I

ALLIANCE DE ROUÉS

Le cynisme manifesté par Hitler et Staline en signant le pacte de non-agression germano-soviétique le 23 août 1939, n'avait d'égal que l'opportunisme des deux dictateurs.

Depuis des mois, les démocraties occidentales se demandaient si la Russie rallierait leur camp, dans le cas probable d'une attaque nazie contre la Pologne ; elles le souhaitaient vivement, car nulle d'entre elles n'avait la possibilité de soutenir efficacement Varsovie sur le plan militaire, malgré toutes les garanties données, tandis que la Russie se trouvait à portée d'intervention.

Mais leurs vœux étaient vains ; jamais Staline n'eût accepté de s'aligner sur l'Ouest en 1939, même si Winston Churchill était allé lui-même le demander, au lieu de se faire représenter à Moscou par des diplomates sans grand relief. Le dictateur russe était pratiquement obligé, au contraire, de conclure un traité avec son ennemi n° 1, le Reich nazi, parce qu'il se trouvait sans défense en face de lui : l'Armée rouge était mal organisée, mal équipée, mal entraînée. Cela, nos politiciens et nos hommes d'État ne le comprenaient pas. Staline, naturellement, se gardait bien d'expliquer les motifs de sa conduite; il s'en ouvrirait cependant au mois d'août 1942, auprès de Churchill venu le voir à Moscou. " En 1939, dirait-il en substance, je pensais que Paris et Londres n'entreraient pas en guerre contre l'Allemagne pour sauver la Pologne ; mais afin d'étudier le problème à fond j'ai supposé le contraire, et j'ai demandé à la France le nombre des divisions qu'elle pourrait aligner contre le Reich ; on me répondit : une centaine. - à quoi s'ajouteraient deux divisions britanniques dans l'immédiat, et deux autres ultérieurement. Or, pour affronter l'Allemagne il en fallait trois cents! " La Russie ne les possédait pas, à cette époque, ce qui explique la conduite de Staline.

En août 1939, les Occidentaux ignoraient aussi que l'initiative du pacte de non-agression, ne venait pas des Nazis, mais des Russes. L'Angleterre et les États-Unis savaient qu'Hitler était hanté par la vieille crainte allemande d'une guerre sur deux fronts, et ils supposaient donc que Berlin avait lui-même proposé le traité.

En fait, nous allons voir que Staline avait bel et bien mis Hitler en demeure de signer ce pacte.

Lorsque le maître du Reich eut fixé le jour J de l'invasion de la Pologne, il ordonna à Ribbentrop d'entamer des manœuvres diplomatiques visant à neutraliser la Russie : le ministre des Affaires étrangères allemand devait feindre de vouloir améliorer les relations des deux pays entre eux. Celles-ci n'avaient jamais été chaleureuses, et étaient même devenues franchement mauvaises à la suite de la signature du pacte anti-Komintern entre Allemagne et Japon, le 25 novembre 1936.

Le 15 août 1939, le temps pressant, Ribbentrop voulut rencontrer Molotov, le Commissaire du peuple aux Affaires étrangères, et il pria l'ambassadeur d'Allemagne à Moscou, le comte Friedrich von der Schulenburg, d'organiser cette entrevue dans la capitale russe, au plus tôt. Molotov était tout le contraire de ce lourdaud de Ribbentrop dépourvu d'imagination et d'humour. Il devina aussitôt la signification réelle de cette démarche : l'Allemagne avait grand besoin de la neutralité russe ! Il décida de tirer le meilleur parti possible de la situation.

La Russie, déclara-t-il, était prête à tout faire pour améliorer les relations germano-soviétiques ; la chose était même si importante qu'elle ne pouvait se régler au cours d'une simple entrevue entre ministres des Affaires étrangères ; des " mesures primordiales et tangibles " devaient être prises. e gouvernement russe, dit-il encore, est très heureux que M. Ribbentrop se propose de venir à Moscou, car le déplacement d'un homme d'État aussi éminent prouve le sérieux des intentions de l'Allemagne... Cependant, le voyage du ministre des Affaires étrangères du Reich nécessite une sérieuse préparation. Le gouvernement soviétique craint le bruit que ne manquerait de provoquer cette visite, et préfère des mesures pratiques et discrètes ". Lorsque Hitler et Ribbentrop reçurent cette réponse dans la soirée du 17 août, leur nervosité s'accrut, et dès le lendemain matin, von der Schulenburg reçut l'ordre " d'organiser une autre entrevue avec Molotov immédiatement, et de tout mettre en œuvre pour qu'elle ait lieu sans délai. L'ambassadeur allemand devait faire valoir aux yeux de Molotov que " la situation exceptionnelle ", l'altération quotidienne des relations germano-polonaises (autrement dit l'imminence de la guerre), nécessitait l'emploi de méthodes exceptionnelles.

Molotov resta de marbre. Une essentielle condition préalable à cette entrevue, dit-il, était la signature d'un traité de commerce (pour lequel une délégation d'experts commerciaux allemands se trouvait déjà à Moscou) ; d'autres accords pourraient suivre. Ribbentrop répondit le 19 août qu'il se rendrait immédiatement à Moscou pour signer lui-même le traité commercial, et entamer les discussions politiques.

Entre-temps, l'impatience d'Hitler avait atteint son paroxysme. Le calendrier des opérations d'attaque de la Pologne était très strict, et si on ne le respectait pas, l'invasion devrait être remise au printemps suivant. Hitler ne voulait pas attendre, car les mouvements préliminaires des troupes étaient déjà en train, mais d'un autre côté il ne pouvait lancer les hordes nazies si les Russes ne changeaient pas d'avis - et promptement. Pour être utile, le voyage de Ribbentrop devait avoir lieu avant le 23 août. Le 19, en fin d'après-midi, le dictateur allemand reprit un peu confiance, car Moscou paraissait s'agiter : Molotov avait reçu Schulenburg à 15 heures, et lui avait remis la minute d'un pacte de non-agression que la Russie était prête à signer. Toutefois, il n'avait pas encore voulu donner de date pour la visite de Ribbentrop.

Hitler ravala son orgueil, et écrivit immédiatement à Staline une lettre personnelle. Il était disposé, y déclara-t-il, à signer le pacte dont il avait reçu la minute, et il acceptait la clause additionnelle : mi protocole secret précisant les détails de l'accord politique. Il déclarait ensuite, qu'à son avis, le pacte devait être paraphé immédiatement. " Je vous propose donc une fois de plus, concluait-il, de recevoir mon ministre des Affaires étrangères le mardi 22 août, ou au plus tard le 23. Le ministre des Affaires étrangères du Reich est pleinement habilité à rédiger et signer le pacte de non-agression aussi bien que le protocole... Une prompte réponse de votre part m'obligerait ".

II ne pouvait plus qu'attendre, mais le Kremlin ne le fit pas languir. Vingt-quatre heures plus tard, une réponse parvint. " Merci de votre lettre, écrivit Staline. J'espère que le pacte de non-agression germano-soviétique va provoquer une importante amélioration des relations politiques de nos deux pays... Le gouvernement soviétique m'a prié de vous faire savoir qu'il accepte l'arrivée de M. von Ribbentrop à Moscou le 23 août ".

Il fallait qu'Hitler fût réduit au désespoir, pour accepter de signer le protocole secret. Celui-ci délimitait les sphères d'intérêt de l'Allemagne et de la Russie en Europe, et naturellement Staline s'octroyait la part du lion : les États baltes, la Finlande, et la Pologne à l'est des trois fleuves Navrev, Vistule et San.

Les puissances occidentales devinèrent les grandes lignes de cet accord, mais n'en eurent pas confirmation avant la fin de la guerre.

Lors de la rédaction du traité, un incident montra que Staline n'était pas toujours aussi cynique qu'on le pense. Ribbentrop proposa d'insérer dans le préambule du pacte un couplet fleuri sur l'inaltérable amitié germano-soviétique. Staline refusa. a Le gouvernement soviétique, dit-il, ne peut en toute bonne foi faire état, aux yeux de son peuple, de sentiments amicaux pour l'Allemagne, alors que depuis six ans le gouvernement nazi lui déverse des seaux d'ordures sur le dos ".

Sept jours après avoir acquis de la sorte l'assurance de la neutralité russe, Hitler mit la machine de guerre en mouvement. En quatre semaines, la Pologne fut abattue, et démembrée. Six mois plus tard, la Norvège et le Danemark furent envahis. Au cours du trimestre suivant, la Hollande, la Belgique et la France connurent le même sort.

Quant à la Grande-Bretagne, elle perdait chaque mois, par centaines de milliers de tonnes, les navires indispensables à sa vie ; à Dunkerque, l'armée britannique avait abandonné la majeure partie de son matériel ; la RAF avait gagné la Bataille d'Angleterre, mais de justesse, et grâce à la médiocrité d'Hermann Gœring, mauvais stratège et piètre tacticien ; la Ville armée avait repoussé les Italiens sur la côte nord d'Afrique, mais fuyait maintenant devant Rommel ; jour et nuit, les villes du Royaume-Uni étaient pilonnées par les bombardiers allemands.

Hitler avait dû abandonner ses projets de débarquement en Angleterre, c'était un fait, mais il n'avait nulle raison de craindre les Britanniques. Il les estimait d'ores et déjà battus - malgré leurs dénégations - et pensait pouvoir leur infliger le coup de grâce sans grande difficulté, quand l'heure lui semblerait propice.

La position allemande était réellement très forte à l'ouest, et par conséquent Hitler pouvait de nouveau porter son attention sur l'est.

Mais pendant que le leader nazi avait inscrit son nom au fronton de l'Histoire parmi ceux des grands conquérants, Staline avait disposé un " cordon sanitaire " entre Allemagne et Russie. Il avait occupé la moitié de la Pologne (conformément au pacte du 23 août) avant même que les combats aient cessé ; sa campagne victorieuse contre la Finlande avait rangé de force quelques mois plus tard ce malheureux pays parmi ses alliés ; puis il avait envahi les États baltes, renversé leurs gouvernements légitimes, instauré en leur place des régimes de complaisance, et annexé ces pays à l'URSS.

Le Führer - qui d'ailleurs n'aurait pu s'opposer aux manœuvres de son " ami ", puisque ses troupes étaient engagées sur le front ouest à cette époque - ne parut nullement s'émouvoir de ces événements. Allemagne et URSS affectèrent de croire chacune aux bons sentiments de l'autre, et allèrent même jusqu'à se féliciter mutuellement de leurs succès. Ce fut d'ailleurs à l'occasion d'un de ces échanges de compliments entre Molotov et Ribbentrop, que Staline adressa au Reich un ultimatum à peine voilé : l'Allemagne, fit-il savoir, ne devrait pas entraver dans l'avenir les projets ne la Russie.

Il fit lancer cet ultimatum parce que, probablement, il devinait la réaction qu'aurait Hitler. On pressent ici l'un des plus épais mystères du comportement bizarre de Staline.

Le lendemain de la signature de l'armistice franco-allemand, c'est-à-dire le 23 juin 1940, Molotov convoqua von der Schulenburg, et l'invita à informer son gouvernement que la Russie ne pouvait différer davantage la solution définitive du problème de Bessarabie.

La Bessarabie avait appartenu à la Russie avant la première guerre mondiale ; les traités de 1919 l'avaient donnée à la Roumanie. Depuis lors, l'URSS l'avait réclamée de temps à autre, sans insistance d'abord, puis avec fermeté le jour de la signature du pacte de non-agression ; à cette occasion, en effet, Molotov avait exigé et obtenu de Ribbentrop la reconnaissance par l'Allemagne des droits des Russes sur la Bessarabie.

Le 23 juin 1940, donc, Molotov informa von der Schulenburg que l'URSS réclamait la Bessarabie, et, de plus, la Bucovine. Si les prétentions de Staline sur la première de ces provinces pouvaient être considérées comme légitimes, il n'en allait nullement de même pour la Bucovine ; c'était en effet à l'Autriche et non à la Russie que ce pays avait appartenu avant son annexion par la Roumanie en 1919, en même temps que la Bessarabie.

Le message de Molotov alarma vivement Berlin. Le Führer, qui avait toute fraîche en mémoire l'histoire des États baltes, imagina aisément ce qui se passerait si l'Armée rouge occupait une partie de la Roumanie : avant longtemps, Staline aurait mis la main sur le pays tout entier. Or, si Hitler ne s'était pas ému de la soviétisation des États baltes, il voyait celle des pays balkaniques d'un œil tout à fait différent : le pétrole de Roumanie en effet était indispensable à l'armée allemande, et presque au même degré les fourrages et les produits alimentaires de ce pays. La privation de ces ressources équivaudrait pour les Allemands à la perte d'une grande bataille.

Cependant, Staline avait si adroitement choisi son heure qu'il obtint ce qu'il voulait. Le 26 juin au soir, il adressa un ultimatum au gouvernement roumain, exigeant la cession à l'URSS de la Bessarabie et du nord de la Bucovine; il demandait une réponse affirmative pour le lendemain. Hitler, entièrement pris par la préparation de l'opération Sea-Lion, l'invasion des îles Britanniques, ne pouvait pas riposter. Il alla même jusqu'à faire conseiller à Bucarest d'obtempérer à l'ultimatum soviétique.

Le motif de cette approbation tacite de la nouvelle conquête russe n'est pas douteux ; Hitler pensait que l'occupation de la Grande-Bretagne et la fin de la guerre à l'ouest allaient lui permettre de retourner sans délai ses forces contre la Russie, et il savait que le niveau actuel de ses approvisionnements lui permettait de se dispenser des ressources dont l'intervention soviétique en Roumanie le privait.

William L. Shirer, le commentateur politique américain, a suggéré qu'à cette époque, Staline, si désireux fùt-il de s'étendre en Europe orientale pendant qu'Hitler était occupé ailleurs, ne voulait pas rompre avec le Führer. Cette thèse est fort plausible. Pour l'appuyer, Shirer cite en particulier le fait que le dictateur soviétique négligea l'avertissement donné par Winston Churchill vers la fin de juillet ; le Premier ministre britannique écrivit dans une lettre que les succès allemands à l'ouest étaient aussi dangereux pour la Russie que pour la Grande-Bretagne 9, et il fit remettre cette lettre au Kremlin par le nouvel ambassadeur d'Angleterre à Moscou, quand celui-ci alla présenter ses lettres de créance. Lors de la conversation qui s'ensuivit, Staline refusa d'admettre que l'Europe risquait d'être absorbée par l'Allemagne, et que les succès militaires germaniques constituaient une menace pour l'URSS et les bonnes relations germano-russes.

" Un aveuglement aussi désarmant, une ignorance aussi abyssale vous laissent confondu, commente Shirer. Le tyran slave ne connaissait évidemment pas les secrets de la cervelle enflée d'Hitler, mais le passé du Führer, ses ambitions avouées, et les conquêtes si extraordinairement rapides des Nazis auraient dû lui faire comprendre l'extrême danger qui pesait sur l'URSS. Cependant, contre toute logique, cela ne suffit pas ".

La conduite de Staline trouve une autre explication, tout aussi raisonnable, bien que diamétralement opposée : l'Armée rouge manquait d'hommes entraînés ainsi que de matériel, et l'industrie soviétique était incapable de passer rapidement du pied de paix au pied de guerre. En d'autres termes, Staline voulait gagner du temps ; il savait que c'était nécessaire parce qu'il connaissait le peuple russe, son manque d'organisation et de qualifications techniques, et surtout son incurable insouciance.

Cette attitude populaire contrastait fort avec la froide détermination mise par l'homme du Kremlin à faire triompher le communisme. Mais les événements s'étaient déroulés trop vite pour que le dictateur pût préparer son peuple à la lutte contre l'Allemagne ; à peine avait-il eu le temps de placer son " cordon sanitaire ", et de s'emparer des ressources roumaines.

ALLIANCE DE ROUÉS 15

Sa finesse de Géorgien, teintée de duplicité orientale, le portait à vouloir battre Hitler à son propre jeu. Il avait certainement lu Mein Kampf, le livre où, avant d'accéder au pouvoir, le leader nazi avait exposé son plan de conquête de l'Europe. Cet ouvrage s'était vendu par milliers d'exemplaires, en presque toutes les langues, mais per-sonne n'y avait vu autre chose que les rêves d'un halluciné, tant les projets de l'auteur y étalaient d'abjection. Et cela est si vrai que lorsque le programme hitlérien commença à se réaliser, le public refusa encore d'y croire... jusqu'au jour où Neville Chamberlain et son gouvernement prirent enfin conscience des réalités, et en 1939 décidèrent d'intervenir.

Ce péril discerné par Chamberlain et ses conseillers, n'avait pu échapper à Staline. Mein Kampf déclarait sans ambages que l'objectif majeur du nazisme était l'écrasement du communisme ; le chef russe devait donc savoir que tôt ou tard son pays devrait en découdre avec l'Allemagne. Il était assez versé, d'autre part, en histoire militaire, pour connaître la hantise allemande d'une guerre sur deux fronts. Il ne se méprit donc certainement pas sur les intentions réelles d'Hitler lorsque Ribbentrop entreprit les avances qui mèneraient au pacte de non-agression. Mais comme ces propositions répondaient à ses propres besoins du moment, il feignit de se laisser berner, et comme il était incapable d'une demi-mesure, il décida de berner lui-même Hitler : à malin, malin et demi.

C'est en ce but qu'en juin et juillet il adressa à Ribbentrop un compte rendu de sa conversation avec sir Stafford Cripps, et une copie de la lettre de Churchill ; ce faisant, il ne montrait pas une " monumentale suffisance ", comme le prétend Shirer, mais manifestait une adresse consommée dans l'art de la duperie. Il avait deviné, en effet, qu'Hitler était impressionné par le vieil adage militaire germanique condamnant la guerre sur deux fronts ; et il avait deviné juste, car le Führer avait déclaré à ses généraux le 23 novembre : " Nous ne pouvons pas affronter la Russie avant d'avoir les mains libres à l'ouest. A

16 LA BATAILLE DE MOSCOU

Hitler, quant à lui, détenait la certitude que l'Angleterre était inoffensive désormais. S'il voulait encore envahir les îles Britanniques, c'était simplement pour parachever son œuvre, et mettre ses arrières à l'abri de toute surprise. Cependant, l'opération Sea-Lion dut être abandonnée. Le Führer avait sous-estimé les difficultés d'une invasion par voie de mer ; il avait oublié, en particulier, la nécessité de posséder pour ce faire une supériorité aérienne incontestable. Mais cet échec ne l'inquiéta pas outre mesure ; il estima que la famine provoquée peu à peu par le blocus maritime entraînerait la reddition de la Grande-Bretagne.

Dans cette perspective, on comprend que le conseil donné par les Nazis aux Roumains (l'abandon de la Bessarabie et de la Bucovine) fit pendant à la communication à Ribbentrop par Staline de la lettre de Churchill. Même après tant d'années, il est intéressant de regarder les deux dictateurs se jouer l'un à l'autre ces comédies un peu naïves.

Dès la fin de juillet 1940, Hitler commença à comprendre que la Wehrmacht n'envahirait peut-être jamais l'Angleterre, mais le désir de détruire la Russie communiste l'obsédait à tel point qu'il annonça le 31, à l'état-major de son armée, l'objectif de la campagne suivante : ce serait l'URSS. Il n'osait pas encore déclarer ouvertement son motif réel (abattre le communisme, pour ouvrir au nazisme la voie de l'hégémonie mondiale), et il justifia son plan en arguant des nécessités de la guerre. Le seul espoir qui soutint les Anglais, dit-il, était que la Russie et l'Amérique demeurassent assez puissantes pour empêcher l'Allemagne d'exercer un contrôle effectif de l'Europe. La ruine de la Russie donnerait les mains libres au Japon en Extrême-Orient ; il en résulterait à plus ou moins brève échéance la destruction de l'Amérique, ce qui annihilerait les possibilités de résistance de la Grande-Bretagne.

Hitler était très surpris par le curieux phénomène qui se produisait en Angleterre. Quelques semaines plus tôt, le Royaume-Uni était à genoux, sans espoir de survie, et maintenant, bien que la menace allemande fût plus grave que jamais, une vague nouvelle d'espoir se levait, une courageuse détermination s'affirmait. Que pareille évolution se poursuivît, et une puissante force morale allait se créer, se développer, et opposer à la réalisation des projets hitlériens une barrière infranchissable.

Pareil aléa devait être évité à tout prix, et pour cette raison le Führer avait décidé de lancer son offensive contre l'URSS au printemps 1941. Il visait une destruction complète de la Russie ; l'Union soviétique devait être rayée de la carte du monde. L'état-major général allemand était prié de commencer dès maintenant à établir les plans qui permettraient d'atteindre ce but ".

Prenant cet ordre au pied de la lettre, le général Franz Haïder, chef de l'état-major général, se mit à l'ouvrage, dès le lendemain, ter août, avec les officiers du bureau opérations ; en l'espace de quelques semaines, les premières mesures préparatoires furent prises.

L'un des préalables de l'opération était la constitution d'énormes stocks de ravitaillement, et le rassemblement de forces considérables en Pologne - où n'étaient restées que sept divisions après la victoire, réduites même à cinq lors de l'attaque des Pays-Bas et de la France. La surprise était un important facteur de succès ; il fallait donc éviter d'attirer l'attention des Russes sur les mouvements de troupes et de matériel en Pologne. En ce but, l'attaché militaire allemand à Moscou fut prié d'informer le gouvernement soviétique que les hommes les plus âgés des divisions de Pologne allaient être ramenés dans les usines, et remplacés par les recrues de classes plus jeunes.

Le 6 septembre furent publiées des instructions expliquant avec force détails les subterfuges et les prétextes à employer pour cacher aux Russes le jeu allemand 12. L'extraordinaire succès de ces plans constitue l'un des plus profonds mystères de cette phase de la seconde guerre mondiale.

II

PREMIÈRES FISSURES

Dès que l'URSS eut mis la main sur la Bessarabie et la Bucovine, les relations germano-russes se rafraîchirent. Il en eût été ainsi d'ailleurs même si le Führer n'avait pas placé d'avance l'Union soviétique en tête de la liste de ses prochaines conquêtes, car après la saisie des États baltes, l'annexion d'une large portion de la Roumanie avait soulevé la fureur d'Hitler. Quelles que puissent être vos intentions vis-à-vis d'un ami " temporaire ", aurait dit le dictateur allemand, comment voulez-vous lui accorder confiance, lorsqu'il commence par vous jouer des tours pareils ?

L'annexion de la Bessarabie et de la Bucovine n'aurait cependant pas été tragique pour l'Allemagne si la Russie avait été seule à convoiter des territoires roumains ; il restait d'autres provinces, en effet, où Hitler pouvait trouver des vivres, et plus encore le pétrole devenu particulièrement précieux depuis que le blocus imposé par les Anglais coupait les voies d'accès maritimes de cet indispensable liquide.

Mais voici que la Hongrie et la Bulgarie décidaient de suivre l'exemple donné par l'URSS.

Par le traité de Trianon signé le 4 juin 1920, les Alliés avaient contraint la Hongrie à céder à ses voisins de larges secteurs de son territoire ; en particulier la Slovaquie et la Ruthénie avaient été données au nouvel État tchèque, et la Transylvanie à la Roumanie. Le royaume hongrois avait récupéré une partie des deux premières provinces, lors des arrangements de Vienne de 1938 (crise de Munich). Maintenant, il demandait le retour de la Transylvanie, et il marquait sa volonté d'aboutir en effectuant ouvertement des préparatifs de guerre contre la Roumanie, pour le cas où il n'obtiendrait pas satisfaction.

La Bulgarie avait été contrainte elle aussi à céder une partie de son territoire à la Roumanie, à la suite de la seconde guerre balkanique en 1913. Depuis, les Saxe-Cobourg - Koharys avaient paru résignés à leur sort, mais maintenant, Boris III, le roi-dictateur, sautait sur l'occasion de récupérer les provinces perdues une trentaine d'années plus tôt.

Hitler comprit qu'en Hongrie le régent Horthy était bien décidé à prendre les armes, si besoin était, pour rentrer en possession de la Transylvanie ; il comprit aussi qu'en pareil cas Boris III suivrait l'exemple. Or, il ne pouvait pas laisser éclater une guerre dans les Balkans, même isolée du conflit majeur, et si petits qu'en fussent les protagonistes. Les ressources roumaines lui étaient nécessaires, en effet, et si la Roumanie était attaquée, il serait obligé de la secourir. Cette intervention conduirait automatiquement l'Armée rouge à soutenir l'autre camp - et la dispute des pygmées risquait de dégénérer en guerre germano-russe bien avant que l'Allemagne fût prête à engager ce combat.

La crise éclata le 28 août. Ce jour-là, la tension atteignit un tel point qu'Hitler fit alerter trois divisions motorisées, cinq divisions blindées, ainsi que des troupes de parachutistes et aéroportées qui s'apprêtèrent à s'emparer des champs pétrolifères roumains 13. En même temps, le Führer convoqua les ministres des Affaires étrangères de Roumanie et de Hongrie à Vienne, où il dépêcha Ribbentrop et le comte Ciano pour les recevoir. Ces deux derniers étaient armés d'une carte sur laquelle Hitler avait tracé un trait divisant la Transylvanie en deux parties à peu près égales. La moitié voisine du territoire hongrois devait être cédée à la Hongrie. Le ministre roumain, Mihas Manoilescu, eut le choix entre signer et voir son pays entièrement occupé par les Allemands. Il signa, au cours d'une séance dramatique, durant laquelle des médecins le soutenaient en lui faisant respirer des sels.

Cette signature fut la condamnation à mort du régime existant ; six jours plus tard, en effet, le roi Carol dut abdiquer en faveur de son fils Michel âgé de huit ans, et s'enfuit avec sa maîtresse juive, la belle Magda Lupescu aux cheveux cuivrés. Le général Ion Antonescu s'empara du pouvoir, qu'il transforma promptement en dictature. Chef de la Garde de Fer (une organisation fasciste), et ami personnel d'Hitler, il ne refuserait certainement pas à l'Allemagne les pétroles roumains.

La Bulgarie fut également calmée à bon compte : on lui donna le sud de la Dobroudja. Mais elle prendrait sa revanche, quelques mois plus tard, lorsqu'à la signature du Pacte Tripartite, elle occuperait, au lieu du territoire roumain, la Macédoine yougoslave, la Thrace occidentale grecque, la Macédoine orientale, et les districts de Florina et Casforia.

Staline adopta vis-à-vis d'Hitler dans l'affaire roumaine l'attitude même qu'avait adoptée le Führer vis-à-vis de lui dans l'affaire balte. Et le bon vouloir du Kremlin ne se serait peut-être pas démenti tout de suite, si Berlin avait eu la décence de feindre de le consulter. Le dictateur russe ne pouvait être en effet que très mécontent de voir la Roumanie aux mains d'un Antonescu lié aux Nazis, car il avait toujours eu tendance à inclure ce pays dans la sphère d'intérêt russe.

Quelques jours après les arrangements de Vienne, von der Schulenburg alla voir Molotov, pour lui indiquer la teneur de ces accords ; le Commissaire soviétique fit alors connaître le déplaisir de son chef en adressant à l'ambassadeur allemand une ferme protestation verbale. L'Allemagne, dit-il, avait violé de façon flagrante l'article III du Pacte germano-russe, qui prévoyait des " Consultations " réciproques en pareils cas 15.

Ce n'était assurément qu'une mauvaise raison ; la colère de Staline était motivée en réalité par la garantie qu'avaient donnée Allemands et Italiens à ce qui restait de la Roumanie après le second arrangement de Vienne. Et le chef russe n'avait pas tort de prêter à Hitler des arrière-pensées en cette affaire, car une directive nazie Très Secrète en date du 20 septembre, ordonnant l'envoi de missions militaires allemandes à Bucarest, déclarait explicitement que le but réel de ces missions (leur but officiel étant d'instruire et conseiller les forces armées roumaines) devait être la protection des champs pétrolifères, et l'organisation de bases d'où pourraient opérer les armées allemandes et roumaines " dans le cas où nous serions contraints à la guerre contre la Russie soviétique ".

Ribbentrop aurait dû laisser Staline et Molotov épuiser leur colère en vaines paroles, mais il eut la puérilité de rétorquer que son pays n'avait nullement violé le Pacte, alors que, tout au contraire, la Russie en avait transgressé les dispositions en s'emparant des États baltes, de la Bessarabie et de la Bucovine, sans consultation préalable du gouvernement allemand. Molotov répliqua avec autant de violence - et de puérilité - ajoutant, à titre d'avertissement, que la Russie s'intéressait encore beaucoup à la Roumanie.

L' " amitié " des deux ennemis jurés se fissurait rapidement. Devant le fait accompli, Staline ne réagit plus avec la bonne grâce du mois de juin (époque à laquelle il communiquait la lettre de Churchill), et les deux nouvelles manœuvres effectuées en septembre par les Allemands n'eurent pas l'heur de calmer ses soupçons.

Le 16 septembre, Ribbentrop, décidé semblait-il à respecter l'article III du Pacte auquel les Soviets tenaient tant, fit informer Molotov de son intention d'envoyer des renforts à la Wehrmacht en Norvège septentrionale, via la Finlande. Molotov ne répondit pas, mais décida d'ouvrir l'œil.

Neuf jours plus tard, Ribbentrop envoya un message Très Secret à son chargé d'affaires à Moscou (l'ambassadeur von der Schulenburg était en congé), pour lui dire que s'il recevait dans les jours à venir un certain mot conventionnel, il devrait informer le gouvernement russe de l'imminence de la signature d'une alliance militaire germano-italo-japonaise. Le diplomate devrait préciser que cette alliance, nullement dirigée contre la Russie, avait pour but de contraindre au calme les fauteurs de guerre américains ; ceux-ci devraient se taire ou s'attendre au pire.

Molotov était peut-être têtu comme un âne, et d'une suffisance exaspérante, mais il ne manquait pas d'astuce. Lorsqu'il reçut la visite du chargé d'affaires, 'Werner von Tippelskirch, venu lui annoncer la signature imminente du Pacte Tripartite, il fit remarquer que l'article IV du Pacte de non-agression germano-russe autorisait les Russes à voir le texte du nouvel accord - y compris les protocoles secrets - et il déclara qu'il aimerait les lire. Puis, il demanda d'un air distrait si Ribbentrop verrait un inconvénient à lui envoyer de même le traité germano-finnois autorisant le transit de troupes allemandes à travers la Finlande. A cette époque, les préparatifs de la campagne de Russie commençaient à prendre de l'ampleur en Pologne, et les Allemands devaient éviter à tout prix d'éveiller davantage les soupçons soviétiques. Le terne Ribbentrop lui-même le comprit, et télégraphia presque aussitôt à Moscou un texte qu'il prétendit être l'accord entre l'Allemagne et la Finlande 19. Il ne pouvait pas communiquer au Kremlin la teneur du Pacte Tripartite, ce qui eût découvert son jeu, mais il invita Tippelskirch à répéter à Molotov que l'alliance nouvelle n'était pas dirigée contre l'URSS, et à nier l'existence de protocoles secrets (un mensonge flagrant).

Une semaine plus tard, poursuivant son travail de notification du Pacte Tripartite à son allié du Kremlin, Ribbentrop écrivit une longue lettre à Staline : un tissu de sornettes, d'inexactitudes et de contrevérités. Il prétendit que l'Allemagne avait déjà gagné la guerre; que l'Angleterre allait admettre sa défaite (ça n'était plus qu'une question de temps) ; que les efforts des diplomates et des espions britanniques en Russie pour semer la zizanie entre le Reich et l'URSS devaient être contrecarrés ; et que les récentes mesures prises par l'Allemagne sur le plan international jouaient en faveur des intérêts russes, comme l'avenir le montrerait bientôt.

Mais là n'était pas l'essentiel de la lettre ; ces hors-d'œuvre servaient seulement à introduire une importante suggestion : une visite de Molotov à Berlin, où le Commissaire soviétique pourrait apprendre de la bouche même d'Hitler comment le Führer envisageait les relations futures des deux pays. Pour appâter les Russes, Ribbentrop dévoilait un peu les idées de son maître. a Il semble, écrivait-il, que la mission des Quatre Puissances - l'URSS, l'Italie, le Japon et l'Allemagne - soit d'adopter une politique à long terme, en délimitant leurs sphères d'influence à l'échelle mondiale. " En d'autres termes, les quatre puissances se partageraient le monde.

Cette lettre parvint à Moscou le 14 octobre, mais pour une raison ou pour une autre, von der Schulenburg (rentré de congé) attendit trois jours pour la porter, et, négligeant encore une fois les instructions reçues, la remit à Molotov et non à Staline. Ces deux marques d'indiscipline attirèrent sur la tête de l'ambassadeur l'éclat des foudres grossières de Ribbentrop.

Il n'y avait pas eu de mal cependant, et lorsqu'il reçut le 22 octobre la réponse de Staline, le ministre des Affaires étrangères du Reich se congratula chaudement lui-même 21. Le dictateur russe écrivait sur un mode étonnamment amical ; Molotov, disait-il, aurait certainement plaisir à rendre à Berlin la visite courtoise faite à Moscou par Ribbentrop. La seconde semaine de novembre semblait une époque favorable.

Si Ribbentrop imaginait avoir dupé le vieux renard (et tout porte à le croire), les réactions russes devant l'affaire do livraison d'armes allemandes à la Finlande auraient dû le rendre un peu circonspect. Dans les derniers jours d'octobre, en effet, Molotov convoqua von der Schulenburg, et lui adressa des reproches amers : l'Allemagne tardait à envoyer les armes dont la livraison était prévue dans le Pacte de non-agression, alors qu'elle en expédiait des caisses en Finlande. L'ambassadeur en rendit compte à Berlin, en précisant que c'était la première fois que Molotov faisait une allusion directe à ces fournitures d'armes. Ribbentrop, espérant peut-être arranger les choses au cours de sa conversation en tête-à-tête avec Molotov, ne répondit pas par écrit a cette protestation. Au lieu de cela, il se lança dans un raisonnement fumeux destiné à convaincre le Commissaire que l'Angleterre était battue, ne posait aucun problème militaire, et que les puissances de l'Axe n'avaient pas à " considérer comment gagner la guerre, mais plutôt dans quels délais terminer une guerre déjà gagnée ".

Molotov vint à Berlin. Un soir, il offrit un banquet à l'ambassade de l'URSS, mais ces agapes furent troublées par l'arrivée des bombardiers de la RAF, et les convives durent descendre dans les abris. Là, Ribbentrop lut à Molotov la minute d'un traité qui prévoyait, entre autres, l'adhésion de la Russie au Pacte Tripartite. Molotov réagit par un flot de questions, devant lesquelles Ribbentrop vacilla. " La Russie n'est-elle donc pas disposée à se joindre à l'Axe pour liquider l'Empire britannique ? " demanda le ministre nazi.

Molotov se décida à lui répondre. Les Allemands, dit-il, supposent que l'Angleterre est battue. Ribbentrop lui coupa la parole pour préciser qu'il s'agissait là d'un fait, et non d'une supposition. Le sévère Molotov ne put alors s'empêcher de se distraire aux dépens de son non moins sévère collègue allemand. " En ce cas, rétorqua-t-il, que faisons-nous dans la cave ! Et d'où viennent les bombes qui nous tombent sur la tête ? ".

Ribbentrop - tout comme Hitler, qui avait eu de longs entretiens avec Molotov - fut très soulagé de voir enfin partir ses hôtes russes. Le Commissaire aux Affaires étrangères avait refusé de répondre nettement aux questions des Nazis sur l'offre d'adhésion au pacte germano-italojaponais; il devait rendre compte d'abord à Staline.

La réponse du Kremlin parvint quinze jours plus tard.

Staline acceptait la transformation du Pacte Tripartite en un Pacte Quadripartite, aux conditions suivantes : les troupes allemandes devraient quitter la Finlande immédiatement ; la sécurité de l'URSS dans les Dardanelles devrait être garantie par un traité d'assistance mutuelle russo-bulgare, aux termes duquel la Russie recevrait une base militaire, terrestre et navale, à portée du Bosphore et des Détroits ; la zone située au sud des champs pétrolifères de Batoum et de Bakou devrait être reconnue comme " le centre des aspirations de l'Union soviétique "; le Japon devrait abandonner ses droits sur les concessions de charbon et de pétrole dans la partie septentrionale de Sakhaline.

En lisant ces conditions inacceptables, Hitler comprit qu'il n'arriverait pas à berner Staline plus longtemps, et qu'il perdrait son temps à poursuivre ce jeu. " Staline est un maître-chanteur impitoyable, dit-il à ses généraux. La Russie considère maintenant la victoire allemande comme intolérable. Elle doit donc être abattue sans délai ".

III

DE LA COUPE AUX LÈVRES

Le 5 décembre 1940, Hitler conféra pendant quatre heures avec les officiers de l'état-major qui, depuis le mois d'août, travaillaient à l'établissement d'un plan de campagne contre la Russie; il approuva leur projet. Le principal responsable de cette étude était le général Haïder, chef de l'état-major général, qui avait déjà établi les plans de toutes les campagnes précédentes, de la Pologne à la France, en collaboration avec le maréchal von Brauchitsch, commandant en chef de l'Armée.

Les manœuvres d'Haïder exploitaient à fond l'inégalable mobilité et la puissance de frappe des forces allemandes, ainsi que les particularités géographiques du pays; et le plan nazi tirait avantage du mauvais déploiement initial de l'Armée rouge. Le haut commandement soviétique avait en effet commis deux lourdes erreurs ; d'une part, il avait étiré ses forces tout au long de la frontière germano-russe, d'autre part - et c'était peut-être plus regrettable encore - il avait disposé ses unités beaucoup trop près de cette frontière 26.

Les idées d'Haïder correspondaient parfaitement aux désirs d'Hitler tels que les exposa le 18 décembre 1940 la fameuse directive n° 21. Dans ce document, le Führer déclara que la Wehrmacht devrait être prête le 15 mai 1941 à écraser la Russie en une campagne-éclair, et il poursuivit ainsi : Nous devons détruire le gros de l'armée soviétique en Russie occidentale, en y enfonçant audacieusement nos troupes comme des coins ; nous devons éviter que des unités ennemies on état de combattre puissent retraiter en bon ordre dans les immenses espaces russes. L'objectif final de nos opérations est l'établissement d'une ligne défensive courant d'Arkhangelsk à la Volga, devant la Russie d'Asie. "

Le plan d'Haïder prévoyait trois axes principaux de progression, un au nord, un au centre et un au sud. Au nord, un groupe d'armées commandé par le feld-maréchal von Leeb avancerait à travers les États baltes, et soutenu par les armées germano-finlandaises de Finlande, capturerait Leningrad. Au centre, un groupe d'armées commandé par le feld-maréchal von Bock progresserait le long de la grande route Minsk - Moscou, et s'emparerait de la capitale. Au sud, le groupe d'armées du feld-maréchal von Rundstedt se dirigerait dans la direction générale de Kiev.

La Roumanie et la Finlande serviraient de tremplins aux attaques menées aux extrémités des ailes sud et nord. Ceci serait aisé en Roumanie, mais présenterait une petite difficulté en Finlande ; il serait nécessaire en effet de renforcer les effectifs allemands de ce front à l'aide de forces stationnées en Norvège, et pour cela, il faudrait persuader la Suède de permettre aux troupes nazies de traverser son territoire. Mais, pour étonnant que ce fût (Hitler lui-même en fut très surpris), le gouvernement suédois accepta ce transit sans faire aucune difficulté.

Le Führer commença par négliger Moscou, puis, changeant d'avis, décida qu'après tout la capitale soviétique devait constituer l'objectif majeur. C'était non seulement la ville sainte du bolchevisme, mais aussi la focale des voies de communications russes, et le principal centre de production de matériel de guerre. Une prompte prise de Moscou (qui entraînerait l'effondrement du régime et de la puissance militaire soviétiques) apparaissait donc essentielle. Si essentielle même, qu'elle ne pouvait être que le but no 1 de la campagne. L'état-major devait tout mettre en œuvre pour assurer le succès de cette opération, à laquelle seraient consacrés deux groupes d'armées tout entiers.

Les troupes soviétiques de Baltique seraient détruites par le 1er groupe d'armées qui traverserait la Lithuanie, l'Estonie et la Lettonie à toute vitesse, en direction de Leningrad. La prise de cette ville serait facilitée par une action concomitante des unités de von Leeb, et des armées germano-finlandaises. Simultanément, le Ile groupe d'armées foncerait à travers la Russie blanche, puis pivoterait vers le nord pour soutenir et rallier le feld-maréchal von Leeb.

Pendant ce temps, au sud des marais du Pripet (un large obstacle naturel), le feld-maréchal von Rundstedt avancerait vers Kiev, à travers l'Ukraine, avec mission de détruire toutes les forces russes situées à l'ouest du Dnieper. Plus au sud encore, les armées germano-roumaines couvriraient le flanc droit de von Rundstedt, en progressant vers Odessa et la mer Noire.

La marche sur Moscou commencerait lorsque Leningrad, Kiev et Odessa auraient été pris. Mais, comme la capitale russe devait être capturée avant l'hiver, les opérations préliminaires devaient être menées à l'allure du blitzkrieg, de la guerre-éclair.

Telle était l'idée de manœuvre adoptée par l'état-major, lorsqu'Hitler publia sa directive n° 21, huit jours avant Noël 1940. Le plan était si secret que neuf exemplaires seulement en furent établis : trois furent distribués aux commandements des trois armes, et les six autres furent enfermés dans le coffre du QG de l'OKW. Puis, la grande décision prise, Hitler alla fêter la Noël parmi ses soldats sur le front occidental, et, selon tous les témoignages, il s'y montra parfaitement détendu et joyeux. Ce bel optimisme se dissipa cependant dès le retour à Berlin, sous l'influence d'un prophète de malheur : le grand-amiral Raeder.

Les officiers exerçant effectivement de hauts commandements, et le vaniteux et prétentieux commandant en chef de la Luftwaffe, qui professait autant d'admiration pour ses unités que pour lui-même, avaient accepté le projet de campagne en Russie sans enthousiasme, mais sans protestations. Le commandant en chef de la marine adopta une tout autre attitude.

Erich Raeder était un marin de métier ; il était entré en 1897, à l'âge de vingt et un ans, dans la marine impériale, avait servi à bord du yacht de Guillaume II, de 1910 à 1912, était devenu chef d'état-major du grand-amiral Ripper au début de la guerre de 1914, avait pris part aux batailles du Dogger Bank et du Skagerrak, et avait commandé le croiseur Köln en 1918. Commandant des forces navales de Baltique en 1925, il avait été nommé amiral, puis commandant en chef de la marine allemande, passablement réduite par le traité de Versailles. Il avait figuré ensuite au nombre des premiers partisans d'Hitler, ce qui lui avait valu de conserver son poste, et il avait travaillé d'arrache-pied à la réorganisation et à la reconstruction de la marine dont, avait besoin le dictateur nazi. Il avait si bien réussi qu'Hitler, moins ouvert aux questions maritimes qu'aux problèmes terrestres ou aériens, le laissait pratiquement agir à sa guise, dans les limites de sa politique générale. Cette situation privilégiée sinon unique dans l'organisation nazie semblait avoir donné à Raeder l'impression que le Führer se fierait toujours à ses avis en matière maritime.

Dès que fut abandonnée l'idée de débarquer en Angleterre, le grand-amiral essaya d'orienter le dictateur vers des conquêtes nouvelles qui contribueraient grandement à la politique nazie de domination mondiale. Pour lui, la clé du succès se trouvait en Méditerranée - une mer,
fit-il remarquer au Führer, que les Britanniques avaient toujours considérée comme le pivot de leur Empire.
Or, que se passe-t-il en Méditerranée ? demanda-t il à Hitler. Rien, sinon que les Italiens, alliés des Nazis, se laissaient encercler par des forces britanniques puissantes, que Victor-Emmanuel n'avait ni la force, ni le talent de contenir. Si les Allemands ne s'en mêlaient pas, les Anglais posséderaient bientôt une maîtrise absolue de la Méditerranée. Raeder n'avait pas besoin d'éloquence pour faire comprendre à son maître le danger que ceci représenterait pour le Reich, surtout si Londres réussissait à attirer Washington dans la guerre.

Pour écarter cette fâcheuse éventualité, trois mesures devaient être prises immédiatement : la prise de Gibraltar, la prise du canal de Suez, et l'invasion des Canaries, îles qui serviraient de base à la Luftwaffe.

Pour persuader le Führer d'accepter ces projets où la marine tiendrait la vedette, le grand-amiral Raeder insista sur les avantages importants qui en résulteraient aussitôt. Suez entre les mains allemandes, c'était pour la Wehrmacht une route ouverte à travers la Palestine et la Syrie pour marcher sur la Turquie ; c'était la possibilité de pénétrer en Russie plus vite et mieux qu'à la faveur de victoires remportées sur les frontières est et nord de l'URSS.

Le grand-amiral présenta ces idées le 26 septembre, et eut l'impression que son maître les accueillait favorablement. Le Führer toutefois fit remarquer qu'avant de prendre une décision, il devait consulter Mussolini, Pétain et Franco.

L'attaque de Gibraltar ne pouvait être une opération purement maritime, et donc des troupes terrestres devaient descendre à travers l'Espagne. Hitler ne doutait pas un instant que Franco accepterait allégrement de laisser passer la Wehrmacht, en remerciement de l'aide que l'Allemagne lui avait apportée lorsqu'il avait voulu s'emparer du pouvoir. Mais il fut désagréablement surpris, et violemment irrité : Franco non seulement n'accepta pas avec enthousiasme d'ouvrir ses frontières aux soldats allemands, mais réussit à lanterner le dictateur nazi pendant neuf heures, et à le quitter sans avoir pris d'engagement.

Le lendemain, Hitler partit voir Pétain à Montoire, en laissant Ribbentrop essayer de gagner près du Caudillo la partie qu'il avait lui-même perdue '9. En France, le Führer obtint un peu plus de succès, mais il n'en fut guère réconforté - peut-être parce que l'aide que pouvait lui apporter Pétain demeurait fort limitée.

En ce qui concernait Mussolini, Hitler et sa cour n'éprouvaient aucun doute : la plus entière collaboration leur serait acquise. Cependant, le Duce allait décevoir ses amis nazis plus encore que ne l'avaient fait les autres.

Benito Mussolini, en effet, possédait un amour-propre assez chatouilleux, et la maladresse, le manque d'égards d'Hitler à son endroit l'avaient blessé. En diverses occasions, le chef nazi avait pris d'importantes décisions - l'envoi de troupes en Roumanie par exemple - sans préalablement en avertir l'Italien. La mainmise allemande sur la Roumanie avait particulièrement irrité le Duce, qui incluait ce pays, avec l'ensemble des Balkans, dans la sphère d'influence italienne. En apprenant cette nouvelle, il s'était promis de se venger : " Pour rétablir l'équilibre ", avait-il dit au comte Ciano 29. Il s'emparerait de la Grèce, et n'en informerait pas Hitler avant que ses troupes eussent franchi la frontière.

Le 22 octobre, il décida que cette attaque aurait lieu le 29. Hitler eut vent de quelque chose ; des renseignements (mais très indéterminés) lui furent communiqués dans le train qui le ramenait de Montoire à Berlin ; il fit aussitôt arrêter le convoi pour que Ribbentrop pût demander au comte Ciano de ménager une entrevue entre les deux dictateurs fasciste et nazi. Quand Ciano consulta le Duce sur la date, celui-ci répondit : " 28 octobre, à Florence. "

Lorsqu'Hitler descendit de son train près de l'Arno, le 28 octobre, un Mussolini exultant le serra dans ses bras en disant : " Führer, nous sommes en marche. Les victorieuses troupes italiennes ont franchi ce matin à l'aube la frontière albanaise, et pénétré en Grèce ! "

A Noël, les vaillantes armées grecques avaient refoulé les " victorieuses troupes italiennes " jusque sur les frontières, et en Albanie. De plus, à la même époque, les forces italiennes de Tripoli et de Libye avaient trouvé leur maître en la personne de Wavell. Les 30.000 Britanniques avaient mis en déroute les quelques unités fascistes assez heureuses pour avoir échappé aux camps de prisonniers de guerre.

Raeder dut avouer que ses plans grandioses de conquêtes méditerranéennes étaient détruits avant même d'avoir été formulés en détail. " La menace qui pesait sur l'Angleterre dans le bassin oriental de Méditerranée, le Proche-Orient et le nord de l'Afrique a été éliminée, dit-il à Hitler, à la fin de décembre. L'action décisive que nous espérions accomplir en Méditerranée, est devenue de ce fait impossible. Et il poursuivit en prophétisant que la Grande-Bretagne n'ayant pas été battue dans le théâtre méditerranéen essayerait de s'implanter en Afrique du Nord pour utiliser ce pays comme base de départ d'un assaut dirigé contre l'Axe. Cette tentative, affirmait-il, bénéficierait de l'aide des Américains et des Français du général de Gaulle.

Cependant, il était encore temps de réagir, et d'éviter ces catastrophes, en envahissant immédiatement la côte nord d'Afrique.

Hitler avait déjà compris qu'il devait faire quelque chose pour étayer ses alliés italiens, mais il refusa de penser avec Raeder que l'occupation de la côte nord-africaine devait être le pivot de la stratégie allemande. Le grand amiral expliqua vainement que l'élimination des Anglais - raison d'être de l'implantation allemande dans le nord de l'Afrique - était un préalable à la campagne de Russie. Le Führer raisonnait exactement à l'opposé. Toutefois, pour calmer Raeder, il ordonna à la marine d'intensifier ses attaques contre les communications maritimes britanniques, et il affirma sa conviction de pouvoir provoquer l'effondrement de la Grande-Bretagne au cours de l'été 1941.

D'un autre côté, il ne pouvait pas laisser Mussolini échouer ni en Grèce, ni en Afrique, et devait par conséquent secourir le Duce sur ces deux théâtres. Ces opérations lui semblaient secondaires, bien que l'intervention en Grèce offrît à ses yeux un avantage : en tenant ce pays, la Wehrmacht protégerait le flanc sud des armées d'invasion de la Russie. En revanche, la conduite de ces deux campagnes simultanées taxerait ses ressources à tel point que l'attaque de l'URSS devrait être remise temporairement.

La préparation de cette dernière opération - maintenant baptisée opération Barberousse - était fort avancée : à la conférence qui réunit les principaux généraux, sous la présidence d'Hitler, le 3 février, Haider et ses officiers purent produire des plans détaillés. La réunion dura six heures ; quand elle s'acheva, tout était prêt pour l'attaque ; les Allemands n'avaient plus qu'à attendre l'époque favorable : ce serait la fin de mars, lorsque les dégels du printemps auraient débarrassé le territoire russe des neiges hivernales.

Toutefois, il était nécessaire de rétablir la situation en Grèce auparavant. A cet effet, des troupes allemandes furent massées en Roumanie, et la Bulgarie - qui avait rallié l'Axe sous la menace - autorisa leur transit sur son territoire. Mais pour cette opération, Hitler avait besoin d'un troisième tremplin : la Yougoslavie. Il pensait n'éprouver aucune difficulté de ce côté, mais il se trompait, et un soulèvement populaire totalement imprévisible allait apporter indirectement une contribution majeure à la défaite allemande en Russie, c'est-à-dire en fin de compte à l'échec final des Nazis.

Le 4 mars 1941, Hitler convoqua à Berchtesgaden le prince Paul, régent de Yougoslavie, et lui enjoignit - après un assortiment de menaces et de promesses - de se joindre à l'Axe, et de laisser passer les troupes allemandes jusqu'en Grèce. Quelques jours plus tard, le 26 mars, le premier ministre et le ministre des Affaires étrangères yougoslaves arrivèrent à Vienne et signèrent le Pacte Tripartite. En rentrant à Belgrade le lendemain, ils constatèrent qu'un coup d'État, dirigé et soutenu par des officiers de l'armée de l'air et la majorité de l'armée de terre, les avait dépossédés de tout pouvoir. Ce soulèvement populaire s'était produit quasi spontanément, à la nouvelle de l'alliance avec l'Axe.

En apprenant cela, Hitler subit une de ces crises de colère démoniaques qui lui ôtaient toute raison, lorsqu'il se voyait dupé. Comment un pot-de-terre comme cette maigre Yougoslavie avait-il osé s'opposer à la volonté du Führer ? Le dictateur allait lui montrer ce qu'il en coûtait ! Il ordonna aux forces armées allemandes de procéder immédiatement à la destruction de ce pays et de ses habitants 31! Le reste attendrait, y compris Barberousse. En conséquence, le déclenchement des opérations contre l'URSS, prévu pour le 15 mai, serait retardé - de quatre semaines probablement.

C'était peut-être la plus grande erreur qu'Hitler eût jamais commise.

Le 6 avril à l'aube, les Allemands se jetèrent sur la Grèce et la Yougoslavie, simultanément. Belgrade fut écrasée après trois jours et trois nuits de bombardements continus menés par la Luftwaffe de Gœring. L'état-major général yougoslave commit la faute majeure de vouloir défendre la totalité de son territoire avec les forces mal équipées dont il disposait. En conséquence, après onze jours de bataille, les quelques unités encore en état de combattre (28 divisions) durent déposer les armes, et ce fut le commencement de l'occupation militaire la plus atroce dont l'histoire ait gardé le souvenir 32.

En Grèce, les Allemands connurent le même succès. Les courageuses troupes grecques, malgré l'aide que leur apportèrent 53 000 Britanniques venus de Libye, ne purent pas résister aux attaques des blindés et de l'aviation. Le 23 avril, les armées du Nord se rendirent. Les Britanniques organisèrent un Dunkerque au petit pied sur la côte sud, et le 30 tout combat cessa, sauf en Crète où les troupes du roi George VI résistèrent quelques semaines encore avant de se retirer.

Entre-temps, Hitler avait envoyé en Afrique le général Erwin Rommel, à la tête de troupes d'élite. Les maigres bataillons de Wavell furent incapables de résister à la stratégie audacieuse et aux tactiques hors série (du moins aux yeux du commandement britannique local) de celui qui allait entrer dans la légende sous le nom de Renard du Désert. En l'espace de quelques semaines, Wavell fut rejeté de la Cyrénaique. L'Égypte était menacée, la Grande-Bretagne se trouvait dans une situation aussi désespérée qu'au lendemain de l'armistice de juin 1940.

Raeder saisit l'occasion pour essayer encore de persuader Hitler d'assener le coup de grâce à l'Angleterre, et cette fois, il avait un puissant allié en la personne de Rommel. Le 30 mai, il implora le Führer de saisir Suez et le Moyen-Orient, et d' " éliminer " ainsi la puissance que représentait l'Empire britannique. Ceci ne coûterait pas cher : il suffirait d'envoyer à Rommel les renforts nécessaires à la poursuite de son avance en Égypte.

Au cours de la première semaine de juin, le grand-amiral remit à Hitler un mémorandum établi par la division des opérations de l'état-major de la marine; ce document déclarait sans ambages : " Si Barberousse occupe, comme il se doit, une place dominante dans les préoccupations et les projets du commandement de l'OKWV, cette opération ne doit conduire en aucun cas à abandonner ou retarder la conduite de la guerre en Méditerranée ".

Mais le dictateur refusa de modifier ses projets : la campagne de Russie serait son prochain objectif majeur. Il ne sut pas comprendre que l'Angleterre se trouverait devant une impossibilité presque totale de continuer le combat si elle était rejetée d'Égypte et du Moyen-Orient. Raeder lui avait cependant exposé cet argument en des termes presque semblables à ceux qu'employait Churchill dans une lettre adressée le 4 mai au président Roosevelt : " Si l'Égypte et le Moyen-Orient étaient perdus, la poursuite de la guerre serait une affaire pénible, longue et aléatoire " 34. Hitler était aveuglé par son obsession, la destruction de la Russie. Le 30 avril, d'ailleurs, jour de la reddition définitive des Grecs, il avait fixé la date du déclenchement de Barberousse.

Ce serait le dimanche 22 juin 1941.

IV

VAINS AVERTISSEMENTS

Les réactions et l'attitude de Staline vis-à-vis de l'Allemagne nazie ont provoqué et provoquent encore la surprise. On s'attendrait que l'astucieux Géorgien ait aisément deviné les objectifs poursuivis par Hitler; et cependant, à quatre reprises différentes au moins, il fut informé de l'imminence de l'attaque hitlérienne contre l'URSS, et il s'abstint d'en tenir compte. Sa connaissance des faiblesses militaires et du manque de préparation de son pays explique ses temporisations de 1940, mais non un pareil aveuglement.

A vrai dire, au printemps 1941, le dictateur russe n'était pas seul à ignorer les intentions et les préparatifs allemands; il se trouvait en bonne compagnie, car Churchill, de son propre aveu, n'était pas certain qu'Hitler désirât réellement envahir la Russie ; il ne se doutait pas en tout cas, de l'imminence de l'attaque 36. Le Premier britannique était trompé - et peut-être le chef soviétique l'était-il également - par l'importance que les Balkans présentaient, à son avis, pour l'Allemagne. La concentration des forces nazies sur le pourtour des pays balkaniques laissait d'ailleurs à penser que les Allemands raisonnaient comme Churchill. Sir Winston a fait aussi remarquer que les renseignements relatifs aux mouvements des troupes allemandes parvenaient avec beaucoup plus d'abondance et de précision des pays balkaniques, que des secteurs où la Wehrmacht effectuait les déploiements préparatoires à la campagne de Russie. Ceci, qui polarisait l'attention sur les Balkans, provenait d'une part de la plus grande liberté d'action des agents alliés dans le sud que dans le nord de l'Europe, et d'autre part de l'adresse avec laquelle les Nazis réussissaient à camoufler les préparatifs de Barberousse.

En Angleterre, Churchill n'était pas seul non plus à juger la situation de la sorte; le JIC (Joint Intelligence Committee), autrement dit le Comité de Renseignements Inter-armées britannique avait atteint la même conclusion, par des cheminements différents : Hitler avait probablement l'intention d'attaquer les Russes un jour ou l'autre, pensait le JIC, mais il ne pouvait se permettre d'ouvrir un nouveau front dans le présent ; tant que la Grande-Bretagne resterait en lice, Staline n'avait rien à craindre. La Russie, tout comme l'Allemagne, d'ailleurs, profiterait de l'effondrement du Commonwealth et de l'Empire britannique.

Un jour de la fin mars, cependant, Churchill eut son attention attirée par une information d'apparence insignifiante lue dans la synthèse des renseignements envoyés par les agents d'espionnage dans les Balkans. L'information était fournie par un individu extrêmement avisé et digne de foi : elle annonçait que, lors de l'arrivée du premier ministre et du ministre des Affaires étrangères yougoslaves à Vienne, pour la signature du Pacte Tripartite, trois des cinq divisions blindées récemment envoyées en direction de la Yougoslavie et de la Grèce à travers la Roumanie avaient été dirigées vers Cracovie.

Pour l'esprit alerte de Churchill, pareil redéploiement n'avait qu'une explication raisonnable : l'attaque de la Russie. La révolution yougoslave fit revenir ces trois divisions en direction de Belgrade, mais cela ne retirait rien à la signification du premier mouvement vers Cracovie. Churchill calcula tout d'abord que l'attaque contre la Russie était prévue pour mai, puis il estima que l'incident yougoslave la ferait reporter au mois de juin.

Au début d'avril, le JIC fit savoir qu'il avait recueilli un certain nombre de bruits selon lesquels Hitler était sur le point d'attaquer la Russie. Puis il informa le Premier ministre que ces rumeurs s'éteignaient, bien que l'on constatât chaque jour la construction de nouvelles routes, pistes d'avions et voies de triage sur le territoire polonais occupé par les Allemands.

Pour le JIC, tout cela signifiait que l'Allemagne avait besoin d'une assistance russe pour battre le Commonwealth ; elle manquait de vivres et de pétrole ; Hitler pouvait espérer obtenir ce ravitaillement de bon gré, ou par la menace, mais il demeurait prêt à pénétrer en Russie, si besoin était, pour s'emparer par la force des greniers de l'Ukraine, et s'ouvrir un couloir jusqu'aux champs pétrolifères russes. Le JIC soutint cette thèse jusqu'au 5 juin, jour où il déclara que la concentration militaire allemande à la frontière russe ne pouvait plus être expliquée par " l'interprétation économique " précédente, et qu'Hitler semblait avoir l'intention d'attaquer la Russie, advienne que pourra. Huit jours plus tard, le JIC confirma cette opinion devenue pour lui définitive.

Ces " interprétations économiques " et ces rapports contradictoires n'avaient pas ébranlé l'opinion de sir Winston Churchill, aux yeux de qui, depuis quelque temps déjà, l'attaque était imminente. Sir Winston haïssait le communisme : " Personne n'a lutté plus continûment que moi contre le communisme pendant ces vingt-cinq dernières années ", déclara-t-il le 22 juin dans une allocution radiodiffusée ; il était aussi très mécontent de l'alliance contractée par la Russie avec le nazisme. Cependant, il estima qu'il devait avertir Staline de ce que mijotait Hitler. Ce n'était point par simple générosité : les informations britanniques sur le potentiel militaire soviétique laissaient craindre qu'une attaque allemande par surprise provoquât l'effondrement de l'URSS ; or, si une Blitzkrieg aussi vigoureuse que celle de mai 1940 obligeait la Russie à capituler, la Grande-Bretagne en souffrirait ; au contraire, si l'Union soviétique pouvait résister, l'Allemagne aurait à combattre sur deux fronts, l'Angleterre isolée et assiégée s'en trouverait soulagée, et gagnerait une partie du temps dont elle avait besoin pour récupérer ses forces.

Le gouvernement britannique venait de changer son ambassadeur à Moscou. Désireux de contrer au mieux les machinations de Ribbentrop et von der Schulenburg, mais ignorant que le Kremlin se méfiait davantage des sociaux-démocrates que des conservateurs, il avait pensé s'attirer les bonnes grâces du Praesidium soviétique en se faisant représenter auprès de lui par un homme de l'extrême-gauche socialiste, et il avait choisi sir Stafford Cripps. Sir Stafford n'était pas l'homme qu'il eût fallu, et si sa mission à Moscou échoua dès le début, la faute ne lui en incombe pas.

Du 25 juin 1940 au mois d'avril 1941, Churchill n'avait jamais communiqué avec le dictateur de Moscou, sinon pour lui présenter sir Stafford. Mais devant l'imminence du danger, il adressa à son ambassadeur un télégramme destiné à Staline ; ce message déclarait que les concentrations allemandes en Pologne laissaient prévoir l'attaque prochaine de la Russie. Sir Stafford était prié de remettre cet avertissement à Staline en mains propres.

L'ambassadeur ne se conforma pas à ces instructions. Le télégramme avait été envoyé de Londres le 3 avril. Sir Stafford en accusa réception le 12, en déclarant qu'il ne l'avait pas remis à son destinataire, et en expliquant pourquoi : peu avant de recevoir la communication de Churchill, dit-il, il avait adressé une longue lettre à Vychinsky (l'adjoint de Molotov), invitant instamment les Russes à contrebattre avec vigueur l'immixtion allemande dans les Balkans ; s'il remettait maintenant à Staline le message beaucoup plus succinct de Churchill sur un sujet analogue (" un commentaire très bref et fragmentaire de faits qu'ils connaissent certainement bien ") l'effet produit par sa lettre beaucoup plus circonstanciée serait perdu. Il proposait tout de même de remettre à Staline le télégramme de sir Winston, si la réaction de Vychinsky à sa propre lettre était favorable.

La liberté prise par l'ambassadeur déplut à Churchill qui pria les Affaires étrangères d'ordonner à Stafford Cripps de se conformer immédiatement aux instructions reçues. Eden télégraphia l'ordre nécessaire le 15 avril.

Le 30, aucune réponse ne parvenant de l'ambassade de Grande-Bretagne à Moscou, Churchill invita Eden à s'enquérir de ce qui se passait. Sir Stafford Cripps répondit alors sans délai à Downing Street qu'il avait remis le message le 19 à Vychinsky en le priant de le donner à Staline - et qu'il avait oublié d'en informer Londres. Sir Stafford avait donc désobéi encore une fois.

Écrivant en 1950, Churchill s'exprime ainsi : " Je ne puis savoir avec certitude si mon message, remis avec la promptitude et le cérémonial prescrits, aurait modifié le cours des événements. " Mais nous pouvons bien dire " non ", car Staline avait reçu deux autres avertissements, venus de deux sources différentes, situées chacune à un bout du monde, et n'en avait tenu aucun compte. Ces deux avertissements étaient clairs comme de l'eau de roche ; tous deux provenaient d'agents en qui le Service de Renseignements russe avait la plus grande confiance : l'extraordinaire Rudolph Rössler en Suisse, et le non moins extraordinaire Richard Sorge à Tokyo ; et chaque message était si explicite que cinq semaines avant l'attaque, Staline connut parfaitement les plans d'Hitler.

V

L'APPROCHE DE L'HEURE H

Les attaques lancées contre la Yougoslavie et la Grèce auraient dû faire comprendre, elles aussi, à Staline, que les projets d'Hitler dans l'Est ne se bornaient pas à l'occupation des Balkans. Cependant, le leader russe se contenta de réactions aussi bénignes que lors de l'invasion des provinces bulgares et roumaines : il accusa verbalement l'Allemagne de transgresser les clauses du Pacte germano-russe. Encore ces protestations ne furent-elles que de pure forme, car Staline conserva vis-à-vis du Reich l'attitude la plus conciliante. On aurait presque pu croire, parfois, que l'agresseur de la Yougoslavie et de la Grèce n'était pas l'Allemagne mais l'URSS. La scène qui se déroula le 13 mai sur les quais de la gare centrale de Moscou est symptomatique de la bonhomie affectée par le maître du Kremlin vis-à-vis de ses alliés nazis.

Ce jour-là, Yosuke Matsuoka, ministre des Affaires étrangères japonais, et remplaçant temporaire du prince Konoye à la tête du gouvernement nippon, s'arrêta à Moscou sur le chemin de son retour en Extrême-Orient, après avoir rendu visite à Hitler. Staline, ses principaux collaborateurs et le corps diplomatique vinrent lui faire leurs adieux à la gare. Pendant que l'assistance attendait le départ du train, Staline fit signe à l'ambassadeur d'Allemagne de s'approcher, lui passa un bras sur les épaules, et déclara :

Il faut que nous demeurions amis, et vous devez faire tout ce que vous pouvez pour cela. Quelques minutes plus tard, il remarqua près de lui un homme qu'on lui dit être l'attaché militaire allemand par intérim, le colonel Krebs, et il lui dit : " Nous resterons vos amis, dans la bonne et la mauvaise fortune ".

Le caractère de Staline est mal connu ; ce que l'on en peut deviner, cependant, en étudiant la vie du dictateur, permettrait peut-être d'imaginer que le 13 mai il jouait une comédie destinée à duper Hitler, tandis qu'en sous-main il préparait une surprise pour le Führer nazi. Mais cette théorie n'est pas acceptable, car ce fut le lendemain ou le surlendemain qu'après des mois d'arguties, Staline accepta les propositions de Berlin pour le tracé de la frontière germano-russe entre le fleuve Igorka et la Baltique - succès allemand que Tippelkirsch a jugé " très remarquable ".

Cette amabilité tendrait à prouver que Staline voulait attirer sur lui les bonnes grâces d'Hitler, impression confirmée par la multiplication d'envois de matériaux stratégiques vers l'Allemagne encerclée. Trois jours même après que Richard Sorge eut prévenu Moscou de l'imminence de l'attaque prévue pour le mois suivant, 4.000 tonnes de caoutchouc - l'une des matières premières les plus précieuses - partaient par trains spéciaux vers le Reich, alors que les industriels allemands parlaient déjà ouvertement de rompre leurs contrats avec la Russie.

L'attitude conciliante de Staline se manifestait également en d'autres domaines. Hitler, par exemple, ayant fait remarquer que l'URSS, alliée de l'Allemagne, ne devrait logiquement pas reconnaître les gouvernements exilés de Belgique, de Norvège, Yougoslavie et Grèce, le leader soviétique ordonna aussitôt le renvoi hors des frontières des missions diplomatiques de ces pays.

Jusque-là, Staline avait gouverné la Russie en qualité de secrétaire du Parti communiste, mais le 6 mai il prit la place de Molotov à la présidence du Conseil des Commissaires du peuple. Il agit ainsi, apparemment, parce qu'il s'inquiétait de l'alourdissement des relations germano-russes, et en mettait la responsabilité sur le compte de la brutalité de Molotov ; cependant, il maintint ce Molotov à la tête des Affaires étrangères. C'était illogique, et on estima presque partout dans le monde que Staline, voyant les rapports très tendus entre le Reich et l'URSS, voulait faire bien comprendre qu'il dirigeait le gouvernement soviétique non seulement en fait, mais en droit. Von der Schulenburg s'avança plus que tout autre en écrivant à Berlin : " Je crois honnêtement que Staline, réalisant la gravité de la situation internationale, s'est lui-même rendu personnellement responsable du maintien de l'URSS à l'abri d'un conflit avec l'Allemagne ".

A cette époque, rien certainement n'aurait pu conduire Hitler à retarder ou annuler ses projets, mais les mesures conciliantes des Russes ont dû l'encourager, sans que l'on puisse affirmer toutefois qu'il ait interprété ces marques de bonne volonté comme des signes de faiblesse.

Staline eût réagi peut-être fort différemment s'il avait su que le Führer n'avait pas seulement l'intention d'écraser la Russie sur le plan militaire, mais voulait anéantir ce pays, en y faisant régner une terreur renouvelée des Huns. La plus notoire des effroyables mesures prévues pour la destruction du communisme s'est fait connaître depuis sous le nom de Kommissarbefehl, ou " Ordre relatif aux Commissaires ".

La voici. Hitler informa ses grands subordonnés que la Russie devait être pulvérisée, et il fit remarquer que cet anéantissement ne serait pas réalisable si les lois traditionnelles de la chevalerie militaire étaient respectées. Il s'agissait, dit-il, de mener un combat idéologique et racial ; en conséquence, les officiers allemands devaient s'affranchir de toutes les idées périmées : le but recherché ne pouvait être atteint que par le déploiement d'une brutalité impitoyable, sans merci 40. En particulier, comme les Commissaires politiques (fonctionnaires attachés à chaque unité militaire soviétique pour la prévention des déviations idéologiques) incarnaient une idéologie directement opposée au national-socialisme, tous ceux d'entre eux qui seraient pris seraient exécutés, sans jugement, sur-le-champ. Jamais pareil ordre n'avait été donné à un officier prussien ; l'armée fut consternée. Mais ce n'était qu'un début.

Vers le 15 mai, alors que Staline distribuait sourires et paroles apaisantes, de nouvelles directives organisèrent plus en détail le régime de terreur. Les militaires ne devaient plus rendre, par exemple, qu'une parodie de justice vis-à-vis des prévenus civils. " Toute personne soupçonnée d'activités criminelles sera traduite devant un officier qui décidera s'il y a lieu de la fusiller. " Telle serait la loi nouvelle ! De plus, la Russie n'ayant pas signé la Convention de La Haye, et n'étant donc pas habilitée à se prévaloir des dispositions de cet accord, les soldats allemands pouvaient enfreindre les lois internationales sans crainte de sanctions. " Les membres de la Wehrmacht auteurs de crimes ou délits commis à l'encontre de personnes civiles ennemies ne seront pas obligatoirement poursuivies, même si les actes reprochés constituent en même temps un crime ou délit militaire. " Autrement dit, la soldatesque recevait toute latitude pour violer, torturer, mutiler et tuer les civils russes qui lui tomberaient sous la main. C'était une incitation au terrorisme et à la bestialité.

D'autres directives de la même veine furent rédigées ultérieurement, notamment celle qui nommait Himmler commissaire aux activités spéciales en Russie occupée ", et lui accordait un pouvoir absolu entièrement indépendant de toute autorité militaire. Dès qu'un nouveau fragment du territoire russe serait envahi, il serait isolé, et Himmler y entrerait en action. Personne n'y pourrait pénétrer, pas même les chefs du Parti nazi ou les membres du gouvernement, avant qu'Himmler ait achevé de se livrer à ses " activités spéciales " - dont l'homme le moins imaginatif devine aisément la nature. Ces directives terroristes n'étaient pas de vagues plans prévus pour un avenir indéterminé. Un mois après l'entrée en campagne, en effet, von Brauchitsch, le chef des armées, diffusa, au nom d'Hitler, un ordre très secret où on pouvait lire ceci : " Les territoires occupés dans l'Est seront tellement vastes que les forces disponibles pour assurer la sécurité des troupes ne pourront suffire à leur tâche que si les actes de résistance sont sanctionnés non par la poursuite légale des coupables, mais par la propagation d'une terreur telle des forces occupantes, que les populations perdent tout désir de se rebeller ".

On comprend difficilement, après cela, comment le général von Manstein, qui dirigea, à la tête du LVIe corps de panzers, la colonne assaillante venue de Prusse-Orientale, a pu écrire dans ses mémoires avec une apparente honnêteté : " Dès ce premier jour, le commandement soviétique a montré son vrai visage : nos troupes, en effet, ont découvert une patrouille allemande qui avait été coupée de nos lignes par l'ennemi un peu plus tôt ; ses hommes étaient tous morts et ignoblement mutilés... Par la suite, il est arrivé fréquemment que des soldats soviétiques lèvent les bras en signe de reddition, puis saisissent leurs armes et tirent lorsque nos fantassins arrivaient à leur portée, ou encore que des blessés feignent d'être morts et tuent ensuite nos soldats en leur tirant dans le dos ".

En même temps que paraissait la directive chargeant Himmler d' " activités spéciales ", un autre document confiait à Gœring le soin de l'administration économique des territoires occupés, et la responsabilité d'exploiter les ressources russes au profit de l'Allemagne. Peu après le début des hostilités, Gœring déclara que la totalité de la production alimentaire des riches contrées agricoles du Sud devait être mise à la disposition du Reich ; la population locale conservait le choix entre mourir de faim, et émigrer en Sibérie. " Il est certain, déclara Gœring, que des millions de gens vont mourir de faim si nous emportons de ce pays ce qui nous est nécessaire, mais la population doit clairement comprendre, que nous devons disposer de ces approvisionnements, quelles que soient les conséquences ".

Staline et ses collègues (Molotov en particulier) ne se doutaient nullement de tout cela. Une semaine exactement avant le déclenchement de Barberousse, Molotov convoqua von der Schulenburg et lui remit le texte d'une note qui allait être radiodiffusée le soir, et imprimée dans les journaux du lendemain ; cette déclaration rejetait sur l'ambassadeur d'Angleterre la responsabilité des bruits qui couraient sur l'imminence d'une guerre germano-russe. Ces informations étaient qualifiées par le gouvernement soviétique a d'absurdités évidentes, de maladroite propagande des forces liguées contre l'URSS et l'Allemagne " 44.

L'ironie du sort voulut que cette démarche russe fût effectuée le jour même, où, à 11 heures, Hitler tint avec les commandants en chef des armées de terre, de l'air et de mer ainsi que le commandant suprême de l'opération, la dernière conférence de préparation de Barberousse. Quand les assistants quittèrent le Berghof à 18 h 30, ils étaient satisfaits, et persuadés de leur succès.

Cette dernière affirmation diffère beaucoup de ce qu'ont dit la plupart des généraux nazis depuis 1945. Presque sans exception, en effet, les chefs militaires allemands ont affirmé que dès l'instant où le Führer leur avait confié son intention d'attaquer la Russie, ils avaient cherché à l'en dissuader. Les généraux du IIIe Reich étaient aussi effrayés par une guerre sur deux fronts que l'avaient été leurs prédécesseurs. Hitler lui-même, d'ailleurs, partageait leurs craintes ; mais il croyait l'Angleterre virtuellement battue, et imaginait qu'au printemps 1941 tout combat aurait pratiquement cessé dans l'ouest, et que la Wehrmacht pourrait consacrer toutes ses forces à des opérations en Russie.

Hitler, avons-nous dit, avait dévoilé à très peu de chefs militaires l'existence même des plans de Barberousse, et la plupart de ses confidents, von Brauchitsch, Keitel, Jodl, Haïder, respectivement commandant en chef de l'armée, chef du haut commandement des Forces armées (0KW), chef d'état-major, et chef de l'état-major général de l'armée, étaient à l'époque de grands admirateurs du mouvement nazi : ils n'avaient soulevé aucune objection. Les commandants des unités chargées de l'exécution de l'opération ne furent pas mis au courant avant une date fort avancée ; à ce moment-là, apprenant ce qui les attendait, ils manifestèrent une inquiétude qu'Hitler s'employa à dissiper en répétant que la Russie se préparait à se jeter sur l'Allemagne, et que la meilleure défense consistait à attaquer les premiers.

A l'heure actuelle encore, semble-t-il, l'un au moins des grands généraux allemands, le feld-maréchal von Manstein, croit encore à cette fable. " Le 22 juin 1941, écrit-il dans ses :Mémoires, les forces soviétiques étaient étagées sur une telle profondeur, que sans aucun doute, seul un rôle défensif pouvait leur être assigné. Cependant, leur déploiement aurait pu être modifié très rapidement pour répondre à un changement de la situation militaire ou politique de l'Allemagne. Avec un délai minimal, l'Armée rouge... aurait pu resserrer son dispositif et passer à l'attaque. Le déploiement soviétique offrait donc une menace latente réelle, bien qu'en fait l'Armée rouge soit demeurée sur la défensive jusqu'au 22 juin. A l'instant même où l'URSS aurait aperçu une occasion favorable - militaire ou politique - son armée aurait pu mettre le Reich en péril. Staline ne désirait certainement pas se mesurer à nous au cours de l'été 1941. Mais si l'évolution de la situation internationale avait soudain conduit le gouvernement soviétique à penser qu'il pouvait agir sur l'Allemagne par pression politique ou même par une menace d'intervention armée, son déploiement défensif temporaire aurait pu rapidement prendre un caractère offensif. C'était, comme je l'ai dit : " un déploiement valable en tous les cas ".

Hitler paraissait avoir réussi à convaincre ses généraux, non seulement de la réalité des projets offensifs que son imagination prêtait à Staline, mais aussi de la possibilité d'obtenir la victoire en Russie après six ou huit semaines de campagne. Haïder, le principal auteur des plans de Barberousse, portait plus que tout autre la responsabilité de cette dernière affirmation, mais il est moins à blâmer que les Services de Renseignements allemands dont les estimations erronées avaient servi de bases à ses calculs.

Les généraux en sous-ordre jugeaient la situation avec beaucoup plus de réalisme. L'un d'entre eux, Heinz Guderian, le fameux expert de l'arme blindée, a écrit : " Peu après la visite de Molotov (à Berlin), mon nouveau chef d'état-major et un autre officier furent convoqués à une conférence présidée par le chef de l'état-major général de l'armée ; là, ils entendirent parler pour la première fois de l'opération Barberousse, la campagne contre la Russie. Lorsqu'ils vinrent me rendre compte de ce qu'ils avaient entendu, et déroulèrent devant moi une carte de la Russie, je pus à peine en croire mes yeux. L'impossible d'hier allait-il donc devenir la réalité de demain ? Hitler, qui avait amèrement reproché aux responsables de la politique allemande de 1914 de n'avoir pas su éviter la guerre sur deux fronts, allait-il ouvrir un deuxième front de sa propre initiative, et avant d'avoir vaincu l'Angleterre ? Les militaires l'avaient cependant tous mis en garde instamment, et à maintes reprises, contre cette erreur, et il s'était montré d'accord avec eux.

" Je ne cherchai pas à cacher ma déception et mon écœurement ; la véhémence de mon langage surprit mes deux officiers que les arguments de l'OKW avaient entièrement convaincus. Ils m'expliquèrent que, selon les calculs d'Haïder, la Russie serait réduite à quia en huit ou dix semaines. Trois groupes d'armées, d'importance à peu près équivalente, se lanceraient à l'attaque sur des objectifs divergents ; on ne semblait pas envisager un objectif opérationnel unique et simple. Vu sous l'angle professionnel, ceci ne paraissait guère prometteur. Je fis en sorte que mon chef d'état-major exposât mon point de vue à l'OKW ; ce fut sans aucun résultat.

" N'étant pas dans le secret des dieux, je pouvais seulement espérer qu'Hitler ne songeait pas sérieusement à attaquer la Russie, et que tous ces préparatifs n'étaient qu'un bluff. L'hiver et le printemps 1941 furent pour moi un réel cauchemar. Je me replongeai dans l'étude des campagnes de Charles XII de Suède et de Napoléon 1er ; de chaque page jaillissaient les difficultés du théâtre où nous risquions d'être engagés. Notre manque de préparation pour une aussi formidable entreprise apparaissait de façon de plus en plus criante. Malheureusement, nos succès et en particulier la surprenante rapidité de notre victoire à l'ouest avaient troublé à tel point l'esprit de nos commandants en chef qu'ils avaient éliminé de leur vocabulaire le mot " impossible ". Les officiers de l'OKW et de l'OKH manifestaient un optimisme inaltérable, et ne prêtaient pas plus l'oreille aux critiques qu'aux objections ".

Pour être équitable, nous devons dire que l'état-major général de l'armée allemande n'était pas seul à croire en un rapide effondrement des Russes ; les stratèges du café du commerce faisaient entendre le même son de cloche en Angleterre depuis le mois de juillet 1941. Et quelques semaines après le début de la campagne, un porte-parole de l'état-major général américain informa la presse locale et les correspondants étrangers à Washington que la désintégration de la résistance russe n'était plus qu'une question de semaines.

Sur quoi se basaient toutes ces estimations ?

Avant la guerre, l'opinion militaire occidentale avait sous-estimé le potentiel de l'Armée rouge, pour une raison bien simple et unique : l'équipement des troupes russes - aperçu en quelques rares occasions - était si rudimentaire, par comparaison avec les matériels occidentaux, que les experts militaires français, américains et britanniques n'arrivaient pas à comprendre comment une armée pareillement pourvue pouvait être apte au combat.

En 1937, après la parade du 7 novembre sur la place Rouge, on racontait en Esthonie que les mêmes bottes avaient défilé plusieurs fois : dès qu'une unité était hors de vue des tribunes, ses hommes se déchaussaient, et des camions portaient rapidement leurs bottes aux troupes qui attendaient encore leur tour de défiler. Ainsi les hommes paraissaient tous bien chaussés ! Cette histoire était fausse, naturellement, mais elle reflétait l'impression de pauvreté que donnait au public l'équipement des forces armées soviétiques. D'autre part, l'organisation administrative et les voies de communication étaient si mauvaises que des excédents de blé étaient parfois brûlés en Ukraine, alors que les Moscovites faisaient la queue devant les boulangeries.

Du point de vue économique, l'URSS avait beaucoup de retard sur les démocraties occidentales, c'était exact ; et l'équipement de l'Armée rouge était primitif comparé à celui des autres, c'était exact aussi ; mais beaucoup d'Occidentaux croyaient au désordre soviétique, et au retard du peuple russe, parce qu'ils avaient envie d'y croire.

La piètre qualité de l'Armée rouge ne provenait d'ailleurs pas d'une insuffisance des crédits militaires ; elle résultait de la Grande Purge dont les arrestations et les exécutions avaient détruit les cadres à tous les échelons en 1937 et 1938.

Staline s'était livré à des séries d'attaques contre les membres civils du Parti communiste, dans le seul but d'éliminer ses adversaires politiques. La purge avait atteint son summum en 1936, et 1937, après quoi les " vieux communistes ", les vétérans de la révolution, eurent pratiquement disparu. A la même époque, le chef du Kremlin s'était débarrassé des intellectuels et des membres des professions libérales susceptibles de constituer une opposition.

Il était tout naturel que des mesures analogues fussent prises dans les forces armées où la majorité du personnel - principalement parmi les officiers - appartenait au Parti. Depuis 1935, d'ailleurs, Staline estimait qu'il devait plus que jamais garder les militaires bien en main. La croissance continuelle de la menace nazie obligeait en effet à augmenter d'année en année les effectifs de l'armée, et cet accroissement entraînait un renforcement de l'opposition (à supposer que celle-ci existât) ; le dictateur estimait donc que les chances de succès d'une rébellion dans l'armée de terre, l'armée de l'air, ou la marine augmentaient chaque année. D'où, la nécessité des purges.

De 1929 à 1937, l'armée avait ainsi subi des épurations qui avaient plus ou moins coïncidé avec les purges civiles, sans toutefois en atteindre l'ampleur ; cette modération provenait de ce que, grosso modo, la politique stalinienne était plus favorablement accueillie par les officiers que par les civils.

Lorsque Staline avait compris que seule une armée puissante pouvait conjurer la grave menace nazie, il avait également réalisé que l'organisation militaire, possédée par l'URSS depuis les années 1920, n'était pas adéquate ; l'Armée rouge ne disposait pas des moyens qui convenaient au mieux pour donner aux soldats l'esprit de discipline et le moral nécessaires. Aussi, en 1935, fit-il réintroduire les grades militaires et désigner des maréchaux. A la même époque, les autorités civiles perdirent le pouvoir d'arrêter les officiers, sauf en certains cas particuliers.

Cette réorganisation donna aux militaires, à tous les échelons, une plus grande impression de liberté. En revanche, elle rendit l'armée plus dangereuse pour Staline, puisque les soldats avaient désormais plus de facilités pour se rebeller, et le dictateur plus de difficultés pour étouffer la rébellion.

Il est difficile, sinon impossible, de prouver que cette liberté nouvelle monta à la tête des chefs militaires. A l'automne de 1936, cependant, lors d'une réunion du Comité central du Parti communiste, Staline fut accusé par Boukharine d'avoir fomenté un complot en vue de s'emparer du pouvoir et de gouverner à lui seul. Un vote eut lieu ; une large majorité - comprenant les membres militaires du Comité, à l'exception des généraux Boudienny et Vorochilov - soutint Boukharine.

Que Staline ait ou non comploté pour se débarrasser de tel ou tel de ses collègues, cela importe peu ; l'éviction de ses concurrents était certainement son but lointain - comme la suite l'a montré. Dans les trois mois, Boukharine et son principal acolyte Rykov furent arrêtés sous couleur de trotskisme. Ainsi commença une nouvelle épuration, celle des " ennemis de la droite ", et quiconque fut soupçonné d'avoir soutenu Boukharine de près ou de loin, tomba victime de cette purge.

Ces civils furent jugés au cours d'une série de procès où divers signes montrèrent que l'armée ne tarderait pas à subir pareil traitement. En 1937 fut réintroduit le système selon lequel tout ordre militaire devait être contresigné par un Commissaire politique. Puis l'heure de l'armée sonna. Le 11 juin, un certain nombre de personnalités militaires comprenant entre autres le maréchal Toukhatchevsky, commandant en chef, deux commandants de régions militaires, un commandant adjoint de région, le commandant de l'école supérieure de guerre, le chef du personnel de l'armée, un ancien attaché militaire à Londres, etc... furent arrêtées, traduites sans délai devant un tribunal militaire spécial, condamnées et exécutées avant le coucher du soleil.

Ce n'était que le premier acte de l'assaut qu'allait subir l'armée. Lorsque le rideau tomba sur le final, 3 maréchaux sur 5, 13 généraux d'armée sur 15, 57 généraux de corps d'armée sur 85, 110 généraux de division sur 195, 220 généraux de brigade sur 400, les 11 vice-commissaires du peuple à la Guerre, 75 membres du conseil supérieur de la guerre sur 80, et tous les commandants de régions militaires, ainsi que 35 000 officiers de grade moins élevé (soit la moitié du corps) avaient été " liquidés " ; un nombre équivalent de Commissaires politiques avaient été affectés à l'armée 50

Cette purge de l'armée mérite d'être classée au nombre des actes de tyrannie les plus sauvages. A une époque où l'ennemi probable n° 1 devenait chaque jour plus fort, et où son despotique Führer commençait à manifester sa nervosité, l'anéantissement de la presque totalité des officiers généraux et de 50 pour cent des autres confinait à la folie - une folie qui maintint l'armée à la botte de Staline (les nouveaux officiers étant choisis parmi les fidèles du dictateur), mais fut en partie responsable des premières catastrophes de 1941.

La purge eut cependant un avantage ; en faisant disparaître les " anciens ", férus de tradition, et partisans d'une stratégie et de tactiques basées sur des concepts militaires périmés, elle donna aux jeunes, admirateurs des méthodes modernes, l'occasion de mettre leurs doctrines en pratique. Mais la purge était venue trop tard pour que cette réorientation ait eu le temps de produire ses effets lorsque Hitler frappa.

Revenons aux Allemands, et au plan Haider. Ce plan prévoyait un fer de lance de 20 divisions blindées - le double de l'effectif employé pour la campagne de France.

Au nord du front (qui mesurait 1.300 kilomètres environ, de la frontière lithuanienne à la mer Noire), le groupe d'armées Nord comprenait 29 divisions, dont 3 blindées et 3 motorisées. Elles partiraient de Prusse-Orientale, traverseraient les États baltes, et s'empareraient de Leningrad. Le groupe d'armées Centre de von Bock comptait 50 divisions dont 9 blindées et 6 motorisées. Elles partiraient de Pologne et avanceraient droit devant elles le long d'une ligne passant au nord des marais du Pripet (seul obstacle avec le Dniester, sur l'ensemble du front) le long de la route liinsk - Moscou. Enfin, le groupe d'armées Sud de von Rundstedt, qui devait progresser en direction générale de Kiev par le sud des marais, était constitué de 41 divisions, dont 5 blindées et 3 motorisées. En plus de ces 120 divisions, le plan prévoyait une réserve de 26 divisions allemandes, à quoi s'ajoutaient encore dans le Nord 12 divisions finlandaises qui épauleraient l'attaque de Leningrad, et dans le sud 17 divisions roumaines dont 11 garderaient la ligne du Prut, tandis que 6 progresseraient avec von Rundstedt.

La stratégie allemande consistait à donner de rapides coups de boutoir dans les lignes russes à l'aide des chars, qui ouvriraient ainsi des créneaux par où s'enfoncerait l'infanterie. Chars et fantassins encercleraient et détruiraient les troupes soviétiques ; les blindés poursuivraient aussitôt leur avance en profondeur, sans laisser à l'ennemi le temps d'établir de nouvelles lignes de défense.

Les Russes comprirent bientôt l'idée de manœuvre allemande, et s'y adaptèrent en s'efforçant de maintenir leurs lignes et de colmater les brèches pour empêcher l'infanterie de la Wehrmacht de suivre les chars.

Ils échouèrent, comme nous le verrons bientôt.

Staline ne fut pas seul à être surpris par le déclenchement de Barberousse : une autre personne, au moins, Benito Mussolini, le fut également. Hitler, en effet, attendit jusqu'au 21 juin pour prévenir son ami et allié italien ; encore le message ne fut-il télégraphié à l'ambassade d'Allemagne à Rome qu'en fin de soirée, accompagné d'instructions enjoignant à l'ambassadeur de remettre cette communication à Mussolini lui-même, à 3 heures du matin seulement - un quart d'heure avant l'heure H. Hitler ne voulait pas laisser au Duce la possibilité de jouer au médiateur comme en septembre 1939.

Le document rédigé par Hitler était un long commentaire de la situation présente (rempli d'inexactitudes et de faux-fuyants), suivi d'une explication mensongère du re-tard mis à prévenir Rome. " Si j'ai attendu jusqu'à maintenant pour vous mettre au courant, Duce, c'est parce que la décision finale ne sera prise que ce soir à 19 heures. "

Le dernier paragraphe de la lettre révélait le caractère pathologique de la haine du Führer pour le communisme. " Depuis qu'à travers mille angoisses je suis parvenu à prendre cette décision, je me sens de nouveau l'esprit libre. L'alliance avec l'Union soviétique, malgré la totale sincérité de nos efforts pour arriver à un compromis durable, m'était souvent très pénible, car, d'une certaine manière, elle m'apparaissait comme une rupture avec mon passé, mes principes, mes obligations précédentes. Je suis heureux d'être maintenant libéré de cette agonie morale ".

VI

VEILLÉE D'ARMES

Pour que réussit le plan Haïder, il était essentiel que les Allemands bénéficiassent de la surprise. Ceci nécessitait le camouflage de près de 3 millions d'hommes, avec leurs tentes, leurs équipements, leurs chars, leur artillerie et tous les impedimenta indispensables à des assaillants. Vaste entreprise en vérité.

L'obligation de garder la frontière germano-russe (obligation qui en dit long sur la confiance réciproque des deux dictateurs) pouvait justifier la présence de quelques unités en Pologne, mais les effectifs nécessaires à la surveillance d'une frontière sont sans commune mesure avec ceux d'une armée d'invasion. La solution du problème de camouflage demandait donc une grande ingéniosité.

Les Allemands bénéficiaient d'une circonstance favorable : l'abondance des forêts et des bois dans la zone où les troupes devaient attendre l'heure H. Ils avaient cependant à effectuer des mouvements considérables pour amener leurs unités jusque sous ces couverts. Mais la machine de guerre nazie était si parfaitement huilée, les armées hitlériennes si mobiles, l'organisation si bonne, que les trois nuits précédant l'attaque suffiraient pour effectuer la totalité de ces déplacements ; ainsi le prévoyait le plan.

Cette opération préparatoire n'était pas un simple transport consistant à entasser des gens dans des camions, couvrir une distance déterminée, puis débarquer les hommes en leur disant d'attendre bien sagement. Les véhicules devaient parcourir leur route sans l'aide de phares ; les soldats devaient descendre des voitures dans une complète obscurité et le plus grand silence ; l'artillerie et les chars devaient se mettre en position avec la même discrétion. Et le tout - personnel, engins blindés, canons, approvisionnements - devait être caché avant que le jour se levât sur les tours de guet russes.

Ceci fait, le commandement allemand n'était pas au bout de ses peines : il devait nourrir ses hommes, et les occuper sans les laisser trahir leur présence par du bruit ou des mouvements.

Dans la troupe, toujours ignorante de sa mission, les langues allaient bon train ; on comprendra aisément pourquoi. Les chars, par exemple, outre le plein complet de leurs réservoirs, transportaient dix bidons d'essence arrimés autour de leur tourelle, et tiraient une remorque contenant trois barils de deux cents litres de combustible. Certains soldats en déduisaient que leur mission ne serait pas de combattre : une balle dans un bidon, disaient-ils, incendierait le char, et un projectile dans un baril transformerait l'engin et sa remorque en une bombe incendiaire à grande puissance ! Mais alors, que faisait l'armée dans ces bois ? Les uns affirmaient qu'à la suite d'un accord Hitler - Staline, la Wehrmacht allait traverser le Sud de la Russie, franchir le Caucase, et pénétrer en Perse pour chasser les Britanniques du Moyen-Orient, et s'emparer des terrains pétrolifères de cette région. Les autres rétorquaient que les Anglais apprendraient cette manœuvre avant que von Rundstedt fut à mi-chemin de la Perse, et auraient tout le temps d'y envoyer des renforts. En conséquence, si les troupes nazies se trouvaient là, c'était en vertu d'un autre accord avec Staline, qui avait accepté de louer au Führer les greniers ukrainiens, pour lutter contre la pénurie des vivres en Allemagne.

Quoi qu'il en fût, la situation surprenait les soldats. La plupart d'entre eux étaient las de la guerre - sans oser l'avouer, mais trouvaient réconfort en songeant au Pacte du 23 août 1939: on n'attaque pas un allié.

Il y avait cependant aussi les " durs ", les cyniques, ceux qui ne croyaient ni aux belles explications ni aux Pactes. Ils savaient qu'ils étaient là pour se battre et ils se battraient car tel était l'ordre, si peu réjouissante que fût cette perspective.

A 21 h 10, l'alerte fut donnée ; à 22 heures, tous les chars devaient se trouver aux points prévus pour eux. Les moteurs furent lancés, et lorsque s'évanouirent les dernières lueurs du jour, tous furent en position. Dans l'obscurité, les chefs de chars rassemblèrent leurs équipages et leur lurent un ordre du Führer : le temps des hypothèses était révolu ; l'armée attaquait la Russie.

Dans la " tanière du loup ", son nouveau QG souterrain des forêts sombres de la Prusse-Orientale, près de Rastenburg, le Führer fut averti que ses troupes avaient pris position. Il était de belle humeur, exubérant, sûr du succès.

Ses grands subordonnés ne partageaient pas entièrement son optimisme, mais ne disaient rien. Guderian, le meilleur général de l'arme blindée allemande, était du nombre.

Guderian commandait le IIe groupe de panzers, attaché au groupe d'armées Centre, comme l'était le IIIe groupe de panzers du général Hoth, placé immédiatement à sa gauche. Sa mission consistait à franchir le Bug (ligne frontière entre Pologne allemande et Pologne russe) de part et d'autre de Brest-Litovsk, le jour J. Il enfoncerait ensuite les défenses russes, pénétrerait dans la région Roslavl-Elnya-Smolensk, et empêcherait l'ennemi de se regrouper pour constituer un nouveau front. Que ferait-il plus tard ? il l'ignorait encore; mais il pensait que les blindés d'Hoth et les siens pivoteraient vers le nord en direction de Leningrad.

L'expérience acquise pendant la campagne de France avait montré que les chars devaient marcher en avant de l'infanterie, parce que les véhicules de celle-ci bloquent toujours les routes. Cependant, le haut commandement allemand discutait encore de la tactique à employer ; les généraux de l'arme blindée affirmaient qu'ils devaient mener l'attaque ; tous les autres prétendaient que l'assaut initial devait être effectué par l'infanterie, après une forte préparation d'artillerie, et que les chars devaient suivre, afin d'achever la percée.

Mais pour une fois, fantassins et artilleurs déclarèrent que les chars devraient conduire l'attaque ; et, si paradoxal que ce fût, cette concession déplut au commandant du IIe groupe de panzers. Guderian, en effet, connaissait parfaitement le terrain pour avoir mené un assaut victorieux contre la forteresse de Brest-Litovsk en 1939. Ces fortifications étaient d'un type périmé, mais constituaient encore un formidable obstacle que l'expert en blindés estimait infranchissable pour des chars - à moins de bénéficier de la surprise. Or la surprise n'était pas réalisable, car la forteresse se trouvait au confluent du Bug et du Muchaviec, et était protégée par des fossés remplis d'eau. En conséquence, l'assaut devait être confié à l'infanterie.

Guderian décida de scinder son groupe en deux colonnes qui franchiraient le Bug de part et d'autre de Brest-Litovsk, et il demanda un corps d'armée d'infanterie pour attaquer la forteresse. Le flanc extérieur de la colonne de droite serait couvert par les marais du Pripet ; mais celui de la colonne de gauche n'aurait aucune protection contre les importantes forces soviétiques concentrées dans la région de Bialystok. Pour réduire ce danger, Guderian disposa ses forces en profondeur, prévit d'envoyer la 1re division de cavalerie de son IIe groupe de panzers à travers les marais, et de fournir plus ample protection aux divisions d'infanterie assaillantes de la IVe armée. De plus, il demanda l'appui de reconnaissances aériennes.

Quinze jours avant le jour J, Haïder essaya de persuader Guderian de garder ses chars ensemble jusqu'au moment où l'infanterie se serait assurée des passages du Bug et aurait pris la forteresse, mais le commandant du IIe groupe refusa. Haider s'inclina.

Guderian était satisfait de son plan, naturellement, mais l'issue de la campagne elle-même l'inquiétait beaucoup. Il n'était pas de ceux qui croyaient à une proche débandade russe, et l'optimisme béat de l'état-major général l'effrayait.

Le Service de Renseignements du Reich déclarait fort médiocres la puissance et les ressources des forces armées soviétiques ; mais le général Köstring, l'attaché militaire allemand à Moscou, en qui Guderian avait grande confiance, fournissait des informations fort différentes sur le potentiel militaire et industriel de l'URSS, ainsi que sur la stabilité du régime.

Hitler, enclin à croire ce qui semblait favorable à ses plans, avait négligé les rapports de Köstring pour ceux du Service de Renseignements, et avait entraîné l'adhésion d'Haïder et de l'état-major général à ses vues.

Tous étaient si sûrs de voir la défaite militaire entraîner la chute du régime politique dans les huit ou dix premières semaines de la campagne, qu'ils n'avaient pas même prévu d'habillement d'hiver pour la Wehrmacht ! La Luftwaffe et les Waffen SS, cependant, s'étaient montrés plus prudents.

Le 15 juin, Guderian rejoignit son état-major à Varsovie, et s'employa jusqu'au jour J à inspecter ou visiter les unités de son commandement et du voisinage immédiat. Ces visites des secteurs avancés l'encouragèrent, car l'attitude des Russes montrait que la surprise serait complète. Des lignes allemandes, on pouvait apercevoir la cour intérieure de la forteresse de Brest-Litovsk : la garnison y faisait l'exercice, section par section, aux sons de la musique régimentaire. Les blockhaus couvrant le Bug n'étaient pas occupés, et, depuis plusieurs semaines, les Russes avaient à peine travaillé sur leurs positions fortifiées.

A 2 h 10 du matin, le dimanche 22 juin, Guderian prit le chemin de son PC de commandement - une tour de guet située à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Brest-Litovsk. Il y arriva une heure après exactement, et cinq minutes plus tard l'artillerie allemande ouvrit le feu.

La veillée d'armes était finie. L'opération Barberousse se déclenchait.

VII

SURPRISE !

Rien ne s'était produit à Moscou, la semaine précédente; qui fût susceptible de troubler la quiétude des Russes. De temps à autre, durant les trois mois passés, Molotov avait convoqué von der Schulenburg pour protester, mais sans éclat, contre les violations de l'espace aérien soviétique par les avions de la Luftwaffe. L'une des notes rédigées à ce propos contient une phrase surprenante : " Les troupes soviétiques déployées à la frontière ont reçu l'interdiction de tirer sur les avions allemands survolant le territoire soviétique, sous réserve que ces vols ne soient pas fréquents ". Staline ne comprenait-il réellement pas qu'il s'agissait d'avions de reconnaissance venus épier les dispositifs et les mouvements de ses troupes ?

Le 21. juin, en fin d'après-midi, la Luftwaffe survola une fois de plus l'URSS, et en apprenant cela, Molotov, qui n'avait pas protesté depuis longtemps, invita von der Schulenburg à venir le voir à 21 h 30.

Lorsque l'ambassadeur se présenta, Molotov signala gentiment la dernière violation de l'espace aérien commise par la Luftwaffe, et passa presque sans transition à un autre sujet de conversation.

De nombreux indices, confia-t-il, semblaient montrer que le gouvernement allemand n'était pas entièrement satisfait du gouvernement soviétique. Il cita une fois de plus les bruits de l'imminence d'une guerre germanorusse, et déclara que son gouvernement n'arrivait pas à comprendre l'attitude actuelle du Reich. S.E. l'ambassadeur pourrait-elle avoir l'obligeance de l'éclairer ? Aussi étonné que le Commissaire du peuple aux Affaires étrangères, von der Schulenburg déclina l'offre, mais promit de demander à Berlin de clarifier la situation ; il reviendrait au Kremlin, dit-il, dès qu'il pourrait fournir une réponse.

Nous devons préciser, à la défense de Schulenburg, qu'Hitler avait gardé son ambassadeur dans la plus complète ignorance des projets d'attaque de la Russie. Le diplomate s'était récemment rendu en congé à Berlin, et y avait vu le Führer à qui il avait expliqué en toute franchise les raisons pour lesquelles, à son avis, nulle attaque russe n'était à craindre, ni dans l'immédiat ni dans le proche avenir. Il avait ajouté que les bruits de guerre germano-russe lui semblaient répandus par la propagande anglo-américaine; ces vues rejoignaient l'opinion exprimée par Molotov. Hitler s'était abstenu de confier ses plans à l'ambassadeur, mais avait avoué qu'il maintenait des troupes à la frontière, craignant que les protestations d'amitié de Staline ne fussent destinées à lui donner le change. Enfin, il avait rappelé l'impérieuse nécessité de continuer à démentir les bruits de guerre.

Dès son retour à l'ambassade, Schulenburg rédigea puis chiffra un message dans lequel il rendait compte de son entrevue avec Molotov, et demandait des instructions. Ceci fait, il se mit au lit. A peine fut-il endormi qu'on vint le réveiller en lui annonçant qu'un message " Très Urgent, Secret d'État. Pour l'Ambassadeur personnellement " commençait à arriver de Berlin.

Il enfila une robe de chambre, descendit au local radio, où il prit la première feuille du long message en cours de transmission, ordonna qu'on lui apportât la suite du télégramme, feuille par feuille, dans son studio, et se rendit dans cette pièce où il conservait son code personnel.

Les premiers mots du déchiffrement lui apprirent que les rumeurs de guerre avaient été justifiées. " Au reçu de ce télégramme, tous les documents du chiffre encore en votre possession doivent être détruits, et la radio rendue inutilisable. Vous informerez M. Molotov que vous avez une chose extrêmement urgente à lui communiquer immédiatement. Veuillez alors lui faire la déclaration suivante. "

La déclaration en question était du plus pur Ribbentrop : on y distinguait la technique maintenant bien connue, de mensonges et de contrevérités, employée par les Nazis pour essayer de justifier chaque nouvelle agression. La Russie avait violé maintes fois le Pacte germano-russe que l'Allemagne respectait si méticuleusement. L'URSS avait déployé ses efforts pour empêcher le Reich d'instaurer un ordre stable en Europe. L'Union soviétique avait rassemblé des forces menaçantes sur les frontières allemandes. Berlin venait d'apprendre que sir Stafford-Cripps insistait plus que jamais pour resserrer la collaboration anglo-russe sur les plans politique et militaire.

Ce faisant, concluait la déclaration, le gouvernement soviétique a rompu ses traités avec le Reich, et le voici prêt à attaquer dans le dos une Allemagne engagée dans une lutte dont dépend son existence. En conséquence, le Führer a ordonné aux forces armées allemandes de faire face à cette menace, avec tous les moyens dont elles disposent. "

La dernière phrase du télégramme interdisait à l'ambassadeur de discuter ce texte avec Molotov.

Schulenburg acheva le déchiffrement, et se rendit au Kremlin où Molotov l'attendait ; l'aube pointait. En apprenant la nouvelle, Molotov fut aussi bouleversé que l'était le diplomate allemand de la vieille école ; il écouta la déclaration dans un silence figé, puis il dit : " C'est la guerre. Croyez-vous que nous méritions cela ? "

Pendant quelques minutes, les deux hommes restèrent assis, l'un en face de l'autre, silencieux. L'ambassadeur avait peine à comprendre que les efforts incessants qu'il avait consacrés pendant des années à l'amélioration des relations germano-russes fussent réduits à néant ; Molotov réalisait avec amertume que les attitudes conciliantes des derniers mois avaient été vaines. Puis on frappa à la porte, et un messager vint poser une feuille de papier devant le Commissaire aux Affaires étrangères.

Molotov lut, et dit : " Des avions allemands viennent de bombarder dix villages sans défense. "

L'ambassadeur secoua la tête, se leva, salua Molotov d'un hochement, murmura quelque chose d'inintelligible, et quitta la pièce. C'était le dernier acte d'une carrière honorable et brillante. Plus tard, von der Schulenburg prendrait part au complot du 20 juillet, et après l'échec de cette tentative, serait arrêté, puis, le 10 novembre 1944, exécuté.

Pendant que cette entrevue dramatique se déroulait au Kremlin, une scène analogue avait lieu à la Wilhelmstrasse. Molotov avait prié son ambassadeur à Berlin, Vladimir Dekanosov, d'aller remettre à Ribbentrop une copie de la protestation communiquée le jour même à Schulenburg, au sujet de la dernière violation de l'espace aérien soviétique par la Luftwaffe. Dekanosov avait essayé à diverses reprises d'obtenir une audience, mais s'était fait répondre que le ministre était absent de Berlin. Puis, à 2 heures du matin son téléphone avait sonné, et il avait appris que Ribbentrop le recevrait à 4 heures. L'ambassadeur soviétique avait expliqué antérieurement à des fonctionnaires des Affaires étrangères allemandes les raisons pour lesquelles il désirait une entrevue, et il avait insisté sur l'urgence de sa démarche. Il ne fut donc pas trop étonné d'être reçu à une heure aussi peu habituelle, et se dirigea en temps utile vers la Wilhelmstrasse sans soupçonner quoi que ce fût.

Paul Schmidt, l'interprète officiel d'Hitler, se trouvait avec Ribbentrop ; il a raconté la scène.

" Je n'avais jamais vu Ribbentrop aussi excité que pendant les cinq minutes précédant l'arrivée de Dekanosov. Il arpentait la pièce comme un ours en cage... Dekanosov fut introduit, et, ne se doutant évidemment de rien, tendit la main à Ribbentrop. Nous nous assîmes, et l'ambassadeur commença à exposer de la part de son gouvernement, des faits qui demandaient à être clarifiés. Mais Ribbentrop l'interrompit presque aussitôt d'un ton glacial : " La question n'est pas là, maintenant ", dit-il. Et il entreprit de réciter à Dekanosov le texte que von der Schulenburg débitait à la même heure à Molotov. Lorsqu'il eut achevé, il remit une copie de son mémorandum à l'ambassadeur stupéfait. Mais celui-ci parut recouvrer rapidement ses esprits, blâma le Reich de sa conduite, exprima son profond regret, salua Ribbentrop de la tête, et se retira.

La surprise russe fut apparente en tout lieu, depuis le Kremlin jusqu'aux postes frontières.

Le gefreiter Ernst Busch, du corps des transmissions de la Wehrmacht, parlait couramment le russe, et pour cette raison, avait reçu mission d'écouter les réseaux radio de l'Armée rouge à partir de l'heure il. A minuit, le 21 juin, il commença son travail en réglant son poste radio sur les fréquences dont il avait la charge.

L'atmosphère d'attente, la nervosité qui régnaient depuis le matin dans les premières lignes allemandes l'empêchèrent de trouver le temps long. Un craquement ébranlait l'éther de temps à autre, un bref message codé prouvait que le poste marchait bien ; mais la rareté des communications semblait bien montrer que les Russes utilisaient la nuit comme il se doit.

L'heure et la minute choisies par Hitler pour entreprendre l'annihilation des hordes russes arriva enfin -

3 h 15 - et, de sa place, Busch put entendre le grondement des salves d'artillerie, assourdi par la distance.

Son poste resta muet pendant longtemps, puis vers 4 heures, lorsque les premières lueurs de l'aube éclaircirent le ciel vers l'est, des signaux morse alertèrent l'opérateur attentif. Il eut la surprise de constater que le message n'était pas codé, et il le lut, lettre à lettre : " On nous tire dessus. Que devons-nous faire ?

Busch envoya un planton porter ce message au capitaine ; quand l'homme revint, quelques minutes plus tard, un second télégramme l'attendait ; celui-ci provenait du QG russe, mais le gefreiter ne pouvait pas le lire, car il était chiffré. " Porte ça au sergent du chiffre, ordonna-t-il au planton, et reviens me dire ce que ça signifie. " Le télégraphiste revint peu après en courant. Le télégramme disait : " Vous êtes fous ! Et pourquoi votre message n'est-il pas chiffré ? ".

Ce petit incident devient lourd de signification, lorsqu'on le rapproche des mille autres preuves de la somnolence des Russes, et peut-être démontre-t-il mieux que toutes les protestations des politiciens allemands et soviétiques, que les unités de première ligne de l'Armée rouge furent aussi surprises que le Kremlin.

Une petite colline, la cote 158, se trouvait à 15 kilomètres environ à l'ouest du Bug, près du village de Volka Dobrynska. Au sommet, s'élevait la tour de bois choisie par Guderian comme PC ; et au pied, attendait le IIe groupe de panzers, le fer de lance de la puissante formation blindée. Sur chaque char, chaque véhicule, était peinte une large lettre G - G comme Guderian - ce pourquoi le groupe était connu sous le nom de groupe G.

Quand 3 heures approchèrent, les officiers supérieurs du groupe G se rassemblèrent en un peloton silencieux pour attendre leur chef. L'arrivée du général fut signalée à 3 h 5, et cinq minutes plus tard son char apparut, cahotant dans la pénombre, suivi par deux voitures-radio et une demi-douzaine d'autres véhicules.

Guderian sauta à terre avant même que le char fût arrêté : " Bonjour, Messieurs, dit-il en rendant le salut à ses officiers. Il est exactement 3 h 10. " Chacun consulta sa montre, et quelques-uns en réglèrent méticuleusement les aiguilles. Le général parla brièvement, s'assurant que tout était prêt, puis repartit à bord de son char vers le sommet de la colline, tandis que les autres officiers regagnaient leurs unités.

La position-clé était le pont Kodener, sur le Bug. Si cet ouvrage pouvait être pris intact, le succès de l'opération entière était à demi assuré. En conséquence, une section de la 3e division de panzers avait reçu mission de s'en emparer cinq minutes avant le déclenchement de Barberousse.

A 3 h 14, le téléphone sonna dans la voiture-opérations de Guderian, où le lieutenant-colonel Bayerlein, chef d'opérations, prit le récepteur.

- Oui ? dit-il.

- Le pont Kodener est entre nos mains, et intact. C'était la voix du lieutenant-colonel Bruckner, l'officier d'opérations du XXIVe corps de panzers.

- Bien ! répondit Bayerlein en adressant un clin d'œil au freiherr von Liebenstein, le chef d'état-major; il reposa le téléphone.

A cet instant, un immense grondement emplit l'atmosphère, et mille éclats brillants se fondirent en une immense nappe lumineuse sur laquelle hommes et chars se détachèrent en noir comme une armée d'ombres. Il était exactement 3 h 15. Le barrage d'artillerie s'était déclenché à la minute et à la seconde prévues.

Tous les indices s'accordent à montrer que, dans la région de Brest-Litovsk, les Russes ne soupçonnaient pas la présence de forces allemandes importantes, et ne craignaient donc nulle attaque. Guderian avait même songé à annuler la préparation d'artillerie prévue pour jeter le chaos dans les lignes ennemies ; à la réflexion cependant, il avait décidé de maintenir cette canonnade d'une heure pour se prémunir contre toute riposte inattendue.

La guerre venait donc de s'éveiller une fois de plus, dans l'aboiement et les lueurs des canons.

La 45e division d'infanterie du général Schlieper avait pris position devant Brest-Litovsk. Son 130e régiment devait attaquer la forteresse, et son 135e le pont du chemin de fer. Une heure et quart auparavant, un train avait traversé ce viaduc en direction de Berlin, mais ses passagers n'avaient pas imaginé la présence des milliers de soldats embusqués des deux côtés de la voie, et des puissants matériels de guerre entre lesquels le convoi avait défilé pendant plus d'une heure.

Au cours des trente premières minutes, les mortiers de 600 et les canons de 210 des batteries lourdes du 98e régiment d'artillerie lancèrent plus de 2.800 obus par-dessus le Bug, sur la ville et la forteresse. Le pilonnage se poursuivit ainsi pendant une heure, puis l'ordre d'assaut fut donné.

Le lieutenant Zumpe, commandant la 3e compagnie du 135e d'infanterie, entraîna ses hommes vers le pont Kodener, déminé déjà par la section de panzers qui s'en était emparée. Lorsqu'il y arriva, un coup de fusil résonna sur la berge russe ; les soldats de Zumpe tirèrent dans la direction d'où venait le coup, une silhouette russe apparut à l'extrémité du pont, leva les bras dans un geste étrange, puis tomba sur le dos et resta immobile. La compagnie poursuivit sa progression ; lorsqu'elle atteignit le milieu du pont, une mitrailleuse postée au-dessous tira une rafale contre elle, mais fut aussitôt muselée. C'était la fin de la résistance russe en ce point. Le 135e régiment tout entier franchit le pont, et prit de l'autre côté des positions tactiques propres à briser toute contre-attaque soviétique éventuelle.

Le 130e régiment se précipita alors sur le pont, et plongea vers la forteresse, où il rencontra une violente opposition car les Russes avaient promptement récupéré leurs esprits, en comprenant ce qui se passait. Une bataille acharnée allait se poursuivre pendant plusieurs jours autour de la forteresse ; les ponts ferroviaires et routiers sur le Bug et le Muchaiec seraient complètement détruits pendant ces combats.

Au sud de la ville, des unités de la 17e division de panzers prirent les Russes totalement par surprise et s'emparèrent des ponts sans difficulté. Au nord, la 18e division de panzers devait également traverser le Bug; elle ne disposait d'aucun pont, mais se tira d'affaire grâce aux dispositifs dont ses unités d'avant-garde avaient été équipées en vue du débarquement en Angleterre : les chars avaient été rendus étanches, et munis d'un tube schnorchel permettant aux moteurs de fonctionner dans l'eau jusqu'à quatre mètres de profondeur. Quatre-vingts chars passèrent ainsi. En même temps qu'eux, des unités d'infanterie franchirent le fleuve dans des canots de caoutchouc et des embarcations d'assaut. Le génie commença la construction d'un pont, avant même que ces mouvements fussent achevés.

A 7 heures moins 10, Guderian lui-même traversa le fleuve dans une embarcation, suivi, à 8 h 30, par le gros de son état-major. Il avança dans le sillage de la 18e division de panzers, avec deux camions-radio blindés, quelques véhicules tout terrain, et une protection motocycliste. Bientôt se présenta un pont sur la Lesna ; il fallait le prendre intact, sous peine d'interrompre la progression du XLVIIe corps de panzers. L'entrée de l'ouvrage était gardée par deux ou trois sentinelles qui s'enfuirent en voyant arriver les Allemands. Deux officiers nazis s'élancèrent derrière elles avant que Guderian ait eu le temps de les retenir : ils ne revinrent pas.

Dans le sud, le groupe d'armées du feld-maréchal von Rundstedt était scindé en deux éléments. Dans le secteur le plus méridional du front, la XIe armée et l'armée roumaine restèrent sur place pour protéger les champs pétrolifères roumains. Elles devaient avancer en direction de la mer Noire, mais le fer juillet seulement. Plus au nord, dans la région du San, au-dessus de Przemysl, les combats furent violents.

Cette contrée étant plate et sans abris d'aucune sorte, le bataillon de choc de la 257e division d'infanterie - celle de Berlin - ne put pas monter en position avant la dernière nuit, celle du 21 au 22. Pour étouffer les bruits, les roues des camions furent garnies de couvertures, et probablement jamais les officiers responsables de la discrétion de ces mouvements ne bénirent-ils autant que cette nuit-là les coassements des grenouilles.

Les troupes d'assaut entrèrent en action à 3 h 15 exactement, elles aussi. Le premier objectif du bataillon était le pont sur le San, qui fut pris sans un coup de feu. A son extrémité, le poste de douane offrit une brève résistance, au cours de laquelle les Berlinois subirent leur première perte : le lieutenant Alicke, commandant une compagnie, fut tué.

Ce secteur fut le seul, du front entier, où le système d'alerte russe fonctionna vite et bien. La surprise ne joua qu'aux postes avancés. A 1 200 mètres au delà du San, le 457e régiment d'infanterie rencontra les cadets de l'école militaire de Visocko : ces 250 jeunes gens se battirent comme des lions toute la matinée, obligèrent les Allemands à mettre de l'artillerie en œuvre contre eux, et ne cessèrent de résister qu'avec le dernier souffle du dernier d'entre eux.

Le 466e régiment d'infanterie éprouva plus de difficultés encore. A peine eut-il franchi le San, qu'il fut contre-attaqué par la 199e division d'assaut soviétique. Jusqu'au soir, les deux adversaires combattirent parmi les ondulations des blés d'or, à coups de grenades à main, de revolvers et de fusils. Les Russes se retirèrent lorsque les éclats aveuglants du couchant s'éteignirent sous l'horizon occidental. Les Allemands n'avaient engagé que le 466e régiment d'infanterie, mais les pertes de cette unité étaient lourdes.

Dans la zone du groupe d'armées Nord, le feld-maréchal von Leeb n'effectua pas non plus de préparation d'artillerie. Le Lyle corps de panzers du général von Manstein avait été camouflé dans les bois, aux alentours de Memel ; sa mission consistait à saisir intacts, le jour J, les ponts sur le Dvinsk. Pour cela, il devait progresser rapidement de 80 kilomètres en territoire ennemi, et s'emparer du grand viaduc routier qui franchissait la Dubyssa à Airogola. Cette tâche fut confiée à la 8e division de panzers du général Brandenberger.

Si, dans les secteurs Centre et Sud, la frontière était marquée par des fleuves, dans le Nord, seuls des réseaux de fils de fer barbelés la matérialisaient. A 3 h 15 exactement, les soldats du génie progressèrent jusqu'aux barrières et y ouvrirent tranquillement des créneaux à l'aide de cisailles ; aucun autre bruit ne se fit entendre que le sifflement des fils de fer qui se détendaient en l'air, puis s'enroulaient sur eux-mêmes près de leurs poteaux. Les observations des semaines précédentes avaient appris aux Allemands que seules des patrouilles russes étaient à craindre auprès des barbelés; le gros des troupes bivouaquait beaucoup plus loin.

Quand les passages furent ouverts, les soldats de la 39e division d'infanterie du Schleswig-Holstein s'avancèrent. Pas un coup de fusil ne fut tiré. Deux patrouilles russes, saisies par surprise, furent maîtrisées en un tourne main au cours d'une lutte brève, impitoyable, silencieuse. Mais cette chance ne pouvait pas durer : plus les assaillants approchaient des fortifications construites sur les cotes 67 et 71, plus ils risquaient d'être démasqués.

Cependant, l'infanterie et l'artillerie parvinrent ainsi à portée de la cote 71. Du haut de cette colline, une rafale de mitrailleuse déchira le calme : la bataille était engagée. L'artillerie lourde de campagne du 47e régiment ouvrit le feu aussitôt ; son tir était précis, mais les défenses russes s'avérèrent plus puissantes que les Allemands ne l'avaient prévu. Des séries de blockhaus s'alignaient entre les tours de guet couronnant les collines ; certains de ces ouvrages étaient camouflés en fermes, et les Allemands mirent un certain temps avant de s'en apercevoir.

Sur ce terrain exigu, seules purent être déployées la 8e division de panzers et la 290e division d'infanterie. Elles éprouvèrent de lourdes pertes, particulièrement en officiers. La première victime fut le lieutenant Weinrowski ; ce fut sa mort qui révéla l'existence de blockhaus camouflés en fermes.

La prise du viaduc routier d'Airogola était nécessaire au succès de l'ensemble des opérations dans le secteur Nord du front, car, depuis sa source, jusqu'à son confluent avec le Niemen, quelques kilomètres à l'ouest de Kaunas, la Dubyssa coule dans des gorges abruptes, dont les falaises sont infranchissables. Nul char ne pouvait escalader les berges de pareils ravins. Von Manstein le savait d'autant mieux qu'il avait opéré là, du temps du Kaiser, et qu'à l'époque les ingénieurs des chemins de fer avaient perdu des mois avant de réussir à jeter un pont de bois. Si donc les Russes détruisaient le viaduc, les blindés ne pourraient pas envahir les États baltes et se lancer vers Leningrad - ou le feraient avec de tels retards que les Soviets auraient le temps d'organiser une résistance à outrance. Autrement, dit, la prise du viaduc pouvait faire à elle seule toute la différence entre la victoire et l'échec sur la totalité du front Nord.

Sachant tout cela, von Manstein s'attacha en ce premier jour à la 8e division de panzers ; sa présence empêcherait ses commandants d'unités d'oublier l'importance majeure que revêtait l'opération. Elle stimula effectivement les troupes, d'ailleurs, car malgré la vigueur de la résistance soviétique, les lignes furent percées et les unités de choc se précipitèrent vers la Dubyssa. Mais les assaillants ignoraient toujours si le viaduc était encore intact. Le retard imposé à l'avance allemande avait donné aux Russes tout le temps nécessaire pour miner l'ouvrage et le faire sauter, même si cette mesure n'avait pas été prévue à l'avance.

Des unités de reconnaissance de la 8e division de panzers se dirigèrent donc aussi rapidement que possible vers Airogola, à travers les brèches de la ligne de défense, et parvinrent en vue du viaduc au coucher du soleil, sans avoir rencontré pratiquement de résistance.

L'ouvrage d'art était toujours là, et probablement sans nulle surveillance, car ses gardiens eussent déjà ouvert le feu sur les arrivants. Les premiers chars franchirent le pont et s'écartèrent en éventail de l'autre côté. L'ennemi réagit à ce moment-là, mais uniquement à coups de fusils et de mitrailleuses dont le feu ne pouvait guère endommager que la peinture des chars. Les Russes avaient trop attendu, assurément ; le viaduc était pris.

A 7 heures du soir, l'un des opérateurs radio de l'état-major de von Manstein capta la bonne nouvelle.

- Le pont d'Airogola est à nous, mon Général ! cria-t-il.

- Bien ! répondit von Manstein, continuons la route.

Le gros des forces de la 8e division de panzers avait fonce lui aussi sur les traces des éléments de reconnaissance. et la 290e division d'infanterie le suivait de près, marchant à une allure record. Avant la nuit les blindés atteignirent la tête de pont, et une heure plus tard l'arrivée des fantassins permit de consolider la position. Le flanc sud était couvert par la 3e division d'infanterie motorisée qui avait franchi le Memel à midi, et maintenant traversait le second fleuve au sud d'Airogola.

Le premier objectif majeur était atteint.

Dans le secteur central du front, les troupes soviétiques s'étaient promptement remises de leur surprise, et résistaient avec succès, non seulement dans la forteresse de Brest-Litovsk, mais au nord et au sud de la ville. Ceci n'était pas entièrement inattendu. Guderian, demeuré avec la 18e division de panzers jusqu'au milieu de l'après-midi ne s'en inquiétait pas; l'important était la capture des ponts sur le Bug, au sud de la citadelle, et la construction - presque achevée déjà - de ponts nouveaux au nord de Brest-Litovsk.

Lorsqu'il rallia son PC à 18 h 30, Guderian apprit que la première bataille de chars de la campagne de Russie se déroulait aux environs de Pruzana, et que les Russes résistaient opiniâtrement sur des positions préparées d'avance près de Maloryta et Kobryn. Rien de grave.

Quand vint l'heure du dîner, il put se féliciter du travail accompli dans la journée, tout comme von Manstein au Nord, et von Rundstedt au Sud. Tout s'était déroulé selon les plans prévus. La surprise initiale avait joué partout en faveur des Allemands et avait fourni les dividendes escomptés 85.

VIII

PREMIÈRE HÉSITATION

L'une des caractéristiques de l'opération Barberousse est la fréquence des hésitations, des vacillements, des changements d'avis du commandement suprême allemand, dans les moments les plus critiques. Plus le temps passe, plus on constate que le plan avait été dressé en fonction de deux postulats : les armées allemandes submergeraient les autres en quelques semaines; la défaite des troupes de Staline entraînerait la chute du dictateur lui-même, et l'effondrement du régime. Or, comme nous l'allons voir, d'une part Haider et Hitler avaient sérieusement sous-estimé le poids et la puissance de frappe de l'Armée rouge ; d'autre part, loin de saper la position de Staline et la stabilité du régime, l'attaque ne fit que renforcer la tyrannie du maître, et les revers initiaux servirent à maintenir les communistes au pouvoir.

Ce fut au sujet des opérations du groupe d'armées Nord que se manifesta la première hésitation, quelques jours après l'entrée en campagne.

L'objectif majeur des troupes du feld-maréchal von Leeb était la capture de Leningrad, après une traversée rapide des États baltes. Leningrad était assurément un centre industriel important, mais Hitler en exigeait la prise pour une tout autre raison. Il pensait que la magnifique capitale du Nord apparaissait aux yeux des Russes comme le berceau du communisme, et que sa chute entre les mains des Allemands porterait un coup redoutable au moral de la nation.

C'était en vue de cette capture que von Manstein et son LVIe corps avaient réalisé leur audacieuse et rapide progression, le jour J, en direction d'Airogola. Le général espérait ensuite ouvrir une route pour ses propres chars et pour le LVIe corps de panzers, à travers la Lituanie, la Lettonie et. le Sud-Est. de l'Estonie. La première tête de pont dûment consolidée, ses objectifs prochains étaient les ponts de la Dvina, particulièrement ceux de la région de Dvinsk, à 350 kilomètres environ de son point de départ.

A l'aube du 23 juin, les avant-gardes de la 505e division d'infanterie, commandées par le colonel Lohmeyer, trouvèrent la voie libre devant eux. La veille, elles avaient forcé le passage du Memel, et franchi les défenses russes. Toute la journée du 23, elles continuèrent à progresser à travers les dunes et les forêts, malgré la résistance sporadique des Russes, sans jamais modifier leur direction, ni ralentir leur allure. Au soir tombant, elles étaient parvenues à plus de 65 kilomètres de leurs positions de départ, une distance remarquable pour un jour et demi de progression d'infanterie. Le lendemain, elles continuèrent, et le 24 juin au soir arrivèrent à 15 kilomètres de Libau. Lohmeyer accorda une nuit de repos à ses hommes, les réveilla dès l'aube, les nourrit, et les lança à l'assaut du port.

La défense y était mieux organisée qu'ailleurs, et Lohmeyer dut provisoirement se retirer. Le lendemain 25 juin, il porta son attention sur Preekuln, à 33 kilomètres à l'est de Libau, et captura cette petite ville au premier assaut.

Sur le plan général de l'opération, la prise de Preekuln avait pratiquement le même effet que celle de Libau : elle assurait la couverture du flanc Ouest pendant l'avance vers la Dvina et Dvinsk - intérêt majeur de la progression de Lohmeyer. Pour que le LVIe corps de panzers atteignit son objectif, il était nécessaire en effet qu'il dépassât Dvinsk, même si les XVIIIe et XVIe armées, à l'extrême-gauche et à l'extrême-droite, respectivement, n'arrivaient pas à se maintenir à sa hauteur. La réalisation de cette manœuvre entraînait des risques certains, que l'avance rapide de Lohmeyer réduisait beaucoup. La XVIIIe armée avait pour mission la prise de Riga, et la XVIe celle de Kaunas.

Le succès de Lohmeyer fut d'autant plus heureux pour les Allemands que si le LVIe corps était tombé sur un point faible de la ligne de résistance russe, le XLIe, placé immédiatement à sa droite, se trouvait bloqué devant Siauliai, et l'aile gauche de la XVIe armée rencontrait une violente opposition devant Kaunas. Autrement dit, lorsque le LVIe corps de panzers atteignit la grande route de Dvinsk, près de Wilkomierz, le 24 juin, il se trouvait à 170 kilomètres à l'intérieur des lignes ennemies, sans secours possible des formations qui devaient le flanquer à gauche et à droite. Il n'avait plus que 130 kilomètres à parcourir pour atteindre les ponts de Dvinsk, mais von Manstein lui-même se demandait s'il serait capable de conserver cette allure vertigineuse. Il se demandait également s'il aurait la force de résister au choc des réserves fraîches que les Russes allaient inévitablement engager. Et enfin, il s'inquiétait vivement d'un risque tout autre : rien n'empêchait l'Armée rouge de se reformer derrière ses chars, et de couper ses voies de ravitaillement.

Par bonheur pour lui, la 290e division d'infanterie fut incapable de soutenir pareil train, et attira l'attention de puissantes forces russes qui auraient pu attaquer la 8e division de panzers (empruntant la grande route), et la 3e division motorisée (progressant un peu moins aisément sur les routes secondaires, au sud de la 8e). Ceci ne signifie pas d'ailleurs que la 8e et la 3e divisions effectuaient une promenade militaire. Elles se heurtèrent en fait à la sérieuse opposition de réserves soviétiques, à qui elles infligèrent des pertes relativement lourdes, en forçant leur passage : 70 chars et de nombreuses batteries, par exemple, en une seule journée.

Le général von Manstein et son état-major avancèrent en même temps que les deux divisions marchantes, et ce fut au PC de la 8e division de panzers que le général apprit, le 26 juin à 8 heures, la prise des deux ponts de Dvinsk, presque intacts. Le grand pont routier n'avait été nullement endommagé parce que les chars allemands avaient littéralement écrasé les soldats russes chargés de le démolir et leur avaient arraché les explosifs des mains. Questionné par la suite, le chef de cette équipe répondit :

- Je n'avais pas d'ordres pour faire sauter le pont. Sans ordres je n'ai pas osé le faire. J'ai essayé de contacter mes supérieurs, mais n'ai pu en atteindre aucun. Finalement, j'ai décidé de le faire sauter de ma propre initiative, mais j'avais attendu trop longtemps.

Au pont ferroviaire, les Russes avaient réussi à provoquer une petite explosion, mais les dégâts commis étaient si légers qu'une prompte réparation permit de remettre l'ouvrage en service quelques heures plus tard.

A Dvinsk même, les Russes opposèrent une violente résistance ; les adversaires combattirent âprement toute la journée du 26, mais peu à peu les Allemands repoussèrent les troupes soviétiques qui incendiaient les quartiers un par un en se retirant.

Le 27, la 3e division d'infanterie motorisée réussit à forcer par surprise le passage du fleuve au nord-ouest de Dvinsk, et ce dernier succès clôtura la première phase du plan allemand dans ce secteur du front.

" Avant le début de l'offensive, a écrit von Manstein, on m'avait demandé combien de temps nous mettrions pour atteindre Dvinsk, à supposer que ce fût possible. J'avais répondu que si nous n'y arrivions pas en l'espace de quatre jours, nous pouvions difficilement espérer trouver les ponts intacts. Et voici que quatre jours et cinq heures exactement après l'ouverture de la campagne, nous avions foncé sans une pause jusqu'à 320 kilomètres à vol d'oiseau à l'intérieur en pays ennemi ".

On sent une pointe d'orgueil dans la phrase de Manstein, mais, quoi qu'il en soit, la capture de Dvinsk par un Blitz aussi rapide mettait ses forces en une position stratégique extrêmement intéressante.

Pendant que la 8e division de panzers et la 3e division motorisée combattaient ainsi sur les berges nord de la Dvina, le XLVe corps de panzers et l'aile gauche de la XVIe armée, 100 ou 150 kilomètres plus au sud, refoulaient (levant elles - c'est-à-dire vers les arrières de Manstein - les troupes de l'adversaire. Les forces allemandes de pointe se trouvaient donc en fait en une situation fort précaire ; elles en eurent la preuve lorsque leur section de Transmissions de corps d'armée fut attaquée par derrière dans un bois, à portée du PC de von Manstein lui-même.

Cependant le général estimait pouvoir se tirer d'affaire dans le présent ; l'avenir l'inquiétait bien davantage. L'objectif final du groupe d'armées Nord était Leningrad ; mais maintenant que son LVIe corps de panzers avait ouvert la voie au gros des forces, von Manstein se demandait où on allait le diriger : vers Leningrad, avec von Leeb, ou vers Moscou avec le groupe d'armées Centre ? Encouragé par son succès, le général était partisan de continuer vers Leningrad qu'il pouvait atteindre en dix jours peut-être, au rythme de sa progression actuelle, car le terrain n'offrait plus aucun obstacle naturel sérieux. Le bon sens désignait donc la capitale du Nord comme prochain objectif du LVIe corps. Cependant, le 27 juin au matin, le général Hoepner, commandant le IVe groupe de panzers, ne put rien dire des mouvements futurs à von Manstein qu'il était venu voir en avion. Le fait était troublant, car un officier possédant de pareilles responsabilités aurait dû être parfaitement informé des projets du haut commandement.

Le lendemain, l'ardeur de von Manstein à pousser de l'avant fut singulièrement refroidie : ordre fut donné au LVIe corps d'élargir la tête de pont de Dvinsk, garder les passages du fleuve, et attendre l'arrivée du XLIe corps de panzers et de l'aile gauche de la XVIe armée. Le haut commandement choisissait donc la voie de la prudence, alors que le général aurait voulu exploiter la situation en suivant un plan audacieux mais basé sur une logique parfaitement valable sinon classique :

" Notre succès, disait von Manstein, provient principalement de la confusion dans laquelle l'apparition soudaine du LVIe corps a jeté les Russes; ce phénomène se répétera si les chars continuent à foncer vers Pskov, tandis que le XLIe corps montera sur la Dvina pour garder les ponts. Tout au contraire, si mes panzers demeurent sur la Dvina, la logique militaire veut que les Russes exercent tous leurs efforts pour les rejeter sur la rive sud du fleuve. Une pause du LVIe corps donnera à l'Armée rouge le temps d'organiser une bataille rangée où elle jettera toutes ses forces disponibles : et ce sera peut-être plus que mes unités n'en peuvent supporter. "

Von Manstein avait prévu juste. De Pskov, de Minsk, et même de Moscou, les Russes envoyèrent jusqu'au dernier soldat disponible. En l'espace d'un ou deux jours, le LVIe corps se vit en butte à des contre-attaques si puissantes que sa situation devint extrêmement critique. Il dut céder momentanément du terrain, et les efforts nécessaires pour le regagner auraient pu entraîner sa perte.

Non contents d'attaquer violemment à l'aide d'infanterie soutenue par une division blindée, les Russes essayèrent de réparer leurs négligences précédentes en tentant de détruire par avion les ponts de la Dvina. Ils y échouèrent, toutefois, et la Luftwaffe ainsi que la DCA allemande infligèrent de lourdes pertes à la flotte aérienne soviétique : 64 bombardiers en un seul jour.

Le LVle corps de panzers ne reçut de nouveaux ordres que le 2 juillet, six jours après la prise de Dvinsk. La division de Waffen SS Tête de Mort venait constituer sa troisième unité mobile ; la 41e division de panzers avait franchi la Dvina à Jakobstadt, à mi-chemin entre Dvinsk et Riga ; le IVe groupe de panzers devait avancer sur Pskov. L'objectif était donc Leningrad.

Peut-être cette hésitation avait-elle été courte, comparée à celles qui suivraient. Peut-être les doctrines classiques exigeaient-elles une pause du LVIe corps de panzers. Mais le temps perdu allait coûter des hommes et du matériel qui eussent été précieux par la suite.

IX

SUR LA GRANDE ROUTE DE MOSCOU

Le feld-maréchal von Bock était un soldat de la vieille école. Né en Prusse en 1880, il était devenu officier d'état-major à la fin de la première guerre mondiale, et avait été affecté, pendant la période de démobilisation, au Q.G. d'Hindenburg. Sa situation dans l'armée, ses perspectives d'avenir, son éducation de junker, lui interdisaient d'accepter les clauses du traité de Versailles relatives à la Wehrmacht, et il avait commencé à tourner ce traité, sans aucun remords, bien avant l'entrée en scène d'Hitler. De 1922 à 1924, il avait été l'âme de l' " Armée noire ", financièrement alimentée en secret par quelques magnats de l'industrie allemande.

Lorsque les Nazis avaient reconstitué les forces armées au mépris du traité de Versailles, von Bock, comme de nombreux soldats de métier en Allemagne, avait accepté de se boucher les yeux et les oreilles pour ignorer les défauts et les tares, même les plus évidents, du régime nouveau. Cette cécité et cette surdité diplomatiques lui avaient été probablement plus aisées qu'à bien d'autres, car il avait considéré Hitler avec assez d'enthousiasme pour que le dictateur nazi lui confiât le commandement de groupes d'armées lors des campagnes de Pologne et de France.

Ces nominations n'étaient pas dues cependant au privilège de l'âge ou à la fidélité au nazisme. Von Bock figurait parmi les plus brillants stratèges allemands ; il l'avait montré en particulier à la tête du groupe d'armées B en Belgique, où il avait exécuté avec un succès remarquable l'attaque frontale de fortifications très bien organisées. Von Manstein l'a placé sur le même plan que le baron von Fritsch, Beck, von Rundstedt et von Leeb. Nommé feld-maréchal en juillet 1940, il était tout désigné pour exercer un haut commandement dans une prochaine campagne, et en lui confiant le groupe d'armées Centre avec Moscou pour objectif, Hitler ne fit que reconnaître les mérites professionnels de ce militaire.

Von Bock n'était ni un courtisan ni un opportuniste ; il le montra clairement dès le début de la campagne de Russie en s'insurgeant contre la décision d'Hitler d'abandonner temporairement la ruée vers Moscou ; il comprit en effet que tout retard entraînerait une campagne d'hiver, pour laquelle les troupes n'étaient pas équipées. Il accepta pour cette fois de se plier à la volonté du Führer, mais quelques mois plus tard protesta de nouveau contre le commandement suprême. Ses observations n'étant pas mieux écoutées, il se déclara malade quelques semaines plus tard, et fut remplacé par le feld-maréchal von Kluge. Il est difficile de savoir si cette maladie fut réelle ou diplomatique. Peu après, les feld-maréchaux von Brauchitsch, commandant en chef de l'armée, et von Rundstedt démissionnèrent parce qu'ils désapprouvaient les plans d'Hitler. Von Reichenau remplaça von Rundstedt, mais mourut presque aussitôt d'une crise cardiaque. Von Bock fut rappelé. Cependant, avant même le déclenchement de l'attaque contre le Caucase, le feld-maréchal se heurta de nouveau au Führer, et fut renvoyé chez lui, définitivement cette fois. Il profita de sa retraite pour commencer à écrire ses mémoires. A la suite du complot du 20 juillet, il fut arrêté, mais eut la chance de pouvoir prouver son innocence.

Selon von Kluge, qui commanda la IVe armée sous les ordres de von Bock, le commandant en chef du groupe d'armées Centre était un homme difficile à servir, mais ce témoignage est sujet à caution (bien que le général Blumentritt le confirme) ", car von Kluge possédait lui-même un caractère épineux. Guderian en jugeait bien ainsi, si l'on sait lire entre les lignes de son livre Commandant de panzers ; il entra même si vivement en conflit avec von Kluge que, sans son total désaccord avec la stratégie d'Hitler, il aurait démissionné. L'antipathie était mutuelle d'ailleurs, car, lorsque Guderian finalement enverra sa démission à Hitler, il apprendra que von Kluge a déjà demandé son remplacement.

La mission confiée à von Bock en 1941 revêtait la plus haute importance, car c'était dans le secteur de son groupe d'armées que se trouvait le centre de gravité de l'opération Barberousse. Les chances de victoire finale seraient proportionnelles au succès remporté sur ce front, auquel deux groupes de panzers étaient affectés : le IIe et le IIIe, commandés par Guderian et Hoth respectivement.

Voici un extrait de la fameuse directive 21 qui indique les grandes lignes de la stratégie hitlérienne sur ce front.

3. Conduite des opérations.
(A) Armée (Approbation des projets qui m'ont été soumis).

" La zone des opérations est partagée en deux moitiés par les marais du Pripet. L'effort principal sera appliqué dans la moitié Nord. Deux groupes d'armées seront affectés à ce secteur.

" Le plus sud de ces deux groupes d'armées - celui qui occupe par conséquent le centre du front - aura pour mission de réaliser une percée dans la région de Varsovie et au nord de cette ville, à l'aide d'unités blindées et motorisées exceptionnellement puissantes, et de détruire les forces ennemies en Russie Blanche. La situation ainsi créée permettra à d'importantes troupes mobiles de pivoter vers le nord pour coopérer avec le groupe d'armées Nord - avançant de Prusse-Orientale en direction générale de Leningrad ; la mission sera de détruire les forces adverses dans la région des pays baltes. C'est seulement lorsqu'auront été achevées ces opérations (suivies de la capture de Leningrad et de Kronstadt) que seront entreprises de nouvelles offensives visant à occuper Moscou, le grand centre de communications et de fabrication d'armement.

" (Seul un effondrement exceptionnellement rapide des possibilités de résistance russe pourrait justifier une tentative de poursuite simultanée des deux objectifs.)

" La mission primordiale du XXIe groupe, même pendant les opérations sur le front oriental, demeure la protection de la Norvège. Les forces laissées disponibles par cette mission seront utilisées initialement à la couverture de la région de Petsamo et de ses mines, ainsi que de la route de l'Arctique, puis elles se dirigeront avec les forces finlandaises vers le chemin de fer de Mourmansk, et couperont la voie terrestre d'approvisionnement de la région de Mourmansk.

" Peut-être une opération de cette nature pourra-t-elle être conduite par des forces allemandes plus importantes (deux ou trois divisions) venues de la région de Rovaniemi, et opérant plus au sud ; cela dépendra des dispositions de la Suède qui nous permettra ou non l'emploi de ses chemins de fer.

(( Le gros de l'armée finlandaise, tenant compte de l'avance réalisée par l'aile nord des armées allemandes, aura pour mission de fixer le plus grand nombre possible d'unités russes, en attaquant à l'ouest ou des deux côtés du lac Ladoga. Les Finlandais captureront également Hangö.

" Le groupe d'armées opérant au sud des marais du Pripet exercera son effort principal à partir de la région de Lublin en direction générale de Kiev, en cherchant à enfoncer de fortes unités blindées dans le flanc et les arrières du dispositif russe, puis à rejeter l'ennemi le long du Dnieper.

" Le groupe germano-roumain à l'aile droite, aura pour mission :

a) de protéger le territoire roumain, et couvrir ainsi le flanc sud de l'ensemble du dispositif ;

b) en coordination avec l'offensive de l'aile nord du groupe d'armées sud, de fixer des forces ennemies sur son secteur, puis, en fonction du développement de l'opération, de lancer une seconde attaque, et empêcher ainsi, conjointement avec l'armée de l'air, une retraite en bon ordre de l'ennemi au-delà du Dniester.

" Quand seront achevées les batailles au nord et au sud du Pripet, la poursuite sera engagée avec les objectifs suivants :

- dans le sud, l'occupation rapide du bassin du Donetz, qui possède une grande importance sur le plan économique ;

- dans le nord, la prompte capture de Moscou.

La prise de cette ville constituerait une victoire décisive, à la fois du point de vue politique et du point de vue économique. Elle entraînerait, en outre, la neutralisation de la plus importante focale ferroviaire russe.

Si l'on rapproche cette directive des intentions générales (détruire l'armée en Russie occidentale par " d'audacieuses opérations comprenant des pénétrations en profondeur réalisées par des forces de choc blindées "... et grâce à une poursuite rapide, atteindre une ligne telle que l'aviation russe ne puisse plus attaquer le territoire d'Allemagne), on voit que les panzers de von Bock devaient imiter ceux de von Manstein dans leur ruée vers le nord. En termes clairs, les chars de Guderian et Roth devaient foncer en avant et encercler le plus grand nombre possible d'unités ennemies qui seraient ensuite capturées ou détruites par l'infanterie motorisée lancée dans le sillage des blindés. Le concept même des opérations interdisait que la progression fût ralentie par les résistances ennemies localisées ; autrement dit, les forces de choc devaient poursuivre leur avance en laissant à d'autres unités, nommément désignées, le soin de réduire les " poches " de résistance ennemie. L'idée d'un front continu progressant régulièrement avait été un peu délaissée dans les campagnes de l'ouest ; elle serait abandonnée ici plus encore. De puissants nids de résistance seraient tolérés loin sur l'arrière des éléments de première ligne ; l'état-major essaya même de prévoir, avant le jour J, leur emplacement géographique, et désigna les unités chargées de les réduire. Sur le front central de von Bock, Brest-Litovsk constituait une poche de cette espèce.

La réduction en fut confiée au capitaine Praxa ; cet officier, comprenant la difficulté de sa mission, établit son plan avec soin : le 3e bataillon du 135e régiment d'infanterie s'emparerait de l'îlot occidental de la ville de Brest-Litovsk, ainsi que du centre et des casernes; les autres quartiers tomberaient ensuite comme des fruits mûrs. Malheureusement pour lui, Praxa fut desservi par l'inexactitude des renseignements qu'on lui avait fournis.

Le 22 juin, la garnison de Brest-Litovsk comportait cinq régiments, dont deux d'artillerie, un bataillon de reconnaissance, une division indépendante de DCA, un bataillon de réserve, et un bataillon sanitaire. Ces troupes étaient presque toutes concentrées dans la citadelle, où donc les combats seraient les plus chauds, comme la suite d'ailleurs le prouva.

A 3 h 15 du matin, ]es Allemands déclenchèrent leur barrage d'artillerie, et quelques minutes plus tard la ville ne fut plus en apparence qu'un monceau de gravats. Mais partout où ils se présentèrent, les hommes de Praxa rencontrèrent la plus opiniâtre résistance; les combats se poursuivirent toute la journée sans perdre jamais leur violence. Au soir, les Allemands comptèrent 21 officiers et 290 sous-officiers et hommes hors de combat ; le capitaine Praxa, le commandant de son artillerie, le capitaine Krauss, et leurs adjoints, figuraient au nombre des morts.

Pendant les sept jours suivants, la bataille se poursuivit sans que la ténacité des Russes se démentit. Le 29, Kesselring fit exécuter des bombardements en piqué sur le fort de l'est ; une pluie de bombes de 250 kilos n'eut pas raison de la résistance russe, et il fallut envoyer une seconde vague d'avions, armés cette fois de bombes de 900 kilos, pour obtenir dans l'après-midi le résultat escompté : les assiégés sortirent des décombres. Les Allemands eurent alors la surprise de voir apparaître des femmes et des enfants, suivis de 400 soldats.

Le restant de la garnison se rendit le lendemain, à la suite de combats plus violents encore que les précédents ; 7.000 prisonniers furent dénombrés, dont 100 officiers. Mais on jugera de la férocité des combats au fait que les assaillants avaient perdu 480 morts (dont 40 officiers) et plus de 1.000 blessés.

Du 22 au 30 juin, les Nazis avaient eu 9.000 tués sur l'ensemble des fronts : la citadelle de Brest-Litovsk en avait coûté à elle seule plus de 5 pour cent.

Pendant que rageait cette bataille, les chars de von Bock fonçaient vers l'est. Ils pénétrèrent dans les territoires occupés par les Russes aussi aisément qu'un fil dans du beurre. Le 24 juin, la 17e division de panzers atteignit Slonim, 180 kilomètres au nord -nord-est de Brest-Litovsk, la 18e était à sa hauteur, sur son flanc droit, et se dirigeait vers Lesna, mais le reste du XLVIIe corps de panzers, la 29e division d'infanterie motorisée, qui avait fait route au nord vers Bialystok, commençait à se heurter à d'importantes forces russes sorties de la ville en direction du sud-est.

La résistance soviétique n'avait pas permis à l'autre corps d'armée de Guderian (le XXIVe) de progresser aussi vite. La 3e division de panzers avait cependant atteint Bérésa-Katuchka, à 110 kilomètres de son point de départ, tandis que la 4e division de panzers, la 10e division d'infanterie motorisée, et la 1re division de cavalerie réalisaient des avances satisfaisantes sinon spectaculaires, en direction de l'est.

Les généraux des panzers, contrairement à leurs collègues de l'infanterie, mettaient leur point d'honneur à maintenir leur PC dans les secteurs les plus actifs. Le 24 juin au matin, Guderian pensa que sa 29e division d'infanterie motorisée devait être engagée à Slonim contre les importantes forces russes sorties de Bialystok, et qu'il devrait peut-être la soulager en envoyant des détachements de la 17e panzers à la rescousse. Ce fut pourquoi à 8 h 30, il prit la direction de Slonim.

Il arriva sans incident jusqu'à une vingtaine de kilomètres de cette ville, bien que des éléments russes combattissent encore dans le sillage du LXVIIe corps, mais, au-delà de Rozana, il entendit tirer devant lui ; avançant en reconnaissance, il trouva un certain nombre de motocyclistes qui avaient mis pied à terre et une batterie de la 17e division de panzers qui répliquaient au feu nourri dirigé sur la route par des fantassins russes.

Le général prit place derrière la mitrailleuse de sa propre voiture de commandement, et se mit de la partie ; mais il fallut une demi-heure de feu sévère pour que les Russes découragés permissent à Guderian de poursuivre son chemin ".

Le général von Arnim, commandant la 17e division de panzers, avait installé son PC dans les faubourgs ouest de Slonim, où Guderian le trouva peu avant midi. Le général Lemelsen, commandant le XLVIIe corps de panzers, se trouvait là également. Les trois officiers généraux discutaient de la situation, lorsque leur conversation fut interrompue par une violente fusillade, et l'aboiement d'une mitrailleuse qui tirait dans leur dos.

Du jardin où ils se trouvaient, ils pouvaient voir la route Slonim - Bialystok, mais la fumée répandue par un camion en feu les empêcha de comprendre tout de suite ce qui se passait. Puis deux chars russes jaillirent du nuage avec l'évidente intention de pénétrer dans Slonim ; des tanks allemands les suivaient, en tirant sur eux tant qu'ils le pouvaient.

Au passage, les chars russes aperçurent les officiers, et leur décochèrent immédiatement des rafales d'obus. Les généraux et leurs adjoints plongèrent sur le sol. L'un d'eux, le lieutenant-colonel Feller, n'avait pas l'habitude des premières lignes ; il manqua de promptitude, et fut sérieusement blessé. Un autre officier, le lieutenant-colonel Dallmer-Zerbe, commandant un bataillon de chars, fut également touché, et mourut quelques jours plus tard.

Les chars russes devaient bien comprendre que leur raid était un pur suicide, mais ils poursuivirent leur chemin, et pénétrèrent dans la ville où ils commirent de nombreux dégâts avant d'être maîtrisés.

Après cette diversion, Guderian décida d'aller rendre visite à la 18e division de panzers qui progressait vers Lesna, et il affréta un char qui le conduisit à travers champs jusqu'au PC de cette division. Là, il s'assura que l'unité ne manquait de rien, et ne se heurtait à aucune difficulté particulière, puis il lui donna l'ordre de pousser au-delà de Lesna en direction de Baranovicze, A. une trentaine de kilomètres au nord-est, fit savoir à la 29e division d'infanterie motorisée qu'il l'attendait à Slonim au plus tôt, et revint lui-même dans cette ville.

A 3 h 30, il y arriva, et après un bref repos, reprit sa voiture blindée de commandement pour rallier son PC. La journée avait été fertile en incidents - ce qui n'était pas pour déplaire à l'audacieux Guderian - mais le trajet de retour fut plus dramatique encore.

A quelques kilomètres de Slonim, le général faillit bien arriver en effet au terme de sa carrière. Un bon nombre de fantassins russes avaient été envoyés en renfort par camions, à l'insu des Allemands, et ils s'apprêtaient à descendre de leurs voitures, lorsque Guderian arriva sur eux. En faisant demi-tour, le général leur aurait fait comprendre qu'il n'était pas du même parti... Il ordonna donc à son chauffeur de continuer sa route, en appuyant à fond sur l'accélérateur. Les Russes connaissaient vaguement la présence d'un général nazi dans les environs (ils annoncèrent sa mort quelques jours plus tard), mais ils réagirent trop lentement, et la voiture eut disparu de leur vue avant qu'ils fussent revenus de leur surprise.

En arrivant à son PC, Guderian apprit que le LIIIe corps d'armée, sur son flanc droit, venait de sortir victorieux d'un engagement qui l'avait immobilisé trente-six heures, et que des éléments du XIIe corps d'armée avaient pris contact avec le XXIVe corps de panzers sur leur droite et le XLVIIe sur leur gauche. Mais le flanc gauche de la 17e division de panzers était fortement menacé par les Russes qui se retiraient de Bialystok, aussi Guderian ordonna-t-il à la 29e division d'infanterie motorisée d'avancer rapidement pour engager ces forces. Il adressa un ordre semblable au XLVIe corps de panzers, tenu en réserve jusqu'à la fin du passage du XLVIIe sur les ponts du Bug. Ce corps de réserve comprenait la 10e division de panzers, la fameuse division SS Das Reich, et la non moins célèbre division d'infanterie Gross-Deutschland.

Pendant que Guderian échappait aux chars, puis aux fantassins russes, Hitler éprouvait une nouvelle hésitation. Craignant soudain que les troupes ennemies enfermées dans la poche de Bialystok fussent assez puissantes pour en sortir, il voulut lancer contre elles les panzers de Guderian et Hoth. C'eût été apporter une sérieuse variante à ce que le feld-maréchal Montgomery eût appelé le " plan-maître " s'il avait été de la partie. Mais par bonheur pour les Allemands, en cette occasion (et ceci ne se reproduirait pratiquement jamais), le haut commandement, poussé on ne sait par quoi, refusa mordicus d'obtempérer aux suggestions d'Hitler. Rien, dit-il, ne devait empêcher les panzers de poursuivre leurs succès spectaculaires des jours passés ; les blindés devaient continuer à foncer, comme le prévoyait le maître-plan, jusqu'à atteindre et capturer Minsk, leur premier objectif majeur après la traversée du Bug. Selon le calendrier prévu par Guderian, la ville de Minsk devait se rendre au début de la première semaine de juillet.

Ce bref récit de la journée d'un commandant de groupe de panzers illustre la nature de la guerre que menaient les Allemands. Leur vie n'était pas exempte de dangers, mais les Nazis avaient confiance dans les masses et les nombres pour fournir et entretenir l'élan nécessaire aux forces de rupture, confiance dans l'infanterie motorisée pour suivre les chars de tout près, confiance enfin dans les effets de la confusion que leur avance jetait dans les rangs soviétiques. De multiples facteurs psychologiques étayaient le bien-fondé de leur méthode d'attaque. Le moral d'un assaillant est presque invariablement supérieur au moral d'une troupe en position défensive. L'effet psychologique produit par l'avance rapide de leurs blindés multipliait l'enthousiasme naturel des assaillants allemands ; le moral des défenseurs russes s'effondrait au contraire, parce que les unités soviétiques se voyaient encerclées, comprenaient que seuls les combats les plus violents leur permettraient de se libérer, et apprenaient que de puissantes forces ennemies opéraient sur leurs arrières. Tous les facteurs, semblait-il, étaient favorables aux Nazis ; cependant, nous verrons plus tard que les tactiques allemandes présentaient de sérieux dangers, provenant d'ailleurs moins des méthodes que du terrain où elles étaient appliquées. Dans l'ouest, la Blitzkrieg avait admirablement réussi aux mains de ses créateurs, parce que les champs de bataille n'avaient jamais été très éloignés des bases allemandes; le ravitaillement avait pu toujours parvenir jusqu'aux formations avancées, grâce à l'excellence des réseaux ferroviaires et routiers. Mais en établissant les plans de Barberousse, les logisticiens nazis avaient négligé le désastreux effet qu'auraient sur les stocks, la rareté des voies ferrées et plus encore l'absence presque totale de routes macadamisées en Russie. Sans essence, les armées allemandes seraient immobilisées.

D'ores et déjà, à mesure que les unités pénétraient plus avant en territoire ennemi, les commandants se plaignaient, à tous les échelons, de l'inexactitude de leurs cartes. Les voies indiquées comme routes principales - et que l'Allemand moyen s'attendait à trouver goudronnées - n'étaient que des chemins de terre battue qu'une averse transformait en tourbières où chars et véhicules blindés s'enlisaient. En conséquence, toute hésitation de la part du commandement suprême, toute tentative d'aménagement des plans originaux, risquaient d'anéantir, comme on l'allait voir, les résultats positifs déjà obtenus,

Comme ses actes le prouvent, Guderian comprenait la nécessité de respecter son programme. Les ordres qu'il donna à la 29e division d'infanterie motorisée et au XLVIe corps de panzers de venir prendre position entre Slonim et Bialystok le montrent bien : il devinait que les nombreuses troupes enfermées dans la poche tenteraient de se replier vers l'est, et que si personne ne leur barrait la route, les 17e et 18e divisions de panzers devraient interrompre leur progression pour les refouler.

Ses ordres n'étaient pas arrivés une minute trop tôt. Le 25 juin, en effet, d'importantes forces soviétiques d'infanterie soutenues par des chars se présentèrent au matin devant Slonim. La 29e division y était arrivée la nuit précédente, et sa présence permit aux deux divisions de panzers de poursuivre leur avance vers Minsk ; la 17e atteignit Stolpce, et la 18e Baranovicze ce soir-là.

La résistance russe ralentit légèrement le rythme de marche des blindés, mais la 17e division atteignit son objectif dans la soirée du 26, après avoir toutefois perdu son chef. Von Arnim, en effet, sérieusement blessé, dut passer le commandement au général von Weber. La 18e division, arrivée un peu plus tôt à Baranovicze, avait reçu l'ordre de brûler l'étape, et poursuivre son avance vers Bobruisk.

Pendant ce temps, au nord de Guderian, Hoth avait rencontré assez peu de résistance, et progressé de façon plus spectaculaire encore : le 26 juin après-midi, il put signaler à Guderian que ses avant-gardes se trouvaient à 30 kilomètres de Minsk, leur objectif commun. Le lendemain, ses chars atteignirent les faubourgs de la ville, où ils furent rejoints en fin d'après-midi par la 17e division de panzers qui avait quitté Stolpce à l'aube. Antérieurement, les Russes avaient envoyé la garnison de Minsk à Dvinsk pour tenter d'interdire au LVIe corps de von Manstein le passage de la Dvina ; Minsk était donc abandonnée - et en grande partie détruite - lorsque les chars de Guderian et 1-loth s'y présentèrent. La prise de cette ville ne fut pas un fait d'armes, mais elle représenta un succès stratégique notable, car elle permit au groupe d'armées Centre de marcher vers le plus important de ses objectifs opérationnels de la première phase de la campagne : la ville de Smolensk.

Pendant ce temps, les violents efforts effectués par les Russes pour sortir de la poche de Bialystok n'avaient obtenu qu'un très médiocre succès : seuls quelques éléments avaient réussi à s'échapper des pinces allemandes. Guderian en conclut qu'il pouvait sans danger abandonner à l'infanterie le soin de réduire cette poche, et il envisagea de reprendre la plus grande partie de ses panzers pour poursuivre l'avance vers Smolensk.

Le 28 juin, la situation du XLVIIe corps de panzers était fort critique; plusieurs éléments de la 18e division, par exemple, étaient coupés du gros. Le général se rendit une fois de plus au PC de ce corps d'armée afin de pouvoir réagir sans qu'une seconde fût perdue, si les circonstances empiraient encore. En même temps, il envoya son propre PC à Niesiviez, dans un château appartenant à la noble famille polonaise des Radziwill, avec mission de préparer la reprise de la progression vers Smolensk.

La journée du 28 se passa sans autre ennui qu'un léger ralentissement de l'avance dû à la colonne, toujours égarée, de la 18e division. A la nuit tombante, la 3e division de panzers atteignit Bobruisk, la 4e Sluzk, la 17e Koidanov, la 18e Nieswiez, le gros de la 10e Siniavka, tandis que la division SS Das Reich arrivait à Beresa-Kartuska, et que la Gross-Deutschland avait poussé une pointe au nord-est de Bruzana.

Parallèlement à la grande bataille dont l'enjeu était le sort de quatre armées soviétiques enfermées à Bialystok, un combat se déroulait plus au sud, dans la poche de Maloryta. Il se termina le 28 juin par la victoire du LIIIe corps d'armée allemand, et ce succès affranchit de toute menace le large flanc droit de Guderian.

Au nord, Hoth avait conduit la totalité des 7e et 20e divisions de panzers dans la région de Minsk, ce qui assurait la couverture du flanc gauche de Guderian. Le 29, la 29e division d'infanterie motorisée fut engagée sur le Zelvianki dans un combat sévère qui conduisit von Klgeu, le commandant de la IVe armée, a intervenir a l'insu de Guderian. Mais, ceci mis à part, tout se déroula conformément aux plans.

Le lendemain, Hoth et Guderian se rencontrèrent pour étudier la conjugaison future des opérations de leurs panzers ; ils décidèrent que les deux groupes avanceraient vers Novy Borissov, et que la 18e division renforcerait l'aile droite d'Hoth, pour installer une tête de pont au-delà de la Bérésina dans ce secteur.

En rentrant à son PC, Guderian trouva des ordres de von Bock, le commandant de son groupe d'armées. Le haut commandement de l'armée, mandait-on, attribuait la plus haute importance à un prompt développement des opérations en direction de Smolensk; ceci équivalait pratiquement à l'ordre de diriger toutes les unités de combat vers le Dnieper. Guderian, ravi, s'assura aussitôt que toutes les formations dépendant de lui se trouvaient en état de suivre ces instructions. Elles l'étaient ; mais l'une des divisions fut retenue par ordre de von Kluge, le supérieur immédiat de Guderian.

La bataille grondait toujours, en effet, dans la poche de Bialystok. Entre le 26 et le 30 juin, un régiment de la 29e division d'infanterie motorisée fit à lui seul 36.000 prisonniers. Von Kluge y lut une manifestation de la volonté arrêtée des Russes de briser leur encerclement, et il ordonna aux troupes chargées de réduire la poche, de constituer tout autour une barrière continue infranchissable. Les troupes en question ne possédant pas la puissance de feu nécessaire, il pria Guderian de rapporter les ordres donnés à sa 17e division de panzers, et d'affecter celle-ci à la garde de l'un des secteurs de périmètre de la poche. Ce jour-là 30 juin, la 18e division avait établi une tête de pont sur la rive orientale de la Bérésina, à Novy Borissov, et l'appui de la 17e lui était nécessaire pour consolider ses positions. En bon soldat, Guderian transmit à von Weber l'ordre de von Kluge, tout en le regrettant très vivement, car le succès de l'attaque du Dnieper et de Smolensk par le XLVIIe corps dépendait beaucoup de la solidité de la tête de pont de Novy Borissov. Cette affaire allait provoquer le premier des heurts que l'avenir multiplierait entre le commandant du groupe de panzers et celui de la IVe armée.

Pendant les deux premiers jours de juillet, les panzers de Guderian se heurtèrent sur toute la longueur de leur front à une opposition beaucoup plus vive; les Russes qu'ils avaient devant eux avaient été levés avec une telle précipitation que leur organisation et leur équipement laissaient fort à désirer, mais ils luttaient avec opiniâtreté, et employaient une bonne technique de combat. Du côté allemand, tout allait bien cependant : pertes relativement légères, stocks d'essence abondants, ravitaillement en munitions et services médicaux satisfaisants.

Le XXIVe corps avait établi des têtes de pont de part et d'autre de Bobruisk, et se trouvait à proximité du Dnieper ; ses avant-gardes étaient menées par des éléments des 3e et 4e divisions ; le gros de la 3e, commandée par le général freiherr von Geyr, progressait sur les talons des forces de choc. Selon les fortunes qu'aurait la bataille, von Geyr comptait traverser le Dnieper soit au nord-est à Mogilev, soit à l'est à Rogachev.

Tout allant bien dans ce secteur, Guderian décida, le 2 juillet, d'aller voir la 17e division immobilisée à Koidanov par l'ordre de von Kluge. Là, Weber put lui assurer que les violents efforts exercés par les Russes pour rompre leur encerclement avaient échoué, mais il oublia de mentionner que par suite d'un retard dans la transmission de l'ordre de von Kluge, une partie de la division avait continué sa route vers Novy Borissov. Guderian ne découvrit la chose qu'en rentrant à son PC ; inquiet à l'idée de ce qu'allait en conclure von Kluge, il envoya immédiatement un message d'explication au commandant de la IVe armée.

Mais ceci ne satisfit pas le feld-maréchal, qui convoqua le général à son QG de Minsk le lendemain matin à 8 heures. Par une curieuse coïncidence, un retard analogue s'était produit dans la transmission des ordres à la 20e division de panzers d'lloth, et von Kluge, croyant discerner là un complot de généraux, avait déjà pris les premières mesures nécessaires pour faire passer Hoth et Guderian en conseil de guerre 77. Le lendemain, l'entrevue de Minsk fut orageuse. Von Kluge commença par inculper Guderian de refus d'obéissance, et lui demanda ce que cela signifiait. Le général fournit une explication complète qui heureusement apaisa le feld-maréchal. Celui-ci avoua ensuite, que l'affaire de Bialystok avait failli mal tourner pour les Allemands.

En sortant de Minsk, Guderian se rendit à Novy Borissov où la 18e division avait établi une tête de pont au delà de la Bérésina. Il y étudia la situation avec les commandants d'unités, et décida d'envoyer des avant-gardes en direction de Tolochino, petite ville située sur le Dnieper à 40 kilomètres d'Orcha, localité distante de 70 kilomètres seulement de Smolensk.

Guderian quitta Novy Borissov pour se rendre auprès du général Lemelsen, commandant le XLVIIe corps, et envisager avec lui les opérations futures des 17e et 18e divisions. La conférence des deux généraux fut troublée par l'annonce d'une violente attaque lancée contre la tête de pont de la Bérésina par les chars et l'aviation soviétiques. Cette tentative fut finalement repoussée, mais la 18e division souffrit de lourdes pertes, infligées principalement par les gigantesques chars T 34, qui apparaissaient pour la première fois sur le front du Centre, et contre lesquels les Allemands ne pouvaient rien. Nous reviendrons bientôt sur ce sujet.

Une autre nouvelle parvint aussi, plus agréable : la résorption de la poche de Bialystok. Les troupes russes s'y étaient battues férocement, malgré leur infériorité numérique ; en plus d'un point du périmètre, les Allemands avaient vu se jeter sur eux des hommes mal dirigés, mais désespérés, résolus à empêcher par tous les moyens les mâchoires de la tenaille nazie do se refermer sur eux.

Le secteur de Zelva, dans le nord-est, avait été le théâtre de combats particulièrement violents. Les régiments d'infanterie de Kassel et d'Erfurt, les 15e et 71e, appartenant à la 29e division d'infanterie motorisée, avaient soutenu cinq journées de bataille ininterrompue. La 5e compagnie du 15e régiment, en particulier, avait été continuellement assaillie devant la ville bourrée de Russes par des unités formées sur quatre ou cinq rangs de profondeur, Hourra ! hourra !, (c'était leur cri de guerre), hurlaient les soldats comme des guerriers médiévaux se précipitant sur les piquiers ennemis ; les baïonnettes fixées au bout de leurs fusils oscillaient au-dessus de leurs têtes comme d'immenses buissons de fers de lance.

Mais les Allemands restaient impassibles devant ce spectacle et ce vacarme ; ils attendaient jusqu'à distinguer le blanc des yeux de leurs assaillants, et tiraient alors par courtes rafales. Le premier rang tombait, puis le second, et la majeure partie du troisième. Le reste refluait vers la relative sécurité de la ville. Le soir, cela recommençait.

Un jour, les assiégés firent mener l'assaut par un train constitué de wagons blindés et de pièces d'artillerie montées sur des plateformes. Le convoi était accompagné à gauche par deux escadrons de cavalerie, et à droite par une colonne de chars T 26. L'ensemble dévala en direction du 2e bataillon du 15e régiment d'infanterie.

Mais, avant que cet équipage ait pu aller bien loin, les sapeurs allemands firent sauter les rails. Le train dut s'arrêter, les artilleurs nazis ajustèrent leur tir, et incendièrent wagons et canons soviétiques. Le commandant de la cavalerie russe n'en fut nullement intimidé, et entraîna ses escadrons jusque sur les armes de la 8e compagnie de mitrailleuses. C'était la première rencontre des Allemands avec la cavalerie russe ; les survivants se la rappellent encore, car s'ils mettent à part les souffrances qu'ils endurèrent au cours des hivers, ce sont les cris des chevaux mourant dans le crépuscule du 28 juin 1941 qui demeurent leur souvenir le plus vif de l'opération Barberousse.

Sur la droite, les T 26 subirent une épreuve moins bruyante mais aussi meurtrière : pas un seul des tanks sortis de Zelwa n'échappa aux armes antichars allemandes.

Les Russes étaient donc maintenus en respect, mais leur nombre ne permettait pas de remettre les unités de la 29e division motorisée à la disposition de Guderian : le cercle de fer établi par von Kluge autour de Bialystok devait demeurer infranchissable. Le 2 juillet cependant, les assiégés finirent par comprendre la vanité de leurs efforts et leurs quatre armées se rendirent : des 500.000 hommes qu'elles avaient comptés, 250.000 étaient morts ou blessés, le reste fut fait prisonnier.

Désormais, la marche sur Smolensk pouvait être reprise ; panzers et divisions motorisées se dirigèrent vers l'est, mais avec plus de difficultés que précédemment. Le manque d'unité de commandement dont souffraient les Soviets, au dire (les Nazis, était toujours aussi apparent., mais ici et là, l'Armée rouge adoptait des tactiques de retardement nouvelles, jamais encore rencontrées ni par Guderian, ni par von Manstein.

Au début, les Russes n'avaient même pas essayé d'arrêter les chars : ils n'avaient pas même fait sauter les ponts minés à l'avance, que la manœuvre d'un bouton ou d'un levier aurait suffi à détruire. L'incident suivant en témoigne. Le major Teege, de la 18e division de panzers, reçut de son chef le général Nehring la mission d'établir une tête de pont sur la Bérésina à Borissov ; une formation spéciale d'assaut lui fut confiée en ce but. Il atteignit Borissov le 1er juillet au milieu du jour, et prit les Russes au dépourvu. Les Soviétiques cependant - cadets, officiers et sous-officiers d'une école de l'arme blindée - résistèrent avec une énergie, un fanatisme que les Allemands ne manifesteraient que plus tard, à l'époque de leurs revers. Quelques minutes après midi, le 2e bataillon du 52e régiment d'infanterie légère, soutenu par des chars, monta à l'assaut des positions russes sur la rive ouest du fleuve. La 10e compagnie, entraînée par le caporal Bukatschek, se fraya un chemin à travers l'ennemi, encloua la mitrailleuse postée à l'entrée du pont, fonça vers l'autre rive, et surprit par sa promptitude les sapeurs soviétiques chargés de faire sauter l'ouvrage en cas de nécessité : le lieutenant russe et ses hommes furent maîtrisés avant d'avoir pu presser le bouton de mise à feu des mines. Le combat avait pourtant duré un bon nombre de minutes, et l'utilisation de ce pont par les envahisseurs revêtait une importance qui n'échappait certainement pas aux Soviets : elle permet-tait aux Nazis d'accélérer leur avance, alors que la destruction de cet ouvrage eût immobilisé les colonnes assaillantes. Peut-être, cependant, l'officier chargé de faire sauter les mines n'avait-il pas osé couper la retraite aux nombreuses unités russes engagées de l'autre côté.

Mais voici la réponse fort symptomatique adressée aux Allemands par un officier russe prisonnier, à qui on demandait pourquoi il s'était abstenu de détruire un pont :

" Mes consignes ne me permettaient pas de le faire de ma propre initiative. Il fallait que je reçoive un ordre précis d'un de mes supérieurs, et je n'ai pu trouver aucun supérieur en temps utile. "

Plusieurs autres ponts sur la Bérésina furent également saisis intacts ; celui de Bobruisk, en particulier, 130 kilomètres au sud de Borissov ; le XXIVe corps de panzers de Guderian l'utilisa pour foncer sur le Dnieper, après que la 3e division de panzers du général Model s'en fut emparée. Mais les Allemands ne furent pas toujours aussi heureux. A Yatchizy, les Russes firent sauter le pont, et les blindés durent attendre que le génie en eût établi un nouveau, puis eût rendu accessibles aux véhicules lourds ses approches marécageuses. A Brodets, le pont fut détruit également, et l'établissement d'une tête de pont près de la ville nécessita un violent combat des motocyclistes du général Hausser.

Le haut commandement soviétique qui cherchait désespérément à gagner du temps, aurait pu y parvenir aisément en ordonnant à ses troupes de se retirer à l'est de la Bérésina, après avoir détruit les ponts derrière elles.

Au sud, dans le secteur de Bobruisk, des éléments du XXIVe corps de panzers atteignirent le Dnieper à Rogachev le 5 juillet. Le lendemain, de fortes unités russes franchirent le fleuve, attaquèrent l'aile droite allemande, et infligèrent aux Nazis des pertes qui figurèrent parmi les plus lourdes subies jusque-là ; les soldats soviétiques furent cependant repoussés par la 10e division d'infanterie motorisée.

Les reconnaissances aériennes de la Luftwaffe signalaient l'approche de forts contingents de l'Armée rouge en provenance de Briansk, et trahissaient les indices de l'établissement d'une ligne de défense sur le Dnieper. Si ces informations étaient exactes, Guderian n'avait pas de temps à perdre.

C'était pourtant ce qu'il semblait devoir faire, car les 18e et 17e divisions de panzers étaient engagées dans de violents combats de retardement, la première à l'est de Borissov, la seconde à Senno, dans le nord-est. D'un autre côté, l'avance russe en direction du Dnieper que venait d'atteindre le XXIVe corps de panzers, amenait Guderian à se demander s'il ne devait pas franchir le fleuve en un point au moins de son front si fluide.

Le général ne voyait aucune raison pour s'écarter du plan primitif. Mais il ignorait que l'entêtement d'Hitler à propos de Bialystok avait modifié les rapports du dictateur avec l'OKH, beaucoup plus encore que l'immobilisation de la 29e division motorisée et d'éléments des 17e et 18e panzers n'avait troublé les relations von Kluge - Guderian.

Nous verrons que ceci affecterait beaucoup la progression vers Smolensk, mais auparavant il est nécessaire de tourner les yeux vers le front Sud.

X

VERS LE GRENIER UKRAINIEN

Tandis que sur les fronts Nord et Centre, von Manstein, Hoth et Guderian fonçaient vers l'est à une vitesse surprenante, le feld-maréchal von Rundstedt, et le chef de ses blindés, le général von Kleist, commandant le fer groupe de panzers, connaissaient dans le sud des heures plus difficiles. Le plan initial leur donnait Kiev et Odessa comme objectifs majeurs. Pour les atteindre, ils devaient traverser l'Ukraine. Hitler convoitait ces riches plaines à blé ; il avait même grand besoin d'en disposer pour améliorer la situation alimentaire critique où se débattait l'Allemagne malgré le pillage de l'Europe occidentale. Cette capture du grenier de l'Europe présenterait aussi l'avantage d'amener les armées de von Rundstedt sur le seuil des riches bassins industriels du Donetz et du Don.

Mais si l'agriculture et les industries de guerre de cette région étaient sans prix pour Hitler, elles représentaient une égale valeur pour les Russes. Staline, en conséquence, avait concentré dans cette région un grand nombre des unités les mieux équipées et les plus entraînées de l'Armée rouge.

Sur le front Sud, comme au Centre, la tactique prévue par les Allemands consistait à ouvrir des brèches dans les lignes russes à l'aide des panzers, puis à effectuer des manœuvres en tenaille afin d'encercler le plus grand nombre

Ou possible de divisions ennemies ; celles-ci seraient maîtrisées ensuite par l'infanterie qui suivait les blindés dans la foulée.

La Russie avait été l'une des premières nations à s'intéresser à l'emploi massif des chars. En 1941, elle pouvait en mettre au moins 10.000 en ligne, et en possédait 10.000 autres en réserve. L'immense potentiel qu'aurait dû lui fournir pareil matériel était cependant médiocre, et cela pour quatre raisons.

En premier lieu, le général Pavlov, le grand expert russe de l'arme blindée, avait tiré une conclusion fausse de l'expérience acquise en Espagne pendant la guerre civile, et avait réussi à convertir Staline et Vorochilov à ses idées. Il estimait que les unités de chars ne pouvaient pas opérer indépendamment de l'infanterie. Ceci étant, et malgré les protestations du maréchal Chapochnikov, le maître de la stratégie moderne russe, et de Zhoukov, l'un des généraux les plus expérimentés de l'Armée rouge, en 1937, les sept corps mécaniques motorisés, comprenant chacun quelque 500 chars, avaient été dissous, et leur matériel avait été distribué, bataillon par bataillon, aux unités d'infanterie, comme chars d'appui. Ultérieurement, les campagnes de 1939 et 1940 en Pologne et en France avaient permis aux autorités soviétiques de tirer d'intéressantes leçons sur l'emploi des tanks, et l'Armée rouge avait décidé de reconstituer ses divisions de chars. Cette réorganisation n'était malheureusement pas achevée lors du déclenchement de Barberousse, et c'était pour cette raison que les chars allemands, moins nombreux cependant que les soviétiques, pouvaient obtenir les succès spectaculaires dont nous parlons.

Le deuxième handicap des blindés russes était l'insuffisance de leur équipement radio. Seuls les chars des commandants de compagnie (et exceptionnellement des chefs de section) possédaient un ensemble émetteur-récepteur. Au combat, les chars étaient donc obligés de manœuvrer en ordre serré, pour demeurer à portée des signaux visuels de leur chef - ce qui réduisait considérablement la souplesse de leur emploi. En troisième lieu, les unités de chars ne possédaient pas le matériel nécessaire pour établir des ponts ; ils étaient donc arrêtés par la moindre voie d'eau, et obligés d'attendre l'arrivée du génie.

Enfin, le commandement soviétique n'arrivait pas à coordonner la manœuvre des chars avec celle des fantassins, parce que l'infanterie était insuffisamment motorisée pour pouvoir suivre les blindés lors des attaques.

Malgré tout cela, les Russes, après plusieurs jours d'un repli en bon ordre, s'arrêtèrent, se retournèrent, et lancèrent de violentes contre-attaques. Ces ripostes furent si efficaces que les Allemands ne purent pas respecter leur programme d'invasion.

Von Rundstedt en acquit la certitude le 2 juillet.

Le feld-maréchal Karl Gerd von Rundstedt avait parcouru une carrière particulièrement brillante dans l'armée, où il était entré en 1892. La première guerre mondiale l'avait vu servir à l'état-major général, puis en France, en Pologne et en Turquie. En 1932, il avait reçu le commandement de la division de Berlin, et était devenu le plus ancien des officiers de la Reichswehr (la force de police) qui constitua l'armée allemande jusqu'à la reconstitution de la Wehrmacht par les Nazis). En 1938, il avait été promu général d'armée, et placé à la tête du IVe groupe d'armées, chargé de l'invasion de la région des Sudètes. Au déclenchement de la seconde guerre mondiale, en 1939, il commandait un groupe d'armées en Pologne, et fut chargé de la prise de Varsovie. L'année suivante, ce fut son groupe d'armées qui perça les lignes françaises dans les Ardennes et sur la Meuse. Ce succès lui valut d'être nommé feld-maréchal.

Soldat avant tout, von Rundstedt était un homme intègre, un homme d'honneur, et non un courtisan comme bien des militaires haut placés. Lorsqu'il désapprouvait Hitler, il le disait, mais si ses observations n'étaient pas retenues, il faisait abstraction de ses opinions personnelles, et exécutait les ordres; le temps viendrait toutefois où son désaccord avec le Führer porterait sur des questions de principe au sujet desquelles un militaire ne transige pas, et il démissionnerait.

Les opérations du front oriental pendant la première guerre mondiale lui avaient fait acquérir une connaissance approfondie du terrain et du climat de la zone où il avait h opérer maintenant. Il avait appris ce que signifiaient les distances, et ce qu'étaient la route russe, et aussi... le soldat russe. Tout cela l'avait conduit à protester vivement lorsqu'il avait su qu'Htler voulait attaquer la Russie, et il était allé jusqu'à demander au dictateur s'il avait une idée des risques de l'opération. Le Führer, qui n'était jamais allé dans l'est, avait balayé l'objection d'un geste, en rappelant que les Allemands de 1914 s'étaient battus contre les Russes à un contre cinq, et avaient remporté la victoire. Von Rundstedt était revenu plus tard à la charge, et avait attiré l'attention sur les rapports dans lesquels Kœstring, l'attaché militaire à Moscou, signalait la puissance et les capacités de combat des armées soviétiques. Hitler avait haussé les épaules.

Assurément, von Rundstedt n'était pas un politicien, et comme beaucoup de soldats brillants, il avait grand mal à suivre les détours de la pensée des hommes d'État, et à saisir leurs besoins. Peut-être ne les comprenait-il pas ; en revanche, il avait une idée très nette des aspects militaires de l'opération Barberousse.

Pour lui - restant strictement sur le plan stratégique - le secteur le plus important du front était celui de von Lech, le secteur Nord, avec Leningrad comme premier objectif majeur. Il n'était d'accord en cela ni avec la plu-part de ses collègues, qui plaçaient le centre de gravité de la campagne dans le secteur Sud, ni avec Hitler qui le mettait dans le secteur Centre, et établissait les plans de campagne en conséquence. Pour étayer sa théorie, von Rundstedt déclarait que la capture de Leningrad couperait les Russes de la Baltique, et permettrait la jonction avec les Finlandais pour la seconde phase de la campagne : une attaque de Moscou, à partir de Leningrad. Il estimait que les opérations devaient être menées sur un axe nord-sud, parce que la nature du pays interdisait toute manœuvre d'ouest en est. En outre, il affirmait que la guerre-éclair, le Blitzkrieg, était impossible en Russie, et que la campagne durerait plusieurs années. Parmi les hautes personnalités militaires allemandes, il était à peu près seul à professer cette opinion.

Telles étaient donc ses vues personnelles; mais lorsqu'il eut compris que les politiciens obéissaient à des impératifs différents, il accepta la charge qu'on lui offrait : le commandement en chef du groupe d'armées Sud.

Compte tenu des idées hitlériennes sur la position du centre de gravité, le groupe d'armées Sud constituait une force très conséquente : 43 divisions, dont 3 motorisées, 35 d'infanterie et 5 de panzers réunies en un ensemble organique. Numériquement plus important que le groupe d'armées Nord, le groupe d'armées de von Rundstedt présentait certaines particularités qui en réduisaient la valeur.

Au nombre des 43 divisions, figuraient le IIIe corps d'armée italien du général Messe, comprenant deux divisions d'infanterie, la division Celere (rapide), un corps d'armée hongrois, une division motorisée slovaque, et un régiment croate.

A l'aile droite, la XIe armée allemande, et l'armée roumaine ne dépendaient pas directement du feld-maréchal ; sous le prétexte que ces unités étaient basées en territoire roumain, que la Roumanie était l'allié le plus précieux à cause de ses pétroles, et que le commandant en chef de l'armée roumaine, le maréchal Antonescu, était aussi le chef de l'État roumain, ces forces étaient " réunies sous le commandement du feld-maréchal von Rundstedt ", Antonescu exerçant un commandement indépendant " sans autres limites que les instructions stratégiques du feld-maréchal von Rundstedt ". Un curieux arrangement, assez peu raisonnable en pratique.

En outre, les Allemands s'entendaient mal avec les Italiens dont on n'avait pas oublié l'échec en Grèce. Les Croates et les Slovaques étaient allergiques les uns aux autres. Enfin, les Hongrois et les Roumains, ennemis déclarés à cette époque, ne pouvaient être réunis en aucun cas.

Le problème de von Rundstedt n'était donc pas de conduire une bataille qu'il ne pensait pas pouvoir gagner, mais de maintenir l'harmonie dans cette tour de Babel. Le fait qu'il ait réussi prouve que, tout comme Eisenhower, il possédait de remarquables qualités d'homme et de diplomate, en sus de ses qualités de militaire.

L'aile gauche du groupe d'armées Sud s'appuyait sur le Bug, près de Klodowa, à la limite sud-est des marais du Pripet ; l'aile droite touchait la tombée nord des Carpathes occidentales, légèrement à l'ouest de Przemysl. La " ligne " allemande était donc oblique, orientée au sud-est en direction de Kiev, le premier objectif. Von Rundstedt n'aimait pas ce dispositif, estimant que ses deux flancs étaient exposés : le gauche parce que les marais du Pripet ne constituaient pas une protection (la cavalerie soviétique, disait-il, s'y infiltrerait, et contre-attaquerait à partir de là) ; le droit parce qu'il ne pouvait guère compter sur des troupes échappant à ses ordres directs.

Sur la droite, la VIIe armée du général von Stülpnagel devait avancer à travers la Galicie, en suivant une direction ouest-est. Mais au sud de cette route Boudienny dis-posait de 27 divisions qui attaqueraient sans aucun doute le flanc allemand, dès que la progression aurait commencé.

Von Rundstedt, très mécontent de cet état de choses, soumit au commandement suprême un plan destiné à con-tenir Boudienny : son idée de manœuvre consistait à lancer contre les divisions russes de fortes troupes de montagnes envoyées préalablement au-delà des Carpathes. Mais ce plan ne fut pas du goût d'Hitler, qui le rejeta.

Le feld-maréchal s'abstint de discuter, et préféra s'en remettre à un autre plan - celui qu'aurait pu imaginer en plein Sahara le commandant d'un fortin assiégé par une nuée d'Arabes. Il fit déclencher et entretenir la plus fiévreuse activité radio, pour donner aux Russes l'impression que des forces allemandes très puissantes faisaient route en direction du front tenu par les 27 divisions. Les Russes se laissèrent-ils duper ? On l'ignore, mais le fait est que ces 27 divisions furent repliées vers l'est, inexplicablement (miraculeusement, aux yeux de von Rundstedt).

Grâce à ce repli prématuré, le groupe d'armées Sud ne rencontra - pendant les premiers jours tout au moins - que la médiocre opposition offerte par les troupes de couverture. Celles-ci combattirent avec un extrême courage, se laissant généralement tuer sur place, mais elles étaient peu nombreuses. Curzio Malaparte, écrivain et correspondant de guerre italien, se trouvait à Galatz, en Roumanie, avec la XIe armée, lors du déclenchement de Barberousse, et il a décrit les premières opérations de ce secteur en d'admirables dépêches réunies par la suite en un volume intitulé : La Volga naît en Europe.

Un grand nombre des unités de couverture provenaient des républiques orientales : Turkestan, Kazakhstan, Mongolie même. " Bien que la guerre en soit à son troisième jour, écrit Malaparte le 25 juin, l'Armée rouge ne s'est pas encore jetée dans la bataille. Ses masses de chars, ses unités mécaniques, ses divisions d'assaut, ses équipes de spécialistes... ne sont pas encore entrées en action. Les troupes qui nous font face ne sont que des unités de couverture. Elles ne sont pas nombreuses, mais elles compensent la faiblesse de leurs effectifs par leur mobilité et leur opiniâtreté. Car les soldats russes sont des guerriers. Leur repli de la Bessarabie est loin de ressembler à une fuite éperdue. C'est une retraite progressive d'arrière-gardes légères constituées de mitrailleurs, d'escadrons de cavalerie, de spécialistes du génie. C'est un repli méthodique, préparé de longue date. Les marques de surprise ou d'abandon hâtif de positions ne se voient que de loin en loin, alors que des traces évidentes de combats se rencontrent partout, sous la forme de villages incendiés, de chevaux morts pourrissant dans les fossés, de véhicules éventrés, avec ici et là, quelques cadavres... Il est peu probable que le gros des armées russes du front d'Ukraine se lance dans la bataille à l'ouest du Dnieper, qui constitue une ligne de défense naturelle. L'ennemi essayera de ralentir l'avance allemande en s'accrochant à la rive gauche du Dniester, mais le véritable accrochage, la bataille réelle aura lieu sur la ligne du Dnieper ".

Malaparte écrit quelques jours plus tard : " Le capitaine Zeller, officier d'état-major attaché à notre unité, nous dit que l'aviation russe est très active ces temps-ci ; elle bombarde les ponts du Prut, elle attaque nos voies de communication. Elle provoque une certaine gêne, mais cause peu de dégâts. Le capitaine nous commente la résistance russe, et il parle comme un soldat - objectivement, sans exagérer, sans émettre d'opinions politiques, sans employer d'arguments qui ne soient d'une nature strictement technique. " Nous prenons peu de prisonniers, dit-il, parce que l'ennemi combat toujours jusqu'au dernier homme. Les Russes ne se rendent jamais. Leur matériel ne peut pas se comparer au nôtre, mais ils savent l'utiliser ".

Cependant, dans ce secteur sud du front Sud, von Rundstedt et ses alliés avaient à surmonter des difficultés que Guderian et Hoth ne connaissaient pas : les Russes avaient détruit tous les ponts, en se retirant, et dès que les Allemands en construisaient de nouveaux, l'aviation rouge les attaquait. Les quelques ponts tombés intacts entre leurs mains n'étaient d'ailleurs pas utilisables immédiatement : leurs tabliers, généralement en bois, ne pouvaient pas supporter le poids des chars et des véhicules lourds avant d'avoir été renforcés. Ce travail entraînait des délais.

En outre, le climat s'était fait l'allié des Russes. Sur l'ensemble de l'Europe orientale, le temps avait été anormal depuis le printemps. Les inondations de mai, résultant de la fonte des neiges, avaient été plus importantes que de coutume ; les terres étaient encore détrempées au milieu de juin ; des pluies intermittentes empêchaient le sol de sécher, et transformaient les routes en cloaques. Quelques jours après le début de leur attaque, les troupes allemandes avaient déjà un sérieux avant-goût de ce qu'est la raspoutitza, la boue de l'automne russe.

Les routes étaient probablement pires dans le sud que partout ailleurs en Russie, et partout ailleurs elles étaient abominablement mauvaises. De plus, il en existait très peu ; et de chemins de fer moins encore. Une superficie de quelque 80.000 kilomètres carrés, de Brest-Litovsk à Gomel, à Colm, à Kiev, de Baranovicze à Rovno, était desservie par trois lignes. Et ceci n'avait rien d'exceptionnel.

Les accidents du terrain, les rivières, les marais, les larges surfaces forestières ralentissaient le rythme de la progression - ce que n'avait pas prévu le calendrier des opérations.

La zone baptisée " marais du Pripet ", mesurait environ 500 kilomètres d'est en ouest, et 250 du nord au sud ; c'était probablement son nom qui l'avait fait croire inaccessible à des troupes modernes. En fait, elle contenait réellement des marais étendus, elle était coupée en tous sens par un réseau de cours d'eau, et elle était en partie constituée de prairies basses à peine habitées par une population misérable - même selon les standards russes. Mais cette région comprenait aussi de vastes espaces fores-tiers, et la première guerre mondiale avait montré que de grandes unités pouvaient fort bien y manœuvrer. Haïder et ses adjoints avaient donc commis une erreur en estimant que ces " marais " étaient impropres aux mouvements de troupes, et fournissaient une bonne couverture à l'aile droite de la Ive armée de von Kluge, et à l'aile gauche de la VIe de von Reichenau. Tout au contraire, comme von Rundstedt l'avait en vain fait remarquer, ces e marais " offraient aux Russes une excellente zone de défense, et le dispositif de Ilalder comportait donc un trou de 250 kilomètres en son milieu.

La VIe armée de von Reichenau avança aisément au début, puis se heurta à une résistance de plus en plus sévère. Elle continua cependant à progresser lentement jusqu'au jour où son arrière-garde parvint à hauteur du milieu des marais. A ce moment-là, les craintes de von Rundstedt se réalisèrent : de forts détachements de cavalerie russe commencèrent à harceler l'armée allemande. Ils jaillissaient des marais, attaquaient, regagnaient leurs abris pour se reposer et se regrouper, puis recommençaient. En même temps, une résistance frontale plus sérieuse freina davantage encore l'avance de von Reichenau, et la VIe armée dut demeurer longtemps dans cette région dangereuse.

Les panzers de von Kleist devaient adopter la tactique employée par Guderian, Hoth et von Manstein dans le Nord et le Centre : foncer en avant, pénétrer profondément à grande vitesse en territoire ennemi, effectuer ensuite de vastes mouvements tournants pour encercler l'ennemi avec les VIe, VIIe et XIe armées. Mais von Kleist rencontra lui aussi des difficultés.

Les ponts étaient détruits, les troupes soviétiques résistaient, et surtout les chars allemands se heurtaient à de nombreux chars russes : les T 34, et ces autres colosses, les KV 1 et KV 2, portant pour baptême les initiales du maréchal Klementi Vorochilov. Les KV étaient des armes formidables ; avec leurs 43 tonnes, ils pesaient 17.000 kilos de plus que les T 34 ; et le T 34 avec son canon de 76,2 surclassait déjà en puissance de feu et en cuirasse le plus moderne des chars allemands, le Pz Kpfw IV. Si les Russes avaient convenablement organisé leurs unités de chars, et choisi une bonne tactique pour leur emploi, leur supériorité numérique sur le front Sud (2.000 chars soviétiques contre 600 panzers) aurait certainement empêché les Allemands de franchir le Dniester.

Quoi qu'il en fût, le général Hube, commandant la 16e division du Ier groupe de panzers de von Kleist, crut pouvoir déclarer : " L'avance se poursuit, lentement mais sûrement. " Ce faisant, il annonçait le contraire de ce qu'avaient voulu Haïder et son état-major, car pour prendre les armées soviétiques au piège en Galicie et dans la partie occidentale de l'Ukraine, il eût fallu progresser à grande vitesse 89.

Le 2 juillet, dixième jour de la campagne, les divisions de panzers n'avaient guère pénétré que de 100 kilomètres en territoire soviétique, et aucune trouée exploitable n'avait été réalisée.

XI

DANS LE CAMP RUSSE

Si, dans le sud, von Rundstedt rencontrait quelques difficultés, dans le nord et au centre, les panzers remportaient un magnifique succès : ceux de von Leeb avaient pénétré de 500 kilomètres en territoire russe; ceux de Guderian et Hoth faisaient mieux encore. Les Russes avaient été pris au dépourvu ; leur retraite le montrait et les feld-maréchaux allemands en recueillaient chaque jour de nouvelles preuves sur le front des trois groupes d'armées. L'affaire de Bialystok illustrait aussi cette constatation.

Mais, quinze jours après l'entrée en campagne, la résistance soviétique commença à s'affermir, et le commandement nazi à s'alarmer. " L'inquiétude, a écrit le général Blumentritt dans sa biographie de von Rundstedt, résultait principalement de la comparaison des forces dans les deux camps. Les Allemands et leurs alliés disposaient d'une puissance relativement faible, auprès de ce qu'ils avaient eu dans l'ouest en 1940. Là, un grand nombre de divisions, suivies de réserves très étoffées, avaient été concentrées sur un front relativement étroit, entre la mer du Nord et la frontière suisse. En 1941, au contraire, le champ de bataille s'étirait sur une distance considérable, de la mer Noire à la Baltique, et l'examen de la carte montrait qu'il s'allongerait encore à mesure que progresseraient les assaillants.

" Le plan d'opérations ne devait pas reproduire celui de 1812. A cette époque, les Russes n'avaient cessé de retraiter ; Napoléon avait cherché à livrer une bataille décisive, mais en vain : ses premiers succès de Smolensk et de Borodino étaient demeurés sans lendemain ; et finalement l'hiver l'avait trouvé au cœur de la Russie, avec une armée décimée ".

Pendant ces deux premières semaines de la campagne, les généraux allemands qui connaissaient leur histoire militaire pouvaient se demander, avec Blumentritt, si les Soviets ne reprenaient pas à leur compte la tactique tsariste ; ceci paraissait particulièrement probable sur le front Sud où devant von Rundstedt une retraite systématique était conduite de main de maître.

L'élargissement du front qui accompagnait l'avance nazie présentait un double danger : les lignes de communications allemandes s'allongeaient, et la densité des troupes assaillantes allait en s'amenuisant. Dès lors, on le conçoit, l'armée nazie n'avait qu'une seule chance de succès : la réussite du plan d'Hitler, qui consistait à encercler les troupes soviétiques par une série de mouvements en tenaille, après avoir fait ouvrir des brèches dans les lignes par les panzers.

De plus, la victoire décisive devait être acquise à l'ouest du Dnieper et de la Dvina, parce que les lignes de communication ne pouvaient pas être raisonnablement allongées au-delà de ces deux fleuves, et parce que, si les opérations duraient trop longtemps, le facteur climat viendrait déjouer les plans des Nazis comme il avait déjoué ceux de Napoléon.

Plus d'un officier allemand priait donc pour voir l'Armée rouge interrompre au plus tôt sa retraite, et livrer bataille. Et les stratèges russes auraient certainement commis cette erreur, s'ils n'en avaient été détournés à leur corps défendant par leur faiblesse même. Leurs troupes poursuivirent leur salutaire retraite parce qu'elles ne pouvaient pas faire front.

Quelle était donc la situation dans le camp russe, le jour où Hitler déclencha l'opération Barberousse ?

Au risque d'être accusé de schématiser à l'excès, nous dirons que la Russie était aussi peu préparée que possible à subir une guerre. La faute en incombait à Staline qui avait semé le désordre dans l'armée, par sa purge féroce de 1937, et n'avait pas été capable d'adopter ensuite une politique militaire définie. Cette épuration avait privé les forces armées de leurs meilleurs chefs, et les années suivantes - que l'on aurait pu croire consacrées au remplacement des pertes - avaient été gaspillées. La mobilisation et l'entraînement du simple soldat, par exemple, n'avaient pas été organisés.

Pareille peinture est assurément trop simpliste ; la situation était en fait plus nuancée, comme le montreront les quelques considérations suivantes :

Au cours de l'automne et de l'hiver 1939-40, la guerre russo-finlandaise avait fait apparaître un certain nombre de vices dans l'organisation de l'Armée rouge, et les autorités soviétiques en avaient été alarmées. L'ordre n° 120, du 16 mai 1940, promulgué par le Commissariat du peuple à la Défense, les expose mieux que tout autre document. En voici l'essentiel.

1. L'entraînement des officiers, surtout dans les grades les moins élevés, laisse sérieusement à désirer.

2. Les officiers ne savent pas utiliser leurs troupes convenablement, et ignorent le potentiel des autres armes.

3. A quelque niveau que ce soit, de la compagnie à la brigade, aucune coordination n'existe entre l'infanterie et l'artillerie (autre conséquence de l'ignorance des officiers).

4. L'infanterie manque d'entraînement à la guerre offensive de mouvement, et ne sait pas utiliser l'appui de l'artillerie.

5. Aucune troupe n'est assez entraînée pour pouvoir opérer dans des conditions difficiles : par exemple, prendre d'assaut une position fortifiée, attaquer à travers bois, ou manœuvrer en plein hiver.

6. Personne ne sait exploiter l'appui-feu fourni par les mitrailleuses lourdes, les mortiers, et l'artillerie à l'échelon du bataillon ou du régiment, dans les opérations offensives.

7. La coopération entre l'infanterie d'une part, les chars ou l'artillerie d'autre part, est inexistante.

8. Les états-majors des unités travaillent très médiocrement ; la dissémination des renseignements, par exemple, pendant le combat, bat les records de lenteur.

Cet acte d'accusation était signé par le responsable du Commissariat à la Défense, le maréchal Timochenko, qui venait de remplacer à ce poste le maréchal Vorochilov nommé vice-président du Comité de Défense. De tout l'aréopage militaire soviétique, Timochenko était peut-être le seul homme à juger sainement la situation, et à posséder le courage nécessaire pour exposer franchement ses vues à Staline. Celui-ci, d'ailleurs, avait compris la signification des multiples déconvenues endurées par l'Armée rouge pendant la campagne de Finlande, et il laissa Timochenko mettre sur pied un sérieux programme d'entraînement militaire, assorti de réformes urgentes. La plupart d'entre elles se rapportaient au chapitre disciplinaire : le salut redevint obligatoire, les conseils de guerre pour officiers furent rétablis, la fraternisation entre les officiers et les hommes fut interdite, et une obéissance absolue exigée ; les ordres devaient être exécutés " avec exactitude, sans hésitation ni murmure ".

Le temps nécessaire pour que ce renouveau de la discipline produisit son effet, et que l'entraînement transformât l'Armée rouge en un puissant outil de combat, ne pouvait pas se compter en mois, mais en années. Les Russes n'avaient donc pas une minute à perdre, d'autant que la situation politique laissait prévoir une attaque allemande à bref délai. Six semaines en effet, après la signature de cet ordre 120, le Blitzkrieg, la guerre-éclair, obtint sur le front Ouest le succès que l'on connaît ; et Molotov eut beau féliciter les Nazis, les membres du gouvernement soviétique - Staline en tète - furent effrayés par les victoires allemandes dans les Pays-Bas, en Belgique et en France.

L'entraînement, aux plus faibles échelons et dans les états-majors opérationnels, progressa de façon satisfaisante aux yeux des Russes ; les Nazis le remarquèrent ; cependant, l'attaché militaire allemand à Moscou estima en septembre 1940 que l'Armée rouge avait besoin de quatre années encore pour retrouver son potentiel de 1936 (le haut commandement soviétique n'aurait probablement pas démenti cette affirmation) et, naturellement, Hitler n'entendait pas accorder pareil délai à son ennemi.

La tactique employée par les Allemands sur le front ouest avait montré l'erreur que Staline et ses conseillers militaires avaient commise en dissolvant les unités blindées. L'expérience montrait que les chars pouvaient opérer en autonomie, avec un succès écrasant. On en pouvait conclure que des unités indépendantes de chars seraient indispensables à qui voudrait s'opposer à la guerre de mouvement où Guderian et ses collègues excellaient si bien. L'arme blindée devait donc être complètement refondue et réorganisée. Cela aussi demandait du temps.

Enfin, nous allons voir que la politique du matériel souffrait de sérieux défauts : il fallait y mettre bon ordre par la même occasion.

Tout en se réorganisant et en reprenant son entraînement selon un programme à long terme, l'Armée soviétique devait s'apprêter à repousser une attaque éventuelle dans l'immédiat. Ceci nécessitait un rajustement de son déploiement, car les événements politiques des dernières années avaient modifié le tracé des frontières de l'URSS.

Au printemps 1940, celles-ci couraient de la mer de Barentz à la mer Noire, en suivant, entre autres, les frontières terrestres de la Finlande, de la Hongrie, de la Roumanie, la ligne de démarcation germano-russe en Pologne, et les côtes des trois États baltes. La ligne germano-russe de Pologne datait de septembre 1939. Les États baltes étaient une acquisition plus fraîche encore ; d'octobre 1939 à août 1940, les Soviets avaient loué des bases aériennes et navales en Estonie et en Lettonie, puis les trois républiques baltes avaient adhéré à l'URSS. Ports et pistes d'aviation étaient à reconstruire, que ce fût à Rakhvere, dans les îles occidentales d'Estonie, Paldiski, Ventspils ou Libau. Les travaux furent commencés sans enthousiasme au printemps 1940, puis suspendus, repris en août, et délaissés encore jusqu'au printemps suivant. Les deux zones fortifiées que s'était octroyées la Russie lors de l'armistice finno-soviétique (Viipuri dans l'isthme de Karélie, et Hankö à l'ouest d'Helsinki), n'avaient pas été beaucoup mieux aménagées ; elles ne pouvaient pas recevoir de troupes, ni, faute de puissance électrique, abriter des stations radio. Les fortifications n'avaient pas même été camouflée.

Cette frontière sans fin - plus de 3.000 kilomètres - fut articulée en cinq régions militaires : la région de Leningrad, la région spéciale balte (QG à Riga), la région spéciale occidentale (QG à Minsk), la région spéciale de Kiev (QG à Kiev) et enfin la région d'Odessa. En cas de guerre, ces cinq régions constitueraient trois fronts : le front Nord-Ouest (Leningrad), le front Ouest (les trois régions spéciales) et le front Sud-Ouest (Odessa).

En février 1941, le général Joukov, commandant de la région de Kiev et ami de Timochenko, fut nommé chef d'état-major général. Le général Kirponos fut muté du commandement de la région de Leningrad à celui de Kiev, le général de division Popov remplaça Joukov à Leningrad, et le général d'armée Tioulénev prit la tête de la région d'Odessa, tandis que les régions spéciales occidentale et balte étaient confiées au général d'armée Pavlov, et au général F. I. Kouznetsov, respectivement.

En mars, d'importants mouvements de troupes furent exécutés ; de l'infanterie et des chars passèrent en Lituanie, et de la région militaire de Moscou à Minsk et Smolensk. Le front Ouest disposa dès lors de quatre armées déployées sur une profondeur d'environ 250 kilomètres.

Tel était l'ordre de bataille sur le papier ; en fait, les divisions de fusiliers possédaient des effectifs squelettiques, et n'étaient pas déployées convenablement.

L'appui aérien devait être fourni par les groupes aériens attachés aux armées ; mais les terrains d'opérations de ces groupes n'étaient pas assez nombreux, manquaient de stations radio, et de défenses.

De plus, la première ligne d'arrêt sérieuse se trouvait à une quarantaine de kilomètres derrière les troupes de couverture (cordon de NKVD, corps de sécurité, dépendant du Commissariat du peuple à l'Intérieur), et la seconde ligne, 100 kilomètres encore plus loin.

Ce dispositif subit quelques rajeunissements lorsqu'Hitler se lança dans la campagne balkanique, mais les Allemands, à l'exception peut-être d'Haïder B5, continuèrent à considérer le déploiement russe comme défensif ; si les Soviets avaient à se battre, ils le feraient sur leur frontière.

Nous avons signalé déjà que des informateurs dignes de foi avaient averti Staline des intentions hitlériennes d'attaquer la Russie en juin 1941; et nous avons marqué notre étonnement devant le manque de réactions du dictateur soviétique. Peut-être cette indifférence apparente était-elle due à l'impréparation de l'Armée rouge. Le programme d'entraînement de Timochenko n'avait pas encore produit grand effet ; la réorganisation des blindés était loin d'être achevée. Cette hypothèse est confirmée par la réponse adressée en août 1942 par Staline à Churchill qui lui demandait pourquoi il avait négligé son avis d'avril 1941. " Je n'avais pas besoin d'avertissement, déclara le Russe. Je savais que la guerre viendrait; mais je pensais pouvoir gagner encore une demi-douzaine de mois u 95. Telle est peut-être la raison pour laquelle Staline, jusqu'à la dernière minute, a tenu à faire livrer les matériels commandés par les Allemands dans le cadre du pacte germano-russe. Rien cependant ne permet de comprendre pourquoi le dictateur rouge s'est abstenu d'accroître la mobilisation industrielle de son pays, d'intensifier la production des armes, et d'accélérer l'acheminement de celles-ci vers les troupes.

L'organisation des fabrications d'armement est intéressante à étudier. Trente établissements, fort dispersés, produisaient chaque mois 50.000 fusils et 6.000 mitrailleuses. Quatorze usines fabriquaient 6 millions de projectiles de petits calibres; 50 autres (dont 17 à Leningrad) fournissaient des munitions pour l'artillerie ; Mariupol, Dniepropetrovsk et Kolumna tournaient des volées de canons, tandis que 42 ateliers répartis à Leningrad, à Stalingrad, à Kharkov et en plusieurs villes du centre de la Russie fabriquaient des chars. L'industrie aéronautique disposait essentiellement de quatre grandes usines de moteurs à Moscou, Rybinsk, Zaporohzé et Molotov (Oural), trois ateliers de fuselages à Moscou, et 40 autres manufactures. Le gros de cette industrie était implanté & l'ouest de Moscou, en Ukraine en particulier.

Les fabrications d'armement soviétiques connaissaient en fait une situation fort difficile. La production des canons de DCA et des munitions antichars, par exemple, était limitée par le manque de machines-outils.

Il existait bien un plan de mobilisation industrielle, mais qui devait entrer en vigueur en 1942 seulement, et aucun effort sérieux n'était fait pour l'adapter aux besoins du moment. Ceci ajoute au mystère de la conduite de Staline : le dictateur sous-estimait par trop le danger; à moins qu'une négligence criminelle lui ait fait négliger la protection de son peuple et de son pays.

C'est bien de cela que Khrouchtchev et les antistaliniens l'accusent maintenant : négligence, sans parler d'aveuglement et de maladresse. A première vue, Staline est difficile à défendre, mais peut-être son attitude est-elle explicable. Peut-être " le renard de Géorgie ", le " dictateur roublard ", "l'astucieux homme État ", comme on l'a appelé de son vivant, était-il moins rusé, moins roublard, moins astucieux qu'on ne l'a dit. Peut-être était-il tombé dans le piège toujours ouvert devant ceux qui règnent par la terreur, et savent n'avoir laissé aucun rival en vie, le piège de l'excès de confiance en soi - qui mène à la vanité. Peut-être aussi craignait-il Hitler, ce qui expliquerait ses sourires et ses courbettes de 1941. Nous allons voir, en effet, la nervosité de Staline augmenter à mesure que les Allemands s'enfonceront dans le territoire russe, malgré les efforts de l'Armée rouge ; et cette nervosité aura des relents de panique.

Mais à quoi bon analyser davantage les raisons des difficultés de l'URSS ? Staline, à cette époque, manqua des qualités nécessaires à la conduite des peuples ; les ennuis des Russes vinrent de là, et ils furent considérables.

Les troupes dépêchées en première ligne n'avaient pas reçu la moindre instruction sur leur matériel ; les zones fortifiées étaient souvent sans défense, faute de canons modernes pour remplacer les pièces anciennes hors d'usage, et démontées. Tout se trouvait en cours de réorganisation sur la frontière ouest. Les écoles de cadres n'avaient encore produit aucun officier capable de prendre des initiatives, et désireux de le faire. Nulle unité ne possédait son personnel et son matériel au complet, et ceci jusqu'au niveau de la division. Notons encore l'absence d'une stratégie bien définie, et nous commencerons à avoir une idée exacte de ce qu'était la situation militaire de l'URSS en juin 1941.

D'autre part, les méthodes en usage dans l'armée stalinienne ne portaient pas le personnel à faire preuve d'initiative, ou agir de sa propre autorité. Aucune mesure défensive - fût-ce la mise en place d'un poste-frontière - ne pouvait être adoptée sans l'autorisation d'un supérieur, qui référait lui-même à un autre, et ainsi de suite d'échelon en échelon jusqu'au dictateur roi. Il y avait pis encore ; le souvenir de la purge ; même si l'obligation de demander des ordres avant d'agir n'avait pas fait partie du système, les massacres de 1936, très vifs dans les mémoires, auraient empêché un officier de prendre une décision de lui-même, à moins qu'il ne fût candidat au suicide. Cette crainte des moindres initiatives explique pourquoi les chars allemands trouvèrent souvent les ponts intacts devant eux.

Le 22 juin 1941, les frontières russes entre la mer Noire et la mer de Barentz étaient gardées par treize armées. Le haut commandement soviétique avait supposé une fois pour toutes que si les Nazis attaquaient Leningrad, ce serait à partir de la Finlande ; en conséquence, il avait entassé une armée, la XXIIIe, dans l'isthme étroit de Karélie, la région fortifiée de Viborg, et réparti une autre, la VIIe, au nord du lac Ladoga. La région militaire de Leningrad contenait 19 divisions de fusiliers et 3 brigades mécanisées. Un corps d'armée mécanisé campait dans les faubourgs mêmes de la ville.

Les frontières de la région militaire spéciale balte étaient couvertes par deux armées, la Ville et la Xle, 28 divisions au total, et plus de 1.000 chars ; au sud de Pskov, sur la Dvina occidentale, était disséminée la XXVIIe armée, trop squelettique pour être considérée comme une force de couverture.

La frontière de la région militaire spéciale occidentale, c'est-à-dire essentiellement la ligne de démarcation germano-russe en Pologne, était gardée par trois armées, les IIIe, Xe et IVe, pourvues chacune d'un corps d'armée mécanisé. En outre, des forces importantes étaient massées dans les secteurs de Bialystok et de Minsk.

Dans la région spéciale de Kiev, le général Kirponos avait déployé quatre armées entre Vlodak et Lipkany : les Ve, VIe, XXVIe et XIIe. Des divisions du XXVIe corps mécanisé étaient attachées à la Ve armée, et des divisions du VIe corps mécanisé avaient été placées à l'aile gauche de la VIe armée. Le VIIIe corps était affecté en principe à la XXVIe armée, mais avait été gardé en fait à 400 kilomètres des frontières, tandis que le XVe corps, placé sous les ordres directs du commandant du front, attendait entre 50 et 150 kilomètres des lignes.

Dans la région d'Odessa, le général Tioulénev disposait des IXe et XVIIIe armées pour couvrir la ligne Kamenets - Podolskii, à l'embouchure du Danube. Le IXe corps autonome de fusiliers gardait la Crimée ".

Cette énumération montre que les deux grandes zones de rassemblement étaient situées en Ukraine et à l'ouest de Minsk. A la mi-juin, 10 ou 15 importantes formations blindées avaient été constituées; d'autres devaient l'être prochainement, mais ni l'organisation, ni le déploiement n'étaient achevés. Les réserves opérationnelles manquaient partout de puissance, comme les faits allaient bientôt le montrer, et les réserves stratégiques n'existaient pas, même sur le papier.

Malgré toutes les précautions prises par les Allemands pour cacher leurs préparatifs, le rassemblement des colonnes d'assaut nazies n'était pas passé inaperçu; toutefois, la qualité particulière des troupes soviétiques de couverture empêcha le haut commandement d'en être prévenu. Nous avons déjà noté en effet que la frontière était gardée par des unités de la NKVD *, les hommes de l'infâme Béria.

Tous les renseignements relatifs aux mouvements des troupes allemandes étaient donc recueillis par la NKVD, qui les transmettait à Béria, lequel - nous le savons maintenant - n'en faisait part à personne, et se contentait de donner à ses troupes des ordres anodins, tels que Intensifier la surveillance.

Toutefois, Béria était l'ami intime de Staline, et on a peine à croire qu'il n'ait jamais communiqué ses informations au dictateur. D'autre part, les renseignements parvenaient en tel nombre, que le haut commandement aurait bien dû en recevoir quelques-uns par le 2e bureau de l'armée.

En dépit de tout cela, personne ne se soucia de mettre les troupes en garde. Ce fut seulement à minuit le 21 juin, que Timochenko adressa un message d'alerte aux commandants des régions militaires, et ordonna à l'armée de se préparer à repousser une attaque nazie à l'aube du 22.

L'heure H des Nazis étant 3 heures du matin, l'Armée rouge disposait de trois heures d'horloge pour passer sur pied de guerre.

Les bombardiers allemands avaient décollé et franchi la frontière avant l'heure H, de sorte qu'ils attaquèrent leurs objectifs sur les arrières russes, au moment même où l'artillerie nazie ouvrait le feu à la frontière. La Luftwaffe surprit les avions soviétiques au sol, et en détruisit la majeure partie ; elle bombarda les nœuds de communication, et de nombreuses installations civiles ou militaires.

Pendant ce temps, la radio russe garda le silence. Le haut commandement lui-même demeura inactif jusqu'à 7 h 15, heure à laquelle il diffusa son premier ordre - un bien étrange document. Le terme " guerre " en était proscrit ; on y trouvait à la place l'expression " agression sans précédent ". Deux de ses articles méritent particulièrement d'être cités :

1. L'Armée rouge attaquera les forces ennemies avec tous ses moyens, et les liquidera partout où elles ont violé les frontières soviétiques. Sauf autorisation spéciale, nos troupes terrestres ne franchiront pas la frontière.

2. Nos avions de reconnaissance et de combat localiseront les concentrations d'avions de l'ennemi, et identifieront le déploiement de ses troupes terrestres. Notre aviation détruira ensuite les avions ennemis sur leurs terrains, et attaquera les principaux rassemblements de troupes terrestres, par des bombardements massifs et des mitraillages.

" Sauf autorisation spéciale, nos troupes terrestres ne franchiront pas la frontière. " On croit rêver !

Staline pensait-il vraiment - comme Khrouchtchev nous l'affirme aujourd'hui - que cette attaque était lancée par des troupes allemandes mutinées ?

La seule mesure prise en temps utile, et conformément aux plans, fut le remplacement des régions militaires par trois " fronts " (équivalent des groupes d'armées de l'Allemagne), ou théâtres.

La guerre avait éclaté entre l'URSS et le Reich à 3 h 15 du matin, mais ce fut à midi seulement que le peuple soviétique en fut informé par sa radio.

Sur les théâtres Ouest et Nord-Ouest, la catastrophe s'abattit sur les Russes avec une rapidité dévastatrice. Les troupes soviétiques privées de toute couverture aérienne par la destruction de leur aviation à l'aube, se trouvèrent exposées aux mitraillages sans merci de la Luftwaffe, et furent incapables de se rassembler pour arrêter l'assaillant. Le commandement comprit, mais un peu tard, l'erreur commise en maintenant le gros de ses forces aussi loin de la frontière ; les unités rouges étaient décimées sur les routes par les avions de Gœring, avant de parvenir au contact de l'assaillant.

A l'aile droite du théâtre Ouest, la Ille armée du général von Kouznetsov (à ne pas confondre avec son homonyme commandant le théâtre Nord-Ouest), se trouva dès les premières heures en situation désespérée. Sous la poussée de 3 divisions du VIIIe corps allemand, le 56e régiment et les 85e et 27e divisions de fusiliers russes furent bousculés. A l'aile gauche, la IVe armée du général Korobkov connut le même sort. Le repli de ces deux armées plaça la Xe, celle du centre, en position critique dès la fin du premier jour de combat. Puis le XIIIe corps mécanisé russe dut se replier à son tour, manquant de chars, de munitions et de combustible, et le flanc gauche de la Xe armée fut à découvert. Sans perdre un instant, les Allemands exploitèrent cette situation, foncèrent dans l'infanterie russe, et rompirent le contact entre la Xe et la IVe armées. Privé de toute communication avec ses forces des régions de Baranovicze et de Brest-Litovsk, le général Pavlov, commandant le théâtre, semblait en danger de perdre le contrôle de la situation - si ce n'était déjà fait.

Les jours suivants apportèrent de nouvelles catastrophes. Le 24 juin, cependant, les VIe et XIe corps mécanisés (ce dernier était le seul du théâtre à avoir conservé ses positions originales) réussirent à monter une contre-attaque. Les Allemands ripostèrent en engageant contre eux des unités antichars et de l'aviation. Les pertes russes furent si lourdes, que les blindés soviétiques - à court d'ailleurs d'essence et d'obus - durent rompre l'engagement le 25 juin.

Le théâtre Ouest tout entier s'effondrait. Le commandement perdait à chaque instant le contact avec les troupes de première ligne, et le réseau de communications était tellement désorganisé que Pavlov ignorait ce qui se passait sur ses flancs et ses arrières. Enfin, le ravitaillement - en combustible et munitions surtout - était devenu chaotique.

Le général parut alors perdre la tête : dans l'espoir de redresser la situation, il commit une lourde faute de tactique : il replia en direction de Lida les troupes stationnées au nord-ouest de Minsk ; autrement dit, il ouvrit la route de Minsk devant les chars allemands qui venaient de prendre Vilna.

Entre-temps, le XXXIVe groupe de panzers du général Hoth avait créé une brèche large de 120 kilomètres entre les théâtres Nord-Ouest et Ouest. Sur le premier de ceux-ci, le IVe groupe de panzers du général Hoepner avait attaqué à la charnière entre les VIIIe et XIe armées soviétiques.

Les Russes contre-attaquèrent pour rétablir la situation, mais ce fut en vain ; ils durent se retirer vers le nord-ouest, découvrant ainsi Dvinsk. Les Allemands forcèrent aussitôt le passage de la Dvina, ce qui déjoua toute tentative de résistance sur la rive droite de ce fleuve, et obligea les Soviétiques à poursuivre leur repli. Plus au nord, les troupes russes durent également reculer pour couvrir la ligne Riga - Narva - Leningrad et le commandement de l'Armée rouge comprit l'erreur qu'il avait commise en supposant que, si Leningrad était attaquée, ce serait nécessairement à partir de la Finlande ; la manœuvre allemande, l'attaque venue du sud-ouest, mettait la capitale du nord dans la position la plus critique ; l'élan des assaillants ne pouvait être brisé qu'à l'aide de réserves... dont le théâtre était dépourvu.

Sur le théâtre Sud-Ouest, les Ve et VIe armées soviétiques étaient violemment engagées depuis l'heure H. Pour enrayer l'avance allemande, le général Kirponos ordonna de contre-attaquer. Dès lors, ses troupes combattirent avec une opiniâtreté qui ne fut égalée nulle part entre la mer Noire et la mer de Barentz ; elles ne cédèrent le terrain que pouce par pouce, malgré les coups meurtriers que leur portait la Luftwaffe. Dans son journal, Haïder nota à la date du 26 juin que le commandement russe du théâtre Sud-Ouest avait réussi, à force d'énergie, à freiner l'avance allemande. Deux jours plus tard, il écrivit que le VIIIe corps mécanisé russe avançait derrière les 16e et 11e divisions allemandes, en leur infligeant de lourdes pertes.

Mais Kirponos éprouvait lui aussi de grosses difficultés ; il était à court de combustible, de munitions et de pièces de rechange pour ses chars, et n'arrivait pas à organiser son commandement de telle sorte qu'il pût coordonner ses contre-attaques. D'autre part, une catastrophe réduisit son potentiel : le Commissaire de corps d'armée Vachouguine, chargé de mener une contre-attaque avec une division et demie du IVe corps, conduisit ses chars dans un marais où ils s'enlisèrent et durent être abandonnés ! Vachouguine se suicida.

Finalement, malgré tous ses efforts, Kirponos trouva les Allemands trop coriaces pour lui, et le 30 juin au soir, il ordonna à ses troupes de se replier sur les positions fortifiées de la frontière russo-polonaises de 1939. Pour renforcer la charnière entre les Ve et VIe armées, il demanda des unités de fusiliers à prélever sur le théâtre Sud. Puis, la pression allemande le contraignit à de nouveaux replis consentis seulement après les combats les plus féroces et les plus opiniâtres. Les panzers de von Kleist furent tenus plusieurs jours en échec, au début de juillet, et leur flanc gauche fut même attaqué par 3 divisions que Kirponos réussit à sortir des marais du Pripet. Les Allemands hésitèrent, stupéfaits, mais leur supériorité finit par l'emporter, et Kirponos dut se retirer pour essayer d'organiser une ligne de défense à l'ouest de Kiev.

XII

L'ORGANISATION DU COMMANDEMENT SOVIÉTIQUE

Nous avons déjà noté que les Allemands attribuaient en grande partie les revers russes à l'absence d'un " commandement unifié " - entendant par cette expression, selon toute probabilité, un homme qui eût assumé la responsabilité finale de la stratégie générale, des décisions à prendre, et des ordres à donner.

Dans les grandes unités de l'Armée rouge (au-dessus du niveau de la division), un Comité militaire détenait, traditionnellement, l'autorité. Ce comité était généralement constitué de trois hommes : le général commandant l'unité, son chef d'état-major, et le "membre du comité militaire ", selon l'expression russe. Ce " membre " était toujours un personnage, particulièrement bien en cour, du Parti communiste ; il occupait, par rapport au général commandant l'unité, une position analogue à celle du Commissaire politique vis-à-vis du chef d'un élément de moindre échelon de l'Armée rouge. Ainsi, le comité militaire du théâtre Nord-Ouest comprenait-il le général Popov, commandant le théâtre, le général Nikichev, son chef d'état-major, et le Commissaire de corps Klementev, " membre du comité militaire ".

Cette pluralité de la direction se remarquait dans presque tous les secteurs de l'administration soviétique (le mot soviet signifie lui-même comité). Staline se comportait en dictateur depuis le jour de son accession au pouvoir en 1922, mais il n'avait jamais occupé un poste à proprement parler politique ; il agissait en qualité de secrétaire général du Comité central du Parti communiste. La charge de premier ministre était nominalement attribuée au président du Soviet des Commissaires du peuple (le Sovnarkom).

Mais le 6 mai 1941, obéissant apparemment à la tendance générale (illustrée par les réformes de Timochenko qui cherchaient à réduire les dangers dus à la dualité de commandement dans les forces armées), Staline prit la présidence du Sovnarkom - l'équivalent du gouvernement. En s'attribuant ce titre, il ne faisait que régulariser sa situation de chef politique et de leader du parti.

La guerre entraîna des remaniements de l'organisation. Le 23 juin fut mis en place le Stavka, équivalent du Grand Quartier Général, qui comprenait l'état-major général, et un comité militaire. Une semaine plus tard exactement, un nouvel organisme fut créé pour remplacer le Sovnarkom : ce fut le Comité de Défense de l'État, ou Gosudarstvennyi Komitet Oborony, abrégé en GOKO. Le Goko, instance suprême chargée de déterminer la politique du pays, avait autorité absolue sur tous les autres organismes gouvernementaux, administratifs et militaires. Ses membres furent Staline, Molotov, Vorochilov, Malenkov et Béria.

Le Stavka était le fils spirituel du maréchal Chapochnikov, le chef d'état-major général, qui, dès 1927, avait demandé l'instauration en temps de guerre d'un commandement unique politico-militaire : état-major et gouvernement. Chapochnikov avait exposé ses arguments dans un épais ouvrage en trois volumes, intitulé : le Cerveau de l'armée. Le Stavka, directement subordonné au Goko, était constitué du chef de l'état-major général, d'une douzaine d'officiers de rang élevé, et des directeurs des armes et services.

En 1941, Chapochnikov portait le titre de chef d'état-major général (qu'il garderait jusqu'à sa retraite en 1942), mais sa très mauvaise santé laissait en fait toute responsabilité au général Joukov, chef d'état-major de l'Armée rouge. L'état-major général était directement subordonné au Stavka dont il constituait le bureau des plans et la source de renseignements.

L'opinion allemande relative au manque d'unité dans le commandement russe peut apparaître mal fondée, puisque nous avons vu Timochenko, Commissaire à la Défense (c'est à-dire à peu près ministre de la Défense nationale) réformer les forces armées au printemps 1941, et alerter les trois théâtres dans la nuit du 21 juin, et puisque le Stavka fut établi le 23 juin.

Cependant, au début des hostilités, le Stavka ne parut pas diriger grand-chose. En voici quelques raisons. Il n'existait aucun plan de repli stratégique. Le déploiement des forces soviétiques répondait aussi mal que possible aux directions d'attaque choisies par les Allemands. Un redéploiement était impossible, faute de temps. Il n'existait presque aucune des réserves stratégiques avec lesquelles un organisme comme le Stavka aurait pu intervenir. Le chaos régnait dans tous les services des forces armées : opérations, transmissions, ravitaillement, et sur tous les secteurs actifs du front. Cette pagaille eut pour les commandants des troupes en opérations l'effet d'un cas de force majeure : un commandement centralisé ou unifié n'ayant aucun moyen de s'exercer, le contrôle opérationnel fut effectué aux échelons locaux.

Le Stavka chercha à remédier aussi rapidement que possible à cette situation, bien que les circonstances rendissent impossible l'emploi immédiat d'aucune médecine. Cependant, toutes les décisions qui se pouvaient prendre furent prises, avec célérité et clairvoyance - la plus importante (l'entre elles étant, à coup sûr, celle du 25 juin : l'établissement d'une ligne défensive de Vitebsk sur la Dvina, à Kremenchoug sur le Dnieper, et l'affectation du groupe d'armées de réserve du haut commandement à la défense de ces ouvrages, sous les ordres du maréchal Boudienny.

Nous reparlerons du résultat acquis par ces décisions ; dans l'immédiat on s'aperçut que l'organisation du Stavka laissait à désirer, et on la remania le 10 juillet. Le Stavka du haut commandement devint Stavka du commandement suprême, et eut pour membres : Staline, Molotov, Vorochilov, Timochenko, Boudienny, Chapochnikov et Joukov.

Le premier travail du nouveau Stavka consista à créer trois grands commandements, ce qui rendit l'articulation du front soviétique semblable à celle du front allemand :

1. Théâtre Nord-Ouest, commandé par Vorochilov, avec Jdanov (chef du Parti à Leningrad) comme membre du comité militaire.

2. Théâtre Ouest, commandé par Timochenko, avec Boulganine comme membre du comité militaire.

3. Théâtre Sud-Ouest, commandé par Boudienny, avec Khrouchtchev comme membre du comité militaire.

Jdanov, Boulganine et Khrouchtchev furent promus généraux de division.

Huit jours après, Staline assuma lui-même les fonctions de Commissaire à la Défense, et le 7 août, il prit officiellement le titre de commandant en chef.

La dualité avait été réintroduite dans le commandement. Les chefs du Parti estimaient qu'officiers et soldats devaient être surveillés attentivement, car si l'Armée rouge s'était généralement battue " jusqu'au dernier homme, utilisant des ruses malhonnêtes, et ne cessant de tirer qu'en mourant ", selon l'expression d'Haïder, on avait aussi constaté des redditions volontaires dont le nombre avait tendance à croître avec la chute du moral entraînée par la désorganisation. Les nouveaux commissaires furent invités à signaler au commandement suprême et au gouvernement " les commandants et les fonctionnaires politiques indignes de leur grade ", et à mener " un combat incessant contre les couards, les semeurs de panique et les déserteurs ".

Dès lors, et jusqu'au jour où l'Armée rouge passant à l'offensive, un remaniement de l'organisation s'imposerait, le Stavka agit comme un haut commandement centralisé. Par l'intermédiaire de l'état-major général, des bureaux, des directeurs d'arme et de leurs états-majors, et de l'administration centrale du Commissariat à la Défense, il fit peser son poids sur les commandants de théâtre. Ce fut également lui qui exerça le contrôle des réserves stratégiques, bien que parfois (dans la bataille de Moscou par exemple), Staline pût apparemment le dessaisir de ce privilège.

La création du Stavka entraîna entre autres conséquences importantes le remplacement des multiples fronts opérationnels, par un front stratégique unique. Désormais, les problèmes de l'Armée rouge pouvaient être vus dans leur ensemble, et traités dans leur ensemble. Si telle avait été la situation aux premiers jours du conflit, les Allemands auraient peut-être pénétré moins aisément sur le territoire de leur ennemi.

XIII

LA BATAILLE POUR LÉNINGRAD

" Il est à peine excessif de le dire, la campagne de Russie aura été gagnée en quatorze jours ", écrivit Haider dans son journal, le 3 juillet.

On peut se demander comment ce général, homme prudent et soldat intelligent, put aboutir à pareille conclusion. Mais il serait juste de préciser qu'il venait de lire les rapports du front ; les Russes avaient perdu 300.000 hommes, 2.500 chars, 1.400 canons, 250 avions ; les armées allemandes avaient pénétré profondément en Russie sur les fronts du nord et du centre ; l'Armée rouge était désorganisée à tel point que sa déliquescence ne faisait plus aucun doute. " Quelques semaines encore, ajouta Haïder, et tout sera terminé. "

Depuis le 26 juillet, le groupe d'armées Nord s'était arrêté pour se regrouper après les quatre jours du raid spectaculaire de von Manstein jusqu'à Dvinsk, et les deux jours d'opérations de " nettoyage " qui avaient permis la capture de Riga, Yelgava et Libau. Von Manstein avait vivement protesté contre cette halte ; elle brisait l'élan qui avait si aisément emporté le LVIe corps de panzers à travers les défenses russes ; il faudrait longtemps pour re-trouver cette force vive lorsque reprendrait l'avance, et la vitesse initiale ne serait peut-être jamais plus atteinte. Ainsi pensait von Manstein. Mais on murmurait à Berlin qu'Hitler hésitait à poursuivre l'attaque en direction de Leningrad, conformément aux plans, et se demandait s'il ne ferait pas mieux de concentrer les efforts sur la capture de Moscou - ce qui conduirait à orienter le IVe groupe de panzers vers le sud pour prêter main-forte au groupe d'armées Centre.

Le 2 juillet cependant, les nouveaux ordres arrivèrent : le plan n'était pas modifié, l'objectif demeurait Leningrad. Heureux de reprendre sa progression, von Manstein conduisit le LVIe corps vers le nord-ouest, en direction de ce qu'Hitler appelait " le berceau du communisme ". Il avança sur la ligne Dvinsk - Ostrov - Pskov, avec le XLIe corps à sa gauche. Mais comme il l'avait prévu, la halte sur la Dvina avait permis aux Russes de reprendre leur respiration, et l'opposition crût à mesure qu'avancèrent les panzers. Les combats cependant se terminèrent encore à l'avantage de l'assaillant.

Pendant que le IVe panzers se dirigeait ainsi vers Leningrad, la XVIIIe armée allemande entra en Estonie, où elle fut scindée en trois colonnes. La colonne de droite se dirigea vers Tartu, la vieille cité universitaire ; celle du centre obliqua vers Narva, située à l'extrémité nord du lac Peipsi, et à 50 kilomètres de Leningrad ; la IIIe fit route au nord en direction de la base de Paldiski, et Tallinn, la capitale. En même temps, la XVIe armée fonçait, à l'est du IVe panzers, vers la ligne Velikié - Louki, Kolm, Staraya Roussa, tout en détachant une colonne qui remonterait le long de la rive ouest du lac Ilmen vers Novgorod et Choudovo, dans l'intention de couper ultérieurement les communications entre Leningrad et Moscou.

En se dirigeant vers Pskov, le IVe panzers s'approchait de la ligne Staline. Cette fortification peut être considérée comme la concrétisation de la pensée militaire russe de l'époque. Elle suivait la frontière russo-polonaise d'avant 1939, à partir de la rive sud du lac Peipsi, à l'ouest de Pskov, et descendait jusqu'à la mer Noire. Mais, contrairement à la ligne Maginot, la ligne Staline n'était pas continue ; elle tirait avantage des obstacles naturels, et était constituée, pratiquement, d'une série de positions fortifiées, de résistance et de profondeur diverses. On y trouvait fréquemment par exemple, autour d'un point d'appui sérieux, deux ou trois lignes d'ouvrages bétonnés se couvrant les uns les autres. Pareils obstacles auraient peut-être été valables contre des attaques d'infanterie, mais ils ne gênaient guère une formation de chars disposés en profondeur ; les blindés en effet pouvaient chercher les secteurs où les obstacles naturels étaient franchissables, et passer par là.

Dans le nord, cependant, les fortifications de la ligne Staline constituaient un très sérieux obstacle.

Le LVIe corps de panzers fut jeté précipitamment vers l'est, en direction de Zebash, avec mission de franchir la ligne Staline, pour déborder les importantes forces russes du front nord qui avaient été dépêchées vers Pskov. Le XLIe corps, lui, poursuivrait sa route en direction d'Ostrov. En étudiant la carte, von Manstein critiqua la sagesse de cette décision, car elle obligeait ses chars à patauger dans les marais qui s'étiraient en avant de la ligne Staline. Hœpner, toutefois, refusa de modifier ses plans - ce en quoi il eut tort.

La 8e division de panzers trouva une route pavée de bois à travers les marais, mais le passage y était complètement obstrué par les véhicules d'une division motorisée russe qui s'y était engluée, et les Allemands durent dégager le chemin avant de pouvoir l'emprunter. Plusieurs autres journées furent encore perdues pour remplacer des ponts détruits, et quand enfin les chars sortirent des marais, de fortes unités soviétiques leur barraient la route. Ils passèrent, mais au prix de sévères combats.

La 3e division motorisée ne connut pas un sort beaucoup plus heureux ; elle trouva une étroite chaussée, mais quand ses véhicules essayèrent de la suivre ils s'enlisèrent, et durent finalement se diriger vers Ostrov, dans le sillage du XLIe corps de panzers, après avoir été désembourbés.

La division de SS Tête de Mort eut plus de chance que les panzers sur la route de Zebash : elle trouva un terrain résistant. Malheureusement pour elle, elle souffrait d'une bien grave maladie : le manque d'officiers et de sous-officiers compétents et bien entraînés. Elle fut mal conduite, et en cette heure cruciale, n'obtint aucun succès contre ses adversaires.

Le 9 juillet, Hœpner finit par comprendre que le LVIe panzers perdait son temps et son précieux potentiel humain ; la mission de Zebash fut annulée, et von Manstein reprit la route d'Ostrov initialement prévue.

Les deux corps d'armée du groupe de panzers étaient donc réunis de nouveau ; la progression allait pouvoir reprendre pour de bon vers Leningrad ; von Manstein se réjouissait de cette manœuvre qui, d'une part aboutirait à un prompt investissement de la ville, d'autre part couperait la retraite des forces soviétiques d'Estonie. Mais, une fois de plus, ses vues ne furent pas celles du commandant de groupe : Hœpner l'envoya vers l'est, avec mission de couper la route Leningrad - Moscou à Choudovo, où il resterait jusqu'à l'arrivée de la XVIe armée. Pendant ce temps, le XLIe corps avancerait seul vers Leningrad, par la grande route de Louga.

Von Manstein estimait nécessaire de lancer les deux corps simultanément sur Leningrad, parce qu'à son avis, la puissance de frappe d'un corps unique de panzers serait insuffisante. Pour défendre cette ville, les Russes avaient certainement mis en place des forces beaucoup plus importantes qu'ailleurs. De plus, entre Ostrov et Leningrad, le terrain tantôt marécageux, tantôt fortement boisé, rendrait aléatoire la progression d'un corps de chars isolé.

Le général apprit aussi que le LVIe corps perdait l'appoint de la division SS Tête de mort, qui avait l'ordre de rester à Ostrov, comme réserve du groupe ; fâcheuse nouvelle en vérité.

Une fois de plus, l'événement donna raison à von Manstein. Le général se heurta à une violente résistance des Russes, qui l'engagèrent en une série de combats violents. Au début, son flanc sud, complètement découvert, ne fut pas attaqué ; il en éprouva de la surprise et de l'inquiétude : " Les Soviets, pensa-t-il, attendent pour tomber sur moi que ma conversion vers Choudovo m'isole davantage. " Il allait d'ailleurs se trouver plus isolé encore qu'il ne l'escomptait, car Hœpner découvrit le flanc nord du LVIe corps en inclinant vers l'ouest la route du XLIe. Réalisant le danger, von Manstein demanda l'appui de la division SS Tête de Mort, et du 1er corps de la XVIe armée qui le suivait de près.

Mais le 15 juillet, avant que ces requêtes aient pu aboutir, les Russes l'attaquèrent violemment. Ils se jetèrent au nord contre le flanc de la 8e division de panzers (isolant le gros de la force), au sud sur les voies de ravitaillement du corps (qui furent coupées) et au nord-est contre la 3e division motorisée. L'Armée rouge, à coup sûr, reprenait à son compte les tactiques allemandes, et essayait d'encercler le LVIe corps de panzers.

La 8e division réussit à briser l'encerclement et à se regrouper dans l'ouest, après deux jours d'un combat fort inégal ; la 3e division repoussa 17 attaques avant de pouvoir se dégager ; enfin la division SS rétablit les voies de ravitaillement. La crise était passée.

Von Manstein en raconte l'épilogue avec un certain humour. " Au moment même où nos communications furent rétablies, écrit-il, l'avalanche habituelle de papiers s'écroula sur nous. L'un d'entre eux mérite une mention spéciale : il contenait une série de fort désagréables questions posées télégraphiquement par le commandement suprême. La radio de Moscou, au cours d'une émission consacrée un peu prématurément à l'encerclement de notre corps, avait annoncé la capture d'un certain nombre de renseignements ultra secrets relatifs à notre lance-roquettes multiple. Les Soviets éprouvaient une profonde horreur pour cette arme nouvelle, avec laquelle nous pouvions les arroser de feu. L'armée soviétique que nous avions devant nous, nous avait même prévenus par radio, en langage clair, que si nous ne cessions pas d'utiliser ces appareils, elle emploierait des gaz asphyxiants à titre de représailles - menace sans consistance d'ailleurs, les Russes ne possédant eux-mêmes aucune protection contre les armes chimiques. On comprend donc aisément que Moscou ait pavoisé en apprenant la saisie de ces informations. Le commandement suprême allemand nous priait de lui faire savoir comment il se faisait qu'un document aussi secret fût tombé entre les mains de l'ennemi. La notice en question n'avait évidemment pas été saisie sur une unité combattante, mais trouvée dans une colonne de ravitaillement interceptée par les Soviets lorsqu'ils avaient coupé la route de nos approvisionnements. Pareil incident n'avait rien de surprenant, étant donné la distance de nos bases à laquelle nous opérions. Nous répondîmes donc au télégramme de Berlin en exposant dûment toute l'affaire, et en concluant que, pour éviter de nous exposer de nouveau à pareils reproches, nous nous abstiendrions désormais d'aller nous promener tout seuls à une centaine de kilomètres à l'intérieur des lignes ennemies ".

Le 8 juillet, Haider nota ceci dans son journal : s Le Führer a pris la ferme décision de raser Moscou et Leningrad, et de rendre ces villes inhabitables, afin de nous affranchir de l'obligation d'en nourrir la population pendant l'hiver. Cette opération sera faite par la Luftwaffe ; les chars ne seront pas utilisés.

Ceci étant, on demeure étonné que le groupe d'armées Nord ait été invité à concentrer ses efforts sur la prise de Leningrad. Pourtant, le 19 juillet, von Manstein reçut l'ordre de lancer son LVIe corps sur la capitale du nord, via Louga, pour participer à un vaste mouvement de débordement prévu par le commandement suprême. Les Allemands allèrent même jusqu'à envisager de faire passer les troupes par la rive est du lac Ladoga.

Malgré tous ses succès, le corps de von Manstein avait beaucoup souffert. Il avait perdu 6.000 hommes, et les survivants sentaient leur fatigue. La moitié des chars étaient indisponibles. Aussi, lorsque le 26 juillet, le général Paulus, major général de l'OKH (et futur responsable de la bataille de Stalingrad), vint le voir, von Manstein suggéra de retirer le IVe groupe tout entier de cette région où le terrain ne permettait pas les avances rapides. Si le commandement suprême, dit-il, avait l'intention d'effectuer un vaste mouvement tournant ayant Leningrad pour objectif, il devait en confier l'exécution à l'infanterie, et ménager les panzers pour le coup de boutoir final. Les équipages des blindés étaient épuisés et décimés ; ils ne se présenteraient pas en état de combattre devant la ville, si on ne leur accordait aucun repos.

Paulus accepta, mais le commandement suprême fut apparemment d'avis contraire, car le LVIe corps reçut l'ordre de poursuivre l'avance en direction de Leningrad. Von Manstein a commenté en ces termes les combats qui s'ensuivirent : Autour de Louga, les accrochages furent extrêmement sévères. Quelques semaines plus tôt, l'adversaire n'avait eu dans cette région que des effectifs très modestes, mais maintenant il y disposait d'un corps entier de 3 divisions, appuyé par une forte artillerie et des blindés. Et qui plus est, il connaissait parfaitement le secteur car, en temps de paix, c'était l'un de ses terrains de manœuvre. Enfin, ses troupes avaient eu le temps de s'enterrer convenablement.

Franchissons maintenant la frontière, pour examiner la situation réelle des Russes.

A Leningrad, la guerre revêtait une signification plus tragique que partout ailleurs. Le sarcasme d'Hitler était juste : Leningrad représentait bien le berceau du communisme, et ses habitants avaient toujours cru - quoi qu'en disent les autres - que leur ville serait, en cas de guerre, l'un des objectifs de l'ennemi : l'adversaire voudrait la prendre ou la détruire.

Il suffisait de passer quelques jours dans cette capitale du nord, pour y sentir des présences qui ne se retrouvaient dans nulle autre ville, parmi nulle autre population. Comme en bien des pays où les gens du nord s'estiment supérieurs aux méridionaux décadents, les habitants de Leningrad s'étaient toujours trouvés meilleurs que les Moscovites, et jugeaient la gloire de leur petite patrie plus brillante que celle de la capitale officielle. Cette attitude extérieure n'était pas une pose ; elle reflétait les sentiments intimes, profonds, indéfinissables, que nourrissaient les gens.

Sous l'influence de ces impondérables, les habitants de Leningrad avaient prévu, dès le temps de paix, un certain nombre de mesures systématiques à prendre en cas de conflit. En voici quelques exemples : la mise en alerte de la défense passive ; la transformation des écoles en hôpitaux ; la diffusion par radio des ordres d'obscurcissement - de black-out - et des diverses consignes de sécurité; la collecte de tous les postes radio, à l'exception des haut-parleurs branchés sur le réseau de radio-diffusion ; l'arrestation de personnes figurant sur des listes de suspects préparées d'avance.

Les discours enflammés des responsables du Parti communiste soulevèrent une vague d'émotion qui jeta les habitants par milliers vers les bureaux d'engagement volontaire. Les centres de mobilisation furent submergés à tel point que le Parti dut les aider en y dépêchant son personnel et un grand nombre de komsomols (jeunesses communistes). Cent mille de ceux-ci, d'ailleurs, s'enrôlèrent eux-mêmes.

Puis le calme revint, après cette flambée d'enthousiasme ; le 27 juin, à la suite des quatre désastreuses premières journées de guerre, le Soviet municipal publia un arrêté: tous les habitants de la ville et des environs, âgés de seize à cinquante ans pour les hommes, et de seize à quarante-cinq ans pour les femmes, devaient participer à l'édification d'ouvrages défensifs. Seuls étaient exemptés les ouvriers des usines prioritaires, les femmes enceintes, etc.

Pour commencer, le travail consista à creuser des tranchées, ériger des abris de bombardement, remplir des sacs de sable destinés à la protection des statues précieuses, et aussi remplacer dans les usines locales le personnel parti aux armées. Le temps manquait pour organiser pareille entreprise, et en coordonner les mouvements ; il s'en suivit un désordre indescriptible.

La chute de Pskov, le 8 juillet, fit comprendre aux édiles que les Allemands approchaient à grande vitesse, et que l'Armée rouge se trouvait en difficulté ; la population civile mobilisée fut aussitôt employée à la construction de lignes fortifiées.

Mais cette fois, le travail fut organisé convenablement sous la direction des autorités militaires pour le compte desquelles il était fait. L'exécution fut contrôlée par des commissions spéciales, supervisées elles-mêmes par un comité de cinq membres que présida Kouznetsov, secrétaire du comité local du parti. Les travaux furent menés avec une détermination féroce, que justifièrent les résultats.

Une triple ceinture de fortifications entoura la ville. L'anneau extérieur passait par Peterhof et Krasnogvardeisk, le médian allait de la Neva à l'Izhora, et l'anneau intérieur était jalonné par Kolpino, Pouchkine, et les hauteurs de Doudergof ; il englobait Krasnoié-Sélo au nord-est. De plus, tout au long de la Louga fut édifiée la ligne fortifiée que le LVIe corps de von Manstein recevrait l'ordre de briser en avançant vers Choudovo. Le nombre d'homme-jour consacré à ces travaux est estimé à 14 lia ou 20 millions selon les sources 19. L'ensemble représentait 1.000 kilomètres de murs de terre, 600 kilomètres de fossés antichars, 300 kilomètres d'obstructions en bois, 5.000 blockhaus de bois, de terre ou de béton, 1.400 kilomètres de réseau de fils de fer barbelés. Un travail colossal.

Ce ne fut d'ailleurs pas la seule mission militaire confiée à la population. Dès le 24 juin, les comités du Parti avaient décidé la mise sur pied de bataillons de Destruction, destinés à contre-battre les attaques de parachutistes allemands ; le 5 juillet, 17.000 hommes, constituant 79 bataillons, avaient été recrutés. Le 27 juillet, la création d'une armée populaire de 200.000 hommes fut décidée, et les habitants s'y enrôlèrent en tel nombre que Leningrad put se targuer de posséder une milice deux fois plus importante que celle de Moscou 1a2. Bientôt la situation empira à tel point sur le front que 3 divisions durent être constituées à la hâte, et envoyées en ligne après deux ou trois jours d'entraînement. La 1re division, par exemple, formée le 10 juillet entra en action le 14, et la 2e division formée le 12 partit le 13 pour le front.

Chaque division comprenait trois régiments d'infanterie, un régiment d'artillerie et un bataillon de chars (10.000 hommes au total). Ces unités manquaient d'uniformes et d'équipement (les régiments d'infanterie n'avaient pas toujours assez de fusils). Cocktails Molotov et grenades à main furent distribués, faute d'armement meilleur.

Les désastres subis par l'Armée rouge dans le théâtre Nord-Ouest, au cours des cinq derniers jours de juin, nécessitèrent des mesures d'urgence : emploi des divisions de l'armée populaire, couverture du secteur Sud-Ouest de Leningrad à l'aide de troupes prélevées dans le théâtre Nord, remaniements dans le haut commandement. Ce fut ainsi que le général Klenov, chef d'état-major du théâtre Nord-Ouest fut mis à pied pour incapacité, et remplacé par Vatoutine, le chef d'état-major général adjoint; de même, le commandant du théâtre fut muté et remplacé par Sobenikov, le commandant de la VIIIe armée.

La pression allemande était si menaçante, et la situation évoluait si vite, que ni les généraux nouveaux, ni Vorochilov accouru sur place, ne purent organiser une défense efficace. Le 8 juillet, la perte de Pskov fit abandonner tout espoir d'établir un front stable capable d'enrayer l'avance nazie vers Novgorod. De nouvelles menaces se précisaient, en provenance de la côte balte et du sud-ouest. Pour essayer de redresser la situation, Vorochilov organisa une nouvelle ligne d'arrêt, appuyée à gauche sur le secteur de défense de Louga, à droite sur celui de Kingisepp. Ce dernier était tenu par la 191e division de fusiliers, et la 1re division de l'armée populaire ; le secteur de Louga était gardé par 3 divisions de fusiliers, les élèves-officiers de deux écoles militaires, et une brigade de troupes de montagne.

Le 14 juillet, les éléments avancés allemands se présentèrent sur la Louga aux environs de Poreche ; les troupes défensives n'étant pas encore en place, les Nazis franchirent le fleuve sans encombre, poursuivirent leur progression, et, le lendemain, rencontrèrent la 2e division de l'armée populaire. Cette troupe n'avait jamais vu le feu ; elle se dispersa comme volée de moineaux dès le premier choc. Le hasard voulut que Vorochilov fût là ; il déploya un grand courage personnel, et fit de son mieux pour rallier les soldats non aguerris, mais ce fut en vain. Dans le secteur de Kingisepp, de violents combats s'engagèrent les 17 et 18. La Ire division de l'armée populaire ne s'avéra pas plus solide que celle de Poreche, mais les élèves-officiers de l'école d'infanterie de Kirov combattirent héroïquement ; lorsqu'ils eurent épuisé leurs munitions, ils attaquèrent les Allemands à main nue, jusqu'à la mort du dernier d'entre eux. Trois jours plus tard, la ligne entière de la Louga était en danger.

Pendant ce temps, en Estonie, la VIIIe armée russe s'était trouvée coupée du gros des troupes du théâtre Nord-Ouest. Vorochilov comprit qu'elle pouvait encore lui servir, cependant, à défendre le port de Tallinn, et à harceler le flanc droit de la XVIIIe armée nazie. Mais la manœuvre allemande déjoua ses projets : une colonne de la XVIIIe armée, fonçant sur Kounda, coupa en deux la VIIIe armée; la moitié orientale fut rejetée sur la Narva, et la moitié occidentale se trouva encerclée dans l'arrière-pays de Tallinn.

Les ßusses étaient au désespoir; on en jugera à la décision prise par Vorochilov de renforcer la ligne de la Louga en dégarnissant l'isthme de Karélie (70e division de fusiliers et Xe corps mécanisé), alors que le haut commandement soviétique avait toujours pensé que l'attaque de Leningrad viendrait de ce secteur. Le moral des troupes devait baisser, et les redditions volontaires se multiplier, car Vorochilov et son Commissaire politique Zhdanov crurent bon de publier, le 14 juillet, un ordre qui vantait le courage de l'Armée rouge, exhortait les soldats à redoubler d'efforts, mais s'achevait sur une note menaçante ; quiconque se replierait sans en avoir reçu l'ordre serait fusillé.

Des hommes, encore des hommes, voilà ce dont Vorochilov avait besoin ; et le feld-maréchal pressa le soviet municipal de lui recruter quatre nouvelles divisions populaires. Les trois premières furent constituées entre le 24 juillet et le 8 août, la quatrième le 13 août. Il les baptisa divisions des Gardes, terme qui fut repris plus tard par le Goko et appliqué à des unités de cadres. Ces quatre premières divisions de gardes, constituées essentiellement de membres du Parti et de komsomols, furent encadrées à l'aide de sous-officiers de l'Armée rouge, qui représentèrent 10 pour cent de l'effectif total.

Malgré cela, Vorochilov ne disposait pas encore de réserves assez importantes pour pouvoir établir un dispositif défensif en profondeur. Les rares unités disponibles furent promptement absorbées, d'ailleurs, par les attaques que les Allemands lancèrent de nouveau le 8 août, à partir de leur tête de pont de la Louga.

L'assaut attendu dans l'isthme de Karélie n'était pas encore lancé que déjà trois divisions de la XXIIIe armée russe étaient encerclées, et les troupes de l'aile gauche sérieusement menacées.

Popov, le commandant du théâtre Nord, n'avait d'autre choix qu'envoyer toutes les troupes disponibles sur le front occupé par la XXIIIe armée, bien qu'en agissant ainsi il affaiblît les défenses de Leningrad dans le secteur de Kingisepp.

Si, le 3 juillet, Haider estimait que la guerre serait bientôt gagnée, le 15 août, il devait imaginer tenir sa victoire. Cependant, les Allemands arrivaient à bout de souffle, et mal renseignés sur la désorganisation générale de l'Armée rouge, ils ne surent pas exploiter la situation. Ce fut ainsi par exemple que les ordres du général Hœpner conduisirent le LVIe corps de panzers à tourner en rond, comme nous allons le voir.

Le 15 août, ce corps de panzers confia le secteur de Louga au général Lindemann, commandant le Le corps, et reprit son avance vers le nord. Von Manstein avait décidé d'installer son PC sur le lac Samro, à 40 kilomètres au sud-est de Narva. La distance à couvrir ne dépassait pas 200 kilomètres, mais il lui fallut huit heures pour atteindre son but, tant les chemins étaient difficiles. Dès son arrivée, en fin de soirée, il reçut un ordre du général Hœpner lui enjoignant de faire faire demi-tour à la 3e division motorisée, qui suivait les chars, et de retourner avec elle à Dno, où la XVIe armée avait établi son PC. Cette division, ainsi que la division SS Tête de Mort, devaient passer sous les ordres de la XVIe armée. Le mouvement devait être achevé à l'aube. Le lendemain matin, les véhicules entamèrent le trajet de 250 kilomètres qui les mènerait à Dno, mais les routes étaient si mauvaises là aussi que la 3e division mit treize heures pour parvenir à destination. Au PC de la XVIe armée allemande, on apprit que la XXXVIIIe armée russe (8 divisions d'infanterie, épaulées par des formations de cavalerie) attaquait l'aile droite du Xe corps, qui luttait au sud du lac Ilmen sur un front orienté au sud. Le Xe corps avait besoin d'aide, et le LVIe reçut l'ordre de l'aider. L'idée de manœuvre du corps de panzers consistait à envoyer deux divisions mécanisées, aussi discrètement que possible, vers le flanc ouest de la XXXVIIIe armée, à l'est de Dno, puis à attaquer et bousculer l'adversaire.

L'approche fut réalisée si silencieusement que les deux divisions obtinrent un total effet de surprise lorsqu'elles attaquèrent, le 19 août au matin. Le Xe corps et le LVIe corps de panzers mirent les Russes dans la plus complète déroute. Les panzers prirent à eux seuls 12.000 prisonniers, 141 chars, 246 canons et divers autres butins. Puis les vainqueurs s'accordèrent un bref repos, et la XVIe armée reprit son avance au sud du lac Ilmen.

Chaque journée nouvelle amenait un nouveau retrait des troupes soviétiques autour de Leningrad, et devant cette situation, Vorochilov et Jdanov décidèrent, le 20 août, de constituer un soviet de défense de la ville. Dès le lendemain, Staline téléphona au feld-maréchal pour lui exprimer son mécontentement : ce soviet n'aurait pas dû être constitué sans son autorisation préalable. L'incident est symptomatique de la volonté obsessionnelle du dictateur de contrôler les faits et gestes de ses subordonnés, même les plus haut placés. Dans le cas particulier, Staline avait raison. Cette création désorganisa le soviet militaire du théâtre, et en dérangea le fonctionnement ; le nouveau soviet dut être dissous neuf jours plus tard.

Le 19 août, les Allemands atteignirent Krasnigvardeisk à 27 kilomètres au sud de Leningrad, et suspendirent leur assaut direct. Le 28, la XVIIIe armée s'empara de Tallinn, la capitale estonienne, après de farouches combats ; les forces rouges isolées dans la ville évacuèrent par mer, mais des vingt-neuf navires de transport qui sortirent du port, un seul parvint à Cronstadt, leur destination commune ; vingt-cinq furent coulés et trois durent s'échouer ; dix navires d'escorte russes furent également perdus dans l'affaire.

Au nord, l'aile droite de la XVIIIe armée progressait lentement mais sûrement dans le secteur de Kingisepp, au sud duquel von Manstein secourait le Xe corps. Des éléments de la XVIe armée atteignirent Toropets, tandis que l'aile gauche de cette unité, fonçant au nord, s'emparait de Choudovo, et le 27 août, arrivait devant Tosno. Au nord-est, les Allemands coupèrent la voie ferrée Leningrad - Ovinichi, et le 30 août approchèrent de Mga, ville située sur la dernière ligne de chemin de fer reliant Leningrad à Moscou.

Dans l'isthme de Karélie, les Finlandais s'emparèrent de Viborg, le 29 août, et le 2 septembre, les Russes se trouvèrent rejetés sur leur frontière de 1939.

Dès lors, Leningrad était menacée au nord-ouest par les Finlandais, au sud, au sud-ouest et au sud-est par les Allemands ; l'ennemi était à 20 ou 30 kilomètres des faubourgs, selon les endroits. Le seul secteur encore libre se trouvait au nord-est ; il permettait l'accès au lac Ladoga.

Hitler avait changé d'idée, au sujet du sort réservé à Leningrad. Le 25 août, il avait un peu dévoilé ses projets devant Mussolini ; Ciano a rapporté l'essentiel de cette conversation : " Le Führer a déclaré qu'il ne se laisserait pas prendre au piège des Russes qui tenteraient de prolonger la bataille par des combats de rues, auxquels ils sont spécialement entraînés. Il n'a pas l'intention de détruire les grandes agglomérations urbaines ; il désire les faire tomber après avoir gagné les batailles d'annihilation des forces militaires soviétiques qui les entourent. C'est cela qu'il veut faire dans le cas de Leningrad.

Hitler parut changer d'idée une fois de plus, cependant, car il confia à Haïder ses doutes sur l'efficacité de cette tactique : plusieurs millions d'individus ne pourraient être éliminés par ce moyen, déclara-t-il.

La population ne pouvant être détruite, le Führer se trouvait obligé de la nourrir - une tâche si vaste qu'elle en était irréalisable. Il estima cependant avoir trouvé la solution du problème, et fit signifier ses décisions le 30 août à tous les commandants d'armées, par Keitel, le chef de l'OKW : les troupes chasseraient la population hors de la ville, et la laisseraient s'enfuir en territoire contrôlé par les Soviets. Les généraux ne tardèrent pas à faire remarquer l'impossibilité d'exécuter cet ordre, et déclarèrent que l'assaut de la ville était la seule chose à faire. Ils croyaient encore à la possibilité de capturer Leningrad.

L'investissement complet de la place nécessitait la coopération des Finlandais. Mais le maréchal Mannerheim n'était pas disposé à faire le jeu des Nazis ; il voulait, établir une ligne défensive sur la frontière de 1939, sans plus, et il rejeta par trois fois les suggestions allemandes de pousser un peu plus loin et d'occuper les secteurs situés au nord et au nord-est de la ville lai

Ceci n'empêcha nullement Hitler d'ordonner le 5 septembre, dans sa directive n° 35, l'investissement total de la capitale du nord. " Dans le théâtre Nord-Est, il est essentiel d'encercler (après la capture de Schlusselburg) les forces ennemies engagées dans la région de Leningrad, en coopération avec le corps finlandais attaquant dans l'isthme de Karélie. De cette façon, le 15 septembre au plus tard, une proportion substantielle des troupes mécanisées et de la première flotte aérienne (en particulier le VIIIe corps aérien) sera rendue disponible, et pourra être mise à la disposition du groupe d'armées Centre. Auparavant, un soigneux investissement de la ville, à l'est à tout le moins, doit être réalisé, et, temps permettant, la Luftwaffe doit exécuter un bombardement en règle de Leningrad. Il est particulièrement important de détruire les installations du service des eaux. "

Trois jours plus tard, la prise de Schlusselburg coupa la dernière voie de communication terrestre entre Leningrad et le reste de la Russie. Avions et canons commencèrent à attaquer la ville. Cependant, les assaillants se heurtaient maintenant à l'anneau intérieur des ouvrages défensifs construits par les habitants ; leur progression était lente et pénible. De violentes pluies d'orage tombées pendant les derniers jours d'août et au début de septembre avaient, de plus, transformé les routes en rivières de boue où les unités mécaniques et motorisées ne se déplaçaient qu'au prix des pires difficultés.

Entre-temps, le Stavka avait compris que le manque total de réserve rendait la situation de Leningrad excessivement critique; les offensives conduites à la fin d'août par les XXXIVe et XIVe armées soviétiques avaient obtenu quelques succès, mais l'incompétence du commandement avait empêché leur exploitation ; le répit ainsi gagné n'avait donc été que bien temporaire.

Le Stavka prit deux décisions. Il scinda le théâtre Nord en deux fronts : front de Karélie, confié au général Prolov, et front de Leningrad dont Vorochilov assura personnellement le commandement. D'autre part, il envoya d'urgence deux armées nouvelles, la LIIe et la LIVe, sur la rive est du Volkhov. Ces mesures semblèrent porter quelques fruits.

Le 12 septembre, Berlin prévint le groupe d'armées Nord qu'en fin de compte le Führer avait décidé de surseoir à la prise de Leningrad ; la ville serait simplement investie. Le lendemain, un nouvel ordre apporta les rectifications nécessaires à la directive n° 35. " Afin de ne pas réduire la puissance des attaques lancées contre Leningrad, y lisait-on, les blindés et la Luftwaffe ne seront pas enlevés de ce front avant qu'un investissement serré (à portée d'artillerie) ait été réalisé. La date limite du retrait des blindés et de la Ire flotte aérienne, indiquée dans la directive n° 35, peut donc être retardée de quelques jours. "

Le 18 septembre, en dépit des violents efforts exercés par les Allemands, et du gain de quelques positions intéressantes, Haider dut faire un aveu à son journal : "Leningrad n'a pas été encerclée aussi bien qu'il était souhaitable, écrivit-il, et je doute que de nouveaux progrès soient réalisés sur ce front après le retrait de la 1Le division de panzers et de la 36e division motorisée. Compte tenu de l'affaiblissement de nos unités dans cette région où l'ennemi a concentré des forces très nombreuses et de grandes quantités de matériel, la situation restera sûrement critique, jusqu'à l'époque où la famine travaillera pour nous ".

Le 24 septembre, le groupe d'armées Nord dut admettre qu'il ne pouvait plus avancer davantage en direction de Leningrad, et devait passer sur la défensive. Les troupes reçurent donc l'ordre de s'enterrer.

Elles allaient rester ainsi sur place - si l'on néglige un recul de quelques kilomètres dans le nord-est - jusqu'au mois de janvier 1944 !

XIV

LES BATAILLES SUR LA ROUTE DE MOSCOU

Voici la situation telle qu'elle apparaissait sur le front du groupe d'armées Centre, de von Bock, le 7 juillet, deux semaines après l'entrée en campagne. Les panzers de la IVe armée avaient atteint Senno, où la 17e division menait un assaut violent ; la 18e division se battait non moins âprement à Tolchino, un peu plus au sud. La 3e division se trouvait à Rogachev et Chlobine, sur la rive ouest du Dnieper, une cinquantaine de kilomètres en amont du confluent de la Bérésina, et s'efforçait de repousser des contre-attaques russes particulièrement vives. Guderian, en l'absence d'ordre nouveau, estimait les plans initiaux toujours valides, et pensait donc devoir foncer avec le second groupe de panzers sur la région Smolensk - Elnya - Roslavl.

C'est qu'il ignorait en effet la situation au quartier général du commandement suprême, à Berlin, où les dissentiments entre Hitler et ses généraux devenaient de jour en jour plus intenses. Si l'on en croit le livre de Guderian, Hitler était tellement obsédé par l'investissement de Bialystok, qu'il avait oublié ses ordres précédents, désignant Smolensk comme premier objectif majeur du groupe d'armées Centre.

Les idées du dictateur étaient diamétralement opposées à celles de von Brauchitsch, mais le chef d'état-major de l'OKW n'osait pas confier sa façon de penser à von Bock, par crainte des conséquences. Les autres généraux du grand état-major espéraient secrètement que les commandants des groupes de panzers exécuteraient les plans initiaux, sans ordre ou même malgré les ordres. Et pendant tout ce temps, Hitler insistait pour que de fortes unités blindées demeurassent prêtes à participer à la fermeture de la poche de Bialystok. Sur le front, le feld-maréchal von Kluge partageait les vues d'Hitler, tandis que Guderian et Hoth s'y opposaient.

Lorsqu'il vit que depuis deux jours déjà, les Russes enfermés dans la poche de Bialystok semblaient prêts à se rendre, et que nulle directive ne lui parvenait au sujet de la suite des opérations, Guderian ordonna à son groupe de panzers de franchir la Bérésina et le Dnieper, pour reprendre la poursuite de l'Armée rouge. Il ne laissa sur place que de légères formations de chars qui prêteraient main-forte à l'infanterie jusqu'à la liquidation de la poche. Ce fut plus tard seulement qu'il eut connaissance des ordres donnés le même jour par von Kluge : le feld-maréchal interdisait aux blindés de quitter Bialystok sans son autorisation expresse. Cette coïncidence, qui aurait pu entraîner les plus fâcheuses conséquences, eut tout au moins pour effet de raviver la vieille antipathie que le commandant du IIe groupe de panzers et celui de la IVe armée éprouvaient l'un pour l'autre.

L'ordre de von Kluge posait à Guderian un problème personnel qui demandait une solution immédiate. Devait-il attendre l'arrivée de l'infanterie qui libérerait ses unités bloquées à Bialystok, et foncer sur Smolensk tardivement, mais avec son groupe au complet ? ou devait-il reprendre tout de suite sa marche en avant, avec les maigres effectifs que von Kluge n'immobilisait pas ? La seconde solution était hasardeuse, et même très hasardeuse. Mais d'un autre côté, Guderian savait que les Russes réorganisaient leurs défenses devant Smolensk, qu'ils n'étaient pas encore prêts, le seraient bientôt, et qu'en leur accordant un délai, il abandonnait peut-être l'initiative à leur profit.

En conséquence, il opta pour la solution risquée. Il fit rompre les combats à Senno et Chlobine, puis ordonna aux XXIVe, XLVIe et XLVIIe corps de panzers de se préparer à franchir le Dnieper à Starye Bychov, Chklov et Kopys, respectivement. Il ordonna également au général Nehring, commandant la 18e division de panzers, de nettoyer la région de Kochanovo, et d'y contenir les Russes dans une étroite tête de pont.

Guderian espérait-il réussir à mettre son plan à exécution avant que von Kluge ait pu comprendre ses intentions, et intervenir ? Il ne l'a jamais révélé. Mais si tel était son espoir, il fut déçu. Le commandant de la IVe armée se présenta en effet en personne, et sans préavis, le 9 juillet au matin, au PC de Guderian, et demanda innocemment quels étaient les plans pour le proche avenir.

Guderian répondit franchement, et von Kluge lui ordonna aussitôt d'annuler toutes les mesures relatives au franchissement du Dnieper. Le général se défendit bec et ongles, puis, lorsqu'il vit l'inanité des arguments loyaux, il recourut au mensonge. Les préparatifs étaient beaucoup trop avancés, dit-il, pour pouvoir être annulés. Les XXIVe et XLVIe corps se trouvaient déjà dans leurs secteurs de rassemblement, et s'ils ne dégageaient pas les lieux sans retard, l'aviation rouge les pulvériserait. Le général ajouta que son attaque réussirait certainement, et faciliterait la progression sur la totalité des fronts de l'opération Barberousse, laquelle, pensait-il, pourrait s'achever victorieusement au mois de décembre suivant. Ce dernier argument parut impressionner von Kluge, et le feld-maréchal autorisa Guderian à suivre son plan, tout en grommelant : a Vos opérations ne tiennent toujours qu'à un fil ".

Guderian eut encore une autre bataille à livrer en ce jour crucial ; ce fut contre Lemelsen, commandant le XLVIIe corps de panzers ; ce général estimait que dans l'état de fatigue où se trouvaient les troupes, la 18e division et un groupe occasionnel composé d'unités antichars et d'éléments de reconnaissance n'étaient pas capables de nettoyer la région de Kochanovo. Mais Guderian refusa de modifier ses ordres, et au cours de la nuit du 9 au 10 juillet, ses panzers prirent position pour enjamber le Dnieper.

Sur ce théâtre, les Russes ne se contentaient pas de chercher à renforcer leur dispositif : ils procédaient à diverses réorganisations, et tout d'abord à celle du commandement. Les terrifiants désastres subis à l'ouest, provoquaient des mesures draconiennes à l'encontre des responsables les plus haut placés. Limogeage et emprisonnement constituaient de trop douces sanctions aux yeux du Stavka. Le général Pavlov, commandant du théâtre, le général Klimovskii son chef d'état-major, et Grigoriev, le chef de leur service transmissions furent convoqués, jugés, et condamnés à mort. Les généraux Korobkov, commandant la IVe armée et Rychagov commandant l'aviation rouge du théâtre nord-ouest, connurent le même sort. Le second jour de la guerre, le général d'aviation Kopets avait pensé préférable de se suicider en apprenant qu'il avait perdu 600 avions, sans détruire plus d'une douzaine d'appareils allemands.

Pavlov méritait son sort, tout au moins si l'on accepte les critères staliniens ; mais il ne jouissait pas, semble-t-il, de toutes ses facultés mentales ; son extraordinaire indifférence aux événements laissait croire qu'il se trouvait au seuil de la dépression nerveuse. Le général Eremenko (le Rommel russe, a-t-on dit) fut rappelé d'Extrême-Orient à Moscou le 25 juin ; le 28 au soir, il entra dans le bureau de Timochenko ; il a conté cette entrevue dans ses mémoires ; Timochenko lui expliqua le tragique de la situation, puis lui ordonna d'aller remplacer Pavlov immédiatement à la tête du théâtre Ouest. Le lendemain, Eremenko se présenta de bonne heure à Mogilev au PC de Pavlov. Le général prenait son petit déjeuner sous sa tente.

- Entrez, dit-il à son visiteur, mangez un morceau avec moi et détendez-vous.

Eremenko déclina l'offre, d'un ton glacial, et tendit à Pavlov sa lettre de rappel. Pavlov lut, pâlit légèrement, puis haussa les épaules.

- Où dois-je aller ? demanda-t-il.

Eremenko ne répondit rien.

- Bon, reprit Pavlov. Voulez-vous une tasse de thé ? Le visiteur secoua la tête.

- Je vais vous expliquer la situation tout de suite, continua-t-il.

Puis il le fit, mais de manière si décousue que Eremenko eut du mal à le suivre.

- Nous avons été pris complètement au dépourvu, répétait-il à chaque instant.

S'il avait eu le même tempérament que Kopets, il se serait peut-être suicidé lui aussi. Kopets n'avait pas trouvé de consolation à répéter " qu'il avait été pris complètement au dépourvu ", mais il aurait pu le dire certainement sans mentir.

Le 21 juin 1941 en effet, l'armée de l'air soviétique ne pouvait pas se comparer à la Luftwaffe. Son expérience opérationnelle, ses connaissances tactiques, son équipement, sa mobilité, l'entraînement de son personnel navigant et de ses techniciens au sol étaient inférieurs à ceux de son adversaire. Sa seule supériorité résidait dans les nombres : 7.500 avions de tous types, contre 3.000 appareils allemands de performances comparables. L'inexpérience des aviateurs russes affectait tous les grades, du caporal au maréchal.

Le jour où l'opération Barberousse fut déclenchée, les bases aériennes russes de Pologne, des pays baltes et de l'Ukraine furent attaquées simultanément par la Luftwaffe ; les avions soviétiques y étaient parqués avec une incroyable incurie, sans dispersion ni camouflage, et des centaines d'entre eux, surpris au sol, furent détruits.

Les aviateurs réagirent cependant avec beaucoup d'intrépidité : dès le lendemain, ils firent décoller ce qui leur restait, et combattirent avec la nonchalance élégante qui caractérise le personnel navigant dans tous les pays du monde. Leurs efforts ne furent guère efficaces cependant ; les performances de leurs chasseurs étaient trop inférieures à celles des avions allemands ; quant aux bombardiers, voici ce qu'en dit Kesselring : " Ils se présentaient gauchement, en d'impossibles formations tactiques. C'était de l'infanticide ". Les chiffres dignes de foi sont assez rares, mais Gœring prétend que la Luftwaffe a détruit 3.000 appareils dans la première semaine de guerre, puis une moyenne mensuelle de 3.000 encore jusqu'en décembre 1941. A la fin de l'été, l'aviation allemande possédait la maîtrise de l'air la plus complète.

En novembre cependant, la situation se mit à évoluer. D'une part, l'aviation soviétique renaissait ; d'autre part, la Luftwaffe se voyait imposer une tâche dépassant ses compétences. Les raids aériens sur Moscou, commencés le 21 juin, avaient dû être abandonnés au bout de deux ou trois semaines. Dans le ciel de Leningrad, les chasseurs russes avaient rapidement acquis une maîtrise suffisante pour repousser les avions allemands. Avec la venue de l'hiver, des centaines d'appareils nouveaux commencèrent à sortir des chaînes de montage. Sur le seul front de Moscou, les Soviétiques purent mettre 1.000 avions en l'air, en face des 500 dont disposaient les Nazis. Au printemps 1942, la flotte aérienne russe put se vanter d'avoir acquis la parité avec la Luftwaffe, de tous les points de vue. On ne peut malheureusement pas raconter ici comment fut atteint cet extraordinaire résultat.

La disparition de Pavlov n'améliora guère les choses. Le Rommel russe lui-même, Eremenko, comprit immédiatement, qu'il n'arriverait pas à redresser la situation, et il en rendit compte au Stavka. Celui-ci sut regarder la vérité en face, et, le 2 juillet, affecta au théâtre ouest les réserves du haut commandement. Timochenko prit en personne la direction des opérations - en s'adjoignant le général Malandime comme chef d'état-major - et Eremenko, délivré du souci de la conduite de la guerre, n'eut d'autre tâche que faire exécuter les ordres.

Le 6 juillet, Timochenko lança les Ve et VIIe corps mécanisés contre l'aile droite du IIIe groupe de panzers du général Hoth qui progressait vers Vitebsk. Trois jours de combats violents ne menèrent à rien, pour deux raisons : d'une part, le VIIe corps avait pris une mauvaise direction, et dut effectuer une conversion qui brisa son élan et lui fit perdre du temps ; d'autre part, les divisions furent jetées dans la bataille isolément, l'une après l'autre, et le manque de combustible et de munitions les empêcha d'exploiter leurs derniers efforts 142. Le 8 juillet, Hoth et Guderian eurent tous les deux percé la ligne Staline, le premier à Vitebsk, le second à Mogilev et Orcha.

Les unités de Guderian franchirent le Dnieper exactement comme le prévoyait leur plan : cette opération commença le 10 juillet, et s'acheva le lendemain. De nouveaux objectifs furent assignés. Le XXIVe corps de panzers devrait progresser en direction de la route Propoisk-Roslavl, le LVIe avancerait vers Elnya en passant par Gorki et Pochinok, et le LVIIe marcherait vers Smolensk.

Le 11 juillet au soir, le Stavka comprit qu'une offensive d'envergure se déclenchait contre cette ville, et il renforça le secteur à la hâte, à l'aide de troupes prélevées dans la région militaire d'Orel, et en Ukraine. Ces unités n'avaient jamais vu le feu. Sept divisions furent ainsi rassemblées au nord de Smolensk dans les secteurs de Velikié - Louki et Neval ; neuf autres se groupèrent dans le sud, près de Gomel. A Mogilev, la XIIIe armée du général Gerasimenko tenait solidement une tête de pont étendue et importante ; il en allait de même à Orcha.

Trois jours plus tard, ces deux têtes de pont se trouvèrent presque entièrement encerclées par les panzers, et les unités encore disponibles du groupe de Guderian poursuivirent leur progression vers leurs objectifs. A la gauche du IIe groupe, le IIIe, celui du général Hoth, avança dans la région de Vitebsk, dans le but d'attaquer Smolensk par le nord-ouest. Le plan allemand visait à investir la ville à l'aide des forces du général Hoth, des 17e et 8e divisions de panzers du général Guderian, et de la 29e division motorisée. Staline fit savoir à Timochenko que Smolensk devait être défendu à tout prix ; le maréchal plaça la XVIe armée du général Loukine sous les murs de la ville, mais faute d'appui aérien, ces troupes ne pouvaient répondre au désir du Goko. Elles ne tardèrent pas à se trouver en difficulté.

Dans l'espoir de soulager un peu les unités enfermées dans les têtes de pont de Mogilev et Orcha, et de réduire la menace pesant sur Smolensk, Timochenko lança une violente contre-attaque, le 14 juillet, dans le flanc droit de Guderian ; 20 divisions y participèrent.

Ce simple fait suffit à prouver les qualités exceptionnelles du maréchal russe. Arrivé le 3 juillet dans un secteur totalement désorganisé, où les troupes soviétiques avaient été taillées en pièces plus que partout ailleurs, il avait réussi en dix jours à regrouper les gens, à les remettre en état de combattre, et à les lancer de nouveau à l'attaque.

Semyon Timochenko était le fils d'un paysan de Bessarabie. Il s'était engagé en 1910, à l'âge de quinze ans, dans l'armée tsariste, où il avait servi comme mitrailleur, puis pendant la première guerre mondiale, comme cavalier. Il avait pris part à l'agitation révolutionnaire de l'armée, et avait épousé la cause des Bolcheviks quand la révolution avait éclaté. Membre d'un groupe de partisans rouges, il était promptement devenu le chef de cette bande, qu'il avait transformée en le! Régiment de Gardes à cheval criméen révolutionnaire. A l'âge de vingt-deux ans, il avait montré ainsi déjà ses extraordinaires qualités d'entraîneur d'hommes.

Après la campagne de Pologne de 1919, il avait étudié la stratégie à l'École militaire soviétique de Moscou, puis suivi divers cours d'état-major, et il avait exercé à partir des environs de 1935, plusieurs commandements de zones militaires. En 1939, pendant la guerre russo-finlandaise, on lui avait confié les troupes de l'isthme de Karélie. Il avait réussi à extirper l'Armée rouge de son gênant corps à corps avec la minuscule armée finlandaise, et s'était emparé des fortifications de la ligne Mannerheim en employant une méthode qui avait attiré l'attention sur lui : il avait fait construire, sur l'arrière du front, une réplique exacte de cette ligne fortifiée, avait entraîné ses soldats à la prendre d'assaut, et quand ceux-ci avaient eu bien mûri leurs plans, il les avait jetés sur la ligne elle-même avec un plein succès.

Nous avons déjà parlé de sa réorganisation de l'armée lorsqu'il avait occupé le poste de Commissaire à la Défense. Pareille tâche ne pouvait être conçue que par un homme courageux, et exécutée que par un homme fort. Nullement fanfaron, il avait des manières simples, et s'il poursuivait toutes ses entreprises avec une grande opiniâtreté, ses subordonnés lui demeuraient dévoués ; il s'intéressait à leur bien-être, et n'hésitait pas à les protéger, quitte à s'exposer lui-même pour ce faire. Pendant la purge de 1937, par exemple, il avait disséminé ses officiers en des postes lointains ou en des écoles obscures, hors de vue du NKVD qui, par ordre de Staline, mutilait les cadres en arrêtant et fusillant sur simple dénonciation. Son courage et son action en ces heures dangereuses n'avaient jamais été oubliés par ceux qui en avaient eu connaissance. Ainsi, tant par son caractère que par sa brillante intelligence de stratège, le maréchal Timochenko était devenu en quelque sorte e l'homme du jour ", pendant ce sombre été 1941.

Mais, si habile fût-il, Timochenko lui-même ne pouvait éviter la prise de Smolensk par les Allemands. Les soldats russes combattirent avec " une détermination sauvage ", selon l'expression du général Haider. L'absence d'appui aérien, puis le manque de munitions et de combustible eurent cependant raison de leur opiniâtreté. Le 16 juillet, la 29e division motorisée de Guderian entra dans la ville.

Le 17 juillet, la situation apparaissait à peu près comme suit : à Orcha et Mogilev, les Russes combattaient furieusement contre les unités allemandes qui essayaient d'achever de les encercler ; sur la rive nord du Dnieper, les lignes soviétiques couraient depuis Orcha jusqu'au nord de Smolensk, puis s'infléchissaient vers le sud-est ; au sud Timochenko tenait des bases de départ sur une ligne qui partait de Staraya Bychov (sur le Dnieper, au sud de Mogilev), se dirigeait vers l'est jusqu'à Propoisk sur la rivière Soch, puis suivait le Soch, couvrant Cherikov et Krichev au passage, et s'inclinait vers le nord, laissant Roslavl à une cinquantaine de kilomètres dans l'est.

Entre le 17 et le 20 juillet, l'infanterie de la IVe armée allemande commença à pénétrer dans le triangle jalonné par Staraya Bychov, Orcha, Smolensk, Elnya et Roslavl. Ses flancs nord et sud étaient protégés des contre-attaques russes par les panzers du IIe groupe. Mais à Smolensk, la 29e division motorisée était encore en butte à de continuelles contre-attaques lancées par les Russes accrochés aux faubourgs est de la ville. L'arrivée de la 17e division de panzers à l'aile droite soulagea l'infanterie allemande, sans ralentir cependant la furie des assauts soviétiques.

Guderian avait Elnya comme objectif principal ; la 10e division de panzers y arriva le 17 juillet, mais se heurta aux puissantes unités russes qui couvraient la ville, et qui continrent cet assaut. Quelques jours plus tard, intervint la division d'infanterie SS Das Reich, qui déborda Elnya par le nord. Les combats dépassèrent alors en vigueur tout ce que la campagne avait encore connu, et pour la première fois, le LVIe corps nazi manqua d'approvisionnements ; il dut se contenter de défendre les plus importantes positions. Les violentes attaques lancées par les bombardiers russes, en appui de l'infanterie, interdisaient d'ailleurs toute avance.

Mais le 26 juillet, la situation évolua en faveur des Allemands. Les troupes russes enfermées dans les poches de Mogilev et Orcha se rendirent, tandis que le IIIe groupe de panzers réussissait à refermer complètement la poche de Smolensk, ouverte jusque-là au nord-est. Dix divisions soviétiques, ou ce qu'il en restait, étaient prises au piège. Elles continueraient à combattre contre Hoth et le XLVIIe corps de Guderian jusqu'à la première semaine d'août.

Entre-temps, Guderian et von Kluge s'étaient heurtés une fois de plus. Le 20 juillet, Guderian, pressé de re-prendre sa progression au nord du Dnieper, ordonna à la 18e division d'abandonner les positions qu'elle tenait à Gousino. Apprenant cela, et craignant les répercussions d'une manœuvre qui découvrait le flanc gauche du XLVIIe corps, von Kluge exigea le maintien sur place de cette 18e division, sans demander son avis au commandant du IIe groupe de panzers.

II s'ensuivit que Guderian dut remettre l'attaque qu'il avait montée contre Dorogobouch, jusqu'à l'arrivée du régiment d'infanterie Gross-Deutschland - bien qu'à ses yeux ce délai risquât d'entraîner de fâcheuses conséquences. Et il avait vu juste. Le maintien des unités de panzers sur le Dnieper, à l'ouest de Smolensk, laissa évoluer la situation dans un sens fort désavantageux pour les assaillants ; seules, désormais, des mesures radicales permettraient de la rétablir. Guderian ne vit d'ailleurs pas immédiatement lesquelles.

Son objectif principal étant atteint - Smolensk - il se rendit en avion le 27 juillet à Borissov, pour voir le commandement du groupe d'armées Centre, et demander une nouvelle mission. Il s'attendait à recevoir l'ordre de continuer sa poussée en direction de Briansk et Moscou, mais eut la surprise d'être dirigé vers Gomel, pour y coopérer avec la IIe armée.

- Cela signifie, dit-il, que mon groupe de panzers doit faire demi-tour, et se diriger vers le sud-est, c'est-à-dire vers l'Allemagne.

L'idée était invraisemblable, mais elle émanait d'Hitler lui-même. Huit ou dix divisions russes se trouvaient dans le secteur de Gomel, et le Führer voulait les encercler.

Guderian fit aussitôt remarquer que son IIe groupe ne pouvait pas se diriger vers Gomel sans faire auparavant disparaître la menace russe qui pesait sur son flanc droit. Il suffirait pour cela, dit-il, de s'emparer de Roslavl ; la capture de cet important centre de communications assurerait aux Allemands le contrôle des routes se dirigeant vers l'est, le sud et le sud-est.

Le feld-maréchal von Bock approuva ce projet. Pour en faciliter l'exécution, il retira de la IVe armée le IIe groupe de panzers, et mit à la disposition de Guderian les troupes supplémentaires dont celui-ci avait besoin. Cet ensemble occasionnel prit le nom de Groupe Guderian (Armeegruppe Guderian, en allemand).

Le 29 juillet, Guderian travaillait sur les plans d'attaque de son groupe contre Roslavl et Elnya, lorsqu'il reçut la visite du colonel Schmundt, l'un des officiers de l'état-major d'Hitler. Schmundt venait lui remettre les feuilles de chêne de la croix de chevalier de la croix de fer que le Führer avait accordées à Hoth, à lui-même, et au général von Richthofen, commandant du VIIe corps aérien de la Luftwaffe. Schmundt apprit, également à Guderian que des trois objectifs auxquels il pensait - Leningrad, Moscou et l'Ukraine - le dictateur n'avait pas encore choisi celui qu'il attaquerait le premier. Guderian conjura Schmundt d'utiliser toute son influence pour faire opter le Führer pour Moscou.

Pendant que Timochenko attaquait les ailes allemandes comme jamais elles ne l'avaient été jusque-là, le Stavka - tout comme le haut commandement nazi - remaniait son déploiement. En arrivant à son QG du théâtre Ouest, le maréchal Timochenko créa deux sous-théâtres et un nouveau PC tactique. Il prit lui-même le commandement de celui de gauche, donna celui de droite à Malandine, et confia à Joukov, le chef d'état-major de l'Armée rouge, la responsabilité des réserves du haut commandement qui lui étaient envoyées pour couvrir Moscou. Le 24 juin, le Stavka retira les XIIIe et XXIe armées du théâtre ouest et les constitua en un front central à la tête duquel fut placé le général Kouznetsov, commandant de la région militaire spéciale de Baltique. Ce redéploiement devait faciliter la direction des opérations des armées orientées vers l'ouest.

A la fin de juillet, les contre-attaques russes commencèrent à s'essouffler. Le 3 août, Guderian avait pris Roslavl, et préparait déjà l'attaque des réserves soviétiques installées sur la ligne Ostachkev - Rzhev et Viasma. Ces positions paraissaient mal implantées, et le général allemand avait l'intention de les bousculer de Spas Demyansk à Viasma, de part et d'autre de la grande route de Moscou.

Mais dans l'après-midi du 3 août, il reçut l'ordre de se présenter en personne le lendemain matin au QG du groupe d'armées Centre, à Borissov. Hitler, accompagné de Schmundt, y avait convoqué von Bock, Hoth, Guderian et le colonel Heusinger, le chef du bureau opérations. En lever de rideau, le Führer s'entretint séparément avec von Bock, puis Hoth, puis Guderian. Il demanda à chacun de ses interlocuteurs la manière dont il envisageait la poursuite de la guerre, et aux commandants de groupes de panzers la première date à laquelle leurs troupes pourraient reprendre la progression ; Guderian répondit le 15 août, et Iloth le 20.

Puis, Hitler appela les officiers tous ensemble, et leur fit son exposé. Il avait une seule idée en tête à l'époque : la capture de la région industrielle dont Leningrad était le centre. Lorsque cette ville serait prise, il faudrait choisir entre deux autres objectifs : Moscou ou l'Ukraine. Sans avoir pris encore de décision à ce sujet, le dictateur penchait pour l'Ukraine parce que les produits agricoles, et les matières premières, que la prise de cette région mettrait entre les mains de l'Allemagne étaient essentielles à la poursuite d'opérations victorieuses.

Guderian exprima ensuite son point de vue avec beaucoup de fermeté : le prochain objectif devait être Moscou ; von Bock et Hoth le soutinrent chaudement. Ceci étant, il ne devait abandonner sous aucun prétexte le saillant d'Elnya qui constituerait le meilleur des tremplins le jour où serait lancé l'assaut vers Moscou. D'un autre côté, il ne pouvait se maintenir à Elnya que si on lui fournissait de nouveaux chars, car les siens étaient usés.

En répondant à cette requête, Hitler fit une fâcheuse révélation : les parcs étaient vides ; il ne pouvait fournir de nouveaux chars qu'en les prenant à la sortie des chaînes de fabrication ; et là aucune ponction n'était possible, car tous les tanks neufs étaient réservés à la constitution d'unités nouvelles. Il finit cependant par accepter de fournir 300 moteurs de chars pour la totalité du front est ! " Nombre, écrit Guderian, que je qualifiai de parfaitement inadéquat... Dans la discussion qui suivit, je déclarai que nous ne pouvions nous tirer d'affaire, devant la grande supériorité numérique des Russes en chars, que si nos pertes étaient promptement comblées. " Hitler adressa une réponse surprenante : " Si j'avais su que les nombres de chars russes que vous citez dans votre livre étaient en fait exacts, je crois bien que je n'aurais jamais déclenché cette guerre ".

La réunion se termina sans que les prochaines opérations fussent clairement définies, et Guderian estima qu'en attendant l'arrivée effective d'ordres nouveaux, il devait préparer la marche vers Moscou. Près de trois semaines s'écoulèrent ainsi, avant qu'Hitler parvint à une décision. Pendant ce temps, les unités du groupe d'armées Centre demeurèrent sur place. Les éléments avancés séjournaient dans le saillant d'Elnya, et sur la Desna, à cheval sur la grande route de Moscou ; le gros se trouvait à l'ouest sur la ligne Smolensk - Roslavl, et au sud ; mais de nombreuses formations étaient occupées dans le sud-ouest à réduire les poches, et à repousser les contre-attaques désordonnées mais continuelles de l'Armée rouge.

Guderian, Hoth et von Bock n'étaient pas seuls à penser que le prochain objectif devait être Moscou. L'OKH, dirigé par von Brauchitsch et Haider, partageait cet avis. La prise de Moscou leur semblait essentielle, non seulement à cause de l'immense effet psychologique qu'elle aurait sur l'ensemble des peuples soviétiques, mais aussi parce que la capitale était à la fois un centre important de fabrication d'armement, et le principal nœud des communications et des transports russes. En perdant Moscou, l'Armée rouge perdrait une source irremplaçable d'approvisionnement en armes ; elle perdrait aussi la possibilité de déplacer ses troupes et son ravitaillement vers les fronts éloignés, ce qui provoquerait à coup sûr l'effondrement de l'édifice militaire tout entier. Pour renforcer leur argumentation, von Brauchitsch et Raider montraient que les Russes partageaient leur avis puisqu'ils commençaient déjà à rassembler le gros de leurs forces pour la défense de Moscou, et qu'à l'est de Smolensk, 500.000 hommes, rescapés des poches, s'enterraient pour barrer la route de la capitale. Ces troupes devaient être attaquées avant d'avoir eu le temps de consolider leurs positions, sinon Moscou pourrait ne jamais être pris.

Ces idées furent consignées dans un mémorandum sous le timbre de l'état-major général, et présentées à Hitler le 18 août. " L'effet a été explosif ", nota Haider dans son journal. Le 21 août, la directive n° 34 y répondit.

" Je n'approuve pas les propositions que l'Armée m'a soumises en date du 18 août, au sujet de la poursuite de la guerre à l'est.

" J'ordonne en conséquence :

" 1. Ce qui importe le plus avant l'arrivée de l'hiver n'est pas la capture de Moscou, mais l'invasion de la Crimée, l'occupation de la zone industrielle et houillère du bassin du Donetz, la rupture des voies de transport du pétrole caucasien, et dans le nord l'investissement de Leningrad et la liaison avec le front finlandais.

" 2. L'arrivée de nos troupes sur la ligne Gomel - Pochepe a créé une situation opérationnelle exceptionnellement favorable qui doit être exploitée, sans délai, à l'aide d'une opération concentrique menée par les ailes intérieures des groupes d'armées Sud et Centre. L'objectif de cette opération ne doit pas être seulement de rejeter la Ve armée russe au-delà du Dnieper, sous la pression de la VIe armée allemande, mais de la détruire avant qu'elle puisse se replier derrière la ligne Desna - Konotop, Soula. Ceci fournira au groupe d'armées Sud la protection qui lui est nécessaire pour franchir le Dnieper moyen, et pour poursuivre son avance, à l'aile gauche et au centre, en direction de Rostov-Kharkov.

" 3. Sans se préoccuper de la suite des opérations, le groupe d'armées Centre doit déployer tous les efforts nécessaires à la réalisation de son objectif - la destruction de la Ve armée russe - tout en occupant au centre de son propre front des positions telles que les contre-attaques ennemies, dans ce secteur, puissent être contenues par un minimum d'unités.

" 4. La capture de la péninsule de Crimée est une condition essentielle au maintien de nos possibilités d'utilisation des pétroles roumains. "

Hitler doubla cette directive d'un memorandum adressé à l'état-major général, et rédigé en termes si blessants que le général Haïder voulut démissionner, et essaya de persuader von Brauchitsch de suivre son exemple. " Brauchitsch a refusé, nota Haïder dans son journal à la date du 22 août, parce que ça n'avancerait à rien et ne changerait rien ".

Von Bock convoqua Guderian à son PC dès qu'il eut reçu son exemplaire de la directive n° 34. Haïder assista à leur entretien. Il semblait e profondément abattu par cet écroulement de ses espoirs ", a rapporté Guderian. Le nouveau plan, la marche sur Kiev entraînerait exactement ce que tous les généraux avaient essayé d'éviter : une campagne d'hiver.

Au cours de la conversation, Guderian affirma que ses chars ne résisteraient jamais aux écrasantes épreuves qui les attendaient, et en particulier aux terribles conditions climatiques de l'hiver russe. En conclusion, les trois généraux décidèrent que le chef du IIe groupe de panzers devait accompagner Haïder à la "Tanière du Loup ", le QG d'Hitler en Prusse-Orientale ; là, devant l'OKH, il exposerait la situation telle qu'il la voyait, et il essayerait de persuader le commandement suprême de changer d'avis.

En arrivant à la Tanière du Loup, Guderian se présenta immédiatement au commandant en chef de l'armée, von Brauchitsch qui lui dit sans plus attendre : " Je vous interdis de mentionner l'affaire de Moscou devant le Führer.

L'opération en direction du sud a été ordonnée. Le problème désormais consiste uniquement à exécuter cet ordre. Toute discussion est vaine ".

En d'autres termes, Guderian perdrait son temps à voir Hitler ; il demanda aussitôt l'autorisation de rallier son groupe de panzers. Von Brauchitsch refusa de le laisser partir : il devait rencontrer le Führer.

L'entrevue eut lieu en présence de Keitel, Jodl, Schmundt et quelques autres, mais ni Brauchitsch, ni Haïder n'y assistèrent. Guderian parla, et lorsqu'il se tut, Hitler lui posa une question qui équivalait à demander si le IIe groupe de blindés était capable de fournir un autre grand effort. Guderian répondit que ses hommes ne seraient disposés à accomplir un effort majeur, que si on leur proposait un objectif majeur.

- C'est naturellement de Moscou que vous voulez parler ? demanda Hitler.

- Oui, répondit Guderian. Et puisque vous avez mentionné le sujet, laissez-moi vous donner les raisons qui motivent mon opinion.

Hitler acquiesça et Guderian répéta les arguments que nous avons exposés déjà.

e Hitler me laissa aller jusqu'à la fin de mon discours, sans m'interrompre une seule fois, écrit Guderian dans son livre. Puis il prit la parole, et détailla les considérations qui l'avaient conduit à une décision différente... Pour la première fois, je l'entendis dire : " Mes généraux ne connaissent rien aux aspects économiques de la guerre. "... Pour la première fois, je vis un spectacle qui plus tard me deviendrait hélas trop familier : tous les assistants hochaient la tête pour approuver chacune des phrases martelées par Hitler, et on me laissa seul de mon avis... l'OKW étant unanime à condamner mes opinions, je m'abstins de discuter davantage ce jour-là; je pensai qu'il serait inconvenant de faire une scène devant le chef de l'État allemand entouré de ses conseillers. Et puisque la décision d'attaquer l'Ukraine avait été confirmée, je fis de mon mieux pour qu'au moins cette opération fût exécutée dans les meilleures conditions. C'est pourquoi je demandai à Hitler de ne pas scinder mon groupe en deux, comme le plan le prévoyait, mais de l'affecter tout entier à cette campagne. Ceci permettrait peut-être d'obtenir une prompte victoire, avant l'arrivée des pluies d'automne... Satisfaction me fut donnée ".

XV

LA PLUS GRANDE BATAILLE DE L'HISTOIRE DU MONDE

Le groupe d'armées Sud de von Rundstedt avait progressé de façon beaucoup moins spectaculaire que ses deux homologues du Centre et du Nord. La raison en était simple : Staline défendait l'Ukraine avec âpreté, parce qu'il voulait garder cette province autant qu'Hitler s'en voulait emparer. Mais les raisons du dictateur russe n'étaient pas exactement celles du Führer : le Kremlin s'intéressait davantage aux nombreuses usines de cette région qu'à ses productions agricoles ou à ses ressources pétrolières.

La charge de maintenir l'Ukraine hors de portée des mains allemandes, avait été confiée au maréchal Boudienny.

Boudienny était l'un des chefs militaires les plus populaires de Russie. Fils d'un fermier cosaque du Don, il était entré dans l'armée tsariste en 1903, comme simple cavalier. La révolution l'avait fait élire président du soviet divisionnaire des troupes caucasiennes, bien qu'il ne fût pas, à l'époque, membre du parti communiste (il ne s'y affilia qu'en 1919). Il avait obtenu par la suite le grade de général dans la cavalerie, et avait écrasé en 1920, dans le Caucase septentrional, l'armée blanche de Denikine. Organisateur de la cavalerie soviétique, ce fut lui qui, tout naturellement, prit le commandement de cette arme.

Boudienny n'avait jamais fréquenté régulièrement une école, mais il obtint les résultats les plus brillants à ses examens de sortie de l'académie militaire de Moscou en 1932. Lorsqu'en 1935, les grades réapparurent dans l'Armée rouge, le fils du fermier cosaque fut l'un des cinq officiers soviétiques à être nommés maréchaux. L'année suivante, 1936, quand Staline se heurta à Boukharine, le maréchal Boudienny, devenu membre du Comité central du Parti communiste, fut, avec Vorochilov, le seul militaire de cette assemblée à prendre parti pour le dictateur. Cette preuve de fidélité lui valut d'échapper à la grande purge de 1937. A la suite de cette épuration, il fut nommé commandant en chef de la région militaire de Moscou, et expressément chargé de réorganiser la garde rouge. En 1939, ce fut encore à lui que Staline fit appel pour redresser la situation après les revers initiaux essuyés par l'armée soviétique dans la campagne de Finlande ; le maréchal joua un rôle éminent dans la conduite des opérations qui menèrent à la victoire, et à l'issue de cette guerre mineure - mineure tout au moins aux yeux des Russes - il fut nommé Commissaire-adjoint du peuple à la Défense.

C'était un bon vivant, un homme franc, un soldat loyal, aux moustaches abondantes et à l'œil matois. Dans l'Armée rouge, officiers et soldats le préféraient probablement à tous les autres grands chefs. Ses pairs étaient peut-être les seuls à ne pas l'aimer. D'une part, ils étaient jaloux de l'estime en laquelle Staline le tenait ; d'autre part, ils ne partageaient pas la confiance du dictateur en l'aptitude de Boudienny à conduire les armées en campagne, malgré les succès remportés en Finlande par le vieux soldat. On admettait généralement que le maréchal de la cavalerie avait réorganisé la garde rouge avec beaucoup de compétence, et on en concluait que ses dons le disposaient aux tâches de l'organisation et de l'entraînement, plutôt qu'à celles du commandement.

A soixante-cinq ans, le maréchal Boudienny, très vert encore, bénéficiait de l'expérience de trente-huit années passées sous les armes. Sa formation, cependant, présentait une lacune (dont il n'avait point le monopole) : il ignorait les procédés de la guerre moderne, et tout particulièrement les tactiques d'extrême mobilité où les Allemands étaient passés maîtres.

Lorsqu'au début de juillet Boudienny arriva dans le théâtre Sud-Ouest pour prendre ses fonctions, il y trouva une situation inquiétante. Kirponos avait déployé mille efforts pour empêcher von Rundstedt d'accélérer sa progression, mais le Ier groupe de panzers de von Kleist avait réussi à ouvrir une brèche dans les lignes défensives, et à pénétrer profondément dans les plaines. Pour tout dire, les avant-gardes avaient atteint Irpen, 15 kilomètres à l'ouest de Kiev.

Pour écarter la menace, le Goko eut l'idée, le 10 juillet, de fusionner les deux théâtres Sud-Ouest et Sud sous le commandement suprême de Boudienny. Cette mesure affecta peu la progression de von Rundstedt qui continua à exercer une pression extrêmement vive sur Kiev, tout en faisant pivoter le gros de ses forces en direction du sud et du sud-est, ce qui poussa les troupes du Reich dans le flanc et sur les arrières des armées russes du théâtre Sud. En même temps, et pour compléter cette manœuvre, il lança la XIe armée allemande et l'armée roumaine en direction de Balta Pervomaisk, laissant Ulman dans le nord. Les deux manœuvres réussirent, et le 15 juillet la ligne soviétique Fastov - Berdichev - Letichev fut rompue ; trois jours plus tard, la XVIIe armée et le Ier groupe de panzers s'installaient sur un front nouveau Balaya - Tcherkov - Kazatine - Vinnitsa - Chmerinka ; le théâtre Sud se trouvait dangereusement exposé.

Décidé à stopper les Allemands au centre du front Sud-Ouest, le Stavka ordonna à la XXVIe armée de contre-attaquer. Cette grande unité était constituée de troupes nouvellement levées, à peine entraînées. Leurs chances de succès, fort réduites, furent tout à fait anéanties par une circonstance malheureuse : le 18 juillet au matin, les postes d'écoute allemands interceptèrent un message en provenance du QG de la XXVIe armée, et apprirent ainsi que le lendemain, 19, six divisions de fusiliers et deux divisions de cavalerie russes attaqueraient au sud de Kiev, sous les ordres du PC du IIe corps. Les Allemands prirent aussitôt les dispositions qui s'imposaient, et la surprise joua en leur faveur, et non au profit des assaillants.

La fusion des théâtres Sud et Sud-Ouest n'avait été réalisée que sur le papier, lorsque la fortune ou plutôt l'infortune des armes lui donna un commencement de réalité : l'aile gauche des troupes du théâtre Sud-Ouest perdit contact avec son commandement, et fut placée pour cette raison sous les ordres de Tioulénev, le commandant du théâtre Sud. Boudienny ordonna aussitôt à ce général de concentrer ses réserves dans le secteur d'Ouman.

Au début de juillet, Tioulénev, responsable également de la défense d'Odessa, réquisitionna les civils, mesure pratiquée déjà à Leningrad, Moscou, Smolensk et en d'autres grandes villes russes. A Odessa, les habitants furent invités à construire une triple ceinture de fortifications, qui mesureraient 640 kilomètres de longueur, et contiendraient 1.200 positions de bataillons. Restait à occuper ces lignes ; pour cela, le 19 juillet, une " armée littorale n fut constituée; elle comprit les 95e et 25e divisions de fusiliers, la Ire division de cavalerie, le 54e régiment d'infanterie avec quatre bataillons d'artillerie, le 1er régiment d'infanterie de marine, les 82e et 70e flottilles indépendantes de l'aéronautique navale de la flotte de mer Noire, le 69e régiment de chasse de l'armée de l'air, et un régiment de gardes-frontière de la NKVD. Le tout fut placé sous les ordres du général Safronov.

La XVIIe armée allemande rencontrait toujours une violente opposition, mais gagnait du terrain. Au milieu de juillet, elle fit sauter la charnière relativement faible des théâtres Sud et Sud-Ouest, et se dirigea vers Ouman. Le Stavka craignit un enveloppement des deux ailes gauche et droite des théâtres, et devant cette menace ordonna à Boudienny de se retrancher sur une ligne Relaya – Tcherkov - Gaisine - Kamenka - Dniester, et s'y tenir à tout prix contre la XVIIe armée et le Ier groupe de panzers de von Kleist.

Mais rien ne pouvait enrayer l'avance nazie. Von Kleist atteignit Kirovograd à la fin du mois de juillet ; la XVIIe armée arriva sous les murs de Pervomaisk, à la même époque, tandis que la XIe attaquant du sud-ouest, et la VIe qui débordait Oulma par l'est en dépit de violentes contre-attaques lancées des positions russes de Belaya Tcherkov, parvenaient toutes les deux en vue de cette même ville. Les VIe et XIIe armées soviétiques étaient presque entièrement encerclées dans Ouman.

Boudienny, bien déterminé à sauver ces forces, leur ordonna de retraiter vers la rivière Ingoul, avant que le filet se fût complètement refermé, mais il prit sa décision trop tard, et le plus gros des deux armées fut perdu bien inutilement.

Devant la gravité de la menace qui pesait sur l'Ukraine, Staline avait ordonné à Khrouchtchev, le Commissaire politique de Boudienny, de procéder à l'évacuation des ouvriers et des équipements industriels du bassin, en direction de l'est. Une entreprise d'aussi grande envergure pouvait être assurément réalisée, mais demandait du temps, et c'était pour gagner une partie des délais nécessaires que Boudienny avait ordonné aux troupes de s'accrocher à Ulman. Le Kremlin lui reprocha vertement son fiasco qui, cependant, paraît insignifiant aujourd'hui auprès des catastrophes dont le maréchal réservait la surprise à Staline.

Outre le danger militaire, des risques d'origine politique pesaient sur l'Ukraine. Cette République, en effet, la seconde de l'URSS par son importance, n'avait cessé de maugréer contre le pouvoir central depuis son adhésion à l'Union soviétique. Un mouvement séparatiste clandestin avait atteint une certaine ampleur vers 1938, et se développait très activement sous l'influence de l'invasion. Les Allemands n'étaient pas considérés en Ukraine de la même façon que dans les autres provinces russes ; de nombreux habitants s'illusionnaient même sur leur compte au point de considérer les Nazis comme des libérateurs, et d'être tout prêts à collaborer avec eux.

La superposition d'un problème politique délicat à une situation militaire désespérée accroissait le désordre et la confusion, dans le secteur où Boudienny et Khrouchtchev avaient à s'acquitter de leurs tâches respectives. Le coin enfoncé par la Wehrmacht entre Ouman et Odessa affaiblissait beaucoup le potentiel des forces soviétiques en séparant les troupes les unes des autres ; Staline, par ses contre-ordres, allait bientôt le réduire plus encore.

Le 10 août, Rössler, un agent de renseignements soviétique digne de foi, et qui jouissait de la confiance du Kremlin, prévint l'URSS que les Allemands allaient lancer le groupe d'armées Centre vers Moscou, via Briansk *. Tel était bien en effet le plan de l'OKW jusqu'au 21 août, date à laquelle Hitler signa sa directive n° 34, orientant vers l'Ukraine la poussée principale de ses troupes.

Deux jours après la réception de cet avis, le 12 août, le général Eremenko fut rappelé dans la capitale pour prendre la tête d'un nouveau commandement : le front de Briansk. a Vous partirez demain, lui aurait dit Staline, et vous entreprendrez sans délai l'établissement du front de Briansk. Je vous rends responsable de la protection des points stratégiques de la région moscovite contre les attaques en provenance du sud-ouest. Guderian est en place pour marcher sur Briansk, et va attaquer en force pour s'ouvrir la route de Moscou. Vous allez donc rencontrer les unités mécanisées du vieil ami dont vous connaissez si bien les tactique.

Les informations données par Rössler avaient confirmé Staline dans l'idée que Moscou était l'objectif principal d'Hitler. Le tyran soviétique était si fermement attaché désormais à cette opinion que le 22 août, lorsque le même Rössler lui apprit que, malgré l'opposition des généraux allemands, le Führer avait donné l'ordre de lancer la Wehrmacht vers l'Ukraine, il prit ce revirement pour une feinte, et maintint ses instructions d'établir à Briansk le front défensif le plus puissant possible. Le redéploiement auquel ceci conduisait ne pouvait être réalisé qu'aux dépends des forces de Boudienny engagées en Ukraine. Des troupes prélevées sur les XXXVIIe et XXVIe armées soviétiques furent donc transférées de la région de Kiev au secteur de Briansk, avec la XLe armée nouvellement formée. Le Stavka n'en exigea pas moins que Boudienny défendît le Dnieper, depuis son embouchure jusqu'à Loyev, gardât les zones fortifiées de Kiev et Dniepropetrovsk, et couvrit, à l'aide de ses forces terrestres et aériennes, le grand bassin industriel du Donbas, ainsi que le nord du Caucase. Ce plan laissait toutefois subsister dans les lignes russes deux zones de moindre résistance; les Allemands ne tarderaient pas à les découvrir, et y précipiteraient leurs colonnes pour achever l'encerclement de Kiev.

A Roslavl, le 25 août, Guderian reçut son ordre de marche, et lança le Ife groupe de panzers vers le sud, en direction de Konotop, son nouvel objectif. Les Russes furent surpris au plus haut point par une pareille manœuvre ; la 3e division blindée s'empara du pont de 700 mètres de long qui franchit la Desna à Novgorod Severskii. Puis, le 9 septembre, le XXIVe corps de panzers trouva l'un des points faibles du front russe, entre Batourine et Konotop, et plongea par cette faille en direction de Romny.

Au sud de Kiev, la XXXVIIIe armée russe tenait à elle seule un front de presque 200 kilomètres, le long du Dnieper. Comment aurait-elle pu résister lorsque le 12 septembre, le 1er groupe de panzers de von Kleist, et la XVIIe armée, bondirent des têtes de pont de Kremenchoug et Cherkassy pour l'attaquer ? Après trois jours de combats sanglants, les Allemands ouvrirent une large brèche dans les lignes russes.

Pendant que Guderian attaquait au nord, et von Kleist au sud, l'ouest était tenu par les IIe, VIe et XVI le armées ; la IIe gardait une ligne qui allait de Roslavl au Dnieper, au nord de Gomel, puis longeait la rive ouest du Dnieper jusqu'à Loyev ; à partir de cette ville, la VIe armée alignait ses unités à l'ouest du fleuve jusqu'à sa jonction avec la XVIe, aux environs de Cherkassy.

Le 16 septembre, les panzers du Ier groupe de von Kleist prirent contact avec ceux du IIe groupe de Guderian : la plus grande manœuvre en tenaille réalisée dans l'histoire militaire moderne venait de réussir. Plus de 600.000 Russes étaient pris au piège. Les armées allemandes stationnées à l'ouest de cet immense cercle se mirent aussitôt en marche, et lentement mais sûrement la poche commença à se rétrécir.

La ville de Kiev elle-même fut capturée le 18 septembre, et aussitôt après la VIe armée franchit le Dnieper. Boudienny ordonna à ses hommes de résister jusqu'à la dernière cartouche, mais ne fit aucun effort sérieux pour briser l'encerclement.

La perte de la bataille de Kiev résultait d'une extraordinaire série d'erreurs commises par le maréchal de la cavalerie, mais Staline possédait cependant une part de responsabilité dans la catastrophe. Le haut commandement avait en effet prescrit d'évacuer la ville, avant d'ordonner de la défendre à tout prix : ordre et contre-ordre aboutirent au désordre. Les réactions du général Vlasov, commandant la XXXVIIe armée à Kiev, sont symptomatiques à cet égard ; elles prouvent l'intervention de Staline. Selon son propre témoignage, Vlasov s'adressa au Kremlin par radio pour demander l'autorisation de repli, mais il hésita si longtemps avant de le faire, que la ville était investie et la situation désespérée lorsqu'il se décida. Pourquoi Vlasov aurait-il tant tardé à proposer la mesure salvatrice, sinon parce que Staline avait lui-même exigé une résistance à outrance ? Le dictateur était donc responsable des ordres contradictoires qui avaient été donnés. Malgré cela, la colère de Staline s'abattit sur le maréchal Boudienny qui fut démonté de son commandement avant même l'issue des combats ; et sans aucun doute, le vieux soldat n'échappa au peloton d'exécution que grâce à son immense popularité dans les rangs de l'Armée rouge. Il fut placé à la tête des Réserves, et par la suite, ne commanda plus jamais devant l'ennemi. Les faits montrent d'ailleurs que ses idées surannées en matière de tactique, le disposaient davantage à entraîner des troupes qu'à les mener au combat.

Timochenko prit la place de Boudienny au commandement suprême du théâtre Sud, mais trop tard pour permettre à qui que ce fût d'échapper au désastre. Le général Kirponos figura lui-même parmi les morts, avec son chef d'état-major et bon nombre de ses officiers. Les Allemands recueillirent quelque 665.000 prisonniers lorsque les Russes encerclés finirent par se rendre le 26 septembre. Le potentiel militaire - c'est-à-dire les hommes et le matériel - abandonné dans la poche de Kiev semblait dépasser les pertes qu'un pays, même aussi peuplé que l'Union soviétique, pouvait supporter.

En examinant les faits, le Stavka dut bien comprendre que le désastre de Kiev était dû à l'emploi de tactiques aberrantes et à une mauvaise organisation.

Dès que Guderian commença à plonger vers le sud, au début de septembre, Timochenko lança des séries d'assauts à objectifs limités contre le saillant d'Elnya. Mais les secteurs sud n'en furent guère soulagés, et à la fin du mois le Stavka les fit cesser. Les théâtres Ouest, Sud-Ouest et Sud devaient, pensait-il, conserver une attitude purement défensive pendant que s'effectuait la réorganisation des forces armées et de l'industrie de guerre - tâches délicates que le harcèlement continuel mené par la Wehrmacht rendit plus difficiles encore.

Les colonnes de von Rundstedt fonçaient de toute leur vitesse à travers les brèches ouvertes par les panzers. Au milieu d'octobre, Odessa fut enlevée par la XIe armée allemande, et l'armée roumaine de von 1anstein. A la même époque, une manœuvre en tenaille effectuée au nord de la mer d'Azov amena la reddition de 100.000 Russes. Enfin, la dernière semaine d'octobre vit la chute de l'important centre industriel de Kharkov, et l'occupation du bassin du Donetz. L'URSS perdait encore une de ses sources de ravitaillement en matériel de guerre.

Puis, au sud de Kharkov, ce fut au début de novembre la prise de Perekop et Simferopol, villes qui couvraient la Crimée ; von Manstein commença à préparer l'investissement de Sébastopol. La réaction russe, cependant, se traduisit par des contre-attaques si violentes que Roumains et Allemands durent se retirer de la péninsule de Kerch et de Rostov-sur-le-Don.

Avec le mois de novembre et le début de l'hiver russe, le désaccord entre von Rundstedt et Hitler prit une tournure dramatique. Timochenko montait continuellement de violentes contre-offensives, que la Wehrmacht contenait à grand-peine, particulièrement dans le bassin du Donetz. Von Rundstedt comprit qu'en ces conditions il devait raccourcir ses lignes étirées à l'excès, et il proposa de ramener ses troupes sur le fleuve Mious. Ce repli tactique entraînait l'évacuation de Rostov : Hitler refusa d'en entendre parler.

Ce refus, cependant, ne modifiait ni la situation, ni ce qu'on pouvait en penser, et le feld-maréchal ne voulut pas obéir à des ordres qu'il estimait néfastes. Un beau soir de la fin novembre, il écrivit de sa propre main les lignes suivantes dans le compte rendu quotidien adressé à Berlin : " S'il se trouvait que l'on n'ait plus confiance dans mon aptitude à la conduite des opérations, je demanderais à être relevé par un officier bénéficiant de cet appui indispensable qu'est la confiance du commandement suprême. "

A une heure du matin, von Rundstedt fut informé qu'Hitler avait approuvé sa demande, et qu'il allait être remplacé par le feld-maréchal von Reichenau. Le lendemain matin, von Reichenau examina la situation, puis, à midi téléphona à Hitler pour l'informer de ses conclusions : il ne pouvait que proposer l'adoption des mesures préconisées par son prédécesseur. Le Führer autorisa un repli sur le Mious.

Le 5 décembre, von Rundstedt quitta Poltava par train spécial : une garde d'honneur, la musique, tous les officiers le saluèrent à son départ. Il se retirait à Cassel, où il allait demeurer jusqu'au jour où Hitler lui demanderait de reprendre son uniforme pour commander le front occidental, en mars 1942.

XVI

LA BATAILLE POUR MOSCOU

Le 5 septembre, il devint évident que la vaste manœuvre de débordement de Kiev se terminerait par une victoire allemande, et Hitler ne se tint plus ; il convoqua Haïder, et dans son enthousiasme lui déclara que les généraux pouvaient réaliser leur désir - autrement dit, attaquer Moscou. " Démarrez l'attaque sur le front central, d'ici huit à dix jours ", ajouta-t-il. Haïder manquait du courage nécessaire pour discuter avec le Führer, et il ne dit rien ; mais le soir, il confia sa pensée à son journal en y écrivant le mot : " Impossible ! ".

Le 6 septembre, Hitler signa sa directive n° 35, relative à l'avance sur Moscou, baptisée Opération Typhon. Typhon comportait deux phases. Au cours de la première, les IXe et IVe armées allemandes enfonceraient les lignes russes dans le secteur de Smolensk, au nord et au sud de la grande route de Moscou. Deux groupes de panzers pénétreraient rapidement derrière les forces ennemies, et inclineraient leurs routes l'un vers l'autre pour se rencontrer dans la région de Viasma, et enfermer de la sorte le gros des troupes soviétiques du théâtre Ouest. Une manœuvre analogue serait exécutée simultanément dans le sud : la IIe armée allemande lancerait un assaut frontal contre les troupes d'Eremenko à Briansk, tandis que deux unités occasionnelles du IIe groupe de panzers effectueraient une manœuvre de débordement sur chaque aile, et se rejoindraient au nord-est de Briansk, jetant ainsi un nouveau coup d'épervier.

Ainsi s'achèverait la première phase de l'opération Typhon ; la seconde consisterait en la poursuite des unités qui auraient réussi à passer en mailles ; cette manœuvre, exécutée par les panzers, constituerait en même temps une avance en direction de Moscou, et donc préparerait l'investissement ou la capture de la capitale.

Dans sa conception, cette bataille Viasma - Briansk était assurément gigantesque. Trois armées, la IVe, la IXe et la IIe, y entraient en jeu, soutenues par trois groupes de panzers : le IIIe groupe du général Hoth à l'aile gauche, le IVe groupe du général llœpner (retiré du front Nord) au centre, et à l'aile droite le IIe groupe du général Guderian, fortement renforcé. Au total, l'opération Typhon mettait en ligne 46 divisions d'infanterie, 14 divisions de panzers, 8 divisions et une brigade motorisées, 2 armées aériennes complètes destinées à fournir la couverture aérienne, et de nombreuses unités de DCA pour la protection.

Les historiens militaires allemands exercent leur lyrisme en décrivant le plan de cette bataille : " Un Cannes moderne, disent-ils, mais à plus grande échelle ".

Hitler - sinon ses généraux - semble avoir eu mauvaise mémoire du passé, et particulièrement de la réflexion faite en 1864 par le comte von Moltke : " Une opération ne doit pas être montée en fonction du temps, mais de la saison. " Or, l'automne commençait ; l'hiver ne tarderait pas.

Hitler avait également manifesté une méconnaissance ridicule de la science militaire en accordant " huit ou dix jours " pour préparer cette gigantesque opération. Tout fut prêt cependant le 30 septembre. Le IVe groupe de panzers du général Hoepner était descendu du nord, et le IIe groupe de Guderian, réorganisé, était monté du sud où il avait jusque-là donné la chasse aux armées de Timochenko. Pour cette opération, Guderian avait reçu des renforts substantiels *, dont un contingent de 100 chars au moins. Toutefois une erreur des services de ravitaillement - dont l'organisation irait de mal en pis - le priva de la moitié de ses tanks, dirigés par erreur vers Orcha, sur le Dnieper, 80 kilomètres à l'ouest de Smolensk. De plus, les stocks de carburant étaient insuffisants.

Les troupes de Guderian devaient s'assembler dans la région de Poutivl, à une cinquantaine de kilomètres à l'est - nord-est de Konotop. De là, elles devaient attaquer en direction d'Orel, par Glouchov. Voici quel fut le déploiement :

Le XXIVe corps de panzers au centre; le XLVIIIe corps de panzers à droite du XXIVe ; le XLVIIe à gauche; le XXXIVe corps d'armée sur le flanc droit ; le XXXVe corps et la 1re division de cavalerie sur le flanc gauche. Les corps d'armée d'infanterie, échelonnés en profondeur, devaient progresser aux deux ailes des corps de panzers.

Pour couvrir son flanc droit avant l'assaut principal, Guderian ordonna au XLVIIIe corps de panzers d'attaquer l'ennemi dans les secteurs de Soumy et Nedrigalov, avant de rallier la zone de rassemblement. Mais il avait sous-estimé l'importance des forces russes occupant cette région ; le général Kempff dut rompre le combat (où la 25e division d'infanterie motorisée perdit bon nombre de véhicules) pour pouvoir arriver à Poutivl à l'heure dite.

Le point d'application de l'effort majeur, pour l'ensemble de cette opération, se trouvait à Roslavl. Trois corps de panzers du IVe groupe du général Hœpner devaient foncer en direction de Mochaisk, via Spos Demensk et Jouchnov. Arrivé à Spos Demensk, le Xe corps devait incurver sa route vers la gauche, en direction de Viasma ; le CXe corps et la division SS Das Reich devaient poursuivre tout droit ; le LVIIe corps devait s'incliner à droite vers Kalouga.

Au nord de la grande route de Moscou, deux corps de panzers du IIIe groupe, les VIe et VIIe, devaient avancer vers Cholm, où ils tourneraient vers la droite en direction de Viasina ; ils y effectueraient leur jonction avec les blindés du général Hœpner, et ainsi seraient encerclées six nouvelles armées russes du théâtre Ouest. Le flanc gauche du général Hoth serait couvert par le Vie corps d'infanterie, qui marcherait vers Rochev et Startya, sur la Volga.

Guderian mettait en doute la sagesse d'un plan qui concentrait autant de blindés au point nodal de Roslavl. Les 2e et 5e divisions de panzers sortaient toutes fraîches d'une période de repos, mais à Roslavl elles allaient se trouver engagées aux côtés de la 1e division de panzers de la division SS Das Reich, de la 3e division motorisée, et de la division d'infanterie Gross-Deutschland. N'eussent-elles pas été beaucoup mieux employées dans une manœuvre de débordement par les ailes, plutôt qu'en une attaque frontale ? Le commandant du IIe groupe de panzers regrettait d'autant plus l'absence de son XLVIe corps.

En face des Allemands se dressaient les armées russes du théâtre Ouest et du front de Briansk. Lorsque Timochenko avait remplacé Boudienny sur le théâtre Sud-Ouest, le général Koniev avait pris le commandement du théâtre Ouest, avec le général Sokolovsky comme chef d'état-major. L'ensemble des forces russes dessinait une ligne plus ou moins continue le long de la Desna. Derrière ce front, les réserves étaient étagées entre l'ouest de Kalinine sur la Volga, et le sud et l'est de Kalouga, sur le même fleuve. Le flanc gauche de ces forces couvrait en partie Toula. A Borodino, c'est-à-dire, à mi-chemin de Kalinine et Kalouga, le Stavka avait placé l'une de ses unités d'élite, la 32e division de fusiliers de gardes sibériens.

Eremenko avait préparé une contre-offensive dans la région Glouchov - Poutivl, afin d'améliorer ses positions tactiques dans le secteur de Briansk. L'attaque lancée par Guderian le 28 septembre devança la sienne, et le prit donc à l'improviste. Mais beaucoup plus surpris encore furent les habitants d'Orel lorsque, le 3 octobre au matin, ils virent dévaler les chars de la 4e division de panzers à travers leurs rues encombrées de passants, de tramways, et surtout de camions transportant à la gare les caisses d'outils et les pièces de machines des usines en cours d'évacuation vers l'est 160

Les autres unités du IIe groupe de panzers, suivies de l'infanterie et de l'artillerie de la VIe armée allemande, se précipitèrent dans la brèche ouverte à Glouchov par les chars de Guderian. L'encerclement des trois armées soviétiques de Briansk commençait à prendre tournure. A la même époque, sur le théâtre Ouest, les chars des généraux Roth et Heepner remportaient des succès analogues au nord et au sud de Smolensk ; les six armées de Koniev étaient sérieusement menacées d'encerclement, elles aussi.

Devant le danger représenté par ces attaques allemandes, le Stavka eut recours à sa méthode favorite : il remania le haut commandement. Koniev fut limogé, et remplacé par Joukov, le chef d'état-major général (dont les fonctions échurent au toujours malade mais toujours actif Chapochnikov) ; Joukov reçut en même temps le commandement des troupes de réserve. Le Stavka craignait tellement pour la sécurité de Moscou, qu'il affecta à la défense de cette ville 40 pour cent du total des troupes déployées entre la mer Noire et la Baltique.

Les Russes se battaient avec un si grand courage, et une telle opiniâtreté, qu'ils s'attirèrent le commentaire suivant de Guderian, le jour où Joukov prit son commandement : " Ils apprennent ! " Cette remarque sanctionnait l'adoption de nouvelles tactiques d'emploi des chars russes, tactiques " très inquiétantes ", écrivit Guderian, qui s'exprime ainsi dans son livre : "Les armes défensives dont nous disposions à cette époque n'endommageaient les T 34 que dans des conditions particulièrement favorables. Le canon de 75 court du panzer IV n'avait d'effet que si le T 34 était attaqué par l'arrière; encore fallait-il que le coup portât sur la grille visible au-dessus du moteur, pour que le tank fût mis hors de combat. Nos équipages devaient faire preuve d'une adresse rare pour placer leurs chars en pareille position de tir. L'infanterie russe nous attaquait de front, pendant que les chars fonçaient sur nos flancs en formations compactes ". Les Soviets utilisaient également des ruses qu'Haïder aurait certainement qualifiées d'immorales dans son journal.

Cependant, ni l'emploi des tactiques nouvelles, ni les efforts les plus déterminés, ne réussirent à briser les tenailles dont les mâchoires se refermaient sur les Russes à Viasma et Briansk. Seules quelques unités isolées réussirent à s'échapper. Le 16 octobre, les troupes du théâtre Ouest et du front de Briansk déposèrent les armes ; celles du nord capitulèrent le 17, les autres se rendirent au cours de la semaine suivante. Le 25 octobre, tout combat eut cessé dans cette région ; les Allemands décomptèrent 650.000 prisonniers, et un butin de 5.000 canons, et 1.200 chars. La Wehrmacht reprit son avance, sur un large front, et avant la fin d'octobre progressa de 100 kilomètres encore, atteignant ainsi la région de Moscou.

Pour comprendre ce qu'était la situation dans la capitale elle-même, peut-être est-il bon de considérer les relations qu'entretenait alors Staline avec les représentants des pays occidentaux.

Quand les Allemands eurent attaqué la Russie, Churchill prononça un discours radiodiffusé, le 22 juin, dans lequel il déclara notamment : " Il s'ensuit que nous devons aider de notre mieux la Russie et le peuple russe. " Ces mots ne tombèrent pas dans l'oreille d'un sourd, car Staline ne cessa dès lors d'essayer d'extorquer aux Britanniques tous les secours et les matériels militaires qu'il put. La Grande-Bretagne eût certainement fourni à l'Armée rouge de quoi satisfaire tous ses besoins, si elle avait disposé des approvisionnements nécessaires ; mais elle était elle-même à court. Elle se priva en fait, plus d'une fois, d'une partie de ses maigres stocks, pour venir en aide à l'URSS, mais Staline continua à quémander de plus belle, et ses exigences, qui frisaient parfois le ridicule, montrèrent qu'il comprenait mal la situation critique de ses alliés anglais. Nous verrons tout à l'heure qu'il se conduisit exactement de la même manière vis-à-vis des États-Unis, lorsque ceux-ci lui tendirent la main à leur tour.

En juillet, Churchill avait promis d'étudier la possibilité d'envoyer des avions de chasse à Mourmansk, et en septembre deux escadrilles de Hurricane y furent expédiées pour défendre la base navale. Le 30 juillet, Staline avait laissé entendre à Harry Hopkins, l'envoyé personnel du président Roosevelt, qu'il accueillerait avec plaisir des troupes américaines placées sous commandement américain, en quelque part du front que ce fût. Cinq jours auparavant, le Cabinet de Guerre britannique avait décidé de donner 200 avions de chasse Tomahawk à l'armée de l'Air rouge, quoique ce cadeau effectuât une fâcheuse ponction sur les ressources du donateur. Bien d'autres matériels furent envoyés de même en Russie par les Britanniques : 2 ou 3 millions de paires de bottes, des tonnes de fer blanc, de laine, de tissus de laine, de jute, de plomb, de laque, etc.. Dix mille tonnes de caoutchouc, l'une des matières premières les plus difficiles à trouver, étaient déjà mises de côté en Malaisie pour les Russes, lorsque, le 31 juillet, Churchill informa Staline qu'il préparait en Angleterre une expédition de 10.000 tonnes supplémentaires.

Devant la multiplicité et l'insistance des demandes de matériaux stratégiques de toute nature adressées par le Kremlin, Churchill déclara au début de septembre que la seule mesure réaliste consisterait à envoyer à Moscou une commission qui s'occuperait de ces affaires sur place. Il suggéra la nomination d'une équipe anglo-américaine conduite par Averil Harriman et lord Beaverbrook. A cette date Staline avait déjà reçu 440 avions et d'importantes quantités d'autres matériels de guerre ; il réclamait de l'aluminium et des chars. Le 9 septembre, Churchill lui répondit que 5.000 tonnes d'aluminium lui parviendraient sous peu du Canada, et que 2.000 tonnes lui seraient ensuite destinées tous les mois.

Mais les quantités disponibles n'approchaient pas, même de très loin, les exigences de Staline. Le 15 septembre, trahissant peut-être sa panique, le dictateur rouge dépassa toutes les bornes : " Il me semble, télégraphia-t-il à Churchill, que la Grande-Bretagne pourrait débarquer sans risque à Arkhangelsk 25 ou 30 divisions, ou les envoyer dans le sud de l'URSS à travers l'Iran. Ainsi pourrait s'établir une collaboration militaire entre les troupes soviétiques et britanniques sur le territoire de l'Union soviétique ".

La mission Beaverbrook - Harriman parvint à Moscou le 28 septembre, jour du déclenchement de l'offensive Guderian sur le front de Briansk ; les négociations relatives aux secours nécessaires à la Russie furent donc conduites du côté russe par des gens que la panique aveuglait. Peu à peu cependant, les gouvernants (sinon les simples Moscovites) retrouvèrent leur sang-froid. La décision fut prise de combattre et mourir sur place plutôt que céder Moscou à l'ennemi, et ceci ramena un certain calme dans les esprits.

Qui donc avait rendu courage aux gouvernants ? Nul témoignage écrit ne peut le dire, mais il est raisonnable de penser que ce furent Timochenko et Joukov; ces deux officiers surent en effet comprendre que la nouvelle avalanche prête à s'écrouler sur la Russie ne pouvait que faire évoluer la situation militaire en faveur de l'URSS. Nous verrons bientôt pourquoi.

Cependant, pour pouvoir défendre Moscou à outrance, il fallait en évacuer toutes les personnes dont la présence n'était pas nécessaire. Le 15 octobre, à 13 heures, Molotov convoqua Laurence Steinhardt, l'ambassadeur des États-Unis, et l'informa du départ immédiat du gouvernement pour Kouibichev, à 800 kilomètres dans l'est ; le corps diplomatique était prié de suivre le mouvement ; les diplomates ne pourraient emporter que des bagages à main. Staline lui-même demeurait à Moscou, avec le Stavka et le Goko.

La nouvelle du départ du gouvernement se répandit dans la ville, en même temps que celle de la chute de Viasma. Une vague nouvelle de panique déferla sur les bas échelons du Parti communiste. Bureaucrates, fonctionnaires du Parti, et policiers prirent la fuite. Cette panique, toute-fois, n'avait peut-être pas tellement pour origine le repli du gouvernement et des diplomates, que le retrait du corps de Lénine ; le bruit s'était en effet répandu que le cadavre embaumé avait été enlevé du Mausolée de la place Rouge, et emporté à l'abri.

La fuite de la police - y compris la police secrète de Béria - parut faire perdre tout sens moral à la population, et bientôt des bandes de pillards semèrent la terreur dans la ville. Dans cette atmosphère d'irréel, des mains arrachèrent des murs les portraits de Staline, et des papillons où le slogan " Mort aux communistes" avait été hâtivement imprimé, apparurent dans les bottes aux lettres. Dans les queues, aux portes des boulangeries, les ménagères commencèrent à demander l'arrêt de la guerre. Pour redresser la situation, Staline, le 19 octobre, déclara l'état d'urgence et ordonna l'application de la loi martiale dans la ville.

Onze divisions populaires de gardes, représentant 100.000 soldats, avaient été recrutées au cours des dernières semaines de l'été, et envoyées sur le front, d'où personne n'était revenu. Les ressources de la ville en hommes permettaient de lever de nouvelles divisions, mais le manque d'équipements les aurait rendues inutiles ; on enrôla donc uniquement les individus susceptibles d'être armés et ravitaillés en munitions par les usines de la ville : ce furent 11.500 hommes, qui rejoignirent le front ou les ouvrages défensifs le 16 octobre. Mais en même temps, 500.000 personnes, dont 40.000 garçons et filles de quatorze à seize ans, furent chargées de creuser 100 kilomètres de fossés antichars et 8.000 kilomètres de tranchées, et de mettre en place 300 kilomètres de réseau de fils de fer barbelés.

Mais ni le travail ainsi fourni aux oisifs, ni le fanatisme des fonctionnaires du Parti, ni les exécutions sommaires, ne surent mettre un frein à la licence qui sévissait partout. Les déserteurs mettaient à sac les logements des évacués, ou s'y installaient. De jeunes indisciplinés fuyaient le travail forcé, et vivaient de rapine.

Moscou n'avait jamais connu pareils désordres depuis la révolution et la guerre civile ; la situation semblait répondre aux prières d'Hitler : le soulèvement de la population moscovite provoquerait la chute du dictateur ; celui-ci entraînerait son régime dans sa disgrâce ; et la Russie tout entière suivrait sa capitale. Mais il advint que le bon ordre se rétablit, tandis qu'à travers les désastres de Briansk et Viasma, Joukov commençait à répandre les semences de victoire.

Grigori Constantinovitch Joukov s'était engagé dans l'armée tsariste en 1915, à l'âge de vingt ans. Lorsque la révolution avait éclaté en 1917, il avait été nommé lieutenant dans l'Armée rouge. Il avait combattu en Pologne, puis était entré en 1922 à l'Académie militaire Frounzé, où ses travaux sur la stratégie défensive en face des troupes mécanisées l'avaient fait remarquer. En 1938 et 1939, il avait combattu sur l'Amour contre les Japonais, et en 1941 avait été nommé chef de l'état-major général, et vice-commissaire à la Défense.

Ami et protégé de Timochenko, Joukov était cependant assez peu connu en Russie, hors des milieux militaires, et totalement ignoré à l'étranger. Il s'était vivement opposé à la politique d'emploi des chars professée par le haut commandement (fort épaulé en cela par Chapochnikov), et les succès allemands de 1940 avaient mis en évidence le bien-fondé de ses théories personnelles. Mais il n'avait ni l'exubérance, ni la jovialité d'un Boudienny, et ne pouvait gagner la confiance des troupes à qui était confiée la sécurité de Moscou, que par la qualité de ses plans de défense, et les résultats heureux de son labeur. Or, l'on sait que le succès d'un chef dépend, en une large mesure, de la confiance que ses hommes mettent en lui.

Des désastres comme ceux de Viasma et Briansk ne sont guère souhaités par le général responsable de la bataille, et cependant ces catastrophes rendirent le plus grand service à Joukov en l'obligeant à raccourcir ses lignes lorsqu'il bâtit ses derniers plans de défense de Moscou. En d'autres termes, les pertes subies en octobre l'obligèrent à concentrer le gros de ses forces sur une surface relativement réduite.

Joukov prépara deux lignes de défense, une ligne extérieure, et une intérieure. La ligne extérieure courait de Kalinine, 150 kilomètres au nord-ouest de Moscou, jusqu'à Kalouga, à 160 kilomètres dans le sud-ouest de la capitale. La ligne intérieure partait de la rive sud du lac de Moscou, à l'est de Novo Zovidovskii, courait au sud vers Istra, en passant par Kline, traversait Svenigorod sur la Moskova (moins de 50 kilomètres à l'ouest du Kremlin), puis suivait le cours de la Nara jusqu'à Serpochov, et allait s'arrêter à Toula, 170 kilomètres environ au sud de Moscou. Enfin, derrière ces ouvrages, s'étendaient les trois ceintures défensives établies par les civils moscovites ; le général Artemeyev, commandant de la place de Moscou, en était responsable.

Les rescapés de Viasma et de Briansk furent rassemblés pour freiner l'avance allemande, et renforcés par les divisions de gardes de l'armée populaire. Joukov disposa sept armées sur la ligne de défense intérieure : la XIIIe sur le fleuve nord, la XVIe à Kline, la Ve couvrant les faubourgs nord de Moscou, la XXXIIIe dans le secteur central de la capitale, la XLIIIe au sud de la précédente, la XLIXe à Serpochov, et enfin la Le à Toula pour couvrir le flanc sud. Mais il fallait un mois pour effectuer ce redéploiement. Le Stavka avait besoin de temps, lui aussi, pour procéder à une réorganisation du commandement. L'Armée rouge, en effet, manquait de chefs ; son corps d'officiers, décimé par la purge de 1937, avait été encore fortement amputé par les pertes subies au combat depuis juin. Les généraux en arrivaient à confier d'importantes responsabilités à des inconnus. Il suffisait qu'un homme sût se comporter avec plus d'aisance que les autres sur le champ de bataille, pour qu'un commandement lui fût accordé ; il n'existait pas de critère meilleur, et celui-ci ne valait pas cher, car généralement le choix ne pouvait s'exercer qu'entre une vingtaine d'individus.

Mais au cœur de cette épreuve, Joukov et le Stavka puisaient un nouveau courage dans l'espoir de la proche intervention d'alliés très sûrs : les flocons de neige. Dans le centre de la Russie, les premiers tombent en général à la mi-novembre, et leur arrivée s'accompagne d'une chute brutale de la température ; en 1941, les pluies d'automne étaient venues plus tôt que de coutume, et la neige se manifesta prématurément. Ses flocons fondirent sur un sol déjà imbibé d'eau, et ce fut à travers de véritables marécages que les chars allemands durent progresser.

La première neige de l'hiver tomba dans la nuit du 6 au 7 octobre, rapporte Guderian. Elle ne tint pas longtemps, et comme d'habitude les routes se transformèrent en ruisseaux de boue sans fond, sur lesquels nos véhicules avancèrent à allure d'escargot, au plus grand dam de leurs moteurs. Je fis demander des vêtements d'hiver - pour la seconde fois - mais on nous répondit que nous recevrions le nécessaire en temps utile, et on nous pria de nous abstenir de réclamations superfétatoires de cette espèce ".

En lançant l'opération Barberousse, Hitler avait cru - avec de nombreux stratèges des cafés du commerce occidentaux - que tout serait terminé en six semaines, et jusque-là rien ne l'avait détourné de son idée : les Russes demanderaient grâce avant l'hiver. Le 3 octobre, lorsque le succès des manœuvres de Viasma et Briansk avait laissé présager une nouvelle victoire, le Führer s'était adressé ainsi au peuple allemand : Je déclare aujourd'hui, et je le déclare sans aucune réserve, que dans l'est l'ennemi a été abattu, et ne se relèvera jamais. Nos troupes ont déjà derrière elles un territoire aussi étendu que l'était le Reich lors de mon accession au pouvoir en 1933. "

Mais si Hitler pensait que Moscou allait tomber dans les semaines à venir, et entraîner avec lui l'effondrement de la charpente pourrie du communisme soviétique, ses généraux commençaient à en douter. L'hésitation du Führer, la manœuvre en direction de l'Ukraine, avaient fait perdre deux mois ; les pluies d'automne et les premières neiges ralentissaient l'avance ; de nombreux indices laissaient prévoir l'amélioration des tactiques russes. Le seul espoir restant à la Wehrmacht était que l'URSS ne disposât plus de réserves, en hommes et en matériel, pour la défense de Moscou; si, contre toute attente, Staline avait encore des troupes et des armes disponibles, l'avance des chars serait encore ralentie.

Hitler était persuadé que la neige n'était qu'un caprice du temps, et allait cesser de tomber. Ses hommes n'avaient besoin de rien pour atteindre Moscou, sinon de chefs audacieux. Il n'accordait pas confiance aux informations selon lesquelles les Russes rassemblaient des réserves nouvelles. Haïder, hospitalisé après une chute de cheval qui lui avait brisé le col du fémur, partageait son opinion. Guderian et autres généraux en campagne devaient cesser d'importuner le commandement suprême en réclamant leurs inutiles vêtements d'hiver !

Mais la neige n'était pas un contretemps passager. La raspoutitza, la boue d'automne, s'était installée pour de bon, bien qu'à une date anormalement avancée. " Les véhicules sur roues, écrit Guderian, ne pouvaient progresser qu'avec l'aide des engins chenillés. Ceux-ci devaient donc faire un travail pour lequel ils n'étaient pas prévus, et s'usaient rapidement ".

La Wehrmacht n'ayant ni chaînes, ni barres d'accouplement pour effectuer les remorquages, la Luftwaffe parachutait des glènes de cordages aux camions immobilisés. Mais ceci n'était qu'un détail : nul préparatif n'avait été fait, dans aucun domaine, pour l'hiver. C'était ainsi, par exemple, que les généraux réclamaient en vain de l'antigel ; ce liquide aussi indispensable pour les chars et les camions, que l'étaient les vêtements chauds pour les hommes, demeurait introuvable.

Le 12 octobre, il neigeait toujours. Guderian demanda une fois de plus des équipements d'hiver; bloqué dans les marécages, incapable de sortir de la petite ville de Dmitrovsk, il songea à Napoléon. " Les fantassins glissaient dans la boue, a écrit Blumentritt, chef d'état-major de la IVe armée de von Kluge. Le déplacement de chaque canon exigeait plusieurs attelages de chevaux. Les véhicules à roues s'enfonçaient dans les ornières jusqu'aux moyeux. Les tracteurs eux-mêmes n'avançaient qu'au prix de mille difficultés. Une proportion importante de notre artillerie lourde était immobilisée. On imagine aisément l'effet produit par tout cela sur des troupes physiquement

épuisées ".

Comme Guderian, il songeait lui aussi à l'Empereur, et ses officiers en faisaient autant. " Quand allons-nous stopper ? demandaient maintenant les commandants d'unités. Ils se souvenaient du sort qu'avait connu l'armée de Napoléon. Nombre d'entre eux reprenaient la lecture des sombres pages de Caulaincourt sur l'hiver 1812. Ce livre exerça une influence considérable en cette période critique de 1941. Je vois encore von Kluge pataugeant dans la boue, entre ce qui lui servait de chambre et son PC, et restant piqué là, debout devant la carte, le livre de Caulaincourt à la main. Et ça continua jour après jour ".

Le 12 novembre, le thermomètre subit une chute spectaculaire. Au premier abord, les Allemands y virent leur salut : chars et camions allaient pouvoir reprendre leur avance sur la boue glacée. Mais bientôt les méfaits de l'hiver emplirent les comptes rendus ; accidents et gelures se multiplièrent. Les généraux rappelèrent à Berlin une fois encore, que la Wehrmacht portait toujours la tenue d'été, et avait besoin de vêtements chauds.

Mais le commandement suprême resta sourd à ces plaintes. Moscou allait être pris dans quelques semaines, puisque le Führer l'avait annoncé au monde entier...

Le 15 novembre, commença l'offensive finale destinée à la prise de Moscou. La tactique demeurait la même : l'encerclement de l'ennemi, réalisé par un mouvement enveloppant des ailes marchantes. Au sud, Guderian avancerait vers Toula, tandis que les généraux Hœpner et Reinhardt progresseraient au nord et au nord-ouest. Au centre, la IVe armée de von Kluge se contenterait, de contenir les Russes jusqu'au moment où Guderian et Hœpner auraient réalisé leur jonction derrière Moscou.

Le Stavka et Joukov n'avaient pas eu le mois de répit dont ils avaient espéré disposer, mais la boue leur avait fait gagner deux semaines pendant lesquelles ils avaient pu regrouper le gros de leurs forces, et stocker des approvisionnements. De nombreuses usines d'armement de Moscou, et 200.000 ouvriers spécialisés, avaient été évacués antérieurement, aussi les fabriques de munitions restantes avaient-elles accru le rythme de leur travail pour essayer de satisfaire aux besoins de la défense. Plus de 1.000 avions avaient été mis en place pour protéger la ville.

Guderian, Hœpner et Reinhardt comprirent vite qu'ils ne pouvaient pas compter cette fois sur l'irrésistible élan de leurs blindés pour emporter la victoire. Les chars arrivaient à se déplacer, mais, sous l'effet de l'extrême froidure, les hommes au seuil de l'épuisement restaient engourdis, de corps et d'esprit. (Guderian se souvient être allé à Plavskoié le 13 novembre par une température de 40° au-dessous de zéro).

Le froid d'ailleurs ne se contentait pas d'engourdir les gens ; il les mutilait ou leur jouait les tours les plus désagréables. Les bras ou les jambes exposés à la température extérieure étaient gelés ; ils devenaient noirs, et se gangrenaient au bout de quelques jours ; les médecins ne possédaient pas les produits pharmaceutiques nécessaires pour soulager les victimes. Les fusils devenaient si froids que si un homme prenait son arme sans gants, sa main restait collée dessus ; il ne s'en rendait pas compte, et lorsqu'il voulait l'enlever, la chair de la paume et des doigts demeurait attachée au métal ; il n'avait plus de main que le squelette. Le soldat assez imprudent pour enlever ses bottes s'apercevait souvent que ses orteils étaient restés collés au fond de la chaussure. Mais le danger le plus grand était peut-être d'uriner en plein air : quiconque essayait, risquait fort d'être émasculé définitivement. Et les vêtements chauds n'arrivaient toujours pas.

De l'autre côté des lignes, les Russes, bien équipés pour résister aux rigueurs de leur hiver, ignoraient les souffrances imposées aux Allemands par l'imprévoyance des chefs nazis. En revanche, l'armée soviétique souffrait de cent autres défauts qui annulaient largement ce petit avantage, et les panzers de Guderian et Hœpner arrivèrent à progresser avec une vitesse qui alla même en s'accroissant, malgré la fatigue des hommes, et l'âpreté des contre-attaques de Joukov.

Au nord du front, au - dessus de Volokolamsk, la XIIIe armée russe fut submergée par les panzers du IIIe groupe de Reinhardt. Un peu plus au sud, le IVe groupe du général Hœpner refoula la XVIe armée de Rokossowski derrière Istra et Moussino. Dans le secteur de Toula, le IIe groupe de panzers de Guderian s'ouvrit un passage à travers la Le armée de Boldine, et dépassa la ville au sud-est. Doucement mais très sûrement, les Allemands grignotaient le terrain, rejetaient les Russes en arrière, et quand approcha la fin du mois de novembre, Moscou se trouva fort dangereusement exposée.

Mais, à la même époque, la situation devint sérieusement mauvaise dans les lignes allemandes. Les soldats épuisés faisaient de leur mieux, mais n'étaient plus en état de poursuivre l'accomplissement de leur mission. De nombreuses unités d'infanterie avaient perdu la moitié de leur effectif. Les divisions blindées ne disposaient plus, souvent, que des deux cinquièmes de leurs chars. L'armée manquait de vivres ; les munitions et le combustible s'épuisaient ; les vêtements d'hiver n'arrivaient pas.

Guderian avait toujours pour mission principale la capture de Toula, mais, le 30 novembre, l'OKW lui-même comprit que le IIe groupe de panzers n'était pas assez puissant pour y réussir ; or, il ne pouvait être renforcé qu'aux dépens des unités qui couvraient ses flancs - méthode fort dangereuse en vérité. Guderian commença à se dire, ce jour-là, que peut-être il n'avancerait jamais davantage.

Il pensa aussi que bien d'autres unités allemandes se trouvaient dans le même cas : " Ce même jour, en effet, écrit-il dans son livre, se produisit à l'extrême sud de notre front un événement qui inonda de lumière la situation tout entière : le groupe d'armées Sud évacua Rostov... C'était un mauvais présage, le premier. Mais, ni Hitler et l'OKW, ni l'OKH ne surent l'interpréter ".

Depuis le début des hostilités en Russie, les Allemands avaient perdu 750.000 hommes, soit 22 pour cent de l'effectif total présent sous les drapeaux allemands (environ 3 millions et demi d'individus).

La IVe armée aurait dû déclencher son offensive majeure, au centre du front, le 2 décembre, et Guderian devait synchroniser son attaque de Toula avec cet assaut. Mais le 30 novembre, on apprit que von Kluge était obligé de retarder son opération de quarante-huit heures. Guderian aurait aimé attendre un peu, lui aussi, parce que sa 296e division d'infanterie ne l'avait pas encore rallié; cependant son XXIVe corps de panzers devait manœuvrer sur un front passablement étroit où les Russes recevaient constamment le renfort de troupes fraîches, et il lui parut imprudent de remettre l'offensive à plus tard.

L'assaut de Toula fut donc lancé le 2 décembre, comme prévu. Les Russes, surpris, abandonnèrent quelques positions, mais réagirent ensuite vigoureusement ; la bataille fit rage toute la journée du 3, dans le blizzard ; sur les routes, le verglas rendait les mouvements plus difficiles que jamais. Quand la nuit tomba, les troupes de Guderian avaient atteint la limite de leur résistance, et leurs chars manquaient de combustible. Elles apprirent à ce moment-là que les Russes se préparaient à les contre-attaquer.

Dans le camp russe, pendant les derniers jours de novembre, Joukov, le Stavka, et l'état-major général, avaient analysé soigneusement la situation, et comparé le potentiel des forces en présence. Le 30, Joukov fut délégué pour exposer à Staline le plan d'opérations auquel avaient conduit ces travaux 174. En deux mots : l'Armée rouge proposait de monter une contre-offensive presque générale, sur le front de Kalinine, et les théâtres Ouest et Sud-Ouest.

Étudions-en le détail. L'effort principal serait appliqué sur le théâtre Ouest; l'aile droite de celui-ci et l'aile gauche du front de Kalinine attaqueraient l'aile nord du groupe d'armées allemand Centre ; les troupes russes des XIIIe, XXe, XVIe armées, et la IIee armée de choc, avanceraient sur Kline, Solnechnogorsk et Istra, et attaqueraient les IIIe et IVe groupes de panzers de Reinhardt et Hœpner.

Plus au sud, les troupes de l'aile gauche du théâtre Ouest et de l'aile droite du théâtre Sud-Ouest attaqueraient ensemble le IIe groupe de panzers de Guderian, tandis que la Le armée, la Xe armée et le 1er corps de cavalerie de la garde fonceraient sur Ouzlovaya et Bogoroditsk.

Au centre du théâtre Ouest, les Ve, XXXIIIe et XLIIIe armées fixeraient les Allemands près de Maloyaroslavets et Mozaisk, pendant la première phase de l'opération, pour empêcher le commandement nazi de renforcer les ailes en prélevant des troupes sur le centre.

Staline approuva ce plan, et le ter décembre, le Stavka envoya ses directives d'exécution aux commandements des trois théâtres.

Sur le front de Kalinine, Koniev devait attaquer au sud-est et au sud-ouest de la ville de Kalinine, avec les XXIXe et XXXVe armées de son aile gauche, et foncer sur les arrières de l'ennemi à Kline. Cinq ou six divisions de fusiliers au moins seraient utilisées dans cette opération, ce qui nécessitait un certain remaniement du déploiement.

Dans le théâtre Sud-Ouest, Timochenko reçut des consignes analogues ; il devait attaquer dans la région de Yelets - Livnez, avec les IIIe, XIIIe et XLe armées de son aile droite.

Pendant que les Soviets procédaient à ces préparatifs, von Kluge prenait les dispositions nécessaires à son offensive imminente ; l'une de ces mesures, une reconnaissance menée par des unités de la 258e division d'infanterie, fut exécutée le 2 décembre ; les fantassins allemands pénétrèrent dans le faubourg moscovite de Khimi, d'où ils purent apercevoir les flèches du Kremlin, distantes de huit kilomètres à peine. Jamais troupe nazie n'approcherait davantage de la Place Rouge. Quelques chars, et des gardes populaires hâtivement rassemblés, rejetèrent ces intrus.

Le 5 décembre, von Kluge lança la IVe armée, mais son ordre venait trop tard. Dans le nord, les panzers d'Hcepner et Reinhardt étaient arrêtés par le manque de combustible et de munitions. Au sud, Guderian avait dû interrompre l'assaut. Von Kluge comprit qu'en ces conditions les efforts de la IVe armée seraient vains, et toute progression allemande cessa sur la totalité du front du groupe d'armées Centre.

Le même jour, Koniev passa à l'attaque sur le front de Kalinine, et le lendemain, 6 décembre, Joukov sur le théâtre Ouest, et Timochenko sur le théâtre Sud Ouest l'imitèrent, conformément aux plans. Surpris par la vigueur de la poussée russe, les deux groupes de panzers de Reinhardt et Hœpner à court d'essence et de projectiles, abandonnèrent leur matériel lourd, et se replièrent. Le premier jour de l'offensive, la XIIIe armée du général Lelyouchenko avança de 18 kilomètres, et son aile droite atteignit la grande route de Leningrad. Trois jours plus tard, elle campait au nord et à l'est de Kline ; et si elle ne réussit pas à réaliser sa jonction avec la I1C armée de choc, ce qui eût encerclé les unités allemandes de ce secteur, elle infligea de lourdes pertes à la Wehrmacht.

Le 8 décembre, deux unités de gardes, la 8e division Pan filov et la 1re brigade blindée, saisirent Kryoukovo, tandis que l'aile gauche de Rokossowski entrait à Istra. Les Allemands ouvrirent les écluses du grand réservoir d'Istra, dans l'espoir de bloquer l'avance russe, mais Rokossowski réagit promptement : il constitua deux colonnes d'attaque, les lança des extrémités nord et sud du lac artificiel, délogea les Nazis de la rive ouest de la rivière, et poursuivit les fuyards.

Pendant ce temps, le IIe corps de cavalerie des gardes du général Donatov, unité cosaque célèbre pour l'audace et la promptitude de ses manœuvres, effectuait une pénétration en profondeur au sud-ouest de Zébigorod, dans le but de couper la retraite allemande à Volokalamsk et sur la Rouza.

Dans le secteur Sud, où les troupes de l'aile gauche du théâtre Ouest et de l'aile droite du théâtre Sud-Ouest avaient lancé leur offensive le 6 décembre, la IVe armée de von Kluge se trouvait en danger. La Xe armée soviétique marchait sur Stalinogorsk dans le but d'entamer le flanc de Guderian, le 1er corps de cavalerie des gardes attaquait tout au long de la ligne Mordvis - Venev, et la Le armée du général Boldine commençait à sortir de Toula en direction du sud-ouest pour couper la route de repli des Nazis vers l'ouest. Les troupes de Guderian se battirent avec une telle fougue que Boldine ne put mener à bien son entreprise, mais lorsque les Russes attaquèrent leur voie de ravitaillement, la ligne de chemin de fer Orel - Toula, elles durent se replier, ce qui ouvrit une brèche de 20 kilomètres entre le IIe groupe de panzers et la IVe armée. Von Kluge se trouvait dans une position extrêmement critique à son tour. Joukov voulut exploiter cette situation au plus tôt, et constitua pour ce faire un groupement occasionnel avec des chars, de l'infanterie et de la cavalerie prélevés sur l'armée Borodine ; il confia ce groupement au général Popov, avec mission de foncer sur les arrières allemands en direction de Kalouga, et de s'y emparer de l'un des principaux dépôts de ravitaillement de la Wehrmacht. Le succès de Popov rendit plus précaire encore la position de la IVe armée.

Puis, le 16 décembre, les Russes remportèrent leur première grande victoire en reprenant Kalinine, et en encerclant cinq divisions d'infanterie allemandes à l'aide des XXIXe et XXXIe armées soviétiques. La XIIIe armée se trouva dès lors en mesure d'enfoncer les arrière-gardes de la IXe armée allemande, qui avait déjà perdu la moitié de ses effectifs à Kalinine 178.

Pendant que les deux ailes de von Kluge étaient ainsi attaquées, le gros des troupes de la IVe armée demeurait immobilisé dans le secteur central du théâtre Ouest, au sud de la grande route de Moscou, par les XXXIIIe, XLIIIe et Ve armées rouges. Puis, le 18 décembre, les deux premières passèrent à l'attaque, rompirent les lignes allemandes, et avancèrent sur Maloyaroslavets où von Kluge avait établi son PC. Les Nazis durent céder du terrain, et libérer Moscou de la menace qui jusque-là avait pesé sur elle en direction du sud-ouest.

Une semaine plus tard exactement, le jour de Noël, la capitale russe fut affranchie de tout danger immédiat.

Dès que les choses se gâtèrent, de curieux mouvements se produisirent dans le haut commandement allemand. Von Bock était réellement malade ; ses écrasantes responsabilités lui avaient donné des maux d'estomac dont il souffrait vivement depuis le début de novembre. Le 1er décembre, il téléphona au général Haider pour dire que ses troupes - le groupe d'armées Centre - étaient trop affaiblies pour poursuivre leurs opérations. Il paraissait fort déprimé ; Haider pensa que sa maladie d'estomac le portait au pessimisme, et tenta de lui relever le moral, en l'encourageant à continuer. Deux jours après, cependant., lorsque von Bock téléphona de nouveau pour donner des nouvelles plus mauvaises encore, Haïder commença à s'inquiéter sérieusement. " Nous devons comprendre que l'heure est venue où nos troupes sont à bout de forces ", écrivit-il dans son journal. Von Bock avait parlé de passer sur la défensive ; Balder essaya cependant encore une fois de persuader le feld-maréchal que l'attaque constituait la meilleure défense. Pendant ce temps, au PC de la IVe armée, le général Blumentritt, chef d'état-major de von Kluge, interprétait les événements sans beaucoup plus d'optimisme. Nos chances de mettre la Russie hors de combat en 1941, écrivit-il, ont été pulvérisées à la dernière minute. "

Le 5 décembre semble avoir été un jour particulièrement néfaste pour les généraux allemands. L'offensive de Joukov débutait pourtant à peine. Guderian, en fin de soirée, prit la décision de replier ses unités avancées ; c'était la première fois, de toute la guerre, qu'il devait se retirer et passer sur la défensive. On conçoit son désespoir ; et les nouvelles des secteurs voisins lui apportèrent peu de consolations : en face de situations analogues, Hœpner et Reinhardt avaient abouti le même jour à la même conclusion ; ils repliaient leurs groupes de panzers. " L'attaque de Moscou est brisée, écrivit Guderian. Les sacrifices et les souffrances de nos braves soldats ont été acceptés en vain. Nous avons subi une douloureuse défaite ".

Cette même nuit, von Bock téléphona au général Haïder pour l'informer des décisions prises par Hœpner, Reinhardt et Guderian. Il ajouta que ses maux d'estomac étaient devenus si violents qu'il ne pensait pas pouvoir conserver son poste beaucoup plus longtemps. Il le garda cependant quinze jours encore, puis, le 18 décembre, fut remplacé, à sa demande, par von Kluge. C'était le jour même où la IVe armée était si dangereusement menacée d'encerclement ; la démission du commandant en chef n'aurait pas pu tomber plus mal à propos.

Revenons au début de décembre. Dès la première semaine, les militaires de métier comprirent tous que seule une retraite générale sur le front de Moscou pouvait éviter le désastre. Ils en informèrent le commandement suprême, mais Hitler refusa d'entendre ces avis, même de la bouche de l'obséquieux Keitel qui, pour tout remerciement, se fit traiter d' " imbécile D. Incapable d'accepter pareille insulte, Keitel rentra dans son bureau, prépara son revolver, puis commença à écrire sa lettre de démission avant de se suicider. Le hasard fit venir Jodl à ce moment-là. Jodl subtilisa le revolver, et n'eut pas trop de mal à persuader Keitel de déchirer sa lettre.

Von Brauchitsch souffrait de troubles cardiaques depuis quelques semaines ; aussi, par deux fois, les 7 et 17 décembre, il demanda à être relevé de ses fonctions. Devant cette insistance, Hitler convoqua Haïder et lui déclara que lui, Hitler, le commandant suprême, allait prendre les fonctions de von Brauchitsch à la tête de l'armée.

" Cette petite affaire de commandement opérationnel, confia-t-il à Haïder, est à la portée de n'importe qui. La véritable mission du commandant en chef de l'armée est d'entraîner l'armée selon l'idéal national socialiste. Je ne connais aucun général capable de faire cela comme je veux que ce le soit ; en conséquence, j'ai décidé de prendre moi-même le commandement de l'armée ". Il ajouta qu'Haïder pouvait conserver son poste de chef d'état-major. L'offre fut acceptée, en même temps que von Brauchitsch était autorisé - le 19 décembre - à démissionner.

Devant la gravité de la situation sur l'ensemble du front du groupe d'armées Centre, Guderian demanda à von Kluge l'autorisation d'aller voir Hitler à la Tanière du Loup. Il désirait exposer la situation, lui-même et sans fard, au dictateur. Hitler accepta de le recevoir le 20 décembre.

Au début de l'entrevue, Guderian décrivit les événements, puis il déclara son intention de replier le IIe groupe de panzers et la 2e armée. " Non ! Je vous l'interdis ! " hurla Hitler. Le général, sans perdre patience, expliqua posément que cette mesure seule sauverait les positions allemandes sur ce front ; il n'obtint du Führer qu'un nouveau veto, et l'ordre pour l'armée de s'enterrer sur place.

- Il est à peu près partout impossible de s'enterrer, répondit-il ; le sol est gelé jusqu'à un mètre cinquante de profondeur, et nos sacrés outils individuels ne peuvent pas pénétrer là-dedans.

- Eh bien, rétorqua Hitler, vous n'avez qu'à creuser des cratères à coups d'obusier lourd. C'est ce que nous avions dû faire dans les Flandres pendant la guerre de 1914 18.

Guderian déploya toute sa diplomatie pour essayer de convaincre le nouveau commandant en chef de l'armée, mais il échoua, et repartit au front, le cœur lourd, pour essayer d'exécuter les ordres.

Au cours d'un engagement nocturne, le 24 décembre, la Xe division d'infanterie motorisée dut évacuer Chern pour éviter l'encerclement. Guderian téléphona à von Kluge pour rendre compte de cette perte ; son vieil ennemi singea les manières d'Hitler, et accusa le général d'avoir ordonné cette retraite. Guderian, irrité, nia le fait, mais le lendemain, jour de Noël, il ordonna effectivement un repli sur Soucha-Oka.

Le soir même, von Kluge l'accusa d'avoir adressé un compte rendu officiel inexact, et acheva la conversation en disant : " Je vais dire au Führer ce que je pense de vous. " C'en était trop pour Guderian qui rédigea une lettre où il demandait à être relevé de son commandement. Mais von Kluge le battit de vitesse. Le 26 décembre au début de la matinée, Guderian fut informé que l'OKH le remplaçait incontinent, à la demande du commandant du groupe d'armées Centre, par le général Rudolf Schmidt, commandant la IIe armée. Il était relégué dans le pool des officiers maintenus en réserve.

Guderian ne fut pas seul à avoir l'oreille fendue. Le même jour, en effet, le général Hœpner dont le IVe groupe de panzers avait dû reculer après être allé jusque sous les murs de Moscou, fut démonté de son commandement, et privé de son grade ; Hitler lui interdit même le port de son uniforme.

Ainsi, la stupidité du Führer venait en quelques semaines de priver l'Allemagne du feld-maréchal von Rundstedt, du feld-maréchal von Bock, du feld-maréchal von Brauchitsch, du général Guderian et du général Hœpner.

Mais pendant que le dictateur nazi écartait les plus brillantes intelligences militaires de son pays, les Russes découvraient les chefs nouveaux qui les mèneraient à la victoire. La réorganisation indispensable au lancement et à l'entretien de grandes offensives - fantastique entreprise dans une armée pareillement meurtrie - allait faire monter sur le pavois des hommes capables de comprendre les méthodes de la guerre moderne, de déployer des trésors d'initiative, et de conduire l'Armée rouge jusqu'au centre de la capitale allemande.

Moscou avait été sauvée, et par là même, la Russie.


APPENDICE 1

Rudolf Rössler, agent de renseignements bavarois au service des Suisses, s'est défendu jusqu'à sa mort, en 1962, d'avoir jamais travaillé pour le compte des Russes. Cependant, il a été deux fois convaincu d'espionnage par des tribunaux de la Confédération helvétique, et les preuves accumulées contre lui sont irréfutables. Il est d'ailleurs l'auteur de réels exploits, en matière d'information militaire, et le motif de ses dénégations demeure inexplicable.

Fils d'un forestier de Bavière, Rössler s'était fait remarquer d'abord à Augsbourg, où il avait publié pendant quelque temps un journal anti-nazi, puis à Berlin où il avait fréquenté une organisation d'extrême gauche, appelée le Bühnen-Volksbund.

Lorsqu'Hitler avait pris le pouvoir en 1933, cet irréductible ennemi du nazisme avait eu la sagesse de passer la frontière allemande pour s'installer en Suisse, où il était devenu administrateur et directeur d'une maison d'éditions de Lucerne : " Nova Vita ". Si les ouvrages publiés par les presses de cet établisse-ment reflétaient les idées du directeur, Rössler était à ranger à cette époque parmi les anti-fascistes chrétiens, plutôt qu'au nombre des communistes. En 1937, le régime hitlérien lui avait retiré la nationalité allemande.

Lorsque les nuages de guerre commencèrent à monter à l'horizon, la Suisse décida d'organiser un service de renseignements, le Nachrichtendienst, ou ND, dont elle confia la direction au major Hausman. Celui-ci enrôla des collaborateurs, et parmi eux Xavier Schnieper.

Ce jeune Suisse, fils d'un ministre du culte du canton de Lucerne, avait achevé ses études en Allemagne, et fait connaissance de Rössler à Berlin en 1933. C'était lui qui avait persuadé son nouvel ami de fuir le Reich hitlérien pour jouir de la sécurité et de la liberté que lui offrirait Lucerne. Schnieper avait ouvert lui-même une maison d'éditions dans cette ville, où les deux jeunes gens s'étaient liés étroitement ; ils avaient adhéré ensemble au groupement catholique de gauche Die Entscheidung dont les doctrines anti-capitalistes les conduiraient plus tard au communisme.

Lorsque le major Hausman demanda au jeune éditeur s'il pouvait lui recommander quelque autre recrue pour le ND, Schnieper avança naturellement le nom de Rössler, et en 1939, le Bavarois commença à travailler pour le compte des Suisses.

La Suisse n'avait jamais reconnu officiellement l'existence de l'URSS, et donc n'entretenait pas de relations diplomatiques avec Moscou. Ceci explique pourquoi cette nation, traditionnellement neutre, maintenait des contacts avec presque tous les pays du bloc occidental, tout en ignorant la Russie. De même, le ND n'échangeait de renseignements qu'avec les Occidentaux.

Peu de temps après son recrutement, Rudolf Rössler commença à fournir aux Suisses des informations montrant qu'il possédait des intelligences dans les milieux les plus haut placés du gouvernement et de l'administration nazis. Quels étaient ces "contacts" ? Il refusa énergiquement de donner l'indication même la plus vague à ce sujet, et quand l'expérience eut montré que ses renseignements - de la plus haute importance toujours - étaient exacts, les chefs du ND cessèrent de le questionner sur l'origine de ses informations. Ils avaient tenté d'identifier les sources, au début, pour apprécier la valeur des renseignements fournis.

Ce fut ainsi, par exemple, que Rössler signala les intentions belliqueuses des Nazis vis-à-vis de la Russie, en décembre 1940, le jour même ou presque, où Hitler diffusa sa Directive n° 21. Les chefs du ND, en plein accord avec les Britanniques, les Français et les Américains, firent parvenir discrètement cette information à Moscou.

Toutefois, il importait que Staline traitât le renseignement avec plus de sérieux que l'avertissement déjà donné par Churchill, et répété par Sumner Welles, le sous-secrétaire d'État américain ; pour cette raison, le ND voulut que Rössler fit passer lui-même tous les détails du plan hitlérien à un réseau d'espionnage soviétique fonctionnant en Suisse. Hausman connaissait l'existence du réseau en question, mais n'avait jamais réussi à prendre contact avec lui. Le Bavarois fut chargé de cette mission.

L'agence russe était dirigée par un espion nommé Alexandre Rado, et comptait parmi ses membres la fameuse communiste allemande Ursula-Maria hamburger, ainsi que l'Anglais Alexander Foote, communiste également à cette époque, et opérateur radio du réseau. Rössler ne connaissait aucune de ces personnes, mais il avait un ami, Christian Schneider, qui travaillait au Bureau international du Travail. Schneider avait lui aussi un ami, fonctionnaire du BIT, et agent soviétique, nommé Rahel Duberdorfer qui, de son côté, se trouvait en mesure d'entrer en contact avec Alexandre Rado. Ce fut par cette voie, assez détournée, que Rössler réussit à passer ses informations à Moscou.

Les Russes furent obligés d'admettre l'exactitude des preuves fournies à l'appui des renseignements, mais soupçonnèrent l'informateur d'appartenir à l'Abwehr, le 2e bureau allemand. Ils supposèrent qu'il avait été " placé " en Suisse, et nanti de renseignements exacts, pour induire ultérieurement le SR soviétique en erreur, en lui fournissant de fausses nouvelles à un moment critique.

Peu à peu, cependant, la suspicion qui pesait sur Rössler se dissipa, et finalement le SR russe en vint à considérer le Bavarois de Lucerne comme l'un des meilleurs informateurs de son immense organisation. Ce fut tellement vrai qu'il lui versa bientôt l'équivalent de 9.000 francs (1964) par mois, une rémunération fort exceptionnelle pour un agent soviétique. Rössler ne volait d'ailleurs pas cet argent, car ses renseignements étaient toujours excellents.

Ils étaient aussi fort abondants. Quelques jours après le déclenchement de l'opération Barberousse, par exemple, il commença à décrire avec régularité, quotidiennement parfois, les plans stratégiques d'Hitler. Il fournissait la composition et la puissance de toutes les grandes unités allemandes. Il disait au Kremlin ce que l'Abwehr savait des plans russes. Ce fut lui qui, le premier, révéla la fabrication de bombes volantes et de roquettes de dix tonnes en Allemagne. Et tous ces renseignements parvenaient avec une célérité surprenante : les sources et les méthodes de travail de Rössler demeurent parmi les plus grands mystères de l'espionnage.

Il est dommage que les informations sur l'imminence de Barberousse aient été sa première fourniture à Moscou ; Staline n'avait pas encore confiance, et se méfia de l'authenticité du renseignement, comme il s'était méfié des avis de Churchill et Sumner Welles.

Pourtant, lorsqu'une précision identique (Rössler était allé jusqu'à prédire la date exacte de l'attaque : 22 juin) lui parvint de l'autre bout du monde, et d'une source entièrement différente, le dictateur russe aurait dû ouvrir les yeux.

En 1930, était arrivé à Shanghai un agent du service de renseignements soviétique, qui brille, à sa manière, dans les cieux de l'espionnage, avec autant d'éclat que Rössler. Il s'appelait Richard Sorge, et était lui aussi citoyen allemand.

Le spectacle de la République de Weimar avait produit sur Richard Sorge le même effet que sur des dizaines de milliers de jeunes Allemands : il l'avait rendu communiste. Son zèle de militant avait bientôt attiré sur lui l'attention des chefs communistes allemands, et plus tard, par leur intermédiaire, celle du service de renseignements soviétique qui sut deviner en Sorge l'étoffe d'un bon agent. Pendant cinq ans, Sorge fut formé en Russie à l'art de l'espionnage.

Comme " couverture ", il adopta la profession de journaliste; il aurait pu d'ailleurs vivre très confortablement de ce métier, car ses articles de politique générale publiés dans trois ou quatre des plus grands journaux européens, qui l'employaient en toute bonne foi comme correspondant, étaient agréables à lire et fort estimés du public.

En 1930, Moscou l'envoya à Shanghai en qualité de directeur résident d'un réseau dont la mission consistait à observer les activités allemandes en Chine. Lorsqu'Hitler prit le pouvoir en 1933, et réorienta en direction du Japon la politique nazie en Extrême-Orient, Sorge reçut l'ordre de se transporter à Tokyo, et d'installer là une nouvelle organisation.

Il arriva à Tokyo en 1934, et s'entoura de quatre des plus remarquables agents que Moscou ait eus à son service. C'étaient Max Klausen, un autre Allemand, le meilleur spécialiste radio du SR soviétique; Branko de Voukelitch, ancien officier de l'armée royale yougoslave, un expert en photographie, qui utilisait également le journalisme comme " couverture "; Ozaki Hozoumi, correspondant politique fort brillant, très bien introduit dans les milieux politiques les plus élevés (il serait nommé bientôt secrétaire particulier du premier ministre japonais, et conseiller pour la Mongolie) ; enfin, Miyagi Yotoko, artiste en renom, issu d'une vieille famille (ses œuvres étaient très appréciées dans les milieux militaires, et son nom lui ouvrait les portes de tous les cénacles politiques).

De 1934 à septembre 1939, ces cinq personnages adressèrent à Moscou un flot incessant d'informations de la plus grande valeur; elles se rapportaient non seulement au Japon, mais aussi à l'Allemagne. Sorge, en effet, avait su capter l'estime des chefs nazis, et était devenu le confident des ambassadeurs allemands qui se succédaient à Tokyo. L'un d'eux, Eugen Ott, finit même par lui fournir un statut et une immunité diplomatiques semi-officiels en lui confiant le bureau d'information de l'ambassade du Reich.

Le les mai 1941, Hitler convoqua Oshima, l'ambassadeur japonais à Berlin, et l'étonna en lui confiant que les armées allemandes envahiraient la Russie le 22 juin. Il ajouta qu'à son avis son allié de l'Axe, le Japon, aurait tout à gagner s'il entrait dans la guerre le même jour, en attaquant la Russie en Sibérie orientale.

Oshima répondit qu'il ne pouvait mieux faire qu'en saisir son gouvernement, et promit de revenir porter la réponse dans quelques jours.

En recevant la nouvelle, le prince Konoyé, premier ministre, convoqua d'urgence le cabinet. Loin d'être unanimes, ses membres se rangèrent les uns derrière le prince, qui souhaitait demeurer hors du conflit mondial, les autres derrière le général Tojo, chef du parti militariste. Ce général, impressionné par les succès spectaculaires d'Hitler en Europe, insista plus que jamais sur la nécessité d'entrer en guerre. Cependant, Tojo lui-même refusait d'attaquer la Russie en Sibérie, comme le demandait Hitler ; il voulait frapper vers le sud, en Asie et dans le Pacifique.

Konoyé s'inclina devant cette concession apparente, et donna liberté de manœuvre aux militaires pour préparer leur guerre en direction du sud.

Peu auparavant, le gouvernement du prince Konoyé avait été mis en minorité, et le prince s'était retiré de la vie publique. Pendant cette disponibilité, son secrétaire particulier, Ozaki Ilozoumi, avait trouvé un bon poste, à la tête du service des enquêtes de la compagnie des chemins de fer de Mandchourie méridionale, à Tokyo. Lorsque, trois mois plus tard, Konoyé avait repris le pouvoir, Ilozoumi avait préféré rester aux chemins de fer mandchous, plutôt que reprendre sa place précédente auprès du prince.

Dès que Tojo eut commencé à dresser ses plans d'attaque dans le sud de l'Asie, il adressa aux chemins de fer de Mandchourie méridionale un mémorandum secret pour préciser les transports dont il aurait besoin lors de cette opération. Ozaki Ilozoumi comprit immédiatement l'importance que revêtait ce papier, et mit Sorge au courant de l'affaire.

Sorge lui demanda de chercher confirmation du renseignement. Le Japonais s'adressa à son ami et ancien patron, le prince Konoyé. Une guerre, lui demanda-t-il, ne serait-elle pas désastreuse pour le Japon, que ce soit en Asie méridionale ou en Sibérie ? Le prince répondit sans méfiance, et à la fin de cette conversation, Ozaki Hozoumi fut suffisamment renseigné sur les intentions japonaises pour pouvoir étoffer son premier rapport.

Sorge comprit qu'il allait faire là le plus beau coup de sa carrière, mais avant de communiquer la nouvelle à Moscou, il voulut la faire confirmer une fois encore. Le personnage le mieux placé pour cela était assurément l'ambassadeur d'Allemagne ; et la chance voulut que justement ce soir-là, Sorge fût invité à diner à l'ambassade. Pendant le repas, l'espion orienta adroitement la conversation vers les relations germano-japonaises. Ott, qui pensait avoir en face de lui un Nazi fanatique, parla d'abondance, et laissa échapper assez de renseignements sur les intentions du Führer pour confirmer les informations données par Ozaki Hozoumi.

Richard Sorge possédait aux environs de Tokyo un petit bateau de plaisance qu'il utilisait de temps à autre, et faisait entretenir par un vieux marin japonais. Le 12 mai, l'espion invita des amis à faire une partie de pêche, avec ce bateau, et dès que les passagers eurent embarqué, il appareilla vers la pleine mer, en expliquant que le vieux marin était las de pêcher le long de la côte, et que pour une fois il le laissait s'écarter à sa guise ; il s'excusa aussi de ne pas ouvrir la cabine du bateau : on venait de la restaurer, dit-il, et la peinture était encore fraîche.

Bientôt, chacun s'occupa de ses lignes - à l'exception de Klausen, qui était venu de Tokyo caché à l'arrière de la voiture de Sorge, et s'était prestement enfermé dans la cabine. Klausen régla son poste émetteur de radio, et adressa un message à Moscou : a Cent soixante-dix divisions allemandes massées sur frontière soviétique attaqueront sur ensemble de la frontière le 20 juin. - stop - Direction effort principal Moscou " iea.

APPENDICE 2

Les experts militaires britanniques ont beau rire de cette histoire, il est exact que les Russes ont lancé contre des chars allemands des chiens portant des mines sur leur dos. Les archives du musée de la défense à Stalingrad, et de nombreux témoignages allemands, en font foi .

En 1962, la revue allemande Kristall a publié en une trentaine de fascicules groupés sous le titre Unternehmen Barba-rossa (opération Barberousse), l'histoire de la campagne d'Hitler contre l'URSS. C'est un récit dramatique, et parfois dramatisé, mais il respecte la vérité historique tout en cherchant (cela n'en fait jamais qu'un de plus) à excuser les assaillants. On peut lire le récit suivant dans le neuvième fascicule qui raconte le démarrage de l'attaque de Guderian, le 30 septembre :

" Le 30 septembre, les batailles simultanées de Viasma et Briansk commencent dans le grondement des canons de chars et des pièces antichars. Les soldats de la première compagnie du 3e régiment de fusiliers sont accrochés sur leurs véhicules, comme les grains de raisin sur une grappe (Pourquoi marcher quand l'ennemi ne tire pas ?), et ces véhicules peuvent en transporter un nombre coquet.

" Le lieutenant Lohse a pris place en tête de la colonne, dans la voiture de commandement de la 1re compagnie.

" - Veillez bien aux chiens, Eikmeier ! dit-il à son chauffeur.

- Aux chiens ? demande le caporal. Pourquoi veiller aux chiens, mon lieutenant ?

" Ostarek, le caporal mitrailleur, est également surpris et regarde l'officier.

" - Aux chiens ?

" Lohse hausse les épaules, et s'explique.

" - Hier, on a amené trois prisonniers russes au régiment. Chacun tenait un chien en laisse. Ils ont dit qu'ils appartenaient à une unité spéciale qui lance, contre les chars, des chiens porteurs d'explosif à grande puissance.

" Des mines vivantes !

" Ostarek émet un rire bref.

" - Voilà le plus joli ragot de pissotière que j'aie jamais entendu, dit-il.

" Lohse répond d'un ton gêné.

" - Je n'aurais jamais osé répéter ça, si ce n'était le colonel lui-même qui nous avait prévenus, le capitaine Peschke et moi En tout cas, vous êtes avertis.

" Les véhicules traversent un champ étendu. On entend sur la gauche les pétarades de mitrailleuses russes postées en position avancée, à l'orée du village qui s'étale en avant. Les pièces antichars de 37 ouvrent le feu. Les soldats de la 3e compagnie sautent à bas des véhicules, et avancent à pied. On jette des grenades à main dans les cabanes de bois. Soudain, des positions de tir camouflées se laissent apercevoir entre les huttes, près de l'église. Le sergent Dreger arrête un groupe de Russes avec sa mitrailleuse.

" - Un chien ! crie soudain Eikmeier.

" L'animal court ventre à terre. Sur son dos, on distingue une espèce de selle assez curieuse. Ostarek oriente sa mitrailleuse, mais le capitaine Peschke le devance : il tire avec son fusil à 300 mètres de distance. Le chien saute en l'air, et retombe en boule sur le sol.

" - Attention ! Un autre chien! hurle le caporal Müller.

" Un magnifique berger alsacien avance d'un pas prudent. Ostarek tire, et rate. La queue entre les jambes, le chien fait demi-tour...

" - Alertez tout le monde par radio, Müller, ordonne Lohse : Dora ! Attention ! Attention aux chiens-mines !

" Des chiens-mines ! Un mot nouveau, à l'emporte-pièce, vient d'être créé sous l'effet d'une inspiration subite, et il restera dans l'histoire pour désigner une arme nouvelle et particulièrement discutable des Soviets. Les chiens-mines portent deux bâts de toile remplis d'explosifs. Une baguette de bois, bien droite, longue de dix centimètres, sert à la mise à feu. Les chiens sont entraînés à passer sous le ventre des chars, et dès que la baguette se courbe ou se casse, les charges des bâts explosent.

" Ces mines-vivantes de la compagnie de fusiliers de Moscou n'infligent aucune perte à la 3e division de panzers le 30 septembre, mais deux jours plus tard la 18e division du général Nehring aura moins de chance... "

Les récits de guerre soviétiques ne mentionnent pas l'existence de cette arme diabolique, mais il est hors de doute que les chiens-mines furent employés. Lors de leurs interrogatoires par la 3e division de panzers, les maîtres de chien prisonniers révélèrent que la compagnie de fusiliers de Moscou possédait 800 de ces animaux. On les entraînait à l'aide de tracteurs sous lesquels était placée de la nourriture ; les chiens étaient lâchés, le ventre vide, et pouvaient attraper ces victuailles en pénétrant sous le véhicule en marche. S'ils ne se décidaient pas à prendre ce risque, ils restaient sur leur faim. Au combat, on les amenait à jeun ; ils couraient aussitôt sous les chars, dans l'espoir de s'y restaurer.

APPENDICE 3

Un romancier israélite polonais a décrit la scène suivante, qui s'est déroulée à Moscou quand les Allemands se trouvaient aux portes de la ville.

" Deux soldats blessés sortirent d'une ruelle en boitillant un grand maigre avec un bras en écharpe, et un petit gros qui oscillait péniblement sur des béquilles. Ils avancèrent jusqu'au milieu de la grand-rue presque déserte, et se mirent à hurler "Les chars allemands sont dans la rue de Kalouga, et la Pssotschnaya ! crièrent-ils. Ils sont dans la ville ! Les Allemands arrivent ! Sauve-qui-peut ! "

" Une patrouille armée, trois miliciens et trois agents du NKVD, sortit d'une porte et longea lentement la rue de Sadowa. Ces six hommes ne disaient rien, mais échangeaient des regards anxieux. En passant devant le seuil d'une maison abandonnée, ils s'arrêtèrent pour examiner la rue, et disparurent sous le porche sombre. Les boutiques fermaient à la hâte ; les rideaux de fer tombaient en grondant ; les portes d'entrée s'ouvraient, les badauds s'assemblaient.

" Les deux soldats blessés s'arrêtèrent aussi à un coin de rue; le grand maigre tendit son bras valide dans la direction d'où il venait : " Les Allemands arrivent ! " hurla-t-il.

" La patrouille réapparut sur le seuil de la maison abandonnée, mais sans uniformes ; les six hommes étaient nu-tête et sans armes.

" Les rats fuient le bateau qui sombre ", cria une femme. " Qu'ils aillent au diable ! "

" La plupart des gens se rassemblèrent lentement en colonne ; les deux soldats blessés prirent la tête, suivis de quelques femmes, puis de la foule. Des gosses de quatorze, quinze ans sortirent des rues adjacentes, et se joignirent au cortège. Soudain, un homme déploya une étoffe blanche, et l'agita au-dessus de sa tête. Une swastika se détachait en noir au milieu de l'étoffe.

" La foule s'immobilisa, puis recula d'un pas.

" Mort aux communistes ! " cria l'homme au drapeau. " Les Juifs au poteau ! "

" Le ciel gris de Moscou, tendu au-dessus de la foule anxieuse comme un drap funéraire, était lourd de silence.

" La guerre est finie ! "

" Merci, Sainte Vierge, Mère de Dieu ! "

" Les armes automatiques d'une patrouille interrompirent cette scène hallucinante.

" Les Allemands n'étaient pas venus. Pourquoi ? Où étaient-ils donc passés, après avoir traversé la grande route qui menait droit à Moscou - une demi-heure devant eux à vol d'oiseau.

FIN