NAISSANCE DU G.C.3

Les deux Morane 406 rétablissent à 6.000 mètres. Jean Tulasne jette un regard rapide autour de lui. La couche de nuages masque la côte libanaise ; Beyrouth n'est plus en vue. À sa droite, légèrement en retrait, il aperçoit l'appareil de l'adjudant-chef Amarger. Tulasne sent que le moment est venu. Il appelle son équipier à la radio et lui indique que son inhalateur ne fonctionne plus. Puis, brutalement, il pousse le manche en avant et pique vers la mer. Amarger le suit avec un temps de retard. Le Morane de son chef de patrouille a disparu dans les nuages. Amarger poursuit son piqué jusqu'à la surface de l'eau. Il tourne en rond pendant plusieurs minutes. Aucune trace de Tulasne. ni à l'horizon, ni sur la mer. Il se décide à rentrer à la base. Jean Tulasne est porté officiellement disparu en mer. Mais, en pilote consommé, le chef de la 2e escadrille du G.C. I/7 a redressé au ras des vagues et a mis le cap sur la Palestine. Il pose son Morane sur la piste de Lydda. Le 5 décembre 1940, le capitaine Jean Tulasne a rejoint la France libre.

Alsace, premier groupe de chasse français libre

Pendant que ses anciens camarades assistent dans la cathédrale de Beyrouth à un requiem solennel donné à sa mémoire, Tulasne s'enrôle dans la RAF avec le grade de Flight-Lieutenant. Après deux semaines d'entraînement intensif (dont il sort avec la note pilote exceptionnel), il est affecté le 16 janvier 1941 au n° 274 Squadron à Sidi Hanish. C'est là qu'il fait

connaissance des premiers pilotes des Forces Aériennes Françaises Libres : Noël Castelain, Albert Littolff et quelques autres. Fin février, Tulasne est promu commandant et le général De Gaulle qui possède peu d'officiers supérieurs le nomme chef d'état-major des FAFL au Moyen-Orient.

La défaite des troupes de Vichy en Syrie offre à la France libre un vaste territoire et des bases bien aménagées pour mettre sur pied des unités aériennes constituées. L'idée fait son chemin dans l'esprit des grands chefs de Londres et, le 27 août 1941, le général De Gaulle, signe le décret de création de deux groupes autonomes, l'un de bombardement, baptisé Lorraine, l'autre de chasse, baptisé Alsace. Ce dernier, ou Groupe de Chasse 1, formé le 15 septembre, regroupe les pilotes opérant au sein d'unités éparses de la RAF et des FAFL. Tulasne en prend le commandement tactique. L'état-major du groupe est confié au colonel Astier de Villatte et au commandant Pouliquen. Le capitaine James Denis prend le commandement de la 1re escadrille et le lieutenant Albert Littolff celui de la 2e. Ces deux pilotes se sont particulièrement illustrés dans les durs combats pour Tobrouk, au cours desquels ils ont porté leur palmarès respectif à huit et demi et neuf victoires confirmées (Denis s'offrant même le luxe d'abattre un jeune sous-officier allemand encore inconnu mais qui n'allait pas tarder à devenir célèbre : Hans Joachim Marseille).

Le G.C.1. Alsace arrive à Fuka le 13 avril 1942 et participe aux difficiles combats de l'été 1942 en Libye. Le 7 septembre, diminué par de lourdes pertes, le groupe est mis au repos à Damas avant de partir pour l'Angleterre. Cependant, un certain nombre de ses pilotes ont déjà gagné le Levant depuis près de trois mois pour se préparer à suivre un autre destin.

Une gestation difficile

Le 22 juin 1941, l'Allemagne envahit l'Union Soviétique. Le personnel de l'ambassade de Vichy à Moscou est prié de plier bagages et de rentrer en France. Cependant, l'un de ses membres et non des moindres, le colonel Luguet, attaché de l'Air, fausse compagnie à son ambassadeur à Istamboul et gagne Londres. Présenté au général Valin, commandant les FAFL, il lui remet un rapport très détaillé sur les premières opérations aériennes, le potentiel industriel soviétique et la forte probabilité d'une guerre d'usure commençant par une période de succès foudroyants pour les Allemands, mais tournant en fin de compte à l'avantage des Russes. Cette analyse, fort pertinente, n'était pas partagée par les chefs militaires et politiques britanniques qui ne croyaient pas en une résistance prolongée de l'URSS. Valin transmet les informations à De Gaulle. Celui-ci, soucieux de faire reconnaître sa légitimité par tous les futurs alliés, perçoit immédiatement la possibilité d'obtenir une reconnaissance de la France libre par les Soviétiques, en mettant à profit le vide politique laissé par le retrait de l'ambassade officielle française d'obédience vichyste. De Gaulle pense à envoyer une division française sur le front russe, mais ce projet se heurtant à diverses difficultés, matérielles et politiques, il adopte la suggestion du général Valin qui propose d'envoyer une unité aérienne qui pourrait être dotée d'avions soviétiques et dont le départ ne serait subordonné qu'à l'accord des autorités russes.

Le 19 février 1942, le colonel Luguet et le commandant Mirlesse (ou Mirlès), du 2e bureau Air, parlant couramment le russe, prennent contact avec les membres de la mission militaire soviétique à Londres. Ils remettent une note écrite à l'ambassadeur Bogomolov. Non seulement, le projet est étudié avec intérêt par le gouvernement soviétique mais, lors d'un déjeuner, le 27 mars, le major Schwetzov et le colonel Pugatchev, de la mission militaire, font savoir aux Français que Moscou a marqué un accord de principe. Les véritables pourparlers commencent, mais les Français sont loin de se douter des difficultés qu'ils devront surmonter pour voir leur projet aboutir.

De Gaulle envoie en Union Soviétique une mission diplomatique, avec à sa tête l'ambassadeur Garreau qui s'installe à Koubitchev et une mission militaire, commandée par le général Petit, qui prend ses quartiers à Moscou.

Mais, à partir de là, les choses se compliquent quelque peu.

Parallèlement, le général Valin informe le ministre de l'Air Britannique, Sir Archibald Sinclair, de son intention de prélever des pilotes français pour exécuter son projet. Les Britanniques, au départ favorables au projet français, manifestent bientôt une franche hostilité. Sir Archibald Sinclair fait savoir que la RAF n'est pas décidée à se passer de forces dont elle a le plus pressent besoin et menace à deux reprises de remettre en question l'existence des FAFL si De Gaulle persiste dans son idée.

Les relations avec les Russes s'avèrent d'autant plus difficiles que les deux chefs de la mission militaire soviétique à Londres périssent dans un accident d'avion et avec deux disparaît le trait d'union qui reliait Londres à Moscou. Aucune unité ne régit les actions des deux missions françaises qui mènent en parallèle leurs propres négociations. Il en résulte des malentendus, aggravés par la méconnaissance de la langue, ainsi que des décisions contradictoires.

Au sein même de l'état-major de la France libre, les opposants ne manquent pas. Tandis que Luguet est envoyé en mission et que Valin se trouve au Moyen-Orient, le lieutenant-colonel Coustey, chef d'état-major par interim, se croit fondé à remettre une note au général De Gaulle dans laquelle il conclut à l'impossibilité de faire aboutir le projet et à la nécessité de tout annuler.

Le commandant Mirlesse obtient une entrevue avec De Gaulle au cours de laquelle il lui expose la situation avec franchise, tout en mettant l'accent sur la possibilité de trouver des solutions à tous les problèmes qui ont surgi. De Gaulle dépêche Mirlesse à Moscou pour appuyer le général Petit dans ses négociations. Selon les rapports, sans doute erronés, il était mentionné que les Soviétiques auraient préféré intégrer les aviateurs français à leurs propres unités, comme l'avait fait la RAF. Cette solution ne convient pas aux Français pour différentes raisons. La langue constitue une première barrière mais, pour des raisons idéologiques, il est souhaitable que les aviateurs français soient engagés dans une unité constituée sous commandement français. Fin juin 1942, les Soviétiques adressent leurs contre-propositions à Londres que De Gaulle accepte, le 10 juillet. Mirlesse lève tous les malentendus au cours d'une entrevue, début septembre, qui sert de base à l'accord définitif. Il reste également à régler un certain nombre de détails ayant trait au matériel, à l'uniforme, à la carte d'identité, à la discipline, à l'entraînement et aux arrangements financiers.

Le G.C.3 commence à prendre forme. Le 26 novembre, le général Petit et le général Falalieiev, paraphent l'accord définitif sur la création et les conditions d'emploi d'une unité de chasse française sur le front russe.

De Gaulle confirme l'appellation de Normandie.

Les FAFL n'ont cependant pas attendu qu'intervienne cet accord pour se préparer. Dès le 25 février 1942, une liste nominative du personnel du futur G.C.3 a été remise aux Soviétiques. À l'origine, l'unité doit être confiée au capitaine de frégate Jubelin, avec Tulasne comme adjoint.

Une première liste de vingt-neuf pilotes est dressée, parmi lesquels se trouvent le lieutenant Reilhac et les sous-lieutenants Maridor et Lafont. Le nom de Jubelin, avancé le 4 avril est rapidement remplacé par celui de Pouliquen.

Le 2 juin, lors de sa visite au groupe Alsace, le général Valin confirme aux commandants Pouliquen et Tulasne, la création d'une unité destinée à être envoyée sur le front russe et composée de volontaires. Les deux officiers sont chargés de recruter les pilotes. Le 11 juin, Tulasne, Castelain. Derville, Poznanski et Préziosi, arrosent leur départ pour Rayack où il a été décidé de rassembler le personnel du futur G.C.3. Ils sont rejoints par Risso, Mahé et Béguin, venant de la chasse de nuit anglaise, par Durand et Albert, ayant appartenu à l'escadrille Île-de-France, par Bizien, Lefèvre et de La Poype, arrivés de la chasse de jour de la RAF et par Littolffqui a baroudé en Libye et en Crète avec la RAF et les FAFL.

Certains pilotes, comme les lieutenant Reilhac, sous-lieutenants Helies et de Molènes, sergent-chef Davibroach et sergent Ma-grau, ne font pas partie de la liste définitive, pas plus que Maridor et Lafont, retenus en Grande-Bretagne. Le 14 octobre, ultime changement, le sergent-chef Leplange cède sa place à l'aspirant Castelain.

le 1er septembre, une nouvelle liste comportant soixante noms est dressée. À cette date, le général De Gaulle signe la création de la nouvelle unité. Il ne reste plus qu'à la baptiser, selon la tradition adoptée depuis peu par le général Valin. Plusieurs noms sont avancés, Bretagne (mais il sera attribué à un groupe de bombardement), Flandres françaises (sans doute abandonné en raison de sa consonance peu pratique) et Normandie. C'est finalement ce dernier qui est retenu. Comme le précisera plus tard le commandement Pouliquen, le choix est heureux car Bretagne-Niémen n'eut pas aussi bien sonné que Normandie-Niémen.

Début septembre, le personnel est pratiquement au complet. Il se compose de sept officiers, formant l'état-major de l'unité (entre parenthèses sont indiqués le nombre d'heures de vol de guerre et le nombre d'heures de vol global de chaque pilote à la date du 31 mars 1943) :

État-Major

commandant Joseph-Marie Pouliquen : commandant administratif du groupe,

commandant Jean Tulasne

commandant tactique du groupe,

lieutenant Jean de Pange : adjoint au commandant du groupe,

sous-lieutenant Georges, Lebiendinsky : médecin et interprète,

lieutenant Alex Michel : officier mécanicien,

aspirant Michel Schick : pilote et interprète,

aspirant Alexandre Stakovitch : officier radio et interprète,

Pilotes :

capitaine Albert Littolff

lieutenant Didier Béguin,

lieutenant Raymond Derville,

lieutenant André Poznanski,

lieutenant Albert Préziosi,

aspirant Marcel Albert,

aspirant Yves Bizien,

aspirant Noël Castelain,

aspirant Albert Durand,

aspirant Roland de La Poype,

aspirant Marcel Lefèvre,

aspirant Yves Mahé,

aspirant Joseph Risso.

Selon les recommandations du commandant Mirlesse, les sous-officiers pilotes ont été nommés aspirants pour les mettre au même rang que les pilotes soviétiques, tous officiers.

Le 7 septembre, les derniers avions sont restitués aux Anglais et, le lendemain, le groupe se rend à Damas pour y être présenté au général De Gaulle trois jours plus tard. Le 16, le chef de la France libre confirme son accord pour le nom de baptême du G.C.3. Pour passer le temps qui s'écoule trop lentement, les Français remontent deux Dewoitine D.520, ultimes survivants de la campagne de Syrie et effectuent quelques vols d'entraînement, histoire de ne pas perdre la main. Le 27 octobre, le G.C.3 est présenté au colonel Corniglion-Molinier et les premiers insignes (qui, selon la légende, ont été fabriqués par les artisans des souks de Damas) sont remis aux pilotes. Le 11 novembre, jour du départ, arrive enfin.

Le choix du Yak : plus politique que tactique

Cependant, entretemps, il a fallu régler un certain nombre de détails, à commencer par le choix des avions. Psychologiquement et politiquement, il est impossible aux Français de demander à leurs hôtes un matériel autre que soviétique. Les diplomates anglo-saxons présents à Moscou s'étonnent, voire s'indignent, de ce choix. Alors que les Américains et Britanniques livrent à l'URSS des avions technologiquement plus évolués, ils comprennent mal les raisons qui poussent les Français à retenir le Yak. Les Français n'ont certes guère d'alternative, mais au moins ils ne regretteront jamais d'avoir choisi le Yak qui correspond parfaitement à leur tempérament et qui s'avère mieux conçu que les appareils occidentaux pour opérer dans les sévères conditions climatiques du front est. À bien y regarder, les Français auraient sans aucun doute regretté un choix différent, car ni le Hawker Hurricane britannique ni le Bell P-39 américain ne sont, fin 1942, des avions modernes et évolutifs et encore moins des avions de chasse adaptés aux conditions d'emploi en Russie. Très fair-play en la matière, les Soviétiques laissent le choix aux Français et Tulasne essaye personnellement différents avions. Les dés sont sans doute déjà jetés depuis longtemps mais. après un vol d'essai sur Yak 1, Tulasne descend de l'appareil, enchanté par les qualités manœuvrières de l'avion qui s'apparentent beaucoup à celles du Dewoitine.

L'intendance française fournit les tenues : la tenue de travail est le battle-dress bleu foncé pour les officiers et kaki pour les sous-officiers. La carte d'identité délivrée à tous les membres du groupe témoigne de la reconnaissance par les Soviétiques du caractère autonome de Normandie. venu se battre à leurs côtés et non en leur sein. Cependant, toutes les difficultés ne sont pas encore aplanies et certaines tiennent aux structures même du groupe.

À l'inverse de ce qui se passe dans les unités combattantes soviétiques, le commandant du groupe (Pouliquen) est un administratif et ne vole pas, tandis que son adjoint direct (Tulasne) est un navigant. Cette pyramide hiérarchique, classique dans l'armée de l'Air, étonne et inquiète les Russes. Il y sera mis bon ordre par la suite, lors du rappel du commandant Pouliquen.

Le rattachement administratif du groupe aux organes supérieurs des forces aériennes françaises ne brille pas non plus par sa clarté. Le général Petit, chef de la mission militaire à Moscou, dont la présence n'est justifiée que par celle de Normandie sur le front russe, n'a aucune autorité sur le groupe. Le général Vidin, trop éloigné, ne peut assurer pleinement son contrôle. Quant à l'ambassadeur de France à Moscou. il se trouve dans l'impossibilité matérielle d'intervenir en quoi que ce soit. Le commandant Mirlesse doit donc assurer un rôle d'intermédiaire et de conciliateur entre les différents rouages, tâche ingrate et parfois délicate dont il s'acquittera à merveille. Fort heureusement, les relations entre l'état-major soviétique, responsable tactiquement du groupe, et Normandie seront toujours excellentes et les Russes n'engageront jamais la modeste unité française ni au-delà ni en deçà de ses possibilités.

Les Français bénéficient dès leur arrivée d'une excellente cote de popularité qui sera renforcée par leurs premiers succès. À cet égard, l'écrivain Ilya Ehrenbourg aura une influence déterminante à tous les échelons de la hiérarchie.

Le 12 novembre arrivent à Rayack trois C-47 mis à la disposition des Français par l'USAAF. Le personnel de Normandie prend ensuite le train entre Bagdad et Téhéran. Le 27, soit le lendemain de la signature de l'accord définitif, les avions de transport soviétiques se posent en Iran. Le 2 décembre, à l'exception de quinze de ses membres restés à Téhéran, le groupe se retrouve sur la base d'entraînement à la chasse d'Ivanovo, à 250 km au nord-est de Moscou.

Entraînement à Ivanovo

Le programme d'instruction des pilotes français est établi en commun entre Tulasne et le capitaine P. Drousenkov. Le fait que les pilotes ne parlent pas le russe pose certains problèmes, qui sont résolus, en l'air, par l'adoption de signaux conventionnels. Les Français disposent d'une longueur d'onde particulière sur laquelle ils communiquent dans leur langue natale. L'instruction se répartit sur trois périodes :

- au 18 décembre 1942 instruction au sol ;

- vols d'accoutumance sur UT 2 et U2.

18 décembre 1942 au 25 janvier 1943

vols sur Yak 7 en double commande puis en solo.

25 janvier au 14 mars 1943

- vols d'entraînement aux opérations aériennes.

Le personnel technique subit une formation appropriée pendant ce même laps de temps. En outre, les mécaniciens doivent s'entraîner au travail par des températures voisines de 350. Pilotes et mécanos restent cinq à six heures en piste ; aucun ne tombe malade. L'absence de glycol pour les moteurs, tout au moins dans les premiers mois, contraint les mécanos à une certaine gymnastique : l'eau des radiateurs doit être vidangée tous les soirs et, au petit matin, ils font tourner les moteurs quelques minutes avec de l'eau chaude qu'ils apportent avec eux. Les Français, très... Français, ne manquent pas de faire la grimace dès qu'il est question de manger. Pourtant, les Soviétiques leur réservent la meilleure ration de l'Armée Rouge, consistant en une bouillie faite avec des grains de millet pilés (la kacha) et une rondelle de saucisse... trois fois par jour. Le vin est rare.

Jean de Pange note dans ses mémoires : Notre caserne, presque pas chauffée, était sinistre, et en janvier il a fait - 37. Nous n'avions ni livres ni journaux, la nuit tombait entre trois et quatre heures de l'après-midi et c'est le poker qui nous a évité de sombrer dans le désespoir... Quand les cartes d'identité sont enfin arrivées, Lefèvre et moi descendions parfois en ville. Il fallait marcher pendant sept kilomètres de nuit dans la neige et sur la glace, ce qui nécessite un certaine pratique. À Ivanovo, nous allions au cirque ou au théâtre, qui sont pour les Russes plus indispensables que la nourriture et puis il fallait faire encore sept kilomètres par 20 ou 30° pour retrouver notre triste caserne.

Le 19 janvier, les six premiers Yak 1 arrivent à Ivano. Ils sont immédiatement pris en compte par les mécanos français et, après trois jours de révision, les pilotes commencent à voler dessus. Les Français se déclarent très satisfaits des qualités de vol du Yak 1. À la fin du mois, quatre autres Yak 1 se posent à Ivanovo.

Le programme d'entraînement défini par Tulasne est scrupuleusement respecté : exercices de patrouilles, tir sur cible au sol et sur cible remorquée. Un seul appareil est détruit au cours de l'entraînement et plusieurs hélices sont endommagées en raison du mauvais état de la piste. Le 23 février, le commandant Pouliquen est affecté à la mission militaire à Moscou et Tulasne le remplace à la tête de Normandie. Officiellement, il n'est nommé que le 21 mars.

Le 11 mars, le général commandant la région aérienne de Moscou passe une inspection à Ivanovo. Pendant une heure et quart, les Français font la démonstration de leur savoir-faire.

Sur la demande du général, ils effectuent des virages à 360° chronométrés. Alors que le temps de 26 secondes est considéré par les Soviétiques comme excellent, aucun pilote français ne dépasse 18 secondes ! Tulasne et Littolff clôturent la journée par une démonstration éblouissante. Le commandant du groupe réalise son célèbre Immelmann à l'envers, puis effectue avec son équipier un passage en rase-mottes, train sorti, sur le dos.

Le 14 mars, Tulasne remet aux autorités soviétiques son rapport de fin de stage : À la suite de ce rapport, moi Jean Tulasne, Commandant de l'escadrille de chasse Normandie et responsable de sa préparation au combat, je conclus :

1 - Que les pilotes sont suffisamment entraînés pour partir au front et y tenir une place honorable.

2 - Que le personnel technique connaît suffisamment le matériel pour assurer en opérations le maximum de disponibilité des avions.

Les pilotes sont notés et classés : Pilotes de première Classe :

Cdt Tulasne, Cne Littolff, S/Lt Durand.

Très bons pilotes :

- S/ Lt Albert,

- Lt Derville.

Bons pilotes :

S/ Lt Lefèvre,

Lt Béguin,

S/Lt Mahé,

- S/ Lt de La Poype.

Assez bons pilotes :

Asp Castelain, Asp Risso, Lt Préziosi.

Pilotes moyens :

Lt Poznanski, Asp Bizien.

Le 16 mars, la dotation en avions est portée à quatorze. Un officier et dix-sept mécaniciens, armuriers et radios soviétiques sont rattachés au groupe pour maintenir cinq avions, les neuf autres restant sous la responsabilité du personnel technique français. Le personnel russe est placé sous le commandement du capitaine ingénieur-mécanicien S.D. Agavelian.

Le 19 mars, le général Petit et le colonel Levandovitch, représentant le commandement supérieur des Forces Aériennes de l'armée Rouge viennent inspecter Normandie. Deux jours plus tard, le rapport est remis à Tulasne. Il s'achève sur la phrase suivante :

... par ses qualités militaires et morales, cette unité est prête à partir pour le front.

Et, le 22 mars 1943, cette minuscule entité qui a la lourde charge de représenter la France sur l'immensité du front russe, quitte Ivanovo pour être engagée en opérations avec ses modestes moyens, limités à quatorze avions et quatorze pilotes.

L'aventure de Normandie-Niémen commence.

Le retour en France

Le 12 mai, le régiment fait mouvement sur Elbing, mais les choses traînent en longueur. Delfino attend toujours sa promotion au grade de lieutenant-colonel ; les généraux Catroux et Petit l'invitent à la considérer comme acquise à titre temporaire jusqu'à son retour en France. Le 23 mai, cinq Li 2 viennent chercher les pilotes Français. À midi, ils décollent en direction de Moscou, première étape du retour vers Paris. Mais, au moment où ils survolent le Niémen, les avions de transport font demi-tour sans explications, débarquent les Français à Elbing. Delfino, assez mécontent, reçoit la permission de se rendre à Moscou le 30, mais les contre-ordres se succèdent et il ne quitte Elbing que le 1er juin. Il n'est pas seul, tous les pilotes ont reçu l'ordre de l'accompagner.

Le 9 juin, les pilotes apprennent enfin une bonne nouvelle. Trois jours plus tôt, le général Petit a expédié un télégramme (qui ne semble pas avoir été reçu) disant notamment : Le général Antonov, chef d'état-major de l'armée Rouge, fient de me faire la communication suivante : le maréchal Staline me charge, au nom du gouvernement, de vous dire qu'il considère que Normandie-Niémen, ayant très bien combattu sur le front soviétique, il ne serait pas juste de le désarmer en lui enlevant son matériel. Il propose que les pilotes de Normandie Niémen rentrent en France mec leurs avions de combat.

Et c'est bien dans la tradition russe que de laisser les vainqueurs rentrer au pays avec leurs armes. Retour à Elbing. Le 11 juin. départ définitif le 15. Delfino a complété l'effectif du régiment à quarante Yak 3 en incorporant les nouveaux pilotes fraichement débarqués. Arrivée à Posen, puis à Prague. Le 17juin, étape Prague-Stuttgart, où les Français sont accueillis à bras ouverts par les groupes de chasse. Marchi fait admirer ses qualités d'acrobate aux commandes de son Yak n° 4. Le 19 juin, le régiment est présenté au général de Lattre de Tassigny : à la fin de l'après-midi. Marchi fait une nouvelle séance de voltige. Le 20 juin à 10 heures, décollage pour Saint Dizier. À 18 h 40. après un petit détour au-dessus de la tour Eiffel. les Yak 3 se posent au Bourget où une foule énorme est venue les accueillir, en présence de M. Tillon, ministre, M. Bogomolov, ambassadeur d'URSS et des généraux Catroux et Koenig.

ENSEIGNEMENTS

Enseignements de trois campagnes de Russie.

Il faut que les pilotes du groupe aient une âme trempée et conscience de l'utilité de leur présence ici pour conserver malgré tout un moral à toute épreuve.

En guise de conclusion, nous reprenons le texte du compte rendu d'activité rédigé rédigé le 3 octobre 1943 par le commandant Pouyade. C'est le moins que l'on puisse dire...

Nous avons évoqué les dissensions entre Alger, Londres, Moscou et les différents organes administratifs, qui ont contribué à l'isolement du régiment et au flou artistique qui a entouré son rattachement hiérarchique. Aussi n'y reviendrons-nous pas ici.

Normandie-Niémen a eu deux défauts : celui d'être à l'origine une unité française libre et celui d'avoir combattu en URSS. Deux défauts que l'état-major d'Alger ne lui a jamais pardonnés. Aussi l'a-t-il pratiquement abandonné à lui-même, non sans avoir livré une dure bataille pour l'arracher à l'autorité de Londres. Mais, le général Bouscat, beaucoup plus préoccupé par le réarmement des groupes français en Afrique et leur insertion au sein des forces alliées dans le cadre de la libération de la France, a fait peu de cas la plus performante des unités de l'aviation française.

À propos de l'emploi des groupes de chasse français.

Qu'on en juge par ces simples chiffres : Normandie-Niémen a remporté deux-cent-soixante-treize victoires en 5.240 sorties.

Selon les allemands : Vous n'ignorez pas que ceux qui prennent les armes malgré un armistice violent les lois de la guerre.