Sur l'oreiller d'un autre aviateur je trouvai des traces de sang : au moment où il se jetait de son appareil en feu, il avait été sérieusement blessé à la tête. Il y avait aussi le Texan, grand et beau garçon qui avait une façon charmante de laisser traîner les mots en parlant. Il aimait les chevaux et une superbe fille qu'il avait tout récemment épousée, la laissant derrière lui au Texas. La beauté de son épouse lui causait des inquiétudes mortelles sur sa fidélité... Celui-là, nous avions l'intention de l'évacuer par la frontière espagnole, mais il refusa, craignant de n'être pas assez endurant pour franchir la montagne et d'entraîner ainsi l'arrestation de ceux qui seraient avec lui. Il partit donc pour le camp de Fréteval. Un autre aviateur, fort chevaleresque celui-là, mettait un point d'honneur à se trouver à l'extérieur de la courbe quand nous tournions le coin d'une rue, détail qui aurait pu le trahir car il ne fait guère partie en France du code de l'étiquette. Il réprouvait la part que nous prenions au travail clandestin : " Ce n'est pas fait pour les femmes, disait-il, c'est trop dangereux. " Beaucoup de ces garçons avaient le coeur gros en quittant les familles qui les hébergeaient, tel ce pilote très épris d'une jeune Belge, qui aurait volontiers accepté d'être contraint de sauter une nouvelle fois en parachute dans l'espoir de se retrouver auprès d'elle. D'autres avaient le coeur moins sensible, par exemple ce bel Écossais, garçon plein de charme, à l'humeur insouciante, qui prétendait n'être attiré par rien ni personne, mais qui voulait à tout prix errer seul dans les rues de Paris, sûrement pour y chercher l'aventure. Ainsi voyions-nous arriver nos aviateurs, qui ne faisaient que passer et disparaissaient, remplacés par d'autres. Soixante-six en tout, quand le débarquement eut lieu.

Au petit matin du 6 juin 1944, le téléphone sonna. je reconnus la voix d'un ami, qui nous dit brièvement : " Ça y est ! "

- De quoi parlez-vous ?

- Eh bien, mettez la radio !

Je bondis vers notre poste, mis le contact... ça y était, en effet, les Alliés avaient débarqué en Normandie ! Philippe et moi étions comme fous, sortant nos cartes, courant à la fenêtre pour voir ce qui se passait dans la rue... Beaucoup pensaient nue, le jour où viendrait le débarquement, les allemands établiraient la loi martiale et interdi­raient aux Français de sortir de chez eux. Or nous hébergions, ce jour-là, six aviateurs dans notre studio...

Nous avions toujours eu l'intention de gagner le maquis quand les Alliés débarqueraient, sans trop savoir comment nous pourrions bien nous y prendre. Dehors, tout semblait calme. Les gens allaient et venaient, le maigre trafic se déroulait normalement, tout comme si rien ne s'était produit depuis la veille. C'en était presque déce­vant. Nous habillant rapidement, nous pédalâmes jusqu'au studio où Philippe expliqua la situation à nos six aviateurs. Deux solutions s'offraient à eux : retourner chez les gens qui les avaient déjà hébergés afin d'y attendre la suite des événements, ou foncer vers le camp de Fréteval avant qu'il ne fut trop tard. Nous venions d'apprendre que toutes les voies entourant Paris étaient bombardées et que le train sur lequel nous comptions pour nous emmener à Châteaudun n'irait pas plus loin que Dourdan, alors que cent quarante kilomètres nous séparaient de Fréteval. Il nous resterait donc plus d'une vingtaine de lieues à couvrir à pied, avec la perspective qu'elles seraient hachées de contrôles allemands. Pour faciliter les choses, cinq nouveaux hommes nous furent amenés ! Nous comprimes que nos hébergeurs désiraient se débar­rasser de leurs hôtes en un moment où l'on pouvait s'attendre que la Gestapo se montrerait plus active que jamais.

Nous avions donc maintenant à évacuer onze hommes. Tous, sauf un, optèrent pour le camp et le onzième se rallia à la majorité au tout dernier instant. Il aurait fallu des bicyclettes, mais Philippe et moi ne possédions que les nôtres. Voler celles qui manquaient était une solution hasardeuse et le procédé ne nous plaisait pas. Nous en trouvâmes une troisième à grand-peine, et ce fut tout.

Le départ fut minutieusement préparé : chacun de nos onze aviateurs fut pourvu de faux papiers d'identité, d'un billet de chemin de fer pour Dourdan, d'un paquet de ravitaillement individuel, et de souliers suffisamment confortables pour lui permettre 'affronter la longue marche qui l'atten­dait. je courus chez un dentiste auquel je présentai la fausse dent d'un de nos hommes, dont la moitié s'était brisée, mais m'entendis répondre que la présence du propriétaire était indispensable, et préférai en rester là. Le train que nous devions prendre partait à 7 heures du matin - la veille du départ, chacun se coucha de bonne heure et, dès 6 heures, dix de nos garçons répartis en trois groupes confiés à trois convoyeuses se mirent en route vers la gare en se suivant de près. Je les devançai à bicyclette pour m'assurer que le train partirait bien à l'heure fixée, puis revins au studio chercher Philippe et le dernier de nos aviateurs qui allait faire avec nous le chemin à bicyclette,étant entendu que nous retrouverions les autres dans un certain bois situé au-delà de Dourdan.

Nous y fûmes un quart d'heure après leur arrivée. On s'offrit un léger casse-croûte et Philippe donna l'ordre du départ, par groupes de deux ou trois se suivant à quinze minutes d'intervalle.

Notre petit monde s'ébranla peu à peu et nous enfourchâmes nos vélos quand le dernier groupe fut parti. Allant tantôt en tête tantôt en queue, nous encouragions nos garçons qui s'échelonnaient sur plus de dix kilomètres. Au fur et à mesure que passaient les heures, le ciel qui avait été beau jusqu'au début de l'après-midi s'assombrissait.

Nous comprîmes qu'un orage était imminent, ce qui nous ennuya fort car l'immense plaine de Beauce ne nous offrait aucun abri naturel : rien que des champs à perte de vue, avec de temps à autre une ferme isolée où il était dangereux de demander asile.

L'orage fondit soudain sur nous après un grand coup de vent qui courba les blés mûrissants et qui fut suivi d'une pluie torrentielle. Je pédalai de plus belle pour rester en contact avec les hommes et leur remonter le moral, leur assurant qu'avant peu nous nous arrêterions pour la nuit. Mais où ? Philippe et moi n'en savions rien.

Nos pauvres aviateurs s'étaient mués en un lot de vagabonds trempés de la tête aux pieds. Ils avaient l'air minable et harassé, mais prenaient très sportivement leur mal en patience. Ayant vécu longtemps inactifs, cachés dans des maisons d'où ils n'osaient sortir, ils avaient perdu l'habitude de la marche et leurs chaussures les blessaient. Alors que nous nous demandions comment ils pourraient jamais aller jusqu'au bout, nous décou­vrîmes à travers le rideau de pluie, auquel venait s'ajouter une brume qui montait du sol, un petit hangar où nous nous réfugiâmes. Retirant chaussettes et souliers, chacun tenta de les faire sécher tout en grelottant. Philippe partit pour le village le plus proche à la recherche d'une grange où passer la nuit, mais les portes se fermèrent à son nez, l'une après l'autre, bien qu'il racontât que nous accompagnions des Français qui fuyaient le travail obligatoire en Allemagne. De toute évidence, les paysans avaient peur: peur des Allemands, et peur de cet inconnu qui pouvait être à la solde de la Gestapo et leur tendre un piège. Il revint bredouille, et désolé.

Nous ne pouvions pas rester à claquer des dents sous notre abri ouvert à tous les vents.

Chaussant péniblement nos souliers gonflés d'eau nous repartîmes, évitant les routes principales. Depuis Dourdan nous n'avions pas rencontré un seul soldat allemand. La pluie avait cessé, mais de gros nuages qui passaient dans le ciel nous annonçaient que le répit qui nous était consenti ne serait que de courte durée. Il fallait à tout prix trouver un refuge pour la nuit. Dans le lointain apparurent les toits d'un nouveau village. Déjà, Philippe partait en avant. Quand le premier groupe arriva dans l'agglomération, Philippe n'était pas là. Nos hommes s'arrêtèrent, ne sachant que faire. Le deuxième groupe survint, puis le troisième, et bientôt tout le monde se trouva réuni en plein milieu du patelin, ce qui était contraire aux règles de la plus élémentaire prudence. Je me félicitai que la pluie se fût remise tomber à seaux, car les gens restaient calfeutrés chez eux, mais je commençais à m'inquiéter sérieusement quand je vis revenir Philippe : il avait trouvé une ferme où l'on voulait bien héberger cinq d'entre nous. Il n'avait pas osé avouer que nous étions plus nombreux, mais se fiait au charme de ses convoyeuses et à celui qu'il me prêtait pour distraire les fermiers pendant que lui­même ferait entrer tous les hommes dans la grange. Sa manoeuvre réussit, mais quand le fermier vint rendre visite à ses hôtes, on assista à une scène curieuse : au fond du décor, se tassant dans l'ombre, onze hommes silencieux qui faisaient de leur mieux pour paraître n'être pas plus que cinq, tandis que quatre jeunes femmes et l'inconnu qui était venu demander asile formaient écran, débitant tout ce qui leur passait par la tête, non sans une certaine fébrilité. il y eut un moment de tension extrême, mais Philippe était tombé sur un excellent Français. Au lieu de nous mettre dehors, il revint un peu après en compagnie de sa femme, nous apportant des grands bols de lait chaud, du pain frais, et une énorme bassine de soupe brûlante. De ma vie, je n'ai mangé d'aussi bon appétit. Bientôt enfouis dans le foin, nous succombâmes tous au sommeil.

Quand vint le matin, il apparut que. nous devions prendre une décision. En demeurant ensemble et en essayant de garder le contact d'un groupe à l'autre, comme nous l'avions fait la veille, nous risquions une arrestation collective.

Nous avions encore une nuit à passer sur la route, ce qui posait le problème d'un abri sûr qu'il fallait découvrir. Enfin, la plupart de nos garçons souffraient beaucoup de leurs pieds, et risquaient de retarder les plus valides. Après avoir réfléchi, Philippe donna ses ordres. Une des trois convoyeuses partirait la première avec deux hommes, qui passeraient la nuit à venir dans une ferme dont les propriétaires étaient des amis de la jeune femme. Le lendemain, ils se rendraient directement au camp sans nous attendre. Anne-Marie, la seconde convoyeuse, emmènerait un seul aviateur.

Tous deux courraient leur chance quand viendrait la nuit et se dirigeraient ensuite vers le camp.

Restaient les huit derniers hommes, dont les pieds étaient couverts d'ampoules. En mettant les choses au mieux, ils réussiraient peut-être à couvrir la moitié du trajet qui restait à parcourir, mais on ne pouvait espérer mieux. Il fut donc entendu que j'irais à bicyclette jusqu'à Châteaudun, pour établit le contact avec la Résistance locale et tâcher de trouver une camionnette avec laquelle je reviendrais prendre les garçons à un endroit déterminé. Après avoir étudié la carte, nous choisîmes un petit bois qui se trouvait à une trentaine de kilomètres de Châteaudun. Philippe dessina trois croquis identiques, destinés à chacun des trois groupes qui partiraient isolément avec mission de se débrouiller pour être au rendez-vous du petit bois le lendemain matin à 11 heures, lui-même devant constituer l'arrière-garde avec celui des garçons dont les pieds étaient le plus mal en point, et qui bénéficierait de notre troisième bicyclette.

Je fis mes adieux au bon fermier et à son épouse, qui n'avaient pas mis longtemps à deviner qu'ils avaient abrité des aviateurs alliés et non des Français fuyant le S.T.O. Loin de nous tenir rigueur de notre supercherie, ils s'en montrèrent enchantés, et me firent des signes amicaux comme je filais sur mon vélo. Je n'avais pas parcouru un kilomètre que l'un de mes pneus s'avisa de crever. Je fis de mon mieux pour le réparer, mais il se dégonflait sans cesse car je manquais d'eau pour repérer exactement la fuite. La seule solution était de faire demi-tour pour effectuer la réparation à la ferme. Les trois groupes m'avaient déjà rattrapée et dépassée, mais Philippe et son compagnon, que nous appelions Bob, ne s'étaient pas montrés. Je les trouvai dans la grange, s'affairant à réparer une Chambre à air, si bien que nous repartîmes ensemble, dépassant bientôt nos marcheurs qui semblaient pleins de confiance et de bonne humeur.

Nous ne rencontrâmes que peu de voitures, car la B.B.C. avait recommandé aux Français d'éviter de circuler, l'aviation alliée attaquant tout ce qu'elle voyait passer sur les routes. Nous pûmes observer de loin un long convoi allemand qui se dirigeait vers l'ouest, et nous nous dîmes qu'il allait être une cible de choix pour nos amis de la R.A.F. et de l'U.S. Air Force. Soudain, apparut un cycliste qui venait en sens inverse et qui nous cria au pas sage : " Faites attention un peu plus loin ! " Nous voulûmes lui demander des explications, mais il était déjà hors de portée de voix quand nous nous retournâmes. Voulait-il nous avertir de la présence d'un barrage allemand ? Peu rassurés, nous continuâmes notre route, et vîmes bientôt qu'il faisait allusion au mitraillage des avions alliés. Un camion français se trouvait immobilisé en travers de la chaussée et sa carrosserie était toute percée de balles. Le chauffeur avait disparu. Il nous fut impossible de faire honneur au copieux casse-croûte qui se trouvait abandonné sur le siège car, à ce moment, nous entendîmes des sifflements stridents qui venaient du ciel. Des avions surgissaient, que nous vîmes piquer sur un objectif lointain dans un bruit d'enfer. Une explosion terrible suivit, accompagnée d'une lueur orange si forte qu'elle éclaira jusqu'à la silhouette des assaillants. L'attaque dura plus d'une heure, dans le fracas des explosions qui se succédaient sans trêve. Plusieurs obus tombèrent non loin de nous mais, grisés par le spectacle gran­diose, nous n'y prêtâmes guère attention.

Nous atteignîmes Châteaudun vers 5 heures de l'après-midi. En entrant dans la ville, nous pûmes voir les résultats du bombardement auquel nous avions assisté de loin : la gare ainsi que la voie ferrée avaient été durement touchées, et d'énormes cratères s'ouvraient partout. La ville était pleine d'Allemands. Nous allâmes droit à l'adresse qui nous avait été donnée, celle d'une petite épicerie devant laquelle s'allongeait une longue file de gens qui attendaient d'être servis. Il eût été peu prudent d'entrer dans le magasin, Tournant par le coin de la rue, nous découvrîmes une petite porte à côté de laquelle pendait la patte de lapin dont il nous avait été parlé. Je tirai dessus et un grand jeune homme blond se montra, auquel je donnai le mot de passe. Déjà averti de notre prochaine arrivée, il nous accueillit aimablement. Après avoir échangé quelques mots, il fut entendu qu'on se retrouverait un quart d'heure plus tard dans le jardin public de la ville.

Il fut fidèle au rendez-vous, auquel il se présenta en poussant une vieille bicyclette toute branlante. Sur ses instructions, nous le suivîmes à quelque distance, sur un bon kilomètre, dans la campagne environnante. Les gens qu'il croisait lui lançaient au passage un bonjour amical. Soudain, il s'arrêta, nous fit signe de le rejoindre, et nous indiqua un coin tranquille où nous aurions à attendre un nouveau guide. Là-dessus, il enfourcha sa machine, et disparut. Une demi-heure à peine s'était écoulée qu'arriva un autre jeune homme qui nous salua chaleureusement. Il nous emmena chez lui, où sa femme nous servit un délicieux dîner. " Henri " - tel était le nom de notre nouvel ami vivait avec ses parents et avait un charmant bébé. Tous étaient pour nous si gentils que nous avions l'impression de les connaître depuis tou­jours. Mais on nous dit qu'il nous faudrait nous en aller à la tombée de la nuit. La Gestapo s'était mis en tête d'annihiler la Résistance de Châteaudun, plusieurs arrestations avaient eu lieu, et Henri lui­même ne couchait plus sous son toit.

Une ferme nous attendait, où nous reçûmes le meilleur accueil. Nous passâmes la nuit dans le grenier à foin, en compagnie de membres d'un réseau clandestin de Châteaudun, armés jusqu'aux dents. Le lendemain matin, je me mis en quête d'un cheval et d'une charrette bâchée pour transporter nos garçons. Nous n'étions plus qu'à peu de distance du camp : il fut décidé que Philippe irait y prendre contact avec Jean pour préparer la réception de nos hommes, pendant qu'avec Henri je suivrais à bicyclette la charrette conduite par le fils du fermier.

La journée était magnifique. Philippe était déjà parti, et j'attendais Henri dans la cour de la ferme quand j'entendis hurler la sirène d'alerte. Cinq minutes plus tard, des camions allemands bourrés de soldats vinrent se cacher sous les arbres, tout à côté de nous. Je vis passer haut dans le ciel un grand nombre de Forteresses volantes avançant en formation serrée, mais leur objectif n'était pas Châteaudun..

Extrait du livre " La Résistance en Normandie ", 150