Prisonnier en Allemagne, le maréchal demande à se livrer à ses juges

Prisonnier à Sigmaringen, le maréchal Pétain adressait au chancelier Hitler, le 5 avril 1945, la lettre que nous reproduisons ci-dessous. Le " chef de l'État Grand Allemand " n'avait plus que vingt-cinq jours à vivre. Déjà, les armées soviétiques étaient dans les faubourgs de Berlin. Hitler reçut-il cette lettre ?

Je viens d'apprendre que les autorités françaises se disposent à me mettre en accusation, par contumace, devant une Haute Cour de Justice ; les débats s'ouvriraient le 24 avril.

Cette information m'impose une obligation que je considère comme impérieuse et je m'adresse à votre Excellence pour qu'elle me mette en mesure d'accomplir mon devoir.

J'ai reçu, le 10 juillet 1940, de l'Assemblée Nationale, un mandat que j'ai rempli selon les possibilités qui m'étaient laissées. Comme Chef du Gouvernement en juin 1940, à Bordeaux, j'ai refusé de quitter la France. Comme Chef de l'Etat, lorsque des heures graves ont de nouveau sonné pour mon pays, j'avais décidé de rester à mon poste à Vichy. Le Gouvernement du Reich m'a contraint de le quitter le 20 août 1944.

Je ne puis, sans forfaire à l'honneur, laisser croire, comme certaines propagandes tendancieuses l'insinuent, que j'ai cherché refuge en terre étrangère pour me soustraire à mes responsabilités.

C'est en France seulement que je peux répondre de mes actes et je suis seul juge des risques que cette attitude peut comporter.

J'ai donc l'honneur de demander instamment à Votre Excellence de me donner cette possibilité. Vous comprendrez certainement la décision que j'ai prise, de défendre mon honneur de Chef et de protéger par ma présence tous ceux qui m'ont suivi. C'est mon seul but. Aucun argument ne saurait me faire renoncer à ce projet.

À mon âge, on ne craint plus qu'une chose, c'est de n'avoir pas fait tout son devoir et je veux faire le mien.

Veuillez agréer, Monsieur le Chef de l'État Grand Allemand, les assurances de ma haute considération.

signé : PHILIPPE PÉTAIN.

En panier à salade

Bien entendu, la lettre ne reçut aucune réponse. Libéré de sa prison de Sigmaringen, le maréchal revint en France après être passé par le territoire helvétique et son aventure se termina par un nouvel emprisonnement dans un fort de la banlieue parisienne et son transfert au Palais de Justice en fourgon cellulaire - le panier à salade - en sortant duquel il fit son apparition, le 23 juillet 1945, dans la salle d'audiences de la 1re Chambre de la Cour, bourrée d'avocats, d'inspecteurs de police, de journalistes, de photographes et de curieux. Sa silhouette bien connue s'encadra soudain dans la petite porte d'accès. Il était en uniforme kaki, la médaille militaire sur le côté gauche de la poitrine, le képi triplement lauré et les gants blancs à la main. Spontanément, toute la salle se leva...

Le Premier Président Mongibeaux... présidait. L'accusateur public était le Procureur Général Mornet. Une vieille connaissance. En tant que simple lieutenant dans le service de la Justice militaire, il avait requis la peine de mort, en 1917, contre des espions de seconde zone qu'il avait expédiés au poteau de Vincennes. Moins de trente ans après, il allait de nouveau requérir, en robe rouge chargée d'hermine, cette fois contre un maréchal de France. Belle fin de carrière.

C'est à lui que nous allons d'abord donner la parole en citant l'acte d'accusation qui porte sa signature.

Le Maréchal avait choisi la capitulation

Le soir du 16 juin 1940, à Bordeaux, sentant que, sous la pression conjuguée du Général Weygand et du Maréchal Pétain, une importante partie de son Cabinet ne le suivrait pas dans son dessein de continuer la lutte contre l'Allemagne, M. Paul Reynaud remit sa démission au Président de la République.

Celui-ci appela pour le remplacer le Maréchal Pétain qui aussitôt, sortit de son portefeuille une liste arrêtée d'avance comprenant M. Chautemps comme Vice-Président du Conseil, le Général Weygand à la Défense Nationale, l'Amiral Darlan à la Marine et Laval aux Affaires Étrangères. Toutefois ce dernier fut momentanément écarté et remplacé par Paul Baudouin, mais pour rentrer quelques jours après en qualité de Ministre d'État ainsi que Marquet.

Sans plus tarder le Maréchal entama des négociations en vue de la conclusion d'un armistice.

Devant l'avance des troupes allemandes, la question se posa alors de savoir si le Gouvernement ne devrait pas se transporter en Afrique du Nord, tandis que le Maréchal, qui n'avait, d'accord avec Laval, cessé de manifester une volonté bien arrêtée de ne pas s'éloigner de France, resterait dans la métropole avec les titulaires des départements Ministériels ressortissant à la Défense Nationale. Le Président de la République, les Présidents des deux Chambres et les Ministres s'embarqueraient à Port-Vendres, et les Membres du Parlement au Verdon, sur le Massilia, paquebot mis à leur disposition par Darlan.

Finalement, le projet de départ des trois Présidents et des Ministres fut abandonné, seuls une vingtaine de parlementaires s'embarquèrent sur le Massilia, à destination de Casablanca d'où ils revinrent dans le courant de juillet.

Cependant l'armistice était signé le 22 juin. Il comportait l'occupation par l'ennemi des trois cinquièmes du territoire, le désarmement de la France avec la livraison de son matériel, et ce qui, en dépit des déclarations d'Hitler qu'il ne formulerait aucune revendication de ce chef, ne laissait pas d'inquiéter nos Alliés, le rassemblement de la Flotte française, sous le contrôle de l'Allemagne, dans des ports à déterminer.

Le diktat de Vichy

Le 29 juin, le Gouvernement et les Chambres quittaient Bordeaux pour se rendre en zone non occupée, à Clermont-Ferrand d'abord, puis à Vichy. C'est dans cette ville que, le 10 juillet, à la suite d'une série de manœuvres où les interventions de Laval devaient tenir la première place, la Chambre et le Sénat réunis en Assemblée Nationale remirent au Maréchal Pétain le Gouvernement de la République avec mission d'élaborer une constitution que la Nation serait appelée à ratifier.

Voici en quels termes était donné ce mandat :

L'Assemblée Nationale donne tous pouvoirs au Gouvernement de la République sous l'autorité du Maréchal Pétain à l'effet de promulguer par plusieurs actes une nouvelle Constitution de l'Etat Français. Cette constitution devra garantir les droits de la famille et de la Patrie. Elle sera ratifiée par la Nation et appliquée par les Assemblées qu'elle aura créées.

Dès le lendemain, 11 juillet, le Maréchal promulguait trois actes constitutionnels.

Aux termes du premier, l'article 2 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 sur l'élection du Président de la République était abrogé.

Aux termes du second, le Chef de l'État (Pétain se considérait désormais comme tel) avait la plénitude du pouvoir gouvernemental. Il nommait et révoquait les Ministres, qui n'étaient responsables que devant lui et, en attendant qu'il exerçât le pouvoir judiciaire, cumulait le pouvoir législatif avec l'exercice du pouvoir exécutif.

Enfin, l'acte constitutionnel n° 3 disposait que les deux Chambres subsisteraient jusqu'à ce que fussent formées les Assemblées prévues par la déclaration du 10 juillet, mais qu'elles demeureraient ajournées jusqu'à nouvel ordre, et ne pourraient se réunir que sur la convocation du Chef de l'État.

C'était l'aboutissement d'un complot

Ces trois actes allaient sensiblement au-delà, voire même à l'encontre des pouvoirs conférés au Maréchal par l'Assemblée Nationale. Ils étaient l'aboutissement d'un complot fomenté depuis longtemps contre la République, un complot qui, grâce à la défaite, avait réussi, mais dont le succès définitif n'était assuré qu'à condition que cette défaite ne fût pas mise en question.

Le rôle de Pétain, dans la préparation de ce complot au cours des années qui ont précédé la guerre, apparaît surtout comme celui de l'homme sur le nom duquel on se compte et sur qui l'on compte pour prendre en mains le pouvoir, sans d'abord attendre de lui autre chose que l'apport de son nom et de son autorité. Il n'est d'ailleurs pas douteux qu'il ait nourri des sentiments hostiles au régime républicain, communiant en cela avec Maurras aux idées duquel il rendait volontiers hommage, ainsi que cela résulte de la correspondance échangée entre eux, et singulièrement d'un document saisi à l'Hôtel du Parc, où, sans assigner de délais à la réalisation de ses vœux, Pétain n'en exprime pas moins l'espoir de voir la France revenir au principe de l'hérédité monarchique. Mais, sans doute estimait-il nécessaire d'instaurer, au préalable, un régime autoritaire auquel il se sentait prêt pour l'incarner, à faire don de sa personne.

Aussi bien un homme comme Gustave Hervé, d'autant plus chaud partisan d'un ordre moral et militaire qu'il en était davantage écarté dans le passé, mettait-il en lui sa confiance et s'écriait-il dans une brochure bien connue : C'est Pétain qu'il nous faut.

Une réclame plus fâcheuse devait lui venir de Pemjean, Directeur du journal mensuel Le Grand Occident où, dans le numéro d'avril 1939, sous l'emblème de la Francisque et la formule habituelle " Le Judéo Maçonnique, voilà l'ennemi, on pouvait lire en grosses lettres, comme pour résumer tout un programme : Pétain au pouvoir. Hommage bien compromettant de la part d'un homme comme Pemjean, puisqu'à cette date, 1939, on constate qu'il était Directeur local d'une agence d'où dépendait le Grand Occident, et dont le Directeur Général n'était autre que Ferdonnet, le futur traître de Stuttgart.

Pétain était-il le chef de la Cagoule ?

Pétain était-il en relations avec Pemjean et Gustave Hervé ? On peut se poser la question. Plus certains semblent avoir été ses rapports avec quelques-uns de ceux que liait ce qu'on appelle le pacte synarchique, dont le but était de faire de l'organisation professionnelle le cadre même d'un état autoritaire et hiérarchique, idée chère à Pétain, dont la loi du 16 août 1940 marque une première application.

Il était également en rapport avec de Brinon, le fondateur avec Abetz, du Comité France-Allemagne.

Enfin, il est établi que Pétain entretenait des relations avec les principaux membres de l'Association connue sous le nom de La Cagoule, ou, encore, sous les initiales C.S.A.R., dont le but était de renverser la République et de la remplacer par un régime dictatorial à l'instar de ceux de Rome et de Berlin, opération en vue de laquelle d'importants dépôts d'armes en provenance d'Italie et d'Allemagne avaient été constitués. Il suffit de citer les noms d'Alibert et de Deloncle. D'autre part, comment ne pas être frappé de voir dans l'entourage du Maréchal, à Vichy, des hommes comme Méténier, Chef du Service de Protection à sa personne, Gabriel Jantet, attaché à son Cabinet, Darnand en attendant qu'on fît de cet assassin un ministre, Filiol, dit le tueur, ami de Méténier, tous membres de la Cagoule, en relations avec le Docteur Menetrel, Médecin intime du Maréchal.

Comment passer sous silence, les déclarations faites au cours de son procès par le Général Roatta, ex-chef du contre-espionnage italien sous les ordres du comte Ciano, déclarations dans lesquelles le Général parle de Pétain comme d'un des chefs de la Cagoule, association qu'il connaissait pour s'être mis en rapport avec Méténier, le futur chef du Service de Protection du Maréchal, en vue de l'assassinat des frères Rosselli à Bagnoles-de-l'Orne.

... Et avait-il partie liée avec Franco et Hitler ?

Mais un document décisif vient d'être porté à la connaissance des Magistrats instructeurs : il s'agit d'un procès-verbal relatant les révélations faites par Alibert en novembre 1942, et d'où il résulte que ledit Alibert faisait partie de la Cagoule, ainsi que Darlan, Huntziger, Déat, Laval, et autres, et aussi le Maréchal Pétain qui en était le drapeau ; que leur intention était de prendre le pouvoir pour instituer un régime sur le modèle de Franco en utilisant les services de celui-ci, et au besoin l'appui d'Hitler.

Profitant de son Ambassade à Madrid, Pétain, selon les dires d'Alibert, s'était servi de Franco comme intermédiaire auprès d'Hitler, lequel s'était montré favorable au projet des conjurés, leur avait même fourni un concours financier, en même temps que promis un appui militaire. Alibert ajoutait qu'après que la guerre eut éclaté et que l'armée française eut été vaincue, l'Armistice fut demandé selon les termes qui avaient été convenus d'avance avec Hitler, mais que celui-ci ne tint nullement ses promesses, et, au lieu d'aider à refaire la France sans la République, laissa son Parti nous imposer des conditions draconiennes, d'où rupture entre ceux qui, comme Alibert, ne voulaient plus avoir de relations avec Hitler et ceux qui, comme Laval et Déat, voulaient, au contraire, s'engager dans la voie de la Collaboration.

L'évolution du complot contre la Sûreté intérieure de l'Etat est aussi nettement indiquée et comme quoi il devait aboutir à une entente avec l'ennemi en vue d'un résultat qui ne pourrait être obtenu qu'en favorisant ses entreprises.

Le document en question projette un singulier jour sur le rôle de Pétain lorsqu'il était Ambassadeur à Madrid. Sa sympathie pour le régime de Franco était certaine, et non moins certains ses efforts en vue d'un rapprochement étroit de la France avec le nouveau Dictateur, rapprochement qui ne se concevait qu'en corrélation avec un accord avec Hitler. La crainte du communisme était un bon terrain à exploiter en ce sens et, sans parler des voyages que l'Ambassadeur faisait incognito à Paris, on ne peut pas ne pas être frappé de ce qu'ont révélé les débats de la Cour de Riom à l'occasion de la déposition du Général au sujet des renseignements fournis par l'Ambassade de France à Madrid à l'effet d'être communiqués aux Commandants de Régions et d'après lesquels un putsch communiste était sur le point de se produire dans l'Armée.

À ce point de l'exposé des faits reprochés à l'inculpé, la preuve de l'attentat contre la Sûreté intérieure de l'État, dont il s'est rendu coupable, est incontestablement établie, celle du crime d'intelligence avec Hitler dans la période précédant la guerre ne l'est pas moins. Reste à exposer comment après la défaite, et l'accession, grâce à elle, du Maréchal Pétain au pouvoir, a continué de se manifester la politique de trahison dont la France a été victime.

Mais ici les faits parlent suffisamment haut : il suffira de les rappeler et de les coordonner.

L 'humiliante collaboration, l'asservissement de la France à l'Allemagne

La France est en droit de reprocher au Maréchal, en premier lieu, d'avoir fait de l'acceptation définitive de sa défaite l'article fondamental de la politique à suivre, et d'avoir ensuite admis le principe de sa responsabilité dans le passage de l'état de Paix à l'état de guerre.

Elle peut lui reprocher en outre, comme une atteinte à sa dignité, l'accord de Montoire en tant que collaboration du vaincu avec son vainqueur, et le lui reprocher encore en tant qu'il ne consacrait pas seulement une collaboration humiliante mais bien l'asservissement de la France à l'Allemagne, asservissement auquel, sur le terrain législatif, le Gouvernement de Vichy s'est prêté en calquant sa législation sur celle du Reich, en ne se bornant pas à cela, en mettant hors la loi commune des catégories entières de Français et en organisant la persécution contre elles à l'instar de ce qui se passait sous le régime hitlérien, puis encore en livrant lui-même aux bourreaux les victimes qu'exigeait de lui le Reich comme pour mieux marquer son humiliation.

La France est encore fondée à reprocher au Gouvernement du Maréchal d'avoir contribué au fonctionnement de la machine de guerre allemande en lui fournissant volontairement des produits et de la main-d'œuvre, allant dans cette voie jusqu'à ordonner une véritable mobilisation au profit du Reich.

Elle ne saurait, d'autre part, pardonner au Maréchal d'avoir mis sa main dans celle de l'homme qui a déclaré souhaiter la victoire de l'Allemagne.

Les lois raciales, les juridictions d'exception

Au surplus, il est des manifestations et des actes qu'aucune argumentation, si subtile soit-elle, ne peut, dans les conditions où se trouve la France, expliquer en dehors d'une volonté de complaisance équivalant à la trahison.

Comment se justifier d'avoir, au lieu de se retrancher derrière l'impossibilité d'aller à l'encontre de toute la législation, comme de toutes les traditions françaises, édicté ces abominables lois raciales dont il eût cent fois mieux valu laisser aux autorités occupantes le soin d'en appliquer les principes ?

Comment justifier la monstrueuse création des Sections spéciales des Cours d'Appel, avec injonction aux Magistrats, d'ordre des autorités allemandes, d'assassiner par autorité de justice les malheureux qu'on leur déférait ?

Comment justifier la création d'une Cour Suprême de Justice avec mission d'établir, sous le contrôle de l'envahisseur, la responsabilité de la France dans la guerre, puisqu'on chargeait la Cour de rechercher les responsabilités encourues dans les actes qui ont contribué au passage de l'état de paix à l'état de guerre à la charge de la France, et de l'autre, à l'aggraver du fait qu'elle n'avait pas, dès le mois de mai, demandé l'armistice.

Un associé aux ordres du führer

Et lorsque les Magistrats, refusant de donner cette satisfaction à Hitler, se bornent à rechercher à qui incombent dans l'impréparation de la guerre, des responsabilités que les débats mettront en partie à la charge de Pétain, n'est-ce point consacrer officiellement l'asservissement de la France que de dessaisir, sur l'ordre d'Hitler, la juridiction qui a pris sur elle de se dérober à ces exigences ?

Un associé aux ordres du Führer, tel apparaît le Chef d'État qui, jusqu'à la fin, a couvert de son autorité de tels actes.

Quelques citations empruntées à ses messages ou allocutions eussent à la rigueur suffi à le démontrer, tant il est vrai qu'il est de ces phrases excluant, dans les circonstances où elles sont dites, toute possibilité d'en désavouer ultérieurement la portée.

Je ne fais que me répéter chaque matin que nous sommes vaincus et que la France doit renoncer à des prétentions auxquelles nous n'avons plus droit. C'est ce qu'un Maréchal de France trouve à dire à des officiers réunis pour le saluer à son passage dans une ville du Centre.

En participant à la croisade dont l'Allemagne a pris la tête, acquérant ainsi de justes titres à la reconnaissance du inonde, vous contribuez à écarter de nous le péril bolcheviste... C'est ce discours qu'adresse Pétain aux Légionnaires au début de novembre 1941.

Même thème en 1944, à la fin du mois d'avril.

Quand la tragédie actuelle aura pris fin et que, grâce à la défense du Continent par l'Allemagne, notre civilisation sera définitivement à l'abri du danger que fait peser sur elle le bolchevisme, l'heure viendra où la France retrouvera sa place.

Enfin cette dernière phrase, où l'on serait tenté de voir une ironie déplacée à l'adresse des Français travaillant en Allemagne ; Ayez sans cesse à l'esprit cette certitude que vous travaillez pour la France.

En attendant que d'ici sa comparution les événements et, plus tard, l'histoire, apportent de nouveaux éléments à l'appui de la culpabilité de Pétain, celle-ci est dès maintenant suffisamment établie pour justifier son renvoi devant la Haute Cour.

Mornet demande la peine de mort

Pour le réquisitoire qu'il prononça le 12 août 1945, à l'issue de la 18e audience du procès, le Procureur Général Mornet reprit un à un tous les arguments dont il s'était servi pour établir l'acte d'accusation. Il en fit la synthèse au cours de sa péroraison :

Dans une pêle-mêle d'indignation, il cite - un armistice conclu dans la honte, avec des clauses déshonorantes et sacrifiant délibérément la flotte française ;

- l'assassinat de la République ;

- l'annexion de l'Alsace-Lorraine ;

- la collaboration ;

- Montoire ;

- l'imitation de l'Allemagne ;

- les lois raciales ;

- et les déportations à l'ombre de la collaboration :- 110.000 déportés politiques ; 120.000 déportés raciaux, dont 1.500 sont revenus.

Comment la situation des Français aurait-elle pu être pire ?

Et le crime le plus grave, c'est peut-être encore que, pendant quatre ans, cette politique, aux yeux de l'étranger, a jeté le doute et le déshonneur sur la France. Le Procureur Général cite, avec bonheur, Juvénal : C'est la pire des forfaitures que de préférer la vie aux raisons de vivre.

Enfin, ce sont les paroles finales :

- Me plaçant sur le terrain de la loi, le seul sur lequel je puisse me placer, bravant les menaces de mort qui m'arrivent comme les injures d'une minorité que sa haine ou sa foi aveuglent encore, songeant à tout le mal qu'on a fait à la France, cette France dont Michelet a dit que son agonie serait l'agonie de l'Europe, cette France à laquelle il semble que, parfois, l'on conteste encore le droit de reprendre la place qu'elle a occupée autrefois et qu'elle doit occuper encore; songeant à tout le mal qu'a fait, qu'ont fait à cette France un nom et l'homme qui le porte avec tout le lustre qui s'y attachait ; parlant sans passion, ce sont les réquisitions les plus graves que je formule au terme d'une trop longue carrière judiciaire et arrivé, moi aussi, presque au déclin de ma vie, non sans une émotion profonde, mais avec la conscience d'accomplir ici un rigoureux devoir : c'est la peine de mort, que je demande à la Haute Cour de Justice de prononcer contre celui qui fut le Maréchal Pétain.

LA DÉFENSE

Tristesse et honte

La parole est à la défense : c'est la 19e audience, le 13 août 1945. Elle se présentera comme une sorte de tryptique. Le panneau central sera le Bâtonnier Payen ; les deux volets, Me Lemaire et Me Isorni.

La tristesse et la honte : c'est ce que le Bâtonnier Payen éprouve d'abord :

- Je me lève devant vous (il s'adresse aux jurés) avec une immense tristesse. Pour la première fois sans doute on traîne devant les tribunaux, pour qu'ils le condamnent à mort, un vieillard sur qui la mort plane déjà, un vieillard de quatre-vingt-dix ans. Et c'est la France, c'est la doulce France qui donne ce spectacle au monde, et ce vieillard est le plus glorieux de ses fils !

Sur la carrière du maréchal, quelques mots seulement : c'est tout bonnement le rappel de ce que tout le monde sait, pourquoi le répéter dans ce débat humiliant ? Qui a oublié le fameux ordre du jour : Courage, on les aura !

Extraordinaire modestie, absence d'ambition,

désintéressement, loyalisme

Malgré tous les honneurs reçus pendant la guerre, après la guerre, tous ceux qui l'ont vu ont toujours vanté son extraordinaire modestie, sa complète absence d'ambition ; son désintéressement s'accompagne de loyalisme, d'un loyalisme absolu envers la République. Aucune intrigue, aucune ambition politique, pendant sa longue carrière, aucune cupidité. Il n'a pas fait comme tant d'autres : dans la retraite, il n'a pas accepté la riche prébende de conseils d'administration.

Il a vécu dans le Midi, dans sa petite maison de Villeneuve-Loubet, ou l'hiver à Paris, avec simplicité, dans un appartement de sous-lieutenant. De toutes les sommes qu'il a touchées, il ne reste, à peu près rien ; tout a passé en secours à des malheureux ou en subventions à des œuvres de guerre. Et il y a eu une expertise, qu'on a cru devoir faire sur son patrimoine !

Voilà l'homme. L'homme désintéressé, l'homme modeste, vénérable par son âge, glorieux par ses victoires, et qu'on traîne devant vous, qu'on a amené ici dans une voilure cellulaire !

Le complot ? Abomination !

Sans doute, le complot a été remplacé par la préméditation dans la bouche du Procureur Général, mais, ce qui est écrit, c'est : Chef d'un complot contre la République fomenté dès avant la guerre, il parvint, en 1940, à le faire aboutir grâce à la défaite de son pays, et il chercha à en assurer le succès définitif en empêchant que cette défaite fût remise en question.

- Quelle abomination ! s'écrie le Bâtonnier Payen ; « Balayons toute cette boue, n'est-ce pas ?

Pensant à l'étranger, qui nous regarde peut-être .avec surprise, le défenseur se fait plus amer et plus violent :

Je le répète du fond de mon cœur, je vous l'assure presque les !armes aux yeux, quelle tristesse quand je pense aux échos de ce procès qui, dans le monde entier, vont retentir ! Quelle tristesse ! Quelle honte !

Sur le fond de l'affaire, le Bâtonnier Payen, qui plaide sans grands mots, mais avec une conviction singulièrement persuasive, affirme que le bon sens suffit à discréditer la poursuite.

Il n'y a rien à dire, et l'on ne dit rien du Maréchal, jusqu'à cette période de 1934-1935 où, s'il faut en croire l'accusation, le maréchal aurait pris goût à la politique, au complot et à la conspiration ! Or, le maréchal avait quatre-vingts ans à l'époque. Et l'on veut que pour la première fois à quatre-vingts ans cet homme ait senti une ambition assez forte et assez particulière pour lui faire bouleverser son activité et, qui plus est, ses sentiments ! C'est à quatre-vingts ans que ce vieux soldat, toujours loyal aurait entrepris de trahir son pays au profit de l'ennemi ! À qui le fera-t-on croire ?

Heureusement pour elle l'accusation a abandonné - à peu près abandonné - l'inculpation d'atteinte à la sûreté intérieure de l'État. Elle l'a abandonné un peu tard. Singulier acte d'accusation, au surplus où tout est écrit au conditionnel !

Arrivons au mois de juin 1940.

Fallait-il, oui ou non...

Si l'armistice n'était pas intervenu...

Voici donc le Maréchal Pétain, Président du Conseil, intronisé, si l'on peut dire, avec toutes les herbes de la St-Jean. - En passant, le Bâtonnier Payen reproche à MM. Herriot et Jeanneney de s'être défendus d'avoir participé à la désignation du Maréchal ; il trouve un peu ridicule d'imaginer qu'à ce moment grave, le Président Lebrun, respectueux au point que l'on sait des règles constitutionnelles, ait pu songer à manquer de consulter le second et le troisième personnage de l'Etat, comme il convenait,

Le Maréchal, Président du Conseil, l'armistice est signé. Le Bâtonnier Payen ne redoute pas la discussion, on l'a vu. Il va s'en prendre à bras le corps, si l'on peut dire, à l'armistice, dont la signature n'a pas été un forfait à l'honneur; l'armistice dont il va dire maintenant qu'il a été bienfaisant et qu'il a facilité l'heureuse issue de la guerre. Il ne va pas le dire avec cette précision, cette brutalité : c'est une question qu'il pose. Les étrangers lui fourniront la réponse.

Dans les pays étrangers : les États-Unis, la Suisse, l'Angleterre - pays libres, insiste le Bâtonnier - sur ce sujet brûlant, les journalistes, à bien des reprises, ont fait connaître leur pensée : Si l'armistice n'était pas intervenu, il y aurait eu, non pas cinquante-deux départements occupés, mais quatre-vingt-dix. Si l'armistice n'était pas intervenu, les Allemands auraient pris en France trois millions de prisonniers supplémentaires ; en sorte que, Messieurs de la Résistance, vos maquis eussent été beaucoup moins fréquentés !

Si l'armistice n'était pas intervenu, les Allemands auraient, sans difficulté, occupé le Maroc et l'Algérie. C'est ce que disait, à Wiesbaden, un général allemand grincheux, violent et véridique, au Général Huntziger : c'est l'armistice seul qui a empêché le développement de la victoire militaire, qui comportait la conquête de l'Afrique du Nord.

Si l'Afrique du Nord avait été, en 1940, occupée par les Allemands, ce ne sont plus les Italiens, mais la Wehrmacht qui aurait dirigé et soutenu l'attaque contre la Lybie et l'Égypte et, sans froisser personne, ne peut-on pas dire que l'Égypte, même avec le secours des Anglais, aurait moins bien résisté aux Allemands qu'aux Italiens ?

Est-ce jouer double jeu ?

L'armistice signé, la France se trouve en présence du régime qui sera le sien pendant quatre ans. Deux thèses, ou deux tendances, s'opposent : celle de Laval et de ses amis, qui commettent cette catastrophique erreur de considérer comme définitive la victoire allemande sur l'Europe - ont-ils, en pratiquant cette politique, commis un crime ? La Cour aura à en juger un autre jour. Mais cette politique d'abandon, d'union difficile et à longue échéance avec l'Allemagne, ne furent jamais celles du Maréchal Pétain.

Les révoltes à main armée n'étaient pas, à ce moment, possibles. Le blâme sur les attentats contre les membres de la Wehrmacht vient d'ailleurs aussi bien du Général de Gaulle que du Maréchal Pétain.

Ce qu'il s'agissait de faire, c'était, dès 1940, de refuser aux Allemands tout ce qu'on pouvait leur refuser, et de n'exécuter l'armistice que dans ses limites les plus strictes.

Etait-ce jouer double jeu ? Les mots, ni les définitions, ne font pas peur au Bâtonnier Payen. De même qu'il a abordé en face la discussion de l'armistice, il aborde en face ce fameux double jeu : Double jeu signifie que l'on joue sur les deux tableaux, ou plutôt sur l'un que sur l'autre, selon que se précisent les chances de l'un et de l'autre. Ceux qui ont fait cela, le Bâtonnier Payen les abandonne; qu'on n'en parle pas, ce sont, sans doute, des traîtres.

Mais, ce qu'ont fait la plupart de ceux qu'on accuse d'avoir joué le double jeu, c'est d'avoir paru s'entendre avec les Allemands, parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement, peut-être parce qu'ils y avaient un certain avantage superficiel ;

mais combien en avons-nous vu qui travaillaient pour la France, pour les Français !

En tout cas, ce qu'a fait le Maréchal, c'est tromper l'ennemi. Or, tromper l'ennemi, tromper l'adversaire vainqueur, qui a jamais prétendu que c'était un crime ?

Le maréchal ne pouvait même pas se taire...

Est-ce que le Maréchal n'a pas considéré l'intérêt supérieur du pays ? S'il a paru donner des gages à l'Allemagne, c'est parce qu'il était nécessaire qu'il en donnât, dans l'intérêt de la France, en ne pensant jamais qu'à la France.

Dire de lui qu'il s'est constamment plié aux exigences de l'ennemi, c'est dire inexactitudes sur inexactitudes. L'Histoire de ces quatre années est jalonnée de refus : refus de bases aériennes en 1940 ; refus d'aller à Berlin ; refus du protocole Darlan ; refus de l'alliance désirée par Laval ; refus de céder des bases à Dakar ; refus d'entrer en guerre contre l'Angleterre.

Tous les témoins ont dit, affirmé ou confirmé cela. Des gages, peut-être, mais rien, jamais, d'essentiel n'a été cédé.

Le Maréchal a été souvent contraint d'agir ou de parler sous la menace. Et ce fut pour lui autant de blessures. - Pourquoi cédait-il à la menace ? Uniquement pour éviter un mal pire. Ainsi, des hommes simples, comme le Général Doyen, se demandent pourquoi, le Maréchal écrivit une lettre où il affirme que rien n'est changé dans la politique extérieure de la France. Mais c'est que les menaces de représailles, à ce moment-là, étaient extrêmement précises : augmentation des prélèvements de farine et de viande, fermeture rigoureuse de la ligne de démarcation, aggravation du sort des prisonniers, prise d'otages.

Évidemment, refuser de parler, refuser, plus tard, de reprendre Laval, c'était un beau geste, un beau geste pour le Maréchal, mais les conséquences de ce beau geste, tous les Français les auraient supportées. Le Maréchal ne pouvait même pas se taire, comme on a dit.

Le Général de Gaulle lui-même a su s'imposer silence

Le Bâtonnier ironise avec gravité sur les propos tenus par un témoin : Il fallait défendre la France pied à pied, nous a-t-on dit, quitte à se laisser ensevelir sous les décombres. C'est vite dit. On a le droit de penser qu'il faut y regarder à deux fois, lorsqu'il ne s'agit pas de la mort d'un individu, mais de celle de tout un peuple.

Ces silences, et ces gestes de concession apparente, le Maréchal Pétain a-t-il été, d'ailleurs, le seul à les observer ou à les accomplir ? - Le Bâtonnier Payen est vraiment un avocat de grande classe. Il sait traiter les sujets les plus brûlants avec une finesse, qui fait passer, qui 'fait porter tout ce qu'il dit :

Quand les troupes anglaises, il n'y a pas si longtemps, ont fait violence à nos compatriotes en Syrie. Quand elles ont expulsé sans beaucoup de douceur tous les Français et toutes les Françaises installés en Syrie, depuis de longues années pour certains, l'intérêt suprême de notre pays a exigé - je n'ai pas besoin de dire pourquoi que le Général de Gaulle ne s'insurgeât qu'en paroles.

Quand des milliers et des milliers de prisonniers français ont été gardés par les Russes, l'intérêt du pays a exigé que le Général de Gaulle ne s'insurgeât point - et, ici encore, je n'ai pas besoin de dire pourquoi. Il a souffert certainement, il s'est tu, il a attendu et il a eu raison.

Qu'on fasse donc crédit au Maréchal, qui n'a pas agi autrement et qui, devant les souffrances de son pays, s'est senti presque impuissant. Il a attendu. Il a souffert en silence. Et, lui aussi, il a eu raison.

Pas mécontent de Montoire

Le maréchal a su, a autorisé beaucoup de choses. Il a su le camouflage du matériel, les mesures prises contre la propagande allemande dans l'armée. Il a su qu'un prétendu service de démographie institué à la barbe des Allemands était destiné à préparer une mobilisation. Il est au centre des négociations poursuivies depuis l'armistice avec nos Alliés : accords Halifax, accords Worms, transfert à l'Angleterre du bénéfice de tous les contrats d'armements passés avec les États-Unis, envoi par Casablanca des plans et maquettes des chars de combat français...

Mais, pour les prisonniers, le Maréchal n'hésita jamais à essayer d'amadouer les vainqueurs. Pris de court au moment de Montoire, il faut bien reconnaître que le Maréchal n'en revint pas mécontent. Il espérait y avoir trouvé quelque chose. Il se disait : J'encaisse au comptant ; je paie à terme une somme qui n'est pas encore fixée.

La résistance à Dakar avait pour but d'empêcher les Allemands, à tout prix, d'intervenir. Si d'ailleurs le Maréchal a été profondément ému au moment de Dakar, en 1940, n'avait-il pas le droit de l'être en pensant à Mers el-Kébir ? Le colonel Groussard n'a-t-il pas été envoyé à Londres ? Les consulats américains, installés en Afrique dans une proportion qu'aucun commerce ne justifiait ?

Ce Chef d'État, qui savait rester en liaison avec nos anciens alliés en semblant céder un peu pour garder davantage, a fait preuve d'une indulgence certaine et l'on peut dire, totale, pour ceux qui avaient choisi de mener le combat à découvert : la dissidence. Toutes les délégations de soldes ont été maintenues aux familles des officiers passés aux rangs de la dissidence; on a réintégré dans l'armée les officiers gaullistes faits prisonniers à Dakar.

Quand le Général de Gaulle a dû être condamné, le Maréchal Pétain a vu son dossier et l'a annoté de sa main. Voici la note : Le jugement du Général de Gaulle fut imposé par une nécessité de discipline ; mais il est évident qu'il ne peut être que de principe. Il n'a jamais été dans ma pensée de lui donner de suite.

On ne se faisait pas d'illusions en Allemagne sur les véritables sentiments du Maréchal.

De M. Stucki, le Bâtonnier Payen invoque le témoignage. Avant de lire la lettre du diplomate suisse, il révèle que de ce témoignage très précieux, il s'en est fallu de peu que nous fussions privés. En effet, des questions écrites transmises par la Haute Cour à Berne, par l'intermédiaire du ministre des Affaires Etrangères, se sont curieusement égarées sur la route et ne sont même jamais parvenues à M. Stucki. Il a fallu que par l'intermédiaire de l'ambassade suisse en France, M. Stucki se mit directement à la disposition de la défense. Les questions furent alors transmises par télégramme et la réponse de M. Stucki arriva enfin au Bâtonnier Payen à la date du 13 août.

Voici la réponse de M. Stucki telle que la fait connaître le Bâtonnier :

Au cours des quatre années et plus de ma résidence à Vichy, j'ai rencontré très fréquemment le Maréchal Pétain. Nous nous entretînmes souvent du problème de la collaboration franco-allemande. Le Maréchal Pétain manifesta toujours à l'endroit des Allemands une grande aversion, voire des sentiments de haine marquée. Souvent, il me déclarait à peu près ceci : La France est battue ; les Allemands sont, pour le moment, Seigneurs tout-puissants dans notre pays. Il faut nous accorder avec eux d'une manière ou d'une autre ; cela est bien amer et difficile, mais c'est nécessaire s'il faut sauver la France pour un avenir meilleur. J'estime de mon devoir de rester dans le pays et d'atténuer par ma présence, dans la mesure du possible, les souffrances de la France. - Je n'ai jamais eu l'impression que le Maréchal Pétain, au contraire de certains autres Français, ait jamais sérieusement cru en une collaboration durable et profonde avec l'Allemagne. Je sais, d'après de nombreuses remarques de diplomates et d'officiers allemands, que l'on ne se faisait point d'illusions, en Allemagne, sur les véritables sentiments et intentions du Maréchal, qu'on ne lui accordait aucune confiance et qu'à toute occasion, on essayait de réduire ses pouvoirs et son influence et qu'il était étroitement surveillé.

Et c'est à propos d'un tel homme qu'on parle de trahison ! s'indigne le Bâtonnier Payen.

Le dernier quart d'heure

il a tenu

Automne 1943 - La coupe est pleine. Le Maréchal n'en peut plus. Il veut en finir.

Le Maréchal veut en finir. Pour cela, il essaie de se rapprocher de la dissidence et il veut liquider Laval définitivement. L'essai de rapprochement avec la dissidence - c'était, à ce moment-là, le Général Giraud - échoue. Quel dommage ! s'écrie le Bâtonnier Payen. La liquidation de Laval, le Maréchal veut la réaliser en convoquant l'Assemblée Nationale et en lui demandant de lui choisir un successeur. Par on ne sait quelle indiscrétion, les Allemands sont malheureusement prévenus ; ils interdisent toute émission à la radio, ils interdisent toute convocation. Abetz accourt à Vichy dans un grand appareil guerrier.

Et le Bâtonnier Payen reprend sa plaidoirie en commentant la lettre du ministre des Affaires Etrangères allemand. Ribbentrop disait en somme au Maréchal : Vous pouvez vous en aller si vous voulez. Or, le Maréchal ne pouvait voir dans cette phrase que la certitude menaçante, au cas où il s'en irait en effet, de son remplacement par Doriot, Déat, etc. D'autant plus qu'à ce moment même, ces hommes : Déat, Darnand, de Brinon, avaient établi un plan de redressement national français, qui constituait un abandon complet de la chose française entre les mains des Allemands.

Le Maréchal est donc une nouvelle fois resté - veillé de très près, cette fois, par le plus sévère et le plus fourbe des geôliers : M. von Renthe-Finck. Il est resté parce que voici le dernier quart d'heure, il faut tenir, on tiendra et il a tenu !

Quand cessera-t-elle la discorde de la Nation ?

Un autre défenseur du maréchal Pétain, Me Jacques Isorni, était alors l'un des nouveaux jeunes maîtres du barreau. Il avait une partie très difficile à jouer : défendre la politique intérieure du gouvernement de Vichy. Il parla le langage du bon sens, de l'intelligence, de l'émotion sobre et contenue.

Cette politique intérieure, il la définit ainsi : Sauvegarder, défendre, acquérir des avantages matériels, mais souvent au prix de concessions morales... Il démontra que 16 % de la population ouvrière française était partie travailler en Allemagne, contre 80 % en Belgique où il n'y avait pas de gouvernement. Il n'hésita pas à distinguer l'action du Maréchal de celle de ses ministres et, en ce qui concernait la Milice, il lut la lettre de Pétain adressée à Laval : ...Il importe que M. Darnand... prenne des mesures urgentes pour enrayer le drame qui se prépare. Sinon la France, un jour libérée, verra son territoire transformé en un vaste champ clos de règlements de comptes et des Français feront encore, dans les deux camps, les frais de cette guerre fratricide...

Citons quelques phrases de sa péroraison :

...Depuis quand notre peuple a-t-il opposé Geneviève, protectrice de la ville, à Jeanne, qui libéra le sol ? Depuis quand, dans notre mémoire, s'entr'égorgent-elles, à jamais irréconciliables? Depuis quand, à des mains françaises qui se tendent, d'autres mains françaises se sont-elles obstinément refusées ?

O, ma patrie, victorieuse et au bord des abîmes ! Quand cessera-t-il de couler, ce sang, plus précieux depuis que nous savons qu'il n'y a plus que des frères pour le répandre? Quand cessera-t-elle, la discorde de la Nation ? Messieurs, au moment même où la paix s'étend enfin au monde entier, que le bruit des armes s'est tu et que les mères commencent à respirer, ah ! que la paix, la nôtre, la paix civile, évite à notre terre sacrée de se meurtrir encore !

Magistrats de la Haute Cour, écoutez-moi, entendez mon appel. Vous n'êtes que des juges ; vous ne jugez qu'un homme. Mais vous portez dans vos mains le destin de la France.

Je n'ai eu d'autre ambition que de servir la France

Sur la dernière question du Président, le Maréchal s'est levé :

Oui, dit-il je veux prendre la parole. Au cours de ce procès, j'ai gardé volontairement le silence, après avoir expliqué au peuple français les raisons de mon attitude. Ma pensée, ma seule pensée a été de rester avec lui sur le sol de France, selon ma promesse, pour tenter de le protéger et d'atténuer ses souffrances. Quoi qu'il arrive, il ne l'oubliera pas. Il sait que je l'ai défendu comme j'ai défendu Verdun.

Messieurs les Juges, ma vie et ma liberté sont entre vos mains, mais mon honneur, c'est à la Patrie que je le confie. Disposez de moi selon vos consciences ; la mienne ne me reproche rien. Car, pendant une vie déjà longue, et parvenu par mon âge au seuil de la mort, j'affirme que je n'ai eu d'autre ambition que de servir la France.

Les débats sont clos, proclame le Premier Président.

La condamnation à mort

L'arrêt condamnant le maréchal Pétain fut rendu par la Haute Cour de Justice le 15 août 1945. Il comportait de nombreux attendus que nous ne pouvons citer en entier. Nous nous bornerons à citer les derniers qui résument toute l'accusation.

Attendu, que s'il est peu probable que cette politique ait trompé les Allemands, elle a eu par contre pour effet certain d'égarer un nombre considérable de Français qui, de bonne foi, sous la caution d'un maréchal de France et au vu de nombreux textes émanant de la main de celui-ci et dont le sens était non équivoque (lettres à Hitler, lettre au roi George VI, à Roosevelt, félicitations pour le nettoyage de notre sol, après la tentative manquée du débarquement anglais de Dieppe, innombrables messages où étaient flétries les agressions anglo-américaines, etc. ..., ont cru que le devoir était d'abandonner nos anciens alliés et d'entreprendre une collaboration avec l'Allemagne, en vue de l'établissement d'un nouvel ordre européen, formule qui dissimulait d'ailleurs mal le désir d'hégémonie d'Hitler;

Attendu, enfin, que quels que soient les crimes de ceux qui ont exercé le pouvoir dans cette période sous l'autorité du Maréchal, celui-ci, qui avait accepté de les appeler à ses côtés, et avait, aux termes même de ses actes constitutionnels, déclaré assumer toutes les conséquences de sa politique, doit dès lors être tenu pour responsable des actes accomplis sous son autorité ;

Attendu que si de lourdes présomptions peuvent être tirées contre Pétain du fait qu'il a appelé dans ses divers gouvernements des hommes mêlés à des mouvements factieux, la preuve n'est pas suffisamment rapportée qu'il y ait eu entre eux et lui un véritable complot contre la sûreté intérieure de l'État ;

Attendu, par contre, qu'il ressort de l'instruction que, en prenant le pouvoir, Pétain a eu pour objet de détruire ou changer la forme du gouvernement et qu'il l'a effectivement changée;

Attendu que la preuve de la préméditation et de la pensée profonde de l'accusé résulte de sa réponse en date du 11 décembre 1943 à une lettre outrageante de Ribbentrop ; Que, dans cette réponse, en effet, Pétain prétend faire valoir le bien-fondé d'une politique pour laquelle il avait demandé l'armistice ;

Qu'il est difficile d'imaginer un aveu plus clair du dessein politique dans lequel l'accusé avait misé sur la capitulation ;

Attendu enfin qu'il n'est pas douteux qu'il a entretenu des intelligences avec l'Allemagne, puissance en guerre avec la France, en vue de favoriser les entreprises de l'ennemi ; crimes prévus et punis -par les articles 75 et 87 du Code pénal ;

Par ces motifs, Condamne Pétain à la peine de mort, à l'indignité nationale, à la confiscation de ses biens.

Tenant compte du grand âge de l'accusé, la Haute Cour de Justice émet le vœu que la condamnation à mort ne soit pas exécutée.