PRÉLUDE

18 août 1944.

Depuis deux jours, Paris a la fièvre.

Chacun sent que quelque chose se prépare dans l'ombre. Quoi ? Beaucoup l'ignorent. Ceux qui savent se taisent.

Depuis deux jours, les habitants ont vu les voitures, les camions, les autocars allemands, chargés de bagages, remonter vers le Nord ou vers l'Est. Les grands hôtels occupés par d'importants services se sont vidés. Des tanks, des auto-mitrailleuses ont traversé la ville à toute vitesse. On dit qu'ils appartiennent à la septième armée allemande qui bat en retraite tout le long de la Seine et n'a plus, pour passer le fleuve, que les ponts de la capitale. On dit que ceux-ci vont sauter. On dit...

Les bruits les plus contradictoires comme les plus invraisemblables circulent.

Une chose pourtant est certaine : la Wehrmacht a perdu en Normandie une grande bataille. Le front a été percé à Avranches. Les alliés progressent rapidement. Il n'est point nécessaire d'écouter la radio de Londres pour comprendre que la situation de l'occupant s'aggrave de jour en jour. Ses communiqués embarrassés rappellent trop ceux que, le cœur angoissé, nous nous efforcions, en mai et en juin 1940, d'interpréter.

De quoi demain sera-t-il fait ?

Ceux-ci affirment que Paris a été déclaré ville sanitaire et qu'une délégation américaine siège à l'Hôtel de Ville, à moins que ce ne soit au Majestic. Ceux-là sont plus formels encore : les Allemands ont accepté de se retirer sans combattre à quarante kilomètres de Paris... à cent kilomètres, surenchérissent quelques-uns. Puis les détails abondent : les Allemands laisseront à Paris et aux environs trente mille blessés. Le gouvernement est arrivé. On aménage l'Elysée. Les Alliés sont à Etampes... à Rambouillet... à Versailles... Le peuple, dans son bon sens, s'étonne de ne pas entendre le canon de la bataille.

Le lendemain, on apprend que les troupes victorieuses n'ont pas encore dépassé Orléans.

Certains se demandent ce qui se passera entre le moment où le dernier Allemand aura franchi la porte de la Villette et celui où le premier Américain arrivera à la porte de Saint-Cloud.

Et tout à coup, c'est le drame.

La France n'a plus de gouvernement. Celui-ci, selon les uns, s'est enfui, selon les autres, est prisonnier. À Paris, les agents se sont mis en grève. On n'en voit plus un seul dans les rues.

Le 19 au matin, nouvelles rumeurs : les agents ont occupé les mairies, la Préfecture et l'Hôtel de Ville. La Kommandantur a demandé à la garde d'intervenir, mais la garde s'est solidarisée avec la police et a fait prisonniers les commandants qui refusaient de lutter avec les Forces Françaises de l'Intérieur.

À midi, les premiers coups de feu éclatent. À treize heures trente, la bataille est engagée dans tous les quartiers de Paris. Le métropolitain s'est arrêté. L'électricité est coupée. Les trains de banlieue ne fonctionnent plus. Cheminots et mécaniciens sont en grève. Tous les services sont suspendus. Tout ce qui pouvait aider l'occupant dans sa retraite se retourne contre lui. Les questions que les habitants se posaient depuis quelques jours ont reçu leur réponse. Paris n'attend pas l'arrivée des Alliés. il veut se libérer lui-même. Il entend faire payer à l'adversaire la charge qui pèse sur la ville depuis quatre ans.

De quelles armes disposent ses défenseurs contre un pareil antagoniste ? Ne vont-ils pas à un massacre inutile et ne risquent-ils pas de faire subir à quatre millions d'habitants des représailles effroyables ?

Pendant six jours, volontaires et partisans soutiendront un combat inégal et partout victorieux. Le nombre des tués, des blessés et des prisonniers allemands dépassera de beaucoup celui des Forces Françaises de l'Intérieur. Par quel miracle y parviendront-elles ?

Nous nous sommes efforcés de rechercher quelques-uns des plus beaux actes de vaillance. En entreprenant ce travail, nous savions qu'il serait forcément très incomplet et qu'il resterait dans l'ombre - provisoirement sans doute - bien des détails de cet héroïsme dont le souffle, en quelques jours, ressuscita la France.

DIDIER

Bien avant le 19 août 1944, des Français trouvèrent l'occasion de montrer leur courage ou leur audace. Didier fut de ceux-là.

Il avait treize ans. Son père, garde-pêche d'un lot situé sur la Marne entre Noisiel et Gournay, était prisonnier en Allemagne. Didier vivait avec sa mère et ses deux jeunes sœurs dans une petite maisonnette isolée, entre la rivière et une grande prairie coupée d'arbres. Il lui fallait couvrir chaque jour plus de quinze cents mètres pour se rendre à Gournay ou à Champs. Depuis quelque temps, ces promenades s'agrémentaient de longues stations devant les boutiques des fournisseurs.

Un matin d'octobre 1943, Didier attendait philosophiquement son tour à la porte d'un fruitier qui vendait librement du raisin. La provision diminuait de manière inquiétante ; pourtant Didier, n'ayant plus qu'une dizaine de personnes devant lui, estimait déjà que son attente ne serait pas vaine.

Il avait compté sans ceux que les gens de la file n'appelaient jamais autrement que ces Messieurs.

Ces Messieurs survinrent, accompagnés de trois demoiselles en uniforme. Ils entrèrent dans la boutique au moment où Didier y prenait pied, raflèrent tout le raisin qui restait et s'en furent en ricanant, sous les protestations discrètes mais rageuses des ménagères lésées.

Didier ne put s'empêcher d'exprimer à l'égard des nazis une opinion concise mais fortement imagée, qu'il est préférable de ne pas reproduire ici.

Au même instant, il s'aperçut qu'un homme le regardait en souriant. Le gamin se fit cette réflexion :

- Si celui-ci appartient à la Gestapo, il me mettra sûrement à l'abri avant qu'il ne pleuve !

Aussi se détacha-t-il rapidement de la foule qui se disloquait et reprit-il en courant le chemin de la maison.

Quand il en sortit, le lendemain, il se trouva face à face avec l'inconnu qui, la veille, l'avait observé. Une conversation en style indirect s'engagea aussitôt :

- Est-ce que ton père n'est pas prisonnier en Allemagne ?

- Pourquoi me demandez-vous cela ?

- Cela te plairait de hâter le moment de son retour ?

- Vous êtes de la police, vous aussi ?

- Veux-tu rendre service à ton pays ?

- Il y a longtemps que vous habitez Gournay ?

À chaque question, Didier répliquait par une autre question et l'entretien eût piétiné longtemps si l'inconnu, vaincu par l'entêtement malicieux de l'enfant, ne se fût décidé à abattre son jeu.

En quelques mots, il lui apprit ce qu'était la résistance. Il lui montra des papiers établissant que lui-même était un prisonnier de guerre libéré. Didier se méfiait toujours : il avait entendu conter des histoires de faux documents, de pièges tendus à des adolescents et à des femmes par les services de l'espionnage allemand. Il attendait que son interlocuteur vînt au fait.

Il y fut rapidement.

- Dans quelques jours - dans quelques nuits plutôt - un avion passera au-dessus de ta maison. Tu l'entendras bien car il ne volera pas très haut. Il laissera tomber dans la prairie qui est entre la rivière et le bois - donc tout près de chez toi - une caisse munie d'un parachute. Elle contiendra des armes pour ceux qui veulent libérer la France et permettre à ton père de revenir. Un camion viendra les chercher le lendemain matin dès qu'il sera possible de circuler.

Il arrivera par la route de Champs et des amis à nous seront cachés dans le bois où ils passeront la nuit. Tu peux les aider en essayant de repérer de ton côté l'endroit exact où tombera cette caisse, car nous ne devrons pas perdre une seconde : l'attention des Allemands aura été éveillée par le passage de l'avion et il est fort probable qu'ils chercheront à nous devancer.

Cette fois, Didier était rassuré. La mission qui lui était confiée l'emplissait de fierté. L'homme pensa qu'il avait trouvé dans ce gamin un auxiliaire précieux et l'événement prouva qu'il ne se trompait pas.

Le soir même, les messages personnels de la radio anglaise nous firent savoir qu'Henry IV n'avait plus de cors aux pieds et que Joséphine prendrait un bain ce soir, quatre fois. Tous renseignements pris, cette nouvelle ne signifiait nullement qu'une dame de ce nom eût été saisie d'une brusque passion hydrophile, mais seulement que l'envoi annoncé se ferait quatre nuits plus tard.

Informé, Didier eut le temps d'avertir quelques camarades de son âge, trop heureux de jouer un rôle dans une aventure de ce genre. Elle présentait un côté très cinéma américain qui les enivrait.

Au soir fixé, vers vingt-trois heures, tous réussirent à se glisser hors de leur demeure, à l'insu de leurs parents. Insoucieux des ordonnances de la Kommandantur qui exigeaient que chacun fût rentré chez soi avant minuit, ils commencèrent leur guet.

Un peu avant une heure, quelques coups de D.C.À. leur firent battre le cœur d'une émotion inconnue jusqu'ici. L'alerte n'avait pas été donnée ; il s'agissait donc bien d'un avion isolé. Bientôt, ils en perçurent le vrombissement. Les balles traçantes des mitrailleuses lourdes firent monter des chapelets rouges au-dessus de leur tête. L'appareil passa avec un bruit assourdissant, mais à ce moment le ciel était obscur et ils ne purent rien discerner. Enfin, tous les bruits s'éteignirent et ils commencèrent leurs recherches.

Deux jeunes gens sortirent du bois et se joignirent à eux. À la lueur intermittente de la lune, ils fouillèrent toute la prairie entre la rivière et le bois. Ils ne trouvèrent aucune trace de la caisse parachutée.

Le bruit d'une patrouille allemande les força à fuir. Un feldwebel cria quelque chose qu'ils ne comprirent pas et quelques coups de feu furent tirés : les jeunes gens disparurent dans le bois tandis que Didier et ses camarades rentraient précipitamment chez eux.

Cette nuit-là, Didier ne dormit pas. Au petit jour, il sortit de nouveau et, les mains dans les poches, sifflotant une fantaisie de sa façon sur la Marseillaise, il se promena le long de la Marne comme un gamin seulement désireux de braconner dans la rivière. À tout instant, il jetait des regards furtifs vers la prairie, espérant découvrir ce qu'ils avaient inutilement cherché dans l'obscurité.

Brusquement, quelque chose attira son attention et faillit lui arracher un cri de stupeur :

Au pied d'un grand frêne isolé, un soldat allemand montait la garde, baïonnette au canon. À quelque dix ou douze mètres du sol, le vent balançait un parachute blanc auquel était attachée la caisse d'armes : les plus hautes branches de l'arbre avaient interdit à l'envoi d'arriver jusqu'au sol.

Didier trouva la force de continuer à marcher comme s'il n'avait rien remarqué, mais ses jambes tremblaient... Non de peur Mais de colère et de chagrin. Il comprenait que les Allemands, ayant tout découvert, avaient laissé un homme de garde en attendant qu'on amenât des hommes et une échelle pour décrocher le dangereux colis. Il se dit que ces armes étaient indispensables aux patriotes et que, s'il réussissait à les arracher aux occupants, il avancerait peut-être un peu l'heure à laquelle son père serait libéré.

Six heures sonnèrent à l'église de Noisiel. Didier estima qu'il ava; le temps d'agir avant que les hommes de la patrouille fussent revenus.

Il commença par se déchausser et cacha ses souliers sous un ponton de pêche. Il constata que son couteau était bien dans sa poche : c'était un vieux rasoir appartenant à son père et qu'il avait effilé lui-même sur des cailloux. Il l'avait pris la veille dans l'espoir invraisemblable de s'en servir, au cas où il eût été victime d'une agression.

Courant sur la terre déjà durcie par le froid, il fit un large tour qui lui permit d'arriver jusqu'à l'arbre, derrière la sentinelle allemande. Celle-ci, fatiguée par sa garde, battait le sol de ses semelles et surveillait surtout la route par laquelle ses camarades devaient arriver. De temps en temps, l'homme faisait une cinquantaine de pas, de long en large, assez vite, pour se réchauffer. Ce fut pendant une de ces promenades où le soldat lui tournait le dos que Didier sauta sur l'arbre. S'aidant de ses pieds nus, s'écorchant, saignant, il réussit à gagner les premières branches contre lesquelles il s'immobilisa. Il était temps : le soldat revenait, mais il ne songeait guère à lever la tête et n'inspectait les alentours qu'horizontalement.

Le plus périlleux était fait. Pendant une nouvelle promenade de la sentinelle, l'adolescent grimpa jusqu'à la caisse et commença de couper les cordes qui retenaient le parachute. Un coup de vent le fit s'envoler vers (e bols, mais Didier ne s'en soucia pas.

Il regarda vers le sol. La sentinelle avait repris sa faction au pied de l'arbre et, de nouveau, battait la semelle sur place. Alors, Didier poussa la caisse qui ne tenait plus que par un miracle d'équilibre ; quelques branches se brisèrent sur son passage. Le soldat, en relevant la tête, n'eut pas le temps de se rendre compte de ce qui arrivait. La lourde masse s'abattit sur lui ; il tomba, tué net, les vertèbres cervicales brisées.

Didier descendit rapidement de son perchoir. La caisse s'était disloquée dans sa chute. À coups de rasoir, il acheva d'en disjoindre les lattes et les répandit sur le sol. Puis il ramassa les armes et courut les dissimuler à l'orée du bois, sous des tas de feuilles mortes. Il avait terminé depuis quelques minutes quand la patrouille allemande revint, portant une immense échelle coulissante, système Gugumus.

*

* *

Le soir même, un avis du commandant de la place fut placardé sur les murs des localités environnantes. Il informait la population qu'une sentinelle allemande ayant été lâchement assassinée par des terroristes, dix otages seraient pris parmi la population et fusillés si les auteurs de ce crime n'étaient point. découverts dans les trois jours.

Didier attendit d'avoir retrouvé l'homme qui lui avait demandé de guetter avec ses camarades le passage de l'avion. Il le rencontra le lendemain, lui indiqua où il avait caché les armes et lui expliqua comment il avait réussi à les récupérer. L'homme voulut le retenir, mais. Didier s'enfuit rapidement, prétextant une course urgente.

On le vit pour la dernière fois dans la rue qui menait à la Kommandantur. Il n'a lamais reparu depuis, mais les dix otages furent relâchés deux jours après sa disparition.

JOURNAL D'UN CORPS FRANC

J'ai sous les yeux le compte rendu fait par le commandant - aujourd'hui lieutenant-colonel - Massebiau, des événements qui se déroulèrent à Paris du 19 au 25 août 1944. Le rapport est fait par groupes francs. Pour la clarté du récit, je le transcrirai dans l'ordre chronologique, ajoutant seulement çà et là quelques impressions de témoins ou certains détails qui me furent donnés par le colonel lui-même.

Ce Corps Franc se composait de douze groupes. Je ne crois pas pouvoir me dispenser de donner les noms de ceux qui les commandaient :

1er groupe : Louis Bourard.

2e groupe : Azou.

3e groupe : Marcel Oblin.

4e groupe : Marcelin Couret, dit Cartier.

5e groupe : Le Pen. (Il fut secondé par le lieutenant Achard au cours des dures bagarres du Pont-Neuf.)

6e groupe : Armanville.

7e groupe : Cornu.

8e groupe : Jean Rousseau. Blessé le 22 août sur la place du Châtelet et sérieusement touché au ventre, Jean Rousseau abandonnera le commandement du groupe à Armand Pétris. Le groupe deviendra ensuite le groupe Lombard.

9e groupe : Alliaume.

10e groupe : Lefèvre.

11e groupe : Jean (Lucien).

12e groupe : Laforest. Ce groupe était essentiell-ment composé de machinistes et d'électriciens de la Comédie-Française.

Ces chefs de groupe avaient sous leurs ordres des gradés, voire des officiers de l'armée. Quand - peu de jours avant leur départ pour le camp de Châlons - je me présenterai au cantonnement de la rue d'Argenteuil afin d'obtenir des renseignements complémentaires, la hiérarchie aura repris ses droits, M. Armanville étant capitaine, la plupart des autres, lieutenants ou sous-lieutenants. Un des hommes du 3e groupe sera également officier à deux galons. Il se nomme Dacqmine. C'est le dernier lauréat de tragédie du Conservatoire et le pensionnaire du Théâtre Français. Le colonel Massebiau me dit que Dacqmine combattit pendant les six jours avec un courage remarquable.

Voici maintenant le récit des combats soutenus par le Corps Franc :

Dès le 18 août, les volontaires appartenant aux différentes formations demandent à leurs chefs l'autorisation d'attaquer les Allemands isolés afin de prendre leurs armes. Ils savent que l'insurrection est proche, mais partout l'angoissant problème se pose : armes et munitions manquent.

Certains chefs hésitent. Ils craignent d'exposer inutilement la vie de leurs hommes. N'est-ce pas une folie que de courir combattre à poings nus contre des mitraillettes et des grenades?... D'ailleurs, une certaine indécision flotte encore. On ignore quelle tournure prendront les événements.

Les hommes passent outre. Voilà quatre ans qu'ils attendent le moment de prendre sur l'ennemi une revanche qu'ils ont bien méritée par leurs sacrifices de toutes sortes. Ils sont résolus à se battre et se battront coûte que coûte. Le manque de revolvers, de fusils et de cartouches est ce qui les préoccupe le moins.

Je citerai deux exemples étalons de la manière dont quelques dizaines de patriotes s'y prirent. Celui du chef - aujourd'hui lieutenant - Louis Bourard et celui du chef - aujourd'hui sous-lieutenant - Lucien Jean.

Le 18 août au soir, Bourard sort d'une réunion de camarades. Aucun coup de fusil n'a encore été tiré dans le secteur. C'est en vain que Bourard a demandé qu'on lui donnât un engin quelconque, ne fût-ce qu'une matraque : on n'a rien. Sans doute songe-t-il amèrement au temps où tous les Français furent contraints, sous peine des plus durs châtiments, de remettre leurs armes entre les mains de la police. Celle-ci, obéissant au gouvernement de Vichy, était alors obligée de se faire complice de l'occupant qu'elle devait, quelques années plus tard, contribuer si courageusement à chasser de Paris.

Comme Bourard s'apprête à traverser la rue, il voit venir vers lui une motocyclette et un side-car dans lequel est assis un soldat armé d'une mitrailleuse. Voilà son affaire.

Quand le motocycliste n'est plus qu'à vingt mètres de lui, Bourard se jette au milieu de la chaussée en agitant les bras. Surpris, le conducteur ralentit. Bourard s'approche comme s'il avait un renseignement important à lui communiquer, puis, brusquement, saute sur le feidgrau qui tient la mitrailleuse. Une lutte s'engage, rapide. Bourard, plus vigoureux et plus ardent, a le dessus. Il réussit à arracher l'engin, oblige les deux Allemands à lever les mains en l'air, achève de les désarmer et les ramène prisonniers au centre du groupe.

Le lendemain matin, Lucien Jean, chef du 11e groupe, accomplit un exploit presque identique.

C'est que Lucien Jean garde aux Allemands une rancune redoutable. Elle date de son séjour au camp de Savenay, près de Nantes, d'où il s'évada dans des conditions qui méritent que j'ouvre une parenthèse, car je connais peu d'aventures véritables qui soient plus riches en péripéties.

Un soir, les Allemands découvrirent un fusil de chasse dans une paillasse du camp. Furieux, ils firent sortir les prisonniers qui durent se ranger dans les tranchées tandis qu'on procédait à une fouille méthodique de leurs baraquements. Le jour même, des travaux d'aménagement avaient été faits dans le camp. De ce fait, la tranchée où se trouvait Lucien Jean communiquait depuis quelques heures avec une sorte de conduit souterrain à l'extrémité duquel, dans la nuit qui tombait, le captif vit tout à coup passer une lumière. Il eut l'impression que l'étroit tunnel menait hors des barbelés. Il en fit part discrètement à son voisin. Profitant d'un instant où les phares, dont la lumière balayait le camp, n'étaient pas dirigés sur eux, les deux hommes se jetèrent dans le souterrain, puis rampèrent pendant près de trois kilomètres dans l'herbe mouillée, ce qui leur valut une effroyable crise de dysenterie. Epuisés de fatigue, ils frappèrent à la porte d'une maison isolée. Le paysan qui les accueillit se hâta de les restaurer et de leur donner des effets civils. Ils repartirent avant le jour, se proposant de gagner Nantes où ils eussent pris le train pour Paris. lis n'avaient pas fait un kilomètre qu'ils se trouvèrent face à face avec des sentinelles allemandes. La plaque d'identité que le camarade de Jean avait gardée à son poignet les trahit. Ils furent conduits sous bonne escorte au château voisin où était installée la Kommandantur locale. Quand ils arrivèrent, le major de la place était ivre. Il s'esclaffa en apprenant l'histoire de l'évasion, envoyant des bourrades amicales dans le dos des deux hommes et leur criant bravo ! pour cet exploit. Mais le lendemain, dessaoulé, il ne fut plus qu'une brute féroce. Il commença par les gifler à tour de bras, leur fit faire de la gymnastique en plein soleil, puis il les ramena au camp où l'on éleva immédiatement autour d'eux une prison en planches et si étroite qu'ils y pouvaient à peine remuer. On les en sortit le lendemain pour les attacher au poteau d'exécution. Douze hommes s'alignèrent à dix pas d'eux, armèrent leurs fusils, les couchèrent en joue... et ne tirèrent pas. Trois jours de suite, le même simulacre de fusillade recommença ; après quoi, les deux hommes furent frappés à coups de pied et si violemment que Jean eut le ventre ouvert. Transporté à l'infirmerie, il fut soigné avec dévouement par une sœur de charité - une Française - qui lui banda solidement l'abdomen et lui permit de s'évader un quart d'heure avant que ses bourreaux ne le ramenassent en prison. C'est dans cet état qu'il parvint chez lui, à Caen, où la Gestapo faillit le reprendre, mais des gendarmes français l'avertirent à temps et il put gagner Paris où des amis le recueillirent.

On conçoit qu'après de pareilles épreuves, Lucien Jean n'ait pas eu la même indulgence que Louis Bourard pour les deux premiers Allemands qu'il désarma au début de l'insurrection.

Le groupe qu'il commandait se composait de huit hommes et ne possédait en tout que deux revolvers. Lucien Jean installe son poste de commandement au Bar de la Fauvette, avenue Victoria, où toute son équipe fut généreusement ravitaillée, puis il laisse les armes à ses camarades et s'en va, les deux mains dans ses poches, mais le brassard au bras. Près de la place du Châtelet, il se trouve en présence de deux soldats armés, et qui, apercevant son brassard, lui intiment l'ordre de lever les mains. Jean obéit. Un Allemand lui pose sa mitraillette sur la poitrine. Dans le temps d'un éclair, Jean, de sa main droite, écarte le canon et, de -son poing gauche, frappe son antagoniste en pleine figure.

Le coup est accompagné d'un croc-en-jambe qui déséquilibre l'adversaire ; dans sa chute Il lâche l'arme que Jean tient solidement. Il la retourne sur l'Allemand qu'il tue net. Le deuxième Allemand s'est enfui ; il est déjà à cent mètres. Jean vise soigneusement et l'abat. Poursuivi à son tour, il se réfugie chez un industriel, M. Mahut, qui lui cache son fusil et lui permet de s'enfuir. Il est à peine sorti qu'il se trouve, sur les quais, devant un side-car allemand dont le conducteur semble égaré. C'est à qui tirera le plus vite. Le revolver que Jean a pris sur le corps de sa deuxième victime part le premier. Les deux Allemands sont tués. À ce moment, deux tractions-avant armées de mitrailleuses prennent le Français en chasse. Il veut se réfugier dans un immeuble ; une femme lui en ferme la porte au nez. Enfin, il trouve un asile rue Bertin-Poirée et réussit, en passant par les toits, à rejoindre son groupe.

Cependant, la bataille est devenue générale dans tous les quartiers de Paris. Poursuivant ses initiatives hardies, Louis Bourard a tué un lieutenant allemand de marine et fait prisonnier un S.S., ce qui lui a permis de récupérer une motocyclette.

Le commandant Massebiau en personne s'est porté à la mairie du 1er arrondissement que les agents ont déjà occupée. Il y installe son poste de commandement. Il est assisté du deuxième groupe franc. Les automobiles allemandes qui passent rue de Rivoli sont aussitôt attaquées. Un des hommes du groupe - le soldat Feldmann - n'hésite pas à courir seul sur une voiture dont il tue un occupant à coups de revolver, mais il est lui-même abattu par une rafale de mitrailleuse partie d'un camion ennemi.

Pendant ce temps, des hommes appartenant aux différents groupes sont entrés clans les garages au service des Allemands. Ils ont contraint les gardiens à leur livrer des véhicules et de l'essence ; la chasse a aussitôt commencé dans les rues de Paris. C'est ainsi que le 4e groupe franc a patrouillé un peu partout, de la rue Monge, dans le 5e arrondissement, à la rue du Colonel-Driant, près du Palais-Royal. Ici, il a désarmé et fait prisonnier un soldat allemand ; là, il a capturé un side-car et tué les trois hommes qui l'occupaient. Plus loin, il a fait main basse sur une traction-avant.

On apprend que la lutte est rude à la mairie du

10e arrondissement, place de l'Hôtel-de-Ville et, dans la Cité, autour de la Préfecture. Il est possible que des chars viennent bombarder la mairie du 1er arrondissement dont la façade et les grilles basses sont très vulnérables. Le 6e groupe, fort de quarante et un hommes, n'a pas une seule arme, pas une seule cartouche. On l'emploie à élever des barricades, rue Saint-Honoré, rue du Louvre et rue de l'Arbre-Sec. Tandis qu'il s'y emploie, des coups de feu partent des toits, tirés par des miliciens embusqués dans les mansardes ou derrière les cheminées. Les hommes du capitaine Armanville y grimpent. Par fractions de trois ou quatre, ils organisent des patrouilles. Quelques miliciens sont découverts. Cernés, ils tirent pour protéger leur fuite, mais sur l'ardoise glissante et ses défilements étroits, ils sont plus gênés que soutenus par leurs fusils. Un ou deux les lâchent pour déguerpir plus vite. Sur un pareil terrain, l'initiative personnelle et le courage reprennent toute leur valeur. Pris, les adversaires sont précipités dans le vide et les patriotes n'ont plus qu'à ramasser revolvers et mitraillettes.

La ceinture de protection s'étend maintenant tout autour de la mairie du 1er arrondissement. Le 5e groupe, sous les ordres de Le Pen, a organisé la défense du Pont-Neuf sur la rive droite. Les jours suivants, cette formation deviendra légendaire sous l'appellation de groupe du Pont-Neuf. Pendant six jours, elle interdira l'accès du quai à tous les camions et à toutes les voitures de l'ennemi, tenant même contre les chars.

Elle inscrira à son tableau de chasse : dix prisonniers, sept Allemands tués, six camions détruits ou capturés, deux voitures prises ainsi que de nombreuses munitions : des grenades, des mitraillettes et des mitrailleuses.

Cette première journée est d'ailleurs presque exclusivement consacrée à la mise en défense de la Préfecture et des mairies, à la récupération des armes et à l'attaque des voitures allemandes. La plupart des coups de main ont réussi. Le soir, au poste de commandement du Corps Franc, on n'a encore appris que la mort héroïque de Feldmann ; un homme du 8e groupe - Lucien Gautereau - a été blessé. Quelques récits émouvants commencent à circuler. On sait, par des témoins irrécusables, qu'un ,adolescent, presque un enfant, a fait sauter un tank en jetant dessous une bouteille d'essence dont il avait enflammé le bouchon d'étoffe. Le lendemain, cet exemple sera suivi un peu partout. D'autre part, la récolte des voitures et des engins a été bonne, mais tous les hommes ne sont pas encore armés et il faut acculer le nazi, l'isoler dans ses points d'appui et hâter ainsi l'arrivée des premiers éléments de l'armée Leclerc. Il ne semble pas qu'ils soient encore près de la capitale.

Tout s'est calmé avec la nuit dans la ville sans lumière mais la bataille reprend dès le dimanche matin. Le soldat Bourard a été nommé chef du 1er groupe. Il le méritait bien. Mis en verve par cette promotion, il fait prisonnières deux femmes françaises au service de l'espionnage allemand, tandis que deux hommes du groupe Azou s'emparent d'une voiture qui contient des armes. L'équipement se complète peu à peu.

Avec le jour, la bataille des toits a repris, elle aussi. Quelques miliciens se font encore défenestrer par les hommes du 6e groupe qui, dans les quatre premiers jours, nettoient quelque trois cents étages.

Le groupe de Marcel Oblin n'est pas encore organisé. il ne le sera que le mardi 22. Son futur chef s'est rendu en volontaire quai de Bercy, où un millier d'Allemands sont tenus en respect par une centaine de patriotes qui les harcèlent de tous côtés. Des autos-mitrailleuses allemandes s'efforcent vainement de les réduire. L'une d'elles a tiré sur Marcel Oblin qui n'a eu que le temps de contourner un pylône du pont, évitant ainsi de se trouver sur le trajet de la décharge automatique. À quelques pas de lui, deux civils sont tués dont il aidera à emporter les corps quelques minutes plus tard.

Le bruit circule qu'une trêve est intervenue. À la connaissance de Marcel Oblin, il y en eut au moins trois au cours de la bataille. En réalité - me dit-il - les Allemands arguaient de la trêve chaque fois qu'ils se trouvaient en état d'infériorité et en situation difficile, mais déclaraient n'en avoir pas connaissance dès qu'ils se retrouvaient en force.

Autour de la mairie du 1er arrondissement, les incidents se multiplient. Le 8e groupe a attaqué des convois. Un de ses hommes, Lucien Corrouge, a été blessé, mais le groupe a abattu cinq Allemands et fait sept prisonniers. Le 9e groupe a capturé deux voitures et participé à la défense du Louvre. Le 11e groupe a pris un tracteur, sa remorque, puis un camion chargé de sa D. C. À. Deux Allemands ont été tués.

Des coups de feu sont partis de l'hôtel Sainte-Marie, situé rue de Rivoli, tout près de la mairie. Des hommes appartenant aux 4e et 10e groupes s'y portent aussitôt. Le propriétaire est arrêté et l'hôtel occupé par les Forces Françaises qui s'emparent par ailleurs d'une Simca, d'une Peugeot et d'une Citroën. Le chef du groupe - Marcelin Couret, dit Cartier - abat un officier et le conducteur d'un side-car. Deux Allemands appartenant à l'organisation Todt et deux civils sont faits prisonniers.

Le lundi 21, on parle ouvertement d'un armistice intervenu par le truchement du consulat de Suède. Des informateurs fantaisistes affirment que l'armée Leclerc est aux portes de Paris, que tous les Allemands auront quitté la ville avant minuit. La foule se porte vers la gare Saint-Lazare, où quelqu'un affirme avoir vu un tank américain. Dans tous les quartiers, emblèmes

et drapeaux alliés, cachés depuis quatre ans, égayent les fenêtres et les balcons ; des cocardes tricolores sont vendues à tous les coins de rues et ornent bientôt tous les corsages, toutes les boutonnières de vestons.

Mais voici que, çà et là, des coups de feu sont tirés, que des grenades explosent. Ici, ce sont des miliciens qui se transforment en agents provocateurs et tirent des toits sur les Allemands pour les forcer à reprendre le combat. Là, ce sont les Allemands eux-mêmes qui, en dépit des engagements pris, ont attaqué les patriotes.

Le Corps Franc du commandant Massebiau s'est immédiatement remis à la besogne. Louis Bourard - encore lui ! - a fait prisonniers une femme française, un lieutenant, deux soldats allemands et capturé la voiture dans laquelle ils roulaient. À partir de ce moment, le 1er groupe franc pourchasse les Allemands partout où ils se trouvent. Le 2e groupe franc fait deux prisonniers et attaque plusieurs voitures allemandes. Le 4e groupe capture deux camionnettes, fait sept prisonniers, arrête des miliciens et des miliciennes et récupère ainsi quelques armes : pistolets, mousquetons et mitraillettes. Un homme est blessé : Pierre Wolff. (Dois-je préciser qu'il ne s'agit pas de l'auteur dramatique?) Pendant ce temps, le 9e groupe se bat devant la Banque de France, tandis que le 10e accompagné d'un officier de l'Intelligence Service - accomplit des missions dangereuses avec des F.F.I. isolés. Au retour, il prend part à l'attaque d'un char, place Clichy.

Le mardi 22 août, Louis Bourard - toujours lui ! - ouvrira la série en faisant prisonnier un milicien. Le lendemain, il tuera un Allemand, fera deux prisonniers et sera blessé au cours de l'attaque d'un tank - ce qui ne l'empêchera pas de poursuivre le cours de ses exploits.

Ce jour-là - quatrième jour de l'insurrection - c'est autour du Pont-Neuf et sur la place du Châtelet que se dérouleront les plus vifs engagements.

Essayons d'en donner un bref aperçu :

Le barrage établi autour du Pont-Neuf par le groupe de Le Pen gênait les Allemands qui s'efforçaient de le réduire. Ils voulaient, en même temps, dégager les alentours de la place du Châtelet et de la Préfecture pour permettre aux éléments de la VIIe e armée, en pleine déroute depuis la Normandie, de traverser la Seine. Seuls, en effet, sur tout le parcours du fleuve, les ponts de Paris étaient encore intacts.

En dépit des attaques allemandes de diversion, en dépit de la canonnade des tanks, tous les convois allemands qui viennent du Sud sont attaqués sans merci. C'est alors qu'un homme du 8e groupe - Jean-Louis de Camaret - est frappé d'une balle, puis que le chef du même groupe - Jean Rousseau - est touché à l'abdomen et doit céder le commandement Armand Pétris.

Le 11e groupe, sous la direction de Lucien Jean, prend d'assaut cinq camions, tue quinze Allemands et fait deux prisonniers. C'est alors le tour d'une voiture, dont deux occupants sont pris ; trois autres, qui s'enfuyaient, sont tués à cent cinquante mètres ; puis, c'est un autre camion, tenu par vingt-trois Allemands, dont vingt et un sont abattus.

De leur côté, les hommes du 10e groupe ont attaqué une voiture contenant quatre occupants ; ceux-ci se sont réfugiés dans un garage où ils ont été faits prisonniers et désarmés.

Pour sa part, le 4e groupe franc a pris une Renault occupée par une femme et trois officiers. (Un mort et deux blessés.) Le chef du groupe - Marcel Couret - fait prisonnier un lieutenant de S.S. À dix-neuf heures, il vient renforcer le 5e groupe qui, sur le Pont-Neuf, attaque un convoi allemand. Les volontaires Verrier et Huet incendient les camions à l'aide de bouteilles d'essence et de grenades. Les occupants d'un camion sont carbonisés.

On vit alors une chose horrible. D'un camion en flammes sauta un Allemand qui tenait les mains en l'air. Il avait été si fortement brûlé que sa peau s'était boursouflée et parcheminée - me dit Marcel Oblin - comme celle d'un poulet ou d'un gigot grillés. Ses mains et sa figure avaient ainsi doublé de volume. Il n'avait plus de cils et ses yeux étaient exorbités. À la place de cheveux, il n'avait plus sur la tête qu'une sorte d'emplâtre noir qui grésillait encore.

Parmi les camions attaqués, un seul n'avait pas été endommagé. Il fut ramené par Desmoulins, Bucher et Georges. On y trouva deux fusils mitrailleurs, huit lance-grenades et dix caisses de munitions diverses.

Le mercredi 23 août - cinquième jour de l'insurrection - fut marqué par un incident qui faillit avoir des conséquences tragiques pour tout un quartier de Paris.

Il s'en fallut de peu, ce jour-là, que Ménilmontant tout entier ne sautât.

Divers incidents avaient déjà marqué la matinée.

À neuf heures trente, un Tigre avait attaqué une voiture occupée par trois hommes du 4e groupe - Deslanguez, André et Bertrand - qui accomplissaient une mission spéciale pour l'Intelligence Service. Ils ne durent leur salut qu'à un coup d'audace du conducteur. La voiture fonça sur le tank qui brusquement n'eut plus le recul nécessaire pour tirer. Elle vira si près qu'une roue heurta l'avant du char et fut endommagée. Les hommes durent entrer dans un garage où ils démasquèrent un civil allemand qu'ils firent prisonnier.

Pendant ce temps, le 2e groupe se battait d'abord rue de l'Arbre-Sec dont la barricade était attaquée par un char ennemi, puis rue du Louvre, devant la poste. Une voiture et quatre Allemands y furent pris avec armes et bagages. De son côté, le 9e groupe a détruit cinq camions en les attaquant à la grenade et avec des bouteilles remplies d'essence.

Ce fut vers seize heures que se déroula le drame de Ménilmontant.

Que s'était-il passé ?

Voici - d'après les récits de plusieurs témoins appartenant à des formations différentes - le résumé de cette affaire.

À treize heures, le 3e groupe franc se battait à la station Reuilly-Diderot où des barricades avaient été dressées. Les Allemands, débordés, abandonnaient la gare de Lyon et la rue Traversière quand Marcel Oblin et ses hommes furent appelés en renforts dans le 20e arrondissement.

Trois trains chargés de munitions d'artillerie lourde - malheureusement inutilisables pour les partisans français - se trouvaient engagés sous les deux grands tunnels de Ceinture, celui de Belleville et celui de Ménilmontant. Il fallait s'en emparer coûte que coûte.

Il y avait là environ trois cent cinquante agents et patriotes ayant affaire à un nombre à peu près égal d'Allemands solidement retranchés. Il n'y eut pas moins de deux heures de baroud.

Tout à coup, à l'orifice d'un des tunnels, la fusillade cessa comme par enchantement. Pressentant un piège, les Français hésitaient à s'engager dans le souterrain. Déployés en tirailleurs, ils avaient tué deux Allemands.

Ils ne pouvaient croire qu'un si mince résultat eût incité tous les autres à déposer les armes.

Soudain, tous les Allemands préposés à la garde d'un des trois trains débouchent par cette issue. Ils sont sans armes et tiennent leurs mains en l'air. À la précipitation qu'ils mettent à vouloir s'éloigner et à entraîner leurs gardiens, ceux-ci pressentent la vérité. Ils veulent contraindre leurs prisonniers à revenir avec eux auprès des wagons. Un Allemand, qui parle assez bien le français, manifeste une telle terreur que le doute n'est plus possible. Pressé de questions, l'homme avoue : des bombes à retardement ont été placées sous le train dont le chargement, dans quelques minutes, explosera, détruisant des centaines d'habitations, tuant des milliers de femmes et d'enfants. Le prisonnier confesse qu'il est ingénieur : c'est lui qui a fait tout le travail. Il affirme n'avoir plus le temps d'intervenir. Faire évacuer tout le quartier avant la catastrophe? Il n'y faut pas songer.

Un des chefs de groupe n'a pas perdu son sang-froid. Il connaît assez les Allemands pour penser qu'ils ont laissé un battement entre leur départ et le moment de l'explosion. Il dispose donc encore de quelques minutes mais il n'y a pas une seconde à perdre. De force, on ramène l'homme sous le tunnel. À la lueur des torches électriques, risquant leur vie pour essayer de sauver celles des Parisiens qui les entourent, ils contraignent le prisonnier à les conduire jusqu'aux endroits où sont placées les bombes et à les désamorcer

sous leurs yeux. À la troisième, les mains de l'homme tremblaient si fort qu'on craignit qu'il ne pût terminer sa tâche. Quand tout fut fini, il eut une faiblesse et on dut le porter hors du tunnel. Pas un Français ne s'était éloigné tant que le danger avait subsisté.

Un peu après dix-huit heures, les éléments du 3e groupe franc purent quitter Ménilmontant pour revenir vers la mairie du 12e arrondissement, mais leur journée n'était pas finie.

Avenue Daumesnil, ils aidèrent d'abord leurs camarades à prendre cent cinquante fusils-canons. Huit d'entre eux furent chargés dans une voiture électrique qui prit la direction de la Seine afin de regagner, par les quais, le Pont-Neuf et la mairie du 1er arrondissement.

Comme ils approchaient de l'Hôtel de Ville, la voiture électrique fut attaquée par trois camions ennemis armés de mitrailleuses. Il fallut momentanément l'abandonner.

Alors se produit un nouvel incident qui - bien que moins important - rappelle un peu celui du tunnel de Ménilmontant.

Les Allemands qui occupaient deux des camions sont tués, grâce aux fusils-canons. Le troisième camion est pris. Il contient des caisses de munitions dont une est en fer. Déjà, des balles explosives ont percuté la paroi du camion, menaçant de tout faire sauter. Les volontaires n'hésitent pas. ils commencent à avoir l'habitude de ce petit jeu. Ils empoignent la caisse en flammes et courent la jeter dans la Seine, sauvant ainsi le camion et ses mitrailleuses jumelées. Pendant ce temps, la voiture électrique a été récupérée ; elle prend en remorque le camion allemand dont le moteur a reçu plusieurs balles dans sa boîte de vitesse. Tout ce qui reste est ramené intact à la mairie du 1er arrondissement.

Les blessés allemands furent laissés sur place, où des brancardiers de la Croix-Rouge vinrent les ramasser ; les autres furent faits prisonniers.

Le dernier incident de la journée eut lieu sur les quais près du Carrousel. Depuis le matin, le 7e groupe, sous les ordres du chef Cornu, avait attaqué des voitures et des camions allemands. À dix-huit heures, il avait tué dix-sept ennemis et ramené seize prisonniers. À ce moment, à l'aide d'un canon anti-char pris à l'adversaire, il attaqua un tank immobilisé sur les bords de la Seine. Le char Tigre riposta, faucha deux arbres du Carrousel, puis ses mitrailleuses prirent d'enfilade toute l'avenue Paul-Déroulède ; les balles se perdaient dans la rue des Pyramides, les Allemands ne se préoccupant pas de savoir s'ils se trouvaient devant de paisibles passants ou devant des membres de la Résistance. Ils tiraient aveuglément et sans arrêt. C'est ainsi que le chef Cornu, se portant en reconnaissance, fut blessé grièvement. Il dut abandonner le combat. Les sept survivants furent répandus dans les différents groupes. Nous les retrouverons le vendredi 25 août, dans la bataille des Tuileries, livrée avec l'aide de la division Leclerc.

Jeudi 24, les barricades couvrent Paris. Les nazis ne peuvent plus circuler librement avec leurs blindés.

D'énormes stocks de vivres tombent au pouvoir des F.F.I. Les moulins de Corbeil et de Pantin ont été incendiés par les nazis, mais Paris mangera. Les F.F.I. récupèrent armes et munitions.

Le 4e groupe a attaqué un poste allemand et abattu cinq soldats, mais l'adversaire a reçu des renforts. Pris entre deux feux, le groupe a dû se replier, protégé par la voiture du chef. Le 8e groupe a fait prisonnier un parachutiste autrichien. Marcel Oblin, chef du 3e groupe, a contraint les habitants du quartier de la Bastille à élever partout des barricades pour entraver la marche des camions et des chars. Une échauffourée se produit près de la place de la République, où les Allemands, embusqués dans la Brasserie Jenny, tirent sur les patriotes qui se tiennent dans la rue Amelot. Boulevard des Filles-du-Calvaire, des barrages se dressent sous le feu des S.S. Ceux qui les construisent sont pris sous le tir d'un tank et sous la fusillade d'ennemis cachés dans la station du métro. Des partisans sont blessés en jetant leurs grenades sur l'adversaire. N'ayant plus de munitions, ils doivent abandonner le terrain.

Sentant que l'avantage lui revient, l'occupant reprend presque partout l'offensive. À quinze heures, le commandant Massebiau apprend, par un coup de téléphone du secteur Nord, que les Allemands attaquent le ministère de la Justice, place Vendôme. Il mobilise aussitôt trois groupes francs : le premier, sous les ordres de Bourard ; le dixième, sous les ordres de Lefèvre ; le quatrième, sous les ordres de Berger. Ils montent dans trois voitures, tandis que Jean Yonnel, sociétaire de la Comédie-Française, suit à pied avec quelques hommes.

Les voitures arrivent par la rue des Petits-Champs et sont garées dans la rue Louis-le-Grand. Le commandant Massebiau marche en tête. Il a revêtu sa tenue de 1939. Il a à sa gauche Lefèvre, à sa droite, Bourard, armé d'une mitraillette. Jean Yonnel et ses hommes ont rejoint. Tous reçoivent l'ordre de s'embusquer dans les portes, pour attaquer au premier signal.

À ce moment une automobile allemande débouche de la place Vendôme, se dirigeant vers la place de l'Opéra. Un officier se tient debout dans l'automobile, la mitraillette prête à tirer. Il veut faire feu sur le commandant Massebiau qui se porte en avant, le revolver au poing. La vue de l'uniforme le surprend tellement qu'il hésite une seconde ; elle suffit à Bourard, qui tire, abat l'officier et blesse deux autres occupants. Sa présence d'esprit, la rapidité de son geste, la sûreté de son coup d'œil ont sauvé la vie du commandant.

Mais les Allemands sont en nombre. Des renforts leur arrivent de tous les côtés. Les Français doivent se replier après une heure de combat. Dans cette retraite, un groupe - celui de Lefèvre - se voit sur le point d'être cerné. Il n'a que le temps de se réfugier dans un immeuble dont les habitants referment vivement la porte au nez des Allemands.

Ceux-ci lancent alors des grenades sur le seuil. Ils réussissent à ébranler la porte qu'ils enfoncent ensuite.

Les locataires ont eu le temps de faire disparaître les combattants dans un des escaliers de la demeure qui compte plusieurs corps de bâtiments s'ouvrant sur la cour. Feignant d'être apeurés par les injonctions brutales du lieutenant nazi, deux locataires crient précipitamment que les hommes se sont échappés par une autre porte donnant sur une rue parallèle. Des Allemands s'élancent aussitôt dans cette direction.

L'officier nazi reste méfiant. Il entreprend de fouiller quand même l'immeuble - prudemment !... car il ignore si les Français n'ont pas encore assez de cartouches pour soutenir un siège.

Lefèvre et ses hommes ont gagné les toits. Des miliciens et des soldats les aperçoivent. Une poursuite s'engage. Elle durera près d'une heure. Pendant une heure, ils joueront à cache-cache derrière les cheminées.

Enfin, les Français réussissent à se glisser dans une tabatière dont la vitre est soulevée. Par un escalier de service, ils gagnent la cour de l'immeuble. Dans la rue, des ennemis patrouillent. Les insurgés se jettent dans une cave. Brusquement, une torche électrique les aveugle. Ils se croient pris. Pour se défendre, ils n'ont plus que leurs poings et la crosse de leurs revolvers.

Derrière cette torche, se tient tout simplement le patron d'un restaurant. La cave où ils se sont réfugiés lui appartient. Dieu soit loué ! Celui-ci n'est pas collaborateur : il déteste les Allemands. Il offre à boire aux patriotes. On sable le champagne. On boit à la victoire. Le soir venu, Lefèvre et ses hommes peuvent enfin regagner le quartier général du corps où chacun, déjà, les croit morts. Ils sont au contraire bien vivants. Ils sont même plutôt gais.

Et, comme une bonne nouvelle n'arrive jamais seule, on apprend que des officiers de la division Leclerc sont arrivés à Paris. Ils ont été reçus à l'Hôtel de Ville. Ce n'est encore, il est vrai, qu'une entrée symbolique, mais qui précise l'issue rapide de la bataille.

Le lendemain, vendredi 25 août, à cinq heures, les habitants du boulevard Brune entendent sonner le réveil sous leurs fenêtres. Quelques instants plus tard, la division Leclerc entrera dans la capitale.

La bataille n'est pas finie pour cela.

Le bruit a couru que les Allemands préparaient pour ce jour-là un retour offensif sur Paris - non pas qu'ils eussent l'espoir de s'y maintenir longtemps, mais on peut penser, si l'on s'en rapporte à la tragédie de Vincennes, qu'ils nous auraient fait payer cher cette rébellion. On conçoit qu'ils aient quitté la capitale la rage au cœur. L'arrivée accélérée de la division Leclerc, le courage et la valeur dont avaient fait preuve les forces françaises de l'intérieur et les Francs Tireurs Partisans, l'ignorance où étaient les Allemands des munitions dont disposaient encore les patriotes, la crainte d'être cernés par la marche surprenante des armées américaines, les firent renoncer à ce dessein. C'est ainsi que plusieurs îlots encore occupés furent abandonnés à eux-mêmes. Les assiégés se défendirent parfois désespérément.

Les principaux points encore tenus par les Allemands étaient les casernes de Clignancourt et de la République, l'hôtel Majestic, les palais du Luxembourg et Bourbon, enfin le ministère de la Marine et tout le groupe d'hôtels en bordure des Tuileries.

C'est là que nous retrouverons presque tous les groupes du commandant Massebiau. Des éléments de l'armée Leclerc viendront bientôt les renforcer.

Le 25 août, à six heures du matin, Marcel Oblin part le premier avec quatre hommes : Guy Lecomte, Dacqmine, Lépinay et Moreau. Ils arrêtent leur Peugeot derrière le ministère des Finances et se dispersent derrière le Carrousel.

L'ennemi est sur ses gardes. Les hommes sont à peine arrivés que les premiers coups de feu éclatent. Au moment où Marcel Oblin atteint le Carrousel, il essuie une rafale de mitraillette tirée derrière lui. Protégés par le fusil Winchester de Dacqmine, les partisans se retirent sous les arcades, où des volontaires appartenant aux différents groupes les rejoignent bientôt.

À leur tour, Oblin et Dacqmine ouvrent le feu sur les Allemands et en tuent trois.

Les premiers éléments de l'armée Leclerc arrivent à leur tour. L'ennemi tire à présent de tous côtés. Les rafales de mitrailleuses balaient les rues. Des hommes sont blessés ; un certain flottement se produit parmi les patriotes.

Le commandant Massebiau arrive à ce moment sur le champ de bataille. Pour donner l'exemple, il offre à un sergent de l'armée Leclerc de se mettre sous ses ordres et de faire le coup de feu comme un simple soldat.

Alors, se produisit un incident qui, dans sa simplicité, constitue l'épisode le plus remarquable de ce combat.

En même temps que les commandants Massebiau et Hionet-Granier, un commandant de la division Leclerc était arrivé sur le terrain : - je le verrai toujours - me dit le colonel Massebiau - un petit homme d'un sang-froid et d'un courage admirables.

Il devait être blessé quelques jours plus tard. Il fit une chose inouïe. Sous les rafales des mitrailleuses allemandes, il cria : Tout le monde à mon commandement !, et fit mettre tous les hommes, alignés, au garde a vous !... Pendant cinq bonnes secondes, ils restèrent immobiles, la tête droite, la main sur la couture du pantalon, tandis que les balles sifflaient et que les grenades éclataient autour d'eux. Cet exemple d'esprit militaire, en plein baroud fut, dans sa rapidité, une des scènes les plus fortes auxquelles il me fut donné d'assister. Cela suffit. Il avait repris son monde en main ; la discipline régnait de nouveau. L'instant d'après, il ordonnait aux hommes de s'abriter derrière les colonnes de la rue de Rivoli et se mettait à chanter à tue-tête la Madelon. Tous les hommes firent chorus. Tous les Français chantaient la chanson de route de 1918, la chanson de route de la Victoire. On vit des blessés, étendus sur le sol, se soulever pour chanter aussi... Un mois plus tard, évoquant cette minute grandiose, Marcel Oblin me dira, avec des larmes dans les yeux : C'est le plus beau jour de ma vie !

À partir de ce moment, le combat a repris avec ordre et méthode. Grâce à cette initiative hardie, les nôtres reprennent l'avantage.

Marcel Oblin a pu monter au dernier étage du ministère des Finances. Il est armé d'une mitrailleuse légère... Ainsi nommée - me confia-t-il - parce qu'elle est, avec son chargement de deux cent cinquante cartouches, particulièrement lourde !

Il la met en batterie, mais le poids et le recul le surprennent. Rejeté peu à peu en arrière, il trébuche contre une grille du toit, tombe les quatre fers en l'air tout en continuant machinalement de tirer, et une balle de sa propre mitrailleuse le blesse légèrement au pied. Un homme de la division Leclerc arrive à la rescousse et, le tenant à bras-le-corps, lui permet de continuer son tir qui produit un gros effet sur l'ennemi. Un blessé, tombé près du Carrousel, peut ainsi être dégagé.

Pendant ce temps, Robert Lépinay et Dacqmine attaquent la rue Saint-Honoré à la hauteur de la rue de l'Echelle. Trois Allemands sont tués. L'un d'eux faillit avoir la vie sauvée - bien involontairement - par une Française, une vieille dame tout affolée qui, plusieurs fois de suite, ne sachant où se réfugier, traversa la rue en face de l'église Saint-Roch. Chaque fois, elle se trouvait dans le champ de tir, empêchant Dacqmine de tirer. Enfin, un coup de revolver en l'air lui fit comprendre d'avoir à s'abriter. Elle se jeta dans une maison proche. Dix secondes après, Dacqmine étendait l'Allemand sur le sol.

L'armée Leclerc attaque. Deux mitrailleuses - avec Guy Lecomte; Moreau et Marcel Oblin - se joignent aux premiers éléments de Leclerc. Robert Lépinay rejoint avec quelques hommes les chars qui se trouvent rue Saint-Honoré.

À quatorze heures, le capitaine Armanville arrive sur le terrain où lui et ses hommes se conduiront de façon splendide.

Il commence par tuer un milicien qui se trouvait sur le toit du ministère des Finances. Son frère Lucien et le dénommé Caporal le rejoignent à bord d'un char. Ils prennent part à l'attaque de la rue Saint-Roch, où vingt-sept Allemands sont tués. Bientôt la rue d'Alger est prise à son tour. Ils se dirigent alors vers la rue Royale. En passant, le capitaine Armanville tue un Allemand qui tirait sur la terrasse Hermès.

- Ç'a été mon plus beau coup de fusil, celui-là ! me confiera-t-il en riant.

Le groupe du capitaine Armanville attaque alors le ministère de la Marine et effectue un travail remarquable avec la mitrailleuse lourde d'un char.

De l'autre côté, par la rue de Rivoli, Dacqmine, Oblin et Lecomte, accompagnant des hommes de l'armée Leclerc, ont poursuivi leur avance jusqu'à la rue Saint-Florentin. Là, ils mettent en batterie leur mitrailleuse légère, sous les ordres d'un lieutenant de l'armée régulière. Dans les Tuileries, les hommes du groupe Lombard se sont emparés d'une ambulance et de six voitures remplies de munitions. Un camion flambe un peu plus loin. Partout les Allemands sont traqués et se rendent. Les portes de quelques hôtels sont enfoncées...

Soudain - me raconte le sergent Azou - un des sous-officiers de l'armée Leclerc aperçoit, à quelques mètres de lui, un officier allemand, le revolver au poing, abrité derrière une colonne de la rue de Rivoli. Il a eu le temps de le reconnaître :

- Bon sang ! - murmure-t-il - l'officier de camp qui m'a torturé pendant deux ans !

D'un bond, il est sur l'homme qui, sous la brutalité de l'attaque, lâche son revolver. D'une main, le sous-officier le redresse ; de l'autre, il le gifle à tour de bras. L'Allemand veut riposter et ressaisir son arme. Un couteau de tranchée s'enfonce dans sa gorge :

- Ouf ! - dit le sous-officier - ça soulage !

À l'hôtel Meurice, où les Allemands ont d'abord refusé de se rendre, la lutte a été terrible. Des médecins, privés d'anesthésiques, doivent pratiquer d'urgence des amputations à vif. À l'hôtel Saint-Roch, vingt-sept Allemands ont arboré le drapeau blanc, mais quand les Français ont avancé vers eux, les hommes du premier rang se sont brusquement écartés, démasquant une mitrailleuse, qui a fauché les premiers arrivants. Cette trahison ne leur a pas réussi. Quelques minutes après, le canon et les mitrailleuses d'un char les anéantissaient tous.

Plus loin, d'autres ont refusé de se rendre à un groupe de quatre hommes, parce que le premier de ceux-ci était un nègre. Des hommes de l'armée Leclerc sont venus et les ont désarmés. Ils étaient au moins deux cents, entassés dans le hall. Un d'eux avait déjà tiré le capuchon d'une grenade ; le moindre choc eût fait exploser l'engin et massacré les Allemands assemblés.

Enfin, le ministère de la Marine est pris à son tour. Le dénommé Caporal y entre le premier. Il se trouve en présence d'une centaine d'Allemands qui, immédiatement, mettent bas les armes. En quelques minutes, tout le ministère est nettoyé ; le nombre des prisonniers ne peut être dénombré.

Robert Lépinay a continué de nettoyer la rue Saint-Honoré jusqu'à la rue Cambon d'où il convoie les prisonniers. Dacqmine a rejoint l'Hôtel Continental par les rues de l'Echelle et Saint-Honoré. Un dernier combat, rapide, se déroule rue du Mont-Thabor. Les derniers Allemands sont refoulés vers la place Vendôme où ils sont bientôt cernés et contraints de se rendre. Derrière eux, des coups de canon éclatent. Débouchant de la rue des Pyramides, les chars américains arrivent dans l'avenue de l'Opéra où se déroule le dernier épisode de la bataille de Paris : la prise de la Kommandantur et bientôt, sur la place, retentit « une Marseillaise » triomphante, tandis que s'abat le drapeau rouge à la croix gammée, le drapeau aux couleurs de deuil et de sang.

Au moment où je quitte le colonel Massebiau, un jeune planton paraît à la porte du bureau. J'ai une seconde d'hésitation. Est-ce un adolescent ? Il paraît avoir quinze ans au plus... Mais non ! Je regarde derrière lui : ces cheveux longs et fins ramassés en un court chignon. C'est une jeune fille. Le colonel fait les présentations :

- Clarisse Manière, vingt-deux ans, soldat sous le pseudonyme d'Adrien, dit Quinze grammes.

Quinze grammes porte crânement la tenue kaki, le couteau de tranchée à la ceinture, les manches retroussées sur ses poignets minces.

- J'ai passé la visite, mon colonel, - crie-t-elle

joyeusement.

- Alors ?

- Bon pour - le service... Oh !... Les deux doigts dans le nez !

Et je renonce à décrire le geste titi dont elle accompagne cette déclaration.

Elle aussi s'est battue et bien battue. Elle est proposée pour une citation, tout comme la propre fille du colonel, Jeannine Massebiau, vingt-trois ans.

Dans la guerre totale qui nous a été imposée, il n'y a pas que des hommes qui soient des héros.

LA CORRIDA

Quinze jours après le départ des Allemands, on pouvait encore voir, près de la gare du Nord, une conduite intérieure à demi démolie, percée de balles, et dont l'avant s'était écrasé contre la devanture d'une boutique.

Le drame s'était déroulé le deuxième jour de l'insurrection. Des mains pieuses n'attendirent pas que les Allemands eussent quitté Paris pour fleurir la voiture comme un cénotaphe. Les inscriptions des couronnes apprenaient aux passants que deux volontaires avaient trouvé la mort à cette place.

Ils étaient deux camarades chargés d'une liaison entre différents groupes. Près de la Bastille, ils furent pris en chasse par une auto-mitrailleuse allemande.

Deux nazis qui se trouvaient à quelque cent mètres devant eux s'élancèrent sur la chaussée. L'un d'eux les coucha en joue. Le conducteur étendit le bras gauche comme s'il avait dessein de s'arrêter. L'Allemand baissa son arme. Aussitôt la voiture fonça sur lui et le renversa. Le second soldat lança une grenade qui éclata derrière la Citroën mais sans l'atteindre.

Alors, la course à l'abîme commença.

Tournant, virant, zigzaguant sous les rafales de balles, l'auto ne fuyait pas les ennemis, elle les pourchassait. Entre les arbres du boulevard, elle montait sur les trottoirs, piquant sur les feldgrau comme un taureau dans l'arène se jette sur les picadors. Le patriote assis à la droite du conducteur tira jusqu'à ce qu'une balle l'atteignît en plein front.

Le pilote comprit qu'il n'avait aucune chance d'échapper, car un tank, descendant le boulevard Magenta, se dirigeait vers lui, flanqué d'un camion qui barrait le chemin. Le brassard qu'il portait le désignait comme appartenant à un Corps Franc. Il savait qu'aucune grâce ne lui serait faite. Une balle l'atteignit au défaut de l'épaule gauche. Au croisement de la rue de Maubeuge, le pied écrasant l'accélérateur, il trouva encore la force de manœuvrer le volant d'une main, écrasa un dernier feldgrau. La voiture fit une embardée terrible, heurta le trottoir et vint s'écraser contre un mur. La corrida héroïque était finie.

UNE COLLABORATRICE ARDENTE

Pour désigner les partisans de la collaboration avec l'Allemagne pendant l'occupation, certains créèrent le mot collaborationnistes. En ces temps de barbarie, la langue française crut devoir cultiver le barbarisme.

Quand Jeannine revint d'exode, en août 1940, elle n'éprouvait pour l'envahisseur qu'indifférence dédaigneuse. Il en fut ainsi jusqu'au jour où son fiancé, jeune étudiant en médecine, fut contraint de partir pour l'Europe Centrale. Il y mourut quelques mois plus tard dans des circonstances qui ne furent jamais bien définies mais une lettre d'un compagnon de captivité fit entendre à Jeannine que ce décès n'était pas naturel.

La douleur que ressentit la jeune fille se mua bientôt en une haine implacable pour ceux qu'elle rendait responsables de son deuil. Il lui paraissait impossible de jamais rencontrer un homme qui lui inspirât un amour ou lui donnât un bonheur pareils. Elle pensa que sa vie était brisée, lutta pendant plus d'un an, puis, ses dernières ressources épuisées, accepta l'invitation d'un passant, un soir qu'elle avait faim.

Elle fut très vite grise et se réveilla le lendemain dans une chambre d'hôtel, sans comprendre tout d'abord ce qui lui était arrivé.

Elle porta sa déchéance au compte des envahisseurs et, maintenant que c'était fait, n'eut plus qu'un seul but : se venger et venger celui qu'elle avait perdu.

Les jours suivants, on la rencontra dans les brasseries que fréquentaient ces messieurs, liant de préférence conversation avec des soldats isolés. Un soir d'hiver, elle réussit à en entraîner un dans une petite rue de Montmartre où elle affirmait posséder une chambre. Il y avait à gauche un cabaret assez mal fréquenté. Un peu plus loin, la ruelle se terminait par un cul-de-sac que fermait la grille d'une propriété précédée d'un jardinet. La maison était abandonnée et la grille fermait mal. Jeannine la poussa, fit passer devant elle l'Allemand qui l'avait tenue jusque-là enlacée et lui enfonça dans la nuque un bistouri qu'elle avait trouvé dans les affaires de son fiancé.

Le lendemain, elle changea de quartier et put recommencer deux ou trois fois ce travail. Mais elle comprit que la découverte des cadavres entraînait des représailles qui frappaient des innocents et elle dut changer de tactique.

Elle n'en continua pas moins de fréquenter les Allemands, espérant trouver quelque moyen de leur nuire. Les rares personnes qui la connaissaient n'hésitaient pas à dire de Jeannine qu'elle était une collaboratrice ardente.

En réalité, elle attendait qu'une occasion favorable se présentât, qui lui permît de poursuivre sa vengeance.

La sympathie qu'elle paraissait éprouver pour les nazis attira l'attention d'un client du café où elle les retrouvait. Il lia conversation avec elle et, tout de suite, Jeannine flaira en cet homme une proie intéressante.

À la manière des gens récemment enrichis, il dépensait sans compter et ne trouvait rien trop cher. Il avoua à Jeannine - sans doute dans l'espoir de gagner son estime - qu'il faisait de grosses affaires avec les Allemands.

Il habitait boulevard Magenta un appartement assez confortable mais dont le mobilier était modeste. Il n'en voulait point changer, déclarant à ses intimes qu'il était inutile d'attirer l'attention des gens par des signes extérieurs de richesse. Il vivait bien, déjeunant et dînant presque chaque jour dans les restaurants ravitaillés par le marché noir, mais il n'avait jamais plus de dix mille francs à son compte courant, ne possédait pas de coffre à son nom et s'était toujours refusé à acheter des terres en province, comme certains de ses complices le lui conseillaient.

Un jour qu'il avait bu plus que de coutume, il confia à Jeannine ses doutes naissants sur la victoire allemande. Cela se passait vers la fin de l'année 1943.

- Je me suis renseigné - lui dit-il - je sais ce qui s'est passé en Afrique du Nord. Les gens qui, en ce moment, achètent des propriétés et des terres sont des fous. On leur demandera des comptes. J'avais pensé, il y a quelques mois, à prendre des valeurs internationales : des Suez, des Mines d'Or... Cela se négocie à Lyon ; mais c'est également dangereux, car, lorsque je présenterai les coupons arriérés, on me posera un tas de questions sur la manière dont j'ai acquis ces actions. On voudra également connaître l'époque où je suis entré en leur possession. L'or ? N'en parlons pas. On risque l'embargo et la prison. Je ne peux pas m'acheter un vison ou une zibeline. De quoi aurais-je l'air ? D'abord, ces fourrures, qui valent des millions aujourd'hui, se vendront quinze ou vingt mille francs dès que le commerce redeviendra libre. Il n'y a qu'une seule chose : les billets de banque. Je suis certain qu'ils ne seront pas dévalorisés ou, s'ils le sont, ce sera dans une proportion raisonnable et qui me laissera encore un joli capital.

Jeannine comprit pourquoi il tenait tant à son appartement. Il avait dû y pratiquer quelque cachette sûre où s'entassaient les coupures de cinq mille francs.

Elle ne se gênait pas pour l'appeler ouvertement son salopard. li trouvait le surnom amusant et en tirait vanité :

- À notre époque - avouait-il cyniquement – il n'y a que les salopards qui réussissent. Les autres ne sont bons qu'à crever de faim ou à aller se faire casser la gueule.

Quand il apprit le débarquement anglo-américain sur les côtes normandes, le salopard ne manifesta aucune émotion.

- Si les autres prennent Cherbourg - dit-il à Jeannine un soir de juin - nous pouvons considérer nos amis comme foutus.

Elle lui demanda ce qu'il ferait dans le cas où l'armée alliée avancerait sur Paris et menacerait de prendre la capitale.

- La sottise serait de s'en aller - répondit-il - et d'ailleurs, par quel moyen ?

- Avec eux ?

- Merci bien !... pour me faire mitrailler sur les routes... pour risquer qu'on me vole mon magot ... Non ! il n'y a qu'à rester à Paris. J'ai à la maison deux jambons, des boîtes de conserve, du champagne. Je peux tenir plus de quinze jours... Après quoi, tout s'arrangera très bien, tu verras !

- Et si quelqu'un te dénonce aux gaullistes?

- Celui qui s'aviserait de le faire en serait pour ses frais. Je défie qui que ce soit de trouver la moindre trace de mes rapports avec les Allemands.

Il ajouta en riant :

- Les renseignements que je leur communiquais ne sont pas de ceux qu',on donne par écrit. Si tu crains quelque chose pour toi, tu n'as qu'à ne pas me quitter. Je saurai toujours te tirer d'affaire.

Elle pensa que cet homme avait peut-être livré à la Gestapo des Français qui avaient subi le même sort que son fiancé. Elle ne l'en détesta que davantage.

Quand la fusillade éclata, le 19 août, il se tint prudemment dans une pièce qui donnait sur la cour. Ils y prirent leurs repas. Le troisième jour, comme les explosions se faisaient de plus en plus proches, il manifesta quelque énervement :

- Mais qu'est-ce que font les Américains ? - répétait-il. - Qu'ils se dépêchent de nous débarrasser de cette vermine. Les Allemands sont stupides de s'obstiner. Ils devraient bien comprendre que la guerre est perdue pour eux.

Il escomptait un très prochain armistice et formait des projets de voyage sur la Côte d'Azur.

Ce jour-là, un peu après dix-huit heures, Jeannine - en dépit des conseils que lui prodiguait son compagnon - vint se poster à l'une des fenêtres qui donnaient sur le boulevard Magenta. Un tank était arrêté à l'angle de la rue de Dunkerque, du côté de la gare du Nord et le canon pointé vers la rue de Maubeuge. Des soldats, la mitraillette sous le bras, des grenades passées à la ceinture ou glissées le long des bottes, patrouillaient. Quelques-uns parlaient paisiblement avec des passants. Un officier, juché sur le capot d'une Simca, inspectait les alentours.

Jeannine n'ignorait pas qu'il y avait un revolver dans un tiroir du bureau. Elle le prit, ouvrit la fenêtre d'angle, visa tranquillement et abattit un soldat qui se tenait près de l'officier. Celui-ci hurla des ordres en courant vers le tank et en désignant la maison.

La jeune femme savait que les Allemands ne s'exposeraient pas à y pénétrer pour risquer d'être tirés comme des lapins dans la cage de l'escalier et qu'ils se contenteraient de bombarder l'immeuble. Ce qu'elle avait prévu arriva. Sans prévenir son salopard qui n'avait pas quitté sa retraite et ne soupçonnait pas ce qui s'était passé, elle dévala l'escalier et se joignit aux gens qui s'étaient réfugiés dans l'entrée dont la porte était fermée. L'explosion d'une grenade sur le seuil les fit courir vers la cave. Ils y arrivaient à peine que des détonations les assourdirent et ébranlèrent la demeure.

Ce ne fut qu'au bout d'une heure que le vacarme cessa.

Jeannine se risqua à remonter dans l'appartement. L'escalier était plein de gravats et la porte palière à demi défoncée. Une brèche énorme s'ouvrait dans le mur du salon dont la plupart des meubles avaient volé en éclats. Le salopard gisait étendu dans une mare de sang. Un tableau avait été décroché et l'on voyait dans le mur un coffre ouvert et vide. Des liasses de billets de cinq mille francs jonchaient le plancher.

TARTINE

J'aurais été bien surpris si, parmi les renseignements que je recueillais de tous côtés, il ne s'était pas trouvé une histoire de camelot.

Imagine-t-on un épisode essentiel de la vie de Paris sans la présence du camelot ?

Celui dont j'ai dessein de rapporter l'aventure portait un nom qu'illustrèrent, au début du siècle dernier, un cardinal, un littérateur et un page de Charles X. Dois-je ajouter qu'il n'y avait entre ces trois derniers et notre camelot aucun lien de parenté? Dois-je ajouter également que le cardinal, qui était l'aîné des trois personnages de qualité, avait obtenu que, par décence ecclésiastique, fût modifiée la dernière syllabe de son nom ? Lui et les siens ne s'appelèrent plus dès lors que Bonnechose.

Il n'en fut pas de même pour notre camelot. N'ayant pas d'aussi brillantes relations que son éminent prédécesseur, il ne fit point modifier son état civil. Il ne s'en souciait d'ailleurs guère. Je crois plutôt qu'il tirait vanité de son nom et aimait qu'or l'interpellât dans la rue en présence des ménagères suffoquées, mais dont la surprise s'accompagnait parfois d'un regard lourd d'intérêt.

Malheureusement, il ne put profiter longtemps de ces manifestations de sympathie ; bientôt, il ne fut plus connu que par le sobriquet, moins flatteur, de Tartine.

Il devait ce surnom au produit qu'il vendait dans les rues de Paris.

C'était un mélange à rendre perplexes tous les chimistes. Le plus savant fût demeuré longtemps perplexe avant d'en reconstituer la combinaison: cela se présentait sous la forme d'un mastic noirâtre que la flamme d'un petit réchaud à alcool entretenait à l'état liquide. Muni d'un large pinceau-balai, Tartine étalait cette bouillie gluante sur les semelles éculées et prétendait les rendre ainsi plus dures que le macadam.

Il accompagnait sa démonstration d'un boniment dont la verve était si pittoresque qu'il ne manquait pas de quidams pour s'y laisser prendre. Les résultats étaient parfois assez fâcheux. Tantôt, le dessous de la chaussure était tellement percé que le mastic atteignait la chaussette et la pétrifiait avec le soulier, ce qui rendait toute extraction impossible ; tantôt, le client n'attendait pas que le badigeonnage fut complètement refroidi et séché : il arrivait alors qu'en reposant le pied, il adhérait si fortement au sol qu'il fallait en arracher le soulier dont la semelle demeurait soudée à l'asphalte et le client devait s'en aller sur la plante de son pied nu. Un conducteur de camionnette qui, après l'opération, posa le pied sur l'accélérateur ne put jamais l'en retirer. Un autre, pour avoir voulu botter les reins de Tartine, y resta fixé la jambe en l'air et comme il se refusait à délacer sa chaussure, ce fut Tartine qui dut laisser à celle-ci le fond de son pantalon.

Les incidents de ce genre obligeaient Tartine à abandonner pour quelque temps le quartier qui en avait été le théâtre, mais il ne manquait pas à Paris de rues barrées où le camelot pouvait continuer à exercer son industrie.

Il y apportait un réel talent. Un de ses amis ayant parié mille francs avec un industriel (mille francs de 1938) que Tartine était capable de vendre n'importe quoi, fût-ce un certain porte-bonheur dont le placement est particulièrement malaisé, le camelot tint le pari et le gagna. (Il est vrai que les dix acheteurs des paquets - fort bien présentés du reste - étaient des compères qui touchaient vingt francs sur les mille de l'enjeu.)

La guerre et l'occupation interrompirent pendant deux ans les exploits de Tartine. Vers 1942, il reparut sur les boulevards pour vendre un savon extraordinaire, dont la mousse blanche et parfumée surprenait fort les passants. Mais Tartine ne voulait le vendre qu'aux Allemands. Il était allé chez Berlitz où il avait fait traduire son boniment. Il avait même pris des leçons de prononciation et, quand un occupant s'approchait de son petit étalage, il entamait un discours auquel Gœthe lui-même n'eût rien trouvé à redire. Aussi n'était-il pas rare que quelques-uns de nos invités - comme on les appela ironiquement pendant quelque temps - achetassent les pains entassés devant Tartine et qu'il cédait - par pure philanthropie, affirmait-il - au prix dérisoire de deux marks (quarante francs).

Si quelque Français, se mêlant aux nazis, étendait la main vers les savons, Tartine, reprenant son langage et son accent faubouriens, l'avertissait en murmurant rapidement à son oreille :

- Prends pas ça, mon pote ! C'est du ballon !

Seule, en effet, la cuvette d'eau où Tartine se lavait les mains quinze fois par heure contenait des acides gras dont la mousse montait rapidement, mais le savon que le camelot roulait dans ses mains n'était qu'une pierre peinte : ... Inusable ! Messieurs ! Inusable ! Voilà quinze jours que je m'en sers... et il n'a pas encore diminué !

Les pains, très élégamment empaquetés et serrés dans des petites faveurs roses, étaient fabriqués par Tartine lui-même. C'était un mélange de graisse de bœuf, de mie de pain et de terre glaise qui s'écrasait à la moindre pression. Son possesseur y trouvait des débris de verre, des éclats de lame de rasoir qui lui écorchaient le visage et les mains. Tartine y mettait tout ce qui lui tombait sous la main. Dans l'un de ces savons, il avait même dissimulé un bout de bâton de maquillage noir dont l'apparition, entre les mains de l'occupant, n'avait pas dû précisément produire. l'effet de nettoyage escompté.

Tartine prenait alors la précaution de disparaître pendant quelque temps, puis il recommençait dans un autre quartier.

Un jour que, par prudence, il avait plié bagage plus rapidement que de coutume, il fut rejoint par un homme de la Résistance, qui lui expliqua le mouvement qui se préparait.

Tartine y adhéra avec enthousiasme.

Comme il vivait littéralement dans la rue, il donna d'abord quelques renseignements intéressants sur les mouvements qu'il observait. Quand un Allemand, chargé d'un lourd paquetage, achetait un de ses produits, Tartine ne manquait pas de s'informer affectueusement de son lieu de destination, de son état d'esprit et vitupérait les bombardements de la R. À. F. Quand il sut que le grand jour approchait, il ne se tint pas de joie. Malheureusement, on ne pouvait pas lui donner d'armes, pour la bonne raison qu'on en manquait.

Tartine rêva au moyen de s'en procurer.

- Si je pouvais encore fabriquer mon produit pour les chaussures ! - confiait-il à ses camarades ; - mais les matières premières sont maintenant introuvables. Autrement, te rends-tu compte de ce que je pourrais faire avec cela ?

Il évoquait des escouades de nazis soudés au sol grâce à son mastic, immobilisés, tirés comme à la cible par les patriotes ou forcés de s'enfuir pieds nus. Il ne craignait pas de dire que même un tank - parfaitement, un tank ! oh ! pas un char lourd, bien sûr, mais un tank moyen - en passant sur son mélange, eût été instantanément arrêté.

Ce magnifique projet étant irréalisable, Tartine s'avisa d'un autre stratagème.

Au cours de ses stations dans Paris et sa périphérie, il avait remarqué que, chaque soir, un peu après vingt et une heures, un motocycliste armé suivait à vive allure l'avenue de Châtillon, se dirigeant vers Villacoublay, où il devait porter des ordres.

Tartine connaissait bien la route. Il repéra un endroit généralement solitaire où le chemin était bordé d'arbres des deux côtés. La mansarde qu'il habitait était un véritable bric-à-brac, il y retrouva sans peine vingt mètres de câble métallique, prélevés par lui un jour qu'on l'avait requis pour enterrer du matériel que la C.P.D.E. voulait dissimuler aux Allemands. Il les fourra dans un sac, sous les dernières pommes de terre qui lui restaient et, ce bagage sur le dos, il gagna tranquillement le Plessis-Robinson.

L'endroit choisi par Tartine se trouvait un peu avant le Petit-Clamart, sur une ligne droite où il était certain que le motocycliste roulerait à toute vitesse.

C'était au début du mois d'août et vers vingt et une heures trente, grâce à l'avance de l'heure, la nuit n'était pas encore tout à fait tombée. À un mètre du sol environ, Tartine attacha son filin à un arbre, serrant le nœud coulant jusqu'à ce que le métal entrât dans l'écorce comme dans une chair vive, puis, tenant à la main l'autre extrémité du câble, il traversa la route et attendit, laissant traîner le fil sur le sol.

De très loin, il entendit venir le messager. Il devait rouler à cent à l'heure. Quand il ne fut plus qu'à vingt mètres, brusquement, arc-bouté d'un pied contre l'arbre, Tartine tendit le filin, de ses mains qu'il avait pris le soin de ganter. La secousse fut telle que la paume des gants fut arrachée et que la tête de Tartine heurta le tronc du marronnier. Il resta pendant quelques secondes assommé. Quand il reprit ses sens, il vit que la motocyclette avait roulé à cent mètres de là. Le corps décapité de l'Allemand gisait sur la route. Tartine lui prit son revolver et ses cartouches.

Sans se presser, il roula le câble et le remit dans le sac. Comme il repartait vers Paris, son pied heurta la tête de sa victime. Il la remit dans le casque comme une motte de terre dans un pot. Un peu plus loin, une voiture allemande était arrêtée devant une maison de belle apparence. C'était une conduite intérieure de grand luxe dont deux vitres étaient baissées. Tartine déposa délicatement sur la banquette la tête coupée et casquée, puis il s'en fut, le cœur léger.

LE FOU

Lorsque je colligeai ces aventures, le plus sérieux obstacle auquel je me heurtai fut la modestie de ceux qui en avaient été les protagonistes.

Presque tous éprouvaient la plus grande répugnance à me parler de leurs exploits. Il leur paraissait tout naturel d'avoir risqué pour leur pays la mort, l'exécution sans jugement, la torture même. Ils n'en demandaient aucune récompense et n'en attendaient aucune gloire. Beaucoup d'entre eux ne consentirent à parler qu'à la condition expresse que je tairais leur nom.

Je dois les éléments de ce récit à l'obligeance d'un ami. Avant de me faire ces confidences, il m'avoua que je n'avais aucune chance d'obtenir du principal intéressé quelques détails. Il était précisément de ceux à qui leur modestie interdit toute conversation sur de tels sujets.

Pourtant, il ne m'a pas paru possible de passer sous silence des faits aujourd'hui trop connus des Grands Initiés de la Résistance. Ceux-là retrouveront sans peine le nom. Quant aux autres, je leur dirai seulement que ce nom se compose de deux patronymes soudés par un trait d'union, qu'il appartient à une famille d'ingénieurs et qu'il fut souvent et élogieusement prononcé lors de la construction du Métropolitain de Paris.

Mes connaissances scientifiques sont trop minces pour que je puisse reconstituer les moyens et les ruses grâce à quoi notre héros établit un poste émetteur clandestin. Je sais seulement qu'il y réussit et que, pendant de longs mois, il communiqua avec Londres. Fut-il ensuite dénoncé ou les services allemands de détection parvinrent-ils à repérer le point d'émission ? Le fait est qu'il fut arrêté et que les siens eussent payé cher leur parenté avec lui s'il n'avait pris le parti de simuler la folie.

Il avait eu le temps de cacher les pièces essentielles du poste. Il apparut aux sbires de la Gestapo comme un homme dont l'abus des mathématiques et le chagrin de la défaite ont dérangé le cerveau. Il soutint qu'il cherchait à entrer en communication avec la planète Mars pour obtenir de ses habitants qu'ils envoyassent des renforts aux Alliés. Il affirma à un officier allemand qu'il était la réincarnation de Jeanne d'Arc et que, la nuit précédente, Vercingétorix lui était apparu et lui avait chanté l'air de vaillance de Mylio dans le Roi d'Ys tout en fumant un gros cigare à la manière de M. Churchill.

Après cette belle déclaration, faite le plus sérieusement du monde, l'ingénieur passa devant une commislion de psychiatres allemands. Les psychiatres ont ceci d'admirable qu'ils voient des fous partout. C'est leur manière de l'être. Pourtant, comme ils conservaient des doutes sur le cas qui leur était soumis, le prétendu malade fut mis en observation à la Pitié, dans un dortoir situé au dernier étage et dont les fenêtres grillagées ne laissaient aucun espoir d'évasion.

Il y passa trois mois, entouré de fous véritables, dont il s'efforçait de copier les manies et les tics, car la surveillance exercée sur lui ne se relâchait point. Parfois, réveillé en sursaut par un infirmier au milieu de la nuit, il devait être assez lucide pour jouer immédiatement son rôle de dément.

Il fallait à tout prix qu'il recouvrât sa liberté. Ce fut alors qu'il s'avisa d'un stratagème qui exige une forte dose d'abnégation.

Un jour qu'on le menait à la visite ou à la douche, il passa dans un couloir dont une fenêtre était grande ouverte et n'avait pas de grille. Echappant au gardien qui l'accompagnait, il sauta sur l'appui et se lança dans le vide.

Il tomba dans une cour dallée et se brisa les deux jambes.

C'était tout ce qu'il souhaitait.

En effet, il savait que ses fractures ne pourraient

être réduites dans le service où il se trouvait et qu'on le changerait d'hôpital. Comme il était immobilisé par ses blessures et les plâtres, on ne prit plus la peine de le surveiller. Ayant simulé la folie, il lui fut aisé de paraître stupide quand on voulut lui enseigner les mouvements mécaniques propres à la rééducation de ses jambes. Autour de lui, les médecins ne se gênaient pas pour déclarer qu'il resterait boiteux toute sa vie.

Mais la nuit, dès que tout dormait, il se levait. Silencieusement, au prix d'efforts qui furent au début très douloureux, retenant ses cris de souffrance, il effectuait les mouvements prescrits. Alors qu'on le croyait toujours infirme, alors qu'il ne cessait de présenter à chaque visite des muscles contractés et des jambes roides, il redevenait peu à peu un homme normal et relativement bien entraîné.

Son état mental ne paraissant pas s'améliorer, on décida de le remettre avec les fous.

Nouveau Sixte-Quint, il se traîna sur des béquilles jusqu'à l'ambulance qui devait l'emmener, exposa à l'infirmier ses vues sur la nécessité de rendre le pouvoir au Maréchal de Mac-Mahon et, refusant obstinément de s'étendre sur le lit-brancard, prit place sur un siège près de la portière.

Il regardait défiler le paysage avec un rire niais lorsque l'ambulance s'engagea dans une rue étroite et peu fréquentée.

D'un bond, il se jeta sur l'infirmier et l'étendit à terre d'un coup de poing ; l'autre se releva, mais retomba aussitôt, assommé par la béquille. Lorsque la voiture ralentit pour prendre son virage, l'ingénieur ouvrit la porte arrière de l'ambulance, sauta à terre et courut vers une station de métro où il disparut.

Le lendemain, il était à Londres.

Quand mon ami eut terminé ce bref récit, j'exprimai l'opinion que personne, à ma connaissance, n'avait su montrer tant de persévérance, d'ingéniosité, de courage physique et moral

- Je connais pourtant quelqu'un - me répondit-il - qui a fait peut-être mieux.

- Qui donc ?

- La propre sœur de celui dont je vous ai raconté l'histoire. Elle a trouvé le moyen de se rendre en automobile à Weimar, où son mari était prisonnier, de le faire évader et de le ramener en voiture à Paris où elle l'a caché jusqu'à la libération. Je ne sais si vous vous rendez bien compte des obstacles qui s'opposaient à pareille gageure. Je ne possède pas les détails de l'affaire et laisse à votre imagination d'auteur le soin de les reconstituer.

J'y renonçai aussitôt : de tels actes de dévouement et d'audace ne sauraient s'inventer.

LES COMBATS DE LA PRÉFECTURE

Je n'ai pas formé le dessein d'écrire un récit tactique de la bataille et je pense que le Journal d'un Corps Franc donne une notion suffisante de l'ordre chronologique des faits. Tout autre rapport du même genre causerait des redites et risquerait de lasser le lecteur. Il m'a paru plus intéressant de détacher des autres incidents les anecdotes, les initiatives individuelles, afin de mieux exalter le courage de nos soldats sans uniforme.

Pourtant, il m'a paru impossible de ne pas faire l'historique de la bataille qui se déroula à la Préfecture de Police. Dans cette Cité - dont il est banal de dire qu'elle fut le berceau de la Capitale - la Préfecture fut le berceau de l'insurrection parisienne.

En fait, celle-ci commença le mardi 15 août. Ce jour-là, obéissant aux ordres du Conseil de la Résistance, tous les agents se mirent en grève. La garde vint alors occuper la Préfecture de Police. Cet acte paraissait rassurer les Allemands qui croyaient la garde dévouée aux intérêts de Vichy. Seule, l'attitude d'un ou deux officiers permettait de le supposer. La garde, en réalité, était tout entière favorable à la Résistance mais sa présence dans la Cité évita momentanément les incidents. Le samedi matin 19 août, le Comité de Libération donna l'ordre d'occuper tous les lieux publics, c'est-à-dire la Préfecture de Police, l'Hôtel de Ville et les mairies.

Le commissaire Georges Dubret, de la 4e Division, arrive le premier, à six heures trente. Le commissaire Chassagnette, prévenu à neuf heures moins dix, arrive à neuf heures vingt. Comme il est officier de réserve, il est aussitôt mandé au cabinet du préfet où il reçoit le commandement militaire de la Cité. Il ne dispose à ce moment-là que de sept mitraillettes et de quelques pistolets automatiques.

Il organise immédiatement la défense de la Préfecture. Le drapeau tricolore est hissé au-dessus des entrées principales. On chante La Marseillaise. À 10 heures, le colonel Rol, chef des F.F.I. de l'Île-de-France, arrive à la Préfecture, confère avec les chefs présents, membres du Comité de Libération de la Police.

L'ordre général du 19 août du Commandant des F.F.I. est signifié :

1° Toutes les forces F. F. I. patrouilleront dans Paris et toute la région PI à dater de ce jour, 10 heures ;

2° Tous les véhicules nécessaires seront réquisitionnés pour assurer la mobilité des patrouilles ;

3° Les itinéraires et leur fréquence seront calculés pour que les patrouilles puissent se prêter mutuellement appui ;

4° Les bâtiments publics, les usines, les magasins généraux, les centraux, les gares, etc., seront occupés partout où cela est possible ;

5° Les troupes des F.F.I. dans lesquelles sont comprises les forces de police, de la gendarmerie, de la Garde Républicaine, des G.M. arboreront le brassard F.F.I.

La mission des F.F.I. de la région PI est :

OUVRIR LA ROUTE DE PARIS AUX ARMÉES ALLIÉES VICTORIEUSES ET LES Y ACCUEILLIR

LE COLONEL CHEF RÉGIONAL.

Les membres du Comité de Libération de la Police organisent la défense de la Préfecture selon les instructions générales du colonel Rol. Les groupes francs sont présentés au commandant par leurs chefs. Chacun d'eux est doté d'une mitraillette et reçoit la mission d'attaquer les Allemands isolés, afin de prendre leurs armes.

Peu à peu, les dépouilles opimes sont apportées. Elles permettent de constituer des groupes de combat. Des postes de défense sont établis aux quatre portes de la Préfecture, dans les étages et aux abords immédiats, principalement autour du Tribunal de Commerce et de l'Hôtel-Dieu. (Le commissaire Chassagnette n'avait pas à s'inquiéter du Palais de Justice, dont la défense était assurée par la Police Judiciaire et par les Forces Françaises de l'Intérieur.)

La matinée du 19 n'est marquée que par des escarmouches de faible importance avec les Allemands qui passent. Les hommes de la Préfecture font quelques prisonniers.

Mais à quinze heures, les choses se gâtent. À ce moment, toute la Préfecture est encerclée par les tanks allemands. Un obus effrite la tourelle Sud-Ouest. Un autre char, en position sous les arbres du square Charlemagne, tire sur la porte dite Notre-Dame et l'on put voir longtemps, dans le bureau du directeur de la Police Municipale, une glace fendue sur toute sa longueur. Sur le parcours de la fente, un petit trou, où l'on aurait pu à peine passer le pouce, indiquait le passage de l'obus, mais le mur de la pièce voisine était entièrement déchiqueté par l'éclatement du projectile anti-char. Par bonheur, personne ne se trouvait alors dans cette pièce.

Un autre char Panther s'est arrêté devant Notre-Dame près de l'Archevêché. Il envoie de plein fouet deux obus de 90 dans la porte qui s'ouvre sur la place. Des hommes sont blessés ; le barrage est bouleversé, mais aucune attaque d'infanterie ne suit ce tir d'artillerie. Immédiatement, les groupes de défense rétablissent le blockhaus de sacs et se remettent en position de combat.

D'autres chars, venus de la place du Châtelet, se tiennent à l'entrée du boulevard du Palais, devant la Tour de l'Horloge. Ils n'ont pas tiré. En ouvrant une fenêtre pour observer l'orientation des pièces, le commandant Chassagnette déclenche une vive fusillade ; un homme des Corps Francs est grièvement blessé à côté de lui.

Ce sera presque tout pour le premier jour. Aucune attaque de grand style n'aura été déclenchée par l'ennemi. Peut-être les Allemands, ayant investi le bâtiment, espèrent-ils réduire les assiégés par la famine ou attendent-ils que leurs munitions soient épuisées.

Le dimanche matin, les coups de main recommencent, en dépit des tanks allemands. Dans l'après-midi, une trêve intervient, à la demande du consulat de Suède: les Allemands s'engagent à évacuer Paris sans attaquer ses défenseurs.

L'engagement n'est pas tenu. Des unités allemandes prétendent n'avoir pas été touchées par l'ordre et tirent sur les forces françaises. Cette attitude déchaîne la colère des patriotes.

- Déjà - me dit le commissaire Chassagnette - tous mes camarades étaient (qu'on me passe l'expression) gonflés à bloc. Il suffisait qu'ils eussent des armes pour qu'on ne pût plus les tenir. Ils éprouvaient à tirer une véritable ivresse. Devant moi, dans la cour de la Préfecture, un adolescent, presque un enfant, trouvant que les Allemands ne réagissaient pas assez vigoureusement à son gré, tira en l'air une rafale. Furieux de cette dépense inutile de cartouches, je l'admonestai sévèrement. Il me mit le canon de sa mitraillette sur le ventre et riposta : Si tu m'empêches de me battre, je t'en flanque un coup dans le ventre !

Je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. Malgré cela, la journée du lundi est plus calme, mais le mardi, à la suite des erreurs allemandes, le combat reprend tout autour de la Préfecture.

Le matin, un convoi de sept camions allemands, venant du square Saint-Jacques, commet l'imprudence de s'engager dans la rue de la Cité. Nos hommes le laissent avancer jusque sous les fenêtres de la Préfecture. À ce moment, un feu d'enfer est dirigé sur lui. Des groupes spéciaux, armés de bouteilles d'essence, sortent sous la fusillade et réussissent à enflammer les camions dont presque tous les occupants - exactement soixante-huit sur soixante-dix sont blessés ou carbonisés. Les Allemands rampaient sur les plateaux des voitures, en levant les mains. Deux seulement réchappèrent et furent faits prisonniers.

Tout autour de la Cité, des postes anti-chars avaient été établis. Au début, les tanks furent attaqués à l'aide de bouteilles d'essence dont on enflammait préalablement le bouchon d'étoffe ; parfois, celui-ci s'éteignait avant que la bouteille n'éclatât. Un composé fut alors proposé par un jeune chimiste affilié à la Résistance. Les bouteilles contenaient cinquante pour cent d'essence et cinquante pour cent d'acide sulfurique. À la paroi extérieure du verre était collé un papier contenant du chlorate de potasse. Lorsque la bouteille se brisait, les vapeurs de l'acide sulfurique, brusquement dégagé, enflammaient le chlorate de potasse qui, à son tour, mettait le feu à l'essence.

Dans la seule journée du mardi, cinq chars ennemis furent détruits autour de la Préfecture : deux, par une pièce anti-char servie par un officier de réserve ; trois par des bouteilles d'essence et d'acide sulfurique. Les volontaires capturèrent en outre une pièce de cent-cinq, une pièce de quarante-sept, deux pièces de vingt (ceci n'est pas un calembour) et trente-cinq camions, dont deux citernes contenant de l'essence, ce qui rendit un gros service aux Corps Francs qui sortaient ensuite dans les voitures prises à l'adversaire.

Ces sorties permirent d'assurer le ravitaillement des assiégés. À cet égard, les partisans n'eurent qu'à fouiller les caves des collaborateurs notoires. Ils y trouvèrent des vivres et du vin en abondance. Le cellier d'un ancien directeur de la Préfecture, connu pour ses sentiments germanophiles, était particulièrement bien garni.

D'autres expéditions furent moins heureuses. C'est ainsi qu'un groupe de secours, envoyé aux Invalides, fut décimé en terrain découvert par un nid de mitrailleuses.

Les quatre premières journées furent, pour la Préfecture, les plus difficiles. Elle n'eut pas à soutenir, le mercredi ni le jeudi, l'assaut des nazis. D'ailleurs la situation de l'armement s'améliorait d'heure en heure. D'un quart d'heure de tir, le stock de munitions passa à six heures. L'émetteur de la police lançait régulièrement un appel radiophonique au commandement américain. Le mercredi soir, un avion anglais survola, à basse altitude, la Cité. Il laissa tomber un message qui fut ramassé sur le quai par un officier des Forces Françaises. En voici le texte : Tenez bon. Nous arrivons.

Vingt-quatre heures plus tard, en effet, la division Leclerc était aux portes de Paris. Les troupes de la Préfecture avaient fait six cent cinquante prisonniers. On ne savait plus où les mettre. Parmi les captifs se trouvaient l'état-major du Palais du Luxembourg et celui du Palais-Bourbon.

AVIATEURS PARACHUTÉS

Parallèlement à la préparation de la Résistance existait à Paris un organisme secret qui s'occupait de rapatrier en Angleterre les aviateurs parachutés. Il ne fut pas l'un des moindres artisans du succès final.

L'un des chefs de secteur était un artiste fort populaire à l'écran. On comprendra que je taise son nom - et puisqu'il n'était connu de ses subordonnés que par un nom d'emprunt, donnons-lui, à notre tour, un pseudonyme pour la clarté de notre récit. Faisons ce que font en pareil cas les auteurs dramatiques : ouvrons au hasard une carte Michelin et adoptons le premier nom de village qui nous tombe sous les yeux: Ternant ?.. Va pour Ternant.

C'est lui qui m'a rapporté les faits suivants. Tous se déroulèrent dans son service. À ce jeu, il risqua plusieurs fois sa vie.

Le 28 mai 1944, un coup de téléphone apprend à Ternant qu'un colonel anglais est tombé aux environs de Paris et a été recueilli par un homme du groupe, qui lui a remis des effets civils. L'officier parle couramment le français. Il veut repartir immédiatement pour Londres.

- Immédiatement ? - se dit Ternant - en voilà un qui ne doute de rien !

Il ordonne à son agent de lui envoyer l'officier au petit bar dont l'arrière-boutique sert, en pareil cas, de rendez-vous.

Ils n'y sont pas depuis un quart d'heure que l'alerte leur est donnée par un policier affilié à la Résistance. La Gestapo a été avertie. Ses hommes cernent les rues environnantes. Impossible de fuir.

Pendant un instant,,ils se croient perdus.

Mais la tenancière du petit bar est dans la confidence. Elle dit aux deux hommes de la suivre et les fait descendre dans sa cave. À la suite des travaux effectués par la défense passive celle-ci communique avec le sous-sol de l'hôtel voisin qui est réquisitionné par les Allemands. À cette heure-ci, tous sont partis à leur travail et les chambres sont vides. Devant la porte, une sentinelle interdit l'accès de l'immeuble.

Sans s'occuper d'elle, Ternant et son compagnon remontent du sous-sol dans l'hôtel et s'installent confortablement dans une chambre inoccupée où ils dressent en toute quiétude leur plan de bataille, tandis que les Allemands fouillent rageusement et inutilement toutes les autres demeures du quartier....mais ne pensent pas à celle-là !

Le colonel anglais apprend à Ternant que le débarquement aura lieu le 6 juin. Il est indispensable qu'il soit revenu en Angleterre avant cette date.

Dans huit jours ?

Or, les aviateurs tombés en parachute ne peuvent actuellement être rapatriés que par Toulouse. Les mouvements des troupes allemandes - qui sont en état d'alerte - interdisent toute liaison rapide. Plusieurs semaines peuvent s'écouler avant qu'une occasion se présente.

Pendant toute la journée ils étudient sans succès toutes les solutions possibles.

Soudain, l'aviateur britannique a une idée :

- Il faut que vous me trouviez un costume d'officier allemand. Je parle très bien cette langue. Si j'ai ce déguisement, je me charge du reste.

Dans la rue, les nazis ont renoncé à leurs recherches inutiles ; les deux hommes regagnent le bar par le sous-sol et vont se réfugier chez Ternant.

Le lendemain, celui-ci se rend inutilement chez tous les costumiers de Paris, dans tous les magasins de théâtre. Impossible de découvrir une tenue allemande, du moins une tenue de la guerre actuelle.

En désespoir de cause, il téléphone à l'une des trois jeunes femmes qui appartiennent à son service. Il lui explique ce qu'il attend d'elle. Il la sait habile et active entre toutes, mais elle est mariée ; elle a deux enfants et elle adore son mari.

Le lendemain matin, à quatre heures et demie, Ternant est réveillé par un coup de téléphone.

- J'ai ce qu'il vous faut, mais venez tout de suite. Habillez-vous et prenez le premier métro.

Une heure après, elle lui remettait un paquet soigneusement ficelé :

- Je m'excuse ! Ce n'est qu'une tenue de feldwebel, mais ses papiers sont dedans. J'ai pensé qu'ils pourraient vous servir.

- C'est admirable ! Mais lui... Qu'est-ce que tu en as fait ?

La jeune femme regarda Ternant dans les yeux et répondit simplement :

- Ne vous en faites pas !... Il dort encore !

Le jour même, le colonel anglais, vêtu en feldwebel, arrêtait sur la route un motocycliste allemand dont le side-car était vide. Il arrivait ainsi jusqu'au Havre où des pêcheurs le prirent en charge et le menèrent dans leur barque jusqu'à la première vedette rapide qui croisait au large.

Pour mettre fin à l'activité de ce service qui les gênait fort, les Allemands employèrent tous les moyens.

Un jour, Ternant fut avisé que deux aviateurs anglais, ayant sauté en parachute, avaient pu être recueillis près d'Ormesson.

Tout de suite, il flaira un danger. Le mauvais temps avait gêné l'aviation. Il n'y avait pas eu de raids depuis plusieurs jours. Les messages personnels de Londres n'avaient rien signalé. Il se pouvait néanmoins qu'un avion isolé, parti en reconnaissance ou en mission de parachutage, eût été abattu par un chasseur allemand.

Il ordonna à son lieutenant de laisser les deux hommes dans la grange où il leur avait donné asile et d'attendre des instructions.

Le lieutenant, qui ne se méfiait de rien, eut l'idée, vers dix heures du soir, d'aller tenir compagnie aux

réfugiés.

Ils avaient disparu.

Le fermier fouilla inutilement toute la grange. Quelques minutes plus tard, Ternant - qui avait pu communiquer avec le P.C. - l'avertissait d'avoir à se tenir sur ses gardes, les soi-disant aviateurs anglais étant certainement des agents de la Gestapo.

Le lendemain matin, ils étaient revenus et affirmaient n'avoir pas quitté la grange de toute la nuit. Ils insistèrent pour être immédiatement conduits auprès du chef de service.

Le lieutenant feignit une complète incompréhension, puis, profitant de ce que ses deux interlocuteurs parlaient assez mal le français, il s'écria :

- Mais pardon !... si je comprends bien... alors, vous seriez des aviateurs anglais ?

- Naturellement !

- Et vous vous imaginez que je veux vous héberger ?...

Je vous avais pris pour des Allemands, moi !... Des Anglais ?... Ah ! non, par exemple !... Ces gens qui démolissent nos villes, qui détruisent nos voies ferrées.. Allez ! allez ! dehors ! Fichez-moi le camp... tout de suite !

Malgré cela, le lendemain, une perquisition fut effectuée chez le fermier par les hommes de la Gestapo. Les résultats furent négatifs mais l'homme n'en fut pas moins violemment frappé, puis appréhendé et envoyé en Allemagne.

De la part des nazis, ce traitement marquait une extrême modération, si l'on songe au sort d'un autre agent du S. R. sur lequel il n'existait également que des présomptions. Il fut torturé, puis fusillé devant sa mère et, comme celle-ci se refusait à parler, une mitraillette fut braquée sur elle. Un agent allemand lui demanda si, pour sauver sa vie, elle voulait dire quelque chose :

- Oui ! j'ai quelque chose à dire ! cria-t-elle - m... pour Hitler et vive la France !

Une rafale de mitraillette l'étendit à terre.

Et, pour terminer ce chapitre, une anecdote plus gaie.

Deux parachutistes vivaient dans une cave (ceci n'est pas une fable à la manière de La Fontaine). Comme ils s'y ennuyaient à mourir, attendant la possibilité de regagner Londres, Ternant résolut de les distraire un peu. Il avait pu se procurer des cartes de sourds-muets, munies de tous les cachets nécessaires et portant la photographie - dûment estampillée - des deux intéressés. Ce jour-là, le prix du Jockey-Club se courait au Tremblay. Ternant fit déjeuner les Anglais (ils ne parlaient pas un mot de français) dans un restaurant situé au bord de la Marne et où il avait fait réserver une petite salle pour eux trois.

Puis, ayant fait à ses compagnons d'ultimes recommandations, il les conduisit au pesage, risquant sur leurs indications un louis à chaque course, afin qu'ils prissent plus d'intérêt à la réunion.

L'arrivée de la grande course fut terriblement disputée. À quelques longueurs du poteau, Ardent et Dix pour cent étaient nez à nez. Depuis le dernier virage, un des parachutistes, pris par l'émotion de la course, trépignait. Enfin, n'en pouvant plus, le pseudo-sourd-muet se prit à hurler :

- Go on, boy ! Go on boy !..

Dans les hurlements de la foule, la phrase, heureusement, se perdit. Mais quelques personnes l'entendirent et se retournèrent, stupéfaites.

Ternant prit aussitôt les deux parachutistes par le bras et, profitant de la marée qui refluait vers les cabines du pari mutuel, les emmena rapidement loin du champ de courses.

LES FRÈRES ENNEMIS

Cette histoire me fut relatée par un employé de mairie. Je n'ai jamais tant regretté de n'être point sténographe, car jamais situation tragique ne fut exprimée dans un langage plus sobre, plus dénué d'artifice. Je ne pouvais m'empêcher de penser que ce furent sans doute des récits analogues qui inspirèrent aux grands classiques leurs chefs-d'œuvre. La Thébaïde, la légende d'Antigone, le mythe d'Etéocle et de Polynice naquirent de faits divers pareils à celui que je veux rapporter. Puisse-t-il inspirer quelque nouvel Eschyle ou quelque autre Sophocle !

Deux frères, deux enfants du Faubourg Saint-Denis, ont grandi, animés l'un envers l'autre d'une instinctive hostilité. Elle provient d'atavismes différents : l'aîné a pris toute la sensibilité maternelle, le cadet, toute la rudesse du père ; mais ce qui, chez les parents, s'est mué en un désir physique né de contrastes, n'a laissé chez les fils que des ferments de discorde. L'âge et la vie en commun les ont développés. Le cadet a pris l'habitude de contredire systématiquement l'aîné. Leur père est mort. Maintenant, le cadet exècre l'aîné à cause de la tendresse que lui porte une mère heureuse de revivre dans son fils.

En juillet 1940, une partie de la France hésite sur la route à suivre. Celui qui hérita la violence paternelle ne peut supporter de se trouver dans le même camp que son frère. Celui-ci s'est marié ; il est aimé, heureux : suprême souffrance pour l'autre ! Un tel bonheur lui est d'autant plus intolérable que son caractère brutal écarte de lui les compagnes. Il est jaloux d'une affection qu'il souhaiterait connaître mais que tous ses réflexes éloignent de lui. Dès lors, le mal J'attire. Le génie qui tend à détruire la France lui apparaît comme le serviteur de ses rancunes familiales. L'idée de patrie, de justice, de liberté : tout s'efface devant sa haine égoïste.

Ayant un foyer à défendre, l'aîné s'est battu. Vaincu, il n'a pas accepté la défaite. Chaque fois que l'Allemand a voulu le prendre pour l'emprisonner, le déporter ou le mettre à son service, il s'est dérobé. En décembre 1942, il a pris le maquis. Sa femme elle-même ignore sa retraite et la connaîtrait-elle, qu'aucune menace, aucune torture ne seraient assez fortes pour la lui faire révéler. Le cadet l'a compris et n'a pas insisté. Malgré l'angoisse que lui cause une telle séparation, elle approuve son mari, dont elle reçoit de temps en temps des nouvelles, portées par des émissaires éprouvés et qui disparaissent aussitôt.

Il n'en faut pas davantage pour que, dans l'exaspération de sa jalousie, le cadet ne fasse un coup de tête. Un jour, sa belle-sœur apprend qu'il s'est engagé dans la Milice, qu'il est devenu le collaborateur, le complice de l'occupant. Elle ne dit rien, et d'ailleurs que pourrait-elle dire? Par crainte de peiner son mari, elle lui cache la décision de son frère.

Des mois passent. Le 15 août 1944, la défaite allemande se confirme ; les Alliés approchent de Paris. Une nuit, alors que l'heure du couvre-feu a sonné, quelqu'un frappe à la porte de l'épouse ; une voix haletante lui chuchote d'ouvrir. C'est son mari. En quelques mots, il lui apprend l'insurrection prochaine. Il fait partie des Forces Françaises de l'Intérieur qui doivent conjuguer leurs efforts avec les troupes anglo-américaines pour chasser l'ennemi du territoire.

En venant retrouver sa femme; il a commis une imprudence mais il n'imaginait pas qu'une dénonciation pût venir de son frère. Un instinct a-t-il averti ce dernier ou bien exerçait-il depuis de longs mois une étroite surveillance sur sa belle-sœur ?... Quand l'homme voulut fuir, à l'aube, pour gagner quelque cachette sûre, quatre miliciens dissimulés dans l'ombre de l'escalier se jetèrent sur lui. La femme épouvantée accourut ; elle eut encore le temps de voir son mari emmené dans une voiture, sous la menace du revolver qu'on avait trouvé sur lui. Dans l'homme qui appuyait le canon de l'arme sur le dos de son mari, la femme reconnut son beau-frère.

Elle comprit qu'elle avait vu son époux pour la dernière fois, mais elle pensa que la vengeance était proche et ne se trompa pas.

Depuis quelques jours, les employés des mairies savaient ce qui se préparait. Le samedi 19 août, à dix heures du matin, les agents affiliés aux Forces Françaises de l'Intérieur occupent sans difficulté la mairie du 10e arrondissement. Une douzaine de volontaires portant le brassard tricolore viennent les rejoindre. Ils enlèvent le buste de Pétain et le remplacent par celui de Marianne. Ce geste symbolique est le seul fait notable de la matinée.

Mais à treize heures trente, les choses se gâtent. Les premières escarmouches entre Allemands et Français ont commencé. Dans le 10e arrondissement, elle se sont produites vers le haut du Faubourg Saint-Martin, près de la gare de l'Est. Descendant en direction des Grands Boulevards, une auto-mitrailleuse tire sur les passants. Dès qu'elle arrive à la hauteur de la mairie, les occupants ouvrent le feu. Les Allemands font demi-tour et vont avertir les autres. Quatre tanks viennent se mettre en batterie à l'angle du boulevard Magenta ; les obus commencent à effriter la façade de la mairie dont les grilles résistent aux coups des canons. Les F.F.I. et les agents disposent en tout de trois mitraillettes et d'une trentaine de revolvers. C'est avec cela qu'ils tiendront jusqu'au soir contre les tanks allemands. Craignant d'être débordés par le nombre et pris d'assaut, ils avaient téléphoné à la Cité, mais les renforts, sous les tirs de barrage ennemis, n'avaient pu parvenir jusqu'à eux. Seuls, quelques agents du 19e arrondissement, se faufilant par la rue du Château-d'Eau et la rue Pierre-Bullet, avaient réussi à leur apporter des secours en armes et en munitions. Des camions et des voitures, dont une allemande, avaient été renversés aux alentours de la mairie pour former un barrage mais un tank les avait aplatis. Des femmes s'étaient glissées dans la rue Hittorf pour apporter aux défenseurs des rafraîchissements et du pain. Quand le soir tomba, toutes les munitions étaient épuisées ; si les Allemands avaient voulu tenter un dernier effort, rien n'aurait pu s'y opposer.

Trois agents avaient été tués dans la mairie qui restait aux mains des Forces Françaises ; leurs adversaires avaient perdu cinq hommes.

Le lendemain, intervint un armistice qui fut rompu par des miliciens provocateurs. Leur tactique était simple : des fenêtres ou des toits des immeubles, ils tiraient sur les Allemands qui attribuaient cette attaque aux F.F.I. et ripostaient sur eux. Quand les volontaires français recherchaient les véritables agresseurs dans les maisons, ceux-ci se mêlaient à la chasse, criant de fausses indications et ne craignant pas de mettre un brassard tricolore pour dépister les recherches.

Pendant deux jours, un milicien embusqué dans un logis de la rue du Château-d'Eau tira sur les hommes qui occupaient la mairie du 10e arrondissement sans que personne pût découvrir sa retraite.

C'est alors qu'on vit se présenter au poste de police une femme qui paraissait n'avoir pas dormi pendant plusieurs nuits. Ses traits tirés et ses yeux roussis de larmes marquaient une douleur trop profonde pour qu'aucune autre manifestation extérieure pût l'exprimer. En quelques phrases saccadées, elle expliqua aux combattants qu'elle connaissait l'individu qui les harcelait de coups de feu.

Elle les conduisit dans une chambre mansardée où ils trouvèrent un individu en manches de chemise, étendu sur un méchant lit de fer et qui lisait du Marcel Prévost en fumant des cigarettes anglaises. Il parut trouver ridicule cette intrusion. Mais la dénonciatrice alla droit à la cheminée ; elle en souleva la tablette de marbre, ce qui lui permit de dégager le linteau de gauche, juste au-dessus du jambage. Il était descellé et recouvrait un alvéole où le milicien cachait son revolver, ses cartouches et les papiers de la Gestapo.

La femme les sortit d'un geste sec et les jeta sur une table en disant simplement :

- Voilà !

La figure du milicien était devenue couleur de terre. La femme le regardait dans les yeux. Il baissa la tête et n'articula pas un mot pour sa défense. Il ne tenta pas non plus de résister à ceux qui l'emmenaient.

Sur les marches de la mairie, un F. F. I. se tourna vers lui.

- C'est bien toi qui tirais sur nous ?

Sous le regard de la femme, l'accusé ne voulut pas faiblir. Il redressa la tête :

- Oui ! c'est moi.

- Très bien.

Un des F.F.I.. sortit son revolver. Aussitôt la femme s'élança sur lui et cria :

- Non ! Je demande qu'il soit exécuté par moi. Cet homme est mon beau-frère. Il y a six jours, il a dénoncé son propre frère, mon mari et l'a fait fusiller par les Allemands. Demandez-le-lui. Devant moi, il n'osera pas nier.

Sous les détails qu'elle fournissait et que des voisins venaient confirmer, le prisonnier se taisait. Enfin, il balbutia :

- Finissons-en !... J'ai perdu.

La femme prit le revolver qu'on lui tendait. Sans trembler, elle appliqua le canon sur la tempe ruisselante de sueur et tira. Le milicien s'écroula, foudroyé. Son corps roula sur les marches de la mairie et manqua de faire trébucher un colonel allemand prisonnier qu'on amenait au même instant.

LA TRAGÉDIE DE VINCENNES

Je veux faire une confession.

Je crois avoir ceci de commun avec beaucoup de Français : l'annonce de faits par trop sensationnels provoque en moi un réflexe de défense. Cela fait partie du caractère latin. C'est une sorte de scepticisme assez complexe où le psychologue trouverait sans doute un besoin d'équilibre et d'équité, mêlé à une révolte du bon sens et de la sensibilité. Je fus de ceux qui se cabrèrent instinctivement devant les manifestations de la propagande germanique. Mais je suis également de ceux qui, égarés, perdus, sans guides sûrs, renvoyés de l'un à l'autre, abrutis d'affirmations catégoriques, refusant par esprit de justice de céder à l'impulsion d'une haine atavique, se sont demandé pendant un instant où était la vérité. À ceux qui étaient désintéressés et sincères, il ne fallut pas bien longtemps, heureusement, pour comprendre que la collaboration avec l'Allemagne victorieuse était une sinistre hypocrisie où des affairistes dénués de tout sentiment patriotique essayaient, avec le concours de paranoïaques délirants, d'entraîner les Français naïfs et de bonne foi. Je suis de ceux, enfin, qui ne peuvent croire immédiatement à l'exactitude de certains récits par trop horrifiques ; qui ne peuvent admettre tout d'abord l'existence, dans la civilisation occidentale, de monstres plus féroces que ceux des époques les plus barbares ou de tortures plus atroces que celles de la plus fanatique Inquisition. De tels récits éveillent toujours en nous un sentiment de méfiance et nous cherchons alors la secrète raison de leur publication.

Mais là, à Vincennes, dans ce petit hall de la Justice de paix, qui porte encore les traces de l'incendie ; puis, dans la galerie de l'Hôtel de Ville où, devant une commission américaine d'enquête, furent montrées les photographies des corps suppliciés ; là, j'ai écouté les récits des témoins; j'ai assisté à la reconstitution du drame; j'ai constaté qu'aucun de ceux qui avaient réchappé ne se contredisaient; j'ai éprouvé, jusqu'à en avoir les larmes aux yeux, la sincérité de leurs affirmations; là, j'ai été obligé de croire.

La tragédie de Vincennes est le plus sanglant épisode de la libération de Paris. Il montre le fonds d'atroce barbarie qui subsiste dans de trop nombreuses mentalités germaniques et la haine sauvage que nous gardent celles-ci.

Le samedi 19 août 1944, vers quatorze heures, le commissaire de police Georges Dubret arrive au siège de la quatrième division, 4, rue de Lyon.

Il est accompagné du gardien de la paix Etienne Tronche, du commissariat de Saint-Maur, qui conduit la voiturette de service. Ils sont bientôt rejoints par les agents de liaison Germain Vésine et Antoine Jouve, du 12e arrondissement.

Dès son arrivée, le commissaire Dubret se met en rapport avec M. Sylvestri, commissaire divisionnaire. Il s'agit d'organiser la résistance dans tout le secteur. M. Sylvestri répond qu'il est à la disposition de M. Dubret et donne les ordres nécessaires à ses secrétaires - MM. Abel Remias et Claudel - ainsi qu'au planton Bouffard.

Vers quinze heures, arrivent l'inspecteur principal adjoint Houzelle, le brigadier Quillet, dit Juvénal, les gardiens de la paix François Braillon, Roger Raynaud, André Etave, du 12e arrondissement. Tous sont, bien entendu, en civil.

Dans les rues environnantes, les Allemands manifestaient une certaine nervosité. C'était pour la plupart des cheminots ou des S.S. en culotte courte. Ils interpellaient tous les hommes dans la rue, les fouillaient et procédaient même à des arrestations. De temps en temps, ils tiraient des rafales de mitraillettes ou lançaient des grenades. Ils avaient pris position aux carrefours voisins, dans la rue de Lyon et jusque devant le siège de la division.

Le concierge de l'immeuble vint prévenir les patriotes que les nazis avaient remarqué leurs arrivées échelonnées ; qu'ils s'inquiétaient de la réunion d'un groupe si important pour eux ; des renseignements sur sa composition et que la qualité de policiers ne les avait que médiocrement rassurés. L'automobile arrêtée devant la porte les avait intrigués; l'un d'eux affirmait en avoir vu sortir une mitraillette.

Pourtant, ils s'éloignèrent, emmenant avec eux la voiturette.

MM. Sylvestri et Dubret tinrent alors conseil, cependant que le téléphone sonnait sans arrêt : la Préfecture avait été attaquée; plusieurs postes demandaient du secours; les Allemands avaient compris que leur situation dans Paris devenait périlleuse. Ils commençaient à réagir durement.

Il fut décidé qu'on ferait d'abord disparaître la mitraillette et les brassards. La concierge s'offrit aussitôt à aider les patriotes; elle dissimula les brassards sous le tapis de l'escalier et cacha dans la cave la mitraillette, ses deux chargeurs et un revolver Colt. MM. Sylvestri et Dubret étaient d'avis de ne pas opposer de résistance inutile : il fallait avant tout que leur travail d'organisation fût accompli. Policiers en service commandé, en tenue civile sur ordre, ils sentaient leur position plus forte et attendirent avec calme l'assaut des Allemands.

Cet assaut se produisit vers 17 h. 30, avec une brutalité inouïe. Les assaillants tentèrent d'enfoncer la porte qui ne s'ouvrait pas assez vite à leur gré. Dès qu'ils furent entrés, ils obligèrent - sous la menace des mitraillettes - les assistants à lever les mains en l'air. Quelques SS se livrèrent même sur eux à des voies de fait. Profitant du désordre qui suivit cette irruption, l'inspecteur principal adjoint Houzelle et le planton Bouffard purent s'échapper par une porte de service et se cacher sur les toits. Ils furent recueillis par une Française qui les garda pendant deux jours.

Les Allemands firent descendre dans la rue ceux qui étaient tombés entre leurs mains, les obligeant à lever les bras. Ils vociféraient, répétant rageusement :

- Policiers terroristes!... Kapout !...

Les captifs furent séparés en deux groupes. Inspecteurs et agents furent conduits dans un terrain de la rue Traversière. Ils durent s'aligner devant un mur, avec deux autres gardiens du 12e arrondissement

- Cafit et Vandezande - venus porter un pli à la division et arrêtés dans la rue un instant auparavant. Les Allemands les mirent en joue pour les fusiller, mais ce n'était qu'un simulacre; les fusils s'abaissèrent sur l'ordre d'un officier et les prisonniers furent, à coups de crosse, dirigés sur une cour voisine.

Pendant ce temps, MM. Sylvestri et Dubret avalent une explication mouvementée avec le commandant. Ce dernier, ayant demandé des ordres par téléphone, annonça aux deux commissaires qu'ils étaient libres. En sa compagnie, ils rejoignirent leurs hommes et leur mise en liberté était sur le point de s'accomplir quand un officier survint, tenant un brassard à quatre galons qu'il disait avoir trouvé, au cours d'une perquisition, dans les locaux de la division. Il présentait également trois revolvers à barillet que la Police municipale avait remis aux agents pour leur défense éventuelle.

La situation changeait du tout au tout.

Tenus en respect par des armes de toutes sortes, les Français durent se ranger, d'abord les bras levés, ensuite les mains sur la tête. Ils restèrent environ une heure dans cette position.

Les gardiens de la paix André Giguet et Roger Raynaud avaient été envoyés en reconnaissance par le 12e arrondissement, inquiet du sort de la Division. Ils furent arrêtés par les Allemands et réunis à leurs camarades. Il en fut de même pour le brigadier Nicollin, de passage dans les environs et pour un garde-voie, M. Bidault, qui revenait du ravitaillement.

Les Allemands étaient hors d'eux. Ils accusaient la police de les mitrailler. Par la suite, M. Dubret apprit que le 12e arrondissement avait envoyé un car pour les délivrer. Il y avait eu échange de rafales de mitraillettes, mais finalement, devant la supériorité numérique et matérielle de l'ennemi, le car et son équipage avaient dû se retirer.

Les cheminots allemands étaient les plus agressifs. L'un d'eux ne cessait de crier aux policiers - Bons policiers terroristes !... La Résistance : très bon ! très bon !... Vous, kapout !

Un lieutenant allemand, qui revenait du siège de la division, leur dit :

- Votre ,téléphone marche toujours : c'est très intéressant. Vous étiez en train de préparer de belles choses contre nous !

Ils ne songeaient qu'à passer les patriotes par les armes.

On les fit monter dans un autobus qui les conduisit au château de Vincennes, sous la protection de trois véhicules dont les occupants étaient armés jusqu'aux dents... ce qui laisse à supposer que les deux commissaires et leurs hommes étaient considérés comme des éléments particulièrement dangereux.

À leur arrivée, ils furent accueillis par des S.S. qui, en les voyant, poussèrent des cris de fureur. Leur colère redoubla quand ils aperçurent les armes et le brassard de la Résistance. C'est au pas de course que les captifs durent pénétrer dans le château. On les fouilla, puis on les parqua dans une pièce étroite du bâtiment situé à gauche en entrant.

Les S.S. ne cessaient de les frapper et de vociférer.

Dans une pièce voisine se trouvaient quatre personnes qui avaient été arrêtées sans motif quelques instants auparavant. C'était le docteur Roquelaure ; M. Thomas, charbonnier; M. Bourriquet, grand mutilé de 14-18 et M. Eyraud, employé des finances. Les policiers et eux furent réunis dans le premier local. Quand les nouveaux venus aperçurent les armes et le brassard saisis, ils ne se firent aucune illusion sur leur sort, ni sur celui de leurs compagnons.

Rapidement, les S.S. palpèrent leurs vêtements; puis, à grands coups de pied, ils forcèrent tous les hommes à s'aligner face au mur et les bras levés. Des mitraillettes furent armées. Était-ce la fin ? Pas encore. Il fallait que le supplice physique et moral durât longtemps.

Un officier survint et parla aux S.S. qui hurlaient sans cesse : Policiers terroristes ! Kapout ! L'officier se tourna ensuite vers les Français et leur dit :

- Trop tard, ce soir... demain matin, fusillés !

On les laissa pendant plusieurs minutes encore face au mur et les bras levés, puis les S.S. les firent monter dans une petite pièce située au-dessus du poste de garde. Pour accéder à cette prison, il fallait emprunter un escalier en colimaçon, ce qui, par la suite, causa quelques ennuis aux captifs.

Ils se trouvaient maintenant dans un étroit local qui contenait sept lits de camp. L'unique fenêtre était fermée. Pendant de longues minutes encore, tous ces hommes durent rester debout et les bras levés. Un adjudant entra et les insulta dans un mauvais français : - Vous pas courage, police française ! Pourquoi kapout soldats allemands ? Pourquoi terroristes ?

Il pouvait à peine articuler, car il étranglait de rage et hurlait. Il fut remplacé par un sous-officier de S.S. qui posta deux sentinelles près de l'entrée et leur donna les consignes. Ensuite, il se tourna vers les prisonniers et leur dit :

- Vous êtes des policiers terroristes ! (Ils y tenaient !) Vous ne devez ni manger, ni boire, ni parler, ni bouger... sinon les sentinelles vous tueront sur place !

Puis il partit en proférant des menaces.

Les sentinelles permirent pourtant aux Français de s'asseoir sur les lits, mais gardèrent leurs fusils braqués sur eux. Malgré cela, les commissaires et les inspecteurs réussirent à manger, au nez et à la barbe de leurs gardiens, tous les papiers compromettants qu'ils avaient sur eux.

Dans cette petite pièce où l'air de la nuit ne pénétrait pas, il faisait une chaleur épuisante. Dans le poste, la sonnerie du téléphone vibrait à tout moment. Un des prisonniers, qui comprenait l'allemand, entendit nettement cette phrase : Demain matin, tous les prisonniers devront être fusillés. Il n'en dit rien à personne. Dans un coin, quelques hommes priaient car ils comprenaient qu'ils n'avaient plus d'espoir qu'en Dieu.

De temps en temps, dans la nuit interminable et dont pourtant chaque minute prolongeait leur vies, il entendaient des coups de feu. Le lendemain matin, vers huit heures, des voitures blindées revinrent de patrouille. Les cris de fureur, les hurlements des S.S. apprirent aux condamnés que d'autres insurgés avaient été pris. Moins d'une heure plus tard, une fusillade de toutes les armes automatiques leur fit penser que ces nouveaux venus étaient - contrairement à eux - exécutés sans délai.

Quand, vers dix heures, les S.S. vinrent les chercher, tous crurent que leur tour était venu.

Bousculés, frappés de coups de pied et de crosse, ils furent conduits dans un terrain dégagé, situé dans la partie gauche de la cour intérieure du château. Un spectacle horrible les attendait. Les cadavres des suppliciés gisaient sur le sol. Ils étaient affreusement déchiquetés. Certains avaient la figure arrachée, la poitrine défoncée, les jambes et les bras hachés. Les Allemands avaient dû tirer jusqu'à complet épuisement de leurs chargeurs. Il y avait onze corps. L'un d'eux respirait encore. Le commissaire Dubret le désigna à un feldgrau qui haussa les épaules.

Les policiers furent d'abord alignés face aux cadavres. Derrière eux, la mitrailleuse d'exécution était placée sur un camion arrêté dans l'allée centrale. Pour les insulter, leurs adversaires voulaient qu'ils fussent frappés dans le dos. Ils changèrent brusquement d'avis et les Français durent faire volte-face, ce qui les eût fait tomber sur les corps de leurs camarades. À ce moment, une discussion s'ouvrit entre les S.S. qui décidèrent de leur faire d'abord enterrer les morts.

Il fallait les transporter dans le fossé du fort (côté de la cour des Maréchaux) à deux cents mètres environ du lieu de l'exécution. Chaque corps fut soulevé par deux policiers, mais les membres déchiquetés rendaient la tâche très difficile. Un supplicié avait la moitié de la tête arrachée et le cerveau pendait. Un autre avait la poitrine défoncée et si largement ouverte que le cœur, pendant le trajet, roula à terre. Il fallut prendre les cadavres à bras-le-corps, malgré le sang qui ruisselait.

Quand l'effrayante théorie eut parcouru une cinquantaine de mètres, les Allemands firent poser les suppliciés sur deux petites planches larges comme la main, mais le transport n'en fut pas rendu plus aisé, car ces planches s'ouvraient toujours par le milieu et le lugubre chargement glissait à terre. Dans ces cadavres, les policiers reconnurent deux camarades de leur service; les autres étaient méconnaissables.

Un escalier en colimaçon, où l'on comptait une cinquantaine de marches, conduisait aux fossés. La descente en fut terrible. Les Allemands ne cessaient de vociférer, mettant les fossoyeurs en joue et les frappant pour les obliger à se hâter.

Quand les corps furent enfin déposés sur le sol des jardins, les survivants reçurent des pelles et des pioches. En plein soleil, ils furent contraints de creuser des fosses de quatre mètres de long, de deux mètres de large et d'un mètre cinquante de profondeur. Ils étaient tellement serrés qu'ils se gênaient pour travailler. Ce labeur était exécuté sous des menaces constantes, sous des vexations sans nombre.

À plusieurs reprises, le commissaire Dubret demanda si la profondeur était suffisante. Chaque fois, le surveillant répondit négativement et ajouta :

- Travaillez ! travaillez ! ou les soldats ont ordre de vous battre et de tirer sur vous !

Les soldats ?... Pouvait-on encore les appeler ainsi ?

Personne ne se plaignait. Personne n'a demandé grâce. Malgré la chaleur et la fatigue, les policiers ne voulaient pas quitter leurs vestons qui contenaient leurs pièces d'identité. Ayant vu les corps de leurs camarades massacrés et méconnaissables, ils pensaient que seuls, ces papiers permettraient plus tard à leurs familles de les reconnaître. Plusieurs d'entre eux avaient commencé à prier et bientôt, tous s'unirent dans cette prière. Ils n'attendaient plus rien du côté de la terre; leurs pensées se tournaient vers le ciel; les paroles apprises dans leur enfance remontèrent à leurs lèvres; un de leurs camarades récita à haute voix l'acte de contrition. Ils se sentirent réconfortés et plus calmes pour affronter la mort.

Les S.S. ricanaient. L'un d'eux, qui paraissait âgé de dix-huit ans à peine et parlait assez bien le français, était le plus enragé. Il rit aux éclats quand un coup de pioche atteignit le brigadier Quillet à la tempe et lui ensanglanta la figure. Puis il dit gentiment au plus âgé du groupe de sortir du trou parce qu'il avait trop chaud ; mais à peine M. Thomas fut-il monté sur le bord que le jeune S.S. le frappa rageusement, l'injuria, le fit mettre nu jusqu'à la ceinture et le fit redescendre pour continuer son travail.

Quand la profondeur fut jugée suffisante, les Allemands couchèrent M. Dubret en long et en travers pour voir si la tête et les pieds pouvaient tenir. Le commissaire trouva la force de plaisanter :

- C'est, dit-il en souriant, ce qui s'appelle prendre les dernières mesures.

Les captifs demandèrent à boire. Des S.S. refusèrent d'abord puis, finalement, consentirent. On trouva une vieille boîte de conserves rouillée qui servit de tasse et jamais boisson ne fut trouvée plus agréable que cette eau sale et chaude. Alors, les Français quittèrent la fosse et furent rangés le long d'un mur.

Il n'y avait eu aucun témoin, car les tortionnaires faisaient bonne garde. Autour des fossés, les chemins de ronde étaient interdits; des sentinelles vigilantes faisaient le guet ; les soldats qui passaient la tête par les fenêtres du fort la rentraient vivement sous la menace des fusils.

Douze hommes avaient creusé la fosse. Les autres avaient été employés à laver le sang répandu sur le trajet. Cette corvée de sang se composait de MM. Sylvestri, Nicollin, Giguet, Caffit, Valette, Gautier, Eyraud et du docteur Roquelaure. Torse nu, chacun d'eux avait deux seaux. Il les emplissait au robinet d'arrosage du fossé, remontait l'escalier au pas de course et, à genoux, lavait de ses mains des traces de sang. On avait forcé le gardien Valette à retirer sa chemise pour nettoyer les planches qui avaient servi au transport des cadavres.

Un S.S. les suivait pas à pas, tantôt appuyant le canon d'un revolver contre leur nuque, tantôt les insultant, tantôt les frappant pour les faire courir plus vite.

Ce fut au cours de cette corvée de sang que commença le martyre de M. Sylvestri.

Déjà, les Allemands l'avaient remarqué et s'étaient particulièrement acharnés sur lui. Pendant que ses compagnons nettoyaient le sol ou creusaient la fosse, il fut mis à part et subit une sorte de pelote qui consistait à courir en portant une pierre à bout de bras au-dessus de la tête. Ce manège ne dura pas moins de trente minutes. Le patient ruisselait de sueur. Ensuite, et jusqu'à complet épuisement, il dut porter un madrier puis une brouette en fer chargée de cailloux avec laquelle on lui fit gravir un gros tas de pierres; il s'affaissa et on appela M. Nicollin pour basculer la brouette. Les Allemands mirent alors plusieurs pierres sur les épaules de M. Sylvestri. Comme ils ne trouvaient pas que la charge fût assez lourde, ils appelèrent M. Nicollin pour ajouter d'autres pierres. M. Sylvestri dut courir ainsi jusqu'à ce qu'il tombât à genoux. Il en fut de même pour le docteur Roquelaure, qui fut chargé d'une masse si lourde qu'il pouvait à peine la soulever. Un S.S. l'aida d'une main et, de l'autre, le frappa violemment pour le forcer à courir.

Après un nouveau simulacre de fusillade générale, M. Sylvestri fut emmené seul par les S.S. pour subir un interrogatoire qui dura longtemps.

Nous pensions que c'était fait de nous, écrit le brigadier Quillet, mais un de nos camarades nous réconfortait et nous disait : Ayez la foi. Priez. Nous ne serons pas fusillés. Nous étions calmes et résolus. Nous nous donnions le bras en faisant face aux S.S. et nous n'avions pas peur de la mort.

M. Sylvestri fut ramené sur le bord de la fosse pour y être fusillé. Un peloton d'exécution composé de six S.S. s'aligna devant lui. M. Sylvestri fit preuve d'un courage digne de l'officier français qu'il avait été. Très calme, il boutonna sa chemise, son gilet, son veston, rajusta son nœud de cravate, tira le pli de son pantalon, lissa ses cheveux et se mit au garde à vous. Il resta ainsi près de cinq minutes devant le peloton qui attendait l'ordre de tirer. Il regarda ses assassins dans les yeux et tomba en murmurant : Vive la France !

M. Sylvestri, qui mourut en héros, ne faisait pas partie de la Résistance. Dans l'autobus qui les avait conduits à Vincennes, il avait longuement parlé avec le commissaire Dubret, affirmant qu'il marcherait avec lui et ses hommes jusqu'à la mort. Il a tenu parole. Ses compagnons furent unanimes à penser qu'il s'était sacrifié pour eux et qu'au cours de l'interrogatoire, il avait - pour tenter de sauver leur vie - déclaré être le propriétaire du brassard découvert à la Division.

Le coup de grâce lui fut donné parle chef des S.S. Celui-ci affirma ensuite aux prisonniers qu'il avait trouvé sur le chef de police fusillé un papier du général de Gaulle, enjoignant à tous les policiers de tirer sur les soldats allemands et sur les convois. C'était évidemment un mensonge, car aucun prisonnier n'avait été fouillé ; tous les papiers compromettants avaient été détruits dans la nuit et les Allemands ne s'étaient guère inquiétés de l'identité des captifs.

Les S.S. les ramenèrent devant la fosse où ils défilèrent ; puis, les ayant de nouveau groupés, ils prirent position pour les massacrer. La joie éclatait sur leur visage. Ils se réjouissaient à l'idée de les fusiller et de les voir tomber pêle-mêle dans la fosse qu'ils avaient eux-mêmes creusée.

Mais la Providence veillait, écrit le brigadier Quillet, et le miracle se produisit. Pour la cinquième fois, ils reposèrent leurs armes et reprirent leurs discussions. Le chef nous intima l'ordre de ramasser les outils et de combler la fosse ; - Si dans dix minutes vous n'avez pas fini, nous dit-il, vous serez tous tués.

À treize heures trente, notre travail de fossoyeurs était terminé; nous eûmes la permission de nous laver un peu, puis, au pas de course, poursuivis par les S.S. plus enragés que jamais, nous regagnâmes notre petite prison. Les sentinelles, l'arme à la main, reprirent leur faction. Nous nous regardions, étonnés d'être encore vivants. Un camarade sortit son chapelet de sa poche et nous redîmes notre prière. Les boches nous regardaient avec étonnement et bientôt, plusieurs autres vinrent nous voir prier. »

Depuis la veille, ces hommes n'avaient pris aucune nourriture... Le temps s'écoulait lentement quand, vers dix-sept heures, les voitures de patrouille rentrèrent au fort. Des hurlements, suivis d'une vive fusillade, apprirent aux policiers que d'autres patriotes étaient exécutés. Dix minutes plus tard, ils étaient rappelés dans la cour. Sous les coups de crosse, ils descendirent l'escalier en colimaçon. M. Bourriquet, grand mutilé de 14-18, ayant une jambe atrophiée, souffrit tout particulièrement dans cette descente, car les S.S. avaient remarqué son infirmité et s'acharnaient sur lui. Dans la cour, plus de quatre-vingts S.S. attendaient en poussant des hurlements de fureur. Ils écartèrent les sentinelles, entourèrent les prisonniers et les frappèrent à coups de fusil. Le commissaire Dubret ayant reçu à toute volée le bout d'un canon de fusil contre la gorge, un S.S. l'y maintint d'une main, tandis que de l'autre il chatouillait la gâchette en ricanant. Un autre cherchait à mettre une mitrailleuse sur son trépied et, dans sa rage, n'y parvenait pas, tandis que son servant, tremblant de colère, cherchait vainement à engager la bande de cartouches. L'agent Caffit reçut sur la nuque un coup si violent, qu'il tomba sans connaissance, se blessant grièvement à la figure. Les Allemands pressaient les prisonniers les uns contre les autres; ils paraissaient en proie à une démence sadique. La mort était là, certaine, quand le capitaine commandant le fort courut se placer devant les S.S.

Pendant plusieurs minutes, il leur parla, s'efforçant de les calmer, mais les autres lui tenaient tête et leurs vociférations couvraient sa voix. Enfin, au bout de quelques instants, le fuehrer des S.S. se mit au garde à vous devant le capitaine et donna à ses hommes l'ordre de se retirer.

Après cette intervention, huit hommes furent désignés pour se rendre dans le fossé. Ils y trouvèrent les corps de trois F.F.I. qui avaient été fusillés. Ils creusèrent une nouvelle tranchée, longue de six mètres, large de deux, profonde d'un mètre cinquante. Ils y placèrent les trois cadavres et remblayèrent partiellement la dite tranchée, laissant l'autre partie à ciel ouvert, en vue d'exécutions futures. Après quoi, ils nettoyèrent le lieu de l'exécution et firent disparaître toute trace. Sauf l'obligation d'un travail rapide, il ne fut pas exercé sur eux de sévices.

Tous furent rassemblés dans leur étroite prison. Un gendarme allemand, qui parlait un français assez correct, s'enquit de leur identité et leur demanda à quel service ils appartenaient. Il tenta même d'excuser les S.S. car, dit-il, en ce moment, les civils et les policiers français tirent sur nos soldats.

Afin que leurs amis pussent connaître leur situation, les agents demandèrent au feldwebel de leur envoyer l'aumônier français. L'homme refusa, mais ajouta qu'aucun d'eux ne serait fusillé. Il leur fit apporter un seau d'eau avec une tasse, puis, un peu plus tard, trois boules de pain avec du café sucré. Il était environ vingt heures. Leur captivité durait depuis vingt-sept heures. Les cuisiniers qui leur apportèrent cette maigre nourriture semblaient un peu honteux et une Française, qui les accompagnait, adressa aux prisonniers quelques paroles d'encouragement.

À la tombée de la nuit, les voitures de patrouille revinrent et les hurlements recommencèrent, suivis d'une nouvelle fusillade.

Pourtant, cette deuxième nuit fut plus calme pour les policiers. Les S.S. leur permirent de se coucher ,par terre et sur les lits. La fenêtre resta ouverte et ils purent se reposer.

Le lendemain matin, on leur servit un peu d'eau chaude de couleur noirâtre, qui pouvait à la rigueur passer pour du thé. Un sous-officier vint causer avec eux. Il leur renouvela l'assurance qu'ils ne seraient pas fusillés. L'attitude des S.S. paraissait s'être sensiblement modifiée et ils ne les regardaient plus avec autant de haine. Peut-être avaient-ils été surpris par tant de courage et de mépris de la mort. Ils ne surent jamais, en tout cas, qu'ils tenaient un gros noyau de la Résistance avec deux chefs bien connus.

Le lundi 21 août, vers neuf heures trente, la macabre corvée reprenait. Au nombre d'une douzaine, des captifs furent commis au soin d'enterrer les onze hommes qui avaient été fusillés la veille. Les S.S. qui les gardaient se montraient moins durs que la veille, exigeant seulement que les hommes marchassent en ordre et d'un bon pas.

Les corps des fusillés gisaient pêle-mêle dans la tombe à peine ébauchée. Ils portaient tous d'affreuses blessures. Le docteur Roquelaure expliqua qu'ils avaient dû recevoir trois rafales successives avant le coup de grâce.

Pendant une heure et demie environ, les prisonniers creusèrent une nouvelle fosse où les onze corps furent déposés, recouverts d'un peu de paille et enterrés. Leur corvée terminée, les fossoyeurs regagnèrent leur chambre sans subir de nouvelles brutalités.

À partir de ce moment, leur réclusion devint presque normale. Un sergent de la Wehrmacht - Hermann Petzcholl - leur donna l'assurance qu'ils seraient traités comme des travailleurs. Il leur fit attribuer une chambre plus grande dans la tour du donjon. Chaque prisonnier reçut une paillasse, une couverture, du linge de toilette, une gamelle et un savon. Jusqu'au moment de leur libération - à laquelle il contribua - Petzcholl s'intéressa aux policiers, demandant s'il ne leur manquait rien, leur donnant des cigarettes ou du tabac. Il les employa aux corvées de nettoyage du fort, où ils enlevèrent les immondices et les nombreuses bouteilles - vides - de champagne, laissées par les S.S.

Pourtant, chaque fois qu'ils descendaient dans la cour, les S.S. les regardaient avec haine, les traitaient de terroristes et les couchaient en joue. À plusieurs reprises, ils leur dirent que les Français avaient tué des soldats allemands et ils menacèrent de les fusiller.

Le sergent-chef qui commandait les cent quatre-vingt-dix S.S. portait le titre de fuehrer. À plusieurs reprises, il vint visiter les captifs et se montra moins agressif que le dimanche. Il leur raconta que ses hommes avaient organisé le massacre d'Oradour-sur-Glane, en Corrèze. C'était lui-même qui avait cloué le bébé de dix-huit mois sur la porte de l'église. Il s'en vanta comme d'un fait d'armes et tandis qu'il parlait, ses yeux brillaient d'une joie mauvaise.

Le mardi soir, six nouveaux prisonniers furent adjoints aux premiers. Parmi eux se trouvaient deux gardiens de la paix - Taddi et Dacher - arrêtés pendant qu'ils assuraient la garde de plusieurs prisonniers allemands. D'autres captifs étaient venus occuper l'étage inférieur.

Dans leur misère lamentable, ils avaient organisé leur vie. Réveillés le matin à 6 h. 45, ils faisaient la prière à haute voix, à la grande stupeur des Allemands qui ne pouvaient comprendre que des terroristes fussent avant tout des chrétiens. Après la corvée de chambre, un peu de gymnastique dérouillait les corps et entretenait le moral ; puis les hommes descendaient aux lavabos, déjeunaient de pain et de café (c'est-à-dire d'un peu d'eau noircie). Ils étaient ensuite employés aux différentes corvées de quartier ; le soir, ils ne se couchaient qu'après avoir récité leur prière en commun.

Au loin, le bruit du canon se rapprochait de plus en plus. Tous savaient que la délivrance était proche et les S.S., de plus en plus nerveux, les regardaient avec colère. Cette délivrance - qui eut lieu le jeudi 24 - s'accompagna de dramatiques péripéties.

Vers quatorze heures trente, Hermann Petzcholl vint chercher M. Thomas et lui annonça qu'il était libéré. C'était le plus âgé du groupe. Il avait cinquante-deux ans, exerçait la profession de charbonnier. Il avait été arrêté sans motif et aucune souffrance ne lui avait été épargnée.

Vers quinze heures, Hermann, tout joyeux, annonça à MM. Quillet, Tronche et Gautier qu'ils étaient libérés par échange de prisonniers.

Vers dix-huit heures, la garnison se disposait à quitter les lieux ; les deux sentinelles - deux vieux de la Wehrmacht - quittèrent la pièce et dirent au revoir aux Français.

Vers dix-neuf heures, Hermann Petzcholl les avertit que les S.S. devaient rester en dernier et les massacrer avant leur départ. Il leur indiqua qu'il avait laissée ouverte une porte latérale de la tour de l'Horloge. Cette porte donnait sur les remparts et il leur conseilla de courir s'y cacher. Il précisa que c'était une question de dix minutes, les S.S. ne devant pas rester plus longtemps après le départ du gros de la colonne.

M. Dubret décida de ne pas se conformer à cette suggestion ; écoutant l'avis d'un autre vieux gradé allemand, tous descendirent, mais restèrent dans l'es-calier de la tour, guettant la fin du défilé. Quand il parut terminé, M. Dubret donna aux autres détenus l'ordre de l'attendre et s'avança en reconnaissance. Il constata qu'un tank était placé en embuscade devant la sortie du fort. Il y a tout lieu de supposer qu'il les attendait et que ses mitrailleuses eussent balayé quiconque se fût présenté à la sortie. Il est à remarquer qu'il ne resta là que dix minutes, temps qui correspond à celui indiqué par le sous-officier. Après son départ, M. Dubret alla chercher ses camarades. Ils eurent la coquetterie de sortir au pas et en colonnes par trois. Ils étaient à ce moment-là quarante-deux Français, les autres détenus venant soit de la caserne de la République, soit de râfles faites dans les rues. Ils étaient à peine au milieu de l'avenue de Paris que tous crièrent Vive la France. Alors, le tank revint sur ses pas et les dispersa à coups de canon et de mitrailleuses, heureusement sans les atteindre. Puis trois grosses explosions déchirèrent le vieux fort et le bâtiment où un sergent de la Wehrmacht avait voulu les envoyer quelques minutes avant leur départ ne fut plus qu'un tas de pierres.

Lorsqu'il était parti en reconnaissance, M. Dubret avait constaté que quatre prisonniers demeuraient enfermés dans un cachot de la tour de l'Horloge. Il courut demander à la mairie qu'on voulût bien mettre une échelle à sa disposition ; mais quand il revint, les prisonniers, ayant jeté leurs paillasses sur le sol, avaient sauté par la fenêtre et s'étaient libérés eux-mêmes, heureusement sans dommage. Quelques instants plus tard, les premières mines sautaient. Tous ces faits sont exacts, rien n'est grossi. Les mots et les phrases ne sauraient décrire la torture morale de vingt et un hommes livrés pendant vingt-sept heures à de véritables déments et n'attendant plus aucun secours de personne. Pourquoi les S.S. ne les ont-ils pas massacrés comme ceux qu'ils avaient capturés après eux ? Peut-être ont-ils voulu d'abord les affoler et chercher un prétexte à les exécuter; mais tous ont montré le calme le plus complet; aucun n'a fait preuve de servilité ; personne n'a supplié. Ayant fait le sacrifice total de leur vie, ils voulaient montrer à leurs tortionnaires de quel courage les Français étaient capables.

Les bourreaux appartenaient aux divisions Adolphe Hitler, Das Reich et Teutenkoff. Au cours des sévices, aucun chef ne se montra. Sans doute, voulaient-ils par là dégager leur responsabilité.

NOTE

Le massacre d'Oradour-sur-Glane, auquel il est fait allusion dans ce récit eut lieu le samedi 10 juin 1944. Voici le rapport officiel qui en fut fait au ministère de l'Intérieur. Il donnera une idée de la férocité dont firent preuve certaines formations de S.S.

Le samedi 10 juin 1944, à treize heures trente, plusieurs camions allemands transportant un certain nombre de S.S. appartenant à la division Der Fuehrer firent irruption dans le gros bourg d'Oradour-sur-Glane, à vingt et un kilomètres au nord- ouest de Limoges.

Un officier se présenta au maire et lui intima l'ordre de rassembler toute la population sur le champ de foire.

L'ordre fut aussitôt transmis à la population par le tambour de ville.

Hommes, femmes, enfants, surpris au milieu de leurs paisibles occupations, s'amassèrent au lieu de rassemblement, pressés par les brutalités des soldats qui patrouillaient dans les rues, mitraillettes à la hanche, pénétraient dans les maisons et contraignaient les vieillards, les malades, les infirmes eux-mêmes à sortir.

L'attitude des S.S., très violente, répandait la terreur parmi les habitants. Les enfants pleuraient, les femmes criaient; d'autres s'évanouissaient.

Le rassemblement achevé, les Allemands firent sortir les hommes de la masse des habitants et les conduisirent devant une grange voisine.

Par groupes de vingt environ, tous les hommes furent poussés à l'intérieur de la grange et abattus séance tenante à la mitraillette.

Sur le champ de foire, les hurlements de détresse des femmes et des enfants se mêlaient au bruit de la fusillade.

Le massacre des hommes achevé, les femmes et les enfants furent conduits à l'intérieur de l'église. Dans celle-ci se trouvaient déjà un certain nombre de garçons et de filles qui suivaient les exercices d'une retraite, car la première communion devait avoir lieu le lendemain.

Les S.S. parcouraient les maisons, recherchaient ceux qui auraient pu y demeurer. Les enfants des écoles entraient en classe au moment de l'arrivée des Allemands. Ils avaient entendu, effrayés, le bruit de la fusillade. Maîtres et élèves furent, eux aussi, enfermés dans l'église. Quelques habitants, qui s'étaient cachés dans leur demeure, y furent également traînés avec brutalité et abattus sur place s'ils tentaient de s'enfuir. Une jeune femme, accouchée depuis huit jours, fut tirée de son lit et conduite à l'église où un soldat transporta, derrière elle, le berceau où reposait le nouveau-né.

Les S.S. se livrèrent à toutes sortes de brutalités sur les malheureux rassemblés dans l'église ; ils profanèrent l'autel, forcèrent la porte du tabernacle et s'emparèrent des espèces.

Un peu plus tard, un groupe de soldats déposa au centre de l'église une caisse de grandes dimensions, puis les soldats se retirèrent, fermant les portes derrière eux. D'autres S.S. parcouraient pendant ce temps le village, arrosant les maisons et les granges de produits incendiaires - probablement du phosphore - et pourchassaient ceux qui avaient tenté d'échapper au massacre en se dissimulant. On a trouvé dans les jardins et autour du village plusieurs cadavres de femmes et d'enfants, manifestement abattus tandis qu'ils fuyaient et notamment - à proximité d'une cabane où sans cloute la malheureuse avait cherché refuge - le cadavre d'une femme sur laquelle on a relevé dix-huit traces de balles.

« Sur ces entrefaites, le tramway départemental de Limoges à Saint-Junien arrivait à Oradour. Il fut arrêté à l'entrée du village. Les Allemands contraignirent les voyageurs à descendre. Selon une première version, ils auraient obligé tout le monde à se rendre à l'église ; selon une autre, ils auraient fait un tri parmi les voyageurs, conduisant à l'église ceux qui s'étaient déclarés habitants d'Oradour, enjoignant aux autres de s'en retourner. On ne sait exactement comment se déroula cette heure atroce ni les moments qui suivirent pour les malheureux enfermés dans l'église, mais les habitants des hameaux voisins nous ont déclaré que, pendant très longtemps, l'air avait retenti d'horribles clameurs.

Le village entier ne fut bientôt plus qu'un Immense brasier ; au crépitement des flammes, au fracas des maisons s'écroulant, se mêlaient les cris lugubres des bestiaux demeurés dans les étables et les hurlements hallucinants des malheureux que le feu commençait à ronger.

Les Allemands avaient établi un cordon de soldats tout autour du village. Des villageois isolés qui se trouvaient dans les champs alentour furent abattus au fusil et à la mitrailleuse. Les malheureux qui essayaient de fuir pour échapper aux flammes étaient de même impitoyablement abattus.

Une femme - alors que l'église n'était plus qu'un brasier - réussit à se glisser jusqu'à une fenêtre et, brisant un vitrail, tenta de se laisser glisser au dehors. Un S.S. tira sur elle deux balles dont une l'atteignit à l'épaule. La femme tomba à l'extérieur, évanouie, et ce fait lui sauva la vie. Elle réussit à gagner un village voisin dans la nuit du samedi au dimanche. Comme l'église commençait à flamber, des soldats pénétrèrent à l'intérieur et entassèrent des chaises et des bancs sur les malheureux dont beaucoup gisaient à terre, évanouis ou blessés.

Dans le courant de l'après-midi, le toit de l'église s'effondra dans une immense gerbe de flammes. Les cris cessèrent alors. La plupart des maisons du village n'étaient déjà plus que ruines.

Les Allemands demeurèrent à Oradour jusqu'au mardi 13, interdisant toute approche du village. Ils évacuèrent celui-ci après en avoir, le dimanche et le lundi, achevé la destruction et jeté pêle-mêle un certain nombre de cadavres, principalement d'enfants, dans une fosse creusée par eux.

Rien n'a été épargné, pas une maison, pas une grange ne reste debout. Le village n'est plus rien qu'un amoncellement de ruines calcinées d'où émergent quelques pans de murs rongés par le feu. Dans les ruines, on aperçoit des cadavres tordus et noircis. Dans ce qui fut l'église, on peut voir des restes humains calcinés et des cadavres d'enfants agrippés debout à des débris de ce qui dut être le confessionnal, la moitié du corps seul rongée par le feu, le haut paraissant presque intact.

Des centaines de victimes ont péri ; il ne reste plus que des cadavres et, par-ci, par-là, quelques ossements à demi calcinés. Le cadavre d'une vache ou d'un bœuf n'est repérable que par la chaîne qui attachait l'animal.

Oradour-sur-Glane, coquet petit bourg, résidence d'été de nombreux Limougeauds, comptait environ avec les réfugiés lorrains qui s'y trouvaient depuis 1940 mille sept cents habitants. Le samedi du drame, plusieurs habitants de Limoges y étaient venus pour chercher du ravitaillement, pour le week-end ou pour la première communion du lendemain. On estime, à la préfecture, que le nombre des victimes est de 1.750 à 1.800. Le nombre des rescapés s'élève à sept ou huit. Certains ont pu se sauver en sautant dans les puits. Un jeune homme, ayant la jambe cassée, était demeuré dans sa chambre au lieu de se rendre au champ de foire; devinant, aux cris et à la fusillade, ce qui se passait, il sauta du premier étage dans le jardin situé derrière sa maison et put se dissimuler derrière une haie où il ne fut pas découvert.

Sur le motif de cette hallucinante tragédie, certains bruits contradictoires circulent. D'aucuns prétendent qu'un dépôt d'armes aurait été découvert dans le village; d'autres, que des Allemands y auraient été tués. On a même dit que c'était Oradour-sur-Vayres et non Oradour-sur-Glane que les Allemands voulaient brûler (Oradour-sur-Vayres est situé plus au sud, vers Rochechouart, dans une région où avaient eu lieu de sérieux engagements entre les Allemands et les hommes du maquis).

NOTE POUR CEUX QUI LIRONT CE LIVRE
BEAUCOUP PLUS TARD

Les S.S. - soldats de sécurité du régime nazi - étaient liés à Hitler par la loi du sang. Ils ne devaient compte de leurs actes qu'au «Fuehrer» et échappaient à tout autre juridiction.

L'HOLOCAUSTE

Ils étaient deux frères; mais, au contraire de ceux dont nous rapportons ailleurs la haine funeste, ceux-ci gardaient l'un pour l'autre la plus solide affection. L'aîné - Pierre - avait été fait prisonnier en juin 1940. Jean, le second, s'était trouvé en zone libre au moment de l'armistice. Officier de réserve, il avait, l'un des premiers, fait partie de l'armée secrète. Auxiliaire et de santé délicate, Pierre n'avait pas de grade dans l'armée. Il avait appris l'allemand au lycée et le parlait assez bien quand il fut emmené en captivité. Il résolut alors de perfectionner ses connaissances de cette langue. Doué d'un très souple talent d'imitation, il réussit, en quelques mois, à prendre un accent germanique où l'oreille la mieux exercée n'aurait pu discerner la moindre intonation latine.

Son état s'étant légèrement aggravé, il réussit à se faire rapatrier en France, où il arriva vers la fin de 1942. Son séjour dans un stalag ne l'avait guère disposé à la collaboration avec le vainqueur. Non qu'il eût été particulièrement mal traité, mais trop de choses l'avaient choqué. À son avis, l'orgueil que les Allemands tiraient de leur victoire rendait impossible toute entente sincère entre des mentalités si diffé rentes. À son retour, il avait lu des ouvrages d'auteurs français qui vantaient les bienfaits des camps de prisonniers, exaltaient la générosité allemande et affirmaient qu'il n'y avait pour la France d'autre moyen de se régénérer que d'aller combattre le bolchevisme aux côtés de la Wehrmacht.

Sa conclusion tint en un seul mot qui, sur le champ de bataille de Waterloo, valut à un général français une durable célébrité.

Aussi quand son frère vint secrètement à Paris et lui apprit qu'un grand mouvement de libération se préparait sur le sol français, est-ce avec joie qu'il lui demanda à y prendre part.

Quelques semaines plus tard, Jean lui remit un petit carton couvert de termes sibyllins mais dont l'ésotérisme lui fut expliqué. C'était la carte d'identité provisoire des hommes appartenant aux forces françaises de l'intérieur. Elle était leur signe de reconnaissance et leur indiquait le lieu de rassemblement pour le jour de l'attaque.

Pendant cinq jours, Pierre se battit du côté de la caserne du Château-d'Eau. Le jeudi matin, les munitions commençaient à s'épuiser ; si l'armée Leclerc n'arrivait pas rapidement, la situation de Paris risquait de devenir désespérée. Pourtant, personne, parmi les patriotes, ne songeait à abandonner la lutte. Il fallait continuer à harceler l'envahisseur, lui porter de nouveaux coups, l'affoler, remplacer par de l'audace les armes qui manquaient.

Par un coup de téléphone donné à la station Bel-Air le poste où Pierre et jean se trouvaient fut averti que des Allemands envahissaient le métro par la station République. Il fallait essayer de les prendre au piège. Le courant avait été coupé et rendait l'opération difficile. La station République commande plusieurs lignes. On ignorait la direction que prendraient les fuyards. À tout hasard, deux contingents de volontaires partirent en camions, l'un vers la Bastille, l'autre vers Strasbourg-Saint-Denis pour y établir des barrages sur les voies.

Il ne reste dans le poste que deux hommes : un feldwebel fait prisonnier le matin même et Pierre qui, sachant parfaitement l'allemand, a été commis au soin d'interroger le captif et de le surveiller.

Pierre l'observe. Déjà, tout à l'heure, il a parlé avec lui. Ce n'est pas un S.S. lié à Hitler par la loi du sang, ne devant compte qu'au Fuehrer de ses actes. Non ! c'est un petit paysan bavarois qui se demande par quel miracle la boucherie à laquelle il prend part depuis cinq ans l'a épargné. Il paraît plutôt content d'avoir été fait prisonnier.

Rapidement, Pierre l'interroge :

- Veux-tu être libre ?

- Où irais-je ?... et pour recommencer, merci bien !

- Et si je te donnais des vêtements civils ?

- Je ne parle pas le français... à quoi me serviraient-ils ?

- Cela ne fait rien !... Déshabille-toi tout de suite et donne-moi tes vêtements.

L'homme veut protester. La menace du revolver le fait obéir :

- Reste ici si cela te fait plaisir... avec mes vêtements. Quand les camarades reviendront, tu leur diras que je t'ai obligé à me donner les tiens... d'ailleurs, il est probable que tu n'auras pas besoin de leur fournir d'explications. Ils seront déjà au courant... donc, ne crains rien!

Trois minutes plus tard, Pierre, ayant revêtu la tenue du feldwebel, est dehors et court vers la place de la République. Il s'engouffre dans le métropolitain. Une cinquantaine d'Allemands y sont rassemblés, hésitant sur la direction à prendre. Ils voudraient, par la gare de l'Est, rejoindre leurs camarades de la caserne Clignancourt qui ont réclamé du renfort. Mais les tunnels sont plongés dans l'obscurité; on leur a dit que le courant avait été rétabli sur certains tronçons et qu'ils risquaient d'être électrocutés. À la lueur des lampes de poche, deux lieutenants palabrent rageusement.

C'est alors que Pierre accourt, tout essoufflé. Il crie que le commandant a reçu de nouvelles informations, qu'une seule route reste libre : celle de la Bastille, ce qui permettra de prendre à revers les Français qui attaquent les gares de Lyon et de Vincennes. Il est chargé de transmettre aux lieutenants l'ordre de se diriger de ce côté par les souterrains.

L'accent paraît si sincère, celui qui parle s'exprime en un allemand si pur que le doute n'effleure même pas ceux qui l'entourent. Pierre ajoute qu'il connaît le chemin et s'offre à les conduire. Un des officiers lui tend sa torche électrique. Rapidement, tous descendent derrière lui. Leurs pas sur le ballast résonnent sous la voûte et les dénoncent au loin. Un peu avant d'arriver à la Bastille, Pierre remarque une voie de garage. Il devine qu'elle finit en cul-de-sac à quelque distance. Il oblige toute la troupe à s'y engager, non sans que les larges mouvements de sa torche électrique n'aient indiqué à ceux qui doivent les guetter là-bas la direction qu'ils ont prise.

Cent mètres plus loin, le tunnel est coupé par un mur de béton. Ils sont pris au piège. Des vociférations éclatent. Pierre a éteint sa torche et couru rapidement dans le sens opposé. Il hurle, mais cette fois en français :

- Par ici! ils sont pris... sur la voie de garage... arrivez tous !

Des coups de revolver éclatent auxquels riposte une fusillade nourrie. Les torches électriques dont disposent les Français aveuglent les soldats allemands qui tirent au hasard. Les deux lieutenants ennemis sont tués et l'on remarqua que l'un d'eux avait reçu plusieurs balles dans le dos. Après deux minutes de baroud, quelques Allemands lèvent les bras en l'air et enjoignent aux autres d'en faire autant.

On ramassa les blessés. Pierre était parmi eux, très grièvement atteint. On le transporta dans un poste de secours où son frère vint le rejoindre. À la voix de Jean, le blessé rouvrit les yeux. Péniblement, il articula :

- Alors ?

- Tout marche bien. L'armée Leclerc sera ici ce soir. Paris est vainqueur.

Pierre sourit. Machinalement, Jean lui demanda :

- Comment te sens-tu ?

Il trouva encore la force de répondre :

- Très bien !

Puis sa tête retomba. li était mort.

LE PÈRE

C'est à dessein que je modifierai quelques détails - notamment les noms et le lieu exact du drame - dans les faits que je relate ici. Il ne faut pas qu'un lecteur puisse reconnaître la femme ni l'enfant que ce récit met en cause.

La scène, en tout cas, se déroula dans la proche banlieue de Paris. Admettons, si vous le voulez bien, que ce fut pendant l'incendie des Grands Moulins de Pantin, où brûlèrent des tonnes de farine qui représentaient quatre mois de vivres pour la population parisienne. Les Allemands prétendirent que des hommes appartenant aux Forces Françaises de l'Intérieur s'y étaient dissimulés et avaient ouvert le feu sur les occupants. La vérité est que les patriotes s'étaient efforcés d'interdire à l'adversaire l'accès des entrepôts qu'il était résolu à incendier. Il suffit de rapprocher certains faits pour n'avoir aucun doute sur ce point : des membres les plus influents du grand état-major allemand et du parti nazi avaient décidé, en cas de défaite, que la France devait être affamée, ravagée, ruinée, spoliée, rendue à jamais incapable de revivre avant que le Reich d'Hitler ne sombrât. Sans doute était-ce là le dernier mot, le couronnement de cette collaboration tant vantée et à laquelle des naïfs se laissèrent prendre. Il s'en fallut de peu que le plan abominable ne devînt une réalité. Seule, la rapidité de l'action entreprise par les Forces Françaises de l'Intérieur le fit échouer dans la plus grande partie de la France et singulièrement à Paris.

Pour obtenir des renseignements sur les combats qui s'étaient déroulés dans ce coin de banlieue, j'étais entré dans un petit café où j'avais lié conversation avec quelques consommateurs. L'un d'eux me désigna un homme assis tout seul à une table, près de la porte. La qualité de ses vêtements, l'élégance de sa mise tranchaient nettement avec celles des autres clients. Il paraissait attendre quelqu'un. Son regard, son attitude prostrée, tout en lui trahissait une tristesse profonde. J'appris qu'il dirigeait une entreprise d'électricité et que, dès le premier jour de l'insurrection, il s'était enrôlé parmi les combattants.

Celui qui me l'avait désigné murmura en souriant de manière un peu énigmatique :

- S'il voulait, il pourrait vous raconter des choses bien curieuses.

J'allai à cet homme, me présentai à lui et j'expliquai ce que je souhaitais. Il eut un geste las :

- Que voulez-vous que je vous raconte ? On s'est battu. On en a tué. Ils nous en ont tué. C'est tout. Rien ne ressemble à un combat comme un autre combat. Chacun de nous a fait ce qu'il a pu.

Il resta silencieux pendant quelques secondes et eut l'imprudence d'ajouter :

- Il y en a même qui ont fait... un peu plus ! Je repartis aussitôt :

- C'est précisément ceux-là que je voudrais connaître .

- Ceux-là sont morts.

- Si vous connaissez quelques détails sur les actes de courage qu'ils ont accomplis, ne pensez-vous pas que vous devez à leur mémoire de les répandre ?

L'argument parut le toucher, mais il éprouvait surtout le besoin - comme dit Molière - de débonder son cœur. C'est alors qu'il me fit promettre d'apporter à son récit les modifications nécessaires pour que nul n'en pût reconnaître les personnages.

- Je revenais du régiment, me dit-il, quand, il y a sept ans, je m'établis ici. Comme la plupart des jeunes gens libérés je voulais goûter pleinement les plaisirs dont la caserne m'avait privé. Mon travail m'obligeait à de fréquentes visites dans diverses administrations municipales. J'y rencontrai une jeune secrétaire, fort jolie et un peu coquette. Je crois bien que j'en fus épris dès que je la vis. D'où proviennent ces passions coups de foudre ? Avons-nous, au cours d'existences antérieures, aimé des femmes dont certaines, aujourd'hui, nous rappellent inconsciemment l'image ? Cette explication me fut donnée par un biologiste; si elle peut vous satisfaire, je vous l'offre. Quoi qu'il en soit, Lucienne comprit très vite mes sentiments et j'eus l'impression qu'ils ne l'offensaient pas. Dès notre première rencontre, j'avais remarqué l'alliance de son annulaire gauche. D'appris qu'elle était mariée depuis deux ans au contremaître d'une fabrique voisine et que les deux époux ne s'entendaient guère. L'homme, jaloux et très emporté, n'avait su comprendre aucune des aspirations de sa compagne et l'avait très vite déçue. Il n'en continuait pas moins de l'adorer, ce qui n'arrangeait rien. Peut-être son amour n'était-il que le résultat d'un sentiment égoïste de propriété et d'une vanité masculine froissée.

Vous dirai-je que j'éprouvai une sensation délicieuse quand, un matin, je surpris Lucienne en larmes? Elle avait eu avec son mari une scène pénible et que rien ne justifiait. Elle était résolue à quitter le domicile conjugal. Je l'invitai à déjeuner et elle fut ma maîtresse le soir même. À ce moment, j'étais bien décidé à la garder chez moi en dépit du scandale que notre liaison eut causé dans le bourg et elle acceptait avec joie cette solution.

Elle eût le tort de retourner chez elle le lendemain pour y prendre différents objets auxquels elle tenait. Elle trouva son mari bouleversé. Il la supplia de rester. Elle refusa tout d'abord. Alors il sanglota, parla de se tuer, puis déclara qu'il saurait le nom de l'homme chez qui elle s'était réfugiée et qu'il l'abattrait comme un chien avec la certitude d'être ensuite acquitté. Bref, il lui joua ce que les ironistes appellent communément « la grande scène du Deux. 

Fut-elle affolée par sa dernière menace ou céda-t-elle aux objurgations de ses parents ? Edmond - donnons-lui ce nom pour la commodité du récit - accepta toutes les conditions qu'elle lui imposait, même les plus humiliantes. Lucienne et moi nous revîmes fréquemment. Des amis obligeants se chargèrent de donner au mari des renseignements qu'il ne demandait pas et sans doute, en lui livrant mon nom, eussent-ils été bien aise d'être la cause de quelque drame.

La déclaration de guerre nous l'évita. Au mois de septembre 1939, Lucienne était enceinte. Edmond avait accueilli la nouvelle avec calme, presque avec satisfaction. Espérait-il que la déformation gravidique me détacherait de sa femme ou que l'enfant la retiendrait davantage à son foyer et, au lieu d'être un lien nouveau, ferait obstacle à nos amours ? Il déclara à Lucienne qu'il l'acceptait et, de fait, ne fit à sa déclaration aucun désaveu. Mon ordre de mobilisation m'avait envoyé en Alsace. Je ne pus venir à Paris qu'une seule fois, un peu avant l'accouchement. En juin 1940, je fus fait prisonnier.

Je passai trente-huit mois en captivité. Je réussis enfin à m'évader, mais je dus me cacher à Paris chez des amis sûrs. Je pus faire prévenir Lucienne qui vint me voir plusieurs fois. Elle m'apporta des photographies de notre enfant. Elle ne me cacha pas qu'Edmond le détestait. Il avait été libéré dès le mois de juillet 1940 comme ouvrier agricole, grâce à je ne sais quelle complaisance. Tout d'abord, il avait voulu profiter de mon absence pour essayer de reconquérir sa femme, mais sa volonté n'avait pu transformer longtemps son caractère. Sa brusquerie naturelle avait reparu, d'autant plus violente qu'elle avait été plus longtemps contenue. Les disputes avaient recommencé. Edmond imputait maintenant à la présence du petit Jacques la répulsion que sa femme manifestait lorsque son mari voulait l'approcher. Il haïssait l'enfant, lui reprochant âprement l'argent qu'il lui coûtait, ce qui ne l'empêchait pas de quereller sa femme lorsqu'elle avait acheté pour son fils des vêtements, grâce aux sommes que je lui faisais parvenir en cachette. Chaque jour rendait leur existence plus pénible.

Le 19 août, dès que l'insurrection éclata, je pris

une bicyclette et me rendis ici. Le hasard voulut que je ne fusse pas arrêté : nos adversaires avaient à ce moment-là d'autres soucis. Je courus chez Lucienne. J'appris qu'elle était partie dans un camion, emmenant l'enfant à quelques lieues de là, chez des amis où elle pensait qu'il serait plus en sûreté. Une affiche venait d'être apposée sur les murs, demandant à tous les patriotes de s'enrôler parmi les Forces françaises de l'Intérieur. Je signai mon engagement dans le premier bureau que je trouvai sur mon chemin et reçus l'ordre de me rendre aux Grands Moulins que des volontaires occupaient déjà, car on craignait que les occupants n'y missent le feu. On ne pouvait pas me donner d'armes mais, comme je sortais, une fusillade éclata à quelques dizaines de mètres de moi. Un Allemand tomba. je courus à lui. Sous le feu de ses camarades, je pris sa mitraillette et ses grenades et me rendis au poste qui m'était assigné.

Dans le premier corps de bâtiment, je trouvai quelques patriotes avec qui je passai la journée et la nuit. Le lendemain, vers la fin de la matinée, des habitants nous apportèrent de la bière et des vivres. Ils nous apprirent que les Allemands amenaient des tanks et que nous devions nous préparer à subir une attaque. Elle fut déclenchée vers quinze heures. Des obus éventrèrent les murs, tuant quatre de nos camarades. Abrités derrière des sacs de farine, nous ripostions de notre mieux, mais au bout d'une heure de combat, nous n'avions presque plus de cartouches. À ce moment, un obus incendiaire tomba sur l'entrepôt et le feu se propagea rapidement.

L'un des nôtres courut vers la porte qui donnait sur la rue. À peine l'eut-il ouverte qu'une rafale de mitrailleuse l'étendit sur le sol. Toute retraite étant impossible de ce côté, nous gagnâmes le second corps de bâtiment.

Il commençait à flamber, lui aussi. Nous étions menacés de mourir carbonisés quand un gardien de l'entrepôt nous désigna une fenêtre qui s'ouvrait à plus de deux mètres du sol. Elle donnait sur la cour d'une maison voisine : il était possible de s'échapper par là sans que les nazis s'en aperçussent. Nous n'avions pas le temps d'amener au pied du mur des sacs de farine dont l'amoncellement était partiellement en feu. D'ailleurs nous étions épuisés et à demi asphyxiés ; nous n'aurions pas eu la force de mener notre tâche à bien.

Alors, un grand gaillard que je n'avais pas encore remarqué se jeta devant la fenêtre en criant :

- Passez! Passez vite! Je vous ferai monter.

C'était Edmond.

Il souleva sans effort apparent celui qui se trouvait le plus près de lui. L'homme ouvrit la fenêtre et sauta dans la cour. En moins d'une minute, tous furent dehors, excepté moi.

La vue d'Edmond m'avait littéralement paralysé. Je me trouvais être ainsi le dernier qui eût à l'escalader. Quand l'homme qui me précédait fut monté sur l'appui, Edmond se retourna naturellement vers moi et ce fut à ce moment qu'il me reconnut.

Il laissa retomber ses bras. Pendant quelques secondes, nous restâmes face à face, sans dire un mot. Que se passa-t-il dans sa tête ? Je suppose qu'il eut un remords en songeant au petit être irresponsable dont il avait attristé l'enfance, qu'il eut la vision de sa vie sentimentale à jamais brisée, que ma présence prit à ses yeux la signification d'un arrêt du destin; peut-être, plus simplement, obéit-il à cet instinct merveilleux qui absout tous les hommes dans le péril commun et transforme l'individu le plus haineux à l'égard de son pire ennemi quand ,celui-ci partage avec

lui un danger mortel.

Il m'empoigna rageusement et me fit monter presque de force. Je m'assis sur l'appui pour l'aider à monter. Des morceaux de la toiture s'écroulaient autour de nous dans des tourbillons d'étincelles. Il eut un sourire bizarre dont je ne compris le sens que quelques minutes plus tard. Il saisit la main que je lui tendais, appuya son pied sur le mur et s'enleva d'un bond. Quand il fut debout dans l'embrasure, il me poussa rudement. Je tombai dans la courette et me relevai rapidement. Il n'avait pas quitté sa place et me regardait en souriant toujours. Puis, brusquement, il fit volte-face et sauta à l'intérieur du bâtiment.

Je poussai un cri et appelai : - Edmond ! J'entendis la détonation sèche d'un revolver et, à
ce moment, le toit en flammes acheva de s'écrouler.
Le narrateur s'était tu. Son regard semblait perdu.

Sa tête était tournée vers la rue. Tout à coup, il tressaillit :

- Je vous demande pardon.

Une jeune femme traversait la chaussée. Ses traits, un peu tirés, étaient fins et doux. Elle tenait par la main un petit garçon de quatre ans.

L'homme s'était levé. Il murmura d'une voix que l'émotion rendait rauque

- Excusez-moi : c'est la première fois que je le vois.

Je lui serrai la main. J'ouvris la porte pour laisser

passer la femme et l'enfant et partis sans tourner la tête.

LE TUEUR

Il mérita deux fois ce titre : d'abord par son métier aux abattoirs de la Villette, ensuite par le travail qu'il accomplit pendant les journées de Paris. Au demeurant, le meilleur garçon du monde et de caractère fort paisible. Pourtant, il gardait aux Allemands une rancune tenace depuis qu'un jour, vers la fin de l'année 1940, ceux-ci avaient envahi les échaudoirs et emporté quelque deux cents bœufs destinés au ravitaillement de la population parisienne. Indignés d'un vol qui risquait d'affamer leurs compatriotes et pressentant qu'il était le premier d'une longue série, les tueurs avaient tiré leur couteau. Uri Allemand ayant blessé d'un coup de revolver un de leurs camarades, ils saignèrent deux feldgrau avec autant de précision que s'ils eussent été de paisibles veaux. Mais les mitrailleuses entrèrent en action et un Français tomba. La lutte était trop inégale. Quelqu'un fit comprendre aux hommes de la Villette que tous les Parisiens auraient à souffrir de cette rixe. Ils se résignèrent à laisser les nazis accomplir leur rapine.

Notre tueur s'était promis de venger la mort de son camarade. Il avait fait à sa manière un calcul d'intérêts composés dont le résultat était qu'après quatre années, il ne lui fallait pas moins de huit Allemands pour que la dette sanglante fût acquittée.

Elle le fut le 20 août 1944.

Ce jour-là, l'homme descend dans la rue. D'un coup de couteau - c'est tout ce qu'il a sous la main pour commencer - il saigne à blanc le premier Allemand qu'il trouve porteur d'une mitrailleuse et lui prend son arme. Il en ignore le maniement, mais un F.F.I. qui passe à côté de lui le lui explique. Il écoute la démonstration avec le sang-froid d'un conscrit dans la cour de la caserne et tandis que la fusillade crépite autour d'eux. En moins d'une minute, il a compris. Alors, il tourne l'angle de la rue où se déroule le combat, vise avec calme et, coup par coup car il faut économiser les munitions, abat six Allemands comme s'il eût tiré à la foire sur des œufs. Au total : sept. Cela ne fait pas son compte et la rue, maintenant, est déserte.

L'homme poursuit sa promenade. Peu de temps après, une nouvelle fusillade le fait tressaillir d'aise. Il y court. Dans une grande artère, un tank allemand est en batterie. Les soldats arrêtent les passants, les cyclistes, les fouillent et tirent pour le moindre prétexte. Sous les porches, des curieux se sont réfugiés. Toujours aussi calme, l'homme avance, seul au milieu

de la chaussée et crie :

- Mesdames et messieurs, j'en ai déjà tué sept... Je veux avoir le plaisir de vous offrir le huitième !

Prenant tout son temps, il vise et abat contre son tank l'officier qui le commandait.

Le camarade de la Villette était vengé.

LE TANK DE LA RUE MARBEUF

Voici le récit d'un témoin oculaire qui, demeurant rue du Colisée, put assister à toute la scène.

À l'entrée de la rue Marbeuf, à gauche en venant des Champs-Elysées, un grand garage avait été réquisitionné par les occupants. Des camions ennemis venaient s'y ravitailler en essence. Ceci se passait quelques heures avant le bombardement du Grand-Palais.

Les soldats allemands qui se trouvaient dans les camions faisaient feu de toutes leurs armes sans prendre le soin de viser, tandis que les F. F. I., s'abritant derrière les arbres, ripostaient de leur mieux. Le long des trottoirs, deux ou trois voitures paraissaient abandonnées.

Descendant de l'Étoile, un tank vient prendre la suite des camions et - l'avant engagé dans l'intérieur du garage - s'arrête de manière à ce que le réservoir, situé à l'arrière, se trouve à la hauteur du poste d'essence.

Aussitôt, deux Francs-Tireurs bondissent littéralement dans l'automobile particulière la plus proche de la rue Marbeuf, la mettent en marche et stoppent derrière le tank, cependant qu'une autre voiture, débouchant de la petite rue Robert-Estienne, effectue la même opération en venant du sens opposé. Sans s'être concertés, les deux conducteurs avaient eu la même idée. Les deux voitures se touchent presque en s'arrêtant face à face, coupant la retraite au tank.

Les jeunes Français ont sauté à terre et tiré : deux Allemands tombent. Deux autres lèvent les bras en l'air. En un tournemain, ils sont désarmés. Le tank est pris.

Il repart, chargé d'essence, sous la direction d'un F.F.I. emmenant ses prisonniers, sous les acclamations des spectateurs que le danger de la fusillade n'avait pu faire fuir.

DOUDOU

On ne le connaissait que sous ce sobriquet. Comme beaucoup des héros de la bataille de Paris, il n'a laissé dans la mémoire de ses camarades qu'un surnom. Le soulèvement prodigieux qui délivra la France en trois semaines et Paris en quatre jours eut ceci de remarquable qu'il fut presque partout anonyme.

Doudou était un homme du peuple, un cœur simple, obscurément animé de sentiments généreux. Il eût sans doute toujours ignoré la haine si les nazis, le soupçonnant d'appartenir aux organisations communistes, ne s'étaient avisés de le torturer : ils lui avaient cassé les genoux sous des roues de bicyclette.

Le premier jour de l'insurrection, seul et armé d'une mitraillette, il s'était rendu au siège du Parti Populaire Français et, d'une fenêtre, avait commencé à tirer sur les soldats allemands. Ceux-ci avaient alors cerné la maison et mobilisé contre cet unique combattant plusieurs escouades. Doudou ne s'affola pas pour si peu. Quand il eut épuisé toutes ses munitions, dévissa tranquillement sa mitraillette, la remit dans son sac à provisions où il l'avait d'abord dissimulée, sortit de l'immeuble par une petite porte et passa, comme un inoffensif promeneur, sous le nez de ses adversaires qui continuaient à tirer rageusement dans les fenêtres.

Le lendemain, toujours seul, il se postait au carrefour Châteaudun et, sa mitraillette rechargée, abattait les conducteurs de trois camions allemands dont ses camarades venaient bientôt prendre livraison.

C'est à dessein que je me suis efforcé de donner à ce récit la concision d'une citation à l'ordre, car tout commentaire, toute digression, en retirant de la simplicité à de tels faits, leur ôteraient en même temps de la grandeur.

AIMOS

On ne peut évoquer la figure du comédien Aimos sans songer à Gavroche. Il en possédait la gouaille pantinoise et le courage rieur. Il devait mourir à peu près comme lui, mais à un âge plus avancé. La destinée, qui semble marquer pour l'héroïsme ces titis de Paris dont la blague incorrigible réconforta tant de fois les poilus de Verdun,fut pour Aimos un peu plus clémente. Elle lui permit de connaître d'abord le succès, presque la célébrité au cinéma. Il y apportait le flegme narquois, l'inconscience sympathique, l'amoralité au grand cœur des enfants de Paris.

Il était de ceux que la puissance financière des gros producteurs n'émouvait guère. Il le leur fit bien sentir un jour, au studio, où une saillie faillit lui faire perdre un engagement intéressant.

Le film était commencé depuis quelques jours et l'on tournait dans le décor le plus important avec une figuration nombreuse. Le producteur avait organisé un cocktail, convié des journalistes, invité des amis afin que chacun pût admirer le luxe de la mise en scène et en relater partout les détails.

Prévenu, le réalisateur avait entrepris de tourner quelques numéros sans importance, car il savait que tout ce qu'il ferait au milieu de ces gêneurs n'aurait pas grande valeur.

Enfin, le producteur et sa suite font leur entrée, mais de manière assez malencontreuse, car le premier trébuche contre une gueuse qui maintient un portant; il s'étale de tout son long sur le plateau, entraînant dans sa chute une table chargée de verres et un porte-manteau couvert de vêtements.

Alors, on entend Aimos annoncer à pleine voix :

- Et maintenant... entrée de clowns ! Il fallut que le producteur assistât à la projection

des premières scènes et reconnût le talent d'Aimos pour qu'il consentît à lui laisser son rôle.

Cette blague incessante, Aimos la garda jusqu'au bout, sous les mitrailleuses allemandes. Il faisait partie du corps franc commandé par le lieutenant Champion, du M.N.P.G.D.. Il y retrouvait un camarade de théâtre : Henri Vidal.

C'est encore au studio qu'il songeait lorsque les balles sifflaient à ses oreilles :

- Ton appareil est mal cadré, hurlait-il à l'ennemi, je ne suis pas dans le champ !...

Puis, appuyant avec soin sa mitraillette

- Bouge pas !... Je vais faire un premier plan ! Il tirait et si l'adversaire tombait, il ajoutait avec

satisfaction :

- Dans la boîte !...

Aimos tomba, victime d'une trahison. Une tentative d'armistice entre l'armée allemande et les F.F.I. fut annoncée ; ce n'était qu'une traîtrise dont sont coutumiers les nazis.

Confiants dans l'engagement soi-disant pris, Aimos et seize de ses camarades partent en camion. Ils ont la mitraillette sur les genoux; le drapeau blanc flotte à l'avant de la voiture. Selon les lois de la guerre, ils n'ont rien à redouter.

Tout à coup, à la hauteur de la gare du Nord, ils sont cernés par un tank et trois camions allemands. Sans préavis, sans sommation, les Allemands ouvrent le feu sur eux. Avant qu'ils aient pu riposter, plusieurs Français ont été tués.

Quelqu'un put encore voir Aimos s'élancer, seul, sur un soldat ennemi, lui arracher sa grenade et la jeter vers le tank. L'explosion jeta parmi les assaillants une rapide confusion; elle permit aux rares Français qui n'avaient pas été massacrés d'échapper à leurs agresseurs, mais sur dix-sept, cinq seulement revinrent sains et saufs. Henri Vidal fut de ceux-là.

Pendant plusieurs jours, on chercha le corps d'Aimos. Quand, enfin, on le trouva, ses" camarades lui firent de magnifiques funérailles. Son courage lui avait valu en un jour le plus beau rôle de toute sa carrière et acquis une célébrité à laquelle aucun talent ne peut prétendre.

L'ARME SECRÈTE

C'était un nègre du meilleur teint, un Français d'Afrique que ses familiers avaient surnommé le Jaguar pour la souplesse de ses muscles et la rapidité de sa détente.

Pour imagée qu'elle fût, cette appellation n'en était pas moins surprenante, car personne n'a jamais vu de jaguar en Afrique.

Le Jaguar n'aimait pas les Allemands. Il leur gardait une canine vigoureuse depuis le jour où, dans le métropolitain, un officier nazi l'avait fait expulser d'un wagon de première classe. Il souhaitait servir la France qu'il avait toujours trouvée équitable envers les hommes de couleur et attendait avec impatience le jour de la revanche.

Quand il sentit que le moment approchait, le Jaguar confia à ses amis qu'il était prêt. Il ajouta qu'il possédait une arme secrète qui ne manquerait pas de jeter le désarroi dans les rangs ennemis.

En vain, ses camarades essayèrent-ils de lui arracher quelques renseignements. Le Jaguar se refusa à toute confidence. Il déclara seulement que l'arme offrait cette particularité de ne pouvoir être maniée que par lui et qu'elle n'avait aucune. chance d'être adoptée par les différents états-majors.

Il la sortit le 19 août 1944.

Ce jour-là, on vit le Jaguar, les pieds nus, le pantalon retroussé, en manches de chemise afin de n'être point gêné dans ses mouvements et brandissant un rasoir à main soigneusement repassé.

Ses compagnons lui demandèrent si c'était là son arme secrète et, sur sa réponse affirmative, éclatèrent de rire.

Mais le premier Allemand qui en eut la révélation ne rit pas.

C'était un conducteur de camion flanqué d'un camarade qui tenait à la main un revolver et portait deux grenades à sa ceinture.

D'un bond, le Jaguar fut sur lui et le somma de s'arrêter. Le compagnon du pilote leva son pistolet automatique. La main tomba, tranchée net. Sous la menace du rasoir, le second Allemand obéit, plus effrayé que par n'importe quelle arme à feu.

Depuis lors, ce prisonnier a peut-être réfléchi et compris que son gouvernement avait en vain exigé que tous les Parisiens rendissent, trois ans auparavant, leurs revolvers, leurs fusils de chasse, leurs cartouches et jusqu'à leurs panoplies. Un adversaire poussé à bout garde toujours à sa disposition deux armes secrètes dont aucune précaution policière ne peut prévenir les effets et qui sont le désespoir et le cou-

rage.

LA BARRICADE

Le lundi 21 août avait vu boutonnières et corsages se parer des couleurs tricolores, tandis que les drapeaux alliés flottaient aux fenêtres. À cette allégresse avaient succédé de nouvelles batailles de rues. Sous la menace des mitrailleuses, étendards et cocardes avaient disparu - et les fausses nouvelles de circuler. N'avait-on pas affirmé, le lundi soir, que les premiers chars américains descendaient la rue Monge; d'autres étaient signalés devant la gare Saint-Lazare, voire sur le boulevard de Strasbourg... Le lendemain, les communiqués ne parlaient toujours que des régions d'Orléans et de Chartres. Si, la veille, il y avait eu armistice, les détonations qui se faisaient entendre dans toutes les rues prouvaient assez que la trêve était rompue. Le bruit se répandit bientôt que les Allemands préparaient un retour offensif sur la capitale et, dès le lundi, les barricades commencèrent à s'élever un peu partout, afin d'entraver la marche des chars. On dépava les rues; on creusa des tranchées jusqu'à mettre à nu les conduites du gaz et de l'eau. Les sacs de sable de la défense passive s'amoncelèrent sur la chaussée. Les objets les plus hétéroclites furent entassés : vieilles salamandres, cages de lit, débris de voitures, pianos hors d'usage, matelas à demi éventrés.

Comme je passais sur le boulevard des Filles-du-Calvaire, hésitant à continuer vers la place de la République, des volontaires m'interpellèrent et je travaillai avec eux à l'érection du barrage. Il y avait parmi nous des enfants, des vieillards, des femmes. Tous faisaient la chaîne, se lançant les pavés que des hommes retiraient d'une rue voisine, ou se passant les sacs qu'on descendait des immeubles. Mon compagnon le plus proche était un homme d'une cinquantaine d'années, vigoureux, sanguin, aux cheveux drus taillés en brosse. Il apportait à sa tâche beaucoup de bonne humeur.

Brusquement, des coups de feu éclatèrent. Ils étaient tirés des toits. Quelques balles sifflèrent autour de nous. Chacun continua de travailler sans trop s'émouvoir. Une femme, qui portait une éraflure à la tempe et saignait abondamment, alla se faire panser au poste le plus proche. Elle revint un quart d'heure plus tard.

Des patriotes s'étaient mis à la recherche des miliciens et la fusillade avait cessé. C'est alors que je vis une femme de quarante-cinq ans, environ, sortir tout affolée d'une maison et courir à mon voisin.

- Venez ! Venez vite ! dit-elle, les yeux pleins de larmes : c'est la fin, c'est la fin !

Au même instant, nous entendîmes un coup de feu et le claquement sec de la balle contre un pavé. L'homme prit la femme par le bras et lui fit faire demi-tour.

- Voulez-vous vous dépêcher de rentrer ? cria-t-il, il ne manquerait plus que vous vous fassiez tuer stupidement.

Il revint vers moi et reprit son labeur. Je ne pus m'empêcher de l'interroger. Il m'avoua qu'il était marié à une jeune femme de vingt-deux ans et qu'il attendait un bébé. Elle avait auprès d'elle sa mère et sa sœur. Il jugeait sa présence superflue et il me parut que l'apparition de la vie le troublait davantage que la mort. Il émit quelques aphorismes faciles à propos du petit être qui naissait au moment où tant d'hommes se faisaient tuer. Il ajouta qu'il avait pris toutes ses dispositions en cas d'accident et conclut :

- Je suis plus utile ici. Au fond, c'est encore pour lui que je travaille.

Il eût certainement été plus ému par la naissance de son enfant qu'il ne le fut quand - quelques minutes plus tard - un tank allemand vint se mettre en batterie sur la place de la République et pointa son canon vers la barricade.

Ceux qui avaient aidé à sa construction et qui n'avaient pas d'armes n'eurent que le temps de se réfugier sous les porches des immeubles ou de s'enfuir par les rues voisines. Abrités par l'amoncellement des pavés et des sacs, des hommes appartenant aux Forces Françaises de l'Intérieur tiraient maintenant sur le tank. Des grenades éclatèrent et une fusillade, près de la station du Métropolitain, s'ajouta bientôt à la première. Derrière la porte vitrée, où je me trouvais relativement à l'abri, j'essayais de suivre les péripéties de la bataille. J'avoue que je ne compris absolument rien à ce qui se passait. Je ne puis m'empêcher de songer - toutes proportions gardées - aux sentiments de Fabrice del Dongo pendant la bataille de Waterloo. Je ne devais avoir quelque clarté des faits qu'en lisant le rapport du colonel Massebiau. D'ailleurs, mon attention était surtout attirée par l'homme avec qui j'avais parlé. Il avait sorti un revolver de sa poche et, couché derrière des sacs de sable, avait pratiqué entre eux une sorte de créneau derrière lequel il visait avec soin. Des obus éclatèrent sur la barricade, y faisant de larges brèches. Pour ne pas s'exposer à un inutile massacre, les patriotes se retirèrent. L'homme resta le dernier. Debout, il acheva de décharger son revolver dans la direction des assaillants puis il disparut en courant. Quelques minutes plus tard, le tank passa sur la barricade à demi démolie et se dirigea vers la Bastille. Le quartier redevint un peu plus tranquille. Je quittai mon abri et explorai les alentours, hésitant sur le chemin à prendre pour rentrer chez moi.

Alors, au troisième étage d'une maison de bonne apparence, un volet s'entrouvrit. Je reconnus mon compagnon. Il était en manches de chemise. La figure congestionnée de joie, il,hurla à mon intention :

- C'est un garçon !

Je lui criai bravo, mais ce compliment s'adressait moins au père de l'enfant qu'au volontaire de la barricade.

RUE DE SEINE

Et la paisible rue de Seine, passerelle amusante et colorée qui relie, avec tant de charme, les nobles quais chers à Anatole France au boulevard Saint-Germain, plein de ses richesses livresques, a connu, elle aussi, ses heures de gloire et d'épouvante.

Comme partout, dans Paris, après le passage des vandales les maisons offrent leurs yeux crevés où scintille encore un verre brisé.

Là on peut voir une petite pharmacie toute blanche, modeste et qui fut charmante, ravagée et mutilée par les balles qui fusaient de la rue de Buci.

Et parce que la rue de Seine fut la sentinelle avancée et victorieuse du Luxembourg, ils ont tiré sur la Croix-Rouge...

LES ÉTUDIANTS DANS LA BATAILLE

Pendant les semaines qui suivirent les combats de Paris, l'aspect que présentèrent les jardins du Luxembourg et leurs environs prouvèrent l'intensité de la bataille qui s'y déroula.

Que n'avait-on pas raconté sur l'ancien palais de Marie de Médicis ? Le 19 août 1944, il n'était pas un Parisien qui n'affirmât que les Allemands l'avai, nt transformé en une véritable forteresse, dotée de souterrains inconnus des ponts et chaussées, de blockhaus, d'un système de défense digne de la ligne Siegfried et si puissamment miné qu'il eût pu faire sauter tous les quartiers de la rive gauche.

Pourtant, l'événement démentit ces affirmations. La lutte autour du Luxembourg fut sévère, mais sa relation offrirait trop de similitude avec celle de la prise des Tuileries et du ministère de la Marine pour ne point paraître une redite.

Ce qui l'en distingua surtout fut la part que les étudiants des grandes écoles prirent à cette affaire. Leurs sentiments m'étaient connus depuis longtemps. J'avais encore présente à la mémoire la tragique échauffourée du 11 novembre 1940. Des étudiants avaient voulu se rendre sur le tombeau du Soldat Inconnu. La Wehrmacht les avait dispersés à coups de mitrailleuses. Une centaine de jeunes gens avaient été fusillés. Ainsi se manifestait cette collaboration dont on prétendait nous leurrer et les méthodes par quoi les nazis voulaient nous l'inculquer.

Je connaissais assez l'esprit des écoles pour être certain que le souvenir d'une si monstrueuse faute n'avait pu s'effacer et qu'il avait dû inspirer plus d'un acte d'héroïsme au cours des six journées de l'insurrection.

D'entrepris de les rechercher, mais mon enquête fut décevante. Dès les premiers jours de septembre, tous ceux qui avaient l'âge requis s'étaient engagés dans la division du général Leclerc. Ceux que j'interrogeai au hasard m'accueillirent avec méfiance et leurs réponses furent identiques :

- Que voulez-vous que nous vous racontions ? Nous nous sommes battus comme nous avons pu, du mieux que nous avons pu. C'est tout !

Je sentis qu'une sorte de pudeur les retenait chaque fois qu'on leur demandait de narrer leurs exploits et je respectai ce sentiment.

Je n'eus bientôt plus d'autre ressource que de flâner dans les cafés fréquentés par les étudiants. C'est ainsi qu'un jour je pus recueillir la conversation que je rapporte ici. Ils étaient une demi-douzaine de jeunes gens attablés à côté de moi. Leurs propos ne m'avaient pas appris

grand'chose quand survint un grand garçon blond, qui ne paraissait pas avoir plus de dix-huit ans. Ses camarades l'interrogèrent aussitôt :

- Alors ?

Il haussa les épaules. Il paraissait accablé :

- Rien à faire !... Ils n'acceptent plus d'engagements pour l'instant.

Les autres restèrent silencieux, puis le nouveau venu se tourna vers l'un d'eux :

- Tu n'as pas été chic, tu sais, André !... Pourquoi

ne pas nous avoir dit que tu faisais partie de la Résistance ? Nous nous en serions tous mis.

Deux ou trois voix confirmèrent cette déclaration

et celui qui portait le prénom d'André fut l'objet d'une nette réprobation.

Il se justifia de son mieux :

- Nous estimions que nous étions assez nombreux...

- Quelle plaisanterie ! Dans un cas pareil, on n'est

jamais trop nombreux !

- ... et puis... et puis il fallait craindre les indiscrétions !

- Tu nous connaissais suffisamment pour avoir

confiance en nous!

- Il y a eu de telles trahisons !... Songez qu'à deux reprises, les Allemands ont détruit toute l'organisation de La Résistance, ici, à Paris et qu'il a fallu repartir à zéro. Tout le monde était forcé de dissimuler ses sentiments. Ceux qui disaient le plus de mal des Allemands étaient parfois des traîtres, à la solde de la Gestapo, tandis que certains résistants feignaient, par prudence, d'approuver la politique de collaboration.

Tenez! Je vous citerai l'exemple de ma propre famille...

À ce moment, je sortis discrètement un crayon de ma poche et notai la suite de la conversation.

C'est par le plus grand des hasards que je pus adhérer à la Résistance. Le 11 novembre 1940, j'avais failli être pris dans la bagarre. Tout ému des scènes auxquelles j'avais assisté, j'avais commis l'imprudence de les raconter aux miens. Mon père - sans doute pour rassurer ma mère m'accabla de reproches et m'enjoignit de rester tranquille à l'avenir, ce qui provoqua entre nous une vive controverse, à la suite de quoi il fut décidé que nous ne parlerions plus jamais politique. Je gardai en moi-même l'amère impression que mon père approuvait le gouvernement de Vichy.

Il n'en était évidemment pas de même dans les écoles. La fusillade des Champs-Elysées avait fait des morts parmi les nôtres. Quand les cours reprirent, il y eut quelques manifestations intérieures que nos maîtres apaisèrent par des paroles de sagesse. Puis, tout parut rentrer dans l'ordre. L'année dernière, en 1943, je quittai le lycée pour suivre les cours de la Faculté. Des ordonnances de Vichy avaient paru, instituant le travail obligatoire. Ceux d'entre nous qui étaient touchés par la limite d'âge ne songeaient qu'à s'y dérober. Bien rares étaient ceux qui envisageaient d'un cœur léger l'éventualité d'un départ pour l'Allemagne. Notre jeunesse et notre fierté se révoltaient contre cet emprisonnement

Déguisé !

- L'esclavage ! Dans leur esprit, c'était cela la

collaboration !

- Et ils se croyaient généreux en nous l'offrant !

... Or, chaque fois qu'un étudiant, après avoir cherché toutes les dérobades imaginables, avait passé la visite et reçu son ordre de route, nous apprenions, deux jours plus tard, qu'il avait disparu - puis, que ses parents avaient reçu la visite de la Gestapo... Enfin, l'un de nous recevait - posté de Paris - une lettre nous informant qu'il avait pris le maquis.

Il y avait certainement, au sein de la Faculté, un agent de la Résistance qui organisait les départs et donnait aux fugitifs les indications nécessaires.

Qui était-ce ?

Un de nos répétiteurs, Praviel, prisonnier libéré, ne cessait d'exprimer sa haine à l'égard des nazis et des théories racistes. Aussi ne lui cachions-nous pas notre sympathie. Quelques-uns se laissèrent aller à lui faire des confidences. Un jour, nous apprîmes son incarcération par les services de l'avenue Foch, siège de la Gestapo.

Nous n'eûmes plus aucun doute. C'était lui le chef ou l'agent de la Résistance qui faisait évader nos camarades.

Quelle fut notre stupéfaction quand, deux jours plus tard, chacun de nous reçut à son domicile une lettre dactylographiée et tirée au Ronéo. Je l'ai conservée. La voici!

Étudiants,

Méfiez-vous ! Le répétiteur Praviel est un agent de la Gestapo. Son arrestation est une ruse grossière de nos ennemis qui veulent essayer d'arrêter le travail de la Résistance et d'en découvrir l'organisation. lis n'y parviendront pas si vous savez être prudents. ll y a des traîtres parmi nous. Nous les connaissons et nous les démasquerons quand le moment sera venu.

Praviel sortira très prochainement de prison. Il prétendra avoir été maltraité. Il dira qu'on a perquisitionné chez lui mais qu'on n'a rien pu trouver. Il espère ainsi provoquer des confidences et gagner la confiance de ceux qui veillent sur vous et sauront vous épargner la déportation.

Vive la France et à bas Hitler !

Nous étions bouleversés. Nous ne savions plus que penser ni que croire. Et si cette lettre était au contraire une ruse tendant à jeter la suspicion contre un patriote sincère ?

Pourtant, tout se passa ainsi que notre mystérieux correspondant l'avait annoncé. Huit jours plus tard, Praviel était de nouveau parmi nous et s'exprimait selon la prédiction.

J'avoue que, pour ma part, une sorte de rage intérieure me prit et je crois que bien des Français ont partagé ce sentiment. J'aurais voulu pouvoir m'affilier à la Résistance, pouvoir servir, aider à préparer ce mouvement de résurrection qu'on sentait partout, dans l'ombre. Mais où s'adresser ? À qui ? Comment faire connaître de telles intentions ? Où étaient nos véritables amis ? Je cherchais vainement un moyen quelconque. La nuit, j'en avais des crises de désespoir, des accès de rage impuissante.

Le hasard me servit.

J'avais dérobé un morceau de craie au cours de chimie. Le soir, en rentrant à la maison, dans les rues obscures, je m'amusais - faute de pouvoir faire mieux - à tracer des croix de Lorraine et des V sur les murs. Je ne manquais pas non plus de manifester crûment mes convictions sur l'ardoise des vespasiennes, seuls endroits où, pendant l'occupation, les Français purent exprimer librement les opinions les plus contradictoires !

- Quel dommage qu'on en supprime tous les jours! murmura un étudiant.

Un soir, que je sortais de me livrer à ce double soulagement physique et moral, quelqu'un me saisit par le bras et murmura :

- Restez tranquille, monsieur André,vous finirez par vous faire pincer bêtement. Demain matin, oubliez votre serviette sous votre banc et venez me la réclamer.

Dans l'obscurité totale, j'avais reconnu la voix et deviné la silhouette : c'était Laprot.

Les étudiants s'exclamèrent :

- Laprot ? Le garçon de salle ?

- L'idiot ?

André eut un sourire bref d'homme heureux de produire un effet :

Cet idiot est sorti de Saint-Cyr dans les premiers. Ce garçon de salle est un capitaine évadé. Inutile de vous dire qu'il ne s'appelle pas Laprot et que ses pièces d'identité sont fausses.

Le surlendemain, j'allai réclamer ma serviette chez Laprot. Il me demanda s'il pouvait compter sur moi en cas de coup dur et s'il me plairait de m'initier de temps en temps au maniement de la mitrailleuse.

Je lui répondis affirmativement. Il me demanda le secret le plus absolu : il était essentiel que personne ne soupçonnât mon affiliation à la Résistance. C'est en vain que je lui suggérai de faire appel à quelques camarades. Il me répondit qu'il se réservait le choix des hommes : chacun d'eux exigeait de sa part une étude attentive.

Je dus faire un effort de volonté pour ne pas

dans ma joie - crier aux miens le bonheur qui m'échéait. Puis une angoisse nouvelle tempéra vite ce sentiment : n'allais-je pas me trouver en conflit avec toute ma famille ? Non seulement, mon père et ma mère s'affirmaient de plus en plus partisans de la collaboration, mais encore ma sœur était, depuis quelques semaines, fiancée à un prisonnier rapatrié d'Allemagne. J'avais de bonnes raisons de croire qu'il avait dû cette faveur à la faiblesse de son caractère et que les nazis avaient trouvé en lui un instrument docile. Pour écarter tout soupçon, je me résignai à émettre, moi aussi, quelques opinions qui surprirent énormément mes parents. Je leur déclarai que j'avais réfléchi et évolué.

Quelques jours plus tard, Laprot me remit un petit carton couvert de signes cabalistiques. Il devait nous servir de pièce d'identité et de signe de reconnaissance. Puis Laprot m'indiqua le lieu de rendez-vous pour le prochain exercice de tir.

Les étudiants éclatèrent de rire et manifestèrent bruyamment leur incrédulité :

- Un exercice de tir ? Sous l'occupation allemande ?

- Parfaitement !

- Où ?

- Dans une cave des Invalides, sous des bureaux occupés par l'armée allemande. Cette cave était si bien matelassée qu'aucun bruit n'en pouvait être perçu de l'extérieur... mais par exemple, à l'intérieur... les détonations faisaient un vacarme à devenir fou... Ah! nous avons été vite aguerris... Les éclatements des grenades ou le tir des tanks ne pouvaient guère, après cela, nous émouvoir !

Le 18 août, Laprot me fit savoir que c'était pour le lendemain.

Je cherchai vainement une histoire vraisemblable qui me permît de m'absenter toute la journée sans que mes parents fussent trop inquiets. Je n'avais rien trouvé de bien satisfaisant quand, à ma profonde surprise, mon père manifesta l'intention de passer toute sa journée du samedi au bureau pour y vérifier des comptes. Il annonça qu'il n'en sortirait pas et mangerait un morceau sur place. Ma mère, de son côté, décida qu'elle ne quitterait point sa papeterie. Ma sœur déclara qu'elle était souffrante et garderait la chambre. Quand on m'interrogea, je répondis que l'arrêt du métropolitain et les difficultés de la circulation à bicyclette m'ôtaient toute envie de sortir. Je comptais donc rester à la maison afin d'y repasser mes cours. Sur le moment, je ne remarquai pas à quel point chacun parut enchanté des réponses faites par les autres. Notre lieu de rassemblement était la mairie du 6e arrondissement. Dès les premières heures de la bataille, des tanks passèrent sur le boulevard Saint-Germain, se dirigeant vers le boulevard Saint-Michel et le Luxembourg qu'ils entendaient défendre. Nos munitions furent vite épuisées. Par téléphone, nous demandâmes du renfort de différents côtés, signalant les points qui nous paraissaient les plus utiles às outenir.

Une vive fusillade éclata bientôt. Elle paraissait venir de la rue des Écoles, et comme je n'avais plus de cartouches, je fus envoyé en reconnaissance de ce côté, tant aux fins de renseignements que pour voir si je ne pourrais pas récupérer quelques armes.

En arrivant à la hauteur du lycée Saint-Louis, j'aperçus des patriotes embusqués derrière les arbres du boulevard, ou qui s'étaient barricadés à l'intérieur d'un café. L'explication entre eux et les camions allemands était vive. Les balles sifflaient de tous côtés.

Brusquement, je sentis plutôt que je ne vis un homme s'élancer hors d'un café. Je me retournai et fus stupéfait de reconnaître mon père. Il était en manches de chemise. Il tenait un revolver à la main et deux grenades, prises aux Allemands, étaient glissées dans sa ceinture.

- Sacré gamin ! qu'est-ce que tu fiches là ?

C'est par cette exclamation qu'il me salua. Il me

poussa sous un porche, puis, tandis qu'un camarade surveillait les mouvements de l'adversaire et que la fusillade crépitait autour de nous, eut lieu, entre mon père et moi, l'explication la plus vaudevillesque qu'on pût imaginer au milieu d'une pareille tragédie.

Il était à la fois furieux et ravi : furieux, parce qu'il songeait aux dangers que Je courais et à l'angoisse de ma mère quand elle apprendrait mon équipée ; ravi de connaître enfin mes véritables sentiments. Je n'étais pas moins heureux de la révélation qui m'était faite sur les siens. Il se fâcha tout net quand j'entrepris de lui démontrer qu'une telle aventure n'était plus de son âge. Il me traita de morveux. Nous nous disputions en hurlant par moments pour tenter de couvrir le bruit des mitraillades, puis nous finîmes par éclater de rire et par nous embrasser.

Il était maintenant hors de doute que la bataille durerait plusieurs jours. Nous ne savions quelle explication donner à ma mère. Non seulement nous voulions qu'elle eût le moins d'inquiétudes possibles, mais encore nous redoutions un conflit pénible avec ma sœur, car nous étions de plus en plus persuadés que son fiancé ne partageait pas nos idées et Lucienne paraissait subir de plus en plus son influence, à notre profond chagrin.

Vers le soir, les combats cessèrent. Notre premier soin fut de courir à la papeterie. Tout paraissait en ordre, mais ce fut en vain que nous frappâmes à la petite porte qui s'ouvrait sur la cour. Pourtant, par l'étroit soupirail de la cave où ma mère entreposait des livres, nous avions aperçu la lueur d'une bougie et un chuchotement était parvenu jusqu'à nous. Avec une tige de fer, je réussis à faire jouer la serrure. Aucune voix ne répondit à notre appel. Alors, la lampe électrique de mon père fouilla la cave et une exclamation de stupeur nous échappa.

Deux aviateurs canadiens se tenaient dans un renfoncement. Nous les avions interrompus dans leur repas. Rassurés sur notre identité, ils finirent par nous avouer que ma mère les cachait depuis trois jours. Son adresse leur avait été donnée par un des chefs de la Résistance à laquelle ma mère était affiliée depuis de longs mois...

Cette découverte facilita notre explication avec elle. Inconsciente des risques qu'elle avait courus, elle ne pensa naturellement qu'aux dangers auxquels nous nous exposions et sa conclusion fut celle-ci :

- Il ne manquerait plus que le fiancé de Lucienne fût aussi exalté que vous deux. Mais de ce côté, nous n'avons, hélas! rien à craindre et Lucienne n'aime rien tant que sa tranquillité...

Moins d'un quart d'heure plus tard, Lucienne - que nous croyions enfermée dans sa chambre -

rentrait comme une folle. Pour toute explication, elle nous jeta :

- Il est blessé !

Il s'agissait évidemment de son fiancé. Nous pensâmes d'abord qu'il avait reçu une balle perdue et j'avoue que, pendant une seconde, j'eus peur d'apprendre qu'il était milicien.

Il n'en était rien. Il faisait partie d'un corps franc et appartenait, lui aussi, à la Résistance depuis plus d'un an. Lucienne le savait mais n'avait jamais voulu nous le confier, car elle n'était pas sûre de nos sentiments.

La blessure n'était pas grave. Le lendemain, Lucienne était rassurée. Elle put alors s'amuser librement de la comédie que chacun de nous avait jouée aux quatre autres. Puis, tout à coup, elle fit cette réflexion :

- Mais alors, si vous faites tous partie de la Résistance vous ne pouvez plus vous opposer à ce que je veux faire....

- Quoi donc ? interrogea ma mère qui pressentait la catastrophe.

- Signer mon engagement !...

Et elle disparut sans écouter les cris de ma mère à qui cette décision donnait le coup de grâce. »

CONCLUSION

L'épopée des F.F.I. marqua le réveil de l'âme française. Elle fut une manifestation spontanée du génie de la race. Elle naquit de la douleur causée par une défaite que le peuple - croyant à la bonne foi et aux affirmations de son antagoniste - n'avait point méritée; de sa colère d'avoir été dupé; de l'émotion courageuse que chacun éprouvait à préparer dans l'ombre et malgré le contrôle d'un occupant grisé par sa victoire, une revanche que tous voulaient éclatante.

Qu'un tel secret, partagé par des centaines de milliers d'hommes, ait pu être gardé sans que la Gestapo ait pu soupçonner son importance ni démasquer les principaux meneurs du jeu, voilà qui prouve à quel point le plus humble et le plus hésitant avaient compris la vitale nécessité de la tâche. Pendant des mois, la compagne la plus digne de confiance ne put supposer que son mari fût affilié aux Forces Françaises de l'Intérieur. La veille du soulèvement, des parents ignoraient que leur fils appartînt à un corps franc. Les supplications de mères angoissées furent vaines. L'équipement était prêt, bien caché : rien ne pouvait arrêter l'adolescent qui avait juré dans son cœur qu'il aiderait à venger la France.

Dieu sait pourtant si tout avait contribué à jeter le doute dans les esprits. Un gouvernement qui se targuait d'avoir été légalement désigné par l'Assemblée Nationale ne cessait de répéter qu'il n'y avait point de salut pour la France en dehors de la collaboration avec l'Allemagne. D'aucuns en étaient troublés. Certains d'entre eux, désireux de s'affranchir de toute prévention comme de toute haine héréditaire, ne voulant accepter que des faits contrôlés par eux, entreprirent de se renseigner. Quelques-uns s'efforcèrent de rechercher, sur le terrain professionnel, des solutions qui eussent permis à des ouvriers, à des techniciens de rester dans leur patrie afin d'y travailler à sa reconstruction. Hélas ! quelques conversations suffirent pour retirer leurs illusions aux gens désintéressés et de bonne foi. L'Allemagne d'Hitler n'admettait d'autre collaboration que celle imposée par elle. Elle ne voulait surtout pas que l'industrie française pût se relever. Elle entendait que, ses artisans fussent ses esclaves. Aucune considération n'était assez forte à ses yeux pour autoriser le maintien de nos travailleurs à leur poste et pour les dispenser d'aller tourner des obus dans les usines du Reich ou couler du béton sur les côtes de l'Atlantique.

Combien plus sûr avait été l'instinct de la masse !

Sans scrupules de conscience, répugnant à tout ergotage byzantin sur les responsabilités de l'agresseur, elle avait profondément compris qu'aucune entente n'était possible avec l'occupant, qu'aucune solution ne pouvait être acceptée en dehors de son expulsion.

Alors, on assista à ce fait sans doute unique dans l'Histoire : le peuple le plus guerrier du monde, le colosse germanique orgueilleux de sa puissance, l'armée la mieux préparée à la bataille moderne, l'état-major qui avait le plus scientifiquement, le plus minutieusement assuré ses chances de victoire, s'écroulèrent sur la fourmilière creusée sous leurs pieds par la nation dont les intentions pacifiques ne s'étaient jamais démenties depuis vingt ans et à qui son horreur des conflits avait failli coûter la vie. Au moment où le géant bardé de fer de pied en cap, encore ivre de ses victoires passées, toujours confiant dans sa force, subissait l'assaut de ses autres ennemis, on eut soudain l'impression qu'une nuée de guêpes, jaillie de tous les arbustes du sol natal, se ruait sur lui, s'introduisait dans tous les défauts de la cuirasse et, le piquant partout de ses' aiguillons, le rendait fou de douleur, l'obligeant à une fuite incohérente.

Cette victoire fut celle du peuple sur les stratèges. Miracle plus merveilleux encore que celui de la Marne, elle marqua le triomphe du franc-tireur isolé sur le soldat entraîné, de l'initiative personnelle sur l'organisation grégaire, de l'individu sous-alimenté, traqué, affaibli, sur l'antagoniste dont la vigueur s'entretenait précisément de tout ce qu'il avait volé à l'adversaire qu'il croyait vaincu.

Du coup, la défaite de 1940 s'éclaira d'une lumière nouvelle. En 1939, la France, dans son horreur des conflits, la France qui n'avait aucune ambition territoriale, la France uniquement soucieuse de sauvegarder la vie de ses fils, la France ne désirait que la paix : cette guerre chez nous n'avait pas d'âme.

L'occupation allemande se chargea de lui en donner une. Et quelle âme !

Jamais souffle plus puissant ne souleva tout un peuple terrassé et ligoté. En 1939, la France possédait une armée dont on se plaisait à dire qu'elle était la première du monde. Elle avait des fusils, des tanks, des avions.

En 1944, elle n'avait plus rien et l'armée allemande, contre laquelle elle reprenait la lutte, avait pendant deux ans passé pour invincible.

Pourtant, à Paris, des patriotes, dont la plupart n'avaient d'abord pour se battre que leurs poings, tinrent en échec pendant six jours les soldats les plus aguerris et les mieux armés. Puisse cette leçon faire comprendre à nos adversaires que nul n'est assez fort pour asservir longtemps un peuple et que tous les canons du Reich ne seront jamais assez puissants pour anéantir l'âme d'une nation.

FIN