AVANT LES TROIS COUPS...

" Voyez-vous, messieurs, il fut une époque où vous preniez plaisir à travailler en ma compagnie. Le malheur, hélas, est que les événements nous ont été défavorables. Demain, il nous faudra payer tout cela de notre vie !... .

L'homme qui vient de prononcer cette sentence accompagne sa péroraison d'un sourire sardonique. La lueur falote des bougies accentue son faciès tourmenté ; amaigri, les traits ravagés par l'insomnie et l'angoisse, son cou semble flotter dans le faux-col immaculé tranchant sur ses vêtements sombres.

Satisfait de l'effet obtenu sur son auditoire réduit - une vingtaine de personnes au plus - Joseph Goebbels s'est levé. L'infirmité de son pied but accroît la lassitude de sa démarche. Il se dirige vers la porte à double battant qu'il ouvre d'un geste bref, avant de disparaître, laissant ses collaborateurs en proie à une indicible panique.

Le ministre de la Propagande du Reich, qui avait prédit les pires calamités au peuple allemand s'il ne se battait pas bien lors des premiers revers militaires, vient d'émettre une nouvelle prophétie. Elle a toutes les chances de devenir bientôt réalité.

Ce 21 avril 1945, la débâcle est complète. Berlin tremble sous le grondement de l'artillerie soviétique, dont les batteries approchent sans cesse. L'échéance n'est plus qu'une question de jours...

À peu près au même moment, à plusieurs centaines de kilomètres au sud de la capitale allemande en ruines, Benito Mussolini médite également sur son sort. Aux dires de témoins - les derniers fidèles de la moribonde République sociale fasciste - il évoque l'hypothèse d'un procès public, pour conclure, aussi amer que courroucé :

" Un procès à Madison Square ? Jamais !.

Au terme de leur sanglante domination, les anciens notables de l'Axe ne se font plus d'illusions... Si jamais nous perdons cette guerre, que le ciel ait pitié de nous ! s'était exclamé le maréchal Goering, le 3 septembre 1939, après la remise des notes des gouvernements français et britannique relatives aux engagements pris par eux envers la Pologne.

Depuis, les puissances alliées ont constamment renouvelé leurs avertissements devant le monstrueux holocauste nazi et proclamé leur volonté de châtier les coupables.

UN BILAN SANS PRÉCÉDENT

Dès l'automne de 1939, en effet, les premières informations parviennent dans les capitales occidentales, relatives à la brutalité de l'occupation allemande en Pologne asservie. Des réfugiés, passés en Roumanie ou en Hongrie, rapportent les mesures prises à l'encontre des élites en vue de détruire la nation polonaise.

L'enseignement secondaire et supérieur est supprimé. Des professeurs, des instituteurs sont arrêtés, torturés et passés par les armes. Des notables, des prêtres, de hauts fonctionnaires, sont également fusillés. Dans certains villages, des familles entières sont abattues ; dans les villes, crimes et pendaisons se succèdent, terrorisant une population déjà affamée par des rations alimentaires inférieures à la moyenne vitale. Tout se passe

comme si le territoire polonais devait être transformé en désert avant sa repopulation par les seuls Allemands.

En application des principes de la guerre totale, les offensives de la Wehrmacht ont toujours été précédées de violents bombardements aériens contre les populations civiles. Après la Pologne, la Luftwaffe porte ses coups contre les villes ouvertes de Norvège, en avril 1940, puis contre celles des Pays-Bas, de Belgique et de France, un mois plus tard. Rotterdam devait demeurer le symbole d'horreur de cette nouvelle méthode de guerre.

C'est cependant en Yougoslavie et en Union soviétique que se révèle la démesure des occupants.

Elle s'exerce à l'encontre des peuples slaves, si méprisés par les maîtres de l'Ordre Nouveau européen : Les Untermenschen (sous-hommes) n'y ont pas leur place, si ce n'est à titre d'esclaves.

Dès le mois de mai 1941 en Serbie, et au mois de juin en Biélorussie et en Ukraine, les sévices, les exactions et les exécutions sommaires commencent, selon des méthodes mises au point en Pologne. Les responsables politiques prisonniers sont passés pour la plupart par les armes. Les militaires sont parqués dans des camps, démunis de ravitaillement, d'abri et de soins. Les marches sont longues et épuisantes. Les traînards sont abattus. Vols, pillages, scènes de pendaisons sont bien souvent le lot des populations des territoires occupés de l'Est.

PREMIÈRES MISES EN GARDE

En dépit du manque de communications, les nouvelles de ces crimes sont relatées avec détails dans la presse occidentale et à la radio soviétique. Bientôt, la répression aveugle s'étend aux pays de l'Ouest.

Le 25 octobre 1941, après les fusillades collectives de Chateaubriant, le président Roosevelt élève une solennelle protestation contre ces horreurs injustifiables. Son intervention est d'autant plus importante qu'elle émane à l'époque du représentant d'un pays neutre.

La pratique consistant à exécuter des quantités d'innocents en représailles d'attaques isolées contre les Allemands dans les pays, temporairement sous la botte des nazis, révolte un monde déjà endurci à la souffrance et à la brutalité, assure-t-il. Les peuples civilisés ont, il y a longtemps, adopté le principe de base que nul ne saurait être puni pour le fait d'autrui. Dans l'impossibilité d'appréhender les personnes responsables de ces attaques, les nazis massacrent cinquante ou cent innocents.

Ceux qui voudraient " collaborer " avec Hitler ou tenter de l'apaiser ne peuvent oublier cet affreux avertissement. Les nazis auraient pu retenir des enseignements de la dernière guerre : l'impossibilité de briser l'âme de l'homme par la teneur. Au lieu de cela, ils développent leur espace vital " et leur ordre nouveau " par le moyen d'une épouvante qui dépasse tout ce qu'eux-mêmes avaient fait auparavant.

Ce sont là des gestes d'hommes désespérés qui savent intimement qu'ils ne peuvent vaincre. L'épouvante ne pourra jamais apporter la paix à l'Europe. Elle ne fait que semer les graines de la haine qui un jour conduira à un châtiment terrible.

Winston Churchill, Premier ministre britannique, s'associe à cette déclaration en évoquant pour la première fois la notion du châtiment :

Le gouvernement de Sa Majesté s'associe pleinement aux sentiments d'horreur et de réprobation exprimés par le président des États-Unis au sujet des massacres nazis en France. Ces exécutions d'innocents, faites de sang-froid, ne pourront que retomber sur les sauvages qui les ordonnent et sur les exécutants. Les massacres en France sont un exemple de ce que les nazis font dans beaucoup d'autres pays sous leur joug... Le châtiment de ces crimes doit à présent compter parmi les buts majeurs de la guerre.

Un mois plus tard exactement, Molotov, ministre des Affaires étrangères de l'Union soviétique, dénonce à son tour l'action criminelle entreprise par les Allemands dans les territoires envahis. Le 6 janvier 1942, il réaffirme ces accusations en dénonçant le caractère mûrement réfléchi de ces crimes.

" Des faits irréfutables prouvent que le régime de pillage et de terreur sanguinaire contre la population non combattante des villes et villages occupés a son origine non seulement dans les excès d'officiers et soldats allemands pris individuellement, mais dans un système bien défini, élaboré à l'avance et appliqué par le gouvernement allemand et le Haut Commandement allemand qui encouragent délibérément parmi les soldats et officiers de leur armée les instincts les plus brutaux.

Dès ce moment, prend forme un projet de répression des viols manifestes et délibérés du droit international dans les territoires occupés.

Le 13 janvier 1942, se réunit à Londres une conférence groupant les représentants de neuf puissances européennes continentales, en guerre avec l'Allemagne : la Belgique, la France libre, la Grèce, les Pays-Bas, la Yougoslavie, le Luxembourg, la Norvège, la Pologne et la Tchécoslovaquie. Se référant aux textes de la convention internationale de La Haye, qui défend aux belligérants tout acte de violence contre les populations civiles des territoires occupés, le non-respect des lois de ces pays et l'abolition de leurs institutions légales, ils rédigent la proclamation suivante :

Parmi les buts de guerre essentiels des Alliés figure la punition des responsables de ces crimes, qu'ils les aient ordonnés, commis eux-mêmes ou qu'ils y aient participé. Les gouvernements signataires sont fermement résolus à veiller à ce que :

1) les criminels de n'importe quelle nationalité,

soient recherchés, traduits devant un tribunal et jugés.

2) que les jugements soient exécutes.

Au mois d'octobre suivant, les neuf puissances sont devenues dix-sept. Les Soviétiques n'en font pas partie, puisqu'ils possèdent leur propre commission à Moscou. La Commission interalliée des crimes de guerre prend forme néanmoins et change bientôt sa dénomination en Comité des Nations Unies contre les crimes de guerre. Chaque gouvernement réunit dès lors tous les documents qui permettront, une fois l'Axe terrassé, de dresser un réquisitoire contre les criminels désignés.

À mesure que le sort des armes se montre défavorable au Reich, la répression devient féroce sur le continent. Les documents qui s'accumulent dans les dossiers sont tous synonymes d'horreur : arrestations, fusillades, pendaisons, déportations. représentent, avec la maladie, la sous-alimentation et la famine, les menaces quotidiennes pesant sur les populations des pays soumis.

IMMUNITÉ TRADITIONNELLE

Les crimes prennent un caractère si grave, si odieux, si monstrueux, qu'à maintes occasions les nations alliées réitèrent leur volonté de châtier les auteurs de ces actes criminels.

L'expression " criminel de guerre " est assurément nouvelle, au même titre que la notion de tribunal international. Si, par le passé, le mot " guerre " fut toujours synonyme de barbarie, Si l'expression romaine Væ victis (malheur aux vaincus) fut souvent l'occasion de se livrer à de terribles répressions, rarement les chefs responsables avaient pâti de leurs actes sur leur personne. Tous, quelles qu'aient été leurs fautes. étaient immunisés en raison de leur haut rang. Les principes de la chevalerie avaient habitué les princes à se respecter, à se rendre hommage.

Richard Cœur-de-Lion et saint Louis, prisonniers des Infidèles, sont traités avec déférence. François Ier subit à Madrid une captivité qui ressemble plutôt à un exil doré. Napoléon III, au soir du désastre de Sedan, se voit traiter de mon honorable frère par le roi de Prusse Guillaume Ier.

Seul, peut-être, Napoléon Ier n'a pas eu droit à autant d'égards. Il est vrai qu'il passa plutôt pour un parvenu aux yeux des différentes cours... Encore recevra-t-il en 1814 la souveraineté de Ille d'Elbe, avant qu'un ultime échec militaire ne le conduise dans une morne résidence, à Sainte Hélène.

Toutefois, à mesure que les guerres deviennent plus meurtrières, la morale réprouve les actes de violence, ou s'efforce tout au moins d'atténuer les maux. Ainsi apparaît la Croix-Rouge internationale en 1864. Ensuite est établie la Convention de droit international de La Haye, en 1907. Le non-respect de certains de ces protocoles conduit, lors de l'établissement du traité de Versailles, en 1919, à rédiger l'article 228 qui stipule :

Le gouvernement allemand reconnaît aux puissances alliées et associées la liberté de traduire devant leurs tribunaux militaires les personnes accusées d'avoir commis des actes contraires aux lois et coutumes de la guerre. Les peines prévues par les lois et coutumes de la guerre seront appliquées aux personnes reconnues coupables dé tels actes.

Au premier rang de celles-ci figure, bien sûr, l'empereur d'Allemagne Guillaume II.

Cette résolution demeurera toutefois platonique. Le Kaiser déchu trouvera refuge aux Pays-Bas, qui refuseront toujours de l'extrader. Les puissances victorieuses ne donneront d'ailleurs pas suite à leurs molles requêtes, inaugurant ainsi avec cet article 228 une longue série de dangereuses renonciations.

Aux tribunaux militaires, se substituera la Cour suprême de Leipzig en vue de juger lés rares délinquants. Combien sont-ils ? Les Alliés ont retenu 896 noms, dont 45 seulement seront admis par les Allemands. Douze d'entre eux comparaîtront finalement devant le tribunal de Leipzig qui ne prononcera que six condamnations à des peines aussi légères que symboliques.

Il est par conséquent compréhensible que les Alliés de la secondé guerre mondiale ne soient plus cette fois disposes à confier la tâche répressive à une juridiction allemande. Mais quelle sera cette juridiction ? Si les Allies en effet proclament leur volonté de châtiment,, ils ne disent pas comment ils procéderont étant donné qu'ils ne le savent pas eux-mêmes.

Certes, une seconde déclaration interalliée est intervenue, à la date du 17 décembre 1942. Elle a été publiée simultanément à Londres, à Washington et à Moscou, à la suite des informations, selon lesquelles les autorités allemandes s'employaient à exterminer les populations européennes, dont de nombreuses minorités juives. Dans ce texte, les neuf puissances occidentales précédentes et les trois Grands réaffirmaient solennellement leur volonté de châtier les criminels de guerre, responsables de ces exterminations.

Les trois Grands aborderont cette question pour la première fois lors de la conférence de Téhéran, le 29 novembre 1943, sans qu'une réponse précise puisse être formulée.

Staline nous reçut à dîner, déclarera par la suite Winston Churchill. Nous étions très peu nombreux : Staline et Molotov, le président Roosevelt, Hopkins, Harriman et Clark Kerr, moi-même et Eden, avec nos interprètes. Chacun se détendit après les travaux de la conférence et de nombreux toasts furent portés. À un certain moment, Elliot Roosevelt qui était venu en avion rejoindre son père, parut à la porte et quelqu'un lui fit signe d'entrer. Il prit donc place à notre table, intervint même dans la conversation, et il a fait, depuis, un récit très coloré et remarquablement fallacieux de ce qu'il entendit.

Staline, comme le raconte Hopkins, s'amusa fort à me taquiner, ce que je pris avec beaucoup de bonne humeur, jusqu'au moment où le maréchal se mit à évoquer sur le mode badin un aspect grave, et même mortel du châtiment à infliger aux Allemands. Il déclara qu'il fallait liquider leur grand état-major. La force des armées hitlérienne, reposant entièrement sur 50.000 officiers et techniciens environ, si on les rassemblait pour les. fusiller à la fia des hostilités, c'en serait fini de la puissance militaire allemande. Je me crus alors obligé d'intervenir :

Le Parlement et l'opinion publique britanniques ne toléreront jamais des exécutions en masse. Même s'ils les laissaient commencer sous l'effet des passions déchaînées par la guerre, ils se retourneraient avec violence contre les responsables dès les premiers massacres. Que les Soviets ne se fassent aucune illusion sur ce point.

Staline, cependant, peut-être seulement par malice, n'abandonna pas le sujet. Il y en à 50.000 à fusiller, dit-il. Je me mis dans une colère violente. Je préférerais être conduit tout de suite dans le jardin pour y être fusillé moi-même que de souiller l'honneur de mon pays et le mien propre par une telle infamie. Sur ce, le président Roosevelt intervint. Il avait un compromis à proposer. On n'en fusillerait pas 50.000, mais 49.000 seulement ! Il espérait ainsi, sans aucun doute, tourner l'affaire au ridicule. Eden me faisait également des signes et des gestes pour m'assurer que c'était une simple plaisanterie.

Mais Elliot Roosevelt se leva et, de sa place au bout de la table fit un discours, déclarant qu'il approuvait de tout cœur le projet du maréchal Staline et que l'armée américaine, il en était sûr, l'appuierait. Devant cette intrusion, je me levai, quittai la table et passai dans la pièce voisine plongée dans une demi-obscurité.

Je n'y étais pas depuis une minute que des mains s'abattaient, par derrière, sur mes épaules : c'était Staline, avec Molotov à ses côtés. Tous les deux souriaient largement et déclaraient avec chaleur qu'ils voulaient plaisanter, qu'il n'y avait jamais rien eu de sérieux dans leurs propos. Staline saitdéployer beaucoup de charme, quand il veut, et jamais je ne le vis en montrer autant qu'en cette occasion. Bien que je ne fusse pas tout à fait convaincu (et je ne le suis pas encore aujourd'hui) qu'il n'y eût là que des propos futiles, sans aucune arrière-pensée sérieuse, je consentis à revenir dans la salle à manger et le reste de la soirée se passa agréablement.

LA COMMISSION DES NATIONS UNIES AU TRAVAIL

Le Premier ministre britannique marque sa préférence pour un jugement de tribunal, avant toute sanction. C'est le point de vue qu'il reprend à Yalta, 15 mois plus tard, sans qu'aucune décision ne soit encore prise.

Les différents armistices conclus avec les satellites de l'Allemagne mentionnent toujours, en revanche, une clause relative à la déclaration de Moscou sur les responsables de crimes localisés. C'est le cas des conventions d'armistice successivement signées avec la Roumanie et la Finlande (19 septembre 1944) et la Bulgarie (28 octobre 1944).

Quant au cas des criminels allemands, leur sort demeure toujours en suspens. Le Comité des Nations Unies contre les crimes de guerre, présidé tout d'abord par Sir Cecil Hurst, représentant britannique. s'en préoccupe cependant. Il en est de même, à partir du 31 janvier 1945, du nouveau président, Lord Wright, de la délégation australienne. Ce Comité des Nations Unies travaille en effet sans relâche. Les dossiers s'accumulent. Les listes de criminels également. Le Comité remplit en outre parfaitement le rôle de coordinateur des divers services de recherches en même temps que celui de juridiction préparatoire d'instruction.

Lorsque la capitulation allemande est conclue, le 8 mai 1945, ce comité a retenu en définitive les noms d'un million de personnes parmi lesquels ceux de vingt-cinq hauts dignitaires, considérés comme criminels de guerre internationaux ne pouvant être revendiqués par aucun pays. Ce sont : Martin Bormann, Karl Dœnitz, Hans Frank, Wilhelm Frick, Hans Fritzsche, Walter Funk, Hermann Goering, Rudolf Hess, Heinrich Himmler, Alfred Jodl, Ernst Kaltenbrunner, Wilhelm Keitel, Gustav Krupp, Robert Ley, Constantin von Heurath, Franz von Papen, Erich Raeder, Joachim von Ribbentrop, Alfred Rosenberg, Fritz Sauckel, Hjalmar Schacht, Baldur von Schirach, Arthur Seyss-Inquart, Albert Speer, Julius Streicher, tous allemands.

Hitler est mort carbonisé près de son bunker berlinois, avec Eva Braun et ses deux enfants. Goebbels s'est suicidé avec son épouse et ses cinq enfants. Mussolini a été abattu par les partisans italiens à proximité du lac de Côme. Son gendre, le comte Ciano, a été exécuté sur ordre du Duce en compagnie d'autres dignitaires fascistes dans le courant de l'année 1944.

Martin Bormann est âgé à l'époque de 45 ans. C'est un des plus jeunes parmi les dignitaires nazis. Il occupe cependant un poste de choix puisqu'il est considéré, avec Himmler, comme l'éminence grise du führer, dont il est le secrétaire particulier depuis avril 1943. Depuis le départ de Rudolf Hess pour la Grande-Bretagne, en 1941, et la semi-disgrâce du maréchal Goering, il est considéré comme le successeur possible du chancelier, en raison de son poste à la tête du parti national-socialiste.

Sa lourde silhouette de Prussien congestionné, ses traits mous et pâteux attestent sa brutalité. Fidèle nazi, il a gravi tous les échelons de la hiérarchie en se faisant remarquer par un zèle féroce à l'encontre des Israélites. Il est en outre foncièrement antichrétien. Notre intention, répétait-il souvent, n'est pas de raser les cathédrales, mais bien d'y proclamer une foi nouvelle.

Avec Goebbels, il est demeuré aux côtés d'Hitler dans Berlin assiégé.

L'amiral Karl Doenitz
est âgé de 54 ans. Grand maître de l'arme sous-marine, il a dirigé l'offensive des submersibles de la Kriegsmarine depuis le 3 septembre 1939. Il a succédé en 1943 à l'amiral Raeder à la tête de la flotte. C'est à lui que le Führer transmettra ses fonctions de chef de l'État au moment de disparaître. À ce titre, il prit la décision de solliciter des Alliés la fin des hostilités. Son état-major est installé à Flensbourg, en Schleswig-Holstein à proximité de la frontière danoise.

Hans Frank, 46 ans, est un ancien avocat de Munich qui conseilla et défendit les membres du parti national-socialiste avant d'en devenir un des représentants influents. Ce juriste, ancien ministre de la Justice de Bavière, abandonne pourtant le prétoire pour se faire tortionnaire. C'est lui en effet que le führer désigne pour devenir gouverneur général de la Pologne. Installé au château de Wawel, à Cracovie, il décide les mesures les plus sanguinaires pour détruire les élites de la nation asservie.

A partir de 1942, il se livre à des actes répétés de génocide. Il dirige vers les camps d'extermination d'Auschwitz, de Maidanek, de Sobibor, de Treblinka et de Belzek tous les habitants des ghettos, les membres de la résistance polonaise, ainsi que nombre d'intellectuels, dans le but de détruire la nation tout entière. Il sera surnommé " le boucher de Cracovie " et " le bourreau de la Pologne ".

Wilhelm Frick, 69 ans, est le ministre de l'intérieur du Reich. Dignitaire du régime depuis la prise du pouvoir en 1933, il a participé à ce titre à tous les actes criminels ayant abouti à l'écrasement de l'opposition politique. Ses fonctions l'ont en outre conduit à décréter nombre de persécutions raciales dans l'ensemble du Reich.

Hanz Fritzsche, 46 ans, occupe le poste de directeur des services radiophoniques au ministère de la Propagande. Il est en outre commentateur officiel de Radio-Berlin. À ce titre, il a tenu un rôle très important dans la campagne d'intoxication psychologique et de mensonges destinée tant au peuple allemand qu'aux populations des territoires asservis.

Walter Funk, 56 ans, est un économiste. Il a succédé au Dr Schacht à direction de la Reichsbank en 1939. Il a tenu un rôle très important dans l'organisation de l'effort de guerre du Reich.

Hermann Goering, 52 ans, a longtemps été le successeur désigné du Führer. C'est un de ses compagnons de la première heure. Ancien Premier ministre de Prusse, en 1930. président du Reichstag. maréchal du Reich, ministre de l'Air, commandant en chef de la Luftwaffe. il a participé à l'établissement du régime nazi, à l'installation des camps de concentration, et il a coopéré à sa politique d'agression.

Sa vie fastueuse, dans son palais de Karinhall, près de Berlin, sert de cadre idéal à ce Sardanapale du régime. Son goût effréné du luxe l'a conduit à se livrer à un pillage d'œuvres d'art dans l'ensemble des territoires occupés.

Rudolf Hess, 51 ans, fut jusqu'en mai 1941 le dauphin n° 2 du chancelier. Figurant parmi ses premiers fidèles, il a participé à la longue série de ses actes d'agression. Il a gagné la Grande-Bretagne en avion de sa propre initiative, au mois de mai 1941, pour tenter de mener une négociation de caractère politique avec le gouvernement britannique. Arrêté aussitôt, il est considéré comme prisonnier de guerre.

Heinrich Himmler figure au premier rang parmi ces criminels de guerre. Reichsführer SS. en 1929, chef de la police bavaroise en 1933, chef de la police politique du Reich en 1936, ministre de l'Intérieur en 1943, chef de l'armée de l'intérieur en 1944, il commanda en chef les fronts d'Alsace et de la Vistule durant l'hiver 1944-1945. Le grand chef de la sinistre Gestapo porte ainsi la responsabilité de millions de cadavres.

Avec ses lunettes à fines montures d'acier, sa face inexpressive, sa silhouette fluette moulée dans un strict uniforme vert dépourvu de décoration, il pouvait passer pour un personnage sans grande envergure. Son esprit retors supplée à cet aspect mièvre. C'est grâce à son intervention déterminante que Roehm et les SA. ont été éliminés en 1934, Depuis, tous les autres crimes du régime ont porté la marque de cet homme, aussi froid que méticuleux.

Dans les derniers mois de la guerre, il a cherché à négocier une reddition avec les forces alliées occidentales. Ses démarches, connues du Führer, lui ont valu d'être désavoué et destitué in extremis.

Le général Alfred Jodl, 56 ans, figure sur cette liste en sa qualité de chef des opérations militaires du haut-commandement de la Wehrmacht (O.K.W.). Ces fonctions l'amenèrent à organiser toutes les campagnes d'agression qui aboutirent à l'asservissement d'une vaste superficie du continent européen. Ce Bavarois méthodique, effacé, se montra du premier au dernier jour de la guerre le plus fidèle exécutant des décisions du Führe.

Ernst Kaltenbrunner, 43 ans, successeur de Heydrich, abattu par les Tchèques, fut le chef de la police de sécurité et donc un des plus sinistres personnages du régime. Il a préparé avec Himmler le furieux génocide qui conduisit des millions de déportés vers les camps d'extermination. Responsable des services de sécurité, il partage avec Himmler une grande part des crimes du national-socialisme.

Wilhem Keitel, 63 ans, chef du haut-commandement de la Wehrmacht (O.K.W.), représente l'armée ; aussi fidèle et soumis aux volontés du chancelier que son voisin Jodl. Ses pairs le considèrent comme un caractère faible et timoré, ce qui explique sa présence sans heurts, durant six années, aux côtés du chancelier. En qualité de chef d'état-major, il a participé à toutes les campagnes d'agression entre 1939 et 1945. Il figure sur la liste des criminels de guerre pour avoir, entre autres décisions, ordonné l'exécution d'aviateurs alliés et de soldats évadés de camps de prisonniers. En sa personne, c'est également l'état-major allemand qui est mis en accusation.

Gustav Krupp von Bohlen und Halbach, 76 ans, au même titre que Keitel, Jodl et Doenitz, est un symbole : celui de la grosse industrie qui a permis le réarmement du Reich en violation des clauses du traité de Versailles. Il a favorisé l'avènement des nationaux-socialistes et a contribué aux préparatifs de guerre en mettant ses installations de production au service des entreprises nazies. Il est considéré également comme criminel de guerre pour avoir utilisé dans ses établissements des prisonniers politiques, des déportés soumis au travail forcé, et des requis, eux-mêmes soumis au régime de prisonniers.

Les statistiques prouvent en outre que la valeur totale des établissements Krupp est passée de 76 millions de marks en 1933 à 237 millions en 1943. De même, les bénéfices nets se sont élevés de 57 millions en 1935 à 97 millions en 1938 et à 111 millions en 1941. Sans l'appoint capital de cet homme, le IIIe Reich n'aurait pu se livrer à la politique agressive qui fut la sienne de 1936 à 1945.

Robert Ley est désigné en raison de son titre de chef du Front du Travail. Ce dictateur à la main-d'œuvre a été le pourvoyeur des usines du Reich.

Il a organisé en partie l'industrie de guerre national-socialiste et dirigé vers ces usines des millions de prisonniers et de travailleurs étrangers dont le statut a été souvent celui d'esclaves. Alcoolique invétéré, son incapacité flagrante dans la dernière période du régime l'a fait écarter de ses fonctions au profit du gauleiter Sauckel.

Constantin von Neurath, 73 ans, baron et diplomate de carrière, parait déplacé au milieu de ces parvenus du régime. Pourtant son apport à la cause nazie a été primordial lors de l'édification du IIIe Reich. Il fut en effet ministre des Affaires étrangères de 1933 à 1938 et sa personnalité,respectable eut une indéniable influence modératrice sur les autres diplomates européens qui ne voyaient pas, tout d'abord le régime nazi sous son aspect réel.

Bien qu'il se soit démis de ses fonctions au moment de la mise à exécution des plans caractérisés d'agression contre l'Autriche et la Tchécoslovaquie. Von Neurath conservera ses prérogatives au sein du régime. C'est à lui notamment que le Führer fera appel en mars 1939 pour exercer les fonctions de Protecteur de la Bohême-Moravie. Les crimes commis durant cet exercice lui valent par conséquent son inscription sur la liste interalliée.

Franz von Papen, 66 ans, a occupé la chancellerie du Reich avant l'avènement de Hitler. Vice-chancelier après la prise, du pouvoir par les nationaux-socialistes, il a été nommé ambassadeur à Vienne en vue de préparer l'Anschluss. Par la suite, il a été nommé ambassadeur en Turquie.

L'amiral Erich Raeder, 69 ans, complète la liste des militaires. Ancien membre du personnel maritime de l'ex-Kaiser Guillaume II, il a dirigé la Kriegsmarine jusqu'en 1943. Ces fonctions l'ont amené à préparer, puis à organiser la flotte de guerre du Reich. Il a notamment dirigé la série des navires corsaires ou cuirassés de poche destinés à perturber le trafic commercial allié complétant les destructions de l'arme sous-marine.

Joachim von Ribbentrop, 52 ans, courtier en spiritueux, a succédé à von Neurath au ministère des Affaires étrangères à partir de 1938. Il était auparavant ambassadeur à Londres, où il s'était signalé à maintes reprises par ses maladresses diplomatiques. Fidèle exécutant des entreprises agressives du Führer, il a préparé l'annexion des régions sudètes, puis de la Bohème-Moravie, avant de diriger les négociations devant aboutir à l'invasion de la Pologne, puis de la Yougoslavie et de la Grèce. Homme de faible caractère, aussi soumis à Hitler que Keitel, il a été un des rouages majeurs des entreprises nazies visant à la soumission totale du continent européen.

Alfred Rosenberg, 53 ans, architecte, exilé à Munich, est l'auteur de l'ouvrage " Le mythe du XXe " siècle. Chef de la section de politique étrangère au bureau du parti, il passe pour le théoricien du parti national-socialiste. Il a été le promoteur de l'antisémitisme et de la répression féroce qui a suivi. Nommé en 1941 ministre des Territoires occupés de l'Est, dont il est originaire (fils d'un Allemand et d'une mère esthonienne), il couvrira de son autorité le monceau de crimes perpétrés, tant par les commissaires du Reich que par les unités spéciales de la Wehrmacht.

Fritz Sauckel, 48 ans, ancien marin, ancien ouvrier, a adhéré au parti national-socialiste dès 1921. Après 1933, il s'est vu confier le service de la main-d'œuvre dont le rôle sera d'assurer le réarmement allemand. Il participera aussi au plan de quatre ans destiné à redonner au Reich une puissance de premier ordre. En 1942 il est chargé de diriger vers les usines d'Allemagne le plus grand nombre possible de techniciens et de travailleurs étrangers. Il sera aussi le promoteur du Service du Travail Obligatoire (S.T.O.).

Hjalmar Schacht, 68 ans, appartient au monde de la finance. Ses relations internationales et son influence dans les milieux industriels de la Ruhr ont été déterminantes pour l'accession de Hitler au pouvoir en 1933. Il détint le portefeuille des Finances de 1933 à 1936, avant de devenir, par la suite, directeur de la Reichsbank jusqu'en 1939. Soupçonné de complot contre le régime à la suite des événements du 20 juillet 1944, il a été emprisonné et interné dans plusieurs camps de concentration.

Baldur von Schirach, 39 ans, a accolé son nom à la gigantesque organisation des Jeunesses Hitlériennes dont il fut le chef. L'influence de cette catégorie de jeunes dans les progrès du national-socialisme fut déterminante. Elle participa aux succès des entreprises démoniaques du chancelier dont Schirach fut un admirateur zélé. Tombé en disgrâce à la fin de la guerre, il occupe au printemps de 1945 le poste de gauleiter de Vienne.

Arthur Seyss-Inquart, 54 ans, fut le " cheval de troie " de l'Anschluss. Imposé tout d'abord comme ministre du cabinet formé par le chancelier Schuschnigg, il agira essentiellement dans le dessein de renverser le régime républicain autrichien. Il sera ensuite nommé haut-commissaire aux Pays-Bas et conservera ce poste jusqu'à la capitulation de mai 1945.

Albert Speer, 40 ans, était à l'origine architecte comme Rosenberg. Il se montra le plus capable parmi les ministres du IIIe Reich. Ministre de l'Armemenl et de la production de guerre, il donna aux fabrications d'armes une impulsion sans précédent à partir de 1943. C'est grâce à son inlassable activité que la Wehrmacht put résister jusqu'en 1945 à la gigantesque coalition dirigée contre elle.

Julius Streicher, 61 ans, est, avec Rosenberg, un des promoteurs de l'antisémitisme. Directeur du journal raciste " Der Stürmer ", il a toujours réclamé dans les colonnes de sa publication le règlement final de la question juive... Gauleiter de Franconie, il a appliqué avec sadisme et férocité, dans tette région, les théories émises dans le Stürmer.

Tels sont les hommes justiciables d'une éventuelle juridiction alliée.

L'HALLALI

Le Reich aux abois s'est effondré. Les troupes alliées occupent méthodiquement chaque parcelle de ce vaste territoire, d'où est partie la plus sanguinaire des agressions. Dans les ruines de villes qui furent naguère prospères erre une population famélique et désemparée. Sur les routes se traînentent des cohortes de réfugiés, d'hommes et de femmes à la recherche d'un abri. Tout n'est que chaos, confusion, désagrégation...

Dans chaque unité alliée, les officiers de renseignements sont aux aguets. Au milieu de cet État monolithique, parti en morceaux, une immense chasse à l'homme vient en effet de commencer. De la Norvège à l'Italie du Nord, des berges du Rhin à celles du Danube, des côtes de la mer du Nord aux crêtes des Alpes, toutes les autorités sont en alerte. Il faut mettre immédiatement sous les verrous les criminels de guerre désignés par les commissions alliées, et en particulier les criminels figurant sur la liste internationale.

Leur liste a été partout diffusée. Leur signalement détaillé est donné à loisir. Les journaux, les revues publient leurs portraits. Des affiches sont imprimées ; on les appose même aux murs des casernes et des cantines, dans tous les cantonnements, à l'égal des portraits des hors-la-loi du Far West, naguère. Et chacun d'espérer la gloire du moment en mettant la main sur un dignitaire de choix...

À vrai dire, au moment de la signature de la capitulation, le 8 mai 1945, la liste des 25 criminels à rechercher a déjà sérieusement diminué. En zone orientale, les autorités soviétiques ont mis en état d'arrestation Hans Fritzsche. Celui-ci a tenté le 2 mai de parvenir à un accord de capitulation, de manière à mettre fin aux derniers combats dans la capitale allemande. Ceux-ci, sporadiques à ce moment, cessent bientôt, faute de combattants. Les dernières unités, se rendent ou succombent.

Fritzsche est gardé par les Russes, qui lui demandent d'identifier le surlendemain un corps d'homme brûlé, celui d'une femme et ceux de cinq enfants : la famille Goebbels. Personne d'autre que le prisonnier ne pouvait apporter sur ce point meilleure confirmation. Satisfaits, les Soviétiques confirment à Hans Fritzsche son état d'arrestation. Peu après, il part à Moscou. Il va passer près de six mois, incarcéré à la prison de Loubjanka.

C'est cependant à l'Ouest que les prises ont été les plus nombreuses. Le premier accusé arrêté a été sans conteste Rudolf Hess. Il se trouve en prison depuis la nuit du 10 au 11 mai 1941.

Parti d'Augsbourg dans la soirée du 10 mai, à bord d'un appareil Messerschmidt 110, Il saute en parachute près de la petite agglomération écossaise d'Eaglesham. Il est un peu plus de 23 heures...

Un fermier du nom de Mac Lean est le premier sur les lieux. Hess s'est foulé la cheville en atterrissant. Il l'aide à gagner sa maison. " Je m'appelle Horn déclare Hess, . Alfred Horn. Je désirerais me rendre à la résidence du duc de Hamilton !

Bientôt, MM. Clark et Williamson, deux membres de la Home Guard, arrivent, attirés par les lueurs de l'avion qui flambe et son explosion violente. L'affaire parait suspecte. Il est décidé de conduire tout d'abord le nommé Horn à la caserne de la Home Guard la plus proche.

Hom révèle alors qu'il est officier allemand et que son but est d'accomplir une mission de la plus haute importance. Peu intimidés par ces allégations, les deux soldats auxiliaires décident d'incarcérer Horn dans la prison locale avant de prévenir les autorités.

Sans le savoir, ils viennent d'arrêter le premier criminel de guerre de la seconde guerre mondiale...

PREMIERS CAPTIFS

Il faudra attendre toutefois encore quatre années pour que le nombre des prisonniers s'accroisse. Au cours de leur avance rapide en Rhénanie et dans l'ouest de l'Allemagne, les troupes alliées capturent successivement Frick et Sauckel. Bientôt Gustav Krupp et von Papen les rejoignent.

Le magnat de l'industrie de la Ruhr, en vérité, n'a pas essayé de fuir, puisqu'il est cloué au lit par son grand âge (76 ans) et une maladie qui le rend presque impotent. il se trouve dans le domaine familial de Hügel, à 6 km au sud d'Essen. La villa a vraiment fier aspect, au milieu d'un parc de conte de fées. C'est là que les autorités britanniques viennent notifier au magnat de l'acier son arrestation. Et comme la villa est réquisitionnée par des forces d'occupation, le vieillard est transporté dans le pavillon (très confortable) de son régisseur.

Von Papen, l'ancien ambassadeur à Vienne et à Ankara, ne se trouve pas très loin. Il se tient en effet en Westphalie, à Stockhausen ; le châtelain du pays est également son gendre. Von Papen ne s'est pourtant pas installé au château. Il a préféré un pavillon de chasse isolé dans la forêt où il pense passer inaperçu.

Stockhausen se trouve dans la zone d'opérations de la 9e année américaine (Simpson). Le ratissage est mené aux alentours avec minutie.

Le pavillon n'est même pas oublié par une patrouille, dont le sous-officier fait arrêter tous les occupants.

Un monsieur distingué à cheveux gris proteste cependant : Voici mes pièces d'identité, s'écrie. t-il, indigné. Je suis diplomate. J'ai 65 ans je ne peux donc être un militaire !

Le sous-officier demeure inflexible. Von Papen fait ses bagages et monte dans le fourgon qui le conduit au P.C. du régiment, puis à celui de la division.

L'annonce de la capture de von Papen fait rayer encore un nom sur la liste.

Bientôt, les autorités françaises annoncent que les forces de la 1re armée opérant au Bade-Wurtenberg viennent de capturer le baron von Neurath, ancien Protecteur de la Bohême-Moravie.

Dans le secteur voisin, la 7e armée américaine du général Patch ratisse soigneusement la Bavière. Cette zone est considérée comme éminemment suspecte, car elle passe pour renfermer un nombre considérable de notables du régime défunt. Aussi, les quelque 2.000 prisonniers rassemblés, par exemple, autour de Berchtesgaden sont-ils sérieusement contrôlés. On vérifie l'identité' de chacun ; des listes alphabétiques sont dressées, des interrogatoires effectués. Tout cela semble un travail de simple routine.

Pourtant, dans la nuit, la sonnerie retentit dans le bureau du major Broadhead, officier de l'administration du camp de prisonniers. L'officier de garde signale qu'un des internés vient de se suicider. Il pense qu'il s'agit d'une personnalité du régime.

Aussitôt, le major Broadhead accourt, tandis qu'un médecin s'efforce de sauver le prisonnier. Lorsqu'il consulte la fiche du désespéré, l'officier sursaute : il s'agit de Frank. Hans Frank surnommé par les Polonais le " Boucher de Cracovie ", le bourreau de la Pologne.

L'ancien gouverneur général de Pologne a tenté de s'ouvrir les veines du poignet. Un pansement entoure son bras gauche, tandis qui le médecin de garde essaie de le ranimer. Il sera finalement mis hors de danger. On le conduira en prison sous bonne garde.

Lorsque Frank subira son premier interrogatoire, il indiquera l'emplacement d'oeuvres d'art volées par les nazis et il remettra aux autorités américaines son propre journal, un mémoire de 38 volumes, retraçant ses actes durant cinq ans. Le meilleur acte d'accusation que pourrait dresser contre lui un juge d'instruction minutieux...

La 7e armée américaine va presque aussitôt ajouter un autre personnage de choix à la liste de ses prises. Nul cependant ne pouvait supposer que cette capture puisse s'accomplir... au sein d'un convoi de prisonniers libérés. C'est pourtant le cas.

Aux limites de la Bavière et de l'Autriche, les autorités américaines viennent d'être avisées de la présence de personnalités éminentes libérées d'un camp d'internement allemand. Parmi elles se trouve l'ancien chancelier d'Autriche Schuschnigg, le pasteur Niemöller, l'industriel Fritz Thyssen, l'amiral Horthy, ex-régent de Hongrie et ... le nommé Hjalmar Schacht, ex-0irecteur de la Reishbank. Celui-ci, impliqué dans le complot du 20 juillet 1944, perpétré contre Hitler en personne, a été successivement interné à Flossembourg, puis au camp de Dachau.

Schacht pense que les autorités alliées vont le reconduire à son domicile. Il sera fort étonné lorsqu'il constatera que son statut de prisonnier demeure. Il est vrai que, cette fois, il ne risque pas d'être abattu à tout moment. Sa situation n'est pas trop pénible, même s'il est finalement envoyé dans un camp de prisonniers de guerre en Italie.

Tous les Alliés, jusqu'à présent, ont arrêté des criminels inscrits sur la liste internationale, à l'exception des forces canadiennes opérant aux Pays-Bas. Le 7 mai, veille de la capitulation générale, cette lacune va être comblée. Le 3 mai, l'amiral Doenitz, nouveau chef de l'État allemand, avait convoqué Seyss-Inquart, gouverneur des Pays-Bas, à son quartier général de Flensbourg, près de la frontière danoise. Il s agissait de mettre au point avec lui les modalités d'une capitulation de la Wehrmacht sur le front de Hollande. Au moment de repartir pour La Haye, une tempête interdit le voyage de retour du gouverneur. Il lui fallut patienter jusqu'au 7 mai car la mer était encore trop mauvaise et le voyage, en raison des circonstances, ne pouvait s'effectuer que par voie maritime. C'est au cours de ce voyage de retour en mer du Nord que la vedette de Seyss-lnquart fut interceptée par des patrouilleurs canadiens au large de la Hollande.

Il sera le dernier dignitaire du régime nazi appréhendé au cours des hostilités.

UN PERSONNAGE DE POIDS

La capitulation allemande est en effet signée à Berlin par le maréchal Keitel peu après minuit, dans la nuit du 9 mai par conséquent. Cet acte va-t-il inciter certains personnages du IIIe Reich à imiter les soldats de la Wehrmacht ?

Dans la matinée de ce jour, la 36e D.I. américaine du général John-E. Dahlquist poursuit sa progression au Tyrol, suivant le vaste mouvement vers le sud-est opéré par la 7e armée à laquelle elle appartient. Pour beaucoup de soldats qui la composent, la pénétration au Tyrol et l'arrivée sur la frontière de l'Italie du nord représentent le terme d'un long périple, commencé en septembre 1943 sur les plages de Salerne, au sud de Naples, passant ensuite par Cassino, Rome, le Midi de la France, l'Alsace et la Bavière.

Pourtant, aucun soldat ne relâche sa surveillance. La province de Salzbourg, autant que la Bavière ou le Tyrol, passe pour un suprême refuge des nazis les plus fanatiques. Des pièges ou des embuscades sont toujours possibles. Enfin, il convient d'examiner chaque groupe de prisonnier. Il en arrive sans arrêt, mais beaucoup d'unités tiennent encore la montagne.

Précisément, au détour d'une route, au sud de Salzbourg, un véhicule allemand apparaît et s'arrête devant le poste de l'avant-garde de la 36e D.I. sur la route conduisant à Brück. Un colonel allemand descend du véhicule et demande aux sentinelles à être présenté à un officier américain. Il se présente aussitôt à ce dernier : .Colonel Berndt von Brauschitsch, dit-il après avoir salué : puis il ajoute : Je me présente en qualité de parlementaire au nom du Reichsmarschall Hermann Goering.

À cet énoncé, si imprévu, chacun des assistants est conscient de vivre une heure historique. En hâte, le colonel est emmené au P.C. du général Dahlquist où la nouvelle de la présence de Goering à proximité fait rapidement le tour des cantonnements. Assisté de son adjoint, le général de brigade RJ. Stack, le commandant de la 36e D.I. interroge le plénipotentiaire. Il apparaît que le maréchal du Reich se trouve dans la petite agglomération de Radstadt, dans la haute-vallée de l'Enns.

En vérité, cette offre dé reddition équivaut plutôt dans l'esprit de l'ancien chef de la Luftwaffe à une demande de protection. Brauschitsch cependant se garde bien de fournir cette précision à ses interlocuteurs. Comment pourrait-il d'ailleurs divulguer que Goering n'est qu'un fugitif, peut-être même un mort en sursis ?

C'est exact ; le maréchal du Reich est déchu de toutes ses prérogatives et, peu avant sa mort, Hitler l'a lui-même condamné à mort. Parti de Berlin en avion dans la dernière décade d'avril, le maréchal Goering a gagné sa demeure de Berchtesgaden d'où il suit avec attention la déliquescence du Reich. À son avis, Hitler enfermé à Berlin n'est plus en mesure de gouverner l'Allemagne. Il fait donc parvenir un message à la chancellerie dans lequel il invoque les clauses de la loi du 29 juin 1941 spécifiant les cas d'intérim ou de succession du pouvoir.

La réponse parviendra au groupement S.S. de Berchtesgaden : c'est un ordre formel d'arrêter Goering. La décision est aussitôt exécutée, à la grande indignation du potentat. Incarcéré, comme un vulgaire prisonnier !

La détention toutefois ne va pas durer. Les forces alliées approchent de Berchtesgaden au début de mai. La cité est violemment bombardée. Il faut évacuer la position. Le 4 mai, le maréchal du Reich, sa famille et son escorte passent au Tyrol.

Arrivé à Mauteradorf, le convoi croise une unité de la Luftwaffe en retraite. Goering en profite pour se faire reconnaître par ses soldats et se faire libérer par eux. En petit nombre, et cherchant eux-mêmes à s'esquiver, les S.S. ne s'entêtent nullement et abandonnent leur prisonnier.

Celui-ci s'installe provisoirement au château, mais il craint un retour des S.S. Avec un détachement de la Luftwaffe, il gagne alors Radstadt, espérant le salut dans l'arrivée des forces américaines. L'impatience de Goering est telle qu'il n'hésite pas à envoyer à leur rencontre le colonel von Brauschitsch. Puisse-t-il faire vite...

Goering et sa suite - sa famille au complet, son escorte de soldats de la Luftwaffe et pas moins de 17 camions transportant ses bagages - sont si désireux d'échapper à un éventuel retour en force des S.S. qu'ils se mettent en route avant même le retour du colonel. Pendant ce temps, le général Dahlquist délègue vers Zell-am-See son adjoint, le général Stack.

Les deux convois se trouvent nez à nez, au détour de la mute. Les véhicules s'arrêtent à quelques dizaines de mètres l'un de l'autre. Derrière la jeep du général américain, une meute de reporters et de photographes s'est lancée dans le sillage. Dès que le massif convoi de Goering est en vue, c'est une véritable ruée. Les uns courent le long de la chaussée, d'autres grimpent sur le talus pour avoir un meilleur angle de prises de vues...

Le ventripotent maréchal sort avec peine de sa lourde voiture blindée, tenant à la main son bâton de maréchal. Il s'avance d'un pas pesant. Arrivé devant le général Stack, il lève ce bâton en guise de salut. Les appareils des photographes crépitent.

Stack fait encore un pas, hésitant ; Goering tend la main ; le brigadier général tend à son tour la sienne. Geste de courtoisie, pense-t-il, sans conséquences.

Il ne se doute pas, sur le moment, quel tollé va provoquer son geste. Les reporters vont câbler les détails de cette première entrevue à leurs journaux respectifs et à leurs agences de presse ; les photographies vont être transmises dans le monde entier. La réprobation sera telle que le général Eisenhower, de son Q.G. de Reims, va être contraint de désavouer le geste de son subordonné. Poignée de mains à un criminel, titreront en effet beaucoup de journaux américains. La presse britannique et celle du continent se feront l'écho de cette désapprobation générale, si bien qu'à la Chambre des Lords, Lord Woolton, membre du cabinet, sera obligé de déclarer : La guerre n'est pas un match amical qui doit se terminer par une poignée de mains...

Sur l'heure, le général Stack escorte le maréchal du Reich et sa longue suite jusqu'au P.C. du général Dahlquist. Au P.C. de la 36e D.I., Goering se sent enfin en sûreté. Il converse avec ses hôtes, apparemment gênés devant tant de désinvolture. L'ancien chef de la Luftwaffe conte ses souvenirs, pérore, alors qu'au même moment, à Kitzbühel, son successeur en titre, le général von Greim, effectue sa reddition avec ces paroles désabusées : " Je suis le dernier commandant de la Luftwaffe, mais celle-ci n'existe plus ! ".

 

TELLE UNE VEDETTE...

Goering ignore l'événement. Le connaîtrait-il, que cela ne lui couperait sans doute pas l'appétit. Il est à ce moment attablé devant un copieux déjeuner. Les reporters, toujours vigilants, notent le menu : pâté, poulet, purée de pommes de terre, haricots. Au dessert, l'ordonnance du maréchal apporte un compotier de fruits assortis : oranges, ananas, pommes, pamplemousses, entre autres. Le compotier entier passe dans l'estomac du prisonnier, qui déguste ensuite avec délectation une tasse de vrai café.

Les photographes opèrent toujours. La vue de ce repas pantagruélique va encore obliger le Q.G. du général Eisenhower à faire une ultime mise au point, quelques jours plus tard : " Le repas servi le 9 mai au maréchal Goering, sera-t-il précisé, était identique à celui servi ce jour-là aux soldats de la 7e armée ... "

La digestion du Reichsmarschall sera cependant interrompue par l'arrivée du général Quinn, chef du service de Renseignements de la 7e armée, venu de Kitzbühel. Il vient prendre livraison du prisonnier, car le Q.G. allié de Reims a ordonné son incarcération. Le convoi part sous escorte jusqu'à Kitzbühel, où attend un autre attroupement de journalistes.

À l'annonce de la reddition de Goering, tout ce que l'Allemagne du Sud et l'Autriche comptent de correspondants de guerre a brusquement émigré vers la station climatique autrichienne. Tous veulent des renseignements. Toujours complaisant envers les journalistes, le général Quinn accepte de leur présenter le prisonnier.

Celui-ci vient de prendre un. bain et il a ensuite revêtu la tenue gris-bleu de la Luftwaffe qu'il affectionne particulièrement. Rasé, parfumé, exhibant sa casquette de maréchal à écusson doré, le Reichmarschall semble particulièrement satisfait de son sort. Il va donner une interview et pouvoir exposer ainsi ses vues sur l'avenir de l'Allemagne...

Un reporter habile parvient toutefois à se glisser dans la demeure du prisonnier pour avoir la primeur d'une conversation. Savez-vous, dit-il à Goering au cours de l'entretien, que vous figurez sur la liste des criminels de guerre ?

Le maréchal parait surpris, puis il se ressaisit : Ce n'est pas possible, assure-t-il d'un ton sentencieux. Je ne vois d'ailleurs pas pourquoi mon nom figurerait sur une pareille liste.

Sûr de lui, l'ancien N° 2 du Grand Reich apparaît alors sur le perron de la villa. Une table a été disposée dans le jardin près d'une tonnelle, avec un targe fauteuil de tissu rembourré. Reporters et photographes font cercle tout alentour. Des micros se tendent, les déclics des appareils photographiques crépitent. Goering s'est assis :

- Hey, Maréchal, un sourire, s'il vous plaît !

- Par ici ! ...

- Encore une, avec la casquette, s'il vous plaît...

Fort satisfait de l'intérêt suscité par son apparition, le gras maréchal se révèle la plus docile des vedettes. Il tourne la tête, se décoiffe, se recoiffe, sourit.

En même temps, les premières questions fusent. Des banalités tout d'abord, puis peu à peu l'interrogatoire devient moins anodin. Une voix britannique :

- Vous étiez le chef suprême de .la Luftwaffe. C'est donc vous, sans doute, qui avez ordonné le bombardement de Coventry ?

- Oui... Coventry était un important centre industriel, et d'après mes informations, il y avait plusieurs usines aéronautiques.

Une autre voix :

- Et Canterbury ?

- Canterbury fut bombardé sur des instructions venues de plus haut, en représailles d'une attaque britannique contre l'une de nos villes universitaires.

- Ah Laquelle ?

- Je ne me souviens plus.

- À quel moment avez-vous compris pour la première fois que l'Allemagne avait perdu la guerre ?

- Quelques jours après le débarquement en Normandie et la grande percée des Russes.

- À votre avis, quel fut le principal facteur de cette défaite ?

- L'offensive aérienne " around the clock " (vingt-quatre heures sur vingt-quatre).

- N'a-t-on jamais essayé de dire à Hitler que la poursuite de la guerre devenait inutile ?

- Si Plus d'une fois, même. Au moins trois

ou quatre chefs militaires lui ont démontré que nous risquions d'être battus. Chaque fois, la réaction de Hitler était négative. Il ne voulait pas en entendre parler. Puis il fit interdire toute conversation sur ce sujet. En somme, il se refusait à envisager toute éventualité autre que notre victoire.

- Qui porte la responsabilité de la création des camps de concentration et de leur abominable régime ?

- Essentiellement Hitler lui-même. Le personnel de l'administration concentrationnaire, des plus hauts fonctionnaires aux scribes et gardiens SS., relevait directement de lui. Les organes officiels de l'État étaient tenus à l'écart.

- Comment voyez-vous l'avenir de l'Allemagne ?

À l'étonnement des journalistes, Goering semble tenir sa réponse toute prête  :

- Il appartient aux vainqueurs de trouver des possibilités d'existence et de résurrection pour le peuple allemand. Si les Alliés s'en montrent incapables, l'avenir de l'Allemagne et du monde entier sera très sombre certainement. Évidemment, tout le monde désire la paix, mais toute cette bonne volonté risque d'être insuffisante.

- Le maréchal n'a-t-il rien à ajouter ? Peut-être une déclaration à titre personnel ?

Goering, tassé sur lui-même, prend un air plus martial :

- Je voudrais lancer un appel à la conscience mondiale : il faut aider le peuple allemand à vivre, à se relever. J'aimerais également exprimer ma gratitude à ce peuple courageux qui a continué à se battre même lorsqu'il savait que tout était perdu.

LE GOUVERNENT DE FLENSBOURG SE DESAGRÈGE

L'exemple de Goering demeurera pour le moment unique. Aucun autre dignitaire du Reich ne fait sa soumission. Des renseignements permettent toutefois aux autorités américaines d'appréhender peu après Kaltenbrunner, le sinistre chef de " l'Office central de Sécurité ". L'armée soviétique, de son côté, découvre Walter Funk, caché dans les ruines de Berlin. Les forces britanniques, enfin, ont mis en état d'arrestation le feldmaréchal Keitel, chef de l'Ober Kommando der Wehrmacht (O.K.W) ou Commandement des forces armées du Reich, ainsi que son chef d'état-major, le général Alfred Jodl. L'arrestation de ces deux militaires, qui ont signé à Reims et à Berlin les actes de capitulation de l'armée allemande, signifie sans doute la fin de la mission politique de l'amiral Doenitz.

Celui-ci est installé à Flensbourg, petit port du Schleswig-Holstein, à proximité de la frontière danoise. L'arrestation des deux membres de l'O.K.W. y fait sensation. Il faut désormais s'attendre au pire. Effectivement, les quatre puissances occupantes administrent chacune des portions de territoire allemand, suivant les conventions arrêtées entre les vainqueurs après la conférence de Yalta. Un gouvernement allemand est donc désormais inutile. Cela semble probable puisque deux techniciens du gouvernement, le Dr Dorpmüller et M. Backe, sont arrêtés et envoyés dans un camp de prisonniers de guerre.

Le 17 mai, des représentants soviétiques sont venus s'installer à Flensbourg, rejoignant les membres occidentaux de la commission interalliée. Le 22 mai, l'amiral Doenitz, ainsi que les membres de son cabinet, sont invités à se rendre le lendemain 23 mai à bord d'un bateau allemand, ancré dans le port : le " Patria ". Là, le général Rooks, président de la commission alliée, notifie à l'amiral Doenitz, ainsi qu'aux membres présents du cabinet de techniciens formé par le comte von Krosigk, le terme de leur mandat. L'amiral est aussitôt considéré comme prisonnier à bord.

À la même heure, la 2e division blindée britannique occupe la petite enclave de Flensbourg-Murwick qui n'avait pas encore été incluse dans la zone britannique. Les derniers ministres qui ne se trouvent pas à bord du Patria sont emmenés à travers Flensbourg sous bonne escorte.

Ainsi finit le dernier cabinet légal du IIIe Reich. En poursuivant leurs recherchés, les Britanniques découvrent même Rosenberg à l'hôpital militaire.

Dans la cité voisine de Ghucksbourg, les services de la production industrielle ferment leurs portes. Le ministre en exercice, Albert Speer, résigné, se laisse appréhender sans la moindre difficulté. Il était le seul membre du cabinet du Führer encore en exercice.

La liste des captures s'allonge sans cesse. Une semaine auparavant, en effet, une autre capture de choix a déjà été effectuée. Un renseignement était parvenu au service de renseignements de la 101e division aéroportée américaine, stationnée en Bavière. Le message assurait qu'un personnage suspect se cachait dans un petit chalet de montagne, à proximité de Berchtesgaden.

Une patrouille s'était aussitôt rendue à la maison indiquée. C'était le 16 mai. A l'intérieur de la demeure ne se trouvait qu'un petit homme, vêtu avec simplicité, portant une courte barbe, grise. Le chef du détachement lui demanda une pièce d'identité. La carte était rédigée au nom de Ernst Distelmayer. Ce nom parut anodin ; mais décision fut prise cependant de présenter le suspect à l'officier de renseignements de la division.

Coiffé d'un chapeau tyrolien, vêtu d'un manteau gris et chaussé de souliers de montagne, Dlstelmayer comparut devant l'officier. Celui-ci, après un examen soigneux, pensa se trouver en présence de Robert Ley, ex-directeur du Front du Travail.

- Vous êtes Robert Ley, déclara-t-il brusquement, après avoir posé auparavant diverses questions.

- C'est impossible. Je m'appelle Distelmayer... Ernst Distelmayer... D'ailleurs, voici mon identité...

La carte présentée semblait authentique. Pourtant, l'officier était certain de se trouver en présence de Robert Ley dont il connaissait parfaitement le signalement. Malgré sa barbe grise, l'homme qui se tenait devant lui correspondait point par point au signalement.

- Vous persistez dans votre mensonge lança t-il à nouveau au suspect.

- C'est certainement une erreur...

Seul un traquenard pouvait dévoiler la véritable identité de Distelmayer. S'il s'agissait de Ley, il devait être fort bien connu de Franz Schwartz, trésorier général du parti national-socialiste, dont la 101e division venait de s'emparer peu auparavant.

Laissant son prisonnier sous bonne garde, l'enquêteur fit quérir Schwartz. Puis il fit entrer l'ex-prisonnier, dans son bureau. Distelmayer n'a pas bougé. Pourtant il sursaute en entendant soudain prononcer le nom de Ley. C'est Schwartz qui vient de le faire. Non prévenu à dessein par l'officier de renseignements, il se trouve brusquement devant l'ancien chef du Front du Travail :

- Ah ! Doktor Ley !... s'écrie-t-il sur un ton presque enjoué.

Lay démasqué demeure prostré. Battu, il Finit par avouer. Cette fois, la supercherie est terminée. Robert Ley est incarcéré à la prison de Salzbourg.

UN CERTAIN HEINRICH HITZINGER

À l'heure où l'amiral Doenitz gagne sa cellule, un autre officier de renseignements, britannique celui-là, doit recourir également à des méthodes de détective pour identifier un suspect.

Celui-ci a été amené à un camp de prisonniers, près de Lunebourg, au sud de Hambourg. Sa carte d'identité porte le nom de Heinricb Hitzinger, absolument inconnu sur les fiches de recherches.

L'homme porte des lunettes et ses vêtements laissent supposer qu'il peut s'agir d'un soldat cherchant à regagner son foyer : une veste civile grisâtre, un pantalon feldgrau et des chaussures noires. Il se trouve avec un flot de réfugiés cherchant à traverser le pont de Meinstedt, sur l'Oste, affluent de la Weser. provisoirement réparé par le génie britannique.

Un poste de contrôle a été installé sur la rive droite de la rivière, de manière à filtrer ces fugitifs. Lorsque Hitzinger se présente, il tend sa carte d'identité à un factionnaire sans qu'on lui demande quoi que ce soit. À sa vue, un officier est intrigué. La carte, en effet, est toute neuve. Hitzinger est le seul personnage dans ce cas, beaucoup de réfugiés ne possédant même plus de pièces d'identité.

Ce geste spontané et ce document trop récent intriguent soudain les Britanniques. Ils invitent donc le suspect à demeurer au poste de garde, le temps qu'une voiture l'achemine vers un autre poste de contrôle.

Là, un dossier est établi, avec signalement de l'individu. Il est transmis aussitôt aux services de Renseignements de la 2e armée britannique, où il retient l'attention des enquêteurs. À l'exception d'une petite moustache, qui cette fois a été rasée, le signalement correspond assez bien à celui de Heinrich Himmler, dont le nom du suspect reprend même les initiales.

Serait-ce le chef de la Gestapo ? Un groupe d'enquêteurs part aussitôt pour le camp.

Lorsqu'il parvient à destination, le commandant est en mesure d'annoncer la grande nouvelle que chacun espérait : " Oui, il s'agit bien de Himmler ".

Le bourreau. des camps de concentration s'est démasqué. Peu après son incarcération, le nommé Hitzinger a sollicité une entrevue du responsable du camp et a dévoilé sa véritable identité. Puis il a raconté sa courte odyssée.

Il vient de Flensbourg, où l'amiral Doenitz a jugé sa place bien compromettante dans un éventuel cabinet de techniciens. Aussi, le nouveau chef de l'État allemand a-t-il décliné l'offre de services de Himmler. Dépité, celui-ci a erré dans las capitale provisoire, accompagné d'un groupe de S.S. fidèles. Puis Himmler a décidé de se cacher. Il s'est fait établir de fausses pièces d'identité il a revêtu des vêtements civils, a rasé sa moustache, puis il a pris la direction de Hambourg.

Depuis deux jours, il parcourt les routes. S'il a dévoilé sa véritable personnalité, c'est qu'il se juge' en mesure d'aider les Alliés à administrer l'Allemagne. À son avis, sa grande compétence ne peut être écartée. Himmler assortit d'ailleurs sa péroraison d'une demande officielle d'entrevue avec le général Montgomery.

Le commandant du camp a promis de transmettre ce désir. Il s'empresse cependant de placer le prisonnier sous bonne garde dans une cellule individuelle, le temps que les officers du quartier général britannique arrivent.

Ceux-ci décident immédiatement le transfert de Himmler à Lunebourg ; de manière à procéder à un interrogatoire plus approfondi.

En cours de route, l'ex-chef de la Gestapo se rend compte quand même que sa volonté de traiter avec les Alliés relève du domaine de l'illusion. On le considère bel et bien comme un simple prisonnier. Ne le fouille-t-on pas ? N'est-il pas déshabillé ? Dans une des poches de la veste, une ampoule de poison est découverte, avec de menus autres objets personnels. Tout cela est saisi. Himmler reçoit à la place un vêtement de treillis. Ce costume convient mieux à la cellule de la prison qui est désormais la sienne.

La nouvelle de la capture de Himmler remplit de satisfaction les Britanniques. Tard dans la soirée du 23 mai, le colonel Murphy, du service des Renseignements de la 2e armée britannique, arrive à son tour au camp de Lunebourg. Il désire s'assurer si toutes les mesures de sécurité ont été convenablement prises avant de procéder à un premier interrogatoire.

Lorsqu'il apprend la découverte d'une ampoule de cyanure dans une poche du prisonnier, le colonel est brusquement étreint par un doute terrible. Et s'il s'agissait d'une feinte pour détourner l'attention des chercheurs ?

- Avez-vous vérifié s'il ne dissimulait rien dans sa bouche, par exemple ?

On se précipite. Himmler est invité à ouvrir la bouche. Soudain, il se raidit, crispe les mâchoires. puis s'effondre comme une masse sur le sol.

Un médecin s'efforce d'écarter les mâchoires du mourant qui vient de briser une ampoule de poison dissimulée derrière ses gencives. Le praticien ne recueille que quelques morceaux de verre. Un autre médecin tente de faire ingurgiter à l'homme inconscient un vomitif. En vain. Il est trop' tard.

Le fidèle compagnon de Hitler avait prévu cette éventualité d'une capture. Le poison très violent a eu un effet foudroyant. Il expire.

Himmler, mort, se révèle un personnage encombrant. Que faire de ce cadavre  ? L'enterrer ? Impossible, sa tombe risquerait de devenir un lieu de pèlerinage pour les nazis fanatiques. On s'interroge. Certains envisagent des obsèques militaires d'autres proposent un enterrement dans le plus grand secret. Le général Montgomery décide enfin : Himmler sera enterré en grand secret. Nul ne devra jamais dévoiler le lieu de sa sépulture.

Le surlendemain 26 mai, un fourgon de l'armée vient chercher le cadavre à la morgue. Un officier du service des Renseignements et trois sous-officiers se trouvent à bord. Dans un bois tout proche de Lunebourg, une tombe a été creusée. Le corps de Himmler est jeté dans l'excavation, puis la terre est soigneusement tassée. Aucun point de repère, aucune marque ne doivent figurer sur l'emplacement de la tombe ou bien à proximité.

Il ne subsistera désormais de ce monstre qu'un nom, synonyme à jamais de barbarie et de bestialité.

L'INSPIRATION DU COMMANDANT BLIIT

Au moment où Himmler met fin à son existence de criminel, un autre personnage recherché est appréhendé. La scène se passe à l'autre extrémité de l'Allemagne, en Bavière, dans ce lieu de prédilection des fugitifs nazis.

C'est encore une fois un membre de la 101e division aéroportée qui va être à l'honneur , cette unité qui se distingua notamment près de Sainte-Mère-Église le 6 juin 1944, puis autour de Bastogne, au mois de décembre suivant.

Il s'agit cette fois du commandant Blitt,originaire de New York. La jeep dans laquelle il se trouve avec trois autres membres de la division circule sur la route sinueuse menant à Berchtesgaden. À un certain moment, la route passe devant un chalet d'alpage. Dans le pâturage voisin. des vaches gambadent, faisant résonner leurs clochettes. Le site est bucolique à souhait. Aussi le commandant songe-t-il plutôt à admirer le paysage qu'à chercher à découvrir un criminel de guerre...

Arrivé à proximité de la ferme, Blitt ordonne au chauffeur de s'arrêter un instant. Devant la maison se trouve un vieux bonhomme barbu, mal habillé. Le personnage est occupé à peindre un petit tableau. Le commandant Blitt s'approche, curieux, et engage la conversation en employant sa langue maternelle, le yiddish, dialecte proche de l'allemand :

- Comment ça va, grand-père ? Elle est à vous, cette jolie ferme ?

Le vieux bonhomme lève lentement la tête

- Oh non ! Je loge simplement ici. Je suis artiste, vous comprenez, artiste-peintre...

- En tant qu'artiste, vous ne devez pas aimer les nazis, hein ?

- Je ne m'occupe pas de politique. Ma seule passion, c'est l'art !

Le commandant Blitt a soudain sursauté. Aussi étrange que cela soit, il fait le rapprochement entre cet homme barbu et le portrait de Julius Streicher, l'antisémite fanatique, dont le visage est placardé dans tous les cantonnements avec la mention " Recherché pour crimes contre l'humanité " ...

Blitt veut s'assurer de la justesse de sa supposition. Il attaque aussitôt :

- Vous savez, grand-père, que vous ressemblez étrangement à Julius Streicher ?

Le vieillard sursaute. Une expression de frayeur et d'étonnement passe sur son visage.

- Vous me connaissez donc ? murmure-t-il, sans se rendre compte qu'il vient de se trahir.

Le commandant, fort satisfait de son initiative, pousse son avantage :

- Je vois... Très drôle, cette rencontre, hein ?

Le prétendu peintre se rend compte enfin de la bévue qu'il vient de commettre. Il s'efforce de se rattraper :

- Mon nom est Sailer, dit-il avec vivacité, Hermann Sailer.

Pour le commandant Blitt, le premier aveu est suffisant. Certain d'avoir démasqué Julius Streicher, il fait signe à ses hommes de venir chercher le pseudo-peintre. La prise va se révéler excellente. Il s'agit bien de Streicher.

À la fin du mois de mai, la Commission des Nations Unies publie un premier bilan de ses activités. Elle annonce détenir 21 des 25 criminels internationaux qu'elle a décidé d'appréhender. Himmler mort, Bormann, Ribbentrop, Schirach et Raeder sont les seuls personnages encore manquants. Ce seront sans doute les plus difficiles à découvrir.

Pourtant, cinq jours à peine se passent et voici déjà que la liste est complétée. Baldur von Schirach, ancien dirigeant des Jeunesses Hitlériennes, vient de faire sa reddition.

À la vérité, le personnage est fort bien caché. L'ancien gauleiter de Vienne se trouve à Schwaz au Tyrol. Il loge dans un chalet de montagne. sous le nom de Falk. D'après des renseignements dignes de foi, il passe pour avoir été tué lors de la prise de Vienne par les forces soviétiques. Aussi les recherches sont-elles moins poussées à son égard que pour Ribbentrop, par exemple.

Mais voici,que Schirach vient d'apprendre par les journaux que l'organisation des Jeunesses Hitlériennes est mise en accusation, que les autorités alliées recherchent la plupart des responsables de section. Il décide alors de se livrer pour se justifier et répondre de ses fautes à la place de ses subordonnés. Il envoie une lettre aux autorités américaines d'occupation, dans laquelle il affirme vouloir se rendre de son plein gré. Une patrouille est immédiatement envoyée à l'adresse indiquée dans la missive.

L'information est exacte. Schirach attend ses gardiens devant la porte...

RIBBENTROP, ENFIN...

Le 14 juin, les services britanniques de la garnison de Hambourg reçoivent un avis selon lequel Joachim von Ribbentrop se cacherait en ville, à une adresse que précise aussitôt le messager. Cela fait près d'un mois que tous les services alliés de renseignements s'efforcent de capturer le personnage, mais celui-ci n'avait jamais été signalé nulle part.

En réalité, Ribbentrop se trouvait également à Flensbourg au moment de la capitulation. Lorsque l'amiral Doenitz avait chargé le comte von Krosigk de former un cabinet de " techniciens ", c'est-à-dire de personnalités pas trop compromises avec le régime nazi, le poste des Affaires étrangères était demeuré sans titulaire. Ribbentrop était alors allé trouver l'amiral pour lui promettre un candidat de qualité. Il était revenu le lendemain

pour déclarer qu'il était prêt à assumer la charge, _se jugeant seul compétent pour ce poste.

Le refus hautain de Doenitz et l'approche des forces britanniques avaient incité Ribbentrop à disparaître. Il avait choisi Hambourg pour refuge où il possédait de nombreuses relations. On lui a procuré une chambre dans un immeuble d'apparence modeste, où personne ne pourrait supposer qu'un ministre des Affaires étrangères du Grand Reich se cache là.

Les jours passent. Ribbentrop s'enhardit à sortir. Il désire trouver une occupation susceptible de lui rapporter un peu d'argent. Se souvenant de son premier métier de placier en vins, il se met en rapport avec quelques importateurs hambourgeois et sollicite leur aide. Mais le Reich n'est plus que ruines et les dignitaires du régime déchu n'intéressent plus personne. Une dénonciation signale aux Britanniques la cachette de l'ex-responsable de la Wilhelmstrasse.

Au matin du 14 juin, une patrouille enfonce la porte du logement. Ribbentrop n'a rien entendu. Il dort. Les soldats admirent, en revanche, au passage, la compagne de nuit de l'ancien ministre. Lorsque celui-ci est enfin tiré de ses rêves nocturnes, il se montre furieux. Lorsqu'il lui est signifié son état d'arrestation, il déplore le manque de courtoisie de ce geste. Un diplomate devrait assurément être traité de meilleure façon.

Dans ses bagages, les enquêteurs britanniques découvrent une ampoule de cyanure, de menus objets personnels, du linge, et surtout une somme de 500.000 marks. Enfin, trois lettres dont les destinataires sont le général Montgomery, et MM. Vincent (sic) Churchill et Anthony Eden. L'inconscience de l'ex-dignitaire n'avait d'égale que sa légèreté...

Cette fois, à part Bormann, toujours manquant, la liste va bientôt être close. Le 23 juin, à Berlin. dans leur propre zone d'occupation, les forces soviétiques arrêtent le grand amiral Raeder. Celui-ci. à défaut d'indignation, est tout aussi surpris que Ribbentrop.

L'ancien chef de la Kriegsmarine ne comprend pas pourquoi il est appréhendé. Au mois de juillet, il est transféré près de Moscou, en compagnie de sa femme. Il affecte toujours de ne pas comprendre, jusqu'au jour d'octobre où il prendra le chemin de Nuremberg.

Le procès a besoin de ses accusés...

LES PRÉPARATIFS

Voila les 23 principaux coupables sous les

verrous. Mais encore faut-il savoir quel va être leur sort. Les résolutions sont toujours aussi floues qu'au moment des conférences de Téhéran et de Yalta.

À l'Est comme à l'Ouest, certains prônent un procès à huis-clos dans le but d'éviter la divulgation de faits compromettants pour les Alliés eux-mêmes qui se présentent pourtant en accusateurs impitoyables. D'autres répugnent à l'évocation des relations diplomatiques, voire amicales, entretenues auparavant avec les accusés. Convient-il même de recourir à un procès ?

Dans les milieux britanniques proches du Foreign Office, on prend sérieusement en considération la suggestion d'un diplomate préconisant une " solution napoléonienne " ... Les criminels figurant sur la liste internationale ne seraient pas fusillés, selon les exigences soviétiques, ni même jugés. Ils seraient bannis sur une île aussi isolée que lointaine.

Durant plusieurs semaines, cette hypothèse va être considérée comme la plus raisonnable. Elle parait d'autant meilleure qu'aucune proposition ne la contrecarre. Un tribunal composé de personnalités appartenant aux pays neutres ne satisfait personne, l'Organisation des Nations Unies est seulement en voie de formation et le choix d'un tribunal allemand est exclu, à la suite du précédent fâcheux de Leipzig.

DE LONDRES A NUREMBERG

C'est cependant la thèse du tribunal international qui va triompher.

À Moscou, Staline s'impatiente. Quel qu'il soit, le châtiment des criminels de guerre doit être, à

son avis, exemplaire. À Washington, le nouveau président Harry Truman est également partisan d'un châtiment très sévère. Il fait siennes les propositions de Robert Jackson, juge à la Cour Suprême des États-Unis, qui n'entrevoit pas d'autre issue qu'un procès public devant un tribunal international. Reste à convaincre les autres Grands.

Pour ce faire, Jackson n'hésite pas à se rendre en Europe. Il va rencontrer auprès de M. Dejean, commissaire aux Affaires étrangères du gouvernement provisoire français, un appui capital. Ce der nier propose en effet la constitution d'une Commission internationale des crimes de guerre. Elle va voir le jour à Londres, le 26 juin suivant. La France y est représentée, entre autres, par François de Menthon, Paul Coste-Floret, René Cassin et André Gros. Tous soutiennent la nécessité de créer un tribunal International pour juger les coupables de crimes non localisés ..

Aussi fin diplomate qu'excellent juriste, Robert Jackson trouve des parades habiles aux nombreuses objections présentées par ses autres interlocuteurs. Il se montre à la fois rassurant, persévérant et imaginatif. Puisque les responsabilités entre les détenus sont inégales, il suffit de recourir pour tous au principe américain de la conspiration et de retenir la notion de guerre d'agression .. Le principe de complot collectif est ainsi admis en droit international au même titre que la notion de droit pénal d'association de malfaiteurs.

Pour éviter toute critique à l'encontre des puissances victorieuses, les chefs d'accusation se limiteront aux actes et crimes commis par les seuls accusés-

Cette fois, bien des réticences s'atténuent.

Après de longues discussions, quatre chefs d'accusations sont en principe retenus : actes de conjuration, crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Voici de quoi apaiser les plus réticents.

En revanche, de nouvelles discussions sont encore nécessaires pour déterminer le lieu du procès. Tes Soviétiques optent pour Berlin, avec Londres en seconde position. Ce choix convient aux Britanniques, qui ajoutent cependant le nom de Munich, où le nazisme a pris son essor. Les Français ne voient aucun inconvénient â retenir une ville du continent. Encore faut-il en trouver une qui soit suffisamment épargnée par les hostilités.

Consulté à ce sujet par le juge Jackson, le général Lucien D. Clay. vice-gouverneur de la zone d'occupation américaine, écarte Francfort, Heidelberg et Munich, sièges d'importantes administrations des forces armées américaines. Il avance en revanche le nom de Nuremberg, en Bavière.

En dépit de violents bombardements qui ont détruit en partie les vieux quartiers du centre, la cité de Durer comporte un imposant Palais de Justice pratiquement intact et une prison non moins vaste. Seul un projectile a endommagé une des ailes du tribunal, mais les dégâts sont aisément réparables. La ville comporte, en outre, plusieurs hôtels qui permettront d'abriter les nombreuses délégations participant aux débats.

Fort de ces précisions, le juge Jackson les transmet à ses interlocuteurs. Le choix parait d'autant plus judicieux que Nuremberg fut avant la guerre le siège des folles démonstrations nazies, doublées d'impressionnantes retraites aux flambeaux. Aucun témoin n'a encore oublié le frémissement des 150.000 participants, réunis, bannières en tête, sur le stade où le Führer venait haranguer ses fidèles.

Autant que Munich, sinon mieux, Nuremberg parait devoir être un lieu d'expiation.

Les Soviétiques hésitent, puis en conviennent. Ils posent pour seule condition que le siège permanent du tribunal international soit fixé à Berlin. Satisfaction leur est donnée.

Sur de telles bases, un accord général intervient le 6 juillet.. Le 8 août suivant, le surlendemain de Hiroshima et la veille de Nagasaki, un protocole fixe le statut du tribunal militaire international.

Pour la première fois, dira le juge Jackson, quatre des plus grandes nations du monde sont parvenues à se mettre d'accord sur les notions de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, ainsi que sur les principes de responsabilité personnelle de crimes contre la paix

Si nous parvenons à établir dans le monde entier que commet une agression mène au banc d'un tribunal plutôt qu'à la gloire, nous estimerons avoir réalisé un des grands progrès sur le chemin de la sécurité et de la paix ".

QUATRE MOTIFS DE POURSUITES

Trois mois plus tard, le 6 octobre, les représentants du tribunal militaire international se réunissent à Berlin en séance inaugurale. L'acte d'accusation est prêt. Il comprend les quatre motifs de poursuites retenus â Londres :

I. Conspiration. Les accusés sont censés avoir participé en commun à des menées tendant â établir l'hégémonie du nazisme sur l'Europe entière.

2. Crimes contre la paix. En soixante-quatre occasions, les accusés ont participé à la violation de trente-quatre traités signés par l'Allemagne, actions qui ont entraîné des guerres d'agression.

3. Crimes de guerre. En violation des conventions internationales, les accusés ont ordonné ou toléré des sévices, des tortures, des assassinats tant â l'encontre de militaires que de populations civiles. Ils ont ordonné ou toléré, en outre, des actes de déportation de travailleurs et procédé â des pillages de caractère économique.

4. Crimes contre l'humanité. Les accusés se sont livrés â des destructions de communautés particulières pour des motifs raciaux, politiques ou religieux. Ils se sont livrés à des actions de génocide.

Ces actes d'accusation se basent sur une multitude de faits, énumérés dans leurs moindres détails. Ils ne comportent pas moins de 250.000 mots, résultat d'un long et minutieux interrogatoire de chaque inculpé, auquel s'ajoutent les pièces et documents réunis auparavant par le comité des Nations Unies.

Les criminels, en effet, ont été rassemblés à Mondorf-les-Bains, dans le sud du Grand-Duché de Luxembourg, dans le courant de l'été. Station thermale agréable, la petite ville luxembourgeoise permit aux inculpés de mener un certain temps une existence relativement paisible. Certes, le Grand Hôtel où ils logent est transformé en caserne. La surveillance est exercée par des militaires, commandés par le colonel américain B.C. Andrea. homme à l'esprit rigoureux. La discipline est stricte. Chaque jour, entre les repas et les promenades, les prisonniers sont soumis à des interrogatoires prolongés. Les questionnaires deviennent parfois fastidieux, tant la recherche du détail précis est poussée à l'extrême. L'esprit méthodique et tracassier du petit fonctionnaire allemand semble inspirer les responsables alliés chargés de l'instruction.

Soumis à cette détention cependant fort acceptable, les prisonniers répondent volontiers à ces avalanches de questions. Souvent même, la manie de tenir un journal quotidien facilite la tâche des enquêteurs. Certains détenus ont apporté avec eux nombre de documents personnels, qui complètent parfois leurs absences de mémoire. Si bien qu'après deux mois de ce régime, le juge Jackson est en mesure d'affirmer :

L'acte d'accusation ne comporte aucune mention qui ne soit justifiée par des documents, des notes personnelles, des références précises. Les inculpés ont répondu à tous les interrogatoires auxquels ils ont été soumis. Grâce à ce travail préliminaire, la tâche du tribunal sera sérieusement facilitée.

Le 18 octobre 1945, les membres du tribunal international peuvent enfin se réunir à Berlin pour la séance solennelle. Le même jour, les inculpés reçoivent l'acte d'accusation, dans leur prison de Nuremberg où, entre temps, ils avaient été transférés. La maison d'arrêt de Nuremberg est voisine du tribunal.

NUREMBERG

L'existence, somme toute assez agréable, au palace de Mondorf devient cette fois un très strict régime pénitentiaire.

Chaque détenu est enfermé dans une cellule individuelle à laquelle on accède par une lourde porte d'acier, percée d'un judas. Les murs sont nus et froids. L'ameublement consiste seulement en une armoire, une table, une chaise et un lit mural comportant quelques couvertures de laine. Un robinet d'eau froide, une cuvette de lavabo et un réduit de w.c. complètent cette installation.

Chaque prisonnier a dû troquer ses vêtements civils ou son uniforme contre un treillis olive de l'année américaine. Les repas sont fournis dans des gamelles militaires. Les menus sont ceux provenant de la cuisine des soldats de garde. Les détenus n'ont pas droit à une aide quelconque. Ils sont tenus à balayer eux-mêmes leur cellule et à nettoyer le lavabo.

La promenade quotidienne est individuelle ou bien couplée avec un autre détenu. Le courrier est censuré et les colis provenant de l'extérieur sont minutieusement analysés. Pour éviter toute tentative de suicide, lacets, ceintures et cravates sont prohibés, de même que les couverts. Chaque matin, un coiffeur rase les détenus, et un surveillant s'assure qu'aucune lame de rasoir ne peut être oubliée. Dans les couloirs, des sentinelles veillent.

À l'extérieur, le colonel Andrus, méthodique, précis, souvent tatillon a établi une impitoyable surveillance. Les abords de la prison sont gardés par des chars. Des mitrailleuses ont été disposées sur les toits et dans les jardins. Nul ne peut pénétrer dans l'enceinte de la prison sans laissez-passer.

La, garde est assurée par la Milltary Police et par des éléments de la 1re division d'infanterie. C'est une des premières unités engagée en 1942 sur le théâtre d'opérations occidental. Ses vétérans ont fait la campagne de Tunisie, en 1942-1943, et ont débarqué à Omaha-Beach le 6 juin 1944. Comme les tours de démobilisation sont fréquents, le renouvellement des effectifs exclut toute collusion possible entre gardiens et prisonniers.

Le colonel Andrus veille d'ailleurs à la parfaite tenue du service et encourt même de la part des inculpés maintes doléances, en raison de son extrême sévérité.

Si l'existence des prisonniers ressemble beaucoup à celle menée dans les pénitenciers d'outre-Atlantique quant à l'organisation il en est de même pour les préparatifs du procès. Rien n'est laissé au hasard ni à l'improvisation. Avec une minutie semblable à celle dont ont dû faire preuve les états-majors préparant les débarquements, les responsables américains ont transformé le décor de fond en comble.

L'aile endommage du Palais de Justice a été réparée. La façade austère demeure toutefois, avec, au-dessus de la grande porte d'entrée, une sculpture retraçant une scène du Péché Originel. Mais sitôt parvenu dans le hall, la transformation est notable. Les uniformes kakis sont, bien sûr, nombreux, puisqu'il s'agit par définition d'un tribunal militaire international. Les civils sont en minorité : membres de la presse, invités pour la plupart, ou bien avocats allemands venant consulter un dossier.

Parfois, des airs de musique et des odeurs de restaurant donnaient à ce vénérable édifice un aspect bien insolite. Une cafeteria avait été en effet installée au rez-de-chaussée du bâtiment, de manière à permettre aux participants au procès de se restaurer. Le système prévu était celui du libre-service, si bien qu'au cours des débats on vit bien souvent se côtoyer journalistes, invités, soldats de garde et juges en uniforme, attendant d'être servis, plateau et couverts à la main. Un économat avait été en outre installé, de façon à fournir aux participants tous les produits désirables, si rares à cette époque de restrictions persistantes.

La salle d'audience, en revanche, e conservé le décor solennel qui sied à pareil débat. Les boiseries sombres accentuent l'austérité du lieu, que souligne encore le caractère dépouillé du prétoire. Le tribunal siège sur la plus haute estrade. Derrière lui, au mur, sont disposés les drapeaux des quatre puissances représentées. Au-dessous, se tiennent les greffiers, huissiers et sténographes.

À droite, a été aménagé un vaste panneau, destiné à recevoir des projections cinématographiques ou à servir de présentation de pièces à conviction. Un peu plus loin se tiennent les traducteurs, pour lesquels un vaste bureau vitré a été aménagé. À gauche du tribunal se tiennent les membres du ministère public et, derrière, ceux de la presse et les invités.

Le banc des accusés se trouve à l'opposé du tribunal international. Derrière, un espace est prévu pour les gardes, qui sont tous membres de la Military Police. Devant, une double rangée de chaises et de tables est destinée à recevoir les avocats de la défense.

Bien que fort encombrée, la salle d'audience ne présente cependant aucun aspect surchargé. Tout y paraît en ordre. Chacun des assistants doit être à l'aise et les espaces sont encore suffisants pour permettre entre les travées une circulation aisée.

Le nombre des participants est en effet élevé. Selon les estimations, le tribunal va employer près de 1.500 personnes durant les douze mois prévus pour les débats. Toutes les pièces du bâtiment, pourtant vaste, sont occupées par un secrétariat. Les couloirs connaissent un va-et-vient incessant. Téléphones, machines a écrire et éclats de voix forment le bruit de fond, tandis que des gens affairés se pressent dans les halls et les escaliers.

PROUESSES TECHNIQUES

Il est vrai que cette ruche sert de cadre à un des plus grands procès de l'histoire. Tous les documents doivent être traduits en quatre langues : anglais, russe, français et allemand. Ceci entraîne un quadruple travail de traduction dont l'ampleur n'apparaît réellement que dans la salle d'audience. Il est même impossible de concevoir le fonctionnement de ce tribunal sans son système de traduction. Ici encore, un tour de force a été accompli.

Non seulement les dépositions de chaque personne sont enregistrées et sténographiées, mais elles doivent être instantanément traduites en quatre langues. Un système de transmission est prévu pour que la phrase en cours soit immédiatement compréhensible pour quiconque, sans le moindre délai. Cet exploit est possible à condition que l'orateur ne dépasse pas le débit d'une centaine de mots â la minute. Si l'orateur parlait trop vite pour le traducteur de sa langue, une lampe jaune s'allumait devant lui ; cela signifiait qu'il devait modérer son débit. En cas d'impossibilité de traduction ou de passage inaudible, le traducteur appuyait sur un bouton. La lumière rouge impliquait la nécessité d'arrêter l'exposé.

Pour obtenir une traduction, il suffisait d'appuyer sur un bouton et de se munir d'écouteurs. Si l'orateur parlait, par exemple, en français, la personne appuyant sur le bouton français entendait l'exposé direct. À ce moment, les experts transmettaient le texte en anglais, en russe et en allemand sur les circuits respectifs.

Chaque opération de traduction émanait d'une triple équipe d'experts. Chaque service comportait un trio apte à traduire aussitôt un exposé. L'équipe française, par exemple, comportait trois interprètes : allemand-français, fiançais-russe et français-anglais. Tous trois, assis côte à côte, se transmettaient le microphone à mesure que la traduction d'une de ces langues s'imposait.

Aucune parole n'était laissée dans l'oubli. Ainsi, l'interrogatoire d'un accusé par son défenseur allemand était aussitôt répercutée en français, en, anglais et en russe. Lorsqu'un juge ou un membre du ministère public interrompait le dialogue, de manière à poser une question dans sa langue natale, les interprètes des autres langres devaient immédiatement traduire.

Bien que fort compliqué apparemment, ce système devait fonctionner de façon remarquable. compte tenu de pannes et incidents techniques inévitables. Toute contestation quant au sens d'une phrase pouvait être très rapidement tranchée par l'audition de la bande sonore d'enregistrement, tandis que le contrôle sténographique offrait une garantie supplémentaire.

Certes, au début des débats, certaines traductions furent incomplètes ou inexactes. Mais après un rodage rapide, la remarquable équipe de traducteurs, dirigée par le colonel américain Lean Dossert, professeur de littérature française, montra toute la mesure de son savoir. Son mérite était d'autant plus grand que les débats impliquaient nombre de teres techniques ou de terminologies propres au national-socialisme, qui n'avaient pas leur équivalent dans les autres langages.

Cette installation délicate nécessita la pose de près de 200 kilomètres de fils de communication de toute nature, y compris la pose d'un central téléphonique, ne comprenant pas moins de 80 fiches spéciales, au standard du palais.

Tout autour du palais, le colonel Andrus avait fait renforcer la garde aux approches des débats. Bien que jugées non fondées, les affirmations selon lesquelles des sympathisants chercheraient à manifester ou même à faire évader les inculpés. devaient être prises en considération.

La ville de Nuremberg, toutefois, paraissait calme. Les habitants dont les maisons n'avaient pas été sinistrées se calfeutraient frileusement chez eux à l'approche de cet automne frais et pluvieux. Ceux qui avaient la malchance de vivre dans des caves déblayaient les monceaux de ruines accumulées au-dessus de leurs têtes.

Un nouvel hiver approchait ; il allait falloir le passer sans feu et presque sans nourriture. Cette rançon était presque celle de toute l'Allemagne à l'époque.

Les habitants de Nuremberg pouvaient cependant mesurer le vent de folie qui avait soufflé sur leur ville en une décennie. Naguère, sur ces façades, aujourd'hui calcinées ou lézardées, les lueurs sinistres des retraites aux flambeaux s'étaient longuement reflétées. Une nation en armes était venue clamer, dans ces rues moyenâgeuses, sa soif de gloire et de violence. Par un nouveau caprice de l'histoire, les vainqueurs venaient d'ériger les assises du tribunal dans l'ancienne cité des . Maîtres Chanteurs ..

LA COUR

Le 20 novembre 1945, à 10 heures au matin, tous les occupants de la salle d'audience du tribunal se levèrent à l'entrée de la Cour.

Ce geste déférent allait se répéter encore 407 fois, jusqu'au 1er octobre 1946, date du verdict. Les débats allaient se poursuivre durant 218 jours ouvrables, donnant lieu à un compte rendu de 16.000 Pages et à l'échange de millions de mots. L'accusation s'apprêtait à produire 2.630 documents et la défense 2.700 ; 240 témoins étaient attendus et plus de 300.000 déclarations écrites allaient être produites sous serment.

Ce n'était pourtant là que la séance d'ouverture.

Les quatre juges et leurs quatre assesseurs se sont assis derrière la longue table qui leur sert de bureau. Leur emplacement est marqué par les drapeaux de leurs pays respectifs, pendant à une hampe le long du mur.

Le président du tribunal international est un petit homme au front dégarni dont la réputation de juriste n'a pas dépassé jusqu'alors les limites de la Grande-Bretagne. Sir Geoffrey Lawrence ne porte même pas ici la perruque traditionnelle qui souligne, outre-Manche, son titre de Lord Justice.

Il ne faut cependant pas se fier aux seules apparences. Si certains considéraient le Reichsmarschall Hermann Goering ou le maréchal Keitel, ancien chef de l'Oberkommando der Wehrmacht, comme les personnages primordiaux de ces débats, le magistrat britannique devait rapidement les détromper. De l'avis général, devait bientôt rapporter M. R.W. Cooper, l'homme de Nuremberg était ce modeste juge britannique (...) un de nos juges de la cour d'appel, dont le nom, en dehors des milieux juridiques, évoque plutôt un expert en vaches laitières et en vieilles porcelaines qu'un pair de la loi.

" Par un caprice de la fortune. Sir Geoffrey Lawrence devait présider le plus grand procès mondial, et ce fut certainement grâce à son autorité calme et impersonnelle que le tribunal sut préserver, tout au long des débats, cette dignité sereine qui contraste si heureusement avec l'atmosphère enflammée d'autres procès de guerre, qui n'étaient qu'une parodie de justice.

" Même les prisonniers, qui auraient pu considérer le tribunal corne un simple instrument de vengeance, témoignaient le plus grand respect pour Lord Justice Lawrence et pour la façon dont il tranchait les multiples chicanes juridiques, découlant d'une procédure nouvelle.

On peut dire que le président, qui était en général le seul membre de la Cour dont on entendit la voix - il va sans dire qu'il ne rendait jamais un arrêt de quelque importance sans avoir consulté ses collègues - s'attira au cours de ces longs mois la bienveillance et l'admiration de toutes les personnes présentes dans la salle, qu'elles fussent du ministère public ou de la défense.

Les avocats s'aperçurent bientôt qu'il pouvait être un maître sévère et parfois incisif lorsqu'il fallait arrêter le déluge de documents, non pertinents ou de valeur cumulative, que l'on déversait au dossier. Sa maîtrise des milliers de documents présentés comme preuves était, du reste, aussi prompte et clairvoyante que la leur. Le procès de Nuremberg aurait aisément pu sombrer dans une inextricable fondrière de paperasserie, s'il n'avait été dirigé par le cerveau méticuleusement ordonné de Lord Justice Lawrence.

Cet hommage pertinent devait néanmoins s'appliquer sans exception à son entourage. Son suppléant britannique était Sir Norman Birkett, un éminent criminalogiste.

Assis journellement aux côtés du président, notera R.W. Cooper, sa maîtrise des documents était peut-être sans égale parmi les juges, par la rapidité et la profondeur de l'assimilation. Il fonçait sur eux tel l'épervier, ses yeux expressifs constamment élargis d'étonnement devant des méthodes qui différaient tellement de la jurisprudence anglaise.

UN ENTOURAGE DES PLUS COMPÉTENTS

À gauche des deux magistrats britanniques se tenaient les deux juges américains. Le titulaire était Francis Biddle, ancien attorney général des États-Unis, qu'assistait John J. Parker. C'est de préférence vers Francis Biddle que se tournera Sir Lawrence lorsqu'il aura besoin d'un conseil. La communauté de langage expliquera cette habitude. Mais il faut voir là également la haute compétence de cet homme maigre dont le maintien réservé était signe de mesure. Il trouvait en John J. Parker un aide attentionné, méticuleux, dont les avis étaient toujours très autorisés.

Ponant robe noire à rabat blanc, les juges français siégeaient à la gauche de la délégation américaine. Le professeur Donnedieu de Vabres, de la faculté de droit de Paris, membre de la Cour internationale de La Haye, réunissait compétence, vivacité d'esprit, observation et ben sens. Ses moustaches tombantes, le port de lunettes, sa modestie. la douceur de son regard et sa grande réserve lui donnaient l'apparence d'un bon professeur, très paternel avec ses élèves. À l'exemple de Sir Lawrence, il se révéla un magistrat aussi avisé qu'attentif aux contradictions de la défense. Rien ne lui échappait. Sa personnalité fut un apport précieux pour le tribunal.

Son suppléant, Robert Falco, conseiller à la cour de Cassation, fut pour le titulaire un collaborateur aussi habile qu'avisé. Il partageait la réserve de ce dernier, mais il démontra toujours à ses collègues ses grandes qualités de juriste.

À l'opposé de la délégation française quant à la place, les deux juges soviétiques étaient les seuls membres du tribunal à porter l'uniforme. Rien n'était plus normal, en vérité, puisqu'il s'agissait du général Iakov Timoféevitch Nikitchenko et du colonel Alexandre Fédorovitch Volchkov.

Le premier donna l'impression d'un homme attentif et méticuleux. À son regard incisif derrière des lunettes à fines montures, rien n'échappe. Il montrera au cours des débats que son calme apparent cache un esprit très incisif.

Son suppléant est sans nul doute le plus jeune des juges, mais sa présence dans cet aréopage est la preuve de sr grand mérite.

Les journalistes sort venus nombreux pour cette séance inaugurale du tribunal. Ils sont 250 au moins, représentant tous les plus grands journaux du monde, les principales agences et les magazines les plus influents. Le ronronnement des caméras des actualités cinématographiques se mêle à celui des ventilateurs qui s'efforcent de rafraîchir l'air de la salle. Les flashes des photographes partent comme des éclairs, par intermittence. Leurs lueurs s'ajoutent aux lampes suspendues au plafond qui déversent sur l'assistance une lumière crue.

Cette couleur particulière rend encore plus blafard le visage de certains accusés. Les yeux de Rudolf Hess semblent enfoncés dans leurs orbites, et ses traits paraissent bien plus osseux. Le profil anguleux du maréchal Keitel est nettement accentué. La calvitie de Jodl ressert alors que la cheveliure du Dr Schacht parait blanche.

Les vingt-cinq hommes retenus sur la liste du Comité des Nations Utiles ne sont aujourd'hui que 21.

Himmler est mort. Gustav Krupp von Bohlen und Halbach, âgé de 76 ans, passe pour un très grand malade. Le chef de la dynastie des maîtres de forge de la Ruhr est, parait-il presque paralysé. Ses médecins assurent qu'il survit dans un état de prostration voisin de la sénilité. Les experts désignés par le tribunal ont déposé un rapport selon lequel l'accusé est inapte, tant physiquement que moralement, à suivre les débats et encore moins à les comprendre. Sa présence dans le box d'accusation n'est donc pas indispensable et de plus, il est considéré comme intransportable. Son cas est donc remis sine die. Martin Bormann. disparu a Berlin, est jugé par contumace. Kaltenbrunner, frappé d'une hémorragie cérébrale est soigné à l'hôpital.

Enfin, la place de Robert Ley est vide. L'ancien chef du Front du Travail a préféré se faire justice lui-même. Depuis son arrestation, Ley avait donné des signes de dérèglement mental, conséquence de son éthylisme chronique. À l'incohérence de ses paroles, il joignait souvent le ridicule. En cellule, il avait contracté la manie des proclamations. Entre deux crises, il voulait refaire le monde. Un Jour, il n'hésita pas à écrire à Henry Ford, à Detroit, pour lui proposer ses services. Il alléguait comme références son action aux usines Volkswagen.

La lecture de l'acte d'accusation le ramènera à des pensées moins utopiques. Il lui est en effet reproché la déportation de millions de travailleurs européens au titre du travail obligatoire. Le psychiatre de la prison, le Dr Gilbert, note ses tremblements accentués et son bégaiement. Ses gestes sont incohérents, de même que ses paroles, lorsqu'elles sont intelligibles.

Dans la nuit du 25 au 26 octobre précédent, le gardien chargé de l'étage avait remarqué dans la soirée sa fébrilité. Le prisonnier arpentait sa cellule : des larmes roulaient le long de ses joues. Le garde s'éloigna. Au passage suivant, il aperçut les jambes du détenu passant derrière le paravent des wc du réduit. Il referma le judas. À la visite suivante, Ley se trouvait toujours à la même place.

Cette fois, l'homme s'inquiéta. Il alerta son chef.

La porte de la cellule fut aussitôt ouverte. Le prisonnier ne bougea pas. On écarte le rideau. Le prisonnier était mort...

Ley était affalé sur le siège des w.c. Son buste avait basculé vers la cloison. Son visage était violacé. Le blouson qu'il portait ne possédait plus de fermeture à glissière. L'homme l'avait découpée pour en faire un lien qu'il avait fixé au sommet de la chasse d'eau. L'autre extrémité servait d'attache autour du cou, lui-même enserré par des bandes de tissus détachés d'une couverture. De manière que l'on ne discernât pas ses râles de l'extérieur, Ley avait pris soin de s'enfoncer auparavant dans la bouche des morceaux de tissus provenant d'un mouchoir ou d'un sous-vêtement.

Un médecin, appelé d'urgence, pratiqua plusieurs piqûres. En vain, Ley ne put être ranimé.

Durant plusieurs jours, le colonel Andrus demandera à ses subordonnés d'observer un silence absolu au sujet de ce suicide de façon à éviter éventuellement d'autres drames parmi les détenus, l'exemple étant toujours contagieux.

Dans les prisons, les nouvelles finissent toujours cependant par être divulguées. Celle de Nuremberg ne fera pas exception. Les autres inculpés apprendront toutefois la disparition de l'ancien chef du Front du Travail dans une apparente indifférence. Pour Hermann Goering, ce sera même un soulagement.

C'est mieux ainsi, clamera-t-il. Ce dégénéré nous aurait sans doute tous ridiculisés, avec ses discours incohérents et ses attitudes grotesques ! ...

UN ACTE D'ACCUSATION RÉVÉLATEUR

L'acte d'accusation, qui a tant ému l'ex-dignitaire du parti nazi, constitue l'élément capital de cette première séance du procès. Il est le résultat de travaux aussi obscurs qu'opiniâtres, menés tout d'abord par le Comité des Nations Unies, puis après le protocole du 8 août 1945, par les services du tribunal international. Celui-ci disposait des moyens d'investigations les plus étendus. Il procéda à nombre d'interrogatoires, de témoins comme des accusés. Les pièces réunies à Mondor-les-Bains s'ajoutèrent à celles recueillies depuis 1941. Les archives allemandes, saisies après la fin des hostilités, vinrent enfin compléter un dossier déjà bien volumineux.

La minutie de l'administration et le désir de chaque service allemand de conserver la preuve écrite de ses actions aboutirent à livrer au greffe du tribunal une accumulation de preuves aussi nombreuses que capitales. Le 6 octobre, à Berlin, les procureurs généraux des quatre puissances organisatrices du procès signèrent enfin cet acte d'accusation. Cet énorme document ne comportait pas moins de 250.000 mots. Au nom des signataires du traité instituant des poursuites contre les criminels de guerre. ce texte mettait en' accusation les dignitaires cités à l'origine, ainsi que six organisations du Reich : le parti national socialiste et ses hauts fonctionnaires, le haut commandement des forces armées (Oberkommando der Wehrmacht), l'organisation des S.S. (Schütz Staffeln), celle des SA. (Sturm Abteilung), la Gestapo (Geheime Staatspolizei) et le gouvernement du Reich.

L'ensemble de ces textes résumait l'incroyable suite de crimes reprochés aux accusés, ainsi qu'aux organismes incriminés. Cette Longue nomenclature était divisée en' quatre chefs d'accusation :

1) Plan concerté et complot.

2) Crimes contre la paix.

3) Crimes de guerre.

4) Crimes contre l'humanité.

Cet acte d'accusation dont la rapidité de rédaction n'avait nullement nui à sa qualité, représentait un condensé de la malfaisance nazie, de ses origines à son épilogue. Une copie en avait été distribuée à chaque inculpé.

Ce document était lu à nouveau à l'audience ce premier jour des débats. L'énumération des faits, fastidieuse ou irritante pour certains accusés, provoqua une défaillance. Joachim von Ribbentrop ne reparut pas à la séance de l'après-midi, frappé, dit-on, de malaise. Il était toutefois là le lendemain pour le premier interrogatoire.

Chacun se demandait quelle allait être l'attitude des accusés, de Goering notamment, que l'on assurait prêt à contre-attaquer avec vigueur. Depuis que la cure de désintoxication, à laquelle il avait été soumis en prison, produisait ses effets, le Reichsmarschall retrouvait, paraît-il, audace et mordant. Beaucoup le considéraient comme le porte-parole des prisonniers, mieux peut-être que leurs avocats respectifs.

La veille, Goering avait fourni l'image d'un homme apaisé, écoutant d'une oreille distraite la lecture de l'interminable acte d'accusation. La tête entre les mains, il paraissait rêveur, voire absent, étranger aux débats. Ce fut l'attitude de la plupart de ses voisins, à l'exception de von Papen. qui conservera les écouteurs durant presque toute la séance.

Rudoif Hess, en revanche, s'était singularisé en éclatant soudain de rire, puis en se tordant de douleur à la suite de prétendues crampes d'estomac. Il faudra l'évacuer ; mais lui aussi sera présent le lendemain.

PREMIÈRES QUESTIONS

Ce 21 novembre marque en effet le début des débats. Pour la première fois, on va entendre les accusés. Très peu, certes, puisque selon la jurisprudence anglo-saxonne ces derniers doivent indiquer au tribunal s'ils plaident coupable ou non coupable.

La question, à la vérité, peut paraître superflue étant donné que dans leurs cellules les prisonniers ont déjà répondu. Le Dr Gilbert, psychiatre, a eu en effet de longues conversations avec chacun d'eux. Les réponses obtenues sont édifiantes.

Schacht, par exemple, a déclaré à son interlocuteur qu'Il ne comprend absolument pas pourquoi il est accusé. Kaltenbrunner n'est aucunement coupable. Doenitz est indigné : aucun des chefs d'accusation ne peut, dit-il, s'appliquer à lui. Keitel et Jodl, étant des militaires, n'ont fait qu'obéir aux ordres du Führer. Selon von Ribbentrop, les vrais coupables ne sont pas en prison. Hess ne se souvient de rien. Goering se considère comme un martyr des Alliés, après avoir été persécuté durant les derniers temps du régime par la Gestapo. Ley est hébété, et l'on sait comment il va réagir.

Fritzsche, en revanche, reconnaît que c'est là le plus terrible réquisitoire de l'histoire.. Le peuple allemand sera en droit d'accuser ceux qui auront ainsi abusé de son idéalisme ajoute-t-il. Von Papen se dit effaré par ce drame historique. Les responsables sont à son avis le régime autoritaire et le paganisme nazi. Frank, enfin, reconnaît que le châtiment approche.

Aucun d'entre eux ne changera d'attitude le 21 novembre. À la question : Plaidez-vous coupable ou non coupable, tous répondent : Non coupable.

Schacht ajoute avec force : Je ne suis coupable en aucune façon ! D'autres tentent de se singulariser. Jodl par exemple : Non coupable, répond-il d'un ton sec. De tout ce que j'ai fait et de ce que j'ai été obligé de faire, je pourrai répondre la tête haute, devant Dieu, devant l'opinion mondiale et surtout devant mon peuple.

Fritzsche : Certainement pas coupable de ce qui est contenu clans l'acte d'accusation.

La déclaration de Hess sera plutôt laconique :

Non !

Le président se tourne vers les greffiers : Vous enregistrerez cette réponse comme Non coupable ...

Comme les journalistes se mettent à rire, il ajoute d'un ton sec : . Ceux qui troubleront l'audience seront expulsés de la salle.

Puis voici Goering, pesant, l'air terriblement important : Avant de répondre à la question que me pose la cour, je tiens à souligner, il croit manifestement que l'heure de son grand discours est arrivée. Malheureusement le président l'interrompt immédiatement pour lui faire remarquer que, pour l'instant, on lui demande uniquement s'il se reconnaît coupable ou non. L'accusé déclare alors :

Non coupable, dans le sens de cette accusation.

C'est tout, car la parole appartient pour lontemps à l'accusation.

Le procès commence réellement...

L'ACCUSATION

(21 novembre 1945 - 6 mars 1946)

L'acte d'accusation, préparé par les nombreux services du tribunal international, devait être soutenu à la barre par une formation de juristes de composition quadripartite, c'est-à-dire équivalente à celle de la cour. Les quatre nations organisatrices avaient donc délégué un certain nombre de magistrats et de hauts fonctionnaires, chargés de développer cet acte d'accusation.

La délégation britannique comprenait entre autres personnalités l'attorney général Sir Hartley Shawcross et Sir David Maxwell Fyfe.

Le procureur Robert Jackson, qui avait pris une part prépondérante dans les négociations interalliées, dirigerait la délégation américaine, en compagnie de T.J. Dodd, du brigadier-général Telford Taylor ; ainsi que de nombreux avocats adjoints.

François de Menthon (jusqu'au 18 janvier 1946), Champetier de Ribes, Charles Dubost et Paul Coste-Floret composeront avec nombre d'éminents juristes la délégation française. La mission de Paul Coste-Floret prendra toutefois fin dès le mois de décembre 1945, car le président de la Commission interministérielle des crimes de guerre devra rejoindre Paris où l'appelleront ses fonctions de député et de ministre. Il sera alors remplacé par Edgar Faure.

La délégation soviétique enfin était conduite par le lieutenant-général Roman Rudenko, assisté du colonel Pokrovsky.

De manière à éviter les travaux inutiles et les redites, les quatre délégations se partagèrent la charge de l'accusation. Le premier chef d'accusation retenu, celui de complot et de plan concerté fut du ressort de la représentation américaine. Les Britanniques prirent à leur charge le sujet " crimes contre la paix ". Les crimes de guerre et ceux commis contre l'humanité, c'est-à-dire les points III et IV de l'acte, incombèrent aux délégations française et soviétique, les Français exposant les crimes commis dans les territoires occupés de l'Europe de l'Ouest et les Soviétiques ceux perpétrés en Europe mimait et balkanique. À ce titre, la délégation française était, par exemple, habilitée à parier au nom des gouvernements de Belgique, des Pays-Bas, du grand-duché de Luxembourg, du Danemark et de Norvège.

C'est à ces membres du ministère public que les accusés allaient avoir affaire.

Les exposés devaient durer jusqu'au mois de mars 1946. Ensuite se produiront les explications de la défense. Le réquisitoire interviendra à partir de la fin du mois de juillet, puis les avocats plaideront, le verdict devant être prononcé fut septembre, début octobre au plus tard.

Conformément à la procédure anglo-saxonne, chaque délégation a préparé un réquisitoire introductif à l'instruction. Celui-ci sera détaillé en audience publique par la production de témoignages et de documents présentés par l'accusation. Cette méthode, très lente, qui impatiente souvent les survivants de ces drames, va disséquer douze années d'histoire vécues par des centaines de millions d'individus entre 1933 et 1945.

C'est véritablement l'histoire du nazisme qui est étudiée là, autant que l'histoire de l'Allemagne et de l'Europe. Grâce à cette procédure minutieuse, l'opinion publique mondiale va cependant être informée de faits tout récents, ce qui constituera un apport capital pour les recherches historiques sur la période contemporaine. Le nombre de livres et d'études publiés sur le Reich et la seconde guerre mondiale, sitôt la fin des hostilités. ont pour origine cette vaste documentation mise à la disposition des chercheurs, quelques mois seulement après la fin du conflit. Jamais l'information du grand public n'a été aussi rapide, ni aussi détaillée.

L'accusation américaine
(21 novembre - 3 décembre 1945)

Le premier motif d'instruction incombant à la délégation américaine, le juge Robert Jackson eut la charge d'ouvrir les débats sur le thème :

Complot et plan concerté .. Cette intervention allait s'étendre du 21 novembre au 3 décembre inclus.

Pour remplir sa mission, Jackson devait commencer son étude au 30 janvier 1933, date de la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes, il ne pouvait cependant pas débuter son exposé sans émettre des considérations d'ordre moral, car c'était la première fois qu'un tribunal international était appelé à statuer.

Messieurs de la Haute Cour, devait-il déclarer le 21 novembre, le privilège d'ouvrir la première audience du procès des crimes contre la paix mondiale entraîne une lourde responsabilité. Les méfaits que nous avons à condamner et à punir font preuve d'une telle barbarie et ont été si nuisibles que la civilisation ne pouvait se permettre de passer outre, parce qu'elle ne pourrait continuer à exister, si jamais ils devaient se répéter. Que quatre grandes nations victorieuses, mais lésées, n'exercent point de vengeance envers leurs ennemis prisonniers, c'est là un des tributs les plus importants qu'une puissance ait jamais payé à la raison.

Cette procédure, quoique nouvelle et expérimentale, n'est pas le produit de spéculations arbitraires. Elle n'a pas, non plus, été instituée pour justifier certaines théories juridiques. Ce procès est un essai pratique de quatre des plus puissantes nations, soutenues par quinze autres, d'employer le droit des gens pour faire face à la plus grande menace de notre époque : la guerre d'agression. La raison humaine demande que la loi ne réprime pas seulement les crimes commis par des sous-ordres, mais qu'elle atteigne, aussi et surtout, les chefs qui disposaient du pouvoir et l'ont employé délibérément à des fins de destruction et d'asservissement.

Au banc des accusés ne figurent pas seulement les vingt hommes accablés et accusés, autant par l'humiliation de ceux qu'ils dirigeaient que par la misère de ceux qu'ils ont attaqués. Leur pouvoir personnel de faire le mal est à jamais écarté. À voir ces tristes personnages au banc des accusés, il est difficile de se les représenter au temps où, dirigeant le parti nazi, ils régnaient sur une grande partie du monde et en menaçaient le reste.

En tant qu'individus, ils intéressent peu. Ce qui donne à cette audience une telle importance, c'est que ces accusés représentent des influences néfastes qui, longtemps après que leurs corps seront tombés en poussière, alarmeront toujours le monde. Ils sont les symboles vivants de la haine raciale, du règne de la terreur, de l'arrogance et de la cruauté, de la volonté de puissance. Ils sont les symboles d'un nationalisme et d'un militarisme sauvages, d'intrigues et de préparatifs à une guerre au cours de laquelle des générations entières en Europe ont été transplantées, des hommes exterminés, des foyers détruits et toute l'économie appauvrie. Notre civilisation ne peut admettre aucun compromis avec ces courants maléfiques, qui ressurgiraient avec un élan nouveau. Si nous n'opposions à ces hommes, en qui ces courants subsistent, toute notre force et notre puissance.

Ce que ces hommes représentent, nous allons vous le dévoiler avec patience et modération, nous allons vous donner des preuves irréfutables des actes inqualifiables qu'ils ont commis. Dans la description et dans la nomenclature des crimes commis, rien ne sera tû de ce qu'ont pu suggérer les besoins pathologiques de cruauté, de puissance et d'orgueil. Ces hommes ont établi en Allemagne, sous le principe d'un chef unique, un règne de terreur nationale-socialiste qui n'a trouvé d'égal que du temps des dynasties de la vieille Asie. Ils ont enlevé au peuple allemand toute dignité et toute liberté. En échange, ils ont provoqué en lui une haine profonde et satisfaite contre les juifs, les catholiques et beaucoup d'autres. Ils ont mené contre l'ouvrier libre une campagne d'arrogance. de brutalité et d'exécutions en masse, telle que le monde n'en avait plus vu depuis les temps les plus reculés.

Ils ont poussé au paroxysme l'amour-propre du peuple allemand qui prétendait représenter une race de seigneurs et réclamait pour d'autres un esclavage complet. Ils ont entraîné leur peuple à jouer son va-tout pour prendre la domination du monde. Ils ont écrasé leurs voisins. Pour assurer la marche de leur machine de guerre, ils ont réduit en esclavage des millions d'individus et les ont déportés en Allemagne où ces malheureux errent encore aujourd'hui comme des sans-patrie.

À la longue, leur cruauté et leur fourberie ont pris une telle ampleur que, devant le danger, les forces somnolentes de la civilisation se sont réveillées. Des efforts communs ont mis en pièces la machine de guerre allemande. Le victoire a vu une Europe libre ; mais agonisante.

Telles sont les conséquences de la néfaste puissance que représentent les hommes assis ici devant nous au banc des accusés...

LA PLUS ABOMINABLE DES CONSPIRATIONS

Leur inhumanité, calculée et organisée, dans la conduite de la guerre, leur cruauté réfléchie et organisée envers les peuples conquis, tels sont les buts pour lesquels ils agirent de concert : tout ce qui constitue les phases de la conspiration qui n'atteignait un but que pour s'élancer vers un autre but plus ambitieux encore.

Nous allons retracer devant vous l'enchaînement compliqué des organisations que ces hommes avaient créées et utilisées dans ce but. Nous vous montrerons comment toute l'organisation des bureaux et du personnel était consacrée à des visées criminelles, établies par les accusés et leurs complices dans la conspiration.

Beaucoup d'entre eux ont été mis hors d'atteinte par la guerre ou le suicide.

Mon intention est d'ouvrir le procès sous le chef n° 1 de l'acte d'accusation et de traiter du plan commun de conspiration pour obtenir des résultats qui n'étaient possibles qu'en recourant à des crimes contre la paix, des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Je n'insisterai pas sur les actes individuels de cruauté ou de perversion, qui ont pu se produire indépendamment de tout plan central. L'un des dangers permanents de ce procès est qu'il ne soit prolongé par les détails de torts particuliers et que nous nous perdions dans un amas de cas individuels.

Je ne m'occuperai pas non plus actuellement de l'activité de chaque accusé en particulier à moins qu'elle ne puisse contribuer à déceler le plan commun.

Les États-Unis vont s'occuper des cerveaux et de l'autorité qui sont à la base de tous les crimes.

Ces accusés étaient des hommes d'une situation et d'un état où l'on ne souille pas ses mains de sang. C'étaient des hommes qui savaient employer comme instruments des gens d'une situation inférieure. Nous voulons atteindre ceux qui ont prémédité et tracé des plans, ceux qui ont été les instigateurs et les chefs.

Sans les plans pernicieux de ceux-ci en effet. le monde n'aurait pas subi si longtemps le fléau de la violence et de l'illégalité, et n'aurait pas sombré dans les souffrances et les convulsions de cette terrible guerre.

DES AVEUX PARMI TANT D'AUTRES

Ce complot, dont les Américains ont le mission d'apporter la preuve, débute évidemment avec la naissance du parti national-socialiste.

Après avoir rappelé l'historique de ce mouvement depuis les heures troubles de 1920, le ministère public s'attache à mettre en évidence les moyens retors des nazis pour parvenir au pouvoir, en Allemagne même. Si les élections ont donné une représentation parlementaire au parti, si le président Hindenburg a fait d'Adolf Hitler un chancelier, aussi énigmatique que dangereux, à partir du 30 janvier 1933. son pouvoir n'est pas absolu. Il va le devenir par des méthodes qui seront appliquées ensuite à l'Europe tout entière.

Mais qui s'en douterait alors ? L'interrogatoire de certains accusés fournit, par exemple, des informations très révélatrices.

Aux élections suivantes, prévues au plus tard le 5 mars 1933, le parti n'est nullement assuré d'obtenir une majorité écrasante. Le mouvement n'a-t-il pas enregistré une baisse de deux millions de suffrages à la consultation du mois de novembre ?

À moins de prendre rapidement le pouvoir notait à l'époque Goebbels dans son journal, nous échouerons à force de vaincre..

Cette fois, le pouvoir a été obtenu. Encore faut-il le conserver.

Le 27 février, une semaine à peine avant la consultation, le ciel de Berlin rougeoie dans la nuit. Le Reichstag brûle. La propagande du Dr Goebbels mettra ce crime sur le compte des communistes. Ainsi les faits sont-ils officiellement consignés.

Au cours du débat, le ministère public désire cependant des précisions à ce sujet. C'est vers le maréchal Goering que se tourne le procureur Jackson :

- Après le sinistre, dit-il, vous avez, je pense effectué une importante répression au cours de laquelle il y eut de nombreuses arrestations.

- Vous parlez sans doute des arrestations de fonctionnaires communistes, répond Goering. Vous commettez une erreur en rapprochant ces mesures de l'incendie du Reichstag. Les arrestations auraient eu lieu sans cet incendie. Celui-ci a simplement précipité les événements.

Le procureur enregistre l'aveu et enferre l'accusé :

- Ainsi, poursuit-il, le soir de cet incendie, les listes de proscrits étaient déjà prêtes, n'est-ce pas ?

- En grande partie, répond le maréchal, imperturbable. Vous voyez donc qu'il n'y a aucun rapport avec les arrestations.

- Pourtant, la police a procédé à ces arrestations immédiatement après l'incendie.

- Certes. J'estimais préférable de les retarder de quelques jours, mais le Führer désira qu'elles aient lieu tout de suite.

Des dialogues amenant des aveux de cette nature seront une des caractéristiques du procès. La vérité historique est immédiatement livrée au public, de la bouche même des principaux protagonistes. Mais bien souvent, ceux-ci tirent gloire de leur action, faisant preuve d'autant de manque de scrupules que d'inconscience.

Outre les paroles, les textes des accusés sont révélateurs. Beaucoup d'entre eux ont pris l'habitude, depuis longtemps, d'inscrire ou de faire inscrire leurs propres paroles.

C'est par exemple, le cas de Wilhelm Frick, ancien ministre de l'Intérieur du IIIe Reich. Succédant ce jour-là au procureur Jackson, l'avocat général adjoint Frank Wallis rapporte un texte dans lequel l'accusé a déclaré, -avant l'ouverture d'une session du Reichstag :

Des nécessités urgentes empêcheront les députés communistes de prendre part aux débats parlementaires. Nous procéderons à leur rééducation dans des camps de concentration, de manière à en faire des membres utiles de notre société. Osant aux asociaux, aux dégénérés, qu'il sera impossible de réintégrer dans la société, nous connaissons la manière de les mettre hors d'état de nuire.

Effectivement, les 81 députés communistes, élus le 5 mars - date à laquelle les nazis recueillirent 788 sièges - ne furent pas autorisés à siéger et furent mis aussitôt hors la loi, ainsi que d'autres parlementaires socialistes. Dès sa première réunion, tenue sous la menace de S.S. et de SA. en armes, le Reichstag fut obligé de voter au nouveau chancelier les pleins pouvoirs. C'était le 21 mars 1933. Il devait les conserver jusqu'à l'effondrement final.

Quant à l'Allemagne, elle allait être mise au pas.

- Cinq ans plus tard, ce sera le tour de l'Europe. Les camps de concentration, réservés tout d'abord à l'opposition politique, s'étendront ensuite à toutes les nationalités du continent conquis.

L'Allemagne servit donc de point de départ à ce complot et à ce plan concerté ... Ces mêmes méthodes d'asservissement seront ensuite appliquées aux futurs territoires occupés, avec de faibles variantes. Il suffit de suivre l'exposé du ministère public, au fil des jours, pour s'en apercevoir. Voici cet exposé, tel qu'il sera étudié jusqu'au 3 décembre 1945 par le procureur Jackson :

Le parti national-socialiste avouait ainsi, dès le début, un programme autoritaire et totalitaire pour l'Allemagne, rappellera Robert Jackson.

Il demandait la création d'un pouvoir central fort, doué d'une autorité illimitée, la nationalisation de toutes les affaires qui avaient été groupées en consortium et le renouvellement du système d'éducation dont le but doit être d'enseigner à l'élève la compréhension de l'idée d'État (Sociologie d'État).

Son hostilité pour les libertés civiles et la liberté de la presse était annoncée clairement par ces mots : Il doit être interdit de publier des journaux qui ne contribuent au bien de la nation. Nous demandons des poursuites légales contre toutes les tendances artistiques ou littéraires de nature à nuire à notre vie en tant que Nation, et la suppression des institutions qui seraient en opposition avec les exigences ci-dessus indiquées.

Le projet de persécution religieuse était enveloppé du langage de liberté religieuse, car le programme nazi disait : Nous demandons la liberté pour toutes les sectes religieuses dans l'État, mais il continue avec cette restriction : ....en tant qu'elles ne sont pas un danger pour lui et ne combattent ni la moralité, ni le sens moral de la race allemande.

Le programme nazi laissait entrevoir la campagne de terrorisme ; il annonçait : Nous demandons une guerre impitoyable contre ceux dont l'activité est nuisible aux intérêts communs et il demandait que ces fautes fussent punies de mort.

Il est significatif que les chefs du parti aient interprété ce programme comme un programme belliqueux qui précipiterait de façon certaine le conflit. Le programme du parti,concluait : Les chefs du parti jurent de chercher sans regarder aux conséquences et, si besoin est, en sacrifiant leur vie à exécuter les points ci-dessus ..

C'est le corps dirigeant du parti et non pas tous ses membres qui est accusé comme organisation criminelle.

L'ACTION DU PARTI NAZI

Ce serait commettre une grave erreur que de se représenter le parti nazi comme composé de ces organisations souples, connues dans le monde sous le nom de s partis politiques. Ici, il s'agit plutôt d'un instrument de force et de conspiration contre les autres pays. Le parti n'était pas organisé pour assumer le pouvoir en Allemagne en se basant sur la majorité du peuple allemand. mais il l'était pour s'arroger le pouvoir contre la volonté du peuple.

" Sous le principe d'un chef unique, le parti nazi était, grâce à une discipline de fer, organisé en pyramide, avec Adolf Hitler au sommet. Cette pyramide s'élargissait en un corps de chefs politiques. Les membres du parti prêtaient un serment qui équivalait à une abdication de toute leur personnalité et de toute responsabilité morale. Ce serment était : Je jure une fidélité indéfectible à Adolf Hitler et une obéissance aveugle aux chefs qu'il me désignera. Dans la pratique, les membres du parti suivaient leurs chefs avec admiration et avec un abandon d'eux-mêmes, plus oriental qu'occidental.

Le peuple allemand était livré à la police, la police au parti, et le parti à des criminels dont les survivants et les représentants les plus éminents sont les accusés qui sont devant vous. Ainsi que nous vous le démontrerons, la conspiration nazie n'a pas seulement essayé de supprimer toute opposition, elle a aussi cherché à détruire tous les groupes qui n'envisageaient pas comme elle l'autorité de l'État. Les nazis ont cherché non seulement à établir l'ordre à leur façon, mais aussi leur domination pour un millier d'années, comme Hitler le revendiquait. Les nazis n'ont jamais douté et n'ont jamais eu des divergences de vues entre eux sur les éléments de l'opposition. Ceux-ci ont été caractérisés le 11 décembre 1938, d'une façon précise par l'un d'eux, le général von Fritsch, comme suit :

" Peu après la première guerre mondiale, je suis arrivé à la conclusion qu'il nous fallait remporter trois victoires pour que l'Allemagne redevienne puissante :

1. Contre les ouvriers, Hitler a déjà remporté cette victoire.

2. Contre l'Église catholique.

3. Contre les juifs. "

L'ANTISÉMITISME

La lutte contre ces groupes n'a jamais cessé. Le but essentiel était l'extermination complète du peuple juif, comme mesure préparatoire à la guerre et pour intimider les peuples vaincus.

Le plan d'extermination des juifs a été appliqué avec une telle méthode que. malgré la défaite et l'écrasement des nazis, ces derniers ont atteint quand même le but qu'ils s'étaient proposé. Il ne restait en Allemagne que des vestiges de la population juive européenne. Dans les pays occupés par l'Allemagne, 60 % des juifs ont été exterminés. Plus de 4.500.000 sont portés disparus.

L'histoire ne connaît pas de crimes dirigés contre autant de victimes et commis avec autant de cruauté. Il vous sera tout aussi difficile qui moi de lire, sur les visages de ces accusés, qu'ils ont été capables, au XXe siècle, d'infliger à leurs propres compatriotes des prétendues minorités. des cruautés et des souffrances comme celles que nous allons vous montrer ici.

Une certaine catégorie de crimes, ainsi que les responsabilités que ces crimes ont entraînées pour les accusés, seront traitées par le procureur général de l'Union soviétique, pour autant qu'ils ont été commis à l'Est, et par le représentant de la République française, pour autant qu'ils ont été commis à l'Ouest. Je n'en fais mention que pour donner plus de poids à mon argumentation et pour prouver que, par cette extermination systématique, ils poursuivaient un but commun.

L'acte d'accusation comprend lui-même un grand nombre de preuves à l'appui en ce qui concerne les persécutions antisémitiques. L'accusé Streicher était, parmi les nazis, le chef de la clique antisémite. Il a déclaré le 24 février 1942 que... le juif devait être exterminé .. Le 4 novembre 1943, Streicher déclarait ailleurs que les juifs avaient disparu d'Europe et que le lieu de rassemblement de la peste juive, qui a déferlé sur l'Europe pendant des siècles, avait cessé d'exister.

Et maintenant Streicher a l'audace de nous raconter qu'il n'était qu'un sioniste, qu'il n'avait voulu que le retour des juifs en Palestine... Mais le 7 mai 1942, il écrivait pourtant : La question juive est non seulement un problème européen, mais aussi un problème mondial. L'Allemagne ne sera pas en sécurité tant qu'un seul juif vivra encore en Europe. La question juive ne pourra être résolue en Europe tant qu'il y aura encore des juifs dans le monde ..

L'accusé Hans Frank, un avocat de profession, comme je dois le constater non sans confusion. écrivait en 1944 dans son journal intime : Les Juifs sont une race qu'il faut exterminer chaque fois que nous en trouvons un. c'est sa mort. Alors qu'il était encore gouverneur général de la

Pologne, il marquait la phrase suivante dans son carnet : Il est tout naturel qu'il me soit impossible d'exterminer toute la vermine et les juifs en une seule année.

Je pourrais m'étendre indéfiniment sur des déclarations de ce genre, mais je laisse à l'accusation spéciale le soin de nous entretenir des résultats qu'ont eus toutes ces mesures.

Les mesures les plus sévères contre les juifs ne reposaient sur aucune loi. La loi elle-même a, jusqu'à un certain degré, servi de prétexte. Par exemple, les célèbres lois de Nuremberg du 15 septembre 1935 ont servi de prétexte à toutes sortes de persécutions et de massacres. Les juifs ont été enfermés dans des ghettos et astreints à des travaux forcés. On leur a défendu de continuer d'exercer leur profession, on leur a défendu toute vie culturelle, la presse, le théâtre, le cinéma et les écoles.

PERSECUTIONS SANS FIN

La campagne antijuive en Allemagne a atteint son paroxysme après l'assassinat à Paris du con sellier d'ambassade allemand von Rath. Heydrich, chef de la Gestapo, envoya à tous les services de la Gestapo et du S.D., par télétype, des instructions et des prescriptions suivant lesquelles il importait d'accélérer la destruction des propriétés et la déportation des juifs. Un rapport du chef de brigade S.S. à Himmler relate :

En exécution des ordres reçus, la police du S.D. est décidée à régler la question juive tous les moyens et avec la fermeté nécessaire. Comme il fallait cependant que les policiers S.D. n'entrent pas tout de suite en action, car il auraient pu, par leurs mesures de représailles inquiéter les milieux allemands eux-mêmes, nous avons pris les dispositions pour démontrer à l'opinion publique que c'est la population elle-même qui a fait les premiers gestes...

Il est évident maintenant que toutes les tes et révoltes qui ont eu lieu ont été provoquées par le gouvernement et le parti nazi. Même si nous devions en douter, il nous suffirait de relire le memorandum de Streicher du 14 avril 1939 où il déclare : L'action antisémitique de novembre 1938 n'est pas sortie spontanément du peuple. Une partie de l'appareil du parti nazi a été chargée de cette besogne.

Les juifs ont été contraints à payer un milliard de R.M. à titre d'amende, ils ont été exclus de la vie commerciale, leurs biens ont été confisqués, tout cela en exécution d'un arrêté de l'accusé Goering. On s'en prit également aux synagogues. Le 10 novembre 1938, l'ordre suivant fut publié : Selon l'ordre du chef de brigade, toutes les synagogues qui se trouvent dans le secteur de la brigade 50 sont à faire sauter ou à incendier.

Cet ordre est à exécuter non en uniforme, mais en civil. Le résultat est à communiquer immédiatement au service dirigeant.

Un grand nombre de documents prouvent avec quelle sauvagerie les juifs ont été persécutés pendant ces terribles nuits de novembre. Des formations de S.S. furent lâchées sur eux. La Gestapo avait le contrôle. Elle fit arrêter vingt mille à trente mille juifs, qui furent immédiatement mis dans des camps de concentration.

La campagne contre les juifs s'est encore aggravée avec l'extension des frontières allemandes. Le plan nazi était d'appliquer ces mesures d'extermination à toute l'Europe, et si possible dans le monde entier. À l'Ouest, les juifs furent assassinés et leurs bien confisqués.

Mais c'est à l'Est que la campagne a atteint son point culminant de bestialité. Les juifs de l'Est eurent à subir des persécutions qu'aucun peuple n'a jamais eu à endurer.

Des projets spéciaux ont été établis en vue de leur extermination. Si j'avais à décrire ces atrocités, vous ne me croiriez point. Heureusement, il me suffit de me servir de ce qu'ont dit les Allemands eux-mêmes. Nous n'avons qu'à jeter un coup d'oeil sur les innombrables rapports, ordonnances et instructions qui sont tombés entre nos mains. La rage et la bestialité hitlériennes ne connaissaient point de bornes.

À Kowno, 3.800 juifs ont été assassinés en une seule journée ; dans des villes de moindre importance, près de 1.200. En Lettonie, 30.000 juifs ont été exécutés.

Dans la ville de Sluzk, les persécutions ont atteint un sadisme inconnu jusqu'alors. Pendant deux jours, la ville entière offrit un spectacle horrible. Avec une brutalité indescriptible, la population juive fut rassemblée par les policiers allemands et abattue à coups de mitraillette. Les cadavres s'amoncelaient dans les rues.

En Esthonie, tous les juifs ont été incarcérés dès l'arrivée de la Wehrmacht. Hommes et femmes, âgés de plus de 16 ans, ont été astreints à des travaux forcés. Tous les biens juifs ont été confisqués. Deux jours après, tous les hommes juifs de plus de 16 ans étaient exécutés,, à l'exception des médecins. Seuls 500, sur les 4.500 que représentait la population totale, ont survécu à ces massacres. Dans une autre ville, 337 femmes juives ont été exécutées parce qu'elles avaient fait preuve d'une attitude provocante.

À Vitebsk, 3.000 juifs ont été exterminés. À Kiev. 3.377 ont subi le même sort, les 20 et 30 septembre. A Jitomir, 3.145 juifs ont été assassinés parce qu'ils auraient été porteurs " de propagande bolcheviste ". À Kherson, 410 juifs ont été fusillés en représailles pour des actes de sabotage.

La liste pourrait être allongée indéfiniment. Je me suis borné aux faits essentiels et aux descriptions les plus importantes. Tous les accusés ici présents ont été complices de l'accomplissement de ce plan nazi qui prévoyait l'extermination totale de la race juive.

LE RÉARMEMENT DU REICH

Le réarmement de l'Allemagne s'est effectué sur une si grande échelle, qu'au bout d'une année elle était capable de briser toute la puissance militaire du continent, à l'exception d'une seule, l'U.R.S.S., et de repousser les armées soviétiques jusqu'à la Volga. Ces préparatifs ont été d'une telle ampleur qu'ils dépassaient de loin les besoins de protection du pays, et chacun des accusés, ainsi que tout Allemand de bon sens, savait très bien qu'ils étaient destinés à une guerre d'agression.

Avant de déclencher !a guerre, les nazis ont fait des expériences pour mettre à l'épreuve l'esprit et la force de résistance de ceux qui leur barraient la route. Ils ont procédé avec prudence et sont restés sur une position qui leur pet mettrait de se replier, au cas où ils se heurteraient à une impossibilité momentanée.

Le 7 mai 1936, les nazis occupèrent la Rhénanie et commencèrent à la fortifier, en violation des traités de Versailles et de Locarno. Ils n'ont pas rencontré d'opposition notable et ont été encouragés à poursuivre leurs expériences par l'annexion de l'Autriche. Malgré les assurances formelles que l'Allemagne n'avait pas de visées sur elle, ils sont entrés en Autriche. Sous la menace d'une attaque. Schuschnigg a dû démissionner et l'accusé nazi Seyss-lnquart a été mis à sa place. Ce dernier a immédiatement ouvert les frontières et fait appel à Hitler pour maintenir l'ordre.

C'est le 12 mars 1938 que l'entrée des troupes allemandes a commencé. Le lendemain, Hitler se déclarait déjà chef de l'État autrichien, il prenait la direction des troupes et faisait promulguer une loi d'après laquelle l'Allemagne annexait l'Autriche. Ces menaces ont été couronnées de succès.

Néanmoins, un peu partout, des craintes s'élevaient. On les faisait taire en donnant l'assurance au gouvernement de la Tchécoslovaquie que l'indépendance du pays serait respectée. Nous prouverons qu'à ce moment déjà, le gouvernement nazi était en possession de plans d'attaque. Nous soumettrons des documents qui prouvent que ces conspirateurs ont pratiqué une politique de provocation qui justifierait leur attaque. Ils ont profité de l'assassinat de leur ambassadeur à Prague pour faire de cet incident tout un drame. Ils ont créé une crise politique qui a duré tout, l'été.

Hitler avait fixé au 28 septembre la date à laquelle les troupes devaient être prêtes pour l'attaque. Devant la menace d'une guerre imminente, la Grande-Bretagne et la France conclurent à Munich le 29 septembre 1938, un accord avec l'Allemagne et l'Italie, qui contraignait la Tchécoslovaquie à céder le pays des Sudètes à l'Allemagne. Cet accord fut appliqué et l'occupation allemande effectuée le 1er octobre 1938.

L'accord de Munich contenait l'assurance que rien ne serait plus entrepris contre la Tchécoslovaquie. Mais la parole des nazis avait été donnée à la légère et fut vite dénoncée.

Après avoir conclu une paix malhonnête avec la Russie pour gagner du temps, les conspirateurs entrèrent dans la dernière phase de leur plan.

Ces plans avaient été établis depuis longtemps. Dès 1935, Hitler avait confié à l'accusé Schacht le poste de directeur général de l'économie de guerre (document N° 2261-PS). Nous possédons le journal de guerre du général Jodl (document N. 1780-PS), le plan " Otto ", l'ordre de Hitler d'attaquer l'Autriche, au cas où l'opération échouerait (document N. C 102), le plan Grün nom donné à l'élaboration du plan d'attaque de la Tchécoslovaquie, le plan de la guerre à l'Ouest (document N° 375 PS), la lettre adressée par Funk à Hitler le 23 août 1939, dans laquelle il décrit les détails des longs préparatifs économiques (document 699-PS), l'ordre, très secret, de mobilisation pour 1939-1940 qui ordonne les mesures à appliquer pendant une période de tension dans laquelle l'état de guerre ne sera pas décrété publiquement, même si des mesures de guerre sont ouvertement prises contre l'ennemi extérieur.

Ce dernier ordre (document N° 1639-PS) se trouve entre nos mains, malgré l'ordre formel de le brûler (document 1640-PS) qui a été donné le 16 mars 1945, quand les troupes alliées ont pénétré au cœur de l'Allemagne.

Nous possédons également des directives données par Hitler le 18 décembre 1940 sur la possibilité Barbarossa . qui indique la stratégie à adopter pour l'attaque de la Russie (document N° 446-PS). Nous possédons des informations détaillées sur le cas Weiss, le plan d'attaque de la Pologne (document 327-PS).

Le compte rendu de la conférence de Hitler avec ses conseillers augmente encore l'évidence dé la culpabilité.

Dès le 5 décembre 1937. Hitler a déclaré aux
accusés Goering, Raeder et Neurath. pour ne
nommer que quelques-uns d'entre eux, que l'armement de l'Allemagne était presque terminé et
qu'if était décidé à gagner par la force un plus
grand espace vital en Europe, en commençant une
guerre-éclair contre la Tchécoslovaquie et l'Autriche, pas plus tard qu'en 1943 ou 1945, et peut-être dès 1938 (ducument N° L 12). Le 23 mai 1939, le Führer a déclaré à son état-major qu'il fallait agrandir l'espace vital à l'Est et se procurer des réserves de vivres. Il n'était donc pas
question de ménager la Pologne et il ne restait qu'une solution : l'attaque à la première occasion.

Nous ne pouvons pas nous attendre à une répétition de l'affaire tchèque disait Hitler.

La guerre sera inévitable. Le 22 août 1939, Hitler s'adressa de nouveau aux membres du commandement suprême et leur annonça à quelle date l'ordre serait donné de " déclencher les opérations, ajoutant que, pour des raisons de propagande, il trouverait un bon motif. Peu importe que cette raison soit convaincante ou non, dit-il. Quand tout sera passé, on ne demandera pas au vainqueur s'il a dit la vérité. Nous devons agir brutalement. Le droit est toujours du côté du plus fort (document N° 1014 PS).

Les conséquences sanglantes nous sont connues. Des incidents de frontières ont été mis en scène. Des revendications territoriales ont été faites. Quand les Polonais s'y sont opposés, les troupes allemandes sont entrées, le 1er septembre 1939, en Pologne. Varsovie a été détruite. D'après les plans établis les nazis ont fait en sorte d'étendre leurs opérations à toute l'Europe, et d'avoir l'avantage de la surprise sur leurs voisins qui n'étaient pas prêts. Malgré leurs assurances répétées et solennelles, ils sont entrés, le 9 avril 1940, au Danemark et en Norvège, le 10 mai 1940 en Hollande et au Luxembourg, et le 6 avril 1941, ils ont attaqué la Yougoslavie et la Grèce.

PLANS D'AGRESSION

Pour préparer l'attaque contre la Pologne et ses alliés, l'Allemagne avait conclu, le 23 août 1939, un pacte de non-agression avec l'Union soviétique. Cet accord avait uniquement pour objet de gagner du temps et on avait l'intention de ne le respecter que le temps qui serait nécessaire pour préparer sa dénonciation. Le 22 juin 1941 les troupes nazies, d'après des plans qui avaient longtemps été mûris, sont entrées en Russie sans aucune déclaration de guerre. Tout le continent européen était en flammes.

Les plans d'agression des nazis nécessitaient La participation de leurs alliés asiatiques, ils l'ont trouvée chez des personnalités japonaises qui avaient le même esprit et les mêmes intentions qu'eux. Au fond, ils étaient comme des frères.

Himmler a pris des notes sur une conversation qu'il avait eue, le 31 janvier 1939, avec le général Oshima, ambassadeur du Japon a Berlin. Il écrit (document N° 2195.PS) : En plus, il à réussi (Oshima) à faire franchir la frontière du Caucase à dix Russes qui avaient pour mission d'assassiner Staline. Plusieurs Russes ont été fusillés à la frontière... Le 27 septembre 1940, les nazis ont conclu un accord militaire et économique avec l'Italie et le Japon, d'après lequel ces puissances s'engageaient à une étroite coopération en Extrême-Orient et dans les pays européens ou ils avaient l'intention d'établir un ordre nouveau.

Le 5 mars 1941, l'accusé Keitel a donné un ordre très secret, qui dit : Le Führer a ordonné que le Japon prenne une part active à la guerre et que la puissance militaire du Japon soit renforcée. Il lui a communiqué les résultats des expériences faites par l'Allemagne et lui a promis une aide militaire, économique et technique (document N° 384-PS et 1489-PS).

Le 29 mars 1941, Ribbentrop fit savoir à Matsuoka, ministre des Affaires étrangères du Japon, que l'armée allemande était prête à attaquer la Russie. Matsuoka donna de nouvelles garanties à Ribbentrop. Le Japon, dit-il, agit actuellement comme s'il n'avait aucun intérêt à Singapour, mais il saura intervenir au bon moment (document N° 1877-PS). Le 5 avril, Ribbentrop fit comprendre à Matsuoka que l'entrée en guerre du Japon hâterait la victoire et serait plus de l'intérêt du Japon que celui de l'Allemagne, étant donné qu'il aurait là une occasion unique de parvenir à son but national et de jouer un rôle de première place en Extrême-Orient (document N° 1882-PS).

Les pièces à conviction démontrent également que les chefs de l'Allemagne projetaient une guerre centre les États-Unis en partant des côtes de l'Atlantique et qu'ils comptaient engager une action parallèle dans l'océan Pacifique. Un document, daté du 29 octobre 1940 et signé du général Falkenstein, saisi au quartier général du Führer, demande des précisions sur les bases aériennes et sur le ravitaillement, et rapporte en outre : Le Führer s'occupe actuellement de la question de l'occupation d'îles situées dans l'Atlantique, en vue de déclencher une guerre contre les États-Unis. Les entretiens relatifs à ce sujet sont en cours (document N° 376-PS).

Le 7 décembre 1941, jour dont le président Roosevelt disait qu'il survivrait dans la honte, il semblait certain que l'attaque allemande serait couronnée de succès. La Wehrmacht était aux portes de Stalingrad. Le Japon profita de cette situation et, alors qu'à Washington ses plénipotentiaires mettaient en scène une manœuvre diplomatique, il attaqua lâchement et sans avoir déclaré la guerre les États-Unis à Pearl Harbour.

Les attaques contre les Philippines : l'Empire britannique, l'Indochine française et les possessions néerlandaises du Sud-Ouest du Pacifique suivirent peu après. Le seul moyen de parer à ces attaques fut la résistance armée, une résistance qui ne fit que s'accentuer jusqu'au moment où les puissances de l'Axe furent anéanties et leurs victimes libérées.

PILLAGES ÉCONOMQUES ET ARTISTIQUES

L'intention n'était pas seulement d'affaiblir l'économie des voisins de l'Allemagne, en vue de les empêcher d'être des concurrents éventuels, car on procédait encore sur une vaste échelle à des pillages et à des vols.

Je sais bien qu'aucune armée ne traverse un territoire occupé sans commettre de vols. Généralement, les vols se multiplient lorsque la discipline se relâche. Si les pièces à conviction ne mentionnaient que cette sorte de pillage, je ne demanderais certainement pas que ces accusés soient déclarés coupables. Mais nous sommes en mesure de prouver que le pillage n'était pas du à un manque de discipline ou à des faiblesses humaines, mais qu'il était bel et bien prémédité et organisé. Et nous avons des preuves à l'appui.

L'accusé Rosenberg s'est vu confier personnellement par Hitler, le 17 septembre-1940 le pillage systématique des objets d'art de l'Europe. Le 16 avril 1943, Rosenberg a déclaré que jusqu'au 7 avril, 92 wagons avec 1.115 caisses renfermant des objets d'art avaient été envoyés en Allemagne, que 53 objets d'art avaient été livrés directement à Hitler et 594 à l'accusé Goering. L'accusé a dix fois mieux fait que le Führer. Le rapport mentionne vingt mille objets d'art confisqués et les endroits où ils étaient cachés (document N° 015.PS).

Des peintures, des sculptures, etc. ont été soigneusement notées et photographiées dans 39 volumes. Voici l'un d'entre-eux (il montre un volume au président). Ce pillage a été glorifié par Rosenberg. Nous avons ici 39 volumes de son inventaire reliés en cuir, que nous soumettrons au moment donné comme pièces à conviction...

On ne peut qu'admirer le soin de Rosenberg. Le goût des nazis s'étendait à toute la terre. Dans les 9.455 objets figuraient 5.255 tableaux, 291 sculptures, 1.372 meubles anciens, 301 tapisseries et étoffes et 2.224 petits objets d'art. Rosenberg faisait remarquer que 10.000 autres objets d'art devaient être encore insérés dans cet inventaire (document N° 015-PS).

Rosenberg a estimé lui-même la valeur de ce butin à presque un milliard de dollars (document N° 090.PS).

Je ne veux pas m'étendre sur d'autres détails concernant les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité commis par les nazis,dont les chefs ont à répondre devant vous. Je n'ai pas l'intention de m'arrêter à des crimes individuels. Je m'occupe du plan criminel général et de son élaboration. Ma tâche se borne à montrer l'étendue que ces crimes avaient prise et que ce sont, en fait, ces hommes, qui étaient à la tête de l'Allemagne, qui sont responsables de ces actes et non ceux qui les ont perpétrés.

MISE EN CAUSE DES ORGANISMES COLLECTIFS

On verra que les accusés Keitel et Jodl ont appris de, conseillers juridiques officiels que les ordres de marquer au fer rouge les prisonniers de guerre russes, de ligoter les prisonniers de guerre britanniques et de tuer des prisonniers appartenant à des troupes de choc représentaient des violations du droit international. Cependant, ces ordres ont été exécutés. Ceci concerne également des ordres qui ont été donnés en vue de l'assassinat des généraux Giraud et Weygand, ordres qui n'ont pas été exécutés grâce à une ruse de l'amiral Canaris, mis à mort ultérieurement pour avoir participé à l'attentat contre Hitler le 20 juillet 1944.

Devant cette Cour de Justice sont accusées certaines formations politiques et policières qui comme le démontreront les pièces à conviction. étaient des organes de liaison dans les plans et l'exécution des crimes que j'ai énumérés.

Les pires de ces organismes étaient sans doute, après le gouvernement national-socialiste, les S.S., les SA. et les formations qui y étaient affiliées. Ce furent les groupes de police et d'espionnage du parti nazi. Ils représentaient le véritable gouvernement et étaient placés au-dessus de toutes les lois. En plus de ces organisations, nous accusons la police secrète d'État, ou Gestapo, qui, bien qu'étant nominalement une institution gouvernementale, dépendait complètement du parti.

Sauf à la fin de la guerre, époque à laquelle la S.S. avait opéré des recrutements forcés, les adhérents de toutes les formations paramilitaires étaient des volontaires. Ces unités étaient formées de partisans enthousiastes qui se présentaient aveuglement pour l'exécution des missions malpropres que leur Führer avait projetées.

Le cabinet du Reich n'était qu'une façade officielle derrière laquelle se dissimulait le parti, et c'est parmi ses membres qu'il faut chercher la responsabilité véritable de l'exécution de tout son programme. Les ministres étaient solidairement responsables de l'exécution du programme dans sen ensemble. Individuellement, ils étaient tés pensables de l'exécution de la partie du programme dont ils étaient spécialement chargés.

Le verdict que nous vous demandons de prononcer sur ces organisations criminelles entraînera le châtiment de tous ceux de leurs membres que les cours de justice intéressées jugeront ultérieurement, à moins qu'une excuse valable puisse être constatée comme, par exemple, l'adhésion au parti sous menace contre la personne ou sa famille, ou que cette adhésion ait été obtenue par des propos mensongers ou toute autre manœuvre, propre à contraindre les individus à se plier à la volonté du parti. Au cours des audiences futures, chaque membre aura l'occasion de s'expliquer sur ses relations personnelles avec les organisations en question. Cependant, le jugement constatera une fois pour toutes le caractère criminel des organisations en question dans leur ensemble.

Nous avons également mis en cause le commandement suprême et l'état-major de la Wehrmacht. Nous savons que, dans chaque pays. il incombe aux soldats de carrière d'établir des plans pour la conduite de la guerre. Il y a cependant une grande différence entre les projets d'opérations stratégiques, établis en prévision d'une guerre, et le fait de la provoquer par des intrigues. Nous prouverons que les chefs de l'état-major allemand et du Commandement Suprême se sont précisément rendus coupables de cela.

Les personnalités militaires ne se trouvent pas dans cette enceinte parce qu'elles ont rendu des services à leur pays. Elles y sont parce que, de concert avec les autres, elles ont dirigé le pays et l'ont entraîné dans la guerre. Elles ne sont pas non plus ici parce qu'elles ont perdu la guerre mais parce qu'elles l'ont commencée. Il se peut que les politiciens les aient considérées comme des soldats, mais les soldats savent qu'elles étaient des politiciens. Conformément aux termes de l'acte d'accusation, nous demandons que l'état-major et le commandement suprême soient condamnés comme un groupe de criminels, dont l'existence et la tradition représentent une menace perpétuelle pour la paix mondiale.

Ce qui n'a pas été révélé par des documents, nous ne pouvons que le présumer. En nous basant sur les dépositions des témoins, nous pourrions prolonger de plusieurs années l'énumération des crimes. Mais à quoi bon ? Nous ne demanderons plus des témoignages à charge et nous n'accumulerons pas des preuves inutiles puisque nous avons de quoi prouver les crimes qui font l'objet de l'accusation. Nous ne croyons pas qu'on puisse mettre en doute que les crimes que j'ai évoqués aient été vraiment commis.

Certainement, on tentera d'affaiblir la responsabilité personnelle des uns ou des autres et peut-être même de les déclarer complètement irresponsables.

Les accusés n'ont plus qu'un seul espoir, celui que le droit des gens soit resté tellement en retard sur le sens moral de l'humanité qu'un crime, selon la conscience, ne soit pas considéré comme tel devant la loi. La civilisation se demande si la justice est tellement arriérée quelle se trouve complètement impuissante devant des crimes d'une telle ampleur et commis par des criminels d'une telle envergure. La question n'est pas de. savoir cons- ' ment rendre la guerre impossible, mais comment une procédure, fondée sur le droit des gens, pèsera dans la balance pour préserver désormais la paix et pour permettre aux hommes et aux femmes de bonne volonté de vivre libres et nous la protection de la loi.

LE DOCUMENT HOSZBACH

Chacun de ces passages sera ensuite minutieusement analysé, tant par le procureur Jackson lui-même que par ses nombreux adjoints. À l'audience du 26 novembre 1945 au matin, le procureur Alderman, par exemple, donna lecture au tribunal d'un document trouvé dans les archives allemandes. Il était connu sous la dénomination de Document Hoszbach. Il révélait pourquoi Hitler avait décidé de mener une politique agressive dès 1938, avec implication de risques de guerre.

La scène s'est passée à la chancellerie du Reich, le 5 novembre 1937. Étaient présents, outre le Führer, Goering, le maréchal von Blumberg, ministre de la Guerre, le général von Fritsch, commandant en chef, l'amiral Raeder, commandant la Kriegsmarine, le baron von Neurath, ministre des Affaires étrangères, et un aide de camp, le colonel Hoszbach, auteur du compte rendu portant précisément son nom :

Pour l'amélioration de notre position militaire. nota Hoszbach en suivant l'exposé du chancelier, notre premier but doit être, dans tous les cas pouvant aboutir à la guerre, de conquérir la Tchécoslovaquie et l'Autriche, simultanément, pour écarter toute menace sur nos flancs, en cas d'avance éventuelle à l'ouest.

...Le Führer croit personnellement que l'Angleterre. probablement, et peut-être aussi la France, ont déjà, en silence, fait leur deuil de la Tchécoslovaquie... .

Au cours de cette conférence, Hitler devait rappeler sa théorie de l'espace vital.

La nation allemande compte 85 millions de personnes qui, en raison du nombre des individus et de leur densité, forment un noyau racial européen homogène, dont un ne peut trouver l'égal dans aucun autre pays. D'autre part, nous sommes ainsi justifiés, plus que toute autre nation, à exiger un plus grand espace vital. S'il n'y a pas eu de conséquences politiques répondant aux exigences de ce noyau racial en matière d'espace vital, c'est le résultat d'une évolution historique qui s'étend sur plusieurs siècles, et si cette condition politique devait persister, elle constituerait une menace extrêmement grave pour le maintien de la nation allemande à son niveau actuel très élevé. Il est aussi peu réalisable d'arrêter l'affaiblissement de l'élément allemand en Autriche et en Tchécoslovaquie, que de maintenir la situation actuelle en Allemagne même. Au lieu d'un accroissement, ce sera la stérilité et, en conséquence, des tensions dans l'ordre social apparaîtront dans quelques années, parce que les idées politiques et philosophiques ne sont de nature permanente que tant qu'elles peuvent fournir une base de réalisation des exigences vitales d'une nation.

L'avenir de l'Allemagne dépend donc exclusivement de la solution du problème de l'espace vital....

Ayant dressé un bilan flatteur des forces allemandes, le Führer conclut qu'il ne fallait plus longtemps attendre pour passer à l'action et déclencher d'importantes opérations de conquête. Ses arguments pouvaient se résumer ainsi :

Le réarmement de l'armée, de la marine et de l'aviation, ainsi que la constitution du corps des officiers sont pratiquement terminés. Notre équipement matériel et nos armements sont modernes. Si nous tardons davantage, nous augmenterons le danger de les voir devenir archaïques. En particulier, on ne peut garder indéfiniment le secret des armes spéciales...

Notre puissance relative baissera par rapport au réarmement que les autres pays auront effectué d'ici-là.

Ces autres pays sont principalement la France et l'Angleterre, que Hitler a désignées comme les deux ennemies détestées de l'Allemagne.

Si nous n'agissons pas avant 1943-1945, étant donné le manque de réserves, chaque année pourra amener une crise alimentaire et nous n'aurons pas les devises étrangères nécessaires pour y faire face. C'est .ce qu'il faut considérer comme un point faible du régime. Au surplus, le monde aura prévu nos actions, et multipliera ses contre-mesures, d'année en année... Ce que sera la situation en 1943-1945, nul ne le sait aujourd'hui. Il est toutefois certain que nous ne pouvons attendre davantage.

D'une part, l'importance des forces armées et la nécessité de subvenir à leurs besoins, le vieillissement du mouvement nazi et de ses chefs ; d'autre part, la prévision d'une diminution de notre standard de vie et d'une baisse de la natalité ne nous laissent pas d'autre choix que l'action. Si le Führer est toujours en vie, il prendra la décision irrévocable de résoudre le problème dé l'espace vital allemand au plus tard en 1943-1945.

LA " PROVOCATION " DE GLEIWITZ

L'inquiétant chancelier n'aura pas à attendre jusque-là. Des le printemps de 1939, après le succès de son entrée à Prague, il convoite la Pologne.

Le 1er septembre. la Wehrmacht attaque.

Depuis ce matin à 5 h 45, nous tirons ! hurlera-t-il au Reichstag réuni dans le bâtiment de l'opéra Kroll.

Cynique, le Führer tente de justifier son action armée par une prétendue agression polonaise qui se serait produite contre le poste radiophonique allemand de Gleiwitz, en Haute-Silésie.

L'audience du 30 novembre 1945 va apporter à ce sujet de fort intéressantes révélations. L'ex-général Erwin Lahousen est appelé à la barre des témoins. L'interrogatoire est conduit par l'accusateur américain John H. Amen.

Lahousen est autrichien. Affecté au 2e bureau de Vienne, il fut, après l'Anschluss, muté dans le service correspondant de la Wehrmacht, la tristement célèbre Abwehr, dont le chef était alors le mystérieux amiral Canaris. Très vite, Lahousen devient l'un de ses collaborateurs les plus intimes.

Amen. – " L'amiral tenait-il un journal ? ".

Lahousen. – " Oui, et même bien avant le début de la guerre. Pour, ma part, j'ai contribué à la rédaction de nombreux textes, documents, précisions de toutes sortes ".

Amen. - Pour quelle raison Canaris tenait-il un journal aussi complet ? ...

Lebouaen. - Je vous répondrai en citant ses propres paroles : " Afin de pouvoir établir un jour, devant le monde entier et particulièrement le peuple allemand, les agissements et la mentalité de ceux qui dirigèrent le destin de ce peuple ". J'ai d'ailleurs conservé, avec l'accord de Canaris, les copies des textes auxquels j'ai contribué.

Amen. - Parlez-nous, je vous prie, du déclenchement de la campagne de Pologne. Avait-on sollicité le concours de l'Abwehr ? ...

Lahousen. - Oui. Il s'agit d'une affaire camouflée sous,le nom de code " Opération Himmler. Le choix de cette désignation était symbolique. Vers la mi-août, nous fûmes chargés de nous procurer un certain nombre d'uniformes, d'armes, de livrets militaires polonais. On ne nous donna aucune indication quant à l'emploi de ce matériel. Toutefois, il nous paraissait évident qu'on allait en faire un usage inavouable. Dès que ces objets furent réunis, un S.S. vint en prendre livraison ..

Amen. - Par la suite, Canaris vous a-t-il expliqué à quoi ces objets ont servi ?

Lahousen. - Oui. En lisant le premier communiqué de la Wehrmacht, celui qui accusait l'armée polonaise d'avoir violé le territoire allemand, nous fûmes tous édifiés : à présent, nous connaissions l'usage qu'on avait fait de ces uniformes et armes polonais. Un ou deux jours plus tard. Canaris nous donna des détails : on avait mis ces uniformes à des détenus d'un camp de concentration qui devaient ensuite simuler une attaque contre Radio Gleiwitz ...

Amen. - Savez-vous quel fut le sort des hommes qui participèrent à cette opération, notamment des détenus ?

Lahousen. – " Après la débâcle, j'ai pu m'entretenir, à l'hôpital militaire où j'étais en traitement, avec un commandant S.S. qui possédait quelques renseignements sur les dessous de l'affaire. À sa connaissance, tous les participants. concentrationnaires comme membres des services spéciaux, furent liquidés. Je n'en sais pas davantage ".

L'accusation britannique

(4 décembre 1945 - 16 janvier 1946)

À partir du 4 décembre, la parole revient aux Britanniques. Leur tâche est essentiellement politique. Elle consiste à étudier le chef d'accusation N° 2, c'est-à-dire celui portant sur les crimes contre la paix.

Le réquisitoire ci-après sera présenté par Sir Hartley Shawcross. Chacun de ces passages sera analysé, tant par le procureur britannique en personne que par ses adjoints, comme cela s'est passé pour la délégation américaine. Ces exposés seront entrecoupés d'interrogatoires des accusés, de présentations au tribunal de documents écrits, photographiés ou filmés, ainsi que d'auditions de témoins.

Voici la base de l'argumentation des Britanniques, telle que la présenta Sir Hartley Shawcross.

En une circonstance dont il a déjà été parlé. Hitler, le chef des conspirateurs nazis qui sont maintenant en jugement devant vous, a dit, parlant de ses plans belliqueux : Je donnerai un motif de propagande au déclenchement de la guerre, peu importe qu'il soit réel ou non. Par la suite, on ne demandera pas au vainqueur si nous avons dit la vérité ou non. Dans l'entreprise et la poursuite d'une guerre, ce n'est pas le droit qui importe, mais la victoire. Le plus fort a le droit pour lui...

L'Empire britannique a par deux fois été victorieux dans des guerres qui lui ont été imposées en l'espace d'une génération. Mais c'est précisément parce que nous nous rendons compte que la victoire ne suffit pas, que la force n'a pas nécessairement raison, que la paix durable et le règne du droit international ne peuvent être assurés par la seule force, que la nation britannique participe à ce procès.

Certains diront peut-être qu'avec ces misérables, il aurait dû être sommairement procédé, sans jugement. par une action exécutive qu'une fois leur pouvoir personnel de faire du mal anéanti, on aurait dû les rejeter dans l'oubli, sans cette investigation minutieuse et détaillée du rôle qu'ils jouèrent dans le déchaînement de la guerre sur le monde.. Væ victis. Qu'ils supportent les conséquences de la défaite.

Mais telle n'est pas la manière de voir de l'Empire britannique ni du gouvernement britannique. Ce n'est pas ainsi que le règne du droit s'élèverait et se raffermirait sur le plan, tant international que local. Ce n'est pas ainsi que les générations futures comprendraient que le droit n'est pas toujours du côté des gros bataillons.

Ce n'est pas ainsi que le monde se rendrait compte que la conduite d'une guerre d'agression n'est une entreprise non seulement dangereuse, mais aussi criminelle. La mémoire humaine est courte. Les apologistes des nations vaincues arrivent parfois à exploiter la sympathie et la magnanimité de leurs vainqueurs, de telle sorte que les faits réels n'étaient jamais enregistrés de bonne source. s'estompent et s'oublient...

Il n'est besoin que de rappeler les circonstances qui suivirent la dernière guerre mondiale, pour voir les dangers auxquels, en l'absence de toute déclaration judiciaire officielle. est exposé un peuple tolérant ou un peuple crédule. À mesure que le temps passe, le premier a tendance à ne pas tenir compte, peut-être en raison même de leur horreur, des récits d'agression et d'atrocités qui peuvent lui être présentés ; le second- égaré par des propagandistes fanatiques et malhonnêtes, en arrive à croire que ce n'était pas lui, mais ses adversaires qui s'étaient rendus coupables de ce qu'il aurait lui-même condamné.

Et c'est pourquoi nous croyons que ce tribunal, agissant. comme nous savons qu'il le fera, en dépit de sa nomination par les puissances victorieuses, avec une objectivité et une impartialité totales, fournira un critérium contemporain et un document autorisé et impartial auquel les historiens futurs pourront avoir recours comme source de la vérité, et les hommes politiques de l'avenir comme avertissement.

NOTRE DROIT

Par ce document, toutes les générations sauront non seulement ce que notre génération a souffert, mais aussi que notre souffrance fut la conséquence de crimes contre le droit des gens, que les peuples du monde ont imposé et continueront dans l'avenir à maintenir, au moyen de la coopération internationale, non pas fondée uniquement sur des alliances militaires, mais solidement basée sur le règne du droit.

Ainsi qu'il a été convenu entre les procureurs généraux, c'est à moi que revient la tâche, au nom du gouvernement britannique et des autres États associés dans ce procès, de justifier les poursuites aux termes de la deuxième charge de l'acte d'accusation, et de montrer comment les accusés ici présents, de connivence les uns avec les autres, ainsi qu'avec les personnes non présentes devant ce tribunal, projetèrent et déclenchèrent une guerre d'agression violant les obligations du traité par lequel, dans le cadre du droit international, l'Allemagne comme d'autres États, avait cherché à rendre de telles guerres impossibles.

Cette tâche se divise en deux parties. La première consiste à démontrer la nature et la base du crime contre la paix, que selon l'acte constitutif de ce tribunal, constituent le déclenchement de guerres d'agression, et la violation des traités. La seconde consiste à ne laisser aucun doute sur le fait que de telles guerres turent entreprises par les accusés ici présents.

En ce qui concerne le premier point, il suffirait sans doute de dire ceci. Il n'incombe pas à l'accusation de prouver que les guerres entreprises en violation des traités internationaux sont, ou devraient être, des crimes internationaux. L'acte constitutif de ce tribunal a décrété que ce sont des crimes et que le dit acte est le statut et le code de la présente cour.

Cependant, bien que ce soit là la loi claire et impérative qui commande la juridiction de ce tribunal, nous avons le sentiment que nous ne nous acquitterions pas pleinement de notre mission, si nous ne montrions pas la position de cette clause de l'acte constitutif par rapport à la perspective générale du droit international. Car de même que certaines lois anglaises furent, en substance, une promulgation du droit coutumier, de même cet acte constitutif en substance promulgue et crée une juridiction concernant ce qui était déjà le droit des nations.

Donc, en premier lieu, il faut dire ceci. Bien qu'il puisse être vrai qu'il n'existe pas un corps de règles internationales équivalant à une loi - au sens Justinien d'une règle imposée par une autorité souveraine à un sujet, tenu de lui obéir sous peine d'une sanction déterminée - pourtant, depuis cinquante ans et plus, les peuples du monde, peut-être à la recherche de l'idéal dont parle le poète :

" Quand les tambours guerriers ne battront plus ,

Et que les étendards de la bataille seront repliés,

Dans le Parlement de l'Homme, .

La Fédération de l'Univers... "

ont cherché à établir un système efficace de règles basées sur le commun accord des nations, pour stabiliser les relations internationales, pour éviter entièrement que la guerre ait lieu, et pour adoucir les conséquences des guerres qui avaient lieu.

Le premier traité de ce genre fut naturellement la Convention de La Haye en 1899 pour le règlement pacifique des différends internationaux. Elle n'eut guère, en fait, que la valeur d'un vœu, et nous n'y attachons aucune autorité quant aux fins de ce procès. Mais elle établit qu'on était bien d'accord, dans le cas de différends sérieux s'élevant entre les puissances signataires, pour avoir recours, dans toute la mesure du possible, à la médiation.

Cette Convention fut suivie en 1907 par une autre convention réaffirmant et renforçant légèrement ce qui avait été antérieurement convenu. Ces premières conventions étaient très loin de proscrire la guerre ou de créer une obligation contraignant à l'arbitrage. Je ne vous demanderai certainement pas de dire que ce fut un crime de ne pas les respecter. Mais du moins elles établirent le fait que les puissances contractantes admettaient le principe général que, dans toute la mesure du possible, on ne recourrait à la guerre que si la médiation échouait.

Bien que l'acte d'accusation mentionne ces conventions, je n'en fais état que pour montrer l'évolution historique du droit. En conséquence. il n'est donc pas nécessaire de discuter de leur effet, car elles ont été remplacées par des instruments plus efficaces. Elles ne furent que les premiers pas.

DES LOIS INTERNATIONALES DÉCOULANT DES TRAITÉS

Il y eut, évidemment, entre des États déterminés, d'autres conventions qui avaient pour objet de préserver la neutralité de tel ou tel pays, comme, par exemple, celle de la Belgique. Mais ces accords, en l'absence de toute volonté réelle de les respecter, furent complètement hors d'état de prévenir la première guerre mondiale en 1914.

Frappées par l'arrivée de cette catastrophe, les nations d'Europe, sans excepter l'Allemagne, et d'autres parties du monde, en vinrent à la conclusion que. dans l'intérêt de tous au même titre, une organisation permanente des nations devait être établie pour le maintien de la paix. Et c'est ainsi que le traité de Versailles eut pour préface le Pacte de la Société des Nations.

Je ne dirai rien ici de la valeur, sur un plan général, des diverses clauses du traité de Versailles. Elles ont été critiquées, certaines à juste titre peut-être, et elles firent l'objet d'une abondante propagande belliqueuse en Allemagne. Mais il n'est pas nécessaire de traiter la question au tond car, quelque injustice qu'on pût imputer à 'ce traité, il ne s'ensuivait aucune excuse d'aucune sorte au déclenchement de la guerre en vue d'en altérer les termes.

Il constituait non seulement un règlement à l'amiable de toutes les difficiles questions territoriales, qui avaient été laissées en suspens par la guerre elle-même, mais il créait la Société des Nations, laquelle, si elle avait reçu un appui loyal, aurait fort bien pu résoudre les différends internationaux qui, autrement, pouvaient conduire à la guerre, comme ils y conduisirent en fait.

Il établissait, dans le Conseil de la Société, dans l'Assemblée et dans la Cour permanente de justice internationale, un mécanisme, non seulement pour le règlement pacifique des différends internationaux, mais aussi pour la liquidation de toutes les questions internationales par une franche et libre discussion.

À cette époque, grands étaient les espoirs du monde. Des millions d'hommes de tous pays - Peut-être même en Allemagne - avaient fait le sacrifice de leur vie pour ce qu'ils croyaient et espéraient être une guerre qui mettrait un terme à la guerre.

L'Allemagne elle-même adhéra à la Société des Nations et reçut un siège permanent au Conseil où, ainsi qu'à l'Assemblée, les gouvernements allemands qui précédèrent celui de l'accusé von Papen, en 1932, participèrent pleinement. Dans les années allant de 1919 à 1932, malgré certains incidents d'importance secondaire dans l'atmosphère passionnée qui suivit la fin de la guerre, la mise en œuvre pacifique de la Société des Nations se poursuivit. Et ce ne fut pas le seul fonctionnement de cette Société qui donnait de bonnes raisons d'espérer qu'à la fin, le règne du droit remplacerait celui de l'anarchie dans le domaine international.

Les hommes d'État du monde prirent délibérément le parti de considérer les guerres d'agression comme un crime international. Ce n'est pas là une formule nouvelle inventée par les vainqueurs pour l'incorporer dans notre acte constitutif. Elle a figuré au premier chef dans de nombreux traités, dans des déclarations gouvernementales et des discours d'hommes d'État au cours de la période précédant la seconde guerre mondiale.

Dans les traités conclus entre l'U.R.S.S. et d'autres États, tels que la Perse (1er octobre 1927), la France (2 mai 1935), la Chine (21 août 1937), les pallies contractantes s'engageaient à réprimer tout acte d'agression, quel qu'il fût, contre l'autre partie. En 1933, l'Union soviétique devint partie à un grand nombre de traités, comportant une définition détaillée des actes d'agression. La même définition apparut la même année dans le rapport, faisant autorité, du Comité des questions de Sécurité, institué en liaison avec la Conférence sur la réduction et la limitation des armements.

Mais les États allèrent plus loin que l'engagement de s'abstenir des guerres d'agression et de prêter assistance aux États victimes d'une agression. Ils condamnèrent les guerres d'agression. Ainsi, dans le traité de non-agression et de conciliation, condamnant la guerre et signé le 10 octobre 1933, par un certain nombre d'États américains - rejoints ensuite par la presque totalité des États du continent américain et un certain nombre de pays européens - les parties contractantes déclarèrent solennellement que... elles condamnaient les guerres d'agression dans leurs relations mutuelles ou dans les relations entre d'autres États.

Ce traité fut totalement incorporé dans la Convention de Buenos Aires en décembre 1936, signée et ratifiée par un grand nombre de pays américains, y compris les États-Unis d'Amérique. Antérieurement, en février 1928, la sixième Conférence panaméricaine adopta une résolution déclarant que.... comme la guerre d'agression constitue un crime contre le genre humain (...) toute agression est illicite et, comme telle, est déclarée formellement interdite ..

En septembre 1927, l'Assemblée de la Société des Nations adopta une résolution affirmant la conviction qu'une guerre d'agression ne peut jamais servir de moyen pour régler les différends internationaux et est, en conséquence, un crime international et déclarant que toutes les guerres d'agression sont, et seront toujours interdites.

L'article 1er du projet de traité d'assistance de 1923 stipulait ; Les. Hautes Parties Contractantes, affirmant que la guerre d'agression est un crime international, prennent l'engagement solennel de ne se rendre coupables de ce crime envers aucune autre nation.

Ces documents restèrent sans ratification, pour des raisons diverses, mais ils ne sont pas sans signification ni valeur instructive.

LA CONCILIATION PRÉALABLE DEVAIT RESOUDRE LES ANTAGONISMES

Ces condamnations répétées des guerres d'agression attestaient le fait que, avec la recréation de la Société des Nations et avec les développements juridiques qui y firent suite, la position de la guerre dans le droit international avait subi une profonde modification. La guerre cessait d'être une prérogative sans limitation des États souverains.

Le Pacte de la Société n'abolissait pas totalement le droit de faire la guerre. Il laissait subsister certaines lacunes qui étaient probablement plus importantes en théorie qu'en pratique. En, fait, autour du droit de faire la guerre, il disposait, quant à la procédure et quant au fond, des obstacles et des délais qui, si le Pacte avait été respecté, auraient eu pour effet d'éliminer la guerre, non seulement entre les membres de la Société, mais aussi, en venu de certaines dispositions du Pacte, dans les relations des puissances non-signataires.

Ainsi le Pacte remettait la situation dans l'État où elle se trouvait à l'aube du droit international, à l'époque où Gratius jetait les bases du droit des gens modernes et établissait la distinction, grosse de conséquences juridiques profondes dans la sphère de la neutralité, entre les guerres justes et les guerres injustes.

Et cette évolution ne fut d'ailleurs pas arrêtée par l'adoption du Pacte. Le droit de faire la guerre fut circonscrit encore par une série de traités - au nombre de près de mille - d'arbitrage et de conciliation, embrassant pratiquement toutes les nations du monde. Le clause dite facultative de l'article 36 du statut de le Cour permanente de justice internationale, qui conférait à la Cour une juridiction obligatoire à l'égard des catégories de différends les plus étendues et qui constituait en fait le traite d'arbitrage obligatoire le plus important de la période d'après-guerre fut signée et ratifiée par un très grand nombre de puissances.

L'Allemagne elle-même la signa en 1927, sa signature fut renouvelée pour une période de cinq ans, par le gouvernement national-socialiste en juillet 1933 (fait significatif, cette ratification ne fut pas renouvelée à l'expiration de sa validité, en mars 1938). Depuis 1928, un nombre considérable d'États ont signé et ratifié l'Acte général relatif au règlement pacifique des différends internationaux qui était destiné à combler les lacunes laissées par la clause facultative et les traités d'arbitrage et de conciliation existants.

Tout ce vaste réseau d'instruments de règlement pacifique attestait la conviction grandissante que la guerre cessait d'être le moyen normal et légitime de renier les différends internationaux. La condamnation expresse des guerres d'agression, dont il a été déjà parlé, apportait le même témoignage.

Le traité de Locarno du 16 octobre 1925, dont je parlerai plus tard et auquel l'Allemagne fut partie était plus qu'un traité d'arbitrage et de conciliation dans lequel les parties prenaient des engagements déterminés concernant le règlement pacifique des différends qui auraient pu s'élever entre eux.

Il constituait, sous réserve d'exceptions clairement spécifiées en cas de légitime défense dans certaines circonstances, un engagement plus général, en vertu duquel les parties s'accordaient pour en aucun cas de s'attaquer ni s'envahir mutuellement, ni en venir à la guerre l'une contre l'autre. Ceci constituait une renonciation générale à la guerre et passa pour tel aux yeux des juristes et de l'opinion publique du monde entier. Car le traité de Locarno ne fut pas simplement l'un des très nombreux traités d'arbitrage conclus à cette époque.

Il fut considéré comme la pierre d'angle d'un règlement européen et du nouvel ordre juridique institué en Europe par le remplacement partiel, volontaire et généreux des justes rigueurs du traité de Versailles.

Avec lui, la formule " mettre la guerre hors-la-loi " quitta le domaine de la simple propagande pacifiste. Elle devint courante dans les écrits traitant du droit international et dans les déclarations officielle des gouvernements. Aucun juriste faisant autorité, aucun homme d'État responsable.

n'aurait, après le traité de Locarno, pris à son compte l'assertion que, du moins entre les parties contractantes, la guerre était restée un droit sans limitation des États souverains.

Mais, quoique la validité du traité de Locarno fut limitée aux parties contractantes, il eut un retentissement plus large, du fait qu'il ouvrait la voie à cet acte réellement fondamental et révolutionnaire dans le droit international moderne, à savoir le traité général pour la renonciation à la guerre. du 27 août 1928 connu également sous le nom de pacte de Paris, ou pacte Briand-Kellogg, ou pacte Kellogg. Ce traité - instrument de législation internationale mûrement réfléchi et soigneusement élaboré - était obligatoire en 1939 pour plus de soixante nations, y compris l'Allemagne.

" Ce fut - et c'est resté - l'instrument international qui reçut le plus grand nombre de signatures et de ratifications. Il ne contenait aucune clause relative à son expiration, et il fut conçu comme la pierre angulaire de tout ordre international futur digne de ce nom. Il fait pleinement partie du droit international dans son état actue. et n'a été en rien modifié ou remplacé par la Charte des Nations Unies.

LE MEPRIS DES TRAITÉS

Telle était la législation selon laquelle les peuples du monde avaient définitivement, par le pacte de Paris, mis la guerre hors la loi et l'avaient condamnée comme acte criminel.

Passons aux faits et voyons comment les accusés, sous la conduite de leur chef et avec leurs complices, ruinèrent les grands espoirs de l'humanité et cherchèrent à retourner à l'anarchie internationale. Et tout d'abord, il faut que ceci soit dit en termes généraux, car ce sera établi de manière indubitable par les documents.

À partir du moment où Hitler devint chancelier en 1933, avec l'accusé von Papen. comme vice-chancelier, et avec l'accusé von Neurath comme ministre des Affaires étrangères, l'atmosphère générale du monde s'assombrit. Les espérances des peuples commencèrent à se dérober. Les traités n'apparurent plus comme des actes comportant une obligation solennelle, mais furent conclus avec cynisme total, en tant que moyen de tromper d'autres États sur les intentions belliqueuses de l'Allemagne.

Les conférences internationales ne furent pas utilisées comme moyen d'assurer des solutions pacifiques, mais comme une occasion de satisfaire, par le chantage, des exigences qui seraient éventuellement intensifiées du fait de la guerre. Le monde en vint à connaître la guerre des nerfs, la diplomatie du fait accompli, du chantage et de la brimade.

En octobre 1933, Hitler déclara à son cabinet que, étant donné que le projet de Convention du Désarmement n'accordait pas l'égalité totale à l'Allemagne, il faudrait, torpiller la Conférence du Désarmement. Il n'était pas question de négocier : l'Allemagne quitterait la Conférence. et la Société ...

Et le 21 octobre 1933, c'est ce qu'elle fit ; et en agissant ainsi, elle porta un coup mortel au système de sécurité, qui avait été édifié sur la base de Covenant de la Société.

Depuis ce moment, la marque de la politique extérieure de ces hommes devint le dédain absolu de tous les engagements internationaux et de ceux notamment qu'ils avaient solennellement pris eux-mêmes. Comme Hitler l'avait avoué en termes exprès : Les conventions ne sont observées qu'aussi longtemps qu'elles servent un but déterminé. Il aurait pu ajouter que ce but n'était souvent que d'endormir une victime désignée, dans une fallacieuse impression de sécurité. En fait, ceci devint finalement si .manifeste que le fait d'être invité par l'accusé Ribbentrop à participer à un pacte de non-agression avec l'Allemagne était presque un signe que l'Allemagne avait l'intention d'attaquer l'État en question.

L'histoire des fatales années allant de 1934 à 1939 prouve assez clairement que les Allemands se servirent de ce traité, comme ils se servirent d'autres traités, comme d'un simple moyen politique pour seconder leurs desseins offensifs. Les documents produits ici font clairement apparaître que ces cinq années embrassent deux phases distinctes dans la réalisation des intentions offensives qui furent toujours à la base de la politique nazie.

Il y eut d'abord la période allant de la prise du pouvoir par les nazis en 1933 à l'automne de 1937. Ce fut la période préparatoire. Ce fut à cette époque qu'eurent lieu la violation des traités de Versailles et de Locarno, le réarmement fiévreux de l'Allemagne, le retour à la conscription. la réoccupation et la remilitarisation de la Rhénanie, et toutes les autres mesures préparatoires, nécessaires pour une agression future dont mes collègues représentant les États-Unis ont déjà traité d'une manière si admirable. Ce fut à cette époque qu'ils bercèrent la Pologne dans une fallacieuse impression de sécurité.

Non seulement Hitler mais aussi les accusés Goering et Ribbentrop, firent des déclarations approuvant le pacte. En 1935, Goering disait que le pacte n'était pas seulement prévu pour une période de dix ans, mais pour toujours : il n'y avait pas lieu d'avoir la plus légère crainte ne pas le voir continuer ...

Alors même que l'Allemagne construisait progressivement la plus grande machine de guerre que l'Europe eût connue, et bien que, dès janvier 1937, la position militaire allemande fût si sure que Hitler pouvait parler ouvertement de sa puissante armée, il se donna la peine aussi de déclarer à cette époque-là : Par une série d'accords nous avons supprimé la tension existante et. par là, fortement contribué à une amélioration de l'atmosphère européenne. Je ne rappellerai que l'accord avec la Pologne qui a profité aux deux parties. Et cela continua à l'extérieur, affirmations d'intentions pacifiques : à l'intérieur, des canons plutôt que du beurre " ...

HITLER JETTE LE MASQUE

En 1937, cependant, cette période préparatoire tira à sa fin et la politique nazie passa des préparatifs généraux, en vue d'une agression future, à une organisation particulière, en vue de la réalisation de certains buts offensifs particuliers.

Deux documents, entre autres, attestent ce changement.

Le premier est une importante directive pour la préparation unifiée de la guerre , donnée le 29 juin 1937 par le ministre de la Guerre du Reich (von Blomberg) et commandant en chef des Forces armées. Ce document est important non seulement par ses indications militaires, mais par l'appréciation qu'il comporte de la situation européenne et pour la révélation qu'il apporte des l'attitude nazie à son endroit.

La position politique générale déclarait von Blumberg, justifie l'hypothèse que l'Allemagne n'a pas lieu d'envisager d'attaque d'aucun côté. Les raisons en sont, outre l'absence du désir de, la guerre chez toutes les nations, en particulier chez les puissances occidentales, les lacunes dans' l'état de préparation à la guerre d'un grand nombre d'États, et de la Russie en particulier.

Ainsi, la flatterie envers la Pologne précéda l'annexion de l'Autriche, et une nouvelle flatterie à la Pologne précéda l'annexion projetée de la Tchécoslovaquie. Les réalités cachées derrière ces expressions extérieures de bonne volonté sont clairement révélées par les documents relatifs au Plan Vert, qui ont déjà été produits devant le tribunal. Ils montrent que Hitler était pleinement conscient du risque que la Pologne, l'Angleterre et la France fussent entraînées dans la guerre pour empêcher l'annexion par l'Allemagne de la Tchécoslovaquie, et que ce risque, quoique aperçu, était également accepté. Le 25 août, des ordres secrets aux forces aériennes allemandes concernant les opérations à diriger contre l'Angleterre et la France. si elles intervenaient, signalaient que, étant donné que le traité franco tchécoslovaque ne prévoyait d'assistance que dans le cas d'une attaque sans provocation, il faudrait un jour ou deux à la France et à l'Angleterre pour décider si, juridiquement, l'attaque avait eu lieu sous provocation ou non. Une guerre-éclair, réalisant ses buts avant qu'une intervention effective ne devint possible était l'objectif à atteindre.

Le même jour, fut donné un mémoire des forces aériennes, relatif à l'organisation futur auquel était jointe une carte sur laquelle les États baltes, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Pologne apparaissaient tous comme rattachés à l'Allemagne, et dans lequel les préparatifs en vue de développer les forces aériennes à mesure que le Reich augmentera en étendue, ainsi que des dispositions en vue d'une guerre sur deux fronts contre la France et la Russie, étaient discutés.

Et le jour suivant, il y a une minute, adressée à von Ribbentrop, sur les réactions de la Pologne relativement à la question tchécoslovaque. Le fait que, après la liquidation de la question tchèque, on estime en général que ce sera ensuite le tour de la Pologne est reconnu, mais on déclare : Plus tard on se pénétrera de cette supposition, mais cela vaudra ...

Je m'arrêterai un instant à la date de l'accord de Munich, et je vais demander au tribunal de considérer la preuve qu'apportent les documents et les faits historiques jusqu'à cette époque. La volonté d'agression nazie et l'agression de fait ont été établies d'une manière indéniable. Non seulement la conférence de 1937 révèle Hitler et ses complices envisageant l'acquisition de l'Autriche et de la Tchécoslovaquie, au besoin par la guerre, mais la première de ces opérations avait été effectuée en mars 1938, et une bonne partie de la seconde sous la menace de la guerre, bien qu'il n'y ait pas eu besoin d'y procéder en fait,. au mois de septembre de la même année.

D'une manière plus inquiétante encore, Hitler avait révélé sa fidélité à ses vieilles doctrines de Mein Kampf, doctrines essentiellement offensives, sur l'exposé desquelles, dans Mein Kampf, longtemps considéré comme la Bible du parti nazi, nous attireront l'attention : Hitler est à la poursuite du Lebensraum, et il a l'intention de l'acquérir par des menaces de force ou, si celles-ci échouent, par la force, par la guerre offensive.

Jusque-là une guerre de fait avait été évitée par amour de la paix, manque de préparation, patience ou lâcheté, comme vous voudrez, de la part des puissances démocratiques. Mais, après Munich, les questions qui emplissaient d'une vive inquiétude l'esprit de tous les gens réfléchis étaient : Comment cela va-t-il se terminer ? Hitler est-il satisfait maintenant, comme il le déclare ? Ou bien sa recherche du Lebensraum va-t-elle conduire à de nouvelles agressions, même s'il doit ouvertement faire une guerre offensive pour le trouver ?

C'était à propos de ce qui restait de la Tchécoslovaquie et de la Pologne, que la réponse à ces questions devait être donnée.

Moins de six mois après la signature de l'accord de Munich, les dirigeants nazis avaient occupé le reste de la Tchécoslovaquie, que par. cet accord ils s'étaient déclarés prêts à garantir. Le 14 mars 1939, le vieux président infirme du croupion de la Tchécoslovaquie, Hacha, et son ministre des Affaires étrangères Chvalkowsky, furent convoqués à Berlin. Au cours d'une réunion tenue entre 1 h 15 et 2 h 15 du matin, le 15 mars en présence de Hitler et des accusés Ribbentrop, Goering et Keitel, ils furent malmenés et menacés, et furent informés sans ménagements que Hitler avait donné l'ordre aux troupes allemandes d'entrer en Tchécoslovaquie, et qu'il avait ordonné l'incorporation de ce pays au Reich allemand. On leur fit nettement comprendre que la résistance serait inutile et serait écrasée par la force armée et par tous les moyens disponibles.

C'est ainsi que fut créé le Protectorat dé Bohême-Moravie et que la Slovaquie fut transformée en un État satellite de l'Allemagne, quoique nominalement indépendant.

Par leur action unilatérale, sous des prétextes qui n'avaient pas ombre de validité, sans discussion avec le gouvernement d'aucun autre pays, sans médiation et en contradiction directe avec le sens et l'esprit de l'accord de Munich, les Allemands s'emparèrent de ce qu'ils avaient projeté d'acquérir au mois de septembre de l'année précédente, et en fait bien antérieurement, mais qu'à l'époque ils s'étaient sentis incapables d'obtenir complètement sans montrer trop ouvertement leurs intentions offensives. L'agression réalisée stimulait le désir d'une agression future.

Il y eut des protestations. Les nazis avaient clairement montré leur jeu. Jusqu'ici, ils avaient caché au monde extérieur que leurs réclamations allaient plus loin que l'incorporation au Reich de personnes de race allemande résidant en territoire limitrophe. Maintenant, pour la première fois, au mépris de leurs assurances solennelles du contraire, un territoire non allemand avait été pris.

Cette acquisition de la totalité de la Tchécoslovaquie, ainsi que l'occupation également illégale de Memel le 22 mars, eurent pour effet de renforcer considérablement la position de l'Allemagne, à la fois politiquement et stratégiquement ainsi que Hitler l'avait anticipé, lorsqu'il discutait de la question à sa conférence du 5 novembre 1937.

VERS L'ÉPREUVE DE FORCE

Bien avant d'avoir réalisé leur attaque contre la Tchécoslovaquie, les chefs nazis avaient cependant déjà commencé à émettre des prétentions sur la Polognee. Le 25 octobre 1938, c'est-à-dire moins d'un mois après le rassurant discours de Hitler au sujet de la Pologne, déjà cité, et de l'accord de Munich lui-même, M. Lipski, ambassadeur de Pologne à Berlin, rapportait à M. Beck, ministre des Affaires étrangères de Pologne, qu'au cours d'un déjeuner à Berchtesgaden la veille (le 24 octobre), l'accusé Ribbentrop avait formulé des demandes relatives à la réunion de Dantzig au Reich, à la construction d'une autostrade extra-territoriale et d'une voie ferrée traversant le Po-morze, c'est-à-dire la province que les Allemands appelaient le Corridor.

À partir de ce moment, et jusqu'à ce que le gouvernement polonais eût nettement laissé entendre, au cours d'un séjour de l'accusé Ribbentrop à Varsovie, qui se termina le 27 janvier 1939 qu'il ne consentirait pas à céder Dantzig à la souveraineté allemande, les négociations relatives à ces exigences allemandes se poursuivirent.

Le 11 avril, Hitler distribuait sa directive concernant les préparatifs de guerre uniformes par les forces années - 1939-1940. Il y déclarait : Dans une autre directive, je définirai ultérieurement les tâches des forces armées et les préparatifs à faire en conséquence pour la conduite de la guerre. Jusqu'à ce que cette directive entre en vigueur, les forces armées doivent être prêtes aux éventualités suivantes :

1. Sauvegarde des frontières.

2. Plan Blanc (Fall Weiss)

3. L'annexion de Dantzig ...

Dans une annexe à ce document, intitulée Hypothèses et buts politiques, il est précisé que les querelles avec la Pologne sont à éviter. Si toutefois la Pologne modifiait sa politique actuelle et adoptait une attitude menaçante à l'égard de l'Allemagne, un règlement définitif serait nécessaire, nonobstant le pacte avec la Pologne ; la ville libre de Dantzig devait être incorporée à l'Allemagne au plus tard à l'ouverture du conflit.

La tendance désirée est de limiter la guerre à la Pologne et ceci est considéré comme possible avec la crise intérieure de la France et la réserve britannique qui en résulte.

Ce fut moins de trois semaines après la date de ce dernier document que Hitler s'adressa au Reichstag (le 28 avril 1939). Dans son discours, il répéta les exigences allemandes déjà représentées à la Pologne et se mit à dénoncer l'accord germano-polonais de 1934.

Laissant de côté, pour le moment, les préparatifs militaires en vue d'une attaque, que Hitler avait mis en train dans la coulisse, je vais demander au tribunal de considérer la nature de la dénonciation d'un accord auquel, par le passé, Hitler avait déclaré attacher tant d'importance.

En premier lieu, la dénonciation par Hitler était en soi-même sans effet, puisque le texte de l'accord ne comportait pas de clause relative à sa dénonciation, par l'une des deux parties contractantes, avant les six mois suivant l'expiration des dix années pour la durée desquelles il était conclu. Aucune dénonciation ne pouvait être effective légalement avant juin ou juillet 1943, et Hitler parlait le 28 avril 1939 : plus de cinq ans trop tôt.

En second lieu, l'attaque de fait de Hitler contre la Pologne, lorsqu'elle survint le septembre 1939, eut lieu avant l'expiration de la période de six mois suivant la dénonciation, période pré vue par l'accord avant qu'une telle dénonciation ne produisit ses effets.

En troisième lieu, les raisons de sa dénonciation de l'accord, produites par Hitler dans son discours au Reichstag, sont tout à fait spécieuses. De quelque manière qu'on lise les termes, il est impossible d'accepter le point de vue que la garantie anglo-polonaise d'assistance mutuelle contre une agression pouvait annuler le pacte. S'il en était ainsi, à coup sûr, alors, les pactes déjà conclus par Hitler avec l'Italie et le Japon l'avaient déjà rendu sans valeur, et Hitler aurait pu épargner son souffle.

Mais la vérité est que le texte de l'accord germano-polonais ne comporte pas la moindre disposition susceptible d'appuyer la prétention de Hitler.

Pourquoi, alors, Hitler fit-il cette tentative, triplement sans valeur, de renier son enfant diplomatique favori ? Y a-t-il une autre raison possible que celle-ci : l'accord ayant servi ses fins, les raisons qu'il mit en avant ne furent choisies que dans un effort pour fournir à l'Allemagne une quelconque justification de l'attaque à laquelle elle était résolue

Car Hitler avait le plus grand besoin de quelque sorte de justification, de quelque motif apparemment acceptable, puisque rien n'était arrivé ou n'était susceptible d'arriver, du côté polonais, pour les lui fournir.

Jusque-là, il avait fait à son associé contractuel des demandes que la Pologne, en tant qu'État souverain, avait entièrement le droit de refuser. S'il était mécontent de ce refus, Hitler était contraint, d'après les termes mêmes de l'accord, de chercher un règlement par d'antres moyens pacifiques, sans préjudice de la possibilité d'appliquer, en cas de besoin, la procédure qui est prévue pour un tel cas dans les autres conventions qui sont en vigueur entre eux, allusion, doit-on supposer, au traité d'arbitrage germano-polonais, signé à Locarno en 1925.

Le 10 mai, Hitler donna l'ordre de s'emparer des installations économiques en Pologne et, le

16 mai, l'accusé Raeder, en tant que commandant en chef de la marine, distribua un memorandum exposant les instructions de Hitler en vue de la préparation à l'épuration, Plan Blanc, dès le 1er septembre 1939.

Mais le document décisif est le procès-verbal de la conférence réunie par Hitler le 23 mai 1939, et comprenant divers officiers des grades supérieurs, y compris les accusés Goering, Raeder et Keitel. Hitler déclara alors que la solution des problèmes économiques ne pourrait être trouvée sans l'invasion d'États étrangers et d'attaques contre les possessions étrangères :

Dantzig n'est pas du tout l'objet du différend. Il s'agit d'étendre notre espace vital à l'Est... Il n'est donc pas question d'épargner la Pologne, et il nous reste cette décision : attaquer la Pologne à la première occasion. Nous ne pouvons nous attendre à une répétition de l'affaire tchèque. Il y aura la guerre. Notre tâche est d'isoler la Pologne. Le succès de cet isolement sera décisif. L'isolement de la Pologne est une affaire d'habileté politique.

Il prévoyait la possibilité que la guerre avec l'Angleterre et la France pût en être la conséquence. Mais il fallait éviter une guerre sur deux fronts, si possible. Pourtant, l'Angleterre était reconnue comme l'ennemi le plus redoutable.

L'Angleterre est la force dirigeante contre l'Allemagne, le but sera toujours de mettre l'Angleterre à genoux. Plus d'une fois, il répéta que la guerre avec la France et l'Angleterre serait une lutte à mort. Tout de même, concluait-il, nous ne serons pas contraints à une guerre, mais nous ne pourrons pas l'éviter.

Le 14 juin 1939, le général Blaskowitz, alors commandant en chef du 3e groupe d'armée, distribua un plan de campagne détaillé relatif au Plan Blanc. Le lendemain, von Brauschitsch donnait un memorandum dans lequel il était précisé que l'objectif de l'opération imminente était de détruire les forces armées polonaises. La tactique suprême exige, disait-il, que la guerre soit commencée par de forts coups de surprise afin d'obtenir des résultats rapides.

Les préparatifs avancèrent à grands pas. Le 22 juin, Keitel présenta un horaire préliminaire de l'opération, que Hitler semble avoir approuvé, et il suggéra que la manœuvre envisagée fût camouflée afin de ne pas troubler la population. Le 3 juillet, Brauschitsch écrivit à Reader en insistant pour que certains mouvements navals préliminaires fussent abandonnés, afin de ne pas compromettre la surprise de l'attaque.

Les 12 et 13 août, Hitler et Ribbentrop eurent un entretien avec Ciano, ministre des Affaires étrangères italien.

Au début de la conversation, Hitler souligna la force de la position allemande, de ses fortifications occidentales et orientales et des avantages stratégiques et autres qu'elles présentaient en comparaison de celles de l'Angleterre, de la France et de la Pologne. Puisque les Polonais, par leur attitude généraie, ont nettement montré que de toute manière, en cas de conflit, ils seraient du côté des ennemis de l'Allemagne et de l'Italie, une liquidation rapide, à l'heure actuelle, ne pourrait être qu'avantageuse pour le conflit inévitable avec les démocraties occidentales.

Si une Pologne hostile demeurait à la frontière orientale de l'Allemagne, non seulement les onze divisions de la Prusse orientale auraient les mains liées, mais aussi d'autres contingents seraient maintenus en Poméranie et en Silésie. Ceci ne serait pas nécessaire dans le cas d'une liquidation préalable.

D'une façon générale, la meilleure chose qui peut arriver serait que les neutres fussent liquidés l'un après l'autre. Ce programme pourrait être exécuté plus facilement si, en chaque occasion, l'un des partenaires de l'Axe couvrait l'autre, tandis qu'il s'occuperait d'un neutre peu sûr. L'Italie pourrait bien considérer la Yougoslavie comme un État neutre de cette catégorie.

Ciano était d'avis de reculer l'opération. L'Italie n'était pas prête ; elle croyait qu'un conflit avec la Pologne évoluerait en une guerre européenne générale. Mussolini était convaincu qu'un conflit avec les démocraties était inévitable, mais il dressait des plans pour une période de deux ou, trois ans à venir. Mais le Führer déclara que la question de Dantzig devait être réglée d'une manière ou d'une autre avant la fin du mois d'août : Il avait décidé en conséquence de se servir de l'occasion qu'offrirait la prochaine provocation de la Pologne sous la forme d'un ultimatum.

Le 22 août, Hitler convoqua ses chefs militaires suprêmes à Obersalzberg et donna l'ordre de l'attaque. Dans ce qu'il dit, il fit bien comprendre que la décision d'attaquer avait déjà été prise dès le printemps précédent. Il donnerait un motif fallacieux pour le déclenchement de la guerre.

À ce moment, l'attaque était prévue pour les premières heures de la matinée du 26 août. La veille, le gouvernement britannique, espérant que Hitler pourrait encore hésiter à plonger le monde dans la guerre, et croyant qu'un traité formel ferait plus d'impression sur lui que les assurances officieuses qui avaient été données auparavant conclut un accord d'assistance mutuelle avec la Pologne, comportant les assurances antérieures.

Hitler n'ignorait pas que, par le traité franco polonais de 1921 et par le pacte de garantie signé à Locarno en 1925, la France était tenue de venir au secours de la Pologne en cas d'agression. Pendant un moment, Hitler hésita. Goering et Ribbentrop sont d'accord pour déclarer que ce fut ce traité anglo-polonais qui l'amena à décommander l'attaque, ou plutôt à la retarder. Peut-être espérait-il qu'il existait encore une chance de répéter, après tout, ce qu'il avait appelé l'affaire tchèque. Si tel fut le cas, ses espoirs furent de courte durée.

Le 27 août, Hitler accepta la décision de Mussolini de ne pas entrer tout de suite dans la guerre, mais demanda une assistance de propagande et un déploiement d'activités militaires pour créer l'incertitude dans l'esprit des Alliés. Ribbentrop déclara le même jour que les années étaient en marche.

Dans l'intervalle, bien entendu. et en particulier au cours du dernier mois, des tentatives désespérées avaient été faites par les puissances occidentales pour écarter la guerre. Vous en aurez des preuves détaillées : de l'intervention du pape, du message du président Roosevelt, de l'offre de M. Chamberlain de faire tout notre possible pour créer des conditions dans lesquelles toutes les questions en litige pourraient faire l'objet de libres négociations et pour garantir les décisions qui en résulteraient.

Ceci, et tous les autres efforts d'hommes honnêtes pour éviter l'horreur d'une guerre européenne étaient destinés à échouer. Les Allemands avaient décidé que, le jour de la guerre était arrivé.

Le 31 août, Hitler donna l'ordre confidentiel que l'attaque commençât aux premières heures du 1er septembre. Les incidents de frontière indispensables ne manquèrent pas de se produire. Était-ce pour cela que Keitel avait reçu l'ordre de Hitler de fournir à Heydrich des uniformes polonais ?

Et ainsi, sans déclaration de guerre, sans même donner au gouvernement polonais l'occasion d'examiner les demandes décisives de l'Allemagne, les troupes nazies envahirent la Pologne.

Le 3 septembre, Hitler envoya un télégramme à Mussolini, le remerciant pour son intervention, mais faisant remarquer que la guerre était inévitable et que le moment le plus prometteur avait du être choisi, après une délibération.

Et c'est ainsi que Hitler et ses complices, présents devant ce tribunal, commencèrent la première de leurs guerres d'agression auxquelles ils s'étaient préparés si longtemps et si complètement. Ils la menèrent si férocement qu'en moins de deux semaines, la Pologne était abattue.

Le 2 septembre, le lendemain du jour où il avait envahi la Pologne et pris Dantzig, il exprima encore sa résolution de respecter l'inviolabilité et intégrité de la Norvège dans un aide-mémoire qui fut remis au ministre des Affaires étrangères de Norvège par le ministre d'Allemagne à Oslo, ce même jour.

Un mois plus tard, le 6 octobre 1939, il déclara, dans un discours public : L'Allemagne n'a jamais eu aucun conflit d'intérêt, ni même aucun sujet de controverse avec les États nordiques, pas plus qu'elle n'en a aujourd'hui. La Suède et la Norvège ont toutes deux reçu l'offre de pactes de non-agression de la part de l'Allemagne et les ont toutes deux refusés, uniquement parce qu'elles ne se sentent menacées en aucune façon ...

D'AUTRES VICTIMES

Alors que l'invasion de la Norvège et du Danemark avait déjà commencé, aux premières heures du matin, le 9 avril, un memorandum allemand fut remis aux gouvernements de ces deux pays, tentant de justifier l'action allemande. Diverses allégations contre les gouvernements des pays envahis y étaient faites. On y prétendait que la Norvège s'était rendue coupable de violations de la neutralité. On y prétendait !qu'elle avait permis et toléré que la Grande-Bretagne se servit de ses eaux territoriales. On y prétendait que la Grande-Bretagne et la France faisaient elles-mêmes des plans pour envahir et occuper la Norvège et que le gouvernement de ce pays était disposé à acquiescer à une telle éventualité.

Je ne me propose pas de discuter la question de savoir si ces allégations étaient vraies ou fausses. Cette question est sans rapport avec l'affaire exposée devant la présente Cour. Même si ces allégations étaient vraies (et elles sont manifestement fausses), elles ne fourniraient aucune justification concevable de l'action d'envahir, sans avertissement, sans déclaration de guerre et sans aucun essai de médiation ou de conciliation.

La guerre d'agression n'est pas moins une guerre d'agression du fait que l'État qui la fait croit que d'autres États risquent d'agir d'une manière semblable. Le viol d'une nation n'est pas justifié parce qu'on croit qu'elle pourrait être violée par un autre. Même dans le cas de légitime défense, les mesures de guerre ne sont pas justifiées, sauf si tous les moyens de médiation ont échoué et si la force est effectivement employée de fait contre l'État intéressé.

Le 1er septembre, la Pologne fut envahie, et, deux jours après. l'Angleterre et la France entraient en guerre contre l'Allemagne, en exécution de l'obligation contractuelle déjà mentionnée. Le 6 octobre Hitler renouvelait ses assurances d'amitié à la Belgique et à la Hollande ; mais le 9 octobre, avant qu'une accusation de violation de neutralité eût pu être imputée par le gouvernement allemand à la Belgique, à la Hollande ou au Luxembourg, Hitler donnait une directive pour la conduite de la guerre.

Le 15 octobre 1939, Keitel écrivit une note très secrète, concernant le Plan Jaune, qui était le nom convenu de l'opération contre la Belgique et la Hollande.

Le 10 janvier 1940, un avion allemand fit un atterrissage forcé en Belgique. On y trouva les débris d'un ordre d'opération à moitié brûlé, contenant des détails considérables sur les terrains d'atterrissage belges qui devaient être capturés. On a trouvé beaucoup d'autres documents qui illustrent l'organisation et la préparation de cette invasion, dans la dernière moitié de 1939 et au début de 1940. Mais ils ne font pas faire un pas de plus à la question ni ne font apparaître plus clairement que les preuves dont j'ai déjà traité les plans et l'intention du gouvernement allemand et de ses forces armées.

Le 10 mai 1940, vers 5 heures du matin, l'invasion allemande de la Belgique, de la Hollande et du Luxembourg commença.

Une fois de plus, les forces d'agression étaient en marche. Les traités, les assurances, les droits des États souverains ne signifiaient rien. La force brutale, protégée par un élément de surprise aussi grand que les nazis purent se le réserver, allait s'emparer de ce qui était jugé indispensable pour porter un coup mortel à l'Angleterre, l'ennemie principale. La seule faute de ces malheureux pays était d'être sur la route de l'envahisseur allemand. Mais cela suffisait.

Le déroulement des événements allant jusqu'à l'invasion de la Yougoslavie par l'Allemagne est bien connu.

À 3 heures du matin, le 28 octobre 1940, un ultimatum de 3 heures avait été présenté par le gouvernement italien au gouvernement grec, et la présentation de cet ultimatum fut suivie de bombardement aérien de villes de province grecques et de l'avance des troupes italiennes à l'intérieur du territoire grec. Les Grecs, qui n'étaient pas préparés à telle attaque, furent d'abord contraints

À reculer. Plus tard, l'avance italienne fut d'abord stoppée, puis détournée vers la frontière albanaise et, à la fin de 1940, l'armée italienne avait subi des revers graves, infligés par les Grecs.

Le 12 novembre, dans son ordre très secret n° 18, Hitler ordonnait aux forces armées de faire des préparatifs en vue d'occuper la Grèce et la Bulgarie, en cas de besoin. Environ:. dix divisions devaient être utilisées pour empêcher l'intervention de la Turquie. Pour diminuer, le délai, les divisions allemandes en Roumanie seraient renforcées. Le 13 décembre 1940, Hitler lança un ordre à la Wehrmacht et à l'état-major général, relativement à l'Opération Marita qui était l'invasion de la Grèce. Cet ordre indiquait que l'invasion de la Grèce était projetée et devait commencer dès que le temps deviendrait favorable. D'autres instructions furent données le 13 décembre et le 11 janvier.

Le 28 janvier, Hitler vit Mussolini. Jodl, Keitel et Ribbentrop assistaient à l'entretien, et c'est par les notes de Jodl, relatives à ce qui se passa, que nous savons que l'un des motifs des concentrations de troupes allemandes en Roumanie était qu'elles seraient employées dans l'opération contre la Grèce.

Le 1er mars 1941, les troupes allemandes entraient en Bulgarie et avançaient vers la frontière grecque. Devant cette menace d'une attaque contre la Grèce par les forces allemandes et italiennes, des forces britanniques furent débarquées en Grèce le 3 mars, conformément à l'assurance formelle qui avait été donnée par le gouvernement britannique, le 13 avril 1939, que la Grande-Bretagne se sentirait tenue de donner respectivement à la Grèce et à la Roumanie tout l'appui de son pouvoir, au cas où l'un des deux pays serait victime d'une agression et résisterait à une telle attaque. Déjà, l'agression italienne avait fait agir cette garantie.

Le 25 mars 1941, la Yougoslavie se joignit au pacte tripartite qui avait déjà été conclu entre l'Allemagne, l'Italie et le Japon. Le préambule de ce pacte stipulait que les trois puissances contractantes resteraient unies et travailleraient ensemble.

Le même jour, Ribbentrop adressa deux notes au Premier ministre yougoslave, l'assurant que l'Allemagne avait entièrement l'intention de respecter la souveraineté et l'indépendance de son pays. Cette déclaration était pourtant un nouvel exemple de la traîtrise qu'employait la diplomatie allemande. Nous avons déjà vu les efforts de Hitler pour inciter les Italiens à une agression contre la Yougoslavie. Nous avons vu, en janvier, ses instructions par lesquelles il préparait de son côté l'invasion de la Yougoslavie et de la Grèce. Et alors, le 25 mars, il signait un pacte avec ce pays, et son ministre des Affaires étrangères donnait par écrit des assurances quant au respect de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de ce pays.

À la suite de la conclusion de ce pacte, l'élément antinazi en Yougoslavie fit aussitôt un coup d'État et institua un nouveau gouvernement. En conséquence, la décision fut prise d'envahir immédiatement le pays et, le 27 mars, deux jours après que le pacte tripartite eût été signé par la Yougoslavie, Hitler donna des ordres selon lesquels la Yougoslavie devait être envahie et utilisée comme base pour la poursuite de l'offensive conjointe allemande et italienne contre la Grèce.

À la suite de cela, un nouveau déploiement de forces eut lieu et de nouveaux ordres relatifs à l'action Marita furent donnés par von Brauschitsch le 30 mars 1941. Il y est stipulé que les ordres émis concernant l'opération contre la Grèce demeurent valables dans la mesure où ils ne sont pas affectés par le présent ordre. Le 5 avril, si le temps le permet, les forces aériennes devront attaquer les troupes de Yougoslavie, tandis que simultanément l'attaque de la 12e Armée commencera à la fois contre la Yougoslavie et la Grèce ..

Comme nous le savons maintenant, l'invasion commença en fait dès les premières heures le 6 avril.

LA RUPTURE AVEC L'UNION SOVIÉTIQUE

Traités, pactes, assurances, engagements toute sorte sont méprisés et ignorés, partout où les intérêts agressifs de l'Allemagne sont en jeu.

En août 1939, l'Allemagne, quoique ayant indubitablement l'intention d'attaquer la Russie en quelque occasion favorable, abusa le gouvernement russe pour qu'un pacte de non-agression conclu entre eux.

Hitler lui-même dit, en parlant de cet accord, que les conventions ne devaient âtre observées qu'aussi longtemps qu'elles servaient au but. Ribbentrop fut plus explicite. Dans un entretien avec l'ambassadeur du Japon à Berlin, le 23 février 1941, il fit bien comprendre que l'objet de l'accord avait été simplement d'éviter une guerre sur deux fronts.

En contraste avec ce que projetaient Hitler et Ribbentrop au sein des conseils de l'Allemagne, nous savons ce qu'ils disaient au reste du monde.

Le 19 juillet 1940, Hitler parla au Reichstag :

Dans ces circonstances, je considérerai comme opportun d'en arriver tout d'abord avec la Russie à définir posément nos intérêts respectifs. On montrerait clairement, une fois pour toutes, ce que l'Allemagne croit qu'elle doit considérer comme sa sphère d'intérêts pour préserver son avenir, et d'autre part, ce que la Russie considère comme important pour son existence...

Pourtant, ce fut peu de mois après cela que les mesures en vue de l'attaque de la Russie furent mises à l'étude. Reader nous donne les raisons probables de cette décision soudaine dans une note à l'amiral Assmann : La crainte que la maîtrise de l'air au-dessus de la Manche, au cours de l'automne 1940, ne puisse plus être obtenue, fait dont le Führer se rendit compte sûrement plus tôt que l'état-major de la marine, qui n'était pas aussi pleinement au courant des résultats réels des raids aériens sur l'Angleterre (de nos propres pertes), amena certainement le Führer, dès août et septembre, à examiner si, même avant la victoire à l'Ouest, une campagne à l'Est serait réalisable, en vue d'éliminer d'abord notre dernier adversaire sérieux sur le continent. Le Führer n'exprima pas ouvertement ses craintes toutefois, avant que le mois de septembre ne fût déjà avancé.

Il se peut qu'il n'ait pas fait part de ses intentions avant que le mois de septembre fût avancé, mais dès le début de ce mois, il en avait certainement parlé à Jodl.

En date du 6 septembre, nous avons une directive de l'O.K.W. signée de Jodl (P.S. 1229) :

Des instructions sont données pour que les tierces d'occupation à l'Est soient augmentées dans les semaines qui vont suivre. Pour des raisons de sécurité, cela ne devra pas donner à la 'Russie l'impression que l'Allemagne se prépare à une offensive à l'Est.

Des directives sont données au Bureau des renseignements allemand en ce qui concerne la manière de répondre aux questions du Bureau des  Renseignements russe. La force globale des troupes allemandes à l'Est doit être camouflée par de fréquents changements dans cette région. Il faudra donner l'impression que le gros des troupes dans le Sud s'est déplacé, tandis que l'occupation dans le Nord n'est que très réduite.

Ainsi nous assistons au début des opérations. Le 12 novembre 1940, Hitler donnait une directive

signée de Jodl, dans laquelle il déclarait que la tâche politique de déterminer l'attitude de la Russie avait commencé, mais cela sans aucune mention du résultat des préparatifs contre l'Est, qui avaient été ordonnés verbalement avant que cette tâche pût être accomplie.

Le même jour, Molotov arrivait à Berlin. Au terme des entretiens qu'il eut avec le gouvernement allemand, un communiqué fut publié dans les termes suivants. L'échange de vues s'est de roulé dans une atmosphère de confiance mutuelle et a conduit -à une compréhension mutuelle sur toutes les questions importantes intéressant l'Allemagne et l'Union soviétique.

Il n'y a pas lieu de supposer que l'U.R.S.S. aurait pris part à ces conversations ou accepté ce communiqué si on s'était rendu compte que, le jour même, des ordres étaient donnés pour procéder aux préparatifs en vue de l'invasion de la Russie et que l'ordre relatif à l'opération Barberousse était en préparation. Quatre jours plus tard, cet ordre était diffusé. Les forces années allemandes doivent être prêtes à vaincre la Russie soviétique dans une rapide campagne avant la fin de la guerre contre la Grande-Bretagne. Et. glus loin, dans la même instruction : Tous les ordres qui seront distribués par les commandants en chef conformément à la présente instruction devront être enrobés dans des termes tels qu'ils puissent être pris pour des mesures de précaution au cas où la Russie viendrait à changer son attitude envers nous.

Continuant à feindre l'amitié, le 10 janvier 1941, après que le Plan Barberousse relatif à l'invasion de la Russie eût été décidé, le traité relatif à la frontière germano-russe fut conclu. Le 3 février 1941, Hitler réunit une conférence, à laquelle assistaient Keitel et Jodl, au cours de laquelle il fut prévu que toute l'opération serait camouflée comme si elle se rattachait aux préparatifs de Seelöwe (Lion de mer), comme était appelé le plan d'invasion de l'Angleterre.

En mars 1941, les plans étaient suffisamment avancés pour contenir une clause visant à diviser le territoire russe en neuf États distincts qu'administreraient les commissaires du Reich, sous le contrôle général de Rosenberg. En même temps, des plans détaillés relatifs à l'exploitation économique du pays furent préparés, sous l'autorité de Goering qui en fut chargé par Hitler.

Vous allez entendre quelques-uns des détails de ces plans. Il est significatif que, le 2 mai 1941, une conférence des secrétaires d'État, relative au

Plan Barberousse, mentionnait ceci :

1. - La guerre ne peut être continuée que si toutes les forces armées sont nourries par la Russie, dans la troisième année de la guerre.

2. - Il n'est pas douteux que, en conséquence, des millions de gens seront condamnés à mourir de faim, si nous retirons du pays les denrées qui nous sont nécessaires.

Mais apparemment, cette constatation ne causa nul émoi. Le Plan Oldenberg, nom du projet d'organisation économique, se poursuivit. Dés le 1er mai, le jour J de l'opération était fixé. Au 1er juin, les préparatifs étaient pratiquement achevés et un horaire détaillé était donné. On estimait que, bien qu'il dût y avoir de durs combats de frontières, durant peut-être quatre semaines, aucune résistance sérieuse n'était à prévoir après cela.

Le 22 juin, à 3 h 30 du matin, les armées allemandes étaient de nouveau en marche. Comme le dit Hitler dans sa proclamation : J'ai décidé de remettre le sort du' peuple allemand du Reich et de l'Europe entre les mains de nos soldats.

Les fallacieux prétextes coutumiers furent naturellement donnés. Ribbentrop déclara, le 28 juin, que cette mesure était prise en raison de la menace de l'Armée Rouge contre les frontières allemandes. C'était faux, et Ribbentrop le savait.

Le 7 juin, son ambassadeur à Moscou lui rapportait : Toutes les observations montrent que Staline et Molotov, qui sont les seuls responsables de la politique extérieure russe, font tout pour éviter un conflit avec l'Allemagne.

Les documents d'état-major que vous aurez sous les yeux montrent bien que les Russes ne faisaient aucun préparatif militaire et qu'ils continuèrent leurs livraisons prévues par l'accord commercial russe-allemand jusqu'au dernier jour. La vérité était naturellement que l'élimination de la Russie, adversaire politique, et l'incorporation du territoire russe à l'espace vital allemand avaient été depuis longtemps l'un des traits essentiels de la politique nazie, récemment subordonnée à ce que Jodl appela des raisons diplomatiques.

Et ainsi, le 22 juin, les armées nazies étaient lancées à l'attaque de la puissance à laquelle, si récemment encore, Hitler avait juré son amitié, et l'Allemagne s'engageait dans ce dernier acte d'agression qui, après un long et dur combat, se termina finalement par l'écroulement même de l'Allemagne.

Telles sont donc les charges contre ces accusés, en tant que dirigeants de l'Allemagne, aux termes du deuxième chef d'accusation.

On pourra dire que beaucoup des documents dont il a été question étaient au nom de Hitler. que les ordres étaient les ordres de Hitler, que ces hommes ne furent que les simples instruments de la volonté de Hitler. Mais ils étaient les instruments sans lesquels la volonté de Hitler ne pouvait être exécutée.

Et ils étaient plus que cela. Les hommes qui sont ici n'étaient pas de simples outils consentants, quoiqu'ils fussent déjà assez coupables si tel avait été leur rôle. Ce sont les hommes dont l'appui avait hissé Hitler à la position et au pouvoir qu'il détenait. Ce sont les hommes dont l'initiative et l'esprit d'organisation ont peut-être conçu et, à coup sûr, ont rendu possibles les actes d'agression commis au nom de Hitler, et ce sont les hommes qui ont permis à Hitler de former l'année, la marine et l'aviation, au moyen desquelles ces attaques traîtresses furent exécutées, et de conduire ses partisans fanatiques à l'intérieur de pays pacifiques pour assassiner, piller et détruire.

Ce sont les hommes dont la collaboration et l'appui ont rendu possible le gouvernement nazi de l'Allemagne. Le gouvernement d'un pays totalitaire peut être assuré sans la coopération de représentants du peuple. Mais il ne peut pas être assuré sans aucune coopération. Il ne sert à rien d'avoir un chef s'il ne trouve pas aussi des individus disposés et prêts à servir leur cupidité et leur ambition personnelles en l'aidant et en le suivant. Le dictateur à qui sont remises les destinées de son pays ne compte pas sur lui seul, soit pour s'emparer du pouvoir. soit pour le conserver.

Il doit compter sur l'appui et le soutien que des hommes de moindre envergure que lui, eux-mêmes avides d'avoir leur part de pouvoir dictatorial, désireux de se chauffer au soleil de l'adulation manifestée à leur chef, sont disposés à lui donner ..

L'accusation française

(17 janvier - 7 février 1946)

Les procureurs français succèdent aux Britanniques.

L'aspect politique de l'agression nazie s'estompe dés lors devant l'horreur. Les Français sont en effet chargés de soutenir les chefs d'accusations 3 et 4, c'est-à-dire les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité.

C'est François de Menthon qui ouvre le débat, après une fort intéressante analyse juridique sur la compétence du tribunal international :

La conscience des peuples, hier asservis et torturés dans leur âme et dans leur chair, vous demande de juger et de condamner la plus monstrueuse entreprise de domination et de barbarie de tous les temps, à la fois en la personne de quelques-uns de ses principaux responsables, et' en la collectivité des groupes et associations qui furent les instruments essentiels de leurs crimes.

La France, deux fois envahie en trente ans, dans des guerres déclenchées l'une et l'autre par l'impérialisme allemand, supporta presque seule„ en mai et juin 1940, tout le poids des armements accumulés depuis des années, dans une volonté d'agression, par l'Allemagne nazie. Momentanément terrassé par la supériorité du nombre, du matériel, de la préparation, jamais mon pays cependant ne renonça au combat pour la liberté et aucun jour il n'en fut absent.

Les engagements pris et la volonté d'indépendance nationale auraient suffi à maintenir la France derrière le général de Gaulle dans le camp des nations démocratiques. Mais si notre combat pour la libération prit figure peu à peu d'un soulèvement populaire, à l'appel des hommes de la Résistance, appartenant à toutes les classes sociales, à toutes les confessions, à tous les partis politiques, c'est que, tandis que notre sol et notre âme. étaient ,piétinés par l'envahisseur nazi, notre peuple se refusait, non seulement à la misère et à l'esclavage, mais plus encore à l'acceptation des dogmes hitlériens, en contradiction absolue avec ses traditions, ses aspirations et sa vocation humaine.

La France, qui fut systématiquement dépouillée et ruinée, la France, dont tant des siens furent torturés et assassinés dans les geôles de la Gestapo ou dans les camps de déportation, la France qui subit l'entreprise plus horrible encore de démoralisation et de retour en barbarie, poursuivie diaboliquement par l'Allemagne nazie, vous demande, au nom plus spécialement des martyrs héroïques de la Résistance, qui comptent parmi les . plus purs héros de notre épopée nationale, que justice soit faite.

LE BESOIN DE JUSTICE DES PEUPLES TORTURÉS

La France tant de fois dans l'histoire porte-parole et champion de la liberté humaine, de la morale humaine, du progrès humain, se fait également aujourd'hui, par ma voix, l'interprète des peuples martyrs de l'Europe occidentale : Norvège, Danemark, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, peuples attachés plus que tous autres à la paix et peuples parmi les plus nobles de l'humanité, par leurs aspirations et leur culte des valeurs de civilisation, peuples qui ont partagé nos souffrances et se sont refusés comme nous à sacrifier leur âme devant l'entreprise de barbarie nazie. La France se fait ici leur interprète pour réclamer que toute la justice soit rendue.

Le besoin de justice des peuples torturés est le premier fondement de l'instance de la France auprès de votre Haut-Tribunal. Il n'est pas le seul ni peut-être le plus important. Plus que vers le passé, nous sommes tournés vers l'avenir.

Nous croyons qu'il n'y a de paix durable et de progrès certain pour l'humanité, aujourd'hui encore déchiquetée, souffrante et angoissée, que dans la coopération de tous les peuples et par l'établissement progressif d'une véritable société internationale.

Les procédés techniques et les aménagements diplomatiques n'y suffiront pas. Il n'y a pas de nation équilibrée et durable sans un consentement commun aux règles essentielles de la vie en société, sans un comportement analogue devant les exigences de la conscience, sans une adhésion de tous les citoyens à des concepts identiques du bien et du mal. Il n'y a pas de droit interne qui ne se fonde, pour qualifier et sanctionner les infractions pénales, sur des critères d'ordre moral acceptés par tous, en un mot, sans une morale commune.

Il ne peut y avoir demain de Société des Nations sans une morale internationale, sans une certaine communauté de civilisation spirituelle, sans une hiérarchie identique des valeurs. Le droit international sera appelé à reconnaître les manquements les plus graves aux règles morales universellement admises et à garantir leur sanction.

Cette morale et ce droit pénal international, indispensables pour établir enfin la coopération pacifique et le progrès sur des bases durables, nous ne pouvons plus les concevoir aujourd'hui, avec l'expérience des siècles et plus précisément de ces dernières années, après la masse inouie et grandiose de sacrifices et de souffrances des hommes de toutes races et de toutes nationalités, que construits sur le respect de la personne humaine. de toute personne humaine quelle qu'elle soit, ainsi que sur la limitation des souverainetés étatiques.

Mais pour que nous puissions espérer fonder progressivement sur cette morale et ce droit international une société internationale, dans la libre coopération des peuples, il est nécessaire qu'après avoir prémédité, préparé, déclenché une guerre d'agression qui provoqua la mort de millions d'hommes et la ruine d'un grand nombre de nations, après avoir ensuite accumulé les crimes les plus odieux aux cours des années d'hostilités, l'Allemagne nazie soit déclarée coupable et ses dirigeants et ses principaux responsables sanctionnés comme tels. Sans cette condamnation et sans ce châtiment, les peuples ne croiraient plus à la justice.

Lorsque vous aurez déclaré que le crime est toujours un crime, qu'il soit commis par une collectivité nationale à l'égard d'un autre peuple ou par un individu 'à l'égard d'un autre individu, vous aurez affirmé par là-même qu'il n'est qu'une morale qui s'applique, dans les relations internationales aussi bien que dans les rapports individuels, et que sur cette morale sont édifiées des prescriptions de droit reconnues par la communauté internationale, alors vous aurez vraiment commencé à instituer une justice internationale.

Cette œuvre de justice est également indispensable pour l'avenir du peuple allemand. Ce peuple a été intoxiqué pendant des années par le nazisme. Certaines de ses aspirations éternelles et profondes ont trouvé dans ce régime une expression monstrueuse. Sa responsabilité tout entière a été engagée, non seulement par son acceptation générale, mais par la participation effective d'un très grand nombre aux crimes commis.

Sa rééducation est indispensable. Elle se présente comme une entreprise difficile et de longue durée. Les efforts que devront tenter les peuples libres pour intégrer l'Allemagne dans une communauté internationale ne pourront finalement réussir si cette rééducation n'est pas effectivement réalisée.

UNE TÂCHE INDISPENSABLE

La condamnation préalable de l'Allemagne nazie par votre Haut-Tribunal sera un premier enseignement pour ce peuple et constituera le meilleur point de départ du travail de révision des valeurs et de rééducation qui devra être son grand souci dans les années qui viennent.

C'est pourquoi la France estime devoir demander au tribunal de qualifier juridiquement de crimes, et la guerre d'agression elle-même, et les faits contraires à la morale et aux droits de tous les pays civilisés, commis par l'Allemagne dans la conduite de la guerre, de condamner ceux qui en sont les grands responsables et de déclarer criminels les membres des divers groupes et organisations qui furent les principaux exécutants des crimes de l'Allemagne nazie.

Votre Haut-Tribunal, institué par les quatre États signataires de l'accord du 8 août 1945, agissant dans l'intérêt de l'ensemble des Nations Unies, est qualifié pour rendre, à l'égard de l'Allemagne nazie, la justice des peuples libres, la justice de l'humanité libérée.

L'institution, par nos quatre gouvernements, d'un tribunal compétent pour juger les crimes commis par les principaux responsables de l'Allemagne nazie, est solidement fondée sur les principes et sur l'usage du droit international.

Un éminent juriste anglais l'a récemment rappelé : la pratique et la doctrine du droit international ont toujours reconnu aux États belligérants le droit de punir les criminels de guerre ennemis qui tombent en leur pouvoir.

C'est une règle immuable de droit international qu'aucun auteur n'a jamais contestée. Ce n'est pas une doctrine nouvelle. Elle a pris naissance avec le droit international. Francisco de Vittoria et Grotius en ont posé les fondements. Les auteurs allemands du XVIIe et du XVIIIe siècles en ont développé la doctrine.

C'est ainsi que Johann Jacob Moser, écrivain positiviste du XVIIIe siècle, disait : Les soldats ennemis qui agissent contrairement au droit international n'ont pas, s'ils tombent entre les mains de leurs adversaires, à être traités comme prisonniers de guerre. Ils peuvent subir le sort des voleurs ou des assassins.

Les poursuites que les États-Unis, la Grande-Bretagne, l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques et la France exercent aujourd'hui contre les hommes et les organisations qui sont déférés devant votre Haut-Tribunal, par l'acte d'accusation lu à Berlin, le 18 octobre 1945, reposent donc sur un fondement juridique incontestable : le droit universellement reconnu par la doctrine internationale de déférer les criminels de guerre à une juridiction répressive.

Ce droit est renforcé par des considérations légales encore plus irréfutables peut-être. Le principe de l'application territoriale des lois pénales donne à tout État la faculté de punir les crimes commis sur son territoire. L'application du principe territorial couvre les violations du droit international dans le territoire soumis à l'occupation militaire ; ces violations sont la source principale des crimes de guerre.

Mais les crimes que les accusés ont commis n'ont pas été dirigés contre tel État, dans tel territoire occupé. Les conspirateurs nationaux socialistes, contre lesquels justice vous est demandée, ont dirigé la politique du IIIe Reich.

Tous les États que leurs forces armées ont occupés et momentanément asservis, ont été à l'égal les victimes, et de la guerre illicite qu'ils ont déclenchée et des méthodes employées par eux dans la conduite de cette guerre. Il n'est donc pas un seul de ces États qui puisse légitimement revendiquer le privilège de juger ces criminels. Seul, un tribunal international, émanant de l'ensemble des Nations Unies, hier en guerre avec l'Allemagne, peut y prétendre à juste titre.

C'est pourquoi la déclaration sur les atrocités ennemies faite à l'issue de la conférence de Moscou en octobre 1943, avait prévu que les dirigeants de l'Allemagne nationale-socialiste seraient après la victoire commune des Alliés, déférés devant une juridiction internationale.

Il n'y a donc rien de juridiquement nouveau dans le principe de la justice que vous êtes appelés à rendre. Loin d'être seulement une affirmation de puissance de la part des vainqueurs, votre compétence est fondée sur la reconnaissance par le droit international de la juridiction territoriale des États souverains.

La remise par ces États de leur pouvoir juridictionnel à une cour internationale constitue uni progrès notable dans la mise en mouvement d'une procédure répressive interétatique, elle n'apporte aucune innovation au fondement légal de la justice que vous êtes appelés à rendre.

La qualification pénale des faits peut paraître se heurter davantage à des objections juridiques. Cette horrible accumulation et enchevêtrement de crimes contre l'humanité englobent et débordent à la fois les deux notions juridiquement plus précises de crime contre la paix et de crime de guerre.

Mais je pense - et j'y reviendrai par la suite plus séparément pour le crime contre la paix et pour le crime de guerre - ; que cet ensemble de crimes contre l'humanité ne constitue, en définitive, rien d'autre que la perpétration à des fins politiques et sous une forme systématique de crimes de droit commun, tels que vols, pillage, mauvais traitements, mises en esclavage, meurtres et assassinats, crimes prévus et sanctionnés ` par le droit pénal de tous les États civilisés.

Aucune objection générale d'ordre juridique ne semble donc entraver votre ouvre de justice. Au surplus, les inculpés nazis ne seraient pas habilités à arguer d'une prétendue absence de textes écrits pour fonder la qualification pénale que vous donnerez à leurs forfaits. La doctrine juridique du national-socialisme n'avait-elle pas admis qu'en droit pénal interne, même le juge peut et doit compléter la loi ? La loi écrite ne constituait plus la magna charta du malfaiteur. Le juge pouvat punir, lorsque, en l'absence de punition, le sentiment d'équité nationale-socialiste se trouvait gravement offensé.

Comment le juge du régime nazi devait-il compléter la loi ? Dans sa recherche d'une solution quasi légale, il agissait à la manière du législateur. Partant de la base ferme du programme national-socialiste, il cherchait ta règle qu'il aurait proclamée s'il était législateur. L'accusé Frank, dans son discours au Juristentag en 1936 déclarait : Dites-vous à chaque décision que devez prendre : Comment déciderait le Führer à ma place ? A chaque décision que vous devez prendre, demandez-vous : Cette décision peut-être mise en accord avec la conscience national socialiste du peuple allemand ? Alors, vous aurez une ferme base de conscience qui apportera aussi, pour tous les temps, dans votre sphère de décision, l'autorité du IIIe Reich, puisée dans l'unité du tout populaire national-socialisme et la reconnaissance de la volonté du Führer Adolf Hitler.

UN CRIME CONTRE L'ESPRIT

Monsieur le juge Jackson vous a détaillé les phases et les aspects variés du complot national socialiste, en sa préparation et en son déroulement, depuis les premiers jours de la conspiration de Hitler et de ses compagnons pour accéder au pouvoir, jusqu'au déchaînement de forfaits sans nombre dans une Europe presque entièremant à leur merci.

Sir Hartley Shawcross vous a ensuite énumérés les diverses violations de traités, d'engagements, de promesses qui préludèrent aux mutiples guerres d'agression dont l'Allemagne s'est rendue coupable.

Je me propose aujourd'hui de vous démontrer que toute cette criminalité organisée et massive découle de ce que je me permettrais d'appeler un crime contre l'esprit ; je veux dire d'une doctrine qui, niant toutes les valeurs spirituelles rationnelles ou morales sur lesquelles les peuples ont tenté, depuis des millénaires, de faire progresser la condition humaine, vise à rejeter l'humanité dans la barbarie, non plus dans la barbarie naturelle et spontanée des peuples primitifs, mais dans une barbarie démoniaque, puisque consciente d'elle-même et utilisant à ses fins tous les moyens matériels mis par la science contemporaine à la disposition de l'homme. Ce péché contre l'esprit, voilà bien la faute originelle du national-socialisme dont tous les crimes découleront.

Les crimes commis par les nazis au cours de la guerre, de même que la guerre d'agression elle-même, seront la manifestation, comme il vous a été démontré par Monsieur Jackson, d'un plan concerté et méthodiquement exécuté.

Ces crimes découlent directement, comme la guerre elle-même, de la doctrine nationale-socialiste. Cette doctrine est indifférente sur le choix moral des moyens pour obtenir le succès final, et pour elle, le but de la guerre est le pillage, la destruction, l'extermination.

La guerre totale, la guerre totalitaire, dans ses méthodes et dans ses buts, est commandée par le primat de la race allemande et la négation de toute autre valeur. La conception nazie retient la sélection comme un principe naturel et l'homme qui n'appartient pas à la race supérieure ne compte pas. La vie humaine, et moins encore la liberté, la personnalité, la dignité de l'homme n'ont pas d'importance lorsqu'il s'agit d'un adversaire de la communauté allemande. C'est vraiment le retour à la barbarie avec toutes ses conséquences.

Logique avec lui-même, le nazisme ira jusqu'à s'attribuer le droit d'exterminer totalement, soit les races jugées hostiles ou décadentes, soit dans les nations à subjuguer et à utiliser les individus et les groupes capables de résistance. L'idée de la guerre totalitaire n'implique-t-elle pas l'annihilation de toutes les résistances éventuelles ? On fera disparaître tous ceux qui, à un titre quelconque, peuvent s'opposer à l'ordre nouveau et à l'hégémonie allemande.

On parviendra ainsi à s'assurer une domination absolue sur les peuples voisins réduits à l'impuissance et à utiliser au profit du Reich les ressources et le matériel humain de ces peuples, réduits à l'esclavage.

Toutes les conceptions morales qui tendaient à humaniser la guerre sont évidemment périmées. Plus encore, toutes les conventions internationales qui s'étaient efforcées d'apporter quelque atténuation aux maux de la guerre. S'inspirant de ces conceptions d'ensemble sur la conduite à tenir dans les pays occupés, les accusés ont donné des ordres particuliers ou des directives générales ou s'y sont délibérément associés.

Leur responsabilité peut être retenue, à titre d'auteurs, coauteurs ou complices de crimes de guerre systématiquement commis entre le 1er septembre 1939 et le 8 mai 1945 par l'Allemagne en guerre. Ils ont délibérément voulu, prémédité et ordonné ces crimes ou se sont sciemment associés à cette politique de criminalité organisée.

Nous exposerons les différents aspects de cette politique de criminalité telle qu'elle s'est poursuivie dans les pays occupés de l'Europe de l'Ouest, en traitant successivement du travail force, du pillage économique, du crime contre les personnes et du crime centre la condition humaine.

LE TRAVAIL OBLIGATOIRE

La conception de la guerre totale, génératrice de tous les crimes qui allaient être perpétrés par l'Allemagne nazie dans les pays occupés, fut à l'origine du service du travail obligatoire. Par cette institution, l'Allemagne se proposait d'utiliser au maximum le potentiel de travail des populations asservies, afin de maintenir au niveau nécessaire la production de guerre allemande. En outre, nul doute que cette institution ne fût liée au plan général d'extermination par le travail des populations voisines de l'Allemagne, jugées par elle dangereuses ou inférieures.

Un document du Commandement suprême des Forces armées allemandes, en date du 1er octobre 1938, prévoyait l'emploi par la force des prisonniers et des civils pour les travaux de guerre. Hitler, dans un discours du 9 novembre 1941, ne doutait pas un instant que " dans les territoires occupés que nous contrôlons à présent nous ferons travailler jusqu'au dernier pour nous .. ". À partir de 1942, c'est sous la responsabilité reconnue de l'accusé Sauckel, agissant en liaison avec l'accusé Speer, sous le contrôle de l'accusé Goering, délégué général au Plan de quatre ans, que la main d'oeuvre obligatoire étrangère, au profit de la guerre menée par l'Allemagne, reçut tout son développement.

Les méthodes de contrainte les plus différentes ont été simultanément ou successivement utilisées :

1. - Réquisition de services dans des conditions incompatibles avec l'article 52 de la Convention de La Haye ;

2. - Volontariat fictif consistant à obliger un ouvrier, en usant de contrainte, à signer un contrat pour travailler en Allemagne

3. - Conscription pour le travail obligatoire ;

4. - Obligation faite aux prisonniers de guerre de travailler pour la production de guerre allemande, et leur transformation en certains cas en travailleurs soi-disant libres ;

5. - Incorporation de certains ouvriers étrangers, notamment français (alsaciens ou lorrains) et luxembourgeois au Front allemand du Travail.

Tous ces procédés constituent des crimes contraires au droit des gens, et en violation de l'article 52 de la Convention de La Haye.

Les réquisitions de services se font sous menace de mort. Le volontariat du travail s'accompagne de masures de contraintes individuelles obligeant les ouvriers des territoires occupés à conclure des contrats. La durée de ces pseudo-contrats est ensuite unilatéralement et illégalement prolongée par les autorités allemandes. L'échec de ces mesures de réquisition ou de volontariat du travail conduit partout les autorités allemandes à recourir à la conscription.

Hitler déclarait, le 19 août 1942, dans une conférence du Plan de quatre ans, dont l'accusé Speer a rendu compte, que l'Allemagne devait procéder au recrutement forcé si la base volontaire était irréalisable. Le 7 novembre 1943, l'accusé Jodl déclarait, au cours d'une conférence prononcée à Munich devant le gauleiter :

À mon avis, le temps est venu de prendre des mesures, avec vigueur et résolution et sans scrupules, au Danemark, en Hollande, en France et en Belgique, afin de contraindre des milliers d'oisifs à exécuter le travail de fortifications plus important que tout autre.

Ayant admis le principe de la contrainte, les Allemands utilisèrent deux méthodes compiémentaires : la contrainte légale consistant à promulguer des lois réglementant le travail obligatoire, et la contrainte de fait consistant à prendre les mesures nécessaires pour obliger les ouvriers sous peine de sanctions graves à se plier à la législation édictée.

À la base de la législation sur le travail obligatoire se trouve le décret du 22 août 1942 de l'accusé Sauckel, qui formulait la charte du recrutement forcé dans tous les pays occupés.

En France, Sauckel obtint du pseudo-gouvernement de Vichy la publication de la loi du 4 septembre 1942. Cette loi a opéré le blocage de la main-d'œuvre dans les entreprises et elle a prévu la possibilité d'une réquisition de tous les Français susceptibles d'être employés à des services utiles à l'ennemi. Tous les Français, figés de 18 à 50 ans, qui n'étaient pas pourvus d'un emploi susceptible de les occuper plus de 30 heures par semaine devaient pouvoir justifier d'un emploi utile aux besoins du pays. Un décret du 19 septembre 1942 et une circulaire d'application du 22 septembre ont réglementé les modalités de cette déclaration.

La loi du 4 septembre 1942 avait été publiée par le pseudo gouvernement de Vichy à la suite d'une pression violente des autorités d'occupation. En particulier le Dr Michel, chef de l'état-major d'administration du commandement militaire allemand en France, avait écrit, le 26 août 1942, une lettre comminatoire au délégué général, aux Relations économiques franco-allemandes. pour lui demander la publication de la loi.

En 1943, Sauckel obtint. de l'autorité de fait la circulaire du 2 février prescrivant le recensement de tous les Français de sexe masculin, nés entre le 1er janvier 1912 et le 31 décembre 1921, ainsi que la loi du 16 février instituant le S.T.O. pour tous les jeunes gens âgés de 20 ans à 29 ans. Le 9 avril 1943, le gauleiter Sauckel demande la déportation de 120.000 travailleurs en mai et de 100.000 en juin. Pour y parvenir, le pseudo gouvernement de Vichy procéda à la mobilisation totale de la classe 1942. Le 15 janvier 1944, Sauckel demandait aux autorités de fait françaises la livraison d'un million d'hommes pour les six premiers mois de l'année et il faisait prendre le texte dit loi du 1er février 1944 qui étendait la possibilité de réquisition de main-d'œuvre aux hommes de 16 à 60 ans et aux femmes de 18 à 45 ans.

Des dispositions analogues furent prises dans tous les pays occupés. En Norvège, les autorités allemandes ont imposé au pseudo-gouvernement de Quisling la publication d'une loi du 3 février 1943, qui a instauré l'enregistrement obligatoire des citoyens norvégiens et prescrit leur enrôlement forcé.

En Belgique et en Hollande, le service du travail obligatoire a été directement organisé par des ordonnances de la puissance occupante. Ce sont, en Belgique, les' ordonnances du commandant militaire, et en Hollande, les ordonnances de l'accusé Seyss-Inquart, Reichskomissar pour les territoires néerlandais occupés. Dans ces deux pays, le développement de la politique du travail obligatoire a suivi le même processus. Le travail obligatoire n'était, à l'origine, exigé qu'à à l'intérieur des territoires occupés.

Il fut bientôt étendu afin de permettre la déportation des travailleurs en Allemagne. Ce sont en Hollande, l'ordonnance du 28 février 1941, et en Belgique, l'ordonnance du 6 mars 1942 qui ont posé le principe d'obligation du travail. Celui de la déportation a été formulé en Belgique par l'ordonnance du 6 octobre 1942, et en Hollande par l'ordonnance du 23 mars 1942.

Pour assurer l'efficacité de ces dispositions brutales, une contrainte légale fut exercée dans tous les pays ; des rafles nombreuses eurent lieu dans toutes les grandes villes, par exemple, 50.000 personnes étaient arrêtées à Rotterdam les 10 et 11 novembre 1944.

Plus grave que le travail forcé des populations civiles fut l'incorporation des travailleurs, et l'application de la législation allemande aux nationaux de pays occupés.

Devant la résistance patriotique des travailleurs des différents pays occupés, les résultats considérables que le service du travail allemand avait escomptés furent très loin d'être atteints. Cependant, un nombre très important de travailleurs de pays occupés furent contraints de travailler pour la guerre allemande.

En ce qui concerne l'Organisation Todt, les ouvriers des pays occupés à l'ouest à la construction du mur de l'Atlantique étaient au nombre de 248.000 à la fin de mars 1943. En 1942, 3.500.000 ouvriers des pays occupés ont travaillé pour l'Allemagne dans leur propre pays, soit, entre autres, 300.000 en Norvège, 249.000 en Hollande, 650.000 en France. Le nombre des ouvriers déportés en Allemagne provenant des territoires occupés de l'Ouest s'est monté en 1942 à 131.000 Belges, 135.000 Français, 154.000 Hollandais. Le 30 avril 1943, 1293.000 ouvriers, dont 269.000 femmes, provenant des territoires occupés de l'Ouest, travaillaient pour l'économie de guerre allemande.

Le 7 Juillet 1944, Sauckel déclarait que le chiffre des travailleurs déportés en Allemagne au cours des dix premiers mois de 1944 se montait à 537.000, dont 33.000 Français. Le 1er mars 1944, il avait reconnu, au cours d'une conférence de l'Office central du Plan de quatre ans, qu'il y avait en Allemagne 5 millions de travailleurs étrangers, dont 200.000 étaient de véritables volontaires.

Le rapport du ministère français des Prisonniers, Déportés et Réfugiés indique le nombre de 715.000 hommes et femmes déportés au total.

LE PILLAGE ÉCONOMIQUE

L'Allemagne nationale-socialiste, en même temps qu'elle utilisait au maximum pour la guerre les prisonniers et les travailleurs des pays occupés, au mépris des conventions internationales, s'emparait par tous les moyens des richesses de ces pays. Les autorités allemandes y pratiquèrent un pillage systématique. Nous entendons par pillage économique à la fois l'enlèvement des biens de toutes natures et l'exploitation sur place des richesses nationales au profit de la guerre allemande.

Ce pillage fut méthodiquement organisé. Les Allemands commencèrent par s'assurer partout les moyens de payement. Ils pourront ainsi s'emparer avec une- apparente régularité, des biens qu'ils convoitent. Après avoir bloqué les moyens de payement 'existants, ils imposèrent des versements énormes sous prétexte d'indemnité pour l'entretien des troupes d'occupation. Rappelons qu'aux termes de la convention de La Haye, les pays occupés peuvent être obligés de prendre à leur chargé les frais nécessités pour l'entretien de l'armée d'occupation.

D'autre part, ils obligèrent les pays occupés à accepter un système de clearing fonctionnant pratiquement au seul profit de l'Allemagne. Les importations d'Allemagne étaient quasi inexistantes ; les marchandises exportées en Allemagne n'étaient l'objet d'aucun règlement.

Afin de conserver aux moyens de payement ainsi prélevés un pouvoir d'achat appréciable, les Allemands s'efforcèrent partout de stabiliser les prix et imposèrent un rationnement sévère. Ce système de rationnement, qui ne laissait aux populations qu'une quantité inférieure de produits au minimum indispensable à leur existence, avait comme autre avantage de réserver aux Allemands la plus large part possible de la production.

Les évaluations précises des agissements allemands en- matière économique ne peuvent encore être établies ; il faudrait, en effet, pouvoir étudier en détail l'activité de plusieurs pays pendant plus de quatre ans.

Cependant, il a été possible de dégager certains faits avec exactitude et de donner des évaluations minima des spoliations allemandes pour les différents pays occupés.

Au Danemark, premier pays de l'Europe occidentale envahi, les Allemands s'emparèrent de près de 8 milliards de couronnes. En Norvège, les spoliations allemandes dépassent la valeur de 20 milliards de couronnes.

Le pillage allemand aux Pays-Bas fut tel que ce pays, en proportion de sa population l'un des plus riches du monde, est actuellement presque entièrement ruiné, les charges financières imposées par l'occupant dépassant 20 milliards de florins.

En Belgique, par divers procédés, notamment ceux de l'indemnité d'occupation et du clearing, les Allemands se sont emparés pour plus de 130 milliards de francs de moyens de payement. Le Grand Duché de Luxembourg, lui aussi, a dû subir des pertes importantes du fait de l'occupant.

Enfin en France, le prélèvement sur les moyens de payement atteint 745 milliards de francs. Dans cette somme, nous ne comprenons pas les 74 milliards auxquels on peut chiffrer au maximum ce que l'Allemagne pouvait légitimement demander pour l'entretien de son armée d'occupation. D'autre part, le prélèvement en or de 9.500.000.000 a été calculé au taux de 1939.

En dehors de ce que l'Allemagne a été réglée dans les pays occupés à l'aide de moyens de payement extorqués à ces pays, des quantités énormes de choses de toutes natures ont été purement et simplement réquisitionnées sans indemnité, prélevées sans explication ou volées. Les occupants firent main basse non seulement sur mutes les matières premières et produits fabriqués pouvant être utiles à leur effort de guerre, mais encore sur tout ce qui pouvait leur procurer du crédit sur les places neutres ; valeurs mobilières, bijoux, objets et produits de luxe.

Enfin, le patrimoine artistique des pays de l'Europe occidentale fut également mis au pillage de la manière la plus éhontée.

Ces sommes considérables que l'Allemagne a pu obtenir en abusant de sa puissance en infraction è tous les principes du droit international sans fournir aucune contrepartie lui ont permis de procéder régulièrement au pillage économique de la France et des autres pays de l'Europe occidentale. Il en résulte pour ces pays, du point de vue économique, une perte de substance qui sera longue à réparer.

Mais la conséquence la plus grave atteint les personnes elles-mêmes. En effet, les populations des pays occupés furent, pendant plus de quatre ans, soumises à un régime de famine lente, quia entraîné une augmentation de la mortalité, une diminution de la force physique de ses populations et surtout une déficience alarmante de la croissance des enfants et adolescents.

LES CRIMES CONTRE LES CIVILS

Les crimes contre les personnes physiques : emprisonnements arbitraires, mauvais traitements, déportations, meurtres, assassinats commis par les Allemands dans les pays occupés, ont atteint des proportions que personne n'aurait pu imaginer, même au cours du conflit mondial, et revêtu les formes les plus odieuses.

Ces crimes découlent directement de la doctrine nazie en ce qu'ils témoignent chez les dirigeants du Reich d'un mépris absolu de la personne humaine, de l'abolition de tout sentiment de justice et même de pitié, d'une subordination totale de quelque considération humaine que ce soit à l'intérêt de la communauté allemande.

Tous ces crimes se rattachent à une politique de terrorisme. Celle-ci doit permettre l'assujettissement des pays occupés sans grand déploiement de troupes et leur soumission à tout ce qui sera exigé d'eux. Beaucoup de ces crimes se rattachent, en outre, à une volonté d'extermination.

Ces pratiques, contraires à l'article 50 de la convention de La Haye qui prohibe les sanctions collectives, soulèvent partout un sentiment d'horreur et provoquent souvent un résultat contraire à celui recherché ; en dressant les populations contre l'occupant.

Celui-ci s'efforce alors de légaliser ces pratiques criminelles, cherchant ainsi à les faire reconnaître par les populations comme le droit de l'occupant. De véritables codes des otages sont promulgués par les autorités militaires allemandes.

À la suite de l'ordre général de l'accusé Keitel, du 16 septembre 1941, Stülpnagel publie en France son ordonnance du 30 septembre 1941. Aux termes de cette ordonnance, seront considérés comme otages l'ensemble des Français détenus par les services allemands, pour quelque raison que ce soit, et l'ensemble des Français qui sont détenus par les services français pour les services allemands.

L'ordonnance de Stülpnagel précise : Au moment de l'enterrement des cadavres, il faut éviter que, par la mise en fosse commune d'un assez grand nombre de personnes, dans un même cimetière, des lieux de pèlerinage soient créés, qui, maintenant ou plus tard, seraient des centres de noyautage pour une propagande antiallemande.

C'est en exécution de cette ordonnance que se produisirent les exécutions d'otages les plus tristement célèbres.

À la suite du meurtre de deux officiers allemands, l'un à Nantes, le 2 octobre 1941, l'autre à Bordeaux, quelques jours après, les autorités allemandes firent fusiller 27 otages à Châteaubriant. et 21 à Nantes.

Le 15 août 1942, 96 otages furent fusillés au Mont-Valérien. En septembre 1942, un attentat avait été commis contre des soldats allemands au cinéma Rex, à Paris. 116 otages furent fusillés : 46 otages prélevés sur le dépôt d'otages du fort de Romainville et 70 à Bordeaux. En représailles du meurtre d'un fonctionnaire allemand du Front du Travail, 50 otages furent fusillés à Paris, à la fin de septembre 1943.

LES DÉPORTATIONS

Les déportations et les méthodes employées dans les camps de concentration ont été pour le monde civilisé une stupéfiante révélation. Elles ne sont cependant, elle aussi, qu'une conséquence naturelle de la doctrine nationale-socialiste pour laquelle l'homme n'a aucune valeur en soi lorsqu'il n'est pas au service de la race allemande.

Il n'est pas possible de donner des chiffres certains. Il paraît bien qu'on reste au-dessous de la réalité en parlant de 250.000 pour la France, 6.000 pour le Luxembourg, 5.200 pour le Danemark, 5.400 pour la Norvège, 120.000 pour la Hollande, 37.000 pour la Belgique.

Les arrestations ont tantôt un prétexte d'ordre politique, tantôt un prétexte d'ordre racial. Elles furent, au début, individuelles. Elles prirent par la suite un caractère collectif, notamment en France, à partir de fin 1941. Parfois, la déportation n'intervient qu'après de longs mois de prison. Le plus souvent, l'arrestation est faite directement en vue de la déportation sous le régime de la détention de protection .. Partout la détention dans le pays d'origine s'accompagne de sévices souvent de tortures.

Avant d'être dirigés sur l'Allemagne, les déportés étaient, en général, groupés dans un camp de rassemblement. La formation de convoi était souvent le premier stade de l'extermination. Les déportés voyageaient dans des wagons à bestiaux, de 80 à 120 par wagon, quelle que soit la saison. Rares ont été les convois où il n'y eût des décès. Dans certains transports, la proportion des morts dépassait 25 %.

Les déportés étaient dirigés vers l'Allemagne, presque toujours vers des camps de. concentration, mais aussi quelquefois vers des prisons. Les prisons recevaient les déportés condamnés ou destinés à être jugés. Les détenus y étaient entassés dans des conditions inhumaines. Cependant, en général, le régime des prisons fut moins dur que celui des camps. Le travail y était moins disproportionné avec les forces des détenus et les gardiens de prison étaient moins inhumains.

Faire disparaître progressivement les détenus mais après avoir utilisé leur force de travail au profit de la guerre allemande, tel parait bien avoir été le dessein poursuivi par les nazis dans les camps de concentration.

Le tribunal a eu connaissance des traitements, que l'on croirait inimaginables, imposés par les S.S. aux détenus. Nous nous permettrons d'apporter d'autres détails encore au cours de l'exposé du ministère public français, car il est indispensable que soit exactement connu le degré d'horreur auquel ont pu descendre les Allemands inspirés pars la doctrine nationale-socialiste.

Le plus affreux réside peut-être dans la volonté de dégradation morale, d'avilissement du, détenu jusqu'à lui faire perdre, s'il était possible, tout caractère de personne humaine.

Les conditions habituelles de vie faites aux déportés dans les camps suffisaient à assurer une lente extermination, par la nourriture insuffisante, la mauvaise hygiène, la brutalité des gardiens, la rigueur de la discipline, la fatigue d'un travail disproportionné avec les forces du détenu, un services, médical incohérent. Vous savez déjà que beaucoup ne mouraient d'ailleurs pas d'une mort naturelle, mais étaient achevés par les piqûres, la chambre à gaz ou l'inoculation de maladies mortelles.

Mais l'extermination plus rapide était fréquente. Elle était parfois provoquée par les mauvais traitements : douches glacées collectives, l'hiver, en plein air ; détenus abandonnés nus dans la neige ; bastonnades ; morsures de chiens d pendaison par les poignets.

Quelques chiffres illustrent le résultat de ces divers procédés d'extermination. À Buchenwald, pendant le, premier trimestre de 1945. 13.000 morts sur 40.000 internés. À Dachau, 11000 à 15.000 morts dans les trois mois qui précédent la libération. À Auschwitz, camp d'extermination systématique ; le chiffre des personnes assassinées atteint plusieurs millions. Pour l'ensemble des déportés français, le chiffre officiel est le suivant : sur 250.008. deportés. 35.000 seulement sont rentrés.

Les déportés servirent de cobayes pour de nombreuses expériences médicales, chirurgicales ou autres, qui les conduisaient en général à la mort. À Auschwitz, au Struthof, à la prison de Cologne, à Ravensbrück, à Neuengamme, de nombreux hommes, femmes et enfants furent stérilisés. À Auschwitz, les femmes les plus belles furent mises à part, fécondées artificiellement et ensuite gazées. À Struthof, une baraque spéciale, isolée des autres par des fils barbelés, servait à inoculer des maladies mortelles à des hommes par groupes de 40. Dans le même camp, des femmes étaient gazées pendant que des médecins allemands observaient leurs réactions à travers un hublot aménagé à cet effet.

Souvent, l'extermination avait lieu directement, par exécutions individuelles ou collectives. Celles. ci s'opéraient par fusillades, par pendaisons, par piqûres, par le camion ou la chambre à gaz.

LES CRIMES CONTRE LES PRISONNIERS DE GUERRE

Les crimes commis à l'égard des prisonniers de guerre, pour être moins connus, témoignent avec autant de force du degré d'inhumanité auquel était parvenue l'Allemagne nazie.

Nombreuses sont d'abord les violations des conventions internationales commises à l'égard des prisonniers de guerre.

Beaucoup, presque sans nourriture, furent contraints de parcourir à pied des étapes excessives. De nombreux camps ne respectaient aucune des règles les plus élémentaires de l'hygiène. L'alimentation était très souvent insuffisante. Ainsi, un rapport émanant de l'O.K.W. du W.F.S.P., daté du 11 avril 1945 et annoté par l'accusé Keitel, indique que 82.000 prisonniers de guerre internés en Norvège reçoivent la nourriture strictement indispensable pour les maintenir en vie, dans l'hypothèse où ils n'effectueraient aucun travail, alors que 30.000 d'entre eux étaient cependant employés à des travaux pénibles.

Avec l'accord de l'accusé Keitel, agissant à la demande de l'accusé Goering, des camps de prisonniers appartenant aux forces aériennes anglaises et américaines furent installés dans les villes exposées aux raids aériens.

Contrairement aux textes de la Convention de Genève, des crimes très nombreux ont été commis par les autorités allemandes à l'égard des prisonniers de guerre : exécutions d'aviateurs alliés capturés, assassinat des hommes des commandos, extermination collective de certains prisonniers de guerre, sans aucun motif, par exemple de 120 militaires américains à Malmédy, le 27 janvier 1945. Parallèlement au Nacht und Nebel. (Nuit et Brouillard), expression des traitements inhumains infligés aux civils, s'inscrit le Sonderhandlung, traitement . spécial des prisonniers de guerre où ceux-ci disparaissent nombreux.

La même barbarie se retrouve dans l'action terroriste menée contre la résistance par l'armée et la police allemandes. L'ordre de l'accusé Keitel du 16. septembre 1941, que l'on peut considérer comme un document de base, a certes pour objet la lutte contre les mouvements communistes, mais il prévoit que la résistance à l'armée d'occupation peut provenir de milieux autres que communistes et décide que chaque cas de résistance devra être interprété comme étant d'origine communiste.

En réalité, en exécution de cet ordre général, pour anéantir par tous les moyens la Résistance, les Allemands ont arrêté, torturé et massacré des hommes de toutes les conditions et de tous les milieux.

Certes, les membres de la Résistance ne remplissaient que rarement les conditions prévues par les Conventions de La Haye pour être considérés comme des combattants réguliers. Ils pouvaient être condamnés à mort comme francs-tireurs et exécutés. Mais ils furent assassinés sans jugement, dans la plupart des cas, et après avoir été souvent affreusement torturés.

Après la Libération, de nombreux charniers furent découverts et les cadavres examinés par des médecins. Ils portaient des traces évidentes des plus graves sévices : arrachement des tissus crâniens, luxation de la colonne vertébrale, fracture de côtes allant jusqu'au complet écrasement de la cage thoracique, avec perforation des poumons, arrachement des ongles et des cheveux.

Le journal de guerre de von Brodowski, commandant le haut état-major de liaison N° 588 à Clermont-Ferrand, donne des exemples irréfutables des formes barbares que les Allemands donnèrent à la lutte contre la Résistance. Les résistants arrêtés étaient presque tous fusillés sur place, d'autres livrés au S.D. ou à la Gestapo pour être préalablement torturés. Le journal de Brudowski parle du nettoyage d'un hôpital ou de la liquidation d'une infirmerie ..

La lutte contre la Résistance a présenté le même caractère atroce dans tous les pays occupés de l'Ouest.

Ces opérations se présentent comme des représailles qui auraient été provoquées par l'action de la Résistance. Mais les nécessités de la guerre n'ont jamais justifié ni les pillages et incendies inconsidérés de villes et de villages, ni les massacres aveugles de personnes innocentes.

Les Allemands tuent, pillent, incendient souvent sans raison, que ce soit dans l'Ain, en Savoie, dans le Lot, le Tarn et Garonne, dans le Vercors, en Corrèze, en Dordogne. Des villages entiers sont incendiés, alors que les groupes armés de la Résistance les plus proches sont à des dizaines de kilomètres, et sans que la population se soit livrée à aucun geste hostile à l'égard des troupes allemandes.

Les deux exemples les plus caractéristiques sont ceux de Maille, en Indre-et-Loire, où le 25 août 1944, 52 immeubles sur 60 ont été détruits et 124 personnes tuées ; et d'Oradour-sur-Glane, dans la Haute-Vienne.

Le journal de guerre de von Brodowaki fait mention de ce dernier fait sous la forme suivante : Toute la population mâle d'Oradour fut fusillée. Les femmes et les enfants se réfugièrent dans l'église. L'église a pris feu. Des explosifs étaient entreposés dans l'église (cette assertion a été démontrée fausse). Toutes les femmes et tous les enfants trépassèrent.

La criminalité de guerre allemande, parce qu'elle a constitué une politique systématique, prévue et préparée avant l'ouverture des hostilités et pratiquée sans interruption de 1940 à 1945, engage la responsabilité de tous les accusés, dirigeants politiques ou militaires, ou hauts fonctionnaires de l'Allemagne nationale-socialiste et dirigeants du parti nazi.

DES ACCUSATIONS PERSONNELLES

Cependant, certains, parmi eux, paraissent plus directement responsables de l'ensemble des faits qui ressortissent spécialement à la charge française, c'est à dire des crimes commis dans les pays occupés de l'Ouest ou contre les ressortissants de ces pays. Nous citerons :

L'accusé Goering, en tant que directeur du Plan de quatre ans et président du Conseil des ministres pour la défense du Reich.

L'accusé Ribbentrop, en tant que ministre des Affaires étrangères dont dépendait l'administration des pays occupés.

L'accusé Frick, en tant que directeur du bureau central pour les territoires occupés.

L'accusé Funk, en tant que ministre de l'Économie du Reich.

L'accusé Keitel, en tant qu'ayant sous ses ordres suprêmes les armées d'occupation.

L'accusé Jodl, associé à toutes les responsabilités du précédent.

L'accusé Seyss-Inquart, en tant que commissaire du Reich pour les régions néerlandaises, occupées du 13 mai 1940 à la fin des hostilités.

Nous examinerons plus spécialement, parmi eux ou parmi d'autres, les responsables de chaque catégorie de faits, étant entendu que cette énumération n'est en aucune manière limitative.

L'accusé Sauckel est le plus grand responsable du travail forcé sous ses formes variées. Plénipotentiaire de la main-d'œuvre, il procède par tous les moyens au recrutement intensif des travailleurs. Il est notamment le signataire du décret du 22 août 1942 qui constitue la charte du recrutement forcé dans tous les pays occupés. Il opère en liaison avec l'accusé Speer, chef de l'organisation Todt, plénipotentiaire général pour les armements dans le service du Plan de quatre ans, ainsi qu'avec l'accusé Funk, ministre de l'Économie du

Reich, et avec l'accusé Goering, chef du Plan quatre ans.

Au pillage économique, l'accusé Goering participe directement en la même qualité ; il parait souvent en avoir recherché et tiré un profit personnel.

L'accusé Ribbentrop, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères, en connaît également. L'accusé Rosenberg, organisateur et chef du Einsatzstab Rosenberg est spécialement coupable du pillage des œuvres d'art dans les pays occupés.

La responsabilité principale des massacre d'otages incombe à l'accusé Keitel, auteur notamment de l'ordre général du 16 septembre 1941, à, son adjoint l'accusé Jodl, à l'accusé Goering qui donna son accord à l'ordre en question.

L'accusé Kaltenbrunner, collaborateur directe de Himmler et chef de tous les services extérieurs. de Police et de Sécurité, est directement responsable des procédés monstrueux employés par la Gestapo dans tous les pays occupés, procédés qui ne sont que le prolongement des méthodes instaurées à la Gestapo par son fondateur l'accusé Goering.

L'accusé Kaltenbrunner est également directerrent responsable des crimes commis dans le camps de déportation. Il a d'ailleurs visité ceux-ci comme la preuve vous en sera apportée pour le camp de Mauthausen. L'accusé Goering a connue et approuvé les expériences médicales faites sur. les détenus. L'accusé Sauckel a obligé par tous les moyens les détenus à travailler dans des conditions souvent inhumaines pour la production de guerre allemande.

L'accusé Keitel et son adjoint l'accusé Jodl sont responsables des traitements contraires aux lois de la guerre infligés aux prisonniers de guerre, des meurtres et assassinats commis sur eux, ainsi que de la livraison d'un grand nombre à la Gestapo. L'accusé Goering partage la responsabilité concernant la mise à mon d'aviateurs alliés: et de militaires appartenant aux commandos.

L'accusé Sauckel a organisé le travail des prisonniers de guerre pour la production de guerre allemande, contrairement aux lois internationales.

L'accusé Keitel et l'accusé Kaltenbrunner sont l'un et l'autre les principaux responsables de l'action terroriste engagée conjointement par l'armée allemande et les forces de police dans les divers pays occupés et notamment en France, l'encontre de la Résistance, ainsi que des dévastations et des massacres dont la population civile a été l'objet dans plusieurs départements français. L'accusé Jodl participe à cette responsabilité, très spécialement par son instruction initiale : Lutte contre les bandes de partisans, en date du 6 mai 1945, qui prévoit des mesures collectives contre les habitants de villages entiers.

Les atteintes à la condition humaine découlent des théories racistes, dont l'accusé Hess, l'accusé Rosenberg, l'accusé Streicher sont parmi les instigateurs ou propagandistes. L'accusé Hess prit une part notable à l'élaboration des thèses exposées dans Mein Kampf. L'accusé Rosenberg, un des principaux doctrinaires du racisme, occupa les fonctions de délégué spécial pour la formation spirituelle et idéologique du parti nazi. L'accusé Streicher se signala comme l'un des plus violents agitateurs antisémites. Dans l'exécution de la politique de germanisation et de nazification, les responsabilités se partagent entre le ministre des Affaires étrangères, soit l'accusé Ribbentrop, le grand état-major, soit les accusés Keitel et Jodl, le bureau central pour tous les territoires occupés, soit l'accusé Frick.

LES RESPONSABILITÉS COLLECTIVES

Les grands responsables du national-socialisme ont trouvé leurs exécutants dans les diverses organisations nazies que nous vous demandons de déclarer criminelles afin que chacun de leurs membres soit ensuite appréhendé et châtié.

Le cabinet du Reich, le corps des dirigeants du parti nazi, l'état-major général et commandement des forces armées allemandes ne représentent qu'un petit nombre de personnes dont la culpabilité et le châtiment s'imposent à l'évidence, puisqu'ils ont participé personnellement et directement aux décisions, ou en ont assuré l'exécution à un poste éminent de la hiérarchie politique ou militaire, et sans pouvoir en ignorer le caractère criminel. Les dirigeants du parti nazi sont indiscutablement au premier rang de ceux qui ont participé à l'entreprise criminelle : et autour des accusés Keitel et Jodl, le haut commandement militaire a dirigé l'armée vers les exécutions d'otages, vers le pillage, vers les exécutions et les massacres injustifiés.

Mais peut-être vous semblera-t-il que vouer à un châtiment les centaines de milliers d'hommes qui ont appartenu aux SS., au S.D., à la Gestapo, aux SA soulève quelques objections ? Je voudrais m'efforcer, s'il en est ainsi, de les faire tomber, en vous montrant l'effroyable responsabilité de ces hommes.

Sans l'existence de ces organisations, sans l'esprit qui les animait, on n'arriverait pas à comprendre que tant d'atrocités aient pu être perpétrées. La criminalité systématique de guerre n'aurait pu être conduite par l'Allemagne nazie sans ces organisations, sans les hommes qui les composaient. Ce sont eux qui, pour le compte de l'Allemagne, ont non seulement exécuté, mais voulu cet ensemble de crimes.

Ces crimes sont monstrueux, ces crimes sont certains et leur responsabilité bien établie. Le doute n'est pas possible. Et cependant, tout au long des séances sereines de ce procès extraordinaire clans l'histoire du monde, devant le caractère exceptionnel de la justice que votre Haut-Tribunal est appelé à rendre à la face des Nations Unies et du peuple allemand, et de l'ensemble de l'humanité, quelques objections peuvent sourdre dans nos esprits.

Nous avons le devoir d'épuiser ce débat, même s'il n'est encore que subconscient en nous, car bientôt une propagande pseudo-patriotique risque de s'en emparer en Allemagne et de trouver même quelque écho dans certains de nos pays.

Qui peut dire : j'ai la conscience nette, Je suis exempt de fautes ? Avoir deux poids et deux mesures sont l'un et l'autre en horreur à Dieu.

Ce texte des Saintes Écritures (Pro. XX,-9-10) est déjà rappelé ici et là. Il servira demain de thème de propagande. Mais surtout il est profondément inscrit dans nos âmes. En nous érigeant, au nom de nos peuples martyrs, en accusateurs de l'Allemagne nazie, nous ne l'avons pas un instant refoulé comme un rappel insolite.

Oui, aucune nation n'est sans reproche dans son histoire, de même qu'aucun individu n'est sans faute dans sa vie. Oui, toute guerre est en soi génératrice de maux iniques et entraîne presque nécessairement crimes individuels et crimes collectifs parce qu'elle déchaîne aisément dans l'homme les passions mauvaises qui toujours sommeillent.

Mais devant les responsables de l'Allemagne nazie, nous pouvons nous interroger sans crainte nous ne trouvons aucune commune mesure entre eux et nous.

Si cette criminalité était accidentelle, si l'Allemagne s'était trouvée comme acculée à la guerre, si des crimes avaient été commis seulement dans l'excitation du combat, nous pourrions nous interroger sur le texte des Écritures.

Mais la guerre a été longuement préparée et délibérée, et jusqu'au dernier jour il était aisé de l'éviter sans rien sacrifier des intérêts légitimés du peuple allemand. Et les atrocités ont été perpétrées au cours de la guerre, non sous l'influence d'une passion furieuse, ou d'une colère guerrière, ou d'un ressentiment vengeur, mais en vertu d'un froid calcul, de méthodes parfaitement conscientes, d'une doctrine préexistante.

UNE ENTREPRISE DÉMONIAQUE

L'entreprise vraiment démoniaque de Hitler et de ses compagnons fut de rassembler en un ensemble de dogmes, autour du concept de la race, tous les instincts de barbarie refoulés par des siècles de civilisation, mais toujours présents dans les entrailles des hommes, toutes les négations des valeurs traditionnelles d'humanité sur lesquelles les peuples comme les individus s'interrogent aux heures troubles de leur évolution ou de leur vie ; de construire et de propager une doctrine qui organise, réglemente et prétend commander le crime.

L'entreprise démoniaque dé Hitler et de ses compagnons fut également d'en appeler aux forces du mal pour établir sa domination sur le peuple allemand, et ensuite la domination de l'Allemagne sur l'Europe et peut-être sur le monde. Elle fut d'ériger en un système de gouvernement et en un système de relations internationales, et en un système de conduite de la guerre, la criminalité organisée en déchaînant dans toute une nation les passions les plus sauvages.

Le nationalisme et le service de leur peuple et de leur patrie seront peut-être leur explication ; loin de constituer quelque excuse, s'il en était une possible à l'énormité de leur forfait, ces causes déterminantes l'aggraveraient encore. Ils ont pro fané la notion sainte de la patrie en l'assimilant à une entreprise de retour à la barbarie. En son nom, ils ont obtenu, moitié par contrainte, moitié par persuasion, l'adhésion de tout un pays, autrefois parmi les plus grands dans l'ordre des valeurs spirituelles, et l'ont rabaissé au niveau le plus bas.

Le désarroi moral, les difficultés économiques, l'obsession de la défaite de 1918 et de la force perdue, la tradition pangermanique sont à l'origine de l'emprise de Hitler et de ses compagnons sur un peuple désaxé. S'abandonner à la force, renoncer à l'inquiétude morale, satisfaire un goût communautaire, se complaire à la démesure, sont des tentations naturellement fortes chez l'Allemand et que les dirigeants nazis ont exploitées avec cynisme.

La griserie du succès, l'ivresse de la grandeur firent le reste et mirent pratiquement tous les Allemands, certains sans doute inconsciemment, au service de la doctrine nationale-socialiste en les associant à l'entreprise démoniaque de son Führer et de ses compagnons.

En face de cette entreprise, se sont dressés des hommes de pays très variés et de sociétés différentes, mais tous animés d'un commun attachement à leur condition humaine. La France et la Grande-Bretagne ne sont entrées dans la guerre que pour rester fidèles à la parole donnée.

Les peuples des pays occupés, torturés dans leur chair et dans leur âme, ne renoncèrent jamais à leur liberté et à leurs valeurs culturelles ; et ce fut la magnifique épopée de la clandestinité et de la Résistance qui témoigne à travers un héroïsme splendide du refus spontané des populations à l'acceptation des mythes nazis. Des millions et des millions d'hommes de l'U.R.S.S. sont tombés pour défendre avec le sol et l'indépendance de la patrie leur universalisme humanitaire.

Les millions de soldats britanniques et américains, qui débarquèrent sur notre malheureux continent, portaient au coeur l'idéal de libérer de l'oppression nazie et les pays occupés et les peuples qui, de gré ou de force, se firent les satellites de l'Axe, et le peuple allemand lui-même.

Ils étaient vraiment les uns et les autres, et tous ensemble, les soldats, avec ou sans uniforme, de la grande espérance qui, tout au long des siècles, s'est alimentée de la souffrance populaire, la grande espérance d'un avenir meilleur pour la condition humaine.

Cette grande espérance parfois balbutie ou se trompe ,de route ou ruse avec elle-même, ou tonnait d'effroyables retours de barbarie, mais toujours elle persiste et finalement constitue le puissant levier qui fait progresser l'humanité.

Ces aspirations toujours renaissantes, ces inquiétudes constamment en éveil, ces angoisses sans cesse présentes, ce combat perpétuel contre le mal forment en définitive la sublime grandeur de l'homme. Le national-socialisme l'a mise hier en péril.

Après cette lutte gigantesque, où se sont affrontées deux idéologies, deux conceptions de la vie, au nom des peuples que nous représentons ici et au nom de la grande espérance humaine pour laquelle ils ont tant souffert et tant combattu, nous pouvons sans crainte et avec la conscience nette, nous ériger en accusateurs des dirigeants de l'Allemagne nazie.

AU NOM DE LA CIVILISATION

Comme le disait éloquemment à l'ouverture de ce procès Monsieur, le juge Jackson, la civilisation ne pourrait pas survivre, si ces crimes devaient à. nouveau être commis et il ajoutait : La véritable partie plaignante à votre barre est la civilisation.

Celle-ci réclame de vous, après ce déchaînement de barbarie, un verdict qui sera aussi comme un suprême avertissement à l'heure où l'humanité parait encore parfois ne s'engager sur la voie de l'organisation pacifique qu'avec appréhension et hésitation.

Si nous voulons qu'au lendemain du cataclysme de la guerre, les souffrances des pays martyrs, les sacrifices des peuples vainqueurs et également l'expiation des peuples coupables engendrent une humanité meilleure, la justice doit frapper les responsables de l'entreprise de barbarie à laquelle nous venons d'échapper.

Le règne de la justice est l'expression la plus précise de la grande espérance humaine. Votre jugement peut marquer une étape décisive dans sa poursuite difficile.

Sans doute aujourd'hui encore, cette justice et ce châtiment ne sont rendus possibles que parce que, au préalable, les peuples libres. sont. sortis vainqueurs du conflit. Le lien existe dans les faits entre la force des vainqueurs et l'inculpation des chefs vaincus devant votre Haut-Tribunal.

Mais ce lien ne signifie rien d'autre que cette évidence de la sagesse des nations que la justice, pour s'imposer effectivement et constamment aux individus comme aux nations, doit avoir la force à sa disposition.

La volonté commune de placer la force au service de la justice anime nos nations et commande toute notre civilisation. Cette résolution s'affirme aujourd'hui avec éclat dans une instance judiciaire où les faits sont examinés scrupuleusement sous tous leurs aspects, la qualification pénale rigoureusement établie, la compétence du tribunal incontestable, les droits de la défense intacts, la publicité totale assurée.

Votre jugement intervenant dans ces conditions pourra servir de base au relèvement moral du peuple allemand, première étape de son intégration dans la communauté des pays libres. Sans votre jugement, l'histoire risquerait de recommencer, le crime deviendrait épopée et l'entreprise nationale-socialiste une dernière tragédie wagnérienne ; et de nouveaux pangermanistes diraient bientôt aux Allemands : Hitler et ses compagnons ont eu tort parce qu'ils ont finalement échoué, mais il faudra bien que nous recommencions un jour sur d'autres bases la prestigieuse aventure du germanisme.

Après votre jugement, le national-socialisme s'inscrira définitivement dans l'histoire de ce peuple, si du moins nous savons l'en instruire et veiller à ses premiers pas sur le chemin de la liberté, comme le crime des crimes qui ne pouvait que le conduire à la perdition matérielle et morale,comme la doctrine dont il doit à tout moment s'écarter avec horreur et mépris pour rester fidèle aux grandes nonnes de la civilisation commune.

L'éminent juriste international et le noble Européen que fut Politis, dans son livre posthume, intitulé La Morale Internationale, nous rappelle que, comme toutes les règles morales, celles devant régir les rapports internationaux, ne seront mises hors de doute que si tous les peuples arrivent à se convaincre qu'en définitive on a plus d'intérêt à les observer qu'à les transgresser.

C'est pourquoi votre jugement peut contribuer à éclairer le peuple allemand et l'ensemble des peuples.

Votre jugement doit s'inscrire comme un acte décisif dans l'histoire du droit international pour préparer l'établissement d'une véritable société internationale excluant le recours à la guerre et mettant de façon permanente la force au service de la justice des nations : il sera l'un des fondements de cet ordre pacifique auquel aspirent les peuples au lendemain de l'affreuse tourmente.

Le besoin de justice des peuples martyrs sera satisfait et leurs souffrances n'auront pas été inutiles pour le progrès de la condition humaine.

L'accusation soviétique

(8 février - 6 mars 1946)

Complétant le travail de la délégation française, les représentants soviétiques devaient exposer à leur tour, jusqu'au 6 mars 1946, l'effroyable drame vécu par la partie orientale du continent européen, de 1941 à 1945. C'est le procureur général Roman Rudenko qui développa ainsi qu'il suit le point de vue de son gouvernement :

Messieurs les Juges,

Au moment de commencer mon exposé introductif, le dernier qu'aient à vous présenter les principaux représentants du Ministère public, j'ai pleine conscience de l'immense portée historique de ce procès.

C'est la première fois, dans l'histoire de l'humanité, que la justice se trouve en face de crimes commis sur une aussi vaste échelle, et qui ont entraîné des conséquences aussi graves.

C'est la première fois que comparaissent devant un tribunal des criminels qui ont accaparé un État, entier et qui ont fait de cet État un instrument de leurs crimes monstrueux.

C'est la première fois, enfin, qu'en la personne des inculpés nous jugeons non seulement eux-mêmes, mais encore les institutions et organisations 'criminelles créées par eux, les théories et les idées de haine contre l'humanité qu'ils ont répandues, en vue de perpétrer des crimes conçus depuis longtemps contre la paix et contre l'humanité.

Il y a neuf mois, sous les coups irrésistibles des forces armées alliées de la coalition anglo-soviéto-américaine, est tombée l'Allemagne hitlérienne, qui a persécuté, pendant plusieurs années de guerre sanglante, les peuples de l'Europe, amis de la liberté. Le 8 mai 1945, l'Allemagne hitlérienne a été obligée de mettre bas les armes après avoir subi une défaite militaire et politique sans précédent jusqu'à ce jour.

L'hitlérisme a imposé au monde une guerre qui a apporté aux peuples libres des misères sans nombre et des souffrances incommensurables. Des millions d'hommes sont tombés, victimes de la guerre déclenchée par les bandits nazis, qui ont cru pouvoir soumettre les peuples libres des pays démocratiques et établir la tyrannie nazie en Europe et dans le monde entier. Le jour est venu où les peuples du monde exigent une juste expiation et une peine sévère contre les bourreaux nazis, où ils exigent un châtiment exemplaire des criminels.

Tous les forfaits des principaux criminels de guerre nazis, tous ensemble et chacun en particulier, seront pesés par vous, Messieurs les Juges, avec tout le soin et toute l'attention qu'exigent la loi, l'Acte Constitutif du Tribunal Militaire International, la justice et notre conscience.

UN PLAN CRIMINEL PREMÉDITÉ

Nous imputons à ces accusés l'organisation, la provocation, l'exécution, la réalisation directe par eux-mêmes et leurs agents, d'un plan criminel prémédité. Ils ont mis sur pied, pour servir à la réalisation de ce plan, tout le mécanisme de l'État nazi, avec toutes ses institutions et organisations, l'armée, la police, ce qu'on nomme les institutions publiques, citées en détail dans l'acte d'accusation, en particulier dans l'appendice B.

Avant de passer à l'examen des événements et des faits concrets, qui forment la base des accusations portées contre les inculpés, j'estime qu'il est indispensable de m'arrêter sur quelques questions générales de droit, en relation avec le procès actuel. Ceci est indispensable parce que le procès actuel est le premier procès dans l'histoire où la justice est rendue par un organisme de justice internationale : le Tribunal Militaire International. C'est également indispensable parce que, dans les déclarations écrites et orales, adressées au Tribunal, on a spécialement attiré notre attention sur les questions de droit.

Le problème le plus important et le plus général de droit, qui mériterait, à mon avis, d'attirer l'attention du tribunal, est le problème de la légalité. Les grandes démocraties qui ont institué ce tribunal, et toutes les démocraties du monde contrairement au système de la tyrannie fasciste et de l'arbitraire fasciste, existent et agissent sur le fondement solide des lois. La nature des lois, et la notion de lois, ne peuvent être identiques dans le sens national et international. La loi, tout d'abord dans le sens du droit national, est un acte du pouvoir législatif d'un pays, traduit sous une forme adéquate. Dans la sphère internationale, la situation est autre.

Dans la sphère nationale, il n'a jamais existé et il n'existe pas d'organisme législatif compétent pour édicter des règles obligatoires pour tel ou tel pays. Le régime juridique des relations internationales, y compris les relations qui se manifestent par la lutte coordonnée contre la criminalité. repose sur d'autres fondements juridiques.

Dans la sphère internationale, la source fondamentale du droit et leur acte légal sont la convention, l'accord entre les États. C'est pour cela que, dans la mesure où, dans la sphère nationale, la loi acceptée par les chambres législatives et promulguée d'une façon adéquate forme a base incontestable et suffisante de l'activité des organisations de justice nationale, dans la même mesure. dans la sphère internationale l'accord conclu entre les États forme la base juridique incontestable et suffisante pour la constitution et l'activité des organismes de justice internationale, créés par ces États.

Par l'accord conclu à Londres le 8 août 1945, entre les quatre gouvernements, agissant dans l'intérêt de tous les peuples amis de la liberté, a été créé le Tribunal Militaire International, pour juger et punir les principaux criminels de guerre. Faisant partie intégrante de cet accord, l'Acte Constitutif du Tribunal Militaire International est pour cette raison une loi incontestable et suffisante, qui définit les fondements et la procédure du jugement et du châtiment des principaux criminels de guerre.

Inspirées par la peur de la responsabilité ou tout au moins par l'incompréhension de la nature légale de la justice internationale, les références au principe Nullum crimen sine lege ou au principe " La loi n'est pas rétroactive " sont dénuées de tout sens par suite des faits fondamentaux et décisifs suivants : l'Acte Constitutif du Tribunal existe et fonctionne et toutes ses prescriptions ont une force incontestable et obligatoire.

Aux termes de l'article 6 du Statut du Tribunal Militaire international, les inculpés sont accusés de crimes contre la paix, de crimes contre les lois et coutumes de la guerre, et de crimes contre l'humanité. On doit constater, avec une profonde satisfaction, qu'en qualifiant ces actes de criminels, l'Acte Constitutif a donné une forme légale aux idées et principes internationaux qui, au cours de longues années, étaient présentés en défense de la légalité et de la justice dans la sphère des relations internationales.

LA PREPARATION DES CRIMES DE GUERRE

Parallèlement à l'exécution des mesures stratégiques et diplomatiques, pour préparer l'agression perfide contre l'U.R.S.S., le gouvernement hitlérien avait conçu et préparé par avance les plans des crimes de guerre sur le territoire de l'U.R.S.S. Le plan, dénommé Plan Barberousse, était un plan stratégique. Mais ce plan se complétait par toute. une série d'instructions et d'ordres destinés à former tout un ensemble de mesures liées aux problèmes de l'invasion de l'Union Soviétique. Parmi celles-ci, il convient, en premier lieu, de citer une instruction publiée le 13 mars 1941 par le grand quartier général allemand.

Cette instruction concerne une série de problèmes d'organisation de caractère civil, et en particulier, l'organisation des autorités administratives. Il est important de remarquer que, par cette instruction, en Prusse orientale et dans ce qu'un appelait le Gouvernement Générai (c'est-à-dire en Pologne), il était prescrit de mettre en vigueur, pour les troupes allemandes, au plus tard quatre semaines avant le début des opérations, les lois et les ordonnances destinées aux régions des opérations militaires. Par cette instruction, l'O.K.W. avait pleins pouvoirs pour assumer le pouvoir exécutif et le transmettre aux commandants en chef des années et des groupes d'armées. Il est impossible également de passer sous, silence dans cette instruction le point B, caractéristique des problèmes et des buts que se proposaient les conspirateurs. Au sujet de ce point," il était dit notamment : Sur le théâtre des opérations militaires, le Reichsfuhrer S.S. se voit investi par ordre du Führer de tâches spéciales concernant la préparation du gouvernement politique, qui découle de la lutte finale et suprême entre deux systèmes politiques opposés. Dans le cadre de ces tâches, le Reichsfuhrer S.S. agit indépendamment, sous sa propre responsabilité.

L'humanité sait maintenant ce que signifiaient ces tâches sociales dont la réalisation était entièrement confiée aux mains des généraux et des officiers S.S. qui utilisèrent largement ce droit d'agir indépendamment et sous leur propre responsabilité. Cela signifiait : un système de terreur sans précédent, les pillages, les actes de violence et les meurtres commis contre les prisonniers de guerre et la population civile.

En outre, cette instruction assignait au. commandement, de façon tout à fait concrète, des tâches telles que le pillage et l'exploitation rapace des régions occupées par les armées allemandes. Cette instruction est signée par l'accusé Keitel.

Dans une autre instruction,destinée à compléter le Plan Barberousse, datant du mois de juin 1941, et présentée sous forme de directives de propagande, il est prescrit de liquider impitoyablement tous ceux qui offriraient une résistance quelconque aux envahisseurs allemands. En ce qui concerne la propagande elle-même, les directives touchant à cette question indiquent ouvertement les méthodes habituelles des hitlériens - la délation ignoble, le mensonge et la provocation - dont devaient se servir les compagnies de Propagande.

Il est impossible, enfin, de ne pas mentionner encore une instruction intitulée Instruction concernant la juridiction militaire dans la Région Barberousse et les mesures spéciales à prendre par les troupes.

Cette instruction, qui sanctionne l'arbitraire des autorités et des troupes allemandes envers la population civile des territoires conquis par les forces années allemandes, commence par exiger des troupes allemandes une défense sans merci contre toute action hostile de la part de la population civile. Ces règles, prescrivant des mesures draconiennes à l'égard de la population civile et des partisans, contiennent des indications en vue d'une répression impitoyable dirigée contre les personnes qualifies d'éléments douteux.

Avec la permission du tribunal, je citerai seulement deux points de ces règles, les points 4 et 5.

Point 4. - Au cas où le temps serait passé pour prendre de telles mesures ou au cas où elles n'auraient pas pu être appliquées immédiatement, les éléments soupçonnés doivent être sans délai mis à la disposition de l'officier. Ce dernier décide s'ils doivent être fusillés.

Point 5. - Il est catégoriquement interdit de garder les éléments soupçonnés pour les livrer à la Justice, après l'établissement de tels tribunaux pour la population locale.

Le résultat de ces règles fut que le destin et la vie de chaque détenu dépendaient entièrement de l'officier et de plus, il était interdit, comme le déclare cyniquement cette instruction, de garder les éléments soupçonnés pour les livrer à la Justice, c'est-à-dire qu'on prescrivait froidement l'anéantissement physique des éléments soupçonnés ... Dans le cas d'attaques quelconques contre les forces armées allemandes, cette instruction prescrivait de prendre des mesures collectives de violence, c'est-à-dire de procéder â l'exécution massive de gens absolument innocents.

On peut voir jusqu'à quel degré allait le cynisme du commandement militaire allemand dans l'instauration de cette terreur sanglante, dans le fait que cette instruction libérait de toute responsabilité les soldats, les offices et les fonctionnaires allemands pour les' crimes commis par eux aux dépens de la population civile soviétique Cette . instruction prescrivait au commandement militaire allemand de ne confirmer que les sentences qui correspondaient, comme il est dit dans le document en question, aux intentions politiques du gouvernement ...

Longtemps donc avant le 22 juin 1941, le gouvernement hitlérien et le haut commandement militaire allemand, dont les représentants se trouvent sur ce banc des accusés, préparèrent et mirent au point méticuleusement les crimes de guerre à commettre sur le territoire de l'U.R.S.S., ces crimes mêmes qui furent par la suite perpétrés. Ces plans apportent impitoyablement la preuve que les crimes monstrueux organisés par les accusés étaient préparés par eux de longue date.

AGRESSION CRIMINELLE DE L'ALLEMAGNE
HITLÉRIENNE CONTRE L'U.R.S.S.

Le 22 juin 1941, les conspirateurs hitlériens, violant traîtreusement le pacte de non-agression germano-soviétique, envahirent, sans déclaration de guerre, le territoire soviétique, commençant, par là même, une guerre d'agression contre l'U.R.S.S., sans le moindre motif de la part de l'Union soviétique.

Moins d'un mois après cet acte perfide, Hitler réunit une conférence à laquelle assisterait Rosenberg, Goering, Bormann, Lammers et Keitel.

Au cours de cette conférence, Hitler donna pour instructions à ses interlocuteurs de ne pas dévoiler aux yeux du monde les véritables buts de la guerre commencée par les hitlériens. Se référant à la façon dont il avait agi à l'égard de la Norvège, du Danemark, de la Hollande et de la Belgique. Hitler souligna qu'il fallait continuer d'agir de la même façon, c'est-à-dire cacher par tous les moyens les véritables intentions des conspirateurs.

Ainsi, disait Hitler, nous allons de nouveau souligner que nous avons été contraints d'occuper la région, d'y rétablir l'ordre et d'assurer notre sécurité  ...

C'est de là que découlent nos méthodes d'organisation. On ne doit pas savoir qu'il s'agit d'une organisation définitive. Nous n'en continuerons pas moins a appliquer toutes les mesures indispensables - les fusillades, les déportations, et ainsi de suite...

Ces fusillades, la déportation de la population civile, envoyée en esclavage en Allemagne, les pillages et les violences de toutes sortes dont fut victime la population civile, s'appelaient, dans le langage de Hitler et de ses acolytes, des méthodes d'organisation ..

Au cours de cette conférence tenue par les conspirateurs, furent également précisées les tâches ultérieures du gouvernement hitlérien a l'égard de l'Union soviétique :. Dans ses grandes lignes, le problème est le suivant : premièrement la conquérir, deuxièmement la gouverner, troisièmement l'exploiter... Le point le plus important est qu'il ne doit plus jamais être question de créer une puissance militaire a l'ouest de l'Oural, dussions-nous pour cela nous battre pendant cent ans. Tous les disciples du Führer doivent savoir que le Reich ne sera en sécurité qu'a partir du moment où il n'y aura plus a l'ouest de l'Oural de troupes ennemies. Il y a une règle de fer que nous devons observer.

On ne doit jamais permettre que quelqu'un porte des armes, si ce n'est un Allemand... Seul, un Allemand a le droit de porter les armes, et non pas un Slave, un Tchèque, un Cosaque ou un Ukrainien.

Hitler continue ainsi : Toute la région pré-baltique devra devenir une région du Reich. Ces régions limitrophes doivent également devenir une région du Reich. Ces régions limitrophes doivent être aussi étendues que possible... Et les colonies de la Volga doivent également devenir une région du Reich, ainsi que la région de Bakou. Elle doit devenir une concession allemande (colonie militaire). Les Finlandais veulent recevoir la Carélie orientale.

Cependant, étant donné son importante production de nickel, la presqu'île de Kola doit revenir a l'Allemagne... Les Finlandais émettent des prétentions sur la région de Leningrad. Aplatir Leningrad au niveau du sol, puis le donner aux Finlandais ..

LES DIRECTIVES DE GOEBBELS

Les buts de pillage de la guerre commencée par l'Allemagne contre l'U.R.S.S. sont explicitement formulés dans un article du chef de la propagande fasciste, le célèbre Goebbels, intitulé Pourquoi ? et publié dans son livre Le cœur d'airain ..

Goebbels écrivait : Cette guerre n'est pas pour le trône ou pour l'autel ; c'est une guerre pour les grains et le pain, pour une table abondamment garnie, pour des déjeuners et des dîners abondants... C'est une guerre pour les matières premières, le caoutchouc, le fer et le minerai...

À son tour, Goering, dans sa déclaration â la Fête de la Moisson, qui eut lieu au Palais des Sports de Berlin le 5 octobre 1942, déclaration publiée dans le journal . Vôlkischer Beobachter du 6 octobre 1942, s'écriait voluptueusement :

N'oubliez pas que nous avons ôté aux Russes leurs meilleures régions : les œufs, le beurre et la farine s'y trouvent. en telle quantité que vous ne pouvez même pas l'imaginer... il faudra veiller que tout cela soit convenablement assimilé et convenablement transformé sur place... L'accusé Rosenberg travaillait fiévreusement à inventer de nouveaux noms pour les villes soviétiques, tels que Gothenburg au lieu de Simphéropol, ou Théodorichshafen au lieu de Sébastopol. Rosenberg menait cette occupation de front avec la direction d'un organisme spécial destiné a l'assimilation du Caucase.

Tout cela montre avec une aveuglante clarté les véritables plans de pillage et les intentions des agresseurs hitlériens â l'égard de l'Union soviétique. Ces desseins criminels avaient en vue, avant tout, la dévastation de l'Union soviétique. l'asservissement et l'exploitation du peuple soviétique.

En même temps, tout cela ouvrait la voie pour l'établissement de la domination hitlérienne en Europe et dans le monde entier. C'est bien pour cette raison que, dans le document édité par la direction de la guerre sur mer consacré au plan de conquête de l'Afrique du Nord, de Gibraltar, de la Syrie, de la Palestine et de l'Égypte, le gouvernement hitlérien faisait dépendre entièrement l'exécution de son plan de l'issue de la guerre contre l'Union soviétique.

Essayant de masquer ses buts impérialistes, la clique hitlérienne, à son habitude, se plaignait à grands cris, d'un prétendu danger que faisait courir à l'Allemagne l'Union soviétique, appelant la guerre de dévastation déclenchée contre l'Union soviétique avec des buts d'agression – une guerre préventive.

Hitler disait à Rauschning : Nous devons développer la technique de la dépopulation. Si vous me demandez ce que j'entends par dépopulation, je vous répondrai que j'envisage par là la suppression d'unités raciales entières. Et c'est ce que j'ai l'intention de faire. Telle est, dans l'ensemble, ma tâche. La nature est cruelle et c'est pourquoi nous pouvons aussi être cruels. Si je peux envoyer la fleur de la nation allemande dans la fournaise de la guerre, sans le moindre regret de verser le précieux sang allemand, j'ai évidemment aussi le droit d'exterminer des millions d'êtres de race inférieure qui se multiplient comme des larves.

L'accusation soviétique dispose de nombreux documents réunis par la commission extraordinaire d'État chargée de l'enquête sur les crimes des usurpateurs fascistes allemands et leurs complicités. Ces documents présentent des preuves irréfutables des crimes innombrables commis par les autorités allemandes.

Nous avons â notre disposition un document intitulé Appendice N° 2 à l'ordre d'opération N° 8 du chef de la Police de sécurité et du S.D., daté Berlin, le 17 juin 1941 et signé par Heydrich, qui remplissait alors les fonctions de suppléant de Himmler. Ce document a été élaboré de concert avec le haut-commandant des forces armées allemandes. Des appendices â l'ordre N° 8, ainsi que des ordres N° 9 et 14, et de leurs appendices, il ressort que l'extermination systématique des citoyens soviétiques dans les camps de concentration germano-fascistes sur les territoires occupés par les Allemands en U.R.S.S. et en d'autres pays, était accomplie sous la forme de filtrage, de mesures d'assainissement, d'épuration, de mesures spéciales, de régime spécial, de liquidation, d'exécutions, etc. ...

L'exécution de ces crimes était confiée aux Sonderkommandos, spécialement créés et recrutés d'un commun accord par le chef de la S.D., d'une part, et par le haut commandement des forces armées allemandes, de l'autre.

De l'appendice 1 à l'ordre N° 14, il ressort que ces équipes opéraient sur leur propre initiative, sur la base, dit ce document, de pouvoirs spéciaux et selon des directives générales données dans le cadre de la réglementation en vigueur dans le camp, en contact étroit avec les commandants des camps et les officiers du contre-espionnage.

Il est à noter que les hitlériens, lors de l'avance sur Moscou, ont créé un Sonderkommando Moscou spécial, destiné à l'extermination massive des habitants de Moscou.

Le gouvernement hitlérien et le commandement des forces armées allemandes craignaient que les monstrueux ordres N° 8 et N° 14 ne tombassent entre les mains de l'Armée Rouge et du gouvernement soviétique et prenaient toutes les dispositions afin de conserver ces ordres dans le secret le plus absolu.

Dans l'ordre N° 14, Heydrich prescrivait littéralement : Je souligne particulièrement que les ordres d'opération N° 8 et N° 14, ainsi que les directives y afférentes, doivent être immédiatement détruits en cas de danger imminent. Les rapports au sujet de cette destruction doivent être adressés à moi.

En plus des ordres cités ci-dessus, contenant le programme et le plan d'extermination des citoyens soviétiques par les hitlériens, de nombreux ordres et de nombreuses directives ont été promulguées par les hitlériens aussi bien en ce qui concerne le domaine de l'administration civile que celui du commandement militaire allemand, prescrivant une extermination massive et l'application très étendue de la peine de mort aux citoyens soviétiques.

Dans l'ordre de Keitel en date du 12 décembre 1941, on pouvait lire : Le Führer estime que la peine de privation de la liberté et même les travaux forcés à perpétuité doivent être considérés comme un signe de faiblesse. L'intimidation effective ne peut être obtenue que par la peine de mort ou par des mesures laissant la population dans l'ignorance au sujet du sort des condamnés. On atteint ce but en déportant des criminels en Allemagne. Les instructions ci-jointes, pour la poursuite des criminels, correspondent à cette décision du Führer. Elles sont ratifiées par lui. – Keitel.

L'UTILISATION DE VIRUS

Parmi les moyens d'extermination des citoyens soviétiques appliqués par les hitlériens, il faut citer également les contaminations par le typhus, l'asphyxie dans les chambres à gaz, etc. ... Les enquêtes menées par la Commission extraordinaire d'État de l'Union soviétique ont établi qu'au front, dans leurs premières lignes de défense, les hitlériens créaient systématiquement des camps de concentration spéciaux, dans lesquels se trouvaient internés des dizaines de milliers d'enfants, de femmes et de vieillards inaptes au travail. Les abords de ces camps étaient minés.

Aucune baraque ou abri ne se dressait sur le terrain de ces camps et les internés étaient parqués à même le sol. Pour la moindre tentative d'infraction au régime de travaux forcés instauré dans ces camps, les internés étaient fusillés. Dans ces camps, on a découvert des milliers de malades atteints de typhus, qui, en entrant en contact avec la population, emmenée là des villages avoisinants, la contaminaient systématiquement. Dans un document qui sera présenté par l'accusation soviétique, on décrit en détail ces crimes barbares des occupants germano-fascistes.

L'accusation possède un document signé par le Untersturmfuhrer Beker en date du 16 mai 1942. Ce document est un rapport adressé aux autorités supérieures sur l'emploi des chambres a gaz. Voici ce que nous pouvons lire dans ce document monstrueux : Le lieu des exécutions se trouve à une distance d'au moins 10 à 15 kilomètres de routes fréquentées et est difficilement accessible en raison de son emplacement. Par temps humide ou pluvieux, son accès devient complètement inaccessible. Que les victimes y soient acheminées à pied, ou qu'elles y soient amenées en véhicule, elles s'aperçoivent immédiatement de ce qui doit se passer, et commencent à donner dés signes d'inquiétude. ce qui doit être évité. Il faut les charger dans le camion au point de rassemblement et les emmener ensuite vers le lieu de l'exécution.

J'ai donné l'ordre de camoufler les camions du groupe D en roulottes, et, pour cela, j'y ai fait pratiquer de chaque côté, sur les petits camions une lucarne, et sur les gros camions deux lucarnes, semblables à celles que nous voyons aux maisons paysannes de la contrée. Cependant, ces camions furent bientôt si connus que même la population les appelait les camions de la mort. dès qu'elle les apercevait.

À mon avis, il est impossible de les camoufler et de les tenir secrets pendant un laps de temps un peu long. J'ai ordonné, d'autre part, que, lors de l'exécution par les gaz, le personnel fût maintenu à l'écart des camions afin que le gaz qui en émane ne nuise pas à sa santé.

Ici, je voudrais attirer l'attention sur le fait suivant. Certains chefs d'équipe forcent leurs hommes à décharger ces camions après empoisonnement par le gaz. J'ai attiré l'attention des chefs des Sonderkommandds en question sur le danger physique et moral que ce travail peut présenter pour les hommes, sinon sur le champ au moins dans l'avenir. Des hommes venaient se plaindre de maux de tête survenant après chaque déchargement des camions. Cependant, on ne veut pas modifier cette méthode, car on craint que les prisonniers qui seraient appelés à faire ce travail ne profitent d'un moment favorable pour s'évader. Afin de préserver les hommes de ce danger, je demande qu'on donne des ordres appropriés.

L'empoisonnement par le gaz n'est pas toujours fait comme il devrait l'être. Afin d'en finir au plus vite, les chauffeurs donnent toujours les pleins gaz. A la suite de ces mesures, les condamnés meurent asphyxiés, et non en s'endormant comme cela était prévu. Les directives que j'ai données montrent que, avec une position correcte du levier, la mort survient plus vite et les condamnés s'endorment alors tranquillement. Les visages convulsés et les excréments, deux symptômes que l'on constatait jusqu'alors, ne se reproduisaient plus. Dans le courant de la journée, j'irai visiter le groupe B. d'où j'enverrai mes rapports ultérieurs. - Dr Becker, Untersturmfuhrer.

LA WEHRMACHT S'EFFORCE D'EFFACER
DES PREUVES ACCABLANTES

On a déjà cité les camps de Maïdanek et d'Auschwitz, avec leurs chambres à gaz où furent exécutés plus de 5 millions 1/2 de citoyens totalement innocents, originaires de Pologne, de Tchécoslovaquie, de l'U.R.S.S., des États-Unis d'Amérique, de Grande-Bretagne, de France et d'autres pays démocratiques. Je dois citer les camps de concentration de Smolensk, de Stavropol, de Kharkov, de Kiev, de Lvov, de Poltava, de Novgorod, d'Oral, de Rovno, de Dniepropetrovsk, d'Odessa, de Kamenetz-Podolsk, de Gomel, de Kertch, de la région de Stalingrad, de Kaunas, de Riga, de Marioupol (R.S.S. de Lituanie), de Kloga (R.S.S. d'Estonie), ainsi que de nombreux autres camps où les hitlériens torturèrent à mort des centaines de milliers. de civils soviétiques ainsi que des combattants et des chefs de l'Armée Rouge.

Les Allemands procédaient également à des fusillades en masse de citoyens soviétiques, dans la foret de Livennitz, qui se trouve aux abords de Lvov, en direction de Tarnopol. Dans cette foret, les Allemands emmenaient quotidiennement, à pied ou en camions, des groupes importants de prisonniers de guerre soviétiques.

Ils venaient du camp la Citadelle. Les Allemands y dirigeaient des détenus du camp de Janosk, de la prison de Lvov, ainsi que de paisibles citoyens soviétiques arrêtés sur les places et. dans les rues de la ville de Lvov au cours de rafles nombreuses.

L'enquête de la Commission extraordinaire d'État a établi que les Allemands ont fusillé dans la forêt de Livennitz plus de 200.000 personnes.

Ces assassinats collectifs, ce régime de terreur et d'arbitraire ont été pleinement approuvés dans un discours de l'accusé Rosenberg à la Conférence du Front du Travail allemand en novembre 1942. Il est évident, a déclaré Rosenberg, que si nous voulons subjuguer tous ces peuples (c'est-à-dire ceux des territoires de l'U.R.S.S.), l'arbitraire et la tyrannie serons une forme de gouvernement adéquate.

Par la suite, lorsque l'Armée Rouge commença à nettoyer des hordes germano-fascistes les territoires de l'U.R.S.S. provisoirement occupés, et lorsque les organismes du pouvoir soviétique commencèrent à dévoiler les crimes monstrueux des tortionnaires fascistes, en découvrant de nombreuses tombes de citoyens soviétiques, de combattants et d'officiers torturés à mort par les fascistes, le commandement allemand prit des mesures urgentes afin d'effacer et de détruire les traces de ses crimes.

À cette fin, le commandement allemand organisa des fouilles de tombes sur une grande échelle et l'incinération des cadavres qui s'y trouvaient. Un ordre spécial du Obersturmfuhrer daté de Rovno, 3 août 1943 - Yvain 35-43 C, et adressé au chef régional de la gendarmerie de Kamen-Kachirsk, déclarait : Donner informations immédiates sur l'emplacement et le nombre des fosses communes de la région et contenant les cadavres de ceux qui ont subi une peine spéciale

Parmi les documents découverts dans l'édifice de la Gestapo de la région de Rovno, il a été trouvé un rapport sur l'exécution de l'ordre précité ; avec une liste d'environ 200 emplacements de pareilles fosses. Cette liste montre que les bourreaux germano-fascistes choisissaient, pour ensevelir leurs victimes, des endroits particulièrement éloignés et d'un abord difficile. A la fin de cette liste, on peut lire : La liste mentionne toutes les fosses, y compris celles des équipes qui y ont travaillé.

Je citerai maintenant un extrait d'un appel adressé à l'opinion publique mondiale par les représentants de plusieurs milliers d'anciens internés d'Auschwitz :

L'exécution par les gaz de quantités incroyables de personnes avait lieu dès l'arrivée des transports en provenance de divers pays : de France, de Belgique, de Hollande, de Grèce, d'Italie, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, d'Allemagne, de Pologne, de l'U.R.S.S., de Norvège, etc. ... Les nouveaux arrivés devaient passer devant le S.S.-médecin du camp ou devant le S.S.-commandant du camp. Ces derniers départageaient les déportés en les plaçant sur la droite ou sur la gauche. À gauche, c'était la mort par les gaz. D'un transport de 1.500 personnes, une moyenne de 1.200 à 1.300 étaient dirigées immédiatement sur les chambres à gaz. Parfois, le pourcentage des déportés admis au camp était plus important. Il arrivait souvent que les médecins-S.S. Mengele et Thilo procédassent à cette sélection en sifflotant un air joyeux. Les personnes désignées pour l'exécution par les gaz devaient se déshabiller devant la chambre à gaz où on les faisait entrer ensuite à coups de fouet. Le portillon de la chambre-cave se refermait alors et les victimes étaient asphyxiées. La mort survenait environ quatre minutes plus tard.

Au bout de huit minutes, on ouvrait la chambre à gaz et des ouvriers de l'équipe spéciale, ce qu'on appelait le Sonderkommando, transportaient les cadavres vers les fours crématoires qui fonctionnaient nuit et jour.

Lors de l'arrivée des transports de Hongrie, ces fours ne suffirent plus et l'on dut avoir recours à d'énormes tranchées crématoires. On y installait des bûchers qu'on arrosait de pétrole. Dans ces tranchées, on entassait des cadavres, mais souvent les S.S. y jetaient aussi des vivants, enfants et adultes. Les malheureux y périssaient d'une mort horrible. Les graisses nécessaires à l'incinération étaient en partie récupérées sur les cadavres des gazés, afin d'économiser le pétrole. Les cadavres fournissaient aussi des huiles et des graisses destinées à des usages techniques et même à la fabrication du savon.

Ce document se termine par les mots suivants Nous demandons instamment, ainsi qu'environ dix mille rescapés de toutes les nationalités, que les crimes et les monstruosités des hitlériens ne demeurent pas impunis.

Le monde civilisé, tous les peuples épris de liberté se joignent à cette juste réclamation.

TORTURE ET ASSASSINAT DE PRISONNIERS DE GUERRE

L'un des crimes les plus importants des conspirateurs hitlériens fut l'extermination en masse et organisée des prisonniers de guerre. De nombreux cas de meurtre et de torture, dont furent victimes des prisonniers de guerre, ont été établis. Les malheureux étaient torturés au fer rouge, on leur crevait les yeux. on leur coupait les membres, etc.

Ces cruautés et ces méthodes d'extermination systématique appliquées aux prisonniers, soldats et officiers de l'Armée Rouge, n'étaient ni l'effet du hasard, ni des actes commis par des officiers isolés de l'armée allemande, ou par des fonctionnaires allemands.

Le gouvernement hitlérien et le commandement de l'armée allemande exterminaient les prisonniers de guerre sauvagement. De nombreux documents, des directives et des arrêtés du gouvernement nazi, ainsi que les ordres du haut commandement allemand en témoignent.

Dès le mois de mars 1941, comme il ressort de l'interrogatoire du lieutenant-général allemand Osterreich, une réunion secrète eut lieu, à Berlin, au grand quartier du haut commandement. Des mesures, concernant l'organisation des camps pour les prisonniers de guerre russes et les règles de traitement auquel ils devaient être soumis, y furent indiquées. Ces règles et ces mesures, comme il ressort du témoignage d'Osterreich, n'étaient, en somme, qu'un plan d'extermination des prisonniers de guerre soviétiques.

De nombreux prisonniers de guerre soviétiques furent fusillés ou pendus, et de même, un grand nombre d'entre eux périrent par la famine et par les maladies infectieuses, par le froid et par les tortures que leur appliquaient méthodiquement les Allemands selon un plan prémédité, ayant pour but l'extermination massive des Soviétiques.

Dans l'appendice N° 3 à l'ordre du chef de la Police de Sécurité et du SD)., on voit, sous le N° 8, en date du 17 juillet 1941, une liste des camps pour prisonniers de guerre créés sur le territoire de la première circonscription militaire et sur celui du gouvernement général. En particulier, dans la première circonscription militaire, furent créés les camps de Prokuls, Heidekrug, Schierwinde, Schutzenrode, Fischbor-Turzen, Ostrolenka.

Dans ce qu'on appelle le Gouvernement Général de Pologne, des camps étaient créés à Ostrove-Mezovetzka, Sedlitz, Bielopodlaska, Kholm, Yaroslev, etc... Dans l'annexe à l'ordre d'opération N° 9. promulgué en addition à l'ordre N° 8 du 17 juin 1942, on cite des listes de camps pour prisonniers de guerre soviétiques situés sur le territoire 2, 4, 6, 8, 10, 11 et 13 des.. circonscriptions militaires, à Gammerstein, à. Schneidemuhle et en de nombreux points.

Dans ces camps de prisonniers de guerre, de même que dans les camps destinés à la population civile, on pratiquait l'extermination et des tortures appelées par les Allemands filtrage, exécution, régime spécial ... Le Gross Lazarett, construit par les Allemands dans la ville de Slavonta, a laissé un sombre souvenir. Le monde entier cannait les atrocités commises par les Allemands sur la personne des prisonniers de guerre soviétiques et "des prisonniers des États démocratiques à Auschwitz, Maïdanek et dans de nombreux autres camps.

Là étaient appliquées les directives de la Police de sécurité allemande et du S.D., élaborées en accord avec l'état-major du haut commandement des forces armées dont le chef était l'accusé Keitel

ENVOI EN ESCLAVAGE

Dans la longue chaîne des crimes honteux commis par les occupants germano-fascistes, une place spéciale revient à l'envoi forcé en Allemagne de la population civile pour un travail de serfs et d'esclaves.

Les documents prouvent que le gouvernement hitlérien et le haut commandement allemand ont pratiqué l'envoi en esclavage, en Allemagne, des citoyens soviétiques en utilisant l'abus de confiance, la menace et la violence.

Ces citoyens étaient vendus par les brigands fascistes, comme esclaves, aux entreprises et aux particuliers allemands. Ceux qui s'y refusaient étaient voués à la faim, aux mauvais traitements et, en fin de compte, à une mort cruelle.

Par la suite, je m'arrêterai sur les directives, dispositions et ordres inhumains et barbares du gouvernement hitlérien et du haut commandement, qui étaient promulgués en vue de réaliser l'envoi de citoyens soviétiques en esclavage en Allemagne, et pour lesquels les accusés du présent procès portent la responsabilité, en particulier : Goering, Keitel, Rosenberg, Sauckel.

Les documents dont dispose le ministère public soviétique, saisis par l'Année Rouge dans les états-majors détruits des armées germano-fascistes, convainquent les accusés des cruautés qu'ils ont commises.

Dans un rapport présenté au cours de la réunion du Front du Travail allemand, en novembre 1942, Rosenberg a produit des faits et des chiffres confirmant les énormes proportions de l'envoi, organisé par Sauckel, de populations, soviétiques en Allemagne, pour un travail d'esclave.

Le 7 novembre 1941, à Berlin, avait lieu une réunion secrète, au cours de laquelle Goering a donné à ses auxiliaires des instructions sur l'utilisation des citoyens soviétiques pour ce travail obligatoire. Nous connaissons maintenant ces instructions, grâce à un document, la circulaire secrète N° 42006/41 de l'état-major des affaires économiques du commandement allemand à l'Est, datée du 4 décembre 1941. Voici ce qu'indiquaient ces instructions :

1. - Il faut utiliser les Russes surtout pour la construction des routes, des voies ferrées, pour des travaux de déblaiement, pour le déminage et pour l'aménagement des aérodromes. Il faudra dissoudre les bataillons de travail allemands, comme par exemple ceux des forces aériennes. Les ouvriers qualifiés allemands doivent travailler dans l'industrie de guerre ; ils ne doivent pas creuser la terre ou casser des cailloux ; pour cela il y a les Russes.

2. - Il est indispensable d'utiliser les Russes, en premier lieu, dans les domaines suivants : travaux dans les mines, construction de routes, industrie de guerre (chars, canons, pièces pour avions), travaux des champs, constructions, grands ateliers (fabriques de chaussures), équipes spéciales pour des travaux urgents et imprévus.

3. - Pour le maintien de l'ordre, la rapidité et la sécurité sont des éléments décisifs. On ne doit appliquer que les punitions suivantes sans autre progression : privation de nourriture et la peine de mort, par décision d'un tribunal de guerre.

Comme plénipotentiaire principal pour l'utilisation de la main-d'œuvre, par ordre de Hitler, le 21 mars 1942, a été désigné l'accusé Sauckel.

DESTRUCTION DE VILLES ET DE VILLAGES

En exécutant leurs plans d'envahisseurs et de pillards, les hitlériens ont détruit systématiquement les villes et les villages, ont anéanti les œuvres de valeur, créées grâce au travail de nombreuses générations, et ils ont pillé la population civile.

En accord avec leurs complices, les gouvernements criminels de Finlande et de Roumanie, les nazis ont élaboré les plans d'anéantissement des plus grandes villes de l'Union soviétique. Dans un document, extrait du Guide de la guerre sur mer daté du 29 septembre 1941 et intitulé Avenir de la ville de Saint-Pétersbourg, il est dit : Le Führer a décidé d'effacer de la surface de la terre la ville de Saint-Pétersbourg... La Finlande a, de même, affirmé qu'elle ne s'intéresse pas à l'existence à venir d'une ville située à proximité de sa nouvelle frontière ..

Le 5 octobre 1941, Hitler adressa à Antonesco une lettre dont l'objet spécial était de se mettre d'accord sur le plan de la prise et de la destruction de la ville d'Odessa.

Dans un ordre du haut commandement allemand,daté du 7 octobre 1941, signé de l'accusé Jodl, il est ordonné d'effacer de la surface de la terre les villes de Leningrad et de Moscou. Et, dit cet ordre : Pour toutes les autres villes, il faut appliquer la règle suivante : avant de les occuper, elles doivent être transformées en décombres, par le feu de l'artillerie et les bombardements aériens. Il est inadmissible de risquer la vie d'un soldat allemand pour sauver les villes russes du feu.

Ces instructions de l'autorité centrale allemande ont été largement suivies par les chefs militaires de différents grades et rangs. Ainsi, dans un ordre signé par le colonel Schietzrig, pour le 512e régiment allemand d'infanterie, il était ordonné de transformer les districts et régions occupées par les nazis en zone désertique. Pour que cette brutalité donne le résultat destructif maximum, l'ordre développe en détail le plan de destruction des lieux habités ..

Le Dossier Vert de Goering représentait un vaste programme, prémédité par les conspirateurs nazis, de pillage organisé de l'Union soviétique. Ce programme comportait des plans concrets de pillage : h saisie par la violence des objets de valeur, l'organisation du travail forcé dans nos villes et nos villages, la suppression de la paye dans les entreprises, les émissions sans contrôle de monnaie sans garantie, etc.

Pour réaliser ce plan de pillage, on avait envisagé la création d'un appareil spécial, avec ses propres Directions d'intendance, État-major économique avec son Service d'Enquête, ses Inspections, ses Troupes armées, ses Détachements pour ramasser les matières premières, ses Agronomes militaires, ses Officiers chefs de culture, etc.

Avec les troupes allemandes, avançaient les détachements des services économiques de l'Armée, dont les fonctions consistaient à constituer des réserves de grain, de bétail, de combustible et autres biens. Ces détachements dépendaient d'une inspection économique spéciale, située à l'arrière.

Peu après l'agression contre l'U.R.S.S., toute la direction du pillage des territoires occupés fut confiée à l'accusé Goering, par un ordre de Hitler du 29 juin 1941. Par cet ordre, Goering recevait pouvoir de prendre toutes les mesures nécessaires pour utiliser au maximum les réserves trouvées et les ressources économiques, dans l'intérêt de l'économie de guerre allemande.

AUCUNE VILLE DE L'EST N'A D'IMPORTANCE

L'accusé Goering accomplit sa mission avec le plus grand zèle grâce aux opérations de pillage des détachements économiques et militaires allemands. Au cours de la conférence du 6 août 1942, avec les commissaires du Reich et les représentants du commandement militaire. Goering exigea que l'on intensifie le pillage des régions occupées.

Vous êtes envoyés là-bas, a-t-il déclaré, non pas pour travailler au bien-être des peuples qui vous sont confiés, mais pour en extraire tout ce que vous pouvez .

Dans leur haine violente pour le peuple soviétique et sa culture, les envahisseurs allemands ont anéanti les bâtiments scientifiques et artistiques, les monuments historiques et culturels, les écoles et les hôpitaux, les clubs et les théâtres.

Aucun bien historique ou artistique à l'Est n'a d'importance, déclarait dans son décret le Feldmarschall Reichenau.

La destruction des biens historiques et culturels, pratiquée par les nazis, a pris une grande proportion. Ainsi, dans une lettre du plénipotentiaire général de Russie Blanche, adressée à Rosenberg le 29 septembre 1941, il est dit que :

...Conformément au rapport du major de la 707e Division qui m'a transmis aujourd'hui le restant des œuvres de valeur, les S.S. ont laissé le reste de tableaux et œuvres artistiques parmi lesquels des tableaux de valeur certaine, et des meubles des XVIIIe et XIXe siècles, des vases, des marbres et des sculptures, etc... pour être pillés par les troupes années. Le musée historique est aussi complètement détruit de la même manière. Des pierres de valeur, pierres précieuses et de valeur moyenne, ont été dérobées à la section de Géologie. Des instruments dont la valeur représente des centaines de milliers de marks ont été détruits ou dérobés, sans raison, à l'Université.

Sur les territoires momentanément occupés par les fascistes, des districts de la région de Moscou, les occupants ont détruit et pillé 112 bibliothèques, 4 musées et 54 théâtres et cinémas. Les nazis ont pillé et incendié le célèbre musée de Borodino dont les reliques historiques, se rapportant à la guerre patriotique de 1812, sont particulièrement chères au peuple russe. -

Les occupants ont pillé et incendié la maison-musée de Pouchkine, dans le petit village Polotnianyi-Zavod. Les Allemands ont anéanti les manuscrits, les livres et les tableaux appartenant à Léon Tolstoï à Yasnaïa-Poliana. Les barbares allemands ont profané la tombe du grand écrivain.

Les occupants ont pillé l'Académie des Sciences de Russie Blanche et les rarissimes collections de documents historiques et livres qui s'y trouvaient. Ils ont anéanti des centaines d'écoles, de clubs et de théâtres en Russie Blanche.

Des meubles de très grande valeur, fabriqués par les meilleurs maîtres du XVIIIe siècle, ont été enlevés du palais Pavlovsk, dans la ville de Sloutsk, et expédiés en Allemagne. Les Allemands ont enlevé des palais de Peterhof tous les ornements moulés et sculptés qui y étaient restés, les tapis, les tableaux et les statues. Le Grand Palais de Peterhof, construit sous Pierre le Grand, fut brûlé d'une façon barbare après avoir été pillé. Les vandales allemands ont anéanti la bibliothèque populaire nationale d'Odessa qui comptait plus de deux millions de volumes.

La célèbre collection d'antiquités ukrainiennes de Tchernigov a été pillée. Dans le monastère de Kievo-Petchersk, les Allemands se sont emparés des documents, des archives des métropolites de Kiev et des livres de la bibliothèque personnelle de Pierre Moguilil, qui avait réuni des monuments de très grande valeur de la littérature mondiale. Ils ont pille la précieuse collections des musées de Lvov et d'Odessa, et les ont expédiées en Allemagne, et ils ont partiellement anéanti les richesses des bibliothèques de Vinnitz, de Poltava, où étaient conservés des exemplaires rarissimes de la littérature manuscrite du moyen âge, les premières éditions imprimées des XVe et XVIIe siècles et des livres d'église très anciens.

RIBBENTROP MIS EN CAUSE

Ce ne sont pas seulement les accusés Goering, Rosenberg et les différents états-majors et commandements se trouvant sous leurs ordres, qui dirigeaient les pillages généraux dans les régions occupées de l'U.R.S.S., pillages exécutés d'après les ordres directs du gouvernement allemand. Le ministère des Affaires étrangères, sous la direction de l'accusé Ribbentrop, s'en occupait également, au moyen d'une formation spéciale.

La déclaration du Obersturmfuhrer de la section du bataillon de Mission Spéciale, des troupes S.S., le Dr Norman Feurster, en témoigne. Cette déclaration fut publiée dans la presse en son temps. Dans sa déclaration, Feurster dit ceci : Me trouvant à Berlin en août 1941, j'ai été muté de la 87e division antichars au Bataillon de Mission spéciale auprès du ministère des Affaires étrangères, grâce à l'intervention d'un vieil ami de l'Université de Berlin, le Dr Fokk. Ce bataillon avait été créé sur l'initiative du ministre des Affaires étrangères Ribbentrop, et agissait sous son autorité. La tâche du bataillon de Mission Spéciale consistait à s'emparer, immédiatement après la prise des villes importantes, des biens culturels et historiques, des bibliothèques, des sections scientifiques, à enlever les éditions de valeur, les films, et ensuite à tout envoyer en Allemagne.

Et, plus loin : Nous avons saisi de riches trophées dans la bibliothèque de l'Académie des Sciences ukrainiennes, où étaient conservés de rarissimes manuscrits persans, abyssins et chinois, des chroniques russes et ukrainiennes, les premiers exemplaires des livres imprimés par le premier imprimeur russe, Ivan Fedorov, et des éditions rares des œuvres de Chevtchenko, Mitzkevitch et Ivan Franko ...

Tout en détruisant et en pillant comme des barbares les villages, les villes et les monuments de la culture nationale, les nazis se moquaient des sentiments religieux. Ils ont incendié, pillé, anéanti et souillé sur le territoire soviétique : 1.760 églises, 237 églises catholiques romaines, 69 chapelles, 532 synagogues et 258 autres édifices affectés à des fins religieuses.

Ils ont détruit l'église Ouspenskaïa, du célèbre monastère de Kiévo-Petcherski, construit en 1073, et en même temps huit monastères. À Tchernigov, les armées germano-fascistes ont détruit la vieille cathédrale de Borissoglebsk, construite au début du XIIe siècle, la cathédrale du monastère de Polotzk-Efrossinii, construite en 1160, et l'église de Parskova-Fiatnitsa-Natorguou, monument de grande valeur de l'architecture russe du XIIe siécle. À Novgorod, les nazis ont détruit les monastères Antoniev, Koutinskii, Zverin, Derevianitzkii et une série d'autres églises.

Les soldats allemands bafouaient les sentiments religieux de la population. Ils revêtaient les vêtements sacerdotaux, mettaient les chevaux et les chiens dans les églises, faisaient des lits de camp avec les icônes. Dans le vieux monastère de Staritzk, les troupes de l'Armée Rouge ont découvert les cadavres nus, entassés en masse, de prisonniers de guerre de l'Armée Rouge, torturés.

Les dommages causés à l'Union soviétique, résultant des destructions et des pillages des troupes allemandes, sont extrêmement considérables. Les armées allemandes et les autorités d'occupation, exécutant les instructions du gouvernement criminel nazi et du haut commandement militaire, ont détruit ou pillé, dans les villes et les villages soviétiques dont ils s'étaient emparés, les entreprises industrielles et les Kolkhozes. Ils ont détruit les monuments artistiques, anéanti, pillé et envoyé en Allemagne les équipements, les réserves de matières premières, de matériaux et de produits finis, les biens artistiques et historiques. Ils ont pratiqué le pillage des populations urbaines et rurales.

Sur les territoires de l'Union soviétique soumis à l'occupation, 88 millions d'hommes vivaient avant la guerre. Le rendement brut de la production industrielle représentait 46 milliards de roubles (au cours national inchangé de 1926-1927). Il y avait 109 millions de têtes de bétail, dont 31 millions de bovins. et 12 millions de chevaux ; 71 millions d'hectares cultivés, 122.000 kilomètres de voies de chemin de fer.

Les envahisseurs germano-fascistes ont, complètement ou partiellement, détruit et brûlé 1.710 villes et plus de 770.000 villages et hameaux. Ils ont brûlé et détruit plus de 6.000.000 d'immeubles, et privé d'abri près de 25 millions de personnes. Parmi les villes détruites et ayant le plus souffert, se trouvent de grands centres industriels et culturels : Stalingrad, Sébastopol, Léningrad, Kiev, Minsk, Odessa, Smolensk, Novgorod, Pskov, Orel, Kharkov, Voronej, Rostov-sur-le-Don et de nombreux autres.

Les envahisseurs germano-fascistes ont détruit 31.850 entreprises industrielles, dans lesquelles travaillaient près de 4 millions d'ouvriers. Ils ont anéanti ou emporté 239.000 moteurs électriques, 175.000 laminoirs.

Les Allemands ont détruit 65.000 kilomètres de voies ferrées, 4.100 stations de chemin de fer, 36.000 bureaux de poste, des centraux téléphoniques, ainsi que d'autres entreprises de liaison. Les Allemands ont détruit ou dévasté : 40.000 hôpitaux et autres établissements sanitaires, 84.000 écoles, institutions professionnelles, universités, instituts de recherche scientifique et 43.000 bibliothèques populaires. Les nazis ont détruit et pillé 98.000 kolkhozes, 1.876 sovkhozes et 2.890 dépôts de tracteurs. Ils ont égorgé, enlevé ou expédié en Allemagne 7 millions de chevaux, 17 millions de bovins, 20 millions de porcs, 27 millions de moutons et de chèvres, 110 millions de volailles.

Les pertes totales occasionnées à l'Union soviétique par les actes criminels des troupes nazies se chiffrent à 679 milliards de roubles (au cours national de 1941).

CRIMES CONTRE L'HUMANITÉ

Tous les accusés ont conçu, organisé et commis des crimes indescriptibles et sacrilèges sans précédents dans l'histoire, contre l'humanité, les principes de la morale humaine et le droit international.

Dans la qualification du crime faisant l'objet du quatrième chef d'accusation, l'acte d'accusation spécifie, avec raison, que le plan même ou la conjuration fut organisé aussi en vue de commettre des crimes contre l'humanité,

Les conspirateurs nazis ont commencé à commettre des crimes contre l'humanité à partir du moment où le parti nazi fut formé. Ces crimes ont pris des proportions énormes après l'arrivée des nazis au pouvoir.

Le camp de concentration de Buchenwald. créé en 1933, et celui de Dachau, créé en 1934, se sont avérés n'être que de pâles précurseurs de Maïdanek, d'Auschwitz, de Slavouta, et de nombreux camps de la mort, établis par les nazis en Lettonie, en Russie Blanche et en Ukraine.

L'arrivée même des nazis au pouvoir fut marquée par de nombreuses provocations qui servirent de prétexte pour commettre de grands crimes contre l'humanité. La pratique de châtiments illégaux des nazis à ceux qui ne partageaient pas le point de vue commun de la clique fasciste, se développa sur une vaste échelle. Dès 1934, Goering écrivait, dans un article publié au-delà de l'océan par les journaux de Harst : Nous privons de défense légale les ennemis du peuple... Nous nationaux-socialistes, nous nous élevons sciemment contre la fausse douceur et le faux humanitarisme... Nous ne reconnaissons pas les inventions fallacieuses des avocats ni la chinoiserie des subtilités juridiques.

Dans l'un de ses articles datant de 1933, Goering se félicitait d'avoir remanié toute la direction de la Gestapo, en mettant immédiatement sous ses ordres une police secrète, et en organisant des camps de concentration pour lutter contre les adversaires politiques : Ainsi, dit Goering, sont nés les camps de concentration, où nous devions bientôt enfermer des milliers de travailleurs des partis communiste et social-démocrate.

Le ministère public soviétique a dans son dossier les remarques de Martin Bormann, sur la conférence du 2 octobre 1940 chez Hitler, trouvées dans les archives du ministère des Affaires étrangères allemand, et saisies par les troupes soviétiques à Berlin. Ce document concerne la Pologne occupée. Il sera présenté au tribunal. Pour le moment, je ne citerai que quelques-uns des articles du programme des dirigeants nazis, qui s'y trouvent.

La conférence commença par une déclaration de Frank, disant que son activité au Gouvernement Général pouvait être considérée comme très réussie : les juifs de Varsovie et des autres villes étaient enfermés dans le ghetto. Cracovie devait bientôt être complètement débarrassée des juifs :

Il ne doit pas exister de propriétaires polonais, est-il dit plus loin dans ce document. Si cruel que cela paraisse - il faut les exterminer là où ils se trouvent ; Tous les représentants intellectuels de la Pologne doivent être exterminés - cela parait cruel, mais telle est la loi de la vie... ; ...Les prêtres seront payés par nous, grâce à quoi ils prêcheront ce que nous voudrons. S'il se trouve un prêtre qui agisse autrement, la conversation avec lui sera courte. La mission du prêtre consiste à tenir les Polonais tranquilles, bêtes et stupides. Ceci est complètement dans nos intérêts.

...Le dernier ouvrier allemand et le dernier paysan allemand doivent toujours, du point de vue économique, se trouver au-dessus de n'importe quel Polonais.

TRENTE MILLIONS DE SLAVES DEVAIENT DISPARAÎTRE

Parmi les atrocités inouïes commises par les nazis, leur action sanglante contre les peuples slaves et juifs occupe une place particulière. Hitler disait à Rauschning : Après un siècle de pleurnicheries sur la défense des pauvres et des humiliés, le moment est arrivé de nous décider à défendre les forts contre les inférieurs. Ce sera l'une des principales missions de l'action nationale allemande pour tous les temps - prévenir par tous les moyens à notre disposition un accroissement ultérieur de la race slave. L'instinct naturel ordonne à tous les êtres vivants, non seulement de vaincre leurs ennemis, mais encore de les exterminer. Jadis, le Vainqueur avait la prérogative d'exterminer des races et des peuples entiers.

Vous avez déjà entendu, Messieurs les Juges les déclarations du témoin Erich von den Bach ; Zalewski sur les objectifs de Himmler, définis par celui-ci dans un discours au début de 1941.

À la question du représentant du ministère public soviétique, le témoin a répondu : Dans le discours de Himmler, il était rappelé que le nombre des Slaves devait être réduit de 30millions. Vous voyez, Messieurs les Juges, à quel degré inouï étaient arrivées les pensées criminelles des fanatiques nazis.

Les nazis décimaient les intellectuels soviétiques d'une façon particulièrement cruelle. Les instructions tendant à exterminer impitoyablement les citoyens soviétiques, pour des raisons politiques et raciales, furent préparées avant l'agression contre l'U.R.S.S. Dans l'annexe N° 2 à l'ordre d'opération N° 8 du chef de la Police de Sécurité et du S.D. du 17 juin 1941, il est dit : Il est indispensable, avant tout, de relever de leurs fonctions toutes les personnes notoires remplissant une fonction dansa le gouvernement et le parti, en particulier les révolutionnaires professionnels, les agents du Komintern, tous les agents influents du parti communiste de l'U.R.S.S. et des organisations qui s'y rattachent dans le Comité Central, les comités environnants et régionaux ; tous les commissaires du peuple et leurs adjoints ; tous les anciens commissaires politiques de l'Année Rouge ; le personnel dirigeant des établissements d'État des instances centrale et moyenne ; le personnel dirigeant de la vie économique ; les intellectuels soviéto-russes et tous les juifs.

Dans une instruction adressée aux directions de la police de sécurité et du S.D., le 17 juin 1941, il est indiqué qu'il est indispensable de prendre de telles mesures, non seulement contre le peuple russe, mais aussi contre les Ukrainiens, les Blancrussiens, les Azerbaidjaniens, les Arméniens, les Géorgiens, les Turcs et gens d'autres nationalités.

Le ministère public soviétique présentera au tribunal des documents et des faits concrets à ce sujet. Dans leurs plans, les conspirateurs fascistes ont décidé l'extermination massive de la population juive mondiale, et ils ont réalisé cette extermination pendant tout le temps de leur activité concertée en commençant en 1933.

Mon collègue américain a déjà cité la déclaration de Hitler disant Les Juifs seront exterminés. Dans un discours de l'accusé Frank, publié dans la Gazette de Cracovie, le 18 août 1942, il était dit : Celui qui passe aujourd'hui par Cracovie, Lvov, Varsovie, Radom ou Lublin, doit reconnaître en toute justice que les efforts des autorités allemandes ont été couronnés d'un réel succès - on ne voit presque plus de juifs.

Une extermination féroce de la population juive eut lieu en Ukraine, en Russie Blanche et dans les États baltes. Près de 80.000 juifs vivaient dans la ville de Riga avant l'occupation allemande. Au moment de la libération de Riga par l'Armée Rouge, il ne restait plus que 140 juifs. Il est impossible d'énumérer, dans cet exposé introductif, les crimes contre l'humanité commis par les accusés. Le ministère public soviétique dispose de matériaux documentaires considérables qui seront présentés au Tribunal.

Messieurs les Juges, je parle ici en tant que représentant de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques qui a porté le poids le plus lourd dans l'attaque des envahisseurs fascistes et qui a contribué énormément à la destruction de l'Allemagne nazie et de ses satellites.

Comment se comportaient certains accusés

Conjuration, crimes contre la paix, crimes de guerre et génocide tels sont les quatre thèmes principaux analysés par les différents ministères publics entre le 21 novembre 1945 et le 6 mars 1946.

Au fur et à mesure de ces exposés, de la comparution de témoins et de la présentation de documents fort révélateurs, la superbe de certains accusés disparut. D'autres ne sortirent d'une apparente indifférence qu'a de rares occasions. Rudolf Hess affecta le dérèglement psychique.

Il est vrai que chaque dossier était si accablant que chacun s'efforçait d'échapper à sa manière à la réalité.

Point par point, l'accusation reconstituait avec minutie les différents événements capitaux de ces douze dernières années aussi bien que les actions les plus particulières. Tour à tour, chaque inculpé était interrogé sur ses faits et gestes à des dates précises ; il était confronté avec des témoins ; il devait rapporter ses paroles de l'époque. S'il manifestait une soudaine absence de mémoire, un des avocats généraux brandissait un document et en donnait lecture. D'autres fois, on projetait un film, ou bien le ministère public faisait entendre un enregistrement.

Selon la gravité de l'accusation portée contre eux à ce moment, les accusés faisaient preuve de platitude ou de mauvaise volonté pour répondre. L'absence de souvenirs précis était leur réplique favorite. En revanche, lorsque la scène évoquée n'impliquait que le seul caractère informatif, alors ils se prêtaient volontiers à son évocation, fournissant même de très intéressantes précisions.

Dans d'autres occasions, les inculpés déformaient la vérité ou bien minimisaient leur intervention.

Julius Streicher, par exemple, eut recours à ce, procédé lors de l'évocation de la journée du I" avril 1933. La farouche répression exercée tant à l'encontre de l'opposition politique que des minorités raciales avait ému les pays étrangers. La presse notamment avait fourni force détails sur ces premières persécutions. Un mouvement s'était dessiné demandant le boycott économique de l'Allemagne.

Vue de l'intérieur du Reich, cette campagne ne pouvait avoir été provoquée que par les milieux israélites. assurait déjà la propagande du Dr Goebbels ; il fallait donc semer la terreur dans ces milieux.

Goebbels choisit la journée du 1er avril pour exercer ces représailles. Julius Streicher, chef du mouvement antisémite, fut bien sûr chargé d'organiser les manifestations de cette journée. Il fit preuve à cette occasion d'autant de sadisme que de violence ou de raffinement dans le maléfice. Douze ans plus tard cependant, à la barre du tribunal, sa version est assez différente :

Quelques jours avant le 1er avril, dira-t-il, je fus convoqué à Munich. Hitler me reçut dans son bureau de la Maison Brune. Il me dit que la presse étrangère déclenchait une violente campagne contre l'Allemagne nouvelle. Il fallait répondre en conséquence à la juiverie internationale : C'est assez. Et pour soutenir cet avertissement, je devais organiser une journée antiboycott ...

Après avoir accepté cette mission, j'ai donné mes instructions : aucun juif ne devait être maltraité. Les policiers placés devant les magasins ou firmes juives devaient interdire toute dégradation. Il est certain que, grâce à ces mesures, la journée antiboycott s'est, en général, passée sans incident. Je dirais même : de façon remarquable ! ....

En d'autres circonstances, l'interrogatoire fait apparaître le caractère absurde, voire bouffon de cette répression. La preuve en est apportée par la nuit de folie du 9 au 10 novembre 1938.

Trois jours auparavant, le conseiller von Rath a été abattu par un jeune israélite à l'ambassade allemande de Paris. Le meurtrier, Hertel Grynszpan, désirait par ce geste protester contre les persécutions subies par les siens dans l'est du Reich.

Immédiatement, Goebbels voit la possibilité d'un vaste pogrom. C'est le moment où Hitler se trouve à Munich pour célébrer l'anniversaire du putsch manqué de 1923. Les mesures répressives sont rapidement décidées. Heydrich ordonne à ses équipes de manifestants de descendre dans la rue et de se livrer à une destruction effrénée des magasins juifs et à la profanation de synagogues. Les vandales exécutent les ordres à la perfection Heydrich et Goebbels peuvent se montrer satisfaits le lendemain.

Un dignitaire, cependant, n'est pas content. Le débat va le révéler. Il s'agit de Walter Funk, le ministre de l'Économie. Proteste-t-il contre le principe de la répression ? Certes pas. Ce qui désole Funk est simplement le dommage subi par l'économie du Reich.

Je m'efforce jour et nuit, clame-t-il, de conserver la substance économique de la nation et on dilapide des millions de marks !

Goering fit chorus. Il demandait à l'époque aux Allemands de récupérer les vieux pneus, les boîtes de conserves, les clous rouillés et les tubes vides de pâte dentifrice, et voilà qu'en l'espace d'une nuit, on détruisait stupidement des milliers de tonnes de marchandises si précieuses au Plan de quatre ans !

Goering exprima au téléphone et de vive voix ce qu'il pensait d'une pareille stupidité.

Goebbels possédait toutefois un esprit fertile lorsqu'il s'agissait de faire le mal. On avait détruit des marchandises précieuses ? Bien. Alors, il suffisait de frapper les victimes d'une amende supplémentaire de manière à récupérer les sommes ainsi perdues.

Cette nuit du 10 novembre va cependant avoir des conséquences profondes. Pour éviter son renouvellement, il suffit de chasser tous les juifs de leurs magasins, de leurs firmes et de leurs entreprises. On les indemnisera en les inscrivant sur le grand livre de la dette publique.

"Cette décision fut prise le 12 novembre. Ayant réuni Goebbels, Heydrich, Frick, ministre de l'Intérieur, Funk, ministre de l'Economie, le comte Schwerin von Krosigk, ministre des Finances. et plusieurs hauts fonctionnaires, le maréchal leur fait pan de la volonté du Führer de résoudre la question juive dans le Reich. On va donc commencer par l'industrie et le commerce, car la victime n'est pas le juif mais Goering lui-même.

Les manifestations semblables à celles d'il y a deux jours ne doivent plus se reproduire, clame-t-il. Ces affaires-là sont absolument stupides. En définitive, la victime n'est pas le juif, mais moi-même, en qualité de responsable de l'économie et de la production. On détruit un magasin juif, on jette les marchandises dans la rue.,C'est fort bien ! La compagnie d'assurances. va payer les dégâts, mais l'économie allemande va souffrir d'une perte de biens précieux. Lorsque je sais que l'on a incendié un grand magasin parce qu'il appartenait à un juif, je pense aussi que l'on a détruit des centaines de vêtements, des milliers de mètres de tissu ! On pourrait tout aussi bien mettre le feu aux matières première que nous importons, le résultat serait identique.

LE MARECHAL HERMANN GOERING

À chaque événement de cette époque, la personnalité de Goering apparaît toujours au premier plan de la scène. C'est lui qui s'est trouvé à l'origine des camps de concentration de Buchenwald et de Dachau en 1933 et 1934. Le réarmement de la Luftwaffe est son œuvre. Il incite le Reich à participer à la guerre d'Espagne en y dirigeant une petite armée de spécialistes dont le noyau est fourni par la légion Condor. C'est encore lui qui manigance, avec Seyss-Inquart, l'annexion de l'Autriche : On le retrouve dans tous les actes malfaisants des années 1938 et 1939 qui aboutissent à la guerre.

Il doit un jour s'expliquer au sujet du bombardement terroriste de Rotterdam, alors qu'un colonel néerlandais venait de proposer une cessation des combats. Le maréchal assure que le raid n'a pu être décommandé' à temps. Les dévastations ont d'ailleurs été accrues par la présence d'un entrepôt de graisses à proximité du lieu sinistré, ainsi que par la lenteur des pompiers de la ville.

En résumé; dira Sir David Maxwell-Fyfe, attorney le commandement allemand avait la faculté de décommander l'attaque aérienne, et il devait le faire puisqu'il négociait avec les Hollandais. Or l'attaque a eu lieu. Je suis convaincu que le bombardement de Rotterdam était un acte de terrorisme, destiné à forcer les Pays-Bas à capituler au plus vite ..

Ce succès stratégique sera le dernier du maréchal. La bataille d'Angleterre, l'impossibilité de ravitailler les forces encerclées autour de Stalingrad, marquent le déclin du Reichsmarschall. Il trouvera des compensations en pillant les richesses économiques et artistiques des pays occupés. Là encore le dossier est accablant et la délégation française porte à l'accusé de rudes coups.

Le réquisitoire économique, présenté par char-les Gerthoffer et Henri Delpech, procureurs au tribunal, rapporte nombre de paroles, d'écrits et d'actes de Goering. Le 30 janvier 1940, avant même l'attaque à l'ouest, le maréchal avait déclaré au lieutenant-colonel Conrath et au directeur Lange :

Le Führer est convaincu qu'il serait possible d'arriver à une décision en faisant une grande attaque en 1940. Il compte que la Hollande, la Belgique et le nord de la France tomberont en notre possession et lui, le Führer, s'est basé sur le calcul que la région industrielle de Douai et de Lens, de Luxembourg, de Longwy et de Briey pourraient, en matières premières, fournir le remplacement des livraisons de Suède .

Effectivement, les procureurs français présentent peu après un texte affiché à la porte d'une usine parisienne, daté du 28 juin 1940 : Par ordre du général feldmarschall Goering, y est-il dit, le Generalluftzeugmeister a pris possession de cette usine ..

À peine les usines étaient-elles occupées que des techniciens venaient enlever les machines spécialisées. Les mêmes mesures sont appliquées à la Belgique, aux Pays-Bas, au Luxembourg et à la Norvège. À partir de 1943, ces procédés s'étendront au Danemark.

Des documents, trouvés par l'armée américaine, sont versés aux débats. Ils démontrent la culpabilité de l'accusé en matière de marché noir. Celui-ci est systématiquement organisé, au, mépris des considérations d'inflation. Le 13 juin 1942, le maréchal du Reich donne mission à un colonel Veltjens de centraliser la structure du marché noir dans les pays occupés. Le 4 septembre suivant, il donne l'ordre que soient collectées toutes les marchandises utiles, même si des signes d'inflation doivent en résulter.

Dans un de ses rapports, le colonel Veltjens notera : On a prétendu que les achats au marché noir dans leur volume actuel et aux prix actuellement pratiqués deviendraient à la longue trop lourds pour le budget du Reich. On peut répondre à cela en faisant observer que la plus grande partie des achats effectués l'ont été en France et ont été financés par les frais d'occupation. C'est ainsi que, pour un total de 1 milliard 107 millions de marks, 929 millions ont été imputés aux frais d'occupation et n'ont constitué en aucune façon une charge pour le budget du Reich ..

En résumé, ajoutera le colonel, la situation du ravitaillement du Reich ne permettra plus de renoncer aux achats au marché noir, même après. l'écrémage de ce dernier, aussi longtemps qu'il existera des stocks cachés de marchandises utiles à la conduite de la guerre. En regard de cet intérêt supérieur, toute autre considération doit disparaître

LE PILLAGE DES ŒUVRES D'ART

À l'audience du 6 février 1946, c'est-à-dire l'avant-dernier jour de l'exposé de l'accusation française, le procureur Gerthoffer indiqua que sa délégation pensait à l'origine devoir renoncer à un débat concernant les pillages artistiques. Mais ayant appris que l'accusé Rosenberg avait l'intention de soutenir pour sa défense que ces œuvres avaient été recueillies pour être protégées. La délégation française estimait devoir apporter les preuves contraires.

L'organe officiel d'exécution des pillages artistiques fut principalement l'état-major spécial du ministre Rosenberg, auxquels s'ajoutèrent aux Pays-Bas les services de l'accusé Seyss-Inquart, et pour les territoires occupés de l'ouest ceux du ministère des Affaires étrangères dirigé par l'accusé von Ribbentrop. L'état-major de Rosenberg entra en action au mois d'octobre 1940 et fut supervisé par le Reichsmarschall Goering.

L'activité de cet état-major spécial ne cessa qu'avec la libération des territoires occupés européens. Une grande part des archives du service de Rosenberg tomba au pouvoir des troupes françaises, le reste étant recueilli par les forces américaines. Ces documents révélèrent également la culpabilité de l'inculpé Keitel, qui donna le 30 juin 1940 au général von Bokelberg, gouverneur de Paris, l'ordre suivant : Le Führer a, après rapport du ministre des Affaires étrangères, donné ordre de mettre la main - à côté des objets et valeurs historiques et possessions de l'État français - sur les objets d'art et valeurs historiques en possession privée, surtout possession juive. Ce ne doit pas être une exportation, mais un transfert sous notre garde, comme garantie pour les négociations de paix.

Chargé de chercher et de saisir les collections juives, laissées sans maître, dans les pays occupés, l'état-major spécial de Rosenberg ne se contenta pas de piller les habitations particulières. Son activité impliqua bientôt l'enlèvement de maints dépôts, notamment les coffres de banques.

Une ordonnance du maréchal Goering, datée du 5 novembre 1940, spécifiait en particulier : Pour assurer la conservation des objets d'art possédés par des Israélites, les objets d'art déposés au Louvre seront catalogués. en divers groupes :

1. Ceux que le Führer s'est réservé le droit de disposer ;

2. Ceux qui peuvent servir à compléter les collections du Reichsmarschall ;

3.. Les objets d'art ou collections qui semblent pouvoir être utilisés par les universités dans le plan général du Reichsleiter Rosenberg.

Les documents saisis prouvent que les accusés se livrèrent à un véritable marché noir des oeuvres moins cotées, les vendant à des fins personnelles en Allemagne ou en Suisse. Certaines oeuvres interdites dans le Reich, comme émanant d'artistes dégénérés ou décadents, étaient toutefois revendues sur le marché des territoires occupés pour servir à l'effort de guerre allemand.

Dés le 14 novembre 1940, Rosenberg estimait le butin à un demi-milliard de marks (lettre au trésorier du parti Schwarz). Ce pillage se perpétua jusqu'au 14 août 1944, pour Paris, par exemple. Un document daté de ce jour, versé aux archives du tribunal et signé de Rosenberg, spécifiait en effet : Les chefs de section de mon état-major spécial sont chargés de transporter du musée du Jeu de Paume au du dépôt du Louvre, par tous les moyens encore disponibles, les oeuvres d'art mises en sûreté en application de l'ordre du Führer et qui se trouvent encore à Paris ..

D'ACCABLANTS TÉMOIGNAGES

Ces séances consacrées aux événements politiques, aux questions économiques ou aux projets les plus insensés, tel celui par exemple d'établir la frontière occidentale allemande sur la Somme et la Saône, créaient des moments de détente pour tous les participants.

Les inculpés prenaient même intérêt aux débats. On les voyait suivre les explications, les écouteurs ` aux oreilles, revivant cette période qui avait été faste pour eux et dont ils avaient conservé sans doute d'excellents souvenirs.

Cela ne durait que le temps d'une accalmie nécessaire. Bientôt le drame reparaissait à l'évocation des contraintes du travail forcé, des crimes de guerre et ceux perpétrés contre l'humanité. Alors le débat redevenait haletant, farouche, émouvant, en dépit de la sèche procédure judiciaire.

Dès le début du procès, lors de la lecture de l'acte d'accusation, le lieutenant-colonel soviétique Ozol avait tissé la toile de fond s'imposant à ce décor de justice :

Dans la région de Stalingrad, avait-il rapporté, plus de 40.000 personnes furent torturées et tuées. Après que Les Allemands eurent été expulsés de Stalingrad, plus de 1.000 corps mutilés d'habitants furent trouvés portant des marques de tortures ; 139 femmes avaient les bras douloureusement ramenés derrière le dos et liés par des fils de fer. À certaines d'entre elles, on avait coupé les seins, les oreilles, les doigts et les orteils. Les corps portaient des marques de brûlures. Sur les corps des hommes, l'étoile à cinq branches était marquée au fer rouge ou taillée au couteau ; certains étaient éventrés .

...En même temps que les adultes, les Allemands exterminèrent sans pitié même les enfants. Ils les tuèrent avec leurs parents, en groupe ou isolément. Ils les tuèrent dans les maisons d'enfants et les hôpitaux, les enterrant vivants, les jetant dans les flammes, les transperçant de leurs baïonnettes, les empoisonnant, faisant des expériences sur eux, prélevant leur sang pour l'usage de l'armée allemande, les jetant en prison, dans les chambres de torture de la Gestapo et dans les camps de concentration, où ils mouraient de faim, de tortures et d'épidémies.

En Europe occidentale, et encore plus en Europe orientale, l'emprisonnement, la sous-alimentation, les arrestations d'otages, les tortures, les fusillades, les déportations de populations, furent le lot quotidien jusqu'en 1944 ou 1945. Aucune répression ne dépassa toutefois en horreur la déportation de prisonniers. Par cet acte bestial, le nazisme est devenu synonyme de barbarie.

Les débats consacrés à la déportation furent sans conteste les plus bouleversants du procès et aussi les plus accablants. Témoignages et documents remplirent d'horreur les auditeurs, et les accusés, apparemment indifférents, se virent infliger l'évidence de leur monstruosité.

Parmi les innombrables témoins cités par les autorités américaines, soviétiques et françaises, voici, entre autres, Mme Marie-Claude Vaillant-Couturier, qui fut déportée aux camps d'Auschwitz et de Ravensbrück.

L'interrogatoire est mené par Charles Dubost, adjoint au délégué français. Voici tout d'abord comment elle apprit l'existence de ces camps de la mort :

Ch. Dubost. : Vous avez été arrêtée et déportée ; pouvez-vous faire votre témoignage ?

Mme Vaillant-Couturier : J'ai été arrêtée le 19 février 1942 par la police française de Pétain qui m'a remise aux autorités allemandes au bout de six 'semaines. Je suis arrivée le 20 mars à la prison de la Santé, au quartier allemand. J'ai été interrogée par la Gestapo le 9 juin 1942. À la fin de l'interrogatoire, on a voulu me faire signer une déclaration qui n'était pas conforme à ce que j'avais dit. Comme je refusais de signer cette déclaration, l'officier allemand qui m'interrogeait m'a menacée et comme je lui ai dit que je ne craignais pas la mort, ni d'être fusillée, il m'a dit " Mais nous avons à notre disposition des moyens bien pires que de fusiller les gens pour les faire mourir " ; et l'interprète m'a dit : Vous ne savez pas ce que vous venez de faire. Vous allez partir dans un camp de concentration allemand ; on n'en revient jamais...

Le délégué adjoint poursuit le questionnaire et interroge maintenant le témoin sur l'existence au camp de Ravensbrück.

Ch. Dubost : Le système de détention était-il le même qu'à Auschwitz ? ...

Mme Vaillant-Couturier : À Auschwitz, visiblement, le but était l'extermination. On ne s'occupait pas du rendement. On était battu pour rien du tout, alors qu'à Ravensbrück le rendement ç jouait un grand rôle. C'était un camp de triage. Quand les transports arrivaient à Ravensbrück, ils étaient expédiés très rapidement, soit dans des usines de munitions, soit dans des poudreries. soit pour faire des terrains d'aviation, et les derniers temps pour creuser des tranchées.

Le départ dans les usines se pratiquait de la façon suivante : les industriels ou leurs contre-maîtres ou leurs responsables venaient eux-mêmes,. accompagnés des S.S., pour choisir et sélectionner. On avait l'impression d'un marché d'esclaves ; ils tataient les muscles, regardaient la bonne mine, puis ils faisaient leur choix

Le délégué adjoint questionne ensuite le témoin. au sujet de scènes vues dans les camps. Mme Vaillant-Couturier indique les conditions épouvantables dans lesquelles sont plongées les femmes vivant à ses côtés et fournit d'amples détails sur le sadisme des gardiens, ainsi que sur les conditions de mise à mort. Elle cite en particulier cet épisode vu à Ravensbrück concernant des millier de détenues hongroises arrivées au camp à pied, dans la neige, et qu'il fallut entasser sous une vaste tente au milieu du camp, faute de place dans les baraquements :

C'était en hiver 1944 ; je crois à peu près en novembre ou décembre. Je ne peux pas préciser le mois parce que, dans les camps de concentration, c'est très difficile de donner une date précise, étant donné qu'à un jour de torture succédait un jour de torture égale. La monotonie rend très difficile les points de repère.

Je dis donc qu'un jour, en passant devant la tente, au moment où on la nettoyait, j'ai vu un tas de fumier qui fumait. Et tout d'un coup, j'ai réalisé que c'était du fumier humain, car les malheureuses n'avaient plus la force de se traîner jusqu'aux lieux d'aisance. Elles pourrissaient donc dans cette saleté.

Ch. Dubost : La situation de ce camp était-elle exceptionnelle ou pouvez-vous penser qu'il s'agissait d'un système ? ...

Mme Vaillant-Couturier : Il est difficile de donner une idée juste des camps de concentration quand on n'y a pas été soi-même ; parce qu'on ne peut que citer des exemples d'horreur ; mais on ne peut donner l'impression de cette lente monotonie. Et quand on demande ce qui était le pire, il est impossible de répondre, parce que tout était atroce. C'est atroce de mourir de faim, de mourir de soif, d'être malade, de voir mourir autour de soi toutes ses compagnes sans rien pouvoir faire ; de penser à ses enfants, à son pays qu'on ne reverra pas et, par moments, nous nous demandions nous-mêmes si ce n'était pas un cauchemar, tellement cette vie nous semblait irréelle dans son horreur.

Nous n'avions qu'une volonté pendant des semaines, des mois, des années, c'était de sortir à quelques-unes vivantes pour pouvoir dire au monde ce que c'est que les bagnes nazis : partout, à Auschwitz comme à Ravensbrück - et les compagnes qui sont allées dans d'autres camps rapportent la même chose - cette volonté systématique et implacable d'utiliser les hommes comme des esclaves et, quand ils ne peuvent plus travailler, les tuer ...

DE BUCHENWALD À MAUTHAUSEN

Cette volonté de destruction était toujours accompagnée de raffinements de cruauté sadiques auxquels seul le terme général de barbarie peut convenir. M. Dubost fait rapporter à un autre témoin, le docteur Victor Dupont, déporté à Buchenwald, une scène à laquelle il a assisté alors qu'il se trouvait au Kommando de Wansleben-am-See :

À Wansleben, déclare le témoin, les pendaisons avaient lieu en public, dans le hall d'une usine attenante à la mine de sel. Les S.S. assistaient à ces pendaisons en uniforme de parade, avec leurs décorations.

Les détenus, sous la menace des coups les plus violents, étaient astreints à assister à ces pendaisons. moment où l'on pendait le malheureux, les détenus devaient faire le salut hitlérien. Il y avait pire. Un détenu était désigné pour faire basculer le tabouret sur lequel était monté le supplicié. Il ne pouvait pas se soustraire à cet ordre, car le danger pour lui était trop grand. Enfin, la pendaison réalisée, entre deux S.S., les détenus devaient défiler devant le supplicié ; ils devaient le toucher et, détail précis, le regarder dans les yeux. Ainsi, je crois, ces hommes.. que l'on avait astreints à ce cérémonial, ne pouvaient pas ne pas y laisser une bonne partie de leur dignité.

Lorsque M. Dubost fait comparaître M. Maurice Lampe, ce ne sont plus seulement les dignitaires nazis qui sont mis sur la sellette, mais également l'O.KW. en la personne de Keitel et de Jodl car dans ces camps furent également mis à mort des prisonniers de guerre.

M. Lampe a été déporté au camp de Mauthausen, situé en Autriche. Après avoir rappelé les conditions de son arrestation et son transport de Compiègne à Mauthausen à raison de 104 déportés dans des wagons à bestiaux, le témoin indique comment un officier S.S. les accueillit :

L'Allemagne a besoin de vos bras, hurla-t-il ; vous allez donc travailler, mais je tiens à vous dire que jamais plus vous ne reverrez vos familles. Lorsqu'on entre dans ce camp, on sort par la cheminée du crématoire.

Après avoir fait décrire l'existence horrible menée par les détenus, M. Dubost en vient à une scène de mise à mort de 47 officiers britanniques, américains et néerlandais, aviateurs pour la plupart, tombés en parachute aux Pays-Bas, arrêtés et condamnés à mort. Dès leur arrivée au camp, ils furent dirigés vers le bunker, la prison du camp. Ils y furent déshabillés et ne conservèrent qu'une chemise et un caleçon. Le lendemain, on leur notifia leur arrêt de mon. Un Américain demanda au commandant du camp que soit appliquée la sentence réservée aux soldats... Des coups de cravache, des coups partout, lui répondit-on.

Leur assassinat, indique M. Lampe, est resté, pour tous les détenus de Mauthausen, une véritable vision dantesque. Voilà comment on a opéré. En bas de l'escalier, on chargeait sur les épaules des malheureux des pierres qu'ils devaient monter jusqu'en haut.

Le premier voyage s'accomplissait avec des pierres de 25 à 30 kilos ; sous les coups, le premier voyage fut réalisé ; la descente au pas de gymnastique. Au deuxième voyage, les pierres étaient plus lourdes et au fur et à mesure que la charge écrasait les malheureux, c'étaient les coups de bottes, les coups de matraque ; des pierres étaient même lancées sur eux.

Ce spectacle dura plusieurs journées. Le soir lorsque je remontais au kommando, le chemin qui amenait au camp était un chemin de sang. J'ai failli marcher sur une mâchoire inférieure 21 cadavres sillonnaient la route. Les 26 autres moururent le lendemain.

Après avoir rapporté les détails d'une visite de Himmler au camp, M. Lampe précise qu'en l'honneur de son invité, le commandant S.S. fit procéder à l'exécution de 50 officiers soviétiques, cérémonie à laquelle assista en partie le sinistre potentat :

Le bloc où j'étais logé, poursuit le témoin, était juste en face du crématoire et, à la salle d'exécution, nous avons vu ces officiers soviétiques rassemblés par rangs de cinq, en face de notre bloc, sur la place, et être appelés un à un. Le chemin qui conduisait à la salle d'exécution était relativement court, un escalier y accédait ; la salle d'exécution était au-dessous du crématoire.

L'exécution à laquelle Himmler assistait, au moins à son début, puisqu'elle dura tout l'après-midi, a été un autre spectacle particulièrement ignoble. Je répète, les officiers soviétiques étaient appelés un à un et il se produisait une espèce de chaîne entre le groupe qui attendait son tour et celui qui, dans l'escalier, entendait le coup de feu de son prédécesseur. L'exécution eut lieu avec une balle dans la nuque ..

LES SURVIVANTS ACCUSENT...

Devant de telles révélations, apporter la preuve que des accusés sont venus dans les camps constituait un élément capital de l'accusation.

Au cours de l'exposé du procureur américain, la question avait été posée de savoir si Kaltenbrunner était allé au camp de Mauthausen. Cette fois, le délégué français fait comparaître un témoin de choix, M. François Boix, capable de répondre à cette question : réfugié espagnol, engagé volontaire dans l'armée française et immédiatement déporté au titre de combattant républicain ..

M. Boix était employé au laboratoire photographique du camp. Il est parvenu à subtiliser aux S.S. nombre de négatifs qui constituent des preuves capitales. Grâce à ces documents qui sont projetés dans la salle d'audience, la preuve est apportée que Kaltenbrunner vint à Mauthausen en compagnie de Himmler et du gauleiter de Linz.

À la suite de cette longue projection, le délégué demande ensuite s'il reconnaît parmi les accusés d'autres personnes venues au camp :

M. Boix : Speer ! ..

M. Dubost : Quand l'avez-vous vu ? ...

M. Boix : Il est venu en 1943 au camp de Gusen pour faire faire des constructions, et même à la carrière de Mauthausen... Le chef du laboratoire, Ricker, a pris une pellicule que j'ai développée. Sur cette pellicule, j'ai reconnu Speer avec d'autres chefs des S.S. qui étaient venus avec lui. Il était habillé en clair, en couleur claire. M. Dubost : Sur les photos que vous avez développées ?

M. Boix : Sur les photos, je l'ai reconnu ; et ensuite, il fallait écrire le nom et la date, parce que beaucoup de S.S. voulaient toujours des collections de toutes les photos des visites qui étaient faites au camp. J'ai reconnu Speer sur 36 photographies qui ont été prises par le S.S. Oberscharfuhrer Paul Ricker en 1943, pendant sa visite au camp de Gusen et à la carrière de Mauthausen. Il avait toujours l'air très satisfait sur les photos. Il y avait même des photos où il félicitait, avec une poignée de main cordiale, Franz Ziereis, Obersturmbannfuhrer. A ce moment-là, c'était le chef du camp de Mauthausen

Avec Kaltenbrunner et Speer, entre autres, la responsabilité de Keitel est ainsi mise en évidence. Non seulement les prisonniers de guerre n'ont pas été protégés par la Convention internationale de Genève, mais encore le chef de l'O.K.W. a signé le terrible décret Nacht und Nebel (Nuit et Brouillard) qui provoquera la mort de millions de personnes.

Le's charges qui pèsent sur te commandant de la Wehrmacht ne se limitent cependant pas là. L'accusation y ajoute en effet le terrible camp de représailles de Rawa-Ruska, en Galicie.

Pour ce faire, M. Dubost a fait citer un prisonnier français de ce camp, M. Paul Roser. Après avoir rappelé l'effroyable traitement infligé aux prisonniers évadés après leur reprise, le témoin rapporte au tribunal l'arrivée d'un convoi de Russes.

Le premier détachement français, arrivé à Rawa-Ruska le 14 ou le 15 avril 1942, dit-il, a succédé à un groupe de 400 prisonniers russes qui étaient les survivants d'un détachement de 6.000 hommes décimés par le typhus.

Les quelques médicaments qui ont pu être trouvés par les médecins français provenaient de l'infirmerie des prisonniers russes ; cela comprenait quelques cachets d'aspirine et différents médicaments ; absolument rien pour soigner le typhus. Il n'y a eu aucune désinfection du camp entre le séjour des malades russes et les suivants.

Je ne peux pas parler ici de ces malheureux survivants russes de Rawa-Ruska sans demander au tribunal la permission d'évoquer l'épouvantable tableau que nous avons tous, je veux dire tous les prisonniers français qui se trouvaient dans les stalags d'Allemagne à l'automne ou à l'hiver de 1941, que nous avons tous vu lorsque sont arrivés les premiers détachements de prisonniers russes. Pour moi, c'est un dimanche après-midi que j'ai assisté à cela, un spectacle absolument hallucinant ! Les Russes arrivaient en colonnes par cinq, se tenant par le bras, car aucun d'eux ne pouvait marcher seul. L'expression squelette ambulant est vraiment la seule qui convient. Nous avons vu, depuis, des photos des camps de déportation et de mort ; nos malheureux camarades russes étaient exactement dans le même état dès 1941. La peau de leur visage n'était même pas jaune, elle était verte. Presque tous louchaient, n'ayant même plus la force d'accommoder. Il en tombait des rangs entiers, une brochette de cinq hommes ; les Allemands se précipitaient et frappaient à coups de crosse, à coups de cravache. Comme c'était dimanche après-midi, les prisonniers vaquaient à l'extérieur des baraquements.

Voyant ce spectacle, tous les Français se sont mis à pousser des hurlements et les Allemands nous ont fait rentrer dans les baraques. Le typhus s'est répandu immédiatement dans le camp des Russes qui, arrivés 10.000 au mois de novembre, n'étaient plus que 2.300 au début de février suivant ...

IMPRESSIONS D'AUDIENCE.

Tels sont, pris parmi des centaines d'autres, les témoignages destinés à informer le tribunal international sur la nature de la culpabilité des accusés. Durant prés de trois mois. et demi, du 21 novembre 1945 au 6 mars 1946, chaque accusation sera étayée soit sur de tels témoignages, soit sur la présentation de documents officiels originaux, ou bien sur des projections de photos, de filins ou d'enregistrements sonores. Le tribunal, le ministère public, comme les avocats de la défense, poseront nombre de questions, demanderont des éclaircissements et des précisions. Tout sera analysé en détail.

Jamais l'entreprise nazie de domination n'est apparue aussi monstrueuse à la fin de la séance du 6 mars après-midi. Le surlendemain, 8 mars, doit débuter la première déposition de la défense. Quelle qu'elle soit, la position des accusés n'a jamais paru aussi malaisée.

La preuve de ce malaise est apparue très tôt, sitôt la lecture du premier acte d'accusation. Ainsi, à la date du 29 novembre, lors de l'analyse de l'accusation américaine, le Dr G.M. Gilbert, affecté comme psychologue auprès des prisonniers, avait noté ses impressions d'audience sur ses carnets à la suite de la projection d'un film sur la déportation :

Schacht ne veut pas voir le film, relève-t-il, et proteste quand je lui demande de le regarder. Il se détourne, croise les bras, regarde dans la galerie. La projection commence. Frank hoche la tète quand le film est authentifié et présenté. Fritzsche, qui n'avait encore vu aucune partie de la bande, est déjà pâle et est frappé de stupeur quand viennent des scènes montrant des prisonniers brûlés vifs dans une grange. Keitel s'essuie le front, enlève ses écouteurs. Hess regarde fixement l'écran, ayant l'air d'un vampire. Von Neurath penche la tête ; il ne regarde pas. Frick se couvre les yeux de ses mains : il a,l'air d'être à l'agonie ; il secoue la tête._ Ribbentrop ferme !. les yeux, se détourne... Frank avale sa salive, cligne des yeux, essayant de refouler ses larmes... Goering s'appuie à la balustrade, ne regardant pas la plupart du temps, l'air découragé... Frank murmure : . Horrible ! .... Seyss-Inquart reste impassible. Raeder regarde sans bouger...

Dans la soirée, le médecin passe dans les cellules et recueille des confidences d'hommes apparemment surpris, tout au moins certains. D'autres demeurent amorphes ou indifférents. Selon son habitude de l'époque, Goering affecte le cynisme. Cette séance, venant après une journée assez récréative consacrée à l'Anschluss, le consterne :

C'était un si bon après-midi jusqu'à ce qu'ils montrent ce film, confie-t-il au Dr Gilbert. Ils lisaient mes conversations au téléphone au sujet de l'affaire d'Autriche, et tout le monde riait avec moi. Et puis ils ont montré cet horrible film, et ça a vraiment tout gâché ! ....

LA DÉFENSE

L'accusation, quoique fort détaillée, n'avait requis qu'un délai de trois mois et demi.

La défense devait se voir accorder un délai supérieur pour l'audition des accusés : plus de cinq mois.

La première audition commença le 8 mars 1946 au matin ; la dernière, celle du 22e accusé, ne s'acheva que le 25 juillet suivant. Alors devaient commencer les plaidoiries.

Chaque cas fut étudié individuellement, ce qui explique la longueur des débats (y compris le cas de Martin Bormann, jugé par contumace).

La difficulté de la tâche des défenseurs apparut avec l'exposé des arguments de chaque accusé. Goering se trouva le premier invité à la barre et sa prise de position recoupe bien souvent le point des autres co-inculpés. Les charges avancées par l'accusation étaient si lourdes que le meilleur argument sembla être la justification des décisions prises.

Nous eûmes un frémissement de curiosité. écrit M. R.W. Cooper quand Goering, quittant sa place de coin au banc des accusés, s'avança, plein d'assurance, jusqu'à la barre des témoins, le pantalon en tire-bouchon tombant sur les hautes bottes de cuir, un gros rouleau de papier sous le bras. Non plus le Goering des jours de puissance et d'apparat, mais encore tout de même un personnage considérable. Nuremberg qui, depuis des semaines, s'estompait à l'arrière-plan de la scène mondiale... Nuremberg, avec Goering, retrouva la grande vedette, les titres de première page dans la presse du monde entier.

Prenant le contrepied de la première partie de l'accusation relative au complot et a la conspiration, l'ex-maréchal du Reich s'efforça de justifier les actions effectuées sous le signe de la légalité. La prise du pouvoir résultait d'une consultation populaire. La guerre résultait d'une coalition de puissances poussées par l'Angleterre. Le Reich, à qui la guerre avait été déclarée, avait été victime d'un complot international. Si la Pologne avait fait preuve d'une lueur de bonne volonté, déclara un des avocats du Reichsmarschall, il n'y aurait pas eu de guerre ! Si l'Angleterre n'était pas intervenue avec sa garantie, les Polonais n'auraient jamais eu la stupidité de combattre ...

Lui-même n'avait jamais voulu la guerre. Aussi rappelle-t-il volontiers ses conversations avec un industriel suédois, M. Birger Dahlerus, qui essaya de s'entremettre entre Berlin et Londres à partir du 24 août 1939. Le Suédois est même cité à la barre par la défense. Le résultat escompté n'est cependant pas obtenu. Le ministère public a tôt fait de démontrer que le naïf intermédiaire a été en réalité manipulé par les Allemands dans lé seul but d'inciter la Grande-Bretagne à ne pas tenir ses engagements envers la Pologne entre 'le 26 août et 31 août.

Sa défense, notera encore M. R.W. Cooper, fut en grande partie un défi ; et pourtant, les futures générations allemandes, analysant son apologie du régime, auront du mal à faire de lui un saint ou un martyr. À peine était-il à la barre des témoins qu'il donna l'impression, je l'éprouvai tout de suite, que les fleuves de sang et les larmes du monde entier n'avaient guère influé sur ses attitudes ...

L'ancien ministre de l'Intérieur de Prusse, créateur de la Gestapo et des camps de concentration, vit en effet dans le parti national-socialiste le moyen providentiel de restituer à l'Allemagne la puissance que lui avait fait perdre le traité de Versailles. Tout devait contribuer à effacer ce diktat, même la guerre. Tout était donc normal et légal.

Dans le passé, d'autres puissances avaient assuré leur pouvoir sur la force. Comment pouvait-on reprocher au Reich ce que d'autres avaient accompli avant lui ? Dans le monde des conventions internationales de ce second quart du XXe siècle, les méthodes brutales des nazis étaient anachroniques. Eux seuls ne s'en aperçurent jamais, d'où le quiproquo constant entre l'accusation et la défense au cours de ces débats.

TERNE RIBBENTROP

Si Goering apparut finalement sous l'aspect d'un satrape oriental sur le déclin, il ne fut jamais bouffon. Il prouva même des qualités de courage, d'esprit et d'à-propos qui le classèrent parmi les plus intelligents des accusés.

Il n'en fut pas de même de Joachim von Ribbentrop. Ses gaffes monumentales à l'époque où il était ambassadeur à Londres, la suffisance dont il avait fait preuve ensuite à la Wilhelmstrasse, avaient depuis longtemps fait éclater sa médiocrité. À Nuremberg, il fut pitoyable. Était-ce donc cela le ministre des Affaires étrangères du Reich tout-puissant ?

Cet être falot, voûté, aux cheveux blanchis, si maladroit dans ses réponses, fut cependant un redoutable personnage à l'ombre du Führer qui le fit sortir de l'anonymat. Semant la haine et la discorde, mentant effrontément, lâche et retors, avide d'honneurs, sot et vaniteux, il trempa dans la plupart des intrigues nouées au sein du parti nazi. L'accusation fit ressortir sa malfaisance et révéla cet aspect assez peu connu, à l'époque, de ce néfaste personnage.

Entré en 1933 dans l'organisation des S.S., il avait gravi toute la hiérarchie pour devenir, au temps de sa . splendeur. Obergruppenfuhrer, c'est-à-dire l'équivalent de général. Propriétaire d'une modeste maison à Dahlem, faubourg de Berlin, il posséda par la suite cinq demeures luxueuses, dont le château de Fuschl, en Autriche. Coïncidence étrange, M. Remitz, propriétaire de ce domaine, était mort dans un camp de concentration.

Ainsi que le fit remarquer le général Rudenko, procureur soviétique, la nomination de von Ribbentrop au ministère des Affaires étrangères, le 4 février 1938; marqua le début de la période d'agressions hitlériennes.

Enfin l'accusation rapporta la preuve que.les services de pillage économique et d'oeuvres d'art possédait toujours en son sein un représentant du ministère des Affaires étrangères. Invoquant son mauvais état de santé et son manque de mémoire, von Ribbentrop éluda la plupart des questions, gênantes, conférant à ses réponses un caractère vague et terne bien en rapport avec son personnage.

Wilhelm Keitel, chef de l'O.K.W., profita pour sa défense qu'Hitler n'avait pas remplacé le général von Blomberg, titulaire du poste suprême à l' la tête des forces années au début de 1938. Ce modeste général d'état-major devint ainsi le premier collaborateur du Führer sans avoir aucune qualité de commandement. Il fut le docile transmetteur d'ordres du maître du Reich. Dés lors, les événements ayant mal tourné, il se retrancha constamment au cours de sa défense derrière la; notion d'ordres reçus.

SOLDATS ET AMIRAUX

À l'encontre de von Ribbentrop, qui ne voulut jamais passer pour un critique du chancelier, Keitel n'hésita pas à vouloir faire accréditer la thèse de sa résistance au Führer en certaines occasions. Les documents apportés par le ministère public infirmaient cette allégation. Les ordres qu'il avait signés l'avaient été en l'absence . du chancelier, mais toujours avec son consentement. Il en était de même pour son chef d'état-major, Alfred Jodl. Toujours selon Keitel, l'envie lui était venue plusieurs fois de démissionner, mais il était impossible de démissionner dans l'Allemgne de Hitler.

Les crimes imputés aux forces armées du Reich étaient dus avant tout à l'action néfaste d'Himmler et des unités S.S. qui s'arrogèrent peu à peul le droit de combattre sur le front et de faire régner l'ordre sur les arrières, ainsi que dans les territoires occupés.

Mais le véritable personnage apparut lorsqu'à la suite d'une remarque de son avocat au sujet de sa conscience il déclara :

J'ai vécu toute mon existence dans un milieu militaire traditionnel, et nous ne nous inquiétions pas de ce qui était bien ou mal.

Keitel nia avec indignation les allégations d'un témoin, le général Lahousen, collaborateur de l'amiral Canaris, chef du service de Renseignements, selon lequel il aurait voulu faire assassiner les généraux Weygand et Giraud.

Keitel ne put, en revanche, éluder une de mentions portées à l'encre rouge sur un rapport de ce même amiral Canaris, déplorant le traitement rigoureux infligé aux prisonniers russes.

J'approuve et je contresigne ces mesures. Leur caractère était identique aux ordres d'abattre aviateurs, parachutistes et membres des commandos alliés sous prétexte qu'ils ne menaient pas une guerre régulière.

Pour comble, Keitel avait fait citer pour sa défense le Dr Hans Lammers, secrétaire général à la chancellerie du Reich. Celui-ci se montra aussi sot que maladroit dans. ses déclarations ; sa déposition fut en définitive si défavorable à l'accusé que ses avocats renoncèrent à faire entendre d'autres témoins.

Alfred Jodl, dont la femme était l'assistante d'un de ses propres avocats, s'expliqua avec beaucoup de souplesse et fit preuve d'une intelligence bien plus vive. Jodl avait la chance de n'avoir été rappelé au service qu'à la fin du mois d'août 1939 ; il en profita pour affirmer que le plan d'attaque contre la Pologne ne saurait lui être reproché, puisqu'il n'était pas en service au moment de son élaboration. Par la suite, il avait accompli son devoir de soldat, tout en s'efforçant d'atténuer les ordres insensés de Hitler.

L'amiral Raeder, créateur de la Kriegsmarine, proclama bien haut sa surprise de se trouver au banc des accusés. Il affirma que la marine qu'il avait commandée jusqu'en 1943 pouvait se présenter devant le tribunal et le monde entier avec un drapeau sans tache.

Le ministère public en profitera donc pour rappeler le torpillage du paquebot Athenia le jour de la déclaration de guerre, les préparatifs d'invasion de la Norvège. puis le caractère barbare donné à la guerre sous-marine.

Les deux amiraux soutinrent que la marine allemande s'était toujours conformée aux prescriptions du protocole de Londres. Cet argument fut sérieusement amoindri toutefois par une communication du ministère public relative à une note signée par l'amiral Raeder insistant sur la nécessité, à la date du 3 septembre 1939, d'une attaque sans merci des lignes de communications maritimes de l'Angleterre Raeder présenta le réarmement de la Kriegsmarine comme un moyen de protection contre une éventuelle attaque de la Pologne et de son alliée la France.

Quoi qu'il en soit, soutint-il, le Reich n'a pas profité des marges de constructions offertes par le traité de Versailles.

À l'en croire, la Kriegsmarine est toujours demeurée en-deçà des normes autorisées. Si les autorités navales allemandes s'étaient mises en rapport avec une firme néerlandaise pour construire des sous-marins, ce n'était pas en vue de tourner les clauses navales du traité de Versailles,mais bien pour ne pas accumuler un retard technique lorsque les clauses de ce traité seraient abrogées.

Raeder insista enfin sur sa démission de 1943. Conséquence de ses divergences de vues avec le Führer et notamment le refus opposé par ce der nier de conclure un traité de paix avec la France, Raeder appuyait alors son argumentation sur une conversation qu'il avait eue dans la région parisienne l'ansée précédente avec l'amiral Darlan. Les deux amiraux avaient envisagé une collaboration navale franco-allemande.

À l'encontre de son ancien supérieur, l'amiral Doenitz avait servi jusqu'a la dernière minute de la guerre, puisque c'est à lui que le chancelier du Reich avait transmis ses pouvoirs. Cette confiance du Führer pouvait passer pour un satisfecit envers un militaire qui avait fait preuve de vigueur pour conduire la guerre sous-marine.

À l'instar de Keitel et de Jodl, l'amiral Doenitz se retrancha effectivement derrière l'obéissance stricte aux ordres reçus.

Le plus grave reproche adressé à l'amiral était sans doute un ordre donné aux commandants de submersibles interdisant de secourir les équipages de navires torpillés. Une soixantaine de commandants de sous-marins prisonniers en Grande-Bretagne firent parvenir au tribunal des lettres affirmant que, cet ordre n'impliquait nullement la destruction des équipages ennemis. L'amiral reconnut en revanche comme sienne la tactique dite des . meutes de loups, consistant pour les submersibles à attaquer les convois en groupe et sans répit ; le sauvetage des équipages de bateaux torpillés était dans ce cas fort malaisé, sinon impossible.

Une explication technique servit à justifier l'attaque de navires marchands sans avertissement. Selon l'amiral, au début des hostilités, la plupart des navires alliés invités à stopper par un sous-marin profitaient des Instants passés à préparer l'évacuation du navire pour émettre un message signalant leur position. Le bâtiment de commerce devenait ainsi un informateur pour les patrouilleurs. L'attaque sans sommation évitait au submersible de se faire repérer.

Enfin, ultime argument, le défenseur de l'amiral rappela que le commandant en chef de la flotte américaine du Pacifique, Chester Nimitz, avait ordonné à ses sous-marins d'attaquer sans sommation les navires japonais au lendemain de l'attaque contre Pearl Harbor.

LES DIPLOMATES

Frantz von Papen tira profit de ses qualités de diplomate pour atténuer ses responsabilités. S'il entra en 1933 dans le cabinet du Reich, ce fut avant tout sur les instances du maréchal Hindenburg, président de la République. Celui-ci redoutait déjà les violences nazies, paraît-il, et souhaitait à l'époque que von Papen servit de

frein S'il a aidé Hitler, ce fut essentiellement dans le but de voir restaurer la souveraineté de l'Allemagne et de faire abolir les clauses du traité de Versailles. Au moment de cette prise du pouvoir par les nationaux-socialistes, il fallait choisir entre l'ordre ou la guerre civile ; l'accusé a préféré l'ordre et les espoirs de rénovation.

Il assura s'être toujours efforcé de modérer la violence nazie. Il rappela un discours prononcé en 1934 à Marbourg dans lequel il assurait qu'il ne fallait pas confondre virilité et brutalité, déplorant les premières exactions des partisans du nouveau régime. La publication de ce texte avait été interdite par Goebbels en Allemagne et le haut fonctionnaire qui l'avait transmis à la presse étrangère avait été arrêté. Lui-même avait échappé de justesse aux tueurs le 30 Juin 1934, lors de la sanglante . Nuit des Longs Couteaux .. À la suite de quoi il avait préféré se retirer du gouvernement.

Au cours du contre-interrogatoire, le ministère public fit néanmoins ressortir que l'accusé n'avait pas hésité aussitôt après à représenter diplomatiquement à Vienne un gouvernement d'assassins, ni à servir fidèlement le régime jusqu'en 1945 en qualité d'ambassadeur en Turquie.

Cette intervention fait apparaître l'accusé sous l'aspect d'un homme aussi habile qu'opportuniste, ne désirant pas être mêlé aux crimes des nazis tout en ne rompant pas avec eux. L'occupation d'un poste diplomatique servait à merveille cette tactique louvoyante.

Le baron von Neurath appartenait à la même classe sociale que von Papen. Lui aussi avait été délégué par le maréchal Hindenburg pour modérer le nouveau régime. Il prétendit avoir été contraint de quitter le ministère des Affaires étrangères en 1937 après avoir marqué sa réprobation contre la politique d'agression qui se préparait alors.

Il accepta néanmoins en mars 1939 le poste de Reichsprotektor de la Bohème-Moravie, acquise par un coup de force. L'acceptation de ce poste, selon lui, marquait en réalité sa volonté d'établir une politique de compréhension entre le peuple tchèque et le peuple allemand. S'il demeura en fonctions, ce fut avant tout pour contrecarrer les prétentions de la police politique et des S.S. qui désiraient accentuer la germanisation du pays.

Ces affirmations seront démenties par le ministère public qui présentera des documents selon lesquels von Neurath envisageait favorablement une germanisation rapide du protectorat de Bohême-Moravie dont la population, selon lui, présentait toutes les caractéristiques des populations germaniques d'Europe centrale.

Hjalmar Schacht s'empressa de mettre en évidence ses fréquentes oppositions avec Goering, le directeur du Plan de quatre ans. Lui aussi était entré au cabinet du Reich sur les conseils de Hindenburg. Il affirma avoir discerné très tôt le tour dangereux pris par la politique agressive du Führer. Il céda donc son portefeuille de ministre de économie en 1936, puis son fauteuil de président de la Reichsbank en 1939. Ses sympathies pour les conjurés du 20 juillet 1944 le conduisirent aux camps de Flossenburg puis de Dachau, où il bénéficia, il est vrai, d'un régime d'extrême faveur.

Le contre-interrogatoire mené par le ministère public permit à ce dernier d'atténuer cette description par trop favorable. Il mit en évidence que l'action de l'accusé, de 1933 à 1936, favorisa le réarmement de la Wehrmacht Ses activités à la tête de la Reichsbank, jusqu'en 1939, assurèrent le financement de cet immense effort de guerre dans des normes compatibles avec l'équilibre financier du Reich. Seules des divergences d'ordre économique avec Goering notamment, incitèrent l'accusé à quitter ses hautes fonctions ; mais il s'agissait de divergences concernant le moyen de développer cet armement ; la méthode préconisée par le directeur du Plan de quatre ans aboutissant, selon Schacht, à l'inflation exagérée.

LES REGRETS DE SCHIRACH

Baldur von Schirach, ancien chef des Jeunesses Hitlériennes et ex-gauleiter de Vienne, fut un des rares accusés, avec Speer et Frank, à reconnaître ses erreurs. Le fait est rare et doit être noté. J'ai élevé toute une génération dans la confiance en Hitler, reconnut-il, et la fidélité absolue en lui. Je croyais servir un Führer qui allait rendre, à none peuple et à notre jeunesse, la grandeur, la liberté, le bonheur. Des millions de garçons l'ont cru comme moi ; ils ont vu dans le national-socialisme un idéal digne d'être aimé. Un idéal pour lequel beaucoup d'entre eux sont morts. Voici mon erreur, ma faute, ma terrible responsabilité. J'ai élevé cette jeunesse dans la vénération d'un homme qui fut sans doute le plus grand assassin de l'histoire ..

Hans Fritzsche, commentateur officiel de Radio-Berlin, très populaire parmi ses auditeurs, était par ses fonctions un proche collaborateur du Dr Goebbels. C'est à ce titre qu'il comparut sur le banc des accusés à la place de son défunt supérieur. Il soutiendra le thème de la bonne foi, à l'exemple de von Schirach. Tout ce qu'il a dit, il le croyait.

Le procureur soviétique Rudenko le mettra un moment en difficulté en rapportant un texte sur les opérations de Norvège en 1940, dans lequel l'accusé se contredit à deux mois d'intervalle. Il répondra qu'à l'époque il avait été mal informé.

Interné en Union soviétique après son arrestation à Berlin, il signera des aveux complets. À la barre, il reviendra sur ces aveux, déclarant qu'il les avait passés pour être jugé plus rapidement. Il reconnaîtra toutefois avoir toujours été traité avec humanité durant son incarcération.

Seyss-Inquart, d'origine tchèque, assura que l'Anschluss représentait la solution la plus raisonnable après la dissolution de la monarchie austro-hongroise. Il est vrai qu'il joua en mars 1938 le rôle du cheval de Troie au sein du cabinet viennois et qu'il doit justifier absolument son activité de l'époque.

Plus délicate apparaît la justification de ses actes de haut commissaire aux Pays-Bas jusqu'à la capitulation de mai 1945. Il mit les atrocités commises contre la population civile sur le compte des S.S. Il assura avoir sauvé le pays de la destruction complète en modérant les ordres de terre brûlée ordonnés par Bormann. Au lieu de faire ouvrir les digues extérieures, il limita les inondations aux seuls remblais bordant les rivières ; ainsi l'eau s'écoulant dans les champs ne risquait pas de brûler les cultures comme l'aurait fait l'eau de mer.

Il prétendit avoir maintenu un ravitaillement décent de la population, en dépit de la pénurie de vivres. Le ministère public contestera formellement cette déclaration en apportant des documents et des témoignages ; tous montrent que des dizaines de milliers de personnes moururent de faim au cours de l'hiver 1944-1945 et durant le printemps suivant.

Plutôt que d'éluder ses responsabilités en se retranchant derrière des considérations techniques ou économiques, à l'exemple de Funk ou de Sauckel, en niant toute responsabilité, à l'égal de Streicher, ou bien en feignant l'ignorance, à l'instar de Kaltenbrunner, Frank, le bourreau de la Pologne préféra faire acte de contrition.

Je ne fais que prier le tribunal de se prononcer sur mon degré de culpabilité à la fin des débats, déclara-t-il. Mais je désirerais maintenant, du plus profond de moi-même, à la lumière de ces cinq mois de procès et après avoir jeté un dernier regard sur tant d'horreurs épouvantables, déclarer que je porte en moi un profond sentiment de culpabilité.

À l'opposé de ce point de vue, Rosenberg enfin se cantonna dans une constante dérobade. Il répondit toujours à côté de la question, chaque fois qu'il était interrogé sur des points particulièrement gênants. Son verbiage n'eut d'égal que son imprécision. Il chercha à éluder ses responsabilités en se perdant dans des élucubrations confuses, qui dénotaient singulièrement avec la hargne et la vindicte passées démontrées par l'auteur du Mythe du XXe Siècle.

IMPLACABLE RÉQUISITOIRE

Les journées des 26 et 27 juillet furent consacrées à la lecture du réquisitoire, présenté par chaque délégation.

De même qu'il l'avait fait pour l'acte d'accusation, le procureur Jackson prit la parole le premier, au nom des États-Unis. Son exposé fut autant une justification du procès qu'une demande de peines sévères :

Il y a une chose dont nous pouvons être assurés, déclara-t-il. L'avenir n'aura jamais à se demander avec crainte ce qu'auraient pu dire les nazis pour leur défense. L'Histoire montrera que tout ce qui pouvait être dit, ils ont eu la possibilité de le dire. On leur a offert le genre de procès qu'au temps de leur splendeur et de leur puissance ils n'ont jamais accordé à aucun homme...

Dans notre réquisitoire, nous possédons maintenant des preuves établies sur des témoignages, de la culpabilité des prévenus ; nous avons entendu leurs pénibles excuses et leurs misérables faux-fuyants... Le moment est venu du jugement final et si l'accusation que je porte parait dure et inflexible, c'est que les preuves obtenues la rendent ainsi...

Si vous deviez dire de ces hommes qu'ils ne sont pas coupables, il serait tout aussi exact d'affirmer qu'il n'y a pas eu de guerre, qu'il n'y a pas eu de massacres, qu'il n'y a pas eu de crimes.

Sir Hartley Shawcross, au nom de la délégation britannique, se plut à citer une affirmation de Goethe qui prenait ce jour le caractère d'une terrible prophétie :

Un jour, affirmait le poète allemand, le Destin frappera le peuple allemand parce que les Allemands se. soumettent naïvement à tout dément scélérat qui fait appel à leurs plus basses tendances, qui les flatte dans leur vice et leur fait voir le nationalisme sous l'aspect de l'isolement et de la violence.

Avec quelle voix de prophète a parlé le poète, s'exclama le délégué britannique, car voici les déments scélérats qui ont perpétré ces horreurs-là !... L'humanité elle-même, qui lutte aujourd'hui pour voir rétablir dans tous les pays du monde ces biens élémentaires que sont la liberté, l'amour et la compréhension, se présente à ce tribunal et clame : Ce sont là nos lois, imposez-les ! ..

M. Charles Dubost, qui avait mené avec maîtrise l'interrogatoire au sujet des crimes de guerre dans le secteur occidental, réclama au nom de la délégation française une peine pour chacun des accusés en fonction des maux qu'ils avaient infligés aux autres.

Le général Roman Rudenko, enfin, s'attacha à démontrer que les accusés s'étaient trouvés à l'origine des atrocités dont la preuve venait d'être fournie et il contesta l'argument souvent émis selon lequel les ordres n'étaient que la transmission de directives supérieures. La responsabilité de tous les accusés était engagée personnellement.

La concordance de ces réquisitoires, qui reprennent les termes des actes d'accusation, laissent la plupart des accusés pantois. Le Dr Gilbert, qui a déjà noté leurs réactions à propos de la projection d'un film sur la déportation relate à nouveau les impressions de chacun, en privé cette fois. La plupart d'entre eux sont stupéfaits que le ministère public n'ait pas tenu compte de leurs longues explications ; ils sont toujours considérés comme des criminels !

En tout cas, se délecte Goering, ceux qui ont 'fait des courbettes à l'accusation et ont dénoncé le régime nazi ont eux leur paquets eux aussi. C'est bien fait pour, eux. Ils pensaient probablement s'en tirer ainsi à bon marché !

L'ex-maréchal du Reich laisse ensuite percer son ressentiment contre Schacht :

Tout cela est très bien, dit-il, mais j'aimerais mieux être qualifié de meurtrier que d'hypocrite et d'opportuniste comme Schacht. Je m'en suis certainement mieux tiré que lui. Les gens diront maintenant de lui : D'un côté, vous avez été un traître, et d'un autre côté vous ne vous en êtes pas moins révélé comme un hypocrite. Je préfère ma manière. Déjà, après le réquisitoire britannique, Goering avait dit à Ribbentrop :

Voilà, c'est tout juste comme si nous ne nous étions pas défendus du tout !

Oui, c'était du temps perdu, reconnut Ribbentrop.

Keitel, les traits figés, se dirigea tout droit vers la porte de l'ascenseur pour être le premier à descendre et à disparaître le plus tôt possible.

ULTIMES PROPOS

Les avocats des 22 accusés et ceux des six organismes collectifs cités avaient maintenant la parole. Leur tâche était difficile ; pour les défenseurs de certains accusés, elle était écrasante. Aussi laissèrent-ils le professeur Jahrreis ouvrir la plaidoirie. Celui-ci recourut d'emblée. à une méthode apparemment habile ; il contesta la légitimité du procès. Si ce point de vue pouvait être retenu par le tribunal, tout le reste de l'accusation s'effondrait.

Le professeur soutint donc qu'aucune poursuite ne pouvait être engagée contre quiconque étant donné qu'au moment de l'accomplissement des faits reprochés, aucun texte juridique n'existait impliquant une sanction définie. De plus, ajouta-t-il, l'inculpation du gouvernement du Reich parmi les organismes collectifs poursuivis, ne saurait écarter les droits souverains de l'État allemand. C'est l'Allemagne en tant que nation qui a fait la guerre et pas seulement le groupe d'individus ici poursuivi.

Chaque avocat déposa ensuite au tribunal un dossier volumineux, qu'il plaida au mieux des intérêts de son client. L'un plaidait les circonstances atténuantes, l'autre soutenait le thème de la bonne foi ou l'ignorance des faits par un accusé. En d'autres circonstances, le défenseur s'efforçait d'atténuer la portée des actes commis, les ordres reçus semblaient un moyen aisé d'expliquer bien des faits reprochés.

L'un des avocats rappela que des déportés étaient employés à certaines tâches dans les camps de concentration. Ayant demandé au cours de l'enquête à un déporté pourquoi il agissait ainsi, il lui avait été répliqué : Que pouvais-je faire d'autre ? Nous vivions sous une menace constante. Tirant argument de cette réponse, le défenseur avait alors déclaré au tribunal lors de sa plaidoirie : Si la crainte ou la menace suffisaient pour faire agir un prisonnier, pourquoi cette même crainte vis-à-vis du Führer et cette même menace ne pourraient-elles pas justifier l'exécution d'ordres par l'accusé que je représente ?

La justification des actes de Rudolf Hess et de Wilhelm Frick fut entendue pour la première fois par l'entremise de leurs défenseurs, car les deux accusés n'avaient pas jugé bon de venir auparavant s'expliquer à la barre. Tout au long des débats, Hess simula d'ailleurs le dérèglement mental. Il passa ses journées à lire ou bien demeura silencieux, immobile, le regard fixe, les bras croisés, l'air indifférent.

L'avocat de Martin Bormann limita pratiquement sa plaidoirie à démontrer la mort de l'accusé qu'il représentait. Il avait fait comparaître à cet effet, à l'audience du 3 juillet précédent, un témoin nommé Erich Kempka, un des chauffeurs du Führer. Celui-ci déclara avoir aperçu Bormann à proximité du pont de Weidendamm dans la soirée du 1er au 2 mai. Bormann lui avait demandé s'il était encore possible de passer. Le témoin répondit de manière affirmative. À cet instant déboucha un char, qui devait être un Tigre, suivi de canons autotractés. Un groupe de soldats, mêlé de civils, se faufila entre les véhicules pour franchir le pont derrière cet abri mobile.

Devant, il y avait une barricade. Elle devait être occupée par les Russes, car un projectile tiré de cette direction toucha le char sur le côté. Kempka affirma que Bormann marchait à côté du blindé. Il y eut une grosse flamme, puis une explosion.

Le Président : À quelle distance du char étiez-vous ?

- À environ trois ou quatre mètres.

- Et Bormann ?

- Il devait être agrippé d'une main au char...

- Avez-vous vu Bormann tomber ?

- Oui, ou plutôt j'ai deviné une silhouette ; quelque chose qui s'envole. Le souffle me projeta moi-même en l'air et je retombai évanoui. Quand je revins à moi, j'avais encore la lueur de la flamme dans les yeux. Bormann avait disparu.

- Bormann pouvait-il en réchapper ?

- Personne sans doute à l'endroit de la déflagration.

Les plaidoiries se poursuivirent jusqu'au 31 août, après que les avocats des organisations poursuivies (cabinet du Reich, état-major de l'O.K.W., S.S. et S.A., le parti national-socialiste et la Gestapo) se soient mutuellement rejeté les uns sur les autres la responsabilité des faits reprochés à l'ensemble. À cette date, en guise de conclusion, chaque accusé eut encore le droit de formuler une ultime déclaration.

Goering réitéra son innocence et affirma qu'il avait toujours agi par patriotisme. Rosenberg reconnut que l'extermination raciale pouvait représenter un crime, mais affirma que par le passé il n'avait jamais songé aux conséquences de sa philosophie. Frank déplora le divorce entre le nazisme et la chrétienté. Keitel et Jodl rappelèrent qu'ils n'avaient fait qu'exécuter des ordres. Raeder et Doenitz affirmèrent que la Kriegsmarine avait loyalement lutté contre ses adversaires avec les mêmes armes et les mêmes tac tiques qu'eux. Von Papen n'avait songé qu'à sa patrie, ainsi que von Neurath ; Schacht ne s'était préoccupé que de bien-être matériel et d'équilibre financier.

Sauf Albert Speer sembla se désintéresser de son propre cas pour élever sa pensée. Il parla de la menace pesant sur le monde à la suite de la découverte de fusées radioguidées, d'avions supersoniques et de bombes atomiques. Ses dernières paroles furent une mise en garde... Puis le rideau tomba. Le tribunal délibérait.

LE CHÂTIMENT

Les délibérations du tribunal durèrent exactement un mois. Le sort de chaque accusé se décida en effet entre le 1er septembre 1946 et le 30 septembre. À mesure que les jours s'écoulaient, la dernière superbe de certains des accusés s'estompait. La nervosité gagnait les plus calmes. Goering n'hésita pas à confier au Dr Gilbert, leur confident de chaque jour :

Vous n'avez plus. à vous inquiéter de la légende de Hitler. Quand les Allemands apprendront tout ce qui a été dit à ce procès, il ne sera plus besoin de le condamner ; il se sera condamné lui-même.

Keitel était nerveux, comme s'il pressentait déjà un verdict fatal, ainsi que Ribbentrop. Reader affirmait ne pas se faire d'illusions sur son sort et se consolait en assurant préférer la mort à la prison à vie. Schacht semblait un des rares à être exempt de tourments. Il venait d'apprendre qu'un autre procès allait mettre en cause les industriels allemands. Cela le faisait rire :

Si on doit inquiéter nos industriels, assurait-il, il faudra aussi inculper ceux des pays alliés !

Les règles du tribunal spécifiaient qu'une décision ne pouvait être obtenue qu'à la majorité des juges, c'est-à-dire trois voix. En cas d'égalité, la voix du président britannique était prépondérante. Le 30 septembre, le tribunal international donna lecture des attendus du jugement, le texte de plus de 50.000 mots retraçant l'historique des agressions du régime hitlérien, depuis l'Anschluss jusqu'à l'embrasement de la guerre totale. La lecture de ce jugement se poursuivit à l'audience du lendemain matin mardi 1er octobre. Lecture des décisions fut donnée dans l'après-midi à chaque accusé en audience publique.

Le palais de justice sembla ce jour-là en état de siège. Les gardes étaient doublées, les invités fouillés après avoir exhibé leur carte d'entrée. Les tables de la presse étaient toutes occupées ; les postes de radio étaient branchés dans les couloirs où étaient retransmises les paroles prononcées dans la salle d'audience.

C'est la 407e et dernière audience, sans doute la plus oppressante. Il est 14 heures 50. Les photographes ont été priés de se retirer. Tous les regards se dirigent vers une petite porte dans le mur, située derrière le box des accusés.

Elle s'ouvre la première fois sur la silhouette massive du maréchal Goering. Il est vêtu de son uniforme gris clair bleuté de chef de la Luftwaffe. À la suite d'une omission, on a oublié de lui passer les menottes. Il sera le seul accusé dans ce cas.

Accusé Hermann Wilhelm Goering, suivant les chefs de l'acte d'accusation dont vous avez été reconnu coupable le tribunal militaire inte-national vous condamne à la peine de mort par pendaison...

La voix égale de Sir Geoffrey Lawrence vient de sceller le destin du second personnage du IIIe Reich.

Mais celui-ci ignore encore son sort. Une soudaine panne du circuit électrique vient de le priver de son. Un technicien se précipite et répare en hâte le fil. Goering sursaute alors en entendant la traduction de la peine : ...Tod durch den Strang .. Le condamné saisit alors les écouteurs et les jette d'un geste rageur sur le petit pupitre placé devant lui ; il pivote sur lui-même et sort avec brusquerie.

Cette ultime audience dura une heure. Lord Justice Lawrence laissa encore tomber vingt et un arrêts d'une voix grave. Après Goering, la sentence de mort frappa encore onze fois : Bormann (par contumace), Frank, Frick, Jodl, Kaltenbrunner, Keitel, Ribbentrop, Rosenberg, Sauckel, Seyss-Inquart et Streicher. Funk, Hess et Reader furent condamnés à la prison à perpétuité. Le premier, surpris du verdict, saluera le tribunal ; le second ignorera les écouteurs. Schirach et Speer virent leur emprisonnement fixé à 20 ans ; Neurath à 15 ans ; Doenitz à 10 ans.

Depuis le début de l'après-midi, Fritzsche, Papen et Schacht savaient qu'aucune charge n'ayant été retenue contre eux, ils étaient acquittés.

Ce verdict indulgent surprit les bénéficiaires eux-mêmes, autant qu'il étonna l'opinion publique. L'indignation de Goering, revenu dans sa cellule, n'avait d'égal que l'abattement de Ribbentrop et de Keitel.

Jodl ne pouvait pas encore concevoir une condamnation capitale. Kaltenbrunner tremblait. Rosenberg paraissait hargneux. Sauckel pleurait. Frank acquiesçait. La prison à vie effarait Funk autant qu'une peine capitale. Doenitz paraissait calmé, alors que Raeder était courroucé. Streicher, Schirach et Speer ne paraissaient guère surpris.

Seyss-Inquart semblait chercher une consolation, alors que la perspective de quinze années à passer en prison bouleversaient Neurath, âgé de 72 ans.

Frick paraissait surpris ; il avait prévu 14 condamnations capitales. Son sort personnel lui semblait de peu d'intérêt : J'espère qu'ils finiront vite, confia t-il au Dr Gilbert.

GOERING ÉCHAPPE AU CHÂTIMENT

Frick devait attendre 15 jours comme les autres condamnés. Le mardi 15 octobre 1946, Lord Justice Lawrence et le colonel Andrus étaient en effet les rares personnages è savoir que les exécutions capitales auraient lieu dans la nuit, à partir de minuit, soit le lendemain mercredi 16 octobre.

Depuis quelques jours cependant, des équipes de charpentiers, de menuisiers et de serruriers s'affairaient dans la salle du gymnase voisine du Palais de Justice.

Il s'agissait d'une salle rectangulaire d'une douzaine de mètres de long sur six mètres de large environ. Trois rangs de quatre projecteurs éclairaient le local, dont les fenêtres avaient été enduites de papier opaque. Au centre du gymnase, trois estrades avaient été dressées, surmontées chacune d'une potence. Sur la droite par rapport à l'entrée, un grand rideau noir avait été tendu. À gauche, on apercevait fiché au mur un panier de basket-ball ; en bas â gauche, un lavabo et un poêle. À proximité, une table assez longue avec des chaises. D'autres tables se trouvaient de part et d'autre de la porte. C'était dans ce décor sommaire que les condamnés devaient expier.

Pourtant, les exécutions, prévues pour minuit, n'eurent pas lieu exactement à l'heure choisie. L'organisation si minutieuse du colonel Andrus n'avait pas prévu en effet que le Reichsmarschall Goering suivrait l'exemple de Robert Ley. Vers 22 heures, la sentinelle préposée devant la cellule, dont le judas est ouvert en permanence note soudain de brusques soubresauts chez le prisonnier ; ses jambes s'agitent. Le soldat donne aussitôt l'alerte. L'officier de service se précipite, pénètre dans le réduit. Le visage de Goering est couvert de sueur ; sa respiration est haletante. Il est recroquevillé. Les gardes soulèvent le condamné, lui tapotent les joues en attendant l'arrivée du médecin.

Ce dernier pense tout d'abord à une crise cardiaque, mais voici que le visage devient bleuâtre ; le corps se raidit. C'est la mort...

Lorsque le colonel Andrus arrive, le médecin lui fournit l'explication du drame : Cyanure ! L'autopsie, pratiquée peu après, confirme ce diagnostic. On retrouvera des morceaux de verre dans la bouche du mort. Aussitôt le colonel ordonne une fouille immédiate dans les autres cellules. Quoi qu'il en soit, cette frénésie est trop tardive.

Demain, les journaux du monde entier vont parler du suicide de l'ex maréchal du Reich. La nouvelle éclipsera celle des exécutions. La carrière du colonel Andrus, pourtant si strict dans l'accomplissement du service, est ternie.

Le drame provoqué par Goering n'arrête cependant pas l'exécution prévue ; il ne fait que la retarder. Peu après une heure du matin, les membres de la Military Police viennent chercher Ribbentrop. Ils lui font traverser la cour du Palais et l'introduisent dans le gymnase brillamment éclairé. Des journalistes sont assis aux tables placées de part et d'autre de la porte d'entrée : deux Britanniques, deux Américains, deux Français et deux Soviétiques. Au fond à gauche, se tiennent les généraux de la commission de surveillance interalliée, ainsi que deux témoins allemands, le président du Land de Bavière et le procureur général près le tribunal de Nuremberg.

QUE DIEU PROTÈGE L'ALLEMAGNE !

Au sommet de l'estrade se tient le sergent John Woods, de San Antonio (Texas). À ses côtés se trouvent deux assistants ; à proximité se tiennent deux soldats de la Military Police avec casque, ceinture et gants blancs, et, un peu plus loin, un aumônier. Les mains de Ribbentrop ont été attachées derrière son dos, ultime conséquence du geste de Goering. Un officier lui demande de décliner son identité. Deux soldats l'aident à monter la douzaine de marches conduisant à la plate-forme.

Que Dieu protège l'Allemagne ! clame-t-il avant de souhaiter la réconciliation de l'Europe et du monde.

Le sergent Woods lui passe un capuchon noir sur la tête, tandis que ses assistants attachent les jambes du condamné. Une grosse corde pend à ses côtés. Le noeud coulant a été enroulé autour du cou de Ribbentrop, tandis que l'autre extrémité est reliée à un crochet d'acier à la potence. Soudain, la trappe s'ouvre ; le corps bascule et disparaît dans un bruit sourd. La trappe se referme.

La base de l'estrade est entourée d'un drap noir. Derrière opèrent un médecin, qui constate le décès, et deux soldats qui placent le corps dans un cercueil.

Il est 1 heure 15 du matin. L'exécution a duré au plus quatre minutes.

Après Ribbentrop apparaît le maréchal Keitel en uniforme feldgrau, sans décorations. Il déclare qu'il va rejoindre les soldats morts au front et ses fils. Ensuite Kaltenbrunner, pile, amaigri. Ses balafres d'étudiant rendent son faciès plus brutal. Il soliloque, mentionnant l'amour de la patrie et son innocence.

Rosenberg feint l'impassibilité. Contrairement à Kaltenbrunner, il affecte d'ignorer le père franciscain qui récite une prière. Frank remercie le prêtre et prie Dieu de le prendre sous sa sainte garde. Frick exalte l'Allemagne éternelle. Streicher, que deux M.P. ont du traîner jusqu'à la potence, fait retentir un Heil Hitler ! que perçoivent les personnes demeurées à l'extérieur du bâtiment.

Sauckel rappelle son innocence et demande miséricorde pour l'Allemagne. Jodl pense également à l'Allemagne avant de disparaître avec son uniforme vert à parements rouges d'officier d'état-major. Seyss-Inquart parle de paix et d'union.

La trappe se referme une dernière fois. Il est 2 heures 45.

Quelques minutes plus tard, une civière transporte le corps de Goering. Il est placé dans le cercueil qui lui était réservé. Un photographe prend des clichés. Chaque condamné porte une étiquette sur la poitrine avec mention de son nom. Une heure plus tard, les onze cercueils sont chargés sur un camion de l'année américaine. Le véhicule sort de la cour accompagné de trois jeeps et d'une fourgonnette transportant une escorte armée.

Des voitures de reporters suivent le convoi. Celui-ci prend la route de Fürth. À proximité d'Erlangen, la jeep de queue se place en travers de la route et arrête les suiveurs. Un officier défend aux journalistes de poursuivre le convoi qui disparaît alors à l'horizon, dans les premières lueurs blafardes du petit jour. Aucune information ne sera communiquée par les autorités alliées sur l'itinéraire du convoi et le sort des cercueils. Il fut cependant indiqué plus tard que ceux-ci furent transportés jusqu'à Munich où l'on procéda à leur incinération en grand secret. Les cendres recueillies furent dispersées au-dessus de la rivière Isar.

Il ne fallait pas laisser de traces, de manière à éviter que des fanatiques n'élèvent par la suite un monument quelconque aux condamnés à mort du plus grand procès de l'histoire. Seule devait demeurer l'horreur de leur forfait.