LA BATAILLE DES GLIÈRES ET LA " GUERRE PSYCHOLOGIQUE "

L'histoire des Glières est une grande et simple histoire... Pourtant, il faut que ceux qui n'étaient pas nés alors sachent qu'elle n'est pas d'abord une histoire de combats. Le premier écho des Glières ne fut pas celui des explosions. Si tant des nôtres l'entendirent sur les ondes brouillées, c'est qu'ils y retrouvèrent l'un des plus vieux langages des hommes, celui de la volonté, du sacrifice et du sang... ".

À quelques mois du débarquement en Normandie, du 31 janvier au 26 mars 1944, 465 maquisards encadrés par une poignée d'officiers et de sous-officiers du 27e bataillon de chasseurs alpins ont tenu et défendu, les armes à la main, pendant huit semaines, le plateau des Glières. Retranchés à 1.500 m d'altitude au cœur du massif des Bornes, au nord-est d'Annecy, défiant les assauts des forces du " maintien de l'ordre ", il fallut finalement pour les réduire l'intervention de plusieurs bataillons de la 157e division alpine de la Wehrmacht, appuyée par de l'aviation et de l'artillerie de montagne.

L'héroïsme des combattants, leur opiniâtreté, la présence pour la première fois révélée d'officiers de l'armée de l'armistice à leur tête, l'impuissance avérée de Vichy, l'intervention des Allemands et l'affreuse tuerie finale, toutes les circonstances méritaient de donner un retentissement légendaire à la bataille des Glières, premier engagement d'envergure livré aux Allemands par des formations françaises sur le sol national depuis 1940.

De nombreux ouvrages ont fait revivre le détail des opérations. Nous voudrions nous situer dans une perspective différente : éclairer l'enchaînement des influences et des décisions qui ont transformé un épisode local de résistance en épopée et qui ont fait de la bataille des Glières une des phases les plus dramatiques de la " guerre psychologique ".

Un foyer de résistance active

Occupées depuis novembre 1942, les Savoies, et plus spécialement la Haute-Savoie, sont devenues, durant l'année 1943, un des " foyers d'insécurité " les plus actifs de France. Dès le début de mars, le préfet de Haute-Savoie alerte Vichy : " Plusieurs centaines de réfractaires se sont déjà réfugiés dans les montagnes où ils s'organisent en vue d'une résistance active ; ils disposent d'armes et de munitions. La population n'hésite pas à approuver les requis refusant de répondre aux convocations, elle les encourage à se dissimuler en montagne et assure leur subsistance. " En avril, il appelle l'attention sur " l'organisation militaire parfaite du mouvement ", qu'encadrent des officiers de l'armée de l'armistice. En mai, les forces d'occupation italiennes sont doublées et commencent des opérations " de nettoyage " secondées, fin juin, par des forces françaises exceptionnelles : un engagement sérieux a lieu aux Dents-de-Lanfon. Au mois d'août, ce sont les maquisards, stimulés par la chute de Mussolini, qui prennent l'initiative, attaquant et pillant les centres de Jeunesse et Montagne, les postes italiens isolés et s'emparant de leurs armes. La radio de Londres y fait largement écho. Mais, entre-temps, l'occupation allemande succède à l'occupation italienne. Il est de notoriété publique que l'âme de l'Armée secrète est depuis plusieurs mois le commandant Valette d'Osia, ancien chef du 27e bataillon des chasseurs alpins, le bataillon d'Annecy. Valette d'Osia est arrêté par les Allemands et leur échappe de justesse. En octobre et novembre, les autorités enregistrent 175 attentats dans le département ; le préfet, dans un rapport confidentiel à Laval du 4 novembre, n'hésite pas à parler de " climat de préguerre civile ".

Un témoignage officiel, rendu public celui-là, fait le bilan de la situation au 7 mars 1944 :

" Dans le département, des cantons entiers, chef-lieu compris, échappaient complètement à l'autorité gouvernementale... Des milliers de réfractaires tenaient la campagne...

" Dans Annecy, aucun mouvement des forces de l'ordre n'échappait aux espions des " ferros ". Un réseau d'indicateurs bénévoles ou salariés couvrait toute la ville... Le M.U.R. (Mouvement unifié de Résistance), organisation puissante et ramifiée de tous les milieux les plus fermés de la riche bourgeoisie annecyenne et, de la haute administration, patronnait le maquis, lui fournissait argent, appui, renseignements et orchestrait des campagnes extrêmement perfides de propagande chuchotée " (Le Matin, 8 mars).

" Les partisans sont nombreux. Ils sont partout où le maquis parvient à imposer sa loi. Dans chaque village ils recrutent des adhérents...

" 60 meurtres par mois, 30 attentats quotidiens, des centaines d'attaques à main armée, des milliers de vols, de pillages, d'incendies, tel était le bilan habituel depuis un an dans la région d'Annecy. Puis peu à peu la terreur avait gagné les villes. En novembre, décembre, janvier, la situation était devenue intenable.

" Il y a un an environ, une véritable armée, l'Armée secrète, la fameuse A.S., se constituait avec l'aide de toute une population. Formée d'éléments du 27e B.C.A., ravitaillée en armes et en vivres par des avions anglo-américains, l'A.S. cherchait des effectifs ; elle crut en trouver dans des bandes qui avaient pris le nom de " Francs-Tireurs et Partisans "... " (Nouveaux Temps, 8 mars).

Qui parle ainsi ? L'intendant de police Lelong, chef des opérations de " maintien de l'ordre " en Haute-Savoie, à l'occasion d'une conférence de presse faite pendant le siège des Glières.

Face à cette explosion de la Résistance, le camp allié est en éveil. La presse anglaise, comme la presse genevoise, suit les événements de près depuis février 1943. Les services spéciaux - S.O.E. et B.C.R.À. - ont vite cherché à prendre pied dans la région. Et voici qu'à la fin de l'été 1943 ils ont reçu un rapport de Valette d'Osia qui a fait impression sur le général de Gaulle : il soulignait les possibilités militaires du département, et recommandait d'y constituer, dans le secteur de La Dent-d'Oche, une base d'action qui serait aussi une zone refuge solidement adossée à la frontière suisse et où il importerait de mettre en place sans tarder des dépôts de vivres et de matériel. C'est dans ces conditions qu'en septembre 1943 Londres a envoyé dans la région R 1 (Jura et Alpes du Nord) une mission d'information, la mission Musc, dirigée par le lieutenant-colonel britannique Helsop (Xavier), assisté du capitaine français Jean Rosenthal (Cantinier, Apothème), dont le rôle allait être si important dans l'affaire des Glières.

En quelques semaines, la mission Musc a fait le recensement des réfractaires et maquisards de l'Ain et des Savoies : Rosenthal rend compte que 2.350 hommes sont immédiatement prêts à combattre, d'un moral à toute épreuve. C'est assez pour qu'après un bref retour à Londres à la lune suivante l'équipe soit réexpédiée sans désemparer auprès du chef de l'Armée secrète pour l'Ain et la Haute-Savoie, Romans-Petit, avec une mission qui, cette fois, n'est plus d'information, mais d'action.

Durant trois mois, Romans-Petit, fort de son expérience antérieure de la guérilla dans l'Ain, et vite assuré de la confiance d'Helsop, fait en Haute-Savoie un prodigieux travail d'organisation : des responsables locaux sont nommés, jeunes officiers de carrière pour la plupart ; une école de cadres est créée ; six terrains de parachutage sont repérés, dont les Glières sont le plus sûr, et que les Anglais homologuent. Cette intense activité porte bientôt ses fruits : dans les derniers jours de janvier 1944, les responsables de l'Armée secrète et des maquis de Haute-Savoie sont avisés que Londres a enfin donné le feu vert et que les parachutages d'armes promis par Helsop depuis l'automne auront lieu en février.

Une conjonction d'événements

Il faut imaginer ce que signifie une telle promesse pour des officiers et des maquis dépourvus de tout. Il faut aussi rappeler que ce mois de janvier 1944 marque un tournant dans la politique anglaise d'armement de la Résistance et que, dans ce changement d'attitude, l'action des maquis des Alpes du Nord et de l'Ain a pesé d'un poids certain. En fait, la décision d'armer sur une grande échelle les maquis français est moins une affaire technique qu'un choix politique ; c'est pourquoi, à Londres, au cours des mois de décembre 1943 et janvier 1944, tous ceux, Français ou Anglais, qui croient avoir une influence sur Churchill s'efforcent de le voir et de lui en démontrer l'urgence. Enfin, le 27 janvier, a lieu, sous la présidence du Premier ministre, une réunion restreinte du cabinet de guerre britannique consacrée à l'aide à la Résistance française. À titre exceptionnel, deux Français y assistent : Emmanuel d'Astier, commissaire national à l'Intérieur, et Georges Boris, bientôt promu délégué civil du Comité d'Action en France.

" Le Premier ministre souhaite - et il croit la chose possible - voir se développer, dans la zone comprise entre le Rhône et la frontière italienne d'une part, entre le lac de Genève et la Méditerranée d'autre part, une situation comparable à celle existant en Yougoslavie ...".

" J'ai décidé de porter aide aux patriotes français ", annonce Churchill. En fait, il semble qu'il pense seulement à la Savoie. " Tout à ses opérations italiennes, rapporte d'Astier, il voulait limiter à la région savoyarde l'aide aux maquis. Il fallut le convaincre de la nécessité d'un appui massif à tout le Sud-Est, aux Cévennes et au Jura ".

" Deux fois il s'était passionné, note encore d'Astier... La première fois en évoquant le feu et la cendre dans les villages des Alpes et en prédisant l'action désespérée du maquis et des francs-tireurs sur la frontière..., la deuxième en évoquant la Yougoslavie ".

De cet enthousiasme, lié peut-être à des visées stratégiques en Europe méridionale, les chefs locaux de l'Armée secrète ne seront pas instruits. Ils vont cependant en bénéficier : les parachutages les plus massifs faits en France au cours des trois mois suivants le seront dans les Alpes du Nord. C'est ainsi que, dans les tout derniers jours de janvier 1944, commencent à se nouer les fils de ce qui sera le drame des Glières.

Mais dans cette partie compliquée, il y a bien entendu une troisième série de protagonistes, ce sont les hommes de la répression, Français de Vichy au premier plan et, derrière eux, en échelon réservé, les Allemands.

Car, à Vichy, on n'est pas resté plus indifférent qu'à Londres à la poussée de la résistance savoyarde. Le préfet d'Annecy, on l'a vu, n'a cessé de donner l'alerte ; le 4 janvier 1944, il rend compte que " les opérations en profondeur " lancées par les forces d'occupation n'ont rien donné ; il est résolu à redoubler d'efforts, mais il manque de moyens.

Qu'à cela ne tienne ! À Vichy aussi le début de 1944 marque un tournant : Laval vient d'accepter dans son gouvernement les ultras de la collaboration et d'abandonner le Secrétariat au Maintien de l'Ordre à Joseph Darnand. Puisque la Haute-Savoie, à l'exception des villes, est pratiquement en dissidence, Darnand, pour ses débuts, décide d'y frapper un grand coup : au moment exact où les responsables de l'Armée secrète de Haute-Savoie sont enfin invités à s'organiser pour accueillir les parachutages promis par Londres, des trains spéciaux de renforts de police français roulent vers Annecy et le colonel Lelong, intendant de police chargé de diriger les opérations, fait imprimer des affiches proclamant i'état de siège dans le département.

Face à cette conjonction d'événements, comment vont réagir les dirigeants locaux de l'Armée secrète ? Ils s'interrogent. L'énorme afflux de police ne va-t-il pas compromettre la réception des parachutages ? La majeure partie des armes ne risque-t-elle pas d'être récupérée par les forces de " maintien de l'ordre " ? Aussi, Romans-Petit fait demander à Londres que tous les parachutages prévus soient concentrés sur un seul terrain, excellent en raison de son étendue et difficile d'accès, donc facile à défendre, les Glières. Sans doute, l'enneigement interdit-il de s'y rendre dans un délai de quelques heures après un message de la B.B.C. annonçant un parachutage pour la même nuit ; l'évacuation et la redistribution des armes parachutées seront également difficiles. La seule solution, estime Romans-Petit, est de faire vivre les équipes de réception sur le terrain durant la lune de l'opération. Cela suppose une troupe armée assez nombreuse pour tenir le temps nécessaire aux parachutages. " J'ai désigné mon adjoint, Tom Morel, pour commander un détachement d'une centaine d'hommes avec pour mission de résider sur place afin de recevoir et d'acheminer n'importe quand, sans délai, les containers vers les unités. "

Jamais, à aucun moment, il n'a été question de constituer un réduit que l'on tiendrait durablement et jamais les états-majors de Londres ne l'ont demandé. Romans-Petit, tout comme le chef régional de l'Armée secrète, Didier Chambonnet, tout comme Helsop, est absolument étranger à une telle idée : tous sont convaincus que, dans la guerre révolutionnaire que mènent les maquisards, il n'est pas d'autre tactique que la mobilité et le harcèlement. C'est donc uniquement pour préparer et protéger la réception des parachutages que, dans l'après-midi du 30 janvier 1944, 120 hommes partent dans la neige, de Manigod, du Bouchet-en-Serraval, du Grand et du Petit-Bornand, afin d'occuper les Glières où campent déjà une vingtaine d'hommes.

" Le premier coin de France qui soit libre "

À partir de cette donnée initiale, le mois de février va apporter deux séries de faits imprévus : ceux qui se déroulent aux Glières mêmes, dans le froid, la solitude et la faim, et qui ont pour héros les maquisards ; ceux qui engagent les états-majors de la Résistance, de la France combattante et de Vichy, et dont le sens est plus résolument politique. Ainsi, dans les épopées antiques ou dans les chansons de gestes, le drame de l'engagement et du salut se joue à la fois sur deux plans différents.

Le premier fait imprévu, c'est le contrecoup local des mesures de répression policière. " On a eu peur quand il y a eu l'état de siège et on est montés. " Une part de calcul entre aussi en compte : la dispersion, qui a été imposée jusqu'alors aux maquis, n'est pas sans risques ; la neige est leur alliée, mais elle rend leur ravitaillement dans les chalets plus difficiles

surtout, elle conserve et révèle les traces qui, des villages, conduisent à leurs refuges. En se regroupant dans un site qui sera inexpugnable tant que durera l'hiver, et en y accumulant des vivres, ne seront-ils pas en position de force ?

Il y a plus. À Annecy et dans les environs, tout le monde sait bientôt que des éléments de l'Armée secrète sont montés aux Glières ; une auréole les entoure ; rapidement l'attrait de la légende et le désir d'avoir des armes agissent sur les esprits. Le groupe de Thorens monte spontanément

les F.T.P. du groupe Liberté chérie, menacés par les Allemands, montent pour avoir des armes. Des travailleurs espagnols, dont beaucoup sont bûcherons dans la région de Thorens, s'en sont enfuis à la suite d'un engagement avec les forces de l'ordre, et se cachent au Bouchet ; ils craignent d'être déportés ; à leur tour, ils montent aux Glières. Il y aura, à certains moments, jusqu'à 600 hommes; ou presque, sur le plateau.

Ils y trouvent effectivement des armes - moins qu'ils n'espéraient quatre avions anglais larguent 54 parachutes dans la nuit du 13 au 14 février. Mais le mauvais temps gêne les opérations aériennes, les parachutages massifs, ceux qui permettraient de ravitailler les sédentaires de la région, sont attendus vainement, finalement, ils sont reportés à la lune de mars.

Ainsi, par la force des choses, l'occupation des Glières se prolonge. Comment ces combattants n'auraient-ils pas cédé à la fascination des armes attendues ? Le lieutenant Tom Morel, qui commande sur le plateau et qui, deux mois plus tôt, dénonçait toute forme de " réduit alpin ", est le premier à réclamer - d'ailleurs en vain - à ses supérieurs départementaux 500 hommes de renfort, pour tenir les Glières le temps nécessaire aux nouveaux parachutages. Quand, le 7 mars, un des officiers de la gendarmerie d'Annecy, qui le connaît de longue date, vient le supplier d'évacuer le plateau, quitte à le réoccuper quelques semaines plus tard, il se montre intraitable ; avec du recul, ses raisons sont claires : la nouvelle lune commence, les parachutages massifs vont arriver.

Certains des courants d'opinion qui ont incité au regroupement vont aussi contribuer à le faire durer. Dans tout le département, l'imagination se donne libre cours ; faute d'informations sûres, mille rumeurs amplifiées circulent, remontent de temps à autre jusqu'au plateau, magnifiées de bouche à oreille, d'autant plus difficilement contrôlables que la Résistance n'a pas de chef, ni d'état-major unique, que les forces de Darnand sont là, barrant les routes, multipliant les arrestations. Sur le plateau, on éprouve la griserie de la liberté. " Nous étions des proscrits, des hors-la-loi. Brusquement, nous nous sommes sentis des hommes libres. Quand on mettait les pieds aux Glières, l'enthousiasme vous saisissait. Il y a eu là-haut naissance de quelque chose d'autre, de nouveau : une convergence de courants, un climat unificateur, le ciment d'une communauté, la découverte de l'autre, une nouvelle relation officiers-troupes... " Exaltation, merveilleux levain : " Nous sommes le premier coin de France qui soit libre ", s'est écrié le lieutenant Morel en prenant possession des Glières. Le 20 février, il réunit ses hommes autour du drapeau, volontaires de toutes tendances et de toutes croyances, et leur fait prêter le serment de " Vivre libres ou mourir ".

Morel est un magnifique entraîneur d'hommes. Il rayonne. La confiance se renforce à mesure que le temps passe. Les raids de commando qu'il lance sur les environs sont d'éclatants succès. Les officiers et sous-officiers de chasseurs alpins qui l'entourent, chefs deux fois humiliés, en juin 1940 et en novembre 1942, réunis pour accueillir les armes libératrices venues d'Angleterre, prennent conscience que leur seule présence sur ces sommets est un refus et un défi : " Nous avions mission d'affirmer que le soldat français n'était pas mort, qu'il savait se battre à tout prix ", devait écrire, à la Libération, l'un des rares officiers survivants des Glières, le lieutenant Jourdan-Joubert. Et c'est bien ce que les voix venues de l'autre côté de la Manche, les voix françaises de la radio de Londres, enseignent et répètent chaque soir aux maquisards du plateau.

La guerre des ondes

Car, tandis que les hommes de Morel bivouaquent dans la neige, une autre série d'événements se déroule au niveau des états-majors.

Au début de février 1944, Romans-Petit, accompagné du colonel Helsop, quitte la Haute-Savoie pour se consacrer à la résistance armée dans l'Ain. Il laisse l'Armée secrète de Haute-Savoie aux ordres du commandant Clair (Navand), auprès duquel Cantinier (Jean Rosenthal) exerce les fonctions de délégué de la mission militaire interalliée.

Tout va prendre une tournure différente. À côté d'un chef très connu à Annecy - trop connu même et d'autant plus menacé - Cantinier a le prestige des missi dominici venus de Londres. Evadé de France fin 1942, il a été lieutenant auprès de Leclerc en Tripolitaine, où il a été grièvement blessé et, sitôt rétabli, il s'est porté volontaire pour la Haute-Savoie qu'il connaît admirablement. Il est courageux, passionné, convaincant. C'est un croisé de la France combattante. Il a approché de Gaulle, il sait que la France se doit de contribuer, le moment venu, à sa libération " par un apport national " sur les arrières allemands. Avant son départ d'Angleterre, il a entendu parler des plans d'action - encore confus - envisagés pour la phase du débarquement, d' " abcès de fixation ", de " maquis mobilisateurs ". " Pour lui, rapporte un témoin, l'action de guérilla, de sabotage, n'était pas suffisante : il fallait fournir à Londres la preuve que la Résistance ne s'exprimait pas seulement en paroles, mais par des faits, et qu'elle représentait une force considérable avec laquelle les Allemands devaient compter. " Ainsi est-il imbu d'une certaine conception gaullienne de la guerre politique dont les objectifs sont multiples : vaincre les Allemands, bien entendu, avant tout, mais aussi convaincre les Alliés et témoigner pour la France.

C'est dans cet esprit qu'il parlera de " réduit savoyard " : sans doute en a-t-il éprouvé la fascination, comme quelques autres. Même quand l'étau se resserrera en mars 1944, il verra dans les Glières le Bir-Hakeim de la France résistante. Il faut dire qu'il attend, comme tout le monde, le débarquement pour le début du printemps. " Nous pensions tenir jusque-là, dit-il, nous ne croyions pas que les Allemands attaqueraient. "

Cantinier a des moyens d'action. D'Annecy à Lyon, il n'y a pas loin : il communique par messages avec le délégué militaire national Bourgès-Maunoury et avec la délégation du général de Gaulle en zone sud. Surtout, il dispose d'un poste émetteur et d'un radio : il peut ainsi renseigner l'état-major allié, il peut annoncer sur place les parachutages. Il peut aussi actionner la B.B.C. et il ne s'en prive pas : en effet, ce qu'il demande à ses correspondants d'outre-Manche, ce ne sont pas seulement des armes, c'est que la radio de Londres fasse connaître à la France et au monde le combat du maquis de Haute-Savoie : " Il faut donner du cœur et de la patience aux combattants qui souffrent, qui sont sans armes, sans nourriture et parfois perdent confiance ", écrira-t-il.

Pour tous ceux-ci, la B.B.C. est un formidable porte-voix. Dans les chalets savoyards et sur le plateau même des Glières, avidement, pendant les deux mois que dure l'investissement, on écoute la B.B.C., tout comme les commentaires de René Payot, diffusés par l'émetteur suisse de Sottens. Or, la B.B.C. a pour Cantinier un nom et un visage amis : il s'est lié, à Londres, avec le porte-parole de la France combattante, Maurice Schumann. Bien souvent les télégrammes qu'il envoie sont nommément destinés à Schumann. Plus souvent encore, ils glissent du strict compte rendu militaire au ton de la dépêche d'agence, voire du reportage. À l'arrivée, sitôt décodés par le B.C.R.A. et démarqués, ils sont portés au porte-parole, à Carlton Gardens, par l'intermédiaire du commissariat national à l'Intérieur. En cas d'urgence, ils lui sont téléphonés. Sans perdre un jour, Schumann les répercute sous une forme épique par le micro de la B.B.C. Le lendemain, Radio-Alger et Radio-Brazzaville, parfois Radio-France (de Moscou) feront écho à Radio-Londres.

D'autres télégrammes de France, émanant d'autres instances de la Résistance, parviennent à Londres, qui évoquent eux aussi les opérations de Haute-Savoie. Qu'ils proviennent d'Annecy ou du commandant de la région R1, des délégués militaires ou de la délégation nationale du C.F.L.N. pour la zone sud, qu'ils soient signés Mangin ou Bourges, Teitgen ou Dautry, Bingen ou Serreulles, tous témoignent du même souci de mobiliser l'opinion française, et pour cela d'utiliser la radio de Londres.

Ainsi, entre les voix du monde libre - avant tout la B.B.C. - et les émetteurs clandestins par lesquels les chefs de la Résistance communiquent avec Londres quelques dizaines de minutes par jour, en morse, la boucle des transmissions se referme. Si la France intérieure est suspendue à l'écoute de la radio française de Londres, inversement les responsables français de Londres sont suspendus - anxieusement - à l'écoute des informations qui leur parviennent de France. Le temps n'est plus, comme en 1941, où Schumann et Les Français parlent aux Français constituaient, selon certains, 95 % de la Résistance française. Désormais, la Résistance est partout en France, et c'est elle qui téléguide les émissions de la B.B.C.: comme si ses exploits et ses sacrifices n'existaient pleinement qu'à partir du moment où ils sont portés à la connaissance de tous par la voie des ondes.

Or, la requête transmise au nom des résistants savoyards est d'autant plus pressante, elle est renouvelée avec d'autant plus d'insistance qu'au moment précis où commence la bataille des Glières, un ennemi nouveau se lève contre eux, plus dangereux peut-être, mais certainement plus perfide que Darnand : par décret du 6 janvier, Laval a confié à Philippe Henriot le secrétariat d'Etat à l'Information. Vingt-cinq ans écoulés ont fait oublier ce personnage, député d'extrême-droite devenu milicien, frère de S.S., mais pamphlétaire et tribun puissant. " Une voix étonnante, grave, pleine, soignée, conduite avec un art extraordinaire, qui s'enfle et ricane dans des accès de suffisance, petit-bourgeois, un vrai talent littéraire, une mauvaise foi qui frise l'innocence, le courage de l'inconscience, le cœur simple d'un soldat de Dieu ", a écrit Maurice Martin du Gard, partagé entre l'horreur et l'admiration. " L'air inquiet et mauvais... Sa tète appelle la reproduction dans un manuel de pathologie mentale. C'est peut-être qu'il a du génie... " " Mais, c'est un fait, Henriot est écouté par tout le inonde, adversaires ou convaincus ; des familles décalent leurs heures de repas pour ne pas le manquer. Il n'y a plus personne dans la rue à l'heure où il parle. Cette faveur indique à quel point les Français aiment les joutes oratoires... ".

Philippe Henriot parle maintenant à la radio deux fois par jour, à midi quarante et à 19 h 40, sur tout le réseau des deux zones ; en l'espace de huit semaines, du 7 février au 3 avril, il prononce 80 éditoriaux radiodiffusés, soit, en tenant compte des rediffusions, un total de 95 émissions en 56 jours. Sur ce total, 24 éditoriaux sont consacrés en tout ou en partie à dénoncer les maquisards comme des terroristes apatrides et des communistes assassins. Exceptionnellement, certaines de ses émissions (celles du 15 ou du 22 mars) seront rediffusées jusqu'à trois fois : ce sont celles qui dévoilent " l'affreux guet-apens " où tombent des jeunes gens qui ont eu la faiblesse, pour fuir le S.T.O., d'aller au maquis.

L'argument de Philippe Henriot est la peur ; son but : intimider les réfractaires, empêcher la masse flottante ou passive de se dresser contre l'envahisseur, couper la Résistance du reste de la nation. Comme cet ultra de la collaboration n'a pas, vis-à-vis des maquisards, les pudeurs ou les discrétions des fonctionnaires et des journalistes de Vichy, il ne craint pas d'appeler les choses par leur nom, d'évoquer les parachutages et l'Armée secrète, de fustiger les résistants, à commencer par ceux qui, en Haute-Savoie, sont passés à l'insurrection ouverte.

Entre Français de Londres et Français de Vichy (et derrière eux, entre Anglais et Allemands), l'enjeu dépasse de loin le maintien de l'ordre à Annecy ou la survie des maquis alpins : l'enjeu manifeste, l'enjeu vraiment stratégique de ces " joutes oratoires ", c'est l'attitude qu'adoptera la masse de la nation française lors des combats de la Libération. Mais il est un autre enjeu moins apparent que perçoivent - clairement ou confusément - tous ceux qui ont été à l'école de la France libre comme ceux qui luttent dans la Résistance intérieure (car toute propagande comporte plusieurs niveaux de signification) : c'est l'image que la France de 1944 et la France d'après sa Libération auront, le droit d'avoir d'elles-mêmes.

Ainsi, par-dessus la tête des quelques centaines de maquisards retranchés sur leur plateau se déchaîne la guerre des ondes. La bataille des Glières prend dès lors une dimension sans commune mesure avec son importance militaire. Par l'action des propagandistes, mais d'abord par la volonté des combattants eux-mêmes, elle devient un symbole : elle est, à trois mois du débarquement, un épisode majeur de cette guerre dont l'histoire reste à écrire, qui a pour enjeu moins une parcelle du sol de France que l'âme même des Français.

Il est rare que l'historien dispose du récit d'un événement enregistré sur le vif par ceux qui en sont les acteurs. Les documents qu'on trouvera dans la suite de cet article sont, pour l'essentiel, inédits. Ils retracent,les faits, mais surtout ils nous montrent, les réactions des hommes qui ont agi. Ce sont des extraits des télégrammes adressés clandestinement au jour le jour à Londres par les chefs locaux et régionaux de l'Armée secrète, les plus nombreux par le délégué de la mission militaire interalliée en Haute-Savoie, Jean Rosenthal (Cantinier, Apothème). On trouvera en regard des extraits d'émissions de la radio de Londres et de la Radio-diffusion nationale et, accessoirement, des coupures de presse. Nous ne saurions mieux faire que de laisser parler les textes.

Branle-bas de combat

2-2-1944. Source 83

" Une très grosse opération de police est préparée par Darnand ; elle doit avoir lieu aux conditions ci-après :

" C'est le 3 février qu'elle doit être exécutée sous l'autorité de l'intendant de police Lelong. Les troupes doivent comprendre 12 escadrons de la garde, 5 G.M.R., sous le commandement d'un lieutenant-colonel de police en civil sous les ordres du contrôleur général Delgay, le tout commandé par le colonel Prat. Les adjoints du colonel Prat sont les colonels Bertrand et Candille. Afin de déjouer les plans de Darnand, nous vous demandons instamment de faire diffuser ces informations avant le 3 février.

Le soir même, Maurice Schumann sonne l'alarme en un éditorial dramatique dont bien des Français se souviennent encore :

" Alerte aux maquis ! Alerte à la Haute-Savoie ! Allo, alto, maquis de Haute-Savoie, S.O.S., S.O.S. L'Oberführer Joseph Darnand a décidé de déclencher demain 3 février (je répète demain 3 février) une attaque massive contre les patriotes retranchés dans les montagnes de Haute-Savoie. Le commandement de l'opération est confié à l'intendant de police Lelong. Les troupes de l'agresseur doivent comprendre 12 escadrons de la garde et escadrons des Groupes mobiles de Réserve, placés sous le commandement du colonel Prat, assisté des colonels Candille et Bertrand. Les policiers en civil associés à l'attaque seront dirigés par le contrôleur général Delgay. Même si, comme il est possible, notre avertissement bouscule les plans de l'agresseur et, retarde l'heure H, soldats sans uniforme des maquis de Haute-Savoie, il faut, que vous appliquiez, sans perdre une minute, votre dispositif de défense. À vous, et à vous seuls de juger où et quand vous devez fuir grâce à la double complicité des habitants et de la nature. Il est un seul parti que - nous le savons - vous ne prendrez jamais, celui de vous rendre !

" ... Intendant de police Lelong, colonel Prat, colonel Candille, colonel Bertrand, contrôleur général Delgay, vous êtes désormais les otages de la France ! Chaque goutte de sang qui demain, peut-être par votre faute, coulera dans les ravins et les gorges de notre Haute-Savoie, retombera sur vos têtes...

" ... Mais vous, soldats de la Garde mobile, vous, soldats des Groupes mobiles de Réserve et vous aussi policiers... allez-vous donc tuer, blesser d'autres soldats réguliers et volontaires de l'armée française sur l'ordre d'un soldat régulier et volontaire de l'armée allemande ?

" ... Ou vous laisserez tomber vos armes, ou vous les retournerez contre l'ennemi commun...

" ... Mais attention ! Si, au lieu de franchir le fossé de l'honneur, vous le remplissiez de sang français, alors demain il serait trop tard pour demander à cette France qui, au fond, vous aussi, vous tenaille, si, vous aussi, elle ne vous a pas reniés. "

Ainsi, dès les premières heures de l'installation aux Glières (dont on ne parle pas encore) " l'affaire de Haute-Savoie " connaît, grâce à la radio alliée, un vaste retentissement. Mais, deux jours plus tard, les Français de Londres sont placés devant une responsabilité autrement grave : il leur faut, pour la première fois depuis quatre ans, donner ouvertement des consignes précises d'action subversive. En effet, le 5 février, les services londoniens prennent connaissance d'un nouveau télégramme de France qui risque d'être lourd de conséquences, et qui va être l'occasion d'un incident singulier. Ce télégramme a pour expéditeur le lieutenant-colonel Gaillard, le propre adjoint du délégué militaire national Bourgès-Maunoury, et ce dernier ne l'a pas ignoré. Est-il le produit d'une initiative personnelle ? On a peine à le croire. Reflète-t-il par personne interposée une inspiration communiste ? Rien n'est moins sûr. Il traduit en tout cas l'influence de certains activistes de la Résistance. Fait curieux, aucun des responsables régionaux ou départementaux de l'Armée secrète n'en a été informé. Que dit-il ?

Haute-Savoie, 4-2-1944. De Triangle.

" Je vous demande de faire préciser d'urgence dans toutes les émissions que tous les sédentaires armés doivent se rendre aux maquis, que tous les ouvriers doivent cesser de travailler pendant les opérations et se livrer partout au sabotage des voies ferrées, des routes et des usines... "

Le B.C.R.A., le Commissariat à l'Intérieur, la direction anglaise de la Guerre politique (P.W.E.) transmettent sans objection, ou laissent passer. Et, le 6 février, dès 6 h 30 du matin, la B.B.0 diffuse à l'adresse des forces patriotes de Haute-Savoie un appel dramatique à l'action, enregistré par Maurice Schumann.

" Allo, allo, S.O.S., S.O.S. Savoyards, Savoyards, le maquis de Haute-Savoie, le front français dont les soldats sans uniforme sont prêts à combattre pour vous et à mourir au milieu de vous, vous lancent un appel à l'aide et à la solidarité qui peut et doit faire reculer l'agresseur.

"C'est du maquis lui-même que viennent de nous arriver ces adjurations.

" 1) Sédentaires armés, rejoignez d'urgence les maquis de Haute-Savoie. Sédentaires armés, joignez-vous d'urgence aux maquis.

" 2) Ouvriers de Haute-Savoie, chaque fois que votre activité peut, directement ou indirectement, seconder les opérations qui sont ou qui seront engagées contre les maquis, cessez le travail, déclenchez dans ce cas la grève de solidarité avec vos frères assaillis.

" 3) Patriotes savoyards, n'hésitez pas à procéder, chaque fois que vous le pourrez et sans vous exposer à des risques inutiles, mais sans reculer devant les risques utiles, au sabotage des voies ferrées, des routes et des usines dont le fonctionnement favoriserait le travail des agresseurs.

" 4) Enfin, notez scrupuleusement les noms et le signalement des miliciens chargés d'encadrer et de guider la police. Chacun de ces misérables doit savoir qu'il est l'otage de la France.

" Encore une fois, ces quatre consignes viennent des chefs responsables du maquis de Haute-Savoie eux-mêmes. Nous n'y ajouterons qu'un mot : Toutes nos pensées, toutes nos prières et aussi tous nos efforts (je répète : tous nos efforts) sont tendus vers le front de Haute-Savoie, ses soldats, ses martyrs, ses héros. La solidarité nationale peut et doit faire reculer l'agresseur. "

Ce texte est sans précédent : il annonce une époque nouvelle de la guerre radiophonique, celle qui aboutira, mais seulement six mois plus tard, à " l'insurrection nationale ". L'appel est répété à l'émission de midi, amplifié le soir par le porte-parole, renouvelé le lendemain à l'émission de midi, repris par Radio-Alger.

Cependant, le 6 février au soir, plusieurs Français des services d'action et de propagande politique en France de Duke Street et de Hill Street, entendent Schumann ; son message, dont ils connaissaient la teneur mais que l'éloquence rend plus dramatique, les plonge dans la perplexité ; il signifie l'entrée en lutte ouverte de toutes les forces patriotes, en réplique à l'entreprise de répression - et de guerre civile - de Vichy ; les Alliés sont-ils en mesure d'alimenter et de soutenir une telle action ? À la même heure, les responsables des services secrets anglais sont déjà résolus à dire non à tout ce qui peut déboucher sur un soulèvement national ou même régional prématuré en France. Par acquit de conscience, il leur faut une contre-épreuve : deux officiers français de marque viennent d'arriver clandestinement de France et sont sous contrôle anglais au centre d'accueil de Patriotic School. Ils s'appellent Valette d'Osia et Ely. En pleine nuit, un agent de S.O.E. les tire de leur sommeil ; il leur fait lire le texte que la B.B.C. a diffusé toute la journée et leur demande s'ils sont d'accord. Valette d'Osia bondit : " Ce message qui ordonnait la mobilisation générale en Haute-Savoie alors que le débarquement devait se faire attendre encore des mois, allait mettre le département à feu et à sang. " " Nous pensions bien que vous réagiriez ainsi ", lui répond-on.

Le lendemain 7 février au soir, le porte-parole de la France combattante " en plein accord avec les autorités alliées " (et cette précision est d'une solennité inhabituelle) renverse les consignes qu'il a transmises aux maquis de Haute-Savoie. La volte-face est si brusque qu'il a dû refaire in extremis son éditorial déjà polycopié :

" Le but des Allemands est de vous accrocher pour vous détruire. La riposte consiste à savoir vous décrocher, à savoir vous disperser pour vous reformer ensuite en vue de harceler l'ennemi à bon escient et au moment venu.

" ... Il est trop clair que l'ennemi calcule ses provocations pour forcer l'ensemble des patriotes à se découvrir avant l'heure H...

" Laisser l'ennemi vider la France de sa jeunesse et de sa substance serait un crime.

" Harceler l'ennemi en attendant de se mesurer ouvertement avec lui, saboter tantôt par la grève, tantôt par la grève perlée, tantôt par la lenteur voulue, tantôt par l'action directe, la machine de guerre ennemie en attendant de l'attaquer à visage découvert, c'est à la fois la seule et la meilleure façon de saper l'Allemagne affaiblie et l'autre France apeurée...

" La France d'aujourd'hui aura toujours trop de martyrs. La France de demain n'aura jamais trop de soldats. "

Ce revirement ne passe pas inaperçu en France : " Entre le ton de l'appel d'hier et celui des conseils d'aujourd'hui, il y a plus qu'une nuance ", note cet auditeur attentif qu'est Pierre Limagne. Il s'agit bel et bien d'un coup d'arrêt. C'est l'unique cas en un an - depuis la constitution du C.N.R. et jusqu'au débarquement de Normandie - où une prise de position importante d'autorités responsables de la Résistance n'est pas entérinée par la propagande radiophonique de Londres. Les Anglais confirment le coup d'arrêt en adressant à la B.B.C. la consigne impérative que voici, transparente dans son laconisme : " À propos des événements de Haute-Savoie, qui retiennent toute notre attention, ne pas donner à croire que le débarquement est imminent. " Et ils renouvellent l'interdiction permanente, imposée par eux depuis avril 1943, d'employer sur les ondes les expressions "insurrection nationale" ou "soulèvement national ".

Solidarité de la Résistance : oui. Insurrection régionale : non

Quoi qu'il en soit, dès la deuxième semaine de février, la bataille de Haute-Savoie prend une portée nationale, au point qu'elle éclipse les opérations en cours dans le département de l'Ain occupé par Ci 000 Allemands. Toutes les autorités de la Résistance se préoccupent de soutenir les insurgés savoyards menacés. Et toutes font appel aux radios libres.

Le 8 février, le délégué militaire national revient à la charge pour obtenir de l'aide, mais cette fois avec des clauses de prudence. Le 9, il transmet, en les appuyant, les consignes d'action de masse lancées par le Conseil de Libération du Rhône.

9-2-1944. De Polygone.

Urgent pour Schumann, Comité et C.F.L.N.: " Je vous donne ci-dessous un message que les postes de Londres et Alger doivent émettre à partir du 15 courant dans le but de déclencher une action de masse en faveur des réfractaires de la région R1 :

" Citoyens et citoyennes des dix départements de la région de Lyon, Ain, Rhône, Loire, Jura, Ardèche, Isère, Savoie, Haute-Savoie, Drôme, Saône-et-Loire, nos gars du maquis sont en première ligne. Lancée par Vichy, une cabale d'assassins nommée Milice, alliée aux Allemands, va chercher à les forcer dans leurs camps.

" Le massacre des meilleurs de nos jeunes, de ceux qui ont préféré la liberté et le combat à la servitude, se prépare sous le joug d'un gouvernement, de trahison. Il faut les aider.

Le Comité de la libération de la région de Lyon et du département du Rhône vous appelle à l'action.

" Ouvriers, techniciens, industriels, vous avez en main la plus efficace des armes : celle qui a ailleurs fait reculer l'ennemi et ses domestiques, la grève. Cessez le travail dans vos usines selon les mots d'ordre précis qui vous seront donnés par vos organisations syndicales et par celles de la Résistance. Fonctionnaires, paysans, commerçants, intellectuels, soutenez de tous vos moyens l'action ouvrière. En avant tous contre l'ennemi commun.

" Les Comités de libération du département aux Comités de résistance des diverses localités : groupez vos militants pour la lutte. "

Cette proclamation vigoureuse recouvre deux mots d'ordre limités et précis : solidarité ouvrière et grèves locales soigneusement contrôlées. Londres y adhère sans hésitation : la B.B.C. en diffusera plusieurs fois le texte dans la journée du 15 février.

Il n'en va pas de même de l'appel plus explosif de la C.G.T. dont le délégué du C.F.L.N. Jacques Bingen (Cléante) demande avec insistance la diffusion, en invoquant l'autorité du Conseil de la Résistance :

8-2-1944. SUDSEC de Cléante.
Télégramme adressé à d'Astier, Guigui, Boris et postes de radio :

" Je vous donne ci-dessous, pour diffusion, le texte d'un appel que le bureau confédéral de la C.G.T. a voté à l'unanimité :

" a) Le bureau confédéral a pris connaissance de l'opération de police de la milice et de la Wehrmacht commencée en Savoie contre les réfractaires depuis le 3 février.

" b) Il adresse un appel au C.F.L.N. pour le soutien des réfractaires par des parachutages d'armes, des attaques par avion et l'envoi de troupes parachutistes. Il demande la distribution immédiate des armes stockées.

" c) Demande aux travailleurs des syndicats de toutes unions et régions intéressées de coordonner leur action efficace avec l'ensemble de la population et des organisations de Résistance.

" d) Demande au Conseil de la Résistance et au C.F.L.N. de lancer un appel à tous les Français, notamment à tous les groupes armés et à tous les ouvriers, en vue d'organiser des actions immédiates pour soulager et soutenir les réfractaires attaqués.

" e) Propose accord unanime (indéchiffrable) Conseil de la Résistance avec la C.F.T.C. pour l'envoi d'un appel commun invitant tous les ouvriers à des actes de sabotage, à faire grève et à déclencher des manifestations.

" f) À la fréquence de chaque coup de force s'opposent la solidarité agissante de tout un peuple, la grève générale dans la région, l'intensification de la lutte armée, bref une contre-offensive puissante contre les agresseurs ennemis de la patrie.

" J'ai l'accord du bureau de la Résistance qui me charge de vous demander de faire radiodiffuser cet appel en signalant qu'il est appuyé par le Conseil de la Résistance. "

Bingen n'est pas suspect d' " aventurisme ". Neveu de Citroën, c'est un Français libre ; il a passé trois ans de guerre à Londres ; il connaît bien la B.B.C. et ceux qui l'actionnent ; il a siégé au Comité de propagande de Hill Street. Mais il n'emporte pas pour autant l'adhésion des responsables français et anglais : l'appel de la C.G.T., malgré l'approbation du C.N.R., des Mouvements unis de Résistance et du Front national, ne sera pas diffusé par la radio de Londres. C'est la confirmation du coup d'arrêt donné le 7 février : à aucun prix on n'encouragera la généralisation incontrôlée d'une résistance ouverte pouvant conduire au soulèvement de toute la région Rhône-Alpes. Bingen protestera en vain, avec une véhémence sans précédent. Incidemment, une question de principe est aussi en jeu : à quatre mois du débarquement, on tient, à Londres, à rester maître de la stratégie.

Vivre libres ou mourir...

Mais revenons aux maquis. L'appui de la B.B.C. est si vital, le prestige du porte-parole de la France combattante si grand qu'un nombre croissant de télégrammes de Savoie lui sont adressés nommément.

10-2-1944. Apothème à Schumann.

" Les Allemands occupent la Haute-Savoie d'une façon spectaculaire ; la population en est excédée. Il y a 10 barrages composés chacun de 10 à 20 hommes sur 40 km. de route. Dans les artères principales, à Annecy, des murs de ciment de 1,20 m de hauteur sont montés. Il n'est plus possible de s'en tirer en exhibant une seule pièce d'identité. Les miliciens procèdent à des arrestations dans le sein de la gendarmerie et de la police. Des forces de milice venant du Midi et montrant peu d'ardeur pour monter cernent le gros des maquis. La neige tombe en quantité énorme. Nos hommes tiendront le coup pour peu qu'ils soient bien ravitaillés par le ciel. Je suis absolument opposé à un bombardement de la Haute-Savoie. L'aide à envisager doit avoir lieu sous la forme de largages massifs. "

De même, au début de mars, c'est encore à Schumann qu'est adressé ce message confiant - trop confiant...

2-3-1944. Télégramme adressé du réduit savoyard par Cantinier à Schumann et état-major de Londres.

" Nous sommes décidés à occuper le plateau qui est imprenable et d'avoir pour devise : " Vivre libres ou mourir. "

" Nous jetons un défi aux Darnand, Lelong, Calvey, Raccouillard, Battestini.

" C'est de pied ferme que nous attendons les policiers et les miliciens, ces mercenaires de l'ennemi, recrutés dans les prisons. Malheureusement, ils n'ont pas le courage de monter.

" Nous espérons qu'ils seront promptement relevés et que nous pourrons ainsi rencontrer enfin le Boche.

" Nous vous remercions pour votre premier parachutage et, chaque nuit, nous attendons le suivant.

" Nous pouvons tenir, il nous faut des vêtements, des vivres, des munitions et encore quelques armes.

" Nous vous demandons de nous aider et de dire aux Alliés de la France que nous sommes fiers de pouvoir nous battre, de pouvoir incarner la Résistance ; que nous sommes heureux d'être le symbole du pays qui refuse de se soumettre.

" Nous sommes à l'avant-garde du combat qui bientôt nous rendra nos libertés. Ne nous abandonnez pas.

" La section Leclerc demande la devise du général.

" Nous vous prions d'essayer de parler prochainement à nos maquis et, en particulier aux (indéchiffrable).

Les opérations durent maintenant depuis un mois. Manifestement, la Haute-Savoie est en train de devenir, comme Churchill l'avait imaginé, une seconde Yougoslavie. Du côté des forces de l'ordre, le colonel Lelong fait lui aussi son bilan : " La fameuse Armée secrète est rassemblée sur un plateau dont nous contrôlons aujourd'hui l'accès ", annonce-t-il. Niais, à défaut de victoire, il ne peut offrir à la curiosité des journalistes qu'une fosse où ont été retrouvés les corps de huit policiers exécutés par un groupe incontrôlé. Ce qui permet à Henriot et à toute la presse, faute de mieux, de dénoncer " le Katyn français ", tandis que Schumann, inlassablement, glorifie l'esprit de sacrifice et l'héroïsme des résistants.

Tom

En fait, durant le premier mois, les forces de maintien de l'ordre, milice mise à part, ont mené campagne sans conviction. Au début de mars, les combattants des Glières passent à l'offensive. Dans la nuit du 9 au 10, sous la conduite de leur chef, le lieutenant Morel, dit Tom, ils attaquent par surprise le Q.G. des" forces de l'ordre" à Entremont et s'en emparent. Mais leur succès est chèrement payé.

13-3-1944. Pour Schumann de la part d'Apothème. Voici la teneur de la lettre que le colonel Lelong a reçue ce matin :

" Ce matin, un de mes officiers, le lieutenant Tom, a été assassiné par votre représentant à Entremont, en l'honneur de qui il avait cru pouvoir se fier. Cet individu a payé son crime de sa vie, mais les choses ne sauraient en rester là... Vous n'ignorez pas qu'un certain nombre de G.M.R. sont actuellement mes prisonniers ; leur vie est entre vos mains. Je n'hésiterai pas à donner l'ordre de les exécuter, comme vous avez fait déjà exécuter tant des nôtres, si votre attitude à notre égard ne change pas du tout au tout. "

15-3-1944. De Polygone.

" ... La propagande faite par la B.B.C. est insuffisante. Il faudrait qu'un chef militaire vienne au micro pour évoquer la mort édifiante du lieutenant Tom aux Glières, du lieutenant Simon à Annecy et du lieutenant Brun au Creusot. Il doit montrer que ces hommes ne sont pas des chefs de bandes, mais des chefs militaires prestigieux. Schumann peut affirmer qu'à la plus grande satisfaction des Allemands, les Français se battent entre eux. Il y a maintenant deux groupes distincts : d'une part la population civile et les maquis, d'autre part les chefs G.M.R. et les miliciens. Il faut répéter aux troupes G.M.R. qui hésitent encore, l'ordre de refuser de se battre ou de prendre le maquis. Le plateau est très fortement armé et peut recevoir tous les effectifs que vos opérations peuvent nous faire parvenir. "

16-3-1944. D'Apothème.

" Le chef dont on vous a annoncé la mort est le lieutenant Morel, appartenant au 27e bataillon de chasseurs et dont le nom de guerre était Tom.

" En fait de communiste, c'était un ancien membre de la Légion, décoré de la Légion d'honneur sur le front. Honteux de ce crime, les miliciens prétendent que ce sont ses propres hommes qui ont assassiné Tom. C'est là un nouveau mensonge que je vous demande de démentir catégoriquement à la radio... Je vous demanderai probablement l'aide de la R.A.F. pour des bombardements si la concentration autour des Glières se poursuit... "

À Londres, le Service du Chiffre est submergé et c'est seulement le 21 mars que le porte-parole de la France libre prononce à la B.B.C. l'éloge funèbre de Tom ; il reprend mot pour mot les termes des messages reçus de France :

" Il s'appelait le lieutenant Tom. Il était officier d'active, ancien instructeur à Saint-Cyr. Magnifique entraîneur d'hommes, il avait été pendant la bataille de France décoré de la Légion d'honneur sur le champ de bataille. Comme ses camarades, les lieutenants Brun et Iborre, comme le chef de groupe franc Simon, dont la figure est déjà légendaire dans toute la Savoie et jusqu'en Suisse, moins de deux mois après sa mort, le lieutenant Tom vient d'être tué... Tué par qui ? Tué comment ? On a presque peur de le dire... G.M.R. de Savoie, G.M.R. de partout, dites-vous bien que le crime du 13 mars, venant après tant d'autres, hélas ! risque de faire peser sur vous une suspicion dont vous ne pouvez vous laver qu'en accomplissant, à votre tour, le grand devoir de désobéissance envers l'ennemi et ses Waffen S.S. de Vichy. G.M.R., pensez-y et pensez à Pucheu ! La France est magnanime. Mais elle n'entendra point l'excuse de ses fils renégats qui, sur son propre sol, auront contre Elle porté les armes, et, chez Elle, assuré la relève de l'ennemi. "

Une semaine d'hésitations

Les chefs de la Résistance savent ce qu'ils font en réclamant une offensive ininterrompue de propagande : le bombardement psychologique ne peut pas ne pas ébranler des assaillants qui ont mauvaise conscience. À la mi-mars, le commandement du " maintien de l'ordre " a dû retirer les gendarmes et les gardes, trop peu sûrs, et dont certains ravitaillaient et renseignaient le maquis. Si disciplinés que soient les G.M.R., il faut que leur combativité soit bien émoussée pour que 60 d'entre eux, dont deux officiers, se soient laissés capturer et aient suivi les maquisards aux Glières.

À tous les échelons de la hiérarchie policière, on répugne à l'affrontement avec cette Armée secrète, dont les cadres de carrière se réclament ouvertement de la patrie et de l'honneur militaire. " Ces officiers sont très bien, c'est dommage qu'ils ne soient pas de notre bord ", laisse échapper le colonel Lelong. Et, troublé à son tour, il semble bien qu'il demande, le 13 mars, à Vichy de le relever de ses fonctions. On le soumet au contrôle du milicien Knipping, l'adjoint de Darnand.

Mais même les miliciens, seuls pourtant à opérer avec vigueur, ont parfois des doutes : " J'ai accepté, racontera Knipping, une entrevue avec un officier de l'Armée secrète de Haute-Savoie. L'officier me déclara :

" Mais pourquoi voulez-vous nous attaquer. Nous n'en voulons qu'aux

" Allemands pour les chasser de France. Nous ne sommes pas rassemblés

" pour nous battre contre la police ou la milice. Laissez les Allemands

" nous attaquer : nous ne demandons qu'à leur infliger une sévère correction et, un jour, nous serons assez forts pour entreprendre la lutte contre eux.

" Et alors, ajouta Knipping, cet argument me frappa si profondément que je donnai l'ordre de suspendre l'attaque contre le plateau des Glières, jusqu'à ce que j'en aie référé à Darnand. "

La crise au sein des forces de l'ordre et de la milice est si patente que les journaux de Genève et de Lausanne, constamment à l'écoute des événements de Savoie, en font publiquement état. Elle est si aiguë que Darnand est contraint de venir précipitamment à Annecy, le 18 mars, pour redresser la situation.

Une avalanche d'armes

Mais si les " forces de l'ordre ", tenues en échec, sont profondément troublées, les responsables de l'Armée secrète, malgré leurs succès, ne le sont pas moins. Dans la nuit du 4 au 5 mars, une vingtaine de containers ont été largués sur les Glières. Dans la nuit du 10 au 11, a lieu le parachutage massif que les résistants avaient tant souhaité. Il dépasse leur attente : non plus des mitraillettes, mais des fusils, de quoi armer peut-être 5.000 hommes, plus de 120 fusils-mitrailleurs. Abondance difficilement explicable et plus difficilement exploitable, alors que toute la région est bouclée ; abondance trop voyante puisque 15 containers tombés sur la gare d'Annecy et 11 dans la vallée de l'Arly sont récupérés par la police ou les Allemands. Dès le lendemain, ceux-ci envoient un avion survoler le plateau et repérer les parachutes dispersés dans la neige. Cependant, les Anglais annoncent à Cantinier, pour les prochains jours, une nouvelle opération sur les Glières, menée par 20 bombardiers !

Or, quand cette manne tombe sur les Glières, la troupe se trouve brusquement privée de son chef, le lieutenant Morel, tué quelques heures plus tôt à Entremont. Quel parti prendre ? À Annecy, les responsables sont partagés. Il faut évacuer le plateau, affirme le chef départemental de l'Armée secrète, le commandant Clair. Mais, au nom de la mission interalliée, Cantinier demande à consulter Londres. S'accroche-t-il à l'idée d'un " réduit savoyard ", capable de tenir encore longtemps, face à une police qui répugne à se battre ? Espère-t-il une descente de para-troupes alliées, comme certains l'ont compris autour de lui et comme le délégué militaire national Bourgès-Maunoury en a adressé à demi mots la suggestion à Londres ? Cède-t-il au mirage de la propagande que lui-même a suscitée, et y voit-il une promesse d'appui militaire intense ? Pourtant, à Londres, les responsables, tant civils que militaires, se veulent prudents : les consignes radiophoniques aux maquis définies par le comité français de Propagande le 9 mars, approuvées par S.O.E., et appliquées aussitôt, se ramènent à deux mots : " décrochage et mobilité ". Mais ont-elles été comprises ?

Il est difficile d'apprécier ce qui, entre le 13 et le 18 mars, va faire pencher la balance dans un sens plutôt que dans l'autre. Sans doute, bien des illusions mutuelles ont-elles pesé d'un poids impondérable.

Entre les Glières, Annecy et Londres, on dirait que chacun surestime la capacité d'action des autres. Tout se passe dans l'immédiat comme si les maquisards des Glières, après avoir mérité une profusion d'armes grâce à six semaines de siège et aux rapports publicitaires destinés à la B.B.C., se trouvaient dans une certaine mesure prisonniers de ces armes. Et tout va se passer ensuite comme si, ayant été les héros non seulement d'une aventure vécue, mais aussi d'un mythe, développé jour après jour par la radio de Londres, il ne leur restait qu'à s'en montrer dignes. À la mi-mars, l'affaire des Glières pouvait encore tourner autrement ; par point d'honneur et pour répondre à ce qu'ils croient que la France combattante et la nation attendent d'eux, les acteurs choisissent, au moment décisif, de jouer le jeu jusqu'à ses dernières conséquences.

Cantinier s'est d'abord proposé pour aller remplacer le lieutenant Tom More1. Mais le 18 mars, le capitaine Anjot, dit Bayard, exige de monter prendre le commandement des Glières. I1 revêt sa vareuse d'officier de chasseurs alpins, traverse les barrages, gagne le plateau où la troupe lui présente les armes. " C'était, rapporte le général Valette d'Osia, un soldat intelligent, froid, très cultivé. Ancien instructeur à Saint-Cyr, il connaissait parfaitement son métier. Il savait - et il l'a dit - que, militairement parlant, l'acceptation du combat était une hérésie et qu'il ne redescendrait pas vivant. Mais il avait compris - et il l'a dit - que, psychologiquement parlant, le décrochage encore possible à sa prise de commandement serait une erreur. C'est en toute connaissance de cause qu'il a voulu son sacrifice... "

La fin...

Que s'est-il alors passé ? Dès le début des opérations, nous le savons par les archives de la Gestapo d'Annecy, " toute l'aide possible et imaginable avait été promise à Darnand pour sa première grande entreprise en Haute-Savoie ". Fin janvier, Darnand et Oberg étaient, semble-t-il, tombés d'accord pour que l'opération soit terminée le 10 mars, faute de quoi les forces allemandes interviendraient. À partir du 12 mars, leur aviation bombarde les positions des Glières ; à partir du 20, le général allemand Pflaum dresse les plans d'intervention.

Brusquement, la situation des maquis s'aggrave. Le 23 mars, la délégation de la France combattante en Suisse tente d'alerter Londres :

" Trois bataillons d'infanterie allemande et deux bataillons de Schutzpolizei accompagnés d'artillerie viennent d'arriver en Haute-Savoie. 4.000 G.M.R., miliciens et hommes de la Gestapo les appuient.. " La délégation demande le bombardement des concentrations allemandes et l'envoi de paratroupes en renfort :

" Aux dires de Cantinier, ajoute-t-elle, un assaut des Glières va avoir lieu à tout instant. Mais, bien que ses hommes soient décidés à se faire tuer jusqu'au dernier, il est impossible de défendre le plateau efficacement sans ce secours immédiat que la propagande radiophonique donne toute raison d'espérer. "

Ce télégramme ne parviendra à ses destinataires que début avril. En vain Cantinier insiste pour que la R.A.F. intervienne. Dautry télégraphie dans le même sens : " Échec Haute-Savoie aurait répercussion extrême gravité sur ensemble Résistance. " L'état-major britannique juge l'opération trop risquée. Le dimanche 26 mars, après un violent bombardement d'aviation et d'artillerie, les troupes d'assaut allemandes percent les défenses des Glières et prennent pied sur le plateau. Le capitaine Anjot, la nuit tombée, donne l'ordre de décrochage et de dispersion. Le lendemain, le plateau est occupé. C'est, par les clameurs de victoire de Radio-Paris qu'on apprend la nouvelle à Londres, le 29. Henriot s'est précipité sur place pour rejoindre Darnand et sitôt débarqué à Thorens, il parle à l'émission de midi :

" Tout cela est fini. L'Armée secrète a fui. Les officiers qui commandaient ont fui... La légende est morte. Les camions n'emportent vers les prisons qu'un ramassis de déserteurs, de gamins.

" La population... contemple avec mépris ces fameux combattants de la Résistance qui n'ont pas résisté... Plusieurs d'entre eux eussent peut-être été braves devant le péril. Mais leurs chefs ne leur ont donné que l'exemple de la lâcheté... Bayard ne s'est pas battu.

Car il ne suffit pas à Henriot de dénoncer la " terreur rouge " : puisqu'on a dû admettre que l'Armée secrète existe, il faut lui arracher le masque de l'héroïsme, il faut la rendre abjecte. Il renchérit, dans son éditorial du 29 au soir:

" Il faut voir leur regard, quand l'interrogatoire terminé, un interrogatoire désarmant en vérité, ils demandent d'une voix suppliante et tremblante : " Mais vous n'allez pas me fusiller au moins.

" Quand je les regardais et que je les entendais, je souffrais. J'ai vraiment souhaité entendre un cri de fierté, un cri de défi. J'aurais voulu trouver des hommes. J'ai trouvé des loques... Dans ces regards craintifs et hagards, une lueur s'allumait seulement quand on leur parlait de ces chefs... " Ils nous ont laissé tomber dès qu'ils ont compris que nous étions " attaqués. " Et la rage au cœur, je pensais que, parmi ces chefs-là, il y en avait qui avaient déjà donné le même spectacle en 1940. On pensait qu'ils auraient cherché une occasion de se racheter. Même pas...

Il faut lire les comptes rendus de la Gestapo d'Annecy pour comprendre que cette hargne à l'égard des chefs de l'Armée secrète cache aussi du dépit. Car en lançant l'ordre de décrochage le 26 au soir, après une journée de combat, le commandement des Glières a pris les assaillants de vitesse : l'assaut général n'était prévu que pour le lendemain et les Allemands en attendaient l'extermination ou la capture de tout l'effectif encerclé. La version insultante des faits présentée par Henriot est celle que Vichy va donner consigne à toute la presse - non sales hésitations et contrordres - de développer " sur deux colonnes, en tête de colonne et en tête de la rubrique sur la répression du terrorisme ".

Mais comme on ne peut nier qu'il y ait eu malgré tout, aux Glières, une vraie bataille qui a coûté à la Résistance de nombreux morts, comme on ne tient pas d'autre part à se targuer du sang des réfractaires et encore moins d'officiers de l'armée de l'Armistice, la consigne veut que ces Morts soient presque tous des Espagnols des brigades internationales et qu'aux Glières " 110 F.T.P. soient devenus les chefs commandant aux 300 membres de l'A.S. ". C'est seulement après dix jours que Henriot, révélera un lambeau de vérité en dénonçant " le Saint-Cyrien félon, l'ex-lieutenant Morel ".

La presse de Paris raffine de bassesse sous la signature de Beauplan et plus encore de Guy Crouzet :

" Nous n'insulterons pas au courage des 60 anarchistes, des 60 communistes espagnols, en tout 120 membres des brigades internationales, qui sont morts en défendant le plateau des Glières.

" Mais que le bastion principal de la Résistance en Haute-Savoie ait été défendu par des étrangers et, semble-t-il, n'ait été sérieusement défendu que par eux, prouve assez que... c'est une cause étrangère qui a armé et qui arme encore le terrorisme.

" Les maquisards français se sont rendus en masse ou se sont enfuis. L'essentiel est qu'on leur fasse comprendre de quel piège ils ont été victimes. Reste le cas des chefs (et pour le scandale de l'Eglise de France, des six aumôniers) qui se sont lâchement enfuis de la région cernée par les forces de l'ordre, abandonnant leurs troupes à une déconfiture certaine... Le courage de ces officiers de la Résistance semble bien être de la même farine que celui du général Nobile " (Nouveaux Temps, 31 mars).

Et tandis qu'à Thorens et à Annecy les cours martiales fonctionnent à tour de bras, que les miliciens torturent à mort les jeunes officiers du

27e B.C.A. faits prisonniers, les journaux, appliquant les consignes, accumulent pendant huit jours les arguments les plus propres à décourager les réfractaires et à noircir la Résistance. Titres du Matin : " La dictature féroce " (29 mars). " On me demandait de tuer, je tuais, avoue le sinistre bourreau du maquis " (1-2 avril) ; " L'école de la guerre civile " (éditorial de Robert de Beauplan, 1-2 avril) ; " En loques, sales, mal nourris, indisciplinés, cruels, tels étaient les maquisards qui durent se rendre en Haute-Savoie aux forces de l'ordre ". Sous-titres : " Des loques et des poux ! " " Travaux forcés " (7 avril). " Les maquisards, leurs chefs partis, n'avaient qu'une hâte, se rendre ! " (8 avril). En tout cela, pas un mot, pas une allusion à l'intervention en force de la Wehrmacht. Les journalistes les plus avertis de la zone sud subodorent tout juste, le 5 avril, la contribution de l'aviation et de l'artillerie allemandes.

Rendre justice aux héros

Les Glières ont succombé le lundi 27 mars. Les renseignements reçus à Londres sont d'abord si imprécis que, le vendredi soir 31, Schumann ne peut mieux faire que mettre une fois de plus en garde les G.M.R. et célébrer les officiers tombés au champ d'honneur, Morel et le légendaire lieutenant Simon, dont l'exemple et dont l'âme " ne furent jamais si redoutables, ni si vivants ". Enfin, un télégramme d'Annecy du 2 avril, décrypté seulement le 6, apporte des précisions :

Pour Schumann, d'Apothème

" Je vous demande de réfuter les mensonges d'Henriot. Les miliciens se sont bornés à jouer le rôle d'indicateurs. Nos 500 gars avaient sur les bras : 5 bataillons d'infanterie alpine, 2 S.S., un groupe d'artillerie de montagne, 2 groupes d'artillerie lourde, 10 A.M., de la D.C.A., de la D.C.B., une nombreuse aviation. Le plateau a cédé après un bombardement par l'artillerie et l'aviation qui a duré dix jours. Les officiers et les hommes, après onze jours de combat, ont reçu l'ordre de se replier. Pour se porter au secours de ses camarades du plateau, le lieutenant Jérôme a tenté de forcer le barrage. Il a été tué avec 8 de ses hommes. Après cinq jours de combat, les Allemands ont blessé le lieutenant Bara et l'ont fait prisonnier avec de nombreux jeunes gens. Dans la zone interdite, la milice pille et brûle les fermes et la chasse à l'homme continue. "

Maintenant, les voix du monde libre peuvent s'élever. Il suffit de comparer l'émission de Schumann du 6 avril et le télégramme ci-dessus

pour apprécier à quel point le porte-parole de la France combattante est devenu le porte-parole de la Résistance :

" Les opérations engagées contre les maquis, ont répété jour après jour les Waffen S.S. de Vichy, sont exclusivement confiées aux Forces françaises du Maintien de l'Ordre nouveau.... Aux forces françaises ? Réponse : pour réduire les 500 défenseurs du plateau des Glières, qui, eux et eux seuls, appartenaient bien aux forces françaises, les Allemands, je répète, les Allemands, ont engagé les effectifs suivants. Héros des Glières, quelle est votre plus belle victoire ? D'avoir forcé l'assaillant à découvrir son vrai visage, celui de l'Allemand... Pour tout dire, d'avoir déjà ramené Bir-Hakeim en France. "

Jour après jour, les nouvelles affluent à Londres, trop souvent retardées par les délais de décodage. Les délégués militaires, les chefs de réseaux de renseignements, les responsables de la Résistance civile télégraphient, informent, supplient de dénoncer l'hypocrisie de Vichy :

1-4-1944. De Polygone.

" La fonte des neiges a favorisé l'attaque. Les Allemands ont accepté que la milice leur fournisse des indicateurs, mais lui ont refusé avec mépris de prendre part aux opérations. Elle voudrait cependant que le bénéfice de l'opération lui soit laissé. Il faut que Schumann utilise ce fait précis pour rétablir la vérité. "

2-4-1944. D'Apothème.

" Il faut que vous diffusiez au maximum l'héroïsme déployé par les gars des Glières et le sacrifice qu'ils ont volontairement consenti.

" Il faut réduire à néant les inventions d'Henriot.

" Il a fallu engager 12.000 Allemands pour déloger 500 réfractaires.

" Aucun détail précis sur nos pertes. Estimation minima 100 morts et 150 prisonniers. Bagarre continue dans zone interdite.

7-4-1944. De Faisceau.

" ... Je vous demande de faire rectifier par la B.B.C. tous les renseignements publiés par les journaux et qui sont honteusement mensongers. "

8-4-1944. De Tristan (4).

" La propagande de Vichy tend à faire passer la Résistance et les maquis pour des bandes de terroristes ; il est nécessaire de répondre d'urgence à ces allégations. "

Il n'est guère de jours maintenant où la B.B.C., régulièrement suivie par Radio-Alger, n'évoque la bataille des Glières. Certes, la guerre fait rage partout, les événements foisonnent, et en France même il y a d'autres maquis et d'autres massacres. Grâce à Schumann, les Glières prennent une dimension épique : il leur consacre ses émissions du 7, du 8 et du 11 avril :

" Quand sur le plateau des Glières, 12.000 Allemands (vous entendez bien 12.000) eurent, après quatorze jours (vous entendez bien : quatorze jours) triomphé des 500 Français qui, faute de pouvoir décrocher, s'étaient accrochés plutôt que de se rendre, le commandant d'un bataillon allemand qui avait dénombré ses morts (il y en avait, 400 pour 100 Français) et ses blessés (il y en avait 300 pour 150 Français) s'écria très fort, à portée d'oreilles françaises : " Les hommes du maquis se sont battus 'comme des lions. Quant à ces miliciens, c'est de la racaille " (8-4).

Par-delà les faits, le porte-parole du C.F.L.N. célèbre la France unie dans la Résistance : " Pour qu'il y ait guerre civile, il faut qu'il y ait deux partis ; pour qu'il y eût guerre civile, il faudrait qu'il y eût deux France. Mais les traîtres sont si isolés qu'il leur faut 12 000 Allemands pour avoir raison de 500 Français " (8-4). Face à la propagande de la lâcheté, il veut être le chantre des héros ; et c'est bien ce qu'on lui demande de France. Parfois, le dialogue entre la France libre et la France captive se personnalise : " Allo, ceux des Glières, merci ! Mais qu'est-ce qu'une parole à côté d'une goutte de sang ? Allo, mon ami Jean, merci ! Mais qu'est-ce qu'une page de mots en regard d'une page de gloire ? " Dans le dernier éditorial qu'il consacre aux Glières, l'appel aux héros s'accompagne d'un ultime " avertissement solennel et clair " aux G.M.R. transformés en " aiguilleurs de la Gestapo... " (" Vous avez bien compris, Monsieur le chef milicien de Vaugelas ") - et s'achève par l'évocation du 14 juillet de la Victoire où " le drapeau du 27e B.C.A. portera sous l'Arc de Triomphe, enfermés dans ses plis, le sang, la gloire et le nom des Glières " (11-4).

Comment dresser le bilan de la bataille des Glières ? L'ambition stratégique de certains des jeunes chefs de l'Armée secrète a été déçue : leur réduit n'a pas tenu jusqu'au débarquement. Et, avant même la fin de mars - ceci est-il la conséquence de cela ? - le C.F.L.N. a été informé sans ambages que Churchill avait " changé son point de vue en ce qui concerne l'appui qu'il escompte de la Résistance. Une intervention genre Tito n'est plus attendue par lui ".

Sur le plan tactique, l'idée même de réduit est condamnée (on s'en souviendra trop tard au moment de l'opération du Vercors), les regroupements de maquis apparaissent plus que jamais comme une erreur. Le 1er avril, au micro de la B.B.C., Morin-Forestier, ancien chef d'état-major de l'Armée secrète, insiste sur le respect des consignes antérieures de dispersion : " Ne pas s'agglomérer aux maquis existants... créer ailleurs de nouveaux centres de résistance. " Encore ignore-t-il le coût réel de l'opération. Les pertes des maquisards ont été surtout lourdes lors de la redescente dans les vallées : la moitié de l'effectif est tuée ou prisonnière ; avec les fusillés et les déportés non revenus, le total des morts dépassera 160, dont la plupart des officiers et sous-officiers. Un énorme matériel a été perdu.

Mais juger l'affaire sur la seule comptabilité des pertes, c'est en rétrécir singulièrement le sens et la portée. En Haute-Savoie même, si cette fin " en catastrophe ", selon le mot de Robert Aron, a endeuillé toute une région, elle n'a pas ralenti la croissance des maquis, elle n'a pas " détruit le prestige de ce repaire du terrorisme " : et il suffit de quelques semaines à l'Armée secrète pour réoccuper symboliquement le plateau.

Cependant, ce n'est pas non plus sur le seul plan de l'efficacité locale que les responsables des Glières ont voulu situer leur action, et c'est bien pourquoi les polémiques qui se sont engagées après la Libération étaient sans issue. Ils l'ont située sur le plan d'une efficacité plus haute, psychologique et politique. Dans cette perspective, qui peut dire qu'ils n'aient pas atteint leur but ? Une défaite des armes peut être une victoire d'opinion. Glorieuse et sanglante, la bataille des Glières a constitué " le baptême du feu de l'armée française ressuscitée sur le sol même de la nation ". Il faudrait ajouter : d'une armée française qui se réclamait de la France libre.

Or, ces faits, symboliques par eux-mêmes, l'opinion en a eu connaissance au jour le jour. Grâce à un réseau d'amitiés et à un système de transmission exceptionnel, les combattants de Haute-Savoie ont défini et comme projeté vers l'extérieur l'image qu'ils souhaitaient donner d'eux-mêmes ; ils ont pu, à l'écoute de la B.B.C., suivre l'édification de leur propre légende. Cette légende, qui sait s'ils l'auraient vécue de la même façon et jusqu'au bout, comme ils l'ont fait, s'ils n'avaient su - ou cru - que la France entière les regardait ?

Reste à savoir quel a été l'impact de leur combat sur l'esprit public, alors que tant d'autres nouvelles, tant d'autres soucis assiégeaient les Français ? L'embarras de la censure de Vichy, les dissimulations et les insultes de Henriot, ses invectives contre la presse suisse qui en dit trop sont autant de preuves que l'opinion publique se laisse difficilement manœuvrer par les propagandistes officiels. Des rapports de préfets le confirment : l'opinion ne veut pas croire au " Katyn français " ; elle réagit contre la violence de la répression en Haute-Savoie, parfois elle s'en indigne ; à Vichy, elle est impressionnée, avec Pierre Limagne, par la présence au combat " d'anciens instructeurs à Saint-Cyr, maison qui n'est pas spécialement réputée comme révolutionnaire ".

Même hors de France, les événements de Haute-Savoie ont eu un écho. Tout le mois de mars 1944, l'émotion a été profonde en Suisse romande. À Genève et à Lausanne, la presse et l'agence télégraphique suisse soulignent, à partir du 23 mars, l'échec éclatant de Vichy qui a sous-estimé la Résistance, de la milice qui a été incapable de la réduire, et l'avertissement que doivent y voir les Allemands. À Londres, des journaux mettent les maquis de Savoie sur le même plan que les forces de Tito. À Berlin, l'Angriff du 25 mars révèle pour la première fois aux Allemands, à propos de la Haute-Savoie, l'existence en France d'une " Armée secrète de la terreur ". Il n'est pas jusqu'à Radio Falange Valladolid qui ne déclare, le 31 mars : " Si tous les départements français étaient comme la Haute-Savoie, la France deviendrait un secteur non négligeable du front de l'Est... "

" Il me semble que l'honneur est sauf ", avait dit le capitaine Anjot, dernier commandant des Glières, le 26 mars au soir, en donnant l'ordre de décrocher. Il avait pris son commandement sachant la situation désespérée ; comme ses compagnons, mais plus qu'aucun d'eux, il avait eu la volonté de témoigner. Tel est bien le sens de l'ardent hommage prononcé par André Malraux Iors de l'inauguration du monument aux morts des Glières :

" Passant, va dire à la France que ceux qui sont morts ici sont morts selon son cœur :

" Nos camarades vous parlent par leur première défaite comme par leur dernière victoire

" Parce qu'ils ont été vos témoins... "


Habitants de la Hte Savoie !

La recrudescence des attentats terroristes dans votre département, l'insécurité de plus en plus grande qui y règne, ont amené le Gouvernement à envisager son épuration et sa pacification.

Des mesures sévères vont être prises. Les premières de ces mesures ont fait l'objet de mon Arrêté du 28 Janvier 1944. Elles ne doivent toutefois pas être un sujet de crainte pour les citoyens loyaux désireux de revoir le Pays qu'ils aiment à juste titre, retrouver le calme et la tranquillité qui lui sont indispensables pour travailler à son relèvement.

Chargé de la direction des opérations qui, je l'espère, ramèneront la paix plus que jamais nécessaire entre Français, je vous assure que seules les Forces françaises du Maintien de l'Ordre participeront tant à l'exécution des mesures nécessaires qu'aux opérations proprement dites.

Je compte sur l'exacte compréhension de tous.

Que ceux qui ne veulent pas voir répandre inutilement du sang français, trop souvent déjà versé en Hte-Savoie, écoutent la voix du cœur et de la raison.

Pour ceux-là, il n'est pas trop tard pour

rentrer dans le droit chemin.

Je rappelle que tout individu PRIS LES ARMES À LA MAIN,ou DÉTENTEUR D'ARMES ou d'EXPLOSIFS, sera immédiatement traduit devant la COUR MARTIALE : jugement sans appel et exécutoire dans les 24 heures.

Lors de l'occupation ou des engagements possibles dans les localités, les habitants sont informes qu'ils doivent rester dans leurs maisons, portes et fenêtres closes, et SE TENIR PRÊTS À RÉPONDRE À TOUTE SOMMATION OU RÉQUISITION.

Toute altitude hostile, le recel d'individus " hors-la-loi " SERONT RÉPRIMÉS SÉVÈREMENT, tant dans les personnes que dans les biens.

Fait à Annecy, le 31 janvier 1944

L'Intendant de Police,

Directeur des Opérations de Maintien de l'Ordre en Haute-Savoie,

G. Lelong