Peu m'importe, au fond. Ce qui m'intéresse beaucoup plus, c'est le moyen d'aller à Bruxelles sans prendre ni trains, ni trams, ni cars, sujets à contrôle inopiné.

- J'ai ce qu'il vous faut. Vous tombez à point. Un client, qui consomme actuellement dans la salle, me demandait tout à l'heure si je ne connaîtrais pas un commis pour l'aider. C'est un forain qui possède un beau carrousel automobile, une nouveauté qui fait fureur. Il voudrait un homme

solide qui puisse conduire une des roulottes pendant les étapes, et surveiller le moteur du manège pendant les représentations. Seriez-vous capable de faire cela ? Il doit déménager demain pour Bruxelles. Pour vous, ce serait une affaire.

- De braves gens, pas indiscrets ?

– Épatants. Le père, la mère, une fille d'une vingtaine d'années, deux autres gosses, tout cela propre, honnête, méritant. Vous sériez à merveille chez eux.

- Parfait. Pouvez-vous me présenter ?

- Je vais le faire venir ici, dans la cuisine, vous serez plus tranquille pour causer.

Une seconde après, mon n ième patron est là. L'affaire est rondement menée. Je ne suis pas très exigeant pour le salaire. Et lui me paraît un brave homme.

Il est entendu que, dès ce soir, je viendrai loger dans une des roulottes, et ferai connaissance avec le matériel. J'aurai également à soigner les quatre chevaux, car les roulottes ne sont pas à traction automobile. Demain, on démontera l'installation, et, après-demain, en route pour Bruxelles.

Le contact avec ma nouvelle famille est cordial. Ces braves gens sont de Poperinghe. Ils circulent depuis des années en Belgique, en Hollande, en France, en Allemagne. Progressivement, leurs affaires ont prospéré, et maintenant, leur manège automobile est un des plus modernes de toutes les foires.

Le père doit avoir 45 ans, la mère à peine 40. Thérèse, la fille aînée, est une jolie blonde, fraîche et rose, toujours gaie, propre, presque élégante. C'est la caissière de l'établissement, qui sait inciter les clients à entrer et leur rendre la monnaie avec un gentil sourire. D'ailleurs, je pourrai le vérifier, parfaitement sérieuse et bien élevée. Rien de la bohémienne, tout de la fille du Nord, éprise d'ordre et de propreté.

Moi-même, pour eux, je suis Wallon, de la région de Verviers, ce qui justifie mon absence d'accent,

d'une part, et ma connaissance de l'allemand, d'autre part. Ils connaissent, comme moi, Aix-la-Chapelle aussi bien que Liége ou Namur. Nous sommes en pays de connaissance.

Bien entendu, je mange à la table familiale, avec des menus, ma foi, qui ne sentent pas les restrictions, une cuisine simple, mais bien faite et la bière quasi à discrétion. Comme je n'abuse pas, on me considère rapidement comme un bon commis.

Nous quittons Walcourt. En route pour Bruxelles par Namur, à petites étapes, sans nous presser. On n'installe pas le matériel dans n'importe quelle bourgade. Nous sommes des gens qui ne nous dérangeons que pour les grandes foires. C'est pour celle de mars, à Bruxelles, sur le boulevard du Midi, qu'il faut être en place.

Les jours passent sans incidents. J'ai l'occasion de repérer un transport de troupes dont je reparlerai plus tard. Je m'entends fort bien avec mon amie Thérèse, qui a certainement plaisir à causer avec moi. Elle désire se marier avec quelqu'un qui pourrait reprendre la suite de son père. L'affaire marche bien. On pourrait encore la développer. Ce sont des projets d'avenir que j'écoute avec intérêt, peut-être pas dans le même sens que Thérèse. Si elle lit ces pages, qu'elle sache bien le souvenir ému que je garde de sa jeunesse, de sa grâce et de son charme.

Et nous arrivons à Bruxelles sans avoir fait la moindre mauvaise rencontre. On installe les voitures dans un emplacement connu, sur le boulevard du Midi, et l'on se prépare à décharger le matériel, qui devra être prêt à fonctionner d'ici deux à trois jours. Comme il est tard, on remet la chose au lendemain.

Vers 19 h. 30, on se met à table dans la roulotte. Le plat de résistance, je me le rappelle, se composait d'excellents œufs au jambon, succédant à une bonne soupe bien chaude.

J'étais en train de les déguster, quand la porte s'ouvre et un ami de la famille entre. C'est un cordonnier installé non loin d'ici, et qui ne manque jamais de rendre visite à ses copains quand ils passent à Bruxelles. On me présente, comme le nouvel auxiliaire, natif de Verviers, et dont chacun, y compris Thérèse, vante les qualités. Je m'incline modestement, comme il convient, et la conversation générale s'engage.

C'est naturellement, une revue rétrospective de la guerre, avec des aperçus sur la France, sur l'Allemagne, sur l'Italie. Notre interlocuteur a manifestement beaucoup voyagé. Il connaît même l'Afrique du Nord.

Sans m'en rendre compte, je me laisse aller à étaler, moi aussi, mes connaissances. On parle de Tunis, d'Alger, d'Oran, de Tlemcen, de Sidi-bel-Abbès. À ce moment, notre cordonnier me regarde, et sans affectation :

- Dis-moi, t'as rudement circulé, toi, à ton âge. T'as pas été à la Légion ?

Je m'aperçois de mon imprudence.

- La Légion, quelle légion ?

- Mais tu sais bien, la légion étrangère des Français. Si je t'en parle c'est que j'y ai été, moi.

- Eh bien, moi, je n'y étais pas.

- Ça va, n'en parlons plus. Mettons que je me suis trompé.

Et la conversation glisse sur un autre sujet. Quelques minutes après, on vient de prendre le fromage.

- Tu viens fumer une cigarette dehors ?

- Volontiers. (Je ne fume pas, mais je sens qu'il va se passer quelque chose.)

Il sort le premier. Je n'ai pas encore descendu les trois marches du petit escalier de bois qu'il„se retourne vers moi, et à voix basse :

- Eh bien, maintenant, comment faut-il dire, mon lieutenant ou mon capitaine?

- Dis mon capitaine, à part toi. Mais puisque j'ai été imprudent et que tu as deviné, prends garde à toi. Tu penses bien que, si je suis ici, c'est que je n'ai pas la frousse et que je ne me laisserai pas livrer aux Allemands sans résister. Attention à ta peau.

- Vous fâchez pas, mon capitaine. Mais voyez-vous, ce qui vous arrive avec moi aurait pu vous arriver avec un autre. Ç'aurait été bien plus embêtant pour vous.

Si vous voulez bien, faut venir avec moi. Vous pouvez pas rester avec les X... Ce sont de braves gens, mais nous n'êtes pas venu à Bruxelles pour y demeurer, pas vrai ? Vous voulez aller ailleurs, n'est-ce pas ?

Alors, je vais dire que je vous emmène coucher chez moi, et demain, vous viendrez vous séparer d'eux. Ils comprendront. Vous leur avez rendu service. Ici, à Bruxelles, ils trouveront facilement un autre commis. Croyez-moi, mon capitaine, faut venir avec moi. Vous vous en repentirez pas.

- Tu sais ce que je t'ai dit, si tu me livrais aux Boches.

- Entendu, mon capitaine. Vous êtes plus costaud que moi.

Nous rentrons dans la roulotte. Il est 20 h. 30. Je dis au revoir à mes amis en leur promettant de revenir le lendemain de bonne heure, et en route dans la nuit vers Anderlecht, avec un guide que je ne connaissais pas une heure auparavant. Au bout d'un quart d'heure, nous atteignons la rue des Vétérinaires, bordée de petits hôtels particuliers, type Passy ou Auteuil. Beaucoup d'officiers allemands doivent loger par ici, si j'en juge par le nombre des ordonnances, qui à l'approche de l'appel, regagnent un quartier voisin.

Nous nous arrêtons devant une maison plongée

dans l'obscurité. Rez-de-chaussée surélevé. Un escalier de quelques marches. Mon guide connaît bien les aîtres. Il monte et sonne.

L'électricité s'allume derrière la porte vitrée.

La porte s'ouvre. Une jeune femme, qui est manifestement la maîtresse de maison :

Madame, je vous amène un officier français.

Stupéfait, je fais rentrer de force mon guide dans le vestibule, le suis et tire la porte derrière moi. Sur le trottoir, au même moment, trois soldats  allemands passaient en causant bruyamment.

Que dis-tu, Étienne, un officier français ?

Quelle chance ! Frédéric, Frédéric !

Une porte s'ouvre sur le vestibule. J'aperçois

une salle à manger sobre et de bon goût. Un homme, petit, portant lorgnon, paraît. Derrière lui, une fillette attirée par le bruit, regarde curieusement.

- Frédéric ; voici Étienne qui nous amène un officier français. Quel bonheur ! C'est le premier que nous voyons depuis la retraite. Comme je suis heureuse !

Le mari est aussi froid que sa femme est excitée.

- Que signifie tout cela ? Étienne, d'où viens-tu ?

- Monsieur le docteur, je faisais mon métier. Ce soir, j'ai su que nos amis X... étaient arrivés sur le boulevard du Midi avec leurs voitures. Je suis allé leur dire bonjour. Et, en causant j'ai découvert monsieur. Il ne voulait pas venir, mais j'ai cru bien faire en vous l'amenant.

- Qui êtes-vous, monsieur ?

- Un officier français, évadé. - Vous avez des papiers ?

- Si j'en avais, je ne serais pas ici.

- Alors, qui me prouve ce que vous avancez ? Pourquoi êtes-vous chez moi ?

- Officiellement, je ne puis vous donner aucune preuve. Il y a une demi-heure, je ne savais pas où cet hommne, que vous appelez Étienne, allait m'emmener. J'ai peut-être été imprudent, mais il m'a paru de bonne foi, et je l'ai suivi. Depuis mon évasion de l'hôpital, j'ai l'habitude de me décider vite. Mais si je vous gène, je puis très bien partir et retourner chez les forains que je viens de quitter.

- Vous me parlez d'hôpital, vous avez été blessé ?

Oui, une balle au poumon. Quand ?

Le 30 août, l'année dernière. Où ?

À la bataille de Guise.

Où avez-vous été soigné ?

À l'hôpital allemand d'Origny-Sainte-Benoîte, dans l'Aisne. J'ai fait de la pleurésie purulente au mois de septembre et je viens de m'en guérir complètement à Saint-Quentin le mois dernier.

- Eh bien, Monsieur, voici une pièce d'identité, que je puis examiner. Je suis médecin. Voulez-vous passer dans mon cabinet ?

J'entre dans la pièce voisine, tandis que la jeune femme et Étienne se regardent, un peu interloqués, constatant sans doute que le docteur a raison d'être méfiant.

- Voulez-vous vous déshabiller ?

J'ôte mon veston, mon gilet, ma chemise. La blessure et le passage du drain sont nettement visibles. Le docteur m'ausculte avec attention.

Quand il a terminé, sa physionomie a changé. Ce n'est plus le même homme.

- À qui ai-je l'honneur de parler ?

- Capitaine Giraud, du 4e Régiment de Zouaves.

- Mon Capitaine, je vous félicite de vous être ainsi tiré de cette grave blessure et de ses suites. Excusez-moi si j'ai été méfiant tout à l'heure. Étienne est un bien brave garçon, mais un peu impulsif et il faut se méfier des agents provocateurs dans le métier que nous faisons.

- Je suis le chirurgien de l'hôpital où travaille miss Cavell, une admirable femme qui s'est donné pour tâche de faire évader tous les prisonniers anglais et français, que nous pouvons découvrir. Étienne est un de nos agents recruteurs. C'est ainsi qu'il vous a amené chez moi. Maintenant, nous allons vous faire passer en Hollande, mais, d'abord il faut, vous reposer et si vous le voulez bien, je vais achever de dîner, en vous conviant à notre modeste repas.

- J'ai dîné, docteur, je vous remercie.

- Alors, peut-être préférez-vous un bain. Je puis même vous prêter du linge.

- Ceci, très volontiers. J'accepte sans aucun scrupule.

- Ma femme va vous préparer ce qu'il faut, et ensuite nous parlerons de vôtre futur voyage. Je vous montre votre chambre. La salle de bains est à côté.

Une heure après, baigné, peigné, avec du linge propre, je redescendais au rez-de-chaussée dans le cabinet du docteur.

Entre temps, Mme Frère était allée prévenir un ménage ami et voisin, dont le mari était maire d'Anderlecht, et c'est devant quelques Belges enthousiastes que je narrai l'essentiel de mes aventures, cependant qu'on débouchait quelques excellentes bouteilles, qui avaient échappé aux investigations boches.

On décide immédiatement de la marche à suivre.

Demain, je serai à 10 heures à la mairie d'Anderlecht, où l'on me fabriquera de toutes pièces un état civil, au jour exact de ma naissance.

Ensuite, je me ferai établir par la Kommandantur un permis de circuler dans la zone qu'on m'indiquera.

Et dès que je serai en état de voyager à pied, car il vaut mieux ne pas prendre de moyens de transport, je me mettrai en route sur l'itinéraire fixé. La filière est sûre, jusqu'à présent. Il n'y a pas de raison qu'elle soit prochainement découverte, si on sait tenir sa langue.

Après deux bonnes heures ainsi employées à causer sérieusement, chacun rentre chez soi, et je ne cache pas que j'ai aussi bien dormi dans la chambre du docteur que dans la roulotte de mes amis forains.

Le lendemain, à la mairie, je retrouve le magistrat municipal. Des trois enfants du sexe masculin, nés le 1.8-1-79, l'un avait maintenant un casier judiciaire. Je ne lui empruntai pas son identité.

Le second était coupeur en cravates, métier facile, sinon délicat, qui convenait parfaitement à mon genre de beauté. Et il se trouvait que le maire était lui-même fabricant de cravates.

À partir de maintenant, vous êtes employé chez moi, et vous pouvez vous référer à moi. Si l'on vous présente une pièce de soie, vous coupez en biais, en gâchant le moins d'étoffe possible, pour faire une belle cravate qui se tienne. Évidemment, la guerre a ralenti nos affaires. C'est ce qui justifiera vos déplacements. En principe, vous voyagerez pour vous ravitailler.

- Maintenant, il s'agit de faire faire votre photographie, chez l'opérateur imposé par les Boches. C'est une façon pour eux de nous espionner et d'établir des fiches sur chacun. Pour vous, pas d'importance. Allez-y tranquillement et demandez une demi-douzaine de photos pour cartes d'identité. Vous les aurez demain. Ensuite, vous irez à la mairie chercher un Ausweiss pour la région que notre ami vous précisera, et pour une durée de quinze jours. On vous fera payer cela quelques marks, mais jamais on ne les refuse. Toujours le même leitmotiv : ravitaillement.

Je rentre déjeuner chez le docteur et sa charmante femme, et aussitôt après, séance chez le photographe boche. Le grand garçon barbu que je suis, à la mine peu brillante, aux vêtements râpés, n'a rien qui attire l'attention. On fera la demi-douzaine de photos pour demain. Il ne m'en coûtera que trois marks.

Je passe dire bonjour et adieu à mes amis du boulevard du Midi, qui semblent regretter sincèrement que j'aie trouvé de l'embauche ailleurs, dans un bureau, mais qui reconnaissent que c'est davantage dans mes cordes. Thérèse et moi sommes un tantinet émus, et la vie nous sépare sans savoir quand nous nous reverrons.

Je rentre coucher rue des Vétérinaires. Le lendemain, muni de mes photos, je vais à la Kommandantur. Accueil d'un bureau militaire comme tous les bureaux, de quelque pays qu'ils soient.

Un fonctionnaire nonchalant prend ma demande, mes deux photos, me pose pour la forme quelques questions insignifiantes et me demande cinq marks. Je reviendrai chercher le papier demain à 17 heures. Et le lendemain, j'étais en possession du bienheureux Ausweiss qui me permettait de circuler pendant quinze jours dans la région nord de la Belgique, entre Bruxelles et Turnhout. Interdiction, bien entendu, de franchir la frontière hollandaise.

Rentré rue des Vétérinaires, je mets au point avec le docteur les détails de mon voyage.

Je repartirai sur Turnhout par..., voyageant toujours à pied. Étapes journalières d'une quinzaine de kilomètres. Je ne connaîtrai les étapes successives que chaque jour au moment de me mettre en route., La première est Vilvorde. J'irai chez Mme X... Quand on viendra m'ouvrir, je n'aurai qu'à dire : Belgica. On me fera entrer et je resterai tranquille jusqu'au lendemain : vivre et coucher assurés. De là, on me dirigera sur le prochain point de destination, et ainsi de suite.

Parler le moins possible. Afficher l'identité portée sur mou passeport. Se méfier des domestiques, surtout féminins. Prétexte du voyage : ravitaillement. En cas d'incidents imprévus, qui peuvent toujours survenir, garder son calme. En tout cas, ne rien dévoiler de l'organisation.

Le docteur Frère décide que je partirai non pas le lendemain, mais le surlendemain, pour pouvoir avertir mes hôtes de la première étape. C'est l'habitude chaque fois qu'il y a un départ de Bruxelles. Seuls, ici, sont au courant de mon passage, sa femme, miss Cavell et la princesse Marie de Croy. Il est essentiel pie le minimum d'affidés soient dans le secret, car la police allemande soupçonne déjà cet hôpital anglo-belge d'être une agence d'espionnage ; et le docteur est convaincu que miss Cavell est discrètement surveillée. C'est la raison pour laquelle il a évité que je ne la rencontre.

Journée du lendemain sans incidents. Je cause longuement avec Mme Frère. Cette jeune femme est une patriote exaltée. Elle n'aimait pas les Allemands avant la guerre. Elle les hait maintenant. Elle a vu les abominations dont ils se sont rendus coupables à Malines. Elle n'est pas dupe de leur prétendue correction.

Bien qu'elle ne soit pas cléricale, au contraire, elle admire le Cardinal Mercier. Bien qu'elle soit. socialiste, elle apprécie l'attitude résolue du bourgmestre de Bruxelles, M. Max. Il n'hésite pas à démentir les assertions que la presse vendue à l'occupant publie par ordre certains jours.

Elle est une fidèle lectrice de la Libre Belgique, le journal clandestin qui paraît au nez et à la barbe des Boches, avec la complicité d'une masse de Belges courageux, qui n'ont encore jamais pu être découverts. Admirablement renseignée et bien rédigée, la feuille est le plus parfait organe de propagande qui soit. Chez cette femme intelligente, passionnée, comme chez son mari, comme chez leurs amis, j'ai trouvé cette conviction unanime de la défaite allemande, malgré toutes les apparences de victoire. Conviction non pas irraisonnée, mais parfaitement logique devant la constatation d'un effort trop prolongé.

L'Allemagne ne pouvait gagner cette guerre qu'à la condition d'aller vite et d'obtenir en quelques semaines la capitulation de la France. La bataille de la Marne a ruiné ses espérances. Accrochée à l'est, accrochée à l'ouest, il lui faut combattre sur deux fronts, avec des navettes incessantes de la Picardie à la Pologne et réciproquement. Si la France est durement touchée, militairement et économiquement, l'Angleterre est intacte, et elle sait trop son intérêt, pour ne pas jeter toutes ses forces dans la bataille jusqu'à l'écrasement total de l'Allemagne. Donc, l'avenir est à ceux qui, comme la Belgique, n'ont jamais voulu la guerre, mais n'acceptent pas la défaite et lutteront jusqu'au bout; pour recouvrer leur indépendance.

Quand je rentrerai en France, que je dise bien tout cela, et que je rassure les Français sur l'attitude des Belges. Le jour où l'Armée Française rentrera victorieuse en Belgique, elle aura tout le peuple belge avec elle.

C'est vers huit heures que je quitte Anderlecht pour partir à pied vers Vilvorde. Il fait froid et sec. La marche est excellente. Ces quelques jours de repos, avec une excellente nourriture, un bon lit, m'ont mis en parfaite condition, et je fais ma petite étape sans la moindre fatigue et sans aucun incident.

À midi, je sonne chez M. X... Une domestique vient ouvrir.

- Belgica.

- Entrez, Monsieur. Je vais avertir Madame.

Et la maîtresse de maison arrive, me conduit à ma chambre et m'avertit que nous déjeunerons dans un instant, sans me demander la moindre explication.

Il en est ainsi à chaque étape, jusqu'à Turnhoute. Départ le matin entre 7 heures et 8 heures, arrivée vers midi, repos l'après-midi, coucher de bonne heure.

Ici, gîte modeste, là, maison somptueuse. Les membres de l'association appartiennent à toutes les catégories sociales. Une seule pensée les anime : l'amour de la Patrie et la haine du Boche. Ils savent tout ce qu'ils risquent. Ils le font joyeusement, simplement. Je ne dirai jamais suffisamment ma reconnaissance à tous ces hommes, à toutes ces femmes, de la noblesse, de la bourgeoisie, de la ville ou de la campagne, riches ou pauvres, savants ou illettrés qui ont protégé le passage de Belgique en Hollande de tous les proscrits voulant échapper à l'emprise allemande.

Toutes les étapes se passèrent le plus simplement du monde, sauf l'une d'elles qui vaut la peine d'être contée.

Je suivais la route de X... à V..., marchant d'un bon pas, mon sac tyrolien sur le dos, sans la moindre appréhension d'une mauvaise rencontre, quand, brusquement, au détour d'un chemin et à l'entrée d'un hameau une sentinelle allemande :

Halt, Papier, bitte !

Interloqué, mais sans le laisser paraître, je sors mon Ausweiss.

- Voyez le chef de poste, dans la maison, ici.

J'entre dans le poste de contrôle, installé là pendant la nuit, et dont personne n'avait pu m'indiquer la présence. Un feldwebelleutnant commande le groupe d'hommes composant le poste. Il lit attentivement mon papier.

Où allez-vous ?

- À Audenarde, à quelques kilomètres d'ici. Chez qui ?

Chez ma tante.

Pourquoi ?

Pour chercher des légumes.

Vous n'êtes pas maraîcher, vous êtes coupeur en cravates à Bruxelles.

- Précisément, le travail marche mal. Je suis la moitié du temps en chômage, et je ne trouve pas à me ravitailler. Ici, ma tante a un grand jardin, et peut me fournir des choux, des pommes de terre, des carottes. C'est précieux pour moi.

- Je l'admets. Vous repasserez par ici pour aller à Bruxelles ?

- Certainement.

- Alors, vous me rapporterez pour moi un chou et un kilo de pommes de terre. Ça améliorera l'ordinaire. Donnez-moi deux marks. Voici votre Ausweiss timbré.

- Merci, monsieur l'officier.

- Au revoir. N'oubliez pas, n'est-ce pas. J'ai oublié. M. l'officier attend encore son chou. Le lendemain, à midi, j'arrivais à Turnhout. Ce

dernier gîte est de belle apparence.

- Belgica.

- Entrez, monsieur, le docteur va venir.

Effectivement le maître de maison arrive quelques instants après, et me fait entrer dans son cabinet.. Je sais par le docteur Frère que c'est le dernier maillon de la chaîne, et que je puis, sans témoins, parler à cœur ouvert avec lui.

- .Je ne vous demande pas votre Ausweiss qui ne m'apprendrait rien. Voulez-vous me dire votre véritable identité ?

- Volontiers, docteur. Capitaine Giraud, de l'armée française, évadé d'un hôpital allemand et voulant rejoindre la France.

Parfait, mon capitaine. Votre blessure est bien fermée ? Vous pouvez faire un petit effort ?

- Certainement, docteur.

- Alors, ce sera pour la nuit prochaine. Mais d'abord, nous allons déjeuner avec mes enfants. Bien entendu, aucune allusion devant eux. Ma femme est malheureusement absente. Pour tout le monde, vous êtes un ami de passage. La servante qui vous a ouvert sait que j'ai ainsi (les clients qui, pour ne pas attendre, se servent du mot de passe que vous avez employé. Elle ne s'étonnera pas de vous voir à table. Très bon déjeuner, avec une bande de jolis enfants, parfaitement élevés, ne posant aucune question, répondant poliment à celles qu'on leur pose. Nous prenons le café au salon, seuls, le docteur et moi.

- Voici le programme qui vous agréera, je l'espère. J'ai ici depuis ce matin deux jeunes artistes belges, qui veulent rejoindre le roi à La Panne. Ce sont un peintre et un sculpteur qui ne font pas 45 ans à eux deux. Solides physiquement et moralement. Ils sont arrivés ce matin au petit jour, et dorment encore. Je vais les réveiller. Ils mangeront rapidement. Je ferai les présentations et vous partirez ensemble à 15 heures.

Comme des promeneurs sans bagages, vous prendrez la route de Bréda tranquillement, de façon à vous trouver à 17 heures précises au kilomètre 7-6. À côté de la borne kilométrique se trouve un tas de cailloux, sur lequel sera assis un cantonnier, cassant sa pierre, ayant au cou un foulard rouge à pois blancs. Vous passerez à côté de lui, sans faire semblant de rien, et lui direz Belgica de façon à n'être entendu que de lui seul. Vous continuerez votre chemin sans vous presser. Il vous rejoindra, vous dépassera et vous n'aurez plus qu'à le suivre. Cette nuit, vous serez en Hollande. C'est un braconnier, qui m'a tué beaucoup de lapins avant la guerre, mais qui, depuis la guerre m'a passé beaucoup d'hommes en Hollande.

- Gratis, docteur ?

- Comme vous êtes indiscret, mon capitaine. Eh bien, non. Je lui donne 20 francs par passage. Trouvez-vous que ce soit trop cher ?

- Ma foi non, docteur. Et comme il me reste encore un peu de monnaie, je vous demande de me laisser payer mon guide. Ce sera un souvenir pour moi.

- Volontiers, mon capitaine. Vous me faites faire des économies. Mais je vous quitte pour aller réveiller vos futurs camarades. Tout à l'heure, je vous les présenterai. Voulez-vous faire la sieste ou lire les dernières nouvelles du journal local. Tout ici est à votre disposition. À tout à l'heure.

Enfoncé dans un bon fauteuil, je lis distraitement le grand journal de Turnhout, mais pense intensément aux heures qui vont venir. Le moment décisif est arrivé ! Je sais que, dans ce secteur, la frontière hollandaise est sévèrement gardée par une division de cavalerie allemande. Il va falloir faire du sport. Sans le moindre bagage, je me sens assez vigoureux pour un effort pas trop prolongé. Mon poumon à peine cicatrisé m'interdit certaines excentricités.

Un quart d'heure avant le départ, je fais connaissance de mes deux nouveaux amis. Comme moi, ils ont des permis de circuler valables jusqu'ici. Si par hasard, nous étions arrêtés sur la route, par des Boches indiscrets, nous reviendrions sagement chez notre hôte. L'affaire serait remise au lendemain à la même heure. Mais, avec un joyeux optimisme, notre docteur nous affirme que tout se passera pour le mieux.

Une bonne poignée de main, un dernier adieu, en route.

Nous causons peu, pour ne pas attirer l'attention des nombreux Allemands qui nous croisent ou nous dépassent. Presque tous, d'ailleurs, sont à cheval ou à bicyclette. Estafettes, agents de liaison allant du P.C. de Turnhout aux postes du front. L'heure n'est pas celle des éléments de surveillance. Il est encore trop tôt.

À 17 heures, le tas de cailloux, le foulard rouge à pois blancs. Belgica. Le cantonnier incline imperceptiblement la tête. Il est en bras de chemise, son veston à côté de lui. Nous continuons notre chemin lentement sans tourner la tête. Cent mètres plus loin, l'homme nous dépasse, sa veste sur le bras. Il prend à gauche un petit chemin de terre. Nous le suivons. La nuit tombe. Il est 17 h. 30 au mois de février, en Belgique septentrionale. Quand il est sûr que personne ne nous voit plus de la route, le guide s'arrête et se tourne vers nous. Catastrophe, il parle flamand. Je ne comprends pas un mot, car cette langue ne ressemble ni à l'allemand, ni au français. heureusement, notre sculpteur baragouine un peu le flamand. Il nous traduit qu'il faut, suivre exactement les traces du guide. Nous allons passer dans des sablières, où le sol est raviné. Appuyer à droite ou à gauche, serait dangereux. D'autre part, ne pas parler, ne pas fumer, imiter les gestes du guide, et en cas de mauvaise rencontre, rester immobile, couché à plat ventre. D'habitude, les rondes n'ont pas de chiens avec elles.

La nuit est maintenant tout à fait. venue. La lune s'est levée, voilée fréquemment par de petits nuages isolés. On y voit suffisamment pour marcher, pas assez pour être découvert à quelques dizaines de mètres. Nous repartons en file indienne, sans mot dire. Terrain sablonneux, parsemé de multiples bois de sapins. Traversée des sablières sans incident. Brusquement, notre chef de file s'arrête, et se jette à plat ventre. Nous l'imitons. Quelques secondes plus tard, perpendiculairement à notre direction, passe une patrouille de uhlans à cheval, la lance au bras, la pipe à la bouche, causant et plaisantant, n'attachant manifestement pas grande importance à leur mission. Ils ne sont pas à plus de 20 mètres de nous. Nous les voyons distinctement. Ils ne nous soupçonnent pas. Le bruit s'éloigne. Nous repartons. Encore une heure de marche environ. Nous arrivons à la lisière du bois au sommet d'un mamelon. Le guide s'arrête, le doigt sur la bouche pour imposer silence d'abord, puis le bras tendu vers cieux foyers lumineux, en contre-bas à quelque 500 mètres de nous.

Deux feux de bivouac, auprès desquels on distingue nettement les groupes d'hommes assis et la sentinelle à quelques pas. C'est entre eux qu'il s'agit de passer.

Le guide tend le bras vers la direction à suivre, et commence à descendre la pente du mamelon. Nous suivons. Le terrain s'alourdit. Nous entrons clans la bouc, puis dans la vase. C'est un marais que nous allons traverser.

L'eau monte peu à peu. J'en ai bientôt au genou, puis à mi-cuisse, puis à la ceinture. Mes camarades plus petits sont immergés jusqu'à la poitrine. Nous allons lentement, sans bruit, sans faire le moindre clapotis. Nous sentons à notre droite et à notre gauche, les postes qui sont là pour veiller. Par nuit claire, les sentinelles nous apercevraient peut-être. C'est une sensation bizarre. Impossible de se coucher, impossible de nager, situation peu enviable.

Mais les sentinelles pensent sans doute à tout autre chose, et la marche dans la vase continue, lente, lente et silencieuse.

Il y a bien une demi-heure que nous sommes entrés dans le marais. L'eau diminue maintenant. Je n'en ai plus qu'au genou. Le guide s'arrête, et se tournant vers moi, qui le suis immédiatement. :

Hollande, monsieur.

J'avoue que j'ai donné une poignée de main à cet honnête braconnier comme je n'en ai pas donné

beaucoup dans ma vie. Cette minute était, depuis le 30 avril 1914, la première où je me sentais libre. Le reste, maintenant, n'était plus qu'un jeu. J'étais sorti de la geôle boche. La vie était belle.

Tout dégouttants de vase, trempés comme des canards, nous nous dirigeons vers une maisonnette qu'on devine confusément dans la nuit. Elle est au bord de la route. Nous l'atteignons. Une sentinelle hollandaise est à la porte et nous fait entrer.

Une vraie toile de Téniers.

Une grande salle base, enfumée. Dans le fond, la cheminée avec un bon feu. À droite des hommes dorment sur la paille, À gauche, d'autres jouent aux cartes.

C'est à eux que la sentinelle nous conduit. Notre guide n'est d'ailleurs pas un inconnu. Le lieutenant lui parle en flamand, amicalement. Puis s'adressant à moi en français très acceptable :

- Vous parlez français, monsieur ?

- Oui monsieur le lieutenant.

- Allemand aussi peut-être ?

- Oui, monsieur le lieutenant.

Vous avez des papiers ?

- Voici monsieur le lieutenant.

- Mais ceci est parfaitement en règle pour la

Belgique, mais pas pour la Hollande, vous le savez.

- Je le sais, monsieur le lieutenant. C'est pour-

quoi je n'ai pas pris la route pour venir vous trouver.

- Oui, vous avez pris le chemin détourné et

mouillé. Vous ne risquez pas de vous sécher devant le feu.

Alors, voyons, vous êtes Belge, de Bruxelles. Coupeur de cravates. Pourquoi passez-vous chez nous ?

- Parce que je ne veux pas rester avec les Allemands, et qu'il n'y a plus de travail à Bruxelles.

- Alors, vous comptez trouver du travail en Hollande. Ce sera difficile. savez-vous. Si vous ne trouvez rien chez nous, vous pourriez peut-être aller en Allemagne, puisque vous parlez allemand.

- Ma foi non, je passerai plutôt en Angleterre.

- Ah ! et si vous ne trouvez pas de travail en Angleterre ?

- Alors, je passerai en France.

- C'est bien ce que je pense. Travailler de votre métier, coupeur en cravates ?

- Mais oui, monsieur le lieutenant, c'est écrit, comme vous le voyez.

- Je vois, je vois. Nous sommes forcés d'interner les prisonniers évadés, mais nous n'en voulons pas aux coupeurs de cravates. Allez vous sécher. Je vais voir vos camarades.

Je me suis fait rôtir devant le grand feu, j'ai sommeillé, bavardé, rêvé, et quand le jour paraît, quittant mes amis belges, je gagne la gare de Bréda. Un train allait partir pour La Haye. Une place de 4e et en route pour la capitale de la Hollande. Il me restait, je crois bien, 0 fr.25 en poche.

Arrivé à La Haye, je demande l'ambassade de France. On me met sur le chemin. À 10 heures je suis à l'ambassade. La vase a séché sur mon pantalon, mais elle n'a pas perdu son odeur sui generis. Je ne sors évidemment pas d'un institut de beauté.

Un jeune secrétaire me reçoit, parfaitement aimable et courtois, mais manifestement peu désireux de me garder longtemps dans son bureau.

Mon capitaine,,votre cas est très intéressant. Il faut aller voir le nouvel attaché militaire, le colonel Desprez. Il est installé à l'hôtel Belle-Vue en face le Palais Royal. C'est lui qui vous dira la marche à suivre pour regagner la France.

Je remercie mon élégant interlocuteur et me dirige vers l'hôtel Bellevue.

Palace, comme tous les palaces. avec la méticuleuse propreté hollandaise en plus. Je ne suis évidemment pas à ma place, avec ma casquette délavée, mon vieux veston, un pan de chemise en guise de cravate, un pantalon attaché avec des ficelles au-dessus des chaussures éculées, et la vase, la sinistre vase, puante et fétide. Le portier, grand connue moi, galonné sur toutes les coutures, me voit entrer avec un mépris mal dissimulé. Je m'adresse à lui en français. Tournant ma casquette sale dans mes mains sales :

Le colonel Desprez, s. v. p.

L'attaché militaire français ?

- Oui.

Vous avez quelque chose à lui faire dire ? - Je désire le voir, personnellement.

- Alors, sortez. Prenez à gauche, la première rue, la porte de service, et vous demanderez qu'on vous conduise au colonel Desprez, au second étage, appartement n°...

- Mais non, mon ami, je vais monter par l'ascenseur, si vous voulez bien.

- L'ascenseur, Donnerwetter : l'ascenseur n'est pas fait pour des types comme vous. Je vous ai dit l'escalier de service, vous avez compris ?

- Non, je n'ai pas compris. Si vous ne voulez pas m'appeler le boy de l'ascenseur, je le manœuvrerai moi-même. Je monterai par ici, non par là. Avez-vous compris, vous aussi.

Mon portier est écarlate. Mais j'ai un tel accoutrement qu'il produit un effet qui n'aurait pas obtenu un costume correct. Mon adversaire prescrit au garçon d'ascenseur de me conduire au second et je l'entends appeler au téléphone le service de cet étage. Je ne comprends que le nom de Desprez.

Sur le palier du second, m'attend une délicieuse petite femme de chambre, le portrait frappant de la vignette imprimée sur les boîtes de cacao Van Houten. Elle ne peut maîtriser un sentiment de répulsion en voyant sortir de la cabine le vagabond que je suis. Sans mot dire, elle me conduit au bout du couloir. Elle frappe. Le colonel Desprez lui-même vient ouvrir.

- Ein Besuch, herr Oberst.

Vous désirez ?

Je voudrais vous parler, mon colonel.

Dites ce que vous désirez, inutile d'entrer.

- Pardon. mon colonel, il faut que je vous parle en particulier.

Et écartant la gracieuse enfant, qui ne se le fait pas dire deux fois, j'entre dans le vestibule de l'appartement, et referme la porte derrière moi.

Permettez-moi maintenant de me présenter, mon colonel. Capitaine Giraud, du 4e Régiment de Zouaves.

- Capitaine Giraud ? Je ne vous connais pas. Avez-vous des papiers ?

- Si j'en avais, je ne serais pas ici, mon colonel. J'ai été blessé le 30 août dernier à Guise, laissé pour mort sur le terrain, ramassé par les Allemands et hospitalisé à Origny-Sainte-Benoîte. Je me suis évadé de l'hôpital le 1er novembre, abrité à Saint-Quentin jusqu'à fin janvier, et ai gagné la Hollande en faisant tous les métiers. Voici mon Ausweiss délivré par la Kommandantur de Bruxelles. Il ne vous apprendra rien. Mes cicatrices de blessure vous en diront peut-être plus, si vous désirez les voir. Je suis prêt à répondre à toutes vos questions, et je puis vous donner des détails intéressants sur un courant de transport que j'ai repéré de l'ouest vers l'est, et dont peut-être vous n'êtes pas informé. Mais auparavant, si vous le permettez, je voudrais pouvoir me laver, me changer, et j'ai recours à vous pour me procurer ce qu'il me faut, à tous points de vue, car je n'ai plus que 25 centimes en poche.

- Capitaine, inutile d'insister, je vous crois pleinement et je vais faire le nécessaire. Vous allez être logé ici, dans cet hôtel, au même étage que moi. Nous sommes sensiblement de la même taille. En attendant que vous ayez l'indispensable, je vais vous prêter du linge à moi, un pyjama et des sandales. Mon secrétaire ira acheter en ville ce qu'il vous faut, et votre costume va être nettoyé dans le minimum de temps. Ne vous inquiétez de rien au point de vue matériel. Vous prendrez vos repas avec moi dans cet appartement, de façon à ne pas attirer l'attention.

- Sans compter, mon colonel, que j'ai déjà eu une algarade avec le portier de l'hôtel et qu'il me tient certainement à l'œil.

Et je raconte l'histoire de l'ascenseur.

- Que voulez-vous, mon cher ! Ces excellents Hollandais ne sont pas encore entrés vraiment dans la guerre, et ne comprennent pas certaines choses. Vous êtes un agent de plus qui est venu me demander et que notre majestueux portier a certainement déjà signalé au S.R. boche. Je ne me fais aucune illusion, En tout cas, votre identité n'est pas trahie, c'est l'essentiel, car autrement vous devriez être interné. Vous n'y tenez pas,' n'est-ce pas ? Moi non plus. Je vais faire ce qu'il faut pour vous faire passer en France le plus tôt possible. Mais d'abord, votre chambre.

Cinq minutes après, la même soubrette, que j'avais si cavalièrement écartée tout à l'heure, m'ouvrait la porte d'une chambre spacieuse, avec salle de bains bien chauffée. Mon costume partait chez le teinturier, et après un bon bain, vêtu du linge de mon colonel, avec un pyjama un peu court, mais très élégant, je venais faire à l'attaché militaire le compte rendu que je lui avais promis.

J'avais en effet repéré sur la voie ferrée de Maubeuge à Namur, tandis que je voyageais avec mon carrousel automobile, un transport de troupes, allant d'ouest en est.

Arrêté longtemps près d'un passage à niveau, j'avais pu causer avec des Rhénans quittant l' Île de France, où ils se trouvaient à merveille, pour la Prusse Orientale où ils savaient que tout était détruit. J'avais compris qu'on devait grouper pas mal de monde dans la région d'Allenstein. C'était un renseignement important dont le colonel Desprez me signala de suite la valeur.

Les Russes, en effet, s'attendaient à une puissante offensive allemande en Pologne, niais n'avaient pu encore discerner exactement le point d'application des forces transportées de l'ouest vers l'est. Mon renseignement intéresserait prodigieusement le 2e bureau du grand-duc Nicolas.

Et c'est en pyjama que j'ai rédigé le télégramme chiffré que le colonel Desprez fit partir le soir même pour le G.Q.G. français. À peine sorti des griffes allemandes. je ne perdais pas de temps pour reprendre mon métier d'officier d'E.-M. dans des conditions utiles et intéressantes.

Je ne quittai pas l'hôtel Bellevue clans les jours qui suivirent. Le colonel Desprez fit toutes les démarches nécessaires près du consulat belge, - car j'étais jusqu'à nouvel ordre citoyen belge - pour me faire passer en Angleterre. Quelques jours après, mon costume nettoyé avec du linge, des chaussures neuves, la barbe coupée, je prenais le train pour Flessingue où je devais m'embarquer pour Folkestone sur le Mecklenbourg.

J'allais vers le quai d'embarquement sous une petite pluie fine et froide, quand je remarquai, marchant lentement devant moi, un promeneur engoncé dans une grande pélerine.

Pourquoi ai-je à ce moment pensé à mon camarade Schmitt, que j'avais laissé un mois plus tôt à Saint-Quentin, chez les Venet. La taille, l'allure, tout y était, mais rien ne pouvait faire prévoir que nous nous retrouverions à Flessingue, sauf les projets plus ou moins vagues que nous avions élaborés jadis dans nos veillées de la rue de la Fère.

J'arrive à hauteur du promeneur, et à tout hasard :

Bonjour, Charles !

Sursaut brusque de l'inconnu, qui s'arrête, me regarde, et, tout joyeux :

Henri, c'est toi. Quel bonheur !

Que fais-tu ici ?

Je viens d'arriver.

- Par où es-tu passé ?

- Je te raconterai cela. Mais toi, que fais-tu ? - Je m'embarque dans un instant pour l'Angleterre.

Tu m'emmènes, dis ?

Bien sûr, mon vieux. Naturellement, tu n'as pas de passeport.

- Naturellement.

- Peu importe. Je vais régler cela ici avec le consul de Belgique. À Folkestone, on avisera. Nous arrivons à l'embarcadère. Le consul de Belgique fait immédiatement le nécessaire pour l'embarquement de Schmitt, non sans nous prévenir qu'il y aura peut-être quelques difficultés en Angleterre, et le Mecklenbourg démarre.

C'est un petit bateau, bâti pour la mer du Nord et ses courtes traversées, qui encaisse bien le gros temps, mais qui, cette fois, danse comme une plume sur les vagues énormes.

Je crois bien avoir été un des rares passagers qui n'ait pas été malade pendant cette mauvaise traversée, et le bateau étant surchargé, on peut s'imaginer l'état dans lequel étaient les salons, les coursives, les lavabos.

Heureusement, quelques heures sont vite passées. Avant la nuit, nous arrivions à Folkestone. Mes papiers sont en règle. Je débarque sans difficulté.

Mais quand je veux que mon camarade me suive. la police anglaise ne l'entend pas de la sorte. Cet homme à la longue barbe rousse, à l'accent lorrain, sans passeport, ne lui inspire aucune confiance. On va d'abord l'écrouer à la prison locale. On instruira son cas ensuite. J'ai beau protester, me porter garant. Personne ne me connaît. Rien à faire.

Je descends tristement du bateau, quand, ô surprise, j'aperçois sur le quai, en civil, un camarade que je connais bien, le capitaine Wallner, du S.R. français.

Il me reconnaît, m'accueille joyeusement, et de suite, je lui dis en deux mots le cas de Schmitt.

C'était fatal avec la Sûreté anglaise. Mais je vais arranger cela. Venez avec moi à la direction de la police.

Effectivement, grâce à ses relations, Wallner peut rapidement faire élargir Schmitt, et nous revenons tous trois joyeusement vers l'hôtel où s'est installé le chef du S.R. français.

Je vais vous loger ici, à côté de moi. L'hôtel est élégant et votre garde-robe va détonner au milieu des tenues plus que correctes de mes amis anglais et de leurs femmes. Ce n'en sera que plus amusant. En attendant le dîner, je vais m'occuper de votre passage en France, et ce soir, à 20 heures, nous dînerons dans la grande salle à manger. Vous ferez sensation.

Effectivement, non pas à 20 heures, mais à 20 h. 30, pour que nous ne passions pas inaperçus, nous entrons derrière Wallner dans la somptueuse salle à manger de l'hôtel. La plupart des tables sont occupées par des civils ou des militaires, toutes les femmes en robe du soir. Wallner a sa table retenue dans un angle de la salle.

Légère sensation. Beaucoup de faces à main se braquent sur nous. Beaucoup de monocles nous dévisagent. Nous passons, impassibles, nullement gênés, et commençons à dîner.

Nous n'étions pas au rôti, qu'un jeune officier anglais, collègue de Wallner, vient sous un prétexte quelconque, trouver notre camarade et lui demander un renseignement insignifiant. Celui-ci n'est pas dupe, donne aimablement la réponse demandée, et, ce que désirait l'Anglais, sans l'avancer, nous présente :

Capitaine Schmitt et capitaine Giraud, qui viennent de s'évader d'Allemagne et arrivent de Flessingue avant de rentrer en France.

- Oh ! magnifique, comment avez-vous fait ?

- Écoutez mon cher, nous sommes déjà très en retard. Laissez-nous finir de dîner, et puis j'invite toute votre table, ces dames comprises bien entendu, à venir boire le champagne avec nous à la santé de mes camarades. Ça va ?

All right. Mais d'avance. Merci. Excellente idée. Une demi-heure après, il y avait une quinzaine de personnes autour de notre table, tous officiers du S.R. britannique, en civil pour la plupart, avec un ensemble de jeunes et jolies Anglaises, et le champagne pétillait dans les coupes.

C'est moi qui dus m'exécuter et raconter les épisodes les plus typiques de notre aventure. Naturellement, de multiples questions, les unes sérieuses, les autres enfantines, auxquelles nous répondions, Schmitt et moi, avec toute la complaisance désirable. C'est vers minuit seulement, après force bouteilles vidées, que nous nous séparions pour aller prendre un repos bien mérité. Wallner nous avait prévenus entre temps que nous partirions le lendemain à 10 heures sur le croiseur ramenant en France M. Delcassé avec M. Bark, ministre des Finances de Russie. Le ministre des A.E. pressenti avait très volontiers accepté de nous prendre à son bord pour nous faire gagner du temps. Un compartiment nous serait également réservé dans le train spécial qui devait le ramener à Paris. Enfin, nos familles étaient prévenues. Tout s'arrangeait à merveille.

Le lendemain, temps superbe, par opposition à celui de la veille. À 10 heures, nous quittions Folkestone, notre croiseur escorté par deux contre-torpilleurs, dans le chenal de sécurité jalonné par des filets anti-sous-marins, des dragueurs, des torpilleurs.

Sans le moindre incident, à grande vitesse, nous atteignons Boulogne. Un officier du commissaire régulateur nous attend et nous conduit au compartiment du train ministériel qui trous est réservé. Ici, un dernier incident comique.

Notre compartiment avait été prélevé sur le wagon prévu pour le personnel des A.E., avant accompagné le ministre en Angleterre.

La plaque Réservé jusqu'à Paris intriguait passablement quelques jeunes attachés, qui trouvaient insolite la présence de deux individus aussi mal accoutrés dans un milieu aussi élégant.

Après plusieurs allées et venues qui nous amusaient prodigieusement. Schmitt et moi, l'un de ces Messieurs plus audacieux, se fit le porte-parole de ses collègues, et faisant glisser la porte vitrée :

Messieurs, je crois que vous avez fait erreur. Vous êtes ici dans le train spécial du ministre des A.E. Ce compartiment est réservé. Il faudrait descendre avant que le train ne parte.

- Ce compartiment est effectivement réservé pour nous. Monsieur. Je vous serais obligé de fermer la porte et de nous laisser.

J'ai débité la phrase d'un ton sec, en regardant le personnage bien en face. Il ne demanda pas son reste, et nous fûmes tranquilles jusqu'à Paris. Je me figure les réflexions de ces Messieurs du cabinet.

Six heures après, nous étions à la gare du Nord, et un taxi nous emmenait boulevard Saint-Germain où ma famille m'attendait Dieu sait avec quelle impatience.

Le beau voyage était fini. À l'autre guerre !

L'ÉVASION D'UN GÉNÉRAL D'ARMÉE

C'est le 19 mai 1960 que j'ai été fait prisonnier dans mon auto-mitrailleuse Panhard, à quelques kilomètres du Catelet. inutile de revenir ici sur ces tristes journées du 15 au 19 mai qui virent la fin de la 9e Armée, malgré les efforts désespérés de quelques-uns, au milieu de la débandade générale, devant une masse de chars et sous une aviation incroyablement supérieure. Il faudra écrire un jour, quand les passions seront calmées, et à la lueur des ordres donnés, l'histoire documentée de ces journées tragiques qui virent l'écroulement de l'armée française et la défaite temporaire de la France.

Pris, alors que je n'avais jamais envisagé cette hypothèse, traité d'ailleurs fort correctement par le général von Kleist, commandant l'armée qui a réalisé la percée à Sedan, je suis conduit d'abord près de Vervins, puis à Bonn, avec mon officier d'ordonnance, le lieutenant Tannery. Villa somptueuse, menus choisis. La captivité prend l'apparence la plus engageante qui soit.

Dès ce premier jour, cependant, je déclare à Tannery que je m'évaderai, quelle que soit la garde qui m'entoure. Et elle est copieuse. Une section de la Wehrmacht, commandée par un lieutenant, plus un certain nombre de S.S. assis en permanence à la porte de la pièce où je me trouve.

Un envoyé du général von Brauchitsch - il n'est pas encore maréchal - vient me rendre visite. Il tient manifestement à me faire parler et je parle volontiers... de la puissance américaine et de la Baltique, car mon interlocuteur est un baron balte. Ce n'est sans doute pas pour cela qu'il est resté deux heures avec moi, mais il est trop bien élevé et trop bien dressé pour le laisser paraître. Incidemment. il m'a lancé une pointe sur mon évasion de l'autre guerre. Je n'ai pas eu l'air de comprendre.

Le lendemain, de bonne heure, on frappe à ma porte. Le chef de la section de garde me prie de faire mes bagages - ils sont réduits, car je n'ai rien - et d'être prêt à partir, sans mon officier d'ordonnance, pour une destination inconnue. Je présume que ce n'est pas vers l'ouest. Nous nous séparons tristement. Tannery et moi, et je monte avec un capitaine de uhlans dans une puissante Mercedes qui démarre vers le sud.

Ayant demandé à mon interlocuteur où nous allons, il s'excuse de ne pouvoir me répondre. Comme je connais suffisamment l'Allemagne, je vois que nous roulons vers Giessen. Là, nous tournons à gauche et marchons vers l'est.

Un peu avant midi, je demande où nous déjeunerons.

- J'ai prévu quelques sandwichs, monsieur le Général.

- Ça ne suffit pas. Je vois que nous approchons de Eisenach. J'y connais un bon restaurant. Nous nous y arrêterons.

- (Un peu interloqué.) À vos ordres, monsieur le Général.

- Je sais, hélas ! monsieur le capitaine, que c'est la France qui paiera.

- C'est la guerre, monsieur le général.

Nous nous arrêtons effectivement devant le Thuringer Hof. Je passe le premier, suivi du capitaine, du sous-officier qui l'accompagne et du chauffeur, choisis une table au milieu de l'attention générale, et fais, ma foi, un excellent déjeuner, le dernier avant bien longtemps. Le capitaine paie. Nous repartons. On dépasse Chemnitz, Dresde, Pirna. La nuit est venue. Je ne pense pas qu'on veuille m'emmener en Silésie. Nous approchons donc.

En effet, l'auto stoppe au pied d'un rocher abrupt, sur lequel on devine une forteresse. J'ai entendu jadis parler de Königstein-An-Der-Elbe. Je le dis à mon garde du corps. Il s'incline en souriant.

Nous mettons pied à terre et montons une pente raide qui conduit à une porte massive interdite aux véhicules. Elle grince sur ses gonds, s'ouvre et se referme sur moi avec un bruit sinistre. Je suis évidemment attendu. Un sous-officier sort du corps de garde, ouvre une seconde porte intérieure, et me fait grimper par un petit escalier dans le roc vers une tourelle que je devine dans l'obscurité.

Un lieutenant essoufflé se précipite vers moi. C'est l'officier d'ordonnance du commandant de la forteresse. Il s'excuse de ne pas avoir été à la porte à mon arrivée. On m'attendait plus tôt. On ne croyait plus à ma venue aujourd'hui, etc.

Nous montons toujours. Un dernier escalier en colimaçon. Une porte aux multiples serrures, et me voici dans mon nouvel appartement. Pas très réjouissant, l'appartement.

Deux pièces, au second étage d'un bâtiment dominant à pic la cour intérieure avec de petites fenêtres grillagées. Un lit, une table, un fauteuil, une chaise, une cuvette, un broc : c'est plutôt sommaire. À proximité, détail appréciable, un petit réduit à usage intime.

On a maladroitement laissé les fenêtres ouvertes pendant le violent orage qui s'est déchaîné ici cet après-midi, et tout le plancher est trempé. Je le fais remarquer sèchement au lieutenant, qui s'excuse une fois de plus, et me demande si je désire prendre quelque chose. Il n'a à m'offrir d'ailleurs que du pain avec une rondelle de saucisse. Je remercie, congédie mes interlocuteurs, et m'endors sans joie dans cette chambre humide et froide.

Le lendemain, de bonne heure, je suis debout et tâche de m'orienter.

Impossible de rien voir de ma chambre que des murs verticaux d'un côté, et un chemin de ronde crénelé de l'autre, qui doit dominer l'à-pic du rocher. Ces bâtiments datent vraisemblablement du XVIIe siècle. Ils sont magnifiquement. construits et ancres sur le roc. Ce ne sera pas commode de creuser là-dedans des tunnels et des souterrains. Messieurs les Allemands ont pris leurs précautions. Cette fois, je suis bien en prison, il ne sera pas facile d'en sortir.

Vers 10 heures, la porte s'ouvre, et le commandant de la forteresse vient me rendre visite. C'est un vieux colonel, parfaitement correct, et parfaitement désagréable. Son aide de camp sert d'interprète, car j'exige évidemment un interprète.

Vous êtes ici, monsieur le général en représailles. - En représailles, pour la conduite inqualifiable qu'a tenue en 1918 le maréchal Foch vis-à-vis du lieutenant-colonel von Gersdorf.

Je n'ai jamais entendu parler de ce monsieur et fais un geste d'étonnement.

J'ignore, monsieur le colonel. En tout cas, il me semble qu'il y a prescription.

- Non, monsieur le général. L'O.K.W. a décidé. J'exécute.

- Bien, monsieur le colonel.

Ces messieurs sortent.

À midi la porte s'ouvre. Un sous-officier entre avec un planton, portant une assiette d'un liquide indéterminé, un morceau de pain et une carafe d'eau.

Je m'attable et goûte la soupe. C'est de l'eau de vaisselle, littéralement infecte. Pas d'hésitation, je fais passer l'assiette de fer blanc par la fenêtre proche de la table.

Stupéfaction du sous-officier.

Allez me chercher l'adjudant.

M. le lieutenant arrive cramoisi.

Monsieur le général, pourquoi avoir fait une chose pareille ?

- Monsieur le lieutenant, j'ai élevé des cochons dans une propriété en France, jamais ne je leur aurais donné pareille saleté. J'aurais eu peur de les faire crever.

- Monsieur le général, c'est le règlement pour les prisonniers dans votre cas. Vous n'aurez pas autre chose.

- Eh bien, monsieur le lieutenant, je me contenterai de pain sec et d'eau claire. Mes campagnes au Sahara m'ont appris la sobriété. Mais on le saura en France.

- Enfin, monsieur le général, que voulez-vous ?

- Je veux, monsieur, avoir la nourriture prévue pour les prisonniers par la convention de Genève, c'est-à-dire, celle des hommes qui me gardent et, par conséquent, la vôtre, monsieur le lieutenant, car chacun sait, vous l'avez assez répété, que les officiers allemands mangent comme leurs hommes. J'exige donc la nourriture qu'on vous sert à vous, monsieur le lieutenant, au casino.

- Monsieur le général, il faut en référer à Berlin.

- Demandez à qui vous voudrez ; jusqu'à ce que j'aie eu satisfaction, je me contenterai de ma ration de pain.

Le soir, on me rapportait l'eau de vaisselle à laquelle je n'ai pas touché, et le lendemain, à midi, la porte s'ouvrait devant un excellent bifsteck aux pommes venu en droite ligne du casino de messieurs les officiers. Je n'ai finalement jamais été mieux nourri que pendant mon temps de représailles. Ensuite, ce fut le régime commun que connaissent bien tous les prisonniers : 15 grammes de viande, 3 pommes de terre, 2 rutabagas, saucisse et soupçon de margarine.

Cette première algarade fut suivie de multiples autres. Je reconnais ne pas avoir été un prisonnier modèle. Je reconnais aussi que le général Genthe, commandant de la forteresse pendant la plus grande partie de ma captivité et qui a été puni sévèrement lors de mon évasion, a toujours été parfaitement correct avec moi. Je tiens à lui dire ici le souvenir que je garde de sa courtoisie à mon égard alors que je ne lui ai jamais caché mes sentiments et que je ne lui ai jamais fait la moindre promesse.

Dès mon entrée à Königstein, j'ai pensé à m'évader et je me souviens de la séance de photographie obligatoire, où chacun était pris de face et de profil. Mon épreuve fut particulièrement mauvaise, et la Kommandantur voulait la faire recommencer.

Pourquoi faire, déclarai-je à l'aide de camp du général, je n'ai pas besoin de carte d'identité pour circuler en Allemagne, n'est-ce pas, et vous n'en avez besoin que pour votre fichier. Peu vous importe qu'elle soit plus ou moins ressemblante.

Je ne croyais pas si bien dire. C'est cette photo, affreusement mauvaise, qui fut répandue à profusion quand la police partit à mes trousses en avril 1942.

Pour bien comprendre les difficultés de sortie de Königstein, il faut décrire sommairement la forteresse où nous étions enfermés.

Cette forteresse a été bâtie à partir du XVIe siècle, sur un piton isolé, qui domine la vallée de l'Elbe, au-dessus de la petite ville du même nom. Ce piton est le plus important entre plusieurs autres, qui se dressent dans la vallée comme les témoins d'un plateau qui a dû s'effondrer à l'époque secondaire. Il s'élève à quelque 300 mètres au-dessus du cours de la rivière. Ses pentes rapides sont boisées depuis le pied jusqu'au rocher qui domine le monticule sur une hauteur de 40 mètres environ par un à-pic caractéristique, aux rares anfractuosités.

Le sommet du rocher forme une plate-forme de deux hectares environ, dont moitié bâtie, et moitié constituant un grand jardin avec quelques beaux arbres. Uri chemin de ronde avec un mur crénelé de 1 m. 50 environ entoure toute la plate-forme. De place en place, des terrasses ont été aménagées pour que les sentinelles et les promeneurs puissent contempler le très beau point de vue qu'on a de là sur toute la Suisse saxonne.

Après avoir été un château royal, la forteresse était devenue au XIXe siècle une prison pour officiers punis, puis un sanatorium pour officiers fatigués. J'ai logé suffisamment longtemps dans le Strafhaus pour en connaître les cellules et les fenêtres grillagées.

Les généraux prisonniers, leurs ordonnances, la compagnie de garde, le personnel de la Kommandantur locale était répartis dans l'ensemble des bâtiments qu'un réseau de fils de fer barbelés isolait du jardin. L'accès de ce jardin nous était permis de 9 heures à 18 heures et même jusqu'à 20 heures en été. Une sentinelle fixe, placée sur un mirador au milieu du jardin, pouvait en surveiller l'ensemble. Des rondes fréquentes complétaient cette surveillance fixe.

Les portes de tous les bâtiments étaient fermées à l'appel du soir, et rouvertes dès le jour.

L'accès de la citadelle se faisait de deux cités, soit par le chemin que j'avais pris à mon arrivée et qui pénétrait dans le rocher par un tunnel d'une centaine de mètres à pente extrêmement rapide, soit par un ascenseur qui permettait de monter des camionnettes de deux à trois tonnes depuis le pied du rocher jusqu'à la plate-forme supérieure.

La porte d'entrée, comme l'ascenseur, était gardée de jour et de nuit par un poste de quelques hommes qui vérifiait tout ce qui entrait clans la citadelle ou en sortait.

Ln chemin de ronde inférieur, doublant le chemin supérieur, suivait le pied de l'à-pic. Il était parcouru la nuit pal' quelques patrouilles; aucune de jour.

Les chiens policiers qui avaient été amenés dans la forteresse au moment de notre incarcération, furent retirés au cours de l'année 1941, quand l'autorité allemande fut bien convaincue qu'ils étaient parfaitement inutiles.

-Nous étions une centaine de généraux et amiraux à Königstein, et autant d'hommes de troupe comme ordonnances, cuisiniers, hommes de corvée. La compagnie de garde comptait également une centaine d'hommes.

L'état d'esprit était celui que tous les prisonniers ont connu dans tous les camps, aggravé du fait que les généraux de Königstein étaient tous des hommes relativement âgés.

La majeure partie était résignée, à part quelques collaborateurs forcenés ou quelques irréductibles, dont je faisais partie. La plupart avaient été stupéfaits par la défaite qu'ils n'avaient jamais envisagée avant 1940. Tous avaient brillamment fait la guerre précédente. La soudaineté, la brutalité des combats modernes, à base de chars et d'avions, les avaient désorientés. Maintenant, la captivité leur pesait, mais ils cherchaient beaucoup plus à se faire libérer pour raisons de santé qu'à tenter les risques d'une évasion. Seuls, le général Gaillard et le général Bruneau l'avaient essayé. Ils avaient été repris tous deux près de la frontière suisse.

Quant aux durs, les Allemands les connaissaient bien. Tous ont été envoyés en représailles à Thorn après mon évasion.

En ce qui concerne les hommes de troupe, plus jeunes, moins résignés, l'immense majorité était résistante pour employer le terme consacré, à part quelques individus tarés dont le Boche avait fait ses auxiliaires.

Dès le début, je me rendis compte que l'évasion d'une prison comme celle-là, située à 800 kilomètres de la France était impossible sans complicités, que je ne trouverais pas ces complicités à l'intérieur, qu'il me fallait aller les chercher à l'extérieur, et au contraire, endormir les soupçons aussi bien chez mes geôliers que chez mes camarades, car, c'est triste à dire, je me méfiais autant de mes camarades que de mes gardiens. La première chose à faire était de parler convenablement allemand.

J'avais autrefois parlé très couramment cette langue, mais, avec le temps, mes connaissances, mon vocabulaire, mon accent ne s'étaient pas améliorés, au contraire. Sans paraître y attacher d'importance, je persuadai à quelques camarades, et, comme par hasard aux plus collaborationnistes qu'il serait souhaitable de nous faire donner des leçons d'allemand par un officier qualifié de la Kommandantur. C'était nécessaire pour que nous puissions mieux nous comprendre, et être capables de jouer notre rôle dans la nouvelle Europe. Plusieurs marchèrent avec enthousiasme, et comme ils étaient dans les meilleurs termes avec l'autorité locale, le cours fut rapidement mis sur pied.

Celui qui en fut chargé par le commandant de la forteresse fut le lieutenant G..., professeur dans le civil à Halle, parlant convenablement le français et excellent pédagogue.

Passablement vaniteux, il était flatté de l'intérêt qu'on portait à son enseignement. Inutile de dire que je ne négligeai pas un instant de chatouiller cette vanité. Au demeurant, d'ailleurs, homme extrêmement correct, peut-être pas extrêmement nazi, mais qui en public n'en laissait rien paraître.

Jusqu'à son départ de la citadelle, à l'automne 1941, je suivis ses leçons avec une rare assiduité et en tirai un excellent profit. En dehors de cela, je ne perdais pas une occasion de causer toutes les fois où je le pouvais avec les sous-officiers et hommes de troupe allemands, surtout quand je pouvais les entreprendre en particulier. D'autre part, j'avais proposé à mes camarades de leur faire chaque soir à notre réunion quotidienne une synthèse de la Frankfurter Zeitung. Cela m'obligeait à un travail sérieux de trois heures par jour environ. J'en ai tiré un excellent profit, et si j'ai pu tenir certaines conversations comme celles dont je parlerai plus loin, c'est à cette étude persévérante et méthodique que je le dois.

Mais ce résultat était à longue échéance. Il y avait autre chose à faire dès maintenant. L'essentiel, en ce mois de juillet 1940, était d'établir le plus tôt possible une liaison sûre avec l'extérieur.

Arrivé à Königstein le 25 mai, j'avais pu recevoir ls première lettre de ma femme au début de juillet. À partir de cette date, lettres hebdomadaires, soigneusement contrôlées, aussi bien à l'arrivée qu'au départ, et dont l'acheminement durait à peu près un mois. Très vite, je sus que la correspondance était tout particulièrement surveillée, et, que certaines de mes lettres passaient par Berlin. À bon entendeur, salut ; à bon chat, bon rat.

Au mois de septembre 1940, un de nos malheureux camarades, le général Boëll, était rapatrié pour raison de santé. Il devait, mourir après son arrivée en France. C'est lui qui emporta le code qu'il devait remettre à ma femme à Lyon, en même temps qu'il lui ferait part de ma résolution de m'évader dès que mon état de santé me le permettrait.

En effet, ma blessure du sciatique me faisait cruellement souffrir à ce moment-là, et je prévoyais ne rien pouvoir tenter avant le printemps 1941. Mais la liaison était prise, c'était l'essentiel.

Pendant tout l'hiver 1940-1941, je ne pensai qu'à recouvrer de façon à peu près sûre l'usage de ma jambe droite. Les massages électriques succédaient aux bains très chauds, et dès janvier 1941, sans que personne n'en sut rien, je constatai une réelle amélioration. En même temps, j'étudiais minutieusement les possibilités d'évasion et le plan à établir. Très vite, j'éliminai l'éventualité d'une sortie de nuit. C'était jouer la difficulté devant une surveillance renforcée. Il fallait sortir de Königstein en plein jour, par la porte ou par escalade. La porte, solution simple, possible à la rigueur pour un homme de petite taille qui pouvait se dissimuler derrière un autre, le général Gaillard l'a prouvé. Impossible pour moi, avec rua taille, et l'attention toute particulière dont j'étais l'objet. Restait donc l'escalade, le saut par-dessus le mur. Faire un mur de plus de 40 mètres de haut, ce n'est pas très engageant pour un homme de soixante-trois ans, ayant certes jadis fait beaucoup de gymnastique, mais ayant tout de même soixante-trois ans. Et puis, une fois en bas, il fallait gagner la France ou la Suisse à 800 kilomètres de là. Pas à pied certainement. J'aurais été trop vite repéré. Solution possible, l'auto. C'est celle à laquelle nous pensâmes de suite, ma femme et moi.

Il s'agissait d'acheter une auto - et un complice - en Suisse, de la faire entrer en Allemagne avec un passeport parfaitement régulier et des papiers non moins en règle, de venir en un point de rendez-vous proche de la forteresse, de me charger en vitesse, et de repartir à toute allure vers la Suisse par un itinéraire soigneusement reconnu. On abandonnait l'auto près de la frontière, et l'on rentrait en Suisse au point choisi, en dehors des postes. C'était une dépense à consentir que nous consentions joyeusement, et avec un peu de veine, au printemps de 1941, je devais réussir.

Malheureusement, dès cette date, l'essence commençait à se raréfier en Allemagne et la circulation privée ne se fit plus que par gazogènes. Inutile de penser à semer avec un gazogène les autos rapides de la Wehrmacht ou de la Gestapo. C'était la lutte du pot de fer contre le pot de terre. Force nous fut de renoncer à l'auto.

Il fallait utiliser la voie ferrée.

Conséquences : nécessité d'être convenablement vêtu et d'avoir une pièce d'identité pouvant être présentée à toute réquisition, car il ne pouvait être question potin moi de voyager sous un wagon. dans une caisse de conserves, ou par tel autre moyen qu'ont utilisé nombre d'évadés. À mon âge, dans ma situation, il me fallait en quelque sorte voyager officiellement en admettant la possibilité de contrôles et en ayant préparé soigneusement le roman qui pourrait dérouter les soupçons s'il y avait soupçons.

Nous décidâmes donc, ma femme et moi, que je préparerais avec son aide tout ce qu'il me fallait pour sortir de la forteresse le jour où elle me le prescrirait, que je serais ingénieur en soie artificielle, avec toutes les connaissances requises, qu'un complice m'apporterait, au jour et à l'endroit fixé, les vêtements civils et les papiers nécessaires, et que je gagnerais ensuite la France par le train en faisant préparer en France par le S.R. le franchissement de la frontière au meilleur point.

Nul, dans la forteresse. ne fut mis au courant de mes projets, sauf le général Mesny, qui fit, avec moi, le câble de chanvre devant servir à la descente, de même qu'il avait préparé avec le général Bruneau le câble métallique ayant servi à ce dernier à sortir de la forteresse en fin 1941.

Nous dérobions aux Boches des bouts de ficelle d'un mètre environ qui avaient servi à entourer les colis, et qui nous étaient remis par un jeune Français, employé à la Poststelle, le caporal N..., dont le patriotisme, l'intelligence et le sang-froid ont été remarquables. De nuit, nous faisions les épissures et tordions le câble. En un an, il atteignit 45 mètres de long, avec 12 mm. de diamètre environ. Bien dissimulé de jour, il ne fut jamais découvert.

Pour le renforcer, je me fis envoyer par ma femme, dans des boîtes de conserves de graisse des bobines de fil téléphonique à trois brins de cuivre enrobés dans une gaine de gutta-percha. Essayé à Lyon, ce fil résistait, à une traction de 200 kg., c'était plus qu'il n'en fallait pour me porter. Nous l'enroulâmes en spirale autour de notre câble de chanvre, le résultat, fut excellent.

La longueur du câble n'étant pas assez grande pour faire un rappel de corde, nous convînmes, Mesny et moi, de l'appareillage suivant. Une boucle à l'extrémité du câble permettait. d'y introduire une barre de bois solide, de 60 cm. de long environ, sur laquelle je pourrais m'asseoir après avoir enjambé le parapet. Tenant solidement le câble à deux mains, je me laisserais descendre le long du rocher par le camarade qui filerait la corde d'en haut, en m'aidant si possible des pieds et des genoux le long de la paroi. Tout ceci supposait une tranquillité à peu près complète pendant cinq minutes environ, dans un secteur abrité des vues de la sentinelle.

Après de multiples reconnaissances, je reconnus trois points dans le mur d'enceinte qui répondaient aux conditions. L'un d'eux, en particulier, à l'extrémité nord-est de la forteresse sur la face dominant l'Elbe me parut particulièrement favorable. Un créneau à cet endroit existait dans le mur avec un gros barreau de fer bien scellé. Travail du XVIIe siècle, solide. On pouvait être sûr que le barreau tiendrait quand on y laisserait glisser la corde.

Les environs immédiats du lieu du crime pouvaient être facilement surveillés, sinon même interdits, pendant le temps que durerait l'opération. Toutes conditions favorables.

Sur ces entrefaites, un de mes camarades, le général Mast, est libéré sur les instances du gouvernement japonais qui désirait le voir revenir à Tokyo, comme attaché militaire. Sachant que je pouvais avoir confiance en lui, je le mis au courant de mes projets. Il devait renseigner complètement ma femme sur l'état d'avancement des travaux et me faire envoyer ce qui me manquait encore pour mon voyage, D'autre part, il devait combiner avec le 2e Bureau à Vichy les préparatifs à faire pour le passage de la frontière française. Dès son arrivée en France, le général Mast m'apporta l'aide la plus précieuse. Il avait retrouvé au 2e Bureau le lieutenant-colonel Baril, au 3e Bureau, son ancien chef d'État-Major, le commandant Lecocq, et à l'État-Major de Lyon, le commandant de Linarès. Ce dernier servit d'intermédiaire entre ma femme et l'État-Major de l'Armée pour mettre au point tout ce qui était nécessaire à la réussite du projet.. Mon ex-chef d'État-Major, le général Baurès, près de ma femme, dirigeait les opérations.

Ma femme était en possession d'une de mes photographies de carte d'identité. Je convins avec elle qu'elle serait truquée par la suppression de mes moustaches et l'adjonction des lunettes que je porterais en permanence. Un spécialiste de la photographie réalisa facilement cette petite supercherie.

Il me fallait une pièce d'identité pour circuler sur les chemins de fer allemands. Mes amis de France convinrent de m'envoyer un permis de conduire, établi au nom d'un Alsacien imaginaire de Sainte-Marie-aux-Mines, et muni de tous les cachets les plus authentiques. C'est un de mes anciens officiers de la chefferie de Metz, le capitaine Israël, qui réalisa cette œuvre d'art avec une exactitude des plus rigoureuses. Le malheureux fut arrêté par les Allemands en 1943 pour d'autres raisons, et sauvagement exécuté par eux. Que sa sœur sache bien le souvenir que je garde de lui, de son patriotisme et de son dévouement !

Le Fuhrerschein avec la photo parfaitement timbrée était prêt au début de 1942 à Lyon. Ma femme avait également préparé le costume civil. le linge, les chaussures qu'il me fallait pour voyager sans attirer l'attention. A Königstein même. j'avais reçu en pièces détachées - lisez boîtes de conserves et cakes truqués - un délicieux petit chapeau tyrolien don de ma toute charmante amie, la femme du général Mast, des gants de caoutchouc, une boussole. etc.. J'avais moi-même, au prix fort bien entendu, fait acheter par un des secrétaires allemands de la Poststelle un indicateur récent, qui me permit d'étudier à loisir les réseaux allemands et de préparer toutes les variantes que je prévoyais.

En dehors du chapeau gris à plume de faisan, je m'étais procuré un pantalon civil usagé près d'un jardinier allemand qui estima faire une bonne affaire en cédant à bon prix un vêtement à bout de course. D'autre part, avant de partir pour la France, où il était rapatrié pour raison de santé, mon camarade Prioux m'avait laissé son imperméable de gabardine beige, sans galons ni étoiles, qui faisait un pardessus civil très acceptable pour un touriste.

Fin janvier 1942, tout était prêt, et tout faillit échouer.

Sur je ne sais quelle instigation ou quelle dénonciation - et je n'exclus nullement l'action de certains camarades collaborateurs - brusquement, un soir vers 17 heures, la porte de ma cellule s'ouvre, et un sous-officier de la Kommandantur m'annonce qu'on vient perquisitionner chez moi.

Je reste parfaitement calme et fais entrer le colonel commandant en second, le lieutenant Ehrentraut, le sous-officier et un planton. Et d'un air détaché, je les prie de voir ce qu'ils désirent voir.

Ils ouvrent mon armoire, regardent mes vêtements, mon linge sans rien découvrir d'anormal, et il y avait cependant quelques anomalies...

Avisant les ustensiles de cuisine que j'avais au-dessus de ma table de toilette, le colonel prescrit de descendre un fait-tout. Le planton soulève le . couvercle, pommes de terre et carottes crues.

Je ne crois pas que ce soit interdit, monsieur le colonel ?

Il s'incline sans mot dire.

Sous les carottes, se trouvait l'indicateur de chemin de fer qui devait être si utile...

Dans une autre casserole, se trouvait le chapeau tyrolien de Mme Mast sous une couche de haricots. On ne remue pas les haricots...

Finalement, la perquisition n'avait rien donné, et la Commission allait sortir, quand le lieutenant. Ehrentraut avise sur ma table le gros dictionnaire Sachs-Villatte, dont je me servais pour mes traductions.

Je sais, monsieur le général, que vous traduisez in extenso certains articles de notre presse. C'est le meilleur dictionnaire qui existe.

Et venant vers la table, il prend le gros volume aux pages minces et serrées.

J'avais, dans ce dictionnaire, tout l'argent que j'économisais depuis des mois pour mon évasion en billets de 10 et de 20 marks. C'était le résultat de la vente du chocolat que je ne mangeais pas. J'avoue avoir été un peu ému.

- Attention, monsieur le lieutenant, ne touchez pas à mon coffre-fort.

- Votre coffre-fort ? Oh, oh ! très intéressant. Et le lieutenant ouvre le dictionnaire.

J'avais placé à dessein, au milieu, deux billets français de 1.000 et de 500 francs, que j'avais pu garder par devers moi au moment de mon écrou. Le livre s'ouvre naturellement à cette page.

Tiens, mais c'est exact. Comment avez-vous eu ces billets ?

- C'est extrêmement simple. La Convention de Genève me donne le droit de conserver en permanence l'argent de poche qui m'est nécessaire. Je suis général d'armée, j'ai une grosse fortune personnelle, et j'ai été autorisé à conserver ces 1.500 fr., d'ailleurs, monsieur le colonel, ici présent, le sait parfaitement, car il assistait à mon arrivée à Königstein.

- Exact, monsieur le général.

- Je vous remercie, monsieur le colonel.

- N'empêche, monsieur le général, que vous ne pouvez rien faire de cet argent qui n'a pas cours ici, et que, dans votre intérêt même, mieux vaudrait le déposer au bureau de la Kommandantur que dans votre coffre-fort comme vous dites si plaisamment.

- Ceci est mon affaire, monsieur le colonel. En tout cas, monsieur le lieutenant voit que je disais la vérité quand je baptisais coffre-fort ce bon dictionnaire Sachs-Villatte.

Et reprenant le livre au lieutenant, je le referme bruyamment, le pose sur la table et m'assieds dessus en riant.

- Je vous l'ai dit, monsieur le lieutenant, ne touchez pas à mon coffre-fort.

- Ne vous fâchez pas, monsieur le général, je

n'ai nullement l'intention de vous dévaliser. - J'en suis sûr, monsieur le lieutenant. Et me tournant vers le colonel :

- Par exemple, monsieur le colonel, je vous avoue être extrêmement froissé de cette marque de défiance qui a motivé la présente perquisition. Vous n'avez naturellement rien trouvé et vous ne pouviez rien trouver. Je vous prie de dire mon mécontentement au général commandant la forteresse.

Et j'ouvre la porte, pour indiquer que la comédie a assez duré.

Le lendemain, à la même heure, en grande tenue, avec son sabre et ses gants blancs, le général Genthe venait me faire ses excuses sur la maladresse de certains subordonnés et sur le peu de foi qu'il fallait accorder à certains propos. Il ne m'en donna évidemment pas la source. Très froid au début, je voulus bien accepter les excuses. La conversation glissa sur un autre sujet, et nous nous séparâmes en bons termes.

Dans mon coffre-fort, j'avais 800 marks. Comme je l'ai dit plus haut, c'était le produit de la vente de mon chocolat que je ne consommais pas et que je cédais à 25 marks le kilo à condition d'être payé en bons billets de la Reichsbank et non pas en Lagergeld. Mon cher ami N..., combien en avez-vous ainsi écoulé de kilos de chocolat à vos collègues allemande de la Poststelle, et quelle discrétion a été la vôtre....

En février 1942, un de nos camarades, le seul colonel qui ait été jugé digne de partager avec les généraux le paradis de Königstein, est libéré pour raison de santé. De lui, comme du général Mast, je pouvais être sûr. Je le chargeai donc d'un message pour ma femme à Lyon. J'étais prêt à partir. Il fallait me fixer le jour et l'heure où je retrouverais en un point fixé à l'extérieur de la forteresse, l'émissaire m'apportant vêtements et papiers. Quelles que fussent les difficultés, j'exécuterais l'ordre ainsi donné.

Nous convînmes de la formule suivante :

Jeanne (c'était ma seconde fille) compte partir en voyage le... elle retrouvera son oncle en gare de Marseille à ... heures.

Traduisez.

Tu dois sortir de la forteresse le..., tu retrouveras ton complice en gare de Bad-Schandau à... heures.

Je demandais en même temps qu'on me donne par code le signalement du complice, ainsi que je mot de passe permettant de nous reconnaître.

Et j'attendis sans manifester pour personne la moindre impatience.

Dès son arrivée à Lyon, le colonel X... était allé trouver ma femme à laquelle il transmit fidèlement le message avec toutes les explications verbales supplémentaires.

Il s'agissait de trouver maintenant celui qui consentirait à m'apporter en Allemagne les vêtements et les papiers nécessaires.

Ma femme voyait fréquemment une religieuse de saint Vincent de Paul qu'elle avait connue à Metz, Sœur Hélène, qui avait été emprisonnée par les Allemands à la suite des multiples évasions qu'elle avait facilitées, et qui s'est elle-même évadée pour rejoindre la France, en fin 1941.

Passionnément française, remarquablement intelligente, Soeur Hélène connaissait dans la région lyonnaise tous les Alsaciens et tous les Lorrains qui s'y étaient réfugiés. Quand ma femme l'eut mise au courant de mes projets, elle se fit forte de trouver l'homme qui risquerait le voyage en Allemagne pour venir me trouver.

Son choix se porta sur un jeune Lorrain de Montigny-les-Metz, R.G... qui avait été son auxiliaire à l'hospice Saint-Nicolas, et dont elle avait pu apprécier le calme, l'audace et l'intelligence.

Pressenti, Roger (nous ne l'appellerons maintenant que par son prénom) accepta d'enthousiasme. Il avait été sous-officier dans un de mes régiments. Il me connaissait, parlait admirablement allemand, et se faisait fort d'entrer en Allemagne comme travailleur volontaire et d'en revenir comme travailleur incapable, après m'avoir apporté ce qui m'était nécessaire.

Mis en rapport avec le général Baurès et le commandant de Linarès, il étudie avec soin la préparation de l'expédition, le passage de la frontière, les contacts à prendre en Alsace, l'itinéraire, les abords du point de rendez-vous. Au début de mars, il se déclare prêt à partir quand on voudra.

Le 7 avril, m'arrivent deux lettres, l'une de ma femme contenant la phrase fatidique, indiquant le 17 avril et 13 heures, l'autre du général Baurès, précisant que l'émissaire me connaisssait et qu'il m'aborderait au point fixé avec le mot Morgen Henrich.

J'avoue que ma joie fut immense et que, pas une seconde, je ne doutai du résultat. J'étais en parfaite santé et tout à fait prêt, physiquement et moralement, à tenter l'aventure.

Ces dix jours passèrent vite. Je mets au point les derniers préparatifs, étudiant minutieusement mon itinéraire, me faisant renseigner par mon ami Musse sur les chemins contournant, la ville de Königstein par le sud et la voie la plus sûre et la moins fréquentée pour gagner Bad-Schandau. Je connaissais mes chemins de fer allemands de Bohême et de' Bavière et de Wurtemberg sur le bout du doigt. En trois jours au maximum, je dois être en Suisse. J'approvisionne le pain, le fromage de gruyère, le sucre et l'eau-de-vie qui me sont nécessaires. Je confectionne le ballot qui, suspendu à mon cou pendant la descente, contiendra rues effets civils d'occasion, le minimum de linge, ma brosse à dents, mon rasoir et une glace minuscule, pas autre chose. Le 16 avril, je préviens ceux que je veux prévenir et dont j'ai besoin pour m'aider et pour faire le guet, au total une dizaine de généraux, les « durs », y compris le général norvégien R..., le docteur P..., notre dévoué médecin, l'abbé B... notre magnifique aumônier et mon fidèle N....

La plupart ne se doutaient de rien. Ils sont stupéfaits. Tous m'approuvent, mais certains me montrent les dangers de l'aventure, pour moi, sans qu'aucun ne veuille parler des représailles pour eux. Je réfute doucement les objections. On dépose pour la nuit le câble à l'endroit favorable. Et le soir, à 20 heures, comme d'habitude, je fais à mes camarades l'analyse de la Frankfurter Zeitung. C'est la dernière qu'ils aient entendue. Et je ne crois pas que ma voix ait manifesté la moindre émotion.

Dire que j'ai très bien dormi la nuit du 16 au 17 avril serait exagéré. J'ai détruit tous les papiers compromettants, sauf une petite feuille donnant des précisions sur Schaffouse où j'étais sûr de ne pas aller et j'ai écrit deux lettres, l'une au général Condé, notre doyen, pour m'excuser des ennuis que l'allais lui causer, l'autre au général Genthe, mon geôlier, pour lui faire part de ma décision.

J'avais le cafard. Je ne pouvais plus supporter la captivité. Je faisais un coup de folie, qui me coûterait sans doute la vie. Je demandais qu'on prévienne ma femme avec ménagement, quand on aurait retrouvé mon corps. Et je terminais en remerciant le général de sa correction vis-à-vis de moi, des attentions même qu'il avait eues à mon égard, et que je n'oubliais pas.

J'avais prévenu mes camarades que je sauterais le mur entre 9 h. 30 et 10 heures, dans l'intervalle des deux rondes qui avaient lieu tous les quarts d'heure.

Le 17, comme d'habitude, à 7 heures, arrive mon ordonnance L..., un brave garçon, extrêmement dévoué. Je le mets au courant de mon projet, lui prescrivant ce qu'il aura à dire et à ne pas dire et lui donnant les provisions qui me restaient. Il était important que, jusqu'à l'appel du soir, on ignore, si possible, mon départ. Il devait agir en conséquence.

Je suis en tenue habituelle, culotte, vareuse, bonnet de police. Le ballot est prêt. La pèlerine qui masquera le tout également.

À 9 h. 15, arrive le lieutenant Ehrentraut pour l'appel du matin.

Je le reçois, le plus courtoisement du monde. Et nous causons en allemand, comme chaque matin, d'un sujet quelconque. Ce jour-là, il est question de l'éducation des enfants. Au bout de 10 minutes, je libère le lieutenant, j'attends qu'il ait quitté le bâtiment, je prends mon sac, le suspends à mon cou par une ficelle, jette ma pèlerine sur mes épaules, la boutonne soigneusement, et sors tranquillement:. Il fait un temps superbe.

Encore peu de généraux dehors, sauf ceux que j'ai prévenus hier. Le lieutenant qui vient de faire la ronde de 9 h. 30 me croise et me salue. Je me dirige lentement avec Musse vers le coin intéressant, tout est en place. C'est Mesny et Le Bleu qui m'aideront à descendre. Les autres feront le guet.

À 9 h. 45, arrive près de moi le sous-officier qui va faire la prochaine ronde. C'est dans le civil un photographe réputé de Dresde qui fait de très belles épreuves.

Avez-vous votre appareil, Guillaume ?

- Non, monsieur le général, pourquoi ?

- Parce que, avec ce beau temps, j'aurais été content que vous ayez pu me prendre aujourd'hui. Je me sens tout joyeux.

- Vous plaisantez toujours, monsieur le générai. Ce sera pour une autre fois. Je vais faire ma ronde, tout de suite, pour que vous soyez tranquille. Vous ne tenez pas autrement à me voir ?

- Certes non, Guillaume. Faites votre ronde. Au revoir.

Et cet excellent homme trouve le moyen de s'arrêter exactement à l'endroit où le câble est dissimulé. J'avoue et mon ami Musse peut s'en souvenir, puisqu'il était à côté de moi, que j'ai bien cru alors l'affaire ratée. Mais Guillaume ne pense ni au général Giraud ni à un câble pour s'évader, il regarde simplement le beau paysage, il songe à sa femme, à ses quatre enfants, à la guerre qui dure, à son commerce qui ne marche pas, et lentement, il s'éloigne, laissant la place libre. Signal convenu : je tire mon mouchoir de ma poche gauche et le mets sur mon épaule droite. Chacun prend la place qui lui est fixée. Mesny et Le Bleu placent le câble. Je nie débarrasse de ma pèlerine et demande à Le Bleu de m'aider à enjamber le parapet, car la blessure de ma jambe droite m'interdit certains mouvements. Me tenant solidement de la main gauche au barreau du créneau, je m'assieds sur la barre de bois qui me sert de siège et lâchant le barreau pour empoigner le câble à deux mains, je me laisse descendre par mes deux amis qui filent lentement la corde.

Mes pieds et mes genoux freinent ma descente contre la paroi du rocher. En deux minutes environ, je suis en bas, sans que personne n'ait rien vu. Mon cher Mesny devait payer de sa vie l'aide qu'il m'avait donnée. Il a été abattu par les Boches un mois avant la délivrance de Königstein.

Je lâche la corde que je vois remonter vers le haut, et disparais dans les éboulis boisés qui descendent vers l'Elbe.

J'ai repéré du haut, de la forteresse un fourré plus touffu que les autres. Je m'y enfonce et reprends mon souffle.

Puis, tranquillement, sans me hâter, je me transforme en touriste.

Mon bonnet de police, ma vareuse disparaissent dans un trou. J'enfile par-dessus ma culotte, le vieux pantalon civil. Sur mon chandail de sport à col roulé, j'endosse l'imperméable de Prioux. La glace de la main gauche, mon rasoir de la main droite, je fais tomber rues longues moustaches. Hier, je mes suis fait couper ras les cheveux. Je coiffe le petit chapeau. Des lunettes de fausse écaille. Je suis tout simplement méconnaissable.

Et après avoir refait le petit baluchon qui ne contient plus que mon ligne et mes vivres avec mon précieux rasoir, je recommence à descendre au milieu des grands sapins pour gagner le pied des pentes au sud-ouest de Köginstein-Ville.

Arrivé à la lisière du bois, je passe le petit pont qui enjambe la Biela, affluent de l'Elbe, et prends la direction de Bad-Schandau, par Gœrisch.

Il est 10 heures. Peu de monde dans les champs ni sur les routes. J'ai peut-être rencontré en tout une demi-douzaine de femmes et d'enfants : Horgen à droite, Morgen à gauche. Rien de compromettant.

Je marche sans me presser. J'ai le temps. À midi 30, je suis sur la crête boisée qui domine Bad-Schandau. Je m'assieds au pied d'un sapin en contemplant le paysage.

Un quart d'heure après, je repars lentement. Midi 55. J'arrive en vue de la gare de l'autre côté de l'Elbe. Quelques passants, peu de voitures.

Devant la gare, un jeune homme nu-tête, en long pardessus bleu, se promène. J'ai l'impression que c'est celui qui m'attend.

Sans presser le pas, je vais vers lui. Il m'a vu. Il vient vers moi, et me croisant :

Morgen Henrich.

- Morgen.

Nous marchons maintenant à côté l'un de l'autre. Comme je l'ai dit plus haut, il a été sous-officier dans un de mes régiments de Metz, il me connaît bien, et cependant m'a avoué ensuite que, sans ma taille, il aurait hésité à me reconnaître, tellement je suis bien maquillé.

Vous avez les affaires ?

- Oui, monsieur, la valise est à la consigne.

- Alors, allez la retirer, je vais me changer dans le bois à côté.

- Impossible, il y a là un bivouac de troupes. Il vaut mieux vous changer dans le lavabo du train et revenir dans un autre compartiment après transformation.

- Embêtant. À quelle heure le train ?

- J'ai pris deux billets pour Berlin. Le train n'est qu'à 18 heure.

- Vous n'y pensez pas, mon ami. Je ne puis rester dans cette gare, à 10 kilomètres de Königstein pendant cinq heures. Il est possible que d'ici là, ma fugue soit découverte. Et puis, la ligne de Berlin sera certainement surveillée. Il vaut mieux partir vers l'est. Nous changerons de direction ensuite.

- Ça va coûter cher. Vous avez de l'argent ?

- Très suffisamment pour moi. Peut-être aussi pour vous. Ça dépend de ce que vous comptez faire.

- Je suis ici officiellement comme travailleur volontaire. Mais à partir de maintenant, je suis rapatrié comme incapable. Personnellement, je puis donc rentrer par la voie la plus courte.

- Bien. Nous verrons quand nous nous quitterons. Pour l'instant, nous allons prendre deux billets pour Munich en passant par la Bohême. On ne nous cherchera certainement .pas sur cette direction. Et, gros avantage, le train va passer incessamment.

Effectivement, cinq minutes après, nous roulons vers l'est, en remontant la vallée de l'Elbe.

À Bodenbach, nous descendons, et prenons la direction d'Eger, dans un train bondé à refus.

J'accapare le strapontin du couloir, dans l'unique wagon de seconde, à côté des W.-C., et nous partons vers l'ouest, cette fois-ci par la ligne des Sudètes.

Il s'agit maintenant de changer de tenue. Dans les W.C., Roger ouvre la valise, y prend les papiers soigneusement camouflés, et me cède la place pour que je puisse m'habiller. J'entre à mon tour, et en cinq minutes changement de décors. Il y a dans la valise mon complet gris foncé, mon pardessus bleu, un chapeau mou, mes souliers, une chemise, une cravate, mes gants. Entré en voyageur suspect, je sors en civil parfaitement correct, certainement mieux habillé que la plupart des occupants du wagon. Nul ne remarque la transformation. La valise est maintenant remplie par mes effets d'emprunt. Je la laisse dans le couloir. Le voyage continue sans incident. Nous devons arriver à Eger à minuit et prendre à 3 heures la direction de Munich.

Stupéfaction, à Falkenau, petite gare à 50 kilomètres d'Eger, le train s'arrête. Les essieux chauffent. On ne continue pas plus loin. Mécontentement général des voyageurs, et de nous deux en particulier. Il n'y a pas de train avant 5 h.15.

Nous avisons la salle d'attente des 3e classes pour y attendre le train d'Eger. Je m'étends sur une banquette, Roger sur une autre en face de moi. Il y a là une dizaine de personnes dont deux sous-officiers. Je fais semblant de dormir, bien entendu.

Vers 2 heures, un gendarme entre et observe la salle. Il faut croire que je l'inspire. Je le vois venir droit sur moi, qui dors profondément.

Sans me toucher, il commence :

Que faites-vous ici, où allez-vous ?

Pas de réponse, je dors.

Il me touche le bras en répétant sa question. Je me réveille, me frotte les yeux.

Qu'y a-t-il ? Que voulez-vous ?

– Eh bien quoi, vous n'entendez pas ? Êtes-vous Polonais, êtes-vous Tchèque, êtes-vous Chinois, vous ne comprenez pas l'allemand, espèce d'abruti ?

- Je suis Alsacien, aussi bon Allemand que vous, et je vous prie d'être poli.

Je prends posément dans mon portefeuille le permis de conduire qui me sert de pièce d'identité. Il porte ma photo et mon signalement d'ingénieur en soie artificielle, né à Sainte-Marie-aux-Mines, et domicilié à Strasbourg. Je le tends au gendarme manifestement surpris, qui voit un papier parfaitement en règle et un voyageur peu disposé à se laisser faire.

Pourquoi. Monsieur, ne m'avez-vous pas répondu de suite ?

- Parce que je dormais, et que je ne vous ai pas entendu.

- Alors. où allez-vous ?

- Je vais à Munich. Voici mon billet et j'ai été forcé de m'arrêter ici par la panne du train de cette nuit. Si vous croyez que ça m'amuse. Je compte repartir par le premier train pour Eger.

Il n'insiste pas, s'excuse même de m'avoir rudoyé, vérifie les papiers des autres voyageurs, y compris ceux de Roger, et sort en saluant.

C'est la première alerte.

À l'heure dite, nous partons pour Eger où nous arrivons à 6 h. 30. Il doit y avoir vers 7 heures un train pour Munich. Supprimé, comme par hasard. Rien sur cette direction avant 19 heures.

Nous n'avons déjà perdu que trop de temps. Il faut couper au plus court, au plus direct. C'est sur Strasbourg qu'il faut filer par Nuremberg et Stuttgart : Le rapide venant de Prague passe à 16 h.15. Nous attendrons jusque-là.

Dix heures dans un coin de la salle d'attente des 3e classes, quelques bocks, pas mal d'observations intéressantes, aucune curiosité malsaine. Je fais ma toilette dans les lavabos, et c'est rasé de frais, en industriel cossu, que je monte dans le rapide de Stuttgart.

Wagon de seconde, confortable, tandis que Roger s'est installé en troisième. Je cherche une place favorable, car maintenant, il faut jouer serré. Mon évasion est certainement signalée. Des recherches sont probables.

J'avise un coin libre, en face d'un lieutenant de Panzer, commandeur de la croix de fer, qui porte le brassard de l'Afrika Korps, certainement un ancien sous-officier de la Reichswehr, aussi brave que peu perspicace. C'est tout à fait le pavillon qu'il me faut pour couvrir la marchandise, comme on dit en droit international.

Très poliment, avec le salut hitlérien, je demande à monsieur le lieutenant la permission de m'asseoir en face de lui.

Acquiescement froid, comme il convient à un héros de la Wehrmacht en face d'un quelconque civil.

Je dépose mon chapeau, ma valise, et commence à lire les journaux que j'ai achetés à la bibliothèque d'Eger. J'ai pris, en particulier, une jolie publication sur les fjords de Norvège.

Le lieutenant n'a pas de lecture. Je lui offre de parcourir cette revue, tandis que je me plonge dans la Frankfurter Zeitung. Il accepte, sans plus.

À Nuremberg le compartiment se remplit. De mon côté, une jeune femme et un civil assez âgé. En face un civil, et un officier du service du travail.

De temps en temps je sors dans le couloir pour regarder le paysage apparemment, en réalité pour observer et écouter.

Bien m'en a pris. Environ deux heures avant Stuttgart, je vois, au bout du couloir, arriver un officier de la S.S. Polizei, suivi de deux acolytes, l'un en civil, l'autre en uniforme, qui vérifie tous les papiers d'identité. Il est bien possible que ce soit pour rechercher certain général évadé.

Je rentre à ma place, m'enfonce dans mon fauteuil pour paraître le moins grand possible, et, négligemment, voyant que mon vis-à-vis a terminé la revue que je lui ai prêtée, je lui demande si cette revue lui a plu.

Très intéressant, monsieur, je vous remercie.

- D'autant, monsieur le lieutenant, que ce sont des paysages auquel vous n'êtes pas habitué.

- Pourquoi dites-vous cela, monsieur ?

- Je vois sur votre brassard, monsieur le lieutenant, que vous appartenez à notre vaillante armée d'Afrique. Je connais un peu la région où vous combattez, mes affaires m'ayant appelé en Égypte, et je sais que les paysages du désert ne sont pas ceux de la Norvège.

Etc., etc. .. Je cherche naturellement à parler le moins possible et à faire parler mon interlocuteur. Il s'y prête volontiers, relancé par de fréquents wunderschön, wunderbar, fabelhaft et... le lieutenant de police entre dans le compartiment dont la porte est barrée par les deux autres hommes.

À ce moment, je mets la conversation sur Rommel. Cet illustre Maréchal n'a certainement jamais été encensé comme il le fut par son subordonné et le modeste vis-à-vis de celui-ci.

Cependant, les papiers de la jeune femme ont été rapidement expédiés. Ceux de mon voisin de gauche, sont épluchés beaucoup plus soigneusement. Je ne parais pas m'en apercevoir, et suis tout entier à l'éloge de Rommel qui, plus heureux qu'Alexandre, ira jusqu'à la mer de Chine donner la main à nos alliés Japonais, tandis que le Macédonien a péniblement atteint l'Inclus.

Que vouliez-vous que fit notre policier ? Interrompre une pareille conversation eût été une incorrection. Il évite donc de me demander mes papiers, non plus qu'au lieutenant commandeur de la Croix de Fer, et vérifie ceux du civil restant, comme de l'officier du travail.

À ce moment, la conversation roule sur les pétroles de l'Orient qui vont tomber entre nos mains, malgré ces maudits Anglais et ces imbéciles de Français.

Le lieutenant de police hésite un peu. Il doit avoir un remords de n'avoir exécuté pleinement sa consigne dans ce compartiment, mais vraiment, aucune hésitation n'est permise. Si tous les voyageurs du train étaient comme ces deux-là, la victoire ne ferait pas de doute. Et s'adressant manifestement à moi, avec le salut rituel :

Heil Hitler, gnädiger Herr !

Heil Hitler, Herr Oberleutnant !

Je me suis tourné vers lui, un quart de seconde, et ai repris ma conversation sur les perspectives qui s'ouvrent dans l'Orient, conversation autrement intéressante, n'est-ce pas, qu'une formalité policière parfaitement inutile pour le bon Allemand que je suis. La visite du train continue, tandis que je laisse tomber la conversation, ne me souciant nullement de faire remarquer mon mauvais accent, et me plongeant à mon tour dans les fjords de Norvège.

La nuit est venue, nous sommes prévenus que le train ne dépassera pas Stuttgart. Là encore, il va falloir se débrouiller. Arrivée avec un gros retard, à minuit et demi. Tout le monde descend. Je me mêle à un groupe d'hommes de ma taille, et remarque de suite que la surveillance en gare est renforcée. Plus de S.S. qu'il ne doit y en avoir normalement. Il faut sortir d'ici le plus tôt possible. Roger m'a rejoint. La salle des pas perdus est convenablement éclairée, Nous consultons les tableaux d'Abfahrt ; pas de trains pratiques sauf un sur Metz, à 1 h. 15, mais c'est. un train de permissionnaires de la Wehrmacht. Dangereux... !

Cependant je remarque qu'un civil, en imperméable beige et chapeau mou, s'intéresse manifestement à moi, me suit, et ne me quitte pas des yeux. Il s'agit de le semer. Je sais qu'il y a deux sorties à la gare, celle de la poste, qui doit être fermée à l'heure actuelle, et la grande sortie.

Avec Roger, nous nous dirigeons tranquillement vers le vestibule de la poste, aux deux rangées de colonnes qui permettent de manœuvrer. L'inconnu nous emboîte le pas. Cette fois, ça y est. Nous tournons autour d'une colonne, rentrons dans le hall, et d'un pas rapide, nous gagnons la sortie principale.

Dehors, c'est le black out intégral. Nous faisons quelques pas et nous jetons dans une encoignure à droite, sans bouger, sans respirer. Quelques secondes après, l'inconnu passe devant nous, à nous frôler, se dirigeant d'un bon pas vers la ville.

Sans hésiter un instant. nous rentrons dans la gare. Je vais vers le seul guichet ouvert, et demande une seconde pour Metz. La charmante distributrice me fait remarquer que je n'ai pas de. train pour Metz avant 14 heures. Je lui rétorque qu'il y un train dans quelques instants à 1.h.15. Exact, dit-elle, mais c'est un train spécial aux permissionnaires, et je dois payer un supplément de 50 % avec risque de ne pas avoir de place. Je n'en maintiens pas moins mon idée, paie le supplément avec le billet, et me dirige vers le quai de départ où Roger me rejoint quelques instants après, muni d'un billet de 3e classe qu'il a eu, lui, sans difficultés. Le train entre en gare : deux wagons de 2e, quatre wagons de 3e. Un seul voyageur, un capitaine, descend d'un des wagons de 2e. Je me précipite derrière lui dans le wagon pour éviter qu'on ne prenne sa place, car il est interdit aux civils de rester debout dans les couloirs.

Dans le premier compartiment à gauche, une place libre en face d'un commandant. Les autres voyageurs sont deux infirmières et deux officiers subalternes.

- (Salut hitlérien) Est-ce libre ici ?

- (Le major, mi-endormi) Oui, monsieur.

Je m'assieds rapidement et parais vouloir m'endormir moi aussi, quand le sous-officier de service passe devant le compartiment et aperçoit le nouveau voyageur.

Ce brave garçon est physionomiste, car après un léger silence :

- Monsieur l'officier a-t-il besoin de quelque chose ?

- Merci, mon ami. Je descendrai à Metz et vous demanderai de m'aider à porter ma valise.

- À vos ordres, monsieur l'officier.

Il disparaît.

Nous avons convenu, Roger et moi, de descendre à Landau. Nous y arrivons à 4 heures. La pluie tombe à seaux. Nous restons dans la gare à attendre le train de Strasbourg qui part à 5 h.30. Peu de monde. Tranquillité parfaite.

À l'heure fixée, nous partons, Roger avec un billet pour Strasbourg, moi avec un billet pour Mulhouse. Train complet à partir de Wissembourg. C'est l'anniversaire de Hitler. Tous les maires de Basse-Alsace sont convoqués au chef-lieu du Gau. J'entends des conversations qui me font plaisir.

La plupart de ces braves gens vont à Strasbourg comme des chiens qu'on fouette, et leur enthousiasme pour le Führer est des plus relatifs. Et puis, eux aussi. comme le sous-officier du train de permissionnaires, sont très physionomistes. Jugez-en plutôt.

À côté de moi, s'est assise à Wissembourg une brave Alsacienne qui accompagne son mari à Strasbourg. Il s'est installé en face d'elle.

Je lis mon journal, le Völkischer Beobachter, sans paraître faire attention à personne.

Et, à mi-voix, se penchant vers son mari, dans un français passablement, incorrect, ma voisine me juge :

- Dis donc, tu vois le type qui est à côté de moi, avec ses grosses lunettes, il faut se méfier. Il a bien une tête de Prussien, celui-là !

J'avoue avoir manqué pouffer de rire. Le Völkischer a masqué mon émoi, et je continuai à lire sans paraître avoir rien entendu, et sans comprendre le patois qui a succédé au français. Le Prussien vous remercie, madame...

À 8 h.45, nous sommes à Strasbourg. Le rapide de Mulhouse, venant de Berlin, passe dans une heure. D'ici là, je vais faire ma toilette. Je sors de la gare pour trouver un coiffeur. Tout est fermé, en ce jour d'anniversaire national. Je rentre aussitôt et vais aux confortables lavabos qui donnent précisément sur le quai où arrivera mon train et où je dois retrouver Roger. Je me rase, me débarbouille, et à 9 h.40 m'apprête à sortir sur le quai. Le train est là. Au moment où je vais descendre les marches du quai, j'aperçois une ronde de police visitant les wagons et vérifiant les papiers d'identité. J'attends que l'officier sorte du wagon qui est en face de moi, et j'y monte par l'autre extrémité pour m'asseoir aussitôt dans le premier compartiment. Comme toujours, ma taille me gêne diablement.

Le train s'ébranle. Je vois l'officier de S.S. Polizei qui reste sur le quai, je suis tranquille pour l'instant. Mais où est Roger ? Nous avions convenu de nous retrouver au départ du train. Il a dû lui aussi chercher une boutique ouverte en ville et il a manqué son train. C'est ennuyeux car je connais bien l'adresse où je dois aller à Mulhouse, mais je ne sais pas le nom du correspondant, et il peut être dangereux de se présenter sans mot de passe chez un agent du S.R.

Je ne m'imagine pas que Roger est assis bien tranquillement dans un wagon de 3e classe à quelques mètres de moi, et je décide de descendre à Sélestat, pour attendre le prochain train sur Mulhouse où sera certainement mon complice. Je descends, me renseigne. Le train de midi est supprimé. Il n'y en a un que le soir à 20 h. 50 qui arrive à Mulhouse à 23 heures.

J'avoue être passablement dépité, J'ai eu tort de ne pas poursuivre tout de suite jusqu'à Mulhouse. Il va falloir employer sa journée sans se faire repérer. C'est heureusement l'anniversaire de notre bien aimé Führer. La ville est en liesse obligatoire, et les sports sont à l'ordre du jour. Je me rends au terrain où se joue une partie de football, en me mêlant à la foule des spectateurs, surtout des gens de haute taille : préoccupation lancinante !

Après la partie, le Sportleiter réunit les équipes et leur fait le laïus habituel, en mettant l'accent sur tout ce que la jeunesse d'Alsace doit, à notre génial Führer. Eh bien, je l'avoue humblement, ce n'est pas cela qui m'intéresse. Ce qui m'attire passionnément, si j'ose dire, c'est la compagne du Sportleiter qui est à côté de lui. D'abord elle répond à mon idéal de beauté, petite et grosse. Mais surtout : son costume n'enchante et je le recommande à toutes mes petites amies.

Tailleur de drap blanc avec boutonnières enlisérés verts. Jusque-là rien que d'acceptable, surtout pour un ancien légionnaire de Bel-Abbés. Mais, tenez-vous bien, sur la poitrine, convenablement étoffée, deux petits cœurs rouges percés d'une flèche. Les mêmes petits cœurs aux deux pointes de la jaquette, devant, et les mêmes, derrière, sur les rondeurs appétissantes de la belle clame.

Jamais je n'aurais imaginé pareille ostentation. Je dédie cela aux grands couturiers de la place Vendôme. Il fallait entendre les petites Alsaciennes qui m'entouraient jugeant leur élégante Leiterin. J'ai apprécié pour ma part le goût discret de cette fervente du Parti.

La nuit est venue, je n'ai pas fait de mauvaise rencontre, mais je n'ai rien mangé depuis hier, car mes vivres sont épuisés. Je croque quelques morceaux de sucre arrosés de cognac et ma faim est trompée.

À 21 heures, je roule vers Mulhouse. Je suis vraiment fatigué, surtout par le manque de sommeil. Il me faut à tout prix trouver un lit, et ne pas attendre le jour dans une salle d'attente, où d'ailleurs sont possibles toutes les mauvaises rencontres.

Arrivée à 23 heures. Gare tranquille. Pas de surveillance apparente, mais personne pour m'attendre. Tranquillement, suivant d'ailleurs un officier allemand, je vais à l'Europäischer Hof pas loin de la gare, un hôtel où j'ai logé jadis en voyage de cadres.

Tandis que monsieur le capitaine prend une chambre à 6 marks, je me contente d'une chambre à 4 marks et demande à être réveillé à 5 heures. À peine couché, je m'endors profondément. J'en avais besoin. Le réveil sonne. Je me lève, m'habille, paie le portier sans m'attarder à déjeuner et me dirige vers la gare. Je n'ignore pas que la police vérifiera ce matin les fiches d'admission de la nuit dans les hôtels, et que le nominé flans Greiner a été bien imprudent de se signaler ainsi bénévolement. Mais il a dormi, c'était indispensable. Il saut savoir commettre certaines imprudences.

La rue du Réservoir, vers laquelle je me dirige, est de l'autre côté de la gare. Je me renseigne auprès d'une jeune fille qui part à son travail. Elle m'apprend que la rue a été tout récemment débaptisée et me met sur le bon chemin. Je marche d'un pas rapide, anxieux maintenant d'arriver.

Il est 6 h. 30. Une maison de bel aspect dans un grand jardin. Une grille sur la route. Je m'apprête à sonner quand la porte du perron, à quelques mètres de la grille, s'ouvre, et laisse passer une dame âgée, son livre de messe à la main.

Elle est un peu interloquée de voir un homme à la porte de la grille. Sans la laisser parler, c'est moi qui parle, car, tout de suite, je suis en confiance.

- Pardon, madame, vous attendiez, je crois, quelqu'un hier ?

- Je ne sais pas, monsieur, c'est-à-dire, si, je sais. Entrez, monsieur, entrez vite.

Et elle m'ouvre la porte.

- C'est vous, général. Que je suis contente !

Entrez, asseyez-vous. Je vais prévenir ma sœur. Comme mon neveu va être heureux ! Il était si inquiet hier soir.

- Mais, madame, je vous fais manquer votre messe.

- Peu importe, général. Le Bon Dieu ne m'en voudra pas.

Et la charmante femme va prévenir sa sœur de la bonne nouvelle.

Madame S... arrive quelques instants après. Elle aussi est ravie, et me dit leur inquiétude depuis la veille, car on m'attendait depuis deux jours. Roger est bien arrivé hier dans la matinée, il a été navré de ne pas me voir à la descente du train. Comme la circulation de nuit est sévèrement réglementée, et qu'il vaut mieux ne pas attirer l'attention sur soi, on n'est pas allé m'attendre au train de nuit. On comptait reprendre la surveillance en gare aujourd'hui. Mais tout est bien qui finit bien.

Tandis que je déguste un excellent chocolat, Mme S... avertit son fils par téléphone en langage convenu, et quelques instants après, guidé par elle je gagne l'appartement de celui-ci où je retrouve mon fidèle Roger tout ému de me revoir après avoir été passablement inquiet sur mon sort.

Nous causons tranquillement. M. S... est un gros industriel, français cent pour cent, il déteste les Allemands, et s'est lancé corps et âme dans son métier de S.R.

Admirablement renseigné, il sait que mon évasion est signalée partout. Il y a quatre jours maintenant que j'ai quitté Königstein et la frontière française est étroitement surveillée. Le 2e Bureau avait prévu mon passage par la France occupée. C'est scabreux aujourd'hui. Mieux vaut passer par la Suisse où une autre filière existe, et où la surveillance est actuellement moins serrée.

Mon brave Roger, dont les papiers sont parfaitement en règle, va rentrer tranquillement par Belfort sur Lyon où il annoncera mon arrivée. Moi-même, je vais quitter Mulhouse ce soir à 17 heures en voiture pour un petit village de la frontière. C'est un industriel de Thann, M. René Orthlieb, qui me conduira, dans sa puissante voiture, chez le curé du village, l'abbé Stamm. Tous deux sont absolument sûrs. Je n'ai à craindre aucune indiscrétion. Mais il faut faire vite, car il est probable que la circulation va être contrôlée sur les routes, et quoique très connu, Orthlieb lui-même pourrait être ennuyé.

Départ à 17 h.15. Un poste allemand nous arrête à l'entrée d'un village, reconnaît la voiture et nous laisse passer sans difficultés.

À 18 heures, nous arrivons à Liebsdorf. Maison isolée à l'entrée du village. Celui qui m'accueille est un vieillard à barbe blanche intelligent, calme, froidement résolu. Comme René Orthlieb l'abbé Stamm sait ce qu'il risque. Hélas ! ils ont payé de leur vie en 1915 leur participation à mon évasion. Comme leurs amis de Mulhouse, comme tous mes alsaciens que j'ai trouvés sur ma route, comme mes fidèles de Metz, ils se sont dévoués jusqu'au sacrifice suprême pour faire réussir un homme en lequel ils avaient confiance. Jamais je ne, dirai assez haut la reconnaissance que je leur dois, et la confiance que de tels dévouements donnent pour l'avenir d'un pays qui a besoin de tous ses fils pour se relever.

René Orthlieb est reparti pour Thann. Nous dînons ensemble, l'abbé Stamm et moi, servis par sa vieille servante qui comprend mal le français. Repas frugal comme il convient, mais très suffisant. L'abbé Stamm évoque ses années de mission en Afrique Équatoriale. On voit qu'il a gardé la nostalgie de l'apostolat.

Vers 21 heures, arrive un jeune homme que le curé a fait prévenir de venir lui parler, sans indiquer le motif.

C'est un forestier de l'administration des Eaux et Forêts, dont le secteur de garde s'étend le long de la frontière suisse et qui connaît la montagne mieux que personne. Garçon de 25 ans environ, figure intelligente, taille moyenne, solidement mus-clé. L'abbé Stamm me présente comme un ami de passage, et demande les nouvelles du jour à son jeune paroissien.

Beaucoup d'agitation, monsieur le curé. Il paraît qu'un général s'est évadé de Königstein, en Saxe, et qu'on le recherche partout.

- Ah ! ah ! intéressant cela, comment s'appelle cet évadé ?

- Le général Giraud, un homme de 63 ans, grand, à cheveux gris, avec une forte moustache, parlant convenablement l'allemand.

Il serait parti depuis le 17 de là-bas, et depuis deux jours nous sommes alertés ici pour l'arrêter si possible. On a distribué partout sa photo. Il faut croire que les Boches tiennent à lui car ils donnent 100.000 marks de prime pour sa capture, et la menace d'être exécuté immédiatement si on lui prête la moindre assistance.

- Diable, c'est sérieux alors ! Et a-t-on une indication quelconque sur la direction qu'il a pu prendre ?

- Aucune. On raconte des tas d'histoires. Il paraît qu'on a trouvé dans ses papiers, un plan de Schaffouse ; ça m'étonne qu'un type comme celui-là, qui doit avoir bien préparé son affaire, ait laissé un document compromettant derrière lui. Pour moi, il ne passera pas par Schaffouse.

On l'a signalé aussi au volant d'une auto décapotable brune dans le Wurtemberg.

Une femme affirme l'avoir vu sur la rive droite du Rhin au nord de Kehl.

- Quelle tenue a-t-il ?

- Il serait en civil avec une culotte et des jambières de cuir, un chapeau tyrolien gris avec une petite plume de faisan.

- Eh bien, voilà des détails très intéressants.

- Oh ! ça excite beaucoup les Boches. Tous les gendarmes, tous les forestiers sont alertés. Mais comme il n'y a pas beaucoup de troupes dans la région, si jamais le général passe par ici, il trouvera bien le moyen de se défiler.

- Surtout s'il a un bon guide ! veux-tu être ce guide, Henri ?

- Qu'est-ce que vous dites là, monsieur le curé ?

- Tiens-toi bien, mon garçon. Voici le général Giraud ici présent et j'ai pensé à toi pour le guider. Le jeune forestier qui était assis s'est levé brusquement, et, au garde-à-vous me regardant bien en face :

Sergent K..., mon général, du 4e bataillon de chasseurs à pied. Je n'aurais jamais cru avoir cet honneur, et j'en suis tout ému, voyez-vous. C'est moi qui vous conduirai en Suisse, mon général, je vous le promets.

Par exemple, vous allez me laisser préparer l'affaire, car il y a tout de même des risques. On ne sait jamais, avec ces animaux-là, ce qu'ils peuvent inventer, et il faut prendre ses précautions. Je vous demande de me laisser faire, et de vous fier à moi. Je vais mettre dans le coup deux ou trois copains dont vous pouvez être aussi sûrs que de moi-même. Vous resterez ici toute la journée de demain sans vous montrer à personne, et après-demain matin, entre 8 heures. et 9 heures, je viendrai vous chercher. Vous serez en Suisse pour midi, à moins d'imprévus que je ne soupçonne pas.

Maintenant, je vais partir, monsieur le curé. Personne ne m'a vu entrer, personne ne me verra sortir. Ça vaut mieux. Dans les circonstances comme celle-ci, il faut se méfier de ses voisins, n'est-il pas vrai ?

- Tu as parfaitement raison, mon garçon. Prends encore une goutte avant de sortir, et à après-demain.

Une bonne poignée de mains au sergent K... qui passe par le derrière de la maison et disparaît dans la nuit.

Je gagne la chambre à donner, celle de l'évêque, me dit l'abbé Stamm, quand il vient - rarement - à Liebsdorf, et je dors profondément jusqu'à ce que la sonnerie de la messe me réveille le lendemain.

J'attends le vieux curé pour déjeuner. Il est de retour vers 8 h. 30 et nous prenons ensemble un excellent café avec de bonnes tartines de beurre. Longue conversation ensuite avec des détails sur ma vie à Kônigstein, ma sortie de la forteresse, mon itinéraire, mes alertes. Il va aller se promener un peu dans le village, savoir si on parle de moi, et me racontera cela à déjeuner.

- J'ai fait tuer un poulet, mon général, ça vous va ?

- Parfait, monsieur le curé. Ça change du fromage de gruyère.

- Vous aurez du fromage aussi, si vous l'aimez.

Mes paroissiens sont de braves gens qui n'oublient pas leur curé. Et malgré les Boches, malgré toutes leurs réquisitions, on vit encore dans notre Haute-Alsace.

Voici ma petite bibliothèque. Cherchez ce qui peut vous plaire. Ne vous montrez pas. À tout à l'heure, mon général.

J'ai feuilleté, jusqu'à l'heure du repas, quelques ouvrages sur l'Afrique Équatoriale, et les missions du Congo, et aussi la philosophie de saint Thomas d'Aquin. L'abbé Stamm est trop modeste. Il ne m'a pas dit qu'il avait été professeur au Séminaire et que c'est sur ses instances répétées que l'Évêque de Strasbourg lui a confié cette petite paroisse de Liebsdorf pour lui permettre de se reposer en faisant du bien à ses ouailles. Depuis la défaite, il est entré résolument dans la résistance, et fait partie d'un réseau qui fait passer agents et renseignements en Suisse et vice-versa. Sa belle intelligence, son calme, son énergie sont de précieux atouts pour la tâche dangereuse qu'il a à assumer.

Quand il revient à midi, il est radieux.

- Tout va bien, mon général. On ne parle pas de vous dans le patelin, mais on a vu passer plusieurs fois des voitures de la gendarmerie, et de la Gestapo alors que d'habitude il n'en vient jamais par ici. Ça prouve qu'ils s'agitent, mais sans rien savoir de précis.

Un de mes bûcherons qui revient de la forêt, le long de la frontière, me dit que tout est calme par là-haut. Henri n'a rien fait dire. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Demain, vous serez de l'autre côté.

- lnch'Allah, monsieur le curé.

- Ah, mon général, ne me rappelez pas ma prédication en pays musulman.

- Alors mettons s'il plaît à Dieu : et n'en parlons plus.

- J'aime mieux cela. Vous n'êtes pas musulman, que diable !

- Non, mais j'aime beaucoup les musulmans, et je crois que bien des catholiques devraient avoir une foi aussi agissante.

Et nous voilà partis dans une longue discussion sur la religion chrétienne et la religion musulmane où naturellement chacun est resté sur ses positions, le bon catholique que je suis étant d'ailleurs mal placé pour défendre le Prophète.

La journée s'écoule sans le moindre incident. Mon conducteur de la veille, René Orthlieb, passe avec sa voiture. Il est propriétaire du grand hôtel de Thann, et n'a pu résister à l'envie de nous apporter un délicieux foie gras avec une bonne bouteille.

J'apprends qu'il est le président des sous-officiers de réserve du Cercle d'Altkirch. Il me dit l'oppression allemande, et la confiance alsacienne... Qu'on sache bien en France que l'Alsace est plus française que jamais et qu'on tiendra ici le temps qu'il faudra jusqu'à ce que l'Armée française revienne ; car elle reviendra, ils en sont sûrs, et ce jour-là, l'unanimité des Alsaciens sera faite.

Nous nous séparons pour ne plus nous revoir, car, arrêtés en 1943, René Orthlieb, et l'abbé Stamm, emprisonnés d'abord à Schirmeck, puis dans le pays de Bade, ont été abattus sur l'ordre de Himmler, la veille même du jour où le général de Lattre allait les délivrer en avril 1945.

Malgré les privations, les menaces, les tortures, jamais ils n'ont rien avoué, jamais ils n'ont dénoncé personne. Héros obscurs, comme il en est tant en Alsace qui ont payé de leur vie leur dévouement à la France.

À 20 heures, Henri arrive. Tout est prêt. Ses complices sont alertés. La frontière est libre. Nous partirons demain à 9 heures. Il va coucher dans un village voisin pour avoir un alibi à tout hasard.

Excellente nuit. Le temps est beau quand je me réveille avec pas mal de brouillard sur la montagne. C'est parfait.

L'abbé Stamm me conseille de laisser chez lui mon grand pardessus qui lui paraît trop chic. Il le fera passer plus tard en Suisse. Il a là un vieil imperméable gris qui est beaucoup plus de mise pour l'excursionniste que je vais être, sur les pentes rapides que nous aurons sans doute à escalader. Un dernier adieu, et à 9 heures, en route pour la suprême étape.

Henri est en tenue de forestier, avec son coutelas et son revolver réglementaire. Il m'a confié un browning en cas de mauvaise rencontre.

Nous montons lentement, le long d'un petit sentier qui évite les agglomérations. Nous ne rencontrons personne. Et quand nous apercevons quelques paysans au loin, nous obliquons sans affectation pour ne pas avoir à bavarder. Il est entendu que je suis un marchand de bois qui vient reconnaître les coupes le long de la frontière.

11 heures. Midi. Tout va bien. La pente est maintenant de plus en plus dure. Un peu avant 13 heures, Henri s'arrête et me dit :

Vous voyez que j'avais raison, rien de plus simple que cette promenade. Dans un quart d'heure, vous êtes en Suisse.

Nous repartons lentement. Nous sommes à 250 mètres de la frontière à peine, quand, brusquement, un paysan couché sur la pente devant nous se lève, met le doigt sur la bouche, et nous fait signe de nous aplatir.

Nous ne nous le faisons pas répéter deux fois. Tapis dans un fourré en dehors de la piste, nous attendons l'homme qui vient en rampant.

La frontière est gardée depuis ce matin par la Grenzschutz. Un homme tous les cent mètres. Des patrouilles très nombreuses. Heureusement pas de chiens. Mais il est impossible de passer actuellement. Il faut attendre. Je vais tâcher de me renseigner et je reviendrai.

Nous nous camouflons entre des rochers, sans parler avec seulement quelques réflexions mélancoliques sur le but qui semblait si proche tout à l'heure et qui s'est éloigné maintenant, mais avec la ferme résolution de sortir de ce mauvais pas.

Une demi-heure après, le guetteur revient. Il y a une étable à 200 mètres de nous qui a été fouillée par les Allemands ce matin, et les Allemands n'ont rien trouvé. bien entendu. La fermière qui a sorti son bétail dans la prairie qui borde la frontière va amuser le poste. Pendant ce temps, nous allons gagner l'étable. Nous entrerons par derrière, nous grimperons au grenier, et nous attendrons patiemment que ces messieurs se fatiguent. Ça leur arrivera certainement plus vite qu'à nous.

La seule chose difficile est d'entrer dans l'étable sans que personne nous voie et sans le moindre bruit. Nous quittons notre abri de rochers, et, avec des ruses, qui feraient envie à tous les scouts de la création, nous approchons de la petite étable. La porte de derrière est entrebâillée. Sans bruit, nous nous glissons à l'intérieur. Et les Allemands sont sur l'autre face. Nous entendons un sous-officier plaisanter avec la fermière. Dans l'obscurité, nous grimpons à l'échelle qui mène à la trappe du grenier. Elle est retirée dès que nous sommes dans le grenier qu'une lucarne vitrée éclaire faiblement, 120 MES ÉVASIONS

Il y a du bon foin sur lequel nous nous étendons et les heures passent. Les Allemands sont à quelques mètres. Le calme et le sang-froid de ces braves gens que mon guide a mis dans le coup, comme il dit, sont admirables. Ils savent qu'ils risquent leur peau. Ils savent qu'il y a deux millions pour eux s'ils me livrent, et ces pauvres paysans n'hésitent pas une seconde, et pendant cinq longues heures, montent en quelque sorte la garde au pied de mon étable.

Vers 18 heures, celui qui nous a avertis à 13 heures se glisse près de nous.

Ça va, mon général. Tous parlent de vous, mais aucun ne croit que vous puissiez passer par ici, en tout cas pas de jour.

Je viens d'entendre les ordres donnés par l'officier qui commande la section de ce secteur-ci. Ils vont descendre dîner au village en contre-bas à un kilomètre d'ici. Le mouvement se fera immédiatement de façon qu'ils aient tous repris leur place à 20 heures. Je surveille. Tenez-vous prêt à descendre. La frontière n'est qu'à 50 mètres. Ça va être le moment.

Dix minutes après il reparaît.

En route, mon général. J'ai envoyé mes deux gosses sur les pitons à droite et à gauche du col.

Quand ils lèveront leur béret, vous pourrez y aller. Nous redescendons l'échelle, traversons l'étable, et arrivons à la porte d'une chambre attenante qui fait face à l'est.

Vous voyez la berge du ravin à 50 mètres. C'est la frontière. Prenez comme direction le grand sapin dont on voit la cime, et en arrivant au ravin, laissez-vous glisser. Vous serez en Suisse. Tenez, les enfants lèvent leur béret, la route est libre. Au revoir, mon général.

On se figure avec quelle émotion j'ai serré la main de ces braves gens et de mon chic petit sergent de chasseurs à pied, auquel j'ai rendu son revolver. Sans courir, mais d'un bon pas, je sors de la chaumière. Je traverse les 50 mètres de terrain découvert qui s'étendent devant moi. La ravin est abrupt. J'empoigne une branche de hêtre, qui est à ma portée et je me laisse glisser...

La branche craque sous mon poids. Je m'écorche tant soit peu les mains en dégringolant dans le thalweg, mais on peut s'imaginer ma joie : je suis en Suisse.

Que mes camarades évadés se rappellent leurs impressions au montent où ils ont vraiment été hors d'atteinte du Boche, et ils comprendront mon état d'esprit. Je crois bien, je n'ai aucune honte à le dire, être tombé à genoux et avoir remercié de toute mon âme ma sainte de prédilection, Jeanne d'Arc, pour l'appui manifeste qu'elle m'a donné au cours des multiples péripéties de mon équipée.

D'ailleurs, ce n'était pas fini, la Suisse n'est pas la France, mais c'en est le vestibule, un vestibule fort agréable pour qui s'enfuit d'Allemagne.

Il était environ 18 h.15, le 22 avril. J'avais mis six jours pour venir de Saxe en Suisse, en prenant évidemment le chemin des écoliers.

Je descends le ravin étroit qui file vers le sud. Une demi-heure de marche environ, sans rencontrer âme qui vive. Puis un écriteau mi-français, mi-allemand : Poste de douane à 50 mètres.

Je m'en vais tranquillement frapper à la porte. Un douanier est assis devant une petite table. Il me crie d'entrer, et l'interrogatoire habituel commence.

Il copie mon Fuhrerschein en me priant de préciser certains points. Je suis bien né à Sainte-

Marie-aux-Mines, et ingénieur en soie ,artificielle ? Pourquoi ai-je choisi une aussi mauvaise voie ? Mon pantalon est déchiré et j'ai les mains écorchées. J'aurais pu prendre la bonne route sur Porrentruy.

Je lui explique que j'ai mes raisons pour ne pas m'adresser aux douanes allemandes que je ne puis, en tant qu'Alsacien, accepter la domination allemande, et que je fuis tout simplement l'Alsace où l'atmosphère est irrespirable pour un homme comme mol.

Il me répond que mon cas n'est pas isolé, qu'il en a déjà vu passablement comme moi, mais que malheureusement, sa consigne l'oblige à me faire écrouer à la prison de Porrentruy. Il va téléphoner pour demander une voiture, et cette nuit même je coucherai en prison.

Consigne, consigne, je ne bronche pas. En attendant, me dit-il, je dois avoir faim et sa femme peut me faire une bonne soupe à l'oignon. Je ne suis pas très, très enthousiaste de la soupe à l'oignon. J'accepte néanmoins, car la promenade m'a creusé l'appétit, et une demi-heure après, tout en bavardant, je suis attablé devant la soupe fumante que j'apprécie à sa juste valeur. À côté de mon hôtesse est assise une petite Française du Nord, une blondinette de 6 ans. confiée à ce ménage sans enfants par le Don Suisse. Elle me regarde avec étonnement, et s'amuse avec la grosse poupée de chiffon que lui a confectionnée le douanier. En somme, climat sympathique de gens simples qui font le bien simplement.

La voiture arrive. J'ai sur moi un billet de 1.000 fr. suisse que l'on m'a donné à Mulhouse mais pas un sou de monnaie. Quand je demande combien je lui dois, la femme du douanier refuse avec indignation. Elle est contente que j'aie trouvé sa soupe bonne, ça lui suffit.

La nuit est tout à fait tombée maintenant. Le gendarme qui est venu me chercher avec un taxi somnole à côté de moi. Nous roulons vers Porrentruy où nous arrivons au bout d'une heure.

Prison comme toutes les prisons, ni mieux ni plus mal, On procède aux formalités d'écrou. Ça me rappelle Königstein il y a vingt-trois mois. En quelques minutes, le nommé Hans Greiner, ingénieur alsacien entré en Suisse sans passeport, est incarcéré jusqu'à décision à intervenir. Le gardien chef me prévient que ça dure d'habitude quatre jours avant d'être libéré.

On me conduit à la cellule No X, une cellule comme toutes les cellules ni mieux ni plus mal. 5 mètres carrés environ, une dalle de ciment en guise de lit, une tablette à rabattement, un escabeau, deux couvertures. Heureusement l'éclairage électrique avec interrupteur à volonté.

Je roule mon petit imperméable sous ma tête pour me tenir lieu d'oreiller, m'enfouis sous les couvertures, et malgré la fraîcheur du ciment,, je dors au, moins aussi bien que dans ma couchette de Königstein la première nuit que j'y ai passée en 1940.

Au jour, à 6 heures, le gardien ouvre toutes les portes et me prévient obligeamment que le lavabo est au bout du corridor. Naturellement, ni savon, ni serviette. J'apprécie le fait d'avoir les cheveux ras et un grand mouchoir pour m'essuyer la figure et les mains.

À 7 heures, soupe. Je fais connaissance dans la salle commune où on nous sert avec mes commensaux.

Mes deux voisins de cellule sont des habitués de la prison. Cette fois, ils ont été arrêtés, l'un pour vol à la tire, l'autre pour tentative de viol. Ils attendent paisiblement de comparaître devant le juge d'instruction. Plusieurs autres condamnés de droit commun ne m'intéressent que médiocrement.

Par contre, un groupe de copains, si j'ose dire, attire de suite ma sympathie. Ce sont eux aussi des évadés d'Allemagne. Le plus âgé, 50 ans environ, est un gros assureur de Strasbourg. Il a bien passé cette nuit la frontière avec sa femme, qui est maintenant internée dans le quartier des femmes.

Le second est un jeune ingénieur de la S.N.C.F. de Mulhouse, 30 ans environ, officier de réserve, marié, trois enfants, qui a laissé sa femme chez des parents à la campagne.

Tous deux fuient l'Alsace où ils ne peuvent plus vivre.

Le troisième est un sergent-chef rengagé, de vingt-cinq à trente ans, fait prisonnier en 1940, interné à Ingolstadt et qui vient de réussir à s'évader dès la première tentative.

Employé au bureau de la Kommandantur locale, il était chargé de l'expédition de conserves sur la France, et présidait lui-même au chargement des wagons.

Avec la complicité de quelques camarades, il s'est fait enfermer dans un wagon plombé, entre les caisses accumulées et est ainsi venu jusqu'en gare de Strasbourg. Là il est sorti de son wagon par escalade, s'est confié à des cheminots alsaciens, est tombé sur de chics types, et on l'a amené dans un tender jusqu'à la frontière suisse qu'il a passée cette nuit. Garçon sympathique, petit, râblé, un peu hâbleur, on va en juger.

Nous nous présentons ; bien entendu, je suis Greiner, ingénieur en textile. Je n'ai de relations, ni à Strasbourg, ni à Mulhouse.

- Savez-vous la nouvelle ? dit tout à coup le sous-officier, un général s'est évadé.

- Pas possible.

- Oui, ce sont mes cheminots qui m'ont raconté cela. On fouille les gares et les trains depuis quarante-huit heures sans arrêt.

- Comment s'appelle-t-il ?

- Le général Giraud.

- Où était-il ?

- Très loin, en Saxe, au moins à 800 kilomètres d'ici. Il a de la veine, s'il échappe.

- Comment est-il ?

- Son signalement porte 1 m. 86, cheveux gris, de fortes moustaches. Se tournant vers moi : - À peu près de votre taille, monsieur, avec les moustaches en plus.

- Vous le connaissez ?

- Pas du tout.

- Eh bien, moi, je le connais. Il a été gouverneur de Metz en 1937-1938. On organisait là-bas pas mal de tournois d'escrime, et moi-même, qui étais lors en garnison à Strasbourg, j'allais y tirer. Il aime beaucoup l'escrime. Il venait toujours assister aux finales.

C'est un grand type, qui savait son métier, paraît-il, niais pas toujours commode. Empoisonnant pour la tenue à Metz. Gare aux types pas boutonnés, les mains dans les poches, aux cheveux trop longs. On n'y coupait pas de plusieurs jours de tôle.

Tout de même avec sa taille à son âge, c'est, pas commode de passer inaperçu. Je serais curieux de savoir s'il a réussi. Les Boches ont promis 100.000 marks à celui qui le reprendrait. Vous pensez, deux millions. Faut qu'ils y tiennent.

Et la conversation, passe à un autre sujet. Je dois dire tout de suite que j'ai retrouvé cet excellent

sous-officier, adjudant dans un régiment de tirailleurs de la division de Monsabert, et que cette fois, il m'a mieux reconnu.

À midi, une autre soupe, aussi médiocre que la

première. Je commence à trouver le temps long et demande à parler au gardien-chef. Il vient. J'ai eu à Mulhouse le nom du lieutenant suisse chargé du S.R. à Porrentruy. Je demandé à lui parler.

Il est malheureusement absent et n'arrive qu'à

17 heures.

La scène est vraiment comique. Le gardien-chef

veut assister à l'entretien dans son bureau. Je finis par le convaincre de me laisser seul avec le lieutenant.

- Monsieur le lieutenant, je désire sortir d'ici

le plus tôt possible, car j'ai des renseignements importants à porter à votre chef.

- Quel chef ? - Le colonel Masson, aide-major général.

- Vous connaissez le colonel Masson ?

- Très bien.

- Il faut que je le prévienne que M. Hans Greiner désire lui parler ?

- Non, ça ne lui dirait rien. Voulez-vous lui dire que M. Giraud, qu'il a bien connu à Paris, avenue de la Motte-Picquet a quelque chose à lui communiquer.

- Giraud, pourquoi Giraud ? C'est un pseudonyme du S.R. Je n'en connais pas...

Ah, pardon, depuis trois jours le S. R. boche

nous assassine avec les recherches concernant le

général Giraud, évadé le 17 de Kdnigstein. Votre taille, de longues moustaches, les cheveux gris...

Vous n'avez pas de moustaches, vos cheveux sont ras... Ce n'est pas une preuve d'ailleurs... Et puis notre fichier indique que le général Giraud a été professeur à l'École de guerre à Paris où a été détaché le colonel Masson...

J'ai compris, mon général. Je vais tout de suite téléphoner à Berne.

Intelligent, le lieutenant S...

Une demi-heure après, il revient.

Chose faite, mon général. Je n'ai pas eu le colonel Masson, qui est en inspection dans la région de Montreux, mais j'ai ordre de vous libérer immédiatement, et de vous emmener dans ma voiture, sur Bienne, où je trouverai de nouvelles instructions.

Les formalités de levée d'écrou sont rapidement terminées. Je prends congé de mes camarades un peu ébahis, sans leur révéler ma véritable identité, non plus qu'au gardien-chef, et nous partons sur Bienne. Nous y arrivons vers 21 heures, pour y passer la nuit.

Le 24, nous partons pour Neuchatel, où nous arrivons à 10 heures. Le lieutenant S... me confie au lieutenant G.... On a pu atteindre le colonel Masson... Il m'attend à Berne à 15 heures.

Après un excellent déjeuner, nous arrivons dans la capitale suisse, à l'heure dite. Je retrouve mon ami Masson qui a été à Paris un de mes meilleurs disciples étrangers, et à côté de lui, un autre de mes élèves, le lieutenant-colonel Rudloff, que j'ai connu et à l'École de Guerre et au Maroc, dans un bataillon de Légion.

Accueil des plus sympathiques. Masson me questionne longuement, me précisant combien mon évasion a troublé les Boches et l'acharnement qu'ils on mis à me reprendre. Il a suivi cela jour par jour, par les rapports de ses agents. Il est ravi que j'aie réussi, et va maintenant me faciliter au maximum la rentrée en France. Mais auparavant, il veut fêter publiquement mon retour.

J'ai beau lui répéter que cela est imprudent aussi bien pour lui que pour moi. Il me répond qu'il n'a pas la moindre peur de se compromettre, qu'il s'honore d'être mon ami, et que personne ne peut l'empêcher de me témoigner son amitié. Nous allons donc, avant mon départ pour Genève prendre une coupe de champagne ensemble dans le plus grand café de la ville. Je ne peux pas lui refuser cela.

À la fois ému et gêné, j'y consens, et nous partons au dit café. Le colonel Rudloff, le lieutenant G... et moi sommes en civil, le colonel brigadier Masson est en tenue.

Dès que la bouteille de Pommery est frappée, Masson nous fait servir par le lieutenant et se levant :

Mon général, je bois à l'Armée française et à mon ancien professeur de l'École de Guerre. À votre santé, mon général.

Stupéfaction à toutes les tables voisines qui entendent. Il y a là quantité de crânes qui sentent leur boche à quinze pas. J'en vois plusieurs qui se dirigent vers les cabines téléphoniques de l'établissement. Certainement, le 24 avril au soir l'O.K.W. à Berlin, savait que le général Giraud était en Suisse à Berne. Le colonel-brigadier Masson a peut-être été imprudent. Il n'en a pas moins clamé sa sympathie pour la France et son amitié pour moi. Ce n'est pas la seule preuve qu'il m'en ait donnée. Je ne l'oublie pas.

À 17 heures, nous partons pour Genève, avec le lieutenant-colonel Rudloff, et allons directement chez le Consul général de France. Il se met à mon entière disposition. Le passage en France est prévu par Annemasse à 10 h. 30 le lendemain. Les postes suisses et français sont avisés. Nous allons dîner et coucher à l'Hôtel de la Paix. où le colonel a retenu nos chambres. J'ai appris plus tard que la maison était une officine d'espionnage boche. La Gestapo a pu être renseignée.

Le 25 au matin tout paraît paré, mais ces messieurs de la Commission de contrôle allemande sont sur leurs gardes. Dès 9 heures, ils surveillent la douane d'Annemasse en territoire français avec deux puissantes voitures. Quelles étaient leurs intentions ? Le procès de Nuremberg permet de supposer qu'elles n'étaient pas particulièrement bienveillantes. Le maréchal Keitel avait sans doute envoyé ses ordres. Heureusement, j'ai de bons amis qui veillent. Au moment d'arriver au poste suisse où je dois m'arrêter, un civil monte d'autorité à côté du chauffeur de Rudloff et fait faire demi-tour à la voiture.

Je le reconnais, au bout d'un instant, pour un excellent interprète que j'ai eu jadis sous mes ordres. Il m'explique le coup et me décrit l'embuscade boche. Nous allons passer à une dizaine de kilomètres de là, où il n'y a personne autre que mes deux amis Linarès et Lecocq qui m'attendent avec impatience. On improvise un déjeuner franco-suisse, aussi simple que joyeux et à 13 heures, après avoir pris congé de tous mes amis suisses et de Lecocq qui retourne à Vichy, je pars sur Lyon dans la petite voiture de Linarès.

Nous nous arrêtons au passage à Annecy pour voir le commandant du bataillon de chasseurs qui est là, et faire de l'essence, et nous continuons sur Lyon.

En cours de route, Linarès me donne les premiers renseignements sur la situation en France, sur le régime de Vichy, sur l'emprise boche, etc., etc. Je

vois que je ne suis au courant de rien. En revanche, je lui ouvre sur l'Allemagne des aperçus qu'il ignorait. Je crois que je vais avoir à jouer un rôle important d'informateur pour tous ceux qui voudront entendre, et comprendre.

À 20 heures, j'arrive chez le gendre de mon ami Chambe, où est le premier rendez-vous. J'y apprends que je suis attendu à Sainte-Foy dans une maison proche de celle de ma fille, où ma femme s'est réfugiée.

Nous repartons, nous grimpons la côte de Sainte-Foy, et à 21 heures, j'arrive chez la charmante Mme Roux, qui va nous abriter, ma femme et moi, pendant une dizaine de jours. Son mari, capitaine d'artillerie, est prisonnier, et elle met sa magnifique villa à notre disposition.

Tous les miens sont là, ma femme, rues filles, mon fils aîné, mon gendre, le général et Mme Baurès, M. Latour et sa femme qui ont trempé dans le complot et ont été les bons artisans de la préparation. Inutile de dire la joie, l'émotion de tous. Ma fille Monique, par exemple, traduit l'impression générale, en déclarant qu'elle ne m'aurait pas reconnu tant je suis transformé, avec mes lunettes et sans moustaches. Les Boches, non plus, ne m'ont pas reconnu...

La partie spécifiquement allemande de mon évasion est terminée. Va commencer maintenant le chapitre - passablement triste - que j'appellerai franco-allemand, car je n'ai pu me résoudre à attribuer certaines vilenies à des Français cent pour cent.

Mon évasion n'a pas plu à tout le monde. Je puis affirmer qu'elle en a gêné beaucoup : j'en en eu les preuves éclatantes. Par contre, je suis sûr qu'elle a réconforté même dans les camps d'Allemagne, où ils ont été brimés à cause de moi, quantité de Français qui cherchaient où était le devoir, et qui l'ont clairement discerné à partir de ce moment-là.

La collaboration, le geste de Montoire, le retour de Laval au pouvoir, autant de faits que la France ne comprenait pas. Elle écoutait la radio de Londres, mais celle-ci dépassait souvent la mesure et compromettait par là même sa propre efficacité. Une évasion comme la mienne a été un coup de fouet pour réveiller les énergies et préparer l'avenir.

Dès le 26 avril, à Vichy, on était prévenu de mon arrivée et le maréchal Pétain en manifestait ouvertement sa satisfaction.

Le 28, je recevais officiellement de sa part, une invitation à déjeuner pour le lendemain, et je pars le 29, en voiture, avec le commandant de Linarès pour l'Hôtel du Parc.

Accueil chaleureux. Noguès est de passage. Après le déjeuner, le maréchal me prend à part, et nous causons pendant deux longues heures.

Il m'interroge sur la situation actuelle de l'Allemagne, sur ses possibilités, ses difficultés, ses perspectives d'avenir.

Je le documente de façon aussi précise que possible car je m'attendais à ce questionnaire.

L'Allemagne ne peut plus être victorieuse, c'est le résumé de mon exposé. Elle peut encore avoir des succès. Elle en aura, cette année 1942, en Russie, mais elle rie mettra pas la Russie hors de combat. Elle n'atteindra même pas ses objectifs au Caucase. Il s'agit donc d'être prêt à rentrer en ligne quand la courbe commencera à descendre, car je suppose bien que la période actuelle n'est qu'une période d'attente, et que le maréchal n'a jamais cru à la collaboration.

Comme nous sommes incapables, seuls, de nous relever, il faut nous appuyer sur l'Amérique, qui, avec son potentiel énorme, pourra et saura nous équiper le moment venu, et nous continuera son aide après la victoire.

Ce que j'ai écrit, dans la lettre à mes fils, en septembre 1940, est plus vrai que jamais. Avec l'armée d'Afrique, la flotte intacte et l'aide américaine, nous pouvons rentrer dans la guerre avec la certitude de la revanche. Il s'agit de choisir le moment. Ce sera fonction des événements de Russie, soit en fin 1942 soit au printemps 1943.

Le maréchal m'a écouté sans m'interrompre. A dessein, j'ai donné des précisions et évoqué des chiffres. Effectifs, matériel, approvisionnement en essence, longueur du front, longueur des lignes de communications. Le remarquable tacticien qui a mené la bataille de Verdun a compris ces données tactiques, mieux peut-être qu'il ne comprend les élucubrations de haute ou basse politique de son Président du Conseil.

Vous avez pleinement raison. L'Allemagne ne peut pas gagner la guerre. Il faut en tirer pour nous les conséquences qui s'imposent. Votre conception de l'aide américaine est juste, Je suis d'ailleurs resté en excellents termes avec l'Amérique. L'amiral Leahy était un ami pour moi, et son successeur est très convenable. C'est à cette porte-là qu'il faut frapper le moment venu.

Tout ce que vous venez de me dire intéressera beaucoup le Président du Conseil, il faut que vous alliez voir Laval.

- Monsieur le maréchal, je ne tiens nullement à aller voir M. Laval. Je ne le connais pas, et je présume qu'il ne me comprendra pas. J'ai été heureux de pouvoir vous présenter mes respects et de vous exposer ce que je crois être la vérité. Vous avez compris. Si vous estimez ma conception juste, c'est à vous à l'imposer à votre gouvernement. Personnellement, je n'ai rien à faire avec M. Laval.

- Pardon, je désire essentiellement à ce que vous le voyez, D'ailleurs, la chose est convenue entre lui et moi. Il vous attend ce soir à 18 heures.

- Si c'est un ordre, j'obéis, mais je n'augure rien de bon de cette entrevue. D'après ce que j'en sais, le Président du Conseil et moi ne pensons précisément de même sur la question allemande.

J'ai, dès ce moment, l'impression que Laval a parlé de moi et de mon évasion avec le maréchal et qu'il y aura des étincelles à 18 heures.

D'ici là, je vais voir mon ami Picaendar, chef d'E.-M. de l'Armée et son remarquable chef de cabinet, le commandant Cogny qui a eu plus tard dans la Résistance une page magnifique. Tous deux sont radieux de mon succès, mais ne me cachent pas que j'aurai des désillusions au fur et à mesure que je verrai de plus près la situation en France.

Je vois ensuite le pseudo-ministre de la Guerre, le général Bridoux. Entrevue plutôt froide. Il est manifestement gêné. Je sais qu'il est là par la grâce de Brinon, et avec l'assentiment des Boches, pour ne pas dire plus.

18 heures, j'entre chez le Président du Conseil. Il est bien tel que ses photos me l'ont fait connaître, avec l'inévitable cravate blanche.

Aimable, empressé, il se déclare enchanté de faire ma connaissance, et sans m'adresser le moindre compliment sur mon évasion, il commence l'exposé de sa politique.

Cela dure une heure. L'avocat plaide une cause qu'il sait mauvaise, à laquelle il me sait hostile. Il le fait avec habileté, avec modération ; mais il ne peut tout de même camoufler ses préférences pour la collaboration et tout ce qui en découle. Je l'écoute sans l'interrompre.

Quand il a terminé, il me demande si je l'ai compris.

Je regrette de lui dire le contraire. Il part d'une base que j'estime mauvaise et qui fausse toute son argumentation : la victoire allemande. Je crois, moi, à la défaite allemande, et, s'il le permet, je vais lui répéter ce que j'ai exposé au maréchal.

Je recommence ma conférence de tout à l'heure, mais ici, je ne trouve plus la même audience. Mes chiffres tombent dans le vide. Effectifs, essence, communications, transmissions, ce sont des notions qui frappent un militaire, mais qui n'impressionnent pas un homme politique, mené par bien d'autres considérations. Je sens que je prêche dans le désert.

J'ai terminé. Un peu nerveux alors que, tout à l'heure, il était parfaitement calme, le Président du Conseil me déclare qu'il ne partage nullement mon avis. Je crois à la défaite allemande. Il est sûr, lui, de la victoire allemande. Je n'ai pas le monopole des renseignements vrais. Il est aussi bien renseigné que moi quoiqu'il ne parle pas allemand, et n'a pas à discuter sur des hypothèses de victoire russe parfaitement improbable.

En conséquence, et c'est à cela qu'il voulait en venir, mon évasion le gêne. Elle gêne sa politique de collaboration franco-allemande. Certes, un prisonnier a le droit de s'évader, mais je ne suis pas un prisonnier comme un autre. Ma notoriété,. mon prestige, même auprès des Allemands, parfaitement, font que mon retour en France, ma présence à Vichy aujourd'hui sont des événements fâcheux. Il serait donc bon que j'envisage de rentrer volontairement en Allemagne, et de me reconstituer prisonnier. Je regarde Laval ahuri, et lui demande s'il réfléchit bien à l'énormité de sa proposition.

Il me répond que c'est tout à fait sérieux, d'autant plus que les Allemands prétendent avoir une promesse de moi de ne jamais m'évader.

Je le prie de faire démentir immédiatement par l'autorité allemande une pareille allégation. Je me suis évadé le plus régulièrement du monde, si l'on peut dire, sans avoir jamais fait la moindre promesse, et je refuse de rentrer en Allemagne.

Je n'ai pas, jusqu'à nouvel ordre, à juger la politique actuelle de la France. Je sais que l'Allemagne, un jour ou l'autre, sera battue. Je veux que mon pays puisse, quand il le voudra, rentrer dans la lutte. La Prusse a été battue en 1806, elle a été victorieuse en 1814. Prenons modèle.

Et je me lève pour prendre congé. Laval me demande de rester ce soir à Vichy, car il va avoir à correspondre à mon sujet avec Paris, sinon avec Berlin. Il compte me revoir le lendemain.

Le 30 avril, l'agitation s'accentue. Les télégrammes allemands se succèdent. Je maintiens strictement ma position.

Laval appelle mon attention sur ce fait grave, que mon évasion va gêner sinon suspendre le rapatriement des prisonniers en cours. Je le prie de me montrer le paragraphe de la Convention de Genève qui autoriserait pareille violation de droit, en ce qui concerne en particulier les prisonniers rapatriés pour raison de santé. À l'extrême rigueur, je me résoudrais à un marché, sans aucune illusion sur mon sort. Je consentirais à rentrer en Allemagne volontairement, après libération immédiate de tous les prisonniers français mariés, officiers d'active compris. Autrement rien à faire.

Je rentre à Lyon, à 18 heures, sans incident. Le 1er mai, reconvocation à Vichy. La pression de Laval se fait de plus en plus vive. C'est toute la politique de collaboration qui est en jeu. Je dois le comprendre, et me sacrifier pour le salut de mon pays. Je répète au Président du Conseil qu'il voit faux et que je n'accepte pas. Échange de propos aigres-doux. Je rentre dans la nuit à Lyon. J'y suis à 8 heures, le 2 mai.

À 9 heures, le même jour, coup de téléphone du général Campet, chef du cabinet militaire du maréchal. On met un avion à ma disposition à Bron. Il faut que je sois à Vichy à '11 heures.

J'y suis à l'heure dite. Reçu immédiatement par le maréchal et par Laval. je lis le nouveau télégramme de Berlin, exigeant tout simplement que je rentre en Allemagne et précisant que l'avion de M. de Ribbentropp sera à ma disposition à Paris pour me conduire à Berlin où un appartement m'est réservé à l'Hôtel Adlon.

Je réponds que je me soucie fort peu et de l'avion et.. de l'Hôtel Adlon, que le gouvernement allemand n'a rien à exiger de moi, et que je refuse catégoriquement de rentrer en Allemagne.

Le maréchal m'approuve. Il conseille à Laval et à l'amiral Darlan qu'il a fait appeler de se rendre à Moulins pour exposer à l'ambassadeur d'Allemagne Abetz, qui paraît-il est venu m'y attendre, mon refus et ses raisons. Ils y partent à 13 h.30, tandis que je déjeune chez le maréchal, avec Brinon. J'ai une explication vive, mais correcte, avec celui-ci après le déjeuner.

Mon vieil ami, le général Frère, qui m'a succédé en 1940 à la tête de la 7e Armée, et a su remarquablement combattre en retraite jusqu'à la Dordogne, arrive sur ces entrefaites. Nous nous embrassons avec effusion. Il approuve pleinement mon attitude, et espère bien que jamais je ne consentirai à retourner en Allemagne autrement qu'en vainqueur et à la tête de mes troupes.

À 18 heures, Laval et Darlan reviennent de Moulins. L'ambassadeur est très déçu, paraît-il. Il avait réellement cru que je partirais avec lui pour me présenter à Hitler. On voudrait m'offrir une situation de choix, dit Laval, par exemple être le second de Scapini, pour veiller aux intérêts des prisonniers.

Je connais la mission de Scapini, et sais trop comment il la remplit. Je consentirais à la rigueur à le remplacer dans l'intérêt des prisonniers, sans aucune joie d'ailleurs, et bien convaincu des risques que je courrais, mais je n'accepte pas d'être son subordonné.

- Au surplus, si Abetz tient tellement à me voir, qu'il me donne un sauf conduit... Je consens à aller à Moulins avec Laval et Darlan qui seront garants de ma liberté, et je m'expliquerai clairement avec l'ambassadeur.

Après pas mal d'hésitations et de palabres au téléphone, Abetz donne la promesse exigée par moi, et à 20 heures, je pars pour Moulins entre mes deux gardes du corps ( je ne me compare pas au Christ... ) non sans que ceux qui me portent de l'intérêt ne soient passablement effrayés de ma témérité.

À 21 heures, nous sommes à Moulins. Un Généralleutnant commandant les troupes du secteur assiste Monsieur l'ambassadeur. Réception correcte. Les sentinelles présentent les armes. Je suis en civil, un petit browning dans ma poche.

Après un frugal repas, je cause avec le général qui a été mon adversaire en Hollande comme chef d'E.-M. à la 18e Armée allemande et la discussion commence.

Elle dure deux heures, le long monologue d'Abetz n'étant coupé que par quelques interruptions, ripostes ou négations de ma part. Laval ne dit pas un mot. L'amiral, je dois le dire, soutient mon point de vue.

Au début, la conversation est presque courtoise. Quand l'ambassadeur a terminé son exposé, sur ses sentiments francophiles, sur la collaboration, sur l'intérêt de la France et de l'Allemagne à travailler ensemble, sur les dangers du bolchevisme, je réponds d'un ton doucereux, que véritablement, tout bien réfléchi, je vais me décider à rentrer en Allemagne à une condition toutefois.

Visiblement surpris - et ravi - Abetz s'empresse. Que je dise ce que je désire. Il se fait fort de l'obtenir du Führer.

Je répète alors la proposition que j'ai faite à Vichy au Président du Conseil à propos des prisonniers mariés.

Combien y en a-t-il ? demande Abetz.

De quatre à cinq cent mille, est ma réponse, sur le ton le plus naturel.

Alors, monsieur l'ambassadeur s'emballe, me traite d'impertinent. Je le prie d'être poli, et déclare que dans ces conditions, je retire purement et simplement la proposition que j'ai faite.

Il devient de plus en plus agressif, voire même insolent. J'entends de dures appréciations sur mon compte. Ce n'est pas la première fois, ce ne sera pas la dernière. Je puis me rendre cette justice qu'à aucun moment le calme ne m'abandonne. Je sens qu'il ne faut pas donner prise à mon adversaire. Le moindre mot un peu vif serait interprété comme une insulte à l'Allemagne ou à l'armée allemande, et à ce moment, le sauf-conduit ne jouerait plus. On m'arrêterait comme criminel de droit commun : je n'en ai aucune envie.

Le Généralleutnant vient à la rescousse de son collègue civil. Il n'obtient pas plus de succès. Je dois dire qu'il n'insiste pas exagérément.

Finalement Abetz se lève, déclarant que la conversation a assez duré.

Il y a des généraux qui sont utiles à leur Patrie, d'autres qui lui sont néfastes...

Je le regarde bien en face sans broncher. Nous prenons nos chapeaux. L'ambassadeur serre la main à Laval et à Darlan qui s'incline avec déférence, et me fait le salut hitlérien. J'ai, par hasard, la main droite dans ma poche. Je la sors pour serrer la main du Généralleutnant qui m'a tendu son unique bras : il a laissé l'autre en Russie.

Dans la voiture qui nous ramène à Vichy, Laval constate mélancoliquement que l'entrevue n'a pas arrangé les choses, au contraire. Il me reproche de ne pas avoir été aimable. Je lui fais remarquer que l'ambassadeur a été insolent, et que je me le rappellerai le cas échéant. Il me demande de ne repartir le lendemain qu'après avoir vu le maréchal.

Nouvelle explication le 3 mai à 10 heures. Je refuse de discuter plus avant. Le maréchal n'insiste pas et me reconduit affectueusement jusqu'à l'escalier. À 11 heures, l'avion décolle. A midi, je suis à Lyon.

Dans l'après-midi, un émissaire m'apporte une lettre de Scapini, qui a,' paraît-il, couru après moi à Vichy. Cette lettre est parfaitement déplacée. J'y réponds de la même encre.

Le 4 mai, c'est le général Campa qui arrive chez le général de Saint-Vincent, gouverneur de Lyon, apportant une lettre toute faite qui n'est pas un serment, mais une déclaration de loyalisme au maréchal. Celui-ci m'engage vivement à la signer, pour qu'on me laisse enfin tranquille. J'y consens, mais je déclare catégoriquement à mon ancien subordonné que je veux bien répondre aux désirs du maréchal, à condition qu'il n'y ait pas de nouvelles attaques contre moi. Autrement je reprends ma pleine et entière liberté. Le maréchal connaît mes idées et les approuve, en ce qui concerne la suite de la guerre. Je sais que nous pensons de même, qu'il ne se laisse pas manœuvrer par Laval.

Jusqu'au 8 mai je suis tranquille.

Le 9, un message impératif de la présidence du Conseil oblige le général de Saint-Vincent à donner - mon adresse. Il est promis que, seuls le maréchal, le Président du Conseil et le préfet régional la connaîtront.

Or, le 11, j'apprends que mon amie, la comtesse de B... vient d'arriver, connaissant cette adresse, et voulant me voir. Saint-Vincent l'en dissuade et lui promet de me faire prévenir.

Le 12 à 10 heures, je la retrouve, telle que je l'ai toujours connue, ardente, passionnée, mais française cent pour cent. Elle m'expose sans fard que Laval l'a fait venir et l'a suppliée de me convaincre. Elle s'attend à mon refus. Il ne l'étonne pas. Mais grâce à elle, je puis savoir ceux qui s'acharnent contre moi : le climat de Paris est celui de Vichy. L'Allemagne a, paraît-il, envoyé purement et simplement un ultimatum à mon sujet. Le chantage continue.

La semaine s'achève, sans d'autres incidents que la venue de Campet en avion. Il apporte simplement la copie du télégramme envoyé par la Commission de Wiesbaden à Vichy à mon sujet. C'est la traduction des mesures prises par la Wehrmacht à la suite de mon évasion. Elles peuvent se résumer en un arrêt brutal des libérations collectives et individuelles. Je fais remarquer Campet qu'il n'y a là rien de nouveau, et j'ai l'impression très nette qu'il est un peu gêné. Il ne me cache pas que le maréchal se laisse influencer par Laval, que celui-ci a bien déclaré ne pas vouloir me livrer, mais qu'il serait ravi que je m'y décide spontanément. Ce serait un geste héroïque. Je déclare à Campet que je ne tiens pas à être un héros, que je ne modifie en rien ma manière de voir, qu'il le dise bien là-bas. Il repart de plus en plus gêné.

J'avoue être un peu désillusionné. La volonté et l'énergie ne paraissent pas être le fait des vieillards, et ils se laissent facilement manœuvrer par leur entourage, C'est grave pour un Chef d'État. Le 17, de nouveau Campet, revenant d'un voyage dans le Midi. Il est plus naturel que l'autre soir. Ses impressions recoupent les miennes au sujet de son patron. Je note qu'on veut éventuellement se servir de la lettre de loyalisme qu'on m'a fait signer. Je répète à Campet ce que j'ai dit à ce sujet.

De Königstein, par fil direct, dirais-je, j'apprends ce qui s'est passé après mon départ. Limogeage du général Genthe, envoi des officiers et sous-officiers en Russie, restrictions apportées à la circulation dans le parc, mise en casemate de certains suspects, interrogatoires prolongés et négatifs de mon ordonnance et de l'aumônier, etc., etc. .. Le compte rendu ajoute que ma future activité préoccupe beaucoup l'O.K.W.

Le 21 avril, on me demande d'urgence à Vichy en avion, je ne sais pourquoi. À l'arrivée au terrain, j'apprends par Campet qu'il s'agit d'une entrevue avec un certain docteur Rahn, ministre plénipotentiaire à l'ambassade d'Allemagne et qui a été un des conseillers du général Dentz en Syrie.

La scène se passe dans le cabinet du maréchal, celui-ci visiblement fatigué et toussant beaucoup. Laval fait les présentations. Le diplomate allemand, à l'inverse d'Abetz, il y a trois semaines, est d'une correction parfaite. Il parle couramment français. Il reconnaît que logiquement et juridiquement ma position est inattaquable, mais psychologiquement je devrais comprendre que le geste volontaire d'un retour en Allemagne serait d'un poids fantastique sur les futurs rapports franco-allemands. Il parle longuement d'une attaque éventuelle des Anglo-saxons sur l'Afrique du Nord, énumère les terrains d'aviation construits en Afrique Équatoriale, les débarquements de troupes, de matériel, l'arrivée de 5.000 hommes à Gibraltar, et déclare enfin que l'Allemagne voudrait se servir de moi pour assurer la coopération franco-allemande en Afrique, au plus grand bénéfice de la France et de l'Allemagne.

Je lui réponds que je doute fort d'une attaque partant de l'Afrique Équatoriale vers la côte méditerranéenne en été, et que l'arrivée de 5.000 hommes à Gibraltar n'est vraiment pas un indice d'un débarquement en forces quelque part. Quant au rôle que je pourrais jouer en Afrique, il n'en est pas question. Je suis un général du cadre de réserve. J'ai refusé l'offre qui m'a été fait par l'amiral Darlan, de me maintenir en activité sans limite d'âge. Je demande simplement à ce qu'on m'ignore. Je reviens sur la correction de mon évasion, et prie mon interlocuteur de ne pas en exagérer l'importance.

C'est alors que le maréchal intervient, parle en termes pathétiques de son âge, de son désir de conclure la paix, et me fait comprendre, sans le dire expressément, bien entendu, qu'il est de mon devoir de Français, de me rendre volontairement aux Allemands.

Je refuse. Nous nous quittons, le maréchal et moi, très froidement. Je ne l'ai jamais revu.

Laval me demande de venir un instant dans son bureau avec le docteur Rahn. Il recommence à m'exposer les déboires de sa politique, son désir de collaboration avec l'Allemagne, la gêne que lui cause ma présence. Le ministre plénipotentiaire insiste bien sur le fait qu'il n'a aucune mission officielle, que nul ne doit savoir qu'il m'a vu (je me permets de sourire) et qu'il ne travaille que dans l'intérêt de la France et des prisonniers. Il regrette infiniment que maintenant tous les rapatriements même sanitaires, soient arrêtés... par ma faute.

Je lui réponds qu'il est curieux - et pas très élégant - de lier des questions de santé avec une évasion reconnue régulière, par lui-même, et je me lève pour prendre congé en refusant de suivre cet ambassadeur extraordinaire à Paris.

La méthode douce n'a pas eu plus de résultat que la manière forte. Par exemple, je rentre à Lyon, tristement désabusé sur l'attitude de ceux qui ont en charge les intérêts de la Patrie. Ce qui ne m'étonnait pas d'un Laval ou d'un Darlan me navre de la part du maréchal Pétain que je voyais sur un piédestal intangible, et qui m'a donné aujourd'hui l'impression d'un vieillard influençable, influencé et manœuvré.

Le mois de mai se termine sans nouvelle alerte. Officiellement, l'agitation se calme, parce qu'on compris, aussi bien du côté allemand que du côté français, qu'on ne vaincrait pas mon obstination, et parce que ma position est vraiment forte.

Mais je ne me fais aucune illusion. J'ai le compte rendu fidèle des entretiens de Laval avec les divers commandants de Corps d'Armée et je note ceux qui ont défendu mon point de vue et ceux qui sont restés neutres.

Le Ministère de l'Information lance quelques bruits fantaisistes à mon sujet. Le Ministère de la Guerre lui renvoie la balle et ce n'est certainement pas pour m'être favorable.

Enfin, le 2 juin, un de mes amis me donne quelques précisions puisées à la meilleure source. Laval s'est expliqué sur mon cas en termes choisis.

Cette espèce de c..., il m'em... Pourquoi n'est-il pas passé en Angleterre tout de suite ?.... D'ailleurs peu m'importe, je le fais surveiller. Je sais tout ce qu'il fait. Et puis, j'ai sa lettre au raréchal qui l'empêche de faire la moindre chose contre moi. Au surplus, d'ici quelques jours, je ferai recommencer la campagne au sujet des prisonniers. S'il n'y a plus de rapatriement, c'est lui qui en sera responsable. Il sera coulé dans l'opinion publique. Tout ira bien. C'est égal, il est bien emm... tout de même !

Sans commentaires.

J'ai fini. Je croyais en m'évadant au péril de ma vie, servir la France. J'ai simplement troublé ceux qui prétendaient représenter la France.

Hitler a été fou furieux de mon évasion. Il a donné l'ordre, le procès de Nuremberg l'a prouvé, de me reprendre mort ou vif, ou de m'assassiner en France si j'avais pu y rentrer. Les gens de Doriot n'ont pas hésité à entrer clans le complot. Heureusement, j'ai été prévenu à temps, et ces messieurs en ont été pour leurs frais.

Laval de son côté a tout fait pour me nuire. Il a cru que la fameuse lettre du 4 mai m'empêcherait d'agir quand le moment serait venu. Je ne me suis jamais considéré comme engagé vis-à-vis de cet homme, surtout à partir du jour où à la radio il a proclamé urbi et orbi qu'il souhaitait la victoire de l'Allemagne et qu'une évasion retentissante avait détruit ses efforts acharnés en faveur des prisonniers.

J'avais répété au maréchal, qui était pleinement d'accord avec moi, qu'il fallait s'appuyer sur l'Amérique pour rentrer dans la guerre. J'ai commencé à le faire dès le mois de juin, sûr d'agir au mieux des intérêts de mon pays. Je n'hésite pas à dire, sans aucune modestie, que c'est grâce à moi que les Américains ont pu mettre au point leurs projets de débarquement.

N'ayant reçu aucun appui de Londres pour mon évasion, je ne me suis cru obligé à aucune avance vis-à-vis de ceux qui étaient à Londres. Je sais qu'on m'en a voulu. Peu m'importe.

Ce qui importait, c'était de faire rentrer la France dans la guerre au moment voulu. J'y ai contribué autant que n'importe qui. Ma prochaine évasion

sera pour rejoindre l'Armée qui allait libérer l'Afrique, avant de libérer la France.

JAMAIS DEUX, SANS TROIS...

C'est à la Verpilière, dans la maison mise obligeamment à notre disposition par M. Corron, cousin du général Chambe, que nous nous étions installés, ma femme, mes deux plus jeunes filles et moi, après avoir quitté Sainte-Foy-lès-Lyon. Je pensais y être tranquille et ne plus avoir de rapports avec Vichy.

C'est là, au mois de juin, que nous entendons un soir le discours radiodiffusé du Président du Conseil, proclamant sa foi en la victoire de l'Allemagne, et stigmatisant certaine évasion retentissante qui avait ruiné ses projets d'accord avec l'Allemagne - et empêché la libération de multiples prisonniers.

Dès ce jour, j'étais dégagé de toute promesse au maréchal, puisqu'il autorisait de pareilles proclamations.

Le 17 juin, deux mois exactement après ma sortie de Königstein, je rencontrais le général Weygand près d'Aix-les-Bains, où il faisait alors une saison.

Longue conversation, des plus amicales, où il m'expose son attitude au moment de l'armistice, et surtout son action en Afrique du Nord. Il est des plus sévères pour Laval et Darlan, ayant les preuves certaines de leurs capitulations successives vis-à-vis des Allemands et l'assurance qu'ils ont voulu livrer nos ports d'Afrique à l'ennemi.

De mon côté, je lui expose la situation en Allemagne, telle que je la vois. Je lui affirme la certitude de l'échec allemand, cette année même en Russie, et la nécessité pour la France de se décider le moment venu. Je l'ai dit au maréchal : la seule solution est de s'appuyer sur l'Amérique, et de rentrer en guerre aux côtés de l'Amérique, le jour où elle débarquera en Europe.

Nous discutons les hypothèses possibles. Mes préférences vont à un débarquement sur les côtes françaises de la Méditerranée, éventuellement en Afrique du Nord. 11 est entendu qu'il aura fallu au préalable amener les commandants des divisions militaires à envisager non pas la résistance contre les Américains, mais la coopération avec les troupes débarquées.

Pour moi, les deux axes d'attaque sont, à droite la vallée du Rhône ; à gauche la vallée de la Garonne, pour atteindre le plus vite possible un front sensiblement marqué par le cours inférieur de la Loire et la ligne actuelle de démarcation entre Moulins et Annemasse.

C'est de là, après avoir bien équipé la base de départ, que nous partirons ensuite à l'attaque des positions allemandes en faisant effort à droite sur l'axe général Lyon-Metz.

Le sud de la France nous donne tous les terrains nécessaires pour une aviation que j'estime, a priori, très supérieure aux forces dont la Luftwaffe pourra disposer, l'attaque du sud étant bien entendu conjuguée avec une attaque anglaise dans le nord.

Au cas où l'éventualité d'un débarquement en Afrique du Nord se présenterait, je suis décidé à partir moi-même en Afrique. Jusque-là, je compte rester en France.

Je demande au général Weygand de prendre la tète du soulèvement français, soit en France, soit en Afrique, et je me mets à sa disposition.

Le général approuve pleinement mon attitude et m'assure de sa plus affectueuse sympathie. Il regrette que son âge et l'état de sa santé ne lui permettent pas de prendre la tête du mouvement de Libération, mais il m'affirme que je suis dans la bonne voie, et que je serai à ma place à la tête de l'Armée. Il faut sans tarder tout préparer pour que la France puisse être prête le moment venu. Il a lui-même beaucoup travaillé avec les Américains en Afrique du Nord. Le consul général des États-Unis à Alger, M. Murphy, est un homme remarquable qui veut voir la France reprendre sa place dans le monde. Au cas où l'hypothèse de l'Afrique du Nord se réaliserait, on peut compter sur lui. En ce qui concerne les Américains de Vichy, le général ne les connaît pas. Il n'a pas eu de rapports avec eux depuis le départ de l'amiral Leahy. Quant au maréchal, le général est convaincu qu'il pense exactement comme nous, et que, lorsque le voile se déchirera, il saura se décider.

Nous nous quittons, le général me faisant promettre de le tenir au courant de mes tractations au fur et à mesure qu'elles progresseront, et m'assurant de son entier appui.

Le 19 juin, je suis à Toulouse, au milieu de mes anciens officiers de la 7e Armée, en même temps que le général Frère, qui m'a succédé à la tête de cette armée en mai 1940. Ambiance chaleureuse, vibrante, qui me confirme dans mon impression que la France trépigne sous la botte allemande, et qu'elle ne laissera pas échapper l'occasion de la revanche, quand cette occasion se présentera.

Mes amis, Baurès, Chesnelong, Nettinger, l'abbé Lasalle, mon vieux camarade d'évasion le colonel Schmitt, travaillent ici avec une méthode et une ardeur qui font bien augurer de l'avenir. Ils sont par contre très émus de certain discours que le maréchal a prononcé à Toulouse, et où il a recommandé aux officiers la soumission aux ordres de Laval. Ils ne peuvent l'admettre. Je les approuve pleinement.

Je pars de Toulouse sur Montpellier où je vais rencontrer le général de Lattre. Réception parfaite de celui-ci, toujours fastueux, et de sa charmante femme. Nous causons longuement. J'effleure l'hypothèse d'un débarquement sur la côte qui dépend de la région militaire de Montpellier. Mon interlocuteur ne réagit pas. J'ai l'impression qu'il a réfléchi déjà à la question, mais qu'il ne veut pas encore dévoiler sa pensée. Nous convenons d'ailleurs amicalement de revoir le problème plus à fond, soit ici, soit à Lyon, dans la visite qu'il projette de me faire ultérieurement.

Quatre jours plus tard, le 25 juin, intermède tragi-comique donné par la police de Vichy. Sur les ordres du Président du Conseil, probablement inquiété par mon voyage à Toulouse, on me cherche dans tous les coins du village.

J'en suis quitte pour faire une petite évasion intérimaire, peut-on dire, de plus, et je me réfugie à Lyon chez un de mes plus humbles et plus dévoués subordonnés, d'où je fais prévenir le préfet régional, M. Angéli, que je désire lui parler chez le général de Saint-Vincent.

Entretien dépourvu d'aménité, que je le prie de répéter au Président du Conseil. Celui-ci est bien fixé maintenant.

À la suite de cette algarade, nous quittons la Verpillière pour nous installer dans la magnifique demeure de Fromente, qu'un industriel de Lyon, M. Roche de la Rigodière, a bien voulu me louer pour un morceau de pain. C'est là que vont commencer véritablement mes tractations avec les Américains.

Sœur Hélène, la religieuse de Saint-Vincent de Paul, qui a fait connaître à ma femme le messager venu à Königstein m'apporter mes affaires civiles, me met en relations avec un jeune fonctionnaire de la Croix-Rouge américaine. C'est un ancien volontaire étranger, évadé du fort de Queuleu à Metz, d'origine russe, naturalisé français maintenant, et passionnément antiallemand, M. Léon de Rosen. Il circule en France libre pour répartir les secours de l'Amérique, aux enfants en particulier, et travaille en liaison intime avec la vice-consulesse des États-Unis à Lyon, Mlle Constance Harwey. Il me demande la permission de me l'amener à Fromente.

Je me trouve en présence d'une jeune femme intelligente, distinguée, avec laquelle nous causons, du présent un peu, et de l'avenir beaucoup. Elle est sincèrement francophile et déplore l'éclipse momentanée de la France. Ce n'est évidemment qu'une éclipse, et la France sait qu'elle peut compter sur l'Amérique pour l'aider, etc., etc. ..

Je comprends bien vite que Mlle Harwey n'agit pas sans ordres et se met à ma disposition pour faire parvenir en Amérique ce que je désirerais par hasard y envoyer. Elle peut facilement aller à Berne, où l'attaché militaire américain m'est tout dévoué, affirme-t-elle, etc. ..

Le fil est noué. À partir de ce moment, par la voie de Berne, je peux correspondre avec Washington.

Peu après la situation se précise. Ma fille Marie-Thérèse reçoit la visite d'une de ses amies de Vichy, lui demandant qu'un de mes officiers vienne voir discrètement son frère, attaché au 2e Bureau de l'E.-M. de l'Armée. Il aurait une communication importante à lui faire. Mieux vaudrait que ce voyage ne soit pas fait avec mon auto bien connue.

Le général Baurès ayant son auto personnelle, c'est lui que je charge de cette mission passablement mystérieuse. Il part pour Vichy, sans prévenir personne à Lyon.

Trois jours après. il est de retour, et me rend compte de son équipée. Arrivé à Vichy et renseigné par le jeune camarade du 2e Bureau, il s'est rendu dans la forêt de Randan, en un point fixé. Il a trouvé là un attaché de l'ambassade des États-Unis qui s'est assuré de son identité et lui a posé nettement la question suivante :

Le général Giraud est-il disposé à travailler avec le Président Roosevelt à la Libération de la France, et à quelles conditions ?

Naturellement, le secret le plus absolu doit être gardé. Les échanges de vue se feront toujours par les mêmes personnes en des points qui seront chaque fois fixés au dernier moment. L'ambassade est au courant de ma correspondance avec Berne.

Je n'hésite pas une seconde, convaincu que cette occasion est décisive pour le relèvement de la France. Le lendemain, le général Baurès repart avec la réponse suivante :

Le général Giraud accepte la proposition du Président sous les conditions suivantes :

1° La France sera rétablie dans son intégrité territoriale du 1er septembre 1939, dans la Métropole et en dehors de la Métropole.

2° La souveraineté française sera entière en territoire français, partout où des troupes françaises combattront à côté de troupes américaines.

3° Le général Giraud aura le commandement en chef des forces alliées sur le théâtre d'opérations où combattront des troupes françaises.

4° Le taux du franc par rapport au dollar sera équivalent au taux consenti par l'Angleterre au général de Gaulle pour le taux du franc par rapport à la livre sterling.

Ce papier, remis le lendemain, par le général Baurès à son interlocuteur, toujours en forêt de Bandar, part immédiatement pour Washington par le premier Clipper. Nous sommes au début de juillet 1942.

Fin juillet, le recevais la réponse laconique du Président Roosevelt : Conditions acceptées.

Il s'agissait maintenant de mettre au point, de façon pratique, les projets que nous avions ébauchés, mes camarades et moi.

Ceux qui ont travaillé à cette mise au point furent le général Baurès, le lieutenant-colonel de Linarès et le capitaine Beaufre, jeune officier alors en demi-disgrâce à l'E.-M. de Marseille, après avoir été emprisonné à la suite de l'affaire Loustaunau-Lacau à Alger en 1941. Tous trois, officiers de première valeur, dont le plus ancien malheureusement n'a pu me rejoindre en Afrique et dont, jusqu'ici, on a renoncé à utiliser les compétences pour la réorganisation de l'armée. L'ancien chef du ter Bureau de l'E.-M. de l'armée, l'ancien professeur de tactique générale à l'École de Guerre, est une force perdue comme tant, d'autres en France.

C'est entre Port-Vendres et Toulon que je prévoyais le débarquement américain, pouvant disposer sur cette côte de ports excellents, et de la masse des terrains d'aviation qui s'échelonnent entre les Pyrénées et le massif de l'Estérel. Comme je l'ai dit plus haut, il fallait à mon avis aller vite, pour atteindre et dépasser la ligne de démarcation. Il s'agirait ensuite d'accumuler les moyens pour une lutte qui serait certainement dure, niais où la France profiterait de la campagne de Russie qui retiendrai. sur la Volga ou sur le Don la majeure partie des forces allemandes.

Sur ces entrefaites, m'arrive d'Alger M. Lemaigre-Dubreuil venant me mettre au courant des tractations depuis longtemps engagées entre ses amis d' Astier, Van Hecque, etc., et lui-même, et M. Murphy, consul général des États-Unis, pour une intervention américaine en Afrique du Nord.

L'affectation à Alger du général Mast, mon ancien camarade de Königstein, d'abord comme chef d'E.-M. du général Koëltz, puis comme commandant de la division d'Alger, permettait de donner à la conjuration un chef que je connaissais bien, et en lequel j'avais toute confiance. Je le dis sans ambages à Lemaigre-Dubreuil, en lui faisant bien remarquer que l'hypothèse d'un débarquement en Afrique du Nord n'était pour moi qu'une éventualité secondaire, qu'il fallait débarquer en France, et que l'Afrique du Nord serait alors automatiquement délivrée si les forces de Rommel étaient en même temps solidement accrochées en Cyrénaïque par l'armée anglaise d'Égypte.

Ceci étant bien entendu, rien n'empêchait de continuer les pourparlers africains, en menant les études parallèlement à celles que nous poursuivions en France, et en travaillant les personnalités intéressantes à gagner à notre cause. Lemaigre-Dubreuil, par les possibilités de ses voyages en avion que lui ouvraient ses affaires industrielles, était tout désigné pour faire la liaison entre le général Mast et moi. Son dynamisme, son intelligence, son entregent, son patriotisme, m'étaient un sûr garant de sa réussite.

Les mois d'août et de septembre ne furent pas perdus, on peut le supposer sans peine. Il s'agissait pour moi de toucher discrètement mes camarades, les commandants de divisions et de groupes de divisions pour leur faire entrevoir les éventualités possibles, et de préparer leur esprit à la reprise des hostilités, quel que fût le serment qu'ils avaient prêté.

En même temps je travaillais de façon précise uvice le colonel Mollard, chargé par le chef d'E.M. de l'Armée, du camouflage de l'armement et du matériel qu'on avait pu soustraire aux investigations et aux confiscations allemandes.

Le colonel Mollard a obtenu dans ce travail un résultat magnifique, qui a malheureusement été détruit par la capitulation du 10 novembre 1942. Arrêté par la Gestapo en 1943 et déporté en Allemagne, il n'en est revenu qu'en 1945. C'est le plus bel exemple d'officier résistant qu'on puisse donner aux jeunes générations.

Au début d'octobre 1942, je pensais être sûr de la moitié environ des régions militaires avec mobilisation préparée et matériel approvisionné. Les généraux Frère, de Lattre, de Saint-Vincent, Lenclud, Arlabosse et de la Fond me suivraient certainement. D'autres étaient douteux. D'autres franchement hostiles. Dans l'aviation, mon excellent ami Houdemon, commandant toute la région méditerranéenne marcherait certainement. Il y avait de fortes chances de succès à condition toutefois de ne déclencher l'affaire que dans les premiers mois de 1943, car la propagande et le travail dans les esprits ne pouvaient se faire que lentement sous la surveillance sans cesse plus soupçonneuse de Vichy et du contrôle allemand.

Il me revenait en particulier des indications très précises sur les propos et les projets du ministre de la Guerre, le général Bridoux, à mon sujet. Je dois reconnaître que lui, au moins, comptait employer vis-à-vis de moi, pour empêcher une action éventuelle, des moyens légaux. Pour Doriot, chef du P.P.F., c'était une autre affaire. Il s'agissait purement et simplement de me supprimer. L'assassinat avait, probablement, été suggéré par la Gestapo, sinon par l'E.M. du Führer, autant qu'on puisse en juger d'après les déclarations faites à Nuremberg, en 1946. J'en suis averti au milieu de septembre par des amis sûrs, anciens soldats ayant jadis servi sous mes ordres. Je pris mes précautions en conséquence, et cette fois-là, échappai à l'attentat.

Au début d'octobre, un télégramme de Washington demande s'il est possible d'exécuter une reconnaissance en Afrique du Nord pour prendre contact avec les chefs ayant mis au point la préparation des opérations de débarquement. J'y consens très volontiers et prescris au général Mast de prendre ses dispositions en conséquence quel que fût le risque d'une pareille entrevue, et pour les Français et pour les Américains.

C'est à Cherchell, le 20 octobre, que débarque en sous-marin le général Marc Clark, suivi de plusieurs officiers américains de terre, de mer et de l'air. Il arrive sans encombre à la ville qui a été préparée à cet effet, et y trouve avec le général Mast les principaux animateurs de la conjuration algérienne. On étudie en détail les modalités d'un débarquement possible entre Casablanca et Tunis, sans préciser aucune date, et ce débarquement ne devant se réaliser que dans le cas où le débarquement sur les côtes de France s'avérerait impossible.

Au bout de trente-six heures, les conjurés se. séparent, sans avoir été inquiétés le moins du monde par les autorités d'Alger, mais non sans que le réembarquement en sous-marin ne soit assez laborieux. Dès le lendemain. Lemaigre-Dubreuil s'envole d'Alger pour Lyon, et m'apporte le procès-verbal de la conférence. Je prends connaissance et approuve, tout en répétant au messager que ceci n'est dans mon esprit qu'une éventualité secondaire, et que l'essentiel est de préparer le débarquement en France pour les premiers mois de 1943. Lemaigre-Dubreuil se déclare d'accord avec moi, et n'assure que le général Mast est exactement dans les mêmes dispositions.

Entre temps, la situation se gâtait à mon point de vue personnel. J'habitais, dans la région connue à Lyon sous le nom des Monts d'Or, le château de Fromente, maison relativement isolée du village de Saint-Didier, au milieu d'un grand pare.

Dès le début d'octobre, un détachement de la Gestapo vient s'installer, avec l'autorisation du gouvernement de Vichy, dans le village de Charbonnières, à 6 kilomètres de chez moi. Le prétexte était la surveillance de postes radios clandestins dans la région lyonnaise. Il y avait là une centaine d'hommes avec de puissantes voitures, plus que le nécessaire pour enlever ceux qui seraient jugés indésirables par les autorités d'occupation.

Une surveillance particulière, je le constate rapidement, s'exerce sur Fromente.

Brave mais pas téméraire, j'estime plus sage de m'éloigner, et ayant une fille mariée à Aix-en-Provence, je réussis non sans peine à trouver une villa meublée à la sortie d'Aix, sur la route de Tholonet. Ne prévenant que le minimum de parents et d'amis, nous quittons Fromente le 31 octobre et sommes à Aix pour la Toussaint. J'ai l'avantage d'avoir à proximité immédiate le capitaine Beaufre, niais j'ai dû laisser à Lyon le général Baurès et le lieutenant-colonel de Linarès. Par ailleurs, je suis à proximité d'un port ou d'un terrain d'aviation, s'il me fallait quitter brusquement la France par alerte.

Cette alerte ne tarde pas. Fête de la Toussaint calme. Je parcours avec mes enfants notre nouveau domaine, et prévois les aménagements à faire dans le jardin, les semailles, les plantations : rien que de très pacifique.

Le 2 novembre à 22 heures, je m'apprête à aller dormir, quand le capitaine Beaufre et l'enseigne de vaisseau Viret, mon aide de camp qui habite à Marseille chez ses parents, arrivent en pleine nuit. Ils viennent de déchiffrer un long télégramme transmis de Washington dans la journée, et que je puis résumer ainsi :

Débarquement prévu s'exécutera en Afrique du Nord le 8 novembre prochain. Nécessité brusquer les choses en raison rassemblement ennemi en Sicile et menaces graves sur la Tunisie. Président compte absolument sur votre présence pour réaliser accord prévu. Sous-marin à votre disposition croise sur côtes de France. Le prévenir sur telle longueur d'ondes du lieu, du jour et de l'heure de l'embarquement.

Je suis stupéfait. Pour que le débarquement puisse s'opérer le 8 novembre, les transports sont en route depuis fin octobre, et le général Clark n'a rien confié, au général Mast, mon représentant, à Cherchell le 20 octobre.

Bien plus, il a paru accéder pleinement à mon désir de voir le débarquement s'effectuer par priorité sur les côtes de France. Rien n'a laissé. prévoir une opération aussi précipitée. Il y a là un manque de confiance envers moi et que j'ai péniblement ressenti.

Mais les blessures d'amour-propre ne doivent pas compter en pareil cas. Ce qui compte, c'est la préparation d'une opération, ses risques et ses chances, surtout quand cette opération s'appelle la Libération de la France.

Je renvoie mes deux officiers sans leur donner aucune réponse, aucun message à transmettre : ce sera pour demain soir, et je réfléchis. J'avoue ne pas avoir beaucoup dormi cette nuit-là.

Cette affaire brusquée me met en présence d'un grave problème. Admettons qu'il soit exact de voir la Tunisie incessamment menacée. Il faut évidemment prévenir l'adversaire et débarquer avant lui. Cela permettra de prendre Rommel à revers, et de liquider l'affaire d'Afrique, mais il faudra ensuite passer d'Afrique en Europe, et après un débarquement qui n'est pas sans risques, même avec la surprise initiale, opérer un ou plusieurs autres débarquements en face d'un ennemi sur ses gardes, et bien décidé à défendre la fameuse forteresse Europe.

Ce n'est pas ce que j'avais envisagé et c'est la certitude pour la France d'être entièrement occupée par les Allemands immédiatement après le 8 novembre, avec toutes les conséquences que cela entraîne pour mon pays et pour ma famille en particulier. Je n'ai pas la moindre illusion à avoir. Si je reste en France, je serai instantanément arrêté.

Si je pars, c'est ma femme et mes enfants qui seront pris comme otages. Le fait de ne pas m'avoir prévenu à temps coûtera cher à ma famille qui autrement, aurait pu passer, soit en Siiiese, soit en Espagne.

D'autre part, l'accord que j'ai passé avec le Président Roosevelt ne parlait ni de France ni d'Afrique. Si je ne participe pas au débarquement de demain, les termes de cet accord, capital pour mon pays, tombent.

Quand le jour paraît, ma décision est prise. Je présente à ma femme le fameux télégramme. Très calme, comme d'habitude, elle le lit avec soin, et sans exclamations, sans hésitation, me déclare que je dois partir. Elle sait très bien ce qu'elle risque, elle et tous ceux qui vont rester en France, mais peu importe. Ce qui importe, c'est que je sois là-bas pour prendre en mains les intérêts de la France, pour entraîner l'armée française d'Afrique là où l'appelle son devoir et le salut de la France. Cette résolution recoupe la mienne. Je n'en attendais pas moins de celle qui a vécu avec moi tant de jours graves et à laquelle j'ai pu causer déjà tant d'émotions.

Je rédige la réponse du télégramme de la nuit, pour dire mon acceptation, et règle les modalités du départ, en donnant les ordres indispensables à ceux que je laisse ici.

D'abord, mes directives au général Frère, que je désigne pour nie succéder à la tête de l'armée de l'intérieur. Je sais que je puis compter sur lui.

Ensuite, la lettre que je dois au maréchal. Je ne l'ai pas revu depuis le 27 mai, mais il a certainement su par le général Weygand tout ce que je faisais et l'a tacitement approuvé. Le moment est venu où il doit jeter le masque. Je le lui écris sans ambages ne lui annonçant mon départ pour l'Afrique.

C'est le lieutenant-colonel de Linarès, que j'ai convoqué d'urgence, qui portera ces deux plis, l'un à Royat, air général Frère, l'autre à Vichy au général Campet, chef de cabinet du maréchal.

Je décide d'emmener avec moi mon fils Bernard, jeune aspirant de vingt et un ans, candidat à Saint-Cyr, le capitaine Beaufre et l'enseigne de vaisseaux Viret. Mes deux fidèles sous-officiers, Roger pion complice de Königstein, et Edgar un évadé, qui est mon chauffeur depuis cinq mois, me rejoindront dès que cela leur sera possible par n'importe quel moyen.

La journée du 3 se passe en mesures hâtives et préparatifs brusqués, sans que mes proches, sauf ma femme, ne se doutent de rien. Je gagne Marseille où j'ai un abri sûr.

Le 4, je vois arriver Lemaigre-Dubreuil, passablement pressé, qui vient lui aussi d'apprendre la chose et repart incessamment pour Alger. Il emporte le texte de la proclamation qui sera lue à la radio le 8 au matin, dans le cas où j'aurais été retardé et où je ne serais pas là. Il reconnaît que les Américains ont agi avec une discrétion qui frise la méfiance. Mais il n'est plus temps de ratiociner. Il faut que l'affaire réussisse. Dieu veuille que nous n'ayons pas, été prévenus trop tard. Je lui annonce mon départ en sous-marin pour cette nuit. Si tout va bien, je serai à Alger le 8 au matin.

Cependant la météo est mauvaise. La mer est extrêmement agitée. Tout pourrait ne pas se dérouler suivant l'horaire prévu, quoique la liaison soit prise avec le sous-marin et qu'il ait signalé sa présence cette après-midi au large de Toulon.

C'est un de mes anciens aviateurs de Bou-Denib,

le commandant Faye, chef du réseau Alliance, qui s'est chargé des transmissions radios et des détails de mon embarquement. Il est aidé dans sa tache périlleuse par la femme d'un officier des Affaires Indigènes, que je connais bien, et qui, sous le pseudonyme de Marie-Madeleine, a été une des plus magnifiques héroïnes de la Résistance. Si je ne m'abuse, au moment où j'écris, elle n'a pas encore la Légion d'honneur. Qui cependant l'a méritée plus qu'elle ! Leur équipe est composée de gens d'une ardeur et d'une audace folles. Avec de tels auxiliaires, on ne peut pas échouer.

C'est à proximité du Lavandou que Faye a prévu l'embarquement le soir du 4, à partir de 23 heures. La villa qui m'accueillera est prévenue. Le pêcheur auquel on a loué à prix d'or une barque à moteur pour aller de la côte au sous-marin est prêt. Il s'agit de ne pas perdre un instant pour gagner Alger au plus vite.

Cette évasion de France en Afrique est plus facile que les deux évasions précédentes, parce que je trouve ici, les complicités les plus enthousiastes et que les Allemands ne sont pas sur mes talons. Elle n'en est pas moins délicate, parce que j'ai la mer à traverser et que le temps presse.

Si l'E.-M. américain m'avait prévenu à temps, c'eût été un jeu pour moi d'échapper à la surveillance de Vichy, et de passer tout tranquillement en Afrique après avoir mis ma famille à l'abri. Le fait d'avoir été averti si tard risquait de me faire arriver trop tard : c'est malheureusement ce qui s'est produit.

Et sans la présence du commandant Faye, massacré en 1945 en Allemagne après sa déportation, sans son activité, sans les mesures adroites et audacieuses qu'il a prises, je me demande comment j'aurais pu réussir. Chère Marie-Madeleine, vous qui restez un des rares représentants de l'équipe du Lavandou, sachez la reconnaissance émue que je vous garde !

Le 4 novembre à 19 heures, je quitte ma femme à Marseille. Nous sommes pleins de confiance tous deux, mais tout de même passablement émus. Je lui emmène son dernier fils. Ses deux aînés sont en Afrique. Elle reste avec sa mère, trois filles, un gendre, deux petits-enfants en France. Quand et comment nous retrouverons-nous ? Dieu seul le sait. La voiture de Faye est conduite par mon aide de camp Viret, un as du volant. En plus du commandant Faye, tous ceux qui vont partir sont là. La nuit est tombée. Nous roulons rapidement dans la direction de Toulon. Viret connaît tous les tournants de la route, et nous ne perdons pas une seconde.

Craignant un contrôle intempestif dans Toulon, nous prenons le boulevard extérieur qui contourne la ville par le nord. Justement, c'est là qu'est installé le barrage. La lanterne du gendarme se balance à 100 mètres devant nous. Viret ralentit sensiblement, puis au moment d'arriver sur le agents qui s'apprêtent à vérifier nos papiers, et s'écartent pour laisser stopper cette pacifique voiture, il appuie à fond sur l'accélérateur. La voiture bondit au nez des policiers ébahis, et à toute allure prend le tournant de la route d'Hyères, derrière lequel nous disparaissons.

Le poste doit en être encore tout éberlué. Nous continuons sur le Lavandou. Le vent souffle maintenant en tempête.

Il est 21 heures. Nous arrivons à la ville où Faye nous a fait préparer un dîner sommaire, et nous attendons les émissions du sous-marin qui doit nous signaler sa position. Le mer est, paraît il, de plus en plus mauvaise. Le pêcheur auquel appartient le canot à moteur que nous avons loué fait toutes réserves sur la sortie possible. À 22 heures, notre poste radio prend la liaison. Vu l'état de la mer, le sous-marin estime l'embarquement impossible. Il reste en plongée à proximité, mais l'opération est obligatoirement remise à la nuit prochaine, si le temps s'est amélioré.

Je ronge mon frein en silence, sachant que les heures actuelles comptent double, et qu'à la vitesse normale d'un sous-marin, même ultra-moderne, il m'est impossible maintenant d'arriver pour le 8 à Alger.

Je fais demander à Gibraltar qu'un hydravion vienne nous prendre en pleine mer dès que nous serons à une distance raisonnable de la côte française, pour que le transbordement puisse s'opérer en toute tranquillité. Les transmissions marchent bien, aux heures normales des reprises. Nous n'avons qu'à attendre.

Je dors profondément le reste de la nuit. Le 5 au matin, la tempête n'est pas calmée. Bouclés dans notre petite villa, nous tâchons de ne pas manifester d'impatience. Je reçois quelques visites de camarades sûrs, qui ont appris ma présence ici. La conversation roule évidemment sur mon voyage, mais aucun ne se doute du véritable motif. On comprend que je veuille quitter la France, où la vie risque de devenir impossible pour moi, mais on ne pense fias à une intervention américaine immédiate.

Dans l'après-midi, le vent tombe légèrement. Le sous-marin signale qu'il ne pourra donner une indication précise qu'au début de la nuit. Les heures sont longues. À 19 heures, nous sommes enfin fixés. L'embarquement sera difficile, mais possible, à partir de minuit. Le sous-marin indique sa position. Il nous attendra à l'endroit qu'il fixe à l'entrée de la baie à environ deux milles en mer.

Immédiatement, le lieutenant Viret va prévenir notre pêcheur. Celui-ci est très réticent. Il a eu beau demander une grosse somme pour son expédition. Il ne tient pas à perdre son bateau. On devra revenir le trouver à 22 heures, pour savoir si vraiment on peut sortir.

À l'heure dite, Viret et mon fils Bernard sont à la porte du hangar où est abrité le canot. Plutôt de force que de gré, ils poussent celui-ci à l'eau. Le patron se décide tout de même à se mettre au moteur, tandis qu'un jeune garçon de l'équipe Faye, avec sa lampe électrique de poche, fera les signaux de reconnaissance. C'est Viret qui tient la barre.

Nous descendons à 23 heures sur la plage. Quoique encore agitée la mer permet au canot d'aborder le long du rocher qui abrite une petite anse. Une bonne poignée de main au commandant Faye et aux camarades qui nous ont aidés, et nous embarquons Beaufre, Viret, mon fils et moi dans le petit bateau qui porte notre fortune. Le moteur tourne bien. Le canot bondit sur les vagues. La côte est plongée dans l'obscurité. De temps en temps, un projecteur balaie la mer au large. Aucun de nous ne parle. Aucun ne songe à avoir le mal de mer. Nous scrutons avidement la nuit opaque pour chercher à discerner les signaux du sous-marin. Couché à l'avant, notre signaleur manie sans arrêt le volet de sa lampe de poche.

Au bout d'un quart d'heure environ, nous apercevons dans l'oblique à gauche un feu bleu intermittent au ras de l'eau. C'est le sous-marin qui nous appelle. Nous nous dirigeons sur lui. Il émerge à peine au-dessus des vagues qui balaient la passerelle. L'abordage est difficile.

Maladroitement, nous ne nous abritons pas du vent, et ce n'est pas sans difficultés que nous passons de notre canot sur le long fuseau où s'affairent plusieurs matelots de la marine britannique en même temps que deus officiers américains, un capitaine de vaisseau, et un lieutenant-colonel d'aviation. Il s'en faut d'une fraction de seconde que j'aie le pied broyé entre le bord du canot et le flanc du sous-marin Je m'en tire avec le bas de mon pantalon trempé, ruais sans être le moins du inonde tombé à l'eau comme l'a prétendu la légende. En quelques minutes, mes trois complices et moi, nous sommes sur la passerelle, nous descendons dans le kiosque du sous-marin, nous gagnons le carré des officiers, tandis que les moteurs sont remis en marche, et que, aussi vite qu'il le peut, le sous-marin de Sa Majesté s'écarte de ces parages inhospitaliers.

C'est un des derniers types des submersibles mis en service, magnifique unité munie des perfectionnements les plus modernes, commandée par un jeune et brillant lieutenant de vaisseau. Avec lui, trois officiers et près de 100 hommes d'équipage, y compris le personnel de commandos embarqués pour participer à mon enlèvement. En plus, à bord, trois kayaks canadiens qui n'ont pas servi pour l'embarquement, mais serviront grandement pour le transbordement quand il s'agira demain de quitter le sous-marin. Nous sommes reçus d'une façon parfaite par les officiers du bord, qui s'ingénient à nous procurer tout ce dont nous avons besoin, nous prêtant des effets pour faire sécher nos vêtements et nos chaussures, nous servant un excellent chocolat, et nous laissant leurs couchettes, tandis qu'eux-mêmes s'étendent sur des matelas dans les coursives.

Jusqu'au jour, le sous-marin navigue en surface. Il peut alors donner de 12 à 13 nœuds. Quand le jour parait, les ordres de l'Amirauté sont formels, il faut se mettre en plongée. Et la route vers Gibraltar ne continue plus qu'à la vitesse de 4 à 5 noeuds. Pour comble de guigne, la T.S.F. tombe en panne. Nous sommes incapables durant toute la journée du 6 de signaler notre position. On sait à Gibraltar que nous sommes bien partis, que l'embarquement s'est fait sans douleur, mais on ne peut nous situer.

Aucun incident ne marque cette longue journée en plongée. Je discute sur la carte avec l'aviateur américain et lui expose l'importance des terrains de Tunis et de Bizerte que je connais bien, et dont il faudra s'emparer au plus tôt pour empêcher les Allemands de nous y devancer. Il paraît comprendre mon argumentation et me recommande d'en parler au général Doolitle, le chef des fameuses escadrilles qui sont allées bombarder Tokio, et qui est main-tenant à la tête de l'aviation du Corps Expéditionnaire. Il doit nous attendre à Gibraltar avec le général Eisenhower.

La nuit tombe. Nous reprenons notre marche en surface un peu moins lente. Les heures me paraissent cependant interminables, tandis que mon aide de camp et mon fils font des brèches sérieuses dans les provisions du bord. Œufs au bacon, beurre, confitures se succèdent dans ces jeunes estomacs que le mal de mer ne paraît guère incommoder. Plus sage, le commandant Beaufre reste étendu. Quand le jour se lève, le 7, nous sommes par le travers des Baléares. A l'allure actuelle, surtout si nous nous mettons en plongée, jamais nous n'arriverons à Gibraltar dans la journée.

Sachant interpréter les ordres, le commandant reste en surface après m'en avoir demandé l'autorisation. J'applaudis des deux mains à son initiative. Grâce à cette heureuse détermination. l'hydravion qui nous cherche depuis hier, et avec lequel nous n'avons pas pu causer par radio nous découvre sur l'itinéraire qu'il connaît. À 9 heures, le contact est pris. Le commandant vient m'en avertir immédiatement, m'annonçant que nous pouvons nous préparer à le quitter.

Nous nous apprêtons rapidement tous quatre, plus les deux officiers américains, et il s'agit maintenant de passer en pleine mer du sous-marin dans l'hydravion, qui s'est posé à un demi-mille de nous. Je recommande ce petit exercice aux amateurs d'émotions fortes ou aux bureaucrates naphtalinés, suivant l'expression consacrée. Le premier canoë est mis à l'eau avec un jeune officier anglais qui manie habilement sa pagaie, pour maintenir son frêle esquif près du sous-marin. Il s'agit pour moi de passer de la passerelle dans le canoë.

La mer, sans être agitée, est encore grosse. Les vagues se succèdent, rapides. Heureusement, cette fois, le canoë s'est mis du bon côté et la masse du sous-marin le protège. Le commandant n'en estime pas moins que j'ai toutes chances de tomber à l'eau, et me fait attacher une large ceinture de sauvetage, sur mon pardessus gris. J'enfonce mon chapeau mou sur ma tête, garde à la main la canne dont je ne me sépare jamais, et m'apprête à prendre le bain prévu. Le canoë monte et descend d'un mètre environ à chaque vague. J'observe plusieurs oscillations et brusquement me décide à sauter à ma place derrière le pagayeur, en m'accroupissant aussitôt. Le canoë s'incline, s'incline... et se redresse. Nous n'avons pas chaviré. Je suis tout fier de mon exploit. Maintenant à l'hydravion.

Nous avançons rapidement vers lui. C'est un grand Catilina du dernier type, qui doit emporter facilement une douzaine de personnes. Comment vais-je monter à bord ? Il ne s'agit pas ici de porte ni d'échelle comme dans un port bien équipé, sur un plan d'eau bien calme. L'appareil se balance sur ses flotteurs et je ne vois comme moyen d'accès dans l'avion qu'une ouverture rectangulaire d'un mètre carré environ, au milieu du flanc de la carlingue. Comme d'autre part, je ne parle pas anglais, il va être probablement assez difficile de me préciser la manœuvre à exécuter.

Mais il n'est pas d'exemple que les choses ne s'arrangent, n'est-ce pas ? Au moment où le canoë arrive près de l'hydravion, j'entends l'aviateur accoudé au panneau d'ouverture et portant sur son bras la badge Canada me dire en excellent français.

- Est-ce vous, le général ?

Oui, c'est moi.

Alors, mon général, passez-moi d'abord votre canne qui vous gêne et que je mets tout de suite ici. Maintenant levez les bras, fermez les mains et quand je vous saisirai par les poignets, laissez-vous aller. Vous entrerez ici en souplesse.

Le canoë monte une ou deux fois sur les vagues à hauteur de l'orifice d'entrée. Le colosse qui appuie ses deux coudes sur le rebord inférieur me saisit la troisième fois, m'attire et me fait basculer par dessus son épaule. Je vais m'étaler la tête la première sur un tas de cordages, placé fort à propos dans cet endroit de la carlingue, et me relève sans le moindre mal. Ce n'est peut-être pas très spectaculaire, mais c'est extrêmement pratique et rapide. Ceux qui me suivent exécutent la même manoeuvre -aussi élégamment que moi. En moins d'une demi-heure, les quatre Français et les deux Américains sont à. bord de l'hydravion canadien. Certains sont quelque peu mouillés, mais personne n'a bu le bouillon.

Le panneau se referme. Le commandant de l'hydravion, un jeune capitaine, nous prévient que le décollage sur cette mer houleuse va être assez brutal. Il nous fait tous coucher, au fond de la carlingue, et grâce à cette bonne précaution, nous ne heurtons pas trop violemment le plafond métallique quand l'avion s'élève.

On nous sert le lunch préparé sur le four électrique et composé essentiellement d'une large tranche de bœuf avec des pommes de terre. Le tout est arrosé d'un jus de fruits quelconque, et le voyage continue sans incident sur Gibraltar.

Vers 14 heures environ, nous apercevons une gigantesque armada qui, au-dessous de nous, se dirige vers l'est. C'est la flotte de débarquement qui demain jettera sur la terre africaine des centaines de mille hommes. Cuirassés, croiseurs, contre-torpilleurs, torpilleurs, précèdent et encadrent une masse de transports et de porte-avions en ordre parfait qui paraissent aussi tranquilles que s'ils étaient à la manœuvre. Haut dans le ciel, vers le nord et vers l'est, des escadrilles surveillent l'horizon, tandis que les Spit fire partis certainement de Gilbraltar, volent au ras de l'eau. Le temps est maintenant superbe. Le spectacle est féerique. Comment se fait-il que le S.R. ennemi n'ait pas décelé une pareille menace ? Une heure après, nous survolons la haie de Gibraltar. Là les bateaux se touchent. Si les avions ennemis arrivaient cette nuit, pas une bombe ne serait perdue. C'est un grouillement indescriptible, de gros et de petits bateaux, de vedettes, de canots, d'avions, d'hydravions. Le mot branle-bas de combat est tout à fait de mise pour cette veillée d'armes d'importance capitale. Notre Catilina décrit une orbe majestueuse, et, lentement, magistralement, se pose sur le bassin des hydravions. Cette fois, la porte s'ouvre. Nous sortons de la carlingue, sans faire d'excentricités. Nous sommes à Gibraltar.

L'aide de camp du Gouverneur nous attend. C'est un capitaine anglais, suprêmement élégant, parlant très bien le français, qui m'apporte les amitiés du général Mac Farlane, ancien chef du 2e Bureau du maréchal Gort, dans le nord de la France en 1940, et avec lequel j'ai entretenu les meilleures relations. C'est lui qui est actuellement le gouverneur de Gibraltar, tandis que le maréchal Gort commande à Malte où il a vécu des heures tragiques. Nous sommes invités, les officiers et moi, à descendre à la maison de commandement où nous prendrons nos repas. Une voiture nous conduira tout à l'heure au P.C. du général Eisenhower qui m'attend avec impatience. Nous quittons le port, et arrivons chez le général Mac Farlane. Réception des plus cordiales. Il tient à ce que j'occupe sa propre chambre, qui est la plus confortable de la vieille maison où se sont succédés tous les gouverneurs britanniques depuis le xvure siècle. Mes officiers logent, tous à côté dans une même chambre avec un vaste cabinet de toilette.

Dès que j'ai fait le minimum de toilette je pars avec le capitaine Beaufre qui parle remarquablement anglais, chez le général Eisenhower, dont le P.C. est installé dans une des galeries de la célèbre forteresse. Il est maintenant environ 17 heures.

Entrevue très cordiale, non sans quelques divergences de vue.

Le général Eisenhower est accompagné du général Marc Clark, celui qui a fait l'audacieuse reconnaissance de Cherchell et du colonel Holmes, un diplomate des plus avertis, parlant et écrivant remarquablement le français. Le général Eisenhower ne paraît pas au courant des accords passés entre le Président Roosevelt et moi, en particulier au sujet du commandement des forces interalliées. On convient au bout de deux heures, de reprendre la discussion après le dîner.

La tension est plus forte. Il y a opposition nette entre la thèse américaine et la mienne. Le général Eisenhower me considère comme un atout dans le jeu qu'il entend mener en parfaite indépendance et pleine responsabilité. De mon côté, j'ai consenti aux risques que j'ai pris pour mon pays, pour ma famille et pour moi-même, à condition de prendre la direction d'une opération dont j'apprécie toute l'importance dans un pays que je connais à fond, avec des troupes sur la confiance desquelles je crois pouvoir compter.

Le débarquement en Afrique du Nord n'est pas une affaire de tout repos. Il n'a été préparé qu'en partie, avec le minimum de conjurés dais le secret. On peut craindre qu'il ne se heurte à une résistance douloureuse (les Français, insuffisamment préparés à cette éventualité, et l'influence du général Mast, du général Béthouard, quelque réelle qu'elle soit, risque de se heurter aux mesures prises par leurs supérieurs à tous les étages, aussi bien à Rabat qu'à Alger.

Tandis qu'on se battra en Afrique, il est certain que les Allemands occuperont instantanément toute la côte libre de la France métropolitaine. Les répercussions de cette occupation seront tragiques aussi bien que le plan militaire que sur le plan civil. Toute la préparation faite en secret pour reprendre les hostilités, tout le matériel accumulé, toute la mobilisation camouflée seront fatalement découverts. Il en résultera les pertes les plus graves, sinon les exécutions les plus impitoyables. Ayant pris cette grave responsabilité, et pour mon pays et pour ma famille, je 'n'étonne que les engagements pris envers moi par le Président Roosevelt ne soient pas tenus. On a estimé que ma présence était indispensable pour limiter les risques du débarquement et entraîner derrière moi l'unanimité de l'Armée et même de la population civile, européenne et indigène, dans une orientation totalement différente de la position prise par Vichy. J'y ai consenti. Il est normal que mon rôle ne se borne pas à cette fonction psychologique, et que je prenne, sur le plan militaire, la place à laquelle me donnent droit mon passé, mon expérience et ma connaissance aussi bien du pays que de l'armée d'Afrique.

Dès maintenant, je peux constater que toutes les dispositions n'ont pas été prises pour limiter au minimum les risques de collision, que ce soit à Casablanca, à Oran, ou à Alger. Sans doute la proclamation que j'ai faite et qui sera diffusée demain 8 novembre, au point du jour, ralliera-t-elle quelques indécis. Elle ne suppléera pas à mon absence ; j'ai été prévenu trop tard pour arriver à temps.

À un autre point de vue, le plan d'opérations que vient de m'exposer en gros le général Eisenhower ne paraît pas attacher suffisamment d'importance à l'occupation rapide de la Tunisie, en particulier des aérodromes. Les terrains d'El-Aouïna et de Sidi-Ahmed sont pour les forces italo-allemandes les clefs de la Tunisie, encore plus que les ports de Tunis et de Bizerte. Il faut que l'aviation alliée s'en rende maîtresse le plus tôt possible pour empêcher l'ennemi de la prévenir, et interdire ainsi aux troupes massées en Sicile de passer eu Tunisie, de donner la main aux forces de Rommel, et d'ouvrir une campagne de Tunisie qui n'est souhaitable ni pour la France, ni pour l'Amérique. Le général Eisenhower est passablement gêné. Il déclare tout ignorer des promesses faites par le Président Roosevelt et des signatures de M. Murph. Il lui est impossible maintenant que l'affaire est lancée, que le débarquement commence peut-être, de bouleverser toute l'organisation prévue, et de remettre à un autre les attributions et les prérogatives de commandant en chef, alors que nul ne sait d'ailleurs quelle va être l'attitude de l'armée française, et que les forces alliées comprennent aussi bien des Anglais que des Américains. Il est peu probable que les divisions britanniques consentent à servir sous les ordres d'un général français. Elles sont déjà passablement réticentes vis-à-vis du commandement américain.

Toujours courtoise, la discussion n'en est pas moins vive. Les arguments s'opposent, l'antagonisme des deux thèses ne s'atténue pas. À tort ou à raison, j'estime qu'on a manqué vis-à-vis de moi de loyauté et de confiance, et dans ces conditions, puisqu'on estime mon rôle militaire inutile, je décide de me désolidariser de l'opération et de laisser les Anglo-Américains la mener en toute responsabilité. Je ne passerai pas en Afrique du Nord et rentrerai le lendemain en Espagne avec les officiers qui m'ont accompagné. Nous nous séparons un peu avant minuit. Je rentre avec le capitaine Beaufre à l'Hôtel du Gouverneur.

C'est le général Mac Farlane qui, le lendemain, concilie les points de vue. Comme je l'ai dit, nous nous sommes bien connus en 1939, dans le nord de la France. Nous n'avons pas toujours été d'accord, mais je l'ai trouvé toujours loyal. L'habileté diplomatique de l'ancien attaché militaire à Berlin va être précieuse pour sortir de l'impasse où la négociation est engagée.

À 11 heures, le 8 novembre, la séance de conciliation s'ouvre. Il est de suite très net pour moi que mes interlocuteurs de la veille sont infiniment plus détendus. Peut-être ont-ils reçu entre temps des explications, des directives de Washington. Peut-être, les premiers comptes rendus sur le débarquement les amènent-ils à tenir compte des objections que je leur ai faites la veille.

Toujours est-il qu'en quelques instants, l'accord se fait. Le général Eisenhower gardera le commandement en chef des troupes anglo-américaines, en cours de débarquement, jusqu'à ce que ce débarquement soit achevé. Les troupes françaises ne recevront d'ordres que de moi. Je serai l'ad latus du général Eisenhower pour toutes les opérations à venir en Afrique du Nord, et je prendrai le commandement en chef des forces alliées sur un théâtre d'opérations dès que l'effectif des forces françaises égalera celui des forces anglaises oit américaines qui y seraient engagées. C'est le capitaine Beaufre qui rédige le procès-verbal.

Signé par le général Eisenhower et par moi, le compromis s'est révélé efficace pour toute la campagne de Tunisie. Il est regrettable qu'il n'ait, pas continué à être appliqué ultérieurement.

La journée du 8 novembre se termine dans l'attente des nouvelles qui se succèdent. Il est bien entendu que je partirai demain en avion pour Alger, si les avions américains peuvent se poser soit à Blida, soit à Maison-Blanche, le grand aérodrome proche de Maison-Carrée.

Comme je le prévoyais hier soir, le débarquement ne s'est pas fait sans difficultés. Malgré les mesures prises par le général Mast et le général Béthouart, malgré les quelques résistants agissant à Alger et à Casablanca, malgré ma propre proclamation lue à la radio, la masse des troupes d'Algérie et du Maroc s'est opposée au débarquement ; obéissant strictement, comme je le craignais, aux ordres de Vichy. Elles résistaient à l'agresseur qui violait le sol français, sans vouloir interpréter la pensée de ce prétendu agresseur, sans admettre que c'était l'occasion unique pour la France d'effacer dès 1942 la honte de 1940. Les hommes qui commandaient à Alger, à Oran, à Casablanca, à Rabat. étaient tous d'excellents Français qui avaient donné de multiples preuves de leur patriotisme, de leur intelligence et de leur valeur. Ils n'ont pas, ce jour-là, réalisé l'extraordinaire possibilité qui s'offrait à eux de jouer un rôle de tout premier plan dans la libération de la Patrie. Au-dessous d'eux, à part de rares exceptions, la masse de leurs subordonnés s'est estimée liée par le serment qu'elle avait prêté au maréchal et aussi par l'exécution des ordres donnés, l'application stricte de la discipline. Ce ne sont pas les petits qu'il faut incriminer. Ils ont obéi, et aujourd'hui comme hier, c'est la discipline qui fait la force principale des armées. Ce sont les grands qui doivent comprendre, et savoir se décider. Un serment n'est valable, l'obéissance n'est due que lorsque l'autorité supérieure est libre de ses décisions et qu'elle n'obéit pas aux ordres ennemis. Tous ceux qui, le 8 novembre, savaient leur histoire devaient se rappeler la sinistre capitulation du général Dupont à Baylen, et les conséquences que Napoléon en avait tirées pour le général Vedel. Ils n'y ont pas pensé...

Vers 16 heures, je vais trouver le général Doolitle, commandant l'aviation du général Eisenhower. C'est le héros du raid sur Tokyo. Il a une réputation d'audace qui me fait bien augurer de ses décisions.

Comme je l'ai dit hier au général Eisenhower, il importe par-dessus tout de se rendre maître au plus tôt des terrains de Tunis et de Bizerte.

D'après les renseignements que m'a donnés le général Eisenhower, le débarquement n'a pas été poussé à l'est de Bône. Toute la Tunisie est laissée à la merci des forces allemandes et italiennes dont on connaît la présence en Sicile et clans la région de Naples. Si nous perdons un instant, nous sommes certains que l'ennemi, qui connaît l'importance de la Tunisie pour son armée, Rommel, y jettera par mer et par air tout ce dont il pourra disposer. Sur mer, les flottes anglaises et américaines qui sont là, quasi au complet, sauront intercepter les convois. En l'air, la chasse allemande, basée sur les terrains de Sicile et de Sardaigne est infiniment mieux placée initialement que la chasse anglo-saxonne. 11 faut que celle-ci puisse occuper, dès demain, si possible, les terrains d'El-Aouïna et de Sidi-Ahmed.

Évidemment, c'est risqué, on peut être contre-attaqué avant d'être installé, mais plus nous agirons vite, moins le risque sera grand. L'aviation américaine dispose certainement de puissants avions de transport, qui peuvent apporter en quelques heures l'artillerie anti-aérienne, les munitions, l'essence, les mécaniciens, etc., etc. .., tout ce qui constitue le personnel et le matériel essentiels d'une base aérienne moderne. Évidemment, la défense sera insuffisante. Évidemment, ces terrains seront bombardés, et les premiers jours y seront difficiles, ruais l'enjeu est tellement important qu'il ne faut pas hésiter. Si l'aviation américaine s'installe au nord-est de la Tunisie, il n'y a pas de campagne de Tunisie. Si elle reste en Algérie, nul ne sait quand finira la campagne de Tunisie.

Le général Doolitle m'écoute, comme m'a écouté le général Eisenhower sans rien me promettre. J'ai l'impression qu'il comprend toute la justesse de mon argumentation, mais que cette conception révolutionnaire l'effraie un peu. Installer des bases d'aviation à l'extrême pointe d'avant-garde, à Tunis, alors que les troupes à terre les plus proches sont à Bône et qu'elles ne pourront guère se porter en avant que d'ici trois à quatre jours au plus tôt, cela renverse tout ce qu'on peut - et ce qu'on doit - apprendre dans une École de Guerre. Il est des cas où il faut savoir violer les règles Je le répète avec force au général Doolitle. Il me répète lui aussi, qu'il sait être audacieux, qu'il l'a prouvé, et nous nous séparons très cordialement, sans que je sois toutefois très rassuré.

Le soir à 20 heures, je dîne chez le général Mac Farlane avec le général Eisenhower. il sait que le combat a cessé à Alger, où l'amiral Darlan a capitulé. Que faisait l'amiral Darlan à Alger, je l'ignore autant que lui, et prévois dans cette présence la source de multiples difficultés. Mais à Oran, et surtout au Maroc, la lutte continue, particulièrement sanglante à Casablanca et à Port-Lyautey. La marine et l'aviation françaises ont de lourdes pertes. Il est navrant que je n'aie pu être là dès le début des opérations. Je suis convaincu que les hommes comme le général Noguès et l'amiral Michelier auront compris, quand je leur aurai expliqué moi-même l'importance des forces débarquées et la grandeur de la tâche qu'ils ont à remplir. Maintenant il importe que je sois en Afrique le plus tôt possible.

Le terrain de Blida a été occupé ce soir. Je pourrai m'y poser demain dans l'après-midi. Un avion a été prévu pour moi, en conséquence, demain matin à 9 heures. Nous arriverons vraisemblablement entre 13 et 14 heures. Ce sera la dernière étape de mon évasion de France en Algérie.

Pendant la journée, mes officiers ont pu se procurer à Gibraltar, près des coopératives anglaises et américaines, ce qui nous était indispensable, comme linge, chaussures, effets de toilette, pour nous dépanner à l'arrivée. Partout, ils ont trouvé le meilleur accueil et la plus entière complaisance. Il est visible que les ordres ont été donnés par l'autorité supérieure pour faciliter tous les détails de mon voyage. Plus on cède sur les détails, plus on est réservé sur le fond...

J'ai eu dans la journée un télégramme des plus cordiaux de Sir Winston Churchill. Le Premier Ministre britannique se félicite de me voir reprendre la lutte à ses côtés. Il évoque nos conversations de 1938 à Metz, lorsqu'il était venu me rendre visite, et notre mentalité commune d'évadés incorrigibles. Je lui réponds sur le même ton.

Nuit calme, sans incidents.

Le 9 novembre, après le breakfast copieux pris en compagnie du général Mac Farlane, ce qui me permet d'avoir tous les renseignements de la nuit, nous gagnons le terrain d'aviation, dans la voiture du général, qui a tenu à m'accompagner personnellement. Le temps est beau. Le terrain de La Linéa n'est pas extraordinaire, resserré qu'il est entre le rocher et la frontière espagnole. On cherche fiévreusement à agrandir la piste d'envol, en gagnant d'une part sur la nier, d'autre part, du côté de la baie d'Algésiras. Il est certain que la longueur de cette piste est à peine suffisante pour les quadrimoteurs lourdement chargés. On risque tous les jours des accidents graves, comme il s'en est déjà produit et comme il s'en produira encore, même sans parler de sabotages, comme lors de la catastrophe qui a coûté la vie au malheureux général Sikorski.

D'autre part, cette piste unique, qui doit supporter un trafic énorme, ne permet que des départs et des arrivées échelonnés, et les délais sont parfois terriblement longs pour recevoir l'autorisation de départ. C'est ce qui nous advient. Nous ne pouvons décoller qu'à 10 heures passées, au lieu de 9 heures, après un dernier adieu au général Mac Farlane.

Je suis assis à côté du pilote du bimoteur. Les officiers sont clans la carlingue avec un officier américain. Quatre spitfire nous escortent au départ, évoluant avec aisance autour de nous. Nous volons à une altitude moyenne de 500 mètres, en pleine mer, sans nous approcher de la côte africaine. Au bout d'une heure, les chasseurs nous quittent pour rentrer à Gibraltar. La mer est sillonnée de bateaux, allant les uns vers l'est, les autres vers l'ouest. C'est une circulation incessante. Des grands porte-avions échelonnés entre Oran et Alger s'enlèvent les avions de la marine qui protègent le débarquement et surveillent la mer et l'air vers le nord. On a une impression de sécurité et de tranquillité parfaites.

Vers 14 h. 30 nous piquons vers Cherchell dont je reconnais le rocher caractéristique, et nous dirigeons vers Blida. Tout paraît calme. Peu de circulation sur les routes.

Le terrain de Blida est vide. Aux extrémités, des autos-mitrailleuses américaines montent la garde. Pas un avion, ni français, ni américain, pas de troupes apparentes. Le personnel américain de signalisation et d'atterrissage indispensable.

Notre avion se pose sans difficultés. Il ne paraît. v avoir personne pour me recevoir. J'en suis un peu surpris, quand je vois venir vers moi la longue silhouette connue de M. Murphy, le consul général des États-Unis à Alger, qui a été la cheville ouvrière de tous les accords passés ici.

Il m'apprend sommairement les événements qui se sont déroulés depuis la veille à Alger et dans le reste de l'Afrique du Nord.

L'Amiral Darlan était venu à Alger à cause de la maladie de son fils, paraît-il. Arrivé depuis quelques jours, il a normalement pris le commandement et a dirigé la résistance au débarquement.

Après le désarroi si heureusement réalisé par le général Mast, et, la mise hors circuit des autorités pouvant donner des ordres, le retard des troupes américaines dû à de multiples causes a permis au commandement français de se ressaisir. Le général Mast, le général de Montsabert, le colonel Baril, le colonel Jousse ont dû se mettre à l'abri, et c'est l'amiral Darlan qui a repris la direction des opérations. Ici, le combat n'a pas duré trop longtemps. L'armistice a été rapidement signé, mais pour Alger seulement. On se bat toujours à Oran et au Maroc où commande le général Noguès. Le général Béthouart a été arrêté. La situation en somme n'est pas très, très brillante. On ne sait rien de la Tunisie.

On m'a attendu impatiemment toute la journée d'hier et toute la matinée d'aujourd'hui. Lernaigre-Dubreuil met sa villa à ma disposition pour y descendre à mon arrivée à Alger. Dès ce soir, je pourrai voir les conjurés et fixer la conduite à tenir avec eux. L'essentiel est que je sois là. Une des voitures du consulat est à ma disposition pour me conduire à Alger.

Je reconnais ne pas être enthousiasmé par le tableau qui vient de m'être brossé. Et je déplore de plus en plus amèrement le retard apporté à mon voyage par une discrétion exagérée. Je suis intimement convaincu que si j'avais pu arriver la veille ou l'avant-veille, bien des erreurs auraient été évitées, bien des vies eussent été épargnées.

Il va falloir maintenant rétablir une situation qu'il eût été autrement facile d'établir. Une conversation de quelques minutes avec les grands chefs, qui ont prescrit de résister aux Américains, les eût amenés j'en suis sûr, à coopérer avec les Américains.

À 16 heures, je quitte Blida, après une entrevue plutôt froide avec un colonel d'aviation que je préfère ne pas nommer. À 17 heures, je suis à Alger, ma troisième évasion terminée et réussie comme les deux autres.

Ce qui suit est une autre histoire, comme dirait Kipling. Nous en reparlerons un autre jour.

Trois fois dans ma vie, j'ai quitté, malgré une surveillance des plus serrées, la résidence, la prison, l'hôpital où une autorité à laquelle je ne reconnaissais aucun droit voulait me contraindre à rester. Trois fois, j'ai risqué ma vie pour aller là où le devoir m'appelait. Trois fois, après avoir réussi, j'ai refusé d'accepter la petite vie tranquille et sans danger qui s'offrait à moi, pour reprendre ma place dans le rang à côté de mes camarades de combat.

En 1915, à peine arrivé à Paris, mon premier soin a été de demander à rejoindre ma compagnie sur l'Yser. On m'a affecté à l'E.-M. de la 5e Armée, mais deux ans plus tard, à la tête de mon bataillon, je prenais la Malmaison.

En mai 1942, l'amiral Darlan m'a offert de me maintenir en activité sans limite d'âge. J'ai décliné sa proposition, estimant qu'il y avait mieux à faire dans la clandestinité.

En novembre 1942, le président Roosevelt m'a appelé à la libération de l'Afrique et de la France. Sans souci de mon légitime amour-propre, j'ai tout sacrifié à l'intérêt de la France.

Je ne regrette rien. Je crois que si la chose était à refaire, j'agirais encore comme j'ai agi. J'ai voulu ma liberté pour qu'elle me permette de continuer à servir mon pays. Mes évasions n'ont jamais eu en vue mon intérêt personnel. La dernière m'a coûté une fille que je chérissais et a amené la déportation de quinze autres de mes proches. Elle m'a rapporté bien des soucis, bien des injures, bien des médisances, bien des calomnies. D'autres en ont profité certainement davantage. Peu m'importe.

Ce qui m'importe c'est le fait d'avoir fait rentrer effectivement la France dans la guerre, d'avoir délivré l'Afrique, d'avoir libéré la Corse, d'avoir préparé la campagne d'Italie, et d'en avoir fait adopter le plan par ceux qui n'osaient pas le concevoir aussi audacieusement, d'avoir, enfin et surtout, refait l'Armée française.

De cette armée, il n'existait plus rien en 1942, j'entends rien de moderne, rien capable de se battre, sauf les quelques unités de F.F.L. que les Anglais avaient à peu près équipées à la moderne. En 1944, au moment où j'ai été éliminé du commandement en chef de l'armée française - où je me suis laissé éliminer, pour ne pas créer le moindre conflit entre Français en présence de l'ennemi - il existait une armée, petite en quantité, mais prestigieuse par sa foi, son enthousiasme, son instruction, son armement.

En Italie, cette armée a eu une part magnifique à la victoire sous le commandement du général Juin.

En France, puis en Allemagne, sous les ordres du général de Lattre, elle a porté ses étendards de la Méditerranée au Danube, en passant le Rhin à la volée.

Aux yeux de nos alliés stupéfaits, et de nos ennemis atterrés, elle a montré qu'une armée française pouvait renaître de ses cendres quand on voulait la ressusciter, à condition d'accepter l'aide alliée pour lui fournir tout ce qui lui manquait.

S'adapter à un matériel nouveau n'a été qu'un jeu pour ces vétérans qui s'étaient battus dans les plaines de Belgique en 1940, pour ces aviateurs qui brûlaient de montrer à la R.A.F. qu'ils étaient capables d'égaler ses prouesses, pour ces marins fiers de leur Richelieu, de leur Fantasque ou de leur Casablanca.

Combien d'évadés n'y avait-il pas parmi tous ces héros ?

Et d'abord, tous ceux qui, par l'Espagne ou par l'Angleterre, ont rejoint l'armée qui se battait. Et puis, tous ceux qui, à peine sortis d'Allemagne, s'étaient échappés de France pour respirer plus librement au soleil africain.

Évadés, mes camarades, je vous l'ai dit récemment, je pense que notre mentalité n'a pas changé.
Nous nous sommes évadés parce que nous ne
voulions pas. nous ne pouvions pas rester esclaves, et que pour nous la liberté était le plus cher de tous les biens.

Nous nous sommes évadés parce que nous ne pouvions pas admettre la défaite de notre patrie, et que nous voulions travailler à la relever. Nous n'avons changé, ni vous ni moi.

La Liberté, la Patrie, deux mots qu'un Français n'oublie pas, qu'un Français ne sépare pas.

Faites-donc avec moi, pour conclure ces histoires d'évasion, ce simple souhait :

Vivre libre, dans une France libre.