ORADOUR
Pour la honte éternelle de l'armée allemande, un détachement de la division S.S. Das Reich passa un jour par Oradour-sur-Glane et, du coup, cette petite localité de Haute-Vienne entra dans l'histoire, au premier rang des villages martyrs.
En bien d'autres points de France - Ascq, Tulle, Chateaubriant, Magnac-Laval, Sarlat, etc. ... - les soldats d'Hitler se déshonorèrent par des actes de barbarie inouïs, rappelant d'une façon saisissante les exploits sanglants des Huns au Ve siècle. Mais aucun village sans doute, à l'exception de certaines agglomérations russes où sévirent les tortionnaires allemands, ne connut scènes aussi sauvages que celles dans lesquelles se complurent ignominieusement les S.S. de la division Das Reich, à Oradour-sur-Glane.
Le récit que l'on va lire et qui s'inspire des déclarations des quelques témoins échappés par miracle au massacre, est de ceux qui ont pour objet de marquer d'infamie la horde de pillards, d'incendiaires, d'assassins et de bourreaux, qui, sous ce nom de S.S., propagèrent, à travers l'Europe en guerre, la prétendue civilisation hitlérienne.
Il se propose aussi de perpétuer le souvenir de ceux qui ont souffert et qui ont péri, de ceux dont le martyr ne doit pas rester sans vengeance. Leur torture, qui, dans l'esprit de la soldatesque boche, devait être un exemple et une leçon, restera ainsi, mais dans un autre sens une leçon et un exemple, pour nous interdire le pardon.
CHAPITRE PREMIER
LA GRANDE COLÈRE DE FRIEDRICH VON BRODOWSKY
Le 6 juin 1944, lorsque les troupes alliées accomplirent sur la côte normande l'action guerrière la plus audacieuse, la mieux préparée, la plus étonnante de l'Histoire, un vent de liberté souffla sur toute la France.
Dans les régions où déjà florissait la guérilla, l'insurrection acquit, à l'annonce du débarquement, une force nouvelle. En même temps que le Vercors et la Savoie, tout le Massif Central frémit. Les occupants eurent l'impression que ce frémissement présageait des tempêtes. Ils eurent peur. Et cet effroi engendra la fureur. Ce fut ainsi que le général S.S. Friedrich Von Brodowsky, qui était à la tête d'un état-major de liaison, établi à Clermont-Ferrand, reçut l'ordre de sévir contre les combattants français sans uniforme.
Friedrich Von Brodowsky, vieux hobereau à tournure classique de reitre, promu lieutenant-général à l'ancienneté et n'ayant jamais eu d'autre commandement effectif que celui de cette police féroce qui opprima la France douloureuse, nourrissait d'instinct, une haine insatiable contre les patriotes français.
S'il accueillit avec une joie secrète la décision d'étouffer dans le sang les tentatives d'insurrection dans la région qu'il commandait militairement, il n'apprit pas sans une violente colère que de telles tentatives se produisaient réellement.
On lui signala, entre autres informations, que les collines de granit qui hérissent la partie ouest de la Haute-Vienne, aux alentours de Saint-Junien, recélaient, aux dires des espions, des groupes de partisans dont le mordant était un danger pour les colonnes de ravitaillement allemandes. Et il donna des ordres pour que la répression fut impitoyable.
Selon les règles en usage dans l'armée germanique, et particulièrement en honneur clans les formations S.S., les ordres du lieutenant général Friedrich Von Brodowsky comportaient moins des opérations de guerre contre les hardis partisans qui harcelaient les troupes ennemies établies sur le sol français, que des représailles sauvages contre les populations civiles soupçonnées de témoigner quelque sympathie aux défenseurs de la terre française.
Les instruction reçues par le vieux soudard indiquaient explicitement qu'il y avait lieu d'employer tous les moyens de terreur. Le hobereau rageur et haineux ne fit rien pour en atténuer la rigueur. Il renchérit au contraire, et les ordres qu'il transmit aux chefs locaux des S.S. appuyèrent sur la nécessité de mâter par des mesures exceptionnelles ces populations indomptables, qui méconnaissaient les bienfaits du régime hitlérien, accepté pourtant avec enthousiasme par les tenants de Pétain.
Or, parmi ces chefs locaux, il s'en trouva pour témoigner d'un zèle sanglant et pour surenchérir encore sur les ordres cruels du reitre de Clermont-Ferrand. Le commandant de la troisième compagnie du régiment der Fuehrer de la deuxième division Panzer S.S. das Reich fut de ceux-là.
Le régiment der Fuehrer avait quitté Limoges pour réduire la guérilla menée par des partisans, embusqués dans les collines qui bordent la rivière Glane.
Son colonel trouva plus commode de massacrer les civils désarmés, de les traquer dans les villages, de les réduire par l'épouvante.
Le prétexte était facile : un officier supérieur de l'armée allemande avait péri dans une embuscade, non loin du village d'Oradour-sur-Glane. Faute de pouvoir s'emparer du ou des meurtriers, les S.S. résolurent de sévir contre des innocents. La troisième compagnie fut chargée de cette diabolique opération.
Et ce fut ainsi que le feldwebel Kurt Weinflasch qui appartenait à cette troisième compagnie, fit connaissance avec le petit village français qui allait devenir historique.
Le feldwebel hart Weinflasch portait en lui cette mentalité double, qui est celle de beaucoup de ses compatriotes, et où une froide cruauté fait bon ménage avec une puérile sensiblerie.
Trois camions, chargés d'hommes et de mitrailleuses étaient partis pour Oradour.
Kurt Weinflasch était dans le premier. Il avait relu, en souriant d'aise, en cours de route, la dernière lettre de sa douce fiancée. Il avait baisé dévotement les lignes tracées par des doigts un peu boudinés, mais roses à souhait, et contemplé, les larmes aux yeux, la petite fleur de myosotis - vergiss mein nicht - incluse dans la lettre.
Dorothée lui écrivait des choses pleines de poésie, chantait la gloire du fuehrer dont le régiment de Kurt avait l'honneur de porter le nom glorieux, et terminait en demandant un envoi de délikatessen, au chocolat, de préférence. Quelques bas de soie seraient aussi les bienvenus. Si Kurt, au cours de ses reconnaissances, pouvait mettre la main sur une montre-bracelet, en or si possible, elle serait également bien accueillie.
Le petit frère de Kurt allait bien. Il promettait de devenir un bon Allemand. La jeune sœur de Dorothée passerait prochainement son examen de fin d'études. Ce serait une nature poétique comme sa sœur, qu'un rien attendrissait. Et les vieux parents envoyaient au jeune sous-officier mille compliments, en attendant la joie de son retour, après la victoire finale...
Kurt Weinflasch - une nature poétique lui aussi - était tout remué par ces douces confidences. Il évoquait l'image robuste de la belle Dorothée et ses yeux se mouillaient. Il dressa le haut du corps, dans une sorte de garde-à-vous assis, en lisant à mi-voix les derniers mots rituels : Heil Hitler, puis il soupira longuement en songeant que, s'il serait glorieux de mourir pour le fuehrer, il serait bien agréable de vivre pour Dorothée...
Il était quatorze heures - heure allemande - ce samedi 10 juin 1944, lorsque le camion qui portait Kurt Weinflasch et ses pensées, pénétra dans le village d'Oradour-sur-Glane.
CHAPITRE II
LE LOUP ET L'AGNEAU
Le village d'Oradour-sur-Glane était, avant les événements de juin 1944, une assez importante agglomération, qui comptait environ seize cents habitants, réduits à moins de douze cents par la captivité, la déportation, le travail obligatoire en Allemagne, le départ des jeunes pour le maquis...
Les maisons, bâties sur les deux rives de la Glane, dans la paisible vallée, abritaient une population pacifique et industrieuse. Si la terre n'est pas extrêmement fertile, en cette contrée pierreuse, accidentée, où règne le granit, l'ingéniosité de ses habitants a tiré partie depuis longtemps du courant de la rivière pour animer une scierie, une minoterie, une papeterie. Le site n'est pas grandiose, mais pittoresque. Les horizons sont bornés, mais le printemps pare de verdure les pentes rocheuses des mamelons qui bordent la vallée.
Sensible aux grâces de la nature, Kurt Weinflasch goûta la séduction discrète de cet aimable paysage de France. Il suivit du regard des oiseaux, sans doute des hirondelles, qui volaient très haut dans le ciel, et regretta de ne pouvoir aller cueillir, dans la mousse, les fleurs champêtres qui se cachaient, mais dont il devinait la présence.
Le devoir avant tout. Il lui fallait combattre tout d'abord ces dangereux terroristes, qu'il voyait dans la petite rue : écoliers chétifs, à peine chaussés ; vieillards effarés ; femmes tremblantes, à l'audition des ordres que proclamait le tambour de ville.
Ces ordres étaient ainsi conçus :
La population est invitée à se rassembler au champ de foire. Toute personne qui ne se conformera pas à cet ordre sera appréhendée dans sa demeure et passée par les armes ...
Le tambour ajoutait, d'un ton lugubre : Ordre de la Kommandantur. Puis il lisait une autre proclamation, signée du maire. Ce magistrat priait ses concitoyens de se plier aux ordres du commandement allemand, afin d'éviter les plus grands malheurs à la commune...
Cette invitation impérative et cet appel à l'obéissance furent entendus et le rassemblement se fit rapidement et sans autre incident que quelques violents coups de crosses, portés au passage par les soudards, en manière de plaisanterie, sans doute, aux femmes qui ne couraient pas assez vite.
Des soldats, baïonnette au canon, firent ranger les villageois sur trois côtés de la place : sur un côté, les hommes ; sur un autre, les femmes ; sur le troisième, les enfants. Pendant ce temps, la compagnie prenait position, mitrailleuses en batterie, de manière à tenir les trois groupes sous la menace mortelle du tir.
En tête du rassemblement des hommes, se détacha le maire. Il portait ostensiblement son écharpe. Il était encadré, à droite par le curé, et à gauche par un personnage entre deux âges, qui devait être, au jugement de Kurt, l'instituteur.
Après quoi, le hauptmann (capitaine) de la compagnie prit la parole en allemand. Son bref discours resta lettre morte pour les habitants d'Oradour. Mais l'officier appela auprès de lui le feldwebel Kurt Weinflasch qui était réputé pour bien parler la langue des vaincus, et qui lui servait habituellement d'interprète.
Kurt ne fut pas peu fier de tenir ce rôle, qu'il se promettait de magnifier, quand il conterait à Dorothée ce glorieux épisode de sa campagne. Il avait été, avant 1939, employé d'hôtel à Paris, et c'est pourquoi il connaissait la langue française.
Ainsi servit-il de truchement entre le capitaine, dont le discours se fit immédiatement hargneux et méchant, et le nuire d'Oradour, qui répondit avec calme et dignité, au nom de ses administrés. Le hauptmann formula d'abord, d'une voix irritée, l'accusation qui justifiait, selon lui, l'expédition punitive entreprise par sa compagnie, sur l'ordre du commandement supérieur.
Et Kurt traduisit :
- Un major allemand, portant de nombreuses décorations, et qui faisait une ronde dans la région, a été tué, d'un coup de feu, à trois kilomètres à peine de votre commune. Son corps a été découvert par une patrouille. Les meurtriers sont assurément des gens de la localité. A vous de les démasquer et de nous les livrer. Sinon, la justice allemande sévira contre toute la population de la commune.
Le maire, très pâle, mais parvenant à faire bonne contenance, expliqua, en maîtrisant un tremblement nerveux :
- Rien ne prouve que les meurtriers du major allemand appartiennent à la commune d'Oradour. Ils ont pu descendre des collines où se cantonnent les partisans et regagner le maquis après le meurtre. Il ne reste guère ici que des femmes, des enfants, des vieillards, peu d'Hommes dans la force de l'âge, tous et toutes pacifiques. D'ailleurs, il n'y a pas d'armes dans le village, et, s'il est vrai que le major allemand ait été tué d'un coup de leu, il parait impossible que ce coup de feu ait été tiré par l'un de mes administrés...
CHAPITRE III
ORADOUR BRÛLERA
KURT traduisit cette réponse à son chef, qui haussa les épaules avec un mépris hautain, que le feldwebel, observateur par nature, se promit d'imiter, tant il le jugea plein de noblesse. Puis l'officier reprit :
- Des armes, je sais de bonne source que ton village en est plein. un dépôt de munitions, récemment parachutées, y est caché. J'exige que son emplacement me soit immédiatement révélé, sous peine des châtiments les plus graves, infligés à l'ensemble des habitants.
De nouveau, Kurt fit appel à sa connaissance de la langue française pour mettre, dans sa traduction toute l'énergie, toute la férocité, qui vibraient dans la voix métallique du capitaine. Avec le môme calme que précédemment, le maire répliqua :
- J'ignore - et tout le monde ignore à Oradour - l'existence d'un dépôt clandestin de munitions. Vous avez été mal renseigné...
Le hauptmann comprit : avant même qu'elle lui fut traduite par Kurt, la réponse du maire. S'adressant à tout le peuple rassemblé, il cria, littéralement, cette menace, toujours en allemand :
- Parlez, vous, sinon je mets le feu au village, pour faire sauter le dépôt clandestin...
Tout en comprenant vaguement qu'il y avait là une sorte d'ultimatum mortel, les habitants demeurèrent bouche bée devant ce hurlement: de bête fauve, dont ils ne discernaient pas le sens précis.
- Feldwebel, ordonna alors l'officier, traduisez mes paroles à ces schweinkopf (têtes de cochons).
Kurt Weinflasch ne se fit pas prier. Son rôle le passionnait de plus en plus. À son tour, il hurla, et sa voix porta sur toute la vaste place :
- Têtes de cochons ! Parlez ! Dites l'emplacement du dépôt clandestin, si vous ne voulez pas que nous mettions le feu au village pour le faire sauter...
Des enfants pleurèrent silencieusement, terrifiés. Des femmes gémirent. L'une d'elles, une vieille aux cheveux blancs, chancela, comme si elle allait tomber en syncope. Un coup de crosse, vigoureusement appliqué par un soldat, la redressa. Les hommes demeurèrent muets, mais blêmirent, devant l'affreuse menace. Le maire, après une brève hésitation, fit un pas vers le féroce hauptmann. D'une voix émue, il s'écria :
- Vous ne pouvez faire cela, monsieur le capitaine ! Ces hommes, ces enfants, ces femmes, sont, en tous cas, innocents. Je vous jure qu'il n'y a ni armes, ni munitions, cachées à Oradour. Prenez-moi comme otage. J'offre ma vie. Si vous trouvez des armes ou des cartouches dans le village, fusillez-moi ; mais épargnez les innocents...
- Prenez-moi aussi, fit brièvement l'abbé Chapelle, un vieillard de 71 ans, curé d'Oradour depuis trente-trois ans.
- Et moi, dit l'autre compagnon du maire.
Kurt fit connaître à son chef l'offre des trois hommes. Mais l'officier eut un éclat de rire affreux. Trois Français pour paver la vie d'un major allemand, quel marché de dupe!...
Le tragique dialogue entre le loup et l'agneau touchait à sa fin. La raison du plus fort allait en être la sanglante conclusion.
- Que m'importent vos trois têtes de Welches ! s'exclama l'officier boche. Que voulez-vous que j'en fasse ? L'exemple serait faible et la punition dérisoire. Et puis je sais que vous ravitaillez et secondez les maquisards, que vous secourez leurs blessés... Oradour brûlera...
- Et je sais que de moi tu médis l'an passé. Si ce n'est toi, c'est donc ton frère, cita ironiquement le voisin du maire, lorsque Kurt eut traduit la réplique de son chef.
- Qu'est-ce qu'il grogne, celui-là ? cria le hauptmann. Faites-le taire !...
D'un coup de revolver, Kurt Weinflasch fit taire le malheureux, qui s'effondra, la tète fracassée par la halle. Sa cervelle se répandit. sur le sol, comme une bouillie pleine de sang...
Le hauptmann, excité par la vue de ce sang, eut un rire d'hyène. Et, d'une voix aiguë de névrosé en pleine crise, il hurla :
- Emmenez les hommes dans les granges, et que l'on en finisse !...
CHAPITRE IV
LE MASSACRE COMMENCE
Sur cette injonction et selon le plan qui avait été arrêté par le commandant du détachement avant même l'entrée de la troupe dans le village, chaque chef de section se mit en devoir d'encadrer, avec ses soldats, un groupe d'hommes.
Commue les femmes faisaient mine de se disperser, un ordre brutal du hauptmann, qu'il ne fut pas besoin de traduire, tant la mimique qui le soulignait fut expressive, les cloua sur place et il en fut de même pour les enfants...
Dans son groupe, Kurt Weinflasch avait le maire, le curé et deux autres prêtres de passage à Oradour, toux deux Lorrains. Quand tous les hommes furent emmenés, le corps sanglant de celui que -venait d'immoler le feldwebel demeura sur le sol, dans le vaste espace libre, exposé aux regards apeurés des villageoises et à la contemplation terrifiée des gamins et. des gamines, dont certains pleuraient doucement.
Kurt ayant pris de nouveau les ordres de son capitaine, avait conduit à la grange la plus proche les habitants que sa section avait en charge. Il les contraignit à s'aligner le long de l'un des murs du bâtiment, fit mettre des mitrailleuses en batterie, face aux captifs, et attendit.
Le commandant de la compagnie voulait assister au spectacle infernal dont il se flattait d'être le deus ex machina. Il eût été navré qu'un seul élément de ce programme de choix lui échappât. Il voulait, au surplus, tenter un nouvel effort avant de présider au massacre, quitte à tuer quand même ensuite, s'il obtenait satisfaction.
- Feldwebel, ordonna-t-il, demandez encore une fois où ces entêtés ont caché les munitions.
Kurt Weinflasch exécuta cet ordre.
Cette fois, le maire d'Oradour ne daigna même pas répondre. Mais son regard croisa celui du feldwebel, et celui-ci lut dans les yeux du Fiançais un si profond mépris, qu'il grinça des dents, submergé par une vague de haine à l'égard de cet honnête homme, qui bravait, la mort avec une si émouvante simplicité.
Le sous-officier regarda son chef. Celui-ci fit un geste dont. Kurt saisit immédiatement l'effroyable signification. Alors, il commanda le feu. Les mitrailleuses crépitèrent. Le long du mur de la grange, les cibles vivantes s'abattirent. Quelques corps remuaient encore. Sur un signe de Kurt, les soudards s'élancèrent pour les achever. Oh ! ce ne fut pas le classique et propre coup de grâce. La soldatesque se régala. Avant de se ruer, les Boches avaient dégainé leurs baïonnettes. Ils firent ainsi besogne d'égorgeurs. Certains même achevèrent les blessés à coups de bottes...
Quand ils eurent piétiné à souhait leurs victimes, les S.S. amassèrent, sur les corps, dont quelques-uns, peut-être, n'étaient pas entièrement privés de vie, de la paille, du foin, du bois. On arrosa d'essence le tas sanguinolent et l'on mit le feu...
Tandis que brûlait la grange où venaient d'être immolés à la fureur teutonne leurs maris, leurs frères, leurs pères, les femmes et les enfants du village, muets d'horreur, demeuraient sur la place, étroitement gardés par les soldats.
Kurt et ses tueurs, revenus sur cette place, les considérèrent en ricanant.
Qu'ils pleurent, qu'ils gémissent, ces Français maudits, qui refusaient de se plier aux ordres de la race supérieure ! Qu'ils se hâtent, pendant qu'ils ont encore des yeux et des larmes !
CHAPITRE V
LE CHANT DES BOURREAUX
Les autres groupes d'hommes avaient pris des directions différentes.
L'un avait gagné, sous la conduite des Allemands, le garage du village ; un autre avait pénétré dans une grange, auprès du café du Chêne vert, où tant de fois les villageois avaient occupé les loisirs du dimanche en jouant aux cartes ou au billard ; le dernier enfin avait été conduit un peu plus loin, à l'embranchement des routes de Saint-Junien et de la Fauvette.
Le capitaine, ayant fait signe à Kurt de le suivre, se rendit successivement à chacun de ces points, escorté de l'indispensable interprète, que le massacre du premier groupe rendait disponible.
À trois reprises, le feldwebel eut ainsi l'occasion de traduire la même mise en demeure :
- Vous avez entendu les détonations... Vous voyez s'élever la fumée... Vous devinez aisément que vos concitoyens ont payé de leur vie leur obstination à refuser de renseigner l'armée allemande... Si vous persistez à les imiter, vous subirez le même sort...
À trois reprises, la question demeura sans réponse, soit que tous les hommes d'Oradour ignorassent réellement l'existence - peut-être fictive - d'un dépôt de munitions dans le village, soit que ceux qui pouvaient être au courant refusassent, même au prix de leur vie, de révéler son emplacement.
Toujours est-il que la fureur du barbare hauptmann s'accrut à chacun de ces échecs successifs. Il écumait de rage en donnant, à trois reprises, le signal d'un nouveau massacre. Ainsi que l'avait fait Kurt Weinflasch, aucun des trois autres chefs de section ne discuta l'ordre de tuer. Aucun n'hésita devant le geste de mort. Parmi tous les hommes de celle compagnie d'assassins, nul ne sembla ému au moment où il fallut diriger sur ces centaines d'innocents le tir fauchant des mitrailleuses. Ils firent, feu froidement, posément, comme à l'exercice de tir à la cible. Puis, à l'exemple des hommes de Kurt, ils se ruèrent sur les corps abattus, les lardèrent de coups de baïonnette, les piétinèrent, s'acharnèrent sur eux, et enfin mirent le feu aux bâtiments où ils étaient entassés.
Quelques jeunes hommes qui tentèrent de fuir avant la mitraillade, furent abattus à coups de fusil. Après chaque fusillade, des cris de douleur, vite étouffés, avaient frappé les oreilles des femmes et des enfants toujours massés, sous la menace des fusils, dans le champ de foire. Maintenant, aux appels désespérés des mourants, aux hurlements d'agonie, aux exclamations furieuses des tueurs, avait succédé un affreux silence, un silence de nécropole. Le village se mourait. Quatre abominables colonnes de fumée dénonçaient les lieux des crimes. Une odieuse odeur de chair grillée se répandait dans l'atmosphère.
Les femmes, torturées par l'angoisse, réalisèrent-elles que c'était la propre chair de leurs époux, de leurs frères, de leurs pères, qui se dissolvait en fumée, pour piquer leurs yeux, et en parfum, pour irriter leur odorat ?
Les enfants comprirent-ils qu'ils étaient orphelins ? Toutes et tous prévirent-ils que la tuerie ne faisait que commencer ? Toujours est-il que les bourreaux, fatigués, laissèrent aux pitoyables survivants de la population d'Oradour, quelques instants de répit.
Leur haine était-elle assouvie ?
Non. Ils étaient seulement las de tuer.
Ils avaient faim et soif.
Des factionnaires furent laissés sur la place, pour y maintenir femmes et enfants. Le reste de l'horrible troupe se dirigea vers une maison, repérée dès l'arrivée par les fourriers, et où des vivres et du vin, volés un peu partout dans la commune, avaient été entassés.
Devant la porte, des distributions s'organisèrent.
Les officiers et les sous-officiers s'engouffrèrent dans la demeure, où dans deux pièces séparées, des tables étaient servies pour les uns et pour les autres. Et les barbares, déjà ivres du sang qu'ils avaient répandu, se mirent à bafrer, les uns à l'intérieur, les antres sur la place même, en présence de leurs victimes désignées, non loin des cadavres de leurs victime exécutées...
Ce que fut cette orgie de boisson et de nourriture, parmi cette ambiance tragique, défie la description. La collation devint ripaille. Le vin de France monta à la tête des lourds Teutons et ne fit qu'accroître leur atroce cruauté.
Depuis quatre ans qu'ils pillaient notre pays, les Allemands s'émerveillaient d'y découvrir encore tant de bonnes choses à boire et à manger ! En ce 10 juin 1944, les tueurs S.S. eurent-ils une obscure prescience que les temps étaient proches où ils seraient chassés de cette terre de délices qu'ils souillaient de leur présence ?
Ils se gorgèrent de nourriture avec plus d'avidité encore que de coutume.
Ils vidèrent d'innombrables bouteilles, extraites des celliers et des caves pillés par leurs fourriers.
Et ils chantèrent !
À quelques pas des restes fumants des hommes qu'ils avaient assassinés, près des familles réduites au désespoir, ils tirent entendre des choeurs empreints d'une lourde et répugnante gaîté. Leur ignoble jovialité insulta sans vergogne à la mémoire des morts, dont le sang fraîchement répandu poissait les lames de leurs baïonnettes.
Cette infâme débauche créa dans Oradour en deuil une atmosphère dantesque. Sur la place, des femmes se bouchaient les oreilles. D'autres s'étaient évanouies. D'autres versaient, des larmes, et appelaient leurs enfants...
Tandis que les simples soldats se livraient à cette orgie en plein air, les gradés, on l'a vu, faisaient de même dans la maison.
La ripaille des chefs ne fut ni moins écoeurante ni moins débraillée que celle des soldats.
Kurt Weinflasch présidait la table des sous-officiers. D'ordinaire grand buveur de bière, ayant longtemps apprécié le seul vin blanc, le feldwebel, au cours de son séjour en pays conquis, avait appris à aimer le vin rouge. Mais jamais, avant ce jouir mémorable, il n'en avait absorbé en si peu de temps une si abondante quantité. Ses camarades s'en amusèrent, puis admirèrent sa capacité. Il devint loquace et vantard.
Le rôle qu'il avait joué, comme interprète, flattait sa gloriole. Il répéta à satiété que, sans lui, l'on n'aurait pu faire, aux villageois condamnés, les sommations précédant l'exécution, ce qui, selon lui, n'aurait pas été correct. Et il y avait un comique absurde, tragique et inconscient dans cette affectation de correction chez un homme qui venait de massacrer froidement des innocents sans défense, et qui s'était ensuite abominablement grisé...
Puis, l'ivresse de Kurt entra dans la phase sentimentale. Il embrassa en pleurant ses voisins de table, évoqua sa fiancée, la blonde et robuste Dorothée, décrivit son idylle en termes pleins de poésie, porta des toasts interminables à ceux qu'il aimait, et dont le nombre, à l'entendre, était effrayant. Ses convives, d'ailleurs, ne l'écoutaient plus, chacun parlant pour soi-même..
Ce que furent les propos tenus autour de l'autre table, celle des officiers, l'histoire ne le dit pas. La barrière entre officiers et hommes de troupe est telle, que nul ne fut à même, par la suite, de répéter ces propos. Mais le fait est que, lorsque le capitaine et les lieutenants sortirent de la maison où ils avaient fait bombance, ils semblaient fort émoustillés, La bonne chère, au lieu d'apaiser leur courrons contre le village, l'avait encore excité. Et une idée monstrueuse germait dans la cervelle de ces maniaques de l'assassinat...
CHAPITRE VI
Tartufferie TEUTONNE
Monocle à l'œil, la taille cambrée, les pommettes légèrement congestionnées, le herr hauptmann apparut sur le seuil de la maison de l'orgie, escorté par ses lieutenants. Instantanément, les chants des soldats s'arrêtèrent. Chacun se redressa, se mit au garde-à-vous. Les factionnaires que l'on venait de relever, sur la place, et qui commençaient seulement à manger et à boire, interrompirent leur repas. D'un geste empreint de bienveillance hautaine, le capitaine les autorisa à le reprendre.
Le silence subit avait arraché Kurt et ses camarades à leurs propres agapes.
Vite, un dernier verre d'alcool, de ce cognac français comme on n'en trouve nulle part ailleurs, et, en un clin d'œil, le feldwebel et ses convives, les autres sous-officiers, eurent réparé le débraillé de leur tenue. Dûment sanglés, boutonnés, raidis, la tête haute, les joues enflammées et l'œil vague, les gradés subalternes de la troisième compagnie du régiment S.S. le Fuehrer se présentèrent au commandant de cette compagnie.
Celui-ci les entretint quelques instants, leur montrant successivement du doigt les femmes et les enfants massés sur la place, le clocher de la petite église, puis embrassant d'un geste circulaire toutes les maisons du village. Une, tueur méchante brillait dans son regard froid. Ses explications furent entendues avec le respect qui s'imposait, Puis, le chef ayant daigné sourire d'un de ses propres bons mots, les subordonnés s'esclaffèrent bruyamment.
Le herr hauptmann laissa complaisamment ces rires s'étendre. Puis, d'un mot, il les arrêta, et conclut ainsi la conférence :
- Le feldwebel dirigera les opérations. Exécution dans une heure. D'ici là, liberté de manœuvre !... Rompez !...
Les sous-officiers saluèrent, rompirent, et les officiers rentrèrent derechef dans la maison, pour y prolonger la beuverie et la fumerie, tandis que les gradés subalternes préparaient l'acte final de cette horrible journée, acte dont le chef voulait être spectateur, mais qu'il ne daignait pas mettre, lui-même en scène...
Dès que son commandant de compagnie fut hors de vue, Kent Weinflasch reprit sa superbe. En l'absence des officiers, c'était lui le chef. Il le ferait bien voir, lorsqu'il y aurait lieu d'exécuter le programme conçu par le herr hauptmann. Mais en attendant, Kurt éprouvait quelque douceur à prolonger la phase sentimentale dans laquelle se complaisait son âme allemande.
Comme les enfants, séparés de leurs mères, pleurnichaient de plus belle, Kurt résolut d'avoir un beau geste. Rendre les enfants à leurs mères, est-il une action plus touchante ? Kurt s'attendrit sur sa propre bonté : le cœur allemand est décidément le plus noble. D'ailleurs, les ordres du capitaine seraient plus faciles à exécuter, une fois rassemblées ces familles françaises - ou ce qui en restait...
Le Feldwebel donna donc des ordres aux factionnaires, et les enfants purent rejoindre les mamans. Celles-ci serrèrent leurs petits contre leurs poitrines.
Des larmes coulèrent, que le feldwebel estima être bien douces. Lui-même sentit. ses yeux d'ivrogne se mouiller. Il aimait tant les enfants, le feldwebel Weinflasch ! ...
En voici un qui lui rappelle son petit frère Otto.
Comme le jeune Otto Weinflasch, ce petit villageois français a des cheveux blonds bouclés, un petit nez en l'air, des yeux bleus. Seulement, Otto porte lunettes, et le gamin français a un regard aigu qui se passe de verres.
Tout de même, ce garçon blond fait la conquête de Kurt. Le feldwebel plie en deux sa haute taille pour se pencher vers lui. Il lui fait risette.
Le petit a peur, pleurniche. La maman, effrayée, le fait taire. Les larmes vite séchées, le garçon fait une grimace, que l'Allemand, décidément plein de mansuétude, veut bien prendre pour un sourire. De son gros doigt d'assassin, il flatte la joue vermeille...
Il étale de nouveau sa connaissance de la langue française :
- Un beau petit gars, dit-il d'une voix melliflue. On jurerait un petit Prussien. Comment t'appelles-tu, mon garçon ?
L'enfant ne répond pas. Kurt s'impatiente. De plus en plus effrayée, la maman parle pour lui et répond : - Il s'appelle Charles, monsieur l'Officier...
La pauvre femme n'y entend pas malice. Elle a dit monsieur l'officier en toute bonne foi. Le feldwebel en est flatté. Il se rengorge. Pour ces franzozes, il fait, vraiment officier. Ce que c'est que d'appartenir à une race supérieure !.. Malheureusement, la suite du dialogue est moins heureuse. L'Allemand a la malencontreuse idée de demander :
- Que feras-tu quand tu seras grand !
Et l'enfant répond :
- Je prendrai le maquis comme papa...
Deux énormes gifles, portées avec une brutalité toute teutonne renversent la mère et l'enfant. Le feldwebel murmure : Schweinkopf ! Il porte la main à son revolver. Mais il se ravise. Ces insolents ne perdront pas pour attendre : une balle de revolver, ce serait pour eux la délivrance. Il jette un dernier regard sur le garçon qui sanglote. Décidément, il ne ressemble pas du tout à Otto. Où Kurt avait-il la tète, quand il avait cru observer une analogie entre son frère et ce sale franzoze !
CHAPITRE VII
RASSEMBLEMENT DANS L'ÉGLISE
Cet incident n'a pas entièrement dissipé l'euphorie née de la mangeaille et de la beuverie. La phase sentimentale n'est pas close.
L'ère des ressemblances n'est pas révolue. Cette jeune villageoise là, devant lui, c'est l'image de la douce Dorothée elle-même qu'elle évoque, pour les yeux noyés d'alcool.
Rien d'étonnant : c'est sa manie, au
feldwebel, de trouver des ressemblances, quand il est ivre. Toutes les filles
blondes lui rappellent Dorothée. Péniblement, son ivresse empirant sous le
soleil, il tourne un lourd compliment à l'adresse de la vivante image de sa
fiancée allemande.
L'alcool absorbé en trop grande quantité fait obstacle à son éloquence et il
truffe de mots allemands ses phrases françaises. La jeune fille le
regarde avec épouvante. Cet homme qui souffle dans son visage une haleine puant
le cognac et le cigare, en s'approchant d'elle comme s'il voulait l'embrasser ;
cet homme qui a contribué au meurtre froidement conçu et exécuté de ses
concitoyens ; cet homme qu'elle a vu, de ses propres yeux, abattre un Français,
lui fait horreur. Mais elle n'ose manifester cette horreur. Elle a peur.
Pourtant Kurt, actuellement, n'est pas dangereux. Il en est toujours à la phase
sentimentale. Il se contente de paroles.
Maintenant, il chantonne un lied où il est question d'amour et de fleurs. Sa
voix traînante et vulgaire achève de l'attendrir lui-même. Il se juge
clément et bon. Pour un peu, il promettrait leur grâce à tous ces
malheureux...
Et soudain, un sergent s'approche de lui et lui dit quelques mots à l'oreille. L'heure approche de l'exécution du plan conçu par le capitaine. Kurt va être en retard s'il continue à marivauder avec les Françaises. Vite, au travail ! ...
Il rappelle ses esprits égarés. Sous l'action puissante de la discipline, sa connaissance de la langue revient, entière. Il ne cherche plus ses mots pour ordonner, de cette belle et forte voix de commandement qui lui sert à diriger l'exercice des recrues :
Rassemblement dans l'église. Tout le monde, sans exception !... Sous sa direction, les soldats poussent vers le portail, grand ouvert les femmes et les enfants d'Oradour.
Sans comprendre, femmes et enfants obéissent, un peu rassurés. Que peut-il leur arriver de mal dans la maison de Dieu, lieu de refuge et de prière ? À une fillette qui, mue par un obscur instinct, regimbe et se laisse traîner par sa mère, au lieu d'aller sagement d'elle-même vers l'autel divin, le feldwebel Kurt Weinfasch avec un bon gros rire de brave homme qui adore les enfants, jette :
- Va donc, petite... On va vous photographier...
Que cache cette saillie ? Ce doit être vraiment comique, car les sous-officiers et les soldats, qui ont compris ce mot universel de photographie, s'esclaffent longuement.
Cependant, comme pour un jeu nouveau, on demande gentiment aux enfants de tenir un long câble souple, qui aboutit à une caisse placée devant l'autel. Ils le font en riant... C'est le cordon de mort, qui va faire exploser la caisse de grenades !
Mais, c'est fini de rire. Le herr hauptmann se montre au seuil de la porte de la maison de l'orgie. Il a sa figure des mauvais jours. Kurt aurait-il laissé passer l'heure ? Il frémit. La crainte le rend brutal. La phase sentimentale est terminée. Il empoigne la fillette à laquelle il vient de sourire et la lance, de son bras de colosse, dans l'église, par la porte ouverte.
La petite va tomber sur les dalles. Sa tête frappe durement la pierre. Le sang coule. La mère s'est précipitée, se penche sur l'enfant blessée, pousse un cri d'agonie...
- Bah ! murmure Kurt. Elle en verra bien d'autres...
Ce geste a semé la panique dans le lamentable troupeau de victimes. On se presse, on se bâte, Plus de traînards. Bientôt. femmes et enfants sont entassés dans l'église. Sur eux se ferme le portail à deux battants. Il est verrouillé du dehors. Tout ce qui reste de la population d'Oradour-sur-Glane est enfermé au pied de l'autel et de la croix...
CHAPITRE VIII
L'inexpiable crime
C'est tout d'abord un soulagement, pour ces créatures traquées, que la fermeture de cette porte qui les sépare des tortionnaires. Elles
sont sous la protection du Christ. L'ennemi, pour cynique et cruel qu'il soit, n'osera pas les poursuivre jusque dans le sanctuaire.
Cet instant d'accalmie, dans cette atroce journée, les ramène à elles-mêmes. Chacun songe maintenant aux hommes que les Boches viennent d'assassiner et les larmes se reprennent à couler. Des taifa es montent vers la voûte de la petite église. Prières pour les trépassés et prières pour les survivants.
Mais des enfants pleurent. Ils ont faim. Combien de temps les Allemands vont-ils les tenir enfermés dans l'église ? Le soir va venir, puis la nuit. Quand cessera la tragique aventure ? ...
Qu'est ceci ? Une odeur de paille brûlée commence à empuantir l'atmosphère. Qui brûle de la paille devant la porte de l'église ? Et soudain, c'est l'épouvante... Par les hautes fenêtres en ogive, à travers les vitraux coloriés, passent des projectiles lancés de l'extérieur. Et les femmes d'Oradour, avec des cris affreux, cherchent vainement à se garer et à garer leurs enfants...
À quoi bon ? Ceux et celles qui échapperont au jet direct des projectiles, n'échapperont pas au feu allumé par les grenades à phosphore...
Et soudain, un fracas étourdissant, une gerbe de feu, l'autel divin est projeté en miettes : la caisse vient d'exploser...
La panique est effroyable, dans le sanctuaire. Certains cherchent dans la sacristie un asile illusoire. D'autres se blottissent dans le confessionnal. Tout est, vain. Rien ni personne n'échappera aux flammes. L'asphyxie, au besoin, achèvera l'œuvre du feu...
On frissonne en évoquant les scènes d'horreur dont l'église d'Oradour fut le théâtre, en cette après-midi ensoleillée du 9 juin 1944...
Cependant, hors de l'église, le feldwebel sentimental Kurt Weinflasch poursuit méthodiquement sa besogne infernale. Ses ordres, dûment pesés, sont accomplis à la lettre. Ses hommes, répartis autour du temple, lancent les grenades incendiaires par les fenêtres, sans lassitude et sans dégoût. Il les guide, les dirige, met à l'occasion la main à la pâte. Il est très réputé, le feldwebel Kurt Weinflasch, comme lanceur de grenades. À l'exercice, il ne se connaissait pas de rival. Sur un champ de bataille, bien sûr, son style n'est pas le même. On est alors gêné par l'adversaire, qui vous jette aussi des projectiles. Mais ici, sur cette place occupée par les troupes du Reich, lancer des grenades incendiaires par les fenêtres de cette église de village, c'est un sport merveilleux...
Qu'il y ait, derrière ces murs, des êtres vivants, des femmes et des enfants, des innocents, peu importe ! Autant de Français de moins pour la prochaine, celle que gagneront - cette fois, c'est sûr, le Fuehrer l'a promis - les rejetons de Kurt et de Dorothée !...
Et Kurt, tranquillement, jette ses grenades, montre à ses hommes comment il faut s'y prendre pour atteindre le but, fait toute une théorie, illustrée par l'exemple. Il ne néglige pas de faire entretenir, devant la porte, le feu de bois et de paille arrosés de pétrole : barrière de flamme pour interdire toute tentative de fuite... D'ailleurs, il a tout prévu : les mitrailleuses sont braquées sur la porte. Le herr hauptmann sera content.
Qui sait si Kurt ne récoltera pas une citation, pour sa belle conduite à Oradour ? C'est Dorothée qui serait joyeuse et fière ! Et le vieux père de Kurt, ancien combattant de la guerre de 14-18, avec quelle satisfaction il dirait à ses camarades de l'amicale régimentaire, entre deux chopes bien servies : Mon fils, le feldwebel S.S. Weinflasch a été cité à l'ordre de la division pour son héroïsme dans l'affaire d'Oradour...
Et tout à coup, les assassins reculent. L'église en feu hurle. Des cris inhumains s'échappent de toutes les ouvertures. On jurerait que ce sont les vieilles pierres où se sont accrochées tant de prières, qui crient leur réprobation... Mais bientôt, les cris et les gémissements cessent...
Par quel miracle, une jeune fille parvient-elle à sauter hors de l'église flambante, à travers une ouverture de l'abside !! Toujours est-il qu'on la relèvera demain, aux trois quarts morte, et qu'elle survivra pour narrer l'épouvantable tragédie.
Dans l'église, cependant, les flammes montent. Les derniers vitraux, qui n'ont pas été crevés par les grenades, éclatent sous l'action de la chaleur. Le soir tombe et la lueur de l'incendie éclaire la troupe de reitres qui veille sur l'immense four crématoire qu'est devenue la maison de la prière, et où agonisent des centaines d'innocents...
Le capitaine regarde sa montre-bracelet. Il ne doit plus y avoir un seul être vivant dans Oradour. Pourtant, la tâche n'est pas terminée. Il y a encore des maisons debout, dans le village...
Quelques ordres donnés d'une voix brève, et les lanceurs de grenades au phosphore parcourent la commune, en jetant leurs engins sur tout ce qui est capable de brûler... Bientôt, le village tout entier est en feu. La besogne des S.S. est finie. Tout est mort et tout est détruit. Les Boches peuvent partir. D'ailleurs, la nuit est venue. Le maquis n'est pas loin. Une attaque brusquée est toujours possible. Il est sage de regagner des lieux plus sûrs...
L'ordre de rassemblement, puis de départ, est donné. L'on regagne les camions. En route pour Limoges. Le capitaine va rendre compte au colonel du régiment S.S. le Fuehrer, de quelle façon magistrale ses ordres ont été compris et exécutés.
Le colonel, à son tour, rendra compte au général commandant la division S.S. das Reich, et ce général transmettra son rapport au lieutenant-général Friedrich Von Brodowsky, dont les narines frémiront d'aise en le lisant, à la manière d'un fauve flairant la proie saignante...
CHAPITRE IX
PARMI LES RUINES
Le lendemain 11 juin 1914, une demi-douzaine de Français arrivèrent à Oradour, dans une inquiétude mortelle. Ils souhaitaient savoir des nouvelles des habitants du bourg...
Ils ne trouvèrent que décombres fumants. Le village entier était détruit. Une seule maison avait été épargnée, celle où les gradés avaient bu et mangé pendant le massacre et l'incendie. On y trouva les vestiges de l'infâme orgie. Là, des officiers et des sous-officiers allemands s'étaient gavés de nourriture et de boisson, tandis qu'agonisaient autour d'eux, les innocentes victimes de leur cruauté.
Parmi des amas de ruines, on voyait émerger des ossements humains, calcinés.
Dans un appentis, auprès de la maison du docteur, on découvrit le corps carbonisé d'un enfant dont il ne restait plus que le tronc et les cuisses : la tète et les jambes avaient disparu. Dans quatre charniers principaux, la grande quantité des ossements, aux trois-quarts consumés, montrait combien le nombre des victimes était élevé...
Les visiteurs entrèrent enfin à l'église, où ils découvrirent des centaines de cadavres de femmes et d'enfants. Et voici comment s'exprime l'un de ces témoins, dont les déclarations furent reproduites dans un numéro clandestin des Lettres Françaises : Il n'est pas de mots pour décrire pareille abomination. Bien que la charpente supérieure de l'église et le clocher soient entièrement brûlés, les voûtes et la nef ont résisté à l'incendie. La plupart des corps sont carbonisés, mais certains, quoique sur le point d'être réduits en cendres, ont conservé figure humaine. Dans la sacristie, deux petits garçons de 12 à 13 ans se tiennent enlacés, unis dans un dernier sursaut d'horreur. Dans le confessionnal, un garçonnet est assis, la tète penchée en avant. Dans une voilure d'enfant, reposent les restes d'un bébé de 8 à 10 mois...
Quel fut le nombre des femmes et des enfants brûlés dans l'église d'Oradour-sur-Glane ? On ne saurait le dire avec précision : de 350 à 400, selon les estimations les plus prudentes. Quant aux hommes mitraillés dans les granges, leur nombre est également imprécis, mais certainement très élevé. Selon des déclarations qui paraissent dignes de foi, une douzaine seulement d'habitants d'Oradour, laissés pour morts dans des fossés, ont pu échapper au massacre. Et. il y eut encore, parmi les victimes, des enfants étrangers à la commune, et qui s'y trouvaient en vacances !...
CHAPITRE X
LE CHÂTIMENT COMMENCE
Le lieutenant-général Friedrich Von Brodowsky ne devait survivre que quelques mois à ses victimes. Il avait d'ailleurs sur la conscience bien d'autres crimes que celui d'Oradour... Son carnet de route en fait foi, qui enregistra complaisamment ses massacres. Ce fut sur son ordre que, le 11 juillet, cent-vingt otages furent pendus aux balcons de Tulle, cependant que les S.S. ranimaient à coups de crosses les mères, les épouses et les filles, qui s'étaient évanouies, aux pieds des suppliciés.
Ce fut lui qui, secondé par des miliciens de Darnand, liquida l'hôpital de Magnac-Laval, où furent tués, en même temps que les médecins, plus de soixante blessés. À Sarlat, c'est encore lui qui fit achever trente blessés. Le nombre des assassinats dont ce général allemand fut le principal auteur est réellement effarant.
Toujours est-il que, dès le début du mois d'août, Friedrich Von Brodowsky, dont les divisions avaient été battues en maints endroits par les forces françaises de l'intérieur, se trouvait à la tète d'un faible détachement de quinze cents hommes, avec lequel il s'efforçait de gagner Dijon pour prendre la route de l'Allemagne. Il tentait ainsi d'échapper à l'étreinte mortelle de ces troupes françaises sans uniformes, presque sans armes, et dont il n'avait pu, en dépit des atrocités qu'il avait ordonnées, réduire la volonté.
Les débris des fières divisions S.S. qu'il avait commandées avaient à présent abdiqué toute leur superbe. C'était la déroute éperdue, devant l'insurrection victorieuse. Des rafales de mitraillettes criblaient de balles les camions allemands en retraite. Brodowsky eut beau essayer encore de réagir par la terreur. Il ne parvint pas à intimider les Français soulevés. Il incendia bien, de ci, de là, quelques fermes, massacra bien quelques familles de paysans, pilla bien quelques hameaux. Mais cela n'empêchait pas les survivants d'assaillir de nouveau la troupe des fuyards, dont les rangs allaient en s'éclaircissant...
En arrivant à Dijon, Brodowsky a perdu mille soldats, sur les quinze cents qu'il avait emmenés de Clermont. Que sont-ils devenus ? Tués, blessés, capturés, toujours est-il qu'ils ont disparu de la colonne.
Parmi les cinq cents survivants, harassés, déprimés, mal nourris, se trouve le feldwebel Kurt Weinflasch, l'un des tueurs d'Oradour. Après son exploit, Kurt a été bien déçu. Il n'a pas reçu la citation escomptée. Son capitaine s'est attribué, dans son rapport, la part du lion, réduisant au minimum le rôle tenu par le sous-officier. Et, Dorothée n'a pas eu la fierté d'avoir un fiancé décoré de la croix de fer...
Si Kurt a d'abord pesté tout bas contre cette injustice - car enfin, il avait exécuté, sinon conçu, le plan de destruction d'Oradour - s'il a même protesté tout haut, après boire, au mess des sous-officiers allemands de Limoges, il est devenu, maintenant, beaucoup moins fier de sa conduite. Pour un peu, il laisserait entendre qu'il a agi à son corps défendant et rejetterait sur ses supérieurs toute la responsabilité du crime !...
La crainte des F.F.I. et des armées alliées qui sont. en train de libérer la France, serait-elle, pour Kurt, le commencement de la sagesse ? Quoi qu'il en soit, le feldwebel Kurt Weinflasch n'aura pas longtemps l'occasion de se défendre ou de se vanter d'avoir organisé la tuerie d'Oradour. Au début de septembre, alors que la maigre colonne que commandait encore Brodowsky venait de quitter Dijon pour prendre la direction de Belfort, le sous-officier, qui avait si allègrement lancé des grenades incendiaires dans l'église où étaient enfermés les femmes et les enfants d'Oradour, fut tué au cours d'une attaque de la colonne par des partisans français. Ceux-ci se firent, ce jour-là, sans le savoir, les justiciers de l'inexpiable crime commis par les S.S., le 9 juin 1944...
CHAPITRE XI
LA FIN DE L'ASSASSIN EN CHEF
Le véritable responsable de l'affreuse tragédie, le lieutenant-général Friedrich Von Brodowsky, put continuer sa route. Au cours de cette humiliante randonnée, il reçut toutefois un commencement de châtiment, trop doux certes au prix de la grandeur de ses crimes, niais sensible à son orgueil de reitre. Abandonné par ses hommes, laissé seul avec une vingtaine à peine d'officiers subalternes, traqué sur les routes par les F.F.I., se cachant à l'approche des blindés alliés, privé parfois de nourriture, le hautain général devint une sorte de clochard. Un jour vint où il fut tout a fait seul.
Friedrich Von Brodowsky, naguère grand chef de milliers de tueurs, se trouva ainsi réduit à la pire des conditions. Dans la région de Vesoul, il erra, chemineau en uniforme constellé de décorations, parmi les champs. Il se nourrit de carottes crues, volées dans un potager : son dernier pillage ! Pour dormir, il se blottit un soir clans une meule de foin.
Quand le jour vint, il dormait encore, harassé de fatigue. Un adjudant des forces françaises de l'intérieur passait par là, avec son chien. L'animal flaira la meule, aboya furieusement. Il n'aimait pas les Boches, ce brave toutou ! L'adjudant, intrigué, laissa sa mitraillette pour prendre une fourche et se mit à fouiller ce foin, qui provoquait l'agitation de son chien...
Une culotte verte à bande rouge apparut, puis le lieutenant-général Von Brodowsky se dégagea rapidement pour éloigner de cette culotte les crocs du chien patriote... Il se nomma et fut conduit à la citadelle de Besançon. On saisit sur lui le fameux carnet de route, qui contenait l'aveu de ses forfaits.
Prisonnier, Friedrich Von Brodowsky retrouva sa morgue de hobereau prussien. Il exigea une ordonnance. Un prisonnier allemand fut désigné. Le vieux soudard se montra si tyrannique et si désagréable à servir que le brosseur demanda à être relevé de ses fonctions. Désormais, le général dût se servir lui-même.
Au cours de conversations, tant avec ses compagnons de captivité qu'avec les officiers français de la forteresse, qui lui faisaient subir maints interrogatoires, l'ancien chef des S.S. du massif central, tentait de rejeter sur ses subordonnés la responsabilité de l'affreux crime d'Oradour. S'il acceptait celle des exécutions sommaires de Tulle et autres lieux, l'incendie de l'église où étaient enfermés les enfants et les femmes du petit bourg limousin, lui semblait tout de même trop lourde à porter.
Si l'on insistait pour savoir la part qu'il avait dans la conception et l'exécution de celte atrocité sans nom, il convenait qu'il avait donné des ordres pour que l'on fût impitoyable. Mais il s'étonnait du bruit fait autour de cette affaire, dont le remords ne troublait guère ses nuits. Car ce misérable dormait le mieux du monde et mangeait d'excellent appétit.
Cependant, un jour vint où il s'émut de la persistance avec laquelle ses vainqueurs le harcelaient de questions sur les incidents relevés dans son carnet de route. Sa conscience commença-t-elle à s'éveiller ? Friedrich Von Brodowsky se cloîtra dans la chambre que veillait une sentinelle et demeura trois jours seul, sans mettre le nez dehors...
Que se passa-t-il en lui, durant ces trois jours ? Quel combat se livra dans cette âme de boue ? Redouta-t-il une ignominieuse comparution devant une cour de justice ? Eut-il une vision de la barre où il serait appelé pour répondre de ses actes infâmes? Aperçut-il, dans un rêve, le poteau d'exécution et les fusils braqués sur lui?
Brodowsky ne fit de confidences à personne, et ne laissa aucun autre document, que le trop célèbre carnet saisi sur lui au moment de sa capture.
Après ces trois jours de retraite, on le vit pousser la porte de sa chambre et apparaître sur le seuil. Le factionnaire, qui s'était écarté un peu, sentit sa présence. Rapidement retourné, il lui fit face et cria, selon le règlement : Halte-là ! en braquant son fusil vers le prisonnier.
Ce fut comme si le reitre n'avait rien entendu. Il continua de marcher vers l'extérieur...
- Halte-là, ou je fais feu ! répéta le factionnaire.
Sam, un mot, sans une mimique, Brodowsky poursuivit sa marche et le soldat tira. Le captif s'abattit sur le sol, mortellement blessé.
- Une manière de suicide ! opina le commandant du fort lorsqu'il fut avisé de cette affaire.
Le grand chef des tueurs d'Oradour et autres lieux fut couché dans un cercueil que les Boches avaient destiné à quelque captif, et il fut inhumé en terre française, une terre que le pasteur de Besançon refusa de bénir, non loin des poteaux de supplice qui avaient servi pour des exécutions de prisonniers français...