DANS LÉNINGRAD ASSIÉGÉE

CHAPITRE PREMIER

TROIS ÉTUDIANTES

LA Maison des Étudiantes, à Léningrad, a pris la place des anciennes casernes du régiment des grenadiers, où habita autrefois le grand poète russe Alexandre Blok, dont le beau-père était officier. Cette bâtisse s'élève au bord de la Nevka, affluent de la Néva, non loin d'un pont qui a conservé le nom de pont des grenadiers. C'est une construction de style nordique, avec un toit en pente très accusée. A gauche, s'étalaient, en ce beau jour du mois de juin 1941, les aimables verdures du jardin botanique.

Trois jeunes filles d'une vingtaine d'années, toutes trois étudiantes, sortaient de cette maison, en bavardant avec animation. Deux d'entre elles, Sonia Baranov et Lydia Perovsky, étaient natives de Léningrad. La troisième, Hélène Krashkine, dont les parents résidaient à Minsk, poursuivait ses études à l'Université de Léningrad. Elle logeait dans la famille de Lydia, sa meilleure amie avec Sonia.

En sortant de la Maison des Etudiantes, les trois jeunes filles s'entretenaient des péripéties de la guerre qui désolait, depuis vingt-deux mois, l'ouest de l'Europe, et des rumeurs selon lesquelles les relations russo-allemandes s'envenimaient. Les trois jeunes Russes, naturellement, ne souhaitaient pas que leur nation entrât dans la bagarre, mais elles pensaient que cela deviendrait peut-être, un jour, inévitable. Du moins plaçaient-elles ce jour dans un avenir encore lointain. Hélène, dont la famille se trouvait dans une ville frontière, s'alarmait plus que ses deux compagnes, des bruits de guerre et s'efforçait de les répudier...

Le trio, en pénétrant dans le jardin botanique, se heurta à un groupe de garçons, qui semblaient fort exaltés. Deux d'entre eux se détachèrent du groupe. C'étaient Ivan Perovsky, le frère aîné de Lydia, et Dmitri Verov, le fiancé de Sonia... Tous deux parlèrent en même temps, et si précipitamment que, dès les premiers mots, les jeunes filles ne comprirent qu'imparfaitement ce qu'ils exprimaient... Enfin, elles saisirent , Les phrases, entrecoupées par l'émoi, que prononçaient les deux garçons, n'étaient que la répétition d'un communiqué qu'ils venaient. d'entendre à la radio : les troupes d'Hitler, sans déclaration de guerre, avaient pénétré en U.R.S.S.

Cette traîtrise mettait dans le jeu de l'Allemagne des atouts importants : l'effet de surprise, d'abord ; ensuite la supériorité d'un matériel préparé de longue date ; enfin, l'expérience d'une armée qui se battait victorieusement depuis près de cieux ans, et qui était réputée invincible...

Mais si l'émotion était profonde, la résolution de résister ne l'était pas moins, et les jeunes gens l'exprimèrent avec un enthousiasme réfléchi.

On disait que Staline allait lancer un appel à la levée en niasse de la nation, et ils comptaient tous que la nation répondrait, au lieu de s'effondrer ou de se mutiner, comme l'espéraient les Boches. Déjà, au surplus, les deux garçons, en possession de leur ordre de mobilisation, se préparaient à rejoindre l'armée. Le père de Sonia était dans le même cas. Celui de Lydia, plus âgé, était affecté à la D.C.A. des défenses extérieures de la ville. Car nul ne doutait que Léningrad allait être parmi les premières cités soviétiques a subir des bombardements et à soutenir une offensive de la part de l'ennemi.

Chez les Baranov et les Perovsky, régnait, avec la fièvre du départ, l'angoisse des lendemains. Bientôt, les femmes et les filles restèrent seules au foyer. Elles allaient, elles aussi, participer à la défense de Léningrad...

Les premiers jours de la guerre, les nouvelles furent mauvaises. On put croire que l'offensive-éclair rêvée par les nazis allait réussir. En deux semaines, la Lithuanie, la Lettonie, la Biélorussie, l'Ukraine occidentale. furent envahies.

Minsk, résidence de la famille d'Hélène, fut parmi les premières villes occupées par les Allemands. la jeune fille devait apprendre bientôt, par des réfugiés, que son père avait été pris comme otage, puis fusillé. Sa mère était morte de saisissement, ses frères emmenés en déportation. Jusqu'à ce jour, Hélène n'avait éprouvé, à l'égard des Allemands, qu'une antipathie instinctive. La nouvelle de l'invasion par traîtrise avait rendu ce sentiment plus aigu. À présent, c'était une véritable haine, qui l'animait contre les assassins des siens.

La catastrophe de juin 1941 était survenue alors qu'elle-même s'apprêtait à partir en vacances. Elle attendait alors avec une joyeuse impatience le bonheur de revoir sa mère, son père, ses frères, sa maison. Et voici que le deuil et le sang, la ruine et l'incendie, léguaient dans sa ville natale. Son foyer était détruit. Elle n'était plus, à Léningrad, qu'une misérable réfugiée...

Dans cette circonstance tragique, ses deux amies lui furent d'un secours Elles agirent à son égard comme l'eussent fait les plus tendres des sœurs, mettant une véritable émulation à héberger la camarade dont la ville était sous le joug des nazis.

Cependant, les nouvelles fâcheuses continuaient à parvenir à Léningrad. L'invasion faisait tache d'huile. L'avance allemande ne ralentissait pas.

Le 6 juillet, la radio allemande annonça comme imminente la chute de Moscou. Bien que Léningrad ne soit pas encore directement menacée, la consternation y régna, jusqu'à ce que des informations plus véridiques vinssent démentir la fanfaronnade boche...

La Wehrmacht, cependant, approchait de l'ancienne capitale des tzars, et les habitants de Léningrad ne s'y trompaient pas. Tout était calme encore dans la ville. Mais ce calme ne pouvait duper les esprits, trop avertis des progrès de l'ennemi.

Nul ne pouvait ignorer que les troupes allemandes approchaient, que l'attaque était prévue pour le début de septembre. Le 5 de ce mois, en effet, l'armée de von Leeb était à portée de canon. La radio de Berlin annonça impudemment : Léningrad tombera dans dix jours...

On se souvint à propos que les prédictions du même ordre concernant Moscou, dont là chute imminente avait été annoncée au début de juillet, se soldaient par une sanglante déconvenue. Les mamans de Lydia et de Sonia entendirent les courageuses paroles de leurs filles et de la petite réfugiée qui était leur amie plus inséparable que jamais : Les Boches mentent. Léningrad ne tombera pas !...

Maintenant, l'on percevait la canonnade. Des raids d'avions de bombardement, rudement contrariés par la D.C.A., commençaient à semer l'alarme et la mort dans les rues de Léningrad. On était en pleine zone de guerre.

La première attaque aérienne de grand style se produisit le 9 septembre. Elle n'était que le prélude d'une longue série de bombardements par avions ou par artillerie, qui devaient mettre à la plus dure épreuve le courage des habitants.

CHAPITRE II

LA VILLE ASSIÉGÉE

LA vie continuait pourtant, sous la menace perpétuelle des avions allemands. Ce soir du 9 septembre, alors que la bataille était si proche que l'on entendait distinctement la canonnade, les trois jeunes filles s'étaient rendues au théâtre. Ce fut au cours du premier entr'acte que l'alerte fut donnée. Depuis le 22 juin, il y avait eu tant
d'alertes sans résultat que les spectateurs n'éprouvèrent aucune velléité de panique. Toutefois, lorsque le directeur apparu sur l'avant-scène comme s'il avait eu à faire une communication professionnelle, prononça une phrase imprévue et pleine d'appréhension, un flottement se produisit dans l'assistance. Cette phrase, que les trois amies ne devaient jamais oublier. parce que son souvenir coïncidait avec celui de leur premier bombardement, c'était la suivante :

- Nous manquons d'abri. Les camarades spectateurs sont priés de se tenir aussi près que possible des murs...

En proie à l'anxiété née de cette recommandation trop éloquente par elle-même, tout le monde obéit. La panique n'éclata pas. La tranquillité du directeur y était certainement pour beaucoup. Le dénouement pacifique des alertes précédentes y contribuait également.

Hélène qui était particulièrement émotive, ne suivit pas sans émoi ses deux compagnes, pour se coller, à leur exemple, coutre la muraille, avec les centaines de spectateurs. Et soudain, commença le tintamarre.

Le fracas des explosions, les éclatements des obus de D.C.A., le tremblement du sol, le ronronnement puissant des moteurs, composaient le plus terrifiant des concerts, et le plus assourdissant aussi. Les filles de Léningrad, cette fois, manifestèrent la même émotion que la jeune réfugiée de Minsk. Ni l'une, ni l'autre des trois amies, cependant, ne s'évanouit. Aucune ne poussa de cri. Les dents serrées, les joues pâlies, elles encaissèrent calmement, comme le faisaient, autour d'elles, l'unanimité des assistants.

Quarante minutes s'écoulèrent ainsi, dans les ténèbres peuplées de menaces mortelles, le long de ces murs qui donnaient l'impression qu'ils allaient s'écrouler. Quelques petits éclats traversèrent la coupole vitrée et camouflée, et volèrent clans la salle, sans atteindre personne. Fort heureusement, aucune bombe ne tomba sur le théâtre. Lorsque les sirènes indiquèrent, la fin de l'alerte, au bout de ces quarante minutes qui avaient paru longues comme des heures, et que revint la lumière mesurée, chacun parut tout émerveillé d'être encore de ce monde et encore entier...

Nouvelle annonce du directeur du théâtre : le spectacle continuait. Mais Sonia et Lydia, d'accord avec Hélène, quittèrent la salle, comme d'ailleurs de nombreux spectateurs. Elles étaient trop inquiètes sur le sort de leurs mères, et savaient trop que celles-ci devaient s'alarmer sur leur sort à elles, pour différer le retour à la maison.

En chemin, dans la nuit traversée de reflets rouges, elles n'eurent pas, tout d'abord, l'impression que le désastre frît considérable.

- À quoi pensais-tu, le long de ce mur ? demanda Sonia à Hélène.

- Je pensais, répondit-elle, aux caves de la Maison des Etudiantes, qui sont voûtées et forment des abris si solides...

Lydia lui coupa brusquement la parole, pour jeter un cri d'horreur. Au détour d'une rue, elle aperçurent d'énormes tourbillons de fumée noire, d'où jaillissaient des flammes. C'étaient des dépôts d'alimentation qui brûlaient. Les bombes incendiaires commençaient leur œuvre néfaste. Encore les jeunes filles ne mesurèrent-elles pas, ce soir-là, l'importance de cette destruction. Elles ne pouvaient prévoir les journées de disette, sinon de famine, qui se préparaient.

Une deuxième alerte les immobilisa une demi-heure, dans une cave d'une solidité incertaine, sur le chemin du retour. Elles n'en sortirent que pour voir de nouveaux incendies.

Enfin, les voici chez Sonia. La maman et le jeune frère de Lydia, un garçon de dix ans, sont là. 1.a cave des Baranov est plus sûre que celle des Perovskv. Par instinct autant que par raisonnement, les habitants de la ville bombardée, logés clans les mêmes pâtés de maisons, se groupent dans les meilleurs abris. Les chefs d'îlot guident les incertains, obligent les téméraires à rentrer, contraignent les imprudents à éteindre toute lumière...

Tout le monde vient de remonter dans les appartements, et les deux familles, avec la jeune réfugiée, gagnent une terrasse, au dernier étage, d'où l'on peut embrasser d'un coup d'œil une grande partie de l'immense cité et tous contemplent tristement les furieux incendies allumés par le bombardement...

Et voici la troisième alerte de la nuit. L'on doit encore descendre, vers deux heures du matin, dans les caves. L'on doit encore subir le tonnerre des explosions et l'odieux ronflement des moteurs allemands...

Or, ce n'était là que la première d'une interminable série de nuits d'angoisse. Cela devait durer vingt-neuf mois. Par avions et par batteries d'artillerie, obus et bombes allaient s'abattre, sans trêve, sur la malheureuse ville. Les jours tranquilles, il tomba deux ou trois cents projectiles. Mais, certaines journées, on compta plus de deux mille cinq cents points de chute...

Des maisons furent fendues du haut en bas. D'autres s'écroulèrent tout à fait, ne laissant que des décombres fumants. L'ennemi inventa une tactique savamment barbare. Il commençait par lancer des bombes explosives, puis, l'édifice étant éventré, il l'arrosait de projectiles incendiaires.

Quelques jours après cette nuit du 9 septembre, qui avait inauguré l'ère des bombardements, l'hôpital militaire, bondé de blessés, fut ainsi traité, et le nombre des victimes fut très élevé...

Cela se passait le 23 septembre, ce même jour où la radio allemande proclamait :

La bataille de Léningrad est gagnée...

Cette proclamation n'entama pas la volonté de résistance des défenseurs de la ville. Car cette bataille gagnée allait se prolonger plus de deux ans et se solder, pour l'assaillant, par un échec.

Léningrad était pourtant étroitement assiégée par l'armée von Leeb ; le blocus était total : enserrée au sud par les divisions allemandes, au nord par les troupes finlandaises, la cité se trouvait classiquement investie et isolée du reste du pays.

Les Allemands s'efforçaient de couper la dernière et précaire communication, celle qui passait par le lac Ladoga, dont le contrôle restait aux armées soviétiques. La ville de Tichwin, à l'est de l'ancienne capitale des tzars, fut ainsi prise, reprise, perdue de nouveau, reconquise ensuite, et les nouvelles qui en parvenaient à Léningrad apportaient aux assiégés des alternatives d'espoir et de découragement, qui atteignaient sans l'entamer profondément, le moral de la population....

CHAPITRE III

LA DÉFENSE S'ORGANISE

Sonia et Lydia furent convoquées, vers la fin de septembre, à la Maison des Étudiantes, à une conférence pour l'organisation de la défense. Hélène tint à les accompagner : Léningrad, dit-elle, ne m'est-elle pas aussi chère que ma ville natale ? Ne me dois-je pas tout entière à la cité qui m'accueillit et où j'ai trouvé un refuge secourable ? En défendant Léningrad, j'aurai l'impression de venger Minsk, de faire un pas vers sa libération et vers la délivrance de ceux des miens qui sont prisonniers des nazis

Elle disait vrai. Les victoires russes devaient peser très lourd dans la victoire totale. La résistance de Léningrad, tout comme celle de Moscou et comme le prodigieux retournement de Stalingrad, c'était le prélude du succès sur tous les fronts.

Toujours est-il qu'elle se rendit à la Maison des Etudiantes avec ses amies, et qu'elle ne le regretta pas.

Un exposé de la situation permit aux assistantes à cette conférence, toutes des jeunes tilles des Ecoles, de préciser la nature des services qu'elles pourraient rendre.

Les opérations autour de Léningrad étaient de deux sortes. Il y avait celles qui se déroulaient hors de l'anneau de feu qui enserrait la ville, et que tentaient de briser de l'extérieur les divisions soviétiques du général Fediouninski, dans la région du lac Ilmen. Des combats acharnés s'y livrèrent, ayant pour double objet d'enrayer l'avance allemande vers l'Est et d'essayer de donner un peu d'air à Léningrad. Pour ces manœuvres, les habitants de la cité investie ne pouvaient que faire des vaux. Il y avait, d'autre part, les batailles menées à l'intérieur de cet anneau, contre les assauts furieux des troupes allemandes. Là, ces mêmes habitants pouvaient être, non plus seulement des faiseurs de souhaits, attentifs et passifs, mais des protagonistes directs.

La garnison proprement dite était faible et composée de la milice locale. Il fallait que tous les citoyens participent au combat, chacun selon ses possibilités et ses forces, mais avec toutes ses possibilités et toutes ses forces.

Ouvriers et intellectuels devaient s'unir pour cette tâche sacrée. Professeurs, écrivains, artistes, étudiants, devaient s'improviser combattants, apprendre à manier la mitrailleuse et à lancer la grenade. Les mains douces et blanches se feraient aptes à creuser les tranchées comme celles des travailleurs de force et deviendraient calleuses comme elles. Ces tranchées, creusées en commun, on les défendrait en commun, pour que l'ancienne capitale des tzars, devenue ville de Lénine, ne soit pas souillée par l'occupation nazie !...

Ce que faisaient les hommes, les femmes pouvaient aussi bien le faire. Tel était le but de la réunion : engager des défenseurs féminins. 11 n'y eut pas une défection, pas une seule marque de mauvaise volonté. Comme les ouvrières d'usine, les dactylos et les vendeuses, les étudiantes tinrent à honneur de contribuer au salut de la cité. On' avait surtout besoin d'elles dans les ambulances et les hôpitaux. Mais il n'était pas exclu que, le cas échéant, de même que les travailleurs manuels quittaient l'atelier ou l'usine pour courir aux tranchées et que les professeurs laissaient la chaire pour aller combattre, les étudiants de Léningrad quitteraient l'ambulance ou l'hôpital et iraient creuser les tranchées, puis les occuper, arroser de balles de mitrailleuses les glacis menacés, lancer au besoin la grenade sur les assaillants...

Hélène s'enrôla séance tenante avec ses compagnes. Elle ferait partie de la même équipe que Sonia et Lydia, ses inséparables. Ensemble au chevet des blessés, elles sauraient, s'il le fallait, agir également ensemble au front de combat...

Il v avait à organiser aussi les rues et les maisons pour une lutte pied à pied. Si, malgré tout, l'ennemi parvenait un jour à pénétrer dans Léningrad, il lui faudrait faire le siège de chaque rue, de chaque îlot, de chaque immeuble...

Dans tous les quartiers de la ville, furent créées les défenses éventuelles : barricades en puissance, chicanes prêtes à s'établir, tranchées à demi creusées,' barrages anti-tanks... Ces travaux occupaient les loisirs, entre deux séjours à l'hôpital ou deux raids aux tranchées...

L'hiver russe venait pas à pas, défense contre l'envahisseur, mais aussi occasion de nouvelles souffrances pour les défenseurs. À la périphérie, les combats ne cessaient. pas. Sur le centre de la ville, les obus ne faisaient jamais relâche. Mais l'ennemi, après les premiers succès, qui l'avaient mis à proximité immédiate de la cité convoitée, au point de lui faire prématurément chanter victoire, ne faisait plus de progrès.

Si les défenseurs de Léningrad ne parvenaient pas à desserrer l'étreinte, du moins l'empêchaient-ils de devenir plus étroite et plus menaçante. Devant les organisations défensives improvisées, les divisions de von Leeb marquaient le pas, les tanks se ruaient inutilement, toujours stoppés par l'héroïque milice...

Ce matin de décembre 1941, les trois inséparables regagnaient le lois où leurs familles s'étaient définitivement groupées, comme le faisaient beaucoup d'autres familles, pour économiser un foyer. Les trois étudiantes avaient passé une nuit assez dure à l'hôpital militaire, subi plusieurs alertes, soigné et réconforté des blessés graves. On n'avait pu descendre ceux-ci à l'abri et les infirmières de fraîche date n'avaient pas voulu les abandonner pour s'abriter elles-mêmes. Elles étaient restées au chevet de leurs blessés, malgré la mort qui rôdait autour d'elles, malgré le sinistre tintamarre, les visions d'incendie et de massacre.

Toutes trois étaient bien lasses. Relevées au petit matin par des compagnes non moins courageuses et non moins dévouées, elles aspiraient au repos sur les couchettes familiales. Comme elles traversaient une place où s'étaient abattues des rafales d'obus, et où s'amassaient les décombres de maisons détruites par les explosions, elles virent une nuée d'enfants, garçons et filles, qui cherchaient, dans les débris, et ramassaient des fragments de métal.

- Serge ! Que fais-tu là ? cria Lydia, en reconnaissant son petit frère parmi la marmaille des chercheurs... Veux-tu rentrer à la maison 1 Est-ce que l'on joue avec des éclats d'obus ?...

- Ce n'est pas pour jouer, répondit le garçon, les yeux brillants d'enthousiasme. On fait la collecte, pour l'usine des munitions...

C'était vrai. Les munitions menaçant de se raréfier, les enfants de Léningrad avaient pris tâche de ramasser le plus possible d'éclats, et de les porter aux usines, où ils seraient fondus pour faire des projectiles...

Le circuit ne se fermait pas là. Ces mêmes ouvriers allaient bientôt, à la première occasion, avec ces mêmes obus, repousser une attaque allemande. Et les hommes de von Leeb ne se douteraient pas que c'étaient leurs propres munitions que les miliciens soviétiques leur renvoyaient, sous forme de pluie mortelle.

CHAPITRE IV

LA VOLONTÉ PLUS FORTE QUE LA SOUFFRANCE

Voici janvier 1912, Un froid intense s'est abattu sur la ville. Les oiseaux tombent morts des arbres gelés. Le combustible manque. Les autorités municipales font abattre des maisons en bois pour distribuer un peu de chauffage. Cette maigre provision s'épuise vite. Les vivres sont de plus en plus rares. La ration de pain, un pain noir et gluant, tombe à 100 grammes par jour. Plus de chiens ni de chats dans tout Léningrad : on les a tués pour les manger.

Les trois étudiantes subissent le sort commun. Elles ont les joues creuses, le teint verdâtre. Le petit Serge s'étiole. Les deux mamans se privent en vain d'une part de leurs rations déjà si réduites. Les enfants sont menacés de mourir lentement de faim, comme elles le sont elles-mêmes Il en est ainsi dans toutes les maisons, dans toutes les familles, de Léningrad. Peu ou pas de profiteurs de stocks clandestins. On a mis tout en commun, les vivres comme le bois et aussi comme le danger. Chacun est au service de tous.

Dans les hôpitaux, l'on meurt en série. Dans les cimetières, l'on doit creuser de longues tranchées, où sont entassés les morts. Si l'on veut implorer des fossoyeurs une tombe individuelle, on ne l'obtient qu'en échange du plus précieux des biens : un croûton de pain.

Dans toutes les rues, circulent' d'innombrables petits traîneaux, qui transportent des cercueils. Des femmes tirent ces traîneaux. Elles se mettent à deux pour cette affreuse tâche. Leurs maigres épaules sont meurtries par les cordes. Le cadavre n'est jamais bien lourd, pourtant. Mais elles ont si peu de forces !...

Les bières elles-mêmes viennent à manquer, et l'on voit des corps traînés ainsi, ensevelis dans le seul linceul, que, dans un sentiment de déférence, l'on a recouvert de quelques copeaux...

Le thermomètre descend plus bas que 40 degrés. Aux victimes des bombardements et des incendies s'ajoutent celles du froid, de la faire et de la maladie. A l'hôpital, les trois étudiantes, surmenées, toujours debout, éreintées, doivent encore trouver des paroles réconfortantes et des sourires tendres pour ceux qui vont mourir.

Les bombardements par avions alternent avec les tirs d'artillerie, qui ne sont pas moins démoralisants, et qui sont incessants. Plus question d'alerte. Le péril est permanent et l'obus imprévisible. Par instants, des rafales de neige soufflent en tempête dans les rues.

Sonia, prise clans un de ces tourbillons, au cours d'une course en ville arrive à l'hôpital dans un état lamentable. Elle suffoque. Elle est glacée. Les mugissements du vent forment, au-dehors, un accompagnement sinistre à la diabolique symphonie des canons et des explosions d'obus... Hélène et Lydia s'empressent autour de leur amie défaillante, la couchent sur un lit, la frictionnent énergiquement. Enfin, elle rouvre les yeux. Elle sourit faiblement et murmure, d'une voix à peine perceptible :

- Dans la campagne, l'ouragan est déchaîné. Ici, c'est relativement peu de chose. Là-bas, ce doit être terrible. Mais nos hommes supportent sûrement bien mieux le froid, la tempête et la neige que ne peuvent le faire les nazis... Cher grand hiver russe !...

C'est là l'opinion générale, qui apporte un précieux encouragement. Plus cet hiver est terrible, plus on souffre du froid, et plus on s'en félicite, en songeant que l'ennemi en souffre encore davantage, et que les rigueurs atmosphériques sont un des éléments de la victoire future...

Ce mois de janvier 1942 apporte aux assiégés un autre réconfort : de bonnes nouvelles du front de Moscou. Les nazis ne l'auront décidément pas. La pensée de tous, lorsque la radio émet ces rassurants communiqués, c'est : Ils n'auront pas non plus Léningrad !

Le bruit court que M'ga serait reconquise sur l'ennemi. Ce serait le prélude de la rupture de l'encerclement. Les étudiantes se réjouissent.

À l'hôpital, comme à la Maison des Etudiantes, c'est une allégresse générale. Mais la nouvelle est démentie. L'anneau de feu, devenu anneau de glace, est intact. Si l'offensive allemande sur Moscou semble enrayée, l'étreinte autour de 1.éningrad ne se relâche pas. Tout ce que Fou peut faire, au prix de sacrifices continuels, c'est d'empêcher qu'elle se resserre davantage.

Les jours passent sans amener d'amélioration. Au contraire, la disette s'accentue, les rations diminuent. La seule route encore ouverte au ravitaillement, c'est toujours le lac Ladoga. Il est entièrement gelé. Les vivres arrivent. par traîneau ou par camions, et les convois, qui passent péniblement sous le feu des canons ennemis, sont lents et incertains.

Un matin, Hélène et Lydia, se rendant à la Maison des Etudiantes, la trouvent en flammes. Un bombardement par obus incendiaires a eu raison de ce refuge où elles aimaient. à retrouver leurs camarades de cours et où elles goûtaient leurs meilleures heures, en ces temps de misère Il y a des victimes. Les jeunes filles qui étaient de leurs amies ont péri dans l'incendie. Nouveau sujet de deuil et de douleur...

Chaque jour amène son tribut d'horreur. L'eau planque. toutes les conduites étant gelées. L'électricité est mesurée, et ne fonctionne que quelques heures par jour. Il est des quartiers, dont celui où gîtent les trois amies, qui en manquent complètement. Elles souffrent doublement de cette défaillance. D'abord matériellement., de la disparition d'un moyen d'éclairage et d'un peu de chauffage. Ensuite moralement, du fait que leur radio est. réduite au silence. Heureusement, l'hôpital a encore un peu de courant. C'est de là qu'elles rapporteront aux mères les nouvelles si impatiemment désirées...

Enfin, un jour de février, un bruit bienfaisant se répand. Les matelots soviétiques ont réussi à établir un chemin de fer sur les glaces du lac Ladoga ! Travail audacieux autant que prodigieux ! Toute la population, bravant les obus, va assister à la naissance de ce miracle, aider à sa réalisation. Tout ce qui n'est pas aux tranchées ou dans les hôpitaux s'en va travailler au chemin de fer...

Et bientôt, des vastes territoires de l'Est, vont arriver des vivres, des médicaments, des munitions, en quantité encore bien médiocre certes, par rapport aux immenses besoins de la ville assiégée, mais permettant pourtant d'apporter un peu de soulagement à tant de misère, et de maintenir la maigre ration de pain noir et mou. On va même l'augmenter, la porter à 110 grammes pour l'ensemble de la population, à 190 grammes pour les combattants et les ouvriers des usines...

En février, des rumeurs heureuses coururent. Une contre-offensive se préparait. On voyait des détachements de skieurs se rendre vers le front. Les Allemands, en proie aux rigueurs du grand hiver russe n'attaquaient plus que mollement. Les assiégés allaient attaquer à leur tour...

CHAPITRE V

VERS LA PREMIGRE LIGNE

ON demande des volontaires pour les premières lignes... Tel était l'avis affiché dans les ruines de la Maison des Étudiantes où les jeunes intellectuelles de Léningrad avaient aménagé, au-dessus des caves heureusement intactes, quelques salles de réunions, rafistolées avec des planches et des toiles de tente.

Presque toutes les étudiantes furent volontaires. L'on dut tirer au sort entre elles pour réunir seulement le nombre demandé par le commandement. Les trois amies furent parmi les gagnantes : entendons par là les partantes.

On les équipa rapidement et sommairement : pantalon et veste ouatinés, usagés, mais passés soigneusement à l'étuve, ce qui avait eu pour résultat de réduire la doublure d'ouatine à sa plus plate expression ; sous la veste, un pull-over, et, dessus, un court manteau blanc genre canadienne. Une étoffe blanche de laine épaisse emmitouflait la tête. Comme armement, des mitraillettes et des grenades. Toutes les miliciennes s'étaient entraînées depuis le début du siège au maniement de ces armes et savaient admirablement s'en servir.

Aux combattants qu'elles allaient renforcer pour la contre-attaque avec d'autres femmes de Leningrad, choisies, comme elles, parmi les nombreuses volontaires des usines, des bureaux ou des ateliers, les étudiantes portaient des cadeaux, hommage de la population non combattante : des pistolets automatiques avec une inscription les dédiant aux meilleurs exterminateurs des nazis, des rasoirs, des pipes, du tabac, des gants de cuir fourrés, des glaces de poche, toute une pacotille d'objets utiles et agréables aux soldats.

Les étudiantes et les autres volontaires féminines ne seraient là que pour le coup de main. Elles songeaient à ceux qui demeureraient en permanence sur cette première ligne et dont elles ne partageraient que pour un temps les fatigues et les dangers...

Elles partirent dans des camions, qui puaient l'essence et qui étaient cahotés par les inégalités d'un sol parsemé de trous d'obus. L'aube se levait quand leur caravane s'engagea sur le lac gelé, qu'elle devait traverser en partie, pour gagner le point d'où partirait l'offensive.

Leur convoi ne se distinguait guère des convois du ravitaillement. Le sens de leur route était celui des camions vides, retournant aux sources lointaines d'approvisionnement. Aussi le train de camions ne fut-il bombardé que faiblement. Mais c'était la première fois que les jeunes filles subissaient l'effet des tirs d'artillerie en plein air et sans abris à proximité.

Quelque ardente que fût leur volonté, elles n'en éprouvèrent pas moins une émotion nouvelle, encore inconnue d'elles. C'est une chose que d'entendre exploser les obus autour d'un abri que l'on espère solide, et c'en est une autre que de les entendre siffler dans l'espace où l'on va sans protection.

Auprès de Likhariov, ce fut une escadrille aérienne qui s'en vint attaquer le convoi, en même temps que la station. Les occupantes des véhicules durent descendre en toute hâte et aller s'allonger dans des fossés gelés. de chaque côté de la route qu'elles avaient empruntée en quittant la surface du lac.

L'alerte fut chaude. L'escadrille ne se retira qu'après avoir incendié la station et plusieurs camions. Durant ce temps, toutes les voyageuses, couchées dans la neige, entendaient les appareils, au nombre d'une vingtaine, tourner au-dessus de leurs têtes...

- Les caves de Léningrad ont du bon, murmura Hélène à l'oreille de Sonia qui cachait son visage dans ses bras repliés...

La D.C.A. riposta de son mieux à l'attaque aérienne. Mais ses moyens et ses effectifs se trouvaient limités. De nombreux éclats de ses propres obus retombaient sur la zone où s'allongeaient les femmes de Léningrad, dont quelques-unes furent blessées par ces éclats, alors que, par une chance inouïe, toutes échappèrent aux atteintes des bombes allemandes...

Après cette alerte, les blessées ayant été pansées et aucune d'elles n'étant très gravement touchée, l'on rallia les camions. Pour compenser la perte de ceux qui avaient été détruits par le bombardement, les miliciennes volontaires durent s'entasser dans les autres où elles se trouvèrent serrées comme des harengs dans un baril. Telle fut du moins l'expression employée par Hélène, et cette boutade de la jeune réfugiée fit rire ses compagnes. Le camion des étudiantes était parmi ceux qui avaient été écrasés par les projectiles des avions, et les trois amies avaient été recueillies par le véhicule d'une usine, où des ouvrières, robustes et courageuses, s'étaient . très aimablement prêtées à leur faire de la place.

La bonne humeur des étudiantes plut immédiatement à leurs nouvelles compagnes, et l'on ne tarda pas à fraterniser et à échanger les maigres provisions de route.

Ce qui désolait les étudiantes, c'était la perte des cadeaux qu'elles avaient emportés à destination des soldats, et qui étaient restés dans le camion incendié. Elles n'auraient rien, que leur sourire, à offrir à ceux qui, depuis le début du siège, luttaient pour elles.

- Consolez-vous, leur dit une des ouvrières, nous vous adoptons pour ça aussi. Vous offrirez avec nous, à nos combattants, les objets que nous leur apportons.

Sans s'être concertées, les femmes et filles de tous les groupes de volontaires avaient toutes préparé des cadeaux semblables à ceux que les étudiantes avaient voulu emporter...

À quelques verstes des lignes, le renfort, ayant mis pied à terre, gagna les tranchées par les bois dépouillés, en file indienne, en se dissimulant. Parfois, pour traverser un espace découvert., il fallait ramper dans la neige. Ailleurs, l'on franchissait en courant une route arrosée par un tir de barrage.

Jamais les femmes ne s'étaient encore trouvées en pleine bagarre. Autour d'elles, éclataient les projectiles, sifflaient les balles de mitrailleuses. et Hélène, à chaque minute, s'émerveillait d'être encore en vie...

CHAPITRE VI

L'HEURE H

Voici enfin une large tranchée. On y accède par des boyaux plus étroits. Des cagnas souterraines y sont aménagées, où l'on peut essayer de dormir. Des hommes hirsutes y accueillent les volontaires et les conduisent aux emplacements qui leur sont réservés...

- C'est la première ligne demande Sonia, non sans émotion.

- Pas encore, répond le milicien qui guide sa section. C'est la position de soutien. La première ligne est devant nous. Les hommes s'y préparent à donner l'assaut. Quand ils auront brisé les défenses ennemies, nous devons partir en seconde vague. S'ils échouent, ils se replieront sur nous, et nous protégerons leur retraite...

- S'ils échouent... ?

- Oui, il faut tout prévoir. Mais ils n'échoueront pas...

Un officier de l'armée rouge rassembla les volontaires et leur expliqua la manœuvre. Il ne s'agissait que d'une opération limitée : s'emparer d'une crête d'où l'assiégeant faisait beaucoup de mal aux défenseurs, et le repousser plus loin. Une fois cet objectif atteint, les volontaires regagneraient Léningrad, où d'autres tâches les attendaient...

Hélène et ses compagnes furent déçues. Elles avaient rêvé d'une offensive décisive. Le gradé leur fit comprendre que de telles opérations ne s'improvisaient pas ; que l'on n'avait pas encore les moyens de mener à bien une manœuvre de cette envergure ; que l'on profitait de la dépression provoquée par l'hiver russe chez l'ennemi pour améliorer les positions et se trouver mieux placé au printemps, époque prévue de nouvelles attaques allemandes. La grande offensive de libération n'était pas encore en vue. La guerre était une longue patience. Il fallait attendre les résultats favorables des autres fronts de Russie pour mener, en liaison avec toutes les forces soviétiques, cette gigantesque opération. Ce serait déjà bien beau de réussir la contre-attaque locale limitée à l'amélioration des positions défensives de Léningrad...

L'aube du lendemain fut témoin de cette contre-attaque. Un violent tir de barrage et de destruction la précéda. Ignorant de quel point et vers quel objectif tiraient tous ces canons, les miliciennes furent d'abord un peu déconcertées. Quand on leur précisa : Ce sont les nôtres qui tirent, elles se sentirent toutes revigorées...

Soudain, les canons se taisent. Un grand silence, morne et pesant, puis c'est le tac-tac des mitrailleuses et l'éclatement des grenades qui prennent leur place dans la macabre symphonie... La première vague est partie ..

Dans la tranchée de soutien, l'attente est longue et angoissée. Les minutes se traînent comme des heures, les heures comme des jours... Pourtant, le tintamarre se fait un peu plus lointain. Des ordres arrivent : gagner en rampant la tranchée de départ, d'où se sont élancés les combattants de la première vague et s'y tenir prêtes...

Encore une heure très dure, et c'est un autre ordre : se préparer à sortir.

Hélène fait connaissance avec ce sentiment inoubliable que nul combattant n'a pu oublier : l'attente avant de bondir hors de la tranchée...

Ici, cependant, la voie est frayée. Il ne s'agit que de rejoindre ceux qui l'ont préparée Mais il n'en reste pas moins que l'on est relativement protégé par le tais alors que, dans la plaine, les tirs de barrage, les rafales de mitrailleuses, balayent l'air à ras du sol. C'est dans cette zone qu'il va falloir s'élancer...

Du coin de l'œil, Hélène observe ses amies. Toutes deux sont blêmes, mais résolues. Nulle ne faiblira pas plus les étudiantes que les ouvrières. Lydia et Sonia n'auront pas à rougir d'elles-mêmes, devant ces robustes travailleuses manuelles qui les ont accueillies dans leur camion et qui, non moins pâles et non moins résolues qu'elles-mêmes, attendent l'heure H. La jeune réfugiée fera honneur, elle aussi, à ses camarades. Quand stride le coup de sifflet du chef de section, elle n'est pas la dernière à escalader le talus et à sauter dans la pleine neigeuse où sévit la mort...

Les instants qui suivent sont confus. Hélène ne se rend pas très bien compte de ce qui se passe. Elle va de l'avant, dans le fracas et la fumée. Elle voit des silhouettes blanches courir devant et autour d'elle. Parfois, l'une s'effondre. Les autres continuent... La voilà dans une sorte de fossé bouleversé par les abus. C'est la tranchée dont les nazis ont été chassés, et au delà de laquelle, la crête étant franchie, les combattants russes de première ligne sont déjà en train d'en creuser une autre, pour s'opposer à toute contre-attaque. Encore un bond, et voici Hélène, avec ses compagnes, dans ce nouvel élément défensif, sur lequel les Allemands vont sans doute se ruer devant longtemps.

Les uns remuent la terre gelée, les autres font le coup de feu. Hélène et les autres miliciennes apportent leur contribution à l'œuvre commune. Elles vont s'établir encore plus en avant, le long d'une légère élévation de terrain que les nazis n'ont pas su tenir plus longtemps. Elles vont protéger la section qui aménage derrière elles les tranchées conquises avant de venir organiser la position qu'elles occupent. L'avance se fait ainsi par échelons, en dépit de contre-attaques répétées.

L'ennemi, toutefois, est décontenancé par cette offensive qu'il n'attendait pas et par le renfort imprévu qui a doublé l'effectif de ses adversaires. Il avait compté sans les femmes de Léningrad...

Les tentatives de reprise du terrain perdu vont en mollissant et en se raréfiant. Les nazis attendent eux-mêmes des renforts avant d'agir plus énergiquement. Le temps qu'ils arrivent, et les miliciens auront solidement organisé leur nouvelle position, meilleure que la précédente et qu'ils auront rendue inexpugnable. Mieux encore qu'auparavant, ils pourront repousser les assauts des troupes de von Leeb. La défense de Léningrad a marqué un point...

Quelques jours plus tard, la position reconquise étant définitivement restée entre les mains des Russes, les miliciennes, un peu moins nombreuses, ayant laissé, dans la neige, des corps à jamais immobiles, reviennent vers la cité. Les mêmes camions les ramènent. D'autres les précèdent, ceux qui sont chargés des quelques centaines de prisonniers, capturés au cours de l'opération...

Ils vont faire, ces nazis, leur entrée dans Léningrad, mais selon un rite qu'ils n'avaient pas prévu. Les miliciennes les encadrent, tandis que, désormais, ils défilent dans les rues, vers la citadelle. Ce sont des fantassins en assez piteux état. Le froid les a sérieusement affectés. Mais leur moral est encore bon, leur orgueil intact. Ils croient toujours dur comme fer à la victoire de leur führer. Quelques-uns seulement, très rares, commencent à exprimer que l'offensive contre la Russie fut une faute, dont le régime nazi portera le poids.

Les étudiantes, qui, pour la plupart, parlent. couramment l'allemand. servent d'interprètes, au cours de ces interrogatoires.

Cependant, elles reprendront bientôt leur place à l'hôpital pour soigner les blessés et à l'Université, pour poursuivre leurs études. Les deux mamans de Sonia et de Lydia, qui ont éprouvé de mortelles inquiétudes, sont fières de leurs filles et de l'amie de celles-ci. Elles savent que de nouveaux sujets d'alarme leur seront donnés. Elles les acceptent d'avance, comme elles acceptent, pour la patrie, toutes les épreuves.

Cette incursion aux premières lignes se reproduira durant la suite du siège. Ce n'est qu'un épisode entre cent de la défense de Léningrad, tandis que le long et patient travail des armées soviétiques prépare la délivrance définitive...

L'hiver 1942 se termine, le premier et le plus terrible peut-être de ceux qu'auront subi les assiégés. Le ravitaillement un peu amélioré, le froid plus supportable, vont permettre à Léningrad d'opposer une résistance farouche aux nouveaux assauts que vont lancer, l'été revenu, les troupes allemandes qui tiennent la ville dans leur étreinte...

CHAPITRE VII

OFFENSIVE ALLEMANDE D'ÉTÉ

AVEC les beaux jours, les Allemands, ayant mis à profit leur inaction hivernale pour accumuler un matériel formidable et pour renforcer la Wehrmacht, prononcèrent, en même temps que leur offensive générale sur tous les fronts russes, leur offensive particulière sur Léningrad toujours encerclée.

De nouveau, comme en juin et juillet 1941, ce furent des mauvaises nouvelles qui parvinrent d'abord aux assiégés : menace réitérée sur Moscou, perte de Sébastopol.

Léningrad fut classée au début de juillet ville militaire et ordre fut donné d'évacuer tous ceux qui n'étaient pas utiles à la défense. Par avions et par bateaux, cette évacuation massive fut assurée. Les deux mamans et le petit Serge furent embarqués et dirigés sur les provinces de l'Est.

La séparation ne se fit pas sans larmes. Mais Sonia et Lydia, tout en ayant le cœur brisé, préféraient encore voir s'éloigner ces êtres chers, pour lesquels elles n'auraient plus à trembler...

Les trois jeunes filles, restées seules, s'enrôlèrent définitivement dans les sections féminines de la milice et se donnèrent entièrement à leur service.

On acheva de transformer toutes les maisons en forteresses. L'on s'attendait à de nouveaux et terribles assauts.

... Cependant les informations de la radio sont de plus en plus fâcheuses.

L'ennemi avance partout.

Le voici sur la Volga.

Stalingrad est menacée...

Et soudain, c'est la ruée sur Léningrad de l'armée von Leeb. Cette fois, c'est toute la population, les éléments inutiles étant évacués, qui se porte aux tranchées. Sonia, Lydia et Hélène, sont devenues pour tout de bon des soldats. Elles se battent avec le cran et l'expérience de vieux grognards.

C'est à cette époque, en août 1912, qu'elles font la connaissance du fameux compositeur. Chostakovitch, qui est en train d'écrire la Symphonie de Léningrad, durant les rares loisirs que lui laissent son service à la défense passive et, les jours de grande bagarre, ses incursions en

première ligne...

Une partie de ce grand et magnifique ouvrage ayant été détruit par un incendie, le musicien, tranquillement, sereinement, recommença de

l'écrire...

Cependant, c'est par des bombardements, plus massifs que jamais, qu'a débuté la grande attaque allemande. Les tranchées, comme la cité elle-même, doivent être, de l'avis des experts allemands, tellement bouleversées, que leurs défenseurs sont certainement incapables de réagir contre la poussée irrésistible des blindés, accumulés devant eux...

Et pourtant, ils font mieux que de tenir, ces défenseurs que l'ennemi estime à hou; de force physique et nerveuse. À la grenade, à la mitraillette, avec parfois des armes improvisées, bouteilles explosives presque aussi dangereuses pour celui qui les lance que pour ceux qui les reçoivent, ils détruisent les chars allemands. En certains points, ils gagnent du terrain. Les femmes ne sont pas les moins enragées. Elles se battent avec un acharnement sauvage.

Nos trois héroïnes sont de celles-là. Avant la bataille, elles ont fait le sacrifice de leur vie.

- alors, maintenant, explique Hélène à ses compagnes, c'est tout simple : nous n'avons plus rien à perdre, et tout à gagner, puisque nous nous considérons d'avance comme tuées. Ainsi, contre nos existences, qui ne sont déjà plus, nous obtenons le salut de Léningrad...

Tous et toutes, obscurément ou explicitement, raisonnent ainsi. Allez donc venir à bout d'une troupe forte de cette extraordinaire mentalité !...

Les nazis apprirent à leurs dépens que c'était impossible. Rejetés sur leurs tranchées de départ, fortement entamés matériellement et moralement, ils échouèrent sur toute la ligne...

Et chacun, à l'exception des effectifs de garde, retourna à ses occupations : les étudiantes à l'Université, les ouvriers à l'usine, le compositeur à son piano...

Il y eut bien encore d'innombrables bombardements de représailles. Tous les immeubles de Léningrad furent bien truffés de projectiles. Mais la population s'y était habituée. La joie d'avoir vaincu l'assaillant était le meilleur réconfort...

Si les défenseurs de Léningrad avaient eu besoin d'une preuve de leur victoire, ils l'auraient trouvée dans ces représailles. Ils en eurent une autre, plus expressive encore : von Leeb, leur vieil ennemi, fut disgracié par Hitler et rappelé du front.

On envoya, contre Léningrad, sous les ordres d'un nouveau chef, le général von Kuschler, des divisions d'élite, libérées du front de Crimée par la chute de Sébastopol. Parmi elles, les fameuses 24e et 170e divisions, dont les soldats portaient une décoration spéciale : le bouclier de Crimée...

Et les assauts reprirent, plus violents encore que du temps de von Leeb.

Le successeur de ce général disgracié ne devait pas être plus heureux que lui ; non seulement il n'entama pas le front de Léningrad, mais encore ne put se maintenir dans les formidables fortifications qu'il occupait devant la ville.

Quand approcha le deuxième hiver dans Léningrad assiégée, la situation était bien améliorée.

Cette amélioration coïncidait avec le prodigieux sursaut des armées rouges. De Stalingrad, les nouvelles laissaient prévoir une victoire considérable.

Partout, les Musses passaient à l'offensive. La neige et le froid se faisaient de nouveau les alliés des unités soviétiques, qui progressaient sur tous les fronts...

Le 16 janvier 1943, Hélène légèrement blessée au cours d'un bombardement, avait été exempte de son service à l'hôpital, et préparait, à leur foyer commun, le repas des trois inséparables, lorsque situe Sonia et Lydia, les yeux brillants, le teint animé, la bouche souriante, firent irruption dans la salle...

- Grande nouvelle ! s'écria la première...

- Magnifique nouvelle ! enchérit la seconde...

- Quoi ? fit Hélène. La guerre est finie ? Non Pas encore ! Alors, le siège de Léningrad est levé ?

- Presque ! répondirent en même temps les deux jeunes filles. Le front du Volkhof a fait sa jonction avec nous. C'est dire que l'armée allemande qui nous attaquait depuis dix-sept mois, est percée, en débandade, bientôt liquidée...

Tant de fois l'on avait annoncé des victoires de ce genre que la réfugiée, dont le sens critique était plus aiguisé que relui de ses compagnes. demeura un peu sceptique.

- J'attends confirmation, fit elle...

Or, cette fois, c'était vrai, au moins en partie. Le 18 janvier, la radio confirma le fait. Le blocus était partiellement rompu. La voie ferrée vers Moscou devenait praticable.

Ce furent des heures inouïes, dans Léningrad..

CHAPITRE VIII

L'AUBE DE LA VICTOIRE

S l'étreinte se desserrait un peu autour de la ville, si le ravitaillement allait y devenir presque normal et les communications avec le reste de la Russie possibles, il s'en fallait encore d'un an pour que Léningrad fut complètement libérée de la menace des assaillants nazis.

Cartes, l'investissement n'était plus absolu et les communications terrestres étaient rétablies. Mais le couloir par lequel elles se faisaient, le long du lac Ladoga, demeurait si étroit, si constamment harcelé, si furieusement battu par les canons ennemis, que l'on ne pouvait pas dire véritablement élue le siège était levé.

La ville elle-même restait sous le tir de cette formidable artillerie, et elle était encore à la merci d'un étranglement du corridor de communication.

Cependant, les souffrances des habitants furent plus faciles à supporter, grâce à un ravitaillement plus aisé et plus large, et grâce aussi à un moral que relevaient sans cesse les nouvelles transmises par radio, notamment celle de l'immense victoire de Stalingrad et de la débâcle qui s'en suivit pour les armées d'Hitler.

Peu à peu, le territoire national était libéré. Les troupes soviétiques gagnaient chaque jour un peu de terrain. Verste par verste, les Russes reconquéraient la Russie...

Mais la ville de Léningrad n'était pas totalement libérée de l'emprise nazie. Le plus violent bombardement de tout le siège fut sans doute celui du 28 avril 1943. De nombreux immeubles furent touchés. La maison des Baranov, où logeaient les trois étudiantes fut écrasée et incendié.

Fort heureusement, les jeunes filles étaient de service à l'hôpital, qui ne fut pas atteint ce jour-là, et elles échappèrent une fois de plus à la mort. Elles transportèrent leurs pénates au logis des Perovsky, moins confortable et surtout pourvu de caves plus vulnérables.

- Mais, dit Lydia en commentant le fait, les abris de la maison de. Sonia n'ont pas résisté. Des malheureux y ont succombé. Alors, ce n'est pas la peine de comparer les caves entre elles : c'est une question de calibre des projectiles !...

Le plus dur, c'était que les jeunes filles avaient perdu tous leurs effets personnels, à l'exception de ceux qu'elles avaient sur elles...

Ce furent, tout au long des mois d'avril et mai, des alertes incessants, des bombardements quotidiens. Le bruit courait de nouveau d'une attaque massive de la ville avec des troupes fraîches. De nouveau, on perfectionnait les organisations défensives. Les pauvres tranchées précaires que les défenseurs de Léningrad avaient eu tant de peine à conserver l'été précédent, devenaient, à mesure que les mois s'écoulaient, de véritables et solides fortifications, capables de résister aux engins les plus puissants.

Le mois de juin fut également marqué par d'invraisemblables débauches de projectiles divers, qui firent des hécatombes parmi la population. Des savants, des professeurs, furent parmi les morts. Les étudiantes pleurèrent le grand chirurgien Ahrahamson, qui dirigeait leur hôpital et qui tomba à son poste de combat, frappé par un éclat, tandis qu'il pratiquait une délicate opération. Son blessé échappa au trépas. Le chirurgien eut la moitié de la tête enlevée...

Vers la fin de juillet, les Allemands imaginèrent une nouvelle tactique, qui se révéla particulièrement meurtrière. Au lieu de bombardements prolongés, ils procédèrent par rafales brèves et répétées, sans cesse renouvelées et dont les axes de tir changeaient chaque fois. Ainsi, les habitants n'avaient pas le temps de se mettre à l'abri, et les contre batteries de repérer les canons ennemis. Jamais journée ne fit tant de victimes que celle du 24 juillet, premier jour de la nouvelle tactique.

La ville fut parcourue par des camions pleins de cadavres sanglants ou de blessés atrocement mutilés.

Pour la seconde fois, Hélène fut touchée. Un éclat l'atteignit au bras gauche et elle fut incapable de s'en servir pendant plusieurs semaines...

- Cela fait deux fois, petite réfugiée, lui dit Sonia, que tu verses ton sang pour Léningrad.

- C'est pour Minsk aussi, répondit Hélène en tendant le bras blessé au pansement que lui faisait son amie...

Et les mois se succédèrent, semblables en horreur et en espérances. Le 21 août, l'annonce de la libération de Karkhov, prélude de celle de l'Ukraine tout entière, fut saluée par des salves d'artillerie. Mais on les tira avec de vrais obus, et dans la direction des nazis...

- C'est ce que l'on appelle, déclara Hélène, joindre l'utile à l'agréable ! Le plaisir de célébrer une victoire russe se double de celui de lancer de bons et gros percutants sur les Boches...

La fête de Noël rassembla les étudiantes dans les ruines de leur maison des bords de la Novka. Les salles de fortune installées dans ces ruines s'étaient aimablement transformées depuis deux ans. Peu à peu, on avait consolidé les cloisons de planches, remplacé les toiles de tente par des tôles elles-mêmes largement peinturlurées de fresques pleines de fantaisie et d'humour.

Un arbre de Noël s'y dressait. Des jeunes gens étaient invités. Tous et toutes étaient vêtus en combattants, comme aux tranchées : la plupart n'avaient plus d'autres effets. Un véritable jazz avait pu être constitué. Et l'on dansa, au son du canon.

Hélène était triste : elle pensait à ses frères, qui souffraient toutes les tortures de la captivité nazie.

Une courte alerte vint interrompre la fête, un peu avant minuit. Mais elle eut le bon goût de se terminer à temps pour que la bande, après un bref séjour dans les caves toujours intactes, pût se retrouver, à minuit juste, l'heure rituelle, dans la salle décorée de guirlandes et de drapeaux, et chanter en chœur des hymnes à la grande Russie...

Le 17 janvier 1944, le canon tonna plus fort que jamais. Mais c'était le canon russe. Une offensive puissante était enfin déclenchée sur le front de Léningrad. Les jeunes filles n'étaient pas de la bagarre. Elles avaient trop à faire à l'hôpital, où des files ininterrompues de camions amenaient des milliers de blessés. L'affaire était rude et le morceau difficile à enlever Hélène et. ses compagnes se multiplièrent pour soulager, autant qu'il était en leur pouvoir, les souffrances des soldats que l'on apportait...

Le 21 janvier 1944, elles apprirent la prise par les troupes russes, de Krasnoïe-Selo, Ropcha, Peterhof, Douderhof... Le 22, celles de Strelna et Novgorod. L'anneau de feu se, désagrégeait peu à peu.

Et les blessés arrivaient toujours...

Le 23 janvier, l'usine Kirov, formidablement fortifiée par les Allemands, tombait aux mains de l'Armée Rouge. Les débris de l'armée de Von Keuchler étaient refoulés en désordre vers le lac Peipous. Le 24, Pavlosk et Pouchkine étaient libérés. L'anneau de feu s'était totalement évanoui. Le 27 janvier, enfin, après avoir tenu 29 mois contre la ruée nazie, Léningrad était totalement délivrée du blocus. Le siège était levé.

Hélène, dans la Maison des Étudiantes, au milieu de ses compagnes de l'université, feta avec enthousiasme cette splendide conclusion d'une résistance sans précédent dans l'histoire, et à laquelle elle avait participé avec ses amies de Léningrad. À ses deux fidèles camarades d'études, d'hôpital et de combats, elle dit, en levant un verre d'eau symbolique, toute liqueur plus savoureuse étant absente:

- La fin du siège de notre ville, c'est l'aube de la victoire totale !

FIN.