BELLOY SAINT-LÈONARD

PHILIPPE DE HAUTECLOCQUE est né, le 22 novembre 1902, au château de Belloy-Saint-Léonard. C'est là qu'il a vécu ses années d'enfance. Il est plus aisé, écrit Guy de Larigaudie,de façonner une belle vie sur le socle vigoureux des souvenirs d'enfance et plus facile de concrétiser dans le réel des rêves d'avenir, lorsqu'ils ont pris naissance dans un décor robuste et calme. Belloy fut pour Philippe de Hauteclocque ce socle vigoureux. Ses lignes viriles et imposantes, la majesté des grands arbres qui l'entourent depuis des générations sont le décor où ses premiers rêves ont pris forme.

Il aimait profondément Belloy. Il l'aimait depuis son plus jeune âge, comme les terriens aiment leur terre. À peine âgé de cinq ans - on l'appelle alors " Père Pacifique ", - il disait à sa vieille bonne : Anne-Marie, pourquoi toujours partir ? Il fait si bon ici !

Et quelques semaines avant sa mort, au retour d'une heureuse partie de chasse avec son frère Guy, il lui confiait :

Je suis content, cette journée me rappelle les belles journées d'autrefois ! Sans doute se souvenait-il de ses chasses d'enfant avec sa sœur Colette, sa " traqueuse " habituelle, peut-être se rappelait-il le jour où il avait tiré des sangliers avec son calibre 28, ce cher petit fusil pliant acquis par son père après la bataille de la Somme, chez un armurier de Lunéville ! Aussi quand il fallait quitter la vie de Belloy pour les salles d'étude et les cours de collège, le petit Philippe de Hauteclocque était triste. Sa mère seule savait que pour dissimuler cette tristesse - contre-attaque intérieure - il manifestait une joie inaccoutumée.

L'existence à Belloy, c'était surtout la vie dans la forêt. Philippe connaissait " le plus beau chêne ", " l'arbre qui dans le vent gémit ", " l'arbre aux écureuils ". Les plus grands arbres ont chacun leur personnalité et leur histoire, leurs voisins vassaux ou ennemis, leur domaine bien à eux dans le ciel. Il était l'ami des arbres. À l'évocation de son passé, il les retrouvait parmi ses souvenirs les plus fidèles. N'en est-il pas parmi nous qui, certains jours, comme lui firent à de vieux arbres aimés de secrètes confidences ?

Par un après-midi de mars, je suis entré dans la chambre de Philippe. Elle est restée telle qu'il l'a connue dans son jeune âge, telle qu'il la revoyait à ses retours de soldat victorieux. La fenêtre s'ouvre au large sur un paysage très pur, un vallon vert fuit sous les yeux, encadré de grandes futaies de hêtres. Leurs cimes, ce jour-là, se balançaient largement sous les rafales. À travers la futaie - les feuilles étaient à peine naissantes – le village de Belloy apparaissait comme endormi dans la paix sous la protection du château. Vers l'horizon s'échelonne l'ondulation des croupes ; les premières bien marquées rayées du brun des labours et du vert des prés, les suivantes imprécises en un moutonnement qui évoque l'infini de la mer. L'horizon porte bien au-delà de la Somme.

Un rayon de soleil soulignait la masse sombre d'une forêt.

Ce paysage fait un tout, un peintre n'aurait pu donner plus harmonieuses limites à son tableau. C'est bien là un paysage picard : grands bois, croupes larges et longues semblables à celles de la bataille de Bouvines, villages enfouis au creux des vallons qu'une pointe de clocher d'ardoise décèle au détour d'un chemin.

Que de fois son regard bleu d'enfant domina ce vallon, ce village, ce sous-bois, ces lointains inconnus... Comme le regard du marin domine, de sa passerelle, pont, passagers et masse mouvante de l'eau qui fuit.

Et n'est-ce pas dans la contemplation de ce panorama que Leclerc a ressenti, pour la première fois, l'appel vers le large et qu'est née sa volonté de dominer ? " Quand je serai grand, j'irai loin ! Je passerai des mers ", répétait-il souvent.

Barrès voit dans la maison de Domrémy une part du destin de Jeanne d'Arc, Leclerc à Belloy a trouvé une part de sa vocation.

Sa chambre d'enfant est simple. Une commode ancienne de bois noir aux belles poignées de cuivre y met sa note austère mais deux perroquets bleus, en faïence de Tournai s'agrippent à la glace et apportent leur fantaisie.

De cette chambre, un long couloir très clair tout garni de tableaux et coupé par une descente, où préside un grand Tetras naturalisé, conduit à une petite chapelle garnie de souvenirs. Philippe y a suivi la messe. Il faut ici s'agenouiller en silence.

En descendant vers le salon que la lumière baigne largement sur deux faces, ma pensée se reportait à son bureau de Fort-Lamy, je revoyais le " boy-panka " à l'entrée, fier de tirer le panka du Général, le grand bureau très simple, le tableau des anciens commandants du régiment et la carte d'Afrique, où, depuis 1939 - ironie de contraste - deux grandes flèches indiquaient la poussée possible de l'adversaire jusqu'à Fort-Lamy.

Dans ce salon de Belloy aux belles boiseries blanches, j'imaginais Philippe enfant à côté de sa sœur. Le grand piano est toujours là, devant la tapisserie de Don Quichotte, comme autrefois.

En 1914, Philippe de Hauteclocque a douze ans. C'est l'âge où le caractère de l'enfant se forme. Ainsi Philippe naît à sa vie d'homme en même temps que commence une épopée. La France n'a jamais été plus belle. Avec les poitrines de ses fils, elle brise sur la Marne le flot des envahisseurs, puis l'Artois, la Champagne, Verdun deviennent des charniers que le soldat défend ou libère, cadavre par cadavre, Enfin, après quatre ans d'une lutte implacable, l'ennemi vaincu fuit par delà le Rhin.

Cet héroïsme de la France en armes vit sous les yeux de Philippe. À la " Providence " d'Amiens, puis à Abbeville de 1914 à 1917, le grondement du canon porte sa vague aux jours des grandes batailles, les blessés affluent; des bombes détruisent une maison toute proche. Plus tard, à Saint-Joseph de Poitiers, en 1918, il joue autour du four dans lequel on brûle les pansements de l'hôpital voisin. Ne fut-il pas distrait le jour de la reprise de Douaumont ?

Chaque vacance le ramène à Belloy; la même pluie d'automne, le même orage d'été inondent la forêt et sa cour de récréation. Certains jours il regrette sa liberté, ses courses dans les bois, ses embuscades contre un ennemi imaginaire dans les fourrés, ses jeux guerriers qui se prolongeaient pendant des jours et dont se souvient encore Mademoiselle Thomas, son institutrice. Pourtant, de cette nostalgie de liberté, le travail ne souffre pas.

À Poitiers, la vie devient plus sévère. Le parloir de Saint-Joseph est austère. Je tente de me représenter le jeune collégien, surgissant culotte courte, bas noirs, cheveux en brosse, le regard bleu très vif.

Leclerc a donc été écolier. Il a bondi dans cette cour, franchi ce portail pour s'échapper en vacances vers Belloy. Cette pensée me paraît étrange. Et ses compagnons de guerre doivent faire un effort pour se représenter Leclerc soumis à la tutelle des Maîtres. Pour eux, il n'eut pas d'enfance. Tel un Dieu, il est né " Le Colonel Leclerc ".

Pendant ces années studieuses d'Amiens, d'Abbeville, de Poitiers, les épreuves de la guerre, le tragique des événements accélèrent la formation de sa personnalité et en accentuent la marque.

Il est tout à son action. Déjà il donne au présent sa qualité. Les aînés se battent, son devoir à lui est de travailler. Aussi dans toutes les matières a-t-il d'excellentes places, et son père pourra dire de lui plus tard : " Il ne m'a jamais donné de soucis. " Ce don total de soi au présent restera l'un des traits saillants rie Leclerc.

Une autre marque, non moins précieuse, se dessine déjà. C'est une ferme volonté.

Un jour de vacances à Belloy, malgré un bras cassé dans une chute de bicyclette, il fait quatorze kilomètres pour remplir sa mission, mettre des lettres à la poste d'Airaines. À sa petite sœur il commande : " Voilà, il faut prendre des résolutions pour corriger tes défauts. Tu as une tendance excessive à pleurer. Il faut que tu aies la volonté de faire cesser ces larmes. La plupart des hommes ont connu, entre l'enfance et l'âge mûr, une longue période de tâtonnements, de balancements, de chutes et de relèvements. Il semble, lui, avoir joui du privilège d'une stabilité précoce. On peut sans doute en voir une affirmation matérielle dans le fait étrange que son écriture d'enfant restera son écriture d'homme.

De l'enfance à la mort, sur une ligne très droite, il n'a jamais dévié. Mais trouvera-t-on témoignage plus émouvant sur ses années d'adolescence que celui du R. P. Villaret de la Société de jésus, qui pendant ses années d'études fut son maître ?

" Je l'ai accueilli au collège de la Providence d'Amiens, en octobre 1915. Il entrait en quatrième, ayant fait jusque-là ses études sous la conduite de sa sœur et marraine Françoise. À l'école de cette jeune fille supérieurement douée - naturellement et surnaturellement - et qui devait mourir prématurément, la riche nature de Philippe avait recueilli tous les avantages de l'éducation privée et personnelle, sans en avoir subi les trop fréquents inconvénients. Du premier coup, le nouveau se classa d'emblée en tête de ses camarades; il s'y maintint toujours.

Charmant de simplicité, aimé de tous, des plus réguliers comme des plus espiègles, exemplaire pour son propre compte, non par passivité, mais par le sens très haut qu'il avait du devoir et de la discipline, il ne s'effarouchait pas des incartades des autres. Seules la vulgarité de l'esprit et du cœur, la déloyauté ou la simple rouerie lui inspiraient un dégoût presque instinctif ; par charité, il ne le manifestait pas ouvertement, mais qui le connaissait bien pouvait deviner l'imperceptible tremblement du sourcil. Au collège et plus tard encore, je le sais pertinemment, il eût accepté tous les échecs plutôt que de tricher ou de copier.

Très fin, il saisissait aussitôt le trait pittoresque et même comique des choses et des hommes, même de ses maîtres, il s'en égayait franchement; le respect n'en souffrait nullement. Qui s'en serait offusqué ? La finesse de jugement et d'observation, pourvu qu'on n'en abuse pas, est une des jolies qualités naturelles. Philippe la possédait et je n'ai jamais constaté qu'il en abusât.

Je me souviens que ses camarades, plus par sympathique admiration que par ironie, l'avaient surnommé " l'aristo ". Il l'écrivait à sa mère : ni dépit, ni vanité mais, franchement, il ne comprenait pas, ne se faisant aucun mérite du sang qu'il avait reçu et ne se doutant pas de l'indéfinissable charme qui se dégageait de toute sa personne : distinction, simplicité, cordialité... Ayant reçu une réponse qui lui donnait une exquise explication, bien digne d'elle et de lui, de la vraie et belle noblesse de l'esprit et du cœur, il en fut satisfait et s'en trouva tout en joie. En lui, non seulement aucune morgue, la chose la moins aristocratique du monde, mais pas l'ombre d'esprit de caste. Il eût fallu ne pas le connaître un peu au dedans pour le croire distant. Certes, il ne l'était pas avec les petits paysans de Belloy ni avec les serviteurs jeunes et vieux ; je l'ai bien vu dans nos courses apostoliques durant l'évacuation d'Amiens jusqu'au jour où je le conduisis au collège de Poitiers pour poursuivre ses études. Même enfant, son tact, son sens des nuances était indéfectible.

Il est vrai qu'il était fort peu expansif, qu'il ne livrait l'intime de lui-même ni en confidences ni par lettre ; il écrivait d'ailleurs fort peu. Loin de provenir, comme on aurait pu le croire, de froideur ou d'indifférence, ni même de timidité, sa réserve venait de son extrême délicatesse qui lui inspirait le respect et comme une sorte de pudeur des sentiments les plus profonds qui étaient en lui comme une chose sacrée. Qu'il l'ait parfois poussée à l'excès, je ne le nierai pas,. je n'oserais lui en faire grief. Sans doute il n'était guère plus loquace sur les choses et sur les faits de sa vie courante, car tout lui paraissait si simple et si normal qu'il trouvait que cela ne valait pas la peine d'en parler. On peut regretter et je suis le premier à regretter que cette discrétion nous prive aujourd'hui de le mieux connaître.

On a admiré sa maîtrise de lui-même, son sang-froid et l'on a eu raison ; on se tromperait fort si on l'attribuait à une impassibilité naturelle. Elle fut acquise par raison, par courage, par vertu. Tout petit, il avait des angoisses et des désespoirs qui feraient sourire, s'ils ne révélaient aujourd'hui les luttes au prix desquelles il est devenu si parfaitement maître de lui. Brave, il l'a toujours été. C'était dans le sang, et puis, la conscience toujours nette, il était toujours entre les mains de Dieu. En 1917, je lui accordais de petits congés durant les permissions de son père; je ne précisais pas le jour du retour, sachant bien que je pouvais m'en remettre à sa discrétion. Une nuit de bourrasque de neige, en plein bombardement violent, tandis que les élèves s'étaient tant bien que mal réfugiés dans une cave, j'entends frapper doucement à la porte de la rue. C'était mon Philippe qui, à peine son père parti de Belloy, était revenu, faisant seul à pied dans ces conditions le trajet assez long de la gare Saint-Roch d la rue Saint-Dominique, précisément le quartier visé par les " Taube ".

Vous comprendrez qu'il me soit difficile de vous donner des détails concrets et circonstanciés sur sa vie spirituelle, sa conduite les laisse suffisamment deviner. Mais je puis noter, comme trait tout particulier, sa dévotion intense pour la Sainte Eucharistie et pour la Très Sainte Vierge. Il s'était consacré à elle dans la Congrégation mariale à Amiens, à Poitiers, à Versailles, mais par une consécration dans toute la force du terme, c'est-à-dire par un don, par un don total et absolu de lui. Cette exquise dévotion est la source de cette pureté merveilleuse qui frappait tout le monde, même les plus indifférents et les plus distraits qui, sans peut-être se l'expliquer, en subissaient le charme. "

Telle fut l'enfance de Philippe de Hauteclocque. Avec ses racines traditionnelles elle explique " Leclerc ".

- Sa mère, Marie-Thérèse Van der Cruisse de Waziers, Comtesse de Hauteclocque, lui apporte, avec les grandes traditions de sa famille, son magnifique enthousiasme. C'est elle qui voulut pour ce deuxième fils tant désiré et accueilli avec une mystérieuse joie, ce prénom de Philippe attaché à un tragique souvenir de famille. En 1635, alors que des guerres sanglantes désolaient l'Artois, Élisabeth de Hauteclocque, abbesse d'Estrun, craignant pour sa communauté les outrages des soldats, s'était retirée à Arras dans la maison de refuge de son couvent, et avait chargé son neveu Philippe de défendre le monastère. Il y réunit les vassaux de l'Abbaye et s'y établit en armes, mais attaqué par

un parti de Croates impériaux et de soldats polonais, il fut écrasé sous le nombre, fait prisonnier et sauvagement décapité.

C'est à sa mère que, jeune homme, il écrivait dans une lettre admirable : Je veux mettre toujours ma conduite d accord avec mes principes. " D'elle il tenait sans doute aussi son exquise modestie.

Son père, le Comte Adrien de Hauteclocque, à cinquante ans s'engage, en 1914, comme simple cavalier , au IIe Cuirassiers, aux côtés de son fils le Lieutenant Guy de Hauteclocque. Il inspirait à Philippe enfant une crainte respectueuse qui avec l'adolescence deviendra admiration.

Le 14 Juillet 1917, il a l'honneur de défiler à Paris en tête de son régiment, dont il est le porte-drapeau. Au passage des héros, la foule, unanime, exhale son amour des plus grands des siens et crie sa foi dans leur victoire prochaine. De son père, Philippe tenait son énergie et son amour de ce qui est juste.

Dans leur âme de soldats, le père et le fils ne font qu'un. Le 1er août 1920, Adrien de Hauteclocque inaugure le monument aux morts de Belloy. Philippe est là, il a dix-huit ans et prépare Saint-Cyr; de l'un à l'autre le flambeau passe : " Ce monument nous l'offrons comme une prière au Bon Dieu qui a reçu ces jeunes martyrs de la Patrie parmi ses Saints.

Enfin et surtout nous offrons ce monument à nos descendants comme une page d'histoire qui sera pour eux les tables de la Loi du Devoir et de l'Honneur. "

Puis, évoquant la mort glorieuse des enfants de Belloy tombés dans les batailles, le Cte Adrien de Hauteclocque pour chacun d'eux, après un court hommage, répète à six reprises : S'il n'était pas mort... les Allemands seraient à Belloy et vous seriez leurs esclaves.

Vingt-deux ans plus tard, du fond du désert, c'est le même sang qui parlera :

Nous ne sommes pas mûrs pour l'esclavage. Vive la France.

L'exemple, il est encore donné par deux frères du père de Philippe qui tombent tous les deux dès le début de la Campagne. L'un, le  Lieutenant-colonel Wallerand Marie Alfred de Hauteclocque, commmandant le 14e Hussards, est tué dans la retraite de Charleroi, en même temps que son fils engagé à son régiment. Il avait déjà une magnifique carrière. St-Cyrien sorti N° 2 de Saumur, il avait pris part aux opérations contre Samory en 1892 et 93, avait fait partie de la Colonne Bonnier et combattu clans le Sahel où il avait été blessé deux fois.

L'autre frère d'Adrien, officier très brillant, tombe lui aussi à la tête d'un bataillon du 37e d'Infanterie.

Telle était, en ce mois d'août 1914 la tradition vivante des Hauteclocque., héritiers d'un très long passé au service de la France.

Car les Hauteclocque furent guerriers bien avant même le temps où la généalogie les situe dans l'Histoire. Ils se distinguèrent aux Croisades, leurs armes l'affirment.

Un Morgan, aïeul des Hauteclocque, sous la Révolution sauve Amiens de la Terreur, un autre se bat à Iéna, à Eylau, à Friedland, où il reçoit deux coups de lance, à Salamanque... et l'épopée coloniale voit encore un Hauteclocque dans l'expédition de Chine.

Je crois, écrit Georges Lecomte dans la revue Hommes et Monde, qu'un être humain, si forte que soit sa personnalité et son ardeur à connaître tous les aspects du monde, à y mettre son empreinte, à en jouir, doit largement ce qu'il est à son hérédité, à sa formation intellectuelle et morale, à l'atmosphère dans laquelle il a grandi, à un long passé de traditions familiales. "

Les Hauteclocque, avant les Croisades, portaient autour de leurs armes cette devise : " On entend Loing -Haulte Clocque. " À cinq siècles de distance, la renommée de Leclerc lui fait écho.

DE SAINT- CYR À LA GUERRE

PHILIPPE DE HAUTECLOCQUE se présente au concours de Saint-Cyr de 1922. L'oral passé, il rentre à Belloy : " Alors, es-tu content ? "-" Non, pas réussi... raté. Mon espoir, c'est d'être rattrapé par mon écrit. " Il devait être reçu cinquième. À Saint-Cyr, il choisit l'arme de la cavalerie et sort numéro 1 de l'escadron des cavaliers. L'année suivante se passe en stage à l'École d'Application de Saumur, il en sort aussi premier. La tradition veut que le premier de Saumur reçoive, à titre de récompense, un cheval d'honneur. Il reçoit Eskuarraz.

Avec 1926 le rêve d'enfant de la chambre de Belloy... " passer des mers " devient une réalité. Il est au Maroc, il va prendre part à plusieurs opérations, mais l'année suivante son escadron rentre en France. Il se déclare volontaire pour rester au Maroc et sur sa demande est affecté à l'École des Officiers Marocains de Dar-el-Beïda, à Meknès. Son cheval Eskuarraz arrive avec lui.

As-tu vu le cheval du nouvel instructeur ? Il est très beau " dit un élève; et un autre " Il va vouloir faire de nous tous des majors, ça va chauffer, nous en verrons des vertes et des pas mûres avec lui." Hauteclocque gardera toujours un souvenir affectueux pour Dar-el-Beïda. "Mes amis, dira-t-il au cours de la remise de la croix de guerre à l'École en 1947, mes amis, les années que j'ai passées à Dar-el-Beïda constituent un des plus beaux souvenirs de ma carrière, car nulle part plus qu'ici je n'ai eu l'impression de camaraderie, de compréhension entre Français et Marocains. Quand j'enseignais ici, à mes élèves, les belles pages de l'Histoire de France, quelques heures après l'un d'eux venait chez moi m'apprendre celle du Maroc. Quand je leur posais des questions sur leur religion, quelques semaines après, c'étaient eux qui m'interrogeaient sur la mienne en visitant, par exemple, la cathédrale de Rouen ou celle de Paris. "

Mais le Lieutenant Philippe de Hauteclocque s'impatiente à Dar-el-Beïda.

Sur ses instances il quitte l'École pour Mzizel. Là c'est l'avant et, après quelques petits engagements contre des insoumis, il livre le 13 juillet 1930 son premier combat. Avec son maghzen, il barre la route à quelque 1500 guerriers Aït-Hammou au col de Ksiret-ou-Barka (Combat de Taguendoust). Blessé d'une balle à la main, il continue à mener vigoureusement l'action, poursuivant le djich pendant une dizaine de kilomètres... Deux chevaux sont blessés sous lui; mais laissons-le raconter lui-même le combat de Taguendoust, dans une lettre qu'il adresse à sa famille dès le lendemain.

" Dimanche à 9 h. les salopards tendent une embuscade au maghzen de Franqui près d'Anougeur, c'est la catastrophe pour les maghazni, ils perdent 20 tués et 20 fusils, etc...

Siroux, à Taguendoust, sort sur l'ordre de Franqui, à la première décharge 6 tirailleurs sont tués, z capitaine français et lui blessés, ses tirailleurs s'enfuient, le pauvre type se traîne pendant cent mètres et est achevé.

À 10 h. 45, ignorant naturellement tous ces détails, nous recevons l'ordre de sortir direction Ksiret-ou-Barka à 12 kilomètres ouest de M'zizel (je résume rapidement). Je forme l'avant-garde avec les deux pelotons de cavalerie du

goum, Lecomte suit avec les fantassins. Arrivés presque à Ksiret- ou- Barka, dans un terrain coupé de crêtes et de petits ravins, mes cavaliers d'avant-garde reçoivent brusquement une fusillade d'une grande violence, le brigadier s'affaisse sur sa selle, deux chevaux sont tués, tous réussissent cependant à se replier sur nous. Je donne l'ordre à l'Adjudant de mettre immédiatement combat à pied sur une petite crête, il le fait, j'appelle le deuxième peloton plus

en arrière. Au bout de quelques secondes, l'Adjudant me crie : " Mon Lieutenant, il faut décrocher, regardez où ils sont ! " À ce moment de l'alfa très haute, à dix mètres de nous surgit une ligne de types, large d'au moins 500 mètres et nous débordant déjà par le Sud. Nous décrochons au galop, plusieurs chevaux sont tués, heureusement les goumiers peuvent sauter en croupe. Au bout de 200 mètres environ (j'étais naturellement le dernier avec mon ordonnance), mon cheval, en sautant un fossé assez large recouvert d'alfa, manque son coup et nous roulons tous les deux au fond du fossé... Heureusement, mon ordormance se précipite, réussit à me dégager, me donne son cheval et saute sur le mien ; sans le dévouement de ce type, je ne m'en serais pas tiré, car les salopards étaient tout près au pas gymnastique ; et les balles claquaient de tous les côtés.

Au bout de quelques mètres, mon ordonnance me crie : " Je crois que l'Adjudant est tué, je ne le vois plus."

Je réussis alors à arrêter mes types en hurlant " ralliement ", je hurle " Sabre à la main ! " et nous faisons demi-tour au galop pour retrouver l'Adjudant. Les chleuhs s'arrêtent, s'installent dans des fossés et nous fusillent avec précision : deux ou trois chevaux tombent; si je continue avec le Maréchal des Logis nous aborderons les Types avec dix cavaliers au maximum à cause de l'échelonnement forcé qui se produit. Je crie donc " demi-tour ". À ce moment un goumier me crie : " L'Adjudant est tué, là " montrant la direction de l'ennemi ; nous faisons une deuxième charge, mon cheval est blessé, je suis obligé de m'arrêter. Cet arrêt forcé des salopards a permis à l'infanterie (loin derrière) de s'installer, sinon

c'était la catastrophe générale. Un peu en arrière de nous, je vois une crête, dominant toute la position, inoccupée, je m'y précipite avec mes cavaliers, et nous faisons combat à pied. Pendant que nous grimpons d'un côté, les chleuhs grimpent de l'autre, nous arrivons en même temps en haut, et je m'installe solidement. La crête est attaquée par devant, à droite et à gauche, le tir très précis ; mon voisin est blessé, une balle me frappe juste à l'extrémité du pouce et

traverse ma vareuse. Je prends un mousqueton et fais également des cartons sur les salopards faisant leurs bonds dans l'alfa. Je vois que l'infanterie a réussi à décrocher dans de bonnes conditions à notre droite, il n'y a donc plus de raisons de rester, nous descendons la crête

au pas gymnastique et " à cheval ". Le temps que nous montions à cheval, les chleuhs nous canardent de l'endroit tenu quelques secondes avant : trois chevaux sont tués, heureusement les goumiers sautent en croupe; 200 "mètres plus loin, une crête semblable : nous recommençons la même manœuvre et y trouvons des partisans pelotonnés derrière morts de peur ; je les force à marcher à coups de sabre, et nous tenons solidement.

Au bout de quelques minutes, je m'aperçois que dans la plaine, à un kilomètre au Sud, de nombreux points noirs profitent d'un ravin, nous débordant déjà largement. Si nous ne pouvons nous replier, c'est la reddition d'Aït-Yakoub. Le terrain étant plat, le mouvement chleuh très étendu, la cavalerie peut seule rétablir la situation. "

Il est proposé pour la Légion d'honneur, mais il ne recevra qu'une citation à l'Ordre de l'Armée.

Quelques mois après, il est affecté comme instructeur à Saint-Cyr. Un jour, écrit le Commandant de Fouquières, de l'Armée de l'air, qui était élève dans son peloton, il se laisse aller à une confidence qui est aussi un conseil : Il faut avoir deux passions dans la vie. J'en. ai deux : la chasse et la guerre. " Sans cloute se souvenait-il d'un petit ouvrage de son père : Chasse et Guerre, publié à Amiens en 1919, qui se termine par une citation du Marquis de Selincourt (1683) : " Fortifiez donc le parti des éloges qu'il mérite; et soutenez avec moi que l'on a eu raison de nommer ce fameux exercice le prélude de la Guerre et l'École où se forment les braves guerriers et les héros, puisqu'en le pratiquant on acquiert de la force et de l'adresse, et qu'un homme accoutumé à la Chasse est incomparablement plus propre à supporter les fatigues de la Guerre qu'un autre nourri dans la fainéantise et dans la mollesse.

Sur la valeur de son enseignement, chef et élèves se rencontrent. Le Général Legentilhomme, Commandant en second de Saint-Cyr, dira plus tard de lui : " Non content d'instruire, il formait des caractères. " Et le Commandant de Fouquières lui a rendu le plus bel hommage qui puisse être rendu à un instructeur : " Nous n'étions plus des élèves, nous étions des disciples. "

Son temps d'instruction à Saint-Cyr est marqué par un épisode qui souligne encore son caractère. Il profite du congé de vacances de Saint-Cyr en 1933 pour se rendre au Maroc... Le motif, il l'a mûri pendant des mois... faire la guerre... parce qu'un officier a le devoir de faire la guerre. La nostalgie de l'Afrique, l'appel à l'action motivent aussi cette décision et ses camarades les plus intimes affirment qu'aucune idée d'ambition ne le pousse. Le Général Frère, Commandant l'École, a reçu sa confidence, mais autour de lui très rares sont ceux qui connaissent les vraies raisons de ce départ. Rapidement il gagne Meknès, la ville aux murailles de pisé rouge où les "rolliers", jolis oiseaux de la taille d'un geai, accrochent le scintillement bleu turquoise de leur plumage étincelant.

Le hasard le fait voyager avec un officier général peu disposé, pense-t-il, à admettre sa conception de " vacances de guerre "... Hauteclocque s'efface... Il est sorti un des derniers du car, a laissé le Général prendre le large, mais soudain les voici face à face... Ah, vous êtes ici, mais qu'y faites-vous ? Je vous croyais instructeur à Saint-Cyr ? " Réponse embarrassée... Hauteclocque se rend ensuite chez le Général Giraud... Là c'est le jeu ouvert, mais déjà on est alerté... " Attention, il y a des responsabilités... Méfiez-vous... " Il n'est pas dans l'ordre réglementaire, en effet, qu'un officier instructeur à Saint-Cyr aille se battre au Maroc pendant ses vacances. Le Général Giraud obtient d'abord de le garder à son État-Major, mais ce que veut Hauteclocque, c'est se battre.

Il aura son commandement de combat... Un beau commandement de Baroud... les supplétifs du groupement Trinquet. Toute la France sait aujourd'hui qu'il s'y distingua dans les opérations sur l'Indgnas et le Kerdous. À Belloy, la mère du Général Leclerc m'a montré le rapport de proposition pour la Légion d'honneur du Colonel Trinquet, Africain de grande lignée. C'est un vrai rapport de soldat, émouvant dans sa simplicité Depuis quinze ans, une vieille enveloppe le garde. La Comtesse de Hauteclocque l'avait ouverte avec fierté, émotion, espérance, quand son fils n'était qu'un simple Lieutenant de l'Armée d'Afrique. Elle l'ouvre aujourd'hui avec encore plus de fierté, avec une émotion grandie par le sacrifice et la sûre espérance que le destin de son fils est, pour la France entière, un éternel exemple. Cette brillante affaire valait à Hauteclocque le grade de Capitaine à titre exceptionnel et le commandement de l'escadron de Saint-Cyr. À ce poste de choix, il pourra préparer l'École de Guerre avec un tel succès qu'il y entrera et en sortira premier " L'instrument technique était alors fin prêt, juste à temps, " écrira J.-N. Faure-Biguet

Hauteclocque n'avait atteint son but... se battre... qu'après avoir brisé bien des difficultés, des indifférences et même des hostilités. Ainsi venait-il de s'attaquer à l'un de ses ennemis déclarés, le " formalisme ". Plus que dans l'action de guerre elle-même, là est sans doute le fait capital de ses vacances marocaines. Déjà Hauteclocque fait un pas vers la dissidence de la France libre de juin 1940, vers le ralliement du Cameroun et ses victoires de France menées " fut-ce au mépris des principes raisonnables de l'art de la guerre ". De cette date aussi naît sûrement son hostilité, sa brutalité même parfois, pour tout ce qui est forme stérile. Et je me rappelle l'avoir vu à Fort-Lamy s'emporter furieusement à l'encontre d'un officier qui discutait sur des mots.

La Campagne Marocaine terminée, Philippe de Hauteclocque regagne la France. On l'attend à Tailly où il s'était installé, après son mariage en 1925 avec Mlle Thérèse de Gargan. Là se trouvaient maintenant ses affections familiales et à chaque congé il y accourait. Cette fois il y arrive juste pour l'ouverture de la chasse. Quelle fougue. Son père, en le voyant courir à l'aile marchante d'une battue, s'écrie : " Regardez Philippe : Il charge toujours les perdreaux à la baïonnette ! " Leclerc nous parlait parfois de Tailly pendant nos années d'Afrique : " Mes plus jeunes fils chassent les lapins au furet, " et dans une lettre à son frère, en août 1943, il écrivait : " Tailly plein de Boches, Thérèse disposant seulement de la cuisine, de l'office et d'un minimum de chambres.

Je vis Tailly pour la première fois le jour des funérailles du père du Général... Au long d'une grande allée, des buissons touffus alternent avec de vieux arbres et le vide de quelques mètres de gazon. Dans le fond, le château s'encadre de grands arbres et, sur la droite, chaque année s'établit une corbeautière " la corbeautière ", disait aux nouveaux arrivés le Général Leclerc.

Tailly ne se sépare pas de Belloy. Des terres de Belloy, on voit Tailly. Un cercle étroit enserre ici souvenirs d'enfance, de jeunesse et d'épopée.

Tailly, c'est son char du 18 juin 1945, c'est l'avion de son sacrifice, c'est un nom très cher aux anciens de la 2e D. B.

En 1939, le Capitaine de Hauteclocque est affecté, en qualité de Chef du 3e Bureau, à la 4e Division d'infanterie qui se trouve dans la région de Lille. Il est donc près de chez lui et prend de fréquents contacts avec sa famille. Voici la guerre revenue, la guerre dont enfant, puis jeune homme, il avait vécu l'aspect des arrières. Mais la guerre qui renaît, une " drôle de guerre ", est pour lui une déception profonde. Dans les États-Majors, " des officiers trop nombreux ", nous dira-t-il plus tard, se dépensent en stériles efforts et la troupe est sans fanatisme. Ah ! que sont loin ses guerriers d'Afrique et les héroïques Cuirassiers du régiment de son père. La " drôle de guerre " sape les énergies, aussi sûrement que le flot du torrent sape la berge de sable, et c'est dans la monotonie que l'attaque allemande éclate.

Le voici lancé dans l'action, une action que son chef du 2e Groupement Cuirassé, le Général Buisson, a retracée dans un rapport adressé de captivité, en mai 41, à Vichy, en demandant pour Hauteclocque la Croix d'officier de la Légion d'honneur.

" En mai 1940, la 4e Division d'Infanterie étant encerclée dans le Nord, le Capitaine de Hauteclocque demande et obtient du Général Musse, commandant la Division, l'autorisation de tenter d'échapper à l'ennemi. Après sept jours de marche, il parvient à rentrer dans nos lignes, après avoir fait preuve du plus beau cran.

" Quelques jours plus tard, il est affecté à l'État-Major du 2e Groupement Cuirassé, grande unité placée sous mes ordres le 6 juin...

" Le 10 juin, la 3e Division Cuirassée reçoit l'ordre de se porter au nord de la Retourne et de contre-attaquer sur Perthes. Un incident de champ de bataille retarde l'arrivée sur le lieu de la contre-attaque du Colonel Brigant, commandant la 3e Division Cuirassée, et de son État-Major.

" Prévenu, je donne l'ordre au Capitaine de Hauteclocque de se porter au nord de la Retourne et - si le commandant de la 3e D. C. R. n'a pu arriver d'organiser et de déclencher la contre-attaque prévue, car j'exige qu'avant la nuit le coup d'arrêt soit donné, le 127e R. I. débloqué dans Perthes et le flanc gauche de la 14e D. I. dégagé.

Le Capitaine de Hauteclocque trouve le Commandant de la 3e D. C. R., participe à l'organisation de la contre-attaque et s'assure personnellement de son exécution ; à pied, en képi, la badine à la main, il accompagne les chars et le 16e Bataillon de Chasseurs jusque dans Perthes débloqué. Une heure plus tard, je suis, par lui, mis au courant des résultats de la contre-attaque.

Le 12 juin, pour dégager les 14e et 3e D. I. de la région de Mourmelon, j'engage en contre-attaque, en direction des Ouvrages Blancs, les 41e et 45e Bataillons de Chars ; là encore, j'envoie sur place le Capitaine de Hauteclocque qui, une fois de plus, contrôle l'exécution et accompagne les chars dans la première partie de leur mission.

" Le 14 juin, nouvelles missions sur la Marne, à Vitry-le-François, où l'ordre est de tenir sans esprit de recul pendant toute la journée.

" Le 15 juin, à Magnant (nord-est de Bar-sur-Seine), le Capitaine de Hauteclocque est blessé à la tête par l'explosion d'une bombe d'avion. Son attitude fait l'admiration de tous car, après pansement, il refuse d'être évacué, veut continuer sa mission ; et ce n'est que le soir, sur ordre formel, qu'il est évacué. "

Témoignage d'Histoire.

La défaite de 1940 frappe la France entière de douleur. Celle des soldats est atroce. Mais, écrit Saint-Exupéry, " il est des défaites qui assassinent, d'autres qui réveillent ". Leclerc est de ceux que la défaite exalte. Sa douleur de soldat, il l'enferme au plus profond de lui-même. L'écouter ? Non. Elle affaiblirait sa volonté, la vigueur de son action, la flamme de sa foi. Pourtant il la garde cachée comme un trésor précieux qu'un mot parfois révèle : " Ah, me disait-il après la prise d'Oum-el-Araneb, quand on a vécu mai-juin 1940, quelle revanche ! " Je saisissais à son accent qu'il nous manquait à nous, soldats d'Afrique, d'avoir été meurtris dans notre chair par la douleur de la France envahie, par la douleur des capitulations. C'est une force immense pour lui que d'avoir été marqué par de telles douleurs et à cette force cachée il en ajoute une autre... Il n'accepte pas la bataille perdue... l'ordre du 18 juin est déjà un bulletin de victoire, il n'accepte pas la France envahie... la cathédrale de Strasbourg se dresse en mirage à la proue de ses Bedford de combat, il n'accepte pas les capitulations, son insigne des " Forces Françaises Libres " l'affirme. Et du ton, sur lequel, à Koufra, il disait à un Officier qui s'inquiétait de l'attaque aérienne : " Il n'y a pas d'avion ", je crois l'entendre dire : " Il n'y a pas de défaite ".

Il n'accepte pas parce que toujours il a eu une âme de victorieux... Autrefois collégien à Poitiers, il se frappait énergiquement la tête avec son poing, quand il avait peine à saisir " une austère vérité mathématique ". En 1938, partant avec son frère au tir aux pigeons de Dieppe, il lui dit " on les battra " et ils battent les professionnels ; aux soldats d'Indochine il dit : " Ayez des âmes de victorieux. " Et c'est parce qu'il a une âme de victorieux qu'il s'évade... à la poursuite de la Victoire...

La guerre s'est terminée pour lui le 15 juin. À la nuit, une voiture d'ambulance l'a emporté vers l'hôpital d'Avallon. Il n'attendra pas la guérison de ses blessures. Il s'échappe le 17 à l'aube. Les péripéties de son évasion auront leur aboutissement à Londres, le 25 juillet 1940. Quand entendit-il l'appel du Général de Gaulle ? Il ne me l'a jamais dit. Nous savions peu de choses au Tchad sur ses évasions. Sur tout ce qui le touchait, le Général Leclerc était d'une extrême sobriété de détails. Nous connaissions très vaguement son passage au château d'Étaules, chez le père de son beau-frère de Baynat, la complaisance d'un sous-officier tchécoslovaque qui lui prêta des habits civils, son départ à bicyclette, sa traversée de l'Espagne. C'était du passé, un passé qui l'unissait aux camarades " Français Libres " qui, évadés comme lui, avaient rejoint l'Afrique Équatoriale Française Libre. Le présent, les difficultés à vaincre comptaient seuls pour lui.

Deux incidents pourtant semblaient l'avoir tout particulièrement marqué et ceux-là, nous les connaissions : Un gendarme allemand l'avait arrêté alors que, en civil et venant de Lille après notre première grande bataille perdue, il tentait de rejoindre nos lignes pour reprendre la lutte.

- Votre âge ? - Trente ans.

- Pourquoi n'êtes-vous pas mobilisé ? - Parce que j'ai six enfants...

- Que pensez-vous d'une Nation qui dispense de la défendre les pères de six enfants ?... s'était écrié l'allemand. Nation en décadence.

Plus tard, à Bayonne, un Colonel allemand lui avait affirmé : " Après la Victoire, nous nous arrangerons pour que la France ne puisse plus recommencer une guerre. "
Ces paroles ennemies, il voulait sans doute que nous en recevions la meurtrissure pour nous donner plus de volonté, de persévérance, de foi dans l'œuvre de Libération.

CHARLES DE GAULLE

APRÈS avoir franchi la frontière espagnole à Perpignan, le capitaine de Hauteclocque est

arrêté à Barcelone et emprisonné par les franquistes. Libéré quelque temps après, il

arrive au Portugal où le Consul de France lui fournit les moyens de gagner l'Angleterre. Le 22 juillet, il est à Londres.

Hauteclocque pensait s'engager dans la Légion. Mais un empêchement se présente et le général de Gaulle l'emploiera à la tâche urgente et capitale qui, à cette époque, lui tient le plus au cœur : le ralliement de l'Empire. Toute l'attention du chef de la France libre est alors portée sur l'Afrique. Il en reçoit des messages nombreux ; ceux de l'A. E. F. lui précisent, parfois avec violence, la volonté du Tchad et du Cameroun de ne pas accepter l'armistice. Dans ces pays, tout d'abord, avait régné une véritable unanimité de Résistance, mais le temps passant et sous les effets des réactions de Vichy habile à exploiter des incidents dramatiques, (Mers-el-Kébir), cet esprit mollit chez de nombreux chefs, disparaît chez d'autres. L'inquiétude gagne les hésitants. En fin juillet deux camps apparaissent, on découvre un fidèle à son regard, tin soir d'écoute à la radio, on devine un ennemi par un simple mot, en un jour une amitié se brise.

De Gaulle lance le 30 juillet son appel à l'Empire : " Français ! Je veux aujourd'hui vous parler de notre Empire... Français de la nouvelle France, de la France d'outre-mer, vous les hommes libres, vous les hommes jeunes, vous les hommes courageux, soyez dignes de la France nouvelle libre, jeune, courageuse, qui sortira de la victoire ".

Certes, nombreux sont outre-mer les hommes " libres de cœur " jeunes, courageux, touchés par cet appel. Mais il est évident que le Ralliement ne peut se faire sans une intervention directe, décisive. D'où la décision prise par le Chef de la France Libre : installer au contact immédiat des territoires visés des organes de renseignement et d'action. Car il serait puéril de croire que le Ralliement puisse se faire comme par enchantement. La vérité historique est qu'il découlera d'une vaste opération politique conçue et dirigée de main de maître par le général de Gaulle et son État-Major.

" Au besoin, j'en appelle même aux populations de l'Empire. " Pleven, Boislambert et Leclerc - c'est ce nom que désormais portera Hauteclocque - iront en Afrique recueillir les fruits de cette politique et de cet appel.

Le 5 août, ils se mettent en route sur la Gold Coast.

Les instructions de leur Délégation sont précises : " Représenter le général de Gaulle dans toute négociation qu'il pourrait y avoir lieu d'engager ou d'accepter, dans toute déclaration qu'il pourrait y avoir lieu de faire, dans toute initiative qu'il pourrait v avoir lieu de prendre, en vue d'amener tout ou partie des Colonies Françaises d'Afrique Occidentale et Equatoriale et le Cameroun à se joindre au général de Gaulle, pour refuser l'exécution des armistices et continüer la guerre contre les Allemands et les Italiens. "

Leclerc n'a passé que treize jours à Londres - mais quelles journées ! Dans le désastre et le désarroi, une volonté haute devient tout naturellement un drapeau. Autour d'elle se rallient les hommes plus forts que le désastre et le désarroi. Leclerc a rencontré l'Homme de son destin.

" La France a perdu une bataille, mais la France n'a pas perdu la guerre... Rien n'est perdu parce que cette guerre est une guerre mondiale... Dans l'univers libre des forces immenses n'ont pas encore donné. Un jour ces forces écraseront l'ennemi - les mêmes moyens qui nous ont vaincu peuvent faire venir un jour la victoire... ".

Un homme s'est trouvé qui, avant même que l'armistice fut signé, a prononcé ces paroles lumineuses...

Il a l'audace de poursuivre la lutte... et ce soldat est le même qui, dès avant la guerre, s'est fait l'apôtre des conceptions stratégiques et tactiques dont le capitaine de Hauteclocque a pu constater sur le terrain la justesse et l'efficience. Venant de France où il a vécu la défaite et connu l'occupation, on imagine l'effet qu'ont produit sur cet autre soldat né ces déclarations prophétiques, cette attitude audacieuse et cet homme de caractère. Comment, d'emblée, ne se donnerait-il pas à celui qui veut que la France soit présente à la Victoire ?

En voguant vers l'Afrique, le commandant Leclerc se remémore ces treize journées et songe à celui auquel il vient de lier sa fortune. " Sitôt arrivée, la mission se disperse, Leclerc va à Accra prendre contact avec le commandant Parent et sa troupe, Boislambert part en reconnaissance vers Douala, Pleven reste à Lagos pour y discuter des questions politique et économique avec les Britanniques. C'est là que je le rencontre vers le zo août... Dès le retour de Leclerc et de Boislambert, nous nous réunissons et arrêtons notre décision, vers le 16 août, à Lagos. Je fais passer à d'Ornano, par le consul britannique de Léopoldville, un télégramme lui demandant de passer dans cette ville et de m'y attendre. L'hydravion qui m'y amènera le ramènera à Lagos d'où il partira avec Pleven pour Fort-Lamy où leur arrivée déclenchera le ralliement. La date prévue est le 24 août. Leclerc opèrera sur le Cameroun aussi près que possible de cette date. Quant à moi, de Léopoldville, j'agirai sur Brazzaville... " (Général de Larminat)

Tel est le cadre de la mission dans lequel Leclerc et Boislambert vont agir sur le Cameroun.

LE CAMEROUN

C'EST à Victoria (Nigéria) , le 25 août 1940, que le commandant Leclerc, accompagné du capitaine de Boislambert, prend son premier contact avec trois officiers coloniaux, les capitaines Tutenges, Fongerat et Quilichini, évadés du Dahomey pour servir dans " l'Armée de Gaulle ". - " Vous ne me reconnaissez pas ? lance-t-il à Quilichini, j'étais pourtant instructeur à Saint-Cyr ! "

Alors, en quelques phrases brèves, il raconte son évasion, dit sa confiance dans l'avenir, mais parle peu de ses projets immédiats. Puis brusquement il termine :

" Je me doutais bien que vous vous empoisonniez ici, et que vous vouliez faire quelque chose. Je sais maintenant que je puis compter sur vous. Rassurez-vous, d'ici peu je vous ferai signe. "

Le lendemain même, 26 août, ces trois officiers retrouvaient à Tiko d'autres camarades avec lesquels ils allaient former la première troupe " française-libre " du général Leclerc en opérations.

Ils étaient vingt-trois.

Tiko est en Cameroun britannique, très près de notre frontière, à quarante kilomètres environ de Douala par le Wouri.

Le 15 août Boislambert s'est rendu, seul, en reconnaissance au Cameroun. Il a reconnu l'itinéraire, noué des contacts, préparé l'expédition décisive d'aujourd'hui.

On prend place sur un canot à moteur prêté par les Britanniques. Boislambert étudie les cartes et le plan de Douala, le Révérend Père Dehon distribue des armes et Leclerc, qui vient d'apprendre sa nomination au grade de Colonel, les regarde d'un air amusé.

Dans le lointain, on devine la pointe de Souellaba. Le canot qui a pris du large suit la côte. Côte étrange ! C'est une forêt de palétuviers, une " forêt noyée ", masse noirâtre plongeant dans la mer, droite comme une falaise. Les racines de tous les arbres s'enchevêtrent en amas confus, bras de pieuvres que le flot, apportant ses boues, couvre, puis découvre et recouvre encore. La naissance et la vie de tous se confondent. Pas de limite entre le ciel, la terre et l'eau. Quel contraste avec les forêts de Belloy !

L'arbre ici participe d'une végétation collective, enfoui dans la masse de tous les arbres, il est sans personnalité. Comment pourrait-il être un ami ?

Tristesse d'un monde totalitaire !

Le canot glisse sur une eau couleur d'ambre. La chaleur monte et le silence est troublé seulement par la pulsation du moteur. Un grand aigle blanc et noir passe sans crainte, l'homme depuis toujours le respecte. Là-bas, c'est Manoca où veille une batterie française ; dans l'arrière-pays, les éléphants sont nombreux.

Exactes au rendez-vous qui leur a été donné, voici trois pirogues. Les vingt-trois hommes passent du canot dans ces pirogues. Le canot s'éloigne et subitement, dans un détour, disparaît. Bientôt les piroguiers noirs s'inquiètent. Qui sont ces Blancs ? Que vont-ils faire à Douala ? Pourquoi ont-ils des armes ? Pourquoi veulent-ils arriver cette nuit ?... Ralentissons... Mais Leclerc n'est pas homme à subir leurs volontés... Encouragements, menaces... la flottille poursuit sa marche en se rapprochant de la côte. Des crabes, d'horribles bêtes mi-lézards mi-crapauds s'enfuient sur la vase à travers les racines des palétuviers, un singe dans la profondeur de la forêt jette un jappement de chien.

Avant de s'engager dans la dernière partie du trajet, on aborde et Leclerc fait ses dernières recommandations.

" Tout ira très bien, dit-il. Il suffit que chacun fasse ce qu'il a à faire et ne perde pas son sang-froid. Les Français du Cameroun nous attendent. Nous n'avons pas à hésiter, d'autant plus que nous avons parmi nous quelques camarades qui connaissent bien Douala et le Cameroun : Son, Penanhœt... et qui nous seront précieux. Donc, bonne chance et à tout à l'heure. Rendez-vous préalable à la maison de Sill. Je remonte dans la première pirogue. Ah ! tout de même... si les choses allaient mal, pour une raison ou pour une autre... rassemblement à la Poste Centrale. J'y serais et nous verrions alors ce qu'il faudrait faire ?!! "

Voici les balises, voici les lumières du port... Les indigènes, silencieux, plongent et retirent lentement leurs rames. On aborde en trois points. Leclerc glisse sur une bille de bois, tombe à la mer, mais se dégage. Tutenges s'effondre dans un grand fossé plein d'eau. Quilichini modère Drouilh qui grogne. Les vingt-trois se retrouvent bientôt dans la maison d'un partisan du ralliement, le colonel Sill. Une discussion s'amorce. Certains conseillent d'attendre avant d'agir mais Leclerc rétorque " II faut que tout soit fini avant le jour : je suis à Douala, j'y reste, je n'en partirai que les pieds en avant - compris ? "

Aussitôt partent des autos qui bientôt ramènent chez Sill d'autres partisans de la Résistance -- notamment le capitaine Dio. Leclerc, qui, faute de galon, ne porte son grade que sur une manche, leur expose rapidement la mission qui lui a été donnée par le général de Gaulle et leur donne les ordres qu'ils vont exécuter dans la nuit.

La situation est mûre au point que l'occupation de Douala par les conjurés se fait sans coup férir. Dès le matin la ville entière est pavoisée de drapeaux.

Leclerc lance une proclamation dans laquelle il annonce le ralliement du Cameroun à la France Libre et sa prise de Commandement en qualité de Commissaire Général, il informe la population que des accords passés avec le Gouvernement britannique assurent la reprise de la vie économique. Proclamant l'état de siège, il ordonne aux fonctionnaires et aux agents des services publics de rester à leur poste.

Restait Yaoundé la capitale où, déjà, l'administrateur Saller et quelques résistants occupaient la gare depuis la veille. Boislambert s'y rend par la Micheline qui fonctionne encore et en ramène le colonel Bureau, commandant les troupes de la colonie. Leclerc règle rapidement avec lui les questions qui restent pendantes. Le 28, deux compagnies occupent sans incidents les principaux points de la capitale où Leclerc fait son entrée le 29, sous les drapeaux et dans les acclamations. Il vient d'entrer dans l'histoire...

Certes le Cameroun avait toujours été à " l'avant-garde du sentiment national

de l'Empire, parce qu'il avait senti plus que tout autre, dès l'avant-guerre, la menace de l'Allemagne ". (René Pleven). Mais Leclerc fut l'homme qui, en des heures décisives, sut entraîner les volontés vers l'ultime accomplissement de l'acte libérateur. Avec lui naquit le Cameroun libre.

Aux soldats il dit : " Vous n'étiez jusqu'ici qu'un régiment de Milice, vous serez " le Régiment de Tirailleurs du Cameroun " et le général de Gaulle leur remet un drapeau, un vrai drapeau de régiment qui fait la guerre...

À tous : Administrateurs, missionnaires, colons, il répète : " Travaillez. " Mais combien lui répondent : " Nous voulons nous battre ! " Alors, pour calmer les impatients et maintenir le pays dans l'esprit de combat, il forme " la Légion du Cameroun ". Nombreux seront ceux du Cameroun qui le rejoindront plus tard au Tchad et ses premiers compagnons de Douala, de Yaoundé, de la campagne du Gabon lui resteront toujours très chers. Des missionnaires viennent s'engager... Il accepte les plus jeunes, ceux qui peuvent être remplacés sans trop de difficultés. " Leclerc... curé sac au dos " dit-on en riant dans les cercles. Pendant le trimestre de son commissariat général, il a pour la première fois l'occasion de montrer ses qualités de grand chef. Son attitude toute de noblesse et l'audace de ses initiatives lui permettent de s'imposer et son activité gagne le pays entier.

Un commerçant, à Yaoundé, inscrit sur sa boutique : " Nous ne sommes pas de ceux qui disent : armons-nous et partez... nous partons. " Il ferme sa boutique et entrera à Tunis. Un écrivain interprète de N'Kongsamba écrit à son camarade tirailleur : " Le service militaire est dur, mais c'est une chose sainte et sacrée. Tu es un homme, il faut le prouver. " Et un tirailleur du Cameroun écrit de l'Oubangui : " Je ne me suis pas engagé dans l'Armée Française pour gagner beaucoup d'argent, malgré la pauvreté de ma famille, je me suis engagé pour gagner la victoire ensemble avec les Français libres. " Une femme de colon dont le mari est au Tchad lui écrit : " Les scieurs ont recommencé à travailler, j'ai renouvelé le permis de coupe ; dans ton précédent télégramme, tu me disais que tu serais heureux si je pouvais faire une pépinière de 10.000 arabica, j'en ai fait 20.000. " Ainsi Leclerc galvanise-t-il les volontés.

Lorsqu'au début de 1942, j'eus l'honneur de prendre le commandement du Cameroun, son souvenir était partout. À Douala on montrait l'endroit où il avait débarqué, la chambre où il avait donné ses premiers ordres. À Yaoundé la population était fière de son avenue du " Colonel Leclerc ", de son monument des 26, 27, 28 août 1940. À Koumden, station d'altitude créée par ses soins, plus d'un millier de coloniaux épuisés, grâce à lui, retrouvèrent la santé.

Le Cameroun était devenu sa plus fidèle, sa plus forte alliée de guerre. I1 en tirait du matériel et des troupes, continuait à s'intéresser aux affaires locales. Il s'y rendait parfois en inspection et la population l'accueillait toujours avec enthousiasme. Il en était profondément ému. Je me souviens de sa visite après les " Harcèlements du Fezzan "...

C'est le soir, le Général doit faire une conférence sur les dernières opérations et il n'est pas encore l'heure de s'y rendre. Il dit au chauffeur : " Mène-nous sur les quais ", et à moi : " Je vais réfléchir à ma conférence. " Je comprends qu'il veut le silence. Alors nous allons lentement dans la nuit équatoriale, longeant d'abord le vaste dépôt de matériel du chemin de fer, puis le flux du Wouri et l'ombre chaude des buissons, scintillante de lucioles. Il médite son sujet. Je songe à son destin... Brisant ma rêverie : " C'est l'heure, n'est-ce pas. Revenons ! "

Un bref télégramme m'annonce un jour que le Général désire me voir à Brazzaville et m'indique de prendre le prochain avion de Douala à Pointe-Noire. Comme à Lyautey, cette méthode de contact lui est habituelle. Il en connaît toute la valeur. L'homme ennemi du formalisme est toujours un homme de " contact ". Je descends en voiture sur Douala où je trouve Ruamps, pilote du Bischaft rouge. Le voyage est sans histoire. L'océan est à peine ridé, sur les terres quelques troupes de buffles marquent de points bruns le vert des prairies, pendant que des remous dans quelques nuages troublent ma lecture d'un " Francis Garnier " pris à la bibliothèque de Douala. Au cap Espariat, nous avons déjà diminué notre altitude. Ruamps a l'idée de tourner autour du phare en deux ou trois spirales. Peu après nous atterrissons à Libreville où les aviateurs nous accueillent en riant : " Ah ! c'est vous l'avion d'attaque ? " et ils nous expliquent que l'observateur d'Espariat, un jeune, avait passé un message affolé... " Avion rouge inconnu se livre à simulacre d'attaque sur Poste et se dirige sur Libreville. " Le lendemain, je me présente de bonne heure chez le Général. Il me fait faire le point sur les questions en cours, m'indique un rendez-vous pour les jours suivants et me recommande : " Passez dans les bureaux, voyez vos camarades, je veux que votre passage ici soit une détente dans votre travail, je vous ai fait installer un lit en face, chez le colonel Bernard. Ne craignez pas de venir me revoir... " Quelques jours se passent. Les questions de service sont réglées et j'attends mon départ. Le Général me fait appeler : " ... Je vais au Gabon demain avec mon avion personnel. J e n'y ai pas été depuis la prise de la ville, il faut que j'y aille. Je vous emmène ; à Libreville, je vous lâcherai et vous prendrez l'avion de ligne sur Douala... Ça va ? " Telles étaient ses méthodes.

Vers 10 heures, le lendemain, nous atterrissons à Libreville. Le Général a un très grand rôle à y remplir. Sur le triste souvenir des batailles entre Français qui ont marqué la conquête du Gabon par les F.F.L. qu'il commandait avec Kœnig, il veut apporter la douceur de sa présence. Libreville a besoin de sa venue aussi impérieusement que la terre triste de l'hiver aspire à la chaleur d'un rayon de soleil. Il est reçu avec une grande dignité par les uns, et par les autres avec enthousiasme. La communauté des religieuses qui, dès juin 1940, sous l'impulsion de sa Supérieure alsacienne, avait été clans le camp des fervents de la Résistance, est tout particulièrement vibrante. À tous, rangés sur son passage, le Général adresse un mot et, sans distinction des " positions " passées, donne un sourire ou remercie d'un geste. C'est bien là œuvre de douceur et de pacification des esprits, œuvre constructive.

L'après-midi, il se rend au cimetière de Libreville. En s'inclinant devant la tombe du colonel Parent, il dit quelques mots et salue également celles des autres Français tombés dans les deux camps de cette lutte fratricide. La scène est émouvante. Les clairons sonnent... Des chauves-souris effrayées s'envolent par rafales des vieux arbres qui donnent à ce cimetière un si lugubre aspect. La masse noire et tourmentée des ficus prive ces tombeaux de lumière et semble interdire toute résurrection, les cimetières arabes brûlés par le soleil portent une plus grande espérance.

Le Général fait ensuite une causerie sur les opérations de 1942. Des drapeaux à Croix de Lorraine ornent la salle. L'assistance est nombreuse, elle le fixe étonnée, elle s'anime aux récits des combats. Et voici qu'elle applaudit. C'est lui qui, au Gabon, conduit cette bataille de la reconquête morale : Un souffle de patriotisme court au long de la mer, pénètre les vieilles factoreries, les cases, et gagne la forêt toute proche. Puis aussi les cœurs, tous les cœurs, dont la douceur et la noblesse du Héros ont su éliminer l'amertume pour la remplacer par l'amour de la Patrie.

À quelque temps de là..., au retour d'une tournée sur la frontière de la Guinée espagnole, j'apprends qu'un quartier-maître breton du Bougainviller, interné comme vichyste à Batchanga, était mort d'une bilieuse. Tout naturellement je pose la question : " Vous rendez les honneurs réglementaires ? "

- Non, aucun honneur pour les internés.

- Le général Leclerc le sait-il ?

- Probablement pas. On a pris cette décision pour éviter des incidents.

- Sûrement Leclerc n'approuverait pas cette façon d'agir. Les internés de Batchanga sont des Français, qui n'ont fait que suivre des Chefs et puis il y a un minimum de dignité à garder devant les indigènes. À quelle heure l'enterrement ?

- Dans trente minutes.

- Raineval, commandez de suite un piquet à placer à l'entrée du cimetière et posez la question au général Leclerc à Brazzaville. Bossavy, vous viendrez avec moi à l'hôpital et au cimetière.

La cérémonie est émouvante dans sa simplicité. Le lendemain un télégramme du Général précise avec force que les honneurs doivent obligatoirement être rendus aux internés de Batchanga. Ainsi affirme-t-il sa volonté de créer l'union française qui, déjà, lui est si chère.

Il n'a pas vécu les intrigues politiques ou passionnelles d'une " émigration ", comme ceux de Londres. Il n'a pas vécu la France Libre dans un milieu parfois hostile bien qu'allié ou même français. Combattant, rien que combattant, le cadre de son périple héroïque a toujours été celui de la France ou de son Empire. Comme le général de Gaulle, il n'a de passion que pour la France. Mais alors que le premier doit faire appel à une surhumaine grandeur pour demeurer toujours au-dessus des conflits inhérents à la nature du rassemblement qui s'opère autour de lui et faire face aux tâches supérieures écrasantes qui s'imposent au fondateur de la France Libre, le second vit et agit dans des territoires où s'exerce pleinement notre souveraineté. Leclerc était seulement un soldat et devait le rester jusqu'à sa mort. Ce trait de " pureté " lui vaut l'affection et l'estime unanimes de tous les Français.

Au moment où il passe dans l'histoire il nous paraît essentiel de le souligner.

Voici encore quelques souvenirs qui le montrent tel qu'il était, dans son naturel, et font ressortir sa simplicité :

..." Le matin de son premier réveil, nous fîmes porter au Général son petit déjeuner, mais il sortit de sa chambre en pyjama, rapportant lui-même le plateau et nous dit en riant qu'il voulait déjeuner avec nous. Ce fut très gai. Aussitôt après, il se rendit au paddock caresser nos chevaux de selle qui y prenaient leurs ébats. Il aimait les chevaux presque autant que la chasse. Puis, il rentra dans la grande salle et, décrochant les fusils les uns après les autres, il les soupesait, les épaulait en connaisseur.

...De la journée nous ne le vîmes pas, le soir venu il se délassa en lisant dans son lit, à la lueur d'une bougie, il aimait lire à la lueur d'une bougie.

J'aurais vivement désiré qu'il lui fût possible de disposer de quelques jours de détente pour goûter les joies de la chasse au grand gibier africain dont les récits le passionnaient, mais il ne voulait jamais prendre de permission ni de repos. Pourtant, son avion s'étant écrasé (il en était sorti le premier, s'époussetant légèrement) il fut bien forcé de prolonger d'une journée son séjour à Garoua et je réussis à l'entraîner dans les marais de la Bénoué. Nous y pataugeâmes copieusement à la poursuite de la sauvagine et le Général s'amusa comme un roi. Quoique couvert des pieds à la tête d'une boue noire et fétide, il ne voulut point faire toilette avant d'avoir distribué et envoyé lui-même aux popotes militaires les canards dont nos porteurs indigènes revenaient chargés.

La soirée fut d'une grande gaieté. On eût dit un soir d'ouverture quelque part en France. "

Ces souvenirs sont extraits d'une lettre que m'a adressée M. Génin, un Camerounais, dont le frère est tombé dans les rangs des Français libres.

AU PAYS TCHADIEN

LE territoire du Tchad, dont le Colonel Leclerc prend le commandement le 2 décembre

1940, s'étend du Nord au Sud sur une longueur d'environ 2.000 kilomètres. Il

offre des aspects qui se rattachent à deux types géologiques distincts : sable et roc - eau et steppe. La séparation entre eux se trouve dans la région de Fort-Lamy-Moussoro. Elle n'est pas brutale. Il semble y avoir eu longtemps une sorte de lutte et des îlots du type vaincu se retrouvent comme des noyaux au milieu du type vainqueur. Les épineux semblent maîtres du sol à des kilomètres au Sud du lac Tchad... pourtant autour de Fort-Lamy des îlots d'arbres donnent à certains lieux un aspect équatorial. Et c'est ensuite, plus au Nord, la lutte entre l'épineux et le désert.

Au Nord c'est le Tibesti, énorme bastion de quatre cents à six cents kilomètres de côté. Son occupation par la France date de plus de trente ans. Elle s'est faite presque sans effusion de sang et, depuis notre arrivée, le calme n'a jamais cessé de régner dans ces pays jadis dévastés par les rezzous. Rien de comparable entre notre occupation du Tibesti et l'occupation italienne des pays qui lui font face. La nôtre, ferme et définitive dès les premiers jours, l'autre, imposée par le sang de l'indigène largement répandu, marquée de reculs et jamais acceptée.

Ce Tibesti, c'est le cœur même de l'Afrique. " Aucune région, dans toute l'Afrique, n'est plus difficile d'accès, aucune ne semble devoir être plus hostile à l'occupation européenne. " (Gautier).

Pour les soldats du Tchad, le Tibesti est le Massif Central des Gaulois en face de la conquête romaine ; c'est le château fort des temps moyenâgeux abaissant ses ponts-levis pour les sorties victorieuses ; c'est la place forte toujours orgueilleusement dressée face à l'ennemi : Bitche et Belfort en 1870, Verdun en 1914-1918.

Nul autre lieu ne vécut l'énergie de la France Combattante avec une violence plus intense que ces bases de guerre, Ounianga, Zouar, Faya : sans cesse y afflue un sang nouveau. De là partent toutes nos colonnes. Là rentrent les vainqueurs entre deux victoires.

Son aspect ? " Un monde lunaire de roches nues qui domine le Sahara entier ". Aucun lieu de l'Empire ne reflète, de plus saisissante façon, la volonté de la France de se maintenir grande et forte dans le monde.

Le Général Leclerc aime tout de suite le Tibesti. Il aime surtout Largeau (Faya) et Zouar. Son temps se partage entre Fort-Lamy et ces deux bases, véritables places d'armes vibrantes de jeunesse.

À Largeau, quand son avion apparaît, toute la garnison vibre. À travers la palmeraie, ce n'est qu'un cri du chef au tirailleur " Le Colonel arrive ". Penché sur la vitre de l'avion, je l'ai souvent vu scrutant la masse des rochers... Parfois il était possible d'entrevoir quelques mouflons en fuite... Il aimait dans le désert identifier nos colonnes en marche... À l'atterrissage à Uig-el-Kébir un jour, il me dit : " J'ai vu Delange... J'ai reconnu ses véhicules. Ils seront là dans deux ou trois jours... Delange marche vite ".

Laissant le Tibesti, vers le Sud, voici l'immensité du désert, coupée en un point d'étape, Koro-Toro, citadelle saharienne. C'est le pays du " Baroud du Sable "... À l'arrivée à Fort-Lamy ou à Zouar, les chauffeurs s'interrogent : " Combien d'ensablement ? " Chaque équipage emporte des plaques de tôle, découpées dans des fûts d'essence : aux endroits difficiles, ces plaques sont jetées sur le sol ; au fur et à mesure du passage du véhicule, elles sont retirées et rejetées plus en avant. Les indigènes sont habitués à cette gymnastique éreintante. Le commandement " Tôles ! " indique tout un ensemble d'efforts : sauts 'en bas des camions, arrachement des tôles placées sur les côtés du véhicule, course folle le long du camion en jetant les tôles sous les roues. Quelquefois ce sont de longues heures de désensablement à dépenser sur place. Il faut ensuite recharger les tôles sur les véhicules. Si le camion a fait un bond assez long, elles sont portées à dos d'homme, en pleine chaleur, pendant des centaines de mètres.

L'aviateur qui, venu du Tibesti, a traversé le désert, entrevoit tout à coup vers le Sud... le scintillement de l'eau. À ses pieds le sol s'est rayé depuis quelque temps déjà de lignes rougeâtres... les pistes. Voici des villages, huttes rondes rassemblées dans les clairières ou sur des éperons, des troupeaux en fuite, une large mare que survolent des oiseaux... et là, tout près... le fleuve, le confluent du Logone et du Chari, Fort-Lamy ! Je ramène un jour du Nord un caporal Sara grièvement blessé. Il a froid, nous l'avons recouvert de nos capotes et il semble inerte depuis notre départ de Zouar. Lorsque j'entrevois le fleuve, je frappe sur son épaule et lui dit : " Regarde, le fleuve. " Il se soulève, aperçoit le scintillement de l'eau et je vois sur ses traits une très grande joie. Au retour de la campagne d'rythrée, il est émouvant de voir à Fort-Lamy les tirailleurs Saras des-cendre vers le Chari, s'approcher de l'eau, y plonger leurs mains et pousser de grands cris joyeux. Le fleuve est une sorte de divinité. Sur le territoire de la tribu il appartient à la tribu et souvent porte son nom. Comme il y a une mystique du désert, il y a une mystique des pays Bas-Tchadiens. Leclerc la ressentait profondément.

Ces pays d'eau, de plaines herbues et d'épineux, il les aime et veut qu'on lui en parle. J'évoque pour lui quelques souvenirs de navigation sur le Chari...

... En suivant les méandres du fleuve, nous cherchons les fonds favorables pour l'emploi de nos perches. Sont-ils trop mous ? Nous voici ensablés. Sont-ils trop profonds ? Nous voilà sans forces, entraînés par les courants.

On devine, on entrevoit longtemps toutes choses avant de les voir enfin, puis elles
disparaissent peu à peu comme elles sont venues. Nous nous sentons un simple élément
de cette immense nature africaine presque partout vide de l'homme et de son influence.
Nos pagayeurs viennent des villages qui bordent le Chari, ces villages dont la nature, en dressant des falaises plus hautes que le niveau des inondations, a fixé la place pour des siècles. Le tragique mois de juin que les Saras-M'Baye appellent Gougone parce qu'apparaît alors la mouche "Gougone ", a été pour eux un mois comme les autres. Tout est simple. Pourquoi y aurait-il un mot pour désigner juin et un mot pour désigner la mouche " Gougone " ? Pourquoi serait-il nécessaire de classer les jours par semaine comme le font les blancs ? Hier, avant-hier, autrefois, ne suffisent-ils pas amplement pour parler du passé ?

- Oui, opine Leclerc.

... Le fleuve chaque jour monte, réduisant nos plages d'escale.

Les herbes des rives, foulées hier aux pieds, deviennent géantes et enferment ceux qui s'y engagent comme l'arbre dans sa futaie. Des bras d'eau, des buissons épineux barrent partout la route à ceux qui persistent à vouloir chasser.

Les antilopes gavées se déplacent plus lourdement : c'est l'époque où elles attendent leurs petits. Des araignées de velours rouge apparaissent après chaque pluie, comme si elles venaient, elles aussi, des nuages.

La saison des tornades est apparue, sur le fleuve, chaque jour, l'effort devient plus dur.

Notre passage au long des berges est rendu difficile par des enchevêtrements d'arbres. Ils ont longtemps résisté avant de s'effondrer dans ces eaux qui, chaque jour, dérobaient du sol à leurs racines ; d'autres encore debout, leurs racines déjà nues, attendent le même sort. Ainsi meurent les grands arbres un soir de crue... ainsi meurent les grands peuples un soir d'invasion, quand tout ce qui fait la force des arbres - terre sertie dans les racines - quand tout ce qui fait la force des peuples - moral, tradition, famille - s'en est allé...

" Les arbres, dit Leclerc, ne se relèvent pas. Les peuples, eux, se relèvent, plus beaux au lendemain des désastres, s'ils n'ont pas perdu la volonté de vivre et de combattre,"

Le fleuve dans sa poésie primitive est pour nous un précieux allié de guerre... des radeaux descendent par milliers des fûts d'essence, ... des baleinières, des bateaux transportent hommes, matériel et munitions. Le Général, quand il est à Fort-Lamy, marche parfois le soir le long du fleuve. Il assiste à l'arrivée des convois et s'intéresse à la vie intense des débarquements. Sur la plage couverte des débris de radeaux, les tirailleurs discutent de baleinières échouées, de tornades, d'hippopotames surgis au milieu des embarcations. Tout au long des deux mille kilomètres du Tchad en guerre, les hommes sont d'aspects très différents.

Archambault est le centre des Saras, hommes magnifiques à stature de géants.

Ils servent fidèlement la France et lui ont donné leurs vies dans les batailles d'Europe, du Riff, de Syrie, dans le dur effort des chantiers du " Congo-Océan ", dans l'édification des villes et dans la construction des routes de pacification. Leclerc les connaît déjà. Ils ont été ses premiers fidèles, à son débarquement de Douala.

Moussoro, le Kanem sont le pays des Kanembous, Krea... races diverses de taille moyenne à la peau déjà claire. Ces hommes sont du type de ceux que Leclerc a commandés dans le Sud du Maroc, gang bouillant, batailleurs et souvent pillards.

Montons plus haut encore : Voici les habitants du " Tou " du Rocher, les Toubbons, race toute de finesse, d'une vigueur, d'une endurance, d'une sobriété extrêmes. Sont-ils venus d'Égypte comme l'indique le Tarikh el Khamis ? Quel contraste entre leur pays et la Vallée du Nil ! Leur langue étrange se rapproche de l'égyptien ancien et du copte. Ce sont eux qui servent d'escorte au nouveau commandant du Tchad quand, à Zouar, il va, grimpant de piton à piton, vérifier l'organisation défensive de la hase.

Dès son arrivée à Fort-Lamy, la simplicité du Colonel Leclerc frappe les Tchadiens. Simplicité de " Gentilhomme-farmer ", allant par les groupes, s'arrêtant, questionnant. Il a déjà sa canne. Nous apprenons à le connaître dans les réceptions de la maison de Commandement. Doudou, son ordonnance, vous dirige vers la cour, le Colonel apparaît. Son accueil très simple vous met de suite à l'aise. À l'arrivée d'une longue étape, parfois les questions de service se traitent dans l'ombre de la vérandah ou à la lumière d'une lampe-tempête. Il veut des détails précis, chaque affaire prise successivement avec le temps voulu. Allez-vous trop vite, il vous arrête posément : " Attendez... tout à l'heure. " Les soirées se terminent tôt. Chacun sait que le travail du matin l'exige : " Ingold, je vous ai fait monter un lit de camp, vous resterez à la maison, vous m'accompagnerez demain. Voyez Guillebon avant de repartir. ". C'est par simplicité encore qu'il a pris en 1940 son nom de Leclerc, l'un des plus répandus dans la région de Belloy.

La soumission au devoir est un autre des grands mobiles qui conduisent sa vie. C'est par devoir qu'il a demandé, quelques mois après son mariage, à servir au Maroc. C'est par devoir qu'il a profité d'un congé pour aller se battre vers l'anti-Atlas, c'est par devoir qu'en 1940 il s'est évadé, a gagné l'Espagne, l'Angleterre, l'Afrique équatoriale.

Cette soumission au devoir qui, chez lui, atteint un si haut degré, il la veut aussi autour de lui, chez les autres. Un soir de décembre 1941, à Fort-Lamy, nous sommes réunis autour de la tombe d'un jeune Lieutenant évadé de France, la Patellière, enlevé après quelques semaines de maladie. Le cimetière des Anciens où repose le Commandant Lamy... Un mur bas sépare à peine les tombes du mouvement de la vie indigène : caravanes qui s'arrêtent un instant, enfants penchés sur le mur d'enceinte, commerçants sur le pas de leurs cases... Leclerc dit quelques mots et je retiens : " La Patellière était un excellent officier, il savait ce qu'est le devoir, quand je lui donnais un ordre, je savais qu'il serait exécuté, complètement exécuté. "

Mais Leclerc ne rend pas seulement hommage au devoir héroïque qui conduit si souvent à la mort, il sait aussi reconnaître sa grandeur à l'humble devoir des arrières, le devoir sans gloire... À Fort-Archambault, il dit au Capitaine £tienne, attaché à l'une des plus lourdes tâches du pays : " Étienne, c'est grâce à des hommes comme vous que nous gagnerons la guerre. "

Cette soumission au devoir se révèle dans ce " il faut " Si fréquent dans son vocabulaire... Dans la nuit de Douala, il dit " Il faut que tout soit fini avant le jour ". Au délégué Saller il écrit : " il faut... Il me faut des camions ". Au Capitaine Dronne, le secouant par le bras, il crie devant Paris : " Passez par où vous voudrez : il faut entrer. "

Le désintéressement et la modestie sont aussi ses qualités. Ceux qui le questionnent sur Koufra ne reçoivent qu'une petite réponse sur un ton narquois : " Je suis monté sur un camion et je suis entré, c'est tout ". L'annonce de sa promotion de Général le trouble. Doit-il vraiment porter ses étoiles ? C'est un ordre. Sa solde nouvelle établie, il la verse aux œuvres du régiment. La troupe le sait, elle médite, secrètement admire.

En mars 1942, Leclerc porte toujours ses galons de Colonel, la troupe, elle, l'appelle " Mon Général ". Son avancement ne lui semble-t-il pas trop rapide ?... Mais, à Londres, de Gaulle s'impatiente. Ses compagnons d'armes lui offrent alors des étoiles italiennes prises dans les derniers combats.

Comment ne pas évoquer aussi ses attentions touchantes pour les humbles d'entre nous : souci de prendre des lettres par son avion personnel, fruits apportés des pays d'eau aux gens d'Abéché ou " capitaines " pêchés dans la nuit pour " ceux du sable ".

Mon fils vient de tomber en Angleterre. J'apprends sa mort à Fort-Lamy, le jour de Noël 1941. Leclerc n'est pas là. Quelques jours plus tard comme il rentre de Largeau, je vais l'attendre à son arrivée au terrain d'aviation. Nous sommes quelques officiers. On fait le point de la situation, puis il me dit : " Montez dans ma voiture ". Nous faisons ensemble la route entre le terrain d'aviation et la Maison de Commandement. ",Je comprends votre calme, me dit-il,... c'est la Foi ".

Ces traits de son caractère bientôt nous frappent. Ils s'inscrivent dans le cadre d'une dignité qui nous élève vers lui et d'emblée nous font l'admirer et l'aimer.

Les indigènes eux-mêmes y sont sensibles. Quand Leclerc, venant du Nord, arrive à Fort-Lamy, on dresse sur sa voiture le grand fanion tricolore à croix de Lorraine. À son passage, les vieux noirs se lèvent en saluant, les enfants crient et courent, la ville entière est heureuse de son retour. Il se hâte d'échapper aux acclamations et de rejoindre son bureau. Rien n'existe pour lui dans cet exil glorieux d'Afrique qu'un but : la Victoire française. Pour le reste, il n'éprouve qu'indifférence ou dédain, ne donnant à la détente physique, aux relations amicales, aux joies de la chasse qu'une stricte part.

Il a horreur de l' " homme scandaleux ", celui que l'Ordonnance du Roi de 1776 stigmatise ainsi : " Un homme scandaleux n'étant pas digne de commander d'autres hommes quelque valeureux qu'il puisse être, Sa Majesté n'admet de valeur vraiment recommandable que celle de l'individu instruit et vertueux. "

Il faut peu de jours aux Tchadiens pour reconnaître dans leur nouveau chef " un de ces sommets lumineux qui émergent des brumes pesantes pour orienter la vie d'hommes (lignes de ce nom " (Général de Boisboissel).

Au cours d'une reconnaissance, l'avion du Général s'égare, puis, à cours d'essence, se pose clans le désert. Près de quarante-huit heures d'une mortelle inquiétude se passent... Enfin l'avion, qu'un convoi venant du Sud avait ravitaillé, atterrit à Largeau... Pour tous le soulagement est immense.

Le Général a reçu en cadeau de l'administrateur Lami un jeune lion " Doude " (Doude en Sara veut dire lion). Il l'installe dans sa cour, dans une large et forte caisse. Pendant les heures chaudes, Doude s'y réfugie. La nuit venue, il la prend comme piédestal ou bien, allongé sur le sol, dévore un quartier d'antilope apporté par Brigault.

Peu à peu le lionceau est entré dans la vie de la maison. Les convives répartis le soir autour de la table en ciment, la lueur des lampes " Aïda " entourées de tourbillons d'insectes, les sauts des crapauds qui les poursuivent et les gobent, le passage des boys portant les plats, le Général écoutant la radio, lisant ou dînant seul très simplement sur une petite table, tout cela est devenu pour lui spectacles familiers. Le soir, le Général se glisse sous la moustiquaire; tous les fauves sont effrayés par cette plante étrange qui cache et pourtant laisse voir, tel le brouillard du matin.

Le sergent Butelot est tout spécialement chargé de Doude et c'est lui qu'il connaît le mieux. Butelot est très fier de lui car Doude est un très brave lion. L'émotion de sa race, la grande émotion de brousse, il ne l'a jamais vécue. Son père, par nuits de lune, donne maintenant des leçons de chasse à ses frères, et Doude est presque adulte : " Attention, mon Commandant, m'a dit Butelot... ne le quittez pas en lui tournant le dos, il pourrait, en s'amusant, vous sauter aux épaules et vous faire rouler à terre. "

Un soir comme les autres... peut-être en plaisantant, Leclerc a dit bonsoir à son lion... La nuit est belle, les étoiles scintillent splendidement, des chiens jappent, une hyène très près ricane. Est-ce en entendant ce ricanement si proche que, tirant sur sa chaîne, Doude la casse ? Au milieu de la cour, la moustiquaire jette sa lueur blanchâtre.

Il s'en approche, la flaire, appuie ses deux pattes sur le lit et renifle fortement... Leclerc se réveille en sursaut... le mufle du lion à quelques centimètres de son visage. Rapidement, il bascule du lit, se relève, empoigne une chaise au passage et opère, en la tenant entre lui et la bête, une retraite prudente vers la maison dont il gravit à reculons les escaliers...

Leclerc a alerté Butelot, il veut rattraper son lion, mais pendant près de deux heures tous les essais demeurent sans résultat. Doude maintenant erre dans la cour, va, vient, suit le petit mur qui longe la rue, s'essouffle. D'un moment à l'autre, il risque de s'échapper, de gagner la ville, d'y jeter l'effroi, de tuer un enfant. Le Général décide de l'abattre. " Butelot, des cartouches. " Il fait nuit, Butelot n'est pas sans être ému. Il donne au Général deux cartouches de petit plomb N° 7. Le Général tire, pas d'effets... Enfin on lui apporte des chevrotines.

La peau tannée de Doude est placée en carpette dans la maison. " Je la montrerai à mes fils, me dit-il. Ils ne pourront pas dire que je n'ai pas été en Afrique. "

Il est d'une sobriété extraordinaire. Jamais il ne recherche le luxe, mais veille avec un soin tout particulier au bien-être de ceux qui l'entourent. En 41, Fort-Lamy manque de vin et de tout ce qui peut agrémenter la fête du 14 juillet. Fort-Archambault, par contre, en est abondamment fourni, mais la route est coupée. " Il faut passer quand même " et les camions, chargés, atteignent Fort-Lamy, après huit jours de lutte dans les enlisements d'eau, de boue et de rondins brisés.

Raspoutine est une autre des figures connues de Fort-Lamy. C'est le chien de Dia, un setter noir ramené du Cameroun. Il a l'amitié de tous et celle toute particulière du Général. Il assiste à toutes les revues et les tirailleurs le reconnaissent de loin. À son actif, il compte une aventure célèbre. La haute considération dont il jouit l'autorise à assister aux réunions des Chefs de service du samedi. Elles ont lieu dans le bureau du Général et un jour, très sérieusement, à la stupeur de tous, Raspoutine lève la patte sur la botte du Général sans que celui-ci s'en aperçoive. Le prestige de Raspoutine en est grandi. Quand on l'emmène à la chasse, voit-il une pintade, tire-t-on un coup de fusil, il saute de l'auto en marche au risque de se briser les pattes. C'est un fanatique.

Un jour il est parti en avion vers le Nord pour rejoindre Dio, son maître. Il y est mort avant la grande reconquête. Brave Raspoutine qui aimait Leclerc et que Leclerc aimait.

Nous sommes en septembre 1942, le Général Leclerc est venu à Fort-Lamy. La journée a été remplie d'activités diverses : " Allons prendre l'air, Ingold, sur la route de Fort-Archambault, emportons les fusils. " Le Général, sans aucun insigne de grade, est en simple tenue kaki. Au bac de Jagoua, les indigènes l'ont reconnu. Ils le regardent, contents quand son regard se pose sur eux. Le Chari est vite traversé. Nous roulons maintenant sur de grands alignements en digues. Voici la forêt plus dense, la route longe de près le

fleuve... C'est ici que le Général a tiré, il y a quelques mois, une superbe " antilope cheval ". Une troupe de phacochères s'enfuit sur la gauche, vite disparue dans les broussailles. Un immense " Katanbourou " aux cornes largement évasées, dressé tout au bord de la route, fait face un instant, puis rompt dans un galop.

Bonne détente que de vivre ainsi quelques heures clans la nature, après une dure journée de travail. " Il fait nuit, rentrons. - Mon Général voulez-vous vous asseoir sur une aile de la voiture pour tirer des " fennec " ou des lapins ? On a beaucoup de fraîcheur et c'est sportif de les tirer vite, au jugé, de la voiture en marche. M'asseoir sur une aile? Non. Mais installez-vous et ne tombez pas. " Je cale mes talons dans le pare-chocs; en route... Je tire et manque un fennec. Tout à coup j'entends derrière moi : " Chauffeur, arrête ! " Le Général descend, se campe sur l'aile droite en avant. Un chat sauvage traverse dans la lueur des phares. À soixante kilomètres à l'heure, le Général jette son coup de fusil. On s'arrête. C'est une bête magnifique. " Oui, pas mauvaise, votre idée... Chauffeur, en avant ! " Le Général était un tireur exceptionnel.

Quelques jours avant le départ des Colonnes, en novembre 1942, le Général, de passage à Fort-Lamy, m'emmène sur la piste du Nord voir comment s'exécutent les mouvements et nous poussons jusqu'à Chrea au groupement Delange.

Chemin faisant, il approche un " canard siffleur " que nous avions vu dans une petite mare et le tire dans un beau départ en chandelle. La conversation vient un moment sur les questions d'alimentation de la colonne, puis, tout à coup : " Quant à nous, ce n'est pas compliqué... quelques raisins secs, une " guerba " de dattes (dattes compressées dans une peau de chèvre), quelques biscuits et nous en avons pour toute la campagne. "

Son désir de procurer du bien-être à ceux qui l'entourent, et tout spécialement aux modestes, lui a fait réaliser le très beau cercle des Sous-Officiers de Fort-Lamy.

Il profite de cet événement pour exalter le sentiment du devoir, en plaçant ce cercle sous le signe d'un précieux souvenir, celui de tous les Sous-officiers morts pour la pacification du Tchad. Une plaque à l'entrée rappelle aujourd'hui encore le lourd sacrifice des Anciens.

NOEL 1942.

Noël approche.

Aux Français de France il apporte l'annonce du premier combat de reconquête. Noël de Français victorieux, armes à la main, chez l'ennemi. Un Noël comme celui-là, Leclerc veut le passer à la pointe de sa colonne. Le 23, l'avant-garde Dio, Poletti, Crépin, Farret, met en déroute la défense avancée de l'ennemi. Le 24, sur le terrain même du combat, Leclerc dicte ses ordres.

La nuit tombe, bientôt elle nous enveloppe, une nuit limpide, brillante, pareille à celle que connurent les Rois Mages allant vers Bethléem...

Tout au long d'un ravin rocheux, nous nous endormons ; le vent en brèves rafales s'élève, pousse le sable qui glisse, s'infiltre et lentement nous recouvre. Il fait froid. Minuit. Un homme descend le ravin. C'est un Rhodésien de la patrouille britannique. Il s'arrête près du " Faro " du Lieutenant Lami et lui laisse un message de la VIIIe Armée..., des mots griffonnés, lus avec peine : " Bon Noël. Souhait de victoire au Général Leclerc, vive Leclerc. " Et soudain éclate un hurrah de la patrouille britannique et un grand cri

" Vive la France ".

LES OPÉRATIONS SAHARIENNES

DÈS son arrivée au Tchad le 2 décembre 1940, Leclerc tourne ses regards vers le Fezzan - et, par-delà le Fezzan, vers la Tripolitaine. Plus de mille kilomètres séparent le Tibesti de Tripoli. Les itinéraires qui mènent à cette dernière ville empruntent un axe sensiblement Sud-Nord. Ils passent par Uigh-el-Kébir, Gatroun, Mourzouk, Sebha, Brack et Mizda.

À mille kilomètres dans le flanc Est de cette voie se trouve l'oasis de Koufra - au cœur du désert. Sa défense est assurée par la citadelle d'El-Taj : un fort carré de 15o mètres de côté, pourvu d'artillerie, flanqué de bastions et perché sur un éperon rocheux d'où la vue s'étend à 15 kilomètres à la ronde. Sa garnison est de 500 hommes environ - auxquels il faut ajouter l'effectif d'une Compagnie Saharienne de défense mobile et plusieurs escadrilles d'avions basées sur un terrain qui sert de relais aux communications par air entre la Libye et l'Éthiopie. Avant qu'un mois soit écoulé, Leclerc, sans égard pour la modicité des moyens d'attaque à sa disposition, décide de s'emparer de Koufra.

Courant décembre, il fait exécuter des reconnaissances d'itinéraires en direction du Puits de Sara situé à mi-chemin entre le Tibesti et l'oasis.

Le 31 janvier 1941, la patrouille anglaise qui a exécuté le raid motorisé sur Mourzouk, où était tombé le Colonel d'Ornano, premier Français libre du Tchad mort à l'ennemi, subit des pertes sévères au cours d'un engagement dans le Djebel-Cherif. L'attention de l'ennemi est éveillée. Leclerc alors décide de brusquer son action, le 5 février, il prend personnellement le commandement d'une reconnaissance légère. Avec vingt-quatre voitures, il pousse jusqu'aux abords de Koufra, observe, interroge les indigènes, et, revenu le 10 février sur ses bases, il organise rapidement et met en route la colonne qui va lui donner sa première victoire : 400 hommes dont 250 combattants, parmi lesquels 100 Européens et 60 véhicules dont 24 de bataille.

Sans autres difficultés à vaincre que celles opposées par la nature à sa progression

dans le désert, la colonne atteint les abords de Koufra où elle se heurte à la Compagnie Saharienne de la défense mobile de la place. À la vue de cette formation, Leclerc saute

à terre et s'écrie : " À terre, on les tient ! " Deux combats suffisent à la mettre en retraite. Voici le récit de ces combats :

" Le 18, vers 9 heures, la Compagnie portée dont le Colonel Leclerc a pris personnellement le commandement, est survolée et repérée par un avion italien à la corne sud-ouest du Djebel Ez Zurgh. Les pelotons Bedford reçoivent l'ordre de tourner le fort du Taj par l'est et le nord, abordant ainsi un ennemi éventuel à front renversé. Les capitaines de Guillebon et Parazols précèdent la colonne, remplissant les missions d'éclaireurs, de sûreté et de terrain. À 15 heures, brusquement, dans un repli de terrain, à 1.200 mètres environ, les voitures de la Compagnie Saharienne apparaissent arrêtées. Il n'y a pas une minute à perdre. Pendant que le peloton de Rennepont fixe l'ennemi, le peloton Geoffroy le tournera par la gauche. Très vive, la fusillade éclate. L'ennemi dispose de balles traceuses explosives, d'un calibre assez élevé : plusieurs Bedford commencent à flamber. Le peloton Rennepont décroche.

Un deuxième débordement par la droite, plus large, réussit. Au bout d'une heure et demie environ, la Compagnie Saharienne attaquée à la fois sur trois côtés est dans une situation difficile. L'ennemi réussit à décrocher sans pouvoir entrer dans le fort et s'éloigne rapidement vers El Hauari. Pendant le combat, une voiture Spa, avec trois Italiens, dont un officier pilote aviateur cherchant à rejoindre son appareil, est capturée en quelques instants par une charge concordante des capitaines Parazols et Rennepont sur leurs voitures.

Le peloton Geoffroy reste en surveillance au nord-ouest du fort, le peloton Rennepont poursuit la Compagnie Saharienne et s'arrête, un peu avant la nuit, dans la région de 432. La nuit passe en alertes et patrouilles. La garnison du fort ne bouge pas.

Le 19, à 6 h. 30, les avions italiens font leur apparition. Ils attaquent sans interruption à la bombe et à la mitrailleuse le peloton Geoffroy, réalisant, jusqu'à 11 heures, une sorte de noria provenant, sans doute, d'un terrain d'aviation rapproché. Au moment le plus fort de l'attaque, sept avions sont comptés simultanément au-dessus du champ de bataille. Nous avons à ce moment à déplorer quelques pertes.

Vers 8 heures, la Compagnie Saharienne débouche de l'oasis et attaque le peloton Rennepont. Elle cherche manifestement à rentrer au fort. Les avions qui l'accompagnent, à basse altitude, commettent heureusement la faute de concentrer leurs attaques sur le peloton Geoffroy sans intervenir dans le combat de la Compagnie Saharienne contre le peloton Rennepont avec lequel se trouve le Colonel.

Nous n'avons que dix voitures. L'ennemi en a treize supérieurement armées. La manœuvre de la veille est néanmoins renouvelée. Cinq voitures fixent l'ennemi, cinq débordent par l'est. La Compagnie Saharienne décroche après un combat de deux heures, deux de ses voitures sont mises en flammes.

Durant la nuit suivante, les Italiens enterrent leurs morts et se retirent en direction de Tazerbo. Dans les deux jours qui suivent, le peloton Rennepont suivra, pendant 150 kilomètres, dans un très mauvais terrain, les traces de la Compagnie Saharienne, sans parvenir à la rejoindre. Au cours de sa progression, deux terrains d'aviation sont visités sans résultat.

En définitive, malgré une supériorité marquée en armement, nombre et matériel, la Compagnie Saharienne a été manœuvrée et défaite à deux reprises sur un terrain qu'elle connaissait parfaitement, puis finalement mise en fuite.

Reste à faire tomber El-Taj. Dix jours de siège y sont nécessaires. La tactique consiste à harceler l'ennemi, de jour et de nuit, par des tirs d'artillerie, des feux d'infanterie, et des actions quotidiennes de patrouilles. Trois de nos obus tombent dans la salle à manger des officiers, plusieurs autres dans le poste radio. Le 25, le pavillon italien qui flottait jour et nuit est abattu par un obus. Il n'est jamais relevé. L'ennemi réagit au début par son aviation et ses armes lourdes d'infanterie essaient d'interdire notre circulation de jour. Le 28, le commandant du fort demande qu'une entente réciproque mette les blessés des deux camps à l'abri du feu. Leclerc lui fait répondre que de pareilles questions ne se traitent qu'entre officiers : à 16 heures, un officier italien, muni d'un drapeau blanc, descend par la route. Des négociations sont entamées, au cours desquelles les Italiens demandent quelles seraient, le cas échéant, les conditions de la capitulation. Dès la fin des pourparlers, les tirs d'artillerie reprennent, mais cette fois la situation est claire, l'ennemi ne tiendra plus longtemps. En effet, le ter mars le drapeau blanc flotte sur un bastion du fort. Leclerc entre le premier dans la place conquise. Le lendemain, à 8 heures du matin, le drapeau français monte solennellement au grand mât du fort. Une prise d'armes simple et émouvante clôture cette cérémonie. Les yeux levés vers le drapeau qui flotte dans le ciel de sa première victoire, Leclerc déclare : " Nous ne nous arrêterons que lorsque le drapeau français flottera aussi sur Metz et Strasbourg. " C'est le Serment de Koufra.

Prononcé en de telles circonstances et par un tel homme, ce serment prend, tout de suite, une signification profonde. Quant à Leclerc, le sens de son destin hors série lui apparaît en pleine lumière. Saint-Cyrien de la promotion Metz et Strasbourg, il sait, désormais, pourquoi il vivra... Il est définitivement " engagé ".

Ces opérations sahariennes offrent des traits caractérisés qui tiennent à la nature du terrain. Ces traits marquent la conquête de Koufra, comme ils se retrouveront dans les opérations suivantes.

Nos troupes avancent à travers les dunes, les " sérir " rouges, les " sérir " noirs, les cuvettes de " fech-fech ", terre pourrie, dans laquelle une journée d'efforts ne les fait parfois progresser que de quelques kilomètres. Des mirages sortent de terre et disparaissent soudain pour surgir plus loin. L'eau réelle, l'eau vivante, mais pas plus belle pourtant que cette eau des mirages, ils ne la verront dans toute sa splendeur, étendue sur tout l'horizon, que le jour de l'ultime étape de cet assaut, quand leurs colonnes victorieuses surgiront sur la Méditerranée.

Leur assaut est tout contraste avec ceux qu'ont connus les anciens sur les champs de bataille d'Artois, de Champagne, de Verdun. Celui d'hier, court, brutal, à travers des terrains bouleversés, semés de réseaux hachés. Celui d'aujourd'hui, long, méthodique, à travers des espaces immenses. Deux mots pourtant des combats d'autrefois reviennent souvent sur leurs lèvres : " ça suit ? " Ils ne s'adressent plus aujourd'hui à l'homme haletant des longues chaînes humaines allant tout au long des boyaux du front, mais aux équipages peinant là-bas dans le sable des horizons dépassés. Un assaut vers un ennemi qu'ils ne voient pas, mais dont ils guettent sans cesse l'apparition à l'horizon, comme le marin guette au loin la vision d'une escadre ennemie. Le mot d'ordre est alors de se jeter à sa poursuite et d'essayer, par la manœuvre, de lui couper la route, sa route, à travers la mer de sable, tandis qu'aux pièces pointeurs et tireurs déclenchent le tir.

Leur guerre est ainsi, dans sa forme, beaucoup plus une guerre marine qu'une guerre terrestre et jamais plus qu'en ces jours les marsouins n'ont mérité les ancres de leurs cols et de leurs casques. Tels des escadres, aux signes de fanions de couleur diversement dressés par les chefs, les groupements motorisés s'allongent en colonnes ou subitement éclatent en bataille. Tels des escadres, aux heures rendues dangereuses le jour par le survol des avions ennemis, ils viennent comme en des fjords se ranger dans les gorges des massifs rocheux qui, du Tibesti, s'étendent vers le Fezzan. Tels des escadres, à des semaines d'intervalle, ils se retrouvent en des lieux précis du désert, soigneusement déterminés, comme les navires sur l'océan. Tels des escadres, ils font le point, au soir des longues étapes et des combats. Quand souffle le vent, le sable, au sommet des dunes, jaillit comme l'écume au sommet des vagues et, dans l'air obscurci, les véhicules se perdent de vue ainsi que des navires dans la tempête. Sous l'attaque ennemie, quand un de leurs véhicules est atteint, une haute colonne de fumée noire annonce au loin sa perte, comme aussi sur la mer le bâtiment frappé. Quelquefois, la nuit, sous une brise légère, un long et triste murmure monte des sables. " Écoute, c'est le désert qui pleure le temps où il était une verte prairie ", dit l'homme du Sahara.

LES HARCÈLEMENTS DU FEZZAN EN 1942.

Leclerc laisse à Koufra une garnison et regagne ses bases du Tchad. 59 officiers et sous-officiers italiens, 273 militaires libyens, 60 mitrailleuses, 14 voitures, un matériel considérable, munitions, radio, vivres, etc. ... ont été capturés.

En janvier 1931, Grazziani, pour conquérir l'oasis défendue par 500 Senoussis mal armés, avait mis en ligne 7.000 chameaux, des milliers de chameliers, 300 canons, une escadre d'autos blindées, 20 avions et plus de 3.000 hommes de troupe. Leclerc a fait avec beaucoup moins. Les avantages qu'il recueille de sa victoire lui sont précieux à plus d'un titre. Ses troupes ont fait la connaissance du désert, elles ont livré leur premier engagement avec un matériel mécanisé, elles ont vécu la manœuvre qui assure le succès dans ce genre de combat. Lui-même tire des enseignements de cette opération. Il a constaté qu'au désert le moindre échec pouvait se transformer en désastre, que par contre le succès exploité énergiquement, avec à-propos, donnait des résultats considérables. Ces enseignements prennent des formes concrètes dans la constitution d'unités de découverte et de combat spécialement destinées à ce genre de guerre. Elles seront mises au banc d'essai, au cours d'une série de " harcèlements simultanés ".

Ces " harcèlements simultanés " frapperont partout en même temps, au cœur d'un pays presque aussi vaste que la France. Ils auront aussi pour but d'entretenir la capacité offensive des troupes, d'affirmer la présence continue de la France dans la guerre, de frapper l'imagination de l'ennemi par la soudaineté de nos attaques et par la puissance de leurs moyens. Ils mettront en ligne 100 véhicules de combat et 500 hommes constitués en patrouilles.

En février 1942, - un an après Koufra, - Leclerc est prêt. Ses patrouilles s'élancent en trombe : Geoffroy et Allaurent vers Brack-Sebha, Hous et Dubut sur Gatroun, de Guillebon sur Tmessa, Dio et Poletti sur Tedjeré, Massu vers Um-el-Araneb. Pour l'ennemi, c'est la " semaine de la terreur ". Ses postes de radio jettent au travers du pays des appels désespérés : " Gatroun ne parle plus. " " Tedjeré ne parle plus... " " Tmessa ne parle plus... " " Les Digaullisti (nom donné aùx Français libres) sont dans le Fezzan entier. " Les nôtres exécutent ces gigantesques coups de main, dont certains comportent près de mille kilomètres de parcours, à toute vitesse, et, leur mission offensive remplie, reviennent à leurs points de départ.

La marche d'approche de nos éléments s'est effectuée avec un succès complet, sans avoir été en aucun point repérée par l'aviation ennemie. Résultat obtenu grâce aux consignes exactement observées de camouflage des convois pendant les heures, toujours les mêmes, où les avions ennemis survolaient les zones désertiques. Notre circulation était scrupuleusement arrêtée au milieu du jour et nos convois rendus invisibles par le camouflage. Elle reprenait pendant les heures ou le ciel était libre. Le succès complet de cette marche d'approche camouflée devait permettre l'enlèvement des éléments de surveillance avancés de l'ennemi dans la région Sud du Fezzan et la surprise totale des objectifs. Le caractère de soudaineté de ces opérations offensives ne devait pas échapper aux

Allemands, mais ils ne comprirent pas ce que Leclerc avait surtout recherché avec elles :

" obtenir une profondeur immédiate du champ de bataille par la synchronisation des arrivées sur les différents théâtres " - conception et idées de manœuvres très " Leclerc " que nous retrouverons dans ses batailles d'Europe.

Le succès des opérations de 1942 dépend des équipages.

L'équipage est dans cette guerre la cellule même de combat. Le Général insiste souvent sur ce point. La valeur d'une voiture, c'est la valeur de son équipage ; l'action d'une voiture peut être décisive.

La vie par équipages crée entre les hommes un véritable esprit d'équipage. Hier les fantassins de l'escouade comme aujourd'hui ceux du groupe étaient unis par des liens nombreux, mais dans la marche d'approche, dans l'action de la bataille, chaque homme reprenait son individualité, grenadier, fusilier mitrailleur. Il y avait éclatement sur le terrain. Ici l'homme est attaché à la machine dans la plus grande partie des situations de guerre. Toute la cellule de combat est tenue enserrée sur quelques mètres. Tout ce qui permet son existence, son rôle de guerre est confondu parmi les hommes, eau, vivres,
essence, munitions. L'esprit d'équipage, force morale de la bataille moderne, vit semblable
chez l'aviateur, chez le marin, chez le combattant du char, de la cavalerie et de l'infanterie motorisées.

Nos hommes vivront en équipages pendant des années entières. Par équipages, ils s'engagent à Koufra les 18 et 19 février 1941 contre la " Sahariana di Cufra " ; par équipages ils sont passés en revue puis défilent devant le Général de Gaulle à Largeau, en septembre 1942 ; par équipages ils s'engagent dans le défilé du Zouarke en décembre 1942, au départ pour la conquête du Fezzan ; par équipages, enfin, ils entrent à Tripoli. Échelonnée sur des temps aussi

longs, à travers des événements aussi marquants, qui offrent aussi peu de rayonnement

moral que les régions sahariennes, une telle vie a pour résultat d'exalter au plus haut degré cet esprit d'équipage. Sans doute, les pertes des combats et celles causées par les maladies apportent des changements dans la composition des équipages, mais ces mutations n'altèrent en rien leur esprit : le nouveau venu y retrempe sa foi et lui apporte souvent une force nouvelle. Trois grands traits marquent cet esprit : une union intime entre les hommes, une volonté farouche de combat et de victoire, un sentiment profond et indiscuté d'être dans la voie droite. Cet esprit se nuance suivant les équipes. Il en est de toujours joyeuses, de violentes, d'impassibles.

L'équipage meurt un jour de bataille. Dans nos opérations sahariennes, ils meurent parfois de la longue agonie dans les sables ; tel cet équipage de Camerounais égaré entre Koro-Toro et Zouar et retrouvé après quinze jours de recherches. Auprès des cadavres desséchés, un papier griffonné au crayon porte ces mots : " Si vous ne venez pas dans deux jours, nous sommes morts. Vive la France ! " Ces Camerounais, gens des pays où l'eau est partout, dans l'air, dans le sol, sur le sol, .. morts dans le désert aride... Peut-il exister plus magnifique affirmation de l'œuvre d'attachement que la France a su créer au centre de l'Afrique ?

LA CONQUÊTE DU FEZZAN.

Dix mois après les harcèlements de 42, la conquête définitive du hezzan est mûre. Encore une fois, Leclerc surprend son adversaire. Ses attaques de 41 et 42 se sont produites sensiblement à la même époque de l'année, en février ; il déclenche la prochaine en décembre. Les Italiens commettent la faute de ne pas tenir compte du développement de la bataille d'Afrique considérée dans son ensemble. Montgomery vient de reprendre l'offensive. Cette dernière implique la coordination des attaques alliées et entraîne d'inévitables et logiques devancements d'horaires.

La retraite de Rommel permet de songer à des réalisations définitives auxquelles les Italiens négligent de penser. Une réunion d'État-Major, à Fort-Lamy, fixe les dispositions générales de la manœuvre alliée et, le 21 novembre, le Général Alexander écrit au Général Leclerc : " Dans le but de coordonner vos opérations avec les nôtres, je m efforcerai de vous avertir au minimum huit jours avant la date à laquelle votre première colonne doit arriver à Uigh-el-Kébir. Je suis informé que c'est le temps qu'il vous faut pour faire mouvement en ce point, à partir de Zouar. L'effort va dépasser les précédents, près de 5.000 hommes, plus de 2.000 véhicules vont composer " la colonne Leclerc ". Une mise en place, réalisée dans la surprise, de l'Équateur au Tibesti, une base d'essence audacieusement poussée quatre jours avant l'attaque à des centaines de kilomètres au delà de la base de départ, vont permettre une poussée rapide et décisive. Dans les ateliers, les équipes de nuit se succèdent au travail. Sur le fleuve, les bacs de Kousseri et de Yagoua vont presque sans arrêt d'une rive à l'autre transportant hommes et matériel. Inquiètes de cette soudaine augmentation du bruit et du mouvement des hommes, les bêtes de chasse, antilopes, phacochères, fuient les routes et s'éloignent
des postes. Les bureaux eux-mêmes gardent leurs lumières plus longtemps que jamais dans le temps passé. Le " Cercle des Tchadiens ", lieu de réunion après le travail, perd de sa vie coutumière. Bel exemple d'un pays qui veut la

victoire et qui sait ce qu'elle exige. 1.300.000 litres d'essence transportés à 1.500 kilomètres de Fort-Lamy, au prix d'un effort que les techniciens chiffrent brutalement : pour transporter 1o.000 litres d'essence, il en faut 3.000 !

Le signal de l'attaque est donné par un télégramme " Allez à l'ennemi ! " Mais l'ennemi est loin ! Avant de le rencontrer, il faudra vivre cent fois l'angoisse de l'ensablement, véritable enlisement de l'homme uni à la machine. Il faudra douter d'arriver à l'étape fixée, sentir monter en soi la révolte contre cette nature, ce sable maudit, connaître certains jours une véritable fureur, vouloir briser, frapper, injurier tout ce qui vous entoure. Il faudra aux heures d'épuisement n'être plus qu'un homme faible, vaincu, se relever, triompher quand même et après 20-30 jours d'un tel combat - ultime récompense - surgira soudain, au débouché d'une dune... Zouar et son drapeau. " Baroud du sable d'abord ", disait Leclerc à ses équipages. Oui, " Baroud du sable" qui exige ses morts - ses humbles morts de bilieuse -- avec plus de sévérité que le vrai baroud de la mitraille.

La campagne est menée avec une foudroyante rapidité. Le 25 décembre 1942 un premier communiqué du Général Leclerc annonce qu'un détachement ennemi a été mis en déroute - le 4 janvier Umm-el-Araneb capitule après quatre jours de siège - le 6 janvier Gatroun se rend à nos méharistes - le 8 nous entrons à Mourzouk. Grâce à l'esprit de décision du Lieutenant d'aviation Mahé, aux auto - mitrailleuses du Lieutenant Serizier et aux tirailleurs du Capitaine Guéna, la garnison tombe entre nos mains.

De cette opération nos troupes rapportent, entre autres prises, deux voitures Spa qui portent l'insigne de la Saharienne de Rhat. Cet insigne représente une tête de lion, de profil, encadrée par des ailes. La devise " Hic surit leones " couronne la tête de lion. L'inscription " Saharianna Rhat " complète cet ensemble.

En ce soir de victoire, profitant de la nuit à peine tombée, un soldat inconnu de la colonne Leclerc s'introduit dans la modeste chambre de l'A7 ibulatoria italienne du poste de Umm-el-Araneb, où le Général Leclerc s'est installé, et inscrit en tracé d'auréole au-dessus de son lit de camp :

" HIC EST LEO ".

 

Nous sommes devant la citadelle de Brack tombé le même jour que Mourzouk. Le Général un matin nous dit : " Je vais à la chasse " et voyant notre étonnement il ajoute : " Vous voyez cette dune blanchâtre et quelques palmiers là-bas sur la gauche ?... Je vais tuer un canard... "

- Un canard, mon Général ?

- Vous n'avez pas l'air de me croire !

Moins d'une heure plus tard, le Général rapporte un magnifique " col-vert " et il me dit " À vous maintenant, prenez le fusil, ce sera ensuite le tour de Guillebon... Il reste encore cinq canes. "

Il semble heureux du plaisir qu'il nous fait... tuer des canards, des vrais canards de France après des années d'exil. Et cette petite histoire de chasse me rappelle aujourd'hui une autre de ses réflexions quand je le vis à Bruxelles en 1947. Il me demandait " Vous chassez ? " et j'avais répondu : " Je voudrais tuer une bécasse à la croule ". Mais taquin, il m'avait déclaré : " Non, je vous le dis... vous ne tuerez pas

de bécasse à la croule ".

De la citadelle de Brack le Général Leclerc lance son communiqué N° 16 :

" En moins de trois semaines, les troupes de la France Combattante ont conquis tout le territoire du Fezzan, le bilan de cette campagne se chiffre déjà par plus de 700 prisonniers, 44 canons, 18 chars de combat, ainsi qu'un nombre important d'armes et de véhicules capturés par les Français. Trois nouveaux drapeaux viennent s'ajouter aux quatre qui ornent déjà la salle d honneur du régiment de tirailleurs sénégalais du Tchad. "

Leclerc atterrit sur le terrain de Brack. - " Alors, quoi de nouveau ? "

- D'Abzac m'a demandé, de Ghadamès, d'exploiter sur Sinaouen. Je lui ai répondu " oui, exploitez avec 4 voitures, 1 voiture camion, la voiture radio ".

Je vois le Général se raidir, réfléchir un instant, puis :

- Cent cinquante kilomètres, quatre voitures... Vous avez des nouvelles ?

- Non ". - Me regardant fixement :

- Ils pourraient bien être fichus !... Venez.., la voiture est là ".

C'était le Lieutenant Laffolay. À vive allure, il nous conduisit à la citadelle de Brack. Plus un mot sur d'Abzac pendant le trajet. À la citadelle, il n'y avait toujours aucun message de lui. La soirée fut longue, les phrases de Leclerc me revenaient sans cesse à la mémoire... " 150 kilomètres, 4 voitures. Ils pourraient bien être fichus !... " La nuit déjà depuis plusieurs heures était tombée, quand enfin un télégramme de d'Abzac nous parvint : " Sinaouen occupé. " `

Le visage du Général s'illumina de son bon sourire. Ses yeux étaient remplis de la douceur de son amitié. Les Tchadiens entrent à Tripoli le 24 janvier. Rapidement, ils traversent la ville - direction Nord - Au passage de leurs véhicules étranges, ceinturés de " guerba " recouvertes de filets, quelques-uns portant l'inscription " Tchad ", des cris s'élèvent : " Les Français, Francesi ! " Les soldats de l'armée Montgomery les acclament au passage. " Direction Nord " car ce qu'ils désirent, ce qu'ils veulent, c'est voir la mer. La mer qui, là-bas, frappe du même rythme les côtes de Provence. Elle leur apparaît soudain, au débouché du château de Tripoli, toute bleue, d'un bleu violent comme elle est à Cannes, à Nice et à Marseille.

Le Général, pour une nuit à Tripoli, est installé dans un hôtel en bordure de la mer, je l'accompagne. Nous avons dîné rapidement et il me quitte pour monter dans sa chambre. À ce moment on l'avertit qu'il n'y a pas de lumière. " Comment ! pas de lumière ? " Cela nous semble inadmissible, ne sommes-nous pas vainqueurs ? Mais voici sur une table, juste au bas de l'escalier, une lampe allumée. Le Général se précipite, la saisit : elle est attachée par une chaîne. Au même instant débouche un garçon avec une lampe-tempête à la main. Je la lui prends et la remets au Général qui, détendu, éclate de rire et gagne sa chambre. À peine chez moi, j'entends des cris, des vociférations, des hurlements, où domine le timbre aigu de femmes italiennes, des courses, des piétinements : " Lampa... restituta... " Enfin, un fracas, une grande clameur, et le silence !

Le lendemain de bonne heure, Leclerc me dit, narquois : " Avec votre lampe vous m'avez fait une belle histoire, hier ! Vous avez entendu ces hurlements ? j'étais déjà couché, j'ai ouvert ma porte et je leur ai jeté leur lampe... de vraies furies. "

LA FORCE " L "

À Tripoli, Leclerc dit à Montgomery " Nous ne sommes pas très nombreux, mais nous avons fait nos preuves. Employez-nous, il le faut pour la France. " Avec plaisir Montgomery voit sur son flanc ouest (front de dunes du sud tunisien) l'emploi des Sahariens du Général français. Des ordres sont immédiatement lancés. La troupe de Leclerc devient la " Force L ". Réunions d'État-Major, perception de munitions et de vivres, transformation de la compagnie d'infanterie portée du Cameroun en compagnie de défense antichar, incorporation de l'escadron sacré des volontaires grecs avec leurs 65 Jeeps (nous n'en avions encore jamais vu), remplacement de 40 moteurs fatigués, création d'une base à la frontière tunisienne !... Tout cela est fait en quelques jours, la " Force L " se constitue, elle est prête.

Moins d'un mois après son entrée à Tripoli, elle se met en marche. La campagne de Tunisie est commencée.

Le caractère " marin " des campagnes du désert s'atténue dans la campagne de Tunisie, les équipages ne naviguent plus au compas solaire. Les groupements motorisés ne " font plus le point " au soir des combats. Les yeux ne se perdent plus dans le lointain des dunes, guettant l'apparition de véhicules ennemis.

On vit maintenant dans un monde rétréci. De tous côtés, l'horizon est coupé, haché. Plus de ces masses rocheuses jaillies des sables comme d'immenses menhirs, mais des haies, des fermes, un décor banal qu'on voudrait écarter, chasser, pour se sentir de nouveau libres.

Nos hommes en restent dépaysés, comme les marins bretons, au lendemain d'une longue traversée, rentrant chez eux.

L'action motorisée perd son caractère de " rencontre d'escadres ", de courses à travers la " mer de sable ". Elle gagne en soudaineté ce qu'elle perd en ampleur. Des équipages poussent le combat jusqu'à l'abordage, d'autres reçoivent à moins de 200 mètres le feu d'un ennemi dont ils n'ont pas soupçonné la présence dans l'enchevêtrement des haies de cactus et des levées de terre.

Mais parfois, telle l'armée britannique à la passe d'El-Hamma, les motorisés des deux camps se rangent face à face en bataille.

Une ligne d'engins motorisés soudain avance : "Victoire dans ce camp ? " - " Non ! " Prise sous un violent feu d'artillerie, la ligne aussi soudainement recule ! Ainsi le combat est fait d'allers et de retours, tel un gigantesque jeu de barres. Des chars flambent, des avions éclatent en feu, puis s'écrasent parmi les combattants. Bientôt la poussière, la fumée deviennent d'une telle intensité qu'il n'est plus possible de suivre les phases de l'action. On distingue mal les fusées, tant l'obscurcissement gagne. Le sort de la bataille demeure longtemps incertain. C'est la " radio " qui seule en donne le résultat.

" Victoire dans notre camp. La passe d'El-Hamma est forcée ! "

Nous assistons à son forcement. Nous sommes aux premières loges. Les Anglais nous y ont invités comme à une représentation de théâtre dont l'horaire est strictement prévu. Leclerc, un Colonel Néo-Zélandais et son fidèle Girard à ses côtés, suit avidement le cours de l'action. Que ne dispose-t-il d'aussi puissants moyens...

Mais l'action de guerre n'est pas seulement motorisée. Tout au long de la progression, il faut arracher à l'ennemi la possession de djebels, observatoires redoutables.

La guerre reprend alors un aspect du siècle dernier. Les hommes se lancent à l'assaut à travers les buissons, les rochers. Les balles claquent au passage. Nous les méprisons comme nos anciens les ont méprisées. La cadence, aujourd'hui, s'est amplifiée et le tireur ennemi est devenu invisible, car les poudres modernes ne trahissent plus le combattant comme au temps de la poudre noire.

Ainsi, à quelques kilomètres, quelques centaines de mètres parfois, la guerre présente des aspects si divers qu'un observateur, les étudiant par tranches, peut les reconnaître à des années de distance.

Ainsi fut pris le Djebel Melab, dans un style qui rappelle 1914-18. À la tombée de la nuit, mon tirailleur m'apporte quelques boîtes de conserves, des biscuits, de l'eau, une couverture. Brave Mahmadou ! Je fais un maigre repas. On n'y avait pas encore pensé, mais Mahmadou, resté au camion, s'est inquiété pour moi, et il est parti bravement à ma recherche dans les montagnes avec ses conserves, l'eau et la couverture. Coupée de reconnaissances la nuit se passe sans incident. Nous sommes blottis dans des niches que nous avons creusées au long de la falaise conquise.

Avec le matin, le froid devient plus vif. Sur nos emplacements de combats, nous grelottons dans nos minces effets de toile... Soudain je vois Mahmadou grimper à travers les rochers vers le poste de commandement, sans se soucier de quelques éclatements d'obus.

- Déjà là, Mahmadou ?

--- Oui, mon Colonel, j'ai vu Général, il a dit : " Porte cela là-haut, ils ont froid... " C'était une bouteille de " Gordon Gin ".

La " mine ", engin nouveau, apporte à la bataille une note jusqu'alors inconnue.

Certes, la guerre d'hier connaissait la mine. Dans une explosion géante, elle emportait dans la mort une compagnie, une section entière. Le front, au loin, en était ébranlé. La nuit en était un instant éclairée... " La ferme d'Alger a sauté... " disaient dix mille voix au même instant.

C'était un drame de secteur. Aujourd'hui c'est un drame d'équipage, parfois même un drame individuel. Une simple explosion sourde - que le non-initié confond avec l'éclatement d'un obus - l'annonce à quelques kilomètres seulement... " Encore une mine, ce pourrait bien être Quilichini, parti tout à l'heure en mission... " disent quelques hommes roulés dans leurs " faros ".

C'est là un épisode de chaque jour, de chaque nuit, de chaque lieu. Drame de l'avant comme des arrières. Vingt véhicules passent sur une piste, le vingt et unième saute. Un homme fait quelques pas en dehors d'une piste parcourue depuis des jours par des milliers de véhicules, il saute. La mort n'est pas certaine, mais la blessure est presque toujours grave... une jambe... deux jambes.

Ainsi qu'en face de tout danger de guerre nouveau, les parades sont très vite venues. Des équipes de " détecteurs " marchent avec les premiers éléments d'infanterie, en progression on déborde largement les carrefours, toujours dangereux, on place dans les véhicules, sous les jambes du passager, des sacs fortement bourrés de terre. Chacun joue sa chance. " Sautera,

sautera pas ", dit aujourd'hui le soldat, comme aurait dit le " poilu " d'hier. Au jour de l'entrée en Tunisie, derrière le Général Leclerc, voiture de tête, saute soudain la troisième voiture de la file.

À travers les champs de mines, des tresses blanches limitent des passages déminés. La nuit, de faibles lumières repères, fixées sur les piquets qui maintiennent les tresses et visibles de l'arrière seulement, jalonnent le chenal à suivre. Tout au long des champs de mines traversés gisent des Teller-minen désamorcées et, çà et là, un camion, une jeep sautés près desquels des croix de bois semblent monter la garde... L'homme est mort dans le même instant que la machine.

Lors de la conquête du Djebel-Outid, le Général me dit : " Vous m'accompagnerez avec Guillebon. Nous partirons au lever du jour, afin de voir le départ de l'attaque. Je vous ferai signe..." Je m'endors tranquille. Quand je me réveille, il fait déjà jour... Le Général dort-il encore ? Je vais à son petit abri recouvert de sacs à terre et creusé à quelques marches de profondeur. Il n'est plus là. Je continue chez Guillebon ; je le réveille : " Il fait jour... Le Général est parti ! "

Renseignements pris, le Général, en pleine nuit, a été averti de pertes sérieuses par

mines au moment de la mise en place. Il s'est aussitôt porté sur les lieux. Quelques heures plus tard, nous le rejoignons sur la position conquise. " Vous dormiez, je n'ai pas voulu vous réveiller, je suis parti voir ce qui s'était passé - et il ajoute un peu plus tard, parlant du Lieutenant Gué qui vient d'être tué. - Il était l'un de mes anciens du Cameroun... "

Devant l'horizon dégagé d'arbres, de maisons... ses troupes gardent leur esprit saharien : Hantise de l'espace libre, de la poussée profonde... Impatience dans le stationnement... Hantise de l'eau qui, longtemps après le dépassement des régions désertiques, les fait se précipiter aux puits pour remplir leurs outres et leurs " Jerricans " avec la joie d'avares en face de l'or.

Elles continuent de vivre par équipages l'existence des campagnes au désert. Elles sont parties de Fort-Lamy munies d'un " faro " (peau de mouton dans laquelle on se roule pour la nuit) et de deux couvertures, sans une table, sans une chaise, sans un lit.

Les quelques tables et chaises indispensables aux P. C. qu'elles possèdent maintenant proviennent du Fezzan, et ce n'est qu'à 60 kilomètres de Tunis qu'elles toucheront quelques tentes.

Quand le vent souffle, quand la pluie tombe, chacun rentre plus profondément dans son " faro ".

LES OPÉRATIONS.

Les 22 et 23 février, la Force L livre ses premiers combats pour l'occupation de Ksar-Rhilane où elle s'organise. Le 10 mars, l'Allemand attaque ses positions. C'est " son premier contact avec le Boche ".

7 h. 20 environ. Quelques véhicules allemands sont visibles vers le Nord. Le télé-mètre donne 1.700... 2.000. Ils sont arrêtés, observent.

Ouvrir le feu ?... Non, pas encore. Ce qui peut le plus gêner l'ennemi maintenant, c'est d'ignorer où nous sommes...

Les Panzergrenadiere descendent des camions, avancent, ouvrent au hasard devant eux le feu de leurs armes automatiques... Nous ne répondons pas.

7 h. 30 environ. Vingt-six avions allemands apparaissent dans le ciel, survolent la position, jettent quelques bombes et mitraillent. La " tentacule " (moyen de liaison radio immédiat et direct avec la R. A. F.) passe immédiatement : " 26 avions allemands sur nous. "

8 h. 15 environ. La R. A. F. surgit à son tour : trente, trente-cinq avions. Notre artillerie ouvre le feu sur les objectifs les plus favorables. Cette intervention rapide de la R. A. F. tombe on ne peut plus à propos. C'est précisément l'heure où les véhicules allemands serrent sur Ksar-Rhilane en une longue file tout au long de la piste.

De hautes colonnes de fumée noire s'élèvent bientôt vers le Nord. Quatre points d'incendie sont maintenant visibles à l'horizon... Des munitions d'artillerie éclatent dans l'un des foyers... Des fusées éclairantes jaillissent par bouquets dans le ciel... l'éclatement de munitions de petit calibre produit un crépitement continu.

Les batailles aériennes sont courtes, ce sont des crises. Cette action de la R. A. F. dure à peine six à huit minutes. Plus un avion maintenant dans le ciel. Les foyers d'incendie témoignent seuls de ce combat passé.

L'action de l'ennemi sur notre flanc Nord est un échec. Il va chercher la décision par une manœuvre sur nos arrières...

11 heures environ. Elle est habilement conduite, mais le Général Leclerc l'a pressentie. Une patrouille qu'il envoie la dévoile au prix de deux tués. Les A. M. allemandes, qui se sont déplacées au long de notre face Est, débouchent sur nos arrières dans la région du puits. Quelques-uns de nos tirailleurs, partis dans la nuit faire la corvée d'eau, s'y trouvent encore au moment de leur attaque. Ils sont tués ou faits prisonniers.

11 h. 30 environ... L'attaque est précédée par un bombardement de neuf Stukas dans la région du puits. Un canon du Lieutenant Lembezat touche et met en feu une A. M. allemande. À ce moment même, il est midi, la R. A. F. une nouvelle fois surgit. Quelques-uns des foyers allumés au début de la matinée sur notre front Nord sont encore visibles, mais les aviateurs anglais ont saisi que la menace, cette fois, est au Sud. Leurs avions piquent sur les A. M. en progression, quatre flamer sont successivement allumés. Une A. M. s'enfuit, le feu à son arrière. Après plusieurs centaines de mètres, elle s'arrête : le feu la gagne tout entière. Tous les véhicules ennemis disparaissent.

15 h. 30 environ. Reste encore la face Est, où peut se porter le prochain effort des Allemands.

Le tir de l'artillerie s'intensifie. Des avions allemands bombardent et mitraillent la position à basse altitude. Un de nos camions prend feu. L'ennemi, appuyé par des engins blindés, attaque avec des éléments d'infanterie. Nos armes répondent. Le Sergent Vigouroux, chef d'une pièce de 2 livres, prend sous son feu une A. M. qui progresse. Lutte inégale. Dotée de moyens plus puissants, l'A. M. ennemie écrase la pièce sous un tir intense. Le Sergent Vigouroux et son servant indigène sont tués sur place.

16 h. environ. Soudain la R. A. F. encore. Pas de doute pour elle : Camions en feu, troupes massées, infanterie en déplacement, éclatements d'obus... l'action essentielle est, cette fois, à l'Est. Elle attaque et sème le désordre chez l'adversaire. Un caporal indigène fait prisonnier au puits se trouve avec les Allemands. Il assiste à cette attaque aérienne. Il voit des Allemands blessés se précipiter vers l'arrière, d'autres font des gestes désespérés aux avions, lancent des fusées, car ils sont persuadés que c'est leur aviation qui les bombarde par erreur. À la faveur de ce désordre, notre caporal s'échappe. Le tir de nos armes à terre immobilise trois canons allemands qui sont ramenés dans nos lignes, la nuit, par nos patrouilles. Le Capitaine Dronne est grièvement blessé. Puis l'intensité de l'aviation diminue peu à peu. L'attaque allemande, une fois encore, est brisée.

17 heures environ. La R. A. F., trente appareils environ, apparaît à nouveau, venant de l'Est. L'ennemi encore au contact a déjà dû commencer son repli, car une grande partie des avions anglais se dirige vers le Nord et mitraille. À peine sont-ils engagés contre les troupes à terre que, soudain, apparaissent vers le Sud-Ouest, au-dessus de l'erg, 30 à 35 appareils ennemis. Ce sont, semble-t-il, une douzaine de Stukas et des chasseurs. Les pilotes de la R. A. F. prennent de la hauteur. Ceux qui sont à grande altitude engagent la bataille aérienne. Les Stukas s'enfuient après avoir jeté leurs bombes dans l'erg, sans résultat. Drame aérien de quelques minutes, dans lequel il n'est pas possible de distinguer si le vaincu qui s'abat au sol en flammes est ami ou ennemi... cinq avions tombent. Un aviateur se jette en parachute. Une bombe éclate à quelques mètres du Général.

18 h. environ. L'attaque allemande contre Ksar-Rhilane est terminée. Les troupes assaillantes, ramenant leurs morts et leurs blessés, vont rejoindre cette nuit El-Hamma, d'où elles étaient parties le 9 mars.

Le Général Leclerc parcourt la position jusqu'à la nuit.

Le soir même, à 22 heures, par radio must immediate, le Général Montgomery lui passe : " Well done ".

La résistance victorieuse de Ksar-Rhilane devait permettre, dix jours plus tard, la mise en place, sans pertes et dans la surprise, des troupes qui, agissant à l'Ouest de Matmata, provoqueront l'effondrement de la défense de la ligne de Mareth.

Quelques mois plus tard, à Tripoli, Montgomery présentera Leclerc en ces termes au roi George VI : " Sire, voici le général Leclerc. Sans lui, je n'aurais pas pris la ligne Mareth. "

AFFAIRE DU DJEBEL MATLEB - GABLES.

Quand nos troupes reprennent leur marche en avant, elles trouvent tout au long de la piste les carcasses des Panzergrenadierwagen à 16 roues, d'A. M., de véhicules commerciaux tout entourés de débris épars... bidons d'essence gonflés et éclatés, douilles d'obus déchirées, boîtes de conserves, oranges desséchées, brûlées, oranges de France, oranges que l'ennemi ne consommera pas.

Les journées qui suivent sont marquées par des actions dans la région du Djebel Hallouf, du Djebel Outid et vers Bir Soltane. Puis, le 23 mars, une attaque de montagne dirigée par le Général Leclerc lui-même aboutit à l'enlèvement de l'important massif de Matleb ouvrant ainsi la porte de Gabès.

À 8 h. 45, le premier échelon, auquel s'est joint le Général Leclerc, débouche dans la plaine et atteint les premiers contreforts du Djebel sans aucune réaction ennemie. Aucune réaction non plus pendant l'occupation du premier piton et de son prolongement nettement plus dominant déjà. Ce n'est qu'au moment où les premiers éléments de tête débouchent sur la contre-pente, pour essayer de gagner un mouvement de terrain plus élevé encore, que les mitrailleuses et les F.-M. ennemis commencent à se dévoiler. Les tirs partent d'un véritable à-pic. Il est certain que ce massif donne au delà, vers notre droite, des vues excellentes. Un groupe de combat est lancé aussitôt ; il s'en empare sans perte. Une patrouille envoyée sur notre gauche provoque la capitulation de 46 Italiens qui, se voyant dominés, s'étaient jetés en désordre vers la plaine.

Tout cela a été exécuté avec une extrême rapidité. Leclerc lance à pleine voix ses ordres d'attaque, à travers les vallons, de djebel à djebel. Le deuxième échelon, qui devait suivre à une demi-heure environ, est visible maintenant, débouchant en camions dans la plaine. Du massif conquis qui borde le flanc droit de notre axe initial de progression, notre vue s'étend sur un assez large vallonnement. Les pentes qui le dominent sont, au Nord, la cote 354 et son contrefort Est. Vers le Sud, un autre massif qui se termine en forme de plateau tabulaire, barre l'horizon. Le fond du vallonnement est très vert, on y distingue par endroits les taches faites par des touffes de fleurs sauvages. Sur une pente plus lointaine, vers l'Est, des tentes militaires sont nettement visibles. Des soldats - italiens, semble-t-il, à la couleur de l'uniforme - vont et viennent autour d'elles.

De toute évidence, la possession de la cote 354 s'impose. Un groupe de combat est lancé vers son contrefort. Sans réaction de l'ennemi, il atteint le fond du vallonnement et en gravit les pentes. Il va atteindre le sommet quand la fusillade éclate. La lutte est indécise. Nos hommes jettent des grenades sur le revers de la crête, où l'ennemi semble s'être organisé. Un groupe d'Italiens, les bras levés, surgit soudain. Mais nos tirailleurs ne sont pas entièrement maîtres de cette crête, derrière laquelle l'ennemi peut préparer un retour offensif ou s'enfuir sans subir l'effet de nos feux.

À ce moment même, le Général Leclerc, coiffé de son képi légendaire, la canne à la main, donnant ses ordres debout sous les balles ennemies, engage la 12e Compagnie dans l'affaire. Suivi de ses goumiers, le Capitaine d'Abzac se jette dans l'action et tombe mortellement frappé d'une balle à la tête en arrivant vers le fond du vallonnement, dans cette partie verdoyante qui attirait le regard. La nouvelle de sa mort parvient à Leclerc. Entre les dents serrées du Général passent ces mots : " Mon Capitaine ! "

Un tirailleur m'apporte les papiers d'un officier allemand tué. Je constate qu'il a débarqué quinze jours auparavant à Tunis. Quelques minutes plus tard, la position disputée est conquise et la progression continue.

Le lendemain, l'Allemand lance un " stostruppe " sur nos positions. Nos Sénégalais contre-attaquent magnifiquement, entraînés par les Lieutenants Perceval et Denis, et rejettent l'ennemi en désordre.

GABLES.

À partir du 28 mars, nos éléments quittent la montagne, " le caillou " suivant l'expression du Tibesti-Ennedi, et se portent en direction de Gabès. Spectacle de la bataille moderne perdue... Monceaux d'armes... Effets épars près des abris abandonnés... Chars, avions, automitrailleuses, véhicules brûlés, déchiquetés par le feu ennemi ou détruits par des mines. Ce qui était hier un champ de bataille est parcouru par des colonnes de milliers de véhicules divers. Les nôtres s'intercalent, se glissent et enfin s'arrêtent la nuit en un point fixé par le commandement.

L'accueil à Gabès, c'est celui de la France libérée à des Français. La ville se couvre de drapeaux tricolores.

La population fait dire une messe pour nos morts. À la Table Sainte, où hier communiaient Italiens et Allemands, communient maintenant Français et Anglais. Dieu, dans cette guerre encore, comme le remarquait déjà Jules Romains dans Prélude à Verdun, domine les camps, chacun se réclame de sa protection. N'avait-on pas, au dernier combat, trouvé les mêmes images pieuses sur des hommes qui s'étaient mutuellement donné la mort ?

De petits chanteurs groupés en avant du chœur portent sur la poitrine des croix de Lorraine en bois ciré. Une ovation spontanée est faite au Général Leclerc à sa sortie de l'église. Sur des maisons en ruines flottent des drapeaux tricolores, émouvante affirmation de confiance et d'attachement.

Quinze jours, face à face, les armées s'immobilisent. Le 5 avril, la défense ennemie s'effondre de nouveau. Dès lors, c'est une marche continue. Les troupes de Leclerc y tiennent leur place. Le 6, c'est l'enlèvement du Haïdoudi et de la cote 62, la prise de Mezzouna; le 9, l'attaque du col de Bedour; le 1o, l'affaire de Fatnassa; le 12, le combat de Sekra-Kelbia et l'entrée à Kairouan; le 14, la prise de Sidi-el-Abed, premier éperon jeté vers la plaine d'un massif montagneux qui s'étend jusqu'aux portes de Tunis.

171 tombe le 14, 311 (position capitale) le 15 et, dans la nuit du 20, nos Sénégalais enlèvent la cote 121. Mais l'ennemi nous inflige des pertes journalières. Le Colonel Bernard arrive de Brazzaville. Il restera le chef d'État-Major de Leclerc jusqu'à Berchtesgaden, apportant dans l'accomplissement de sa tâche quotidienne les qualités qui lui ont valu l'estime de tous ses camarades.

Des combats de patrouilles marquent la fin d'avril et le début de mai. Sur les positions conquises, des " minen " tombent avec un bref sifflement et s'écrasent avec fracas parmi les hommes de Dio et de Vézinet. Ce fracas, ce sifflement, il est bien le même qu'au temps de l'héroïque résistance des marsouins à la Pompelle 1918. Ainsi, dans une même émotion, se trouvent unis les anciens de 1914-1918 à ceux de 1939-1943.

Dans cette campagne, les troupes du Général Leclerc ont fait 3.000 prisonniers.

Il aimait faire des surprises joyeuses... Je venais de le rejoindre à son campement au Nord de Sousse, après dix jours passés à Tunis. Nos voitures étaient dispersées parmi les oliviers, la mer toute proche barrait notre horizon vers le Nord et, à quelques centaines de mètres, un immense camp de prisonniers allemands et italiens coiffait une butte.

Le Général soudain fut devant moi : " Ah !... je vous ai fait une surprise, Ingold !... " J'aperçus une Compagnie qui se rassemblait face à la mer... Que se passait-il donc ?... " Venez comme vous êtes, je vais vous remettre votre croix de la Libération. "

Et ce furent les paroles émouvantes entre toutes :

Nous vous reconnaissons comme notre compagnon pour la libération, de la France dans l'honneur et jar la victoire. "

La cérémonie terminée, le Général, très simplement, évoqua nos campagnes d'Afrique. Il venait de me donner une de mes plus belles heures de ma vie de soldat. Certains actes les remises de décorations sont de ceux-là - ont besoin de majesté dans le cadre. Le grondement de la mer, la rumeur humaine qui montait du camp des prisonniers apportait à cette cérémonie une indéfinissable grandeur.

C'est mon dernier soir à la Force L. Le Général a décidé que je descendrais sur le Tchad avec son avion personnel... Mission de deux mois pour y régler toutes les questions en cours depuis le départ des colonnes... " Et puis, on a déjà écrit et dit assez d'inexactitudes sur les campagnes... Mais oui, profitez-en pour faire un ouvrage sur l'ensemble des opérations sahariennes, nous mettrons le plan au point ensemble ce soir. " Cela fut vite fait... trente minutes à peine, devant sa voiture, sur une petite table, à l'ombre d'un olivier.

De Tripolitaine, il m'écrivait : " Je vous étonnerai en vous disant que nous regrettons Fort-Lamy, il y a heureusement l'espoir bien accroché de reprendre un jour la lutte..." - " D'ailleurs à part la question famille, victoire, etc. ..., l'Europe est vraiment moche à côté du Cameroun ou du Tchad et je comprends les Coloniaux. "

Cet attachement passionné qu'avait pour lui l'Armée Coloniale, il le lui rendait bien. Nous étions fiers de lui voir porter nos galons et notre ancre.

À toutes les grandes heures de la conquête et de la pacification de l'Afrique, des cavaliers comme lui se trouvaient parmi nous : Laperrine au désert... Grammont, Robillot, Champvallier au Tchad..., Chevigné au Soudan. Attachement traditionnel chez les Hauteclocque. Un jour de mai 1941, en pleine occupation allemande, son père n'a-t-il pas déclaré sur les tombes des Sénégalais tués en 1940 dans la défense de Belloy :

" ...Belloy est encore debout, qui donc nous a protégés ? Tout d'abord les ferventes prières et la confiance en la Providence. Mais, en fait, l'instrument de la Providence était ces braves Sénégalais qui avaient contre-attaqué depuis Warlus jusqu'à l'entrée d'Airaines avec une furie qu'attestent les lignes de cadavres, qu'ils ont laissés entre Métigny et Le Quesnoy... Vous voyez, mes chers amis, ce que nous devons à ces braves, derniers nés des enfants de France.

" Ces braves Coloniaux, qui sait si nous ne les reverrons pas ? "

Sentiment mystérieux du destin qui allait lier son fils à l'Armée Coloniale.

LA 2e D. B.

PEU après leur arrivée en Tunisie, le Commandement français en Afrique du Nord décide de refouler en Tripolitaine les Forces Françaises Libres. En exécution de cet ordre, la Force L se dirige sur Sabratha - ancienne ville romaine de Tripolitaine. Par ordre du général de Gaulle, elle devient 2e Division Française Libre. La transformation implique une refonte complète, des étoffements considérables et une mise à l'instruction prolongée. Travail immense, car il s'agit de devenir Division blindée.

Trois ans de faits d'armes sahariens justifient-ils " la sanction de Sabratha " ? Leclerc m'écrit au Tchad son amertume, ce fut son temps le plus dur. Puis vint l'apaisement, l'exil au désert féconde les caractères et épure les âmes. " En rentrant l'autre jour, écrit-il à son frère, j'ai encore vu pas mal de gens. Très bien reçu partout, convaincu qu'il s'en faut de peu pour que ces divisions stupides prennent fin. À Alger j'ai vivement appuyé dans le sens unification de l'Armée, et j'ai réussi... "

Son frère est à l'État-Major de Rabat, il en a des nouvelles depuis le temps du Djebel Garci, mais les mois se sont passés sans aucune possibilité de rencontre. " Suivant les principes reçus jadis, j'ai envoyé mes types en perm et je reste au turbin. C'est le seul moyen de commander. J'ai bien passé trente-six heures à Alger entre deux avions, mais je n'ai pu te faire signe. Je te promets que d'ici un mois nous nous serons vus et embrassés. "
Quelque temps après, Leclerc devait effectivement lui rendre visite à Rabat. Il
était heureux. Les deux frères firent à travers la ville une promenade en charrette anglaise.
" On ne le remarqua pas, les Généraux étaient nombreux à cette époque en Afrique du Nord. "
Je me souviens de l'ironique répartie d'un Français libre : " II y a, paraît-il, deux cents
Généraux en Afrique du Nord, avec nous il n'y en a que trois : Larminat, Kœnig et Leclerc. "

La quarantaine de Sabratha s'achève en août 1943 ; il est enfin décidé d'interrompre l'exil des Free-French, en les ramenant dans les territoires de notre Empire.

Les gourbis, tranchées dans le sable recouvertes de tôles et de palmes, sont quittés sans regret. Cap ouest vers le Maroc. Deux mille cinq cents kilomètres d'étapes et la Division s'installe à Témara, au sud de Rabat, où elle doit terminer sa mise sur pied.

Témara devient ainsi le cœur de la 2e D.B. Leclerc a choisi sa région, malgré l'inquiétude de certains formalistes qui la trouvaient défavorable au point de vue sanitaire. Il la connaît bien. La mer est proche et Rabat assez loin pour éviter les ennuis d'une grande ville. Il garde de Témara le souvenir de son profil longtemps entrevu quand on vient de Rabat, le grand minaret, les larges murs de pisé d'où s'échappe la floraison très verte de vieux arbres, et vers la mer les longues croupes où abondent les cailles au moment des passages.

On aura une idée de l'ampleur de la tâche nouvelle dévolue au général Leclerc en étudiant le tableau de composition de la Grande Unité motorisée qu'il a pour mission de mettre sur pied. Son encadrement exige plus de spécialistes que le Régiment du Tchad ne comptait en 1940 de Tirailleurs Saras...

Avec ses véhicules de combat, ses Jeep de commandement, ses camions G.M.C. de transport et ses véhicules spéciaux, la 2e D.B. compte près de 3.000 véhicules représentant sur route en ordre de marche une longueur de colonne de plus de 300 kilomètres. Ses effectifs atteignent 16.000 hommes environ.

Quel changement depuis le Tchad. Les " charrettes à savon " du désert ou de la Tunisie sont devenues Half-Track, Destroyer, Sherman. Combien vétuste paraîtrait la colonne de Koufra croisée par la 2e D.B. Plus d'armement disparate pris à l'ennemi et réparti en butin - parfois non sans drame - au soir des combats, mais l'armement le plus moderne et la plus puissante unité aux ordres du plus jeune divisionnaire de l'Armée.

Mais dans l'âme rien ne changera. L'esprit du Tchad deviendra l'esprit de la 2e D.B. dont les chars porteront les noms des victoires du Fezzan ou de la Tunisie : Mourzouk ", " Koufra ", " Ksar-Khilane "...

Mais, si le matériel est " Standard ", le problème des effectifs se complique d'une donnée psychologique. Certes, le, personnel ne manque pas, mais il s'agit de fondre dans la même unité les anciens du Tchad et les nouveaux venus. Leclerc réalisera la fusion des esprits et, précurseur du Général de Lattre qui, plus tard, devait à son tour l'entreprendre et le réussir à une échelle plus vaste, il fera " l'amalgame ". " La 2e D. B. est la première grande unité dans laquelle se trouvent réunis des Français qui, depuis trois ans, étaient séparés par les circonstances. je vous demande de réfléchir à l'importance de cette réunion. Notre pays ne peut plus se payer le luxe de divisions intestines. L'union est plus nécessaire que jamais pour rendre à la France sa grandeur nationale ", écrit-il et bientôt, le travail en commun, la camaraderie, la parenté des tempéraments de baroudeurs, car les nouveaux venus sont des volontaires pour la plupart -- les uns d'Afrique du Nord, les autres évadés de France qui ont connu les prisons d'Espagne : tous, comme ceux du Tchad, sont animés par un ardent désir de combattre, - tous ces facteurs joueront dans le sens d'une cristallisation : Synthèse d'éléments de tout premier ordre.

Comme autrefois l'a fait Carnot, et comme plus tard le fera de Lattre, Leclerc poursuit une amélioration de la valeur militaire de l'ensemble en prenant comme base les unités parvenues au niveau le plus élevé, un nivellement sur le haut. Ainsi verrons-nous souvent à la tête des groupements de la 2e D.B. les grands anciens du Tchad : Dio, Massu, Guillebon et tant d'autres...

Le Général, d'ailleurs, fait sa politique personnelle de l'amalgame... le travail de la journée terminé, chaque soir, il invite chez lui des officiers d'unités différentes. Les réunions sont intimes et Leclerc se montre aimable et gai. Il apprend à connaître ses officiers. Entre eux et lui se nouent des liens qui les associent à une tâche commune, la volonté de réussir devient collective et " l'amalgame " se réalise dans le travail quotidien de création de l'outil. Mais le matériel n'arrive pas. Leclerc s'impatiente. Souvent il se rend à Casablanca et bientôt y détache des observateurs chargés de surveiller l'arrivée des bateaux américains et de le renseigner sur leur chargement. C'est ainsi qu'un jour, un coup de téléphone discret l'avertit de la présence dans le port d'un navire chargé de Sherman, Half-Track, etc. ... Leclerc se précipite, offre au commandant américain six cents hommes pour décharger sa cargaison, la met à terre effectivement et entre ainsi en possession d'un matériel destiné à une division sœur : Esprit cavalier teinté de légionnaire, disons esprit du Tchad. Mépris du formalisme aussi : " Plus que partout ailleurs les résultats seront nuls si les différents échelons ne commandent que par le papier ou attendent pour agir de recevoir un ordre ou un papier. Je demande à tous de résoudre les difficultés quotidiennes dans le cadre et dans l'esprit de la mission reçue, de provoquer les ordres nécessaires en signalant à l'autorité supérieure les erreurs ou les omissions ". Un des traits marquants de son caractère.

C'est en évoquant cette époque que le général Kœnig écrit : " Il reçut un matériel solide, flambant neuf, luxe auquel il n'était pas habitué. Du coup il devint odieusement exigeant : il lui manquait toujours quelque chose ; le matériel n'était jamais aussi beau qu'il aurait voulu ; les cadres et les hommes n'arrivaient jamais aussi nombreux qu'il le désirait. L'ensemble devint magnifique : ce fut la fameuse 2e D.B. "

Les jours de manœuvres, quand les véhicules se déploient dans la campagne, Leclerc ressent une joie étrange. " Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent un jour faire venir la victoire. " Devant toute cette puissance maintenant à ses ordres, il en évoque une autre, celle de l'ennemi en 1940. La revanche est en vue et, plus le temps de l'action approche, plus grandit son désir d'agir.

VEILLE D'ARMES

FIN avril début mai 1944, la 2e D.B. est transportée en Angleterre. Elle campe aux environs de Hull. Elle y restera trois mois. Cette période sera remplie par le " fignolage " des détails de la mise sur pied et par des manœuvres.

" Il fallait que l'Armée Française soit représentée sur le second front, nous avons été les premiers désignés, pour chacun de nous ce sera le grand honneur de notre carrière... "

Le général Kœnig vient remettre aux unités leurs drapeaux et étendards. Puis à chacun de ses officiers rassemblés sur la grande pelouse du château de Dalton Hall - où il a installé son Q.G. Leclerc remet, lui-même, l'insigne de la Division.

La 2e D.B. est prête pour la bataille. Sa veille d'armes commence, c'est le moment de rejoindre la méditation du Chevalier qui la commande.

Par-delà ses armes - sa 2e D. B. - essayons de pénétrer sa psychologie... Faisons le " point " de sa carrière en ce carrefour de sa fortune que les Anciens appelaient le " Nœud " de la tragédie d'un mortel ou d'un héros. Pour le nouer, il aura fallu quarante deux années. Les mois qui vont suivre, les batailles qui vont être livrées et les victoires remportées seront le " Dénouement " : le " Nœud " sera défait à Strasbourg, où le Chevalier dira à son écuyer : " Mon vieux Dio... maintenant nous pouvons crever. "

Le Cameroun lui avait appris la valeur de l'initiative et brusquement avait élargi son champ d'action. En franchissant la grille du Palais du Gouverneur de Douala, le soldat était passé chef politique et administratif. Jusqu'ici instructeur à Saint-Cyr, officier des Affaires indigènes, combattant au Maroc, il était resté dans le cadre de " ce rôle social de l'officier " si magistralement exposé par Lyautey. Mais, en un jour, le voici " Proconsul " et dans quel temps ! Au-dessus de lui, le général de Gaulle, très loin, des liaisons incertaines par de brefs télégrammes. Au-dessous de lui, une province entière rassemblée par lui dans la même foi, des hommes en place, souvent d'expérience, hésitants ou sûrs, tous plus âgés que lui, des chefs nouveaux à placer aux postes de commande. Il lui fallait " jauger en quelques heures, sur des regards, sur l'extérieur, sur l'accent des mots, les énergies qui se mettaient à ses ordres ". (Duflay).

Certes, il fit au Cameroun du beau travail, mais c'est le Tchad qui devait lui fournir le plus vaste et le plus ardent de ses champs d'expérience.

Au Tchad, il est à la fois stratège et tacticien, il conçoit des plans, décide des opérations et manie les troupes qui les exécutent. L'œil sur la carte s'accoutume à voir grand. L'avion le porte sans cesse d'un extrême à l'autre d'un immense territoire et cent problèmes nouveaux élargissent son horizon. Sur ce théâtre d'opérations étonnamment varié, il a maintenant, tout au long de sa ligne d'étapes, deux milliers de camions, auxquels il peut demander pendant des semaines des parcours quotidiens de deux cents kilomètres; des avions qui, à trois cents kilomètres à l'heure, apporteront dans la bataille : essence, munitions, techniciens ; une infanterie aguerrie, fidèle, dédaigneuse de la mort. Expérience précieuse car il commande en chef et fait la guerre.

Il la fera trois ans, pendant lesquels se formera son art de guerrier. Koufra est une action de débordement où le vainqueur de Strasbourg se devine; le Fezzan 42, par son action en profondeur au milieu des forces ennemies, évoque déjà la manœuvre d'Ecouves ; la ruée d'un peloton sur Tripoli présage Berchtesgaden. Et dans la technique, la constante adaptation de ses groupements et de ses sous-groupements aux missions parfois fugitives, qui n'était pas sans surprendre ses officiers, c'est au Tchad et plus tard en Tunisie qu'il l'essaie, l'éprouve, et que déjà il pressent pour elle de plus grands emplois.

Il n'entrevoit pas certes le débordement de Saverne quand il écrit au lendemain de Koufra : " Les combats des 18 et 19 février I94I semblent consacrer tout d'abord le principe du débordement... il importe à tout prix de garder l'initiative de la manœuvre même avec l'infériorité numérique "... et pourtant la manœuvre de Dabo tient en ces quelques lignes. C'est à Fort-Lamy en mars 1941 qu'il écrit : " Une dernière remarque reste à faire, c'est l'ampleur des événements créée à la suite de l'action motorisée..., le succès exploité avec à-propos donne des résultats considérables. " Prélude à la charge de Stras-bourg. La Charge ! Suprême atout du cavalier. Expression ultime de la tactique des Murat et des Leclerc... des cavaliers.

Le premier clan qui eut le cheval fut victorieux car il apportait la vitesse : élément capital de la manœuvre. Enfoncer, déborder, poursuivre, hantait Annibal à Cannes, César à Pharsale, comme le chef de cavalerie du début de notre siècle. Et toute la guerre de 14-18 n'est sans doute dans sa plus brève synthèse qu'une irréalisable bataille de Cannes, quatre ans au lieu de quatre heures.

Mais le progrès des armes rend bien vite le cheval vulnérable, l'homme le barde de fer, " cavalerie cuirassée " écrit Ardant du Picq. Puis vient un temps où la puissance de l'arme à feu perce irrémédiablement la cuirasse. Alors, il n'y a plus de royauté dans le domaine de la manœuvre de la cavalerie. La guerre s'immobilise en une morne et meurtrière stagnation ; 14-18 connut cette tristesse. Pourtant la cavalerie, reine de la manœuvre, ne peut mourir dans la boue des tranchées de 14-17, ni dans les héroïques sacrifices de mars et mai 18. À son agonie, elle veut un éclat : Juniot-Gambetta entraîne ses spahis au cœur des Balkans et s'empare du maréchal Mackensen. Mais tandis que le règne de la cavalerie s'éteint, les premières automobiles étonnent les foules accourues sur ses " circuits d'honneur " et l'homme fait ses premiers envols. Le moteur est né. Timidement il commence son ascension et longtemps ne tient qu'un emploi de valetaille. Avec le colonel Boichut, devant les marais de Saint-Gond, il est une modeste estafette qui étonne le soldat. Les taxis de la Marne le font entrer dans l'histoire, mais seulement par les arrières de la bataille. Pendant des mois son long et continuel bourdonnement sur la Voie Sacrée n'est que sacrifice sans panache.

À son tour, comme son aînée, la cavalerie, le moteur se cuirasse. Certains esprits sentant son règne prochain le jettent hâtivement dans l'arène. Lui faire gagner une bataille, et il serait couronné. Mais Cambrai, Juvancourt n'affirment que son impuissance. Et pourtant le i8 juillet, avec les chars légers, lui donne un subit éclat, mais trop tôt pour lui ; les combats s'éteignent dans les armistices. Avec la paix, la rumeur monte chez les soldats... Le char demain sera-t-il comme hier réduit au rôle de valetaille ? Estafette, porteur, bull-dogue aux ordres de ses maîtres fantassins ? Ou bien audace, décision, seigneur dans la bataille ? Sans souci d'alliés ou d'ennemis d'hier, la querelle lève ses partisans. Le Colonel de Gaulle et le Général Guderian se trouvent d'accord.

La guerre de nouveau éclate, et, implacablement, le jugement s'inscrit en quinze jours de bataille. Les forces motorisées allemandes atteignent l'Atlantique. Le règne du moteur est né.

" La vieille cavalerie a vécu, mais sa mission demeure " s'écriait au lendemain de 14-18 le major-général J.-O. Fuller, ancien chef d'£tat-:Major du Royal Tank Corps. Cette " vieille cavalerie " que nous venons de voir mourir, Leclerc en porte profondément la tradition, et se trouve prédestiné aux grands rôles de l'action motorisée naissante justement parce qu'il est cavalier d'une exceptionnelle valeur.

La mission demeure bien la même en effet que celle des ancêtres : surprendre par la décision, dominer par la vitesse, détruire par le choc. La " monture " seule a changé, sa vitesse s'est amplifiée, et ceci exige une vivacité de l'esprit plus grande encore qu'autrefois. " Penser vite, agir vite ", insiste Leclerc.

Il excelle aussi dans la constante articulation de groupements constitués en vue de chaque mission à remplir. Au départ, la formation d'un groupement est de principe dans la tradition de la cavalerie... éléments légers suivis d'éléments plus lourds. " Les ordres sont simples, écrit dans son compte rendu un Commandant de groupement... Distance entre les véhicules : trente mètres et davantage si la poussière l'exige - vitesse : vingt-cinq miles - ordre de marche : spahis, chars légers, chars moyens. " L'infanterie portée, dont l'effectif est fonction de la tâche à remplir, prend place dans le dispositif, des Jeep lancées en enfants perdus éclairent souvent la marche.

Dans l'action, il faut tirer vite, tirer le premier... La cuirasse ne protège pas d'un coup de surprise et l'équipage de tête reste le plus exposé, comme autrefois le cavalier de pointe... Le tank-destroyer veille, protecteur comme l'unité légère sur l'Océan... sous les yeux de tous, camarades de combat, civils blottis aux lisières d'un village, ennemis même. L'importance du rôle de l'équipage du char s'affirme prépondérante... C'est le char qui est héroïque comme un vaisseau est héroïque, car l'homme n'est plus qu'une pièce dans un ensemble.

Mais des servitudes demeurent, terrains impraticables, observation difficile, lourde charge des ravitaillements d'essence.

" Une des servitudes de la cavalerie, c'est qu'elle ne souffre pas la médiocrité : l'arme blindée est devenue l'arme rapide, l'arme difficile... Vous n'aurez pas le temps de vous familiariser avec l'ennemi, vous aurez à prendre des initiatives rapides... Réfléchissez aux responsabilités que vous aurez demain comme officiers et ne perdez pas une minute pour améliorer la valeur des hommes qui vous sont confiés. "

Voilà ce que Leclerc, passionnément, explique à ses officiers. Telle est la doctrine qui inspire les thèmes de ses " manœuvres ". Il précise ce qui est du domaine de l'âme... émotion commune de l'homme et de la machine unis dans la charge des blindés, car on peut écrire que, dans la guerre moderne, il existe une émotion des machines. Le cheval valait au combat ce que valait le cavalier. Le char vaudra ce que vaut l'équipage. Les premiers comme les seconds forment une " totalité vivante ". Il s'agit effectivement " d'êtres ".

Leclerc, chef motorisé, garde l'âme du cavalier et vit intensément l'émotion du métal, quand à l'annexe d'artillerie de Fort-Lamy il complète l'armement des véhicules motorisés à l'aide de canons ou de mitrailleuses lourdes pris à l'ennemi. Pour lui l'héritage n'a pas été rompu. Le destin l'a fait cavalier pur-sang, idole de l'escadron de Saint-Cyr et de ses goums marocains.

C'est en cavalier qu'il prépare sa 2e D.B. aux charges futures. Préparation dont la valeur est décuplée, si l'on songe qu'au Fezzan il a appris à " jouer " son instinct... audace sans laquelle il n'est pas d'homme de guerre heureux. Et cet instinct pendant trois ans a toujours gagné. Quelle force immense pour demain ! D'autant plus grande qu'il a acquis l'autorité sur ses hommes par le rayonnement de l'âme du chef...

" C'est dans leurs âmes qu'il lui faut imprimer sa marque vivante. Frapper les volontés, s'en saisir, les animer à se tourner d'elles-mêmes vers le but qu'il s'est assigné, grandir et multiplier les effets de la discipline par une suggestion morale qui dépasse le raisonnement, cristalliser autour de soi tout ce qu'il y a dans les âmes de foi, d'espoir, de dévouements latents, telle est cette domination. " (Charles de Gaulle).

Trois ans d'Afrique Centrale ont apporté à Leclerc le secret de ce rayonnement.

C'est en Afrique qu'est né le Général.

Sur le fronton de la vieille église du village tout proche de la demeure familiale du général Leclerc, une scène creusée dans la pierre représente Jeanne d'Arc guerroyant à la tête de ses soldats. Une devise festonne le fronton : " Les hommes d'armes batailleront et Dieu donnera la victoire. " Enfant, Leclerc, de ses yeux bleus, a dû souvent fixer cette scène...

" Les hommes d'armes batailleront. "

... Voici l'Aube de ses dernières batailles.

LA MANŒUVRE D'ÉCOUVES

La 2e D. B. aborde en terre de France le 1er août. À cette date, qui coïncide avec la rupture d'Avranches, les organisations défensives du front de mer sont dépassées et, en certains points, l'espace s'ouvre largement devant les attaques des Alliés. La 2e D.B., après un arrêt à Avranches, gagne Le Mans dans la soirée du 9 août. La manœuvre prévue par le Commandement Allié commence dès le lendemain. Elle a pour but de tendre un filet sur les arrières de la 8e Armée allemande, encore dans le Sud du Cotentin.
À cet effet, deux efforts seront engagés à la rencontre l'un de l'autre. L'un par l'armée
canadienne, du Nord vers le Sud-Est, l'autre par l'armée américaine, à laquelle est rattachée
la 2e D. B., du Sud vers le Nord. La 2e D. B. est aux ordres du XVe Corps américain (Général Haislip) qui dispose de deux divisions blindées, dont la 2e D. B., et de trois divisions d'infanterie. Le Général Haislip articule son Corps en deux colonnes. La 2e D. B. forme la colonne de gauche avec la 90e division américaine. Elle a comme objectifs successifs : Alençon, Ecouché par la forêt d'Ecouves. Remarquons que le 9 au soir les Allemands, dont le centre de gravité se trouve largement au Nord-Ouest du Mans, contrôlent devant Leclerc deux routes utilisables pour leur éventuel repli en direction de Paris : ce sont les Nationales 12 et 24 bis, qui passent par Alençon et Ecouché. Les renseignements sur l'ennemi précisent la présence de la 9e Panzer face au Mans avec son gros couvrant Alençon. Le Général Leclerc décide d'engager sa D. B. sur deux colonnes disposant de deux axes chacune... objectif Alençon. La progression se fera sur un front resserré d'environ six à huit kilomètres.

Le 9 au matin, le Général est à Château-Gontier. Près de deux cents kilomètres viennent d'être parcourus en terre française. Quel retour pour l'évadé de France de juin 40 ! Le pays, tout au long de son chemin, dit encore l'occupation récente et porte la marque de l'ennemi : maisons détruites, visages anxieux, pancartes allemandes... prélude de batailles. De ci, de là, sur son passage, il saisit un geste de joie, entend un cri : "Des Français ! " Et quand sur un visage il voit couler des larmes, il sait que ce sont des larmes de joie.

Mais surtout se manifeste son impatience d'entrer dans l'action. " À la suite d'une nuit confuse de déplacements interminables, je ne dispose pas assez vite mon sous-groupement sur son axe exact. C'est une tempête qu'il déchaîne sur mes adjoints pendant que je suis en reconnaissance et dont je ne subis, à mon retour, que le dernier éclair : Vous allez tout faire louper. " (Massu.)

Voici l'aube du 10 août. Les yeux de Leclerc fouillent le champ de bataille, herbes hautes, quadrillage de haies, longues lignes d'arbres qui marquent le sillage des chemins où s'engouffrent les colonnes. L'héroïque Capitaine de Laitre tombe, mortellement frappé. Des chars flambent, de brefs comptes rendus arrivent d'heure en heure.

La journée n'est pas décisive. La 9e Panzer recule de quelques kilomètres sans perdre sa cohésion.

La matinée du 11 reste toujours indécise. Comme le jour précédent, Leclerc se porte aux points décisifs ainsi qu'à Koufra, au Fezzan 42, à Umm El Araneb 43. Cette fois nos équipages vivent la fuite des chars ennemis, la griserie de la progression sous le feu. Mais plus nombreux qu'hier, les nôtres tombent.

Vers 15 heures, la chute du point d'appui de Rouessé provoque la dislocation du front adverse. Ce succès est immédiatement exploité. Langlade atteint la forêt de Perseigne et la tombée du soir nous voit à Champfleur à sept kilomètres au Sud d'Alençon. Harassé, le Général Leclerc s'est endormi dans un pré, après avoir donné l'ordre à l'élément de tête de tout tenter pour entrer dans Alençon la nuit même.

" Vers minuit, le Général est réveillé par quelques explosions de mortiers allemands, qui font sauter une voiture d'infanterie à cent mètres de lui. Il envoie un officier voir si l'avant-garde a exécuté ses ordres. Trois quarts d'heure plus tard, l'officier revient, expliquant qu'il y a des difficultés et que l'avant-garde n'entrera dans Alençon qu'au petit matin. Désappointé, le Général dit à l'officier : " Je monte avec vous, vous allez me conduire là-bas. " J'étais réveillé moi aussi, j'avais entendu la conversation, et je saute dans ma voiture pour suivre le Général.

" Arrivé au poste de commandement de l'avant-garde, le Général constitue lui-même une petite colonne dans laquelle nous nous insérons, et, sans coup férir, nous entrons dans Alençon, dont les ponts sont intacts.

" Le Général donne des instructions pour le cas de retour en force de l'ennemi et, tout heureux de sa bonne fortune, décide d'aller se recoucher dans son pré. Mais, à la sortie de la ville, ii se trompe et, au lieu d'aller vers nos troupes, il se dirige vers Mamers, c'est-à-dire vers l'ennemi. Après deux kilomètres, il s'en aperçoit et s'arrête au moment où nous percevons un bruit de moteur venant à notre rencontre.

" C'est une voiture allemande, heureusement isolée, que nous arrêtons. Nous tuons un homme et en capturons un autre, qui révèle la proximité d'éléments blindés se préparant eux aussi à traverser Alençon. Faisant demi-tour, nous rentrons en ville, avec le prisonnier assis sur le capot de la voiture, pour prendre les dispositions en rapport avec ce renseignement. " (Guillebon).

L'occupation d'Alençon comporte deux résultats importants :

L'ennemi est privé du premier de ses deux itinéraires de repli sur Paris, la Nationale 12.

Les ponts intacts sur la Sarthe permettent le débouché du lendemain.

La journée du 12 emportera la décision par " La manœuvre d'Écouves ". Elle consiste dans l'investissement par trois côtés de ce massif boisé : à l'Est en s'emparant de Sées, à l'Ouest par Carrouges, et enfin au Nord en tenant la rocade Sées, Tanville, Carrouges. L'ennemi fixé, on pénétrera dans la forêt suivant l'axe Alençon-Tanville. Enfin dans le même temps le Général tentera de mettre la main sur lvcouché, objectif définitif, Billotte foncera sur Sées d'où il découplera des sous-groupements sur Tanville et Ecouché. Dio débouchera sur Carrouges par Ciral, Langlade commencera à pénétrer dans la forêt en direction de Tanville.

Voici Leclerc dans Sées où notre groupement de tête a percuté la 5e D. B. américaine. Un embouteillage s'ensuit... C'est un carrousel de plusieurs heures... Leclerc extériorise vivement sa façon de penser... on voit émerger sa silhouette furieuse de la tourelle du char Tailly. Enfin, il atteint la sortie de Sées, s'arrête tout près d'un passage à niveau. " Il est là debout, au milieu d'un grouillement d'hommes, de chars, d'half-track, de véhicules divers. Par-dessus les haies, canons et mitrailleuses tirent à vue sur une ferme toute proche où bientôt montent des flammes. Les premiers prisonniers de la 116e Panzer que les fantassins du Tchad sont en train de débusquer du bois, arrivent en longue file et se frayent difficilement un passage à travers cette cohue guerrière. " (Commandant Branet).

Un peu plus tard, le voici, assis à même le sol, adossé à une haie et regardant la carte. " Sans se laisser troubler par les incidents du combat, il voit l'ensemble de la bataille et ses ordres sortent en paroles brusques, souvent violentes, laissant deviner par là même le travail intense de son esprit. " (Commandant Branet).

Pendant que Billotte investit par l'Est la forêt, Dio la déborde par l'Ouest en fonçant sur Carrouges. Abordant Ciral par deux itinéraires, il trouve l'un encombré d'Allemands et l'autre presque vide. " Il pousse sur le premier, enlève Ciral et fait nettoyer le second en le prenant à revers. " (Général Faury). Un bataillon ennemi au complet tombe entre ses mains.

Après Ciral, Dio continue à foncer sur Carrouges en faisant feu de toutes ses armes à travers un pays littéralement grouillant d'ennemis. Il s'agit de la 2e Panzer venue dans la nuit de la région de Mortain pour appuyer la 9e à l'Ouest de la forêt d'Êcouves où elle se trouve encore... pas pour longtemps... car voici Langlade qui l'aborde de front, droit au Nord, en direction de Tanville, pendant que, de Sées, Putz se porte vers le Sud à sa rencontre.

Toujours à la tête de la poussée et aux points décisifs, Leclerc établit son P. C. aux abords mêmes de Tanville. Avant même que Langlade, durement engagé dans la forêt, l'ait enfin traversée, le Général amorce la dernière phase de sa manœuvre : la prise d' Ecouché qui commande la dernière route sur Paris. Le soleil descend. Sous un pommier d'une petite prairie éclose par hasard au milieu de la forêt, le Général, canne à la main, en quelques phrases indique à Branet sa mission : " Portez-vous à couché près d'Argentan par l'itinéraire : Le Cercueil - Fran cheville - Boucé - Avoine - Joué-du-Plain; reconnaissez ces différentes localités au passage et essayez d'atteindre couché... Si la nuit vous surprend, enfermez-vous dans un village et tenez bon. Renseignez-vous et faites vite... Comment ? Vous n'êtes pas encore parti ? " Branet décroche. Le Général enfin va prendre quelque repos. Une sentinelle veille tout près de lui. À trente mètres à peine dans la nuit noire une voiture passe et stoppe à l'appel de la sentinelle. Ce sont deux sous-officiers de Panzer qui transportent un blessé au poste de secours de leur bataillon. Interpellés, ils comprennent difficilement leur sort : " Prisonniers ! " Mais, dit Betz, ce qu'ils n'ont jamais pu deviner, c'est que le Général Leclerc avait pour la nuit établi son P. C. en arrière du front tenu par leur compagnie.

Le désastre de l'ennemi est consommé le lendemain. Dio l'a mis en pièces sur Carrouges, Langlade a fait sa Iiaison avec Billotte à travers la forêt d'Ecouves, Branet étouffe les dernières résistances dans le bois d'Écouché. Et le sud d'Argentan est atteint. La retraite des blindés ennemis est coupée. Nous entrons dans le " coèdes " des Romains, l'anéantissement des forces adverses maintenues dans l'étreinte du vainqueur.

" Pour obtenir des résultats d'une telle importance, la 2e D. B. s'est lancée seule contre un adversaire qui disposait de l'avantage du nombre et du terrain; elle l'a manœuvré et traversé de bout en bout. Cet effort énorme, elle l'a accompli non pas dans une phase d'exploitation, où la témérité était permise, mais en cours même de bataille. Il lui a fallu ensuite maintenir l'ennemi dans l'impuissance jusqu'à l'intervention des Divisions américaines et, pendant tout ce temps, elle a dû se contenter de communications très précaires, l'ennemi se refermant sur certaines de ses unités.

Si le Général Leclerc s'était conformé aux errements de 1939, il eut attendu le 12 août l'arrivée et le déploiement des Divisions d'infanterie américaines pour entamer avec elles une progression méthodique ; l'ennemi gagnait le temps que demandait son commandement.

Il s'agit donc en l'espèce d'une véritable rénovation de notre stratégie et de notre tactique, qui nous ramène aux traditions Napoléoniennes. Ce n'est pas seulement du calcul et de la froide raison que Leclerc tirait son inspiration, ainsi d'ailleurs que le Commandement français dans les mêmes journées sur un autre théâtre d'opérations, mais aussi de la conviction que le mouvement multiplie le rendement de la force. Ce ne sont certes pas les effectifs mis en jeu de notre côté qui ont impressionné les blindés allemands, mais le nombre, la direction et l'imprévu de nos attaques; assailli de face, de flanc, sur ses arrières, alors que ses dispositions lui laissaient présumer qu'il était bien gardé, l'ennemi a été immobilisé par une sorte de stupeur. L'art de Leclerc a été de prendre partout et de conserver toujours l'initiative, sans égard au rapport des forces numériques, qui était en sa défaveur. " (Général Faury).

Leclerc vient d'inscrire une belle victoire aux armes de la France,., non pas une de ces victoires " qui n'eurent pas plus de conséquences qu'une pluie d'orage ", ainsi que l'écrit Hadengues dans " Bouvines, victoire créatrice ", mais une bataille qui déjà, sans doute, sauve Paris de la destruction.

Elle est acquise au prix de pertes, qui n'atteignent pas celles d'un coup de main stérile de 14-18 sur les fronts d'Artois, de Verdun, ou de Champagne.

PARIS

LE 19 août 44, la bataille de Normandie a pris fin. Le " présent " maintenant pour Leclerc,

c'est d'obtenir à tout prix l'ordre du Commandement américain de marcher sur Paris :

" Il faut que Paris soit délivré par les Français. " Sa grande unité, seule, est en mesure de remplir ce devoir. L'obsession qui l'étreint alors, il l'a déjà ressentie le jour de sa rencontre avec le Général Montgomery quand il lui disait : " Nous vous demandons de nous engager dans la campagne de Tunisie, car il le faut, il le faut pour la France ", et encore au pied du Garci, quand, cinq mois plus tard, il envoyait un détachement léger sur Tunis libérée pour y affirmer la présence des Français libres. Les dernières semaines d'Angleterre n'étaient-elles pas hantées aussi par l'impératif " Il faut " du débarquement sur les côtes de France ?

Mais cette fois l'appel est plus impérieux. La population de la capitale est soulevée. Las d'attentes, de doutes, de privations, de servitudes, Paris guettait l'occasion... Le spectacle de la Wehrmacht en retraite la fournit aux Parisiens. L'annonce à la radio de la victoire de Normandie exalte leurs âmes deux fois millénaires d'insurgés... L'exploit d'Ecouves et la présence de Leclerc à deux cents kilomètres des portes de la ville fouettent l'instinct traditionnel de barricadier qui fermente dans leurs veines... Ils se sont jetés dans la bagarre... Ils y seraient allés, même si, dans la nuit du 18 au 19 août, l'ordre de la levée en masse n'avait pas été lancé... Insurrection prématurée ? Peut-être. L'Allemand possède encore les moyens de l'écraser... Danger qui apparaît d'autant plus grand à Leclerc qu'il sait que le Commandement américain n'a pas envisagé une attaque de vive force sur Paris, qu'il doit faire contourner au Sud et à l'Est par la 3e Armée américaine, à l'Ouest et au Nord par la 1re Armée américaine. Manœuvres qui laissent à la Gestapo et aux S. S. de la garnison le temps de faire de Paris ce qu'ils ont fait de Varsovie... Et Leclerc sait aussi que les Parisiens savent qu'il est là... Tout près d'eux... avec sa D. B. Dès lors, tous ses actes vont tendre à obéir à l'appel qui, dans son âme, fait écho au serment de Koufra... Il se met aussitôt en liaison avec les Généraux américains Patton, commandant la 3e Armée, Bradley, commandant le 12e Corps, Gérou, commandant le Corps d'armée dont il fait partie. Et puisque malgré son insistance l'ordre de marche se fait attendre, dès le 21 août, il lance vers Paris qui l'appelle un groupement blindé avec mission de représenter l'Armée Française dans la capitale libérée, et d'y exercer les fonctions de l'Autorité Territoriale Française dans le G. M. P. et au siège de la XXIIe Région en attendant l'arrivée des titulaires.

" Allez donc voir aussi vite que possible, dit-il à Guillebon, si une unité alliée quelconque entre dans Paris, je veux que vous y entriez avec elle ; je vous rejoindrai, mais, en attendant, vous exercerez à ma place, envers les Alliés comme envers les Français, les fonctions de gouverneur militaire.

" Et puis, si vous pouvez entrer tout seul, n'hésitez pas. " Plus tard, il écrira : " Nous étions décidés à surmonter n'importe quel obstacle, fut-ce au mépris des principes raisonnables de l'Art de la guerre. "

Guillebon parti, Leclerc rend compte au Général de Gaulle qui vient de débarquer à Cherbourg : " Je ne peux malheureusement en faire de même pour le gros de ma division pour des questions de ravitaillement en carburant et pour ne pas violer trop ouvertement les règles de la subordination militaire. "

Guillebon, le 21 au soir, est dans la région de Nogent-le-Roi ; le 22 il touche Arpajon. Il pense entrer le 23 dans Paris, quand il reçoit du Général Leclerc la mission d'éclairer la division qui vient enfin de recevoir l'ordre de marcher sur la capitale. La mort dans l'âme, il exécute sa mission. À Rambouillet que vient d'atteindre la 2e D. B., il rencontre à 16 heures le Général Leclerc qui, sur-le-champ, au reçu de ses renseignements, décide de modifier l'axe de son effort principal. C'est à l'Est que la défense extérieure de la capitale est la moins forte, c'est donc de ce côté qu'on frappera. Les points d'appui ennemis seront débordés, les routes secondaires utilisées de préférence aux grands axes. Billotte partira sur la route d'Orléans, Dio suivra, et à Langlade reviendra l'itinéraire le plus défendu, vallée de la Bièvre, Clamart, Pont-de-Sèvres. La journée - nous sommes le 24 - est pluvieuse, favorable à l'ennemi accroché dans ses points d'appui. Les nôtres sont gênés pour observer leurs véhicules en marche. Billotte atteint Fresnes et Langlade le Pont-de-Sèvres après de durs combats. Leclerc, en fin de journée, rejoint Billotte à la Croix de Berny.

Du haut des côtes, il distingue s'enlevant sur la grisaille des toits et se détachant sur le vieil or des après-midi d'août, la pointe de la Tour Eiffel : 11 kilomètres... Les " Résistances " locales et la Gendarmerie l'ont éclairé jusqu'ici au moins autant que ses reconnaissances. Mais à l'approche de la capitale émissaires et messages se multiplient et l'information devient confuse. Pourtant une impression se dégage... La ville est soulevée depuis quatre jours déjà... Il faut faire vite... très vite... Leclerc envoie un avion jeter un message sur la Préfecture de Police. Mais voici Dronne, l'ancien du Cameroun et du Tchad, le blessé de Ksar-Rhilane, le fanatique débordant d'action qui autrefois animait tout Douala de sa gaieté. Il le saisit par un bras et, le secouant, lui dit : " Filez sur Paris, au cœur de Paris, arrivez ce soir, passez par où vous voudrez : il faut entrer. "

Et tandis que la journée s'achève, une section de chars, réduite à trois unités, le Montmirail, le Romilly et le Champaubert, deux sections d'infanterie portée sur onze Half-Track et une section de génie sur quatre véhicules, serpentant à travers les communes de la banlieue,

franchissent la porte d'Italie et parviennent sur la place de l'Hôtel de Ville, où le Conseil National de la Résistance et une foule en délire les acclament.

La nuit est tombée, les cloches sonnent à toute volée, les rafales d'armes automatiques redoublent, des fusées montent dans le ciel... La radio, folle de joie, soûle de bonheur, pathétique comme l'instant, improvise par roulements une émission échevelée, tonitruante, anonyme, haletante, magnifique... où alternent les appels au secours de groupes d'insurgés cernés par les Allemands, les consignes de défense passive, les ordres, les comptes rendus, et les nouvelles de la bataille. Tout Paris est suspendu à ses voix. Tout Paris téléphone, descend dans la rue, crie, pleure, s'embrasse, farandole. De fenêtre à fenêtre on s'interpelle, une unanime marseillaise monte et flotte sur la Cité... La clameur nocturne est soutenue par la volée des cloches, bourdons de Notre-Dame et du Sacré-Cœur, l'aboiement rauque des canons, car l'ennemi est toujours là. Ses batteries tirent de Longchamp. De ci de là, des fusillades crépitent, des grenades éclatent...

Le dispositif de la défense allemande comporte essentiellement des Centres de Résistance fortifiés répartis dans la ville et dans la banlieue. Les effectifs qui en assurent la garde sont insuffisants pour manœuvrer entre eux. Von Choltitz espérait se constituer des réserves opératoires avec les troupes de la défense extérieure lorsque ces dernières rentreraient dans la place, mais, depuis deux jours, le XIVe élève des barricades. Un pêle-mêle où les sexes, les âges et les classes ont disparu : l'une apportant ses meubles et l'autre son sommier, un troisième abattant des arbres, et tous déchaussant les pavés de leurs rues pour les entasser sur la barrière... Les experts prodiguent des conseils, on aménage des chicanes, on crée des flanquements... Les unités disparates allemandes qui refluaient vers la porte d'Orléans - motorisées, à bicyclette, en chars à bancs, à pied - n'ont pas insisté. Elles ont rebroussé chemin et obliqué vers l'Est... C'est Leclerc que Paris attend et nul autre... Il l'attend dans sa cité, où il a pratiqué depuis quatre jours la guerilla des rues, les embuscades, les coups de main, le harcèlement, le grignotage et où il a disloqué le dispositif de la défense intérieure... Dans sa cité, où il a neutralisé la puissance de choc de l'ennemi et la liberté de ses mouvements, nettoyé les postes et les détachements isolés, refoulé et enfermé dans leurs points d'appuis principaux les troupes décontenancées et décousues dans leurs réactions...

Mais l'insignifiance de leurs armes interdit aux Parisiens l'espoir d'en finir avec les gros morceaux.

La situation peut se renverser. Von Choltitz attend des renforts du Nord. Qu'ils arrivent, et c'est la répression sanglante, peut-être la destruction de la ville. Déjà, l'ennemi a repris du mordant, déjà d'importants éléments de l'infanterie de la 47e D. I. allemande approchent à bicyclette du Bourget...

Mais, pendant qu'aux abords de l'Hôtel de Ville, le Champaubert, le Romilly et le Montmirail montent en hérisson la garde et attendent la grande relève du matin, à la Croix-de-Berny, Leclerc donne ses derniers ordres.

Le 25 août, la 2e D. B. se rue sur l'Allemand, en trois colonnes qui convergent vers le " Meurice ".

Pour faire opposition à la marche de ces colonnes, de quelles forces dispose encore l'ennemi ? De troupes disparates, environ 20.000 hommes, 80 chars, 60 canons... L'ensemble des chars est au Luxembourg et aux Tuileries. Les points d'appuis principaux garnis d'infanterie sont : l'École Militaire, le Majestic, les Affaires Étrangères et le Palais Bourbon, le Ministère de la Marine, des immeubles rue de Rivoli, le Meurice enfin, où est installé Von Choltitz, commandant du Gross-Paris.

Un bref horaire du développement de la bataille en donnera la physionomie militaire d'ensemble :

5 h. 30. - Le groupement Billotte s'ébranle. Warabiot et Putz atteignent la porte de Gentilly, entrent dans Paris... par la rue Saint-Jacques, ils poussent jusqu'au Châtelet...

7 h. 40. - Billotte est sur le parvis de Notre-Dame. Pendant ce temps, les sous-groupements Rouvillois et Noiret sont entrés par la porte d'Orléans... Rouvillois continue par l'avenue du Maine, Noiret suit les Boulevards extérieurs en direction de l'Ouest...

9 heures. - Le Général Leclerc entre à son tour par la porte d'Orléans... Reconnu par la foule, il est ovationné, mais passe rapidement, il atteint la gare Montparnasse où il fait installer son P. C.. Rouvillois arrive devant les Invalides. Billotte, de la Préfecture de Police, envoie, par l'intermédiaire du Consul de Suède, un ultimatum à Von Choltitz.

10 heures. - Leclerc rejoint Billotte à la. Préfecture de Police. Noiret atteint la Seine.

11 heures. - La Tour-Maubourg capitule.

11 h. 30. - Langlade reçoit son train de ravitaillement d'essence. Hâtivement, les pleins sont faits... derniers ordres... il va s'engager vers l'toile... La Horie part en auto-mitrailleuse confirmer l'ultimatum de Billotte. Rouvillois assiège le Ministère des Affaires £trangères et le Palais Bourbon.

12 heures. - Langlade est en marche. Noiret est au Champ-de-Mars et canonne l'École Militaire. Le Luxembourg est attaqué... Duflay s'y distingue.

13 heures. - Les Usines Renault nettoyées, le groupement Langlade accentue sa progression par l'avenue Mozart. Pas de réponse à l'ultimatum, l'attaque du Meurice est engagée.

13 h. 30..., 14 h. 30. - Le combat pour le Meurice se développe. À la Concorde et aux Tuileries, nos chars se mesurent aux Panther, on se bat à la grenade et à la mitraillette autour de la rue de Rivoli... Langlade atteint l'Étoile... Massu s'incline devant le Soldat Inconnu et part attaquer le Majestic. La Horie, Karcher, Franjonix font irruption chez Von Choltitz, qui se rend et capitule.

15 heures..., 15 h. 15. - Le groupement Langlade descend les Champs-Élysées et va faire sa liaison avec le sous-groupement Warabiot-Putz. L'ncole Militaire tient toujours. Mais Von Choltitz est en présence de Leclerc...

À cette intervention décisive de l'armée Leclerc, - c'est ainsi qu'ils nomment la 2e D. B., - les Parisiens prennent une part échevelée... Dès l'apparition des premiers chars, c'est la ruée... Une foule immense, débraillée, bouches hurlantes, bras tendus, frémissante.

L'entrée à Paris est une scène aux mille actes divers jouée sur un grand front de guerre et d'amour. De guerre métallique, aux lignes dures, aux géométries sèches comme celles des engins modernes. D'amour exubérant, enveloppant, multiforme. Amour de la Patrie, amour de Paris, amour pour ceux qui viennent du fond des sables et de l'au-delà des mers pour parachever leur délivrance... Amour qui passe et colle ses lèvres brûlantes à l'acier des instruments de mort qui déferlent.

Les " Leclercs " aux masques bronzés, riant de leurs dents blanches, saluent du V formé par l'index et le médius écartés, jettent des baisers, lancent des feuillets de calepin où sont griffonnés des adresses, des numéros de téléphone. Ils crient, ils pleurent avec la foule... et tout cela dans la bataille... claque un coup de feu, siffle un obus, les tourelles se rabattent, l'œil est à la lunette du canon, le doigt à la gâchette de la mitrailleuse... le demi-dieu souriant a repris le visage terrible du guerrier... et c'est la riposte cinglante, brutale, mortelle. Pour les Parisiens, les bêtes qu'ils chevauchent ont des allures d'Apocalypse : Sherman qui ressemblent à de courtauds éléphants du Siam, Half-Track trapus comme des taureaux, Jeep qui bondissent comme des onagres, Automoteurs qui se faufilent comme des couleuvres. La foule en grappes s'écrase sur leur passage. Leurs étraves la fendent comme une mer qui s'ouvre et se referme derrière eux. De la mer, les acclamations rappellent la clameur du flux et du reflux. La foule recule, se divise en mille filets, gagne le hâvre des portes cochères, s'enfonce, dès qu'une action s'engage, dans les encoignures de rues. Après l'épisode, elle revient, se reforme, et accompagne de sa houle l'avancée de l'Armada... Dès que s'arrête cette dernière et qu'aussitôt les capots se soulèvent, les femmes et les enfants bondissent sur les chars, les caressent et étreignent les soldats. De la mer, la foule a encore la furie et le soudain déchaînement. Elle y ajoute en cruauté, la violence d'une foule décuple la bestialité de chacun des individus dont elle est faite. Ce n'est pas une somme, c'est une progression. Elle renifle le sang, on respire dans ce jour de bataille et de victoire une âcre senteur de Vêpres Siciliennes. Si les " Leclercs " et les " Fifis " n'étaient pas là, soldats jouant le jeu loyal, vainqueurs protégeant les vaincus, la foule se lancerait sur les prisonniers et les lyncherait. Elle a tant souffert, elle porte tant de deuils, elle est tellement mordue par la haine... Dès qu'un char apparaît, des guides se présentent, F. F. I. ou civils, garçons ou filles, qui signalent l'embuscade adverse et parfois même indiquent le cheminement à suivre pour débusquer l'adversaire ou l'aborder dans les meilleures conditions.

Enthousiaste, insouciant du danger, le peuple de Paris veut être, jusqu'au bout, de cette bataille, qui lui coûtera plus de mille morts et plusieurs milliers de blessés. Elle est sa victoire autant que celle de la 2e D. B. Après l'assaut et l'enlèvement d'un C. R., les soldats de Leclerc laissent aux F. F. I. l'achèvement des combats et les nettoyages, et passent immédiatement à un autre. Foule et soldats, un amalgame extraordinaire mais un unique élan, une même ivresse d'amour et de mort, un goût de sang et un parfum de baiser, un piment de Saint-Barthélémy, une atmosphère d'énorme Kermesse héroïque... Telle est, le 25 août, la bataille de Paris...

À Montparnasse, avec lassitude, Von Choltitz vient de signer les ordres de redditions particulières. Des officiers partent pour les faire exécuter.

Voici de Gaulle.

Leclerc lui présente l'acte de capitulation et lui expose les événements de la journée. À quelques pas de lui, le Lieutenant Girard, évadé de 40, ancien du Tchad, se tient rigide. À ses côtés, un F. F. I., veste ouverte sur une chemise échancrée, veille, mitraillette à la main. " Les Français luttant au dehors depuis quatre ans ont rejoint les combattants de l'intérieur. " (Leclerc). Ça y est ! Paris est libre !

- Paris est libre ! Au Liban, la nuit s'allume de joie. Le pétrole largement répandu flambe sur les terrasses et, de Beyrouth à Tripoli, illumine le flanc des montagnes, éclairant les marins au large sur la mer : " Leclerc est dans Paris. "

- Paris est libre ! Sur le front de Russie, soudain le ciel s'embrase de fusées, la Marseillaise retentit. Les Russes ont voulu fêter leurs amis de " Normandie-Niémen ". " Leclerc est dans Paris. "

- Paris est libre ! En Poméranie à Arnswald, mille officiers habillés de leurs meilleures tenues, rassemblés dans la sinistre cour de leur prison, au garde-à-vous, impeccables, jettent à l'ennemi dans l'éclat de leurs yeux : " Leclerc est dans Paris ".

- Paris est libre ! À Alger, sur la façade de l'Hôtel des Postes, une immense carte marque chaque jour les progrès de notre Libération, et soudain, au cœur de la France voici que flotte notre drapeau : " Leclerc est dans Paris. "

- Paris est libre ! À Fort-Lamy la nouvelle éclate en fracas et par la piste du Nord, itinéraire des victoires sahariennes, par la brousse et par le fleuve, gagne les moindres villages. Le tam-tam à tous les échos répète la nouvelle : " Leclerc est dans Paris. "

La délivrance de Paris marque l'apogée de la carrière de Leclerc... Pour les mêmes raisons, qu'avant Paris, le furent Rome, Athènes, Babylone, Ninive et Thèbes, axes immortels, axes du monde que la main de Dieu fait mouvoir... tels " que la roue s'arrêtant, tout hésite et recule en son cours " (Alfred de Vigny), Paris est capitale du monde.

Villes impériales, Cités divines, Edens du monde à travers les âges historiques. Si les symboles et les présages ont un sens, ce sens se manifeste le 25 août dans la destinée de Leclerc. Une émotion diffuse est dans l'air, sur lui Leclerc la cristallise, par mille liens sa fortune se rattache à l'âme de la cité. Son personnage légendaire est désormais dessiné. La charge de Strasbourg ne fera que le confirmer dans sa légende. Paris pour toujours l'a associé à son histoire - chair de sa chair - esprit dans son esprit - intégration à sa millénaire accumulation de culture et de génie. C'est aussi en arbitre qu'il y entre, comme Jeanne à Reims était entrée, pour y faire reconnaître par le peuple celui qui, au nom de tous, pour tous et le premier, a choisi, en des circonstances tragiques, la voie de fidélité à la Patrie.

Le défilé triomphal et le Te Deum à Notre-Dame de Paris marquent l'apothéose du 26 août. L'on y voit Leclerc aux côtés du Fondateur de la France libre... pendant que sur la place du Parvis, les chars de la 2e D. B. veillent sur eux et les protègent contre les derniers tireurs des toits qui balaient de quelques rafales spasmodiques et rageuses les rues de Paris délivré.

Après avoir dégagé le Nord de Paris, la 2e D. B. participe à la poursuite de l'ennemi en retraite. Entre le 10 septembre et le 31 octobre, elle exécute plusieurs manœuvres à la suite desquelles le dispositif allemand est bousculé et ses troupes mises en déroute.

Les deux principales sont l'opération de Dompaire et l'affaire de Baccarat. Le 12 septembre, Langlade engage la manœuvre de Dompaire en s'emparant de Vittel, où Leclerc entre dans l'après-midi. Se faisant ouvrir la grille d'un camp où se trouvent internés des Anglo-Saxons, il leur dit :

" Je vous dois bien une visite, l'Angleterre nous a offert l'hospitalité en 1940 et nous a généreusement soutenus. L'Amérique nous a donné des armes et combat sur notre sol. Je suis heureux qu'il soit donné à un Général français de vous rendre la liberté. "

L'affaire est pour le lendemain. Les nôtres surprennent, débordent et détruisent les blindés ennemis imprudemment aventurés dans le Sillon de la Gitte, à Dompaire et Damas. Le combat de rencontre, brutal, rapide, une sorte d'abordage est l'ouvrage des Lieutenants de Leclerc, Langlade, Massu, Minjonnet. Admirer sa qualité, c'est encore rendre hommage au Général. N'est-ce pas lui qui les a formés, comme Napoléon ses divisionnaires ? Il y a cent cinquante ans, Auerstadt se gagnait en même temps qu'Iéna.

Dompaire, où se confirme la supériorité par le choc, revêt un aspect typique de l'évolution de la guerre au moment où elle va prendre fin. Chaque jour apporte adaptation, enseignements, progrès dans l'art de tuer. " Car il n'y a pas de meilleur professeur que l'ennemi, mais ses leçons coûtent cher ", écrivait Mangin. Dompaire souligne le rôle de plus en plus décisif de l'aviation dans les batailles modernes. Au cours de ce combat, en quatre actions rapides, elle détruit autant de chars ennemis que les blindés en dix heures de bataille. À la 112e Panzer Brigade cette journée coûte 59 chars sur les 90 qu'elle comporte. Les deux suivantes amènent l'écroulement de toute la défense allemande entre Marne et Moselle et l'abandon du projet de Manteuffel de contre-attaquer par la rive occidentale de la Moselle.

L'Armée allemande se replie sur sa position Pré-Vosgienne.

Baccarat, affaire d'avant-garde, est une manœuvre de surprise contre des positions avancées, son objet est d'améliorer, entre la Vezouze et la Blette, la base de départ de l'offensive générale que les Alliés déclencheront en novembre. Leclerc en profitera pour s'emparer de la ville, carrefour important.

Le 30 octobre, par une journée de brouillard, c'est la mise en place.

Le 31, six sous-groupements débouchent des lisières de la forêt de Mondon et, dans un style impeccable, exécutent avec brio une des plus prestigieuses conceptions de Leclerc.

La Horie s'empare d'Hablainville, borde la Verdurette, de Pettonville à Merviller,

y découvre des passages et pousse jusqu'à Vacqueville : c'est l'effort sur l'axe principal. 1 Les autres sous-groupements, Massu et Minjonnet au Nord, Cantarel, Quilichini et Rouvillois au Sud, se déploient en éventail autour de lui, protègent ses flancs et ses arrières, élargissent sa brèche et s'assurent des routes. Merviller pris, Baccarat est attaqué par le Nord et enlevé.

" Dans l'un de ses rapports, le Général allemand Bruhn apprécie en connaisseur cette manœuvre, mais il ajoute - in fine - que les Français sont incapables d'exploiter leurs succès.

" Ignorant l'ordre reçu par Leclerc de limiter son attaque à la conquête d'un terrain déterminé, il avait pris pour manque d'audace ce qui était obéissance. Son jugement contenait donc une erreur psychologique ; ce sont celles qui se paient le plus lourdement à la guerre. Vingt jours plus tard, à Saverne, le Général Bruhn devait en faire la cruelle expérience. " (Général Faury).

STRASBOURG

LA France ! ... Leclerc l'incarne magnifiquement. Elle est son unique passion.

" La passion conseille plus hardiment que la réflexion, elle donne plus de force pour l'exécution ". (Vauvenargues).

Ce qu'il y a de plus vrai, de plus grand, de plus haut en Leclerc... La France !

C'est une bataille de huit jours, du 15 au 23 novembre, qui conduira les soldats de la 2e D. B. de la région de Baccarat à la capitale de l'Alsace. Cette bataille restera comme l'une des plus remarquables actions de blindés de notre temps. Le fait, celui qui domine tous les autres, c'est que de bout en bout Leclerc en est " Le Maître ". Elle est sienne dans sa spiritualité, sienne dans la conception de la manœuvre et de son exploitation, sienne dans son exécution, sienne dans son implacable volonté imposée à l'ennemi, et jamais dans sa " Maîtrise " le Général n'a obtenu pareille perfection.

Sienne dans sa spiritualité.

Il y a près de quatre ans, au moment où nos couleurs montaient sur Koufra il s'est écrié : " Nous ne nous arrêterons que quand le drapeau français flottera sur Metz et Strasbourg. " L'obsession s'est transmise, s'amplifiant d'étape en étape comme le cercle des ondes. " Dio, de Guillebon, Massu se trouvaient à Koufra avec Leclerc : des chefs cette obsession s'est transmise aux troupes, qu'ils ont formées et instruites. Et, depuis 1941, chaque étape parcourue - et ils partaient du cœur de l'Afrique - les rapproche d'une façon inexorable du but qu'ils se sont assignés : le Fezzan, la Tunisie, la Normandie, Paris, Dompaire, Baccarat, jusqu'à ces journées pluvieuses de novembre 1944 où la situation militaire place la 2e D. B. en face de Strasbourg et où elle reçoit comme objectif la capitale de l'Alsace. Mektoub ! se sont alors écriés nos Musulmans. Dieu le veut ! ont répondu les descendants des Croisés. Dans ces conditions, il était fatal que se produisît un déchaînement de forces morales, qui devait décupler les facteurs matériels. " (Général Faury).

Sienne dans la conception de la manœuvre et de son exploitation.

C'est Leclerc qui imagine de traverser la crête des Vosges au Nord et au Sud de Saverne, de descendre dans la plaine d'Alsace, d'aborder Saverne par l'Est, puis, la ville prise, de remonter vers Phalsbourg dont les défenses seront ainsi prises à revers. C'est là une manœuvre audacieuse car il va lancer ses colonnes sur des itinéraires compliqués, de terrain difficile, où de petites unités ennemies peuvent facilement tenir tête à ses forces. La manœuvre de Saverne terminée par un succès éclatant, il n'en reste pas là.

Il se trouve en avance sur les Américains, leur demande de poursuivre la bataille et fonce sur Strasbourg.

Mais admirons encore : dans cet exaltant vertige, il garde cette tête froide que Napoléon estimait la plus indispensable qualité de ses grands cavaliers... Oui, froidement, il organise sa sûreté vers le Nord, le Sud et sur ses arrières. " Audace n'est pas déraison ", dit un insigne de sa Division.

Sienne dans son exécution.

D'abord il a formé l'outil. Mais il a fait plus, beaucoup plus. Il a su faire passer en ses commandants de colonnes son esprit d'audace, de décision, de vitesse. Hésitent-ils sur une décision à prendre ? Ils se disent : " Si Leclerc était là ? " et cette seule question leur fait trouver la solution et agir " à la Leclerc ", vite et fort, toujours plus vite et plus fort que l'ennemi. Ainsi son enseignement et son esprit vivent-ils avec Morel-Delville le 15 novembre à Halloville, avec La Horie dans Badonviller le 17, avec Guillebon à Val et Châtillon le 18, avec Massu le 20 sur Dabo, avec Rouvillois enfin le 23 sur Strasbourg. Mais il reste " Le Maître ", c'est lui qui découple les détachements, sans souci des liens hiérarchiques. Tout chez lui est subordonné au but à atteindre.

Parfois il s'applique à un détail - il fixera lui-même les itinéraires de Dabo - et, divination qui frappe, voici que ce détail prend dans le combat une ampleur insoupçonnée.

Ses instructions pour la charge de Strasbourg sont saisissantes de vitesse et de volonté de surprise : on tournera les forts qui n'auront pu être enlevés d'un premier bond, les colonnes stoppées sur une résistance se rejetteront sur les itinéraires les plus favorisés, les unités qui entreront les premières dans Strasbourg continueront sans s'arrêter jusqu'au Pont de Kehl, objectif suprême.

Sienne dans son implacable volonté imposée à l'ennemi.

Devant Cirey il ordonne au groupement de Langlade : " Pousser comme une brute. " Devant Dabo, il faut son acharnement à vaincre pour vouloir passer par Saint-Quirin, Walscheid, Rehthal, Hazelbourg, puzzle de routes secondaires et chemins ajoutés bout à bout. Et dans Strasbourg c'est son implacable volonté encore qui termine cette campagne par un exploit comparable à la prise de Lubeck par Lasalle après Iéna.

Nous touchons ici au sommet de la qualité. Dans un récent discours à l'Université de Saint-Andrews, le Maréchal Montgomery suggère comme définition des qualités de chef : " la volonté de dominer, alliée à la force de caractère qui inspire confiance ". Cette définition s'applique à Leclerc au cours de cette bataille; elle a sa place ici, en souvenir de l'amitié du Maréchal Montgomery pour Leclerc, amitié que Leclerc lui rendait fidèlement depuis la campagne de Tunisie.

Mais voici dans leur extrême sécheresse militaire les schémas de la bataille de Saverne et de la charge de Strasbourg... Nous empruntons l'essentiel de leur présentation au Général Faury, historien et philosophe militaire admirable dont les récits de bataille parus dans La France et son Empire dans la Guerre sont lumineux et nous semblent définitifs.

La défense allemande des Vosges et de Strasbourg repose sur deux positions successives : l'une avancée (Pré-Vosgienne), l'autre à la crête même (Vosgienne). Dans la zone d'action de la 2e D. B., la Pré-Vosgienne court du Nord vers le Sud par Réchicourt, Blamont, Ancerviller, Sainte-Pole, Neufmaison; c'est une organisation à peu près continue. La Vosgienne est constituée par le centre de résistance de Phalsbourg, barrant la trouée de Saverne et par de nombreux points d'appui tels que Hazelbourg, La Frimbole. La défense extérieure de Strasbourg s'appuie aux forts, un réduit couvre l'entrée du pont de Kehl. Deux divisions allemandes tiennent le secteur des Vosges, la presque totalité des effectifs est sur la position avancée, l'ennemi compte garnir sa deuxième position avec les troupes en repli.

L'action de la 2e D. B. va se marquer en trois temps :

- La rupture de la Pré-Vosgienne,

- La manœuvre de Saverne,

- La charge de Strasbourg.

La rupture de la Pré-Vosgienne est obtenue du 15 au 19 novembre par l'action combinée de la 2e D. B. et des 79e et 44e D. I. U. S. : la 79e mène l'attaque au Sud-Est, la 44e au Nord-Ouest. La 2e D. B. doit couvrir les ailes et exploiter la rupture. Dans l'axe de la 79e les 15 et 16 novembre, après la prise d'Halloville, Morel-Delville trouve l'occasion d'intervenir en direction des routes de Badonviller à Blamont (Nonhigny) et de Badonviller à Cirey (Parux). Ces actions inquiètent l'ennemi qui prépare une riposte, mais l'attaque de La Horie sur Badonviller, dont il s'empare le 17, brise son projet ; Guillebon rejoint La Horie et exploite aussitôt en direction de Cirey. La pression française s'accentue le 18, Guillebon s'empare de Val-et-Châtillon ; Morel-Delville de Cirey. Devant eux, les ponts de la Vezouze sont intacts.

" Pendant ce temps Dio progresse au Nord dans l'axe de la 44e D. I. U. S. et le 19 exploite heureusement sur Xouaxange en s'emparant, lui aussi, des ponts qui lui font face. Ainsi, le 19, au Nord comme au Sud, la 2e D. B. est dans les meilleures conditions pour aborder sa mission principale : la manœuvre de la Trouée de Saverne. (Général Faury).

La manœuvre va consister à traverser la crête des Vosges au Nord et au Sud de Saverne, à descendre dans la plaine d'Alsace, à déborder Saverne par l'Est, puis, la ville enlevée, à remonter vers Phalsbourg dont les défenses seront ainsi prises à dos. Cette solution présente de grandes chances de surprise; la difficulté réside surtout dans le risque volontairement couru d'utiliser des communications routières très médiocres en terrain difficile. La manœuvre va se développer à la fois au Nord et au Sud de Saverne. L'action commence par le Sud le 19. De Cirey, Leclerc donne ses instructions. Langlade engagera Minjonnet puis Massu. Minjonnet agit sur Niederhoff et Voyer où l'ennemi oppose une vive résistance. Morel-Delville, avec Massu, atteint la Sarre blanche au Nord de La Frimbole. Le 20 la défense allemande s'effondre devant Massu qui s'engouffre sur son itinéraire jalonné par Saint-Quirin, Walscheid, Rehthal, Hazelbourg, Dabo. À la nuit, il atteint la route de Sarrebourg à Dabo, et s'arrête au carrefour de Rehthal. Entre temps il a lancé son fameux radio : " Maintenant je fais de l'exploitation. " Leclerc ainsi fixé jette Guillebon derrière Massu. Le 21 Massu atteint les défenses de Hazelbourg et de Dabo qui sont vides; le Commandement allemand a été gagné de vitesse. Massu descend alors dans la plaine d'Alsace et coupe la route nationale de Saverne à Strasbourg. Le 22, à 14 heures, il atteint le carrefour à l'Est de Saverne.

Au Nord la manœuvre se développe aussi favorablement. Dio engage deux sous-groupements, Quilichini et Rouvillois. Le 21, Quilichini qui doit mener l'attaque directe sur Phalsbourg aborde les défenses de Mittelbronn devant lesquelles il est arrêté ; tandis que Rouvillois se porte sur Petite-Pierre, surprend des colonnes ennemies en marche, fait un butin considérable, puis le 22 débouche dans la plaine d'Alsace où il fait sa liaison avec Massu à l'Est de Saverne. Presque à la même heure Minjonnet entre dans Saverne par le Sud, et la défense ennemie aux ordres du Général Bruhn s'effondre avant la nuit sous les efforts conjugués de nos groupements venus de l'Est, du Nord et du Sud.

La manœuvre de Saverne se terminait par un succès éclatant. Il restait l'exploitation.
La 2e D. B. qui fait partie du 15e C. A. U. S. doit exploiter non pas vers Strasbourg, mais vers Haguenau. Mais en face de la situation créée, le Commandement américain se montre compréhensif, et dans la nuit du 22 au 23 le Général Leclerc reçoit l'ordre d'aider
le 6e C. A U . S. à prendre Strasbourg. S'il se trouve en avance, il commencera l'exécution
sans l'attendre. Or, le 6e C. A. U. S. n'a pas encore franchi la crête des Vosges, aux
Français donc de foncer seuls sur Strasbourg. Il y avait trois ans que Leclerc attendait
cette minute-là ! Sa conception est simple ; il débouchera de Saverne avec la presque
totalité de ses forces et ensuite se jettera sur l'objectif avec autant de colonnes qu'il y a
de routes. Tout sera sacrifié à la vitesse. Le pont de Kehl sera l'objectif suprême. C'est alors la charge sur Strasbourg ; elle déboule le 23 à 7 h. 15, quelques heures à peine après la réception de l'ordre du Quartier Général Américain.

À 10 h. 30 parvenait au P. C. avancé de Leclerc un message annonçant que Rouvillois était dans Strasbourg - " Tissu est dans Iode " - et poursuivait sa marche sur Kehl.

Qu'il ait à Saverne attendu un jour de plus et peut-être eût-il fallu des mois pour entrer à Strasbourg. Mais qu'elle est belle la part de ses Lieutenants dans cette victoire !

" Voyez-vous, dira-t-il plus tard à ses officiers, là-dedans tout est une question de chefs. La charge de Dabo, c'est Massu; Strasbourg, c'est Rouvillois. Ce sont des hommes jeunes. Remplacez Massu par un homme âgé, fût-il de premier ordre, il n'aurait pas eu la fougue nécessaire... "

Il aurait pu ajouter que, dans ses batailles, Massu, Dio, Guillebon, Rouvillois et toute la phalange des jeunes de la 2e D. B., du chef de groupement au conducteur de chars, tous, au combat, devenaient " Leclerc ", tant l'esprit de cet extraordinaire entraîneur d'hommes avait su les conquérir, puis les façonner à son image.

Chacune de nos provinces possède quelque lieu où s'affirme profondément son âme. Aux heures d'épreuve, silencieusement, hommes, femmes; enfants, solitaires ou par petits groupes, vont y chercher l'espérance comme dans l'ombre d'un sanctuaire, et, les jours des grands événements heureux, des foules soudain s'y rassemblent pour proclamer bien haut leur enthousiasme. Sainte-Odile, Strasbourg, sa place Kléber, sa cathédrale sont de ces grands lieux où bat profondément le cœur de l'Alsace.

Strasbourg, c'est la légion des soldats alsaciens des Campagnes Impériales, l'épopée d'Outre-Mer avec Figenschuh le Strasbourgeois et tant d'autres. Strasbourg c'est l'Alsace meurtrie de 1870, et, sur nos cartes d'écoliers, les provinces perdues hachurées de gris.

L'Histoire semble avoir ses volontés.

Elle veut que le second libérateur de Strasbourg soit déjà légendaire. Elle veut qu'il vienne de très loin malgré les plus dures épreuves.

Elle veut qu'il soit pur.

La place Kléber... Les Allemands connaissaient bien son âme française. Par un matin gris de décembre 1940, ils jettent bas la statue de Kléber, idole alsacienne, et enlèvent sa dépouille. Mais ce vandalisme ne tue rien. Sur la place, l'ombre invisible de Kléber demeure quand même présente, et l'écho des clairons de Gouraud reste accroché aux façades de la Maison Rouge et de l'Aubette. Tandis qu'à terre tombent les morceaux du lourd cercueil de bois d'Égypte, recueillis précieusement par des mains alsaciennes, Leclerc fait son premier pas vers la reconquête... Les heures sont comptées par la vieille horloge de Strasbourg. À leur cadence quotidienne, les Apôtres et la Mort sortiront le jour de la Libération comme en ce triste matin de décembre. La statue de Kléber, son corps ne seront plus là, mais le sanctuaire reste sanctuaire même si l'impie a brisé le tabernacle.

Et quand, sur cette place à la sévère harmonie, Leclerc passe une revue de ses troupes, l'Allemand est si près encore que le silence de notre salut au drapeau est rompu par la canonnade.

La cathédrale... Les soldats de Leclerc en la voyant de loin s'écrient " Regarde Strasbourg ". Notre drapeau y flotte dès la prise de la ville et Leclerc lance dans son ordre du jour : " La flèche de votre cathédrale a été pendant quatre ans notre obsession. "

Combien de souvenirs de France s'y rattachent...

Que de prières pour la France y furent dites. Que de douleurs et de joies recueillies...

Étrange destin, le nom de cette ville que Leclerc rend à la France apparaît déjà à son sacre d'officier " de la promotion de Metz et de Strasbourg ". J'ai ouvert avec recueillement son album de Saint-Cyr et à la première page j'ai lu :

À ceux-là, qui tombés dans un plein ciel de gloire Auront avec leur sang consacré la victoire, Tu donneras surtout un souvenir pieux,

À fin que nos prières montent unies à Dieu.

Et maintenant, cyrard dont le caso frissonne, Portons avec fierté notre nom qui résonne,

Et que " Metz et Strasbourg " au sublime symbole, Sur notre promotion mettent leur auréole

D'honneur dans le passé, de foi dans l'avenir,

Le jeune cyrard du Bataillon de Saint-Cyr, qui, en juillet 1924 contemple l'Alsace du haut de Sainte-Odile, parcourt les champs de bataille de 1870, défile dans Strasbourg et, du pont de Kehl, porte son regard au delà du Rhin, ne se sépare pas dans notre souvenir du Général Leclerc, vainqueur de la bataille de Strasbourg.

Strasbourg. Il l'aimait parce que tout soldat aime Strasbourg ; il l'aimait parce qu'elle incarne ces qualités de la race alsacienne qui lui étaient si chères. " Quels chic types, que vos gens d'Alsace ! " me disait-il un jour à Paris avant son départ pour l'Indochine. Et quel surcroît d'amour, après les heures de la délivrance, vont lui apporter les anniversaires de la Libération.

Tout homme, écrivait Mistral, a sa dernière joie et sa dernière douleur. L'une de ses dernières joies fut bien la visite qu'il fit à Strasbourg quelques jours avant sa mort.

Mais dans l'au-delà, les morts gardent leurs cœurs de vivants et Leclerc aime encore Strasbourg.

BERCHTESGADEN

QU'ON imagine le désastre allemand qu'aurait provoqué une exploitation rapide de la chute, à quelques heures d'intervalle, de Mulhouse, de Strasbourg et de Belfort. C'eût été, d'un seul coup et dès cette date, la libération totale de l'Alsace et la capture probable de toute l'armée ennemie se trouvant à l'Ouest de cette partie du Rhin. Faute des moyens qui eussent permis cette victoire exceptionnelle, il fallut, après Strasbourg et Mulhouse, se battre pendant quatre mois encore avant de prendre Colmar.

Leclerc et sa division passent donc le mois de décembre dans la région Sud de Strasbourg où l'ennemi occupe en toute hâte une ligne de nouvelles positions.

En janvier 1945, ils remontent en Lorraine pour y interdire vers Puttelange et Sarre-Union de possibles pénétrations ennemies, puis reviennent en Alsace pour y participer dans le sein de la 1re Armée française à la défense de Strasbourg, que les Allemands essaient de reprendre. En février et mars se déroulent les dernières opérations de libération de l'Alsace, la division y prend part au Nord de Colmar, puis elle est envoyée au repos dans la région de Châteauroux. En avril, toutefois, elle détache environ un tiers de son effectif pour étoffer l'attaque de l'estuaire de la Gironde par le Général de Larminat.

Entre temps, le 31 mars, le Général de Lattre a franchi le Rhin et avril le voit engagé avec son armée à l'Est du Rhin ; nos troupes sont sur le sol allemand... situation intenable pour Leclerc, toujours à Châteauroux. Aussi multiplie-t-il les démarches pour prendre part à l'hallali et il l'obtient. Ses premières colonnes se mettent en route le 23 avril pour atteindre la Souabe le 27. Le 29, Guillebon passe le Danube. Le 2 mai, la division est enfin regroupée et, dès le lendemain, quelques-uns de ses éléments sont engagés. Le 4, le sous-groupement Barboteux de la Division française et les Américains atteignent Berchtesgaden. Le soir même, le Capitaine Touyeras fonce sur le nid d'aigle du Kehlstein. Nos troupes pénètrent dans la villa du Führer bâtie au flanc du contrefort : le Berghof. Le lendemain, le Général gravit à son tour les pentes du Kehlstein.

Dans cette équipée de Berchtesgaden, l'historien peut voir plus qu'une récompense accordée à. un corps d'élite, ou qu'une présence affirmée dans l'ultime épisode du conflit.

À ses yeux le " pèlerinage " fortuit de Leclerc au Berghof peut revêtir la valeur d'une confrontation. Conjoncture qui peut-être n'est pas indépendante de tout enchaînement historique. " Ce qui est hasard à l'égard des hommes est dessein à l'égard de Dieu. " (Bossuet). Deux personnages se dressent le 5 mai au Berghof, l'un en face de l'autre : chacun exprime un type de héros. Contraste de symboles qui conduit à une vue panoramique sur les deux civilisations affrontées.

Le héros reflète la mentalité de son peuple. Or, le peuple français n'a pas créé de héros de pure légende. Il n'y a pas de mythologie française. Roland et son doux ami Olivier, Bayard " le chevalier sans peur ni reproche " ont existé réellement. Leurs actes sont du domaine du naturel et, bien qu'exceptionnelles, leurs prouesses demeurent humainement accessibles. Leur comportement est sans velléité aucune de " surnaturel " ni de " surhumain ". C'est aussi le cas de Jeanne d'Arc dont l'inspiration était pourtant d'origine céleste. Elle incarnait une idée force, la résistance contre l'envahisseur, mais l'idée acquise, elle cesse d'être la messagère de Dieu pour prendre en mains les armées du Roi. Devenue la Sainte de la Patrie, elle n'en reste pas moins pour nous une simple bergère. Leclerc,

transfiguré par la légende, est demeuré le soldat d'une lutte que nous avons menée à ses côtés. Pour avoir rejoint dans leur héroïque empyrée Roland, Bayard et Jeanne d'Arc,

il n'a pas cessé d'appartenir à la race des hommes. Il est aimé parce qu'il reste humain en son humanité exemplaire.

" Loin de nous les héros sans humanité. Ils pourront bien forcer les respects et ravir l'admiration. Ils n'auront pas nos cœurs. " (Bossuet).

Il y a plus.

L'histoire d'une nation n'est pas celle d'un conglomérat d'hommes assemblés par le hasard sur un certain territoire. Une nation est un être qui vit : qui vit sur un sol et sous une latitude d'élection. Dès climats spirituels ont fécondé son génie pour façonner son corps et son âme. Le héros national est la quintessence de cet être. Formé de ses

substances inertes et actives il en incarne les propriétés singulières et le représente en ses caractères spécifiques.

Tout se passe, à certains moments critiques de la vie d'un peuple, comme si son aspiration à l'être se ramassait dans quelques hommes d'élite pour y acquérir une énergie à la mesure des circonstances : ce fut le cas des premiers combattants de la France Libre dont Leclerc est le pur symbole. Cette transsubstantiation de l'âme velléitaire des niasses dans l'esprit volontaire des héros explique chez ces derniers la valeur originale et représentative de leur héroïsme.

Dès lors, suscité par la tragédie de son époque, le héros par ses propres traits en accuse la physionomie : Alexandre, c'est le duel entre la Grèce et l'Asie, Annibal la lutte entre Rome et Carthage, César le conflit de la Gaule et de Rome, Charlemagne le choc de l'Église romaine contre le paganisme, Frédéric II la guerre pour l'établissement prussien, Napoléon le combat singulier engagé entre les idées de la Révolution et l'ancienne Europe, et Leclerc la collision entre l'esprit germain et l'humanisme.

" ... L'histoire d'une nation est celle de ses héros. " (Carlyle).

L'allemand conçoit l'homme sans limites. À se dépasser toujours il met un acharnement sans bornes. Besoin d'étonner et d'outrepasser la mesure qui, pour nous, correspond au stade de l'enfance dans l'évolution des peuples. Désir du " Kolossal " qui, à notre sens de latins, n'est que le déchaînement de l'instinct de puissance et de rapines d'un peuple. Aussi bien, si notre humanisme est une lente imprégnation qui améliore l'homme et le rend plus heureux, la " Kultur ", pensée brutale des savants et langue froide des techniciens, est un bagage de guerre. Volonté d'inspirer la crainte, ou volonté de puissance, elle s'oppose à l'idéal de la culture synonyme de richesse intérieure, comme le cœur s'oppose à la raison seule.

Certes, on pourrait, pour les réfuter, affronter Gœthe à ces contrastes; mais Gœthe au demeurant n'a vécu et écrit que pour une élite allemande alors que l'Allemagne n'était pas encore prussianisée. Comme l'a deviné Napoléon, il est un accident germanique et un événement européen. La véritable Allemagne est dans la conception du héros chez les. Germains. Siegfried, le plus populaire d'entre eux, terrasse le dragon, le tue et se baigne dans son sang pour se rendre invincible. L'épopée des Niebelungen où convergent les courants de la poésie allemande est de la même inspiration. S'il existe un lien étroit entre les " saga " nordiques et la mythologie germanique, cette dernière a été rendue purement allemande par le besoin qu'éprouvent les Germains d'amplifier le mythe - Poèmes et musique de Wagner qui, avec Parsifal, Tristan et Iseult, la Tétralogie, s'inspirent d'un amalgame d'histoire et de mythologie - et de pratiquer le culte du héros - Walkyries aux casques d'or et aux longs cheveux blonds qui conduisent le héros mort au Walhalla où elles lui verseront l'hydromel et où il pourra avec d'autres guerriers évoquer ses prouesses passées.

Les Germains, on a pu le voir sous ce rapport de leur double dépendance du Mythe et du culte du Chef, n'ont pas changé depuis Tacite. Et, ni les conquêtes qui les ont amenés à se confondre avec les autochtones des pays conquis, ni la civilisation chrétienne n'ont pu extirper complètement les instincts primitifs de ces peuples en proie à cette ardeur de combat qui les pousse à combattre pour combattre. " Le christianisme a adouci cette fureur batailleuse. Il n'a pu la détruire. Quand la croix viendra à se briser, alors débordera la férocité des païens, l'exaltation frénétique des Bersekers. Alors, les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux. Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira la cathédrale gothique. " (Henri Heine.) Ne venons-nous pas d'assister à une guerre où la croix gammée, symbole d'un peuple issu de la forêt et retourné à la forêt, a. essayé de se substituer à celle du Christ ?

Qu'un tel peuple soit soumis à cet obscur amalgame de pensée et d'instinct n'a donc rien pour surprendre. Que les chefs dans lesquels il se reconnaît soient ceux qui savent le mieux lui exprimer ses aspirations souterraines, et qu'il leur accorde une obéissance aveugle n'a donc rien que de conforme aux lois d'une conscience en proie au mythe : au mythe que, par une aventure démesurée, il tend à rejoindre. Ainsi est-il logique que le germain se réfugie dans le rêve, solution idéale qui embellit sa rude existence. Désir, moins de ce qui est, que de ce qui doit être. Joie d'imaginer. Goût des ensembles. Passion du Leit-Motif : ce dernier évoque soit une idée, soit une image génératrice d'états d'âme. Son emploi systématique et raisonné provoque chez les Germains la mutation de la conviction personnelle en une attitude grégaire.

Il y a plus encore.

Maint philosophe allemand puise dans le mythe l'inspiration de son système.

Avec Nietzsche, le héros des vieilles légendes prend figure moderne dans le " Surhomme ". Après cette consécration philosophique le mirage du héros entre dans la réalité avec le National-Socialisme et son " Führer-Prinzip ". Le déséquilibre mondial, le chaos régnant dans une Allemagne vaincue offrent après 1918 un terrain idéal pour l'avènement d'un sauveur prodigieux. Adolf Hitler concrétise toutes les vertus du héros allemand. Obscur combattant d'une guerre désastreuse, blessé, de renommée ascétique, il cristallise les aspirations de sa race. On lui confère des dons surnaturels. Telle une divinité germanique, il daigne parfois descendre de son nid d'aigle pour se révéler à son peuple fanatisé.

Le Kehlstein fut le Burg de légende où a revécu l'orgueil teutonique. Le héros français y représente, en opposition à Hitler, une civilisation qui connaît les limites de l'homme. I1 est de cette nation qui pourrait résumer sa plus profonde pensée en disant

avec Pascal :

" Qui veut se mettre au-dessus de tout, se met au-dessous ".

Il nous plaît de le voir, là-haut, dans un triomphe qui le dépasse, recevant l'héritage d'une tradition héroïque qu'il incarne à son tour. Venu du fond du Tchad, il est à Berchtesgaden arrêté dans sa course. Suggestive coïncidence. Tout se passe comme si la guerre n'avait pu prendre fin avant que le héros français arrivât en vainqueur là même où le héros allemand devait être invincible.

Pas plus qu'Arminius n'avait prévalu contre le " seuil romain ", Barberousse, Charles-Quint - ni même Bismarck - ne l'ont emporté sur la patrie des cathédrales.

Le 7 mai au matin, un télégramme apprend au Commandant de la 2e D. B. la capitulation de l'Allemagne signée à Reims aux petites heures de la nuit.

EXTRÈME – ORIENT

LA France, avant la chute même de l'Allemagne, avait décidé de mettre sur pied un Corps Expéditionnaire destiné à participer aux opérations d'Extrême-Orient, dans le

cadre de l'Armée Interalliée. Mais la capitulation subite du Japon provoqua une réalisation immédiate. Des Unités déjà constituées, 9e D. I. C., éléments de la 2e D. B., furent d'urgence désignées et le Général Leclerc fut nommé au commandement du Corps Expéditionnaire : son départ après de longs mois d'incertitude était désormais assuré. L'Amiral d'Argenlieu recevait, en même temps, les fonctions de Haut Commissaire.

Le 25 août 1945, Leclerc arrive à Kandy, capitale de Ceylan, où se trouve déjà, formé depuis le temps d'Alger, le premier échelon du Corps Léger d'Intervention. Il y apprend que les Alliés ont dressé à Postdam (sans nous) un plan d'occupation qui divise l'Indochine en deux territoires situés de part et d'autre du 16e parallèle : La zone Nord dépend ainsi de l'armée chinoise et la zone Sud des Britanniques. De l'armée française il n'a pas été question. " Nous allons perdre la première manche puisque les Chinois seront probablement à Hanoï et peut-être à Hué avant nous, et puisque nous ne disposerons dans le Sud que de forces dérisoires, mais nous gagnerons la seconde ", écrit Leclerc qui, aussitôt, propose que nos premières forces soient engagées en zone Sud, pendant qu'en zone Nord notre action se bornera à l'envoi de représentants et à des parachutages de secours aux troupes qui s'y trouvent encore, jusqu'au moment où les circonstances permettront de passer en zone chinoise... Paris accepte ses propositions. Le 2 septembre, à bord du cuirassé Missouri, ancré à Tokio, il reçoit au nom de la France la capitulation du Japon. Le 6 septembre, il est de retour à Kandy.

Le 24 septembre, alors que nos premiers éléments commencent à peine à débarquer, éclate à Saïgon la révolte annamite qui fait plus de cent victimes parmi les Blancs. Le chef de la mission américaine se trouve parmi elles. Les conséquences de cet attentat s'avèrent graves : les Britanniques sont sur le point de retirer leurs troupes d'Indochine. Leclerc obtient de Lord Mountbatten qu'elles y demeurent au moins jusqu'à l'arrivée de notre 9e D. I. C. encore en France. Il prendra ensuite la responsabilité du maintien de l'ordre. Cependant, à Saïgon, le Commissaire Cédile réussit à signer une trêve avec les insurgés. Le 5 octobre, Leclerc atterrit à Tan-Son-Nhut. Le 11, trois Britanniques sont assassinés. La trêve est rompue...

Le Général Leclerc a donné des événements de cette première phase de la guerre d'Indochine un compte-rendu qui en retrace les différents aspects :

En premier lieu, dès notre arrivée en Cochinchine en septembre 1945, nous nous sommes heurtés à de véritables adversaires organisés et armés, décidés coûte que coûte à reprendre à leur compte la mystique japonaise de lutte des Jaunes contre les Blancs.

" L'étude de l'évolution des partis politiques indochinois de 1940 à 1945 est particulièrement instructive en cette matière. Certains milieux intellectuels annamites avaient adopté comme objectif primordial de chasser les Français. Que ce soient les collaborateurs du Japon, les nationalistes exilés et inféodés aux Chinois, ou le noyau qui devait donner naissance au parti du Viet-Minh, tous, avec un ensemble très net, avaient fait de la haine de la France le thème principal de leur propagande. La seule question du choix des moyens les avait séparés en fait, les uns escomptant l'appui d'un Japon victorieux, les autres celui de puissances étrangères. Mais l'idée de base restait la même pour tous et il n'était pas rare de constater des changements de camp de la part du personnel agissant, au gré de la tournure des événements.

" C'est la raison pour laquelle, dès l'arrivée de nos premiers représentants en Cochin-chine, toutes nos tentatives de négociations furent vouées à l'échec.

" Elles le furent d'autant plus que l'Armée japonaise, vaincue par les armes, sut parfaitement s'adapter aux circonstances; par une volte-face, ses chefs n'hésitèrent pas à apporter leur concours le plus total à ceux qui, la veille encore, se disaient leurs ennemis... La tâche de leur désarmement incombant à la fois aux Armées britannique et chinoise, ils surent très habilement passer en sous-main aux révolutionnaires annamites leurs consignes, une partie de leurs armes, et même un certain nombre de leurs hommes et de leurs cadres.

" Ce renfort imprévu était un atout de plus dans le jeu d'une propagande présentant la France aux Annamites sous le jour d'une puissance décadente, grande vaincue de 1940, absente des batailles du Pacifique, et qui ne saurait opposer aucune résistance efficace à la volonté d'indépendance affirmée par les armes.

" Tel était l'état d'esprit des meneurs du Viet-Minh avec lesquels nous prenions contact dès le mois de septembre 1945. Après avoir fait traîner les pourparlers, - dans le double but de gagner du temps et de se créer un alibi éventuel vis-à-vis de l'opinion mondiale, - ils n'hésitèrent pas à déclencher par l'assassinat d'une centaine de Français de Saïgon, les hostilités qu'ils désiraient depuis longtemps. Cette initiative de la rupture était d'ailleurs la conclusion logique d'un programme d'armement à outrance, décidé avant même l'arrivée de nos premières troupes. Les faits matériels apportèrent des preuves indiscutables de la préméditation...

" Ce premier point mérite donc d'être bien précisé : l'origine des combats ne doit pas être recherchée dans une politique hésitante, maladroite ou provocante de notre part, mais bien dans la volonté préalablement existante d'adversaires décidés, en dépit de tous nos efforts et avec l'appui des Japonais, à nous chasser d'Indochine. Je l'affirme avec d'autant plus de conviction que je suis un des premiers à désirer la fin de cette lutte et l'entente avec des adversaires qui ont cru la France abattue.

" Une deuxième vérité qu'il importe de souligner, c'est que l'unanimité des peuples indochinois était fort loin de partager l'hostilité des meneurs du Viet-Minh à notre égard. Si les Cambodgiens, les Laotiens, les Moïs et autres minorités souhaitaient notre retour, une grande partie de la masse annamite réprouvait également l'attitude des chefs rebelles. Ces derniers le savaient parfaitement, et un de leurs principaux efforts a toujours consisté à nous interdire au maximum les contacts directs avec le peuple vietnamien : par les armes d'abord, puis une fois les territoires réoccupés par nos troupes, par la terreur. Conscients de la désaffection que subiraient leurs théories le jour où la masse annamite serait éclairée par nos soins sur nos véritables sentiments, ils inondèrent le pays d'agents à leur solde, chargés de mettre sur pied des " Comités de tueurs ", impitoyables envers tous les éléments jugés favorables aux Français.

" Cette action terroriste intense, - contre laquelle une lutte efficace s'est avérée particulièrement difficile, - n'est-elle pas la preuve même d'une opinion publique profondément divisée ?

" En fait, seule une minorité de chefs a entraîné l'Indochine dans la guerre. La crédulité illimitée des indigènes a fait le reste au début tout au moins. Par la suite, en effet, des fractions considérables de l'opinion, soustraites à la propagande puérile des comités locaux, ont souvent cherché à se rapprocher de nous. Il suffit d'ailleurs de retenir le nombre toujours croissant des partisans indigènes qui, pendant l'hiver 1945-1946, vinrent se joindre à nos troupes pour nous aider au rétablissement de l'ordre. "

Il ressort de ces déclarations que le problème comportait des données politiques particulièrement délicates à résoudre. Partisan de la Paix, Leclerc est prêt à tout essayer pour épargner à l'Indochine une répression sanglante. Cependant, sa politique de reconquête morale doit être soutenue par les armes... et il ne s'agit pas ici de " montrer sa force pour ne pas avoir à s'en servir ". (Lyautey). Une phalange de révolutionnaires ennemis de la France et des Blancs lui impose la guerre : Il la fera donc... à sa manière : vite, brutale, invincible... mais à nos troupes il dira : " Les Indochinois égarés momentanément par une propagande funeste ne sont pas nos ennemis, ils auront bientôt encore leur rôle à jouer dans la communauté française. Vous savez bien que demain ils seront prêts à reprendre ce rôle, et je vous demande la plus entière et la plus complète discipline à leur égard. "

Du 15 au 23 octobre, mille cinq cents hommes et deux cents véhicules environ de la 2e D. B. sont engagés. Le 2 novembre, nous tenons Ben-Luc, Tan-An, Mytho, Gho-Gong, Vinh-Long, Cantho et Cairang. Premier coup d'arrêt. L'Amiral d'Argenlieu lance aux rebelles un appel qui reste sans écho. Il va falloir poursuivre la guerre... Mais le rer novembre, quatre mille deux cents hommes, trois cents véhicules sont à terre et nos navires accroissent sans cesse le rythme de leurs débarquements de renforts. Les opérations au Sud du 16e parallèle sont alors définitivement engagées. Elles peuvent se diviser en trois phases :

De novembre au 15 décembre 1945, Ce sont des " coups de boutoir " en vue d'ouvrir les grands axes de pénétration et de s'emparer des centres principaux qui les jalonnent ou les commandent. Après Mytho, quatre actions offensives sont lancées contre Tay-Ninh (8 novembre), Nha-Trang (19 novembre), Ban-Methuot (1er décembre) et Duc-Hoa (15 décembre). " Nous verrons de la sorte s'inscrire sur le terrain un véritable " tronc artériel " de routes praticables, à partir desquelles s'effectuera plus tard la coulée progressive de nos forces sur l'ensemble du territoire. " (Le Général Leclerc vu par ses compagnons de combat.)

À partir du 15 décembre commence la phase des " coups de filet, d base d'actions convergentes d'infanterie sur des territoires nettement délimités et soigneusement verrouillés ". (Le Général Leclerc vu par ses compagnons de combat.) Ainsi seront dégagés les abords immédiats de Saigon, le triangle Saïgon-Cantho-Bouches du Mékong, le triangle Saigon-Tay-Minh - Les trois frontières (('ochinchine, Cambodge, Annam). Grâce à l'arrivée des renforts, nous occuperons tout le Sud de la Cochinchine.

La troisième et dernière phase s'ouvre fin janvier 46. Elle aboutira, en reprenant sur une échelle plus vaste le style " coups de boutoir ", à la libération du Nord de la Cochin-chine et du Sud-Annam. Au début de février, nous réoccupons a un territoire grand comme la moitié de la France, et peuplé de dix millions d'habitants au prix de six cent trente tués et mille blessés, sur un effectif engagé de cinquante mille hommes ". (Le Général Leclerc vu par ses compagnons de combat.)

Reste le Nord du 16e parallèle : le Tonkin.

" Il n'a jamais été dans mes intentions, écrit Leclerc, de lancer nos troupes dans une reconquête de l'Indochine du Nord par les armes. L'expérience cochinchinoise démontrait qu'il aurait fallu, pour mener à bien de telles opérations, des effectifs considérables, supérieurs à ceux dont nous pouvions disposer. C'est pourquoi, tout en préparant l'expédition, j'attirai l'attention du Haut Commissaire sur les avantages d'une intervention pacifique, par conséquent sur l'intérêt d'entamer des négociations avec les Chinois d'une part, et le Gouvernement d'Ho-Chi-Minh d'autre part. " Ces suggestions entraient entièrement dans les vues de l'Amiral d'Argenlieu qui, déjà, avait essayé d'engager des négociations avec Ho-Chi-Minh pendant que, de son côté, le Gouvernement français recherchait à Chung-King les bases d'un accord politique et économique avec la Chine. Il n'y aura donc pas pendant les premiers mois de véritables opérations au Nord du 16e parallèle, les armes le céderont à la négociation.

Vers le milieu de février, Ho-Chi-Minh admet le principe de la relève des troupes chinoises par l'Armée française. Le 28 un traité d'amitié franco-chinois, incluant cette relève, est signé à Chung-King. Encore fallait-il opérer le retour pacifique qui entrait dans les développements de cet accord de principe et de ce traité. La date fixée pour le commencement de leur exécution est le 6 mars 1946. Le Général ne se laissera arrêter ni par les palabres, ni par le détail... " Il faut que, par n'importe quel moyen, nous débarquions au Tonkin le 6 mars " (Leclerc) .

Le soir du 5, une flotte française est rassemblée à l'entrée de la rivière d'Haïphong. Leclerc se trouve à bord du croiseur Émile-Bertin. La manœuvre débute le lendemain matin.

Nos bâtiments s'engagent dans la rivière. À 8 h. 30, la tête du convoi reçoit une fusillade venue de terre. Les ordres sont de ne pas riposter... Mitrailleuses et canons chinois entrent en jeu.. Un transport de troupes brûle ; son équipage se jette à l'eau. Le Triomphant a six voies d'eau. Son officier de tir a été tué à son poste. Trente-six minutes après l'agression, sur l'ordre du Général qui, à bord d'un destroyer d'escorte, s'est porté sur le lieu de l'attaque, nos troupes ripostent... Pendant que nos navires exécutent le demi-tour ordonné par le Général Valluy. Peu après, le feu cesse. Le contact est établi entre Leclerc et le Général Wang qui commande les troupes chinoises assaillantes. Après de laborieux efforts, le Général français obtient de mettre à terre le 8 mars une première tranche de cinq mille hommes.

L'incident nous a coûté trente-sept tués. Il a fait dans la capitale chinoise une grosse impression... Allons-nous entrer en guerre avec la Chine qui, au Tonkin, dispose d'une armée de près de deux cent mille hommes ? Les négociations, heureusement, se poursuivent ; le 13 mars une convention est signée qui nous autorise à occuper Hanoï, où nous entrons le 18...

" Une foule hurlante assaille les véhicules au fur et à mesure de leur arrivée dans la ville : Half-Track, voitures de commandement qui portent à l'avant des drapeaux tricolores et vietnamiens, Dodge, Jeep, ambulances, chars légers soulèvent un enthousiasme grandissant. Des femmes, en grappes, s'y accrochent, quelques " motards " souriants portent en croupe, jupes au vent, une ou deux filles à l'air extasié. Les bonbons des rations " Pacific " sont distribués à profusion. Avec une admiration naïve, la foule découvre les calots rouges des spahis, les bérets de la 2e D. B. On s'arrache les insignes du Régiment du Tchad, de la 9e Division Coloniale ou des Spahis. Mais déjà c'est fini... et la Jeep de circulation routière clôt le défilé. Derrière, un peu jaloux peut-être de l'accueil fait à leurs jeunes, suit une section de vieux marsouins du 9e Régiment Colonial. Ils sont vêtus des premiers battle-dress de toile confectionnés à Hanoï dans de la serpillière verdâtre. D'instinct, la foule applaudit à tout rompre ces revenants de la geôle de Hoa-Binh. Intégrés soudain dans l'armée victorieuse de Leclerc, des larmes discrètes leur montent aux yeux... Un de ces anciens, qui le soir prendra la garde chez le Général, dira au Colonel Lapierre, sur le chemin de la relève : " Cent mille piastres ne me feraient pas plus de plaisir. " Le malaise initial entre anciens d'Indochine et nouveaux débarqués achevait de prendre fin. " (Commandant Vernières).

Le lendemain, à la citadelle d'Hanoï, le Général salue le drapeau du 9e Colonial, puis celui du 1er Tonkinois, sans hampe, et s'incline devant les cendres de l'étendard du 4e Régiment d'Artillerie. Ensuite il parle pour tous, civils et militaires : " Hanoï est libre. Ne vous penchez pas stérilement sur le passé. La France a besoin de l'action féconde de tous."

Telle était, en effet, la pensée de Leclerc et nul ne la pourrait mieux exprimer que lui-même :

" Notre entrée pacifique dans la capitale tonkinoise devrait suffire à illustrer la volonté d'apaisement dont nous avons toujours fait notre premier souci.

" Le jour même de mon arrivée à Hanoï, le 18 mars 1946, j'ai tenu à marquer les dispositions d'esprit très libérales qui furent toujours les nôtres : en même temps que je déposais une gerbe au Monument aux Morts français de la première guerre, j'en déposais une autre au Monument aux Morts vietnamiens. Sur un plan plus frappant encore, je tins à ce que le poste de police de ma résidence soit composé moitié par des Français, moitié par des Vietnamiens.

" Pendant les mois qui suivirent, nos troupes du Tonkin, - choisies parmi celles qui avaient mené six mois d'opérations très dures en Cochinchine, - se bornèrent à tenir garnison dans quelques villes. Le simple fait que ces soldats. dont la plupart avaient cruellement souffert dans le Sud des attaques des bandes du Viet-Minh, aient accepté de côtoyer journellement et pacifiquement les soldats du Vietnam, peut, je crois, suffire à caractériser l'état d'esprit de tout le Corps Expéditionnaire. Songez simplement à l'amertume de ceux qui, quelques jours auparavant, avaient perdu un frère ou un ami. Et pourtant aucun n'a hésité : laissant très loyalement les armes au râtelier, ils ont cherché à se rapprocher de leurs adversaires de la veille, en qui ils ne voulurent plus voir désormais que des amis. "

Commence alors une période nouvelle de négociations entre les représentants de la France et ceux du Viet-Minh... Leclerc y prend part. C'est la scène de son entrevue avec Ho-Chi-Minh :

" Très simples, souriants, le Général et l'homme d'État annamite, la main tendue, s'abordent. Et, de longues minutes, assis côte à côte sur le divan du grand salon, ils causeront familièrement. " Un grave malentendu nous a séparés, dit le Général assez haut pour être entendu... Mais ce qui m'a frappé depuis mon arrivée au Tonkin, c'est la sincérité et la bonne volonté dont font preuve vos compatriotes... Vous entendez, là-bas, Messieurs les Journalistes, qui nous regardez comme une ménagerie... ". Nous sommes trop loin pour entendre la réponse de M. Ho-Chi-Minh, très grave, ses yeux brillants fixés sur le Général... "

Sa réponse, Ho-Chi-Minh la donnera le 19 décembre... Le Général aura quitté l'Indochine depuis juillet après avoir atteint le but qu'il s'était assigné : la libération du dernier territoire français occupé. Certains peut-être pensent que l'incident d'Haïphong eût pu être évité, et qu'il eût suffi, avant d'engager nos bateaux dans la rivière, de s'entendre avec le Général Wang. D'autres accusent une précipitation qui a fait signer des conventions militaires où la perfidie d'Ho-Chi-Minh devait trouver matière à tous les prétextes...

Mais...

Pouvait-on attendre ?... Combien de temps ?... Que nous eût apporté une prolongation de ces palabres interminables où excelle l'esprit subtil et changeant des orientaux ?... C'est alors que le fait accompli du débarquement brusqué au Tonkin prend sa valeur. Il a été un élément capital de la mise en œuvre du principe des accords et des traités en cours de négociation : l'essentiel aux yeux de l'homme d'action qu'était avant tout Leclerc ; l'amélioration des clauses additionnelles étant reportée dans le temps au stade ultérieur... lorsque, déjà, nous serions à Hanoï.

Ainsi les trente-sept Français tués à Haïphong ne sont-ils pas morts en vain.

Revenons maintenant en arrière, et fixons quelques traits du caractère et de l'action de l'homme exceptionnel, dont nous avons esquissé le portrait dans cet ouvrage.

Dans une conférence de presse, il s'exprime ainsi sur les raisons qui lui ont fait accepter sa mission en Indochine : Quand le Général de Gaulle et le Gouvernement me confièrent le Commandement du Corps Expéditionnaire, il s'agissait d'empêcher la France d'être mise à la porte, je dis bien à la porte, d'un de ses plus beaux territoires. J'ai accepté cette mission à cause de l'intérêt français qui y était attaché et aussi en raison de la composition du Corps Expéditionnaire. "

Ses réflexes alors, sont bien dans sa tradition habituelle : rapides contacts, ordres aux unités de départ, cap vers l'Indochine. Ceylan n'est pour lui qu'une escale.

" Il s'y trouva très vite mal à l'aise... Il arriva qu'il sut mal cacher son impatience devant les lenteurs ou calculs réfléchis et certaines restrictions légitimes imposées par Londres aux mouvements des Forces britanniques vers les territoires d'Asie encore occupés par les Nippons. Mais il était alors sans armée, et comme l'inaltérable courtoisie, la sereine tranquillité et l'amitié pour la France de l'Amiral Mountbatten ne pouvaient lui laisser qu'un rôle fâcheux dans l'irritation, il rongeait son frein et ne songeait qu'à poursuivre son chemin. " (Colonel de Crèvecœur).

Déjà, en août 1944, s'étaient manifestées ces divergences avec ses chefs, qui parfois lui valurent la réputation d'un soldat indiscipliné. " Pendant la marche sur Paris, il avait été retiré de la 3e Armée américaine, et les affaires ne marchaient pas très fort avec son nouveau chef. J'allai voir le Général Patton dans un petit bois proche de Chartres, le 21 ou le 22 août 1944. je revois le sourire de Patton lorsque je lui suggérai de reprendre la Division Leclerc. Il me dit : - Le garçon n'est- pas commode, mais c'est un beau combattant - je m'entends bien avec lui. " (Général Kœnig).

L'activité du Général, entre août et octobre 1945, est impressionnante, et son " Tableau de bord ", si cette expression peut être employée, va nous la faire revivre.

Le 18 août, le Général vole de Paris à Tunis, " Tunis la victorieuse " de mai 1943. Le 19 au matin, il survole Tripoli : là-bas vers le Sud, au delà de l'immensité du désert, c'est le Tchad, le Cameroun qu'il n'a jamais revus depuis la victoire de ses colonnes. À la tombée de la nuit, apparaît Le Caire, avec ses pyramides à la limite des sables, ses mosquées, son Nil boueux jalonné de felouques semblables à celles des Pharaons. Le 2o, Damas, l'Arabie avec Scharjan, le 21 les Indes avec Karachi, le 22 enfin Ceylan, l'enchanteresse, où, nous dit Crèvecœur, il sera comme " un tigre enfermé, en mal de bondir dans la jungle ".

Fin août, nouveau départ, Calcutta, où son avion décolle de justesse au bout de la piste, Tokio, la reddition japonaise du 2 septembre, puis Manille, Calcutta. Le 9, la reddition japonaise de Singapour; le 13, de nouveau Kandy; Rangoon au début d'octobre, et dès le 5, Saïgon.

Quel " Tableau de bord " ! Que d'action ! Ceux que hante l'aventure en resteront rêveurs.

Saïgon attend le Général depuis le matin. Les heures passent, la foule est dense, surtout vers le Palais du Gouvernement. Plusieurs fois déjà le bruit a couru : " Le Général arrive. " Enfin à 16 heures, il atterrit à l'aérodrome de Saïgon. Brefs honneurs, contact avec les officiels; le Général se rend en voiture au Palais du Gouvernement, où maintenant la foule s'impatiente. La pluie tombe à torrents : " Cela me rappelle Douala ", dira-t-il ensuite. Dix centimètres d'eau recouvrent le sol devant les grilles du Palais. Le Général met pied à terre, sans hésitation, s'avance dans l'eau, va de l'un à l'autre, serre des mains, pose une question, répond à un geste de sympathie, et, toujours à pied, se dirige vers les bureaux du Gouvernement. Là, il fait le point de la situation, puis, voulant oublier qu'il est trempé, il se rend aussitôt chez le Général Gracey. Dès les jours suivants, il impose sa méthode : des contacts, comme au Cameroun, au Tchad, comme dans les batailles. Sa porte est ouverte à tous, Indochinois et Européens, planteurs, industriels, écrit un journal local. Et un mot d'ordre " Ayez une mentalité de victorieux ! "

Leclerc à pied, sans escorte, accompagné du Commandant Langlois, fait souvent le soir une promenade à travers les rues populeuses de Saigon. Sur son passage les indigènes s'arrêtent, saluent ou s'inclinent, sourient. C'est l'hommage des humbles à son action d'homme juste, sûrement il lui est cher.

La droiture, créatrice d'estime, est parfois la meilleure des protections. Le Palais du Roi de Danemark, en Schleswig près de Sunderburg, a pour garde, combien symbolique, les cendres d'un Capitaine assassiné dans le palais par la Gestapo. Recueillies dans une urne, elles sont, à l'entrée du palais, la plus émouvante des sentinelles. Le passant s'incline... il ne s'inclinerait pas devant un homme en armes.

Ses ordres ? Pas de longues conversations, pas d'ordres en 17 articles comme ceux d'un bon élève d'État-Major, pas de crépitement de machines à écrire, mais une voix nette : - Cent hommes au Cambodge,

- Soixante au Laos,

- Trente chez les Moïs !

Puis, comme toujours, ses ordres donnés, il va jusqu'aux plus extrêmes avant-postes porter sa foi... " Allons voir ce qu'ils font. " Et au fur et à mesure de l'arrivée des éléments de la 2e D. B. avec Massu, puis de la 9e D. I. C. avec Valluy, il jette des antennes dans les Centres éloignés, occupe sans perdre une minute les villes de Cochinchine et du Sud Annam, utilisant ses moyens à un homme près.

Qu'on ne dise pas que c'était l'évidence ! " La presque totalité des Saïgonnais, écrit un officier d'Indochine, en particulier les militaires ex-internés, auraient préféré voir établir d'abord la sécurité de la ville et ne comprenaient pas la nécessité de cette course de vitesse. " En trois mois, les résultats obtenus sont considérables. La Cochinchine entière est occupée, l'autorité française rétablie au Cambodge, le calme revenu dans le Sud Annam.

Début janvier, le Général part pour Pnom-Penh. Il a un rôle politique important à y jouer et, par sa présence, le prestige français va s'affirmer dans tout le Cambodge. L'avion atterrit sur un large terrain que bordent des champs inondés; puis c'est le départ en voiture vers la capitale. Sur la route, il croise des attelages de charrettes tirées par de petits bœufs aux larges cornes, des paysans aux classiques balanciers, des troupes d'enfants animés clans leurs jeux. Tout dit la vie paisible d'un peuple paisible. Voici l'échelonnement des cases sur pilotis, et maintenant, dans le lointain, le Palais Royal avec ses clochetons pointus... Pnom-Penh, " La Montagne de dame Penh " naquit, dit la légende, par le destin des dieux. Dame Penh, qui était une veuve pieuse, vit un jour aux Hautes Eaux un très gros tronc d'arbre qui flottait à la dérive; le tronc s'échoua non loin d'elle, et ses coolies le brisèrent pour en faire du feu. Mais, ô miracle ! dans le tronc était cachée une statue de Vishnou, le dieu bienfaisant. C'était bien là l'auspice favorable pour créer une capitale où les marécages ont fait place à de grandes avenues... La voiture du Général se dirige vers le Palais Royal, sur son passage les Cambodgiens s'inclinent, sourient : " France Cambodge, amis ! " murmure au passage un groupe d'anciens aux visages durcis par de fines et multiples rides. Un homme rasé, pieds nus, habillé d'un costume de soie jaune, qui serre contre lui une ombrelle mauve, va murmurant d'incompréhensibles paroles ; c'est un Bonze qui prie.

La réception chez le Roi est pleine d'une amicale cordialité. Sa Majesté remet au Général le Grand Cordon Royal, gigantesque écharpe orange, dans laquelle, imperturbable, il se laisse envelopper. Puis avec le soir, c'est le spectacle du ballet. Sur la scène se développe le drame de la lutte entre la Princesse Soryavong et le géant Assoraphat. Dans la demi-obscurité du fond de la salle, des Cambodgiennes psalmodient sur un rythme étrange une musique gutturale, qui mystérieusement inquiète. Elles sont belles et chantent de tendres choses : " Princesse bien-aimée ne tremblez pas, réjouissez-vous dans votre cœur, car je suis à vous comme vous êtes à moi. " Comme l'Europe est loin !

Le lendemain Leclerc visitait le Lycée Franco-Cambodgien et l'École Militaire Franco-Khmère, où il rappelait cette phrase de Lyautey : " Le dressage militaire, le meilleur dressage de l'homme. "

Enfin une note amusante terminait la soirée. Le Général, dans une déclaration, avait oublié un des noms du Souverain, la Cour en était émue : " Vous rectifierez ", dit-il très simplement avec un léger sourire.

Suivons-le maintenant au Laos.

Le Général, avec quelques officiers, déjeune à la popote du Colonel de Crèvecœur. L'ambiance est amicale. Le Colonel pose tout à coup la question d'un renfort pour relever ses anciens d'Indochine qui, après leur long séjour, donnent des signes de fatigue.

Leclerc, sur un ton mi-plaisant mi-sérieux, lui répond : " Mais non, mais non ! Vous pouvez encore faire beaucoup plus avec vos seuls moyens. Vous avez déjà si bien réussi que j'ai plutôt envie de vous retirer quelques Laotiens pour les envoyer dans des coins où il y a encore du travail. " Cependant, sans qu'aucune promesse lui ait été faite, le Colonel devait recevoir peu après les renforts demandés.

Le lendemain matin, départ en Jeep pour le Centre de colonisation du plateau des Bolovens. Tout au long du parcours, dans l'air vif du matin, le Général se documente sur la route et sur le pays, questionnant le Commandant Naulevade qui l'accompagne, sur le nom des villages traversés, l'espèce des plantes et des arbres rencontrés, les ressources de la région. Le renseignement est-il imprécis, il témoigne d'une certaine nervosité. À mi-chemin, au débouché d'un village, un chien surpris vient bouler sous la voiture en hurlant, le conducteur, maladroit, n'a pas réagi pour l'éviter. Leclerc grogne de mécontentement et esquisse le geste de lever sa canne sur le fautif, qui fait alors une embardée vers le fossé. L'étape du matin l'amène à la station agricole, chez M. Bougerse. Devant la maison où il entre pour déjeuner, Leclerc voit un grand arbre sec : " Il est mort. Pourquoi le gardez-vous ? " demande-t-il brusquement. Crèvecœur, qui assiste à cette petite scène, la continue ainsi : " Mon Général, répond Bougerse, il nous sert de repère sur le plateau par brouillard. Et puis, nous avons l'habitude de le voir là. " Après le repas, comme il quittait et remerciait son hôte, le Général le prit par le bras : " C'est très bien toute votre affaire ", lui dit-il. Puis montrant l'arbre : " Alors ça, il faudra me le couper, hein ? " Le ton était aimable mais sans réplique. Le Général ne prenait pas garde à la drôlerie de son attitude : il donnait un ordre, comme à l'ordinaire. Le planteur, amusé et conquis, l'exécuta.

La route est reprise et, quelques kilomètres plus loin, Leclerc pénètre dans le village de Pakson où il ne reste plus que quelques travailleurs Moïs qui, en ce lieu retiré, n'ont encore jamais vu un Général ! Revenu à Paksé, il s'envole aussitôt pour atterrir à 500 kilomètres de là, à Paksane, coin de brousse isolé à l'extrême pointe de notre avance où se tenait un Commando Franco-Laotien. Quelle heureuse surprise ce fut pour eux de recevoir sa visite ! Comme au Tchad quand il allait à l'avant, il n'avait pas oublié de leur apporter quelques douceurs.

Une telle activité éprouvait forcément sa santé. Cependant, il n'admettait jamais de prendre du repos. Quelques mois plus tard, au cours d'une inspection à Vien-Tiane, il apparut à tous extrêmement fatigué et dut rester allongé une partie de la journée, s'entretenant avec le Colonel de Crèvecœur. Mais il exigea que rien ne fut changé au programme, et quitta Vien-Tiane à l'heure prévue.

Son rôle en Indochine, voici comment il le comprenait :

" Notre intention n'a jamais été de faire la guerre aux peuples indochinois. Toutes les opérations que nous avons été contraints de mener ont revêtu le caractère essentiel de mesures destinées à rétablir l'ordre et la sécurité publique. En toutes circonstances et dès le début, nos officiers chefs de détachements ont adopté une attitude plus politique que militaire. Dès le dernier coup de feu tiré, - et cela encore quand la nécessité le commandait impérieusement, - nous nous sommes toujours attachés à prendre contact avec les milieux autochtones : notables, commerçants, paysans coolies. Nous leur faisions alors connaître les véritables intentions de la France, c'est-à-dire celles de l'esprit le plus large de la déclaration du Général de Gaulle du 24 mars 1945. En plein accord avec l'Amiral Haut Commissaire de France, nous nous sommes fait un devoir de cesser le combat, dès que la moindre possibilité d'entente apparaissait, sur le plan strictement local ou sur une plus vaste échelle. Ce qui trouble encore l'ordre, conclut-il, ce sont les bandes. Il y a quelques mois nous avions affaire à une révolte générale du pays, partout cette révolte a été maîtrisée rapidement grâce à l'aide de la population locale, et alors elle s'est localisée dans des bandes. "

Dès 1945, il écrit : " Je rêve d'une France dont la grandeur sera outre-mer un rayonnement, un apport de civilisation et de progrès. " Et au Colonel Gilles à Saïgon, en janvier 1946 : " Te voilà... Bon, il faut foncer très vite. Cette fois c'est le moyen le plus économique en


LE GÉNÉRAL VALLUY

Il est certains hommes dont la rencontre produit, avant tout jugement, une impression d'authenticité.

Ainsi du Général Leclerc : il était lui-même, fortement, sans ménagements. Il ne cherchait ni à séduire ni à duper. Et il n'admettait pas les faux-fuyants.

Ses familiers ont tout dit de lui et l'histoire raconte ses hauts faits, fruit de dons exceptionnels, d'un bonheur mérité - car la chance, comme le génie, n'est qu'une longue patience - d'une application soutenue et d'un merveilleux coup d'œil sur le terrain.

Général victorieux à moins de quarante ans, il aura été le premier à rompre le charme maléfique de nos malheurs et de nos dilemnes. Parce que soldat et simplement soldat, et jeune et chef inné, il avait d'emblée conquis et projeté en avant de jeunes hommes qui ne demandaient qu'une seule chose : marcher, se battre et vaincre.

Ses travers ajoutaient à son prestige : brusque parce que timide, froid parce que se sachant sensible et bon, terrible pour ses subordonnés parce que scrupuleux dans la conception, il était un et intransigeant dans l'action, indifférent aux états d'âme, à la fatigue, aux risques, bousculant le personnel et les obstacles matériels, il " fonçait "... et il gagnait.

Il fut un incomparable meneur d'hommes. Maintenant ses distances en temps ordinaire, il vivait ses " coups durs " parmi les siens, la canne à la main, ou au volant de sa " Jeep " et " cassant la croûte " , derrière un fossé où les balles giclaient. Aristocrate terrien, chasseur de race, flairant l'adversaire comme un gibier, il réalisait tout de suite et transcendait la bataille.

À certaines heures, derrière le visage sérieux et un peu tendu du Général, revenaient à la surface le Saint-Cyrien fervent et le magnifique Capitaine de Cavalerie qu'avait été de Hauteclocque. C'était alors l'intimité et les bonnes histoires à bâtons rompus. Mais jamais rien de trivial ou de médisant ne se mêlait à sa détente juvénile.

À d'autres heures aussi, au cours des dernières années, en Indochine notamment où des problèmes complexes s'étaient posés et d'où la France pouvait être contemplée avec recul, un être nouveau et de plus en plus décanté apparaissait, qui, tout à la fois, venait de bien plus loin que l'École ou le Tchad et cherchait à anticiper sur l'avenir.

Héros chrétien qui faisait sans cesse oraison, que l'ambition ni le sectarisme n'avaient touché et que même une certaine publicité faite autour de son nom agaçait parfois, Leclerc sentait confusément que la Patrie attendait encore autre chose de ses vertus. Il gagnait sans cesse en autonomie et en sagesse.

Ce Leclerc surhaussé, le "rassembleur" de demain, nous l'avons irrémédiablement perdu et chacun de nous, en tous les coins du monde, en porte le deuil.

Mais son pouvoir de fascination durera bien plus longtemps que lui.

Figure exemplaire, très noble et très pure, il suscitera toujours des disciplines et des vocations parmi les adolescents de tous les pays.


vies humaines, Cochinchinoises, Françaises. N'oublie pas que nous faisons de la pacification. "

Sa proclamation aux " Annamites, notables, fonctionnaires, hommes, jeunes gens, mères, sœurs et femmes ", est dans la plus belle tradition de Galliéni et de Lyautey.

" Et ce témoignage peut être porté par ceux qui ont vécu au Tonkin cette année 1946, que les conseils les plus modérateurs, les plus adroits, les plus politiques en un mot, venaient de cet homme, de ce cavalier qui, tout en les réalisant mieux que tout autre, savait que les chevauchées héroïques ne sont pas un but en elles-mêmes. " (Colonel Manière).

Enfin, ce furent les adieux. Un important détachement rendait les honneurs au terrain de Gia-Lam. Il passa lentement devant chaque unité. Son regard pénétrait tout au long de la ligne les yeux ardents tendus vers lui. Combien d'hommes, depuis le Tchad lointain, avaient déjà vibré au choc de ce regard ! Il se dirigea vers son Dakota où de nombreux officiers l'attendaient. Massu, son ancien du Tchad, est là, et c'est lui que nous citerons pour évoquer cette dernière scène :

" Il sert la main à chacun d'eux, mais pas un mot ne sort de sa bouche, sauf pour rappeler à mon adjoint qu'il tient à recevoir tous les " coups de Massu " à venir. Sa dernière pensée était donc pour nous, son dernier désir de rester en contact jusqu'à la fin avec le dernier écho de sa D. B. au combat, qui allait désormais achever de mourir sur ces plages. )

LA FIN DE L'ÉPOPÉE

LE 26 juillet 46 à midi, Leclerc, promu Général d'Armée, atterrit à Villacoublay. Déjà, il est pour lui question d'une tâche nouvelle. Nos hommes d'État sont préoccupés par la Défense de l'Union Française dont l'Afrique du Nord est le nœud stratégique. Il appartient à nos Généraux d'en aménager une structure militaire adaptée aux conjonctures présentes ou probables. La création d'une Inspection Générale de nos forces terrestres en Afrique du Nord est alors décidée. C'est Leclerc que l'on désigne à ce poste.

Tout de suite, le Général procède à la constitution de son État-Major. Mais avant de rejoindre l'Afrique il se rend à Tailly pour y prendre les quelques semaines de repos qu'exige le rétablissement de sa santé ébranlée par le climat d'Extrême-Orient. Il retrouve à Tailly ses enfants et leur mère, l'admirable compagne de sa vie. Toujours il a trouvé en elle un dévouement sans limites et l'émouvante approbation de tout ce qu'il a entrepris, fût-ce au prix des longues et cruelles séparations qu'elle a stoïquement supportées.

Le 12 novembre, il s'envole pour l'Afrique, mais une semaine plus tard éclate en Indochine la trahison d'Ho-Chi-Minh Convoqué à Paris en toute hâte, le Général repart le 28 pour Saïgon. Le 12 janvier 1947, il est de retour à Paris et rend compte des résultats de son voyage au cours duquel il a dépensé une activité considérable. Approuvant les mesures prises par le Général Valluy, il multiplie les rapports et les démarches en vue d'activer le redressement militaire que comporte la situation Indochinoise. C'est le 20 février seulement qu'il reprend son œuvre d'organisation en Afrique du Nord.

Le 12 avril 1947, un décret pour lequel il bataille depuis des mois voit le jour : l'Inspection Générale des Troupes Terrestres en Afrique du Nord coiffera l'Air et la Marine, la coordination fait plus que s'ébaucher, elle devient, par le haut, une réalité... Pour la réaliser à l'échelon exécution, il organise, sous un comandement unique, des manœuvres en Tunisie auxquelles participent les trois armes. En juin, il retourne au Fezzan, et refait en sens inverse de sa marche sur Tripoli l'itinéraire de 1943. L'été le voit de retour en France et, de nouveau, ce sont quelques semaines à Tailly. Repos coupé de séjours à Paris et par de nombreuses cérémonies commémoratives de ses victoires. En France, en Belgique, il est acclamé avec passion. Enfin, en automne, il repart en Afrique du Nord.

Du 23 au 30 octobre il séjourne au Maroc où il assiste a des manœuvres combinées, dont, revenu à Paris, il se déclare entièrement satisfait.

Sa prochaine inspection sera pour les unités saharienne et sa première étape Colomb-Béchar. Toutefois, avant de s'envoler pour ce dernier

voyage " il vient, en tout amitié, passer trois jours chez moi. La France demeurait son grand souci, j'en eus la dernière preuve ". (Général Kœnig)

Entre temps, le 23 novembre Strasbourg le reçoit pour lui décerner le titre de citoyen d'honneur de la ville. L'Alsace et Strasbourg l'accueillent avec une joie pure, bien que des milliers de jeunes alsaciens, ceux-là même qui déjà avaient combattu sous l'uniforme français, mobilisés de force par l'Allemagne au service de ce qui pour l'Alsace est la plus impie des causes, ne soient pas encore de retour. Jeune fleur alsacienne décimée, blessure qui saigne et brûle toujours, grande et singulière tragédie de cette plaine

d'Alsace qui depuis tant de siècles est l'enjeu de la guerre. Depuis le jour où Arioviste

passa le Rhin jusqu'à la Paix de Nimègue, son histoire n'est faite que d'invasions, de pillages, d'incendies et de massacres. Tragédie qu'atteste le cadre où se sont déroulées les batailles récentes. Paysage éloquent de remparts, de tours crénelées, de vieilles portes bardées de fer dans les bourgades, de donjons en ruines sur les escarpements des Vosges ; paysage unique qui a vu la charge des blindés de Leclerc.

Le diplôme de citoyenneté que lui remet le Maire " est de la main d'un artiste réputé, il vous rappellera un aspect de notre ville telle qu'elle s'est présentée d vous le 23 novembre 1944, telle aussi qu'elle a pu vous apparaître, comme un mirage dans le désert, quand à Koufra vous avez prêté votre serment... " (C. Frey).

Leclerc répond par une lettre qui fait le pendant de son serment du 1er mars 1941.

Le 26 novembre 1947, il s'envole de Villacoublay... Le 27 il est à Oran. Le 28 il s'envole pour Colomb-Béchar... Pris dans le vent de sable, son avion s'écrase avant qu'il y arrive.

Ô soir désastreux, ô soir effroyable... " où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle "... Leclerc vient en Afrique d'être la victime d'un accident d'avion... Leclerc est mort. " Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille...". L'annonce par la radio du trépas de Leclerc frappe de stupeur la France affaiblie de mil neuf cent quarante-sept... La perte du héros touche au cœur le pays entier, de Paris aux plus lointains bourgs et villages de la Métropole et de l'Union française.

Mais c'est à Paris surtout que la consternation est immense. Il suffit pour s'en convaincre d'assister à ses funérailles. Aux portes de Paris, une foule douloureuse mais grave attend le funèbre cortège. Double haie d'un peuple innombrable. Parisiens aux masques bronzés par le travail et marqués de la dureté des temps où s'est figée l'émotion. Ils l'attendent depuis des heures, sans un murmure, en silence. Attente pathétique. Instants inoubliables où, pour la seconde fois, l'âme du héros et celle de la cité se confondent.

Soirée qui en profondeur va plus loin que l'enthousiasme de la matinée fameuse du 25 août 1944.

Mais voici qu'apparaît dans la nuit la lueur des torches portées par les motocyclistes casqués qui encadrent le convoi. Un frémissement parcourt la foule, les femmes pleurent, les hommes se découvrent. C'est à peine si l'on a le temps d'apercevoir le camion où gît sa dépouille enveloppée d'un drapeau. Déjà, il a disparu, les lueurs des torches s'éloignent, diminuent. Un instant déchirée, la nuit reprend possession des rues, pendant que toutes les cloches des églises de Paris poursuivent ensemble leur lugubre glas...

Sur l'autel du camp d'aviation de Saint-Pol-sur-Mer, la mémoire de Guynemer fut célébrée par les cigognes survivantes. À la chapelle des Invalides, les rudes hommes de la 2e D. B. reçoivent le corps de leur chef et, sur leurs épaules raidies, transportent son cercueil sur un catafalque pourpre. Les anciens, Massu, Guillebon, Vésinet, sont là, bien d'autres encore. Ils se regardent en silence. Leurs cœurs battent d'un rythme étouffé qui rend livides leurs visages. Des souvenirs passent, rapides, devant chacun d'eux, des souvenirs de Sa vie...

Depuis que l'homme souffre de la perte de l'homme et c'est depuis le début des temps, il songe en sa très grande tristesse : " Ai-je donné à celui qui vient d'entrer dans la mort assez d'affection, assez de fidélité, assez de joie ? "

Combattants du désert, Soldats des campagnes de France, Soldats d'Indochine, toi Peuple de France levé tout au long des chemins de la Libération, toi Paris et toi Strasbourg, oui, vous avez donné à Leclerc vivant l'affection, la fidélité, les joies qu'il méritait.

Voici de Gaulle. Il s'agenouille et prie. En quittant la chapelle, il salue la mère de son lieutenant fidèle de ces simples mots : " Il était d'un métal pur. "

Pendant la nuit, sous les drapeaux effrangés, décolorés et glorieux qui décorent la crypte, immobiles comme des statues, par dix, les compagnons du serment de Koufra, de la marche sur Tripoli, de la course vers Paris, de la charge de Strasbourg et du bond final jusqu'à Berchtesgaden, montent la garde autour du catafalque. Cette même ambiance de silence mat, dense, et feutrée d'immortalité, Leclerc mort la recrée autour de lui, quand la prolonge du canon tracté Alsace l'emmène, au pas de six cheveaux blancs de la Garde et sous l'escorte des chars Tailly et Romilly, vers le Tombeau de l'Inconnu. Il passe aux côtés de l'Inconnu la journée du 7 décembre. Ils reçoivent ensemble le poignant et toujours silencieux hommage d'un peuple entier tendu vers eux. Cette atmosphère de surhumaine grandeur, où la note dominante est le silence, se retrouve encore lors du défilé de l'Étoile à Notre-Dame, où il passe sa dernière nuit, sous les hautes voûtes de la Cathédrale d'où pend jusqu'au dallage un immense velum tricolore... Elle subsiste pendant le lent et définitif retour aux Invalides jusqu'à l'inhumation dans le caveau des Gouverneurs. Pas un instant, le cœur des Parisiens ne l'a quitté pendant sa dernière traversée de leur cité que, trois ans auparavant, il avait délivrée.

Ainsi finit ce croyant... enveloppé dans un immense linceul de piété. Récompense d'une foi qui était la trame sur laquelle se tissait sa vie entière. Cette foi avait pris conscience d'elle-même en la petite église de Saint-Léonard. Elle gagnait en profondeur à chaque expérience humaine... La foi de l'enfant n'est souvent qu'acceptation de la volonté des aînés, niais la foi de l'homme est la marche librement tracée vers un idéal. Pour l'enfant, elle n'est qu'une mystérieuse compagne, pour l'homme elle est une force.

Leclerc possédait cette foi et rien dans sa vie de chaque jour ne la marquait d'outrance. Il ne voulait pas plus de l'ostentation de la foi, que de celle de la gloire. Le dimanche à Fort-Lamy, vers huit heures, il se rendait à la Mairie où se célébrait la messe. La veille au soir, quelques secrétaires avaient dressé hâtivement un autel. Exact, Leclerc entrait, traversait la salle de Mairie devenue église, et prenait place en tête à droite. Il communiait, puis sortait très vite, traversait la grande place déjà balayée par les vents du Nord et gagnait sa modeste maison de commandement.

Au désert, le Père Houchet ou le Père Houssaye, glorieusement tombés depuis, célébraient la messe au bord d'une dune. L'office terminé, d'un bloc il rentrait dans la vie, l'action humaine le reprenait tout entier, sans doute avec une force accrue.

Tel était l'homme.

La valeur personnelle de Leclerc, son héroïsme, sa confiance communicative en la victoire, qu'on nous permette de ne pas les croire sans rapport avec cette foi chrétienne qui était, au fond de son âme, l'inspiratrice exigeante de toute sa conduite... Mais la foi en la Patrie était son immédiate raison de vivre et il n'eut sans doute pas choisi pour ses funérailles de plus bel éloge que ces paroles d'un officier marocain saisi du spectacle de la foule poignée par la douleur : " Je ne croyais pas la France aussi forte, aussi grande. "