LA LIBÉRATION DE PARIS vue d'un Commissariat de Police

Samedi 12 août 1944.

Où sont-ils ?

Telle est la question qu'un public avide de nouvelles pose cent fois par jour aux agents de police, espérant obtenir d'eux une réponse précise et contrôlée.

Ils, ce sont naturellement. les Alliés qui, à cette date du 12 août, auraient atteint Rambouillet, selon les uns, Versailles, selon les autres, Massy-Palaiseau, selon certaines personnes à l'imagination surchauffée.

Où sont-ils ?

Écoutons la radio et épluchons les communiqués.

Les Alliés ne disent pas avoir atteint Rambouillet, ni à plus forte raison Versailles, mais ils déclarent avoir largement dépassé Le Mans, et les communiqués de dernière heure ajoutent que les colonnes anglo-américaines semblent se diriger vers le Nord pour tenter l'encerclement de l'armée allemande qui se trouve au sud de Caen.

Quoi qu'il en soit de la situation militaire, une certaine agitation règne dans les services allemands de Paris. Aux abords des hôtels et immeubles occupés stationnent des voitures et camions sur lesquels s'amoncellent valises, grosses caisses et colis divers.

Curieux et narquois, les Parisiens considèrent ces préparatifs de départ, faisant effort pour ne pas laisser échapper à l'adresse des fridolins les lazzi que leur suggère ce réconfortant spectacle.

Dans le jardin du Luxembourg, fermé au public, les Allemands ont parqué des canons et des voitures. On s'y montre aussi deux ou trois vaches bretonnes, venues d'on ne sait où, et qui se promènent tranquillement sur les pelouses et parterres, sans pitié pour les bégonias.

Dimanche 13 août 1944.

Coup de force allemand contre deux postes de police de banlieue

Pour des raisons encore mal connues, les Allemands ont désarmé et arrêté ce matin les gardiens de la paix des postes de police de Saint-Denis et d'Asnières.

Émue de cette mesure qu'elle pouvait supposer devoir s'étendre à tous les commissariats de Paris, la Préfecture de Police donne l'ordre aux gardiens de quitter arme et uniforme pour échapper plus facilement à une éventuelle arrestation.

Cet ordre est exécuté à la lettre. En quelques instants la police disparaît comme dans une trappe et l'on assiste à ce spectacle peu banal d'un Paris sans gardiens de la paix !...

Entre temps, la Direction de la Police municipale se mettait en rapport avec les autorités allemandes pour solliciter des explications sur les arrestations opérées par elles le matin.

À 11 heures, le Directeur général, M. Hennequin, envoyait dans les commissariats le télégramme suivant :

Par suite d'une mauvaise interprétation de certains services allemands locaux, deux postes de police de banlieue ont été ce matin neutralisés par des détachements allemands.

Les renseignements que je viens de recueillir auprès des autorités allemandes responsables me permettent de vous donner l'assurance la plus formelle qu'aucun gardien de la paix ne sera ni désarmé, ni l'objet d'une mesure coercitive quelconque.

Les mesures prises contre les deux postes de police dont il s'agit vont être levées incessamment. Je vous demande en conséquence de continuer à exercer vos fonctions normalement revêtus de votre tenue et porteurs de vos armes afin d'assurer, comme vous l'avez fait jusqu'à maintenant, la sécurité de la population parisienne.

Signé : HENNEQUIN.

La communication du Directeur rassura le personnel qui, à 13 h. 30, reprit son service normalement.

Lundi 14 août 1944.

Appel du Préfet de Police aux gardiens de la paix

La journée du lundi 14 août se passe dans le calme. Cependant, le soir du 14, avant eu connaissance qu'un ordre de grève allait être lancé aux policiers pour le lendemain

matin 15 août, le Préfet de Police adresse aux agents l'appel que voici :

Gradés et gardiens de la paix, mes amis, encore une fois je vous demande de ne pas écouter les appels qui peuvent vous être adressés en vue de vous inciter à manquer à vos devoirs. Je n'ai d'ailleurs aucune inquiétude à ce sujet : je vous connais.

Nous devons continuer d'assurer l'ordre et la tranquillité publique avec fermeté et un dévouement total à notre pays.

Quand on fait son devoir, on ne risque rien. Je vous confirme que vous ne serez ni arrêtés, ni désarmés par les autorités allemandes : elles m'en ont donné l'assurance formelle.

De votre attitude dépend non seulement l'honneur de la Préfecture de Police, mais encore la sauvegarde permanente et totale de cette population parisienne dont vous avez toute la confiance.

Signé : Bussière. Cet appel reste sans effet.

Mardi 15 août 1944.

La grève

Aux premières heures du mardi 15 août, par suite d'un ordre de la Résistance, gradés et gardiens, comme un seul homme, abandonnent subitement leurs postes, quittent leurs uniformes et disparaissent des voies de la capitale comme par l'effet d'une baguette magique.

Bientôt les services intérieurs, tant de la Préfecture que des Commissariats, suivent l'exemple des policiers en tenue, de telle sorte que la Préfecture se trouve immédiatement frappée de paralysie jusque dans ses moindres rouages.

Affolée par cette désertion générale - fait unique dans les annales policières - la Direction multiplie les appels au sentiment du devoir et réitère les ordres d'une reprise immédiate du travail.

Vains efforts.

Ce que voyant, le Préfet pense qu'il réussira peut-être mieux en parlant directement aux gardiens à cœur ouvert, selon son expression.

C'est ainsi qu'il organise dans la journée du 15 deux ou trois réunions dont l'une est donnée dans une grande salle de la mairie du 6e.

Ils sont là 300 ou 350 gardiens, tous en civil, quelques-uns même en manches de chemise, cette journée du 15 août étant très chaude.

D'emblée, le Préfet rappelle aux gardiens - médiocre exorde - tout ce qu'il avait fait pour eux jusqu'à ce jour (création de mess, obtention de cigarettes, distribution de casse-croûte, etc.). Il s'étend longuement sur ce qu'il avait encore l'intention de faire pour améliorer notre situation, puis abordant son sujet, il veut bien voir clans le fait d'abandon de poste, une faute vénielle et excusable, étant donné les circonstances.

Cependant, dit-il, comprenez que votre refus de reprendre le service pourrait entraîner pour notre cité une situation des plus graves.

Je fais appel à votre conscience et à votre sentiment du devoir pour ne pas vous obstiner dans une attitude aux conséquences incalculables.

Et il ajoute :

Vous n'êtes pas partis lorsque les Allemands ont occupé la capitale en 1940, et vous abandonneriez votre poste à l'heure où certains espoirs sont susceptibles de se réaliser ?... Et vous ne seriez pas là au moment où les Anglo-Américains vont arriver aux portes de Paris ?...

Paroles singulières dans la bouche d'un haut fonctionnaire vichyssois qui, pour autant que nous sachions, n'avait jamais montré d'attachement à la cause Alliée... Paroles qui plaisent à l'auditoire et provoquent quelques applaudissements.

Un gardien de la paix, debout au premier rang de l'assistance et très agité, demande la parole.

Monsieur le Préfet, dit-il, il est, à la Préfecture de Police, un homme dont nous désirons tous la destitution immédiate. C'est Monsieur...

- Chut ! mon ami, dit le Préfet, n'allez pas plus loin. J'ai compris.

L'homme en question n'est autre que M. Hennequin, directeur général de la Police municipale, qui, par sa dureté, son incompréhension et sa tendance collaborationniste, avait dressé contre lui la plus grande partie du corps policier.

Dans l'après-midi noème, le Préfet sacrifiait M. Hennequin et nommait à sa place M. Godard de Donville, espérant par ce geste apaiser les agents et les décider à reprendre leur service.

La mesure resta sans effet car la vraie cause de la grève était ailleurs. Elle résidait clans un ordre émanant du Comité de Libération nationale de la Police parisienne, ordre impérieux auquel les policiers obéirent par pur patriotisme.

Mercredi 16 août 1944.

Nouvel appel du Préfet de Police

Le mercredi 16 août, le Préfet lance un dernier appel qu'il fait afficher à la porte de tous les postes de police et commissariats :

À tous services actifs.

J'ai pu parler, hier, à un grand nombre d'entre vous. J'ai souligné aux yeux de tous la gravité de la situation. Je vous ai mis en présence de vos responsabilités.

Je vous les rappelle.

Vous devez à la population parisienne protection et assistance.

En dehors de vos attributions de police proprement dites dont l'importance est primordiale en tout temps et surtout aux heures que nous vivons, il vous appartient d'empêcher les actes de pillage et de violence, comme il vous appartient d'apporter un secours immédiat et constant à toutes les souffrances. Pensez aux

bombardements, aux sinistrés, aux réfugiés. Pensez aussi à tous ceux qui ont besoin de vous et, qui comptent sur vous.

Persister dans votre attitude est une défaillance que la population ne vous pardonnerait pas. Déjà se manifeste, dans Paris et dans sa banlieue, un très net sentiment de désapprobation.

J'en souffre profondément avec tous vos chefs.

Conscient de mes responsabilités, je vous donne l'ordre de reprendre immédiatement votre service en tenue.

Je vous réitère, en dépit des faux bruits qui continuent de circuler, qu'il n'a jamais été question ni du désarmement, ni de l'arrestation, ni de l'internement, ni même de l'éloignement de la Police parisienne.

Si demain malin au plus lard les services ne sont pas normalement assurés, je ne pourrai plus répondre des conséquences de votre attitude.

Le Préfet de police : Bussière.

Cette affiche est presque aussitôt lacérée et, à sa place, apparaît un tract émanant du Comité de Libération nationale de la Police parisienne, Tract que la foule lit avec curiosité et dont voici la teneur :

Vive la grève générale de la Police parisienne !

Le succès est total ; les policiers parisiens, dont le patriotisme n'est plus à mettre en doute, ont suivi dans une proportion de 99,7 % le mot d'ordre de grève générale lancé par le Comité de la Police parisienne. Bravo policiers.

Nous avons répondu courageusement à la provocation des boches qui émettaient la prétention de nous désarmer et de nous interner.

L'union entre les trois grandes organisations de Résistance de la Police parisienne : Front national, Police et Patrie, Honneur de la police est totale.

Méfiez-vous des manœuvres de la Gestapo : elle tentera de jeter le trouble dans les esprits.

Des faux tracts vous invitant à la reprise du service peuvent circuler. Ne suivez pas leurs mots d'ordre. Le seul mot d'ordre est formel : il faut continuer la grève jusqu'à la libération complète de notre capitale.

La première manche est gagnée ; maintenant, il faut gagner la seconde.

Les policiers les plus courageux doivent engager le combat.

Il est inadmissible de rencontrer dans Paris des boches qui se promènent tranquillement, de voir des camions qui, chaque soir, sont chargés de munitions, de vivres ou d'essence à destination du front de Normandie contre nos Alliés.

Cette situation doit cesser.

Suivant le mot d'ordre du général de Gaulle, il faut engager le combat libérateur.

La Police parisienne est à l'honneur, il faut maintenant donner confiance au Peuple de Paris ! Le combat est la seule voie de l'honneur.

Plus un homme dans les postes de police, commissariats et bureaux. Aucune permanence, si minime soit elle, ne doit être maintenue.

Vive la Police parisienne !

Vive le Gouvernement de la République, présidé par le général de Gaulle !

Vivent nos Alliés !

Vive la France !

Le Comité de Libération de la Police parisienne.

Donc, le Comité de Libération nationale de la Police a donné l'ordre de grève parce que les Allemands voulaient nous désarmer et nous interner.

Or, le Préfet affirme qu'il n'en est rien. Qui croire ?

Les gardiens n'hésitent pas : ils se rangent derrière leur Comité.

En obéissant à l'ordre de grève, la Police parisienne a, du même coup, pris parti contre les Allemands. 15.000 gardiens de la paix en civil, ennemis déclarés de l'occupant, et en possession de leurs armes, circulent aujourd'hui dans Paris incognito et prêts à exécuter contre les boches tout ordre que leur donnera le parti de la Résistance.

N'est-ce pas surtout maintenant que nous risquons l'arrestation ?...

Nous employons les dernières heures passées dans le bureau à cacher fiches, dossiers, comptabilité et pièces compromettantes. Puis nous fermons la porte à clef, laissant pour la première fois vide et abandonné ce local qui, du matin au soir et souvent du soir au matin, était empli des sonneries de téléphone, du cliquetis du télégraphe et du bruit des machines à écrire.

Mercredi 16 août 1944.

La grève continue

Rien de changé dans la situation. La grève continue. Deux fois par jour les policiers se réunissent par petits groupes en des lieux discrets et, leurs consignes reçues, se dispersent rapidement, évitant surtout la rencontre des fridolins qui, de plus en plus nerveux, auraient le coup de fusil facile...

Un canon monté sur chenillette est placé devant le Sénat, prenant en enfilade la rue de Tournon. Autour de l'engin, et pour le protéger, les Allemands ont élevé une double barrière de planches, distantes l'une de l'autre d'un mètre, et ont comblé cet espace de sable.

Une installation semblable a été faite à l'intersection des rues de Vaugirard, Bonaparte et Guynemer.

Ces Messieurs ont peur sans doute que le Sénat ne soit pris d'assaut.

Un grand nombre de camions et voitures allemands, tous chargés jusqu'aux ridelles, sillonnent Paris escortés de soldats en armes. Tous les hôtels où logeaient ces Messieurs sont à peu près vides.

La plupart des locataires du Sénat sont déjà partis depuis quelques jours, mais le grand déménagement du Palais continue. Un coup d'oeil glissé à la dérobée dans la cour permet d'y apercevoir, alignées et prèles à prendre le large, une trentaine de voitures lourdement chargées.

Le drapeau à croix gammée flotte toujours sur la porte de l'édifice mais il est à moitié enroulé, comme s'il était déjà en deuil et son étoffe, ordinairement propre et lisse, est aujourd'hui fripée et presque sale.

Jeudi 17 août 1944.

La question Où sont-ils revient de plus en plus souvent sans que quiconque y puisse apporter une réponse autorisée.

Il y a bien les journaux parisiens, mais chacun sait que la vérité n'est jamais sortie de leurs colonnes. Cependant il est facile de deviner à travers les lignes des communiqués ainsi qu'à la lecture d'articles signés de journalistes notoires tels béat et Luchaire, que la situation, pour les Allemands, est grave, donc très favorable aux Alliés.

Les agents sont toujours en grève. Le plus curieux c'est qu'à la faveur de cette situation ne se produise aucun mouvement intempestif.

La population, aujourd'hui encore. reste calme, surmontant son impatience de voir partir les derniers fridolins et supportant sans trop récriminer les énormes difficultés de ravitaillement et les restrictions aggravées de ces derniers jours.

Le gaz est entièrement coupé, l'électricité extrêmement réduite.

Les autorités compétentes décident de mettre en application le plan de détresse et les employés de mairie préparent à la hutte les affiches (une par immeuble) portant cette mesure à la connaissance du public.

Vendredi 18 août 1944.

Disparition des journaux

Silence de Radio-Paris – Départs

Aucun journal ne paraît ce matin. Radio-Paris s'est tu. Qu'êtes-vous devenus, journalistes et speakers de radio ?

Vous, Marcel Déat, qui aviez voué un vrai culte à Hitler et prétendiez qu'il aurait bien le droit un jour de gouverner l'Europe.

Vous, Jean-Hérold Paquis, le plus venimeux et le plus honni des speakers de la radio parisienne. Sans doute êtes-vous partis avec ces Messieurs et vous êtes-vous mis sous leur protection.

Quelle honte !

Affirmeriez-vous aujourd'hui, Jean-Hérold, avec la même conviction, que l'Angleterre comme Carthage sera détruite - leitmotiv que vous avez, pendant des mois, clamé à longueur d'onde ?

La Milice, qui depuis trois ou quatre mois s'était installée au lycée Saint-Louis, fait ses préparatifs de départ. Les Allemands activent les leurs : on dirait qu'ils ont hâte maintenant de quitter ce Paris où ils sentent gronder la colère et sourdre les forces de la Résistance.

Samedi 19 août 1944.

Gardiens de la paix ! À vos postes !

Aux premières heures de la journée le Comité de Libération de la Police parisienne donne l'ordre aux agents de rejoindre leur poste en tenue civile, munis de leurs armes.

La grève est donc finie : elle a duré cinq jours.

Dans notre administration une véritable révolution s'est opérée. Sous le commandement de trois As de la Résistance (le brigadier-secrétaire Lamboley, le brigadier Fournet - appelé Anthoine dans la clandestinité - et le gardien Pierre, tous trois promus depuis Commissaires divisionnaires), 3.000 gardiens de la paix réunis sur le parvis Notre-Dame se sont, à la première heure du jour, emparés de la Préfecture de Police et y ont installé les hommes de la Résistance qui deviennent aujourd'hui nos grands chefs.

Préfet et Directeurs disparaissent donc et tous les commissaires de voie publique doivent s'effacer devant des hommes dont la plupart étaient hier leurs subordonnés et qui, depuis longtemps désignés par la Résistance, s'érigent en chefs d'arrondissement.

Au 6e, un simple brigadier, le brigadier Bottine, se substitue à notre commissaire.

Immédiatement sont mis en état d'arrestation un certain nombre de gradés et gardiens à qui l'on reproche des activités antinationales ou des opérations ayant entraîné la condamnation de bons Français.

C'est un bien affligeant spectacle que celui d'arrestations de policiers par leurs propres collègues obligés d'agir dans l'intérêt supérieur de la cause et - je veux bien le croire - de la stricte justice ; car il serait triste de penser que certains ressentiments ou haines personnels aient pu trouver, dans ces mesures, un immoral assouvissement.

Au 6e arrondissement sont arrêtés :

1 commissaire de police ;

3 brigadiers ;

4 gardiens de la paix.

Ils ont été traités comme de simples détenus de droit commun et placés dans un local à proximité du poste, sous la surveillance de plusieurs gardiens.

Tous les objets dont ils étaient en possession leur sont enlevés ; on leur retire également, comme à tout détenu, cravate, bretelles, lacets de souliers, toutes choses avec lesquelles un prisonnier peut attenter à ses jours.

J'ai pu obtenir, après pourparlers, la libération d'un des trois brigadiers assurément victime d'une erreur.

Samedi 19 août 1944.

Bagarre

En cette matinée du samedi 19 août, bien que la Résistance ne soit pas maîtresse de la Cité, le drapeau tricolore apparaît déjà sur les édifices publics. Il est hissé sur l'Hôtel de Ville et sur la Préfecture de Police et flotte à la porte de tous les commissariats.

Les drapeaux !

On les sent frémir dans leur cachette, impatients de se déployer à tous les étages, à tous les balcons, à toutes les fenêtres en un immense flamboiement.

Déjà, ce matin, ils font des apparitions timides derrière les rideaux de certaines fenêtres.

Nombreux sont les passants qui arborent des pochettes tricolores qui ont tout l'air de pouvoir se muer, le moment venu, en un brassard de la Résistance.

Paris devient agité, fiévreux !

Soudain, un ordre émanant de la Préfecture de Police parvient au commissariat :

Préfecture assaillie par Allemands. Envoyez effectifs disponibles.

Ils étaient au poste environ 50 gardiens de la paix, n'ayant pour toute arme que leur pistolet et, comme munitions, qu'une dizaine de cartouches.

Sans la moindre hésitation, ils partent, bien décidés à descendre chacun leur boche.

Je dirai tout à l'heure leur comportement et leurs action d'éclat.

Mais, d'abord, que se passait-il à la Préfecture ou, plutôt, que s'y était-il passé ?

Pour des motifs qui restent à éclaircir, les Allemands, postant deux tanks sur le Parvis Notre-Dame et un autre tank devant le square Viviani, avaient sans autre apprêt, ouvert le feu sur la Préfecture remplie, à cette heure-là, d'employés et de gardiens. Des obus firent voler en éclats l'une des portes, traversèrent fenêtres et bureaux pour aller éclater dans la cour. Ce fut, parmi le personnel, une grosse émotion et la crainte de voir les Allemands s'emparer de l'édifice et capturer le millier de personnes qui pouvaient s'y trouver fit, lancer l'appel cité plus haut.

Ce tir ne dura que quelques minutes, mais les Allemands voulaient la bagarre : ils allaient. l'obtenir.

Je ne citerai ici que les faits dûment contrôlés, qui m'ont été rapportés par les acteurs même du drame ou par des témoins oculaires, et je bornerai mon récit aux seules actions qui se sont déroulées sur le 6e arrondissement et dont les gardiens du 6e ont été les acteurs : on peut dire les héros.

Ils étaient donc 50 qui, partant de la place Saint-Sulpice, se dirigèrent vers la place Saint-Michel où ils établirent leur poste de ralliement.

Ils se donnèrent pour mission d'attaquer toutes les voitures allemandes qui passeraient sur les quais ou sur le boulevard Saint-Michel et rues avoisinantes, mission d'autant plus dangereuse qu'ils avaient affaire à des adversaires énervés, aguerris et armés de mitraillettes largement approvisionnées.

Qu'à cela ne tienne. Les agents passent à l'attaque. Par groupe de 4 ou 5, revolver au poing, ils encadrent les voitures au moment où celles-ci arrivent à leur hauteur, tirent sur les chauffeurs et ne lâchent leur proie que lorsque le véhicule et ses occupants sont tombés entre leurs mains.

Je te salue, brave brigadier-chef Desnos, qui, rue Saint-André-des-Arts, en face du n° 22, bondis sur le marche-pied d'une voiture allemande, tuas de ton pistolet le chauffeur, blessas un autre Allemand et tombas à ton tour, frappé à mort, la boîte crânienne ouverte par les balles d'une mitrailleuse que venait de mettre en action un troisième occupant de la voiture.

Je te salue, brigadier Bottine, qui, avec un mépris total du danger, t'élanças vers un camion allemand, en descendis le conducteur et tombas si grièvement blessé que tu rendais le dernier soupir quelques heures après à l'hôpital Cochin.

Tu n'auras, cher ami, conservé que quelques heures le commandement du 6e dont, le matin même, tu étais devenu le chef, juste le temps de savourer l'ivresse de la revanche que tu prenais, enfin, sur les Allemands, qui t'avaient emprisonné et torturé.

Un gros camion boche est arrêté sur la place Saint-Michel, en face de la fontaine. Serait-il en panne ? Pas sûr.

En tout cas, on va le mettre hors d'état de continuer sa route. Un jeune homme, une grenade à la main, s'en approche, lance son engin sur le moteur et, vite, se glisse sous le véhicule pour éviter les éclats de l'explosion : les occupants, trois hommes et deux femmes, sont capturés.

Dans un rapport, le gardien Ronsin déclare : Postés aux bouches du métro, sous les arcades de la rue de l'Hirondelle et sur le quai des Grands-augustins, les agents tirent sans répit, tuant ou blessant les conducteurs boches dont les véhicules s'arrêtent ou vont s'écraser contre les murs.

Et le gardien ajoute : La place Saint-Michel devient un cimetière pour tous les camions allemands qui s'y aventurent.

La lutte se poursuit acharnée pendant tout l'après-midi. Plusieurs fusils et mitraillettes allemands ainsi que plusieurs milliers de cartouches tombent entre les mains de nos hommes qui vont s'en servir maintenant contre l'adversaire.

Les camions et voitures capturés sont conduits à la mairie du 6e où les agents se partagent le chargement de ces véhicules composé non seulement de matériel de guerre, mais de produits alimentaires (boites de conserves, bouteilles de champagne) et surtout de linge et vêtements.

On trouve de tout dans les caisses de nos protecteurs : chemises, caleçons, chaussettes, bretelles, gants, imperméables, et jusqu'à des stocks de lacets de souliers voisinant avec des objets ménagers tels que cuillers, fourchettes, couteaux, etc. Le fout à l'état de neuf et produit de rapines.

L'attitude crâne et résolue des policiers (ne les voit-on pas maintenant circuler le fusil en bandoulière, les cartouchières à la ceinture et en manches de chemise) a provoqué l'admiration des Parisiens et suscité parmi la jeunesse de précieux concours.

Nombreux sont les jeunes gens qui se présentent à notre Commissariat pour se joindre à nos agents.

- Donnez-nous des fusils, des pistolets, n'importe quoi ?

Et dans leurs yeux flamboyants se lit leur haine pour le boche et leur ardeur combative pour en débarrasser le pays.

Au nombre de ces jeunes volontaires se trouve un opérateur de cinéma.

- J'y laisserai ma peau, dit-il, mais il m'en faut trois ou quatre.

Muni de l'arme que nous lui remettons, il va faire le coup de feu avec nos agents et se fait blesser sur les barricades après avoir eu quelques fridolins.

Il n'est pas jusqu'aux gosses qui ne se sentent soulevés par l'enthousiasme général.

Dans le quartier ouvrier et artisanal de la Monnaie, notamment, les enfants ne se tiennent pas de joie et, malgré la défense qui leur en est faite par leurs parents, réussissent à descendre dans la rue pour voir de plus prés.

Inconscients du danger, quelques-uns concourent à l'édification des barricades, y apportant, qui un pavé, qui une barre de fer, qui un sac de sable dérobé à la Défense Passive et par eux péniblement descendu d'un 6e étage sur leurs faibles épaules.

Encore mieux. Place Saint-André-des-Arts, des gamins délurés, dont l'âge varie entre 10 et 15 ans, se sont donnés pour tâche de ravitailler en munitions les gardiens de la paix qui opèrent dans le voisinage.

Ils savent qu'à telle adresse, chez tel particulier, se trouvent des balles et des cartouches. Ils y courent et comme on hésite à remettre entre leurs mains ces dangereux objets : - Vous en faites pas, disent-ils, c'est pour les agents.

Puis, quand leurs poches et leurs bérets sont remplis, ils vont joyeux et fiers remettre leur butin à nos combattants qui les grondent de leur témérité.

Braves gosses parisiens, vous avez, à votre manière, contribué à la libération : Gavroche survit en vous !

...Peu à peu la nuit tombe.

Avec ses pavés soulevés, ses barricades, ses édicules démolis et les carcasses fumantes des autos jonchant le sol, la place Saint-Michel, entièrement déserte, présente le lugubre aspect d'un champ de bataille.

Imitant le geste de l'archange dont la statue toute proche évoque une éclatante victoire, nos gardiens de la paix viennent de vaincre et terrasser l'Allemand maudit.

Maintenant ils s'organisent pour exercer pendant les heures de nuit une surveillance efficace.

Ils constituent des patrouilles et, entre deux tours de garde, se rendent au restaurant Bécassine, 6, place Saint-Michel, qui est devenu leur poste de ralliement, et où ils peuvent se restaurer et se reposer.

Dimanche 20 août 1944.

Armistice ?

La nuit du 19 au 20 s'est passée dans le calme. Mais les agents, malgré l'ordre du couvre-feu prescrit hier soir à 21 heures, restent sur la voie publique, se cachant dans les encoignures et surveillant les allées et venues des fridolins.

Les coups de feu sont très rares dans Paris ; mais au loin des détonations sourdes et prolongées annoncent le dynamitage de voies de communication ou l'explosion de dépôts ou d'installations militaires.

Dans la journée, l'atmosphère reste tendue. Des coups de fusils claquent un peu partout, quand ce ne sont pas des rafales de mitrailleuses.

Les agents, toujours en manches de chemise (il fait très chaud), munis de brassards F.F.I., le pistolet à la ceinture ou la mitraillette en bandoulière, sillonnent les rues, recherchant les fridolins.

Mais voici que l'autorité allemande sollicite une trêve que les forces de la Résistance acceptent sous certaines conditions.

Selon les conventions, cette sorte d'armistice prendrait effet cet après-midi (dimanche 20 août). Défense est donc faite à nos agents de faire usage de leurs armes et de se livrer à la moindre provocation.

Mais cette suspension de combat n'est que relative. Des Allemands, à qui l'ordre n'est sans doute pas encore parvenu, continuent de tirer, s'attirant ainsi la riposte des nôtres.

D'autre part, tandis que la Préfecture donnait l'ordre de cesser le feu, l'organisation centrale de la Résistance disait de continuer l'attaque par tous les moyens.

À qui obéir ?

Je nous vois, mon cher Nicolas, nous interrogeant du regard, donnant de multiples coups de téléphone pour obtenir la réponse définitive et autorisée qui mettrait fin à notre incertitude. Peine perdue. La question de la suspension d'armes ne peut s'élucider. En attendant, les adversaires s'épient, laissant de temps en temps, dans leur nervosité, claquer un coup de feu, voire un coup de canon.

Dans l'ordre alimentaire, la situation s'est subitement aggravée. Les mairies, fermées en raison des événements, ne donnent plus de tickets d'alimentation ; d'autre part, l'autorité compétente ne se décide pas à appliquer le plan de détresse dont la population a un urgent besoin pour sa subsistance.

Le gaz, je le répète, est entièrement coupé.

Ceux qui ne disposent pas de charbon ne peuvent plus faire cuire leurs aliments. Les doléances s'élèvent de toute part que n'apaisent pas certaines affiches prometteuses de l'organisme central du Ravitaillement.

Dimanche 20 août 1944.

Les Alliés approchent

Comment la question Où sont-ils ? ne reviendrait-elle pas aux lèvres de chacun avec l'espoir d'une réponse favorable, c'est-à-dire qui situerait les Alliés aux portes de Paris, prêts à y faire leur entrée et à mettre fin aux tourments que chacun endure.

Hélas ! les désirs sont une chose et les nécessités militaires en sont une autre dont la complexité échappe aux profanes.

Au commissariat où, cent fois par jour, on nous pose cette question, nous croyant mieux informés, je réponds : Patience, ils sont très près et leur arrivée est certaine.

Les Alliés ne semblent nullement pressés pour faire leur entrée à Paris. Ils en approchent doucement, contournent la ville au sud, la dépassent au nord, l'enveloppent, la pourlèchent, la savourent avant la lettre, sachant bien que la plus belle cité du monde ne peut leur échapper, qu'elle sera le couronnement de leur plus grande victoire et que les Parisiens vont accueillir les vainqueurs dans une explosion de joie folle.

Dans la soirée, notre nouveau Directeur de la Police municipale, M. Georges Maurice, nous informe que M. Charles Luizet, Commissaire de la République, ancien Préfet d'Ajaccio, vient d'être désigné en qualité de Préfet de Police et qu'il a déjà pris possession de son poste.

Les gardiens de la paix accueillent cette nouvelle avec une réelle joie et, en attendant de pouvoir témoigner au Grand Chef leur confiance et leur dévouement, ils lui offrent le beau spectacle de leurs courageux exploits.

Lundi 21 août 1944.

Coup de théâtre au Commissariat du 6e arrondissement

M. Nicolas, chef de police, qui avait succédé à Bottine dans le commandement du a été arrêté hier soir par les autorités d'un groupe de résistance et emmené, par ces mêmes autorités, en un lieu inconnu.

Nous sommes navrés.

Que peut-on reprocher à cet homme de haute conscience, militant de longue date et excellent Français ?

Brièvement rapportée, voici la lamentable histoire :

Le dimanche 20 août, dans l'après-midi, des membres dudit groupement conduisirent au commissariat quatre Asiatiques soupçonnés d'avoir appartenu à la Gestapo.

Un des Résistants, ayant grade d'aspirant dans cette formation, prit à part le Chinois X..., le conduisit dans la cour de la mairie, et là, le tua froidement d'un coup de pistolet dans la tête.

Justement indigné de cet acte qui, pour être commis sur un traître (encore était-ce à établir), n'en était pas moins un crime, Nicolas désarma le meurtrier et le fit garder à vue.

Vexé de la mesure prise contre lui, l'aspirant fit parvenir un mot à ses chefs dans le but de se faire libérer au plus tôt.

Peu d'instants après, sur intervention d'un émissaire, le détenu était élargi.

Le lendemain, 25 août, se présentait au commissariat un envoyé d'état-major qui pria Nicolas de le suivre. Notre chef était accusé d'avoir manqué d'égards à un officier de la Résistance, ce qui, dans cette formation, est considéré comme une faute grave.

Comparaissant devant une sorte de conseil de guerre, il fut interrogé par un chef extrêmement rude qui ne laissa pas l'accusé s'expliquer et qui proféra contre lui des paroles blessantes.

Après interrogatoire, Nicolas fut envoyé au dépôt et, comme tout détenu, traité assez rudement et privé de nourriture.

Ce n'est que grâce à de puissantes interventions que notre chef et ami a été relaxé après vingt-quatre heures de détention.

Il est revenu ce matin au commissariat pour y reprendre son poste de commandement à la grande satisfaction de nous tous.

On n'écrit plus, on agit

Nulle administration n'est plus paperassière que la nôtre.

Tout est consigné dans nos commissariats. Les moindres faits donnent lieu à un rapport : une branche d'arbre qui tombe, un pavé qui se soulève, un bruit anormal et insolite, autant d'infimes incidents qui, portés à la connaissance des gardiens, sont signalés par écrit pour suite à donner.

Or, après trois jours de combat au cours desquels sont tombés en grand nombre morts et blessés, où se sont élevées des barricades et ont été commises les déprédations les plus graves dans les immeubles et édifices publics ; après tant de destructions et de pillages ; après l'accomplissement par nos hommes de tant d'actions d'éclat où ils ont prodigué courage, dévouement et abnégation ; après tant de bruit, tant d'agitation, tant de fièvre, je m'aperçois que les commissariats n'ont rien consigné de tout ceci : on n'écrit plus, on agit. Et on agit avec un incomparable entrain, dans la joie et dans l'enthousiasme.

Aspect de nos postes et commissariats

L'ensemble du personnel policier du 6e occupe à la mairie un grand local situé au rez-de-chaussée et divisé en trois parties : le poste de police, le bureau des secrétaires, le bureau du Commissaire.

Ce sont trois pièces bien distinctes et ne pénètrent dans les bureaux que les seuls gardiens qu'y appelle leur service ou les personnes ayant un motif valable.

Comme ces locaux ont changé d'aspect !

Ce n'est plus un bureau, c'est un poste de combat. bondé d'hommes en armes et où s'amoncellent, au fur et à mesure qu'ils sont enlevés à l'ennemi, fusils, mitraillettes et munitions.

Le bureau du Commissaire, en temps ordinaire sorte de saint des saints, où l'on ne pénètre qu'avec respect et quelquefois avec crainte, est ouvert à tout venant et, tout en restant poste de commandement, est devenu le dépôt de vivres qui serviront, au ravitaillement de nos braves gardiens.

Des commerçants généreux du quartier, pris d'admiration et de reconnaissance pour les agents, déversent au bureau boîtes de conserves et bouteilles de bon vin.

Tète nue, mal rasés, les manches de chemise retroussées, les gardiens viennent à tout instant chercher une baguette de pain ; une boîte de conserves, ou boire un coup, ou bien encore se ravitailler en cartouches.

Le beau tapis vert du cabinet du Commissaire est piétiné par cent gros souliers, maculé par les reliefs graisseux des casse-croûte avalés à la hâte.

Une atmosphère de bataille règne en ces lieux où l'on ne s'occupait que d'affaires paisibles quand on les compare à la grande affaire de ces jours de combat.

Le portrait du maréchal a disparu dès les premiers jours de la grève et en attendant que le buste de la République soit réinstallé dans sa niche, quelqu'un a eu la singulière idée de raccrocher à la place du portrait de Pétain celui du Président Lebrun.

Mardi 22 août 1944.

Danger de circuler

Fusillade contre le Commissariat

Situation inchangée.

Des fusillades éclatent de temps à autre aux quatre coins de l'arrondissement, surtout du côté du Sénat et clans le quartier Saint-Germain-des-Prés-Monnaie.

La rue de Seine, dans le prolongement de la rue de Tournon, est une des plus visées par les Allemands qui, des portes du Sénat, ne cessent d'y diriger des rafales de mitrailleuses et de petits obus perforants dans le but de détruire une barricade que les F.F.I. s'obstinent à vouloir édifier à hauteur de la rue de Buci.

Les rideaux de fer des boutiques voisines sont percés comme des écumoires par les milliers de projectiles qui sillonnent la rue d'un bout à l'autre.

Avec un courage qu'il convient de souligner, certains commerçants du marché Seine-Buci maintiennent leurs magasins ouverts dans le seul but de subvenir aux besoins alimentaires d'une population ouvrière fort dépourvue.

Furtivement, en rasant les murs, les ménagères profitent d'une accalmie pour faire les achats puis disparaissent en hâte de ces lieux malsains...

D'ailleurs, voici qu'un char allemand, du modèle Tigre, descend les rues de Tournon et de Seine. Il est suivi de soldats boches qui, en deux files indiennes (une sur chaque trottoir), vont effectuer une patrouille...

Les soldats tiennent leur mitraillette à la main, prêts à faire feu, et surveillent spécialement les fenêtres des immeubles riverains. Jusqu'à ce que le Tigre et ses servants aient regagné leur repaire, il convient de baisser les rideaux et de fermer les volets...

De-ci de-là des personnes tombent blessées ou tuées. Des brancardiers, accompagnés d'infirmières porteuses de drapeaux de la Croix-Rouge, se rendent aussitôt auprès des victimes et les transportent au poste de secours le plus proche.

Ce Paris en armes, hérissé de barricades et sillonné de projectiles, présente un aspect vraiment curieux, évocateur des Trois glorieuses.

Vers 18 h. 30, je prends la rue Saint-Sulpice pour me rendre boulevard Saint-Germain et boulevard Saint-Michel où s'élèvent hâtivement des barricades avec les matériaux les plus divers.

Arrivé rue de Tournon j'aperçois trois ou quatre personnes qui hésitent à traverser la voie, celle-ci, je l'ai déjà dit, étant prise en enfilade par une mitrailleuse dont l'opérateur s'amuse à faire un carton de temps à autre.

Je traverse à l'allure du paisible passant (aussitôt suivi des quelques hésitants) et sans trop oser me retourner vers le Sénat devant lequel sont postés un canon et une mitrailleuse.

Au carrefour de l'Odéon, une personne qui vient d'être atteinte est relevée sous mes yeux par les brancardiers. Plus loin, rue Dupuytren, même spectacle. Le blessé a inondé le trottoir de son sang.

Le boulevard Saint-Michel est hérissé d'obstacles destinés à empêcher la circulation des voitures et camions allemands.

Les fridolins, à qui depuis quatre jours on fait mener une vie infernale, ne se montrent plus guère que dans des voitures blindées - et encore leurs sorties sont-elles très rares - sûrs qu'ils sont d'être attaqués et fusillés.

Le Palais du Sénat est l'un des derniers repaires qu'ils possèdent encore dans le 6e.

Là se trouvent 300 hommes - des S.S. dit-on - décidés, en cas d'attaque de notre part, à se défendre jusqu'au dernier et même à faire sauter l'édifice (ils nous l'on fait savoir).

Dix tonnes de cheddite sont entassées dans des trous de dix mètres de profondeur creusés derrière le musée.

La pensée d'une !elle explosion remplit de terreur tout le voisinage.

Ce matin les Allemands opèrent un coup de force contre le Commissariat central du 5e arrondissement, place du Panthéon. Ils l'attaquent à l'aide de 2 tanks et le mitraillent...

Vont-ils se retourner ensuite contre notre Commissariat plus proche du Palais que celui du 5e ? Et quelle doit être notre attitude dans le cas où notre poste serait subitement entouré ?

Résister ? Ce serait folie. Comment une poignée d'hommes mal armés pourraient-ils lutter contre des tanks munis de canons de 37 ?

Cherchons plutôt un abri solide et, si possible, une voie de retraite.

Les caves de la Mairie sont à toute épreuve. Si elles étaient en communication avec les égouts, ce serait parfait. Allons-y faire un tour.

Munis de lampes, nous voilà partis en exploration dans le dédale des sous-sols à la recherche des égouts dont, après bien des tâtonnements, nous finissons par trouver l'accès. Malheureusement l'entrée est fermée et cimentée. Qu'à cela ne tienne ! Un ouvrier maçon a vite fait d'abattre la cloison de ciment et de nous livrer le long couloir qui nous offrirait une possibilité de sortie en une quelconque rue.

Nous voila un peu soulagés. Remontons et attendons.

Les heures passent... Les Allemands ne montrent aucune velléité agressive contre nous qui, d'ailleurs, ne faisons rien pour provoquer leur courroux.

Tout à coup (il était exactement 17 heures) une fusillade nourrie - et si assourdissante qu'elle semble provenir de la place Saint-Sulpice - est dirigée sur la Mairie dont le Commissariat occupe le rez-de-chaussée. Les balles de mitrailleuse fouettent les murs dont les morceaux volent en éclats...

Les secrétaires et tous les occupants du bureau se précipitent vers les sorties. J'en aurais fait autant mais j'étais à ce moment précis en conversation téléphonique avec M. Raymond Laurent, ex-président du Conseil Municipal de Paris, qui, de son domicile de la rue Furstemberg, distante de 500 mètres, me demandait des nouvelles de la situation.

Je ne lâchai pas le récepteur mais, mû par l'instinct de conservation, je me jetai sous la table.

- La situation est assez singulière pour moi, Monsieur le Président, lui dis-je, et. je lui décrivis ma position accroupie et la fusillade dont nous paraissions être l'objectif ; il en percevait d'ailleurs lui-même le bruit.

Nous pouvions croire qu'il s'agissait d'un coup de main contre le Commissariat. En réalité, il n'en fut rien. Les mitrailleuses se turent brusquement. el; le calme se rétablit autour de Saint-Sulpice.

Ils sont jeunes, mais ils sont crânes !

Parmi les gardiens du 6e arrondissement qui, au cours de ces jours de combat, se sont le plus distingués, il convient de citer ceux qui faisaient partie du corps franc, autrement dit équipe des durs.

Ils étaient sept, tous jeunes, ardents, infatigables et d'une témérité folle.

Montés dans un car de police, ils naviguaient toujours ensemble et se livraient aux opérations les plus audacieuses.

Je tiens à nommer ces braves jeunes gens, bien qu'ils ne recherchent aucune publicité :

Chagnon : regard clair, traits agréables, intelligent et déluré.

Cadet : vingt ans, très brun, svelte et de haute taille ; fait ses débuts dans la police.

Kéranflec'h : Breton, patriote ardent, bien décidé à vendre cher sa peau.

Oger, Lacaze, Montaron : toujours volontaires pour les missions les plus périlleuses.

Quéniard : garçon froid et réservé qui a voué aux Allemands une haine implacable, et dont l'activité déjà ancienne dans la Résistance et tout à fait ignorée de nous, nous a remplis d'admiration.

Un jour l'équipe des durs apprend que dans un immeuble de l'avenue Bosquet, chez des collaborateurs notoires, se trouvait un stock de mitrailleuses et de cartouches.

Des armes et des munitions à saisir ! Des collaborateurs à arrêter ! Quelle aubaine pensent les jeunes braves.

Et ils mettent aussitôt le cap sur l'adresse indiquée.

Tout à coup, à l'angle de la rue de Babylone et du boulevard des Invalides, apparaît un camion boche dont les occupants, armés de mitrailleuses, font signe aux nôtres de s'arrêter.

Si les durs ont de l'audace, ils ont aussi du coup d'œil. Comprenant d'emblée que la fuite ou l'attaque équivalaient au suicide, ils s'arrêtent et essayent de ruser : Ils prennent un drapeau de la Croix-Rouge dont ils avaient eu la précaution de se munir et l'agitent dans le dessein de se faire passer pour des infirmiers.

Mais les Allemands exigent des preuves. Ils font descendre les durs de leur voiture, les fouillent, constatent qu'ils sont policiers et, ce qui est encore plus grave, porteurs d'armes...

Les soldats boches veulent les fusiller sur place, mais le capitaine qui les commande s'y oppose. Il fait conduire les prisonniers à l'École Militaire où ils subissent une fouille méticuleuse et un interrogatoire serré.

- Vous allez tous être pendus, dit un soldat allemand.

- Avec une corde en papier ? répond ironiquement le gardien Cadet, tout. frais émoulu de l'école.

La situation ne prête vraiment pas à la plaisanterie ; rapidement, elle va devenir dramatique.

Un officier donne l'ordre aux sept agents de s'aligner face au mur de l'École Militaire, les mains derrière la nuque et dans l'immobilité absolue, tandis qu'un soldat allemand, armé d'une mitraillette, se place derrière eux, dans l'évident dessein de les fusiller au signal donné.

L'exécution des sept braves semble certaine.

Les minutes passent, longues comme des siècles.

- Fermez la bouche, dit à un moment le Boche armé de la mitraillette.

- Ça y est, pensent les durs, il va tirer et c'est pour éviter que nous criions au moment des coups de feu qu'il nous donne cet ordre.

Secondes d'horrible angoisse...

Sûrs de mourir, les pauvres jeunes gens disent adieu à tout ce qui leur est cher et attendent le moment suprême sans broncher...

Il y a maintenant un quart d'heure qu'ils sont alignés contre le mur dans l'immobilité complète, sous la surveillance du Boche.

Mais voici qu'un officier arrive, donnant des ordres.

- Il ne faut pas les fusiller, dit il ; nous allons les échanger.

Et il rassemble les prisonniers pour leur faire part de cette décision - qu'il fallait cependant soumettre à l'approbation du major commandant la place.

- Étaient-ils armés ? demande celui-ci au lieutenant chargé de la fouille.

De la réponse faite, allait dépendre le sort définitif des sept hommes.

- Non, dit le lieutenant, ils n'avaient pas d'armes.

Pieux mensonge dont le ciel lui tiendra compte, puisqu'il procéda d'un sentiment d'humanité.

Peu de temps après arrive au Commissariat l'un des sept prisonniers, le gardien Chagnon, conducteur du car. Rapidement il nous met au courant de l'aventure et il ajoute :

Mes camarades sont encore là-bas. Ils ne seront délivrés qu'à condition que je ramène dans mon car 7 prisonniers allemands. Il faut les trouver très vite, car si je ne suis pas rentré à l'École militaire d'ici trois heures, les Boches fusilleront les prisonniers. On peut juger de notre émoi ainsi que de notre empressement à trouver les prisonniers allemands nécessaires à l'échange.

Le brave brigadier Cadet, père du gardien Cadet (l'un des prisonniers ci-dessus nommés), remua ciel et terre et finit par obtenir de la Préfecture de Police la remise de 7 fridolins qu'il conduisit rapidement à l'École militaire sur le car de Chagnon.

Au moment de l'échange, l'officier allemand dit au brigadier Cadet en lui désignant les rescapés :

- Ils sont jeunes, mais ils sont crânes.

Et voici les 7 braves dans notre bureau. Souriants et gais, ils ont à peine conscience du danger qu'ils viennent de courir. Le jeune Cadet conte l'histoire en quelques mots et en riant ; il considère l'affaire comme sans importance.

Quéniard, aussi sobre de paroles que riche d'action, dit simplement : Risques du métier. Je dois lui arracher bribe par bribe les détails qui me permettent de faire le récit de cette aventure.

Après une telle équipée, on pourrait croire que le groupe des durs va ralentir son activité et faire montre de prudence.

Allons donc ! Le soir même, ils repartent à la chasse des Allemands et continuent leurs téméraires randonnées dans tout Paris.

Bilan

Au cours de ces jours de combat, les gradés et gardiens du 6e arrondissement ont prodigué leurs forces et leur courage dans un sentiment de patriotisme exalté.

Ils ont tué 50 Allemands, en ont blessé 40 et capturé une trentaine. Le nombre de voitures et camions boches détruits s'élève à 27. Un assez important butin de guerre est tombé en leur possession, butin qui a servi soit à l'alimentation des combattants, soit à leur approvisionnement en armes et munitions.

137 d'entre eux ont mérité des citations élogieuses qui leur vaudront récompenses ou décorations.

Les brigadiers Henry. Paillot, Bailly, Guillamot, Liberal et Hamonic et les gardiens Janet, Gasser, Besancenot, Lacaze, Verbrègue, Quémar et Bonneau ont reçu des blessures plus ou moins graves qui ont nécessité leur transfert à l'hôpital.

Le brigadier-chef Desnos et le brigadier Bottine ont été tués le premier jour à la tête de leurs hommes.

Le gardien Hérembert (secrétaire suppléant détaché à notre commissariat) vient de décéder à l'hôpital Necker des suites d'une blessure grave à la poitrine.

Le cadavre mutilé du gardien Bedeau (Germain) a été retrouvé à Issy-les-Moulineaux. Bedeau avait été torturé et fusillé.

La Police parisienne n'a jamais pactisé avec les Allemands

Qui a dit que la Police parisienne était collaborationniste, qu'elle pactisait avec l'occupant et obéissait aveuglément à ses ordres ?

Je me suis toujours élevé avec vigueur contre cette opinion erronée (qui n'était d'ailleurs celle que d'un petit nombre) en affirmant que, dans la proportion de 95 pour cent, les gardiens
de la paix détestaient les Boches et sauraient un jour le prouver.
Ce qu'il n'était pas possible de dire, ce que l'on peut dévoiler aujourd'hui, c'est l'activité clandestinement patriote des inspecteurs et gardiens de la paix qui, ne tenant pas compte des ordres de chefs trop dévoués à l'occupant, favorisaient l'action des bons Français, laissaient circuler les distributeurs de tracts, s'abstenaient de sévir contre les réfractaires, fermaient les yeux sur certaines évasions...

Dans la nuit propice, les agents se faisaient distributeurs de journaux clandestins. Ils lacéraient les affiches allemandes et inscrivaient sur les murs et les trottoirs ces V et croix de Lorraine qu'ils étaient chargés d'effacer.

Leur plus grand plaisir, c'était de jouer quelque mauvais tour aux Fritz, soit en crevant les pneus de leurs camions (je pense à toi, brigadier Cadet), soit en enlevant ou en déplaçant les poteaux routes (et à toi, brave Quériaud) fichés sur certaines voies pour servir d'indication aux troupes de passage.

Les patriotes agissants et tous ceux que poursuivait l'intolérance nazie trouvaient, en toute circonstance, aide et protection auprès des policiers.

Enfin, il faut rendre l'hommage qu'ils méritent aux graciés et gardiens inscrits de longue date dans une formation de la Résistance et qui, de ce fait, risquaient l'emprisonnement, la torture, la mort.

Voilà ce qu'a fait la Police parisienne pendant l'occupation en attendant, l'heure, dont elle n'a jamais désespéré, où il lui serait possible de chasser l'oppresseur.

Nos nouveaux chefs

Depuis longtemps ils travaillaient dans l'ombre, attendant l'heure de l'action décisive et victorieuse. Qui dira leur activité au Comité de Libération nationale de la Police parisienne ou dans toute autre formation de la Résistance.

Hommes de foi et. d'audace, patriotes ardents, ils avaient juré la défaite du Boche et, depuis de longs mois, poursuivaient clandestinement leurs efforts, sans souci des dangers graves auxquels ils s'exposaient.

Par ailleurs, ils étaient aidés dans leur tache par l'immense majorité des policiers parisiens qui, dédaigneux des consignes données par des chefs plus ou moins collaborateurs, faisaient l'impossible pour favoriser l'œuvre de libération.

Le jour venu, les nouveaux chefs policiers du 6e arrondissement se sont montrés à la hauteur de leur difficile tâche. Ils ont su organiser le service, donner des ordres judicieux, faire face aux mille difficultés qu'ont engendré des circonstances exceptionnelles.

Enfin, ils ont prêché d'exemple.

J'ai dit, plus haut, comment étaient morts le brigadier-chef Desnos et le brigadier Bottine.

Les chefs (le groupe Vaudrey, Cadet, Quériaud, etc., ont déployé la même audace et fait montre du même esprit d'abnégation.

Mes contacts fréquents, en ces jours de lutte, avec les brigadiers Vaudrey et Cadet, m'ont permis de mieux connaître et apprécier ces deux hommes qui, au reste, étaient depuis longtemps mes amis.

Paisible à l'ordinaire, impétueux au combat, Vaudrey, toujours sur la brèche, ne connaît ni cesse ni repos. Il est aimé et estimé de ses hommes dont il sait se faire obéir parce qu'il sait les commander.

Je ne voudrais pas effaroucher ici la modestie du brigadier Cadet (père du jeune Cadet, héros de l'aventure de l'École Militaire), mais il faut bien reconnaître qu'il possède toutes les qualités du chef : énergie, courage, froide résolution De très haute taille (1 m. 80), bien découplé et d'allure décidée, c'est le type de l'entraîneur d'hommes qui ne redoute pas la bagarre. Il s'est distingué pendant l'action, toujours au premier rang et prêchant d'exemple.

Tous nos nouveaux chefs méritent reconnaissance et admiration, non seulement pour leur courageuse action présente, mais aussi pour le long et dangereux effort de résistance qu'ils ont fourni dans la clandestinité.

C'est le cas de l'inspecteur-principal Nicolas, à qui je veux - interprète de tout le personnel - adresser ici les plus vives félicitations.

Appelé à succéder à Bottine dans les fonctions de chef de police du 6e, il s'acquitte de cette lourde tache avec calme, décision, le souci de justice et un grand sens des responsabilités.

Enfin, laisse-moi te rendre l'hommage que tu mérites, brigadier-chef Thalamy. Depuis longtemps, déjà, tu avais bien voulu me confier ton activité dans la Résistance, et. je savais quels étaient ta foi, ton courage et le rôle important qui te serait un jour dévolu.

Voici que l'heure a sonné. D'un seul coup d'aile, tu t'élèves au grade de chef de division et remplis ta tache avec l'aisance et l'assurance qui feraient supposer une longue habitude. Mes vœux l'accompagnent dans tes nouvelles fonctions que chacun s'efforcera de rendre plus légères.

Mercredi 23 août 1944.

Mais, enfin, où sont-ils ?

Il me suffit de sortir du bureau et de faire quelques pas clans la rue pour que des personnes du voisinage se précipitent à ma rencontre et m'interpellent :

- Alors, quoi de neuf ? Où sont-ils ?

- Où ils sont ? Approchez tous ; voici enfin une nouvelle officielle, une précision de toute dernière heure.

Dix personnes m'entourent, l'oreille attentive et curieuse.

Je sors de ma poche un papier et, d'une voix émue, je lis à mon petit auditoire le communiqué suivant que la Préfecture de police venait de transmettre à 17 h. 15 :

Police municipale à tous services Préfecture de police. À 14 heures, on communique :

L'armée Leclerc, qui est à Arpajon, est accompagnée de deux divisions américaines dont les hommes, originaires de la Nouvelle-Orléans, parlent couramment le français.

Le défilé a lieu depuis trois heures avec un matériel formidable.

Les hommes. qui viennent de se battre depuis dix-sept jours, qui sont fatigués et qui ont les traits tirés, continuent à marcher de l'avant avec un enthousiasme indescriptible. Les personnes qui m'entourent éclatent en bravos.

Dans la soirée, nouveau communiqué de la Préfecture :

Gardiens de la paix !

Le bruit de vos combats et de votre victoire est allé jusqu'au général de Gaulle et aux généraux en chefs des armées alliées.

Informés de votre bravoure et de la lutte héroïque que vous avez menée, informés de la Libération de Paris, ils ont décidé de marcher droit vers la capitale et de consacrer, par leur arrivée, la Libération.

Après avoir mené pendant plusieurs jours la vie des partisans, des combattants et des héros, il faut que demain vous soyez prêts à être les garants de l'ordre public, les défenseurs des institutions républicaines.

Préparez vos uniformes, préparez-vous ; demain, vous réapparaîtrez, aux yeux de la population parisienne et aux yeux des armées alliées, auréolés d'une gloire que jamais encore la Police parisienne n'a connue.

SIGNÉ : Le Comité de la Libération de la Préfecture de Police.

Apparition de journaux français

Les agents revêtent leur tenue

Chacun doit rester à son poste

Se substituant aux journaux collaborateurs, disparus depuis le 18 août, une nouvelle presse apparaît soudain au grand jour après avoir lutté courageusement dans la clandestinité.

Voici Combat, Libération, Défense de la France et bien d'autres feuilles que les policiers connaissent de longue date pour les avoir propagées, distribuées, semées un peu partout dans la nuit complice...

Naguère feuilles minuscules, ne dépassant pas les dimensions d'un tract, elles se sont agrandies au format du journal ordinaire et, sous des manchettes énormes, annoncent les victoires alliées et la très proche libération de Paris.

Le public lit avidement les nouveaux quotidiens qui parlent un langage altier, libre, français, ne se gênant pas pour chanter pouilles aux Boches déjà impuissants à juguler cette éclosion de feuilles libres et vengeresses.

Rapidement, les Alliés approchent de Paris. Ils sont à Anton ; on les signale à Bourg-la-Reine, puis à Sceaux. La sœur d'un de nos camarades du bureau vient de téléphoner à son frère (qui nous en fait part) qu'elle a embrassé un des premiers Américains entrés à Sceaux.

L'allégresse va croissant. Demain, nos libérateurs seront là, accueillis par une population délirante.

L'heure est venue, pour les gardiens de la paix, de revêtir l'uniforme qu'ils ont quitté depuis sept jours. Ils en reçoivent l'ordre aujourd'hui à 16 heures.

Quelques instants après, les premiers agents en tenue réapparaissent dans les rues de la capitale. ils sont l'objet de manifestations de vive sympathie. On les applaudit; on les embrasse.

Bien que devenant le point de mire des mitrailleuses ennemies, ils s'en vont crânement reprendre leur place sur la voie publique, ayant cette fois troqué le bâton pour le fusil.

La fusillade ne connaît pas d'arrêt.

Dans les rues, des balles sifflent qui n'empêchent d'ailleurs pas la population de vaquer à ses affaires et même de sortir sans motif sérieux.

Les Allemands du Sénat demeurent agressifs et ne manifestent aucune velléité de reddition.

De plus en plus angoissante se pose la question de l'évacuation des immeubles avoisinants en raison de l'explosion possible des 10 tonnes de cheddite - de quoi faire sauter tout un quartier.

Le soir descend.

La Préfecture de Police donne l'ordre de rester chacun à son poste. Nous prenons nos dispositions pour passer la nuit sur les lieux. Les agents, recrus de fatigue, se couchent n'importe où: sous le porche de la Mairie, dans la cour, au fond des caves.

Jeudi 24 Août 1944 (22 h. 10).

Heure inoubliable !

Depuis longtemps déjà, la nuit est tombée, - chaude nuit d'août, lourde en cette veillée d'armes, d'angoisse et d'espérance. Une obscurité totale règne que zèbrent de temps à autre des balles lumineuses jaillies des tours de Saint-Sulpice.

Tout à coup (il est exactement 22 h. 10) les cloches sonnent provoquant chez tous un tressaillement d'allégresse. D'instinct, les Parisiens devinent que nos chers alliés ont atteint la capitale.

Alors, une clameur immense retentit dans la Cité : Vivats. Marseillaises ardentes, chants patriotiques éclatent de toutes parts à l'intérieur des immeubles où chacun attendait, frémissant, l'exaltante nouvelle.

Cloches de Saint-Sulpice qui, comme dans les nuits de Noël, avez fait monter vers le ciel un carillon libérateur, quelle émotion nous avons eue à vous entendre ! Vos tintements joyeux, en cette heure inoubliable, résonneront à jamais dans nos souvenirs et dans nos cœurs.

Vendredi 25 août 1944.

Émotion

À 1 h. 30, la Préfecture nous communique :

Envisager l'évacuation immédiate des quatre quartiers entourant le Luxembourg.

Envoyer des agents dans les immeubles pour dire aux gens de descendre dans les caves.

Le rayon d'évacuation doit être évalué à 300 mètres. Le danger d'explosion du Sénat devient clone sérieux.

Si l'édifice doit sauter, c'est vraisemblablement dans la nuit, avant l'arrivée des Anglo-Américains, que se produira la catastrophe.

Informés, les habitants du voisinage passent la nuit dans les caves sans être certains d'y trouver un abri efficace contre le terrifiant danger.

Notre Commissariat étant situé dans le périmètre dangereux, nous prenons la précaution de descendre dans les sous-sols où la sécurité semble entière.

Avec mon ami Lepagnot nous étendons une couverture sur le sol de briques et nous nous couchons, essayant de prendre un repos plus que nécessaire mais que les émotions de la journée et la dureté de notre couche ne nous permettent pas de goûter entièrement.

Nous sommes debout à 5 heures, les côtes meurtries mais le coeur joyeux à la pensée que se lève pour Paris le jour de la délivrance.

L'explosion redoutée ne s'est pas produite. Les sinistres locataires du Sénat auraient-ils abandonné leur criminel projet ?

Après une nuit passée à la cave, un peu de toilette s'impose. Je décide de rentrer chez moi pour me raser, changer de vêtements et prendre un café chaud.

Déjà, à la faveur de la nuit, drapeaux et guirlandes ont fleuri dans tous les immeubles. La rue Madame est pavoisée dans toute sa longueur et jusqu'aux plus hauts étages.

Je traverse rapidement la rue de Vaugirard où un mitrailleur allemand, caché dans un fortin du Luxembourg, lâche de temps à autre des rafales de balles, et arrive à mon immeuble juste pour voir sortir de la cave, où ils avaient passé une nuit angoissée, mes voisins toujours sur le qui-vive.

Vendredi 25 août 1944.

Victoire !

La journée s'annonce belle. Bientôt le soleil apparaîtra dans un ciel pur, ajoutant à la gloire de l'inoubliable journée que va vivre Paris

Bonnes gens, vous ne nie poserez plus désormais la question :

Où sont-ils ?

Car, vous le savez déjà et en avez la certitude absolue : Les Alliés sont là !

Par les portes sud, par les portes ouest, ils sont entrés en masse et déferlent maintenant en un torrent impétueux vers le cœur de Paris, au milieu des fusillades des derniers boches résistants et des ovations d'une foule en délire.

- ils montent la rue Saint-Jacques !

- Ils arrivent au Panthéon !

- La division Leclerc descend le boulevard du Montparnasse. Le général salue la foule de son épée !

L'heure est prodigieuse.

La joie éclate sur tous les. visages et se traduit chez beaucoup par des larmes de profonde émotion.

Sa Majesté : la force

À 9 h.30 exactement arrive à la Préfecture de Police le premier tank français qui porte le nom de Mort Homme. Il est bientôt suivi du Douaumont, du Montfaucon, du Valmy et de beaucoup d'autres.

Boches orgueilleux, qui croyiez être les seuls forts, les seuls organisés, les seuls capables de faire du colossal ... regardez !

Regardez cet interminable défilé du plus formidable matériel de guerre que jamais peuple ait forgé : voitures hérissées de mitrailleuses, camions lourds chargés de munitions, tanks monumentaux, canons, blindés... regardez ces hommes superbes de force et de résolution... et dites si vous croyez encore à la supériorité de votre race et de vos institutions ?

Vous narguiez les peuples libres et pensiez pouvoir leur imposer votre idéologie rétrograde. Et voici que ces peuples, après s'être donné l'arme qu'ils n'avaient pas, se sont dressés et, fonçant sur vous avec la foi des saintes causes, vous ont culbutés, terrassés, anéantis !

Boches, regardez, admirez et... tremblez : Sa Majesté la Force passe.

Vendredi 25 août 1944 (17 h.)

Visite

Ils sont un groupe de 7 ou 8 militaires (dont une jeune femme) qui entrent en trombe dans notre commissariat. Grands, de fière allure, le teint hâlé par le soleil, ils viennent tout simplement nous saluer.

- Américains ? Anglais ?

- Américains, disent-ils.

Chaudes et ferventes poignées de mains, félicitations, démonstrations d'amitiés. On voudrait pouvoir dire à ces soldats venus de milliers de kilomètres, notre joie, leur manifester toute notre admiration, mais les mots nous restent à la gorge : nous sommes muets d'émotion.

Dans le groupe se trouvent un journaliste et un photographe.

Le chef a grade de lieutenant, et parle le français.

Voulant laisser au commissariat un souvenir de sa visite, il dicte à la jeune femme (elle aussi en uniforme) qui semble être sa secrétaire, quelques mots que tout le groupe signe.

Voici ce document que notre bureau conservera dans ses archives :

Ce moment est un des plus joyeux pour tous les Américains et nous sommes très heureux d'arriver ici pour vous. saluer et avec nous 130.000 Américains qui célèbrent à ce moment la libération de Paris par les braves Français.

Signatures illisibles.

À leur tour, nos visiteurs veulent emporter un petit mot de notre Commissariat.

Chargé de cette rédaction, je m'efforce de traduire le sentiment de tous, et j'écris :

Braves soldats américains, la Police du 6e arrondissement de Paris vous salue.

Depuis longtemps nous vous appelions de tous nos vœux.

Ce jour de notre délivrance comptera parmi les plus beaux de notre vie : nos cœurs vibrent à l'unisson.

Soyez mille fois remerciés et acceptez notre reconnaissance infinie !...

Vivent les États-Unis d'Amérique !

Vivent les Alliés !

Congratulations, nouvelles poignées de mains... et les Américains disparaissent, sollicités par mille tâches.

À peine avaient-ils quitté notre Commissariat qu'une trentaine de coups de mitraillettes qu'on aurait cru tirés à bout portant sur nos portes et fenêtres, se font entendre, nous faisant croire à une agression contre notre poste ; les balles sifflent ; quelques-unes pénètrent dans le Commissariat et l'un des projectiles déchire la tunique d'un gardien, sans cependant le blesser. Un petit obus tombe dans le tambour du poste mais n'éclate pas. M. Pichaut, commissaire de police, l'enlève de ses mains.

- Où perchent les fusilleurs ?

Des hommes se précipitent au dehors, mais n'aperçoivent rien.

J'apprends quelques instants après que les balles avaient brisé les vitres de boutiques voisines, rue Bonaparte, et que la femme d'un de mes amis, habitant au 86 de la même rue, avait été atteinte en plein cœur alors qu'elle se trouvait dans son appartement. La victime s'écroula, perdant le sang en abondance et mourut en quelques secondes. Un locataire du 82 a été tué sur le coup devant la porte de l'immeuble, atteint par la même rafale.

Le ou les auteurs de cet. attentat (Allemands ou miliciens) n'ont pu être découverts. On soupçonne qu'ils se cachent sur le toit d'un immeuble situé en face, mais les recherches sommaires faites sur le champ demeurent sans résultat.

L'attaque du Sénat

D'ailleurs les gardiens de la paix sont pris maintenant par une tâche plus rude et plus pressante.

Les opérations pour la réduction des hôtes du Sénat ont commencé vers deux heures.

Des éléments de l'armée Leclerc, auxquels se joignent des Américains, investissent le jardin du Luxembourg, postent quelques chars avenue de l'Observatoire, rues d'Assas et de Tournon, et ouvrent le feu sur l'édifice, avec l'évident souci d'y occasionner le moins de dégâts possible.

Des obus éclatent un peu partout : dans le jardin, sur le Palais et dans les rues avoisinantes, tandis que les soldats, armés de mitraillettes, approchent peu à peu de la place.

Les Boches, postés dans des fortins avancés, répliquent avec énergie ; mais écrasés par les obus, les guetteurs de la périphérie du jardin sont réduits au silence l'un après l'autre.

Il est dix-sept heures.

Le moment est venu de l'assaut définitif qui entraînera la reddition des assiégés, assaut auquel participent volontairement quelques policiers du 6e dont je me garderai de laisser le nom dans l'ombre.

Il s'agit de :

Pichaut, commissaire principal.

Brégier, brigadier-chef.

Vaudrey, brigadier.

Cadet, brigadier.

Nugues, brigadier.

Osty, gardien de la paix.

Babuchon, gardien de la paix, Albertini, gardien de la paix.

Précédant les soldats américains, ce groupe de braves a guidé les assaillants dans le jardin du Luxembourg, leur ouvrant à la pince des brèches dans les grillages intérieurs.

Vers 17 h. 30, un colonel allemand, venu du quartier général situé place de l'Opéra, était entré au Palais porteur de l'ordre de Cessez le feu. Deux officiers français de l'armée Leclerc, revêtus de l'uniforme américain, l'accompagnaient.

À 18 h. 10, la grande porte de l'édifice s'ouvre toute grande pour livrer passage à un autre colonel allemand encadré des deux officiers français déjà nommés.

Tenant de la main droite un grand drapeau blanc qu'il agite au bout de son bras tendu, le Boche-parlementaire avance jusqu'en bordure du trottoir, du pas saccadé d'un robot.

C'est le signal de la reddition.

Les soldats de l'Armée Leclerc avancent aussitôt dans la rue de Tournon sur deux colonnes (une sur chaque trottoir) et pénètrent en trombe dans le Palais.

Quelques minutes après, l'infâme croix gammée était arrachée du fronton de l'édifice et le drapeau tricolore hissé au sommet du dôme par trois employés du Sénat aux applaudissements frénétiques d'une foule enthousiaste accourue rue de Tournon.

Le repaire est réduit. Tout le monde respire. Bientôt, quelques Allemands sortent du Palais sous bonne garde, les bras levés, livides. Ils sont hués par la foule, tandis que les soldats français reçoivent de vives félicitations pour cette opération de nettoyage, si rondement menée.

300 Boches environ (officiers ou soldats) se trouvaient à l'intérieur du Palais. Les vainqueurs les invitent à se rassembler rapidement dans la cour, les bras levés...

Ceux qui, hier, se croyaient nos maîtres, sont là, maintenant, vaincus, désarmés, soumis.

Ils passeront la nuit à la belle étoile, couchés ou assis par terre, sous la surveillance de gardes républicains ou d'agents de police.

Liberté retrouvée

La liberté ! On la goûte déjà en ce soir du 25 août. Tout le monde peul maintenant circuler librement rue de Vaugirard dans le voisinage du Luxembourg, - se rassembler sur la voie publique, - sortir après l'heure du couvre-feu, - dire tout haut ce qu'il pense et lire ostensiblement le journal de son choix.

Le soir, des bals s'improvisent un peu partout en plein air. À minuit, l'on danse encore au son de l'accordéon, place Saint-Sulpice, à l'endroit même où, dans l'après-midi, avaient sifflé les balles destinées à notre Commissariat.

Les tondues

Sept jeunes femmes (20 à 35 ans) sont conduites au Commissariat en attendant leur transfert au dépôt.

Leurs cheveux coupés à grands coups de ciseaux laissent apparaître un crâne dénudé sur lequel a été dessiné, en bonne peinture à l'huile, l'infamante croix crochue.

Une pancarte rouge, portant également le signe hitlérien, est accrochée sur leur dos et leur poitrine.

Ainsi transformées en épouvantail à moineaux, tremblantes, pleurardes et laides, elles inspirent plus de pitié que d'aversion.

- Que vous reproche-t-on ? demandai-je à une de nos jeunes détenues ?

- De m'être amusée avec les Allemands, répond-elle, honteuse.

Faute vénielle, si on la compare à certains agissements de ces dames, notamment aux dénonciations dont elles se sont rendues coupables et qui ont entraîné l'emprisonnement ou la mort de bons Français.

Ayant appris que des femmes tondues se trouvaient dans notre Commissariat, un certain nombre de curieux (et surtout de curieuses) sont accourus place Saint-Sulpice dans l'intention évidente de conspuer nos prisonnières à là sortie, sinon de les écharper.

- Montrez-les nous ! Nous voulons les voir ! À mort, à mort !

Tels sont les cris poussés par les curieux et curieuses dont le nombre s'élève bientôt à plus de 300.

Il aurait été imprudent de donner satisfaction à cette foule sadique qui se serait livrée sur nos prisonnières à des excès regrettables; aussi essayons-nous de la disperser en lui faisant savoir que les tondues ne sont plus au commissariat, - qu'elles sont sorties par une porte dérobée et qu'elles ont été conduites au dépôt.

- Ce n'est pas vrai ! elles sont toujours là, vocifèrent des femmes au premier rang. Montrez-nous en une, une seulement, rien qu'une !

Bien entendu l'exhibition souhaitée est refusée. Je ferme et verrouille solidement la porte du commissariat, laissant s'égosiller cette foule en délire.

Au bout de deux longues heures d'attente, le rassemblement finit par se disperser. Mais combien déçus et dépités étaient tous ces curieux qui, malgré leur longue attente, n'avaient pu voir les tondues.

Les Martyrs

Pourquoi faut-il que la joie de la délivrance soit assombrie par les terrifiants massacres auxquels se sont livrés les Teutons aux abois ?

Le 27 août - surlendemain de la prise du Sénat - les corps de sept Français sont découverts dans une fosse commune creusée dans le jardin du Luxembourg, non loin du musée.

J'assiste à l'exhumation des cadavres. Le médecin chargé des constatations d'usage explique comment s'est déroulé le drame : les sept condamnés, alignés le long de la fosse, le dos tourné à celle-ci, ont reçu chacun dans la tête une balle qui les a fait tomber l'un après l'autre au fond du trou. Puis, pour achever leurs victimes, les Boches ont continué de tirer sur elles des coups de mitraillette, ce qui explique les nombreuses et affreuses blessures dont sont couverts les pauvres corps.

Quatre agents de police, faits prisonniers l'avant-veille, sont au nombre des victimes ; considérés comme des francs-tireurs, ils avaient été exécutés sans autre forme de procès.

Bientôt, souhaitons-le, un monument de plus s'élèvera au jardin du Luxembourg, monument funéraire pour commémorer la mémoire de sept , patriotes français assassinés par les Boches.

Bien que ne s'étant pas déroulé sur le 6e arrondissement, le drame qui va être relaté trouve sa place dans le cadre de ce récit, puisque les malheureux acteurs en étaient, pour la plupart, des agents de police (gradés ou gardiens). L'un d'eux, le secrétaire-chef Remias, connu de moi depuis quinze ans, est un de mes bons collègues et amis.

Le samedi 19 août, vers 17 heures, les Allemands firent irruption dans les locaux de la 4e division de police, 4, rue de Lyon, où certaines allées et venues leur avaient fait soupçonner un centre de résistance.

Douze gradés et gardiens, tous en civil, étaient présents dans les bureaux. Deux seulement purent éviter l'arrestation ; les dix autres furent appréhendés par les Allemands, qui les conduisirent rue Traversière. Là, alignés contre un mur, ils furent immédiatement mis en joue pour être fusillés. Mais un officier arriva, qui fit signe aux soldats de surseoir à l'exécution.

Entre temps, les Boches opéraient une fouille dans les bureaux de la 4e division où ils trouvaient un brassard à quatre galons et plusieurs revolvers. Cette découverte allait aggraver le cas des prisonniers et leur valoir un surcroît de rigueur, ainsi que de nouvelles menaces de mort.

Brutalement poussés dans un autobus, les dix hommes furent conduits au fort de Vincennes, escortés d'un camion rempli de Boches bien armés.

Les prisonniers furent accueillis par une compagnie de S.S., véritables brutes, qui se mirent à pousser à l'adresse des arrivants des cris de fureur. Ils les frappèrent et les alignèrent le nez au mur, bras levés. Les pauvres policiers entendirent derrière eux le cliquetis des mitraillettes et crurent que tout était fini... Cependant, un officier vint ; il parla aux S.S. (qui hurlaient : Policiers, terroristes, capout ! ... ) et dit en français : Trop tard, ce soir ; demain matin, fusillés.

Sous les menaces, les bourrades et les insultes, nos pauvres hommes furent conduits dans un local exigu où ils restèrent longtemps debout, les bras levés sous la menace des fusils que tes sentinelles tenaient braqués sur eux.

La nuit se passa clans l'angoisse. Une chaleur étouffante régnait dans la pièce ; les malheureux souffraient de la soif.

Vers huit heures le lendemain, des voitures rentrant de patrouille amenèrent d'autres prisonniers : hurlements des S.S., cris de fureur, fusillade... Les nouveaux venus étaient exécutés...

Quelques instants après, les policiers et leurs compagnons recevaient l'ordre de descendre clans la cour où ils furent poussés à coups de crosses. Un spectacle horrible s'offrit alors à leurs yeux : les cadavres déchiquetés des pauvres hommes qui venaient d'être passés par les armes jonchaient le sol. Il y avait là onze victimes dont l'une respirait encore. Un des nôtres la désigna à un S. S. qui haussa les épaules.. Puis, semblant décidés à faire subir le même sort aux policiers, les S.S leur firent tourner le dos aux cadavres et prirent position pour les tuer. Une mitrailleuse était placée sur un camion, à 10 mètres.

- Malgré l'angoisse qui nous étreignait, nous restâmes calmes, dit le Secrétaire-chef Remias. Nous étions prêts à mourir en vrais Français.

Cependant, après discussion entre eux, les S.S. se ravisèrent et donnèrent l'ordre aux nôtres de transporter les cadavres des suppliciés à une certaine distance et de les enterrer.

Sous un soleil de plomb, nos hommes se mirent à creuser le sol durci, tandis que leurs tortionnaires les insultaient et les tenaient en joue.

Ils durent également laver les traces de sang laissées sur le parcours et sur le lieu d'exécution et obéir ensuite à certains ordres fantaisistes que les S.S. se plurent à inventer. C'est ainsi que le Commissaire divisionnaire Silvestri dut courir en tenant à bras tendus une grosse pierre, puis porter un lourd madrier, puis encore pousser une brouette pesamment chargée jusqu'à ce qu'il s'affaissât, épuisé.

- Tous nos camarades, déclare le brigadier Quillet dans son rapport, ont fait preuve d'un grand courage. Aucun d'eux ne s'est plaint ; personne n'a demandé grâce.

Catholique pratiquant, animé d'une foi ardente, le brigadier Quillet se rend compte que lui et ses camarades ne peuvent sortir vivants de cette aventure que par une grâce spéciale de la Providence. Il invite ses camarades à prier avec lui et récite à haute voix l'acte de contrition.

Nous n'attendions plus rien du côté de la terre, dit-il, et, nos pensées se tournaient vers le ciel. Nous priâmes et fûmes réconfortés pour affronter la mort.

Cependant., le creusement de la fosse destinée à recevoir les cadavres se poursuivait. Quand le trou fut assez profond, les S.S. y firent coucher Dubray pour en vérifier la largeur.

C'est ce qui s'appelle prendre les dernières mesures, dit Dubrav, qui avait le courage de plaisanter.

Morts de soif, les patients demandèrent à boire ; les S.S. refusèrent d'abord de leur donner satisfaction, puis y consentirent. Se servant d'une boîte à conserves rouillée, les prisonniers purent trouver un peu d'eau sale et tiédie par le soleil dont ils se désaltérèrent avec avidité.

La fosse était terminée. Nos hommes sont alignés près du trou qu'ils viennent de creuser et, pour la quatrième fois, les S.S. menacent de leur donner la mort. Toujours confiant dans la Providence, le brigadier Quillet dit à ses camarades :

- Ayez la foi, priez, nous ne serons pas fusillés.

Et pour la quatrième fois (par quel miracle ?), les fusils tombèrent au commandement d'un chef qui, arrivant en courant, dit : Nein, nein ! Assoiffés de sang, les soldats montrent leur mécontentement. Pour les apaiser, le chef leur sacrifie le Commissaire divisionnaire Silvestri, le plus haut gradé du groupe.

Ici, je passe la parole au brigadier Quillet :

Silvestri eût une attitude magnifique. Calmement, il boutonna son gilet, son veston, arrangea ses cheveux, sa cravate. tira le pli de son pantalon et se mit au garde à vous. Il resta ainsi cinq minutes devant le peloton qui attendait l'ordre de tirer. Il regarda bien droit dans les yeux ses assassins et tomba en criant : Vive la France !

Nous pensons qu'il avait dû se déclarer le propriétaire du brassard à quatre galons trouvé clans ses bureaux et qu'ainsi, il avait essayé de nous sauver la vie.

Cependant, les soldats S.S. tiennent à l'exécution de tout le groupe. Réunissant les policiers et leurs compagnons autour de la fosse ouverte de Sylvestri, ils prennent à nouveau position pour les massacrer.

- Mais la Providence était toujours avec nous, dit Quillet ; pour la cinquième fois les Boches reposent leurs armes et reprennent leur discussion.

Quelques instants après, les pauvres hommes regagnaient leur cellule pour y passer une nouvelle nuit ; l'un d'eux tira un chapelet de sa poche et la prière en commun recommença, fervente.

- Les Boches de faction nous regardaient avec étonnement, dit le narrateur, et bientôt plusieurs autres vinrent nous voir prier.

Au dehors, les bruits de voilures et les hurlements des S.S. annonçaient que de nouveaux prisonniers arrivaient toujours et les fusillades qui suivaient ne laissaient aucun doute sur le sort qui était fait aux malheureux captifs.

D'ailleurs, à plusieurs reprises, les exécutions eurent lieu sous les veux terrifiés de nos hommes qui, eux, semblaient toujours protégés par une puissance invisible. Ils eurent, cependant, une sixième alerte qui les amena au tord de la tombe et ils ne durent d'avoir la vie sauve qu'a l'intervention, in-extremis, du capitaine commandant le fort.

- Ce qui étonnait nos tortionnaires, déclare Quillet, c'était de nous voir faire la prière à haute voie. Ils ne pouvaient comprendre que des terroristes, comme ils nous appelaient, fussent avant tout des chrétiens.

Tous ces faits se sont déroulés entre le 19 et le 24 août.

Le 24, le sergent-chef des S.S., appelé le führer, alla voir les prisonniers à plusieurs reprises. Il s'était radouci. Il leur raconta que ses hommes avaient organisé le massacre d'Oradour-sur-Glane et que lui-même avait cloué le petit enfant de 18 mois sur la porte de l'église...

Entre les mains d'un tel monstre, les prisonniers pouvaient être rassurés...

Nous sommes le jeudi 24 août. Les Alliés sont aux abords de la Capitale et, dans quelques heures, vont y faire leur entrée.

En toute hâte, les monstres quittent le château de Vincennes où, durant plusieurs jours, ils ont accompli d'abominables forfaits.

Pourquoi nos prisonniers ont-ils échappé au massacre et se sont-ils retrouvés libres après avoir frôlé la mort pendant cinq jours ?

Miracle ! Miracle ! ne cesse de répéter le brave brigadier Quillet, et tous ses compagnons partagent son avis.

Samedi 26 août 1944.

Triomphe !

Naguère un vieillard étoilé, qui prétendait représenter le pays, faisait une soudaine apparition dans la capitale pour réconforter les Parisiens de sa présence, expliqua-t-on, et sans doute aussi pour rappeler une fois encore à ceux qui auraient tendance à l'oublier, que la France était vaincue.

Sur son passage se portèrent quelques curieux dont la Presse et la Radio prétendirent qu'ils étaient légion et animés d'un enthousiasme délirant.

Voire !

Les agents de police qui voyaient de près cette mise en scène rigolaient doucement et se disaient :

Quand le général de Gaulle viendra à Paris, le spectacle aura tout de même une autre allure ! Et voici que sonne l'heure triomphale du général exilé !

Cette heure, nous l'attendions depuis des années dans une confiance absolue.

Celui qui pendant quatre ans incarna la Résistance française et fut vraiment notre chef ; celui que chacun de nous appelait de tous ses voeux descend aujourd'hui l'avenue des Champs-Élysées dans une apothéose de gloire.

Il faut remonter à l'inoubliable défilé de la Victoire (14 juillet 1919) pour retrouver un si grand concours de peuple, un enthousiasme aussi unanime, un tel élan de reconnaissance. Sur tout le trajet de l'Arc-de-Triomphe à Notre-Dame, ce fut une immense ovation (qui valait un plébiscite) à l'adresse du général-sauveur.

Vivats, chants patriotiques, larmes de joie et d'émotion témoignent de la haute qualité des sentiments dans lesquels l'immense foule communie.

Cependant, sur ce général que la France accueille aujourd'hui comme son chef incontesté et sur cette foule heureuse accourue pour l'acclamer, des criminels (miliciens ou Allemands perchés sur les toits), se donnant pour mission de refroidir l'enthousiasme, se mettent à tirer des rafales de mitrailleuses.

Des hommes, des femmes, des enfants tombent. Le sang coule.

Sur toutes les voies suivies par le cortège, le crépitement des fusillades se mêle aux acclamations de la foule. Spectacle unique et farouchement beau...

Escorté de nos agents motocyclistes, le général passe sans sourciller, ne ployant jamais sa haute taille, donnant une impression de calme et de sang-froid absolus.

Mes collègues et. moi avons pu l'apercevoir boulevard Saint-Michel alors qu'il essuyait les dernières rafales de mitrailleuses. ll nous est apparu nimbé du prestige d'un grand chef et c'est sans effort qu'est sorti de nos poitrines le cri mille fois répété : Vive de Gaulle ! Vive la France !

Jeudi 12 octobre 1944.

Gloire à nos morts !

La Préfecture de Police honore aujourd'hui la mémoire de ceux des siens tombés pour la Libération.

Elle a choisi pour cadre de cette cérémonie la chapelle et la cour d'honneur des Invalides, lieux hautement évocateurs de gloire militaire et d'éclatants faits d'armes.

Toutes les familles des victimes sont là : pères et mères éplorés, veuves en larmes, petits enfants groupés autour de jeunes femmes voilées de deuil. Entouré de notabilités de la Résistance - au nombre desquelles se trouvent le général Kœnig, le Préfet de Police, les directeurs de la Police municipale et les commissaires divisionnaires Lamboley, Fournet et Pierre - le général de Gaulle, Chef du Gouvernement, préside l'émouvante cérémonie.

Dans la chapelle Saint-Louis, le R.-P. Bruckberger, aumônier général des F.F.I., célèbre la messe et, à l'évangile, adresse des paroles de consolation aux familles des disparus et exalte le courage des vaillants agents de police tombés au premier rang des soldats de la Délivrance. La chasuble de l'officiant est ornée d'une Croix de Lorraine, insigne qui est également déployé sur une immense draperie tricolore tendue derrière l'autel.

Durant l'office, d'impressionnantes sonneries de clairon alternent avec les voix suaves des Petits Chanteurs à la Croix de Bois.

Après la cérémonie religieuse, officiels et assistants se rendent dans la cour des Invalides où plus de 1.000 gardiens de la paix sont alignés au garde à vous.

La Marseillaise retentit... les couleurs tricolores s'élèvent doucement dans le ciel brumeux... le silence tombe... silence solennel, angoissant, au milieu duquel vont bientôt retentir un à un les noms de nos glorieuses victimes.

- Mort au champ d'honneur répond d'une voix ferme un gardien de la paix à l'appel de chacun de nos morts.

Maintenant le général de Gaulle s'avance vers le Préfet de Police pour lui remettre le drapeau qui va devenir l'emblème sacré de notre maison.

Le général y épingle lui-même la Croix de guerre et la Légion d'honneur, puis, d'une voix forte, donne lecture de la magnifique citation rappelant les exploits des courageux gardiens qui :

Bravant l'occupant dès le 15 août, déclenchant la lutte dès le 19 et la poursuivant jusqu'au 26, ont donné à toute la Nation un bel exemple de patriotisme et de solidarité qui fut l'un des premiers facteurs du succès des combats pour la libération de la capitale.

La cérémonie se termine par un impeccable défilé devant le Chef du Gouvernement tandis que la musique de la Préfecture de Police laisse envoler de ses cuivres des airs patriotiques, tels La Marche Lorraine qui remuent profondément l'assistance endeuillée.

Gloire à vous, héros de la Libération ! Mieux que sur le marbre qui vous honorera un jour, vos noms s'inscrivent à jamais dans nos cœurs reconnaissants.

Que vos pères et mères, que vos épouses, que vos fils veuillent bien trouver ici l'hommage respectueux d'un collègue et ami qui vous admire et vous pleure.

Vive Paris !

À la pointe du combat pour la libération de Paris, les agents de police viennent d'écrire la plus belle page de leurs annales, mais, hélas, c'est avec le sang des meilleurs d'entre eux.

138 gradés ou gardiens sont tombés, frappés à mort, au cours de ces jours de combat.

525 ont été blessés.

10 environ ont disparu.

Tous ont accompli des actes de courage et mérité des citations.

Leur attitude crâne et résolue, leur bravoure, leur entrain endiablé ont forcé l'admiration des Parisiens qui ne tarissent plus d'éloges sur les braves agents.

Trempé par l'épreuve, épuré, rajeuni, le corps de police parisien, sous les ordres de chefs courageux et patriotes, se tient prêt à accomplir sans faiblesse les taches vraisemblablement ardues que lui réserve un proche avenir.

Que le Chef du Gouvernement, le général de Gaulle, que M. Luizel, Préfet de Police, comptent sur son concours actif et entièrement dévoué.

Après avoir contribué à la libération des Parisiens, le corps policier veut rester leur gardien vigilant, leur protecteur, leur ami et s'appliquer à maintenir bien haut le prestige de la plus belle des cités.

14 juin 1940 - 25 août 1944.

Après plus de quatre ans d'oppression, d'humiliation et de deuils, Paris, libéré par ses propres forces, renaît enfin à la joie et à la liberté !

Le mauvais rêve est fini ! ... Vive Paris !