CHAPITRE PREMIER

VENT PRINTANIER

La journée du 15 juillet 1942 touche à sa fin. Les bureaux et les ateliers se vident bien qu'au soleil il ne soit que 16 heures : on vit à l'heure allemande. Le retour des gens qui travaillent s'amorce : il est hérissé d'obstacles. Les banlieusards vont prendre d'assaut les trains, dont le nombre est réduit à un strict minimum, et les rares autobus, gros monstres fatigués que déforme la tumeur du gazogène. Le métro fonctionne bizarrement. Il est rapide, parce qu'il brûle une quantité de stations fermées, mais il est sujet à d'interminables arrêts car la moindre alerte l'interrompt au moins pour deux heures. De toute façon, il est plein à craquer, surtout le dernier wagon, le dernier wagon, le seul dans lequel sont autorisés à monter les porteurs de l'étoile jaune, les juifs, astreints depuis peu à arborer cet insigne.

Les files d'attente sont déjà longues devant les magasins d'alimentation : cette semaine le ticket DN donne droit à 250 grammes de pâtes ou de tapioca, le ticket 36 à 250 grammes de haricots verts ou de mange-tout et le ticket DR à 250 grammes de petits pois écossés. Dans ces alignements de femmes lasses et amaigries, inutile de chercher des juives : elles n'ont le droit de faire leurs courses qu'entre 15 et 16 heures, au moment où la plupart des boutiques sont fermées.

Comme il fait très chaud, les gens s'attardent aux terrasses pour y déguster de vagues apéritifs saccharinés, en contemplant un Paris très beau, vide de voitures et encombré de vélos, mais que défigurent les grands panneaux indicateurs blancs bordés de noir rédigés en allemand. Des regards inquiets se lèvent de temps en temps vers le ciel d'été : à quand la prochaine alerte ?

Cependant, dans tous les bureaux qui dépendent de la direction de la police, de la préfecture ou du ministre de l'Intérieur, c'est un véritable branle-bas de combat. On s'affaire, on déploie une activité fiévreuse, le téléphone sonne sans arrêt.

En effet, quelques heures seulement séparent encore Paris de la plus grande opération de police, de la plus grande rafle que la ville ait connue depuis l'arrestation des Templiers et la Saint-Barthélemy. L'heure H est fixée à 3 heures du matin et il reste des centaines de dispositifs à vérifier.

Une opération d'une telle importance, cela porte un nom. En l'honneur du général des SS, Reinhardt Heydrich, abattu le mois précédent à Prague par des patriotes tchèques, on a baptisé Reinhardt le gigantesque ratissage de juifs voués à l'extermination qui se déclenche dans toute l'Europe occupée. Puis, comme il faut de l'ordre et de la méthode, quelque fonctionnaire nazi, qui peut-être, ce soir, s'enorgueillit de son naturel poétique, a baptisé Écume de mer la subdivision de l'opération Reinhardt qui se déroule en Europe de l'Est et Vent printanier celle qui se prépare à l'Ouest, et, dès ce soir à Paris.

Le Fichier

Au cœur de la toile d'araignée qui se tisse sur la ville, on trouve le fichier. Établi par la police française, il contient une fiche par nom de juif habitant la région parisienne, der Gross Paris. En prévision de Vent printanier, on en a extrait 25 334 fiches pour Paris, 2.054 pour la banlieue. Au total, 27.388 fiches concernant des juifs qui ne sont pas de nationalité française.

Le fichier ne date pas d'hier. Il a été constitué, au début de l'occupation, au cours d'une opération de recensement que coiffaient, du côté français, le général de La Laurencie et, du côté allemand, le Haupsturmführer Théo Dannecker. Après ce recensement, dont les commissariats de quartier avaient fourni la matière première, le fichier a été transporté à la e direction administrative des affaires de police générale. M. Tulard est l'organisateur responsable du fichier. Il a pour supérieur hiérarchique le commissaire François, directeur des camps de concentration de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande. François est intéressé au premier chef dans l'opération qui se prépare.

Le fichier est un modèle du genre. Les fiches mères en ont été plusieurs fois reproduites. D'abord pour en envoyer un double à la Gestapo de l'avenue Foch. Puis pour effectuer divers classements : par ordre alphabétique des noms de famille, par adresse, par quartier, par profession, par nationalité.

M. Tulard et le fichier sont à rude épreuve. La préparation de Vent printanier a sérieusement perturbé la routine du service. On a réquisitionné des inspecteurs pour venir aider à l'extraction et à la ventilation des 27.388 fiches. Ce n'était pas assez. Il a fallu leur adjoindre des auxiliaires féminines comme celles qui, chaque mois, distribuent les tickets d'alimentation dans les mairies.

Demain, Jour J, le fichier fera ses preuves. M. Tulard en est aussi conscient que le commissaire François.

Il n'y a pas qu'au fichier que l'on s'agite.

À la police aux Questions juives, c'est la veille d'un grand jour. Demain, dirigeants et effectif de cet étrange organisme né de l'occupation vont avoir l'occasion de faire leurs preuves sur une grande échelle. Tout comme le fichier. Ils se préparent fébrilement, on dirait le départ d'une croisade. Pour eux, c'en est une : la grande croisade antijuive et les ordres leur viennent en droite ligne de Berlin via Vichy.

La filière est facile à remonter. Deux SS, les Haupsturmführer Dannecker et Rüthke sont les officiels allemands organisateurs responsables de Vent printanier. Ils dirigent à la Gestapo parisienne la section IV B4, appelée aussi IV J dite de la répression antijuive.

Eux, ils ont eu l'honneur de recevoir leurs consignes pour Vent printanier directement de la bouche du général des SS Reinhardt Heydrich, venu à Paris le 5 mai peu de temps avant sa mort. Treize jours plus tard, le 28, Heydrich était abattu à Prague par deux parachutistes tchèques venus de Londres pour accomplir leur mission. En leur donnant ces ordres, Heydrich ne faisait que porter à exécution les décisions prises au cours de la conférence, dite de Wannsee, au cours de laquelle, en janvier 42, fut décidée l'extermination de tous les juifs européens.

C'est en effet au cours de cette conférence, tenue à Berlin, 56 et 58, Grossen Wannsee-Strasse, dans les bureaux d'Eichmann, que les Nazis élaborèrent définitivement la solution finale, celle de l'anéantissement total des juifs européens. L'élite des SS était ce jour-là réunie Wannsee-Strasse sous la présidence de Heydrich. Les discussions se déroulèrent dans une atmosphère détendue et se terminèrent par une longue causerie au coin du feu qui réunissait Heydrich, Eichmann et le SS Muller.

Demain, en France, Vent printanier ne sera qu'une des étapes de la solution finale.

Aussi, bien que tous ne soient pas complètement initiés, que tous ne connaissent pas la conclusion de Wannsee, tout le monde est-il sur le pied de guerre, aussi bien les Allemands qui dépendent de l'avenue Foch que les Français qui n'ont cessé de recevoir solde, ordres et avancement du ministère de l'Intérieur français, alors sous l'autorité de Pierre Pucheu.

Chez Darquier de Pellepoix

Grand conseil de guerre également ce soir chez Darquier de Pellepoix qui dirige le commissariat aux Questions juives. Tout comme la P. Q. J.1, le commissariat est un produit de l'occupation. Les Allemands ont dicté tant de nouveaux règlements aux-quels seuls les juifs sont soumis qu'il a bien fallu créer un organisme spécialement chargé de réprimer les infractions à ces règlements. Il a d'abord fallu définir les juifs. Ce fut l'objet de l'ordonnance du 26 avril 1941 :

Est considéré comme juif celui qui descend d'au moins trois grands-parents de race entièrement juive ;

est considéré sans plus comme de race entièrement juive un ascendant ayant appartenu à la communauté religieuse juive ;

est considérée également comme juive toute personne issue de deux grands-parents entièrement juifs et qui, au moment de la publication de l'ordonnance du 26 avril 1941, appartient à la communauté religieuse juive, ou qui y entrera par la suite, ou qui, au moment de l'ordonnance allemande du 26 avril 1941, a été mariée à un juif, ou qui se mariera ultérieurement avec un juif ;

en cas de doute, est considérée comme juive toute personne qui appartient ou a appartenu à la communauté religieuse juive.

Cependant, le gouvernement du maréchal Pétain a donné, lui, une définition différente du juif. L'Allemand Dannecker s'en félicite et précise, à l'occasion de cette rafle : La définition française étant plus large, elle devra servir de base aux cas douteux.

Du côté des polices

Veillée d'armes aussi, ce mercredi 15 juillet, pour de hauts fonctionnaires parisiens.

Ils n'ont été avisés de la prochaine opération que le 7 juillet précédent. La Gestapo avait convoqué, avenue Foch, Darquier de Pellepoix, commissaire aux Questions juives, Leguay, directeur général de la police, le commissaire François, responsable des camps d'internement, Hennequin, directeur de la police municipale, Tulard, pour son fichier, Garnier, qui représentait le préfet de police, Gallien, chef de cabinet de Darquier de Peilepoix, et Guidot, officier d'état-major de la police municipale.

Du côté allemand, la séance était présidée par le Haupsturmführer Théo Dannecker et le SS Unterscharführer Heinrichsohn.

Il s'était agi d'un véritable briefing.

Darquier de Pellepoix a ouvert, solennellement, la séance en annonçant que les autorités d'occupation se sont déclarées prêtes à débarrasser l'État français des juifs et que la présente réunion a pour but de discuter la réalisation technique de la déportation.

Dannecker, ensuite, avait contrôlé les pouvoirs des huit représentants du gouvernement de Pétain.

Cette vérification achevée, Dannecker, comme un chef d'opérations informe les commandants d'escadrilles, les pilotes et les navigateurs, de l'objectif et de l'heure H d'une attaque aérienne cependant que chacun ajuste sa montre, Dannecker avait dévoilé l'objectif, 28.000 juifs à arrêter et la date choisie : le lundi 13 pour le déclenchement de la rafle, le mardi 14 et le mercredi 15 pour son achèvement.

C'est au cours de cette assemblée que l'on décide d'utiliser le Vélodrome d'Hiver comme centre de rassemblement. De nombreux points d'ordre pratique ont été posés : la capacité des camps, les modalités pratiques de déportation vers l'Est (l'escorte sera fournie par la " gendarmerie française ", elle-même surveillée par un commando de la gendarmerie allemande se composant d'un lieutenant et de 8 hommes). On a aussi abordé des problèmes de ravitaillement et d'équipement.

Une semaine après cette mémorable réunion, on est à la veille du jour J et ces hommes, qui ont misé sur leur collaboration avec les Allemands, font des vœux pour que tout se passe bien. On a renoncé finalement à le faire les 13-14 juillet : le 14 est une date explosive. Des consignes venues de Londres doivent vider certains lieux à certaines heures pour en remplir d'autres. On verra apparaître des lessives, des foulards, des cravates et même, sur les femmes, des ensembles bleu, blanc, rouge, un peu partout. Les gens seront nerveux, tendus. Les 15-16, c'est mieux. Évidemment, il s'agit d'arrêter les juifs, et même des juifs étrangers, c'est-à-dire, selon la doctrine en vigueur, des sortes de surhumains avec le sort desquels il serait inconcevable que la population parisienne se solidarise. Mais on ne sait jamais.

Heureusement une propagande forcenée a fait de son mieux, depuis quelques semaines, pour encourager les Parisiens dans le sens de la xénophobie et de l'antisémitisme.

À l'occasion de la projection du film Le Péril Juif, au cinéma le César, dont le scénario est d'un certain docteur Taubert, Lucien Rebatet, prix Renaudot pour son livre Les Décombres, écrit sous le pseudonyme de François Vinneuil, dans la rubrique " Spectacles de Paris " du Petit Parisien :

" Tous les spécialistes sont de l'avis qu'on ne connaît vraiment pas les juifs si on ne les a d'abord vus chez eux, dans leurs énormes ghettos de l'Europe orientale, autour des Karpates, en Hongrie, surtout en Roumanie et en U. R. S. S.

La première partie du film a été tournée dans les ghettos de Pologne par des opérateurs de la Wehrmacht, peu de temps après la foudroyante campagne de 1939. C'est un chef-d'œuvre de reportage, comme presque tout ce qu'enregistrent, des arrières ou du front, ces cinéastes en uniforme...

" 80 % viennent, à la seconde et tout au plus à la troisième génération, de cette Judée d'Europe où, depuis des siècles, ils cultivent la haine du chrétien, apprenant dans leur Talmud, dans leurs écoles rabbiniques, à tromper, spolier notre race et préparer l'hégémonie d'Israël...

" Les juifs que nous croisons tous les jours chez nous ont pu nous emprunter un vague vernis de francisation. Mais sous les apparences occidentales de ces étrangers débarrassés de leurs barbes, de leurs défroques, nous devons savoir désormais reconnaître le juif éternel, l'exotique à jamais inassimilable. "

Le 3 juillet, dans les échos parisiens du Cri du Peuple, on pouvait lire sous le titre : À la lumière de l'Étoile Jaune :

" Pour se convaincre du péril juif, il suffit de se promener un quart d'heure le dimanche entre la Madeleine et la place de feu la République. La proportion des décorés de l'étoile jaune y dépasse tout ce que l'on pouvait imaginer et le plus cornichon des gaullistes finit par se dire :

" Décidément, ils sont trop !

" Dimanche dernier, en moins de dix minutes, un de nos amis allant de la porte Saint-Denis à la rue Montmartre a croisé, sur le même trottoir, 268 " Étoiles jaunes " en moins de dix minutes. "

Le 4 juillet, le même journal publiait, sous le titre : Les juifs au boulot !

" Des bandes de juifs et de juives, entre dix-huit et trente ans, déambulent chaque matin, des heures durant, le long des allées élégantes du bois de Boulogne. Tout ce joli monde répète les dernières prophéties de la radio anglaise et vomit l'action du gouvernement français en faveur de nos prisonniers. D'autres préfèrent canoter sur le lac ou sur la Marne et les piscines de Paris regorgent de juifs arrogants qui s'interpellent dans l'eau en criant à tue-tête :

- Mon cher, tu es plus élégant quand tu portes l'étoile ! En maillot de bain tu fais banal !

Va-t-on tolérer longtemps cette bande d'énergumènes ? Il ne manque pas de travaux à faire exécuter. Les juifs au boulot ! "

Pour ceux que ces proses n'auraient pas convaincus, le commandant du Gross Paris a prévu un sérieux avertissement. Sa sauvagerie a de quoi faire réfléchir. En effet, depuis le 13 juillet, s'étale aux yeux des Parisiens, placardée sur tous les murs, publiée dans toute la presse, une ordonnance signée par le général Oberg, der Heere SS un Polizeif iihrer im Bereich die militarbe, fehlshaberg im Frankreich. Cette ordonnance précise quelles seront les représailles dont useront les autorités allemandes envers la famille de ceux qui s'aviseraient de leur résister :

1. - Tous les proches parents masculins en ligne ascendante ainsi que les beaux-frères et les cousins à partir de dix-huit ans seront fusillés.

2. - Toutes les femmes au même degré de parenté seront condamnées aux travaux forcés.

3. - Tous les enfants, jusqu'à dix-sept ans révolus, des hommes et des femmes frappés par ces mesures, seront remis à une maison d'éducation surveillée.

Les bonnes volontés

Que tout se passe bien, demain, c'est également le vœu le plus vif de Fernand de Brinon, qui représente à Paris le gouvernement du maréchal Pétain. Il sait quelle importance les Allemands attachent à Vent printanier.

On mobilise aussi, on épluche des listes, on donne les derniers coups de téléphone au siège du Parti populaire français que créa et que dirige Jacques Doriot. C'est qu'il s'agit de s'assurer la participation de la jeunesse française à Vent printanier. Dans Paris, en banlieue, on alerte des fidèles. Demain, arborant la chemise bleu marine, portant baudriers et brassards au sigle P. P. F., trois à quatre cents jeunes gens viendront prêter main-forte au service d'ordre.

À la Préfecture

À la préfecture de police, on n'en finit pas de cocher des listes, de pointer des plans, de vérifier et de revérifier. Ce n'est pas une mince besogne que de préparer le déclenchement, à l'heure prévue, d'une telle masse humaine. L'opération de demain emploiera 9.000 hommes en tout, l'effectif d'une petite division. La gendarmerie, la garde mobile, la police judiciaire, les renseignements généraux, la voie publique, vont collaborer à Vent printanier. Tous français. Pas de policiers allemands demain pour frapper aux portes, pour quadriller les arrondissements et barrer les rues.

Les permissions ont été supprimées. Aussi les cours de l'École de Police : les élèves prendront part à cette sorte d'exercice pratique. On prévoit 888 équipes d'arrestation. Les renforts seront dirigés sur les arrondissements les plus chargés : le 3e 156 équipes, le 4e 139, le 10e 152, le 11e 246, le 18e 121, le 12e 131, le 20e 255.

Tout le inonde est à son poste. C'est une veillée de guerre.

Les instructions, dictées par Hennequin le 12 juillet, ont été ronéotypées et distribuées. Chacune des 888 équipes en a reçu un exemplaire. Tout à l'heure, juste avant le départ, on les lira à haute voix afin que nul n'en ignore.

Aux mêmes moments sans doute, - comment ne pas faire la comparaison ! - d'ultimes consignes devaient être également données, pendant les fameux briefings, aux aviateurs de la Royal Air Force qui, sur les Spitfire et les Hurricane, s'apprêtaient à prendre leur envol pour combattre les Nazis, et, dont le fiers, chaque fois, ne revenait pas. Sans doute aussi des ordres ultimes étaient-ils transmis, sur l'immensité des fronts, en Union soviétique, en Afrique, dans le Pacifique et aussi dans les montagnes de Grèce, d'Albanie et de Yougoslavie, aux confins de la Chine, partout où des milliers d'hommes étaient engagés dans le combat gigantesque qui se livrait contre l'ennemi. Mais à Paris et dans sa banlieue, la garde et la gendarmerie s'ébranlaient pour appréhender 30.000 civils.

On ne peut rien laisser au hasard lorsqu'il s'agit d'arrêter 27.388 hommes, femmes et enfants. Tout est prévu dans les consignes. Ainsi :

1. - Les gardiens et inspecteurs, après avoir vérifié les identités des juifs qu'ils ont mission d'arrêter, n'ont pas à discuter les différentes observations qui peuvent être formulées par eux.

" 2. - Ils n'ont pas à discuter non plus sur l'état de santé. Tout juif à arrêter doit être conduit au centre primaire. "

Les centres primaires sont un peu n'importe quoi : des commissariats, des écoles, des gymnases, dans lesquels on groupera provisoirement les arrêtés.

La " ventilation ", après le centre primaire, a été décidée en haut lieu de la façon suivante : les adultes, hommes et femmes, et les couples sans enfants, seront emmenés au camp de Drancy ; par contre, les familles avec enfants seront transférées au Vélodrome d'Hiver désigné à cet effet, mais nullement préparé pour recevoir cette masse humaine.

Les arrestations d'enfants sont prévues à l'article 6 des instructions :

" Les enfants vivant avec la ou les personnes arrêtées seront emmenés en même temps et aucun membre de la famille ne restera dans le logement. Ils ne doivent pas êtres confiés aux voisins. "

En principe, un enfant français, né de mère étrangère, ne doit pas être arrêté.

Il est recommandé de confier par contre à la concierge les chats et les chiens qui se trouveraient abandonnés. Il faudra penser à fermer le gaz, l'électricité, le compteur d'eau.

Les prisonniers emporteront deux jours de vivres.

Enfin l'article 7 donne le ton général à observer durant l'opération :

Les gardiens et inspecteurs sont responsables de l'exécution. Les opérations doivent être effectuées avec le maximum de rapidité, sans paroles inutiles et sans commentaire. "

Il faut aussi des instructions en cas d'échec :

" Au cas de non arrestation seulement de l'individu mentionné sur la fiche, gardiens et inspecteurs mentionneront les raisons pour lesquelles elle n'a pu être faite et tous renseignements succincts utiles. "

Vers minuit, tout est prêt. La T. C. R. P. aligne dans ses dépôts les autobus réquisitionnés. Six d'entre eux viennent se ranger en réserve dans la cour de la préfecture de police (celle qui plus tard s'appellera " Cour du 19 août "). 9.000 hommes attendent l'heure H. Quant au gibier, il est au nid. Depuis 11 heures, heure du couvre-feu, personne ne circule dans Paris sans un ausweis, comme on s'est habitué à dire, délivré par les autorités d'occupation. Et il serait inconcevable qu'un juif étranger possédât un tel laissez-passer.

Dans les camps

Pour certains juifs, le 15 juillet marque la fin des préparatifs qu'on les a contraints de faire en vue de l'arrestation de leurs compatriotes.

Il faut trouver de la place où mettre les futurs arrêtés et, d'abord, au camp de Drancy. Drancy est un réservoir humain dans lequel les Allemands mettent en réserve les détenus qu'ils ont l'intention d'expédier, finalement, en Allemagne. Commode d'accès, situé à 5,5 km de Paris, sur la route de Saint-Denis, le camp se voit de loin à cause des cinq gratte-ciel qui dressent vers le ciel leur haute silhouette. Ces gratte-ciel ne servent pas de lieu d'internement. Le camp lui-même est constitué par une immense bâtisse de 4 étages en forme de U dont la construction n'est pas terminée et qui avait dû être destinée à de petits appartements bon marché.

Georges Wellers fait fonction de chef d'escalier, c'est-à-dire de chef de quatre chambres desservies par un escalier. La veille, 14 juillet, il a été convoqué par le capitaine Vieux, officier de gendarmerie, qui commande la garde du camp. Ont été convoqués comme lui les responsables de 22 " escaliers " avec leurs adjoints, en tout 80 personnes environ. Le capitaine, habituellement brutal, grossier, enclin à user de sa cravache comme argument sans réplique, s'est montré presque poli. Il a annoncé l'arrivée prochaine de nombreux prisonniers. Il fallait leur ménager de la place, procéder à des nettoyages.

Ces travaux se terminent ce mercredi soir dans une atmosphère faite à la fois d'anxiété à la pensée de ceux qui vont être arrêtés et d'une certaine exaltation tout de mélitte, à l'idée de revoir peut-être des amis, d'avoir sans doute des nouvelles des femmes et des enfants dont les détenus sont séparés.

Certains prisonniers sont depuis longtemps à Drancy. Le camp a été décrété c pénitencier militaire " en août 1941. C'est à ce moment-là que Cymering y a été interné. Sa femme vit à Paris, rue Trousseau, avec son petit garçon. I1 la sait découragée, déprimée. Mais il ne la croit pas visée par la rafle qui se prépare. En effet, il n'y a jamais eu de femmes ni d'enfants à Drancy. D'ailleurs, un certain optimisme règne dans le camp, soigneusement entretenu par d'habiles mensonges des autorités. Falkenstein, interné depuis quelques mois, l'explique ainsi :

" Le premier grand départ vers l'Est avait été celui des moins de vingt-cinq ans. J'y avais échappé de peu, ayant eu mes vingt-cinq ans quinze jours avant cette date. Les Allemands avaient entouré ce départ d'un certain décorum, faisant courir le bruit qu'il s'agissait d'aller travailler quelque part en Allemagne pour la durée de la guerre et que ceux qui partiraient seraient assimilés, une fois sur place, à d'autres travailleurs étrangers. Je dois dire que cette fable avait trouvé un certain crédit du fait qu'il s'agissait uniquement de jeunes gens à qui on avait fait même passer un semblant de visite médicale. "

Suivant le système organisé par le commissaire François, d'après les instructions de Dannecker, lorsque Drancy déborde, on envoie le surplus dans deux camps du Loiret : Pithiviers et Beaune-la-Rolande.

Ces camps, dirigés par des fonctionnaires de la Police judiciaire et gardés par des gendarmes, ont une réputation déplorable. Le régime alimentaire y est tragiquement insuffisant. Une assistante de la Croix-Rouge, Yvonne Cocher, a protesté dans un rapport à Morane, Préfet du Loiret. Ce rapport n'a produit d'autre résultat que de la faire destituer. Une de ses collègues, Annette Monod, a employé une autre méthode. Elle s'est mise pendant trois semaines au régime des détenus et a demandé ensuite audience au Préfet qui s'étonne de sa maigreur.

" Rien d'étonnant, pourtant, répond Mlle Monod, je mange les mêmes rations que vos détenus de Pithiviers. "

Là-bas aussi on attend de nouveaux pensionnaires annoncés par l'administration. Mais la place pour les accueillir est toute faite : 1.000 détenus de Pithiviers ont été déportés vers Auschwitz le 22 juin ; 999 de Beaune-la-Rolande le 25, et 1.038 de Pithiviers, à nouveau, le 28 juin. Les Allemands sont gens d'ordre. Ils s'étaient fixé un minimum de 1.000 déportés par convoi. Le commandant de la police de sécurité d'Orléans informe son supérieur à Paris le 29/6/42 que, comme il n'y avait plus que 930 juifs au camp, on en a arrêté 107 autres, plus le Dr Crémieux. On est arrivé ainsi au chiffre satisfaisant

de 1.038.

À Pithiviers, Tarkowski, Rado, Nussbaum, parmi beaucoup d'autres sont déjà de vieux prisonniers. Il y a un an qu'ils ont été arrêtés. Et leurs noms se trouvent sur la liste de la prochaine déportation pour l'Allemagne. Ils le savent. Nussbaum a écrit le 22 juin à sa femme :

Nous quittons Pithiviers pour l'Allemagne. Nous vidons le camp pour faire de la place aux femmes. "

Il espère qu'elle comprendra l'avertissement. Mais que fera-t-elle ? Une femme seule, sans argent pour acheter de faux papiers ou des complicités. Où ira-t-elle ? Quand ces hommes ont été arrêtés, les juifs ne portaient pas encore l'étoile jaune. L'ordonnance ne date que du 29 mai dernier :

" C'est une étoile à six pointes ayant les dimensions de la paume d'une main et les contours noirs. Elle est en tissu jaune et porte, en caractères noirs, l'inscription juif. Elle devra être portée - dès l'âge de six ans - bien visiblement sur le côté gauche de la poitrine, solidement cousue sur le vêtement. "

Rado, Nussbaum et Tarkowski se représentent leur femme, leurs enfants, portant c sur le côté gauche de la poitrine " la marque qui les désigne à toutes les rafles, toutes les suspicions. Cette marque pour laquelle ils ont dû donner un point de textile. La porter, c'est s'interdire la fuite. L'enlever et être pris, c'est l'emprisonnement, sinon la déportation.

À l' U. G. I. F.

Les préparatifs de la rafle prennent, chez certains juifs qui s'y trouvent associés, un aspect bizarre, tragique dans son ironie.

Mme Libers ne sait comment interpréter l'aventure étrange qui lui arrive le 15 juillet.

Elle a laissé son nom, il y a quelque temps, à l'Union Générale des israélites de France, car elle cherche du travail. Cet organisme, officiellement " de secours et d'entraide ", a été, non seulement autorisé, mais fondé par les Allemands, par le SS Dannecker lui-même. Il est à l'image de ce qui a été fait en Pologne et ailleurs en pays occupés. Comme Dannecker l'écrit à Berlin :

L'expérience acquise en Allemagne et dans le Protectorat de Bohême et de Moravie a démontré qu'à force d'éliminer les juifs des divers domaines de la vie, la création d'un groupement obligatoire des juifs " s'impose inévitablement. "

Ainsi, l'U. G. I. F., destinée sans doute, dans l'esprit de ceux qui en font partie, à aider leurs coreligionnaires, est utilisée par les Allemands pour faciliter leur esclavage et leur élimination.

Le matin du 15 juillet, Mme Libers reçoit donc un " pneu " qui la convoque à l'U. G. I. F. Elle s'y présente à 9 heures. Elle trouve là d'autres juifs venus, comme elle, solliciter une aide ou un emploi. On les groupe et on les occupe à une besogne bien simple, mais qui cause à Mme Libers un malaise grandissant : fabriquer des étiquettes. Ce sont des étiquettes toutes simples, en carton, et auxquelles pend une petite ficelle.

À quoi vont-elles servir, se demande Mme Libers ? À quoi va-t-on les accrocher ? Ou à qui ? On en met de toutes pareilles aux enfants que l'on évacue...

CHAPITRE II

DANS LE PIÈGE

Le piège est monté, et ses dents vont se refermer. La place es victimes est prévue dans les camps. Le jeu semble joué. Pourtant, au cours de cette journée torride, de cette soirée accablante, certains Français, convoqués pour les préparatifs de vent printanier, vont s'absenter furtivement, glisser un pneu " dans une boîte, donner un coup de téléphone. Ils vont faire un -geste, geste dangereux, geste rare, pour prévenir le crime qui se prépare.

Des auxiliaires féminines, réquisitionnées pour le classement des fiches, lancent un avertissement à certains juifs dont elles ont vu passer le nom dans le fichier. Un inspecteur du 3e arrondissement en fait autant.

Un militant communiste, Kaminsky qui a eu vent de l'affaire, informé M. Rosenberg. Celui-ci avec sa femme et sa fille abandonne son logement, va passer la nuit chez des amis. Le père est prisonnier en Allemagne. Rosenberg croit encore aux promesses du Maréchal envers les mutilés de guerre et les familles des prisonniers. Il se sent en sécurité dans le petit logement rue des Filles-du-Calvaire.

Déjà, au mois de mai, l'inspecteur Dubourq a sauvé ainsi la vie d'un voisin, un juif roumain appelé Kanemann. Prévenu, grâce à ses fonctions, de la rafle qui allait s'abattre sur certains juifs roumains, Dubourq a envoyé un pneu anonyme : " Les gens que vous connaissez vous conseillent de partir ; demain matin il sera trop tard. Le conseil avait été compris et suivi.

Il y a deux jours déjà que l'inspecteur Rigal a pris sur lui de mettre les Epstein en garde. C'est toute une famille. Le père est malade, très déprimé. L'avertissement servira-t-il à quelque chose ? Rigal se le demande.

Les communistes, ayant rassemblé quelques informations, se doutant de ce qui se prépare, ont imprimé un tract clandestin. Des résistants, dont certains ne connaissent même pas l'origine du feuillet, le distribuent au péril de leur vie, le glissent sous des portes, le fourrent rapidement dans des mains surprises. " Faites passer ! "

Mme Lichtein a reçu un de ces tracts. Elle ne doute pas une minute de la vérité de l'information. Terrifiée, elle prend la résolution de ne pas dormir cette nuit-là. Elle fait ses valises. Quand on frappera, elle prendra sa fille et elles passeront par la fenêtre : elles habitent le rez-de-chaussée. Elles fuiront par une cour.

Une autre feuille clandestine, éditée en yiddish et en français : Notre Voix, annonce qu'une rafle se prépare. Le journal conseille de fuir, de se cacher, de résister. Des jeunes gens remettent à la famille Tselnick ce numéro de Notre Voix. Les Tselnick ont du mal à se croire en danger. Ceci pour une raison curieuse : le bruit court qu'on ne sera pas arrêté deux fois. Or, M. Tselnick, ramassé par la police au mois d'août dernier, a déjà passé quatre-vingt-sept jours à Drancy. Il en est sorti, sans trop savoir ni comment ni pourquoi, maigri de 27 kilos et persuadé qu'il avait bénéficié d'un miracle. Faut-il vraiment fuir ? Les Tselnick adoptent une solution moyenne : ils restent au 181, faubourg Saint-Antoine, qu'ils habitent mais, cette nuit, ils ne coucheront pas dans leur appartement. Ils s'entassent tous les cinq dans une petite chambre de bonne au 5e étage.

Jacques B. est bien renseigné sur le déclenchement de Vent printanier. C'est tout naturel : il est inspecteur de police. Lui aussi, il va manquer à la consigne.

Depuis qu'ont été prises les premières mesures contre les juifs, Jacques s'inquiète du sort d'une jeune fille, d'une amie d'enfance. Paulette Rotblit a dix-neuf ans. Ils se connaissent depuis toujours. Ils habitent le même quartier, ils ont fait tous les jours le même trajet pour aller à l'école. Adolescents, ils sont sortis quelquefois ensemble. Un jour de 1941, ils se sont rencontrés. Les juifs ne portent pas encore l'étoile jaune, mais ils sont soumis à toutes sortes de mesure spéciale. Jacques et Paulette ont échangé des nouvelles, des adresses. Ils ont parlé des parents, des amis. Puis Jacques a demandé :

- Dis, Paulette, ça ne va pas trop mal pour toi en ce moment ? Enfin, je veux dire, comme juifs, vous n'avez pas trop d'ennuis ?

Paulette a eu un haussement d'épaules.

- On se débrouille, va ! Ne t'inquiète pas pour nous. On s'est toujours débrouillés, n'est-ce pas ?

Jacques ne sait pas si elle a voulu parler de sa famille ou des juifs en général. Au ton de sa réponse, il a deviné une certaine irritation, fierté blessée peut-être.

Dans l'après-midi du 15, Jacques décroche un téléphone, appelle Paulette. Les juifs n'ont plus le droit d'être abonnés au téléphone, mais les formalités administratives sont heureusement lentes et la ligne des Rotblit fonctionne toujours. Lorsqu'il a la jeune fille au bout du fil, Jacques dit seulement :

- Il va faire terriblement chaud ce soir. La nuit sera orageuse. Tu devrais aller dormir dans un endroit frais.

Il espère qu'elle aura compris, qu'elle ne sera pas chez elle demain, lorsque ses collègues frapperont à sa porte.

Où fuir ?

Se cacher, le temps d'une rafle, c'est possible. Mais comme il est difficile de fuir Paris ! Prendre le train comporte des risques terribles. Il faut découdre son étoile, avoir de faux papiers, qui ne portent pas le mot JUIF car les gares sont surveillées et les barrages fréquents. Et si les faux papiers ne sont pas de " vrais " faux papiers, résistant à un coup de téléphone de vérification, le risque est multiplié.

Se réfugier à la campagne tente quelques fugitifs, mais comment seront accueillis dans un village des gens qui parlent avec un accent, qui portent des noms imprononçables ? Sur quelle solidarité peuvent-ils compter ? Et avec quel argent y vivre, avec quel travail ?

Passer la ligne de démarcation, se réfugier en zone libre beaucoup l'ont fait dont les noms se trouvent encore sur les fiches de Tulard. Mais combien se sont fait prendre précisément sur la ligne de démarcation.. ? D'ailleurs, il faut de l'argent et les juifs qui se trouvent encore à Paris en 1942 ont été saignés à blanc par d'innombrables réquisitions.

Dans les jours qui ont précédé la rafle, alors que la rumeur, imprécise, s'en répandait confusément, certains ont tenté leur chance.

Rachel Pronice vient frapper à la porte d'une voisine, Mme Goldberg. Cette dernière, elle, a épousé un juif qui est prisonnier de guerre. Elle-même n'est pas juive et se trouve donc à l'abri de la rafle. Elle ouvre à sa jeune voisine qu'elle trouve à la fois excitée et déprimée. Elle vient lui confier une valise et son chat. Elle part. Elle a trouvé une filière sûre pour passer la ligne.

Rachel Pronice est pianiste. C'est une femme gaie, jeune, pleine de vie, bien adaptée à Paris qu'elle aime. Ses amis l'appellent Ella. Elle gagne sa vie en donnant des leçons pendant la journée et en jouant le soir dans des boîtes de nuit. Elle reçoit beaucoup d'amis dans son studio du 11, rue Raffet. On la connaît bien dans ce coin du XVIe arrondissement. Pourtant, depuis qu'elle porte l'étoile jaune, les choses ont changé. Il y a des gens qui l'évitent, d'autres qui ne la saluent plus. Elle a peur. Alors, elle part.

Un bruit qui court

Le 15 juillet, M. Kleinberger ne se trouve plus à l'adresse indiquée sur sa fiche : 10, rue d'Hauteville, dans le Xe. Il vit clandestinement en banlieue. Mais sa femme et ses deux fils habitent toujours l'appartement. Comme la soirée s'avance, et que les bruits de rafle se précisent, Mme Kleinberger va confier ses craintes à la concierge. Celle-ci comprend :

- Si on sonne chez vous demain matin, sortez par l'escalier de service et allez vous installer dans l'appartement du 3e qui n'est pas occupé. Voici la clef.

Un ami des Kleinberger, M. Abramczyck a quitté son domicile lui aussi. Sa famille ne bouge pas. Ils sont persuadés que la rafle ne menace que les hommes.

Transmis de bouche en bouche, le bruit qu'une rafle se prépare arrive jusqu'à la famille Linen. C'est peut-être le fils de seize ans, Nat, qui l'a ramené de la rue. Forcément de la rue car, par ce beau soir d'été, un porteur d'étoile jaune ne peut aller nulle part. Les jardins publics, les piscines, les stades, les gymnases lui sont interdits, tout comme les musées, les bibliothèques, les théâtres, les cinémas. Aussi les restaurants et les cafés. La rue, la maison, il n'y a pas d'autre possibilité. Toujours est-il que les Linen s'inquiètent. M. Linen, comme beaucoup d'autres, croit que la rafle ne peut menacer que les hommes adultes. Il croit aussi à la protection accordée par Vichy aux familles des prisonniers de guerre. Il laisse donc sa femme et Nat dans son appartement du boulevard Beaumarchais. Il va se réfugier chez sa sœur dont le mari est prisonnier.

Rue des Écouffes, chez le boulanger, on parle de la rafle devant Mme Rimmler.

Rue des Écouffes, rue des Rosiers, rue de la Parcheminerie, rue des Blancs-Manteaux, rue du Roi-de-Sicile, c'est le vieux quartier juif du Moyen Age. C'est là aussi que débarquent, depuis la Révolution de 89, les juifs qui viennent de l'Europe entière cherchant asile en France. Dans le fichier de Tulard, ce sont des adresses qui reviennent souvent.

On discute donc de cette rafle. On dit que tout le monde serait visé. On dit que cela se passerait cette nuit. Rentrée chez elle, Mme Rimmler en discute avec son mari.

Ils se rendent chez la sœur de Mme Rimmler, au 51, rue Piat, dans le XXe. Là aussi on a entendu des rumeurs. Il faut se cacher. Mais où ? Il n'est pas question de fuir en effet. Les Rimmler n'ont pas d'argent. Et pas de faux papiers. Ils vont consulter des voisins. Ceux-ci les persuadent de se réfugier avec eux, dans leur cachette. L'immeuble voisin, le 51 bis, est un bâtiment industriel dont le rez-de-chaussée sert de garage. Entre le deuxième et le troisième étage, il existe une petite pièce de 3 mètres sur 2. Ils s'y entassent à dix. Pas question de s'étendre. On s'adosse au mur pour dormir. On attend.

Chez les Pitkowicz, on se méfie terriblement. On sait de quoi les Nazis sont capables. Le père est un militant antifasciste de longue date. La fille aînée, Rosine, vingt ans, et le fils aîné, Bernard, dix-huit ans, ont rejoint la Résistance. Ils ont été pris par les Allemands et condamnés à trente ans de forteresse. L'oncle Charles, ramassé dans une rafle, a été conduit à Drancy. On n'a aucune nouvelle de lui. M. Pitkowicz, persuadé qu'il est seul en danger, décide d'aller passer la nuit dans la cave. Mme Pitkowicz restera dans l'appartement avec son fils et sa fille. Les enfants ne risquent rien. Les femmes non plus.

C'est dans le même immeuble qu'habitent les Epstein que l'inspecteur Rigal a prévenus. Le père est très malade. Il subit crise d'asthme sur crise d'asthme. Il déclare :

- Ça ne peut concerner que moi. Les femmes, les enfants ne risquent rien. Quant à moi, je suis trop malade. Ils n'oseraient jamais. D'ailleurs, je ne vois pas comment je pourrais fuir dans l'état où je suis.

Mme Nussbaum habite rue Crespin-du-Gast dans le XIe arrondissement, celui que 246 équipes de policiers doivent ratisser. Elle a reçu la lettre de Pithiviers dans laquelle son mari lui annonce sa prochaine déportation. Elle n'en recevra jamais plus d'autre. Elle la lit et la relit. Elle comprend le danger qui la menace mais elle ne sait que faire. Et puis c'est surtout cette déportation de son mari qui l'obsède. En fin de journée, elle se rend chez une cousine qui habite le même immeuble. Elles discutent de tout cela, elles ne se décident pas à se coucher.

La famille Siénicki aussi habite le XIe, tout près, rue de Vaucouleurs. Depuis quelques jours, il règne une atmosphère d'angoisse. Tout le monde parle de rafle. Alors on ne sort pas. On reste enfermé chez soi. C'est la rue qui est dangereuse avec ses barrages d'agents qui vous demandent vos papiers. Chez soi, on se sent un peu en sécurité. Régine Siénicki a dix ans. Elle vient de subir une opération de la mastoïde à l'hôpital Saint-Louis. Depuis quelques jours, on lui refait ses pansements à la maison. C'est plus prudent.

Le 15 juillet, une amie est venue chez Mme Pechner au 15, rue de Trévise.

- On dit qu'un commissaire a prévenu qu'il y aurait une rafle, lui dit-elle. Il faut fuir, se cacher.

Mais les Pechner ne peuvent y croire. Et puis surtout ils n'ont aucune idée de l'endroit où ils pourraient aller.

Cette nuit-là on ne dort guère dans le IVe arrondissement. Tout le monde est en effervescence. Comme au début d'une battue, le gibier voué à la mort tourne en rond inutilement. La crainte envahit les cœurs mais personne ne sait que faire. S'il n'y avait pas Ies enfants, on risquerait quelque chose, une fuite. Mais il y a les enfants. D'une maison à l'autre, on se rend visite. On va voir des voisins, rue des Rosiers, rue du Roi-de-Sicile. Les heures passent. On se réconforte comme on peut. On se répète qu'en France, une rafle comme ça, par laquelle on livrerait à l'ennemi des femmes et des enfants, ce n'est pas possible.

La même nuit

Au cours de cette nuit chargée d'angoisse, alors que partent de la préfecture les derniers coups de téléphone déclenchant l'opération, à la gare d'Austerlitz, une petite équipe de cheminots F. T. P. (Francs-tireurs et partisans) fait dérailler une locomotive haut le pied.

Marcel Hartmann, conseiller municipal communiste, écrit sa dernière lettre, avant d'être fusillé.

Loin de là, au camp de concentration de Mauzac, en Dordogne, vers minuit, un petit groupe de résistants, parmi lesquels Pierre Bloch, député socialiste, et de parachutistes anglais, s'évadent. Ils emmènent avec eux leur gardien, qui est leur complice.

La mise en place commence

À 3 heures du matin, la rue Nélaton est encore enfouie dans le silence de la nuit. On peut y entendre le murmure des eaux de la Seine qui coule à cent mètres. Mais bientôt, quatre camions bâchés, un petit drapeau tricolore peint sur les plaques minéralogiques, viennent s'arrêter le long du trottoir, en bordure des murs sombres du Vélodrome d'Hiver, non loin des portes d'accès à l'immense bâtisse. Dans chacun d'eux, une vingtaine de gardes sont assis sur les banquettes. Quatre sections en tout. Le casque enfoncé, ils tiennent leurs mains appuyées sur la culasse de leurs mousquetons, serrés entre les genoux. S'étant laissé cahoter de la caserne jusque-là, ils s'éveillent au coup de freins ou émergent de leur torpeur.

Une fois la ridelle arrière baissée, s'appuyant sur un bras, l'arme à la main, ils tombent lourdement à terre l'un après l'autre, jambes en avant, écrasant les clous de leurs godillots. Rassemblés par les quatre adjudants et le lieutenant qui les commandent, ils pénètrent dans le Vel d'Hiv. Le bruit a réveillé de nombreux habitants du quartier ; des fenêtres s'ouvrent, des rideaux s'écartent. Plus tard, quand le jour se lèvera, des commerçants - un épicier, un cafetier - viendront jeter un coup d'œil.

Mais la rue est redevenue silencieuse, ce n'est que trois ou quatre heures plus tard qu'elle s'animera d'une étrange activité, lorsque les premiers arrêtés arriveront.

En attendant, le lieutenant a organisé son affaire, sans se presser, plaçant deux piquets de deux gardes de chaque côté des portes, organisant un roulement ; répartissant ses hommes à l'intérieur et distribuant ses consignes pour installer sa troupe. Des paillasses ont été amenées, qu'on allonge sur le sol dans l'un des halls, et rapidement, celui-ci prend l'allure d'une chambrée de caserne : casques et musettes pendus, mousquetons appuyés au mur, fumeurs et beloteurs, dégrafés, assis en rond.

Le commissaire du XVe arrondissement a également dépêché cinq escouades de huit agents. On les place devant les portes et, dans ce Paris où ne circulent que des autos de la Wehrmacht, quelques rares voitures au gaz ou au charbon et des vélos-taxis, ces agents auront à régler le trafic intense que vont connaître pendant plusieurs jours les abords du Vélodrome d'Hiver.

Trop tard

Rue Crespin-du-Gast Mme Nussbaum est toujours chez sa cousine. Elles ont fini par s'assoupir. À 4 heures, elles se réveillent. Il y a de la lumière en face, chez les Spienak. À travers les carreaux, on les voit s'agiter, faire leurs valises.

Les deux femmes sortent de leur torpeur, de leur résignation. Il faut fuir. Trop tard. Quelque part, on frappe à une porte, très fort. " Ouvrez, police ! "

La grande rafle est commencée.

CHAPITRE III

LE JEUDI NOIR

À 4 heures du matin, il fait encore très noir. Il n'est que 2 heures au soleil. Les rues sont désertes, les volets et les portes encore clos.

Mais ce jeudi 1942, -que l'on appellera le " Jeudi noir ! ", de gros cars sombres roulent, convergeant de la banlieue vers Paris. Dans le ronronnement de leur moteur, ils se glissent dans les rues, s'immobilisent en des points prévus. Ils amènent des gendarmes, des gardes mobiles, des agents. Avec les inspecteurs en civil, des équipes se forment. On relit les instructions.

Trois à quatre cents jeunes gens en chemise bleu marine, portant baudriers et brassards au signe P. P. F. (Parti populaire français), sont venus prêter main-forte au service d'ordre.

Au fur et à mesure que le ciel s'éclaircit, on achève la mise en place du dispositif. Selon les arrondissements, l'heure H est fixée à 4 ou 5 heures. Dans les quartiers où l'opération doit revêtir le plus d'ampleur, des groupes de gendarmes et de gardes, le mousqueton à l'épaule, bloquent les rues. C'est le quadrillage.

Aux cars de police, sont venus s'adjoindre des autobus de la T. C. R. P. qui, rangés le long des trottoirs, attendent leur cargaison. Le conducteur reste juché dans sa cabine. Parfois, il descend à terre se rouler une cigarette qu'il remplit le plus souvent d'on ne sait quel mélange bizarre.

Une fois le quartier bloqué, les équipes munies de leur liste nominative grimpent les escaliers dans les maisons encore endormies. Il est difficile de ne pas évoquer cet assaut simultané dans des milliers d'immeubles parisiens. Chaque équipe est composée de trois ou quatre hommes. À certaines adresses, il y a tant de gens à arrêter que plusieurs équipes opèrent à la fois. Comme une marée inexorable, elles envahissent étage après étage, elles atteignent les portes.

- Police ! Ouvrez !

Les coups sur la porte

Une scène semblable à celle que décrit Mme Dorag qui habitait rue Jules-Verne dans le XIe se déroule à des milliers d'adresses : " Dans la nuit du 15 au 16, dit-elle, on nous a réveillés par des coups violents frappés à la porte. Ils étaient trois qui ont fait irruption chez nous : deux agents et un civil. Ils nous demandèrent de nous habiller rapidement, de prendre quelques affaires et de les suivre. "

Les Spienak ont trop attendu. La police trouve au logis le père, la mère et les deux enfants. Ils prennent les valises déjà prêtes, ils descendent vers les autobus. Pour eux commence un voyage dont ils ne reviendront pas.

De leur cachette, rue Piat, les Rimmler et leurs compagnons entendent les coups frappés dans les portes, les gros souliers militaires qui dévalent des escaliers. Ils entendent aussi des cris et des pleurs.

Lorsque les portes restent closes, c'est que les " oiseaux se sont enfuis ". Dans la bouche de certains policiers, l'expression revient avec complaisance. S'ils ont mauvaise conscience, elle est dans ces cas-là apaisée. On mentionne que ces juifs étaient absents. " Au cas de non-arrestation seulement de l'individu mentionné sur la fiche, gardiens et inspecteurs mentionneront les raisons pour lesquelles elle n'a pu être faite et tous les renseignements succincts utiles ", prévoient les consignes. Certains le regrettent. Un agent tient les propos suivants qui sont rapportés dans une lettre de délation : " Si on nous en donnait le pouvoir, on les trouverait bien, tous ces juifs qui restent planqués

chez eux. "

Mais d'autres ont une conscience encore plus absolue de leur devoir. De nombreuses portes sont ouvertes de force.

Chez les Friedman, rue de Belleville au 233, la famille endormie n'a pas compris tout de suite, n'a pas ouvert. Il est si tôt. Mme Friedman a peur. Alors les policiers enfoncent la porte. La petite fille, qui a huit ans, se souviendra toujours des pleurs de sa mère, de ses supplications. Mme Friedman demande que l'on épargne ses enfants, qu'on l'arrête elle seule. Mais les policiers ne veulent rien savoir. Ils leur donnent dix minutes pour s'habiller.

Rue de Poitou, une autre mère réagit d'abord de la même façon : elle ne veut pas ouvrir. Elle se tait. Elle est seule dans l'appartement avec ses deux petits enfants. Son mari, arrêté un an auparavant, se trouve au camp de Pithiviers. Peut-être fait-il partie du convoi qui va partir tout à l'heure pour Auschwitz ou de celui qui est parti la veille ? Ne pas ouvrir est la seule défense qu'imagine la jeune mère. Mais lorsque la porte cédera sous les coups d'épaule des agents, elle se jettera par la fenêtre avec les deux enfants. L'appartement se trouve au 4e étage. Ils meurent tous les trois, écrasés au sol. Une scène identique se déroule, rue de Belleville.

Chez beaucoup, comme chez Paulette Rotblit, chez M. Rosenberg, chez M. Abramzyck, les policiers restent bredouilles. Les Kleinberger, dès qu'ils ont entendu le bruit dans l'escalier, ont filé dans l'appartement vide du 3e étage et, maintenant, ils se terrent, l'oreille tendue.

En banlieue

On arrête aussi en banlieue. À Ivey, chez les Barbanel, c'est à 5 heures du matin que se présentent les policiers avec leur liste. Ils réclament le père de famille : on leur répond qu'il travaille sur un chantier et ne rentre que le samedi. À son défaut ils vont emmener Mme Barbanel, qui est Polonaise, et les aînés des cinq enfants, ceux qui sont nés en Pologne. Mais ceux-là aussi sont absents. Il n'y a là que la mère de famille et ses deux derniers, un garçon de neuf ans et une fille de treize.

- Ces deux-là, je n'en veux pas, dit l'inspecteur. Ils sont nés en France. Je n'ai pas à les emmener. Mais à cause d'eux, on vous libérera certainement s'ils viennent avec vous !

Alors, devant les voisins qui écoutent, les enfants proclament qu'ils veulent accompagner leur mère. On les entraîne donc tous les trois.

Les Goldenzwag qui habitent rue du Pot-de-Fer, dans le Ve arrondissement, ont aussi un enfant français. Lorsque à 5 heures, on frappe à sa porte, M. Goldenzwag remarque naïvement :

- Ça ne peut pas être grave, nous avons un enfant français.

Sans doute croit-il qu'un enfant français cela vous protège comme un étendard.

Il va ouvrir. Un inspecteur se présente accompagné d'un agent en uniforme. Encore quelque chose de rassurant : l'uniforme français. Les policiers sont bavards, presque aimables. Ils disent :

- Préparez vos bagages, on va vous envoyer dans un ghetto près de Lublin, mais, après la guerre, vous pourrez revenir dans votre domicile parisien.

Ils le croient peut-être. Ils demandent du café. Mme Goldenzwag en fait chauffer. Ils sont prêts, ils descendent, l'homme, la femme et les quatre enfants. Sur le seuil Mme Goldenzwag se trouve mal. Quand elle reprend connaissance, l'inspecteur lui propose de l'emmener à l'hôpital. Elle refuse : comment laisser ses enfants ? Un voisin qui assiste à la scène demande à Mme Goldenzwag de lui confier la petite dernière, celle qui est française et qui n'est donc pas sur la liste. Il l'emmènera à la campagne. Il est difficile à une mère de comprendre en un éclair, au petit matin, qu'en gardant son enfant près d'elle, elle le condamne à mort. Mme Goldenzwag refuse l'offre du voisin comme elle a refusé l'hôpital.

Mme Lichtein avait attendu toute la nuit le moment de s'enfuir par la fenêtre comme elle l'avait résolu. Mais, à l'aube, elle s'est assoupie dans un fauteuil, son petit balluchon à côté d'elle. Les coups violents frappés contre la porte, à 5 heures du matin, la surprennent tellement que, machinalement, elle va ouvrir. C'est seulement à la vue de l'uniforme de l'agent qu'elle se réveille vraiment.

.- Laissez-moi partir, demande-t-elle à l'agent.

Il est seul. L'inspecteur s'affaire ailleurs dans l'immeuble.

- Allez, allez, dépêchez-vous, sans ça j'appelle Police-Secours.

Que répondre à cette menace grotesque qui veut tout dire et rien ? Mme Lichtein prend sa fille par la main et obéit.

Rue de Bondy, M. Vistuck s'est caché chez des voisins. Mais d'autres voisins diligents observent les allées et venues de la police et se promettent de le dénoncer s'ils apprennent où il se cache.

Un nid de résistants

M. Wallach est sur la liste des policiers qui ratissent le boulevard Rochechouart. Si on l'arrête, ce ne sera qu'un épisode de plus dans une histoire déjà longue de résistance aux Allemands. M. Wallach a un fils, Élie, qui, en 1942, a vingt et un ans. M. Wallach en a, lui, quarante-six. Le fils fait partie de l' " O. S. ". (" Organisation Spéciale " créée par le Parti communiste et d'où naîtront les francs-tireurs et partisans.) Il est notamment engagé dans les premières actions, avec Pierre Georges (le futur colonel Fabien) et Samuel Tyzselman (une des premières affiches de fusillés : le juif Tyzselman et Henri Gautherot).

Le 29 juin 1942, Elie Wallach avec un autre militant, Léon Pakin, s'était rendu chez un fourreur, Simon, rue Saint-Antoine, qui travaillait pour les Allemands. Il s'agit de le convaincre, au besoin en l'intimidant, de cesser cette activité. L'affaire tourna mal. Simon hurle, ameute le quartier. La police prend en chasse les jeunes gens, les poursuit. Ils sont arrêtés place des Vosges.

La femme de Pakin, Jeanne, doit quitter leur logis au 18 de la rue de Chabrol. Elle est enceinte. Quant à Wallach, dès le lendemain, la police fait irruption au domicile de ses parents, bien qu'il n'y habite plus depuis longtemps. La police tombe en pleine réunion clandestine de " Solidarité' ". Il y a là cinq militants : Wallach père, Isaac Kristal, Jacques Kupfer, Laizer et un autre. Ils sont emmenés à la prison du Cherche-Midi, puis livrés aux Allemands par les Français et emprisonnés à Fresnes. Ils sont tous " interrogés physiquement ". Les deux jeunes gens, Wallach et Pakin, sont torturés.

Le 15 juillet, les cinq sont rassemblés dans une cour de la prison de Fresnes, aux cris de " Schnell ! Schnell ! " et avec violences à l'appui. Ils sont alignés dans la cour et croient leur dernière heure venue. Les Allemands ont toujours été très friands de ce genre d'équivoques. En fait, on les libère et un " Feldwebel " déclare à Wallach, sur un ton plutôt sympathique : " Au non-revoir ", et Wallach y voit un conseil à ne pas se laisser reprendre !

Effectivement, quatre des libérés s'empressent d'aller s'installer chez des amis. Seul Wallach est revenu à son adresse 108, boulevard Rochechouart avec l'intention de ne pas y rester. Mais il ne pense pas qu'il y ait un danger immédiat !

Et pourtant le 16, à 6 heures du matin, la police française frappe aux portes des cinq libérés. Wallach s'enfuit par la fenêtre de la cour (1er étage). Il se réfugie chez le concierge de l'immeuble voisin qui le conduit aussitôt à la cave. Aux quatre autres adresses, les policiers sont bredouilles.

Mme Wallach, sa femme, n'était pas capable de le suivre, et, de plus, on ne pensait pas qu'elle-même soit en danger. Pourtant, les policiers l'emmènent.

De petits groupes

Les gens qui vont à leur travail, les commerçants qui ouvrent leur boutique, les concierges réveillées au bruit et venues sur le seuil de la porte voient apparaître de petits groupes pitoyables, hommes et femmes silencieux, chargés de paquets et tenant des enfants par la main. Peu à peu, les " centres primaires " se remplissent de gens effarés. Bientôt le carrousel des autobus va commencer.

Les malades et les morts

Les instructions portent que " l'on ne doit pas discuter l'état de santé ". On arrête donc M. Epstein qui s'était cru protégé par son asthme.

On emmène les femmes en couches, les enfants qui ont 40° de température, qui ont la rougeole, la scarlatine, la varicelle, la coqueluche, les oreillons. Cependant, un cas exceptionnel n'a pas été prévu aux instructions : celui de la personne à arrêter et qui vient de mourir. Sur plusieurs milliers de cas, la probabilité existait, elle s'est produite au moins trois fois. On la résout en emmenant ces morts - dont un enfant - dans des couvertures.

Au 18, cité du Pont, M. Jablonka, bouleversé par son arrestation, fait une crise cardiaque. Les agents sont bien ennuyés. L'homme est là, écroulé dans la rue, se tordant de douleur. Que va-t-on en faire ? On le remonte, en poussant, en tirant, on l'étend sur son lit et on file. M. Jablonka vit seul. Sa fille de douze ans est à la campagne. Il mourra seul, deux jours après, le

18 juillet.

Un anniversaire

C'est à 5 heures aussi que l'on se présente chez les Goura. C'est le jour de l'anniversaire de Bernard Goura. Il est né le 16 juillet 1927. De toute façon, il ne s'attendait pas à célébrer cette fête bien gaiement car, trois jours auparavant, son père, Israël Goura, a été arrêté. Et son cas est grave. À la qualité de juif, il ajoute celle de résistant. Il était l'imprimeur clandestin du mouvement Solidarité. Bernant se trouve donc seul avec sa mère lorsque les policiers arrivent. La pauvre femme est effondrée. Bernard est français et les policiers lui signalent qu'il peut rester s'il le veut. Il ne veut pas se séparer de sa mère, la soutient, part avec elle.

À Nogent-sur-Marne, chez Mme Rozen, les agents qui se présentent sont gentils, presque conciliants, presque embarrassés. D'ailleurs, à Nogent, qui est une petite ville, on se connaît. L'un des agents s'appelle Rombeau. Quelques jours plus tard, il donnera sa démission. C'est un cas qui reste exceptionnel.

Mme Rozen s'affaire à ramasser quelques affaires.

- Mais où m'emmenez-vous ? Où nous emmenez-vous ? - On ne peut rien dire. Allez, allez, dépêchez-vous.

Jean, qui a sept ans, ne comprend rien. Hélène, qui en a treize, aide sa mère. Les agents disent de temps en temps : " Allez ! Allez ! " Les voisins accourus regardent. Lorsque, au bout d'une heure, le groupe s'ébranle, Mme Rozen entend une de ses voisines, patriote en diable, dire en s'emparant de deux bouteilles de vin restées dans la cuisine :

- Toujours cela que les Boches n'auront pas !

Mme Rado témoignera, plus tard, de la modération témoignée par l'agent qui l'avait arrêtée et de l'hostilité hargneuse d'une voisine.

" Il est monté avec la coiffeuse du rez-de-chaussée. " Je vous emmène ! a-t-il dit : en attendant, préparez-vous, je reviens dans une heure ! "

" Bien sûr, j'aurais pu m'en aller. Mais mon mari était à Pithiviers depuis un an. Je n'avais pas d'argent, pas de faux papiers, et trois enfants.

" Lorsqu'il revint, l'inspecteur m'aida à mettre quelques affaires sur une poussette. Les voisins me regardaient avec pitié et gentillesse. Seule, une fleuriste ambulante, qui habitait au rez-de-chaussée, ricana en nous insultant. L'inspecteur l'a remise vertement à sa place, elle ne savait pas ce qui allait lui arriver à elle, le lendemain, lui cria-t-il. Vraiment, il était plutôt gentil. Il nous conduisit à Japy. "

Suicides

La complaisance, la placidité des agents, la relative correction avec laquelle ils procèdent aux arrestations est un des éléments du piège, tout comme leur uniforme français qui rassure les gens. Pourtant beaucoup préfèrent se suicider plutôt que de se laisser arrêter.

Dans un immeuble rue Trousseau dans le XIe sept familles sont arrêtées. L'ambiance est inimaginable, atroce. Une femme s'est réfugiée sur le toit de l'immeuble et tient son fils par le bras. C'est Mme Cymering dont le mari se trouve à Drancy. Quand elle a entendu frapper à la porte et crier : Police ! elle a filé par la fenêtre. Les agents " capteurs " - c'est ainsi que les circulaires les désignent - essayent de la raisonner.

- Ne faites pas de bêtises !

Elle regarde la foule qui s'est rassemblée en bas, les voisins qui l'exhortent. Vers 9 h 30, entraînant son petit garçon, elle saute. Mais les pompiers avaient eu le temps de tendre des bâches. Elle ne se fait aucun mal, l'enfant non plus.

Ils mourront à Auschwitz, comme tous leurs voisins. Une scène identique se déroule rue Crozatier au 58, où quelqu'un se jette du haut de l'escalier tandis que 110 personnes sont arrêtées. À notre connaissance, personne n'est revenu. Il y a quelques années, une plaque apposée sur l'immeuble rappelait cette hécatombe. On l'a enlevée.

Il est difficile de chiffrer les suicides qui se sont produits ce jour-là. On trouve la relation du suicide d'un médecin de Montreuil qui, avant de mourir, tue tous les membres de sa famille au moyen d'injections. À l'hôpital Rothschild, lorsqu'on vient l'arrêter, un autre jour, Mme Jadlowecz, jeune interne, se tue de la même façon, en s'injectant 10 ml de chloroforme dans les veines.

La police a sauvé à temps des gens qu'elle a trouvés un tuyau de gaz entre les lèvres. Ils mourront, gazés à Auschwitz, un peu plus tard.

Le professeur Abrami donne le chiffre de 106 suicides et de 24 malades, dont deux femmes en couches, qui mourront au cours de la rafle. Ce chiffre, inférieur à celui donné par une autre source, semble conforme à la vérité si l'on tient compte également des événements qui se déroulèrent au Vélodrome d'Hiver où, effectivement, de nombreux malades laissés sans soins périrent et où eurent lieu de nombreux suicides.

Dans un autre témoignage d'époque, un jeune homme relate :

" Que de suicides ! ... Ils sont innombrables. Dans le XIVe arrondissement une femme a jeté ses enfants les uns après les autres par la fenêtre et s'est ensuite précipitée dans le vide. "

Dans une lettre de délation retrouvée dans les Archives de la Gestapo on lit :

" Un inspecteur et un officier de paix entrèrent en conversation avec le concierge et lui dirent... que dans certains quartiers (Belleville, je crois), une mère avait jeté ses deux enfants par la fenêtre et qu'il y avait de nombreux suicides. Ce même bruit courait d'ailleurs dans divers quartiers. "

Dans la rue

Rue des Archives, Roger Boussinot, qui le raconte dans son livre de souvenirs, Les Guichets du Louvre, voit des agents soutenir une femme gémissante. Soudain, elle leur échappe, elle court à la rencontre d'un prêtre, elle l'interpelle, elle s'accroche à sa soutane, il continue son chemin sans rien dire, atterré. Il s'adosse au mur comme s'il allait se trouver mal. La femme, en le suivant sur ses genoux, est revenue vers les policiers qui la reprennent et qui l'emmènent.

Roger Boussinot s'est toujours demandé si c'était un vrai prêtre. Peut-être était-ce simplement un juif qui cherchait à fuir sous ce travesti ?

À mesure que la rafle s'étend, que la population en prend conscience, des fuites de plus en plus nombreuses se produisent. Fuites sans élan préconçu et généralement sans espoir. Les gens qui ont passé à travers le quadrillage ne s'éloignent pas beaucoup de chez eux. Ils tournent comme des phalènes autour d'une lampe. Ils reviennent chercher des objets, ils reviennent " voir ".

De temps en temps une file d'agents se déploie, barre la rue, puis avance, draguant comme un filet. Ne passent à travers les mailles que les sans-accent, les sans-étoile, ceux qui sont pourvus de papiers en règle, de papiers d'Aryen.

Des enfants se sont enfuis. Agiles, malins, ils se sont faufilés dans un couloir, cachés derrière une porte. Mais, eux aussi, ils ne savent où aller et se font reprendre. Boussinot raconte qu'il essaya de décider deux petits fugitifs à le suivre, mais ceux-ci voulaient d'abord " demander à maman ". Naturellement. Et ils revinrent se jeter dans les jambes des policiers.

Des vivres pour deux jours

Chez les Linen, en dépit des prévisions trop optimistes de M. Linen, on frappe à 7 heures du matin. Deux policiers en uniforme, accompagnés d'un militant du P. P. F., conseillent à Mme Linen de préparer des couvertures et des vivres pour deux jours, puis ils l'emmènent avec son fils Nat.

Chez les Soral, rue de la Bûcherie, Mme Soral est arrêtée avec ses trois enfants : dix, huit et six ans. Une fois devant la maison, un inspecteur qui attend ses collègues dispersés dans les autres immeubles, propose à Mme Soral de la laisser aller dans les magasins ouverts pour y acheter quelques provisions.

- Ne vous éloignez pas trop, dit le policier, je vous attendrai ici, près de vos bagages.

C'est peut-être une invite à la fuite. Mais Mme Soral ne comprend pas ou n'ose pas prendre le risque. Elle va jusqu'à la boulangerie avec les enfants et ils reviennent, leur pain sous le bras. L'aîné des enfants s'en souviendra plus tard. Et se demandera ce que sa mère aurait pu faire, seule avec trois enfants, dans un quartier pourri de policiers.

Héroïsme inutile

Chez les Pitkowicz, on frappe à peu près à la même heure. Des policiers qui semblent mal à l'aise et qui invitent Mme Pitkowicz, sa fille et son fils à les suivre au commissariat du XVIIIe.

- Vous pouvez prendre quelques petits bagages à main.

Pendant que Mme Pitkowicz rassemble des vêtements, elle se réjouit en secret de ce que, la veille, son mari est allé se réfugier à la cave. Lui, il restera libre. Louis Pitkowicz aussi se réjouit. Son père pourra se sauver, plus tard, quand la police aura quitté le quartier.

Malheureusement, la concierge est descendue le prévenir.

- La police chez vous... Votre femme, les deux petits, ils les emmènent !

Alors, Pitkowicz, le père, remonte, il vient se livrer. Sans doute, par ce geste, croit-il sauver les siens. Toute sa vie, Louis Pitkowicz se souviendra du sourire de son père à ce moment-là. Malheureusement, ce sacrifice est inutile. Les policiers emmènent toute la famille.

Chez les Goldberg, Léon, qui a le même âge que Louis Pitkowicz, réussit à s'enfuir. Il va rejoindre la Résistance. Il y retrouvera un des fils Fingercwajg, échappé à la rafle lui aussi.

Rue des Ecouffes

Rue des Ecouffes, la matinée a été tragique. Rien que pour le numéro 22, quarante policiers étaient nécessaires. Il y avait tant d'enfants dans l'immeuble que l'on aurait cru à une évacuation devant un cataclysme. Les Goldzimmer et trois enfants, les Najmann et trois enfants, les Sacani et cinq enfants, les Schlomène et trois enfants, M. Wolfowski et sa fille, M. Lamber et la sienne. L'autobus est plein de gosses comme pour une excursion. Il reste quatre familles juives dans la maison. Elles ne comprennent pas pourquoi elles ont été épargnées. C'est peut-être le fichier qui n'était pas à jour... L'erreur sera réparée dans quelques mois. Au 22, rue des Ecouffes, tout le monde sera déporté. Et, dans cette maison dont tous les étages retentissaient du bruit des enfants, personne ne reviendra.

Entassés dans la petite chambre du 5e étage dans laquelle ils se sont cachés la veille, les Tselnick entendent arriver les policiers. Ils les entendent frapper. Un voisin, un ouvrier qui va à son travail, descend, voit la police et dit :

- Ce n'est pas la peine de frapper là, ils sont au 5e.

Les policiers arrivent au 5e, racontent à M. Tselnick qu'ils l'ont découvert grâce au voisin, puis embarquent toute la famille, père, mère et les trois enfants.

C'est à 8 heures seulement que l'on frappe à la porte des Sienicki. Eux qui vivaient confinés dans l'appartement avec leur petite malade par peur des rafles, ils ouvrent sans méfiance. Un ami italien devait venir les chercher pour les mettre en sécurité. Ils l'attendaient et faisaient entre-temps des paquets et le pansement de Régine. Mais c'est la police.

- Allez, allez, vite, vite. Faites vos paquets et venez avec nous.

Ils sont si pressés qu'ils ne laissent pas le temps à Mme Sienicki d'achever le pansement. Celle-ci se jette à leurs genoux, les supplie inutilement. La petite fille pleure.

La concierge, qui est montée avec les agents, observe cette scène navrante, les mains croisées sur le ventre.

Dans l'escalier, les Sienicki rencontrent des voisins que l'on arrête eux aussi et que l'on emmène, comme eux, au " Centre primaire ", en l'espèce le commissariat de l'avenue Parmentier.

Lorsqu'on frappe à la porte, rue de Trévise, chez les Pechner, ceux-ci réalisent très vite. Cependant pas un instant ils ne soupçonnent que le danger vise aussi l'enfant qui a dix ans et qui est français, et la maman. M. Pechner, seul, s'enfuit à temps par l'escalier de service et reste caché sur un palier intermédiaire.

Les policiers, à qui Mme Pechner a finalement ouvert déclarent :

- Si votre mari ne se rend pas lui-même il risque d'être pris et fusillé.

Avant qu'on ne l'emmène avec son enfant, Mme Pechner parvient à s'isoler aux w.-c., qui par une minuscule lucarne communiquent avec le palier. Attirant l'attention de son mari elle lui fait comprendre, par signes, qu'ils s'en vont. Tragique dialogue de sourds-muets ; il veut venir, rester avec eux. Ils se parlent avec les mains. Voyant son hésitation, elle précipite les choses, se laisse emmener.

Mais brusquement, elle ouvre la fenêtre, se met à hurler pour ameuter le quartier, prévenir les autres s'il en est encore temps. M. Presburger au 13 de la rue entend les cris, s'enfuit. Il doit à Mme Pechner de n'avoir pas été pris.

Lorsque les policiers arrivent chez elle, Mme Abramzyk est seule avec son fils de six ans. Elle pleure, elle proteste. Les agents gênés, attendris, lui donnent une chance de salut :

- Bon, ça ne fait rien, disent-ils, préparez-vous, nous repasserons vous prendre dans une heure.

Dès qu'ils ont le dos tourné, elle dévale les escaliers avec le petit. Mais la concierge avait bouclé la porte cochère et rien, ni colère ni supplications ne la décide à l'ouvrir.

Ni Mme Abramzyk ni son petit garçon ne sont revenus de déportation. L'été 1944, dans sa loge, la concierge s'est seulement décidée à ôter du buffet le portrait du maréchal Pétain : celui où il est en complet-veston, avec un gros chien.

Vers les Centres primaires

Il est 11 heures du matin, les arrestations touchent à leur fin. De 11 heures à 16 h 30 on assiste à quelques retours de la police aux adresses où les portes étaient restées fermées. On assiste surtout à des ramassages et à des coups de filet, souvent fructueux, effectués en pleine rue sur les fugitifs qui, désemparés, errent sans savoir où aller, cherchant une ouverture dans la nasse. Un tract clandestin de l'époque assure que :

" Il y a des milliers de fugitifs. Ils sont cachés chez des voisins, chez des amis, dans des caves. Des familles entières rôdent avec leurs enfants dans les rues. Le soir, ils vont coucher n'importe où. Dès le début, la population française a témoigné largement de sa solidarité à ces malheureux. Les fugitifs sont sans cesse recherchés par la police qui revient plusieurs fois à leur domicile. Dans certains cas, on a mis les scellés sur les portes des absents... Le danger pour les enfants des échappés est menaçant.

C'est maintenant le sinistre carrousel des autobus qui commencent leurs allées et venues entre les centres primaires, le Vel d'Hiv où doivent s'entasser les familles avec enfants et Drancy où l'on attend les adultes sans enfants. En même temps que s'ébranlent les premiers autobus, on pousse les derniers piétons vers des commissariats, des écoles, des gymnases comme Japy.

Depuis 5 heures du matin, les Parisiens surpris, navrés, assistent à ce spectacle : des familles qui cheminent pitoyablement, encadrées par des agents.

Louis Pitkowicz raconte :

" Nous sommes allés à pied de chez nous au commissariat du IVe, ma mère, mon père, ma sœur âgée de huit ans et moi. Nous portions nos valises, deux ou trois paquets faits à la hâte, des balluchons, des couvertures, et nous devions avoir l'allure d'émigrants. Comme nous portions l'étoile, les gens voyaient tout de suite ce dont il retournait et ils nous regardaient, je crois, avec pitié. "

Mme Rado, elle aussi, s'est souvenue de ce tragique passage dans la rue :

" J'avais pris une poussette, celle de mon dernier. Dessus j'avais entassé quelques affaires et des casseroles, parce que j'avais pensé qu'il faudrait bien préparer quelque chose pour les petits. Nous sommes allés de chez nous, rue du faubourg Saint-Antoine, à Japy, moi poussant la voiturette et les quatre enfants serrés contre moi, apeurés et honteux d'être conduits par des agents. Nous portions l'étoile jaune sur nos vêtements. Les gens nous regardaient. Je ne sais pas ce qu'ils pensaient. Leurs regards étaient vides, semblaient indifférents. Place Voltaire, il y avait un petit attroupement. Une femme s'est mise à crier :

- C'est bien fait ! C'est bien fait ! Qu'ils aillent tous au diable !

Elle était seule à crier. Les enfants se sont serrés contre moi. Comme nous passions devant le groupe, un homme, s'adressant à la femme, a dit :

- Après eux, ce sera nous. Les pauvres gens !

La femme est partie eu baissant la tête. Les agents nous ont fait accélérer.

Les arrondissements dans lesquels les arrestations se comptent par milliers connaissent une atmosphère lourde, faite de terreur et d'incrédulité à la fois. Ailleurs, où la rafle n'a pas ce caractère massif, le bruit s'en répand plus lentement, mais il court de proche en proche. Les gens qui arrivent leur travail, les femmes qui commencent les longues attentes devant les magasins d'alimentation, propagent la nouvelle :

- On arrête les juifs. Même les femmes et les enfants.

Certains ont assisté au départ d'une famille en larmes, à la séparation des parents et des enfants, à des suicides.

Mais, alors que midi approche, personne encore ne soupçonne la véritable ampleur du drame.

Midi

À midi, en attendant la relève, les agents ou les gardes restés sur place cassent la croûte. Les inspecteurs et les gradés se dispersent dans les restaurants du coin.

Dans les commissariats, le ton des agents change. Les juifs, entassés avec leurs paquets hétéroclites et leurs enfants en larmes, ne sont plus des gens qu'il faut persuader de se laisser arrêter sans scandale, mais des individus sous bonne garde. Quelquefois, dès le car ou l'autobus, les cris commencent :

Quand nous sommes montés dans le car, raconte Mme Rado, un commissaire a crié aux agents et au chauffeur, et à notre intention :

" - Le premier qui bouge, qui essaye de s'enfuir, tirez dessus !

Cela m'a glacée. Je suis une femme et j'étais avec mes trois enfants. J'ai eu peur. Nous venions de Japy où nous étions restés toute la journée et on nous emmenait maintenant au Vélodrome d'Hiver. "

Une infirmière, Mme Mathey Jonaïs, accourue parmi les premières au bruit des arrestations, interroge les gardes mobiles au gymnase Japy. La plupart sont de très jeunes gens, beaucoup viennent de province, surtout de Bretagne. Quelques-uns, plus âgés, sont des prisonniers de guerre qui se sont engagés dans la garde mobile pour obtenir leur rapatriement.

- Si nous avions su que c'était pour faire ce travail !

Ils reconnaissent qu'ils ont reçu l'ordre de tirer au besoin.

- Nos consignes sont formelles. À la moindre tentative de fuite, nous tirons dans le tas. Les fusils mitrailleurs sont là pour ça. Surtout il ne faut pas que ces gens se doutent de ce qui les attend, afin d'éviter tout mouvement, toute velléité de révolte. Mais ils vont être déportés dans une mine de sel en Silésie.

À Saint-Ouen la moisson des agents de police a été bonne. Ils étaient 32, et ils ont arrêté un peu plus de 600 personnes : des gens modestes, dont beaucoup sont des brocanteurs du Marché aux puces. C'est l'époque des vacances et on utilise les locaux scolaires comme centre de regroupement. Cela est d'autant plus pratique que le commissariat est à l'angle de l'école. La fatigue sera moins grande pour les policiers, qui, en faction, à travers les fenêtres, jettent de temps en temps un regard dans l'immense préau où la foule des internés s'agite et s'énerve. Ces six cents-là seront presque tous exterminés. (En 1965, une plaque commémorative a été apposée sur ce groupe scolaire. Mais son texte, dénaturant la vérité historique, met à l'actif " des troupes d'occupation allemande " les arrestations effectuées par la police parisienne.)

Dans les centres primaires, les prisonniers attendent, anxieux, ignorant ce que va être leur sort. Ils se comptent, ils se cherchent, supputant les chances de ceux des leurs qui ont pu s'échapper. Mais les enfants ont une horloge dans le ventre. Ils réclament à manger, ils veulent se soulager. C'est déjà l'affolement et la pagaille. Les agents vont et viennent, ramènent de nouveaux détenus. Le commissaire transpire à pointer ses fichiers, à rédiger son premier rapport.

Un enfant s'évade

Au commissariat du Ve, celui du Panthéon où sont les Goldenswajg, une femme est allongée sur le sol, agitée de soubresauts, en pleine crise de nerfs. On crie autour d'elle.

Dans ce même commissariat, se trouvent Mine Soral et ses trois enfants venus de la rue de la Rûcherie. En voyant les autres prisonniers, Mme Soral comprend qu'il s'agit de quelque chose de terrible, bien au-delà d'une simple vérification d'identité. Comme elle regrette de ne pas avoir profité de la complaisance de l'agent qui l'a laissée faire ses courses ! Il est vrai qu'elle n'aurait pas su où aller avec les deux tout petits. Mais Jean, son aîné, a dix ans. Elle se concerte avec lui et prend une résolution bien dure. Autour d'eux, c'est la pagaille. Au moment où de nouveaux arrivants encombrent la porte, Mme Soral profite de la bousculade qui se produit. Elle pousse l'enfant dans les jambes des adultes. Il se faufile, se retrouve sur les marches du commissariat, rue Soufflot. Personne ne le remarque. Il se sauve.

C'est grâce à un réflexe du même genre que Mme Landau réussira à sortir de la mairie du Xe. Un garde la laisse dévaler les escaliers pour aller aux cabinets. Elle se sauve en cachant son étoile sous son sac, un sac de cette époque que l'on portait passé en bandoulière sur l'épaule.

Mme Lichtein a été conduite avec sa fille dans un garage réquisitionné, rue des Pyrénées. Il est plein de voitures qui attendent, sous des housses, la fin de la guerre et le retour de l'essence à volonté. Les gens s'assoient sur les marchepieds des autos (qui alors en avaient toutes). Dans la cour se trouve un unique w.-c. Un agent est préposé à accompagner ceux qui demandent à y aller. Une détenue arrive à profiter de ce trajet pour s'éclipser. Les agents seront alors trois au lieu d'un. Le moindre bruit se répercute sous le toit de tôle. C'est un vacarme assourdissant. Les policiers crient à tue-tête :

- Mais pourquoi hurlez-vous ? demande Mme Lichtein.

- Je dois assurer l'ordre, répond un brigadier.

Le carrousel des véhicules

Bientôt, eux aussi, on les embarque pour le Vel d'Hiv.

Une véritable armada de véhicules sillonnent Paris dans tous les sens. On a réquisitionné des voitures de toutes sortes, de toutes tailles et de toutes contenances.

Un certain nombre de petites torpédos Renault de la police patrouillent, vont et viennent dans toutes les directions. Elles ont été mises à la disposition des commissariats en prévision du 14 Juillet, non seulement parce que la rafle devait primitivement avoir lieu ce jour-là, mais aussi parce que l'on craignait d'avoir à réprimer des manifestations patriotiques. Six motards font escorte. Ils sont affectés aux IXe, Xe, XIe, XVIIIe XIXe et XXe arrondissements.

Dix gros cars de la police sont également de la partie. Ils comprennent quatre longues torpédos Renault à banquette. Les autres sont de gros cars Citroën, hauts sur pattes, bleu nuit, mats

et luisants par plaques.

Mais le gros de la flotte est constitué des fameux autobus de la T. C. R. P., cinquante exactement, répartis par arrondissement. Ce sont des Renault à plate-forme et allée centrale avec une première classe, à banquettes de cuir, dans le fond. (Beaucoup de véhicules de ce modèle circulent encore en 1966 sur les lignes de banlieue et de Paris.) Grosses machines peintes en blanc crème et en vert, familières et braves, et qui, vues de face avec leurs deux phares ronds, leurs garde-boue en tôle, leurs rétroviseurs rectangulaires sur les côtés, ressemblent à de bons gros chiens.

Grognant à chaque tournant de tous leurs pignons usés, ils vont et viennent. Juché sur son siège, le conducteur à la casquette plate, avec de grands mouvements de bras, fait tourner devant lui le volant horizontal, démultiplié.

On peut voir, sur les plates-formes arrière, des silhouettes sombres d'agents de police plantés parmi l'entassement des pauvres bagages entreposés là, selon les consignes. En se balançant, au bout de sa chaîne, la poignée de bois usée rythme les coups de frein et les démarrages.

Derrière les carreaux où le soleil jette des paquets de feu, des petites mains s'appuient et des visages enfantins s'écrasent, les yeux grands ouverts. Même pour ce voyage les enfants ont pris tout naturellement la place près des fenêtres. Ils regardent...

CHAPITRE IV

L'ENFER DU VEL D'HN

Devant les portes du Vel d'Hiv, rue Nélaton, la même scène va se répéter des centaines de fois pendant cette journée du 16. Des autobus pleins à craquer se rangent devant les portes. Taudis que les passagers descendent, le conducteur attend patiemment juché sur son siège. Il fait son travail comme s'il s'agissait d'amener des spectateurs pour un événement sportif. Lorsqu'une voiture est vide, elle repart et une autre vient se ranger à sa place. Le mouvement se fera du matin au soir avec une parfaite régularité.

Sur le trottoir, les juifs restent hébétés, empêtrés de leurs paquets et de leurs gosses : toutes les familles que l'on amène rue Nélaton sont des familles " avec enfants ".

Les agents doivent pousser les détenus vers l'entrée pour presser le mouvement. Il y a deux séries de portes battantes. Entre les deux, une espèce de couloir, un hall où la force armée patrouille. Partout, des agents ou des gardes, le visage fermé, sont en fonction. Les gardes ont le mousqueton en bandoulière sur l'épaule, les autres glissent les pouces dans leur ceinturon.

Les nouveaux arrivants passent les portes, suivent le hall et se trouvent brusquement abandonnés à eux-mêmes dans le monde clos qui leur est maintenant dévolu : l'enceinte énorme du Vel d'Hiv.

Les premiers ont dû rester sur place, saisis, ne sachant que faire dans cette immensité. Mais, très vite, la nef s'est remplie comme un corral. Les autobus déversent leur cargaison toutes les dix minutes. Dès 8 heures, le terre-plein, au centre de la piste cyclable, est grouillant de monde. Maintenant les nouveaux venus grimpent sur les gradins.

Dehors, c'est la lumière de l'été. Mais ici, une demi-pénombre stagne, créée par la peinture bleue dont il a fallu recouvrir la gigantesque verrière en raison de la défense passive. Cela donne un éclairage pâle et verdâtre. Des cônes de lumière jaune tombent des ampoules électriques et des petits projecteurs, qui descendent de l'enchevêtrement des poutrelles, au bout de longs bras métalliques. En bas, le mélange des deux éclairages donne une luminosité blême dans laquelle flotte une poussière sans cesse soulevée par les piétinements de la multitude. En haut, il fait noir de plus en plus, un noir qui sera impénétrable, la nuit tombée.

Les yeux doivent s'habituer à cette clarté un peu irréelle qui souligne la tristesse des visages fatigués, des yeux cernés, des traits tirés par l'angoisse et la fatigue.

Les gens ne savent rien du sort qui leur est réservé, ni du temps pendant lequel ils vont rester là. Ils s'installent comme ils peuvent. Ils sont environ 7.000 dont 4.051 enfants. La première impression des gens qui débouchaient dans cette atmosphère démente était d'une foule impossible à dénombrer.

La capacité réelle du Vel d'Hiv était de 15.000 spectateurs. Ceci pendant la durée d'un spectacle sportif et seulement si toutes les travées et tous les gradins étaient occupés. Ce sont maintenant des familles entières qui doivent s'installer, disposer leurs affaires, étendre leurs malades, dormir, vivre, respirer. Aussi comprend-on cette impression d'être comble que donne l'enceinte. Tous les témoins s'accordent à dire qu'on pouvait à peine se mouvoir, que les gens se marchaient les uns sur les autres. Les chiffres les plus discordants sont avancés sur le total des prisonniers qui vécurent ces sept jours au Vel d'Hiv. Mais, par leur exagération même, ces chiffres traduisent l'horreur de cet entassement.

Un tract de l'époque dit :

" Le Vélodrome d'Hiver aurait contenu le premier jour 12 000 personnes. Rien n'était préparé pour elles. Pas même de la paille. Les internés sont installés sur les bancs ou assis par terre. Il n'y avait pas assez de place pour s'allonger. La nuit, les enfants couchaient par terre. Les adultes restaient assis sur les bancs. "

Un détenu se rappelle :

" ... Et ils nous ont emmenés au Vel d'Hiv. Il y avait déjà des milliers de personnes et nous avons eu du mal à nous faire une place pour nous reposer. La nuit, nous étions tous recroquevillés pour dormir et beaucoup de personnes criaient. C'était affreux. "

" Je suis arrivé là-bas et je suis resté stupéfait, raconte le docteur Didier-Hesse. Pourquoi ? Parce que ce Vélodrome d'Hiver que j'avais connu comme enceinte sportive était plein. La notion de " plein " n'était pas seulement due à ce que tous les sièges et tous les strapontins étaient garnis par des gens qui avaient plus ou moins l'air d'assister à un spectacle, mais aussi parce que la piste était couverte de gens allongés. "

Qu'aurait-ce été si l'objectif avait été atteint ? Le contingent maximum prévu pour Drancy était de six mille. Au-delà de ce chiffre, les détenus devaient être dirigés sur le Vel d'Hiv. C'est donc vingt-quatre mille personnes que les responsables ont prévu d'entasser dans ce local. Sept mille y sont déjà et n'y trouvent pas de place...

Une atmosphère irrespirable

Le premier jour se passe dans l'affolement.

Aucune nourriture n'est distribuée. Les gens ont apporté des provisions, " pour deux jours " leur avait-on dit. Ils grignotent ce qui peut être mangé sans cuisson et sans récipient. Mais il n'y a pas d'eau pour boire, il n'y a pas de lait pour les enfants.

Très vite, l'atmosphère est devenue irrespirable, puante, dense de poussière. Il faut crier pour s'entendre. Les gorges sont sèches et font mal.

Les yeux piquent.

" L'atmosphère était tellement saturée de poussière qu'elle devenait par moments irrespirable et provoquait des phénomènes de conjonctivite ", relate l'un des médecins qui pénétra dans l'enceinte.

La prise de conscience

Depuis des années, et surtout depuis le début de la guerre, arrivent du cœur de l'Europe les échos des plus invraisemblables persécutions (peuvent-ils les imaginer ceux qui ne les ont pas vécues ? ). Mais les gens qui sont là étaient venus chercher asile en France, terre de liberté, terre de l'égalité des droits, du respect de la personne humaine.

Ici, ce 16 juillet, c'est tout d'un coup une brutale prise de conscience plus ou moins claire, plus ou moins franche de l'un à l'autre ; retardée sans doute par le fait que les arrestations ont été faites par des policiers français. Confusément peut-être, mais de façon certaine, maintenant tous se rendent compte qu'ils ont pénétré dans un monde de malheur.

Tout autour d'eux les forces de l'ordre gardent l'enceinte bien close.

La police se trouvait à toutes les issues, mais indifférente, insensible ", relate Mme Dorag.

Pour les policiers, la tâche la plus ingrate, l'arrestation, est maintenant derrière eux. Le sort en est jeté. Que ces gens accomplissent leur destin, qui en rien ne les regarde, eux. Leur attitude devient plus brutale, plus indifférente, plus cynique. En fait, dans cette enceinte close, 7 000 destins sont déjà tracés, dont l'inexorabilité est garantie par la vigilance de 80 gardes mobiles.

Ce changement d'attitude du service d'ordre, et les conditions de leur détention font comprendre aux détenus que le sort qui leur est réservé sera détestable. Pour les juifs arrêtés, projetés dans cet univers, les illusions, les parcelles d'espoir qui pouvaient subsister, s'effritent au contact de la réalité.

La folie

Lorsqu'ils sentent le piège refermé sur eux, beaucoup tombent dans le désespoir.

Je me souviendrai toujours, entre autres, de cette vieille grand-mère, immobile sur son strapontin, les mains appuyées sur ses genoux recouverts d'un tablier artistiquement brodé, et dont on ne put tirer aucune parole, en quelque langue que ce soit. Image hallucinante et personnification vivante de la douleur muette et de l'écrasante fatalité ", raconte un médecin.

Certains explosent en crises hystériques, hurlent, perdent tout contrôle. Le docteur Didier-Hesse se souvient d'une famille : l'homme, âgé d'environ quarante ans, est assis les genoux dans les bras, les mains pendantes, le regard perdu. La femme, une Polonaise, se tord les bras en gémissant. La petite fille, huit ans peut-être, s'agrippe à sa mère, cherche à l'embrasser et, en français, lui murmure des paroles de réconfort.

Quelquefois les crises sont collectives.

Partant d'un coin obscur des gradins, des applaudissements éclatent sans raison, se répandent dans toute l'immense nef. Les gens frappent dans leurs mains, se regardent, les larmes aux yeux d'énervement. Puis, au bout de quelques minutes, d'un coup, la salve s'éteint. Un silence lui succède avant que ne reprenne le bruit de fond continu. Ou bien ce sont des cris soudains, des appels : " Libérez-nous ! Libérez-nous ! "

Dès le premier jour, les sœurs Cathala, envoyées là par le mouvement " Solidarité ", pour faire un premier compte rendu, et qui sont arrivées à pénétrer, prédisent : " Les gens vont perdre la raison. " Elles ne se trompent pas.

Le tract déjà cité mentionne le cas d'une jeune femme devenue folle qui hurlait sans arrêt. Un médecin se félicite d'avoir pu tout de même renvoyer une autre pauvre folle et sa victime, un garçonnet qu'elle avait assommé à coups de bouteille sur le crâne.

Il y avait aussi ce petit garçon qui s'accroche en grimaçant et en poussant des cris aux vêtements de l'infirmière de la Croix-Rouge, Mathey Jonaïs, qui a réussi à pénétrer dans l'enceinte.

" Sa mère m'expliqua que cet enfant était un anormal, un dément, et que c'était un grand malheur, que, lorsqu'on l'avait sauvé à sa naissance, elle avait remercié Dieu, mais que, après, lorsque la folie de l'enfant était devenue évidente, elle avait compris que c'était une malédiction. Maintenant, cet enfant avait faim et il hurlait véritablement comme un loup aux abois, en s'agrippant à moi. "

Folie ou désir de se détruire, une femme s'est allongée à terre. Arc-boutée sur ses bras, elle donne de grands coups de tête sur le ciment du sol. On la regarde faire. Finalement on intervient, on l'assomme et on l'emmène sur le milieu de la piste.

" Quant aux fous et aux folles, déclare un rapport médical, nous en fûmes réduits à les attacher sur des brancards, à les dissimuler le plus possible aux yeux de la foule et à les considérer, par ordre, comme étant a priori des simulateurs. "

Le suicide

Avec les morceaux d'une glace brisée, une femme s'ouvre les veines du poignet. Lorsqu'on s'en aperçoit, elle est déjà inconsciente et exsangue. On lui pose des garrots. Elle revient à elle, se retrouve, alors elle se met à hurler. On est obligé de l'attacher sur une civière.

Affolement, froide détermination ou lassitude, beaucoup essayent de se suicider.

Revenant des w.-c., endroit horrible de saleté qui sert à des milliers de prisonniers, Mme Toukarski est tellement impressionnée que, calmement, devant sa fille, elle enjambe le parapet. Sa cousine la retient.

Il y a en tout une trentaine de suicides dont une dizaine qui réussissent. La plupart des désespérés se jettent du haut des gradins. Ils tombent alors sur la piste, accompagnés d'un grand cri de la foule qui s'écarte. On les ramasse pantelants, morts, mourants ou blessés.

Une assistante sociale écrira à sa mère : " Ils se précipitent sur nous : " Tuez-nous, ne nous laissez pas ici. " Ou : " Une piqûre pour mourir, je vous en supplie. "

Au troisième jour, ce sera une véritable délégation de femmes, suivies d'une nichée de marmots, qui s'approchera d'un piquet de gardes mobiles. Calmement, elles demandent qu'on les tue tout de suite, avec leurs enfants, plutôt que de les laisser continuer comme cela. Les gardes ricanent. Ces gens en rajoutent !

Et pourtant j'étais sage

Les enfants, eux, réagissent avec leur âme, avec leur cœur d'enfant. Parlant de ceux du ghetto de Varsovie, un chroniqueur a dit : " Le plus grave,

Plus triste, c'est qu'avant de leur prendre la vie, on a volé leur enfance. "

Dans le Vel d'Hiv, ces 4.051 gosses commencent à perdre leur enfance. Pas tout de suite. On ne vieillit pas en une seconde.

Le témoin André Baur, un des dirigeants de l'U. G. I. F., est surpris et bouleversé de voir " sur le terre-plein des enfants courir et se faire pourchasser par les gardes qui ont l'ordre de les faire remonter sur les gradins ".

Mlle Monod, accourue aux premières nouvelles de la rafle, remarque aussi le contraste que font les jeux des enfants sur la piste avec l'angoisse des parents.

Les petits, eux, ce sont la tristesse et le désespoir des adultes qui les frappent. On les voit s'essayer à consoler leurs parents d'un geste affectueux, comme ils en ont déjà reçu eux-mêmes, en d'autres temps, en d'autres temps vraiment. Mais si le désespoir est étranger à l'enfance, l'étonnement est bien une de ses constantes facultés. Et ces gosses ne comprennent pas. Les voilà, leurs parents et eux-mêmes punis, et en prison. " Je me souviendrai toujours, entre autres, de cette petite fille malade, qui, ses grands yeux braqués sur mon visage, me suppliait de demander aux gendarmes sa libération parce que, l'année durant, elle avait été très sage et qu'elle ne méritait donc pas de rester en prison. "

Le docteur Weill-Hallé, hanté par ce souvenir, ne savait pas que, cette question, ils la poseraient encore, les gosses, comme ces autres enfants qui déjà, aux mêmes moments de ce printemps et de cet été 1942, en pénétrant dans les chambres à gaz du camp de Belzec, les premières, s'écriaient, ainsi que le rapporte le témoin Rudolf Reder : " Maman ! et pourtant j'étais sage ! Il fait obscur ! Il fait obscur ! "

Une photographie

On ne possède qu'une photo prise au Vélodrome. Elle a été souvent reproduite. On y voit les gens debout, pressés sur la pelouse du centre ou allongés, accroupis sur la piste cyclable. On remarque surtout, au milieu de ce tableau de chasse, un gendarme qui traverse la piste d'un pas alerte. Képi, leggings, culotte de cheval, baudrier : c'est un uniforme français. Démarche affairée et martiale. On frémit de honte.

Il faut regarder ce cliché de près. Qui l'a pris ? On ne sait. Mais il témoigne aujourd'hui. Une femme semble regarder l'objectif. Cette femme est enceinte, c'est évident. Sur le plan incliné de la piste des gens sont assis, les genoux repliés, la tête enfouie dans les mains. D'autres sont allongés de côté, recroquevillés, la tête posée sur un paquet. Au premier plan, une valise. Un peu plus loin, une femme âgée aux cheveux tirés, qui paraît dodeliner du buste et de la tête. Sur les femmes, on reconnaît la mode d'alors : cheveux en rouleaux, turbans, boléros, manches à gigot des chemisiers, larges ceintures de vernis luisant. Au milieu de la photo, un visage tragique. Une enfant encore, devant deux femmes appuyées l'une à l'autre. Plus loin, deux visages identiques, deux sœurs, deux petites filles brunes, roulées dans la même couverture.

La volonté de vivre

Parmi les centaines d'êtres désemparés, qui ont commencé ce matin à l'aube un long voyage vers la mort, certains trouvent dans le chaos du Vel d'Hiv la volonté de survivre. Ou arrivent à ce comble du courage, ce comble de l'amour qui consiste à se séparer d'un enfant que l'on aime pour qu'il survive.

Une enfant s'évade, encouragée par sa mère. L'agitation, la poussière, les allées et venues à la porte, rue Nélaton, favorisent sa fuite. Mme Lichtein, qui ne se pardonne pas son sommeil de ce matin-là, encourage sa fille. La petite se faufile en dehors. Elle passe entre les gardes. L'un d'eux l'interpelle. Elle répond qu'elle n'était pas dans le Vel d'Hiv, qu'elle est seulement venue prendre des nouvelles de sa famille...

Le jeune Louis Pitkowicz est dans le Vel d'Hiv, avec sa mère, sa sœur et ce père qui est remonté de sa cachette se livrer pour eux. La dure réalité du Vel d'Hiv a ouvert définitivement les yeux de la famille Pitkowicz. Toute la matinée, dans ce cirque en folie, ils vont à droite, à gauche, à la recherche d'une information. Tout ce qu'ils peuvent glaner leur confirme que la situation est très grave. Louis, qui a quatorze ans, veut s'échapper. Il s'en ouvre à ses parents. Son père approuve.

Sa mère hésite. Il est si jeune. Qui l'accueillera dans cet immense Paris ? Pourtant Mme Pitkowicz décide :

- Qu'il s'en aille !

Louis dit adieu à ses parents. Il ne le sait pas, bien sûr, et eux non plus, bien qu'ils y pensent, mais c'est un véritable adieu. Il ne les reverra plus.

C'est par un geste instinctif que Mme Linen, au moment de l'arrestation, a jeté sur les épaules de son fils Nat un manteau qui cachait son étoile.

Sans doute, pendant le trajet en autobus, a-t-elle compris car, pendant le moment de confusion qui suit, alors qu'on les dirige vers les portes battantes (Allez ! Allez ! Vite ! Vite), elle pousse son fils dans le dos en sifflant :

- Va-t'en, Nat, va-t'en !

Alors, raconte Nat Linen, je me suis trouvé sur le trottoir, le manteau sur mes épaules cachant mon étoile jaune, et je me suis mis à marcher devant moi. J'apercevais la Seine un peu plus loin. "

Une femme est là, près des portes, à l'intérieur, qui assiste à la scène. C'est Marianne Lichtein. Elle a déjà poussé sa fille au-dehors. Elle voudrait maintenant la rejoindre. Elle guette le moment favorable.

Lorsqu'on est venu l'arrêter, après cette atroce nuit d'insomnie, Ida Nussbaum a refusé de laisser à la concierge son fils qui n'a que quatre ans. Maintenant qu'elle assiste à ce qui se passe au Vel d'Hiv, elle comprend que rien ni personne ne lui viendra en aide, qu'on va séparer les enfants des parents, ou les tuer ensemble, qu'elle a vécu dans l'illusion. Elle prend la résolution de tenter de sauver sa vie et celle de son fils.

Sans plan précis, mais forte de cette détermination, elle descend les escaliers. Elle tient le petit Bernard dans ses bras. Elle croise des prisonniers, de nouveaux arrivés qui montent avec leurs balluchons. À chaque étage, un garde mobile lui demande ou elle va. Elle improvise :

- Je n'ai pas pu prendre toutes mes affaires, avec un bébé sur les bras. J'ai laissé des paquets en bas. Je vais les chercher.
Les policiers assument sans broncher leur tâche au milieu de cet enfer. Des témoins rapportent que certains pleuraient. Beaucoup de témoins. Il faut donc le croire. Mais on doit aussi à la vérité de rapporter que, dans l'ensemble, l'attitude du service d'ordre est résumée par cette appréciation du docteur Vilenski, un des praticiens qui vint au Vélodrome le 16. Il la définit comme " glaciale et indifférente ".

En tout cas, le service d'ordre laisse descendre Ida Nussbaum. Elle parvient jusqu'au hall. Opiniâtre, elle attend dans l'ombre. Elle se glisse. La voilà à côté d'un agent le long du mur. À deux mètres, c'est la rue, la liberté.

De l'autre côté de la rue, une femme, qui habite l'immeuble en face, se tient sous son porche. Elle contemple avec consternation le spectacle des arrivées. Son regard rencontre celui d'Ida Nussbaum. Arriver jusqu'à elle, entrer sous ce porche, ce serait le salut. Il suffit de traverser la rue.

Petit à petit, la jeune mère progresse. Une éternité. Chaque pas compte. La femme, en face, ne la quitte plus des yeux. Autour d'Ida Nussbaum, c'est le remue-ménage des arrivées et du service d'ordre. Elle avance insensiblement, mais réellement. Elle arrive à un ou deux mètres de la femme. Une main s'abat sur son épaule. Un monde d'espoir s'écroule. Elle suffoque.

- Qu'est-ce que vous faites là ?

Elle a sa réponse toute prête :

- Voilà près d'une heure qu'on nous a promis à manger. Je n'ai rien pour le petit. Je viens chercher à manger.

Les yeux soudain pleins de larmes, la femme de l'immeuble lui remet des biscottes et des biscuits. La prenant par le coude, l'agent reconduit sa prisonnière jusqu'à l'entrée du Vélodrome :

- Il faut rentrer maintenant, dit-il.

- Je vous en supplie, laissez-moi encore un petit peu dehors. Le petit a besoin d'air. Dedans on étouffe. Et puis j'attends ma mère et toute ma famille. Laissez-moi encore un peu.

Le carrousel continue autour d'eux, hallucinant. Arrivées et départs des autobus. Prisonniers poussés en paquets vers les portes. Effectivement voici des gens de sa famille : des cousins, un oncle, une tante. C'est leur dernière rencontre : ils ne reviendront pas. Ils voient Ida Nussbaum adossée au mur :

- Mais qu'est-ce que tu fais là ?

- Rien. On me laisse prendre l'air un peu, pour le petit. Elle lance dans un souffle :

- Je cherche une sortie. Pour Bernard.

Elle restera là trois heures, jusqu'à midi, debout, l'enfant sur les bras, guettant l'occasion qui pourrait se présenter. Et soudain cette occasion se présente : la relève, le casse-croûte de midi pour les gardes. Chaque détail de ces instants est resté gravé en elle, indélébile

" À la fin j'étais si fatiguée que j'allais renoncer. L'enfant me passait les bras autour du cou et me répétait : - Montons, montons là-haut, maman, on a laissé " Nours " et toutes mes affaires. Mais, tout à coup, c'est un bouleversement. Les agents se groupent. D'autres arrivent, descendent des cars, avancent en se donnant la main. C'est midi. Les agents changent. Personne ne fait attention à moi. Je glisse le long du mur en serrant l'enfant contre moi, il cache mon étoile jaune. J'ai le cœur qui bat et la bouche sèche. Maintenant, je marche droit. Un agent me rattrape :

- Allez ! Allez ! Circulez ! C'est défendu de rester ici Allez-vous-en ! Allez-vous-en !

J'avance sans me retourner, le cœur battant à se rompre. Non, vraiment, je ne sais pas si ce policier l'a fait exprès, s'il a fait semblant de ne pas savoir que je m'enfuyais, ou si j'ai réussi toute seule avec la chance. "

Vent printanier souffle partout à l'Ouest

Pendant que le Vélodrome d'Hiver se remplit, on arrête partout en France, on arrête partout à l'Ouest. On arrête à Bordeaux, Tours, Dijon, Saint-Malo, Nantes, La Baule.

À Bordeaux, c'est encore à la police française que la tâche est confiée. Bien que tragique en son dénouement, l'affaire a son côté burlesque. Comme à Paris, l'opération a été prévue tout d'abord pour le 13 ou le 14. Un convoi direct pour Auschwitz a été organisé pour partir le 15 de Bordeaux. Mais on s'aperçoit qu'il n'y a que 150 juifs étrangers dans le secteur et on s'en aperçoit trop tard. Aussi, Röthke fait-il annuler le convoi prévu.

Auprès de son supérieur, Eichmann, il s'en excuse platement : " Disposant d'un temps très limité, je ne pouvais trouver un complément de juifs pour le convoi ", dit-il.

Eichmann, en effet, n'est pas content. Le 14, de Berlin, il a téléphoné à Röthke, à Paris. Ce dernier, dans une note rédigée en deux exemplaires, l'un c pour information ", à l'attention de Dannecker, et l'autre pour le dossier Transports de juifs, relate la conversation téléphonique :

Le SS Obersturmbannführer (Eichmann) faisait remarquer qu'il s'agissait d'une question de prestige : des négociations difficiles avaient été menées à bonne fin pour ces convois avec le ministère des Transports du Reich, et voilà que Paris supprimait un train. Jamais pareille chose ne lui était encore arrivée. L'affaire était très blâmable. Il voulait bien ne pas la communiquer au SS Grupenführer Muller, car le blâme retomberait sur lui-même, mais il se demandait s'il ne devait pas laisser tomber la France dans son ensemble comme territoire d'évacuation.

" Je le priais de n'en rien faire, et j'expliquais que la suppression du convoi n'était pas due à la faute de mon bureau. D'ailleurs, le bureau IV. J. n'avait connu que très tard la présence de seulement 150 juifs apatrides à Bordeaux. Dès qu'il en avait été informé, il s'était mis en rapport téléphonique avec l'Office central de la Sûreté du Reich.

" Les autres convois partiront conformément à l'horaire prévu. "

La scène est tellement conventionnelle qu'on la croirait sortie d'un mauvais mélodrame sur l'Occupation. Écouteurs à l'oreille, aux deux extrémités du fil Berlin-Paris, les deux officiers nazis en uniforme, la casquette haute ornée de l'aigle, ajustés dans leurs petites vestes courtes... Le premier vocifère son mécontentement, s'époumone et éructe ; et puis faisant la coquette, déclare qu'il se demande s'il ne doit pas laisser tomber la France comme territoire d'évacuation.

" N'en faites rien, je vous prie, supplie l'autre, qui s'excuse platement. Ja wohl mein Obersturmbann f iihrer ! "

Ils savent, eux, de quoi ils parlent. L'évacuation, c'est le traitement, c'est la solution finale...

Quoi qu'il en soit, le 16 au matin, 90 juifs apatrides, des gens pauvres, accompagnés par les agents qui les ont arrêtés, traversent Bordeaux avec leurs balluchons pour aller à la gare Saint-Jean.

En même temps que Bordeaux, la province, un peu partout, est touchée.

À Rennes, c'est encore la police française qui opère. Mais à Rouen, Châlons, Dijon, Nantes, Saint-Malo, La Baule, - pourquoi ces villes plus que d'autres ? - le 16 au malin, c'est la feldgendarmerie qui procède elle-même aux arrestations.

Et, en même temps que la France, toute l'Europe de l'Ouest. Dans un rapport, la commission de Rapatriement du gouvernement hollandais fait l'éphéméride de la persécution :

Juillet 1942 :

Rafle. Les juifs sont arrachés à leurs maisons, rassemblés à la Zentralchelle für Judische Auswamdermung et transportés à Westerbork. "

Anne Franck, dans sa cachette, attendra jusqu'en mars 1944.

À sa porte, souffle le Vent Printanier. En Belgique aussi :

Le mois de juillet 1942 vit débuter la série tragique des rafles massives et systématiques, première étape sur le chemin du camp d'extermination.

Soudainement, dans la nuit, des quartiers entiers étaient cernés et des cohortes de SS, dirigées par des membres de la Gestapo, faisaient la chasse aux juifs, pénétrant dans chaque maison, vérifiant les papiers de chacun, interrogeant les personnes sur la présence des juifs dans leur demeure, et, au milieu de l'émotion indescriptible de la population, arrachaient à leur lit hommes, femmes, vieillards, enfants et, parmi les sanglots et les cris les entassaient dans des camions amenés à pied d'œuvre pour la circonstance. "

relate dans son rapport le gouvernement belge qui, dans le même texte, remarque un peu plus loin le :

" synchronisme parfait... que l'on se tourne vers l'Europe orientale ou vers l'Occident. Il est intéressant, à cet égard, de constater que les déportations de juifs de Belgique et de l'Europe occidentale en général, commencent presque à la même époque où le Maître du Reich décide l'anéantissement des ghettos d'Europe orientale : les déportations massives de Belgique datent du 22 juillet, celles de Varsovie datent du mois de juillet de la même année. "

Louis Pitkowicz

Dans la rue Nélaton, ce sont toujours les allées et venues interrompues seulement un instant par la relève. Les gardes sont en place et font une double haie. Vers 15 heures, Louis Pitkowicz se coule derrière eux, décidé lui aussi à tenter sa chance.

C'est à ce moment que se produit un incident que Louis va mettre à profit. Près de la porte, derrière les agents et les gardes, il y a un groupe de femmes implorantes, de plus en plus nombreuses :

- Nos enfants ont soif ! Ils ont soif ! Faites quelque chose, on n'a rien pour eux !

Elles supplient. Les enfants, qui crient et pleurent, s'accrochent à leurs jupes. Le ton monte, les mères sont une centaine, plus peut-être, mais elles n'obtiennent rien. Les gardes leur font face et essaient de les contenir. Leurs yeux riboulent sous l'ombre de la visière du casque et, engoncés dans leur vareuse et leur buffleterie, ils tendent leur mousqueton à bout de bras en avant d'eux pour essayer de contenir la poussée.

Une des prisonnières hurle :

- Une épicerie ouverte !

Elles se haussent, elles regardent, elles poussent. Il s'agit de donner à boire à leurs gosses. Elles bousculent les gardes, s'accrochent à eux, les débordant complètement, se les passant de l'une à l'autre. Mères en furie, elles ne cherchent pas même à fuir : leurs gosses ont soif, elles veulent à boire pour eux. Martellement de pas courant sur la chaussée. Elles traversent la rue et se précipitent dans la boutique... C'est la confusion la plus complète. Pas une ne se sauvera ! Elles reviendront, rattrapées par les gardes, mais serrant précieusement quelques bouteilles sous le bras.

Louis a profité de l'occasion. D'un geste rapide, il a arraché son étoile, l'a roulée en boule et serrée dans son poing qu'il enfouit dans sa poche. Il est au milieu de la cohue. Il s'en écarte, se met à marcher, comme s'il était un enfant du quartier, se trouvant là par hasard.

Il enfile la petite rue Nocard qui s'ouvre sur la Seine, la même qu'a entrevue Nat Linen tout à l'heure. Il marche le cœur battant. Au bout de la rue un garde mobile fait les cent pas, le fusil à la bretelle, mais Louis passe sans accroc.

Mile Lichtein

La petite Lichtein a donc réussi à se faufiler au-dehors. Sa mère rôde autour de la porte. Elle voit Nat Linen s'évader. Elle essaie à son tour, plusieurs fois. Chaque fois, les agents la surprennent.

- Si vous ne voulez pas que je vous fasse enfermer dans un cachot, rentrez, lui hurle un de ceux-là.

- Laissez-moi partir ! Qu'est-ce que ça peut vous faire, une victime de plus ou de moins ? demande Mme Lichtein à un autre garde.

L'agent hausse les épaules. Il semble qu'il ait quelque chose dans le cœur, celui-là.

- Rentrez, rentrez, dit-il, en se tournant.

Mais il a un air lointain. On dirait qu'il est complice. Mme Lichtein se sent un peu tranquille de ce côté. Elle se décide. Il reste le dos tourné, personne d'autre ne semble faire attention à elle. La voici maintenant qui marche, dans la rue, comme un automate. Des femmes se tiennent en spectatrices à l'entrée d'une maison.

- Laissez-moi entrer, cachez-moi, implore-t-elle.

- Non, non, on ne passe pas, ne restez pas là, allez-vous-en ! ...

Les visages sont flasques, livides et blafards de peur. Mais heureusement un balayeur est là, avec son balai, sa casquette de la ville de Paris et son treillis, et il lui fait un sourire. Il ne fera rien de précis, rien qu'encourager la femme éperdue, et elle pense encore que c'est peut-être ça qui l'a sauvée.

- Suivez-moi, suivez-moi, souffle-t-elle.

Il lui emboîte le bas et cette présence la rassure, c'est comme une protection. Quand elle se retrouve sous le métro aérien, après avoir franchi le barrage de gendarmes sans difficulté, à l'extrémité de la rue, elle ose enfin se retourner et elle aperçoit le balayeur qui, avec un bon sourire, lui fait un petit adieu de la main, comme pour lui souhaiter bonne chance...

Dans Paris, cependant, les arrestations s'espacent mais la chasse aux fugitifs continue.

Une heure après la fuite du petit Soral, ce garçon de dix ans que sa mère a poussé doucement hors du commissariat de la rue Soufflot, on s'aperçoit de sa disparition. Grand branle-bas de combat. On envoie deux inspecteurs au domicile de Mme Soral : l'enfant est peut-être tout simplement rentré chez lui.

Mme Soral attend, dans quelle angoisse. Le petit Soral, en effet, est rentré chez lui, en animal terrifié. Mais la concierge, - quel rôle essentiel joueront ce jour-là les concierges et de quelles façons différentes ! - la concierge l'a doucement éloigné. Les inspecteurs reviennent bredouilles et furieux au commissariat de la rue Soufflot.

CHAPITRE V

DÈS QU'ILS APPRIRENT...

La vague rumeur qui circulait depuis quelques jours prend corps dès les premières heures du matin. Elle se confirme à mesure que se déploie dans Paris le sinistre carrousel des arrestations, de l'installation des détenus dans les centres primaires et des transports vers le Vélodrome d'Hiver. La nouvelle éclate, s'amplifie, se répand.

On s'inquiète pour des amis, pour des relations. On en parle, on en parle partout, chez les commerçants, en prenant le café, au travail, dans les bureaux.

Presque tout de suite, les Parisiens peuvent répondre à la question que tout le monde se pose : où sont-ils ? Le nom du Vélodrome d'Hiver se répète. Déjà quelques-uns décrivent le spectacle dantesque que certains ont pu apercevoir à l'intérieur de l'arène. Cela paraît incroyable, mais si l'on vient rôder aux alentours, on entend la rumeur, la plainte qui monte des gradins et de la piste.

Rue du Docteur-Finlay se trouvent des ateliers dans lesquels on fabrique des engrenages pour Citroën. Des fenêtres du bureau d'études on aperçoit une petite cour intérieure du Vel d'Hiv. C'est dans cette cour que se trouve le seul point d'eau, le seul, auquel les détenus aient accès. De longues files se forment dans lesquels attendent les heureux qui possèdent un récipient utilisable. Les ouvriers de chez Citroën, bouleversés par ce spectacle, se pressent aux fenêtres. Ils jettent du pain dans la cour. Parmi eux, Dumail, qui s'en souvient encore avec émotion.

Dans le quartier cela se sait et bientôt, les familles et les amis des détenus viendront aux ateliers pour confier des colis aux ouvriers. Ceux-ci, à la pause de midi, essayeront de les porter au Vélodrome mais, la plupart du temps, ils sont refoulés par le service d'ordre. Beaucoup de Parisiens chercheront à exprimer d'une façon active leur émotion et leur indignation, à manifester leur solidarité. Plus tard, et lorsque l'étendue du crime sera déjà connue, des voix s'élèveront, des prises de position se feront connaître, émanant de personnalités, d'organisations, de partis ou d'autorités diverses. Mais, dans les premières heures et les

premiers jours, c'est à l'échelle individuelle que chacun se trouve confronté à l'événement.

Ainsi cette militante du Front National, Myriam Novitch qui prépare avec une amie des paniers de provisions, des fruits, des oranges (produits rares, car tout est rare pendant l'occupation). Elles se présentent à l'entrée du Vélodrome mais le service d'ordre les refoule.

Le Mouvement Solidarité

Certains voudraient bien intervenir, faire quelque chose ; les militants des organisations juives, notamment ceux de Solidarité. Ils se sentent, eux, très proches de ces malheureux qui sont des leurs. Leur sollicitude n'est pas charité bien pensante, confortable. Ils souffrent avec ces gens ; beaucoup y ont des amis, des parents. Ils pleurent de leur impuissance.

Alfred Cukier est un des responsables parisiens du mouvement. Quelques jours auparavant il a participé à la rédaction de l'appel qui a touché bien des juifs parmi ceux que la rafle menaçait. Solidarité est une organisation vigoureuse, où se sont groupés des militants qui ne craignent ni peine ni danger.

Le 16 juillet, Alfred Cukier a rendez-vous sur le pont Sully avec un agent de liaison de l'organisation qui n'est autre que sa belle-sœur, Sarah Vronsky. Il a raconté plus tard cette rencontre :

" Nous devions nous rencontrer, comme par hasard. Je devais l'aborder et lui dire simplement : " Bonjour, madame, comment allez-vous ? " mais quand je la vis arriver vers moi, le visage défait et les yeux mouillés, je ne pus me surveiller et lui murmurait en yiddish :

- Qu'est-il arrivé ?

- La rafle, la rafle... Je devais ce matin aller rue Charlemagne. Elle était envahie par les flics. J'ai tout vu. Tous les juifs ont été emmenés. Ceux qui ne pouvaient pas se tenir debout étaient portés sur des brancards...

" Elle éclata en sanglots. Je lui passai mon bras autour des épaules et l'entraînai plus loin. Dès qu'elle fut un peu calmée, je me séparai d'elle en lui demandant d'aller glaner d'autres informations. Quant à moi, j'avais d'autres rendez-vous. Petit à petit, dans la journée, nous apprenions ce qui se passait. Je décidai d'aller du côté du Vélodrome d'Hiver.

" Dès la station de métro La Motte-Picquet, où j'étais descendu, on apercevait sur le boulevard une très grande animation et des quantités d'autobus de la T. C. R. P. surchargés de bagages, d'oreillers, d'édredons, de couvertures. Je m'approchais de Grenelle, mais j'étais inquiet ; il y avait énormément de policiers, en tenue, sans doute aussi en civil. J'étais complètement hors la loi, " illégal ", comme nous disions, et recherché ! Ce n'était guère prudent de rester dans les parages. De loin, je voyais des gens affairés rentrer et sortir. J'aperçus même un juif portant l'étoile et qui présentait un papier avant d'être admis, sans doute un membre de l'U. G. I. F. ! Je pensais avec amertume et ironie qu'aucun de nous ne risquait d'être en possession d'un tel sauf-conduit !

" Il nous fallait cependant savoir ce qui se passait dans le Vel d'Hiv, et le faire savoir.

" Nous eûmes alors recours aux sœurs Cathala. C'étaient deux jeunes filles, assistantes sociales, que le docteur Alex nous avait présentées et qui nous aidèrent en maintes circonstances. Pas un instant, elles n'hésitèrent. Elles parvinrent à s'introduire au Vel d'Hiv, en leur qualité d'assistantes sociales. À la fin de l'après-midi, je les retrouvais chez elles et j'entendais de leur bouche leur compte rendu. Elles étaient bouleversées.

Elles racontèrent que l'atmosphère était irrespirable, qu'il régnait une puanteur dense, suffocante. Les internés étaient obligés de faire leurs besoins sur place. Beaucoup de gens restaient prostrés, sans bouger. L'atmosphère était effrayante et beaucoup avaient de véritables crises d'hystérie et perdaient la raison. "

Solidarité envoie deux femmes, dont les maris sont prisonniers de guerre, et, de ce fait, pense-t-on, protégées : Hélène Kro, Tonia Zabuski, et une autre femme, dont le mari est " aryen ", Felah Decargan. Elles se présentent effectivement à la porte, avec leurs paniers remplis de provisions, de denrées et de fruits. Vingt fois dans la journée elles essayent de pénétrer. Quelquefois le service d'ordre les laisse passer.

Roger Boussinot

D'autres veulent cependant aller plus loin. Un groupe de jeunes gens a décidé de " faire quelque chose ". La rumeur prémonitoire est allée jusqu'à eux, ils se sont organisés. Qui sont-ils ? Aujourd'hui encore, personne exactement ne le sait. L'un d'eux est Roger Boussinot. Il a été contacté par Favard. Il ne le connaît pas très bien. Favard est boy-scout et catholique ; ce qui n'est pas le cas de Boussinot. Étudiants tous deux, ils se rencontrent dans les couloirs de la Sorbonne. Un jour, ils ont une discussion sérieuse, poussée, passionnée, où chacun s'est amusé, comme on le peut à cet âge, à jouer de virtuosité dans l'analyse, le raisonnement. Boussinot avait dit, reprenant un mot d'auteur et en faisant une profession de foi : " Toujours avec le gibier, jamais avec le chasseur. "

Maintenant, c'est l'occasion. Favard, qui s'est souvenu de ces paroles, met son ami devant la réalité et lui raconte la rafle qui se prépare.

C'est le 16 au matin.

" Nous sommes une vingtaine en tout. Si chacun de nous sauve trois ou quatre juifs dans la journée, en les entraînant hors de la rafle, cela fera plus de deux cents personnes sauvées."

Y sont-ils parvenus ? Roger Boussinot relate comment, toute la journée du 16, il essaiera vainement de sauver, malgré la police, le P. P. F., la gendarmerie, la garde mobile et, parfois malgré eux-mêmes, quelques juifs.

Sylvie Barberet est institutrice publique dans une école du IVe arrondissement. Parmi ses élèves, beaucoup de juifs ont porté l'étoile jaune sur leur tablier noir. Où sont-ils aujourd'hui, ce jeudi de vacances, où la chasse aux juifs est commencée ? se demande-t-elle. En hâte elle s'habille, court aux adresses qu'elle connaît, rencontre des enfants, les ramasse, les emmène, les sauve...

Les Quakers

Entre les deux, plus à l'aise car n'étant pas directement concernés, les simples bonnes volontés, les charitables, les éternels bénévoles de la bienfaisance.

Au premier rang de ceux-là, les Quakers. Les Quakers. Un nom bien connu alors en Europe de tous ceux qui avaient à souffrir. Bien connu, et pourtant de signification obscure. Pour beaucoup, notamment chez les enfants, liés simplement à un vague souvenir de petit déjeuner anglo-saxon, symbole d'abondance, de santé et de pureté. Qu'il leur soit ici, aux Quakers, rendu l'hommage auquel ils ont droit. La signification de ce qu'ils étaient - secte ou organisation de bienfaisance - restait inconnue, car ils n'ont jamais cherché à se faire connaître, à faire le moindre prosélytisme. Ils intervenaient, comme ils pouvaient, là où ils pouvaient, avec discrétion, gentillesse, efficacité.

Prévenus on ne sait comment, ils sont là dès le premier jour. Le seul ravitaillement, le 16 juillet, vient d'eux. Dérisoire, insuffisant : douze caisses de biscuits ! Mais il est là, et c'est beaucoup.

La Croix-Rouge

La Croix-Rouge française est alertée. On décide de dépêcher des assistantes, des médecins. Mlle Monod est assistante sociale ou plutôt " assistante Croix-Rouge ". Elle est le 16 juillet, pour quelques jours, au repos dans sa famille à Saint-Germain où son père est pasteur. Mme Gillet, responsable de la Croix-Rouge, lui téléphone :

" On arrête les femmes et les enfants. Ils sont au Vel d'Hiv. Puisque vous connaissez la question, allez-y... " Puisque vous connaissez la question ! On frémit d'une telle spécialisation. En effet, depuis plus d'un an, Mlle Monod est assistante au camp de Pithiviers. Elle connaît effectivement la question ! Précisément, Pithiviers vient d'être vidé : c'était pour faire de la place à de nouveaux arrivants.

Elle se précipite au Vel d'Hiv, munie de ses papiers. On la laisse entrer. Le spectacle l'effraie, l'atmosphère démente, le bruit, l'odeur, la saisissent. Deux contrastes la frappent : celui de l'insouciance des enfants et de l'angoisse des adultes, et celui des énormes gardes mobiles, bien portants et forts, sanglés et replets, armés de leurs mousquetons, gardant des bambins pas plus hauts que trois pommes.

Mais son rôle habituel est l'assistance aux familles. De la bouche de gens du service d'ordre elle apprend que les personnes arrêtées vont être dirigées sur les camps du Loiret : Beaune-la-Rolande et Pithiviers. Elle repart alors aussitôt, pour préparer l'accueil, car rien n'a été prévu, notamment pour les enfants. La seule prévision a été de déporter les hommes pour faire de la place dans les camps !

Mme Suzanne Bodin est une des responsables de la section parisienne de la Croix-Rouge. Elle mobilise ses infirmières, alerte les médecins qui apportent habituellement leur concours à la Croix-Rouge. Il faut lever les obstacles, obtenir les autorisations nécessaires. Le médecin de la préfecture, le docteur Tisné, ne facilite pas les choses.

Elle parvient à rassembler une douzaine d'infirmières qui vont, pendant huit jours, se dévouer sans compter, par roulement, en trois équipes de quatre. Le plus étrange est de les voir venir, à leurs horaires, comme au travail.

Mme Mathey Jonaïs fait partie de ce groupe. Infirmière bénévole, d'une autre époque. Elle en a vu, et elle en verra d'autres, selon l'expression qu'elle emploie, puisque, infirmière volontaire en 1914-1918 et en 1939-1940, elle a chaque fois été blessée aux ambulances du front. Plus tard, elle appartiendra à un réseau de résistance et, arrêtée en juin 1944 par la Gestapo, sera déportée à Ravensbrück d'où elle ne sera libérée qu'en mai 1945.

Plus de vingt ans après elle déclare :

" La démence et le désespoir qui régnaient n'ont pas cessé de me hanter. J'en ai rêvé et j'en rêve encore.

" Je portais, comme nous les portions alors, voile et cape bleu sombre. Je me rendais au Vel d'Hiv par le métro et je descendais à la station La Motte-Picquet. Des personnes nous accostaient, nous demandant si nous pouvions nous charger de messages pour les leurs. Nous acceptions, mais rarement nous arrivions à retrouver dans le Vel d'Hiv, le destinataire. Quelqu'un m'a donné un " sirop pour papa " ; un autre me demandait des " nouvelles de ma fille ". Afin de faire cesser ce petit trafic, on nous obligea à pénétrer en groupe. "

Les infirmières, les assistantes sociales, une quinzaine en tout, se trouvent donc projetées au milieu de cet enfer et s'ingénient à essayer de faire quelque chose. Quelques médecins viendront les aider de leur mieux.

Bienfaisance vichyssoise

Le " Secours National " se présente le premier jour. L'accès du Vel d'Hiv lui est refusé. Le deuxième jour, on lui permet de faire passer du ravitaillement. Équivoque intervention ! Né de la détresse, de la débâcle et de la défaite, le " Secours National " (ainsi désigné par antinomie voulue du " Secours Rouge " d'avant-guerre) est un organisme pétainiste. Il a d'ailleurs sans vergogne cherché à s'accaparer les biens des juifs spoliés. Ces gens-là ne sont point gênés de venir offrir un biscuit.

L' U. G. I. F.

D'un autre côté, il y a ceux qui, ayant misé sur une politique du moindre mal et sur une certaine forme de collaboration et de confiance, se trouvent brusquement au cœur d'un problème aigu, nouveau, et tragique : les gens de l'U. G. I. F.

Ils étaient au courant de la rafle qui se préparait. On se souvient qu'ils avaient donné des étiquettes à préparer à Mme Libers, le 15 juillet, veille de l'opération.

Nous comprîmes le 17 au matin qu'on nous avait fait préparer ce travail parce qu'on savait depuis le 15 que les rafles auraient lieu ", dira-t-elle plus tard.

D'après un autre témoin, le 14, une réunion se serait tenue au siège de cette organisation, rue de la Bienfaisance, au sujet de la rafle. On se contenterait d'organiser " l'aide médicale ", car on ne pouvait rien faire d'autre, y avait-on décidé.

Dans l'après-midi du 16, André Baur, secrétaire général de l'U. G. I. F., accompagné de deux autres dirigeants de l'organisation, Katz et Musmik, pénètre au Vel d'Hiv. Il est hué, insulté. Il assiste à cet horrible spectacle de 7.000 personnes dont 4.051 enfants entassés sans lits, sans paille, sans nourriture, sans eau, sans boisson. Il respire l'horrible puanteur qui monte jusqu'à la verrière. Ce sera pour lui le début d'une tragique prise de conscience, l'échec de sa politique. Plus tard, il sera déporté avec sa femme et ses quatre enfants. Aucun ne reviendra.

Un médecin survient

Dès qu'il a entendu parler de ce qui se passe, le docteur Didier-Hesse se précipite au siège de l'U. G. I. F. et demande qu'on l'envoie au Vélodrome d'Hiver.

- Bien sûr, lui répond-on, mais de toute façon on vous aurait requis.

Les besoins en médecins et en médicaments sont grands, en effet. Et, faute de pouvoir envisager autre chose à faire, on voudrait à l'U. G. I. F. pourvoir à ces besoins et s'occuper de la situation sanitaire. Cependant, il faut l'accord de la préfecture et des Allemands, et ils n'autoriseront jamais plus de deux médecins à être ensemble dans l'enceinte.

Muni d'authentiques ausweis, l'un rédigé en allemand, daté du 16 juillet 1912 et signé Rôthke, l'autre signé Duquesnel sur papier à entête du commissariat général aux Questions juives, tamponné de la francisque à manche étoilée, le docteur Didier-Hesse pénètre, le 16 au soir, dans le Vel d'Hiv. Il y retrouve le docteur Lœwe-Lyon, déjà à la tâche. Il est rapidement au fait de la situation et des besoins.

Ces besoins sont immenses, ils sont inimaginables. Il faut enlever de là les grands malades, les femmes sur le point d'accoucher, isoler les contagieux, calmer les fous, donner du lait aux bébés, panser les plaies. Il faut tout faire et il n'y a rien.

Le docteur Didier-Hesse part, avec une première liste, pour revenir le lendemain à l'aube.

Traqués dans la ville

Les arrestations se font de plus en plus rares. Il s'agit surtout d'opérations de contrôle. Les policiers reviennent aux adresses que le gibier avait fuies.

Dès qu'il a dépassé le garde au mousqueton, rue Nocard, Nat Linen s'est mis à marcher droit devant lui comme un somnambule. Il n'a que quinze ans et le voilà seul dans Paris. Il va vers la Seine, le vieux pont de Passy, il monte des marches, celles du métro.

- Je n'ai pas de ticket, je n'ai pas d'argent, souffle-t-il. La poinçonneuse le regarde, hésite un instant, baisse la main.

- Passez ! dit-elle.

Nat a pris une décision, il a un bon camarade d'école qui n'est pas juif, il ira se réfugier chez lui. Ce camarade s'appelle Elbode et, dans l'esprit de Nat, ses parents sont politiquement de droite. Pour un jeune juif, dans les circonstances où il se trouve, ces mots de droite ou de gauche prennent une signification précise. Mais il connaît ces gens, il a confiance.

Chez les Elbode, on l'accueille, on l'héberge. Il est sauvé.

Marianne Lichtein

La fille de Mme Lichtein, elle aussi, a suivi la rue au hasard, tout droit devant elle. Elle aussi est montée dans le métro. Tous les fugitifs ont les mêmes réflexes. C'est pourquoi, lorsque sa mère s'évade à son tour, elle la retrouve comme par miracle au métro Étoile.

Elles décident d'aller chez des amis, un Espagnol républicain en exil et sa femme. Elles reprennent le métro. Elles ne montent pas dans la dernière voiture, celle qui est réservée aux juifs. Direction Nation, c'est le métro aérien, celui qui passe près du Vel d'Hiv. Quand, au sortir de la station Passy, la rame s'élance sur le pont, les deux femmes regardent la Seine qui coule en dessous et l'île des Cygnes. Voilà maintenant le boulevard de Grenelle ; il y a animation, toute une foule. La rame s'arrête dans la station. C'est Grenelle. Des agents montent dans le wagon. Des Allemands aussi. Les portes se referment, le convoi repart, les gens regardent en bas. On voit les casques luisants des gardes, les autobus avec leurs énormes ballons réservoirs blancs sur le toit, les juifs qu'on amène au Vel d'Hiv. Dans le métro personne ne parle. On est serré. Les deux femmes sentent, croient sentir des dizaines de regards sur elles. Ne fallait-il pas qu'elles soient folles pour revenir ici ?

Descendues à la station de métro Saint-Jacques, elles marchent jusqu'au 29 du boulevard où habitent leurs amis : le sculpteur, La Torre, et sa femme Gilberte Davos. L'accueil est chaleureux, mais à bout de nerfs, Mme Lichtein s'effondre.

Louis Pitkowicz

Louis Pitkowicz est revenu dans son appartement : il y tourne en rond, désemparé dans ces pièces vides, vides des siens qu'il a laissés au Vel d'Hiv. Une idée lui vient : il sonne à tout hasard à côté, chez un camarade. Ici aussi les parents ont été pris. Mais le garçon et la grande sœur avaient pu se cacher. Les trois gosses restent alors ensemble.

Pendant trois jours, ils attendront une solution, une idée. Ils n'osent bouger, faire du bruit, aller à la fenêtre. Ils ont l'angoisse au cœur à se demander ce que deviennent leurs parents. Très vite, ils ont épuisé les provisions qui traînaient dans les placards. Ça ne peut durer ainsi. Louis prend une décision : il se rend chez un camarade, au 3, rue du Four, dans le VIe arrondissement, un ancien copain de classe du temps où les Pitkowicz habitaient ce quartier-là. Les parents l'accueillent affectueusement. Pas un instant ils n'hésitent : ils le prennent en charge. C'est la famille Haut.

Ida Nussbaum

Dès que, arrivée au Vel d'Hiv, elle avait eu le pressentiment ne ce qui pouvait advenir, Ida Nussbaum n'avait plus eu qu'une idée en tête : sauver son petit garçon. Elle s'en voulait de ne pas avoir accepté l'offre de sa concierge qui voulait le garder. Aussi, maintenant, après sa sortie réussie du Vélodrome, sitôt passé le coin de la rue Nélaton, elle se précipite dans le premier café, à l'angle à droite dans la rue. Sortant de derrière son comptoir la patronne s'approche et l'entraîne avec l'enfant vers l'arrière-salle.

- Ma pauvre dame ! lui dit-elle.

- Donnez-moi à boire, s'il vous plaît, l'enfant a soif.

On lui apporte deux assiettes, du pain, de l'eau, du lait. Le petit se restaure. Ida Nussbaum se détend un peu. Elle demande à téléphoner et elle fait prévenir par des voisins sa concierge, lui demandant de venir chercher l'enfant. Pendant qu'elle raccroche l'appareil, elle aperçoit à travers la vitre deux agents, en faction, dehors. La femme du café leur parle. Est-ce qu'elle la dénonce ? Ce n'est pas possible, non, ce n'est pas possible ! Elle se moque de ce qui peut lui arriver à elle maintenant, elle n'en peut plus, d'ailleurs, elle laisserait les choses aller ; mais qu'on ait le temps de venir prendre l'enfant !

Derrière les vitres, la patronne du bistrot discute toujours avec les deux agents. Ida Nussbaum reste figée, elle n'ose pas bouger. Elle regarde au premier plan, sur la vitre, une affichette collée et puis les uniformes, la rue... Voici les agents qui rentrent, qui s'approchent d'elle. Mais ils n'ont pas l'air hostile.

Montrant l'étoile jaune et noire, sur la poche de la veste d'Ida Nussbaum, un des agents dit :

- Il faut enlever ça.

Elle n'y avait même pas pensé.

L'agent a sorti un canif. Il arrache les fils, détache les six branches de l'étoile puis glisse le bout d'étoffe dans la poche de la jeune mère.

- Voilà, c'est mieux, dit-il.

Il sourit. L'autre aussi. Ils sont contents. Ce sont deux jeunes.

- Nous sommes là jusqu'à 3 heures, vous ne risquez rien jusque-là ; simplement ne bougez pas d'ici. À 3 heures allez-vous-en... Faites attention ! Ne restez pas à Paris, filez à la campagne, lui disent-ils encore.

Dans leur cachette

Les Kleinberger, dans leur cachette, ont reçu plusieurs visites de la concierge. Elle les tenait au courant des événements. Vers le soir, elle les emmène dans une nouvelle cachette qu'elle a aménagée dans la cave.

Les Rimmler, eux, après des heures d'angoisse, reçoivent aussi la visite d'une amie, une Polonaise. Elle les emmène vers un autre asile.

Ils sont ainsi des milliers, qui se terrent, qui tremblent pour des êtres aimés, qui ne savent où aller et, souvent, à bout de nerfs se font prendre.

Un tract de l'époque décrit l'atmosphère atroce de ce jeudi soir .

" Plusieurs milliers se cachent actuellement à Paris, dans des conditions qui font penser à des bêtes traquées. Ils ne peuvent rester chez les personnes qui leur avaient donné asile, ne voulant pas les exposer à des représailles. Ils ne peuvent rentrer chez eux, leurs logements sont mis sous scellés par la police. Ils n'ont plus aucun moyen d'existence, ne pourront bientôt même plus se procurer un peu de nourriture, car leur feuille de tickets de rationnement sera frappée d'opposition. Il y a parmi ces malheureux des mères errant avec plusieurs enfants, ne couchant pas deux nuits au même endroit, des jeunes filles qui ne savent où chercher asile, qui n'auront d'autres choix demain, que de mourir de faim ou de tomber aux mains des trafiquants... suicide ou prostitution. "

Le petit Solar a eu de la chance. Errant entre la Maub' et la rue de la Bûcherie, il est tombé sur des amis. Lui aussi il est sauvé. Il survivra.

Une odeur pestilentielle

La nuit tombée, on ferme les portes du Vélodrome d'Hiver. On les ferme sur une puanteur qui, de toutes les tortures physiques infligées aux détenus - faim, soif, fatigue, sommeil sur le ciment ou le bois - s'est montrée la plus dure, la plus dégradante.

Une odeur pestilentielle s'est installée dès le premier jour. Il est frappant de noter avec quelle insistance et quelle concordance tous les témoignages rapportent cette impression et son caractère dominant.

Le Vel d'Hiv a été clos. Seules les portes battantes de la rue Nélaton s'ouvrent et se referment pour laisser passer, au fur et à mesure de leur arrivée, les juifs arrêtés. Sinon, pas une ouverture, pas une aération qui fonctionne. Le soleil de juillet tombe sur la verrière, comme du plomb. Le 16, de grosses gouttes d'une ondée orageuse, l'après-midi, viennent s'écraser en crépitant, mais l'atmosphère reste chaude et pesante.

Dans l'enceinte, des milliers de gens vivent, respirent, et transpirent dans cette véritable fournaise. Quand on y pénètre, il semble que l'air ait une autre densité.

Il y a en tout et pour tout une dizaine de cabinets, une vingtaine d'urinoirs dans le Vélodrome d'Hiver. La moitié a été condamnée, parce que les fenêtres donnaient sur la rue et pouvaient permettre des évasions. On a laissé ceux dont les fenêtres, d'ailleurs barricadées, sont trop hautes. C'est insuffisant pour une population de 7.000 personnes. Il faut attendre une heure, une heure et demie, deux heures, pour y accéder. Dès la fin de la matinée, toutes les évacuations sont bouchées et les urinoirs débordent. Dans les cabinets, il faut s'asseoir sur les excréments. Et la situation empire encore du fait du manque d'eau.

Les femmes indisposées ne peuvent se changer. Impossible également de laver les enfants et les bébés. Des couches laissées sur place fermentent. Les adultes sont atterrés et humiliés de découvrir leur dépendance vis-à-vis de leurs fonctions les plus élémentaires. Ils se retiennent, puis se libèrent, dans la honte et le désespoir. Par-ci, par-là, un vieil homme tend un manteau sur son bras pour cacher la pudeur d'une femme accroupie. Des jeunes filles essayent de s'éloigner de leurs parents. Les témoins ne se complaisent pas à raconter le détail de ce supplice honteux et ridicule, mais pas un seul ne parle sans l'évoquer. Il n'est pas difficile à imaginer. Pendant huit jours, 7.000 personnes sont enfermées dans une enceinte close, sans eau et sans aucun moyen d'hygiène, exactement comme des animaux dans une cage. Mais encore les cages sont-elles nettoyées !

On verra bientôt des scènes pitoyables. Des vieilles femmes, des vieux hommes s'aligneront le long des murs, ou feront même leurs besoins sur place, car c'est tout de même moins sale que de se rendre à ce qu'il est convenu d'appeler des " lieux d'aisance "... Et cela se passe à Paris, sous l'œil vigilant de la garde, des gendarmes et des agents.

Dans tous les témoignages recueillis, on retrouve comme un leitmotiv l'absence de la moindre installation d'hygiène et l'on ne peut pas ne pas en être frappé.

Dans un rapport rédigé par un médecin, on lit :

" ... Il faudrait un volume pour exposer tous les faits navrants qu'il m'a été donné de constater. Toutefois, au cours de ma visite, j'ai appris une chose stupéfiante et qui en dit long sur l'hygiène qui régnait au Vélodrome d'Hiver. Comme j'ordonnais à des malades atteints de constipation des médicaments appropriés, l'infirmière qui m'accompagnait me fit remarquer que je leur rendais un bien mauvais service. J'appris alors de sa bouche que les w.-c., déjà insuffisants, étaient bouchés et absolument inutilisables, et que, d'autre part, ils ne pouvaient être réparés. Je demandai des renseignements complémentaires et l'on ne put que confirmer ce qui m'avait été révélé. Donc, les internés, tassés par milliers, n'avaient pas, ou en tout cas n'avaient plus, de latrines à leur disposition. "

" ... Les quelques w.-c. qu'il y a au Vel d'Hiv sont bouchés ; personne pour les remettre en état. Tout le monde est obligé de faire ses déjections le long des murs. "

Refrain obsédant que les victimes, elles, évoquent avec gêne et pudeur. Car ce fut insupportable, et cette humiliation - dont on sait qu'elle ne fut pas le seul fait d'une carence, mais volontairement organisée - est cruellement ressentie.

" La petite de ma cousine demande à aller aux toilettes, raconte Mme Nussbaum. C'était le 16, vers les 10 heures et demie. Elles partent toutes les deux, la deuxième fille de ma cousine reste avec moi et mon petit garçon. Nous sommes sur les gradins, au 4e étage. Elles descendent. Je vois qu'il se passe une demi-heure, une heure, une heure et demie, et elles ne sont pas encore revenues. Il arrive du monde de plus en plus ; on doit se serrer. Je vois des enfants qui font pipi à côté d'eux. Je m'inquiète. Tout d'un coup les voilà qui reviennent. Elle me parle, sans me regarder :

- Tu sais, comme je suis malade, moi, maintenant il me faut seulement une chose, me jeter pour me tuer...

Elle continue :

- Je suis malade, les cabinets sont bouchés, il n'y a pas où aller, c'est terrible vraiment, on va être mort bientôt... et elle s'apprête à se jeter du gradin. Je la retiens. "

Sept jours durant, cette situation ne fera qu'empirer. Les gardes eux-mêmes s'en plaignent. L'urine dégouline des gradins, l'odeur est affreuse : ils ne peuvent le supporter. Ce sera leur seul motif de protestation.

De plus, il règne sous la verrière une rumeur sans fin de hall de gare, amplifiée de mille résonances et faite de milliers de voix, et que traverse, tellement souvent que l'on n'y prête plus attention, un long cri, un sanglot, un hurlement de désespoir. De temps en temps, les haut-parleurs grésillent, puis annoncent une nouvelle, donnent une consigne, appellent un nom.

À Drancy

Suivant le plan, les hommes et femmes non accompagnés d'enfants devaient être conduits à Drancy.

Les premiers autobus y arrivent dès 8 heures du matin.

Ils ne viennent pas tous de Paris mais aussi de banlieue. Lorsqu'il s'agit de transporter un petit groupe de prisonniers, on emploie une simple voiture de police. Hélène Rozen, arrêtée avec sa mère à Nogent, se souvient que la voiture du commissariat lui fit faire un détour par Drancy pour y déposer un couple de jeunes mariés qui venaient d'être ramassés à Saint-Maur.

Les autobus vont se succéder toute la journée à un rythme hallucinant. C'est un défilé ininterrompu. Des milliers de personnes se trouvent parquées dans la cour. On installe quatre tables devant lesquelles les détenus défilent pour se faire enregistrer. Mais les secrétaires réquisitionnés parmi les anciens prisonniers sont vite débordés. D'autant plus qu'il est parfois difficile de s'y retrouver entre juifs et aryens. Beaucoup de femmes, non juives, ou simplement françaises et non visées par la rafle, avaient menti pour suivre leurs maris.

L'affaire se complique encore lorsque ces malheureux apprennent qu'ils vont être séparés : les hommes d'un côté, les femmes de l'autre.

Dans la cour, il fait une chaleur de fournaise. Les bagages s'entassent un peu partout. C'est l'affolement complet.

Le triomphe est certain

Cette nuit-là, à Arras, un jeune homme de vingt-quatre ans, Joseph Delobel, résistant, communiste, dans une cellule de la prison, écrit sa dernière lettre avant de mourir devant le peloton allemand.

Arras, le 16 juillet 1942

...Ce n'est pas sans peine que je vous écris ces dernières lignes au nom de tous mes camarades...

... Le triomphe est certain, le nazisme et le fascisme sont à la veille de mourir pour toujours. Camarades, mes bons amis, je vous dis adieu, vous assurant qu'avec tous les frères de misère nous irons au poteau d'exécution la tête haute, les poings serrés...

Chers parents, j'ai la satisfaction de vous écrire, ainsi qu'aux camarades : courage et adieu !

CHAPITRE VI

VERS LA SOLUTION FINALE

Le vendredi 17 juillet 1942, le deuxième jour de la grande rafle à Paris, Himmler, le chef de la Gestapo, se rend en tournée d'inspection au camp d'Auschwitz. Son usine à fabriquer de la mort va recevoir du matériel et il faut qu'il s'assure que ça tourne rond.

Rien ni personne en Europe ne semble devoir faire obstacle à la a solution finale ". L'Allemagne se trouve au comble de sa puissance.

Les communiqués de guerre du Grand Quartier Général du Führer ne sont qu'un long cri de victoire. L'avance allemande se développe d'une façon foudroyante, non seulement sur le front russe mais également en Afrique du Nord où les divisions de Rommel culbutent les forces britanniques après avoir pris Tobrouk le 22 juin. Le 2 juillet, Sébastopol est tombé.

Le 12 juillet, le communiqué a signalé :

Les troupes allemandes et alliées, remarquablement aidées par la Luftwaffe, ont battu l'ennemi et l'ont anéanti au cours des opérations offensives qui se sont déroulées à l'ouest du Don, entre le 28 juin et le 9 juillet... Après la prise de Voronoj, le 7 juillet, le Don a été atteint au sud de cette ville, sur une largeur de 350 kilomètres, et plusieurs têtes de pont ont été établies... Le 22 juillet on apprendra que, tandis que les combats se poursuivent victorieusement en Afrique du Nord, autour d'El-Alamein, où les Anglais ont perdu 1.200 prisonniers et un nombre considérable d'engins blindés, sur le front russe : Rostov en flammes est attaqué par l'ouest, le nord et l'est, une phrase du communiqué précisant : qu'une armée allemande avance rapidement en direction de Stalingrad...

C'est la première fois que ce nom apparaît dans le bulletin du Grand Quartier Général hitlérien et il ne vient encore à l'idée de personne que les combats qui se dérouleront autour de cette ville, dès le mois d'octobre suivant jusqu'en janvier 1943, sonneront le glas de l'armée allemande.

Les Cahiers d'Auschwitz' ont conservé un compte rendu complet de la visite du ministre du Reich :

" Le 17 juillet, Himmler, SS-Reichsführer, est arrivé pour la deuxième fois à Auschwitz en tournée d'inspection. Le Gauleiter Bracht, le SS Obergruppenführer Kammler étaient présents. Accompagné de ses hôtes, Himmler inspecta tout le territoire du camp, les installations agricoles, les constructions en cours, les laboratoires, les plantations expérimentales à Rapsko, de même que la station d'élevage et l'école forestière. Inspectant ensuite le camp de Birkenau, il observa l'anéantissement d'un convoi de juifs qui venait d'arriver : le déchargement du train, sélection des déportés jugés aptes au travail, mise à mort des inaptes par les gaz dans le bunker n° 2, déblaiement de ce dernier.

Le convoi dont il est question est composé de 2.000 juifs hollandais arrivés le 17 juillet, 1.303 hommes et 697 femmes. 1.251 hommes et 300 femmes furent jugés aptes au travail. 449 personnes, jugées inaptes, furent passées par les gaz (wurden vergast). C'est au supplice de ces 449 personnes que Himmler assiste.

" Le soir, Himmler se trouvait à la réception que le Gauleiter Bracht donna à son domicile, à Kattowitz. Il s'y rendit avec le commandant du camp Höss et la femme de ce dernier, ainsi qu'avec le chef des installations agricoles du ressort d'Auschwitz, le SS Obersturmbannfiihrer, docteur Caesar.

" Le 18 juillet, Himmler inspecta le camp municipal, la cuisine, le camp des femmes, qui comprenait les blocs de un à dix, les ateliers, les écuries, le " Canada ", les abattoirs, la boulangerie et les casernes des troupes de garde. "

Un mot de ce compte rendu appelle une explication. Les détenus avaient baptisé " Canada " les baraques dans lesquelles les biens saisis aux déportés juifs étaient rassemblés et triés. En 1943, le " Canada " ne comptait pas moins de 35 baraques. Des commandos spéciaux de déportés y triaient une quantité énorme de vêtements, d'objets de valeur, tels des alliances ou différents bijoux, les dents en or arrachées aux cadavres, les lunettes et jusqu'aux jouets abandonnés par les enfants. L'or et l'argent étaient transmis à la banque allemande du Reich (à l'exception évidemment des quantités directement volées par les gardiens SS) ; les montres allaient à l'Office central d'administration économique des SS à Oranienburg ; les lunettes au service sanitaire ; les articles de consommation courante, tels que mouchoirs, valises, sacs à dos, peignes, blaireaux, à l'Office chargé de la diffusion du germanisme.

" Dans le camp des femmes, continuent les Cahiers d'Auschwitz, Himmler demanda à assister à la bastonnade d'une détenue dans le but d'en constater les effets. Devant l'état dans lequel se trouvait la femme battue, il déclara que, désormais, la peine de la bastonnade ne pourrait être administrée à une femme qu'avec son autorisation personnelle.

" Au terme de son inspection, Himmler se rendit pour une dernière discussion dans le bureau de Höss à qui il ordonna d'accélérer la construction de Birkenau, celle des entreprises d'armement, et de perfectionner l'anéantissement des juifs inaptes au travail. En reconnaissance pour les réalisations déjà accomplies, Himmler éleva Rudolf Höss au grade d'Obersturmführer. "

Cette visite de Himmler est restée vivante dans le souvenir du déporté André Montagne. Depuis huit jours, il travaillait aux baraquements qui se construisaient à Birkenau, Birkenau qui deviendra la monstrueuse annexe d'Auschwitz. Beaucoup de ces baraquements sont destinés à devenir des chambres à gaz et des fours crématoires. Sous un soleil de feu, sans boire, nourri d'une maigre soupe, le déporté André Montagne doit accomplir une journée de travail de douze heures. Il se souvient :

" Quand Himmler vint à Auschwitz, à la mi-juillet 1942, l'appel fut ce soir-là particulièrement long. Nous dûmes rester au garde-à-vous pendant trois heures, dans un alignement impeccable et dans un silence impressionnant. Les SS et les Kapos, qui étaient tous alors des condamnés de droit commun, ne toléraient pas le moindre mouvement de notre part. Ceux d'entre nous qui s'écroulaient, à bout de forces, étaient roués de coups de pied et de poing, puis tirés vers un bâtiment proche où ceux qui n'avaient pas succombé étaient achevés.

Je n'ai pas vu Himmler et je me gardais bien de faire le plus petit geste pour tenter de l'apercevoir. J'ai seulement entrevu à un moment, entre les têtes rasées de mes camarades debout devant moi, un groupe de personnages en uniforme noir ou vert, dont quelques-uns portaient des pantalons garnis de la large bande rouge verticale à quoi l'on reconnaissait les officiers supérieurs. "

La Volière

Ce même vendredi 17, pendant que Himmler visite Auschwitz et que la rafle se prolonge à Paris, les Allemands et, à leur tête, le Hauptsturmrführer Röthke en personne, viennent jeter un coup d'oeil sur le Vel d'Hiv.

Pour Rôthke, c'est la " volière ". L'image, empreinte de la poésie morbide si particulière aux Nazis, est pleine de réalité. Et, vainement, comme des oiseaux privés de liberté, un peu aveugles et affolés, les juifs viennent se heurter aux parois de leur immense cage bien gardée. Pourtant, certains vont chercher la faille, l'ouverture, l'issue par où pouvoir s'échapper. C'est là une autre des réactions, hélas! souvent trop tardive, des juifs arrêtés.

Le chef SS sait, lui, précisément à quoi est vouée cette masse humaine.

Comment expliquer qu'il laisse, que les Allemands laissent, sortir quelques grands malades pour qu'on les dirige sur l'hôpital Rothschild ? Et ces soins inutiles ?

C'est une attitude soigneusement déterminée. Elle procède de cette manière de faire que les Allemands appellent " Tarnung ", " induction en erreur ". Que quelques malades soient hospitalisés, cela permet de penser que certaines règles du jeu sont respectées, qu'il y a toujours un peu d'espoir. À tous les échelons de la solution finale, jusqu'au bord du talus de la fosse d'exécution, jusque derrière les portes des chambres à gaz, les Allemands appliqueront cette façon de faire, longuement, précisément mise au point.

Les survivants et les rescapés du moment ne seront jamais que des condamnés en sursis. Dans ce cas particulier, lorsque les malades seront à l'hôpital-prison Rothschild, on sait bien qu'il sera facile de les reprendre.

Les Allemands eux, qui se sont entièrement reposés sur les Français pour l'exécution du travail, viennent juste jeter un coup d'oeil. Le docteur Didier-Hesse, médecin de l'U. G. I. F., rencontre un officier ou un sous-officier allemand. En un style qui traduit encore ses illusions, il lui déclare en allemand :

- Herr Offizier, je ne vous conseille pas de monter aux étages. L'état d'esprit de ces gens est tel que je ne garantis pas votre sécurité.

Que ne l'a-t-il laissé monter!

Le Bilan

Le 18 juillet 1942, dans une note adressée à Knochen et Oberg, Röthke établit le bilan de Vent Printanier à l'échelon parisien. On y lit notamment :

" Les rafles des juifs apatrides des 16 et 17 ont donné les résultats définitifs suivants :

Hommes 3.031

Femmes 5.802

Enfants 4.051

Total : 12.884

Ce qui frappe dans ces chiffres, c'est le pourcentage élevé des femmes. La différence entre le nombre d'hommes et de femmes arrêtés s'explique par les faits suivants : d'une part, lors des rafles antérieures, ce sont surtout les hommes qui ont été pris et, d'autre part, il est probable qu'il y a plus d'hommes que de femmes à se mettre en sécurité au moment propice.

Röthke a de sévères critiques à faire. Il n'est pas très content de la population française :

" La population française a exprimé, dans des cas répétés, sa pitié à l'égard des juifs arrêtés et ses regrets en particulier à l'égard des enfants. Souvent, le transport des juifs n'a pas été effectué d'une manière discrète, de sorte qu'une partie de la population non juive a eu l'occasion de former de petits rassemblements et de discuter au sujet de groupes de juifs arrêtés. "

Enfin, le SS n'est pas dupe, il sait parfaitement que des indiscrétions volontaires ont renseigné les futures victimes. Il compte maintenant sur les délations pour pouvoir sévir.

" Des sources les plus variées, le Service IV. J. a été informé qu'un nombre important de juifs apatrides avaient eu vent des rafles et avaient pu se cacher. Des fonctionnaires de la police française auraient, dans plusieurs cas, renseigné sur les rafles projetées les personnes qu'ils devaient arrêter, en particulier les juifs apatrides fortunés, en leur conseillant de ne pas demeurer dans leurs appartements les 16 et 17 juillet 1942. Nous avons demandé aux personnes qui pourraient nous apporter de tels renseignements de nous donner des exemples concrets, avec l'indication exacte des fonctionnaires de la police en question. Nous n'avons reçu jusqu'à présent aucune indication de ce genre, bien que l'exactitude de ces renseignements ne puisse être mise en doute. "

On dénonce

Les dénonciations sur lesquelles Röthke compte ne vont d'ailleurs pas manquer. Ainsi, celle-ci, retrouvée dans les dossiers de la Gestapo, et qui se rapporte à la fuite de Rachel Pronice :

" Le vendredi 17 juillet, vers 6 heures, un groupe de policiers se présentait au 14, rue Raffet pour emmener quelques juifs étrangers habitant l'immeuble. Un inspecteur et un officier de paix entrèrent en conversation avec le concierge et lui firent des remarques sur cette rafle, lui disant notamment que cette mesure était inhumaine et que dans certains quartiers (Belleville, je crois) une mère avait jeté ses deux enfants par la fenêtre, ne voulant pas qu'ils soient séparés d'elle, et qu'il y avait de nombreux suicides.

" Ce même bruit, d'ailleurs, courait dans divers quartiers. Il faut noter que, dans ce même immeuble, une juive polonaise, professeur de piano, avertie de cette mesure, était partie précipitamment la veille ou l'avant-veille pour tenter de passer en zone libre. "

Le texte est anonyme, ce qui n'a rien d'étonnant, et tapé à la machine. Il est aussi annoté de la main de Röthke. L'Allemand a écrit : " Concerne les actions des 16 et 17 " et, en face de l'information relative à la juive polonaise, il a noté : " Selon mes informations, serait à Pithiviers. "

La moindre indication était ainsi soigneusement prise en considération, utilisée, vérifiée. Les délateurs ne se donnaient jamais de mal pour rien. Les informations de Röthke étaient d'ailleurs exactes. Un autre dénonciateur anonyme, mais qui écrit au verso d'un papier à en-tête : " Maurice O., perles et pierres fines, n°..., rue de Châteaudun, Trudaine... ", fait parvenir dès le 16 au soir ses commentaires à la Gestapo. Pour lui, les scènes déchirantes sont volontairement montées par la police. Il écrit :

" La police a été au-dessous de tout, ou bien, ce qui est plus juste, a fait une mise en scène très bien réussie pour apitoyer les Français sur le sort des juifs et les exciter encore davantage contre les Allemands. Aussi n'entendait-on que des paroles de haine contre eux de la part de tous ces propagandistes qui suivaient les convois de juifs (sic). La police n'a rien négligé pour rendre les juifs intéressants. C'est ainsi qu'elle faisait stationner les femmes et les enfants en bas âge devant les centres où c'étaient de véritables hurlements, enfin, on aurait dit être devant le mur des lamentations. "

C'est aussi un délateur anonyme qui dénonce M. Vistuck caché chez des voisins auxquels il a dû donner ses tickets de lait :

" La majorité (des juifs) est allée se cacher chez des voisins, certains même très loin de leur habitation. Une preuve en a été fournie par les juifs Vistuck qui habitent 76, rue de Bondy (Xe) qui, comme tant de leurs coreligionnaires, étaient absents de chez eux lors de l'arrivée de la police, mais n'en continuent pas moins à faire chercher leur lait à la crémerie sise 76, rue de Bondy où ils sont inscrits, et ce, par une femme française, ce qui prouve qu'ils se cachent à proximité. "

L'odeur de haine, de lâcheté qu'exhalent ces vieux papiers soulève le cœur. C'est une spécialité des crimes commis pendant ces jours atroces : les rues ruissellent d'un sang invisible et les meurtriers se servent d'armes silencieuses, d'armes en papier.

Résultat médiocre

Cependant, les Nazis ne sont pas tellement contents. Tandis que le premier jour des rafles 9.800 personnes environ avaient été arrêtées, la police française n'avait atteint, le 17 juillet, comme il fallait s'y attendre, qu'une petite partie des résultats obtenus le premier jour, à savoir environ 3.000 personnes ", poursuit Röthke dans sa note.

Dans l'ensemble, on est donc peu satisfait du rendement de l'opération. L'objectif était, on s'en souvient, de 28.000 personnes à appréhender. Mais cet objectif de 28.000 pour les rafles parisiennes s'inscrit dans le contexte général de la " Solution finale ". Celle-ci, rappelons-le encore, a définitivement été mise au point à une conférence tenue à Berlin.

Cette conférence devait se tenir le 7 décembre 1941, mais fut repoussée en raison des événements importants qui se déroulaient à cette date-là : attaque japonaise sur Pearl Harbor, entrée en guerre des États-Unis.

Convoquée par les soins d'Eichmann, à l'initiative de Heydrich, qui lui-même avait été chargé de cette mission par Goering, elle se tint finalement le 20 janvier 1942, dans un vaste bureau-salon de l'immeuble du 56-58, Grossen-Wannsee. Il y avait un grand feu de bois dans la cheminée. Le procès verbal de la réunion spécifiait que a la solution finale du problème juif en Europe devra être appliquée à environ 11 millions de personnes, se répartissant par pays de la façon suivante... "

Dans cette énumération qui va, par ordre alphabétique, de l'ancien Reich à l'U. R. S. S., on trouve la France figurant ainsi :

" France, zone occupée 165.000

" France, zone non occupée.... 700.000.

Un peu plus loin, on lit :

" Dans le cadre de la solution finale du problème, les juifs doivent être transférés sous bonne escorte à l'Est et y être attachés au Service du Travail. Formés en colonnes de travail, les juifs valides, hommes d'un côté, femmes de l'autre, seront amenés dans ces territoires pour construire des routes ; il va sans dire qu'une grande partie d'entre eux s'éliminera tout naturellement par son état de déficience physique. Le résidu qui subsisterait, en fin de compte, - et qu'il faut considérer comme la partie la plus résistante - devra être traité en conséquence."

Différents documents donnent la signification exacte du mot " traitement " et indiquent sans ambiguïté qu'il faut entendre par là, tout simplement, la mise à mort.

En ce qui concerne la France et l'application du premier temps indispensable, le recensement, on trouve dans le procès-verbal le commentaire suivant :

" En France, tant dans la zone occupée que dans la zone non occupée, le recensement des juifs en vue de leur évacuation se passera probablement sans grandes difficultés ", tant est grande la confiance des Nazis dans les autorités de Vichy.

" Lorsque les participants se furent retirés, Heydrich, Müller et Eichmann restèrent seuls dans le bureau, à plaisanter, mollement étendus dans de profonds fauteuils, les pieds au feu. Heydrich était particulièrement content... Il fumait... Tous les trois s'étaient installés devant l'âtre...

" Heydrich m'a dit alors de quelle façon il souhaitait que le protocole soit rédigé ; puis nous sommes restés seuls tous les trois, nous étions assis ; on m'a offert un verre de cognac ou deux, ou trois...

" Ensuite, chacun est rentré chez soi, et moi je me suis assis à mon bureau pour rédiger le protocole... " racontera plus tard Eichmann lui-même.

Nous savons maintenant comment, de janvier 1942 à juillet 1942, cinq mois ont suffi aux technocrates de l'extermination pour mettre au point les détails de leur plan concernant la France. Les chiffres du procès-verbal de la conférence de Wannsee du 20 janvier ont été corrigés et ramenés aux chiffres d'environ 260 à 280 000 juifs pour la zone non occupée, et 180 000 pour la zone occupée.

Après les rafles des 16 et 17 juillet, à Paris et dans des villes de province de la zone occupée, l'effort portera sur la zone non occupée. Il faut le rappeler, de toute façon, TOUS les juifs de France sont visés.

En effet :

" En vertu de l'ordre du Reichsführer SS - adressé au bureau IV B 4 par le chef du service IV le 23 juin 1942 - tous les juifs domiciliés en France doivent être déportés aussitôt que possible. "

Dans l'immédiat, selon le plan établi, 50 000 juifs de la zone non occupée doivent être appréhendés. L'organisation, la mise en place et le début d'exécution de ces rafles sont en cours.

Et du côté de Vichy

Du côté allemand on est bien, certes, un peu déçu du résultat des rafles parisiennes. Mais on n'est pas inquiet : tous les juifs de France et d'Europe sont condamnés. L'Europe est pratiquement close, aussi aucun n'échappera. Il n'y a qu'un front, loin à l'est, un îlot bien gardé, la Suisse, un semi-allié avec une frontière montagneuse, l'Espagne franquiste, et un " neutre bienveillant ", la lointaine Suède au nord. D'ailleurs, le programme de déportation et d'extermination est échelonné dans le temps, compte tenu des possibilités matérielles d'absorption (Birkenau n'est pas au point) et des problèmes de transport. Là est un des points délicats. Il est, en effet, du plus haut intérêt que les convois prévus circulent, pleins au maximum.

Du côté de chez Pétain, on partage ce sentiment, on a le même souci. Il est deux documents qu'il est indispensable de soumettre dans leur intégralité et sans commentaire.

Le premier est la lettre, sur papier à en-tête de " l'État Français ", " Ministère de l'Intérieur ", signé Gallien, directeur de cabinet et orné de la francisque étoilée. Elle est écrite en allemand, adressée : An den Befehlshaber der Sicherheitspolizei und (les SD im Bereich des Militkirbefehlshabers in Frankreich, z. Hd von Herrn SS Obersturm führer Rôthke.

Par cette missive Gallien transmet à l'Allemand les directives qu'il a lui-même adressées au préfet délégué pour accélérer les mesures en cours. Ces directives sont les suivantes :

" Comme vous le savez, les départs des trains évacuant les juifs du camp de Drancy sont prévus par les autorités occupantes à une cadence très régulière. Je crois utile de vous adresser ci-joint l'ordre de départ des trains pour le mois d'août.

" Les autorités d'occupation attachant une importance extrême à ce que ces départs aient lieu d'une manière très régulière et que les places prévues soient utilisées, il importe donc que les arrestations des juifs ne subissent aucun ralentissement et que le nombre fixé (32.000) soit mis à la disposition du Befehlshaber der Sicherheitspolizei.

" Je vous prie donc de bien vouloir me faire connaître d'urgence :

1. Le nombre des arrestations effectuées à ce jour en zone non occupée.

2. La cadence moyenne que vous prévoyez à la suite.

3. Le chiffre total que vous pouvez atteindre.

" Je vous informe également que, d'après les dernières instructions de l'Obersturmführer Röthke, tous les juifs en provenance de la zone occupée devront être dirigés sur le camp de Drancy, d'où leur départ pour l'Est doit s'effectuer par les soins de l'administration allemande.

" Des instructions ultérieures seront fournies quant aux dates relatives à cet acheminement sur Drancy.

" Je me permets d'insister sur la nécessité d'une réponse rapide de vous à la présente lettre. "

Sur ce document on trouve, à côté de la francisque symbole du Pétainisme, une note manuscrite de Röthke dans laquelle il traite Gallien d'imbécile.

L'autre pièce, antérieure, est datée du 23 juillet 1942 et adressée par Darquier de Pellepoix (commissaire aux Questions juives) à Pierre Laval, chef du gouvernement. Nous en possédons la copie, en allemand, avec toujours des commentaires manuscrits de Röthke (décidément un grand travailleur !). Ce moment de la conscience humaine est le suivant :

" À la suite de l'accord conclu entre les représentants des autorités allemandes chargées des Questions juives en France (colonel Knochen et capitaine Dannecker) et les représentants du gouvernement français (MM. Bousquet, secrétaire d'État à la police, et Darquier de Pellepoix, commissaire général aux Questions juives), le commissariat général des Questions juives devait mettre à la disposition des autorités allemandes 32.000 juifs et juives (22.000 en zone occupée et 10.000 en zone non occupée).

" Ces juifs devaient être choisis parmi les apatrides ou parmi les ressortissants de certains pays étrangers. Ces mesures furent appliquées les 16 et 17 juillet et donnèrent les chiffres suivants : 3.095 hommes 5.885 femmes soit un total de 8.890 personnes pour Paris et la banlieue.

Ici se trouve une note manuscrite de Röthke corrigeant les chiffres donnés par Darquier de Pellepoix. De sa main, l'Allemand écrit : " Et 4.000 enfants, ensemble 12.884. "

Le Français continue :

" Le nombre est très éloigné de celui qui a été prévu sur la base des listes de recensement se trouvant à la préfecture de police. Il doit être pris en considération que, si le premier jour les arrestations se sont déroulées d'une façon à peu près normale, le nombre des absents parmi les individus à arrêter comportait le deuxième jour 66 %. Des indiscrétions commises auparavant avaient permis à un certain nombre de juifs de passer clandestinement en zone non occupée.

" Les entretiens que j'ai eus aujourd'hui avec les autorités d'occupation m'ont permis de constater chez celles-ci un vif mécontentement.

Le nombre de trains prévus spécialement à cet effet par les autorités allemandes correspond au transport de 30.000 juifs. Il est donc nécessaire que les arrestations correspondent exactement au départ des trains prévus et il serait opportun d'envisager immédiatement les mesures nécessaires pour atteindre le chiffre de 32.000 juifs accepté par le gouvernement français.

Je me permets de proposer les mesures supplémentaires suivantes :

1. Arrestation de tous les juifs apatrides ou ressortissants de certains pays étrangers désignés auparavant, qui ont fui en zone non occupée, afin de les tenir prêts pour le départ.

2. En accord avec les autorités allemandes, on pourrait également arrêter les juifs belges et hollandais et, en général, tout juif étranger ne possédant pas de passeport absolument valable et de date récente.

3. Si, après application des deux mesures indiquées ci-dessus, le chiffre prévu n'était pas encore atteint, il serait opportun d'envisager de les compléter en ayant recours aux juifs et aux juives dont la naturalisation française date après le 1er janvier 1927.

Je vous souligne que ces mesures absolument nécessaires doivent être appliquées d'urgence, afin de réaliser les décisions prises en accord avec les autorités allemandes. "

L'établissement des bilans et des statistiques va occuper plusieurs jours, même si les responsables s'y consacrent dès le 17. Il est pourtant une question d'une urgence brûlante et dont il va falloir trouver la solution immédiatement : que faire des 4.051 enfants qui encombrent le Vélodrome d'Hiver ? Faut-il les déporter avec leurs parents ?

CHAPITRE VII

LA MORT DE 4.051 ENFANTS

L'avenue Foch, à Paris, c'est l'avenue du Bois. En juillet les marronniers qui la bordent sont énormes et lourds de feuillage. Selon l'heure, ils projettent leur ombre sur les pelouses ou sur la façade des immeubles. Dans un bureau du premier étage, au 31 de l'avenue, le 17 juillet, vers 10 heures du matin, sept hommes sont réunis en conférence autour d'une longue table. La feutrine verte qui la recouvre est tachetée d'ombres et de lumières que laissent filtrer les feuilles des arbres à travers les carreaux.

Des sept hommes, deux qui se tiennent en bout de table sont des Allemands : Röthke, en civil, et un militaire, le SS Stiirbannführer Hagen. Les cinq autres, des civils leur faisant face, sont des Français : Leguay, délégué général de la police française, François et Tulard, de la préfecture de police, Darquier de Pellepoix et son secrétaire général, Gallien. Des cendriers sont épars sur la table. On fume. Gallien se penche pour offrir du feu à Röthke.

Un seul point figure à l'ordre du jour de cette réunion : que faire des enfants arrêtés ? Rien n'a encore été décidé ! Dannecker a bien télégraphié à Berlin le 10 juillet pour demander à son supérieur, Eichmann, si, " à partir du 15e envoi de juifs, les enfants de moins de seize ans pourront être déportés ". Mais il n'a pas encore reçu de réponse. L'affaire est d'autant plus délicate que le président Laval, au nom du gouvernement de Vichy, a déjà pris position sur la question. Et quelle prise de position !

Pour bien la comprendre, pour situer dans son cadre exact un acte aussi grave, il faut remonter en arrière et revivre la préparation même de la rafle. Entre les décisions prises à Wannsee et le Jeudi Noir, il y a une série de questions et de réponses qui s'enchaînent inéluctablement et qu'il convient de citer dans leur ordre chronologique.

C'est le 5 mai que Reinhardt Heydrich vient lui-même à Paris introduire Karl Oberg comme chef suprême des SS et de la police en France. À l'hôtel Ritz, il est présenté au secrétaire général de la police, René Bousquet, à Hilaire, secrétaire général à l'Administration du ministère de l'Intérieur, à Fernand de Brinon et à Darquier de Pellepoix ; parmi d'autres questions, la solution du problème juif est abordée et il serait difficile de penser que Heydrich, qui présidait la conférence de Wannsee n'ait pas laissé percer ce qu'était " la solution finale ".

La veille, le 4, Dannecker a fait irruption à l'hôpital Rothschild, où des juifs malades sont internés. Cette visite, qu'il effectue revolver au poing, aura pour sanction, quelques semaines plus tard, la déportation de ces malades, en prélude à la grande rafle.

Ne perdant pas de temps, Dannecker s'enquiert dès le 12 ou 13 mai, auprès du général Kohl, chef de L'E. T. R. A. (Transports militaires par chemin de fer) de la possibilité d'avoir des moyens de transport. Kohl, assurant Dannecker de ses sentiments antijuifs, promet qu'il fera tout son possible pour fournir les wagons nécessaires à la déportation rapide de 10.000 à 20.000 juifs au moins.

Après un échange de notes, une réunion préparatoire est décidée pour le 11 juin. C'est à cette date que commence réellement le travail pratique. Entre-temps, Heydrich, retourné à Prague, est blessé à mort, le 28 mai, par les résistants tchèques, et succombe à ses blessures le 5 juin. L'opération qui est en train d'être montée est baptisée " Reinhardt ". Un des derniers gestes de Heydrich - le 18 mai - aura été de préciser que les " juifs métissés doivent aussi porter l'étoile " et de faire câbler cette décision à Paris.

Le 11 juin 1942, Dannecker, au fait de la question en ce qui concerne la France, et les responsables des sections juives de La Haye et de Bruxelles, Asche et le docteur Zoepff se réunissent comme prévu à l'office de Sûreté du Reich à Berlin. Trois décisions sont prises au cours de cette réunion :

1. Déporter 15.000 juifs des Pays-Bas, 10.000 de Belgique, 100.000 de France (zone occupée et zone non occupée).

2. Faire rouler vers l'Est trois convois de déportation par semaine.

3. Faire payer par l'État français 700 reichsmarks par juif déporté.

Dannecker prend aussitôt contact, à nouveau le 12 ou le 13 juin, avec le " Service des Transports des Chemins de fer à Paris " et subit là une grosse déconvenue. Bien que le général Kohl se fût précédemment engagé à satisfaire les besoins de Dannecker, le Service des Transports ne peut assurer les convois prévus et ceci en raison de l'évolution de la situation sur le front russe. Il n'y a en effet pas de matériel roulant suffisant et ce qu'il en reste pourrait juste servir à transporter les 350.000 ouvriers français que le Gauleiter Sauckel exige pour le S.T.O. En effet, il a fallu en quelques semaines livrer à la Wehrmacht, pour le front de l'Est, 37.000 wagons de marchandises, 800 wagons de voyageurs, 1.000 locomotives. Dannecker note, à ce propos, avec regret :

" Les wagons furent réclamés avec une urgence telle qu'il ne fut pas même possible de les charger et qu'ils durent partir vides vers le Reich. "

À la suite de cette énorme ponction, les transports sont en cours de réorganisation et on ne peut donc établir pour l'instant de programme précis.

Il faut avoir des trains, il faut aussi les remplir. Sans perdre de temps, Dannecker a convoqué Darquier de Pellepoix. Il le rencontre le 15 juin et le commissaire français aux Questions juives promet " plusieurs milliers de juifs de zone non occupée.

Le même jour, Dannecker rédige une " note technique concernant le transport des juifs par laquelle il soumet à Knochen les dernières dispositions qu'il a arrêtées ".

C'est ainsi qu'il prévoit que " pour éviter toute entrave à l'action des travailleurs français pour l'Allemagne (il s'agit du S.T.O.), on parlera seulement de " la transplantation des juifs. " Cette version aura l'avantage de permettre la déportation de familles entières, ajoute-t-il, auxquelles on donnera l'espoir de faire venir plus tard leurs enfants de moins de seize ans. "

Il n'est en effet pas question pour l'instant de déporter ces enfants.

D'autre part, Dannecker décide de convoquer une réunion des kommandos de la police, de la Sûreté et du SD', afin de leur communiquer simultanément les directives pour les arrestations en province dans la zone occupée. Il considère qu'il y a là 26.000 juifs à arrêter.

Informant Knochen de ces décisions, il lui confirme par ailleurs que, au cours de l'entrevue qu'il a eue le 15 juin avec le commissaire français aux affaires juives, celui-ci lui a assuré qu'ils pourront compter " sur plusieurs milliers de juifs de la zone non occupée qui seront mis à notre disposition pour être déportés ".

Le 16 juin, Dannecker câble au commandant de la police de Sûreté d'Orléans de préparer les déportations de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, qui doivent laisser la place nécessaire pour les nouveaux arrivants.

Le 26 juin 1942, une nouvelle circulaire est adressée aux différents responsables leur donnant des directives pratiques concernant l'organisation matérielle des déportations. Cette circulaire confirme d'une façon explicite que les enfants de moins de seize ans ne sont pas visés par les rafles. De même doivent en être exclus les juifs ressortissant aux pays en guerre avec l'Allemagne, aux États neutres et alliés.

Enfin, le départ de chaque convoi doit être signalé par téléphone (PASSY 54-18), ou par télégramme, en précisant l'importance des effectifs (et en spécifiant notamment le nombre de femmes). Un certain nombre de ces télégrammes ont été retrouvés. Nous savons aussi que, trois fois par semaine, à l'Inspection des camps de concentration, à Oranienburg, des standardistes recevaient ces informations. Elles les transmettaient immédiatement à Hoess, le commandant du camp d'Auschwitz, qui préparait aussitôt la réception des convois.

Le 27 juin, Dannecker a un entretien avec le docteur Zeitschel de l'ambassade d'Allemagne à Paris. Il lui confirme avoir besoin, de 50.000 juifs de la zone non occupée pour les déporter. Aussitôt le docteur Zeitschel charge le conseiller Rahn d'en entretenir le président Laval. Dannecker compte en effet sur 26.O00 juifs de province, zone occupée, 22 à 30.000 juifs de Paris, et le complément nécessaire pour atteindre l'objectif de 100.000, soit 50.000, il l'attend donc de la zone libre. L'entrevue entre le conseiller Rahn et Pierre Laval a lieu le même jour dans l'après-midi.

Le 30 juin, la conférence précédemment décidée par Dannecker avec les responsables de la section juive auprès des kommandos de la police de Sûreté et du SD, concernant les arrestations en province, se tient à Paris. (Ils sont au nombre de huit, il manquait ceux de Nancy et de Poitiers.) Les dernières instructions leur sont communiquées.

C'est au cours de cette réunion qu'il est décidé de s'en tenir, dans le cas douteux, à la définition française du juif, qui apparaît comme étant beaucoup plus large que l'allemande.

Le 30 juin 1942, Eichmann, de Berlin, vient rencontrer Dannecker à Paris. Ils travaillent ensemble toute la journée, mettant encore au point de nombreux détails pratiques. Par le compte rendu de cette réunion, nous apprenons qu'Eichmann et Dannecker, tout au long de leur séance de travail, n'ont pas perdu de vue un seul instant que le but est que " tous les juifs domiciliés en France doivent être déportés aussitôt que possible. Il faudra faire pression sur Vichy et augmenter le rythme à trois transports par semaine ".

De Knochen à Laval

À Vichy, le 2 juillet, se tient un Conseil des ministres au cours duquel la question des déportations est abordée. Darquier de Pellepoix a fait connaître les promesses qu'il a faites, et Laval fait part lui-même de demandes que lui a transmises le 27 juin le conseiller Rahn. Le Conseil des ministres est présidé par le maréchal Pétain. Il n'y a aucune objection.

Le 2 juillet 1942, le commissaire du XIIe arrondissement met sur pied, avec les policiers de la P. Q. J., l'arrestation de tous les malades internés à l'hôpital Rothschild. Cette opération, prélude à la grande rafle du 16, se déroule le 3 juillet au matin.

Le 4 juillet est une date importante. Tout d'abord, les directives précises pour la rafle parisienne elle-même sont données par Dannecker. Celui-ci confirme que la police française seule exécutera la rafle. D'autre part, les commissaires centraux (c'est-à-dire d'arrondissements) seront invités personnellement à engager leur propre responsabilité pour l'exécution, dans leur secteur, de la rafle.

Le même jour se tient, avenue Foch, la réunion au sommet dont nous avons parlé et à laquelle assistent Knochen, Schmidt, Dannecker et, du côté français, Bousquet, Darquier de Pelle-poix et le docteur `Vilhem (de la Délégation générale française pour les territoires occupés).

Le soir même, Laval rencontre Knochen, à Paris. Knochen le met au courant des mesures décidées, et Laval les approuve. C'est probablement au cours de cet entretien que le président français fait des propositions qui surprennent les Allemands eux-mêmes. On se souvient que le conseiller Hahn, le 27 juin, a demandé à Laval que les Français fournissent 50.000 juifs pour être déportés et qu'il l'a mis au courant des arrestations déjà prévues en zone occupée, lui précisant que la limite d'âge avait été fixée à seize ans. Or, le chef du gouvernement du maréchal Pétain, trouvant sans doute ces mesures encore trop humaines, propose également de déporter les enfants de moins de seize ans.

L'hitlérien Dannecker en est lui-même tellement surpris que, le 6 juillet, il envoie un télégramme à Eichmann : " Urgent - À remettre immédiatement. dans lequel il explique :

" Le président Laval a proposé, lors de la déportation des familles juives de la zone non occupée, d'y comprendre également les enfants âgés de moins de seize ans. La question des enfants juifs restant en zone occupée ne l'intéresse pas. "

Dannecker demande, en raison de cette proposition qui le stupéfie lui-même, si Eichmann permet qu'à partir du 15e convoi, les enfants de moins de seize ans soient déportés.

Entre-temps, l'affaire a suivi son cours. La réunion du Comité spécial s'est tenue le 7. Le 16, la rafle est déclenchée.

Aujourd'hui, 17 juillet, deuxième jour de la rafle, les enfants en question sont devenus terriblement concrets. Ils remplissent le Vel d'Hiv de ces clameurs que l'on entend dans tous le quartier. Ils crient, ils pleurent, ils veulent se soulager, ils ont faim et soif, leurs mères deviennent folles. Ils sont bien embarrassants. Comment en sortir ? C'est l'ordre du jour de cette nouvelle réunion avenue Foch. Il faut tout de même aboutir à un résultat ! Darquier de Pellepoix fait enfin une suggestion :

- Pourquoi ne pas placer tous ces enfants juifs, à Paris et en banlieue, dans les Maisons d'enfants gérées par l'Union générale des israélites de France ?

La proposition a du bon. Les enfants resteraient sous contrôle, à portée de la main, pourrait-on dire. Mais elle ne fait pas l'unanimité, bien au contraire, surtout parmi les policiers français, François et Tulard en tête, qui sont pour la déportation immédiate. Pourquoi tergiverser, en effet, puisque Laval a donné carte blanche ? Mais, si Darquier de Pellepoix a pris une position de compromis, c'est parce que les Allemands eux-mêmes sont indécis. Ils ne sont pas encore, eux, couverts par leurs chefs. Ils attendent toujours la réponse de Berlin. Ce n'est pas leur faute si Vichy a été plus rapide :

- Il y a lieu d'attendre la décision du service supérieur, tranche Rôthke.

En définitive, la solution suivante est adoptée : les enfants ne seront pas immédiatement séparés de leurs parents. Les familles seront transférées à Pithiviers et à Beaune-la-Rolande. De là, au fur et à mesure, les parents seront ramenés sur Drancy pour être déportés. Les enfants suivront plus tard, si Berlin accepte la suggestion des Français... Il ne fait de doute, en effet, pour personne, que l'ordre de déportation arrive de Berlin. Question de jours, d'heures peut-être ! On règle encore quelques points et l'on distribue quelques tâches concernant le sort des raflés des 16 et 17.

La police française est chargée du transport des juifs de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande à Drancy. Elle est chargée aussi du ravitaillement et de l'organisation des transports. Ceux-ci seront assurés par la S. N. C. F. De Drancy à la frontière du Reich, l'escorte sera composée d'un officier et de trente gendarmes français flanqués de huit feld-gendarmes et d'un officier allemand.

L'U. G. I. F., en bonne compagnie, n'est pas oubliée dans cette distribution des tâches : elle est chargée de " l'aide médicale ".

La réunion se termine à 11 h 30. Les Allemands accompagnent les Français jusqu'à la porte et les saluent, à l'hitlérienne. Sur le trottoir, inondé de soleil, ceux-ci se séparent devant la sentinelle allemande et se dirigent vers leurs voitures, des Hotchkiss et des grosses Viva-4 Renault.

Eichmann téléphone à Paris

Le 29 juillet Eichmann téléphone de Berlin à Paris : la décision est positive. Dannecker, faisant le compte rendu de cette conversation téléphonique, raconte :

" J'ai discuté avec le SS Obersturmbannführer Eichmann : la question de la déportation des enfants. Il a été décidé que, dès qu'il serait possible à nouveau de faire partir les trains vers le gouvernement général, on mettrait en route les convois d'enfants. "

Il semble donc bien que ce soit Eichmann qui ait comblé les vœux de Laval. Cependant, lors de son procès, il dira :

" ... La police française avait arrêté, entre autres, des enfants. C'est pourquoi on s'était adressé à nous d'urgence, pour demander ce qu'il convenait de faire de ces enfants. À la suite de quoi, je répondis ce que l'on trouve ici... Si on prend ce document séparément, sans tenir compte des autres, on peut avoir l'impression que je décidai sur-le-champ ce qu'il fallait faire de ces enfants. Comme si j'étais habilité à en décider. Cependant, comme cela ressort très clairement du document dont le numéro original est 64 - il s'agit d'un télégramme - on s'était adressé à moi, au IV B 4, dès le 10 juillet 1942, de Paris, pour m'informer de l'arrestation des enfants et demander ce qu'il fallait en faire, s'il fallait les déporter ou non. Le fait même que onze jours se soient écoulés entre la décision et l'ordre prouve bien que la question a été transmise par les voies de service aux autorités compétentes les plus haut placées. Au bout de onze jours, lorsque je fus informé de la décision prise au sujet de cette demande, je transmis la décision finale par téléphone à Paris. Il faut noter que Müller lui-même n'était pas habilité à prendre une décision en la matière. Je vous ferai remarquer qu'en dépit du fait que l'ordre de Himmler stipulait explicitement qu'il fallait déporter tous les juifs sans exception, le bureau IV jugea nécessaire de demander aux instances supérieures si cet ordre s'appliquait aussi aux enfants. "

Dans cette affaire, Laval et sa police ont proposé, en insistant. Eichmann, ou Himmler, ont décidé. Finalement, les enfants seront déportés.

Pas un de ceux qui sont partis pour l'Allemagne n'est revenu.

CHAPITRE VIII

LES 7 JOURS DU VEL D'HIV

L'opération a été déclenchée le 16 à 4 heures du matin. Le 17, elle se poursuit encore. Pendant que les responsables discutent, dans les locaux de l'avenue Foch, du sort des enfants, la police continue son action. Les équipes d'arrestation montent dans les étages, frappent aux portes. Mais la journée d'hier a ouvert bien des yeux, dissipé les illusions. La récolte, le 17, sera maigre. Röthke s'en plaindra amèrement. Pourtant certains croient encore que tout cela n'est pas possible...

Au 12, boulevard de la Villette, dans le XIXe arrondissement, habite un mutilé décoré de la croix de guerre, M. Faynzilber. Empli d'inquiétude il attend, le 17 juillet, dans son petit appartement. Il a beaucoup de mal, en clopinant sur sa jambe unique (l'autre est restée " quelque part en France "), à s'occuper de son petit garçon de quatre ans et de sa petite fille de six ans. La veille, sa femme a été arrêtée ; elle est maintenant à Drancy. Lui, on l'a laissé avec les deux enfants. Il s'est alors traîné, traversant tout Paris, du boulevard de la Villette au boulevard Haussmann, appuyé sur ses deux béquilles, tirant ses deux bambins. Le garçon, qui n'a que quatre ans, n'a pas d'étoile. La petite fille de six ans la porte. Lui, il arbore son moignon, sa croix de guerre et son étoile jaune. Il s'est rendu à la Fédération des Amputés de France où on l'a gentiment reçu.

Là, les gens, accablés et honteux, ont aussitôt écrit cette lettre suppliante à Darquier de Pellepoix :

Le 16 juillet 1942

M. Faynzilber est un ancien soldat du 25e régiment de Marche étranger. Il n'est pas guéri de son amputation et doit subir quotidiennement des soins particuliers. Il ne peut utiliser que des béquilles pour se déplacer. Il nous dit habiter seul dans un logement au troisième étage. Sa situation est particulièrement navrante, du fait qu'il vit seul, avec ses deux petits enfants en bas âge. Nous vous demandons de bien vouloir tenter d'obtenir l'élargissement de Mme Faynzilber, femme de ce grand invalide, par assimilation aux mesures spéciales qui permettent, paraît-il, aux juives, épouses de prisonniers de guerre arrêtées ce matin. de reprendre leur liberté.

Le 23 juillet, la Fédération des Mutilés reçoit la réponse à sa lettre :

23 juillet

J'ai pris connaissance de votre lettre du 16 juillet avec la plus grande attention. Il ne m'est pas possible d'y donner une suite favorable, car les autorités occupantes s'opposent à toute mesure de faveur.

Darquier de Pellepoix, qui écrit cette réponse, ne s'est pas même donné la peine d'intervenir réellement auprès des autorités allemandes. En fait, quelques libérations de femmes de prisonniers de guerre ont pu se produire le premier jour, en raison du chaos qui existe. Röthke lui-même déclare un peu plus tard, le 15 août, qu'elles ont été faites à son insu, et qu'il n'est pas question que cela se reproduise. Même fin de non-recevoir pour M. Rosenberg, arrêté le 17.

Le 16, prévenu de la rafle par Kaminsky, il s'est rendu avec sa femme et sa fille chez des amis, rue des Filles-du-Calvaire. Dans cette famille, le père est prisonnier de guerre et cela constitue, croit-on, une protection. D'autres fugitifs ont cherché refuge dans le petit appartement et y passent la nuit. La femme du prisonnier s'affole surtout à cause de son enfant. Le 17 au matin, elle va aux nouvelles. " Les anciens combattants, ceux qui sont décorés, sont libérés ", apprend-elle. C'est un bruit qui court, une nouvelle qui est d'ailleurs partiellement vraie.

Pourquoi entrer dans l'illégalité, se demande alors Rosenberg, puisque ma croix de guerre me protège et pourquoi rester à encombrer cette pauvre femme ?

Il décide de rentrer. Le voilà, sa femme et sa fille à ses côtés, devant sa porte qu'il trouve enfoncée, au deuxième étage du 11, rue Commines. On est donc venu le chercher. Il n'aura, pense-t-il, qu'à témoigner de ses qualités et de sa citation, et il sera en règle ! À sa demande, la concierge va chercher la police. Naïveté, confiance sur lesquelles les organisateurs de la rafle ont parfaitement compté.

Voici donc, accompagné d'un agent en uniforme, un inspecteur qui se présente chez Rosenberg, venant du commissariat du IIIe. Il s'appelle Noël. Il ironise sur la situation, jette un regard fielleux sur la photo de Rosenberg, photo où on le voit en uniforme de fantassin de la guerre de 1939 et dont le cadre supporte la croix de guerre.

- Puisque vous êtes ancien combattant, et comme votre fille est française, si vous avez des amis qui en veulent bien, nous, on la leur laisse ! déclare-t-il, caustique.

Tous les voisins se proposent. L'enfant, qui a treize ans, est accueillie chez les Gaillard. Maman Rosenberg embrasse sa fille, en lui faisant mille recommandations. Elle ne la reverra plus jamais. Du commissariat du IIIe, les Rosenberg seront conduits en panier à salade au Vélodrome d'Hiver.

" C'est seulement quand je suis entré là que j'ai compris ce qui nous arrivait, déclare Rosenberg. C'était trop tard. Il ne fut jamais question de me libérer.

De son côté, l'U.G.I.F. déplore :

" Il a été impossible d'obtenir la même mesure (d'élargissement) en faveur des ascendants ou descendants de prisonniers ou de morts de l'une des deux guerres.

" Il est à remarquer que les autorités d'occupation ont refusé de libérer les enfants français pris les 16 et 17 juillet en même temps que leurs parents étrangers. Elles ont systématiquement refusé de les considérer comme Français, même quand ils étaient nés eu France et indiscutablement français aux yeux de la loi.

À 13 heures, le 17, la grande rafle est terminée.

Comme fatigués et pressés de rentrer à leurs dépôts, grognant et soufflant, les derniers autobus ont conduit les derniers arrêtés à Drancy et au Vel d'Hiv. Le siège des quartiers les c plus chargés est levé. Les gendarmes, les agents, les inspecteurs, les militants du P. P. F., tâche accomplie, regagnent leurs casernes, leurs bureaux ou leurs sections. La garde des édifices allemands dont on avait eu à distraire les agents de la police municipale pourra, dès le soir, être de nouveau assurée.

Au Vel d'Hiv, autrefois, au temps heureux des compétitions sportives, on parlait de la " ronde infernale des Six-Jours ". C'est dommage d'avoir ainsi gaspillé une expression qui dit si bien ce qui va se passer ici pendant sept jours. Une ronde infernale de toutes les souffrances morales et physiques. De tous les désespoirs. Et, d'abord, d'une immense stupeur.

En effet, qui sont ces juifs étrangers amenés ici par la police française, sous les ordres de fonctionnaires français, pour y souffrir et s'en aller vers la mort ?

La rafle du 16 juillet s'est abattue sur une population bien déterminée, spécialement choisie pour cette première étape de la persécution : des juifs étrangers et apatrides, dont une grande majorité de femmes, d'enfants, de personnes âgées, la plupart des hommes adultes ayant déjà été arrêtés.

En France, depuis quelques années, parfois dix, vingt, trente ans, ces gens sont pleins du désir de s'intégrer à la population française. S'ils y sont déjà attachés par de nombreux liens : enfants français nés en France et élevés avec leurs camarades français, mariages, fiançailles, amitiés, relations, voisinage, etc., certains gardent encore quelques traits qui leur conservent un incontestable particularisme : un accent, quelques traditions, quelques coutumes...

Quand on leur a dit qu'ils allaient être persécutés en France comme ailleurs, ils ne l'ont pas cru. Et aussi, beaucoup de ceux qui avaient entendu parler de l'imminence d'une rafle se demandaient bien ce qu'ils pouvaient faire. Il ne suffit pas d'être prévenu ! Ce n'est pas si simple ! Il n'est pas donné à tout le monde d'être lucide, clairvoyant, courageux, efficace. Ils parlaient mal le français, leur accent pouvait les trahir à chaque instant. Ils n'avaient pas non plus d'attaches familiales nombreuses dans ce pays, de cousins à la campagne qui puissent les héberger. Et le problème de la survie ? Comment travailler, et vivre, pour une femme juive, avec ses enfants, sans papiers, dans la France policière et occupée ?

En plus de toutes ces impossibilités, une grande tristesse dissolvait aussi leur résolution, émoussait leur combativité et les inclinait au découragement. Ils avaient choisi la France en raison d'une certaine idée qu'ils avaient d'elle. Depuis le début du siècle, pour ces juifs, comme pour d'innombrables autres étrangers, c'était une " marche à l'Étoile ".

Alors, si les Français eux-mêmes ! ... Que faire ? L'impossibilité était, non seulement (l'ordre pratique, géographique, économique, mais aussi sentimentale, morale. Il y a des déceptions qui laissent désarmés et pantois.

Les Médecins

Des médecins sont parmi les premiers à s'émouvoir et veulent faire leur métier en soulageant cette immense misère...

Les autorités, tant françaises qu'allemandes, en dépit de la demande faite par André Baur au nom de l'U. G. I. F., n'autorisent la présence que de deux médecins en permanence. Gallien, qui viendra le dimanche 19 faire une petite visite à " la volière ", confirmera cet ordre.

Il n'y aura donc en permanence dans le Vel d'Hiv que deux médecins. La préfecture et les Allemands n'en veulent pas plus. Par roulement, on y verra donc les docteurs Weill-Hailé, Lœwe-Lyon, Vilenski. Didier-Hesse, Benjamin Ginsbourg, une dizaine de médecins au total, tous envoyés par l'U. G. I. F. De la Croix-Rouge, passeront aussi le médecin-colonel Robineau, le docteur Comby, le professeur Vaucher... Au centre de la piste, on a installé une espèce de poste de secours.

Le docteur Didier-Hesse est revenu, chargé de tout ce qu'il a pu ramasser, des médicaments, des seringues, du coton, des serviettes, des bouts de ficelle... Il faut penser à tout, et les infirmières de la Croix-Rouge ont suggéré ce palliatif pour les femmes indisposées ; il n'y a ni toilette, ni eau.

Sur deux tables, mises bout à bout, sont empilés des médicaments hétéroclites. L'arsenal thérapeutique est en fait strictement limité à du bleu de méthylène, de l'alcool, du mercurochrome, de l'insuline et enfin de l'aspirine, panacée universelle. Une petite lampe à alcool sert à faire bouillir les seringues dans une casserole émaillée.

Les infirmières et les médecins sont dévoués. Il y a d'abord ceux qu'on leur a amenés malades ou blessés ; ceux qui ont tenté de s'enfuir ou de se tuer au moment de leur arrestation, ou au Vel d'Hiv même, en sautant des gradins. Ils sont là, étendus, membres fracturés :

Il y a les malades graves. Dans un des comptes rendus médicaux, on relève :

" J'ai observé un assez grand nombre d'individus atteints d'ulcère et de cancer du tube digestif ; possesseurs de certificats émanant des plus grands maîtres des hôpitaux et dont plu-sieurs devaient être opérés dans la semaine de leur arrestation. Quelques femmes avaient tenté de se suicider avant leur internement... Des tuberculeux en évolution semaient autour d'eux leurs bacilles, et l'on frémit en songeant au nombre d'enfants qui, en état de moindre résistance, et sans hygiène suffisante, ont dû être de la sorte contaminés. D'autres malades pulmonaires, traités par pneumothorax, ne purent recevoir les insufflations appropriées et, de ce fait, se voyaient voués à une rechute prochaine... "

Il y a des coliques néphrétiques, des crises cardiaques. Il y a les femmes qui font des fausses couches.

" Un homme est assis par terre, raconte le docteur Didier-Hesse, il est livide, son visage crispé ; des gouttes de sueur perlent à son front, il tient la main sur sa poitrine. Je m'approche et je lui demande si je peux l'aider. Haletant, il me répond en allemand :

- Je suis médecin, monsieur. Je fais une crise cardiaque... Personne ne peut rien pour moi ; personne... Je lui fais rapidement une piqûre de coramine. "

Il y a les petites choses dont il faut s'occuper : les malaises, les évanouissements, " de nombreuses otites et des affections cutanés banales, des angines et des trachéites. Des enfants en bas âge sont atteints d'affections des voies respiratoires supérieures et de troubles digestifs.

Il y a tous ces gosses, une centaine au moins sur les 4.051 qui ont été pris, ramassés parfois au sommet de leur fièvre, avec les oreillons, rougeoleux, varicelleux, coquelucheux, scarlatineux... On a vu que les agents les ont proprement embarqués, en dépit de tout. On les a isolés, comme on a pu, en les mettant dans les e baignoires ", c'est-à-dire les loges autour de la piste. Alors, fébriles, frissonnants, enroulés dans une couverture, tuméfiés, défigurés par les éruptions, apeurés, toussant et vomissant, ils se tiennent là, les plus petits pleurant tout leur soûl, les plus âgés essayant de les consoler...

Un peu plus tard, les épidémies se propageront dans les camps de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers. Les médecins, comme le bon docteur Weill-Hallé, pour l'instant y pensent déjà et s'inquiètent de la dissémination des bacilles tuberculeux. Il a consacré, lui, sa vie à la diffusion du B. C. G., le vaccin contre la tuberculose. Comme son inquiétude est compréhensible !

Et comme elle est inutile : huit semaines après il ne restera rien de ces enfants, rien. De la cendre, en Pologne. De la cendre dans laquelle, lorsque l'un des auteurs de ce livre, a plongé la main, en 1953, au cours d'un pèlerinage, il a trouvé des fragments d'os et une toute petite, toute petite phalange d'enfant.

Les médecins cherchent à obtenir l'évacuation des cas les plus graves ou les plus contagieux. Mais les consignes sont draconiennes : les médecins juifs n'ont, bien entendu, aucun pouvoir de décision. Seul le docteur Tisné, de la préfecture, peut se prononcer dans les cas graves. Mais il n'est pas là, et il faut téléphoner. Ce n'est guère facile. Il est d'ailleurs très réticent.

Une fausse couche avec hémorragie profuse : refus d'évacuation. Une crise cardiaque : refus. Une colique néphrétique : refus. C'est une question de chance, d'opportunité, de hasard. Le docteur Didier-Hesse parvient à faire sortir un homme amputé d'une jambe, avec sa fille, sur laquelle il s'appuie.

Grâce à l'intervention du médecin-colonel Robineau et du docteur Comby, la folle et le petit garçon qu'elle a assommé à coups de bouteille sont évacués. Le docteur Vilenski voit une femme sur le point d'accoucher ; il pense qu'elle a pu être évacuée. Est-ce celle qu'on aperçoit sur la photo ?

Hélène Rozen est, avec sa mère et son frère, au 3e étage. Sans cesse la mère a des malaises. Elle perd conscience. On la descend à l'infirmerie. Au bout de trois jours, grâce au dévouement et à l'astuce d'une infirmière, elle est évacuée sur l'hôpital Rothschild, les enfants sortent avec elle et sont dirigés sur le Centre Lamarck, une maison d'enfants juifs. C'est la même chose pour la petite Friedmann, qui a huit ans, et pour son frère, de trois ans : une infirmière arrive à les faire évacuer sur l'hôpital Rothschild sous prétexte qu'ils ont la gale.

Je fus informé qu'une cinquantaine de moribonds, laissés sans soins, étaient étalés sur le sol dans un coin du Vélodrome. Contrairement à mes instructions générales, qui interdisaient l'entrée du camp provisoire à tout élément du service actif, je fis entrer le commissaire de police du XVe arrondissement pour vérifier le fait, afin qu'il puisse prendre, le cas échéant, les mesures d'humanité qui s'imposaient. "

C'est Hennequin, directeur de la police municipale, qui témoigne ainsi de son attitude hautement humanitaire. Il continue.

" Lorsque François apprit cette initiative, il signala aux Allemands mon empiétement sur ses propres attributions. Les officiers SS ainsi alertés menacèrent d'arrestation le commissaire du XVe et moi-même, si une contre-visite confiée à un médecin militaire allemand, désigné par eux, ne reconnaissait pas suffisamment malades les juifs hospitalisés. Cette menace resta sans effet, puisque, hélas ! (sic) aucune capacité médicale n'était utile pour faire une telle constatation

À l'Hôpital Rothschild

Tandis que les raflés du Jeudi Noir " sont en grande partie dirigés sur Drancy, ou, du Vélodrome d'Hiver, sur les camps du Loiret, un petit nombre a été évacué sur l'hôpital Rothschild à Paris : en tout vingt à trente personnes, car les Allemands et le médecin de la préfecture ne se montrent guère compréhensifs. Il s'agit de cardiaques, de cas chirurgicaux, tels que : appendicites aiguës, péritonites, perforations d'ulcères, etc. Il y a aussi, avec leurs fractures, quelques-uns de ceux qui s'étaient jetés du haut des gradins du Vel d'Hiv. Les médecins et les infirmières bataillent pour obtenir le plus d'évacuations possible. C'est ainsi que Mme Rozen, cardiaque, se retrouva à l'hôpital Rothschild, tandis que ses enfants sont dirigés sur la maison d'enfants de la rue Lamarck. Mme Friedmann et ses deux enfants sont tous les trois hospitalisés.

L'hôpital Rothschild pendant l'occupation ! Étrange hôpital, entouré de chevaux de frises de fils de fer barbelés et, gardé par des gendarmes et des policiers ! Étranges malades voués à l'extermination ! Étranges médecins et soignants s'évertuant (du moins dans leur majorité) à prolonger les maux de leurs malades, juste assez pour justifier un plus long séjour dans l'établissement. Étranges thérapeutiques, et curieuse médecine !

Depuis décembre 1941, en effet, l'hôpital Rothschild était devenu un hôpital-prison pour les juifs. La préfecture de police et la préfecture de la Seine, conjointement, avaient requis deux pavillons qui furent ainsi destinés à héberger les malades graves internés à Drancy.

En prélude à la Grande Rafle

L'hôpital a été le théâtre d'une opération identique à celles de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers. Cela se passa le 3 juillet. À 6 heures du matin, l'hôpital était cerné par un cordon de policiers français en uniforme et en civil, tandis que le commissaire qui était à leur tête faisait savoir au directeur de l'hôpital qu'il avait à livrer tous les malades venant de Drancy. Le professeur Robert Worms se souvient fort bien de cette journée-là. Laissons-lui la parole :

" Il y avait parmi les détenus des malades atteints de tuberculose pulmonaire bilatérale, des hypertendus artériels, des artérioscléreux en état de défaillance cardiaque grave, un jeune homme atteint d'une forme sévère de diabète, un autre en pleine poussée de rhumatisme articulaire avec complication cardiaque alarmante, un autre atteint à la fois d'ictère et de néphrite, un amputé de guerre souffrant de crises douloureuses du moignon, un prostatique requérant matin et soir l'usage de la sonde, etc. et, dans le service de chirurgie, des opérés récents dont un malade qui avait subi la veille la résection de l'estomac. "

L'opération est menée tambour battant, les policiers chargés de la besogne ne se souciant guère des plaintes des malades qu'ils bousculent sans retenue, allant même jusqu'à les frapper. Seuls les plus gravement atteints, presque comateux, ont droit à une civière. Faute de vêtements, tous partirent en chemise de nuit ou en pyjama, certains dans des cars de police où ils étaient attachés deux par deux. En moins d'une heure, tout était terminé.

Le pharmacien de l'hôpital, M. Dupont en évoquant aujourd'hui encore cette scène, ne peut s'empêcher d'éclater en sanglots :

" Si deux ou trois agents semblaient émus, un en particulier, dont je me souviens, qui semblait écroulé, la plupart gardaient un visage dur et fermé. Aucun ne voulut même me répondre lorsque je demandai ce qu'il allait advenir de ces malades. "

Voici ce qu'il allait advenir de ces malades : il y eut un décès pendant le transport. Plusieurs moururent à Drancy dans les jours qui suivirent. Quant aux autres, ils furent incorporés au premier convoi qui devait quitter Drancy après la rafle des 16 et 17 juillet, convoi qui arriva à Auschwitz le 21 juillet, et dont 375 des déportés qui le constituaient furent wurden vergast - passés par les gaz !

Un simple sursis

L'hospitalisation, pour ceux qui avaient pu être évacués du Vel d'Hiv, n'est donc qu'un simple sursis. Mais celui-ci peut être mis à profit pour tenter quelque chose.

Mme Friedmann resta à l'hôpital quelques semaines, séparée de ses enfants qui étaient au pavillon des contagieux. Les deux gosses purent être sauvés.

" Si nous sommes encore là, mon frère et moi, c'est grâce à Mile Claire Heyman qui est encore assistante sociale à l'hôpital Rothschild et qui est pour nous " Tante Claire ", relate aujourd'hui Mme Guen (la petite Friedmann d'alors), mariée et mère de famille.

" À l'hôpital Rothschild, se souvient-elle, nous avons été soignés, ma mère était dans un autre pavillon que nous, et nous ne pouvions sortir. Quand nous n'avons plus été contagieux, nous avons pu aller la voir, mais elle n'allait pas bien. Un certain matin, on ne nous permit pas d'y aller, car elle était très mal, nous dit-on. Le lendemain et les jours suivants, ce fut pareil. Seulement, mon frère qui était petit, il avait trois ans, s'est précipité dans le pavillon malgré les infirmiers qui tentaient de l'en empêcher. C'est alors qu'on nous a dit que maman était partie pour Drancy. Mon frère courut au fond de l'hôpital dans le jardin. Il s'agrippa à un arbre et nous ne pouvions l'en arracher. Il appelait sans arrêt : Maman ! Par la suite, il fut très malade, il eut un abcès dans la tête. Moi, je le veillais la nuit, je n'avais que huit ans, mais j'étais pour lui comme une petite mère, et les infirmières me grondaient car je restais assise à côté de lui, toute la nuit... toute la nuit... Quand il fut guéri, tante Claire s'occupa de nous. "

Mme Friedmann ne revint pas, ni M. Friedmann qui était déjà à Pithiviers.

Quant à Mme Rozen, de Nogent, elle quitta aussi l'hôpital pour Drancy et pour Auschwitz. Jean et Hélène, ses enfants, étaient à la maison de la rue Lamarck.

Quelques personnes sont ainsi évacuées provisoirement sur l'hôpital Rothschild. Les portes se sont ouvertes aussi le premier jour, grâce à la confusion qui règne, sur sept à huit femmes de prisonniers de guerre.

Le 19, elles s'ouvrent aussi pour une vingtaine de personnes. C'est une situation équivoque. Il s'agit d'hommes et de femmes qui ont un certificat de travail délivré par les Allemands. Ces certificats sont faux ou vrais. Les vrais concernent des ouvriers ou ouvrières employés dans des ateliers de fourrure ou de confection. Dans ces branches, la main-d'œuvre est, en effet, recrutée en grande partie parmi les juifs étrangers. L'U.J.R.E. naissante dont l'audience est grande parmi les ouvriers juifs, avait à ce sujet adopté une attitude précise : appeler les employés au sabotage et intimider les patrons - juifs et non juifs - de ces établissements. Mais la possession d'un tel certificat était pour beaucoup la seule possibilité d'avoir une existence légale ; aussi étaient-ils l'objet de trafics éhontés de la part des contremaîtres " aryens " de ces entreprises. D'autres fois, ceux-ci en délivraient par esprit de solidarité...

Le 19, des employés de la préfecture se présentent au Vel d'Hiv. Les haut-parleurs hurlent les noms des ateliers où, phénomène imprévu, la rafle a fait des coupes sombres. Les patrons ont alerté les autorités d'occupation.

Chacun tente sa chance, ceux qui ont un vrai ou un faux certificat. On discute... Quelques-uns se faufilent. D'autres sont refoulés. C'est comme cela que Mme Rado, Mme Dorag sortent du Vel d'Hiv.

Les Mouvements de Jeunes

Dès le deuxième jour, une cinquantaine de jeunes gens sont envoyés au Vel d'Hiv, par le secrétariat général à la Jeunesse que dirige alors Georges Lamirand.

Leur présence au Vélodrome d'Hiver part du même genre d'initiative qui les envoie régulièrement déblayer les ruines laissées par les bombardements. Ces jeunes sont en pseudo uniforme, chemises bleues, bérets, guêtres blanches même pour certains. Ils aident incontestablement, c'est leur bonne action, leur " B. A. ". On apprécie plus ou moins leur aide ; tous n'ont pas une attitude gentille. Loin s'en faut. De nombreux témoins les prennent pour des miliciens, ou des P. P. F.

Hélène Rozen, qui les a vus à l'œuvre, est restée saisie de la grossièreté avec laquelle un de ces jeunes gens parle à une vieille personne. " Ils nous empêchaient brutalement de nous lever, de nous déplacer ", raconte M. Sienicki.

Leur présence au Vel d'Hiv provoque dans le journal Le Pilori une réaction qui passe l'imagination : le 23 juillet, sous le titre Nos enfants domestiques des juifs on pourra lire :

" Une nouvelle stupéfiante nous parvient en dernière heure. À l'instigation de la Croix-Rouge Française et d'accord avec M. Lamirand, sous-secrétaire d'État à la Jeunesse, M. Hémin (adjoint de M. Roscouët, chef du commissariat au Travail des Jeunes) aurait donné l'ordre formel à divers centres de Jeunesse de la région parisienne de former des équipes de jeunes gens, d'enfants de quinze ans, pour se rendre au palais des Sports (ex-Vel d'Hiv), boulevard de Grenelle, où se trouvent parqués plusieurs milliers de juifs, afin de procéder au nettoyage de l'immense bâtiment, enlever les ordures des juifs, traîner les poubelles, transporter sur des civières les malades s'il y a lieu, colporter les vivres et les ranger, etc.

" Depuis deux jours, ce travail honteux a déjà été effectué par quelques centres de jeunesse. Mais la révolte est venue, et, aujourd'hui, plusieurs chefs refusent de laisser soumettre les jeunes Français qui leur sont confiés à cet odieux servage... "

L'un de ces jeunes gens est bouleversé par ce qui se passe et dont il est le témoin. Il écrit à un de ses amis. Est-ce intentionnellement. En tout cas son ami transmet les renseignements qu'il lui donne. Le jeune garçon a écrit :

" Jeudi soir, je reçois l'ordre de me rendre au Vel d'Hiv. Le lendemain j'y arrive. 15.000 juifs y sont parqués. C'est quelque chose d'horrible, de démoniaque, quelque chose qui vous prend à la gorge et qui vous empêche de crier... Je vais essayer de te dire le spectacle, mais tout ce que je peux te dire, multiplie-le par 1.000, 10.000 ; par 100.000 et tu n'auras seulement qu'une partie de la vérité... "

Et puis il donne une description conforme à ce que nous connaissons déjà. Très consciencieux, il met ses impressions à jour, écrivant que :

Pour ne laisser que la pure véracité dans ce récit, j'apporte les quelques rectifications, en précisant notamment que 14 à 15.000 personnes auraient été arrêtées et que, en tout, il n'y en aurait eu que 6 à 7.000 au Vel d'Hiv. (Jusqu'à ce jour, 10 août, je n'ai encore pu obtenir de précisions.) "

Le jeune Albert Goura est arrivé au Vel d'Hiv, on s'en souvient, avec sa mère, son oncle, sa tante et ses cousins Baum. Dès le premier jour, les deux garçons Bernard Goura et Albert Baum pensent qu'il faut faire quelque chose. Ils tentent leur chance auprès des jeunes pétainistes. Ils ne se sont pas trompés, ils obtiennent des uniformes... contre de l'argent.

Quoi qu'il en soit, le soir du 17, les deux jeunes juifs ainsi travestis n'ont aucun mal à sortir du Vel d'Hiv. Ils se rendent alors chez eux, rue Saint-Maur, et reviennent ! en amenant des provisions et des médicaments pour les leurs. Ils ne pensent pas à eux. Leur seul souci, pour l'instant, est d'aider leurs parents, la jeune sœur et les amis. Ils se sentent responsables comme des hommes, et, inconscients encore du sort qui leur est réservé, ne songent encore qu'à assumer cette responsabilité.

CHAPITRE IX

LES JOURS QUI SUIVENT

Le deuxième temps devait se dérouler en zone non occupée. Le programme général en a été fixé par les Allemands qui réclament, on s'en souvient, 50.000 juifs. Du côté du gouvernement de Pétain, le zèle est grand pour répondre à ces demandes. Il s'agit de remplir les trains qui ont été prévus, et, compte tenu de la rentabilité imparfaite des premières rafles en zone occupée, de trouver le maximum de têtes possible en zone non occupée. On livrera donc en premier lieu les pauvres hères internés dans les camps et, en deuxième lieu, on effectuera de nouvelles rafles pour atteindre le chiffre demandé et pour remplir à nouveau des camps de concentration. Les Allemands ont cependant décidé de se renseigner exactement sur l'état de ces choses. Au cours de la réunion du 4 juillet 1942 à Paris, Bousquet avait confirmé

" que, lors du récent Conseil des ministres, le maréchal Pétain, chef de l'État, ainsi que le président Laval avaient souscrit à la déportation pour commencer de tous les juifs apatrides des zones occupées et non occupées ".

C'est au cours de cette réunion qu'il avait décidé, en ce qui concerne la zone non occupée, de déporter d'abord les juifs internés dans les camps. À ce propos Dannecker avait demandé à " procéder à une inspection des camps avant la livraison des juifs ". À Bousquet, qui fait remarquer " qu'il ne pouvait en être question, cette exigence portant atteinte à la souveraineté de l'État en zone non occupée, il avait été répondu par les Allemands que :

" Malgré la guerre, la prise en charge des juifs de France était plus qu'un simple geste de la part de l'Allemagne et témoignait de " notre volonté de résoudre la question juive à l'échelle européenne. Il ne fallait pas croire qu'il était facile, pour l'Allemagne, d'accueillir un si grand nombre de juifs, mais que malgré ces difficultés, nous étions décidés à résoudre ce problème.

" Finalement, Bousquet doit admettre qu'il ne peut pas refuser une inspection préalable du cheptel juif (Judenmaterial) par un délégué allemand ", relate Dannecker dans son compte rendu.

Aussi le 10 juillet, accompagné du Français Schweblin " directeur de la police antijuive en zone occupée), munis d'une lettre d'introduction du secrétaire d'État à la Police adressée à tous les préfets, Dannecker et le SS Unterscharfürher Heinrichsohn partent en voiture pour effectuer un périple en France du Sud. À leur retour, ils se féliciteront de la préparation du voyage, et de " la réception a par les Français qui fut exemplaire. Les camps et prisons de Fort-Barraux près de Grenoble, Les Milles, près d'Aix-en-Provence, Rivesaltes près de Perpignan, Gurs, près de Pau, reçoivent leur visite. À chacune de ces étapes, les fonctionnaires du gouvernement de Pétain se complaisent dans une servile platitude, le commissaire de police de Grenoble déclarant qu'il estime " d'une importance décisive d'interner tous les juifs ", l'intendant de police de la région niçoise qu'il serait reconnaissant qu'on lui enlève tous les juifs, le commissaire principal de police de Périgueux " qu'une solution rapide de la question juive au moyen de déportation était hautement désirable. Le chef local des Francistes à Marseille, lui, se plaint de s'être heurté le 14 juillet 1942 à un groupe important de gaullistes, manifestant au cri de : " Vive de Gaulle. " Le 19 juillet, à Périgueux, au passage de la voiture de Dannecker, un Français d'origine alsacienne Spitzer lance un " sale boche a tonitruant ! Spitzer est arrêté, le préfet de la Dordogne... présente ses excuses à Dannecker.

Tandis que le 19 se produit cet incident, le premier convoi contenant des rafles du 16, quitte le camp de Drancy pour l'Allemagne, les premiers évacués du Vel d'Hiv s'embarquent à la gare d'Austerlitz pour les camps du Loiret. Le même jour, un écrivain déjà connu, officier dans l'armée d'occupation, Ernst Jünger, note pour la postérité ses états d'âme, alors qu'officier en occupation, il flâne entre les tombes du Père-Lachaise :

Paris, le 19 juillet 1942

" L'après-midi au Père-Lachaise. J'ai erré avec Camilla au milieu des tombes.

" Surtout dans les endroits abandonnés, ce cimetière est très beau. Pensé aux légions qui reposent ici. Pour accueillir leurs armées qui sans cesse grossissent, aucun espace n'est suffisant : il faut avoir recours à un autre principe. Elles trouveront place, alors, au creux d'une noisette.

Revenant dans Paris, il poursuit encore :

" Retour en ville par des chemins détournés. Le génie ailé de la Bastille, avec son flambeau et les tronçons de chaîne brisée qu'il tient dans ses mains, éveille en moi, chaque fois que je le vois, l'impression toujours plus vive d'une force extrêmement dangereuse et qui porte loin. Il donne le sentiment à la fois d'une grande rapidité et d'un grand calme. On voit ainsi exalté le génie du progrès, en qui déjà vit le triomphe d'incendies à venir. Tout comme se sont unis pour l'instituer l'esprit du bas peuple et l'esprit mercantile...

Le samedi 18, à l'angle de la rue Saint-Antoine et de la rue des Tourelles à 15 h 45, un groupe de F. T. P. de la région parisienne " P 2 a lance une grenade défensive sur un bureau de placement allemand, officine de recrutement pour la fameuse Relève !

Le 23 juillet, jour où les derniers juifs, encore au Vel d'Hiv, partent pour leur destin, un F. T. P., Roland Delval, passe devant le tribunal. Il avait été arrêté le 5 mai 1942 par les policiers Hennion et Gadenne. Il est condamné à mort.

Le 23 encore, des bois de justice ont été montés dans la cour de la prison de la Santé, à Paris. Le couperet de la sinistre machine tranche la tête à un F.T.P., Dalmas, arrêté par la police en mai 1942, au cours d'une manifestation rue de Buci.

Le 24 les jeunes Wallach et Pakin, sont condamnés à mort.

Le 27 ils sont fusillés au Mont-Valérien.

À la ligne de démarcation

Passé le danger immédiat, ceux qui ont pu se cacher cherchent à assurer leur précaire sécurité. La zone non occupée est l'objet d'une attraction, bien fallacieuse d'ailleurs. La police et la gendarmerie de Pétain sont en effet sur les dents pour la chasse aux fugitifs et mettent en place leur dispositif en vue de grandes rafles. Les rescapés ignorent aussi qu'on les attend de pied ferme, du côté allemand, sur la ligne de démarcation.

S'embarquant comme ils peuvent dans les gares surveillées, sans papiers d'identité, prenant le risque d'être arrêtés à tout instant au cours des contrôles, des rafles, des milliers de fugitifs s'entassent dans les trains et viennent tenter leur chance à la ligne de démarcation.

Paulette Rotblit, on s'en souvient, avait été prévenue de la rafle et s'était enfuie. Elle avait " une filière ". De plus, elle a pu se procurer de " bons faux papiers " pour sa mère et elle-même. Le 25 juillet elles prennent toutes deux le train gare d'Austerlitz et, dans la journée, se présentent à l'adresse qu'on leur a indiquée, dans un hôtel à La Rochefoucauld.

Au " passeur " qui se présente, un homme jeune, il faut payer le prix convenu : 1 000 francs par personne (environ 300 francs 1966). Elles se retrouvent avec tout un groupe de fugitifs, dix-huit personnes et des enfants. La petite troupe chemine à travers champs puis le long d'un sentier. Les hommes portent les valises, d'autres tiennent les petits dans les bras. On ne dit pas un mot. Ces gens qui fuient sont des malheureux : ils ont remis leur sort entre les mains de ce jeune homme, et encore, au prix de presque tout leur avoir, toutes leurs économies. Ils ont sur eux tout ce qu'il leur reste de leurs biens et ils ont dans le cœur une grande détresse, avec tout juste une petite lueur d'espoir. On marche un quart d'heure à peine.

" Brusquement, nous avons débouché d'un tournant. Il y avait là un groupe d'Allemands en uniforme qui nous attendait avec un camion arrêté un peu plus loin. Je me suis retournée, relate Paulette Rotblit, le passeur s'en allait en faisant un salut aux soldats. Ils se mirent à nous pousser avec leur fusil, par petits coups, pour nous faire monter dans le camion. Nous étions pris, livrés. Les femmes pleuraient, et les trois hommes du groupe avaient des regards de fous. Ces gens se sentaient maintenant perdus, et cette dernière trahison, au moment même où ils croyaient être sauvés, les avait abattus. Pas complètement cependant : une des femmes poussa vers nous son garçon en murmurant : " Sauvez-le, sauvez mon enfant, dites qu'il est avec vous. " Ma mère et moi, en effet, passions facilement pour des non juives, même aux yeux de ceux-là... De plus, nous avions d'excellents faux papiers ; eux n'en avaient aucun. Ils avaient même gardé leur étoile dans leur poche ! "

Ramenés à La Rochefoucauld, les fugitifs repris sont enfermés à la halle aux grains qui sert de prison. Pendant les huit jours où ils y restent, ces malheureux cousent dans les doublures de leurs vêtements le reliquat de leurs économies. Quelques semaines plus tard, à Auschwitz, les hommes du Sonderkommando les y chercheront systématiquement et elles iront, ces économies, enrichir les trésors de guerre du Reich, alimenter les fonds de la Reischsbank.

Au bout de huit jours en effet - huit à quinze jours c'est en général le tarif, - Paulette et sa mère qui parviennent à se faire toujours passer pour des non juives sont relâchées avec le petit garçon dont elles ont pu également faire croire qu'il était avec elles. Tous les autres sont dirigés sur Drancy. À Paris, Paulette Rotblit ramène l'enfant à l'adresse qu'on lui a donnée. Quelques jours après, vers le début du mois d'août, toujours accompagnée de sa mère, elle réussit à franchir la ligne de démarcation grâce à un passeur désintéressé. L'enfant, le jeune Blumenfeld, repassera lui aussi un peu plus tard la ligne pour retrouver son père installé horloger à Pau. Mme Blumenfeld, elle, mourut en déportation.

Un papier chiffonné

En quittant son studio de la rue Raffet, Rachel Pronice avait dit, elle aussi, à Mme Goldberg, " qu'elle avait une filière ". Mme Goldberg n'avait pas de nouvelles et ne s'inquiétait pas trop : elle croyait que la pianiste avait passé la ligne de démarcation.

- Quelque temps après, raconte Mme Goldberg, je fus convoquée dans un bureau du côté de la place Saint-Augustin (probablement à l'U. G. I. F., rue de la Bienfaisance). C'étaient des juifs. La convocation m'avait fait très peur. Je fus reçue d'une façon très désagréable par des gens assez antipathiques. Un homme me tendit un petit papier griffonné et chiffonné en me disant : Voici des nouvelles d'une personne qui va être déportée. C'était l'écriture de Rachel. Une écriture hâtive sur un morceau de papier. Elle disait : c Je t'écris du tabac. Nous avons été pris, nous avons été vendus. Je t'embrasse, Rachel. " Sans doute avait-elle remis ce mot à un témoin. Il était arrivé à l'U. G. I. F.

Je n'ai plus jamais eu de ses nouvelles et, plus tard, je remis sa valise à sa sœur. "

Mais, pour ceux qui réussissent, que faire une fois la ligne passée ? Certains fugitifs n'ont pas d'argent, ne savent où aller. Ils sont encore sous l'émotion des heures qu'ils viennent de vivre et restent là, sur place, démunis, se croyant sauvés pour avoir franchi cette fameuse ligne, ignorant encore que de ce côté-ci on les attend l'arme au pied, le barbelé tendu, le bordereau de livraison tout prêt.

Il y en a dans tous les villages. Il y en a 400 à Confolens, 200 à Chasseneuil, autant à Chabanais, par exemple.

À Navarrenx, l'auberge était remplie de réfugiés qui, eux, n'avaient pas traversé la ligne pour leur plaisir - des juifs pour la plupart, et qui semblaient harassées ", note Simone de Beauvoir qui, avec Sartre, vient de franchir la ligne.

À Romazières, un hôtelier généreux les héberge, les nourrit gratuitement. À Limoges par contre, les prix des chambres ont brusquement triplés. Mais des volontaires se dévouent pour soulager ces malheureux, parmi lesquels des enfants seuls, dont ceux de l'écrivain Pierre Créange. Toute la famille avait été appréhendée par les Allemands à la ligne de démarcation. Risquant alors le tout pour le tout, l'aîné des enfants déclare, désignant ses parents :

- Nous ne sommes pas avec ce monsieur et cette dame, que nous ne connaissons pas !

Les parents jouent le même jeu atroce. Les deux gosses passent. Encadrés de gendarmes, Pierre Créange et sa femme s'éloignent. Nul ne se retourne. Il faut maintenir la fiction.

Ce vaste mouvement de migration, provoque un surcroît de travail aux Allemands chargés de surveiller la ligne. Le 30 juillet, le poste douanier S. D. de Vierzon câble à Paris, signalant que des milliers de juifs tentent de passer clandestinement la ligne, et réclamant des renforts.

Pendant cette atroce fin de semaine, dans Paris, des gens s'affolent en constatant la disparition de ceux qu'ils aimaient et se livrent à des tentatives désespérées pour les faire libérer.

M. Barbanel n'était pas chez lui quand on est venu arrêter sa femme et ses enfants. Ce sont les voisins qui le mettent au courant. Il n'aura plus que deux fois des nouvelles. On lui apportera une lettre que sa fille Thérèse a jetée du train. Il ne la reverra jamais et de sa famille, il ne lui reste que les actes de disparition et de décès dressés à la mairie d'Ivry.

Ces documents illustrent tragiquement le fait que l'arrêt de mort des raflés était bien signé, dès leur entrée dans le camp français, deux ou trois semaines seulement après que les policiers les avaient appréhendés. Les voici dans leur sécheresse éloquente. Sur ces papiers officiels, établis en 1946, les premiers sur papier à en-tête du ministère des Anciens Combattants, République française, on peut lire :

Le ministre décide :

La disparition de Barbanel Adolphe né le 9 août 1933 à Paris XIII

dans les conditions indiquées ci-après :

Arrêté le 16 juillet 1942

Interné à Beaune-la-Rolande et Drancy

Déporté le 19 août 1942 en direction d'Auschwitz (Pologne).

La disparition de Barbanel Thérèse

née le 10 janvier 1929, à Paris XIIe - Seine dans les conditions ci-après :

Arrêtée le 16 juillet 1942.

Internée à Beaune-la-Rolande

Déportée le 7 août 1942 en direction d'Auschwitz (Pologne)

Et les mêmes dates pour la maman. Sur les actes de décès de la mairie d'Ivry :

Le décès le 19 août 1942, à Drancy, du petit Barbanel
Le décès le 7 août 1942, à Beaune-la-Rolande, de Thérèse Barbanel.

M. Barbanel raconte qu'après la Libération il s'est précipité au commissariat d'Ivry : " J'ai demandé : - Dites-moi où est ce policier qui a arraché mes petits ? - Oh, ça, c'étaient des hitlériens, des miliciens, m'a répondu un inspecteur ; ils ne sont plus parmi nous, nous ne savons pas ce qu'ils sont devenus. "

Au 22, rue des Écouffes

Les Rimmler sont restés quelques jours, sans oser sortir, chez leurs amis à Bures. Puis, Mme Rimmler se décide à rentrer à Paris et à se rendre rue des Écouffes pour savoir ce qui s'est passé.

Nous l'avons vu, les arrestations ont été massives dans cette maison : sept familles sur onze, quatorze adultes, dix-neuf enfants. Il reste quatre familles qui n'ont pas été touchées et que Mme Rimmler trouve là, prostrées, ne sachant pas pourquoi elles ont échappé à la rafle, la famille Blachman, avec trois filles. La mère est à l'hôpital. Les Rubin, avec leurs deux fils, Mme Chanowski qui vit avec son fils (le père est déjà déporté ". Les concierges, les Benkimoun, ont aussi été épargnés. Mais ce n'est qu'un sursis. Le 7 février 1943, les gardiens de la paix sont à nouveau à l'œuvre. Une seule personne reviendra de ceux qui sont arrêtés ce jour-là, Clara Chanowski. Elle reste donc la seule survivante des quarante-quatre habitants du 22, rue des Écouffes, puisque, de ceux arrêtés le 16 juillet, aucun ne survécut.

M. Rimmler et sa femme Régine avaient alors vingt-cinq ans tous les deux. Ils tiennent actuellement un magasin de confection rue du Roi-de-Sicile, à 100 mètres de la rue des Écouffes. Ils ne passent jamais devant l'immeuble du 22, rue des Écouffes sans avoir le cœur tordu de détresse en évoquant les cris et les rires des 22 enfants qui vivaient encore là au soir du 15 juillet. Quant à Mme Blachman qui, hospitalisée, échappa à la rafle, elle perdit la raison en apprenant le sort de son mari et de ses trois filles. Elle mourut, internée à l'hôpital Sainte-Anne.

L'été 1942, terreur en zone libre

Nouvelle réunion le 13 août, avenue Foch à laquelle assistent cette fois, Röthke, Leguay, délégué général de la police française, avec son adjoint le commandant Sauts.

Le Français Leguay est au rapport. Il confirme que des rafles sont en cours en zone non occupée. Il donne l'horaire prévu des trains. On lui demande de fournir des enfants car treize trains seront déjà partis, et il y aura de la place. En effet, d'ici là les premiers juifs arrivés de la zone non occupée seront mêlés aux enfants " dans la proportion de 500 enfants pour 700 adultes. Selon l'ordre du R. H. S. A. en effet, les trains exclusivement chargés d'enfants juifs ne sont pas admis ".

On confirme à Leguay ce qu'on a fait savoir à Laval, " qu'il s'agissait d'une action permanente dont la phase finale comprenait également les juifs de nationalité française ".

On livre, on livre. En indiquant les heures de passage des trains à la ligne de démarcation, les heures d'arrivée... La police vide les camps, pour les remplir à nouveau, et livrer à nouveau...

Un témoin qui assiste aux départs du camp des Milles près de Marseille, raconte :

" Par ailleurs il a été décidé que les enfants de cinq à dix-huit ans pourraient demeurer en France si leurs parents consentaient à s'en séparer. Soixante-dix enfants se trouvaient dans ce cas. Tous les parents ont préféré les laisser.

" Nous avons assisté lundi au départ des enfants. Pendant qu'on les faisait monter dans les cars avec leur mince bagage, des scènes déchirantes se sont produites. Les enfants jeunes qui ne pouvaient comprendre les raisons de cette séparation s'accrochaient à leurs parents et pleuraient. Les aînés, qui savaient combien la douleur de leurs parents était grande, tentaient de dominer leur peine et serraient les dents. Les femmes s'accrochaient aux portières des cars qui partaient. Les gardes et les policiers eux-mêmes dominaient mal leur émotion. Une résignation pesante et amère se lisait sur les visages. Il semblait qu'après tant d'épreuves, les internés n'avaient plus la force de se rebeller contre leur destin. "

Les enfants, on les sépare des parents qu'on livre aux Allemands. Dirigés sur des maisons d'enfants de l'U. G. I. F., ces nouveaux orphelins seront eux-mêmes, pour la plus grande part d'entre eux, ramassés plus tard. En attendant, la déportation des adultes continue :

" Les internés assignés pour la déportation étaient aussitôt formés en colonnes et dirigés sur le train qui attendait sur une voie proche. Comme le précédent, le train était formé de wagons de marchandises, garnis seulement d'un peu de paille. Un garde armé était placé devant chaque wagon.

" Portant ou traînant leurs bagages, les déportés obéissaient avec calme aux indications qu'on leur donnait. Il faut ici signaler un pénible changement d'attitude de la part des policiers. À la plus grande relative réserve de la veille avait succédé une attitude beaucoup plus brutale. Les gardes harcelaient la colonne qui n'avançait pas assez vite à leur gré, appuyant de coups de botte leurs exclamations, on vit même un capitaine de gendarmerie frapper d'un coup de poing un déporté. Devant ces scènes, un pasteur protestant qui se trouvait sur les lieux fit après d'autres une démarche auprès de l'Intendant de police...

" Parfois un éclat déchirait l'étrange calme qui régnait sur le camp. C'était un homme ou une femme à bout de résignation, qui tentait de se suicider en avalant du poison ou eu se tranchant une veine. On compta dans la seule journée de mercredi, huit tentatives de suicide. "

Le capitaine de gendarmerie Annou, autre exemple, rédige sans trop d'émotion un rapport à la préfecture de Cahors, à l'intention du préfet régional Cheyneau de Leyritz :

" ... Le train spécial du 1er septembre transportait un groupement hétéroclite d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards, de malades, d'infirmes abandonnés à leur sort dès le départ donné.

" ... La masse était parquée sur la paille humide d'urine. Des femmes se désespéraient de ne pouvoir satisfaire des besoins naturels hors du regard d'inconnus. Des évanouissements dus à la chaleur et aux odeurs dégagées ne purent pas être traités...

" Le spectacle de ce train impressionna fortement et défavorablement les populations françaises non juives qui eurent à le voir, dans les gares en particulier. "

Dans toute la zone occupée, ce sont des scènes comme celles-ci. Mais le point culminant de ces actions se situe dans les derniers jours du mois d'août, les 26, 27 et 28.

Le 27 août, Leguay est à nouveau convoqué au rapport, avenue Foch. Toujours flanqué de son adjoint, le commandant Sauts, il est reçu cette fois-ci par Heinrichsohn. On discute du " programme de septembre ". Leguay, content de lui, annonce l'arrivée en provenance de la zone non occupée : " Les 1er, 2, 3 et 4 septembre, de un train par jour, de 1.000 juifs chacun. "

Mais en ce qui concerne l'ensemble des opérations, Heinrichsohn dans son compte rendu de la réunion rapporte :

" Leguay ne pouvait rien dire de précis pour le moment car les rafles des nuits du 26 au 27 et du 27 au 28 sont en cours. Ces rafles sont de grande envergure, car M. Bousquet estime qu'il est préférable d'arrêter tous les juifs en une seule grande rafle que de procéder à plusieurs rafles isolées, lesquelles permettraient aux juifs de se cacher ou de fuir à destination des pays neutres frontaliers. Les rafles actuellement en cours ont lieu avec le concours de la police, de la gendarmerie et de la Wehrmacht. Les chiffres exacts ne nous seront communiqués que demain ou après-demain. C'est seulement après avoir pris connaissance de ces chiffres que M. Leguay pourra nous donner des précisions concernant les livraisons futures...

" Le vendredi 28 août 1942 sera déporté le vingt-cinq millième juif. "

Au cours de cette réunion le représentant du gouvernement du Maréchal se plaint que des Allemands aient laissé publier des informations sur les rafles qui se déroulent en zone sud rendant plus difficile ainsi la tâche de la police.

Un lumineux mois d'août

Pendant que Leguay est au rapport, les rafles continuent en zone sud.

Cependant l'été est lumineux et ensoleillé.

Cette France équivoque est sillonnée de trains au sigle de la S.N.C.F., ces trains dont parlera Edith Thomas dans les " Lettres Françaises " clandestines, formés de wagons à bestiaux pleins de leur contingent de déportés, et d'un wagon terminal, modèle voyageur. Dans celui-ci les 30 gendarmes français avec leur officier, qui assurent l'escorte, ont vêtu leur tenue d'été en toile beige, et transpirent. Dans les wagons de marchandises, les prisonniers cherchent avidement près de la lucarne un peu d'air... Ces convois qui convergent vers Drancy, ou qui roulent vers la frontière du Reich, charriant leur cargaison de juifs, croisent d'autres trains, des trains de vacances... C'est l'été...

Roger Boussinot qui, toute la journée du 16, a essayé de sauver des juifs, se rendant maintenant chez ses parents, en vacances, débarque à la gare :

" J'avais déjà fait toute la place dans mon esprit aux journées insouciantes, ensoleillées, qui m'attendaient. Il me semble que mon coin de verdure et de fraîcheur au bord de l'eau méritait seul d'occuper ma rêverie... "

Il est en retard, à cause du temps qu'il a perdu, le 16, à essayer de sauver les juifs pendant la rafle. Il raconte :

" La première personne que je rencontrai... fut le maire.

" - Alors, s'exclama-t-il les bras ouverts ! Vos parents vous attendaient déjà hier soir ! Vite, des nouvelles ! Qu'est-ce qu'on

dit, qu'est-ce qui se passe à Paris ?

" Je posai ma valise, transpirant un peu, mais heureux de cet accueil déjà presque familial, rassurant...

" - Rien, dis-je.

" Et j'étais sincère. "

Benoîte et Flora Groult, jeunes filles de la bourgeoisie du Vile arrondissement, ont, à cette époque, écrit leur journal. Le 7 juin elles notent avec indignation l'apparition de l'étoile jaune et relatent la réaction d'un lycéen qui s'en est fabriqué une marquée " philo ". Elles ont toutes, au lycée, décidé d'en faire autant. Mais le 9 juin, papa interdit de porter celles qu'elles se sont confectionnées elles-mêmes : il y a eu des arrestations. Le 15 juin, l'une passe l'écrit du bachot. Le 8, l'autre sœur, parlant des Russes, exprime son admiration pour leur défense : " Quel peuple, Kharkov a été prise d'assaut ! Toujours de nouvelles villes, de nouvelles steppes ! " Le 10 juin, l'étoile à nouveau, portée par une camarade du lycée, Hélène Schwartz... Le 15, un examen de philologie en Sorbonne, le 25 les Russes, la chute de Sébastopol, les Anglais à El-Alamein. Rien le 16 juillet, ni le 17 ni le 18.

Le 2 août, les vacances à la campagne, dans le Berri, jusqu'au 27 août. Ce seront de bien bonnes journées de repos, de détente et d'amusement. Le 27 août, une sœur attend l'autre à la gare... À la gare d'Austerlitz.

Dans un petit village touristique de la Haute-Loire, il y a quelques estivants. À quelques kilomètres de là, à Tence, un juif se suicide alors que les gendarmes viennent le chercher.

Le dimanche, au temple protestant du Chambon-sur-Lignon le pasteur Trocmé fait son sermon. Un jeune réfugié juif se souvient :

" La foule endimanchée se pressait à la porte. Bien qu'il ne fût guère religieux, mon père ne voulait pas rentrer, cela le gênait. Je m'assis au premier rang avec ma mère. Le pasteur parla. Il parla des juifs qu'on persécutait. Je ne me souviens plus de ses paroles, mais je sais qu'il appela à nous aider, par tous les moyens, et qu'il dit qu'il n'y avait pas de honte plus grande alors que ce qui se passait, et de tâche plus urgente que de s'y opposer. Après l'office, une pianiste joua. Elle était venue donner ce récital " en faveur des juifs persécutés ". Dans l'enceinte blanche, et claire et haute de ce temple, les notes éclataient ; c'était " l'Appassionata " dont je ne puis plus jamais séparer le thème de ces souvenirs-là. Moi, au premier rang, j'avais la main dans celle de ma mère, et par moments elle la serrait un peu plus fort. Je ne regardais que son profil, son cou qu'elle tenait droit, ses cheveux ramassés en chignon, la perle qu'elle avait toujours au lobe de l'oreille, et je vis qu'elle pleurait. Moi aussi, je me mis à pleurer. Le pasteur parla encore. Nous n'étions pas seuls. Mais mon père et ma mère périrent à Auschwitz. "

Dans les fermes d'alentour, de nombreux israélites, beaucoup d'enfants sont accueillis et hébergés.

Vous n'aurez pas les enfants

Les 16 et 17 juillet, 4.051 enfants ont été arrêtés par les policiers à Paris. Puis les rafles ont continué, partout ; quelques enfants se sont échappés, certains ont été laissés sur place et se trouvent maintenant abandonnés à eux-mêmes. D'autres ont fui et se cachent, pourchassés par les policiers, comme des rats. D'autres encore ont été recueillis par les uns, par les autres, regroupés parfois en divers endroits. Il y a des fugitifs dans toutes les villes, dans toutes les campagnes...

C'est autour de ces enfants que se cristallise l'émotion, ceux dont les derniers regards, derrière les vitres des autobus, derrière les barbelés des wagons, ont ému à jamais François Mauriac, Edith Thomas, mille témoins, comme Mme Vidal, qui assista, à Saint-Sulpice, à un départ et s'en souvient encore, et ceux, désemparés, échappés, et dont le sort va maintenant dépendre de la solidarité des gens.

Mais, ceux-là, les Allemands ne comptaient pas les épargner non plus. Laval s'était engagé à les livrer. Ainsi qu'il l'avait promis, il les fera poursuivre par sa police jusque dans les cachettes que des prêtres avaient ménagées pour eux.

C'est ainsi qu'à Lyon 284 enfants juifs, que leurs parents avaient confiés aux autorités ecclésiastiques avant d'être déportés, sont cachés. Le préfet Angeli prend les choses en main. Il somme l'archevêque de lui remettre les enfants. Mais il n'obtient rien. Le père Chaillet les avait heureusement disséminés dans des familles dévouées. La police de Vichy arrête le père Chaillet.

Les Mouvements de Résistance publièrent un tract :

" Vous n'aurez pas les enfants. "

" Sur l'ordre des Allemands, le préfet Angeli exige qu'on lui livre 160 enfants juifs de 2 à 16 ans. Ces enfants ont été confiés au cardinal Gerlier par leurs parents que Vichy a déjà livrés à Hitler. Le cardinal a déclaré au préfet : " Vous n'aurez pas les enfants. " Le conflit est ouvert ; le conflit est public. l'Église de France se dresse contre l'ignoble Tartarin. " Français de toutes opinions, de toutes croyances, écoutez l'appel de vos consciences. Ne laissez pas livrer des innocents aux bourreaux. "

Satisfait, l'ambassadeur Bergen pourra câbler le 14 septembre à Berlin :

Le gouvernement français a donné l'ordre d'arrêter les prêtres qui accorderaient asile aux juifs destinés à la déportation ou les aideraient à s'y soustraire, de quelque manière que ce soit. Ainsi, plusieurs prêtres du diocèse de Lyon ont déjà été arrêtés, certains parce qu'ils diffusaient la protestation de leur archevêque, d'autres parce qu'ils refusaient de livrer les enfants de race juive qui leur avaient été confiés. "

Au 11, rue Commines, la jeune Rosenberg, que le policier Noël n'avait pas appréhendée en même temps qu'il arrêtait son père et sa mère le 17 juillet, a été recueillie, par les voisins Gaillard. Toute l'occupation ils la garderont, la sauvant ainsi, et de l'abandon et d'un sort plus cruel.

Hélène et Jean Rozen, de Nogent-sur-Marne, sortis du Vel d'Hiv avec leur mère malade, grâce à une infirmière, se retrouvent eux, au " Centre " d'enfants de la rue Lamarck tandis que leur mère est quelque temps hospitalisée à l'hôpital Rothschild, d'où elle partira très vite pour Drancy et Auschwitz. Le Centre Lamarck est une de ces maisons d'enfants gérées par l'U. G. I. F. et où l'on rassemble les enfants de déportés, orphelins d'un nouveau genre. Ces enfants sont " fichés ", c bloqués ", dit-on. C'est-à-dire qu'ils sont sur des listes et, en permanence, à la disposition de la police. Quelques-uns sont provisoirement placés dans des familles françaises non juives. Ces familles sont, bien entendu, animées des meilleures intentions. Mais elles ne sont pas assez nombreuses pour les enfants. De telle sorte, qu'il y a un choix, et il y a ceux qu'on ne prend pas, ceux qui restent.

Hélène Rozen se souvient :

J'avais treize ans, j'étais la plus grande. Cela paraît prétentieux à dire, mais j'étais très demandée. Nous nous mettions en rang et les gens passaient devant nous, en nous regardant longuement, et disaient leurs préférences.

" - Je prendrais bien cette grande fille, dit une dame en me désignant.

" Je me précipitais sur mon frère, disant que nous étions deux, que je ne voulais pas être séparée de lui, qu'il avait huit ans et qu'il aurait besoin de moi... Je me défendais comme une lionne.

" J'eus finalement la chance d'être placée chez des gens merveilleux, les Delore, qui nous prirent tous les deux. "

Recueillir les enfants, les cacher, les sauver, les faire fuir, devient une tâche urgente, primordiale, à laquelle beaucoup se consacrent. 11 y a de très nombreuses initiatives individuelles, souvent anonymes, mais il y a aussi de véritables réseaux qui se créent et qui auront leurs martyrs. Ce n'est pas simple, ni sans danger, dans la France à l'heure de Vichy, qui est aussi l'heure allemande, de confectionner des faux papiers, de monter et de faire vivre des centres clandestins d'hébergement pour des centaines d'enfants, d'organiser des convois pour franchir les frontières. Les Alpes, vers la Suisse, les Pyrénées, vers l'Espagne, verront ainsi, d'invraisemblables kyrielles de bambins, d'enfants, conduits par des jeunes gens et des jeunes filles courageux et dévoués...

Mita Racine et Marianne Cohen furent deux de ces convoyeuses, comme on les appelait, qui payèrent de leur vie (elles furent fusillées). Parmi les organisations qui se consacrèrent à cette tâche, il faut citer " la Sixième " (6e Section, créée par les Éclaireurs israélites de France E. I. F.) le S. E. R. E. (Service d'évacuation et de Regroupement des enfants), de l'O. J. C.

Le R. P. Devaux, le R. P. Chaillet créent avec le pasteur Vergara une œuvre de sauvetage : on estime à près de 8.000 les enfants qui purent être cachés. À la Libération, il n'y eut pas plus d'un millier de ceux-là que quelqu'un, parent proche ou éloigné, réclama : il ne survivait personne des familles des autres.

Les enfants qui se trouvaient seuls, et qui n'avaient pas la chance d'être pris en main par des gens dévoués tels que les Delore, les Gaillard, ou par les équipes de sauvetage, tombaient sous la coupe de l'U. G. I. F. lorsqu'ils n'étaient pas arrêtés par les Allemands ou par la police de Vichy. Ils croyaient eux-mêmes, d'ailleurs, trouver là, au milieu de coreligionnaires, un refuge. Et les dirigeants de cette organisation le pensaient aussi sans doute.

Roger Boussinot se souvient bien de cette jeune juive qu'il a sauvée de la rafle et qui, le remerciant, lui dit adieu, voulant s'en aller vers son destin...

" Elle me tendit un papier jaune, une sorte de tract, en même temps que réapparaissait dans sa main l'étoile jaune que nous avions décousue chez la teinturière, et une épingle(...) Je lisais en effet :

" Israélites, dans les jours difficiles que nous vivons, sachez que vous pouvez confier vos enfants à l'Union générale des israélites de France, la seule Association israélite reconnue et protégée par les autorités occupantes... etc. Il y avait l'adresse.

Ces enfants trouvaient immédiatement, dans ces maisons gérées par l'U. G. I. F., un toit, de la nourriture. De plus, ils étaient entourés de gens dont le dévouement était grand et qui, en même temps qu'ils assuraient la vie matérielle, s'évertuaient à essayer de leur apporter sur le plan affectif et moral ce dont ces pauvres orphelins d'un nouveau genre (on les appelait pupilles par la Nation) avaient grandement besoin.

Mais, nous le savons maintenant, beaucoup le comprenaient déjà alors, c'était un piège, " un piège infâme s, comme l'a dit le pasteur Vergara.

Ces maisons devaient être, dans l'esprit de Darquier de Pellepoix, des prisons, où ces petits auraient été tenus en réserve pour la déportation et devinrent des pièges pour ceux qui avaient échappé aux rafles.

Tous les pensionnaires de ces homes tragiques furent en effet déportés. Même ceux qui étaient placés à l'extérieur chez des familles et qui étaient "bloqués ".

C'est en les faisant fuir avant qu'on ne les ramène au Centre que les Delore sauvèrent les enfants Rozen...

Berthe Libers avait répondu à une convocation de l'U. G. I. F., le 15 juillet, et nous avons rapporté son étonnement lorsqu'elle comprit les raisons du travail qu'elle eut à faire le 16 juillet (préparer des étiquettes attachées à des morceaux de ficelle ! ). Plus tard, elle eut entre les mains des ordres de missions de l'U. G. I. F.

" Les ordres de mission avaient pour but de nous faire chercher les enfants juifs qui étaient éloignés, en province ou en proche banlieue, et que nous devions ramener au Centre Lamarck, soi-disant pour les mettre à l'abri. Le Centre Lamarck, comme vous le savez, était un centre qui avait été institué pour les juifs, où on recueillait les enfants dont les parents avaient été déportés, mais où il y avait aussi des enfants qui étaient mis à part ; nous avons appris par la suite qu'ils étaient acheminés directement de Lamarck à Drancy. "

Ayant refusé d'accomplir ces " missions ", Berthe Libers fut arrêtée plus tard et déportée à Auschwitz, dont elle fut une des rares rescapées. Les circonstances de son témoignage méritent d'être rapportées : entendant à la radio, en 1947, qu'au cours de son procès, Xavier Vallat bénéficiait de témoignages favorables des dirigeants de l'U. G. I. F., indignée, elle demanda à témoigner. C'est un extrait de son témoignage (audience du 9/2/47) que nous avons rapporté. Elle produisit, lors de cette audience, un de ces c fameux ordres de mission ". En voici le texte :

Par ordre du SS Obersturmführer, Mlle Libers devra se rendre à Championnet, où elle ira chercher les enfants Moskovitch Ida et Moskovitch Georgette pour être conduits au centre Lamarck.

Dans le cas où, pour une raison quelconque, ces enfants ne pourraient lui être remis, elle aurait à le faire constater par écrit par les autorités du pays, soit par la gendarmerie, soit par la mairie.

Dès son retour, Mlle Libers fera un compte rendu de sa mission. Il est remis avec cet ordre de mission un laissez-passer qui devra être rendu en même temps que le rapport. "

CHAPITRE X

DE DRANCY VERS AUSCHWITZ

À partir du dimanche 19 juillet commence une sinistre activité des autorités allemandes et françaises. Il s'agit de déplacer les c raflés " d'un camp à l'autre, de les amener du Vélodrome à Drancy, de Drancy aux camps du Loiret, des camps du Loiret à Drancy de nouveau. À contempler ces allées et venues insensées, on a l'impression de voir s'agiter fébrilement un assassin qui ne sait où enterrer le cadavre de sa victime.

Le premier départ du Vel d'Hiv vers le Loiret a donc lieu le dimanche matin.

" Dans la nuit du 18 au 19, on a sorti les premières victimes : un millier de personnes au hasard ; on les a poussées comme un bétail, accompagnées par des pleurs et des cris dans la nuit ", se souvient Mme Dorag. Du dimanche au jeudi la grande nef va se vider progressivement. Les mêmes autobus qui ont amené les prisonniers les emmènent, bousculés par les mêmes gardes. Les véhicules se rangent dans la cour de la gare d'Austerlitz. Les familles en descendent, traînant les gosses et les paquets. Le service d'ordre les bouscule.

Non, ils n'étaient pas du tout gentils, ils étaient même brutaux, raconte Sienicki. Ils ne nous parlaient que pour nous menacer. Ils craignaient par-dessus tout que nous tentions de nous évader et n'avaient à la bouche que l'injure et la menace. "

Quand on l'interroge sur l'attitude des gardes durant ces journées, Louis Pitkowicz témoigne dans le même sens :

On m'a souvent demandé si je n'avais pas noté une certaine sympathie de la part de nos gardiens. Pour le respect de la vérité, je dois reconnaître que, de mes yeux, je ne les ai pas vus faire usage de leurs crosses ainsi que dans d'autres occasions. Certains d'entre eux ont su rester des hommes (des policiers ont évité la rafle à des familles), mais, telle que je l'ai vécue, l'histoire n'est pas faite pour dédouaner les gardes mobiles et les policiers français qui nous gardaient, qui nous avaient raflés. En fait, ils se firent les agents très directs et très efficaces de la mort de dizaines de milliers de leurs semblables. "

Les départs de la gare d'Austerlitz ont des témoins. Dans le Cahier Noir, publié aux Éditions de Minuit clandestines, François Mauriac, sous le pseudonyme de Forez, a reflété l'impression ressentie par Mme Mauriac qui s'était trouvée dans la gare au moment d'un de ces embarquements :

À quelle autre époque, les enfants furent-ils arrachés à leur mère, entassés dans des wagons à bestiaux, tels que je les ai vus par un sombre matin, gare d'Austerlitz ? "

Drancy, étape tragique

Drancy, pour la plupart des nouveaux arrivés, n'est qu'une étape. Mais quelle étape... De ces journées de juillet, M. Falkenstein garde un souvenir qui n'a cessé de le hanter :

Ce que furent ces premiers jours est indescriptible. Les femmes et, en général, les nouveaux arrivants furent littéralement parqués dans certains escaliers avec défense stricte d'en sortir pour elles, et défense d'y entrer pour les hommes, sauf pour quelques-uns dont j'étais, porteurs d'un ausweis et faisant partie des équipes de cuisine ou de matériel. Les problèmes d'hygiène posés par la présence des femmes, dont plusieurs étaient enceintes et dont d'autres avaient leurs règles, étaient impossibles à résoudre puisque l'eau manquait et qu'il était interdit de sortir dans la cour au fond de laquelle se trouvaient les cabinets. Les crises de nerfs, les tentatives de suicides et les suicides effectifs furent innombrables. Je me souviens, en particulier, d'un jour de fin juillet où, sortant de la cuisine où je dormais, j'ai vu tomber, en l'espace de quelques secondes, trois corps des étages supérieurs s'écrasant avec un bruit mat sur les toits débordants des locaux du rez-de-chaussée. "

À partir du 19, les enfants vont venir ajouter à la confusion et au désespoir. Mais, le 19, c'est surtout la date du premier convoi des raflés du Jeudi Noir vers Auschwitz. Georges Vellers fut témoin de ce premier départ. Laissons-lui la parole :

Le 19 juillet, dans le camp archi plein, on choisit 1.000 internés, des hommes en grande majorité. On les prit par escaliers entiers. Vers 7 heures du matin, sans fouille préalable, impossible à effectuer faute de place, on les rassembla au milieu de la cour entre les fils de fer barbelés. À toutes les fenêtres du camp, des milliers de gens les observaient. Dans les chambres des femmes, on pleurait silencieusement en reconnaissant dans la foule les maris, les frères, les pères ou les fils. C'est ainsi que les femmes, qui étaient complètement isolées des hommes, apprenaient la déportation des leurs. On procédait à un appel rapide des noms. Bientôt arrivèrent trois officiers allemands, et les premiers déportés commencèrent à se diriger vers la porte de sortie en passant devant toute l'aile est du camp. Alors, les fenêtres des chambres des femmes s'ouvrirent et une pluie de pain s'abattit sur la colonne. Dans un mouvement irrésistible de pitié, les femmes jetaient aux partants leurs rations de pain. Les paroles d'adieu et d'encouragement accompagnaient la lente marche de la colonne de déportés. Et quand le dernier eut quitté le camp, alors, dans les chambrées des femmes, les pleurs devenaient des sanglots. Un quart d'heure après, ces chambrées ressemblaient à des salles de déments. Sanglotantes, de nombreuses femmes se roulaient par terre, s'évanouissaient, essayaient de se jeter par les fenêtres, se cognaient la tête contre les murs. Les rares femmes qui arrivaient à garder une relative présence d'esprit secondaient les chefs d'escaliers pour empêcher les autres d'accomplir des gestes irréparables et les calmer. Au bout d'une heure d'efforts, les violentes réactions de ces malheureuses se transformèrent en un lugubre abattement. La plupart gardèrent cet abattement jusqu'au jour de leur propre déportation. Ce convoi arrive à Auschwitz le 21 juillet. Il contient 879 hommes et 121 femmes. De ce convoi, 375 hommes furent immédiatement " passés par les gaz " à leur arrivée.

Ce premier transport doit être bien vite suivi par d'autres. Le 22 au matin, le même spectacle se renouvelle. La kommandantur du camp d'Auschwitz fut informée ce même jour, à 8 h 35, du départ de ce convoi, qui arriva dans le camp d'extermination hitlérien le 24 ; mais, ce même jour, le 24, un autre convoi partait qui atteignit Auschwitz le 26 ; puis le 27, un autre convoi partait encore, qui arriva à Auschwitz le 29 ; ainsi de suite pendant des semaines.

À Drancy, trois ou quatre escaliers dans le Bloc 1, soit 12 ou 16 chambres, sont réservés à ceux qui vont partir ; pour cette raison, on les baptise " escaliers de départ ". Les futurs déportés, une fois désignés, doivent y passer les deux ou trois jours qui s'écoulent généralement entre le moment où on leur annonce qu'ils sont sur une liste de départ et le moment de partir. Ils sont entassés à 70 ou 80 par chambrée, couchant sur des paillasses, voire à même le sol, dans des conditions épouvantables de saleté, ayant en plus été dépouillés auparavant de tout ce qu'ils possédaient comme objets de valeur ou même comme affaires personnelles par les équipes françaises de la police aux Questions juives ".

Ils sont séparés du reste du camp et il est interdit aux autres internés de s'approcher d'eux sous peine de se voir inclure dans le départ. Pendant ces deux ou trois jours, il est également interdit aux internés en instance de départ de sortir, même pour se rendre au Château Rouges (c'est ainsi que l'on avait baptisé les latrines aménagées à une extrémité de la cour). À chaque étage deux ou trois seaux hygiéniques sont déposés. Ustensiles dérisoirement insuffisants. Après le départ, l'équipe de nettoyage ne peut pénétrer dans ces escaliers sans mettre de gros sabots et sans risquer de patauger dans une boue formée de toutes sortes de débris baignant dans l'urine et les excréments.

Les convois quittent toujours le camp au petit jour. Les déportés abandonnent leurs chambrées vers 5 heures du matin. On les parque dans les barbelés au milieu de la cour. Vers 6 heures arrivent les inspecteurs du camp et, bientôt après, quelques Allemands. Derrière une longue table, à la lumière d'une lampe-tempête, on appelle rapidement le nom de chaque détenu qui se dirige vers la sortie aménagée à l'extrémité sud de la cour.

Là, gardés par les agents de police, les gendarmes et les soldats allemands, ils attendent les autobus. Vers 7 heures du matin tout est fini ; on ferme la porte et, immédiatement après, on nettoie les escaliers de départ où, dès le même soir, s'installent les déportés du futur convoi.

Du camp, il faut se rendre à la gare. Ce sont encore les autobus qui servent, quelquefois ce sont des camions.

" Chaque autobus avalait ses cinquante victimes, raconte Georges Horeau. Agents de police, policiers, motocyclistes, accompagnaient les véhicules jusqu'à la gare du Bourget. Un service d'ordre extravagant : double haie de gardes, feldgrau armés rôdant comme des chiens rageurs. Autorités satisfaites, salutations, congratulations...

Au dernier moment, sur le quai de la gare, il arrivait que l'on séparât les hommes, les femmes, les enfants ; les familles étaient dispersées avec force injures et brutalités...

" Les gendarmes poussaient les portes à glissière ; un employé des chemins de fer plombait les verrouillages. "

L'organisation, prévue pour deux mois, de trois convois de 1.000 juifs par semaine pose un problème difficile aux Allemands : le parc de matériel roulant a déjà été saigné à blanc, en raison des immenses besoins sur le front soviétique.

Le 18 juillet, Wolf, inspecteur des chemins de fer allemands, avait informé qu'il ne pouvait fournir que des wagons de passagers. Ahnert en avise Dannecker. Mais Dannecker est parti. C'est à Rôthke, nouvellement en fonction de résoudre la difficulté. Le 20, il télégraphie à Eichmann, lui demandant des wagons de marchandises... Celui-ci répond le 23 qu'il faut s'arranger avec ce que l'on a...

Quoi qu'il en soit, les juifs seront déportés en wagons de marchandises, empilés à 90, parfois à 120 par wagon...

Les camps du Loiret

Les camps du Loiret : Beaune-la-Rolande et Pithiviers ! Si peu à peu les noms aux consonances germaniques d'Auschwitz, de Dachau, de Ravensbrück, de Bergen-Belsen, d'Oranienburg, de Buchenwald, de Mauthausen, ont été connus du public, ceux dont les noms sont le contrepoint du pays qui chante ", Orléans,Beaugency, Vendôme, les noms des camps de Pithiviers, Beaune-la-Rolande, Drancy, Le Vernet, Compiègne, Argelès, Rivesaltes, Gurs, Châteaubriant, Noé, Saint-Sulpice, le Récébédou, bien d'autres encore, qui, en France situés, furent gardés et gérés par la gendarmerie française sont eux bien moins connus des Français.

Il n'y a pas certes de commune mesure entre les uns et les autres. Pourtant, dans ces camps-là, 400.000 personnes furent internées et les conditions de détention étaient souvent atroces. De plus, ils étaient l'antichambre nationale des camps allemands.

Après la grande rafle, ce sont ces camps qui vont servir de dépôts, alors que Drancy jouera plutôt le rôle de plaque tournante. Dès le 16 juillet, Mlle Monnot qui, nous l'avons vu, s'était rendue au Vel d'Hiv, comprend que rien n'a été préparé dans les camps du Loiret pour y accueillir tout ce monde. Elle se rendit à Pithiviers, qu'elle connaissait bien, pour y organiser un semblant d'accueil.

Tout comme au Vélodrome d'Hiver, rien n'avait été prévu à Pithiviers, surtout si l'on tient compte des problèmes particuliers que posait l'hébergement d'enfants de deux à douze ans. Mlle Monnot se mit à la besogne, avec les maigres moyens dont elle disposait, rassemblant de la paille, quelques couvertures, des couverts, secondée par des détenus se trouvant encore dans le camp, pour aménager des réfectoires et des chambrées (Mlle Monnot a tenu à souligner que Brochard, alors commandant du camp de Pithiviers pour le compte de la Police judiciaire, lui apporta le maximum d'aide que lui permettaient ses fonctions). Des établissements Gringoire, fabricants de pain d'épice à Pithiviers, Mlle Monnot obtint également, et sans le moindre ticket de rationnement, d'importantes quantités de pain d'épice qui purent être distribuées aux enfants. Le rappeler, c'est relater un fait véridique, mais c'est aussi remercier ceux qui ont ainsi apporté une dernière douceur à des bambins qui allaient tous disparaître dans les mois qui devaient suivre.

Les premiers convois en provenance du Vélodrome d'Hiver arrivèrent donc dans les camps du Loiret les 22 et 23 juillet par le train.

Les familles étaient encore groupées. Ce fut notamment le cas pour M. Goldenzwag, qui arriva à Pithiviers avec sa femme et ses quatre enfants, ainsi qu'Albert Tselnick, qui était toujours accompagné de sa femme Bella et de ses trois fils, Bernard (15 ans et demi), David (14 ans), et Maurice (11 ans). Pour sa part, ce fut à Beaune-la Rolande que fut conduit M. Rosenberg avec sa femme Eva. Tous deux avaient du moins la consolation de savoir leur fille en sûreté chez la voisine qui l'avait prise en charge. Ils n'en furent pas moins rapidement séparés, Eva Rosenberg étant transférée rapidement à Pithiviers. Rosenberg resta, quant à lui, six semaines à Beaune-la-Rolande, où la croix de guerre qu'il avait gagnée dans les combats de 1939 (sur le conseil d'un gendarme, il en portait la barrette sur son veston) lui valut d'être affecté à la cuisine du camp ! Après six semaines, il fut ramené sur Drancy où il resta encore huit jours avant d'être déporté en Allemagne. C'est au cours de son transfert de Beaune-la-Rolande à Drancy que, son train s'étant arrêté en gare de Pithiviers, gare située à proximité du camp, il eut l'occasion de voir sa femme, de loin, pour la dernière fois. Elle avait été maintenue à Pithiviers pour assurer, avec d'autres femmes, la garde d'enfants dont les parents avaient été déjà déportés. Tous, femmes et enfants, devaient également être ramenés à Drancy dans les jours qui suivirent et partir de là pour Auschwitz.

On emmène donc les enfants avec les parents, même lorsque, parfois, on pourrait les sauver. Y a-t-il pire encore ? Sans doute.

Je sais que, pour les arrestations d'enfants, relate Mlle Monod, il y a des policiers qui en ont effectué sans que les parents soient là. Je me souviens de deux enfants qui étaient dans les camps du Loiret. On avait arrêté les enfants alors que la maman était partie, je ne sais pas, acheter son lait, je crois. Et les enfants avaient été arrêtés par les policiers français. Ils avaient six et huit ans, je m'en souviens très bien, le frère et la sœur. "

La gendarmerie veille

Albert Baum faisait partie d'un de ces convois. Il avait été séparé des siens et ce qu'il avait vu, à Pithiviers, l'avait édifié : il avait compris qu'il fallait à présent tout faire pour s'échapper de cette situation et il pensait avec amertume et regret à ses sorties du Vel d'Hiv, en pseudo-uniforme, avec son ami Bernard Goura ! Le train, maintenant, c'était une occasion qu'il ne fallait pas laisser passer. Alors, dans la pénombre du wagon, à plusieurs ils arrachent les fils de fer barbelés de la lucarne, et ils sautent...

Nous avions décidé d'attendre que le train soit dans une courbe, car en sautant du côté extérieur, nous avions des chances de ne pas être aperçus. En effet, nous avions remarqué que les gendarmes se trouvaient seulement à l'avant et à la queue du convoi... Nous étions une quinzaine, décidés à tenter notre chance, je sautai le deuxième ou le troisième.

" Ensuite, je me suis ramassé, sans trop de mal, après avoir roulé le long du remblai. Je ne retrouvai aucun de mes compagnons et je ne sais ce qu'il advint des autres... La nuit tombait. J'étais près d'Étampes. Je marchai toute la nuit, à pied, jusqu'à Paris... "

En fait, tout au long de son trajet depuis Pithiviers, le convoi essaime ses évadés. Du Loiret, la voie chemine jusqu'à Étampes, puis suit la Juine, passe par Chamarande, Brétigny, Villemoison. À Juvisy, elle se divise. Mais là, le convoi n° 4040, dont Albert Baum vient de s'échapper, ne remonte pas vers Paris-Austerlitz (voie que suivent, à l'aller, dans l'autre sens les trains allant à Pithiviers), il remonte par la droite vers Gagny, en direction de la gare de Drancy-Le Bourget.

Chaque fois qu'abordant une courbe le train a ralenti, des prisonniers ont sauté. Mais, au carrefour Gagny-Neuilly-sur-Marne, l'un d'eux a été vu. Les gendarmes ont épaulé leurs armes, tiré d'un feu nourri sur l'ombre fugitive : la pétarade des mousquetons claque dans la nuit et les flammes font des cônes bleus qui ressemblent à des petites fusées. Il est 20 h 40. Le train s'est arrêté, il repart à 21 h 30. Sur la voie, un des évadés est repris par des Allemands du Service de la Surveillance des Chemins de Fer. Le commissariat de Neuilly-sur-Marne, la gendarmerie française, entreprennent de vastes ratissages. L'inspecteur Moreau, de la Police judiciaire de Versailles, fait un rapport aux Allemands en s'inquiétant du nombre possible des fugitifs.

Tous ces détails sont contenus dans le rapport de l'Allemand Klünker, rédigé sur les informations de l'inspecteur Moreau. Albert Baum, qui nous a donné son témoignage, ne sait pas que c'est probablement l'histoire de son convoi qui se trouve dans ce document. Quelques jours plus tard, errant dans Paris, affamé, sans un sou, sans papiers, le jeune Baum est arrêté par les agents et envoyé à Drancy.

Une femme témoigne

Mme Beckman, arrêtée le 16 juillet et ballottée ensuite d'un camp à l'autre, se souvient de s'être battue comme une lionne dans l'espoir de sauver sa vie et celle de ses enfants.

- J'ai été arrêtée le 16 avec un fils de cinq ans et une fille de sept. J'avais un fils aîné, douze ans, mais il était caché avec son père. "

On la transfère au Vel d'Hiv, puis, de là, à Beaune-la-Rolande. Elle se trouve chargée, avec d'autres prisonnières, de s'occuper des enfants.

- Nous travaillons très durement. Les gosses n'ont pas de vêtements. La plupart sont malades (diarrhée, peau). Ils sont désespérés, étant séparés de leurs parents qui ont déjà été déportés. Petite consolation : avoir les miens au milieu du troupeau.

Nouveau transfert : Mme Beckman et ses enfants repartent pour Drancy.

- À l'embarquement, les gendarmes sont plutôt brutaux. Les enfants sont affolés et pleurent. Dans un wagon, on fait monter mes enfants. Je veux y aller, mais ce n'est pas ce qui a été prévu. Un gendarme me refoule. Je me jette par terre, le suppliant. J'ai honte. Mais je me dis que c'est un Français, qu'il aura pitié. Je reçois un coup de pied sur la tête. Une assistante me relève et essaye de me calmer. Elle me ramène à ma place et me dit de patienter. À la fin, elle parvient à me faire monter dans le wagon où sont mes enfants. Je retrouve mon petit garçon à moitié étouffé sous les autres, dans la paille. "

À Drancy, Mme Beckman se trouve de nouveau séparée de ses enfants et, comme les autres, elle voit se dessiner la perspective de la dernière déportation, celle qui vous conduit en Allemagne.

- Je voyais parfois mes enfants dans la cour. Un jour, j'ai entendu dire qu'ils allaient être déportés. Je me suis précipitée comme une folle et c'est alors que je suis tombée dans l'escalier et que je me suis cassé la jambe. On m'a emmenée à l'infirmerie et soignée avec les moyens du bord.

Mme Beckman a gardé une jambe infirme, déformée, plus courte que l'autre, et elle boite. Ce premier bruit de déportation n'était qu'un bruit. Mais, trois semaines plus tard, c'est vrai. Elle est convoquée à la fouille qui précède les départs.

" - Je boitais et j'avais encore très mal. Mon petit garçon avait, lui, contracté une bronchite ou une grippe. Il toussait sans arrêt et avait beaucoup de fièvre. Je suppliai un gradé de gendarmerie de l'envoyer à l'infirmerie, mais il ne me répondit même pas. Je traînai de façon à rester le plus possible à l'extrémité de la queue. Contrairement à beaucoup d'autres détenues, qui semblaient plus ou moins résignées, peut-être parce que j'avais mon fils, je me débattais sans arrêt, cherchant n'importe quelle issue possible. Je ne sais si c'est en l'apitoyant, en le lassant, mais finalement j'obtins d'un gendarme qu'il me prêtât l'oreille. " Le petit a au moins 40° de température. " " S'il a un degré de moins, je vous fais punir ! "

Mme Beckman ne savait pas si celte menace était une plaisanterie, mais l'enfant fut conduit à l'infirmerie avec elle : on lui trouva 41° de température, le médecin le garda et elle aussi. Ce n'était qu'un sursis, mais ce sursis les sauva. M. Beckman, resté en liberté, réussit à faire sortir sa famille de Drancy. Seul, l'aîné des garçons, celui qui avait douze ans, ramassé par une rafle, fut déporté et ne revint pas.

Loiret - Auschwitz

Quatre convois (deux de Pithiviers et deux de Beaune-la-Rolande) étaient partis - directement - pour l'Allemagne. Le premier départ eut lieu de Pithiviers le 31 juillet, et le second le 3 août. Le premier, arrivé le 2 août à Auschwitz, comprenait 593 hommes et 359 femmes. C'est à ce convoi qu'appartenaient notamment M. Goldenzwag et M. Albert Tselnick qui portaient à Auschwitz le n° 55293 et le n° 56599 qu'ils gardent toujours, tatoués sur le bras.

Le second convoi de Pithiviers, arrivé le 5 août à Auschwitz, renfermait 1 046 juifs et juives, dont 482 furent " passés par les gaz ". Tout permet d'envisager que, parmi ces êtres assassinés dès l'arrivée, se trouvaient déjà des enfants, d'autant plus qu'au sujet des deux convois de Beaune-la-Rolande, les Cahiers d'Auschwitz, faisant état de " passage par les gaz " à l'arrivée, mentionnent cette fois la présence d'enfants dans le convoi. Ainsi, le premier convoi en provenance de Beaune-la-Rolande, parti de cette ville le 5 août et arrivé à Auschwitz le 7, groupait 1.014 juifs, hommes, femmes et enfants, dont 704 furent gazés à l'arrivée. De même, le second convoi, parti de Beaune-la-Rolande le 7 août et arrivé à Auschwitz le 9 groupait 197 hommes et 871 femmes et enfants. 794 personnes furent aussitôt gazées.

Quoi qu'il en soit, ne serait-ce que du fait que la plupart des familles arrêtées au cours de la rafle étaient des familles nombreuses, on peut dire que dans ces quatre transports, partis de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, se trouvait la totalité des pères de famille et la grande majorité des mères de famille déportés avec leurs enfants les plus grands ; seules restèrent au camp les mères qui allaitaient, ce qui fait qu'il restera en moyenne au camp, une femme pour 15 enfants. Comme 4.051 enfants, de deux à quinze ans, avaient été arrêtés les 16 et 17 juillet, on peut dire que 3.000 à 3.500 enfants, dont les parents étaient partis, se trouvaient à l'abandon et, parmi eux, environ 2.000 tout petits qui ne savaient même pas leur nom.

Les chambrées d'enfants à Pithiviers

Mlle Monod raconte comment, au départ des mères de famille, les autorités faisaient courir le bruit qu'elles se rendaient en Allemagne pour préparer les camps afin que tout y soit en ordre au moment de l'arrivée des enfants. Elles disaient même que chaque famille y aurait son appartement, que les hommes travailleraient à leur métier et que les enfants iraient à l'école. Mais qu'importe aux enfants cette école qu'on leur a promise, d'autant moins qu'ils sont peut-être 2.000 à ne pas avoir encore l'âge scolaire. Mlle Monod a été bouleversée par le spectacle de la solidarité enfantine, du courage des plus grands (des gamins de douze à quatorze ans), qui se sentent responsables des plus jeunes et qui font les corvées du camp, comme des hommes, pour remplacer leurs pères. Elle nous parle aussi des dortoirs des plus petits, dans la mesure où l'on peut qualifier de dortoir des chambrées sur le sol desquelles la paille répandue n'a pas été changée.

Les bambins qui dorment là sont couverts d'impétigo et de plaies. Ils sont nourris de soupe aux choux et aux rutabagas. Tous ont la diarrhée, mais ne peuvent être changés faute de linge et de vêtements. Alors les assistantes et les mères qui sont restées, lavent en hâte leurs culottes et les enfants restent le derrière à l'air en attendant que leurs vêtements soient secs. Les nuits sont inimaginables : 40 ou 50 enfants de deux à cinq ans couchent dans une même chambrée. Cela crée des situations à perdre la raison. Tous font des cauchemars, appellent leur mère en dormant, et quand l'un se réveille en pleurant, tous se réveillent pour pleurer à leur tour. On manque également de récipients pour qu'ils puissent faire leurs besoins et il est interdit de les faire sortir (ce qui serait du reste impossible, vu l'insuffisance de personnel et parce que la nuit les terrorise) ; alors, on leur passe des boîtes de biscuits sur lesquelles la plupart n'osent pas s'asseoir car le fer leur coupe la peau.

Mlle Monod n'a rien oublié. Elle se souvient de cette mère qui avait échappé à la rafle, au cours de laquelle ses deux enfants de six à huit ans avaient été pris. Par quel hasard la malheureuse savait-elle que ses enfants se trouvaient à Pithiviers ? À travers les fils de fer barbelés, elle suppliait pour qu'on l'arrêtât à son tour afin qu'elle puisse les rejoindre. Il n'y avait pas d'ordre. Les gendarmes n'obéissent qu'aux ordres.

Mlle Monod, qui se rendait souvent à Paris pour informer ses supérieurs de la Croix-Rouge de ce qui se passait et qui assurait des liaisons entre des détenus et diverses organisations de secours, se souvient aussi d'avoir transmis cette lettre écrite par un enfant de sept ans :

Madame la concierge,

Je t'écris parce que je n'ai plus personne. La semaine dernière, on a déporté papa ; on a déporté maman. J'ai perdu mon porte-monnaie, je n'ai plus rien.

Elle se souvient aussi de la petite Rosette et du petit Jacquot,. le frère et la sœur, qui demeuraient à Paris, au 15 bis. C'est tout ce qu'ils savaient de leur adresse.

Départ d'un convoi d'enfants

Mais ce dont Mlle Monod a peut-être gardé le souvenir le plus brûlant, c'est du départ, par un petit matin de septembre, d'un convoi presque exclusivement composé d'enfants :

" Il faisait déjà froid, raconte-t-elle. Les gosses étaient à peine réveillés et il avait été difficile de les faire descendre de leurs chambres. La plupart s'étaient assis par terre, à côté de leurs pauvres ballots, un peu de linge noué dans une serviette et d'où émergeait parfois la tête d'une poupée, ou la roue d'un camion de bois, jouets dérisoires, qui restaient leur seul trésor et peut-être pour eux le symbole de leur foyer détruit. Les gendarmes tentaient de faire l'appel. Mais aucun enfant ne répondait à aucun nom : Rosenthal, Biegelmann, Radekski, cela ne voulait rien dire pour eux. Ils ne comprenaient pas non plus ce qu'on leur voulait et plusieurs se détachèrent même du groupe. C'est ainsi qu'un petit garçon s'approcha d'un gendarme pour jouer avec le sifflet qui pendait à son ceinturon ; une petite fille se dirigea vers un talus sur lequel poussaient quelques fleurs, qu'elle cueillit pour faire un bouquet. Les gendarmes ne savaient que faire. Alors l'ordre arriva de conduire les enfants jusqu'à la gare toute proche, sans insister en ce qui concernait l'appel. L'important était que le nombre y soit.

" À peine 200 mètres séparaient-ils l'endroit où nous étions de la gare. Mais la distance n'en était pas moins longue pour des bambins chargés d'un ballot incommode. J'ai alors vu un gendarme prendre le misérable paquet d'un gamin de quatre ou cinq ans pour lui faciliter la marche. Mais un adjudant intervint, rudoyant le gendarme, en lui disant qu'un militaire français ne portait pas les bagages d'un juif ! Tout penaud, le gendarme remit son paquet à l'enfant.

" Je suivais le cortège, le cœur serré, ne pouvant me détacher de tous ces petits êtres dont j'avais pris soin pendant plusieurs semaines. J'avais du mal à retenir mes larmes et je dois dire que beaucoup de gendarmes aussi n'arrivaient pas à cacher leur émotion. Quand nous arrivâmes sur le quai d'embarquement, j'aperçus, sur une passerelle enjambant la gare, une sentinelle allemande braquant sur nous une mitraillette. Ce fut alors que l'embarquement se précipita dans un climat brusquement enfiévré. Beaucoup d'enfants étaient trop petits pour monter dans les wagons de marchandises sans marchepied. Des grands grimpèrent les premiers, aidant ensuite les petits à se hisser. Les gendarmes s'en mêlèrent, prenant les plus jeunes, presque encore des nourrissons, et les passant à ceux déjà installés et parmi lesquels se trouvaient quelques femmes, de celles, justement, qui allaitaient.

C'est alors que les enfants prirent peur. Ils ne voulaient pas partir et se mirent à sangloter, appelant à leur secours les assistantes sociales qui restaient et, parfois même, les gendarmes. Je me souviens d'un petit Jacquot, âgé de cinq ans, auquel je m'étais particulièrement attachée. Il m'appelait à son aide en criant : " Je veux descendre, je veux revoir la demoiselle, je ne veux pas faire pipi par terre, je veux que la demoiselle me fasse faire pipi... " La porte du wagon refermée et cadenassée, il passait encore une main par un orifice entre deux planches ; ses doigts s'agitaient ; il continuait à crier : " Je ne veux pas faire pipi par terre, je veux que la demoiselle me fasse faire pipi... " L'adjudant dont j'ai déjà parlé frappa sur cette main...

Tous les trains qui partaient alors de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande étaient dirigés sur les gares desservant Drancy, où les autobus de la T. C. R. P. attendaient les prisonniers pour les conduire au camp, d'où il avait été décidé que les convois partiraient désormais pour l'Allemagne. Après le Vel d'Hiv et Pithiviers ou Beaune-la-Rolande, Drancy se trouvait être ainsi pour beaucoup la troisième station du chemin de croix avant l'anéantissement d'Auschwitz. C'est ainsi que Mme Goldenzwag (on se souvient que son mari avait déjà été déporté sur Auschwitz avec leur fils aîné, le 31 juillet) se retrouva à Drancy avec ses trois autres enfants dont le dernier avait cinq ans. De même, deux des enfants de M. Albert Tselnick (déporté lui aussi le 31 juillet), Bernard, âgé de quinze ans et demi, et Maurice, âgé de onze ans, se retrouvèrent aussi à Drancy, Mme Bella Tselnick ayant été, dans l'intervalle, directement déportée de Pithiviers avec son fils David (douze ans), de toute évidence dans le transport du 3 août. Rosenberg fut également ramené de Beaune-la-Rolande sur Drancy, où il resta huit jours avant d'être déporté sur Auschwitz.

À cette époque (fin août et début septembre), on assista à l'arrivée sur Drancy des détenus de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, des enfants pour l'immense majorité. Il ne restait alors pratiquement plus à Drancy de prisonniers raflés les 16 et 17 juillet.

Les bambins arrivant de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande se retrouvaient de nouveau dans un autre univers de folie. G. Welters relate " ce retour " de milliers d'enfants perdus :

" Les enfants descendaient des autobus et aussitôt les plus grands prenaient par la main les plus petits et ne les lâchaient plus pendant le court voyage vers les chambrées. Dans l'escalier, les plus grands prenaient dans leurs bras les plus petits, et, essoufflés, les montaient au 4e étage. Là, ils restaient les uns à côté des autres, comme un petit troupeau apeuré, hésitant longtemps avant de s'asseoir sur les matelas d'une saleté repoussante. La plupart ne savait plus où étaient leurs bagages. Le petit nombre de ceux qui avaient eu la présence d'esprit de les prendre à la descente des autobus, restaient embarrassés de leurs balluchons informes. Pendant ce temps, on entassait d'autres petits balluchons dans la cour, et quand le déchargement était terminé, les enfants y descendaient pour chercher leurs biens.

" Ces petits paquets sans nom étaient vraiment difficiles à reconnaître, et pendant longtemps, les enfants de quatre, cinq, six ans, se promenaient parmi eux croyant à chaque instant retrouver le leur. Ils examinaient rapidement le contenu et, tout surpris de trouver un petit pantalon ou une petite robe qui n'étaient pas à eux, restaient perplexes et découragés.

" Malgré l'immensité de leur malheur, ils reprenaient courage et recommençaient leurs recherches. Il n'y avait pas de disputes, il n'y avait pas de contestations entre eux. Au contraire, ils s'aidaient les uns et les autres, de mille façons différentes, mais toujours bouleversantes pour le spectateur. Après de nombreuses tentatives infructueuses, ils abandonnaient la partie et restaient dans la cour ne sachant que faire. Ceux qui voulaient remonter dans les chambres, souvent ne savaient plus à laquelle ils appartenaient. Alors, très poliment, d'une voix douce et suppliante, ils disaient : " Monsieur, je ne sais pas où est restée ma petite sœur, peut-être a-t-elle peur de rester toute seule. " Alors, on prenait par la main les plus grands, on prenait sur les bras les petits et on les promenait à travers les chambres des trois escaliers différents jusqu'à ce qu'on ait retrouvé la petite sœur ou le petit frère. La réunion était alors d'une tendresse dont seuls les enfants dans le malheur ont le secret. "

Pitchipoi ! ... un mot d'enfant

Ces enfants étaient parqués jusqu'à 100 par chambrée, et tout comme à Pithiviers et Beaune-la-Rolande, rien n'avait été prévu pour eux. Des détenues volontaires s'organisèrent en équipes pour venir à leur aide. Toutes vouées à la déportation, elles se dépensèrent sans compter, se levant avant les autres pour nettoyer les petits, laver leur linge, leur porter la soupe, faite avec des choux et des rutabagas. Impossible de soigner les diarrhées déjà contractées et les enfants dépérissaient à vue d'œil. Leurs plaintes, leurs appels, leurs sanglots s'élevaient pendant la nuit, retentissant bien au-delà des limites du camp. Le jour, les plus grands se mêlaient aux hommes, les écoutant parler de cet endroit mystérieux vers lequel des amis, des parents étaient déjà partis. C'était l'inconnu, certes, on en parlait avec un effroi mêlé d'un vague espoir. Pour la plupart des gens qui se trouvaient là, rien ne pouvait être pire que ce qu'ils connaissaient en ce moment, l'humiliation constante s'ajoutant à la douleur d'être séparés des leurs ; du moins espéraient-ils qu'à l'endroit où ils étaient destinés à se rendre, ils retrouveraient leurs familles. C'est à cette époque, qu'à cet endroit inconnu, à ce pays mystérieux, les enfants donnèrent un nom : Pitchipoï, un nom qui se répandit dans tout le camp, qui fut bientôt sur toutes les lèvres. " On part pour Pitchipoï ! ... " Une espèce de nom à consonance yiddish qui ne voulait rien dire ou sinon le bout du monde, l'inconnu, rien du tout.

Ces enfants ne restèrent que peu de jours à Drancy. Ils furent très vite déportés par groupes de 700 à 800 auxquels on adjoignait 150 à 200 femmes, en principe pour prendre soin d'eux (en réalité pour maintenir un calme relatif dans les wagons), et quelques hommes, à titre de " responsables ", en vertu de cette méthode germanique qui consiste toujours à promouvoir un chef à la tête d'un groupe, quel qu'il soit. Le jour de la déportation, ils étaient réveillés à 5 heures du matin et on les habillait dans la demi-obscurité. Réveillés brusquement, morts de sommeil, les plus petits pleuraient, se débattaient, refusaient de se laisser habiller et surtout de descendre dans la cour. Alors, on appelait les gendarmes qui descendaient dans leurs bras les enfants hurlant de terreur. Puis un simulacre d'appel avait lieu puisque des centaines d'enfants, les mêmes qu'à Pithiviers et Beaune-la-Rolande ne connaissaient pas leurs noms et même pas leurs prénoms. L'important, là encore, était que le compte y soit.

La veille, du reste, tout comme les grandes personnes avant un départ, ils avaient dû passer à une nouvelle fouille. Elle était effectuée par des inspecteurs de la P. Q. J., sous la surveillance du commissaire Bouquin. M. Georges Welters a été témoin d'une de ces fouilles :

Les garçons et les fillettes de deux ou trois ans entraient avec leurs petits paquets dans la baraque de la fouille où les inspecteurs de la P. Q. J. fouillaient soigneusement les bagages et les faisaient ressortir avec leurs objets défaits. On installa près de la porte de sortie, une table où, toute la journée, des hommes volontaires refaisaient, tant bien que mal, les paquets des enfants. Les petites broches, les boucles d'oreilles et les petits bracelets des fillettes étaient confisqués par les P. Q. J. Un jour, une fillette de dix ans sortit de la baraque avec une oreille saignante, parce que le fouilleur lui avait arraché la boucle d'oreille que, dans sa terreur, elle n'arrivait pas à enlever assez rapidement. "

La préfecture de police savait choisir son personnel

Ainsi, aucun petit profit n'était négligé, et des milliers et des milliers d'êtres humains, en partant vers la mort, purent constater que les derniers hommes qu'ils rencontrèrent dans ce pays-ci se conduisirent vis-à-vis d'eux comme des pillards. Des deux inspecteurs principaux adjoints, Kœrperich et Thibaudat, chargés de la surveillance intérieure du camp, Thibaudat fut chassé de l'administration pour trafic portant sur un million de francs 1942. Kœrperich ne valait pas mieux. Ce jeune de vingt ans, qui servait en même temps d'interprète et de conseiller, venait tous les jours à Drancy pour décider du sort des prisonniers dont la situation était en balance. Ces décisions étaient toujours défavorables et on le voyait souvent parader jovialement avec le SS Heinrichsohn, adjoint de Réthke après avoir été celui de Dannecker. Pendant les déportations, il faisait montre d'un zèle pénible à voir et frappait les déportés qui ne se pliaient pas assez docilement à ses ordres.

On voit que la préfecture de police savait choisir les inspecteurs susceptibles de faire au moins jeu égal avec les Allemands.

Quant aux gendarmes, comment exécutaient-ils les tâches qui leur étaient confiées ? Beaucoup étaient méchants et cruels. D'autres, à l'inverse, semblaient bouleversés par la condition des internés mais n'en accomplissaient pas moins leurs fonctions. La plupart restaient dans l'indifférence ou n'en sortaient que pour réaliser quelque profit personnel.

Au départ de Pithiviers, les gendarmes, brutaux, s'emparèrent de nos montres, de notre argent. Ils les ramassaient, en disant que là où nous allions, nous n'en aurions plus besoin ", raconte un de nos témoins.

A. Falkenstein, qui fut arrêté le 20 août 1941 (il était alors professeur à Paris) évoque ainsi l'attitude des gendarmes à Drancy :

" Le capitaine Vieux et ses deux adjoints, les lieutenants Barrai et Pietri étaient particulièrement cruels. Je vis un jour une petite fille de quatre ans, perdue au milieu de la cour, littéralement assommée d'une gifle assenée par Barrai. Quant aux gendarmes en général, il faut, je crois, faire une différence très nette entre leur attitude au début et plus tard. Quand nous sommes arrivés, ils étaient persuadés qu'il n'y avait que des repris de justice et autres gibiers de potence parmi nous. Peu à peu, leur attitude s'est modifiée, et mis à part quelques-uns qui se conduisaient comme des brutes - mais ne l'auraient-ils pas fait aussi vis-à-vis d'autres prisonniers ! - et d'autres qui se livraient à un marché noir éhonté, vendant aux internés des cigarettes à des taux de l'ordre de 100 francs pièce et les leur confisquant aussitôt le prix encaissé, la plupart finissaient par être humains et compréhensifs et j'en ai vu qui étaient aussi bouleversés que nous de tout ce qui se passait. "

Georges Horeau écrit aussi :

" Tout se faisait en fraude ; les gendarmes français, à quelques rares exceptions près, n'étaient pas toujours inhumains et ils se laissaient corrompre fructueusement. "

Théo Bernard, autre témoin, relate :

" Le gendarme a cependant compris très vite, dans une large proportion, le parti pécuniaire qu'il pouvait tirer du besoin des détenus de se ravitailler, de fumer et de correspondre. Lorsque les gendarmes vendaient 2.000 francs le paquet de gauloises, ou passaient une lettre clandestine moyennant 500 francs, ils appréciaient leurs " clients " d'un point de vue tout différent de celui de l'antisémite. L'évasion elle-même était tarifiée, et les marchandages avec eux étaient bien exclusifs de toute passion partisane. "

Mêmes appréciations de la part de G. Wellers qui conclut :

La grande masse des gendarmes n'était ni bonne ni mauvaise, mais suivait aveuglément les ordres de ses chefs. D'autant plus lourde est la responsabilité des chefs qu'était plus grande leur importance dans le camp. "

Au-dessus des commandants des camps, se trouvaient alors à la tète de la gendarmerie, Chassclat, directeur général et le général Bailly, inspecteur général. Il serait faux de croire que l'activité des gendarmes se limitait alors à garder les camps, convoyer les transports, aller chercher à bras, dans les étages de Drancy, les petits à déporter, participer aussi parfois aux pelotons d'exécution. Ces jours-là, en juillet 1942, la garde qui, depuis 1941 est à nouveau rattachée à la gendarmerie, sous les ordres du colonel Martin a prêté le concours de sa cavalerie au metteur en scène Delannoy pour tourner son filin, Pontcarral. Puis ce fut la " fête du Corps ". La garde défile, fanfare en tête, jouant la Marseillaise. Ainsi, il n'est pas tout à fait vrai, que les seules Marseillaise qui retentissaient alors en France occupée étaient celles des prisons, que chantaient les condamnés à mort. Cette Marseillaise jouée par la garde en juillet 1942, le colonel Martin l'évoque 10 ans après presque comme un fait d'armes. Il déclare :

" La musique étant repliée, j'ai créé par mes propres moyens, sans demander d'autorisation à personne (sic) une fanfare d'infanterie (tambour major Roch)... Cette fanfare existe encore actuellement, elle est stationnée à Drancy (sic) ! En juillet 1942, quand elle joua la Marseillaise en public (clandestinement) le général Bailly inspecteur général de la gendarmerie ne m'a-t-il pas dit : " Vous allez nous faire foutre tous en prison. "

CHAPITRE XI

AUSCHWITZ, POLOGNE

Le 21 juillet, Bernard Epstein, arrêté le 16 avec son père, part de Drancy pour l'Allemagne.

" Nous étions près de 90 par wagon et nous disposions de deux seaux ; l'un qui était rempli d'eau pour boire et dont la dernière goutte fut bien vite épuisée, et un second seau qui servait de tinette. J'avais toujours la chance d'être avec ma famille, mon père, ma mère, ma sœur, son fiancé Siegfried Friedman, et moi-même. Mais mon père allait de plus en plus mal. Il n'arrivait plus à respirer. Du fait de la chaleur et de la promiscuité, une puanteur terrible régnait dans le wagon et l'on ne pouvait vider la " tinette ".

" Le train s'est quand même arrêté deux fois : la première à proximité d'un chantier désaffecté ; les portes ont été ouvertes, et deux personnes par wagon, sous la surveillance de SS braquant sur elles leur mitraillette ont été autorisées à aller chercher de l'eau. La deuxième fois ce fut dans une gare. "

L'arrêt dans cette gare restera inoubliable.

C'était une gare dans une ville allemande de l'Ouest, car nous étions en Allemagne depuis peu de temps, et qui me parut importante, raconte Bernard Epstein. Venant de Drancy, notre train s'était arrêté parce qu'il y avait eu un frein bloqué à notre wagon, la roue avait chauffé au point de devenir rouge et le feu risquait de prendre. Les SS avaient ouvert les portes pour nous obliger tous à descendre afin de nous répartir dans les autres wagons. Notre convoi était rangé face au quai, et en descendant, sortant de l'obscurité, nous nous sommes trouvés brusquement face à face avec des gens qui, dans ce décor d'une gare allemande, attendaient un train sans doute. La nuit commençait de tomber, les lampes avaient été allumées. Tout était propre, coquet, et il y avait des fleurs devant les fenêtres, des écriteaux sur chaque porte, des flèches indicatrices. Il y avait foule : des femmes, des enfants, quelques vieillards nobles et chenus dont l'un, je m'en souviens car cela m'avait frappé, portait un chapeau genre tyrolien comme dans L'Auberge du cheval blanc. Il y avait aussi des militaires, toute une diversité d'uniformes de drap de couleurs différentes, de casquettes, de calots. À une extrémité du quai, des infirmières étaient appuyées à une espèce de chariot où bouteilles, verres et brocs étaient rangés. Nous, nous sautions des wagons et restions un instant saisis par ce spectacle paisible et confortable. Nous étions dans la pénombre, ils ne devaient d'abord que confusément nous apercevoir, voir seulement nos regards brillants dans l'ombre, nos silhouettes. Mais bientôt ils comprirent ce que nous étions, ayant aperçu sans doute nos étoiles à six branches. Alors, ce fut effroyable. Ils s'agglutinèrent au bord du quai, se pressant presque à tomber, et ceux qui étaient à l'intérieur de la gare étaient venus se joindre aux autres et ils se mirent à nous insulter et nous invectiver, nous traitant d'assassins, de voleurs, de bandits, de chiens de cochons', de sales juifs. Au premier rang, les enfants nous montraient le poing, nous tiraient la langue. Je me souviendrai toute ma vie des yeux remplis de haine qu'ils fixaient sur nous.

" Je comprenais l'allemand et j'entendais les injures. Je n'avais aucune honte. J'avais dix-sept ans et je savais bien que je n'avais jamais rien fait de mal ni commis aucun crime, ni mon père, ni ma mère, ni ma sœur qui étaient avec moi. J'étais juif mais cela n'avait pas pour moi de signification particulière. Je ne pouvais imaginer qu'on m'en veuille d'une chose dont je n'étais pas responsable et qui, de plus, ne me semblait de toute façon aucunement être répréhensible. C'était tellement évident que jusque-là j'avais gardé un peu d'espoir ; mais en voyant cette scène, j'ai commencé à désespérer. "

Albert Tselnick, lui aussi, comme tous les déportés, a gardé un souvenir de cauchemar du long voyage qui l'a emmené jusqu'en Pologne :

" Il est difficile de trouver les mots pour raconter ce que fut le voyage de Drancy à Auschwitz. Beaucoup de gens ont pourtant fait le récit de pareils voyages. Aussi horrible que ce soit, c'est toujours pour moi au-dessous de la vérité. Il faut avoir crevé de soif, par exemple, pour savoir ce qu'est la soif. Il y avait aussi la chaleur suffocante, les femmes qui se cachaient derrière un vieux vêtement pour faire un semblant de toilette, le manque d'aération qui faisait que l'on se relayait à la moindre fente, entre des planches du wagon, pour happer un peu d'air, et il y avait aussi l'odeur, car nous sommes restés deux jours hommes, femmes et enfants, sans sortir, à faire nos besoins dans le même seau, dans un coin du wagon. Deux jours à se dire : " Cela ne peut pas durer ainsi ! Il faudra bien que ce train s'arrête ! Nous retrouverons l'air pur ! Rien ne peut être pire que ce que nous vivons maintenant ! "

Pendant ces deux jours, se laissant cahoter, il essaie de ne pas penser, car l'image de sa femme et de ses trois enfants lui envahit l'esprit, et il craint de devenir fou comme d'autres autour de lui, qui parlent tout seuls ou qui restent le visage hagard dans la pénombre du wagon.

Goldenzwag est dans le même train que Tselnick ; il a connu la même angoisse, avec du moins la consolation de voyager avec son fils, celui de dix-huit ans. Est-ce bien une consolation que de voir son fils connaître un sort pareil ? Aujourd'hui, il ne saurait plus le dire ; son fils n'est pas revenu ; il se souvient lui aussi que, dans le wagon où il se trouvait, malgré la soif, le manque d'air, malgré l'odeur, malgré le morne abattement de la plupart, l'espoir restait tout de même au cœur, aussi frêle soit-il, l'espoir qui faisait dire à chacun, au rythme hallucinant du train qui secouait les crânes : " Cela ne peut pas durer ainsi ! Cela ne peut pas durer ainsi ! ... " Et certains allaient jusqu'à expliquer l'inconfort du voyage en le mettant sur le compte de la pénurie de wagons.

Sous la garde de la gendarmerie

Cependant, sur ce trajet qui allait des camps de France aux camps hitlériens, il y avait, avant la frontière, des kilomètres et des kilomètres de rails français. Lorsque le convoi avait pénétré en territoire allemand (l'Alsace et la Lorraine en faisant partie) l'escorte en devenait exclusivement allemande. Le passage se faisait à Neuberg (Novéant), en Moselle. Les gendarmes français s'en retournaient alors à leurs cantonnements : jusque-là en effet, ils avaient constitué l'essentiel des effectifs d'accompagnement.

On se souvient en effet qu'il avait été convenu, au cours des réunions entre Français et Allemands que nous avons relatées plus haut, que " la garde des trains devait comprendre 30 hommes et un officier de la gendarmerie française, surveillés par un kommando de la gendarmerie allemande ".

Grâce à un rapport du chef d'escadron Serignan, sous-directeur de la gendarmerie, nous savons avec précision comment les choses se passaient. Pendant la marche du train, des Allemands se tenaient dans les cabines de serre-freins. Aux arrêts les gendarmes descendaient en toute hâte de leurs wagons pour se placer en cordon tout autour du convoi ; afin que ce dispositif puisse se mettre en place avec une rapidité suffisante, les hommes de la maréchaussée (33 exactement, sans compter leur officier) étaient répartis en 3 groupes, chacun dans un wagon de voyageurs, situés au milieu, en tête et en queue. Les choses étaient si bien faites que l'espoir de s'évader en terre française était mince.

Ce rapport, coté sous le numéro 1447, rédigé par le chef d'escadron Serignan, est extrêmement instructif. Nous ne le connaîtrions pas si le commandant Sauts, à qui il était adressé, n'en avait envoyé dans son zèle, une copie à Röthke, copie qui a été retrouvée dans les archives de l'avenue Foch.

Le rapport raconte l'évasion de 11 détenus d'un convoi qui transportaient 1.000 juifs. 10 des fugitifs ont été repris (8 par les gendarmes du convoi, 2 par la brigade de Châlons-sur-Marne prévenue téléphoniquement). À ce sujet, le chef d'escadron Serignan écrit :

" Bien qu'ils ne soient pas chargés de la surveillance pendant la marche, ce sont les gendarmes français qui ont donné l'alarme, et qui ont, seuls, arrêté la quasi-totalité des fugitifs. Dans ces conditions, non seulement aucune faute n'est à reprocher aux officiers, gradés et gendarmes composant le détachement de l'escorte, mais encore ils sont à féliciter pour leur vigilance, leur esprit d'à-propos et leur agilité ! C'est ce qu'a compris le sous-lieutenant allemand (Nowak) qui a tenu à féliciter en termes très chaleureux et à plusieurs reprises les gendarmes du détachement. "

Arrivés à Auschwitz

Une fois arrivés à Auschwitz, Goldenzwag et Tselnick ont respectivement été immatriculés sous les numéros 55293 et 56599. Tselnick raconte encore :

" Quand le train s'arrêta enfin, et que les portes du wagon s'ouvrirent, ce fut un peu comme une délivrance, d'autant plus qu'il n'y eut pas, ce jour-là, de SS se ruant sur nous à coups de crosses pour nous faire descendre, ni de chiens nous mordant aux jambes. L'intention de ces gens ne semblait pas être de nous terroriser, mais plutôt de nous calmer. Nous descendîmes sur le quai, plus exactement à même la terre bordant les rails, endroit que l'on appela par la suite " la rampe ), non loin du camp dont on apercevait les baraques, tandis que des haut-parleurs nous invitaient justement à rester calmes et à nous mettre en ordre. Puis nous nous mîmes en marche en direction d'un groupe d'officiers qui nous interrogeaient succinctement, nous demandant la plupart du temps seulement notre âge. Il y avait des " vieux " avec moi : soixante, soixante-trois et soixante-huit ans ; les SS les firent se mettre dans un groupe à côté de plusieurs camions qui attendaient ; les jeunes, dont j'étais - j'avais trente-deux ans - furent mis dans un autre groupe, excepté un jeune homme visiblement malade et trois jeunes femmes enceintes que les SS envoyèrent avec les vieux. Puis le groupe des vieux avec les malades et les femmes enceintes grimpèrent dans les camions qui s'ébranlèrent en direction du camp tandis que le groupe des jeunes s'y rendit à pied. Je dois dire qu'à cette minute, je regrettai de ne pas avoir eu l'air malade, car, les membres ankylosés, j'avais du mal à marcher, et j'aurais préféré être pris dans un camion. Je ne savais évidemment pas encore que les camions les emmenaient à la chambre à gaz. "

Goldenzwag fut aussi désigné avec son fils pour faire partie du groupe des " jeunes ". Deux mois plus tard, pour que sa croix de guerre ne put protéger plus longtemps, ce fut le même voyage avec cette différence près que les nuits, malgré la foule entassée dans les wagons, commençaient à se faire glaciales. Il n'alla pas, lui, jusqu'à Auschwitz, le train s'étant arrêté à quelques dizaines de kilomètres de là, à Cazel, où se trouvait un commando dépendant d'Auschwitz et où descendirent un certain nombre de déportés jugés particulièrement valides. Rosenberg ne connut, lui, d'Auschwitz que l'odeur âpre de corne brûlée que le vent rabattait sur la campagne environnante. Ce qu'il en apprit peu à peu, il avait peine à le croire. Il en fut convaincu seulement lorsque au cours de l'hiver 1942-1943, alors qu'il travaillait sur un chantier, à proximité d'une voie ferrée, il vit un train s'arrêter. Quelques déportés en descendirent, dont une femme portant un bébé dans ses bras. Un SS prit l'enfant, le mit dans un sac et, de toute sa force, l'écrasa contre un wagon. Folle de désespoir, la mère se rua sur le SS qui l'abattit alors à bout portant.

" Aucun camp ne peut être comparé à Auschwitz "

J'ai connu plusieurs camps de concentration en Allemagne, et j'ai terminé ma vie de bagnard à Mauthausen, en Autriche, considéré comme l'un des plus terribles de l'univers concentrationnaire hitlérien, puisqu'il était classé, selon l'ordonnance du général SS Pohl, de février 1942 dans la catégorie n° 3, c'est-à-dire réservé selon la formulation nazie " aux criminels invétérés non susceptibles de rachat ". Aucun ne peut être comparé à Auschwitz, surtout à Auschwitz durant l'été 1942. Il n'y a pas de mots pour exprimer l'horreur d'Auschwitz à cette époque. On peut dire : Auschwitz c'était l'enfer ! " mais peut-on se représenter l'enfer lorsqu'on n'y a pas été ? "

C'est André Montagne qui parle ainsi. Il se trouvait déjà à Auschwitz à l'époque où les malheureux israélites raflés à Paris, les 16 et 17 juillet, y arrivèrent. Il y était depuis le 8 juillet exactement, il avait fait partie d'un convoi de 1 170 déportés venant de Paris, presque tous en provenance de camps où ils avaient été internés comme otages, à la suite d'une série d'attentats organisés par la Résistance. André Montagne avait alors dix-huit ans.

" En juillet 1942, dit À. Montagne, le camp d'Auschwitz-Birkenau était encore insuffisamment équipé pour satisfaire les besoins de meurtre des Nazis. C'est ainsi qu'un seul petit four crématoire existait à Auschwitz, trop petit pour pouvoir incinérer les corps des déportés nouvellement arrivés et que l'on assassinait pourtant par milliers. Les malheureux juifs jugés inaptes, c'est-à-dire sélectionnés pour la chambre à gaz, étaient envoyés au camp de Birkenau, situé à un kilomètre de celui d'Auschwitz, et conduits au bois de bouleaux se trouvant à la limite du camp de Birkenau. (Birkenau vient du mot allemand " birken " qui veut dire bouleau.) Dans ce bois de bouleaux étaient alors aménagés des baraquements construits sous la forme de vastes halls étanches à l'air et munis de volets de ventilation. De loin, ces baraquements donnaient l'impression d'établissements de bains, ce qui abusait les victimes et les rendait plus faciles à manœuvrer. C'est à raison de convois composés de huit à dix camions chargés à plein bord, que les " sélectionnés " étaient conduits au bois de bouleaux, chaque convoi étant suivi de la voiture privée d'un médecin du camp qui devait, administrativement, assister à ces exécutions. Les baraquements du bois de bouleaux étaient entourés d'une double haie de fils de fer barbelés. Lorsque les " sélectionnés " avaient pénétré dans cette enceinte, les hommes, les femmes et les enfants, après être descendus des camions, devaient se déshabiller entièrement. Puis, toujours pour leur donner le change et éviter les possibilités d'émeute, les SS distribuaient à chacun une serviette et un morceau de savon. Ils étaient ensuite dirigés sur les baraques qui, une fois remplies, étaient hermétiquement fermées. Des unités de SS, spécialement entraînées, jetaient alors du " Cyklon B " par les volets de ventilation. Puis, au bout de dix à quinze minutes, les portes étaient ouvertes. Un commando spécial, composé uniquement de juifs (commando qui était du reste gazé à son tour après quelques semaines, afin que nul témoin ne subsiste) pénétrait alors dans les baraquements pour enlever les 164corps. Il fallait faire place nette pour le nouveau convoi à gazer. Les serviettes et les morceaux de savon étaient soigneusement récupérés, pouvant ainsi servir indéfiniment. De même les dents en or étaient arrachées aux cadavres ; on coupait également les cheveux des femmes après leur avoir ôté les bagues et les boucles d'oreilles quand elles en portaient encore. "

Nous le savons, le premier convoi constitué de personnes arrêtées les 16 et 17 juillet quitta Drancy le 19. " Les Cahiers d'Auschwitz " signalent son arrivée le 21, précisant qu'il était composé de 879 hommes et de 121 femmes, et soulignant que 375 d'entre eux avaient été passés par les gaz (Wurden Vergast) immédiatement à l'arrivée. Le second convoi arriva le 24. Il comprenait 615 juifs et 385 juives, dont 569, soulignent Les Cahiers d'Auschwitz étaient d'origine polonaise. Le 26 juillet, toujours en provenance de Drancy, mille autres juifs, - chiffre fatidique - dont 370 hommes et 630 femmes, pénètrent à leur tour dans le camp hitlérien ; le 29, nouveau transport de 990 juifs cette fois dont 248 hommes et 742 femmes. Bernard Epstein se souvient toujours :

" Nous sommes arrivés à Birkenau le 24 au soir. Le train s'est arrêté au long de la fameuse rampe. Les portes des wagons se sont ouvertes et les SS ont fait descendre tout le monde. Nous n'en pouvions plus de fatigue, mais heureusement pour mon père, je ne sais par quel hasard, il n'y eut pas de sélection ce jour-là. Mon père avait du mal à se traîner et le fiancé de ma sœur et moi-même le maintenions debout tant bien que mal. C'est alors que se produisit un événement inattendu. Un homme qui était devenu fou dès le départ de Drancy, se mit à courir dans toutes les directions, complètement désemparé, et les SS se lancèrent à sa poursuite. Ils eurent vite fait de le saisir et se mirent à le frapper avec une sauvagerie inouïe. En quelques secondes, le malheureux s'abattit, mort, et son corps fut aussitôt emporté sur une civière. Depuis notre arrêt dans la gare où j'avais pu constater avec quelle haine la population allemande nous regardait, j'avais commencé à perdre l'espoir. Je ne sais pourquoi, du fait de ma jeunesse sans doute, je ne pus cacher mon désarroi, et me tournant vers ma mère, je lui dis : " C'est la dernière fois que nous nous voyons ! " Elle se jeta alors dans mes bras avec ma sœur ; mon père et le fiancé de ma sœur s'étant joints à notre groupe, nous restâmes quelques instants à nous étreindre.

" Puis nous fûmes séparés, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre, et dirigés, le premier groupe, vers le camp des femmes, le second vers celui des hommes. Jamais je ne revis en effet ni ma mère ni ma sœur. Avec le fiancé de ma sœur, je tenais toujours mon père pour l'aider à marcher. La nuit était tombée, et bientôt, grâce aux projecteurs, je distinguais au loin comme de gigantesques tas de bois bien rangés à côté des baraques. Mais je ne pouvais voir exactement ce que c'était. Le lendemain matin, au petit jour, je me rendis compte de quoi il s'agissait. Pour la première fois de ma vie, je voyais des milliers de cadavres. "

" Nos roues roulent pour la victoire "

Mais les trains qui roulent vers Auschwitz en ces mois de juillet et d'août 1942, premiers mois de la véritable mise en application de la " Solution Finale " ne viennent pas que de France. Leurs vieux wagons rafistolés tant bien que mal, mais soigneusement cadenassés sur le trop-plein de détresse qu'ils détiennent, sont accrochés, les frontières franchies, à de vieilles locomotives ornées comme toutes les locomotives sillonnant le III° Reich de l'orgueilleuse formule hitlérienne : Rader rollenfür den Sieg (nos roues roulent pour la victoire). Ils ont fait leur chargement dans tous les pays occupés d'Europe : en Pologne, en Belgique, en Hollande, au Danemark, en U.R.S.S. Le 2 août, 1.000 juifs arrivent de Golojow, le 4, 1.013 autres arrivent du camp de Westerbork, le Drancy hollandais, le 5, 744 autres arrivent du camp de Malines. Rappelons que ce furent aussi les 2 et 5 août qu'arrivèrent les deux convois de Pithiviers dont nous avons parlé et dont le deuxième était composé de 1.046 juifs dont 482 furent passés par les gaz.

À partir de cette date, la tragique formule Wurden Vergast dont on ne faisait jusque-là qu'épisodiquement état dans les " Cahiers d'Auschwitz " apparaît régulièrement à chaque transport. Ainsi, le 7 août, 1 014 juifs arrivent de Beaune-la-Rolande. Pour la première fois, les " Cahiers d'Auschwitz " signalent que des enfants en font partie. 204 hommes et 496 femmes sont immatriculés. Le reste, 704 personnes sont Vergast. C'est-à-dire tous les enfants. Deux jours plus tard, le 9 août, venant de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers, arrivent 197 hommes

166et 871 femmes et enfants : 63 hommes sont immatriculés ainsi que 211 femmes ; le reste, 794 personnes dont tous les enfants, sont Vergast. De même le 12 août, 1 006 juifs, hommes, femmes et enfants arrivent de Drancy : 140 hommes et 100 femmes sont immatriculés ; 766 sont Vergast...

Le 14 août, 1 162 autres juifs en provenance de Drancy, arrivent à Auschwitz : 877 sont Vergast. Le 16 août, toujours de Drancy, ils sont au nombre de 991: 876 sont Vergast. Le 21, ils sont 997: 814 sont Vergast. Le 23, 973 : 865 sont Vergast. Le 26, 1.057 dont 965 sont Vergast. Le 28, 948, dont 885 sont Vergast.

Le témoignage de Sienicki

Durant les mois d'août et septembre 1942, il se trouva cependant que les convois de juifs arrivant de toute l'Europe, et notamment de France, furent si nombreux, que les installations de meurtre par les gaz existant alors à Birkenau se révélèrent insuffisantes. Des convois entiers de juifs furent en conséquences livrés à la fusillade. Laissons, à ce sujet, la parole à Nathan Sienicki (matricule 55642) arrêté à Paris le Jeudi Noir par la police parisienne, arrivé à Auschwitz comme Tselnik et Goldenzwag et, comme eux, dans le transport de Pithiviers du

2 août 1942. Sa femme et sa fille Régine récemment opérée, âgée de dix ans, faisaient partie de ce convoi ; elles ne sont pas revenues. Son frère, sa belle-sœur et leurs huit enfants faisaient également partie de ce convoi ; tous sont morts. Sienicki a déjà témoigné pour nous. Voici ce qu'il nous dit sur les premières semaines de son séjour à Auschwitz :

" Tout de suite après notre arrivée, nous avons été conduits au camp de Birkenau. Mais je n'ai jamais pu revoir ni ma femme ni ma fille. Une seule fois, de loin, j'ai aperçu deux de mes nièces. La distance était trop grande pour que nous puissions échanger la moindre parole. Elles m'ont seulement fait un geste désespéré de la main. J'ai malgré tout eu la chance de travailler pendant quelques jours avec mon frère dans le même commando. Le travail consistait à charrier des planches et des panneaux en vue de la construction de baraques. Nous étions commandés par un kapo polonais du nom de René et qui avait le n° 25. C'était un droit commun, portant la lettre "Dl " sur sa poitrine ; ce qui était la marque des mörder (assassins). Il était arrivé dans le camp le premier jour, le 14 juin 1940. Il était d'une cruauté incroyable, nous frappant sans cesse et nous obligeant à courir en travaillant. Chaque matin, nous étions 120 dans son commando. Il en mourait plus de la moitié, une moyenne de 70 chaque jour. Je suis resté dans ce commando jusqu'à la fin d'août 1942, date à laquelle j'ai été transféré dans un camp annexe d'Auschwitz, à Golojow où se trouvait une carrière de pierres de ciment. Je dus quitter mon frère qui était déjà aux limites de l'épuisement et qui ne dut pas survivre longtemps à mon départ.

" Mais, dans l'intervalle, vers le 10 août environ, j'ai été pris au hasard pour faire partie d'un commando spécial, un zunderkommando, chargé de creuser de vastes tranchées à la limite du camp de Birkenau, dans la partie du camp appelée " bois de bouleaux ", non loin des installations où l'on gazait les nouveaux arrivants. Les tranchées avaient à peu près 2,50 m de large et 2,50 m de profondeur. Quand elles étaient creusées, les SS nous faisaient nous écarter, et conduisaient sur les bords des centaines de gens, femmes, vieillards et enfants, sur lesquels il tiraient à la mitraillette et qui basculaient dans les fosses. Il fallait ensuite recouvrir les corps de terre ; mais ils étaient si nombreux et la couche les recouvrant était si mince que le sang réellement sortait du sol comme d'une éponge.

" Je ne restai que deux jours dans ce commando affreux - heureusement pour moi car tous ceux qui en faisaient partie étaient bien vite exécutés à leur tour ! - et je regagnai le commando du kapo René. "

Le témoignage de Simon Gotland

Simon Gotland est un témoin précieux, un des rares survivants d'Auschwitz. Ses déclarations faites au procès d'Auschwitz, à Francfort, sont rapportées dans le volume : Les bourreaux SS et leurs victimes, publié à Vienne. Il a bien voulu répéter pour nous ce qu'il a vu du sort des " raflés " du Jeudi Noir. Il avait assisté à leur arrivée à Drancy et ensuite à celle des enfants qui venaient de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. Lui-même faisait partie du convoi parti de Drancy le 26 juillet, était arrivé à Auschwitz le 29 juillet et avait été immatriculé sous le n° 53908. Il raconte qu'au cours de l'été 1942, il passa plusieurs semaines à creuser de longues fosses communes pour les gazés et à saupoudrer les cadavres de chaux vive, avant que ne soient refermées les fosses longues de 10 mètres et larges de 8... À Auschwitz il assiste à bien des scènes atroces dont il porte aujourd'hui témoignage. Mais il y a d'autres témoins : les SS. On a retrouvé le journal de l'Obersturmführer Johann Kremer, médecin SS, relatant les événements de cette époque à Auschwitz. Professeur d'anatomie à l'université de Munster dans le civil, il a été dirigé sur le camp d'Auschwitz, le 30 août 1942, pour assurer le remplacement d'un médecin malade (son arrivée est mentionnée dans " les Cahiers d'Auschwitz "). Le 2 septembre, il assiste pour la première fois, à 3 heures de l'après-midi, à une opération par les gaz exécutée sur des juifs venus de France. (Il s'agit du convoi de 957 juifs arrivant de Drancy dont 12 hommes et 27 femmes seulement furent immatriculés, les 918 autres étant livrés à la mort et qui était donc composé de raflés du Jeudi Noir ou de l'opération Vent printanier.) Johann Kremer écrit :

" En comparaison avec ce que j'ai vu aujourd'hui, l'enfer de Dante me paraît une comédie. "

Le 5 septembre, il assiste à l'anéantissement de 800 femmes malades, " sélectionnées " à l'hôpital du camp des femmes. Il écrit :

" C'est le comble de l'horrible et de la terreur. Thilo avait raison lorsqu'il me disait que nous nous trouvions ici dans l' " anus du monde ".

Johann Kremer n'oublie pourtant pas de noter ce même 5 septembre :

" En raison du travail épuisant qu'ils ont dû effectuer, les SS qui se sont livrés à l'opération ont perçu en supplément un cinquième de litre d'alcool, cinq cigarettes, cent grammes de saucisson et une portion de pain. "

Et le lendemain 6 septembre, qui est un dimanche, Johann Kremer note encore :

" Nous avons fait aujourd'hui un excellent déjeuner : soupe à la tomate, demi-poulet aux pommes de terre, pâtisserie et glace à la vanille. "

Le professeur d'anatomie, Johann Kremer, avait un solide estomac. Le 18 octobre, il semblera néanmoins témoigner d'une certaine émotion en écrivant :

" Aujourd'hui, dimanche matin, par un temps glacial, onzième Sonderaküon (hollandais). Scène atroce de trois femmes nues implorant leur grâce. "

Dans la cave aux morts

Le jeune Bernard Epstein est à Birkenau avec le fiancé de sa sœur ; mais ils ont été séparés ; quant à son père, mourant, il a été transféré au revier (infirmerie). Par quel miracle n'a-t-il pas encore été gazé ? Les baraques du revier sont pleines et des centaines de malades couchent dehors, demi nus, à même la terre, jour et nuit. C'est le cas du père de Bernard Epstein. Celui-ci se débrouille, au risque de recevoir un coup mortel, pour aller le voir. Mais son père ne le reconnaît plus et le dernier geste d'amour filial de Bertrand sera de lui glisser une pierre sous la tête comme oreiller. Bernard Epstein évoque encore d'autres souvenirs :

" À Birkenau, j'ai retrouvé mon oncle qui avait été arrêté à Lunéville, fin juillet 1942, avec sa femme et deux de ses fils. Il a été le seul à revenir pour apprendre que son troisième garçon avait été tué au maquis, à dix-huit ans, à côté de Tarbes où se trouve aujourd'hui sa tombe.

" Pour ma part, j'ai eu de la chance, parce que j'étais jeune et fort, surtout aussi parce que je connaissais bien la langue allemande. C'était ma langue maternelle puisque ma famille était réfugiée d'Allemagne. Vers le 15 août, le commandant du camp demanda 15 jeunes gens de seize ans, pour former, paraît-il, des contremaîtres afin de surveiller les travaux dans des mines futures où travailleraient les esclaves de toute l'Europe. Mais sur ces entrefaites, j'ai eu le typhus et je dus aller au revier. Là encore, j'ai eu de la chance. Quand les SS venaient faire des piqûres à l'essence pour tuer les typhiques, un infirmier allemand déporté me prévenait et me cachait dans la " cave aux morts ". C'était l'endroit où l'on rangeait les corps avant de les enterrer ou de les brûler. Je me couchais parmi eux, tout nu, jusqu'à ce que les SS soient repartis. Je ne sais comment j'ai échappé à la fois au typhus et aux piqûres. Ce fut un miracle. Mais le fiancé de ma sœur n'eut pas la même chance ; lui aussi eut le typhus mais il fut " piqué " à l'essence fin 1942. Je restais le seul survivant de ma famille. "

La Solution Finale était déclenchée, la machine de mort SS était mise en marche, elle dépassait en fait toutes les prévisions. L'imagination des SS avait en premier prévu le crime. Pas encore au-delà. Exactement, l'administration de mort des SS était débordée. Il n'existait en effet encore qu'un seul petit four crématoire à Auschwitz en juillet 1942 et ce ne fut qu'à cette époque que l'on entreprit la construction de fours crématoires géants à Birkenau. Malgré la rapidité avec laquelle furent menés ces travaux, les nouveaux fours crématoires ne purent être achevés qu'en novembre 1942, ce qui fait qu'à la période des transports de fin juillet, août, septembre et octobre, il était impossible d'incinérer les cadavres des gazés ou fusillés.

De nombreuses fosses communes furent creusées identiques aux tranchées dont parlent Gotland et Sienicki. Mais bientôt, la place même alla jusqu'à manquer. Les corps furent alors dispersés largement dans les champs environnants, rangée sur rangée, couverts seulement par une mince couche de terre. La chaleur fut torride cet été-là en Pologne. L'odeur émanant de ces charniers se répandit bientôt sur toute la région, intolérable. Les commandos chargés d'enterrer les corps, furent parqués à part, car ils étaient imprégnés de cette pestilence. II leur était impossible de se laver ; l'eau se mit à manquer dans le camp. Le typhus se répandit, les premiers cas sont signalés le 13 juillet.

" Le registre de l'infirmerie signale de nombreux cas de typhus. Par masse, des détenus arrivent à l'infirmerie pour mourir, mentionnent les " Cahiers d'Auschwitz ".

Pas question, bien entendu de soigner ces malades. Ils sont piqués directement au cœur avec une injection au phénol. Le 8 août par exemple, 40 malades sont piqués au phénol :

" Un médecin SS fit une sélection parmi les prisonniers de l'infirmerie, au block 20 et choisit 40 malades. Le même jour, ceux-ci, par une injection de phénol au cœur, ont été tué. "

Le 10 août, la même méthode est appliquée sur 55 malades ; le 11, sur 70 malades ; le 12, sur 37 ; le 13, sur 60 ; le 14, sur 58 ; le 15, sur 38 ; le 18, sur 82 ; le 19, sur 67 ; le 20, sur 59 ; le 22, sur 92 ; le 24, sur 33 ; le 25, sur 80... À la date du 20 août, les c Cahiers d'Auschwitz " signalent une opération supplémentaire, en écrivant :

" Sous le prétexte de combattre l'épidémie de typhus, la Kommandantur du camp a décidé d'exterminer les malades en même temps que les poux qui répandaient la maladie. 746 malades et convalescents furent choisis dans le block 20 des maladies infectieuses, et transportés en camion jusqu'à Birkenau où ils furent gazés. Quelques détenus réussirent cependant à se cacher dans un canal se trouvant dans la cour de l'infirmerie.

" Cette action a été conduite par le médecin-chef du camp, SS Obersturmführer docteur Friedrich Entress, assisté par le S. D. G. Joseph Klehr. "

Combien, parmi ceux-là, du " Jeudi Noir " ?

On brûle les corps en plein air

Cette exécution en masse donna-t-elle des résultats dans la lutte contre l'épidémie ? Il semble qu'elle donna plutôt aux autorités du camp, l'idée de gazer les malades en série suivant la méthode appliquée aux nouveaux arrivants jugés inaptes. Les assassinats de malades par piqûres au phénol ne s'en poursuivirent pas moins : 12 le 2 septembre, 8 le 6 septembre, 33 le 7 septembre, 23 le 16 septembre, 98, le 17, 31 le 19, 24 le 22, etc.

La situation devint telle qu'il fallut envisager d'autres solutions pour faire disparaître les corps. C'est ainsi que le 16 septembre, le commandant du camp Rudolf Höss promu Obersturmführer par Himmler le 17 juillet, se rendit à Chelmno, localité voisine où se trouvait un autre camp dans lequel des dizaines de milliers de juifs polonais avaient été anéantis antérieurement et où les mêmes difficultés s'étaient présentées. Le but de ce voyage était pour Rudolf Höss de trouver une méthode pour vider les fosses de leurs cadavres, sans pour autant arrêter les exécutions massives par gaz ou fusillades. Dans son voyage, Rudolf Höss était accompagné des SS Untersturmführer Hössler et Déjaco ainsi que du SS Standartenführer Blodel.

À la suite de ce voyage - consigné dans les " Cahiers d'Auschwitz " - on commença à brûler à Auschwitz, à partir du 20 septembre, les corps en plein air, par tas de 2.000, ces cadavres ne provenant pas seulement des nouveaux gazés ou fusillés, mais des corps déterrés dans les charniers. Les cadavres étaient mêlés à des branches ou à des bûches, le tout étant d'abord arrosé de pétrole, et par la suite de méthanol (alcool méthylique). La quantité immense de cendres humaines ainsi accumulée était transportée dans des voitures et dispersée au hasard dans des champs environnants.

Commencée le 20 septembre, cette opération se prolongea jusqu'au 30 novembre. À cette date, les " Cahiers d'Auschwitz " signalent :

" La destruction des cadavres enterrés dans les fosses communes a pris fin. Le nombre de ces cadavres était de 107.000 et comprenait les corps de tous les juifs des récents transports ainsi que ceux des détenus morts à Auschwitz pendant l'hiver 1941-1942, alors que le four crématoire n° 1 n'était pas encore en action, de même que tous les cadavres de Birkenau. "

Trois jours plus tard, le 3 décembre, les " Cahiers d'Auschwitz, signalent encore :

" Les 300 prisonniers travaillant dans le Sonderkommando chargé de la destruction des cadavres, ont été amenés de Birkenau au camp d'Auschwitz. Ils furent conduits dans la chambre du four crématoire n° 1 où ils furent détruits par les gaz. De cette façon, les témoins de la destruction des 107.000 cadavres ont été liquidés.

La mort était leur métier

107.000 cadavres ! Aussi énorme que soit le chiffre, nous sommes encore loin des millions de victimes qui succomberont à Auschwitz-Birkenau dans les deux années qui suivirent, jusqu'au jour où l'Armée Rouge pénétrera dans le camp en janvier 1945. Parmi ces 107.000 cadavres presque tous les 13.000 raflés des 16 et 17 juillet, à Paris, et en tout cas tous les enfants, que Théo Dannecker n'avait pas prévu d'arrêter à l'époque et qui furent cependant pris parce que le président Pierre Laval, chef du gouvernement de Vichy, intervint en ce sens.

Nous avons suivi leur chemin, depuis le petit matin de ce " Jeudi Noir " du 16 juillet 1942 où des policiers français vinrent les chercher, alors qu'une journée ensoleillée se levait sur Paris.

CHAPITRE XII

FAIRE SAVOIR !

La première réaction de ceux qui assistent, impuissants et désespérés, aux crimes du 16 juillet 1942, c'est de " faire savoir ). Il fout que l'on sache, il ne faut pas que ce soit étouffé. Il faut que l'opinion soit informée, tout de suite.

Dans la nuit du 16 au 17, Myriam Novitch compose le texte d'un tract dans lequel elle témoigne de ce qu'elle a vu. Un de ses amis, un imprimeur arménien, le tire et le 17 elle peut le distribuer.

Sitôt les premiers éléments d'information rassemblés, notamment le récit des sœurs Cathala entrées dès le premier jour au Vel d'Hiv, le témoignage d'une assistante sociale qui écrit à son père, celui de quelques libérés, les organisations de gauche composent un numéro spécial de Notre Voix.

Il est difficile, maintenant, loin de la clandestinité, d'imaginer les difficultés sans nombre que représentaient l'édition et la diffusion d'un tel document.

Sa distribution est assurée sur l'heure par les militants du mouvement Solidarité, distribution assez vaste parmi la population aussi bien juive que non juive. Les militants du mouvement ont la triste satisfaction de pouvoir dire que, dans la mesure où ils avaient été informés de l'imminence de la rafle grâce à quelques indiscrétions volontaires, ils avaient prévenu les victimes. Malheureusement leurs avertissements dans nombre de cas avaient été bien inutiles.

D'autres tracts, d'autres journaux clandestins vont s'efforcer de faire savoir ". Tous ont conscience qu'il faut, outre l'appel à la solidarité et à la résistance, accomplir la tâche d'informer. Il y a deux préoccupations dans cette volonté d'informer : l'une à but immédiat, l'autre à longue échéance. Il faut remuer l'opinion, tout de suite, il faut aussi témoigner devant l'histoire.

On a retrouvé, dans les papiers de la Gestapo, une lettre reproduisant un de ces tracts clandestins. Le texte faisait mention des suicides des 16 et 17 juillet et citait le chiffre de 300 femmes qui se seraient donné la mort. Au bas de la lettre, Röthke, qui aimait tout annoter, a écrit : Malheureusement pas ! Lui aussi, à sa manière et sans le savoir, témoignait devant l'histoire.

La presse clandestine de la Résistance s'efforce de donner à l'événement son véritable visage ; il s'agit non seulement de relater les faits, mais aussi d'exprimer l'indignation et la protestation des différents mouvements.

Dans les Lettres Françaises qui viennent de naître (c'est leur numéro 2) Edith Thomas écrit :

" J'ai vu passer un train. En tête, un wagon contenait des gendarmes français et des soldats allemands. Puis, venaient des wagons à bestiaux, plombés. Des bras maigres d'enfants se cramponnaient aux barreaux. Une main au-dehors s'agitait comme une feuille dans la tempête. Quand le train a ralenti, des voix ont crié maman n. Et rien n'a répondu, que le grincement des essieux (...) La vérité : les étoiles sur les poitrines, l'arrachement des enfants aux mères, les hommes qu'on fusille chaque jour, la dégradation méthodique de tout un peuple. La vérité est interdite. Il faut la crier. "

Dans un tract spécial de Franc-Tireur daté de septembre 1942, on lit :

Les horreurs qui se sont déroulées déferlent depuis le 26 août sur toute la zone dite libre. À Lyon, Toulouse, Marseille, Nice, Montélimar, dans les bourgs et les villages de tous les départements, la population française, indignée, a été témoin de scènes infâmes et déchirantes : la battue des malheureux réfugiés israélites que Vichy livre aux bourreaux hitlériens. Des vieillards de soixante ans, des femmes et des gosses, de malheureux gosses, ont été avec les hommes, empilés dans des trains qui partent vers le Reich et vers la mort. C'est dans notre patrie que cette abjection se passe. Vichy semble s'acharner à déshonorer la France. "

Ce n'était pas la première prise de position de la Résistance sur les persécutions contre les juifs. Un rapport de la préfecture de police note déjà, avec amertume, le 4 mai 1942, " que les communistes assurent les juifs que la sympathie du peuple français leur est acquise et que la population française est sensible au sacrifice des otages juifs fusillés ".

Dès le mois de mai, dans son numéro d'avril, les " Cahiers du Témoignage chrétien " s'étaient déjà clairement exprimés :

... Ces antisémites interprètent le silence forcé de la nation comme un acte d'acquiescement.

" Français et ..Chrétiens, nous venons rompre solennellement ce silence.

" En se prolongeant plus longtemps, ce silence chargerait vos consciences et placerait aux yeux du monde étonné toute la France et surtout la France chrétienne en état de complicité.

La France tout court n'entend pas être complice... "

L'unanimité se fait donc, après les tragiques événements, sur l'importance de cet objectif qui sera plus tard inscrit au programme du C. N. R. (la lutte contre le racisme).

De la lecture d'un tract, de l'écoute d'un témoin ou de la radio anglaise, de bouche à oreille, l'information va se diffuser rapidement. Déformée parfois, comportant certaines exagérations ou contrevérités, certaines omissions ou certaines lacunes, mais vraie quant à l'essentiel de la relation du pogrom parisien et de ses prolongements, en un mois au plus, la nouvelle a atteint tous les foyers. Rares sont ceux qui peuvent prétendre n'avoir rien su.

La B. B. C.

Cependant, chacun le sait, il faut toucher la B. B. C., la radio anglaise. Les Français parlent aux Français est l'émission quotidienne ouverte avec son inoubliable indicatif, écoutée sur son fond lancinant de brouillage, à 21 h 15, dans des milliers, des millions de foyers.

Comment Londres est-il informé ? Le docteur Didier-Hesse a confié ses impressions à Mme Errazuriz, qui les lui a demandées pour les transmettre. Est-ce la voie suivie ? M. Edinger rapportera lors d'une commission rogatoire en 1945 que ce sont les rapports des médecins qui ont été transmis, mais en 1966, il ne se souvient plus de la filière qu'ils ont pris.

Quoi qu'il en soit, le 3 août 1942, la B. B. C. consacre une première émission à l'antisémitisme. Le 5 août 1942, sous le titre

Le plan allemand de dégradation de la France ", dans un texte de Brunius, elle aborde encore la question et termine par cet appel :

Comme en Allemagne, comme en Tchécoslovaquie, comme en Autriche, comme en Pologne ; comme partout la persécution des juifs n'est qu'un prélude, l'opération préliminaire à d'autres mesures d'asservissement du peuple français tout entier.

Pour y faire échec, un seul mot d'ordre : solidarité. Solidarité pour tous les persécutés, pour toutes les victimes, pour tous ceux qui sont menacés. Chaque Français qui dispose d'un lit et de quelques légumes, doit abriter, nourrir et protéger un juif ou un chômeur. ,

Le samedi 8 août, est lu encore un texte écrit par Vachet (B. B. C., quart d'heure français du soir). Ce texte dit notamment :

On sait aujourd'hui qu'ils ont introduit en France - terre classique de la liberté, pays fameux par une tradition de dignité et de générosité - l'ignoble pogrom. Qui ne connaît pas leur réputation sinistre, les camps de concentration de Drancy, Compiègne, du Vélodrome d'Hiver ? C'est là que par des arrestations arbitraires les Allemands envoient les juifs isolément depuis des mois.

Mais les Allemands viennent de faire mieux : il y a quelques jours à Paris, ce n'est plus individuellement qu'on a arrêté les juifs, mais en masse : on a enfermé des femmes et des enfants au Vélodrome d'Hiver. On a séparé brutalement les hommes de leurs familles pour les expédier vers des camps de concentration d'abord, de là vers les terres d'exil de Pologne ou de Russie. "

À l'étranger, les événements qui se déroulent en France connaissent aussi un grand retentissement. C'est surtout la participation des forces de police françaises et du gouvernement du maréchal Pétain qui suscite l'indignation et la colère. On savait à quoi s'en tenir du côté des Allemands, on est horrifié de l'attitude française. Le gouvernement mexicain proteste officiellement auprès de Laval contre la livraison des juifs et des républicains espagnols.

Dans les derniers jours d'août 1942, le chargé d'affaires américain à Vichy, Tuck, intervient auprès de Laval et proteste contre la livraison par Vichy des israélites. Laval, ironique, lui demande si les États-Unis accepteraient ces juifs. Tuck ne répond pas. Laval, le 19 septembre, au cours d'une manifestation à Vichy, explique que les hommes, les femmes et les enfants livrés aux Allemands étaient des indésirables, qui se consacraient au marché noir, à la propagande gaulliste ou communiste ". Il ironise sur ceux qui voudraient lui donner des leçons et ne sont pas prêts à accueillir ces gens-là. Il ne dit pas que Tuck est revenu à la charge, insistant auprès de Laval pour qu'il fasse une demande officielle aux États-Unis. Mais Laval a refusé...

Le 14 juillet le consulat de Hongrie lui-même avait protesté contre la déportation des juifs hongrois.

Des voix catholiques

En cet été 1942, une partie du clergé catholique prend nettement position.

Six jours après la rafle, le 22 juillet, s'était tenue à Paris l'assemblée annuelle des cardinaux et archevêques. Le cardinal Suhard est mandaté pour remettre au maréchal Pétain une résolution dans laquelle on lit notamment :

" Nous ne pouvons étouffer le cri de notre conscience. Nous vous demandons, Monsieur le Maréchal, qu'il vous plaise d'en tenir compte, afin que soient respectés les exigences de la justice et les droits de la charité. "

Déjà, le 19 juin 1942, à Vichy même, à l'église Saint-Louis de Vichy, devant une assistance où se trouvaient quelques-uns des plus hauts dignitaires du gouvernement de Pétain, le révérend père Victor Dillard invitera les fidèles à prier, non seulement pour les prisonniers de guerre, e mais aussi pour les 80.000 Français que l'on bafoue en leur faisant porter une étoile jaune ".

Le 20 août, Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, se trouve au grand séminaire, à l'occasion de la retraite sacerdotale. Il y a là Mlle Thérèse Dauty qui, le 8 du même mois, à eu l'occasion d'assister aux scènes de déportation qui se sont déroulées aux camps de Noé et du Récébédou. Elle en fait la description à Mgr Saliège qui en est profondément bouleversé. Rentré aussitôt à l'évêché, encore sous le coup de l'émotion, il dicte à Mlle Buisson, sa secrétaire, une lettre pastorale dont les termes d'une haute élévation constituent une des plus belles condamnations du racisme. Il stipule que cette lettre est : " À lire dimanche prochain, sans commentaire. "

Le dimanche suivant tombe le 30. Entre-temps, le préfet régional apprend - par des dénonciations - l'existence de cette lettre pastorale.

Il convoque alors l'évêque auxiliaire, Mgr Courrèges pour le samedi 29, au matin

" Le préfet me dit, relate Mgr Courrèges :

" - C'est pour la lettre de l'archevêque... Nous ne pouvons pas l'admettre, elle est injuste. C'est vrai, on a emmené des juifs, c'est regrettable mais il n'est pas exact qu'il y ait eu des scènes d'épouvante ni d'horreur.

" Je discute :

" - L'archevêque est décidé à faire lire la lettre, il n'acceptera pas de la retirer.

- Eh bien, je la ferai saisir. "

À Montauban, Mgr Théas a également rédigé une lettre pastorale de protestation. Il en informe le préfet, M. Martin, lui en communiquant le texte, et lui signalant que cette lettre " sera lue dimanche au cours de toutes les messes qui seront célébrées dans le diocèse ".

Aussitôt le préfet " chiffre " (selon l'expression qu'il emploie lui-même) au préfet régional, Cheyneau de Leyritz, à Toulouse (qui a déjà sur les bras l'affaire de la lettre de Saliège ! ), et au gouvernement, le télégramme suivant :

" Tous renseignements me confirment qu'opérations projetées israélites sont connues des milieux intéressés. "

Il s'agit des rafles qui, conformément au programme établi, se déroulent en zone non occupée. M. Martin continue :

" Je redoute incidents pénibles et peut-être suicides. Divers milieux, notamment religieux, témoignent réelle émotion, malgré hostilité jusqu'ici certaine à l'égard des israélites. Il faut prévoir qu'opinion sera profondément troublée. "

Puis, ayant ainsi prévenu ses supérieurs, M. Martin convoque lui aussi l'archevêque. La discussion est courtoise. M. Martin ne s'oppose finalement pas à la lecture de la lettre dans les églises, mais obtient qu'elle ne soit pas lue à la messe de la Légion " en présence du représentant du gouvernement.

Laval a été prévenu par les préfets. Il est furieux. Non seulement il convoque Mgr Rocco, remplaçant du nonce qui s'était absenté, pour lui demander de la manière la plus directe d'attirer l'attention du pape et du cardinal, secrétaire d'État, Maglione, sur le fait que le gouvernement français n'autoriserait pas " une telle immixtion de l'Église dans les affaires de l'État français ", mais il s'empresse aussitôt d'en informer les Allemands en la personne de l'ambassadeur Otto Abetz, par qui nous connaissons le détail de cette intervention.

Le dimanche 30 dans le diocèse de Toulouse

Dans la région toulousaine où les curés ont reçu entre-temps le texte de la lettre de Mgr Saliège, Cheyneau de Leyritz a donné ses consignes. Les prêtres du diocèse reçoivent en conséquence la visite de policiers, de gendarmes, venant leur signifier l'interdiction préfectorale concernant la lettre pastorale. Cela se passe le samedi, et la lettre devrait être lue le lendemain. Beaucoup de prêtres, parcourant parfois de longues distances à bicyclette, s'en viennent dans la nuit du samedi au dimanche frapper à la porte de l'archevêché, demander les instructions définitives.

- Qu'ils la lisent ! qu'ils la lisent ! s'écrie Mgr Salièges, sorti de son sommeil.

L'abbé Ratio, quatre-vingt-un ans, curé de Beauchalot, n'a pas encore été informé de l'interdiction lorsque, le dimanche 30 août, il s'apprête à lire la lettre. À ce moment, il s'aperçoit qu'il a oublié chez lui ses lunettes qui à son âge lui sont indispensables.

- Qu'à cela ne tienne, dit-il, nous lirons la lettre dimanche prochain !

C'est alors que se présente un gendarme, venu signifier l'oukase préfectoral. Le prêtre envoie aussitôt alors quelqu'un chercher ses bésicles, et après avoir donné lecture en premier du message du préfet, lit :

" Mes très chers Frères,

" Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits viennent de la nature humaine.

" Ils viennent de Dieu. On peut les violer. Il n'est au pouvoir d'aucun mortel de les supprimer. Que des enfants, que des femmes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que des membres d'une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle. Pourquoi le droit d'asile de nos églises n'existe-t-il plus ? Pourquoi sommes-nous des vaincus ? Seigneur, ayez pitié de nous. Notre-Dame, priez pour la France. Dans notre diocèse, des scènes d'épouvante ont lieu dans les camps de Noé et de Récébédou.

182Les juifs sont des hommes. Les juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n'est pas permis contre eux, contre ces hommes et contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d'autres. Un chrétien ne peut l'oublier. France, patrie bien-aimée, France qui portes dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine, France chevaleresque et généreuse, je n'en doute pas, tu n'es pas responsable de ces horreurs.

" Recevez, mes Frères, l'assurance de mon affectueux dévouement. "

" Jules-Gérard Saliège, archevêque de Toulouse.

Dans près de la moitié des églises du diocèse de Toulouse, cette lettre est lue. Dans la totalité des églises du diocèse de Montauban, ce sont des termes du texte rédigé par Mgr Théas, qui sont prononcés :

" Je fais entendre la protestation indignée de la conscience chrétienne et je proclame que tous les hommes, aryens ou non aryens sont frères, parce que créés par Dieu ; que tous les hommes, quelle que soit leur race ou leur religion, ont droit au respect des individus et des États. Or les mesures antisémites actuelles sont un mépris de la dignité humaine, une violation des droits les plus sacrés de la personne et de la famille.

Mgr Théas avait déjà écrit, en décembre 1941, une lettre au rabbin de sa ville, dans laquelle il disait :

... les vexations, la persécution brutale dont vos coreligionnaires sont l'objet, provoquent les protestations de la conscience chrétienne et de tout ce qu'il y a d'honnêteté dans l'humanité. Je tiens à vous assurer de ma très vive sympathie et de nos prières. L'heure de la justice divine sonnera. Ayons confiance. "

D'autres prélats élèveront également une protestation énergique. Les archevêques de Paris, d'Albi, de Marseille, de Lyon eux-mêmes, se manifesteront, libérant ainsi moralement de nombreux prêtres de leurs diocèses, qui souvent, en chaire, firent entendre une voix d'autant plus indignée qu'elle avait été longtemps contenue. C'est notamment le cas, dans la région parisienne, des curés de Saint-Lambert, de Saint-Étienne-du-Mont, de Saint-Pierre-du-Gros-Caillou. Ce dernier intervient au cours d'un sermon, aussi bref que vigoureux :

" Vous me demandez quelle est l'attitude des catholiques ? Sachez qu'on a fait l'impossible pour obtenir l'atténuation de ce qui a été primitivement prévu.

" Mon prêche sera court : je sais qu'il me vaudra peut-être le camp de concentration. Mais il est de mon devoir de le redire : le pape Pie XI a condamné le racisme. Ainsi soit-il. "

L'église réformée proteste

Dans le temple du Chambon-sur-Lignon, où quelques israélites réfugiés assistaient au culte, le pasteur Trocmé, dans son prêche, s'élevait contre les déportations et les persécutions des juifs Il ne faisait qu'affirmer une attitude prise par l'Église protestante en France depuis le début de l'occupation.

L'Église protestante fit entendre sa voix, très énergiquement, au cours de l'été 1942. Dans de nombreux temples, des messages identiques à celui du pasteur Trocmé au Chambon-sur-Lignon furent prononcés. Le 9 septembre, le pasteur Bœgner est reçu à Vichy par Pierre Laval, à qui il a demandé audience, et il lui exprime son indignation, au nom de la Fédération protestante de France.

Cette attitude de l'Église réformée n'était pas nouvelle. Elle avait, déjà, élevé une solennelle protestation, en zone nord comme en zone sud. Animée par un culte désintéressé des destinées françaises, cette Église fut également la première à témoigner officiellement sa solidarité aux juifs persécutés par les ordonnances antijuives allemandes et par les lois raciales de Vichy. Au mois de mai 1941, le Conseil national de l'Église réformée de France mandate le pasteur Marc Bœgner pour exprimer au grand rabbin de France Isaïe Schwartz :

" La douleur que nous ressentons tous à voir la législation raciste introduite dans notre pays et à constater les épreuves et les injustices sans nombre dont elle frappe les israélites français.

La lettre se poursuit :

Ceux qui, parmi nous, pensent qu'un grave problème a été posé devant l'État par l'immigration massive d'un grand nombre d'étrangers juifs ou non juifs, et par des naturalisations massives et injustifiées, ont toujours exprimé la conviction que la solution de ce problème doit s'inspirer du respect de la personne humaine, de la fidélité aux engagements de l'État, des exigences de la Justice dont la France n'a jamais cessé d'être le champion.

" Ils n'en sont que plus émus par l'application vigoureuse d'une loi, qui, frappant exclusivement les israélites, frappe indistinctement les israélites français depuis de nombreuses générations et souvent depuis des siècles et les naturalisés d'hier.

Peut-être est-il bon de situer cette lettre dans le temps de la répression et de souligner qu'elle fut écrite douze jours après une rafle effectuée à Paris par le service du commissaire François et qui permit de peupler d'israélites les camps du Loiret à Beaune-la-Rolande et à Pithiviers. Mais il est bien évident que la police française, pas plus que les Allemands, ne se vantait de ce genre d'opération, et la presse aux ordres de l'occupant restant coite, personne ne connaissait encore ce triste événement, le pasteur Marc Bœgner pas plus que quiconque. On remarquera également que si, dans sa forme, la lettre fait essentiellement état des juifs français, elle n'oublie pas de mentionner les immigrations récentes dont le problème posé doit être résolu dans " le respect de la personne humaine ". Il est également bon de signaler qu'au cours du Conseil national de l'Église réformée de France qui avait précédé la rédaction de cette lettre, mention avait été faite d'une aide effective déjà apportée à de nombreux juifs par plusieurs pasteurs, notamment celui de Colombes, qui n'avaient pas hésité à leur délivrer des certificats de baptême antidatés.

Au début, une espèce d'approbation

Jusqu'au moment où la violence de la persécution éclata au grand jour, au cours de l'été 1942, l'attitude de la hiérarchie catholique sur le problème de la discrimination raciale était plutôt à l'approbation, contrairement à celle de l'Église protestante. Le pasteur A. N. Bertrand proposa plusieurs fois aux catholiques une démarche de protestation auprès des Allemands :

" J'ai toujours reçu auprès de ces prélats un accueil d'une parfaite courtoisie et bienveillance, mais aussi un refus très net de s'opposer en quoi que ce soit aux interventions des maîtres de l'heure. "

Ce n'est pas sans raison que M. Martin, le Préfet de Montauban dans son télégramme, déjà cité, à Cheyneau de Leyritz et à Vichy pouvait signaler l'émotion des milieux religieux " malgré l'hostilité jusqu'ici certaine à l'égard des israélites ".

Xavier Vallat avait, au moment de la promulgation des statuts des juifs, envoyé des émissaires auprès des évêques de la zone sud afin de s'enquérir de leur avis. Mgr Salièges lui-même aurait alors déclaré :

" La position de M. Xavier Vallat du point de vue de l'Église est inattaquable. "

Au cours de son procès, Xavier Vallat pourra déclarer :

" Si j'avais reçu un avertissement quelconque, non pas même du Vatican, mais d'un représentant autorisé de la hiérarchie catholique en France me disant : tel point de la législation est contraire au droit que reconnaît au pouvoir civil la doctrine catholique... ou j'aurais réformé ce point, ou, si je n'avais pu réformer ce point, je serais parti. "

Au Vatican, c'était, et cela restera, le silence. Un lourd silence qui pèsera sur l'Europe tout entière.

Après la promulgation du " Statut des juifs ", Pétain, parfaitement conscient de ce qui se faisait, sous son règne, sous son nom, et sous la couverture de son prestige, avait demandé à son ambassadeur Léon Bérard de s'informer auprès du Vatican de ce que l'on y pensait au sujet de la législation antisémite française. L'ambassadeur remit un rapport, daté du 2 septembre, dans lequel il déclara que :

" Jamais il n'avait été rien dit au Vatican qui supposât de la part du Saint-Siège, une critique ou une désapprobation des actes législatifs ou réglementaires dont il s'agit. "

Et le rapport concluait :

" Comme quelqu'un d'autorisé me l'a dit au Vatican, il ne vous sera intenté nulle querelle pour le statut des juifs. "

L'ambassadeur allemand Bergen, faisant à ses supérieurs à Berlin le compte rendu des échos de l'opération Vent Printanier en France, pourra souligner, à juste raison :

" ... Ces mesures ont été critiquées par les autorités ecclésiastiques, particulièrement à cause de la manière dont elles sont exécutées. Les archevêques de Paris et de Lyon et plusieurs autres évêques ont protesté. Ces protestations ont été portées à la connaissance de la population, dans la mesure du possible ; elles ne se réfèrent pas à des instructions du Vatican. "

On s' "tonna bien à Rome que de tels événements puissent se dérouler en France, mais il n'y eut pas la moindre protestation. Un an plus tard, le 16 juillet 1943, le P. Marie-Benoît s'entend dire par le Pape : " On n'aurait jamais cru cela de la part de la France. "

M. Gillouin, ayant sollicité une audience du nonce, fut reçu, raconte-t-il, par M. Bartoli, premier conseiller de la nonciature. Celui-ci lui expliqua la manière dont les autorités italiennes s'opposaient à la pression de Hitler pour l'application des mesures raciales. C'est d'ailleurs pour connaître cette façon de faire, et la suggérer à Pétain, que M. Gillouin avait sollicité celte audience. Il avait en effet renoncé à arracher un acte et une résolution au Maréchal. Bertoli lui déclara :

" - J'estime que c'est eu égard aux difficultés actuelles de la France que le pape n'a pas pris officiellement position contre votre législation antijuive, mais qu'il ne pourra se dispenser de le faire à la première occasion favorable. "

Occasion favorable qui se fit attendre.

Silence de Pie XII - qu'il n'est malheureusement guère possible de contester -, conséquence de " l'enseignement du mépris "... En analysant la résolution même de l'Assemblée des cardinaux et archevêques du 22 juillet 1942, certains, comme Rabi, y perçoivent les nuances suivantes : Nous nous élevons contre les déportations (au nom des droits de la charité) mais nous ne sommes nullement hostiles au statut (au nom des exigences de la justice).

Dans le diocèse de Toulouse, la moitié des prêtres, intimidés par l'interdiction préfectorale, ne lurent pas la lettre de Mgr Salièges. Mais de plus, parmi ceux-là, beaucoup jouèrent le rôle de véritables mouchards, attirant " l'attention des préfectures sur les menées subversives de l'archevêque ". Les évêques de Fréjus et de Monaco ainsi que les abbés de Leyrins et de Frigolet profitèrent de cette période de crise ouverte dans l'Église pour adresser au maréchal Pétain, un message dans lequel ils réaffirmaient leur loyalisme et déclaraient se désolidariser des " chrétiens mauvais patriotes "...

L'abbé Sorel, lui, au mois d'octobre, au cours d'une soirée organisée par le groupe " Collaboration " du haut Languedoc, n'est pas gêné pour " s'élever avec véhémence contre le bruit selon lequel des mesures inhumaines auraient été appliquées en France aux israélites " et pour réclamer des mesures propres à régler le " problème juif " !.

Si la moitié des prêtres du diocèse de Toulouse - dont certains, nous l'avons vu, allèrent jusqu'à jouer le rôle de mouchards - ne suivirent pas les instructions de Mgr Salièges, il n'en reste pas moins que la moitié le seconda dans cette tâche, et que d'autres hauts dignitaires de l'Église, à Lyon, à Marseille, à Paris, à Montauban élevèrent la voix, encourageant enfin les prêtres qui jusqu'à présent avaient trouvé d'eux-mêmes le chemin de la charité.

Cette prise de position, exprimant l'opinion de beaucoup, eut un retentissement énorme, bien qu'elle fût peut-être tardive, bien qu'elle ne fût pas unanime, ainsi que le regrettent Benoîte et Flora Groult au journal desquelles nous nous sommes déjà référés :

Les Allemands ont reproché, écrit l'une d'elles le 20 octobre, au cardinal Gerlier et aux prêtres français de prendre la défense des juifs en chaire. Mais si l'Église tout entière, comme un seul homme, comme un seul Christ, se levait pour défendre la race où Dieu a pris corps, que se passerait-il ? Comme le devoir serait plus clair pour les chrétiens et comme l'Église sortirait grandie ! Mais elle n'a finalement usé de la violence que pour les guerres de religion et n'a brûlé que les hérétiques, pas les salauds ! ... "

La France libre...

Du côté de la France libre il n'y avait aucune équivoque. Le 22 août 1940, de Londres, le général de Gaulle avait écrit à N. Albert Cohen, conseiller politique du Congrès juif mondial, à New York, une lettre de réconfort et de solidarité dont il nous suffit ici de relever ces passages :

" Le jour de la victoire, à laquelle je crois fermement, la France libérée ne peut manquer d'avoir à cœur de veiller à ce qu'il soit fait justice des torts portés aux collectivités victimes de la domination hitlérienne et, entre autres, aux communautés juives qui, dans les pays momentanément soumis à l'Allemagne, sont malheureusement en butte à l'intolérance et à la persécution... Je suis, en effet, profondément convaincu que, lorsque la France aura recouvré ses libertés, assurant ainsi le libre jeu de ses institutions démocratiques traditionnelles, tous les citoyens français - quelle que soit la religion à laquelle ils appartiennent - devront jouir d'une juste égalité de droits. "

... Et les juifs

Et les juifs, comment réagirent-ils ? Question étrange, sans doute. Et pourtant, depuis ces événements, n'est-elle pas quotidiennement posée ?

Après le Jeudi Noir, après l'été 1942, plus aucune illusion ne pouvait subsister sur la volonté des Allemands de déporter tous les juifs de France, ni sur la complicité des autorités de Vichy.

Jusque-là, les illusions avaient été le fait surtout de certains milieux juifs français qui se sentaient protégés par leur nationalité, et qui avaient, surtout, le sentiment, partagé avec beaucoup de ceux qui avaient choisi la France comme patrie d'adoption, que certaines choses n'étaient pas possibles dans ce pays.

Les événements du tragique été 1942 renforcèrent la solidarité entre les israélites, français et immigrés, accélérèrent l'engagement massif des juifs dans la Résistance, comme un an plus tard, le S.T.O. entraîna vers les maquis la masse des jeunes Français de toutes confessions et opinions.

Après le Jeudi Noir, des milliers de garçons et de filles, qui ont de treize à dix-huit ans se trouvent, du jour au lendemain, lorsqu'ils ont échappé à la rafle, des hors-la-loi, des proscrits, et, démunis de tout, ne savent ni où loger ni comment se nourrir. Ceux-là (et pas seulement, en raison des opportunités, des contacts qu'ils pouvaient avoir) rejoindront les formations de la Résistance où ils trouveront une conception de celle-ci, une forme de combat, à la mesure de leur désarroi, de leur ardeur à venger les leurs et à reconquérir leur liberté et leur dignité.

Deux jeunes morts

Comme nous l'avons raconté, lors de l'arrestation des familles Goldberg et Fingercwajg, deux jeunes gens du même âge, deux adolescents, échappèrent à la rafle et rejoignirent la Résistance. Ils se retrouvent dans les rangs des F.T.P. du M.0.I., et après avoir accompli de nombreuses actions dont le palmarès s'étalera un jour sous leur photo, sur les murs de Paris, ils sont arrêtés par les Allemands en novembre 1943. Condamnés à mort au cours du procès du groupe Manouchian-Boczov (le procès de l'Affiche Rouge) ils sont fusillés le 21 février 19441.

Nous citons ces deux-là pour rapporter leurs dernières paroles. Elles nous ramènent à ce Jeudi Noir du 16 juillet. Ces garçons ont dix-sept et dix-neuf ans. Ils vont mourir, avec 23 autres camarades de combat (en tout une Roumaine, un Espagnol, deux Arméniens, trois Français, trois Hongrois, cinq Italiens, huit polonais). Chacun écrit une dernière lettre à sa famille, à ses parents, à sa femme.

Mais chez Goldberg et chez Fingercwajg, les agents sont passés, au matin du 16 juillet. Fingercwajg n'a qu'une relation de sa famille à qui confier son message. Il écrit :

Paris, le 21/2/1944 Madame,

Je vous écris ces derniers mois de ma main, et pour vous dire mes adieux à la vie que je voulais plus belle qu'elle n'a été.

Si mes parents et mes frères ont le bonheur de revenir un jour vivants de la tourmente, vous pourrez leur dire que je suis mort en brave et en pensant à eux. Je vous envoie aussi quelques vêtements que vous remettrez à mes parents qui reviendront peut-être un jour.

Léon Goldberg écrit : Chers parents,

Si vous revenez (et je le pense) ne me pleurez pas. J'ai fait mon devoir, en luttant tant que j'ai pu. J'ai combattu pour que vous, Henri, Max, ayez une vie meilleure, si vous revenez...

Chers parents, Henri, Max, chers frères, je vous embrasse de toute mon âme.

Votre fils Léon.

Vive la France.

 

Les parents et les frères de Fingercwacj ne sont pas revenus. Le frérot de huit ans a reçu les vêtements que laissait Maurice. Les parents Goldberg, comme Henri et Max, ne sont pas revenus. Ils sont condamnés à mort, le jour où ils ont été arrêtés, le 16 juillet 1942, à l'aube.

Louis Pitkowicz

Louis Pitkowicz s'est évadé du Vel d'Hiv. Il s'est retrouvé dans la famille Haut. Il a quatorze ans. Quelques mois après, il se retrouve à Lyon chez Etienne Moulin. Lorsque celui-ci est arrêté, Louis entre dans la Résistance comme agent de liaison du M. L. N. (Mouvement de Libération Nationale.) Le 22/6/1943 (il a alors quinze ans), il est arrêté par la Gestapo. Torturé, battu, il s'échappe, au cours d'un faux rendez-vous où il amène les policiers nazis. On lui tire dessus, il réussit. Il retrouve le contact, on l'envoie à Paris, le voilà de nouveau agent de liaison. En décembre 1943, il est arrêté par la milice dans une souricière tendue porte Dorée. Quelque temps après, c'est le 14/7/44, au cours de son transfert, il s'évade du train, gare de Lyon. Le voilà à nouveau dans la famille Haut.

Nat Linen

Nat Linen est arrivé à franchir la ligne de démarcation, et entre dans les rangs des F. T. P. à Grenoble. Il sera arrêté et déporté ; et pour lui ce voyage, auquel il était promis en 1942, se fera deux ans plus tard. Au moins aura-t-il la consolation d'avoir entre-temps activement participé à la Résistance. Aujourd'hui encore Nat porte sur son bras deux numéros matricules (9685 B et 193136). Il a fait partie en effet de ce convoi unique, dont les membres subirent, arrivés à Auschwitz, une double immatriculation, l'une correspondant à la catégorie juif ", l'autre à la catégorie politique.

À Grenoble encore, Mme Rado militera dans les rangs de l'U. J. R. E., distribuant des tracts, assurant des liaisons. À Toulouse, Paulette Rotblit, arrêtée en 1944, condamnée à mort par la milice, sera sauvée par la libération de la ville.

Ce mouvement des juifs vers la Résistance n'est pas nouveau. Proclamés leurs ennemis par les nazis, ils avaient une raison supplémentaire de s'engager dans cette lutte, chacun rejoignant selon ses possibilités, ou selon ses aspirations, telle ou telle formation.

On retrouve ici, comme pour l'ensemble de la Résistance française, les grandes familles politiques, et aussi les grandes divisions, parfois tragiques. Mais ce qu'il faut signaler c'est que certains juifs voulurent combattre en tant que tels, et qu'il y eut des formations, des maquis juifs.

De même certaines formations de Résistance organisées par les communistes étaient spécifiquement juives. Il ne s'agissait pas alors, pour ceux qui en faisaient partie, de s'affirmer en tant que juifs. La raison de ce regroupement était seulement d'ordre pratique et linguistique.

En résumé, il est conforme à la vérité de (lire que beaucoup d'israélites combattirent dans les rangs des F.F.L. et dans les divers mouvements de Résistance, mêlés à leurs frères d'armes de toutes origines, confessions ou opinions. Dans leur combat, les immigrés trouvaient en particulier l'occasion de renouveler leur engagement massif de 1939, où ils avaient déjà vu un moyen de s'acquitter de leurs devoirs envers leur patrie d'adoption. Comme pour la plus grande part des résistants, leurs objectifs étaient la libération de la France et l'avènement d'une société meilleure. Il serait bien difficile de faire la part des juifs dans la lutte contre l'occupant, et d'autant plus vain que ceux-ci dans leur grande majorité ne voulaient précisément pas être différenciés des autres résistants avec lesquels ils combattaient.

DU COTÉ DE LA COLLABORATION

L'ampleur des rafles des 16 et 17 juillet et de celles qui ont suivi en zone non occupée, les scènes bouleversantes qui se sont déroulées ont alerté l'opinion publique. Comme nous venons de le voir, une partie importante de l'Église catholique a enfin pris position, ouvertement et courageusement, rejoignant ainsi l'Église réformée. Le silence ne pouvait être gardé, les événements étaient trop dramatiques, et soulevaient les consciences.

En raison de l'importance même des rafles, il y avait en effet de nombreux témoins. Leurs relations, celles des rescapés, des fugitifs, les émissions de la radio anglaise, les journaux et les tracts clandestins, les appels et les protestations furent les principales sources d'information et contribuèrent à faire éclater la vérité, à saisir l'opinion.

Après le Jeudi Noir, les journalistes, à Paris, avaient demandé des détails. Le service allemand de la Propagande qui contrôlait tout ce qui était diffusé comme nouvelles avait reçu du bureau IV J la consigne de ne rien laisser publier dans l'attente des autres rafles prévues ". D'une façon générale, on avait d'ailleurs formulé un certain nombre de suggestions sur le contenu des articles qui pourraient ultérieurement être imprimés de telle sorte que les dizaines de milliers de personnes arrêtées devaient apparaître (les enfants y compris ! ) comme des criminels, des malfaiteurs et des bandits, des suppôts du marché noir, et les rafles comme de simples et salutaires mesures de police.

Des directives précises sont données :

Dans ces articles, il y aurait peut-être lieu d'attirer l'attention des lecteurs sur le fait que les juifs se seraient conduits, selon leur habitude, d'une manière tellement impertinente que des mesures sévères auraient été nécessaires. On aurait essentiellement arrêté des juifs qui auraient continué à s'occuper de marché noir, de faux papiers, de corruption, de trafic de grande envergure et qui commettaient constamment d'autres délits. En conséquence, la sécurité de la force occupante exigeait des mesures sévères à l'encontre des juifs qui, quotidiennement et d'une manière flagrante, violaient les ordonnances du Militiirbefehlshaber ou du chef supérieur des SS de la police, et des lois françaises. "

Lorsque, avec l'autorisation de la censure allemande, on pourra parler des rafles, la presse collaborationniste dira sa satisfaction. Lors des premières arrestations, en mai 1941, elle s'était déjà exprimée dans des termes qu'il est instructif de rappeler :

... Quelques crises d'hystérie, quelques démonstrations bruyantes et tout rentra dans l'ordre. Entre des haies de policiers et de gardes républicains, les juifs montèrent dans les autobus et des cars de Police-Secours.

... Cinq mille juifs sont partis, cinq mille juifs étrangers ont couché leur première nuit dans un camp de concentration. Cinq mille parasites de moins dans le grand Paris, qui en avait contracté une maladie mortelle. La première ponction est faite, d'autres suivront. "

Elles ont suivi !

Après les rafles de l'été 1942 la Presse collaborationniste en parle, appliquant avec zèle les directives du bureau IV. J. Tous les articles, de ceux du Petit Parisien à ceux de Je suis partout sont de la même veine : les personnes arrêtées ne sont que des suppôts du marché noir, des criminels.

La mort du dernier juif

Il y a mieux que ces commentaires. Le 23 juillet 1942, sept jours après le déclenchement de la rafle, au moment où s'acheminait vers Auschwitz le premier convoi des raflés parti de Drancy le 19, l'hebdomadaire Le Pilori publiait une fantaisie, une sorte de récit d'anticipation sur " la mort du dernier juif ". Ce texte était signé Jacques Boureau.

L'auteur donnait un extrait du " Journal d'un Français moyen ", censé être écrit en l'an de grâce 2142, c'est-à-dire deux siècles après l'époque où nous sommes. Un décret du 25 juin 1942 aurait ordonné que tous les juifs soient stérilisés à l'exception de trois couples conservés au zoo de Vincennes, les enfants des trois couples devant être stérilisés à leur tour, à l'exception de l'aîné. Et voilà ce que donne le " Journal du Français moyen " signé Jacques Boureau en date du 14 juillet 2142 :

" 14 juillet 2142. Une nouvelle merveilleuse parcourt les rues de Paris. Les chroniques parlées de radio et télévision nationales nous en ont informés. Le dernier juif vient de mourir. Ainsi, c'en est donc fini avec cette race abjecte dont le dernier représentant vivait, depuis sa naissance, à l'ancien zoo du bois de Vincennes, dans une tanière spécialement réservée à son usage, et où nos enfants pouvaient le voir s'ébattre en un semblant de liberté, non pour le plaisir des yeux, mais pour leur édification morale. Il est mort ! Dans le fond, c'est mieux ainsi. J'avais personnellement toujours peur qu'il ne s'évade, et Dieu sait tout le mal que peut faire un juif en liberté. Il restait seul, soit, depuis la mort il y a dix ans de sa compagne, laquelle par bonheur était stérile. mais avec cette engeance, on ne sait jamais. Il faudra que j'aille au zoo pour m'assurer de la véracité de la nouvelle. "

Ce texte se passe de commentaires.

À Vichy

Cependant, devant l'émotion soulevée, le gouvernement du Maréchal se voit obligé de tenir une " conférence de presse ".

Elle a lieu le 9 septembre 1942, à Vichy, devant les journalistes de la presse française et de la presse étrangère. Le représentant du ministère de l'Information, se présente, élégamment vêtu, et très détendu, se contente de lire une déclaration qui est une profession de foi :

" Le gouvernement ne peut pas tenir compte des protestations qui lui parviennent de différents milieux. Ces milieux représentent des thèses religieuses, idéologiques, ce qui est leur droit, tandis que le gouvernement doit agir dans le sens de l'intérêt supérieur de l'État. Autour de cette affaire (dont le côté douloureux dans un certain sens n'est pas méconnu par les milieux responsables), il s'est créé un nuage de rumeurs dont on peut difficilement contrôler l'exactitude. Ceci provient du fait qu'on s'en tient aux descriptions orales... "

La presse collaborationniste laissera donc passer quelques brèves informations orientées selon les désirs de la Propagandastaffel et du gouvernement de Pétain.

René Gillouin

Un homme qui est un vichyste convaincu mais qui a, déclare-t-il, toujours désapprouvé les mesures antisémites, René Gillouin, et qui, jusqu'en mai 1942, a tenu un peu le rôle de " conseiller du roi " auprès de Pétain, a assisté comme beaucoup, à des scènes de déportation.

" Quelques mois plus tard, j'étais témoin, à Vaison-la-Romaine où je m'étais retiré, d'une rafle de juifs opérée dans des conditions si révoltantes (enfants arrachés à leur mère, femmes a leurs époux, embarqués les uns et les autres à coups de crosse dans des wagons à bestiaux) que j'éclatais d'indignation et que j'écrivis au maréchal Pétain... "

Et dans sa lettre, René Gillouin écrivait au chef de l'État français :

" Le gouvernement... a fait un pas de plus dans la honte. Non content de persécuter des hommes au-delà de toute humanité, il a consenti à se faire bourreau de femmes, tortionnaire d'enfants. C'en était trop. La conscience nationale s'est révoltée. Par la voix de ses prêtres et de ses pasteurs, par sa résistance spontanée à l'exécution de consignes atroces, elle a signifié à votre gouvernement qu'il avait outrepassé ses droits et manqué à ses devoirs.

Il adjurait le Maréchal de se " désolidariser des infamies que l'on commet en votre nom ". Mais ce geste ne se produisit pas.

Parlant de M. Gillouin, Pétain, un jour s'étonna : " Pourquoi donc Gillouin fait-il campagne pour les juifs ? " Déjà le 12 juin 1942, Pétain plaidant pour quelques-uns de ses protégés, notamment - quelques épouses juives - de personnages de la haute société, écrivait sans vergogne à l'ambassadeur De Brinon : " Pour que de justes mesures prises contre les israélites soient comprises et acceptées par les Français, il faudrait que les Allemands acceptent un nombre réduit d'exceptions s, ce qui en dit long sur son état d'esprit à ce sujet !

On a vu à quel point les Anciens Combattants juifs, les mutilés de guerre, les décorés de la croix de guerre ou de la Légion d'honneur à titre militaire se croyaient protégés et protégés par l'influence du vainqueur de Verdun. Rosenberg, Faynsilber, bien d'autres allèrent chercher asile chez des femmes de prisonniers, arborèrent leurs médailles. Ils auraient perdu leurs illusions s'ils avaient connu l'échange de lettres qui eut lieu entre le Maréchal, l'avocat Pierre Massé et d'autres en 1941. Ce sont des textes souvent cités mais qu'il est indispensable de déposer au dossier des rapports entre Vichy et les juifs persécutés.

Pétain n'avait pas cru utile de répondre en 1941, à la lettre de l'avocat Massé, qui lui écrivait :

Monsieur le Maréchal,

J'ai lu le décret qui déclare que tous les israélites ne peuvent plus être officiers ; même ceux d'ascendance strictement française.

Je vous serais obligé de me faire dire si je dois aller retirer leurs galons à mon frère sous-lieutenant au 36° régiment d'infanterie, tué à Douaumont en avril 1916 ; à mon gendre, sous-lieutenant au 14e régiment de dragons portés, tué en Belgique en mai 1940 ; à mon neveu J. F. Massé, lieutenant au 23e colonial, tué à Rethel, en mai 1940.

Puis-je laisser à mon frère la médaille militaire gagnée à Neuville-Saint-Vaast, avec laquelle je l'ai enseveli ? Mon fils Jacques, sous-lieutenant au 62e bataillon de chasseurs alpins, blessé à Soupir, en juin 1940, peut-il conserver son galon ?

Suis-je enfin assuré qu'on ne retirera pas rétrospectivement la médaille de Sainte-Hélène à mon arrière-grand-père ?

Je tiens à me conformer aux lois de mon pays, même quand elles sont dictées par l'envahisseur.

Veuillez agréer, Monsieur le Maréchal, les assurances de mon profond respect.

Signé : Pierre MASSE.

Par contre le Maréchal fit répondre à la lettre suivante, que lui écrivait une femme :

Le 27 janvier 1941 Monsieur le Maréchal Pétain,

Je lis dans un journal de la région : " En application de la loi du 3 décembre 1940, M. Peyrouton a révoqué (entre autres noms) Cahen, chef de cabinet de la Préfecture de la Côte-d'Or. "

M. Peyrouton aurait dû se renseigner avant de prendre cette mesure ; il aurait appris que l'aspirant Jacques Cahen a été tué, le 20 mai, et inhumé à Abbeville.

Il a suivi les glorieuses traditions de ses cousins, morts pour la France, en 1914-1918, l'un comme chasseur alpin, l'autre comme officier au 7e génie, à l'âge de vingt-quatre et vingt-cinq ans, nos deux seuls fils et dont les mânes ont dû tressaillir d'horreur devant un pareil traitement.

Agréez, etc.

Signé : Mme NERSON.

Voici la réponse :

Cabinet civil du Maréchal Pétain.

Vichy, le 31 janvier

Madame,

Le Maréchal a lu la lettre que vous lui avez adressée au sujet de votre neveu.

Il en a été d'autant plus ému, que l'un de ses collaborateurs s'est trouvé avec M. J. Cahen le 20 mai 1940, quelques heures avant qu'il soit frappé.

Le maréchal Pétain va demander à M. le ministre de l'Intérieur de reconsidérer la mesure qu'il avait prise à l'encontre de votre neveu. (sic ! )

Veuillez agréer, Madame, mes hommages respectueux.

Quant à Laval, qui a donné, on s'en souvient, la consigne de déporter aussi les enfants, il est furieux que certains osent s'élever contre ses décisions. Lorsqu'il convoque Mgr Rocco pour lui exprimer son mécontentement de la lettre de Mgr Saliège, il lui déclare notamment que c si le clergé venait à donner asile aux juifs destinés à la déportation, dans les églises ou des monastères, il n'hésiterait pas à les en faire sortir à l'aide de la police... "

Laval n'hésitera pas. Le 9 septembre, il déclare au pasteur Bœgner, venu lui exprimer son indignation, qu'il " fait de la prophylaxie ", et qu'il n'admet pas que restent en France des juifs étrangers, pas même des enfants. " J'ai insisté, dit le pasteur Bœgner pour que soient confiés aux œuvres qualifiées les enfants... Il veut leur départ... "

Leur départ !

Il semble bien qu'on n'ignorait pas, en haut lieu, à Vichy, la destination et le sort de ces enfants et de ces déportés. Comment comprendre sinon que, lors de l'entretien qu'ils ont le 2 septembre 1942 et dont il nous reste le compte rendu, Oberg et Laval croient utile de décider qu'à l'avenir, on annoncera officiellement que les juifs déportés sont assignés au travail obligatoire en Pologne ? C'est au cours de cette même entrevue que Laval se plaint des difficultés qu'il a eues, avec le cardinal Gerlier en particulier ; aussi ne peut-il livrer les juifs comme dans un Prisunic mais il fera de son mieux, déclare-t-il.

Les Exécutants

Est-ce un avertissement ? Le 19 ou le 20 juillet, un agent est abattu dans le XVIIIe arrondissement à Paris. Le 21, Bussière, préfet de police, accompagné de son directeur de cabinet, Brissot, de Hennequin, de Leguay, d'Ingrand, préfet délégué, du ministre secrétaire d'État à l'Intérieur, vient s'incliner devant son corps. Nul ne sait, encore aujourd'hui, s'il s'agit d'un fait divers quelconque, ou d'autre chose. Peut-être est-ce au lendemain du Jeudi Noir le geste d'un témoin qui a voulu châtier à travers l'un de ses membres la police parisienne ?

Il ne faut pas oublier que pendant deux jours, toute une petite division d'agents, de gardes, de gendarmes a été vue à l'œuvre et que les scènes pénibles qui se sont déroulées ont soulevé l'émotion. Un sentiment de désapprobation, de mépris, de haine même est né ce jour-là envers les policiers. On leur en veut non seulement d'avoir accepté d'accomplir une tache indigne, mais aussi parce que, portant des uniformes français, ils les ont ainsi déshonorés.

Ce n'est pas sans raison que l'Allemand Knochen pourra répondre au procureur général Monneray, au tribunal international de Nuremberg :

" Pour cela (les mesures antijuives) il y avait la police française avec sa " police spéciale juive ", la création du Commissariat aux Questions juives et tout l'appareil de la Police française qui a été beaucoup plus important que l'appareil allemand...

(Les services allemands) établissaient le contact avec la Police française et faisaient le nécessaire pour Dannecker. Mais c'est la Police française qui s'occupait de l'exécution. "

Ceux qui sauvèrent l'honneur

Aussi le mérite est-il grand de ceux qui refusèrent de participer ou s'opposèrent aux mesures inhumaines, d'autant plus qu'il semble bien qu'ils furent l'exception.

Pas une seule fois les policiers ne refusèrent d'opérer des arrestations dont ils étaient chargés, quitte à en saboter parfois - mais si rarement - l'exécution ", écrit avec amertume le chroniqueur Rabi.

" Aucune des 13.000 arrestations ne fut faite par l'occupant. La police française se chargea de tout. Écrire cela, glace le cœur. Telle est pourtant la vérité. On a le devoir d'ajouter que le rapport de Rothke souligne le manque d'enthousiasme d'une grande partie des inspecteurs et des officiers de paix chargés de la besogne. Sauf de rarissimes exceptions, ils n'en exécutèrent pas moins les ordres ", rapporte également l'écrivain Serge Groussard.

Il y eut à la préfecture des fuites qui furent à l'origine du salut d'un nombre important de personnes. D'une façon précise ou non, tous les fonctionnaires de la préfecture de police avaient eu connaissance des préparatifs. Il est difficile de savoir combien se firent un devoir de prévenir et de mettre en garde les victimes visées par l'opération. Mais il est sûr qu'un certain nombre le firent. Ceux-là en réalité divulguèrent l'information en leur possession à leurs connaissances, comptant bien qu'elle suivrait d'elle-même son chemin.

Des agents laissèrent leur chance à quelques victimes. Se rendaient-ils compte combien elle était mince et illusoire ? Ce fut là une rare et heureuse initiative au niveau des exécutants. Mais parmi les hauts fonctionnaires vichystes pas un seul ne pourra faire état d'une indiscrétion volontaire. Seul M. Benoist-Méchin

qui assistait au Conseil des ministres du 2 juillet aurait, le 13, prévenu une famille.

Après la rafle, des policiers démissionnèrent. Un tract d'époque parlait de " centaines de démissions ", chiffre très exagéré. On a retrouvé la trace de deux démissions, notamment celle d'un des deux agents ayant procédé à l'arrestation de la famille Rozen à Nogent-sur-Marne. Un tract relate qu'à Choisy des gendarmes auraient refusé de participer aux arrestations.

À Lyon, en août, le général de Saint-Vincent refuse la participation de ses troupes et de son gouvernement militaire.

Le général de Saint-Vincent fut aussitôt mis à la retraite anticipée, à dater du 1er septembre, sur ordre du général Bridoux, ministre de la Guerre du gouvernement Pétain et remplacé par le général Maire.

Les Italiens

C'est un membre de l'état-major d'une armée pourtant alliée des Allemands qui déclare :

" Il faut éviter que l'armée italienne ne se salisse les mains dans cette affaire. (Il s'agissait des exigences allemandes en Croatie...) Il est déjà assez pénible pour l'armée d'un grand pays de permettre des crimes de ce genre ou d'y assister.

En France même, l'armée italienne s'oppose, contre les Nazis, la police et la gendarmerie française, aux mesures raciales. Le général italien de Grenoble exige de la police française l'annulation de l'arrestation de 300 israélites, qu'avaient ordonnée les Allemands, à titre de représailles. De même lorsque à Annecy, des juifs sont arrêtés par la gendarmerie, pour obtenir leur libération, l'armée italienne doit investir la caserne des gendarmes. Les Finlandais

Dans un autre pays, pourtant allié de l'Allemagne dans la guerre contre l'Union soviétique, la Finlande, le chef de l'État, maréchal lui aussi, le maréchal Carl Gustaf Mannerheim, qui avait pourtant été sollicité à plusieurs reprises par von Ribbentrop afin de procéder à un règlement " de la question juive ", s'y opposa toujours fermement. Il déclara que pour lui, il n'existait que des citoyens finlandais, sans distinction de religion et de race et qu'il se sentait responsable envers eux tous. Des propos identiques furent tenus par le ministre des Affaires étrangères Witting qui affirma notamment. " La Finlande est une nation honnête. Nous préférons mourir avec les juifs ! Nous ne livrerons jamais les juifs ! " Le résultat de cette attitude courageuse fut qu'aucun juif ne fut inquiété en Finlande et qu'il se trouvait dans l'armée finlandaise des officiers juifs de haut rang auxquels les militaires allemands devaient même le salut, en vertu des accords passés entre les deux pays.

Les Danois

Quant au roi Christian de Danemark dont le pays était occupé par les troupes allemandes, on sait qu'il fit rapporter l'ordonnance instituant le port de l'étoile jaune en proclamant qu'il l'arborerait lui-même ! La conduite du roi et du gouvernement danois amena les Hitlériens à composer dans le cadre même de l'application de la " solution finale ", et tandis que la France voyait se développer des rafles de juifs, en juillet 1942, aucune mesure ne fut prise contre les israélites danois. Il fallut attendre août 1943 pour que les Hitlériens décidassent d'employer la manière forte, et ce ne fut que dans la nuit du 1°r au 2 octobre que, suivant les ordres de Berlin, la Gestapo elle-même procéda à l'arrestation des juifs danois, dont le nombre pouvait s'élever à 8 ou 9.000. Mais les milieux dirigeants danois ayant eu vent de cette rafle, la population entière fut alertée. Aidée de la police, elle cacha les juifs recherchés, qui purent ensuite passer en bateau en Suède. Au lieu des 9.000 juifs qu'elle espérait arrêter, la Gestapo ne peut en saisir que 450.

En France, le total des déportés à titre racial a largement dépassé le nombre des 100.000.

POSTFACE

LE RETOUR

La plupart des déportés survivants furent rapatriés en avril et mai 1945. Au débarquement du train, gare de l'Est, il y avait autour d'eux toute une agitation à laquelle ils paraissaient ne prêter guère attention. Les uns et les autres se laissaient faire, lents, imperméables, comme renfermés en eux-mêmes, et retranchés dans leur monde intérieur. Ils avaient des gestes étranges, choquants, presque désobligeants ; lorsqu'on s'approchait ils serraient contre eux leurs petits paquets ou leurs musettes contenant leur pain, comme s'ils craignaient qu'on les leur prît. Ils levaient aussi parfois le bras, à demi replié, en un geste de défense. Il leur fallait attendre, aussi les voyait-on se grouper par trois ou quatre, s'asseyant au bord de bancs ou de marches, posant leurs mains sur leurs genoux, gênés de leurs grands bras maigres. Quelques-uns sortaient de leur musette un morceau de pain qu'ils se partageaient et qu'ils se mettaient à mâcher, longuement, laborieusement presque, cherchant, comme ils s'y étaient entraînés au camp, à en extraire et à en sentir toute la substance nourrissante, ce qu'ils jugeaient avoir atteint, lorsqu'ils sentaient un tout petit goût sucré dans la bouche.

Pour eux, il y avait des fleurs. Beaucoup de personnes, pleines de gentillesse et de bonne volonté, étaient là pour les accueillir, mais soudainement elles n'osaient tendre leurs bouquets qui apparaissaient déplacés. Des fleurs ! Il y en avait eu, neuf mois plus tôt, dans tout le pays, pour les soldats libérateurs qui, dans le grondement des half-tracks et des chars, dans la pétarade des dernières mitraillades, apparaissaient couverts de poussière, hâlés de soleil. Il y en avait eu même pour les soldats débraillés, aux uniformes et aux armes hétéroclites, invraisemblables et un peu effrayants, sortis de l'ombre dans la lumière de ce mois d'août 1944 : ceux des groupes francs, de l'armée secrète, des francs-tireurs-partisans. Et les unités de la police elles-mêmes, bénéficiant de l'allégresse générale, ayant à leur actif leur participation aux ultimes combats et le prestige d'un uniforme véritable, avaient eu, elles également, leur part de bouquets. Il y avait alors, il est vrai, peu de survivants des premières heures... On fleurissait aussi les prisonniers de guerre qui rentraient, après cinq années passées à se morfondre dans les c oflags " et les c stalags ", et cela adoucissait l'amertume qu'ils avaient en eux...

Mais ceux-là, les déportés, ces ombres vivantes, ces squelettes marchant avec leur regard perdu et lointain dans leurs orbites creuses, leur allure d'un autre monde, quand on les voyait apparaître, on n'osait leur tendre le bouquet ridicule...

Les rescapés

32.000 en tout sur 230.000 qui avaient été emmenés en Allemagne, dans les wagons plombés, furent ainsi rapatriés. Sur ce nombre total, près de la moitié, 110.000, avaient été des déportés raciaux, c'est-à-dire arrêtés parce que juifs, les autres l'ayant été pour faits de résistance (cette distinction n'ayant rien à voir avec celle qui fut ultérieurement établie par les ministères compétents entre " résistants " etc. politiques "). Parmi les déportés non raciaux résistants, gaullistes ou communistes, membres de l'A. S., de réseaux, des F. T. P , détenus de camps et prisons français livrés aux Allemands, il y avait 10 à 15.000 Espagnols ainsi qu'un grand nombre d'israélites. Ces derniers virent, en déportation, se cumuler leurs tares de " terroristes " et de " juifs ". Il y avait en outre aussi quelques garçons, ni résistants ni juifs, arrêtés dans la rue, par avance en quelque sorte, sur les tranches ultérieures du programme allemand, et dont la jeunesse se perdit dans les camps.

Il faut aussi mentionner la présence d'un petit nombre de droit commun ", d'aigrefins du marché noir, double jeu, en rupture de ban avec les occupants.

Parmi les déportés résistants, 29.000 rentrèrent, soit environ 22 %. Des déportés raciaux 3.000 seulement, soit environ 3 %, dont pas un seul enfant.

De ceux de la rafle des 16 et 17 juillet 1942, il en rentra bien moins encore que 3 %. Nous avons vu comment ils étaient arrivés à Auschwitz et dans ses commandos en juillet, août et septembre de la même année. La totalité des enfants, la plupart des femmes, et les hommes âgés, malades ou fatigués, avaient été sélectionnés aussitôt, c'est-à-dire gazés (wurden vergast). Les Cahiers d'Auschwitz nous ont, jour par jour, relaté cette extermination. Quant à ceux qui pouvaient encore fournir quelque travail pour l'IG Farben, ils furent, exactement comme cela avait été décidé lors de la conférence de Wannsee, utilisés jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Au bout de trente-quatre mois, lorsque l'Armée Rouge libéra le camp, que restait-il des 12.884 arrêtés des 16 et 17 juillet 1942 (4.051 enfants, 5.802 femmes, 3.031 hommes) ? Un peu de cendre !

Il en restait aussi quelques affaires personnelles dans les immenses stocks de chaussures, de poupées, de vêtements, de blaireaux, de valises, d'appareils de prothèse, de lunettes que les Soviétiques trouvèrent, entreposés au Canada lorsqu'ils libérèrent le camp, et qui sont là-bas depuis, pieusement conservés au musée d'Auschwitz. On y trouverait sans doute quelque monture de lunette venant de Paris, achetée peut-être chez Lissac (ne pas confondre avec Isaac) ! Mais depuis 1942, la plus grande partie des affaires ayant appartenu aux déportés du c Jeudi Noir " avait dû, déjà, être distribuée aux populations allemandes, qui prétendront longtemps avoir ignoré l'existence des camps, mais qui ne s'étonnaient pas de se voir distribuer des vêtements usagés aux griffes de Paris, Varsovie, Salonique, Amsterdam. Budapest, Belgrade, La Haye, Bruxelles, Lyon, Athènes, Marseille, etc.

L'or des dents avait été fondu. Converti en lingots, il était entreposé dans les caves de la Reichsbank.

Quant aux cheveux des femmes et des fillettes, " dépeignés et coupés " ils avaient été " après avoir été bobinés en fil " " transformés en feutre industriel " et avaient ainsi " permis de fabriquer des pantoufles pour les équipages de sous-marins et des bas en feutre pour la Reichsbahn ".

Mais il restait aussi quelques survivants. Combien : trois pour cent ? Si l'on voulait calculer ainsi, cela ferait 450 environ. Mais il y en eut bien moins en réalité pour cette affaire-là. Nous avons retrouvé Tselnick, Sienicki, Albert Baum, Rozen, le père d'Hélène. Nous avons retrouvé Rosenberg, Epstein, Goldenzwag, trois autres encore, et c'est tout. Leurs enfants, leurs épouses, parents, frères et sœurs ne sont pas revenus. Combien furent-ils en 1945, au moment du rapatriement, survivants des rafles du Jeudi Noir ? Deux, trois dizaines en tout, sans doute guère plus. Y avait-il une seule des 6.051 femmes ? Probablement pas, et pas un seul des enfants en tout cas : ni la jeune Régine Sienicki, gazée avec sa mère, ni les quatre petits Goldenzwag, ni les quatre Tselnick qui périrent avec leur maman, comme Thérèse et Adolphe Barbanel, ni la sœur de Pitkowicz, ni celle d'Epstein, ni aucun des 4.040 autres...

Les rescapés se retrouvèrent à la gare de l'Est un matin d'avril 1945, poussés, guidés vers la sortie par les infirmières de la Croix-Rouge. Ils marchaient, étourdis, sans bien voir les choses autour d'eux. Sortis brusquement de la pénombre de la gare, recevant en plein visage la lumière de ce soleil de printemps, ils émergeaient enfin à la réalité.

Et pourtant, chacun croit rêver ! Il se retrouve dans un autobus de la T. C. R. P. : le même autobus qui le conduisit au Vel d'Hiv, roulant dans les rues de Paris. À l'arrière du véhicule, il aperçoit un agent. Le même uniforme ! Penché en arrière, l'agent se tient par les deux mains, à l'entrée de la plate-forme. Il a l'allure alerte, détendue, sportive, il est bronzé et il sourit. Le déporté passe la main sur son visage. Le même uniforme ! Il n'en croit pas ses yeux. Il contemple longuement son poignet et remonte un peu la toile rugueuse sur son avant-bras décharné : le tatouage est bien là, indélébile à jamais, comme les mille plaies de son cœur. Le même voyage, dans les rues de Paris, le même autobus, le même uniforme, et trois années seulement qui ont passé. Sur les banquettes, à l'autre voyage, il y avait avec lui sa femme, ses enfants, sa " petite famille " comme il disait.

Il n'y a plus rien. Il ne peut même pas pleurer. Ses yeux sont secs, bordés du liséré rouge des paupières malades. Il regarde fixement l'uniforme de l'agent, revenu par la pensée trois ans en arrière, à ce matin du 16 juillet 1942 où les gardiens de la paix arrêtaient les juifs de Paris ...

Les autobus cette fois se dirigent vers l'hôtel Lutétia, au carrefour Sèvres-Babylone. Lorsqu'ils s'arrêtent aux croisements de rues, des gens s'approchent et regardent. Parfois, ils tendent leurs mains vers les rapatriés, en un geste affectueux, leur offrent des fruits. Les déportés sourient, remercient...

À l'hôtel Lutétia, évacué à la Libération par les services allemands, on installe un centre d'accueil. Des fonctionnaires du " ministère des Prisonniers de Guerre, Déportés et Rapatriés ", nouvellement créé, des assistantes sociales, des infirmières s'affairent autour des rescapés, qui subissent un certain nombre de formalités : il faut essayer de leur redonner une identité, un état civil, même provisoire, dans l'attente de vérifications. Car il faut vérifier : quelques brebis galeuses se sont glissées dans les convois de rapatriement, des volontaires pour aller travailler en Allemagne - il y en eut - des miliciens ou des membres français de la Gestapo qui tentent d'usurper la qualité de déporté.. et on essaie de les dépister. Ce n'est pas trop difficile. Ils sont trop roses et pas assez maigres. Visite médicale, vestiaire, collation, voilà les rapatriés au terme de leur libération. Ils vont maintenant cesser d'être un matricule pour redevenir, non pas ce qu'ils étaient avant - ça ne sera jamais possible - mais des hommes vivants. Vivants ! Le sont-ils réellement ? Les camps de la mort lente tueront longtemps encore, à retardement. Beaucoup mourront d'épuisement, de misère physiologique. Déjà au camp, les médecins des commissions de rapatriement avaient renoncé à faire embarquer certaines de ces véritables ombres, certains de ces squelettes ambulants où seul le regard révélait encore une toute petite flamme de vie, bien faible et vacillante. Ceux-là sont morts libérés. D'autres allaient mourir pendant le transport même.

À l'hôtel Lutétia, les gens qui attendent abordent les rapatriés, les interrogent.

- Pierre Lévy, il a vingt-deux ans, il était à Fresnes, puis à Dora.

" - Le mien était à Ebense ; il vivait en janvier. Je le sais.

Un grand avec une cicatrice sur le visage, il tenait toujours la tête un peu penchée...

- Deux frères, ils étaient à Montluc puis à Drancy en juillet 1944...

- Une femme et ses trois enfants, David, Léon et Rita, de Pithiviers.

Ils posent les mains sur les bras des déportés, comme s'ils voulaient les retenir pour avoir une réponse, la seule qu'ils voudraient entendre : " Oui, je le connais, je l'ai vu, il va bien, il était vivant, il va rentrer certainement... x Mais les hommes en tenue rayée passent et ne disent rien. On leur montre des photos, qu'ils regardent sans les voir. Ce sont des photos de mariage, de groupes ou de couples, ou de petits portraits d'identité, qui datent des temps heureux. Quelle ressemblance pourrait-il y avoir entre cet homme souriant, qui porte un veston, une chemise, une cravate, entre cette femme à la chevelure abondante, coiffée, et ce qu'ils devaient être là-bas, tondus, décharnés, les pommettes saillantes, le cou maigre... Et même lorsque parfois le nom, un détail ou le visage réveillent un souvenir dans la mémoire du survivant, il préfère se taire et passe sans rien dire...

Les Delore s'en viennent ainsi attendre presque tous les jours, elle et lui se relayant. Sur des panneaux on pique avec des punaises quelques listes : elles portent les noms de ceux dont on sait qu'ils ont été libérés. Les listes ne sont guère nombreuses et elles sont bien courtes. Les Delore ont chez eux les enfants Rozen qu'ils ont recueillis, en 1942, cachés, soignés, aimés. De l'hôpital Rothschild leur mère était allée à Drancy puis vers Auschwitz. Le père était parti de Pithiviers. Les Delore attendent les parents Rozen, et leur fils aussi. Car, dans cette famille où l'on a accueilli des enfants juifs, et où on lisait l'Humanité clandestine, nous dit Hélène Rozen, on ne portait pas Pétain dans le cœur. Le garçon, à dix-neuf ans, réfractaire au S. T. O. ', a cherché à rejoindre l'armée d'Afrique. Il a été pris à la frontière espagnole, déporté... Depuis, les Delore ne savent rien. Mais le miracle se produira : le même jour le garçon Delore, libéré de Buchenwald et le père d'Hélène sont au Lutétia... Mme Rozen, elle, ne rentrera pas.

Il y a aussi ceux que personne n'attend : les Espagnols ont leur famille en Espagne. Les juifs, parce que les leurs sont décimées ! Goldenzwag a reçu un petit colis, une carte de rapatrié qui lui redonne une identité, mais pas un paquet de cigarettes, ni un sou, car les étrangers ont été exclus du bénéfice de la modeste prime de rapatriement et des dix paquets de gauloises. Il se retrouve seul dans la rue. Il hésite longtemps avant de se décider à aller chez lui, rue du Pot-de-Fer. Le concierge est toujours là, a les clefs, et lui ouvre la porte. Des gens ont habité là, son petit logement a été pillé. Il ira, plus tard, déposer plainte au commissariat... du Panthéon.

Puis, pendant des semaines, tous les matins, il s'en va à l'hôtel Lutétia ; cela devient son activité. Ni sa femme ni aucun de ses enfants ne reviendront. Il le savait, mais il continue à venir. Là, il se sent moins seul. La fraternité des déportés, il en a besoin, il n'a plus que ça. Parmi d'autres, un homme aussi est là, dont le visage est connu : Jules Isaac.

" J'ignorais tout du sort des miens, raconte-t-il. Je ne pouvais imaginer les horreurs qui s'étaient passées. On me les cachait... Je commençais à être sourd : je ne pouvait entendre la radio. Pendant longtemps j'allais parcourir les listes affichées à l'hôtel Lutétia où figuraient les noms des revenants. Je n'ai su l'affreuse réalité qu'en 1945. J'en fus littéralement accablé. "

Personne ne viendra attendre Albert Baum ; il est le seul de sa famille à rentrer. Louis Pitkowicz, son frère Bernard et sa sœur Rosine, tous trois évadés des geôles allemandes et vichystes, viennent aussi attendre les leurs : vainement. Le père, remonté de la cave, la mère et la petite Fanny ne reviendront jamais. La mère de Nat Linen, qui lui avait jeté un manteau sur les épaules pour cacher son étoile, ne rentrera pas non plus ; Nat sait bien qu'il ne sert à rien d'attendre. Lui-même revient maintenant d'Auschwitz, avec deux numéros tatoués sur son bras. Il sait combien l'espoir est faible qu'elle ait survécu... Il n'oubliera jamais son geste. Mme Lichtein et sa fille, qui s'étaient sauvées du Vel d'Hiv, mais qui, dénoncées, furent arrêtées à nouveau en 1944, reviendront.

Nathan Sienicki aussi. Il se retrouve chez lui, seul, dans ce logement au 15, rue de Vaucouleurs, qu'il avait quitté le 16 juillet, à l'aube. Il s'est assis, les deux coudes appuyés sur la table. Et il écoute le silence.

Alors, commencent pour Sienicki de longs jours, pendant lesquels, sans avoir le courage de se préparer même un peu de nourriture, il erre, désemparé, à travers les trois pièces de son logement, pleurant en pensant à sa fille et sa femme, n'osant toucher à rien dans l'appartement. Un jour il se décide ; il ouvre les tiroirs... mais il n'y a plus rien d'elles. Sienicki devra récupérer quelques pauvres affaires chez la concierge, et, sur le dos même d'une voisine, un manteau. Beaucoup de gens gardèrent les biens, les affaires des déportés pour les leur rendre. Mais l'histoire tragique des juifs de France entraîna de honteuses convoitises. Il y eut le manteau de Mme Sienicki, la machine à coudre de la famille Liners que le concierge saisit sitôt les policiers passés et il y eut les rapaces liquidateurs et administrateurs de biens juifs. M. Gillouin lui-même remit - toujours vainement - une note à Pétain, intitulée : " Innombrables foyers de corruption ouverts d'un bout à l'autre de la France par la liquidation des biens juifs. " Les rescapés qui rentrèrent trouvèrent aussi souvent leurs appartements occupés. Ce fut l'époque des procès avec des " locataires de bonne foi ". Et, souvent, le rescapé pouvait s'entendre dire :

" Vous n'avez plus besoin d'autant de pièces, vous êtes moins nombreux. " Et c'était bien vrai.

Une trentaine revinrent sur près de 13 000. Et pas un enfant. Mais le jeudi du 16 juillet ne fut pas le, seul jour noir de l'occupation. Chacune de ces 1.500 journées fut une journée noire où les Nazis et les hommes de Vichy firent leur moisson. Au long des années, les techniques s'étaient améliorées à la préfecture de police de Paris, en fonction de l'expérience acquise. Le 5 novembre 1942, Röthke note : " La police française vient d'arrêter et d'envoyer à Drancy 1.060 juifs grecs résidant dans la Seine, sur un total de 1.460 recensés. Le résultat est remarquable et la police française doit être félicitée. " Les consignes pour les " équipes d'arrestation " en 1944 avaient été perfectionnées depuis le Jeudi Noir. À la veille d'une importante rafle, le 3 février 1944, elles précisaient par exemple :

" Les personnes intransportables c'est-à-dire gravement malades, impotentes, alitées, les femmes enceintes sur le point d'accoucher, aveugles (il y a lieu dans ce cas de s'entourer de toutes garanties) et dont le transport nécessitera l'emploi d'un brancard ou d'une ambulance, seront laissées sur place pour être conduites ultérieurement à l'hôpital Rothschild par les soins de l'U. G . I. F. mais tous les membres de la famille seront sans exception arrêtés. Les voisins ou la concierge seront invités à s'occuper du malade jusqu'à son transport à Rothschild. "

" Si, au cours de vos interventions on ne répond pas aux sommations, il y aura lieu d'enfoncer la porte et de se rendre compte s'il n'y a personne. "

Le 17 août 1944 encore, cinq jours avant la libération de Paris, deux jours avant la grève de la police parisienne, un dernier convoi était parti de Drancy. Le 31 juillet un autre départ important avait eu lieu. Au cours de ces années, Drancy, camp de transit, eut ses morts et parmi eux le poète Max Jacob. Au camp de Gurs mourut aussi le poète espagnol Antonio Machado. En juin et en juillet 1944, à quelques semaines de la libération, les autorités de Vichy, en un geste dont l'ignominie est sans précédent, livrèrent les prisonniers politiques des prisons et des camps français aux autorités allemandes, et les gendarmes remirent les hommes enchaînés aux SS. Ce n'est pas une image, les choses se passèrent réellement ainsi. Quant aux Allemands, avec un front en Normandie, un front en Provence, le harcèlement des maquis, ils pensèrent jusqu'au dernier jour à alimenter leur industrie de mort : ce fut l'époque de ces derniers convois, errant sur les voies ferrées, charriant leurs cargaisons de prisonniers, de cadavres et de déments, ces convois qu'on appellera " les trains fantômes ".

Le bilan des déportations, nous l'avons donné : 3.000 survivants sur environ 110.000 déportés raciaux, 28.000 sur les 120.000 déportés politiques.

Aussi, ceux qui restent, rescapés, parents, s'arrêtent-ils parfois de marcher dans la rue, d'écouter une conversation, de respirer même, lorsque leur pensée revient à ce Jeudi, à ces jours noirs. Et même lorsque le rythme quotidien maintient leur attention, soutient leurs gestes, il leur reste toutes les nuits, peuplées d'angoisse et de souvenirs, qu'aucune statistique, qu'aucune indemnisation ne pourra jamais comptabiliser, ni compenser.

Et la seule chose qui reste à tous, comme un mal lancinant, c'est la petite question : mais comment cela a-t-il été possible ?

ANNEXES

ANNEXE A

LES JUIFS EN FRANCE

Les Nazis avaient décidé d'appliquer la Solution Finale à 11 millions de juifs européens. Dans ce nombre, ils comptaient 861.000 juifs de France, chiffre qui devait se révéler faux.

Il n'est pas possible en fait de se faire une idée précise du nombre de juifs résidant en France au moment de l'invasion allemande. Tout d'abord, pour la raison évidente qu'aucun recensement basé sur des critères raciaux ou religieux ne pouvait se concevoir dans la France républicaine. Ensuite, parce que le nazisme avait entraîné, dans les années précédant la guerre, d'importants mouvements de population en Europe, qui avaient contribué à amener en France de nombreux réfugiés, parmi lesquels beaucoup d'israélites.

Sur qui allaient donc s'abattre, en France, les plans d'extermination élaborés à Berlin ? Numériquement, sur environ 300.000 personnes. C'est là le chiffre le plus constant et le plus vraisemblable, sur lequel tombent d'accord historiens et statisticiens.

Mais il y a une très grande diversité, dans tous les domaines, parmi ces 300.000 personnes.

Certains sont juifs en premier lieu parce que leurs ennemis les définissent comme tels. D'être juif, pour certains du moins, ne découle que de l'attitude des autres, et comme le pense Sartre :

" C'est le regard que l'on pose à un certain moment sur lui qui fait d'un individu anonyme, un juif. "

Les Allemands donné une définition du juif, dans la 7e ordonnance du 24 mars 1942, en vertu des lois raciales de Nuremberg. Le gouvernement du maréchal Pétain en a cependant donné une autre,beaucoup plus large.

Peu import l'exégèse de ce texte, publié au Journal officiel de " l'État français ". La presse d'alors, pour le rendre explicite, na pas eu honte de publier de petits schémas, à la façon des petits pois de Mendel. En tout cas, les quarterons, les métissés, les adoptés, les mélangés, ont tort de se faire des illusions. Tôt ou tard, ils seront touchés.

De vieille souche

Les juifs français n'avaient aucun mal à faire la preuve de leur authenticité française, lorsqu'ils voulaient la faire. Ils pouvaient même facilement, en poussant jusqu'au bout leurs arguments, se montrer plus royalistes que le roi. Si la patrie est fonction du lieu de naissance, ils étaient, eux et leurs aïeux, nés en France bien avant beaucoup d'autres.

Ils pouvaient se prévaloir en effet d'une longue ascendance issue des communautés juives implantées en Gaule au temps de l'occupation romaine. Ils s'étaient installés dans les ports méditerranéens puis dans tout le sud, et jusqu'à Paris, venant de l'Empire romain où ils avaient, soit été emmenés captifs, soit émigré volontairement, après la chute de Jérusalem et la destruction du Temple.

À ces communautés, s'étaient amalgamés, beaucoup plus tard, (mais quand même très loin dans le temps, cinq siècles avant 1940 ! ) des juifs portugais et espagnols, notamment dans la région de Bordeaux.

À travers les siècles, ces souches venues de Judée, avaient donné les " juifs orientaux ". D'autres, nombreux, les juifs alsaciens, étaient français depuis que les Alsaciens l'étaient. Ils vivaient en Alsace allemande, comme tant d'autres, depuis fort longtemps. Ces juifs d'Europe centrale et de l'Est ne venaient pas tous de Judée. En effet, quelques colonies juives s'étaient installées, venant de Grèce, sur la presqu'île de Tancrède, la Crimée, au moment de la domination hellène. On appelait ces communautés " synagogues ", du grec " assemblée ". Elles y avaient vécu, et, prosélytes sans le vouloir expressément, elles avaient converti au monothéisme juif un chef khazar, Kagan (de l'hébreu Cohen ou du khazar Khan), et sa tribu, bien plus nombreux qu'eux-mêmes ne l'étaient.

Plus tard, ces communautés se disséminèrent et furent notamment à l'origine des premiers juifs d'Europe centrale, ceux qu'on appellera " les Aschkénazim ". Descendants de Khazars authentiques, mêlés de juifs aussi palestiniens que l'était Jésus, mêlés encore de Grecs, de Slaves, (l'Allemands, ils donneront plus tard le " type juif " pur, auquel l'aberration raciste osera se référer.

Alsaciens rattachés à la France avec l'Alsace elle-même, ou implantés en Gaule, les juifs français sont donc français tout autant que d'autres.

Ces israélites pouvaient arguer de leur participation aux hécatombes des guerres nationales de 1914-1918, et de 1939-1940. Ils s'y étaient comportés comme tout le monde. Les israélites alsaciens pouvaient, en outre, se targuer de leur choix massif en faveur de la France, lors de l'annexion de l'Alsace par l'Allemagne.

Des raisons religieuses

Cependant, si les juifs français étaient en 1940 d'authentiques nationaux, par leurs origines et par leur filiation, s'ils étaient parfaitement intégrés au pays socialement, politiquement et économiquement, il n'en avait pas toujours été ainsi. Pour des raisons religieuses.

Le grand Rabbin Kaplan écrivait le 31 juillet 1941 à Xavier Vallat pour l'informer que, se conformant à la loi, il venait de se déclarer comme juif, et qu'il en était fier :

" Qu'un païen ou un athée dénigre le judaïsme, il a tort certes, mais il n'y a rien d'illogique dans sa façon de faire, tandis que, de la part d'un chrétien, une telle altitude n'apparaît-elle pas comme une inconséquence dans l'ordre de l'esprit en même temps qu'une ingratitude ? Dois-je rappeler que la religion juive est la mère de la religion chrétienne, et qu'avant la chrétienne elle a proclamé l'existence du vrai Dieu - Dieu unique - , la fraternité humaine... le respect de la personne humaine... l'amour du prochain... les Dix Commandements ? "

En effet, bien que la religion juive ait été la mère de la religion chrétienne, bien que Jésus et Marie aient été des juifs, et cela historiquement, aussi bien qu'ils l'auraient été en regard des textes pétainistes, bien qu'encore l'apport essentiel du judaïsme par rapport aux barbares (le monothéisme et le refus de l'idolâtrie) ait été repris par le christianisme, bien que de la Synagogue soit née l'Église, celle-ci n'a pas toujours toléré, en France et ailleurs, le dialogue et la cohabitation.

La grande divergence entre juifs et chrétiens, la séparation de l'Église et de la Synagogue, datent, non pas de la crucifixion de Jésus, mais de la fin du Ve siècle de notre ère, et porte essentiellement sur l'interprétation de l'Écriture sur la personne du Christ, reconnu par les uns comme Messie ressuscité, et non par les autres. Les juifs ne peuvent admettre le Verbe fait chair, l'Incarnation du spirituel, ni la Trinité, alors que le fondement de leur croyance est le " Chema Israël : Adonaï Elot : " Écoute Israël :

Dieu est Un. "

Mais surtout, par-dessus ces divergences, les chrétiens ont refusé, sous l'impulsion de saint Paul (par une cruelle ironie, c'est dans le quartier Saint-Paul, à Paris, que les juifs se concentrent et que la rafle s'abat) l'observance de la loi mosaïque. C'est le point de rupture réel, car jusque-là, on pouvait considérer les chrétiens comme des juifs schismatiques, comme ceux de l'Église de Jérusalem sous l'épiscopat de Jacques le Mineur.

L'Enseignement du Mépris

Mais quelle est l'importance actuelle de ces événements d'il y a deux mille ans ?

Elle est dans l'enseignement du Mépris. C'est lui qui, jusqu'à nos jours, assure la pérennité d'un conflit, d'une hostilité qui eussent dû être largement dépassés. Le ternie est de Jules Isaac, qui était très attaché à son pays, la France. Il était d'origine lorraine. Son grand-père avait été trompette dans un régiment de cuirassiers de la Grande Armée, son père, colonel d'artillerie, avait combattu en 1870 ; lui-même avait fait la guerre 1914-1918. Deux, trois générations de lycéens ont appris leur histoire de France dans le fameux manuel " Mallet et Isaac ".

Pendant l'occupation, la femme et la fille de Jules Isaac sont arrêtées, à Clermont-Ferrand, livrées aux Allemands, déportées en Allemagne. Elles y mourront. Jules Isaac se retrouve seul et désemparé, en 1945. Il cherche à comprendre les raisons du malheur qui s'est abattu sur lui et sur des milliers d'autres. Il procède, la mort dans l'âme - et les mots ne sont pas ici seulement une expression - en historien, en savant, en érudit. Sa conviction se fait. Il trouve dans l'enseignement chrétien la source du mal. C'est ce qu'il appellera l'enseignement du Mépris :

" Un certain enseignement traditionnel chrétien, professé de siècle en siècle, de génération en génération, par des milliers et des milliers de voix, a fini par s'incruster dans la mentalité chrétienne, la modeler, la façonner jusque dans les profondeurs du subconscient...

La responsabilité allemande de ces crimes, si accablante soit-elle, n'est qu'une responsabilité dérivée, venue se greffer - comme le plus hideux des parasites - sur une tradition séculaire qui est une tradition chrétienne.

" Oui, même après Auschwitz, Maïdanek, Dubno, Treblinka, l'antisémitisme chrétien subsiste. Il n'aperçoit pas, ne veut pas apercevoir le lien souterrain qui l'unit à l'antisémitisme nazi, à ce racisme antichrétien qui vient de faire tant de ravages.

S'il est bien vrai que cet enseignement chrétien perpétua un conflit fort ancien et d'essence religieuse, celui-ci commença de s'estomper avec l'évolution des idées et surtout à partir de la Révolution.

Des Croisades à la Révolution

Le 27 mars 1790, les droits de l'homme et du citoyen sont proclamés en France. Trois catégories d'hommes qui, dans ce pays, n'étaient pas alors égaux avec les autres, doivent en bénéficier : les protestants, les juifs et les Noirs.

C'est l'abbé Grégoire qui, à l'Assemblée Constituante, est le défenseur des juifs. Le 27 septembre 1791, l'Assemblée reconnaît aux israélites l'égalité totale des droits et des devoirs. En réalité, cela se fit en deux temps. En juillet 1790, en effet, l'Assemblée n'avait accordé l'égalité " qu'aux juifs portugais, avignonnais et espagnols ", c'est-à-dire à ceux du Midi, les a Sefardim en raison du fait que, au nombre de 10.000, ils étaient bien plus assimilés que leurs 40.000 coreligionnaires alsaciens.

Ceux-ci se virent d'ailleurs à nouveau contester leurs droits, du moins pendant une période de dix ans, par Napoléon (décret restrictif du 17 mars 1808). Pourtant, en convoquant en 1806 le Grand Sanhédrin, Napoléon établit une sorte de concordat avec les juifs, leur reconnaissant, selon la constitution de l'An III, la liberté du culte.

Émancipés par la Révolution en tant qu'individus et citoyens, ils l'étaient donc aussi en tant que communauté religieuse.

Dans toute l'Europe, dans le sillage des victoires françaises, le même processus se déroule. Depuis ces dates, malgré les restaurations même les plus cléricales, comme celle de Louis XVIII, qui confirma cependant la liberté du culte, jamais, en dehors du gouvernement du maréchal Pétain, ces droits élémentaires proclamés par la Révolution française ne seront remis en question.

Le ter octobre 1941, pour l'anniversaire du décret de 1791, de Londres en guerre, le général de Gaulle, chef de la France libre écrivait au rabbin S. Wize, président du Congrès juif mondial, à New York :

... Le célèbre décret sur l'émancipation des juifs de France, de même que la proclamation des droits de l'homme et du citoyen, restent toujours en vigueur et ne peuvent être abrogés par les lois de Vichy... "

Jusqu'à leur émancipation, les juifs, bien que depuis fort longtemps en France, ne s'étaient pas intégrés au pays aussi rapidement et totalement que d'autres, en raison d'une certaine intolérance, dont le fond était religieux.

Leur sort avait été divers, selon les moments.

Lorsque le royaume des Francs est fondé, les juifs du pays sont soumis à la pression des rois mérovingiens et des évêques. Ils refusent de se laisser christianiser, comme les païens qui vivent sur le même sol. L'irritation des nouveaux chrétiens est d'autant plus grande contre eux que ceux-ci sont eux-mêmes des convertis récents. De cette résistance, naît une ère de persécution essentiellement religieuse, visant à la conversion, au baptême (incident de Priscus avec Chilpéric à Paris, d'Avitus à Clermont, décret de Dagobert en 629, etc.).

Avec des hauts et des bas, la cohabitation s'établit cependant, en France comme dans toute l'Europe, bénéfique pour tous lorsqu'elle est paisible. C'est le cas notamment, lorsque, dans l'empire de Charlemagne, la France, l'Italie et la Germanie sont réunies. Un peu plus tard, Louis le Débonnaire ne manquera pas de rappeler à l'ordre ses évêques - et notamment Agabord, de Lyon - lorsqu'ils s'évertuent à c enseigner le mépris ".

Mais c'est surtout lorsque se lèvent les légions de Croisés, pour aller délivrer le tombeau du Christ, que les juifs, qui pourtant n'y peuvent rien, connaissent des moments tragiques. Pleins de foi rédemptrice, avides d'épopée mais aussi, on le sait, de convoitises pour de fabuleux trésors, les Chevaliers formèrent ces légions. On recrutait aussi des serfs à qui on avait promis la libération et encore, comme dans toute légion, des pillards, des bandits et des aventuriers. En attendant de parvenir jusqu'en Terre sainte, afin de pourfendre le musulman, ces gens se font la main sur les juifs. Ceux qui se convertissaient étaient épargnés, mais, pour les autres, point de quartier. La Rhénanie est le théâtre des plus grands de ces exploits sous le signe de la Croix. C'est là que se situe l'épisode du massacre de Worms, lors de la Première Croisade, épisode qui se renouvellera quarante ans plus tard, au cours de la Troisième Croisade, à York, en Angleterre, et dont une des dernières relations est faite par Schwartz Bart dans le Dernier des Jus tes.

L'Espagne, seule en Europe, échappe alors à cette flambée de foi intolérante et meurtrière dont les juifs sont les premières victimes. Ce pays, où s'épanouissent civilisation et culture juives et arabes, connaît alors son âge d'or. Sous l'Inquisition, l'Église se rattrapera un peu plus tard.

La ségrégation se renforçant, le particularisme des juifs s'en trouve accru par contrecoup. Non seulement " ils persistent " ainsi que l'on dit, dans leurs " erreurs ", c'est-à-dire dans leur foi et leur tradition, mais on les voit se cantonner et se spécialiser dans les activités et les métiers que leur permettent, et leur religion, et les " Gentils ". C'est un Ghetto, créé par les autres et par eux-mêmes. Cependant, dans cette situation, en dehors des épisodes aigus, les juifs vivent, développent leur activité et leur économie. Lorsqu'un conflit se présente, conflit personnel ou local, en général d'ordre économique, ou autre, les Gentils peuvent puiser dans l'enseignement du mépris, véritable " mise en condition ", les motifs pour s'en prendre aux juifs, et aussi, il faut bien le dire, à leurs biens.

Il y a l'accusation de déicide. Mais, si elle est grave, elle présente déjà des faiblesses. À l'époque en tout cas, elle est trop lointaine. Il faut des motifs contemporains. On évoquera la profanation de l'hostie, la légende (lu meurtre rituel.

Le pape Innocent IV doit proclamer, dans une bulle :

" Nous avons entendu les plaintes amères (les juifs que l'on couvre de calomnies abjectes afin d'avoir un prétexte de les attaquer et de piller leurs biens...

" Ne permettant pas que l'on persécute les juifs dont le Dieu miséricordieux attend le retour (à la foi chrétienne), nous vous ordonnons de les traiter avec bienveillance. Si, de nouveau, les juifs sont illégalement opprimés par les ecclésiastiques, (les nobles ou des fonctionnaires, vous ne devez pas le tolérer. "

Luther, dans son livre, : " Jésus-Christ, juif de naissance " écrit :

Ces benêts, papes, évêques et moines, avec leurs grosses têtes d'ânes se sont conduits envers les juifs comme envers des chiens, les injuriant et prenant leurs biens. Les juifs sont pourtant frères de notre Sauveur : Dieu les a distingués plus que tous les peuples, et leur a donné les Saintes Écritures.

Il faut noter que, pendant l'occupation allemande et sous le régime de Pétain, les juifs pourchassés trouveront très vite, dans les montagnes du Centre, auprès des descendants (les Huguenots, persécutés par les Dragonnades, une solidarité motivée par le souvenir des persécutions subies et par une véritable charité chrétienne.

L'intégration

Malgré l'ostracisme dont ils sont l'objet, et l'isolement dans lequel ils s'enferment parfois eux-mêmes, peu à peu les israélites font leur place dans cette nation qui est la leur, entre les XVIe et XXe siècles.

Lorsque les Allemands, dès les premiers jours de l'occupation, s'attelèrent, avec l'aide des autorités françaises, à la persécution des juifs (le France, près d'un tiers de ceux-ci étaient des juifs étrangers ou d'origine étrangère, et des immigrés récents. Les deux autres tiers étaient de ces juifs français, dont nous venons d'évoquer l'histoire.

Sans le fait de ces juifs étrangers, il aurait été difficile de parler des juifs, de les reconnaître même. Le temps des guerres de religion était passé. Ce n'est du reste pas en tant que chrétiens que les Nazis pouvaient se faire les champions de l'antisémitisme. La religion ne servit qu'occasionnellement de justification. Ce qu'on impute à crime aux israélites, c'est leur origine. En ce qui concerne les israélites français, ou en tout cas la plus grande partie (l'entre eux, ce ne pouvait être rien d'autre, car, en fait, quel rapport avaient-ils en 1940 avec le judaïsme ? Déjà, vers 1880, un siècle après leur émancipation légale par la Révolution, le judaïsme en France était en voie de disparition...

Certains étaient restés croyants et pratiquants. Mais c'était un libre choix. Ils se trouvèrent dès lors dans la situation de citoyens ressortissant à un culte minoritaire dans un pays tolérant. D'autres, nombreux, s'intégraient au pays, en même temps qu'ils rejetaient leur particularisme et s'éloignaient de la tradition et de la religion. Ce processus de laïcisation, contemporain d'une certaine évolution (les idées, n'était pas propre à la confession israélite, mais, en ce qui la concerne, il était particulièrement accentué. L'émancipation provoquait un véritable éclatement. Il y eut aussi des conversions : elles procédaient bien plus du désir de faciliter l'assimilation et l'intégration que de l'évolution religieuse ; sous la contrainte, les juifs avaient jusqu'alors refusé le baptême...

Libérés de leur isolement, les citoyens d'origine israélite se lancèrent dans les activités neuves et modernes qui s'ouvraient à eux. ils devinrent dans l'ensemble des bourgeois, en général d'opinion nettement républicaine (le gauche, et profondément patriotes. Ils exercent des professions libérales. Ils sont fonctionnaires, commerçants, parfois banquiers et industriels, parfois petits artisans et ouvriers.

C'est dans ce climat que deux faits importants vont influer profondément - jusqu'en 1940, - le sort des juifs de France. Ces deux faits sont l'immigration et " l'Affaire ".

Les Étrangers. L'Affaire

L'immigration fut au début le fait de juifs russes et polonais, puis d'Europe centrale, d'Allemagne, et, pour une petite part, de juifs des colonies sefardim de Grèce et de Turquie. Cette immigration commença en 1880 et s'échelonna jusqu'en 1939. En 1940, certains de ces étrangers sont ainsi dans le pays depuis soixante ans. Ils ont choisi la France surtout pour des raisons idéologiques. Mais l'immense migration touche près de trois millions de personnes, dont la plupart se dirigent surtout vers les pays " neufs " : U. S. A., Amérique du Sud, Australie...

Ce mouvement a été déclenché par les événements de Russie. Le 13 mars 1881, tin attentat contre le tzar a engendré une série de pogroms. Il y a en effet, parmi les insurgés, une juive, Guessia Guelfman. Ce sont donc les juifs, ces fils de Satan (le pope ne l'enseigne-t-il pas ?) qui ont assassiné Alexandre II.

Pendant soixante ans, ce mouvement sera continu, et conduira en France près de 100.000 immigrés. Mais alors qu'il était à peine amorcé ( jusqu'en 1900, il n'y aura que 6 à 10.000 immigrants), éclate en France l'affaire Dreyfus. La présence des nouveaux immigrés apportera à la propagande des antidreyfusards un argument précieux, antisémite et xénophobe qui proclame : Les israélites sont tous des étrangers. "

Dès les premiers instants de " l'Affaire ", en tout cas, ils affirment la culpabilité de Dreyfus, non pas en raison des présomptions qui pèsent sur lui, mais bien parce qu'il est juif et essentiellement parce qu'il est juif.

" Les juifs ont été créés par un décret spécial de la Providence, afin que les traîtres ne manquent jamais aux nobles causes ", écrit la Civita Cattolica, au sujet de l'affaire Dreyfus le 5 février 1898. La Croix est en tête de la campagne, flétrissant " la libre pensée, avocate des juifs, des protestants et de tous les ennemis de la France ", (8 février 1898).

Quant au capitaine Dreyfus, victime de cette conjuration, il est le type même du juif français. Né à Mulhouse en 1859 dans une famille de huit enfants, d'un père propriétaire d'une filature, il choisit la carrière des armes. Polytechnique. École supérieure de Guerre. Capitaine en 1880. S'il proclame son innocence avec courage, même au cours de l'ignoble cérémonie de la dégradation, l'affaire Dreyfus elle-même ne l'intéresse pas, semble-t-il.

" Si Dreyfus n'avait pas été Dreyfus, il n'aurait même pas été dreyfusard ", dira Léon Blum. De même, certains juifs français auraient bien pu être pétainistes s'ils n'avaient été juifs et Pétain antisémite ! "

Quant à celui-ci, il manifesta déjà son racisme d'essence réactionnaire et maurrassienne, alors qu'il était jeune homme, pendant l'affaire Dreyfus, en attendant de pouvoir l'assouvir, soixante ans plus tard, lorsqu'il se trouva porté au pouvoir par la victoire allemande.

Les israélites français, consternés, ont au moment de l'Affaire compté les amis de la Justice, et ses ennemis. Malgré les démonstrations d'un Gobineau, d'un Drumont et de quelques forcenés, ils ne croient toujours pas que la France puisse être le théâtre d'une discrimination religieuse ou raciale. L'affaire terminée est considérée par eux comme un épisode malheureux. Poincaré ne déclare-t-il pas : " Après l'affaire Dreyfus, l'antisémitisme ne sera jamais plus possible en France. "

Tout le monde n'a pas cependant cette confiance et cette optique. En ce qui concerne le respect de la Liberté, de l'Égalité, de la Fraternité, l'attitude de ce pays et de ce peuple est un critère. Si l'affaire Dreyfus a pu se dérouler en France, si un tel déchaînement a pu se produire, alors que reste-t-il à espérer ? Un jeune et brillant avocat et journaliste autrichien Théodore Herzl, correspondant à Paris d'un journal viennois, suit l'Affaire. Il est consterné de ce qui se passe et, sous la fièvre de l'indignation, il écrit en quelques nuits son livre : L'État juif. Il prend la tête d'un mouvement qui se créé alors politiquement : le sionisme.

Un peu auparavant, un juif russe, Léo Pinsker, avait formulé les mêmes idées dans un livre dont le titre : Auto émancipation, devait faire fortune bien plus tard, et dans d'autres circonstances.

Les immigrés s'étaient installés dans certains quartiers. Ce choix n'était pas seulement grégaire (bien qu'il y eût peut-être aussi de cela) mais également économique. Par exemple, dans le XIIe arrondissement la rue de Citeaux se trouve, rapidement, presque entièrement habitée d'israélites allemands. La Société immobilière, propriétaire des appartements, avait envoyé ses démarcheurs à la gare de l'Est même, attendre les réfugiés à leur arrivée. Dans cette rue, sur une trentaine de familles, qui toutes comprenaient beaucoup d'enfants, on trouve à la Libération deux survivants : l'un qui aura pu se cacher tout au long de l'occupation, l'autre qui est revenu des camps.

Certains quartiers, " le Marais ", autour de la rue des Rosiers (le Pletzel, comme on dit en yiddish) voient s'installer de véritables petites communautés. Sur les vitrines des bouchers et des libraires, des inscriptions sont peintes en caractères hébraïques. Le samedi, on aperçoit quelques barbes traditionnelles et caftans noirs. Les Allemands ne manqueront pas, dans un but de propagande, de prendre des photos bien cadrées de ces petites rues et de ces hommes anachroniques.

Mais, en dehors de ces îlots et de leur aspect folklorique, la plupart des juifs s'intègrent rapidement à la vie française. Les enfants, voire les petits enfants, ne connaissent guère de différence avec leurs camarades français, sinon qu'ils ont des grands-parents ou des parents allemands, polonais ou russes, comme d'autres de leurs petits amis en ont d'italiens, espagnols, corses, bretons ou auvergnats...

Chez les aïeux et les derniers arrivés, il subsiste un certains particularisme de coutumes, de langues. On parle la langue du pays d'origine, et l'on emploie souvent le yiddish, cet allemand archaïque de Francfort mâtiné de locutions hébraïques. Ceux qui sont arrivés de Grèce et de Turquie parlent de sefardi (le ladino), espagnol archaïque du XVe siècle à peine mêlé d'hébreu et de turc... Ils sont beaucoup moins nombreux, et très influencés par les écoles françaises qu'ils ont fréquentées pour la plupart. Ils sont, paradoxalement, plus " occidentaux " que les autres. Parmi eux, on rencontre plus d'intellectuels, plus de négociants. Ils se rapprochent davantage de leurs coreligionnaires français.

Non seulement les deux groupes, immigrés et français, vivent séparés, éloignés, mais il y a entre eux un climat très particulier, frôlant parfois l'hostilité. Les immigrés aiment la France qu'ils ont choisie et leur patriotisme est lié à une certaine image de la France. Leur condition d'étrangers leur donne cette hauteur de vues qui évite l'écueil du chauvinisme. Les Français, quant à eux, voient parfois d'un mauvais œil ces frères encombrants et indiscrets qui, par leur présence, viennent quelque peu compromettre la quiétude dans laquelle ils vivent.

Des réfugiés

Les derniers arrivés sont les juifs belges et hollandais, qui ont fui avec leurs compatriotes devant le déferlement de l'armée allemande et qui, portés par la vague de l'exode, se trouvent dans le sud de la France, en général dans ce qui sera la zone non occupée. Après l'armistice, certains d'entre eux regagneront leur pays, où ils subiront le sort commun - extermination à 80 % - et les autres cumuleront, dans la France de Vichy, leurs tares de juif et d'étranger.

Avant eux, et depuis 1933, des juifs allemands fuyant l'hitlérisme, par vagues successives, étaient venus se réfugier en France. La plupart n'avaient d'ailleurs pas envisagé d'y rester, et y étaient en transit, dans l'attente d'un visa et de l'organisation d'un départ vers les États-Unis, l'Amérique du Sud, la Palestine parfois (qui n'était encore qu'un " foyer national juif ").

Ils sont, en 1940, dix à quinze mille en tout.

Ces juifs allemands étaient Allemands jusqu'au bout des ongles. Fiers de l'être. Se prévalant avec orgueil, lorsqu'ils étaient encore en Allemagne, de leurs titres de guerre acquis aux côtés de leurs compatriotes en 14-18... Quelle détresse pour eux, depuis 1933, d'être rejetés et persécutés par leur propre pays ! Les voilà qui doivent fuir, démunis, déchirés, spoliés de leur patrie, de leurs biens, et pourtant ne pouvant se débarrasser de leur état d'esprit, de leur façon d'être et même de leur aspect allemands...

Malheureux, ils se sentaient étrangers en France, presque honteux d'y être hébergés. Et, lorsqu'ils espérèrent trouver auprès de leurs coreligionnaires français un peu de chaleur, ils trouvèrent le même mur d'incompréhension que (levant les autres, encore plus épais peut-être. Certes, il y eut de la solidarité. On les plaignait. Les israélites d'ici n'avaient pas sans horreur et sans pitié entendu les échos des persécutions en Allemagne. On avait vu des photos édifiantes : les " manias " juives, accroupies, lavant à l'aide d'une brosse à dents les trottoirs de Munich, de Stuttgart ou de Vienne, sous l'œil goguenard d'un SA. Mais maintenant, les rescapés étaient là. Miséreux. Pitoyables. Illégaux : sans carte de travail, sans récépissé délivré pI r la préfecture. Devant vivre et manger avec leurs enfants. Mais tellement allemands !

L'Allemagne les persécute, les chasse. Qu'importe : on les interne, par familles entières, dans les camps de Gurs et de Rivesaltes Ils pourriront là quelque temps. 7 500 autres juifs allemands, ceux de Bade et du Palatinat, débarqueront, un jour d'octobre 1940, à la gare d'Oloron, pour les rejoindre.

Ils seront tous livrés aux Allemands.

" Aryens et Juifs (l'honneur "

Car voici la France occupée. À des dates différentes, les juifs immigrés, apatrides, étrangers ou naturalisés, puis les juifs français voient s'abattre sur eux la discrimination et la persécution. Ceux qui se sentent juifs, comme ceux qui, du fait de la persécution, se découvrent juifs avec étonnement, vont, à quelques exceptions près, assumer cette condition, non sans une certaine vaillance mêlée parfois même d'humour, et avec une fortune diverse, plus souvent tragique qu'heureuse.

Il y a cependant, de chaque côté de cette masse de gens courageux, aux deux ailes, si l'on peut dire, deux attitudes opposées. D'un côté, il y a ceux qui s'affirment juifs avec quelque fierté, et ceux mêmes qui se solidarisent avec eux, par dignité, ou pour maintenir des liens amicaux, ou familiaux. De l'autre côté, ceux qui, au contraire, veulent se démarquer à n'importe quel prix.

Le jour où le port de l'étoile jaune est institué, le chef de l'État français n'agit pas, et pour cause, comme le roi du Danemark qui parvient à faire rapporter la mesure dans son pays, en affirmant son intention d'arborer lui-même l'insigne. Par contre, sauvant l'honneur, selon le terme de Poliakov, un certain nombre de Français, non juifs, s'affichent avec l'étoile. Ces gens de cœur, jeunes, ouvriers, étudiants, manifestent leur solidarité, avec bravoure et humour. Il leur en coûtera cher. La plupart d'entre eux sont arrêtés et passeront plusieurs mois au camp de Drancy.

" Le gouvernement se doit de retrancher de la communauté ces éléments indésirables et de satisfaire à leur désir d'appartenir à la communauté juive, en les pourvoyant d'un authentique état d'israélite et en les recensant comme tels. Ils pourront ainsi bénéficier sans exception de toutes les mesures que nous serons amenés à appliquer aux juifs ", écrit Le National Populaire le 20 juin 1942. On possède un certain nombre de comptes rendus d'agents qui procédèrent aux arrestations de ces personnes.

À l'hôpital Rothschild, où sont internés des malades juifs, Dannecker, en visite, s'entend répondre par un interné suisse, hospitalisé dans le service de chirurgie, qu'il ne se sentait aucunement déshonoré d'être dans une salle de juifs.

Furieux, Dannecker exigera que l'on mette sur le lit du Suisse un écriteau : " Juif d'honneur. "

Il y a aussi les conjoints de juifs, ou les fiancés, qui, pour ne pas être séparés les uns des autres se déclarent juifs, et se font interner.

Il y a aussi ceux qui, d'origine juive peut-être, mais totalement détachés du judaïsme, ayant en tout cas la possibilité de se faire passer pour non juifs, refusent, en ces circonstances tragiques, d'user de cette espèce d'immunité qu'ils jugent indigne.

Au premier rang de ceux-là, nous avons déjà vu Bergson, le philosophe. Chacun le sait, sa pensée est très loin du judaïsme. C'est, en puissance, un converti au catholicisme. Tout le chemin intérieur est fait. Mais, expliquant pourquoi il ne se convertit pas, pourquoi il se refuse à concrétiser dans les faits sa conversion intérieure, il écrivait déjà le 8 février 1937, dans son testament : " J'ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés.

Et après que, par dignité, il se fut démis de toutes ses fonctions, on le vit, un matin glacial de l'hiver 1941, vieillard épuisé, perclus de rhumatismes, faire la queue devant le commissariat de Passy, au milieu de ces juifs dont il refusait de se séparer, pour se faire recenser comme tel. " Recensement des juifs. " À la ligne des B : Bergson Henri. Né en 1859. Nationalité : Française. Profession : Universitaire, Philosophe, Prix Nobel. Juif.

Quelques semaines plus tard, il mourait, sans s'être relevé de son lit, au retour de cette attente glaciale. Près de Toul, il y a un camp. L'abbé Rousselot, qui s'y trouve, est abordé par des garçons et des filles qui lui demandent à communier. Il s'étonne, car ces internés sont des israélites. Mais ceux-là sont convertis, baptisés, confirmés. Cependant, ils demandent que cette communion soit faite en cachette, et à l'insu notamment de leurs parents qui ignorent leur conversion. Ils ne veulent pas se désolidariser d'eux. " Nous tenons à les accompagner dans leur malheur ", disent-ils. Ils seront déportés ensemble.

Autre affaire, celle des juifs sefardim. Un journaliste, Sam Lévy, est arrivé, on ne sait exactement comment, à se faire promettre par deux spécialistes d'Instituts parisiens des mémoires établissant respectivement que les groupes sanguins de juifs sefardim et leur angle facial permettent de les considérer comme des Aryens. L'Institut racial de Munich aurait donné son approbation, et la décision ultime dépend finalement de Laval, qui hésite. Il a, parait-il, des scrupules à accorder aux juifs sefardim une faveur à laquelle ne pourraient prétendre les juifs alsaciens. En attendant, l'espoir grandit, et ceux qui se sont dépensés fébrilement à cette tâche, espérant ainsi faire détourner d'une partie des juifs de France les rigueurs de la persécution, attendent l'issue des démarches avec anxiété. Cependant l'affaire n'est pas aussi simple. À tête froide, des personnalités représentatives des juifs sefardim réfléchissent et se concertent. Il y a là MM. Arditti, Rodriguès, Ezrathi, le docteur Modiano. Tout d'abord, les spécialistes en question semblent être finalement des inconnus ; ils ont surtout demandé chacun la somme fabuleuse de un million de francs pour rédiger leur mémoire. Le succès de l'entreprise semble bien précaire. Surtout, le docteur Modiano, avec lucidité, craint que ce ne soit un piège, et de plus estime " que ce serait manquer de dignité que de poursuivre les démarches ". M. de Monzie, qui s'était entremis, est informé de cette ultime décision. Les Sefardim resteront juifs.

Si l'hôpital Rothschild a eu son Suisse, juif d'honneur, il y a es Aryens d'honneur. À l'opposé, il y a en effet ceux qui veulent se démarquer à tout prix. Non pas seulement s'appeler Durand,
Martin ou Lambert, et essayer de se faire passer pour tel, parce que cela peut leur sauver la vie. En de telles circonstances, nul ne considère cela comme une lâcheté. Combien de gens vivent alors sous une fausse identité ? Non, il s'agit d'autre chose, de se désolidariser totalement. Mais les Allemands - et les autorités de Vichy
encore plus - sont très exigeants. Il ne suffit pas d'être converti, il faut faire preuve d'un loyalisme absolu, être utile aux Allemands eux-mêmes, pour bénéficier d'une telle exception.

Parmi les plus connus de ces Aryens dits d'honneur, se trouve la femme de M. de Brinon, représentant officiel du gouvernement

de Vichy auprès des autorités allemandes d'occupation, avec rang d'ambassadeur.

ANNEXE B

LE MÉCANISME DE L'ENGRENAGE

Les Origines

Comment la France a-t-elle pu devenir le théâtre de pareilles mesures ! Comment, deux années seulement après juin 1940, des policiers français ont-ils pu être amenés à accomplir des actes aussi odieux ? Le vent s'était déjà levé depuis plus de vingt ans en Allemagne. Avant même sa prise du pouvoir, le national-socialisme, prêchant en toute occasion la doctrine de la race, répand à travers le peuple allemand la haine du juif. Dans son exposé devant le tribunal de Nuremberg. M. Edgar Faure, procureur général adjoint, déclarera au nom de la France :

" ... Il est certain que les Nazis ont trouvé de grandes commodités dans les théories qui devaient les conduire à entreprendre l'extermination des juifs. En premier lieu, le thème antijuif était un moyen toujours disponible de dériver les critiques et les colères du public. C'était, d'autre part, un procédé de séduction psychologique très habile à l'égard des esprits sains. Il permettait de donner un sujet de satisfaction à l'homme le plus démuni et le plus misérable en le persuadant qu'il était tout de même d'une qualité supérieure et qu'il pouvait mépriser et brimer toute une catégorie de ses semblables. Enfin, les Nazis se procuraient ainsi la possibilité de fanatiser leurs adeptes en réveillant chez eux et en encourageant les instincts criminels qui existent toujours, dans une certaine mesure et de façon virtuelle, dans l'aine humaine... "

Le peuple allemand, après sa défaite de 1918, vivait une extraordinaire tragédie provoquée par l'intransigeance de ses vainqueurs.

Avant même de s'emparer du pouvoir, Hitler cherchait à canaliser cet esprit de vengeance, élément animateur du nazisme ; il lui fallait trouver l'objet précis de sa vindicte, le bouc émissaire. Ce fut le juif qui devint, pour la propagande nazie, dès les années 1930,

l'un des principaux responsables de l'humiliation et de la détresse du peuple allemand.

Pour Hitler, le juif était le catalyseur de la haine. Ses agents en France, dans leurs brochures et leurs tracts de propagande, rappelèrent que le " bon Roi Dagobert " et saint Éloi avaient expulsé les juifs de France, après les avoir spoliés, au VIIe siècle, imités entre autres, au XIVe siècle, par Philippe " le Bon ", qui ajouta par ailleurs les Templiers à son tableau de chasse. C'est ainsi que, le 5 septembre 1941, rendant compte à von Ribbentrop de l'exposition Le juif et la France, l'ambassadeur Otto Abetz pourra écrire :

Cet après-midi, dans le quartier le plus fréquenté de Paris, a eu lieu l'inauguration de l'exposition antijuive...

Sous le titre Le juif et la France, l'exposition présente un aperçu historique sur le rôle du judaïsme en France, du haut Moyen Age au temps présent...

La Nuit de Cristal

Dès les années 1930, des attentats contre les magasins israélites sont commis dans les principales villes allemandes. De nombreux commerçants sont assassinés. Les dirigeants allemands considèrent ces actions comme nécessaires à l'agitation politique et les tribunaux de la République de Weimar n'interviennent que mollement. Aucune intervention judiciaire sérieuse n'est entreprise. Non seulement parce qu'elle n'aboutirait à rien, du fait de la quantité de faux témoins qui interviendraient sur ordre du Parti ; mais également parce que le nombre des magistrats est déjà considérable, dont les idées s'accordent avec les idéaux nationaux-socialistes.

Après la prise du pouvoir, en janvier 1933, les manifestations antijuives et les attentats ne font que s'accroître ; et, en moins d'une année, de mars 1933 à mars 1934, on évalue à 62 000 le nombre de juifs allemands qui fuient le territoire du Reich en abandonnant leurs biens. Ces persécutions se poursuivront - à la faveur desquelles de nombreux juifs arrêtés seront incarcérés en camp de concentration - durant plusieurs années, afin de développer l'atmosphère de troubles et le climat de haine, avant d'arriver au 9 novembre 1938, où, systématiquement organisé, un véritable pogrom recouvrira l'Allemagne entière de flammes et de sang.

Ce pogrom prit pour prétexte l'assassinat à Paris par un jeune juif de dix-sept ans, Grynspan, réfugié d'Allemagne, d'un diplomate de l'ambassade d'Allemagne, le conseiller von Rath. (Emprisonné en France, le jeune Grynspan fut plus tard livré aux autorités allemandes par Vichy.) Poétiquement dénommée par les Nazis. " La Nuit de Cristal " - il y avait déjà eu " La Nuit des Longs Couteaux " - cette opération se " solda " par 101 synagogues brûlées et 116 détruites, 8 000 magasins saccagés, 60 juifs abattus et 20 000 enfermés dans des camps de concentration. Le peuple allemand ne réagit pas. C'était l'époque de Munich.

En Pologne

Moins d'une année plus tard, le 2 septembre 1939, après avoir absorbé la Tchécoslovaquie au mois de mars précédent, l'armée allemande se rue sur la Pologne. La campagne dure trois semaines. Mais, dans le sillage de l'armée allemande, deux divisions SS (la Totemkopf et la Liebstandarte, dont le chef, le général SS, Sepp Dietrich, est un ancien garçon boucher) participent aux opérations.

Un des premiers fidèles de Hitler, Sepp Dietrich, avait été le principal organisateur de " La Nuit des Longs Couteaux ", en juin 1934, au cours de laquelle le capitaine Boehm et les premiers chefs S. A. avaient été assassinés. Devenu chef des gardes du corps de Hitler, puis général SS, Sepp Dietrich ravagera l'Ukraine après avoir ravagé la Pologne. Plus tard, en juin 1944, il commandera le premier corps de Panzer SS en Normandie, puis un groupe d'armées. (À ce titre, il sera le seul SS assurant un commandement militaire aussi important.) Il sera directement responsable de l'exécution de 150 aviateurs américains. Condamné en 1947 à vingt-cinq ans de prison, il sera libéré après dix ans de captivité. Après sa libération, le plus clair de ses activités consistera à regrouper les anciens SS. Le 24 octobre 1965, il présidera à Rendsburg le Congrès des anciens Waffen SS, dont la revendication était l'augmentation des pensions militaires jugées insuffisantes. Sepp Dietrich mourra le 26 avril 1966, à soixante-quinze ans, et ses obsèques donneront lieu à Ludwisburg, près de Stuttgart, à une manifestation monstre, où 5.000 anciens SS chantèrent l'hymne hitlérien.

Pour en revenir à la Pologne, il s'agit alors d'opérations fort spéciales. Dotées des armes les plus modernes, ces divisions d' " élites " doivent assumer en Pologne les tâches salissantes dont la Wehrmacht ne veut pas. C'est Himmler lui-même qui a obtenu de Hitler qu'il confie aux SS cette mission particulière.

Fortes des ordres reçus, les divisions SS Totemkopf et Liebstandarte se livrent à de véritables massacres hors des zones de combats, massacres dont sont aussi bien victimes les juifs que les Polonais eux-mêmes.

Après la capitulation polonaise, le colonel général Blaskowitz, nommé par Hitler commandant du territoire polonais, engage des poursuites contre deux généraux SS pour répondre des crimes commis par leurs troupes. Blaskowitz ne se rend pas compte de ce qu'il fait. L'un des généraux qu'il voudrait faire comparaître devant un Conseil de guerre n'est autre que Sepp Dietrich. Sur ordre de Hitler, Blaskowitz est immédiatement relevé de ses fonctions, qui seront confiées à Hans Frank, ancien avocat devenu Obergruppenführer des SS, et qui deviendra le bourreau de la Pologne. Quant au général Blaskowitz, fait prisonnier par les Américains à la fin de la guerre. il sera assassiné dans sa prison par des SS qui partageaient sa captivité, afin qu'il ne puisse rien révéler des secrets qu'il connaissait.

Première ordonnance en France occupée

En France, après la défaite de 1940, la répression contre les juifs ne prit pas le même caractère qu'en Pologne. Les Allemands entendent procéder plus discrètement, sachant par ailleurs qu'ils peuvent compter sur les nouvelles autorités françaises pour effectuer l'essentiel de leur travail dans ce domaine. Ils savent également que l'antisémitisme n'est pas aussi virulent en France qu'en Pologne, et qu'à l'exception des mouvements d'Action française, traditionnellement antisémites, et des ligues fascistes qui, depuis 1932, subventionnées par l'ambassade allemande, développent une politique parallèle au national-socialisme, les Français n'ont dans leur ensemble aucune animosité particulière contre les juifs. L'affaire Dreyfus n'est pas si loin, à peine quarante ans, qui a vu la majorité des Français se dresser contre des corps puissamment constitués, comme l'armée et l'Église catholique, pour imposer la libération d'un homme injustement condamné du fait de ses origines. Les Allemands se méfient. Ils ne veulent se livrer à aucune persécution spectaculaire. Par ailleurs, la leçon de Pologne leur a servi, et il n'est plus question pour eux d'installer en France un général du genre de Blaskowitz, susceptible de s'indigner des mauvais traitements infligés à la population. Les services de la Gestapo. dirigés par le colonel Knochen, agissent au début indépendamment des services de l'autorité militaire. Il n'en reste pas moins vrai que l'autorité militaire portera la responsabilité d'une véritable entreprise (le pillage parfaitement organisée. Le premier commandant militaire de la région parisienne, groupant la Seine, la Seine-et-Marne et la Seine-et-Oise, sera le général Stutzitz (installé à l'hôtel Crillon) assisté du général Briesen comme commandant de Paris (installé à l'hôtel Meurisse). Le général Stutzitz sera remplacé, dans les quinze jours, par le général von Vollard-Bockelberg (tandis que son adjoint, le général Briesen sera remplacé par von Schaumburg).

C'est le général von Vollard-Bockelberg qui signera l'ordonnance du 15 juillet, par laquelle tous les objets d'art doivent être déclarés et sont en quelque sorte " bloqués ".

Cette ordonnance, qui préfigurera un véritable pillage (déjà réalisé en Allemagne sur les fortunes des israélites), fait suite à l'ordre donné par le maréchal Keitel lui-même au général von Vollard-Bockelberg, lui enjoignant, selon la décision du Führer, " de mettre en sûreté, outre les objets d'art appartenant à l'État français, les objets d'art et documents historiques appartenant à des particuliers et notamment à des juifs ".

L'armée se mettra donc au travail, secondée dans cette tâche par les services de l'ambassade, qui vient d'être confiée à Otto Abetz.

Les fonctions de l'ambassadeur Abetz sont fixées par le Führer lui-même, et comprennent notamment " la protection de la prise en charge des objets d'art appartenant à l'État ainsi qu'à des particuliers, et en premier lieu, aux juifs, conformément aux instructions spéciales reçues à cet effet ".

La rafle des œuvres d'art commence, et quelques jours plus tard, Hitler nommera Rosenberg chef d'un organisme spécial chargé de récupérer et d'acheminer vers l'Allemagne toutes les œuvres d'art intéressantes. Le pillage des biens juifs durera toute la guerre et ne sera pas même achevé au moment de l'écrasement de l'Allemagne. (Lorsque la division Leclerc arrivera en gare d'Aulnaysous-Bois, le 22 août 1944, elle interceptera 31 wagons chargés d'œuvres d'art prêts à partir pour l'Allemagne.)

Le gouvernement de Vichy laissa faire. De ces biens israélites, considérés comme " abandonnés " par leurs propriétaires qui avaient pris la fuite, il espérait sa part. Une loi du 23 juillet 1940 prévoyait, en effet, dans un délai de six mois, la liquidation au bénéfice du Secours National français, des biens séquestrés. Ne voyant rien venir, Vichy protesta timidement les 14 décembre 1940, 28 février et 25 juillet 1941. Il eut la réponse qu'il méritait. Le 3 novembre 1941 en effet, les Allemands répondaient :

" Le gouvernement français invoque à tort la disposition selon laquelle les biens de ces juifs ont été, pour la plus grande part, après le retrait de la nationalité française, saisis et mis à la disposition du Secours National. Cette possibilité de disposer des biens juifs, l'État français ne l'a pas acquise de son propre pouvoir, il ne l'a acquise que par la victoire des armées allemandes. C'est pourquoi, il n'a aucun droit de protester contre les mesures que le Reich en sa qualité de vainqueur, applique contre les juifs. "

Vichy garda le silence après cette cinglante réplique. Théo Dannecker arrive à Paris

Les Allemands voient loin. L'Europe leur appartient, et en premier ce qui appartient aux juifs. Les biens des Rothschild comme ceux des petits artisans. Mais le pillage de plusieurs centaines de petits magasins ne peut se faire aussi discrètement que celui d'un château isolé dont le propriétaire est absent. Un travail d'organisation s'impose. Dès le 17 août, l'ambassadeur Otto Abetz suggère à l'armée les premières mesures de persécution, dont le docteur Werner Best, haut fonctionnaire de la Gestapo, chef du Service administratif du Militärbefehlshaber en France fait mention, dans une note du 19 suivant, adressée aux différentes autorités militaires.

Le 29 août l'ambassadeur avise officiellement les autorités françaises de l'interdiction faite aux juifs de pénétrer en zone occupée, c'est-à-dire de revenir avec les autres Français qui ont fui durant l'exode, et dont plusieurs centaines de milliers ont déjà regagné la capitale. Par la même occasion, Otto Abetz précise que les juifs résidant dans la zone occupée devront être immédiatement recensés dans les commissariats de police, et leurs magasins signalés par des affiches jaunes.

Théo Dannecker, qui présidera en France pendant près de deux années au destin des juifs, installe en septembre 1940 ses services au 31 bis, avenue Foch, et au 11, rue des Saussaies, où la Gestapo du colonel Knochen s'était déjà installée. Il est chargé de centraliser toute la répression antijuive en France. En principe, il doit agir en liaison avec l'ambassade et l'autorité militaire. En fait, il ne dépendra même pas de son chef direct de la Gestapo à Paris, le colonel Knochen ; il n'aura d'ordre à recevoir que du chef de son service à Berlin : Adolf Eichmann.

Des manifestations " spontanées "

Un des journaux de la collaboration, Au Pilori, offrit son parrainage au Parti français national, dont les éléments rejoindront bientôt pour la plupart les rangs du P. P. F. de Doriot. Mais tel qu'il est, dès juin 1940, le Parti français national, est un organisme de provocation, chargé de faire le travail que les Allemands refusent de faire publiquement. Les occupants veulent que les mesures antijuives qu'ils préparent ne paraissent nullement dues à leur initiative et soient rendues nécessaires par l'hostilité de la population à l'égard des juifs, hostilité entraînant des troubles qu'ils ne peuvent tolérer.

Deux groupes d'action ont été crées dans le cadre de ce parti. La Garde française, composée de jeunes gens de plus de vingt et un ans et le Jeune Front, rassemblant des garçons de seize à vingt et un ans. Ces jeunes gens, véritables commandos de voyous, s'attaqueront aux magasins tenus par des israélites, notamment aux mois de juillet et août 1940. Certains commerçants aryens. pour ne pas être pris pour des juifs, cherchent des moyens de se différencier, se livrant à ce que Au Pilori appela des " initiatives heureuses ".

" Certains commerçants de Paris, écrira ce journal le 26 juillet 1940, ont mis à leurs devantures des écriteaux dont voici quelques exemples : " Ici, maison française interdite aux juifs ", ou " l'établissement ne reçoit pas les israélites ".

Un grand magasin de lunettes profitera de la circonstance pour se donner un slogan publicitaire de circonstance : Lissac n'est pas Isaac, slogan dont certains iront jusqu'à saluer l'esprit bien français. Quant au fameux café " Dupont Latin ", une affiche y indiquait que l'établissement était " interdit aux chiens et aux juifs ". Un peu plus tard, les Allemands feront sauter eux-mêmes les synagogues parisiennes, essayant de faire croire qu'il s'agit d'attentats spontanés.

Le Recensement

Le gouvernement de Vichy est représenté à Paris par une délégation générale, qui s'est installée au ministère du Travail ; mais seuls des gardes en faction devant la porte lui donnent une note de présence française. Le premier délégué, M. Léon Noël, ancien ambassadeur de France à Varsovie en 1939, ne restera que quelques jours en fonction. Dès la fin juillet, il gagnera la France libre. Il sera remplacé très vite par le général de la Laurencie, dont le nom sera hélas associé à celui de Dannecker dans les opérations entreprises pour le recensement des juifs. Ce premier recensement sera en effet effectué en fonction d'une ordonnance allemande du 27 septembre 1940, complétée par les instructions du général de la Laurencie en date des 20 octobre, 5 novembre et 15 décembre 1940.

Ce recensement fut d'abord effectué par la Police judiciaire dans les locaux des commissariats de quartier. Puis, dès octobre 1940, le préfet de police créa, toujours sur les instructions conjointes de Dannecker et du général de la Laurencie, un service administratif spécialisé qui constitua une section de la Direction des affaires de police générale et dont le chef était un certain François, ce même François qui deviendra un des principaux personnages de la persécution antijuive et qui sera directement mêlé à l'organisation des tragiques journées des 16 et 17 juillet 1942. Un double de la fiche mère, constituée au moyen de la feuille de recensement où des indications fournies par les services actifs, était établi par le service français pour être transmis avenue Foch au siège de la Gestapo. La fiche mère, reproduite en plusieurs expéditions, permettait de tenir à jour un classement multiple :

- alphabétique ;

- géographique (par domicile) ;

- par nationalité ;

- par profession.

Ce travail minutieux était effectué par un chef de bureau du nom de Tulard, qui y avait mis plus que du zèle. Tulard considérait ce fichier comme l'œuvre de sa vie. Il y veillait avec un soin jaloux et contrôlait étroitement l'entrée des locaux qui lui étaient réservés, où les inspecteurs de toutes les formations actives relevaient les indications concernant les israélites.

Un collègue de Tulard, du nom de Peretti, s'occupait, pour sa part, du recensement et du fichage des biens juifs, notamment des immeubles, établissements commerciaux ou industriels et de valeurs mobilières.

L'ensemble des fichiers juifs de la préfecture de police constitua pour les Allemands un outil remarquable pour l'exécution des mesures de cœrcition individuelles ou collectives prises à l'encontre des juifs, qu'il s'agisse d'arrestations de personnes ou de la confiscation de biens. Théo Dannecker lui-même se montra très satisfait de ce fichier, qu'il qualifia de fichier modèle dans un rapport daté du 24 février 1942 et adressé à son supérieur de Berlin, Eichmann. Knochen dira :

" Je veux seulement dire que le fichier général des juifs, par exemple, qui était le seul moyen de repérer les juifs, le nombre des enfants restés sur place, tous les détails enfin, n'avait été connu que grâce à la police française et que la Sipo recevait en outre des rapports et des chiffres du Service français aux Questions juives. J'ignore si, par exemple, les Kommandos de la police de Sûreté étaient en possession d'un fichier semblable, ou si même il y en avait un, mais je pense au contraire que tous ces détails administratifs étaient réglés du côté français. "

Ainsi à Paris, au cours du mois d'octobre 1940, le recensement des juifs se poursuit dans les commissariats. Des scènes particulièrement navrantes se déroulent. On voit des vieillards piétiner des heures entières sur les trottoirs, avant d'entrer dans les locaux où ! es fonctionnaires de la police officient. C'est, nous l'avons dit, dans une de ces files qu'on verra Henri Bergson.

Les commissaires-administrateurs

Alors que le recensement des juifs se poursuit toujours, une nouvelle ordonnance allemande du 18 octobre 1940 fixe la " définition précise de la notion d'entreprise économique juive ". Cette ordonnance a pris prétexte des manifestations provoquées de juillet et août, et va de pair avec une profusion d'affichettes qui se mettent à couvrir les vitrines des magasins juifs, et portant ces mots : " Jüdisches Geschaft " - Entreprise juive -, en lettres noires sur fond jaune. Elle a pour objet l'aryanisation des entreprises juives. Son paragraphe 5 stipule en effet : " pour les entreprises juives, il pourra être nommé un commissaire administrateur ". Il s'agit d'une pure et simple spoliation.

Si le chiffre de 21.000 entreprises dénombrées parut satisfaire les autorités allemandes, par contre le chiffre de 160.000 juifs recensés leur parut dérisoire. Elles s'étaient mises en tête, fortifiées dans ce sens par les rapports des Ligues fascistes françaises, que la population juive en France s'élevait à environ 900.000 habitants, chiffre que les Nazis avanceront encore à la conférence de Wannsee en janvier 1942.

La solution

Installé, depuis la fin de 1939, à la direction de la Section juive de Berlin, Adolf Eichmann imagina plusieurs solutions pour résoudre ce problème ; il tira même des plans pour une émigration vers la Palestine, mais, après la défaite française de 1940, l'île de Madagascar fut envisagée. Ce n'était pas une idée nouvelle. En juillet 1940, Eichmann, en accord avec Heydrich, ayant proposé à Himmler puis à Hitler, de faire évacuer tous les juifs d'Europe vers Madagascar, cette proposition fut étudiée. En conséquence. à partir d'août 1940, les chargés de mission envoyés par Eichmann à travers l'Europe (dont Dannecker en France) agirent officiellement en vue de l'éventuelle application du " plan de Madagascar ", auquel les Nazis avaient déjà accolé la formule de solution finale.

" Opération Barbarossa " et " Décret sur les Commissaires "

Ce plan de Madagascar fera, jusqu'en octobre 1941, à Berlin, l'objet de conférences au plus haut niveau, mais n'en sera pas moins définitivement abandonné au cours de l'hiver 1941-1942, et tout porte à croire qu'il ne servit en fait que de prétexte à la mise en place de l'appareil de la persécution antijuive telle qu'elle s'opéra, son objectif avoué risquant moins de heurter l'opinion publique mondiale.

Le plan militaire d'agression contre l'U. R. S. S. (plan Barberousse) prévoyait la destruction de trente millions de Slaves, afin de faire de la place aux futurs colons allemands appelés à venir s'installer sur le territoire russe. À ce plan, sera ajouté le " Décret sur les commissaires ", qui entrera en application dès juillet 1941, en vertu duquel tous les juifs russes devaient être exterminés par des équipes spéciales dites Einsotz-Gruppen, de même que les commissaires politiques et les militants communistes, considérés comme porteurs, en tant que marxistes, d'une idéologie juive.

Aux trois millions de juifs recensés en Pologne, s'ajoutaient maintenant les cinq millions de juifs supposés vivre en U. R. S. S. Le 31 juillet 1941, Heydrich, nommé commissaire aux Questions juives pour toute l'Europe, reçut du Reichsmarschall Goering, président du Conseil des ministres pour la défense du Reich, une lettre le chargeant de faire tous les préparatifs nécessaires afin d'arriver à la solution globale de la question juive dans la zone d'influence allemande en Europe. Et le 21 novembre 1941 (le mois même où les premiers convois de juifs d'Europe occidentale arrivaient à Auschwitz), Heydrich envoya des convocations pour une conférence " afin d'aboutir à un point de vue unifié de toutes les autorités centrales collaborant à la solution finale de la Question juive ". Cette conférence, on le sait, se tint finalement à Berlin aux 56-58, Grossen-Wannsee, le 20 janvier 1942.

Création d'un " Comité de Bienfaisance"

Mais la besogne nazie doit s'opérer progressivement, méthodiquement, les vrais organisateurs de l'opération devant rester dans l'ombre. Selon le principe du noyautage, spécifique aux partis totalitaires, il faut pénétrer chez l'ennemi en y recrutant ses propres agents. De nombreux juifs furent les premiers à tomber dans le panneau. C'est ainsi que les Nazis procédèrent d'abord au regroupement des organisations juives que la défaite de 1940 avait dispersées, et mirent à leur tête des personnalités juives françaises. Ils allèrent plus loin, créant même un " Comité de coordination des œuvres de bienfaisance juives ", avec des israélites français à sa tête. Il existait en France, avant l'invasion allemande de 1940, un grand nombre d'organisations israélites, organisations internationales, sociétés de bienfaisance, groupées sous l'égide du " Comité de bienfaisance israélite de Paris ", fondé en 1809, et au premier rang desquelles figuraient notamment les différentes fondations de Rothschild : un foyer de convalescents fondé en 1850 (Fondation Alphonse de Rothschild), ainsi qu'un hôpital, un asile de vieillards, une maison d'orphelins et une clinique (fondés par Adolphe de Rothschild).

Le SS Hauptsturmführer Hagen qui, pour le compte de Dannecker, fera une enquête sur ces organisations, sera tout surpris d'être obligé de constater leur rôle philantropique. Il écrira :

" Chose curieuse, les organisations juives en France n'étaient pas des organisations de masse comme en Allemagne ou en Pologne ; elles avaient surtout pour tâche, de porter secours aux émigrants. "

La presque totalité de ces groupements avait disparu après juin 1940, - soit que leurs dirigeants aient fui, soit qu'elles fussent mises sous scellés par les occupants - et, en octobre 1940, quatre ou cinq associations seulement avaient repris leurs activités : l'O. S. E., association fondée en Russie et qui avait ouvert ses bureaux à Paris en 1935, le Comité de bienfaisance israélite de Paris, la Colonie scolaire et les Asiles israélites, l'O. R. T.

Cette absence de sociétés de bienfaisance, alors que les persécutions commençaient et que les besoins d'aide devenaient plus urgents, se faisait durement sentir parmi les israélites dans la
misère, que, par ailleurs, les lois de Vichy privaient de l'aide du " Secours National ". Dannecker joua les bons apôtres ; (lès le
mois de décembre 1940, sur ses directives, la Section juive de la Gestapo entreprit d'englober tous les juifs dans une organisation
unique dont on devine qu'au même titre que le fichier de la préfecture de police, elle faciliterait ultérieurement la déportation des juifs. Les quatre organisations juives existant encore acceptèrent, le 31 janvier 1941, de se grouper en un Comité de coordination des œuvres de bienfaisance du Grand Paris, espérant, grave
à cette centralisation, pouvoir apporter une aide meilleure a leurs coreligionnaires. Cela n'alla pas sans difficultés ; de nombreux israélites, conscients de la menace que cette institution ferait peser sur eux, tentèrent d'en freiner le fonctionnement. Mais une partie de la communauté juive de Paris suivit (surtout après l'élection du Rabbin Marcel Sachs, le 27 mars 1941, à la tête du Comité), et des statuts furent finalement adoptés le 31 mars 1941. La préfecture de police ne formula évidemment aucune objection en enregistrant cette nouvelle société, sachant qu'elle était imposée par la Gestapo.

Dannecker ne s'en tint pas là. Il exigea la création d'un journal juif dont le premier numéro parut le 19 avril 1941, sous le titre Informations juives et où la censure était exercée par les services de Dannecker.

Grâce au fichier de la préfecture de police, les trois premiers numéros furent envoyés gratuitement à tous les foyers juifs déclarés à Paris, chaque numéro contenant des appels aux juifs, les invitant à devenir membre du Comité de coordination moyennant une petite redevance mensuelle.

La manœuvre de Dannecker réussit. Des milliers de juifs rallièrent ce " Comité de coordination " et Dannecker s'en félicita. Il serait tenu exactement au courant de tout ce qui se décidait à ce Comité, par ses agents. Le premier président du Comité, le Rabbin Marcel Sachs, s'étant déclaré malade, fut remplacé par Alphonse Weill, dont la conduite déplut à Dannecker qui le fit arrêter. Après cette arrestation, tout parut fonctionner admirablement à ses yeux, et il écrira, on devine avec quelle ironie : " Les juifs français se sont pliés à la collaboration. "

Création de l'Union Générale des Israélites de France

Par la suite. les autorités allemandes - services antijuifs de l'ambassade et de la Gestapo - envisagèrent d'aller plus loin. Non contents du Comité de coordination, ils imaginèrent de constituer une " Union générale des israélites de France ". Dannecker en parle ainsi dans son rapport du 22 février 19-12.

L'expérience acquise en Allemagne, et dans le protectorat de Bohême et :Moravie, a démontré qu'(i force d'éliminer les juifs des divers domaines de la vie, la création d'un " Groupement obligatoire des juifs " s'impose inévitablement (voir l'Union générale des juifs d'Allemagne)...

Nous n'avons cessé de signaler, au cours de nos entretiens avec le commissaire aux Questions juives depuis la mi-1941, la nécessité d'un tel organisme. Le Militärbefelsheber, sur notre proposition, a demandé: par une lettre adressée à la Délégation française à Paris, la création d'un groupement obligatoire. Le 29 novembre 1941, la Loi française instituant " l'Union générale des israélites de France " a été enfin promulguée. Des Conseils d'administration ont été prévus pour les zones occupée et non occupée, indépendants

l'un de l'autre.

Cette Union générale des israélites de France, participa au système d'organisation de la déportation des juifs arrêtés les 16 et 17 juillet 1942, étant chargée, non sans une tragique ironie, par les autorités nazies, d'assurer " l'aide médicale " des transports.

" Sous des apparences de solidarité, dira d'elle le pasteur Paul Ver gara, cet organisme était un piège infâme. " Chargée officiellement de tâches d'assistance, de prévoyance, de reclassement social et professionnel, en fait l'U. G. I. F. assurait la représentation exclusive (les juifs auprès des pouvoirs, et, dans l'esprit des Allemands, était appelée à constituer l'administration du Ghetto français qu'ils envisageaient de créer.

Dotée d'un Conseil d'administration de 18 membres (avec une section pour la zone nord, une section pour la zone sud), l'Union put sembler longtemps à une partie des persécutés comme une sorte de dernière protection, ce qui contribua à leur masquer l'ampleur du danger. En fait, en assignant à cet organisme une tâche de représentation, et en lui laissant jouer un rôle d'assistance, les Allemands obtinrent ainsi ce qu'ils souhaitaient : une espèce de collaboration des juifs eux-mêmes. Mais, dès le début, en fait l' U. G. I. F. fut très impopulaire. En mai 1941, les femmes dont les maris étaient internés au camp de Pithiviers vinrent manifester, jusque dans les locaux de l' " Union " (où l'on menaça d'appeler la police ! ). Lorsque des dirigeants de l'U. G. I. F., (Baur et Musmik) pénétreront plus tard dans le " camp provisoire " du Vélodrome d'Hiver, accompagnant Röthke, ils seront pris à partie par les internés. Par la suite, les dirigeants de l' " Union " paieront eux-mêmes cher leur aveuglement.

Les organismes français

Mais avant de procéder à la création de " l'Union générale des israélites de France ", Dannecker songea à développer la propagande antisémite en France, en lui donnant une tournure française.

" L'Institut d'études des Questions juives " fut fondé le 11 mai 1941, installé au 21, rue La Boétie, et un service annexe lui fut bientôt rattaché, les " Amis de l'Institut ", la direction de l'ensemble étant confiée, le 22 juin 1941, jour même de l'agression hitlérienne contre l'U. R. S. S., au capitaine Sézille, personnage stupide et redoutable. Dannecker se montra rapidement très satisfait de ce nouveau service.

Le rôle de cet institut était d'organiser des manifestations où des orateurs prenaient la parole et de veiller à ce que les murs de Paris fussent couverts en permanence d'affiches antijuives. Des brochures étaient également publiées et des tracts d'un haine et d'une violence inouïes régulièrement distribués.

Un centre de délations : " l'Institut antijuif"

L'Institut antijuif eut bientôt à faire face à un nouveau travail et il fallut multiplier son personnel. Nous sommes, en effet, depuis le début de 1942, en pleine expropriation des entreprises juives qu'il faut doter d'administrateurs aryens, et toutes ces affaires, dont quelques-unes sont énormes, soulèvent d'immenses appétits. Un courrier surabondant de délateurs et de revendicateurs afflue à a l'Institut des Questions juives ". Le capitaine Sézille se dépense et prend note avec un soin jaloux de toutes les dénonciations.

Il est vrai que les dénonciations sont rétribuées. Röthke, le remplaçant de Dannecker, propose, en 1943, de donner 100 francs par juif arrêté. La vie d'un juif n'est pas cotée davantage : le salaire d'une journée de travail pour un ouvrier qualifié. Le dénonciateur de cinq enfants juifs, à Nice, touchera cependant 4.700 francs.

Mais il n'y a pas que des particuliers qui font œuvre de délation. Les ministères du gouvernement de Pétain eux-mêmes s'en mêlent. En voici un exemple :

Ministère de l'Intérieur

État français

Commissariat général aux Questions juives.

C. A. Paris, le 13 octobre 1942
L. F./D. M.

Le commissaire général aux Questions juives
à l'Einsatzstab Westen
54, avenue d'léna, Paris

J'ai l'honneur de porter à votre connaissance, à toutes fins utiles, qu'un appartement, situé 57 bis, boulevard Rochechouart, appartenant au juif Gresalmer, contient un très beau mobilier.

Signé : (Illisible)

Le Commissariat général aux Questions juives parallèlement à la création du Comité de coordination des œuvres de bienfaisance du Grand Paris, de l'Union générale des israélites de France et de l'Institut d'études des Questions juives, Dannecker engagea, le 31 janvier 1941, des pourparlers avec l'autorité militaire en vue de constituer un Bureau central juif, sous contrôle français. La question ayant intéressé l'ambassadeur Otto Abetz, celui-ci demanda à son attaché aux Questions juives, le conseiller de Légation Zeitschel, de faire pression sur le gouvernement de Vichy pour aboutir à un résultat dans ce sens, et de rassembler des personnalités jugées représentatives.

Sur l'insistance répétée du conseiller Zeitschel agissant en liaison étroite avec Dannecker, le Conseil des ministres, sous la présidence du maréchal Pétain, décida le 8 mars 1941, de créer un r commissariat général aux Questions juives (C. G. Q. J.) et, trois semaines plus tard, le 29 mars, d'en confier la direction à Xavier Vallat, ancien secrétaire général des combattants.

Ce premier commissaire général était chargé de préparer et de proposer au chef de l'État toutes les mesures législatives et réglementaires relatives à l'État des israélites, à la liquidation des biens leur appartenant et éventuellement à la désignation d'office d'administrateurs provisoires de ces biens, ces deux dernières tâches étant confiées : un service spécial : l'inspection financière.

Un second texte, de mars 1941, renforça les pouvoirs du commissariat, qui devint un véritable organisme gouvernemental interministériel. Ses attributions lui permettaient d'intervenir dans l'activité de tous les ministères et de tous les organismes publics. Il avait aussi la libre disposition des forces de police chaque fois qu'il le jugerait bon.

Une Police spéciale franco-allemande

Cependant. cette dernière partie du programme se heurtant à des difficultés administratives, les Allemands décidèrent, en marge du commissariat, la création d'un service de police spécialisé placé sous leur autorité directe et dont les chefs étaient deux officiers SS, Limpert et Busch, adjoints de Dannecker. Ces deux hommes occupaient déjà, depuis le 17 janvier 1941, un bureau à la préfecture de police, afin d'assurer une liaison étroite entre leur chef, dont les bureaux étaient avenue Foch, et les services du commissaire François, dont nous avons déjà parlé. Ils relevaient également sur place des renseignements de fichiers et d'archives.

Le préfet (le police avait d'abord mis deux interprètes à la disposition de ces officiers allemands, pour faire également fonction d'inspecteurs. Lorsque le nombre des inspecteurs atteignit la douzaine et que les locaux qui leur étaient affectés devinrent trop petits, Dannecker obtint de la préfecture qu'ils aillent s'installer au 19, rue de Téhéran, dans les locaux de l'ancienne association juive américaine " Joint ". L'opération s'effectua le 22 avril 1941.

Ce transfert ne modifia pas le travail du groupe de policiers. Il ne s'agissait donc pas précisément d'un service allemand, mais d'un " agglomérat " franco-allemand de police. C'est ainsi que les inspecteurs et les interprètes continuaient à être payés par la préfecture de police et à bénéficier de leur avancement normal. On peut trouver là un remarquable exemple de la " collaboration ".

Ce ne fut qu'à la création, par le ministre de l'Intérieur Pucheu, de la police aux Questions juives (P. Q. J.) en novembre 1941, que le groupe de la rue de Téhéran disparut. L'inspecteur-interprète Grand et huit autres inspecteurs furent détachés par la préfecture de police à la P. Q. J. Par contre, trois inspecteurs, Jalby, Jurgens et Santoni, furent directement pris en charge par la Gestapo de l'avenue Foch.

La " Police aux Questions juives "

Le gouvernement de Vichy créa donc, en plus, la police aux Questions juives, qui installa ses bureaux 8, rue Greffulhe à Paris. Un service centralisait les affaires juives sur le plan national. Un autre service, d'intérêt local, parisien, était constitué du personnel de l'Inspection financière du C. G. Q. J. et du groupe des inspecteurs français de la rue de Téhéran, l'ensemble étant placé sous la direction du commissaire Schweblin, qui entretenait des rapports personnels avec Dannecker. Cette police comptait comme effectif une quarantaine de personnes au total dont vingt attachés au service administratif, et une vingtaine de policiers. Dans l'esprit de Pucheu, la P. Q. J. constituait en fait un des services d'un ensemble constitué en triptyque (dont Pucheu était également le créateur) et qui comprenait, sous la direction générale du commissaire Detmar :

1) Le service de police anticommuniste (S. P. A. C.) dirigé par Jurgut de la Salle, et dont dépendaient les fameuses B. S. (Brigades spéciales) qui s'illustrèrent de façon sanglante dans la lutte contre la Résistance.

2) La P. Q. J., dirigée d'abord par le colonel Durieux, remplacé bientôt par Schweblin.

3) Le service des Sociétés secrètes (S. S. S.) dirigé par Marqués-Rivière, qui devait prendre en charge le service des Associations dissoutes du Square Rapp.

Une des principales attributions de la P. Q. J. était la répression des infractions aux lois et décrets concernant les juifs. Le chef de la police municipale (le l'époque, Émile Hennequin, déclara à son sujet, au cours d'un des interrogatoires qu'il subit en 1948 :

Je crois pouvoir indiquer que les services de la P. Q. J. se sont occupés de 1.600 affaires ayant entraîné un millier d'arrestations.

Quand à Dannecker, il lui porte une très haute estime et ne tarit pas d'éloges sur elle. Il écrira à son sujet dans son rapport du 22 février 1942 :

Les inspecteurs français formés et instruits en collaboration avec notre service des Affaires juives constituent aujourd'hui une troupe d'élite et les cadres d'instruction pour les Français détachés, à l'avenir, à la police anti juive. Pour la zone occupée, notre service a entièrement assuré son influence sur la police antijuive...

Un des chefs de cette " troupe d'élite ", le commissaire Bouquin, et plusieurs inspecteurs, se livrèrent au cours de l'été 1942, au camp de Drancy, à des vols et à des détournements si scandaleux que les autorités allemandes elles-mêmes s'en émurent et les traduisirent devant un tribunal militaire. Ce scandale mit pratiquement fin à l'activité de la P. Q. J., Dannecker, s'étant vu obligé de retirer sa protection au commissaire Schweblin. C'est alors que Darquier de Pellepoix, qui avait remplacé Xavier Vallat comme commissaire général aux Questions juives, proposa et obtint le 5 juillet 1942, en remplacent de la P. Q. J., la création d'une " Section d'Enquête et de Contrôle (S. E. C.) rattachée au C. G. Q. J. Cette section signalera les " délinquants " à un service antijuif, qui constituera, à partir du 1er août 1943, le principal élément de la sous-direction des Affaires juives du commissaire Permilleux. Toujours selon les dires d'Émile Hennequin, directeur de la police municipale, le S. E. S. se serait livrée à 900 enquêtes qui auraient entraîné 700 arrestations.

La Préfecture de Police

Pour l'essentiel, nous avons jusque-là fait mention de services dont le rôle principal était administratif, de services qui, en fait, préparaient la voie aux mesures de cœrcition contre les juifs. Le rôle actif de la répression était en réalité, pour la plus large part, joué par des services de la préfecture de police, à la fois contrôlés par le commissariat général aux Questions juives et ses polices annexes ainsi que par les services antijuifs de la Gestapo et de l'ambassade d'Allemagne.

Trois services distincts existaient à la préfecture de police, chargés des mesures de cœrcition : le service du commissaire François, le service du commissaire Permilleux et deux sections (les troisième et cinquième) de la direction des Renseignements généraux.

I. - Service Francois

Nous avons déjà vu que, dès la fin de 1940, le service de François centralisait les fiches de recensement des juifs pour les transmettre à la Gestapo. Mais cette " direction administrative des Affaires de police générales se vit bientôt confier des tâches autrement importantes, à un tel point que le personnel s'éleva bientôt à soixante fonctionnaires, indépendamment du fait que ce service disposait de tous les effectifs de la police municipale, des Renseignements généraux, de la police judiciaire, de la garde et de la gendarmerie.

En dehors du recensement des juifs (personnes et biens) et de la tenue à jour du fichier, ce service veillait à l'organisation des camps d'internement des juifs (Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande) et tout spécialement à la gestion du camp de Drancy. Le service François s'occupait également d'organiser les rafles et de préparer les déportations. Il a directement fait opérer 20.000 arrestations, dont celles des 16 et 17 juillet 1942 et, à des titres divers, il s'est intéressé à 85.000 déportations.

À ce titre le service François, qui était en contact constant avec la Gestapo de Dannecker, peut être considéré comme l'un des services français qui a collaboré le plus activement à la politique de persécution raciale.

II. - Service Permilleux

À une échelle à peu près comparable, le service Permilleux a également secondé activement la Gestapo dans la répression antijuive. Ce service prit la suite de la section de police de la P. Q. J. En août 1943, il devint sous-direction, en absorbant une partie du service français (fichier, préparation et contrôle des répressions) et le service des Associations dissoutes du Square Rapp.

Ce service fonctionna jusqu'à la Libération et, dans ses attributions, figuraient l'organisation des rafles et la formation d'équipes d'interpellation sur la voie publique pour le " ramassage " des juifs isolés. Il semble que l'on puisse attribuer 35.000 arrestations de juifs à ce service, en dehors des mesures cœrcitives opérées avec le renfort d'autres formations actives.

III. - Les Troisième et Cinquième Sections

Deux sections de la direction des Renseignements généraux, groupant au total une centaine d'inspecteurs, ont eu également à s'occuper des juifs pendant toute la durée de l'occupation. La troisième section s'occupait des étrangers et des juifs sur le plan politique. Les divers chefs qui se sont succédé pendant l'occupation sont les commissaires de police Lantheaume, Lang, Tissot et Bizoire. La section juive était dirigée par l'inspecteur principal adjoint Sadowsky.

La cinquième section avait pour attributions l'éloignement des étrangers et notamment des juifs étrangers. Ces chefs ont été les inspecteurs Lang et Dides.

Elle comprenait une section de la voie publique, s'occupant des affaires de flagrant délit.

On peut évaluer à une dizaine de milliers le nombre de juifs arrêtés par ces deux sections réunies.

Drang. Naissance d'un camp de concentration

Trois camps existaient donc dans la zone occupée : Beaune-la-Rolande, Pithiviers et Drancy.

Leur création avait été décidée par le service juif de la Gestapo, mais c'était la gendarmerie française qui les gardait et les gérait. Le camp de Drancy avait été créé par la préfecture de police. Ces camps, Drancy en particulier, devinrent de véritables centres de rassemblement des juifs avant la déportation.

Le premier règlement intérieur, qui donnait à Drancy le régime d'un pénitencier militaire, est daté du 25 août 1941, et signé du préfet de police, l'amiral Bard, et du général de gendarmerie de Paris, le général Guilbert, le capitaine de gendarmerie Lombard assurant alors le commandement de la garde du camp. Jusqu'à la Libération, ce furent les gendarmes français qui assurèrent en effet la garde de Drancy, et la police française (service François) en assura l'administration jusqu'en juillet 1943.

Le camp fut " inauguré " officiellement à l'occasion d'une conférence qui se tint dans ses bureaux et à laquelle assistaient : le conseiller Lippert, de l'Administration militaire allemande, des officiers allemands de la police d'État, M. François directeur de l'Administration générale, Garnier, de la Préfecture de la Seine, Luce, commissaire divisionnaire aux Renseignements généraux, Lefebvre, commissaire divisionnaire à la Police judiciaire, Oudart, commissaire principal aux Renseignements généraux, le docteur Lestire, médecin du camp, David, commissaire de police de l'état-major de la police municipale, le commandant Besanger et le capitaine Chenu, de l'état-major de la gendarmerie, le capitaine Lombard, commandant du camp, Lientz. interprète.

Au moment de sa création, le camp de Drancy n'avait pas encore le caractère d'un centre de rassemblement en vue de la déportation. C'est ainsi qu'en août 1941, Dannecker se renseigna sur l'endroit où se trouvait le cimetière le plus proche, et non pas la gare la plus commode. Ce fut au début de 1942, après les décisions de la conférence de Wannsee, que les départs réguliers commencèrent, d'abord en petit nombre. Au cours de l'été 1942, le nombre des départs s'éleva jusqu'à trois par semaine - chaque convoi transportant mille juifs en moyenne - alimentés par les rafles des 16 et 17 juillet, puis par les apports de juifs de la " Zone libre " livrés à Hitler par le gouvernement de Vichy. Le dernier convoi de Drancy quitta la gare de Bobigny le 31 juillet 1944. Le 13 août, un convoi formé des détenus restant alors dans le camp avorta, grâce à la grève insurrectionnelle des cheminots. Le 17, les SS, en s'enfuyant, emmenèrent encore avec eux une cinquantaine de détenus dont la plupart étaient des policiers résistants et des membres de l'O. J. C. venant de la prison de Fresnes.

Administration intérieure du camp de Drancy

Jusqu'en juillet 1943, le camp de Drancy fut placé sous le contrôle de la préfecture de police et sa gestion était assurée par François. À cet effet, ce dernier demanda que des fonctionnaires lui soient adjoints, ayant le titre de commandant, pour assurer la direction du camp, la gendarmerie étant sous ses ordres. C'est ainsi que se succédèrent comme commandants du camp : Savart, commissaire de police réformé ; Laurent, chef de bureau de l'Administration centrale ; Guibert, commissaire de police retraité.

La surveillance intérieure du camp dépendait de deux inspecteurs principaux adjoints, Kœrperich et Thibaudat.

Ce dernier fut chassé de l'Administration pour un trafic portant sur un million de francs d'époque. La comptabilité des espèces et des objets de valeur, enlevés provisoirement aux internés et définitivement aux déportés, était confiée au régisseur-caissier-comptable Kieffer. Ides juifs arrivant à Drancy subissaient une première fouille effectuée par le personnel du camp, sous le contrôle de Kieffer.

L'administration française du camp fut remplacée, le 2 juillet 1943, par une administration allemande, la garde extérieure étant toujours assurée par la gendarmerie française qui continua à convoyer les déportés jusqu'aux gares d'embarquement. Les services de François et de Permilleux n'eurent plus alors à composer les convois, mais continuèrent à renouveler la population du camp en modifiant le rythme des arrestations suivant la fréquence des déportations. C'est également à partir du 2 juillet 1943 que les juifs français, dont beaucoup étaient à Drancy depuis deux ans, commencèrent à être déportés à leur tour.

Quelques mesures

Cet appareil eut à son actif un certain nombre de mesures dont on peut rappeler les principales, jusqu'au 16 juillet 1942.

C'est ainsi que la décision de peupler les camps de concentration de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers avait été prise par Dannecker. Le service François fut chargé de l'exécution et procéda à un premier " ramassage " de juifs étrangers, le 14 mai 1941.

Il est à noter qu'à cette époque Dannecker ne visait que l'arrestation des juifs étrangers titulaires de condamnations. François, par excès de zèle, négligea cette consigne, et s'en prit directement à des gens irréprochables, artisans travaillant dans des conditions régulières, engagés volontaires, pères d'enfants français, etc.

Le 13 août 1941, fut effectuée la confiscation des appareils de T. S. F. appartenant à des juifs, et, un peu plus tard, celle des bicyclettes. À cet effet, le service François releva dans le " fichier des biens " tenu par Peretti la liste des juifs possédant une bicyclette.

L'administration des P. T. T. reçut, elle, l'ordre des autorités allemandes de supprimer les postes téléphoniques installés chez les juifs, qui se virent également interdire d'utiliser les installations téléphoniques publiques.

Le 15 août 1941, eut lieu une importante rafle dans le XIe arrondissement. La réalisation en fut assurée par la gendarmerie allemande accompagnée d'inspecteurs de la préfecture de police. Les barrages qui ceinturaient tout le XIe arrondissement furent fournis par la police municipale et la garde de Paris. Les juifs arrêtés - il s'agissait cette fois de juifs français et étrangers - furent diriges sur le camp de Drancy.

Le 21 août 1941, on arrêta des avocats. Les avocats juifs n'avaient plus le droit d'exercer, en application des lois françaises. Dannecker décida leur arrestation. Là encore, ce fut François qui seconda Dannecker le lendemain même de la rafle du XIe arrondissement.

Un certain nombre d'inspecteurs furent convoqués au service François, où un fonctionnaire leur remit les fiches extraites de la boîte avocats s du fichier juif. Une quarantaine de membres du Barreau furent trouvés à leur domicile, rassemblés à la préfecture de police (salle Louis Lépine) puis transférés à Drancy.

Une ordonnance du 10 décembre 1941 du préfet de police interdit aux juifs de changer de résidence, et leur imposa certaines restrictions de circulation.

En décembre 1941, eut lieu la rafle de ceux qu'on appellera les notables. Il s'agissait de médecins, de savants, de professeurs, d'écrivains, etc.

Le travail préparatoire fut fait par François, au moyen des fichiers de son service. La confection des listes devait être terminée en une seule soirée. François demanda du renfort à Schweblin, chef de la P. Q. J., qui mit à sa disposition une vingtaine de personnes, dont les dactylos de son service.

Les notables appréhendés furent groupés au manège de l'École militaire, puis transférés au camp de Royallieu à Compiègne. Il faut noter que la rafle des notables et celle des avocats visait les juifs français.

Le 7 février 1942, une ordonnance allemande interdit aux juifs de quitter leur domicile après 20 heures et avant 5 heures du matin.

Le 29 mai 1942, le gouvernement militaire allemand décréta l'obligation pour les juifs de porter une étoile jaune cousue sur leurs

vêtements. Le service François organisa la remise des étoiles, contre prélèvement d'un point de la carte de textiles, remise qui fut effectuée dans les commissariats de quartier par le personnel de la Police judiciaire.

Une ordonnance allemande du 8 juillet 1942 interdit aux juifs de fréquenter les lieux publics, les établissements de spectacle et les magasins, etc.

À ces mesures, il faut ajouter l'amende de un milliard que les juifs durent payer comme " représailles à la suite des attentats commis contre des membres et des biens de l'armée allemande à Paris s. Cette amende fut collectée et versée par les soins de l'U. G. I. F.

95 otages furent fusillés le 15 décembre 1941 pour les mêmes motifs. Selon les c directives pour le choix des otages " du chef de district de l'Administration militaire, état-major administratif ", ces otages - comme les suivants - furent pris parmi les juifs et les communistes. Les premiers furent extraits du camp de Drancy, les seconds des prisons de Romainville, Fresnes, Fontevrault, la Santé, et du camp de Châteaubriant. Parmi ces 95, se trouvaient notamment Gabriel Péri et Lucien Sampaix.

Les rafles du 16 juillet 1942 et des jours qui suivirent vinrent donc couronner la mise en place du complexe administratif, politique et policier franco-allemand de persécution. Celui-ci continuera à donner la mesure de son efficacité, jusqu'aux derniers jours de la guerre.