L'INSURRECTION NATIONALE

6 juin 1944. La guerre venait de prendre un tournant décisif. Les Alliés commençaient leurs débarquements en Normandie. Les premières brèches étaient faites à l'Ouest dans le mur de la forteresse européenne. Le colossal bluff allemand se dégonflait comme un ballon d'enfant crevé par une épingle.

L'événement tant attendu, si souvent annoncé et démenti, fit tressaillir d'espoir la France, exsangue, déchirée, meurtrie. Des frissons de liberté secouèrent notre malheureux pays et, pour la première fois depuis la défaite, l'immense majorité du peuple qui, malgré les mensonges des complices de l'ennemi, n'avait jamais douté des destinées de la Patrie, se cabra soudain, redressant fièrement la tête.

Les occupants purent se rendre compte alors de l'inanité de leur perfide propagande.

Les Français allaient se soulever contre leurs oppresseurs.

En quelques heures, en Limousin, et il en fut nainsi dans toute la France, les relations télégraphiques et téléphoniques, les voies ferrées, les ponts, les viaducs, les routes, furent sabotés et coupés un peu partout.

Le Premier Régiment de France, cantonné au Blanc, les six cents aspirants de l'Ecole de la Garde de Guéret (camouflage de Saint-Cyr et de Saumur), l'École de police de Brive, les pelotons de la Garde Mobile, les G.M.R., et de très nombreuses brigades de gendarmerie, se joignant aux patriotes des Forces Françaises de l'Intérieur (F.F.I.) et aux mouvements de résistance gênaient, entravaient et retardaient ainsi considérablement par leurs destructions les communications et les mouvements des troupes motorisées allemandes.

Toute la vie économique était embouteillée et paralysée. Aucun train, aucune auto ne circulant, chaque ville, chaque localité se trouvait complètement isolée. Après ce choc ressenti, telle une commotion nerveuse, une tension physiologique, provoquée par les émissions successives des postes de radio, ne fit qu'augmenter les jours suivants. C'est alors qu'au milieu de cette fièvre électrisante et communicative, mêlée de craintes et d'appréhensions, les bruits les plus contradic toires et paraissant les plus invraisemblables, volaient de bouche à bouche.

UN FATRAS DE NOUVELLES

Et dans ce fatras de nouvelles vraies ou fausses, quatre faits principaux, qu'il était encore impossible de confirmer ou d'infirmer, frappaient de frayeur nos compatriotes.

Des gens bien informés racontaient notamment que Tulle était à feu et à sang, qu'on y comptait plus de mille morts, que des centaines de personnes y avaient été pendues aux lampadaires et aux balcons des habitations ; que Guéret, pris par le maquis, avait été bombardé par l'aviation allemande ; que la IVe République avait été proclamée au chef-lieu de la Creuse, à Aubusson et à Bourganeuf ; que plusieurs dizaines de gardes et de gendarmes avaient été fusillés à Argenton-sur-Creuse, et enfin que le bourg d'Oradour-surGlane, en Haute-Vienne, était complètement détruit et que ses habitants avaient été exterminés.

Si les trois premières conjectures n'étaient qu'amplifiées par la rumeur publique, le carnage d'Oradour-sur-Glane n'était, hélas ! que trop véridique.

Des atrocités, telles que l'imagination se refuse à y croire, avaient été commises avec méthode et d'une façon systématique par l'armée allemande.

Toute une population paisible avait été assassinée dans des conditions plus affreuses et plus tragiques encore que le massacre des premiers chrétiens.

PERSONNE NE VOULAIT Y CROIRE

Lorsque le dimanche matin 11 juin, alors que la veille et dans la nuit on avait aperçu des hauteurs de Limoges, rougeoyer dans le ciel les incendies dévorant les maisons d'Oradour, il fallut se rendre à l'évidence. Aucun doute ne subsistait. Cependant, on espérait encore. Que des Allemands S.S., aussi cruels soient-ils, aient pu se livrer à un tel carnage relaté par de rares rescapés et rapporté par des cyclistes revenant de ce lieu sinistre, on ne voulait pas ajouter crédit à ces propos.

Toutefois, des familles anxieuses et éplorées se présentaient aux bureaux de la Gestapo, installés au Champ de Juillet, à Limoges, et s'efforçaient d'obtenir des nouvelles des leurs.

Les services allemands ne recevaient personne et les agents de la police française, chargés de la garde de l'immeuble et de ses occupants., répondaient invariablement : On ne peut rien dire. On ne sait qu'une chose, toute le monde a péri.

Un professeur de la Faculté de Montpellier, M. Forest, arrivé le samedi après-midi pour voir ses deux enfants : Serge, âgé de six ans, et Michel, âgé de vingt ans, réfugiés à Oradour et qui avait dû faire demi-tour sans pouvoir entrer dans la localité, réussit à approcher un officier de la Gestapo et il lui demanda :

Monsieur, je vous supplie de me dire ce que sont devenus mes deux garçons, mon aîné et mon cadet ?

L'Allemand lui répondit sèchement :

Monsieur, je n'ai rien à vous répondre et je vous conseille de partir immédiatement si vous ne voulez pas être arrêté.

Je ne crois pas qu'il y ait une brute plus insolente devant le malheur d'un père, dira M. Forest en refoulant ses larmes.

Etait-il donc possible que dans un bourg où il n'y avait eu aucune bataille terrestre et aucun bombardement aérien, des centaines de femmes, d'enfants et d'hommes non combattants aient été carbonisés sous les décombres ?

Cette guerre si meurtrière pour les populations civiles et si dévastatrice, n'était-elle pas encore régie par des lois internationales respectées par tous les belligérants ?

La raison se refusait à admettre des visions aussi hallucinantes.

Et alors que d'heure en heure, on apprenait et on donnait les détails les plus horrifiants sur cette tuerie collective, la stupeur et l'incrédulité dominaient les sentiments qui bouleversaient l'entendement de nos concitoyens.

Si l'Allemand, par cette effroyable hécatombe d'êtres humains, avait voulu, sur son passage, semer la terreur, il avait parfaitement atteint son but.

À MES RISQUES ET PÉRILS

Adhérent au groupement Libération, puis membre, dès leur fondation, des M. U. R. (Mouvements Unis de Résistance), sous le pseudonyme de Jean Guiton, envoyant des papiers à la presse clandestine, fournissant des renseignements politiques et militaires sur plusieurs départements, je m'étais abstenu depuis 1940, refusant de collaborer et combattant la politique antifrançaise de Vichy, de rédiger des articles pour le Courrier du Centre, quotidien régional, à la rédaction duquel j'appartenais depuis une douzaine d'années.

Mais en accord avec le directeur général, M. Lacrocq, je lui proposais, et il accepta avec empressement, de me permettre de faire des reportages clandestins à paraître après la guerre et destinés à contribuer à l'histoire de notre région, sur les crimes allemands au coeur de la France.

Après chaque rédaction, je lui en remis les textes qu'il cachait et de mon côté j'enterrais précieusement mes manuscrits pour les soustraire, le cas échéant, aux investigations de la Gestapo.

C'est dans ces conditions qu'après être allé sous ma propre responsabilité à Donzenac, à Payzac et au Lonzac, en Corrèze ; à Sardent, à Aubusson et à Guéret, en Creuse ; à Eymoutiers, en Haute-Vienne ; à Sainte-Marie-de-Chignac, à Rouffignac et à Brantôme, en Dordogne, pour relater aussi objectivement que possible les exploits sanguinaires des hordes teutonnes et où je dus, en plusieurs de ces endroits, surmonter de réels dangers, j'ai voulu à mes risques et périls - je fus arrêté par les Allemands - me rendre à Oradour-sur-Glane dès que j'ai eu connaissance de l'affreuse tragédie.

Plus tard, lorsque la paix règnera à nouveau parmi les hommes, on décrira avec beaucoup plus de talent que je ne saurais le faire moi-même, la destruction d'Oradour-sur-Glane. Mais j'ai de bonnes raisons de penser que ces récits ne seront plus que des narrations arrangées, romancées et non plus l'histoire vraie, rapportée en quelque sorte sur le vif par le seul journaliste présent sur les lieux en recueillant les impressions premières des scènes de supplices vécues par les quelques témoins ayant, dans cette fournaise, échappé miraculeusement à la mort.

Et c'est d'après ces témoignages écrits sur mon bloc-notes au fur et à mesure que j'entendais les rescapés, au milieu des ruines encore fumantes et dans la puanteur des cadavres, que je peux, quelques jours après les faits, et avec l'expérience de vingt ans de journalisme et d'enquêtes, retracer, aussi fidèlement que le film photographique que j'ai pris, les péripéties de ce monstrueux événement qui restera à n'en pas douter, dans l'histoire de la France, comme le plus grand crime de cette guerre.

CE QU'ÉTAIT ORADOUR-SUR-GLANE

Commune de l'arrondissement de Rochechouart et canton de Saint-Junien, Oradour-sur-Glane, située à treize kilomètres au nord-est de cette ville et à vingt-deux kilomètres à l'ouest de Limoges, est à quatre kilomètres au nord de la route nationale n° 141 de Saintes à Clermont-Ferrand.

Au sud des monts de Blond, faisant partie au Moyen âge de la Basse-Marche, puis d'une enclave du Poitou dont le fief de Mortemart était le centre, Oradour-sur-Glane, région de transition, est de par son sol de même nature et de mêmes cultures que le cœur du pays limousin.

Arrosée par la rivière qui lui a donné une partie de son nom pour le différencier d'Oradour-sur-Vayres, dépendant de la vallée de la Vienne, dont la Glane est un des principaux affluents, Oradour était un gros bourg, étiré sur une belle route longée par le tramway départemental au milieu dune région de sources, de bois et de riants pâturages.

La commune comptait en 1939 une population de 1.574 habitants, dont la moitié formait l'agglomération et l'autre partie était disséminée dans une quarantaine de lieux-dits et de hameaux.

Il y avait dans le bourg deux médecins, le père et le fils, un pharmacien, un notaire, un curé septuagénaire, assisté de deux vicaires lorrains.

Le personnel enseignant comprenait cinq classes, avec deux instituteurs et cinq institutrices. Le service des Postes était assuré par une receveuse et trois facteurs.

Dans la liste des principaux commerces on relève deux boulangers, deux bouchers, trois

charcutiers, quatre coiffeurs, dix épiciers, cinq merciers, cinq couturières, deux chapeliers, deux cordonniers, deux magasins de confection, deux buralistes, deux garagistes, quatre charrons, deux quincailliers, trois marchands de chaussures, six négociants en bois, une succursale de banque, une dizaine d'aubergistes, trois cafés, quatre hôtels, etc. ...

Au total, plus de cent cinquante immeubles dont plusieurs magasins modernes, de coquettes villas et des maisons bourgeoises.

Oradour comptait, en outre, quatre sociétés. Deux sociétés de musique, l'Avenir Musical et l'Estudiantina, société de mandolines, et deux sociétés d'anciens poilus, les Mutilés du Limousin et les Combattants du Limousin.

Avant la guerre on ne connaissait pas de malheureux à Oradour. Chacun vivait de son métier et du fruit de son travail. Les foires étaient importantes et les transactions actives. Il y avait peu de grosses fortunes, mais l'aisance régnait dans la plupart des foyers.

Le Limousin a la réputation d'avoir bon cœur, mais d'être frondeur. Or, ici, les luttes politiques étaient beaucoup moins vives qu'en maints endroits du département.

En 14-18, plus de cent enfants avaient donné leur sang pour la Patrie et depuis.la défaite de 1940, on comptait une vingtaine de prisonniers, dont quelques-uns seulement étaient revenus de captivité.

Depuis 1940 la population avait augmenté d'un certain nombre de réfugiés, dont quelques israélites, des Alsaciens et des petits Lorrains pour lesquels une école spéciale avait été ouverte. Ajoutons également des enfants de Sartrouville, près de Paris, de Nantes, de Montpellier et d'Avignon, évacués et placés dans des familles du bourg ou des hameaux.

Au total, 1.680 cartes d'alimentation étaient distribuées chaque mois à la population.

Oradour-sur-Glane était une région fréquentée par les pêcheurs et par les vacanciers où le ravitaillement était encore facile. Le premier tramway de Limoges, arrivant vers 6 heures 30, avait déversé ce matin du 10 juin de nombreux Limougeauds venus passer dans les hôtels ou dans leurs familles les trois jours de repos du samedi, du dimanche et du lundi.

Malgré la sécheresse du printemps, la matinée avait été pluvieuse, ce qui pavait pas empêché des cyclistes, dont le père d'un médecin de Limoges, de venir à Oradour faire leurs approvisionnements en quête de viande, de cerises ou de quelques douzaines d'œufs.

LE CALME RÉGNAIT DANS LA LOCALITE

C'était, à Oradour, jour de distribution de viande, de remise de la décade de tabac, de visite médicale et de vaccination des enfants.

Aussi, les villageois étaient ils venus nombreux faire leurs achats.

Toutefois, par suite des événements des jours précédents, un repas de noces qui devait avoir lieu à l'hôtel Milord avait été remis à une date ultérieure.

Les opérations militaires étaient, certes, très commentées dans les cafés et chez les particuliers, mais la tranquillité la plus complète régnait dans la localité.

À part quelques réfractaires se cachant çà et là, il n'y avait pas de maquis sur le territoire de la commune. Une seule fois un bureau de tabac avait été cambriolé mais il n'y avait jamais eu d'attentats contre des collaborateurs et aucun de ceux-ci, très peu nombreux, n'avait été enlevé par les patriotes.

Oradour-sur-Glane était un des coins les plus calmes de la Haute-Vienne.

Toutes les régions d'Oradour-sur-Vayres et de Saint-Mathieu, au sud de l'arrondissement de Rochechouart, ainsi que la montagne limousine d'Ambazac, Saint-Léonard, Eymoutiers, Châteauneuf-la-Forêt, Peyrat-le-Château, Linard, etc.., attiraient beaucoup plus l'attention sur elles par les exploits presque quotidiens des F.F.I. Oradour ne se trouvant pas situé sur un grand itinéraire, les convois des troupes d'opération n'y passaient pas et il était rare de voir l'agglomération traversée par des voitures allemandes.

Cependant, les hôtels avaient accueilli parfois des officiers allemands de la Gestapo, venus se restaurer.

L'ARRIVÉE DES ALLEMANDS

Aussi, lorsque vers 14 heures, venant de la direction de Limoges, une colonne motorisée, camouflée de feuillage et composée de plusieurs blindés, suivis d'une dizaine de camions, traversa la Glane et apparut dans la montée du bourg, on crut, lorsque les véhicules stationnèrent place de l'Église, à une simple halte des soldats allemands.

Tous ces hommes étaient jeunes. Ils avaient de 18 à 25 ans au maximum.

En tenue de guerre, casqués et armés de mitraillettes, aux uniformes bariolés comme des arlequins, mouchetés de marron et de vert, ils descendirent aussitôt et s'empressèrent de poster des mitrailleuses à tous les carrefours de routes. Au nombre de 150 à 200 hommes, appartenant, assure-t-on, à la troisième compagnie Der Führer de la deuxième division des S.S. Das Reich, ils cernèrent aussitôt Oradour, y comprenant les fermes de Puy-Gaillard, du Chêne, des Bregères, de l'Etang, de Masset et de Laverine, aux sorties de la localité.

Un sentiment de crainte s'empara, certes, de la population, mais aucune panique ne s'en suivit, chacun vaquant normalement à ses occupations.

Cependant, une famille d'israélites logeant à l'hôtel Avril ne s'y trompa pas.

Sur les recommandations de leurs parents qui leur dirent : Les Allemands vont certainement nous arrêter. Nous allons nous livrer, mais vous, partez dès maintenant dans les bois. Mlles Pinèdes, âgées de 18 et 22 ans, leur petit frère André, 9 ans, réussirent à se cacher sous le perron de l'aile de l'hôtel Avril donnant sur le jardin. Elles y sont restées jusque vers 18 heures, après avoir entendu les Allemands faire sortir les occupants des chambres du premier étage. Ce n'est que lorsqu'elles n'ont pu résister à la chaleur intense se dégageant de l'incendie qu'elles sont sorties de leur cachette.

Elles traversèrent trois jardins, puis elles levèrent les bras lorsque les sentinelles leur intimèrent l'ordre de s'arrêter. Les Allemands les laissèrent alors repartir sans encombre. Elles avaient échappé de peu à la mort !

Un vieillard, M. Martial Litaud, âgé de 82 ans, ancien facteur, fit comme elles. Hélas ! les deux jeunes filles juives, leur frère et le père Litaud, ne devaient plus revoir leurs familles.

Par contre, d'autres personnes continuèrent à entrer librement dans Oradour. Elles ne devaient plus en sortir.

C'est ainsi que Mme Clavaud, âgée de 65 ans, de Champ-de-Bois, venant faire des achats, fut prévenue par Mme Puygrenier, à La Prade, de la présence des Allemands.

Mme Clavaud pensa que les Allemands aussi féroces paraissaient-ils ne la mangeraient pas et elle continua sa route, sans méfiance. Depuis, comme tant d'autres, cette brave femme a péri brûlée dans l'église.

LE RASSEMBLEMENT DE LA POPULATION

Dès que les panzers eurent occupé toutes les issues et ceinturé le bourg, des patrouilles de soldats firent sortir les habitants des maisons pour les conduire au champ de foire que l'interprète appelait : La place du Marché.

M. Marcel Bélivier, âgé de 18 ans, domicilié aux Bregères, dans une des premières fermes, route de Limoges, dont le père, la mère, les deux soeurs et la grand'mère ont disparu, nous rapporte dans quelles conditions il vit partir les siens.

- Ma mère me dit : Petit, cache-toi, il ne faut pas qu'ils te voient.

J'entrais alors dans la grange, et avant de me dissimuler dans le foin, pour un moment après me sauver dans la campagne, j'ai pu regarder ma famille et mes voisins s'en aller par la rue Émile-Desourteaux.

Les Allemands les encadraient et les poussaient devant eux comme du bétail. Puis, ils tiraient des coups de feu dans les fenêtres pour décider les hésitants à quitter leurs demeures.

Ils sifflaient ceux qu'ils apercevaient et j'entendis un Allemand s'écrier en excellent français : Eh bien ! toi, là-bas, si tu ne viens pas, on va te descendre.

Malgré ces menaces, la population se rendit, confiante, au centre du bourg. Les femmes hâtaient le pas.

Les jeunes mamans portaient leurs nourrissons ou poussaient leurs bébés dans leurs voitures. Accouchée depuis quelques jours, une jeune mère tenait son chérubin, enlevé de son berceau, douillettement enveloppé dans ses langes.

Les hommes fumaient la pipe ou la cigarette. Les conversations allaient leur train.

Les uns et les autres s'interrogeaient sans crainte, cherchant seulement à s'expliquer le motif de cette mesure générale, pensant qu'il s'agissait, comme on le disait, de vérifier seulement les cartes d'identité.

Des écoles, l'une, celle des filles, au milieu de la Grand'Rue, la deuxième, celle des garçons, attenante. à la mairie, et la troisième, celle des Lorrains, du côté du cimetière, les instituteurs et les institutrices firent sortir les élèves en rangs et en bon ordre.

L'effectif scolaire étant de 158 écoliers de la commune, d'une quinzaine de Lorrains et d'une trentaine de petits réfugiés, c'est une véritable compagnie de bambins qui se réjouissaient bruyamment de cette récréation imprévue.

Pour les rassurer, l'interprète allemand déclara qu'on allait les photographier.

Les chenilles d'acier, les costumes carnavalesques des panzers suscitaient d'ailleurs, sans les intimider, leur curiosité. Un seul désobéit à son maître, M. Gougeon, directeur de l'école lorraine.

LA DÉSOBEISSANCE D'UN PETIT LORRAIN

Dès qu'il entendit à l'entrée de la classe un Allemand demander que les enfants soient amenés sur la place, le petit Roger Godfrin, âgé de huit ans, disparut derrière ses camarades. Se faufilant dans la classe enfantine, il sortit seul par une porte dérobée et personne ne remarqua sa fuite.

Une fois dehors, il se cacha dans un carré de salades et dès qu'il voyait une sentinelle s'éloigner, il rampait de quelques mètres, cherchant, sans bruit, à fuir le plus loin possible.

À un certain moment, croyant avoir été aperçu. il fit longtemps le mort pour reprendre aussitôt sa marche à cache-cache.

Arrivé à la Glane, il n'hésita pas à se jeter dans la rivière, peu profonde à cet endroit, et la traverser.

Sur l'autre rive, il aborda dans un pré dont l'herbe n'était pas coupée. Il put ainsi se dissimuler plus facilement et gagner les bois voisins. Il était sauvé !

Ah ! non, en Lorraine, on les connaît trop ces sales boches, pour se fier à eux, nous dira ce courageux petit gars.

Comment ce vaillant enfant, maintenant orphelin, pourra-t-il pardonner à ces assassins maudits qui lui ont tué, à Oradour, sa maman, son papa, son frère et ses trois petites soeurs !

Roger Godfrin, André Pinède et les deux frères Sirieix sont les seuls enfants rescapés de l'épouvantable tragédie.

AU CHAMP DE FOIRE

Au champ de foire, une grande partie de la population se rassemble. Selon les évaluations de plusieurs survivants, il pouvait y avoir de sept cents à huit cents personnes. Mais beaucoup d'autres, une centaine peut-être, sont restées dans les maisons, se cachant dans les caves, dans les greniers, dans les granges et dans les jardins.

Seul rescapé d'une famille de treize membres, M. Jean Senon, âgé de 20 ans, domicilié au fond de la place, est immobilisé chez lui par une blessure contractée une douzaine de jours auparavant au cours d'un match de football. Sa jambe droite est fracturée et enserrée dans un corset de plâtre.

De sa fenêtre de chambre, au premier étage, par les contrevents entr'ouverts, il observe, sans être vu, tout ce qui se passe, avant et après le rassemblement.

Les Allemands, au fur et à mesure qu'arrivent les habitants, les séparent, plaçant d'un côté les hommes, de l'autre les femmes et les enfants.

Tout d'abord, ils les font faire face aux maisons, puis ils les autorisent à s'asseoir.

Les cyclistes étrangers à la localité, au nombre de six, cinq hommes et une jeune fille, doivent laisser leurs bicyclettes ensemble et se joindre à la foule.

C'est alors que sur un coup de sifflet donné par un Allemand, un mutisme général est observé.

Un interprète indique aux femmes et aux enfants de se diriger vers l'église. Après avoir embrassé leurs pères, leurs maris, leurs frères, leurs parents, tous vont chercher la protection divine, mais tous sont déjà inquiets de ne pas savoir ce qui va se passer après leur départ. Des mamans s 'inquiètent des tout-petits qu'elles ont laissés dormir ou jouer à la maison.

L'interprète leur répond : Mesdames, allez les chercher et revenez de suite.

Le vieux curé, M. Chapelle, qui exerce son sacerdoce depuis trente-trois ans dans la paroisse, l'abbé Lorich, prêtre lorrain, et un séminariste spiritain également lorrain, ne pourront pas offrir les secours de la religion à ces femmes et à ces enfants. On les oblige, en effet, à rester avec les autres hommes.

L'ATTITUDE DU MAIRE
LE DOCTEUR PAUL DESOURTEAUX

On voit le maire, le docteur Paul Desourteaux, venant de son cabinet de consultations, s'entretenir avec les notabilités, MM. Jean Roumy, président de la Légion ; Denis, membre de la délégation spéciale ; Montazeau, notaire ; Pascaud, pharmacien ; les instituteurs, les prêtres et les principaux commerçants.

Parmi les retardataires arrive le docteur Jacques Desourteaux, de retour d'un accouchement à la campagne, au hameau de La Chatre et dont le gazogène est laissé devant son domicile à l'entrée du champ de foire.

Le maire semble chercher des yeux ses autres fils : Étienne, faisant fonctions de secrétaire de mairie ; Émile, épicier, et Hubert, garagiste, prisonnier rapatrié. Il ne les apercevra pas.

M. le docteur Paul Desourteaux paraît soucieux. Son visage dont le menton porte une barbiche blanche reste néanmoins impassible.

Son regard est clair et énergique. Avec sa franchise habituelle et ses paroles un peu brusques pour ceux qui ne connaissent pas sa bonté, il répondra avec fermeté et loyauté. Premier magistrat de sa commune, sur les épaules duquel repose la destinée de ses concitoyens, il saura prendre ses responsabilités. Personne n'en doute.

Les femmes et les enfants sont à l'abri dans l'église. Il lui appartient, maintenant, de sauver les hommes si parmi eux il s'en trouve en danger.

AVEZ-VOUS DES ARMES ?

Des officiers et des sous-officiers allemands demandent le bourgmestre. Puis un interprète ordonne aux habitants de rester immobiles et d'écouter ce qui va être annoncé.

Un silence glacial plane sur les assistants. Des ordres secs et gutturaux sont donnés par les chefs allemands. Les soldats, devant leurs mitrailleuses, sont prêts à tirer au premier geste de rébellion, à la moindre tentative de fuite.

Bien des hommes sont émus, mais résolus au pire. Leur sort se joue. Du milieu de la place, l'interprète s'écrie en un français sans accent : Que ceux qui ont des armes chez eux le disent.

Un seul des deux cents à deux cent cinquante présents sort d'un groupe et déclare posséder, chez lui, une carabine.

L'Allemand lui répond que cette arme est autorisée et ne l'intéresse pas.

LA NOBLE RÉPONSE DU MAIRE

Alors, nous précise un survivant, M. Robert Hébras, âgé de 22 ans, j'ai entendu les paroles suivantes adressées par l'Allemand au maire :

- Nous allons perquisitionner dans toutes les maisons, mais, avant, nous vous ordonnons de nous désigner cinq otages.

Le docteur Desourteaux, très maître de lui, déclare d'un ton net et avec dignité :

- Je réponds de toute la population. Je n'ai pas d'otages à vous indiquer. Si quelqu'un doit être rendu responsable d'un acte quelconque, je me désigne le premier et ensuite vous prendrez parmi les membres de ma famille, mes quatre fils.

L'interprète fait part de la réponse du maire aux officiers allemands et ceux-ci n'insistent pas pour la désignation en quelque sorte éventuelle d'otages. Par sa noble et courageuse attitude, le maire avait déjoué la basse manœuvre d'intimidation et de dénonciation.

Précisons qu'il s'agissait bien de cinq et non de cinquante otages, comme cette version sembla, par la suite, s'accréditer.

Après ce bref dialogue, l'état-major allemand qui avait déjà pris sa décision commande immédiatement aux S.S. de réunir et d'encadrer les habitants en sections de cinquante à soixante hommes. Les conversations reprennent et, alignés trois par trois, les hommes, jeunes et vieux, sont conduits en quatre, fractions dont deux se dirigent vers le haut et deux vers le bas du bourg.

ENFERMÉS DANS LES GRANGES

On aperçoit le maire et son fils, le docteur Jacques Desourteaux, marchant chacun en tête d'un groupe et prenant une direction opposée.

Les Allemands assignent ensuite à leurs prisonniers de grands locaux constitués par le chai de M. Denis, marchand de vin, par le garage Desourteaux, et par les granges et hangars Laudry-Monnier et Milord, et par la remise Beaulieu.

À l'entrée, les mitrailleuses sont braquées et bonne garde est montée autour de ces immeubles dont, dans la grange Laudry-Monnier, ordre est donné de sortir les charrettes.

La plus grande inquiétude règne, certes, parmi ces détenus provisoires, mais sachant leurs femmes et leurs familles en sécurité dans l'église, ils n'en espèrent pas moins être tous libérés après les opérations de contrôle, de vérification des papiers d'identité et les perquisitions.

Parmi les survivants, MM. Brissaud et Yvon Roby nous diront que personne ne pensait, même si des otages devaient être pris, qu'ils pouvaient être fusillés sur la place publique.

Si des armes étaient découvertes, on estimait que les otages seraient amenés à la prison de Limoges et remis aux mains de la Gestapo.

Dans la région, en effet, même lors de l'attaque d'un train par le maquis à la gare de Verneuil où un Allemand avait été tué et un autre blessé, il n'y avait pas eu de représailles.

Et la plupart de ces hommes croyaient, encore, sinon à la mansuétude, du moins à la correction tant vantée de ces troupes allemandes dont la puissance militaire, la discipline rigoureuse et

la fière tenue guerrière en imposaient et intimidaient les moins courageux.

LES PERQUISITIONS

L'attente de la décision parut longue, très longue.

Pendant ce temps, en fait d'investigations domiciliaires, la soldatesque teutonne commençait à se livrer au pillage.

Ecoutons M. Marcel Brissaud, âgé de 19 ans, dont le père, amputé d'une jambe à la guerre 14-18, la mère et les autres membres de sa famille ont péri.

Par suite de mon âge, j'avais préféré me cacher dans mon grenier. Mes parents, eux, étaient partis sans crainte. Ma mère m'avait dit :

Que veux-tu qu'ils nous fassent, à nous, les vieux ?

Tout le monde s'était rendu avec assurance au champ de foire.

Environ une demi-heure plus tard, je n'entendis plus que des voix d'Allemands dans les rues.

Un motocycliste faisait le va et vient entre le bas et le haut du bourg.

Chez moi, je perçus le bruit de meubles brisés. Des soldats fouillaient les pièces, éventraient les armoires et les buffets. Quant ils sortirent, je les ai entrevus emportant des ballots confectionnés dans des draps et contenant, à n'en pas douter, du linge, de l'argenterie, des bijoux et tout le butin qui avait pu les intéresser.

La maison Brissaud étant une des premières à l'entrée du pays, le jeune homme, dès le départ des pillards, tenta sa chance. Comme tous les autres rescapés, il resta longtemps étendu à plat ventre dans un jardin, pour finalement tromper la surveillance des bourreaux d'Hitler.

Dans l'obscurité des granges, les hommes, debout ou assis, s'entretenaient du résultat des perquisitions. Aucun ne connaissait l'existence de dépôts d'armes ou de stocks de munitions.

L'espoir n'abandonnait personne. Tous patientaient et restaient dans l'expectative. Les plus pessimistes ne pouvaient supposer que la mort rôdaient autour des bâtiments.

Soudain, pendant qu'au bas de la localité, au Chêne, près de la Glane, un haut-parleur installé sur un camion donnait des instructions aux troupes allemandes, on entendit l'explosion d'une bombe.

Ce fut sur un ordre précis du commandant du détachement de S. S. le signal général du massacre. Il était environ 15 h. 30.

Des rafales de balles crépitèrent de toutes parts, dans les rues, dans les maisons, dans les granges, dans les étables, dans les champs, et, plus tard, dans l'église.

LE MASSACRE

La tuerie commençait, sans pitié, sans merci. Dans une fureur fanatique, au milieu d'un carnage infernal, tout allait être mis à sang et à feu jusqu'à l'anéantissement presque total des habitants et jusqu'à la destruction complète de cette bourgade si accueillante et si paisible, alors que dans les jardins en fleurs, la nature, en cette douce journée printanière, incitait tous les êtres à la joie de vivre, au bonheur d'aimer.

Dans la grange Laudy Monnier, où les victimes étaient parquées en grand nombre, on sait dans quelles conditions exactes se déroula en quelques instants le premier acte du drame.

M. Robert Hébras nous déclare :

- Lorsqu'après vingt minutes à trois quarts d'heure d'attente un Allemand ouvrit la porte, nous pensâmes, en voyant le bleu du ciel, à notre libération.

Mais le S. S., suivi de quatre hommes, fit balayer par l'un de nous l'intérieur à l'entrée de la grange où il déposa deux mitrailleuses à une dizaine de mètres de nous et, sans explication, il nous fit signe de nous aligner sur plusieurs rangs dans le fond gauche du bâtiment.

Dès ce moment-là, nous comprimes que nous étions perdus ! Pauvres gens, qui, dans la rapidité d'un éclair, durent penser à leurs êtres chers, à leur foyer, à leurs biens, à leur, patrie !

Combien de vous ont tremblé ?

Combien de vous furent courageux ?

Les uns préféraient tourner le dos ; certaine se tenaient par la main ou par le cou ; d'autres, droits, immobiles, crispaient les poings ou croisaient les bras. Tous, saisis d'effroi, s'étaient subitement tus.

Seconde fatale ! En feux croisés, la mitraille cracha la mort. Les corps tombèrent pêle-mêle.

Une deuxième décharge abattit ceux qui étaient encore debout Les balles , d'après les points d'impact, les atteignirent pour la plupart en pleine poitrine et beaucoup de projectiles se logèrent dans le mur. Quelques cris, quelques râles, ce fut tout.

Puis, deux des meurtriers s'avancèrent vers le tas sanguinolent pour achever, avec leurs revolvers, ceux qui, blessés ou agonisants, remuaient encore.

Tout n'était pas encore fini. Le massacre ne suffisait pas. Il fallait le bûcher, l'incendie.

Alors, poursuivant leur sinistre besogne, les mercenaires apportèrent des fagots et de la paille et en recouvrirent les cadavres.

Soit à l'aide de pastilles au phosphore ou de cartouches de soufre, soit simplement avec de$ allumettes, les rescapés ne peuvent le préciser, le feu se déclara rapidement. Les flammes s'élevèrent, le bois pétilla, les vêtements brûlèrent, les chairs entrèrent en combustion.

AU MILIEU DES CADAVRES ET DES FLAMMES

Dans cette géhenne, des êtres humains, encore vivants, tentaient de se dégager des cadavres avant que l'asphyxie ne fasse son œuvre, avant que le feu ne dévore ses proies.

La fumée les étreignait à la gorge. Les flammes brûlaient leurs mains, léchaient leurs visages, grillaient leurs vêtements.

La chaleur les rôtissait. Et ces hommes aveuglés, haletants, gesticulaient, se débattaient, trébuchaient, se relevaient, s'efforçaient de respirer, avançaient à tâtons, longeaient les murs, s'appelaient, se cherchaient, tâchant de découvrir la moindre issue pour se sauver.

Le fléau gagnait de part en part, les poursuivait, les enveloppait, les attirait à lui, les vomissait, les happait de nouveau, les rejetait.

Dans cette lutte, cinq hommes sortirent victorieux.

Après tant d'efforts, ils parvinrent à se glisser par un trou à travers le panneau de bois du bas d'une porte en chêne fermée à verrou de l'extérieur et donnant dans une ruelle derrière la grange.

Une fois à l'air libre, il fallait faire vite car on entendait les balles siffler de tous côtés. À ce moment-là, cependant, les Allemands ne les aperçurent pas. Ces malheureux n'étaient, hélas ! pas au bout de leurs peines.

Les uns après les autres, ils se jetèrent et s'enfouirent dans le foin d'une deuxième grange, faisant vis-à-vis à celle où ils étaient enfermés.

Ils purent ainsi reprendre des forces.

Mais de nouveau le cauchemar recommença. Un Allemand surgit, une mitraillette braquée dans leur direction. Les cinq hommes retenaient leur respiration, pensaient que s'ils étaient découverts ils n'échapperaient plus à la mort. Le S. S. s'avança à quelques mètres de leur cachette, se baissa, et frottant une allumette, il mit le feu au fourrage.

L'incendie se propagea avec plus de célérité encore que dans la première grange. De nouveau, il fallait fuir.

Les cinq hommes sortirent précipitamment, longèrent les murs des immeubles en flammes puis, entendant les Allemands, ils se séparèrent. Deux partirent d'un côté, les trois autres de l'autre, cherchant par les jardins à s'éloigner du bourg.

MM. Roby et Broussaudier se dirigèrent vers le cimetière et MM. Darthout, Borie et Hébras durent sa cacher sous des toits à lapins. Enfin, dans la nuit, ils trompèrent la surveillance des sentinelles qui ne les virent pas ramper vers les bois. Ils étaient exténués, brûlés, meurtris.

Le plus atteint était le jeune Hébras, dont un projectile avait éraflé la tempe gauche et un autre avait traversé l'avant-bras droit. Tous n'avaient que des brûlures superficielles.

Dans les autres granges, dans le garage et dans le chai, les mêmes scènes d'horreur se déroulèrent, mais, hélas ! de ces fournaises, aucun de ces malheureux ne put sortir vivant. Ils succombèrent, ou tués ou asphyxiés ou brûlés vifs, et tous furent carbonisés.

Bien peu de ceux qui ne furent pas réduits en cendres ont pu être identifiés.

D'AUTRES MORTS D'AUTRES SURVIVANTS

Au champ de foire, pendant ces massacres, M. Jean Senon aperçut, de sa fenêtre, fusiller, devant la maison Beaulieu, six jeunes gens, dont plusieurs d'entre eux, dans une suprême pensée, crièrent Vive la France !

Et, malgré sa jambe plâtrée, M. Senon se sauva à son tour. Passant derrière chez lui, il escalada difficilement une haute palissade et il resta caché dans un buisson jusqu'à trois heures du matin.

- Je remarquais les allées et venues des sentinelles. Cherchant les fuyards, tirant sur tout ce qui bougeait, tuant poulets et lapins, les S. S. se servaient de projecteurs et à un certain moment, l'un de ces faisceaux lumineux éclaira même ma jambe blessée. Plus tard, un de ces salauds, un grand rouquin, se baissa à quelques mètres de moi pour satisfaire un besoin.

J'ai eu tout d'abord la pensée de l'assommer avec le gourdin qui me servait de canne, mais j'ai préféré ne pas bouger et attendre le moment propice pour, à quatre pattes et par étapes successives, me traîner plus loin.

C'est un ouvrier charpentier, incorporé dans un chantier de jeunesse dissous depuis peu, qui, arrivé les jours précédents de Lyon dans sa famille, à Oradour, se réfugia au cimetière. Il sauta dans un caveau ouvert dont il tira devant lui une grosse pierre pour laisser croire que la tombe était fermée.

- Je n'étais pas rassuré, nous dira-t-il, les Allemands passaient et repassaient, surveillant. les allées et les accès du cimetière.

M. Paul Doutre se sauva lui aussi en prenant la même direction. Par contre, furent tués M. René Mercier et le garagiste M. Poutaraud, dont les corps accrochés dans les haies furent découverts les jours suivants par les équipes sanitaires.

Dans le bourg, tous ceux qui n'étaient pas allés au rassemblement du champ de foire étaient fusillés dans les maisons ou dans les rues. Partout, c'était la chasse à l'homme. Les Huns abattaient tous ceux qu'ils rencontraient.

C'est ainsi que deux corps, celui du boulanger, M. Thomas et celui d'une réfugiée, Mme Octavie Dalstein, furent trouvés sur une brouette, tombés l'un sur l'autre.

Quelques personnes cependant s'échappèrent.

Le jeune Robert Besson se coucha pendant huit heures entre deux murettes recouvertes de lierre et s'en tira sans aucun mal.

L'un des fils du maire, M. Hubert Désourteaux, âgé de 34 ans, célibataire, garagiste, fut heureusement du nombre de ces rescapés.

Se trouvant chez lui avec son frère Etienne, secrétaire de mairie, il lui conseilla de ne pas aller rejoindre son père et ses frères.

Revivant ces heures tragiques et maîtrisant son émotion, M. Désourteaux veut bien nous préciser :

- Prisonnier pendant plus de deux ans, ayant souffert dans ma captivité, je n'avais aucune confiance dans les Allemands. Je décidai mon frère à rester avec moi. Nous nous cachâmes dans les buis et dans les noisetiers du jardin. Ne se sentant plus en sûreté, les balles nous sifflant aux oreilles, Etienne préféra rentrer dans la maison. Je ne devais plus le revoir. Il a dû être brûlé dans la maison.

Dans la nuit, je partis dans la campagne, sans être aperçu. Mon mécanicien, M. Raynaud, et sa femme, née Jeanine Brandy, furent sauvés dans les mêmes conditions que moi-même, mais combien peu de gens d'Oradour eurent notre chance.

UN MASSACRE GÉNÉRAL

Des maçons travaillant sur un échafaudage furent abattus comme des pigeons. Dans un tramway en manœuvre arrivant à Puy-Gaillard, le conducteur, M. Chalard, de Limoges, fut tué d'une balle dans la tête et son corps jeté dans la Glane.

Des chenillettes passèrent à travers champs et des paysans tombèrent frappés par les balles en labourant ou en conduisant leurs charrettes à bœufs.

M. Foussat, minotier, adjoint au président de la délégation spéciale, allant à bicyclette au village des Bordes, fut tué sur la route. D'autres habitants furent assommés sous leurs escaliers ou dans leurs caves.

À la ferme Picat, route de Saint-Junien, des femmes furent jetées dans un puits.

Cinq jeunes filles furent trouvées carbonisées près de l'hôtel Milord, après avoir été, on peut le supposer, violées par les soudards hitlériens.

Et ces sicaires n'épargnaient personne, pas même les malades, pas même les vieillards. Mme Binet, directrice de l'école de filles, malade et alitée, dut se lever et aller se réfugier à l'église. Un paralytique, le père Giroux, âgé de 78 ans, fut revolvérisé dans son lit et son corps carbonisé dans sa maison.

En ces lieux où l'épouvante régnait partout, les S.S., tels des automates, sans coeur et sans cerveau humains, n'obéissaient qu'à l'ordre donné, au déclic du chef, tuer et massacrer tous ces Français jusqu'au dernier.

Le sang giclait sur les façades, éclaboussait les murs, coulait dans les maisons, s'étalait dans les rues, rougissait la terre. Les bêtes elles-mêmes, traquées et effrayées, s'enfuyaient de toutes parts.

Dans le ronflement des moteurs, protégés par les mouvements de leurs monstres d'acier, ces démons cruels et féroces, armés jusqu'aux dents, entraient, sortaient, couraient, s'embusquaient et tiraient, tiraient sans arrêt, vomissant le trépas.

Dans cette frénésie satanique, avant que Wotan n'entr'ouvrît l'enfer, le plus effroyable forfait allait se perpétrer.

MON DIEU, MISÉRICORDE

Au paroxysme de leurs atrocités, ces fanatiques voulaient atteindre le Dieu dés chrétiens, dans son sanctuaire même, en immolant sur son autel, au milieu des angoisses et des affres de la mort, dans les tortures et clans les supplices d'une lente agonie, des centaines de créatures innocentes, venues sur leur ordre se mettre sous sa protection.

Dans cette église où le roman et l'ogival s'harmonisent en une synthèse de pierre, respectée par huit siècles 'd'histoire, où jadis le clocher féodal servant de tour de défense abritait les fidèles contre les hérétiques, des aïeules, des mères, des épouses, des fiancées, des jeunes filles, des enfants par centaines, emplissent la grande nef.

La première communion a eu lieu le dimanche précédent. Des couronnes de fleurs blanches font une parure à la Vierge, et tandis que des oeillets rouges, en l'honneur du Sacré-Coeur décorent le maître-autel, l'odeur persistante des lys embaume la voûte.

Les bébés, dans leurs landaus et dans leurs poussettes, sont placés dans la chapelle de Sainte-Anne, sous sa sauvegarde.

Et cette foule, ignorante, sur laquelle plane une sombre anxiété, garde néanmoins une confiance ferme et inébranlable.

Des prières ferventes s'élèvent, grandissent, s'amplifient, demandant miséricorde, implorant l'aide divine pour tous les êtres chers qui, là-bas, sur la place, en rangs serrés, escortés par des guerriers redoutables, marchent maintenant vers leur destinée...

Le soleil filtre à travers les vitraux, projetant dans ses rayons d'or la lumière et l'espoir.

Cet espoir qui, malgré la crainte, s'accroche à tous les cœurs, ne peut abandonner ni ici, ni là-bas, ces femmes et ces hommes séparés mais unis dans le puissant instinct de la vie.

Tout à coup, des bruits secs crépitent et déchirent l'air.

Que se passe-t-il ?

On tire dans le bourg, on tue des hommes, sans doute des otages !

Les femmes se regardent ; leurs traits se contractent. Certaines deviennent livides. Leurs yeux se comprennent. Les larmes coulent, les aveuglent.

Mon Dieu ! Mon Dieu !

Les enfants, inquiets, veulent savoir. Déjà, ils tremblent.

- Dis, maman, maman, ils n'ont pas tué, au moins, mon papa ?

- Dis, maman, c'est pour nous faire peur ? Ils ne veulent pas nous faire du mal ?

Que peuvent répondre ces mères ? Elles doivent les rassurer. Elles contiennent leur douleur, refoulent leurs sanglots. Il ne faut pas effrayer ces petits êtres au coeur fragile qui perçoivent le danger, mais ne peuvent pas croire encore, comme elles-mêmes, à l'affreuse réalité.

Et ces femmes, aux paupières gonflées de pleurs, inquiètes et troublées, sont brusquement saisies, secouées, ébranlées par le malheur.

Alors, se tournant vers les statues consacrées, elles s'agenouillent de nouveau et, passionnément, dans une brûlante ferveur, elles invoquent sainte Jeanne d'Are, Notre-Dame de Lourdes, sainte Thérèse.

O saintes de la Patrie, priez pour nous, protégez-nous !

DES S. S. DANS LE SANCTUAIRE

Mais soudain s'ouvre la petite porte d'entrée de l'église. Tous ces visages éperdus se portent maintenant sur deux guerriers en armes qui pénètrent dans la maison de Dieu.

Ils sont porteurs d'une énorme caisse.

Au milieu d'un silence poignant, ils avancent pas à pas. Sur le dallage, leurs bottes résonnent sinistrement. À leur passage, les femmes s'écartent, les enfants se bousculent, des prie-Dieu tombent.

Ces Allemands ont des faces rudes, hargneuses. Et dans leur regard farouche se lit la joie sauvage d'une vengeance cruellement préparée.

Et pourtant, que peuvent-ils vouloir à ces femmes sans soutien, sans défense, à cette foule de bambins innocents, à ces poupons à peine éclos, tous avides de vivre ?

Ces ennemis inexorables, n'ont-ils pas assouvi leur colère sur des maris, sur des pères, sur des frères ?

Ignorent-ils donc, ces misérables, ce que c'est qu'un foyer, qu'une famille ? La haine seule commande-t-elle leurs actions ?

Ne savent-ils pas que leurs ancêtres avaient le respect du Lieu Saint qu'ils considéraient comme un asile inviolable ? Que c'était pour eux un sacrilège attirant la malédiction divine s'ils avaient voulu en franchir le seuil ?

Mais eux, ces monstres de l'Antéchrist, qui se refusent à connaître Jésus, n'ont ils pas mission d'abattre vingt siècles de civilisation chrétienne afin de recréer une Europe unie et pacifiée pour mille ans !

Alors, dans cette humble église de campagne, au cœur de la France, il faut plonger le poignard dans la chair vive, torturer et trouer des centaines de corps, épandre le sang et purifier par le feu en un holocauste gigantesque ces charniers humains.

UN ENGIN INFERNAL

Aussi, pendant que tous ces malheureux, instinctivement, reculent terrifiés, les deux S.S. déposent et maintiennent avec prudence sur la table de communion leur fardeau infernal.

Ils en tirent de longues ficelles blanches et, comme si l'emplacement ne leur convenait pas, sans s'occuper de tous ces yeux horrifiés qui les fixent sans encore comprendre ce qu'ils veulent faire au milieu de tous ces êtres qui, frappés de stupeur, ne peuvent ni se mouvoir, ni parler, les deux Allemands placent leur colis, haut d'au moins un mètre, au centre du transept, sous le grand lustre.

Puis, après avoir échangé quelque paroles rauques, l'un des soldats se dirige vers la sortie et l'autre se baisse, prend son temps, frotte une allumette et la porte successivement à chacun des cordons longuement étendus.

L'étincelle jaillit. Les mèches pétillent. Le barbare se sauve. L'attentat est déclenché.

Pitié pour nos petits ! Pitié pour nous !

Mais personne ne viendra délivrer ces infortunées créatures.

Dans leur frayeur, tous ces enfants, toutes ces femmes sont pris d'une indicible panique et se ruent maintenant dans les chapelles, dans le choeur, vers les murs, vers la sacristie, vers les portes closes.

C'est une mêlée confuse au milieu des chaises brisées, des bancs renversés, des objets du culte piétinés.

L'engin n'explose pas, mais une lueur bleue d'abord, puis phosphorescente, dégage ensuite des tourbillons d'une fumée noire de suie.

Hélas ! craignant sans doute la déflagration d'une bombe, personne parmi tous ces malheureux n'ose s'approcher pour essayer d'en maîtriser les terribles effets.

DANS LA PANIQUE, DES CRIS ET DES PRIÈRES

Puis des cris désespérés, des clameurs déchirantes, des hurlements et des vociférations s'élèvent sous les voûtes sonores de la vieille église, fusent au dehors, se répandent sur Oradour déjà en feu et portent leurs lugubres échos jusque dans les villages des alentours.

Des mères saisissent leurs enfants, les étreignent farouchement, et dans un geste d'ultime défense, d'autres protègent avec leurs corps leurs bébés, frêles petits êtres, à peine entrés dans la vie.

En des gestes désordonnés, apeurés, des mioches s'agrippent et s'accrochent à leurs grand-mères, à leurs sœurs, à leurs mères.

Et tous ces petits réfugiés de Sartrouville, de Nantes, d'Avignon, tous ces jeunes Lorrains exilés, tous ces enfants des hameaux qui n'ont pas leurs parents près d'eux sont projetés, emportés dans l'antre de la mort.

Seules, des femmes, catholiques pratiquantes, sont résignées. Certes, elles n'ont même pas la consolation des prêtres qui les auraient exhorté à mourir, mais ne sont-elles pas à côté de ce Dieu qui est là dans le tabernacle et, qui, à la dernière seconde, les sauvera peut-être.

Les mains jointes, suppliantes, en une dernière prière, elles espèrent sans défaillance en la Rédemption.

Mais les autres, celles qui ne croient pas, celles qui n'ont aucune foi, combien plus atroces encore se dressent devant elles les affres de la dernière heure !

C'est l'adieu suprême à tous ceux qu'elles ont chéri, à tout ce qu'elles ont aimé.

L'ASPHYXIE ET LA MITRAILLE

Dans un brouhaha effréné, le feu de Bengale meurtrier exerce rapidement ses ravages.

La fumée pique et rougit les yeux, assèche les muqueuses, devient suffocante.

Elle est tellement dense que tous ces êtres s'agitent comme des fantômes. Les poumons étouffent, et semblables à des pantins désarticulés, des enfants tombent, se redressent et chancellent, pour ne plus se relever.

Et comme les rumeurs d'effroi continuent, pareilles à la houle, à s'engouffrer et à se répercuter dans le clocher, comme le combat de la mort contre la vie se poursuit trop indécis, la porte de l'église s'entr'ouvre brusquement.

Les tueurs à l'affût braquent leurs armes automatiques dans la fumée qui reflue sur eux, et ils tirent précipitamment, à l'aveugle, des rafales de leur mitraille.

L'ouverture se referme. Les cris s'apaisent,

mais les plaintes et les râles des mourants montent vers celui qui étend sur l'autel ses bras crucifiés.

VERS LA LUMIÈRE

Alors, comme par miracle, dans le chœur, la porte de la sacristie cède sous le poids de ces malheureuses en délire, agonisantes ou meurtries qui, de leurs pieds et de leurs mains ensanglantées, frappaient et martelaient le bois.

Dans ce choc inattendu, c'est la culbute des corps, tandis que la fumée se précipite à son tour, impétueuse, enveloppante, asphyxiante. Et cependant, c'est un instant de répit en ce lieu de supplices sans fin.

Dans cette pièce obscure, des femmes cherchent encore à fuir. Elles s'efforcent de descendre un escalier branlant pour se réfugier dans un débarras, afin d'essayer de gagner ensuite ou l'extérieur ou les souterrains.

Elles n'en ont pas le temps.

Des projectiles les frappent en pleine poitrine, les abattent en un sanglant jeu de massacre.

Tels des chacals guettant leur proie, les barbares implacables sont là, à l'affût, devant toutes les issues du sanctuaire, déchargeant leurs armes, sans pardon, sans rémission.

Et cependant, deux ombres se faufilent, reculent et se glissent.

Montant sur un escabeau, enjambant le maître-autel, grimpant plus haut encore, de ses mains se cramponnant l'une sur le Christ, l'autre s'appuyant sur le rebord de la pierre, une femme se penche pour respirer par l'étroite baie du milieu de l'abside. Le vitrail se brise et à travers les barreaux, le grillage se soulève, une tête, dans une auréole de cheveux argentés, paraît.

Deux grands yeux noirs, effarés, éblouis, fixent le jour, le soleil, la lumière.

Un moment d'hésitation, puis un corps s'accroupit et s'élance dans le vide.

D'une chute de trois mètres, il tombe lourdement sur un remblai, entre les soubassements de l'édifice.

Déjà, à ces appels suppliants, deux bras se sont tendus. Dans un geste de désespoir, une maman jette par la fenêtre un bébé de quelques mois.

Hélas ! le chérubin gît maintenant, masse inerte, sur les pierres. La mère saute à son tour. Elle reprend et étreint sur son sein sa précieuse progéniture qu'elle couvre de baisers, et les deux femmes, malgré leurs contusions, leurs meurtrissures, longent la cure donnant sur un jardin surplombant la route.

Sauvées, elles sont sauvées !

Pas encore ; les Allemands veillent et épient leurs mouvements. Ils épaulent leurs armes, visent ces cibles mouvantes et font feu.

Une salve de détonations claque dans leur direction.

Après avoir escaladé une murette, la première

femme, atteinte de plusieurs balles, s'affale dans un potager, au milieu de rames de petits pois, dont la voûte de verdure recouvre son corps.

À une vingtaine de mètres derrière elle, la jeune mère a voulu se réfugier dans les cabinets du jardin du presbytère.

Elle s'effondre à son tour, frappée à mort. Son sang éclabousse le crépit de l'intérieur des latrines, rougit son corsage, et près d'elle, son ange chéri meurt, étendu, la tête fracassée.

Pendant ce temps, dans l'église, les assassins poursuivent leur carnage.

Ils peuvent entrer, ouvrir les portes, personne ne se sauvera. La fumée se dissipe, l'asphyxie a fait, leur semble-t-il, son œuvre. Mais toutes leurs victimes qui, en de suprêmes tressaillements, en d'ultimes soubresauts remuent encore, ils viennent les achever en leur broyant les crânes à coups de bottes et à-coups de crosse de leurs mitraillettes.

Enfin, comme la mort ne leur suffit pas, les bourreaux veulent jouir du spectacle du feu.

Par sa disposition voûtée en berceau, ne disposant que d'une petite fenêtre aux remplages flamboyants, la chapelle consacrée à sainte Anne, où les enfants surtout sont tombés plus nombreux que partout ailleurs, va être transformée en un véritable four crématoire.

Des escouades se partagent le travail. Les incendiaires transportent les chaises, les bancs, les voitures des bébés, apportent des fagots, des chargements de paille et de foin.

Ils confectionnent l'immense bûcher devant l'autel de la mère de la Vierge. Ils y jettent les corps encore chauds des enfants avec ceux des femmes, jeunes et vieilles, dont les membres sont déjà raidis par la mort.

Un certain nombre d'autres ne sont peut-être qu'évanouis, que blessés et seront brûlés vifs. Que leur importe !

Ils disposent également des branchages et du fourrage dans le chœur et dans la nef, sur les dizaines de victimes qui, partout, pêle-mêle, jonchent le sol inondé de sang.

Ils établissent sous la sacristie un foyer dont la porte extérieure de la cave servira de tirage pour activer la combustion et la grande tribune en bois est bourrée de matières inflammables.

Quand se terminent ces préparatifs méthodiques et minutieux, des mains sacrilèges fracturent le tabernacle et s'emparent du calice et du saint ciboire en or.

La profanation est accomplie. Le suprême outrage à la chrétienté est consommé.

Puis, le feu est mis, vraisemblablement à l'aide de pastilles incendiaires. Il est jeté sur les combles, dans le clocher, allumé à l'intérieur et il gagne simultanément tout l'édifice.

Le sanctuaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ est un véritable enfer où vont griller des monceaux de cadavres.

VISION D'ENFER

Et tandis que les flammes ronflent et rougissent les voûtes de l'église, léchant, havant, rôtissant, dévorant, calcinant les vêtements, la chair et les os de ces centaines de victimes, en un spectacle effroyable que Dante lui-même n'aurait pu décrire, l'incendie dévore le bourg.

Les guerriers démoniaques d'Hitler, en pénétrant dans chaque immeuble, volent et pillent après avoir exterminé les habitants. En moins de deux heures, le sac de la localité est terminé.

Tout ce qui représente le patrimoine d'Oradour est entre leurs mains ou va retourner au néant.

À l'aide de bombes, de torches en paille et de bidons verts pleins de liquides inflammables, le feu est porté de maison à maison. Étables, granges, hangars, chais, garages, magasins, maisons, villas, écoles, poste, mairie, sont successivement attaqués.

Toute la localité brûle.

On entend le crépitement des tuiles et des ardoises, les craquements des toitures et le sourd grondement des cloisons, des étages et des charpentes s'effondrant avec fracas dans l'énorme brasier.

Au milieu du foyer néant, des pétillements des matériaux et du bois, de la dilatation des métaux se tordant dans des torrents de flammes, des gerbes d'étincelles sont projetées haut dans le ciel. Puis des langues de feu géantes s'élèvent et s'allongent comme de titanesques serpents. La fumée dégorge en flots bouillonnants et tumultueux.

RAUS ! RAUS !

20 heures ! Bondé de villageois et de citadins de retour. de leurs achats à Limoges ou venant passer la journée dominicale du lendemain, le tramway départemental, cahotant et ferraillant, avance vers cet immense lac de feu.

À la dernière halte de Puy-Gaillard, à quelques centaines de mètres seulement des incendies, il n'ira pas plus loin.

Des Allemands, arrogants et menaçants, surgissent et bondissent dans les voitures.

À ces voyageurs apeurés et dont beaucoup aperçoivent brûler leurs foyers, ils leur intiment l'ordre de rester sur place.

Ils exigent leurs papiers d'identité et ils les font se ranger en deux groupes.

Dans l'un, ils rassemblent tous ceux dont la résidence est à Oradour, et, dans l'autre, tous ceux qui demeurent au chef-lieu du Limousin ou ailleurs.

Ces derniers sont gardés là plus d'une heure. Ils seront obligés ensuite de repartir à pied ou en tramway, de fuir ces lieux maudits.

TOUS KAPOUT ! TOUS KAPOUT !

Sous la menace des armes, ils s'en vont, chassés par l'épouvante, et leur raison se refuse à admettre le sort qu'on leur dit avoir été réservé à leurs enfants, à leurs parents et à leurs amis.

Mais les autres, ceux d'Oradour, que vont-ils devenir ?

Les S.S. vont-ils le fusiller ou vont-ils les jeter vivants dans la fournaise ?

Ils les conduisent au village des Bordes, dont une maison est la proie des flammes.

Là, ils les font s'aligner le long d'une palissade devant une mitrailleuse où la soldatesque boche attend des ordres.

Une fosse est déjà creusée, prête à recevoir le cadavre d'un villageois tué et laissé sur la route.

Tous ces gens sont altérés et tremblent de peur. Orpheline de père et de mère, brûlés dans la catastrophe, Mlle Louise Compain nous rapporte ce qui se passa autour d'elle pendant ces moments tragiques.

- Comme nous voulions savoir ce qu'on avait fait de la population,si on avait fusillé des otages, des Allemands nous répondaient invariablement par ces mots :

Tous kapout ! tous kapout !

- Que sont devenus nos femmes, nos enfants ? interrogeaient, haletants d'émotion, les hommes qui étaient avec nous.

- Tous kapout ! tous kapout !

Kapitale maquis ! kapitale maquis !

Nous pensions qu'une bataille s'était peut-être livrée entre le maquis et eux ; mais un Allemand, baragouinant en français, s'approcha de notre groupe et nous expliqua :

Nous trouver des armes et des munitions. Alors faire tout sauter, tout flamber. Écoutez les explosions !...

Nous entendions les maisons s'écrouler en un vacarme effrayant, mais à. aucun moment nous ne percevions le bruit de bombes ou d'explosifs.

Et l'Allemand s'empressa d'ajouter :

Surtout, quand les officiers vont venir, ne m'adressez pas la parole.

Mlle Compain nous dit encore que si des S.S. riaient et paraissaient se réjouir de leur travail, elle en vit un, par contre, un jeune qui, assis à l'écart, sur une pierre, essuyant ses yeux avec le revers de la manche de son uniforme, pleurait de honte et peut-être déjà de remords.

En regardant ce jeune homme, dont l'attitude contrastait si étrangement avec la férocité et l'inconscience des autres, un doute cruel envahit les pensées de Mile Compain.

Et les mots, ces deux seuls mots redoutables : Tous kapout ! tous kapout ! dansèrent devant sa vue, brouillée par les larmes.

Si c'était vrai l... Si tout le monde avait disparu ! Si son père, sa mère et tous ses parents avaient été massacrés ! Mais non, cela n'était pas possible ; pas plus elle que personne ne voulait y croire.

Rails ! Rails !

Près de deux heures après les avoir laissés dans l'incertitude de cette situation, une vingtaine de gens aux visages douloureux sont informés que l'entrée d'Oradour leur est interdite, mais ils sont libres. Ils partent, accablés par le malheur, allant chercher refuge à travers bois, dans les hameaux et dans les métairies des environs.

Ils trouvent, rebroussant chemin, des paysannes éplorées, accourues au secours de leurs enfants qui ne sont pas encore de retour de l'école et dont elles ignorent ce qu'ils sont devenus.

Mais pas une mère ne peut se douter que là bas, dans les incendies qui ravagent Oradour, des enfants, enfermés dans l'église, périssent carbonisés.

DANS LES LUEURS POURPRES DES INCENDIES !

Le jour décline, le crépuscule tombe rapidement, comme s'il avait hâte, ce soir, de prendre des voiles de deuil.

La cité morte tout entière flambe.

Une immense lueur ensanglante les nuages.

L'embrasement se projette au loin sur les collines, éclairant de rougeurs sinistres les arbres et les villages qui apparaissent comme des fantômes sous ce ciel d'enfer.

Aux environs, sur le seuil des maisons inondées d'une aveuglante lumière, alors que les femmes pleurent et prient, les paysans français, la rage au cœur, suivent les progrès de l'irréparable calamité.

Vers vingt-deux heures, alors qu'au-dessus de l'église des flammes paraissent s'élever à plus de trente mètres de hauteur, l'énorme cloche qui, tant de fois, appela les fidèles aux offices religieux, s'effondre dans un bruit de tonnerre et son bronze en fusion va, en coulant, s'amalgamer aux pierres et aux cadavres.

Et pendant toute la nuit, des lueurs pourpres illumineront encore les ténèbres et seront aperçues de Saint-Junien, de Confolens, de Bellac et de Limoges.

Puis, les uns à l'aube, les autres dans la matinée, après s'être livrés autour d'Oradour aux ripailles et aux beuveries, les panzers hitlériens, repus, emportant leur butin, vont partir, ivres de sang et d'ignominie, déshonorant à jamais et l'armée et le peuple allemands.

Enfin, comme des spectres sortant du tombeau, une vingtaine de rescapés, se mêlant aux bêtes errantes, rôderont, sans savoir où se diriger dans ce qui fut une riante et pimpante bourgade et qui n'est plus désormais qu'une vision d'apocalypse.

DANS LA FOURNAISE DE L'ÉGLISE

Ils vont vers leurs foyers et ils n'aperçoivent que des ruines. Ils cherchent des vivants et ils

trébuchent sur des cadavres. Ils viennent embrasser leurs enfants, leurs femmes, leurs mères, leurs sœurs et ils ne trouvent personne.

Pas un ne sait ce que sont devenus les leurs, mais tous espèrent qu'ils sont partis en lieu sûr.

Le jour grandit. Le soleil éclaire les décombres. Une fumée épaisse continue cependant à planer sur Oradour. Le feu brûle toujours. Des odeurs âcres prennent à la gorge et la chaleur est encore trop intense pour approcher des maisons.

Et, cependant, malgré les risques et les périls qu'ils courent si l'ennemi apparaissait de nouveau, des paysans et des cyclistes avides de savoir et de se rendre compte où sont les habitants, où sont les victimes, n'hésitent pas à se hasarder à travers le bourg.

Parmi eux, un instituteur réfugié, M. Henry, et un cordonnier, M. Martial Machefer, qui viennent chercher vainement leurs femmes et leurs deux enfants, sont des premiers à entrer dans l'église.

Avec les rares survivants, ils reculent d'effroi. Pour eux comme pour les autres, aucun doute n'est possible. Les Boches n'ont épargné personne. Toute la population a péri.

Dans ce qui fut le sanctuaire, sous la voûte qui à résister aux flammes, parmi les débris de toutes sortes, dix, vingt, trente, cinquante cadavres à demi calcinés émergent d'une couche d'ossements et de cendres.

Des têtes se sont détachées des troncs, des bras et des jambes gisent çà et là, épars.

Des lambeaux de chairs brûlées sont collés, agglutinés aux murs.

Une douzaine de petits crânes noircis dont, à l'intérieur, la matière cérébrale a gardé une couleur jaunâtre, dorée, sont là, en chapelet, dans le chevet du chœur.

Une main crispée pend après un ornement de fer tordu accroché au maître-autel.

Et devant le bas-relief intact des disciples d'Emmaüs, un corps décapité est étendu en croix.

Des enfants, qui ont dû fuir le plus loin possible de l'asphyxie et des flammes, sont comme aplatis, affaissés le long des murs. Ils n'ont plus de visages humains.

Dans le confessionnal, épargné par le feu et dont la porte est restée ouverte, deux petits cousins, Sadry, 12 ans, et Roby, 14 ans, sont encore debout, se tenant par la main et tournant le dos comme pour éviter les coups de leurs meurtriers.

Sous leurs culottes courtes, leurs cuisses potelées sont sanguinolentes, percées par des balles.

La sacristie s'est effondrée dans la cave, entraînant avec elle, dans le fatras des matériaux, son chargement de corps, mutilés, broyés, carbonisés.

Enfin, dans la chapelle obscure de Sainte-Anne, dont les murs sont recouverts de suie et dont le soubassement de l'autel, porté à l'incandescence, s'effrite maintenant en une fine poussière brune, c'est un amoncellement, un entassement d'ossements informes, grisâtres et fuligineux qui, semblables à du mâchefer, forment une croûte encore chaude, fumante, épaisse et craquelée.

Des odeurs de chair roussie, brûlée, fétide, empuantissent l'air, et les émanations nocives font fuir de dégoût les premiers arrivants écoeurés et oppressés à la vue de cet hallucinant charnier.

Le dimanche soir, Mme Hyvernaud enlève la dépouille de son enfant. Elle la recouvre d'un drap, puis elle l'emporte à la hâte tant elle craint le retour des Allemands et elle va l'enterrer clandestinement dans son jardin, au village de Mazenty où elle demeure.

ON DECOUVRE LA SEULE RESCAPÉE DE L'ÉGLISE

C'est près de l'édifice, dans les jardins du presbytère, en cherchant à reconnaître les corps des malheureuses tombées sous les balles des panzers que, vers quinze heures, en cet après-midi de dimanche, au ciel gonflé d'un orage menaçant, des villageois entendent de longs gémissements provenant du jardin de la famille Bardet, contigu à celui de la cure.

Au secours ! Venez à moi !, appelle faiblement à leur approche une voix exténuée par la souffrance.

Un corps de femme, vêtu de noir, est enfoncé dans la terre, entre deux sillons de petits pois, dont les rameaux forment un berceau de verdure de plus d'un mètre.

C'est grâce à cette circonstance fortuite que les Allemands ne l'ont certainement pas aperçu.

Mme Rouffanche, née Marguerite Thurmaux, âgée de 46 ans, vient d'être découverte par les métayers de Mme de Saint-Venant, chez laquelle ses parents ont servi pendant cinquante-deux ans...

La seule survivante miraculeusement échappée de l'église est transportée avec beaucoup de précautions dans une brouette, puis, chez Mme de Saint-Venant, où elle reçoit les premiers soins du docteur Gandois.

Atteinte de plusieurs balles, les unes lui ont broyé l'épaule et le bras droits et les autres lui ont perforé les deux jambes, la blessée passe la nuit au château de Lapleau et le lendemain, couchée sur un brancard, elle est transportée dans une voiture qui la conduit à la gare de Saint-Victurnien. De là, dans un wagon d'un train de marchandises, elle arrive dans la soirée à l'hôpital de Limoges.

Mme Rouffanche, qui a vu, dans la sacristie, ses deux filles et son petit-fils, un bébé de sept mois, périr à ses côtés, a la consolation d'apercevoir, dans l'ivresse de son malheur, son gendre, M. Peyroux. Celui-ci a passé la journée tragique de samedi après-midi à Saint-Victurnien.

La pauvre rescapée, restée près de vingt-quatre heures étendue, sans bouger, sur le sol du jardin, derrière le presbytère, près de l'église en feu, a perdu beaucoup de sang. Elle est d'une faiblesse extrême, mais, malgré la gravité de son état, les médecins ne désespèrent pas de la sauver.

Aucun autre blessé ne sera découvert.

Partout, les bourreaux ont achevé ceux que le feu ou leurs projectiles avaient épargnés.

CARENCE DES AUTORITÉS

Un tel cataclysme, dont la nouvelle se répand dès le dimanche matin à Limoges, jetant la consternation, bouleversant toutes les consciences, devrait, dès l'après-midi, provoquer sur les lieux le transport de la justice, l'arrivée des autorités françaises, tant pour organiser des secours que pour faire des constatations médico-légales et assurer les mesures d'ordre.

Or, ni le préfet régional, ni les magistrats du parquet, ni le médecin légiste, ni le service sanitaire ne se rendent à Oradour.

Le sous-préfet de Rochechouart se contente de faire une courte apparition, d'aviser et de rendre compte à l'Administration supérieure, seule qualifiée pour prendre toutes décisions utiles...

La peur des Allemands, d'abord, la crainte du maquis ensuite, empêchent sans doute le représentant du gouvernement de Vichy de prendre ses responsabilités alors qu'il dispose de tous les pouvoirs.

Si ce haut fonctionnaire avait le courage et l'énergie d'agir avec fermeté auprès de la feldkommandantur qui, paraît-il, désavoue et se désolidarise déjà de l'action d'infamie commise par cette division de S.S. à son passage dans notre région, le général allemand Gleiniger donnerait des ordres en conséquence pour éviter l'abject travail auquel va se livrer, dans la matinée du lundi, la soldatesque boche,

Il est possible que l'état-major allemand de Limoges, et il en partage alors l'écrasante responsabilité, ait commandé ou se soit associé à cette sinistre et macabre autant qu'odieuse besogne.

LE RETOUR DES ALLEMANDS

Le lundi matin, en effet, les Français qui ont tout perdu n'ont même plus le droit de venir reconnaître et enlever leurs morts. La terre elle-même ne leur appartient plus.

Comme des assassins revenant flairer l'odeur de leurs cadavres, les Allemands, ceux de samedi ou d'autres, peu importe, sont de retour.

Cette fois, ils font le vide devant eux.

Les rescapés et les villageois, accablés de douleur, se sont enfuis à travers les ruines. À leur tour, ils craignent de subir le sort atroce de leurs familles.

De nouveau, les Allemands cernent les décombres, tirent et abattent des animaux.

Puis, des équipes de fossoyeurs s'organisent.

Oh ! elles ne vont certes pas prendre la peine et avoir la pudeur de transporter les victimes dans une fosse commune, au cimetière, pour les enterrer avec l'hommage et le respect qui est rendu aux morts dans tous les pays du monde.

Paix à leurs cendres !

Non, pas pour les séides d'Hitler !

Les Boches vont chercher à effacer en partie, mais ils aggraveront encore leur monstrueux forfait.

Derrière les granges, les chais, les garages, les hangars, à côté de l'église, ils vont, dans les jardins, ouvrir de grands trous dans lesquels, comme du fumier qu'on enfouit, coupant, taillant, écrasant de leurs pelles, pour mieux les entasser, ils y jetteront les restes calcinés de tous ces malheureux, dont certains pourraient être identifiés.

Ils aplaniront ensuite la terre de telle sorte qu'on puisse difficilement retrouver les endroits où auront été enterrés tous ces débris humains.

Et l'église est ainsi débarrassée de tous les cadavres à demi calcinés aperçus le dimanche sur les ossements et sur les cendres.

Les deux petits garçons tués dans le confessionnal, qui auraient pu être enlevés la veille, disparaîtront eux aussi dans l'anonymat du massacre.

Mais le plus odieux sera sans doute cette fosse creusée au fond de la cave du presbytère, dans laquelle les corps de deux mamans et de huit enfants seront, non seulement recouverts de terre et de pierres, mais sur laquelle seront déposées les carcasses, tordues, et je dis bien criblées de balles, des poussettes et des voitures des bébés.

Quel symbole saisissant sur ce charnier et quelle idée de sauvagerie et de fanatique aberration a pu germer dans le cerveau du guerrier qui s'est livré ainsi à ce geste inqualifiable ?

Enfin, se rendant compte certainement de l'impossibilité matérielle de faire disparaître les traces de tant de crimes, les Allemands, les mains couvertes de sang et remplies de chair humaine, abandonnent leur répugnante mission.

Ils repartiront avant midi, laissant un peu partout des cadavres carbonisés au milieu des ruines de la nécropole qu'est devenue Oradour-sur-Glane.

APRÈS LEUR DÉPART

Mais, vous, général Gleiniger, si vous n'avez pas commandé et si vous avez ignoré l'ordre d'extermination des habitants et de la destruction de ce bourg, vous ne pouvez pas invoquer qu'à vingt kilomètres seulement dans le ressort de votre kommandantur, il ne vous incombait pas de prendre, dès le lendemain, les dispositions nécessaires pour assurer l'inhumation décente de toutes ces victimes.

En l'occurence, votre carence ou votre complicité est aussi haïssable et aussi condamnable que le forfait lui-même.

À Limoges, la population atterrée par cet événement incommensurable attend un geste du Maréchal, une décision du Gouvernement.

Elle n'aura même pas la satisfaction d'apprendre la démission, en signe de protestation, du préfet Freund-Valade.

Par contre, de retour de Berlin, le ministre à l'Information, M. Philippe Henriot, qui devait être assassiné dix-huit jours plus tard, vomira à longueur de journées ses philippiques fielleuses contre les patriotes et contre les alliés et n'aura que des paroles laudatives à l'égard du Grand Reich allemand, de son armée et de ses dirigeants.

Pas un mot de regret, pas même une allusion ne seront diffusés sur les ondes de Vichy, ou écrits dans la presse, à la mémoire des martyrs d'Oradour.

UN SINGULIER AUSWEISS

Dans le public, cependant, le bruit court qu'une commission de neutres, composée de représentants ou de consuls de Suisse, d'Espagne, du Portugal et de Suède, se rend à Oradour avec la Croix-Rouge internationale.

On se souvient de l'orchestration de la propagande allemande faite autour de la découverte des charniers de Katyn, où auraient péri, dans une forêt, plusieurs centaines d'officiers polonais, et on veut espérer encore que le gouvernement de Vichy alertera les diplomates étrangers accrédités auprès de lui.

Hélas ! rien de cela ne se produit !

Le mardi après-midi, cependant, le préfet régional se rend avec Mgr Rastouil, évêque de Limoges, et le préfet délégué, sur les lieux du

carnage visiter les ruines et apporter des paroles de consolation aux survivants.

Le digne prélat est tellement ému et tellement troublé en entrant dans le sanctuaire qu'il fond en larmes et défaille devant le maître-autel, violé et profané.

De retour à Limoges, des pourparlers s'engagent avec les autorités occupantes qui vont se livrer à un véritable chantage aux morts. Si la peste se déclarait à Oradour ?

Il convient donc d'envisager d'urgence des précautions sanitaires.

Alors, le général Gleiniger veut bien accepter d'établir et de signer de sa main un ausweiss, valable dix jours seulement, autorisant les Français à prendre les mesures prophylactiques dont la nécessité s'impose.

Et comme ce papier paraît le gêner étrangement, ce général mentionne par écrit que cette permission devra, à son expiration, lui être remise.

Mais j'ai pu, grâce à l'extrême obligeance du médecin-chef dirigeant les opérations de secours, faire photographier ce singulier document et je l'ajoute au dossier...

En voici la traduction :

ÉTAT-MAJOR 686

Limoges, le 14-6-1944. A. B. T. IC

NR. 11
LAISSEZ-PASSER

L'état-major autorise aujourd'hui et les jours

suivants des membres du service sanitaire français (Croix-Rouge), sous la conduite de M. le docteur Bapt (chef du service de Santé du département de la Haute-Vienne), ainsi que de son adjoint, M. le docteur Benech, à faire le trajet de Limoges à Oradour-sur-Glane, pour y exécuter d'urgents travaux sanitaires et de déblaiement.

Ce laissez-passer est valable jusqu'au 22-6-44 et devra être remis à cette date à l'état major.

Le commandant : GLEINIGER,
Major général.

LES SECOURS

C'est dans ces conditions que, trois jours et demi seulement après la tragédie, nos compatriotes vont pouvoir, avec ce laissez-passer, non pas en toute sécurité, mais, comme je l'établirai, à leurs risques et périls d'être arrêtés ou fusillés par la soldatesque allemande, entreprendre les pénibles travaux de recherches de cadavres et de déblaiements.

Dans le courant de l'après-midi de mercredi, une première équipe de secours, venue de Saint-Junien et de Saint-Victurnien, réussit à dégager trente-sept corps, puis à les porter au cimetière, dans une fosse commune.

Au cours de cette journée, deux assistantes sociales, Mlles Lacoste et Dumay, de Saint-Junien, découvrirent dans la cavité dite tombeau, creusée dans l'épaisseur de la table de l'autel, le petit coffret en métal qui contenait les reliques des saints, et dont la présence est obligatoire en tout autel consacré comme était celui d'Oradour.

Notons que l'équipe des grands séminaristes, guidée par un directeur du Grand Séminaire, ne découvrit, du ciboire sorti par effraction du tabernacle, que le couvercle brisé sous les pierres. L'avis de Mgr Rastouil est que les saintes espèces (hosties consacrées) avaient été carbonisées dans le tabernacle, comme dans un four surchauffé, par les flammes des torches humaines qu'étaient les innocentes victimes, et avaient, de ce fait, perdu la présence réelle. Le sacrilège de la destruction du tabernacle saint s'ajoutait au sacrilège du sang répandu dans le lieu saint.

Le jeudi matin, un tramway spécial, le premier circulant à nouveau sur la ligne, part officiellement de Limoges vers Oradour-sur-Glane.

Il contient quelques rescapés réfugiés au chef-lieu du Limousin et trois grandes équipes : la Croix-Rouge avec une section de séminaristes, le Secours National et le service des Ponts et Chaussées, au total près de cent cinquante personnes. Ces groupements sont placés sous l'autorité et la responsabilité de M. le docteur Bapt, médecin inspecteur à la Santé, et de son adjoint, M. le docteur Benech.

Des médicaments, des masques, des gants de caoutchouc, des civières, des cercueils, des pelles et des pioches ainsi que le ravitaillement nécessaire à ces équipes sont chargés dans un wagon spécial.

À l'approche d'Oradour, les conversations se taisent et un sentiment de profonde angoisse s'empare de tous ces hommes en apercevant cette bourgade qui, au milieu des frondaisons de cette douce et verdoyante campagne, leur apparaît comme un mirage.

AU MILIEU DES RUINES

À mesure qu'on avance, là où la Glane traversait d'importantes métairies, ce ne sont plus qu'habitats éventrés, dont les communs présentent la même désolation.

Sur la gauche, l'église sans sa toiture de briques rouges et dont la tour est décapitée de son clocher d'ardoises, apparaît en sa masse trapue de granit, noircie par les flots de fumée et mutilée par le feu. Elle est marquée des stigmates de la douleur et de la souffrance.

Cette ruine n'est plus qu'un tombeau.

Devant l'édifice, des débris de zinc, des gouttières enchevêtrés de treillage sont restés accrochés sur la grande croix argentée, donnant l'impression que le Christ est entouré de fils de fer barbelés.

À droite, au milieu des façades crevées, percées, on lit encore l'enseigne de l'hôtel Milord.

Dans un petit jardin, les fleurs, les légumes, les arbres fruitiers, toute la végétation a été brûlée et la grille qui l'entourait épouse des formes étranges, de confuses arabesques.

Au carrefour des routes du cimetière et de Peyrilhac ; on aperçoit un éboulement continu, un chaos infernal où l'incendie a exercé ses ravages avec une violence inouïe.

Nous voici dans la rue principale du bourg. Des deux côtés, ce n'est plus qu'un enfilade de maisons écrasées. Puis, à l'intérieur de façades aux fenêtres béantes, on aperçoit des amas de tuiles, de pierres, de gravats. On ne trouve même plus l'emplacement des magasins. Une enseigne, par-ci par-là, indique encore qu'il y a eu ici un dépôt de journaux, plus loin, une boulangerie au fond de laquelle on aperçoit un four béant, prêt à engouffrer de nouvelles proies.

Deux carcasses d'autos, dont celle du docteur Jacques Désourteaux, gisent dans la grand'rue.

Des écoles, il ne reste plus qu'un amas de pierrailles où l'on chercherait en vain une classe, un banc, un pupitre, un tableau, un cartable.

À l'étude du notaire, toutes les minutes, tous les actes, recueillis depuis des siècles peut-être, ont été consumés.

Au champ de foire, six cadres de vélos, tordus par les flammes, ayant appartenu à des personnes étrangères à la localité, forment un amas de ferraille. La façade d'une villa, au crépi rose, léchée par les flammes, menace de s'écrouler. La petite mairie n'a plus que ses quatre murs debout. Pas pour longtemps. La maisonnette de la gare des tramways, servant de salle d'attente, et le transformateur électrique n'ont pas été épargnés.

De la poste, bel immeuble moderne, il ne reste plus qu'un squelette de pierre.

Au milieu de son parc et de ses massifs d'oeillets et de roses, ce qui fut la magnifique demeure du maire, le docteur Paul Désourteaux, dresse des moignons de murs écartelés et dilatés par la chaleur du fléau.

À l'intérieur des immeubles, c'est un enchevêtrement de moellons, de ferrailles, de poutres calcinées où, çà et là, émergent quelques objets (poêles ou ustensiles de cuisine, des lits en fer), échappés Dieu sait comment au sinistre.

Enfin, au milieu de toutes ces ruines, dans la puanteur des cadavres, c'est un concert lugubre d'animaux divaguant, apeurés et troublés dans leurs habitudes.

Des bœufs et des veaux beuglent, des moutons bêlent, des chiens aboient et hurlent, des chats miaulent, attendant vainement leur nourriture.

Tiraillées par la faim, toutes ces bêtes appellent désespérément leurs maîtres.

Et dans ce lieu d'indicible cauchemar, des hommes courageux arrivent pour ouvrir les charniers et retirer les débris humains ensevelis sous les décombres.

Leur tâche sera rude. Devant tant d'horreurs, ils devront contenir leur émotion, refouler leurs ' larmes et avoir le cœur bien trempé pour résister aux odeurs de la mort dont partout se dégagent de fétides émanations.

M. le docteur Bapt réunit les équipes et leur donne des instructions sur la répartition du travail.

Les secouristes se forment alors, sous la direction de MM. les commandants de Praingy et Briand, le capitaine de Féligonde et de M. Gralaud, ingénieur aux Ponts et Chaussées.

Des jeunes gens appartenant aux associations Les Routiers et Jeunesse Secours, prêtent également leur concours.

Guidés par leurs chefs d'équipes, tous ces sauveteurs se mettent vaillamment au travail.

À L'ÉGLISE

Les précédant, j'ai tenu, seul, à revenir dans l'église. Sur le seuil, devant la cloche fondue et dont le bronze est encastré dans des pierres tombées de la voûte, le bénitier est rempli d'ossements. Le sol est jonché de douilles de balles noircies par l'incendie. De la tribune, il ne reste même plus trace de poutres calcinées, mais seulement quelques morceaux de charbon de bois...

En face, une chapelle dédiée, me dit-on, à saint Joseph, et d'où on accède au clocher, a été épargnée par le feu.

Elle dut servir de refuge à bon nombre de femmes et d'enfants asphyxiés ou tués sur place.

Tous les objets du culte sont brisés, renversés.

On aperçoit des traces de balles sur les murs, sur le tabernacle et sur l'autel.

La grande plaque de marbre À nos Morts Glorieux, guerre 1914-18, sur laquelle sont inscrits plus de cent noms d'enfants d'Oradour ayant donné leur vie pour la France, est trouée par les projectiles.

La grande nef est vidée de ses chaises et de ses bancs, mais la terre battue est couverte de débris de toutes sortes.

Aux fenêtres, les vitraux ont disparu, pulvérisés sous l'action de la chaleur.

À gauche, le confessionnal est intact. On remarque, sur les montants, des éclaboussures de sang séché, ainsi que des traces de balles.

En face la chapelle de la Vierge, l'autel, les vases, les draperies, les ornements et les statues ont peu souffert.

Deux statues, celle de Notre-Dame de Lourdes et plus loin celle de Bernadette, sont intactes dans cette chapelle latérale de gauche.

Par contre, à droite, la chapelle de Sainte-Anne, puis le chœur et la sacristie sont dans l'état de destruction totale que j'ai précédemment décrit.

Si la statue du bon curé d'Ars est décapitée, celle de Jeanne d'Arc, qui lui faisait face, a disparu, pulvérisée dans les cendres. Le maître-autel s'effrite. Ses pierres tombent en poussière.

Dans le tabernacle béant, passent les rayons du soleil projetés du vitrail d'où Mme Rouffanche a pu miraculeusement se sauver.

Enfin, alors qu'il y a douze jours se célébrait dans cette église la plus pure des cérémonies religieuses, la première communion, aujourd'hui,

en ce même lieu devenu l'antre des trépassés où se déroula l'Épouvante, des pourceaux affamés reniflent la chair humaine et des martinets, aux longues ailes noires, se pourchassent en des cris stridents et saccadés.

L'OUVERTURE DES CHARNIERS

C'est à une équipe de séminaristes qu'incombe la mission d'ouvrir le premier charnier, répéré d'après les odeurs suffocantes qui s'en exhalent, dans le jardin situé du côté sud de l'église, près de l'entrée de la porte de la chapelle Sainte-Anne.

Avec d'infinies précautions, les pelles s'enfoncent dans la terre meuble.

À quelques centimètres de profondeur, apparaissent des effets féminins et d'écoliers, puis une masse de débris humains, noirâtres et informes.

Cinq jours après le massacre, ces monceaux de cadavres sont dans un état de putréfaction et de décomposition avancé.

Se protégeant le visage avec des masques ou à l'aide de mouchoirs, les vaillants sauveteurs dégagent cette chair puante de sa gangue. Puis, ils la saisissent avec leurs mains gantées et ils la déposent sur des planches qui vont servir de brancards.

Successivement, sont sortis des troncs, des têtes et des membres sectionnés de femmes et d'enfants.

Les parties inférieures des corps sont presque toutes détachées, laissant supposer que les victimes ont été atteintes très bas par les projectiles.

Voici, d'un bébé de quelques mois, comme des pièces anatomiques, une main et un pied coupés, dont la chair est encore ferme et rose.

Voici la moitié d'un corps de femme dont le visage est un masque noir d'ivoire. Ses traits et son rictus montrent encore l'effroi et la douleur qui saisirent cette malheureuse au moment de son agonie.

Dans un geste de peur, sa main, aux veines gonflées et saillantes, est fermée, contractée et crispée sur sa poitrine.

Aucun peintre, aucun statuaire ne pourra rendre de telles marques de souffrances comme le document photographique qui, seul, peut les enregistrer.

Voici encore un petit garçon calciné, dont les parents le reconnaîtraient s'ils n'avaient pas eux-mêmes péri avec toute leur famille.

Puis, ce sont des amas de chair cuite et pourrie. Les visages ne sont plus que des globes hideux ; les membres apparaissent comme des racines tordues et charbonneuses.

Dix, vingt corps sont ainsi retirés de cette fosse et déposés quelques mètres plus loin, dans une grange, un des rares bâtiments qui n'aient pas été incendiés.

Là, des survivants et des villageois hésitent à regarder et à se pencher sur ces restes lamentables pour essayer de reconnaître les leurs.

Hélas ! trois ou quatre cadavres seulement sont identifiés.

Pendant ce temps, dans le jardin du presbytère, est exhumé le corps de Mme Henriette Joyeux, née Hyvernaud, âgée de 23 ans, domiciliée à Panazol.

À un mètre d'elle, est également découvert son bébé, âgé d'une vingtaine de mois.

Il s'agit de cette malheureuse qui, arrivée à Oradour depuis la veille, dans sa famille, chercha, après Mme Rouffanche, à fuir de l'église dans les circonstances épouvantables que l'on sait.

Avec Mme Hyvernaud et son enfant, ont péri également son père, sa mère et six de ses frères et sœurs !

À midi, dans la ferme de Bel-Air, les sauveteurs se réunissent pour manger un frugal repas préparé par les soins du Secours National, mais personne n'a d'appétit et chacun commente avec dégoût ces inconcevables atrocités de la barbarie allemande.

L'ÉCŒURANT TRAVAIL SE POURSUIT SANS RELÂCHE

Et le travail reprend, pénible, écoeurant.

Dans l'église, les ossements et les cendres sont ramassés dans des baquets et des lessiveuses, dans des seaux et autres récipients.

On les passe au crible pour en retirer les fers des galoches des enfants et en extraire quelques alliances, quelques bagues, quelques bijoux calcinés.

Il faudra cependant se servir de la pioche pour enlever, dans le chœur, dans la sacristie, et surtout dans la chapelle Sainte-Anne, ce magma de débris humains, durs comme du ciment.

Jusqu'au soir, les équipes de secours ouvriront de nouveaux charniers, fouillant les ruines pour y découvrir des cadavres.

Ces restes, pour la plupart informes, qu'on asperge de chlorure de chaux et d'où dégouline une matière visqueuse et nauséabonde, sont transportés au cimetière, soit sur des petites voitures à bras, soit dans de pleins tombereaux.

Et les survivants, hébétés, pétrifiés, ne réalisant pas l'horreur du spectacle qui se déroule sous leurs yeux, se découvrent instinctivement au passage de toutes ces victimes de la sauvagerie teutonne.

Dans la crainte du retour des Allemands et au milieu du danger des murs s'écroulant comme des châteaux de cartes, - l'aspect des ruines se modifie d'heure en heure, - les dévoués sauveteurs, suant, peinant, éreintés, continueront sans relâche, pendant cinq jours, leur macabre travail.

Chaque jour, d'ailleurs, apporte des détails plus horrifiants les uns que les autres sur l'extermination de toute cette laborieuse population.

Un jour, c'est la découverte d'un puits où ont été jetés des cadavres ; le lendemain, c'est la vision tragique d'un corps carbonisé dans l'étouffoir d'un boulanger ; le surlendemain, c'est la mise à jour, au fond d'un charnier, des restes hideux de l'infortuné maire. Celui ci, le docteur Paul Désourteaux, tué de deux balles en plein cœur, ainsi que l'indique son portefeuille troué par les projectiles, a été brûlé et jeté le premier dans la fosse creusée hâtivement dans le jardin du chai de M. Denis. Mais, ni ce dernier, ni le docteur Jacques Désourteaux ne seront retrouvés.

C'est encore le dégagement, dans une maison, de cinq jeunes filles, comme cuites, ratatinées, grillées dans un four.

C'est la remontée saisissante, de la cave du presbytère, de tous ces enfants suppliciés.

C'est aussi la trouvaille significative de plusieurs centaines de bouteilles de champagne et de vins vieux, récemment vidées, faite dans les communs de chez M. Dupic, dernière maison brûlée, le dimanche matin, dans le bourg. C'est là où les Huns se sont livrés à leurs dernières beuveries.

Puis, c'est la nécessité impérieuse d'empoisonner les chiens et les chats, l'obligation d'abattre des taureaux devenus furieux dans une étable, comme celle de faire brûler, pour éviter des épidémies, des bêtes déjà mortes de faim et encore attachées à leurs mangeoires.

Cinquante moutons vont être la proie des flammes et leurs cendres ne représentent pas même le dixième de celles retirées dans l'église.

C'est la récupération des poulets et des lapins qui courent, s'enfuient et se gîtent un peu partout.

C'est aussi le travail du numérotage des maisons et l'établissement plus délicat, à l'aide de quelques rescapés fournissant des indications précaires, du recensement des propriétaires, des locataires et membres des familles de chaque immeuble, pour tenter de dresser la longue liste de deuil des victimes.

Puis, dans la ferme de Bel-Air, la vie reprend ses droits. Une mairie a été installée dans une grange. M. Moreau; inspecteur des mairies, a été chargé d'assurer les fonctions de premier magistrat municipal.

Les hameaux sont rattachés aux communes de Javerdat, de Peyrilhac, de Saint-Victurnien.

Le Secours National établit les fiches des sinistrés survivants et leur distribue des vêtements et des sommes d'argent pour subvenir à leurs premiers besoins.

Tous ces pauvres gens sont recueillis et hébergés avec empressement dans les villages des environs.

Enfin, avant de regagner Limoges, après leurs journées harassantes, les équipes de secours, dont chaque homme est porteur de brassées de fleurs des jardins ou des champs, se dirigent vers le cimetière rendre un dernier hommage aux habitants d'Oradour.

HOMMAGE AUX VICTIMES

Cérémonies d'une émouvante grandeur dans leur simplicité et dans leur tristesse.

Devant un rideau de chênes hauts et touffus, qui forment comme une toile de fond au vieux cimetière, seul endroit non souillé par les barbares, la dernière charrette, tirée par des boeufs, recouverte de feuillage et de fleurs, au sommet de laquelle a été attaché un petit drapeau bleu, blanc, rouge, cravaté de crêpe, déverse sa macabre cargaison dans la fosse, profonde de plusieurs mètres, où vont reposer, clans l'anonymat, ces centaines de victimes.

Tout autour, les sauveteurs, portant le brassard de la Croix-Rouge, forment la haie, parant de leurs bouquets les rebords du tombeau.

Puis, les séminaristes se groupent autour de l'abbé chargé de l'office religieux.

Deux assistantes sociales, Mlles Lacoste et Dumay, jettent dans la fosse une splendide gerbe de roses cueillies dans les jardins, gerbe au cœur de laquelle elles ont, en une noble et touchante pensée, enchâssé un petit morceau de fanion tricolore qu'elles ont trouvé dans l'église.

L'absoute commence. Les prières s'élèvent dans un impressionnant silence.

Le Pater est récité, puis le Libera nos Domine. Enfin, après le Miserere, les séminaristes et des jeunes gens scouts entonnent le pathétique Chant des Adieux.

Alors, spontanément, les assistants, entrelaçant leurs bras, se tenant par les mains, forment une chaîne ininterrompue et chantent d'une même voix le refrain grave et sublime : Ce n'est qu'un au-revoir, mes frères.

Et tous les hommes présents, qu'empoigne une émotion intense, ne peuvent retenir leurs larmes, tandis que des femmes sanglotent et que plusieurs d'entre elles s'affaissent.

Chaque soir, lorsque le soleil descend à l'horizon, se renouvelle ainsi, dans un même recueillement, devant de nouvelles couches de morts, l'absoute, donnée successivement par les abbés lorrains MM. Jean-Louis Versat, Tousch, Timmer, par M. Dima, économe au Grand Séminaire de Limoges, et par M. Courtaud, curé de Saint-Victurnien.

COMME DES CORBEAUX SUR UN CHAMP DE BATAILLE

C'est au cours de l'après-midi du 19 juin, peu avant cette pieuse manifestation, que, comme des corbeaux s'abattant sur un champ de bataille, des camions, pleins d'Allemands en armes sont arrivés dans Oradour, jetant le trouble et le désarroi parmi les équipes des sauveteurs.

Selon leur habitude, et comme au soir du massacre, ils cernent l'entrée du bourg et ils placent leurs mitrailleuses en position de combat.

Des personnes venues à pied ou à bicyclette de Limoges, les rescapés et les villageois se sauvent à toutes jambes. Et, déjà, des coups de feu sont tirés de différents côtés par ces furieux guerriers cherchant à semer la panique et la terreur parmi tous ces gens inoffensifs, venus enterrer et pleurer des morts.

Le lecteur m'excusera d'ajouter un épisode personnel à cet incident qui lui montrera combien, les uns et les autres, nous étions peu rassurés sur notre sort, et l'auteur de ce récit, en raison de sa profession, encore moins que tous les sauveteurs munis, eux, d'un ordre de mission.

C'est après avoir photographié l'école éventrée des petits Lorrains que, débouchant des ruines au carrefour de l'église, je me vis entouré, sans les avoir entendues, par plusieurs escouades de ces fougueux conquérants.

Heer ! Heer ! papeer ! papeer !

Le feldgrau, qui tenait en mains ma carte d'identité, ne comprenant pas un mot de français, me fit alors placer contre un mur, devant une mitrailleuse et gardé par quatre sentinelles j'attendis pendant douze minutes l'arrivée d'un interprète. Me rappelant que, quelques jours auparavant, j'avais été fouillé à Guéret, une dizaine de fois, je craignais de subir la même inquisition ; or, cette fois, aggravant mon cas, je parvenais difficilement à cacher mon appareil photographique, qui formait une boule volumineuse dans la poche de mon pantalon, et je portais, en outre, sur moi, une cinquantaine de feuillets de notes de mon reportage ; mais, aussi rigoureusement surveillé, il m'était impossible de m'en débarrasser.

Et, si je pensais être fusillé ou être pris comme otage, mon impression première la plus pénible fut de n'apercevoir autour de moi aucun Français.

Lorsque l'interprète arriva, après avoir vérifié l'identité et l'ordre de mission d'un ingénieur que lui amenaient quatre Allemands, je fus, à mon tour, accompagné de mes gardiens, conduit devant lui.

Si les Allemands n'ont aucun respect pour autrui, ils exigent, par contre, qu'on en ait à leur égard. Ne sont-ils pas Uber Alles, la race élue ?

J'estimais donc, par habileté et non par politesse, qu'il valait mieux ôter mon chapeau et le garder à la main.

Ma carte d'identité portant la qualité d'inspecteur et non ma profession de journaliste, je dus indiquer les raisons de ma présence à Oradour.

À tout hasard, j'expliquais qu'inspecteur d'assurances !... j'étais venu sur les lieux me rendre compte de l'importance des sinistres, au nom des héritiers de mes clients, et qu'en outre, je faisais partie d'une équipe de déblaiement...

L'Allemand hésita un instant, me montrant que ma tenue n'était pas celle d'un ouvrier, et me demanda un ordre de mission que je n'avais pas, mais l'ingénieur français M. Fichot, précisa, et je ne saurais trop l'en remercier, que j'étais bien inscrit dans son équipe des Ponts et Chaussées.

L'interprète n'insista pas et surtout ne pensa pas à me fouiller. J'étais libre !

Mais lorsque, mon compatriote et moi, nous voulûmes reprendre nos vélos, nous eûmes la désagréable surprise de ne plus les retrouver là où nous les avions laissés.

Avec d'autres bicyclettes, les Allemands les avaient chargés sur leurs camions, et nous dûmes prier l'interprète de bien vouloir donner Us ordres pour nous les faire remettre.

J'ajouterai que je battis ensuite un record cycliste de vitesse en traversant la localité redevenue désertique, et j'appris à Limoges, par le docteur Bapt, directeur des opérations de secours, qu'avec une assistante sociale, ils avaient été eux-mêmes mis en joue par les Allemands, alors qu'ils revenaient de prodiguer des soins, dans un village, à l'un des survivants.

Ces Messieurs, après avoir tué lapins et volailles et raflé plusieurs vélos laissés par leurs propriétaires en fuite, s'étaient contentés de repartir sans prendre d'otages.

Cette halte d'une centaine de rôdeurs boches fut considérée par la kommandantur comme fortuite et, bien entendu, l'état-major feignit de l'ignorer.

Quoi qu'il en soit, avant et après cette apparition insolite, les paysans et surtout les survivants, craignant d'être arrêtés, découchaient des villages et ils partaient, chaque nuit, se réfugier dans les bois.

La terreur, en effet, régnait partout.

À Limoges, les rumeurs les plus invraisemblables circulaient sur le sort des infortunés rescapés et redoutant les agents de la Gestapo personne, dans un lieu public, n'osait parler d'Oradour.

LA DECLARATION DE MME ROUFFANCHE

Je dois à l'obligeance de Mle Delord, chef de service à la préfecture, cabinet du préfet régional, d'avoir pu, en sa présence, voir Mme Rouffanche, la seule survivante de l'église.

Grâce à l'amabilité de cette jeune fille, attentionnée et compatissante, chargée par le préfet régional de veiller sur la blessée et à laquelle elle rendait chaque jour visite, Mme Rouffanche, mise en confiance, voulut bien me relater les circonstances et les péripéties du drame qu'elle avait livré contre la mort et qui m'ont permis, sur ses indications, d'en décrire, en suivant leur déroulement, les scènes d'horreur et son évasion quasi miraculeuse.

C'est à l'hôpital de Limoges, salle Sainte-Élisabeth, quelques jours seulement après la tragédie d'Oradour et dès que l'état de la blessée le permit, qu'une sœur dévouée et miséricordieuse, sœur Jeanne-d'Arc, veillant jour et nuit sur sa chère rescapée, voulut bien m'introduire auprès d'elle.

Dans une petite chambre de quatre malades, Mme Rouffanche reçut non l'étranger, non le journaliste - elle ignorait ma profession ... mais l'ami, le parent.

À vrai dire, je ne pris pas d'interview, me gardant bien de l'interroger, préférant sans l'interrompre, écouter ses paroles prononcées d'une voix faible et douloureuse.

Dans la blancheur des draps, entouré de cheveux grisonnants, son visage hâve, cireux, porte les marques profondes de la souffrance.

Ses grands yeux noirs nous regardent avec douceur, mais ils paraissent plongés dans un rêve.

Ce qui surprend, c'est la sobriété, la pudeur, la dignité de ses paroles. Elle raconte ce qu'elle a vécu, calmement, posément, sans jamais varier dans ses déclarations.

Si elle omet un détail et qu'on le lui rappelle, elle répond simplement :

Oui, j'oubliais de le dire.

Mais sa mémoire reste fidèle.

Voyez-vous, c'est un si grand cauchemar pour moi que toutes ces choses...

Mme Rouffanche m'indique les proportions de l'engin qui cracha ses fumées noires, asphyxiantes :

C'était une caisse du volume et de la hauteur de ma table de nuit. Personne ne voulut s'en approcher, mais elle n'explosa pas.

Lorsque Mme Rouffanche fut dans la sacristie, avec ses deux filles, Mlle Andrée Rouffanche, âgée de 21 ans, et Mme Amélie Peyroux, âgée de 23 ans, cette dernière, dans l'affolement et dans la panique, échappa son petit garçon, un bébé de sept mots, qui disparut dans la fumée aveuglante.

Je priais, me dit Mme Rouffanche, je priais de toutes mes forces pour qu'il devienne un ange...

L'enfant fut retrouvé par sa mère, mais, peu après, Mile Andrée Rouffanche s'effondrait, tuée d'une balle tirée sous l'escalier de la sacristie par les bourreaux allemands entrés par une porte d'un débarras donnant de plain-pied, place de l'Église.

Dans la bousculade et les cris de toutes ces femmes et de tous ces enfants, cherchant à fuir l'asphyxie et à se protéger des projectiles meurtriers, Mme Rouffanche, perdant de vue sa fille, Mme Peyroux, et son bébé, sauta par le vitrail, dans les conditions que nous avons relatées.

De cette chute, elle se releva sans mal, mais elle se lamente de n'avoir pu, ensuite, saisir dans ses bras l'enfant de Mme Joyeux.

Puis, atteinte par les balles, tapie dans les petits pois, elle eut la présence d'esprit et l'instinct de conservation de se dissimuler le mieux possible.

Pendant des heures, je grattais la terre avec mes doigts, cherchant à m'enfoncer et à m'en recouvrir les vêtements pour ne pas être découverte.

Mes blessures me faisaient bien souffrir, mais, pendant toute la nuit, j'avais surtout très soif et je suçais sans cesse les petits pois et les cosses pour me désaltérer.

Au petit jour, j'entendis des voix d'hommes qui se rapprochaient. Je tournais la tête de leur côté. C'étaient encore des Allemands. L'un d'eux vint traire, non loin de moi, une vache errante, mais il ne m'aperçut pas.

Après leur départ, Mme Rouffanche essaya de ramper plus loin, mais les douleurs provoquées par ses blessures l'en empêchèrent.

Je voulais tant aller me jeter dans la Glane, pour ne pas survivre à tous les miens qui ont disparu. Je n'en ai eu, hélas ! même pas la force.

Enfin, au début de l'après-midi de dimanche, Mme Rouffanche appela trois fois au secours, mais ses appels étaient si faibles qu'ils restèrent sans réponse.

Un moment après, écoutant parler patois, elle se redressa et se mit à nouveau à demander de l'aide.

Cette fois, des métayers de Mme de Saint-Venant l'entendirent et accoururent.

Mme Rouffanche a terminé son récit. Ses yeux se ferment. Des larmes perlent sous ses paupières.

Mlle Delord lui offre des gâteaux et une bouteille de vin fortifiant.

Vous êtes trop bonne pour moi, Mademoiselle, c'est trop, beaucoup trop !...

Et sur les lèvres de cette paysanne limousine, si humble, si modeste, si chrétienne, si française, pas un mot de haine, pas une parole de vengeance ne sortira de son coeur.

Mariée il y a vingt-cinq ans, en 1919, Mme Rouffanche, originaire de Landouge, près Limoges, perd dans le carnage d'Oradour son

mari, âgé de 52 ans, métayer ; son fils Jean, âgé de 19 ans ; sa fille Andrée, âgée de 21 ans ; sa fille Amélie, épouse Peyroux, âgée de 23 ans, et son petit-fils, âgé de sept mois.

Il lui reste son gendre, M. Peyroux, et ses vieux parents, métayers au domaine Laplagne, aux Vaseix, route de Saint-Junien, entre Oradour et Limoges.

Les familles Rouffanche et Peyroux habitaient non pas dans le bourg, mais sur la route du Repaire, près d'un étang, dans une métairie appartenant à M. Besson.

À l'exception d'une grange, tous les bâtiments ont été incendiés et les économies des deux ménages n'ont pas été retrouvées.

Après un mois de soins empressés, l'état de Mme Rouffanche s'améliora, l'infection des plaies put être écartée, la malade commença à reprendre des forces et, le mois suivant, on pouvait envisager son rétablissement, après une très longue hospitalisation.

LA DESTINÉE

Tragique destinée que celle de tous ces habitants dont les familles entières sont exterminées.

Dans ce bourg, où tout le monde était plus ou moins apparenté, des survivants ont perdu dix, vingt, trente parents.

Mais que dire de ceux qui sont venus se faire

massacrer à Oradour, attirés on ne sait par quelle affreuse fatalité.

C'est une jeune institutrice de Limoges, Mlle Couty, venue remplacer la directrice, Mme Binet, malade, et dont le séjour se terminait ce samedi soir...

C'est un jeune homme de Lille, se rendant à Toulouse, qui, bloqué à Limoges par suite de l'obstruction des voies ferrées, descendit chez un de ses camarades de guerre. Celui-ci lui conseilla d'aller passer quelques jours à Oradour-sur-Glane, petit coin tranquille.

Il y arriva le matin du drame et trouva difficilement une chambre. À Limoges, il avait laissé une lettre pour sa fiancée dans laquelle, funeste pressentiment, il craignait une mort prochaine.

C'est une jeune femme, Mme Villatte, mère d'un bébé, le petit Christian, âgé de trois mois, employée aux Assurances Sociales, venue chez ses beaux-parents, buralistes à Oradour, parce qu'elle redoutait les bombardements aériens à Limoges.

La mère, la fille, le fils, la belle-fille, le petit-fils et la grand'mère ont péri.

C'est M. Sauviat, directeur dans une fabrique de chaussures, qui, pendant la construction d'une tranchée familiale, était venu avec sa femme à Oradour, passer ses congés payés.

C'est M. Bergeron, père du docteur Bergeron, chef du service de santé militaire, venu de Saint-Victurnien à bicyclette faire réparer une paire de souliers.

C'est M. Tournier, chef de musique à Limoges, arrivé le matin à Oradour, pour donner une leçon et chercher un peu de ravitaillement.

C'est M. François Milord, sous-lieutenant à Lyon, arrivé depuis quelques jours pour assister au baptême de son fils.

C'est encore une jeune fille de 20 ans, Mlle Couturier, venue le samedi matin de Limoges avec soir fiancé pour être présentée à la grand'mère de celui-ci. Les jeunes gens étaient arrivés sur un tandem acheté la veille par M. Couturier père.

Ce sont deux petits frères, Charles, 12 ans, et Serge Lévignac, 10 ans, qui étaient arrivés seulement depuis le mardi d'Avignon où, pour éviter des bombardements, les parents les envoyaient en Limousin. Ils avaient été accompagnés par leur père. Celui-ci, un jour plus tôt qu'il ne l'avait prévu tout d'abord, était reparti par le tramway du samedi matin, lorsqu'avant de reprendre le train pour la Provence, il apprit le dimanche matin, en gare de Limoges, l'extermination de la population d'Oradour.

Bien d'autres cas aussi douloureux ont dû être cités par des parents et des amis des infortunées victimes.

À LA CATHÉDRALE DE LIMOGES

À Limoges, les équipes de sauveteurs rapportant chaque soir des détails nouveaux sur l'enfer d'Oradour, l'émotion de la population, loin de se calmer, ne fit que croître.

Les patriotes des mouvements de résistance imprimèrent des tracts clandestins et les répandirent dans la ville et dans la campagne.

À plusieurs reprises, la radio française de Londres, alertée par les F. F. I., mais insuffisamment renseignée, fit état du massacre de la population d'Oradour et des atrocités allemandes.

Mgr Rastouil, évêque du diocèse, flétrissait, en chaire, en un sermon éloquent, prononcé à l'occasion de la fête du Sacré-Cœur, l'acte inqualifiable commis par l'armée allemande.

À son tour, M. le pasteur Chaudier prononça, au temple de l'Eglise réformée, un sermon d'une belle élévation de pensées sur l'Épouvante est partout, inspiré par l'inhumaine tragédie d'Oradour.

Puis, ne pouvant en donner publicité dans la presse, Mgr Rastouil fit annoncer dans toutes les églises qu'un service religieux serait célébré à la Cathédrale le mercredi 21 juin, à 0 h. 30 du matin, à la mémoire des morts de ces jours derniers.

Ainsi, malgré la présence des troupes d'occupation, les deux représentants les plus qualifiés de l'Eglise Catholique et de l'Eglise protestante n'hésitaient pas à prendre hardiment et courageusement position, élevant leurs voix autorisées pour stigmatiser les actes d'indicible sauvagerie commis par les panzers hitlériens, massacrant des centaines d'innocents.

Et lorsqu'on connut la décision de l'évêque, prise sans en référer aux autorités allemandes, le 21 juin allait être à Limoges une journée de deuil et revêtir le caractère d'une grandiose manifestation de sympathie pour honorer les martyrs d'Oradour, en même temps que de protestation contre la barbarie teutonne.

Tous les magasins et tous les cafés étaient fermés. Les administrations publiques et le journal Le Courrier du Centre avaient sorti leurs drapeaux, mis en berne et cravatés de crêpe.

Et malgré la crainte et la terreur qu'inspiraient les Allemands, malgré la possibilité d'incidents qui retinrent chez eux beaucoup de femmes, de jeunes filles et d'enfants, une foule immense se rendit ce mercredi matin à la Cathédrale.

Canalisées par un important service d'ordre, vingt mille personnes, davantage peut-être, se pressaient à l'intérieur et autour de l'édifice.

Aux premiers rangs de l'assistance, avaient pris place toutes les autorités de la ville.

Au milieu d'une émotion générale, la cérémonie se déroula, imposante et majestueuse. L'hommage aux morts était d'une dignité absolue.

MANŒUVRES DE BASSE POLICE

La grand'messe solennelle des morts prenait fin. Mgr Rastouil, qui avait assisté à son trône, allait revêtir la chape pour donner lui-même l'absoute quand M. le Préfet Régional le faisait prévenir que la police craignait quelque danger sous la Cathédrale, et invitait Son Excellence à abréger la cérémonie si possible.

Conscient de sa responsabilité, à la pensée d'une explosion, d'un effondrement de la voûte sur une foule aussi dense, Mgr l'Evêque décidait de supprimer l'absoute. Mais aussitôt, pressentant la catastrophe que produirait la panique sur une assistance déjà alertée par les allées et venues insolites de policiers, il termina la cérémonie par la récitation d'un De profundis pour les victimes et d'un Pater et Ave Maria pour les familles des victimes. Et suivant l'usage, il salua les autorités et gravement sortit le premier, suivi des autorités et des fidèles qui, quoique en éveil, n'avaient pas soupçonné de péril.

Dans toute la ville on ne tarda pas à avoir l'explication de ce service funèbre sans absoute et des interventions de la police auprès du Préfet, et de celui-ci, par M. l'Archiprêtre de la Cathédrale, auprès de Mgr l'Evêque.

Déjà, depuis la veille, ne disait-on pas que la Gestapo et la Milice avaient l'intention de troubler la cérémonie et que les souterrains de la Cathédrale étaient minés.

Ce bruit s'était propagé intentionnellement pour empêcher les hésitants et les peureux de se rendre à la manifestation et ainsi pour en diminuer l'ampleur.

Et, soit complot de la Gestapo ou de la Milice, mais en tous cas manœuvres de basse police, on découvrit, en effet, pendant le service commémoratif, deux trous suspects dans une maison reliée à l'édifice par un souterrain.

Les policiers, craignant ou prétextant que des explosifs pouvaient être déposés dans la Cathédrale, pour la faire sauter au moment où se trouvaient des milliers de fidèles, l'évêque fut invité, par mesure de sécurité, à abréger la cérémonie.

Deux individus, ayant appartenu aux Waffen S.S., furent arrêtés, puis remis en liberté sur l'ordre de la Gestapo.

Ce coup d'intimidation manqué n'en produisit pas moins une vive émotion à Limoges, ce jour même où la Milice prenait un arrêté créant au centre de la ville une zone réservée, entourée d'une enceinte fortifiée de blockhaus, de chicanes, de barricades et de meurtrières, pour se protéger d'une attaque possible des forces de résistance et des patriotes du maquis.

Enfin, au cours de l'après-midi, ce mercredi 18 juin, une émouvante cérémonie, réplique de celle de la matinée, se déroula, en présence de plusieurs centaines de personnes, au cimetière d'Oradour-sur-Glane.

Après les rites religieux, Mgr Rastouil, M. le pasteur Chaudier et M. Freund-Valade, préfet régional, prirent la parole pour honorer la mémoire des suppliciés et dénoncer le caractère effroyable de ce drame de l'épouvante.

Mais le cran et l'attitude de l'évêque dans ces douloureuses circonstances et son action approuvée par toute la population allaient attirer sur lui les foudres des miliciens.

Vingt jours après, le 7 juillet, prétextant que le prélat n'avait pas célébré lui même un office religieux à la Cathédrale, à la mémoire du ministre Philippe Henriot, et ne s'était pas fait représenter à la cérémonie organisée à cette occasion au monument aux Morts, Mgr Rastouil était arrêté, à 8 heures du matin, à l'évêché, par la police du gouvernement de Vichy, et emmené comme un malfaiteur en résidence surveillée à Châteauroux.

RECHERCHE DES MOBILES

Ce récit serait incomplet si je n'examinais pas en toute impartialité la cause qui a pu, non pas justifier, mais servir de prétexte, en admettant qu'il y en ait un, au déclenchement d'un tel massacre de vies humaines.

Le Français, épris de justice et d'équité, plus peut-être que tout autre peuple libre, cherche toujours à connaître la vérité, quelque cruelle qu'elle soit, pour juger ensuite les coupables sur la gravité de leurs actes.

Sa conscience se révolte à admettre un fait sans motif, alors que l'Allemand, lui, l'accepte sans discuter, si ce crime est accompli dans l'intérêt même de la nation, ce qui, d'ailleurs, ne saurait être le cas dans la tragédie d'Oradour qui restera dans l'histoire de l'Allemagne comme une tache de sang indélébile.

Aussi, dès le lendemain de la destruction de cette paisible bourgade limousine, les versions les plus diverses ont-elles été émises sur les mobiles qui ont pu pousser l'état-major allemand ou seulement un officier de la division panzer Das Reich à commander et à commettre de semblables atrocités.

LE PASSAGE DE LA DIVISION PANZER DAS REICH

Ces différentes versions, je vais les mentionner telles qu'elles ont couru dans le public à Limoges, les jours suivant l'accomplissement du monstrueux forfait.

Venant du Midi de la France et remontant à moteurs forcés vers la Normandie, cette division blindée aurait été arrêtée dans la traversée du Massif Central, en Corrèze, par les forces de résistance.

Après un accrochage sérieux à un endroit qui n'est d'ailleurs pas précisé et où les pertes auraient été sérieuses de part et d'autre, les panzers se seraient divisés en plusieurs colonnes.

L'une d'elles aurait été chargée, les jeudi et vendredi 8 et 9 juin, de délivrer les Allemands prisonniers des patriotes à Tulle et de reprendre cette ville où le combat se poursuivait avec des alternatives diverses.

Après avoir, à titre de représailles, pendu une centaine de personnes au chef-lieu du Bas-Limousin, où il y avait eu, en outre, plusieurs centaines de morts dans la bataille livrée entre le maquis et la garnison allemande, cette colonne blindée Das Reich remonta par la Haute-Vienne où ses détachements cantonnèrent dans plusieurs localités autour de Limoges et notamment à Rochechouart et à Saint Junien, à Nieul et à Saint-Hilaire-Bonneval.

De Limoges, où elle a été vue en stationnement au Champ de Juillet, les matins des samedi et dimanche 10 et 11 juin (avant et après le carnage d'Oradour), elle se serait dirigée vers le Nord-Ouest, en évitant de suivre les grandes routes comme la nationale N° 147 de Limoges à Poitiers, coupée en maints endroits, et notamment à Bel-lac, par les Forces Françaises de l'Intérieur.

Elle aurait alors emprunté la route secondaire de Limoges à Confolens pour gagner Poitiers, où, dans le bombardement de cette ville par l'aviation anglo-américaine, elle aurait été en partie décimée.

Cette colonne, a-t-elle reçu des instructions de l'état-major de la Kommandantur régionale, pour protéger et dégager Limoges que l'on disait, d'un moment à l'autre, devoir être pris par le maquis, et ainsi rassurer la garnison allemande de la capitale du Limousin ? L'hypothèse est plausible, mais seul le général Gleiniger peut le savoir.

Quoi qu'il en soit, la destruction d'Oradour et l'extermination de ses habitants sont-elles le fait, comme on l'a dit, d'une affreuse méprise qui aurait sauvé Oradour-sur-Vayres de ces atrocités ?

Oradour-sur-Vayres était, en effet, le centre d'une région très mouvementée, où les exploits des maquisards étaient fréquents et longuement commentés.

La Kommandantur de Limoges, d'accord avec son service de renseignements de la Gestapo, a-t elle pris la décision de faire, à titre de représailles, un exemple en Haute-Vienne, en détruisant totalement une bourgade pour venger les Allemands tués sur les routes dans les embuscades tendues par les patriotes et avait-elle choisi Oradour-sur-Vayres ? C'est une supposition qu'on peut également retenir.

Oradour-sur-Vayres est à 40 kilomètres au sud-ouest et Oradour-sur-Glane à 22 kilomètres au nord-ouest de Limoges. Sur la carte, le détachement de la division Das Reich s'est-il trompé ? Au départ, ne lui aurait-on pas donné des renseignements suffisants et n'a-t il pas ignoré l'existence de deux localités du même nom ?

Il est à remarquer que les principales représailles exercées par l'ennemi en Dordogne se situent l'une à Brantôme, à 27 kilomètres, et l'autre à Rouffignac, à 30 kilomètres de Périgueux, chef-lieu du département, et en Corrèze, au Lonzac, à 29 kilomètres de Tulle, chef-lieu du département.

Est-ce une simple coïncidence des mêmes distances kilométriques ou la décision d'un même chef de prendre des mesures de terreur dans un périmètre déterminé des trois grandes villes de la région qu'il administrait ?

Quoi qu'il en soit, il est un fait patent et fort troublant.

Au retour, le dimanche soir 11 juin, à son cantonnement de Saint-Hilaire-Bonneval, un jeune officier de la colonne Das Reich déclara à deux personnes : Nous sommes allés faire une expédition punitive à vingt kilomètres de Limoges. Le village a été la proie des flammes et toute la population terroriste a péri.

Il ne pouvait être question que d'Oradour et de l'exécution d'un ordre précis.

AUTRES HYPOTHÈSES

S'il s'agit bien de la division vue de nouveau à Limoges le dimanche matin et de retour le même jour à Saint-Hilaire-Bonneval, il est possible que ce soient les mêmes Allemands qui, repartis le lundi, à 4 heures du matin, sont revenus à Oradour enfouir leurs victimes dans les conditions horribles que l'on sait.

Or, les autres versions de la répression des barbares sont les suivantes :

1° De passage à Oradour, la veille ou le samedi après-midi, une voiture de cette colonne allemande de S. S. s'arrêta dans le bourg pour demander de l'essence chez un garagiste, M. Poutaraud. Celui-ci aurait déclaré ne pas en avoir. C'est en vérifiant ses dires que les S.S. auraient découvert, dans son garage ou dans une grange lui appartenant, un stock d'armes, et c'est à la suite de cette découverte que l'ordre aurait été donné de détruire le bourg et ses habitants.

Cette thèse est d'autant plus inadmissible que les panzers se seraient assuré d'abord la personne de M. Poutaraud pour le fusiller un des premiers.

Or, parmi les rares cadavres identifiés et non brûlés, se trouve précisément celui de l'infortuné garagiste, découvert loin de son local, dans une haie, près du cimetière, tué par une sentinelle en s'enfuyant, après s'être vraisemblablement caché clans les jardins.

2° Une altercation se serait produite dans un café entre des officiers allemands et des réfractaires.

Deux Allemands auraient été tués au cours de la rixe.

Quelle aberration et quel suicide auraient alors poussé ces jeunes gens à faire feu sur des Allemands dont ils voyaient la colonne blindée avec des chenillettes, des tanks et tout son armement ?

3° À l'arrivée de cette même colonne de S. S., des patriotes, en embuscade derrière le mur surplombant la route, devant l'église, auraient tiré sur le convoi allemand.

Il faudrait d'abord admettre qu'à ce moment précis, vers 14 heures, les patriotes, en nombre suffisant, aient connu le passage des Allemands, ce qui est invraisemblable, et comme dans la version précédente, aussi ridicule de vouloir à coups de fusils tirer sur des hommes armés jusqu'aux dents.

4° Sur la route nationale N° 141, de Limoges à Saint-Junien, située à quatre à cinq kilomètres au sud d'Oradour-sur-Glane, la veille ou les jours précédents, une voiture allemande de tourisme aurait été arrêtée par des patriotes. Trois officiers auraient été faits prisonniers, deux auraient été fusillés dans le maquis et le troisième aurait gagné Saint-Junien. De là, il aurait avisé la Kommandantur de Limoges, qui aurait décidé de faire incendier, par un détachement de la division de S.S., le bourg le plus proche du lieu de l'attentat, en l'occurrence Oradour-sur-Glane.

Or, de toutes les recherches que j'ai effectuées en entendant de nombreux témoins, il ressort qu'aucune voiture allemande n'a été attaquée, les jours précédents, sur la nationale 141.

Toutefois, un soldat allemand a été tué par un Espagnol du maquis, le vendredi après-midi, à Saint-Junien, au cours du transbordement des voyageurs du train de la ligne Limoges Angoulême. Son corps a été inhumé au cimetière de Louyat, à Limoges, par les autorités d'occupation.

Par contre, la division Das Reich s'est livrée, les vendredi et samedi 9 et 10 juin, à des pillages et à des meurtres dans toute la région où stationnèrent ses détachements.

C'est ainsi que deux réfugiés lorrains, travaillant dans une usine, à Saillat, ont été massacrés, et que Mme Boulesteix, âgée de 69 ans, domiciliée au village de La Chaboudie, commune de Rochechouart, a également été tuée par les S.S.

D'autre part, il paraît certains, aux dires des témoins, que la section de S.S. cantonnée à Saint-Junien a participé au carnage d'Oradour. Des officiers étaient ivres lorsqu'ils sont revenus le dimanche matin à Saint-Junien.

LES AFFIRMATIONS DES SURVIVANTS

Enfin, dernière version, les Allemands, à la suite de dénonciations, seraient venus avec la mission de rechercher des dépôts d'armes.

En ont-ils trouvé ? Nous ne saurions le confirmer ou l'infirmer, mais en tout cas, personne ne connaissait la présence de stocks d'armes ou de munitions dans le bourg.

Quoi qu'il en soit, et très heureusement, une vingtaine de survivants sont là pour affirmer unanimement :

1° Qu'aucun soldat allemand n'a été vu dans Oradour la veille ou les jours précédents.

2° Qu'aucune altercation ne se produisit dans un garage ou dans un café.

3° Qu'aucun coup de feu ne fut tiré, à leur connaissance, le samedi après-midi, contre la colonne S. S., le matin ou les jours précédents contre les Allemands.

4° Qu'aucun Allemand ne fut tué et qu'au rassemblement du Champ de Foire, il ne fut question que de détention possible de stocks d'armes.

5° Qu'à l'exception de réfractaires isolés, il n'y avait, ni dans le bourg, ni dans la commune, de groupements de maquisards.

6° Qu'une fois prisonniers dans les granges, les Allemands tirèrent sur eux sans explications.

7° Qu'un soi-disant réfugié alsacien résida plusieurs mois dans la localité. Il revint un jour, en uniforme de Waffen S. S., passer une permission, et déclara avoir été se battre sur le front de l'Est, contre les Bolchevistes. Plusieurs rescapés le soupçonnent de délation auprès de la Gestapo.

Par contre, d'autres personnes dignes de foi le mettent hors de cause.

Ajoutons à ces déclarations qu'il est surprenant

qu'une patrouille d'Allemands soit allée, si elle n'avait pas reçu des indications précises, dans une propriété assez éloignée du bourg, chalet Saint-Vincent, chercher et nommément demander, m'a-t-on assuré, M. Hubert de Laverine et sa servante pour les faire périr avec les autres habitants, avant l'incendie de sa maison d'habitation et des dépendances.

Enfin, les rescapés du bas du bourg, à l'entrée de la localité, MM. Bélivier et Besson, notamment, et Mme Rouffanche, domiciliée plus loin encore, en direction de Limoges, à l'étang de la route du Repaire, m'ont déclaré séparément et sans s'être concertés, que dès l'arrivée des Allemands, ceux ci s'empressèrent, en cernant Oradour, de rabattre vers le centre, vers le Champ de Foire, tous les habitants des métairies et des hameaux des Bordes, de La Bregère, de Puy-Gaillard et des premières maisons en bordure de la Glane.

Il ne s'agit donc pas d'une répression spontanée, à la suite d'un incident fortuit qui se serait déroulé dans le bourg, mais de l'exécution d'un ordre minutieusement établi et prémédité.

Dans quelles conditions ? Il appartiendra un jour, nous l'espérons, à une commission d'enquête de l'établir.

VERSION ET OPINION ALLEMANDES À LIMOGES

En attendant, quelle fut, à la suite du drame d'Oradour, l'attitude des services allemands à Limoges ?

Ces services étaient au nombre de quatre :

1° La Kommandantur régionale, installée à l'hôtel de la Paix.

2° La censure, représentant la propagande et l'information du Reich, installée près du square des Emailleurs.

3° La Gestapo, installée rue de Tivoli et au Champ de Juillet.

4° Le S. T. O., Service du travail obligatoire en Allemagne, installé rue Jean-Jaurès et rue Adrien-Dubouché.

Je ne suis pas allé, même en tenant poliment mon chapeau à la main, interviewer ces différents services, car il est certain que je n'en serais pas sorti libre.

Mais, par certaines déclarations, il est néanmoins possible de se faire une opinion.

Tous, à l'exception de la Gestapo, paraissaient gênés de cette regrettable affaire.

C'est à qui ne ferait pas Ponce Pilate, rejetant l'écrasante responsabilité sur d'autres.

Si la Gestapo, elle, ne relève que du Führer, les S. S., eux aussi, ne dépendent que du Führer ! Mais chaque Allemand ne dépendait-il pas d'Hitler ?

M. le général Gleiniger, qui détenait le pouvoir exécutif sur dix départements ou parties rattachées de la zone sud, voulut ignorer l'ordre donné de cette féroce répression, mais il consentit à établir son singulier ausweiss autorisant les Français à prendre les mesures sanitaires imposées par la situation.

On prête, cependant, d'une façon toute gratuite, à l'un des officiers de son état-major, un Autrichien, le propos suivant :

Il aurait mieux valu que l'Allemagne perde cinq divisions de plus que d'avoir devant le monde la responsabilité des tueries d'Oradour.

UN PRÉFET PRISONNIER

Sept jours après le massacre, M. Freund-Valade, préfet régional, convoqua à la Préfecture une quinzaine de personnalités et leur fournit les explications des autorités allemandes.

Ce préfet, prisonnier de la milice et des Allemands, avoue et résume son impuissance dans le bref rapport qu'il adressa au gouvernement de Vichy et dont voici le texte :

Comme suite à mes communications téléphoniques, j'ai l'honneur de vous apporter les précisions suivantes sur le drame d'Oradour-sur-Glane.

Le dimanche 10 juin, j'étais informé, par la rumeur publique, toutes communications téléphoniques étant interrompues dans cette région, que le village d'Oradour-sur-Glane avait été rasé par les troupes allemandes en opérations.

Je souligne, à cette occasion, les carences des services de la police qui échappent de plus en plus à mon autorité depuis que mon intendant de police a été mis aux arrêts par les autorités

régionales du Maintien de l'Ordre (Milice), sans que j'en connaisse avec précision les motifs, et remplacé par un commandant de G.M.R., désigné à cet effet par le représentant de M. de Vaugelas, et sans que j'aie encore été saisi d'aucun rapport à ce sujet, alors que les faits, ainsi que je l'ai su par la suite, remontaient au samedi 9 juin après-midi.

En raison du verrouillage total de la ville de Limoges, je demandai aux autorités allemandes un laissez-passer pour pouvoir circuler librement dans ma région. Cette demande, que j'ai présentée personnellement dimanche soir au général Kleiniger, commandant de la région de Limoges, m'a été refusée ainsi qu'au préfet délégué.

J'ai donc dû me résoudre à alerter le sous-préfet de Rochechouart qui, ayant conservé la possibilité de circuler dans son arrondissement, s'est rendu aussitôt à Oradour-sur-Glane. Le lendemain, lundi 12 juin, il me rendait compte des résultats de sa visite et du spectacle d'horreur qu'il avait eu en arrivant. Le village, qui comptait 185 maisons, n'était plus qu'un amoncellement de ruines et la population tout entière, y compris les femmes et les enfants, avait été massacrée par les troupes allemandes.

Le mardi 13 juin, j'obtenais l'autorisation de me déplacer, et je me rendais, accompagné de Mgr Rastouil, évêque de Limoges, et du préfet délégué, sur les lieux, où je pus me rendre compte de l'exactitude des faits rapportés. »

M. le Préfet Régional n'explique pas pour quelles raisons les jours suivants il n'assistait pas à Oradour à l'ouverture des charniers, alors que son devoir lui commandait d'être présent, accompagné de magistrats du Parquet, également absents.

Sa responsabilité dans les événements du lundi paraissant ainsi dégagée, ce préfet resta donc à son poste pour pratiquer - pensait-il - la politique du moindre mal, afin. d'éviter à la population de Limoges d'avoir un préfet nommé par la milice.

Or, celle-ci n'en commandait pas moins en fait avec l'appui des Allemands. Quoi qu'il en soit, il convient surtout de retenir qu'à la réunion de la préfecture M. Freund-Valade, faisant part de son entrevue dans la nuit du dimanche au lundi 11 et 12 juin avec le général Gleiniger, ce dernier lui exprima l'opinion suivante :

C'est plus qu'une faute, c'est un crime contre l'honneur de l'armée allemande.

Et c'est sans doute pour racheter cet honneur qu'un mois après le massacre d'Oradour le général Gleiniger, que les collaborateurs disaient être un mou, jugea opportun d'adresser un appel paru dans la presse et placardé sur les murs de la ville, sollicitant du Führer le retour d'un certain nombre de prisonniers limousins et offrant des camions allemands pour aider au ravitaillement en fruits et en légumes de la population de Limoges.

Or, non seulement aucun prisonnier n'est revenu, on ne connut jamais la réponse d'Hitler, mais encore les services allemands ne prêtèrent pas de véhicules et ils reprirent la réquisition accélérée des autos. Et, sur les marchés de la ville, les Allemands continuèrent à rafler les approvisionnements de plus en plus réduits.

C'est pour ses bonnes intentions et non pour le résultat de son action que MM. Freund-Valade, préfet régional ; Faure, maire de Limoges ; les chefs de la Milice et le délégué régional à l'Information allèrent remercier le général Gleiniger des mesures de faveur qu'il proposait avec tant de générosité.

La rédaction et l'insertion obligatoire dans les journaux d'un article élogieux à l'égard de ce major général devaient d'ailleurs créer un vif incident et provoquer un coup de force de la part de la Milice contre un quotidien régional dont la direction, refusant la parution de ce papier, manifestait des velléités de résistance et de sabordage.

En vérité, chantage que votre attitude, général Gleiniger, chantage pour couvrir vos responsabilités ou votre lâcheté de n'être pas intervenu le lundi matin 12 juin à Oradour, chantage opportuniste provoqué par le déroulement des événements militaires, chantage qui vous a sans doute permis de disparaître lors de la fuite d'une partie de votre garnison allemande de Limoges, alors que l'autre partie fut faite prisonnière dans la soirée du 21 août par l'armée populaire des vaillantes Forces Françaises de l'Intérieur.

On a prétendu, sans fournir de précision, que le général Gleiniger aurait été tué par ses soldats. Or, il a été vu à Guéret. Il était alors blessé et il fuyait avec ses troupes et les miliciens en direction de l'Est. Depuis, on perd sa trace.

DÉCLARATION DU CHEF DE LA PROPAGANDE ALLEMANDE

Au service de censure, M. le docteur Sahm, journaliste et officier allemand, représentant direct du ministre de la Propagande Goebbels, fut plus loquace que les officiers de l'état-major du général Gleiniger.

En son bureau, rue Pierre-Raymond, il réunit, le lundi 19 juin, les représentants de la censure française et les directeurs de journaux.

Il les entretint tout d'abord de la nouvelle arme allemande, les V-1, météores aérodynamiques, qui commençaient à déverser leurs tonnes de bombes sur la capitale anglaise.

Vous ne faites pas, leur dit-il, assez de propagande autour de cette découverte. Il me semble qu'à votre place je donnerais le maximum de détails. Le public cherche à savoir. Il est curieux d'acheter les journaux pour connaître les résultats de cette formidable invention de la science allemande.

M. Sahm semblait enthousiasmé par cette nouvelle Bertha, modèle 44, et le chef de la censure indiqua les titres et sous-titres des articles à employer pour faire ressortir cette information.

Puis, M. le docteur Sahm, s'adressant à ses interlocuteurs, leur déclara à peu près en ces termes :

J'ai, Messieurs, à vous parler d'une chose qui me tient à cœur. Il s'agit de l'affaire d'Oradour. On en fait déjà beaucoup d'histoires.

Bien entendu, nous n'excusons pas ce qui s'est passé, et le ou les officiers de ce régiment seront punis, s'ils ne l'ont pas déjà été.

La troupe allemande n'est pas allée là-bas au hasard.

C'était un bourg plein de maquis, un asile du maquis. La veille et le matin même on avait tiré sur des voitures d'officiers allemands. Les Allemands étaient donc en état de légitime défense.

En ce qui concerne ce qui s'est passé à l'église, où les femmes et les enfants avaient été envoyés pour y être mis en sécurité, nous ne comprenons pas ce qui est arrivé, nous essayons de le savoir !...

Puis, une pause dans la conversation, et M. Sahm sans un mot de regret pour les suppliciés, ajouta avec cynisme :

Après tout, Messieurs, il y a davantage de femmes et d'enfants victimes des bombes anglaises qu'à Oradour.

Ce fut tout. Les Français écoutèrent sans mot dire cette déclaration, suivie d'un silence pénible. Enfin, M. le docteur Sahm estima préférable de faire le silence dans la presse sur cette affaire.

Quelques faire-part de services funèbres des familles des victimes parurent dans les journaux, mais c'était déjà trop.

Ordre fut donné bientôt à l'Agence Havas de ne plus accepter ce genre de publicité.

Une fois de plus, il était interdit aux Français d'honorer leurs morts.

CONSTATATIONS

De cette version officielle du docteur Sahm, il ressort :

1° Que la colonne de S. S. n'est pas allée à Oradour au hasard.

2° Elle a donc été commandée. Par qui ?

Avec quelle mission précise ?

Dans quel but ?

3° Qu'il n'est pas question d'Allemands tués. La version d'officiers prisonniers et fusillés est donc controuvée.

D'autre part, si des soldats ou des officiers allemands avaient été tués le matin ou les jours précédents, ils auraient été inhumés au cimetière de Louyat, à Limoges et, pour les officiers, d'imposantes funérailles leur auraient été faites, comme à Périgueux.

Or, au cimetière de Limoges, pas un Allemand tué à Oradour n'a été inhumé pendant ou avant cette période.

3° Que les pseudo-incidents dans un garage et dans un café ne sont pas établis.

4° Que la thèse de légitime défense est de pure invention.

5° Que les recherches d'un dépôt d'armes furent prétexte à abuser de la confiance de la population.

6° Que le massacre dans l'église reste inexpliqué.

7° Que, de toutes façons, l'argumentation de l'état-major allemand, dont M. Sahm est le porte-parole, démontre d'une façon irréfutable la préméditation.

8° Que les déclarations d'un officier allemand à des habitants de Saint-Hilaire-Bonneval confirment qu'il est allé, sur ordre, détruire, avec son détachement, le bourg d'Oradour, qu'il en avait reçu les instructions nécessaires et que ses hommes, avant de partir, en préparèrent l'exécution.

9° Qu'au lieu de rechercher et de combattre le maquis, la division S. S. a préféré, d'après les ordres reçus, se venger sur des civils désarmés incapables de se défendre.

10° Que le général Gleiniger, commandant la région, d'une part, et l'officier commandant le détachement, d'autre part, auront, l'un avec son

état-major, l'autre avec ses hommes, à répondre de leurs crimes.

Le service de la Gestapo, avec à sa tête le colonel Schmitt et le docteur Ulbing, resta hermétiquement fermé à toutes explications. Or, il est probable que c'est de cet antre de mouchards, qui arrêta des Français par milliers et en fit fusiller plusieurs centaines, que sont partis de faux renseignements fournis à la Kommandantur.

L'ordre du massacre de la population et de la destruction d'Oradour a pu être donné directement par la Gestapo à l'état-major de la division de S.S. Das Reich.

Enfin, le service du S.T.O., où les officiers s'habillaient en civil, se livra au chantage.

L'un de leurs chefs, le capitaine Speeck, déclara notamment à un fournisseur réquisitionné, M. René J..., très honorablement connu à Limoges :

L'affaire d'Oradour jette un tel trouble dans la population limousine que pour calmer les esprits, j'ai décidé de surseoir au recrutement et au départ d'ouvriers pour l'Allemagne.

Comment aurait-il pu en être autrement puisque plus un Français ne se présentait aux départs et que ceux-ci n'avaient plus lieu, faute de trains ?

Il est avéré, d'autre part, et j'ai pu moi-même le constater, que la division S.S. s'est livrée à Oradour à une mise en scène qui est bien dans la méthode allemande.

Dans les pièces à conviction, découvertes au milieu des ruines, dans l'église et dans les maisons, il fut trouvé notamment des centaines de douilles de balles, de pétards, des couteaux et des poignards de marque allemande.

Mais, dans les granges où périrent tant de victimes, on découvrit quelques boîtes en carton à la marque américaine de balles Winchester.

Alors que le feu avait étendu partout ses ravages, ce cartonnage avait été posé bien en évidence sur les décombres.

Le piège est trop grossier pour s'attarder à soutenir que ces munitions provenaient d'un maquis d'Oradour, et si quand bien même ce fut, ce n'était pas un prétexte suffisant pour exercer de si inhumaines représailles.

Les cartouches de soufre non brûlées, aux inscriptions allemandes, sont beaucoup plus probantes sur la façon criminelle et barbare employée par cette division panzer pour exterminer dans l'asphyxie, la mitraille et les flammes toute cette malheureuse population.

L'ATROCE BILAN

Regrettant l'absence et la carence totale de la justice du gouvernement de Vichy, qui n'ouvrit une enquête que plusieurs jours après (1) et dont le chef des Renseignements généraux de la police vint me demander de lui faire part de mes constatations et de lui indiquer les noms des survivants, il me reste à établir l'atroce bilan de l'enfer d'Oradour.

Dans leur brièveté, cinq lignes suffiront : Morts : 800 personnes environ, dont près de 200 enfants.

Morts identifiés : Une trentaine seulement. Survivants : Une vingtaine seulement.

Maisons incendiées : Destruction totale. Animaux sauvés : La plus grande partie.

Des morts, des deuils, des ruines, des pertes irréparables. .

Et lorsqu'après cinq ans de captivité les prisonniers rentreront au pays, ils ne retrouveront, eux non plus, ni leurs familles ni leurs biens.

Oradour n'est plus qu'un vaste tombeau, qu'un lieu de douloureux pèlerinage,

Tel est le bilan de ce crime monstrueux exécuté en quelques heures par des fanatiques et dont on ne connaît pas d'exemple plus atroce dans l'histoire de la France, même au temps où Attila, à la tête des Huns, ravageait la Gaule.

Ainsi, vingt siècles de christianisme, de science, de progrès et de civilisation n'ont pas rendu les hommes meilleurs.

Homo homini lupus.

Mais si le sang cimente, dit-on, l'unité d'une nation, tous ces petits Lorrains dont les parents avaient tenu à conserver comme patrie la France, tous ces petits Parisiens, tous ces petits Nantais, tous ces petits Méridionaux massacrés aux côtés des petits Limousins n'auront pas péri en vain.

Au terme de ce récit, écrit à la mémoire de mon camarade, le docteur Jacques Désourteaux, de sa famille, de Mme Clavaud et de tous ces braves gens, mes compatriotes, connus et inconnus, je n'oublie pas que les Allemands, lorsqu'ils m'eurent arrêté, me firent jeter sur les ruines de vos maisons les roses que j'avais cueillies pour fleurir vos tombes.

Ce geste qui me fut imposé par la force n'a cessé de me guider tout au long de mon travail pour suivre la ligne droite de la vérité, et, revivant les heures de vos tortures et de vos supplices, il m'est arrivé parfois de pleurer silencieusement et de penser au verdict que vous rendriez contre vos bourreaux.

Au procès des coupables, s'il est une justice immanente, morts et survivants, levez-vous pour accuser et pour châtier.

Juin 1944.

Le général Gleiniger et son état-major ne sont allés sur les lieux que plus d'un mois après le massacre, vers le 16 juillet.

Les Allemands ont surtout vérifié, au cimetière, si les couronnes et les gerbes de fleurs ne portaient pas d'inscriptions séditieuses...

ANNEXES

IMPORTANTES DÉCLARATIONS DE MONSEIGNEUR RASTOUIL ÉVÊQUE DE LIMOGES

Quelques jours après la reddition de la garnison allemande de Limoges, qui fut libéré le 21 août par les troupes françaises de l'intérieur (F.F.I.), mgr Rastouil, évêque du diocèse, voulut bien m'accorder une interview à l'Evêché.

Mgr Rastouil arrêté sur l'ordre de la Milice, avait été relâché un mois plus tôt, le 22 juillet, à la suite d'une intervention de S.E. Mgr Valerio Valéri, Nonce Apostolique auprès du gouvernement de Vichy.

Je rapporte fidèlement ses déclarations, qui sont d'un réel intérêt comme complément à l'histoire de la tragédie d'Oradour.

Après avoir rappelé dans quelles circonstances il eut connaissance du massacre de la population, extermination à laquelle il se refusait à croire, Mgr Rastouil me fait part de sa visite sur les lieux, le mardi après-midi, 13 juin, en compagnie de M. Freund-Valade, préfet régional ; de M. Mécheri, préfet délégué, et du sous-préfet de l'arrondissement.

Mgr Rastouil me précise :

Quel voyage ! Sur les routes nationales comme sur les chemins communaux, l'approche de notre voiture ramenait l'épouvante dans les hameaux, où les mamans rentraient précipitamment dans leurs maisons en pressant follement contre elles leurs tout petits.

Arrêt dans le village le plus proche d'Oradour, à deux ou trois kilomètres : pas âme qui vive. Mais derrière les fenêtres on a vu les uniformes de préfets, la soutane de l'évêque ; aussitôt, hommes, femmes et tout petits enfants sortent. Des pleurs, des sanglots :

J'ai perdu mon petit... Moi, deux enfants... Moi, dit le boucher, je reste seul d'une famille de sept : ma femme, mes enfants.

Et cet homme, qui a tant de douleur, invité par M. le Préfet à pourvoir de viande les gens des villages, répond : Ce sera fait, comme s'il n'avait qu'à penser aux autres.

Et ce professeur de Faculté, que nous verrons après la visite d'Oradour, chez lui : Ma famille a perdu dix-sept personnes, dont mon aîné, 16 ans, et mon plus jeune, 5 ans. Et il me dit héroïquement : J'offre mon sacrifice immense, pleinement et très volontiers, pour la rédemption des âmes dans le monde et pour le salut de la France.

CITÉ D'HIER ET D'AUJOURD'HUI

Nous arrivons à Oradour-sur-Glane, que je connaissais bien pour l'avoir traversée souvent, toujours animée par les allées et venues des ménagères, par le travail des artisans, par la sortie des troupeaux, par la marche des boeufs jugulés, par les pêcheurs en marche vers la Glane, par les enfants bruyants à certaines heures.

Aujourd'hui, cité morte ! Vision d'épouvante ! La rue montante bordée de ruines. Là, à gauche, sur son tertre, la vieille église, toiture incendiée, mais debout quand même, murs et voûte dans son granit limousin.

LE CHRIST ET LA VIERGE SUR LES RUINES

Surprise... et enseignement : Sur le flanc extérieur de l'église, le crucifix de mission est intact, tout argenté de minium récemment passé. Et je pense : Le Christ, oui le Christ seul, sur les ruines accumulées par la haine des hommes. Il m'a semblé, à cette minute, que j'entendais le Christ du Calvaire crier sur le monde à feu et à sang : Quand donc viendrez-vous à moi ; et je vous redirai : Aimez-vous donc les uns les autres.

Nous pénétrons dans l'église : ruines, désolation, horreur ! L'autel brisé par endroits par les balles et le marteau ; le tabernacle enfoncé devant et derrière ; la table de communion arrachée et tordue ; çà et là des morceaux de crânes, de jambes, de bras, de thorax, un pied dans un soulier.

Les statues brisées gisent sur le sol ; mais, surprise encore et enseignement : face à l'autel, à gauche, deux statues sont absolument intactes, celle de Notre-Dame de Lourdes et, à trois ou quatre mètres, celle de Bernadette tournée vers Marie et en prière. Et je me souviens que Notre-Dame a été donnée pour patronne à la France, et Bernadette, la petite Française, me semble nous crier : Mais priez-la donc, comme moi, Elle vous sauvera.

Sur la dalle ensanglantée, en présence des autorités et de quelques personnes en larmes, parents de disparus, dont une maman qui me présente la photo en communiante de sa fillette en me disant : Monseigneur, vous l'avez confirmée là il y a un mois, je dis les prières de l'absoute.

Après la visite, combien douloureuse, de l'église et de ce bourg en ruines, d'où se dégage, sous un soleil de plomb, l'odeur des charniers et où sont ensevelis des centaines de cadavres brûlés, Monseigneur et les représentants du gouvernement de Vichy rentrent à Limoges.

Nous étions bouleversés par la vision d'épouvante de cette cité morte, par ce massacre sans précédent qui appelle sur lui l'exécration des peuples et des siècles.

POUR LIBÉRER LA CONSCIENCE DE TOUS

Le mercredi 14 juin, j'adressai au général allemand, commandant d'armes à Limoges, une protestation indignée, me plaçant surtout au point de vue religieux du double sacrilège par effusion de sang dans une église et profanation du tabernacle.

Le vendredi 16 juin, fête du Sacré-Cœur, à l'issue de la cérémonie et de la procession traditionnelle, dans la cathédrale remplie d' une grande foule, avant la bénédiction du Saint-Sacrement, j'annonçai une déclaration importante et, avec des accents secoués par l'émotion et vibrants d'une indignation intraduisible, je prononçai les paroles suivantes :

Le bourg d'Oradour-sur-Glane, en Haute-Vienne, a été, samedi dernier, 10 juin 1944, le théâtre d'atrocités qui n'ont jamais eu leurs pareilles sur la terre de France, soit en 14-18, soit en 1939-1944, et qui sont condamnées au nom de la simple morale naturelle, proclamant qu'il n'est jamais permis de tuer des innocents, parce qu'ils sont incapables d'injures.

J'ai le devoir de faire connaître à mes diocésains que j'ai exprimé à M. le Général Commandant les forces d'occupation à Limoges ma douloureuse indignation, du fait que l'église d'Oradour-sur-Glane a été souillée par l'exécution dans ses murs de centaines de femmes, de jeunes filles et d'enfants, et profanée par la destruction du tabernacle et l'enlèvement de la Sainte-Eucharistie, et j'ai demandé qu'une enquête soit menée et conclue dans le sens de la justice et de l'honneur.

MES TRÈS CHERS FRÈRES,

Prions d'abord pour les âmes des centaines de victimes, hommes parmi lesquels trois de nos prêtres, femmes et enfants, jetés si tragiquement et si subitement dans leur éternité, le 10 juin. De profundis.

Prions ensuite pour les nombreuses familles en deuil, qui presque toutes pleurent plusieurs victimes.

Pater, Ave.

Enfin, demandons pardon à Dieu pour le double

sacrilège de l'effusion du sang dans le lieu saint et pour la profanation de la Sainte-Eucharistie. Parce Domine.

Pendant cette déclaration, les larmes jaillissaient,

les sanglots éclataient bruyamment, comme jamais je n'en ai entendu dans une église, ou même dans un lieu public.

J'avais pu faire entendre, en pleine ville de Limoges, devant une foule accourue de tous les points de la cité, la parole que tout le monde attendait et que j'étais seul à pouvoir y prononcer.

EXCUSES ET REGRETS DU GENERAL ALLEMAND

Ce même 16 juin, le général allemand chargeait le commandant Delestrée, officier de liaison, en réponse à ma lettre du 14, de venir m'exprimer ses regrets et me dire combien il réprouvait avec moi le massacre d'Oradour. Le commandant s'acquittait de sa mission le samedi 17 juin, vers 9 heures. [Mgr Rastouil crut alors qu'il venait lui annoncer son arrestation.

Je souligne au passage que s'il y avait eu une raison aux actes d'Oradour, surtout s'il y avait eu meurtre d'un officier ou de soldats allemands : 1° le général n'aurait pas présenté des excuses ; 2° j'aurais été arrêté et incarcéré.

J'apprenais alors le fait nouveau, de ma protestation publique de la veille, au Commandant qui en emportait un exemplaire, à communiquer à M. le Préfet Régional et à remettre au général allemand.

Celui-ci convint loyalement, dans une conversation avec M. le Préfet au sujet d'Oradour, que ma déclaration était le moins que je pusse dire, tant il était affecté par ces atrocités, dont il avait déjà dit, et dont il répétera ensuite, qu'elles étaient un crime contre l'honneur de l'armée allemande.

LE SERVICE FUNÈBRE A LA CATHÉDRALE

Le vendredi, après ma protestation, j'avais annoncé à la foule émue un service funèbre, pour les morts d'Oradour, fixé au mercredi 21 juin, à 9 h. 30, à la cathédrale.

Du samedi au mercredi, placé devant le fait accompli de l'annonce du service, on a visiblement tout mis en oeuvre pour empêcher la cérémonie : d'abord le chantage, en propageant la nouvelle que le service n'aurait pas lieu parce que l'évêque, à la suite de sa déclaration, avait été arrêté par les Allemands ; puis, le mardi, annonce de bombes placées sous la cathédrale (des démarches furent faites dans ce sens aux bureaux même de l'Évêché et au Grand-Séminaire) ; enfin, simulation de pose d'explosifs sous la cathédrale par une équipe qui, effectivement, travailla dans des caves voisines à coups de marteau ou de pic.

Le mercredi, à 8 h. 30, M. l'Archiprêtre m'avertit de ces travaux nocturnes. La police, alertée aussitôt, explore caves et sous-sols.

9 h. 25, je me rends à la cathédrale : la foule arrive dense toujours, pour entrer dans une église déjà pleine. La messe commence et se poursuit normalement.

Aux dernières oraisons, au moment où je vais revêtir la chape pour donner l'absoute, M. le Préfet Régional me fait prévenir que la police n'est pas pleinement rassurée et qu'un danger reste possible, et me demande, si possible, d'abréger la cérémonie.

Sentant vivement ma responsabilité en face d'une foule compacte, jusque dans les petites chapelles, comme aux grands jours des Ostensions, et largement débordante à l'extérieur ; réalisant, d'autre part, en une seconde, le drame que provoquerait une explosion, un effondrement, je réponds : Dites à M. le Préfet que je supprime l'absoute.

Mais aussitôt je pense à cette foule, qui a vu des mouvements insolites de policiers, des liaisons entre le préfet et l'évêque et qui va être étonnée d'abord de la suppression de l'absoute si traditionnelle en pareille cérémonie, puis affolée de ce qu'elle croit être, de ma part, un départ précipité. Lai moindre panique peut provoquer la mort de plusieurs centaines de personnes.

Je me tourne alors vers la foule entassée, innombrable, digne, et je dis :

Mes frères, pour les morts d'Oradour-sur-Glane,

disons le De Profundis. » Après le psaume, j'ajoute :

Disons un Pater et un Ave pour les familles des victimes.

Et je sors lentement, après avoir salué M. le Préfet Régional.

La police a pu arrêter l'un des travailleurs nocturnes : c'était un Français à la solde de la Gestapo...

Il n'y avait pas eu de pose de mines, mais une feinte, un simulacre, pour saboter le service funèbre en mémoire des victimes d'Oradour-sur-Glane.

Mgr Rastouil me fait part ensuite des nombreux témoignages de l'admiration soulevée par le dévoument des séminaristes participant avec les autres sauveteurs à la sublime corvée de l'ouverture des charniers et au transport des victimes.

Puis, c'est la cérémonie officielle au cimetière d'Oradour :

Appelé à présider l'absoute catholique, dont les chants seront exécutés par l'équipe des séminaristes sauveteurs, avec une émotion poignante, j'évoque sur l'immense tombe fleurie le quatrain de Mgr Julien, évêque d'Arras, inscrit sur le monument du cimetière de Lorette, en Artois :

Vous qui passez en pèlerins, près de leurs tombes,

Gravissant leur calvaire et ses sanglants chemins, Ecoutez la clameur qui sort des hécatombes : Peuples soyez unis, hommes soyez humains !

Des sanglots violents secouent l'assistance, composée en majorité de gens qui ont perdu, à Oradour, un, deux, cinq, dix, quinze, vingt et jusqu'à vingt-cinq membres de leurs familles.

Vous qui passez... Vous... pères... mères... enfants... qui les avez connus, aimés...

Près de leurs tombes, et quelles tombes ?... Où ils sont mêlés dans le sacrifice... de toutes conditions, de tous âges, de toutes idées, de toutes régions...

Gravissant leur calvaire... Cette église... des granges...

Écoutez la clameur qui sort des hécatombes... Ils sont des centaines, surtout ils sont innocents...

Puissent leurs cris retentir partout et s'imposer à tous, aux nations et à leurs chefs : Peuples soyez unis, hommes soyez humains !

Mais ces morts sont des vivants dans l'éternité, ils attendent notre prière : Libera.

Après l'absoute, c'est l'émouvante prière de M. le Pasteur et enfin la protestation si nette et si ferme de M. le Préfet Régional, qui continue le cri des consciences oppressées.

LE SERVICE FUNÈBRE DE PHILIPPE HENRIOT

Après la mort tragique de Philippe Henriot, à Paris, le Délégué régional à l'Information vient, le 30 juin, demander a Mgr Rastouil s'il est possible d'organiser un service funèbre à sa mémoire.

Certainement c'est possible, ai-je répondu, tout groupement a le droit de faire célébrer une cérémonie funèbre pour un de ses membres ou chefs décédés. Choisissez l'église qui vous conviendra le mieux, voire la cathédrale, et entendez-vous avec M. le Curé sur le jour, l'heure et la classe choisis. Je vous préviens que je ne juge pas ma présence nécessaire à ce service ; je n'y assisterai pas, ni ne me ferai représenter.

Ce même 30 juin, en fin d'après-midi, M. le Préfet m'invite, par téléphone, à assister à une cérémonie officielle qui aura lieu le lendemain matin, au monument aux Morts, à la mémoire de M. Philippe Henriot. J'exprime mes regrets de ne pouvoir répondre à cette invitation.

Le 1er juillet, paraissait en tête de colonne, dans le Courrier du Centre, un article sur Philippe Henriot, militant catholique, où il était dit, à propos de ses récentes activités : C'est en défenseur de la civilisation chrétienne que Ph. Henriot s'est exposé, et c'est à ce titre qu'il a été abattu.

Suivait un appel aux catholiques. Visiblement, c'était la confusion grossière. Cet article, après la manifestation du 30 juin, me confirma dans ma décision de ne pas donner ma présence à une cérémonie qui s'annonce comme une occasion de manifestation politique.

Le 3 juillet, je reçois du Délégué régional à l'Information, une invitation imprimée. Je réponds aussitôt : En réponse à votre invitation de ce jour, vu le caractère officiel donné à cette cérémonie par la présence de toutes les autorités, l'Evêque de Limoges sera représenté par un vicaire général au service funèbre célébré à la Cathédrale en mémoire de M. Philippe Henriot.

Le 4 juillet, en fin de matinée, MM. de Vaugelas et Raybaud, chefs de la Milice, viennent, sur un ton grave et menaçant, me dire que, si je n'assiste pas au service le 5 juillet, ce geste sera considéré comme un acte hostile envers le Gouvernement.

Je réponds que rien, qu'aucun accord, ne fixe un protocole imposant à un évêque d'assister à un service funèbre, à partir de tel grade.

Avant tout, dis-je, je tiens à sauvegarder l'autonomie, l'indépendance, la liberté de ma mission spirituelle. Je n'assisterai pas demain au service de M. Henriot, dût m'en coûter la liberté et même la vie.

Au cours de la conversation, où l'on m'opposait l'exemple d'autres évêques, j'avais répondu qu'il y avait chez nous une situation que je connaissais bien, que chaque évêque agissait suivant son diocèse et qu'ici il y avait eu Oradour.

Le 5 juillet, la cérémonie a lieu à la cathédrale, seulement devant quelques centaines de personnes. Un vicaire général me représente. Très petit nombre de prêtres.

Le soir, à 19 h. 15, Radio-Limoges souligne avec force qu'une haute personnalité ecclésiastique de Limoges a refusé d'assister au service de M. Henriot...

Le 6 juillet, les journaux quotidiens ne mentionnent pas les noms des autorités présentes à la cérémonie, ni ma représentation par un vicaire général. La censure supprime cette mention dans la Croix de Limoges. À 19 h. 15, Radio-Limoges dénonce de nouveau mon abstention et avec violence. C'est la préparation des esprits à mon arrestation.

ARRESTATION DE MGR RASTOUIL

Le 7 juillet, à 7 h. 30, quatre agents ou inspecteurs de la police française se présentent chez moi, avec mission de m'arrêter pour m'emmener en résidence surveillée à Châteauroux. Averti la veille au soir par une heureuse indiscrétion je me présente au salon vêtu de violet. Un inspecteur, d'une voix émue, après s'être excusé d'avoir à accomplir cette tâche commandée, me lit le mandat d'arrêt, signé Raybaud, chef départemental de la Milice.

Mandat d'arrêt :

Le Directeur des Opérations du Maintien de l'Ordre dans la région de Limoges,

Vu la loi du 15 octobre 1941, modifiant le décret-loi du 18 novembre 1939, relatif aux individu:, dangereux pour la défense nationale et la sécurité publique ;

Vu la loi du 18 juillet 1941 ;

Vu la délégation du Chef du Gouvernement en date du 8 avril 1944 ;

Mande et ordonne à l'Intendant du Maintien de l'Ordre de la Région de Limoges d'assigner en résidence à Châteauroux Mgr Rastouil, évêque de Limoges.

Fait à Limoges, le 4 juillet 1944.

Le Directeur des Opérations : RAYBAUD.

À remarquer que l'ordre de m'arrêter a été signé le 4 juillet, sitôt après mon refus ferme d'assister à la cérémonie du 5 juillet.

Après la lecture du mandat d'arrêt, je proteste énergiquement, disant :

Je suis donc le premier évêque de France arrêté

par des Français. Est-ce un honneur ? C'en est

certainement pas pour ceux qui ont ordonné mon arrestation. Je refuse de vous suivre ; je ne céderai qu'à la force. Allez rendre compte à ceux qui vous envoient... pas la France, sûrement.

À 8 h. 30, les mêmes agents de la police française reviennent avec ordre d'opérer, même par la force, mon arrestation.

J'étais à mon bureau, en violet, portant mes neuf décorations. Mais j'ai pitié de ces humbles : Chers Messieurs, vous êtes les petits, vous êtes ceux qu'on envoie, vous êtes du peuple, fils d'ouvrier et d'ouvrière, je ne veux pas qu'à cause de moi vous ayez à marcher contre votre conscience ou à perdre votre gagne-pain, je vous suis.

À 8 h. 45, en voiture policière, accompagné d'un vicaire général, Mgr Rastouil quitte sa chère ville de Limoges. À la sortie de la ville, le convoi comprend deux voitures policières, précédées de deux voitures de G.M.R. armés et suivies de deux autres ; il arrive à Châteauroux à 13 h. 30.

PROTESTATION DU NONCE APOSTOLIQUE

Ce jour même, M. le vicaire général, resté à Limoges, fait connaître à S.E. Mgr le Nonce Apostolique le fait et la raison de mon arrestation, raison que M. Raybaud vient lui confirmer le 8 juillet : Abstention au service funèbre de Ph. Henriot.

Dès réception de la nouvelle (qui met dix jours à lui arriver), le Nonce Apostolique avait une entrevue avec M. le Président du Conseil, soulignant que si la mesure n'était pas rapportée, il pourrait en résulter un très grave incident avec le Saint-Siège : Je n'ai pas manqué non plus, m'écrivait Son Excellence, le 12 août, de faire allusion à ce qui s'était passé à Oradour.

À Châteauroux, ma présence fut contrôlée trois

fois par des policiers, d'ailleurs fort aimables et pas du tout miliciens. La population vite mise au courant de mon séjour forcé et de la raison qui l'avait provoqué, me manifestait une sympathie évidente, empressée même.

RAPATRIÉ

Le samedi 22 juillet, vers 11 h. 30, le Chef du Cabinet du Préfet de l'Indre m'annonce : M.

Darnand vient de téléphoner que, par ordre de

M. Pierre Laval, Mgr l'Evêque de Limoges doit être rendu à son diocèse par le moyen qu'on pourra mettre à sa disposition.

Dimanche 23 juillet, M. Fabre et M. Hérissou, en mission à Châteauroux, m'offrent une place dans leur voiture et après une halte à Guéret, me ramènent à Limoges le lundi 24 juillet, à 19 heures.

Tandis que j'étais à Limoges depuis le lundi soir, le mardi arrivait à la préfecture de Châteauroux une dépêche en langue allemande, signée Raybaud, directeur du Maintien de l'Ordre de Limoges, dont la traduction donnait : Prier Monseigneur Rastouil de ne pas retourner à Limoges avant que je n'aie reçu ordre de libération.

Privé de voiture, parce qu'un gars des maquis, d'une part, lui avait pris celle de l'Evêché et, d'autre part, par suite de l'interdiction générale de circuler en auto, Mgr Rastouil allait nécessairement à pied à travers la ville de Limoges, et partout où il passait, il sentait une sympathie marquée par des regards étonnés de le voir de retour, par des sourires, par des salutations venus des gens les plus divers, appartenant à toutes les confessions et à toutes les classes de la société.

LA VISITE D'UN OUVRIER

Un petit incident marque bien la profondeur et l'universalité de cette sympathie :

Le 19 ou le 20 août, me rapporte Mgr Rastouil, pendant une pluie torrentielle, on sonne à notre porte. Passant dans le couloir, j'ouvre moi-même. Un ouvrier d'environ 35 ans entre et me dit :

Monsieur l'abbé, vous voyez bien pourquoi j'ai sonné. - Certes, mon ami, les chiens ne resteraient pas dehors, à plus forte raison vous.

Et nous causons. Ma petite fille, dit-il, va au patronage... J'habite le Pont-Neuf... Et il ajoute :

Et puis, l'Évêque... - L'Évêque, lui dis-je, en lui montrant la croix et l'anneau le voilà. Et ce brave homme, saisi d'étonnement, d'admiration, mu par la reconnaissance, se jette à genoux en étendant les bras, et s'écrie : C'est vous l'évêque ?

C'est vous l'évêque ? Ah alors ! C'est vous ? Et il couvre de baisers l'anneau pastoral et mes mains qu'il presse très fort dans les siennes pendant que je le relève. Il crie alors avec une sorte de fierté qui m'émeut vivement : Monseigneur, vous pouvez demander ce que vous voudrez, et je ne suis pas seul à penser comme ça, c'est tous les camarades de travail du quartier ; vous pouvez demander ce que vous voudrez. Et Oradour est évoquée, et mon arrestation est rappelée...

Dans l'attitude, dans le cri spontané de cet homme, je sens l'explosion de reconnaissance du bon peuple limousin envers celui que les circonstances ont amené à prononcer des paroles et à faire des gestes libérateurs de la conscience populaire.

Pourquoi ne pas dire tout de cette rencontre entre l'ouvrier et l'évêque : Voici, mon brave, une médaille de la Sainte-Vierge pour votre petite fille. - Ah ! non ! s'écrie-t-il, elle sera pour moi ; je veux la garder toujours. - En voici donc trois, pour vous, pour votre femme et pour votre enfant. Il prend les médailles avec ferveur et tire son portefeuille de sa poche, pour placer les médailles, croyais-je ; non, pour en sortir un billet de vingt francs qu'il me tend, que je refuse, qu'il persiste à me tendre impérieusement et presque en se fâchant : Ah ! ça alors ! et finalement il pose le billet sur la petite table. Ce sera pour quelque pauvre, pour quelque orphelin, il y en a tant, lui répond l'évêque.

La pluie a cessé, une chaude poignée de mains ; le petit ouvrier part heureux vers sa maison au Pont-Neuf et Monseigneur pense : Qu'il est bon ce peuple de France, dès qu'on l'approche !

LE PEUPLE RECONNAISSANT

21 août : Libération de Limoges.

Lundi 21 août, 20 heures. Les mitraillettes crépitent. Les rues sont désertes. On aperçoit les dernières voitures allemandes devant le lycée Gay-Lussac ; les soldats les flanquent armés de mitraillettes. Les voitures démarrent. Quelques rafales pour protéger la sortie d'un convoi. Les derniers Allemands quittent Limoges. Les autres, à 21 heures, se rendent aux F.F.I.

Mgr Rastouil apprend que la population commence à circuler dans les rues. Pourquoi n'irait-il pas voir ce qui se passe, s'enquérir s'il y a eu des blessés...

Il sort accompagné d'un vicaire général. Rue des Petites-Maisons des groupes se forment, les gens devisent dans une atmosphère de détente, de joie. On respire... Quelques poignées de main. Quelques paroles échangées... Avenue du Pont-Neuf, les groupes sont plus compacts, les gens se pressent aux fenêtres... Vive Monseigneur... Ah ! ça c'est chic... Nous savons bien que vous êtes avec nous... Applaudissements... Le prélat avance jusqu'au carrefour de l'Hôtel-de-Ville.

Il est engagé, pris, entraîné dans une foule dense de plusieurs milliers de personnes. Il n'avait pas prévu cela... Il sent ce peuple enthousiaste de sa libération, heureux de pouvoir enfin manifester sa reconnaissance envers l'évêque, dont il connaissait les gestes et les épreuves sans bien savoir, pour beaucoup, s'il était revenu de son exil.

Monseigneur me précise :

De la chaussée, des avenues, de la place, des rampes étagées face à la mairie, des balcons et des fenêtres fusent les vivats et les acclamations. J'ai tendu d'abord une main, tenant mon chapeau de l'autre. Mais, il me faut mettre le chapeau sur la tête et tendre les deux mains, serrées, chaudement, rudement, par des centaines de personnes, toutes celles qui peuvent approcher, des hommes, des ouvriers en tenue de travail, des femmes, des jeunes filles, des enfants présentés à ma bénédiction par les mamans.

C'est du spontané ; c'est du sincère ; c'est du bon peuple de chez nous. Quelques hommes protègent un peu ma marche en avant. Un bon agent arrive en me disant : Monseigneur, où voulez-vous aller ? - Chez moi, mais je suis là comme tout le monde ; laissez donc, j'ai le temps, j'arriverai bien.

Et nous parvenons à l'Evêché accompagné d'une foule sympathique... Sur le pas de la porte, je prends le dernier petit enfant qu'une maman me présente, je l'élève et je le baise au front pour marquer mon affection et mon dévouement à ce peuple auquel j'ai voué ma vie, depuis le jour de ma consécration épiscopale sur la dalle de la cathédrale de Marseille.

Mgr Rastouil, à la fin de notre entretien, a oublié de me dire qu'au cours de cette soirée de ferveur patriotique on évoquait autour de lui le nom tragique d'Oradour, et que la foule reconnaissante remerciait le digne prélat de sa très noble et courageuse attitude à l'égard des Allemands et des miliciens.

COMPTE RENDU DE MA MISSION
À ORADOUR-SUR-GLANE

les 14-15-16-17 juin 1944

Par le docteur BAPT
Médecin inspecteur de la Santé
Directeur des opérations de secours

Conformément aux instructions qui m'ont été données et avec l'autorisation des Autorités allemandes (Ausweis n° II en date du 14 juin 1944, du général major), je me suis rendu avec mon adjoint, le docteur Benech, à Oradour-sur-Glane, afin de faire procéder à l'inhumation des victimes, à l'enfouissement des cadavres d'animaux et en vue de prendre toutes mesures de salubrité utiles.

Le commandant DE PRAINGY, adjoint au général SIGAUD, directeur des Services départementaux de la Défense passive, a bien voulu m'apporter son concours. La Croix-Rouge française, le Secours National, les services techniques, les jeunes des Equipes Nationales et Jeunesse-Secours, en mettant à notre disposition leurs équipes spécialisées, nous ont permis d'accomplir rapidement et dans les meilleures conditions la tâche qui nous a été confiée.

Nous nous rendîmes, le commandant DE PRAINGY, le Docteur BENECH et moi, le 14 juin, dans l'après-midi, à Oradour-sur-Glane, accompagnés d'une vingtaine de secouristes appartenant à des équipes d'urgence de la Croix-Rouge.

Le but de ce premier voyage était de nous rendre compte sur place de l'importance des différents travaux à exécuter : déblaiements, inhumations, dé. infections, etc. ..., afin de prendre toutes dispositions nécessaires concernant la main-d'œuvre indispensable et l'utilisation aussi rationnelle que possible de celle-ci.

Les équipes de secouristes qui nous accompagnaient avaient pour mission d'inhumer les cadavres qui pouvaient être facilement relevés dans les décombres sans le secours des équipes de déblaiement.

Après avoir examiné la situation nous décidâmes avec le commandement DE PRAINGY de demander à la Préfecture, par téléphone, qu'on mette à notre disposition, dès le lendemain matin, des équipes de déblaiement (environ 60 à 80 hommes), des équipes d'urgence de la Croix-Rouge, des équipes de Jeunesse-Secours et des jeunes des Équipes Nationales. En outre, qu'on nous procure le matériel et les produits nécessaires à la désinfection : chlorure de chaux, crésyl, masques, gants en caoutchouc, etc. ... En même temps, le Secours National était prévenu d'avoir à préparer pour le lendemain et les jours suivants des repas pour 150 à 180 individus environ.

Ce premier jour, 4 cadavres ont été retrouvés, l'un devant la boulangerie BOUCHOULE. Il s'agit d'un homme dont il ne restait que la tête et le tronc calcinés, les bras et les jambes ayant été complètement carbonisés. Un second, dans la grange de Mme LAUDY, tronc et tête calcinés, jambes et bras carbonisés, cadavre de femme reconnu par un de ses parents pour être celui de Mme DESBORDES. Enfin, dans le jardin de Mme LAUDY, à proximité de la grange dont nous venons de parler, un cadavre de femme et un cadavre d'homme, tués par les projectiles, légèrement calcinés, très reconnaissables. La femme est une réfugiée lorraine, identifiée par M. H. DÉSOURTEAUX ; l'homme est M. THOMAS, boulanger. Ces cadavres ont été placés dans des cercueils et inhumés dans le cimetière.

La prospection faite ce premier jour nous a permis de découvrir des ossements de femme et d'enfants en quantité considérable, dans la sacristie et dans l'église ; des ossements et des débris humains en partie carbonisés dans plusieurs granges et garages, un charnier près de l'église, des cadavres d'animaux, les uns asphyxiés, les autres en partie calcinés dans différentes étables incendiées du bourg et dans une ferme de la rive gauche de la Glane.

Le jeudi 15, un train de la C.D.H.V, nous ramenait à Oradour avec les équipes des différents services, soit au total 149 hommes. Le commandant DE PRAINGY a bien voulu se charger de prendre la direction du service d'ordre et des opérations de déblaiement, de prospection et de récupération des valeurs ou d'objets précieux. De notre côté, avec le Docteur BENECH nous nous occupions de l'exhumation des cadavres, éventuellement de leur identification, de leur transfert au cimetière et de leur inhumation, opérations qui ont été confiées aux équipes de secouristes de la Croix-Rouge et plus spécialement aux séminaristes. Nous nous sommes chargés également de l'incinération des cadavres d'animaux et de leur enfouissement. Enfin nous avons dirigé les opérations de nettoyage et de désinfection.

Ces mêmes opérations se sont déroulées les jours suivants : vendredi 16, samedi 17 et lundi 19, dans les conditions suivantes :

I. SERVICE D'ORDRE

Sous la direction du commandant DE PRAINGY, le service d'ordre a été assuré par l'une des équipes d'urgence mises à notre disposition. Des barrages ont été établis à l'entrée du bourg. Les curieux ont été refoulés. Seules les personnes qui pouvaient justifier d'un intérêt quelconque à entrer dans le village étaient autorisées à se rendre à la mairie où M. MOREAU leur délivrait un laissez-passer leur permettant de circuler librement. En outre, l'équipe du service d'ordre assurait également une surveillance sévère à l'intérieur du bourg afin d'éviter tout pillage.

II. DÉBLAIEMENT

Les équipes du Secours technique en furent chargées, sous l'autorité du commandant DE PRAINGY. Ne furent d'ailleurs déblayés que les immeubles : granges, garages, maisons, sous les décombres desquels la présence de cadavres était présumée. Ces mêmes équipes furent chargées d'ouvrir les charniers et de creuser les fosses pour l'enfouissement des animaux.

III. PROSPECTION

Dès le premier jour, des équipes de jeunes, sous la direction du commandant DE PRAINGY, furent désignées pour prospecter les décombres. Elles avaient pour mission de rechercher les cadavres humains ou d'animaux, les tombes et les charniers. Il leur avait Installée dans une grange été signalé que certains indices devaient particulièrement retenir leur attention : terre fraîchement remuée, odeurs, essaims de mouches, présence de débris ou d'ossements humains, etc. ... Ces équipes devaient également rechercher les objets précieux et les remettre à la mairie, en indiquant très exactement l'emplacement où ils avaient été découverts.

IV. RÉCUPÉRATION DES VALEURS ET OBJETS PRÉCIEUX

Tous les objets qui furent trouvés, soit sur les cadavres, soit dans les décombres : cassettes, pièces d'or, bijoux, titres, papiers d'identité, etc. ..., furent déposés soit à la Banque de France, soit à la Permanence de la rue Fitz-James ou remis à M. MOREAU. Une fiche pour chaque objet indique le nom du propriétaire ou le lieu où il fut trouvé.

V. EMPLACEMENTS OÙ FURENT DÉCOUVERTS LES CADAVRES HUMAINS

Le mardi 13 juin, et dans la matinée du mercredi 14, une équipe composée de cantonniers et de personnes de bonne volonté de Saint-Victurnien était venue relever les cadavres, 35 très exactement furent retirés des décombres par leurs soins. En outre, d'autres victimes furent relevées et transportées ce même jour par les habitants des villages voisins.

Voici très exactement les emplacements où furent retrouvés ces cadavres :

1° Buvette chez M. Mercier, à Puy-Gaillard :

Dans la cave, sous un escalier en pierre, ossements calcinés, vraisemblablement de femme et de nourrisson.

2° Hameau de La Brégère :

Un cadavre retrouvé par M. Brun, de Séguières, dans l'après-midi du 14 juin. Il s'agit du corps de Mme Victor Milord.

3° Dans la Glane :

Le cadavre de M. Chalard, employé de la C.D.H.V.

4° Grange de M. Bouchoule, boulanger sur le champ de foire, près l'église :

Débris calcinés et ossements d'hommes, femmes et enfants. En outre, un cadavre, tronc et tête en partie calcinés, vraisemblablement d'un homme.

5° Sacristie :

Débris calcinés, ossements de femmes et d'enfants en grande quantité.

6° Église :

À côté du maître-autel, ossements et débris calcinés dont un pied d'enfant de 6 ans environ, intact.

Dans la 2e chapelle latérale droite, environ un tombereau de cendres et d'ossements de femmes et d'enfants.

Dans un confessionnal, deux cadavres d'enfants de 10 à 12 ans qui ont été retirés, le lundi 12, par les Allemands.

7° Charnier (à côté de la petite porte de l'église) :

10 cadavres et des débris humains correspondant à 15 personnes en furent retirés.

8° Appentis sous presbytère :

10 cadavres, dont 8 enfants et 2 femmes, parmi lesquels furent reconnus : Mme Hyvernaud, Mlle Marie-Rose Bastien et les enfants Raymond et Georges Thomas.

9° Jardin du presbytère :

Deux fosses isolées avec cadavres de Mme Joyeux, née H. Hyvernaud, et son enfant

10° Garage Milord :

Ossements et débris calcinés.

Sept cadavres d'hommes retrouvés par les équipes de Saint-Victurnien.

11° Garage de M. Désourteaux : Ossements et débris calcinés.

12° Boulangerie Bouchoule :

Cadavre de M. Milord, enlevé par la famille Milord, de Dieulidou, le mecredi 14, après-midi. Cadavre de M. Bouchoule, tronc et tête calcinés, Un cadavre dans l'étouffoir.

13° Charnier jardin Denis :

Environ 25 cadavres d'hommes, dont les cadavres du docteur Désourteaux et de M. Tournier, chef de musique à Limoges. Il fut retrouvé, en outre, dans cette fosse une carte de tabac au nom de M. Denis.

14° Chai de M. Denis :

Ossements et débris calcinés de femmes et d'hommes.

15° Ferme de M. Picat :

Dans le puits situé dans la cour de la ferme, cadavre d'une femme et autres débris humains.

16° Jardin de M. Jean Dupic :

Le cadavre de M. Dupic, enlevé par M. Quériaud, à Cieux, le jeudi 15.

17° Jardin de la mairie :

Le cadavre d'un jeune homme de 20 ans, non identifié.

18° Hangar de Mme Laudy, née Monnier :

Ossements et débris calcinés.

50 cadavres en partie calcinés uniquement d'hommes furent relevés par les équipes de Saints-Victurnien et enterrés dans la première fosse commune.

19° Chemin du cimetière :

Le long du chemin du cimetière à gauche, à hauteur de l'avant-dernière maison, cadavre de M. Poutaraud, garagiste, relevé par son beau-frère, à Limoges.

Plus près du cimetière, les cadavres de MM. René Mercier et Camille Texier.

20° Grange de Mme Laudy, née Monnier (métayer Desbordes) :

Le cadavre, tête et tronc calcinés, de Mme Desbordes.

Dans le jardin, cadavre d'une réfugiée lorraine reconnu par M. Désourteaux. Cadavre de M. Thomas, boulanger. .

21° Route des Bordes :

5 cadavres :

Raymond Pierre, relevé par sa famille, Faussat, minotier, enlevé par ses parents, Avril Michel, enlevé par M. Laroudie, Lachaud Léonard, enlevé par sa famille, Duvernay, enlevé par sa famille.

22° Dans une petite maison à côté de l'église :

Restes calcinés d'une femme, reconnue par M. Ledot père, Mme Devoyon.

23° Remise de M. Beaulieu :

20 à 25 cadavres, dont celui de M. Besson.

VI. IDENTIFICATION ET INHUMATION DES VICTIMES

À ma connaissance, 28 victimes ont pu être identifiées, soit qu'elles aient été reconnues par des parents, des voisins ou des personnes habitant les environs d'Oradour, soit qu'on ait retrouvé sur leurs cadavres des pièces ou des objets ayant permis leur identification :

1. Réfugié lorrain.

2. DUVERNET François, né en 1898.

3. RAYMOND Pierre, au Valleix.

4. VILLOUTREIX Henri.

5. D'ALBOIS.

6. ROUMY.

7. BESSON.

8. Mme HYVERNAUD Henriette.

9, THOMAS Raymond.

10. THOMAS Georges.

11. BASTIEN Marie-Rose.

12. Docteur DÉSOURTEAUX Paul.

13. Mme HYVERNEAUD.

14. Mme Victor MILORD.

15. Employé C.D.H.V.

16. Enfant HYVERNAUD, 1 mois et demi.

17. M. MILORD.

18. M. BOUCHOULE,

19. M. DUPIC.

20. M. THOMAS, boulanger.

21. M. POUTARAUD, garagiste.

22. Mme DESBORDES.

23. M. FOUSSAT, minotier.

24. M. AVRIL, marchand de bois.

25. M. LACHAUD Léonard.

26. M. MERCIER René.

27. M. TEXIER Camille.

28. Mme DEVOYON, 78 ans.

Les corps des personnes identifiée, furent mis en bière et déposés dans des caveaux, soit dans de fosses particulière. Il fut placé sur chacune des fosses une croix sur laquelle est inscrit le nom de la victime. Les ossements et restes humains, ainsi que les corps non identifiés, furent déposés dans deux fosses communes.

VII. CADAVRES D'ANIMAUX

Parmi les animaux tués, les uns étaient morts d'asphyxie, les autres en partie carbonisés.

Ont été retrouvés dans la ferme de La Brégère 8 cadavres, dont 5 bœufs ou vaches.

Dans l'étable de Mme LAUDY (métayer CENON) 5 bœufs en partie carbonisés.

Dans la propriété de Mme LAUDY (métayer DESBORDES) :

3 bœufs et 2 génisses asphyxiés dans une étable et les cadavres d'une cinquantaine de moutons dans une bergerie.

La situation de ces cadavres sous un amoncellement de décombres et, d'autre part, l'état de décomposition de certains d'entre eux, en particulier de ceux des animaux asphyxiés dont le cuir était si fortement distendu qu'il avait éclaté en maints endroits, laissant s'échapper par des orifices béants entrailles et viscères, rendait pratiquement impossible, sinon pénible leur enlèvement. Nous décidâmes donc de les incinérer sur place et de transporter ensuite leurs restes calcinés ou carbonisés dans des fosses où il seraient recouverts de chlorure de chaux.

Tous ces cadavres furent donc brûlés et les restes placée dans trois fosses, l'une à proximité de la ferme de La Brégère, le deux autres dans le jardin de Mme LAUDY (DESBORDES).

VIII. MESURES DE SALUBRITÉ ET DE PROPHYLAXIE

Une équipe de jeunes, placés sous la direction de M. DUCHET, de l'Inspection de la Santé, fut chargée des opérations de désinfection suivant les consignes et directives que nous avions données :

a) Charniers :

Après l'enlèvement des cadavres, du chlorure de chaux fut répandu sur les charniers qui furent ensuite comblés et arrosés avec une solution concentrée de crésyl.

b) Puits PICAT :

En raison de l'impossibilité absolue de retirer les cadavres, une dizaine de seaux de chlorure de chaux (à défaut de chaux vive qui eût été préférable) ont été jetés dans le puits qui a été ensuite comblé.

c) Fosse commune du cimetière :

Du chlorure de chaux a été déposé entre chaque couche de cadavres.

d) Cadavres d'animaux :

Incinérés, les restes furent enfouis après avoir été recouverts de chlorure de chaux.

Partout où les cadavres ont été retrouvés, le sol a été largement arrosé d'eau crésylée pour chasser mouches et insectes.

e) Protection individuelle :

Les équipiers chargés de relever les cadavres et de recueillir les restes humains étaient munis de gants en caoutchouc. En outre, tous ceux qui ont effectué l'exhumation, le transport et l'inhumation des cadavres étaient munis de masques imbibés d'essence d'eucalyptus pour combattre l'odeur nauséabonde qui était rendue plus pénible encore du fait de l'extrême chaleur.

f) Mesures de sécurité et de prophylaxie générale :

Des pancartes furent placées dans le bourg afin d'attirer l'attention des visiteurs sur le danger qui existe à circuler dans les décombres et pour interdire formellement de consommer de l'eau des puits, sources et fontaines.

IX. INCIDENTS

Aucun incident n'est survenu au cours des quatre premiers jours.

Le lundi 19, alors que j'étais allé à bicyclette, accompagné de Mlle DUMAY, assistante sociale au village des Bordes, voir des malades privés de soins médicaux par suite de la mort du docteur DESOURTEAUX et que n'avaient pu encore visiter les docteurs BADIE, de Nieul, et ZIMMER, de Cieux, malgré plusieurs appels, quelques villageois apeurés sont venus nous avertir que des soldats allemands se trouvaient à Oradour. Craignant quelque incident et pour couvrir éventuellement les hommes de mes équipes, je suis rentré sur-le-champ.

À l'entrée du bourg, je me suis trouvé en présence de trois camions allemands. Le premier armé d'un fusil mitrailleur en batterie, deux sentinelles gardaient la route, une dizaine de soldats armés de mitraillettes entouraient l'abattoir tandis que quelques autres démontaient roues et pneus d'une des deux seules voitures qui avaient échappé à l'incendie.

Après avoir montré mon ausweis et fait vérifier mon identité, je pus pénétrer dans le bourg et me dirigeai vers le cimetière. Là, je rencontrai M. FICHAUD, qui m'apprit qu'il avait été arrêté sur la place de l'Église alors que les soldats allemands chargeaient dans leurs véhicules plusieurs bicyclettes appartenant à nos hommes. Après explications, il put les faire restituer.

Dans le bourg les équipes avaient cessé leur travail et s'étaient dispersées dans la campagne. Elles vinrent me rejoindre au cimetière après quelques minutes. C'est alors qu'on entendit une quinzaine de coups de feu. Quelques jeunes gens envoyés en reconnaissance nous apprirent que les Allemands tiraient sur des animaux de basse-cour échappés dans les champs.

Au bout d'une demi-heure, le calme revint. Les troupes étaient parties et les différentes équipes se remirent au travail.

Au cours de ces opérations nous fûmes amenés, le commandant DE PRAINGY et moi-même, à faire certaines observations concernant particulièrement l'organisation, le fonctionnement et le rendement des différentes équipes mises à notre disposition.

Ces observations ont donné lieu à certaines critiques qui ont été formulées par le commandant DE PRAINGY dans son rapport. Je n'ai rien à y ajouter, cependant j'insiste comme lui, sur l'intérêt qu'il y aurait à faire encadrer les équipes par des chefs qualifiés, capables de prendre eux-mêmes, conformément aux directives et instructions données, certaines initiatives que comportent des situations ou circonstances particulières.

Comme le commandant DE PRAINGY, je regrette la carence des services de police, alertés cependant par nos soins et par M. MOREAU. Du fait de l'absence d'inspecteurs, les deux derniers jours notre tâche fut plus compliquée. Toutefois, en ce qui concerne le service d'ordre proprement dit, j'estime que dans les conditions particulières où nous nous trouvions il était infiniment préférable de le confier à des équipes d'urgence qui accomplissaient leur mission sous le signe de la Croix-Rouge. Il n'en reste pas moins vrai que pendant les heures où nous ne nous trouvions plus sur les lieux, il eût été assez indiqué de faire exercer une surveillance des décombres pour éviter le pillage.

Le lundi 19, avant de donner les instructions pour cette dernière journée de travail, j'ai tenu à remercier tous ceux qui, en cette triste circonstance, ont eu à nous apporter leur concours. Je les ai félicités de leur dévouement et de la dignité avec laquelle ils ont accompli la triste et pénible mission qui leur était confiée. Je veux cependant rendre hommage encore à ceux dont le concours m'a été particulièrement précieux. Le commandant DE PRAINGY qui, avec une compétence indiscutable, a dressé dès le premier jour. un plan de travail et, qui, avec autorité, en a dirigé l'exécution ; MM. GiELAUD et MINET, des Ponts et Chaussées, qui, avec un zèle inlassable parcouraient les chantiers, donnant aux chefs d'équipes les ordres nécessaires, prenant des initiatives utiles et surveillant les travaux ; M. ROCHETTE, du Secours National, qui a réglé admirablement la question du ravitaillement des équipes ;

les assistantes sociales de Saint-Junien Mlles DUMAY et LACOSTE ; M. DUCHET, de l'Inspection de la Santé, et d'une façon générale à tous les chefs d'équipes. Je ne saurai oublier M. MOREAU, qui s'est dépensé avec un dévouement admirable pour faciliter notre tâche.

Je veux aussi m'associer au commandant DE PRAINGY pour remercier d'une façon toute particulière l'équipe de séminaristes, toujours volontaires pour accomplir les besognes les plus pénibles, j'ose même dire, les plus rebutantes.

Enfin, je tiens à souligner la piété avec laquelle un dernier hommage a été rendu aux malheureuses victimes d'Oradour. Chaque soir, à 17 h. 30, une absoute était donnée sur la grande fosse commune. Tous les hommes, abandonnant leur travail, y assistaient, apportant quelques fleurs cueillies dans les jardins de ceux qui n'y étaient plus. Tous, quelles que soient les convictions de chacun, avaient à coeur, dans un magnifique élan de solidarité, de venir se recueillir quelques instants devant les cadavres affreusement mutilés, mêlant leurs pleurs aux sanglots des quelques personnes qui se glissaient parmi nous : parents et amis des disparus.

Docteur BAPT,

Médecin-Inspecteur de la Santé,
Directeur des opérations de secours à Oradour.

SERMON

DE M. LE PASTEUR CHAUDIER au Temple protestant de Limoges 18 juin 1944

ÉPOUVANTE

Lecture :

Jérémie, ch. 31. V. 15. Psaume 10.

Épitre aux Romains, ch. 8. V. 18 à 39.

L'ÉPOUVANTE EST PARTOUT, dit l'Éternel.

Jérémie, 46 : v. 5.

L'Écriture Sainte est vraiment inépuisable. Elle offre une telle diversité dans la description des mouvements de la vie, des expériences humaines, des drames et des conflits des temps lointains, qu'une parole peut toujours s'y trouver, qui vient recouvrir exactement nos préoccupations, nos afflictions ou nos plus sombres obsessions. Ainsi s'est détachée devant nous et s'est imposée à notre esprit, depuis quelques jours, cette courte phrase d'une prophétie qui menaçait l'Égypte antique en guerre avec l'antique Babylone. Elle fut, certes, passée inaperçue au regard du lecteur, même assidu, de la Bible, à l'époque heureuse et insouciante de la paix, alors qu'on y cherchait les lumières d'en haut pour une vie intérieure et pour une vie chrétienne occupée d'elles-mêmes, attentives au seul soutien, au seul épanouissement tranquille et fort de la foi.

Mais voici que les questions d'âme, les conquêtes normales et désirables de la spiritualité, sont brusquement remplacées par des soucis autrement élémentaires et par des sujets de méditation bien plus douloureusement urgents ; voici que les développements imprévisibles de la guerre moderne ont le pouvoir affreux de faire souveraines les promesses apaisantes et les invitations généreuses de l'Évangile, et de nous faire chercher dans les pages révélatrices du Livre des Livres une parole qui réponde aux tristesses sans mesure qui chaque jour un peu plus nous accablent. Et nous en arrivons à être soulagés de découvrir, tout à coup, dans le fracas des prophéties vengeresses de l'Ancien Testament, quelques mots qui, en eux-mêmes, n'ont rien d'édifiant, mais qui font si parfaitement écho à notre état d'âme : L'Épouvante est partout, dit l'Eternel.

Oui, partout au milieu de nous, habitants de cette région et de ce département. Comment donc en serait-il autrement ? Il y a huit jours, un petit bourg paisible, l'un des plus irréprochables par sa tenue depuis deux ans dans l'épreuve générale qui meurtrit la France, a été supprimé en. quelques heures, entièrement incendié, ses habitants et tous ceux qui s'y trouvaient en plus ou moins long séjour ont péri dans des conditions dont l'horreur dépasse les ressources normales du langage, sans excepter les vieillards, les femmes, les jeunes gens, les jeunes filles et les enfants, même les nouveau-nés. En moins d'un demi-journée, ce calme village est devenu un immense tombeau, ce qui est encore une manière bien approximative de s'exprimer... Les détails vous sont plus ou moins exactement connus. Ils sont trop affligeants pour qu'on y insiste.

Nous soulignerons seulement, ce qui ne saurait être indifférent, même à des incrédules, qu'un sanctuaire chrétien, lui aussi détruit, a servi de lieu principal d'exécution réservé à la population féminine et enfantine, qu'une église est devenue à la lettre la dernière demeure qui a abrité l'atroce agonie de quelques centaines de créatures innocentes.

Vous n'attendrez certainement pas de votre pasteur qu'en présence de tels faits, il garde un silence qui serait, devant Dieu, l'une des plus graves condamnations de son ministère. Il nous paraîtrait impossible de continuer à vous apporter ici, dimanche après dimanche, avec nos, insuffisances, certes, et nos misères, les encouragements nécessaires, les promesses et les affirmations glorieuses de la foi chrétienne, si nous refusions de donner une voix, du haut de cette chaire, dans la sincère et profonde communion de douleur, par laquelle nous nous sentons si fortement unis en cet instant, à tout ce qui remplit vos esprits, vos consciences et vos cœurs.

SALUT AUX MORTS

Avant toutes choses, nous saluons tous ces morts. Parmi eux, peut-être s'en trouvaient-ils quelques-uns, jeunes ou adultes, qui relevaient de nos églises, mais ceci n'importe en rien. Nous les saluons tous avec respect, avec douleur, avec tendresse. Entre tant et tant de victimes civiles de cette guerre avilissante, on comprendra qu'en les associant étroitement à ces innombrables, innocentes comme elles, qui les ont précédées dans l'éternité, nous leur fassions une place à part. Leur fin, avec plus de raffinements terrifiants que celle de beaucoup d'autres et à un degré inégalé jusqu'alors, à notre connaissance, sur la terre française, fut un indicible martyr.

Nous saluons tous ces morts, si proches de nous par la distance de leur pauvre sépulcre, bien plus proches encore de notre coeur déchiré. Ils ont été saisis, emportés, exterminés en pleine vie, sous la clarté d'un soleil qui à eux aussi, comme à nous, faisait parfois oublier, par les splendeurs de sa lumière répandue sur leurs champs et sur leurs foyers, les horreurs et les douleurs dans lesquelles se traînent la France et le monde. Ils sont allés rejoindre ces multitudes injustement frappées, injustement torturées, injustement anéanties, qui constituent la rançon inhumaine d'une humanité pacifiée. C'est à eux surtout que devront penser les survivants de l'immense catastrophe, quand il faudra rétablir, durable et forte, cette paix, dont nous vous disions dimanche dernier l'excellence et la beauté, tandis que se déroulait, là-bas, l'impensable tragédie. Nous ne cherchons pas à rejoindre, en une évocation trop désolante, leurs pauvres restes mêlés dans le charnier calciné qui fut une église ; nous rejoindrons leur âme dans l'invisible, où ils sont enfin promus à l'inviolable liberté des enfants de Dieu, et nous les remettrons à l'amour de celui qui étend sur l'inqualifiable carnage deux bras de crucifié. Nous invoquons sur tous ces sacrifiés, et en leur nom sur ceux qui devront les remplacer dans la France épuisée de demain, l'Esprit qui perpétue les souvenirs salutaires, qui fait germer les sanglants holocaustes en moisson de bonheur, de justice et de paix, et par qui les morts deviennent, pour les reconstructions à venir, des bâtisseurs, à côté des vivants.

L'épouvante qui s'est ainsi répandue sur un petit bourg de notre Limousin nous dicte un autre devoir que celui de rendre hommage aux victimes et de pleurer sur elles. La conscience humaine et la conscience chrétienne se rejoignent pour se dresser contre de pareilles tueries.

DEGRÉS DANS L'HORRIBLE


GRADUATIONS DANS L'ÉPOUVANTE

Certes, nous savions qu'il n'est pas possible d'humaniser la guerre, comme on disait, que dès l'instant où se trouve légitimé le recours aux armes, surtout aux armes perfectionnées, raffinées, dont disposent aujourd'hui les hommes, on rend possibles les plus formidables destructions et les hécatombes les plus effroyables parmi les non-combattants. Nous savions que des milliers de sacrifiés se recruteraient désormais parmi les désarmés, les sans défense, et que des berceaux pourraient en quelques instants se transformer en lits de mort. Nous savions aussi, et nous avions constaté avec douleur, avec honte, qu'une sorte d'insensibilité à cet égard, fruit d'une cruauté sans cesse grandissante dans les méthodes de combat, gagne peu à peu les âmes les plus débonnaires, leur rendant acceptables, leur faisant apparaître comme presque normaux les massacres qui eussent bouleversé, scandalisé, révolté, il y a quelques années à peine, les êtres les plus indifférents et lés plus égoïstes.

Il nous restait à apprendre qu'il a des degrés dans l'horrible, toute une graduation dans l'épouvantable... Nous le savons maintenant et nous découvrons du même coup l'insuffisance misérable de nos imaginations, la terrible sécheresse de nos sensibilités, puisqu'il faut la proximité d'une tragédie, comme celle qui nous obsède tous, pour nous faire mesurer l'immensité des souffrances, l'abîme des tortures, dans lesquels à tous instants et de plus en plus, peuvent être jetés des Français, des êtres humains innocents et sans protection. O débilité de nos coeurs ! O misère de nos sentiments ! Comme nous avons besoin que nous gagne et que nous imprègne la grande compassion, l'ardente, l'obsédante pensée des autres, des inconnus, des anonymes qui habitaient l'âme du Christ ! Comme nous devons implorer que nous soient donnés cette capacité d'amour fraternel, cet oubli de nous-mêmes et de nos petites vies sordides, qui seuls nous rendraient dignes de survivre à tant. d'horreurs.

En attendant, nous ne pouvons plus ignorer qu'il y a des méfaits inexpiables, des crimes inexcusables, même sous l'invocation des violences et des déchaînements inséparables de la guerre moderne. Car nous ne pouvons oublier, malgré les infinies lenteurs avec lesquelles avance une humanité si facilement aveuglée, bien que l'homme soit sans doute semblable à sa nature profonde, à ce que savaient et pensaient de lui les poètes, les écrivains et les philosophes de la haute antiquité, nous ne pouvons pas oublier que depuis vingt siècles, avec obstination, avec patience, ont retenti sur lui des paroles de bonté, de justice et d'amour ; nous n'oublions pas que des raisons plus hautes se sont ajoutées, depuis que Christ est venu, aux mouvements instinctifs de la pitié naturelle, pour conduire les guerriers eux-mêmes à l'élémentaire discipline des instincts les plus redoutables.

C'est pourquoi nous faisons entendre ici la solennelle, la déchirante, la nécessaire protestation de l'Église de Jésus-Christ, devant le massacre hallucinant qui nous a tous plongés dans la consternation et dans le deuil. Car si nous pouvons admettre, le cœur déjà bien amer et bien déchiré, comme le lot fatal des grands conflits armés actuels, l'anéantissement prétendu nécessaire des populations civiles paisibles, sous prétexte de destructions des objectifs militaires, nous refusons d'admettre une seule seconde l'abattage systématique de créatures maintenues hors du combat, nous condamnons comme attentatoires à l'honneur humain et aux données fondamentales élémentaires de la révélation chrétienne, des actes que l'imagination dépassée, déroutée, se refuse même à concevoir, et nous déclarons au nom de la morale courante et par conséquent et à plus forte raison au nom de Jésus-Christ que, dans cette guerre sauvage, il suffit que soit évitable un massacre d'innocents pour qu'il soit partout, toujours réellement évité !

L'ÉPOUVANTE EST PARTOUT

L'épouvante, mes frères, dépasse les limites étroites de ce village anéanti ; elle étend son règne ténébreux sur le monde. Comme il est dit dans notre texte : elle est partout. Et je sais bien qu'elle pose à l'âme inquiète, et même à l'âme religieuse, de redoutables questions. Comment se fait-il, après tous ces siècles de christianisme, après ces laborieuses conquêtes spirituelles effectuées au prix de tant de larmes et de tant de sang, que l'épouvante puisse lever son visage sanguinaire à chaque tournant de nos chemins incertains, et proclamer sa royauté sinistre sur une terre affolée ? Pourquoi de telles abominations s'accomplissent-elles sous un ciel impassible ? Et les paroles du Psalmiste nous reviennent, irrésistiblement, à l'esprit : Réveilles-toi ! Pourquoi dors-tu, Seigneur ? Lèves-toi, ne nous rejette pas pour toujours ! Pourquoi te caches-tu ta face ? Pourquoi oublies-tu notre misère et notre détresse ? Car notre âme est abattue dans la poussière, notre corps reste attaché à la terre. Lève-toi ! Viens à notre aide et délivre nous. Et cet appel poignant de l'antique croyant malheureux rejoint la protestation de l'athée moderne : S'il y a un Dieu, pourquoi n'intervient-il pas ? Et qui ne comprendrait ce cri ? Il jaillit du meilleur de nous-même. Il est normal qu'à certaines heures, excédé par la tristesse, écrasé par l'humiliation, accablé par la honte d'appartenir à la race humaine, nous en arrivions à demander compte à Dieu de son silence et à souhaiter qu'une Puissance impitoyable, par un décret et par un acte irrévocable de sa volonté, fit disparaître à jamais une planète où des crimes aussi monstrueux s'accomplissent, où de telles horreurs sont encore possibles.

Mes frères, l'épouvante qui est partout n'est autre, poussée au paroxysme, que le mal préparé, voulu ou au contraire con enti, subi dans la molle négligence des temps de bonheur, par les hommes. L'épouvante est la rançon de la liberté, de cette pauvre et redoutable liberté, par laquelle un fils de Dieu peut entrer en révolte ouverte contre son Père. Elle est l'illustration terrifiante de ce que nous affirmions devant vous, il y a une semaine, que rien n'est pire que l'humanité prétendant régenter seule l'humanité ! L'épouvante est la conséquence d'une rupture, d'une insoumission, d'un refus par les hommes de la royauté de Dieu.

Au reste, qui donc pendant les jours heureux, parmi les incroyants et aussi parmi les croyants, hélas ! s'avise de reconnaître toujours la présence de Dieu dans les joies, les douceurs, les félicités de la vie ? Qui donc, en jouissant d'une réussite méritée, en savourant un succès dû à ses efforts, en voyant grandir la prospérité de sa patrie, en admirant un chef-d'œuvre de la beauté ou des magnifiques réalisations du génie humain, lorsqu'il veut bien s'appliquer à la défense et non point à la ruine de la vie, qui donc alors pense toujours à proclamer : Dieu est là. La bénédiction de Dieu se manifeste là, devant mes yeux émerveillés ! Mais que les calamités surviennent, que les malheurs se déchaînent, que les revers individuels et nationaux s'accumulent, que l'épouvante fasse rouler ses sombres vagues de saccage et de meurtre jusqu'au massacre que nous pleurons, et tout aussitôt ce n'est qu'un cri : Où est Dieu ? Que fait Dieu ?

DIEU EST DANS L'ÉPOUVANTE

Où il est ? Avec nous, dans l'épouvante. Ce qu'il fait ? Comme nous, il souffre. Car depuis que l'ancien prophète faisait dire à l'Éternel, comme s'il était en dehors de la tragédie, spectateur impassible : L'épouvante est partout, nous avons appris à l'école de Jésus-Christ, que ce sentiment d'horreur devant les hideux déploiements du mal, devant les sursauts d'une sauvagerie préhistorique, c'est déjà, c'est surtout Dieu. Quelle certitude ! Ce frémissement de révolte, cette indignation devant les carnages inexpiables, cette protestation qui s'éveille au fond de l'être le plus apathique à l'ouï, des méfaits incroyables d'une barbarie sans fin, c'est l'affirmation de Dieu, c'est sa présence. C'est lui qui, en nous, condamne les furieuses marées du mal. C'est lui qui, en nous, s'élève contre les crimes ; c'est lui qui souffre, enfin, d'une souffrance dévorante, d'une souffrance incessante, dans notre cœur brisé. Quelle découverte ! Dieu est en nous, ce qui appelle Dieu, ce qui s'alarme du silence prolongé de Dieu, ce qui demande avec impatience l'intervention brutale et parfois prématurée de Dieu ! Et c'est bien le signe qu'il veille et que son heure viendra. C'est bien le signe qu'il attend avec nous dans la douleur, que le défi insensé lancé par le monde à sa souveraineté ait développé toutes ses conséquences jusqu'à la révélation totale du néant de l'homme, lorsqu'il veut vivre seul, avancer seul, dominer seul, et même mourir seul. Et cette révélation là, seul point de départ possible des régénérations futures, l'épouvante qui nous saisit, si souvent en ces jours d'affliction, nous l'apporte dans toute son ampleur atroce devant les ruines fumantes et les cadavres calcinés d'un cher village de chez nous.

AU NOM DU CHRIST

Frères bien aimés, Frères dans l'angoisse et dans le deuil rappelez-vous ce lieu funèbre du Golgotha. Rappelez-vous cette croix où pendait, silencieux, livré, un corps immolé lui aussi par la cruauté rageuse des plus forts ; rappelez-vous ces ténèbres qui tombaient soudain sur le peuple atterré, tandis qu'il s'en retournait en se frappant la poitrine. Là aussi, alors, l'épouvante régnait. Et rien ne la fit cesser jusqu'à l'heure de gloire. Il fallut aller jusqu'au bout, jusqu'au dernier cri et jusqu'au dernier soupir du Saint et du Juste, jusqu'à l'humide obscurité du tombeau. Et puis, le moment vint de la revanche de Dieu. Au bout de l'épouvante, le soleil de la vie !

C'est à cette clarté là que nous vous saluons, morts du cher village de chez nous, petits et grands, jeunes et vieux, confondus pêle-mêle dans l'épouvante qui s'est abattue sur vous ; oui, c'est dans l'esprit du ressuscité que nous vous adressons par delà votre grand tombeau fraternel l'hommage suprême que nous vous devions ; c'est au nom du Christ que devant vos cendres, que devant les restes de vos maisons, nous prenons la résolution de travailler de toutes nos forces, si cela nous est donné, à ressusciter une vie bonne et digne, dans une patrie réconciliée.

Et puis, ce n'est plus sous votre pauvre revêtement de chair, ni dans les crispations dernières de votre atroce agonie, que nous vous évoquons une dernière fois, ici ; c'est dans la gloire des âmes délivrées, c'est dans la victoire totale de ceux qui sont accueillis au sein du grand amour réparateur, loin de l'épouvante et de la mort.

Car, là, devant le trône de Dieu, vous n'êtes plus des martyrs, mais des vainqueurs.

Amen.

Temple de l'Église réformée de Limoges, le 18 juin 1944.

(Après la tragédie d'Oradour-sur-Glane).

Après la libération de Limoges, M. le pasteur Chaudier a été nommé président du Comité départemental de libération.

DISCOURS DE M. FREUND-VALADE
Préfet Régional
Oradour-sur-Glane, 21 juin 1944

Français, qui avez fait comme moi-même ce pèlerinage d'indicible douleur, dans cette enceinte sacrée où dorment les morts, aucune parole de haine ne saurait être prononcée sans offense à Celui dont les croix qui nous environnent rappellent le sublime sacrifice.

Qu'il soit cependant permis, au représentant du Chef de l'État et du Gouvernement de la France, d'élever la voix pour renouveler la protestation solennelle qui a été faite auprès de la puissance occupante.

Quelles que soient les raisons invoquées, rien ne peut justifier le caractère effroyable de ce drame, contraire à la convention de La Haye, contraire aux lois françaises et allemandes.

Le sac d'Oradour-sur-Glane et le massacre de ses habitants révoltent la conscience qui demeure saisie d'épouvante.

La langue française ne donnait pas de mots assez forts pour qualifier cet acte ; mais celui qui s'y est livré a commis un crime, même contre sa propre patrie.

Adieu, habitants d'Oradour-sur-Glane, morts d'un supplice sans nom.

Nous jurons sur vos tombes que nous ne reculerons devant aucun effort pour empêcher qu'à l'avenir d'autres subissent votre sort.

Ce sera là toute notre raison d'être : que votre martyre serve à sauver les vivants.

Mais que ceux-ci nous aident par leur calme et leur discipline, les grandes douleurs font silencieuses, et qu'ils s'unissent enfin dans l'immense pitié de la France.

(Discours lu par M. Freund-Valade, Préfet régional, après l'absoute chantée par Mgr Rastouil, au cimetière d'Oradour-sur-Glane, le 21 juin 1944).

MOI QUI AI VU...

Par le docteur BENECH

Médecin-Inspecteur Adjoint de la Santé
de la Haute-Vienne

Au récit si vivant et si exact dans l'exposé des faits d'une rigoureuse vérité historique du courageux journaliste, M. Pierre Poitevin, je tiens à ajouter quelques modestes lignes. Et cela dans un seul but : joindre un nouveau témoignage à tous ceux qui, déjà, ont été recueillis sur le drame terrifiant d'Oradour-sur-Glane, afin que demeure à jamais vivant dans les esprits et dans les coeurs le souvenir de ce riant village anéanti aux plus beaux jours du printemps, par une horde de barbares.

Moi qui, pendant les cinq jours qui ont suivi cette tuerie sans nom, ai parcouru les rues désertes et fumantes d'Oradour, je garde, gravées pour toujours dans ma mémoire, les visions d'épouvante et d'horreur qui se sont offertes à mes yeux à chaque pas.

Rien ne subsiste de cette paisible bourgade limousine, où vivait heureuse une population laborieuse et aimée, fidèle à ses traditions et à son sol.

Tout est silence et désolation ! Les cloches ne sonneront plus dans la tour effondrée ; les ruelles ne retentiront plus des rires des enfants se rendant à l'école ; les roses, si belles en ce pays, ne sentiront plus de visages familiers se pencher vers elles ; les bêtes apeurées ne retrouveront plus leurs maîtres.

Dans la Glane aux eaux dormantes, ne se mireront plus, désormais, que des murs chancelants et des arbres sans vie.

Tout, dans un bestial besoin de détruire, a été pillé, incendié, exterminé.

Seules, dans les jardins, les fleurs ont survécu, se courbant à la minute même, telle des âmes sensibles et endeuillées, vers les malheureuses victimes étendues sous la terre fraîchement remuée.

Qu'avaient-ils fait, pour périr ainsi, lâchement assassinés, ces innocents écoliers retrouvés, les doigts crispés et la bouche tordue par la douleur et par l'effroi ?

Qu'avaient-il fait, pour périr ainsi, lâchement mitraillés, ces braves paysans précipitamment enfouis au pied de leurs maisons en flammes ?

Qu'avaient-elles fait, pour périr ainsi, lâchement torturées, ces mères de familles mortes, dans d'atroces souffrances, avec leurs enfants dans les bras ?

Rien, à coup sûr ! Et pourtant, ils reposent tous, 'a présent, membres et troncs entremêlés, corps mutilés et calcinés, têtes arrachées et ossements brisés, dans deux fosses communes, sépultures anonymes, mais combien douloureuses, sur lesquelles les fleurs devront toujours éclore.

Ma conscience d'homme et de médecin se révolte à la seule évocation des affres inconcevables endurées par ces centaines de martyrs. Mais leur sacrifice n'aura pas été vain, car il n'a fait que raffermir le désir de vengeance, tenace et toujours grandissant, qui anime chacun d'entre nous.

Nul ne pourra jamais décrire les scènes déchirantes qui se sont déroulées en ce lieu de triste: se et de deuil : gestes impuissants et sanglots étouffés d'une mère reconnaissant ses deux jeunes fils étendus, côte à côte, recroquevillés, au bord du charnier dans lequel ils avaient été jetés. Visages hébétés des rares survivants pleurant un père, un frère, une sœur, mais le plus souvent, hélas ! toute une famille.

Poings serrés et rage contenue des parents, des amis essayant d'identifier les restes d'un être cher.

Larmes silencieuses aussi des hommes qui, le soir, devant les fosses béantes, assistaient, les bras chargés de fleurs, à l'absoute donnée par de jeunes séminaristes.

Comme elles étaient dignes ces minutes où chacun, quels que :oient ses sentiments et ses passions, se jurait de ne jamais oublier ce qu'il avait vu.

Cette union, réalisée en des heures tragiques et dont rien ne peut estomper le souvenir, est le grand enseignement d'Oradour. Elle ira, j'en suis sûr, s'accusant chaque jour davantage et elle permettra, dans un proche avenir, de venger nos chers disparus pleurés dans le monde entier par tous les peuples civilisés.

Docteur BENECH,

Médecin-Inspecteur Adjoint de la Santé de la Haute-Vienne.

SERMENT D'UN SÉMINARISTE LORRAIN AUX MARTYRS D'ORADOUR

De l'équipe admirable de dévouement des jeunes séminaristes faisant partie des secouristes, j'ai prié l'un d'eux, M. l'abbé Timmer, un Lorrain, qui retira des charniers les restes calcinés de ses petits compatriotes, de vouloir bien me retracer ses impressions :

Le 11 juin, au matin, les bruits les plus divers au sujet de certaines atrocités commises la veille par les Allemands à Oradour-sur-Glane circulaient à Limoges. L'incendie, disait-on, avait ravagé toute la localité et les enfants avaient été emmenés en camions vers une destination inconnue !... D'autres renseignements, survenus les jours suivants, laissaient pensifs, mais nous étions loin de nous, imaginer toute l'horreur du terrible drame qui venait de ce passer à une vingtaine de kilomètres de la capitale du Limousin.

Faisant partie des équipes d'urgence avec mes confrères séminaristes, je suis allé sur les lieux le mercredi suivant. Tout ce que l'on avait pu nous dire concernant Oradour n'était qu'un tableau bien peu approchant de la réalité, et quand le tramway départemental arriva dans ce pauvre bourg, une douleur poignante nous étreignit à la vue de tous ces pans de murs sur lesquels planait l'ombre de la mort. Ce n'était que ruines encore fumantes.

 

L'église romane présentait un aspect encore plus lamentable ; de nombreux ossements jonchaient le choeur et la chapelle de droite. L'autel, avec son tabernacle fracturé, demeurait là comme seul témoin muet des souffrances sans nom endurées par plusieurs centaines de femmes et d'enfants.

Le lendemain nous réservait un spectacle bien plus pénible encore. Une fosse ayant été découverte près de l'église, l'exhumation des cadavres fut décidée. Durant plusieurs heures ce fut alors une affreuse besogne. Jetés pêle-mêle, des corps à moitié carbonisés voisinaient avec des jambes, des bras et des pieds d'enfants en bas âge. La plupart des corps étaient méconnaissables. Et, devant tous ces restes humains, horriblement mutilés, devant ces corps de bébés et d'adolescents, qui, quelques jours auparavant, respiraient encore la joie et le bonheur de vivre, un profond sentiment de tristesse envahit nos âmes.

Qu'avaient donc fait ces pauvres petits pour mériter ce supplice sans nom ? Quelles raisons pouvaient invoquer ces brutes d'outre-Rhin pour justifier cet affreux carnage ? De quel droit avaient-ils égorgés, avec tant de sauvagerie, ces petits Français qui ne demandaient qu'à s'épanouir ?

L'histoire ne pourra que flétrir la barbarie de ceux qui, lâchement, sauvagement, ont tué ces innocents, semant ainsi le deuil et la souffrance parmi tant de familles.

Comment exprimer tous les sentiments douloureux qui, chaque soir, étreignaient nos cœurs, quand, après l'absoute, implorant de Dieu le repos éternel des âmes de ceux dont les corps, petit à petit, comblaient la fosse commune, séminaristes, scouts et jocistes, nous chantions le Chant des Adieux. Comme nous nous sentions unis près de cette tombe, comme tous nos jeunes cœurs vibraient à l'unisson pour redire à tous nos frères martyrs d'Oradour cet au revoir dans un monde meilleur, où toutes les haines et toutes les barbaries sont bannies. Oui, frères bien-aimés, qui dormez votre dernier sommeil dans ce petit coin de terre de France, vous qui, après un commun martyre, êtes unis on ne le peut plus étroitement dans la mort, nous faisons le serment de garder fidèlement votre souvenir et de communier à votre sacrifice afin que notre chère Patrie retrouve cette vitalité qui fera d'elle à nouveau cette terre des héros et des saints.

IMPRESSIONS D'UNE ASSISTANTE SOCIALE

Mlles Lacoste et Dumay, assistantes sociales, furent les deux seules femmes à participer aux travaux de secours organisés par le Service de Santé.

Il m'a paru intéressant de recueillir les impressions de l'une d'elles, Mlle Lacoste :

Qui n'a pas vu Oradour-sur-Glane après le massacre du 10 juin ne peut s'imaginer l'affreux martyre qu'ont subi ces hommes, ces femmes, ces enfants innocents.

Appelée, avec mon assistante-chef de toute urgence, par M. l'inspecteur de la Santé de Limoges, pour nous rendre dans la localité sinistrée, nous y arrivions le mercredi 14, au matin, quatre jours après le massacre. On nous avait dit que des maisons étaient brûlées, qu'il y avait des victimes, mais malgré tout ce qu'entendaient nos oreilles, nous ne pouvions croire qu'un village entier avait été anéanti en quelques heures. Apercevant la première maison sinistrée, je crus, comme cela avait lieu, hélas ! en tant d'endroits de notre Limousin, qu'il s'agissait simplement de quelques édifices détruits en représailles. Mais à mesure que j'avançais dans le bourg, je fus bien obligée de me rendre à l'évidence : par devant, un spectacle de mort : des rangées de maisons détruites ; par derrière, antithèse effroyable, des jardins merveilleusement intacts, abandonnés en un clin d'oeil par ceux qui, vivants encore une heure auparavant, y avaient laissé leurs outils de travail, toutes les pauvres choses à leur usage quotidien : unie veste, une pelle, des chaises, etc. ...

Notre première idée, en arrivant, fut de chercher l'église, car, nous avait-on dit, quelques personnes y avaient péri. Nous pensions trouver encore des femmes et des enfants à soulager dans leur détresse. Hélas ! Le coeur étreint, en montant les marches de l'édifice, nous n'aurions cependant jamais pu soupçonner le spectacle d'horreur que nous allions être les premières femmes à contempler. Je n'oublierai jamais cette vision d'épouvante : une église où plus une chaise, plus un banc n'existaient. Ce n'était qu'un amas de cendres où ça et là gisaient des ossements épars : crânes, tibias, bras, un pied d'enfant, seul, au bas de l'autel. Ce pied d'enfant, aux petits doigts qui devaient ravir une maman, quelle émotion pour deux coeurs féminins de le trouver en un tel lieu et dans de telles circonstances. Dans un coin de chapelle, nous découvrons, émues, un reste de drapeau tricolore : ce bleu, ce blanc, ce rouge, sur des cendres grises, quel symbole : symbole de la patrie pour laquelle étaient mortes toutes ces innocentes victimes des hordes nazies. Détail touchant, ce drapeau devait nous servir, les jours suivants, à cravater les bouquets déposés sur les restes des morts, bouquets faits de pauvres fleurs de leurs jardins. Nous approchant de l'autel, nous nous apercevons qu'il avait été profané par les assassins ; le ciboire avec les Saintes Espèces avait disparu. Seules nous retrouvons les reliques de la pierre d'autel que nous recueillons pieusement pour les remettre le soir même à Mgr Rastouil, évêque de Limoges.

Dès le lendemain, une équipe de jeunes venait du chef-lieu pour enterrer les cadavres et faire les fouilles. Pendant huit jours, nous devions travailler avec ces volontaires, vivant au milieu des morts déjà en décomposition. Parmi tous ceux-ci, je me souviens de vous, ô employé des C. D. H.V., que les Allemands avaient jeté par-dessus le pont de la Glane ; de vous, inconnu, dont les jambes détachées étaient chargées sur une charrette ; plus loin, près d'une grange brûlant encore, de vous, couple uni dans la mort, serrés l'un contre l'autre, la tête calcinée, le corps intact, je ne sais pourquoi ; de vous surtout, petit mitron peut-être, que les S. S., ô comble de cruauté, avaient fait brûler dans un étouffoir de braises.

Tout cela, je le répète, est affreux et on ne peut s'en faire une idée si on ne l'a vu de ses propres yeux. Mon cœur de femme se serre encore en pensant à toutes ces tristesses. Cependant, une souffrance plus grande devait m'être réservée, et, chose curieuse, là où j'attendais un peu de consolation. On me disait qu'il restait quelques rares rescapés. Heureuse d'aller les réconforter et les soigner, je ne pouvais penser que la vue de ces malheureux ayant tout perdu : famille et biens, devait m'être encore plus poignante. En ces quelques jours, j'allais de tristesse en tristesse. C'était là un père de famille dont toute la parenté, y compris son petit enfant de sept mois, avait péri ; un tout jeune homme, resté le seul de neuf frères ou soeurs ; un autre, sauvé par sa présence d'esprit en sortant d'une grange en flammes, nous raconte l'agonie de ses quarante compagnons de martyre, précieux témoignage pour les historiens futurs. Une malheureuse femme, arrivée par le tramway de Limoges, voit brûler sa maison où devaient périr sa mère, son fils de onze ans, deux petites filles réfugiées de Bordeaux. Je devais la retrouver creusant elle-même la tombe d'un de ces bébés calcinés dans son propre logis. Tous ces exemples, divergents dans les détails, se retrouvent identiques dans l'horreur : un jeune marié perd sa femme et son enfant ; un vieillard, survivant de trois guerres, épargné on ne sait pourquoi, peut-être à cause de son grand âge, voit tout disparaître autour de lui, en un instant. Je revois aussi, devant la fosse commune, une mère de famille, pleurant sur les cadavres de ses cinq enfants.

Mais, personnellement, ma pensée ne peut se détacher des nombreux prisonniers d'Oradour, opérant, là-bas, dans leurs lointains stalags, la victoire et la libération, et qui ne reviendront au pays que pour y retrouver un charnier, des ruines, des tombes, un désert, mais plus d'enfants, plus de femme, plus de parents ni d'amis, plus de petite patrie.

S. LACOSTE, Auxiliaire sociale à Saint-Junien.

RAPPORT SUR L'ORGANISATION DES TRAVAUX DE DÉBLAIEMENT À ORADOUR-SUR-GLANE

Voici les principaux passages du compte rendu de la mission à Oradour-sur-Glane de M. le commandant de Praingy, de la Défense passive de Limoges :

MONSIEUR LE PRÉFET,

Vous avez bien voulu confier à la Défense passive, sous la direction générale de M. l'Inspecteur départemental de la Santé, la mise sur pied du déblaiement d'Oradour-sur-Glane afin de permettre de donner aux malheureuses victimes de cet horrible attentat une sépulture, de recueillir leurs restes calcinés et de procéder aux opérations de désinfection utiles à la salubrité publique, désinfection nécessitée par l'état de décomposition des cadavres humains enfouis sous quelques centimètres de terre ou ensevelis sous quelques débris de maisons ou même jetés çà et là, et par la présence de nombreux animaux crevés à demi carbonisés.

Bien que le sinistre survenu à Oradour fut différent dans son essence de ceux auxquels la Défense passive a coutume d'apporter son concours, il apparaît cependant nettement qu'il était tout à fait de son ressort de diriger ces opérations et de fournir les organismes nécessaires pour opérer les travaux de déblaiement indispensables pour la recherche des victimes et pour la désinfection des lieux.

Le sinistre en question ayant eu lieu à Oradour-sur-Glane, à 22 kilomètres de Limoges, le travail demandé ne pouvait pas être confié à la Défense passive urbaine, mais bien à des organisations de la réserve départementale. Par ailleurs, les conditions un peu spéciales du travail à faire nécessitaient d'en exclure les équipes de jeunes gens, que l'on limitait à des travaux annexes.

En outre, les services auxiliaires de santé, d'incendie, de détection n'avaient pas à être employés comme tels et n'ont pas eu à être convoqués.

C'est pourquoi il a été fait appel seulement aux organismes suivants :

1° Secours techniques, sous la direction des Ponts et Chaussées ;

2° Équipes d'urgence de la Croix-Rouge ;

3° Équipes nationales de la jeunesse.

L'effectif a été de 20 hommes le 14 juin ; 149 le 15 juin ; 162 le 16 juin ; 169 le 17 juin et 120 hommes le 19 juin.

EXÉCUTION DE LA MISSION

C'est le mercredi matin, 14 juin, vers 11 heures, que, à la suite d'une conférence tenue dans le bureau de M. le directeur du Cabinet, il a été décidé de procéder aux opérations de déblaiement à Oradour-sur-Glane. Étaient présents : M. le préfet délégué, M. le directeur du Cabinet, le docteur Bapt, inspecteur départemental de la Santé ; le commandant de Praingy, de la Défense passive ; M. le délégué départemental de la Croix-Rouge ; M. Moineville, chef des équipes d'urgence.

Le docteur Bapt a été désigné comme chef de mission et s'est mis en rapport immédiatement avec les autorités allemandes pour obtenir les laissez passer nécessaires.

Le service des tramways départementaux C.D.H.V. a été invité à mettre en route dès le soir même un tramway spécial pour transporter jusqu'à Oradour quelques membres des équipes de la Croix-Rouge et différents chefs de service intéressés. Chaque jour, ce service a été assuré, du reste, dans les mêmes conditions.

Deux équipes d'urgence furent immédiatement alertées de façon à se trouver prêtes à partir le soir même.

Les Ponts et Chaussées furent avisés d'avoir à tenir prêts pour le lendemain une cinquantaine d'ouvriers encadrés auxquels viendraient s'adjoindre des employés de la C.D.H.V.

Jeunesse-Secours et les équipes nationales furent invitées, aussi à tenir prêtes des équipes pour le lendemain matin sans que l'on puisse préciser déjà ni l'heure de départ ni le nombre d'équipes à fournir.

Grâce à la Croix-Rouge, du chlorure de chaux et des gants de caoutchouc prélevés sur les stocks de la Défense passive ont pu être fournis aux équipes d'urgence fonctionnant le soir même.

SERVICE DU 14 (Arrivée à Oradour à 15 h. 45).

Une rapide reconnaissance des lieux a été faite pour rechercher tous les locaux qui pourraient contenir des cadavres et repérer les fosses provisoires creusées par les Allemands eux-mêmes.

Une première inspection a permis de constater qu'il existait :

1° De nombreux ossements calcinés dans l'église (ossements de femmes et d'enfants) ;

2° De nombreux ossements calcinés dans la sacristie de l'église ;

3° Une fosse dans le jardin de l'église, contre le mur de celle-ci ;

4° Une fosse dans le jardin du presbytère ;

5° De nombreux ossements dans une grange à l'angle de la place de l'Église ;

6° De nombreux ossements dans le garage Désourteaux, en face de chez Bouchoule, boulangerie ;

7° De nombreux ossements dans le chai de chez Denis ;

8° De nombreux ossements dans une grange située à l'angle de la place du Champ-de-Foire et la rue du Cimetière.

En outre, des corps humains isolés ont été découverts :

1° Au pont de la Glane, un employé de la C.D.H.V. ;

2° Devant la boulangerie, le corps présumé de M. Bouchoule ;

3° Dans la ferme Laudie, le cadavre calciné de M. Desbordes, le cadavre d'une réfugiée lorraine, le cadavre de M. Thomas, boulanger ;

4° Dans le jardin de M. Dupic, le cadavre de M. Dupic.

D'autres corps, identifiés ou non, avaient été, dans la matinée, relevés par les équipes de Saint-Junien, équipe des Ponts et Chaussées, dont on ne saurait trop louer le zèle et l'activité, qui se sont poursuivis pendant toute la durée des travaux.

En outre, de nombreux cadavres d'animaux avaient été repérés :

5 bœufs dans une ferme à l'angle de la place du Champ-de-Foire et la route du Cimetière ;

3 bœufs et 2 génisses dans la ferme Desbordes ; 5 bœufs ou vaches à la ferme Les Bregères ;

30 moutons environ dans la ferme Laudie ; Un veau dans la ferme Picat.

D'autres fosses et d'autres cadavres seront reconnus les jours suivants.

Dès les premières reconnaissances faites, les équipes d'urgence se sont mises en activité sous la direction de M. Moineville pour rechercher les morts apparents, les transporter au cimetière, procéder aux vérifications d'identité et également rassembler les débris humains et ossements divers qui furent mis dans la fosse commune qu'avait continué de creuser l'équipe de Saint-Junien.

En attendant les cercueils venant de Limoges, les corps trouvés ou identifiés furent déposés au cimetière.

Je signale immédiatement que les services de la Défense passive n'ont pas qualité par eux-mêmes pour procéder aux travaux de l'état civil et qu'il est indispensable d'adjoindre à ces services des officiers de paix ou d'état civil nécessaires, le seul maire désigné pour Oradour était dans l'impossibilité de satisfaire aux besoins.

Une absoute fut donnée le soir même, à 17 h. 45, au cimetière, et le départ eut lieu vers 18 h. 15.

Après les reconnaissances, le docteur Bapt avait essayé, vers 17 heures, d'obtenir liaison téléphonique avec M. le préfet, à Limoges, pour le mettre au courant de ses besoins pour le lendemain. Nécessité fut d'envoyer un assistant social vers Saint-Junien pour tenter d'avoir cette communication, qui ne parvint qu'à 19 h. 30.

À l'arrivée à Limoges, le docteur Bapt et le commandant de Praingy vinrent rendre compte à M. le directeur du Cabinet de leur mission et exposer leurs besoins. Ils apprirent que les équipes des secours techniques seraient en place le lendemain matin, ainsi que les équipes d'urgence ; quant aux équipes de jeunesse elles témoignaient une certaine répugnance à venir (en raison de l'âge des jeunes gens, à qui un tel spectacle semblait peu salutaire). Néanmoins, un dirigeant des Scouts de France promit une équipe pour le lendemain.

En fait, le lendemain matin, rencontrant M. Prades, le commandant de Praingy put obtenir une équipe de la jeunesse (équipes nationales).

Pendant ce temps, le docteur Bapt faisait le nécessaire pour obtenir du chlorure de chaux et des cercueils.

Enfin, il fut décidé qu'un inspecteur de police serait mis à notre disposition pour le lendemain, tant pour assurer la police que pour procéder à la reconnaissance d'identité des cadavres exhumés.

JOURNEE DU 15 JUIN

Les équipes sont au complet. Néanmoins, on compte peu de jeunesse en raison des hésitations marquées la veille.

Les équipes du secours technique constituent huit équipes qui reçoivent des missions différentes : 3 équipes pour enterrer les animaux ;

Une équipe pour creuser une nouvelle fosse au cimetière ;

4 équipes pour déblayer les fosses de l'église et les garages et granges où étaient signalés des cadavres ou ossements.

Les équipes d'urgence recevaient les missions suivantes :

Une équipe au service d'ordre ;

Une équipe au transport des corps inhumés ;

Une équipe de séminaristes pour exhumer et inhumer.

Les équipes de jeunesse étaient chargées : Une équipe au Secours National pour la préparation des repas ;

Deux équipes à la reconnaissance des lieux, des jardins et abords du village et au ramassage des cendres dans l'église ;

Une équipe d'agents de liaison.

Il fut reconnu nécessaire de faire un filtrage assez sérieux à l'entrée du village et sur les lieux même pour éviter les curieux et peut-être même les indélicats chercheurs. La présence d'un seul inspecteur de police, trop occupé à la reconnaissance d'identité, fut insuffisante pour maintenir l'ordre toute la journée.

Les reconnaissances diverses permirent dans le cours de la journée de découvrir de nouveaux corps et de nouvelles fosses. En particulier :

Une fosse dans le jardin de M. Denis, marchand de vin ;

Des cadavres dans un puits, chez M. Picat ;

Deux corps chez M. Mercier ;

Des restes de corps dans la grange de M. Bouchoule, près de l'hôtel Milord ;

Plus quelques cadavres d'animaux.

En fait, dans la journée, tout un travail de préparation fut fait pour l'enfouissement des animaux que l'on fut obligé de faire brûler, et la fosse près de l'église fut ouverte et vidée dans des conditions particulièrement pénibles. Trente cadavres furent ex-humés de cette fosse. En outre, de nombreux restes calcinés furent recueillis dans les différents locaux et transportés au cimetière. Enfin, au cimetière même, les corps identifiés furent mis en bière et inhumés dans des caveaux disponibles en attendant que leurs familles puissent venir les reprendre.

Certaines prospections furent faites pour rechercher les objets précieux qui auraient pu être trouvés dans les ruines.

Une absoute fut donnée à 17 heures au cimetière.

Départ pour le retour à 18 heures.

JOURNÉE DU 16 JUIN

La disposition des équipes resta la même dans l'ensemble. Toutefois, il fut décidé de mettre l'équipe de jeunes à la police intérieure du village, sous la direction de deux inspecteurs supplémentaires venus renforcer leur camarade. Les jeunes, en outre, servirent à accompagner au passage les personnes qui n'avaient qu'à traverser le village.

En outre, une équipe, sous les ordres du chef Taffareau, fut chargé de faire le plan du village et de reconstituer l'état civil avec l'aide d'un habitant.

Enfin, deux équipes de jeunes furent plus spécialement chargées de faire la reconnaissance des locaux pour y découvrir les coffres ou cassettes ; deux coffres sont ramenés à Limoges.

Au cours de la journée, les fosses de l'église furent désinfectées et bouchées.

La fosse de chez Denis fut ouverte ; 25 corps environ furent exhumés, dont celui de M. le docteur Désourteaux.

Une nouvelle fosse fut découverte derrière l'église, sous les ruines d'un réduit. Elle sera ouverte le lendemain.

L'absoute fut donnée à 16 h. 30.

Le départ fut fixé à 17 h. 15.

JOURNÉE DU 17 JUIN

La répartition des équipes est sensiblement la même. Toutefois, un certain nombre de jeunes employés, les uns au bouchage des puits dont il est impossible de retirer les corps, d'autres à la récupération du gros bétail au profit du ravitaillement général, d'autres enfin au ramassage d'ossements calcinés dans l'église ou la sacristie.

Enfin, quelques jeunes gens sont mis individuellement à la disposition des particuliers pour surveiller les fouilles accomplies dans les ruines de leurs maisons familiales. Malheureusement, d'une part, les inspecteurs de police, malgré la demande, ne revinrent pas, de sorte que personne n'était habilité pour prendre ou relever des identités, et, d'autre part, le personnel des équipes de jeunes, qui avait si bien commencé le travail d'état civil, ne revint pas.

Néanmoins, au cours de la journée, tout le travail de recherche des corps, d'ensevelissement des cadavres humains et animaux, était enfin terminé.

Une absoute fut donnée à 17 heures et le retour fixé à 18 heures.

Une cassette était rapportée à la Banque de France et divers objets déposés à la Permanence de Police, rue Fitz-James.

Le travail de la Défense Passive pouvait être considéré comme terminé, tous les cadavres découverts ayant été relevés.

Il n'en reste pas moins que d'autres corps sont certainement encore sous les décombres et ne seront trouvés que lorsqu'il sera procédé au déblaiement à peu près total des maisons en ruines.

LUNDI 19 JUIN

Les gros travaux étant à peu près terminés, les effectifs furent moins considérables. Il restait, néanmoins, à faire encore un travail de déblaiement de la voie publique, de désinfection, des fosses à combler et parer les fosses au cimetière, à placer les pancartes pour la sécurité et l'hygiène publiques, à mettre en ordre le cimetière et identifier les cercueils. Un corps fut retrouvé et identifié (M. Devoyon, 78 ans). »

M. le commandant de Praingy relate ensuite le travail effectué par chacune des équipes :

Équipes de secours technique, équipes d'urgence, équipes de jeunesse, équipes de la santé. En ce qui concerne la police, il note :

Malgré la demande faite, la police fut insuffisante. Le premier jour, un seul inspecteur se présente. Il fut submergé par l'abondance de tâches à remplir : reconnaissance d'identité, surveillance du village, consigne des objets trouvés. Malgré tout son zèle, il ne pouvait suffire à tout. Le lendemain 18, il était renforcé par deux inspecteurs. La surveillance fut beaucoup mieux assurée et le service d'identification facilité. Malheureusement, le troisième jour, il ne se présenta personne.

Et le rapporteur conclut :

Le service de la Santé fut représenté par deux infirmières, assistantes sociales de Saint-Junien, qui remplirent leur rôle avec un dévouement, une compétence et une bonne grâce précieux en de tels instants.

Elles se chargeaient, en particulier, de l'organisation d'un service très utile de renseignements.

Je ne voudrais pas terminer ce rapport sans rendre un hommage à tous ceux qui ie sont dévoués dans des conditions parfois très pénibles. Toutes les équipes, à quelques exceptions individuelles près, ont accompli un très gros effort. Je dois tout spécialement citer l'équipe des cantonniers des Ponts et Chaussées de Saint-Junien qui, avant notre arrivée, et ensuite dans le cadre de notre organisation, a procédé à de bien pénibles travaux de ramassage et d'inhumation de nombreux corps, et aussi l'équipe d'urgence du Grand Séminaire, qui a fait l'admiration de tous par sa magnifique attitude et son dévouement dans des missions rendues particulièrement dures par l'état de décomposition des corps qu'elle relevait.

Toutes ces équipes ont donné un très bel exemple de solidarité et de dévouement devant le malheur effroyable que la cruauté des hommes a fait fondre sur ce petit village d'Oradour-sur-Glane.

Signé : DE PRAINGY.

Engagé dans les Forces Françaises de l'Intérieur (F. F. I.), groupement O. R. A., le commandant de Praingy partit à son tour faire son devoir de Français.

LA CATASTROPHE D'ORADOUR-SUR-GLANE Par le Commandant G. BRIAND des Équipes d'urgence de la Croix-Rouge

Quand j'entendis parler la première fois de la destruction d'Oradour-sur-Glane et du massacre général de sa population je ne voulus d'abord pas y croire. On parlait du tramway de Limoges arrêté à proximité du bourg pendant que crépitait au loin la fusillade et de l'anéantissement total des habitants. Tout cela me paraissait exagéré.

Cependant, le bruit prenant corps, je me rendis à la Délégation de la Croix-Rouge pour savoir ce qu'il en était. Hélas ! la terrible nouvelle me fut confirmée, bien qu'on n'en connût pas encore tous les détails. Une reconnaissance devait partir avec plusieurs autorités de la ville, notre Délégué départemental et le Directeur des Équipes d'urgence. Je demandais à les accompagner et m'offris de suite à participer aux secours. L'intervention des équipes d'urgence me paraissait s'imposer, bien que tout espoir de sauver des vies humaines s'avérait de plus en plus vain. Nous tînmes conseil au siège de la Délégation et il fut décidé qu'on ferait appel pour le lendemain aux volontaires de cinq de nos quatorze équipes. Notre départ était subordonné à l'autorisation des Allemands qui ne tenaient guère, et pour cause, à ce que la catastrophe soit rendue publique. Au reste, cette expédition n'était pas sans présenter certain danger, de leur fait. Nous dûmes refuser des volontaires, la plupart des équipiers s'offrant spontanément pour partir.

Le lendemain, tout le long du parcours, au fur et à mesure que nous approchions du village, les visages des gens que nous apercevions devenaient plus graves, comme si le malheur rayonnait des ondes sinistres à partir du lieu de la catastrophe.

On nous arrêta peu avant l'entrée dans Oradour. Au passage on ne voyait que des maisons en ruines dont il ne restait que les murs, dont les toits et les étages étaient effondrés. Partout des signes de destruction faite avec méthode, comme si le même puissant moyen avait été appliqué à chaque immeuble l'un après l'autre. Contrastant avec les ruines, des jardins encore garnis de fleurs montrent ça et là un visage riant qui accentue le ton de la désolation générale. Le tramway stoppé et les équipes réparties, l'une au cimetière, l'autre aux issues du village pour assurer le service d'ordre, je me dirige avec les trois autres vers l'église. C'est là que devait nous être réservée l'impression la plus pénible et la plus forte.

Dans l'église en partie détruite, où le tabernacle est béant et les statues mutilées, un tapis de cendres et d'ossements recouvre le sol. Ce sont les restes des femmes et des enfants surpris par la mort et brûlés sur place. On doit improviser des urnes funéraires avec tous les ustensiles qu'on trouve à portée et recueillir pieusement ces restes pour les enterrer ensuite. Mais à la sortie de l'église un plus terrible tableau nous attend : C'est celui d'une fosse qu'on vient de découvrir et où reposent pêle-mêle les débris calcinés d'un grand nombre de victimes enterrées à la hâte après le massacre. Il est imposible de tenter une description même sommaire de cet affreux spectacle, non plus que du travail qui attend nos équipiers et qu'ils font pourtant avec un dévouement absolu. Les débris humains sont placés sur des brancards de fortune et après une tentative d'identification seront emmenés au cimetière le soir dans un tombereau qu'on aura garni de verdure et de fleurs. Toute la journée il faudra continuer le lugubre travail.

Avant de repartir, les assistants, tous ceux qui sont arrivés par le tramway du matin, viendront à une émouvante absoute et à la bénédiction des corps mutilés, enterrés datas une fosse immense du cimetière.

Pendant plusieurs jours encore, nos équipes d'urgence retournent à Oradour et rempliront leur funèbre mission ; celle des séminaristes, entre autres, y sera sans cesse, unissant le travail du fossoyeur à la prière fervente du chrétien.

C'est ainsi que s'achève dans une vision de cauchemar la vie de ce village, jadis riant, disparu en un jour, emporté par le tourbillon d'une satanique folie.

Puisse cet holocauste où tant d'êtres purs ont été massacrés, marquer pour notre pays l'aube de temps meilleurs et d'une paix enfin retrouvée.

Commandant G. BRIAND,

Responsable des Équipes d'urgence de la Croix-Rouge.

LE TÉMOIGNAGE D'UN RESCAPÉ

Voici telles que je les ai recueillies à Or'adour, dans leur nudité pathétique et pour servir de déposition, les déclarations complètes du jeune Robert Hébras, blessé et rescapé de la grange Laudy-Monnier ;

- Les Allemands arrivèrent vers 14 heures, venant de la route de Limoges, dans trois camions et trois autos-chenilles blindées. Deux autos-chenilles traversèrent le bourg, chargées chacune d'une dizaine d'hommes. Les autres véhicules restèrent sur le pont de la Glane. Des deux voitures qui avaient parcouru la rue principale, l'une revint à son point de départ avec son chargement d'hommes, tandis que l'autre, dont les occupants avaient mis pied à terre roulait lentement dans les rues et les ruelles du bourg. Les S.S., la mitraillette au bras, allaient de maison en maison, ordonnant à tous ceux qu'ils rencontraient de se rendre sur la place du Champde-Foire où, en même temps que nous arrivèrent les écoliers accompagnés de leurs maîtres et maîtresses.

Aussitôt après, les hommes furent mis à part et les femmes, certaines avec des bébés sur les bras, dirigées sur l'église. Les deux curés, un Limousin, un Alsacien, subirent le sort des hommes.

Après m'avoir rapporté la scène du Champ de Foire, M. Hébras poursuit :

- On nous ordonna de nous mettre en rangs par trois et de faire demi-tour. Nous faisions face aux trottoirs. Derrière nous, les Allemands armaient leurs mitraillettes. Ordre nous fut donné de nous asseoir à terre. Nous restâmes dans cette position pendant cinq minutes.

Après nous avoir ordonné de nous former par groupes de cinquante, les Allemands nous dirent : - On va vous garder dans les granges pendant que nous perquisitionnerons.

Nous nous mîmes en marche. Les S. S. qui nous escortaient semblaient furieux. L'un de nous qui ne marchait pas assez vite reçut un violent coup de pied.

Quand nous arrivâmes devant la grange, trois d'entre nous furent désignés pour sortir les voitures qui s'y trouvaient. C'est à cet instant que j'entendis les premiers coups de feu qui furent tirés par les Allemands ; quelques rafales de mitraillettes semblant venir des alentours du village.

On nous entassa dans la grange et deux fusils-mitrailleurs ou mitrailleuses genre Maxim furent apportés. L'une de ces armes fut posée à terre et braquée sur nous. Nous restâmes ainsi à discuter entre nous. On entendit crier quelques ordres. Un Alsacien qui se trouvait à mes côtés me dit :

Je viens d'entendre qu'on ordonne d'armer fusils, mitraillettes et revolvers.

J'entendis alors une violente détonation venant du bourg. On eût dit l'explosion d'une bombe. Les S.S. ouvrirent alors le feu sur nous avec toutes leurs armes pendant une demi-minute environ. Beaucoup furent touchés aux jambes. Les Allemands marchèrent alors sur les cadavres, achevant à coups de revolver tous ceux qui remuaient encore.

Ils nous recouvrirent alors de foin et de fagots et s'en allèrent. J'entendis alors des ordres donnés par un haut-parleur, semblant venir du centre du village. Les Allemands revinrent un quart d'heure après en criant et semblant très excités. Ils mirent le feu au foin et aux fagots qui nous recouvraient, puis s'en allèrent.

C'est alors que, blessé de quatre balles au bras droit et d'une balle à la poitrine, je sortis du brasier et par une brèche de la porte me jetais dans une grange voisine. Là je retrouvais quatre camarades blessés qui avaient pris le même chemin que moi. Nous montâmes sur un tas de fagots dans l'intention de nous y cacher. A peine y étions-nous parvenus qu'un Allemand vint y mettre le feu. La première allumette s'éteignit. Il en alluma une seconde, surveillant pendant quelques minutes le progrès des flammes et s'en alla. Nous sautâmes alors au bas du bûcher et partîmes en quête d'une cachette. Trois d'entre nous en trouvèrent une dans une étable à lapins. Nous y restâmes pendant trois heures. Nous sortîmes vers 7 heures du soir et traversâmes le cimetière pour gagner la campagne.

Nous rencontrâmes une jeune fille qui, comme nous, avait échappé au massacre. Elle nous soigna et réussit à extraire la balle qui était restée dans une des plaies de mon bras droit. Le lendemain j'étais en sûreté et un docteur me donna les soins que nécessitait mon état.

RÉCIT D'UN TÉMOIN

INGÉNIEUR A LA S.N.C.F.

Ingénieur à la S.N.C.F., M. J. Pallier, demeurant à Paris, chargé d'une mission à Limoges, avait obtenu, à cette occasion, l'autorisation d'aller à Oradour-sur-Glane embrasser sa femme et ses trois enfants, un garçonnet de 5 ans et deux fillettes de 8 et 11 ans, qui s'y trouvaient repliés à l'abri des bombardements de la capitale et, qu'hélas il ne devait plus revoir.

Arrivé à Oradour le 10 juin, à 19 h. 30, alors que l'agglomération était en feu, il fut parmi les personnes qui se sont présentées au bourg ce jour-là, la première que les Allemands n'ont pas exécutée.

Avec quatre habitants du hameau des Bordes, ils furent, le dimanche matin, les premiers à entrer dans Oradour incendié et les seuls à traverser la rue principale avant que les Allemands y reviennent le lundi pour effacer le plus de traces possibles de leurs atrocités.

Le malheureux père fut également un des premiers à se rendre compte qu'il fallait perdre tout espoir de retrouver vivants femme et enfants.

M. Pallier, de retour à Paris, s'empressa de donner son témoignage à la presse clandestine.

Voici les principaux passages de ses importantes déclarations :

M. Pallier voyageait en auto avec un chauffeur, et sa mission remplie, il regagnait Paris via Oradour-sur-Glane, où il comptait coucher le samedi soir et passer la journée de dimanche avec sa femme et ses enfants.

Sur la route de Limoges, à quatre kilomètres environ d'Oradour, nous avons croisé, venant de cette bourgade, un camion et une chenillette allemands transportant une cinquantaine d'hommes, qui, après nous avoir mis en joue, nous obligèrent à nous arrêter, à faire demi-tour, à descendre de voiture et à nous ranger debout dans le fossé de la route. Toujours sous la menace d'un homme porteur d'une mitraillette, les Allemands procédèrent à une vérification minutieuse des papiers contenus dans le porte-feuille du chauffeur et à une perquisition de la voiture.

Personnellement, je produisis ma carte d'identité et l'ordre de mission visé de l'E.B.D. dont j'étais porteur.

Grâce aux quelques connaissances d'allemand que je possède, je pus m'entretenir directement avec l'officier commandant le. détachement sans le truchement d'un interprète.

L'officier m'a demandé si j'étais né à Oradour. Sur ma réponse négative, il m'autorisa à continuer ma route.

Il nous fallut recharger dans la voiture tous les objets et matériel dont elle avait été vidée au cours de la perquisition.

De l'endroit où nous séjournions, on ne voyait pas Oradour, mais on apercevait dans sa direction une épaisse colonne de fumée s'élevant dans le ciel.

Je hâtai donc le départ.

Au sommet d'une côte, nous avons pu enfin apercevoir le bourg qui n'était plus qu'un immense brasier.

Un kilomètre plus loin et à quelque trois cents mètres de l'agglomération, nous avons à nouveau été arrêtés, sous la menace d'un fusil mitrailleur, par un peloton de cinq ou six soldats allemands. Invités à descendre rapidement de voiture et à lever les bras, nous fûmes sommairement fouillés afin de vérifier que nous ne portions pas d'armes.

Je profitai de cette circonstance pour exposer en allemand à l'homme de troupe qui s'occupait de moi que j'avais été autorisé par un officier allemand à venir jusqu'à Oradour.

Une estafette cycliste partit alors en direction du village pour prendre les instructions nécessaires au poste de commandement. Elle revint environ vingt minutes après disant qu'il convenait d'attendre à l'emplacement où nous nous trouvions.

Le train électrique départemental qui, en passant par Oradour, relie Limoges à Saint-Junien et à Bussière-Poitevine, arriva sur ces entrefaites. Au bout d'un moment et après avoir pris à nouveau les instructions du P.C., les voyageurs pour Oradour et ceux-là seulement furent invités à descendre. Les autres voyageurs et le train furent renvoyés à Limoges.

Je fus alors invité à me joindre aux voyageurs descendus du train et conduit à travers champs, en contournant le bourg, jusqu'au poste de commandement.

Avant de quitter la voiture, je prescrivis à mes compagnons de voyage de regagner Limoges au cas où je ne serais pas de retour dans un délai assez bref.

Il était vingt heures environ.

Au cours de notre trajet à travers champs, nous avons constaté qu'un cordon de troupe en armes cernait complètement le bourg.

Arrivés au P.C., nous subîmes un nouvel interrogatoire. Nous étions cinq ou six hommes et huit ou dix femmes. En l'absence du chef de détachement, l'interrogatoire fut conduit par un sous-officier qui nous indiqua ensuite qu'il convenait d'attendre le commandant.

Durant notre séjour au P.C., les hommes de troupe qui nous gardaient et qui étaient tous des Allemands n'ont pas cessé de plaisanter avec les femmes et de montrer une gaîté comparable à celle que l'on éprouve après une bonne partie de plaisir. Aucun de ces hommes n'était en état d'ivresse.

Vers 22 heures, les soldats allemands changèrent subitement d'attitude. Le commandant venait d'arriver au P.C.

Il nous fut prescrit, à moi et aux autres hommes, de nous aligner sur un rang, le long d'une clôture, comme si nous allions être fusillés.

Une nouvelle vérification d'identité fut faite.

Nous étions tous des hommes qui venions voir leur famille et aucun d'entre nous n'était domicilié à Oradour.

Est-ce pour cette raison ? Est-ce plutôt parce qu'il était très tard et que l'officier avait hâte de rentrer ? Toujours est-il que nous fûmes invités à nous éloigner rapidement du village.

Au moment de notre départ, le sous-officier, qui avait procédé à la dernière vérification d'identité et qui parlait correctement le français, nous dit : Vous pouvez vous dire que vous avez de la chance.

Nous comprîmes mieux ces paroles par la suite, lorsque nous sûmes que toutes les personnes, même étrangères au bourg, qui s'étaient présentées à Oradour dans le courant de l'après-midi, avaient été exécutées.

Parmi les hommes qui étaient avec moi, il s'en trouvait un que je connaissais, et qui m'offrit l'hospitalité dans sa petite maison de campagne dépendant d'un petit hameau, appelé Les Bordes, et situé à 1.200 mètres d'Oradour.

Sa femme nous apprit alors que les Allemands étaient arrivés vers 14 heures, avaient perquisitionné dans la maison et exigé qu'on prépare, pour leur officier, un repas chaud aussi copieux que possible. Elle avait été informée, dès le début, que les Allemands avaient pour mission de brûler Oradour, un commandant portant beaucoup de décorations ayant été victime, déclara-t-il, d'un attentat à quelques kilomètres de là.

Elle nous apprit également qu'un maçon avait été tué dans le courant de l'après-midi, qu'aucun enfant du hameau n'était rentré de l'école et que les mères de ces enfants qui, inquiètes, s'étaient dirigées vers le bourg au moment de l'incendie, n'avaient pas non plus reparu.

La nuit s'écoula dans la plus grande consternation.

Le lendemain, dès le petit jour, cinq ou six hommes, dont j'étais, se dirigèrent vers le bourg avec l'espoir d'avoir des nouvelles des disparus.

Un spectacle indescriptible nous y attendait.

La maison qui, la veille au soir, servait encore de P.C., était complètement brûlée. Aux abords, on remarquait de nombreuses douilles de cartouches et un amas de bicyclettes dont la plupart étaient détériorées.

Un peu plus loin, nous sommes entrés dans l'agglomération principale, que nous avons traversée dans sa plus grande longueur. Tous les bâtiments, y compris l'église, les écoles, la mairie, la poste, l'hôtel que ma famille habitait, n'étaient plus que ruines fumantes. Deux maisons seulement avaient été épargnées : l'une à l'entrée du bourg, côté Les Bordes, et l'autre à la sortie du bourg, côté La Fauvette.

En tout et pour tout, nous n'avions aperçu que trois cadavres, deux cadavres carbonisés en face

d'une boucherie, et un cadavre de femme non carbonisé, mais tuée d'une balle dans la nuque.

Nous avons continué sur la route de La Fauvette jusqu'à la première ferme non sinistrée, dans le but de savoir si l'on avait vu passer des femmes et des enfants. Malheureusement, personne n'avait rien vu.

Nous sommes alors revenus vers le bourg avec l'intention de prospecter une nouvelle route, celle qui mène à Saint-Junien par Maférat et Dieulidou. Mais, dès les premières maisons, nous nous sommes heurtés à une patrouille allemande dans laquelle j'ai reconnu quelques soldats de l'unité qui nous avait, la veille, arrêtés à quatre kilomètres d'Oradour. Après une nouvelle vérification d'identité et m'être fait reconnaître, le sous-officier commandant la patrouille nous intima de nous éloigner immédiatement si nous ne voulions pas qu'il redonne l'ordre de tirer.

Il nous avait également demandé d'où nous venions et j'ai la certitude qu'il nous aurait massacrés s'il avait su que nous avions déjà traversé le bourg.

Nous avons alors regagné Les Bordes en faisant le tour d'Oradour par des chemins détournés.

À notre arrivée, le bruit courait que les enfants et les femmes avaient été rassemblés à Maférat.

Comme nous nous disposions à partir, nous avons aperçu, sur la route venant d'Oradour, un vieillard de plus de quatre-vingts ans (M. Martial Litaud). Il avait échappé au massacre en se cachant dans une cabane à lapins. De sa cachette, il avait, la veille, entendu la fusillade toute l'après-midi, et assisté à l'incendie.

Il nous assura qu'il n'y avait plus d'Allemands dans le bourg.

Pour éviter le détour fait le matin, nous décidâmes de traverser à nouveau Oradour. Nous y rencontrâmes plusieurs hommes qui, comme nous, cherchaient des nouvelles des leurs. Ils nous dirent qu'ils avaient découvert plusieurs charniers, mais surtout pressés de retrouver femmes et enfants, nous prîmes sans plus de retard la route de Maférat.

Une nouvelle déception nous y attendait.

Consternés, nous sommes alors revenus à Oradour, où le nombre des hommes cherchant dans les ruines avait considérablement grossi depuis notre précédent passage.

C'est alors que je me dirigeai vers les charniers déjà découverts.

Le spectacle était horrifiant. Au milieu d'un amas de décombres, on voyait émerger des ossements humains calcinés, surtout des os de bassin. Dans une dépendance de la propriété du docteur du village, j'ai trouvé le corps calciné d'un enfant dont il ne restait que le tronc et les cuisses. La tête et les jambes avaient disparu.

Je vis plusieurs charniers : un à côté de l'embranchement des routes de Saint-Junien et de La Fauvette, un autre dans le garage du village, un troisième dans une grange à côté du café du Chêne-Vert.

Bien que les ossements fussent aux trois-quarts consumés, le nombre des victimes paraissait très élevé.

Au cours de mes déplacements dans le bourg, j'avais pu constater que les trois cadavres aperçus le matin au petit jour, avaient disparu et que les deux maisons épargnées avaient été incendiées, très certainement par la patrouille que nous avions rencontrée le matin.

C'est alors que j'appris - il était 17 heures - que l'on venait de découvrir, dans l'église, les cadavres des femmes et des enfants.

Il n'est pas de mots pour décrire pareille abomination.

Bien que la charpente supérieure de l'église et le clocher soient entièrement brûlés, les voûtes de la nef avaient résisté à l'incendie.

La plupart des corps étaient carbonisés. Mais, certains, quoique cuits au point d'être réduits en cendre, avaient conservé figure humaine.

Dans le confessionnal, deux petits garçons de douze ou treize ans, se tenaient enlacés, unis dans un dernier sursaut d'horreur. Dans une voiture d'enfant reposaient les restes d'un bébé de huit ou dix mois.

Je ne pus en supporter davantage, et c'est en marchant comme un homme ivre que je regagnai Les Bordes, sans avoir pu découvrir les êtres chers que je cherchais.

Le lendemain j'ai regagné Limoges à pied par un itinéraire détourné. J'ai repris la voiture et mes compagnons de voyage et je décidai de partir aussitôt pour Paris.

Depuis, je suis retourné à Oradour.

Je n'ai pu y retrouver aucune trace des miens, si ce n'est le témoignage d'une jeune fille rescapée qui m'a donné l'assurance que ma femme et mes enfants étaient tombés aux mains des Allemands.

Puissent la justice divine et celle des hommes châtier comme il convient pareil crime et venger tous ceux qui périrent victimes de la plus abjecte barbarie que le monde ait jamais connue.

TEXTE D'UN TRACT CLANDESTIN

LE CRIME HORRIBLE DES HITLÉRIENS À ORADOUR-SUR-GLANE

Nous avions peine à croire ce que dénonçaient sur le compte des nazis des radios amies de Londres et de Moscou, des atrocités hitlériennes de l'Est de l'Europe et des Balkans. Nous venons d'en avoir un exemple près de nous.

Dans la petite localité limousine d'Oradour-sur-Glane, les Hitlériens ont envoyé un détachement de S.S. Dans quel but ? Rechercher des dépôts d'armes qu'un milicien du pays a signalé aux autorités allemandes, bien qu'ils n'aient jamais existé.

Parmi la population d'Oradour-sur-Glane, se trouvaient de nombreux Lorrains qui, au moment de choisir pour la France ou pour l'Allemagne, n'ont jamais hésité à abandonner tout ce qu'ils possédaient pour rester dans leur patrie : LA FRANCE.

La haine des brutes S.S. contre les Français en a été encore plus exacerbée.

Tuer non seulement des hommes paisiblement à leur travail, mais encore des femmes et des enfants brûlés vivants dans une église est un crime, entre autres, qui ne se pardonnera jamais.

Plus de mille personnes, dont trois cents enfants, ont été sauvagement assassinées par les Boches.

Français, l'ennemi sur notre sol sait qu'il a perdu la guerre. Il veut compenser sa faiblesse manifeste par une terreur sans nom.

Pétain se gardera bien de venir s'incliner sur les restes calcinés des enfants et des femmes d'Oradour.

Philippe Henriot ignorera ce crime de leurs défenseurs teutons.

Mais les Français savent leur devoir. Pour éviter que, partout la France connaisse de tels crimes, par milliers, ils se lèvent pour la lutte libératrice.

Limousins, contre la terreur des hordes nazies, contre les traîtres de la Milice au service des Boches, rejoignez sans tarder les rangs des combattants.

EN MASSE ENRÔLEZ-VOUS DANS LES RANGS

DE LA MILICE PATRIOTIQUE OUVRIÈRE ET PAYSANNE.

Par milliers, dans les formations des FRANCS-TIREURS ET PARTISANS FRANÇAIS, pour porter des coups terribles à l'ennemi, le harceler partout, détruire ses voies de communications, ses moyens de transport, châtier les traîtres, hâter l'heure de la proche libération.

LES FRANCS-TIREURS ET PARTISANS FRANÇAIS

Juin 1944.

ORADOUR-SUR-GLANE

L'ÉGLISE

On sait combien l'antique terre des Lémoviques a été morcelée au Moyen-Age. Le pays dont Mortemart était le centre fit partie de la Marche, dès la formation de ce fief au Xe siècle. Il dépendit de Charroux, qui fut longtemps la capitale de la Marche. Il connut à d'eux reprises la domination directe de l'Angleterre, fut rattaché à la châtellenie de Saint-Germain-sur-Vienne et compris dans la Basse-Marche. Mais au XVe siècle les seigneurs de Mortemart, issue de la maison de Rochechouart, plaidèrent pour s'affranchir de cette tutelle. Ils finirent par l'emporter et la seigneurie de Mortemart, avec Nouic, Blond, Breuilaufa, Vaulry, Javerdat, Cieux. Thouron, Nantiat, fut attribuée au Poitou, comme l'était depuis longtemps Rochechouart. Elle fut érigée en marquisat en 1587 et devint duché-pairie en 1650-52. Cette seigneurie suivit dès lors les destinées du Poitou, qui avait été, on s'en souvient, incorporé à la couronne en 1422.

Il n'est point cependant très sûr, que le pays de Mortemart ait suivi la coutume du fief poitevin. L'attirance de la vicomté de Limoges, si proche, celle de la ville épiscopale de Saint-Junien, plus proche encore, étaient grandes pour ce sol de même nature, de même culture que le coeur du pays limousin.

Ce n'est guère qu'au XVIe siècle, au temps de la Réforme, que la région qui nous occupe a souffert

des maux de la guerre. De ces luttes intestines en voit les traces dans les églises fortifiées qui jouèrent alors le rôle de tours de défense. À part cette triste période, le pays de Mortemart ne fut guère agité que par de menues rivalités ecclésiastiques, des compétitions sans grande importance entre les chanoines du Dorat, de Limoges, de Saint-Junien et les moines de Mortemart ou de Lesterps, se disputant les prébendes des cures.

On sait peu de choses sur l'origine de l'église d'Oradour-sur-Glane. Le nom d'Oratorium indique une chapelle ancienne, peut-être une chapelle de carrefour, qui aurait succédé à un petit monument païen. L'église romane, dont subsiste le choeur, était manifestement du XIIe siècle. Le chevet plat rappelle, par ses lignes sobres, le style cistersien ; il échappe aux influences bénédictines. La nef est de la fin du XVe siècle, comme les chapelles latérales. Le clocher a été certainement fortifié au XVIe siècle. On sait qu'en 1772 il fallut faire d'importantes réparations à la toiture et aux charpentes. La toiture actuelle du clocher et les petits clochetons qui l'accompagnent datent du siècle passé.

La principale entrée de l'église consiste en une porte très simple en anse de panier, qui donne accès dans le bas du clocher. Le porche ainsi constitué est voûté de six branches d'ogives rayonnant autour d'un large oculus.

La nef comprend deux travées voûtées d'ogives. Ces travées sont barlongues et communiquent chacune avec des chapelles littérales par une arcade en plein cintre. Les supports des nervures ont la forme de prismes. Ils reposent sur des soubassements et sont couronnés de chapiteaux polyédriques démunis d'astragales. Le profil des nervures se compose d'un bandeau, d'un cavet et d'un listel. Les clefs de voûte sont sculptées. Vers l'entrée du chœur roman, dans le parement du mur, au nord, il reste le sommier très apparent d'une arcade de même appareil que les arcades aveugles du chœur dont nous parlerons plus bas. C'est la preuve qu'il y a eu une nef romane avant la nef gothique actuelle.

Les chapelles du nord sont les plus remarquables. Elles communiquent entre elles et constituent une sorte de collatéral partagé en deux travées. Le profil des nervures est le même que dans la nef, mais les supports sont très différents. Ce sont, pour l'arcade qui sépare les deux chapelles, des colonnes cylindriques engagées qui s'élèvent d'un vase polyédrique et s'amortissent par pénétration dans l'arc doubleau de séparation. Quand aux retombées des ogives, elles se font sur des consoles très remarquables qui comptent parmi les meilleures sculptures de la région limousine. Un des personnages figurés sur ces consoles est très connu : c'est le chabretaire dessiné par J. de Verneilh. Les vêtements sont du plus pur XVe siècle. Deux des personnages portent la jaquette, large aux épaules, mince à la taille, qui était alors à la mode. Un autre est vêtu d'un manteau court et coiffé d'un ample chaperon. Nous n'avons pu reconnaître les attributs qui encadrent la tête d'un des personnages. On dirait les tuyaux d'un instrument de musique... Les clefs de voûte de ces deux chapelles sont également très bien sculptées. Elles sont ajourées. L'une est en forme d'anneau circulaire garni de deux arcs à courbures opposées, l'autre est dessiné par l'intersection de deux triangles équilatéraux dont les sommets sont fleuronnés.

Les chapelles voûtées en berceau et probablement refaites, n'ont de remarquables que leurs fenêtres aux remplages flamboyants.

Le choeur, comme nous l'avons vu, est roman. Il est voûté en berceau. Ses murs latéraux sont garnis chacun d'une arcade aveugle en plein cintre. Le mur du fond est droit et percé de trois baies. Celle du milieu est plus large que les autres. Quatre colonnettes rondes séparent ces ouvertures, dont l'archivolte est orné d'un boudin circulaire beaucoup plus mince que les colonnettes.

On remarque dans l'église un tabernacle en bois doré du XVIIe siècle et de nombreuses statues de la même époque. Une vierge colorée en tons criards paraît plus ancienne que les autres statues ; elle porte sur le bras gauche un enfant divin naïvement modelé. La pièce la plus intéressante est une sainte Anne figurée à mi-corps et de grandeur naturelle. Le ventre, très proéminent, est celui d'une femme enceinte.

Le clocher carré offre un type très caractéristique d'architecture militaire. Les deux angles de la façade occidentale sont étayés de contreforts massifs qui se rencontrent d'équerre et supportent des tourelles en encorbellement, véritables échauguettes, dont la souche est formée d'assises circulaires en retrait les unes des autres.

Le mur méridional est percé d'une porte en accolade du style flamboyant qu'orne un écusson.

Par suite d'une forte différence de niveau, le chevet est surélevé sur des caves qui servent de resserres. De gros contreforts d'angle, qui reposent sur des soubassements en gradins, consolident l'ensemble.

Albert DE LABORDERIE.

Sur l'étymologie du mot Oradour, Mlle Charageat, dans un article sur les croix de carrefours et ouradours en Limousin, donne l'explication suivante :

Les ouradours sont généralement des chapelles rudimentaires : quatre piles de maçonnerie limitant un carré et supportant un toit à pentes rapides.

Ces ouradours prirent la place de monuments païens qui se trouvaient au point de jonction des voies romaines. Les carrefours eurent presque toujours un autel ou un monument sous l'occupation romaine. Souvent ces monuments jouaient un rôle funéraire, qui reste à préciser.

En Limousin, où nombre de localités portent le nom d'Oradour, est-ce la présence d'un de ces monuments funéraires qui a valu leur nom à ces localités ? En tout cas, on remarque qu'à Oradour-Saint-Genest, Oradour-sur-Glane, il existe encore des lanternes des morts.