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IN MEMORIAM

" ... Vous pouvez reposer en paix, sous vos tombes fleuries, la moisson de tous vos martyrs a levé la Victoire. " Julien Helfgott (1945).

" MORTS POUR LA FRANCE ", cette mention figure de très nombreuses fois dans nos registres d'état civil concernant cette période. Toujours rajoutés après la guerre - et pour cause -, ces quatre petits mots symbolisent la reconnaissance de la France pour le sacrifice de ces jeunes. Par eux la France, non seulement officialise, mais surtout remercie, du fond de son cœur, ces jeunes et ces moins jeunes, qui, pour les générations futures, ont voulu " vivre libres ou mourir ".

CIMETIÈRE DE MORETTE : INHUMATIONS ET HOMMAGES

Nous avons vu de quelle manière avait été créée cette nécropole, sur les bords du Fier, dans son écrin de sapins noirs et face aux falaises vertigineuses de Glières. Après les combats, sans attendre la Libération, on a inhumé ici des gars du Plateau.

Rappelons que le 2 mai, une émouvante et discrète cérémonie se déroule au cimetière des bords du Fier. On inhume une nouvelle fois Tom Morel, Géo Decour, Louis Basso, Gabriel Reynes et un Inconnu, au milieu de leurs camarades.

Le 6 mai 1944, la Résistance et de nombreux Haut-Savoyards conduisent à leurs dernières demeures les lieutenants Bastian et Lalande, tandis que, plus tard, un monument sera édifié à l'endroit de leur martyre, sur la commune d'Alex.

Le 12 mai, après l'absoute, on inhume André Guy et un Inconnu.

Le vendredi 22 septembre 1944, le garde des Sceaux, François de Menthon, vient à Annecy. Emouvant retour dans sa Haute-Savoie natale, pour cet homme qui, en novembre 1940, " éditait " le premier journal clandestin : Liberté.

Après Annecy, le ministre se rend à Thônes, où il est très chaleureusement accueilli par les Thônains - Louis Haase, le maire, et Édouard Pochat, président du comité de libération, en tête. Surpris et ému d'un tel accueil, il improvise un discours de remerciement, où il souligne le " rôle capital de Glières dans l'histoire de la Libération. Cette page de gloire a été connue du monde entier et c'est à partir de ce moment que nos grands alliés ont commencé à comprendre que la Résistance signifiait vraiment quelque chose, qu'il fallait donc l'armer et que l'on pouvait compter sur elle pour le jour de la Libération...

Puis, François de Menthon, après avoir promis à ses amis Thônains qu'il ferait tout ce qu'il pourrait pour revenir bientôt avec le chef de la France Libre, se rend à Morette.

Là, devant une foule nombreuse, une compagnie de F.F.I. aux ordres du capitaine Haase rend les honneurs. Le ministre dépose une couronne au nom du Gouvernement provisoire de la République, en compagnie des maires de Thônes et de La Balme-de-Thuy et du capitaine Monnet.

" Le silence, termine le chroniqueur de Libération, en ce haut lieu de Savoie. cependant si simple, mais combien grandiose. est empreint d'une majesté si impressionnante qu'aucun autre commentaire ne doit, ne peut suivre le simple exposé de cette cérémonie. "

Le mercredi 18 octobre 1944, " le petit cimetière de Morette, nous dit le journaliste du Progrès, a vu se dérouler une imposante et émouvante cérémonie à l'occasion du transfert des corps du capitaine Anjot, du lieutenant Dancet, du sergent Vitipon, des jeunes Janin, Trolliet et Pilat, de Georges Laruaz, de trois Espagnols et d'un jeune Belge resté inconnu, tous victimes soit des Allemands. soit des miliciens.

Sans revenir sur Maurice Anjot, Lambert Dancet et Louis Vitipon, dont nous avons suivi la fin, rappelons que les trois Espagnols se nomment Manuel Corps-Moraleda, Florian Andujar-Garcia et quasi certainement Antonio Perez-Ortiz (mais le corps n'ayant pu être identifié, il porte le numéro 4 des Inconnus). Les jeunes Janin, Trolliet et Pilat se prénomment André, Raymond et Marcel. Ils ont tous les trois été tués le 26 janvier, lors de l'attaque allemande contre le maquis du Cruet et le hameau de Thuy, tout proche. Quant à Georges Laruaz, il avait été tué à Thônes par la Milice française, le 5 février dernier.

Les honneurs militaires sont rendus par la compagnie des F.F.I. de Thonon et la 3e compagnie du 27e B.C.A. reconstitué. Parmi les nombreuses personnalités civiles et militaires présentes, se trouvent le préfet Irénée Revillard, Henri Baud, chef de cabinet, Ostier, président du C.D.L., le général Doyen, le commandant Duret, ainsi que des officiers américains et polonais.

Mgr Pernoud donne l'absoute et après que le maire de Thônes, Louis Haase, a rappelé l'odyssée des héros, inhumés près de leurs camarades, le capitaine Jourdan-Joubert proclame à son tour qu'il n'y a qu'un esprit de Glières et qu'il ne doit y avoir qu'un cimetière pour ceux qui y sont tombés. Il évoque la mémoire de Tom, puis de Bayart, de Duparc et de Vitipon, et demande à tous de venir souvent sur les tombes des morts des Glières.

Le général Doyen, prenant la parole, assure que la guerre finie, le cimetière de Morette deviendra une nécropole digne du sacrifice de ceux qui y sont inhumés. Puis les clairons sonnent Aux Champs et la foule nombreuse, malgré le temps maussade, défile entre les tombes et se recueille en silence.

NOVEMBRE 1944 : DE GAULLE VISITE MORETTE

Samedi 4 novembre, la Haute-Savoie est en liesse. Elle accueille l'Homme du 18 juin, le général de Londres, puis d'Alger, le président du Conseil, Charles de Gaulle.

Malgré le temps pluvieux et gris, Annecy se presse pour voir celui qui incarne la Libération, la résurrection de la France et qu'on n'a jamais vu. Tout un mythe !

Le chef du Gouvernement provisoire de la République, accompagné par le préfet Revillard, des membres du C.D.L., le maire Albert Lyard et son conseil municipal, François de Menthon, garde des Sceaux, M. Diethelm, ministre de la Guerre, le général Alphonse Juin, chef d'état-major, les généraux Doyen et Dosse, ainsi que par de nombreux résistants savoyards, descend la rue Royale pour se rendre sur l'esplanade du Pâquier.

Le soleil s'est décidé à sortir, après la pluie de ces derniers jours. Sur le Champ de Mars, le général de Gaulle passe les troupes en revue, saluant les drapeaux, les officiers et sous-officiers. Le bataillon des Glières présente les armes, ainsi que le bataillon du 19 août et une compagnie de Polonais et d'Espagnols.

On fait sortir des rangs le capitaine Louis Jourdan, ex-Joubert, pour le présenter au général, comme seul officier du 27e B.C.A. rescapé des Glières.

Après le défilé, le général de Gaulle entre à la préfecture pour y rencontrer les autorités civiles du département. Vers dix-neuf heures, c'est le départ pour l'hôtel de ville. Il fait nuit, mais il y a foule sur le parcours, et Albert Lyard accueille son hôte dans le grand salon par ces mots :

" Nous saluons en vous celui qui, depuis quatre ans, symbolise la confiance inébranlable dans la victoire finale et dans les destinées de notre Patrie. " Puis, le maire retrace le dur calvaire de l'occupation et la glorieuse épopée du printemps, qui mena à la victoire d'août.

Le général de Gaulle, après quelques phrases de remerciements à la municipalité, apparaît au balcon, drapé de tricolore. En bas, sur la place, l'accueil est délirant. Ils sont plusieurs dizaines de milliers à hurler leur joie et leur reconnaissance. La foule applaudit, scande le nom de De Gaulle, dont la voix retentit :

" Combien je suis ému de l'accueil magnifique que me fait la population d'Annecy. " À chaque phrase, c'est un tonnerre d'applaudissements et ce d'autant plus que le général sait prononcer les phrases que la foule attend. " Annecy, cette bonne ville savoyarde et française, n'a jamais renoncé à la victoire. Jamais Annecy n'a renoncé à la France . La tâche à accomplir, tout d'abord, est de vaincre. Il faut dicter, une fois pour toutes, la loi et la liberté. Il faut, à tout prix, l'union fraternelle de tous les Français ". Puis, il résume son programme gouvernemental par ces mots : " Victoire, Union, Rénovation ". Les milliers de personnes entassées depuis le quai Eustache Chappuis jusqu'au pont de la Halle ovationnent le président du Conseil, qui termine par ces mots :

À Annecy, comme ailleurs, tous les Français ont compris, et voilà pourquoi, regardant droit et clair devant nous, nous avons, aujourd'hui, une entière confiance clans les hautes destinées de la France. Vive Annecy ! Vive la République ! Et vive la France !

La grande silhouette disparaît du balcon, sous les acclamations des Annéciens en délire.

Après le dîner, de Gaulle passe la nuit à la préfecture. Dimanche matin, à neuf heures, il quitte la ville pour se rendre à Morette. Il fait de nouveau gris.

Dans le petit cimetière, " nécropole où reposent quatre-vingts héros de la Résistance ", un détachement rend les honneurs. Il fait froid et le général a revêtu sa capote militaire. En compagnie de François de Menthon, de M. Diethelm et de Louis Haase, il circule entre les tombes, képi à la main, se fait donner des explications. " Et soudain, peut-on lire dans Le Républicain savoyard du 11 novembre 1944, le général prend le commandement des troupes de ce bataillon des Glières, qui nous est cher. "

Puis, il honore la mémoire des deux chefs successifs du Plateau, le lieutenant Tom Morel et le capitaine Maurice Anjot, qu'il décore à titre posthume. Les veuves reçoivent, au nom de leurs maris, la croix de la Libération pour Tom Morel et la Légion d'honneur pour Maurice Anjot, sous les yeux du capitaine Jourdan-Joubert, au garde-à-vous.

Ensuite, le général de Gaulle se rend à Thônes. Le maire, Louis Haase, l'accueille :

" C'est au sacrifice des héros des Glières que la ville de Thônes doit aujourd'hui le singulier privilège de votre site... "

Depuis le perron de la mairie, le général s'adresse aux Thônains, massés autour du monument, devant l'église.

" Qui ne serait profondément remué, quand il se trouve dans ces lieux ? Les exploits qui s'y sont déroulés ont marqué de la manière la plus magnifique quels ont été, en réalité, les sentiments du pays tout entier, sous l'oppression, qu'il a détestée.

Aux morts du Plateau illustre, c'est, par la voix du président du Gouvernement de la République, la France tout entière qui rend hommage aujourd'hui. Leur exemple durera. Il demeurera, je vous l'assure, comme un témoignage splendide, jeté à travers le monde, de la révolution de la France, dans la plus terrible guerre de son Histoire.

Visent Glières ! Vivent nos armées. Vive la France ! "

De Gaulle ne pouvait rendre un hommage plus sincère et plus émouvant aux Thônains, forgés dans l'austérité et la dureté de la vie montagnarde. En privé, le général affirme que " grâce à Glières, il a pu obtenir des parachutages ".

Dans l'après-midi, le général quitte la vallée du martyre. Mais c'est une visite que les Savoyards ne sont pas près d'oublier.

1946: FRANCISQUE GAY, VICE-PRÉSIDENT DU CONSEIL, À MORETTE

Lors du deuxième anniversaire, Morette reçoit la visite du vice-président du Conseil, Francisque Gay.

Samedi 30 mars 1946, les Rescapés se retrouvent, comme ils aiment à le faire, en une réunion intime, pour renouer, après un an, le lien de la fidélité au souvenir. Dispersés dans toute la France, repris chacun par leur vie et leur métier, ils viennent répondre à l'appel, montrant ainsi qu'au-dessus des opinions politiques, des inquiétudes et des attentes plane toujours " l'esprit de Glières ", cette noble fraternité que seuls peuvent donner un idéal sincère et un grand sacrifice.

Le vice-président du Conseil, arrivé à Annecy par micheline à 8 h 30, se rend en un cortège officiel au cimetière de Murette.

Il est neuf heures et demie lorsque le ministre arrive. Le site prend le visiteur, tout autant qu'il prend le Savoyard. Il a, en hiver, un côté austère et lourd de symboles. Le silence matinal, où seuls les grondements de la cascade se font entendre, impressionne profondément le visiteur. Les enfants des écoles ont paré la centaine de tombes de jonquilles. Au fond, au pied d'un autel drapé des trois couleurs et surmonté d'une immense croix de Lorraine, les sapeurs-pompiers de Thônes en grande tenue, les fanions des associations diverses de combattants forment une garde d'honneur.

C'est Jean Truffy, curé du Petit-Bornand, déporté et rescapé de Dachau, qui célèbre la messe, assisté des abbés Greffier et Losserand. On fait ensuite l'appel des morts ; des larmes roulent sur les joues des rescapés. Puis le colonel Romans-Petit décore de la Légion d'honneur le commandant Humbert Clair, et de la médaille de la Résistance le docteur Marc Bombiger.

Francisque Gay, le général de Hesdin et le colonel Vallette d'Osia remettent 84 croix de guerre, dont 69 décernées à titre posthume.

Le colonel Vallette cl'Osia, pour sa part, remet la croix de guerre à titre posthume à Robert Colacioppe, Sébastien Marcaggi, François Guerrier, Francis Lacôte, Roland Laurent, Maurice Pépin et Yves Philippe de Kerarmel, et à titre de rescapé, à Joseph Eminet, Pierre Bevillard, Etienne Collombet et Edmond Bouvier. Puis il remet la médaille de la Résistance à titre posthume à Lambert Dancet, John Dujourd'hui, Georges Decour et Louis Vitipon, et à titre de rescapé, à Marcel Gaudin, René Joly, Roger Lombard et Esprit Vulliet.

Le vice-président du Conseil inaugure, dans l'après-midi, à Annecy, la rue des Glières, devant la foule massée square Stalingrad. On se rappelle 1943 et la filière qui, au départ de ce square, permettait d'atteindre Manigod et le maquis. Alphonse Métrai, ancien de la Cola et rescapé des Glières, dit à ce propos :

La municipalité a voulu marquer par cette cérémonie toute l'histoire de la Résistance... Glières fut surtout le triomphe de la Vérité et du Droit de l'honneur sur la force. au milieu d'un monde désaxé qui se prétendait réaliste. "

Quelques jours plus tard, le 14 avril 1946, on inaugure, en présence du général Doyen, gouverneur militaire de Lyon, et du commandant Ratel, dans les champs du Clus, au-dessus de Nâves, un monument sur les lieux où sont tombés, le 27 mars 1944, le capitaine Anjot et ses compagnons. Ce monument sera l'objet d'une rénovation en 1991.

1947 : LE PRÉSIDENT AURIOL INAUGURE OFFICIELLEMENT MORETTE

Les 24 et 25 mai 1947, la Haute-Savoie accueille le président de la République nouvellement élu Vincent Auriol.

C'est par Évian qu'arrive le chef de l'État. Il visite Thonon, puis Annemasse et Bonneville, avant d'arriver à Annecy, samedi soir, vers six heures et demie. Lors du dîner donné au casino municipal, plusieurs discours sont prononcés.

Le lendemain, le président doit se rendre clans le Val de Thônes, afin d'inaugurer officiellement la nécropole militaire nationale de Morette.

Le cimetière a fait peau neuve. Si les tombes sont entourées d'un petit muret, et si l'entrée a été pavée, le mur d'enceinte et le monument de granite ne sont pas encore érigés.

Vers 8 h 30 du matin, la caravane présidentielle quitte la préfecture et, par Bluffy et Alex, gagne la vallée du Fier.

" Le cimetière, lit-on dans Le Dauphiné Libéré, qui relaie depuis la Libération Le Petit Dauphinois, est ceint du kaki des sapeurs du 4e génie et du bleu sombre des chasseurs alpins. Le président est accueilli par le maire de Thônes, Louis Haase, entouré de son conseil municipal.

Le général Doyen, le colonel Jean Vallette d'Osia, qui fut le premier chef départemental de l'A.S., le colonel Romans-Petit, qui assura l'intérim après l'arrestation de Vallette d'Osia et avant que ne soit nommé Humbert Clair, Louis Jourdan, ex-lieutenant Joubert, chef de la 1re compagnie du Plateau des Glières, sont également là.

Le président " se dirige vers le fond du sanctuaire national et après que la sonnerie du clairon eut égrené ses notes graves, il scelle la première pierre du monument à la gloire des défenseurs du Plateau. Puis le ministre de la Guerre, Coste-Ploret. donne lecture de la magnifique citation du bataillon des Glières à l'ordre de l'armée. "

" Sous le commandement d'abord du lieutenant Morel, dit Tom, puis du capitaine Anjot, le bataillon des Glières, héritier des traditions du 27e B.C.A., avec 465 hommes et malgré d'intenses bombardements d'artillerie et d'aviation, résista du 24 au 26 mars aux assauts de la Milice et d'une division allemande, engageant contre l'occupant une lutte héroïque, digne nos meilleures traditions.

De janvier à mars 1944, a infligé des pertes sévères l'ennemi au prix de 155 tués, 30 disparus et 160 prisonnier dont beaucoup furent massacrés ou déportés.

Par la suite, cadres et troupes prirent une part importante dans les formations du maquis, puis avec le 27e B.C.A. aux combats de libération de la Haute-Savoie et à la dure campagne des Alpes.

Après quoi, le président de la République épingle sur le fanion du bataillon la croix de guerre, embrasse la soie symbolique et fait chevaliers de la Légion d'honneur, à titre posthume, les lieutenants Pierre Bastian, Jacques de Griffolet d'Aurimont et Jacques Lalande.

Le chant du bataillon des Glières jaillit des poitrine : des chanteuses et chanteurs de la chorale mixte de lycées, suivi du Chant des partisans.

Vincent Auriol, visiblement très ému, passe ensuite devant chaque tombe. Lorsqu'il a terminé ce douloureux pèlerinage, d'une voix que fait trembler l'émotion, il s'écrie : " Vive la France ".

Le cortège présidentiel se rend ensuite à Thônes. Après l'allocution de bienvenue du maire Louis Haase, Vincent Auriol prend la parole pour dire sa gratitude à tous les familles des jeunes enterrés à Morette. " Notre désir sera que vos souffrances et que toutes ces morts ne soient pas inutiles. , .

Après quoi, le président de la République redescend à Annecy, et c'est devant l'hôtel de ville que le lieutenant Jourdan Joubert, président de l'Association des Rescapés des Glières, prend la parole :

" Votre pèlerinage, le premier sur un haut lieu de la Résistance, est non seulement un hommage aux défenseurs des Glières, mais aussi à toute la Résistance française. " Le lieutenant Jourdan Joubert retrace ensuite l'épopée du Plateau.

" C'est parce que la Résistance est pour les Savoyards, aujourd'hui encore, une chose présente et une force dans le cœur, qu'ils ont voulu édifier ce lieu saint où reposent leurs martyrs. "

Le président Vincent Auriol prend ensuite la parole :

" ... Tout à l'heure, au pied des Glières, clans ce petit cimetière de Morette qui lui aussi a d'abord été clandestin, car l'ennemi redoutait les morts autant que les vivants, nous nous sommes recueillis devant les tombes de vos camarades.

" Vivre libre ou mourir" avaient-ils juré puisant la devise de leur drapeau aux sources même de l'histoire de la liberté française. Ils ont tenu leur serment. Ils sont morts et la France est libre. Ils sont morts et de leur fidélité est née notre victoire. Ils sont morts et ce sont eux les premiers vainqueurs, eux insultés, trahis. torturés, eux sans peur et sans reproche, eux, qui nous avaient appris à vivre.

Oui, vous avez raison, vous, lieutenant Jourdan. vous, leurs camarades de combat. de considérer que Glières revêt un sens qui dépasse de beaucoup les événements de l'hiver 1944, que Glières est plus qu'un souvenir, plus qu'un .symbole, Glières est une leçon de jeunesse et de vie. une leçon pour chaque Français, une leçon pour l'ensemble de la communauté nationale. Leçon pour chaque Français et plus particulièrement modèle pour chaque jeune de France. Oui, car la montée au Plateau, c'était d'abord un acte de libre détermination.

Et sans doute, la naissance du naquis de Glières n'était pas étrangère à cette haute formation morale, et ce n'est pas un hasard si, à l'origine de l'Armée secrète de Haute-Savoie, on trouve le 27e bataillon de chasseurs alpins, avec ses traditions, ses cadres et des chefs comme le commandant Vallette d'Osia, l'initiateur, le lieutenant Tom Morel, dit Tom, le créateur, le capitaine Anjot, dit Bayart, le continuateur, et tant d'autres, qui ont été l'honneur de nos armées et dont l'exemple doit animer la nouvelle armée de la République.

Mais surtout leçon pour notre Nation, qui n'oublie sans doute pas qu'elle est sortie de l'abîme et à qui elle le doit. mais qui oublierait plus volontiers peut-être - et vous l'avez dit, lieutenant Jourdan. avec une amertume que je comprends - de quels efforts et de quelles vertus elle a dû faire preuve pour en sortir, et de quels efforts elle doit encore s'armer pour n'y pas retomber...

Glières, c'était d'abord une communauté de pensée : la volonté de libérer la France de la domination de l'ennemi. Et cette volonté avait rassemblé des hommes et des jeunes gens de toutes formations, de toutes vocations, de toutes régions. et la population faisait corps avec son maquis. qui n'aurait pas pli vivre sans elle. La Haute-Savoie s'identifiait avec Glières. Et la France, avec lu Haute-Savoie. Et c'était cela l'union de la Résistance, l'union de tous. vers le salut commun... "

Désormais, le cimetière de Morette devient une nécropole militaire nationale et dès demain, les maçons vont pouvoir se lancer dans la construction du monument de granite, tandis que quelque part un forgeron coule l'épée de bronze destinée à l'orner.

Par la suite, les Rescapés des Glières ne manquent pas de célébrer, chaque année, le douloureux anniversaire de mars 1944. Le cérémonial est immuable.

Les survivants déposent une gerbe et se recueillent longuement devant le monument élevé à Annecy, dans l'ancien champ de tir, en souvenir des cinq martyrs fusillés le 5 mai 1944 : Louis Conte, Fernand Décor, Hugo Schmidt, Florence Valcésia et Bernard Zelkovitch.

Puis, tous se rendent devant le monument dédié aux lieutenants Lalande et Bastion, sur la commune d'Alex, avant de se retrouver avec leurs camarades, dans le petit cimetière de Morette.

Drapeaux, étendards, fanions, sonneries aux morts, Marseillaise, appel des morts rappellent chaque année au sortir de l'hiver ce que fut le sacrifice des " gars des Glières ".

DE GAULLE VIENT À MORETTE POUR LES FÊTES DU CENTENAIRE

Cette année 1960, la Haute-Savoie accueille une nouvelle fois un président de la République, et la presse rappelle à ses lecteurs que notre département reçut Sadi Carnot en 1888, Félix Faure en 1897, Armand Fallières, pour le Cinquantenaire, en 1910, Albert Lebrun en 1936, et Vincent Auriol en 1947. Cette fois, c'est le général de Gaulle, revenu aux affaires en mai 1958, qui nous rend visite dans le cadre des fêtes du Centenaire du rattachement de la Savoie à la France.

Le général de Gaulle, venant de Grenoble par le train, arrive à Annecy, vendredi 7 octobre 1960, à vingt heures. Le préfet, Raymond Jacquet, le député maire d'Annecy, Charles Bosson, le ministre des Travaux publics, M. Buron, et Maurice Herzog, haut commissaire à la Jeunesse et aux Sports, accueillent le chef de l'État, qui gagne la préfecture, debout dans sa D.S.19, sous une légère pluie, après que Dominique Donzier, habillée en costume savoyard, lui a remis un bouquet de fleurs. Malgré tout, la foule est nombreuse et enthousiaste.

Un feu d'artifice est tiré sur le Pâquier, alors que la pluie a cessé. Il fait frais et il neige même, dans la nuit, sur les montagnes environnantes. Le général passe la nuit à la préfecture.

Samedi matin, le président peut, à son réveil, contempler l'un des paysages les plus magnifiques de Savoie. La baie d'Albigny est inondée de soleil et la revue matinale des troupes se déroule dans l'allégresse de cette belle journée, qui se présente.

Puis, à 7 h 30, le cortège présidentiel part en direction de Morette, via Bluffy et Alex. M. Bleyon, maire de Thônes, accueille le chef de l'État.

Depuis la venue du président Auriol, le cimetière de Moyette s'est paré de son monument de granite, que l'on doit à l'architecte-résistant Neyrinck, ancien chef du secteur d'Annecy, et d'un mur d'enceinte.

Le Figaro écrit :

Quelques flocons d'ouate flottent sur let pentes boisées du massif des Aravis. Dans la vallée, les croix de bois, celle des tombes des maquisards tués ou fusillés dans les combats des Glières en 1944. Minute de silence, quand le président de la République vient se recueillir devant le monument de granite. qui rappelle les premiers parachutages de juillet 1943 et l'assaut ennemi du 26 mars 1944.

C'est l'impressionnant silence de la montagne, seulement troublé du bruit continu d'un torrent. dont les flots, au flanc d'un pic gris, scintillent sous le soleil.

Les drapeaux et les fanions des associations paramilitaires font une haie d'honneur au chef de l'État.

L'hebdomadaire Le Messager écrit, quant à lui :

" chais quand le général paraît. la gloire des h. éros des Glières s'inscrit en pleine lumière. L'instant est émouvant. La plainte lancinante des cascades, les remous du Fier, fond sonore qui glaçait la pensée, ne baissent leurs voix qu'a l'instant où la sonnerie aux morts appelle au recueillement les nombreux témoins de cet hommage que le général de Gaulle a personnellement voulu.

Le chef de la Résistance s'immobilise devant l'immense croix de Lorraine qu'il vient de déposer au pied du sobre monument, qui témoigne du sacrifice de l'épopée des maquisards des Glières.

Le général Vallette d'Osia, la veuve de Tom, les maires des petites communes avoisinantes et toits les présidents des groupements qui ont entendu l'appel du général sont là pour vivre avec ferveur - l'instant du souvenir. "

Georges Aragnol et Laurent Robert, deux Rescapés des Glières, accompagnent le général, pour le dépôt de la gerbe. Il n'y a pas de discours dans l'enceinte du cimetière, car telle est la volonté de l'Association des Rescapés, qui l'a inscrite dans ses statuts.

Le général quitte ensuite la vallée pour Saint Julien, avant de revenir en fin d'après-midi à Annecy, où il prononce un retentissant discours depuis le balcon de l'hôtel de ville, avant de rejoindre la préfecture à pied et d'y rencontrer les élus.

Le général regagne ensuite Paris dans la soirée.

GLIÈRES ET LA MÉMOIRE COLLECTIVE

Incontestablement Glières appartient au patrimoine de la Nation française.

Dépassant l'Histoire, l'événement est, dès le 26 mars 1944, devenu légende. Au delà des morts, des idéologies et surtout des polémiques stériles que l'Histoire fera naître, les Glières sont et resteront une grande page de notre Histoire, pour laquelle les générations futures doivent avoir respect et reconnaissance.

Mais pour cela, il faut, dans notre monde de plus en plus virevoltant, rapide, troublé, voire individualiste et insouciant, que certains se chargent de garder allumée la flamme de la Résistance.

Ceux qui l'ont compris se sont regroupés pour perpétuer la mémoire de nos morts et permettre ainsi aux autres de savoir...

Les Rescapés ont écrit un livre, décidé d'un cimetière, érigé un monument sur le Plateau, ouvert en 1991 un musée près du cimetière de Morette, et voulu une nouvelle association, " les Amis du Plateau des Glières ", afin que se perpétue, au delà d'eux-mêmes, le souvenir du sacrifice.

UN LIVRE POUR GLIÈRES

Dès la Libération, les rescapés se regroupent au sein d'une association, car clans le désordre de 1944, il faut se compter. L'officier Louis Jourdan Joubert en est le premier président et Julien Helfgott, le premier secrétaire, qui écrit à ses camarades afin d'obtenir le récit de leur vie de maquisards et de leur décrochage du Plateau.

Mais, cinquante ans plus tard, on ne sait toujours pas ce qu'il advenu de certains soldats de Glières.

Faisant appel aux souvenirs, aux meilleurs moments comme aux pires, trois résistants décident d'écrire. Pierre Golliet, un des trois auteurs avec Louis Jourdan et Julien Helfgott, deux Rescapés de Glières, écrit en introduction :

" Nous voudrions, dans cet album, retracer, par les témoignages des acteurs et par les documents sauvés de la répression, cette ligne sinueuse, mais toujours montante. qui fit autant que l'histoire du maquis de la Haute-Savoie. un itinéraire spirituel. "

Ainsi, en 1946, paraît Glières, portant en sous-titre : " Première bataille de la Résistance ".

De fait, ce livre est un remarquable témoignage, à chaud, du vécu de ces maquisards. Témoignages, illustrés de photographies " descendues " du Plateau par quelques rares maquisards, mais aussi réflexions sur la guérilla, la Résistance, et, ce qui est primordial pour les survivants comme pour les morts, " reprit de Glières ".

UN MOMUMENT DU SOUVENIR, SUR LE PLATEAU

Au début des années soixante-dix, un certain nombre de personnes, dont les membres de l'Association des Rescapés des Glières, lancent l'idée de l'édification d'un monument, là-haut, dans les neiges de Glières.

Pierre Golliet explique ;

" ... Il s'agit moins du passé que de l'avenir: Si l'on se risque dans un pareil projet, c'est pour transmettre aux générations futures le sens d'une aventure qui garde sa valeur d'exemple : ne fit-elle pas éclater au grand jour la volonté de la Résistance dans ce qu'elle avait de plus intransigeant et de plus pur ?

Avec le recul du temps, on voit bien que le nom de Glières demeurera dans les consciences pour témoigner qu'un peuple opprimé retrouve sa dignité et ses chances, lorsqu'il met la liberté à plus haut prix que la vie même.

"Vivre libre ou mourir ", telle fut, en effet, la devise que les maquisards du Plateau reprirent à leur compte en livrant, dans le rude hiver des Alpes, la première bataille de la Résistance : combat surhumain, perdu d'avance, mais nécessaire et qui fut un symbole.

Ce symbole. il faut, sans tarder davantage, le traduire dans une forme durable qui parle aux visiteurs de ces lieux désormais illustres. Le problème était de trouver un artiste assez inspiré pour y réussir, grâce à une œuvre forte et belle... "

L'Association des Rescapés des Glières s'en remet alors à des hommes compétents, constituant un jury, sous la présidence de Bernard Dorival, spécialiste de l'art contemporain, qui doit examiner soixante-quatorze projets de monuments.

Pendant ce temps-là, une souscription lancée dans tout le pays prouve à quel point les Français sont sensibles à ce projet et à la symbolique qu'il défend.

C'est finalement l'œuvre d'Émile Gilioli qui est retenue.

Emile Gilioli a trente-trois ans en mars 1944, puisqu'il est né à Paris en 1911. Il a déjà réalisé le Mémorial de Voreppe, le Monument aux déportés de l'Isère et le Monument aux martyrs du Vercors. Glières est l'aboutissement des recherches qu'il poursuit depuis une trentaine d'années et leur dépassement, puisqu'il a la possibilité de réaliser son rêve : faire une sculpture qui soit en même temps architecture, tellement le cadre est grandiose.

L'artiste, très " pris " par son travail et par ce qu'il sous-tend, compose cent lithographies en trois couleurs, vendues au bénéfice de la trésorerie du Monument, et fait cadeau d'une Jeanne d'Arc, sculpture symbolisant - l'élan des jeunes de 1944 au service de la Patrie.

Ce monument du souvenir est érigé à l'emplacement même des tombes provisoires de Tom Morel et Géo Decour, tout près du mât qui vit en hiver 1944 tant de levers aux couleurs.

Le conseil général de la Haute-Savoie ayant acquis le terrain, les travaux, menés tambour battant par l'entreprise Barrachin, débutent à l'automne 1972 et avec le printemps, le monument est terminé.

Jusqu'au dernier jour, Gilioli a apporté des modifications, car il veut une œuvre parfaite.

L'édifice mesure 21 mètres de long. La roue solaire de 80 tonnes est posée en équilibre, apparemment instable, sur cette flèche oblique, qui s'élève à 15 mètres dans le ciel.

Les formes en sont éloquentes, véritable " Victoire de pierre " plantée dans son écrin de verdure et de montagnes. Pierre Golliet a écrit :

" C'est bien d'une " Victoire" qu'il s'agit... elle cache dans ses formes, une sorte de grand V. Un des deux bras, à peine dégagé, s'arrête, comme brisé par une fatalité inéluctable ou par un sacrifice nécessaire. Mais l'élan repart de l'autre côté : il monte aussi haut qu'il est possible, en faisant jaillir de la masse comme un soleil levant. Le disque... évoque, comme l'a écrit Gilioli, "le mystère de la possibilité de l'impossible ". Il symbolise la liberté, miracle toujours menacé dont le monument rappelle le prix douloureux, mais aussi la victoire irrésistible... "

Enfin le grand jour arrive. Samedi 1er septembre 1973, l'écrivain, résistant, ministre de la Culture vient, en personne, inaugurer le monument.

Le ministre assiste à une somptueuse veillée sur le Plateau. Sous le ciel constellé d'étoiles, Gabriel Monnet et ses camarades évoquent en phrases sobres l'épopée des Glières, tandis que, descendus des montagnes environnantes, sortis de la nuit de l'Histoire, les chasseurs, portant des torches, convergent vers le monument éclairé. La foule, évaluée à plusieurs milliers de personnes, communie dans cette marche vers la lumière.

Dimanche 2 septembre, ce sont près de 20 000 personnes qui se massent sur le Plateau. Aux rescapés, venus de partout, aux familles des disparus, aux résistants, se joignent tous ceux pour qui Glières évoque des souvenirs, et de nombreux jeunes, qui sont la France de demain, celle qui ne doit pas oublier.

Et plutôt que de grandes phrases sur ce que disent les uns et les autres, il nous paraît plus grand de donner, ici, in extenso, le discours d'André Malraux, même si celui-ci connaît des imperfections historiques, que le lecteur rectifiera de lui-même. Malheureusement, il manquera aux plus jeunes le son de sa voix, mais les autres se rappelleront ses accents chevrotants et ses envolées lyriques.

DISCOURS D'ANDRÉ MALRAUX

" je parle au non, des Associations de Résistants de Haute-Savoie et de l'ordre de la Libération. En mémoire du général de Gaulle, pour les survivants et pour les enfants des morts.

Lorsque Tom Morel eut été tué, le maquis des Glières exterminé ou dispersé, il se fit un grand silence. Les premiers maquisards français étaient tombés pour avoir combattu face à face les divisions allemandes avec leurs mains presque nues, non plus dans nos combats de la nuit, mais clans la clarté terrible de la neige. Et à travers ce silence, tous ceux qui nous aimaient encore, depuis le Canada jusqu'à l'Amérique latine, depuis la Grèce et l'Iran jusqu'aux îles du Pacifique, reconnurent que la France bâillonnée avait au moins retrouvé l'une de ses voix, puisqu'elle avait retrouvé la voix de la mort.

L'histoire des Glières est une grande et simple histoire, et je la raconterai simplement. Pourtant, il fa- ut que ceux qui n'étaient pas nés alors - et depuis, combien de millions d'enfants ! - sachent qu'elle n'est pas d'abord une histoire de combats. Le premier écho des Glières ne fut pas celui des explosions. Si tant des nôtres l'entendirent sur les ondes brouillées, c'est qu'ils y retrouvèrent l'un des plus vieux langages des hommes, celui de la volonté. du sacrifice et du sang.

Peu importe ce que fut dans la Grèce antique, militairement parlant, le combat des Thermopyles. Mais dans ces trois cents sacrifiés, la Grèce avait retrouvé son âme et pendant des siècles, la phrase la plus célèbre fut l'inscription des montagnes retournées à la solitude, et qui ressemblent à celles-ci : "Passant, va dire à la cité de Sparte, que ceux qui sont tombés ici sont morts selon sa loi. "

Passant, va dire à la France que ceux qui sont tombés ici, sont morts selon son cœur. Comme tous nos volontaires depuis Bir Hakeim jusqu'à Colmar, comme tous les combattants de la France en armes et de la France en haillons, nos camarades vous parlent par leur première défaite comme par leur dernière victoire, parce qu'ils ont été vos témoins.

On ne sait plus guère, aujourd'hui, que tout commença par un mystère de légende. Le Plateau des Glières était peu connu : presque inaccessible et c'est pourquoi les maquis l'avaient choisi. Mais alors que nous combattions par la guérilla. ce maquis. à tort ou à raison, peu importe - la France ne choisit pas entre ses morts ! avait affronté directement la Milice. allait affronter directement l'armée hitlérienne. Presque chaque jour, les radios de Londres diffusaient : " Trois pays résistent en Europe : la Grèce, la Yougoslavie et la Haute-Savoie. " La Haute-Savoie, c'était Glières.

Pour les multitudes éparses qui entendaient les voix du inonde libre, ce Plateau misérable existait à l'égal des Balkans, pour les fermiers canadiens du fond des neiges, la France retrouvait quelques minutes d'existence parce qu'un Savoyard de plus avait atteint les Glières.

La Milice de Darnand, les troupes italiennes, la police de l'O.V.R.A., n'avaient pas suffi pour venir à bout de ces combattants toujours regroupés. Hitler y mit la Gestapo. et contre nous, la Gestapo pesait lourd. La Gestapo ne suffit pas.

En janvier 1944, les maquis de l'Ain sont harcelés par trois divisions. Ceux de Haute-Savoie reçoivent l'ordre de se regrouper ici. au commandement du lieutenant Tom Mord, décoré en 40 pour l'un des plus éclatants faits d'armes des unités alpines.

La montée commence. Les accrochages aussi. Le 13 février, les messages codés de la B.B.C. annoncent le premier parachutage

Voici la nuit. Le champ - pauvre champ ! - est éclairé par cinq torches électriques et des lampes de poche. On n'entend pas les avions. On n'entend rien. Jusqu'à ce que les sirènes antiaériennes d'Annecy emplissent lentement la nuit. Bon augure : les avions approchent. Mauvais augure : ils sont repérés. On allume les quatre énormes bûchers de sapins préparés. Le premier avion invisible fait clignoter son signal. Le bruit des moteurs s'éloigne. La neige, le flux et le reflux des sirènes dans la nuit préhistorique. Pas encore d'ennemis, plus d'amis. Mais sur le ciel noir. apparaissent un à un, éclairés en roux par les feux du sol. cinquante-quatre parachutes.

Pas d'armes lourdes. Tant pis. Les accrochages reprennent. Le 9 mars, cent hommes des Glières vont attaquer Entremont pour délivrer des prisonniers. Après deux heures et demie de descente, ils atteignent le village, qu'alertent les chiens. Village conquis, prisonniers délivrés, quarante-sept gardes, prisonniers à leur tour, montent ici, tirant un monceau d'armement. Tirant aussi le corps de Tom Morel, tué par le commandant des capturés, à qui il avait laissé son revolver.

Le maquis enterre son chef. Et entend. bouleversé, le glas de toutes les églises monter de la vallée, comme montait l'appel des sirènes pendant le parachutage. Ici. le drapeau claque dans les rafales de neige. sur ce que Tom appelait "le premier coin de France qui ait recouvré la liberté" .

Le mot Non, fermement opposé à la force, possède une puissance mystérieuse, qui vient du fond des siècles. Toutes les plus hautes figures spirituelles de l'humanité ont dit Non à César. Prométhée règne sur la tragédie et sur notre mémoire pour avoir dit Non aux dieux. La Résistance n'échappait à l'éparpillement qu'en gravitant autour du Non du 18 juin. Les ombres, inconnues alors. qui se bousculaient aux Glières dans une nuit de jugement dernier, n'étaient rien de plus que les hommes du Non. Mais ce Non du maquisard obscur, collé à la terre pour sa première nuit de mort, suffit à faire de ce pauvre gars le compagnon de Jeanne et d'Antigone. L'esclave dit toujours oui.

Les gardes de Vichy attaquent au suc.. du côté de Notre-Dame, pour délivrer les leurs et sont repoussés. Le combat s'achève à peine, lorsque la B.B.C. transmet le message : " Le petit homme casse des tessons de bouteilles, le petit homme aime..." Avant minuit, trente quadrimoteurs larguent quatre-vingt-dix tonnes de matériel.

Quand un avion allemand vient en reconnaissance, la vaste neige est encore constellée de parachutes multicolores : le ramassage n'est pas terminé. Le lendemain. trois Heinkel bombardent et mitraillent à loisir le Plateau redevenu innocent. Sans grands résultats. Sauf celui-ci : les Allemands savent désormais que le maquis ne possèdent pas d'armes antiaériennes. Donc, cinq jours plus tard, stukas et junkers. Chalets transformés en torches.

Le capitaine Anjot remplace Tom Morel au commandement des Glières. Nouvelle attaque des gardes, de nouveau repoussée.

Le 23, bombardement massif Les Allemands prennent le commandement. Une division alpine de la Wehrmacht arrive à Annecy. assistée de deux escadrilles de chasseurs et die bombardiers. Police allemande. Milice vichyste, l'artillerie divisionnaire, les automitrailleuses...

En face, le maquis dont nous attendons, heure après heure. que la radio de Londres nous parle. Entre tant die Français à l'écoute. pas un ne sait que ce maquis est un fantôme. Moins de cinq cents combattants.

L'armement qui attend leurs compagnons ne comprend que des armes légères, contre l'artillerie divisionnaire allemande et les automitrailleuses. pas un canon, pas un bazooka. Plus de ravitaillement.

Autour, vingt mille hommes. Le premier grand combat du Peuple de la Nuit s'engage.

Ecoutons les dépêches allemandes :

" Le 24, terroristes font sauter train renforts allemands devant Annecy. Attaque Milice au-dessus d'Entremont. Sentinelles espagnoles tuées. Rejointes par groupes terroristes. Milice engagée deux heures, stop. Troupes Milice regroupées à l'arrière.

Le 25, préparation d'artillerie et bombardement aviation.

le 26, attaque Milice ouest et nord-ouest. 'troupes regroupées. attaque allemande nord stoppée, envoyez aviation. Nos mortiers mis en place. Attaque Milice et Garde de réserve sur cieux points ouest depuis 5 heures. Attaque générale 11 heures. "

Ils attaquent, en effet, de tous côtés.

L'avant-poste de la passe d'Entremont, dix-huit hommes, est attaqué par deux bataillons. Deux sections de renfort atteignent la passe. Le premier fusil-mitrailleur s'enraye. Le second est détruit, son servant tué. L'un des deux chefs de section. Baratier, a l'impression d'être seul à tirer : il ignore qu'il survit seul. Il se replie en continuant à combattre, est pris à revers et tué. Il défendait la passe depuis une heure et demie.

Les maquisards, qui se rabattent vers le centre, reçoivent plus vite les munitions et tiennent. Pourquoi l'ennemi s'enfouit-il dans la neige ? Dix minutes plus tard, commencent les piqués ininterrompus des stukas, serrés comme des fers de herse. La nuit va descendre. Le capitaine Anjot combat devant les tombes de Morel et de Decour. L'aviation s'en va, remplacée par le pilonnage méticuleux de l'artillerie. Il fait nuit.

Le 27 au matin, les troupes allemandes de l'est touchent le poste die commandement du maquis et commencent le feu. En face. des cris allemands poussés par leurs camarades de l'ouest.

Les maquisards ont disparu. Ils connaissent bien ce terrain, que les Allemands ne connaissent pas du tout. Anjot a convoqué les chefs de section et ils ont décidé de décrocher.

Pendant que toute la Résistance, à l'écoute, attend le pire (chacun sait maintenant que les Glières n'ont ni canons, ni avions), des chaînes de fantômes, qui se tiennent par la main dans la nuit pour pouvoir relever leurs blessés lorsqu'ils tombent, traversent l'anneau discontinu des troupes d'assaut. Encore leur faut-il arriver jusqu'aux agglomérations de la vallée, où leurs camarades, que l'on appelle des sédentaires, leur donneront asile.

Le jour se lève. Alors commence la grande trahison de la neige.

Ces insaisissables fantômes, dont les Allemands ne rencontraient que les balles et ne trouvaient que les cadavres, sont partis avec la nuit. " La petite aube dissipe les spectres ", dit le proverbe espagnol, qu'un des miliciens de l'Ebre cite au capitaine Anjot. Ces ombres, hélas. sont devenues des traces. Les Allemands cherchent le gros du maquis réfugié dans quelque abri de montagne, car ils croient combattre quelques milliers d'adversaires. Mais nombreuses ou non. les traces mènent aux hommes et les sections ennemies occupent les pentes. Le lendemain. le capitaine Anjot et les six Espagnols qui combattent avec lui, sont tirés. De ce qui fût l'épopée des ombres. il ne restera le jour venu que cent vingt et un cadavres, tués entre les villages, exécutés sur les places ou torturés à mort. " Inutile de reprendre l'interrogatoire des blessés. télégraphie la Gestapo, ces débris sont vides. "

C'est l'heure des représailles, les paysans suspectés de contact avec le maquis sont exécutés ou déportés, et l'on reconnaît les hameaux, la nuit, aux torches des chalets qui flambent.

Pourtant, si les torturés sont vides, la Résistance ne l'est pas encore. Le premier chef est mort. le second chef est mort les rescapés organisent d'autres maquis, rejoints par des jeunes de plus en plies nombreux. Le gros des unités allemandes est appelé en Normandie. Le 1er mai, les maquis les plus proches reviennent manœuvrer sur ce Plateau, où ils retrouvent les cylindres couverts de rouille des parachutages entre les chalets incendiés. Le 14 juillet, ils défilent à travers Thônes. Le 1er août, les camions ont rassemblé mille cinq cents hommes de l'Armée secrète et quatre cents F.T.P.. A onze heures, les forteresses volantes lâchent le dernier parachutage, qui apporte, enfin, les armes lourdes.

Fini le temps des maquis de misère ! Un char qui se dresse est certes une terrible bête, mais pour lui, un bazooka invisible est un monstre caché. C'est le bazooka, non la mitraillette, qui a fait des vrais maquis une force supplétive considérable. Un char est plus fort qu'une compagnie de mitraillettes, il n'est pas plus fort qu'une torpille.

Le 13 août, pendant trois jours les automitrailleuses ennemies combattent les maquis et sautent. Le 19. lorsque la radio annonce que l'insurrection générale commence à Paris, cinq mois jour pour jour après l'attaque des Glières, le général Oberg, qui la commandait, apporte au capitaine Nizier, chef militaire de la Résistance, la capitulation de ses troupes.

Alors, dans tous les bagnes depuis la Forêt-Noire jusqu'à la Baltique. vos déportés. qui survivaient encore, se levèrent sur leurs jambes flageolantes. Et le peuple de ceux dont la technique concentrationnaire avait tenté de faire des esclaves, parce qu'ils avaient été parfois des héros, le peuple dérisoire des tondus et des rayés. notre peuple ! pas encore délivré, encore en face de la mort, ressentit que même s'il ne devait jamais revoir la France, il mourrait avec une cime de vainqueur.

Et maintenant, le grand oiseau blanc de Gilioli a planté ses serres ici. Avec son aile d'espoir: son aile amputée de combat et contre elles, son soleil levant. Avec son lieu de recueillement, sa statue dont les bras dressés sont pourtant des bras offerts, avec ses voix entrecroisées, qui feront penser à l'interrogation des tombeaux egyptiens : que disent les voix de l'autre monde, avec leur bruit d'abeilles ?... Elles disent :

"Nous sommes les torturés agonisants dont la Gestapo disait qu'il était inutile de les lui envoyer. puisqu'ils étaient vides. Les Espagnols tombés ici, en se souvenant des champs de l'hure et du jour où la Révolution vida les monts-de-piété de tout ce que les pauvres y avaient engagé.

Les Français qui avaient rejoint après avoir combattu. eux. dans la ligne Maginot. jusqu'au dernier jour. Les gens des villages, sans lesquels le maquis n'aurait pu ni se former, ni se reformer ; ceux qui ont sonné le glas pour ceux que les hitlériens ont déportés : ceux qu'ils ont fait courir pour rigoler, pendant la répression, devant leurs mitrailleuses qui les descendirent tous.

Peu importent nos noms, que nul ne saura jamais. Ici, nous nous appelions la France. Et quand nous étions espagnols, nous nous appelions libre du nom de notre dernière bataille.

Je suis la mercière fusillée pour avoir donné asile à l'un des vôtres.

La fermière dont le fils n'est pas revenu. Nous sommes les femmes qui ont toujours porté la vie, même lorsqu'elle risquaient la leur.

Nous sommes les vieilles, qui vous indiquaient la bonne route aux croisées des chemins et la mauvaise à l'ennemi, comme noirs le faisions depuis des siècles. Nous sommes celles, qui vous apportaient un peu à manger ; nous n'en avions pas beaucoup, Comme depuis des siècles.

Nous ne pouvions pas faire grand-chose, mais nous en avons fait assez pour être les vieilles des camps d'extermination. celles dont on rasait les cheveux blancs.

Jeanne d'Arc ou pas, Vierge Marie ou pas. la statue dans l'ombre au fond du monument, je suis la plus vieille des,femmes qui ne sont pas revenues de Ravensbrück.

Morel, Anjot et tous mes morts du cimetière d'en bas, c'est à moi que viendront ceux qui ne connaîtront pas votre cimetière. Ils sauront mal ce qu'ils veulent dire lorsqu'ils chuchotent seulement qu'ils voies aiment bien.

Moi, je le sais, parce que la Mort connaît le murmure des siècles. Il y a longtemps qu'elle voit ensevelir les tués et les vieilles. Il y a longtemps, Anjot, qu'elle entend les oiseaux sur l'agonie des combattants de la forêt ; ils chantaient sur les corps des soldats de l'an II.

Il y a longtemps qu'elle voit les longues files noires, comme celle qui a suivi ton corps. Morel, dans la grande indifférence de l'hiver. Depuis la fonte des glaces, vous autres dont les noms sont perdus, elle voit s'effacer les traces des pays dans la neige, celles qui vous ont fait tirer. Elle sait ce que disent aux morts ceux qui ne leur parlent qu'avec les prières de leurs mères et tt ceux qui ne disent rien. Elle sait qu'ils entendront le glas que toutes les églises des vallées ont sonné un jour pour vous, et qui sonne maintenant dans l'éternité :

Souvenez-vous de nous, qui étions des Glières...

Sans rien dire, ils penseront : 'Bonne nuit... Dormez bien... Dormez sous la garde que monte autour de vous la solennité de ces montagnes. Elles ne se soucient guère des hommes qui passent. Mais à ceux qui vivront ici. vous aurez enseigné que toute leur solennité ne prévaut pas sur le plus humble sang versé, quand il est un sang fraternel.

Alors vous viendrez vers moi, ceux des Glières.

Et dans la nuit sans retour. les mains suppliciées de celui d'entre vous qui mit le plus longtemps à mourir, caresseront sur ma tête rasée la trace de mes cheveux blancs. "

Aujourd'hui, là-haut dans la brume de mars, se détachant sur le soleil levant, le grand oiseau à l'aile brisée, mais ô combien plein d'espoir dans son élan vers l'azur, protège - c'est son vœu le plus sincère et sa plus folle espérance - la démocratie de notre pays. Message d'espoir, message de paix...