Souvenirs...
le 6 juin 1944
Dernières
heures avant le bombardement.
LUNDI
5 JUIN 1944
Matinée
sans histoire passée au bureau des Impôts, place du champ de Mars, où, après
une sérieuse alerte, je réapparais mettant fin à ma " planque "
chez des amis.
L'après-midi,
en compagnie de trois camarades, je joue aux cartes dans un appartement situé,
derrière la poste, sur l'emplacement actuel du restaurant " La Laitière
Normande ". Vers seize heures notre attention est attirée par de
violents et très nourris tirs de D.C.A. (défense contre avions) provenant des
canons antiaériens disposés sur les miradors de toits des environs de la
gare, et sur l'EPS. (école primaire supérieure de jeunes filles), route de
Carentan. Les Allemands tirent à vue sur les avions US dont nous apercevons
nettement les signes distinctifs. Appuyés à la rambarde de notre fenêtre,
nous sommes au spectacle. Nous voyons ces chasseurs bombardiers fondre sur la
gare, tirer plusieurs rafales, se redresser au dernier moment puis monter en
chandelle faire un grand tour et recommencer l'opération. Comme au cinéma.
Pour peu, nous applaudirions nos amis pour leur courage, leur sang-froid et
sifflerions les Allemands si maladroits ! Ces aviateurs amis nous confortent
dans l'idée que les alliés ne bombardent pas à l'aveuglette comme
voudraient nous le faire croire radio et journaux. Décidément, " Radio
Paris ment, Radio Paris est Allemand ". Ce sentiment de totale sécurité,
de confiance absolue, faillit nous coûter la vie quelques heures plus tard !
23
heures. je suis à la maison lorsqu'un bruit énorme attire la famille vers une
fenêtre. Un avion paraissant en difficulté, frôle les toits, il se dirige
vers Tessy. Nous apprenons rapidement que ce bombardier s'est abattu vers le
pont de Gourfaleur. Plusieurs aviateurs Canadiens y seront retrouvés carbonisés.
Affreux spectacle. Pauvres parents !
Avant
de m'endormir confiant j'écoute les dernières informations en provenance de
Londres. Les messages personnels sont de plus en plus nombreux, la tension
monte.
MARDI
6 JUIN 1944 .
Vers
cinq heures, je suis réveillé par un bruit sourd, un roulement ininterrompu,
une sorte de canonnade un orage lointain, permanent, assorti de lueurs brèves
et répétées venant de l'Ouest. Mes parents sont levés. Le diagnostic est
rapide et facile : ILS DÉBARQUENT.
Nous
ouvrons le poste à galènes. Les messages de ROOSEVELT, CHURCHILL, de GAULLE
sont religieusement écoutés et confirment l'événement. Amplifié par
l'attente, un sentiment de joie, de bonheur total, de soulagement, mais aussi
d'inquiétude m'envahit. Encore quelques heures, quelques jours au plus, et tous
les Hitler, leurs valets, les Dufour, de Grotte, vont payer. Notre humiliation
touche à sa fin. C'est le plus beau jour de ma vie. Les prisonniers, les
tickets, les sirènes d'alarme, les bombardements, la Gestapo, les collabos,
l'angoisse permanente... tout va rapidement rentrer dans l'ordre. L'heure de la
revanche sonne. Il ne me vient pas à l'esprit que le débarquement puisse échouer.
De la fenêtre de notre logement, je jette un coup d'œil en direction de la
Feldkommandantur 722 installée à environ 80 mètres de notre appartement, au
fond d'une petite place, où débouche la rue Dame Denise. Tout confirme nos
informations. Une grande et visible agitation règne à la Kommndantur. De
nombreux véhicules militaires y arrivent, repartent Des bagages sont entassés
pêle-mêle, fébrilement dans les voitures. Les. femmes allemandes, travaillant
à la 722 prennent le large : les " souris grises " nous quittent. Ces
préparatifs de fuite me remplissent de joie. La fin tant espérée de cette
occupation maudite est en vue. Tout va bien. Pour observer de plus près les évènements
je descends au rez de chaussée d'où je vois arriver, à la Kommandantur, une
voiture remplie de militaires en tenue kaki, les visages barbouillés de noir, sévèrement
gardés par des soldats allemands. Nous devinons qu'il s'agit des premiers
prisonniers parachutistes américains conduits à l'interrogatoire. Je tente, le
plus discrètement possible, un clin d'oeil dans leur direction pour les
assurer, d'une sympathie difficile à exprimer en ce moment. Ils m'apparaissent
fatigués, absents. Toute la journée, avec des amis, je parcours la ville pour
tenter d'obtenir les derniers " tuyaux " ; écoutant de temps en temps
les informations en provenance de Londres. Il s'agit d'observer les Allemands et
constater s'ils accélèrent ou non leurs préparatifs de départ. Il est
indispensable d'examiner les occupants sans paraître les provoquer tant leur
colère pouvait être dangereuse. Les fauves blessés sont redoutables. Au cours
de nos " patrouilles ", nous passons devant la prison. Nos amis,
enfermés, connaissent-ils la nouvelle ? sans doute. Plus que nous, ils doivent
se réjouir et rester cependant très anxieux pour leur avenir immédiat. Aucun
avion allemand n'est en vue. À quand l'arrivée des alliés ? On commence à échafauder
des projets pour leur accueil... pourvu que tout se passe bien. Cette journée
exceptionnellement grisante s'achève. La curiosité, l'anxiété, l'attente,
l'impatience, l'espoir, l'inquiétude aussi, l'idée de se trouver au coeur de
l'événement, me rendent particulièrement nerveux. Tout se bouscule un peu
dans mon esprit. Les nouvelles les plus récentes semblent excellentes.
19
h 30, je monte à l'appartement. Il fait toujours un temps splendide. Je me rase
rapidement en attendant le dîner et surtout tes dernières informations. La
nuit, passée à écouter la radio, va être longue. Ma mère vient de mettre au
four un plat d'œufs au lait. Nous attendons mon père. Revenu de son travail,
il discute avec des voisins sur le trottoir, en observant les allées et venues,
toujours agitées, des locataires de la 722. Tout à coup, je perçois le
bruit assez lointain d'une escadrille, une de plus. De la cuisine, je me précipite
vers la fenêtre de la salle à manger pour tenter de la situer. Venant de la
direction de Caen, se dirigeant vers Coutances, se découpant dans un ciel
d'azur, j'aperçois à bonne hauteur, des avions en formation et remarque, se détachant
des appareils, des nuées de petits papiers argentés, vibrionnant, dodelinant,
dans le ciel. Je pense immédiatement à une découverte récente des Alliés
destinée a gêner la DCA ennemie. Aucune inquiétude. Alors que j'en suis
encore à mes constatations rapides et admiratives sur la puissance de
l'aviation américaine, une déflagration de fin du monde éclate. J'ai
l'impression que tous les carreaux de la maison sont brisés et que la vitrine
du restaurant Paulou vient de parvenir au troisième étage. La guerre entre en
direct dans notre vie.
"
Ils bombardent !
Mon
Dieu, ton père est en bas !
Vite,
,descendons "
Lors
de notre arrivée, une vingtaine de personnes y sont déjà installées. Assises
en demi-cercle sur des fagots, elles attendent. L'abri semble relativement
confortable : 10 mètres de large et 15 de long, un regard grillagé donne vers
l'extérieur : pas d'électricité évidemment. Des bougies stockées en cas de
besoin, des fagots disposés sur tout le pourtour, complètent l'installation.
Dans le genre, c'est assez sympathique et sécurisant. On devrait s'y faire.
Pour atteindre cette cave à partir de l'entrée de la maison de la rue du Château,
il convient de traverser un assez long corridor dont le sol, fait de planches,
recouvre partiellement une trappe permettant de descendre plus facilement des
tonneaux de cidre. Ce lieu est relativement calme.
Vers
20 h 30, en l'absence de nouveaux bombardements, je décide de me rendre à
notre appartement pour y récupérer une valise préparée, à tout hasard, par
ma mère, l'après-midi mais oubliée, dans notre affolement de 20 heures. Il
convenait également, ô inconscience, de s'assurer que portes et fenêtres
étaient convenablement fermées ! En compagnie de ma voisine du second étage,
en courant et sans problème particulier, nous faisans l'aller et retour. La rue
est déserte, silencieuse.
Vers
20 h 45, le beau père de M. Lemasson, M. HENRY, pharmacien à Saint-Lô, membre
des équipes de la défense passive, entre, essoufflé, dans l'abri. Surpris
dans la rue, à quelque cent mètre de là, alors qu'il patrouillait avec
certains de ses coéquipiers, il offre les premiers signes, très inquiétants,
des graves événements survenus. Pâle, couvert de poussière, affolé, des
traces de sang, sur le visage, il est commotionné, tremblant. À 20 h, une
bombe est tombée près de lui le recouvrant partiellement... Son récit nous
plonge brutalement dans tes horreurs de la guerre. Silence, une longue veillée
commence. Nous attendons très anxieux. Quoi qui ? Une reprise des bombardements
? L'arrivée des troupes alliées ? espérant, en tous cas, que la nuit puisse
s'écouler sans autres problèmes. Je présume que chacun a ses propres réflexions.
Après une heure ou deux, écoulées en commentaires, prières, et pronostics,
la fatigue aidant, le silence tombe petit à petit sur notre groupe. Plusieurs
personnes s'assoupissent.
Souvenirs
DERNIèRES
HEURES AVANT LE BOMBARDEMENT
Vers minuit, une voix s'élève
:
À cet instant précis une
formidable explosion se produit. Un souffle chaud, énorme, balaie la cave qui
tremble et se remplit de poussière. Tous comprennent que le bombardement
recommence, que nous sommes au coeur de l'action. C'est colossal, inimaginable.
Les bombes semblent se rapprocher progressivement, nous cerner. Laquelle sera
pour nous? La prochaine ? Par le soupirail un souffle d'air chaud, suivant
chaque impact, pénètre dans notre cave. J'ai la sensation de me trouver en
pleine tempête. Nous sommes soulevés du sol à chaque déflagration et
retombons ensuite sur nos fagots pour être de nouveau surélevés. Les estomacs
se nouent. Nous sommes dans l'obscurité. Une poussière épaisse, tenace,
suffocante nous envahit alors qu'une sinistre lueur rougeâtre éclaire
maintenant la cave. Je n'ai plus la force de penser, ni d'avoir peur. Vidé, anéanti,
suis-je vivant ou mort ? Tout est-il déjà fini ? Vais-je périr étouffé, écrasé,
brûlé ? Quelques personnes prient à haute voix. Les autres sont silencieuses,
attendant la fin. Un effroyable goût de plâtre nous remplit la gorge. Le dénouement
est proche évident, obligatoire, certain. Je suis seul, personne ne compte
plus, mon esprit est vide, dans l'attente d'un coup décisif. Je ne pense pas un
seul instant à mes parents. Tout à coup une personne assise près du soupirail
hurle :
" Il faut sortir
d'ici immédiatement, nous allons périr étouffés. "
Je suis assis près de la
porte conduisant à l'escalier de sortie. Avec mon voisin de fagot, nous décidons
d'empêcher les gens de tenter cette folie. Il nous apparaît qu'une telle
tentative est obligatoirement suicidaire. Nos autres compagnons commencent à être
très gênés par la poussière et nous insultent, puis se calment. L'enfer
continue. La gorge devient de plus en plus sèche. J'ai soif. Combien de temps
dura cette " danse " infernale? Personne n'a jamais pu me le préciser.
Après un bref silence, une pensée me traverse l'esprit : si le bombardement
cessait... peut-être que... ce massacre ne peut être éternel ? Miracle. Tout
à coup, après une formidable déflagration, silence. Un certain apaisement
semble s'installer. Le rêve insensé deviendrait-il réalité ? Le bombardement
semble avoir cessé. Sommes-nous victimes d'une illusion ? Il ne faut pas perdre
de temps.
Je crie à mes voisins : " Attendez quelques secondes, je vais voir si nous ne sommes pas emmurés et reviens vous chercher immédiatement.
Sans attendre de réponse,
je bondis dans l'escalier. En quelques enjambées, dans un nuage de poussières,
ma valise à la main, je parviens en haut des marches. Joie, la voie est encombrée,
mais presque libre! Du bout du couloir, j'aperçois la rue ou plus exactement ce
qu'il en reste au milieu des ruines, des poussières, des fumées, le tout très
éclairé par de multiples incendies. Un grave problème toutefois. Pour sortir,
il convient de franchir les deux mètres du couloir séparant l'escalier de la
porte, maintenant arrachée, donnant sur la rue, or le plancher a disparu,
soufflé par les bombes. Angoissé à l'idée que tout peut recommencer d'une
seconde à l'autre, que la délivrance peut dépendre de ma rapidité, énervé,
je finis d'arracher de ses gonds une porte à demi démantelée, trouvée dans
le corridor et l'installe telle une passerelle, fragile étroite, mais
indispensable Avant d'aller rechercher les personnes restées dans la cave, je
ne peux résister au besoin, impérieux, de me rendre encore une fois dans la
rue pour... voir. Au moment précis où, de nouveau, j'atteins la sortie un
horrible sifflement de bombe me parvient. Ce bruit s'amplifie, " c'est pour
moi ". Je plonge le nez dans le caniveau, essayant de me faire petit,
petit. J'attends pensant effrayé :" cette fois c'est fini! ". Et...
rien, pas d'explosion ! Je me relève aussitôt pour rejoindre mes compagnons et
les inciter à quitter, le plus rapidement possible les lieux. En dépit de mon
extrême précipitation, je jette un coup d'oeil sur la ville. C'est horrible,
tout paraît en flammes : de multiples brasiers. La cité entière semble en
feu. De partout fusent des cris :
" Au secours, ne me
laissez pas, j'étouffe, je suis pris sous les décombres, il y a le feu "
Retraversant ma passerelle de
fortune, j'arrive en haut de l'escalier alors que les premières personnes, ne
m'ayant pas attendu, se présentent. Le bombardement a cessé, mais la sortie de
la maison, sur mon installation bricolée, est dangereuse. La raison, la dignité,
revenant petit à petit, j'aide les
gens les plus âgés à sortir du couloir. La dernière personne évacuée, je
tente de récupérer ma valise et rattraper mes parents que je viens également
de seconder et qui courent devant moi. Mon unique trésor a disparu, emporté
sans doute par mégarde. Après avoir aidé Mme Henry, oubliée par son mari, à
se libérer d'un fil électrique enroulé autour de son
talon, je rattrape mes parents. Nous avons la certitude, la peur, que tout peut
recommencer d'un instant à l'autre.
" Au tunnel ! " tel
est le mot d'ordre. Nous savons depuis un certain temps que les Allemands ont
creusé et aménagé un abri formidable, sans doute indestructible, sous la
place des Beaux-Regards située à environ 200 mètres de " l'abri "
Lemasson. Nous y serons en sécurité absolue. Nous passons devant notre maison
du 3 rue de la Poterie. Il n'y a plus que 60 centimètres de ruines fumantes.
Aucun survivant parmi la cinquantaine d'occupants de la cave où nous aurions dû
normalement nous trouver !
Des bombes, de plein fouet,
en ont eu raison. Toute la rue est dans le même état. Quel spectacle ! Partout
du feu, des ruines, de la poussière, des montagnes., de gravats, des fils électriques
arrachés. Mais, surtout, l'on
entend des cris, des appels au secours.
Les rues n'ont plus de tracé,
les décombres des maisons occupent la chaussée. Partout des trous, des
monticules énormes de débris et j'ai soif, soif. En passant devant la cathédrale
Notre-Dame, j'aperçois sur ses marches une femme presque entièrement dévêtue,
tenant un enfant dans ses bras. Elle semble attendre... Quoi... Qui ? Que sont
devenues ces personnes ? Plus de cinquante ans après j'y pense encore assez
souvent. Combien de temps avons-nous mis pour franchir au milieu des ruines, des
trous de bombes, la distance séparant la rue du Château de l'entrée du tunnel
? Des voisins, tels des rats, sortent des maisons détruites. Tous, hagards,
prennent la même direction que nous.
En arrivant devant l'entrée
de l'abri miracle j'entends quelqu'un dire :
En raison de l'urgence, il
n'est pas question de discuter. M. Lemasson, avec lequel nous sommes restés,
dit à mon père :
" Venez avec nous, nous allons à St Ébremond de Bonfossé chez un cultivateur que je connais, c'est un très brave homme. "
Toujours hantés par l'idée
d'une reprise du bombardement nous traversons, aussi vite que possible, la
passerelle franchissant la Vire, jetons un coup d'oeil en passant sur la gare
illuminée par un incendie, puis atteignons le chemin de halage en direction de
Candol. Après avoir parcouru environ 200 mètres, ayant le sentiment d'être un
peu hors de danger, haletants, épuisés, nous nous asseyons sur l'herbe et
regardons notre pauvre Saint-Lô à l'agonie. Près de soixante ans après, j'ai
encore le souvenir précis de la vision de ma ville " au bûcher ".
Dans un vacarme assourdissant, au milieu de la poussière, de la fumée, de
multiples incendies à travers toute la cité en cette atmosphère de fin du
monde, le bombardement a repris et se poursuit sans interruption. Hagards, anéantis,
nous sommes allongés dans le chemin de halage conduisant de Saint-Lô à Candol
et assistons, spectateurs impuissants, à la destruction de notre ville. En ces
instants dramatiques, nous avons l'impression d'aimer davantage notre cité.
Sans cesse je me dis: « que sont devenus mes amis ? Dans cet enfer, tous ont dû
obligatoirement périr ! " Je ne suis sans doute que le seul survivant.
Pourquoi ce massacre ? Pourquoi cet acharnement ? Cet après-midi, des aviateurs
ont risqué leur vie pour bombarder un point précis et maintenant ils déversent
des tonnes de bombes, au hasard semble-t-il..., alors que leurs amis sont
dessous. Impossible de comprendre. Nos esprits retrouvés, ayant quelque peu récupéré,
nous n'avons qu'une idée : nous éloigner d'urgence du brasier, des bombes.
Nous ne sommes qu'à environ 300 mètres en
amont du pont traversant la Vire, face à la gare. Rapidement, nous reprenons en
silence notre route, les uns derrière les autres, nous retournant sans cesse
vers l'horrible spectacle de la ville agonisante. Notre groupe comprend : M. et
Mme Lemasson, un de leurs fils, mes parents et moi. Aucune parole n'est échangée,
chacun reste plongé dans ses pensées. Je fais rapidement le bilan de nos
" biens ". Ma mère porte un manteau gris léger et une robe d'été.
Elle tient à la main un petit coffre métallique contenant ses trésors :
quelques billets de banque et deux ou trois bijoux. Je possède encore cette boîte
seule relique palpable de cette folle nuit. Mon père a son costume de travail.
Quant moi, par-dessus mon pantalon et une chemisette j'ai enfilé une belle
veste doublée de mouton.. cadeau récent d'un fourreur de la maison None !
(cette veste devait, par la suite, devenir l'objet d'une de mes plus grandes
frayeurs). J'imagine la détresse de mes parents : à cinquante ans, en cette
affreuse nuit, ils ont tout perdu. Leurs maigres économies, les meubles, les
souvenirs. les photos, tout est anéanti. Pas de linge, RIEN.
Ultérieurement, j'ai tenté
de me mettre à leur place : constater que TOUT est détruit, disparu, en
quelques secondes, par l'action d'amis que nous ne comprenons plus et que nous
attendions avec tant d'impatience ; se retrouver sans toit, sans but, sans
argent... comment pourront-ils surmonter ce désastre ? Petit à petit, je
comprend que leur unique consolation est de nous savoir vivants, tous les trois.
En dehors de longs moments de
prostration, ressassant le passé ou pensant à leur avenir, ils paraissent
relativement sereins. Souvent j'ai imaginé ce que pourrait être mon attitude
si pareille catastrophe devait m'arriver. Serais-je aussi courageux ou...
inconscient qu'eux ? Je n'en suis pas du tout certain. Mais aux situations
exceptionnelles, sans doute comportements exceptionnels.
Vers trois heures, nous
arrivons à Candol d'où la fantastique lueur dominant Saint-Lô est toujours
parfaitement visible. Les bombardiers tournent encore au-dessus de nous, puis
plongent sur la ville pour y lâcher leurs chargements, se redressent en
chandelle, et repartent pour se réapprovisionner. À contre-jour les appareils
se détachent sur le ciel. Ces oiseaux noirs sur fond orangé, dû à l'incendie
généralisé, semblent participer à une sorte de monstrueux ballet : c'est à
la fois beau et sinistre.
À Candol de nombreux réfugiés arrivent par la route de Villedieu. Quel pitoyable défilé, quelle misère ! Aucun film n'est capable de restituer ce cortège lamentable. Seuls quelques " Tiens c'est vous " interrompent le silence des marcheurs traînant les pieds, anéantis par la catastrophe. Certaines personnes portent - objet dérisoire - une petite valise. La plupart n'ont rien. La variété des habits est également remarquable : cela va du costume de ville, au pyjama ! Même disparité quant aux chaussures. Il me souvient d'avoir été très surpris par la quantité de personnes rencontrées. Je les imaginais tous sous les décombres. Sans s'arrêter sur le pont de Candol, nous nous engageons, toujours suivant M. Lemasson, dans un petit chemin estimé plus sûr qui nous conduit chez le fermier ami de notre guide.
Extrait de la revue " du haut des remparts ".