ORADOUR
LE CRIME - LE PROCÈS
L'immobile grimace des ruines, froidement tragique, isolée par un mur d'enceinte d'un village neuf qui revit ; des écriteaux qui ordonnent : SILENCE ; d'autres qui précisent : ICI LIEU DE SUPPLICE ; une église aux fenêtres crevées, au clocher aboli, où tout est signe de ravage et d'abomination, ce sont les aspects hagards qui à Oradour témoignent du forfait stupéfiant, de l'énorme sacrifice humain qui fut offert là au dieu de la Peur, pour qu'il fasse peur aux Français et que les armées d'Hitler marchent sans embûche à la victoire.
Et puis, ces signes de colère : à l'entrée des ruines, ces listes affichées de plusieurs centaines de parlementaires français, désignés comme ayant voté l'amnistie pour les auteurs de ce forfait ; cette liste de treize noms d'amnistiés, avec leurs adresses toutes tuées en Alsace, liste soulignée par ces mots : Ces monstres sont en liberté ; enfin, dans la clôture du village assassiné, deux monuments élevés pour recevoir les cendres des six cent quarante-deux victimes : l'un des deux, le premier en date, élevé par l'État en hommage national, laissé vide, désaffecté avant d'avoir servi ; Oradour a recueilli les cendres de ses morts dans un monument qu'il a construit seul.
Ce que ces choses signifient, les Français qui ont aujourd'hui vingt ans ne le trouvent déjà plus dans leurs propres souvenirs ; il faut qu'on leur retrace cette histoire deux fois horrible. Et même peu de leurs aînés l'ont-ils réellement connue en sa double horreur.
Reportons-nous à cette fin du printemps de 1944. La France était alors occupée tout entière par les armées allemandes; une partie de la France celle qui fut de 1871 à 1919 annexée par l'Allemagne était plus qu'occupée réannexée, de fait sinon de droit, un rideau de fer la séparait de la patrie.
En France occupée, le pouvoir nazi avait imposé à de larges masses de la population masculine le départ pour l'Allemagne et le travail dans les usines allemandes. Pour le plus grand nombre, nos hommes et nos jeunes gens surent s'y dérober et les maquis se formèrent de cette jeunesse qui refusait de servir l'ennemi. Mais dans la fraction annexée de la France, à partir du 25 août 1942, c'est le service militaire qui fut imposé, et sous un régime administratif et policier aux mailles si serrées qu'il était infiniment plus difficile d'y échapper. L'évasion ou la désertion des jeunes gens étaient punies par la déportation de leurs familles, mesure atroce, capable de faire échec au plus grand courage et que les maquisards de France occupée n'avaient pas eu à envisager.
De part et d'autre du rideau de fer qui longeait les Vosges, la France tout entière en ce printemps de 1944 vivait dans l'attente d'un événement longtemps espéré : le débarquement sur quelque point de nos côtes des forces anglo-américaines. Les forces clandestines de la France occupée, déjà fort actives, visaient d'une part à gêner les mouvements de troupe par des attentats contre les moyens de communication, de l'autre à préparer les éléments d'une armée qui se lèverait de l'intérieur, au jour voulu, pour seconder les Alliés quand enfin ils arriveraient.
Ils arrivèrent : ce fut sur la côte de Normandie, à l'aube du 6 juin.
L'immédiate réaction de l'ennemi ne pouvait être que de rassembler le maximum possible de ses forces pour s'opposer à une invasion dont la puissance s'affirmait. Du Sud-Ouest, la division SS Das Reich commandée par le général Lammerding se mit en marche pour prendre part à la bataille dans le Nord. Elle devait traverser des régions où les maquis étaient nombreux et où elle avait à craindre l'audace que leur donnerait une espérance enflammée. La situation des troupes d'occupation qui allaient redevenir troupes combattantes était évidemment critique : nous devions nous attendre contre toute action de l'armée clandestine à des répressions sans mesure, à la férocité de la peur qui veut faire peur. Le général von Brodowsky fut chargé, sitôt après le débarquement, de la répression des menées clandestines dans tout le Sud-Ouest.
Le régiment der Führer de la division Das Reich, sous les ordres du colonel Stadler, quitta Valence d'Agen dès le lendemain du débarquement. Le commandant Dickmann en commandait le 1er bataillon, le commandant Kaempffe le 3e. Le régiment avançait par plusieurs routes à la fois. Le 9 juin, le commandant Kaempffe s'éloignait de Guéret, seul en auto avec son chauffeur, en avant de son bataillon, lorsqu'il fut enlevé par des maquisards. On retrouva sa voiture arrêtée, moteur en marche. Cela se passait à Bussières, près de Saint-Léonard. Il ne semble pas que le sort du commandant Kaempffe ait été bien élucidé. On relève dans les comptes rendus du procès de Bordeaux qu'il fut détenu à Cheyssoux ; qu'il parvint à s'évader et fut tué quelque part dans la région.
Cette disparition de son camarade, son égal en grade, put frapper vivement le commandant Dickmann, alors en route vers Saint-Junien. Elle l'avertissait personnellement de sa totale insécurité. Peut-être y eut-il quelque chose de plus ; on a dit que les deux hommes étaient amis.
Un autre fait, la veille ou le même jour, accentuait le danger non seulement d'officiers isolés mais de la troupe : une bombe du maquis coupa le viaduc de Saint-Junien, arrêtant ainsi les trains qui circulaient sur la voie d'Angoulême à Limoges. Parmi les voyageurs qui durent descendre du train bloqué, cherchant à gagner à pied Saint-Junien, deux soldats allemands furent tués au bord d'un bois par un maquisard qui put s'enfuir non identifié.
Le soir du 9 juin, une troupe de la Wehrmacht entra dans Saint-Junien. Une jeune institutrice d'Oradour s'y trouvait ce jour-là pour raison de service. Elle revint chez elle fort impressionnée, ayant appris la rupture du viaduc, le meurtre des deux Allemands, et ayant vu se répandre dans les rues un afflux de troupe dont l'allure lui avait paru menaçante.
On s'est demandé si la destruction de la malheureuse bourgade d'Oradour eut lieu en représailles de l'enlèvement de Kaempffe (notons que cette capture avait été déjà sanctionnée par des représailles : tout près de l'endroit où on avait retrouvé l'auto vide, deux hommes avaient été pris dans une ferme et fusillés sur-le-champ) ou de cet attentat aux environs de Saint-Junien. Ce qui rend l'une et l'autre hypothèse difficile à croire, c'est que le premier de ces faits s'est passé à cinquante kilomètres d'Oradour, le second à plus de vingt. Ce qui fait croire tout de même à l'une ou à l'autre explication, et peut-être à toutes les deux à la fois, c'est qu'on n'en aperçoit aucune autre. On a eu beau scruter toutes les données accessibles, il reste dans le massacre d'Oradour une grande part d'inconnu et même d'inintelligible. Car, s'il s'agit à n'en pas douter d'un fait de représailles et surtout d'avertissement, il faut bien remarquer que le propre des représailles et des avertissements est leur publicité. Quand les Allemands fusillaient à Nantes ou à Bordeaux vingt otages pour le meurtre d'un des leurs, ils l'affichaient partout ; l'intention en avait été déclarée, pouvait même avoir donné lieu à des négociations. Au lieu que l'horrible forfait d'Oradour ne s'est accompagné d'aucune déclaration ; non publiée, la nouvelle ne s'en est répandue que sous le manteau. Il est évident que l'autorité allemande s'opposa à sa diffusion laquelle ne vint que de la radio de Londres. On peut croire que cette autorité a eu honte. Un mot attribué au général commandant la place de Limoges a été cité : Je n'ose plus regarder un Français en face. Si le crime tient entièrement à l'initiative du commandant du 3e bataillon Dickmann, c'est le crime d'un homme dont l'état moral et mental nous est complètement inconnu.
Les éléments de la Wehrmacht qui envahirent brusquement Saint-Junien le soir du 9 juin étaient accompagnés de miliciens et de Gestapo ; leur attitude effraya beaucoup les habitants, donna l'impression qu'il se préparait des représailles. Le maire fut appelé à la gare où siégeait un petit état-major et interrogé. On lui demanda s'il y avait des hommes armés dans la ville. Il répondit oui. On lui demanda son estimation du chiffre. Avec autant de finesse que d'audace, il l'exagéra beaucoup, en répondant : dix-huit cents. Son habileté réussit : il fut ramené chez lui sans dommage au bout de quelques heures et la ville de Saint-Junien n'eut rien à souffrir.
Les SS n'y arrivèrent que le 10 au matin. D'après l'enquête du commissaire Arnet, entreprise par ordre du préfet régional trois mois après, c'est alors que se tint à l'hôtel de la gare, sous la présidence du commandant Dickmann, un conseil de guerre où le massacre fut décidé. Personne n'a pu expliquer le choix d'Oradour. Il faut qu'il y ait eu dans le conseil de guerre, ou dans le conseil privé d'un des officiers qui en faisaient partie, quelqu'un qui connaissait bien le pays (où la troupe allemande n'avait jamais séjourné; il y avait même à Oradour de vieilles gens circulant peu qui n'avaient jamais vu de soldats allemands) ; quelqu'un qui pût rendre compte de la dimension de la localité et de sa topographie et sur le témoignage de qui l'opération qu'on projetait apparût possible - Saint-Junien, avec ses dix mille habitants et les dix-huit cents fusils avoués par le maire, mis hors de question. Précisons bien que, d'après l'unanimité des témoignages, il n'y avait pas de maquis à Oradour-sur-Glane ; pas non plus de dépôt d'armes. C'était une bourgade parfaitement calme, à l'écart de la circulation des troupes, au point que plusieurs familles connaissant bien la région l'avaient choisie pour y mettre en sûreté leurs enfants, loin des villes bombardées, et à l'abri des réquisitions pour le travail forcé en Allemagne.
Tout au début de l'après-midi du samedi 10 juin, la 3e compagnie du 1er bataillon du régiment Der Führer reçut l'ordre de monter dans ses camions pour une expédition que selon toute probabilité l'ordre ne précisait pas. Les simples soldats qui furent jugés dans la suite dirent avoir ignoré le projet de leurs officiers ; ils ont rapporté un ou deux mots d'avertissement très vague : Aujourd'hui vous verrez le sang couler; ils semblent plutôt s'être attendus à un combat qu'à l'action lâche autant qu'atroce à laquelle ils allaient être employés. Ils montèrent en camion, munis de vingt-deux armes automatiques, de grenades, et bien évidemment d'un matériel d'incendie. Leur capitaine, Otto Kahn les commandait. Le chef de bataillon Dickmann faisait route avec le convoi.
Sitôt atteinte la limite de la commune d'Oradour, bien avant la bourgade, quelques soldats descendirent des camions et entrant dans chacune des fermes et maisons dispersées, ils en firent sortir tous les habitants, et les conduisirent vers le bourg. Certes, la circonstance était étrange et angoissante pour ces familles paysannes surprises entre la fin du repas et le moment où elles allaient reprendre leurs travaux dans les champs; mais on ignorait à Oradour l'enlèvement du commandant Kaempffe, et peu de gens savaient ce qui s'était passé près de Saint-Junien : la destruction du viaduc, le meurtre de deux soldats allemands. On n'avait aucune raison d'imaginer une menace sur la vie, ni même sur les biens. Si les Allemands venaient à la recherche de dépôts d'armes, on savait qu'ils n'en trouveraient pas. Ces pauvres familles n'eurent qu'une idée : cacher leurs jeunes gens ; elles craignaient une réquisition ; plusieurs garçons furent sauvés pour avoir été en hâte dissimulés qui dans un grenier, qui dans une étable, sitôt qu'on avait vu s'approcher les estafettes.
À l'entrée du bourg, la compagnie se divisa ; une fraction fut envoyée aux fermes environnantes pour continuer le rabattage commencé; une autre s'engagea dans la grand-rue ; une troisième fournit les sentinelles que le commandement plaça deux par deux à toutes les issues, l'ordre étant de ne laisser entrer ni sortir personne et de tirer sur qui tenterait de s'enfuir.
Le bourg ainsi cerné, les soldats qui l'avaient envahi se présentèrent à la porte de chaque maison, réitérant partout le même ordre : tout le monde devait sortir, jusqu'aux enfants en bas âge portés dans les bras, et se rassembler sur le champ de foire. Ils allèrent aux écoles où les enfants venaient de rentrer pour les classes de l'après-midi; ils donnèrent leurs ordres aux instituteurs et institutrices. Ceux-ci, soucieux d'éviter aux enfants toute frayeur, s'appliquèrent à maintenir le calme et conduisirent en rangs leurs élèves à l'endroit désigné. Un petit Lorrain fut seul à se méfier, il trouva le moyen de s'échapper inaperçu. Il n'y a que lui qui survive d'environ deux cents écoliers qui étaient en classe à Oradour ce jour-là.
Au champ de foire, les SS divisaient la population : d'un côté les hommes, de l'autre les femmes et les enfants. Le commandant Dickmann s'entretenait avec le maire. L'entretien avait commencé dehors ; certains croient avoir entendu que l'officier demanda des otages et que l'excellent maire, le Dr Désourteaux, aimé et respecté de tous, lui répondit par un refus de désigner qui que ce soit, ajoutant avec courage et simplicité : vous pouvez nous prendre, moi, et mes quatre fils. Mais ce qui devait se passer si vite après s'accorde mal avec cette demande d'otages. L'officier et le maire entrèrent dans la mairie où personne ne sait ce qui se passa. Quand ils en ressortirent, le maire prit place parmi les hommes de sa commune. Il y eut une attente qui sembla longue. D'un côté à l'autre de la place s'échangeaient des regards inquiets ; les femmes commençaient à craindre pour les hommes. Vers 4 heures, de nouveaux ordres retentirent les femmes avec les enfants étaient conduits à l'église. Les hommes, par groupes de vingt à trente furent dirigés vers les granges ou les garages que le commandement avait repérés. Aux entrées furent postés de petits pelotons de SS. avec leurs mitrailleuses. Qui d'entre ces malheureux maintenant parqués pour le massacre avait compris? Un rescapé raconte qu'un instant avant la première décharge son voisin lui demandait : viendras-tu demain à la pêche avec moi? Le lendemain était un dimanche...
Un haut-parleur fit retentir un ordre en allemand. Le capitaine Kahn tira un coup en l'air. C'était le signal. Aussitôt devant chacun des groupes massés dans les granges, les mitrailleuses entrèrent en action. Les hommes tombèrent les uns sur les autres. Alors, de chaque groupe d'exécuteurs un SS pénétra dans l'abri plein de râles et de sang, le revolver à la main pour distribuer le coup de grâce parmi ces gisants à ceux qui remuaient encore. Dans une même grange cinq garçons, peu blessés, surent rester immobiles. Les SS, commandés par leurs officiers, lieutenants et sous-lieutenants, allèrent chercher des ballots de paille et des fagots, les jetèrent sur les cadavres ou les mourants, y mirent le feu. Les cinq garçons qui avaient la vie sauve lorsque les flammes les atteignirent se dégagèrent, dissimulés dans la fumée ou simplement inaperçus d'exécuteurs qui avaient cessé de surveiller; ils purent enfoncer une porte située au fond du local et de cachette en cachette ils réussirent tous les cinq leur évasion. C'est par eux que l'on sut exactement comment le massacre des hommes avait eu lieu.
Dans l'église qui aura aussi sa survivante - une seule ! - les femmes entendirent le coup de feu signal, puis le tir des mitrailleuses. Certaines comprirent. Le cri jaillit, se répandit : On tue nos hommes ! Ceci était assez horrible, elles n'en étaient pas à craindre pour elles-mêmes, pour leurs enfants blottis contre elles, ni pour tous ces pauvres petits des hameaux voisins que leurs instituteurs et institutrices avaient amenés des écoles. Leur attente fut longue. Il y avait des enfants qui ayant beaucoup pleuré s'endormaient. Celle qui survit ne peut donner aucune mesure d'un temps si étrange, si atroce. Un moment vint où la porte principale, face à l'autel, s'ouvrit et deux soldats entrèrent, portant une lourde caisse. Ils cherchèrent où la poser, parurent hésiter, se décidèrent pour l'emplacement de la table de communion au bas des marches du choeur. Deux longs cordons blancs traînaient derrière cette caisse ; les soldats les allumèrent, puis ils sortirent et refermèrent la porte. Celle qui survit dit alors aux femmes qui l'entouraient, parmi lesquelles ses deux filles dont l'une tenait son bébé dans les bras : Nous sommes perdues, mes petites, l'église va sauter.
L'église ne sauta pas ; elle se remplit de fumée noire et de feu. Des SS postés aux issues de temps en temps ouvraient une porte, jetaient une grenade, ou, pour nourrir l'incendie, des ballots de paille, ou tiraient dans la foule à la mitraillette. Un flot de cette foule au paroxysme de l'horreur reflua sur une sacristie où les flammes n'entraient pas encore ; sous cette sacristie, les SS avaient mis le feu à une réserve de bois. Bientôt le plancher brûla, s'effondra, précipitant femmes et enfants dans une fournaise. Mme Rouffauche, la survivante, vit périr ainsi l'une de ses filles, tandis que l'autre avait la gorge percée d'une balle. Elle-même ne sait pas comment fuyant cette sacristie embrasée, elle vit un escabeau derrière l'autel, y grimpa, se trouva au niveau d'un vitrail de l'abside, put. l'ouvrir et se jeta dehors. Moins encore peut-elle savoir comment elle ne se rompit rien dans cette chute, ni ne roula de l'étroite corniche qui contourne l'abside sur la route en profond contrebas où les SS faisaient le guet. Par cette corniche elle courut vers le jardin du presbytère. Les guetteurs d'en bas tirèrent sur elle, l'atteignirent de cinq balles. Elle parvint cependant jusqu'au jardin et put se dissimuler entre des rames de pois. Des gens du pays errant le lendemain à la recherche de leurs enfants dans le charnier la découvrirent. C'est par elle que l'on sait ce que fut l'agonie des femmes et des enfants d'Oradour.
Toute la fin de la journée les SS incendièrent le bourg maison par maison, tuant encore des malades qu'on n'avait pu tirer de leurs chambres. Trois rescapés étaient cachés dans le jardin du maire. Ils entendirent le ronflement des incendies ; crier et chanter les soldats. On dit qu'il y eut beuverie dans une maison du haut du bourg qui fut brûlée la dernière.
Entre 2 et 3 heures du matin, un silence se fit, et ces rescapés purent fuir. Une fraction de la compagnie de SS avait quitté dès le soir Oradour pour Nieul. Le lendemain matin, dimanche, on en vit partir une autre dans la direction inverse par la route de Limoges. Dans leurs cars, les hommes chantaient.
Tel fut le crime. Six cent quarante-deux personnes avaient péri par le fer ou par le feu. On ne les avait pas tués pour les punir de quoi que ce soit, car ils étaient incontestablement innocents et absolument désarmés. On s'était même gardé de laisser savoir à ces malheureux qu'ils allaient mourir ; on s'était gardé de cette force que le danger immédiat suscite, même chez les faibles et les désarmés, cette fureur du vouloir-vivre. Sans la possibilité d'une absolution ni d'un adieu, on les avait détruits comme des bêtes. Dans l'énorme carnage, deux cent quarante-deux enfants. Il ne se peut pas d'action plus outrageante, ni plus hideuse, ni plus lâche. Voilà de quoi les familles des victimes et toute la région où le crime avait répandu l'horreur demandèrent passionnément justice pendant de longues années.
Cette justice, la conscience l'exigeait. Après cette sauvage indignité, un si monstrueux usage de la force, le droit devait être restauré. Il ne pouvait l'être que par un châtiment. Les offensés d'Oradour le réclamaient sans douter qu'il fût possible. Or il ne le fut pas et c'est ce qu'ils n'ont pas accepté. Au fond de leur exigence, il y avait l'idée que si le crime n'était pas châtié, ce serait le signe qu'il n'était pas véritablement réprouvé ; que peut-être on l'excusait sur les inévitables horreurs de la guerre, ou que, sans l'excuser, on admettait que la guerre n'a pas de loi. Alors tout se réglerait pour les victimes par les larmes de leurs proches et, de la part du pays, un : Que voulez-vous ? c'est la guerre ! plus ou moins dissimulé sous les crêpes et les décorations. Le gouvernement, les gouvernements successifs, recevant les délégations d'Oradour qui venaient demander justice pour leurs morts, temporisaient par de bonnes paroles; ils promettaient, puis répondaient par d'officielles visites : un ministre venait se recueillir ; on observait une minute de silence ; le ministre apportait une croix, - ce fut la croix de guerre ; ce fut la Légion d'honneur. Les offensés d'Oradour sentaient vivement le peu de portée de ces hommages. On nous distrait, pensaient-ils ; on nous berne. Et leur colère grandissait.
Au juste, que se passait-il ?
Le désir de justice du pouvoir, sincère à n'en pas douter, butait contre de grandes difficultés de fait et de droit. On se proposait le châtiment des coupables. Qui étaient-ils? Où étaient-ils? Comment s'assurerait-on de leurs personnes? On conçoit qu'il était malaisé de retrouver exactement, dans le chaos de l'Allemagne effondrée, la composition de la 3e compagnie du bataillon qui avait eu pour chef le commandant Dickmann dans le régiment Der Führer de la division Das Reich. Arrivât-on à en reconstituer sur le papier l'effectif, on imagine aussi la difficulté de découvrir qui avait été tué, qui survivait aux combats livrés depuis la bataille de Normandie, commencée en juin 1944, jusqu'à la capitulation du IIIe Reich le 8 mai 1945. Et d'atteindre ces survivants dispersés qui pouvaient être perdus dans la nuit des camps russes, aussi bien que prisonniers dans les nôtres, ou de retour à leurs foyers dans les zones d'occupation de nos alliés qui se prêteraient ou non à nous les livrer.
Mais la question la plus difficile était de savoir qui serait qualifié de coupable ? La culpabilité étant inséparable de la responsabilité, jusqu'où étendrait-on la responsabilité du crime ?
On aurait dû pouvoir examiner si le général von Brodowski chargé depuis le 6 juin de la répression des menées clandestines dans le Sud-Ouest y était impliqué. Le général von Brodowski avait été tué. On aurait dû pouvoir interroger le général Lammerding, commandant à la date du crime la division Das Reich et le colonel Stadler commandant le régiment Der Führer; il fut impossible de s'assurer de leur personne. Les faits, dans la mesure où on a pu les établir feraient croire à une responsabilité capitale du commandant Dickmann, commandant le bataillon dont une compagnie opéra le massacre. Cet officier avait été tué, dix jours après, dans la bataille de Normandie. Le capitaine Otto Kahn qui à la tête de sa compagnie avait personnellement dirigé le massacre ne fut pas retrouvé, non plus que ses officiers subalternes, dont l'un, le lieutenant Knug, blessé par la chute d'une pierre quand le clocher d'Oradour s'effondra dans les flammes, était mort à l'hôpital de Limoges.
Quiconque avait jeté un regard sur la liste des accusés établie par le juge militaire chargé de l'instruction pouvait se rendre compte de l'une des anomalies que présenterait le procès. Cette liste ne pouvait retenir que des noms de vivants : elle en alignait soixante-cinq dont les quatre premiers étaient des noms d'officiers (le capitaine Kahn et ses subordonnés) tous en fuite. Des sous-officiers et simples soldats qui la continuaient, quarante étaient de même en fuite. Il y avait enfin un adjudant, un sergent et sept simples soldats incarcérés à Bordeaux, et douze simples soldats en liberté provisoire. Donc, quand on réclamait le châtiment des coupables, il s'agissait en fait de frapper vingt subalternes dont le rôle demeurait incertain et la responsabilité discutable, à l'exclusion de tous ceux qui avaient conçu et ordonné l'abominable chose et dirigé son exécution.
Cela le public ne le savait pas ; le mot de coupables toujours employé par ceux qui poussaient au jugement et repris par toute la presse lui faisait illusion ; chargé de toute l'exécration due au crime et due à des criminels qu'en fait nous n'avions pas en notre pouvoir, il la faisait retomber sur quelques misérables comparses.
Discutable leur responsabilité ? Précisons que dans le code militaire français, elle n'est même pas du tout admise, et qu'un subordonné ne peut être puni pour l'exécution d'un ordre de service émanant de son chef, cet ordre fût-il criminel.
Incertain leur rôle? Oui encore, puisque nul témoin ne pouvait être entendu sur la participation personnelle de chacun d'eux. Même les rescapés étaient hors d'état de reconnaître un quelconque de ces vingt et un inculpés.
L'idée même du procès n'aurait pu prendre corps sans une modification du Code des tribunaux militaires introduite par l'ordonnance du 28 août 1944. On remarquera que cette date étant postérieure au crime, la dite ordonnance ne pouvait être appliquée qu'en violation du principe de non-rétroactivité des lois. À ce principe, le législateur contrevenait délibérément pour rendre possible le châtiment des crimes de guerre commis sur notre territoire par une armée étrangère, sans discriminer entre l'officier auteur d'un ordre et le soldat exécutant. Aucune disposition légale, jusqu'alors, n'avait autorisé de tels châtiments.
Dans la suite, le 12 août 1949, notre gouvernement devait signer à Genève une convention ouverte avec nos Alliés sur le traitement des prisonniers de guerre qui s'opposait partiellement à cet effet de l'ordonnance du 28 août 1944. Par cette convention, nous nous engagions, d'une part, à ne pas appliquer à nos prisonniers de guerre de loi rétroactive ; d'autre part, à ne pas punir une faute d'un prisonnier de guerre d'une peine supérieure à celle qui frapperait pour la même faute un membre de notre armée.
Or, nous venons de le dire : 1° l'ordonnance du 28 août est rétroactive ; 2° dans notre armée un simple soldat ne peut être puni pour l'exécution d'un ordre de service, la responsabilité incombant tout entière et exclusivement à l'auteur de l'ordre.
Il y avait donc une objection sérieuse à mettre en jugement les simples soldats et même l'adjudant allemands qui n'étaient en notre pouvoir que comme prisonniers de guerre.
Mais tous les inculpés n'étaient pas allemands. Sur les soixante-cinq noms portés sur l'acte d'accusation, il y avait ceux de quatorze Français. Et ces Français étaient tous en notre pouvoir alors que nous ne détenions que sept Allemands. Ainsi, des hommes que pouvait atteindre le châtiment de ce crime nazi, les inculpés français formaient les deux tiers. Nous reviendrons sur le pourquoi de leur présence dans une division SS. Demandons-nous d'abord quelle loi permettait de les punir? Aucune. L'ordonnance du 28 août 1944 ne visait que des militaires étrangers.
Ces Français se doutaient si peu qu'ils pouvaient être poursuivis comme massacreurs que six d'entre eux, désertant les lignes allemandes, s'étaient livrés volontairement aux Alliés. Ceux qui désertèrent pendant la bataille de Normandie racontèrent le massacre encore tout récent, c'est par eux qu'à Londres on en sut d'abord l'horrible réalité. S'ils ne craignaient pas la justice, ce n'est pas qu'instruits du Droit ils aient su qu'aucune loi ne permettait alors de les atteindre, et cru au principe de la non rétroactivité des lois. Ils ne connaissaient rien au Droit. Ils n'avaient aucune culture intellectuelle. C'étaient des garçons de dix-huit ans, incorporés de force dans les SS, ainsi que l'avait été en Alsace toute la classe 1926. Il ne leur venait pas à l'esprit que leur patrie leur demanderait compte de ce à quoi les avait contraints l'esclavage inhumain qu'ils fuyaient. Cette contrainte en effet n'était pas seulement la menace d'une mort immédiate - et qui n'eût sauvé personne - mais encore la certitude des cruelles représailles que le pouvoir nazi eût exercées sur leurs familles.
Sur les quatorze Français qui avaient fait partie de la compagnie du capitaine Otto Kahn exécutrice du massacre, treize étaient des incorporés de force ; neuf de ceux-ci atteignaient leurs dix-huit ans au cours de l'année 1944. L'autorité militaire en retint deux en prison, dont le seul engagé volontaire le sergent Boos, et un nommé Paul Gran déjà condamné dans une autre affaire. Les douze autres ayant été interrogés comme témoins furent laissés libres et la guerre finie reprirent leurs métiers en Alsace, celui-ci maçon, celui-là facteur, un autre employé de bureau, d'autres cultivateurs, etc. ... Plusieurs se marièrent, virent naître leurs premiers enfants. Nulle disposition légale ne permettait de les poursuivre. Faute de témoins, aucune plainte personnelle ne pouvait être portée contre aucun d'eux. Interrogés, un seul reconnut avoir participé effectivement à un peloton d'exécution. Deux autres ayant fait partie de tels pelotons affirmèrent avoir tiré trop haut. La plupart déclaraient avoir été postés comme sentinelles autour du bourg, n'avoir pas tiré un coup de feu. Ces dires ne pouvaient être contrôlés que par des confrontations entre eux dont la valeur probante était faible. En deux mots, pas plus qu'on ne pouvait légalement les poursuivre on ne pouvait, dans la plupart des cas, établir contre eux de charges précises. Ils avaient fait partie comme mobilisés de force de l'unité qui avait accompli le massacre d'Oradour. C'était là pour la plupart d'entre eux le seul fait certain.
Le 15 septembre 1948, plus de quatre ans après le crime, une loi votée à l'unanimité par l'Assemblée nationale vint compléter l'ordonnance du 28 août 1944 relative à la répression des crimes de guerre. Son article premier établissait que tous les membres d'un groupe de SS auquel est imputable un crime de guerre peuvent être considérés comme coauteurs, à moins qu'ils n'apportent la preuve de leur incorporation forcée et de leur non-participation au crime.
Son article 3 avait trait aux individus non visés par l'ordonnance du 28 août 1944 - c'est-à-dire aux citoyens français enrôlés dans les formations allemandes. Il spécifiait que ces individus lorsqu'ils sont personnellement co-auteurs ou complices d'un crime de guerre, pouvaient être compris dans les poursuites engagées devant le tribunal militaire.
L'obstacle juridique à ce que les Alsaciens comparussent sur les mêmes bancs que les Allemands comme accusés du crime d'Oradour, cet obstacle était levé.
C'était un succès pour toute l'aile agissante de l'opinion qui réclamait depuis des années le châtiment des crimes de guerre commis par l'armée allemande sur notre sol, sans que le public pût comprendre quelles difficultés s'y opposaient. Du côté limousin où l'exigence était portée au plus haut point, la satisfaction ne fut que mitigée. Le conseiller juridique de l'Association des Familles des Martyrs d'Oradour-sur-Glane, M. Gaston Charlet, vice-président de la Commission de la Justice au conseil de la République, ancien bâtonnier du barreau de Limoges, ne trouvait pas la loi assez rigoureuse. Certes, elle rendait possible une application de la peine de mort à tous les accusés, mais possible aussi et beaucoup plus vraisemblable de moindres peines adaptées, selon la conscience du juge à qui une grande latitude était laissée, aux cas de participation incertaine ou toute passive. Voici comment M. Charlet en déplorait l'insuffisance dans une intervention au conseil général de la Haute-Vienne que publiait le Populaire du 25 mai 1949. Lorsque ces criminels de guerre, traduits collectivement devant une juridiction militaire, ont à y répondre de leurs forfaits, il est facile, faute de preuves contraires précises et personnelles, à la majorité d'entre eux de soutenir d'une part qu'ils n'auraient fait qu'obéir à un ordre qu'ils auraient reçu en tant que militaires et auquel, en cette qualité, ils ne pouvaient, se soustraire, et d'autre part qu'ils n'avaient pas participé effectivement au forfait dont ils étaient accusés. Devant une juridiction régulière, ils ont la possibilité de démontrer que si sur eux pèse une présomption collective de criminalité et s'ils doivent être pour cette cause nécessairement condamnés, ils peuvent échapper à la peine capitale ou aux peines les plus élevées pour n'encourir qu'une peine en harmonie avec le rôle passif que la plupart prétendent avoir joué.
M. Charlet conclut que même armée de la loi du 15 septembre 1948 (habituellement appelée : loi de responsabilité collective) une juridiction régulière n'était pas celle qui devrait être saisie. Citons encore : Pour que la justice exemplaire et humaine fût parfaitement rendue, il eût fallu en saisir une juridiction populaire représentant une émanation des ruasses qui avaient été sacrifiées et qui se rendit appréciatrice des sanctions à imposer à ces coupables exceptionnels. M. Charlet suggérait au conseil général de la Haute-Vienne d'émettre un voeu dans ce sens, ajoutait que ce voeu n'aurait aucune chance d'efficacité, mais insistait pour qu'il fût tout de même porté au président du Conseil, au ministre de la Justice et, par voie hiérarchique, aux juges pour réveiller, dit-il, non seulement la conscience du juge qui est indubitable, mais la conscience du Français et la conscience du Limousin, qui doit à mon sens, dans des affaires de cette nature, passer avant même la conscience du juge.
Par contre la loi était combattue comme contraire à la lettre et à l'esprit du Droit français, comme injuste et inhumaine, par un certain nombre d'écrivains. M. Jean Schlumberger l'attaqua dans le Figaro. M. Pierre Bernus dans le Journal de Genève, M. Jacques Ellul dans la revue protestante Réforme, M. Gabriel Marcel, sous le titre Loi scélérate dans la France catholique. La revue catholique de gauche, Esprit, la dénonça non moins violemment comme introduisant un principe de génocide, conforme à la doctrine des nazis et en horreur au génie de la France. Enfin M. Donnedieu de Vabres, juge français au tribunal de Nuremberg, en publia une vigoureuse critique d'autant plus sévère qu'il tenait à récuser le lien que les partisans de la loi avaient cru pouvoir établir entre cette nouveauté juridique et les principes édictés à Nuremberg.
Les diverses critiques mettaient en lumière le renversement qu'opérait la nouvelle loi de la charge de la preuve toujours attribuée jusqu'alors à l'accusation et qui allait l'être à l'accusé. La situation de celui-ci se trouverait entièrement changée : de présumé innocent, il devenait présumé coupable. L'accusation n'avait à prouver que son appartenance à telle unité ayant commis un crime de guerre ; en ce cas, il participait à la culpabilité collective de l'unité. S'il n'avait pas pris part au crime, il lui incombait de le prouver. On sait qu'une preuve négative est le plus souvent impossible. Fût-il assez heureux pour la faire (ce fut le cas de l'un des accusés allemands) elle ne lui obtiendrait pas l'acquittement, s'il rie prouvait en même temps son incorporation forcée.
On faisait remarquer que tout ceci n'était pas seulement en rupture avec la tradition constante du Droit français, mais s'opposait aussi à la nouvelle Déclaration des Droits de l'Homme, promulguée à Paris en 1946 et charte commune des Nations Unies. La Déclaration statuait en effet que nul ne peut être puni que pour une faute qu'il a lui-même commise.
Il est incontestable que l'énoncé de la loi comporte qu'au nombre des condamnations qu'elle autorisera, il y aura des condamnations d'innocents puisqu'il est normal que l'innocence ne puisse pas être prouvée. Le texte de M. Charlet que nous avons cité admet ces condamnations portées d'emblée : si sur eux pèse une présomption collective de criminalité et s'ils doivent être pour cette cause nécessairement condamnés.
Les esprits se partageaient en présence de ce fait ; les uns préféraient des condamnations d'innocents au scandale profond d'une impunité du crime ; les autres discernaient dans cette manière de penser quelque chose de barbare, comme si ce qu'on cherchait c'était d'offrir aux morts un sacrifice expiatoire, le plus nombreux possible. Ils soutenaient la vieille tradition juridique qui choisit plutôt de laisser le crime impuni que de le châtier au hasard.
À vrai dire, Oradour d'où venait un appel toujours aussi passionné à un jugement toujours différé, Oradour ne posait pas l'alternative en ces termes parce qu'il ne concevait pas que l'un quelconque des soldats de cette compagnie de SS qui avait accompli le massacre pût être innocent. Il n'avait vu que l'unité des tueurs et la condamnait d'avance, en tous ses membres, sans l'ombre d'une incertitude.
En Alsace mûrissait un sentiment muet encore mais non moins passionné. Le fait que les deux tiers des hommes qui devaient passer en jugement pour le massacre d'Oradour étaient des Alsaciens, et à l'exception d'un seul, des incorporés de force n'y était pas généralement connu. Mais ceux qui savaient n'acceptaient pas. Le noyau d'une protestation se formait dans l'Association des Déserteurs, Évadés et Incorporés de Force, groupement au nom clair et simple en Alsace, étrange partout ailleurs et dont chaque mot qui représente des milliers de drames individuels veut être pesé. Déserteurs, ceux qui enrôlés dans l'armée allemande, Wehrmacht ou SS, s'en sont échappés; Évadés, les civils qui au péril de leur vie ont fui l'Alsace nazifiée ; Incorporés de Force, ceux qui ont subi jusqu'au bout la violation du Droit par laquelle l'Allemagne les avait enrôlés. Le groupement de ces trois catégories signifie leur solidarité : ceux qui ont fui se reconnaissent, frères de ceux qui ne l'ont pas pu.
Le président de cette association, l'ADEIF, se mit en rapport avec les douze inculpés alsaciens en liberté provisoire, dont six, rappelons-le, appartenaient au groupement à titre de déserteurs de l'armée allemande, tous les douze incorporés de force et pour comble de malheur versés de force, neuf d'entre eux l'année de leurs dix-huit ans, dans les SS. Il les vit à leurs métiers, les cultivateurs, le facteur, le tourneur, le maçon, et à leurs foyers. Aucun d'eux ne présentait de symptômes de férocité, aucun d'eux n'était réputé malhonnête homme. Enquêtes faites, l'ADEIF conclut que sa solidarité devait jouer en faveur de ces douze ; elle résolut de les défendre.
En droit, son point de vue était le suivant : la défaite française nous a laissés à la merci de l'ennemi. Nous avons, parce que sans défense, subi l'indignité de l'enrôlement forcé contre la France notre patrie. Nos jeunes gens y ont été contraints sous peine de la déportation de leurs familles. Cette conscription édictée par le Gauleiter Robert Wagner le 25 août 1942 constituait un crime de guerre qu'un tribunal français a sanctionné par la condamnation à mort et l'exécution à Strasbourg de ce Gauleiter. C'est en tant que victimes de ce crime que ces douze Alsaciens appartenaient à la compagnie de SS qui fut désignée pour le massacre d'Oradour. La loi de responsabilité collective les atteint en punition de leur malheur. Cela n'est pas seulement une injustice, cela est incompatible avec le devoir maternel de la nation envers les plus éprouvés de ses enfants. Si la France laisse accomplir un acte pareil, elle aura elle-même déchiré le lien de ses fils d'Alsace à leur patrie.
Ce langage était très simple pour ceux qui avaient vécu en Alsace la passion de leur province. Il étonna partout ailleurs en France où I'on demeurait très ignorant de ce qu'avait été cette passion derrière le rideau de fer. Pendant l'occupation, on n'avait pas su ; depuis, on avait pensé à tout autre chose.
C'est en décembre 1952, à l'annonce de l'ouverture du procès pour le mois suivant que l'opposition de l'Alsace se déclara, par une lettre du président de l'ADEIF, M. Bailliard, aux parlementaires du Haut et du Bas-Rhin. Jusque-là un grand silence avait été observé. L'opinion française se trouvait saisie brusquement d'un aspect nouveau et très grave du drame d'Oradour. Les journalistes accoururent en Alsace pour questionner, s'informer. Ils découvraient que de jeunes pères de famille, honnêtes travailleurs, allaient comparaître en justice, passibles de la peine de mort, pour avoir été présents comme incorporés de force au massacre d'Oradour, où l'on ne pourrait jamais établir avec certitude quel avait, été le rôle de chacun d'eux. L'affaire leur paraissait mal engagée. Cependant ils trouvaient en général qu'on s'agitait trop pour douze inculpés. Les défendre, c'était choquer beaucoup, c'était invoquer des circonstances atténuantes dans un crime dont l'horreur n'en peut admettre. C'était presque compromettre l'Alsace dans le massacre. Pourquoi ne pas abandonner ces douze ? S'ils ont pris part au crime, qu'ils soient punis. En quoi cela offense-t-il les estimables Alsaciens ?
A quoi les défenseurs des douze répondaient : leur innocence est impossible à prouver, leur participation au crime involontaire et forcée, ou la mesure de cette participation, l'est aussi. Ce n'est donc pas sur ce terrain que nous pouvons nous placer. Ils furent à Oradour le 10 juin et nous vous disons qu'ils y furent comme victimes de cette même puissance criminelle qui massacrait ce jour-là six cent quarante-deux innocents. Si vous condamnez ces douze, vous jetez un déshonneur sur nos cent trente mille incorporés de force, nos quarante-deux mille tués ou disparus au service de l'ennemi, sous un uniforme détesté. Car n'importe lequel d'entre eux aurait pu faire partie de la compagnie qui a détruit Oradour.
Toute critique de la loi de responsabilité collective mise à part, on faisait remarquer aux porte-parole de l'Alsace les différences entre l'article premier de la loi, applicable aux Allemands, et l'article 3 applicable aux Français. Les Allemands pouvaient être condamnés du seul fait de leur appartenance à la compagnie criminelle. L'article 3 ne permettait de condamner les Français que pour une participation personnelle qu'il incombait à l'accusation de prouver. En d'autres termes, tandis que les Allemands arrivaient devant le tribunal présumés coupables, les Français y arrivaient dans la situation normale de tout accusé lequel est présumé innocent jusqu'à preuve de culpabilité. On pouvait donc répondre aux défenseurs des douze : nous n'incriminons pas leur présence dans la compagnie criminelle, nous savons qu'elle était forcée ; nous les poursuivons pour leur part personnelle dans le crime collectif.
À partir de ce point la discussion se resserrait. Quittant le terrain juridique auquel le public ne s'était jamais intéressé, elle devenait philosophique, morale et amenait à se manifester différentes familles d'esprits. Les défenseurs des douze faisaient valoir la contrainte qui à leur sens eût dû annuler toute la cause ; la certitude, en cas de résistance aux ordres, d'une mort immédiate et de représailles impitoyables exercées sur les familles. Ils insistaient en outre sur le dressage subi, l'anéantissement, au moins provisoire, par le dressage, du jugement personnel, du sentiment d'être quelqu'un, de pouvoir résister à l'impulsion des ordres ; et sur l'extrême jeunesse de la plupart de ces garçons, l'improbabilité, dans les conditions où ils avaient grandi, de la constitution d'une personnalité assez forte pour délibérer sous la surprise et la violence des ordres, avec le revolver de l'officier à trois pas dans le dos. Arguments concrets de psychologues et d'éducateurs.
Les purs idéalistes, soucieux de maintenir l'absolu de l'impératif moral, en jugeaient tout autrement. Ils rappelaient que le devoir oblige l'homme jusqu'au sacrifice de la vie. Ils redoutaient qu'une sentence qui tiendrait compte des arguments psychologiques d'incapacité, d'impossibilité de fait, vraisemblable sinon démontrable - qu'une telle sentence ne contribuât à l'abaissement du niveau moral de notre société tout entière. C'était là une occasion grave entre toutes, solennelle, où l'exigence inflexible de la conscience devait s'affirmer. On ne pouvait admettre la mécanisation d'êtres humains, l'irresponsabilité dans la part prise au crime, alors qu'il restait une alternative : se faire tuer.
C'est le point de vue qui s'exprimait par la plume d'Étienne Borne dans un article du Monde sous la rubrique : Libres Opinions. Oui ou non, y a-t-il des circonstances si diaboliquement machinées qu'un honnête homme se trouverait réduit à y jouer le rôle d'un instrument tout passif du mystère d'iniquité, se contentant pour sauver son âme de détester en dedans l'acte affreux qu'il accomplit visiblement ? S'il faut se résoudre à cette conclusion désolée... la liberté humaine est d'ores et déjà vaincue et nos plus profondes espérances sont sans fondement... Il y a des circonstances où il faut se conduire en héros pour rester honnête, mais ce n'est pas l'honnêteté qui a tort.
À ce langage, les adversaires du procès répondaient par un argument ad hominem. S'adressant aux juges (ils le firent à l'audience) : À l'âge de ces garçons, dans les conditions et les circonstances où ils se sont trouvés, êtes-vous sûrs de ce que vous auriez fait ? Ou bien, se posant publiquement la question à eux-mêmes : Suis-je sûr de ce que j'aurais fait ? C'était une sorte d'expérience qui devait amener un inévitable : je ne sais pas.
Les idéalistes rétablissaient leur position en répliquant : je ne sais pas ; mais j'approuve le tribunal qui, si j'avais manqué de courage, m'eût condamné.
Dans ce tumulte de pensées en conflit, pensées juridiques, politiques, philosophiques, le procès s'ouvrit enfin, le 12 janvier 1953 devant le tribunal militaire de Bordeaux. Celui-ci était composé de six officiers qu'une disposition spéciale de la loi de responsabilité collective imposait de choisir parmi ceux qui s'étaient engagés dans la Résistance, présidés par un magistrat, M. de Nussy-Saint-Saens. Une délégation des Familles des Martyrs, conduite par son président M. Brouilland, était venue d'Oradour.
Sur les bancs des accusés où l'on eût voulu voir le général von Brodowsky, le général Lammerding, le colonel Stadler, le commandant Dickmann, le capitaine Otto Kahn, les lieutenants et sous-lieutenants de la compagnie, s'alignaient six simples soldats et un adjudant allemands, treize simples soldats et un sergent français ; tous travailleurs manuels, dépourvus de toute culture, hors d'état d'apporter aucune lumière sur les causes, les motifs, les responsabilités du massacre ; et tout à fait incapables de comprendre les discussions dont ils étaient l'objet.
Les avocats des Alsaciens demandèrent dès l'ouverture du procès que leurs clients fussent jugés à part des accusés allemands. Ils protestaient contre la confusion de leurs causes qui semblait résulter de leur rassemblement sur les mêmes bancs, les victimes avec leurs bourreaux, disaient-ils. Leur demande fut rejetée, le tribunal accordant seulement que les deux groupes seraient séparés pour le réquisitoire et pour le verdict.
À partir de ce moment, les débats du procès remplirent la presse et passionnèrent l'opinion. Ce furent les interrogatoires de ces simples : les Allemands fatigués par huit ans de prison préventive, pâles et passifs ; les deux Alsaciens qui avaient partagé le même sort et que l'ADEIF ne défendait pas ; les douze Alsaciens arrivant d'Alsace et de la vie libre, interdits, consternés, dépourvus de toute éloquence et à qui les journalistes reprochaient de n'avoir pas le cri du coeur.
Ce furent les témoignages déchirants des gens d'Oradour, retraçant avec douleur, avec précision, avec dignité ce que l'exploration des ruines avait révélé de plus atroce sur les atrocités commises.
Puis, cités par la défense, les témoignages destinés à instruire le tribunal de ce qu'avait été la mobilisation forcée des Alsaciens, l'affectation d'office de certaines classes aux SS, dont la classe née en 1926 à laquelle appartenait la majorité des inculpés ; la brutalité de la discipline employée pour les briser, les sanctions exercées contre les familles des réfractaires ou déserteurs. Nous retenons un témoignage unique en son genre et qui frappa beaucoup : celui d'une modeste institutrice qui tenait à l'Alsace comme Alsacienne, à Oradour comme soeur d'Odile et d'Émile Neumeyer, victimes du massacre. Elle vint dire qu'elle ne pouvait tenir pour responsables ses jeunes compatriotes incorporés de force et soumis à une terrible contrainte ; elle déclara qu'elle leur pardonnait. Ce fut dans sa simplicité la plus noble parole entendue en un mois de débats.
Pour les Allemands, quels témoins à décharge pouvait-il y avoir ? Il n'y en eut pas.
Pendant que se succédaient les séances dont chaque soir la Radio nationale rendait compte à toute la France, les parlementaires 'alsaciens agissaient à Paris pour avertir de l'intensité des sentiments qui fermentaient dans les départements du Rhin, et du danger grandissant d'une atteinte à l'unité nationale. M. Pierre Pflimlin, député, président du Conseil général du Bas-Rhin déposait avec son collègue M. Wasmer le projet d'une modification à la loi de responsabilité collective, visant à en exempter les Français incorporés de force. Le 19 janvier les deux préfets et les parlementaires de nos départements du Rhin, accompagnés d'une délégation de l'ADEIF, faisaient une démarche auprès de M. Pleven, ministre de la Défense nationale, pour appuyer l'initiative de MM. Pflimlin et Wasmer. M. Pleven saisissait de la question dès le lendemain le Conseil des ministres.
Le 23 janvier la Commission de la Justice de l'Assemblée nationale se prononçait en faveur de ce projet.
Le 27, il y eut à l'Assemblée une séance dramatique ; MM. Wasmer et Pflimlin évoquèrent les souffrances de l'Alsace pendant les années qui furent pour elle non d'occupation, mais d'annexion ; ils expliquèrent la révolte de la sensibilité alsacienne devant le fait même du procès, et devant une loi qui allait frapper des Alsaciens pour les affreux effets de la contrainte à laquelle la France les avait abandonnés. M. Bardon, député de la Haute-Vienne, s'opposa au projet déposé par les députés alsaciens, rappelant que la loi en question avait été votée à l'unanimité, et faisant valoir que ce serait une scandaleuse intervention du pouvoir législatif dans le domaine judiciaire, que de la modifier au cours même du procès qui la mettait en usage.
À cette objection grave, le ministre de la Justice, M. Martinaud-Déplat répondit en émettant un doute sur la constitutionalité de la loi.
En conclusion de ces débats passionnés, le 28 janvier à cinq heures du matin, par 372 voix contre 179, l'Assemblée vota une partielle abrogation de la loi, qui équivalait presque à l'abrogation totale, qui effaçait l'idée de responsabilité collective et donnait satisfaction aux instances des parlementaires alsaciens. Les groupes s'étaient divisés sur ce vote ; seuls les communistes, tous opposants, avaient voté en bloc.
Dans la nuit du 29 au 30 janvier, malgré l'avis de sa commission de la justice où siégeait toujours M. Charlet, le Conseil de la République, par 212 voix contre 93, confirmait le vote de l'Assemblée.
L'événement était étrange, peut-être sans précédent, et causa une impression vive. Si la loi de responsabilité collective avait fait une brèche dans notre droit, cette manière de la retirer en faisait incontestablement une autre.
On s'attendit à ce que les incorporés de force alsaciens fussent mis aussitôt hors de cause, puisque seule la loi désormais caduque avait permis de les inculper. Il n'en fut rien. A Bordeaux, où le procès se poursuivait depuis plus de deux semaines, l'Association des Familles des Martyrs d'Oradour fit entendre sa protestation véhémente. Le président Nussy-Saint-Saëns demanda le calme ; il déclara que rien n'était changé : il n'avait jamais eu l'intention d'appliquer la loi de responsabilité collective ; le bon vieux Code pénal, ce fut son expression, lui suffisait parfaitement ; il avait à juger les assassins de six cent quarante-deux personnes et les incendiaires de toute une localité : il leur appliquerait le droit commun.
Les réquisitoires du commissaire du gouvernement, lieutenant-colonel Gardon s'adaptant au changement opéré par le retrait de la loi, s'efforcèrent de déterminer pour chacun des accusés une participation personnelle au massacre. Pour certains, des aveux le lui facilitaient : plusieurs des Allemands, comme des Français, reconnaissaient avoir fait partie des pelotons qui tirèrent sur les groupes d'hommes massés dans les granges ; ou d'une chaîne qui transmettait des bottes de paille destinées à l'incendie de l'église. D'autres n'avaient pu être convaincus de participation personnelle, en particulier un infirmier allemand qui avait eu à soigner dès le début de l'après-midi un simple soldat du groupe des Alsaciens, blessé par le ricochet d'une balle tirée par un officier; et cet Alsacien lui-même de qui les dires concordaient avec ceux de l'infirmier. Et de même, avec des circonstances différentes, pour plusieurs autres. Le commissaire du gouvernement usa contre les dénégations des accusés d'un argument global : c'est impossible. Évoquant la rapidité du massacre, le nombre des victimes, l'effectif restreint de la compagnie engagée. S'ils ne les ont pas tués, dit-il, dites-moi qu'ils ne sont pas morts. Ce n'était pas en tant que membres de telle compagnie, comme l'eût voulu, du moins en ce qui concerne les Allemands, la loi abrogée, mais en tant que certainement co-auteurs du massacre, malgré l'impossibilité d'établir l'action de chacun, qu'il requérait leur châtiment : la mort pour le seul gradé allemand, l'adjudant Lenz, de son métier un jardinier, non volontaire aux SS mais affecté d'office, qui avait constamment nié toute participation personnelle et contre qui aucune preuve n'avait été apportée ; pour les six autres Allemands, un échelonnement de peines de travaux forcés. Au sujet de trois de ces six, le réquisitoire avait marqué l'absence de preuves de culpabilité. L'argument global devait suffire.
Dans son réquisitoire contre les inculpés français, le colonel Gardon n'admit pas comme circonstance atténuante l'obéissance militaire, mais seulement l'incorporation de force et pour ceux de la classe 1926 leurs dix-huit ans. Il demanda la mort pour le seul gradé qui était aussi le seul engagé volontaire, le sergent Boas ; pour tous les autres, des peines graduées de travaux forcés ou de prison.
Acceptant le terrain du droit commun, les avocats des Alsaciens firent valoir l'absence d'intention criminelle que la loi définit comme constitutive du crime. Empruntant au colonel Gardon l'expression criminels malgré eux Me Lux y voyait à l'égard de ses clients la ruine de l'accusation. M Schreckenberg, ancien bâtonnier du barreau de Strasbourg, (naguère condamné aux travaux forcés par un tribunal allemand pour faits de résistance) rejeta toutes considérations de circonstance atténuante et demanda pour tous les incorporés de force l'acquittement pur et simple.
Le jeudi 12 février à dix-sept heures, le tribunal se retira pour délibérer. Il avait à répondre à six cent quatre-vingt-dix questions. Le double verdict fut prêt à deux heures du matin et le tribunal rentra dans la salle d'audience. Le verdict des Allemands fut lu le premier, par le juge, entouré des six officiers en grande tenue, au garde à vous, en présence des avocats et de la presse : pour l'adjudant Lenz la peine de mort ; pour l'infirmier Blacschke, qui avait plaidé l'innocence totale, douze ans de travaux forcés. Quatre autres se partageaient des peines de travaux forcés de douze et dix ans. Un septième était acquitté, ayant pu établir qu'il était absent de la compagnie le jour du crime.
Le verdict des Français fut prononcé ensuite : c'était la mort pour le sergent Boos, l'engagé volontaire, sur qui pesaient des charges très lourdes. Des peines de huit à cinq ans de travaux forcés étaient réparties entre neuf des douze incorporés de force arrivés à Bordeaux un mois plus tôt ; aux trois autres, des peines de six et cinq ans de prison.
Le verdict provoqua de l'indignation de tous les côtés. Les Limousins estimèrent que le châtiment était insuffisant, presque inexistant, sans proportion avec le crime. Le journal Libération écrivait : Ce verdict, les Limousins l'ont ressenti comme un fer rouge appliqué sur leur plaie. L'Humanité proclamait le scandale, déclarait qu'on venait de justifier les futurs Oradours.
Par contre, les Alsaciens, convaincus du bien-fondé de leur cause et croyant l'avoir fait admettre, accueillirent le verdict d'abord par de la stupeur. L'impression dominante fut qu'entre la France et sa fille malheureuse abandonnée cinq ans à un joug atroce, il n'y avait plus de communauté. Ce n'était plus désormais de l'ignorance : tout avait été dit et redit, les cruelles plaies étalées. Ils éprouvèrent l'humiliation que ç'ait été en vain. On avait été calme jusqu'alors ; la réaction fut immédiate, grave, intense. L'Association des maires du Haut-Rhin fit apposer une affiche : Nous n'acceptons pas. Toute l'Alsace se déclare solidaire de ses treize enfants condamnés à Bordeaux et des cent trente mille incorporés de force.
L'ADEIF fit reproduire le modèle des Avis à la Population par lesquels les Allemands annonçaient les condamnations de résistants Alsaciens, afficha partout, sur ce placard jaune dont le seul aspect rendait la fièvre à ceux qui l'avaient vu trop de fois du temps des Nazis, le verdict de Bordeaux avec ce commentaire : Ils sont nos frères, nous ne les abandonnerons pas.
Le 14 février, lendemain du jugement, tous les parlementaires alsaciens, à l'exception d'un communiste, se réunissaient à Strasbourg et publiaient une protestation solennelle. Des drapeaux cravatés de crêpe parurent aux mairies et à de nombreuses fenêtres. Le dimanche 15, tous les maires du Bas-Rhin défilèrent en silence devant le monument aux Morts de Strasbourg. Le mardi 17 dans la cathédrale de Strasbourg, envahie et débordée par une foule profondément silencieuse, la messe pour la Paix fut célébrée. L'évêque prit la parole; il appuya de son autorité religieuse le reproche d'injustice élevé contre le jugement et encouragea la volonté de ne pas l'accepter.
Le même jour, le Parlement. rentrait en fonction après dix jours d'absence. Le gouvernement fut immédiatement saisi d'une demande d'amnistie pour les incorporés de force émanant d'un groupe de députés, tous résistants, et dont aucun n'était Alsacien. Ainsi l'acte espéré prendrait la signification d'un geste national. Le président du Conseil, M. René Mayer déclara solennellement : « Une amnistie effaçant les condamnations des incorporés de force est à l'heure actuelle la seule issue au drame que nous vivons. »
Il fut alors expliqué dans toute la presse que l'amnistie est un droit du pouvoir politique n'impliquant pas d'ingérence dans le domaine judiciaire. Elle ne comporte pas de blâme à l'égard du jugement ; elle ne se prononce pas sur ce qui fut en question devant les juges. Pour un motif extra judiciaire, ici l'intérêt supérieur de l'unité nationale, elle décide non d'absoudre la faute, ce qui n'est pas de son ressort, mais d'en abolir toutes les conséquences pénales.
Le jeudi 19 février à deux heures du matin, l'Assemblée vota l'amnistie par 319 voix contre 211 et 83 abstentions.
Au Conseil de la République, la commission de la justice, où M. Charlet soutenait toujours l'exigence des Limousins, refusa par 17 voix contre 10 abstentions un avis favorable au vote émis par l'Assemblée. Malgré ce refus, le vendredi 20 février, le Conseil vota l'amnistie par 176 voix contre 79.
Les treize incorporés de force, tirés de la prison de Bordeaux, furent ramenés de nuit chacun à son foyer. Un mot d'ordre de silence fut exactement suivi. Nous avons dit qu'ils ne sont pas des criminels, nous n'avons jamais dit qu'ils sont des héros déclara le président de l'ADEIF qui veilla personnellement à ce que le retour fût discret. L'opinion alsacienne comprit qu'elle avait reçu toute la satisfaction possible et renonça à demander une réhabilitation dont l'exigence avait été formulée sous le premier choc du verdict. L'union quelques jours fissurée se ressoudait et la vie française de l'Alsace retrouvait son cours.
Il en allait, bien autrement en Limousin où l'amnistie mit le comble à l'indignation qu'avaient provoquée déjà l'abrogation de la loi de responsabilité collective, puis un verdict tenu pour clément. Le maire d'Oradour ôta de sa place d'honneur à la mairie la croix de guerre et la rendit à la préfecture. Le président de l'Association des Familles fit de même pour la croix de la Légion d'honneur déposée sur les cercueils de cendres.
Il manquait au malheur des victimes d'Oradour d'être sacrifiées pour des raisons d'État, écrivait le journal socialiste de Limoges. C'était là l'expression exacte du sentiment limousin qui avait toujours introduit dans son exigence de châtiment comme une idée d'hommage et pour ainsi dire de réparation, l'idée d'un devoir envers les morts. Chez les idéalistes intransigeants dont nous avons indiqué le point de vue, ce désir passionné d'une sorte de sacrifice expiatoire ne pouvait être ressenti ; mais on réprouva une décision dont on estimait qu'elle avait sacrifié à la raison d'État l'absolu de la justice et une certaine pureté de l'honneur humain.
L'unité nationale rétablie avec l'Alsace au prix de l'amnistie demeura blessée en Limousin. Les votes du Parlement décidant de l'abrogation de la loi, puis de l'amnistie, ne furent pas acceptés comme des actes légitimes de la souveraineté nationale, mais jugés comme des forfaitures dont les auteurs méritent la honte. C'est la raison de cette sorte de pilori où s'alignent aux portes du bourg calciné les noms de ceux qui votèrent ces mesures. C'est aussi la douloureuse explication de ce monument national auquel ont été refusées les cendres qu'un deuil farouche juge offensées.
Il y a là, pour quiconque s'enquiert de l'une et l'autre cause qui se sont trouvées en conflit, un drame figé, toujours poignant. Celui qui visite Oradour et comprend le sens de ce qu'il y voit peut penser que devant un crime entre tous abominable, la justice humaine a défailli. Il peut aussi estimer qu'elle s'est légitimement reconnue en échec. Dans ce conflit d'idées où le coeur bat si fort, il y a de part et d'autre un appel à la vraie justice, inspiratrice des lois, toujours au-dessus d'elles et dont tout jugement humain n'est qu'un grossier symbole. À cette foi commune en l'idéal impérieux et inaccessible, des Français pourraient se reconnaître.