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LE PIÈGE SE REFERME

Il y a toujours dans la vie d'un homme un moment où il sent l'imminence d'une catastrophe. Pour le Group Captain R.C.M. Collard de la RAF, cela se passa le soir du 14 mai 1940 sur la place du marché de Vervins, une petite ville du nord-est de la France.

Cinq jours avaient passé depuis que le " ballon avait été lâché " , comme disaient les Anglais pour désigner l'offensive-éclair déclenchée par les Allemands vers l'ouest. La situation était confuse. Collard avait quitté le quartier général britannique à Arras pour prendre contact avec l'état-major du général André-Georges Corap dont la 9e armée tenait la Meuse sur le sud.

De telles rencontres étaient parfaitement normales entre les Alliés, mais ce qui se passa, ce soir-là, n'avait rien de normal. Le général et son état-major s'étaient évanouis dans la nature. Il ne restait là que deux officiers français épuisés, affalés sous une lampe-tempête, attendant, comme ils le dirent, d'être faits prisonniers.

Pour le sapeur E.N. Grimmer ce moment d'angoisse l'étreignit alors que la 21e compagnie de campagne des Royal Engineers faisait manœuvre à travers champs sans doute en direction du front. C'est alors que Grimmer aperçut des soldats qui s'apprêtaient à détruire un pont. " Quand on avance, murmura-t-il d'un ton rêveur, on ne fait pas sauter les ponts. " Le soldat de première classe E.S. Wright connut une surprise plus rude. Il était allé à Arras pour chercher le courrier hebdomadaire de son unité de transmissions. Une motocyclette avec un side-car passa à toute vitesse. Il fit aussitôt demi-tour : c'était une motocyclette allemande !

Winston Churchill, qui venait d'être nommé Premier ministre, apprit la chose le 15 mai à sept heures trente du matin, alors qu'il dormait dans la chambre qu'on lui avait aménagée à l'Amirauté. Son téléphone de chevet sonna. C'était le Président du conseil Paul Reynaud : " Nous avons été battus " , lui déclara-t-il tout de go.

Il y eut un silence pendant lequel Churchill essaya de reprendre ses esprits.

- Nous sommes vaincus, continua Reynaud, nous avons perdu la bataille.

- Cela n'a pas pu se produire aussi vite, finit par articuler Churchill.

- Le front a été percé à Sedan ; ils s'engouffrent dans la brèche avec tous leurs chars et leurs engins blindés.

Churchill fit de son mieux pour apaiser Reynaud. Il lui rappela les sombres jours de 1918 qui avaient précédé la victoire. Mais Reynaud demeurait affolé. Il finit son message comme il l'avait commencé: " Nous sommes vaincus ; nous avons perdu la bataille. "

La situation était vraiment grave. Il n'était pas question de s'en tenir à des coups de téléphone. Le lendemain 16 mai, Churchill prit un avion pour Paris afin de se rendre compte sur place des événements. Arrivé au Quai d'Orsay, il trouva un " abattement total " : dans le jardin, de respectables fonctionnaires commençaient à brûler les archives.

Tout cela paraissait incroyable. Depuis 1918 l'armée française était considérée comme la meilleure du monde. Avec le réarmement de l'Allemagne, sous la direction de Hitler, il était évident qu'une nouvelle puissance militaire était en train de naître en Europe, mais on ne connaissait pas la valeur de ses dirigeants et leur armement sentait la supercherie. Lorsque le Troisième Reich avait commencé à démanteler les pays d'Europe centrale les uns après les autres, on n'avait vu là qu'une sorte de bluff. Quand, finalement, la guerre éclata, en 1939, et que la Pologne tomba au bout de trois semaines, on se dit que cela était normal pour les Polonais mais pas pour les puissances occidentales. En 1940, ce fut le tour de la Norvège et du Danemark, mais on avait considéré que c'était là une simple manœuvre qu'il serait temps de corriger plus tard.

Après huit mois de " drôle de guerre " , le 10 mai 1940, Hitler écrasa la Belgique, la Hollande et le Luxembourg. Convaincu qu'il s'agissait d'une réplique de 1914, le général Maurice Gamelin, commandant suprême des forces alliées envoya en renfort ses armées du nord ainsi que le Corps expéditionnaire britannique (CEB).

Gamelin avait fait un mauvais calcul. On n'était plus en 1914. Au lieu de se livrer à une incursion dans les Flandres, le gros des armées allemandes se dirigea plus au sud à travers la prétendue " impénétrable " forêt des Ardennes. On considérait que le terrain ne convenait pas aux opérations de blindés et les Français avaient même négligé de prolonger leur " imprenable " Ligne Maginot pour couvrir cette région.

Autre mauvais calcul. Alors que le groupe B de l'armée du colonel-général Fedor von Bock retenait les Alliés en Belgique, le Groupe A de l'armée du colonel-général Gerd von Rundstedt se ruait à travers les Ardennes. Précédées par 1.806 tanks et appuyées par 325 bombardiers en piqué Stukas, les colonnes de Rundstedt traversèrent en trombe la Meuse et filaient maintenant tout droit en rase campagne.

La 9e Armée du général Corap était la force la moins capable de supporter un tel choc. Elle était principalement composée d'unités de deuxième ordre et elle fut rapidement mise hors de combat. Ici et là, des unités irréductibles essayaient bien d'arrêter l'avance ennemie, mais c'était pour se rendre compte que leurs canons antitanks étaient inefficaces. Un officier subalterne atteignit la gare du Mans, où il se suicida après avoir envoyé une carte postale au président Reynaud : " Je me tue, monsieur le Président, afin que vous sachiez que tous les hommes avaient du courage, mais on ne peut envoyer des hommes se battre contre des tanks avec des fusils. "

Il en fut de même avec une partie de la 2e Armée du général Charles Huntziger à Sedan, à 80 kilomètres environ plus loin vers le sud. Comme les blindés allemands approchaient, les hommes de la 71e Division mirent leurs casques à l'envers et battirent en retraite.

Trois brigades de tanks françaises tentèrent de s'opposer à la ruée allemande, mais elles n'eurent guère de chance. La première tomba en panne de carburant ; la deuxième fut faite prisonnière en débarquant d'un train dans une gare ; la troisième se trouva dispersée en petits groupes le long du front et les Allemands n'en firent qu'une bouchée.

Désormais les panzers avaient le champ libre et rien ne pouvait les arrêter. Le 20 mai, peu après sept heures du matin, deux divisions du XIXe Corps d'élite du général Heinz Guderian commencèrent à se diriger vers l'est à partir de Péronne. Vers dix heures, elles pénétrèrent dans la ville d'Albert, où un groupe de territoriaux britanniques essaya de leur couper le passage en édifiant des barricades avec des boîtes de carton ! A onze heures, elles atteignirent Hédauville, où elles capturèrent une batterie d'artillerie britannique qui n'était équipée que d'obus d'entraînement. A midi, la P'e panzer était à Amiens, où Guderian s'arrêta un moment pour contempler les tours de la magnifique cathédrale.

La 2e panzer continuait son chemin. Vers seize heures, elle arrivait à Beauquesne, où elle s'empara d'un dépôt contenant l'ensemble des cartes du corps expéditionnaire britannique. Finalement, à vingt et une heure dix, elle atteignit Abbeville puis la côte. Ces divisions avaient parcouru une soixantaine de kilomètres en quatorze heures et coupé les forces alliées en deux. Le CEB, deux armées françaises et les Belges - un million d'hommes environ - se trouvaient maintenant encerclés dans les Flandres et acculés à la mer, près d'être plumés comme des volailles.

En Belgique, les troupes britanniques qui étaient sur le front n'avaient aucun moyen de savoir ce qui s'était passé sur leurs flancs et sur leurs arrières. Tout ce que ces soldats savaient, c'était qu'ils avaient tenu tête avec succès aux Allemands sur la Dyle. Le 14 mai (jour où Rundstedt mit en déroute l'armée Corap), le canonnier de deuxième classe Nœl Watkin de la Royal Aetillery entendit parler d'une grande victoire alliée. Cette nuit-là, il n'avait noté que de bonnes nouvelles dans le journal qu'il tenait en cachette :

" L'ennemi bat en retraite sur 6 1/2 miles. Pas grand-chose à faire jusqu'à ce soir. Nous tirons sur les SOS lines et empêchons les Boches de traverser la Dyle. Beaucoup d'Allemands tués et faits prisonniers. 27.000 Allemands tués (officiel). "

Le jour suivant, ce fut bien différent. Comme les Français avaient été battus au sud, les Allemands franchirent le barrage. Bientôt les obus se mirent à pleuvoir sur le flanc des Britanniques.

Ce soir-là, ahuri. notre Nœl Watkin se vit contraint d'écrire dans son journal:

" Quelle journée ! Nous avons dû battre en retraite à vingt-deux heures trente, et comme nous le faisions, nous avons subi un bombardement intense, et remercions Dieu d'être sains et saufs... A part le choc, je suis O.K. "

La plupart des membres du CEB avaient été totalement désorientés par ce soudain revers de fortune. Toute la journée du 16 et du 17 mai, les troupes commencèrent à se retirer du front. De plus en plus on dirigeait le tir vers le sud et le sud-ouest. Le 18, quand le 2e Essex reçut l'ordre de placer ses troupes le long du canal de la Bassée en direction du sud, le major Wilson demeura incrédule : l'ennemi ne devait-il pas se trouver à l'est ? " Je n'y comprends rien moi-même, sir, lui dit le capitaine Long Price, qui venait juste de rentrer du quartier général de la brigade, mais ce sont les ordres. "

En revanche, un homme qui comprenait bien la chose était Partisan de ces opérations de barrage, le général vicomte Gort, commandant en chef du CEB. Lord Gort, un grand gaillard de cinquante-trois ans, n'était pas un stratège - et il était content de n'avoir qu'à suivre le commandement français à la matière -, mais il avait de solides vertus guerrières, ce qui, en des temps aussi difficiles, n'était pas à négliger. C'était un farouche combattant - il avait reçu la Victoria Cross sur la ligne Hindenburg en 1918 - et il était inébranlable.

Le général Alphonse, Joseph Georges, son supérieur français, pouvait parfois perdre son sang-froid : Gort, jamais. Il s'appliqua méthodiquement à protéger son flanc menacé et fit faire demi-tour à son armée. Ses divisions entraînées au combat combattaient les Allemands à l'est. Pour faire face à la menace qui venait du sud et de l'ouest, il mit sur pied des forces improvisées composées d'unités hétérogènes prises çà et là. Il nomma son chef des services de renseignements, le major-général Nœl Mason-MacFarlane, à la tête de l'un de ces groupes que l'on appela pour la circonstance MACFORCE. Mason-MacFarlane était un officier capable mais le principal effet de sa nouvelle affectation fut de démanteler les services de renseignements du G.Q.G. à Arras. Cela ne semblait pas inquiéter Gort. C'était avant tout un homme de terrain et il n'avait guère l'expérience des bureaux.

En même temps, Gort, agissant en fonction d'un horaire conçu par les Français, commença, le soir du 16 mai, à retirer ses troupes du front de la Dyle. Le nouveau front fut établi sur l'Escaut, 90 kilomètres environ en arrière, et le repli s'effectua en trois étapes.

Des unités d'élite, comme le 2e Coldstream Guards, exécutèrent les ordres méticuleusement - c'était pour eux une tradition qui s'étendait sur plusieurs générations. Quant aux autres unités, ces ordres - qui étaient fort précis sur le papier - ne furent pas exécutés avec la même précision. Les estafettes chargées de les faire parvenir ne trouvaient pas toujours les états-majors auxquels ils étaient destinés. Certains régiments se mirent en route trop tard.
D'autres s'égarèrent dans l'obscurité. D'autres prirent le chemin inverse. D'autres furent pris dans des embouteillages inextricables. D'autres enfin ne reçurent pas la moindre instruction.

Le 32e régiment de campagne de la Royal Artillery se pressait pour atteindre la Dyle, ignorant toute décision de repli, lorsque l'ordre vint de prendre position dans un champ à quelques kilomètres du fleuve. On demanda au canonnier R. Shattock de prendre un camion de son unité et d'apporter quelques rations de vivres. C'est ce qu'il fit, mais, avant qu'il ne fût de retour, son régiment avait disparu. Après une luit d'angoisse, il se posta sur la route principale, espérant rencontrer au moins une personne de sa connaissance.

Il fut immédiatement submergé par une foule d'hommes qui couraient. " Viens, fous le camp ! lui crièrent-ils, les " ferries '' " sont passés, maintenant, c'est chacun pour soi ! " Ils escaladèrent le camion, se logèrent sur le toit, sur le capot, sur ces pare-chocs.

Shattock fit route vers l'ouest, suivant le courant. Au début, il put rouler sans difficulté, mais peu à peu conduire devenait un véritable cauchemar. Des Stukas apparurent. Ils avaient suivi l'avance des colonnes britanniques jusqu'au fin fond de la Belgique sans intervenir, mais pour le voyage de retour les choses furent différentes. Avec leurs sirènes fixées sous leur carlingue et sur les bombes - les Allemands les appelaient les " trompettes de Jéricho " -, ils effectuaient des piqués provoquant à la fois la terreur et des hécatombes, puis, en position horizontale, volaient en frôlant le toit des camions, mitraillant à qui mieux mieux.

Il faisait chaud. Une épaisse fumée noire emplissait l'atmosphère. L'air sentait le caoutchouc brûlé. Les véhicules roulaient au pas. Des réfugiés en larmes se mêlaient aux soldats hébétés. Des charrettes, des bicyclettes, des voitures d'enfants, des autos incendiées encombraient les fossés.

A la fin, il ne fut plus possible d'avancer. Les passagers de Shattock, se rendant compte qu'ils ne pouvaient mieux faire qu'aller à pied, l'abandonnèrent, et il se trouva tout seul dans son camion bloqué. Il monta sur le toit, mais il ne vit pas comment s'en sortir. Le trafic était interrompu en avant et en arrière et de profonds fossés des deux côtés de la route empêchaient de partir à travers champs. Il était cloué sur place dans cette chaude après-midi de mai tout enfumée. Jamais il ne s'était senti aussi seul et aussi découragé. Avant, il y avait toujours quelqu'un pour donner des ordres. Aujourd'hui, il n'y avait plus personne.

Il ne pouvait pas vraiment être très éloigné de son régiment qui avait si mystérieusement disparu la veille. En fait, celui-ci s'était replié quand un guetteur juché sur un poteau télégraphique avait signalé " un grand nombre de soldats portant des seaux à charbon sur la tête dans un champ voisin " .

Pour le canonnier de deuxième classe H.E. Gentry, ce fut comme s'il revoyait la course de chars dans Ben Hur. Tout le régiment décrocha ses fusils, abandonna le pré où il s'était installé et se rua sur la route, dans la direction inverse de celle qu'il avait prise. Il faisait nuit lorsqu'ils s'arrêtèrent pour décharger leurs munitions sur des cibles improbables et, de toute façon, hors de portée, puis se remirent en chemin. Gentry n'avait aucune idée de l'endroit où ils allaient : il se bornait à suivre ceux qui le précédaient.

A minuit, ils firent de nouveau halte. La pluie s'était mise à tomber. Les hommes épuisés s'entassèrent autour d'un feu qu'ils avaient discrètement allumé, mâchonnant quelque nourriture et parlant de l'enfer qu'ils venaient de traverser.

A l'aube, la pluie s'arrêta et, de nouveau, une belle journée s'annonça. Un appareil allemand d'observation, un Fieseler Storch, apparut, les survolant à basse altitude sans craindre manifestement la moindre intervention. Les hommes du 32e savaient bien pourquoi : ils n'avaient aperçu aucune trace de la RAF depuis le début de la campagne et l'expérience leur avait prouvé que les fusils sont inefficaces contre les avions. Dans un moment d'exaspération Gentry tira au hasard, mais il savait que la menace viendrait lorsque le Storch serait reparti.

C'est bien ce qui se passa. L'appareil disparut, mais une douzaine de bombardiers firent leur apparition sur la droite. Les hommes du 32e se dirigèrent tant bien que mal vers l'entrée d'un village. L'ordre fut lancé : " Dispersez-vous et mettez-vous à couvert ! " Gentry entra en courant dans une cour de ferme pleine de boue. Il plongea dans une meule de foin, tandis que les avions commençaient à décharger leurs bombes. Ce fut un vacarme terrifiant accompagné d'un étrange sifflement et la terre trembla autour de lui. Puis un silence de cimetière régna soudain.

Gentry sorti en rampant de sa meule de foin. A quelques pas de là, plantée dans la boue, il aperçut une bombe qui n'avait pas explosé. Elle avait à peu près la taille d'un réfrigérateur, la forme d'un cigare et ses ailerons pointaient vers le ciel. C'est alors qu'un cochon traversa lentement la cour de la ferme et se mit à la lécher.

De nouveau ils se mirent en route. Pour Gentry, le 32e semblait tourner en rond. Les hommes étaient toujours perdus, sans savoir à quels ordres obéir ni où ils devaient se rendre. De temps à autre ils s'arrêtaient, tiraient quelques rafales sur des cibles invisibles et reprenaient leur chemin. Gentry se souvenait du dernier hiver qu'il avait passé à Lille, où lui et ses camarades se réunissaient dans leur café favori et chantaient : " Cours, petit lapin, cours ! " . " Aujourd'hui, maugréait-il, c'est nous qui courons comme des lapins. "

Ayant atteint la Dendre, ils étaient de nouveau prêts à entrer en action. La circulation était particulièrement difficile. Tout le monde essayait de traverser le fleuve, mais peu y parvenaient. Gentry aperçut un certain nombre de motocyclettes avec des side-cars dans un champ qui se trouvait sur sa gauche. Des hommes descendirent de leurs machines et commencèrent à leur tirer dessus avec leurs mitrailleuses.

Les ferries étaient là. Les Britanniques ouvrirent le feu à vue et, pendant cinq minutes, ce fut un bruit assourdissant. Ils réussirent à disperser les motocyclistes, mais il n'y avait pas de quoi triompher. Une escadrille de chasseurs allemands plongèrent du ciel et mitraillèrent la route. Comme si ce n'était pas assez, un bruit se mit à se répandre : des soldats ennemis déguisés en réfugiés se seraient infiltrés dans les lignes. Dès lors des ordres furent donnés : il fallait mettre en joue toutes les femmes qu'on rencontrait.

" Il ne manquait plus que ça, s'écria Gentry stupéfait : des Allemands en jupons ! "

La crainte qu'inspirait la Cinquième Colonne s'étendait comme une traînée de poudre. Chacun racontait des histoires de parachutistes allemands déguisés en prêtres et en sœurs de charité. Les hommes d'une unité d'entretien des Royal Signais disaient que deux " moines " avaient visité leurs quartiers juste avant une attaque d'artillerie lourde. D'autres mettaient en garde contre des agents ennemis portant l'uniforme de la Military Police qui systématiquement orientaient les convois de troupes dans une mauvaise direction. On racontait des tas d'histoires sur de prétendus " paysans " qui disposaient des signaux dans les champs de blé et de mais pour indiquer des cibles de choix. En général, ces signaux avaient la forme d'une flèche ; parfois celle d'un cœur ; par exemple, le IIIe Corps avait pour signe de reconnaissance une feuille de figuier.

L'unité de transmissions attachée au Q.G. du IIe Corps avait été avertie que les Allemands avaient parachuté des espions habillés en religieuses, en curés et en étudiants ; aussi les hommes de cette unité se tenaient-ils particulièrement sur leurs gardes quand ils quittaient la grand-route pour prendre un peu de repos au cours de leur retraite. L'aube venait juste de poindre lorsqu'ils furent réveillés par des coups de feu tirés par une sentinelle. Celle-ci les avertit qu'elle avait vu une silhouette traînant un parachute, en se cachant parmi les arbres. Après deux semonces, ils ne reçurent aucune réponse et le sergent qui commandait la section ordonna à la sentinelle et à un agent des transmissions, E.A. Salisbury, d'ouvrir le feu. La silhouette s'écroula et les deux hommes se précipitèrent pour voir qui ils avaient touché. Il se révéla que c'était un civil vêtu de velours gris, avec non pas un parachute mais une banale couverture blanche. Il était mort sur le coup et n'avait aucun papier sur lui.

Le sergent grommela que c'était un Boche de moins et l'unité reprit bientôt son chemin. Ce n'est que plus tard que Salisbury apprit la vérité. Un asile d'aliénés de Louvain avait libéré ses pensionnaires et c'était l'un d'eux que les soldats britanniques avaient tué. La chose bouleversa Salisbury et quarante ans après il est encore hanté par cette tragique erreur.

Certes, il y eut des cas où les hommes de la Cinquième Colonne intervinrent effectivement. Par exemple, le ter Coldstream et le 2e Gloucesters furent harcelés par des francs-tireurs. Mais, pour la plupart, les " religieuses " étaient vraiment des religieuses et les " prêtres " de vrais prêtres dont le comportement bizarre ne leur était dicté que par la peur. Il arriva même que les gens de la Military Police qui désorganisaient le trafic étaient authentiques et qu'ils s'étaient simplement trompés dans leur travail.

Mais qui, à ce moment-là, pouvait le savoir ? Tout le monde suspectait tout le monde et le canonnier Arthue May commençait à trouver que l'existence était dangereuse pour un traînard. Avec deux de ses camarades, ils avaient été coupés de leur unité d'obusiers. On leur avait dit que celle-ci avait été repliée sur Tournai et ils essayaient de la rejoindre. Alors qu'ils se trouvaient à bord d'un camion de leur compagnie, errant sur les routes, ils furent arrêtés et interrogés maintes et maintes fois par des hommes de l'arrière-garde britannique, qui semblaient avoir la détente facile.

Finalement, ils purent atteindre Tournai, mais leurs ennuis, pour autant, n'étaient pas terminés. Un sergent et deux hommes de troupe, baïonnette au canon, les obligèrent à détruire leur véhicule. Ensuite, ils leur firent traverser le dernier pont qui restait sur l'Escaut ; ils furent pris en charge par trois autres soldats armés de fusils qui, sur un ton très autoritaire, les conduisirent à une ferme à l'entrée de la ville. Ils furent séparés les uns des autres et soumis, une fois de plus, à un interrogatoire serré.

Une fois les choses éclaircies, les trois hommes mirent trois heures avant de retrouver leur compagnie. Tous ceux qu'ils interrogeaient sur leur chemin ne voulaient rien leur dire ou bien les directions qu'on leur indiquait étaient fausses. May avait peine à concevoir que ces types agressifs n'étaient autres que ses compagnons d'armes.

Mais il en était ainsi. Et ces formations d'arrière-garde étaient de plus en plus coincées entre la masse confuse des troupes en retraite et les éléments avancés de l'armée allemande. Certaines d'entre ces troupes, comme le Coldstream et le Grenadiers, étaient d'une discipline légendaire. D'autres, comme le 5e Northamptons et le 2e Hampshires, n'avaient pas la même réputation, mais n'en étaient pas moins de véritables soldats de métier. La stratégie d'usage voulait que l'on se mît à l'abri d'un canal ou d'un cours d'eau, la plupart du temps pendant la nuit, pour retenir l'avance des Allemands pendant le jour avec des tirs d'artillerie et de mitrailleuses et, ensuite, se replier jusqu'au prochain canal ou au prochain cours d'eau et recommencer la même chose.

Ces hommes étaient aussi efficaces que des engins de guerre, mais ils étaient épuisés. Ils prenaient position, se battaient, se repliaient et ne dormaient jamais. Le 1er East Surreys trouva un moyen de faciliter le repli des troupes. Faisant " la chaise à porteur ", deux de ses hommes pouvaient transporter un de leurs camarades qui dormait. De temps à autre, ils se remplaçaient.

Lorsque le lieutenant James M. Langley du 2e Coldstream reçut l'ordre de tenir le pont sur l'Escaut à Pecq, le commandant de sa compagnie, le major Angus McCorquodale, demanda à un sergent de rester auprès de lui et de lui tirer dessus si, par malheur, il essayait de s'asseoir ou de se coucher. Le boulot de Langley consistait à faire sauter le pont si les Allemands arrivaient et McCorquodale lui dit : " A partir du moment où vous vous assiérez ou vous coucherez, vous vous endormirez aussitôt et ÇA vous ne le ferez pas ! "

Les troupes ennemies n'étaient souvent qu'à dix ou quinze minutes de ceux qu'ils poursuivaient. Le 23 mai, la plupart des hommes avaient franchi la frontière entre la Belgique et la France, d'où ils étaient partis pleins d'optimisme deux semaines plus tôt. Le premier sentiment qu'ils éprouvèrent fut du soulagement, mais qui fut bientôt suivi d'une sorte de honte. Ils se souvenaient tous du merveilleux accueil qu'ils avaient reçu des populations, des fleurs et du vin qu'on leur offrait. Maintenant ils devaient faire face à des regards lourds de reproches, en traversant des villes incendiées.

Lorsque le 1er East Surreys fut de retour en France, le sous-lieutenant R.C. Taylor reçut l'ordre de se rendre à Lille pour s'y procurer du matériel. Lille se trouvait encore loin des positions de son bataillon et Taylor espérait qu'il allait y rencontrer un univers plus paisible que l'enfer qu'il venait de traverser en Belgique. A son grand étonnement, bien avant d'être arrivé, il entendit grandir le bruit des combats. Il en conclut que non seulement les Allemands se trouvaient à l'est du CEB, mais aussi au sud et à l'ouest. Les Britanniques étaient pratiquement encerclés.

Les forces d'intervention que le général Gort avait mises sur pied pour couvrir son flanc et ses arrières menacés se trouvaient dans une situation désespérée. Au sud d'Arras, la 23e Division, mal entraînée, était affrontée aux tanks du major général Erwin Rommel et ne possédait pas une seule défense anti-chars. A Saint-Pol, une unité britannique essayait de contenir la 6e panzer. A Steenbecque, le 9e Royal Northumberland Fusiliers attendait son tour avec angoisse. Un bataillon de territoriaux à peine entraînés, qui avait construit un terrain d'aviation près de Lille lorsque le " ballon s'était envolé " faisait maintenant partie d'une formation de défense improvisée qu'on appelait POLFORCE. Ces hommes n'avaient reçu aucune instruction et savaient seulement que leur commandant s'était évanoui dans la nature.

C'est alors que le capitaine Tufton Beamish, le seul officier de carrière du bataillon, prit le commandement. Autant qu'il le put, il rassembla les hommes, leur fit prendre position, disposa convenablement l'artillerie et se prépara à retenir les Allemands pendant les 48 heures à venir.

En général, les choses n'allaient pas aussi bien. Le soldat de deuxième classe Bill Stratton, qui servait dans une unité de transport de troupes, avait le sentiment d'avoir parcouru en vain toute la France du nord-est. Un soir, son convoi de camions fut parqué dans un champ, derrière une rangée d'arbres, juste à la sortie de Saint-Omer. Soudain, un groupe de Français excités se répandit sur la route en criant : " Les Boches ! Les Boches ! " . On envoya en toute hâte une patrouille de reconnaissance qui retourna avec de mauvaises nouvelles: les tanks allemands n'étaient qu'à dix minutes de là.

Les hommes se mirent en position, avec pour seules armes quelques fusils Boyes anti-chars. Ceux-ci ne pouvaient pas grand-chose contre des tanks, mais, en revanche, ils avaient un tel recul que l'on prétendait qu'ils avaient fracassé l'épaule de leur inventeur ! La consigne fut donnée de ne pas faire feu avant d'en avoir reçu l'ordre.

Ce fut un long moment d'angoisse, puis on entendit le bruit des chars. Celui-ci s'intensifia. Incontestablement, ils étaient là. Une colonne de tanks et d'infanterie motorisée se dirigeait droit sur le champ où Stratton était tapi. Apparemment les arbres dissimulèrent les camions, car les blindés allemands ne firent aucune attention à eux et les Britanniques se gardèrent bien d'ouvrir le feu. Finalement leur bruit se perdit dans le lointain et le commandant britannique consulta sa carte pour trouver un itinéraire de repli qui lui permît d'éviter d'aussi mauvaises rencontres.

Il arrivait souvent que les unités britanniques fussent coupées les unes des autres, égarées – ou simplement oubliées. Le sapeur Jœ Coles appartenait à une compagnie de génie qui, en temps normal, s'occupait de bétonneuses, mais qui, maintenant, était intégrée dans la MACFORCE à l'est d'Arras. Les hommes n'avaient plus rien à manger ni à boire et ils essayaient de traire des vaches, lorsque Coles fut envoyé avec un sergent pour réparer une station de pompage dans les environs d'Orchies.

Le lendemain soir les deux hommes avaient remis les stations de pompage en état de marche et décidé d'entrer dans Orchies pour s'y procurer du ravitaillement et des couvertures. Orchies se révéla une ville morte, ses habitants et sa garnison l'ayant abandonnée.

Finalement Coles et son sergent découvrirent un dépôt du Navy, Army and Air Force Institute. Les Britanniques considéraient le NAAFI comme leur ange tutélaire en raison de tout ce que ce service pouvait fournir à leurs besoins, mais même dans ses plus sombres cauchemars Coles n'avait jamais imaginé chose pareille. Là aussi, tout le personnel avait disparu. En revanche, tous les rayons étaient abondamment garnis de denrées particulièrement précieuses.

Les deux hommes remplirent un énorme sac de cigarettes, de whisky, de gin et s'emparèrent même de deux fauteuils de bureau. De retour à la station de pompage, ils trinquèrent généreusement à leur propre santé et s'endormirent dans les fauteuils.

Le lendemain matin, aucun ordre ne fut donné. La route était déserte. Il était clair que la compagnie avait été oubliée sur place. Plus tard, au cours de la journée, ils aperçurent quatre soldats français qui erraient autour d'une ferme voisine. Eux aussi avaient perdu leur unité. N'obéissant qu'à son bon cœur, Coles fouilla dans son magot en provenance du NAAFI et leur donna une cartouche de cinquante paquets de cigarettes. Submergés par la reconnaissance, les Poilus lui offrirent un petit poulet rôti. Pour Coles et son sergent, c'était la première nourriture qu'ils avaient prise depuis plusieurs jours et, sans qu'ils le sachent encore, la dernière qu'ils allaient prendre en France.

Pour le moment, ils ne pensaient qu'à une seule chose : quitter la station de pompage. Il n'y avait plus autour d'eux âme qui vive et cela signifiait qu'ils se trouvaient dans un no man's land. Coles regagna la route principale avec l'espoir d'y rencontrer quelque véhicule d'arrière-garde. Il attendit longtemps, mais il finit par apercevoir un soldat britannique monté sur une motocyclette qui filait à toute allure. Il lui fit signe de s'arrêter et le Tommy lui promit d'aller demander du secours à une compagnie du génie, elle aussi égarée, qui se trouvait par là. Au bout de dix minutes, un camion fit irruption dans la cour de la station de pompage, prit à son bord Coles et son compagnon et fila vers le nord pour les mettre en sécurité ou, en tout cas, avec l'espoir de trouver le bon chemin.

En fait, les communications étaient pires à l'ouest. C'était l'inévitable résultat de cette stratégie improvisée d'unités de défense. Mais le problème était ailleurs aussi grave. Depuis le début de la guerre, le haut commandement français avait interdit les liaisons radio, prétextant que n'importe qui pouvait les capter. Seul le téléphone était sûr. Cela impliquait l'installation de kilomètres et de kilomètres de câbles et l'utilisation de circuits civils souvent surchargés. Mais, au moins, les Boches ne pourraient pas écouter !

Lord Gort avait applaudi à cette initiative. Une fois de plus les Français étaient les maîtres de la guerre. Ils en avaient étudié tous les détails et s'ils disaient que le téléphone était le meilleur moyen de communication, le CEB ne pouvait qu'approuver. En outre, les Français avaient 90 divisions, lui n'en avait que 10.

C'est alors qu'arriva le mois de mai et l'épreuve des combats. Certaines lignes téléphoniques furent rapidement coupées par les tanks de Rundstedt. D'autres le furent par inadvertance au cours des mouvements des armées alliées. D'autres encore furent mises hors circuit par les divers déplacements des quartiers généraux. Le poste de commandement de Gort, à lui seul, changea sept fois de place en l'espace de dix jours. Les hommes des services de transmissions étaient surmenés et ne pouvaient rétablir les lignes assez vite.

Après le 17 mai, Gort n'eut plus de ligne directe avec les quartiers généraux belges à sa gauche, avec la Première Armée française à sa droite ni avec son supérieur immédiat, le général Georges, à l'arrière. Les ordres ne parvenaient plus à la plupart de ses propres subordonnés. A Arras, son chef des opérations, le lieutenant-colonel Bridgeman, désespéra bientôt de pouvoir joindre le G.Q.G. Il pensa que ce qu'il avait de mieux à faire était tout simplement de se nourrir de chocolat et de whisky.

Le seul moyen de communiquer était de le faire à l'occasion de visites personnelles ou en utilisant des estafettes à cheval ou à motocyclette. Perdu en pleine campagne, le désinvolte commandant de la 3e Division, le major-général Bernard Montgomery, accrocha un message à l'extrémité de sa canne et le tint ainsi par la vitre baissée de sa voiture. Son garde du corps, le sergent Arthur Elkin, qui était monté sur une motocyclette s'en saisit au passage.

Elkin mit les gaz pour trouver son destinataire. Mais c'était une rude affaire de conduire sur ces routes inconnues à la recherche d'unités sans cesse en mouvement. Il se dirigea vers trois soldats assis sur un trottoir pour demander son chemin. Comme il s'en approchait, l'un des soldats mit son casque sur sa tête et Elkin comprit seulement alors que c'était un Allemand.

Pour Cort, la rupture des communications était une récrimination de plus sur la liste de toutes celles, s'allongeant sans cesse, qu'il adressait aux Français. Gamelin était un zéro. Le général Georges semblait hébété. Le général Gaston Billotte, commandant le Premier Croupe d'armée français, était censé jouer le rôle de coordinateur, mais il n'en faisait rien. Et Gort n'avait reçu aucune instruction écrite de lui depuis que la campagne avait commencé.

Les troupes françaises, le long de la côte et dans le sud, paraissaient totalement démoralisées. Leur artillerie et leurs convois tirés par des chevaux encombraient les routes, causant d'énormes embouteillages et des altercations entre les hommes, dont plus d'une s'achevait par des coups de pistolets. Peut-être parce qu'il avait collaboré longtemps avec la plus parfaite loyauté avec les Français, Cort, aujourd'hui, était doublement déçu.

Il est difficile de dire quand l'idée d'une évacuation lui vint à l'esprit, mais il se peut que cela ait eu lieu le 18 mai aux alentours de minuit. Le général Billotte s'était enfin décidé à lui rendre visite à son poste de commandement, à Wahagnies, une petite ville au sud de Lille. En temps normal, Billotte se montrait bourru et cordial. Cette nuit-là, il parut fatigué et complètement à plat, tandis qu'il déroulait une carte montrant les toutes dernières estimations que les Français avaient faites de la situation. On avait identifié neuf panzer divisions fonçant à l'ouest vers Amiens et Abbeville - et il n'y avait aucune unité française pour leur bloquer le chemin.

Billotte parlait bien de prendre des contre-mesures, mais il était facile de voir que le cœur n'y était pas et il laissa ses hôtes convaincus que la résistance française était en train de s'effondrer. Comme l'ennemi avait désormais interdit tout repli vers l'ouest ou le sud, il apparaissait que la seule solution était de se diriger vers le nord en direction de la Manche.

Le 19 mai à 6 heures du matin, six officiers supérieurs de l'état-major de Gort se réunirent pour commencer de mettre sur pied un plan de retraite. Il semble que le chef d'état-major délégué, le brigadier Sir Oliver Leese, avait déjà pensé à la chose, car il avait prévu de réunir l'ensemble du CEB et d'effectuer un mouvement en masse vers Dunkerque, le port français le plus proche.

Mais cela impliquait que l'armée était déjà encerclée et elle n'en était pas encore là. Ce qui s'imposait, c'était un repli général, le départ du C.Q.G. d'Arras, une partie du personnel rejoignant Boulogne, sur la côte, et le reste se portant à Hazebrouck. à une cinquantaine de kilomètres de la mer. Pour le moment, le poste de commandement resterait à Wahagnies.

A 11 heures 30, le chef d'état-major, le lieutenant-général H.R. Pownall, téléphona au War Office à Londres et annonça la nouvelle au directeur des opérations et des plans militaires, le major-général R.H. Dewing. Si les Français ne pouvaient stabiliser le Front sud du CEB, déclara Pownall, Cort avait décidé de se replier sur Dunkerque.

A Londres, c'était un merveilleux dimanche et l'élégant secrétaire à la Guerre, Anthony Eden, s'apprêtait à rejoindre le secrétaire des Affaires étrangères, Lord Halifax, pour déjeuner tranquillement avec lui, lorsqu'il reçut une communication urgente lui demandant de rencontrer le général Sir Edmund Ironside, chef de l'état-major impérial. Ironside, un gros homme à la démarche pesante (qu'on avait inévitablement surnommé " Tiny " était consterné par la proposition de Cort de faire le mouvement sur Dunkerque. " Ce serait un piège " , avait-il déclaré.

La consternation d'Ironside était évidente, lorsque à 13 heures 15 un nouvel appel parvint de Pownall. Dewing était encore au bout du rd: il suggéra que Cort était trop pessimiste et que les Français ne pouvaient pas être en aussi mauvaise posture qu'il le disait. De toute façon, pourquoi ne pas se diriger sur Boulogne ou Calais, où la couverture aérienne serait plus efficace, au lieu d'aller à Dunkerque ? . " C'est l'histoire du lièvre et de la tortue, répliqua sèchement Pownall, le plus simple des calculs montre que le lièvre doit gagner la course. "

Dewing avança la solution préconisée par Ironside : le CEB devrait faire demi-tour et se frayer un chemin au sud vers la somme. Cette théorie ne tenait aucun compte du fait que la majeure partie de l'armée britannique était engagée dans une bataille contre les Allemands à l'est et ne pourrait sans doute se dégager, mais Pownall n'émit aucune critique. Au contraire, il rassura Dewing, lui affirmant que ce mouvement vers Dunkerque n'était qu'un " projet " qui trottait dans la tête du commandant en chef, qu'il ne l'avait mentionné que pour tenir Londres au courant de ce que l'on pensait au quartier général, que toute décision dépendait du fait de savoir si les Français pouvaient renforcer leur propre front. Comme il avait déjà dit que les Français étaient disloqués, il était compréhensible que Londres ne fût pas apaisé par ses propos.

Dewing enfonça le clou : est-ce que Pownall réalisait que l'évacuation par Dunkerque était impossible et qu'y maintenir des forces était une chose douteuse ? Oui, répondit Pownall, il le savait, mais faire mouvement vers le sud serait fatal. La conversation achevée, Pownall se dit que Dewing était " singulièrement stupide et de mauvais conseil " . et le War Office fut convaincu que Gort était sur le point de se prendre lui-même au piège.

Ironside demanda que le Cabinet de guerre soit convoqué aussitôt. Des messages furent envoyés à Churchill et à Chamberlain, qui passaient un paisible dimanche à la campagne, pour qu'ils reviennent d'urgence et, à 16 heures 30, le Cabinet se réunissait dans ce que Churchill appelait " la salle aux poissons " de l'Amirauté - une pièce ornée de dauphins se livrant à de joyeuses évolutions.

Churchill tomba pleinement d'accord avec Ironside. Le seul espoir était de se replier vers le sud et de rejoindre les Français sur la Somme. Les autres personnes présentes furent du même avis. Il fut décidé qu'Ironside se rendrait personnellement - la nuit même - auprès de Gort et lui remettrait les instructions du Cabinet de guerre.

A 21 heures, Ironside prit un train spécial à Victoria Station. Le lendemain matin, 20 mai à 2 heures, il était à Boulogne. A 6 heures, il débarquait au poste de commandement de Cort à Wahagnies. S'appuyant sur les instructions du Cabinet, il dit à Gort que le seul espoir qui restait était de faire faire demi-tour à l'armée et de foncer vers le sud à Amiens. Si Cort était d'accord, il donnerait aussitôt les ordres nécessaires.

Mais Cort n'était pas d'accord. Pendant quelques instants, il réfléchit au problème, puis il expliqua que le CEB était trop étroitement engagé à l'est dans une bataille avec les Allemands. Il ne pouvait pas purement et simplement faire demi-tour et prendre une autre direction. S'il essayait d'accomplir cette manœuvre, l'ennemi se jetterait aussitôt sur ses arrières et le taillerait en pièces.

Ironside demanda alors à Cort s'il pouvait au moins retirer ses deux divisions de réserve pour pousser vers le sud et se joindre aux forces françaises poussant vers le nord. Gort pensait que cela serait possible, mais il devrait d'abord coordonner les opérations avec le général Billotte, le commandant suprême de cette zone.

Prenant Pownall par la main, Ironside se rendit ensuite au quartier général français à Lens. Il y trouva le général Billotte en compagnie du général Blanchard de la 1re Armée française, qui étaient tous deux au bord de l'effondrement. Tantôt ils bredouillaient, tantôt ils criaient, mais ils n'avaient aucun plan. C'en était trop pour le volcanique Ironside. Saisissant Billotte par les boutons de sa tunique, il essaya de tirer quelque chose de lui.

A la fin, on tomba d'accord sur le fait que quelques unités françaises mécanisées se joindraient aux deux divisions de réserve de Gort pour attaquer le lendemain au sud d'Arras. Ces troupes s'uniraient ensuite à d'autres forces françaises poussant vers le nord. On devait espérer un changement de commandement au niveau le plus élevé. Le placide général Gamelin fut remplacé par le général Weygand. Ce dernier avait 73 ans, mais on le disait plein d'esprit et d'ardeur.

Ironside retourna à Londres, convaincu qu'une fois les deux forces réunies la route serait ouverte pour que le CEB fasse demi-tour et se dirige vers le sud - ce qui demeurait sa solution préférée. Gort, lui, était hésitant, mais c'était un bon soldat et il ferait tout pour réussir.

Le 21 mai à 14 heures, une force d'intervention sous les ordres du major-général H.E. Franklyn se mit en mouvement vers Arras. Si tout allait bien, elle devait dans deux jours rencontrer les troupes françaises, qui faisaient route vers le nord, à Cambrai.

Mais en fait les choses allèrent mal. La plus grande partie de l'infanterie sur laquelle Franklyn comptait était occupée ailleurs. Au lieu de deux divisions il n'eut à sa disposition que deux bataillons. Ses 76 chars étaient à bout de souffle et commençaient à tomber en panne. Les renforts français qu'il devait recevoir sur sa gauche avaient un jour de retard. Les nouvelles armées françaises qui, en principe, devaient se porter sur la Somme ne se montraient pas. Les Allemands étaient plus forts qu'on ne le pensait. A la fin de la journée, l'offensive de Franklyn était tombée à l'eau.

Ce ne fut pas une surprise pour le général Gort. Il n'avait jamais cru en une manœuvre vers le sud. Au milieu de la journée, avant même que Franklyn connaisse ses difficultés, Gort avait fait à ses commandants de corps un portrait pessimiste de la situation. Il décrivit l'attaque de Franklyn comme " un remède sans espoir pour donner du cœur au ventre aux Français " .

Pendant ce temps, à une autre réunion d'officiers d'état-major, le lieutenant-général Sir Douglas Brownrigg, adjoint de Gort, donnait l'ordre au grand quartier général de quitter Boulogne pour Dunkerque. Le personnel médical, les transports de troupes, les bataillons du génie et autres " bouches inutiles " devraient s'y rendre en même temps. Plus tard, à une autre réunion, tout un lot d'instructions nettes et précises fut donné pour l'évacuation de ces troupes : " Quand les véhicules arriveront aux divers ports d'évacuation, les camions et leurs conducteurs devront être gardés et le personnel des transports locaux devra faire le nécessaire pour les parquer... "

Mais ni Gort ni aucun de ses collaborateurs ne tinrent compte de la plus importante conférence qui eut lieu au cours de cette après-midi fébrile. Weygand, le nouveau commandant suprême, s'était envolé de Paris et se trouvait maintenant à Ypres, exposant ses plans aux chefs des armées prises au piège, parmi lesquels se trouvait Léopold III, le roi des Belges. Mais on ne savait où se trouvait Gort. Une fois de plus il avait déplacé son poste de commandement - cette fois-ci à Prémesques, juste à l'est de Lille - et lorsque lui et Pownall arrivèrent à Ypres il était trop tard. Weygand était rentré chez lui.

Cela impliquait que Gort devait recevoir les plans de Weygand des mains de Billotte, qui était heureux, car les Britanniques avaient alors à jouer un rôle crucial. Le CEB devait s'enfoncer encore plus en direction du sud, se joignant à un nouveau groupe d'armée français qui se dirigeait vers le nord. Si les Français et les Belges pouvaient prendre en charge une partie de son programme, Gort était d'accord pour apporter la contribution de trois de ses divisions, mais pas avant le 26 mai.

Il était d'accord, mais n'y croyait pas vraiment. Une fois rentré à Prémesques, Pownall convoqua immédiatement l'officier ayant la charge des opérations, le lieutenant-colonel Bridgeman. Le propos n'était pas de demander à Bridgeman de préparer cette percée vers le sud, mais d'établir un plan de retraite vers le nord... afin de conduire la totalité du CEB vers la côte en vue d'une évacuation.

Bridgeman travailla toute la nuit. Partant du principe qu'une évacuation pouvait se faire quelque part entre Calais et Ostende, il devait trouver la bande côtière que les trois corps constituant le CEB pourraient atteindre le plus facilement et protéger avec le plus d'efficacité. Quelles seraient les routes à prendre ? Où se trouvaient les meilleures installations portuaires ? Où la couverture aérienne serait-elle le mieux assurée ? Quel était le terrain le plus favorable pour la défense ? Où étaient les canaux qui serviraient à protéger les flancs du CEB ? Quelles villes pourraient constituer des " hérissons " ? Quelles écluses on ouvrirait pour inonder les terres et stopper les chars allemands ?

Le nez plongé sur ses cartes, Bridgeman s'était peu à peu convaincu que le meilleur endroit était une partie de la côte d'une quarantaine de kilomètres de long entre Ostende et Dunkerque. Le 22 mai au matin, il avait mis au point autant que cela lui était possible le moindre détail. Un itinéraire fut fixé à chaque corps ainsi que la bande côtière qu'il aurait à tenir.

Ce même matin, Winston Churchill s'envola de nouveau vers Paris, espérant obtenir une vision plus claire de. la situation. II rencontra Reynaud à l'aéroport et il fut conduit au G.Q.G. de Vincennes, où les tapis d'Orient et les sentinelles marocaines faisaient régner un climat irréel qui rappela au conseiller militaire de Churchill, le général Sir Hastings Ismay, une scène du Beau Geste.

C'est là que le Premier Ministre rencontra pour la première fois Maxime Weygand. Comme les autres, il fut impressionné par l'énergie et la vivacité d'esprit du nouveau commandant en chef - Ismay comparait Weygand à une balle de caoutchouc ! Mais pardessus tout il semblait avoir les mêmes conceptions militaires que Churchill. Comme ce dernier s'en rendit compte, le plan de Weygand, dans ses derniers raffinements, impliquait la participation de huit divisions du CEB et de la première Armée française, avec la cavalerie belge sur le flanc droit, pour effectuer une percée vers le sud-ouest le plus vite possible. Cette force se joindrait au nouveau Groupe d'Armée français montant vers le nord à partir d'Amiens. Le soir même Churchill envoya un télégramme à Cort dans lequel il lui donnait son accord avec enthousiasme.

" Cet homme est fou ! " Telle fut la réaction de Pownall lorsque le télégramme arriva au poste de commandement de Gort le matin suivant, 23 mai. En effet, la situation était pire que jamais. A 1 ouest, le groupe A de l'armée Rundstedt s'approchait de plus en plus de Boulogne, Calais et Arras. A l'est, le groupe B de l'armée Bock avait repoussé les lignes au-delà de la frontière franco-belge. Manifestement, Churchill, Ironside - et tous les autres - n'avaient aucune idée de la situation réelle. On ne pouvait désengager huit divisions, la première Armée française était taillée en pièces, la cavalerie belge était inexistante ou presque.

Par malheur, Billotte venait d'être tué dans un accident de la route et il était le seul à connaître de première main les plans de Weygand. Son successeur, le général Blanchard, semblait être une sorte de pédant dont on ne pouvait rien attendre, manquant de toute faculté de commandement. Toute coordination étant rendue impossible, il était inconcevable que les troupes de trois nations différentes soient lancées dans la bataille en quelques heures.

Londres et Paris étaient en train de rêver. Après sa rencontre avec Churchill, Weygand lança un sensationnel " Ordre d'opération n° 1 " . Les armées du nord devaient empêcher les Allemands d'atteindre la côte - en fait ils y étaient déjà. Le 24 mai, le même Weygand annonça qu'une septième Armée française nouvellement formée avançait vers le nord et avait déjà repris Péronne, Albert et Amiens. Tout cela était pure imagination !

Churchill, de son côté, vivait dans les nuages. Le 24 mai, il accabla le général Ismay sous un déluge de questions. Pourquoi les troupes britanniques isolées dans Calais ne pouvaient-elles pas purement et simplement couper les lignes allemandes et rejoindre Cort ? Ou bien pourquoi Gort ne pouvait-il pas les rejoindre ?

Pourquoi les chars britanniques ne pouvaient-ils rivaliser avec l'artillerie allemande ou l'artillerie britannique avec les chars allemands ? Le Premier ministre s'en tenait au plan de Weygand et Eden envoya un télégramme à Gort lui demandant de coopérer.

Le général faisait de son mieux. L'attaque vers le sud - qui faisait partie du plan Weygand - était en cours, bien que la contribution du CEB ait été réduite de trois à deux divisions. La pression allemande à l'est ne laissait aucune autre issue. Avec beaucoup de précautions, on avait dit au colonel Bridgeman de remettre à jour son plan d'évacuation et il en établit une " deuxième édition " le matin du 24. Finalement Gort demanda à Londres de lui envoyer le chef en second de l'état-major impérial, le lieutenant-général Sir John Dili. Jusqu'en avril, il avait commandé le 1er Corps de l'armée de Gort et il était le mieux placé pour comprendre. S'il se rendait compte par lui-même à quel point les choses allaient mal, il pourrait rapporter à Londres un peu plus de bon sens.

Dili, une heure et dix minutes après son arrivée en France, le matin du 25 mai, déclara qu' " il ne fallait pas se cacher la gravité de la situation dans la zone nord. " Son télégramme faisait état des derniers progrès des Allemands. Il confirmait à Londres que l'attaque alliée vers le sud était en cours, mais il ajoutait: " En de telles circonstances, l'attaque mentionnée ci-dessus ne pouvait être une affaire importante. "

C'est alors que le général Blanchard se manifesta. Avec un optimisme inattendu, il déclara que les Français pourraient contribuer à l'attaque avec deux ou trois divisions et 200 chars. Dili retourna à Londres plein d'espoir : il avait plus de confiance que Gort dans les chiffres avancés par les Français.

Ce fut la dernière bonne nouvelle de cette journée. Le lendemain matin à partir de 7 heures, des rapports commencèrent à parvenir de l'est annonçant que les lignes belges avaient craqué là où devait se faire la jonction avec les Britanniques près de Courtrai. Si cela se confirmait, le groupe B de l'armée Bock rejoindrait bientôt le groupe A de l'armée Rundstedt à l'ouest et le CEB serait complètement coupé de la mer.

Les Belges n'avaient plus aucune réserve. Si quelqu'un pouvait arrêter les Allemands ce ne pouvait être que les Britanniques. Mais ceux-ci avaient dangereusement étalé leurs forces. Lorsque le lieutenant-général Alan Brooke, commandant le secteur menacé, fit appel au quartier général, tout ce que put lui offrir Gort fut une seule brigade.

Mais cela n'était pas encore assez ! Les nouvelles étaient de plus en plus mauvaises. Le 12e Lanciers, qui était digne de confiance, rapporta que l'ennemi avait percé les lignes belges sur la Lys. Un officier de liaison de la 4e Division déclara même que les Belges, à cet endroit du front, avaient cessé complètement le combat et étaient allés s'attabler dans les cafés !

Vers 17 heures, Gort en avait entendu assez. Il se retira dans son bureau de Prémesques afin de méditer la plus importante décision de sa carrière. Tout ce qui lui restait, c'était les deux divisions qu'il avait promises pour l'attaque vers le sud du lendemain. S'il les envoyait vers le nord pour colmater la brèche faite dans les lignes belges, il ignorerait les ordres qu'il avait reçus ; il renierait son engagement avec Blanchard ; non seulement il mettrait au rebut le plan Weygand, mais aussi les idées de Churchill, d'Ironside et tout le reste ; il engagerait le CEB dans une course qui ne pourrait que le conduire à la côte et à une évacuation pleine de risques.

D'autre part, s'il envoyait ces divisions vers le sud, comme il l'avait promis, il serait coupé de la côte et complètement encerclé. Sa seule chance pourrait alors venir d'un appui des Français au sud de la Somme, mais il n'y croyait pas.

Il prit sa décision : il enverrait ses troupes vers le nord. A 18 heures, il annula l'attaque vers le sud et donna de nouveaux ordres. L'une des deux divisions rejoindrait immédiatement Brooke ; l'autre suivrait peu de temps après. Si l'on considère le peu de foi que Gort avait dans les Français, c'était là une décision qu'il aurait dû mettre moins d'une heure à prendre. L'explication de son hésitation réside dans le caractère même de Gort. Obéissance, devoir, loyauté envers les siens constituaient les principes de sa vie. S'écarter de son propre chef de ce chemin était pour lui courir une terrible aventure.

Si quelque chose devait affermir sa résolution, elle vint sous la forme d'une mallette de cuir contenant des documents et un petit tire-bottes, qui avait été trouvée dans une voiture allemande qu'une patrouille britannique avait capturée. Brooke avait cette mallette avec lui lorsqu'il arriva pour une conférence au poste de commandement de Gort, peu après que celui-ci eut pris sa décision. Tandis que les deux hommes s'entretenaient, des membres des services de renseignement examinaient les documents trouvés dans la mallette. Ceux-ci contenaient les plans d'une attaque en force à Ypres - ce qui confirmait la sage décision de Gort d'abandonner l'attaque vers le sud et de porter ses troupes vers le nord.

Mais il y avait un hic. Est-ce que ces plans n'étaie pas une mystification de l'ennemi ? Brooke décida que non : la présence du tire-bottes en était la preuve. Même les agents les plus brillants des services secrets de Hitler n'auraient pas pensé à ajouter cette touche réaliste à leur machination. Il était plus que probable que la mallette appartenait bien à un officier d'état-major dont les bottes étaient trop étroites !

Gort aurait moins hésité à prendre sa décision s'il avait su qu'à Londres aussi on se posait maintes questions. Dill, à son retour, avait fini par convaincre le War Office que la situation de Gort était vraiment désespérée. Des rapports provenant d'officiers de liaison indiquaient qu'il ne fallait s'attendre à aucun secours de la part des Français sur la ligne de la Somme: ils commençaient à peine à rassembler leurs nouvelles armées. Plus tard, dans la soirée, les trois ministres en service et leurs chefs de cabinet se réunirent et, le 26 mai à 4 heures 10 du matin, Eden, le secrétaire à la Guerre, envoya un télégramme à Gort lui disant qu'il avait maintenant à faire face à une situation où la sécurité du CEB était primordiale.

" En de telles conditions, une seule issue vous reste : vous frayer un chemin vers l'ouest où toutes les plages et tous les ports situés à l'est de Gravelines seront utilisés pour l'embarquement. La Marine vous fournira une flotte de navires et de petits bateaux et la R.A.F. vous apportera un support total... Le Premier ministre rencontre M. Reynaud demain après-midi, l'ensemble de la situation sera éclairci, y compris l'attitude des Français à l'égard de ce mouvement possible. Dans le même temps, il est évident que vous ne devrez pas discuter la possibilité de ce mouvement avec les Français ou les Belges. "

On n'avait pas besoin de dire cela à Gort. Lorsqu'il reçut le télégramme d'Eden, il revenait d'une conférence matinale avec le général Blanchard. Il lui avait fait part de sa décision d'abandonner le projet d'une attaque vers le sud ; il avait reçu de lui une entière approbation pour un repli commun vers le nord ; il était convenu avec Blanchard des lignes de repli, d'un calendrier, d'une nouvelle ligne de défense sur la Lys - mais il n'avait pas dit un mot concernant l'évacuation. En fait, de la façon dont Blanchard voyait les choses, il n'y aurait pas d'autre retraite. La Lys constituerait une nouvelle ligne de défense couvrant Dunkerque et donnant aux Alliés un point d'appui permanent dans les Flandres.

Pour Gort, Dunkerque n'était pas un " point d'appui " : c'était un tremplin qui devait permettre au CEB de rentrer chez lui. Ses vues furent confirmées par un nouveau télégramme d'Eden qui lui parvint en fin d'après-midi. Il disait : " il n'y a pas d'autre issue pour vous que de rejoindre la côte... Vous êtes désormais autorisé à foncer vers la côte avec les armées françaises et belges. "

Il fallait donc procéder à une évacuation, mais la question était de savoir si elle pouvait avoir lieu. Le 26 mai, le CEB et la Première Armée française étaient pris dans un long et étroit corridor allant de l'intérieur des terres jusqu'à la mer. Il faisait environ 100 kilomètres de long et n'était large que d'une vingtaine à une quarantaine de kilomètres. La plupart des troupes britanniques était concentrée aux alentours de Lille, à quelque 70 kilomètres de Dunkerque. Les Français, quant à eux, étaient encore loin dans le sud.

Sur le côté est de ce corridor, les forces alliées devaient faire face à la pression massive du groupe B de l'armée Bock. Du côté ouest, elles avaient affaire aux chars et aux divisions motorisées du groupe A de l'armée Rundstedt. Ses panzers avaient atteint Bourbourg, à une quinzaine de kilomètres de Dunkerque. Il était presque mathématiquement certain que les Allemands arriveraient les premiers.

" Seul un miracle peut désormais sauver le CEB " , nota le général Brooke dans son journal, le 23 mai.

" Nous allons pratiquement perdre tous nos soldats entraînés dans les tout prochains jours - à moins d'un miracle " , écrivit, de son côté, le général Ironside, le 25.

Le 26 mai, Gort envoya un télégramme à Eden. Il lui disait: " Je ne dois pas vous cacher qu'une grande partie du CEB et de ses équipements seront inévitablement perdus, même dans le meilleur des cas. "

Winston Churchill pensait alors que 20 ou 30.000 hommes seulement pourraient être sauvés. Mais le Premier ministre eut un regain d'optimisme. En des jours plus heureux, lui et Eden s'étaient trouvés ensemble à Cannes et avaient gagné à la roulette en jouant le numéro 17. Alors que le Cabinet de guerre s'était réuni en ces circonstances particulièrement pénibles, Churchill s'était tourné vers Eden et lui avait dit : " En ce temps-là, le numéro 17 est bien sorti, n'est-ce pas ? "

2.

LE NUMÉRO 17 EST SORTI

Les hommes des 1re et 2e divisions de panzers auraient été les premiers à tomber d'accord avec les Britanniques. Seul un miracle pouvait sauver le CEB. Les Allemands avaient atteint Abbeville si rapidement que les civils français, éberlués, dans les villages qui s'échelonnaient le long de la route, croyaient que ces guerriers blonds, couverts de poussière, étaient des Hollandais ou des Anglais. Les panzers avaient foncé si vite que l'O.K.W., le haut commandement allemand, n'avait pas eu le temps de prévoir la manœuvre à effectuer sur cette lancée : se diriger au sud vers la Seine et Paris ou au nord sur les armées alliées prises au piège dans les Flandres.

On décida d'aller au nord. A huit heures, le 22 mai, l'O.K.W. diffusait le message convenu " Abmarsch Nord " . Les chars et l'infanterie motorisée du groupe d'Armée A de Gerd von Rundstedt se mettaient à nouveau en route.

Les 1re et 2e divisions de panzers, qui devaient être bientôt rejointes par la 10e, formèrent l'aile gauche. Ces trois unités constituaient le XIXe Corps du général Heinz Guderian. Elles avaient pour mission de maintenir la réputation de celui-ci d'être le plus grand expert allemand de la guerre de chars. Elles allaient s'emparer des ports de la Manche, ôtant définitivement aux Alliés toute chance de s'échapper. La 2e panzer roulerait vers Boulogne ; la 10e vers Calais ; et la 1re aurait pour objectif Dunkerque, le plus éloigné, mais le plus actif et le plus important de ces trois ports. La première journée le XIXe Corps couvrit soixante kilomètres.

A 10 heures 50 du matin, le 23 mai, la première division de chars du lieutenant-général Friedrich Kirchner démarrait de la vieille cité fortifiée de Desvres. Dunkerque se trouvait à une soixantaine de kilomètres au nord-est. A la façon dont allaient les choses, Kirchner pouvait être à Dunkerque le lendemain, ou le jour suivant.

A midi, les chars étaient à Rinxent - une cinquantaine de kilomètres avant Dunkerque. A 13 heure 15, ils atteignaient Guînes. Il ne restait plus qu'une quarantaine de kilomètres à parcourir. A six heures, les blindés de la 1re Division pénétraient dans Les Attaques, à moins d'une trentaine de kilomètres de leur objectif.

Là, il leur fallait traverser le canal Calais-Saint-Orner. Pensant que les Alliés avaient fait sauter le pont, le général Kirchner dépêcha une compagnie du génie. Mais cela n'était pas nécessaire. Personne n'avait pensé à faire sauter le pont. Il était toujours intact. Les chars le franchirent...

A huit heures du soir, les unités avancées de Kirchner atteignaient le canal de l'Aa, à dix-huit kilomètres seulement de Dunkerque. L'Aa était un secteur crucial de cette " Ligne des Canaux " que les Britanniques tentaient de constituer pour protéger leur flanc droit. Mais ils n'avaient pu y amener, encore, que peu de troupes. Vers minuit, la Ire panzer força l'obstacle et établit une tête de pont à Saint-Pierre-Brouck. Au matin du 24, trois nouvelles têtes de pont étaient aux mains des Allemands qui avaient poussé jusque dans les faubourgs de Bourbourg, à quinze kilo-mètres de Dunkerque.

Le moral était au plus haut... Les prisonniers affluaient par milliers, et le butin s'entassait. Une note enthousiaste dans le carnet de route de la division, indiquait: " Il est plus facile de faire des prisonniers et du butin que de s'en débarrasser ! " .

Cependant, à l'échelon supérieur, on marquait moins d'enthousiasme. Le général Ewald von Kleist, commandant du groupe cuirassé, s'inquiétait de ses pertes en chars. Il n'y avait aucune chance de les maintenir en état. Il estimait qu'il avait perdu 50 % de sa puissance offensive. Le Colonel-Général Guenther flans von Kluge, commandant de la 4e Armée, sentait bien que les blindés progressaient trop en avant de leurs troupes de soutien. Tout le monde était préoccupé par l'isolement de cette colonne blindée, interminablement étirée, aux flancs dangereusement exposés. Plus vite elle progressait, plus elle devenait vulnérable. La tentative de percée des Britanniques à Arras avait été repoussée, mais elle avait laissé une cicatrice. Personne ne comprenait pourquoi les Alliés ne se décidaient pas à attaquer ses flancs. Pour les chefs issus de la Première Guerre mondiale - où les succès se mesuraient en mètres plutôt qu'en accumulant spectaculairement les kilomètres - cela était incompréhensible. Adolf Hitler et Winston Churchill avaient peu de points en commun, mais, à cet égard, ils paraissaient ne faire qu'un. Ni l'un ni l'autre n'appréciait l'effet paralysant des nouvelles tactiques développées par Guderian et ses disciples.

Il en était de même au groupe d'armées et aux autres échelons. A 4 heures 40 de l'après-midi, le 23 mai, alors que la 1re panzer roulait, sans rencontrer d'obstacle, vers Dunkerque, le général von Kluge, commandant de la 4e Armée, téléphona au général von Rundstedt, au quartier-général du Groupe d'Armées A, à Charleville. Kluge, un artilleur de la vieille école, exprima ses craintes que les chars se soient aventurés trop loin.

- Les hommes aimeraient bien pouvoir se reposer un peu demain.

Rundstedt acquiesça et l'ordre fut transmis. Les panzers feraient halte le 24, mais personne ne considérait cette pause comme autre chose qu'une mesure provisoire - une occasion de reprendre souffle.

Depuis son train spécial dissimulé dans une forêt proche de la frontière franco-allemande, le Feld-Marshal Herman Gœring suivait, lui aussi, la ruée des panzers avec un intérêt croissant. Mais ses soucis avaient peu à voir avec les flancs exposés du corps blindé ou les avaries mécaniques. Gœring, homme d'une vanité exceptionnelle, était commandant en chef de la Luftwaffe et il s'inquiétait de ce que cette tactique spectaculaire des blindés ne dérobât à la force aérienne qu'il avait créée sa propre part dans la victoire prochaine.

Dans l'après-midi du 23 mai, il travaillait sur une grosse table en chêne qui avait été installée auprès de son train, quand un aide de camp arriva avec les derniers rapports concernant les exploits des panzers. Il semblait que Dunkerque et toute la côte pouvaient être pris dans l'affaire de deux jours. Frappant de son poing sur la table, le Feld-Marshal se mit à beugler :

- Voilà une merveilleuse occasion pour la Luftwaffe ! Je dois parler immédiatement au Führer ! Donnez-moi la ligne !

La communication fut tout de suite établie avec Hitler, à son quartier-général, près du village de Münstereifel, dans le nord, ouest de l'Allemagne. Gœring exposa son cas. C'était le moment de lâcher la Luftwaffe. Si le Führer voulait ordonner à l'armée de se tenir en retrait et lui donner, à lui, Gœring, le champ libre, il garantissait que ses avions, à eux seuls, balayeraient l'ennemi... Ce serait là une victoire peu coûteuse dont le crédit irait à l'arme aérienne proche du nouveau Reich national-socialiste plutôt qu'à des généraux d'armée et à des aristocrates prussiens traditionnels.

" Voilà que Gœring recommence à ramener sa grande gueule " , remarqua le major-général Alfred Jodl, chef des opérations de l'O.K.W., qui était l'un des nombreux officiers d'état-major à traîner autour d'Hitler pendant cette conversation.

En fait, Gœring connaissait très bien son homme. Il le touchait à sa corde sensible. Ses arguments trouvaient Hitler dans une humeur des plus réceptives. Pendant des jours, le Führer s'était montré de plus en plus anxieux sur la sécurité de son arme blindée. A l'O.K.W. les généraux Keitel et Jodl l'avait averti que les Flandres n'offraient pas un terrain favorable aux combats de chars. Il avait ce souvenir obsédant de 1914, quand les Français, apparemment battus, avaient réalisé " le miracle de la Marne " .

L'ombre de la Première Guerre mondiale planait aussi d'une autre manière au-dessus du Führer. La France était le véritable ennemi. Paris le véritable objectif. Pendant quatre années, la capitale française avait réussi de justesse à se tenir hors d'atteinte. Cela ne devait pas se renouveler. Placé devant l'alternative d'utiliser ses chars pour rejeter à la mer neuf divisions britanniques délabrées, ou les conserver intacts pour s'occuper de 65 divisions fraîches françaises bloquant la route de Paris et du sud, qui n'aurait adopté la solution proposée par Gœring ?

Dans cet état d'esprit, Hitler se rendit, le lendemain matin 24 mai, en avion, à Charleville, afin de conférer avec le général von Rundstedt. L'entrevue fut des plus satisfaisantes. Rundstedt, le conservateur, expliqua qu'il avait stoppé les panzers afin que le reste des troupes pût les rejoindre. Il poursuivit son exposé en suggérant ce qui, à son avis, devrait être fait par la suite. L'infanterie continuerait d'attaquer à l'est d'Arras, mais les panzers se maintiendraient solidement sur la ligne du canal de l'Aa. Là, elles se borneraient à contenir le CEB refoulé par le Groupe d'Armées B qui faisait pression de l'autre côté de la poche.

C'était un plan qui correspondait tout à fait à la propre opinion d'Hitler. Le Führer approuva immédiatement, en insistant sur le fait que les chars devaient être économisés pour de futures opérations. En outre, observa-t-il, tout rétrécissement supplémentaire de la poche aurait pour effet de gêner l'action des bombardiers de Gœring - une considération qui aurait vexé les pilotes de Stukas, qui s'enorgueillissaient tant de la précision de leurs bombardements !

A midi 41, de nouveaux ordres furent lancés, appuyés par l'autorité personnelle du Führer. Ils ne confirmaient pas seulement l' " ordre de halte " donné la veille par Rundstedt. Ils le rendirent plus explicite. Le général n'avait pas spécifié de ligne particulière sur laquelle s'arrêter et certains commandants de panzers commençaient déjà à pousser furtivement en avant pour gagner quelques kilomètres de plus. Hitler indiqua exactement où les chars devaient se tenir :

" Les forces avançant au nord-ouest d'Arras ne doivent pas dépasser une ligne générale Lens-Béthune-Aire-Saint-Omer-Gravelines. Sur l'aile ouest, toutes les unités mobiles s'arrête-

raient et laisseraient l'ennemi se jeter de lui-même contre la ligne de défense favorable ci-dessus mentionnée. "

Nous étions absolument stupéfaits, déclara plus tard Heinz Guderian, en rappelant l'effet qu'avait produit cet ordre de halte sur ses commandants de chars et sur les équipages. A ce moment-là, quatre divisions de panzers et deux divisions d'infanterie motorisée étaient arrivées sur l'Aa ; six têtes de pont avaient été établies sur l'autre rive ; les patrouilles avancées ne rencontraient que peu d'opposition ; à l'horizon s'étendait Dunkerque. Le colonel Wilhelm Ritter von Thoma, un officier d'état-major attaché à l'une des unités les plus avancées, pouvait même distinguer le massif beffroi carré de l'église Saint-Éloi. Pourquoi stopper à ce moment ?

Le colonel-Général Walther von Brauchitsch, chef de l'O.K.H.
(Oberkommando des Heeres - commandement en chef de l'armée de terre), était semblablement étonné. Il n'avait entendu parler de cet ordre de halte qu'au milieu de l'après-midi. Cela lui parut une décision incroyable, d'autant plus qu'elle avait été prise sans que l'on ait préalablement consulté le commandant-en-chef de l'Armée. Convoqué au quartier-général d'Hitler ce soir-là, il s'était préparé à défendre sa cause.

Il n'en eut jamais l'occasion. A la place, il essuya un sermon. Hitler avait appris que Brauchitsch venait de donner l'ordre de transférer la 4e Armée du Groupe d'Armées A au groupe d'Armées B, afin d'organiser la phase finale de la bataille. Le Führer estimait que c'était là une faute et il se sentait outragé de ce que Brauchitsch ait pris cette initiative sans le consulter.

Abreuvant l'infortuné général d'invectives, il annula le transfert et confirma l'ordre de halte. A 22 heures 20, Brauchitsch, à la fois courroucé et humilié, retourna à l'O.K.H. Son chef d'état-major, le général Franz Halder, était dans une humeur presque pire. Pour la première fois, il se présentait à la conférence du soir de l'O.K.H. avec près d'une heure de retard, et l'officier de renseignements, le colonel Liss, ne l'avait jamais vu dans une telle rage. Il annonça la nouvelle de l'ordre de halte d'une voix furieuse.

- L'état-major général n'en est pas coupable !

Il n'était pas prêt, non plus, à laisser passer cela. Après la conférence, quand il eut un peu repris son sang-froid, il appela son officier des opérations, le colonel von Greiffenberg et, à eux deux, ils essayèrent de mettre au point un moyen de tourner l'ordre. Ils ne devaient pas se montrer trop clairs... Mais l'O.K.H., source habituelle de tous les ordres que recevait l'armée, leur offrait au moins un moyen. Peu après minuit, leur combinaison était au point. L'O.K.H. émettait de nouvelles instructions venant compléter l'ordre de halte et permettant (mais n'ordonnant pas) au Croupe d'armées A d'avancer au-delà de la " Ligne des Canaux " . Par la voie hiérarchique normale, Rundstedt transmettrait l'ordre à la 4e Armée qui le transmettrait, à son tour, au XIXe Corps de Guderian, et " Hanz-le-rapide " comprendrait à demi-mot.

Mais la voie hiérarchique normale ne fonctionna pas. Rundstedt, circonspect, ne transmit pas les nouveaux ordres, faisant ressortir que Hitler lui avait délégué le pouvoir de décision quant à la façon dont devaient être conduites les opérations et qu'il ne pensait pas encore qu'il fût prudent de lever l'ordre de halte.

- En outre, dit Rundstedt, il n'était plus temps d'alerter la Luftwaffe pour qu'elle ajuste ses objectifs du matin.

Rundstedt était, certes, sous les ordres de l'O.K.H. et dans les annales de l'armée allemande, il était inoui qu'un commandant de groupe d'armées ignorât un ordre de l'O.K.H. Mais là, aussi bien Halder que Brauchitsch avaient les mains liées. Leur seul recours était de se plaindre à Hitler, mais chacun savait ce qu'il en pensait.

Néanmoins, au matin du 25 mai, les deux généraux retournèrent auprès de Hitler pour effectuer une nouvelle tentative. Prolonger l'ordre de halte, argua Brauchitsch, ne signifiait rien de moins que de compromettre une victoire certaine. De la façon dont on avait prévu la campagne, le Groupe d'armées A était le marteau et B l'enclume. A présent, le marteau était levé, prêt à frapper, mais il restait en l'air, immobile. Puis Halder ajouta son grain de sel. Misant sur le goût de l'histoire du Führer, il montra comment le plan initial de l'O.K.H. devait mener à " un petit Cannes " .

Hitler n'avait rien à faire de ces arguments. Les chars devaient être économisés pour les combats à venir, et, dans le cours de la discussion, un nouveau facteur surgit. Le Führer ne voulait pas que la phase finale de la campagne se déroulât sur le sol flamand. Il espérait encourager un mouvement séparatiste dans cette région et trop de destructions commises par la machine de guerre allemande pourraient être de mauvaise politique. Le meilleur moyen d'éviter cet inconvénient était que le Groupe d'Armées A repoussât les Anglais en France.

Tandis que Brauchitsch et Halder, les mains vides, retournaient en bougonnant à l'O.K.II., d'autres essayaient de parvenir au même but. Le général von Kleist avait été, initialement, favorable, a l'ordre de halte... mais il ne le demeura pas longtemps. Durant la matinée du 25, il appela son excellent ami. le major-général Wolfram von Richthofen, commandant du VIIIe Fliegerkorps, lequel appela son excellent ami, le major-général flans Jeschonnek, chef d'état-major de Gœring. Celui-ci ne pourrait-il s'arranger pour que Gœring demandât à Hitler de lever l'ordre de halte ? Mais Jeschonnek n'était pas du tout disposé à tirer du feu un marron aussi brûlant ! La démarche en resta là.

Dans la journée, des démarches isolées furent entreprises tour à tour par le général von Kluge, commandant de la 4e Armée, par le général Albert Kesselring de la 2e Flotte aérienne, et même par le général von Bock, commandant le Groupe d'armées B. Toutes furent froidement repoussées.

Au soir du 25, on avait des doutes même au sein de l'O.K.W. (Oberkommando der Whermacht - commandement suprême des forces armées) qui se faisait pourtant, normalement, le fidèle écho de la voix du Führer. Le lieutenant-colonel Bernard von Lossberg, un jeune officier d'état-major, attrapa le général Jodl par le revers de sa vareuse et lui rappela la vieille maxime militaire allemande : " Ne jamais relâcher sa pression sur un ennemi battu " . Jodl, calmement, écarta l'argument, expliquant:

- La guerre est gagnée. Tout ce qui reste à faire est de la terminer. Cela ne vaut pas la peine de sacrifier un seul char, si nous pouvons le faire à meilleur marché avec la Luftwaffe.

Lossberg n'eut pas plus de chance avec le général Keitel qu'i trouva en dehors du quartier-général, assis sur un talus, en trairi de déguster un cigare. Keitel lui dit qu'il était parfaitement d'accord avec l'ordre de halte. Il connaissait les Flandres depuis la Première Guerre mondiale. Le terrain était marécageux et les chars pouvaient facilement s'embourber. Qu'on laisse Gœring faire le travail lui-même !

Le 26, même Rundstedt éprouva des doutes quant au bien-fondé de cet ordre de halte. La Luftwaffe n'avait pas répondu aux promesses de Gœring, et le Groupe d'armées B de Bock, avançant de l'est, s'était bel et bien embourbé. Il s'ensuivit pas mal de coups de téléphone en coulisse. Le lieutenant-colonel von Tresckow, de l'état-major des opérations du Groupe d'armées A, téléphona à son ami intime, le colonel Schmundt, et le pressa de faire quelque chose pour que les chars se remettent en mouvement.

Le premier changement se produisit vers midi. L'O.K.W. avisa Halder que le Führer permettait aux panzers et à l'infanterie motorisée de faire mouvement.

Un autre ordre suivit à 13 heures 30, levant complètement l'ordre de halte. A l'O.K.H., des objectifs nouveaux furent établis et transmis vers 3 heures 30. Le Groupe d'armées A ne pouvait joindre le Q.G. de la IVe Armée ni par radio ni par téléphone, de sorte qu'à 4 heures 15, c'est un avion spécial qui apporta la bonne nouvelle au général von Kluge : les chars de Guderian pouvaient se remettre en route.

Les équipages des chars furent alertés. On entassa des bidons d'essence sur les toits des engins, on chargea les soutes à munitions et les colonnes se rassemblèrent. Tous ces préparatifs demandèrent encore seize heures. C'est seulement aux premières lueurs de l'aube, au matin du 27 mai, que le XIXe Corps blindé, finalement, reprit son avance.

Pour la Wehrmacht, trois jours entiers avaient été perdus. Pour Churchill, le joueur de roulette, le N° 17 était enfin sorti - un coup de chance totalement inespéré ! Mais les Britanniques seraient-ils capables d'en profiter ? Cela dépendrait largement de la manière dont le général Gort mettrait ce délai à profit.

Curieusement, ni Gort ni aucun de ses officiers d'état-major n'accordèrent beaucoup d'importance à l'ordre de halte, bien qu'il eût été transmis en clair et intercepté par les Britanniques. Le général Pownall en éprouva un bref sentiment d'espoir ( " Cela peut-il changer l'issue ? " , écrivit-il dans son journal). Mais il ramena très vite ses pensées sur d'autres sujets. Il y avait maintes raisons de s'inquiéter : Boulogne était probablement tombé ; Calais était isolé ; les Belges s'effondraient ; Weygand et Londres réclamaient toujours à grands cris une contre-attaque ; la liste était interminable...

La situation, le long de la ligne des canaux était particulièrement désespérée. Le 22 mai, le 6e Green Howards (sur lequel on pouvait compter ! ) aidait les Français à tenir Gravelines. Mais, au sud, il n'y avait pratiquement rien. Pas plus de dix mille hommes pour couvrir un front de 75 kilomètres... et c'était en majorité des cuisiniers, des chauffeurs, des secrétaires de compagnies qui formaient les unités improvisées que Gort avait réunies de bric et de broc !

Il y avait une consolation. Étant donné que Bock faisait donner massivement son infanterie sur le côté est du " corridor " , il devenait plus facile de transférer des troupes pour renforcer le côté ouest. Au soir du 23, Gort commença donc de transférer trois de ses sept divisions de l'est.

Quand la 2e Division fit mouvement, dans la nuit du 24 au 25 mai, le 2e Dorsets fut transporté par camions vers l'ouest sur une quarantaine de kilomètres, jusqu'à Festubert, un village endormi, près du canal de la Bassée. Tout était calme, lorsque la 2e compagnie du lieutenant Ramsay s'installa dans son cantonnement. La vieille dame qui habitait la porte à côté vint voir comment se portaient les garçons. Le bruit courait que le bataillon avait été retiré du front pour prendre un repos.

A leur gauche et à leur droite, d'autres unités de la 2e Division s'enterraient. Elles aussi trouvaient que tout était calme... bien que le 1er Cameron Highlanders eût remarqué, avec une certaine inquiétude, une concentration de chars et de transports ennemis en train de traverser le canal. Au nord, les 44e et 48e Divisions faisaient aussi mouvement, tandis que la 60e Division française les remplaçait dans la zone autour de la côte. Ici et là, des corps additionnels et des unités de commandement, quelques artilleurs, une compagnie belge de mitrailleurs, quelques chars français grossissaient (maigrement) la défense.

Même ainsi, il n'y avait pas assez de troupes pour renforcer la Ligne des Canaux. Gort espérait minimiser l'insuffisance des effectifs en concentrant ses hommes dans les villes et les villages juste à l'est du canal. Ces " hérissons " , - comme on les appelait - devaient retenir les chars allemands le plus longtemps possible.

Dans la soirée du 25 mai, le 2e Gloucesters arriva à Cassel, bien visiblement, car il s'installa sur la seule hauteur existant à des kilomètres à la ronde, mais le sous-lieutenant Julian Fane ne se sentait cependant pas à l'aise tandis qu'il faisait sortir les habitants de leurs maisons et commençait à faire pratiquer des meurtrières dans les murs pour ses fusils. La vie parut reprendre à nouveau, quand un groupe qui était allé " aux provisions " ramena une caisse de Moët & Chandon, dix bouteilles de cognac et des liqueurs assorties.

Dans l'après-midi du 26 mai, à peu près au même moment où Hitler levait l'ordre de halte, des troupes solides, bien aguerries tenaient toutes les villes-clés sur le côté ouest du " corridor " . Sur le côté est, deux divisions fraîches ramenées de la contre-attaque qui venait d'être annulée, au sud, se joignaient aux quatre déjà en place. Pendant ce temps, au sud, la 1re Armée française bloquait l'avance ennemie à Lille.

A l'intérieur de ce long et étroit passage, le reste des forces prises au piège - plus de 150.000 hommes - affluaient vers le nord en direction de la côte. Il n'y avait plus de voies de retraite séparées d'est et d'ouest. Les deux torrents confluaient en un seul flot humain tumultueux, tourbillonnant.

Et pendant tout ce temps, les Stukas continuaient leurs attaques. " Faites-leur face ! Descendez-les avec vos Brens comme à la chasse. Considérez-les comme des faisans qu'on tire en vol ! " . Ces conseils venaient du brigadier-général Beckwith-Smith... un retour aux jours glorieux de l'Empire ! Mais même ceux qui comprenaient ce dont il parlait trouvaient l'analogie un peu fort de café ! Les Stukas étaient d'une implacable férocité. Aucun objectif ne leur paraissait négligeable. Le Caporal Bob Hadnett, estafette à la 48e Division, conduisait sa motocyclette sur une route exposée quand un Stuka le repéra. Ses mitrailleuses crachant des flammes, il effectua deux passages, mais, à chaque fois, il manqua Hadnett, lequel zigzaguait désespérément d'un côté à l'autre de la route. S'acharnant sur sa proie, le Stuka s'éleva, puis lui fonça dessus. A nouveau, il la manqua et, cette fois, le pilote avait mal calculé son plongeon. Il tenta, mais trop tard, de redresser et piqua du nez sur la route, juste devant Hadnett. Il explosa dans une gerbe de feu. Hadnett quitta la route, s'engagea dans un champ. Il s'arrêta pour allumer une cigarette, puis poursuivit sa mission.

La plupart des hommes montraient moins de sang-froid. Les conducteurs du 2e Parc de Campagne canadien se sentaient obligés de courir se mettre à l'abri, lors des attaques. Mais leur officier avait compris quel était le seul moyen de retenir leur attention. " La prochaine fois, bande de salopards, que l'un de vous se cavale, promit-il, je le descends aussi sec ! " . Après cette menace, les hommes restèrent plaqués au sol. Cependant, le caporal Reginald Lockerdy connaissait une nouvelle sorte de terreur. Tandis que les balles de mitrailleuse faisaient voler la poussière autour de lui, il se sentait irrésistiblement poussé à ramener ses jambes sous son corps. Il était toujours certain qu'elles allaient être coupées.

Terrifiés par les attaques des Stukas, épuisés par le manque de sommeil, les hommes avaient perdu toute notion de temps et d'espace. Les jours se confondaient les uns avec les autres. Les villes cessaient d'avoir leur identité propre. On ne se souvenait de Poperinge que pour ses fouillis de fils de trolleys ; Armentières pour ses chats qui hurlaient toute la nuit ; Carvin était l'endroit où 60 religieuses, tuées par une bombe, étaient étendues sur le sol, en rangs bien disposés, au clair de lune ; Tournai était l'endroit où un cirque itinérant avait été touché - un cauchemar d'éléphants blesses et quatre chevaux blancs affolés traînant une écuyère inconsciente.

Peu de ces hommes savaient où ils allaient. Le première classe Bill Warner, secrétaire à l'état-major du 60e Régiment de Défense antiaérienne, perdit son unité dans l'obscurité et il n'avait absolument aucune idée de sa destination. Simplement, il traînait, suivant la foule, faisant ce que les autres faisaient. Le première classe Bob Stephens, du second bataillon de projecteurs antiaériens, était avec six autres hommes dans un camion. Ils s'étaient trouvés, au hasard des circonstances, séparés de leur unité. Ils se contentaient de rouler au petit bonheur sans avoir la plus vague idée, eux aussi, de l'endroit vers lequel ils se dirigeaient. S'ils avaient essayé de découvrir la route à prendre, ils seraient peut-être descendus, de temps en temps, de leur véhicule pour examiner les traces de pneus dans la poussière... comme les Indiens de l'ancien Far-West sur le sentier de la guerre !

Souvent, les " grosses légumes " elles-mêmes étaient aussi peu informées. Le major Charles Richarson, adjoint à l'intendant général de la 4e Division, finit peu à peu par apprendre qu'ils faisaient mouvement vers la côte. Mais il ne songea jamais à la perspective d'une évacuation. Il pensait vaguement qu'on allait établir quelque part une tête de pont qui permettrait aux Alliés de garder un pied sur le continent.

On ne pensait pas ainsi au Q.G. de Gort, à Prémesques. Quand le colonel Bridgeman, qui occupait les fonctions d'officier des opérations, se présenta, très tôt dans la matinée du 26 mai, pour son rapport de routine, le Général Pownall lui dit que le projet d'évacuation était bien arrêté.

Ce ne fut pas une surprise pour Bridgeman. Il avait lui-même, depuis cinq jours, développé à plusieurs reprises son plan d'évacuation dans le petit bureau des opérations qu'il partageait avec le colonel Philip Gregson-Ellis. Le reste de son temps était consacré à étayer le mur ouest du " corridor " , tandis que Gregson-Ellis, lui, se consacrait à l'est. S'ils avaient eu du temps libre, ils auraient pu discuter pour savoir auquel des deux était échue la pire tâche : à Gregson-Ellis, avec les Belges qui s'effondraient, ou à Bridgeman, qui n'avait virtuellement aucune idée de l'endroit où se trouvaient ses troupes ni dans quel état elles étaient.

Mais ce jour-là n'était pas un jour à rester au bureau. Ayant de si mauvaises communications, Bridgeman décida d'effectuer une tournée sur le secteur ouest afin de se rendre compte, personnellement, de ce qu'il y avait à faire. Ce fut une longue journée, qui comporta une visite au Bastion 32, le bunker en béton armé qui servait de Q.G. aux Français, à Dunkerque. Là, Bridgeman rencontra le général Marie B. A. Falgade, qui commandait les troupes françaises le long du canal de l'Aa. Falgade avait été attaché militaire à Londres et il parlait bien l'anglais. Cela était un début prometteur : les Alliés pouvaient enfin communiquer !

Près de Bergues, une cité médiévale entourée de remparts, à huit ou neuf kilomètres de Dunkerque, Bridgeman prit un moment pour déjeuner. Grimpé au sommet d'une butte artificielle - la seule qui s'élevât dans le secteur -, il s'y trouvait seul avec son chauffeur mangeant du bout des dents, l'esprit tout occupé du problème que posait la défense de ce plat pays. Le sud paraissait la meilleure région pour les chars - c'était là qu'il y avait le moins de canaux à franchir - et Bridgeman décida que les blindés allemands arriveraient très probablement de cette direction. S'il en était ainsi, Cassel était la principale ville qu'ils rencontreraient sur leur chemin. C'était une place qui devait être tenue, tandis que le CEB remontait le " corridor " pour atteindre Dunkerque.

Bridgeman regagna Prémesques tard dans la soirée pour y apprendre qu'il avait un nouveau job. Il était maintenant officier des opérations auprès du lieutenant-général Sir Ronald Adam, lequel venait juste d'être nommé au commandement du " péri-mètre " de Dunkerque. Jusqu'ici, aussi bien le " périmètre " que les troupes censées le tenir n'existaient que sur le papier. Mais Bridgeman lui-même avait dressé les plans de défense. A présent, il avait une chance de voir comment ces plans pouvaient fonctionner. S'ils se révélaient efficaces, Dunkerque et la zone autour de Dunkerque pourraient être tenues assez longtemps pour permettre au CEB d'atteindre la côte. Après cela, ce serait le job de la Navy de le rapatrier en Angleterre.

Mais est-ce que la Navy, ou quiconque à Londres, comprenait l'importance, la " dimension " , de cette tâche ? Jusqu'à ce moment, Gort n'avait guère eu de raison de le croire. Les déclarations claironnantes de Churchill, les conversations téléphoniques sans résultats avec le War Office, la visite d'Ironside le 20, même celle de Dili le 25 - rien de tout cela n'était très rassurant. Dill, homme pourtant plein de tact, lui avait, en fait, donné l'impression que, pour Londres, le CEB ne faisait pas tout son possible. Maintenant Gort avait un message lui indiquant que l'on avait affecté à la Navy, pour l'évacuation, seulement quatre destroyers.

Cet après-midi là - le 26 -, il convoqua le capitaine Victor Goddard, de la RAF, au poste de commandement, à Prémesques. En temps normal, Goddard était conseiller de l'Air auprès de Gort, mais il n'y avait plus d'opérations aériennes sur lesquelles on pût, désormais, conseiller Gort. Dans tout le nord de la France, il n'y avait plus qu'un seul appareil de la RAF: Un avion de transport ENSIGN qui avait amené une cargaison spéciale d'obus antichars. Comme il approchait, il avait été mitraillé par des tireurs britanniques. Bien heureusement, il s'était abattu dans un champ de pommes de terre, juste à l'endroit où l'on avait besoin de munitions !

Apprenant que l'avion pouvait être réparé, Cort demanda à Goddard de l'utiliser pour faire un saut à Londres, dans la nuit, et d'assister, en tant que son représentant personnel, à la réunion des chefs d'états-majors qui se tiendrait le matin suivant. Il devait informer la Navy que, d'une façon ou d'une autre, un bien plus gros effort était nécessaire. Il serait maladroit que Goddard s'adressât directement à quelqu'un de l'Amirauté, comme il serait inutile qu'il parlât à Ironside seul. En revanche, parler à Ironside en présence du chef d'état-major de la Navy, l'amiral de la flotte Sir Dudley Pound, pourrait aboutir à un résultat.

" Cela doit être fait, insista Gort, en présence de Dudley Pound. Il doit être là. Il est certain qu'il assistera à la réunion quotidienne des chefs d'états-majors et il doit être confronté à la tâche que nous réclamons à la Navy. Vous ne pouvez pas dire à l'amiral ce qu'il faut faire, mais vous pouvez dire à Ironside ce que je veux qu'il demande à l'amiral de faire ! " .

Rapidement, Goddard rassembla ses affaires et, à 11 heures 30, à bord d'une voiture de l'état-major, il arrivait au champ de pommes de terre, où l'appareil criblé de balles avait atterri en catastrophe. Avec Goddard se trouvaient cinq autres aviateurs - les derniers de l'état-major de la RAF attachés au Q.G. de Gort. D'eux, non plus, on n'avait plus besoin. Après une brève recherche dans l'obscurité, on découvrit l'appareil. Son équipage travaillait toujours dessus, mais le pilote affirma qu'il serait prêt dans une heure. Le champ avait une longueur suffisante - environ 400 mètres. Tout ce dont le pilote avait besoin, c'était de lumières pour le guider le long de la " piste " . Les phares de la voiture conviendraient parfaitement.

A une heure du matin, ils partaient, remontaient le champ en vrombissant, décollaient, évitant les haies de justesse, en laissant derrière eux la voiture abandonnée avec son moteur qui tournait encore et ses phares toujours allumés. C'était une Chevrolet dernier modèle, et Goddard médita sur le gaspillage en temps de guerre.

A 3 heures, ils survolaient la Manche; à 4 heures 30, ils faisaient une brève halte à Manston ; à 7 heures, ils étaient à Hendon, à la périphérie de Londres. A toute allure, une voiture d'état-major emmena Goddard en ville. Il était à peu près 8 heures 10 quand il arriva à Whitehall.

Grâce à une combinaison d'heureuses rencontres avec de vieux amis, à quelques propos persuasifs et à l'aura qui émanait de l'officier, " tout juste de retour du front " , Goddard, aux alentours de 9 heures, fut emmené dans les sous-sols de l'immeuble. Par une porte puissamment gardée, sur laquelle une inscription indiquait " Réservé aux chefs d'états-majors " , on le fit entrer dans une grande pièce rectangulaire, sans fenêtres.

ils étaient tous là, les chefs de guerre de l'Empire britannique, assis à des tables disposées en fer à cheval. Ici et là, des papiers étaient étalés sur le tapis de table bleu foncé. Un seul " hic " : Ironside n'y était pas ! Il venait juste d'être remplacé, comme chef de l'état-major général, par le général Dili.

L'amiral Pound présidait. Il discutait du nombre limité de destroyers que l'on pourrait utiliser à Dunkerque - le point, précisément, qui avait tant inquiété Cort. Malheureusement, Dili avait déjà dit ce qu'il avait à dire et il n'y avait aucune chance de pouvoir lui passer le message de Cort que Pound était censé entendre. Pour un officier de la RAF relativement jeune, en appeler directement au chef d'état-major de la Flotte constituait - Goddard le savait bien - un impardonnable manquement au protocole.

Pound termina en disant : " Quelque chose à ajouter ? " Il n'y eut qu'un profond silence, tandis que Goddard guettait l'occasion de s'esquiver, sa mission ayant abouti à un triste échec. " Eh bien, dit Pound, passons au sujet suivant ! " .

Soudain, Goddard entendit sa propre voix qui s'élevait, s'adressant directement à l'amiral de la Flotte :

- J'ai été envoyé par lord Gort pour dire que les mesures prises ne sont pas tout à fait suffisantes...

Pound lui jeta un regard effrayé ; un bruissement se fit dans la salle ; tous les yeux se tournèrent vers l'audacieux ; derrière sa table, sir Richard Peirse, le vice-chef d'état-major de l'Air, se tenait sur sa chaise, tout raide, l'air consterné.

Il était trop tard, à présent, pour que Goddard se taise. Il poursuivit, donnant tous les détails sur les besoins impératifs de l'heure, allant bien au-delà de tout ce que Gort lui avait demandé de dire.

- Vous devez envoyer non seulement les paquebots de la Manche, mais aussi des bateaux de plaisance, les caboteurs, les bateaux de pêche, les canots de sauvetage, les yachts, les vedettes à moteur... tout ce qui peut traverser la mare aux harengs !

Il répéta :

- Tout ce qui peut traverser la Manche... tout... même les bateaux à rame !

A ce moment-là, Peirse se leva de son siège, s'approcha de Goddard et lui chuchota :

- Vous êtes un peu surmené. Vous devriez vous retirer, maintenant !

Goddard le savait très bien. Il se dressa, salua Pound d'une légère inclination du buste et fit en sorte de quitter la pièce en montrant le plus grand flegme possible. Mais il se sentait très confus de l'éclat qu'il venait de faire, et sa honte s'ajoutait au découragement de n'avoir pu remporter aucune sorte de sympathie ni obtenir la moindre réponse.

Peut-être ne se serait-il pas senti aussi découragé s'il avait su qu'à ce moment même d'autres hommes étaient en train d'agir selon le programme qu'il avait proposé. C'étaient des hommes de la mer - l'élément de choix de la Grande-Bretagne -, mais ils n'étaient pas chefs d'états-majors ni amiraux célèbres ni même marins à bord de navires. Ils travaillaient à des bureaux, dans le sud de l'Angleterre, et c'était leur intention, sans se faire annoncer, sans publicité, d'apporter un démenti aux sombres prédictions des chefs de guerre et des hommes d'État.

3

" OPÉRATION DYNAMO "

Lorsque W. Stanley Berry se présenta aux bureaux londoniens de l'amiral Sir Lionel Preston, le matin du 27 mai, il ne se doutait pas de ce qui l'attendait. C'était un fonctionnaire de 43 ans qui venait juste d'être engagé comme secrétaire adjoint de l'amiral et il entrait en fonction ce jour-là.

L'amiral Preston, lui, était Director of the Navy's Small Vessels Pool, un organisme qui avait en charge le ravitaillement et l'entretien des unités de petit tonnage dans les différentes bases navales. Cette tâche était fort utile, mais n'avait rien de très glorieux. En fait, on n'avait pas jugé ce service assez prestigieux pour le loger dans les bâtiments mêmes de l'amirauté et on l'avait confiné dans un immeuble attenant loué sur le quai de Gien Miles. Berry n'avait aucune raison de penser qu'il aurait autre chose à faire qu'à se livrer à un simple travail de bureau.

Or, une surprise l'attendait. Il avait à ouvrir et à classer six sacs de courrier. Il s'agissait des premières réponses à une annonce faite le 14 mai par la BBC demandant " aux propriétaires de bateaux autopropulsés faisant entre 30 et 100 pieds de long d'en envoyer la description détaillée à l'Amirauté dans les 14 jours à venir. " Cet appel n'avait aucun rapport avec les événements qui se déroulaient dans les Flandres, mais était inspiré par la crainte qu'on avait des mines magnétiques. Afin de lutter contre les dangers qu'elles représentaient, tous les chantiers navals du pays se consacraient à la construction de dragueurs de mines en bois. Cela ne suffisant pas, le Small Vessels Pool avait décidé de réquisitionner les yachts privés et des bateaux à moteurs pour répondre à ces besoins.

Stanley Berry se plongea dans l'amoncellement du courrier reçu en réponse à l'appel de la BBC. Lui et le secrétaire de l'amiral, le . commissaire-lieutenant-commandant Harry Garrett, classèrent les bâtiments en fonction de leur type et de leur port d'attache. Garrett, originaire du Newfoundland, se transforma en spécialiste de la géographie de la Grande-Bretagne.

Le même jour, Winston Churchill commença à envisager pour la première fois la possibilité d'une évacuation par mer. Personne d'autre que lui n'avait un tel esprit de décision – et personne plus que lui n'encouragea Cort dans cette entreprise –, mais il était nécessaire d'étudier tous les détails et sa visite à Paris, le 16 mai dernier, l'avait laissé dans l'expectative. Il demanda à Neville Chamberlain, ancien Premier ministre et actuellement président du Conseil privé, d'étudier " les problèmes qui se poseraient dans le cas où il serait nécessaire de ramener le CEB de France... "

A un niveau moins élevé d'autres hommes prenaient des mesures plus concrètes. Le 19 mai, le général Riddell-Webster avait présidé une conférence au War Office, où l'on avait évoqué pour la première fois la possibilité de l'évacuation. On avait considéré qu'il n'y avait pas urgence et un représentant du ministre de la Marine émit l'opinion qu'on avait tout le temps de réunir les navires qui pourraient se révéler nécessaires.

On décida que l'on utiliserait les ports de Calais, Boulogne et Dunkerque. Le plan de base comportait trois phases : le 20 mai, les " bouches inutiles " seraient rapatriées au rythme de 2.000 hommes par jour ; le 22, quelque 15.000 hommes du personnel de base partiraient; enfin, il était possible d'effectuer " une éventuelle évacuation de forces très importantes " , mais cette hypothèse apparaissait si hasardeuse que ceux qui participèrent à cette conférence consacrèrent fort peu de leur temps à l'envisager.

L'Amirauté confia au vice-amiral Bertram Ramsay la responsabilité de l'opération. Il était vice-amiral, basé à Douvres et c'était le right man on the right place. Il disposait de 36 bâtiments, la plupart des ferry-boats qui faisaient en temps ordinaire la traversée de la Manche.

Le 20 mai, lorsque Ramsay convoqua une nouvelle conférence à Douvres, les événements avaient tout changé. Les panzers fonçaient vers la côte ; le CEB était presque encerclé ; Cort, lui-même, parlait d'évacuation. " L'éventuelle évacuation de forces très importantes " ne se posait plus en termes dilatoires; maintenant " l'évacuation urgente à travers la Manche de forces très importantes " s'imposait le plus vite possible.

La situation avait encore empiré lorsque le même groupe se réunit, à Londres, le 21 mai. On établit un autre plan, plus détaillé et avec des chiffres précis. Dix mille hommes seraient embarqués toutes les 24 heures à partir des trois ports prévus: Boulogne, Calais et Dunkerque. Les bateaux quitteraient ces ports deux par deux, pas un de plus. Pour cela, Ramsay se voyait attribuer main-tenant 30 ferry-boats, douze chalutiers à vapeur et six caboteurs : c'était un peu mieux que la veille !

Mais le jour suivant, le 22, la situation s'était modifiée. Maintenant les panzers attaquaient Boulogne et Calais - seul Dunkerque demeurait libre. Il n'était plus question d'établir de plan méticuleux, de multiplier les conférences. Ramsay, qui était un homme à l'esprit pratique, avait compris que le front se modifiait si rapidement qu'on n'avait même plus le temps de convoquer les gens pour les réunir. Désormais chacun savait ce qu'il y avait à faire. La chose la plus importante était de se montrer rapide et de savoir s'adapter aux circonstances. Les filières administratives, les procédures de routine et autres formes de bureaucratie, tout cela était jeté à l'eau. L'improvisation était à l'ordre du jour et le téléphone devait jouer pleinement son rôle.

Ramsay était parfaitement à l'aise dans cette sorte de situation. C'était un excellent organisateur et il aimait prendre ses responsabilités. Cette qualité lui avait presque coûté sa carrière en 1935, lorsque, en tant que chef d'état-major de l'amiral Sir Roger Backhouse, commandant de la Home Fleet, il avait considéré que ce dernier ne lui avait pas donné assez de responsabilités. Il n'avait jamais mâché ses mots et il avait demandé à être relevé de ses fonctions et mis dans le cadre de Réserve. Pendant trois ans, il resta au rancart, s'occupant de chevaux et menant une existence campagnarde avec sa femme Mag et leurs trois enfants.

Par la suite, avec l'expansion soudaine de la Royal Navy au début de la Deuxième Guerre mondiale, il avait été rappelé au service et basé à Douvres. Il connaissait bien la région car il avait commandé un destroyer de l'ancienne Patrouille de Douvres pendant la Première Guerre. Au début, son nouveau job ne lui prenait Pas trop de temps. Il ne s'occupait guère que de barrages anti-sous-marins, de poseurs de mines et essayait de trouver une parade aux mines magnétiques que l'ennemi venait d'inventer. La poussée allemande changea tout cela. Douvres n'est qu'à une trentaine de kilomètres de la côte française et se trouvait alors pratiquement sur la ligne de front.

Le personnel de Ramsay n'était pas nombreux, mais il était compétent. Il n'avait jamais supporté autour de lui d'imbéciles heureux - jamais une telle expression n'avait été mieux choisie - et il attendait de ses officiers qu'ils fassent preuve d'initiative. Il entendait lui-même déléguer ses pouvoirs et ses officiers étaient parfaitement aptes à les assumer. Son lieutenant chargé des transmissions, James Stopford, par exemple, avait réussi a obtenir de haute lutte une ligne téléphonique directe avec Boulogne, Calais et Dunkerque. L'Amirauté s'était plainte que cela coûterait 500 livres par an, mais Stopford s'était obstiné et finalement avait eu gain de cause. Maintenant, avec le CEB qui était acculé à la côte française, cette ligne se révélait d'un précieux secours.

En tant que vice-amiral basé à Douvres, Ramsay habitait et travaillait au château de Douvres, mais son bureau, maintenant, se trouvait à l'extérieur et dominait le port. Ou plutôt, il était sous le château, installé dans les fameuses falaises de calcaire situées juste à l'est de la ville. Pendant les guerres napoléoniennes, des prisonniers français avaient creusé un labyrinthe de galeries réunissant des casemates dans ce calcaire tendre, qui faisaient partie des défenses côtières anglaises. Aujourd'hui encore, ces casemates servaient à se protéger d'une éventuelle invasion.

Une issue camouflée ménagée dans les murailles du château conduisait à une longue rampe abrupte qui, à son tour, menait à un véritable lacis de passages. En descendant un couloir menant à la mer, le visiteur atteignait une large galerie, puis plusieurs bureaux séparés par de minces cloisons en contre-plaqué, et arrivait finalement au bureau de l'amiral possédant une terrasse creusée dans la falaise.

Ce n'était pas un bureau comme il en est généralement attribué à un vice-amiral. Le parquet était en béton recouvert en partie par un tapis usé jusqu'à la corde. La pièce n'avait pour décoration que deux cartes marines encadrées accrochées aux murs peints à la chaux. Un bureau, quelques chaises, une table de conférence et un lit de camp en constituaient l'ameublement. Cette pièce pourtant avait un charme particulier : cette terrasse aménagée dans la seule partie de tout ce complexe où passait un peu de jour, à l'exception d'une petite fenêtre dans le " coin " des dames. De là, les WRENS, surnom qu'on avait donné aux membres féminins du personnel de la Royal Navy, pouvaient, assises sur la cuvette, bénéficier d'une vue sur la Manche aussi belle que celle qu'avait l'amiral.

L'endroit le plus spacieux était la large galerie que l'on devait prendre pour aller au bureau de Ramsay ou en revenir. Le meuble principal en était une grande table recouverte d'un drap vert. C'est là que l'état-major de Ramsay se réunit pour organiser l'évacuation. Le capitaine Michael Denny, un type plein d'énergie, v régnait sur seize hommes et sept téléphones. Pendant la Première Guerre mondiale, cette salle en forme de grotte avait abrité un groupe électrogène servant pour le château et on l'appelait communément la " Dynamo Room " . Le 22 mai, par une simple association d'idée, l'Amirauté donna comme nom de code à l'évacuation de Dunkerque " Opération Dynamo " .

Ce qu'il fallait avant tout, c'était des hommes et des bateaux. Il était clair que les 30 ou 40 bâtiments originairement prévus par l'Amirauté seraient insuffisants. On avait, en fait, besoin de tout ce qui pourrait prendre la mer. Désormais, Ramsay avait reçu un chèque en blanc pour se procurer ce dont il aurait besoin. L'état-major de la Dynamo Room sauta sur ses téléphones, appela le ministre de la Marine pour lui demander de rassembler tous les bateaux se trouvant sur les côtes est et ouest; la Southern Railway pour obtenir des trains spéciaux ; et l'Amirauté pour recevoir des remorqueurs, des médicaments, des rations alimentaires, des munitions, des pièces détachées, des cordages, du carburant, des formulaires administratifs et, par-dessus tout, des hommes.

Le 23 mai, à 4 heures du matin, le lieutenant T.G. Crick fut réveillé par un coup frappé à sa porte dans sa chambre du dépôt de la Marine de Chatham. Un messager lui apportait des instructions selon lesquelles il devait se tenir prêt pour " un rendez-vous dans les plus brefs délais " : c'était tout. A 6 heures 30, il reçut l'ordre de se rendre immédiatement aux Barracks. Aussitôt arrivé, Crick apprit qu'il était l'un des 30 officiers requis pour se rendre à Southampton et y équiper quelques péniches hollandaises qui se trouvaient là. Pourquoi ? Il fallait " envoyer des munitions et du ravitaillement au CEB " .

Ces péniches étaient de grosses embarcations à moteur utilisées en temps normal pour transporter leurs cargaisons sur les canaux et autres voies d'eau qui sillonnaient la Hollande. Après l'invasion allemande, une cinquantaine d'entre elles s'étaient échappées avec leur équipage à travers la Manche et se trouvaient maintenant à Poole et dans l'estuaire de la Tamise.

Le capitaine John Fisher, directeur du Coastal and Short Sea Shipping au ministère de la Marine, avait eu à connaître ces shuitjes, comme les appelaient les Hollandais, dans le cadre de ses fonctions. Il lui apparut qu'avec leur fond plat, elles seraient idéales pour atterrir sur les plages de Dunkerque. Quarante d'entre elles furent immédiatement réquisitionnées pour l'Opération Dynamo. Le drapeau hollandais fut amené et remplacé par celui de la Royal Navy. Les équipages néerlandais furent remplacés par des loups de mer britanniques. Les péniches changèrent aussi de nom. Les Britanniques n'arrivaient pas à prononcer un mot comme shuitje et elles furent désormais désignées sous celui de " skoots " .

Au ministère de la Marine, on se posait le problème du tonnage nécessaire à l'opération. La charge en incomba au service du capitaine Fischer et au Sea Transport Department dirigé par W.G. Hynard, qui contrôlait tout le trafic militaire par mer. En ajoutant les ferry-boats et les embarcations personnelles, le calcul n'était pas très difficile. Le département connaissait déjà tous les transports de passagers qui avaient été utilisés pour amener le CEB en France.

Malheureusement, il n'y avait pas assez de ferry-boats dans toutes les îles britanniques pour suffire à l'affaire. De quels autres navires pouvait-on disposer ? Quels bateaux avaient le tirant d'eau, la capacité et la vitesse adéquats ? Le département alerta les officiers de la marine marchande de tous les ports, depuis Harwich sur la Mer du Nord jusqu'à Weymouth sur la Manche afin de recenser tous les bâtiments faisant plus de 1000 tonnes en état de prendre la mer.

De retour aux bureaux du département à Berkeley Square, les membres de l'état-major Basil Bellamy et H.C. Riggs travaillèrent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, se reposant sur un lit de camp, allant de temps à autre manger un morceau au pub " The Two Chairmen " qui faisait le coin de la rue. Ce n'était qu'une suite sans fin de coups de téléphone et ils contrôlaient toutes les possibilités. Est-ce que le chalutier Fair Breeze ferait l'affaire ? Que penser du Dhoon ? Du caboteur Hythe ? Du eel boat Johanna ? Du dragueur Lady Southborough ?

A ce moment-là, le lieutenant John Tarry du Lady Southbc rough ne se faisait vraiment aucune idée de l'attention méticuleuse avec laquelle on étudiait son bateau. Pour lui, c'était un rafiot qui n'était bon à rien d'autre qu'à faire ce qu'il faisait, c'est-à-dire draguer le Channel à Portsmouth. Il n'avait aucune raison de penser qu'il prendrait un jour le large. On ne l'avait même pas repeint en gris, la couleur de guerre des navires. Sa cheminée rouillée laissait encore apercevoir les rayures rouge et jaune, emblème de la Tilbury Dredging Company.

Ce fut un véritable choc pour Tarry lorsque l'agent de la compagnie Anthony Summers arriva, un soir, à bord et réunit les neuf membres de l'équipage. On avait des ennuis dans la Manche, expliqua-t-il, et on avait besoin du Lady Southborough. Qui était volontaire ? Personne ne savait ce qui l'attendait, mais tous furent volontaires.

Tout le port de Portsmouth était en émoi. En plus du Lady Southborough, quatre autres dragueurs de Tilbury étaient en état d'alerte. Les ferries de Hayling Island, la flottille de petits caboteurs de Pickford, les patrouilleurs de la Navy, la vedette du cuirassé Nelson – tous ces bateaux connaissaient une activité fébrile, faisant le plein de carburant et d'approvisionnement.

De petites embarcations se révéleraient très importantes si l'on devait évacuer les hommes à partir du rivage même, les grosses unités ne pouvant s'approcher assez près des plages légèrement inclinées de la côte des Flandres. La semaine précédente, Ramsay avait fait largement savoir qu'il avait besoin de petits bateaux, mais à l'aube du 26 mai il n'avait encore obtenu que quatre chaloupes belges, quelques vedettes des douanes de Ramsgate et de rares embarcations du port de Douvres. Plus tard dans la matinée, le contre-amiral Sir Tom Phillips, vice commandant de l'état-major de la Marine, tint une réunion à l'Amirauté, pour essayer d'accélérer les choses. Parmi les présents se trouvait l'amiral Preston du Small Vessels Pool.

La réunion s'était terminée et Preston était déjà rentré à son bureau quand son secrétaire adjoint, Stan Berry, reprit son travail. C'était dimanche. La plupart du personnel était absent. Berry espérait que ce serait une journée calme, mais l'officier de service, le lieutenant Berrie, lui fit un accueil qui ne présageait rien de bon.

- Grâce à Dieu, vous êtes venu ! Je ne voudrais pas être dans votre peau pour tout l'or du monde.

- Pourquoi ? demanda Berry.

- Je ne sais pas ce qui ce passe, mais le " Vieux " est ici.

Quoi qu'il en fût, ce devait être très important. Les habitudes du temps de paix ne s'étaient pas encore perdues et les amiraux, en général, ne venaient pas au bureau le dimanche.

Preston ne fit rien pour éclaircir le mystère. Il remercia simplement Berry et lui demanda où était le secrétaire habituel, le commandant Garrett. Berry lui répondit qu'il était absent, mais il était entendu qu'il l'appellerait toutes les deux heures.

- Dites-lui de venir immédiatement ! ajouta l'amiral et il lui demanda de convoquer également l'ensemble du personnel.

Ce n'était pas chose facile. Par exemple, le lieutenant-commandant Pickering qui avait la charge des chalutiers se trouvait à Brighton. Lorsque Berry essaya de le joindre par téléphone, on lui répondit qu'il était au cinéma. Quel cinéma ? Personne ne le savait. Aussi Berry dut-il téléphoner à tous les cinémas de Brighton pour mettre la main sur Pickering.

Des messages, maintenant, circulaient dans toute l'Angleterre, mettant sens dessus dessous les hommes et les navires. Le lieutenant chirurgien James Dow passait une guerre plaisante sur le dragueur de mines Gossamer basé sur la Tyne. Le temps coulait agréablement, les permissions étaient nombreuses et les filles du coin attrayantes. Soudain, le 25 mai arriva un message de l'Amirauté : " Mettez toute la vapeur immédiatement. Regagnez Harwich. N'attendez pas les hommes qui sont à terre, ils rejoindront à Harwich. " Des rumeurs circulèrent dans tout le bâtiment, mais personne ne savait ce qui arrivait.

A Liverpool, le destroyer Somali venait juste d'aborder après s'être battu dans les eaux norvégiennes. Le sous-lieutenant Peter Dickens espérait un peu de repos, mais le Somali venait à peine de jeter l'amarre qu'il reçut un message de l'Amirauté : se rendre à Chatham Barracks immédiatement. Cela voulait dire qu'il fallait partir pour l'autre bout de l'Angleterre. Pourquoi ?

Chatham lui-même était en pleine agitation - autant, en tout cas, qu'une base d'entraînement de la Royal Navy peut être agitée. Le matelot G.F. Nixon faisait ses études d'artilleur, quand son bataillon reçut l'ordre de se mettre en route le 26 mai à 4 heures du matin. A 7 heures, il partait pour Douvres en autobus, en chantant : " Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried. " Personne n'avait la moindre idée de l'endroit où ils allaient.

Au find fond des blanches falaises de Douvres, le personnel de la Dynamo Room travaillait d'arrache-pied. L'amiral Ramsay écrivit ces mots à sa femme Mag le 23: " Personne d'entre nous ne s'est couché la nuit dernière et sans doute ne se couchera pendant plusieurs autres nuits. J'ai tellement sommeil que je peux difficilement garder les yeux ouverts. " Comme il écrivait dans son bureau, il griffonnait une ligne ou deux entre chacune des visites qu'il recevait, puis glissait sa lettre dans un tiroir de sa table lorsqu'il était à nouveau dérangé. Mag, en retour, lui envoyait du pain d'épice, des asperges de son jardin et des lettres pleines d'affection pour lui donner courage.

" Les jours et les nuits ne font qu'un " lui écrivait-il le 25 mai et, certes, les hommes de la Dynamo Room avaient perdu toute notion du temps. Ils n'avaient plus les moyens ordinaires de le mesurer. Enterrés dans leur falaise de calcaire, ils ne pouvaient savoir s'il faisait jour ou nuit. Ils ne prenaient aucun repas régulier : seulement un sandwich, à l'occasion, ou un bol de thé avalé en courant. Ils passaient sans cesse d'une tâche à l'autre. Ils ne connaissaient aucun répit : seulement le sentiment d'une crise interminable qui finissait par les engourdir.

Une étrange flotte de ferries, de chalands, de dragueurs, de péniches, de caboteurs et de skoots convergeait maintenant vers Douvres, posant un tas de nouveaux problèmes. D'abord, ces bateaux devaient mouiller quelque part. Sheerness, dans l'estuaire de la Tamise, devenait peu à peu le centre principal, où les petites embarcations étaient triées et aménagées pour prendre la mer. Ramsgate était le point terminal, où les réservoirs de carburant seraient remplis à ras bord, les approvisionnements chargés et les convois organisés.

Chaque problème, une fois résolu, en soulevait un autre tout aussi pressant. Il fallait trouver des mécaniciens qui puissent réparer des engins tombés en panne et qui échappaient à la compétence de la Navy ; il fallait trouver du charbon pour les vieux caboteurs ; on avait besoin de 1.000 cartes maritimes pour des pilotes qui avaient rarement pris la mer. On pouvait y inscrire les routes à prendre, mais les informations concernant les plages étaient pour le moins vagues. Répondant à un appel à l'aide que lui avait envoyé la Dynamo Room, le colonel Sam Bassett - chef du Interservice Topographical Department - fit le tour de toutes les agences de Londres, pour recueillir des brochures qui pouvaient donner quelques détails sur les plages françaises. Cela faisait neuf mois - depuis le début de la guerre - que les derniers vacanciers avaient fait cette sorte de demande, et les employés des agences de tourisme avaient dû croire que Bassett était cinglé.

Les armes posaient un autre problème. Cette flotte de temps de paix devait être protégée d'une façon ou de l'autre, et les mitrailleuses Lewis semblaient les mieux adaptées pour ce genre de choses. Mais il n'y avait pas un seul dépôt qui puisse subvenir aux besoins de Ramsay. On devait les piquer de-ci, de-là - 11 à Londres, 10 à Glasgow, 1 à Cardiff, 7 à Newcastle, en tout : 105 !

Si la Dynamo Room offrait le spectacle d'un " chaos organisé " , comme le dit plus tard un officier, les majestueuses falaises cachaient la chose au reste du monde. Douvres n'était jamais apparu aussi charmant que ce 26 mai. On pouvait entendre le bruit des canons à travers le Channel - Boulogne était tombée, Calais allait le faire -, mais tout cela semblait très éloigné des équipages des bateaux qui étaient paisiblement à l'ancre dans les Downs.

Sur le dragueur de mines Medway Queen, un bateau à roue reconverti en vapeur se trouvant au large des falaises, le chef-cuisinier Thomas Russell, accoudé au bastingage, prenait l'air en compagnie de son aide, un jeune homme que l'on ne connaissait que sous le nom de " Sec " . C'est curieux, se dirent-ils, que toute la flottille se trouvait dans le port ce matin - aucun bateau n'avait pris le large. Juste après le petit déjeuner, une vedette avait fait le tour des embarcations, prenant à son bord le capitaine, le premier officier et le radio et les avait conduits au " vaisseau amiral " pour y tenir une sorte de conférence. Maintenant, un chaland de la Marine accosté au Medway Queen distribuait caisse après caisse de la nourriture - beaucoup plus que ses 48 hommes pourraient en manger.

- On a assez de boustifaille à bord, dit Sec, pour nourrir tout une connerie d'armée.

Les hommes encerclés dans les Flandres en savaient un peu plus que l'équipage du Medway Queen. Plus tard dans la journée du 26 mai, le major-général E.A. Osborne, commandant la 44e Division près de Hazebrouck, devait recevoir un rapport apaisant du brigadier G.D. Watkins du quartier général du IIIe Corps, mais les rapports qui venaient d'un rang moins élevé étaient étayés par la rumeur. Reginald Newcomb, aumônier de la 50e Division, avait un copain dans les services de renseignements qui lui laissa entendre avec une grande inquiétude que le CEB ferait route vers la côte pour s'y embarquer " à moins que les ferries n'arrivent les premiers. " Le bruit courut dans tout le ter Fife and Forfar Yeomanry qu'il retournait vers la mer, où il embarquerait, reprendrait pied plus bas sur la côte et attaquerait les Allemands sur leurs arrières.

Les ordres, lorsque finalement ils arrivaient, n'étaient donnés que verbalement. Dans les diverses unités du Royal Army Service Corps, en particulier, il ne se passa rien et beaucoup d'officiers du RASC s'évanouirent dans la nature. Les hommes de la 4e Division Ammunition Supply Company s'entendirent déclarer simplement : " Chacun pour soi. Foncez sur Dunkerque, et bonne chance ! " La N° 1 Troop Carrying Company reçut l'ordre suivant : " Approchez-vous de Dunkerque autant que vous le pourrez, détruisez les véhicules et chacun pour soi. " De même, le 573e Field Squadron, Royal Engineers reçut l'ordre d'usage: " Chacun pour soi. Foncez sur Dunkerque. "

Souvent les ordres arrivaient à l'improviste. Peu après le lever du soleil, dans un petit village belge, le sergent George Snelgar, appartenant à une compagnie de transport, fut réveillé par une voix qui criait : " Rassemblement ! " . Il entendit un bruit de pas et, en regardant par la fenêtre du café où il avait été logé, il vit son unité se dirigeant vers le parc à véhicules. Il ramassa ses affaires et apprit que les ordres étaient de détruire camions et motocyclettes et de partir vers Dunkerque. Ils ne pouvaient se tromper : il suffisait de se diriger vers cette colonne de fumée...

A minuit, la situation avait empiré. Le caporal Reginald Lockerby du 2e Ordnance Field Park roulait vers le nord dans un camion lorsqu'un officier qui marchait sur la route lui fit signe de sarrêter. Il se dirigeait droit vers les lignes allemandes situées à 500 mètres de là. Lorsque Lockerby demanda la direction de Dunkerque, l'officier montra du doigt une étoile au-dessus de l'horizon et lui dit : " Vous n'avez qu'à suivre cette étoile. " D'autres se guidèrent sur la lueur des bombardements qui éclairait le ciel nocturne. Désormais on en voyait presque de tous les côtés. Il n'y avait qu'une petite zone vers le nord qui restait obscure. C'était Dunkerque.

Le major Peter Hill, un officier des transports, était un des rares à posséder une carte. Elle ne venait pas de l'armée, car, pour unes raison quelconque, toutes les cartes de la région avaient été retirées dès le début de la campagne. En l'occurrence, celle qu'il possédait avait été publiée par le Daily Telegraph pour aider ses lecteurs à suivre les opérations.

Le simple soldat W.S. Walker du 15e Medium Regiment, Royal Artillery aurait pu mieux se servir de son dictionnaire anglais-français. Arrivant à un panneau de signalisation qui indiquait " Dunkerque " , il se demanda si c'était bien la même ville que Dunkirk.

Il n'avait pas à s'inquiéter. Tous les chemins vers le nord l'y conduiraient, tant qu'il se trouverait dans le " corridor " tenu à l'est par les Belges et les Britanniques, à l'ouest par les Français et les Britanniques, et au sud par les Français qui s'accrochaient opiniâtrement à Lille.

Toutes les routes étaient remplies de soldats en formations ordonnées ou se déplaçant dans le plus parfait désordre. Cela allait des Welsh Guardsmen défilant martialement leurs fusils sur l'épaule aux traînards égarés comme le soldat Leslie R. Page, l'ordonnance d'un officier d'artillerie de la 44e Division. Il avait perdu son unité quand celle-ci s'était dispersée pour échapper à un bombardement. Maintenant il se traînait péniblement en direction du nord, mêlé à une foule de soldats et de réfugiés. Une grosse charrette de fermier belge passa bruyamment. Elle était pleine de civils qui s'enfuyaient et, là, assis auprès du conducteur, Page aperçut son propre père.

" Qu'est-ce que c'est que ça ? La sortie du cathéchisme ? " lui cria-t-il. Page, bouleversé, sauta sur le camion où eut lieu une courte réunion de famille. Il se trouvait que son père, un sous-officier d'infanterie, comme son fils s'était perdu. C'est alors que la Luftwaffe attaqua de nouveau. Les deux hommes furent séparés. Une fois de plus Page se mit à errer seul à l'aventure. " Où allons-nous ? " demandait-il autour de lui, et chaque fois c'était la même réponse : " Vous voyez cette fumée dans le ciel ? C'est Dunkerque. C'est là qu'il faut aller. "

Il se trouva des femmes prises dans cet exode, qui n'étaient pas des réfugiées ordinaires. Un officier de liaison français attaché au 2e Ordnance Field Park avait emmené avec lui sa maîtresse. Le chauffeur Gordon A. Taylor du RASC avait voulu secourir une jeune Française qu'il avait trouvée en larmes, une nuit, dans un faubourg de Lille. Il s'était débrouillé pour se procurer un camion, l'avait prise en charge et emmenée hors de la ville. Il avait l'impression d'être son chevalier servant et son ange gardien, mais il la perdit, lorsque, au cours d'un embouteillage, ils durent abandonner leur camion et partir à pied. Il ne la revit plus jamais et il se demandait si la " protection " qu'il lui avait offerte n'avait pas été une mauvaise solution.

Le soldat Bill Hersey du ter East Surreys eut plus de chance. Il avait épousé la fille de la tenancière d'un café de Tourcoing et Augusta Hersey se révéla une femme de tête. Alors que le East Surreys traversait Roncq, elle fit soudain son apparition et pria Bill de l'emmener avec lui. Avec la complicité de son chef de compagnie, le capitaine Harry Smith, Augusta monta à bord du camion réservé à l'état-major.

Une autre épouse de guerre ne connut pas le même sort. Jeanne Michez avait épousé le sergent Gordon Stanley en février 1940 et avait été la première Française à devenir la femme d'un membre du CEB. Stanley était attaché au quartier général des transmissions à Arras. Jeanne l'y avait rejoint et, jusqu'au mois de mai, ils avaient connu l'existence d'un couple paisible. Lorsque le " ballon fut lâché " , Gordon partit avec le quartier général en Belgique et sa femme retourna chez sa mère dans le village de Servins.

Pendant les deux semaines qui suivirent, Mme Stanley ne sut pas grand-chose de ce qui se passait et, un après-midi, elle fut étonnée de voir apparaître son mari dans une voiture sur le toit de laquelle on avait installé une mitrailleuse. Il lui dit que les Allemands arrivaient et qu'ils devaient s'en aller le plus tôt possible. Jeanne fourra quelques vêtements dans une valise plus deux bouteilles de rhum que sa mère lui avait données. Une heure plus tard, elle était prête à partir, vêtue comme si elle allait prendre le train pour Paris, avec une robe, un manteau et un chapeau aux larges bords, le tout de couleur bleue.

Elle et son mari montèrent à l'avant de la voiture et un caporal du nom de Trippe s'assit à l'arrière. Les routes étaient terriblement encombrées, ce qui posa un problème lorsque le beau chapeau bleu à larges bords de Jeanne s'envola par la fenêtre. Gordon stoppa et se mit à courir après le chapeau de sa femme. C'est alors que les premiers Stukas attaquèrent.

Ils ratèrent leur objectif, le chapeau fut récupéré et les Stanley reprirent la route. Ils passèrent la première nuit dans la voiture et les nuits qui suivirent dans les fossés. Un jour, ils dormirent dans la grange d'un paysan belge. Celui-ci ne leur en avait pas donné l'autorisation, mais Gordon avait fait sauter la serrure de la grange à coups de revolver et ils s'y étaient installés.

Ils dormaient dans le foin, se jetaient dans les fossés pour échapper aux Stukas et ils étaient de plus en plus sales. Une fois, Jeanne s'arrangea pour acheter un baquet d'eau pour la somme de 10 francs, mais, la plupart du temps, ils n'avaient rien pour se laver. Le beau chapeau bleu aux larges bords était tout déchiré et Jeanne s'en débarrassa.

Ils finirent par arriver dans la petite ville de Bailleul. Là, ils s'arrêtèrent dans la confortable demeure d'une vieille dame respectable, Mlle Jonkerik. Contrairement à la plupart des gens auxquels ils avaient eu affaire, celle-ci se révéla fort hospitalière et leur offrit de passer la nuit chez elle. Le lendemain ils repartirent, toujours pourchassés par les inévitables Stukas.

Jeanne était maintenant complètement épuisée et ses vêtements étaient en loques. Cordon lui fit essayer un uniforme et un petit chapeau, mais rien ne lui allait. Finalement, elle lui dit que ce n'était pas la peine d'insister et qu'elle ne pouvait plus le suivre. Son mari la ramena chez Mlle Jonkerik, qui se montra plus hospitalière que jamais et invita Jeanne à rester chez elle jusqu'à ce que les routes soient dégagées et qu'elle puisse sans danger retourner à Servins.

Le moment était venu de se dire au revoir. Gordon était un soldat, il avait à accomplir son devoir: elle comprenait tout cela. Mais la séparation fut dramatique. A peine fut-elle rendue moins dure par la promesse que Gordon fit à sa femme de revenir la chercher dans deux mois. Il tint effectivement sa promesse... Au bout de cinq ans !

Jeanne Stanley ne fut pas la seule à être près de l'effondrement. Un jeune lieutenant essaya de prendre le commandement d'une unité du 2e Ordnance Field Park, mais ce fut en vain et il éclata en sanglots. Le caporal Jack Kitchener du RASC se trouva pris dans un épouvantable embouteillage qui se transforma bientôt en une partie de stock-car mettant aux prises conducteurs britanniques et belges. Un officier du CEB tenta de s'en sortir mais il fut bousculé par quelqu'un. Il prit son revolver et fit feu, atteignant Kitchener à la jambe gauche. " Vous m'avez tiré dessus, à moi, explosa ce dernier, mais ce n'est pas moi le mec qui vous est rentré dedans ! "

Le soldat Bill Bacchus était le chauffeur d'un aumônier militaire affecté au 13e Field Ambulance et leur équipée vers le nord se transforma en une suite de conflits orageux. Bacchus considérait le prêtre comme un trouillard et un alcoolique; le prêtre accusait Bacchus de négliger son devoir et d'être d'une " incroyable insolence " . A plusieurs reprises, il prit le volant de leur véhicule, laissant Bacchus se débrouiller tout seul. En deux occasions, ce dernier s'empara de son fusil comme s'il voulait tirer sur l'aumônier. Même un homme de Dieu et son assistant n'étaient pas à l'abri de la tension provoquée par la défaite, le danger constant, la faim, la fatigue, les bombes, le chaos et l'angoisse de cette retraite qui n'en finissait pas.

Le soldat Bill Stone, lui aussi, connut tout cela. C'était un mitrailleur du 5e Royal Sussex et il avait été deux jours durant sur la brèche, essayant de contenir les ferries sur le flanc est du " corridor " . Sa section venait de recevoir l'ordre de faire de nouveau face à l'ennemi pour donner au reste du bataillon la possibilité de se retirer et de se réorganiser sur ses arrières.

Stone et ses camarades tinrent le coup pendant une heure, puis sautèrent dans un camion pour prendre le large. Il faisait nuit et ils décidèrent de trouver un endroit où ils pourraient dormir - ce qu'ils n'avaient pas fait pendant trois nuits successives. Ils arrivèrent à un bâtiment qui se révéla être un monastère. Un moine sortit de la nuit, les invita à le suivre et les conduisit à l'intérieur du monastère.

C'était un autre monde. Les moines déambulaient vêtus de leur robe et chaussés de leurs sandales. Des chandeliers éclairaient d'une lumière tremblotante les murs de pierres des couloirs. Il régnait dans ces lieux une paix profonde. La guerre semblait être a des siècles et des siècles de là. Le Supérieur leur dit que ce serait un plaisir pour lui de leur donner abri et nourriture ainsi qu'à un groupe de Royal Engineers qui, eux aussi, avaient rencontré cette oasis de paix.

On leur fit traverser le cloître et s'asseoir à la longue table du réfectoire. Chaque soldat britannique avait un moine qui l'attendait pour se mettre à son service. Ils mangèrent et burent du vin que les moines eux-mêmes produisaient, et, après ces jours et ces jours où ils n'avaient mangé que des biscuits de l'armée et des boîtes de singe, ce fut pour eux un festin de rois.

Un seul problème se posait. Les hommes du Génie expliquèrent que, le lendemain matin, ils allaient faire sauter tous les ponts de la région. Stone et ses compagnons devraient reprendre leur route à 5 heures. Ils n'en avaient guère envie : le sol dallé du cloître leur était plus doux qu'un lit de plumes, après tout ce qu'ils avaient connu.

A l'aube, ils reprirent donc leur chemin. Ils traversèrent les ponts, en roulant très lentement, craignant de faire exploser les charges qu'on y aurait déjà disposées. Les hommes du Royal Sussex étaient loin lorsqu'ils entendirent le bruit des explosions, ce qui leur rappela que le bref entracte qu'ils avaient connu était ter-miné et qu'ils étaient de nouveau en pleine guerre.

Après avoir fait sauter les ponts, les écluses des canaux, les centrales électriques et autres installations qui pouvaient servir aux Allemands. le CEB, maintenant, détruisait ses propres équipements. Pour un artilleur digne de ce nom, c'est un sacrilège que de détruire les canons qu'il a si amoureusement soignés pendant des années. Tandis qu'ils sabotaient les blocs de culasse et les goniomètres. nombre d'entre eux ne cachaient pas leurs larmes.

Le brigadier Arthur May du 3e Medium Regiment était peut-être plus bouleversé encore que les autres. Il avait été affecté à la même batterie d'obusiers que celle où son père avait combattu pendant la guerre de 14 et il en concevait un profond orgueil. Les engins étaient les mêmes, sinon que, maintenant, leurs roues étaient munies de pneumatiques et non plus cerclées d'acier. Les champs de bataille, aussi, étaient les mêmes. Les noms d'Armentières et de Poperinge étaient déjà fameux bien avant ce triste printemps de 1940. Et May avait souvent l'impression de remettre ses pas dans ceux de son père.

Mais même aux plus sombres jours de la Première Guerre mondiale les choses n'étaient jamais allées aussi mal, au point que la batterie dût détruire son propre matériel. Et May était rongé par le sentiment que, d'une certaine façon, il " laissait tomber son vieux " .

Ce n'était pas le moment de se perdre en d'aussi tristes considérations, alors que le CEB était livré à une rage d'autodestruction. Dans des villes comme Hondschoote et Oost Cappel, sur la route de Dunkerque. le matériel de toute une armée était en train de brûler. Des milliers de camions, de half-tracks, de fourgons, de camions de gros tonnage, de motocyclettes, d'automitrailleuses, de camionnettes et de voitures de service étaient alignés dans les champs, leurs carters vidés de leur huile, leurs radiateurs sans eau. et les moteurs tournant jusqu'à ce qu'ils se détruisent d'eux-mêmes. Des montagnes de couvertures, de combinaisons anti-gaz, de chaussures, de bottes et d'uniformes de toute sorte brûlaient dans les champs. En passant devant un tas de ces équipements destinés à être livrés aux flammes, le caporal W.J. Ingham de la Field Security Police se précipita, ouvrit quelques ballots, chercha un uniforme à sa taille, se changea et, au bout de quelques minutes, rejoignit son unité. Quelqu'un dit : c'est le " soldat le mieux habillé de notre bande " .

Les magasins du NAAFI - la providence des gens du CEB - étaient désertés, offerts au pillage. Le brigadier May en sortit avec une valise bourrée de 10.000 cigarettes.

Les aumôniers militaires eux-mêmes participaient à cette orgie de destruction. Reginald Newcomb de la 50e Division s'employait consciencieusement à bousiller des machines à écrire et des ronéos, tandis que son clerc s'acharnait sur l'appareil de projection cinématographique de la compagnie. Un peu plus tard, Newcomb mit le feu à deux caisses remplies de livres de messe destinés à l'armée. C'était le dimanche 26 mai, mais il n'y aurait pas d'office ce jour-là.

La fumée qui planait sur Dunkerque, à une trentaine de kilomètres vers le nord, n'était pas le fait du programme de sabotage du CEB. Hermann Gœring essayait de tenir la promesse qu'il avait faite que la Luftwaffe gagnerait la bataille toute seule. Pendant près d'une semaine, les Heinkel, les Dornier, les Stukas de la 2e flotte aérienne du général Kesselring avaient pilonné la ville. Au début, les bombardements étaient faits au petit bonheur, mais le 25 mai un raid gigantesque endommagea gravement l'entrée Principale du port, détruisit toutes les installations électriques et Portuaires, laissant derrière lui une forêt de grues tordues dans tous les sens.

Le caporal Y.G. Ackrell, un homme du Ordnance Corps âgé de 42 ans, attendait d'être évacué avec d'autres " bouches inutiles " . Son unité avait été réquisitionnée en toute hâte pour aider au déchargement d'un bateau de munitions. Les derricks n'étaient plus en état de marche et les dockers avaient disparu.

Vers midi, l'attention d'Ackrell fut attirée par autre chose. Pour le moment les avions ennemis ne se montraient pas et il remarqua dans les environs quelques magasins qui éveillèrent sa tentation. Il alla y faire un tour et repéra de grosses boîtes de carton particulièrement alléchantes. Il en ouvrit une, mais elle ne contenait ni montres-bracelets ni appareils photographiques, ni autre chose de ce genre. Elle était pleine de pâte de guimauve.

Faisant ce qu'il y avait de mieux à faire, Ackrell ramena un de ces cartons sur le quai, où il connut un succès instantané. Retournant une fois de plus dans les magasins, il y découvrit un tonneau de vin rouge. Il en remplit sa gourde et commença à le déguster. Mais il se souvint à nouveau de ses copains et leur ramena du vin. Ils l'apprécièrent assez pour remettre ça et, vers la fin du jour, la moitié à peine des munitions avaient été déchargées.

Le lendemain 26 mai, les hommes retournèrent au travail, et, une fois encore, Ackrell commença de fureter. Cette fois-ci, il trouva une voiture pleine de sous-vêtements. Continuant ses explorations, il repéra dans une autre voiture des souliers qui étaient exactement à sa pointure. Il fit encore partager sa bonne fortune à ses amis et, de nouveau, les travaux s'arrêtèrent sur le quai. Ce soir-là, le bateau reprit la mer avec une partie de ce qu'il contenait non encore déchargé.

Il n'y avait plus de discipline nulle part. Dunkerque était en ruine et il était manifeste que le port ne pourrait être utilisé pendant longtemps. La Luftwaffe se promenait dans le ciel sans être inquiétée, effectuant des bombardements à sa guise. C'est alors qu'un petit groupe de la Royal Navy tenta une expérience qui symbolisa en quelque sorte la futilité de toute tentative de défense aérienne. Le commandant J.S. Dove était arrivé le 25 mai, charge par l'Amirauté d'édifier ce qu'on appela un " barrage mortel de cerfs-volants " dans la zone du port. Les cerfs-volants devaient constituer ce barrage à la manière des ballons captifs et, du moins on l'espérait, prendre au piège les avions allemands qui s'aventureraient. Pour arriver à ses fins, Dove disposait de 200 " cerfs-volants de la mort " et de quelques assistants.

Le matin du 26, il n'y avait pas assez de vent pour qu'un cerf-volant puisse prendre l'air, mais au début de l'après-midi la brise se rafraîchit, et les hommes de Dove s'employèrent à lâcher deux cerfs-volants du sommet des deux plus hautes grues se trouvant dans le port. L'un d'eux évolua inutilement de bas en haut, mais l'autre s'éleva majestueusement à une hauteur de 600 mètres.

Personne ne sut jamais ce qui serait arrivé si un Stuka était entré en collision avec ce cerf-volant. car les Tommies, qui avaient les jetons, ignorant tout de l'opération et inquiets de tout ce qui volait dans le ciel, l'abattirent à la faveur d'une fusillade. Le commandant Dove resta sur place pour aider à l'évacuation. Sa petite équipe, elle, rejoignit la foule sans cesse croissante des hommes qui attendaient qu'on les ramène chez eux.

La Luftwaffe poursuivait ses destructions méthodiques. Dans la seule matinée du 26, elle lâcha 4.000 bombes sur la ville, fichant en l'air les quais, les navires, les routes menant au port et créant une pagaille folle parmi les milliers d'hommes qui affluaient vers Dunkerque.

" Où est la RAF ? " Cette question revenait sans cesse. Exaspérés des hommes se jetèrent sur un pauvre diable qui passait par là vêtu de l'uniforme bleu des aviateurs et s'était retrouvé dans l'unité du caporal Lockerby. Ce n'était pas un pilote, mais le quelconque secrétaire d'un état-major dispersé par les événements - ce qui d'ailleurs ne l'aida guère. Les soldats enragés le bousculèrent en le menaçant : il était le symbole de leur ressentiment.

L'homme semblait en danger et Lockerby essaya de lui trouver un uniforme de rechange, mais, par une ironie du sort, il fut interrompu dans ses recherches par une attaque de Stukas. Une fois que celle-ci eut cessé, il se rendit compte que l'homme avait disparu, sans doute à la recherche de compagnons plus aimables.

La RAF pourtant était là, bien que souvent hors de vue et pas encore efficace. Pendant plusieurs jours, le Fighter Command avait envoyé ses escadrilles soigneusement formées de Hurricanes et de Spitfires sur des terrains plus proches de la Manche, en vue d'un effort majeur à accomplir pour couvrir l'évacuation.

Lorsque la 19e escadrille s'envola de Horsham pour Hornchurch, le 25 mai, l'officier-pilote Michael D. Lyne fut tout de suite frappé par l'atmosphère totalement différente qui y régnait.

Horsham était une base d'entraînement, où les effets de la guerre se faisaient peu sentir, tandis qu'à Hornchurch le terrain était Plein d'appareils endommagés par les combats, et le mess ne

résonnait que de récits de batailles et de considérations tactiques.

Pour un jeune pilote qui n'avait que 100 heures de vol sur un Spitfire, c'était là un sérieux changement.

Tôt dans la matinée du 26, Lyne effectua sa première patrouille sur les plages. Il n'y avait pas eu de briefing ; l'escadrille partait pour la France comme elle le faisait tous les jours. Elle rencontra quelques Stukas et Messerschmitt 109 près de Calais, donna tout ce qu'elle pouvait, mais perdit deux appareils dont celui du commandant.

mandant.

L'après-midi, Lyne retourna sur Dunkerque ; c'était sa seconde patrouille de la journée. Au large de Calais, il rencontra de nouveau une escadrille de Messerschmitt 109 et, pour la première fois de sa vie, il fut pris sous le feu .d'un chasseur, sans l'avoir compris au début. De mystérieuses petites colonnes de fumée passèrent sur ses ailes, puis il entendit le bruit particulier du canon du Messerschmitt. Il comprit finalement que c'était lui la cible. Lyne manœuvra pour éviter le tir, mais, peu après, il se trouva aux prises avec deux Messerschmitt qui tournaient au-dessus de lui. Il se mit en perte de vitesse, puis entreprit un tonneau alors qu'une balle ou un éclat d'obus l'atteignait au genou. La radio eut des ratés ; le cockpit fut empli de vapeurs de glycol et son appareil put s'échapper.

Sa première idée fut de tenter un atterrissage forcé en France et de passer le restant de la guerre dans un camp de prisonniers. Puis il se dit qu'il ne voulait pas de ça : il préférait tomber dans la Manche avec l'espoir que quelqu'un viendrait le recueillir. Mais non, il ne voulait pas de ça, non plus - " Je ne veux pas me mouiller " - à la fin, il décida qu'il était capable de ramener son appareil sur la côte anglaise.

C'est ce qu'il fit - ou presque. Glissant à quelques mètres au-dessus des flots, il s'écrasa sur la plage argileuse de Deal dans un nuage de graviers. Ensanglanté et couvert d'huile, il sortit en titubant de son cockpit. Le spectacle qui s'offrit à lui était totalement différent.

C'était dimanche et la plage de Deal était pleine de couples qui flânaient - des militaires en uniforme, des filles dans leurs robes printanières -, heureux de se promener sous le chaud soleil de mai. En débarquant au beau milieu de ce charmant spectacle. Lyne eut l'impression qu'il était un intrus, pensant inconsciemment à cette autre foule qui, à quelque trente kilomètres de là, constituait un monde bien différent.

Il avait raison. Les gens de Douvres et de Deal - l'Angleterre tout entière en fait - vivaient encore dans la paix et la tranquillité. Le gouvernement n'avait pas annoncé un quelconque état d'urgence et le bruit lointain des canons qui traversait le Channel ne suffisait pas à troubler ce repos. C'était un week-end de temps de paix : l'équipe de Douvres avait battu au jeu de quilles celle des officiers de la garnison par 88 à 35 ; le club de football local avait perdu son match contre Sittingbourne ; des gens montés sur des patins à roulettes évoluaient sur la piste du Granville Garden Pavillion ; au programme des variétés hebdomadaires figurait un nouveau spectacle de " comédiens ambulants " , les Three Gomms.

A Whitehall, l'atmosphère était différente. Le gouvernement avait froid dans le dos, en pensant que la Grande-Bretagne courait le risque d'un désastre épouvantable. Reynaud, en conférence à Londres avec Churchill, était, lui aussi, très inquiet. Il sentait que Pétain était prêt à demander un cessez-le-feu si une grande partie de la France était envahie.

Le temps était venu d'agir. A 18 heures 57, ce dimanche 26 mai, l'Amirauté adressa un message à Douvres: " L'Opération Dynamo doit commencer. "

A ce moment-là, l'amiral Ramsay avait à sa disposition 129 ferries, caboteurs, péniches et petites embarcations pour faire le travail, mais on en attendait plus encore et le personnel de la Dynamo Boom était sur le qui-vive. C'était une tâche monumentale. L'Amirauté elle-même n'espérait pas évacuer plus de 45.000 hommes en deux jours. Après cela, l'évacuation serait probablement empêchée par une action de l'ennemi.

Tard dans la nuit - le 27, exactement à 1 heure du matin -. Ramsay écrivit à sa femme Mag : " Je suis sur le point d'effectuer une des opérations les plus difficiles et les plus hasardeuses qu'on ait jamais conçues et, à moins que le Bon Dieu ne soit très gentil, il est certain que de nombreuses tragédies y seront attachées. Je n'ose guère penser à ce que le jour qui vient nous apportera... "

Et pourtant le plus grave problème échappait, à ce moment-là, au contrôle de Ramsay. La question cruciale était de savoir si plus d'une poignée d'hommes pourrait atteindre Dunkerque. L' " ordre de halte " de Hitler avait été levé. Les blindés allemands s'étaient remis en marche. Des milliers de soldats alliés se trouvaient encore loin en France et en Belgique. Est-ce que le " corridor " d'évasion resterait libre assez longtemps pour que ces troupes puissent atteindre la mer ? Que faire pour aider les unités qui tenaient le " corridor " ? Comment gagner tout le temps qui était nécessaire ?

4.

GAGNER DU TEMPS

Pour Winston Churchill Calais était la clef de la situation. Ce vieux port français, à une quarantaine de kilomètres de Dunkerque, était assiégé, mais se trouvait encore entre les mains des Britanniques. Le Premier ministre décida qu'il devait être tenu jusqu'au dernier homme. Cela permettrait d'occuper les troupes de Rundstedt, de ralentir son avance et de gagner le temps nécessaire pour que le CEB puisse retourner sur la côte.

Ce n'était pas pour autant une décision facile à prendre. Elle impliquait le sacrifice délibéré de 3.000 soldats entraînés à un moment où la Crande-Bretagne ne pouvait guère se permettre de les perdre. Sauver une grande partie du CEB était un plan à longue échéance. Ne devrait-on pas mieux utiliser ces hommes sur le front intérieur en cas d'invasion ?

Pour Anthony Eden cette décision était particulièrement amère. Il avait longtemps servi dans le King's Royal Rifle Corps, l'un des régiments se trouvant à Calais. Lui ordonner de combattre jusqu'au bout, c'était condamner à la mort ou à la captivité certains de ses meilleurs amis.

il y eut un triste dîner à l'Amirauté le soir du 25 mai, lorsque le Pas fut finalement franchi. En silence Churchill se tâta le pied et, en quittant la table, déclara à personne en particulier " Je me sens Physiquement malade. " A 11 heures 30 un dernier télégramme parvint au général de brigade Claude Nicholson, commandant de la garnison de Calais :

" Tout le temps que vous gagnerez sera du plus grand secours pour le CEB. Le gouvernement a donc décidé que vous devez continuer à combattre. Avons l'admiration la plus profonde pour votre splendide résistance. "

Pour le général Nicholson, ce fut le dernier d'une série de messages déroutants qu'il avait reçus de-ci de-là. Jusqu'à la fin avril, sa 30e Infantry Brigade avait été mise à rude épreuve en Norvège. Après l'échec de cette campagne, Churchill avait décidé qu'elle serait employée à harceler les flancs ennemis tout le long de la côte française, comme son ancienne Brigade de la Marine l'avait fait pendant la Première Guerre mondiale.

Cette 30e Brigade avait déjà occasionné beaucoup d'ennuis aux Allemands. Deux de ses trois bataillons - le 2e King's Royal Rifle Corps et la 1re Rifle Brigade - étaient formés de soldats d'élite. Le troisième bataillon - le 1er Queen Victoria's Rifles - était une unité territoriale composée de soldats du dimanche, mais l'une des meilleures d'Angleterre. La 30e Brigade était entièrement mécanisée. Pour la renforcer, Churchill lui avait adjoint le 3e Royal Tank Regiment, qui faisait déjà route vers Calais.

Les compagnies de blindés et les Queen Victoria's Rifles partirent les premiers de Douvres pour Calais, le 22 mai à 11 heures du matin. Dans la hâte du départ, le Q.V.R. avait laissé tous ses véhicules derrière lui. Le 3e Royal Tank Regiment emporta ses blindés, mais ils avaient été entreposés à fond de cale et les décharger à Calais semblait devoir prendre du temps.

L'opération venait à peine de commencer qu'un personnage déconcertant entra en scène. Le lieutenant-général Brownrigg, général-adjoint auprès de Gort, était allé à Boulogne établir un G.Q.G. de l'arrière. Maintenant il arrivait à Calais, en route pour l'Angleterre. Agissant de sa propre autorité en tant qu'officier le plus ancien dans le grade, il donna l'ordre que les chars aillent vers l'ouest à Boulogne et se joignent aux troupes qui défendaient ce port. Heureusement ces chars n'avaient pas été encore déchargés, car Boulogne était déjà encerclé.

Plus tard, cette nuit-là, arriva le major Ken Bailey du Q.G. de Gort avec des ordres entièrement différents pour les chars : ceux-ci devaient aller vers le sud, non pas vers l'ouest, et rejoindre le CEB à Saint-Omer. Brownrigg, qui était alors à Douvres, répliqua qu'ils devaient se rendre à Boulogne comme le prévoyaient les ordres précédents. Baladé de-ci de-là, un escadron de tanks partit finalement pour Saint-Omer le 23 à 1 heure 30 de l'après-midi, mais ils furent repoussés par une colonne de panzers qui bloquait le chemin.

Ce même après-midi le brigadier Nicholson atteignit Calais avec ce qui restait de la 30e Infantry Brigade. Il avait aussi reçu des ordres du général Brownrigg de se rendre à Boulogne, mais comme ses troupes n'avaient pas encore débarqué, le War Office lui ordonna d'aller vers Dunkerque (dans la direction opposée) avec 350.000 rations pour l'armée de Gort. Dans la nuit du 23 au 24 mai, le convoi s'ébranla, mais il fut bientôt aux prises avec les inévitables panzers. Au cours d'une nuit particulièrement agitée, trois chars purent rejoindre les lignes de Gort, mais le reste du convoi fut détruit ou repoussé vers Calais.

Il était clair que la ville était encerclée. Quoique Brownrigg ou les autres puissent ordonner, il n'y avait aucune issue. Nicholson devrait tenir Calais à lui tout seul. Ce qu'il proposa de faire était de déployer ses trois bataillons, plus les 21 tanks restants, plus quelques unités dispersées afin de former un " périmètre " pour défendre le port.

Quelque 800 soldats français occupèrent l'ancienne citadelle de la ville et quatre anciens forts. Construits au dix-septième siècle par Vauban, ils étaient encore étonnamment solides. De vieux canons de la défense côtière servis par des marins français complétaient la garnison.

Le plan de Nicholson était de résister le plus longtemps possible. Lorsque la pression de l'ennemi deviendrait trop forte, il se retirerait vers le port. Il serait alors en mesure de s'échapper, car un nouveau message reçu du War Office, à 2 heures 48 du matin le 24 mai, lui avait dit que l'évacuation avait été acceptée " en principe " .

Mais dans l'après-midi, une fois de plus, les ordres changèrent. Churchill avait donné son accord à la désignation du général français Fagalde comme haut commandant pour la défense des ports de la Manche. Partageant l'idée de Weygand que ces ports devaient être tenus indéfiniment comme des têtes de pont fortifiées sur le continent, Fagalde interdit l'évacuation de Calais. En temps normal les commandants britanniques auraient trouvé une échappatoire à une telle situation, mais ce ne fut pas le cas. Le 24 à 11 heures 23 du soir, le War Office envoya à Nicholson de nouvelles instructions :

" En dépit de la politique d'évacuation dont on vous a fait part ce matin, le fait que les forces britanniques de votre secteur soient maintenant sous les ordres de Fagalde qui a ordonné qu'aucune évacuation n'ait lieu signifie que vous devez agir dans l'intérêt de la solidarité entre Alliés. Votre rôle consiste donc à tenir, le port n'étant actuellement d'aucune importance pour le CEB... "

Lorsque Churchill vit ce message le matin du 25 mai il laissa éclater son indignation. Pour lui, le rôle de Calais consistait à tenir en respect le plus d'Allemands possible. Les Français ne parlaient pas d'évacuation, et cela pouvait signifier aucun moyen de fuite. Si c'était le cas, parler de " solidarité entre Alliés " et traiter Calais de " port sans importance " n'était pas des arguments susceptibles d'encourager les troupes à combattre jusqu'au bout.

Churchill rédigea la sorte de message qui lui semblait indispensable. Il était plein de phrases claironnantes qu'Anthony Eden introduisit habilement dans un appel personnel à Nicholson :

" Défendre Calais au maximum est de la plus haute importance pour notre pays car cela symbolise notre coopération continue avec la France. Tous les regards de l'Empire sont tournés vers la défense de Calais, et le gouvernement de Sa Majesté vous fait confiance à vous et à vos courageux régiments pour accomplir un exploit digne du nom de Britannique. "

Nicholson avait compris sans qu'on le lui dise. Au moment même où Eden lui envoyait son message - le 25 à 2 heures de l'après-midi -, le lieutenant Hoffmann de la 10e Panzer Division se présentait avec un drapeau blanc devant les lignes britanniques escorté d'un officier français et d'un soldat belge. Ceux-ci conduisirent Hoffmann au Q.C. de Nicholson qui se trouvait maintenant dans la citadelle. Le lieutenant en vint tout de suite au fait : une reddition inconditionnelle ou Calais serait détruit.

Nicholson fut aussi rapide à écrire sa réponse

" 1. La réponse est non, car il est du devoir de l'armée britannique de se battre aussi bien que l'armée allemande.

2. Le capitaine français et le soldat belge, n'ayant pas eu les yeux bandés ne peuvent repartir. Le commandant allié donne l'ordre qu'ils soient mis sous bonne garde et on ne leur permettra plus de combattre les Allemands. "

La petite garnison continua le combat. Pendant trois jours les hommes furent attaqués par les chars de la Wehrmacht et les Stukas et cédèrent peu à peu du terrain. Maintenant ils étaient acculés dans le nord de la ville avoisinant le port. Le bruit des combats s'estompa peu à peu - les Allemands aussi avaient besoin de dormir -, et l'on n'entendit bientôt plus que le chant insolite des rossignols dans le jardin Richelieu.

Le dernier message de Londres avait eu une plus large audience qu'on ne le pensait à Whitehall. Il avait été intercepté et lu avec un grand intérêt par les Services allemands. Ceux-ci avaient eu leur attention particulièrement attirée par l'exorde: " Tout le temps que vous gagnerez sera du plus grand secours pour le CEB. " Pour la première fois il était évident que les Britanniques préparaient une évacuation. Jusque-là on s'était livré à maintes spéculations sur l'accroissement de l'activité navale dans la Manche et l'on supposait que les Alliés projetaient un débarquement par surprise derrière les lignes allemandes. D'autres croyaient qu'ils préparaient l'installation d'une tête de pont permanente à Dunkerque. Mais ce message semblait réduire à néant toutes ces suppositions. Son texte suggérait une évacuation et rien d'autre.

Mais ce message était intéressant pour une autre raison. Les Britanniques accordaient à Calais plus d'importance que les Allemands. Le Croupe d'armée A avait averti Guderian de ne pas se laisser entraîner dans une coûteuse guerre de rues. Guderian lui-même considérait Calais comme un objectif secondaire, " ayant moins d'importance sur le plan militaire que sur celui du prestige. " Il avait supprimé cet objectif pour la 1re panzer division qui conduisait l'offensive et l'avait attribué à la 10e qui venait derrière, car Calais " n'avait qu'une importance locale et ne jouait aucun rôle dans l'ensemble des opérations. "

Voilà que maintenant on apprenait cette curieuse nouvelle ! four une raison donnée Londres demandait à Calais de tenir jusqu'au bout. Le 26 mai vers midi, le colonel Blumentritt, officier d'opérations au Groupe d'armée A, téléphona au Q.G. de la 10e panzer, où Guderian était en conférence avec le commandant de la division, le lieutenant-général Ferdinand Schaal. Blumentritt lui rappela que la division ne devait pas gaspiller ses efforts à Calais. S'il y avait quelque résistance. le port serait laissé aux bons soins de la Luftwaffe.

Schaal pensait que cela ne serait pas nécessaire. Il déclara que son attaque était " prometteuse " et demanda de continuer à combattre. Il espérait prendre Calais à la fin du jour.

Il avait de bonnes raisons d'être optimiste. La journée avait commencé par un raid dévastateur des Stukas. La plupart des Britanniques n'avaient jamais connu un tel massacre et le hurlement des avions était, comme on s'y attendait, terrifiant. Le soldat T.W. Sandford du King's Royal Rifle Corps s'engouffra dans une cave avec un petit chien tout aussi effrayé que lui. Sandford et ses compagnons s'accroupirent dans l'obscurité tandis que le chien se tapissait dans un coin. Les hommes le caressèrent et le câlinèrent jusqu'à ce qu'il se mette à remuer la queue, et, sans trop savoir pourquoi, ils se sentirent mieux.

Une fois le raid terminé, ils sortirent dans la rue qui était couverte de briques et de verre brisé. Le bombardement avait dispersé de nombreuses unités et Sandford ne retrouva plus jamais sa compagnie. A 10 heures 50 du matin, les Allemands pénétrèrent dans Calais-Nord et commencèrent systématiquement à acculer les défenseurs dans des poches de résistance.

Les communications furent coupées et le général Nicholson fut bientôt isolé dans la citadelle avec son état-major et une poignée de soldats français. A 3 heures de l'après-midi, il était complètement encerclé et, vers 3 heures 30, un détachement de l'infanterie de Schaal fit irruption par la porte sud. C'en était fait. L'ennemi étant à l'intérieur des remparts, la résistance cessa. Les mains en l'air, le brigadier-général Nicholson sortit de son poste de commandement pour se rendre aux vainqueurs.

Dans le port quelques unités isolées continuaient le combat. Le sergent-chef Fred Walter des Queen Victoria's Rifles se retrouva dans un tunnel qui menait au Bastion, un point de résistance situé près des quais. Des soldats d'autres unités y étaient entasses, tournant en rond, complètement désorganisés. Un nombre croissant de blessés arrivaient dans la place, dont une partie avait été organisée pour les premiers secours.

Un officier plein de sang-froid apparut finalement et fit régner l'ordre chez les hommes. Il en envoya certains dans un fortin qui était près de là; il en fit mettre d'autres en position - dont Walter - à l'entrée du tunnel avec une mitrailleuse française. Ils ouvrirent le feu quand les Allemands s'approchèrent, balayant toute résistance. Ce fut ensuite le tour de la Gare maritime, puis du fortin. A la fin, un officier d'état-major britannique se montra et demanda au groupe de Walter de cesser le feu : on devait prendre des dispositions pour se rendre.

Les hommes refusèrent d'obéir. Alors, le lieutenant-colonel L.A. Ellison-McCartney, commandant le Q.V.R., apparut et ils firent appel à lui. Avait-il entendu parler d'un ordre de cessez-le-feu ? Ellison McCartney répondit que non. En fait, il pensait que s'ils pouvaient tenir encore une demi-heure la Navy arriverait et les sauverait. Il demanda si le groupe désirait se rendre et il reçut en guise de réponse un " NON ! " retentissant.

Ellison-McCartney partit alors pour savoir qui avait donné l'ordre de cesser le feu et pourquoi. Il retourna bientôt avec de mauvaises nouvelles. Ils étaient le dernier groupe à tenir. Les Allemands les avaient complètement encerclés. Les canons ennemis tenaient en enfilade les deux entrées du tunnel qui était maintenant rempli de blessés et ces canons ouvriraient immédiatement le feu s'il y avait la moindre résistance. En outre les Allemands avaient toute leur artillerie et leurs blindés en position et les Stukas se tenaient prêts à leur rendre une nouvelle visite.

Les termes de la reddition avaient été déjà conclus par un autre officier, ajouta le colonel, et tout ce qu'il pouvait faire était de le suivre. Les hommes devaient mettre bas les armes.

Le groupe commença à briser ses fusils, jusqu'à ce qu'un officier allemand apparaisse, brandissant un pistolet. Il leur intima l'ordre d'arrêter, et de sortir du bastion les mains en l'air. C'est ainsi que les survivants défilèrent d'un pas mal assuré entre deux rangs de fantassins allemands qui tenaient, chacun, une mitraillette.

Pour Fred Walter ce fut là la pire des humiliations qu'il pouvait imaginer. Il n'osait même pas regarder ses camarades, car il craignait de voir sur leur visage le même désespoir qu'il ressentait dans son cœur.

Il y avait pourtant encore des soldats britanniques libres à Calais. Le membre du Corps des transmissions Leslie W. Wright était arrivé de Douvres le 21 mai pour accomplir son devoir. Le 26 sa radio fut détruite et il combattit dans les rangs des Q.V.R. comme fantassin. Au milieu de l'après-midi, il se retrouva sur la digue est du port. Une chaloupe de la Croix-Rouge y était amarrée et Wright aida à y charger les blessés.

Lorsque lui et ses compagnons virent la chaloupe s'éloigner en toute sécurité, ils retournèrent sur les quais en suivant la digue. Mais avant qu'ils aient atteint le rivage, les Allemands s'emparèrent de cette partie du port, mitraillant le groupe de Wright. Les hommes se mirent à l'abri sous les piles et les poutres de soutènement, où ils pensaient passer inaperçus.

Ils avaient oublié la marée montante et, bientôt, ils furent obligés de se mettre à découvert. Découragé, le reste du groupe alla à terre pour se rendre - mais pas Wright. Il avait entendu dire que les Allemands ne faisaient pas de prisonniers et il décida de tenir le coup un peu plus longtemps. S'il était découvert, il pourrait au moins mourir en homme libre.

Une demi-heure plus tard, il changea d'avis. Il se sentait tellement seul qu'il décida qu'il valait mieux mourir avec ses camarades. Il pouvait lui aussi se rendre. Il se fraya un passage parmi les piles vers le rivage, où, maintenant, flottait un grand drapeau à croix gammée. Il avait presque atteint le premier avant-poste allemand que deux destroyers britanniques qui se tenaient au large commencèrent à bombarder la jetée.

Cela lui redonna espoir. En un éclair il changea une fois de plus de décision. Il fit un détour, sautant d'une pile à l'autre à intervalles irréguliers afin d'échapper à l'ennemi. A un certain endroit, un mortier avait occasionné une brèche dans la digue et il tomba à la mer. Traversant la brèche à la nage, il remonta sur les piles et continua son chemin.

A l'extrémité de la digue, du côté de la mer, il fut ravi de rencontrer 46 Britanniques qui, comme lui, se cachaient parmi les piles et les poutres. Au-dessus d'eux se trouvait un petit bâtiment, utilisé en temps normal par les autorités du port. qui servait de poste d'observation. Il avait été pris par un capitaine des Royal Marines qui était l'officier présent ayant le grade le plus élevé.

Maintenant le soleil se couchait et il commençait à faire froid. Wright, qui était encore tout trempé par l'eau de mer. en souffrait cruellement. Ses nouveaux compagnons lui enlevèrent ses vêtements et se serrèrent contre lui pour essayer de le réchauffer. Un jeune sous-officier le serra littéralement dans ses bras et leurs cieux casques se heurtèrent avec un bruit inquiétant qui aurait dû attirer l'attention de tous les Allemands se trouvant dans Calais !

Mais, à la nuit tombée, on ne les avait pas encore repérés. Wright et la plupart des autres grimpèrent à une échelle de fer et rejoignirent le capitaine des Royal Marines dans le poste des autorités portuaires. C'était à l'évidence un homme plein de ressources et il se débrouilla pour leur offrir à tous un café brûlant. A l'extérieur, un signaleur muni d'une lampe envoyait des SOS, espérant qu'un quelconque navire britannique l'apercevrait. Wright, qui était maintenant réchauffé mais qui avait un pied salement amoché, s'était endormi sous une table.

" Ils arrivent ! " Le cri le réveilla. Il était environ 2 heures du matin et un petit vaisseau britannique entrait dans le port. Il ne vit pas les hommes qui étaient sur la digue et s'amarra à la jetée. Un groupe se rendit sur le rivage mais n'y resta pas longtemps : des mitrailleuses allemandes ouvrirent le feu, et les hommes regagnèrent en toute hâte leur bateau. Il largua ses amarres et reprit le chemin du large.

Comme il passait de nouveau près d'eux, les hommes se trouvant sur la digue le hélèrent et agitèrent ouvertement leur signal. Qu'importait si les Allemands les apercevaient : c'était leur dernière chance. Le bateau les dépassa, puis, au dernier moment, accosta le long de la digue. Wright et les autres sautèrent à bord. L'instant d'après, ils étaient partis, fonçant vers le large, tandis que tous les canons du port tiraient sur eux.

Le bâtiment était le yacht Gulzar commandé par le lieutenant C.V. Brammal. Il ignorait que Calais était tombé entre les mains de l'ennemi et il avait conduit son bateau dans le port avec l'espoir d'y recueillir quelques blessés. Il arrivait trop tard pour cela, mais non pas pour le petit groupe de la digue. Tandis que le Gulzar filait vers Douvres, quelqu'un tendit à Wright un casse-croûte et du café. Il était sauvé et il trouva que c'était le meilleur repas qu'il avait fait dans sa vie.

Le lieutenant Brammal n'était pas le seul à ignorer que Calais était tombé. Le haut commandement de Londres était plus que Jamais dans le noir. A 4 heures 30 du matin. Winston Churchill télégraphia à Gort en lui suggérant - comme il l'avait souvent fait auparavant - qu' " une colonne soit dirigée sur Calais, car il y avait encore de fortes chances de pouvoir tenir le port. "

Finalement, le 27, aux premières lueurs du jour, une force de 38 Lysanders fut envoyée à Calais pour une mission de bombardement. Trois appareils furent perdus, mais les Lysanders purent larguer 224 gallons d'eau, 22.000 cartouches et 864 grenades. Au sol, les Allemands s'en montrèrent particulièrement reconnaissants !

La population britannique était profondément émue par le siège de Calais. Pendant 400 ans, les gens avaient ressenti un attachement tout particulier pour cette ville. Chaque écolier du Royaume-Uni savait comment la Reine Mary - " Bloody Mary " - avait perdu le port par la plus grande négligence, et qu'elle était morte " avec le nom de Calais gravé dans (son) cœur. " De nouveau la cité était perdue, mais, cette fois-ci, de la plus noble façon et pour défendre la plus noble des causes : gagner du temps pour l'armée

de Gort.

Mais cela n'était certainement pas le premier but recherché. A plusieurs reprises, les forces de Nicholson avaient été utilisées pour opérer des raids sur les flancs de l'ennemi ; pour libérer Boulogne pour défendre Saint-Orner ; pour escorter du ravitaillement à Dunkerque ; pour démontrer la " solidarité des Alliés " . Ce ne fut qu'au cours des 36 dernières heures que gagner du temps devint l'objectif principal.

Mais combien de temps pourrait-on effectivement gagner ? A l'évidence très peu. Les Allemands n'avaient qu'une division à Calais, la 10e Panzer, et elle ne put atteindre la ligne du canal de l'Aa avant que l' " ordre de halte " fût donné. L'avance ne pouvait se continuer tant que Calais n'aurait pas été pris. Les autres troupes de panzers demeuraient inoccupées pendant tout ce siège.

Une panzer, la 1re, donna un coup de patte en passant à Calais tandis qu'elle fonçait à l'est en direction de la 23e. Elle espérait prendre le port par surprise sans combat. Considérant que c'était impossible, on lui donna l'ordre de ne pas perdre de temps et de continuer son avance vers l'est. Calais n'avait jamais été considéré comme important et pouvait être liquidé par la 10e Panzer, qui était en queue de toutes les autres.

Même une fois Calais tombé, la 10e ne rejoignit pas les troupes qui attaquaient Dunkerque. Elle fut affectée à la tâche quasiment " platonique " de surveiller la côte entre Calais et Audressell 24 heures de plus passeraient avant que Guderian ne décide qu' après tout il pourrait utiliser les tanks de la division à Dunkerque.

En fait, l'O.K.H. trouvait qu'il y avait assez de troupes pour s'emparer du port. Et cela était certainement vrai lorsque l' " ordre de halte " fut donné. Six panzer divisions d'élite étaient réparties sur la ligne du canal de l'Aa, avec les 1re et 6e Divisions à moins de 20 kilomètres de Dunkerque. C'était suffisant pour avoir raison des défenseurs alliés.

Toutes ces panzer divisions étaient encore sur place quand arriva l' " ordre de halte " le 26 mai. Entre-temps, la 68e Division française était entrée dans le secteur de Gravelines, et Gort avait établi son système de " hérissons " . Mais la plus grande partie du CEB était encore loin en France et en Belgique, se dirigeant vers la côte.

C'est pour sauver ces troupes qu'il était nécessaire de gagner du temps, niais cela ne viendrait pas des héroïques défenseurs de Calais. C'était hors de question. Le travail serait fait par les troupes qui tenaient les " hérissons " tout le long du " corridor " d'évasion. Aucune de ces villes, aucun de ces villages n'avait le même prestige que Calais et certains n'étaient que des points sur la carte...

A Hazebrouck, le matin du 27 mai, un rapport alarmant parvint à la 229e Field Battery: les panzers avaient contourné le flanc britannique et il n'y avait plus rien entre la batterie et l'armée allemande. Il était temps de décrocher, mais une pièce d'artillerie fut mise en position à un carrefour de routes juste au sud de la ville. C'était une entreprise désespérée qui ne pouvait couvrir le flanc exposé que pendant peu de temps. Le capitaine John Dodd, qui commandait en second la batterie, monta sur le toit d'une grange voisine pour explorer l'horizon.

Un char allemand se tenait, à moitié derrière une haie, à deux cents mètres de là. Dodd descendit précipitamment l'escalier pour mettre le canon en batterie, mais le sergent Jack Baker était déjà là, avec quatre de ses hommes, en train de se livrer à de véritables performances. Ils tirèrent deux salves avant que le char ennemi ne puisse répliquer. Puis, ils reçurent une rafale de mitrailleuse.

Deux autres chars arrivèrent et tous les trois ouvrirent bientôt le feu sur le canon de Baker.

On mit en place une autre pièce de campagne britannique. Elle était en réparation à quelques mètres de là, mais le sergent-chef de la batterie rassembla quelques volontaires dont un cuisinier et un mécanicien. Ils retournèrent le canon vers l'ennemi et tirèrent jusqu'à ce qu'ils n'aient plus de munitions. Le canon de Baker restait seul, donnant tout ce qu'il pouvait. Deux de ses servants tombèrent. Il ne restait plus maintenant que Baker et son servant de gauche. Puis ce dernier fut touché et il n'y eut plus que Baker. Il continua à faire feu, tirant six coups à lui seul. Puis il tomba à court de munitions.

Mais l'issue du combat était décidée. Les trois chars allemands repartirent. Baker avait gagné. Le capitaine Dodd se précipita. Il fut félicité par le servant qui avait été blessé: " On a eu ces pédés, sir ! " , dit ce dernier.

A Épinette, un autre " hérisson " de Gort à une douzaine de kilomètres au sud, la détermination était la même, mais les armes étaient différentes. Le capitaine Jack Churchill était parti pour la guerre avec trois " jouets " : sa cornemuse, un sabre et un arc avec ses flèches. Le 27 mai, la cornemuse et le sabre se trouvaient quelque part avec son paquetage, mais il avait conservé son arc et quelques flèches et, en compagnie d'environ 80 hommes, la plupart du 2e Manchesters, il se préparait à défendre le village.

Lorsque les éléments allemands avancés furent en vue, Churchill monta dans un grenier et s'installa à une meurtrière qui avait été pratiquée là pour hisser les balles de grains. A trente mètres, il aperçut cinq soldats ennemis qui s'abritaient au coin d'une maison.

Il appela deux fantassins britanniques et leur donna l'ordre d'ouvrir le feu, mais pas avant qu'il n'ait atteint d'une flèche l'homme du milieu. Il tendit son arc, visa et décocha sa flèche. En entendant le sifflement, les hommes firent feu.

Churchill eut le plaisir d'apercevoir sa flèche atteindre son but - sur le côté gauche de la poitrine de l'Allemand. Trois autres soldats ennemis furent touchés par les coups de fusils, mais le cinquième s'échappa en contournant l'angle de la maison. Pour la dernière fois peut-être dans l'histoire, un arc anglais - l'arme qui avait changé le cours de la bataille à Crécy et à Poitiers, six cents ans auparavant - avait été utilisé au cours d'un combat.

A La Bassée - le point d'ancrage de la ligne du canal établie par Gort au sud - la tradition, aussi, était de mise. Le ter Queen's Cameron Highlanders tenait la ville. C'était le dernier régiment écossais à se battre en portant le kilt. Cela allait à l'encontre du règlement, mais, quoi qu'il en soit, les Camerons le portaient toujours et, dans une occasion au moins, cela servit à quelque chose.

Le major Peter Hunt fut touché à une jambe. niais l'impact de la balle fut amorti par un pli de son kilt.

Pendant deux jours les Camerons avaient tenu. repoussant toute tentative allemande pour traverser le canal. Mais l'opération se révéla coûteuse. Après une contre-attaque, la compagnie A n'avait plus que six hommes - c'était tout ce qui restait pour tenir un terrain si chèrement conquis.

Le matin du 27 mai, l'ennemi passa en force le canal et La Bassée fut bientôt remplie de flammes et de fumée. Tout à côté, à Festubert, le 2e Dorsets reçut un dernier message: les Camerons étaient complètement encerclés et demandaient la permission de détruire leur radio.

Les Dorsets sentirent que leur tour était venu. Tandis que les panzers approchaient, une étrange euphorie - presque une bravade - s'empara du Q.G. de la compagnie C. Quelqu'un avait découvert un vieux phonographe qui jouait sans arrêt la chanson Ramona. Pour la plupart des gens, cette mélodie évoque un clair de lune, mais pour le sous-lieutenant Ivor Ramsay elle devait à jamais évoquer Festubert et ces chars semblables à des scarabées.

Utilisant les maisons du village, les Dorsets parvinrent à se maintenir jusqu'au soir, lorsqu'ils reçurent l'ordre de se retirer en combattant sur Estaires. Ils se trouvaient maintenant au cœur d'une zone tenue par l'ennemi. Utiliser les routes était impossible. Ils devaient faire, en pleine nuit, du cross country, sans avoir de cartes pour se diriger. Tout ce que le chef de bataillon, le lieutenant-colonel E.L. Stephenson. possédait était une boussole.

A 10 heures 30 du soir, ils se mirent en mouvement. Stephenson prit la tête de ses hommes, suivi par environ 250 Dorsets et des éléments mélangés qui avaient perdu leurs propres unités. C'était une nuit sombre et nuageuse, et les hommes prirent pour la première fois contact avec l'ennemi, quand Stephenson tomba sur un sergent de l'infanterie allemande qui inspectait ses avant-postes. Le colonel sortit son revolver et abattit l'homme d'une seule balle. Entendant la détonation, une sentinelle ennemie qui était près de la appela " Heinrich ? " - mais ne fit rien de plus. Soulagés, les Dorsets replongèrent dans l'obscurité.

Ensuite, ils arrivèrent à une route qui coupait leur ligne de retraite et qui était remplie de tanks ennemis et de transports de troupes Toute une division blindée défila sous leurs yeux. La Petite troupe de Stephenson se coucha dans un champ et contempla le spectacle pendant plus d'une heure : ces véhicules allemands qui ne se souciaient même pas de camoufler leurs phares. A la fin, le flot s'interrompit et les Dorsets franchirent la route à toute allure et plongèrent dans les buissons juste au moment où la seconde partie du convoi arrivait.

Guidés par la boussole du colonel Stephenson, les hommes traversèrent en titubant des champs labourés, passèrent au travers des fils de fer barbelés, et franchirent à mi-corps des fossés remplis de gadoue. A l'aube ils parvinrent à un canal trop profond pour être passé à gué. Ceux qui savaient nager firent la chaîne pour aider les autres à traverser. Ils y arrivèrent d'une façon ou d'une autre et ils durent recommencer à l'endroit où le canal faisait une boucle 4 kilomètres plus loin.

Mais la boussole de Stephenson ne se trompa jamais. Comme il l'avait calculé, le 28 à 5 heures du matin, les Dorsets entrèrent dans Estaires, achevant ainsi une odyssée de plus de 12 kilomètres. Les soldats français défendaient la ville et ils partagèrent chaleureusement leurs bidons de vin rouge avec les nouveaux arrivants.

Les choses ne se terminaient pas toujours aussi bien. Les Allemands, traversant le canal de La Bassée, tombèrent sur le 2e Royal Norfolks à Locon et anéantirent la plus grande partie du bataillon. Une centaine de survivants se réfugièrent dans une ferme du village voisin, Le Paradis. Essayant de garder ses hommes rassemblés, le major Ryder envoya le soldat Fred Tidey prendre contact avec quelques soldats qui occupaient une autre ferme de l'autre côté de la route.

Tidey accomplit sa mission, mais il ne put retourner. Le feu des mitrailleuses était trop nourri pour qu'il puisse retraverser la route. Ryder et 98 soldats furent bientôt encerclés dans une étable par des hommes de la SS Totenkopf Division. Les SS mirent le feu à la ferme, obligeant les Norfolks à se rendre. Ils furent aussitôt conduits dans une cour voisine, où furent amenées deux mitrailleuses. Les SS achevèrent les survivants à coups de pistolets et de baïonnettes - à l'exception des simples soldats Bill O'Callaghan et Bert Pooley. Bien que grièvement blessés, ils purent en réchapper en se dissimulant parmi les cadavres.

De l'autre côté de la route, Tidey eut la chance d'être fait prisonnier par d'autres Allemands - qui, eux, n'étaient pas des SS mais appartenaient à l'armée régulière. Pour lui aussi la guerre était finie, mais au moins il était vivant. La route en question se révéla être la ligne qui séparait deux unités allemandes et Tidey, encore aujourd'hui, est émerveillé par le fait que cette bande étroite de graviers et de boue lui servit de frontière entre la vie et la mort.

Le Paradis ; Festubert ; Hazebrouck - ce sont des villages ou des petites villes comme ceux-ci où les combats permirent de gagner le temps nécessaire aux troupes suivant un " corridor " d'une centaine de kilomètres pour atteindre Dunkerque. La 2e Division britannique renforcée par quelques tanks français combattit sans merci, mais le sacrifice de ces hommes permit à deux divisions françaises et à d'innombrables éléments du CEB de parvenir à la côte.

Tandis que les bataillons défaits pullulaient dans le " corridor " , la Luftwaffe continuait de rôder dans le ciel sans rencontrer d'opposition. En plus des bombes, des milliers de tracts étaient lancés incitant les Tommies à se rendre. Les destinataires réagissaient de différentes façons. Au 58e Field Regiment, Royal Artillery, la plupart des hommes se servaient de ces tracts comme de papier de toilette. Certains membres de la 250e Field Company, Royal Engineers furent réellement encouragés en regardant une carte qui représentait la tête de pont de Dunkerque. Jusqu'à ce jour, ils n'avaient pas réalisé qu'une route leur était ouverte vers la mer et qu'elle était à portée de leur main. Un sergent du 6e Durham Light Infantry relut soigneusement plusieurs fois cet appel impératif de l'ennemi puis déclara au capitaine John Austin: " Ils doivent être en mauvaise posture, pour être tombés aussi bas ! "

Des masses d'hommes, maintenant, s'approchaient de Dunkerque, utilisant les moyens de transport les plus invraisemblables: des membres du l'East Surreys sur des bicyclettes empruntées; un jeune fermier du 5e Royal Sussex sur un énorme cheval de trait belge; un brigadier-général, tête nue, marchant à P1ed sur la route de Bergues... Juste avant d'arriver à Dunkerque, l'artilleur Robert Lee aperçut un de ses camarades monté sur des patins à roulettes et portant un parapluie. Un autre de ses copains allait à grands pas avec un perroquet dans une cage. Mais de loin le plus typique était le canonnier P.D. Allan: lorsque ses pieds furent couverts d'énormes ampoules et qu'il rie fut plus en mesure de marcher, il se servit de deux de ses camarades comme de béquilles et ceux-ci le supportèrent pendant les dix derniers kilomètres.

A Dunkerque, personne ne s'attendait à une telle avalanche. L'amiral Jean Abrial, l'officier de marine français qui avait le haut commandement de toute la côte, s'était replié dans le Bastion 32 pour y préparer la défense du port. Avec Weygand et Blanchard, il considérait Dunkerque comme la base d'une tête de pont permanente sur le Continent. Le général Adam désigné par Gort pour organiser l'évacuation n'était pas encore arrivé.

Adam devait agir sous les ordres du général Fagalde, le commandant militaire, lui-même sous les ordres d'Abrial, et reçut l'instruction de Fagalde de: " ne pas mettre en péril la sécurité ou le salut des troupes britanniques " - une échappatoire aussi grande que Big Ben ! Il y avait déjà eu de profonds désaccords au sujet de la démolition de certains ponts.

Afin d'établir une meilleure coordination, les commandants britanniques et français se réunirent à Cassel, le 27 mai à 7 heures 30 du matin. La ville est située sur une colline isolée à une trentaine de kilomètres au sud de Dunkerque, et elle était un des plus importants " hérissons " de Gort, mais n'avait pas encore été attaquée.

Adam et Fagalde arrivèrent de bonne heure, et avant que ne commence la conférence plénière, ils s'occupèrent de savoir comment on défendrait la tête de pont. On essayerait de tenir la côte de Gravelines à l'ouest, jusqu'à Nieuport à l'est - une distance d'environ cinquante kilomètres. A l'intérieur des terres, le " périmètre " engloberait le maximum de canaux qui sillonnent la région, de Gravelines à Bergues vers le sud-est, puis à Furnes vers l'est, et finalement vers le nord-est à Nieuport. Les Français auraient la responsabilité de la zone ouest de Dunkerque, les Britanniques de tout ce qu'il y avait à l'est. Tandis que les troupes entreraient dans le " périmètre " , les Français devraient tenir à l'ouest, les Britanniques à l'est. On n'avait rien prévu pour les Belges, qui combattaient désespérément plus loin vers l'est; on avait décidé que leur situation était trop " obscure " .

La conférence eut lieu dans la salle à manger de l'hôtel du Sauvage, où plusieurs tables avaient été débarrassées de leurs nappes et alignées côte à côte. Ce fut une séance austère et froide à peine égayée par une bouteille d'Armagnac qui se trouvait au centre. D'un côté : Fagalde, les commandants français : l'amiral Abrial, le général Blanchard et le général Kaeltz du G.Q.G. de Weygand. De l'autre : le général Adam, représentant de Gort, le colonel Bridgeman et le lieutenant-général W.G. Lindsell, l'intendant-général du CEB.

Les principaux sujets de cette conférence ne concernèrent pas les dispositifs de défense, mais un ordre du jour claironnant du général Weygand transmis par le général Kœltz. Il appelait les forces engagées dans la bataille à reprendre l'offensive et reconquérir Calais. Les généraux français étaient d'accord pour essayer, mais les Britanniques considéraient cet appel comme contraire au bon sens. Si l'on voulait survivre, il fallait tenir les positions et non pas tenter d'avancer. Pour Bridgeman, Kœltz disait de telles absurdités qu'il cessa de prendre des notes. ;f

- Pourquoi n'écrivez-vous pas ? lui souffla Lindsell à l'oreille.

- Rien de ce qui est dit ne mérite d'être écrit, répondit Bridgeman.

On en eut la preuve. Loin de reprendre Calais, la 68e Division de Fagalde pressée par l'ennemi s'était retirée de Gravelines, l'extrémité du " périmètre " . Plus tard dans la journée du 27, les Français se replièrent sur une ligne Mardyck-Spycker-Bergues.

Mais au moins la tête de pont était désormais installée et les responsabilités de sa défense clairement fixées. Tandis que les poilus s'entassaient dans la moitié ouest du " périmètre " , le général Adam commençait à organiser la moitié est. Selon le plan de Bridgeman elle avait été divisée en trois secteurs - l'un pour chaque corps du CEB. Plus précisément, le IIIe Corps tiendrait l'extrémité de Dunkerque, aux côtés des Français; le fer Corps serait placé au milieu ; et le Ife Corps défendrait l'extrémité est qui s'étendait au-delà de la frontière belge. Deux canaux importants - l'un allant de Bergues à Furnes, l'autre de Furnes à Nieuport - constitueraient la principale ligne de défense. Sur sa plus grande partie, cette ligne se trouvait à 8 ou 10 kilomètres de la côte et protégerait au moins les plages des armes légères. Pour commander cette ligne de défense, Adam avait le brigadier-général E.F. Lawson, un officier d'artillerie compétent.

Une seule chose manquait : les soldats. Lorsque le 27 mai 8 heures du matin, la conférence de Cassel prit fin, cette ligne de défense n'existait que sur le papier. Lawson entendait la garnir de troupes choisies parmi celles qui affluaient à Dunkerque, au hasard de la fourchette ! Plus tard, il pourrait remplacer ces unités hétéroclites, quand les divisions régulières qui tenaient le " corridor " ouvert se replieraient vers la côte. Mais, pour le moment, l'improvisation, une fois de plus, était à l'ordre du jour.

Pour un secours immédiat, Lawson dépendait largement des artilleurs qui avaient détruit leurs canons durant la retraite et pouvaient maintenant servir comme fantassins. Plusieurs unités garnirent la ligne entre Bergues et Furnes, renforcées par un groupe de 19 Grenadier Guards qui avaient été séparés de leur bataillon. Plus à l'est, la 12e Searchlight Battery établie à Furnes et une compagnie topographique des Royal Engineers entrèrent dans Nieuport.

Tandis que Lawson raccommodait sa ligne de défense, le colonel Bridgeman concentrait son attention sur les troupes qui retournaient sur la côte. Son plan faisait appel à trois routes principales: le IIIe Corps irait sur la plage de Malo-les-Bains, dans la banlieue est de Dunkerque ; le 1er Corps à Bray-Dunes à une dizaine de kilomètres à l'est ; et le 1re Corps à La Panne, à 7 kilomètres environ à l'est au-delà de la frontière belge. Ces trois villes étaient des stations de bains de mer et elles possédaient un nombre incroyable de kiosques à musique, de manèges, de chaises longues, de bicyclettes et de cafés peints de couleurs éclatantes.

De ces trois villes, La Panne était l'endroit idéal où établir le Q.C. Il y avait là le câble téléphonique sous-marin reliant la Belgique et l'Angleterre par la Manche, ce qui signifiait le contact direct avec Douvres et Londres qui, ailleurs, était impossible. Adam s'installa à la mairie, et c'est de là que Bridgeman fit de son mieux pour organiser la retraite.

Ses plans nécessitaient évidemment des ordres et ceux-ci du papier - ce qui créa un nouveau problème car il n'y en avait pas. Tous les stocks du C.Q.C. étaient partis en fumée quand le CEB avait détruit ses magasins et ses équipements pour qu'ils ne tombent pas entre les mains de l'ennemi.

Le major Arthur Dove, un officier d'état-major sous les ordres de Bridgeman s'arrangea finalement pour acheter un bloc-notes de couleur rose dans une papeterie de la ville. Ce papier aurait été plus convenable pour écrire des billets doux, mais c'était tout ce qu'il y avait de disponible. Pour payer, Dove dut faire appel à toute sa diplomatie afin de persuader la marchande d'accepter des francs français au lieu de francs belges.

Il ne fait aucun doute que beaucoup de ceux auxquels ils étaient adressés ne reçurent jamais les instructions sur papier rose du major. Des estafettes firent de leur mieux pour porter les ordres, mais les voies de communication étaient pires que jamais. Alors que les trois corps occupaient les secteurs qui leur étaient alloués sur les plages, de nombreuses unités ignoraient ces dispositions, et des milliers de soldats affluaient en désordre là où leur caprice - ou l'instinct de conservation - les poussait.

Ils se répandaient dans Dunkerque et sur les plages - égarés, hagards et trop souvent sans officiers pour les commander. Dans de nombreuses unités de service et de l'arrière, les officiers s'étaient tout simplement évanouis, abandonnant les hommes à eux-mêmes. Certains s'abritèrent dans les caves de la ville, se serrant les uns contre les autres quand les bombes tombaient. D'autres jetaient leurs armes et erraient sans but sur le sable. D'autres jouaient ou nageaient. D'autres buvaient. D'autres priaient et chantaient des hymnes. D'autres s'asseyaient à la terrasse des cafés déserts de l'esplanade et sifflaient des verres comme des touristes. Un homme, avec une désinvolture étudiée, enleva sa culotte et prit un bain de soleil sur les rochers, en lisant un journal.

Pendant tout ce temps-là les bombes pleuvaient. La 2e Anti-Aircraft Brigade avait été chargée de protéger Dunkerque et. elle arriva peu après à La Panne. Le colonel Bridgeman demanda à l'officier de liaison de la brigade, le capitaine Sir Anthony Palmer, de tenir ses canons en action jusqu'au bout. Que les canonniers séparés de leurs unités rejoignent l'infanterie et que tous les hommes inutiles aillent sur les plages. Palmer transmit l'ordre au major-général Henry Martin. commandant l'ensemble des batteries anti-aériennes de Gort, mais, en chemin, une confusion se produisit: Martin comprit que tous les mitrailleurs anti-aériens devaient aller sur la plage !

C'était un homme qui ne discutait jamais un ordre et il ne le fit pas. bien qu'il fût difficile de comprendre pourquoi une troupe,; aussi harcelée par l'aviation ennemie, commencerait une évacuation en se séparant de ses unités anti-aériennes. Il pensa que si les canonniers devaient partir, ils n'auraient plus besoin de leurs canons et, plutôt que de les voir tomber entre les mains de l'ennemi, il ordonna de détruire ses pièces lourdes de 3 pouces.

Dans la nuit du 27 au 28, après minuit, Martin arriva au QG d'Adam pour lui rapporter que le travail avait été exécuté. Avec un air plutôt satisfait, comme le nota un observateur, il salua martialement et annonça : " Tous les canons anti-aériens ont été mis hors d'usage. "

Il y eut un long silence tandis qu'Adam, à moitié incrédule, digérait ce coup de tonnerre. Finalement il leva les yeux et dit simplement : " Espèce de cinglé ! Foutez le camp ! "

Ainsi les bombardements continuèrent, les avions n'essuyant que le feu de quelques Bofors légers, des mitrailleuses Bren et des fusils. Exaspérés, des hommes dégoupillèrent des grenades et ici, lancèrent en l'air espérant atteindre un appareil volant à basse altitude. Nombreux firent comme le Première classe Fred Batson du RASC, qui se tassa dans une caisse de sucre de Tate & Lyle. Ses montants de peu d'épaisseur n'offraient aucune protection effective, mais, d'une certaine manière, il se sentait mieux en sécurité.

Le seul espoir de ces hommes venait de la mer. La Royal Navy allait arriver et les prendre. Gallipoli, la Corogne, la Sainte Armada - pendant des siècles, dans des situations aussi critiques, les Britanniques avaient toujours compté sur leur Marine pour leur salut et elle ne les avait jamais déçus. Mais ce soir, 27 mai 1940, c'était différent...

Le simple soldat V.B.A. Gaze, chauffeur dans une unité d'entretien du matériel, regardait la mer à Malo-les-Bains et ne voyait rien venir. Il n'y avait aucun bateau, à l'exception d'un destroyer français échoué à quelques mètres de là, sa proue pratiquement séparée du reste de la coque.

Au bout d'un moment, un destroyer britannique fit en vue puis trois péniches de la Tamise qui mouillèrent à 400 mètres de là ; et finalement 14 chalutiers tirant chacun deux petits bateaux. Ce n'était pas grand-chose pour cette foule agglutinée sur la plage.

La situation était pire à l'est. A La Panne, le capitaine J.L. Moulton, un officier des Royal Marines attaché au G.Q.C., descendit sur la plage pour voir ce qui se passait. Trois sloops se tenaient au large, mais il n'y avait aucun petit bateau pour emmener qui que ce soit.

Puis, une chaloupe à moteur apparut remorquant une baleinière. En tant que fusilier marin, Moulton s'y connaissait un peu en bateaux et il se rua pour s'accrocher au plat-bord afin d'empêcher la chaloupe de recevoir la lame par le travers. Le commandant, persuadé que Moulton essayait de lui voler son bateau, tira un coup de feu au-dessus de sa tête.

Moulton parvint à convaincre l'homme de ses bonnes intentions, mais l'incident souligne l'inadéquation de tout le système de secours à ce moment-là. On avait besoin de bateaux plus nombreux et plus encore de petits bateaux.

Agissant de son propre chef, Moulton décida de partir pour Douvres. Il persuada le commandant de la chaloupe de le transporter jusqu'aux sloops et ensuite il persuada le capitaine de lui faire traverser la Manche. En tant que Royal Marine, il aurait facilement accès au Q.C. de la Marine au château de Douvres. Peut-être pourrait-il faire comprendre l'envergure du travail à accomplir. S'il n'y avait pas assez de bateaux, tout le temps si chèrement gagné dans les Flandres serait à tout jamais perdu.

" TROP DE SOLDATS, PAS ASSEZ DE BATEAUX "

Dans son bureau situé juste à côté de la Dynamo Room, l'amiral Ramsay écoutait courtoisement le capitaine Moulton qui lui parlait de la situation désespérée de Dunkerque et de la nécessité d'un énorme effort maritime si on voulait sauver beaucoup d'hommes. Moulton avait le sentiment désagréable de parler dans le vide, et de se retrouver dans un des cas où un petit capitaine de la Marine ne fait pas le poids en face d'un vice-amiral de la Royal Navy.

En fait, Moulton se trompait. Si Ramsay semblait indifférent, c'était qu'il n'avait pas besoin d'entendre ce qui lui était dit. Il savait déjà que ses navires se révélaient insuffisants à Dunkerque. Il s'était principalement appuyé sur des bâtiments civils - ferries, bateaux de croisière, etc. - et il avait espéré pouvoir en envoyer deux toutes les trois heures et demie, mais cet horaire n'avait pas tardé à se révéler impossible à tenir.

Le premier bâtiment envoyé à Dunkerque était le Mona's Isle, un paquebot en service à l'île de Man. Il quitta Douvres à 9 heures du soir, le 26 mai, et après un voyage sans encombre accosta à la gare maritime de Dunkerque vers minuit. Avec 1.420 hommes à son bord, il prit le chemin du retour le lendemain au lever du jour. Le sous-lieutenant D.C. Snowdon du 1er/7e Queen's Royal Regiment, écrasé de fatigue, s'était endormi sur le pont inférieur. lorsqu'il fut soudain réveillé par des bruits qui ressemblaient à des coups de marteau frappés sur la coque. C'était les canons allemands qui tiraient sur le navire. En raison des hauts fonds et des champs de mines, le chemin le plus court pour aller de Douvres à Dunkerque (appelé Route Z) menait à un endroit situé à quelques kilomètres à l'ouest de la ville et les navires qui l'empruntaient constituaient de bonnes cibles pour l'artillerie allemande.

Plusieurs obus s'écrasèrent sur le Mona's Isle sans exploser. Le gouvernail fut ensuite touché. Heureusement le bateau possédait deux hélices accouplées et il put continuer sa course. Peu à peu il devint hors de portée de l'ennemi et les hommes purent se reposer de nouveau. Le lieutenant Snowdon retourna se coucher sur le pont inférieur, tandis que d'autres restaient accoudés à la rambarde, trempés jusqu'aux os, dans le soleil matinal.

Snowdon fut à nouveau réveillé, cette fois-ci comme par un bruit de grêlons sur le pont. Six Messerschmitt 109 mitraillaient le Mona's Isle. A l'arrière, le sous-officier Leonard B. Kearley-Pope s'accrocha, tout seul, au canon de poupe et fit feu courageusement sur l'adversaire. Quatre balles le touchèrent au bras droit, mais il continua de tirer jusqu'à ce que les avions aient disparu. Finalement le Mona's Isle entra laborieusement dans le port de Douvres le 27 mai vers midi avec à bord 23 morts et 60 blessés. Contrairement aux plans de Ramsay, ce voyage d'une soixantaine de kilomètres avait pris onze heures et demie au lieu des trois heures initialement prévues.

Entre-temps, d'autres navires avaient fait connaissance avec les canons allemands. Deux petits caboteurs, le Sequacity et le Yewdale, étaient partis pour Dunkerque, le 27, vers 4 heures du matin. Comme ils approchaient de la côte française, un obus atteignit le Sequacity à tribord sur la ligne de flottaison, traversa tout le navire et sortit par babord. Un autre pénétra dans la salle des machines et mit les pompes hors d'usage. A deux autres reprises, le Sequacity fut touché et il commença à sombrer. Le Yewdale récupéra les membres de l'équipage et, tandis que les obus pleuvaient autour de lui, regagna l'Angleterre.

Vers 10 heures du matin, quatre autres navires durent faire demi-tour. Aucun n'avait pu passer et l'horaire de l'amiral Ramsay était complètement désorganisé. Mais c'était un homme plein de ressources et qui ne manquait pas de ressort. Dans la Dynamo Room le personnel recouvra ses esprits et se mit à rafistoler le plan des opérations.

Il était clair que l'on ne pouvait plus utiliser la Route Z, du moins pendant le jour. Il n'y avait que deux autres solutions, dont aucune n'était particulièrement séduisante. La Route X, plus loin vers le nord-est, permettait d'éviter les batteries allemandes, mais elle faisait courir le risque de nombreux hauts fonds et était semée de mines. Pour le moment, en tout cas, elle était impraticable. Restait la Route Y. Elle passait encore plus haut vers le nord-est, presque jusqu'à Ostende, où elle tournait ensuite à gauche vers l'Angleterre. Elle était plus facilement navigable, relativement dépourvue de mines et à l'abri des canons allemands; mais elle était beaucoup plus longue que les autres : elle faisait environ 130 kilomètres, tandis que la Route X en faisait 80 et la Route Z une soixantaine.

Cela voulait dire que la traversée du Channel serait deux fois plus longue que prévu, ou bien qu'il faudrait employer deux fois plus de navires que Ramsay l'avait pensé.

Quoi qu'il en fût, c'était le seul espoir, du moins tant que la Route X ne serait pas débarrassée de ses mines. Le 27 à 11 heures du matin, le premier convoi - deux transports dé troupes, deux navires-hôpitaux et deux destroyers - quittait Douvres et arrivait à Dunkerque près de six heures plus tard.

Mais cet effort exceptionnel fut largement compromis, car à ce moment-là Dunkerque faisait l'objet d'un bombardement de la Luftwaffe d'une telle intensité que tout le port était pratiquement paralysé. Le Royal Daffodil réussit à prendre 900 hommes à son bord, mais le reste du convoi dut demeurer à l'écart : les risques de naufrages qui auraient bloqué le port étant trop grands. Le convoi retourna à toute vapeur à Douvres.

Le soir, quatre autres transports de troupes et deux navires-hôpitaux arrivèrent par la Route Y. Le transport Canterbury prit 457 hommes à la Gare maritime, mais la Luftwaffe fit une visite nocturne et, de nouveau, il apparut que le port risquait d'être bloqué.

Tandis que le Canterbury était sur le chemin du retour, il reçut un message, venant de la côte, demandant à tops les autres navires qui essayaient d'entrer dans le port de faire demi-tour. Il retransmit le message à plusieurs bâtiments qui attendaient au large et ceux-ci le firent passer aux autres navires. Cette nuit-là, il n'Y avait guère de signaleurs expérimentés de service et les erreurs ,de transmission étaient inévitables. Le skoot Tilly, qui avait pris la Route Y, reçut le message suivant: " Dunkerque est tombé et se trouve entre les mains de l'ennemi. Restez à l'abri. "

Le Tilly était une des six péniches qui étaient parties ensemble de Douvres cet après-midi-là. Son commandant, W.R.T. Clemments, n'avait aucune idée de ce qu'il allait faire à Dunkerque. Il n'avait comme indice qu'une pile de 450 ceintures de sauvetage qui avaient été chargées à son bord juste avant le départ - beaucoup plus qu'il n'en fallait pour les onze membres de son équipage. Et voilà que, maintenant, on lui demandait de rentrer d'une mission à laquelle il n'avait rien compris ! Après avoir consulté le skoot le plus proche, il refit route vers Douvres pour y attendre des ordres ultérieurs.

Pendant ce temps, les autres skoots croisaient au large de Nieuport. Ils reçurent aussi des messages venant des navires qui passaient, leur disant que Dunkerque était tombé. Ils firent également demi-tour. Pour couronner le tout, deux trains de chaloupes de sauvetage portées par un remorqueur tombèrent à l'eau et se dispersèrent.

Cet enchaînement de malchances et de malentendus explique: pourquoi les hommes qui attendaient sur les plages, le 27 mai, ne virent guère de navires. Ce jour-là, 7 669 hommes seulement furent évacués. La plupart étaient des " bouches inutiles " embarqués à bord de navires envoyés de Douvres avant que ne fût commencée l'Opération Dynamo. A ce rythme-là, il aurait fallu 40 jours pour évacuer tout le Corps expéditionnaire britannique.

Tandis que toutes ces mauvaises nouvelles affluaient, l'amiral Ramsay et son personnel, à la Dynamo Room, s'acharnaient à leur tâche pour que les opérations continuent. Il était évident qu'il fallait beaucoup plus de destroyers : pour escorter les convois, répliquer à la Luftwaffe, aider à embarquer les troupes et former un écran protecteur tout au long de la Route Y. Ramsay lança un appel urgent à l'Amirauté. On devait détourner les destroyers de leur mission en cours et les envoyer à Dunkerque...

HMS Jaguar faisait son travail d'escorteur dans les eaux froides et brumeuses de Norvège lorsqu'il reçut l'ordre de regagner aussitôt l'Angleterre. Le Havant, qui était au port à Greenock, se replia vers les vertes collines de l'Écosse occidentale. Le Harvester était un destroyer flambant neuf qui faisait des manœuvres au large de la côte du Dorset. L'un après l'autre, tous les destroyers disponibles reçurent l'ordre de gagner Douvres " sans délai ".

Le Saladin était un bâtiment datant de la guerre de 14, qui escortait un convoi au large des côtes ouest, quand il fut alerté.

Les autres escorteurs reçurent des ordres semblables et les exécutèrent immédiatement. Les douze ou quatorze bateaux formant le convoi furent abandonnés à eux-mêmes. Ils étaient dans des eaux dangereuses et le chef des transmissions J.W. du Saladin se demanda ce qui pouvait bien se passer dans la tête du commandant du convoi quand il vit disparaître les navires de protection.

A bord des destroyers, peu de gens savaient ce qui se passait. Sur le Saladin, Martin, qui avait pris connaissance de la plus grande partie du trafic radio, avait bien entendu au passage le mot " Dynamo " , mais cela ne lui disait rien. Il pensa qu'il devait pourtant s'agir de quelque chose d'important, si on devait abandonner un convoi dans cette partie de l'Atlantique.

Les spéculations allaient bon train tandis que les destroyers recevaient l'ordre de gagner Douvres puis de faire route immédiatement " vers les plages situées à l'est de Dunkerque. " Sur le Malcolm, l'officier navigant, le lieutenant David Mellis, pensait qu'ils allaient prendre en charge une unité de l'armée de terre dont la retraite avait été coupée. Avec un peu de chance, le boulot serait terminé en quelques heures. L'Anthony croisa un canot à moteur qui faisait route vers l'Angleterre avec une vingtaine de soldats à bord. Il leur demanda s'ils étaient encore beaucoup à faire le trajet. " Des foutus milliers " lui répondit une voix.

Il faisait encore nuit quand le Jaguar s'approcha de la côte française aux premières heures de la matinée du 28. Comme le soleil se levait, le chauffeur A.D. Saunders se rendit compte que son bateau se dirigeait vers une magnifique étendue de sable blanc qui semblait être plantée d'arbustes. Puis les arbustes se mirent à bouger et à se former en rangs dirigés vers la mer, et Saunders comprit qu'il s'agissait de milliers de soldats qui attendaient d'être secourus.

Toute la zone de plages entre Dunkerque et La Panne était dotée d'une très faible déclivité et les destroyers ne pouvaient s'approcher à moins d'un mile, même à marée haute. Comme les petites embarcations n'étaient pas encore entrées en scène, les destroyers durent utiliser leurs canots de sauvetage pour embarquer les troupes. Les équipages de ces canots n'avaient pas l'habitude de ce genre d'opérations et les soldats encore moins.

Tantôt ils s'empilaient tous à la fois du même côté de l'embarcation et la faisaient chavirer. Tantôt ils étaient trop nombreux à y monter et les canots s'échouaient. Souvent aussi ils abandonnaient purement et simplement leur canot, une fois qu'ils avaient rejoint le navire. Les moteurs étaient remplis de sable, les hélices coincées par des débris, les avirons perdus. Opérant au large de Malo-les-Bains dans les premières heures de la matinée du 28, les trois chaloupes du Sabre ne prirent que 100 hommes à leur bord. A La Panne, le Malcolm fit encore moins bien : 450 hommes en l'espace de 15 heures !

" Trop de troupes, pas assez de bateaux " . C'est le message radio qu'envoya le destroyer Wakeful à Ramsay, le 28 à 5 heures 07 du matin. Ce qui résumait parfaitement le problème. Toute la journée, le Wakeful et les autres destroyers émirent une foule de messages à destination de Douvres demandant de petites embarcations. De son côté la Dynamo Room aiguillonnait Londres.

Le Small Vessels Pool faisait de son mieux, mais cela prenait beaucoup de temps pour dépouiller tous les renseignements envoyés par les propriétaires de petits bateaux. C'est alors que H.C. Riggs du ministère de la Marine eut une idée pour aller plus vite. Pourquoi ne pas entrer directement en relation avec tous les chantiers de bateaux de plaisance situés le long de la Tamise ? Avec la guerre, nombre de propriétaires y avaient laissé les leurs.

Au chantier des frères Tough à Teddington, le patron, Douglas Tough, reçut tôt le matin un coup de fil de l'amiral Sir Lionel Preston en personne. L'évacuation demeurait encore secrète, mais Preston mit Tough dans la confidence, lui expliquant la nature du problème qui se posait et le genre de bateaux dont on avait besoin.

L'amiral ne pouvait pas tomber mieux. La famille Tough, depuis trois générations, travaillait sur la Tamise. Douglas Tough avait lui-même créé ce chantier en 1922 et connaissait presque tous les bateaux se trouvant sur le fleuve. Il était prêt à collaborer avec l'Amirauté en réquisitionnant tous les bateaux qui faisaient l'affaire.

Quatorze d'entre eux étaient déjà disponibles dans le chantier. Sous la direction du contremaître Harry Day, des ouvriers les débarrassèrent promptement de leurs coussins et de leur vaisselle, derniers témoins du temps de paix, les mirent en état de marche et remplirent leurs réservoirs.

Tough lui-même se mit à l'ouvrage et descendit le fleuve, prenant tous les autres bateaux qu'il considérait comme pouvant accomplir le boulot exigé. La plupart des propriétaires étaient d'accord et quelques-uns vinrent avec leur bateau. Quelques-uns rechignèrent, mais leurs embarcations furent de toute façon réquisitionnées. D'autres ne comprirent pas ce qui était arrivé, jusqu'au moment où ils s'aperçurent que leur bateau n'était plus là et allèrent porter plainte " pour vol " à la police.

Pendant ce temps, on rassemblait des équipages de volontaires au chantier des Tough. C'étaient pour la plupart des amateurs, membres d'associations comme le Little Ship Club ou d'un organisme créé au début de la guerre, le River Emergency Service. Ces " gentlemen marins " conduiraient leurs bateaux à Southend, où ils seraient sans doute pris en charge par la Navy.

Le Small Vessels Pool, certes, ne borna pas ses efforts à la maison Tough. Il s'adressa pratiquement à tous les chantiers et à tous les yacht-clubs de Cowes jusqu'à Margate. En règle générale, on ne donnait aucune explication – seulement la distance que les bateaux auraient à parcourir. Au chantier de William Osborne à Littlehampton, les cabin cruisers Gwen Eagle et Bengeo semblaient remplir toutes les conditions désirables. De la main-d'œuvre locale fut rapidement rassemblée par le capitaine du port et ils prirent le large.

Souvent le Small Vessels Pool traitait directement avec les propriétaires qu'il avait dans ses fichiers. Techniquement parlant chaque bateau était affrété, mais, en général, on ne s'occupait de toute cette paperasserie que bien après.

En dépit de la légende qui voulut plus tard que ce fut là un sacrifice héroïque, certains cas présentèrent des difficultés. Stanley Berry, le secrétaire-adjoint de Preston dut se livrer à d'interminables palabres avec l'exécuteur testamentaire d'un propriétaire décédé, qui entendait savoir qui payerait la somme de 3 livres exigée pour mettre le bateau à l'eau. Cela dit, la plupart des propriétaires se conduisirent comme ce citoyen britannique qui demanda s'il pouvait récupérer du whisky qu'il avait laissé à bord de son bateau. Lorsque Barry lui dit que c'était trop tard, il répondit tout simplement qu'il espérait que celui qui le trouverait boirait un bon coup à sa santé.

Désormais, la Dynamo Room voyait plus loin que le Small Vessels Pool. Le Nore Command of the Royal Navy, basé à Chatham, nettoyait l'estuaire de la Tamise pour faciliter le passage de péniches à faible tirant d'eau. Les autorités du port de Londres dépouillèrent le Volendam, le Durbar Castle et autres paquebots de ligne de leurs canots de sauvetage. La Royal National Lifeboat Institution, de son côté, envoya tout ce qui se trouvait sur les côtes est et sud de l'Angleterre.

L'armée de terre offrit huit engins de débarquement (appelés ALC's), mais il fallait trouver un moyen pour les expédier de Southampton. Jimmy Keith, l'homme de liaison du ministère de la Marine à la Dynamo Room, téléphona à Basil Bellamy à la Sea Transport Division à Londres. Pour une fois la solution se révéla facile. Bellamy fouilla dans ses dossiers et découvrit que le cargo Clan MacAlister possédait un système de grues particulièrement efficace. On commença à y charger les ALC's dans la matinée du 27 et le Clan MacAlister descendit le Soient vers 6 heures 30 du matin.

A bord se trouvait une équipe spéciale de 45 marins et deux officiers de réserve. Ce serait eux qui équiperaient les ALC's. Comme les marins affectés aux skoots, ils venaient du dépôt des équipages de la Flotte de Chatham. Parfois un de ces bateaux avait la chance de posséder un équipage expérimenté. Mais le plus souvent, c'était des hommes comme ceux du skoot Patria, dont le pilote était incapable de gouverner et où un mécanicien faisait pour la première fois connaissance avec les diesels de la marine.

A la Dynamo Room, le personnel de l'amiral Ramsay travaillait dur. Il y avait un million de choses à faire et tout devait être accompli en même temps : nettoyer la Route X de ses mines ; obtenir une couverture aérienne plus importante de la RAF ; trouver plus de mitrailleuses Lewis ; envoyer le croiseur anti-aérien Calcutta sur le théâtre des opérations ; réparer les dommages subis par les navires ; remplacer les équipages épuisés; rapatrier les troupes assiégées ; soigner les blessés ; se procurer les dernières prévisions météorologiques ; affecter quelque 125 équipes d'entretien aux petites embarcations qui, maintenant. se rassemblaient à Sheerness ; placer des hommes aux postes d'observation... et tout cela le plus vite possible.

" Pauvre Morgan, écrivit Ramsay à sa femme Mag à propos de membres de son personnel, il est terriblement fatigué et a besoin de repos. " Flags " ressemble à un fantôme et le secrétaire est devenu subitement très vieux. Tous mes gens sont en fait complètement crevés, et je ne vois pas la moindre perspective de répit... "

Pour Ramsay lui-même il y eut un rayon de lumière. Le vice-amiral Sir James Sommerville était arrivé de Londres, se portant volontaire pour, de temps à autre, remplacer Ramsay afin de lui permettre de se reposer un peu. Sommerville savait électriser les siens et les jeunes officiers lui portaient un véritable culte. Ce n'était pas seulement un type avec qui on s'entendait très bien, mais qui savait aussi apaiser les esprits. Peu de temps après son arrivée, le 27 mai, les hommes du destroyer Verity perdirent le moral. Leur navire avait été sérieusement bombardé au cours d'une traversée du Channel qui avait duré deux jours, leur capitaine avait été gravement blessé et l'équipage était au bord de l'effondrement. Un marin avait même tenté de se suicider. Lorsque le commandant en second avait rapporté la chose à Dover Castle, Sommerville était venu à bord avec lui et s'était adressé aux hommes. Sachant que les mots ne sont pas suffisants, il avait passé la nuit sur le Verity. Le lendemain matin tout l'équipage s'était remis au travail.

Pour Sommerville, pour Ramsay - pour tous les gens de la Dynamo Room -, l'évacuation était devenue une obsession. Lorsque trois officiers supérieurs de la Marine française étaient arrivés à Douvres, dans la journée du 27, pour y discuter, entre autres choses, de la manière dont Dunkerque serait approvisionné, cela avait été pour eux comme s'ils entraient dans un autre univers.

Comme le général Weygand, les Français considéraient encore le port de Dunkerque comme une tête de pont sur le Continent. L'amiral Darlan, un homme aux manières affables, chef d'état-major de la Marine, ne faisait pas exception à la règle et son délégué, le capitaine Paul Auphan, avait reçu la tâche d'organiser une flotte de ravitaillement pour la tête de pont. Il avait décidé que, pour cela, des chalutiers et des bateaux de pêche seraient la meilleure solution et ses hommes parcouraient la Normandie et la Bretagne pour réquisitionner plus de 200 bâtiments.

Pendant ce temps, Darlan avait reçu de mauvaises nouvelles. Un officier de liaison attaché au Q.G. de Gort lui avait rapporté que les Britanniques envisageaient une évacuation pure et simple - avec ou sans les Français. C'est ce qui l'avait décidé à envoyer Auphan à Douvres, où il devait être rejoint par le contre-amiral Marcel Leclerc de Dunkerque et le vice-amiral Jean Odend'hal, chef de la mission navale française à Londres. Une estimation de première main pouvait clarifier la situation.

Auphan et Odend'hal arrivèrent les premiers et, comme ils attendaient Leclerc au mess des officiers, Odend'hal remarqua autour de lui un certain nombre de visages connus. C'étaient, à proprement parler, des " bureaucrates " - qu'il voyait quotidiennement à l'Amirauté - et qu'il retrouvait ici à Douvres avec leurs petits chapeaux. Odend'hal demanda ce qui se passait. " Nous sommes ici pour l'évacuation " , lui répondirent-ils.

Les deux visiteurs furent stupéfaits. C'était la première fois, pour la Marine française, que les Britanniques ne se bornaient pas seulement à " étudier " un projet d'évacuation, mais qu'ils étaient en train de la mettre en œuvre. Leclerc arriva sur ces entrefaites et ils allèrent tous trois voir Ramsay. Il leur révéla que l'Opération Dynamo était commencée. Auphan se mit aussitôt à réorganiser ses plans pour sa flotte de chalutiers et de bateaux de pêche. Au lieu de servir au ravitaillement de la tête de pont, ils seraient désormais employés pour évacuer les troupes françaises. Les deux marines œuvreraient ensemble, mais il était entendu que les deux pays s'occuperaient d'abord de leurs propres troupes.

De retour en France, le lendemain 28 mai, Auphan se précipita au G.Q.G. des forces navales françaises à Maintenon et apporta la nouvelle à Darlan. Celui-ci fut tellement surpris qu'il demanda à Auphan d'aller voir le général Weygand. Ce dernier manifesta une égale surprise, et Auphan se trouva dans la situation inconfortable d'apprendre au commandant suprême des forces alliées ce que les Britanniques étaient en train de faire.

Il est difficile de comprendre pourquoi les Français étaient tous à ce point stupéfaits. Dans l'après-midi du 26 mai, Churchill avait dit à Reynaud que les Britanniques se préparaient à une évacuation et lui avait demandé de donner des ordres en conséquence. Le 27, à 5 heures du matin, Eden avait envoyé un message radio à la mission de liaison britannique auprès du G.Q.G. de Weygand, pour savoir où les Français désiraient que les troupes évacuées soient débarquées quand elles retourneraient sur le sol de France encore tenu par les Alliés. Le même jour à 7 heures 30 du matin, les commandants français et britanniques se rencontrèrent à Cassel pour discuter " du profil des plages " à Dunkerque - et il ne pouvait s'agir que d'une évacuation.

Officieusement, les Français avaient été avertis de l'idée de Gort longtemps auparavant. Dès le 23 mai, un officier de liaison britannique le major O.A. Archdale, était venu dire aurevoir en privé à son homologue le commandant Joseph Fauvelle, au Q.G. du Premier Croupe d'armée français. Fauvelle avait compris que l'évacuation était dans l'air et en avait averti son patron, le général Blanchard. Ce dernier, à son tour, avait envoyé Fauvelle à Paris en avertir Weygand. L'information était entre les mains du commandant suprême, le 25 mai vers 9 heures du matin.

Et pourtant, la stupéfaction et la confusion régnèrent le 28 mai, lorsque le capitaine Auphan annonça que les Britanniques avaient commencé à évacuer. Sans doute la meilleure explication réside dans le fait que presque toutes les communications françaises avaient été désorganisées. Les troupes françaises prises au piège dans les Flandres n'étaient plus en liaison avec le Q.G. de Weygand, sauf par radio via la Marine française, et leur Q.C. de Maintenon se trouvait à une centaine de kilomètres de Paris.

Il en résulta que maints messages de première importance furent retardés ou n'arrivèrent pas à destination. Les divers commandements opéraient dans le vide. Il n'y avait aucun accord sur la politique ou la tactique à suivre même en leur sein. Reynaud acceptait l'idée d'une évacuation. Weygand, de son côté, pensait à une immense tête de pont incluant la ville de Calais qu'on aurait reprise aux Allemands. Blanchard et Fagalde écartaient Calais, mais continuaient de prévoir une tête de pont plus réduite autour de Dunkerque. Le général Prioux, commandant la Première Armée, penchait pour un dernier réduit autour de Lille.

En revanche, les Britanniques étaient désormais réunis vers un seul but: l'évacuation. Comme Odend'hal le remarqua. même les officiers supérieurs de l'Amirauté équipaient de petits bateaux et partaient pour les plages - souvent dans les plus brefs délais.

L'un d'eux était le capitaine William G. l'enflant, un expert en navigation à la retraite, tout maigre, qui, en temps ordinaire, était chef d'état-major auprès du First Sea Lord à Londres. I1 reçut ses instructions le 26 mai à 6 heures du matin ; à 8 heures 25 il était dans le train de Douvres. Tennant devait être officier supérieur à Dunkerque, chargé d'organiser à partir du rivage l'évacuation à Dunkerque. En tant qu'officier supérieur, il aurait à superviser la distribution et le chargement de la flotte de secours. Il avait sous son commandement huit officiers et 160 hommes de troupes.

Après une courte halte au dépôt des équipages de la Flotte de Chatham, il arriva à Douvres le 27 à 9 heures du matin. Pendant ce temps, des autobus partaient de Chatham, amenant les hommes de Tennant. La plupart n'avaient aucune idée de ce qu'ils allaient faire. Le bruit se répandit qu'ils allaient installer des canons de six pouces sur les falaises de Douvres. Le matelot Cari Fletcher se , réjouissait à cette pensée, car il serait stationné tout près de chez lui.

Il ne devait pas tarder à en savoir plus. En arrivant à Douvres, les hommes furent divisés en deux groupes de 20 commandés chacun par un des officiers de Tennant. Le groupe de Fletcher était placé sous les ordres du commandant Hector Richardson. Celui-ci expliqua à ses hommes qu'ils iraient bientôt à Dunkerque. Ça " chauffait " un peu là-bas, ajouta-t-il, et ils pouvaient aller se réconforter dans le pub qui se trouvait de l'autre côté de la rue. Ils obéirent comme un seul homme et le matelot Fletcher prit une cuite exceptionnelle en prévision du voyage.

Ils devaient embarquer sur le destroyer Wolfhound, et peu avant le départ le commandant du navire, le lieutenant-commandant John McCoy, fit irruption dans le carré pour y apprendre ce que ses officiers savaient de la situation à Dunkerque. Le sous-lieutenant H.W. Stowell raconta qu'il avait un ami sur un autre destroyer qui se trouvait là-bas récemment et qu'il y avait pris du bon temps : champagne, danseuses, bref le port le plus hospitalier qui soit !

A 1 heure 45 de l'après-midi, le Wolfhound leva l'ancre et prit la Route Y. A 2 heures 45, les Stukas firent leur apparition et ce fut un véritable enfer pendant tout le voyage. Miraculeusement le navire passa au travers et, à 5 heures 35, se glissait dans le port de Dunkerque. Tout le littoral semblait en flammes et une formation de 21 appareils allemands faisait pleuvoir des bombes sur le quai où le Wolfhound accosta. Le commandant MacCoy demanda sèchement au sous-lieutenant Stowell où se trouvaient le champagne et les filles.

Le Wolfhound offrait une cible trop tentante. Le capitaine Tennant fit débarquer son groupe et les hommes se dispersèrent le plus vite possible. Il se rendit ensuite avec plusieurs de ses officiers au bastion 32, où l'amiral Abrial avait aménagé une place pour le commandement britannique local.

Normalement, le trajet aurait dû prendre à Tennant et à ses officiers une dizaine de minutes à pied. Ce ne fut pas le cas ce jour-là. Ils devaient se frayer un chemin à travers des rues jonchées de gravats et d'éclats de vitres. Partout on ne voyait que des camions calcinés et des câbles de trolley enchevêtrés. Une fumée noire et grasse entourait les hommes qui se déplaçaient péniblement. Des soldats britanniques morts ou blessés étaient étendus sur le sol parmi les décombres. D'autres, sains et saufs, erraient sans but. ou fouillaient dans les ruines.

Ce fut bien après 6 heures du soir qu'ils arrivèrent au bastion 32, qui se révéla être un bunker de béton enfoncé dans le sol avec de lourdes portes d'acier. A l'intérieur, un couloir humide et obscur les conduisit, en passant par une salle d'opération éclairée par des bougies, à l'abri qui avait été ménagé au commandant Harold Henderson, officier de liaison de la Marine britannique.

Tennant rencontra là, en compagnie de Henderson, le brigadier H.H.R. Parminter qui appartenait à l'état-major de Cort, et le colonel C.H.P. Whitfield qui commandait la zone. Tous trois tombèrent d'accord sur le fait que Dunkerque était impropre à l'évacuation. Les attaques aériennes y faisaient trop de ravages. Les plages situées à l'est de la ville s'avéraient le seul espoir.

Tennant demanda combien de temps il avait pour faire son boulot. La réponse qu'il reçut n'était guère encourageante : " entre 24 et 36 heures " . Après, les Allemands s'empareraient probablement de Dunkerque. Ayant cette estimation pessimiste à l'esprit, il envoya à 7 heures 58 du soir son premier message à Douvres en tant qu'officier supérieur de la Marine:

" Please envoyer tout bâtiment disponible est de Dunkerque immédiatement. Évacuation demain dans la nuit est problématique. "

A 8 heures 05, autre message rapidement élaboré :

" Port continuellement bombardé tout le jour et enfeu. Embarquement possible seulement par plages à l'est du port... Envoyer navires passagers ici. Ordonne au Wolfhound jeter l'ancre, charger et partir. "

A Douvres, la Dynamo Boom était en pleine effervescence et le Personnel s'empressa de dérouter la flotte d'évacuation de Dunkerque vers les étendues de sable d'environ 15 kilomètres situées a l'est' du port...

9 h 01, Maid of Orléans ne pas pénétrer dans Dunkerque mais jeter ancre près rivage entre Malo-les-Bains et Zuydcoote pour embarquer troupes à partir rivage...

9 h 27, Grafton et destroyer polonais Blyskawicz approcher plage à La Panne à 0100/28 et embarquer toutes troupes possibles dans propres canots. Dernière chance de les sauver...

9 h 42, Gallant (plus cinq autres destroyers et le croiseur Calcutta) approcher plage un à trois miles est Dunkerque et embarquer toutes troupes britanniques possibles. Dernière chance de les sauver.

Pendant une heure, la Dynamo Room s'employa à dépêcher vers les plages tous les bâtiments en service : un croiseur, 9 destroyers, 2 transports de troupes, 4 dragueurs de mines, 4 skoots et 17 chalutiers - en tout 37 bâtiments.

A Dunkerque, le groupe du capitaine Tennant se mit en action pour rassembler les troupes dispersées et les envoyer sur la plage la plus proche de Malo-les-Bains. Là, elles furent divisées par le commandant Richardson en formations de 30 à 50 hommes. Dans la plupart des cas, les soldats se montraient pathétiquement décidés à obéir à quiconque paraissait savoir ce qu'il faisait. " Grâce à Dieu, nous avons une Marine " dit un soldat au matelot Fletcher.

Le plus grand nombre des soldats se trouvaient dans les hangars du port où ils s'étaient mis à l'abri des bombes. Le sous-lieutenant Arthur Rhodes fit entrer ses hommes dans une cave où était stocké un grand nombre de bouteilles de champagne et de boîtes de foie gras, qui, pendant quelque temps, constituèrent leur seul menu. Ce n'était pas cependant pour eux la belle vie. Une soixantaine d'hommes, deux femmes et des chiens de races diverses étaient enfermés là tous ensemble. L'atmosphère était pesante. Elle le devint encore plus lorsqu'un soldat donna du foie gras à manger à un chien, qui fut rapidement chassé.

Des hommes burent du champagne et des braillements d'ivrognes se mêlèrent bientôt à l'explosion des bombes et au bruit des gravats qui tombaient du plafond. De temps à autre Rhodes s'aventurait au-dehors, essayant de trouver un meilleur abri, mais ils étaient tous pleins et, à la fin, il se résigna. Vers le soir, il entendit un appel pour les " officiers " . S'avançant, il apprit que la Royal

Navy était arrivée. Il devait conduire ses hommes vers les plages; les bateaux essayeraient alors de les emmener durant la nuit.

Les caves ne pouvaient plus contenir tous les hommes qui maintenant se déversaient dans Dunkerque. Certains, cherchant désespérément un abri, se ruaient vers les anciennes et solides fortifications qui se dressent entre le port et les plages de l'est. C'est là que se trouvait le bastion 32, avec son petit groupe d'officiers britanniques, mais les unités françaises enterrées dans ce secteur n'entendaient pas accueillir de nouveaux visiteurs.

Terrifié et privé de ses chefs, un groupe de soldats britanniques en débandade ne voulait pas revenir en arrière. Ils n'avaient plus d'officiers, mais ils avaient conservé leurs fusils. Le soir du 27, ils s'approchèrent du bastion 32, brandissant leurs armes et exigeant d'entrer. Deux officiers de la Royal Navy sortirent sans armes et parlementèrent avec eux. Ils allaient en venir aux mains quand un des groupes de Tennant arriva et les marins eurent tôt fait de rétablir l'ordre et de mettre fin à l'affrontement.

Le matelot G.F. Nixon, qui faisait partie de l'un des groupes de Tennant, se rappela plus tard à quel point les soldats obéissaient au moindre signe d'autorité. " Il était étonnant de voir ce qu'un marin avec une baïonnette au canon et une grosse voix pouvait faire de ces gars. "

Le capitaine Tennant, en effectuant sa première inspection sur les plages en tant qu'officier supérieur, s'adressa personnellement à plusieurs groupes en proie à une grande nervosité. Ils leur ordonna de garder leur calme et de se mettre autant que possible à l'abri. Il leur assura que de nombreux bateaux allaient arriver et qu'ils seraient tous ramenés sains et saufs en Angleterre.

Chaque fois il eut du succès, en partie parce que le Tommy, en général, montre une foi aveugle en la Royal Navy, mais aussi parce que Tennant avait tout de l'officier. Étant donné la coutume nouvelle de vêtir tous les soldats du même uniforme, les officiers de l'armée de terre ne se remarquaient pas, même quand ils étaient là, mais cela ne faisait aucun doute pour Tennant. Dans son uniforme bleu de la Marine bien coupé, ses boutons de cuivre et ses quatre galons, la plus grande autorité était inscrite sur toute sa personne.

Dans le cas de Tennant, il avait une touche supplémentaire. Pendant un moment de repos au bastion 32, son officier des transmissions, le commandant Michael Ellwood, avait découpé les lettres " S-N-O " " dans le papier d'argent qui entourait un paquet de cigarettes et les avait collées sur le casque du capitaine avec un

peu de purée de pois !

Malheureusement ce n'était pas le rétablissement de la discipline qui pouvait changer grand-chose au problème arithmétique fondamental que posait Dunkerque. Trop peu d'hommes étaient évacués des plages. Tennant estimait qu'il ferait son travail cinq ou six fois plus vite s'il pouvait utiliser les quais. Mais un simple

coup d'œil sur le port en flammes prouvait que c'était hors de question.

Pourtant, il remarqua une chose singulière. Bien que la Luftwaffe bombardât les quais, elle ignorait complètement les deux longues digues ou môles qui formaient l'entrée du port de Dunkerque. Semblables à une paire de bras protecteurs, ces digues étaient dirigées l'une vers l'autre - l'une de l'est, l'autre de

l'ouest - laissant entre elles juste la place à un bateau pour passer. Le môle est attira tout particulièrement l'attention de Tennant. Fait de blocs de béton et surmonté d'une passerelle en bois, il s'avançait de quelque 1.500 mètres dans la mer. Si des bateaux pouvaient s'y amarrer, cela accélérerait grandement l'évacuation. L'ennui était que le môle n'avait pas été construit pour servir à l'amarrage. Pourrait-il supporter les chocs qu'il recevrait, quand la marée montante - qui se ruait à la vitesse de trois nœuds - projetterait les navires contre son fragile plancher de bois ? Il y avait bien des postes d'arrimage ici et là, mais ils ne servaient qu'à l'occasion pour des bateaux du port. Est-ce que de plus gros navires pourraient y être amarrés sans réduire ces postes en poussière ? . Le passage en bois n'avait que trois mètres de large, ce qui laissait peu de place pour quatre hommes marchant de front. Est-ce que cela ne provoquerait pas de véritables embouteillages ?

Toutes ces difficultés étaient aggravées par une dénivellation par rapport à la mer de près de cinq mètres. Transférer des troupes, que ce soit à marée haute ou à marée basse, était une affaire difficile et dangereuse.

Et pourtant ce môle était le seul espoir ! A 10 heures 30 du soir, Tennant envoya un message au Wolfhound, qui était maintenant en communication avec les navires qui se tenaient au large demandant d'envoyer un bâtiment au môle pour " embarquer 1.000 hommes " . La tâche en revint au Queen of the Channel, un ancien steamer qui faisait la traversée de la Manche. Il était en train d'embarquer des troupes à la plage de Malo-les-Bains, et, comme tous les autres, son équipage trouvait que les choses allaient trop lentement. ll se rendit aussitôt au môle et commença à embarquer dés hommes. Tout se passa très bien et le groupe de Tennant poussa un soupir de soulagement.

Vers 4 heures 15 du matin, quelque 900 hommes s'entassèrent sur les ponts du Queen. L'aube se levait lorsqu'une voix venant du môle demanda combien d'hommes de plus le navire pouvait prendre à son bord. Son capitaine répondit: " Le problème n'est pas de savoir combien on peut en prendre de plus, mais si on va pouvoir partir avec tous ceux que nous avons déjà. "

Il avait raison. A peine était-il à mi-chemin qu'un avion allemand déversa un chapelet de bombes sur son arrière, l'endommageant gravement. A l'exception de quelques soldats qui sautèrent par-dessus bord, les autres conservèrent leur sang-froid. Le matelot George Bartlett se demanda même un court instant s'il devait aller chercher une paire de chaussures neuves qu'il avait laissées dans son placard. Il pensa sagement qu'il y avait mieux à faire, car le bateau, maintenant, était en train de couler. Lui et les autres hommes restèrent tranquillement sur les ponts qui s'inclinaient de plus en plus, jusqu'à ce qu'un autre bâtiment vienne à leur secours, en l'occurrence le Dorrien Rose qui les transféra tous à son bord.

Le Queen of the Channel était à tout jamais perdu mais la journée avait été bonne. Le môle faisait l'affaire ! Les armatures de bois avaient tenu le coup. La marée n'avait pas empêché l'opération. Les troupes n'avaient connu aucune panique. Il y avait désormais la place pour une foule de bateaux. Les choses auraient Pu mal tourner quand les Allemands avaient attaqué, mais un nuage d'épaisse fumée recouvrait tout le port et la visibilité était Pratiquement nulle.

" SNO demande que tous les bateaux accostent sur le môle est " . L'est le message qu'envoya le destroyer Wakeful à Ramsay de Dunkerque, le 28 à 4 heures 36 du matin. Une fois de plus, le personnel de la Dynamo Room fut sur les dents. il avait passé le début de la nuit à dérouter la flotte de secours de Dunkerque vers les Plages. Maintenant, il fallait la diriger de nouveau sur le port. La plage de Malo-les-Bains. le commandant Richardson en reçut également l'ordre et commença à faire revenir les troupes à Dunkerque par groupes de 500 hommes.

Mais à peine le problème de l'embarquement avait-il été résolu qu'un nouveau se posa. A Dunkerque on avait connu les moments les plus critiques quand il s'était agi de passer de la terre à la mer et réciproquement: cette fois-ci, le problème se posait sur les champs de bataille des Flandres.

A 4 heures du matin - alors que le Queen of the Channel avait i fait la preuve que le môle est pouvait servir - le roi des Belges, Léopold III, déposait officiellement les armes. Le résultat fut qu'une brèche de quelque trente kilomètres avait été ouverte sur le flanc est du " corridor " . A moins qu'elle ne fût immédiatement col-matée, les Allemands s'y engouffreraient, coupant les Français et les Britanniques de la mer et mettant brutalement fin à l'évacuation.

6.

LA BRÈCHE

Le général Gort apprit la nouvelle tout à fait par hasard. Espérant conférer avec le général Blanchard sur le problème de l'évacuation, il s'était fait conduire au bastion 32 le 27 mai vers 11 heures du soir. Il n'y avait aucune trace de Blanchard, mais le général Kœltz du C.Q.G. de Weygand était là et il demanda incidemment à Gort s'il avait entendu dire que le roi Léopold avait demandé un armistice.

Gort fut stupéfait. Il était persuadé que les Belges ne pouvaient pas opposer une résistance prolongée, mais il ne pensait pas qu'ils s'effondreraient aussi vite. " Je me trouvai soudain en face d'une brèche d'une trentaine de kilomètres ouverte entre Ypres et la mer par laquelle les blindés ennemis pourraient atteindre les plages. "

Le général Weygand fut encore plus étonné. Il apprit la chose au cours d'une conférence à Vincennes, lorsqu'on lui tendit un télégramme de son officier de liaison auprès des Belges. " La nouvelle éclata comme un coup de tonnerre, car rien ne me laissait prévoir une telle décision, sans aucun avertissement ni aucune allusion. "

Winston Churchill, qui avait un homme à lui. l'amiral Sir Roger Kcyes, au C.Q.C. de Léopold, semble lui-même avoir été pris au dépourvu. " Soudain, déclara-t-il quelques jours plus tard à la chambre des Communes, sans consultation préalable, sans crier gare, sans l'avis de ses ministres et de son propre chef: il (Léopold) envoya un plénipotentiaire auprès du commandement allemand, fit capituler son armée, et exposa tout notre flanc et nos voies de

retraite. "

Ce qu'il y a de plus mystérieux dans l'affaire, c'est que tout le monde fut surpris. Dès le 25 mai, Léopold avait télégraphié au roi George VI que la résistance belge était sur le point de s'effondrer, et, avait-il dit, " l'aide que nous pouvons fournir aux Alliés prendra fin si notre armée doit se rendre " . Il avait ajouté qu'il considérait que son devoir était de rester avec son peuple et de ne pas créer de gouvernement en exil.

Les 26 et 27 mai, Gort et le War Office reçurent de leurs contacts belges sept messages les avertissant que la fin de la guerre était proche, à moins que les Britanniques ne puissent contre-attaquer - ce qui était évidemment impossible. En outre, l'amiral Keyes avait téléphoné le matin du 27 à Churchill pour lui dire " qu'il ne pensait pas que l'armée belge continuerait de résister plus longtemps. " Keyes avait envoyé ensuite un télégramme à Gort disant que Léopold :

" ((craignait) que le moment arrive très bientôt où il ne pourrait plus longtemps compter sur ses troupes pour combattre ou être d'un quelconque secours pour le CEB. "

Et Keyes ajoutait :

" Il désire que vous compreniez qu'il sera obligé de se rendre avant la débâcle. "

Léopold, de son côté, ne connaissait rien des intentions des Alliés. Bien que Gort pensât qu'une armée belge combative était " essentielle pour notre dégagement " , ses chefs n'avaient jamais été consultés à ce sujet et aucun bateau n'avait été prévu pour les troupes belges.

Finalement, après y avoir été incité par Eden, Churchill télégraphia à Gort le matin du 27 mai en lui disant: " Il est maintenant nécessaire de parler aux Belges... " Puis il inclut un message personnel à l'amiral Keyes, lui précisant la manière dont il fallait aborder les choses avec Léopold. " Communiquez ce qui suit à votre ami. Je présume qu'il sait que les Britanniques et les Français combattent en direction de la côte... " Ainsi Londres expliquait-il le fait de ne pas avoir informé le roi, car on " présumait " que celui-ci était déjà au courant de ce qui se passait.

Le message de Churchill insistait également pour que Keyes s'assure que Léopold quitterait le pays et il se terminait sur une offre vague de prendre des troupes belges chaque fois que des éléments du CEB rentreraient en France.

Keyes ne reçut jamais le message, mais cela n'avait aucune importance. A présent Léopold avait d'autres idées en tête. Le roi n'était pas une personnalité sympathique - il était hautain, distant, exigeait, par exemple, que ses ministres restent debout en sa présence -, mais il avait un sens profond du devoir. Persuadé à tort qu'il continuerait d'avoir de l'influence sous l'occupation allemande, il décida de se rendre et de rester avec son peuple.

Le 27 mai, à 5 heures du soir, un officier d'état-major, le major-général Derousseau, se dirigea avec un drapeau blanc vers les lignes ennemies. Le vague espoir qu'il pouvait avoir de traiter dans des conditions favorables s'évanouit vite. Le Führer exigea une reddition sans conditions. Léopold accepta, et le 28 mai à 4 heures du matin la Belgique mettait officiellement bas les armes.

Ici et là quelques soldats continuaient de se battre. Après une journée de retraite épuisante, le capitaine Georges Truffant de la 16e Division d'infanterie dormait dans le hall immense du château de Ruddervoorde, lorsqu'il fut réveillé en sursaut à 4 heures 30 du matin. Toutes les lumières étaient éclairées et des hommes s'agitaient partout. " L'armée a capitulé " lui expliqua quelqu'un.

- Quoi ?

- L'officier de liaison attaché au C.Q.G. du Corps d'armée vient à l'instant d'en apporter l'ordre.

- Alors, je déserte !

Truffant était membre du Parlement et l'un des jeunes leaders du parti socialiste Wallon : il n'était pas homme à obéir aveuglément aux ordres des militaires.

Il " emprunta " une voiture de service et bientôt il était en route pour Dunkerque. Arrivant à un poste français, il comprit que continuer la guerre ne serait pas chose facile. Rendu fou de rage par a capitulation de l'armée belge, l'officier qui commandait le poste e traita de traître, de lâche et l'avertit que les sentinelles ouvriraient le feu sur lui s'il s'approchait.

Truffant fit demi-tour, prit un autre chemin plus au sud... et tomba sur une colonne allemande. Remontant à toute vitesse vers le nord, il atteignit la côte à Coxyde. Là, il s'approcha avec précaution d'un officier britannique et lui expliqua qu'il n'était pas un traître. Pouvait-il passer les lignes ?

- Je crains que ce soit impossible, sir. Je suis désolé.

Il se dirigea vers Nieuport qu'il trouva plein de soldats belges, dont certains étaient aussi amers que lui. Avec quelques homme il s'empara d'un bateau de pêche qui était échoué sur la grève. Ils eurent des ennuis avec le moteur, avec les voiles et avec un avion allemand qui piqua sur eux et les survola: apparemment il décida qu'ils ne valaient pas la peine de gâcher ses munitions, car il repartit, et ils purent atteindre le large sains et saufs.

Maintenant il faisait sombre et pour attirer l'attention ils mirent le feu à des chiffons imbibés d'essence. Il y avait une foule de bateaux, mais aucun d'eux ne voulut stopper dans ces eaux dangereuses. Finalement un destroyer britannique les prit à son bord et, une fois de plus, Truffant dut faire face à un accueil des plus hostiles.

Il put néanmoins expliquer son cas, le destroyer faisait route vers Dunkerque et il pouvait utiliser ces Belges courageux avec le bateau. Ce fut une longue et dure journée, mais Georges Truffant était au moins de nouveau en guerre.

Il n'y en eut pas beaucoup comme lui. Le simple soldat W.C.P. Nye du 4e Royal Sussex était de garde sur le terrain d'aviation de Courtrai quand il aperçut une foule d'hommes qui revenaient du front. Des centaines de soldats belges passèrent à toute vitesse sur des bicyclettes en criant que la guerre était finie. Se dirigeant vers la côte à partir de la Lys, les hommes du 2e North Strajjordshire croisèrent des essaims de soldats belges sans armes qui se tenaient sur les bas-côtés de la route, regardant les hommes qui battaient en retraite. Certains paraissaient avoir honte, mais beaucoup d'autres lançaient des insultes et montraient le poing aux Tommies épuisés. A Bulscamp, un gendarme grassouillet arriva au G.Q.G. britannique, annonça que la Belgique avait capitulé et qu'il avait reçu l'ordre de confisquer toutes les armes des Britanniques. Inutile de dire comment il fut accueilli !

Dans tout le pays, on arborait des draps blancs aux fenêtres et aux portes. A Watou, le lieutenant Ramsay du 2e Dorsets s'apprêta à entrer dans une maison pour y prendre un peu de repos. Une voisine se précipita en criant:

" Non, non, non ! "

- C'est la guerre ! répondit Ramsay, utilisant l'expression consacrée dont on s'était servi au cours des deux guerres mondiales il, pour expliquer les comportements les plus inhabituels.

- C'est la ,guerre, oui, mais pas pour nous ! rétorqua la femme.

Désormais, pour la plupart des Belges, la guerre était devenue l'affaire des autres et ils étaient soulagés d'en être sortis. Beaucoup d'entre eux avaient le sentiment que leur pays n'était plus qu'une sorte de paillasson utilisé par des voisins plus nombreux et plus puissants engagés dans une lutte sans fin pour conquérir le pouvoir. " Les Anglais, les Allemands, c'est la même chose " , comme le dit une paysanne qui en avait assez.

Techniquement parlant, la capitulation de la Belgique avait créé une brèche énorme au nord-est du " corridor " formé par les Alliés pour s'échapper. En fait, cette brèche n'avait fait que s'élargir tandis que la résistance belge faiblissait, et, lors des dernières 48 heures, le lieutenant-général Brooke, le commandant du 11e Corps qui tenait le front, avait essayé de le colmater avec ses propres forces. Il fit des miracles, mais, dans l'après-midi du 27 mai, au moment même où Léopold jouait à pile ou face, il n'y avait plus de troupes alliées entre la 15e Division britannique dans les environs d'Ypres et les quelques Français de Nieuport - c'était une brèche de plus de trente kilomètres.

Tout ce que Brooke avait laissé derrière lui était la 3e Division du major-général Montgomery qui était descendue de Roubaix pour occuper le fond de la poche. Ce qu'il pouvait faire de mieux était de quitter ses positions à la droite du front, se diriger vers le nord en se faufilant vers la gauche. Ce mouvement impliquait les plus grandes difficultés de manœuvre : un énorme contour effectué pendant la nuit sur des chemins et des routes mal connues par 30.000 hommes, souvent à moins de 4 kilomètres de l'ennemi. Et l'opération devait être achevée pendant le jour, alors que les colonnes de soldats constitueraient des cibles de choix pour la Luftwaffe.

Montgomery n'était pas le moins du monde bouleversé par cette mission. Bien qu'encore inconnu du public, il était sans doute le général de division le plus controversé du CEB. Arrogant, infatué de lui-même, agressif, comédien, il avait peu d'amis, mais beaucoup d'admirateurs dans l'armée. Mais quelqu'opinion qu'on eût de lui, tout le monde le considérait comme un excellent soldat passé maître dans l'art d'entraîner les hommes. Durant tout l'hiver, ses troupes avaient effectué des marches de nuit. Il les avait fait manœuvrer sans cesse jusqu'à ce que chaque détail soit mis au point et toute solution prévue. Désormais, " Monty " était sûr de pouvoir y aller.

A la fin de l'après-midi, ses mitrailleurs et ses véhicules blindés se mirent en position pour former une force d'intervention légère. Aux dernières lueurs du jour, la Military police, avec ses casquettes rouges, se mit au travail pour indiquer l'itinéraire à suivre et organiser le trafic. Finalement, une fois la nuit tombée, apparut le corps principal de service et des transports de troupes. Ils n'avaient pas de lumières pour se guider. Chaque conducteur devait suivre de près le véhicule qui le précédait. Chacun était peint en blanc et éclairé par une petite lanterne camouflée. Monty conduisait lui-même sa Humber de service, avec son garde du corps, le sergent Elkin, qui l'accompagnait sur sa motocyclette. Sur leur droite, parallèlement à eux, le front était marqué par les éclairs incessants des canons. Sur leur gauche, des artilleurs britanniques se livraient à un feu nourri à partir du mont Kemmel. Les obus et les balles traceuses leur passaient sur la tête, venant des deux côtés, formant une voûte blafarde sous laquelle passaient les soldats. A un moment donné, une batterie britannique, installée sur le bas-côté de la route, se mit à tirer alors que Monty arrivait. Elle projeta pratiquement la Humber dans le fossé, mais le général ne cligna même pas des yeux.

Aux premières lueurs du jour, le 28e régiment de la 3e Division se mit en position. Grâce au large détour effectué par Montgomery, les troupes britanniques tenaient maintenant le côté est du " corridor " jusqu'à Noordschote vers le nord. Pour le chemin qui restait à faire jusqu'à la mer - quelque cinquante kilomètres -, Monty comptait sur les Belges, car il pensait qu'ils étaient encore en guerre. C'est alors, peu après 7 heures 30 du matin, qu'il entendit parler pour la première fois de la capitulation de Léopold.

" On se retrouva dans un drôle de pétrin, raconta plus tard " Monty " dans ses Mémoires. Au lieu d'avoir sur ma gauche l'armée belge, je n'avais à présent plus rien... " Il réunit rapidement une unité d'intervention de mitrailleurs et de blindés britanniques et français. Ceux-ci entrèrent en action et résistèrent jusqu'à ce qu'une aide plus substantielle leur fût apportée. Il était moins cinq ! Le lieutenant Mann du 12e Lanciers se débrouilla pour faire sauter le pont de Dixmude avant que les éléments avancés de l'armée Bock n'entrent dans la ville.

Par la suite, dans l'après-midi arrivèrent des nouvelles plus alarmantes encore. Les Allemands étaient à Nieuport, la limite est du " périmètre " . Les Belges étaient partis. Montgomery était allé le plus loin qu'il avait pu. Il n'y avait plus une seule unité organisée pour défendre le front entre Wulpen, Nieuport et la mer.

Une fois de plus, on dut improviser. Le général de brigade A.J. Clifton était disponible. Brooke l'envoya à Wulpen pour y organiser la défense. En arrivant, il prit sous son commandement deux cents artilleurs qu'on employait de temps à autre comme mécaniciens " en chômage " , surveillants, conducteurs de camions et secrétaires d'état-major. Cette unité ne posséda jamais de nom, ses officiers venaient de cinq régiments différents. La plupart des hommes ne les avaient jamais vus et les officiers n'avaient jamais été sous les ordres de Clifton.

Quoi qu'il en fût, Clifton réussit à les souder ensemble et ils partirent pour le front avec un moral étonnant. Pendant tout le chemin, ils rencontrèrent des troupes belges qui battaient en retraite. Les Belges avaient jeté leurs armes et criaient que la guerre était finie. Sautant sur l'occasion, les hommes de Clifton récupérèrent les fusils et les munitions abandonnés et les ajoutèrent à leur misérable arsenal. Ayant pris position le long du canal de Furnes à Nieuport et de l'Yser, ils tinrent l'ennemi en respect pendant 30 heures. Le combat le plus acharné se livra autour du pont de Nieuport. Les Belges n'avaient pas réussi à le faire sauter avant le cessez-le-feu, et les sapeurs britanniques ne purent atteindre les dispositifs de démolition situés à l'extrémité est du pont. A plusieurs reprises, les Allemands essayèrent de passer le pont, mais Clifton avait concentré tout son " matériel lourd " (quatre canons de 18 et quelques mitrailleuses Bren) à cet endroit et s'employait à les retenir. Une fois de plus le flanc est tenait bon.

Le flanc ouest aussi. A Wormhout, un " hérisson " situé à 20 kilomètres de Dunkerque, la 144e Brigade britannique, tint en respect les troupes de Guderian pendant toute la journée du 27 et la plus grande partie de celle du 28. Les hommes n'en pouvaient plus. Au château qui servait de Q.C. à la brigade, le simple soldat Lou Carrier enseignait à quelques cuisiniers et secrétaires comment amorcer une Mills - encore qu'il n'en ait jamais vu une seule de sa vie.

Par la suite, ayant assumé cette mission hasardeuse, on lui donna l'ordre de se poster sur le rempart du château. Alors qu'il traversait le jardin, il entendit un cri terrible. Pensant qu'un pauvre type venait d'être blessé, il regarda partout... et finit par découvrir que ce cri venait d'un paon perché dans un arbre.

" Voilà un oiseau qui n'effrayera plus personne " , se dit Carrier, et il saisit son fusil pour l'abattre. Avant qu'il ne fasse feu, un jeune lieutenant s'empara de son arme en lui disant qu'il ne savait pas ce qu'il allait faire. Ignorait-il que cela porte malheur de tuer un paon ? L'officier ajouta que Carrier passerait en cour martiale s'il désobéissait et tuait l'oiseau.

Ce qui devait arriver arriva. Carrier attendit que le lieutenant s'en aille, visa soigneusement et fit feu. Il ne sut jamais si le fait de tuer un paon portait malheur.

En revanche, une foule de malheurs s'abattit sur les hommes qui défendaient Wormhout et qui n'avaient probablement jamais fait du mal à un paon dans leur vie. Après un rude combat, la plus grande partie du 2e Royal Warwicks fut défaite et obligée de se rendre, le 28 vers 6 heures du soir. Les prisonniers - 80 hommes environ et un officier - furent poussés par les Allemands, qui appartenaient à la SS Leibstandarte Adolf Hitler, dans une petite grange qui se trouvait juste en dehors du village.

Alors qu'ils y pénétraient, le capitaine J.F. Lynn-Allen protesta qu'il n'y avait pas assez de place pour les blessés. Parlant anglais avec un fort accent américain, l'un des SS lui répliqua: " Espèce de froussard d'Anglais, il y aura de la place là où tu vas aller ! "

Après cela, il envoya une grenade à manche dans la grange et ce fut un véritable carnage. Pendant un quart d'heure, les SS jetèrent des grenades, tirèrent des coups de fusils, de mitraillettes et de pistolets. Comme si cela n'était pas assez, deux fournées de prisonniers furent sorties de la grange et fusillées par un peloton d'exécution improvisé. Curieusement, une quinzaine d'hommes se retrouvèrent en vie parmi les cadavres.

A une douzaine de kilomètres au sud, Cassel continuait de tenir. Perchée sur sa colline cette petite ville était devenue - comme le colonel Bridgeman l'avait prévu - le " Gibraltar " du flanc ouest. Pendant deux jours les tanks de Keitel, l'artillerie et les mortiers pilonnèrent la ville, des vagues de Stukas la bombardèrent et elle tenait encore le coup. Ce fut un petit miracle, car les principaux défenseurs - le 5e Gloucesters - avaient peu de chose pour se battre. Ayant reçu l'ordre d'édifier une barricade, le lieutenant Fane ne put trouver qu'une charrette de ferme, une charrue, un cabriolet pour poney et un tonneau d'arrosage. Lorsqu'un tank pénétra dans un jardin voisin, il essaya de l'arrêter à coups de fusil - et il voyait ses balles rebondir sur le blindage du char.

La ville était assiégée. Pourtant, dans la matinée du 28 mai, le capitaine R.E.D. Brasington des Gloucest ers s'arrangea pour distribuer quelques rations. Les assiégés prirent place pour déguster un étonnant plat de bœuf arrosé d'un vin rouge de derrière les fagots.

Au sud, au fond de la " poche " , des unités de la Première Armée du général Prioux tenaient encore Lille. Contrairement à la plupart des Français, ils étaient passionnément engagés dans le combat et tinrent en respect six divisions allemandes, ce qui signifiait six divisions de moins pour attaquer le CEB plus loin dans le " corridor " .

La plupart des troupes qui s'échappaient étaient maintenant sur le bon chemin. Le moment était venu d'abandonner les défenses en " hérisson " plus au sud et de ramener les unités vers la côté comme une sorte d'arrière-garde.

Le matin du 28, le caporal Bob Hadnett, estafette affectée au Q.C. de la 48e Division, reçut l'ordre de faire porter un message aux troupes qui tenaient Hazebrouck, l'une des défenses du sud. Les hommes devaient dégager et faire route vers Dunkerque la nuit même. Hadnett avait déjà perdu deux messagers envoyés en mission à Hazebrouck. Il décida, cette fois. d'y aller lui-même.

Les routes principales étaient encombrées de réfugiés et de troupes battant en retraite, mais il avait été, en temps de paix, coureur motocycliste et cela ne lui posait aucun problème de faire du moto-cross à travers la campagne. Bondissant à travers champs et par-dessus des fossés remplis de boue. il put atteindre Hazebrouck et délivrer son message au Q.C. de la 143e Brigade. Après avoir aidé l'état-major à établir un itinéraire d'évasion vers le nord, il enfourcha sa motocyclette et repartit.

Cette fois-ci, il se heurta à une colonne allemande qui venait buste d'arriver dans le coin. Ne pouvant revenir en arrière, il décida de passer à travers. Couché sur son guidon, ayant mis les gaz à fond, il fit un bond en avant. Les Allemands effrayés s'écartèrent, mais tirèrent sur lui une fois qu'il fut passé.

Il avait presque réussi. Mais soudain il sentit un grand vide et, lorsqu'il revint à lui, il se trouva allongé dans l'herbe avec une jambe et une main fracassées. Un officier ennemi se penchait sur lui et un soldat tendit une bouteille de brandy à ses lèvres. " Tommy, lui dit l'officier en anglais, pour vous la guerre est finie. "

Tandis que les troupes britanniques affluaient dans le " corridor " en direction de la côte, le Q.G. du général Gort fut transféré plus au nord. Le 27 mai, le poste de commandement fut déplacé de Prémesques à Houtkerque, tout juste au-delà de la frontière française, à une vingtaine de kilomètres de la mer. Pour la première fois depuis que la campagne avait commencé, le Q.G. n'était pas branché sur la ligne de téléphone Londres-Bruxelles. Mais cela ne faisait guère de différence : Gort n'était pas souvent là.

Il passa la plus grande partie de la journée du 27 à rechercher le général Blanchard, avec l'espoir de coordonner leur retraite à l'intérieur du " périmètre " . Il ne le trouva pas et finalement retourna à Houtkerque, à l'aube du 28, fatigué et déçu. C'est alors, vers 11 heures du matin, que Blanchard fit une apparition inattendue.

On avait beaucoup de choses à se dire. Gort commença par lire un télégramme qu'il avait reçu, la veille, d'Anthony Eden. Il confirmait la décision de procéder à l'évacuation. " Nous voulons qu'il soit parfaitement clair que la seule tâche désormais est d'évacuer en Angleterre le maximum possible de vos forces. "

Blanchard fut horrifié. A l'étonnement de Gort et de Pownall, le commandant français n'avait jamais entendu parler de la décision britannique d'évacuer. Il pensait que la stratégie consistait à établir une tête de pont basée à Dunkerque qui permettrait aux Alliés de garder en permanence un pied sur le Continent. D'une façon ou d'une autre, l'accord de Reynaud et de Churchill du 26 mai, le message d'Eden au haut commandement français du 27, les décisions connues le même jour à Cassel et à Douvres, les informations données à Weygand et à Abrial tôt dans la matinée du 28 - tout cela lui était passé par-dessus la tête. Une fois de plus, on peut en trouver l'explication dans le fait que toutes les communications françaises étaient rompues.

Maintenant que Blanchard savait, Gort fit de son mieux pour lui donner tous les détails. Il devait, dit Gort, donner l'ordre à la Première Armée française de Prioux de se rendre aussi à Dunkerque. Comme le CEB, les Français devaient être évacués puis ramenes plus tard pour reprendre le combat. Les Belges étant sortis de la guerre, il n'y avait plus aucune possibilité de tenir. C'était ou l'évacuation, ou la reddition.

Blanchard hésita un moment, et c'est alors qu'un officier de liaison de Prioux arriva, rapportant que la Première Armée était trop fatiguée pour aller où que ce soit. La chose était entendue. Blanchard décida de laisser l'armée dans la région de Lille.

Gort était plus exaspéré que jamais. Les troupes de Prioux, s'exclama-t-il, ne peuvent être fatiguées au point de ne pouvoir lever le petit doigt pour se sauver elles-mêmes. Une fois de plus, l'évacuation était leur seule chance.

Blanchard resta de marbre. Il était facile pour les Britanniques de parler d'évacuation, observa-t-il d'un ton lugubre. " Il ne fait aucun doute que l'Amirauté britannique a tout arrangé pour le CEB, mais la marine française ne serait jamais capable de le faire pour les soldats français. Il était, par conséquent, inutile d'essayer - les chances étaient trop faibles par rapport aux risques encourus. "

Rien ne put l'ébranler. Il termina en demandant si les Britanniques continueraient de se diriger vers Dunkerque, tout en sachant que les Français ne les accompagneraient pas. Pownall explosa et répondit par un " OUI ! " tonitruant.

Au Q.C. de la Première Armée française à Steenwerk, cet après-midi-là, une conversation semblable eut lieu entre le général Prioux et le major-général E.A. Osborne, commandant la 44e Division britannique. Osborne était en train d'organiser le retrait de sa division de la ligne de la Lys et était venu pour coordonner les mouvements avec les Français qui se trouvaient immédiatement à sa gauche. A sa grande surprise, il apprit que Prioux n'avait prévu aucun plan de retraite. Il essaya d'employer tous les arguments en sa possession - y compris le principe de la solidarité entre les Alliés -, mais il échoua.

Prioux devait avoir pourtant une idée derrière la tête, car, plus tard, dans l'après-midi, il demanda au IIIe Corps du général de la Laurencie de dégager et de faire route vers la côte s'il le pouvait. Il était lui-même décidé à demeurer avec le reste de l'armée et à continuer le combat.

L'idée d'opposer une ultime résistance - qui aurait au moins sauvé l'honneur du drapeau - semblait les habiter tous. " Il ne pouvait nous parler que de l'honneur du drapeau " nota Powgall dans sôn journal après avoir parlé une nouvelle fois à Blanchard. Weigand télégraphia à Abrial : " Je compte sur vous pour sauver tout ce qui peut être sauvé, et, par-dessus tout, notre honneur ! " Il dit au major Fauvelle: " Les troupes de Blanchard, si elles sont condamnées, doivent capituler dans l'honneur. " Weygand attribua un rôle particulièrement honorable au haut commandement, lorsque la fin arriverait. Plutôt que de quitter Paris, le gouvernement français devait se comporter comme les sénateurs de la Rome antique, qui avaient attendu les Barbares assis dans leurs chaises curules.

Ce genre de discours, qui pouvait éventuellement être consolant au niveau le plus élevé de la hiérarchie, ne touchait nullement les poilus qui étaient sur le champ de bataille. Ils en avaient assez de ces canons démodés, de ces convois hippomobiles, de ces communications désorganisées, de ces blindés inefficaces, de ce support aérien qui demeurait invisible, et de ces chefs incompétents. Un grand nombre de soldats français étaient assis sur les bas-côtés de la route, se reposant et fumant des cigarettes, quand le 58e Field Régiment de la Royal Artillery les croisa le 28 mai. Comme l'un d'entre eux l'expliqua à un Tommy qui parlait le français, l'ennemi était partout et il n'y avait aucun espoir de s'échapper ils n'avaient qu'à rester assis et à attendre que les Boches arrivent.

Comme toujours, il y eut des exceptions. Une compagnie française de chars, séparée de son régiment, rejoignit le 1er Royal Irish Fusiliers à Gorre et se révéla lui être d'une aide précieuse. Les hommes se servirent d'armes britanniques, françaises et allemandes abandonnées et se donnèrent du courage à grand renfort de bouteilles de vin. Ils combattirent avec un élan extraordinaire, le sourire aux lèvres, et se serrant la main chaque fois qu'ils atteignaient leurs cibles. Lorsque les Fusiliers reçurent enfin l'ordre de décrocher, la compagnie de blindés décida de rester sur place et de continuer le combat. " Bonne chance ! " crièrent-ils après le départ des Fusiliers, et ils se remirent à l'œuvre.

Le général de la Laurencie faisait partie de ces Français qui n'étaient pas décidés à plier bagages. Exaspéré par l'indécision et le défaitisme de ses supérieurs, il avait essayé à deux reprise. de placer son IIIe Corps sous le commandement de Gort. Maintenant, abandonné par Prioux, il fonçait vers Dunkerque avec deux divisions.

Le premier contingent de combattants avait déjà pénétré dans le " périmètre " . Le 2e Grenadier Guards entra dans Furnes au pas de parade. Le bruit de leurs bottes frappant le sol en cadence Se répercutait sur la place du marché. Ici et là, on voyait bien un uniforme déchiré, un casque manquant, et quelques pansements, mais on ne pouvait se tromper sur ce port altier, ces hommes rasés de frais, cette allure impassible qui offraient un spectacle familier aux regards de ceux qui avaient assisté, un jour, à la relève de la Garde au palais de Buckingham.

Pas loin derrière eux venait le 1er bataillon du 7e Middlesex. C'était une unité territoriale qui avait quitté depuis longtemps le service actif, mais qui s'était engagée à corps perdu dans l'action. Ses hommes avaient pris part aux opérations d'arrière-garde. A présent, ils traversaient Furnes, et firent halte finalement à Oosduinkerke, à quelque 5 kilomètres à l'est. Ils étaient à 1 kilomètre et demi environ de Nieuport, l'extrémité est du " périmètre " , l'endroit le plus exposé à la suite de la reddition de l'armée belge. Les hommes du colonel Clifton avaient déjà pris position, mais ils étaient trop clairsemés. Le bataillon du Middlesex dut renforcer les lignes.

Déployant leurs filets de camouflage et creusant des tranchées, les nouveaux arrivants s'installèrent dans les dunes et les broussailles. Aucun ennemi n'était en vue et ils pouvaient enfin s'étendre et prendre un peu de sommeil. La guerre de mouvement était finie, et, tant que le major " Big Ike " ne les rassemblerait pas pour les avertir d'un nouveau danger, ils avaient la possibilité de récupérer. Le simple soldat Francis Ralph Farley nourrissait l'espoir que " Big Ike " ne les retrouverait pas trop tôt.

Le général Gort, lui-même, était entré dans le " périmètre " . Le 28 mai à 6 heures de l'après-midi, son G.Q.G. s'installa à La Panne dans une villa du front de mer à l'extrémité ouest de la ville. L'endroit était bien choisi. Cette villa avait été la résidence du roi Albert pendant les jours sombres de la Première Guerre mondiale et avait servi plus tard de résidence de vacances au vieux monarque au cours des années 20. Elle possédait une grande cave fortifiée des installations télégraphiques perfectionnées et la ligne de téléphone Londres-Bruxelles passait pratiquement par la porte d'entrée. Une fois de plus, Gort avait une ligne directe avec Churchill, le War Office et le Q.G. de Ramsay à Douvres.

Les commandants de Corps avaient aussi pénétré dans le " périmètre " le 28 : le IIIe Corps à Dunkerque, le IIe à La Panne et le
le Ier, entre les deux, à Bray-Dunes. Le lieutenant-général Michael derker, commandant le 1er Corps était épuisé. C'était un vétéran
la guerre des Bœrs et il n'était pas de taille à faire face à une " guerre-éclair " . Arrivé au Q.G. de son corps situé à l'extrémité ouest de la promenade, il se retira dans la cave. De là, il pourrait appeler son assistant, le major Bob Ransome, lui demander de venir et lui dire ce qui se passait.

Ransome trouva le spectacle que lui offrait la plage accablant. Une foule d'officiers et d'hommes de troupe de diverses unités tournaient en rond, faisant feu au hasard sur les avions allemands. Ransome tenta de mettre un peu d'ordre, mais il n'y parvint pas, même en enfonçant son pistolet dans les côtes de quelques types qui se trouvaient là. Finalement il envoya chercher le capitaine Tom Cimson, un officier d'opérations du Q.G. du IIIe Corps. Cimson était un vieux Guardsman irlandais et il eut l'idée de faire mettre les hommes en rangs comme pour un défilé.. Ensuite, il leur fit faire l'exercice selon les méthodes classiques. Curieusement les hommes obéirent et l'ordre fut bientôt restauré. Pour Ransome, cet incident lui révéla non seulement de quel secours peut être l'exercice militaire, mais aussi les ressorts des mécanismes humains les plus rudimentaires, en l'occurrence ceux d'un Guardsman.

Bientôt le capitaine Tennant apprit la confusion qui régnait à Bray-Dunes. Il était occupé à organiser l'embarquement à Dunkerque. Il n'avait pas d'hommes sur les plages. Mais le môle est et Malo-les-Bains étaient maintenant sous son contrôle, et c'était Bray-Dunes qui posait un nouveau problème. On lui avait dit que 5.000 hommes se trouvaient là, la plupart sans officiers ni aucun commandement.

Le 28, vers 5 heures du soir, Tennant rencontra le commandant Hector Richardson et deux de ses officiers, les commandants Ton Kerr et John Clouston. Il leur expliqua qu'il désirait qu'un officier prenne la tête d'un groupe pour aller à Bray et y embarquer les 5 000 hommes qui attendaient. Les trois commandants étaient alors disponibles. Ils décidèrent de tirer aux cartes : le perdant devant se rendre à Bray-Dunes. Ce fut Richardson qui perdit, mais il déclara qu'un tel travail nécessitait la présence d'un autre officier à ses côtés. Kerr et Clouston tirèrent à leur tour une carte. Cette fois-ci, c'est Kerr qui perdit. Clouston, le " gagnant " , se chargea de ce que tous les trois considéraient comme la tâche la plus facile, celle de maître d'embarquement au môle. '

Richardson et Kerr partirent pour Bray, dans un camion, avec quinze hommes. Ils n'avaient qu'une dizaine de kilomètres à parcourir, mais les routes étaient tellement encombrées par le trafic et défoncées par des cratères de bombes que le trajet leur prit une heure. En arrivant vers 9 heures du soir, ils se dirigèrent tout droit vers la plage pour commencer à organiser l'embarquement.

Maintenant il faisait nuit et, dans la pénombre, le matelot C.F. Nixon vit d'abord plusieurs jetées qui partaient du sable et s'enfonçaient dans la nier. Il comprit par la suite que ces " jetées " n'étaient autres que des colonnes de soldats, en rangs par huit, partant du rivage. Les hommes de tête étaient dans l'eau jusqu'à la taille et même jusqu'aux épaules.

Étaient-ils 5.000 ? Il' était plus vraisemblable qu'ils fussent 25.000. Richardson fit aussitôt connaître la situation à Douvres et à l'Amirauté par le biais d'un destroyer qui était ancré au large. Une fois de plus, on envoya un appel urgent réclamant de petits bateaux et des chaloupes à moteur.

Entre-temps, il fallait se débrouiller. Richardson regagna le Q.C. dans le fond d'un camion. Quelques-uns de ses marins commencèrent à partager les soldats en groupes de 50; d'autres installaient des câbles d'amarrage dans la mer. La plage était en pente douce et même les petites embarcations avaient de la difficulté à s'approcher.

" Quelle terrible nuit ! écrivit Kerr à sa femme quelques jours plus tard. Nous avions à recueillir les débris d'une armée et non pas des combattants. Il y avait peu d'officiers et ceux qui étaient là ne servaient à rien, mais le fait de leur parler et de leur promettre de les sauver ainsi que la vue de nos uniformes de la Marine nous permit de faire régner l'ordre parmi ces pauvres diables. "

Ceux qui manœuvraient les bateaux connurent les mêmes difficultés. Le skoot Hilda était arrivé au début de l'après-midi, et en raison de son faible tirant d'eau, son commandant, le lieutenant A. Gray, s'arrangea pour l'amener assez près du rivage afin que les hommes aient pied. Les soldats se précipitèrent, envahirent le bateau, essayant de gravir les échelles jetées par-dessus la proue. Mais les échelles en question étaient peu solides ; les hommes exténués; et la marée montait. Les soldats commencèrent à tomber à la mer. L'équipage du Hilda dut accomplir des efforts surhumains Pour les hisser à bord : ce n'étaient qu'un tas de ballots inertes et

détrempés.

A 7 fleures du soir, Gray avait à son bord 500 hommes - ce qui était peu si on considère qu'ils étaient 25 000 à attendre -. mais c'était tout ce qu'il pouvait transporter. Il les conduisit à un destroyer qui était au large, puis il revint prendre une autre fournée. Mais la marée maintenant se retirait et bientôt le Hilda toucha le sable dans quelque soixante centimètres d'eau. 400 soldats environ sautèrent à bord, et le skoot en recueillit d'autres tandis que la marée l'avait remis à flot vers 1 heure 30 du matin.

Pas loin de là, le skoot Doggersbank se livrait au même travail. Au début, son commandant, le lieutenant Donald McBarnet, avait jeté l'ancre toueuse, puis s'était précipité à terre. Mais il y avait un tirant d'eau plus grand que le Hilda et il resta dans deux mètres d'eau - ce qui était trop pour que les hommes puissent avoir pied pour l'atteindre. Il mit un canot et un radeau à la mer avec des hommes pour les diriger. Arrivés sur le rivage, ils furent immédiatement envahis et coulèrent. Renfloués, le travail recommença et à a heures du soir McBarnet avait environ 450 hommes à son bord. C'était assez. Il utilisa alors son ancre toueuse pour s'éloigner de la plage. Une fois à flots, il transporta ses passagers sur un destroyer et retourna pour en embarquer d'autres.

Ce fut le même scénario tout le long des plages : à Bray, à Maloles-Bains, à La Panne. Des dinghies, des canots à rames et des chaloupes pleins à ras bord transportaient des troupes vers des bateaux attendant au large. Ceux-ci, à leur tour, les conduisaient sur la flotte croissante de destroyers, de dragueurs de mines et de paquebots qui se trouvaient plus loin. Lorsque ces derniers étaient pleins, ils partaient pour l'Angleterre - et une partie de plus de l'armée rentrait chez elle.

C'était une méthode pratique et efficace, mais aussi très lente. Chaque skoot, par exemple, ne pouvait prendre en moyenne que 100 hommes en l'espace d'une heure. 11 n'était pas étonnant que les nerfs soient soumis à rude épreuve.

La plupart des hommes ne pouvaient pas voir ce qui se passait. lls se tenaient en rangs loin derrière ou attendaient dans les dunes situées au-delà de la plage. Ils ne pouvaient imaginer pourquoi cela prenait aussi longtemps. Dans l'obscurité de la nuit, ils ne voyaient rien, excepté parfois la silhouette d'un navire qui se découpait sur la phosphorescence de la mer. Ils entendaient seulement le rythme sourd des vagues et le bruit des rames.

Ils étaient fatigués, avaient froid et faim. Les nuits du mois de mai sont fraîches sur les côtes des Flandres et les hommes regrettaient les capotes dont ils s'étaient débarrassés pendant les journées chaudes et poussiéreuses de la retraite.

Les rations étaient épuisées et il n'était plus possible de s'alimenter à terre. Lorsque le caporal R. Kay, un membre du service des transmissions du G.Q.G., trouva une boîte de petits pois de trois kilos et demi près de la plage, ce fut pour lui une merveilleuse découverte. Avec quelques-uns de ses camarades il les mangea avec ses doigts, comme des bonbons au chocolat.

A Malo-les-Bains, le lieutenant-colonel John D'Arcy, lui aussi, rongeait son frein au cours de cette nuit qui semblait ne pas avoir de fin. Il avait rassemblé son régiment d'artillerie dans une briqueterie située derrière les dunes: c'était un bon abri, mais de là on ne pouvait rien voir de ce qui se passait. A la fin, il donna l'ordre à l'un de ses officiers, le lieutenant C.G. Payne, de prendre un fanal et de " descendre sur la plage et appeler la Navy. "

Payne n'avait aucune idée de la façon dont il allait procéder, mais il trouva un manuel de signalisation avec l'expression : " Appel à un navire inconnu. " Pointant sa lampe vers la mer, il suivit soigneusement les instructions, mais sans trop d'espoir. A son grand étonnement, une réponse lui parvint, trouant la nuit de sa lueur. On lui demandait de conduire son unité sur la plage et triomphant il retourna voir son colonel en toute hâte.

Le 29, vers 1 heure 30 du matin, une brise s'éleva, ce qui signifiait une mer plus agitée et que les opérations se ralentiraient. A Bray-Dunes, le commandant Richardson faisait si peu de progrès qu'il décida de suspendre tout nouvel embarquement et commença a renvoyer les troupes à Dunkerque. Peut-être les choses iraient-elles plus vite sur le môle.

C'était le cas. Plus de 24 heures avaient passé depuis que le capitaine Tennant avait commencé à utiliser le môle est - ou la jetée de Dunkerque - comme une sorte de quai improvisé et tout se Passait bien. Un cortège de destroyers, de dragueurs de mines, de ferries et autres vapeurs abordaient, chargeaient des troupes et repartaient pour l'Angleterre. Le flot des hommes était organisé Par le commandant Clouston, qui avait " gagné le gros lot " (être chef du môle), quand, avec Richardson et Kerr, ils avaient tiré les cartes pour savoir qui irait à Bray-Dunes.

Clouston était un Canadien - grand, fort, athlétique et amusant. c'était yin excellent joueur de hockey sur glace et quand il était â " tonné à Portsmouth, il avait organisé une équipe de hockey avec les membres de son personnel. Il était plein d'énergie, et il en avait foutrement besoin dans son nouveau job.

On parlait beaucoup de ce môle et maintenant des milliers d'hommes affluaient dans le plus grand désordre et y faisaient la queue avec l'espoir d'être embarqués. Le soldat Bill Warner, un secrétaire du Q.G. de la Royal Artillery, se dit que ça ressemblait aux files interminables qui se formaient aux portes des cinémas aux débuts du parlant. Pour d'autres, c'était comme Londres à une heure de pointe ou une mêlée de rugby. Planté au pied du môle, Clouston faisait carrément face à la foule. Un mégaphone à la main, il criait ses instructions, dirigeant le flot humain vers le flot des navires.

Au début, la plupart étaient des destroyers. Dans la matinée du 28, leur nombre tomba à 11 et le commandant Brian Dean du Sabre montra ce qu'il savait faire pour aller vite. Auparavant il avait enlevé 100 hommes des plages en deux heures. Sa' halte à Douvres lui prenait 58 minutes. A présent il était de nouveau à 4 Dunkerque et accosta au môle à 11 heures 30 du matin. Cette fois, il embarqua 800 hommes et repartit pour Douvres à 12 heures 30. Cela faisait une moyenne de 540 hommes à l'heure, alors que ce chiffre était de 50 sur les plages.

Et ce n'était pas fini ! Ayant atteint Douvres à 6 heures 20 du soir, il refit du carburant et il était de nouveau au travail sur le môle à 22 heures 30: c'était son troisième voyage de la journée. Cette fois, il ne resta que 35 minutes à quai et prit 500 soldats.

Le 28 mai au crépuscule, les destroyers furent rejoints par tout un assortiment d'autres navires. Le dragueur de mines Gossamer arriva à 9 heures 45 du soir, et repartit une demi-heure plus tard avec 420 hommes. Le dragueur Ross, à peu près dans le même temps, embarqua 353 hommes. Le skoot Tilly, conduisant une procession de six petits bateaux à moteur, accosta à 11 heures 15; il en prit des centaines de plus. Le vapeur à aubes Medway Queen arriva vers minuit et en chargea près de 1.000. Son commandant, le lieutenant A.T. Cook, avait averti le chef cuisinier Russel qu'il attendait (plusieurs centaines d'hommes qui sans aucun doute seraient quelque peu affamés). Russel ne s'attendait pas à la ruée qui eut lieu dans sa cuisine. Ces hommes n'étaient pas " affamés " : c'étaient de véritables rapaces.

Pendant toute la nuit du 28 au 29 mai, les bateaux continuèrent d'arriver, tandis que les hommes affluaient sur la longue passerelle de bois comme des fourmis. Pendant un certain temps la marée basse ralentit l'embarquement - il était difficile à des soldats non entraînés de descendre les échelles et les passerelles de fortune -, mais le flot ne s'arrêta jamais. Tennant estima que Clouston avait embarqué les hommes au rythme de 2.000 à l'heure.

A 10 heures 45 du soir, il envoya à Douvres son premier rapport optimiste :

L'opinion générale des Français est que la situation dans le port continuera demain comme aujourd'hui. Avec le concours approprié des chasseurs, l'embarquement peut avoir lieu à toute vitesse... "

A la Dynamo Room, on commençait à espérer sauver plus d'une poignée d'hommes. Le nombre total des évacués, le 28 mai, atteignait 17.804 - plus du double que la veille. On pouvait faire encore mieux, mais au moins on était dans la bonne direction.

Il y avait d'autres bonnes nouvelles. L'Amirauté, à présent, avait attribué à Ramsay tous les destroyers se trouvant dans les eaux britanniques ; la route X avait été enfin nettoyée de ses mines, ce qui ramenait l'itinéraire de Dunkerque de 87 à 55 miles ; la tête de pont avait tenu malgré la reddition de l'armée belge ; la mer s'était calmée, la tempête qui menaçait s'étant éloignée ; la fumée qui s'élevait des raffineries de pétrole en flammes dérobait le port de Dunkerque aux regards de la Luftwaffe ; les pertes étaient heureusement peu nombreuses.

En dehors du Queen of the Channel, la seule perte sérieuse de la journée avait été celle du petit vapeur à aubes Brighton Belle. Celui-ci ressemblait à une charmante antiquité sortie d'un magasin de jouets, et il faisait route vers l'Angleterre avec 800 hommes sauvés des eaux à La Panne. Le sapeur Éric Reader était accroupi dans la salle des machines en train de se faire sécher quand le bateau rencontra une épave immergée avec un choc effrayant. Ne vous en faites pas " cria un vieux soutier avec l'accent cockney, mais l'eau s'engouffra dans le Brighton Belle et il commença à couler. Les soldats se précipitèrent sur le pont tandis que la radio envoyait un SOS. Par bonheur d'autres navires se trouvaient dans les Parages et ils sauvèrent tout le monde, y compris le chien du capitaine.

Si les pertes demeuraient à ce niveau, l'optimisme de la Dynamo room était justifié. Dans son ensemble l'évacuation s'effectuait convenablement, et le grand événement de la journée - à savoir la brèche occasionnée par la capitulation de la Belgique - avait été colmatée avec succès. Pour les soldats qui continuaient d'envahir le " corridor " , c'était une raison de plus d'espérer. De chaque côté des routes surélevées, les champs commençaient à être remplis d'eau. Les Français avaient inondé les basses terres au sud de la côte. Les blindés allemands passeraient difficilement.

Mais une nouvelle crise se préparait, attirant l'attention de la terre vers la mer. Elle avait couvé pendant plusieurs jours sans que personne ne s'en rende compte. Soudain, aux premières heures du 29 mai, elle éclata, lançant un nouveau défi à l'amiral Ramsay et à ses collaborateurs.

7.

DES TORPILLES DANS LA NUIT

Qu'est-ce que la marine allemande pouvait faire pour empêcher une évacuation à Dunkerque ? C'est la question que posa, le 26 mai, au téléphone, le général Keitel au vice-amiral Otto Schniewind, chef d'état-major de la marine de guerre. Pas grand-chose, pensait Schniewind, et il fit connaître son opinion en la matière dans une lettre à l'OKW le 28 mai suivant. De gros navires ne pouvaient être utilisés dans les eaux basses et étroites de la Manche; les destroyers allemands avaient servi jusqu'à leur dernier souffle en Norvège; les sous-marins (U-boot) voyaient leur champ d'action réduit par les hauts fonds et les mesures prises par l'ennemi.

Restaient les Schnellboot, les petites vedettes lance-torpilles de la marine allemande. Ces S-boot étaient parfaitement conçus pour Ida

eaux peu profondes comme celles du Channel et de nouvelles bases étaient désormais aménagées pour eux en Hollande, à Proximité du théâtre des opérations. Les seuls problèmes qui se Posaient concernaient les conditions météorologiques et le fait que les nuits, à cette époque de l'année, étaient particulièrement courtes.

En fin de compte, cette solution avait sauté aux yeux, puisque déjà le SKT - l'état-major général de la Marine allemande – avait dejà dépêché deux flottilles, totalisant neuf unités, de l'île de Borkum au port hollandais de Den Helder, à quelque 140 kilomètres de Dunkerque. A partir de cette base, la 1re flottille du lieutenant-capitaine Birnbacher et la 2e flottille du lieutenant-capitaine Peterson pouvaient opérer le long de la côte.

C'est dans la nuit du 22 au 23 mai que ces unités intervinrent pour la première fois. Le destroyer français Jaguar, qui s'approchait de Dunkerque, envoya imprudemment un message radio, précisant qu'il arriverait à 12 heures 20. Les services de renseignements allemands avaient intercepté ce message et, lorsque le Jaguar se pointa à l'heure dite, il fut accueilli par un comité de réception inattendu. Les S 21 et S 23 le coulèrent grâce à deux torpilles bien placées et s'enfuirent sans être vus.

Du côté allié, personne ne savait exactement à quoi était due cette perte. Il semblait probable qu'il s'agissait d'un sous-marin. Les Britanniques ignoraient encore l'existence des patrouilles nocturnes des S-boot, quand le destroyer Wakefull jeta l'ancre au large de la plage de Bray-Dunes, pour embarquer des troupes, le soir du 28 mai. Son commandant, Ralph Lindsay Fisher, craignait surtout une attaque aérienne. Cela impliquait des dispositions particulières pour faciliter les manœuvres et on logea les hommes de troupes le plus bas possible afin de conserver au bâtiment le maximum de stabilité. C'est ainsi qu'on en mit dans la chambre des machines, dans celle des chaudières, dans les cales, bref dans le moindre recoin possible.

A 11 heures du soir, le Wakefull leva l'ancre avec 640 hommes à son bord - c'était tout ce qu'il pouvait transporter - et fit route vers Douvres par la Route Y. Il faisait nuit noire, mais la mer était phosphorescente. En de telles circonstances, les bombardiers pouvaient repérer leurs cibles grâce à leur sillage. Le commandant Fisher, faisant route vers le nord-est dans la première partie de son voyage, ne dépassa pas 12 nœuds afin de restreindre ce danger.

Vers minuit et demi, il aperçut les lumières clignotantes de la bouée de Kwinte Whistle, qu'il devait contourner pour faire ensuite route vers l'ouest afin d'atteindre Douvres. Il s'agissait là d'une bouée d'une importance capitale, si importante qu'elle restait éclairée même lorsque le danger allemand se faisait sentir. Elle était aussi le point le plus exposé du voyage de retour, car elle était à la merci des avions, des sous-marins et autres entreprises de l'ennemi.

Fisher, en zigzaguant, porta sa vitesse à 20 nœuds. Il n'était jamais trop tôt pour dépasser Kwinte !

Pas très loin de là, d'autres bâtiments, eux aussi, contemplaient les lumières de la bouée de Kwinte Whistle. Il s'agissait des flottilles de Schnellboot, qui, maintenant, se relayaient dans les patrouilles de nuit. Cette nuit-là, c'était le tour de celle du capitaine-lieutenant Birnbacher. Le commandant du S 30, le lieutenant Wilhelm Zimmermann, scrutait l'obscurité avec ses jumelles. Il devait y avoir une foule de cibles offertes aux alentours de la bouée, mais il ne voyait rien. Soudain, vers minuit 40, il repéra une ombre plus obscure que la nuit. " Droit devant ! " cria-t-il à l'homme de barre qui se trouvait derrière lui. Rapidement l'ombre prit la forme d'un navire tous feux éteints qui se dirigeait vers lui. A sa taille, Zimmermann reconnut un destroyer.

Il donna quelques ordres rapides et le S 30 fit face à sa cible. Sur un Schnellboot, c'était ainsi qu'il fallait procéder pour pointer les torpilles. La distance se réduisit rapidement entre les deux navires et l'équipage du S-boot était très excité. Pourrait-il s'approcher suffisamment de leur cible sans être vus ?

Zimmermann donna un ordre et deux torpilles furent lancées. L'équipage commença à compter les secondes et ce fut une attente interminable...

Sur le pont du Wakefull, le commandant Fisher les vit arriver sur tribord : elles formaient deux lignes parallèles, l'une des torpilles précédant l'autre de quelques mètres. Elles scintillaient comme deux rubans d'argent à la surface de l'eau. Fisher ordonna au pilote de faire tribord toute et, tandis que le navire virait, la première torpille lui passa par l'avant sans l'atteindre.

La seconde, en revanche, le toucha. Elle explosa avec un bruit assourdissant et dans un éclair aveuglant dans la chambre avant des machines et coupa littéralement le Wakefull en deux. Il coula en quinze secondes, les extrémités de ses deux parties reposant sur le fond, sa proue et sa poupe sortant des eaux en formant un V grotesque.

Les soldats qui se trouvaient dans le fond du navire n'avaient aucune chance de s'en sortir. Les ponts inclinés s'étaient refermés sur eux comme un piège dans lequel la mer s'engouffrait, et ils Périrent tous, à l'exception de l'un d'entre eux qui était allé sur le Pont fumer une cigarette.

A quelques centaines de mètres de là, le lieutenant Zimmermann constatait avec satisfaction que sa deuxième torpille avait atteint finalement son but. Il en avait presque perdu l'espoir. Il se demanda s'il devait recueillir les rescapés pour les interroger, mais il trouva qu'il y avait mieux à faire. D'autres ombres se profilaient à l'horizon et des sillages phosphorescents laissaient supposer que de nouveaux bateaux arrivaient sur les lieux, sans doute alertés et qui peut-être l'avaient vu. Battre en retraite semblait la meilleure solution. Le S 30 se perdit dans la nuit, abandonnant ses proies.

A l'arrière de l'épave, le commandant Fisher surnageait dans l'eau comme la plupart des canonniers. Une trentaine d'hommes s'étaient réfugiés à la proue, à quelque 18 mètres au-dessus de la surface. Fisher et les autres nageaient alentour en espérant qu'un bateau ami les recueillerait.

Au bout d'une demi-heure, leur espoir fut récompensé. Deux petits chalutiers, le Nautilus et le Combort, surgirent de l'obscurité. D'habitude, ils s'occupaient de draguer les mines, mais ils faisaient maintenant partie de la flotte de secours de l'amiral Ramsay et se dirigeaient vers La Panne par la Route Y. Comme ils approchaient de la bouée de Kwinte, des membres de leur équipage avaient entendu des appels au secours et aperçu des têtes ballottées par la houle.

Le Nautilus réussit à prendre six rescapés à son bord, le Comfort seize autres, dont le commandant Fisher. D'autres navires commençaient à se montrer : le dragueur de mines Gossamer rempli de soldats qu'il avait embarqués au môle est, puis le Lydd également chargé de troupes, enfin le destroyer Grafton avec les hommes qu'il avait pris à Bray-Dunes. Ils mirent tous leurs chaloupes à la mer et se tinrent prêts à embarquer. Personne ou presque ne savait ce qui était arrivé - sinon qu'un bateau avait coulé - et les navires échangeaient entre eux une foule de signaux lumineux.

Dissimulé dans l'obscurité à un kilomètre de là, le lieutenant Michalowski, commandant le sous-marin allemand U 62. contemplait avec un grand intérêt ce feu d'artifice. Comme le Schnellboot, il s'était tapi aux alentours de la bouée de Kwinte, attendant qu'une cible importante se présente. A cet endroit, les eaux étaient vraiment peu profondes pour un sous-marin, mais elles ne lui étaient pas interdites. Le U 62 mit le cap sur les lumières qu'il apercevait.

Le commandant Fisher sentit le danger. Repêché par le Comfort, il avait remplacé son commandant de bord. Maintenant, il errait çà et là, observant les autres navires. Il héla le Gossamer pour l'avertir qu'il avait été torpillé et que l'ennemi se trouvait sans doute encore dans les parages. Le Gossamer prit si rapidement la fuite qu'il abandonna derrière lui sa chaloupe. Le Comfort recueillit son équipage, ordonna au Nautilus de prendre aussi le large, puis alla avertir le Grafton et le Lydd. Passant lentement à tribord du Grafton, il renouvela son avertissement.

C'était trop tard. A cet instant - il était 2 heures 50 du matin -, une torpille atteignait le carré des officiers du Grafton, tuant quelque 35 gradés de l'armée de terre embarqués à Bray-Dunes. Le Comfort, qui se trouvait à proximité, fut projeté en l'air par le souffle de l'explosion, puis retomba dans la mer comme un bateau d'enfant. Un instant submergé, il remonta à la surface, mais tous les membres de l'équipage qui se trouvaient sur le pont avaient été jetés par-dessus bord, y compris le commandant Fisher.

Il n'y avait plus personne aux commandes, et ses machines fonctionnaient à pleine vitesse. Le Comfort commença à tourner en rond et se perdit dans la nuit. Fisher s'empara d'un bout de cordage et se laissa entraîner un court moment. Mais le navire allait trop vite et il n'y avait personne pour le remonter à bord. A la fin, il lâcha prise.

C'était aussi bien. Le Comfort, continuant à tourner en rond, apparut de nouveau et fut aperçu par le Lydd qui se trouvait là. Son commandant, Rodolph Haig, avait été averti par un rescapé du Wakefiull que le responsable de toute cette affaire était plutôt une vedette lance-torpilles ennemie qu'un sous-marin. Cela semblait être confirmé par ce qu'il distinguait dans l'obscurité: un petit bâtiment qui fonçait à toute allure.

Le Lydd ouvrit le feu avec ses canons de tribord et toucha la timonerie du bateau ennemi en provoquant une gerbe de flammes fort satisfaisante. Le Grafton fit de même avec ses torpilles et le navire allemand sembla désemparé.

Alors qu'il nageait dans la mer, le commandant Fisher réalisa que le Lydd s'était trompé et avait pris le Comfort pour un bateau ennemi, mais il ne pouvait rien y faire. Sur le Comfort, trois survivants se serraient les uns contre les autres sous le pont, dépourvus de tout secours. Maintenant, ses machines s'étaient arrêtées, sans doute touchées par les obus, et il ballottait lourdement au gré de la houle.

Soudain, quelque chose d'immense surgit de la nuit et fonça sur le Comfort. C'était encore le Lydd qui venait achever l' " ennemi " en l'éperonnant. Au moment où sa proue d'acier se plantait dans la coque de bois du Comfort, deux silhouettes jaillirent d'une écoutille et bondirent vers l'avant du Lydd.

" Repel boaders ! " . Le vieux cri de ralliement s'éleva sur le pont et les membres de l'équipage se saisirent de fusils et de pistolets et ouvrirent le feu. Bienheureusement, ils ratèrent les deux survivants du Comfort qui avaient sauté à bord, mais une balle perdue toucha mortellement le matelot de deuxième classe S.P. Sinclair qui était un de leurs hommes. Finalement, la confusion cessa et le Lydd reprit le chemin du retour.

Pendant ce temps, une autre sorte de confusion régnait sur le Grafton qui avait été touché. Une torpille - c'était apparemment une seconde - avait éteint toutes les lumières et les 800 hommes qui étaient à bord erraient à l'aveuglette sur le destroyer. Parmi eux se trouvait le capitaine Basil Bartlett de la Field Security Police, un des derniers à être montés à bord à Bray-Dunes. Il n'y avait plus de place dans le carré des officiers et il s'était installé dans un coin de la cabine du commandant. Étourdi par l'explosion de la torpille, il cherchait à tâtons une issue. Il n'y avait, semblait-il, aucune chance d'en réchapper; mais il n'était pas totalement désespéré. Il se souvenait de scènes semblables qu'il avait vues dans une foule de films de guerre américains. " Gary Cooper trouve toujours un moyen de s'en sortir " , se disait-il pour se rassurer.

Il arriva finalement sur le pont et se retrouva dans une obscurité zébrée par le feu des canons. Le Grafton s'était joint au Lydd pour pilonner le malheureux Comfort et, sans doute, d'autres navires lui tiraient également dessus. Des éclats d'obus atteignirent la passerelle et tuèrent son commandant Charles Robinson.

Peu à peu le feu cessa et un semblant de calme se rétablit. L'ordre fut donné à l'infirmerie de commencer à sortir les blessés et le simple soldat Sam Sugar, un conducteur du RASC qui avait été atteint à la main. se précipita vers une échelle. Il fut arrêté dans sa course par un infirmier qui lui tendit une lampe et lui demanda de rester là un moment. Il fallait quelqu'un pour donner de la lumière tandis que l'infirmier mettait un tourniquet à un marin qui venait de perdre les deux jambes. Sugar avait connu un instant de panique, mais la vue de cet infirmier qui, calmement, faisait son boulot en des circonstances aussi désespérées, fut pour lui exemplaire. Lui aussi devait garder son calme et il ne pouvait pas laisser tomber ce brave type.

Tandis que Sugar atteignait le pont, le ferry Malines qui avait accosté le Grafton embarquait des troupes à son bord. Maintenant le Grafton sombrait lentement, mais les hommes restaient en rangs, attendant patiemment leur tour d'être transférés à bord du Malines. Le capitaine Bartlett fut un des derniers à quitter l'épave. Gary Cooper avait trouvé le moyen de s'en sortir !

Le destroyer Ivanhœ acheva le Grafton avec deux obus bien placés et ce fut le temps de faire les comptes. Pour Bartlett ç'avait été une chance d'être monté à bord du Grafton aussi tard. S'il l'avait fait avant, il aurait été tué avec les autres dans le carré des officiers.

Le sergent S.S. Hawes de la 1re Division Petrol Company connut un sort plus ironique. Il avait quitté son unité en toute hâte à Bray-Dunes pour secourir un camarade blessé. C'était compréhensible, mais les ordres étaient de rester tous ensemble. Alors qu'il retournait, les autres étaient montés dans une chaloupe qui les avait menés sur un destroyer se trouvant au large. C'était le Wakefull, et tous les hommes de la compagnie furent perdus. Pour avoir désobéi aux ordres, Hawes eut la vie sauve.

L'homme qui connut le sort le plus heureux fut l'indestructible commandant Fisher. Jeté par-dessus bord du Wakefull, il fut l'un des rares à être recueillis par le Comfort; éjecté du Comfort, il fut de nouveau recueilli, cette fois par le cargo norvégien Hird. C'était Lin vieux vapeur tout délabré d'Oslo qui s'occupait de transporter du bois et qui n'avait jamais fait partie de la flotte de secours de l'amiral Ramsay. Il avait fait une escale de routine à Dunkerque, le 13 mai et, pendant les deux semaines qui suivirent, il avait connu les bombardements de la Luftwaffe dans le port. Il n'avait plus maintenant qu'une machine en état de marche et il filait à peine six nœuds.

Mais la situation était désespérée. Les panzers approchaient. Le Hird fut réquisitionné par la Marine française pour transporter quelques poilus à Cherbourg, à 180 miles au sud-ouest, et les mettre, le cas échéant, hors de danger. Ils montèrent à bord dans le courant de la soirée du 28 mai, rejoints en douce par des soldats britanniques qui avaient abouti à Dunkerque. Le sapeur L.C. Lidster trouva la passerelle bloquée par une file de Français et il s'empara d'une échelle de corde qui pendait là pour monter à bord. D'autres de ses camarades le suivirent tandis que les poilus qui attendaient leur tour laissaient libre cours à leur colère. Par des moyens divers d'autres Tommies firent de même : le soldat de deuxième classe Sam Love de la 12e Field Ambulance, le caporal Alf Cill de la 44e Division, le sergent Reg Blackburn de la Militai-je Police, en tout, peut-être, un millier d'hommes.

Finalement le Hird se glissa hors du port vers minuit, ayant à son bord 3.000 soldats alliés et une poignée de prisonniers allemands. Ne pouvant dépasser la vitesse de six nœuds, son commandant A.M. Frendjhem ne voulait pas affronter les batteries ennemies installées sur la côte ouest, aussi prit-il la Route Y à l'est. Arrivé à la bouée de Kwinte Whistle, il virerait vers l'ouest et traverserait la Manche hors de la portée des canons allemands.

C'est à ce moment-là qu'il recueillit le commandant Fisher et d'autres hommes tombés à la mer - tous survivants sans doute du Wakefull. A bout de forces, Fisher se faufila à l'avant du cargo parmi une foule de soldats des troupes coloniales françaises. Il n'y aperçut aucun Britannique et il en fut ainsi durant tout le voyage.

Ayant repris ses forces, il monta sur la passerelle pour demander à être débarqué à Douvres. Des documents importants avaient pu tomber à l'eau lors du naufrage du Wakefull, et l'amiral Ramsay devait en être averti. Le capitaine Frendjhem lui répondit que ses ordres étaient d'aller directement à Cherbourg. Fisher n'insista pas : il savait que le Hird devait de toute façon passer près de la jetée de Douvres; il pourrait à coup sûr se faire mener au port par un bateau passant par là.

C'est ce qui eut lieu. Alors que le Hird s'approchait de la jetée, Fisher héla un chalutier. Celui-ci accosta le Hird et il sauta à son bord.

Pendant ce temps-là, sur le pont avant du Hird, les Britanniques regardaient Douvres s'approcher avec une impatience croissante. Le voyage avait été épuisant - sans boire ni manger - et rendu pire encore le jour où un Tommy était tombé par une écoutille et avait gémi pendant toute la nuit. Maintenant, ils recommençaient à reprendre vie. On n'avait jamais autant contemplé les fameuses falaises blanches de Douvres.

C'est alors qu'à la surprise générale le Hird changea une fois de plus de cap et fit route vers l'ouest en suivant la côte. On passa Folkestone, Eatsbourne, Brighton... Les hommes en conclurent qu'ils devaient aller à Southampton et se firent une raison. Le sapeur Lidster essaya de manger une boîte d'œufs de poisson crus.

C'était dégueulasse, mais, dit-il plus tard, Bon Dieu, j'avais tellement faim ! "

Une autre surprise les attendait. Le Hird, finalement, n'allait pas à Southampton. Passé l'île de Wight, il vira de bord et recommença à traverser le Channel en direction de la France. Des cris de rage s'élevèrent du pont avant. Quelques hommes pointèrent leurs fusils vers la passerelle, espérant ainsi " persuader " le capitaine Frendjhem de revenir sur sa décision. A ce moment critique, un respectable major britannique du nom de Hunt s'interposa entre le capitaine et les hommes et entreprit de calmer les esprits. Il expliqua que le Hird était sous contrôle français. que l'officier le plus ancien en grade du bord lui avait donné l'ordre de rejoindre Cherbourg, que, là-bas, on attendait désespérément les poilus et qu'il entendait, personnellement, que chaque soldat britannique retourne en Angleterre. C'était là une véritable performance venant d'un officier qui n'avait jamais commandé sur le champ de bataille et qui était plutôt une sorte de grand-père dans la 508e Petrol Company chargée du ravitaillement des troupes.

La tentative de mutinerie échoua. Le Hird continua sa route vers Cherbourg. Là, chaque soldat britannique reçut deux tranches de pain sec et de la confiture, puis ils furent tous transférés dans un camp de transit en dehors de la ville, et logés sous des tentes jusqu'à ce que, fidèle à sa parole, le major Hunt les ait fait ramener en Angleterre.

L'amiral Ramsay et la Dynamo Room étaient ignorants des péripéties du Hird, mais ils étaient en revanche très inquiets du désastre survenu à la bouée de Kwinte Whistle. Avec l'énergie qui les caractérisait, ils entreprirent de mettre au point des contre-mesures.

Le 29 mai à 8 heures 06 du matin, Ramsay envoya un message radio à toutes les unités de son armada : " Les vaisseaux transportant des troupes ne doivent pas stopper pour recueillir les survivants d'un navire coulé, mais avertir les autres bâtiments se trouvant à proximité. "

Ensuite. Ramsay déchargea deux dragueurs de mines de leur travail habituel et leur ordonna de fouiller les parages de Kwinte pour y repérer toute vedette lance-torpilles s'y trouvant. C'était une décision pénible. niais réaliste. Il avait besoin de tous les bateaux disponibles pour évacuer le CEB et que pouvait-il faire de mieux que d'en ramener les membres sains et saufs en Angleterre ?

On supposait aussi que les U-boot étaient dans le coup et l'amiral fit effectuer également des patrouilles anti sous-marins à l'ouest de Kwinte. En outre, des chalutiers équipés pour la lutte anti sous-marine qui patrouillaient au large de l'estuaire de la Tamise furent envoyés dans la zone critique à l'est de Margate et Ramsgate. Elne flottille de vedettes rapides basée à Harwich reçut l'ordre de se constituer en force d'intervention, dans le cas où ces investigations aboutiraient.

Mais le plus important était que la route X avait été débarrassée de ses mines et ouverte au trafic. Dans la matinée, trois destroyers l'avaient empruntée et avaient déclaré qu'elle était à l'abri des batteries allemandes situées sur le rivage, à l'est et à l'ouest de Dunkerque. A 4 heures 06 de l'après-midi, Ramsay ordonna aux navires prêts à partir d'utiliser cette route seulement pendant le jour. Non seulement cela raccourcissait le voyage de 87 à 55 miles. mais ramenait le trafic à 26 miles à l'ouest de la bouée de Kwinte, ce qui signifiait que l'on s'écartait de 26 miles du terrain de chasse favori des S-boot.

Vers le milieu de l'après-midi. toutes les contre-mesures possibles avaient été prises et la Dynamo Room retourna à ce qu'un officier d'état-major avait appelé son " état normal de chaos organisé " . Mais de nouveaux problèmes continuaient de se poser. Les batteries allemandes récemment installées bombardaient le môle à partir du sud-est: est-ce que la RAF pouvait rapidement intervenir ? Les services médicaux de l'armée étaient complètement désorganisés sur les plages: la Navy pouvait-elle y envoyer une équipe de bons médecins ? L'approvisionnement en carburant pro-> voquait. un énorme embouteillage. En temps de paix, ce trafic s'effectuait à Douvres au rythme paisible d'un bâtiment à la fois: comment faire avec des douzaines de bateaux qui, tous ensemble, réclamaient à grands cris d'être ravitaillés en essence ? L'Amirauté avait averti que vingt péniches tirées par cinq remorqueurs 150

arriveraient à Ramsgate à 5 heures 30 du soir: pouvait-on les utiliser sur les plages pour en faire des quais de déchargement improvisés ?

Tennant avait été consulté à cet égard et il avait renoncé à cette idée. La plage s'abaissait si graduellement que vingt péniches ne suffiraient pas à constituer un quai de déchargement convenable. Il valait mieux s'en servir pour transporter les troupes jusqu'aux destroyers et aux caboteurs qui attendaient au large. Il ne disposait pas encore des petits bateaux qui étaient nécessaires pour ce genre de travail, mais ces péniches étaient mieux que rien.

Pendant ce temps, les difficultés s'accentuaient. Les hommes se déversaient sur les plages à un rythme infiniment plus rapide que celui qu'on mettait à les évacuer. Quand le capitaine S.T. Moore conduisit, vers 10 heures du matin, un groupe de 20 officiers et 103 hommes de troupes à La Panne, il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il allait en faire. Quelqu'un suggéra de se rendre au quartier général du IIe Corps. Il laissa son troupeau dans le jardin d'un hôtel et se traîna jusqu'au quartier général qui était enterré à un kilomètre et demi environ à l'intérieur des terres.

Il y découvrit un autre monde. Il y avait là trois lieutenants-colonels, une demi-douzaine d'officiers d'état-major, une batterie de téléphones et un tas de paperasses qui circulait d'une main à l'autre. On lui donna un formulaire, soigneusement rempli, l'autorisant à l'aire embarquer 20 officiers et 403 hommes de troupe à la " plage A " . Sans doute ce document serait-il exigé par un contrôleur placé à l'entrée d'une plage privée !

Lorsqu'il arriva à la plage en question, la réalité était tout autre. Il n'y avait pas de guichets, pas de contrôleur: seulement une ahurissante file d'attente. A La Panne, Bray-Dunes et Malo-les-Bains, les plages étaient envahies par une foule de soldats dont les rangs serpentaient jusqu'à la mer. Ces queues semblaient Presque immobiles et les hommes passaient le temps du mieux qu'ils le pouvaient. L'aumonier du 85e Command Ammunition Depot passa en revue ses ouailles en leur demandant de se joindre a ,ses prières. A Bray-Dunes, quelques hommes d'une unité anti aerienne - cela faisait longtemps qu'ils n'avaient plus de munitions - jouaient aux cartes. Sur la promenade située à l'est du môle, un groupe circulait sur de petites bicyclettes peintes de couleurs vives empruntées à une concession du front de mer. Près de Malo-les-Bains, un soldat était étendu à plat ventre sur le sol, laissait couler entre ses doigts des poignées de sable. en répétant: " S'il te plaît, mon Dieu, aie pitié de nous ! "

D'autres avaient découvert que boire un bon coup les aiderait. Le caporal Ackrell du 85e Command Ammunition Depot demanda sa gourde à un de ses camarades. Il s'aperçut, sans en être autrement peiné, que celle-ci était pleine de rhum. Il en ingurgita quelques lampées et s'en alla. D'autres. comme le simple soldat Jack Toomey, n'avaient aucune confiance dans l'eau potable, et n'avaient bu que du vin et du champagne depuis une quinzaine de jours. Ce matin-là un vulgaire vin blanc suffit à avoir raison de lui : " , j'étais saoul comme un Lord " dit-il plus tard.

Tandis que les queues s'avançaient lentement vers l'eau, la panique, parfois, prenait le dessus. Avec tous ces milliers d'hommes qui attendaient, il était difficile de garder son calme lorsqu'une embarcation - ne pouvant peut-être contenir qu'une dizaine de personnes - se pointait. Sur la plage de La Panne, le lieutenant lan Cox du destroyer Malcolm dut sortir son revolver et menacer de tirer sur le premier homme qui se ruerait sur les bateaux. Malgré cela, un officier de l'armée de terre se jeta à ses genoux, le suppliant de le laisser partir d'abord. Au cours d'une autre ruée de ce genre à La Panne, une embarcation chavira et sept hommes tombèrent dans 1 mètre 5() d'eau.

Patauger dans la mer pouvait être un véritable enfer. Le capitaine d'artillerie R.C. Austin sentit que son pantalon se gonflait et se remplissait d'eau jusqu'à devenir aussi " lourd qu'une pierre " . Sa tunique détrempée et ses bottes remplies d'eau semblaient le clouer sur le fond.

La mer lui arrivait jusqu'au menton, lorsqu'un canot de sauvetage fit son apparition. Austin se demanda comment il pourrait monter à bord. En fait, il n'avait pas à s'en inquiéter. Des bras solides le prirent par les aisselles et par la ceinture et le balancèrent à l'intérieur. Il entendit quelqu'un, dans le canot. qui criait: " Allez, espèces de bâtards, secouez-vous, nom de Dieu ! "

Des soldats plus malins que les autres se chargeaient eux-mêmes de leur propre transport. Coupé de son unité d'artillerie. le canonnier F. Felstead se rendit compte qu'aucun des hommes qui faisaient la queue ne voulait accepter les retardataires et, avec six de ses compagnons, il décida de se débrouiller tout seul. Marchant le long de la plage, ils finirent par découvrir un canot de toile démontable qui flottait à quelque distance du rivage. Il n'avait plus qu'une rame. mais en se servant de leurs fusils comme avirons. ils prirent le large. Par la suite, ils furent recueillis par une chaloupe qui les emmena à bord du vapeur à aubes Royal Eagle.

Le dragueur de mines Killarney secourut à peu près au même moment trois autres aventuriers. Traversant le Channel, il rencontra un radeau constitué d'une porte et de plusieurs planches. A bord se trouvaient un officier français. deux soldats belges et six bonbonnes de vin. Le tout fut transféré soigneusement à bord.

Mais ce fut le lieutenant E.L. Davies. commandant du dragueur de mines Oriole, qui, ce jour-là, eut la meilleure idée pour éviter l'embouteillage des plages. L'Oriole était un vieux vapeur à aubes de la Clyde qui avait un faible tirant d'eau. Profitant de cela, Ravies le conduisit sur le rivage et l'échoua presque sur le sable. Jusqu'à la fin de la journée il servit de môle d'embarquement. Les soldats sautaient sur sa proue et étaient conduits à l'arrière où un flot ininterrompu d'embarcations venait les prendre pour les mener sur les gros bâtiments qui attendaient plus loin.

Même ainsi, nombreux furent les hommes qui trébuchaient et tombaient à l'eau en essayant d'atteindre l'Oriole. Le sous-lieutenant Rutherford Crosby, fils d'un libraire de Glasgow, plongeait sans cesse par-dessus bord pour les recueillir. Il prit un peu de repos à marée descendante, quand la mer se retirant laissa l'Oriole à sec sur le rivage, mais vers le soir il fut de nouveau à flot et Crosby se remit à l'ouvrage. Son travail terminé, l'Oriole retourna à Ramsgate avec toute une cargaison de Tommies. Pendant toute la journée du 29), il avait servi à quelque 2.500 hommes de pont de secours.

A Dunkerque. le capitaine Tennant avait trouvé un moyen de résoudre le problème des plages encombrées. Le môle est s'était avéré très efficace et il demanda que toute l'évacuation se fasse par là. L'amiral Ramsay l'en dissuada. Les hommes du CEB se déversaient maintenant dans le " périmètre " de Dunkerque en si grand nombre qu'il pensait que le môle et les plages étaient nécessaires à leur embarquement. En outre. il voulait étaler les risques. Jusque-là il avait eu de la chance. A cause de la fumée et d'un plafond de nuages bas, la Luftwaffe avait ignoré le môle. Ramsay voulait,le garder tel quel. Une grande concentration de navires aurait pu attirer l'attention de l'ennemi.

Tous les matins un flot de bateaux entraient et sortaient. Les choses se passaient ainsi: un navire accostait au môle; le chef d'embarquement, le commandant Clouston, devait envoyer un nombre suffisant de soldats pour le remplir; le navire était chargé et reprenait le large - parfois en moins d'une demi-heure. Le brigadier-général Reggie larminter, ancien membre de l'état-major de Cort, devenu maintenant officier d'embarquement, aidait Clouston dans son travail. C'était un homme impassible, qui dédaignait de porter un casque et arborait avec désinvolture un monocle à l'œil gauche.

Le nombre des hommes qui attendaient au pied du môle ne cessait de s'accroître. Afin de faciliter les choses, Parminter avait mis au point un système inspiré de celui d'un vestiaire. Les hommes étaient divisés en deux fournées de 50; le premier de chacune de ces fournées recevait un numéro et lorsqu'on appelait le numéro en question les hommes se mettaient en marche.

" Maintenant l'embarquement fonctionne normalement. " C'est ce que le capitaine Tennant déclara dans un message radio envoyé à Douvres le 29 mai à 1 heure 30 de l'après-midi. Tout effectivement était " normal " , sauf pour de nombreux navires qui accostaient le môle. Il y en avait plus que d'habitude. Du côté du port, les destroyers Grenade et Jaguar, le transport de troupes Canterbury et un destroyer français chargeaient des soldats. Du côté de la mer, le paquebot Fenella, affecté en temps de paix à la traversée de la Manche, faisait de même.

Il était maintenant 1 heure 30 - Tennant était en train d'envoyer son message - et six nouveaux bateaux arrivèrent. Le lieutenant Robin Bill conduisait une flottille de petits chalutiers. En temps normal ils servaient de dragueurs de mines, mais aujourd'hui ils venaient apporter des passerelles dont on avait fichtrement besoin pour le môle. Ils s'amarrèrent du côté du port entre les deux destroyers britanniques et le Canterbury.

Ensuite arriva un gros vapeur à aubes, le Crested Eagle, qui s'amarra du côté de la mer, derrière le Fenella. En tout, il y avait à présent douze bâtiments rassemblés à l'extrémité du môle.

A ce moment-là, le temps commença à s'éclaircir et le vent tourna, chassant la fumée vers l'intérieur des terres au lieu de la pousser au-dessus du port. Un après-midi resplendissant s'annon çait.

A la Dynamo Room, on ignorait tous ces détails, mais les messages étaient rassurants. Toutes les précautions avaient été prises pour prévenir les attaques de nuit des vedettes lance-torpilles. On n'avait pas eu de pertes sérieuses depuis ce qui s'était passé dans la matinée du jour précédent, quand le Mona's Isle avait heurté une mine. Heureusement, il était vide. Il n'y avait pas d'informations très récentes venant de Dunkerque, mais les nouvelles arrivaient toujours avec un peu de retard.

Vers la fin de l'après-midi, les esprits étaient pleins d'optimisme. A 6 heures 22, le major-général H.C. Lloyd, qui faisait la liaison avec Ramsay, télégraphia au War Office à Londres:

" Le plan d'embarquement par mer approche maintenant maximum efficacité. Selon le temps et une raisonnable immunité d'action ennemie, espérons prendre environ 16.000 hommes à Dunkerque et 15.000 sur les plages... "

Mais tandis que le général faisait ainsi part de son optimisme, des événements effrayants se déroulaient à Dunkerque, qui allaient frapper durement la flotte de secours, réduire le môle en ruine et bouleverser le plan d'évacuation de l'amiral Ramsay de fond en comble.

8

L'ASSAUT VENANT DU CIEL

Pour le capitaine Wolfgang Falck, ces journées devaient être à tout jamais des " journées dorées " . Comme Gruppe commandant de la 26e escadrille de chasse, il pilotait un Messerschmitt 110 - un nouveau bimoteur que l'on disait encore meilleur que le Me 109. Personne ne comprenait alors dans la Luftwaffe pourquoi celle-ci rencontrait si peu d'opposition de la part de l'aviation alliée. Jusque-là la campagne avait été une sorte de promenade. Les Allemands avaient descendu quelques vieux bombardiers britanniques Fairey ; mitraillé des appareils français soigneusement rangés au sol; protégé les Stukas, les Heinkel 111 et les Dornier 17 d'éventuelles attaques...

Le seul problème était de garder le contact avec les panzers. Au fur et à mesure que l'armée de terre avançait, les escadrilles devaient la suivre et cela exigeait une parfaite organisation pour le ravitaillement en carburant, les pièces détachées et l'entretien du matériel. En général le personnel à terre devait se déplacer pendant la nuit, ne laissant derrière lui que des équipes squelettiques pour s'occuper des appareils avant qu'ils ne décollent pour leurs expéditions matinales. Ces équipes devaient alors, elles aussi, suivre le mouvement. Lorsque l'escadrille avait accompli sa mission, elle atterrissait sur une nouvelle base, où tout devait être déjà prêt pour l'accueillir.

La nourriture et le logement ne posaient pas de problèmes. L'officier d'administration de l'escadrille, le major Fritz von Scheve, était un vieux réserviste qui savait y faire pour découvrir les meilleurs endroits destinés à l'hébergement des hommes et les caves où étaient cachés les meilleurs vins. Il choisissait d'habitude quelque château dont le propriétaire s'était enfui, laissant tout derrière lui. Kalck interdisait tout pillage - les hommes devaient laisser l'endroit comme ils l'avaient trouvé en arrivant -, mais il ne leur était pas interdit de mener une existence confortable et les pilotes mangeaient souvent dans de la porcelaine de Limoges et dormaient dans des lits à baldaquin...

C'était aussi le temps des plaisanteries puériles. Dans les environs d'un terrain d'aviation dont ils s'étaient emparé, des membres de l'escadrille avaient découvert des petits tanks français abandonnés sur place, mais dont le plein était fait. Les pilotes s'y entendaient pour le bricolage et bientôt ils remirent les tanks en état de marche. Ils passèrent alors une bonne heure à se poursuivre les uns les autres, et l'on aurait dit une sorte de manège géant d'auto-scooter dans quelque Luna-Park !

Arriva le 27 mai, et les chasseurs allemands eurent pour la première fois l'impression que ces " journées dorées " ne dureraient pas toujours. Leur cible, maintenant, était Dunkerque et comme les Stukas et les Heinkel se livraient à leur besogne ordinaire, un rugissement qui n'avait encore jamais été entendu emplit les airs. De modernes chasseurs britanniques - des Hurricanes et des Spitfires – se précipitèrent sur eux, les obligeant à rompre leur parfaite formation et, parfois, mettant des bombardiers hors d'usage. Ces escadrilles britanniques avaient été considérées comme trop précieuses pour être basées en France, mais, à présent, les combats avaient lieu au large de l'Angleterre, et les choses étaient différentes. Décollant d'une douzaine de terrains situés dans le Kent, ces avions traversaient en masse le Channel.

Il est difficile de dire lesquels furent le plus surpris des Tommies qui se trouvaient au sol ou des Allemands qui tenaient les airs. Les soldats britanniques avaient presque perdu tout espoir de revoir la R.A.F.. Soudain, elle était là, se jetant sur l'ennemi. Pour les pilotes de la Luftwaffe, ces nouveaux combats aériens leur furent d'un bon enseignement. Le capitaine Falck se rendit bientôt compte que le Me 110 n'était pas supérieur au Me 109 – et même qu'il n'était pas aussi bon. Au cours d'une mission, il se trouva que son Me était le seul 110 d'une formation de quatre autres appareils qui regagnaient leur base après s'être heurtés à la R.A.F.. Il atterrit, tremblant encore de peur, et tomba sur le général Kesselring qui faisait une inspection. Lorsqu'ils se retrouvèrent, des années plus tard, Kesselring se souvenait encore du salut tremblotant que lui avait adressé Falck !

Comme beaucoup de pilotes, Falck était superstitieux. Il avait peint sur le flanc de son appareil l'image d'une coccinelle - qui avait été l'heureux symbole de son escadrille lors de la campagne de Norvège. La lettre G ornait également son fuselage. G est la septième lettre de l'alphabet et le chiffre 7 porte-bonheur. Avec tous ces Spitfires qui rôdaient dans le ciel, Falck avait besoin de tous les talismans qu'il pouvait trouver.

Les Me 109 s'étaient mesurés aux Spitfires. Ces derniers étaient capables de virer à angle aigu, d'effectuer des piqués plus longs et de se redresser plus vite. Ils avaient aussi une manière bien à eux d'apparaître sans avertissement - un jour, ils le firent si soudainement que le capitaine Adolf Galland, un vieux pilote de Me 109 qui volait en compagnie de son chef d'escadrille, perdit son habituel sang-froid. Momentanément désorienté, il fit une fausse manœuvre offrant ainsi son accompagnateur en cible à l'ennemi. Angoissé, Galland parvint à descendre un Spitfire, puis retourna à sa base, craignant le pire. Mais son accompagnateur, un vétéran de la Première Guerre mondiale, Max Ibel, se révéla être un vieux oiseau indestructible. Poursuivi par les Spitfires, il atterrit sur le ventre et " rentra à pied à la maison " .

Heureusement pour la Luftwaffe, les Spitfires et les Hurricanes n'étaient pas assez nombreux. Le commandement de la Chasse de la R.A.F. devait prévoir le moment où il faudrait défendre l'Angleterre elle-même, et le Air Chief Marshal Sir Hugh Dowding refusa d'affecter à l'opération de Dunkerque plus de seize escadrilles à la fois. Même organisés en formations étalées, ces appareils ne pouvaient fournir une couverture permanente, et la Luftwaffe profitait des moments où les plages étaient sans protection aérienne. Lorsqu'on fit les comptes, le 27 mai, il y eut des désaccords concernant les pertes britanniques et celles des Allemands, mais, sur un point, tout le monde fut d'accord : le port de Dunkerque avait été ravagé.

Le 28 mai devait se révéler une journée encore plus favorable pour la Luftwaffe. La reddition de la Belgique, l'effondrement des défenses françaises, la prise de Calais - tout cela libérait une partie de l'aviation allemande. Mais le temps devint mauvais; le VIIIe Fliegerkorps responsable de Dunkerque resta au sol. Son commandant, le major-général Wolfram von Richtofen (un cousin éloigné du fameux " Baron rouge " ), avait d'autres soucis que le temps. Gœring le harcelait constamment au téléphone. Il s'inquiétait à présent des assurances qu'il avait données à Hitler que la Luftwaffe à elle seule pouvait gagner la bataille et semblait penser que, d'une façon quelconque, Richtofen pouvait sauver la situation.

Lé 29, les choses empirèrent. Le ciel était une véritable bouillasse et le plafond ne dépassait pas 1.000 mètres. Le VIIIe Fliegerkorps dut faire face à une autre avalanche d'appels venant de Gœring. Mais vers midi le temps s'éclaircit. A 2 heures, Richtofen donna l'ordre longtemps remis d'attaquer.

Il rassembla les commandants du Gruppe et leur fit un briefing. Principe capital : en accord avec le Groupe d'armée B, on attaquerait seulement les plages et les navires. Pas d'objectif à l'intérieur des terres : on risquait maintenant d'atteindre des troupes amies. A 2 heures 45, les appareils commencèrent à décoller de plusieurs terrains : les Stukas du major Oskar Dinort, de Beaulieu; les Dornier 17 du major Werner Kreipe, de Rocrai ; les Me 109 du capitaine Adolf Galland, de Saint-Pol, etc.

Ce ne fut pas un raid ordinaire. Le VIIIe Fliegerkorps avait été spécialement renforcé par des appareils de quatre autres Fliegerkorps : de nouveaux Junkers 88 venant de Hollande; d'autres, de Düsseldorf. C'est ainsi que quelque 400 appareils se dirigèrent sur Dunkerque, accompagnés de 180 Stukas.

A 3 heures, ils étaient là. Il n'y avait aucune trace de la R.A.F.. Virant de bord comme s'il venait de la mer, le çaporal Flans Mahnert, canonnier-radio volant avec la flottille de Stukas n° 3, aperçut un remarquable spectacle. Sous ses yeux une foule de bateaux était assemblée. Cela lui rappela, assez curieusement, une gravure ancienne qu'il avait vue un jour, représentant la flotte anglaise à Trafalgar.

D'autres regards plus compétents scrutaient la mer. Jusque-là, les Allemands avaient raté le môle est: ce ne fut pas le cas ce jour-la. La fumée, maintenant, était ramenée, à l'intérieur des terres, et là - directement en dessous d'eux - s'offrait une vue qui ne pouvait leur échapper. Agglutinés le long du môle, se trouvaient une douzaine de navires. On ne pouvait imaginer une meilleure cible.

Le lieutenant Robin Bill pouvait facilement voir tomber les bombes. Elles ressemblaient à des obus de 1 5 pouces lorsqu'elles étaient lâchées par les Stukas. Mais Bill n'eut pas le temps de prolonger sa comparaison : il se jeta à plat ventre sur le môle et ce lut comme si le monde entier explosait autour de lui.

Une bombe atteignit en plein le môle. à quelque six mètres de là. projetant des blocs de béton dans les airs. L'un d'eux lui frôla les oreilles et tua un soldat qui se trouvait plus loin. Étourdi et couvert de poussière, Bill sentit alors quelque chose d'humide sur son visage: c'était un petit chien égaré qui le léchait.

Il jeta un coup d'œil sur sa gauche: six chalutiers étaient là au mouillage. Ils étaient encore intacts. Mais ce n'était que le début. Les appareils semblaient attaquer en formation de deux ou de trois, laissant tomber à chaque fois plusieurs bombes. Il y eut quelques moments de répit, mais l'attaque ne s'arrêta vraiment jamais.

A l'extrémité du môle, le destroyer Jaguar manœuvrait pour partir. Rempli de soldats, il prit le chemin du retour. tandis que les Stukas ne cessaient de le harceler. Ils ne l'atteignirent pas directement, mais plusieurs coups passant tout près lui occasionnèrent de sérieux dommages. Un éclat l'atteignit par bâbord, crevant ses réservoirs de fuel et ses lignes de vapeur. Le Jaguar fut rapidement désemparé et dériva vers le rivage. Juste à ce moment-là, l'Express arriva, le prit en remorque. et embarqua les troupes qui se trouvaient à bord. Donnant de la bande à 1 7 degrés. le Jaguar finit par rentrer à vide dans le port de Douvres – désormais hors d'usage pour l'évacuation.

Au, môle. ce fut ensuite le tour du destroyer Grenade. Debout sur le gaillard d'avant, le chef machiniste W. Brown regardait un Stuka qui passa au-dessus de sa tête, fit demi-tour et revint de la mer. Il lança une bombe qui manqua le môle, mais qui cribla le Grenade d'éclats. Brown fut blessé, et, à peine le médecin du bord avait-il achevé de lui mettre un pansement. qu'un autre Stuka arriva. Cette fois-ci, il visa parfaitement. Une bombe atteignit la proue, une autre la passerelle et explosa dans le réservoir de fuel qui se trouvait juste au-dessous. Une gerbe de flammes jaillit à travers le pont, alors que Brown sautait sur le môle.

Le matelot Bill lrwin était sur le Grenade tout à fait par hasard. Un de ses camarades avait été blessé sur le môle et il l'avait transporté à bord pour le faire soigner. Tandis qu'ils attendaient dans un petit compartiment du pont supérieur, le souffle d'une explosion les renversa. Un casque - littéralement chauffé au rouge - roula aux pieds d'Irwin, et celui-ci fit un saut de côté.

Il réussit à ramener son ami sur le môle, mais il avait laissé derrière lui un officier marinier sérieusement blessé étendu sur une couchette. Irwin lui avait promis de retourner le chercher, mais il ne put tenir sa promesse. Déjà les hommes du commandant Clouston larguaient les amarres du destroyer pour qu'il ne coule pas à quai. En flammes, le Grenade se mit à dériver dans le chenal du port. Mais s'il coulait là, ce serait encore pire. Il bloquerait complètement le port. Finalement les chalutiers du lieutenant Bill le remorquèrent à l'écart. Il continua de brûler pendant des heures, puis il explosa, disparaissant dans un nuage de fumée.

Le matelot de deuxième classe P. Cavanagh arriva à sauter du Grenade, qui était en train de brûler, sur le môle juste avant que le navire largue ses amarres. Pour le moment il était sain et sauf - mais cela ne dura pas. Un avion allemand piqua, mitraillant les troupes qui remplissaient le môle. Un soldat poussa aussitôt Cavanagh et s'étendit sur lui. Lorsque l'avion fut parti, Cavanagh demanda au soldat de se relever, mais ne reçut aucune réponse - il était mort. Il avait donné sa vie pour sauver un homme qu'il n'avait jamais rencontré auparavant.

Cavanagh monta alors à bord du Fenella, un gros vapeur en bois qui était accosté de l'autre côté du môle. " Si ce rafiot est touché, dit quelqu'un, il flambera comme une boîte d'allumettes. " Là-dessus, une bombe tomba qui fit voler en éclats la coque du bateau. Cavanagh fit un bond, retraversa le môle et décida de prendre un des chalutiers du lieutenant Bill. Il choisit le Calvi, mais, avant qu'il ne fût monté à bord, une autre bombe atteignit le navire. Il coula à quai, avec une parfaite dignité. se posant debout sur le fônd. Seuls sa cheminée et ses mâts émergeaient et son pavillon flottait encore à son mât avant.

Cavanagh rejoignit un autre chalutier - dont il ne sut jamais le nom - et, cette fois-ci, personne ne lança aucune bombe sur lui ! Il s'était trouvé sur trois navires bombardés et avait été, une fois, mitraillé - le tout en 45 minutes. Il s'assit sur le pont pour se reposer un peu de ses émotions. " Lève ton cul et viens donner un' coup de main ! " lui dit une voix, et, à bout de forces, il se mit a travail.

Sur le Fenella, criblé d'éclats par une bombe qui était tombé sur le môle, le canonnier Mowbray Chandler de la Royal Artillery était assis sur le pont inférieur, en train de boire du chocolat. Il avait fait la queue depuis les premières heures de la matinée, maintenant il .était enfin à bord d'un navire et il était temps pour lui de se reposer un peu. Le coup qui était passé tout près ne l'avait pas empêché de savourer son chocolat. C'est alors que quelqu'un regarda par un hublot et eut l'impression que le môle s'élevait. Comme cela était impossible, c'était que le bateau devait être en train de couler. Ce n'était plus le moment de se reposer. Chandler et ses compagnons regagnèrent le môle en toute hâte, tandis que le Fenella coulait à quai.

Trois navires perdus, le môle pilonné par l'ennemi - il y avait de quoi perdre courage. Cette longue chose qui s'avançait dans la mer avait été le but de tous, mais aujourd'hui le môle n'était plus aussi populaire. Quelques soldats qui attendaient à l'extrémité hésitèrent puis retournèrent à terre. Le commandant Clouston était à l'entrée du môle, parlant au lieutenant Bill, mais il s'aperçut de la chose. Prenant Bill avec lui, il sortit son revolver et se précipita au-devant des soldats.

" Nous sommes venus ici pour vous ramener au pays, dit-il sur un ton tranquille mais ferme. J'ai six balles ici et je ne suis pas un mauvais tireur. Le lieutenant qui se trouve derrière moi est même meilleur que moi. Ça veut dire que douze d'entre vous peuvent y passer. " Il se tut un moment puis reprit en élevant la voix : " Et maintenant sautez dans ces sales rafiots ! "

L'incident était clos. Les hommes retournèrent sur le môle, la Plupart d'entre eux montèrent sur le vapeur Crested Eagle, qui était mouillé juste à l'arrière du malheureux Fenella. Le Crested Eagle était un gros bateau à aubes dont la vue était familière à certains soldats. En des jours plus heureux, ils avaient fait avec lui des excursions sur la Tamise. Y monter à bord, c'était presque rentrer chez soi. A six heures du soir, 600 hommes garnissaient ses ponts et parmi eux se trouvaient un certain nombre de rescapés du Grenade et du Fenella.

Le commandant Clouston donna le signal du départ et les grandes roues à aubes du Crested Eagle commencèrent à brasser la mer. Son commandant, le lieutenant B.R. Booth, s'écarta du môle et longea la côte est pour prendre la route Y.

La Luftwaffe ne mit pas longtemps à le trouver. Debout sur le tambour d'une roue à aubes, le chef de chauffe Brown, un des rescapés du Grenade, entendit de nouveau le sifflement familier d'une bombe de Stuka. Celle-ci atterrit en explosant dans le salon principal, faisant voler en éclats les tables, les chaises et les corps.

Sur le pont inférieur, le canonnier Chandler, qui venait du Fenella, examinait les machines quand l'explosion eut lieu. Le souffle le projeta sur toute la longueur du pont et il s'écrasa contre la cloison arrière.

Sur la passerelle, le commandant Booth remarqua que les roues à aubes fonctionnaient encore et il essaya de poursuivre sa route. Peut-être pourraient-ils s'en sortir.

Ils n'eurent pas cette chance. L'arrière du bâtiment était en feu et le lieutenant mécanicien Joncs monta sur la passerelle pour dire qu'il ne pourrait pas maintenir les pales en état de marche encore longtemps. Booth décida d'échouer le bateau et retourna vers le rivage du grand sanatorium de Zuydcoote, tout près de Bray-Dunes. Sur la plage, les soldats oublièrent un moment leurs ennuis en regardant ce bateau flamber comme une torche.

" Fiche le camp, pendant que tu le peux, mon vieux " , dit un marin au canonnier Chandler qui se tenait en équilibre sur le bastingage. Chandler trouva que c'était là un bon conseil: il enleva ses souliers et sauta. Il y avait d'autres bateaux dans les environs, mais aucun à proximité et il dut gagner la plage à la nage. Cela lui fut facile : il avait une ceinture de sauvetage, et il se débrouilla même pour ramener avec lui un homme qui ne savait pas nager.

Une fois à terre, il se rendit compte pour la première fois à quel point il était brûlé. Dans son agitation il n'avait pas remarqué que la peau de ses mains partait en lambeaux. On le chargea dans une ambulance et on le conduisit au casino de Malo-les-Bains, qui servait de centre d'accueil pour les blessés. Chandler avait eu une journée bien remplie et pourtant il retournait à quelques centaines de mètres à peine de l'endroit d'où il était parti le matin.

A l'exception du môle, la cible la plus tentante, cette dangereuse après-midi, était le cargo de 6 000 tonneaux Clan MacAlister. Chargé de huit engins de débarquement avec leurs équipages, il était arrivé de Douvres la nuit précédente. Son commandant, le capitaine R.W. Mackie, considérait que la route qu'on lui avait prescrite faisait courir d'inutiles dangers, mais quand il s'en plaignait auprès du capitaine Cassidie qui avait la charge des ALC, ce dernier lui répondit simplement: " Si vous ne voulez pas venir, capitaine, donnez-moi une leçon de pilotage, mettez les bateaux à l'eau, et je les conduirai moi-même. " Mackie considéra cette réponse comme un défi à son courage et à sa compétence. Et ils partirent.

Le 29 à 9 heures du matin, ils étaient ancrés au large de Dunkerque en train de décharger les bateaux. Deux d'entre eux furent endommagés au cours des opérations, mais les six autres furent mis à flot sans ennuis et se mirent bientôt au travail. Quant au Clan MacAlister, il reçut l'ordre d'attendre sur place des ordres ultérieurs.

Il était encore en train de les attendre, quand la Luftwaffe attaqua. A 3 heures 45 de l'après-midi, les Stukas frappèrent au but à trois reprises et mirent le feu à la cale N° 5. Près de là. Le destroyer Malcolm évita l'attaque et s'approcha du Clan MacAlister pour lui porter aide. Les lieutenants fan Cox et David Mellis sautèrent à son bord et commencèrent à mettre en batterie la lance à incendie du Malcolm pour éteindre le feu. Tout le monde ignorait que la cale n° 5 était remplie d'obus de 4 pouces. S'ils explosaient, c'était la mort certaine pour les deux officiers – et peut-être pour les deux navires.

Mais la chance sourit aux audacieux. Les munitions n'explosèrent pas – mais Cox et Mellis ne purent arriver à éteindre le feu

Ils retournèrent finalement sur le Malcolm et le destroyer leva l'ancre. Il emmenait avec lui les blessés du Clan MacAlister et des soldats qui étaient montés sur le gros vapeur croyant que sa grosseur était un gage de sécurité. Le capitaine Mackie resta sur son navire, espérant pouvoir le ramener à bon port. Mais les Stukas continuaient d'attaquer : ils touchèrent son gouvernail et, finale-ment, Mackie appela à l'aide.

Le dragueur de mines Pangbourne s'approcha bord à bord et demanda si Mackie voulait " abandonner le navire " . Ce dernier, qui était susceptible, ne put digérer une telle expression. " Disons : un abandon temporaire " , suggéra avec diplomatie le capitaine du Pangbourne. L'affaire était entendue et Mackie monta sur le Pangbourne.

Il n'y avait aucune raison d'être honteux ou gêné. Le Clan MacAlister commençait à jouer son rôle le plus utile. Il coula droit dans les eaux peu profondes de la plage et, pendant les jours qui suivirent la Luftwaffe déversa des tonnes de bombes sur son epave !

Le Clan MacAlister était une cible particulièrement tentante, mais, ce 29 mai, aucun bateau n'y échappa. Alors que le dragueur de mines Waverley rentrait en Angleterre avec 600 hommes à bord, vers 4 heures de l'après-midi, douze Heinkels l'arrosèrent de bombes. Pendant une demi-heure le Waverley manœuvra dans tous les sens pour leur échapper, mais les Heinkels étaient insatiables.

Finalement son gouvernail fut mis hors d'usage, puis un coup direct fit un trou de deux mètres de large dans le fond du navire et il coula par l'arrière emportant avec lui 300 hommes.

Ce fut ensuite le tour du Gracie Field. C'était un ferry de l'île de Wight que les Anglais aimaient bien. Il quitta La Panne à la tombée du jour avec environ 750 hommes. Quarante minutes plus tard, une bombe explosa dans la salle des chaudières, laissant échapper un énorme jet de vapeur qui enveloppa tout le bateau. Il

était impossible d'arrêter les machines, et, avec son gouvernail coincé, il se mit à faire des cercles à la vitesse de 6 nœuds. Les skoots Jutland et Twente se précipitèrent sur lui - l'un de chaque, côté - et pendant un moment les trois navires tournèrent en ronds tandis que les soldats du Gracie Field étaient transférés sur les péniches.

Le dragueur de mines Pangbourne, transportant déjà les rescapés du Crested Eagle et lui-même criblé de trous, vint en renfort. Il envoya un câble au Gracie Field et commença à le remorquer. Il

n'arriva jamais à destination. Après que son équipage eut été sauvé, le " Gracie " finit par couler pendant la nuit.

Les raids de la Luftwaffe se firent moins nombreux au crépuscule, et, sur le môle, le commandant Clouston contemplait un spectacle désolant. Il n'y avait plus un seul bruit de navire. Le Fenella et le Calvi avaient coulé à quai, et les autres bateaux étaient partis - certains devaient être détruits en cours de route, d'autres parvenir en Angleterre avec les troupes qu'ils avaient à bord. Les bombardements avaient cessé, et l'on n'entendait plus que l'aboiement des chiens perdus. Abandonnés par leurs propriétaires qui étaient partis, la moitié de la population canine de France " , comme le dit quelqu'un, avait rejoint le CEB. Quelques-uns avaient été emmenés sur les bateaux, mais on en avait laissé beaucoup derrière et maintenant ils erraient tristement sur le front de mer - offrant un spectacle mélancolique qui dura pendant toute l'évacuation. était; Le môle lui-même était dans un état désolant. Ici et là il était creusé de trous et de cratères, qui n'avaient pas été tous le fait du bombardement. Deux navires britanniques au moins l'avaient éperonné au cours des manœuvres qu'ils avaient effectuées pour se protéger de l'aviation ennemie. Clouston se mit au travail et bientôt ces brèches furent colmatées avec des portes, des panneaux d'écoutilles et des planches récupérées sur les navires naufragés.

Au cours de ces travaux, le bateau de passagers King Orry accosta. Son gouvernail était hors d'usage et sa coque était salement endommagée par des éclats de bombes. La dernière chose que Clouston désirait était bien qu'un autre bateau coule à quai ! Pendant la nuit son commandant l'emmena, en espérant l'échouer à l'écart.

Il n'alla pas très loin. Il le sortit bien du port, mais il était en eau profonde. Le King Orry chavira et coula. Le yacht Bystander arriva sur ces entrefaites et commença à recueillir les survivants. Manœuvrant le canot de sauvetage du yacht, le matelot de deuxième classe J.H. Elton plongea dans la mer pour aider les nageurs épuisés. A lui seul, il sauva 25 hommes, mais il avait encore du pain sur la planche. Il était le cuisinier du bateau et, une fois revenu à bord du Bystander, il fonça dans sa cuisine. En temps normal, Elton devait faire la cuisine pour un équipage de Sept hommes ; cette nuit-là, ils étaient 97. Sans se laisser décourager, il prépara un repas pour chacun, puis il explora la soute pour y trouver des vêtements secs et des couvertures.

Souvent les soldats évacués étaient trop fatigués pour se débrouiller par eux-mêmes, mais pas toujours. Le canonnier W. Jennings de la Royal Artillery fit preuve d'une énergie exceptionnelle en transférant des soldats du Gracie Field sur les skoots qui l'avaient accosté. L'un après l'autre, il prenait les hommes sur ses épaules et les faisait passer d'un bord à l'autre, comme s'ils

avaient été des gosses.

Lorsque l'escorteur Bideford perdit sa poupe au large de Bray-L'Unes, le simple soldat George William Crowther du 6e Field Ilbulance refusa d'être secouru. Il resta sur le Bideford pour aider le chirurgien du navire. Il travailla pendant 48 heures, sans presUeveque se reposer, tandis que le Bideford était lentement remorqué vers Douvres.

Pendant toute l'après-midi du 29 mai, la Dynamo Boom demeura parfaitement ignorante de ce qui se passait. Autant que le personnel pouvait le savoir, l'évacuation se poursuivait sans heurts - " en voie d'atteindre le maximum d'efficacité " , comme le télégraphia un officier de liaison, le général Lloyd, au War Office à 6 heures 22 du soir.

Trois minutes plus tard, ce fut comme si le plafond s'effondrait sur les têtes ! Le destroyer Sabre avait été envoyé sur les lieux avec des émetteurs radio portatifs et des renforts pour les groupes de marins à terre. Arrivant au moment le plus fort de l'attaque aérienne, il envoya ce message à Douvres:

" Bombardement continuel pendant 1 heure et demie. Un destroyer coulé, un transport de troupes endommagé. Aucun dommage au quai. Pas de dégâts au môle. Impossible à présent embarquer plus de troupes. "

Puis, à 7 heures du soir, arriva un message téléphonique alarmant. Il venait du commandant J.S. Dove, appelant de La Panne sur la ligne directe qui reliait le QG de Gort à Londres et à Douvres. Dove avait fourni son aide au QG de Tennant depuis le fiasco des " cerfs-volants de la mort " , et il ne faisait pas partie officiellement du commandement. Il appelait de sa propre initiative, cela ne relevait pas de ses fonctions, mais c'était ce qu'il disait qui était important. Il déclara qu'il revenait tout juste de Dunkerque, que le port était complètement bloqué et que l'ensemble des opérations d'évacuation devait être effectué à partir des plages.

Les raisons pour lesquelles Dove envoya cet appel demeurent obscures. Il avait apparemment réquisitionné une voiture, s'était rendu à La Panne et avait demandé aux militaires de le laisser se servir du téléphone - tout cela de son propre chef. Il était à Dunkerque depuis le 24 mai et il avait auparavant montré un parfait sang-froid sous le feu de l'ennemi. Peut-être, comme plus tard le chef d'état-major de Ramsay, le suggéra, il était tout simplement choqué après avoir vécu cinq journées extrêmement difficiles.

Quoi qu'il en soit, son coup de téléphone fit sensation à la Dynamo Boom. Venant après le message du Sabre ( " Impossible à présent embarquer plus de troupes " ), il semblait confirmer que le port était effectivement bloqué et que l'on ne pouvait plus utiliser que les plages.

Ramsay voulut en avoir la certitude. A 8 heures 57, il envoya un message radio à Tennant : " Pouvez-vous confirmer que le port est bloqué ? " Tennant répondit: " Non " , mais le raid de la Luftwaffe avait détruit le système de communications et la réponse n'arriva jamais. Ne recevant rien de Tennant, Ramsay essaya plus tard de joindre le commandant français, l'amiral Abrial, mais là non plus aucune réponse.

A 9 heures 28. Ramsay n'osa pas attendre plus longtemps. Il envoya un message radio au dragueur de mines Hebe, qui servait en quelque sorte de navire de commandement au large de Dunkerque:

" Contactez personnel de tout navire allant à Dunkerque et ordonnez-leur de ne pas s'approcher du port mais de rester au large de la plage est pour recueillir troupes venant des bateaux. "

A minuit on n'avait toujours pas un mot de Dunkerque. Ramsay envoya le destroyer Vanquisher pour enquêter. A 5 heures 51 du matin, le 30 mai, celui-ci apprit la bonne nouvelle:

" Entrée port Dunkerque praticable. Obstruction existe sur côté extérieur jetée est. "

Cette information fut la bienvenue et fut retransmise à la flotte de secours, mais on avait perdu toute une nuit. Seuls quatre chalutiers et un yacht utilisèrent le môle pendant ces précieuses heures d'obscurité, malgré la mer calme et le minimum d'interventions ennemies. " On a manqué une grande occasion, commenta le capitaine Tennant quelques jours plus tard. 15 000 hommes auraient pu être probablement embarqués si les bateaux avaient été là. "

Mais pour Ramsay, la pire des choses survint le soir du 29 mai. Ce n'était pas la fausse annonce que le port de Dunkerque était bloqué: c'était une décision, bien réelle, prise par Londres. La journée avait connu de lourdes pertes parmi les navires - en particulier les destroyers. Le Wakeful, le Grafton et le Grenade étaient perdus; le Dallant, le Greyhound, l'Intrepid, le Jaguar. le Montrose et le Saladin. endommagés. Toute la classe " C " était maintenant détruite. Pour l'Amirauté il n'y avait pas que Dunkerque qui comptait: il fallait penser aux convois, à la Méditerranée, à la protection de la Grande-Bretagne elle-même.

A 8 heures du soir, l'amiral Pound, à contrecœur, décida de retirer les huit destroyers modernes qu'il avait attribués à Bamsay, ne laissant à celui-ci que quinze navires plus anciens, qui, en un clin d'œil, pourraient devenir inutilisables.

Pour Ramsay, ce fut un coup terrible. Les destroyers s'étaient révélés être les vaisseaux les plus efficaces. Lui retirer un tiers d'entre eux faisait tomber à l'eau tous ses projets soigneusement mis au point. Même s'il n'y avait plus de pertes, il ne pourrait plus envoyer qu'un seul destroyer toutes les heures vers la côte - un rythme qui ne permettrait d'évacuer que 17.000 hommes en 21 heures.

La décision de l'Amirauté ne pouvait pas tomber à un pire moment. On avait désespérément besoin du moindre bateau. Les divisions combattantes - celles qui avaient défendu le " corridor " - entraient maintenant dans le " périmètre " . Dans le petit village belge de Westvleteren, la 3e Division pliait bagage pour la dernière fois. Son QG se trouvait dans une abbaye et, avant de partir, le général Montgomery envoya chercher le supérieur, le père Raphaël Hœdt. Pouvait-il cacher quelques-uns de ses objets personnels ? La réponse fut oui. Alors " Monty " tendit une boîte contenant des papiers intimes et un panier à provisions auquel il tenait beaucoup. La boîte et le panier furent scellés dans un mur de l'abbaye, et " Monty " s'en alla en promettant que l'armée reviendrait et qu'il reprendrait ses affaires plus tard.

Seul un général aussi culotté que Montgomery pouvait faire une telle promesse. Le brigadier-général George William Sutton se comporta d'une manière plus classique. Tout ce qu'il ressentait, c'était une angoisse et une humiliation personnelles, tandis qu'il marchait lourdement en direction de Dunkerque, passant à côté d'équipements abandonnés sur des kilomètres. Il était officier de carrière et il se disait : " Si c'est là ce qui arrive réellement lorsque les choses tournent mal, toutes les années que j'ai passé à réfléchir, le temps que j'ai mis et les ennuis que nous avons connus pour apprendre et enseigner le métier de soldat étaient gâchés. J'avais l'impression d'avoir travaillé dur en me faisant des illusions, et qu'après tout ce n'était pas mon affaire. "

Malgré le désastre, quelques unités ne perdirent jamais leur énergie et leur cohésion. Le Queen's Own Worcestershire Yeomanry entra dans le " périmètre " en chantant au son d'un harmonica jouant " Tipperary " . Mais d'autres, comme la 44e Division, étaient en pleine débandade. Les officiers et les hommes se traînaient individuellement ou en petits groupes. Le soldat Olivier Barnard, un agent de transmission de la lue, n'avait absolument aucune idée de l'endroit où il allait. Le brigadier-général J.E. Utterson chancelait littéralement. Barnard le suivait en se réconfortant avec cette pensée: " C'est un général, et il doit savoir où il va ! "

Des fragments de la Première Armée française au nord de Lille - finalement abandonnée par le général Prioux - convergeaient, eux aussi, vers Dunkerque. On avait prévu que les Français garniraient l'extrémité ouest du " périmètre " , tandis que les Britanniques s'occuperaient de l'extrémité est, mais cela causa toutes sortes de problèmes quand les poilus, prenant le " corridor " , devaient traverser d'est, en ouest. C'était aller quasiment à angle droit par rapport au flot des Britanniques qui généralement se dirigeaient du nord vers le sud.

Il y eut des heurts déplaisants. Alors que le Worcester Yeomanry s'approchait de Bray-Dunes, il rencontra le corps principal de la 6Œ division française marchant vers l'ouest sur une route parallèle au rivage. Une partie des Worcesters se faufila parmi les Français, mais le reste entra dans une véritable mêlée de rugby et dut se frayer un chemin à travers.

Lorsqu'un camion tomba dans un cratère, bloquant la route du nord, le major David Warner du Kent Yeomanry rassembla un groupe d'hommes pour le sortir de là. Des soldats français les repoussèrent, refusant de s'arrêter le temps que le travail soit terminé. A la fin, Warner sortit son revolver et menaça de tirer sur le premier qui ne s'arrêterait pas. Les poilus ne tinrent aucun compte de la menace, jusqu'à ce que Warner tirât réellement sur l'un d'eux. Alors ils s'arrêtèrent et le camion fut retiré de son trou.

Il y eut même des bagarres parmi les pontes. Le général Brooke ordonna à la 2e division légère mécanisée, qui était sous son commandement, de couvrir son flanc est, tandis que le 11e Corps effectuait sa retraite finale pendant la nuit du 29 au 30 mai. Le général Bougrain, qui commandait la division française, déclara qu'il avait d'autres ordres émanant du général Blanchard, et qu'il était décidé à les suivre. Brooke réitéra ses instructions, ajoutant que si le général français désobéissait, il serait fusillé, au cas où il met trait la main sur lui. Bougrain n'accorda aucune attention aux propos de Brooke, mais ce dernier ne mit jamais la main sur lui !

Pendant toute cette après-midi de tensions et d'embouteillages, les dernières troupes combattantes entraient dans le " périmètre " .

Certains soldats allèrent tout droit sur les plages, d'autres furent affectés aux défenses, remplaçant les cuisiniers et les secrétaires qui avaient garni la ligne les trois jours précédents. Comme la 7e Guards Brigade entrait dans Furnes, pierre d'angle de l'extrémité est du " périmètre " , les hommes aperçurent Montgomery sur la place du marché. Le général avait perdu son culot habituel et semblait fatigué et pitoyable. En passant près de lui, les hommes '' de la 7e brigade offrirent à " Monty " un splendide " tête à gauche, gauche ! " . C'était le réconfort dont il avait besoin. Il se redressa d'un coup et rendit aux hommes un magnifique salut.

Plus loin à l'ouest, le 2e Goldstream Guards prenait position le long du canal Bergues-Furnes. Ce canal parallèle à la côte, à quelque dix kilomètres à l'intérieur des terres, constituait la principale ligne de défense tournée vers le sud. Le Coldstream se terra sur la rive nord, utilisant au mieux plusieurs fermes qui se trouvaient dans ce secteur. Les terrains plats de l'autre côté du canal pourraient offrir un excellent champ de tir, mais la routé qui bordait le canal était encombrée de véhicules abandonnés, et il était difficile de voir par-dessus.

A ce moment-là cela ne faisait aucune différence. Il n'y avait nulle part trace d'ennemis. Les Coldstreamers passèrent l'après-midi à considérer d'un œil critique les troupes qui entraient encore dans le " périmètre " . Seuls deux pelotons des Welsh Guards eurent leur approbation. Ils traversèrent d'un pas ferme le pont sur le canal dans un ordre impeccable. Les autres offraient le spectacle d'une cohue de traîne-savates.

Les derniers " hérissons " de lord Gort fermaient boutique. Ils avaient gardé le " corridor " ouvert; maintenant ils devaient à leur tour partir - s'ils le pouvaient. Dans le petit village français de Ledringhem, à une trentaine de kilomètres au sud de Dunkerque, les éléments restants du 5e Gloucester se rassemblèrent dans un verger peu après minuit, le 29 mai. Les ailes d'un moulin à vent qui était près de là brûlaient et il semblait impossible que ces hommes épuisés, encerclés pendant deux jours, ne seraient pas détectés à la lueur des flammes. Mais les Allemands, aussi, étaient fatigués et il n'y eut aucune réaction de l'ennemi, lorsque le lieutenant-colonel C.A.H. Buxton conduisit ses hommes vers le nord en suivant le lit d'un cours d'eau.

Ils ne se bornèrent pas à s'infiltrer dans les lignes allemandes, ils firent aussi deux prisonniers en chemin. A 6 heures 30, ils parvinrent enfin à Bambecque, dans un secteur ami. Le major du 8e Worcesters les vit arriver: " ils étaient sales, fatigués, hagards, mais invaincus... Je me précipitai vers le colonel qui se traînait en marchant, manifestement blessé. Il grogna un vague bonjour, et j'aperçus dans ses yeux injectés de sang les marques d'un pesant sommeil. Notre officier de commandement arriva en courant et dit au commandant en second du 5e Gloucesters de laisser reposer ses troupes une minute. Je conduisis le colonel Buxton à l'intérieur, lui offris un quart de vin éventé et l'installai doucement sur le plancher avec une couverture, l'assurant, encore et encore, que ses hommes étaient tous en bon état. Au bout de quelques secondes il s'endormit. "

Les soldats qui tenaient le " hérisson " à Cassel, à une trentaine de kilomètres au sud de Dunkerque, essayaient aussi de rejoindre la mer. Durant trois jours ils avaient contenu l'avance allemande pendant que des milliers de soldats envahissaient le " corridor " . Maintenant ils avaient enfin reçu l'ordre de décrocher, mais c'était trop tard. Peu à peu l'ennemi s'était infiltré dans les abords de la colline sur laquelle la ville s'élève. Et le matin du 29 mai, ils étaient encerclés.

Le brigadier-général Somerset, commandant de la garnison, décida d'essayer quelque chose. Mais pas pendant le jour. Les Allemands étaient trop nombreux. La seule chance qu'ils avaient de s'en sortir, c'était à la faveur de l'obscurité. L'ordre de rassemblement fut donné à 9 heures 30 du soir.

Au début tout alla bien. Les soldats se glissèrent en silence hors de la ville, descendirent la colline et prirent la route du nord à travers champs. Somerset pensait qu'ils couraient moins de risques d'être repérés en faisant du " cross-country " .

Ce ne fut pas le cas. Les Allemands étaient partout. Avec Somerset à leur tête, le 4e Oxfordshire et le Buckinghamshire Light Intantry furent écrasés près de Watou ; le East Riding Yeomanry, virtuellement liquidé dans un champ de mines; le 2e Gloucesters pris au piège dans une épaisse forêt appelée le Bois Saint-Acaire.

" Kamerad ! Kamerad ! hurlaient les soldats allemands qui pullulaient dans les bois, essayant de débusquer les Gloucesters. Les Tommies s'accroupirent dans les buissons. Il y eut un silence, puis une voix cria dans un haut-parleur dans un parfait anglais: " Corne out ! Corne out ! Hitler is winning the war, your are beaten. Corne out, or we will shell you out. Lay down your arms and come out running. " (Sortez ! Sortez ! Hitler a gagné la guerre, vous êtes battus. Sortez ou nous vous tirerons dessus. Jetez vos armes et

sortez en courant.)

Le sous-lieutenant Julian Fane de la compagnie B n'était pas de cet avis. Il avait entendu dire qu'un autre bataillon britannique qui avait obéi à une invitation de ce genre, avait mis bas les armes, était sorti... et était tombé sous le feu des mitrailleuses. Il le dit aux hommes qui l'entouraient et ils décidèrent de lutter jusqu'au bout.

Comme les Allemands les avaient repérés, la première chose à faire était de trouver une nouvelle position. Fane conduisit ses hommes dans un autre bois qui se trouvait à une centaine de mètres de là. Ce n'était pas la bonne solution. L'ennemi les repéra rapidement et passa le restant de la journée à les tenir sous le feu

de ses canons et de ses mortiers.

Enfin la nuit tomba. Et le petit groupe continua sa marche vers le nord. Ils marchaient à la file indienne, aussi silencieusement que possible et profitant de la moindre couverture. Mais si tant est qu'ils aient eu la moindre illusion, de passer inaperçus, elle aurait été démentie lorsqu'une fusée éclairante troua l'obscurité. Aussitôt les mitrailleuses, les mortiers, les fusils, et toutes sortes d'autres armes ouvrirent le feu sur eux. Ils étaient tombés dans une embuscade.

Les balles traceuses sillonnaient le ciel. Une meule de foin voisine prit feu, éclairant tout le groupe. Des hommes tombèrent de tous côtés et Fane, lui-même, fut touché au bras et à l'épaule droits. Il réussit à atteindre un fossé, où il était relativement à l'abri. Peu à peu il se retrouva en compagnie d'une douzaine de survivants. Ensemble, ils sortirent en rampant dans l'obscurité, essayant de contourner les Allemands sur leur flanc. Fane ne le savait pas, mais sa petite bande était tout ce qu'il restait du 2e Gloucesters.

Un soldat britannique était encore en dehors du " périmètre " et continuait de se battre. Le deuxième classe Edgar C.A. Rabbets avait été un Tommy comme les autres du 5e Northamptonshires jusqu'au moment de la grande retraite. C'est alors qu'à la faveur d'une percée les Allemands firent presque entièrement prisonnier son bataillon près de Bruxelles. Une fusillade s'ensuivit et, a un moment donné, Rabbets prit son fusil et toucha un soldat ennemi à quelque 200 mètres de distance. L'homme tomba raide mort.

" Pouvez-vous recommencer ? " lui demanda le commandant de sa compagnie. Obligeamment Rabbets descendit un autre Allemand.

C'est alors que Ted Rabbets fut désigné comme franc-tireur et, depuis, il agissait de son propre chef. Il ne s'était jamais entraîné à son nouveau métier, mais il bénéficiait d'un avantage inaccoutumé: il avait connu jadis un braconnier qui lui avait appris quelques ruses en la matière. Il savait se déplacer aussi silencieusement qu'il était capable " d'attraper un lapin par les oreilles " , et se faire si petit qu'il pouvait " se cacher derrière une feuille d'herbe " .

En tant que franc-tireur, Rabbets mit au point quelques recettes de son cru : ne jamais tirer du sommet d'un arbre, car on peut se faire facilement prendre au piège ; se tenir à l'écart des greniers de ferme, car il était facile d'être repéré. L'endroit idéal était une cachette où il y avait assez d'espace pour tourner en rond, comme, par exemple, un bouquet d'arbres.

En obéissant à ces règles, Rabbets avait pu se débrouiller tout seul pendant la presque totalité de la traversée de la Belgique. II avait essayé de reprendre contact avec son bataillon, mais il était la plupart du temps dans un territoire occupé par l'ennemi - et même, un jour, il se retrouva derrière l'artillerie allemande. De temps à autre, il s'affrontait à ses collègues de l'autre bord. Une fois, l'un d'eux avait tiré sur lui du toit d'une maison et l'avait raté de peu. Rabbets tira à son tour et il eut la satisfaction de voir l'homme tomber sur le sol. Une autre fois, alors qu'il errait pendant la nuit dans les rues d'un village, il se trouva face à face : au détour d'une maison, avec un franc-tireur allemand. Cette fois-ci Rabbets fit feu le premier et ne rata pas sa cible.

Finalement il réussit à atteindre la côte près de Nieuport et se dirigea lentement vers l'ouest, pénétrant dans les lignes allemandes. Le 31 mai, il rejoignit enfin le CEB à La Panne - il continuait d'agir en solitaire et il fut peut-être le dernier homme à entrer dans le " périmètre " .

Dans le sud, cinq divisions de la Première armée française du général Prioux se battaient à Lille. Au début de la matinée du 29, un convoi de camions français s'approcha de la ville venant d'Arment1eres et rencontra quelques blindés sur sa route. Les poilus leur firent un chaleureux accueil, croyant qu'au moins quelques bars britanniques venaient à leur secours. Ce ne fut que lorsque les " étrangers " leur confisquèrent leur armement que les Français comprirent qu'ils avaient affaire à la 7e Panzer Division.

Coupé du nord, le général Prioux se rendit pendant l'après-midi à son QC de Steenwerck. Il avait réalisé son vœu : rester avec le gros de son armée plutôt que d'essayer de s'échapper. La plus grande partie de ses troupes enfermée dans Lille continua de tenir en respect six divisions ennemies.

Désormais cela n'en valait plus la peine. Le " corridor " étant fermé, le groupe d'armée A de Rundstedt et le groupe B de l'armée de Bock avaient enfin réuni leurs forces, et les Allemands avaient toutes les forces nécessaires pour effectuer une poussée finale sur Dunkerque.

Mais le 29 mai connut un changement important dans la composition des forces allemandes. Une fois de plus, les blindés furent retirés - cette fois - ci sur les instructions des généraux de panzer eux-mêmes. Guderian en donna les raisons dans un rapport qu'il soumit, le soir du 28, après une inspection personnelle qu'il fit sur le front. Les divisions de blindés avaient leurs forces réduites de moitié; le moment était venu de se préparer à de nouvelles opérations ; le terrain marécageux était impraticable pour les chars : la reddition de l'armée belge avait libéré une grande partie de l'infanterie - des troupes de loin les plus efficaces pour ce genre de pays.

S'ajoutait à ces raisons pratiques un facteur sans doute intangible. Guderian et les autres commandants de panzer n'étaient pas faits pour les opérations statiques qui se développaient. Ils étaient faits pour des poussées brusques, des percées brutales, des avancées à longue échéance. Quand la bataille se transformait en guerre de siège, cela n'avait plus d'intérêt pour eux. Le soir du 28 mai, Guderian se penchait déjà sur ses cartes de la basse Seine.

En tout cas, l'OKH était d'accord. Le 29 mai à 10 heures du matin. l'infanterie motorisée du général Gustav von Wietersheim remplaça les blindés de Guderian, et plus tard dans la journée les tanks du général Reinhardt furent enlevés du théâtre des opérations. Mais cela ne voulait pas dire que les troupes alliées étaient libres de rentrer chez elles. Au contraire : dix divisions allemandes - dont la plupart étaient constituées d'une infanterie puissante et expérimentée - harcelaient maintenant le " périmètre " de Dunkerque sur une distance d'une soixantaine de kilomètres.

A l'extrémité ouest, la 37e panzer du génie hissa le drapeau à croix gammée sur le fort Philippe vers midi, et le port de Cravelines tomba bientôt après. A l'est, la 56e Division marchait sur Furnes. Vers 3 heures 30 de l'après-midi, le 25e escadron cycloporté atteignit la porte est de la vieille ville entourée de remparts. Elle s'y heurta à une colonne française qui essayait de pénétrer dans le " périmètre ". Après une brève fusillade, le capitaine Neugart obligea les Français à se rendre.

C'est alors qu'arrivèrent deux chars français, si peu inquiets qu'ils avaient leurs tourelles ouvertes. Le caporal Cruenvogel sauta sur l'un d'eux, pointa son pistolet dans la tourelle ouverte et ordonna à l'équipage de se rendre. C'est ce qu'il fit, de même que celui de l'autre char, sans qu'il en ait reçu l'ordre.

Le capitaine Neugart envoya un commandant français prisonnier avec deux de ses propres hommes dans Furnes pour demander à la ville de se rendre. Mais l'audace a des limites, et, cette fois-ci, il reçut une réponse méprisante des troupes alliées qui édifiaient des barricades dans les rues.

Sur les plages, personne ne savait combien de temps les troupes chargées de la défense du " périmètre " pourraient tenir les Allemands en respect. A Bray-Dunes, le commandant Thomas Kerr s'attendait à les voir surgir d'une minute à l'autre. Lui et le commandant Richardson continuaient à charger des troupes dans des bateaux; mais ils s'étaient arrangés pour qu'un bateau à eux se tienne au large de Bray-Dunes, prêt à embarquer la compagnie des marins à terre " en cas de besoin " . Cela leur donnait un peu de confiance, mais. en parlant tranquillement entre eux, cette nuit-là, ils convinrent qu'ils finiraient probablement l'un et l'autre dans un camp de prisonniers en Allemagne.

Douvres et Londres en savaient encore moins. A un moment donné de la journée du 28 mai. l'Amirauté demanda à Tennant de faire " toutes les heures " un rapport sur le nombre de soldats embarqués - un ordre qui ne pouvait venir que d'une personne qui n'avait pas la moindre idée de la situation. Tennant répondait :

Fais de mon mieux pour vous garder informés. mais serai incapable vous envoyer un rapport pendant des heures. "

Même à distance une chose était claire : trop souvent les bateaux n'étaient pas là où on en avait le plus besoin. Parfois il y avait une foule de navires amarrés au môle, mais pas de soldats. D'autres fois. il y avait bien des soldats, mais pas de navires. C'était pareil sur les plages. Il fallait quelqu'un au large pour contrôler le flot des bateaux, comme le capitaine Tennant devait partager le flot des hommes entre le môle et les plages.

Le contre-amiral Frederic Wake-Walker accepta. Âgé de cinquante-deux ans, Wake-Walker était réputé pour être un organisateur exceptionnel et un bon marin. Il avait commandé en dernier lieu le croiseur Revenge - un gage sûr de sa compétence, car la Royal Navy réservait ses croiseurs à ses officiers les plus capables. En ce moment, il occupait un poste à l'Amirauté et se trouvait disponible pour une mission temporaire.

En retournant à son bureau après déjeuner le mercredi 29 mai, Wake-Walker apprit que le contre-amiral Sir Tom Phillips sous-chef du personnel maritime, demandait à le voir pour savoir s'il voulait aller à Dunkerque et " essayer d'y organiser l'embarquement. " Wake-Walker répondit qu'il en serait " ravi " et l'accord fut conclu. Il était important qu'il ne supervise pas Tennant. Ce dernier resterait l'officier commandant à terre; Wake-Walker aurait en charge toutes les opérations en mer.

Une heure plus tard, il était en route pour Douvres. Il y arriva vers 6 heures du soir et se rendit immédiatement chez Ramsay pour un rapide briefing. A la Dynamo Room, on lui montra une carte représentant la côte est de Dunkerque. Les trois plages - Malo-les-Bains, Bray-Dunes et La Panne - avaient été évaluées de manière plutôt optimiste et chacune d'elles divisées en trois sections. Le CEB serait amené sur ces plages particulières, tandis que certaines autres, à l'ouest de Malo-les-Bains, seraient réservées aux Français.

Cette carte, avec ses soigneuses délimitations, ne préparait guère Wake-Walker au chaos qu'il allait rencontrer en arrivant au large de Bray-Dunes sur le destroyer Esk le matin du 30 mai à 4 heures. Transféré sur le dragueur de mines Hebe, il comprit bientôt la " guerre réelle " qu'il fallait mener de la bouche du capitaine Eric Bush, qui, jusqu'à ce qu'il arrive, avait été dans le coup. A l'aube, Wake-Walker put voir de ses propres yeux les masses sombres que formaient les hommes sur les plages, leurs longs cortèges qui serpentaient jusqu'à la mer, les soldats qui se tenaient debout avec de l'eau jusqu'à la ceinture attendant interminablement.

" Le problème crucial, c'était les bateaux, les équipages et le remorquage " , rappela plus tard l'amiral. A 6 heures 30 du matin, il envoya un message radio à Douvres disant qu'il était urgent d'envoyer de petites embarcations, et à 7 heures 30 il demanda encore plus de navires et insista sur la nécessité d'avoir de petites embarcations..

Ce fut là un refrain familier, qui ne cessa d'augmenter en volume pendant les heures suivantes. A 12 heures 10, le brigadier-général Oliver Leese de l'état-major de Gort téléphona au War Office, insistant sur le fait que le " périmètre,) ne pourrait plus être défendu que pendant une durée limitée. II fallait envoyer le plus de bateaux possible - et vite. A 4 heures, le War Office répondit que l'amiral Ramsay " était en train d'envoyer le plus de petites embarcations possible et le plus vite qu'il le pouvait. "

Cependant rien ne venait. A 4 heures 15, le destroyer Vanquisher, au mouillage au large de Malo-les-Bains, envoya un message radio disant: " Plus de navires et de petits bateaux nécessaires d'urgence au large plage ouest. " A 6 heures 40, le destroyer Vivacious, fit écho : " Essentiel avoir plus de navires et de bateaux. "

A 12 heures 45, le brigadier-général Leese était encore suspendu à son téléphone, en communication, cette fois-ci, avec le général Dill, chef de l'Imperial General Staff. Toujours pas de navires, se plaignit-il. Au large de La Panne, l'amiral Wake-Walker commençait à se désespérer. Il envoya le capitaine Bush à Douvres avec le Hebe pour expliquer en personne la nécessité vitale d'avoir plus de bateaux et d'équipages.

A 3 heures, ce fut le tour de Gort lui-même. Il téléphona d'abord à l'amiral Pound, puis au général Dill, soulignant le fait qu'il n'y avait toujours pas de navires. Et que chaque heure comptait.

Les QG pouvaient au moins se plaindre à quelqu'un. Mais les soldats qui attendaient sur les plages n'avaient pas cette satisfaction. Après une nuit sans sommeil passée roulé en boule sur le sable, le capitaine John Dodd de la Royal Artillery regardait la mer dans les premières lueurs de l'aube et ne voyait rien. " Pas de bateaux en vue " , nota-t-il dans son journal. Quelque chose n'a pas dû marcher. "

A Bray-Dunes, le sapeur Jœ Coles ressentait " une terrible déception " et s'était résigné à passer la journée à dormir d'un sommeil agité dans les dunes. A Malo, l'aumônier Kenneth Meiklejohn ne comprenait pas. Il n'y avait eu aucune attaque aérienne et pourtant personne ne semblait avoir été embarqué pendant toute la nuit. Une pensée terrible lui traversa l'esprit: " Est-ce que la Navy nous a laissé tomber ? " .

9.

LES PETITS BATEAUX

Ian Cox, premier lieutenant sur le destroyer Malcolm, ne pouvait en croire ses yeux. Venant de l'horizon et s'avançant vers lui, il y avait une foule de points qui recouvraient la mer. Le Malcolm était en train de ramener, pour la troisième fois, des troupes à Douvres. Les points, eux, suivaient le chemin inverse vers Dunkerque. C'était le jeudi 30 mai au soir.

Tandis que Cox scrutait la mer, les points se matérialisèrent sous la forme de bateaux. Ici et là on voyait de respectables vapeurs, comme le car. ferry reliant Portsmouth à l'île de Wight, mais la plupart étaient de petits bâtiments de tous les types que l'on puisse imaginer : des bateaux de pêche, des chalutiers, des bateaux pour touristes, des yachts resplendissants de blancheur, des bacs couverts de boue, des chaloupes à moteur, des remorqueurs traînant des canots de sauvetage, des gabares de la Tamise avec leurs typiques voiles marron, des cabin cruisers, aux cuivres miroitants, des dragueurs, des chalands tout rouillés, la barge de l'amiral superintendant de Portsmouth avec ses pompons et ses ouvrages de corde.

Cox ressentit une brusque bouffée d'orgueil. Etre ici n'était plus seulement un devoir, mais un honneur et un privilège. Se retournant vers un maître d'équipage qui se trouvait à ses côtés et montrait quelque inquiétude, il se lança dans la tirade du Jour de la Saint-Crispin de l'Henry V de Shakespeare:

Et des gentilshommes en Angleterre qui dorment en ce moment

Se maudiront de ne pas avoir été là.

Les efforts du Small Vessels Pool et du ministère de la Marine étaient enfin récompensés. Les petits bateaux sortis au compte-gouttes des chantiers de la maison Tough étaient devenus un véritable déluge. L'évacuation de Dunkerque n'était pas encore officielle, mais l'Angleterre est un petit pays.. D'une façon ou d'une autre, le mot d'ordre devait atteindre ceux dont on avait besoin.

C'est par un coup de téléphone reçu à minuit de l'Amirauté que Basil A. Smith, un expert-comptable de Londres propriétaire d'un cabin-cruiser de 8 mètres, le Constant Nymph, avait été averti. Pouvait-il confirmer que son bateau était prêt à prendre la mer et cela dans un délai de quatre heures ? Le lendemain, 27 mai. aux premières heures de la matinée, la convocation arriva: il devait sans attendre conduire le Constant Nymph à Sheerness.

Le capitaine Lemon Webb remontait la Tamise sur la gabare à voiles Tollesbury, transportant comme à l'ordinaire des marchandises, lorsqu'une vedette l'accosta, et un officier de marine lui ordonna de rejoindre une jetée qui était proche. Là, un remorqueur le prit en charge et le Tollesbury, lui aussi regagna Sheerness.

L'équipage du bateau de sauvetage de Margate, le Lord Southborough, était en train de jouer aux fléchettes dans son pub favori, quand son tour arriva. Un message laconique demandait aux hommes de rejoindre aussitôt le hangar à bateaux. Quelques heures plus tard, ils fonçaient vers Dunkerque, sans passer par Sheerness. Pour le patron du Lord Southborough. Edward D. Parker, c'était presque une réunion de famille. Son frère et son neveu faisaient partie de l'équipage ; un de ses fils était déjà parti avec le pilote du port de Margate et un autre se trouvait parmi les hommes de Clouston sur le môle de Dunkerque.

Le 30 mai, toute la flottille de petites embarcations de Leigh-on-Sea était paisiblement à l'ancre dans le port. Elle fut, elle aussi. réquisitionnée. Les bateaux portaient des noms impressionnants comme le Defender, l'Endeavour, le Resolute et le Renown qui évoquaient des noms de cuirassés. En fait. ils n'avaient guère que 12 mètres de long et un tirant d'eau d'environ 1 mètre. En temps normal, ils étaient consacrés à une tâche des plus humbles ,ramasser des coquillages dans la vase de l'estuaire de la Tamise. Les équipages étaient composés de civils, mais chacun se porta volontaire. Ken Horner, âgé de 17 ans, fut considéré comme trop jeune, et on le laissa à terre. Mais il n'était pas disposé à accepter cela. Il rentra chez lui, demanda la permission à sa mère et se mit à la poursuite de la flottille, pédalant à toute allure sur sa bicyclette. Il rattrapa son bateau à Southend.

Ces bateaux venaient avec leur équipage, mais ce n'était pas toujours le cas. Dans cette course contre la montre, les yachts avaient été souvent réquisitionnés avant même qu'on n'ait pu joindre leur propriétaire. D'autres marins du dimanche ne pouvaient pas tout laisser tomber et signer un engagement d'un mois dans la Navy - ce qui était le temps requis. Tandis que tous ces petits bateaux convergeaient vers Sheerness et Ramsgate, les principaux points de ralliement, le Small Vessels Pool de l'amiral Preston cherchait des équipages de remplacement.

Le charpentier de marine A.W. Elliott travaillait au chantier de Johnson et Jago à Leigh-on-Sea, lorsqu'un agent de police arriva à bicyclette. Il annonça qu'on demandait des volontaires pour aller recueillir quelques " clients " au large des côtes françaises. Elliott n'avait pas besoin d'encouragement.

A Lowestoft, sur la côte est, le Small Vessels Pool passa trois nuits consécutives à appeler diverses associations, rassembler les yachmen, les prendre dans des cars de l'Amirauté pour les conduire à Sheerness et Ramsgate.

C'est au cours de ces fiévreuses journées que le sous-lieutenant Moran Caplat arriva à Londres pour y passer quelques jours de permission. En temps de paix, c'était un acteur et un yachtman, et il servait maintenant sur un chalutier de la Navy dans la mer du Nord, mais son bateau était en cours de réparation et pour le moment il était libre. On lui avait dit que ça chauffait à Dunkerque, mais il ne se sentait pas concerné.

Allant au Royal Ocean racing Club pour y prendre son petit déjeuner, il fut surpris de ne rencontrer personne. Même le barman était parti. Il trouva finalement sa femme qui lui expliqua que tout le monde s'était évanoui après avoir reçu un appel del'Amirauté un jour auparavant. Un peu dérouté, il s'assit dans un fauteuil pour se reposer.

Le téléphone sonna. Caplat décrocha. C'était l'Amirauté. Une voix lui annonça qu'on voulait " encore plus de monde " et lui demanda qui il était. Il donna son identité et la voix répondit : " Vous êtes exactement ce dont nous avons besoin. " On ajouta qu'il devait se rendre immédiatement à Sheerness. Encore stupéfait, il prenait un train à Waterloo Station une heure plus tard.

A cinq minutes à pied du Royal Ocean Racinq Club, se trouvait la boutique de fournitures pour la marine du capitaine O.M. Watts, dans Albermale street. Au rez-de-chaussée, le capitaine vendait un tas de cartes et d'attirail maritimes et, au premier, il donnait des leçons de navigation à de jeunes gentlemen qui espéraient être engagés dans la Royal Navy Volunteer Reserve. C'étaient en général des gens qui travaillaient comme hommes de loi, courtiers, acteurs, banquiers de la City et autres. Peu d'entre eux s'y connaissaient dans les choses de la mer et quelques-uns n'avaient même jamais vu la côte d'un peu loin.

John Fernald était un jeune metteur en scène de théâtre américain. Il suivait les cours du capitaine tous les jeudis soir. En général tout se passait au tableau noir, mais ce ne fut pas le cas ce jeudi 30 mai. Lorsqu'il arriva avec son ami David Homan, un décorateur, Watts les prit à part pour leur parler. Il leur annonça tranquillement qu'il n'y aurait pas classe ce soir-là: la Navy demandait sur-le-champ des volontaires pour un " boulot dangereux. "

Ni Fernald ni Homan n'envisageaient avec plaisir de passer d'une façon aussi abrupte de la théorie à la pratique en matière de navigation, mais ils ne voyaient pas comment y échapper et ils se portèrent volontaires. Le capitaine Watts leur dit de prendre tous les équipements qu'ils jugeraient nécessaires et de se rendre immédiatement aux autorités du port de Londres au pied de Tower Bridge.

Fernald retourna aussitôt dans son appartement, enfila un caban et se précipita à Tower Hill, comme on le lui avait indiqué. Certains volontaires qui se trouvaient là n'avaient pas eu le temps de se changer et portaient encore la jaquette et le pantalon rayé des gens de la City. Raphael de Sola, un agent de change, lui, était resplendissant avec son blazer du Royal London Yacht Club, un pantalon bleu, une casquette et une tunique dignes du Premier lord de la Mer de l'Amirauté.

En même temps que les disciples du capitaine Watts, se trouvaient là un certain nombre de professionnels : des mariniers, des dockers, et autres " spécialistes " ... Mêlés les uns aux autres, ils erraient dans les parages de la Capitainerie du port de Londres, sans encore savoir ce qu'ils devaient faire.

C'est alors qu'un commandant de la Royal Navy se montra et leur fit un rapide briefing. Ils devaient équiper les canots de sauvetage des vaisseaux qui se trouvaient au port de Londres. Ces canots seraient remorqués sur la Tamise puis à travers le Channel, pour servir à l'évacuation du CEB.

Un autobus prit tout ce monde pour le conduire à Tilbury, où les embarcations de secours attendaient. On avait décidé qu'il y aurait quatre hommes par bateau et douze bateaux remorqués à la fois. Fernald et Homan s'arrangèrent pour rester ensemble, et peu après minuit ils étaient en route. Le calme de la nuit n'était troublé que par le bruit de l'eau frôlant la coque des embarcations et des remorqueurs qui les tiraient. Fernald était émerveillé par le changement survenu dans sa vie qui l'avait soustrait IS au train-train de son existence quotidienne à Londres, pour le faire participer, à bord d'un petit bateau, à une expédition nocturne.

La première escale fut Sheerness. Ce port de l'estuaire de la Tamise en pleine effervescence était devenu le point de ralliement de tous les petits bateaux qui descendaient le fleuve. Là, ils étaient triés sur le volet sous le regard attentif du commodore A.H. Taylor, un contre-amiral du cadre de réserve qui, en temps normal, s'occupait de la paperasserie à la Economic Warfare Division de l'Amirauté.

C'étaient les moteurs qui posaient le plus de problèmes. Nombre de ces bateaux avaient été mis en cale sèche pour l'hiver et n'étaient pas prêts à reprendre la mer. Beaucoup d'entre eux ne pouvaient être gouvernés que par leurs propriétaires, en l'occurrence absents. Ceux qui étaient destinés à des excursions sur la Tamise avaient des chaudières qui ne pouvaient être utilisées en eau salée. C'est par miracle que le capitaine T.E. Docksey et ses ingénieurs purent mettre en état plus de 100 bateaux capables d'effectuer la traversée du Channel.

En outre, chaque bateau nécessitait à son bord la présence d'un, homme qui puisse en assumer le commandement. Il y avait une; foule de marins du dimanche animés des meilleures intentions mais peu d'entre eux étaient compétents en matière de mécanique... La Shippinq Federation, une association de spécialistes, avait été, sollicitée pour envoyer des volontaires. Quelque 350 ingénieurs de la Marine répondirent à son appel.

A partir de Sheerness, la plupart des bateaux étaient dirigés sur Ramsgate. Là, ils faisaient le plein de carburant, se ravitaillaient et étaient formés en convois. Beaucoup de leurs équipages n'avaient pas de boussole et certains de leurs commandants n'avaient aucune expérience de la haute mer. Le lieutenant - commandant Raymond Crundage, chargé d'établir l'itinéraire des navires, fournit plus de 1.000 cartes, dont 600 indiquaient la route aux navigateurs néophytes.

Les problèmes à résoudre pouvaient se révéler énormes, ou dérisoires. Robert Hilton, un professeur d'éducation physique, et Ted Shaw, un cinéaste à la chevelure rousse, s'étaient associés pour faire descendre la Tamise à la vedette Ryegate II. Ils comptaient se ravitailler à Ramsgate, mais on ne leur donna que deux rations d'eau. Leur bateau était dépourvu de tout: il n'y avait même pas un réservoir pour cette eau. Le dépôt de Ramsgate se révéla incapable d'y remédier. Finalement ils allèrent dans un bistrot. burent un coup et repartirent en emportant les verres.

Chacun de ces petits bateaux avait ses propres problèmes, mais, au départ, ils avaient le même: aucun d'entre eux n'était armé. Le lieutenant C.D. Richards recueillit un stock de mitrailleuses 105 Lewis et les distribua seulement aux remorqueurs et aux navires d'escorte.

Plus tard, les équipages devaient ratisser les plages et recueillir. une quantité de Bren dispersées çà et là. Parfois un mitrailleur du CEB pouvait être affecté à un des navires de secours, mais. au début, ceux-ci étaient sans protection. Ceci inquiétait un peu les membres de l'équipage. " Même un enregistrement de l'Ouverture 1812 serait mieux que rien " , remarqua un commandant.

Le 29 mai à 10 heures du soir, le premier convoi de petits bateaux partit de Ramsgate pour une longue traversée de la Manche. Aucun d'entre eux n'avait le moindre instrument de navigation. Malgré tout, le lieutenant R.H. Irving, commandant la vedette d'escorte Triton, avait confiance. Contrairement à la plupart, il connaissait bien ces eaux. Attendant au large de la jetée de Ramsgate, il ordonna aux autres bateaux de se rapprocher et de suivre. Trois d'entre eux eurent des ennuis de moteurs et durent rentrer au port, mais les autres se collèrent au Triton et arrivèrent ans coup férir à La Panne au lever du soleil.

A 1 heure du matin, le 30 mai, un autre convoi quitta Ramsgate - cette fois-ci dix-neuf chaloupes étaient remorquées par le fer , belge Yser -, et le trafic s'intensifia. Vers la fin de l'après-midi, il' était difficile de dire quel convoi partait et lequel retournait. Pendant toute la nuit, et pendant celle du 31, les petits bateaux traversèrent en foule le Channel.

Souvent ils croisaient le Malcolm, qui revenait en Angleterre. Ses ponts chargés de soldats offraient un spectacle rassurant. De leur côté, les hommes ramenés en Angleterre regardaient cette armada de petits bâtiments avec beaucoup d'excitation et d'orgueil. Leurs noms (Swallow, Royal Thames, Moss Rose, Norwich Belle, Duchess of York, Blue Bird, Pride of Folkestone, Palmerston, Skylark, Nelson, Southend Britannia,Lady Haig, New Prince of Wales...) tous voulaient dire: " Angleterre " .

Beaucoup de ces noms avaient aussi une valeur personnelle. Ils suggéraient qu'il ne s'agissait pas simplement d'une opération navale, et que c'était une affaire de famille : Grace Darling, Boy Bruce, Our Maggie, Our Lizzie, Girl Nancy, Handy Billie, Willie and Alice, Auntie Gus.

Voyageant de concert, la plupart du temps conduits par un remorqueur armé ou un skoot, ces petits bateaux glissaient sur les eaux grises et calmes de la mer, comme sur un tapis. Le Channel avait une mauvaise réputation, mais, depuis quatre jours, il s'était assagi et le calme continuait, en cette journée du 30 mai. Mieux encore, il y avait un brouillard épais qui interdisait à la Luftwaffe de poursuivre ses raids dévastateurs de la veille.

" Les nuages sont si épais que l'on pourrait atterrir dessus " , écrivit un correspondant de guerre de la Luftwaffe, alors que les " Stukas " et les " Heinkel " restaient au sol. Au Fliegerkorps VIII, le major général von Richthofen ne croyait pas que les circonstances fussent si mauvaises. Au GQG le soleil brillait. Il ordonna au major Dinort, commandant la 2e escadrille de " Stukas " , de tenter au moins une attaque. Dinort prit l'air avec ses appareils, mais il rentra au bout de dix minutes. Il y a un brouillard épais sur Dunkerque, téléphona-t-il au Quartier Général. Exaspéré, Richthofen riposta que, là où il était, le temps était parfaitement propice pour voler. Si le Herr General-major ne le croyait pas, répondit Dinort, il n'avait qu'à appeler le service météo.

Quoi qu'il en soit, le temps ne présentait pas une garantie de sécurité pour les petits bateaux. Une foule de choses pouvait mal tourner. Le Channel était plein de marins nerveux et inexpérimentés.

" Périscope sur tribord-avant " , cria l'homme de vigie du steamer New Prince of Wales, un navire de croisière de 80 pieds de long. En fait, il s'agissait du mât d'un bateau coulé, qui s'élevait à quelque 5 mètres au-dessus de l'eau avec tous ses haubans.

Ensuite, le New Prince of Wales manqua d'être envoyé par le fond par un destroyer qui l'avait pris pour un " S-Boot " allemand. Son commandant, le sous-lieutenant Peter Bennett, envoya juste à temps un signal de reconnaissance. Un peu plus tard, il accosta un cargo français qui se trouvait à l'ancre pour lui demander quelques informations. " Où est l'armée britannique ? " cria-t-il. Pour toute réponse, il reçut un coup de revolver. Il était dangereux, durant ces jours-là, pour un étranger de poser des questions.

Des boussoles déréglées étaient une autre source d'ennuis. Il était facile de rejoindre les côtes françaises, mais arriver au bon endroit était une autre affaire. Le sous-lieutenant William Bonald Williams ancra son chaland à quelques centaines de mètres d'une plage déserte et se fit conduire à terre sur un canot. S'éloignant de 400 mètres du rivage, il cherchait à joindre quelques responsables et il appela deux soldats dont la silhouette se découpait sur un rideau de flammes à quelque distance de là.

" Lieber Cott ! " s'exclama l'un des deux hommes, et il commença à tirer sur Williams. Celui-ci plongea derrière une dune et répliqua. Les deux Allemands tombèrent, mais, maintenant, d'autres voix se faisaient entendre, et Williams revint en courant sur la plage. Moins de cinq minutes plus tard, il levait l'ancre et s'enfuyait sur son chaland à sa vitesse maximum qui était de 6 nœuds.

D'une façon ou d'une autre, la plupart de ces petits bateaux atteignirent la côte au bon endroit et se mirent au travail. C'étaient surtout des ferries qui chargeaient ou remorquaient des troupes jusqu'aux plus gros navires qui se tenaient au large. Parfois la chose était facile - il s'agissait simplement de remorquer des bateaux à rames ou des radeaux -, mais il arrivait que cela soit dangereux, en particulier lorsqu'on devait directement sortir des hommes de l'eau.

" Holà, le bateau, attendez-moi " , cria une voix, tandis qu'Irving accostait un destroyer pour y transférer des troupes. Un officier portant une veste doublée de mouton sauta à bord. C'était le commodore Gilbert Owen Stephenson, un amiral à la retraite de 62 ans, qui avait été recruté pour la circonstance et chargé des opérations d'embarquement au large de La Panne. Tête nue et tout trempé, il semblait insoucieux de son état quand il demanda à Irving de le prendre. Il ajouta qu'il avait à faire " deux ou trois choses " avec le Triton.

Stephenson se mit, lui aussi, au travail. Rien n'était au-dessus de ses forces. Il tenait le gouvernail, jetait les amarres, aidait les hommes épuisés à monter à bord, en gardant toute sa bonne humeur. " Allez l'Armée ! " criait-il; ou bien il disait à un soldat à moitié noyé: " Je vous ai déjà vu quelque part. Vous avez une si fière allure que je suis sûr de vous connaître. "

Vers la fin de l'après-midi, Stephenson demanda au Triton de le conduire à un certain point au large de la plage. Il demanda à Irving de ne pas bouger et lui expliqua qu'il allait à terre chercher Lord Cort. S'il revenait avec le général, Irving devait ramener celui-ci directement en Angleterre. Après ça, Stephenson sauta par-dessus bord et pataugea vers le rivage, avec de l'eau jusqu'au cou.

Une heure plus tard, il était de retour, ayant de nouveau pataugé dans l'eau, mais le général Gort n'était pas avec lui. Stephenson ne donna aucune explication et Irving ne lui demanda rien. Ils se remirent à leur travail de sauvetage, le commodore étant toujours tête nue et trempé jusqu'aux os. Parmi tous les encouragements qu'il distribuait, il y en avait aussi pour Irving lui-même. Parfois, le lieutenant était un " brave type " , parfois un " pauvre cinglé " , ce qui n'était pas l'opinion d'Irving. Il n'avait rien à faire d'un vieil officier comme celui-là !

Au large, à l'ouest de Bray-Dunes, le Constant Nymph travaillait dur lui aussi. Au début, son commandant Basil Smith ne rencontra que des soldats français. Il les conduisait jusqu'au skoot Jutland qui lui servait de " bateau-mère " . Un officier de l'armée britannique vint alors, en nageant, lui dire qu'il y avait toute une division du CEB qui attendait un peu plus loin vers l'ouest. Smith conduisit rapidement son embarcation sur les lieux et commença à recueillir les hommes. Ce n'était jamais facile. Un problème dominait tous les autres: on était à portée de l'artillerie allemande qui commençait à bombarder les plages. A l'est de La Panne. un ballon d'observation ennemi, sans être autrement inquiété, dirigeait le tir. Smith était un des rares à garder son sang-froid. Comme il l'expliqua plus tard, il était sourd et il avait une foule de choses à faire.

Au large de Malo-les-Bains, le Ryegate II avait moins du succès. Il arrivait de Ramsgate et avait des ennuis de machines. Ensuite on s'aperçut qu'il avait un trop fort tirant d'eau pour s'approcher de la plage. Pour finir, son hélice se prit dans un morceau d'épave. Dégoûté, son commandant, le sous-lieutenant D.L. Satterfield, s'accrocha au skoot Horst et il affecta les membres de son équipage à la manœuvre de deux canots de sauvetage.

Bob Hilton et Ted Shaw, les deux garçons qui avaient fait descendre la Tamise au Ryegate II, conduisaient le canot du Horst. Comme ils fonçaient vers le rivage, ils pouvaient entendre la radio du skoot qui continuait de marcher. C'était l'émission de la BBC consacrée, aux enfants " Children's Hour " .

A peine eurent-ils atteint le rivage que Hilton et Shaw furent aussitôt submergés par une foule de soldats. Peu à peu ils apprirent l'art de jouer les ferries-boats. Cela consistait principalement à s'approcher suffisamment des hommes pour les recueillir. mais pas trop près car on risquait de s'enliser. Pendant dix-sept heures d'affilée, ils firent d'incessants aller et retour à la rame, transportant des hommes sur le Horst.

Sans désemparer les petits bateaux dégageaient les plages de leurs occupants, ne retournant à Ramsgate que lorsqu'ils manquaient de carburant ou que les équipages étaient trop fatigués pour continuer. Le voyage de retour se révélait également périlleux. La chaloupe à moteur Silver Queen n'avait ni carte ni boussole, mais son équipage avait une parfaite idée de l'endroit où se trouvait l'Angleterre et ils faisaient route droit devant eux.

Après avoir accompli plus de la moitié du voyage, les hommes se procurèrent la boussole d'un soldat, et leur confiance en eux augmenta. Finalement, ils aperçurent la terre puis un port accueillant. En s'approchant de la jetée, ils furent accueillis par une salve d'artillerie. Ils avaient tourné en rond et se trouvaient maintenant par erreur devant Calais.

Six batteries allemandes continuaient de le bombarder quand le Silver Queen fit rapidement demi-tour. Un obus le toucha à l'arrière; un autre atterrit sur la proue par tribord. La chaloupe belge Yser, qui l'accompagnait, fut touchée à son tour. Quelqu'un, sur l'Yser, tira désespérément un coup de pistolet d'alarme. Curieusement, un destroyer ami aperçut le signal, se dirigea à toute vitesse

les lieux et couvrit les deux embarcations de son feu tandis que celles-ci se mettaient hors de portée. Le Silver Queen réussit à atteindre tant bien que mal le port de Ramsgate, y déchargea ses troupes et, tranquillement, se mit à couler à quai.

Pour la plupart de ces petits bateaux, le danger le plus grave n'était ni à l'aller ni au retour, mais sur les plages. Même quand les troupes se comportaient à la perfection, les embarcations risquaient sans arrêt d'être surchargées. La mer était encore calme, mais le vent avait tourné à l'est et les flots commençaient à être agités. Les opérations d'embarquement se faisaient plus lentement que jamais.

A La Panne, le lieutenant Harold .J. Dibbens de la Military Police se heurtait à ce problème d'embarquement depuis qu'il était arrivé, la veille, sur la plage. Contrairement à la plupart des membres du CEB, Dibbens se sentait parfaitement chez lui quand il était en mer. Il avait passé son enfance à l'île de Wight - toujours entourée de bateaux - et il avait même servi un court moment dans la Navy, avant de devenir policier à Scotland Yard. Lorsque la guerre avait éclaté, son expérience professionnelle l'avait fait affecter à la Military Police et, depuis que " le ballon avait été lâché " , il avait passé la majeure partie de son temps à courir après les voleurs ou les trafiquants de marché noir. La retraite 'avait mis fin à tout cela et, maintenant, il se trouvait là, avec les rescapés de la Provost Company, attendant sur la plage comme une foule d'autres soldats.

Constatant la confusion qui régnait sur le rivage - des embarcations s'étaient retournées, d'autres flottaient sur la mer, désemparées -, Dibbens avait jugé que ce dont on avait le plus grand besoin en ce moment était un quai d'embarquement ou une jetée qui s'avancerait dans la mer. Les bateaux pourraient y aborder et seraient chargés plus efficacement. Mais où trouver les matériaux pour construire un tel dispositif ? Son regard tomba sur des camions abandonnés qui parsemaient la plage. Il n'avait plus besoin maintenant que d'un peu de main-d'œuvre !

" On demande une unité de sapeurs ! " Dibbens parcourait en criant les dunes où de nombreux hommes attendaient. Il agissait de son propre chef - n'ayant aucune autorité -, mais on vivait des temps où ce qui comptait avant tout était de se montrer plein d'initiative, et un colonel obéissait à un simple caporal si ce dernier avait une bonne idée.

Le capitaine E.H. Sykes de la 250e Field Company, Royal Engineers s'avança vers Dibbens. Que voulait-il ? Dibbens ne pouvait guère donner des ordres au capitaine, aussi lui proposa-t-il un marché : ses propres hommes fourniraient des camions, si ceux de Sykes voulaient bien s'en servir pour établir une jetée dans la mer. En guise de " récompense " , les sapeurs pourraient utiliser les premiers cette jetée dès qu'elle serait terminée.

Sykes était d'accord et il désigna la section du sous-lieutenant. John S.W. Bennett pour faire ce travail. Ses hommes firent leur boulot avec un enthousiasme étonnant si l'on considérait quel avait été leur état d'esprit jusque-là. Ils venaient d'accomplir une longue marche vers la côte, et la nuit précédente avait été un enfer. Ils avaient perdu beaucoup de leurs officiers dans l'obscurité et la plupart des hommes de la compagnie s'étaient dispersés. En temps normal ils étaient 250, leur nombre était tombé à 30 ou 40 quand ils avaient atteint La Panne.

Le lieutenant Bennett était un des rares officiers à être restés avec eux tout le temps. Il faisait de son mieux, mais, dans le civil, il enseignait à l'école des Beaux Arts de Cambridge, et ce qu'on lui demandait maintenant était un travail de soldat professionnel. Les hommes poussèrent au début une foule de grognements jusqu'à ce que, exaspéré, il leur criât: " Si vous voulez que je vous commande, je vous commanderai; si vous voulez me donner des ordres, j'y obéirai. "

" Franchement, ça vaut pas un pet de lapin ce que vous voulez faire " , dit une voix sortant des rangs.

En fait, le professeur des Beaux Arts était un meilleur chef que l'on pouvait le croire. Les hommes se mirent bientôt au travail à toute vitesse. Ils alignèrent les camions côte à côte dans la mer. Ils les chargèrent de sacs de sable et crevèrent leurs pneus à coups de fusils pour qu'ils ne bougent pas. Ils prirent des poutres dans un chalutier pour faire un appontement. Ensuite, ils arrachèrent des Planches aux ponts des navires échoués afin de former une passerelle. Ils y ajoutèrent même un garde-fou fabriqué avec des cordes.

Ils avaient commencé leur travail à marée basse, mais maintenant la mer montait. Bientôt les hommes eurent de l'eau jusqu'aux aisselles alors qu'ils reliaient les camions avec des câbles. Parfois ils devaient tenir la jetée tous ensemble avec leurs bras jusqu'à ce qu'un câble fût passé. Ballottés par le courant, ils étaient sur-trempés jusqu'aux os et recouverts d'huile et de graisse.

Les hommes de la 102e Provost Company avaient bien fait leur boulot de ferrailleurs - parfois même un peu trop bien. A un moment donné, un général en colère s'était jeté sur Dibbens. Quelqu'un lui avait volé quatre camions qu'il avait marqués d'une croix rouge pour s'en servir comme ambulances. Dibbens prit une attitude appropriée, déclara qu'il ne pouvait imaginer qui avait pu faire une chose pareille et, tranquillement, remplaça les quatre camions volés par quatre autres qu'il avait subtilisés ailleurs.

La " jetée du gendarme " , comme on l'appela, fut terminée le 30 mai dans l'après-midi et se révéla être un succès. Pendant le soir et tout le lendemain, un flot ininterrompu d'hommes l'utilisa pour monter à bord de la flottille de petits bateaux et de chaloupes qui ne cessait de s'accroître. Par une ironie du sort les hommes de Bennett ne l'empruntèrent pas. Leur QG avait déclaré qu'ils avaient fait un excellent boulot et qu'ils devaient à présent maintenir la jetée en bon état. La promesse qu'ils en seraient les premiers " usagers " était... tombée à l'eau. En revanche, ils avaient appris la dure et vieille maxime militaire: ne jamais trop bien remplir une tâche, ou vous y serez affecté pour toujours.

Plus tard, il y eut de longues discussions pour savoir qui le premier avait eu l'idée de cette jetée. Outre le lieutenant Dibbens, on l'attribua au commodore Stephenson, au commandant Richardson et au général Alexander parmi d'autres. Curieusement toutes ces suppositions pouvaient être justes. Il semble que c'était une de ces idées dont on dit qu'elles sont " dans l'air ", car l'examen de photographies de la Luftwaffe montre que pas moins de dix jetées semblables avaient été édifiées les 30 et 31 mai entre Malo-les-Bains et La Panne.

Cela voulait dire qu'il y avait eu de nombreux constructeurs en plus de ceux de la 250e Field Company qui avait tant souffert. Une de ces unités était l'escadron A du 12e Lancers, qui construisit une jetée à 5 kilomètres environ à l'ouest de La Panne. Ces hommes n'avaient aucune expérience en la matière - ils faisaient partie d'une unité de reconnaissance -, mais le " périmètre " était maintenant pleinement équipé et un surcroît de combattants se concentraient sur les plages.

Avec ces mouvements incessants, s'était produit un rétablissement de la discipline. A Bray-Dunes, les commandants Kerr et Richardson avaient passé leur première nuit tranquille depuis longtemps. Comme Kerr l'expliqua un peu brutalement, ils avaient enfin affaire à de " vrais officiers " .

Le vieux fantôme de la tradition reprenait le dessus. Lorsque le colonel Lionel H. M. Westropp donna l'ordre au 8e King's Own Royal Regiment de descendre vers le môle, il avait commencé par réunir ses officiers. Il leur rappela qu'ils portaient l'insigne de l'un des plus anciens régiments de ligne. " Nous serons donc les représentants de ce régiment quand nous descendrons sur la plage cette après-midi. Nous ne devons pas nous laisser aller et nous devons être un exemple pour la foule qui se presse sur la plage. "

Le bataillon s'ébranla d'un pas impeccable, les bras se balançant à la même cadence, les fusils parfaitement portés en bandoulière, les officiers et les sous-officiers correctement espacés. " La foule des plages " en fut favorablement impressionnée.

Le sous-lieutenant William Lawson, âgé de 19 ans, savait que les apparences étaient très importantes, mais il avait une bonne excuse d'avoir mauvaise allure. Son unité d'artillerie avait été salement éprouvée sur la Dyle, ensuite à Arras, et c'est à peine si elle avait pu atteindre le " périmètre " - deux rudes semaines passées presque toutes à courir.

A présent il était au moins à La Panne, et c'était au tour de la Navy de se faire du souci. Errant sur la plage. il reconnut soudain un visage familier. C'était son propre père, le général Honorable E.F. Lawson, qui servait temporairement à l'état-major du général Adam. Le jeune Lawson ne savait même pas que son père se trouvait dans le nord de la France. ll accourut vers lui et le salua.

- Qu'est-ce que c'est que cette tenue ! tonitrua le vieux général. Vous êtes le déshonneur de la famille ! Coupez-vous les cheveux et rasez-vous immédiatement ! "

Son fils lui fit remarquer que cela était difficile à faire sur-le-champ. Le général balaya cet argument d'un revers de la main et lui annonça que son ordonnance, qui avait servi comme domestique dans la famille avant-guerre, s'en chargerait. C'est ce qui fût fait : une séance de coiffeur sur le sable de Dunkerque !

Au môle, le commandant Clouston, lui aussi, n'avait pas perdu ses principes. Apercevant un homme des patrouilles de rivage avec les cheveux plus longs qu'ils n'auraient dû pousser depuis trois ou quatre jours, il lui ordonna de les couper.

'Tous les coiffeurs sont fermés. Sir " . répliqua l'homme, imperturbable. Clouston insista. Finalement, le marin sortit sa baïonnette et se coupa une mèche. " Que voulez-vous que je fasse de ça maintenant, demanda-t-il, le mettre dans un médaillon ? "

Sous le commandement ferme de Couston, le môle continua de fonctionner toute la journée du 30 mai. Un flot de destroyers, de dragueurs de mines, de steamers du Channel et de chalutiers accostaient, chargeaient des hommes et repartaient. Pendant deux heures d'affilée, Clouston eut des soldats qui arrivaient au pas de course sur la passerelle. Dans l'après-midi et dans la soirée, il embarqua ce jour-là plus de 24.000 hommes.

Les efforts déployés par Clouston furent grandement aidés par un renversement de politique décidé à Douvres. Au début de l'après-midi, l'amiral Ramsay téléphona à Londres à l'amiral Pound, insistant pour que les destroyers modernes soient mis à contribution. C'était capital s'il voulait recueillir tout le monde dans le peu de temps qui lui restait. Après un échange de répliques assez vif. Pound donna finalement son accord. A 3 heures 30 de l'après-midi, ordre fut donné d'envoyer les destroyers en France.

Maintenant, les batteries allemandes tiraient sur le port de Dunkerque à partir de Gravelines, mais le môle demeurait hors de leur portée. Il arrivait que des avions ennemis fassent des attaques éclairs sur les bateaux, mais les escadrilles de bombardiers de Kesselring restaient au sol. Contrairement à la peur et à la confusion qui avaient régné la veille, l'atmosphère s'était calmée. Tandis que le Malcolm embarquait quelques soldats des Cameron Highlanders, son navigateur, le lieutenant Mellis, jouait de la cornemuse sur le gaillard d'avant. Comme une partie du Royal Dragoon Cuards empruntait la passerelle, un escogriffe des Royal Marine enfournait de grandes cuillerées d'un ragoût fumant. Un officier des dragons n'avait pas de gamelle, mais il tendit un shaker à cocktail qu'il avait piqué on ne sait où. Le Marine le remplit en lui posant une question d'un air solennel : " Dois je y ajouter une cerise, sir ? "

Mais le plus grand changement se constatait sur les plages. La discipline continuait de se rétablir. Les colonnes de soldats attendaient tranquillement et en ordre. Le flot ininterrompu des petits bateaux transportaient méthodiquement des troupes aux plus gros vaisseaux qui étaient au large. Tandis que les douze membres de l'unité de sécurité du capitaine Arthur Marshall attendaient patiemment leur tour, un colonel allait et venait d'un air important. Il était apparemment mécontent que cette unité n'ait rien à faire et il donna aux hommes l'ordre de " mettre un peu d'ordre sur la plage " . Au début, Marshall crut que le colonel plaisantait, mais non, il était tout ce qu'il y avait de plus sérieux. Moins ils laisseraient de désordre derrière eux, et moins les Allemands croiraient que le CEB était parti précipitamment, expliqua-t-il. Cela amoindrirait le sentiment de triomphe -de l'ennemi, ce qui aiderait à l'effort de guerre.

Finalement convaincus que le colonel disait bien ce qu'il disait, les hommes de Marshall, en faisant la gueule, se mirent au travail: ils empilaient des capotes abandonnées sur le sable, rangeaient des caisses vides, enroulaient soigneusement des cordages. Ils continuèrent jusqu'à ce que le colonel soit parti.

En outre, le 30 mai se révéla une très bonne journée. Grâce à une meilleure discipline, aux jetées de camions, et surtout à l'arrivée des petits bateaux, le nombre d'hommes recueillis sur les plages s'éleva à 13.752 le 29 et à 29.512 le 30. Au total, 53.823 hommes furent évacués au cours de cette journée grise et brumeuse - beaucoup plus que le plus élevé des chiffres quotidiens.

Les pertes furent heureusement peu nombreuses. Grâce au ciel couvert, la flotte de secours traversa la Manche sans être inquiétée par les " Stukas " et les " Heinkel " . La première perte eut lieu quand le destroyer français Bourrasque, qui faisait route vers Douvres, heurta une mine flottante. Les navires voisins ne purent sauver que 150 des hommes qu'il transportait.

Plus tard, dans la nuit du 30 au 31 mai, un autre destroyer français, le Siroco, fut torpillé par des " S-boot " tapis au large de la bouée de Kwinte. Pendant un certain temps, son commandant, Guy de Toulouse-Lautrec, un parent du peintre, pensa pouvoir sauver son bâtiment, mais il laissait échapper un énorme jet de vapeur qui attira l'attention d'un bombardier allemand qui passait par là. Une bombe s'écrasa sur l'arrière du navire, mettant le feu à la soute à munitions. Une flamme jaillit à près de cent mètres de haut dans le ciel, et le Siroco sombra.

La plupart des bateaux rejoignirent cependant l'Angleterre sains et saufs. Ils débarquèrent leurs passagers déguenillés à Douvres et dans d'autres ports de la côte sud-est. Alors qu'on les conduisait vers les trains qui les attendaient, les épreuves qu'ils avaient subies se lisaient sur leurs visages mal rasés, aux yeux enfoncés dans leurs orbites, tachés d'huile, marqués d'une fatigue infinie. Nombre d'entre eux avaient perdu leurs équipements, mais certains s'agrippaient à un dérisoire butin qu'ils avaient ramassé en chemin : une paire de sabots que le simple soldat Fred Louch avait attachés à son masque à gaz, une oie vivante que charriait un poilu... Le bombardier Arthur May avait encore sur lui 6.000 des 10.000 cigarettes dont il s'était emparé, l'ordonnance du sous-lieutenant H.C. Taylor avait récupéré le phonographe portatif de son officier. Aux côtés des hommes s'attroupaient les inévitables chiens: à Douvres seulement on en compta 170.

Tout, dans cette foule bigarrée, entait l' " évacuation " , mais jusque-là le black out avait régné. Avec tous ces hommes qui rentraient chez eux, cela ne pouvait plus durer. Aussi, le 30 mai, Londres publia enfin un communiqué annonçant la retraite. " Ce que, souffla le Times, tant de gens dans ce pays avaient pu constater de leurs propres yeux. "

Parmi les milliers d'hommes destinés à être rapatriés, quelques-uns avaient été soigneusement triés sur le volet. Quoi qu'il puisse arriver. Lord Cort espérait trouver assez d'hommes rentrés chez eux pour former le noyau d'une armée nouvelle qui pourrait un jour repartir et prendre sa revanche. Le général Pownall, chef d'état-major de Cort, était parti le soir du 29 mai, en même temps que l'aide de camp du commandant-en-chef Lord Munster. Le 30, c'était le tour du général Brooke. Après avoir déjeuné de petit poussin et d'asperges, miraculeusement sortis d'un chapeau par son aide de camp, le capitaine Barney Charlesworth, il rendit une dernière visite à ses commandants de divisions.

Ce ne fut pas agréable. Brook était connu pour être un homme brillant mais froid ; cette après-midi-là il était profondément ému. Disant au revoir au général Montgomery qui allait prendre le commandement du corps d'armée, il éclata en sanglots. Monty le prit par les épaules et lui dit ce qu'il fallait dire. Finalement, ils se serrèrent la main et Brooke s'en alla en marchant à petits pas.

Un homme résolument déterminé à ne pas abandonner était Lord Cort. Sa décision fut connue à Londres, le matin du 30 mai, lorsque Lord Munster arriva des plages de la Manche. Winston Churchill, à ce moment-là, était en train de prendre son bain, mais il était capable de travailler où qu'il se trouve, et il appela Munster pour avoir avec lui une conversation " au coin de la baignoire " ! C'est dans cette situation insolite que Munster rapporta à Churchill la décision de Cort de rester à Dunkerque jusqu'à la fin. Il n'en partirait pas sans en avoir reçu l'ordre formel.

A cette idée, Churchill fut abasourdi. Pourquoi donner à Hitler l'occasion de battre et de faire prisonnier le commandant en chef britannique, ce qui servirait grandement sa propagande ? Après en avoir parlé à Eden, à Dili et à Pownall, Churchill écrivit de sa propre main des instructions à Gort qui ne lui laissaient pas le choix:

" Si nous pouvons continuer de communiquer, nous vous enverrons l'ordre de retourner en Angleterre avec des officiers de votre choix, quand nous jugerons que votre contingent sera assez réduit pour être confié à un commandant de corps d'armée. Vous devrez nommer immédiatement ce nouveau commandant. Si les communications sont rompues, vous devrez passer vos pouvoirs et rentrer comme il est entendu lorsque vos forces combattantes ne dépasseront plus l'effectif de trois divisions. Cela est en accord avec une procédure militaire correcte et aucune décision personnelle ne vous est laissée en la matière. "

Tout ce que Gort devait faire était de continuer de se battre, " mais quand il jugerait que l'évacuation n'était plus possible et qu'il ne pourrait plus infliger des pertes à l'ennemi, il était autorisé à se consulter avec le commandant français le plus ancien dans son grade pour capituler officiellement afin d'éviter des massacres inutiles. "

Ces instructions parvinrent à Cort dans l'après-midi, et il les lut à haute voix au cours de la conférence finale qu'il avait organisée dans sa villa du front de mer, à 6 heures du soir. Aux côtés du général Barker, commandant du Zef Corps, se trouvaient là Monty qui avait maintenant le commandement du 1er Corps et Brooke, qui n'était pas encore parti. On discuta des ultimes dispositions concernant l'évacuation : le ter Corps serait le dernier à partir, et son commandant, Barker, remplacerait Gort comme Londres en avait décidé.

La séance étant levée, Montgomery se glissa derrière Gort et lui demanda de s'entretenir avec lui en privé. Une fois qu'ils furent seuls, Monty monta sur ses grands chevaux. Ce serait une erreur fatale de laisser Barker diriger les opérations jusqu'à la fin. L'homme n'était plus capable de commander. La meilleure chose était de le renvoyer chez lui et de le remplacer par le commandant de la 1re Division, le major général Harold Alexander. Ce dernier avait tout le calme et la lucidité nécessaires pour faire face aux événements. Avec un peu de chance, il pourrait ramener l'arrière-garde en sécurité en Angleterre.

Cort écoutait, mais il rie prit aucun engagement.

Descendu sur la plage, le général Brooke se préparait à partir. D'ordinaire, c'était un homme assez élégant, mais il avait échangé ses culottes de cheval et ses bottes norvégiennes pour un vieux pantalon et des chaussures usées. Ce serait plus pratique s'il devait nager. Mais il n'eut pas à le faire. Il fut conduit à un canot sur les solides épaules du fidèle Charlesworth. Vers 7 heures 20 il était en route pour rejoindre un destroyer.

Vers 8 heures, un nouveau visiteur s'annonça au CQC. L'amiral Wake-Walker était venu voir Gort. Avec le peu de personnel qui commençait à arriver de toutes parts, il voulait établir une meilleure coordination avec l'armée. Au cours des derniers jours, il y avait eu trop de navires qui se trouvaient là où les troupes n'étaient pas, et réciproquement.

Cort le remercia chaleureusement. Le commandant en chef et son état-major étaient sur le point de passer à table. Wake-Walker fut invité à se joindre à eux. Ils entrèrent dans une salle à l manger assez vaste dont les portes-fenêtres étaient ouvertes sur la mer. La conversation se passa surtout à bavarder et, tandis que Wake-Walker vidait avec le général une dernière bouteille de champagne, il avait l'impression de vivre une curieuse expérience. On était sur le point de connaître le plus grand désastre militaire de l'histoire de la Grande-Bretagne, et ils étaient assis là, en train de dire des choses sans importance tout en sablant le champagne, comme s'ils se trouvaient à une banale soirée au bord de la mer. Une seule chose sortait de l'ordinaire : ses culottes étaient toutes trempées depuis qu'il avait pataugé sur le rivage.

Gort était charmeur, paisible et souriant. Il assura l'amiral que le seul fait qu'il fût là apaiserait grandement les esprits. Wake-Waller pouvait difficilement croire que la présence d'un simple bureaucrate de la Marine serait d'un tel effet sur les troupes.

Après la salade de fruits, ils se remirent au travail. Wake-Walker se rendit vite compte que Gort et son état-major avaient l'impression d'avoir fait tout ce qu'ils pouvaient. Ils avaient conduit le CEB à la côte plus ou moins intact ; maintenant c'était à la Royal Navy de ramener les hommes chez eux - et jusque-là elle n'avait pas rencontré de très grosses difficultés.

Wake-Walker dit qu'un échec ne viendrait pas du fait de n'avoir rien tenté. Il souligna la difficulté qu'il y avait à emmener un grand nombre d'hommes à partir des plages et insista pour qu'on en dirigeât plus sur Dunkerque où ils pourraient utiliser le môle. Le général Leese demeurait sceptique. Les hommes avaient assez marché comme ça. Les bateaux devaient venir là où ils se trouvaient. Il était parfaitement possible de prendre les soldats sur les plages... compte non tenu des " maladresses de la Navy. "

Wake-Walker fut hérissé par les propos de Leese. Il lui dit qu'il n'avait aucune raison de parler ainsi.

La discussion porta ensuite sur l'évacuation de l'arrière-garde. Peu importait la manière dont les autres étaient évacués: l'étau allait bientôt se refermer. Les Allemands exerçaient une forte pression sur Nieuport et sur Furnes, et il ne semblait guère possible de tenir l'extrémité est du " périmètre " au-delà de la nuit du 31 mai au 1er juin. On espérait sauver tous les autres hommes pendant le jour, puis amener l'arrière-garde sur les plages à minuit. Ramsay avait promis de faire un suprême effort et était en train d'envoyer une nouvelle armada de petits bateaux. Avec un peu de chance ils arriveraient là où on avait besoin d'eux et l'arrière-garde sauterait à bord avant que l'ennemi ne puisse intervenir.

C'était là un horaire très strict. Outre l'arrière-garde que l'on estimait à 5.000 hommes, il y en avait des dizaines de milliers d'autres qu'il fallait auparavant sauver. A cette perspective, le cœur de Wake-Walker se serra. L'idée d'une ruée de dernière minute vers les bateaux dans l'obscurité, avec l'ennemi à ses trousses, n'était guère réjouissante.

A 10 heures du soir, ils avaient fini de se parler. Wake-Walker retourna sur le destroyer Worcester, dont il avait fait pour l'instant son navire-amiral. En descendant vers la plage, il avait trouvé un gros canot pneumatique et recruté huit soldats pour le mettre à flot. Tandis que Tennant et Leese les regardaient du rivage, l'amiral et ses hommes prirent la mer, mais le canot était trop chargé et commença à couler. Ils sautèrent tous à l'eau et retournèrent sur la plage pour recommencer le voyage avec moins d'hommes à bord. " Autre exemple de maladresse de la Marine " , dit sèchement Wake-Walker à Leese.

De retour au G.Q.G., l'état-major établit un rapport sur la situation destiné au War Office, qui fut envoyé à 11 heures 20 dans la soirée. Il disait que les six divisions restantes sur les plages seraient recueillies la nuit même, et que l'extrémité est du " périmètre " serait complètement dégagée le lendemain dans la nuit du 31 mai au 1er juin. L'évacuation de ce qui restait du CEB s'effectuait d'une façon satisfaisante. Le rapport ne le disait pas, mais au rythme où allaient les choses, les opérations d'embarquement seraient terminées en fin de journée, le 1er juin.

Trente minutés plus tard, à 11 heures 59, le chef de l'état-major impérial, le général Dili téléphona de Londres. Gort lui assura que la nuit serait tranquille, que tout allait bien sur les plages. Dili ignora ce qu'il disait et en vint à la raison profonde de son appel. Le Premier ministre voulait qu'il évacue le plus de Français possible - pas seulement un nombre " convenable " , mais un nombre " équivalent " . Churchill lui-même prit l'appareil et confirma son ordre.

C'était là quelque chose d'imprévu. Il ne s'agissait plus de liquider les opérations d'évacuation en embarquant à la dernière minute la petite arrière-garde, le 1er juin ; toute l'armée française était maintenant dans le coup. Personne - absolument personne - ne savait combien d'hommes cela pouvait représenter, mais il était évident que tous les calculs précis et les horaires qui avaient été mis sur pied dans la journée n'avaient plus aucun sens.

10.

" BRAS DESSUS, BRAS DESSOUS ! "

" Il faut aussi aider les Froggies' " dit Bob Hilton à Ted Shaw, alors qu'ils entreprenaient leur dix-septième heure de corvée, pour transporter des soldats de la plage aux navires qui attendaient au large de Malo-les-Bains. Shaw était d'accord, et, désormais, ils ne s'occupèrent plus de savoir si les soldats étaient anglais ou français. Ils étaient tous du même bord. Tout était simple.

Au niveau le plus élevé de la hiérarchie, ce n'était pas le cas. Lorsque l'évacuation avait commencé, l'Amirauté s'était bornée à dire que les soldats britanniques seraient pris par des bateaux britanniques, les Français par des bateaux français. C'est ce qui avait été fait. Les Alliés avaient, chacun pour sa part, organisé leur retraite vers la côte, puis avaient occupé la portion du " périmètre " qui leur revenait. Dans le même esprit, les Britanniques avaient pris d'eux-mêmes la décision d'évacuer leurs troupes. Reynaud en avait été informé, et maintenant c'était aux Français de faire la même chose.

Or les Français n'envisageaient pas une évacuation. Le 19 mai - Jour où Weygand avait pris le commandement -, l'amiral Darlan déclara au Commandement suprême des forces alliées qu'une telle mesure ne pouvait que conduire à un " désastre " . Darlan préférait s'en tenir à une tête de pont, qui eût représenté une menace permanente sur le flanc de l'armée allemande. C'est avec cette idée en tête que le capitaine Auphan commença à rassembler des centaines de chalutiers français. Ils étaient destinés au ravitaillement de la tête de pont, non pas à l'évacuation. A Dunkerque, l'amiral Abrial reflétait fidèlement le même point de vue.

Les Français, à la fin, durent se rendre à la réalité, le 27 mai, quand Auphan, l'amiral Leclerc et l'amiral Odend'hal rencontrèrent Ramsay à Dover Castle. Ils étaient venus pour discuter de l'approvisionnement de Dunkerque et découvrirent que les Britanniques avaient déjà commencé à partir. Les Français devaient à présent se ressaisir. On pourrait se servir des chalutiers d'Auphan, mais ils étaient encore assez éloignés du théâtre des opérations. Quelques navires de guerre de la Marine française étaient disponibles, mais la plupart d'entre eux se trouvaient en Méditerranée comme il en avait été convenu avec la Royal Navy.

Un accord fut passé à la hâte entre les officiers français et l'amiral Ramsay. Il était stipulé au paragraphe 5 que " tous les navires nécessaires à l'évacuation seraient partagés entre Douvres et Dunkerque " . Cela était passablement vague, mais pour les Français, c'était comme la promesse qu'ils pourraient profiter des bâtiments britanniques.

Ils apprirent plus tard ce que le mot " partagés " pouvait vouloir dire. Quand les Belges s'étaient rendus le 28 mai, le général Champon, chef de la mission française auprès du roi Léopold, était arrivé à La Panne. Avec lui se trouvait le personnel de la mission, qui comptait entre 100 et 150 personnes. C'étaient des gens particulièrement bien choisis et le commandant allié de la région, le général Georges, donna l'ordre qu'ils soient " évacués immédiate-ment " . Champon demanda à Lord Gort de lui faire un peu de place sur ses navires.

Gort envoya un télégramme au War Office, demandant confirmation au général de brigade Swayne, qui était officier de liaison auprès du G.Q.G. français. " Swayne doit comprendre, ajouta Gort, que chaque Français embarqué est un Anglais perdu. " Espérait-il avec un tel argument convaincre le G.Q.G. français ? Gort ne pouvait le dire. Mais il suggéra une solution : " Pourquoi ne pas envoyer un destroyer français qui utiliserait ses propres canots de sauvetage ? "

Le jour suivant – mercredi 29 mai –, Champon et ses hommes étaient toujours à La Panne aussi désemparés. Le général Georges demanda de nouveau à Gort d'agir, et le général de brigade Swayne passa un coup de fil au général Pownall, le chef d'état-major de Gort. Pownall répondit que des ordres avaient été donnés concernant Champon et " quelques-uns de ses officiers " , puis il demanda d'un ton plutôt mordant si cette mission était primordiale, " sinon il évacuerait un nombre égal de soldats britanniques. "

Swayne répondit que non. Il était sûr que ce n'était pas ce que Georges voulait dire. Il désirait seulement être sûr que la mission de Champon avait le même statut que les Britanniques.

Le problème traînait en longueur. Trente-six heures devaient s'écouler avant que Champon puisse partir à 8 heures du soir, le 30 mai.

S'il était difficile de trouver de la place pour une centaine d'hommes particulièrement choisis, les perspectives n'étaient guère brillantes pour les milliers de poilus qui, maintenant, se déversaient dans le " périmètre " . Du sud, venaient les rescapés de la 1re armée française ; de l'est, la 60e division qui avait été fort malmenée; de l'ouest, la 68e division qu'on avait retirée de Gravelines - tous ces hommes convergeant à la fois vers les plages. Ils devaient y attendre longtemps. Le 29 mai, plus de 47.000 hommes furent évacués, dont 655 seulement étaient français.

Winston Churchill était aussi compétent en matière d'arithmétique qu'en matière de politique. Le 29, il adressa un mémorendum à Anthony Eden et aux généraux Dili et Ismay:

" Il est capital que les Français participent à l'évacuation de Dunkerque autant que cela est possible. Cela ne doit pas dépendre uniquement de leurs propres possibilités maritimes. Des accords doivent être pris immédiatement, afin qu'aucun reproche, ou le moins de reproches possible ne puissent s'élever. "

Pendant ce temps, le général Georges rappelait Lord Gort. Cette fois-ci, le message ne concernait pas seulement la mission de Champon, mais toutes les troupes qui désormais affluaient sur les Plages. Comme il était relié par téléphone au général Swayne, qui se montrait compréhensif, Georges insista pour que l'évacuation soit effectuée par les Britanniques et les Français " en coopération et en se portant une assistance mutuelle " .

" Je suis tout disposé à coopérer, télégraphia Cort au général Dili à Londres, mais l'assistance – qui implique des ressources ne vient que de nous. Il est extrêmement urgent que les Français prennent toute la part qui leur incombe dans l'effort maritime à fournir. "

C'était oublier que les Français n'avaient que peu de " ressources " navales, leur flotte se trouvant en Méditerranée. Mettant l'accent sur le fait qu'il avait déjà évacué " une petite partie des Français " , Cort rappela une fois de plus à Londres que " chaque Français embarqué l'était au prix d'un Anglais. " Les instructions qu'il avait reçues exigeaient que la sécurité du CEB passe avant tout. Dans cette optique, il demandait quelle était la politique du gouvernement à l'égard des Français.

Le général Dili s'interrogea pendant quelques heures, puis il finit par télégraphier à Cort, avec un certain embarras, que la sécurité du CEB venait toujours en premier lieu, mais qu'il devait essayer d'évacuer " une certaine quantité " de Français.

Cette nuit-là, à Londres, Churchill n'était pas tranquille. En dépit de ses directives, il était peu probable que les Français prennent leur part à l'évacuation. A 11 heures 45 du soir, il envoya un autre télégramme, cette fois-ci à Reynaud, Weygand et Georges :

" Nous désirons que les troupes françaises participent à l'évacuation dans toute la mesure du possible, et l'Amirauté a reçu des instructions pour aider la Marine française comme on l'avait exigé. Nous ne savons pas combien d'hommes seront obligés de capituler, mais nous devons ensemble supporter les pertes autant que nous le pouvons, et par-dessus tout, nous en sortir sans soulever les reproches inhérents à une confusion, à des conflits et à des tensions inévitables. "

Au même moment, l'amiral Wake-Walker, qui traversait le Channel pour diriger l'embarquement, avait une conception très différente de celle de l'Amirauté. Avant de partir, l'amiral Pound, Premier Lord de la Mer, lui avait dit que l'on ne pensait pas que les Français pèseraient lourd dans l'affaire; il devait " leur interdire de s'embarquer si les troupes britanniques étaient prêtes à le faire. "

Le lendemain matin, 30 mai, Churchill convoqua les trois ministres du Cabinet de guerre et les chefs d'état-major à une réunion à l'Amirauté. Parmi les principaux invités se trouvait le général Pownall qui rentrait à l'instant de La Panne. Une fois de plus, le Premier ministre insista sur la nécessité de recueillir un grand nombre de soldats français.

Pownall parla haut et fort. Comme d'habitude, il enfourcha l'argument selon lequel aussi longtemps que les Français ne fourniraient pas leurs propres navires, " chaque Français embarqué signifiait un Anglais perdu de plus. "

Pownall avait l'impression d'avoir mis Churchill en face d'une " vérité gênante " , mais cela faisait deux jours que le Premier ministre entendait ce genre de discours et le mécontentement qu'il montrait venait surtout de sa propre exaspération.

Pendant toute la journée, un grand nombre de coups de téléphone furent échangés avec le général Gort. A 4 heures 20 de l'après-midi, le général Dili confirma que le principal souci de Cort était de saliver le CEB, mais il devait aussi faire de son mieux pour évacuer une " proportion convenable " de Français. A 8 heures 10, le War Office notifia une fois de plus à Swayne que les troupes françaises devaient être évacuées " autant qu'on en pourrait " .

C'est alors que des chiffres furent donnés par l'amiral Ramsay concernant le nombre total de soldats évacués dans la journée : en l'occurrence 45.207 Britanniques et 8.616 Français.

Des expressions comme " une certaine quantité " , une " proportion convenable " ou " autant qu'on en pourrait " ne signifiaient que ce qu'on voulait bien leur faire dire : des milliers d'hommes ou, un seul soldat. Si les Français devaient vraiment partager les navires britanniques, les instructions devaient être beaucoup plus précises. Il était près de minuit, le 30 mai, quand Churchill fit carrément face à la situation.

" Les troupes britanniques et françaises doivent être évacuées en nombre à peu près équivalent " , déclara fermement le général Dili par téléphone à Gort, lui faisant part des nouvelles instructions du Premier ministre. Afin qu'il n'y eût pas de malentendu, Dili répéta a trois reprises ces instructions au cours de la conversation. Churchill lui-même vint au bout du fil et insista sur le fait qu'il y en allait de l'avenir de l'alliance entre les deux pays.

Il avait raison. Au cours de ces journées, Paris était plein de rumeurs et de récriminations selon lesquelles les Britanniques retournaient chez eux en laissant les Français tirer les marrons du feu. Avec l'espoir de clarifier les choses, Churchill s'envola pour Paris le lendemain matin 31 mai, pour y tenir une réunion du Conseil suprême des forces alliées. Accompagné du général Dili et de quelques collaborateurs, il fut reçu à l'aéroport par son représentant personnel auprès de Paul Reynaud, le major-général Sir Edward Spears, qui avait, pendant ces derniers jours, été en butte aux plaintes des Français.

A 2 heures de l'après-midi, les dirigeants britanniques et français se réunirent au ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique. Pour la première fois s'était joint à eux le maréchal Pétain en civil. Le général Weygand était là, lui aussi, avec des culottes de cheval qui lui donnaient l'air du Chat Botté, comme le remarqua le général Spears. Les Français occupaient tout un côté d'une longue table recouverte d'un tapis et les Britanniques leur faisaient face. A travers les fenêtres ouvertes, on voyait un jardin baignant au grand soleil. 71 faisait un temps magnifique - comme ce fut souvent le cas ce printemps-là - qui contrastait avec l'inquiétude de ces hommes d'État et de ces généraux essayant d'éviter le désastre.

Churchill ouvrit la séance en prononçant une allocution chaleureuse. L'évacuation, dit-il, se passait beaucoup mieux qu'on n'avait osé l'espérer. A midi, ce jour-là, 160.000 hommes avaient été embarqués.

" Mais combien de Français ? " demanda Weygand d'un ton tranchant. Le Premier ministre lui répondit du tac au tac : " Nous sommes compagnons dans le malheur. Nous n'avons rien à gagner à nous livrer à des récriminations en oubliant nos misères communes. "

Le problème, pour autant, n'était pas résolu. Après avoir fait un bref résumé de la campagne de Norvège, la discussion porta sur Dunkerque et il se révéla que sur 165.000 hommes évacués, 15.000 seulement étaient français. Churchill fit de son mieux pour expliquer à ses interlocuteurs cette disproportion embarrassante. Beaucoup de soldats britanniques étaient des troupes d'arrière-garde déjà stationnées à Dunkerque: les Français étaient arrivés plus tard ; si l'on comptait les divisions combattantes. cette disparité n'était pas si mauvaise.

Reynaud l'interrompit. Quelles que soient les raisons, un fait demeurait: sur 220.000 Britanniques. 150.000 avaient été évacués; sur 200.000 Français, il n'y en avait eu que 15.000. Il ne pouvait affronter l'opinion publique avec de tels chiffres. Il fallait absolument faire quelque chose pour évacuer plus de Français.

Churchill était d'accord et il exposa ses nouvelles directives portant sur " un nombre équivalent " . Il souligna aussi le fait que trois divisions britanniques se trouvaient encore à Dunkerque et qu'elles resteraient avec les Français jusqu'à ce que l'évacuation soit terminée.

Darlan envoya alors un télégramme à l'amiral Abrial au Bastion 32, faisant part des décisions prises par le Conseil. Il mentionna que lorsque le " périmètre " serait réduit, les forces britanniques s'embarqueraient en premier.

Churchill se leva brusquement. " Non, cria-t-il. On partage. Bras dessus, bras dessous ! Son épouvantable accent anglais était légendaire, mais, cette fois-ci, il se fit bien comprendre. Avec un geste dramatique, il mima l'expression " bras dessus, bras dessous " .

Mais il ne s'arrêta pas là. Emporté par son émotion, il annonça que les troupes britanniques restantes constitueraient l'arrière-garde. " Si peu de Français sont encore partis, déclara-t-il, que je n'accepterai pas d'autres sacrifices de leur part. "

Cela était plus qu'une façon de se donner le bras, et pour le général Spears c'était aller trop loin. Après une longue discussion, le compte rendu final disait simplement que les troupes britanniques serviraient d'arrière-garde " aussi longtemps que possible " . Il disait également qu'Abrial prendrait le commandement des opérations.

Lord Gort n'eut pas le même élan de générosité que le Premier ministre. Il était assez difficile de pratiquer la politique du " nombre équivalent " . En tout cas, on ne pouvait retourner en arrière. Londres accepta que cette règle ne s'applique qu' " à partir de maintenant " . Et cela coûterait encore des pertes. Le War Office donna des instructions à Gort pour qu'il tienne le coup le plus longtemps possible, afin que le maximum de Français puissent être évacués. Mais combien de temps ? Ce matin du 31 mai, tout indiquait une attaque en force des Allemands vers Furnes. Si Gort attendait trop longtemps pour sauver un plus grand nombre de Français, il risquait de perdre la totalité de la brigade des Guards.

Il remuait encore ce problème dans son esprit, lorsque le général Alexander - qui commandait avec calme et compétence la 1re Division - rendit visite au G.Q.C. à 8 heures 30 du matin. Gort lui demanda d'un air maussade de réduire l'effectif de sa division, car il semblait qu'il aurait à capituler avec la plupart de ses hommes en compagnie des troupes françaises. C'était en tout cas ce que semblaient vouloir dire les instructions du War Office.

A 9 heures, Anthony Eden téléphona. Il avait une interprétation personnelle de ces ordres qui devait rassurer Gort. Comme Eden l'expliqua au général Leese:

" L'ordre envoyé la nuit dernière de tenir afin que le maximum de troupes alliées soient évacuées dôit être interprété ainsi: (Gort) devait le faire aussi longtemps qu'il penserait pouvoir continuer à tenir ses positions avec les forces dont il disposait, mais il ne devait pas porter préjudice à la sécurité de ses forces restantes en essayant de tenir au-delà. "

En d'autres termes, il était désirable d'évacuer un nombre égal de Français - tant que cela ne représenterait pas un danger.

Apaisé, Gort se rendit à Dunkerque pour y rencontrer l'amiral Abrial à l0 heures. Ce dernier se trouvait, comme d'habitude, au Bastion 32. Outre son état-major d'officiers de marine, il avait avec lui le général Fagalde, commandant les forces militaires du " périmètre " , et le général de la Laurencie, qui venait juste d'arriver avec les seules troupes qui avaient pu échapper à l'encercle-ment des Allemands à Lille.

Les rapports de Gort avec Abrial étaient souvent tendus. Claustré dans le Bastion 32, Abrial ne semblait jamais être au courant de ce qui se passait. Ce jour-là, l'entrevue fut cordiale. Gort lui fit part de la politique du " nombre équivalent " , et affirma qu'il avait promis d'évacuer 5 000 hommes de la Laurencie. Abrial dit que Weygand préférait utiliser ces dispositions pour quelques unités de cavalerie motorisée, et la Laurencie ne fit aucune objection. Gort offrit aussi aux Français un accès égal au môle est. S'il semblait quelque peu paradoxal qu'un Britannique offre à des Français la libre disposition des installations françaises dans un port français, Abrial eut le tact de garder le silence.

Gort et Fagalde échangèrent alors des informations concernant chacune de leurs propres positions le long du " périmètre " - c'était apparemment la première fois qu'il en était ainsi - et Gort annonça qu'il avait été rappelé en Angleterre. A ce moment, le général Blanchard apparut. Il commandait d'habitude un groupe d'armée, mais au cours de ces journées, il n'avait eu pratiquement rien à faire. Gort l'invita en compagnie du général de la Laurencie à le suivre en Angleterre. Tous deux refusèrent poliment. Comme le précisa la Laurencie: " Mon drapeau restera planté sur les dunes, jusqu'à ce que le dernier de mes hommes ait été embarqué. "

Ils échangèrent des toasts d'adieu. Chacun se promettant de se retrouver bientôt en France.

De retour à La Panne, Gort convoqua le général Alexander à sa villa du bord de mer qui lui servait de quartier général. Le commandant en chef avait pris une décision capitale : Alexander - et non pas Barker - remplacerait Gort après son départ pour l'Angleterre. Il n'expliqua jamais ce retournement. Sans doute avait-il été impressionné par les protestations véhémentes de Montgomery la veille au soir, mais on ne pensait pas que le flegmatique Gort ait été aussi aisément influencé par le fringant Monty.

En tout cas, les ordres étaient prêts quand Alexander arriva vers 12 heures 30. Techniquement, il devait prendre le relais de Barker comme commandant du 1er Corps, qui était formé de trois divisions plus ou moins complètes. II avait pour mission d' " assister nos alliés français dans la défense de Dunkerque. "

Il devait servir sous les ordres d'Abrial, comme il en avait été décidé à Paris, mais une clause restrictive avait été ajoutée à ses instructions : " si un ordre vous est donné qui vous paraisse mettre en péril la sécurité de votre commandement, vous devrez en faire appel immédiatement auprès du Gouvernement de Sa Majesté. "

C'était tout. Gort avait dicté ses ordres au colonel Bridgeman, qui servait encore comme officier général des opérations. Mais il avait commis une importante omission : il avait laissé de côté les instructions du War Office autorisant à se rendre " afin d'éviter des massacres inutiles " . Bridgeman était d'avis qu'il fallait le préciser, mais il n'osa pas le dire à son chef. Finalement, il se procura une copie du télégramme original en provenance de Londres, marqua le passage en question, et demanda à Gort s'il voulait la joindre aux- instructions données à Alexander. Gort répondit que oui, et ce fut fait. Jusqu'à la fin, il se débrouilla pour éviter de mentionner ce mot maudit " se rendre " .

En principe, les ordres de Gort ne devaient prendre effet qu'après 6 heures du soir, quand le G.Q.G. serait dissous. En fait, ils devaient être appliqués presque aussitôt. Après un repas rapide, Alexander retourna à son quartier général et confia sa division à l'un de ses généraux de brigade. Ensuite, il se rendit à Dunkerque, accompagné de son chef d'état-major le colonel William Morgan et du capitaine Tennant qui semblait doué du don d'ubiquité ! A 2 heures de l'après-midi, ils pénétrèrent dans le Bastion 32 éclairé à la lueur des chandelles pour participer à la première réunion avec l'amiral Abrial et le général Fagalde.

Les choses ne se passèrent pas très bien. Abrial avait projeté de former une tête de pont réduite, allant à l'est jusqu'à la frontière belge, avec des troupes françaises sur la droite et une force mixte franco-anglaise sous le commandement d'Alexander sur la gauche. Cette force agirait comme arrière-garde chargée de tenir la tête de pont jusqu'au bout, tandis que les troupes alliées s'embarqueraient. Ensuite, on présumait que l'arrière-garde serait mise en sécurité à la dernière minute.

Alexander pensait que ça ne marcherait jamais. Un. résistance prolongée s'avérait impossible. Les troupes n'étaient pas en condition de se battre indéfiniment. Le périmètre en question était trop près du port et des plages. L'artillerie ennemie qui était toute proche mettrait bientôt fin à l'évacuation. Au contraire, il proposait de hâter celle-ci le plus possible, les dernières troupes se retirant vers les plages la nuit suivante du le " au 2 juin.

Abrial n'était pas convaincu. Si les Britanniques insistaient pour partir dans n'importe quelles conditions, ajouta-t-il, " je crains que le port ne soit bloqué " .

Alexander décida que le moment était venu de faire jouer la clause restrictive qui se trouvait dans ses instructions. Il annonça qu'il devait en référer à Londres. Ensuite, il retourna à La Panne, soulagé de constater que la ligne de téléphone fonctionnait encore.

A 7 heures 15, il parvint à joindre Anthony Eden et lui exposa rapidement le problème. Une heure plus tard, Eden le rappelait avec de nouvelles instructions du Cabinet de guerre :

" Vous devez replier vos troupes aussi vite que possible sur une base partagée à 50 % par l'armée française, en vue d'achever les opérations dans la nuit du 1er au 2 juin. Vous devez informer les Français de cette instruction définitive. "

L'expression " sur une base partagée à 50 % par l'armée française " , expliqua Eden, n'exigeait pas qu'Alexander revienne sur les désaccords passés; cela voulait simplement dire qu'un nombre égal de Français et d'Anglais devaient être repliés à partir de maintenant. Soutenu par le Cabinet de guerre, Alexander regagna en toute hâte le Bastion 32.

Pendant ce temps, Abrial aussi s'était adressé à ses supérieurs. Il avait appelé Weygand au téléphone, protestant contre le fait qu'Alexander - qui avait été placé sous ses ordres - refusait de se battre. Au contraire, le commandant britannique avait prévu d'embarquer dans la nuit du 1er au 2 juin, quoi qu'il arrive, " c'est-à-dire d'abandonner la défense de Dunkerque " .

Weygand ne pouvait pas faire grand-chose, mais il adressa une protestation à Londres. A 9 heures, il envoya un message radio à Dill, chef de l'Imperial General Staff, lui rappelant les décisions prises par le Conseil suprême cette même après-midi. Le paragraphe 4 donnait explicitement le commandement à Abrial.

L'amiral attendait encore un ordre de Weygand, quand Alexander retourna au Bastion 32 avec les instructions du Cabinet. Il annonça qu'il tiendrait le secteur du périmètre qui lui avait été affecté jusqu'à 11 heures 59, la nuit suivante du 1er au 2 juin, puis se replierait sur les plages à la faveur de l'obscurité. Les Français étaient conviés à faire de même et à partager les navires britanniques, mais, quoi qu'ils fassent, lui partirait.

Il n'y avait pas d'alternative et Abrial donna son accord.

Il était maintenant plus de 11 heures. Alexander avait transféré son quartier général dans les faubourgs de Dunkerque, mais les routes étaient endommagées et creusées de cratères. Il semblait plus sûr de rester au Bastion 32 durant toute la nuit, et lui et le colonel Morgan se couchèrent en chiens de fusil sur le sol de béton - tant les relations avec leurs collègues français étaient tendues.

Parfaitement indifférent au remue-ménage qui avait lieu au niveau le plus élevé, un vieux soldat, à son quartier général de La Panne, cet après-midi du 31 mai, retirait ses médailles et ses décorations de sa veste d'uniforme. Le général Cort s'apprêtait à rentrer chez lui. L'évacuation était devenue un casse-tête pour Alexander, mais le principal souci de Cort, en ce moment, était de ne rien laisser derrière lui qu'un soldat allemand puisse emporter en souvenir.

Il devait partir à 6 heures du soir. On avait préparé deux plans différents pour son embarquement. Il était typique de ces jours d'épreuves qu'aucune des personnes qui avaient élaboré ces plans ne connaissait ceux des autres. D'une part, la mission de liaison de la Navy au C.Q.G. avait prévu quatre vedettes lance-torpilles qui partiraient de Douvres pour venir prendre Cort et les hommes qui l'accompagnaient sur la plage. Les ordres étaient très vagues. Le commandant de cette petite flottille savait seulement qu'il devait prendre un " groupe " à son bord. Lorsqu'il arriva, il s'adressa à l'amiral Wake-Walker, qui s'occupait des opérations au large, pour avoir des directives.

Wake-Walker en savait encore moins que lui. Personne ne lui avait rien dit, et il ne lui vint pas à l'idée que ces vedettes avaient été envoyées pour prendre le commandant en chef. Il pensa qu'elles relevaient de son autorité, les affecta au travail d'embarquement routinier et continua de s'occuper de ses affaires. Cort devait quitter sa villa peu après 6 heures du soir pour rejoindre un point de la côte situé à deux miles à l'ouest de La Panne. Là, lui et ses officiers seraient recueillis par une chaloupe et transportés à bord du destroyer Keith qui attendait au large. Le Keith les ramènerait alors à Douvres. Le commodore Stephenson aurait la responsabilité des opérations sous la supervision de Wake-Walker en personne.

Comme il était convenu, Gort et ses hommes quittèrent la villa à 6 heures, mais ils furent loin de suivre le scénario prévu. Pour une raison quelconque, les deux voitures transportant le petit groupe ne parvinrent pas au lieu de rendez-vous désigné, mais à un endroit beaucoup plus proche de La Panne. Comme il se devait, aucun bateau ne les attendait et quitter la plage se révéla une affaire fort compliquée. Finalement les hommes de Gort regagnèrent le Keith, lui sur le dragueur de mines Hebe et son ordonnance, son chauffeur et ses bagages sur le yacht à moteur Thele.

En sécurité à bord du Hebe, Gort alla sur la passerelle pour remercier le commandant J.S. Wemple. Ce n'était pas le moment d'échanger des politesses : la mer, le ciel, les bateaux, tout semblait entrer en éruption. Le temps était dégagé, et la Luftwaffe était de retour : il y eut dix raids successifs ce soir-là. Tandis que l'équipage du Hebe se ruait à ses postes de combat, Gort réalisait à quel point il était devenu inutile. Il s'assit calmement dans un coin, prit ses jumelles et regarda autour de lui d'un air absent.

- Ne voulez-vous pas descendre et vous mettre à l'abri, sir ? lui demanda le capitaine Eric Bush, l'un des agents de coordination de Ramsay qui travaillait avec Tennant et Wake-Walker.

- Non, merci. Je suis très bien là où je suis, répondit courtoisement le général.

Finalement le raid cessa et Gort - imperturbable comme jamais - descendit pour manger un morceau.

Le Hebe n'était pas encore en route pour l'Angleterre avec ses passagers de marque. Maintenant, des centaines de simples soldats sautaient à bord, enlevés des plages par la foule de petits bateaux qui ne cessait de s'accroître. Wake-Walker décida d'attendre qu'il ait fait le plein d'hommes avant de le laisser repartir.

Douvres et Londres s'activaient de plus en plus, ils étaient maintenant débordés. Sept heures avaient passé depuis que l'Amirauté avait envoyé les quatre vedettes pour prendre Cort, et on n'avait aucune nouvelle de lui. Ces bateaux pouvaient filer 40 nœuds; ils auraient dû être rentrés au port depuis longtemps. Pire : les derniers messages radio indiquaient qu'ils n'avaient pas servi à embarquer le général. Qu'est-ce qui avait bien pu lui arriver ?

" Signalez immédiatement pourquoi les M.T.B.'' envoyés pour le commandant en chef ont été détournés de leur mission " , demanda par radio l'amiral Phillips, commandant en second les équipages de la Marine, à Wake-Walker à 11 heures 36 du soir. " Entrez immédiatement en action pour embarquer le commandant en chef et mentionnez les mesures prises. "

Sur le Keith, Wake-Walker donna l'ordre à une des vedettes de rejoindre le Hebe pour y prendre Cort, mais le général n'était plus là. Il avait pris une chaloupe pour rejoindre le Keith. Une demi-heure s'était écoulée et on n'avait aucun signe de vie de la chaloupe.

C'était maintenant le tour à Wake-Walker d'être angoissé. Il faisait nuit noire ; il n'y avait aucune lumière en vue. L'a chaloupe avait-elle manqué le Keith ? Gort était-il en train d'errer sur la mer dans l'obscurité ? Wake-Walker imaginait déjà sa disgrâce et ce qu'il deviendrait s'il avait mal fait son travail et perdu le commandant en chef du CEB.

Peu après minuit, dans les premières minutes du ler juin, la chaloupe, finalement, surgit de l'obscurité. Gort monta à bord du Keith, ayant enfin rejoint ses hommes.

Tout se passa alors très vite. Gort et le général furent rapidement transférés sur la vedette MA/SB 6 et filèrent vers Douvres. A 6 heures 20 du matin, ils abordaient le quai de l'Amirauté, où Gort avala une tasse de thé et prit le prochain train pour Londres.

Anthony Eden et les membres du Cabinet de guerre étaient sur pied pour l'accueillir, mais le général et son petit groupe passèrent inaperçus dans la foule qui se pressait à Victoria Station. Maintenant, des soldats dépenaillés se déversaient de tous les trains qui venaient de la côte sud et se précipitaient dans les bras de parents et d'amis. Gort semblait être l'un d'entre eux. Son personnage appartenait déjà au passé.

Beaucoup plus important que l'évasion d'un chef démis de ses fonctions fut le rapatriement, le 31 mai, de plus de 53.140 hommes qui pourraient aider à former le noyau d'une nouvelle armée britannique.

Des milliers d'entre eux utilisèrent les jetées de camions qui avaient été improvisées à Bray-Dunes et à La Panne. Malgré l'ingéniosité de ceux qui les avaient construites, elles se révélèrent des édifices fragiles qui s'enfonçaient dangereusement au gré du courant et des marées. Pourtant, une foule de soldats les escaladaient et sautaient dans des bateaux à rames et des chaloupes qui y étaient accostés.

" Eh bien, petit veinard, est-ce que tu peux ramer ? " demanda un marin au soldat de deuxième classe Perey Yorke du 145e Field Ambulance, alors que ce dernier sautait dans un canot. " Non ? Alors le temps est venu pour toi de l'apprendre ! " Yorke fit ainsi son éducation et se débrouilla pour atteindre le Princess Elizabeth, qui, jusque-là, servait à des excursions en mer.

Le major E.R. Nanney Wynn de la 3e Division Signal arriva au bout de la jetée et plongea dans un bateau de pêche à moteur qui attendait. A la barre se trouvait un insolite steward vêtu d'un gilet d'une blancheur immaculée. C'était presque comme s'il montait sur un paquebot de luxe.

D'autres soldats utilisaient des tas d'épaves qui parsemaient les plages. Le soldat C.N. Bennett du 5e Northamptonshires fit le parcours sur un bateau de toile abandonné. Il était destiné à faire franchir un fleuve à une demi-douzaine de passagers; ce jour-là, dix hommes sautèrent dedans et prirent la mer. Utilisant leurs fusils en guise de rames, ils espéraient ainsi regagner l'Angleterre. Ce fut juste à temps qu'une chaloupe à moteur les repéra et les prit à son bord pour les mener au destroyer Ivanhœ.

Le général de brigade John C. Smith. commandant la 127e Infantry Brigade, rallia dix-neuf hommes de troupe autour d'un canot de sauvetage échoué sur la plage. C'était une lourde embarcation ventrue qui réclama toutes leurs forces pour être mise à l'eau. Mais leurs ennuis n'étaient pas finis : c'était un canot à seize rameurs et aucun des hommes que Smyth avait recrutés ne savait ramer.

Ils finirent par prendre la mer, avec Smyth à la barre et les soldats maniant les avirons. Après avoir donné quelques coups l'équipage commença à faire marche arrière ; ils embrouillaient leurs rames et le canot tournait ridiculement en rond. Comme Smyth se le rappela plus tard : " Nous devions ressembler à un mille-pattes ivre. "

On ne pouvait trouver pire occasion pour donner des leçons de canotage ! La Luftwaffe choisit, en effet, ce moment pour effectuer un de ses raids, et les ordres du général étaient ponctués par le feu des mitrailleuses, les éclatements de bombes et des geysers d'eau de mer. Les hommes continuèrent de ramer, Smyth dirigeant la manœuvre : " Un, deux ! Dedans, dehors ! " L'équipage réussit un tour de force et mena droit le canot à un destroyer qui les attendait. Ils arrivèrent même à battre à la course une chaloupe à moteur surchargée qui transportait leur général de division.

Plus loin sur la plage, le soldat de deuxième classe Bill Stratton du RASC aida à tirer un canot de sauvetage à l'abandon sur la grève, puis il aperçut des hommes qui y sautaient en désordre et s'en emparaient. Décidé à ne pas avoir accompli tout ce travail pour rien, Stratton fit un saut périlleux et atterrit au beau milieu des occupants. Comme on pouvait s'y attendre, le bateau ne tarda pas à s'enfoncer. Stratton était bon nageur, mais sa capote le tirait vers le bas. Il était prêt à couler quand une chaloupe apparut. Quelqu'un le prit par-dessus bord, et le jeta dans le fond, " comme un poisson " .

Il était inévitable qu'il y eût des bagarres. Près de Malo-les-Bains, une colonne d'hommes qui errait à l'aventure découvrit deux petites embarcations à rames qui flottaient à quelque dis-tance du rivage. " Halte, ou je tire ! " C'était un colonel écossais qui conduisait une autre colonne, et il était clair qu'il entendait que ses hommes aient la priorité. Finalement un compromis fut passé qui permit aux deux colonnes d'utiliser les deux bateaux.

Près de La Panne, le sous-officier Eric Coodbody prit place dans une baleinière avec huit membres du service des transmissions de la Marine appartenant au C.Q.C. Comme ils prenaient la mer, un officier resté sur le rivage lui ordonna de ramener à terre quatre hommes qui s'étaient empilés dans le bateau. Coodbody refusa - il avait la charge de la baleinière et de tous ceux qui s'y trouvaient, déclara-t-il. L'officier sortit un revolver, Coodbody le sien et, pendant un moment, les deux hommes restèrent face à face, pointant leur arme l'un vers l'autre. C'est alors que les quatre soldats retournèrent d'eux-mêmes à terre et l'incident, fut clos.

A Bray-Dunes, le sapeur Jœ Coles fut réveillé par un ami qui avait trouvé un canot échoué sur la plage. Ils le renflouèrent et ils furent alors assaillis par une troupe de soldats qui s'y empilèrent. Tandis que le canot commençait à couler, un homme de la Military Police en fit sortir ses occupants revolver au poing.

Une fois l'ordre revenu, Coles et son ami remirent le canot à flot et, cette fois-ci, ils quittèrent la plage avec une cargaison de soldats qu'ils conduisirent à un skoot, puis retournèrent en prendre de nouveaux. Des douzaines d'hommes nageaient à leur rencontre, quand ils furent hélés par un officier qui se trouvait sur un radeau. Brandissant son revolver, il leur ordonna de le prendre à bord en premier. Coles, lui, considérait que les gars qui étaient dans l'eau avaient la priorité - le radeau tenait bien la mer -, mais ce revolver représentait une certaine force de persuasion ! L'officier eut gain de cause.

L'une des raisons pour lesquelles les hommes se montraient si nerveux était l'état de la mer. Pour la première fois depuis que l'évacuation avait commencé, le vent s'était levé sur le rivage provoquant une houle très désagréable pendant toute la matinée du 31 mai. Les embarquements se faisaient plus lentement que jamais et, à Bray-Dunes, le commandant Richardson décida qu'on ne pouvait rien faire de plus. Il donna l'ordre aux troupes se trouvant sur la plage de se diriger vers Dunkerque : ensuite, lui, le commandant Kerr et le groupe de marins affectés aux opérations sur le rivage récupérèrent une chaloupe échouée, se procurèrent des avirons et entreprirent de partir pour les côtes anglaises.

Ils ne se rendaient pas compte des efforts que cela allait leur coûter. Chaque coup de rames était pour eux une torture. Bientôt ils purent à peine avancer et ils auraient probablement coulé, si le bateau de sauvetage de Margate ne les avait aperçus à temps. Il se dirigea sur eux à toute vitesse et les recueillit.

A 10 heures 35 du matin, l'amiral Wake-Walker envoya un message-radio sur la situation à Ramsay qui se trouvait à Douvres.

" La majorité des bateaux sont désemparés et sans équipage: les conditions sur les plages sont très mauvaises en raison du vent qui s'est levé sur le rivage. Seuls de petits nombres d'hommes ont pu être embarqués même de jour. Le seul espoir d'en embarquer un plus grand nombre est à Dunkerque... "

Par " Dunkerque " il entendait bien entendu le môle est. Pour Tennant et ses assistants, ce môle était devenu la solution à tous ces problèmes. Ils essayaient sans cesse de concentrer le trafic dans cette direction. Ramsay connaissait l'importance du môle, mais il savait aussi qu'il y avait encore des milliers d'hommes à évacuer et qu'on devait utiliser pour cela tous les moyens, y compris les plages, même si les opérations s'y révélaient difficiles.

A 11 heures 05, Wake-Walker revint à la charge. " Dunkerque est notre seul espoir réel, télégraphia-t-il à Ramsay. Peut-on réduire au silence les batteries qui bombardent le môle à partir de l'ouest ? "

Car c'était là un nouveau problème. Jusqu'au 31 mai, les canons allemands avaient gêné les opérations, mais c'était tout. Ils tiraient au hasard et généralement trop court. Mais, à présent, des batteries avaient été installées à Gravelines et le résultat ne s'était pas fait attendre.

A 6 heures 17, le dragueur de mines Glen Gower accosta le môle, prêt à recueillir ses premières troupes de la journée. Alors que son commandant M.A.O. Biddneph attendait sur la passerelle, il entendit un sifflement soudain, puis une explosion suivie par plusieurs autres. Une foule d'éclats tombèrent sur le pont avant, à l'endroit même où se trouvait l'officier artilleur, le sous-lieutenant Williams. Au début, Biddneph pensa que ce devait être un chapelet de bombes, puis il se rendit compte que le tir ne venait pas d'un avion. Il comprit que c'était une salve d'obus, dont l'un avait traversé le pont juste aux pieds de Williams. Par miracle, l'officier n'avait pas été touché, mais douze hommes avaient été blessés ou tués par l'explosion sur le pont inférieur.

Sur le môle, la vie continuait. Depuis que la Luftwaffe l'avait repéré, le 29 mai, il avait été bombardé par les Stukas, l'artillerie et détérioré par les navires de la flotte de secours qui venaient s'y amarrer trop brutalement. Le ponton heurté par le dragueur King Orry était maintenant démantibulé, mais encore utilisable sur sa plus grande partie. Ici et là apparaissaient des trous qui avaient été colmatés par des planches, des vantaux de portes et des passerelles de navires. Et l'embarquement continuait.

Pourtant la ruée vers les vaisseaux qui attendaient ne cessait de se ralentir. Le simple soldat Alfred Baldwin de la Royal Artillery mieux qu'un autre s'en rendait compte. Il portait sur ses épaules son camarade Paddy Boydd qui avait un pied écrasé. En chancelant sur le ponton, Baldwin arriva près d'un trou qui avait été recouvert par une simple planche. Deux marins qui se trouvaient là lui dirent: " Sautez, mon vieux ! " et ils ajoutèrent : " et sans regarder en bas. " Baldwin suivit leur conseil, mais il ne put se retenir de jeter un coup d'œil au-dessous de lui. Une eau noire tourbillonnait autour des piles du ponton à six ou sept mètres plus bas. Il réussit à garder son équilibre et deux autres marins l'attrapèrent au dernier moment en l'encourageant. " Ça y est ! Continuez votre chemin ! "

Il continua péniblement à marcher jusqu'à ce que d'autres marins l'aident à transporter Boydd à bord d'un navire. C'était un paquebot qui faisait en temps de paix la traversée de la Manche, le Maid of Orleans, le même bâtiment qui l'avait emmené en France au début de la guerre.

Baldwin avait fait le parcours à marée haute. A marée basse, le môle était encore plus malaisé à utiliser. Le caporal Reginald Lockerby put atteindre le destroyer Venomous, mais se rendit compte alors qu'il fallait sauter sur le pont d'une hauteur de 5 à 6 mètres. On avait appuyé plusieurs poteaux télégraphiques contre le môle afin que les soldats s'y laissent glisser pour atteindre le pont. Mais l'assemblage n'était pas solide et le navire comme les poteaux montaient et descendaient avec des mouvements imprévisibles. Si l'on se laissait glisser le long des poteaux, on risquait fort de tomber à l'eau et d'être broyé entre la coque du Venomous et les piles du môle.

" .Je ne peux rien faire, Ern " , cria Lockerby à son ami le soldat, Ernest lleming.

" Saute ici ! espèce de tantouse, ou je te laisse tomber ! " répliqua lleming qui ajouta " Je tiendrai le haut du poteau à ta place. "
Lockerby fit preuve de force et de courage. Il se laissa glisser le long du poteau, puis en tint l'extrémité pour que Heming puisse le suivre.

Aucun soldat français n'avait encore emprunté le môle, mais à partir du 31 mai la nouvelle politique du " nombre équivalent " était appliquée sur les plages. Lorsque le yacht à moteur Marsayru arriva de Sheerness vers 4 heures de l'après-midi, son premier rôle consista à embarquer un grand nombre de Français qui attendaient à Malo-les-Bains. Le patron du yacht G.D. Olivier, envoya sa chaloupe, mais elle fut aussitôt remplie jusqu'au bord par une cinquantaine de poilus. Il se rendit un peu plus à l'est ((là où les troupes françaises semblaient un peu plus calmes " et essaya de nouveau. Cette fois-ci, il n'y eut pas de problème et, en l'espace de 48 heures, il recueillit plus de 400 soldats français.

Près de là, les équipages d'une petite flottille de dragueurs de mines de la Royal Navy faisaient leur boulot. Le Three Kings prit 200 Français à son bord; le Jackeve, 60; le Rig, 60 autres. Les mêmes choses se passèrent à Bray-Dunes et à La Panne.

Combien de soldats français restants furent-ils ainsi recueillis au nom de la politique du " nombre équivalent " ? Ni Paris ni l'amiral Abrial dans son Bastion 32 ne semblaient en avoir la moindre idée. Pour les gens qui avaient en charge la flotte de secours à Londres et à Douvres, rien n'avait changé. Ils envoyaient toujours sur les lieux tout ce qui était capable de prendre la mer.

Le Massey Shaw, lui, un bâtiment de 26 mètres, n'avait jamais vu la mer. C'était un bateau-pompe de la Tamise et jusque-là, son plus long voyage l'avait conduit à Ridham pour y combattre un incendie. Il n'avait pas de boussole et son équipage était composé de pompiers et non de marins.

Mais le Massey Shaw n'avait un tirant d'eau que de 1 mètre 50. et pour l'Amirauté c'était là une qualité majeure. On avait aussi vaguement l'idée qu'il pourrait efficacement combattre les incendies du port de Dunkerque, une idée qui, en fait, relevait moins de son efficacité que de l'incompétence qui prévalait dans certains bureaux de l'Amirauté !

On demanda des volontaires dans l'après-midi du 30 mai. Treize hommes se présentèrent sous le commandement du sous-officier A.J. May et, deux heures plus tard, le Massey Shaw était eu route. On avait eu tout juste le temps d'acheter un petit compas de marine. En descendant la Tamise, l'équipage s'occupait à camoufler les hublots et à passer de la peinture grise sur les divers instruments de cuivre et les pompes à incendie. C'était là une sage précaution, car les appareils du Masser Shau' avaient toujours été astiqués avec un soin religieux.

A Ramsgate, il se ravitailla en eau et prit à son bord un jeune sous-lieutenant de la Royal Navy qui possédait une carte. Le bateau-pompe traversa alors le Channel après s'être muni, en outre, d'une table des marées que quelqu'un avait trouvée. Parvenu au large de Bray-Dunes au soir du 31 mai, l'équipage, fasciné, contempla la plage. Au premier coup d'œil on aurait dit une plage pendant le week-end, avec des essaims d'estivants qui se promenaient sur le sable ou y étaient assis en groupes. Il y avait pourtant une différence notable: au lieu de porter des vêtements d'été aux couleurs éclatantes, les vacanciers étaient habillés en kaki. comme ces " baigneurs " qui se précipitèrent aussitôt vers le Massey Shaw.

Celui-ci envoya un canot à leur rencontre. Il coula aussitôt avec tous les hommes qui s'y étaient empilés. On mit alors à flot une vedette de la RAF avec l'espoir de l'utiliser, mais la cinquantaine de soldats qui y prit place la mit également hors d'état de s'en servir. Vers 11 heures du soir, on trouva une autre embarcation. Un câble fut tendu entre le Massey Shaw et la côte, et le bateau fit l'aller-retour relié à ce câble comme une sorte de trolleybus marin ! Il ne transportait que six hommes à la fois, mais finit par remplir le Massey Shaw.

Il y avait maintenant une trentaine d'hommes dans la cabine qui, la nuit d'avant, n'en avait contenu que 6. Des douzaines d'autres s'entassaient sur le pont et il n'y avait plus un centimètre carré de libre.

Il faisait nuit lorsque finalement le Massey Shaw leva l'ancre et repartit pour Ramsgate. Jusqu'ici, les choses ne s'étaient pas trop mal passées. La Luftwaffe le survolait sans arrêt, mais aucun appareil ne l'avait attaqué. Tandis qu'il appareillait, ses hélices provoquèrent un sillage phosphorescent qui attira l'attention d'un pilote ennemi. Il piqua et lâcha une seule bombe qui faillit l'atteindre de peu. Le Massey Shaw continua sa route et ramena 65 hommes en Angleterre.

Comme le Massey Shaw, le Lady Southborough, un bateau-drague de la Tilbury Dredging Company, n'avait jamais vu la mer. Extrait tout rouillé du fin fond du port de Portsmouth, il fut vérifié à Ramsgate, puis envoyé à Dunkerque avec trois autres dragueurs de la Tilbury Company, tôt dans la matinée du 31 mai. Arrivé au large de Malo-les-Bains à 12 heures 30, le Lady Southborough jeta l'ancre, mit son canot de sauvetage à l'eau avec trois hommes et commença à recueillir des soldats sur les plages.

Tandis qu'il se balançait à quelques centaines de mètres du rivage, un pilote allemand lâcha sur lui quatre bombes. Aucune ne l'atteignit, mais elles soulevèrent le canot de sauvetage au-dessus de l'eau et il retomba en se démantibulant. Personne ne fut blessé, mais le canot était perdu. Voyant que la marée descendait, le commandant Anthony Poole poussa le Lady Southborough vers la plage et put prendre ainsi directement les soldats dans l'eau. Ils montèrent à bord et un Français - qui n'avait jamais entendu parler de la nouvelle politique du " nombre équivalent " - offrit au lieutenant John Tarry de le payer pour qu'il le prenne avec lui.

Près de là, un autre bateau-drague de la Tilbury Company, le Foremost II, se trouvait à l'ancre. Les mêmes signes de désordre se voyaient partout : des embarcations submergées ; d'autres coulant sous le poids de leur charge excessive ; d'autres encore flottant à la dérive sans rames ni rameurs. Dans tout ce chaos, il n'y avait qu'une note de sérénité. Un officier marinier avait trouvé une périssoire pour enfant dans une réserve de bateaux. Maintenant il transportait des soldats un par un vers les navires qui attendaient au large. Tandis qu'il se frayait un passage parmi les épaves, aucun nageur ne l'importuna. Il semblait avoir obtenu tacitement une sorte de laissez-passer pour travailler en paix sans que personne n'intervienne.

Retourner en Angleterre dans l'obscurité était la partie la plus difficile de l'opération. Tandis que le Lady Southborough naviguait à l'aveuglette dans la nuit, un destroyer apparut et lança un signal lumineux. Aucun membre de l'équipage ne connaissait le Morse, et il ne reçut aucune réponse. Le destroyer recommença : pas de réponse non plus. A la fin, un soldat qui se trouvait à bord dit qu'il appartenait aux transmissions et demanda s'il pouvait apporter son aide. Il envoya quelques signaux et annonça que c'était la troisième fois que le destroyer leur demandait leur identité ; si, cette fois-ci, ils ne répondaient pas, il leur tirerait dessus. En regardant le soldat signaler le nom de son bateau, l'officier marinier Tarry maudit le jour où le Lady Southborough avait été baptisé. Ces seize lettres semblaient ne plus en finir. Mais au moins le destroyer était satisfait et le Lady Southborough put rentrer à Ramsgate.

Pendant ce temps, les petits bateaux en tous genres continuaient de s'accumuler: le Quicksilver, un yacht élégant, qui pouvait filer 20 nœuds ; les coquilles de noix de Leigh-on-Sea ; le chris-craft Bonnie Heather, avec sa coque d'acajou vernie; le Johanna, qui était venu avec ses trois propriétaires hollandais qui ne parlaient pas un mot d'anglais ; pour n'en citer que quelques-uns. D'autres innombrables bateaux que l'amiral Ramsay appelait des " free lances " ''' se dirigeaient maintenant vers les ports de la côte sud comme Folkestone, Eastbourne, Newhaven et Brighton. La plupart ne s'étaient pas préoccupés de se faire contrôler à Douvres et personne n'avait enregistré leur nom.

Les bateaux de pêche français et belges réquisitionnés par le capitaine Auphan commençaient aussi à se montrer, ajoutant une touche cosmopolite à la flotte de secours. Leurs noms, comme Pierre et Marie, Reine des Flots ou Ingénieur Cardin, se mêlaient à ceux de Handy Billy, Girl Nancy et au moins neuf Skylarks. Le courrier français Côte d'Argent avait commencé à utiliser le môle est comme tous les vapeurs britanniques.

La plupart des équipages français étaient bretons et aussi peu familiarisés avec les eaux de la Manche que les patrons de coques de noix de l'estuaire de la Tamise, mais il y avait des exceptions. Fernand Schneider, aide-mécanicien sur le dragueur de mines St Cyr, était natif de Dunkerque. A présent, il était désespéré de voir sa ville natale réduite en ruine, mais, de temps en temps, il se consolait en allant visiter sa propre maison.

Connaissant bien la région, Schneider connaissait aussi les réserves de nourriture qu'on pouvait y trouver, et le commandant du St Cyr lui demandait à l'occasion d'effectuer des missions de ravitaillement pour augmenter les maigres rations du bord. Il était en train d'accomplir une de ces missions, le 28 mai, lorsqu'il décida d'aller voir sa maison, rue de la Toute-Verte. Elle était encore debout et, mieux encore, son père Augustin Schneider s'y trouvait. Augustin, lui aussi, avait quitté le refuge familial en pleine campagne pour voir dans quel état était sa maison. Ils s'embrassèrent avec une émotion toute particulière. En effet. ce n'était pas seulement une réunion de famille ni le fait de constater que leur demeure était intacte: c'était le 21e anniversaire de la naissance de Fernand.

Le vieil homme descendit à la cave et en remonta une bouteille de vouvray. Pendant une heure ou deux, ils oublièrent la guerre en vidant joyeusement la bouteille. Après s'être quittés. le père et le fils ne devaient plus se revoir pendant cinq ans.

Fernand Schneider était le seul marin à Dunkerque qui célébrait son anniversaire chez lui, mais la flotte de secours était pleine de personnages insolites. Le lieutenant Lodo van Hamel était un officier de marine hollandais plein d'allant et toujours en état d'alerte, car il possédait le seul drapeau hollandais de toute l'armada. Le lieutenant-colonel Robin Hutchens était un vieil officier des Grenadier Guardsmen, confiné dans une tâche obscure à l'Amirauté. C'était un marin du dimanche expérimenté et il était allé à Douvres passer son jour de congé. Maintenant, il avait le commandement de la chaloupe du War Department, la Swallow. Le capitaine R.P. Pim veillait, en temps normal, sur la chambre des cartes de Winston Churchill. Aujourd'hui, il traversait le Channel en tant que commandant d'une péniche hollandaise. Samuel Palmer servait dans la Plymouth City Patrol, mais c'était un vieux " briscard " de la marine et ça suffisait largement. On lui avait donné le commandement du Naiad Errant. un yacht à moteur de sept tonneaux, tout délabré qui tombait sans cesse en panne: il fit sauter la porte de la cabine et dit aux hommes qui se trouvaient à bord de commencer à pagayer.

Robert Harling était un imprimeur typographe, mais il avait suivi les cours de navigation du capitaine Watt, et s'était porté volontaire avec les autres. A présent, il faisait partie des quatre hommes affectés à un canot de sauvetage enlevé à un quelconque navire des docks de Tilbury. Parmi ses compagnons se trouvaient un chef de publicité, un garagiste et un avocat. Ils n'avaient pratiquement rien en commun - et pourtant ils partagèrent tout ce que l'on pouvait partager sur un canot au cours d'une aventure aussi étrange.

Ce canot était un des douze bateaux remorqués à travers la Manche par le Sun IV, commandé pour la circonstance par le directeur de la compagnie de remorquage. L'après-midi était magnifique, et la guerre paraissait très éloignée. Pendant longtemps ils n'eurent pas autre chose à faire qu'à humer la brise. " Comme ils approchaient des côtes de France, marquées par la colonne de fumée noire qui s'élevait de Dunkerque, la conversation tomba et l'atmosphère, dans le bateau de Harling, devint tendue.

" Les voilà, ces bâtards ! " s'écria soudain quelqu'un, en pointant son doigt vers le ciel. Harling leva les yeux et il vit plus de cinquante appareils qui s'approchaient avec une remarquable précision. Ils étaient peut-être à 15.000 pieds d'altitude, et, à cette distance, tout semble se déplacer lentement. Peu à peu les avions se rapprochèrent, puis ils survolèrent le convoi. Fasciné, Harling regarda les bombes tomber paresseusement du ciel. Puis, d'un coup, elles arrivèrent à une vitesse folle, s'écrasant dans la mer et manquant de justesse deux destroyers qui se trouvaient dans les parages.

Bientôt apparurent quelques chasseurs de la RAF, s'infiltrant dans la formation allemande. Harling fut surpris que des Hurricanes et des Spitfires puissent réellement " mettre l'ennemi en déroute " , comme le disaient les communiqués. Mais ce n'était que le commencement. En effectuant un dernier acte de défi, un des chasseurs allemands plongea sur le Sun IV et son convoi. En le voyant arriver, Harling fut sidéré - il ne pouvait même pas baisser la tête -, puis, en une seconde, tout fut fini. Des rafales de balles balayèrent la mer; l'avion s'éloigna et disparut. Le Sun IV et son convoi continuèrent leur route sans avoir été touchés.

Mais le danger ne venait pas seulement du ciel. Après une nuit passée à charger des hommes, les six embarcations repartirent pour Ramsgate, le 1er juin à 3 heures du matin. La plupart s'en tirèrent très bien, mais le Letitia était tombé en panne et était remorqué par le chalutier Ben and Lucy. Puis ce fut le tour du Renown qui s'accrocha au Letitia. Les trois bâtiments firent tant bien que mal route ensemble, le Renown faisant de larges embardées en fin de cortège.

Il était environ 3 heures 30 quand le Renown heurta une mine allemande récemment larguée par un bombardier ou un S-Boot. Il y eut un éclair aveuglant et toute trace du Renown et de son équipage disparut.

Les Allemands continuaient méthodiquement leur bombardement, souvent avec une effrayante soudaineté. Tandis que le bateau de plaisance New Prince of Wales était à l'ancre au large de Bray-Dunes, le 31 mai, le sous-lieutenant Bennett quitta la passerelle pour aider à remettre une machine en route. A peine avait-il atteint le pont qu'un bruit perçant déchira l'air, venant de l'intérieur du navire. Il y eut une explosion qui fit tout voler en éclats; un jaillissement brusque de fumée où se mêlaient des fragments d'obus; il ressentit une douleur fulgurante à son pied et à sa cuisse gauche, et sur le côté gauche de son visage ; et se trouva allongé sur le pont. Alors qu'il perdait conscience, il se dit que c'était la fin. Il avait vu beaucoup de films de guerre montrant des hommes en train de mourir avec du sang qui coulait de leur bouche. C'était toujours comme ça que ça se passait, et, aujourd'hui, c'était à lui que ça arrivait.

Il revint à lui quelques minutes plus tard, heureux de se sentir encore en vie. Mais deux de ses hommes avaient été tués et le New Prince of Wales n'était plus qu'un souvenir. La vedette Triton était dans les parages et le lieutenant Irving manœuvra pour recueillir les survivants. Maintenant Bennett était de nouveau sur ses pieds et se montrait même en bonne forme. Son visage n'était qu'une masse sanglante, mais il avait l'esprit clair et il servit de pilote au lieutenant Irving.

Il n'y avait pas que des héros. Au large de Bray-Dunes, une péniche hollandaise était restée pendant des heures immobile à ne rien faire ou presque. Son commandant était ivre et son second ne faisait pas preuve de beaucoup d'enthousiasme. Quoi qu'il en soit, des soldats s'en approchèrent et, finalement, la péniche fut convenablement remplie. C'est alors que le caporal Harold Meredith du RASC entendit le commandant expliquer: " Je devais vous mener aux destroyers qui sont plus au large, mais j'ai eu une sale journée et, ce soir, je suis comme Nelson. J'ai mis mon télescope sur mon œil aveugle et je ne vois aucun destroyer. Aussi, je vais tous vous ramener chez vous, moi-même. "

D'une façon ou d'une autre, 68.014 soldats furent évacués ce 31 mai. Comme d'habitude les incidents les plus dramatiques se produisirent au large des plages, mais le travail le plus effectif eut lieu, une fois de plus, au môle est. Le destroyer Malcolm montra ce qu'un seul bateau pouvait accomplir: 1.000 hommes évacués à
heures 15 du matin: 1.000 autres à 2 heures 30 de l'après-midi ; 1 000 de plus au tout début de la matinée du 1er juin. Son efficacité avait rendu les choses apparemment faciles, mais ce
n'était pas tout. L'officier mécanicien breveté Arthur George Scoggins s'activait dans la salle des machines remplie de vapeur où la température atteignait entre 75 et 80 degrés.

Pour la première fois, des bateaux britanniques chargèrent un nombre respectable de soldats français – 10.842 ce jour-là. Ce n'était pas assez pour satisfaire Reynaud, mais c'était un début. Et les difficultés se révélaient plus nombreuses que ce que les critiques de Paris pouvaient le laisser supposer. Généralement les poilus désiraient partir avec tout leur équipement. Beaucoup d'entre eux refusaient de se séparer de leur unité. Ils semblaient ne pas comprendre que si trop de monde monte à bord d'un petit bateau en même temps, cela peut constituer pour lui une surcharge ou le faire couler. Les équipages britanniques étaient enclins à penser que les Français étaient de simples terriens alors que, eux, étaient d'une " race insulaire " . A l'évidence, la plupart des problèmes venaient de la barrière établie entre les langues.

" En avant, mes héros ! Courage, mes enfants ! " Le sous-lieutenant A. Carew Hunt exhortait le petit lot de Français qu'il avait à transporter, essayant de convaincre quelques soldats hésitants de monter à bord de son bateau. Quelques minutes plus tard, il dut les menacer de son revolver pour stopper leur ruée.

" Débarquez ! Espèces de cinglés, fichez le camp ! Nous sommes ensablés ! " criait un des élèves du capitaine Watt car son embarcation s'enlisait sous le poids des Français qui s'y étaient entassés. Personne ne comprenait ce qu'il disait et personne ne bougea. Finalement un Français s'occupa de la chose et les ordres furent exécutés.

Le sous-lieutenant Michael Solomon, qui parlait bien le français, ne connut jamais aucun problème pendant le court séjour qu'il fit auprès du commandant Clouston comme interprète, sur le môle est. Des officiers anglais hurlaient " Allez ! " sur un ton insultant, mais si l'on employait les mots qu'il fallait avec un peu plus de tact, on pouvait faire des merveilles.

Ainsi l'embarquement continuait et une crise de plus était surmontée. La règle du " nombre équivalent " , après tout, ne dérangeait pas l'horaire de Ramsay. Grâce aux talents d'organisateur de Clouston, beaucoup plus d'hommes furent évacués par le môle, qu'on osait l'espérer. L'arrivée des petits bateaux qui traversaient la Manche aidait grandement aux opérations. Maintenant il y avait des bateaux pour tout le monde: Français et Britanniques.

Mais une nouvelle crise se préparait. Pendant toute la journée du 31 mai, les obus allemands avaient plu sur la plage et sur les navires à La Panne. A présent, alors que le crépuscule tombait sur la ville en ruine, le bombardement se faisait plus intense que jamais. Cela laissait supposer que les choses empiraient à l'extrémité est du " périmètre " . Si celui-ci était rompu, les troupes aguerries de Bock pénétreraient dans la tête de pont et mettraient fin pour de bon à l'évacuation.

11.

TENIR LE " PÉRIMÈTRE "

Les obus allemands sifflaient au-dessus de sa tête tandis que le capitaine P.J. Jeffries du 6e Durham Light Infantry se pencha pour cueillir une fleur dans le jardin du Château de Mœres, un petit village belge situé à l'extrémité est du " périmètre " . Jeffries ne connaissait pas le nom de cette fleur : c'était une sorte de croisement entre une azalée et un rhododendron - mais il fit le vœu d'en planter une comme celle-ci dans son propre jardin... si jamais il rentrait chez lui.

Pour l'instant il semblait y avoir peu de chances qu'il réalisât son vœu. Il commandait en second le 6e DLI, une des unités auxquelles avait été assignée la mission de contenir les Allemands tandis que le reste du CEB et les Français s'échapperaient vers l'Angleterre. Pendant deux jours la pression de l'ennemi n'avait cessé de croître sur la partie de la ligne de défense du canal dont le Durham avait la charge, et maintenant, au matin du 30 mai, les obus allemands commençaient à pleuvoir dangereusement près du PC du bataillon.

La première percée ennemie n'eut pas lieu à Mœres, mais plus loin près de Nieuport, la cité côtière qui servait de " point d'ancrage " à l'est du " périmètre " . C'est là qu'à 5 heures du matin l'infanterie allemande traversa le canal dans des canots pneumatiques et fonça sur les bâtiments d'une briqueterie tenus par le

1er/6e East Surrey. A midi, les Britanniques étaient menacés d'encerclement. Leur bataillon " jumeau " , le 1er East Surrey, leur porta secours juste à temps. Unissant leurs efforts, ils purent arrêter l'ennemi, mais avec de lourdes pertes. A un moment donné les commandants des deux bataillons prirent une mitrailleuse: un des colonels tirait tandis que l'autre l'approvisionnait en munitions.

Le bruit des combats se fit encore plus proche. Tandis que les Surreys s'accrochaient à leur briqueterie, une nouvelle attaque allemande eut lieu contre la 8e Brigade britannique, à cinq kilomètres à l'est. A 12 heures 20 un sapeur du génie, en proie à une véritable crise d'hystérie, entra dans Furnes, la ville principale du secteur, en hurlant que le front avait été rompu et que les Allemands traversaient en trombe le canal sans rencontrer d'opposition.

Il n'y avait pas de temps à perdre. Des renforts du 2e Grenadier Guards, une unité d'élite, furent envoyés sur place sous le commandement du sous-lieutenant Jones, un officier plein d'esprit d'initiative., Il rencontra deux bataillons de la brigade sur le point de se retirer sans en avoir reçu l'ordre. S'ils le faisaient, cela ouvrirait une brèche dans le " périmètre " qui permettrait aux Allemands de prendre à revers les défenseurs. Les quelques officiers restant essayèrent de rallier leurs hommes, mais personne ne voulait les écouter.

Jones prit des mesures draconiennes. Il décida de tirer sur les soldats pris de panique et d'autres furent ramenés au bercail à la pointe des baïonnettes. Jones fit alors savoir au QC que la brigade était de nouveau en ordre de combat, mais qu'il fallait à tout prix des officiers capables et des munitions. Le lieutenant J. Trotter du 2e Grenadier Guards fut envoyé pour aider Jones, avec 14.000 cartouches. A 3 heures de l'après-midi les hommes avaient repris position et retrouvé le moral - ce qui prouve une fois de plus l'importance de cette qualité intangible, l'art du commandement, pour redresser le sort des armes.

Pendant l'après-midi les Allemands dirigèrent leurs efforts vers le secteur sud-ouest de Furnes, mais sans obtenir de meilleurs résultats. Ils purent franchir le canal, mais furent bloqués sur l'autre rive. Les terres inondées et la résistance des Britanniques stoppèrent leur avance. En de tel cas, le remède classique est de faire entrer en jeu l'artillerie, et les obus commencèrent bientôt à pleuvoir sur le château occupé par le Durham Light Infantry à Mœres. Vers le soir le DIA abandonna la place sans trop de regrets. La campagne alentour était pleine de délices, mais, pendant les trois derniers jours, les hommes ne s'étaient nourris que de conserves de harengs à la sauce tomate. La nuit tomba et de nouveau Nieuport fut la cible de l'ennemi. Il était douteux que les soldats du East Surrey, écrasés de fatigue, puissent faire face à un attaque sérieuse. Par bonheur, alors que les colonnes allemande se rassemblaient, les Britanniques reçurent un secours inattendu. Dix-huit bombardiers de la RAF, accompagnés par ses appareils de la Fleet Air Arm, surgirent, venant de la mer, écrasant et dispersant les forces ennemies. Les Britanniques oublièrent leur propre faiblesse ; ils se redressèrent, se mirent en mouvement et combattirent de toutes leurs forces. Jusque-là on n'avait pensé que seuls les Allemands étaient capables d'un tel tour de force.

Tandis que les brigades britanniques, à l'est, s'opposaient désespérément aux poussées de l'ennemi, les troupes alliées, à l'ouest, connurent une journée relativement calme. La ligne allant de For Mardyck à la vieille cité fortifiée de Bergues était placée sous 1 responsabilité des Français. La 68e Division d'infanterie du général Beaufrère attendait les événements derrière un réseau de fossés. Une garnison franco-anglaise tenait Bergues. Quelques canons à longue portée bombardaient la place, mais les remparts datant du Moyen Age se révélèrent être curieusement une bonn protection contre l'artillerie moderne.

C'était la ligne du canal Bergues-Furnes, à l'est de la ville, qui semblait le plus exposée. Le terrain plat permettait de repérer l'ennemi, mais il laissait à découvert les défenseurs. Ceux-ci n'avaient rien pour se dissimuler, sinon quelques arbres ou quelques fermes.

Le 2e Coldstream Guards contrôlait les 2 Km 200 qui leur étaient affectés. Le lieutenant Jilmy Langley de la compagnie n° 3 dirigea sa section vers une petite maison en briques au nord du canal. Il n'avait rien du Guardman des livres d'images - il ne mesurait qu'un mètre quatre-vingts - mais il était plein d'entrain et de ressources. Il ne mit pas longtemps à transformer la maison en forteresse de Gibraltar miniature.

Ses hommes récupérèrent sur les camions abandonnés le long du canal un vaste butin. Les armes, à elles seules, étaient impressionnantes : 12 mitrailleuses Bren, 3 Lewis, 1 fusil anti-tank Boyes, 30.000 cartouches et 22 grenades à main. Si l'on considère que la compagnie ne comptait que 37 hommes, cela représentait une puissance de feu non négligeable.

On pensa aussi au ravitaillement. Des boîtes de singe, des conserves de légumes et du lait en boîte furent empilés dans la cuisine. Et comme Langley avait une prédilection pour la confiture et le bacon du Wiltshire on en ajouta au reste. Il pensait qu'ils devraient rester là un bon bout de temps, aussi devraient-ils se ménager une belle vie - et on amena deux caisses de vin et deux tonneaux de bière.

Dans l'après-midi, le commandant de la compagnie, le major Angus McCarquodale, arriva et apporta sa propre contribution: une bouteille de whisky et deux de sherry. McCorquodale était un survivant de l'Age d'or de l'histoire militaire de la Grande-Bretagne. Ses galons, ses bottes et son ceinturon étaient reluisants et il méprisait les nouveaux battle dress de l'armée. " Peu m'importe de mourir pour mon pays, déclarait-il, mais je ne veux pas le faire habillé comme un chauffeur de troisième classe. "

Il apprécia tellement les installations de Langley qu'il décida de faire de sa petite maison le PC avancé de la compagnie et lui et Langley se couchèrent côte à côte dans un petit lit pour y prendre un peu de repos. Le 1er juin, avant l'aube, ils étaient debout, enlevant les tuiles du toit et transformant le grenier en véritable nid de mitrailleuses. Ni le toit ni les murs n'étaient assez solides, mais il était trop tard pour s'en inquiéter. Langley s'installa pour attendre l'arrivée des Boches, avec une paire de jumelles et deux seaux d'eau froide à côté de lui. Ces seaux étaient destinés à faire rafraîchir le vin ou la bière, voire les canons des mitrailleuses - ce qui semblait le plus important.

Pour ceux qui attendaient à Fumes, ce ne fut pas une nuit tranquille. Les obus pleuvaient sur la vieille cité flamande comme ils l'avaient fait pendant la journée. Le 1er Grenadier Guards était soumis à une avalanche de poutres et de maçonneries qui tombaient des immeubles datant du dix-septième siècle qui entourent la place du marché. Le cimetière de Saint-Walburge était rempli à ce point d'éclats d'obus que marcher sur ses pelouses c'était comme si on arpentait un tapis de verres ébréchés.

Dans la grande cave qui servait de QG au bataillon, le membre du service des transmissions George W. Jones, penché sur un poste de radio portatif, écoutait les informations du soir de la BBC. C'était la première fois depuis trois semaines qu'il prenait contact avec le monde extérieur. Le speaker l'assura que les deux tiers des troupes prises au piège à Dunkerque étaient maintenant évacués et en sécurité en Angleterre. Jones n'était rien moins que rassuré. Lui se trouvait dans une cave, menant un combat d'arrière-garde, dans une ville menacée à des centaines de kilomètres de chez lui, et il apprenait maintenant que la plus grande partie de l'armée était de retour en Angleterre. Il ressentit alors un profond sentiment de solitude.

Le sergent-chef John Bridges, appartenant, lui aussi, au 1er Grenadier Guards, était persuadé qu'il ne pourrait jamais s'en sortir. Au début, il avait rejoint son régiment comme tambour, avec l'espoir de parcourir le monde, jouer un peu au foot bail et, finalement, devenir écrivain. Mais aujourd'hui ses rêves étaient enterrés sous les ruines de Furnes. Son commandant de compagnie, le major Dickie Herbert, lui montra comment creuser un abri arrondi afin de pouvoir tirer dans toutes les directions. Cela ne pouvait signifier qu'une chose : ils étaient sur le point d'être encerclés.

Il y eut un répit inattendu. Vers le soir le major Herbert revint d'une conférence qui s'était tenue à l'échelon de la brigade et convoqua aussitôt ses officiers et les gens du NCO. Il alla droit au but et ses premiers mots furent: " Nous rentrons chez nous. " On étala une carte et un lieutenant y dessina la route qui menait aux plages. Il n'y eut ni palabres ni exhortations. La chose était si évidente aux yeux de Bridges qu'il semblait organiser une promenade en famille.

A 10 heures du soir, le bataillon commença à se rassembler; d'abord le personnel du QG, les hommes des transmissions, les unités d'intendance; puis les compagnies d'infanterie, l'une après l'autre; et finalement certains éléments pris au hasard des compagnies n° 3 et 4, spécialement entraînées aux combats d'arrière-garde. Tout se passa le mieux du monde. Après tout, c'était là ce qu'ils avaient fait depuis Bruxelles.

La première précaution à prendre était de garder le silence. L'ennemi ne devait pas les repérer. Les soldats d'arrière-garde enveloppèrent leurs bottes de toiles de sac pour éviter de faire du bruit sur les rues pavées. Pourtant il y eut un instant de panique lorsque les colonnes, marchant à la file, écrasèrent bruyamment les gravats, les briques tombées sur le sol, les verres brisés et les lignes du téléphone enchevêtrées. Ils se demandaient comment les Allemands ne pourraient pas les entendre.

En fait, il n'y eut pas le moindre signe d'activité dans les quartiers de la ville occupés par l'ennemi. Seulement le pilonnage des obus, comme cela avait été le cas les deux derniers jours. A 2 heures, le 1er juin, le dernier Grenadier Guard avait quitté les lieux.

Pour le sergent Bridges ce voyage à La Panne fut un cauchemar qui dura pendant cinq kilomètres. Il avait une horreur toute particulière du feu des mortiers et, cette nuit-là, tous les mortiers de l'armée allemande semblaient concentrer leur tir sur lui. La plupart des obus tombaient en tête de la colonne, ce qui n'entraînait guère de pertes, mais donnait l'impression que le bataillon tout entier entrait directement en enfer. A un moment donné, le fusil de Bridges se prit dans une ligne de téléphone et plus il essayait de le dégager, plus il s'empêtrait lui-même dans les fils. Au comble de la panique, il fut finalement libéré par son sergent-major, qui le calma en lui administrant une bonne paire de claques.

Ajoutant à la confusion, des centaines de vaches, de moutons, de cochons et de poulets se mêlaient aux hommes. Cela rappela à Bridges une histoire qu'on lui avait racontée sur des animaux sauvages qui fuyaient un immense feu de forêt.

Tout le long de la pointe est du " périmètre " - secteur attribué au IIe Corps - les bataillons se rassemblaient et descendaient sur La Panne. Comme pour le 1er Grenadier Guards, le processus avait commencé généralement vers 10 heures du soir et s'était continué jusqu'à 2 heures 30 du matin environ, alors que les dernières unités d'arrière-garde se retiraient. La dernière à partir fut sans doute la section de ravitaillement du ter Coldstream, qui tourna autour de Furnes jusqu'à 2 heures 50 du matin pour couvrir la retraite de l'infanterie du bataillon.

Comme toujours, le silence était la règle - qui pouvait aussi bien tromper un ami qu'un ennemi. Le simple soldat F.R. Farley était en sentinelle, cette nuit-là, dans un taillis isolé à l'est de Furnes. ll savait que son bataillon, le 1er/7e Middlesex, devait battre en retraite et qu'on l'avertirait quand le moment serait venu. Les heures passaient, et personne ne se montrait. De temps à autre il entendait de faibles bruits: une voiture qui démarrait, un ordre donnée à voix basse. Puis ce fut le silence complet. Il tendit loreille - une sentinelle ne doit pas abandonner son poste à la légère -, puis il décida de sortir de sa cachette et il se rendit compte de ce qui s'était passé.

Tout le monde était parti. Le NCO avait oublié de l'avertir. Désespéré, il traversa le taillis en courant et se dirigea vers la route. Il eut juste le temps de sauter sur le dernier camion de la dernière colonne de son bataillon qui descendait la route côtière vers La Panne.

Le convoi s'arrêta à l'entrée de la ville ; les hommes sautèrent à terre ; et les véhicules furent sabotés selon la méthode traditionnelle: si on tire une seule balle dans le radiateur, le moteur continue de tourner jusqu'à ce qu'il soit hors d'usage. Se dirigeant vers La Panne, Farley se joignit à un flot de soldats qui convergeaient vers la ville, venant de toutes les directions. Toute l'extrémité est du " périmètre " avait été abandonnée, chacun ayant reçu l'instruction de se rendre à La Panne.

A part cela, il semblait qu'il n'y avait plus d'ordres. Des hommes se laissèrent tomber sur le seuil des maisons ; d'autres gisaient, épuisés, sur le pavé; d'autres erraient sans but, tandis que les officiers et les hommes du NCO appelaient leurs unités, poussaient des cris de rassemblement pour essayer de réunir leurs hommes.

Le bombardement avait cessé à l'improviste et pour le moment tout était relativement calme. Les hommes attendaient qu'on leur dise ce qu'ils devaient faire et des milliers de cigarettes brillaient dans l'obscurité.

En fait, il y eut un certain remue-ménage, mais au lieu de se diriger vers la plage, les soldats reçurent l'ordre de regagner les rues de la ville. Ils étaient maintenant plus éloignés de la mer, mais plus dispersés. C'était tout aussi bien, car à ce moment-là un avion d'observation les survola, lançant des fusées qui éclairèrent toute la scène. Alors on entendit le bruit lointain des canons suivi par l'éclatement des obus.

Il y eut d'importantes destructions quand la première salve atterrit sur un carrefour près de la plage. Les hôtels et les magasins du coin, dont la plupart étaient construits dans le modern style des années 30, pleins de chromes et de glaces. Maintenant ces glaces dégringolaient ajoutant au vacarme général.

" Entrez dans les magasins ! Quittez les rues ! " Les hommes n'avaient pas besoin d'y être encouragés. Ils défoncèrent les portes et les fenêtres qui restaient à coups de crosses et se précipitèrent à l'intérieur, juste une seconde avant que n'arrive une deuxième salve.

Farley et plusieurs autres hommes du 1er/7e Middlesex se ruèrent dans un grand magasin et, une fois à l'intérieur, ils furent ravis de trouver un escalier qui menait à la cave. Ils s'y accroupirent dans une sécurité relative tandis que les obus balayaient méthodiquement les rues, salve après salve, transformant la ville en un monceau de ruines. Les flammes commençaient à sortir des étages et les incendies se propageaient.

Il était important de ne pas trop s'enterrer. On risquait de ne pas entendre un ordre important. Les hommes, chacun à son tour, montaient la garde aux portes des maisons - une mission déplaisante alors que la ville s'effondrait autour d'eux. Farley, lui, descendait l'escalier chaque fois qu'une salve semblait se rapprocher.

Après une heure et demie, le capitaine Johnson du PC de la compagnie arriva avec les derniers ordres reçus : tendre l'oreille au moindre coup de sifflet aussitôt qu'il y avait une pause dans le bombardement; ensuite s'éloigner et partir vers la plage au pas de course; tourner à gauche après le kiosque et continuer pendant environ sept ou huit cents mètres. C'est là que le bataillon devait se rassembler pour embarquer.

Personne ne devait s'arrêter sous aucun prétexte. Les blessés seraient laissés là où ils tomberaient. Les infirmiers s'occuperaient d'eux. La chose essentielle était de quitter les rues sans attendre à la première occasion venue.

Juste avant 2 heures 45 du matin, le simple soldat Farley entendit un coup de sifflet. Son groupe grimpa à toute vitesse l'escalier de la cave et jaillit dans la rue. D'autres groupes sortirent des autres immeubles. Tous ensemble, ils coururent vers le front de mer. Les flammes qui sortaient des maisons leur éclairaient le chemin. Le bruit des obus qui explosaient leur donnait des ailes. La " pause " ne se révéla être qu'un changement de cibles. Mais le bruit le plus inoubliable - un vacarme tel qu'il couvrit même le bruit des canons - fut celui de milliers de bottes écrasant sur leur passage des milliers de fragments de glaces brisées.

Bientôt ils atteignirent le kiosque, puis l'esplanade, puis la plage. Et soudain ils se retrouvèrent dans un univers entièrement différent. Plus aucun bruit, seulement celui du frottement des semelles sur le sable humide. La lueur des rues incendiées avait laissé place à l'obscurité des dunes. La fumée et la poussière des éboulements s'étaient évanouies, remplacées par la brise légère soufflant sur le rivage, et l'odeur du sel et des algues.

Le bombardement reprit, visant, cette fois, la plage où les hommes couraient. Le simple soldat Farley du Middlesex aperçut un éclair, sentit un souffle, mais (assez bizarrement) n'entendit un " bang " que lorsqu'un obus atterrit juste devant lui. Il ne fut pas touché, mais les quatre hommes qui couraient derrière lui tombèrent. Trois d'entre eux restaient étendus immobiles sur le sable ; le quatrième, appuyé sur un coude, gémissait : " Aidez-moi ! Aidez-moi ! "

Farley continua son chemin. Les ordres étaient les ordres. Mais il sentait dans le fond de lui-même que la vraie raison pour laquelle il ne s'était pas arrêté venait de son seul instinct de conservation. Le souvenir de cette voix qui demandait du secours devait toujours hanter son esprit quarante ans plus tard.

A huit cents mètres plus bas sur la plage se trouvait l'endroit où le Middlesex avait reçu l'ordre de se rassembler pour embarquer. Farley avait imaginé ce à quoi il devait ressembler. Il s'était fait l'image d'un secteur parfaitement organisé, où le chef des NCO se tiendrait à la tête d'une passerelle, prenant le nom, le grade et le numéro de l'unité de chaque soldat montant à bord des navires qui attendraient. En fait, il n'y avait aucun personnel d'embarquement, pas de bateaux et aucune trace d'organisation.

Personne ne semblait commander. Le 2e Royal Ulster Rifles avait entendu dire qu'un camp de réception devait l'attendre puis le transporter sur la plage, d'où des membres du personnel de contrôle de la division le prendraient pour le mener jusqu'aux navires. Les hommes ne trouvèrent ni groupe de contrôle ni camp de réception, et, bien entendu, aucune trace de navires.

Le 1er Grenadier Guards arriva sur la plage intact, mais, n'ayant plus d'ordres, le bataillon bientôt se débanda. Quelques hommes partirent en direction de Dunkerque; d'autres rejoignirent les colonnes pleines d'espoir qui attendaient à la limite des eaux ; le sergent Bridges conduisit un petit groupe de six ou huit hommes dans les dunes pour y attendre l'aube. Peut-être qu'à la lumière du jour, ils verraient ce qu'ils devaient faire.

Mais pourraient-ils attendre jusque-là ? A un moment donné, Bridges entendit un énorme grondement qui se rapprochait d'eux. On aurait dit que toute l'armée allemande arrivait. Il s'accroupit dans le sable dans l'attente d'une ultime confrontation. Cela se révéla être des chevaux, abandonnés par quelque unité d'artillerie française, qui galopaient au hasard sur le sable.

La prochaine fois, il pourrait s'agir de l'ennemi et il n'y avait encore aucun bateau en vue. Pour le lieutenant-commandant J.N. McClelland, l'officier de marine le plus ancien et le plus élevé en grade restant à La Panne, la situation prenait la forme d'un épouvantable problème d'arithmétique. Il était maintenant 1 heure du matin. Les Britanniques ne pouvaient espérer tenir La Panne au-delà de 4 heures. Quelque 6.000 soldats se déversaient sur la plage. On n'en avait embarqué que 150 depuis la tombée du jour. A ce rythme-là, la quasi-totalité de l'armée serait perdue.

Il conféra brièvement avec le major-général G.D. Johnson, qui, lui, était l'officier de l'armée de terre le plus ancien et le plus élevé en grade sur la plage à ce moment-là. Oui, affirma McClelland, il avait effectué personnellement une reconnaissance de la position. Non, il n'y avait pas de navires. Oui, ils devraient être là. Non, il ne pensait pas qu'ils viendraient maintenant - quelque chose avait dû mal tourner. McClelland ressentait l'absence de la Royal Navy comme une honte personnelle. Il demanda cérémonieusement à Johnson de l'excuser pour l'absence des navires.

Ils décidèrent que la seule issue était de faire marcher le gros des troupes sur Dunkerque et d'essayer de les embarquer là-bas. A moins que, sur le chemin, ils ne rencontrent quelques bateaux à Bray-Dunes.

Quelques hommes - la plupart blessés ou à bout de forces - ne pouvaient effectuer cette marche. Ils seraient laissés derrière. McClelland se rendit sur la jetée faite avec des camions pour regarder la mer, dans l'espoir que quelques bateaux se montreraient.

Maintenant la plage était sous le feu des canons allemands. McClelland fut jeté à terre à deux reprises par l'éclatement des obus. L'un fit voler en éclat le fanal qu'il tenait à la main ; l'autre l'atteignit à la cheville gauche. Comme c'est souvent le cas, il ne ressentit rien sur le coup - juste une sorte d'engourdissement - et il descendit la plage en boitillant.

Au point d'embarquement, c'était toujours la même histoire : Plus de bateaux depuis plus d'une demi-heure. McClelland donna alors l'ordre aux soldats restants de prendre le chemin de Dunkerque. Même si on ne pouvait sauver le gros des troupes, il fallait essayer. Lui-même rassembla tous les traînards qu'il put trouver

et les fit mettre en route. Puis, toujours en claudiquant, il les suivit.

A trois kilomètres environ de Bray-Dunes, il aperçut soudain ce qu'il avait vainement cherché toute la nuit : les bateaux ! Trois navires étaient à l'ancre pas très loin du rivage. Un petit groupe de soldats s'avança dans la mer en tirant des coups de feu pour attirer l'attention. Il n'y eut aucune réponse de la part des navires. Ils continuèrent de se tenir là, tous feux éteints et silencieux.

McClelland regarda plus loin sur la plage. La nuit retentissait d'explosions et à la lueur des canons, il pouvait voir les files de soldats qui serpentaient sur le sable, mais aucune trace d'autres navires. Les trois qui étaient à l'ancre représentaient la seule chance. D'une manière ou d'une autre, il fallait leur faire savoir que les troupes se dirigeaient vers Dunkerque. Aussitôt qu'ils le sauraient, ils pourraient avertir les autres, et la flotte de secours pourrait finalement s'assembler à l'endroit voulu.

Il plongea dans la mer et commença à nager. Il était mort de fatigue ; sa cheville commençait à se faire sentir ; mais il continua. Comme il approchait d'un des navires, quelqu'un lui envoya une corde et il fut hissé à bord. C'était le HMS Gossamer, l'un des dragueurs de mines de Ramsay, qui était sans relâche au travail. Conduit auprès du capitaine, le commandant Richard Ross. McClelland délivra son message: La Panne était abandonnée; tous les navires devaient se concentrer plus loin à l'ouest. Puis il s'évanouit.

Pour le commandant Ross, ce fut la première information solide qu'il recevait depuis qu'il avait quitté Douvres à 6 heures du soir. Le Gossamer faisait partie du groupe de navires désignés pour prendre l'arrière-garde des troupes à l'extrémité est du " périmètre " , à savoir 4.000 hommes environ. Le plan prévoyait que trois lignées de chaloupes de sauvetage devraient être remorquées à travers la Manche et être stationnées à trois endroits soigneusement choisis au large de La Panne. On dirait à l'arrière-garde où elle devait se rendre et, à 1 heure 30 du matin, les chaloupes commenceraient à transférer des hommes sur les dragueurs de mines qui attendraient à ces trois endroits. Des destroyers serviraient de couverture si l'ennemi tentait d'intervenir. ( " Tous les chars hostiles " , rappelait l'ordre aux destroyers.) La directive finale serait donnée à 4 heures, le 31 mai, et les " remorqueurs spéciaux " , comme les appelait Ramsay, commencèrent à quitter Ramsgate à 1 heure de l'après-midi.

On avait envisagé tous les hasards possibles - à l'exception des hasards de la guerre. La pression allemande sur le " périmètre " était trop forte. Les positions d'arrière-garde ne pourraient être

238plus longtemps tenues par les 4.000 hommes qui les occupaient. Sous le bombardement intense de l'ennemi, les troupes furent poussées plus tôt qu'on ne l'espérait et plus loin vers l'ouest qu'on ne l'avait prévu. On devait avertir les remorqueurs spéciaux de se rendre à d'autres endroits et à d'autres moments.

Mais Douvres n'avait plus de liaison directe avec eux. Ramsay ne pouvait que joindre par radio les dragueurs de mines d'accompagnement, avec l'espoir que ce changement de plan serait communiqué aux remorqueurs et à leur suite. Il envoya bien son message, mais, comme il était à prévoir, celui-ci n'atteignit pas ses destinataires.

Toute l'armada se rendit tant bien que mal aux endroits originellement prévu, mais, évidemment, il n'y avait personne à embarquer. N'ayant plus d'instructions, les bateaux se groupèrent le long de la côte, espérant avoir quelque contact. Le Gossamer, en fait, était tombé à point lorsque McClelland l'avait averti de chercher plus à l'ouest.

L'unité d'interception radio au QC du général Ceorg von Kuechier, commandant la IIIe Armée, en savait plus que le CER sur les remorqueurs spéciaux et connaissait l'endroit où les trouver. A 7 heures 55 du soir, le 31 mai, le capitaine Essmann du QG téléphona aux PC du XXVIe et du IXe Corps pour leur donner les dernières informations et quelques instructions sur ce qu'ils devaient faire.

Au crépuscule, on devait concentrer le feu sur les routes d'approche menant aux points supposés d'embarquement; des patrouilles blindées de reconnaissance devaient vérifier si l'ennemi se préparait à l'évacuation ; s'il en était ainsi, il fallait effectuer une percée immédiate vers la côte.

Ce n'était pas un programme excitant pour une armée prête à la curée ! En fait, une certaine apathie semblait régner dans l'esprit de la plupart des militaires allemands depuis ces deux derniers jours. Le colonel Rolf Wuthmann, officier d'opérations à la 4e Armée du général von Kluge qui se trouvait à l'extrémité ouest du périmètre " , en était alarmé. " On a l'impression, ici, qu'il ne se passera rien aujourd'hui et que personne ne s'intéresse plus à Dunkerque " , se plaignit-il au chef d'état-major du général von Kleist, le 30 mai.

C'était parfaitement vrai. Tous les regards, maintenant, se tournaient vers le sud. " Fall Rot " ( " l'Opération Rouge " ), la grande offensive destinée à mettre la France hors de combat, devait partir de la Somme dans six jours exactement. Son immense envergure et les perspectives éblouissantes qu'elle engendrait détournaient l'attention de Dunkerque. Guderian et les autres généraux de panzer - qui avaient été déjà exaspérés par l' " ordre de halte " de Hitler - ne désiraient qu'une chose : retirer leurs chars, mettre leurs hommes au repos et se préparer à cette nouvelle grande aventure. Rundstedt, commandant le Groupe d'armée A, portait entièrement son intérêt sur la Somme. Le 31 mai, Bock, commandant le Croupe d'armée B, reçut une épaisse liasse de papiers de l'O.K.H. lui demandant de regrouper aussi ses forces. A l'O.K.H., le général Halder, chef d'état-major, passa la plus grande partie de la journée loin derrière les lignes, contrôlant les communications, le flot du ravitaillement, l'état du Groupe d'armée C - tout cela en vue de la nouvelle offensive.

Quant à Dunkerque, il était difficile de se défaire du sentiment que tout était, en fait, terminé. Une dizaine de divisions d'infanterie allemandes exerçaient maintenant une forte pression sur quelques milliers de soldats alliés désorganisés, les acculant à la mer. Kurt Brenneck, chef d'état-major de Kluge, pouvait grogner. " Nous ne voulons pas retrouver ces hommes, équipés de frais, en face de nous un peu plus tard " , dit-il. Mais aucun commandement allemand n'était plus profondément préoccupé par l'offensive qui s'annonçait au sud que celui de la 4e Armée de Brennecke. Le général Halder avait de quoi se plaindre. " Maintenant nous devons nous arrêter et contempler des milliers et des milliers de soldats ennemis repartir pour l'Angleterre sous notre nez " , dit-il. Mais il n'eut guère le temps de s'arrêter et de contempler l'ennemi. Lui aussi était occupé à préparer la nouvelle grande ruée.

Il semblait toujours que quelqu'un voulait en finir avec Dunkerque, mais que personne n'était vraiment en position de le faire. Finalement, dans un grand effort pour centraliser les responsabilités, la 18e Armée de von Kuechler fut mise entièrement à contribution. Le 31 mai, à 2 heures du matin, toutes les divisions se trouvant sur toute la longueur du " périmètre " passèrent sous son contrôle.

Kuechler ne mit pas longtemps à recevoir des avis. Le soir suivant, le général Mieth de l'O.K.H. téléphona quelques " suggestions personnelles " venant du niveau le plus élevé. Le général von Brauchitsch suggérait un débarquement de troupes sur les arrières des forces britanniques, ainsi que le retrait des unités allemandes de la ligne du Canal de façon à donner à la Luftwaffe toutes possibilités d'intervenir sans mettre en danger les troupes amies. Finalement, ce fut l'opinion de Hitler lui-même : Kuechler devait étudier la possibilité d'utiliser des obus de DCA munis d'un dispositif de retardement pour compenser le manque d'efficacité de l'artillerie classique sur les plages, où le sable restreignait l'effet des explosions. Comme beaucoup des Grands de ce monde, il arrivait parfois que le Führer s'adonnât au bricolage !

Pour l'instant, ces idées bizarres furent mises de côté. Kuechler avait déjà conçu son plan, et celui-ci ne prévoyait nullement quelque chose d'aussi insolite qu'un débarquement sur les arrières de l'ennemi, même si cela était possible. Au contraire, il prévoyait tout simplement une attaque menée par toutes ses forces à la fois sur toute la longueur du " périmètre " , le lei juin.

D'abord, son artillerie épuiserait l'ennemi en le bombardant sans cesse, et cela devait commencer aussitôt et durer toute la nuit. Les troupes attaquantes partiraient le 1er juin à 11 heures du matin, appuyées de près par le Ive Fliegekorps du général Alfred Keller.

Tout devait être économisé pour le coup final. Dans l'après-midi du 31, la 18e Armée lança une directive spéciale demandant aux troupes de ne se livrer à aucune action inutile pendant toute la journée. Elles devaient consacrer tout leur temps à mettre leur artillerie en position, recueillir des renseignements, effectuer des reconnaissances et se préparer pour une " attaque systématique " le lendemain.

Tout cela était raisonnable, mais une telle rigueur semble expliquer pourquoi on fit si peu cas du message radio de Ramsay qu'on avait intercepté concernant ses remorqueurs spéciaux. Ce message indiquait clairement que les Britanniques abandonnaient l'extrémité est du " périmètre " cette nuit même - laissant ainsi une brèche ouverte par eux-mêmes alors que les plans Allemands étaient gelés et que rien n'était fait.

Il est évident que personne, au QG de la 18e Armée, le matin du 3 mai, n'a eu conscience de cette occasion perdue. On se bornait à tout mettre en état pour une attaque unifiée le lendemain. L'artillerie effectuait des bombardements à un rythme que les Britanniques ne devaient jamais oublier et la Luftwaffe collaborait à cette opération de pilonnage.

On a particulièrement insisté sur le rôle que la Luftwaffe a joué et sur le temps que mit la 18e Armée à prendre le contrôle des opérations. La flotte aérienne n° 2 du général Kesselring reçut principalement l'ordre d'attaquer Dunkerque sans discontinuer jusqu'à ce que la 18e Armée lui dise de cesser.

Faisant usage de son autorité, le 31 mai vers midi, le général Kuechler demanda des raids spéciaux toutes les quinze minutes sur les dunes à l'ouest de Nieuport, où l'artillerie britannique donnait du mal à sa 256e Division d'infanterie. Kesselring promit d'obéir, mais, plus tard, il fit savoir que la brume empêchait certains de ses appareils de décoller.

Le mauvais temps était une vieille histoire. Il avait gêné presque toutes les missions la journée du 30 et ralenti les opérations pendant celle du 31. Ce fut une bonne nouvelle, lorsque le 1er juin se révéla être un jour clair et ensoleillé.

12.

" JE N'AVAIS JAMAIS PRIÉ AUSSI FORT AUPARAVANT "

Tandis que le bruit des avions s'approchait, le vieux loup de mer Bill Harris ôta soigneusement son dentier et le mit dans sa poche - ce qui était le signe pour les hommes du destroyer Windsor que ça allait chauffer. Il était 5 heures 30 du matin, ce 1er juin, et les brumes qui s'éclaircissaient déjà laissaient prévoir une journée chaude et ensoleillée.

Au bout de quelques secondes, les avions apparurent : c'était des Me 109 qui venaient de l'est à basse altitude. Leurs mitrailleuses commencèrent à crépiter. Certains balayèrent le môle est où le Windsor était en train de charger des troupes ; d'autres les plages, la flotte de secours, des soldats isolés qui pataugeaient dans l'eau ou nageaient vers les bateaux. En général, les chasseurs allemands ne mitraillaient pas les objectifs à terre. Ils avaient l'ordre de rester " en haut de l'escalier " pour servir de couverture aux Stukas et aux Heinkel. Aujourd'hui, leur tactique semblait avoir changé.

Tapi dans les dunes à l'ouest de La Panne, le sergent John Bridges du 1er Grenadier Guards se protégeait de l'orage. Autour de lui étaient serrés six à huit autres Grenadier Guards : tout ce qui restait du bataillon qui s'était dispersé la nuit d'avant. A ce moment-là. personne ne savait que faire et il semblait préférable de se borner à attendre l'aube.

Mais, à présent, le soleil se levait et le choix n'était pas facile. Filer sur Dunkerque paraissait trop dangereux. Dans cette direction, Bridges ne pouvait voir que le feu des canons et une épaisse colonne de fumée. Mais, d'autre part, rejoindre une des colonnes qui attendaient sur la plage risquait de ne servir à rien. Il y avait peu de bateaux et beaucoup trop d'hommes. A la fin Bridges opta pour la plage. Peut-être lui et son groupe trouveraient-ils une queue où il serait raisonnable d'attendre d'être embarqués.

Un coup de pistolet mit rapidement fin à cette tentative. Un officier accusa le groupe de vouloir resquiller et tira une balle aux pieds de Bridges en guise d'avertissement. Nullement intimidé, le sergent se demanda comment opérer pour quitter la plage sans faire la queue comme les autres. Il remarqua un canot de sauvetage apparemment vide qui flottait à une centaine de mètres du rivage et il suggéra à ses hommes de nager jusqu'à lui. Mais personne ne savait nager !

Il décida de partir tout seul et de ramener le canot de lui-même. Il enleva ses vêtements et nagea jusqu'au canot, mais ce fut pour s'apercevoir qu'il n'était pas vide du tout. Deux types dépenaillés vêtus en kaki s'y trouvaient déjà et essayaient de démêler leurs avirons. Ils étaient ravis que Bridges se joigne à eux, mais ils ne voulaient pas de ses amis. Ils n'entendaient nullement retourner sur le rivage pour y recueillir qui que ce soit. Bridges sauta à l'eau et retourna d'où il était venu, toujours à la nage.

En arrivant sur la plage, il s'aperçut que tout le monde avait disparu, ses hommes s'étant dispersés poux échapper au mitraillage d'un avion ennemi. Il ne restait là que le caporal Martin qui avait fidèlement veillé sur les affaires de Bridges. En regardant la mer, ils aperçurent un autre canot de sauvetage et décidèrent de remettre ça. Martin ne savait pas nager, mais Bridges - toujours optimiste - pensait pouvoir le tirer après lui.

Cela aurait pu être relativement facile, si Bridges avait été légèrement équipé, mais il avait remis son uniforme et devait transporter son paquetage et son masque à gaz... et puis il y avait autre chose. Tandis que le caporal Martin et lui-même se trouvaient à Furnes, leur unité avait été stationnée dans une cave située sous une bijouterie et un marchand de fourrures. On avait souvent dit qu'il ne fallait rien laisser derrière soi que les Allemands puissent piller, et la première chose qui vint à l'esprit de Bridges fut de se comporter lui-même en pillard. Maintenant son sac et l'étui de son masque à gaz étaient remplis de montres, de bracelets et d'une cape de renard argenté à douze peaux.

Les deux hommes entrèrent dans l'eau, Bridges soutenant d'une main le caporal Martin et de l'autre son butin. Tant bien que mal, ils réussirent à atteindre le canot qui se révéla être placé sous le commandement d'un vieux général à cheveux blancs et aux allures de grand-père, qui portait encore toutes ses décorations. Il manœuvrait avec habileté le canot, prenant ici et là des gars qui nageaient à l'aventure. Martin fut hissé à bord et Bridges se prépara à le suivre.

" Vous devez jeter votre équipement à la mer, sergent " , lui cria le général. En effet toute la place dans le canot était réservée aux hommes. Sans aucune hésitation - ce qui l'étonna lui-même - Bridges jeta tout par-dessus bord : les bracelets, les bijoux, les fourrures et, ce qui était peut-être pour lui le plus important, le poids qui pesait sur sa conscience.

Ensuite, il s'empara d'une rame et, tandis que le général tenait le gouvernail, ils s'approchèrent peu à peu d'un destroyer qui était ancré pas très loin de là. Les avions recommençaient de mitrailler et l'homme qui se tenait à côté de Bridges fut touché. Ils se mirent à ramer comme des fous, et ils étaient presque arrivés lorsqu'un officier qui se trouvait sur le pont du destroyer leur cria de rester à l'écart. En effet, son bateau s'était échoué sur un banc de sable et il faisait tourner ses hélices à toute vitesse pour pouvoir se dégager.

Le vieux général essaya de faire ce qu'on lui disait, mais soit à cause de la marée, du courant, de l'aspiration provoquée par les hélices, ou de sa propre inexpérience, il ne put faire que son,canot ne fût invinciblement attiré vers le destroyer. La houle coinça la rame que tenait Bridges contre la coque du navire et il fut projeté en l'air en fonction d'une loi de physique qu'il ne put jamais comprendre ! Il attrapa au passage un grappin qui lui servit d'échelle et des mains secourables le hissèrent à bord du destroyer.

Tout de suite après, le canot plongea de nouveau dans l'eau et fut pris par les hélices du navire. L'embarcation, le général, le caporal Martin et les autres furent réduits en miettes. Bridges se retourna à temps pour voir en un dernier coup d'œil le visage épouvanté de Martin avant qu'il ne disparaisse à tout jamais dans les flots.

Bridges monta sur le pont et s'appuya contre la rambarde du gaillard d'avant. Le destroyer n'était autre que l'Ivanhoé. Tandis que Bridges commençait à enlever ses vêtements trempés, un marin lui jeta une couverture et un paquet de cigarettes. Il n'eut guère le temps d'en profiter. Une fois de plus, le danger vint du ciel.

Les bombardiers allemands étaient là. Heureusement l'Ivanhoé s'était désenchoué et son commandant, P.H. Hadow, put éviter les premières attaques effectuées par des Heinkel. Il eut moins de chance avec les Stukas. A 7 heures 41, deux coups tirés près encadrèrent le navire et une troisième bombe s'écrasa au pied de la

cheminée avant.

En dessous, dans la chambre des machines, le soldat J.H. Claridge, qui avait été recueilli à La Panne, faisait sécher son uniforme, quand le navire subit une violente secousse, les lumières s'éteignirent et une pluie d'éclats brûlants s'abattit autour de lui. Il se trouvait près d'une échelle qui menait sur le pont, il la grimpa à toute allure dans un tourbillon de vapeur. Lui et un autre homme furent les seuls à s'en tirer vivants. Le sergent Bridges regardait le spectacle à partir du gaillard d'avant. Il était encore étourdi par l'épreuve qu'il venait de subir, mais il put remarquer que l'équipage de l'Ivanhoé commençait à enlever ses chaussures. Cela ne pouvait signifier qu'une seule chose: que le bateau était en train de couler.

Il n'eut pas besoin de preuve supplémentaire. Se débarrassant de sa couverture, il sauta par-dessus le bastingage n'ayant pour seul vêtement que son casque qu'il avait pu conserver jusque-là. Il se mit à nager lentement pour s'éloigner du navire, pratiquant une sorte de nage " à l'indienne " qui lui était familière. Il pouvait ainsi tenir le coup assez longtemps - du moins jusqu'à ce qu'un autre bateau apparaisse qui lui offre un meilleur refuge que l'Ivanhoé.

En fait, l'Ivanhoé n'était pas fini. On avait pu maîtriser l'incendie ; les cales avant avaient été immergées ; et les avaries provoquées aux chaudières, réparées. C'est alors que le destroyer havant et le dragueur de mines Speedwell l'accostèrent et purent transférer à leur bord la plus grande partie des soldats qui Se trouvaient sur l'Ivanhoé. En s'éloignant, le Speedwell recueillit un autre survivant qui nageait tout seul en pleine mer: le sergent Bridges.

Sur l'Ivanhoé, l'officier mécanicien, le lieutenant Mahoney, avait réussi à donner un peu de vapeur à sa chaudière restante et le bâtiment reprit le chemin de l'Angleterre. Il ne pouvait filer que sept nœuds et tiré par un remorqueur il offrait une cible idéale pour l'ennemi. A deux reprises il fut attaqué par les Heinkels. A chaque fois, le commandant Hadow attendait que les premières bombes tombent, pais il faisait sortir des flots de fumée des écoutilles pour laisser croire que son navire avait été atteint. La ruse réussit : les avions firent demi-tour, les pilotes étant persuadés que le destroyer était perdu.

Sur le Havant, les soldats transférés de l'Ivanhoé eurent à peine le temps de s'installer avant que les Stuka ne repassent à l'attaque. Deux bombes atteignirent la chambre des machines et une troisième tomba à la mer juste avant que le navire y passe dessus.

Les lumières s'éteignirent et, une fois de plus, les soldats se mirent à errer dans l'obscurité, essayant de monter sur le pont. Le Havant donna fortement de la bande, en raison de la confusion qui régnait à bord. Mais le secours ne se fit pas attendre. Le dragueur de mines Saltash l'accosta et embarqua des troupes. D'autres furent transférées sur un petit vapeur de plaisance. le Narcissa, qui, d'ordinaire, emmenait des vacanciers en croisière au large de Margate.

L'équipage du Havant resta un moment à bord, mais il ne put en réchapper. La coque était crevée et la chambre des machines avait volé en éclats. A 10 heures 15 du matin, il disparut sous les flots.

" Un destroyer a explosé au large de Dunkerque " , observa quelqu'un laconiquement sur la passerelle du destroyer Keith qui était à l'ancre au large de Bray-Dunes. L'amiral Wake-Walker scruta la mer et aperçut un navire enveloppé de fumée à l'entrée du port de Dunkerque, à six miles vers l'ouest. Il ne savait pas encore qu'il s'agissait de l'Ivanhoé - ni si ce dernier allait s'en sortir. Tout ce qu'il savait, c'était que les bombardiers allemands étaient de retour et qu'il devait continuer son travail. Il était facile pour l'ennemi d'atteindre les navires concentrés autour du Keith au large de Bray: le destroyer Basilisk, les dragueurs de mines Skip jack et Salarander, les remorqueurs St. Abbs et Vincia, et le skoot

Hilda.

Une formation serrée de 30 à 40 Stuka apparut venant du sud-ouest. Tous les canons de la flotte ouvrirent le feu et un barrage de flammes sembla disperser les avions. Mais cela ne dura pas longtemps. Peu après 8 heures du matin, trois Stuka foncèrent droit sur le Keith.

Le navire s'inclina fortement. Dans la timonerie, tout le monde s accroupit, le pilote s'accrochant à la barre par les poignées du bas. Les tasses de thé roulèrent sur le pont. Puis il y eut trois fortes explosions. la dernière à une dizaine de mètres à peine à l'arrière. Elle coinça le gouvernail et le Keith commença à tourner en rond.

Le capitaine Berthon s'empara des commandes manuelles et les choses commençaient à redevenir normales, quand trois autres avions piquèrent. Cette fois-ci, Wake-Walker les vit lâcher leurs bombes et les regarda tomber droit sur le navire. C'était une curieuse sensation que d'attendre les explosions sans pouvoir faire quoi que ce soit. Puis ce fut le crash ; un grincement de tout le navire; un jet de fumée et de vapeur bouillante sortant de la poupe.

Curieusement, Wake-Walker ne constata aucun dommage. Une des bombes était tombée dans la deuxième cheminée, explosant plus bas dans la salle des chaudières n° 2. Désemparé, ses tôles éventrées, le Keith s'installa fortement à bâbord.

Pas loin de là, le lieutenant Christopher Dreyer, de sa vedette lance-torpille MTB 102, s'aperçut du désastre et s'empressa de venir au secours du Keith. Wake-Walker décida qu'il n'avait plus rien à faire sur le destroyer qui était en perdition et il s'empressa de rejoindre le bateau de Dreyer. Celui-ci devint ainsi son huitième " navire amiral " en l'espace de 24 heures.

Sur le Keith, qui maintenant s'enfonçait lentement, le capitaine Berthon donna l'ordre d'abandonner le navire. Des grappes humaines se précipitèrent vers les bastingages, y compris la plus grande partie de l'état-major du général Gort. Le colonel Bridgeman n'était sûr que d'une chose : il ne voulait pas retourner à la nage à La Panne. Il se jeta à l'eau, et rejoignit deux marins accrochés à une épave. Ils furent recueillis par le remorqueur Vincia et ramenés à Ramsgate.

Les Stuka étaient loin d'en avoir fini. Vers 8 heures 20, ils effectuèrent une troisième attaque contre le Keith, touchant une fois de plus la salle des machines, et, cette fois-ci, ils épargnèrent les autres bâtiments voisins. Le dragueur de mines Salamander prit la fuite sain et sauf, mais pour son sistership Skipjack ce fut un autre histoire. Le premier avion allemand le toucha à deux reprises ; puis un deuxième Stuka se précipita sur lui. Sur sa plate-forme de visée, le quartier-maître Murdo MacLeod dirigea sa mitrailleuse Lewis sur l'appareil et le garda sous son feu même après qu'il eut lâché ses bombes. Le Stuka ne parvint pas à se redresser et plongea tout droit dans la mer.

Mais le mal était fait. Le Skip jack avait été touché trois fois de plus. Il donna fortement de la bande sur bâbord et l'ordre fut donné de l'abandonner. Ce n'était pas trop tôt ! En l'espace de deux minutes, il chavira entraînant avec lui la plupart des 250 ou 300 soldats qui étaient à bord. Il flotta la quille en l'air pendant les vingt minutes suivantes, puis finit par couler.

Le Keith, lui, tardait à couler. Des petits bateaux de tous les types recueillaient les survivants. Après une quatrième visite des Stuka, le remorqueur de l'Amirauté, le St. Abbs, l'accosta vers 8 heures 40 et prit à son bord le capitaine Berthon et ce qui restait de l'équipage. Avant de quitter son navire, Berthon demanda au Salamander et au Basilik de le couler pour qu'il ne puisse tomber entre les mains de l'ennemi.

Les deux navires. répondirent qu'ils étaient désemparés et avaient besoin eux-mêmes de secours. Ne s'occupant que de son propre navire, Berthon, apparemment, n'avait pas vu les Stuka qui bombardaient les deux autres. Le Basilik, en particulier, était dans un état critique. Un chalutier français le prit en remorque, mais il s'enlisa sur un banc de sable et dut l'abandonner à son sort vers midi. Le destroyer Whitehall recueillit la majeure partie de son équipage, puis il l'acheva avec deux torpilles.

Pendant ce temps, les Stuka effectuèrent encore une attaque sur le Keith qui était à l'abandon - c'était la cinquième de la matinée - et à 9 heures 15 ils finirent par le couler. La mer était maintenant couverte du fuel en provenance des navires qui avaient sombré, et les survivants qui surnageaient offraient un spectacle Pitoyable - uniformes noircis par l'huile, à moitié aveugles, suffoquant et vomissant tandis qu'ils essayaient de se tenir à la surface.

Le remorqueur St. Abbs fouillait la mer pour les recueillir, faisant des tours et des détours, et utilisant toutes les méthodes classiques pour échapper aux Stuka. Outre les survivants des navires Boulés, il prit à son bord le major R.B.R. Colvin et un bateau chargé de Grenadier Guards qui essayaient de rejoindre l'Angleterre a la rame. 130 hommes environ se serraient sur le pont du remorqueur, certains gravement blessés, d'autres sains et saufs mais sanglotant de frayeur. Un médecin de l'armée et un aumônier passaient parmi eux, leur prodiguant les premiers secours et des paroles de réconfort. Tandis que les bombes continuaient de pleuvoir, le père dit au major Colvin : " Je n'ai jamais prié aussi fort auparavant. "

Il arrivait que les Stuka disparaissent et le St. Abbs pouvait pendant un certain temps continuer sa route en paix. Mais à 9 heures 30 un bombardier le survola et lâcha un chapelet de quatre bombes à retardement à l'avant de sa proue. Elles explosèrent au moment où le St. Abbs leur passa dessus et déchirèrent sa coque.

Renversé par l'explosion, le major Colvin tenta de se mettre debout, mais il avait perdu l'usage de ses jambes. Le bateau se coucha sur le flanc et ce fut un effondrement général. Il se sentit tomber dans un abîme sans fond, entraîné par les flots, entouré de morceaux de charbons qui pleuvaient autour de lui. Ce dont il eut ensuite conscience fut de nager dans la mer à une cinquantaine de mètres d'un tas d'épaves. Le St. Abbs n'existait plus : il avait coulé en 30 secondes exactement.

Il n'y eut que peu de rescapés. La plupart d'entre eux s'étaient trouvés sur le Keith ou le Skipjack et c'était leur second naufrage de la matinée. Cette fois-ci ils eurent à lutter contre un fort courant qui les poussait vers la côte, droit vers l'est. Ils allaient bientôt entrer dans les eaux ennemies, mais il semblait qu'il n'y avait rien à faire. Soudain, une chance leur apparut. Un vapeur à l'abandon venait directement sur eux. Les nageurs les plus agiles parvinrent à monter à bord.

En passant sur l'arrière, le major Colvin s'empara d'une passerelle qui pendait dans l'eau et, en dépit de sa jambe blessée, il réussit à se hisser sur le navire. Cette épave était celle du cargo Clan MacAlister qui avait été bombardé et abandonné le 29 mai. Maintenant il était à moitié coulé et presque échoué à deux miles environ de La Panne.

Une quinzaine d'autres survivants du St. Abbs montèrent à bord. Là, ils eurent l'impression de se trouver dans une situation digne de la légendaire Mary Celeste. Dans le rouf désert, tout était encore à sa place. Des marins aidèrent le major Colvin à s'allonger sur une couchette, et lui trouvèrent deux couvertures et des vêtements secs.

Le midship H.B. Poustie du Keith fit encore mieux. Tout recouvert d'huile, il fureta dans la cabine du capitaine et y découvrit un uniforme idéal pour un jeune midship de 18 ans: celui du capitaine lui-même, d'un bleu resplendissant, avec quatre galons dorés sur les manches.

Il y avait aussi de la nourriture. Après avoir exploré la cambuse, quelqu'un organisa un déjeuner de conserves de poires et de biscuits. Pour ces hommes épuisés et mourant de faim, ce fut un véritable festin.

Mais la principale question était de savoir ce qu'on allait faire. A coup sûr, ils ne pourraient pas rester là très longtemps. C'était la marée montante et le Clan MacAlister était maintenant remis à flot. Vu d'en haut il paraissait en parfait état et les avions le bombardaient vigoureusement. Bientôt l'artillerie ennemie serait à La Panne, à une portée de pierre du navire.

Un des canots de sauvetage pendait encore à son bossoir et le capitaine Berthon - ancien du Keith et l'officier le plus âgé - ordonna qu'on charge ce canot de provisions et qu'on le mette à l'eau. Avec un peu de chance, ils pourraient atteindre l'Angleterre à la rame.

Ils étaient sur le point de partir quand une péniche de la Tamise apparut. Elle représentait un espoir bien plus grand et les naufragés attirèrent son attention en poussant des cris et en tirant des coups de revolver. La péniche les transféra sur un transporteur de ciment si minable qu'on n'avait même pas jugé bon de lui donner un nom, mais seulement un numéro " Sheerness Yard Craft N° 63. " Il fut cependant assez solide pour les ramener en Angleterre.

Sur la plage ouest de La Panne, le 1er Suffolks assista à l'attaque des Stuka contre le Basilisk. Un peu plus à l'ouest, sur une dune près de Zuydcoote, l'état-major du 3e Grenadier Guards fut témoin du drame vécu par le Keith. Les marins qui se trouvaient sur le môle virent d'autres Stuka couler le destroyer français le Foudroyant en moins d'une minute. Le capitaine Tennant, lui-même, put suivre l'assaut contre l'Ivanhœ et le Havant.

C'était là un spectacle irréel - en particulier ces batailles dans le ciel qui éclataient de temps à autre. Des images se gravaient dans l'esprit des hommes comme les instantanés d'un album de photos : le coup de tonnerre d'un chasseur et d'un bombardier entrant en collision ; l'aile d'un avion tombant vers le sol ; l'éclair d'un Heinkel qui prenait feu ; un Me 109 s'enfonçant droit dans la mer ; des parachutes qui descendaient ; des balles traceuses qui passaient au travers... Il était difficile de croire que tout cela était réel et qu'il ne s'agissait pas simplement des scènes classiques d'un vieux film de guerre.

Pour le chef d'escadrille Brian Lane et les pilotes de l'escadrille n° 12, c'était bien la réalité. Le 1er juin, ils commencèrent leur travail à 3 heures 15 du matin à Hornchurch, un petit terrain d'aviation à l'est de Londres. A moitié endormis, ils avalèrent une tasse de thé et quelques biscuits et coururent vers la piste, où les Spitfires étaient déjà en train de chauffer. Le rugissement des moteurs s'élevait et retombait tandis que les mécaniciens faisaient les derniers préparatifs et que les flammes bleues sortant des tuyaux d'échappement brillaient encore dans les premières lueurs du jour.

Lane monta dans son appareil, vérifia sa radio et son oxygène, regarda si les autres étaient prêts et leva la main au-dessus de sa tête - ce qui était le signal du décollage. Une fois en l'air, il prêta l'oreille au double choc qui indiquait que son train d'atterrissage était bien rentré et jeta un coup d'œil de routine sur les divers cadrans et les jauges qui ornaient son tableau de bord. Il avait l'impression d'avoir fait ça toute sa vie. En fait, il avait été, dans le civil, un fabricant d'ampoules électriques jusqu'aux derniers jours qui précédèrent la guerre. Au bout d'un quart d'heure, il franchissait les côtes anglaises et faisait route vers la Mer du Nord. Un coup d'œil dans son rétroviseur lui montra les autres appareils de son escadrille en formation derrière lui et, plus loin derrière, les trois autres escadrilles - en tout 48 Spitfires - qui fonçaient dans un grand bruit de moteurs vers Dunkerque et le soleil levant.

Dix minutes encore et ils étaient maintenant au-dessus des plages et viraient à gauche en direction de Nieuport, la limite est de leur mission. Il était 5 heures et il faisait assez jour pour qu'on puisse voir la foule des soldats qui attendaient sur le sable, et la nuée de bateaux qui se tenaient au large. A 5.000 pieds d'altitude,

on aurait dit Blackpool un jour de fête.

Tout d'un coup les Spitfires ne furent plus seuls maîtres du ciel.

Devant eux et légèrement sur leur droite, en direction de Nieuport, apparurent 12 bi-moteurs. Lane murmura dans sa radio : " Douze Me 110 droit devant ! "

Les Allemands les avaient vus venir. D'un côté comme de l'autre, les appareils qui volaient jusque-là en formation impeccable se dispersèrent et ce fut une mêlée générale qui rappela aux hommes qui se trouvaient au sol un spectacle mis en scène par Hollywood. Lane se plaça dans le sillage d'un Messerschmitt, le prit dans son collimateur et pressa sur le bouton qui commandait ses huit mitrailleuses. Huit rafales de balles traceuses touchèrent le Me 110. Son moteur de gauche s'arrêta. Puis, comme il virait de l'aile pour s'enfuir, il fut de nouveau touché et, cette fois-ci, ce fut le tour de son moteur de droite. Lane décrivit un cercle et vit l'appareil s'écraser.

Une fois ce travail accompli, Lane chercha d'autres cibles, mais il ne trouva rien. Il n'avait plus dans ses réservoirs assez de carburant pour voler plus de 40 minutes sur les plages et maintenant il devait voler bas. Il traversa le Channel au ras de flots et rentra à Hornchurch. L'un après l'autre les membres de l'escadrille en firent autant. Finalement ils arrivèrent tous : aucun ne manquait à l'appel.

Tandis que, tout excités, ils se racontaient les péripéties de leur raid sur la piste, l'officier de renseignement de l'escadrille fit les comptes : 7 Me 110 abattus officiellement et 3 Me 109 qui apparemment avaient disparu à un moment donné de la bagarre. Les pilotes se dirigèrent lentement vers le mess. C'était difficile à croire, mais il n'était que 7 heures du matin et ils n'avaient pas encore pris leur petit déjeuner.

Il faut dire que cette bataille aérienne n'avait pas obéi au scénario habituel. En général très peu de chasseurs britanniques affrontaient un grand nombre d'avions allemands, mais, cette fois-ci, les Spitfires avaient rencontré les Me 110 à 4 contre 1.

Ce n'était pas un hasard. Cela faisait partie d'une décision tactique. Au départ, le Fighter Command avait essayé de procurer une couverture continue sur les plages, mais les quelques appareils disponibles étaient si dispersés qu'en fait ils ne constituaient aucune protection. Le 27 mai, par exemple, 22 patrouilles avaient été organisées, mais elles ne comptaient en moyenne que huit avions. La Luftwaffe put facilement réduire à néant ce genre d'opération et dévasta le port de Dunkerque. Après un tel désastre, la R.A.F. envoya moins de patrouilles, mais celles-ci comptaient un plus grand nombre d'appareils. Cela était beaucoup plus efficace aux heures où la tête de pont était le plus vulnérable, c'est-à-dire à l'aube et au crépuscule. D'où la patrouille de 18 avions commandée par Brian Lane, qui fut suivie d'une autre patrouille d'une force équivalente.

Pourtant le nombre d'appareils demeurait toujours le même. En effet, l'Air Marshal Dowding ne voulait pas céder un pouce de terrain à ce sujet : il pensait déjà à la défense de la Grande-Bretagne elle-même. Cela eut pour résultat qu'il y avait inévitablement des périodes pendant lesquelles aucune protection n'avait lieu. C'est ce qui se passa le 1er juin, entre 7 heures 30 et 8 heures 50 du matin, quand le Keith et les autres navires furent perdus.

A 9 heures, une nouvelle patrouille fut organisée et les attaques allemandes diminuèrent, mais à quatre reprises, dans la même journée, la R.A.F. ne procura aucune couverture aérienne et la Luftwaffe mit la situation à profit. Vers 10 heures 30, des bombes atteignirent le gros ferry Prague et transformèrent la pittoresque canonnière Mosquito en une épave brûlante.

Ce fut ensuite le tour du paquebot faisant en temps de paix le service de la Manche, le Scotia. Alors qu'il commençait à chavirer, 2.000 soldats français essayèrent de monter sur le pont et restèrent accrochés à la coque. Le destroyer Esk en sauva la plupart d'entre eux. Le destroyer français le Foudroyant eut moins de chance. Touché alors qu'il ne bénéficiait d'aucune couverture aérienne, il chavira et coula en quelques secondes.

Le carnage continuait. Dans l'après-midi, une bombe de 250 kilos atterrit sur le pont du dragueur de mines Brighton Queen, tuant quelque 300 soldats français et algériens - la moitié des hommes se trouvant à bord. Plus le destroyer Worcester et le dragueur de mines Westward Ho furent gravement endommagés, mais purent rentrer en Angleterre. Le Westward Ho avait à son bord 900 français dont un général et son état-major. Lorsque finalement il atteignit Margate, le général était si heureux qu'il décora sur-le-champ deux membres de l'équipage de la Croix de Guerre.

Dix-sept bateaux coulés ou mis hors service : tel était le score réussi par la Luftwaffe ce ter juin. Pendant toute la journée un véritable résidu humain - des survivants aux yeux enfoncés dans leurs orbites, des blessés exsangues sur leurs brancards, des paquets déchiquetés qui se révélaient être des corps humains - était débarqué sur les quais de Douvres. Ramsgate et autres villes de la côte sud-ouest. On se doute de l'effet que cela pouvait avoir sur les hommes des bateaux qui se trouvaient au port.

A Folkestone l'équipage du ferry Malines avait été particulièrement bouleversé par ce qui était arrivé au Prague. Les deux bateaux faisaient, en temps de paix, la même ligne et les membres de leur équipage étaient très unis. Quelques hommes du Malines étaient des survivants d'un bateau coulé à Rotterdam et le Malines lui-même y avait été sévèrement bombardé. Après deux voyages à Dunkerque, il se trouvait maintenant à Folkestone attendant d'y faire du charbon, quand les nerfs commencèrent à craquer. Le médecin du navire certifia que trois ingénieurs mécaniciens, l'opérateur radio, le commissaire de bord, un matelot et plusieurs hommes de la salle des machines étaient inaptes au service.

Le Malines reçut l'ordre de se rendre une fois de plus à Dunkerque le soir du 1er juin, mais son équipage était prêt à se mutiner et son commandant refusa de partir. Il fut soutenu par les patrons de deux autres vapeurs qui se trouvaient aussi à Folkestone, les paquebots de l'Isle de Man le Ben-My-Chree et le Tynwald. Eux aussi refusèrent de partir et, quand le commandant du port envoya un document écrit demandant si le Ben-My-Chree voulait bien lever l'ancre, son commandant répondit simplement: " Je me permets d'affirmer qu'après l'expérience que nous avons faite à Dunkerque hier, ma réponse est " Non " . "

Des incidents avaient couvé pendant un certain temps, en particulier sur les gros paquebots et les bateaux de passagers. Ils possédaient encore leurs propres équipages et étaient commandés par leurs officiers du temps de paix. Ces hommes n'avaient guère l'expérience de la mer et ne montraient pas cet élan tout particulier qui animait les marins du dimanche et les autres volontaires.

Dès le 28 mai, le vapeur Cantorbury avait refusé de partir. Il avait fait deux fois le voyage et il en avait assez. Finalement la Dynamo Boom fit monter des hommes de la Marine à bord pour renforcer l'équipage. Cela se révéla efficace et on s'empressa d'envoyer un message aux Chatham Barracks demandant 220 matelots et chauffeurs. Ceux-ci constitueraient un ensemble d'hommes disciplinés décidés à faire leur devoir sur tout navire dont l'équipage semblait défaillant.

Lorsque, le 29, le St. Seiriol refusa de partir, un officier, un garde armé et sept chauffeurs montèrent à bord à 10 heures du matin. A 11 heures, le navire quittait le port. Sur le paquebot Ngaroma, c'étaient les ingénieurs mécaniciens qui posaient des Problèmes. Ils furent remplacés rapidement par des chauffeurs de la Royal Navy plus un groupe de six hommes armés pour faire bonne mesure ! Le Psgaroma se remit au travail.

Ce n'étaient là que des cas individuels. Ce qui était inquiétant à propos du Malines, du Tynwald et du Ben-My-Chree, c'était que ces trois bateaux semblaient agir de concert. On envoya un autre message urgent à Douvres pour réclamer des équipages et des gardes en renfort, mais cela demandait quelques heures avant qu'ils n'arrivent. Pendant toute la nuit du 1er au 2 juin, les trois bateaux - qui chacun pouvait transporter entre 1.000 et 2.000 hommes - restèrent au port.

Il y eut d'autres hommes qui perdirent la foi. Lorsque le remorqueur Contest reçut l'ordre à Ramsgate de partir pour Dunkerque, l'équipage, délibérément, descendit à terre. L'ingénieur mécanicien refusa de prendre la mer prétextant que ses filtres seraient bouchés par le sable.

A Bray-Dunes, Wake-Walker demanda à un remorqueur de venir à l'aide d'un dragueur de mines échoué. Son commandant n'en tint aucun compte: tout ce qu'il désirait était de retourner en Angleterre. A la fin, Wake-Walker dut pointer un canon sur son navire et lui envoyer un sous-lieutenant de la Navy pour en prendre le commandement.

Il y eut aussi des problèmes avec la Royal National Lifeboat Institution (RNLI). Le bateau de Hythe, qui relevait de son autorité, se refusa à faire quoi que ce soit. Le pilote argua du fait qu'on lui avait ordonné de pousser son bâtiment sur la plage et qu'une fois arrivé là il n'avait plus pu repartir. Il n'entendait pas recommencer à Dunkerque ce qui lui était arrivé à Hythe. Apparemment il ignorait qu'à Dunkerque la marée lui serait favorable.

Il s'arrangea pour dire aux bâtiments de Walmer et de Dungeness de ne pas prendre non plus la mer. Écœurée, la Navy prit le contrôle de l'ensemble de la RNLI, à l'exception des bateaux de Ramsgate et de Margate. Ces derniers étaient déjà partis pour Dunkerque avec leur propres équipages.

Les hommes de ces bateaux de sauvetage n'étaient pas des lâches. Le pilote de celui de Hythe avait déjà risqué sa vie au cours d'un service de 37 ans, dont 20 consacrés au commandement dudit bateau. Il avait même reçu la médaille d'argent de la RNLI pour son courage. Mais tout cela avait été très différent de ce qui se passait à Dunkerque. Là-bas, c'était un danger permanent, on ne pouvait contrôler les événements, on était sous le feu de l'ennemi.

De tels facteurs pouvaient entamer la résolution des hommes les plus courageux.

La Royal Navy, elle-même, n'était pas à l'abri de tels phénomènes. On avait tendance à croire que ce genre de choses ne " pouvait pas y avoir lieu. " Que l'expérience et la discipline mettaient en quelque sorte ses membres à l'abri de la peur et de l'incertitude qui rongeaient le cœur des marins de commerce. Ce n'était pas nécessairement vrai. Sur le destroyer Verity, le moral, déjà ébranlé depuis le 27 mai, semblait prêt à tomber à zéro, après une expédition qu'il avait effectuée à Dunkerque le 30 mai. Douze hommes avaient quitté le navire et, le 31, il en manquait encore six. Ceux qui étaient rentrés à bord avaient simplement déclaré qu'ils ne " pouvaient pas tenir le coup " plus longtemps. Le Verity reçut l'ordre de rester dans le port de Douvres.

La peur est une espèce de maladie à la fois physique et contagieuse. Le dragueur de mines Hebe était peut-être le plus atteint de tous. Il avait en quelque sorte servi de navire de commandement à Bray-Dunes et, pendant cinq jours, son équipage n'avait guère eu l'occasion de dormir. Le soir du 31 mai, le sous-lieutenant craqua et eut une crise de nerfs. Le jour suivant, 27 membres de l'équipage firent de même. Quand le Hebe rentra à Douvres, dans la matinée du 1er juin, le chirurgien du navire, lui-même, fut victime de l'épuisement et laissa entendre qu'il ne pouvait plus affronter un autre voyage à Dunkerque.

Se reposer était le seul remède, mais c'était un luxe qu'on ne pouvait pas se payer. Après des voyages particulièrement éreintants, le Malcolm et le Windsor prirent un jour de repos, mais, en principe, les bateaux devaient continuer sans cesse leurs aller-retour. Le principal secours vint du nombre de nouvelles embarcations et d'hommes encore tout frais qui ne cessaient d'arriver.

La Navy continuait d'éplucher les listes, à la recherche d'officiers que l'on pourrait détacher de leur affectation ordinaire. Le commandant Edward K. Le Mesurier était l'un d'entre eux. Il était affecté au porte-avions Formidable en construction aux chantiers le Belfast. C'était très important, mais il ne put se libérer avant une semaine. Il arriva à Ramsgate, le 1er juin à midi et à 5 heures 10 il faisait route vers Dunkerque. Il découvrit alors qu'il avait changé son commandement d'un porte-avions pour prendre celui d'un remorqueur, d'une chaloupe et de cinq canots à rames.

Le sous-lieutenant Michael Anthony Chodzko était un jeune officier de réserve qui suivait des cours à l'école de la Marine de Portsmouth. Plongé dans ses manuels, il n'avait aucune idée de ce qui se passait, jusqu'à ce qu'il dût abandonner sa classe, le 31 mai, et être envoyé par le train à Douvres. Tandis qu'il longeai,t les falaises de calcaire juste avant d'entrer en gare, il jeta un coup d'œil par la portière et aperçut des feux d'artillerie de l'autre côté de la Manche. C'était pour lui le premier aperçu de ce qui allait suivre. Le lendemain matin, 1er juin, il faisait route pour Dunkerque. C'était son premier commandement: un petit cabin cruiser appelé Aura.

David Divine n'avait rien à voir avec la Navy. C'était un journaliste indépendant et un marin amateur qui, tout naturellement, s'était rendu à Douvres à la fin mai, car c'était là que tout se passait. Comme les autres journalistes qui étaient sur les lieux, il allait s'asseoir dans l'herbe qui couronnait les falaises et observait avec ses jumelles l'incroyable procession de bateaux qui traversait le Channel. Mais, contrairement à ses confrères. il avait " la mer dans le sang " et plus il en voyait, plus montait en lui le désir de participer au spectacle.

Ce n'était pas difficile. A l'occasion de tout ce qu'il avait écrit sur la marine il s'était fait une foule de relations à l'Amirauté et, le :31 mai, il avait en sa possession les documents officiels qui attestaient d'un engagement de sa part dans la Royal Navy pour une durée de 30 jours. Il se rendit alors à Ramsgate, contempla la foule des petites embarcations qui remplissaient le port et il jeta son dévolu sur un petit canot à moteur appelé Little Ann. Sans aucune autre sorte de formalité, il sauta à bord et se prépara à prendre la mer. ll fut bientôt rejoint par un de ses parents - Divine, en fait, ne sut jamais son nom - et en compagnie de deux autres garçons, ils partirent pour Dunkerque aux premières heures du 1er juin.

Charles Herbert Lightoller était un homme qui, lui aussi, aimait faire ce qui lui plaisait. Il savait ce qu'était le danger. Il avait été officier en second sur le Titanic, où son sang-froid avait permis, cette fameuse nuit, de sauver un nombre incalculable de personnes. Aujourd'hui, il avait 66 ans. était à la retraite et faisait l'élevage des poulets dans le Hertfordshire. mais il avait conserve en lui ce mélange de courage et de bonne humeur qui avait si bien fait les choses en 1912.

Il était demeuré un fervent de la navigation. ll avait fait soigneusement construire sur ses propres indications un yacht à moteur de 19 mètres sur lequel il aimait à descendre et remonter la Tamise avec des amis. Il lui arriva même une fois d'avoir 21 passagers à son bord.

Il était 5 heures du soir, ce 31 mai, quand Lightoller reçut un mystérieux coup de fil de l'un de ses amis de l'Amirauté qui lui demandait de le rencontrer à 7 heures. Il apprit alors que la Navy avait besoin sur-le-champ de son Sundowner. Pouvait-il amener son yacht de son bassin de Chiswick jusqu'à Ramsgate où les gens de la Navy le prendraient en charge et partiraient pour Dunkerque ?

Qui que ce soit qui ait eu cette idée, pensa Lightoller. il en avait une autre. " Si quelqu'un fait ce boulot, ce sera moi et mon fils aîné qui le ferons. "

Ils partirent de Ramsgate le 1er juin à 10 heures du matin. En plus de Lightoller et de son fils, il y avait à bord un jeune scout de 18 ans qu'ils avaient pris comme homme d'équipage. A mi-chemin de Dunkerque, ils rencontrèrent trois chasseurs allemands, mais le destroyer Worcester n'était pas loin de là et il les mit en fuite. Cela tombait à pic, car le Sundowner était totalement désarmé, il n'y avait même pas un seul casque à bord.

Dans le milieu de l'après-midi. ils étaient au large de Dunkerque. C'était la marée basse et Lightoller se rendit compte qu'il serait difficile de sauter de la passerelle du môle sur le pont de son bateau. Il s'amarra à un destroyer qui était en train d'embarquer des troupes et les soldats qui lui étaient destinés le traversèrent pour monter plus facilement à son bord. Il remplit d'hommes le Sundowner, son fils Roger ayant en charge le pont inférieur.

Personne ne s'acquitta d'une tâche aussi humble avec autant d'empressement que Roger. Afin d'abaisser le centre de gravité du navire, il demanda aux hommes de se coucher partout où cela était possible. Il remplit ainsi le moindre espace disponible, y compris la salle de bains et les cabinets.

" Combiens en as-tu ? " demanda Lightoller à son fils alors que le nombre dépassait la cinquantaine.

" Il y a encore beaucoup de place " répondit Roger. Quand il eut embarqué 75 hommes, il finit par avouer que c'était assez.

Lightoller s'occupa alors de remplir le pont supérieur. De noubeau les soldats furent priés de se coucher et de ne plus bouger afin de stabiliser le bateau. Alors que 50 hommes de plus étaient montés à bord, Lightoller sentit que le Sundowner était déséquilibré. Il demanda une pause et repartit pour les côtes anglaises.

La Luftwaffe au grand complet semblait l'attendre ! Il fut systématiquement bombardé et mitraillé par les avions ennemis. Heureusement le Sundowner était capable de manœuvrer dans un mouchoir de poche et Lightoller avait reçu des leçons d'un expert en la matière. C'était son plus jeune fils tué dès les premiers jours de la guerre, alors qu'il pilotait un bombardier, et il avait souvent parlé à son père de la manière dont on peut éviter les attaques aériennes. Ce dernier mit en pratique les théories de son fils. Le secret consistait à attendre le dernier moment, alors que l'avion ennemi s'était déjà mis en position d'attaque, puis de donner un brusque coup de gouvernail avant que le pilote puisse corriger son vol. C'est ainsi que Lightoller, se fraya, en louvoyant, un passage à travers le Channel et put regagner l'Angleterre sans coup férir.

Arrivé en vue de Ramsgate à 10 heures du soir, il s'amarra à un chalutier qui était à quai. Le groupe de badauds qui, comme toujours, se tenait sur les docks s'approcha pour voir. Ils étaient tous persuadés que les 50 hommes qui se trouvaient sur le pont supérieur étaient tous ceux que le Sundowner avait pu ramener - ce qui était déjà un record. Mais les soldats continuaient à se déverser par les écoutilles et les escalier de cabines. A la fin, on en compta 130. Se retournant vers Lightoller, un type lui demanda simplement: " Pitié ! Dites-moi où vous les avez mis ! "

Ainsi l'évacuation continua de se faire. En dépit des bombardements et des nerfs qui craquaient, 64.429 hommes furent ramenés le 1er juin. Cela allait du pimpant général Montgomery au simple soldat Bill Hersey, qui avait emmené avec lui son épouse française. Augusta, vêtue d'un battle dress britannique. Le nombre des soldats recueillis sur les plages diminua quand les troupes furent ramenées de La Panne, mais le nombre record de rescapés fut atteint à Dunkerque même: 47.081 hommes. Le môle est continuait de résister aux bombes, aux obus et à la façon maladroite qu'avaient les navires d'y aborder.

A 3 heures 40 de l'après-midi, le petit dragueur de mines Mare atteignit le môle, espérant y prendre une cargaison de plus de soldats britanniques qui attendaient sur la passerelle de bois. Tout cela allait de soi, mais il se produisit alors quelque chose de totalement inattendu. Le capitaine d'un destroyer qui était proche donna l'ordre au Marge de se rendre au môle ouest et d'y embarquer des troupes françaises et belges. C'était la première fois qu'un bateau britannique était mis uniquement à la disposition du personnel allié.

Le Mare traversa le port et rencontra un chaland à vapeur et un chalutier de Portsmouth qui étaient déjà accostés au môle ouest. Trois dragueurs de mines se joignirent à eux et les six bateaux réunis embarquèrent 1.200 poilus en un peu moins d'une heure.

De telles opérations fournirent des statistiques qui, de loin, étaient plus significatives que tout le reste: le 1er juin, 35.013 Français au total furent embarqués contre 29.416 Britanniques. Enfin, Winston Churchill avait des chiffres qu'il pouvait communiquer à Paris sans être embarrassé. Pour la Royal Navy, le mot d'ordre bras dessus, bras dessous avait été respecté.

Pendant toute la matinée, les hauts commandements à Londres, à Douvres et à Dunkerque considéraient les mouvements de la flotte de secours avec une inquiétude croissante. l'ers midi, l'Amiral Drax du More Command à Chatham attira l'attention de l'Amirauté sur les pertes subies par les destroyers. Le temps était venu, suggéra-t-il, de ne plus s'en servir durant le jour. Ramsay, avec quelque réticence, en tomba d'accord et à 1 heure 45 de l'après-midi il envoya le message suivant: " Tous les destroyers doivent rentrer au port immédiatement. "

Le Malcolm venait juste d'entreprendre une traversée de plus du Channel. Sur aucun autre navire le moral n'était aussi élevé, mais même les cornemuses du lieutenant Mellis ne pourraient guère plus longtemps servir à exalter les âmes ! On ne faisait que parler des navires coulés et le sentiment général était que le prochain serait le Malcolm. Tandis que ce dernier quittait la jetée, arriva un ordre de Ramsay lui ordonnant de retourner. Mellis comprit alors ce que pouvaient être les sentiments d'un condamné qui vient de recevoir son sursis.

Le Worcester, lui, entrait tout juste dans le port de Dunkerque et son commandant, Allison, se dit qu'il serait insensé de repartir sans avoir embarqué d'autres soldats au môle est. Rempli de troupes, le Worcester prit donc le chemin du retour à 5 heures du soir... et il subit aussitôt une attaque ennemie. Des vagues de Stuka piquèrent sur lui - trois ou quatre escadrilles d'environ neuf appareils chacune - qui lâchèrent plus de 100 bombes. Les avions attaquèrent aussi de près, piquant jusqu'à 200 ou 300 pieds. Par miracle, ils n'occasionnèrent aucun coup au but, mais des colonnes d'eau géantes s'abattirent sur le navire et des éclats de bombes endommagèrent son mince blindage d'acier. Lorsque l'attaque cessa, on compta 46 morts et 180 blessés.

Le capitaine Tennant avait assisté au drame du Worcester de son poste de commandement au pied du môle et il décida que c'en était assez. A 6 heures du soir, il envoya un message radio à Ramsay:

" Les choses tournent très mal pour les navires ; plus de 100 bombardiers depuis 0530, pertes nombreuses., Ai demandé que plus aucun navire n'opère pendant le jour. Évacuation par transports doit cesser à 0300... Si périmètre tient, complète évacuation aura lieu demain, dans la nuit de dimanche, incluant le plus de Français possible... "

Seulement, voilà: est-ce que le " périmètre " pourrait tenir un jour de plus ? Londres en doutait. " Tout effort doit être fait pour terminer évacuation cette nuit. " C'est le message qu'adressa Dili à Weygand à 2 heures 10 de l'après-midi. A 4 heures, Winston Churchill avertit Reynaud par téléphone que l'évacuation pouvait s'étaler sur un jour de plus, mais que " en attendant trop longtemps, nous courrons le risque de tout perdre. " Enfin, Ramsay, à 8 heures, envoya un message à l'ensemble de la flotte de secours, l'appelant à un " dernier effort " .

A Dunkerque. le général Alexander avait eu au départ le même sentiment, mais à présent il désirait gagner du temps. Il était déterminé à rapatrier ce qui restait du CEB, car, le matin du 1er juin, il y avait encore 39.000 soldats britanniques dans le " périmètre " , plus 100.000 Français. En appliquant la politique du " nombre équivalent " , cela voulait dire qu'il fallait emmener au moins 78.000 hommes dans les prochaines 24 heures - ce qui était évidemment impossible.

A 8 heures du matin, il fit un saut au Bastion 32 avec un nouveau plan de retraite, qui prévoyait un prolongement de l'évacuation pendant la nuit du 2 au : 3 juin. L'amiral Abrial fut d'accord avec lui: les Français avaient toujours eu une grande confiance dans les Britanniques pour tenir le " périmètre " . Vers le soir, le capitaine Fermant tomba également d'accord. Il n'y avait pas d'autre solution à partir du moment où on avait décidé d'interrompre les opérations de jour.

Londres continuait d'avoir des doutes, mais à la fin les guerriers en pantoufles de l'Amirauté et du War Office devaient faire face à une vérité déplaisante : ils n'en savaient pas assez sur la situation pour prendre une décision. A 6 heures 41, le général Dili télégraphia à Alexander:

" Nous n'ordonnons pas un moment précis .pour l'évacuation. Vous devez tenir aussi longtemps que possible afin que le maximum de Français et de Britanniques puissent être évacués. Impossible, ici, juger situation locale. En étroite coopération avec amiral Abrial vous devez agir en fonction de votre propre jugement. "

Désormais Alexander avait le feu vert. L'évacuation continuerait pendant la nuit du 2 au 3 juin comme lui et le capitaine Tennant le proposaient. Mais le succès dépendait encore de la condition préalable de Tennant: " si le périmètre tenait. " Il s'agissait là d'une condition majeure et la réponse échappait au contrôle des " patrons " de Londres. de Douvres ou même de Dunkerque.

 

13.

" LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE BRITANNIQUE ÉVACUÉ "

Dans la partie occupée par le 2e Coldstream Guards sur la ligne de défense allant de Bergues au canal de Furnes, le lieutenant Jimmy Langley prenait patience dans la villa qu'il avait soigneusement fortifiée et remplie de provisions. Il n'avait aucune idée du moment que les Britanniques avaient prévu pour décrocher - les officiers de compagnie n'étaient pas tenus au courant de ce genre de choses -, mais ses hommes s'étaient préparés à subir un long siège. Aux premières lueurs de l'aube, en ce jour du 1er juin, Langley regarda par la meurtrière qu'il avait ménagée dans le toit, mais il ne vit rien à l'horizon. Un épais brouillard recouvrait le canal et les prés qui s'étendaient vers le sud.

Soudain, le soleil se leva. Le brouillard se dissipa et là - à six cents mètres au-delà du canal - se trouvaient des soldats allemands qui s'activaient. Une centaine d'entre eux manipulaient ce qui semblait être des bêches, et Langley ne sut jamais ce qu'ils avaient à faire. Une rafale venue de la villa les coucha sur le sol - c'étaient les derniers Allemands faciles à abattre qu'il rencontrerait ce jour-là.

Le tir s'intensifia alors que les troupes ennemies arrivaient. A un certain endroit ils amenèrent un canon anti-chars et Langley se rendit compte avec une certaine inquiétude qu'ils le pointaient droit sur la villa. Quelques secondes plus tard, un obus passa à travers le toit et ricocha dans le grenier. Les Coldstreamers descendirent en toute hâte l'escalier et sortirent, alors que quatre autres obus arrivaient. Le feu de l'ennemi cessa et les hommes de Langley regagnèrent leur forteresse.

Le principal danger venait de la droite. A 11 heures du matin, le général von Kuechler lança son " attaque systématique " et vers midi l'ennemi traversa en trombe le canal juste à l'est de Bergues. Le 1er East Lancashires fut obligé de se replier et il aurait été complètement encerclé si un valeureux commandant de compagnie, le capitaine Ervine-Andrews, n'avait pas été là. Rassemblant une poignée de volontaires, il monta sur le toit de chaume d'une grange et tint les Allemands à distance avec une mitrailleuse Bren.

Juste sur la gauche des East Lancashires se trouvait le 5e Borderers. L'ennemi traversait maintenant le canal en force et fonçait sur eux. S'ils ne résistaient pas, le 2e Coldstream, qui était sur leur gauche, serait enfoncé à son tour. Un officier des Borderers se précipita au poste de commandement du major McCorquodale pour l'avertir que son bataillon était épuisé et prêt à battre en retraite.

" Je vous ordonne de rester sur place et de vous battre " , répondit le major.

- Vous ne pouvez faire ça. J'ai reçu des ordres formels de mon colonel de me replier quand je le jugerai bon. "

McCorquodale ne tint pas compte de l'argument:

" Vous voyez ce grand peuplier sur le bord de la route avec une petite borne blanche ? Si jamais vous-même ou l'un de vos hommes le dépassez, nous vous tirerons dessus. "

L'officier protesta de nouveau, mais le major en avait assez. " Retournez aussitôt d'où vous venez ou je vous abats et j'envoie un de mes officiers prendre le commandement de votre unité. "

L'officier des Borderers repartit et McCorquodale se retourna vers Langley qui se trouvait à côté de lui: " Prenez un fusil ! Hausse à 250. Vous le descendrez au moment où il dépassera cet arbre. C'est clair ? "

McCorquodale prit lui-même un fusil et les deux Coldstreamers s'assirent pour attendre, leurs fusils pointés vers l'arbre. Bientôt l'officier des Borderers réapparut près du peuplier avec deux de ses hommes. Ils s'arrêtèrent, puis l'officier franchit la limite fatidique que McCorquodale avait fixée. Les deux fusils partirent à la fois. L'officier tomba. Langley ne sut jamais qui de lui ou du major l'avait tué.

Mais de telles mesures ne suffisaient pas. Le 5e Borderers battit en retraite, laissant le flanc du Coldstream à découvert. La villa fortifiée de Jimmy Langley se trouva bientôt sous le feu de l'ennemi. L'après-midi fut une suite d'actions désordonnées: détruire un canon allemand avec un fusil anti-tank Boyes était parfaitement dérisoire ; avaler un délicieux coq-au-vin; utiliser les fusils mitrailleurs Bren installés dans le grenier pour retenir sous leur feu trois camions allemands, bloquant ainsi le passage du canal pendant de précieuses minutes. A un moment donné, une vieille dame sortie de nulle part fit son apparition et supplia qu'on la mette à l'abri. Langley l'envoya au Diable, puis, pris par le remords, il l'emmena dans une salle du fond où il pensait. qu'elle serait en sûreté.

Une fois de plus il se rendit au poste de commandement de McCorquodale pour voir comment il allait. Le major était étendu sur le sol. " Je suis fatigué, tellement fatigué ! " dit-il à Langley. Puis il ajouta: " Retournez à la villa et continuez à tenir le coup. "

Maintenant les Allemands avaient occupé une maison de l'autre côté du canal où se trouvait la villa, et le feu était devenu plus dense que jamais. Dans le grenier l'un des fusils mitrailleurs s'enraya et Langley ordonna qu'on descende l'autre au rez-de-chaussée, où il serait plus utile, si l'ennemi essayait de traverser le canal et de donner l'assaut à la villa. Quant à Langley, il resta dans le grenier, un fusil entre les mains.

Soudain, il y eut une explosion, une pluie de tuiles et de poutres, un souffle qui renversa Langley. Dans le nuage de poussière qui l'entourait, il entendit une petite voix qui disait: " J'ai été touché " - puis il se rendit compte que c'était sa propre voix.

Il n'avait aucune blessure apparente, mais son bras gauche était paralysé. Un infirmier apparut, déchira un morceau de tissu et commença à lui entourer la tête d'un bandage. Il avait bien été blessé. On le descendit précautionneusement du grenier, on le déposa dans une brouette et on le transporta derrière la maison, l'un des Coldstreamers y ayant ménagé une sortie.

A présent, il faisait noir et le combat cessa. Solidement établie de l'autre côté du canal, l'infanterie de Kuechler s'était installée pour la nuit. Reprendre la formule de l'attaque systématique pouvait attendre jusqu'au lendemain. Les Britanniques commençaient à se replier tranquillement vers la mer. C'était tout ce qu'il y avait de plus précis. Chaque bataillon emporta avec lui ses fusils mitrailleurs Bren et ses fusils anti-tanks Boyes. Le 2e Hampshires conduit par son commandant, se mit en marche sur trois rangs, l'arme sur l'épaule. Vers dix heures du soir. la plupart des positions étaient abandonnées.

Tandis que le 53e Field Regiment marchait en rase campagne en direction de Dunkerque, des cris déchirèrent le silence de la nuit, suivis par des coups de feu. Des Français qui se retiraient sur des positions défensives le long du réseau de canaux qui sillonnait la région les avaient pris pour des Allemands.

Personne ne fut touché. L'ordre fut bientôt rétabli et les artilleurs britanniques continuèrent leur route, mais avec un respect accru pour leurs alliés ! Ces Français faisaient leur boulot. Une partie de la 32e Division d'infanterie avait échappé, avec leur chef de corps, le bouillant général de la Laurencie, au piège que les Allemands avait établi à Lille. Avec la garnison locale du Secteur forgé des Flandres, les Français occupaient maintenant le centre du " périmètre " que quittait le CEB.

Dans le même temps, la 12e Division, qui s'était aussi échappée de Lille, se dirigeait vers les anciennes fortifications qui bordaient la frontière belge. Retranchée là, elle pourrait couvrir le flanc est de la nouvelle ligne de défense qui avait été raccourcie. Comme la 68e Division du général Beaufrère continuait de défendre le flanc ouest, la totalité du " périmètre " était maintenant tenue par les Français.

Il était difficile de croire que la veille seulement, le 31 mai, Winston Churchill avait déclaré solennellement au Conseil suprême allié que les divisions britanniques restantes formeraient l'arrière-garde afin que les Français puissent s'échapper. Depuis lors, la situation s'était peu à peu complètement retournée. Les Britanniques ne constituaient plus l'arrière-garde des Français, c'étaient ces derniers qui servaient d'arrière-garde aux Britanniques.

Plus tard, les Français prétendirent que ç'avait été là une autre ruse de la " perfide Albion " . En fait, les Britanniques n'étaient nullement satisfaits de la chose. Ils n'avaient que peu de confiance dans leurs alliés. Tandis que le 5e Green Howards se retirait en traversant les lignes françaises constituant la nouvelle ligne de défense sur la frontière belge, le lieutenant-colonel W.E. Bush rassembla ses officiers de compagnies et remercia courtoisement le commandement français local. Il ne s'agissait pas en fait de cimenter l'unité entre les Alliés, mais de voir si les Français faisaient bien leur travail. Il se révéla que c'étaient des troupes de premier ordre placées sous le commandement d'un officier, lui aussi, de premier ordre.

Ces Français avaient subi leur première épreuve l'après-midi du 1er juin, alors que l'attaque systématique de Kuechler s'effectuait prudemment à partir de l'est. La 12e Division du général Janssen stoppa net l'avance des Allemands.

Sur l'ensemble du flanc est ce fut la même histoire. Les Allemands y avaient quelques blindés - les chars qui n'avaient pas été dirigés vers le sud -, mais le général Beaufrère et son artillerie tirèrent à vue, afin de tenir la ligne de défense.

Couvertes par les Français, les unités britanniques qui restaient convergèrent vers Dunkerque pendant toute la nuit du 1er au 2 juin. Alors que le 6e Durham Light Infantry traversait les faubourgs en ruine de Rosendaël, le bruit des bottes sur les éclats de verre qui parsemaient les rues évoqua dans l'esprit du capitaine John Austin la traversée d'un champ de glace un jour d'hiver particulièrement rude. C'était une nuit sombre et sans lune, mais leur chemin était éclairé par les immeubles en flammes et l'éclair des obus. L'infanterie allemande pouvait prendre une nuit de repos: mais pas leur artillerie. Le Durham Light Infantry avançait lentement, comme si les hommes étaient pris dans une tempête, leurs casques scintillant à la lueur des incendies.

Les bateaux de l'amiral Ramsay les attendaient déjà. Les opérations d'embarquement devaient commencer à 9 heures du soir et. se terminer à 3 heures du matin, mais lorsque le premier destroyer avait atteint le môle, peu de soldats étaient encore sortis du " périmètre " . Ceux qui venaient de Bray-Dunes furent pour la plupart logés dans les maisons et les hôtels qui se trouvaient le long de la promenade, s'y abritant de la pluie d'obus qui tombaient sur eux.

Le commandant E.R. Condor ne vit personne quand il fit aborder son destroyer 11Whistshed peu après le coucher du soleil. Il n'apercevait que la fumée, des flammes et quelques chiens errants. Repérant une bicyclette qui était couchée sur la passerelle du môle, Condor s'en saisit et pédala vers le rivage cherchant quelqu'un à embarquer. En fait il trouva quelques poilus, puis quelques Tommies à l'entrée de la jetée. Il les fit monter à bord en compagnie de quelques autres soldats qui maintenant commençaient à arriver.

A 10 heures 30 du soir, le major Allan Adair prit la tête du 3e Grenadier Cuards, qui avait conservé ses fusils mitrailleurs, et ils se rendirent sur le vapeur Newhaven. A 11 heures, des centaines de Français se joignirent à la foule et, pendant un certain temps, les soldats marchèrent en rangs par quatre, symboles inconscients de l'alliance retrouvée. A minuit, les artilleurs du 99e Field Regiment se dirigèrent vers le destroyer Winchelsea. Quelques obus les accompagnaient. " J'ai été touché " constata calmement l'homme qui suivait le sergent E.C. Webb, en s'écroulant.

" Prenez les blessés ! " " Enlevez les morts ! " " Les blessés devant ! " " Attention aux trous ! " Les marins se trouvant à terre donnaient des ordres et des directives aux hommes qu'ils guidaient. On s'employa à laisser un espace libre pour les porteurs de brancards, mais on n'avait pas le temps de s'occuper des morts. Ils étaient simplement poussés hors du môle sur les pilotis qui se trouvaient plus bas.

Ce ne fut qu'après minuit que le 1er/6e East Surreys finit par atteindre le môle. Il y avait maintenant une queue interminable d'hommes et l'attente dura des heures. Le môle lui-même était tellement encombré que les soldats pouvaient à peine avancer, et le East Surreys était encore en train de piétiner quand l'annonce arriva, à 2 heures du matin, que les deux derniers navires en service cette nuit-là venaient d'accoster : un gros vapeur à aubes précédé d'un destroyer. Il était presque 3 heures quand le East Surreys monta sur le vapeur. Décidant qu'il n'y avait plus une minute à perdre. le commandant de bataillon, le colonel Armstrong. divisa rapidement ses hommes en deux groupes, envoya le premier sur le destroyer et ordonna au second de monter sur le vapeur. Quelques hommes attendaient encore d'embarquer lorsque le cri retentit " C'est fini ! " Armstrong poussa théâtralement les derniers hommes sur la passerelle, puis s'y glissa lui-même tandis que le navire appareillait.

Le 5e Green Howards était à mi-chemin du môle à 3 heures. Il avait mis presque toute la nuit à venir de Bray-Dunes. Il n'y avait qu'une dizaine de kilomètres, mais le sable, l'obscurité, leur épuisement avaient ralenti leur marche et ils avaient mis près de cinq heures pour faire le parcours. A présent, ils étaient mêlés aux autres unités britanniques et à une foule de Français qui avançaient à petits pas sur le môle, en effectuant de nombreux arrêts dont personne ne comprenait la raison. C'est au cours d'une de ces haltes que l'ordre arriva " Plus de bateaux cette nuit ! Évacuez le môle ! "

Amèrement déçus, les hommes du Green Howards firent demi-tour, se heurtant aux autres soldats qui n'avaient pas entendu le mot d'ordre. Pendant un certain temps ce fut une énorme bousculade, puis tous demeurèrent immobiles. C'est alors qu'une salve d'obus s'abattit sur le môle fauchant un grand nombre de soldats.

Si le commandant Clouston avait été là. les choses se seraient mieux passées, mais il était retourné à Douvres pour y passer la nuit. Il avait servi comme maître d'embarquement pendant cinq jours et cinq nuits sans prendre le moindre repos - il avait fait procéder à l'embarquement de 100.000 hommes - et maintenant il voulait conférer avec Ramsay pour organiser le dernier stade de l'évacuation et dormir, si possible, quelques heures.

Tandis que les destroyers et les vapeurs du Channel embarquaient des troupes, Ramsay demanda aux dragueurs de mines et aux petits vapeurs à aubes de s'occuper de la plage située à l'est jusqu'à Malo-les-Bains. Des milliers de Britanniques et de Français formaient deux ou trois files qui ondulaient vers la mer jusqu'aux endroits où l'on pouvait encore avoir pied. Le canonnier F. Noon du 53e Field Regiment attendait depuis deux heures. lorsque l'eau lui arriva jusqu'aux chevilles. puis aux genoux, puis à la ceinture, puis au cou. Alors que les premières lueurs de l'aube apparaissaient dans le ciel, quelqu'un cria : " C'est fini ! Les bateaux retourneront cette nuit. "

Le 2e Coldstream Guards fut une autre unité à atteindre le port tardivement. Après une longue halte sur le canal, les hommes étaient épuisés, mais ils avaient encore leurs Bren. Alors qu'ils descendaient la promenade pavée de Malo-les-Bains, ils marchaient impeccablement au pas, en balançant les bras en cadence.

La plupart des autres soldats les considéraient avec un mélange de honte et d'admiration, mais pas tous. " Je vous fous mon billet que je peux faire mieux que ces sales quards, cria une voix ironique dans l'obscurité. Marcher sur la pointe des pieds ! "

Un Coldstreamer, qui, lui, n'était pas en retard, était le lieutenant Jimmy Langley. Épuisé par les blessures qu'il avait reçues, il avait vaguement conscience d'avoir été emporté dans une brouette du champ de bataille et chargé dans une ambulance. Son odyssée faite de haltes et de nouveaux départs semblait ne devoir jamais finir. Il ne ressentait encore aucune douleur, mais il mourait de soif et se sentait épouvantablement mal. Le sang de l'homme qui était étendu au-dessus de lui ne cessait de lui couler sur le visage.

Enfin l'ambulance s'arrêta et le brancard où était allongé Langley en fut extrait. " Par ici, dit quelqu'un, la plage est à deux cents mètres devant vous. "

Les brancardiers atteignirent la limite de l'eau. Un canot de sauvetage attendait, se balançant doucement sur le sable. Un officier vêtu d'une tunique de la Marine arriva et demanda à Langley: " Pouvez-vous descendre de votre brancard ?

- Non, je ne crois pas.

- Je suis désolé, mais nous ne pouvons pas vous prendre. Votre civière occuperait la place de quatre hommes. Ce sont les ordres: prendre seulement les hommes qui peuvent se tenir debout ou assis. "

Langley ne répondit pas. Il était terrible de s'en retourner après être parvenu aussi près du but, mais il comprenait très bien. Les brancardiers le reprirent et, toujours en silence, le ramenèrent à l'ambulance.

Pendant ce temps-là, un autre Coldstreamer, le sergent L.H.T. Court, avait rejoint une file de soldats sur la plage. Affecté au G.Q.G. de la 1re Guards Brigade, il portait avec lui le journal de sa brigade, un imposant volume rédigé sur des formulaires de l'armée C 2118. Comme il entrait lentement dans l'eau, l'esprit de Court était occupé par trois choses : la fille qu'il avait épousée depuis moins d'un an, son frère qui venait d'être tué en Belgique et la montagne de formulaires C 2118 qu'il devait sauver du désastre.

L'eau, maintenant, atteignait sa poitrine et il pensa une fois de plus à sa jeune femme. Ils n'avaient pas encore d'enfants, et s'il n'en réchappait pas elle ne pourrait garder de lui aucun souvenir. Il fut détourné de ces pensées lugubres en apercevant quelques-uns des fameux formulaires qui flottaient au gré des flots. Avant tout, il était un parfait secrétaire de G.Q.G.: il ne pensa plus qu'à une chose, se jeter à l'eau pour récupérer ses archives.

En fait, Court se trouvait parmi les premiers hommes qui faisaient la queue et une grosse chaloupe les transférait vers un navire qui était au large. C'est alors, à 3 heures du matin, qu'une voix venant de la chaloupe les avertit que c'était son dernier voyage, mais ajouta qu'un autre bateau viendrait plus tard. Court continua d'attendre, mais aucun autre bateau ne se montra. Des hommes retournèrent sur le rivage ; lui et quelques autres pataugèrent jusqu'à un bateau de pêche qui se trouvait dans les parages. Il fut hissé à bord avec le carnet de route de sa brigade serré contre sa poitrine.

La marée montait. Vers 4 heures 30, le bateau fut à flot. A ce moment-là, entre 90 et 100 hommes étaient à bord, la plupart d'entre eux recueillis alors que le bateau était en mesure de reprendre la mer. Quelques bras secourables hissèrent les voiles et on prit le chemin de l'Angleterre. Hélas, il n'y avait pas un souffle d'air et. près de douze heures plus tard, ils étaient encore là à un mile et demi à peine de Dunkerque. lin destroyer passa qui les prit à son bord, y compris Court et ses précieuses paperasses.

Il y en eut d'autres à ne pas vouloir attendre dix-huit heures que la Royal Navy revienne la nuit suivante. 36 hommes du 1er Duke of Wellington's Regiment prirent une péniche à voiles portant à juste titre le nom de Iron Duke''. Le colonel L.C. Griffith-Williams récupéra une autre péniche échouée, la chargea de ses artilleurs et fit route vers l'Angleterre. Il ne s'y connaissait absolument pas en matière de navigation, mais, il trouva par hasard à bord un atlas d'écolier et une boussole pour enfants. Pour lui c'était suffisant. Quand un patrouilleur l'intercepta un peu plus tard, il faisait route pour l'Allemagne !

Tandis que des hommes employaient des moyens aussi aventureux pour s'échapper, la plupart des autres se traînaient vers le rivage pour y passer dix-huit heures de plus à attendre. ils occupaient le temps comme ils le pouvaient. C'était le dimanche 2 juin. Certains rejoignirent un prêtre qui célébrait la Sainte Communion sur la plage de Malo-les-Bains. Ted Harvey. un pêcheur dont le canot s'était échoué, participa à une partie de foot bail improvisée. Le 4e/7e Royal Dragoon Guards s'amusa à faire une course de motocyclettes dans le sable et organisa des paris pour savoir quel serait le premier bâtiment du front de nier à être atteint par un obus allemand.

Mais le jeu le plus important était de savoir comment rester vivant. La plupart des hommes s'entassaient dans des endroits qui leur semblaient offrir le moindre espoir de salut. Un groupe s'installa dans les soutes du destroyer français l'Adroit, à l'ancre au large de Malo-les-Bains. C'était devenu une épave, mais son blindage paraissait offrir un abri sûr. D'autres se réfugièrent dans une vieille tour de guet datant de Napoléon, ses murs de pierres se montrant également rassurants.

D'autres encore envahirent les caves des immeubles voisins. Les survivants du 53e Field Regiment jetèrent leur dévolu sur le Café des fleurs : le bâtiment n'était pas très solide, mais c'était mieux que la plage. Le 5e Green Howards avait établi son G.Q.G. 22 rue Gambetta dans un immeuble confortable à quelque distance de la plage. Le bataillon avait adopté un poilu égaré qui était bon cuisinier. Selon les traditions culinaires de la région, il faisait souvent de splendides plats de bœuf en sauce. On l'avait aussitôt baptisé " Alphonse " ; il avait été nommé membre honoraire du bataillon et il portait depuis un casque anglais.

Le 5e Green Howards offrait une chose remarquable à Dunkerque: un corps de troupes au grand complet avec ses propres officiers et dont les hommes avaient l'habitude de travailler ensemble. Se souvenant du chaos qui régnait sur le môle lorsque l'embarquement avait été arrêté le matin précédent, le commandant du bataillon, le lieutenant-colonel W.E. Bush. décida que son unité avait à jouer un rôle important la nuit suivante du 2 au 3 juin. Ses hommes devaient former un cordon pour contrôler le trafic et organiser l'embarquement des soldats dès leur arrivée. Quatre officiers et 100 hommes devraient être suffisants pour faire le travail. Ils avaient été triés sur le volet. devaient partir en dernier, et, le cas échéant, être laissés sûr place. Les officiers a' aient été tirés au sort pour bénéficier de cet honneur.

Les plans pour la soirée avaient été envoyés à Douvres. Aux premières heures de la matinée. l'amiral Wake Walker se rendit en vedette rapide à Douvres, où, après s'être reposé pendant deux heures, il participa à une conférence mixte navale et militaire à la Dynamo Room. Personne ne savait combien de troupes restaient à évacuer, mais Wake Walker les estima à 5.000 Britanniques et à 30 ou 40.000 Français.

Heureusement on avait sous la main une foule de bateaux. Le fait d'avoir suspendu les opérations d'évacuation pendant le jour avait permis de rassembler virtuellement la totalité de la flotte à Douvres et dans les autres ports du sud-est. Ramsay projeta d'utiliser cette vaste concentration de bateaux pour ce qu'il appela une " descente en masse " dans le port de Dunkerque. Toutes les troupes devaient être embarquées à Dunkerque même, et plus aucune d'entre elles à partir des plages. L'embarquement devait commencer à 9 heures du soir et se poursuivre jusqu'à 3 heures du matin. Des départs étalés devaient assurer un mouvement régulier. Trois ou quatre navires devaient être en permanence accostés au môle. Les bateaux lents devaient partir les premiers; les plus rapides en second lieu, afin d'assumer un trafic continu.

Le capitaine Denny émit l'opinion que ce plan était trop compliqué et qu'il ne pourrait en résulter que de la confusion. Il serait beaucoup plus simple d'envoyer tous les bâtiments à la fois et de laisser les hommes étant sur le terrain organiser les opérations. Mais la majorité des responsables considérait que le plan prévu était préférable.

Cette méthode, à la fin, se révéla la bonne et permit de disposer d'une flotte de secours assez importante pour embarquer 37.000 hommes, sans compter ceux qui pouvaient être recueillis par les petites embarcations qui continuaient de traverser le Channel. En outre, les Français devaient utiliser leurs propres navires pour prendre à leur bord les troupes qui se trouvaient sur la plage située à l'est du môle et sur le quai ouest du port. Cela devrait suffire à terminer l'opération et, à 10 heures 52 du matin, le 2 juin, Ramsay envoya à tous les hommes sous ses ordres le message suivant:

" Évacuation finale est prévue pour cette nuit, la Nation compte sur la Navy pour la mener à bien. Je désire que chaque navire fasse savoir aussi tôt que possible s'il est prêt à répondre à l'appel que l'on fait à notre courage et à notre endurance. "

" Prêt et impatient d'exécuter vos ordres. " " D'accord et prêt à agir. " ... Les réponses à l'appel de Ramsay étaient dignes de Nelson. Mais, dans les coulisses, la plupart des " sauveteurs " avaient le même sentiment que le sous-lieutenant Rutherford du dragueur à aubes l'Oriole. Son cœur chavira lorsqu'il apprit ce qu'il devait de nouveau accomplir. Il pensait que l'évacuation était terminée une fois pour toutes. Ramsay en avait dit autant, la veille, en parlant de " dernier effort " .

Mais, comme Crosby, les autres officiers se résignèrent bientôt à faire face à une autre terrible nuit. " Nous sommes partis, écrivit-il plus tard, et c'était tout ce qu'il y avait à faire. "

Tout le monde n'était pas d'accord. Les trois bateaux de passagers à Folkestone - le Ben-My-Chree, le Malines et le Tynwald - continuaient à donner des ennuis. Ils restèrent ancrés dans le port la plus grande partie de la journée, mais, à 6 heures 50 du soir, le Ben-My-Chree accosta la jetée pour se préparer à une expédition nocturne. L'équipage se mit à la rambarde en criant qu'il allait quitter le navire. Lorsque les hommes essayèrent de descendre sur le quai, quelques minutes plus tard, ils furent refoulés par un groupe de gendarmes de la marine en armes qui s'avancèrent vers la passerelle, baïonnette au canon. Un équipage de remplacement arriva bientôt et, finalement, le Ben-My-Chree prit le large à 7 heures 05. Seuls l'officier commandant, trois canonniers et l'opérateur-radio restèrent à bord.

Ce fut ensuite le tour du Tynwald. Son équipage ne voulait pas partir, alors que le navire était à quai à 7 heures 10 du soir, il fut conspué et hué par les sentinelles. A 7 heures 30, il se trouvait encore à quai.

Pendant ce temps, personne n'avait fait attention au Malines. A 4 heures 30, il leva paisiblement l'ancre et, sans aucune autorisation que ce soit, fit route pour Southampton. Son patron expliqua plus tard que " cela semblait être de l'intérêt de tous ceux qui étaient concernés. "

Il y avait, en fait, de bonnes raisons pour que les équipages civils de ces vapeurs affectés en temps de paix à la traversée de la Manche soient effrayés. Ils étaient pratiquement désarmés et représentaient à Dunkerque des cibles de choix pour l'ennemi. Si l'on en veut quelque preuve, on n'a qu'à considérer la suite d'incidents qui commença à 10 heures 30, le matin du 2 juin. A ce moment-là la Dynamo Boom reçut un message urgent du capitaine Tennant en provenance de Dunkerque:

" Situation des blessés urgente. Navire hôpital doit entrer durant le jour. Convention de Genève sera honorablement observée. Pensons que l'ennemi n'attaquera pas. "

La situation des blessés avait empiré depuis plusieurs jours, aggravée par la décision qui avait été prise de n'embarquer que des hommes capables d'être transportés dans des conditions normales. A présent Tennant essayait d'arranger les choses en faisant appel à ce navire-hôpital. Il n'avait, cela va sans dire, aucune raison de penser que l'ennemi respecterait la Croix-Rouge, mais il avait envoyé ce message en clair avec l'espoir que les Allemands l'intercepteraient et donneraient l'ordre à la Luftwaffe de se tenir à l'écart.

La Dynamo Room entra en action aussitôt et à 1 heure 30 de l'après-midi, le navire-hôpital Worthing commença à traverser la Manche. Peint en blanc et portant l'emblème de la Croix-Rouge, il était impossible de le prendre pour un transport de troupes. Mais cela ne devait lui servir à rien. Au deux tiers de son trajet, il fut attaqué par une douzaine de Junker 88. Aucun ne le toucha, mais neuf bombes tombèrent assez près de lui pour occasionner des dommages à sa chambre des machines et l'obliger à rentrer à Douvres.

A 5 heures du soir, le navire-hôpital Paris leva l'ancre. Il avait environ effectué le même trajet que le Worthing, quand trois avions l'attaquèrent. Lui non plus ne fut pas touché, mais des bombes tombées à proximité provoquèrent des voies d'eau dans sa coque et firent éclater des tuyauteries dans la chambre des machines. Tandis que le Paris était désemparé, le capitaine Biles envoya plusieurs signaux de détresse qui attirèrent quinze avions allemands de plus !

La Dynamo Room dépêcha sur les lieux des remorqueurs pour le secourir et continua de mettre au point sa " descente en masse " prévue pour la nuit suivante. Avec autant de navires en opérations, il était essentiel âe disposer des meilleurs hommes possible pour contrôler le trafic et diriger les bateaux et leurs équipages. Heureusement ces hommes étaient encore disponibles. Le commandant Clouston, frais et dispos après une nuit de sommeil, allait prendre de nouveau la direction du môle. Pour l'aider, le capitaine Dennis lui affecta trente hommes supplémentaires. Le sous-lieutenant Michael Solomon, dont la parfaite connaissance du français avait été une véritable bénédiction pour Clouston depuis le 31 mai, lui servirait encore d'interprète et d'officier de liaison.

Les hommes de Clouston quittèrent Douvres à 3 heures 30 de l'après-midi dans deux vedettes de la RAF : le N° 243 que Clouston commandait en personne, et le N° 270 commandé par le sous-lieutenant Roger Wake, un jeune et combatif officier de la Royal Navy. Ils prirent la tête des autres bateaux afin d'organiser le travail de nuit à Dunkerque.

C'était un calme et paisible après-midi et les deux vedettes traversèrent un Channel désert: la guerre semblait être bien loin de là. Soudain, le lieutenant Wake entendit " un grondement, un crépitement et un bang. " Ébloui, il eut le temps de voir un Stuka plonger sur le bateau de Clouston deux cents mètres environ en avant. L'avion lâcha une bombe - qui manqua son but - puis ouvrit le feu de toutes ses mitrailleuses.

Wake n'eut pas le temps de voir ce qui se passa ensuite. Sept autres Stuka piquèrent sur les deux vedettes, leurs mitrailleuses en action. Wake donna l'ordre au pilote de virer à bâbord, et, pendant les dix minutes qui suivirent, se joua une sorte de jeu entre lui et les Stuka, ces derniers tournoyant dans le ciel pour le bombarder et le mitrailler. A l'arrière, dans un cockpit à ciel ouvert, le lieutenant de vaisseau Roux, un officier de liaison français, accroupi derrière sa mitrailleuse Lewis, pilonnait les avions allemands. Il ne bougea pas d'un pouce, même pas quand une balle fit voler en éclats le viseur de sa mitrailleuse à une vingtaine de centimètres de son nez. Un des Stuka tomba à la mer et les autres finirent par abandonner le combat.

Wake, maintenant, pouvait voir au moins comment le bateau de Clouston avait résisté à l'orage. On n'en voyait plus que la proue et tout l'équipage avait sauté à l'eau. Wake fonça pour recueillir les survivants, mais Clouston l'écarta d'un signe de la main et lui dit de continuer sur Dunkerque, comme il en avait reçu l'ordre. Wake voulait au moins sauver Clouston en tant qu'officier supérieur, mais ce dernier refusa d'abandonner ses hommes. N'ayant pas le choix, Wake reprit la route de Dunkerque.

Clouston et ses hommes continuaient de nager rassemblés autour de la proue de son bateau. Un officier de liaison français accroché à l'épave remarqua un canot de sauvetage vide qui flot-tait sur la mer à un mile environ de là. Le sous-lieutenant Solomon demanda la permission de se jeter à l'eau et d'essayer de ramener le canot pour prendre les survivants. Clouston non seulement approuva mais le suivit. C'était leur seule chance de secours et Solomon à lui seul ne pouvait pas réussir.

Clouston était un merveilleux athlète, un bon nageur et il avait confiance dans ses propres forces. Ce fut peut-être là le drame. Il ne réalisait pas à quel point il était épuisé. Après un court

moment, il n'en put plus et il dut rejoindre les autres qui restaient accrochés à l'épave. Des heures passèrent, et Solomon ne revenait pas avec le canot. En l'attendant, les hommes chantaient et parlaient du bon vieux temps, tandis que Clouston les encourageait en leur racontant de pieux mensonges sur les secours qu'ils allaient bientôt recevoir. L'un après l'autre, ils disparaissaient dans la mer, victimes du froid. A la fin, Clouston, lui aussi. disparut et seul le pilote Carmaham resta vivant et fut recueilli par un destroyer qui passait par là.

Entre-temps, le sous-lieutenant Solomon avait pu atteindre le canot. Lui aussi n'en pouvait plus, mais il réussit, après un long effort, à monter à bord. Il faisait de son mieux pour retourner vers l'épave, mais il n'avait qu'une seule rame à sa disposition. Après une heure d'effort, il abandonna: le canot était trop lourd, la dis-tance à parcourir trop longue ; et il faisait déjà nuit.

Il erra toute la nuit et fut secouru juste avant l'aube par un bateau de pêche français, le Stella Maria. Une fois restaure, reposé et revêtu d'un uniforme de marin français, il fut ramené à Douvres et transféré sur le bâtiment français Savorgnan de Brazza. Son histoire était tellement incroyable qu'on le suspecta aussitôt d'être un espion allemand. Le fait qu'il parlait couramment le français ne lui fut d'aucun secours. " Il prétend être anglais, déclara le commandant français, mais moi je crois qu'il est allemand parce qu'il parle trop bien le français. " Effectivement, il parlait trop bien le français pour être un Anglais !

Une heure et demie après que le premier groupe des hommes de Clouston eut quitté Douvres, dans l'après-midi du 2 juin, la flotte de Ramsay entreprit sa " descente en masse " sur Dunkerque. Comme cela avait été prévu, les bateaux les plus lents partirent à 5 heures du soir. C'étaient pour la plupart de petits bateaux de pêche - comme le chalutier belge Cor Jésu, le français Jeanne Antoine et le petit Ciel de France peint de couleurs éclatantes.

Ensuite vinrent six skoots ; puis tout le cortège des caboteurs, des remorqueurs, des cabin cruisers, des bateaux pour touristes et des ferries qui maintenant constituaient un spectacle familier dans les eaux de la Manche ; puis les paquebots et les long-courriers, les dragueurs de mines et les vedettes lance-torpilles françaises ; et, pour finir, soulevant des gerbes d'écume tandis qu'ils fendaient les eaux du Channel, les onze derniers destroyers britanniques qui, à l'origine, étaient au nombre de 40.

Le ferry de la Southern Railway, l'Autocarrier, avait été ajouté au dernier moment. Avançant lourdement, il attirait l'attention, car, en 1940, un car ferry était encore une nouveauté parmi les bâtiments en service dans la Manche. Le vapeur de l'Isle de Man, le Tynwald, n'était pas un bâtiment neuf, mais il constituait aussi à sa manière une sorte d'attraction. A Folkestone, son équipage avait refusé de faire un autre voyage. A présent, il était Ià, comme si rien ne s'était passé. Cela ne s'était pas révélé facile. Apprenant l'incident, l'amiral Ramsay avait envoyé le commandant William Busheil pour en prendre le commandement. Ce dernier avait trouvé le Tynwald à quai et son équipage en révolte. Les instructions qu'on lui avait données à Douvres étaient un véritable chef-d'œuvre de psychologie appliquée: Bushell ne devait pas tenir compte du fait qu'il avait le commandement du navire, mais devait se débrouiller pour faire tout le nécessaire afin de le mener à Dunkerque. L'officier principal releva le commandant; le second remplaça l'officier principal ; on trouva un autre second ; d'autres remplaçants furent amenés de Londres en autocar; des marins et des militaires en

armes furent ajoutés. A 9 heures 15 du soir, le Tynwald était en route.

Plus que jamais les navires avaient pour équipage un incroyable mélange de gens qui s'étaient révélés disponibles. Les hommes de la chaloupe du War Department, le Malborough, comprenaient quatre sous-lieutenants, quatre chauffeurs, deux sergents de la RAF et deux juristes du ministère des Finances qui avaient pris leur congé. David Divine, le journaliste maritime, quitta le Little Ann échoué sur un banc de sable, se fit ramener en Angleterre, fit le tour de Ramsgate pour trouver un autre bateau et tomba sur une chaloupe à moteur de 12 mètres, le White Winq.

" Où voulez-vous aller ? demanda un officier de marine à cheval sur le règlement, alors que le White Winq appareillait.

- A Dunkerque, répondit Divine.

- Non, vous n'irez pas, répliqua l'officier, tandis que Divine se demandait s'il avait contrevenu à quelque règle établie. Après tout, il était nouveau dans ce genre de métier. Mais l'explication qu'il reçut n'avait rien à voir avec cela. Le White Winq, comme d'autres bâtiments tout aussi invraisemblables, avait été choisi en tant que navire-amiral.

Le contre-amiral A. H. Taylor, officier de maintenance au Sheerness Dockyard, avait déjà mis en état de service, équipé et réparti plus de 100 petits bateaux pour l'opération Dynamo. C'était un officier à la retraite qui avait un bon emploi de bureau à Londres. Il avait toutes les raisons de penser qu'il avait fait son devoir - aussi était-il parti pour Ramsgate et avait trouvé le moyen de traverser le Channel.

Le bruit courait que les troupes britanniques se trouvaient encore à Malo-les-Bains, bloquées en quelque sorte à distance du môle. Taylor persuada rapidement Ramsay qu'il devait conduire un groupe de skoots et de canots à moteur à Malo pour les récupérer. Il avait réquisitionné le White Winq pour lui-même - et c'est presque par accident que Divine devint ainsi l' " aide de camp improvisé " d'un amiral authentique.

A 9 heures 30 du soir, le premier assistant du capitaine Tonnant, le commandant Cuy Maund, se posta avec un haut-parleur à l'extrémité du môle est. Quand les navires arrivaient, il jouait le rôle d'un agent de la circulation donnant des ordres à droite et à gauche partout où cela était nécessaire. La flottille de l'amiral Taylor tilt dirigée vers la plage de Malo-les-Bains, mais il n'y avait personne. Ses bateaux rejoignirent alors la flotte de secours qui était concentrée autour du môle. Comme Denny l'avait prévu, il était impossible de tracer un tableau exact de la situation à Douvres et Maund prit la responsabilité de diriger lui-même le mouvement des navires.

Le môle était son premier souci. Au fur et à mesure que les destroyers et les vapeurs émergeaient de l'ombre, il leur assignait leur poste d'amarrage. Il y avait un fort courant venant de l'ouest et les bâtiments avaient de la difficulté à accoster. L'amiral Wake Walker. qui se trouvait près de là sur la vedette MA1/SB 10, utilisa celle-ci comme une sorte de remorqueur et amena un des destroyers contre les pilotis. Au pied du môle, le commandant Renfreu Cotto et le général Parminter. impassible comme toujours, conduisaient le flot des soldats sur la passerelle. Les Green Howards, baïonnette au canon, formait, comme il en avait été décidé, une sorte de cordon. maintenant l'ordre dans les files. La scène était éclairée par la lueur des incendies qui embrasaient la ville.

Peu après 9 heures. le dernier membre du CEB quitta le môle. Le lieutenant-colonel H.S. Thuillier, qui commandait l'unité antiaérienne restante, sabota ses sept canons et conduisit ses hommes à bord du destroyer Shikari. Le 2e Coldstream Guards monta sur le destroyer Sabre, conservant avec fierté ses propres mitrailleuses Bren. Une poignée d'hommes des Green Howards, qui étaient restés à terre, rompirent les rangs et rejoignirent le cortège. La dernière unité à s'embarquer fut sans doute le 1er Kinq's Shropshire Light Infantry.

Ces dernières troupes ignoraient l'ordre qui avait été donné d'abandonner les blessés. Sur le Sabre il n'y avait que quatorze brancards, mais plus de 50 blessés furent conduits à bord par leurs camarades. Le commandant Brian Dean, capitaine du Sabre, n'entendit pas une seule plainte, " même pas le moindre gémissement. "

Parmi la foule des soldats qui se dirigeaient vers le môle, se trouvaient deux officiers qui portaient une valise entre eux. L'un était un officier d'état-major, épuisé et hirsute comme tout le monde ; l'autre était impeccable dans son uniforme. Calme comme toujours, le général Alexander partait avec les derniers de ses hommes. Il avait été entendu que la Mil/SB 10 l'attendrait, et Wake Walker l'accueillit à son bord. Ils firent rapidement le tour des plages pour vérifier si toutes les unités britanniques étaient parties, puis se rendirent sur le destroyer Venomous, qui embarquait encore quelques troupes sur le môle.

Le commandant du Venomous, John McBeath, se tenait sur sa passerelle quand il entendit une voix sortant de l'obscurité qui lui demanda s'il pouvait prendre " des officiers supérieurs et leur personnel " . McBeath leur dit de monter par tribord arrière.

Un peu plus tard. le lieutenant Angus MacKenzie lui rapporta: " Nous avons pris un couple de généraux - des types qui s'appellent Alexander et Percival. "

Il ajouta qu'il les avait logés en compagnie de quelques aides de camp dans la cabine de McBeath, mais, dit-il. " je crains que l'un des colonels se soit jeté sur votre lit sans même enlever ses éperons. "

Vers 10 heures, le Venomous leva l'ancre avec tellement de troupes à bord qu'il faillit chavirer. McBeath fit stopper les machines, redonna de l'assiette à son navire et fonça à travers le Channel. A 10 heures 30 le destroyer Winchelsea commença à embarquer des hommes. Tandis que ceux-ci sautaient à bord, le commandant Maund remarqua qu'il n'y avait plus de Britaniques parmi eux - mais seulement des Français. Pour Maund cela voulait dire que le travail était terminé. et il demanda au capitaine du Winchelsea de le ramener à Douvres.

Le capitaine Tonnant, lui aussi, considérait que sa mission était finie. A 10 heures 50 il fit monter ce qui restait de ses hommes sur la vedette M.T.B. 102, puis il les rejoignit et ils partirent pour l'Angleterre. Peu après avoir pris la mer, il envoya un dernier message radio à Ramsay: " Opération terminée. Retournons à Douvres. " Le message de 'Fermant était une paraphrase choisie pour dire " Corps expéditionnaire britannique évacué " , et il fut considéré comme un chef-d'œuvre de concision.

Le sous-lieutenant était maintenant le seul officier de marine britannique restant sur le môle. Tennant, Maund et les autres étant partis - et Clouston perdu en cours de route -, il était devenu " chef d'embarquement " , un héritage peu enviable en de telles circonstances. Il n'avait que peu de gens avec lui et il n'était que sous-lieutenant - un grade qui lui donnait peu d'autorité pour faire face à la situation.

Mais, à ce moment-là, cela ne faisait aucune différence. Le môle était virtuellement désert. Les troupes britanniques étaient parties et il n'y avait plus de Français. Wake Walker avait envoyé un message à Douvres à 1 heure 15 du matin disant: " Abondance de bateaux, pas de troupes à prendre. " Dans deux heures, il allait faire jour. C'était le 3 juin et toutes les opérations d'embarquement devaient cesser. Il était temps de partir, mais il y avait encore une douzaine de navires à quai le long du môle vide.

Le lieutenant F,.L. Davis, commandant le dragueur de mines Oriole, dit au sous-lieutenant Rutherford Crosby qui se trouvait à ses côtés sur la jetée : " Maintenant, Sub, j'en veux 700. Allez-y et ramenez-les ! " Crosby se rendit sur le rivage, où il erra, s'arrêtant de temps à autre quand un obus tombait à proximité. A la fin, au pied du môle, il finit par découvrir un groupe de poilus. Il n'y avait aucun officier d'embarquement en vue et, dans son français scolaire, il leur dit : " Venez ici, tout le monde ! " en faisant le geste

de le suivre.

Sur le chemin du retour, ils trouvèrent un autre navire accosté au môle, et son équipage fit de son mieux pour entasser tout le groupe de Crosby à bord, comme sur un char de Carnaval au cours d'une fête de campagne. La règle, en effet, était: " Premiers embarqués, premiers partis " , et personne ne voulait rester à Dunkerque plus longtemps qu'il était nécessaire. Crosby vérifia qu'aucun des hommes qu'il avait recueillis ne manquait - et laissa les autres équipages rechercher d'autres Français.

Tout le monde s'y employa. Le capitaine Nicholson, commandant en second du Tyntvald, se rendit lui-même à terre, en criant que son propre navire pouvait prendre des milliers d'hommes à bord. L'Alhury envoya aussi ses ambassadeurs vantant les avantages de ce gros dragueur de mines. Il put réunir environ 200 soldats.

Mais les autres navires ne trouvèrent personne. Le car ferry 1utocarrier attendit près d'une heure sous un bombardement incessant, puis il rentra en Angleterre, ses cales vides. Il en fut de même pour les destroyers Express. Codrington et Malcolm. Wake-Walker les retint aussi longtemps qu'il osa le faire, mais l'aurore approchait et on ne voyait toujours pas de Français : aussi les destroyers rentrèrent à vide.

Où étaient donc les Français ? Selon la formule consacrée, c'était toujours la même histoire: les bateaux étaient là où les hommes n'étaient pas. Tandis que Wake-Walker patrouillait le long du rivage sur la MA/S13 10, il découvrit une foule de soldats sur le quai Félix Faure et les autres quais ouest, mais il n'y avait guère de bateaux. Il essaya de faire venir un couple de deux gros transports de troupes, mais cet endroit du port ne convenait pas à la flotte de Ramsay. Lorsque le steamer Rouen s'échoua, l'amiral ne voulut plus courir un tel risque.

Mais il y avait encore de petites embarcations et Wake Walker les déploya pour qu'elles viennent en secours. Le chalutier Yorkshire Lass pénétra le plus près possible dans le port, jusqu'où pouvait aller un navire. Son commandant, le sous-lieutenant Chodzko avait perdu son bâtiment la nuit précédente, mais, à présent, il ne prit aucune précaution. II n'y avait partout que de la fumée et des flammes, des immeubles explosaient et des balles traceuses sillonnaient le ciel. Le Yorkshire Lass aborda à toute allure un quai d'embarquement rempli de Français et en prit une centaine à bord, puis trois Tommies qui étaient restés en arrière, et, enfin, alors que le Yorkshire Lass repartait, un lieutenant-commandant de la Royal Navy qui, semblait-il, faisait partie des groupes d'embarquement à terre. Un peu plus loin, le commandant H.R. Troup fit accoster la vedette du War Department Haig à un autre quai. Troup était un des officiers d'intendance de l'amiral Taylor à Sheerness, mais il avait aussi sauté dans un bateau pour cette grande nuit. Il recueillit 40 poilus, les conduisit à un transport de troupes qui attendait en dehors du port, puis il alla en chercher 39 autres.

Maintenant toutes sortes d'équipages faisaient la navette, ramassant des troupes sur divers quais. Les collisions étaient fréquentes. Tandis que le Haig prenait la mer, un remorqueur français l'éperonna. Le trou était situé au-dessus de la ligne de flottaison et Troup continua son chemin. Deux cents mètres plus loin, le Haig fut éperonné une seconde fois. Tandis que Troup transférait ses soldats sur le dragueur de mines Westward Ho, il chavira au moment où le dragueur faisait machine arrière pour éviter une autre collision. Troup sauta sur le Westward Ho, laissant le Haig dériver dans le port de Dunkerque.

Ici et là une quarantaine ou une centaine d'hommes appelaient au secours sur les quais, mais la plupart des Français n'étaient pas à Dunkerque. Ils se trouvaient encore dans le " périmètre " , s'opposant à l' " attaque systématique " du général von Kuechler. A l'est, la 12e Division combattit toute la journée pour contenir les Allemands à Bray-Dunes. Vers le soir, le général Jansen fut tué par une bombe, mais ses hommes continuèrent le combat. Au sud-est, les Français repoussèrent l'ennemi à Chyvelde. Au centre, le 137e Régiment d'infanterie du colonel Menon s'accrochait à Teteghem. Au sud-ouest, à Spyker, deux lieutenants de la Marine commandaient trois canons de 155 mm., et bloquèrent la route pendant des heures. A l'ouest, la 68e Division continuait de tenir en respect les panzers du général von Hubicki. Un observateur français se tenait dans le clocher de l'église de Mardyck et il eut l'étrange privilège d'assister au mouvement le plus rapide effectué par un Allemand !

Le caporal flans Waitzbauer, opérateur-radio du 2e bataillon du 102e régiment d'artillerie, était exaspéré. On avait promis à sa batterie un déjeuner de Wierner schnitzel, mais maintenant ils étaient là, cloués sur place à cause du type qui se trouvait dans le clocher de l'église.

Waitzbauer, en bon Viennois qu'il était, ne voulait pas laisser perdre ses Wiener sehnitzel. Avec la permission du lieutenant Gertung, il se précipita vers la cantine de la compagnie, sautant d'un trou à l'autre. Puis, avec une gamelle de veau dans chaque main, une bouteille de vin rouge dans la poche de son pantalon et une moitié de pain dans chaque poche de sa veste, il retourna à son poste. Pendant tout le chemin, les obus et les balles de mitrailleuses arrosaient le sol à ses pieds, mais il arriva sain et sauf et distribua ses trésors aux hommes de la batterie. Le lieutenant Gertung n'eut que cette phrase: " Vous avez eu de la veine ! "

Les troupes de Kuechler étant arrêtées à l'est et à l'ouest, il était clair que l'offensive devait se porter vers Bergues, la vieille cité médiévale située au centre des lignes françaises. Si Bergues était prise, deux routes étaient ouvertes vers le nord en direction de Dunkerque qui se trouvait à une dizaine de kilomètres de là.

Mais comment prendre la ville ? Celle-ci était entourée de remparts épais et de fossés conçus par Vauban. Curieusement ce système de défense construit au dix-septième siècle était encore valable au vingtième. Une garnison de 1.000 hommes y était solidement retranchée, supportée par de l'artillerie lourde et les canons de marine se trouvant à Dunkerque. D'autre part le RAF Bomber Command assurait la protection aérienne.

Pendant deux jours Kuechler avait essayé de prendre la ville et il en faisait encore le siège. Dans l'après-midi du 2 juin, les Allemands décidèrent d'effectuer une attaque combinée avec des Stukas et des troupes de choc spécialement entraînées du 18e régiment du Génie.

A 3 heures, les Stukas attaquèrent, concentrant leurs efforts sur une partie des remparts qui semblait plus fragile que le reste. Près de là se tenaient des hommes du Génie, avec des lance-flammes et des échelles d'assaut. A 3 heures 15, les bombardiers s'en allèrent et les hommes se jetèrent sur les remparts commandés par le lieutenant Voigt. Abasourdis par les Stukas, les soldats de la garnison se rendirent presque immédiatement.

Une fois Bergues prise, les Allemands foncèrent vers le nord en direction de Dunkerque, s'emparant au crépuscule de Fort Valhères. Ils n'étaient plus maintenant qu'à cinq kilomètres environ de Dunkerque, mais c'est alors que le général Fagalde rassembla tous les hommes disponibles pour une contre-attaque. Cela représentait un effort coûteux, mais il entendait à tout prix stopper l'avance des Allemands. Vers minuit, les poilus épuisés commencèrent à décrocher et à se retirer en direction du port, où ils espéraient que les attendait encore la flotte de secours.

Kuechler ne les serra pas de trop près. Il continuait d'obéir aux ordres qu'il avait reçus de mener une " attaque systématique " et il ne prenait aucun risque inutile. De toute façon, les Allemands n'avaient pas l'habitude de combattre pendant la nuit. En dehors de Bergues qui était investie, une unité de la 18e Division se tenait dans le jardin d'une villa " chantant des chansons populaires, des chants militaires et des romances pleines d'amour et de nostalgie. " Le général Halder passa une bonne partie de la journée à distribuer des Croix de fer aux officiers d'opérations.

Plus que jamais, tous les regards se tournaient vers le sud. Pour la Luftwaffe, Dunkerque était maintenant une affaire terminée et elle devait préparer son premier grand raid sur Paris pour le lendemain, 3 juin. L'officier de la RAF B.J. Wicks, pilote d'un Hurricane, fut abattu et, faisant route vers la côté déguisé en paysan belge, il remarqua de longues colonnes allemandes qui se dirigeaient vers le sud en direction de la Somme.

Il était environ 2 heures 30 du matin, le 3 juin, lorsque les premiers soldats français ayant participé à la contre-attaque commencèrent à arriver sur le môle. La plupart des bateaux étaient rentrés à Douvres, mais il en restait encore quelques-uns. Le sous-lieutenant Wake se battait pour faire régner l'ordre. Il n'avait que le grade de lieutenant, mais il possédait un instrument inhabituel de commandement: un cor de chasse.

Cela ne servait pas à grand-chose. On aurait dit que les Français s'ingéniaient à ralentir les opérations d'embarquement. Ils voulaient emporter tout leur équipement, leurs affaires personnelles et même leurs chiens. Nombre d'entre eux portaient des tubes d'artillerie accrochés à leur cou, et cette charge ne faisait que ralentir encore plus leurs mouvements. Invariablement ils voulaient sauter à bord du premier bateau qui se présentait, plutôt que d'utiliser toute la longueur du môle. Ils insistaient pour rester groupés dans leur unité respective et ne semblaient pas comprendre qu'ils pourraient très bien se reformer une fois arrivés en Angleterre. Mais la chose la plus importante, maintenant, était de partir avant le lever du jour.

Wake et sa poignée de marins faisaient de leur mieux, mais son français rudimentaire ne pouvait guère le servir en cette occasion. Ce dont il avait besoin, c'était de quelqu'un comme l'assistant de Clouston, Michael Solomon, qui parlait couramment cette langue et pouvait discuter avec les officiers français. Ni les cris de " Allez vite ! " ni les sonneries de cor de chasse ne servaient à rien. Ce fut presque un symbole, lorsqu'un " damné Français " - selon les propres paroles de Wake - écrasa le cor de chasse en marchant dessus et le mit pour toujours hors d'usage.

Le jour grandissait. L'amiral Wake-Walker - qui patrouillait encore à bord de sa MA/SR 10- donna l'ordre à tous les navires restant de partir. Le dragueur de mines Speedwell leva l'ancre: en une heure de temps, accosté au môle, il n'avait pris que 300 soldats français. Le sous-lieutenant Wake monta dans un petit bateau de pêche français et se fit conduire sur un gros vapeur qui se tenait en dehors du port. Le skoot llilda effectua un dernier contrôle de la plage à Malo-les-Bains: il n'y avait plus personne.

A 3 heures 10, alors que les derniers bateaux partaient, trois nouveaux navires apparurent. Ils étaient destinés à être coulés à rentrée du port et à bloquer celle-ci, sous la direction du capitaine E. Dangerfield. C'était, bien entendu, avec l'espoir que cela interdirait l'usage du port aux Allemands. Mais tout semblait aller de travers cette nuit-là. Lorsque les navires furent sabordés, le courant en entraîna un et le disposa parallèlement au Channel, laissant ainsi un grand espace libre pour entrer et sortir du port.

" Une nuit désespérante ! " nota l'amiral Wake Walker à son retour à Douvres le matin même. Il avait espéré sauver plus de 37.000 hommes; en fait il n'y en avait que 24.000. 25.000 Français au moins - certains ont pu dire 40.000 - avaient été laissés sur place. Wake Walker avait tendance à reprocher aux Français de ne pas avoir pris leur part à l'embarquement, mais les Britanniques seuls avaient utilisé le môle. Le 31 mai, le capitaine Tennant, à la requête de l'amiral Abrial, avait pris en charge l'embarquement des Français et des Britanniques. C'était trop en demander d'espérer maintenant un sursaut de la part des Français.

Pour le général Weygand qui se trouvait à Paris, c'était une vieille histoire. Une fois de plus la " perfide Albion " s'était dérobée, laissant les Français se débrouiller tout seuls. Avant même cette nuit fatale, il avait envoyé un télégramme à l'attaché militaire français à Londres, insistant pour que l'évacuation se poursuive une nuit de plus afin d'embarquer les 25.000 Français qui résistaient à l'avance allemande. " Attire attention que le fait que la solidarité entre les deux armées exige que l'arrière-garde française ne soit pas sacrifiée. " .

Winston Churchill n'avait pas à être convaincu. Il télégraphia à Weygand et à Reynaud :

" Nous ramenons vos hommes cette nuit. S'il vous plaît faites que toutes les installations soient utilisées rapidement. Pendant trois heures la nuit dernière de nombreux navires ont attendu inutilement en courant de grands risques et de graves dangers. "

A Douvres à 10 heures 09, le matin du 3 juin, l'amiral Ramsay signala à ses hommes que leur travail n'était pas fini:

" J'espérais et croyais que la nuit dernière nous serions tous recueillis, mais les Français qui couvraient la retraite de l'arrière-garde britannique ont eu à repousser une puissante attaque allemande et n'ont pu envoyer leurs troupes à temps pour être embarquées sur le môle. Nous ne pouvons laisser nos alliés à l'abandon, et j'en appelle à tous les officiers et à tous les hommes de préparer une nouvelle évacuation cette nuit afin de montrer au monde que nous ne laissons jamais tomber notre allié... "

Sur le destroyer Malcolm, la matinée avait bien commencé. Il venait juste de rentrer de son septième voyage à Dunkerque, et il était encore entier. Le dernier des hommes du CEB avait été évacué, et tout le monde était persuadé que l'opération était terminée. Au carré des officiers, on prenait joyeusement le breakfast.

Le lieutenant Mellis se laissa tomber sur sa couchette avec l'espoir de dormir enfin. Il était si fatigué qu'il n'avait même pas eu la force d'enlever ses chaussures. Quelques heures plus tard, il fut réveillé par des bruits de pas sur le gaillard d'avant. Il apprit que l'équipage était réuni pour entendre une annonce importante du capitaine Halsey, qui rentrait à l'instant du C.Q.C. de Ramsay. Halsey en vint rapidement au fait : " Le dernier homme du CEB a pu être rapatrié parce que les Français ont tenu le " périmètre " pendant toute la nuit. Maintenant les Français nous demandent de les recueillir. Nous ne pouvons rien faire d'autre, n'est-ce pas ? "

Non: on ne pouvait rien faire d'autre ! Mais ce fut. un choc de plus. Pour Mollis, ce fut le pire de toute l'affaire. Éprouver ce délicieux sentiment de soulagement et de repos – et puis se le voir aussitôt enlever, c'était presque plus qu'il n'en pouvait supporter. Au carré des officiers, on avait prévu pour le soir un repas de gala et décidé de se mettre en grand uniforme. C'est ainsi que, lorsque le Malcolm entreprit son huitième voyage pour Dunkerque, le 3 juin à 9 heures 08 du soir, ses officiers portaient des nœuds papillons et des gilets de cérémonie.

14

LA DERNIÈRE NUIT

" Si vous n'avez jamais vu d'Allemands, en voilà ! " Cette phrase résonna étrangement paisible et désinvolte aux oreilles d'Edmond Perron. un petit fonctionnaire de Dunkerque qui avait fui la ville en flammes avec toute sa famille. Les Perron avaient trouvé refuge dans une ferme appartenant à M. Wasel à Cappelle-la-Grande, à quelque trois kilomètres vers le sud. Tandis que les combats se rapprochaient, les Wasel et leurs hôtes se mirent à l'abri dans l'étable. Il était 3 heures de l'après-midi, ce 3 juin 1940. M. Wasel regardait par la porte de l'étable et racontait ce qu'il voyait.

M. Perron, lui aussi, vint voir ce qui se passait. Des hommes en uniformes verts couvraient la plaine, courant, se couchant, se relevant, s'accroupissant, avançant inexorablement. Mais ils ne se dirigèrent pas vers la ferme. Ayant atteint la limite des terres, ils tournèrent sur la gauche pour éviter un fossé rempli d'eau, puis continuèrent leur chemin vers le nord en direction de Dunkerque.

Le lieutenant-général Christian Hansen et son Xe Corps s'approchaient venant du sud. A 3 heures 30 la 61e Division avait dépassé la ferme des Wasel et occupé Cappelle-la-Grande. Vers le soir, la 18e Division, venant du sud-est, prit Fort Louis, un ancien bâtiment à un kilomètre et demi environ au sud du port. Les Stukas aidèrent à réduire un autre fort à trois kilomètres à l'est.

Les Français, eux aussi, se dispersaient plus loin à l'est. Le 37e régiment d'infanterie du colonel Menon fut finalement défait à Teteghem. Son le, bataillon avait été réduit à 50 hommes. Un mitrailleur servait deux mitrailleuses à la fois, en ramassant des munitions qui parsemaient le sol. Tenus en respect deux jours durant, les vainqueurs passablement maltraités rejoignaient les autres unités allemandes qui maintenant convergeaient vers le port.

Le général Fagalde rassembla tout ce qui lui restait: les derniers hommes de la 32e Division, les troupes de défense côtière du Secteur fortifié des Flandres, les restes de la 21e Division du rentre d'instruction, et ses gardes mobiles. Il arriva à les retenir, alors que les balles de mitrailleuses, maintenant, déchiquetaient les arbres de la banlieue de Rosendaël.

La fin semblait très proche pour le sergent Bill Knight du Royal Engineers, qui avait pu s'échapper avec les derniers soldats du CEB. Il s'était réfugié dans la cave d'une maison de Rosendaël avec quatre autres hommes de son unité. Ils avaient un camion, des armes, du ravitaillement, mais le feu des Allemands était si nourri qu'ils avaient pensé ne pouvoir jamais atteindre le port, même si l'évacuation se poursuivait.

Le petit groupe était prêt à se rendre lorsque deux civils belges, qui avaient aussi trouvé refuge dans cette cave, parlèrent de traverser les lignes pour rejoindre leurs fermes près du village de Spycker. En les écoutant. Knight eut une idée: ils étaient sans doute coupés du port, mais ne pouvaient-ils prendre un autre chemin ? Pourquoi ne pas s'infiltrer à travers l'armée allemande et rejoindre les alliés sur la Somme ?

Ils tombèrent vite d'accord. Knight offrirait aux Belges un moyen de transport, si ceux-ci leur indiquaient les petits chemins et les sentiers à vaches qu'ils pourraient emprunter pour franchir les lignes ennemies sans se faire repérer. Knight était sûr que les Allemands tenaient les routes principales et qu'une fois passé ce cordon de troupes il ne serait pas trop difficile d'atteindre la Somme.

Ils partirent au crépuscule, le 3 juin, fonçant à toute vitesse dans les rues écartées qui menaient hors de la ville en direction du sud-ouest. Toute la nuit ils continuèrent de rouler, guidés par les Belges et en se repérant sur une carte routière qu'ils avaient prise en passant dans un garage.

A l'aube du 4 juin, ils se retrouvèrent près de Spycker. Là, ils laissèrent les deux Belges, et, après avoir demandé les derniers détails ils poursuivirent leur chemin vers le sud-ouest. Ils utilisaient toujours des routes écartées, et quand celles-ci leur paraissaient dangereuses ils s'arrêtaient pendant un certain temps dans un champ voisin. Vers la tombée de la nuit, ils eurent une heureuse surprise. Un convoi allemand apparut sur la route, entièrement composé de véhicules pris aux Alliés. Ils se mirent à sa suite formant la fin du convoi.

Ils firent ainsi une quarantaine de kilomètres et ne connurent qu'un seul incident. Un motocycliste allemand escortait le convoi. A un moment donné, il fit demi-tour pour s'assurer qu'aucun véhicule n'était manquant. Pensant que c'était au contraire le bon moyen de trouver un véhicule en trop, Knight ralentit, laissant assez d'espace entre lui et la fin du convoi pour qu'on ne puisse pas penser qu'il en faisait partie. Lorsque le motocycliste eut disparu, Knight reprit sa position initiale et s'intégra de nouveau dans le convoi.

Le mercredi 5 juin, leur camion avait enfin atteint la Somme à Ailly. Là le petit groupe de Britanniques connut un autre problème: un pont était encore intact. Ce n'était pas un pont important - il ne devait guère servir qu'au passage des troupeaux -, mais il était suffisant. Avec maintes précautions, Knight le traversa et pénétra dans les lignes alliées.

Personne à Dunkerque ne connut ce genre de réussite. Tout le monde pensait que ce 3 juin serait la dernière nuit, et au Bastion 32 l'atmosphère était pesante. Il n'y avait plus d'eau potable ; plus de pansements ; les communications étaient rompues avec l'extérieur. Abrial envoya un dernier message à 3 heures 25 de l'après-midi : " L'ennemi a atteint les faubourgs. J'ai brûlé tous les codes, excepté le code M. "

A 4 heures, la flotte de secours de l'amiral Ramsay, partit de nouveau. Comme auparavant, les gros bâtiments - destroyers, steamers, vapeurs à aubes - devaient se concentrer sur le môle est. Mais cette fois-ci le groupe d'embarquement serait renforcé. Le commandant Herbert James Buchanan en aurait la charge: quatre officiers, cinquante marins et plusieurs membres du corps des transmissions travailleraient sous ses ordres. On y adjoindrait quatre officiers français afin de mieux établir les communications entre alliés. Avec un peu de chance. Ramsay espérait que 14.000 hommes seraient embarqués sur le môle entre 10 heures 30 du soir et 2 heures 30 du matin.

Les dragueurs de mines, les skoots et les petits vapeurs à aubes seraient concentrés sur la digue ouest, cette petite jetée de l'autre côté du môle, où une foule de soldats français avaient attendu en vain la nuit précédente. La petite flottille serait capable de prendre à son bord 5.000 autres hommes. Les petites embarcations - chaloupes, canots à moteur et autres bateaux de faible dimension - pénétreraient encore à l'intérieur du port, là où les gros vaisseaux ne pouvaient atteindre. Ces embarcations transporteraient les soldats qu'elles trouveraient à bord de la canonnière Locust, qui attendrait juste en dehors du port.

La flotte des chalutiers et des bateaux de pêche français qui ne cessaient d'affluer s'occuperait du quai Félix-Faure, couvrirait le môle extérieur sur l'ouest et effectuerait un dernier contrôle à Malo-les-Bains. Ces bateaux français étaient les derniers arrivés, mais il semblait maintenant y en avoir partout.

Tout le monde comprenait que ce serait la dernière nuit, et Ramsay tint à le préciser en envoyant à l'Amirauté un télégramme formel:

" Après neuf jours d'opérations d'une nature telle qu'on n'en a jamais vu dans la guerre navale, qui succédèrent à deux semaines d'intenses efforts, les officiers commandants, les officiers et les compagnies de navigation sont à bout de forces... Si, en conséquence, l'évacuation devait continuer au-delà de cette nuit, j'insiste de la manière la plus formelle sur le fait que des forces nouvelles devraient être employées pour ces opérations. et aucun délai ne serait accepté pour leur exécution. "

C'était la vérité, mais il est difficile de décrire l'insouciante procession de bateaux qui, une fois de plus, traversèrent le Channel. Le destroyer Whitshed leva l'ancre, son orchestre jouant sur le pont avant. Le cabin cruiser Mermaiden avait pour équipage un sous-lieutenant, un chauffeur, un mitrailleur de la RAF en permis-Sion et un vieux gentleman aux cheveux blancs qui. en temps normal, aidait à l'entretien du vaisseau-amiral d'Horatio Nelson à Portsmouth. La chaloupe à moteur Marlborough avait perdu ses deux juristes - ils n'y avaient passé qu'un week-end -, mais elle avait à son bord deux remplaçants tirés eux aussi à quatre épingles: un colonel à la retraite et un officier de l'armée de terre invalide, dont on prétendait que c'était un crack quand il avait un fusil mitrailleur Lewis entre les mains.

Le destroyer Malcolm était particulièrement pétulant avec ses officiers en grande tenue qu'ils avaient revêtue pour une soirée qui n'avait jamais eu lieu. Le remorqueur Sun 1V, tirant quatorze chaloupes, était toujours commandé par M. Alexander, président de la compagnie des remorqueurs. La M.T.B. 102 avait encore à son bord l'amiral Wake-Walker. et maintenant, elle arborait le drapeau du contre-amiral - fait d'un bout d'étoffe rayé de rouge.

Wake-Walker arriva au môle est à 10 heures du soir et fut soulagé de voir que, cette nuit, un grand nombre de Français attendaient. Mais une fois de plus le courant et le vent furent contre lui, et il ne put accoster. Quand à 10 heures 20 apparut le Whitshed avec le groupe d'embarquement du commandant Buchanan. il n'eut pas plus de chance. Les autres navires. aussi, ne purent aborder et un embouteillage s'ensuivit à l'entrée du port.

Près d'une heure passa avant que Wake-Walker puisse lancer quelques câbles sur le rivage, et que les hommes de Buchanan entrent en action. A 11 heures 30, les opérations de chargement étaient en cours, mais on avait perdu une heure entière. Ce qui avait été planifié pour se faire en quatre heures devait maintenant être exécuté en trois heures.

Heureusement, la Luftwaffe portait toute son attention sur Paris et il y eut peu de bombardement cette nuit-là. Une bonne partie de l'artillerie allemande avait été transférée vers le sud, et l'avance de Kuechler avait été telle que sa propre infanterie était presque sous le feu de son artillerie. Sur le môle, le groupe d'embarquement pouvait entendre le bruit des mitrailleuses dans la ville elle-même. " Vite, vite ! " criait un marin aux poilus qui sautaient à bord du Malcolm, " Vite, God Damn it, VITE ! "

La flottille de l'amiral Taylor s'enfonça dans le port en direction du quai Félix Faure. L'amiral, lui-même, était en tête dans la vedette du War Department Marlborough pour organiser l'embarquement. Il comprenait qu'il y avait des milliers de Français à attendre, mais quand il arriva il trouva le quai désert. Finalement 300 à 400 fusiliers marins se montrèrent et déclarèrent qu'il n'y avait plus personne.

Mais c'était assez comme cela, si on considérait la taille des petites embarcations de Taylor. La plupart ne pouvaient prendre que 40 hommes à la fois. Le Mermaiden était tellement surchargé que le pilote ne pouvait rien y voir. Les instructions lui étaient données par-dessus le bruit que faisaient les Français en bavardant.

Alors que Taylor embarquait le dernier des fusiliers, une mitrailleuse allemande commença à crépiter à moins d'un kilomètre de là. Il n'y avait pas de temps à perdre. Embarquant un dernier groupe d'hommes, le Marlborough leva l'ancre finalement à 2 heures du matin, le 4 juin. En évitant une des petites embarcations qui filait à travers le port, le Marlborough heurta un bloc de maçonnerie qui était tombé à l'eau et perdit ses deux hélices et son gouvernail. Il fut remorqué jusqu'en Angleterre par un gros yacht, le Gulzar, que pilotait un moine dominicain.

Les malheurs se succédaient. Personne ne connaissait le port de Dunkerque, et on ne pouvait y voir clair qu'à la faveur des flammes qui s'élevaient du front de mer. La barge de l'amiral de Portsmouth se jeta dans un tas de décombres et fut abandonnée. Le chalutier Kindfïsher fut éperonné par un bateau de pêche français. Le dragueur de mines Kellet se heurta à la jetée ouest. Un remorqueur le prit en charge, niais il était trop endommagé pour être utilisé plus longtemps. Wake-Walker envoya son bateau vide - un des deux seuls navires qui n'avaient pas été utilisés cette terrible nuit.

L'amiral, lui, parcourut le port dans sa M.T.B. 102, zigzaguant à travers les bateaux de sa flotte. Le quai Félix Faure était maintenant vide, le môle est contrôlé, mais la petite jetée située à l'ouest posait un problème. La 32e Division d'infanterie, dans son entier, semblait converger vers elle. A 1 heure 45 du matin, Wake Walker y dirigea un gros transport de troupes, puis le paquebot Royal Sovereign aida à embarquer la foule des soldats.

Sur la jetée, le commandant Troup débarqua du Swallow appartenant au War Department, se rendit compte de la confusion qui régnait et se nomma lui-même chef de quai. Le principal problème était toujours le même: les soldats français refusaient d'être séparés de leur unité. Avec l'aide d'un officier d'état-major, le capitaine comte de Chartier de Sadomy, Troup insista pour que les poilus oublient leur propre organisation. Dans deux heures, ils se retrouveraient tous ensemble en Angleterre. Ils n'avaient qu'à prendre n'importe quel bateau. Les Français semblèrent comprendre : le Tynwald accosta et embarqua 4.000 hommes en une demi-heure de temps.

Le 4 juin à 2 heures du matin. deux petites vedettes françaises, les V.T.B. 25 et V.T.B. 26, quittèrent le port. L'amiral Abrial et le général Fagalde quittaient leur état-major, ils laissaient derrière eux les lourdes portes d'acier du Bastion 32 grandes ouvertes et sans personne pour les garder. A l'intérieur du bastion il ne restait qu'un tas de machines à coder détruites et des chandelles consumées.

A 2 heures 25, la canonnière Locust, stationnée hors du port, reçut son dernier lot de troupes que lui amenaient les petits bateaux de l'amiral Taylor. Son commandant, le lieutenant-commandant Costobadie. avait fait son devoir et il était tenté de rentrer à Douvres le plus tôt possible. Mais il y avait encore de la place à bord. Il vint au môle est et remplit son bâtiment à ras bord avec 100 hommes de plus. Finalement convaincu de ne pouvoir en prendre d'autres, il rentra chez lui.

A 2 heures 30, les derniers bateaux français, un convoi de chalutiers commandés par l'enseigne Bottex, quittèrent le port. Chargé de troupes qui sortaient à peine du combat, le convoi retourna à Douvres.

A 2 heures 40, " encouragé par le son des cornemuses " , le destroyer Malcolm largua ses amarres au môle est. Vingt minutes plus tard, le dernier des destroyers. l'Express, partit ayant fait le plein: à son bord se trouvait le groupe d'embarquement du commandant Buchanan.

A 3 heures, des troupes françaises s'amassaient encore sur la petite jetée. Le commandant Troup avait embarqué des soldats toute la nuit, mais la jetée continuait à être envahie par de nouveaux arrivants. Maintenant le dernier des grands transports de troupes était parti et Troup attendait une vedette qui devait venir les prendre, lui, le général Lucas de la 32e Division et son état-major, à 3 heures. Les minutes s'écoulaient, mais la vedette ne se montrait pas. Ce n'était pas étonnant par une nuit comme celle-ci où une foule de choses tournaient mal.

Troup commençait à s'inquiéter, lorsque, à 3 heures 05, le bateau du War Department, le Pigeon, arriva. Miraculeusement il était vide, ayant fait un dernier tour dans le port. Troup le héla, et le sous-lieutenant C.A. Cabbett-Mullhallen fit accoster son bâtiment.

Un millier de soldats français se tenaient au garde-à-vous, tandis que le général Lucas se préparait à partir. Il était clair qu'ils allaient être laissés sur place - il n'y avait plus aucune chance de s'échapper -, mais aucun d'eux ne rompit les rangs. ils restèrent immobiles, la lueur des incendies se reflétant sur leurs casques.

Lucas et ses officiers se rendirent à l'extrémité de la jetée, se retournèrent, claquèrent des talons et saluèrent une dernière fois leurs hommes. Puis les officiers effectuèrent un demi-tour sur place et descendirent l'échelle les menant au navire qui les attendait. Des troupes suivirent, et, à 3 heures 20, le sous-lieutenant Cabbett-Mullhallen fit mettre ses machines en route et quitta rapidement le port.

Tandis que ces bateaux quittaient Dunkerque. ils croisèrent une étrange procession qui entrait dans le port. Le destroyer Shikari était en tête. Il était suivi de trois vieux navires marchands et flanqué par deux vedettes M.T.B. 107 et MA/SB 10. Le capitaine Dangerfield, une fois de plus, tentait de bloquer l'entrée du port en y coulant des navires. Tandis que la petite flottille prenait position, elle fut secouée par les remous soulevés dans le sillage des navires qui s'en allaient. Le lieutenant John Cameron, commandant la M.T.B. 107, méditait sur le coup du destin qui l'avait conduit, lui, un avocat de 40 ans à devenir un acteur de cette épouvantable tragédie.

il y eut soudain une explosion. Les avions ennemis avaient apparemment miné le chenal - un cadeau d'adieu de la Luftwaffe. La première mine n'occasionna aucun dégât, mais la deuxième explosa sous la coque du Gourko, et il coula aussitôt. Tandis que les deux vedettes repêchaient les survivants, les autres bateaux continuaient de filer à toute vapeur. Mais, à présent, il n'y en avait plus que deux et la tâche serait beaucoup plus malaisée à accomplir.

Au moment où les bateaux devant bloquer le port y entraient, le Shikari effectua une dernière visite au môle est. il était presque vide quand l'Express était parti, mais à présent, il commençait à être rempli de nouveau. Quelque 400 Français montaient à bord, y compris le général Barthélémy, commandant la garnison de Dunkerque. A 3 heures 20, le Shikari prit enfin le large - il fut le dernier navire de guerre britannique à quitter Dunkerque.

Mais il ne fut pas le dernier bâtiment britannique. D'autres canots à moteur s'en allaient tandis que les deux navires qui devaient bloquer le port atteignaient l'endroit choisi. En manœuvrant au plus près, ils essayaient de se placer sous l'angle convenable par rapport au Channel, mais, une fois encore, le courant et la marée étaient trop forts. Comme la nuit précédente, leurs efforts ne furent pas couronnés de succès. Et le Mil/SB 10, qui était dans les parages, dut recueillir les équipages.

Le jour s'était maintenant levé et le lieutenant Cameron décida de faire avec le M.T.B. 107 un dernier tour du port. Pendant neuf

jours consécutifs, celui-ci avait été la proie des bombes et des obus, tenu sous le feu de l'artillerie, martelé par les canons antiaériens, obstrué par les immeubles écroulés. A présent, il n'était plus qu'un cimetière d'épaves de navires coulés, de canons abandonnés, de ruines désertes, de masses silencieuses de soldats français attendant désespérément sur les quais et le môle est. Un simple petit bateau à moteur ne pouvait rien faire. Avec une profonde tristesse, Cameron prit le chemin du retour. " Tout ce spectacle qui était offert, se souvint-il plus tard, était celui de la fatalité et de la mort; le rideau venait de tomber sur une grande tragédie. "

M ais il y avait encore des Anglais à Dunkerque, certains d'entre eux bien vivants. Le lieutenant Jimmy Langley, qu'on avait abandonné parce que son état de blessé lui faisait tenir trop de place dans les bateaux., était maintenant allongé sur un brancard à la 12e Casualty Clearing Section dans les faubourgs de la ville. Cette " station " , qui était en fait un hôpital de campagne, occupait une grande maison de style victorien dans la banlieue de Rosendaël. Coiffé d'une coupole démodée avec un toit pointu, ce bâtiment était appelé le Chapeau rouge.

Depuis longtemps déjà les blessés avaient rempli toutes les pièces de la maison, puis envahi les halls et même la gigantesque cage d'escalier. Maintenant on les logeait sous des tentes dans les jardins d'alentour. Un hôpital de campagne français avait été également installé sur le terrain, ce qui ajoutait au nombre des blessés. Leur nombre total variait de jour en jour, mais le 3 juin il y avait environ 265 blessés britanniques au Chapeau rouge.

Un certain nombre de médecins militaires et d'infirmiers s'occupaient d'eux. C'était là le résultat d'une étrange et pathétique loterie. Avant même que la décision soit prise d'abandonner les blessés, il était évident que certains trop gravement atteints ne pouvaient être transportés. Afin de prendre soin d'eux, on avait décidé d'affecter un médecin et 10 infirmiers pour cent blessés. Ils étaient passés maintenant de 200 à 300 et 3 médecins et 30 infirmiers devaient rester sur place.

Mais comment les choisir ? Le colonel Pank, qui commandait la " station " , décida que le meilleur moyen était de les tirer au sort. Le 1er juin, à 2 heures de l'après-midi, l'ensemble du personnel fut réuni et la tension était extrême. On organisa deux tirages au sort - l'un pour les 17 médecins militaires et l'autre pour les 120 infirmiers qui étaient là.

Leurs noms furent inscrits sur un bout de papier et placés dans un chapeau. (On avait trouvé dans une cave un chapeau melon adéquat pour ce genre d'opérations.) La règle du jeu était: " les premiers dont le nom sera tiré partiront " , les derniers devant rester sur place. Le chapelain de l'Église anglicane tira au sort les noms des hommes de troupes; le père Cockie O'Shea, de l'église catholique, ceux des officiers.

Le major Philip Newman, chirurgien en chef, assistait au tirage au sort dans un silence angoissé. Dix... douze... treize: son nom restait dans le chapeau. Comme cela continuait, il avait de bonnes raisons d'être inquiet. Son nom sortit enfin... il était dix-septième sur dix-sept !

Plus tard dans l'après-midi un service d'accueil fut installé sous la coupole. Le père O'Shea prit Newman par la main et lui donna son propre crucifix. " Cela vous servira à rentrer chez vous " lui dit-il.

L'un de ceux qui restèrent n'avait pas pris part au tirage au sort. Le deuxième classe W.B.A. Gaze, en effet, s'était porté volontaire. Dans le civil, il exerçait la profession de commissaire priseur et d'expert. Il avait servi jusqu'au moment de la grande retraite comme mitrailleur dans une unité motorisée. Séparé de ses compagnons, il s'était emparé d'une ambulance abandonnée par son chauffeur et il était maintenant affecté au 12e C.C.S. Les autres hommes de cette unité devaient être plus compétents que lui en matière de médecine, mais il avait des qualités non négligeables en de telles circonstances. C'était un fureteur né, il avait le regard perçant et il avait repéré une nouvelle affaire quand le Chapeau rouge lui était apparu. Le major Newman le considérait comme un " membre honoraire " de son unité et Gaze le payait en retour, ne pouvant, et pour cause ! s'en aller.

La plupart du personnel partit dans la nuit du 1er juin. Le lendemain, on effectua des visites inutiles sur les quais, car la fausse nouvelle courait qu'un navire hôpital était arrivé. Cette nuit-là, une estafette déclara que les blessés capables de marcher pourraient être évacués, s'ils étaient amenés sur le môle est. Cette dernière chance de se sauver fut saisie par de nombreux soldats qui, en principe, auraient dû rester sur leurs brancards. Ils se levèrent, et en boitillant, voire en rampant, se dirigèrent vers des camions qui attendaient. L'un d'eux utilisa même une pioche et un râteau de jardin en guise de béquilles.

Le 3 juin fut un jour d'attente. Les troupes françaises battaient en retraite et le principal travail de Newman consista à les empêcher d'occuper les lieux et à s'en servir comme d'un dernier campement. On avait étendu sur le gazon une immense croix rouge faite de morceaux de tissus ; la Luftwaffe l'avait jusque-là respectée et Newman désirait que cela continue. Le commandant français sembla comprendre la chose. Il n'occupa pas la maison, mais il continua de creuser des tranchées à l'extérieur, et des obus commencèrent à pleuvoir dans le jardin.

Au crépuscule, les Français entreprirent de pénétrer dans Dunkerque et il était clair pour tout le monde, au Chapeau rouge, que les prochains visiteurs seraient les Allemands.

Tandis que les blessés demeuraient tranquillement sur leurs brancards.. le personnel se réunit dans la cave du Chapeau rouge pour un dernier dîner. On mangea toute la nourriture que l'on put trouver, arrosée par un excellent vin rouge venant du cellier. Quelqu'un sortit un accordéon, mais personne n'avait envie de chanter.

A l'étage, le major Newman dénicha un pilote allemand blessé, du nom de Helmut, qui avait été abattu et amené là quelques jours plus tôt. Il était clair que les rôles de gardien et de prisonnier allaient être bientôt renversés, mais cela n'avait guère d'importance. Ce que Newman voulait, c'était apprendre quelques mots d'allemand afin de pouvoir les utiliser quand l'ennemi arriverait. Patiemment, Helmut lui apprit des phrases comme Rotes Kreuz et Nichts Schiessen: " Croix rouge " et " Ne tirez pas ! "

Vers minuit, dans la nuit du 3 au 4 juin, les derniers défenseurs français se replièrent vers les quais, où ils n'avaient rien d'autre à faire qu'attendre. Newman, en guise de comité de réception, avait posté deux hommes près de l'entrée. Un officier se tenait à l'extérieur sous le porche central. Ils avaient ordre de l'appeler aussitôt que se présenterait le premier Allemand. Quant à lui, il revêtit un uniforme propre pour se rendre et se coucha en chien de fusil sur le sol de la cuisine pour y dormir quelques heures.

Jimmy Langley était allongé sur son brancard devant la porte d'entrée. Il faisait si chaud et si moite - et les mouches étaient si mauvaises - qu'il avait demandé à être porté au grand air. Lui aussi attendait, et il s'interrogeait sur ce qui pourrait bien se passer cette nuit-là. C'était un officier des Coldstream Guards, et, au cours de la dernière guerre, les Coldstream avaient la réputation de ne pas faire de prisonniers. Est-ce que cette réputation les avait accompagnés ? Si c'était le cas, il était possible que les Allemands lui rendent la pareille. Un couple d'infirmiers transporta son brancard à un endroit situé près du portail et le posèrent là. S'il devait être tué, il valait mieux en finir tout de suite.

15.

LA DÉLIVRANCE

" Les Allemands sont là ! " cria une voix et une main inconnue secoua le major Newman pour qu'il se réveille. C'était le 4 juin à 6 heures du matin. Mort de fatigue, Newman, endormi à même le sol de la cuisine de Chapeau rouge, reprit ses esprits et épousseta l'uniforme qu'il avait revêtu pour se rendre.

Jimmy Langley, sur son brancard près du portail, regardait un groupe de fantassins allemands entrer dans la propriété. Peut-être allaient-ils le tuer, mais ils semblaient aussi épuisés que les Britanniques. Alors qu'ils empruntaient le chemin qui les conduisait à lui. Langley décida que sa seule chance était de jouer ostensiblement le rôle de " prisonnier blessé " . Montrant du doigt le drapeau de la Croix-Rouge qui flottait sur le toit, il réclama en haletant un peu d'eau et une cigarette. Le chef du détachement les lui donna. Langley demanda alors, avec une certaine appréhension, ce qu'ils attendaient de lui.

" De la confiture " lui répondit-on. Pour la première fois, Langley sentit qu'il y avait un espoir. Quelqu'un qui a l'intention de vous tuer ne vous demande pas d'abord de la confiture.

Maintenant les soldats allemands affluaient dans la propriété - certains sales et hirsutes, mais la plupart propres et rasés de frais, comme il convient à des " surhommes " . Ils inventorièrent la cour, contrôlant les brancards et l'intérieur des tentes pour voir s'il ne s'y cachait pas de soldat allié en armes. " Pour vous la guerre est finie " dit aimablement un soldat au Guardsman Arthur Knowles qui était étendu, blessé, sur son brancard.

Rassurés sur le fait qu'à Chapeau rouge on respectait la convention de Genève, les Allemands se mêlèrent bientôt à leurs prisonniers, échangeant avec eux des rations et des photos de famille. Le major Newman se tenait sous le porche, contemplant la scène, resplendissant dans son uniforme impeccable, mais aucun officier ne se montrait pour lui demander de se rendre.

Au bout de deux heures, ces Allemands furent remplacés par du personnel administratif qui se montra beaucoup moins amical. Cet étrange lien qui parfois existe entre soldats ennemis sur le front se retrouve rarement à l'arrière des lignes.

" Wo das Meer ? " demanda un fantassin, qui partait, à Langley toujours couché sur son brancard. Langley n'avait aucune idée de l'endroit où se trouvait la mer, mais il pointa le doigt dans une direction qui pouvait être la bonne. Ce ne pouvait être là une " aide à l'ennemi " : de toute façon les Allemands auraient bien trouvé la mer !

Maintenant les canons français étaient devenus complètement muets. Tandis que les Allemands entraient dans la ville, des drapeaux blancs commençaient à apparaître un peu partout. Sentant qu'il n'y avait aucune opposition, le major Chrobek de la 18e Division d'infanterie entassa ses hommes clans des camions et se dirigea vers le front de mer à travers les rues pleines de décombres. " Alors notre cœur bondit " fut-il noté dans le journal de route de la division, " C'était la mer - la mer ! "

A huit heures du matin, un détachement de fusiliers marins allemands s'empara du Bastion 32. Il n'y avait plus personne sinon une poignée de secrétaires d'état-major demeurés là après le départ des généraux et des amiraux.

Vingt minutes plus tard, un colonel allemand arriva en voiture à l'Hôtel de ville en briques rouges dans le centre de Dunkerque. li y fut reçu par le général Beaufrère, commandant la 68e Division d'infanterie, et un officier supérieur français restés dans la ville. Beaufrère avait enlevé son casque et portait un képi à feuilles de chêne pour les formalités de reddition. Entre 9 et 10 heures il rencontra le lieutenant-général Friedrich-Carl Cranz, commandant la 18e Division, qui prit officiellement possession de la ville.

Vers 9 heures 30 des unités allemandes atteignirent le pied du môle est, mais ils. durent faire face à un problème. Les troupes françaises étaient si serrées sur le môle qu'il était impossible de les encercler rapidement. A 10 heures, un médecin militaire français, le lieutenant-major Le Doze, put encore s'échapper de la pointe extrême du môle, avec 30 hommes, dans un canot de sauvetage.

Il est difficile de dire à quel moment précis Dunkerque capitula officiellement. Le journal de route du Groupe d'armée B déclare : 10 heures du matin; le Xe Corps, 9 heures 40 ; la 18e Armée, 10 heures 15. L'heure qui est peut-être la mieux appropriée est celle où la croix gammée fut hissée sur le môle est: 10 heures 20.

Ce n'était plus qu'une question de " nettoyage " . Tandis que Beaufrère négociait avec Cranz, de petits groupes de la 68e Division tentèrent de s'échapper vers l'ouest, mais ils furent bientôt rejoints et faits prisonniers. Le général Alaurent prit la tête d'un détachement de la 32e Division et essaya de s'enfuir par Gravelines, mais il fut encerclé à Le Clipon dans les environs immédiats de Dunkerque.

A 10 heures 30 les derniers coups de feu furent échangés et la ville entière fut réduite au silence. A Chapeau rouge, le major Newman pouvait entendre le chant d'un loriot perché à la cime d'un chêne près du bâtiment. " Il était dans ses bons jours. "

Une poignée de civils belges hébétés commencèrent à sortir des caves. Debout parmi les ruines, un gendarme couvert de ses décorations de la Première Guerre mondiale pleurait comme un enfant. Rue Clemenceau, un petit fox-terrier se tenait assis, montant la garde auprès du corps d'un soldat français. Quelque part dans les décombres un poste de radio, miraculeusement intact, jouait la valse de la Veuve joyeuse.

Le père Henri Lecointe, abbé de la paroisse de Saint-Martin, se fraya un chemin vers son église. Le portail était enfoncé, il n'y avait plus de vitraux, mais l'église était toujours debout. En y entrant, il eut la surprise d'entendre une chorale de Bach que quelqu'un jouait à l'orgue. C'étaient deux soldats allemands, l'un à la console, l'autre à la tribune faisant marcher la soufflerie.

I)es correspondants de guerre - qui n'étaient jamais loin quand la Wehrmacht était victorieuse - parcouraient les ruines, interviewant les survivants. Le chef-adjoint de la police, André Noël, déclara qu'il était un Alsacien natif de Metz et qu'il avait servi dans l'armée allemande lors de la dernière guerre.

- Maintenant vous pouvez rejoindre votre ancien régiment, lui répondit sèchement un lieutenant-colonel qui se trouvait là.

Alors que Georg Schmidt, un fonctionnaire de la propagande de Gœbbels, photographiait la scène, son chef de section s'approcha, lui rappela que Gœbbels désirait des photos de prisonniers de guerre britanniques et lui demanda s'il en possédait.

Schmidt répondit que tous les Britanniques étaient partis.

- Parfait ! lui dit son chef. Vous êtes un photographe officiel. Si vous ne faites pas de photos de prisonniers britanniques, alors vous aurez été un photographe officiel.

Schmidt n'avait pas besoin de plus amples encouragements. Il se précipita dans un camp où se trouvaient entre 30 et 40 000 prisonniers français, mais aucun britannique. Il chercha dans tous les coins et finit par être récompensé. Dispersés de-ci de-là, il y avait deux ou trois douzaines de Tommies. Schmidt les fit mettre en groupe et commença à les photographier. Il n'avait pas perdu sa journée.

Il était vrai que la plus grande partie des Britanniques étaient partis, mais ils avaient emmené avec eux un grand nombre de Français. Plus de 26.000 d'entre eux se serraient sur les ponts des derniers bateaux qui avaient quitté Dunkerque. Alors que le Medway Queen faisait route vers Douvres à l'aube dans un épais brouillard, un officier jouait de la mandoline sur le pont arrière, essayant de réconforter les poilus qui avaient déjà le mal du pays. Sur le destroyer Sabre, le commandant Brian Dean encourageait ses passagers en leur parlant français. Il y avait quelque ironie à comparer le confort du Sabre surchargé d'hommes à celui du Normandie.

En général, le voyage de retour s'effectuait sans incidents, mais ce n'était pas toujours le cas. Alors que le chalutier belge Maréchal Foch s'approchait de la côte anglaise, le dragueur de mines Leda surgit du brouillard et l'éperonna. Le Foch coula instantanément, abandonnant 300 soldats à la mer.

La vedette française V.T.B. 25, qui transportait l'amiral Abrial et d'autres officiers de haut rang, entendit des cris et se dirigea sur les lieux. Mais le brouillard n'épargne personne: la V.T.H. 25 heurta une épave et perdit son hélice, puis elle se mit à ballotter désemparée sur les flots.

Par hasard le destroyer Malcolm arriva. L'équipage du capitaine Halsey repêcha calmement 150 survivants et envoya un câble de remorquage à la V.T.R. 2.5. C'est ainsi que l'amiral Abrial entra, peu glorieusement, dans le port de Douvres à 6 heures.

Vers ce moment-là le brouillard se leva, mais cela ne fut pas d'un grand secours pour le jeune enseigne de vaisseau français 'Tellier, commandant le dragueur auxiliaire Emile Deschamps. Il était complètement égaré et lorsqu'il demanda son chemin à un navire qui passait par là, il ne put comprendre la réponse. Il se mit à suivre la foule des autres bateaux, mais, arrivé au large de Margate, l'Émile Deschamps heurta une mine magnétique et explosa. Il coula en moins de 30 secondes avec plus de 500 hommes à son bord.

Le lieutenant Hervé Cras essayait de s'éloigner de l'épave à la nage. Il commençait à avoir l'habitude de ce genre de choses, car il se trouvait sur le destroyer Jaguar qui avait coulé la semaine précédente. Alors qu'il se débattait dans la mer en haletant, il fut hélé par un officier de marine, le lieutenant Jacquelin de la Porte de Vaux: " Hello ! Hello ! Chantons ! "

Après quoi de la Porte de Vaux entonna le Chant du Départ. Cras n'était pas d'humeur à chanter et, peu à peu, il s'éloigna. Plus tard, lorsque les deux hommes furent sauvés, de la Porte de Vaux le réprimanda pour ne pas avoir chanté dans l'eau : " comme tous les marins qui ont du cœur au ventre doivent le faire en de telles circonstances. "

Peut-être avait-il raison. A coup sûr les hommes qui participaient aux opérations d'évacuation avaient besoin de tout ce qui pouvait leur remonter le moral. L'Émile Deschamps était le 243e navire perdu et nombreux étaient les équipages qui étaient sur le point de craquer. Le matin du 4, l'amiral Abrial rencontra Ramsay à Dover Castle et ils convinrent que le moment était venu de mettre un point final à l'opération Dynamo. Abrial fit remarquer que les Allemands avaient cerné les troupes alliées ; que les Français avaient usé toutes leurs munitions ; et que les 30 à 40.000 hommes qu'on avait laissés à Dunkerque n'étaient pas des unités combattantes. Il avait tort sur un seul point: les troupes abandonnées sur les quais de Dunkerque comptaient parmi elles quelques-unes des meilleures de l'armée française.

Paris donna son accord formel à 11 heures et, à 2 heures 23 de l'après-midi, l'Amirauté britannique annonça officiellement la fin de l'opération Dynamo. Ramsay, débarrassé au moins de sa fatigue et de sa tension nerveuse, se rendit à Sandwich et célébra l'événement en faisant une partie de golf. Il réussit un 78 coups - ce qui était de loin le meilleur score de sa vie.

Pendant ces derniers jours, il n'avait connu aucun repos et n'avait pas eu une minute à lui pour écrire à " darling Mag " , mais celle-ci avait continué à lui envoyer des asperges et du gingembre et, aujourd'hui, 5 juin, il reprit sa plume: " Quel soulagement ! Les résultats dépassent même nos espérances. " Il tenta de décrire tout ce qui avait été accompli, mais il le fit en termes maladroits et pleins d'auto-satisfaction. C'était un homme d'action; non pas un homme de lettres. il y renonça rapidement. " Des tonnes d'amour, Mag chérie, vous êtes d'un tel secours pour moi ! " .

En même temps que du soulagement se fit jour en lui un profond sentiment de revanche. Ramsay n'avait jamais oublié le temps où il avait été mis sur la touche. Sa rupture avec l'amiral Rackhouse l'avait durement blessé. Maintenant Dunkerque effaçait tout, et les lettres pleines de reconnaissance qu'il recevait étaient doublement douces à son cœur.

Il les chérissait toutes, y compris celle que lui avait envoyée son coiffeur. Mais la plus touchante qu'il reçut était simplement signée " Mrs. S. Woodcock " , la mère d'un soldat britannique qu'il n'avait jamais rencontrée :

" En tant que lectrice du Daily Express et après avoir lu dans le numéro d'aujourd'hui votre merveilleux exploit relatif à Dunkerque, je pense que je dois vous envoyer un message personnel pour vous remercier. Mon fils a été l'un de ceux qui ont eu la chance d'en réchapper. Je ne l'ai pas vu, mais il est quelque part en Angleterre et cela suffit. Mon plus jeune fils John Woodcock est mort des blessures qu'il avait reçues en Norvège le 26 avril ; aussi pouvez-vous deviner à quel point je suis pleine de reconnaissance à votre égard... "

Toute la nation était déjà rayonnante de gratitude et de soulage-ment, quand Winston Churchill vint à la Chambre des Communes, le soir du 4 juin, pour faire le compte rendu de l'évacuation. Les travées étaient pleines de monde; la galerie du public, celle des pairs et celle des hôtes de marque, de même. L'assistance l'accueillit debout avec des acclamations, puis elle s'assit pour se laisser captiver par un discours inhabituel principalement consacréaux mauvaises nouvelles, mais qui, néanmoins, inspirait de l'espoir et du courage.

Il électrisa l'assistance par sa péroraison - " Nous nous battrons sur les plages, nous nous battrons sur les terrains de débarquement, nous nous battrons dans les champs et dans les rues " -, mais ce qui impressionna le plus les observateurs avisés, ce fut sa franchise à l'égard d'événements extrêmement désagréables. Le News Chronicle vanta ce discours pour sa " sincérité absolue " . Edward R. Murrow l'appela " un rapport remarquable par son honnêteté, sa haute inspiration et sa gravité. " ,

C'était ce que Churchill voulait. Le sauvetage de l'armée ne devait pas entretenir le pays dans une euphorie paralysante. " Nous devons être très prudents, avertit-il, et ne pas donner à cette délivrance les apparences d'une victoire. On ne gagne pas les guerres avec des évacuations. "

Sur le moment, ses avertissements eurent peu d'effet. Les soldats qui rentraient de Dunkerque étaient fêtés - souvent à leur propre étonnement - comme des héros. Le capitaine John Dodd du 58e Field Reyiment, Royal Artillery, s'attendait à rencontrer des visages tristes et marqués par la colère, sinon des foules hostiles, et une flétrissure qui ne s'effacerait jamais. Il ne rencontra que de la joie et de la reconnaissance, comme si le Corps expéditionnaire britannique avait été vainqueur et non vaincu.

Lorsque les soldats débarquaient à Ramsgate, les femmes de la ville les abreuvaient de tasses de chocolat et les bourraient de sandwiches. Le directeur du Pavilion Theatre donna toutes les cigarettes et tout le chocolat qu'il possédait. Celui de l'Olympia Hall-room leur apporta toutes les chaussettes et les vêtements de dessous se trouvant dans la ville, ce qui excédait leurs besoins. Un épicier de Broadstairs offrit tous ses stocks de thé, de soupes, de biscuits, de beurre et de margarine. Un riche Écossais de St. Augustines acheta toutes les couvertures de la ville et les envoya à Ramsgate et à Margate.

Le plus rapidement possible, les troupes qui retournaient étaient chargées dans des trains spéciaux et transportées à des points de rassemblement dispersés en Angleterre et dans le Pays de Galles. Là, les diverses unités devaient se reposer et être réorganisées. Tandis que les trains sillonnaient la campagne, des foules se réunissaient sur les quais de gare tout le long du chemin, ensevelissant les soldats sous des paquets de cigarettes et des tablettes de chocolat. Dans les faubourgs de Londres, des bannières faites avec des draps de lit portaient des inscriptions comme " Bonne chance, boys " ou " Bravo, le B.E.F. " . Aux carrefours, des enfants agitaient des Union Jacks.

Lady Ismay, épouse du conseiller militaire de Churchill, changeait de train à Oxford quand un de ces " Dunkirk Specials " entra en gare. Les gens qui se trouvaient sur les quais, jusque-là ennuyés et apathiques, aperçurent les visages fatigués, les pansements, les uniformes en loques et comprirent soudain qui étaient les nouveaux arrivants. Comme un seul homme la foule se rua au buffet et offrit à profusion de la nourriture et des boissons aux soldats épuisés. Ce soir-là, quand le général Ismay dit à sa femme à quel point l'évacuation avait réussi, elle répondit: " Oui, j'ai vu le miracle de mes propres yeux. "

" Miracle " était bien le mot. Il ne semble pas v avoir d'autre terme pour exprimer un tel retournement du sort aussi inattendu et inexplicable. Dans son adresse au Parlement, Winston Churchill parla d'un " miracle de délivrance " . Écrivant à un de ses col-lègues, l'amiral Sir Williams James de Portsmouth ne put dire que " remercions Dieu pour ce miracle de Dunkerque ! " Le général Pownall, chef d'état-major de Gort, nota dans son journal: " L'évacuation de Dunkerque fut, à coup sûr, un miracle. "

En fait, il y eut plusieurs miracles. Le premier fut le temps. La Manche est généralement une mer rude. qui ne reste pas calme pendant longtemps. Or une mer calme était essentielle pour l'évacuation et pendant les neuf jours que dura l'opération de Dunkerque le Channel fut un miroir. Des vieux de la vieille disent encore qu'ils ne l'ont jamais vu aussi paisible.

A un moment donné, une tempête sembla devoir se diriger vers la côte, mais évita le Channel. Les vents venus du nord auraient provoqué une houle désastreuse, mais la brise souffla d'abord du sud-ouest et plus tard tourna vers l'est. Une seule fois. le 31 mai au matin, un vent soufflant du rivage occasionna de sérieux troubles. Le 5 juin - le lendemain du jour où l'évacuation fut terminée - le vent souffla du nord et de hautes vagues assaillirent les plages désormais vides.

En outre, les nuages, la brume et la pluie semblent être toujours venus au bon moment. La Luftwaffe effectua en tout trois raids sur Dunkerque: les 27 et 29 mai et le 1er juin. Chaque fois, le lendemain, le plafond devint bas, ce qui l'empêcha de poursuivre ses opérations. Il fallut trois jours aux Allemands pour découvrir le rôle capital que jouait le môle est, tout particulièrement en raison des brises venant du sud-ouest qui le recouvraient d'un rideau de fumée.

Un autre miracle fut l'ordre d'Hitler du 24 mai d'arrêter ses blindés juste au moment où ils s'apprêtaient à la curée. Ce jour-là, les panzers de Cuderian avaient atteint Bourbourg, à une quinzaine de kilomètres seulement au sud-ouest de Dunkerque. Il n'y avait plus rien entre eux et le port. La plus grande partie du C.E.B. se trouvait près de Lille, à 70 kilomètres au sud. Lorsque les tanks recommencèrent à rouler, aux premières heures de la matinée du 27 mai, le " corridor " était déjà formé, le C.E.B. s'avançait vers Dunkerque et la flotte de Ramsay était au travail.

L'ordre de halte de Hitler semble si mystérieux qu'on a même pu suggérer que le Führer avait délibérément laissé le C.E.B. s'échapper. Avec son armée encore intacte, la Grande-Bretagne pourrait considérer qu'il serait plus honorable pour elle de s'asseoir à une table de négociations.

Aucun de tous ceux qui se trouvaient à Dunkerque n'avait le temps de se livrer à ce genre de spéculations. Si Hitler avait secrètement décidé de laisser les Britanniques rentrer chez eux, il était alors en train de les tailler en pièces. Il avait presque failli les prendre tous au piège. Il ne confia jamais ce secret à la Luftwaffe, à l'artillerie ni aux S-Boot. L'armée allemande faisait tout ce qu'elle pouvait pour empêcher l'évacuation et personne ne considérait que cela était facile. A la fin, on pensa que l'idée qui agitait Ifitler était de savoir comment effectuer le plus de destructions sur les plages.

Il semble évident que Hitler essayait vraiment de bloquer l'évacuation, mais qu'il ne voulait pas risquer ses blindés dans l'opération. De toute façon, les Britanniques semblaient perdus; les Flandres présentaient un terrain peu favorable pour les tanks ; les lignes allemandes étaient déjà clairsemées; la brève contre-attaque d'Arras l'ennuyait ; on disait que 50 % de ses tanks étaient hors d'usage ; il avait besoin de ses blindés pour la dernière phase de la campagne : traverser la Somme et foncer au cœur de la France.

Cela était compréhensible pour les Allemands qui avaient fait la Première Guerre mondiale. La France était l'objectif crucial, dont Paris était la clef. En 14-18, on l'avait oublié et, cette fois-ci, on ne devait pas commettre la même erreur. Il valait mieux courir le risque d'un " miracle de Dunkerque " , que d'un nouveau " miracle de la Marne. "

Cette décision apparaissait comme la plus facile, quand Herman Gœring annonça que sa Luftwaffe pouvait à elle seule tenir Dunkerque. Hitler ne le crut pas longtemps - il donna l' " ordre de halte " plusieurs jours avant qu'il ne devînt clair que Cœring ne pouvait se lancer dans la bataille -, mais la vanité de ce dernier joua certainement un rôle dans l'affaire.

Le 27 mai, quand les blindés se remirent en route, la grande offensive allemande avait perdu de son élan, et les généraux des panzers eux-mêmes pensaient à se tourner vers le sud. Guderian, qui s'était montré assez tiède pour engager son armée à Dunkerque, n'avait plus d'yeux maintenant que pour la ligne de la Somme.

Un autre miracle fut le fait de la Luftwaffe elle-même. Sans doute Gœring n'aurait-il jamais pu empêcher l'évacuation, mais il pouvait occasionner plus de mal qu'il ne le fit. Les appareils allemands mitraillaient rarement les plages remplies de soldats; ils n'utilisèrent jamais de bombes à fragmentation ; ils ne s'attaquèrent jamais à des cibles aussi tentantes que Douvres ou Ramsgate. Ce n'était pas une question de volonté, mais de doctrine. Les pilotes de Stuka avaient été entraînés pour servir de support aérien, non pas pour intervenir. Les chasseurs devaient garder de la hauteur pour protéger les bombardiers, non pas effectuer des opérations au sol. Quelles qu'en soient les raisons, ces erreurs per-mirent à plusieurs milliers d'hommes de rentrer chez eux.

Le général Brooke écrivit plus tard : " Si 'le C.E.B. n'était pas retourné dans ce pays, il est difficile de concevoir comment l'armée aurait pu reprendre souffle. " C'était là la justification pratique de Dunkerque. La Grande-Bretagne pourrait remplacer les 2.472 canons perdus, les 63.879 véhicules abandonnés; mais les 224.686 soldats sauvés du désastre auraient été irremplaçables. Durant l'éte 40, la Grande-Bretagne ne posséda que les troupes entraînées qui avaient quitté la France. Plus tard, celles-ci formeraient le noyau des grandes armées alliées qui reconquerraient le Continent. Leurs chefs - Brooke, Alexander et Montgomery, pour ne citer que ces trois-là - s'étaient fait les dents à Dunkerque.

Mais Dunkerque eut une autre signification qui dépassait largement ces considérations d'ordre pratique. L'évacuation des troupes avait électrisé la population de Grande-Bretagne, avait soudé les gens entre eux et leur avait donné une détermination qui leur avait manqué jusque-là. Le respect des alliances, c'était très bien, mais cela n'incitait pas à de grandes actions. Les Britanniques, maintenant, devaient combattre pour leur propre patrie.

Le sentiment d'être tout seul était excitant. On raconte qu'un étranger, demandant à un de ses amis anglais s'il était découragé par les échecs successifs en Pologne, au Danemark, en Norvège, aux Pays-Bas et, maintenant, en France, se vit répondre : " Certes non. Nous sommes arrivés en finale et nous jouons sur notre propre terrain. "

Certains diront plus tard que d'avoir porté à un tel degré le moral de la Nation était le fait d'une habile propagande. Mais cela s'était fait trop vite - trop spontanément - pour qu'il en ait été ainsi. Il s'agissait de l'un de ces cas où le peuple précède les propagandistes. Le gouvernement craignait que l'affaire de Dunkerque ne conduise les Britanniques à un surcroît de confiance en eux-mêmes. Winston Churchill, lui-même, avait insisté sur le fait que la campagne avait été un " désastre militaire colossal " , et il avait déclaré qu' " on ne gagne pas les guerres avec des évacuations. "

Ironiquement, Churchill avait été le premier à inspirer l'état d'esprit qu'il entendait combattre. Son éloquence, son défi, son esprit combatif avaient ensorcelé les Britanniques. Comme Abraham Lincoln, pendant la Guerre de Sécession. il avait remporté tous les suffrages.

Un autre facteur positif résidait dans le sentiment de solidarité nationale que Dunkerque avait éveillé. La guerre moderne est une guerre impersonnelle, et il est rare que les simples citoyens aient l'impression d'y prendre part. A Dunkerque. l'Anglais moyen avait effectivement participé dans de petites embarcations aux opérations de secours. Des ménagères avaient réellement secouru des soldats épuisés qui rentraient chez eux. L'histoire est pleine de circonstances au cours desquelles des armées sont venues au secours d'une population assiégée; cette fois-ci, c'était tout un peuple qui avait porté secours à une armée assiégée.

Par-dessus tout, ce peuple l'avait sauvée. Lorsque l'évacuation avait commencé, Churchill pensait que l'on pourrait récupérer 30.000 hommes; Ramsay en espérait 45.000. Finalement, plus de 338. 000 soldats furent débarqués en Angleterre et 4.000 autres emmenés à Cherbourg et dans d'autres ports français encore tenus par les Alliés. " On ne gagne pas les guerres avec des évacuations " , mais, pour la première fois, au moins, Adolf Hitler n'avait pas eu le dessus. Cela devait être une satisfaction en soi.

Curieusement, les Allemands aussi se félicitèrent de Dunkerque. Des années plus tard, ils virent les choses autrement. Nombre d'entre eux considérèrent même Dunkerque comme un tournant de la guerre: si le C.E.B. avait été fait prisonnier, la Grande-Bretagne aurait été vaincue; si cela était arrivé, l'Allemagne aurait pu concentrer toutes ses forces sur la Russie; Stalingrad n'aurait pas eu lieu, etc. Mais le 4 juin, aucun de ces " si " n'était évident. A l'exception peut-être, pour un commandant des blindés désappointé, la victoire semblait totale. Comme l'écrivit le magazine Der Adler :

" Pour nous, Allemands, le nom de " Dunkerque " demeurera pour toujours celui d'une victoire remportée au cours de la plus grande bataille de l'histoire. Mais pour les Britanniques et les Français qui étaient là, il sera pour le restant de leur vie le nom d'une défaite plus lourde qu'aucune autre armée n'ait subie auparavant. "

Der Adler rassurait ses lecteurs en ajoutant que le " peu de soldats " qui étaient retournés en Angleterre ne devait pas être une cause d'inquiétude. " Chacun de ces hommes complètement démoralisés est un facteur de désintégration... " Le Völkischer Beobachter raconta que les femmes et les enfants éclataient en sanglots hystériques tandis que les soldats battus rentraient chez eux.

Et, jamais, ils ne pourraient plus revenir. Les navires de débarquement, les chasseurs-bombardiers, les radars sophistiqués, tout le matériel du contrecoup de 1944 n'existaient pas encore. En 1940, il n'était pas important d'anéantir le C.E.R. Il avait été rejeté à la mer et cela suffisait.

Seuls les Français ressentaient de l'amertume. Qu'il s'agisse de Weygand agressant le général Spears à Paris ou du simple poilu abandonné sur le môle est, une écrasante majorité d'entre eux se sentait trahie par les Britanniques. II était inutile de préciser que 123.095 Français avaient été sauvés par la flotte de Ramsay, dont 102.570 par des bateaux britanniques.

Gœbbels se plaisait à attiser les passions. Berlin déversa un flot de propagande. Dans un petit livre intitulé Blende auf-Tiefangrif, le correspondant de guerre Hans Henkel raconta continent un soldat britannique qui s'enfuyait dans un canot à rames obligea plusieurs Français, revolver au poing, à sauter à la mer. Les survivants se trouvaient maintenant en face de Henkel, maudissant ces sales Anglais :

" ,je demandai alors: " Mais pourquoi vous êtes-vous alliés à ces sales Anglais ?

- Mais nous ne l'avons pas fait ! C'est notre gouvernement de pourris qui l'a fait et qui, ensuite, a eu le culot de les sauver !

- Vous n'aviez qu'à vous débarrasser de ce gouvernement !

- Que pouvions-nous faire ? On ne nous a rien demandé. Et quelqu'un ajouta :

- C'est la faute des Juifs.

- D'accord. les gars ! Et si nous combattions les Anglais ensemble ?

ils se mirent à rire et déclarèrent avec enthousiasme:

- Oui, nous devrions vous rejoindre immédiatement. "

A Londres, l'attaché naval français, l'amiral Odend'hal, faisait de son mieux pour mettre les choses au point. C'était un bon Français, mais il essayait de donner à Paris le point de vue des Britanniques. Pour le remercier de sa peine, l'amiral Darlan lui écrivit en lui demandant si, par hasard, il " n'était pas passé dans le camp des Britanniques. "

" Je ne suis pas passé dans le camp des Britanniques, répondit Odend'hal, et je serais désolé que vous puissiez le croire. " Pour prouver sa loyauté, il raconta quelques-uns de ses conflits avec les Britanniques, et ajouta :

" Ce n'est pas avec les Anglais, mais avec les Boches que nous sommes en guerre. Quelles que puissent être les fautes commises par les Britanniques, les événements de Dunkerque ne doivent nous laisser aucune amertume... "

On ignora son opinion.

Ce genre de problèmes intéressait peu les hommes du C.E.B., ces premiers jours de juin. Tout ce qu'ils savaient, c'était qu'ils étaient de retour chez eux et ils avaient peine à le croire. Alors que le train transportant le capitaine John Dodd de la Royal Artillery traversait lentement la campagne du comté de Kent, il regardait par la portière les bois et les vergers qui défilaient sous ses yeux. " Bon endroit pour les canons... bon abri pour les véhicules... bon cantonnement dans cette ferme " , se disait-il, lorsque soudain il se rendit compte qu'il était enfin libéré de ce genre d'inquiétudes.

Le membre du corps des transmissions Perey Charles, blessé à Cassel, monta dans un train-hôpital à Northfield. Il voyagea toute la nuit et, à 7 heures du matin, il fut réveillé par des lumières vertes qui filtraient à travers la portière. Il jeta un regard autour de lui et remarqua que les autres hommes qui se trouvaient dans son compartiment, pleuraient. il regarda ensuite par la portière et il aperçut " e que les poètes avaient décrit pendant des siècles. " C'était la verdoyante campagne anglaise. Après la boue, les ruines noircies, les décombres calcinés du nord de la France, toute cette verdure, c'était trop. Les hommes craquaient.

Le général Brooke, lui aussi, sentait la différence. Après avoir débarqué à Douvres, il se consulta avec Ramsay, puis il prit la route de Londres dans une voiture de service. C'était une char-mante matinée ensoleillée, et il pensait à toutes les horreurs qu'il avait vues : les villes en flammes, les vaches mortes, les arbres cassés, le martèlement des canons et des bombes. " Avoir quitté cet enfer pour un tel paradis en l'espace de quelques heures d'angoisse faisait le plus merveilleux des contrastes. "

A Londres, il conféra brièvement avec le général Dili, puis il prit le train pour rentrer chez lui, à Hartley Wintney. il tombait de sommeil et faisait les cent pas dans le couloir pour rester éveillé. S'il fermait les yeux, il craignait de s'endormir et de rater sa station.

Sa femme et ses enfants l'attendaient sur le quai. Ils l'entraînèrent chez lui où on lui servit du thé et, où, finalement, il put se mettre au lit. Il dormit pendant 36 heures.

Tout le monde était épuisé. Le major Richardson de l'état-major de la 4e Division n'avait dormi que seize heures en l'espace de deux semaines. Au cours de la retraite il avait passé 62 heures sans fermer l'œil. Ayant enfin rejoint le point de rassemblement de sa division à Aldershot, il se jeta sur un lit et dormit pendant 30 heures d'affilée. Le capitaine Tufton Beamish, dont le 9e Royal, Northumberland Fusiliers avait tenu toute une journée à Steenbecque, battit tous les records: il dormit 39 heures.

Les " sauveteurs " étaient tout aussi écrasés de fatigue. Le lieutenant Robin Bill, dont les dragueurs de mines n'avaient cessé d'être en service, n'avait passé que cinq nuits sur sa couchette en deux semaines. Le lieutenant Creville Worthington, qui s'occupait du débarquement à Douvres, entra un beau matin en chancelant dans le mess. Lorsqu'on eut posé devant lui ses œufs au bacon, il s'en-dormit, la barbe dans son assiette. Le commandant Pelly, du destroyer Windsor, se rendit compte que sa seule chance de repos lui était fournie pendant une pause à Douvres. Même alors il ne put fermer [œil. craignant de ne plus avoir les idées claires quand il se réveillerait. Il s'assit simplement sur la passerelle, en buvant du whisky soda. C'était sans doute un bon remède, car, par la suite, il ne dormit pas pendant dix jours.

Mais personne n'était plus éreinté que Bob Ifilton, le civil qui s'était porté volontaire. Lui et son compagnon, le cinéaste du nom de Ted Shaw, avaient passé dix-sept heures d'affilée à conduire, à la rame, des soldats de la plage voisine du môle est à des skoots et à des petits vapeurs à aubes. Même l'entraînement qu'avait Hilton en tant que professeur d'éducation physique ne l'avait pas préparé à une telle épreuve, mais pourtant il l'accomplit. Maintenant leur travail était terminé et ils étaient de retour à Ramsgate.

Ils auraient pu prendre quelque repos, mais ils reçurent l'ordre d'aider à ramener les petits bateaux à Londres en remontant la Tamise. Le pire, c'est qu'ils furent affectés au Ryegate II, le gros yacht à moteur qu'ils avaient conduit à Dunkerque et abandonné quand ses hélices avaient été endommagées. Ils contournèrent le promontoire nord, prirent l'estuaire de la Tanise et remontèrent le fleuve, avec les plus grandes difficultés. Mais ils furent récompensés par des acclamations une fois passé Rlacicfriars Bridge. Sur les quais et dans la City on était trop occupé pour regarder défiler cette flotte de bateaux crasseux et couverts d'huile. Mais quand le Ryegate II dépassa le navire-école Discovey, raccosté à l'E,nbankrnent. ses " scouts de la mar " lui firent une ovation. Les hourrahs s'amplifiaient tandis que le yacht continuait sa remontée de la Tamise. Chelsea, Hammersmith, Twickenham... tous les ponts étaient peuplés de gens qui l'acclamaient.

Finalement Milton et Shaw purent amener le Ryegate II à son bassin d'origine et se dirigèrent vers la bouche de métro la plus proche, où ils se séparèrent. Après avoir ramé côte à côte pendant dix-sept heures, il était raisonnable de supposer qu'ils resteraient amis toute leur vie. En fait, ils ne se revirent jamais.

Hilton prit le métro pour rentrer chez lui. Tandis qu'il pénétrait dans une voiture, l'idée qu'il aurait pu être salué comme un héros s'évanouit vite. Il avait une barbe de huit jours ; les vêtements tachés d'huile ; il dégageait une odeur épouvantable. Les passagers qui se trouvaient là s'éloignèrent de lui et se réfugièrent au fond de la voiture.

Il arriva à la porte de sa maison et s'aperçut alors qu'il avait oublié ses clefs. Il sonna, la porte s'ouvrit. Sa femme Pamela se tenait devant lui. Elle jeta un coup d'œil sur ce " clochard " et le prit dans ses bras. Après tout, il était bien un héros pour quelqu'un !