Journal d'un Saint-Lois pendant la bataille de Normandie.

(5 juin - 29 juillet 1944).

Lundi 5 juin 1944.

La journée se termine dans la tiédeur d'un soir de juin ; ainsi que j'ai coutume de le faire, je suis monté au dernier étage de la maison, dans une pièce où j'ai aménagé une bibliothèque, et là, dans un silence recueilli, je veille au milieu des livres familiers. La ville que je domine de ma retraite s'endort doucement. C'est l'heure de se rappeler ce que disait un jour Anatole France : " une petite ville noire, boiteuse, bâtie de travers mais entourée d'herbe tendre et d'eau pure, baignée d'un ciel doux, et qui, comme toutes les villes normandes, est une jolie laide ".  

Ce soir, le ciel est un peu gris. Tout est calme ; quelques enfants attardés jouent dans le bas quartier de la rue de Dollée, et leurs cris grêles montent jusqu'à moi. Mes portraits anciens sourient dans leurs cadres. Une adoration des mages de l'école de Dürer chatoie sous la lampe de tous les feux adoucis de ses draperies. Quelques porcelaines anciennes déroulent sur leurs flancs translucides leurs floraisons embrasées L'arête arrondie des meubles de famille fait une ligne brillante dans la pénombre.

Il est environ 10 heures du soir.

Les postes de DCA semblent plus bruyants qu'à l'ordinaire. Depuis 2 mois déjà, nous n'avons plus de nouvelles puisque les allemands ont confisqué les postes de radio ; mais on parle d'évènements imminents  ; les allemands eux-même semblent inquiets.

Sur les miradors, proches de la maison, ils paraissent  fort affairés. L'aviation anglo américaine multiplie d'ailleurs ses attaques depuis plusieurs semaines, et les alertes sont fréquentes. Tout à coup, dans le recueillement du soir qui tombe, c'est un bruit régulier d'explosions lointaines en direction du Nord est, à une vingtaine de kilomètres. Cela n'a pas l'allure d'un bombardement ordinaire, car les détonations se suivent, comme un feu de batterie. Et cela continue, en un roulement sourd vers Isigny sur mer ou Carentan. je pense tout de suite que cela doit être de l'artillerie de marine, au large, dans la baie des Veys. Les roulements continuent, mais comme à Saint-Lô même tout reste calme, je me couche. Seules, les sentinelles allemandes sur les postes de DCA font entendre de temps à autre de rauques vociférations.

Mardi 6 juin. À une heure du matin, nous sommes réveillés en sursaut par les sirènes de l'alerte et par une circulation aérienne intense.

Puis la D. C. A. rageuse entre en action; des projecteurs entrecroisent leurs pinceaux lumineux dans le ciel haletant où fuient les ombres des bombardiers.

En voici un que le projecteur ne quitte plus ; les étincelles rouges filent en gerbe vers lui et, soudain, une lueur aveuglante en jaillit. Le grand oiseau, touché à mort, passe, flamme gigantesque, au dessus des flèches de la cathédrale qui se profilent, en noir sur le fond du paysage  et va s'abattre de l'autre côté de la ville dans un fracas énorme.

Puis, tout retombe dans le calme. Les servants du poste, ont poussé une clameur sauvage de victoire.

La nuit passe lentement, ponctuée d'explosions sourdes, dans la vibration géante des armées aériennes qui viennent de l'ouest, en vagues régulières.

Dès le petit jour, des centaines d'avions, très haut, dans le ciel nuageux, vont et reviennent. On aperçoit des chasseurs américains, striés de bandes sombres et décorées de l'étoile blanche.

Saint-Lô s'éveille après une mauvaise nuit, mais agité d'un immense espoir. Les Allemands font leurs paquets, hâtivement : le mess des officiers déménage, et les services emplissent de lourds camions de bagages et de documents.

Je vais aux nouvelles ; il n'est pas encore sept heures du matin, et tout le monde est debout. On s'interpelle : Que se passe t-il ? Un planton de la Défense Passive me jette au passage " Ça y est ! Ils ont débarqué ! "

Sur les visages tirés par l'émotion et l'insomnie. La joie perce et lorsque passent des véhicules allemands, un  sourire ironique est sur les lèvres de tous. " Enfin, ils s'en vont ! ". Tous croient en ces instants que les Allemands vont partir sans combattre et que demain, ce soir peut être, les Américains feront une entrée triomphale à Saint-Lô. Cela semble possible, puisque le débarquement serait en cours à une vingtaine de kilomètres de la ville.

À sept heures, après avoir pesé les risques de la situation, je décide d'envoyer les miens à l'abri dans une petite localité au Sud de Saint-Lô.

En ville, le spectacle est curieux. Partout, les Allemands courent avec leur harnachement, chargent des valises dans des voitures camouflées avec des branchages. La Feldkomandantur, le Tribunal Militaire se vident.

À la Préfecture, le Secrétaire Général remplaçant le Préfet récemment arrêté par les Allemands, est à son P. C.

Bientôt les Allemands apportent des liasses d'affiches bilingues en noir sur fond rouge, à distribuer immédiatement pour annoncer les mesures d'exception, restrictions dans la circulation, couvre-feu, interdiction des rassemblements.

Alors commence une extraordinaire journée ; le téléphone est muet. Aucun moyen de transport ne fonctionne plus ; d'heure en heure passent à basse altitude, des bombardiers légers, survolant les routes, comme des frelons, en quête d'un convoi à mitrailler.

Les sirènes meuglent plusieurs fois dans la journée, mais personne ne s'en préoccupe. Les nouvelles circulent, déformées par les imaginations anxieuses.

Vers seize heures trente, quelques bombardiers en piqué viennent licher leurs bombes sur la gare. Toute la ville est secouée par le bruit des explosions, mais on admire la précision des attaques qui sont exactement concentrées sur les points stratégiques.

Aucune peur dans la population, mais une euphorie générale, dans l'attente d'évènements considérables.

La soirée se passe sans incidents notables.

À vingt heures, une formation de gros bombardiers apparaît au-dessus de Saint-Lô, à assez grande altitude. venant de la direction de Torigni.

Ils miroitent dans le soleil couchant, et donnent une belle impression d'ordre et de force, dans leur alignement impeccable.

On les regarde, sans crainte, lorsque tout à coup un bruit strident déchire l'air, une vibration qui hurle emplit la cité. " Les bombes ! ". Et le sol frémit, pendant que, dans une clameur atroce, tout chavire.

Dans la maison où je me trouve avec, quelques amis, c'est la nuit totale ; les fenêtres se brisent sous un souffle énorme, les plafonds se détachent, et les plâtras et le verre brisé, tombent de tous côtés.

Peu à peu, à travers une poussière au goût de soufre, le jour revient.

Dans la rue du Neufbourg, des gens fuient leurs demeures, une valise à la main. Certains semblent blessés ; tous ont l'air affolés, et s'en vont vers l'extérieur de la ville.

Les points les plus touchés sont la rue Dagobert, entre le Collège et la Banque de France, la rue de la Marne et le bas de la rue du Neufbourg, surtout la Gendarmerie.

Des Allemands aussi s'enfuient à travers les décombres et une voiture militaire, attelée de deux chevaux remonte :  au grand galop, vers le Haras, sans son conducteur.

Le feu s'est déclaré du côté de la Caisse d'Épargne, et il  semble prendre de grandes proportions. L'Hôtel de Ville aussi a été touché.

De nombreux habitants quittent la ville, avec leurs plus précieux bagages, pour aller  se réfugier dans les hameaux voisins en dehors de l'agglomération.

Les chemins creux sont remplis d'une population apeurée de femmes et d'enfants qui se disposent à passer là nuit en plein air.

Et la nuit tombe sur Saint-Lô, pendant que des équipes d'incendies et de la Défense Passive essaient d'arrêter le feu qui gagne en ville. L'aviation rôde toujours très haut dans le ciel.

À 23 heures 30, des fusées rouges partent d'une formation de chasseurs, puis d'autres et d'autres encore...

Des hauteurs du faubourg de la Roquette, on aperçoit toute la ville dans une lumière cruelle.

Et soudain de lourdes formations de forteresses américaines laissent tomber, sur toute la cité à la fois, leurs chapelets de bombes.

Des centaines d'appareils survolent Saint-Lô, et de tous côtés le bruit des maisons qui s'écroulent s'ajoute à celui des explosions.

Les incendies commencent à jalonner les divers quartiers. Dans les rues éclairées par une lumière sulfureuse, à travers des nuages de fumée rougeoyante, les habitants qui n'avaient pas voulu partir, après le premier bombardement., quittent cet enfer en criant à peine vêtus, avec des enfants dans les bras, sans savoir exactement où ils vont.

On aperçoit la Préfecture et les Archives qui commen­cent à brûler. Un immense panache de fumée domine la Haute Ville.

 

Mercredi 7 juin. La nuit, a été interminable : de minute en minute remontaient de la ville de pauvres gens, le visage tendu d'angoisse, éclairés par les lueurs des explosions, toute une humanité défigurée par la peur, qui semblait revenir de l'enfer.

Au petit matin, dans une lumière blafarde d'abord, puis plus violente. s'est découvert le squelette de ce qui fut notre ville. Le feu courait au long des rues, rampant d'une maison à l'autre, dans un immense crépitement. Et sur ce tragique réveil se tordait vers l'est un gigantesque panache de fumée aux volutes infinies, desquelles s'échappaient, pour retomber parfois à des kilomètres, des feuilles de papier à demi brûlées sur lesquelles on lisait encore des textes administratifs dérisoires.

Je viens de descendre vers le cœur pantelant de Saint-Lô, De la Roquette, c'est déjà un spectacle terrifiant. Depuis la Préfecture jusqu'au bout de l'Enclos, vers les Beaux Regards, ce ne sont que maisons écroulées, fumées d'incendies. Le Parc du Préfet ressemble à une mer figée, en pleine tempête, labouré d'entonnoirs.

Je traverse le haut de la Place du Champ de Mars,  encombrée de débris et j'arrive à la rue du Mouton où, d'une maison à demi éventrée, surgit une très vieille femme chargée d'un immense Cadre représentant un cheval de course.

L'Église Sainte-Croix est debout, mais plusieurs entonnoirs criblent la place. Un vicaire, l'air égaré, sort du presbytère.  J'entre dans l'église par la porte défoncée de la sacristie, et je trouve le Chanoine Voisen en oraison, parmi les débris. Il est d'un calme imperturbable et me dit : " J'avais un service pour aujourd'hui dix heures, mais je crains qu'il n'y ait pas beaucoup de monde ".

En descendant le Neufbourg, je rencontre le Directeur de la Banque de France, tête nue, poussiéreux, la figure criblée d'ecchymoses et l'air plein d'angoisse.

J'arrive à la Gendarmerie qui n'est plus qu'un amas de ruines, et sur ces ruines le Comandant, une pioche à la  main, essaie de dégager un garçon de seize ans, pris sous des enchevêtrements de poutres. Il est seul avec un vieux gendarme dont la fille est morte. Ou aperçoit seulement les pieds glacés de la pauvre enfant émergeant des gravats. Il y a des cadavres un peu partout dans ces ruines. Je reste lin moment avec les sauveteurs, et sou­dain, près d'un Pan de mur, j'entends de faibles cris : " Au secours ! Au secours ! ". Cela semble venir de très loin. Je ne connais rien de plus atroce que ce cri, étouffé, muré comme dans une cave alors que vingt mètres de déblais rendent toute intervention inutile.

Toute la ville est bouleversée, depuis le Collège jusqu'à la gare. Les incendies ont allumé dans tous les quartiers, leurs sinistres torches. Les immeubles s'écroulent avec un bruit d'avalanche. Dans la Prison ouverte par le bombardement de la nuit, des cris et des gémissements se font encore, entendre. Quelques sauveteurs essaient de dégager les vivants, mais il faudrait des Centaines de volontaires au lieu de cette poignée d'hommes.

La Préfecture brûle, dégageant une chaleur intolérable.

 

Jeudi 8 juin. Nouveau bombardement de la ville à 9 heures 35 par des formations de forteresses, à une altitude de 1.800 mètres. Dans les hameaux qui entourent Saint-Lô, une population apeurée et démoralisée s'agite. Beaucoup de ceux qui vivent depuis mardi soir dans les chemins creux n'ont plus de provisions. Le désir du pillage se précise, aussi faut-il organiser, malgré les conditions exceptionnelles, le ravitaillement de tous ces affamés.

L'après-midi, je descends vers la Ville qui brûle, de plus en plus, et je parviens jusqu'à l'Hôpital en Passant par la Place des Beaux-Regards. Les magasins Letenneur sont en flammes ; la maison Delisle est détruite.

Une grande animation règne à l'entrée du Tunnel, sous le rocher, où des brancardiers amènent sans cesse des blessés sur des civières. Dans le Tunnel même, il y a au moins un millier de personnes, et de nombreux blessés étendus dans une demi-obscurité. Dans le fond, il fait chaud et humide. Les médecins opèrent sans arrêt avec un matériel improvisé ; le Secrétaire Général de la Préfecture, Mr Flusson, est là, et tous les visages connus que l'on est heureux de voir surgir de l'ombre sont crispés par la fatigue et l'émotion.

On me dit que les équipiers de la Jeunesse ont été admirables de vaillance dans ces sombres heures.

Les Allemands qui sont, eux aussi, dans cet hôpital abri improvisé, semblent inquiets.

Lorsque je reviens à mon cantonnement. je remarque que des véhicules blindés allemands et des camions de tout tonnage venant d'Isigny filent par la Petite Suisse en  direction du champ de courses de Baudre et de Condé-sur-Vire. Serait-ce le commencement de la débandade?

Tout au long de la route, des soldats allemands traînent la  savate, l'air exténué. On a l'impression qu'il y a eu de durs combats vers Isigny ou Saint-Jean de Daye. Tous vont vers le Sud.

À tous les embranchements des pancartes ont été posées, indiquant la direction de Laval et du Mans.

 

Samedi 10 juin. Le, quartier du Haras a été bombardé vers 8 heures 30 ce matin et une seconde fois vers 17 heures. Lorsque la formation de bombardiers approche, on voit nettement s'en détacher une grappe de petits points noirs, comme une volée de grains de café, puis cela grossit rapidement et une vibration énorme, remplit l'air jusqu'au moment où l'explosion écrase tout.

La population est anxieuse de connaître les événements militaires, afin de savoir si son calvaire va prendre fin. L'absence de médecins se fait durement sentir dans nos cantonnements de Rampan, Saint-Georges  et Le Mesnil Rouxelin ; les malades et les blessés sont soignés par des infirmières improvisées, avec des moyens de fortune, sans médicaments.

Les sans-logis que nous sommes se sont éparpillés dans tous les chemins creux. La plupart n'osent plus coucher sous un toit, ni-même dans une grange de ferme, car à chaque bombardement, les maisons sont durement secouées par le souffle des explosions.

On trouve donc les réfugiés de notre pauvre ville couchés dans les chemins, par familles entières, certains ont fait dans l'épaisseur des talus des trous pour s'y abriter. Ils les  ont garnis de paille. C'est là que dorment les enfants. Heureusement que nous sommes en juin. Cependant, il pleut parfois la nuit et les chemins remplis de boue deviennent de vrais cloaques.

L'aspect général devient misérable, la fatigue d'un départ précipité, à travers les incendies, ajoutée à celle des nuits sans sommeil en plein air, dans la poussière ou la boue, le manque d'hygiène, ont revêtu cette population traquée, d'un engourdissement qui l'anéantit, et d'une crasse nauséabonde....

Ce prélude de la libération ne cause plus à la majorité des Saint-Lois qu'une intense lassitude, coupée de peurs Paniques.

Seuls, quelques-uns ont conservé leur sang-froid dans ce désarroi général, et essaient, malgré l'absence complète de liaisons, de venir en aide à leurs malheureux compatriotes.

 

Lundi 12 juin. Le ravitaillement de notre secteur

est à peu près organisé. Tous s' y sont mis avec ardeur. Quelques lessiveuses, des marmites hétéroclites, des cuiseurs à porcs, ont permis de monter cinq cantines. Des bouchers et des boulangers bénévoles préparent les repas d'un millier de réfugiés. La main d'œuvre ne manque pas. Ce qui est le plus compliqué, c'est le blé qu'il faut aller chercher jusqu'à la gare dans des wagons éventrés, par des chemins impossibles, sous les mitraillages.

À 14 heures 30, bombardement en direction de l'École Primaire Supérieure. Quelques minutes après, je constate que ma maison est par terre, complètement pulvérisée.  Un petit nuage de poussière s'échappe des débris, au milieu  desquels je distingue le berceau de mes enfants accrochés à un chevron.

 

Mardi 13 juin. Nouveau bombardement massif sur la ville et la gare vers 7 heures 30. Réquisition de denrées d'épicerie ramenées de magasins à demi détruits.

On commence à voir dans les mines des chiens, et des chats perdus qui hurlent la faim.

 

Jeudi 15 juin. Beaucoup de mitraillages dans la région. Aucun cultivateur ne veut se risquer en voiture sur les routes. La nuit a été animée par les allées et venues de milliers d'avions. De nombreux chasseurs bombardent un peu partout des objectifs isolés. Les Allemands semblent avoir cessé de refluer vers le sud, au contraire, la région s'est à nouveau garnie d'uniformes feldgrau. Du côté de Saint-Samson et de Gourfaleur, il y a une division SS revenue du front d'Italie avec des chars lourds. Nous avons l'impression qu'il y aura de durs accrochages.

Les administrations se réunissent depuis quelques jours, à peu près tous les matins, au hameau de la Petite Suisse, où, sous la présidence du Secrétaire Général de la Préfecture, un effort est tenté pour coordonner dans chaque secteur les initiatives individuelles. Ces réunions sont toujours pittoresques, parfois interrompues par un bombardement trop indiscret. On y voit Mr Cour, le Procureur de la République, la musette en bandoulière, voisinant avec, le Directeur des Postes, Mr Scherr, qui pousse prosaïquement un triporteur et qui achemine le courrier sans timbre, et sans cachets, grâce aux estafettes de bonne volonté qu'il rencontre.

Malgré les circonstances difficiles que nous traversons, le moral de tous les représentants de l'autorité est excellent, et tous espèrent voir se lever les jours de la libération  totale dans le calme reconquis.

 

Lundi 19 juin. Le front est provisoirement fixé au nord du Mesnil-Rouxelin, et l'artillerie continue ses duels, de part et d'autre, avec une violence accrue. On perçoit, très nettement, de l'autre côté, du Mesnil, le crépitement des armes automatiques. Les Allemands semblent tenir pour le moment. De nombreux fusants américains commencent à tomber sur Saint-Lô et les environs.

En raison du danger qui se précise, le Secrétaire Général décide une évacuation de la population avoisinant Saint-Lô. Un bureau est installé à Baudre, à l'école des garçons, et toute la journée nos compatriotes y défilent avec leurs pauvres bagages, et leurs figures lasses. Le Maire de Baudre, Mr Blouet, homme d'un admirable dévouement tient table ouverte toute la journée.

L'artillerie continue son activité, mais les Américains allongent le tir. Cela tombe maintenant sur Baudre et Gourfaleur.

Au cours d'une liaison avec Coutainville, j'assiste à l'attaque d'un convoi allemand par des chasseurs bombardiers américains. La précision de l'attaque est extrême et les dégâts semblent considérables dans la colonne. Des camions brûlent, les hommes s'éparpillent dans la campagne, pendant que passent et repassent sans cesse les Mustangs.

 

Dimanche 28 juin. Expédition à Saint-Lô avec mon camarade Leneveu pour récupérer dans un bureau, papier et fournitures nécessaires à une administration, pourtant au ralenti. Nous sommes salués par quelques salves près de la route de Torigni et sur la place Sainte-Croix.

Au retour, nous trouvons, à Baudre la première voiture venue de Paris depuis le 6 juin. Il y a là, entre autres, un tremblant représentant de " Paris-Soir " qui vient faire un reportage sur nos misères. On le conduit jusqu'à Saint-Lô, malgré sa peur croissante, et il en revient absolument stupéfait. Il m'avoue n'avoir jamais vu semblable amoncellement de ruines ; ceci ne le surprend pas, bien que tous ceux qui sont ici se soient un peu habitués à ces tragiques spectacles, et que nos pas aient tracé dans ce chaos des sentiers de chèvre.

 

Jeudi 29 juin. " Ce matin, des obus autour de l'école de Baudre où fonctionne notre Préfecture. Un sinistré qui venait aux renseignements a reçu un éclat dans l'épaule, et un de nos collègues en a trouvé un à la tête de son lit.

 

Vendredi 30 juin. Je suis envoyé à Lengronne près de Gavray, pour aider à établir un peu en arrière des lignes, l'échelon lourd de la Préfecture. Tout au long des routes, la population s'égrène, en un lent calvaire, en direction du sud-ouest. Il fait chaud et dans le ciel poudreux de l'été, continue la sarabande des chasseurs-bombardiers.

Le manoir de Lengronne est une petite propriété isolée, en pleine campagne. C'est un lieu fort tranquille, après l'animation de la région de Saint-Lô.

 

Samedi 1 juillet. Je fais une liaison avec Coutainville où je retrouve Mr Endelin qui a été chargé d'y reconstituer la Sous-préfecture de Coutances.

Les Allemands ne circulent plus que la nuit, aussi pendant la journée les routes ne sont-elles plus parcourues que par des réfugiés harassés de fatigue sous le poids de leurs pauvres bardes.

Au retour, je ramène un peu de matériel de radio pour monter un Poste à galène afin de pouvoir suivre les opérations. Nous sommes en effet à peu près sans nouvelles depuis le départ de Baudre.

 

Lundi 3 juillet. Toujours les mêmes difficultés pour soigner les blessés civils qui affluent dé plus en plus de la zone de Saint-Lô. Aussi, je pars avec le professeur Faivre, de la Faculté de Médecine et Madame de Vendeuvre, de la croix rouge pour essayer de découvrir dans le sud du département, une propriété libre pour y installer un groupe, chirurgical. Nous parlons avec une 202 et passons à Villedieu, Saint-Pois, Mortain, Sourdeval, Le. Teilleul et Barenton, sans y trouver le moindre manoir propice  à l'installation envisagée.

Plus nous allons vers le Sud, et plus le pays est calme. On semble peu à peu s'éloigner de la guerre, et les populations que nous rencontrons ne paraissent pas réaliser ce qui peut se passer là-haut.

Puis nous arrivons dans l'Orne, par Domfront et Flers, toutes deux très abîmées. Une panne nous bloque pour la nuit en forêt d'Andaine.

Le secteur est rempli de matériel allemand. Dans les Massifs forestiers se cachent de nombreux chars et des réserves de munitions pour les prochaines batailles. J'ai l'impression qu'il y aura encore des heures très dures.

Toute la nuit, les bombardiers américains pilonnent la forêt.

Mardi 4 juillet.  Nous repartons de très bonne heure pour arriver à Giel dans la matinée. Il y a là un groupe chirurgical important qui a rendu les plus éminents services, après les bombardements qui ont frappé Caen, et de nombreuses villes bas-normandes.

Je n'y reste que peu de temps pour repartir vers Vire. Mais la ville a été, écrasée et je dois éviter le nœud routier, en empruntant des routes de dérivation.

Je passe dans la soirée à Percy qui vient d'être bombardé, en plein bourg.

Nous rentrons a Lengronne (qui devint en somme le chef lieu du département après que Baudre eut reçu des obus) assez tard dans la soirée. L'activité aérienne est toujours grande ; cependant, au cours de notre voyage, nous n'avons pas eu de moment critique, ou du moins nous ne nous en sommes pas rendus compte.

Samedi 9 juillet. Je fais une liaison avec la Sous-Préfecture de Coutances repliée à Coutainville, emmenant un volumineux paquet de lettres q'une ambulance de la Croix-Rouge a amenées de Paris. Une des ambulancières a un moyen de faire passer les lettres par le nord de la Manche, grâce à un intermédiaire qui traverse les lignes à la hauteur de Caen.

La situation alimentaire de la zone côtière comprise entre Lessay et Coutances commence à devenir inquiétante. Si cela devait durer longtemps, ce serait la famine.

 

Lundi 10 juillet. Les ambulances depuis quelques jours évacuent de la région de Baudre et Canisy les malades, les blessés les femmes enceintes et les impotents. On les envoie, sur les hôpitaux auxiliaires de Jullouville ou du sud.

Nous venons d'apprendre que les Allemands ont pris la décision de faire évacuer toute, la population dans une bande de 6 kilomètres au-dessous du front. Sans doute ont-ils peur des Français !

 

Mercredi 12 juillet. Nous creusons au voisinage de la Préfecture des tranchées pour le .personnel, au cas où, dans les jours prochains, la bataille nous obligerait à nous abriter.

Toute la journée, et, la nuit, un roulement continu de grosse artillerie se fait entendre vers le nord. Bientôt, j'apprends qu'il s'agit d'une bataille entre La Chapelle en Juger et Hébécrevon. Peut-être est-ce la préparation d'opération plus importantes

Les réfugiés passent toujours en grand nombre ; depuis. que l'on sait que d'importantes concentrations allemandes existent dans l'Orne au-dessous de Mortain, nous les envoyons plutôt vers le sud-ouest du département, vers Ducey, Pontorson et l'Ille-et-Vilaine. La plupart de ceux qui passent ici sont de la région de Saint-Lô ; la résignation est sur leur visage, mais ils ont hâte de voir finir cette dure épreuve.

 

Vendredi 11 juillet. Je viens d'être désigné pour relever Mr Husson au poste avancé de Canisy, tout près des lignes.

Nous ayons fêté ce 14 Juillet avec toute la ferveur que peuvent y mettre des Français qui ont subi pendant de longues années l'étouffement de l'occupation et qui se sentent remonter de l'abîme.

Cela s'est passé dans un grenier à foin où nous nous sommes tous réunis pour procéder solennellement à l'envoi des couleurs. Le pavillon tricolore a été hissé dans le silence, alors que tous, jeunes et vieux, se. figeaient dans une émouvante immobilité.

Au loin, grondait l'écho des bombardements. Et pendant ces courtes minutes, tous ont vraiment ressenti que l'importance des heures que nous vivons ravive dans les cœurs l'amour instinctif de la Patrie.

 

Samedi 15 juillet. J'ai décidé aller voir le Sous-Préfet de Coutances, car on se préoccupe de ce que peut signifier l'organisation des camps de sécurité dans la région de Lessay-Créances.

Un délégué. de la Croix-Rouge de Genève aurait traité avec les belligérants pour la reconnaissance d'une zone neutre dans laquelle tous lés civils seraient en sécurité.

Naturellement, les Allemands ne sont nullement d'accord ; mais d'où peut venir ce mystérieux délégué ?

 

Dimanche 16 juillet. À Coutainville, une réunion a lieu a la Sous-Préfecture où un avis officiel du Général Allemand commandant la région ordonne la dispersion des camps de sécurité déjà organisés. Il est décidé que l'on saisira l'autorité française de l'affaire ; cela va. permettre aux responsables des camps de gagner du temps.

 

Lundi 17 juillet. Au début de l'après-midi, des bombes tombent sur Gavray.

Le quartier du Pont a été touché assez sérieusement, mais le Pont lui-même est intact.

A 17 heures, nouveau bombardement qui cette fois met le feu et un troisième dans la nuit.

Du côté du front, à la hauteur de Saint-Lô, nous parviennent des renseignements confus sur les combats en cours.

 

Jeudi 20 Juillet. Nous apprenons par le poste à galène, seul lien que nous avons avec l'extérieur, qu'il y a eu un attentat contre hitler. Malheureusement, il n'a pas été tué ; il a eu seulement quelques égratignures. Cela eût pourtant hâté la fin de la guerre.

 

Lundi 24 juillet. J'ai assisté ce matin à la plus imposante parade aérienne que j'aie vue, depuis le début de cette longue guerre. Il est passé près de deux mille bombardiers lourds venant du Nord, un lieu à gauche de Saint-Lô ; en formations impeccables, par vagues ininterrompues, à  3.500 m d'altitude environ. C'était un spectacle étonnant de force irrésistible. Je ne voudrais pas être à l'endroit où ils ont attaqué, La radio n'en a rien dit. et pourtant....

Nous avons appris, de source sûre, que Rommel avait été tué par un mitraillage aux environs, de Falaise. Aucune confirmation officielle de ce fait qui va semer le désarroi dans le haut commandement allemand.

 

Mardi 25 juillet. Notre appareil à galène, monté dans une boite d'allumettes, ne tient guère de place, et cependant, c'est grâce à lui que nous savons qu'une grande attaque vient d'être déclenchée par les Américains sur le front de Saint-Lô.

Aussi à chaque bulletin d'informations, sommes-nous rassemblés aux nouvelles, afin de suivre les opérations qui nous intéressent, directement.

L'activité aérienne est de plus en plus intense et les bombardements et mitraillages s'accroissent dans tout le secteur.

La circulation des réfugiés évacués des zones de combat devient très difficiles car de nombreux véhicules allemands roulent, même de jour, et semblent décrocher. lis sont. sans cesse attaqués par les Mustangs. Des camions flambent partout le long des routes.

Quant à moi, je suis très optimiste, car je sens que le dénouement approche. Ma seule inquiétude est pour les miens restés dans la région de Coutances et dont je n'ai pas de nouvelles depuis le 16 Juillet.

 

Mercredi 26 juillet. Les avions alliés sillonnent le ciel dans toutes les directions, survolant même les routes secondaires. Les Allemands semblent amorcer un vaste mouvement de décrochage ; les véhicules les plus divers descendent par la route de Coutances à Avranches par Gavray. Les seuls convois qui remontent vers le front sont composés d'ambulances militaires.

 

Jeudi 27 juillet. Ce matin, j'ai appris avec peine la mort survenue hier à Villebaudon d'un jeune médecin, volontaire des équipes Nationales, Baneilles, tué en service par un éclat de bombe à son poste de secours.

Je le connaissais à peine, mais j'ai revu avec émotion, ce jeune cadavre exsangue qui portait au ventre une affreuse blessure. Il est mort au bout de deux heures avec un cran remarquable, gardant jusqu'à la fin son entière connaissance. Nous avons organisé une veillée funèbre, dans une chapelle ardente improvisée dans une grange de la ferme.

 

Baneilles était là, sur un pauvre brancard, voilé, du drapeau tricolore.

Auprès de lui était couché, un conducteur de camion mitraillé il v a deux jours à Saultchevreuil sur un camion de sucre, qu'il nous amenait de Paris. Le malheureux avait des trous béants dans la poitrine et la cuisse ouverte.

 

Vendredi 28 juillet. Nous avons ce matin enterré Baneilles et le conducteur de camion à 10 heures 30.

Ils ont été descendus dans une voiture vachère jusqu'à la chapelle du cimetière de Gavray. Nous étions une douzaine à la cérémonie qui a été courte, mais d'une émouvante simplicité. Je suis revenu ensuite à Lengronne. De tous côtés les Allemands descendent vers le sud sous la mitraille américaine.

Les dernières nouvelles situent les alliés à Cerisy-la-Salle, c'est-à-dire à une quinzaine de kilomètres de nous.  L'atmosphère devient nerveuse. Il ne passe plus aucun réfugié.

 

Vers 14 heures 30, on entend le sifflement des balles, et le ronronnement tout proche des armes automatiques. Quelqu'un passe en courant sur la route en criant : " Les américains passent ! Ils vont vers Cérences ! ". C'est aussitôt la ruée de tous vers la route. Nous croisons quelques Allemands, à pied, en débandade.

Sur la route principale, les Américains passent en effet en convoi à grande allure.

Ce sont de, grands garçons calmes, montés sur des camions, des voitures blindées couleur de poussière. Seules, leurs dents blanches éclairent leurs visages. Déjà, les femmes ont cueilli à la hâte des fleurs qu'elles leur jettent. Ils passent, en une longue file, pendant qu'au dessus d'eux un " mouchard " plane lentement et surveille les routes au-dessus de la colonne.

Ils sont passés, et derrière eux la  poussière fait un nuage doré.

Cette minute nous fait oublier nos peines, nos fatigues et le découragement qui nous a hantés pendant ces jours parfois si pénibles.

Nous repartons vers le Manoir de Lengronne qui a abrité pendant quelques semaines la Préfecture, et c'est alors que se déroule une cérémonie improvisée, mais dont la ferveur nous prend au cœur.

En haut d'un mât de fortune, dans la cour du manoir, tout le personnel étant rassemblé, on hisse, enfin, dans le soleil, les couleurs.

Le reste de l'après-midi se passe dans la fièvre. Vers 17 heures, on apprend que les Américains sont repartis vers Saint-Denis-le-Gast. Le Préfet s'en va, seul, en moto, vers le sud, et nous laisse.

Dans la soirée, des SS. remontent à pied, par la petite route, vers les Alliés. Cela ne peut être sérieux, car ils sont seulement munis de quelques armes individuelles. Que pourront-ils contre les chars alliés quand ceux-ci apparaîtront à nouveau?

 

Samedi 29 juillet. J'ai été passablement secoué dans mon lit, cette nuit, car il y a eu un duel d'artillerie assez violent. Nous devions être entre les deux positions adverses ; aussi n'avons-nous eu que le bruit, sans dommages.

De très bon matin, tout le monde est debout. Au fond de, l'avenue, ]es SS passent, mais dans l'autre sens, cette fois. Ils semblent harassés de fatigue et viennent d'opérer le dernier décrochage.

Le ciel est gris, il tombe un " crachin " feutré. Rien ne me retenant plus ici, je décide de partir pour essayer de gagner plus au nord la région de Coutances, occupée sans doute définitivement par les Alliés.

Mon bagage est bientôt près, et je saute sur ma fidèle bicyclette. Plus un Allemand sur les routes, mais aucun Américain à l'horizon. Toutefois, de Saint-Denis-le-Gast, l'artillerie alliée arrose le carrefour de Lengronne. Il est prudent de passer entre les salves. J'attends l'une d'elle, je chronomètre l'intervalle, et je bondis dans le temps Mort. Je passe sans encombre et je m'engage sur la route de Cérences absolument déserte.

A Cérences, des passages d'Allemands avec des convois hippomobiles se font de Coutances vers le sud. Il y a dans le bourg quelques éléments de cavalerie au repos.

Je poursuis en direction de Muneville-sur-Mer, puis Bricqueville et Lingreville. La route côtière est sillonnée de fuyards à pied, Russes, Géorgiens, passablement désorientés. Était-ce donc cela le fameux mur de l'Atlantique. Un ramassis de pauvres bougres sans nationalité bien définie, chapardeurs et tire-au-flanc, plus préoccupés de remplir leur ventre que de la défense de l'ordre nouveau.

J'arrive à Regnéville où l'on me dit que les Américains sont de l'autre côté de l'estuaire de la Sienne depuis ce Matin.

A Urville, je traverse la rivière. J'aperçois en face de moi le petit hameau où se sont réfugiés les miens, dont je n'ai pas de nouvelles depuis quelques jours. Tout y semble calme ; on aperçoit seulement quelques Américains fusil au poing qui surveillent l'autre rive.

Quand ils m'aperçoivent, ils pointent vers moi leurs armes. Je déploie une serviette de toilette, seul drapeau parlementaire, que je puisse agiter. Je n'ai pas encore terminé ma traversée qu'une salve d'artillerie allemande venant de la région de Montmartin vient faire dans l'eau de magnifiques gerbes à 300 mètres à ma droite. Je presse l'allure, et je parviens à la rive " libre ".

Les Américains m'entoure, me posent des questions, vérifient mes papiers, et je me hâte vers la maison où je retrouve tous les miens, avec quelle joie !

Et voilà la fin de cette partie de mon journal qui se termine à l'aube de la libération de notre Cotentin.

C'est une page décisive de l'histoire du monde à laquelle nous avons été mêlés, en humbles figurants.

J'y ai perdu ce à quoi je croyais tenir le plus, et cependant à la pensée des jours qui se lèvent, tout est déjà oublié.

Une tâche immense nous attend encore pour que la Normandie et la France retrouvent leur visage.

(Extrait de mon carnet quotidien).

  J. de Saint-Jorre.