Un immense chaos de pierres et de gravats,

des poutres calcinées, des ferrailles tordues,

un amas innombrable de choses perdues.

Le feu qui couve çà et là et puis les rats

qui courent affairés, avides en traînant

des débris innombrables où s'accrochent leurs dents.

Quelques pans de murs noirs dressent encore aux nues

leur irréel décor et la désolation plane sans voix. 

Surgi des ruines un bras nu, poussiéreux, brandit son invocation.

La mort distille au vent ses putrides odeurs

qui vous prennent au ventre en puissant haut le cœur.

La ville, hier encore intime et rassurante,

encore bien vivante, aujourd'hui désertée,

maintenant écrasée, brûlée, bouleversée,

écartèle au grand four mille plaies pantelantes...

NORMANDIE 44 (Le Prisonnier)

(Extrait de " Tendresse ", de Marc-Emmanuel SALETTES, Prix des Poètes Normands 1965)


Préface

Un quart de siècle nous sépare maintenant de ce Six Juin 1944 : jour d'espoir d'une libération prochaine pour la France, voire pour l'Europe entière, mais jour d'épreuves et de deuils pour les Saint-Lois dont la ville va être un enjeu, puisqu'elle se trouve au centre même des combats du débarquement anglo-américain.

Ce mardi matin, 6 heures venaient de sonner à l'église Notre-Dame. La nuit qui s'achevait avait été très mouvementée par une succession de duels entre les mitrailleurs des avions alliés et ceux des miradors allemands. Malgré cette heure matinale une effervescence inhabituelle régnait en ville. Les passants qui s'activaient longeaient les murs des maisons selon les obligations formelles de l'occupant, tandis que des membres de la Défense Passive en alerte, rassemblés par petits groupes stationnaient aux points névralgiques de la ville, et que de fenêtre à fenêtre l'on s'interpellait entre voisins.

L'on venait d'apprendre la sensationnelle nouvelle : " C'est le débarquement et cela se passe chez nous ". Déjà, prêtant l'oreille, l'on percevait distinctement le martèlement de la grosse artillerie de marine qui, à vingt-cinq kilomètres à vol d'oiseau, pilonnait les blockhaus allemands du littoral.

Dans ces derniers mois, combien de fois n'avait-on aperçu, traversant le ciel de notre ville, des escadres de quatre à cinq cents forteresses volantes alliées qui, ailes contre ailes, allaient effectuer des bombardements massifs. Chaque fois notre cœur se serrait à l'idée que quelques minutes plus tard c'était un quartier d'une ville française qui " allait mourir ". Ce matin du Six Juin nous n'imaginions que confusément ce qui pourrait nous arriver, cependant qu'une pensée allait vers ces villes martyres.

Maintenant que nous nous savions intégrés " aux événements dramatiques de la grande histoire ", qu'allait-il advenir de Saint-Lô dans les heures qui allaient suivre ? Nous le sûmes dès le soir même, et la nuit suivante avec une ampleur jamais atteinte, et dans une atmosphère d'horreur dépassant toute imagination, alors qu'une semaine durant, les avions qui revenaient toutes les trois ou quatre heures s'acharnaient sur les ruines. Ce fut ensuite les quarante jours de la bataille qui avait pour objet la prise même de ce qui avait été Saint-Lô, bataille qui consacra la rupture du front allemand dans le secteur américain ; ce qui permit de gagner la bataille de France.

En ce vingt-cinquième anniversaire du débarquement, la Municipalité a eu le désir que soit consignée l'histoire exceptionnelle de cet été 1944 où la ville fut à peu près entièrement détruite. Les souvenirs de ces journées tragiques sont certes restés au fond des mémoires de la plupart de ceux et de celles qui les ont vécues, mais il ne fallait toutefois pas aller au delà, afin de ne pas risquer l'oubli de ces témoignages nécessaires.

Chaque année qui passe, en ajoutant à l'effacement de ces poignantes émotions, accroît également la tâche de celui qui a bien voulu accepter de se consacrer à l'histoire de Saint-Lô au cours de cette bataille de France.

Qui donc ,pouvait réussir cette œuvre ? Au sein même de la municipalité un homme compétent s'imposait : Monsieur M. Lantier, adjoint au Maire. Par sa haute formation universitaire, il est un historien confirmé. L'acceptation de cette bien laborieuse contribution à sa ville d'adoption est une nouvelle preuve d'attachement à laquelle Monsieur Lantier a dû sacrifier depuis de nombreux mois, ses vacances scolaires et les quelques rares loisirs qu'ont pu lui laisser ses activités professionnelles et municipales.

En mentionnant que le travail de l'auteur paraît dans la " Revue de la Manche " qui ne distribue, par tradition, aucun droit d'auteur, la rédaction de cet ouvrage est donc entièrement bénévole. Je tiens à le souligner afin que les Saint-Lois puissent apprécier le désintéressement total de l'auteur.

Monsieur Lantier aurait pu s'attacher à écrire un livre d'Histoire proprement dit, mais le temps lui était mesuré, alors que semblable travail aurait exigé une durée plus longue que celle qui lui était impartie pour rechercher une telle documentation et s'assurer ensuite de l'esprit critique sur toutes les sources civiles et militaires qu'il aurait pu réunir. Sachons gré à l'auteur d'avoir préféré un ouvrage qui se rattache plutôt à la chronique comme en ont écrit les Villehardouin, Joinville et Froissard. Son œuvre y gagne en puissance d'évocation. Ainsi a-t-il pu faire sortir de l'ombre de multiples " mémoires " : carnets, cahiers, notes sur feuilles volantes rédigées à la première accalmie par des témoins, alors qu'ils étaient encore sous l'émotion des bombardements ou dans la bousculade de l'exode, mais qui constituent de remarquables documents parce qu'ils mentionnent des faits pris sur le vif.

Pendant une année et demie, Monsieur Lantier s'est consacré à la recherche systématique de ceux qui étaient présents lors des événements de 1944. Il a sollicité la rédaction de leurs souvenirs ou les a invités à lui confier leurs impressions du moment.

Il a exploré quartier par quartier afin de retrouver ceux qui avaient vécu cette tragique aventure, et il a passé des heures à écouter leurs récits. Il a fait resurgir des mémoires des souvenirs enfouis depuis cette époque, qui constituent autant de témoignages vivants, nombreux, très divers et minutieusement recoupés, où l'on retrouve l'expérience de l'auteur avec sa fidélité d'historien.

Recueillons-nous un moment après la lecture de quelques-unes de ces pages. Le lecteur vivra les faits tels qu'ils furent.

Il restera bouleversé par l'agonie de ces pauvres victimes qui dans les caves sans issues, surchauffées par l'incendie qui rougeoie en surface, halètent à perdre respiration. Il verra ces malheureux parents, qui dans une suprême, mais vaine protection, rassemblent leurs jeunes enfants qui, eux aussi, vont suffoquer jusqu'à leur dernier souffle. Et l'on imaginera ce que représente de douleurs et d'amour ces tristes restes faits d'ossements enchevêtrés que nous ensevelirons trois mois après, quand nous leur donnerons enfin une sépulture décente.

Remercions l'auteur d'avoir réussi le récit de ces heures tragiques, où l'on sent sourdre la vérité, où on la voit jaillir. Le lecteur réalisera ces journées effrayantes comme le Saint-Lois qui a vécu ces drames sentira se réveiller ses propres souvenirs. Tous en prendront conscience et en retireront la double leçon que le travail de Monsieur Lantier nous enseigne : " l'horreur de la guerre et un grand amour de Paix ".

Auguste LEFRANÇOIS,

désigné à la Libération, comme Administrateur
en Second de la Ville de Saint-Lô,
par arrêté préfectoral du 12 septembre 1944.


I - SAINT-LÔ

avant le 6 Juin 1944

Une petite ville bien tranquille

Sans les événements de juin 1944, la ville de Saint-Lô n'occuperait qu'une place très modeste dans l'histoire de la seconde guerre mondiale. Comme beaucoup d'autres cités, elle eut ses victimes en 1939-1940. et surtout ses prisonniers, pris en charge par des comités dévoués et tout spécialement la Croix-Rouge.

Le seul lait de guerre connu se place peu de temps après l'arrivée des troupes allemandes, en août 1940. Le douze de ce mois, les occupants avaient organisé une cérémonie assez grandiose au Théâtre. L'affaire fut sans doute communiquée à Londres, car l'alerte sonna à 22 h. 20. Des avions britanniques lancèrent d'innombrables crayons incendiaires (de forme octogonale, d'une trentaine de centimètres de long)... qui ne tombèrent pas sur le Théâtre, mais sur les maisons ISRAEL et OZANNE, rue de la Marne, ainsi que sur la maison LANGUILLE, rue des Menuyères. Les Allemands prétendirent combattre eux-mêmes le sinistre et s'emparèrent du matériel des pompiers. Malheureusement, l'un des leurs, ne sachant pas manœuvrer très bien l'échelle - qu'il n'avait pas verrouillée - bascula dans le vide et alla choir sur le balcon de M. OZANNE et, de là, dans la rue. Ce jour-là, le stock de cuir et de caoutchouc, préparé par M. OZANNE, cordonnier, brûla presque complètement, dans son grenier. Heureusement un plafond de 60 cm d'argile isolait le grenier du reste de cette vieille maison et la sauva du désastre.

En dépit des restrictions très sévères et des réquisitions multiples que valait l'état d'occupation, la population saint-loise souffrit un peu moins que celle des grandes villes des difficultés du ravitaillement : la proximité de la campagne, les relations étroites entre citadins et ruraux permettaient d'assurer quelques calories supplémentaires aux cartes d'alimentation. On consommait encore assez largement pommes de terre beurre, viande, volaille et neufs. Chaque semaine même, la Poste acheminait de nombreux colis de victuailles sur les points moins privilégiés.

De telles conditions d'existence - jointes à l'éloignement des zones d'opérations militaires ou même des grands centres de communications - n'étaient pas faites pour engendrer un climat d'inquiétude. Bien au contraire. pour Cherbourg, pointe avancée de la défense allemande, Saint-Lô apparaissait comme un secteur voué à une paix éternelle, un lieu de refuge tout désigné. Voilà pourquoi plusieurs familles cherbourgeoises y avaient porté ces objets précieux ou même y avaient conduit certains membres de leur famille. D'aucuns devaient rester sous les ruines de la cité d'accueil.

Cette apparence de tranquillité ne doit cependant pas faire oublier qu'ici, comme dans bien d'autres localités, les clandestins tissaient des réseaux dont les mailles devaient un jour freiner sérieusement la machine de guerre de l'occupant Sans doute l'esprit de résistance n'a jamais fait défaut à ceux qui se sont refusé à admettre la défaite et ses conséquences. À vrai dire les manifestations en ont été réduites pendant le premier hiver d'occupation, à l'exception des plaisanteries sur l'échec de débarquement en Grande-Bretagne. En juillet 1941, apparaît la première réaction extérieure des autorités contre cet esprit sous la forme d'une affiche qui annonce que : " Des signes apposés par l'Armée occupante ont été enlevés ou mutilés, des inscriptions anti-allemandes ont été relevées en de nombreux endroits de la  ville ".

Un des secteurs où l'action résistante réussit ses plus beaux coups se situe sans conteste dans l'administration des P.T.T. En voici le compte rendu, exposé par M. Marcel RICHER, responsable départemental :

" Sollicités individuellement par les groupes déjà formés, quelques agents adhérèrent spontanément au mouvement résistant. Il faut arriver au mois de février 1942 pour voir le groupe P.T.T. prendre forme.

" Le premier service rendu à la cause alliée fut la communication du plan du réseau souterrain et aérien de la Manche au responsable de Caen, au début de 1942. Au cours de la même année, des contacts furent pris avec les représentants des divers mouvements de résistance (O.C.M. et Front National).

" En accord avec eux des décisions furent prises quant au sabotage pouvant être opéré entre autres : création de dérangements sur les circuits allemands (bobines thermiques isolées, pertes par les paratonnerres, etc...). La relève des dérangements était faite avec lenteur sur les circuits. Le dérangement relevé, le circuit voisin était saboté. Les plans, les états signalétiques aux Allemands étaient adroitement faussés ou incomplets.

" Dans un autre domaine, des tracts, des journaux clandestins furent distribués, les mots d'ordre diffusés.

" En 1943 , le groupe prend une cohésion plus forte. L'arrivée de l'inspecteur Crouzeau insuffle l'esprit de résistance à outrance.

" L'administration avait prescrit la récupération du cuivre. Pas un gramme ne fut donné à la récupération. Les greniers des bureaux de Bérigny, de Saint-Clair-sur-Elle, de Condé-sur-Vire, Cerisy-la-Forêt, Saint-Jean-de-baye, Tessy, etc..., devinrent autant de dépôts clandestins de cuivre et de matériel divers (standards, câbles sous plomb, appareils, réserves de plomb). À Bérigny, 3 tonnes et demie de fil de cuivre de 2,5 mm sont découvertes par une unité allemande de passage. Alerté par l'intermédiaire de ce bureau, CROUZEAU fait enlever le cuivre et le dépose dans la cabine des équipes au magasin. Mais il est dénoncé par la formation allemande de Bérigny et une perquisition au magasin amène la découverte du stock de cuivre. Interrogé, CROUZEAU se défile habilement en prétextant une vague question de soudure de fils avant la rentrée au magasin.

" Les fermes furent également utilisées pour les dépôts de cuivre et de matériel de ligne.

" En vue des besoins éventuels pour les différents transports, des réserves d'essence furent constituées et camouflées dans les garages particuliers.

" À signaler un cas qui amena l'arrestation de CROUZEAU pendant 48 heures. Les Allemands avaient une ligne Saint-Lô - Pirou vers jersey, passant à travers champs, mais entretenue par les P.T.T. Cette ligne fut sabotée de telle sorte qu'elle ne rendit jamais de service. Les Allemands, mécontents, enfermèrent CROUZEAU pendant 48 heures et le relâchèrent, faute de preuves et aussi... faute d'avoir sous la main un inspecteur pour le remplacer. La remise en état des lignes endommagées par les mitraillages fut retardée malgré la surveillance continuelle des Allemands. La sentinelle de garde était attirée dans les cafés voisins.

" En ce qui concerne le service du travail obligatoire, les listes des agents désignés comprenaient à chaque fois les inaptes physiques; les réfractaires déjà camouflés, etc. Le groupe des 14 agents qui devaient quitter Saint-Lô le 1er juin 1944 ne partit pas grâce à notre action. Des cartes d'identité furent délivrées aux réfractaires et aux agents de la résistance.

" Nous n'avions pas d'armes. HORVAIS responsable national, qui depuis longtemps venait toutes les semaines à Saint-Lô, établit le contact entre CROUZEAU et un autre responsable national, camouflé à Villebaudon. Un plan de parachutage est établi, communiqué aux alliés. Le choix se porte sur un terrain non loin de Pontfarcy (Sainte-Marie-Outre-l'Eau). La date du parachutage sera donnée par le message suivant : " Aimer c'est vivre ". Le 9 mai au soir, ces mots sont entendus par les résistants et le groupe de Villebaudon qui doit participer également à l'opération. Les ordres sont donnés, le rassemblement se fait et le camion des P.T.T. se dirige sur les lieux. Les routes sont dangereuses car par malchance elles sont gardées : le maréchal Rommel est en tournée d'inspection.

" À l'heure dite, les hommes sont sur place, le bruit d'un avion est entendu, les signaux sont échangés et les 3 tonnes de matériel sont parachutées, ramassées et transportées en lieu sûr. Les armes sont en partie cachées à Villebaudon et au magasin de Saint-Lô, dans l'atelier de menuiserie. Les résistants sont peu familiarisés à leur maniement. Des séances d'instruction ont lieu. alors que les Allemands voisinent autour du magasin.

À Saint-Lô, dès le ramassage des postes de T.S.F. (en avril 19441, un réseau d'écoute de la radio de Londres est organisé. Des petits postes sont montés et installés, dont un au bureau même.

" Enfin, il convient de noter que des correspondances adressées aux divers services allemands furent détournées, sauvant ainsi de l'arrestation de nombreux camarades.

" Au mois de mai 1944, un plan des opérations qui doivent être effectuées au moment dit débarquement est mis au point : quoique gardé par les Allemands, le bureau doit être attaqué et les installations sabotées.

Au premier étage se trouvaient, en effet, un central allemand et une station de bâtis d'harmoniques, au sous-sol un central auquel devait aboutir toutes les lignes de défense du front de mer. Le plan prévoyait également le sabotage des câbles et des lignes aériennes aux points de coupures ".

Sabotages, le mot se chuchote aussi à la S.N.C.F. L'écho en est conservé par le rapport d'un employé résistant, M. Charles BONNEL " Mon plan est établi, je suis sûr de rues hommes, tout va bien. Il faut maintenant tromper le boche, faire le plus possible de dégâts aux voies pour obtenir un retard maximum (l'État-Major demandait un retard de trente-six heures dans la montée des renforts de l'ennemi).

Afin d'obtenir cela je demande des directives à un autre homme de notre groupe de résistance : M. LEGRAND, chef du District, du service de la voie. Il prend ses dispositions pour disperser ses équipes, le moment venu et s'éloignera lui aussi, car c'est lui qu'il faudra prévenir le premier pour la réparation des voies. Il me conseille, pour obtenir le maximum de dégâts, de placer toutes les charges d'explosifs sur le même rail, au premier joint, une charge à chaque bout du rail, afin d'en casser deux, puis de placer une autre charge sur le troisième joint. Cela aura pour résultat d'avoir un grand nombre de traverses à remplacer.

" Mon plan est au point, mais les explosifs se font attendre, mes hommes s'impatientent. Arriveront-ils à temps ?

" Enfin ils arrivent. L'ami BOUVIER a chaud car la valise est lourde. " Je craignais surtout de me faire prendre pour un trafiquant du marché noir me dit-il. Nous plaçons la valise dans un local inutilisé, ancien bureau de l'octroi de la ville de Saint-Lô, situé dans la gare même. Là, tranquillement, nous faisons l'inventaire : du plastic en forme de saucisse, du cordon, des amorces, le mode d'emploi ; nous le lisons mais nous ne comprenons rien. BOUVIER reviendra.

" Le soir, profitant d'un moment où la gare est déserte, je porte les 'explosifs dans le grenier de la gare et les cache sous un tas de cales de bois.

" BOUVIER ne tarde pas à revenir, il m'apporte des crayons à retardement, des pétards et une notice bien compréhensible. Il ne me reste maintenant qu'à répartir les explosifs entre mes hommes ". Et l'auteur, aidé de M. Jules RIHOUEY, portent aux responsables de la Meauffe la part qui leur revient. " Ce voyage aurait pu nous coûter cher, car chemin faisant, nous sommes arrêtés par deux boches qui nous demandent nos papiers, mais heureusement ne s'intéressent pas à nos paquets, quoiqu'ils dégagent une odeur qu'ils pourraient connaître. Nos papiers sont en règle, nous passons.

" De temps en temps, mes deux camarades et moi nous visitons nos explosifs. RIHOUEY a une drôle d'idée : il essaye de faire brûler un petit bout de cordon détonnant. Rien à faire, il ne veut pas flamber. " Ils se sont fichus de nous ", déclare CADET. J'en rends compte au Commandant qui est très surpris et peiné. " Tant pis, nous placerons les explosifs, si cela ne fait rien ce ne sera pas de notre faute ! ".

Le réseau O.C.M. se comporta, lui, essentiellement comme une vaste agence de renseignements destinés aux Alliés. Il avait tout spécialement à signaler les installations militaires et les mouvements de troupes. Il n'avait jamais manqué d'insister sur la faiblesse des effectifs allemands stationnés en ville. Ainsi le plan des écluses de la Barquette à Carentan - qui a servi au moment du Débarquement - a été fourni à Londres par l'O.C.M. Relevé pat un jeune homme de vingt ans, il fut remis par le commandant FRANCK à m. Jean ÉTIENNE qui le porta au colonel RÉMY, à Paris. " À l'arrêt du train à Caen ", écrit M. ÉTIENNE, " j'ai dû descendre et utiliser en courant les couloirs souterrains car j'étais " pisté ". Heureusement, j'ai pu arriver sans encombres au 5e étage du quai de Bercy à Paris ". Jean ÉTIENNE participa aussi à la distribution d'opuscules, ramassés à 5 heures du matin à Couvains et La Luzerne, en provenance de Londres. Bien entendu l'O.C.M. travailla à établir de fausses cartes d'identité à des jeunes gens camouflés.

Des imprudences, peut-être des dénonciations, permirent à la police secrète allemande de découvrir quelques-unes des trames de ce réseau, les 5 février et 13 mars. Ce dernier jour, en particulier, vit l'arrestation d'André GROULT, restaurateur rue Saint-Thomas. Transféré immédiatement à la prison, il devait y subir d'odieux traitements destinés à lui faire avouer son activité et le nom de ses principaux amis Les témoignages là-dessus ne manquent pas. En voici un, éloquent, malgré sa brièveté :

J'ai été témoin le 13 mars, vers 17 heures, au cours de la corvée de soupe, de voir dans le couloir de cette prison, mon camarade André GROULT, encadré de quatre gardiens boches et frappé avec une brutalité incroyable.

" Cette scène terminée, André GROULT, les chaînes aux mains fut conduit en cellule et c'est alors qu'en passant près de moi, tout courbé en deux, la figure ensanglantée par les coups qu'il venait de recevoir, me dit : " Qu'est-ce qu'ils viennent de me mettre ".

" Voulant au passage serrer la main de mon camarade, j'en ai été empêché par son " fidèle gardien ", geste qui m'a d'ailleurs valu un interrogatoire de plus " (René HOREL).

Courageux jusqu'à la limite de ses forces, André GROULT refusa obstinément de nommer ses amis, leur épargnant un sort similaire.

Le tortionnaire et ses aides, non contents d'avoir brutalisé ainsi le sympathique restaurateur, fouillèrent tous les coins et recoins de sa maison, faisant main basse sur son argent, des bijoux et divers souvenirs de famille. Ils ne purent néanmoins découvrir la fameuse liste qui leur tenait tant à cœur... elle avait été glissée sous un tonneau...

Le lendemain, un inspecteur des Contributions Indirectes, DEFFES, tombait à son tour dans les mains de la Sicherheistdienst. Son collègue et ami, M. TROFI., également membre de l'O.C.M., crut que son tour allait suivre. Chaque jour qui passait augmentait ses angoisses : les Allemands avaient-ils la liste ? (liste dressée par M. DEFFES sur du papier des Contributions, destiné à la taxe d'armement, ceci afin de donner le change).

À la prison, malgré le cadre austère et l'encadrement peu engageant, le moral ne fléchissait pas ; d'ailleurs les nouvelles arrivaient à pénétrer, donnant aux internés l'espoir que leur tourment approchait de sa fin. Un beau soir de mai, à 18 heures, alors que les Saint-Lois revenaient du travail, ils se hissèrent vers les fenêtres et se mirent à chanter : " Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine ! ". Si le chant réjouit d'abord le cœur des passants, il les inquiéta ensuite, pensant aux sanctions qu'il pourrait entraîner. Mais ce soir-là, le seul qui aurait pu comprendre le sens profond de cet élan de patriotisme, n'était pas à la prison...

Une autre branche de la Résistance se manifesta également à Saint-Lô et dans les environs : le Mouvement LIBÉRATION. M. Marcel MENANT, qui l'anima depuis son retour de captivité en 1941, a consigné brièvement l'ensemble des activités auxquelles il fut mêlé.

" 1943 - Je reçois des directives pour l'établissement d'une " boîte aux lettres " à Saint-Lô qui sera en liaison avec celle du C.D.R. établie au nom de René LAVENIR, café BLAISOT, rue de la Bucaille, à Cherbourg. Cherbourg.

J'adopte le nom de Jean CABARREUX, 19, rue de la Marne, à Saint-Lô et je m'assure de la complicité du facteur. Mon " pseudo " est connu de camarades régionaux et de Paris et en collaboration avec Rouault, dit " Camus ", je reçois et transmets un grand nombre de documents importants. Par la même voie, je reçois et diffuse les journaux clandestins " LIBÉRATION ", " RÉSISTANCE PAYSANNE " et le " POPULAIRE ".

" ACTIVTTÉ GÉNÉRALE " : Renseignements militaires, économiques et politiques. Transcription à l'encre sympathique (antipyrine, réactif : perchlorure de fer) ; fournisseur pharmacie BELLAMY. Faux-états civils. Réception d'agents de liaison et de responsables régionaux. Réunions avec les responsables des autres mouvements : O.C.M., F.N., C.G.T., F.T.P., etc... Je rédige et diffuse la " Ballade des Pendus " adaptée aux collaborateurs de Saint-Lô, d'où enquête par la Brigade spéciale de Rouen.

" 1944 - Le Mouvement LIBÉRATION me charge de distribuer des secours importants aux familles des camarades emprisonnés ou fusillés.

" LAFLEUR " (Raymond LECORRE) est arrêté. Je maintiens le contact avec joseph Boscher, dit " ANTOINE ". Ce dernier m'envoie différents agents de reconnaissance. Le Débarquement étant proche, ils viennent se rendre compte sur place de la situation stratégique de Saint-Lô. Je les accompagne et un jour, l'un d'eux est très surpris de constater qu'aucun tunnel ne passe sous la Vire (le Service des Renseignements avait été avisé de la chose)...

" Avril 1944 - je fais l'objet de trois enquêtes successives. Prévenu par B..., inspecteur des Renseignements Généraux, je prends mes dispositions pour gagner la campagne. Nouvelle dénonciation, cette fois à la Gestapo. Je suis sauvé par un rapport de B... et par le Débarquement.

" D'autre part, dans l'intervalle, je venais de recevoir des instructions pour préparer l'accueil et l'hébergement d'un haut personnage délégué du Gouvernement d'Alger, et qui devait s'installer à Saint-Lô dès la Libération. Il m'est interdit de quitter la ville ou alors, je dois indiquer un lieu de repli très proche... ".

Les inquiétudes du Dimanche 4 Juin

Il y avait fête à Baudre, ce jour-là. Bien des Saint-Lois s'y rendirent à pied, car il faisait beau et... il n'y avait guère d'autre moyen de transport, hormis les bicyclettes !

Aux demoiselles LE CAMPION qui se promenaient avec plusieurs pensionnaires de l'Institut, quelqu'un dit : " Vous avez beaucoup d'enfants, vous feriez mieux de partir ! ". On rit d'un tel avertissement qui semblait vraiment ne pas convenir au charme de cette journée de printemps. Et cependant, en dépit de sa sérénité apparente, le ciel ronflait de sourdes menaces : celles des escadrilles qui assez fréquemment survolaient la région, se rendant sans doute en d'autres lieux exercer leur œuvre de mort.

Plusieurs personnes parcoururent les environs, en ce beau dimanche pour y faire l'inventaire des " coins " de repli possibles, telle Mlle THOMAS qui repéra " un endroit fort tranquille au Burel ".

Comme le courant électrique se faisait de plus en plus rare (lignes coupées, centrales handicapées), les responsables du réseau se voyaient contraints d'opérer des " délestages " de temps en temps, sur tel ou tel secteur, de façon à maintenir le voltage sur un autre. C'est la raison pour laquelle Saint-Lô se trouvait privé d'électricité en cet après-midi et que le cinéma qui affichait " Le baron de Krach " dut refouler la clientèle venue oublier les soucis de la vie quotidienne.

Le courant revint, en soirée : une chance pour les organisateurs du gala donné à 20 heures au théâtre municipal ! Le Cercle Saint-Lois d'escrime, avec le concours du Centre d'Entraide au profit du Colis du Prisonnier, présentait un spectacle intitulé : " Le duel à travers les âges ". S'il y était question des Trois Mousquetaires, on n'évoquait pas l'empoignade terrible que Wehrmacht et Overlord préparaient. Le spectacle approchait de la fin quand les sirènes se mirent à faire entendre leur triste appel : alerte ! Le courant fut coupé, mais les organisateurs décidèrent d'achever le programme à la lueur de bougies. À un moment le public poussa un cri : chacun crut dans la pénombre que M. FAUDEMER venait de couper l'oreille de M. DE GUERNON. Il n'en était rien, mais... " le coup passa si près que le chapeau tomba... ". Il était temps que le rideau se ferme... ". Il se fermait sur un monde, sur une époque, sur une ville, pour ne plus jamais se rouvrir.

Un document émouvant marque peut-être encore plus que tout autre témoignage l'incertitude qui commençait à troubler les esprits : une lettre écrite ce jour même par Mme Yvonne DUBOTS dans laquelle elle exprime à sa belle-sœur et à son beau-frère le regret de ne pas les avoir pour la 1re communion de sa fille Colette, qui doit se faire le dimanche 18 juin dans l'église Notre-Dame. " Cette année, hélas ! nous n'oserions pas insister, car avec les trains journellement mitraillés, les bombardements qui se succèdent sans répit, il n'est plus prudent de voyager. Évidemment cela n'arrive pas à chaque voyageur, mais on a si peur maintenant. Nous prierons pour que vous soyez épargnés et nous aussi, car à la veille de si terribles événements, on se demande si on en sortira vivants et indemnes. Les innocents paient pour 'les coupables. Serons-nous du nombre ? On se le demande parfois... ".

Ici, les abords immédiats de Saint-Lô sont chaque jour bombardés, Lison tout particulièrement est éprouvé ; l'autre nuit, 32 maisons détruites, pas de victimes heureusement car tous les habitants venaient d'échapper dans les champs. Ici les maisons tremblaient, quel bruit ! Hier la nuit, encore de même. Nous n'avons pas dormi. Les bombes tombaient. On croyait que les carreaux allaient descendre. Au passage, l'avion a mitraillé notre centrale électrique. Chaque jour passent par centaines. On a 7 ou 8 alertes par jour. Les cars, eux aussi, sont à chaque instant mitraillés et toujours des victimes : hier encore, un Saint-Lois a été tué. Quelle vie. On n'y comprend plus rien. Plus de gaz, ni d'électricité, de l'eau à certaines heures seulement. Plus de bois, je n'en ai plus un seul morceau. Et quelle difficulté pour en trouver et à quel prix : 16 à 1 800 francs la corde, c'est-à-dire 3 stères et demi. 400 francs pour le scier et casser. Et encore c'est du chêne. Il est grand temps que cela finisse... ".

Tout commença le 5 au soir

Saint-Lô avait continué à mener sa vie quotidienne, en ce lundi 5 juin, mais une vie accompagnée d'un fond sonore obsédant, fait par le ronronnement des avions de plus en plus nombreux sur la région.

Mme TURBOULT se souvient avoir fait sa rentrée comme à l'ordinaire au début de l'après-midi : " Mes élèves qui venaient de chanter, se préparaient au travail quand j'entendis frapper à la porte de ma classe. Un jeune élève m'apportait un petit mot d'une collègue de l'étage, petit mot qui disait ceci : " Il parait que le débarquement est pour ce soir ". Bien vite, j'entrouve la porte de la classe voisine pour faire part de la nouvelle à ma directrice. Bien sûr, nous ne l'avons pas cru et avons fait tranquillement notre classe. En rentrant chez moi, je racontai cela à mon mari qui ne dit rien. Mais je commençais à le sentir moins calme qu'à l'ordinaire ! ".

Au fur et à mesure que la journée s'écoulait, on sentait monter une sorte de malaise, semblable à l'étouffement provoqué par l'approche d'un orage. Une animation plus grande se remarquait chez certains groupes allemands : vers 21 heures sur le Champ-de-Mars, des troupes allaient et venaient nerveusement. D'autres rangeaient leurs camions sous les arbres du Boulevard du Nord. Un Allemand logeant dans le quartier laisse entendre que le Débarquement est en vue.

À 21 h. 15, comme chaque soir, ceux qui ont pu conserver un poste de radio, sont à l'écoute de la British Broadcasting Corporation (B.B.C.). Les quatre coups rituels résonnent dans un silence quasi-religieux :

" Ici Londres ! ". Et bientôt une longue, très longue liste de messages personnels tombe du diffuseur... Les résistants redoublent d'attention...

" Le Cotentin est une presqu'île "... plus de doute, le lieu du Débarquement est choisi ! " Les dés sont sur le tapis " : il faut passer aux sabotages des lignes aériennes et souterraines. " Il fait chaud à Suez " : c'est le déclanchement du " plan vert ", il faut prendre le maquis et organiser la guérilla. Enfin, message suprême : " Les sirènes auront des cheveux oxygénés ", ça y est ! c'est l'annonce du Débarquement ! Les postiers recevront en outre un avis, les concernant directement :

" L'appel du laboureur dans le matin brumeux " ; les groupes de Villebaudon et de Saint-Lô sont en état d'alerte.

Dans la nuit, les intéressés s'acheminèrent vers le point précis qui. leur avait été assigné et, généralement réussirent à exécuter les directives arrêtées précédemment : sectionnement des lignes aériennes et des câbles, regroupement à Villebaudon.

Les cheminots aussi, à l'écoute de la B.B.C. avaient tressailli en entendant le signal tant attendu. Voici comment l'un d'eux, Charles BONNEL raconte la suite : " À peine si j'ai le temps de mettre mes chaussures que Rihouey arrive me voir, de peur que je n'aie pas entendu le message. Nous arrosons cela et je pars voir le Commandant pour recevoir les dernières instructions. Lui aussi a bien entendu le message ; il me paraît tout rajeuni notre vieux. Toute sa famille semble dans la joie. Coïncidence, le lendemain, j'étais en congé, je disposais donc facilement de mon temps, et mon absence de la gare ne laissera pas de doute ; et pour justifier ma présence dans l'enceinte de la gare, j'irai dans mon jardin qui s'y trouve justement ".

Les départs passent inaperçus du commun de la population qui profite, au contraire, de la douceur crépusculaire, embaumée de l'odeur des herbes bonnes à faucher. La famille LEHOUX est de celles-là :

" Malgré le couvre-feu qui était à 23 heures, tout le monde se trouvait sur le seuil des portes. Les grandes personnes commentaient l'événement, sans savoir au juste si cela était bien vrai. Un Allemand qui passa nous dit qu'il fallait aller dans les tranchées, que les avions allaient venir. Nous sommes descendus au bord, et comme elles n'avaient jamais servi, il y avait de l'humidité, cela sentait mauvais, nous avons préféré rentrer chez nous ". À 23 h. 50, effectivement la sirène sonnait l'alerte, car des avions rôdaient encore dans le proche voisinage.

L'un d'eux devait connaître un sort malheureux, comme le rapporte un témoin anglais, à moitié paralysé, en résidence surveillée, depuis le début de l'occupation, à la Gouerie, M. Henry BERNARD :

" Le bruit d'un avion vint interrompre le fil de mes pensées, et me fit tourner vers la fenêtre. Dans la clarté de la lune l'appareil se détacha vaguement du noir bleuâtre du ciel. Venant du nord il volait rapidement et très bas. Soudain, et lorsqu'il fut arrivé immédiatement en face de ma fenêtre, les trois mitrailleuses lourdes allemandes - seule défense de la ville - se mirent à aboyer et à strier le ciel de gracieuses paraboles jaunes... Les paraboles se perdirent brusquement dans l'ombre fuyante de l'avion, s'y arrêtèrent, tronquées. L'ombre continua sa fuite pendant une seconde encore, puis, avec un " rouf " nettement audible au-dessus du vrombissement et du crépitement qui remplissaient le ciel, s'enflamma comme un jouet en celluloïd. Une boule de feu prit la place de l'ombre, continua sa course vers le sud en s'éteignant. Puis un autre s'embrasa et, tel une comète, une masse de feu piqua vers le sol et s'écrasa derrière une rangée d'ormes au sud-est... ".

Les témoins de cet événement ne sont pas d'accord sur l'heure, et le placent vers minuit et demi ou une heure du matin. À vrai dire, le registre des Sapeurs-Pompiers mentionne que c'est à 2 h. 40 qu'ils furent alertés pour combattre le sinistre provoqué par l'avion en tombant. Son point de chute se situait, en effet, sur la commune de Baudre, à peu près à 200 mètres de la ferme Letassey. Frappé à mort, il avait pris une haie en enfilade. Le choc provoqua la dislocation de l'appareil : le moteur voltigea jusque dans la cour de la ferme ; la carlingue, en feu, avec les quatre occupants, retomba sur la route d'où elle mit le feu aux bâtiments voisins. Mais arrivés sur les lieux, les pompiers se virent interdire l'accès de l'appareil par les soldats allemands. Craignaient-ils que les aviateurs soient encore en vie et communiquent avec les Français ?

À quatre heures, alors qu'ils étaient toujours en place, les pompiers entendirent au loin un bruit formidable, une espèce d'orage intense, sans bien comprendre quelle était l'origine de ce vacarme. Un motocycliste allemand arriva sur ces entrefaites, lança quelques mots dans sa langue - qui échappèrent donc aux pompiers -. Tous les Allemands présents se dispersèrent comme par enchantement. Les pompiers essayèrent alors d'intervenir : trop tard, malheureusement, tout était brûlé.

D'autant mieux que l'avion avait sans doute pour mission de brouiller les radars (ce qui explique la solitude de son vol) et transportait ces fameux vrillons de magnésium, fort combustibles, s'exaltant plutôt que s'éteignant sous le reflet de l'eau.

Il était déjà 7 h. 15 quand les Pompiers rentrèrent à la caserne et apprirent la nouvelle du Débarquement.

II - Une Journée mouvementée

Des matines inquiètes

Comment les autres habitants passèrent-ils cette nuit du 5 au 6 juin 1944 ? La plupart en dormant de leur sommeil habituel, semble-t-il.

Quelques-uns cependant, après avoir assisté au tragique feu d'artifice qui devait se terminer par la chute de l'avion allié, restèrent éveillés. M. et Mme MACÉ - qui demeuraient 34 rue Béchevel - se rappellent fort bien le remue-ménage qui se produisit en pleine nuit : des piétons allemands allant réveiller leurs officiers. Effectivement, c'est à une heure et onze minutes du matin que le Major Friedrich HAYN - qui appartenait à l'État-Major local - reçut le coup de téléphone suivant : " Alarm ! Alarm ! Parachutistes ennemis à l'est de l'Orne, secteur Ranville-Bréville et au nord du bois de Bavent ! ". À une heure quarante-cinq, de Valognes, il recevait un autre appel téléphonique : " Parachutistes ennemis au sud de Saint-Martin-de-Varreville et de Sainte-Marie-du-Mont. Un groupe est tombé à l'ouest de la route de Cherbourg et dans les marais du Merderet, entre Sainte-Mère-Eglise et Pont-l'Abbé ".

Madame FLATTET signale aussi dans ses cahiers : " la rue n'a cessé d'être fréquentée, même au milieu de la nuit ". (Rappelons qu'il y avait interdiction de sortir pendant le couvre-feu sans autorisation). " J'ai vu passer un groupe de cinq ou six personnes, lesquelles quand j'ai dit : " Mais où vont-ils ceux-là ? " ont répondu : " Nous avons peur ! ".

Peur provoquée par le va-et-vient incessant des avions qui peuplent la nuit et des coups de D.C.A. qui les accompagnent parfois. Mais aussi peur de ce roulement grave et ininterrompu qui avait déjà intrigué les pompiers quand ils étaient à Baudre. Mademoiselle CRAYON - rue du Docteur Alibert - qui n'avait pu trouver le sommeil, entendit ce bruit, debout, appuyée au buffet de la salle, grelottant, bien que couverte d'un manteau d'hiver.

Nuit blanche aussi pour Mme Turboult qui raconte :

(Mon mari) qui me rassurait à chaque alerte, fut catégorique quand les sirènes hurlèrent à la tombée de la nuit ; les enfants dormaient tranquillement mais il fallut les lever précipitamment et descendre dans le parc, car mon mari me dit : " Celle-là c'est la bonne ". Où aller, où s'abriter ? Nous nous réfugiâmes dans une tranchée rudimentaire, creusée à la hâte, sans aucune protection ". C'est dans cette tranchée que la famille Turboult assista à la poursuite de l'avion allié par les balles éclairantes.

" Nous commencions à distinguer de sinistres lueurs à l'horizon et nous entendions des grondements précurseurs de batailles très dures... Nous quittâmes notre tranchée et passâmes le reste de la nuit dans une vieille cave des jardins, au milieu des tas de gravillon, des outils de jardinage : là encore aucune protection contre la D.C.A., et encore moins contre les bombardements éventuels ".

Mme Yvonne Dubois ne dormait pas non plus. À trois heures du matin, pour apaiser ses craintes, elle décida d'écrire de nouveau à sa famille. " Depuis 10 heures hier soir, le canon tonne sur la côte sans une minute de répit et avec quelle violence. Ce doit être de grosses pièces de marine et pas très loin, car tous nos carreaux tremblent fortement. On dirait d'énormes coups de tonnerre. Les bombes tombent avec fracas et certainement dans la région. Le ciel est sillonné d'éclairs. Des avions passent à une allure vertigineuse. Toutes les D.C.A. tirent, cela est effrayant et cela presque tous les quarts d'heure depuis 1 heure 20. Va-t-on en prendre un coup ? Des fusées sont lancées et on voit tout rouge. Y aurait-il une tentative de débarquement, car il y a beaucoup de mouvement dans les rues ? Les Allemands circulent rapidement.

" La pompe à incendie s'en va. Il y a le feu, mais où ? Les Allemands font beaucoup de bruit, s'appellent les uns les autres. Le canon redouble de violence. Quelle nuit affreuse, on en a le frisson ; on croirait que le canon approche de plus en plus. Tout le monde est debout dans le quartier. Personne n'est rassuré. Que se passe-t-il ? Sommes-nous à la veille du débarquement et d'événements graves ? Quelle horreur. Serons-nous épargnés ? Il me semble que la maison va s'écrouler tant les portes et les fenêtres sont secouées brutalement. Qu'est-ce que cela doit être sur place. Vivement la fin... ".

" Je crois d'abord à quelque bombardement par avions ", écrit M. Emile HERPIN, " mais le bruit est trop régulier et trop continu, il se prolonge trop longuement jusqu'au matin pour qu'on puisse clouter encore de sa provenance : la flotte alliée est en action ". M. H. LIÉBARD identifie, lui aussi, l'artillerie de marine, dans la direction d'Isigny-sur-Mer.

M. HERPIN poursuit : " Le jour s'affirme enfin, au grand soulagement de tous, un jour terne et douteux d'octobre. Le vent de la mer roule de gros nuages, des brumes et des nuages de fumée. L'odeur de la poudre flotte dans l'air. La canonnade dure encore quelque temps, puis les salves s'espacent et le silence revient, un silence lourd et inquiétant, qui contraste avec le vacarme nocturne ; il n'est troublé, de temps à autre, que par des coups beaucoup plus proches et plus violents causés cet te fois par des bombes ".

Dans certaines maisons, le bombardement lointain provoque une vibration continue des vitres.

Le réveil

M. DE SAINT-JORRE, note dans son " Journal " :

" Dès le petit jour, des centaines d'avions, très haut dans le ciel nuageux, vont et reviennent. On aperçoit des chasseurs américains, striés de bandes sombres et décorés de l'étoile blanche...

Je vais aux nouvelles : il n'est encore que sept heures du matin et tout le monde est debout. On s'interpelle : " Que se passe-t-il ? ". Un planton de la Défense passive me jette au passage : " Ça y est ! Ils ont débarqué ! ". Sur les visages tirés par l'émotion et l'insomnie, la joie perce, et lorsque passent des véhicules allemands un sourire ironique est sur les lèvres de tous. " Enfin ils s'en vont ! ". Tous croient en ces instants que les Allemands vont partir sans combattre, et que demain, ce soir peut-être, les Américains feront une entrée triomphale à Saint-Lô. Cela semble possible, puisque le débarquement serait en cours à une vingtaine de kilomètres de la ville... ".

À la même heure, M. Marcel MENANT, devant la Mairie, contacte les autres groupes de la Résistance pour se concerter sur les décisions à prendre.

À sept heures encore, se regroupent en l'église Notre-Dame, les femmes de prisonniers venues entendre leur messe mensuelle, près du pilier portant la statue vénérée. " Je n'oublierai jamais ce recueillement mêlé d'angoisse qui nous étreignait tous pendant que Mgr DE CHIVRÉ était à l'autel ", se rappelle Mme CREPIN. Mais, ajoute Mme SANSON : " À la sortie de l'office, nous échangions des coups d'œil ou des sourires : l'espoir de revoir l'époux n'était-il pas contenu dans la nouvelle du Débarquement ? ".

Vers huit heures, M. MENANT se rend à la Kreisskommandantur (rue de la Poterie). La veille il avait remis à Von BULOW les brassards de son " Groupe Auxiliaire de Défense Passive " afin d'y tamponner le cachet de la 722. " Je suis reçu aussitôt, avec force amabilité de M. Von BULOW qui me demande : " Pourquoi tenez-vous tant à ces brassards, Monsieur ? Est-ce si urgent ? Allons ayez confiance, nous sommes seuls ". Je me contente de lui répondre qu'il doit bien savoir ce qui se passe depuis minuit et que nous sommes en droit de tout craindre.

À cet instant Von BULOW me prie de l'accompagner et de quitter son bureau ; nous descendons rue de la Poterne. Plusieurs camions sont rangés en cercle devant la Kreisskommandantur : ils sont remplis de parachutistes Néo-Zélandais, noirs comme des charbonniers et bien fatigués. Au loin, près du restaurant PAULOU et des Assurances Sociales, les curieux sont contenus par les S.S. (On distribue des boissons chaudes à ces derniers... mais pas aux prisonniers ! ). Je me rends compte que je dois avoir " bonne mine " derrière le Colonel. Je passe donc " la revue " mais il m'est impossible d'adresser la parole à nos amis qui, d'ailleurs me prennent sûrement pour un Kollabo !

Je remonte avec Von Bulow, dans son bureau. Il appose enfin son cachet sur les précieux brassards. Il a l'air très soucieux et ses derniers mots me laissent entrevoir qu'il pense évacuer les lieux. S'il savait que mon brassard va se trouver doublé, à l'intérieur, du carré tricolore imprimé de la Croix de Lorraine et de mon insigne de chef de groupe ! "

Mans, un " malgré nous " (alsacien incorporé de force dans la Wehrmacht) déclare, en jubilant, à M. Duruisseau, buraliste, qu'il va certainement avoir bientôt l'occasion de passer de l'autre côté. Les territoriaux assez âgés ne semblent pas fâchés des événements et disent leur espoir de rentrer bientôt chez eux, dans l'ancienne Autriche (à Agneaux, il y a de nombreux Autrichiens dans les services de l'Intendance et des cuisines).

M. Joseph LECLERC a consigné, en notes brèves ses impressions : " On a l'impression que c'est aujourd'hui dimanche. On rit. On parle. On est excité. Ça ressemble un peu à la dernière classe avant la distribution des Prix. On ne travaille plus. On s'empresse de tout oublier. Adieu la mutine, la monotonie ! L'extraordinaire commence... Les rares passants ont un regard de connivence. J'en vois qui se serrent la main alors que quelques jours plus tôt ils ne se seraient pas salués ".

Une des grandes joies des Saint-Lois est de voir partir, assez précipitamment, celles que l'on appelait " les souris grises " (auxiliaires allemandes). Elles abandonnent la route de Coutances, l'hôtel de France, la rue du Neufbourg, etc...

Le fol espoir d'être enfin libéré et d'être rapidement libéré fait naître quantité de fausses nouvelles. Madame FLATTET les a consignées minutieusement :

" Dès huit heures on se passait de l'un à l'autre que le débarquement avait lieu du côté du Mont-Saint-Michel. On dit que Pontorson est détruit, de même qu'Avranches. Un peu plus tard, on est plus précis : Granville dit-on est occupé par les Alliés, mais Carentan offre de la résistance. Il paraîtrait donc que la presqu'île du Cotentin serait coupée, mais les Anglais qu'on dit débarqués du côté de Carentan, vont-ils aller vers Cherbourg pour prendre la ville à revers ? Un écho nouveau dit que le débarquement a eu lieu sans interruption entre la baie des Veys et l'estuaire de la Seine ".

On peut sourire de cette imagination fébrile, mais elle s'explique fort bien par l'absence de nouvelles dans laquelle se trouvait une grande partie de la population.

La seule crainte sérieuse qui semble se manifester est de voir Saint-Lô devenir l'objet d'un siège (comme cela se vit à plusieurs reprises dans son histoire ! ). Dans cette perspective, rapporte Mme Flattet : " Ce fut la course ininterrompue à la pompe, car tout le monde voulait emplir ce qu'il avait de récipients disponibles, et la queue chez le boulanger où le patron et la patronne avaient peine à prendre les tickets (de rationnement) et rendre la monnaie. J'ai reçu un pain de trois livres. Quelques personnes seulement avaient l'air affolées, les autres restaient calmes, un peu impatientes malgré tout ".

À 8 heures et demie, les cheminots résistants BONNEL, RIHOUEY et CADET se rendent à l'endroit prévu pour le sabotage. Dissimulés dans les broussailles, ils préparent les explosifs. Maintenant il faut placer les charges : 4 sur la ligne Saint-Lô - Canisy, une sur la ligne Saint-Lô - Torigni. C'est fait ! Chacun disparaît sur le chemin prévu.

Sur la route du retour, BONNEL rencontre des boches. L'un porte des jumelles. Cherche-t-il des parachutistes ? Notre " saboteur " marche lentement, car il désire entendre les explosions. Pas de chance, tout saute au moment où les avions alliés bombardent l'usine électrique et les détonations se confondent. Avant d'arriver à la gare, BONNEL est arrêté une nouvelle fois, son laissez-passer boche le tire d'affaire.

De son côté, Rihouey a rempli sa mission. Le train de voyageurs a été arrêté à Canisy et le train Saint-Lô - Torigni n'a pas déraillé, les Allemands l'avant eux-mêmes arrêté. Mais RIHOUEY est curieux de voir les dégâts. Il revient donc sur le lieu de l'explosion. Les boches y sont déjà. Ils cherchent les auteurs du sabotage. " Avez-vous rencontré des jeunes gens ? " - " Non je viens ici parce que j'ai entendu des détonations et comme j'ai reçu l'ordre de le faire. Maintenant je dois empêcher les trains de passer ".

Le plus fort, c'est que Rihouey est félicité par les Allemands pour sa belle conduite.

Les voies gravement endommagées, n'ont jamais été remises en état. Plus aucun train ennemi n'est passé depuis ce jour-là à Saint-Lô ".

Puis, vers neuf heures ce fut l'apparition sur les murs de deux affiches : " On fait groupe pour les lire ; jaunes, cerclées de noir, elles portent la marque de leur origine : c'est sous ces espèces que depuis quatre ans l'autorité occupante nous fait connaître ses multiples menaces et interdictions... (E. HERPIN). La première interdisait le stationnement, le mouvement dans les rues, recommandait de se tenir chez soi à son foyer ou à son travail, de fermer portes et fenêtres (les portes ne devant pas être fermées à clef). Défense formelle d'évacuer : on devait se calfeutrer tout le temps que dureraient les opérations militaires. La deuxième affiche concernait les carburants.

Comment interpréter l'interdiction allemande d'évacuer ? Très vraisemblablement parce que le Commandement militaire n'avait nulle envie de voir se porter sur les routes des multitudes propres à les encombrer. L'exode de juin 1940, paralysant le mouvement des troupes, constituait un exemple que l'État-Major allemand ne voulait certainement pas rééditer. D'autant plus qu'il escomptait une riposte rapide et décisive.

Peut-être aussi l'interdiction prescrivait-elle une sorte de contrordre aux directives alliées transcrites sur des tracts largués la veille :

" Il faut sans délai vous éloigner, avec votre famille, pendant quelques jours, de la zone de danger où vous vous trouvez.

" N'encombrez pas les routes. Dispersez-vous dans la campagne autant que possible ".

Mais ces tracts qui annonçaient, d'une façon assez anonyme, " l'attaque de cette ville ", ne tombèrent jamais sur Saint-Lô. Le vent les poussa vers l'Est. C'est ainsi qu'un certain nombre furent ramassés sur la commune de Couvains. Très peu de Saint-Lois en eurent connaissance. Qu'en eût-il été autrement ? On peut se le demander à entendre certains habitants : "... la nouvelle que l'évacuation est interdite ne le chagrine pas. Qu'aurait-il fait sur les routes avec ses trois enfants, sa femme et sa belle-mère. Et j... qui est dans le même cas. Oui, il vaut mieux rester chez soi.... ". (Mme Flattet).

La matinée

Malgré tout, quelques départs en direction de la campagne curent lieu. C'est ce que firent les dames BLANCHETON. Un des voisins de M. LEBAS, M. LAVALLEY, s'apprêtait ainsi à quitter la ville quand, glissant, il se cassa la jambe...

Quelques rares habitants, avertis des choses de la guerre prenaient des dispositions. Ce fut le cas de M. GAUQUELIN - qui avait fait Dunkerque -. Comprenant le sens du bombardement lointain, il convainquit son épouse de préparer les valises d'urgence, avec de la pharmacie et du ravitaillement. On disposa la comptabilité du magasin dans le landau du dernier-né. Puis on descendit des matelas au rez-de-chaussée, on tassa du bois de corde t près des fenêtres. Quant à la porte-fenêtre, elle eut droit à un matelas supplémentaire de protection (contre les débris de verre).

Mus par la force de l'habitude, ceux qui avaient un emploi se rendirent, comme les autres jours, à leur travail. Mais l'entrain manquait. M. LEFRANÇOIS renvoie ses préparateurs dès que ceux-ci se présentent. M. V. LEBAS, qui tenait l'ordonnancier d'un autre pharmacien, M. LEFÈVRE, rentre à 11 heures.

Un postier du bureau gare écrit : " À 8 heures, je descends au bureau-gare prendre mon service. Je n'y trouve qu'un Contrôleur principal, un auxiliaire et un manutentionnaire. Le reste du personnel avait pris le travail à 5 heures, mais est reparti, estimant sans doute que le séjour près de la gare présentait quelque danger. Impossible de nous mettre en rapport avec la Recette Principale pour instructions concernant le service, le téléphone reste muet. Nous concluons à la coupure des communications ".

M. Michel LECLERC gagne son lieu de travail, aux " Transports Routiers ", rue Torteron (au-dessus du magasin GAUQUELIN). La première nouvelle sérieuse qui provient émane de M. MENANT, transporteur à Carentan qui demande des ambulances ; Carentan a déjà souffert de l'artillerie de marine... Toute la matinée, le téléphone ne cessa de retentir (il fonctionnait sur accus et non sur le secteur ; les accus tinrent bon jusqu'à midi environ), De nombreuses personnes réclamaient des camions. Parmi les appels, l'un parvint d'une brave dame de Torigny, qui inquiète, aurait voulu qu'on lui ramène son mobilier de Saint-Lô. Mesure prudente sans doute, mais décidée un peu tardivement...

M. M. LECLERC passa une grande partie de sa journée en conversation avec l'ingénieur en Chef des Ponts-et-Chaussées (les bureaux se situaient sur l'emplacement actuel du garage BECKAER). On déplaça bien quelques camions pour assurer le ravitaillement de Saint-Lô, mais à la suite de leur mitraillage sur les routes, on décida de suspendre tout départ.

M. BELLAMY, pharmacien de la Défense Passive, fait la navette entre son magasin situé au début de la rue Saint-Thomas et l'hôpital

Sainte-Geneviève du Bon-Sauveur. Il y transporte divers médicaments, bonbonnes d'eau oxygénée et des compresses (qui manquaient à l'hôpital).

Bien des magasins demeurent fermés ou tirent leur tablier métallique. Cependant, le livreur de chez Gervaise continue, imperturbable, la livraison de ses colis avec sa voiture hippomobile. M. DURUISSEAU, buraliste, avance la " décade " de tabac à tous les clients qui la demandent, mais beaucoup l'ont déjà eue à l'avance, et il n'y a pas assez de marchandises pour distribuer celle du 20 juin !

Mme Y. BLAUGRAND n'a guère le cœur à travailler, mais elle accepte quand même une cliente qui tient absolument à se faire coiffer. Hélas ! le manque d'électricité obligera la coiffeuse à chauffer ses bigoudis sur des charbons ardents.

De même, dans l'après-midi, on tend l'église Notre-Dame de noir pour procéder, le lendemain, aux obsèques de M. V. POLIN, ancien maire de Saint-Thomas-de-Saint-Lô.

Comme si rien n'était, Mme Leroy - qui connaît la nouvelle par un poste conservé chez elle - amidonne les toilettes des futurs premiers communiants. Cela lui permet de donner le change à certains de ses clients : soldats qui faisaient laver leur linge ou " souris grises " de la rue Dame Denise.

Mlle GUILBERT, de la Croix-Rouge, qui se rend à jour fixe à la Prison pour y porter du ravitaillement, des savonnettes, du papier à lettre destinés aux internés, fait sa visite comme d'habitude. Après avoir disposé sa petite cargaison dans une poussette, elle gagne le lieu redouté, monte les marches, sonne et dépose son précieux chargement dans le hall.

De son côté, Madame O. Potier, Présidente de l'œuvre de la Charité Maternelle, va remettre à son trésorier le produit de la quête annuelle (tandis que son mari, à la Croix-Rouge, prépare des denrées qui, à 11 heures, doivent être enlevées par le C.A.P.G. de Sainte-Suzanne-sur-Vire).

Les enfants aussi, désertent les écoles. " Plutôt que de revenir sans arrêt de l'école place Sainte-Croix, il est préférable que nous restions à la maison. Nos parents préfèrent, en effet, que nous rentrions à chaque alerte plutôt que de descendre avec nos camarades dans les tranchées creusées en zig-zag sous les tilleuls du Champ de Mars, elles sont trop peu profondes et la distance est la même " (H-G. Duruisseau). Les écoles fermèrent dès la matinée d'ailleurs.

Les Collégiens déambulent en ville, en proie à une certaine excitation. M. NARDY rend visite à son bon copain, Claude MACABIOU, brillant élève de Seconde. Claude, qui s'est déjà trouvé sous des bombardements, en 1940, dans le Nord, supporte mal les passages des avions en rase-motte : ils le mettent dans un état de nervosité extrême...

Les professeurs qui devaient faire passer l'examen des Bourses apprennent que celui-ci est annulé et rentrent chez eux. Détail amusant, Mlle Limbourg rencontre Mlle Y. Félix et lui apprend le report de l'examen... mais ne lui souffle mot du débarquement. Mlle Y. FÉLIX n'en entendra parler qu'à midi ! Voici comment Madame LEMARCHAND, Directrice de l'École Primaire Supérieure, vécut cette matinée :

" Je pris conscience de mes responsabilités vis-à-vis de toutes mes élèves, et principalement des élèves pensionnaires qui, depuis l'occupation, étaient dans des familles d'accueil, les Allemands occupant tout le Collège, à l'exception des greniers laissés à notre disposition pour des classes. Il m'apparaissait évident que dans le cas d'actions stratégiques rapides, comme un débarquement, l'Histoire ne piétine pas, et le point de vue qu'on a à sept heures est déjà périmé à neuf. C'est à ce moment que, en dépit de l'examen qui devait avoir lieu le lendemain, et inspirée par une prescience venant sans doute des spectacles que j'avais vus en 1940, lors de l'exode des populations du Nord, je décidai de renvoyer les pensionnaires dans leurs familles.

Munie des adresses en ville, je commençai mon périple avec ma fille... Chacune de nous partit à la recherche des élèves qui devaient être prévenues à midi au plus tard, afin qu'elles pussent disposer d'assez de temps pour rejoindre leurs parents en voiture à cheval, à bicyclette, ou à défaut d'autres, à pied ".

Le personnel de la Banque de France aussi est en émoi. Mlle LETENNEUR raconte : " Me souvenant d'avoir reçu l'ordre en juin 1940 de partir avec la Banque pour évacuer l'or et les documents, je pense qu'un nouvel ordre d'évacuation va probablement arriver et fais mes valises. puis je pars pour le bureau avant l'heure prévue. Au bureau, ordres et contrordres concernant l'établissement des documents se succèdent. au fur et à mesure que les communications se trouvent coupées, d'abord avec Paris, puis avec les autres départements, puis avec les communes avoisinantes. Par les clients, nous apprenons qu'il est conseillé à tous ceux que rien d'important ne retient dans la ville, de partir à travers la campagne. Mon service comprend les écritures relatives au fonctionnement des Comptes que les Allemands se sont fait ouvrir à la Banque depuis l'occupation pour paver leurs réquisitions et faire leurs mouvements de fonds. Chez eux c'est la panique ; l'officier que je voyais habituellement au guichet (une cinquantaine d'années, non nazi) et à qui je relatais chaque jour, avec un malin plaisir, les nouvelles de la B.B.C. (quand elles étaient bonnes pour nous), vient, repart, revient, très excité, apportant des virements, effectuant des versements, puis des prélèvements, bref, un mouvement bien inhabituel. Et plus question de bavarder : les nouvelles, il les savait... ".

À la Poste - qui se situait sur l'emplacement actuel du carrefour de la rue de la Laitière Normande et celle de Beaucoudray - le Directeur descend et demande si tout le monde est là. Or il manque deux employés. On les fait chercher. C'est alors que leurs collègues se souviennent que l'un d'eux avait dit : " Si un jour vous ne me voyez pas, c'est que ce sera le Débarquement... " On ne trouve évidemment pas MM. Sanson et Crouzeau... partis depuis la veille au soir. Tout d'un coup, les responsables allemands des communications téléphoniques, font irruption et réclament M. CROUZEAU pour lui exprimer leur colère de savoir les lignes sabotées... Devinant les raisons de son absence, ils se vengent en arrêtant les agents des services techniques restés au bureau. Ces malheureux pouvaient tout redouter. Ils furent conduits sous bonne escorte au Hutrel et enfermés dans la charreterie de M. GOULET. Mais la charreterie communiquait avec l'écurie par une trappe... Les postiers l'utilisèrent pendant que les sentinelles se laissaient tenter par un vieux calvados. Les évadés prirent immédiatement la direction du camp de Villebaudon. La plupart seront repris lors de l'affaire de Beaucoudray.

Mis en fureur par cette fuite, les soldats allemands menaçaient. Redoutant des représailles, les hommes du Hutrel. se cachèrent à leur tour. M. BIGOT passa ainsi toute une journée dans un fagotier, dans l'obscurité et la compagnie des araignées.

Ce matin-là encore, M. CHEVILLON rejoint son bureau, aux Ponts-et-Chaussées - bureau qui se situait justement aux Paliers, dans une tourelle dominée par... un poste de D.C.A. : mitrailleuse lourde et petit canon -. Puis, comme chaque jour, redescend rue de la Marne, à la Kommandantur, pour y recevoir les ordres transmis aux services civils. Là il ne remarque aucune animation particulière. Dans le même temps, les employés de l'Office du Travail (eux aussi logés dans les locaux de l'école Supérieure) stationnent dans la cour, en échangeant leurs impressions sur les événements du jour. Tout d'un coup la sirène retentit et les avions surgissent au-dessus d'eux. Ils s'enfuient dans les tranchées du jardin de l'école Supérieure, peu rassurés par les feux croisés de la D.C.A. allemande et les avions alliés.

M. CHEVILLON, qui rentrait lorsque retentirent les premières détonations, pense que l'attaque se produisit entre dix heures un quart et dix heures et demie.

La destruction du relais électrique d'Agneaux

Bien que dans les conversations particulières on évoque couramment " la centrale d'Agneaux ", il ne s'agissait, déjà avant guerre, que d'un poste de transformation, recevant du courant sous haut voltage pour le redistribuer sous une tension plus facilement utilisable.

Le poste avait subi, en mars 1944, une première attaque, en rase-motte. Les bombes avaient ricoché. fait un bond d'une centaine de mètres par dessus les maisons de la Fourchette, pour retomber dans l'enceinte d'électricité de Normandie. Toutes n'éclatèrent d'ailleurs pas.

Le 6 juin, ce sont deux chasseurs-bombardiers seulement, arborant l'étoile américaine, qui exécutèrent le relais : deux bombes suffirent. La D.C.A. tira, mais en vain.

Cet assaut rapidement et proprement mené entraîna plusieurs conséquences. La première est la disparition de tout courant électrique dans l'agglomération. Ce qui compléta son isolement, car désormais les quelques postes de radio clandestins fonctionnant avec lampes se trouvaient sans alimentation. Restaient les postes à galène. Mais combien aurait-on pu en compter ?

La deuxième et la troisième conséquences s'opposaient nettement tout en étant simultanées : pour les uns le bombardement de la " centrale " était rassurant : l'aviation alliée ne visait que des objectifs à caractère stratégique, et avec quelle maestria ! Donc rien à craindre. Pour les autres, au contraire, ce bombardement limité n'était qu'un signe avant-coureur d'engagements futurs, qui seraient sans doute plus violents.

Bien des personnes s'interrogent sur ce qu'il faut faire. On parle de partir. Mais est-ce possible quand il y a des personnes âgées dans la famille, comme c'est le cas chez Mlle A. ANDRÉ (une maman de 84 ans). On consulte les voisins. Rue de la Porte Dollée, M. LENOURY, mercier, qui décide aussi de rester ajoute : " J'ai l'impression que la fin ne sera pas belle ". (Phrase terriblement prophétique, puisque le soir même il devait faire partie de l'hécatombe).

Les prudents se mirent alors en mesure de creuser des tranchées, d'aménager des abris : " (Dans le jardin de mon voisin) on travaillait avec un enthousiasme inspiré - un fort bel abri, spacieux, profond, renforcé de poutres, de bûches, de sacs de terre " (H. BERNARD). M. DELOBEL qui, en militaire averti, avait déjà préparé ses tranchées, les agrandit et les recouvre de tôles ondulées. Il y installe même le siège avant de sa voiture. Ce qui pouvait paraître un luxe se révéla par la suite une protection efficace. À l'École Normale également on se met à pelleter.

Au numéro 60 rue de la Marne, M. DELAUNAY joue de la bêche pour découper une tranchée dans la terre arable de son jardin, à mi-chemin entre la maison et le Torteron qui passait alors par là, venant des anciens abattoirs. Il en garnit le fond de paille et recouvre le tout de fagots, en forme de toit.

Madame Ch. SANSON note sur son carnet : " Nous faisons de grandes provisions d'eau (dans les heures où elle coule !). La nuit peut être agitée. On promet de s'installer dans la cave. On rassemble pelle et pioche. On fait la petite valise des papiers et argent... mais pas une chemise ni un mouchoir, ni une photo, ni une médaille de papa (prisonnier en Allemagne) ".

La Libération des Otages

Les mémoires manuscrits de M. MENANT apportent sur la fin de la matinée une information précieuse :

" Je passe le reste de la matinée à me renseigner sur les événements survenus, les sabotages, les arrestations des camarades des P.T.T., que je rencontre accompagnés, chacun d'un ange gardien. Je suis heureux d'apprendre que Marcel RICHER et ses camarades ont pu regagner le maquis de Beaucoudray. Ils vont pouvoir remplir leur mission...

" Vers midi je me retrouve aux alentours de la Prison. Mes amis ont envisagé d'en faire sauter la porte. La dynamite est prévue (elle doit venir de Cherbourg, par camion, précédé d'un motocycliste, DACIER). Une seule chose n'avait pas été prévue : la coupure des routes !

" À l'heure du rendez-vous, joseph LECLERC, imprimeur et moi-même, sommes les seuls civils à hanter les parages de la Prison... les rues sont désertes, tout est fermé. Il n'y a que deux feldgendarmes qui frappent de leurs bottes le trottoir dent la Préfecture.

" Nous sommes perplexes devant le sinistre porche, quand tout à coup la porte s'ouvre. Des gardiens se rangent, le long des marches. Ils n'ont pas d'armes : c'est bon signe. " Ils " ne les conduisent pas vers le poteau comme le bruit en a couru. Au contraire, chacun se montre joyeux. Nous comprenons que ceux-là qui sortent sont libres ! Mais les autres ?

" Nous ne sommes toujours que deux à accueillir les poignées de mains. Les accolades se multiplient. Ce vieux camarade ROLLEY (professeur au Collège, arrêté quelques jours auparavant) a les larmes aux yeux. Passant par le couloir, je demande à l'ami DELAMARE de nous ouvrir son café (ancien café DATIN)... on leur doit bien l'apéritif. Nous aurons donc le plaisir de boire ensemble quelques bouteilles de vin blanc... dans le fond de cette grande salle où nous serons les premiers et les derniers clients de la journée. Mais il ne faut pas s'y attarder... Quelque argent de poche pour ceux qui sont démunis, puis un dernier conseil : " Surtout ne vous attardez pas en ville, filez au plus vite, avec votre famille, car il faut tout craindre ; votre libération est trop imprévue pour que les boches n'essaient pas de vous retrouver... ".

On s'est beaucoup interrogé sur les motifs qui avaient bien pu prévaloir auprès des autorités allemandes pour expliquer cette libération imprévue, à un moment où, au contraire, elles auraient dû resserrer leur surveillance. On croit savoir que vers onze heures, un mystérieux appel téléphonique aurait été capté à la Prison, demandant au responsable de laisser partir 'les otages. D'où pouvait provenir ce coup de téléphone ? La réponse généralement donnée est : M. CROUZEAU, lui-même, qui parlait parfaitement bien allemand. Un fait permet de pencher vers cette interprétation, c'est que dans l'après-midi, quelqu'un passa à leur domicile pour leur conseiller de ne pas y rester et de partir au plus vite afin qu'on ne vienne pas les reprendre.

Quelques instants plus tard, Madame LEMARCHAND et sa fille rencontraient M. ROLLEY Place du Soleil Levant : " La joie de ma fille, que je partageai, fut telle que nous l'accompagnâmes jusqu'à sa maison ".

De son côté, Madame FLATTET note : " J'ai vu revenir TOULORGE et DROUET qui ont été reçus chaleureusement par les voisins. TOULORGE a maigri et pâli ".

Mais les opérations continuaient... à 13 h. 30, M. PITEL, à l'écoute de la B.B.C., apprend qu'une grande offensive aérienne est prévue et qu'on exhorte la population à évacuer les villes dans un rayon d'au moins trois kilomètres. Il en fait part à différentes personnes (Mgr DE CHIVRÉ le note dans ses souvenirs).

Le bombardement de la gare

Les premières heures de l'après-midi connurent encore une tranquillité relative. Relative seulement parce que la voûte aérienne réfléchit encore des bruits plus ou moins lointains, tels que le bombardement de la gare de Canisy vers 13 h. 45. Mais sur Saint-Lô rien jusqu'à 16 h. 30. Henry BERNARD, dont toute l'attention était en éveil, puisqu'il n'avait aucune activité physique, écrit :

" ...alors que je grignotais paisiblement ma seconde biscotte, une nuée de petits avions brillants apparut subitement au-dessus de la ville, volant très bas. À une quinzaine ils louvoyèrent d'abord dans tous les sens au ras des toits, très affairés. Sous chaque aile, la forme d'une bombe se dessinait très nettement. Appareils aux hauts d'aile carrée, mitrailleuses le long des bords d'attaque - des Mustangs -.

" Quelques secondes plus tard, les trois mitrailleuses allemandes se réveillèrent en sursaut et se mirent à caqueter à qui mieux mieux. L'air se remplit aussitôt de petites étincelles bleues et de petites explosions minces et sonnantes. Les Mustangs n'y firent aucune attention ; ne s'en aperçurent pas. S'étant enfin rassemblés, ils se mirent à tournoyer autour de la gare comme des mouches argentées autour d'un lustre. Les mitrailleuses lourdes, leur amour blessé par tant de désinvolture, redoublèrent d'ardeur, tirèrent avec frénésie. Les Mustangs ne s'en aperçurent toujours pas. Soudain, un des avions se détacha du carrousel vrombissant et piqua vers la gare. Des étincelles clignotèrent le long de ses ailes, s'éteignirent ; deux minces traînées de fumée noire s'imprimèrent derrière l'appareil pour se dissiper aussitôt. Simultanément les cieux bombes se décrochèrent et s'en allèrent dans une plongée diagonale vers la gare. L'avion remonta alors en chandelle au dessus de mon pavillon avec un rugissement formidable qui fit vibrer tees fenêtres, me montra son ventre et le dessous de ses ailes striées de larges barres noires et blanches, vira, puis se mit à survoler ses collègues. Aussitôt un autre abandonna la ronde, piqua, mitrailla. Licha ses bombes, remonta bruyamment et alla rejoindre le premier. Puis un autre, puis un autre. On n'entendait plus que le ronflement rauque et métallique des moteurs puissants - accélérant, ralentissant, plongeant, remontant, le bruit déchirant de mitrailleuses et les explosions mares et lourdes de bombes - le tour accompagné par l'obligato caquetant des mitrailleuses allemandes qui aspergeaient toujours l'atmosphère sans résultat utile.

La dernière plongée accomplie enfin, le carrousel fit un dernier tour de ville, se rangea ensuite en un " V " très approximatif et repartit à son aise vers le nord dans un gros bourdonnement diminuendo Les mitrailleuses lourdes se turent - honteuses et tout fut à nouveau silence ".

Monsieur DELANGE se trouvait à passer au carrefour de l'Hôpital à l'heure de l'alerte. Plutôt intéressé qu'effrayé par le vol des avions alliés, il aurait volontiers assisté au spectacle qui se préparait - ainsi que d'autres passants - si des Allemands qui se trouvaient à proximité du " Tunnel " ne l'avaient contraint à se réfugier sous le rocher, aux cris : " Achtung Jabo ". Les soldats désiraient fermer les portes, sans doute par sécurité. Mais les civils qui n'appréciaient pas la claustration - et qui souhaitaient surtout voir ce qui allait se passer - protestèrent. Certains reçurent même quelques coups de crosse accompagnés de " Raus ! raus ". Finalement la porte resta entrebâillée.

Dans différents quartiers, ainsi que dans les administrations (la Trésorerie Générale, les Hypothèques, par exemple), l'alerte conduisit plusieurs personnes aux abris. M. A. DUPONT, au bureau du Contrôle économique, à l'École Primaire Supérieure, fit de même avec son collègue CATHERINE. Tous deux recouvrirent la tranchée avec des madriers qui traînaient par là afin d'éviter les éclats ou les balles perdues.

M. Joseph LECLERC se trouvait alors dans le bureau de M. HUSSON, Secrétaire Général de la Préfecture, s'entretenant de l'événement du jour :

" ...Alors ils ont débarqué... Ils se battront peut-être dans les rues... Procurez-vous des aliments, de l'eau, tout ce que vous pourrez. je crains que nous ne vivions des jours terribles ".

Comme M. HUSSON cessait de parler, il se fit un bruit d'express qui descendit du ciel.

" Ils bombardent ! "

" Nous nous précipitâmes dans les escaliers. En bas, nous retrouvâmes un grand nombre de fonctionnaires. Le bombardement continua. Pour la première fois de la journée, je vis la peur sur les visages ".

Mlle LETENNEUR, employée à la Banque de France, écrit : " À 16 heures, la sirène nous oblige à descendre au sous-sol (c'est la première fois). Jusqu'à ce jour, je n'ai jamais su ce qu'est la peur. Mais est-ce prémonition, je me sens étouffée par le plafond bas ; la curiosité me pousse à sortir par l'autre issue qui donne sur la cour... pour entendre le bombardement... ".

M. BRIARD, de la D.P., lança immédiatement sa moto en direction de la gare, après les dernières explosions, s'attendant à n'y trouver que ruines et désolation. Alors qu'il arrivait à l'angle des rues de la Poterne et Valvire, où tout était intact, il rencontra son ami HOYAU, chef d'îlot, qui lui indiqua que rien ne s'était passé dans son secteur mais qu'au' contraire c'était de l'autre côté de la Vire, l'enceinte de la Petite Vitesse, qui avait pris. " Je traverse donc l'ancienne passerelle pour piétons existant juste en face la gare des voyageurs et j'arrive à l'entrée des voies, en même temps que M. TAILEPIED de la D.P. Partout à terre, une multitude de bombes de toutes sortes non éclatées ; à proximité de là, sur les voies, une locomotive perd sa vapeur par plusieurs trous, des wagons ont plus ou moins souffert. Les voies sont arrachées jusqu'au passage à niveau de la route de Coutances (qui se trouvait à l'emplacement du pont-route actuel). Une seule victime, paraît-il, dans ce quartier : un homme caché dans un wagon... Malgré les tirs de la D.C.A. qui s'étaient effectués sans relâche, le bombardement s'était déroulé à une cadence régulière : pas un projectile n'était tombé en dehors du périmètre de la gare Petite Vitesse, c'est-à-dire dans un rectangle de 200 sur 80 mètres environ ".

Le résultat le plus spectaculaire résida certainement dans l'incendie de trois wagons : deux contenaient de la paille, le troisième des bougies, le tout destiné à l'armée d'occupation. Les pompiers, appelés, travaillèrent le reste de la soirée à éteindre ces foyers. Celui des bougies leur donna particulièrement de la peine à maîtriser et les retint jusqu'à vingt heures...

Cette nouvelle attaque sur un objectif précis provoqua sensiblement les mêmes réactions que celle du matin : elle accentua l'exode de ceux qui avaient envie de partir, mais elle détermina à rester ceux qui ne voyaient dans cet événement qu'une intervention strictement stratégique, sans aucun inconvénient pour la population civile. Les premiers disaient : " Ils sont venus donc ils reviendront encore, il vaut mieux se mettre à l'abri ". Les seconds arguaient : " Ils sont venus, donc ils ne reviendront pas ! ".

M. ROUELLE, coiffeur rue des Images, se rappelant qu'au cours de l'invasion de la Hollande et de la Belgique, la Luftwaffe bombardait les villes pour réduire la résistance et faciliter l'avance de l'infanterie, pensa que les forces alliées procéderaient de même. Là-dessus, il décida de gagner, avec des voisins, une ferme d'amis sise à Saint-Gilles. On sourit dans son entourage. Le lendemain, on appréciait mieux la sagesse d'une telle décision.

M. R. COLOMBANI, qui avait aussi participé à la campagne de 1940, essaya de convaincre Mme COLOMBANI, sa mère, que la ville pourrait bien " prendre ", qu'il serait peut-être prudent d'aller coucher à Saint-Georges-de-Montcocq, chez des amis. Effectivement Mme COLOMBANI leur rendit visite pour connaître leur avis - qui fut, bien sûr, positif -. Mais cette marche à pied (la côte en particulier) l'avait fatiguée et elle déclara qu'elle n'était pas décidée à y revenir le soir.

Sur ces entrefaites, M. BOUSQUET - qui après le bombardement de la gare était allé conduire ses enfants chez M. DUBOS à la Petite Suisse - vint offrir sa cave comme abri. Mme COLOMBANI y alla voir : déjà des gens en prenaient possession, installant des matelas et des couvertures. La promiscuité, cette fois, fit reculer Mme COLOMBANI). On parla aussi du souterrain allemand, mais ce fut M. COLOMBANI qui se refusa à aller dans un lieu où les jeunes gens risquaient d'être à la discrétion des occupants...

Partout on s'interroge et on interroge. Comme cette petite Jacqueline FABRE, la fille de l'organiste aveugle de Notre-Dame qui interpelle M. J. LECLERC, vers 17 ou 18 heures : " Qu'allez-vous faire ? Papa dit qu'on fera exactement comme vous ; si vous passez la nuit à Saint-Lô, on va faire de même chez nous ".

" Tout en regardant la petite fille apeurée, mon regard se portait sur un camion allemand, stationné rue de la Poterie, devant la Feldkommandantur, et dans lequel se trouvaient quelques prisonniers anglo-saxons...

" On ne peut pas donner de conseils dans un tel moment. Il y a risque à partir, il y a risque à rester. Dis cela à ton papa. Avant la nuit (membre de la Défense Passive, j'avais une autorisation de circuler), j'irai voir si vous êtes encore là et si oui, je passerai un moment avec vous. Les miens et moi restons, ce qui ne veut pas dire que nous avons raison.

" Vous allez venir ce soir surtout ! "

" Je viendrai ". Hélas, les circonstances ne permirent pas de tenir la promesse.

Malgré tout une certaine appréhension s'installe qui fait, qu'un peu partout, on commence à prendre des précautions. M. BOUCHARD, facteur, bon bricoleur et qui a la réputation de faire des brouettes légères et solides, achève celle qu'il a commencée les jours précédents. Il n'a plus qu'une roue à poser. Le bruit de la mitraillade ne l'a pas arrêté. Au contraire, il fignole son travail en sifflant. À l'heure du dîner, la brouette était terminée et rangée dans la cour... prête à partir.

À la Trésorerie Générale, les principaux documents sont descendus dans l'entrée, au pied de l'escalier qui mène au bureau et aux appartements du Trésorier Payeur Général (M. FROGER). Dans ce lieu, pense-t-on, les documents seront à l'abri des risques d'incendie.

Roland VARIN se souvient que quelqu'un lui ait dit : " Saint-Lô va être bombardé la nuit prochaine, il serait prudent de se retirer en campagne ". Peu après, un collègue, Jean PIART, vint le trouver et lui déclara : " Si ça canarde cette nuit je descends dans ta cave, elle a l'air drôlement solide ". Finalement la famille, après délibération, décide de ne pas partir.

M. et Mme Raymond BIGOT, songeant au danger qu'ils courent avec les alcools entreposés dans leur distillerie, s'en vont dîner et coucher au Hutrel, dans leur famille. M. LEFRANÇOIS se fait préparer un sac à dos avec du linge, un en-cas, afin de ne pas être pris au dépourvu. Mme ESNOUF et ses quatre enfants, âgés de 14 à 6 ans, demandent à M. DELOBEL un petit coin dans sa tranchée. Il leur est accordé sans peine, tandis que la fille aînée de M. DELOBEL gagne la ferme OUTREQUIN pour y quérir une botte de paille qui rendra l'abri plus confortable. M. V. LEBAS tient prêtes deux valises et repère un chemin bien abrité conduisant au Hutrel (un peu à droite de la route de Tessy). M. DELANGE. prend aussi sa valise qui contenait quelques paquets de longuets - gravit la côte de Saint-Georges, et après s'être entretenu avec un ami, s'installe dans un champ avec des gens du quartier (en bordure du Chêne Dancel). Puis on aménage une étable, on creuse des trous de protection, on dispose des fagots par dessus. Il y a bien là 20 à 25 personnes (alors que tout demeure calme en ville), qui s'apprêtent à dîner sous les pommiers.

Mme LEMARCHAND écrit : " Pressentant que la nuit ne serait pas très calme, nous décidâmes que nos trois filles se rendraient à la Barberie (petite maison et grange perdues dans les pommiers, à 4 km. en direction de Tessy) avec Mme DEFOND grand'mère. Nous leur promîmes de les rejoindre avant le couvre-feu " (ce qu'elle fit effectivement tandis que ses propriétaires, Mme et Mlle LEMAÎTRE, entendaient rester, faisant confiance au pied de l'escalier, encadré par quatre murs épais).

M. O. POTIER note sur son cahier : " Jusqu'ici confiants dans notre étoile, nous ne jugions pas utile de quitter la maison, quand à 18 h. 30 notre locataire, secrétaire à la Gestapo, toute tremblante, vint en grand secret nous dire que 160 aviateurs ou parachutistes, faits prisonniers avaient été interrogés, et l'un d'eux avait déclaré que pendant la nuit 150 forteresses volantes viendraient anéantir la ville. Il fallait nous décider, aller à la campagne ou trouver un abri très sûr.

" Nous avons fait alors nos préparatifs de départ, mis dans un sac de voyage les objets les plus précieux, placé dans une mallette objets de toilette, rechange de linge.

" Notre autre locataire, J.-C.T..., également perplexe, me demande mon avis ; il pouvait aller à La Mancellière, chez un ami ; je l'ai engagé vivement à s'y rendre, ce qu'il a fait. Nous vîmes au même moment Mme B... qui allait passer la nuit à Béchevel ".

Ces préparatifs firent parfois sourire les sceptiques : ils étaient pourtant loin d'être superflus, car le bombardement de la gare, aussi bien conduit fut-il avait sérieusement inquiété les riverains. N'avait-on pas entendu les douilles retomber en pluie jusque dans la route de Coutances ? Mlle CHANON, qui travaillait à l'atelier de conserves alimentaires CRÉPIN (emplacement de " La Manche Libre "), entendant les balles frapper les murs, avait dû s'abriter dans une cave en béton, derrière la chambre froide. Et puis, n'y avait-il pas eu une victime, la petite TAURISSON, qui jouait dans le jardin situé derrière la maison des demoiselles LEFRANC, rue Falourdel ?

M. et Mme RABOT, directeurs des Pompes Funèbres, après avoir reçu la déclaration de ce décès, eurent ce soir-là une autre visite : celle d'un camion allemand d'où l'on descendit le cadavre d'un soldat, avec ordre de l'inhumer au plus tôt. Ils firent comprendre, non sans quelques difficultés, que l'heure avancée (il était maintenant 19 h. 30), l'absence de personnel, le mangue de tombe creusée à l'avance ne permettaient pas d'enterrer de suite. Alors les Allemands décidèrent de laisser leur camarade, qui fut installé dans un cercueil, sur deux tréteaux, dans les ateliers du fond.

À cette heure encore, trois automitrailleuses, manœuvrées par des S.S. se garaient Place de Strasbourg, bien dégagée (à l'emplacement de l'actuel garage LEGOUEIX) inquiétant les riverains...

Au café LEBAS, carrefour Bellevue, un soldat allemand vétéran de la guerre de 14, essaye de noyer sa mélancolie dans un petit verre de calva ". En partant, il lance : " Américains, boum, boum, grand malheur !

" À l'ouvroir Saint-Joseph, des pères et mères étaient venus réclamer leurs enfants ; à " La Protection de la Jeune Fille ", seuls restaient les membres du bureau ".

L'inquiétude s'insinuait aussi à l'Hôpital, voisin de 'la gare et du pont sur la Vire. C'est alors que la Direction prit l'initiative de faire procéder à la mise à l'abri des hébergés et du personnel. Au total cela représentait une cinquantaine de malades, de blessés - les vieillards avaient déjà été évacués, ainsi que la maternité et les fillettes ; par contre les garçons étaient restés - auxquels il faut ajouter sept ou huit hospitaliers. Sœur LUCIE, qui était de ceux-là raconte : " Je suis allée trouver le Capitaine qui était à l'Hôpital - les Allemands occupaient deux bâtiments depuis 1940 - pour lui demander l'autorisation d'emmener nos blessés, nos malades, nos- enfants, le personnel avec nous sous le " Tunnel ". Il m'a refusé. Alors je lui ai dit : " Je vais aller trouver le Commandant ". Aussitôt il m'a dit : " Attendez Madame, je vais téléphoner ".

À dix-sept heures, nous avions la permission ".

Le transfert s'opéra presqu'aussitôt, à l'exception d'un petit pavillon abritant la salle d'opérations et une dizaine de lits de chirurgie. Cette partie de 'l'Hôpital demeura en activité jusqu'à minuit.

III - Une cruelle semonce

Dans un ciel serein

" Soir d'été, de journée chaude.

Ciel bleu avec quelques petits nuages blancs et floconnneux

Qui courent, qui courent, étincelants

Dans le soleil qui passe à l'Ouest... "

Tous ceux qui se trouvaient à Saint-Lô le soir du " jour J " se souviennent de cette belle vesprée, ne se doutant guère qu'elle se prolongerait en une nuit d'orage...

" Le soir approche. Tout est paisible. Après le dîner, des terrasses de l'École Normale, nous contemplons la petite ville, tranquillement assise sur son éperon rocheux, au creux d'un vaste amphithéâtre bocager ; les derniers rayons de soleil l'illuminent. Spectacle virgilien. Un ronronnement, d'abord insensible, s'enfle de seconde en seconde. On inspecte le ciel. Des yeux exercés aperçoivent une lointaine et vaporeuse formation aérienne. Très lentement, les appareils grossissent et précisent leur envergure immense et pourtant diaphane et bleutée, à peine distincte du ciel, tant ils sont élevés ; ils avancent à peine, serrés au plus près les uns contre les autres, dans un ordre imperturbable et majestueux, image de la fatalité. Un cri les salue : les forteresses ! Et l'on s'émerveille... " (E. HERPIN).

" Elles avancent vers le couchant

Brillantes comme des oiseaux d'argent

Qui ne font que passer

Allant ailleurs, ailleurs...

Car la mort est pour d'autres, toujours pour les autres " (B. V.)

À cause du beau temps, beaucoup de personnes assistèrent à l'arrivée des bombardiers : M. J. LEFÈVRE fumait tranquillement une cigarette dans son jardin. Apercevant la formation, il appelle sa fille pour lui faire voir " des avions bien rangés ". M. V. LEBAS, également sur le seuil de son jardin les discerna fort bien. Et M. JUSTIN, et tant d'autres personnes, qui purent compter parfaitement les quatorze appareils venant de la direction de Bayeux.

M.M.C..., écrit : " La fille d'un de nos voisins qui se trouvait sur le seuil de sa porte, nous dit : " Oh, regardez ces avions comme ils sont jolis ! ". Je me penche pour voir. Très haut, les avions bien rangés... s'avancent avec une majestueuse lenteur, scintillant dans les derniers rayons du soleil couchant... ".

M. BRIARD, qui habitait à 150 mètres de la D. P., avait eu le temps d'aller croquer une petite croûte et de revenir prendre son poste pour y passer la nuit. " Venant de la rue Carnot, j'empruntais le trottoir longeant la façade de l'Hôtel de Ville. Devant l'entrée de celle-ci, je retrouvai M. GROULT, gendarme retraité, assurant les fonctions de concierge. Nous bavardâmes quelques instants sur les événements de la journée, et, alors que nous nous quittions, dans l'Est, survolant La Barre-de-Semilly, nous vîmes une forte escadrille d'avions venant sur nous. Je dis à mon interlocuteur : " Il y en a qui vont déguster quelque chose ! ". Dans -le même moment, trois soldats allemands arrivaient derrière nous et entraient dans la Mairie où se trouvaient installés, dans la partie droite, les services de la Kommandantur... ".

Un peu plus loin, Mlle THOMAS, en compagnie de M. HENRY, pharmacien, transportaient des transatlantiques dans des caves de M. DELISLE, qui abritaient déjà le matériel des équipes d'urgence du Commandant MENANT.

Comme chaque soir, à la même heure, les Pères de l'Institut, PONT, ROBIN, SOQUET, revenaient du village Turgis, où ils prenaient leurs repas depuis l'occupation de leur établissement. Le P. PONT raconte : " Tandis que nous descendions la pente d'Agneaux, nous apercevons une nuée d'avions survolant l'Est de la ville, vers la route de Bayeux. De ces avions nous voyons se détacher comme une pluie de ballons d'enfants très vivement éclairés par les rayons du couchant de cette belle journée de juin. Nous regardons, surpris, sans comprendre. Le P. ROBIN, professeur d'allemand et d'histoire au Collège et, comme tel, féru de stratégie, laisse échapper cette réflexion : " Je ne saisis pas très bien la manœuvre... ".

Au moment même où Mme L. ADAM mettait le pied sur les marches des Archives Départementales, où elle demeurait rue de la Pompe, un voisin lui lance : " Ceux-là ne sont pas pour nous !

À ce moment, M. CHEVILLON revenait avec sa sœur d'une corvée d'eau effectuée rue du Pré-l'Evêque (le manque d'électricité faisait que seules les bornes-fontaines alimentées par gravité ne tarissaient pas). Arrivant en haut de la rue des Petits Noyers, M. CHEVILLON, machinalement, regarda l'heure : il était dix-neuf heures cinquante cinq. C'est alors qu'il entendit nie sourd vrombissement de l'escadrille. Presque arrivé au bout de la rue, il aperçoit les petits avions, qui escortent la formation sur le côté, devancer les bombardiers en laissant derrière eux deux traînées blanches... celles qui allaient délimiter le tragique couloir du premier bombardement de Saint-Lô. Devinant le sens d'un tel tracé, M. CHEVILLON et sa sœur bondirent s'abriter dans les W.-C. qui se trouvaient sur la placette, en contrebas de la Poste.

" Nous allions nous mettre à table ", écrit M. Julien LE BAS, " aux environs de 20 heures, quand mon attention fut attirée par un bourdonnement d'avions ". En quelques secondes, instinctivement, toute la famille était dehors, scrutant le ciel. Nous vîmes bientôt apparaître au-dessus des grands hêtres deux formations de forteresses volantes, venant de l'Est à très haute altitude. Deux fusées blanches se détachèrent ...et presque immédiatement les bombes furent larguées. D'abord petits points noirs, elles grossirent à vue d'œil, tombant en biais... ".

Le Lieutenant LENOIR, qui était toujours avec ses hommes à la gare, leva, lui aussi, la tête et vit très nettement les fusées éclairantes. 1l savait, pour 'l'avoir appris au cours de la campagne 1939-40, que c'était un repère. Immédiatement, croyant la gare menacée, il commanda : " Planquez-vous en vitesse "... M. BOUDET se jeta, lui, derrière la maisonnette de l'écluse. -

M. Georges LAVALLEY, un ancien de l'aviation, examinant les avions à la jumelle, s'écria : " Vite, vite, contre les murs ! ". Puis bientôt, on vit " des choses " se détacher des avions. Mme LEMARCHAND, qui quittait Saint-Lô pour la " Barberie ", écrit : " Je les vis virer, traînant derrière eux ce que je pris tout d'abord pour un gros câble ". Les deux jeunes CROUZEAU crurent qu'il s'agissait de tracts, jusqu'au moment où il n'y eut plus de doute : c'étaient des bombes qui descendaient vertigineusement vers l'agglomération, dans un épouvantable sifflement.

" ...bruit d'un millier de lances puissantes balayant une route ; bruit de torrent déchaîné, augmentant le volume de seconde en seconde ; bruit terrifiant au cœur, sifflant, aigu, qui devint hurlement meurtrier, juste avant l'éruption cataclysmique qui l'étouffa.

Trois fois, la mort hurla ainsi au-dessus de la ville le 6 juin, à huit heures du soir. Trois fois seulement, car chaque formation de " Marauder ", à deux secondes d'intervalle, lâcha toute sa cargaison en une seule fois - une quarantaine de bombes ensemble, dix mille kilos de fer et d'explosifs. En l'espace de six secondes, une trentaine de mille kilos en tout avait taillé une balafre effroyable d'un bout de la ville à l'autre, un gouffre fumant... " (H. BERNARD).

Un repas sans dessert

Vingt heures ! Déjà certaines personnes avaient terminé leur dîner. Mme MACÉ faisait la vaisselle, Mlle Y. FÉLIX reposait ses jambes malades devant la baie vitrée qui, ouverte, lui laissait voir sa maman arroser les fleurs de la terrasse. Mme PATIN prenait le frais à la fenêtre.

Mais la plupart des Saint-Lois retardés par la douceur de la journée, étaient encore à table. Presque tous se souviennent du menu brutalement interrompu. De ce repas qui ne fut jamais terminé..

M. et Mme BEAUDOT dégustaient de l'andouillette quand ils turent projetés à terre, au milieu des carreaux qui volaient en éclats. Chez M. Valentin BIGOT, on s'arrêta aux œufs durs. Des œufs encore dans la famille FAURE, mais sur le plat. Dans son assiette, M. COLOMBANI reçut, tout d'un coup, des morceaux de plâtre tombés du plafond. M. et Mme GAUQUELIN avaient du poisson à leur menu. Entendant les premières détonations, Monsieur se leva précipitamment, cassant une assiette et sortit. Devant la lueur de l'incendie, il eut ce mot tristement prophétique : " Toute la ville va y passer cette nuit ". Dans la cuisine de ses parents, M. HAMEL savourait alors des œufs au jambon. Après les péripéties de la soirée, la famille RABOT partageait des lançons et du civet de lapin.

Au presbytère Notre-Dame. Mgr de CHIVRÉ et ses vicaires terminaient leur repas par un pot de confitures de pommes quand les premières bombes éclatèrent.

Chez le Dr BOURDON, la soupe venait d'être servie quand les éclats de vitres vinrent l'assaisonner de curieuse façon.

Rue Croix-Capet, scène identique : Mme DUVAL, mère n'eut que le temps de poser la soupière sur la table... les bombes interrompirent tout de suite le dîner.

Un potage aussi chez M. et Mme LEHOUX, Il s'achevait quand : " Les fenêtres volèrent en éclat , ma mère nous fit mettre sous la table pour éviter d'être blessés par des morceaux de verre ". Des petits pois figuraient encore au menu... ils ne seront jamais consommés... bien qu'ils soient restés sur le réchaud jusqu'au retour de la famille, en septembre.

Le début de repas de la famille VARIN ressemble fort à celui des LEHOUX : " Ce soir-là, nous nous mettons à table vers 20 heures et tout en mangeant le potage, discutons des événements. Ma sœur Yvette rentre de la cave où elle est allée chercher une cruche de cidre. Notre propriétaire lui a dit bonsoir. À peine est-elle rentrée qu'un fracas terrible ébranle tout l'immeuble. Un épais nuage de poussière et de plâtre nous entoure. Nous nous retrouvons tous sous la table de la salle à manger ".

Chez M. et Mme PEYNACHE, 1 rue des Banques, le potage n'était pas entamé que la table qui le portait se brisait sous l'arrivée d'un projectile.

La famille BOUCHARD consommait un frugal repas fait de potage, d'œufs à la coque et de pêches. Tout d'un coup, au bruit des avions qui revenaient, la maman et les enfants se précipitent dehors, en pantoufles. Suzanne n'oublie pourtant pas une petite valise dans laquelle elle a rangé soigneusement son album de photos, une serviette de toilette, un petit bloc de papier et un crayon... Le papa juge sans doute cette fuite prématurée... et continue son potage. Les premières explosions l'empêchent malgré tout de toucher au deuxième plat... les œufs demeurèrent dans les coquetiers...

Un plat appétissant de crabes attendait M. et. Mme DUBOIS, des crabes qui avaient demandé trois heures d'attente. Il y en avait aussi chez Mme LEROY ; à la Libération, elle en retrouvera les coquilles dans les poubelles !

M. et Mme ADAM, de la rue du Neufbourg, savouraient les premiers épinards du jardin. Chez M. et Mme SAVARY, des pommes de terre nouvelles, apportées de Barfleur par un cousin, mijotaient dans une jolie casserole d'émail rouge...

Chez Mlles LE CAMPlON, on en était déjà au fromage lorsque le repas s'interrompit. Mais la jeunesse se rassasie difficilement : un des neveux attrapant son fromage et un morceau de pain se coula sous la table et continua à se restaurer !

Lorsqu'après la première bombe, les vitres de la maison CHAIGNON sautèrent et que toute la famille se transporta dans l'écurie située en contrebas, la maman n'oublia pas de sauver le rôti de bœuf...

Dans la poussière et les gravats

Le souffle puissant des bombes explosives et l'ébranlement du sol conjuguèrent leurs effets pour projeter à terre les habitants situés à proximité des points de chute, arracher portes et fenêtres, faire tomber quelques cloisons légères. Les dames FÉLIX, qui se tenaient pourtant à des endroits différents de leur demeure, se retrouvèrent projetées dans le couloir, tandis que la maison tanguait comme un navire en pleine tempête. Toutes trois s'accrochaient les unes aux autres. Aucune cependant n'avait été blessée. M. V. LEBAS, rue Béchevel, chassé de son couloir par le souffle, voyait la porte s'envoler littéralement. Chez M. PUTOT, rue Bellevue ; Mme DELANGLE reçut ainsi une porte en pleine figure. L'écrou arrière d'une bombe dégringola près du lit de M. J. LEFÈVRE, tandis qu'un autre trou défonçait l'intervalle compris entre les lits de ses filles. M. HENRY, maire-adjoint, qui sortait de la Mairie, fut projeté à la hauteur d'un second étage. Mme PATIN, qui était à sa fenêtre, renversée par le souffle, se retrouva sous ses cloisons effondrées. Les enfants avaient été mis au lit : il fallut les rechercher sous les débris. Si l'on excepte les menues coupures dues aux éclats de vitres, aucune blessure n'était à soigner.

Le souffle encore (provenant d'une bombe tombée devant la chaire extérieure de Notre-Dame) abattit une grande baie de verre qui fermait la salle à manger de M. et Mme CHAUVIN, bijoutiers de la rue Carnot, tandis que ceux-ci étaient à table.

M. BAUDRY père, qui s'était avancé pour fermer la porte de communication avec le jardin, restée ouverte après sa rentrée précipitée pour alerter sa famille, se trouva projeté en vol plané d'un bout à l'autre du couloir. L'atterrissage le laissa heureusement indemne.

M. DE SAINT-JORE décrit : " Et le sol frémit, pendant que, dans une clameur atroce, tout chavire. Dans la maison où je me trouve avec quelques amis, c'est la nuit totale ; les fenêtres se brisent sous un souffle énorme, les plafonds se détachent et les platras et le verre brisé tombent de tous côtés. Peu à peu, à travers une poussière au goût de soufre, le jour revient ".

M. JUSTN évoque aussi ce nuage de poussière qui, de chez lui, lui cachait le Collège Municipal et lui laissait croire qu'il avait été atteint.

Même impression pour M. Julien LE BAS : " Ce fut un fracas épouvantable, suivi d'une masse de poussière si opaque que du sommet de la rue du 80e Territorial, où j'habitais, il était impossible de distinguer la ville ".

Jusque dans les champs, au Poirier-de-Bas, Mlle GUILLON qui était en train de traire - et qui s'était jetée à plat ventre selon les conseils paternels - se releva couverte d'une poussière " noire comme de la suie ".

Le bombardement n'épargna pas plus les morts que les vivants. Rue Octave-Feuillet reposait le corps de M. V. POLIN, maire de Saint-Thomas, décédé dans la journée du samedi 3 juin. Son cercueil fut dispersé par le cataclysme. Aux Pompes Funèbres, la déflagration eut pour macabre effet de pulser le cadavre allemand, déposé une demi-heure auparavant, dans l'atelier, jusque dans la fosse aux machines. La famille RABOT, abritée sous une grande cheminée de granite, s'en tira à meilleur compte.

Les choses n'allèrent pas si bien route de Baudre, dans l'abri de M. DELOBEL. Une grosse bombe avait chassé le talus et abattu un vieux chêne sur la tranchée, resserrant les deux bords de celle-ci sur les occupants. Hurlements affreux... La famille ESNOUF, complètement comprimée avait trouvé là sa dernière demeure (le petit garçon avait eu la tête arrachée). Heureusement M. et Mme DELOBEL s'étaient trouvés protégés par le siège de leur voiture, formant entretoise. Les fils OUTREQUlN, entendant les cris de Mme DELOBEL (qui avait les pieds pris sous la terre), arrivèrent et se mirent en devoir de couper l'arbre et de dégager la tranchée. Pour M. DELOBEL, les travaux de dégagement durèrent trois heures. Coincé, recroquevillé sous la tôle ondulée cintrée, il fut en grande partie soulagé par les rescapés de la Prison, arrivés jusque là. Dernière chance pour lui : la valise d'évacuation, un moment enterrée, fut retrouvée intacte.

Les effets du premier bombardement se firent sentir d'une façon très inégale selon les quartiers de la ville. Certains ne ressentirent que des secousses excessivement atténuées. Dans son journal, Mme Bien-aimé Henri mentionne pour la demeure de Mlle ALIBERT, 1 rue des Prés : " Les fenêtres s'ouvrent, la rue est pleine de débris de vitres. Nous faisons le tour de la maison : un carreau absent dans notre chambre et un autre fêlé de haut en bas ".

Au presbytère Notre-Dame, quelques carreaux et des débris de zinc firent plus de bruit que de mal. À la première secousse d'ailleurs, Mgr DE CHIVRÉ, en vieux soldat, s'était rapidement allongé à terre. L'alerte passée, il s'en fut quérir une bonne bouteille pour réconforter tout son monde.

Mme FLATTET n'eut aussi à déplorer que des dégâts insignifiants : " Je m'étais mise à lire quand un bruit inconnu m'agita. La fenêtre menaçait de s'ouvrir et j'entendis soudain un bruit de vitres brisées. Je me levai pour fermer la fenêtre et j'aperçus M. L. N... devant sa porte, se protégeant le visage de ses mains, s'approchant du mur et enfin s'introduisant chez lui l'air hagard. Ma fenêtre fermée, je descendis dans ma cuisine où je pensais trouver la croisée en miettes. Il n'en était rien,, mais une étagère soutenant des plats et autre vaisselle était par terre, soulevée par un courant violent. Ma table, le plancher étaient jonchés de débris, de cuillers et fourchettes. Quand j'eus ramassé les morceaux de faïence, je constatai qu'un plat, un bol, plusieurs soucoupes étaient brisés. j'ai ensuite couru chez M. T..., deux vitres cassées ".

Les quartiers périphériques n'eurent du désastre qu'une audition très limitée : de la route de Coutances ou de la rue Falourdel, par exemple on n'entendit guère que les avions et quelques éclatements. Rue de la Dollée et dans le bas de la route de Carentan, l'écran acoustique formé par le Rocher empêcha les habitants de bien comprendre ce qui se passait ailleurs, des " éclatements secs ". dit Mlle OSMOND. mais " pas de frayeur ".

M. E. HERPIN note dans ses mémoires : " Plus tard des personnes qui sont restées le soir (en ville) me raconteront qu'elles n'avaient nullement soupçonné la violence de ce premier bombardement. Elles avaient vu, aussitôt après, les quelques Allemands qui se trouvaient encore dans la ville s'enfuir au plus vite dans leurs voitures, laissant parfois, dans la fièvre de partir, tomber leurs bagages sur la voie : mais elles avaient cru cet affolement peu fondé ".

Et pourtant !

Et pourtant de nombreux points en ville avaient été touchés à mort : immeubles détruits, habitants ensevelis.

Les points de chute

Une série de maisons et de monuments en ruines ou en flammes jalonnaient maintenant le passage des bombardiers : la Banque de France, la Prison, la Mairie, les Archives départementales, la Gendarmerie et le bas de la rue du Neufbourg, la rue jules Guilbert, la rue Dagobert, la rue de la Marne, la rue Havin.

À l'angle de la rue Béchevel et de la rue du Pain de Seigle, une autre maison fut détruite : c'était le café GALMEL où sept personnes se trouvaient à table. Aucune n'en réchappa. M. LENOIR ne retrouva qu'une mèche de cheveu et un collier qu'il ramassa et remit pieusement à la famille après l'exode. La maison avait été littéralement pulvérisée.

BON SAUVEUR :

" Une bombe coupait en deux le Pensionnat du Bon-Sauveur de la Mère de Surville (évacué de ses élèves le matin), ensevelissait sous les décombres une petite malade, blessait une surveillante, cernait sous un escalier la Maîtresse du Noviciat et quatre de ses novices qu'on ne put

dégager qu'en perçant une cloison ". " Les malades sont très inquiètes. Celles qui couchent au premier étage ne veulent pas rester dans leurs chambres ; elles descendent avec matelas et couvertures et s'installent dans les salles de séjour et les réfectoires. Mais elles en sont chassées par les blessés de la ville qui arrivent en grand nombre et elles passent les deux premières nuits assises sur des chaises ou sur les planchers.

LE CENTRE DE LA DEFENSE PASSIVE. LA MAIRIE

M. BRIARD, après avoir quitté M. GROULT, parcourut les trente mètres qui séparaient la Mairie du centre de la Défense Passive. Là, il retrouvait deux autres membres de celle-ci, qui arrivaient par- la rue Henri Amiard : MM. Georges DUMONT, commerçant place Gambetta, et Gustave LECARDONNEL, débitant. " C'est côte-à-côte que nous franchîmes le portail de la cour. Tout à coup les premières bombes ébranlèrent le ciel et la terre. L'air devint suffoquant, un nuage de poussière assombrit la lumière, en même temps qu'un déplacement d'air terrible nous renversait tous les trois et nous jetait derrière le panneau de porte droit, tandis que pierres, briques, ardoises, morceaux de zinc nous tombaient dessus. Combien de temps cela dura-t-il ? Il serait difficile de donner un chiffre : 30 secondes, une minute, deux, trois, peut-être cinq... Je me relevai, le premier moment d'effroi passé. Au bout d'un moment, le ciel se découvrit, la lumière du jour revint, je m'aperçus que j'avais le genou ouvert, mais superficiellement. Mais quel spectacle ! En face de nous, le Bureau de la Défense Passive était touché, la façade éventrée, dans les décombres, une moto était écrasée, et derrière nous, la moitié de la Mairie avait presque disparu ! La partie où se trouvait la Kommandantur avait été touchée sérieusement : plus de toiture, les étages supérieurs anéantis, le rez-de-chaussée très touché. On devait, lors des opérations de déblaiement, retrouver dans 'le vestibule du rez-de-chaussée, près du radiateur, le corps des trois Allemands rentrés derrière M. GROULT. Nous les avions vu vivre leurs dernières secondes.

" Revenant sur mes pas, je me retrouvais ainsi devant la Mairie, Place Alfred Dussaux. Près du kiosque à musique édifié en son milieu, un camion allemand brûlait ; des trous de bombes par-ci par-là ; en bordure de la rue Carnot, dans les jardins de la Préfecture, tin groupe d'arbres brûlait (à l'emplacement actuel du monument du Poilu de 1914-18). C'est alors que je vis M. GROULT sortir de la Mairie, soutenant son épouse blessée, et tous les deux couverts de poussière et de plâtras. Leur cuisine, située dans l'axe du bâtiment, s'était en partie effondrée sur eux.

" Lorsque je revins au Bureau de la Défense Passive, ce fut une invasion de gens arrivant des quatre coins de la ville... ".

PLACE DE STRASBOURG :

La Place de Strasbourg connut un arrosage assez dense de projectiles. La maison CROUZEAU se trouva encadrée : une bombe dans le jardin, une autre par devant, engloutissant chambres, salle de séjour, couloir, etc..., ne laissant intact que la cuisine... où tous les membres s'étaient réunis, mais blessant Mme CROUZEAU et son fils Jean-Pierre (ils seront soignés par le Docteur BOURDON, qui eut aussi à s'occuper des blessés de la Gendarmerie).

Une autre bombe pulvérisa l'immeuble de l'Électrique de Normandie, écrasant dans la cave le directeur, sa femme et ses deux petites filles.

Le souffle des explosions balaya une des trois automitrailleuses, que les deux autres durent tracter.

Enfin, tout près, la Banque de France vivait le même sort.

LA BANQUE DE FRANCE :

La succursale de la Banque de France comprenait alors, à l'extrémité de la rue Dagobert, un immeuble affecté au logement du Directeur et du Caissier. À ce bâtiment attenaient des bureaux, de construction récente, donnant sur le jardin.

La journée du 6 juin avait été particulièrement lourde pour le personnel de la banque, car les Allemands étaient venus assez tardivement chercher leur solde (190 millions). Les alertes et les dérangements constants n'avaient pas permis de travailler avec la sérénité habituelle. Et le soir, on découvrait une erreur de caisse ! Si bien, qu'à l'heure du dîner, tous les intéressés remontaient leurs colonnes de chiffres pour situer la faille. Il y avait là le Directeur, M. HÉBERT, le Caissier, M. BONAMY, le Chef de Comptabilité, M. CASTEX, le Rédacteur, M. CHAUVIN, et plusieurs autres agents, dont Mlle LETENNEUR. Bien entendu, M. LAMOTTE, concierge, attendait que les recherches soient terminées pour fermer les portes. " Vers 19 h. 50 ", se rappelle Mlle LETENNEUR, le Chef de la Comptabilité " donne l'ordre d'arrêter le travail, quoiqu'il en reste ; chacun ramasse ses documents dans un " bateau ", sorte de classeur ; debout, près de mon bureau, le rangement terminé, je prends mon bateau pour aller le porter dans le coffre-fort. C'est alors qu'un fracas épouvantable et une pluie de feu s'abattent sur la banque (nous n'avons pas entendu les avions venir) ".

Un chapelet de bombés s'était égrené sur le bâtiment et son voisinage : une dans le jardin, 'aune dans la cour, une sur le trottoir. Mme LAMOTTE a conservé le souvenir d'une de ces bombes passant devant ses yeux... Si le bombardement avait eu lieu plus tard, il eut fait davantage de victimes, car la plupart des habitants du quartier devaient venir passer la nuit dans la cave : la banque était réputée comme l'un des immeubles les plus solides de Saint-Lô (parce qu'étayée).

Le personnel, surpris dans son travail, dut son salut au fait qu'il était au rez-de-chaussée, sous une terrasse formée par une solide semelle de béton. La terrasse plia, mais n'écrasa pas ceux qui se trouvaient dessous. Ce qui n'exclut pas des blessures graves. M. HÉBERT raconte : " Nous nous relevâmes blessés et ensanglantés. Au milieu des débris de toute sorte, nous réussîmes péniblement à sortir, en rampant vers le jardin. Un affreux spectacle nous attendait. L'immeuble d'habitation avait disparu, complètement écroulé et ensevelissant, hélas, sous ses ruines ma mère et ma bonne qui étaient à l'appartement ". Il faut noter que si ce soir-là, le personnel de la Banque n'avait pas eu à reprendre ses comptes, M. HÉBERT se serait trouvé chez lui, à l'heure du dîner, avec sa mère et sa bonne, et qu'il aurait vraisemblablement connu le même sort qu'elles... Détail particulièrement atroce : lors du déblaiement, on ne retrouva aucune trace des deux corps. Ils avaient vraisemblablement été pulvérisés. Phénomène qui se reproduisit d'autres fois. Par contre, Mme BONAMY et ses enfants, qui habitaient aussi dans l'immeuble, s'étaient précipités vers la cave en entendant arriver les avions, ceci par l'escalier extérieur (côté rue Dabogert). " J'ai le souvenir très net d'avoir vu les avions au-dessus de nous et des points brillants qui s'en échappaient ", dit Odile BONAMY. Et puis, après, la chute des bombes : " Nous étions tous les trois (avec ses frères) auprès de ma mère, n'osant remonter et, surtout, ne le pouvant plus, car l'escalier était complètement obstrué et nous en étions à moins de deux mètres quand cela est arrivé ". Par bonheur, la cave possédait une autre issue qui donnait accès à l'intérieur de la banque, dans la partie non effondrée du bâtiment.

La famille LAMOTTE, elle, prise sous les débris de la loge, ne fut dégagée qu'entre 21 h. 30 et 22 heures par la Protection Civile. La plupart de ses membres étaient criblés d'éclats.

Les jeunes MACABIOU et NARDY contribuèrent à dégager la fille aînée, dont la jambe était restée bloquée sous une dalle. C'est au Collège Municipal qu'ils furent transportés. Le Docteur LETRÉSOR Y prodiguait pansements et piqûres antitétaniques. Puis ce fut l'évacuation sur la maison des Sœurs, rue du Neufbourg, au deuxième étage. Les blessés s'y trouvaient déjà nombreux (M. HÉBERT y était aussi).

La famille BONAMY, en meilleur état, gagna, avec d'autres personnes de la rue Dagobert, le Haras. Le groupement ainsi constitué comprenait 17 jeunes pour 8 adultes.

Sans contredit, la plus douloureusement atteinte des employés demeurait Mlle LETENNEUR, coincée par l'affaissement de la terrasse, les jambes portant des traces de brûlures... Son immobilité et sa pâleur la firent, un moment, croire morte. Tout cela est resté dans sa mémoire : " Je ne peux plus bouger, ni respirer, je n'y vois plus, alors je crie. Quelqu'un me dégage la figure : c'est M. CHAUVIN, rédacteur... il arrive à me libérer le haut du corps, du moins c'est mon impression : je peux rejeter la terre que j'ai dans la bouche, et respirer ; mais la masse tombée sur le reste du corps est trop lourde. Je vois quelques collègues et des secouristes s'occuper de moi ils trouvent un cric, soulèvent la masse ; j'essaie de me libérer, mais le cric casse et la masse retombe. Courageusement, ils recommencent, et un deuxième cric casse ; ils recommencent à nouveau et au bout de deux heures et demie d'efforts, ils peuvent me hisser hors de cette " prison " ; il est temps, la nuit et les avions arrivent. Par dessus l'amoncellement de cailloux qu'est devenue la banque, mes sauveteurs me transportent sur une civière, à l'école Sainte-Geneviève. Par la rue Havin, la rue Valvidemesle, il faut escalader des tas de gravats, de pierres, redescendre dans des trous... comme ils ont du mal, mes brancardiers ! ".

On imagine volontiers l'angoisse de la maman lorsqu'elle apprit que sa fille venait d'avoir les jambes écrasées : " Je continue la rue pour trouver la Banque de France écroulée en un tas où se mélangeaient cailloux, fils et poteaux électriques, grilles d'entrée, fenêtres, etc... Deux ou trois hommes étaient sur ce tas de toute espèce et cherchaient.

On vient d'emporter votre jeune fille au Bon-Sauveur ", me dit-on, " ils sont à peine arrivés ". Rien à faire pour passer. Je reviens sur mes pas pour prendre la petite rue qui se trouvait entre les maisons NIOBEY et DEMORTREUX, puis la rue de la Fontaine-Venise, très ombragée et déjà beaucoup trop obscure à mon gré. Au bout de quelques minutes, j'arrive au Bon-Sauveur. Des blessés étaient déjà allongés dans les baraquements situés dans la cour. Je cherche, j'interroge. Personne n'avait vu Mlle LETENNEUR. " Elle a sans doute été transportée au Collège ", me dit-on. Je retraverse la cour, me demandant bien où et quand j'allais retrouver ma fille. Comme j'allais franchir la grille, deux civières arrivent ; je m'efface pour les laisser passer tout en regardant si je connaissais les blessés. Tous les deux tellement couverts de poussière, de gravats, d'écorchures qu'ils étaient méconnaissables dans la nuit et presque inanimés. Les deux porteurs de la deuxième civière, d'un commun accord, dirent mon nom et je vis sur la première civière, le blessé faire un mouvement : c'était ma fille !

" Moment inoubliable... j'avais perdu mon mari quelques années auparavant, mon fils aîné mort à la guerre, mon deuxième déporté du travail en camp de concentration. Qu'allait-il arriver ?

" Les blessés installés dans le baraquement, on procéda à leur toilette. Mlle CLERFOND, employée à la Maison ALLEVERT, s'occupa de ma fille. Quelques minutes après, arriva vers nous un jeune homme tout couvert de poussière, les cheveux dans la figure, les vêtements en désordre, que je ne reconnus pas tout de suite. C'était M. CHAUVIN, un collègue de la Banque de France, toujours mis de façon impeccable...

" Le calme rétabli, les blessés ayant reçu quelques soins, on pria les personnes valides de se retirer. Je fus donc obligée de partir comme tous, en promettant de revenir le lendemain matin, très tôt ".

Hélas ! les nouveaux bombardements de la nuit allaient séparer davantage la jeune fille et sa maman, qui ne se retrouveront que quelques jours plus tard, au Hutrel.

RUE DAGOBERT :

D'autres demeures partagèrent le sort de la Banqué de France. Au n° 5, par exemple, chez Mme LOMINET, où résidait M. TROEL, jeune fonctionnaire. Vers dix-neuf heures trente, Mme LOMINET avait demandé conseil à M. TROEL sur la conduite à prendre. Sans hésiter, celui-ci avait recommandé le départ en campagne. Et la dame de préparer ses affaires. Mais une demi-heure passe vite. À vingt heures, les préparatifs se terminaient à peine.

Dans sa chambre, au second étage, M. TROEL entendit les avions, puis tout d'un coup - sans qu'il se soit produit de sifflement - un épouvantable vacarme. M. TROEL voit alors un arc-en-ciel lui passer devant les yeux, pendant une fraction de seconde, puis il se retrouve sous un monceau de décombres. Premier réflexe : " Maintenant il faut que j'atteigne le toit et que je saute dans la rue ". Il se dégage des pierres et du bahut qui s'était retourné sur lui et se glisse jusqu'au toit. Il constate alors que " la rue " a rejoint le toit et qu'il est relativement facile d'évacuer son étage. Mais dans quel état ! Il est littéralement dépouillé de ses vêtements. Tout le corps porte de multiples petites coupures. Par une autre, plus grande, sa tête saigne abondamment. Enfin ses jambes, prises sous le bahut, lui font très mal ; ses reins également.

Lorsqu'il débouche sur le chaos de la rue, ses membres le trahissent. Il ne peut plus bouger. Un soldat allemand, déjà âgé, qui passe par Ià, le redresse le long d'un pan de mur. Après avoir repris de maigres forces, il poursuit son cheminement en direction d'un abri souterrain situé rue Jean Dubois, où on lui verse un peu d'eau sur la tête. Mais il. y a beaucoup de monde dans cet abri. Les gens crient et se font peur réciproquement, jusqu'au moment où tout le monde, plus ou moins pris de panique, décide de sortir, bousculant le corps de ce pauvre M. TROEL. Heureusement pour lui, Mme LECERF et sa fille ne peuvent se résoudre à laisser l'éclopé seul et l'emmènent cahin-caha, jusqu'à la ferme du Burel. On l'allonge, on lui verse du Calva, on lui coupe les cheveux et on lui rase la tête pour que la blessure ne s'infecte pas. On coupe une vieille chemise et on en fait un bandeau pour la tête. De même pour les jambes. Mais celles-ci bleuissent et grossissent. Pendant quarante-huit heures elles demeureront complètement paralysées.

À peu près au milieu de la rue Dagobert, d'autres immeubles viennent d'être touchés : ceux des chantiers de charbon VÉRITÉ. Plusieurs personnes sont atteintes, dont Mlle Berthe VÉRITÉ, qui conserve fidèlement tous ces faits en sa mémoire : " Un peu avant huit heures, je parlais des événements avec quelques-uns de nos locataires. Nous n'augurions rien de bon des heures à venir, nous n'en craignions rien non plus. Nous faisions des projets pour la nuit... Tout à coup, je me sentis fouaillée sur tout le corps comme par du gravier jeté avec force, un peu comme le sable du haut d'une dune par un jour de tempête. En même temps, je me sentis tomber doucement, comme sur un matelas d'air, forcée de m'agenouiller, puis de m'étendre complètement à terre, tandis que tombait sur moi, doucement, lentement, quelque chose qui s'appesantissait peu à peu - sans pour autant me blesser -. Je pris bientôt conscience de la situation : la bouche pleine de gravats, le visage, les mains, brûlant de picotements. J'étais dans un endroit obscur, incapable de bouger autre chose que les bras et de soulever un peu le buste. La partie inférieure de mon corps était emprisonnée sous une charge énorme. À partir des reins, j'étais absolument insensible. J'aurais pourtant bien voulu sortir de ce sombre abri. Je m'aperçus que je n'avais plus de lunettes, mes verres de myope qui m'étaient nécessaires depuis l'âge de quatorze ans et me paraissaient aussi indispensables que la vie. je les cherchai à tâtons et ce fut 'la première joie de la réalité, telle qu'elle était maintenant, que de les retrouver, monture brisée, mais verres intacts. De l'extérieur, m'arrivaient feutrés, des bruits de pas précipités, des appels, des cris, tous les échos d'une agitation collective dont j'étais isolée. J'essayai bien d'appeler à l'aide, de crier même, mais je me rendis compte que ma voix ne portait pas. Alors, me confiant à la Providence, j'examinai ma situation dans le détail et dans l'ensemble. Je réalisai que j'avais sur le dos le toit de béton armé d'un petit édifice qui servait autrefois de bureau, une surface d'environ 4 X 2 mètres et de bonne épaisseur. Cette énorme plaque ne s'était pas entièrement brisée, à cause de son armature. Comme pliée en deux vers son milieu, elle formait miraculeusement, juste au-dessus de ma tête et de la partie supérieure de mon corps, une petite voûte à 20 ou 25 centimètres du sol et portant à faux d'un côté. Grâce à cela, j'avais un peu d'air et de lumière et 'le seul moyen de communiquer avec l'extérieur. J'imagine le pire pour le reste de moi-même : reins et jambes écrasés, fracture du bassin, etc... Dégâts indolores en tout cas ; je ne sentais absolument rien. Je devinais un va-et-vient incessant dans mon secteur, aux environs de ma pierre tombale. À plusieurs reprises, j'essayai bien d'appeler au secours, de signaler ma présence d'une façon quelconque. Par quelques petits cailloux lancés par mon trou d'air, mais jetés de la main gauche et sans recul, ils n'atteignaient pas la sortie.

" Il y avait bientôt trois quarts d'heure que j'étais là. Le secours ne pouvait me venir que de ceux qui circulaient alentour : ma famille " campait " depuis le matin, chez un de mes frères domicilié au Bouloir. Chacun devait avoir assez à faire pour préparer " la nuit " de trois enfants en bas âge - l'un n'avait pas encore deux mois - et de leur grand'mère cardiaque et fragile. Je ne sais à quel miracle je dus d'être enfin repérée, peut-être à une quinte de toux qui fit demander à quelqu'un de l'extérieur : " Il y a quelqu'un par là ? Où ? ". Même en répondant : " Oui, oui, ici, là dessous " et en le faisant aussi fort que possible, ceux qui me cherchaient ne me trouvèrent pas tout de suite, et sans le savoir, ils me procurèrent la seconde joie de cette soirée tragique. Sans ménagements, ils marchaient autour et sur la plaque de béton, et je le sentais. J'en déduisis donc que tout n'était pas écrasé, et qu'il y avait encore quelque vitalité dans mes membres inférieurs. Enfin ma voix porta. Quelqu'un me parla, me demanda si j'étais blessée, et me conseilla d'attendre : il allait chercher de l'aide. Quelques instants après, j'eus la visite du docteur LETRÉSOR, qui, après s'être étonné : " C'est vous qui êtes là ! ", me demanda de la façon la plus professionnelle : " Comment allez-vous ? ". À quoi je répondis : " Pas trop mal ". Ce qu'il constata en me prenant le pouls. Je lui confiais mes verres de lunettes, plus chers que la prunelle déformée de mes propres yeux - je ne devais les retrouver que trois semaines après - et le vis repartir après un encouragement : " On va vous sortir de là ".

" Mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Une équipe de Défense Passive et de volontaires s'affaira bientôt autour de mon caveau provisoire. Ils commencèrent par marcher, à deux, à trois, à quatre sur la plaque et j'avais tellement peur qu'elle ne s'affaissât. Puis ils tinrent conseil pour la manœuvrer et la soulever. Et j'eus encore bien plus peur, qu'à peine soulevée, elle ne retombât. Avec un calme méritoire dans l'excitation générale, ils essayèrent des mouvements d'ensemble et j'entendis avec frayeur : " Oh hisse ! ". Mais la pierre ne bougea pas, ne se souleva pas d'un millimètre. Parmi mes sauveteurs se trouvait un mécanicien du quartier. Il eut l'idée d'un cric et courut en chercher un dans son atelier tout proche et jusqu'à ce moment épargné. À l'essai, l'instrument se révéla trop faible, bien trop fragile. Il en fallut un autre, capable de soulever dix tonnes, à ce que j'entendis... Celui-là fit l'affaire, et en quelques instants, bien périlleux, je fus rendue à l'air... libre, si je puis dire, à peine meurtrie, et capable de me tenir debout. Très rapidement, et sans insister, on me demanda comment je me sentais, si je croyais avoir quelque chose de cassé. Et je me retrouvai seule trois-quarts d'heure après.

" Ce monde familier de mon enfance avait disparu. Avec horreur et douleur, je cherchai des points de repère... Le vieux noyer si haut, si large, si feuillu en plein été, était décapité et son tronc éventré. La grille d'entrée du chantier était arrachée, ses vantaux disloqués, les murs de clôture abattus, la façade de notre vieille maison lézardée, et une partie de son toit arraché. Le sol lui-même faisait défaut. J'étais au bord d'un immense cratère de cinq à six mètres de diamètre. C'était le point de chute de la bombe dont le souffle puissant m'avait jetée doucement à terre tandis qu'elle volatilisait, à l'autre extrémité du cratère, le camion d'un voisin, venu 'le mettre là... en sûreté, ale matin même. C'était un vieux modèle, un mastodonte, un vrai poids lourd, avec un équipement gazogène qui haletait pour le traîner. On n'en retrouva rien, en dehors du moteur fracassé, et quelques planches dispersées dans un rayon de trente à cinquante mètres.

" Mais il y avait pire. À peine à vingt pas de moi, la mort avait frappé une de nos vieilles amies (75 ans), Mlle Rebecca LABBÉ, connue de tous les vieux Saint-Lois, et un enfant de douze ans, Michel GIRES. Son papa, M. Auguste GIRES eut le courage, malgré la douleur de savoir son fils mort, et enseveli de façon irrécupérable sous les débris de sa maison (le pignon du 7 bis de la rue Dagobert) de contribuer à mon sauvetage. Je n'ai pas oublié ses sanglots, sa plainte déchirante : " Mimi, mon petit Mimi... " et ce souvenir, à jamais marqué de reconnaissance, ne mourra qu'avec moi.

" Je pense bien devoir aussi quelque chose à M. Marcel GODARD. C'est lui qui, je crois, m'installa sur une chaise de la maison et me tendit une tasse en disant : " Buvez cela ", ajoutant toutefois ce sage avis : " Ne restez pas là ! ". Ce que je bus était fort et me secoua. Presque aussitôt, je réalisai mieux- certaines choses. Je distinguai et situai des bruits, des cris de douleur dominant tout le tragique de la situation. C'étaient les plaintes des blessés de cette vingtième heure du jour, auxquels se mêlaient des appels, des ordres, l'écho de tirs lointains, d'explosions plus ou moins fortes et les aboiements des chiens hurlant à la mort.

" L'instinct de survie, plutôt qu'une volonté nette, me transporta tout à coup dans la maison. En dehors de toutes les portes qui étaient ouvertes, et de l'atmosphère empoussiérée, rien ne me parut changé. Mais ma vue brouillée, dans la pénombre, ne me permettait pas de distinguer quelque détail que ce soit. Je crois d'ailleurs que je ne pensais à rien. Je me revois me précipitant machinalement dans le vestibule, vers les porte-manteaux où l'on suspendait les vêtements d'usage courant. Je cherchai et trouvai l'un des miens. Ce n'était pas le meilleur, loin de là. Je l'enfilai sur ma blouse sale et déchirée. J'étais en pantoufles légères, à très mince semelle, et je n'eus pas la moindre idée de prendre une paire de chaussures dans le bahut à portée de ma main. Ni cela ni autre chose - et je devais le regretter bientôt - je crois que jusqu'à ce moment, malgré ma mésaventure, j'avais réussi à garder mon sang-froid.

" Mais quand. Pour aller retrouver ma famille au Bouloir, je sortis du chantier et me trouvai dans la rue Dagobert, puis dans la partie inférieure de la rue du docteur Leturc pour gagner la rue de la Marne par la rue des Courtils et la petite descente rapide qui y conduisait raccourcissant le trajet, quand je vis courant, dans tous les sens, blêmes, hagards, ces êtres défigurés par la peur, méconnaissables, allant sans but, comme incapables d'avoir une idée directrice pour faire face à la situation, tous ces gens, mes concitoyens, nies voisins, mes amis m'effrayèrent au point que j'en ressentis une douleur physique au cœur, dans un état de terreur panique. Il n'était plus question de sang-froid. Je redoublai de vitesse pour aller vers les miens, dont je trouvai le cortège dans une autre cohue, celle qui désertait les maisons de la rue du Bouloir, pour gagner les champs, par le petit chemin verdoyant qui menait au petit village du Burel. Je comptai tout mon monde et m'intégrai au clan familial, pour le suivre dans ses pérégrinations insoupçonnables ".

RUE HAVIN :

Mme Vve RABECQ - qui avait dû loger sept soldats allemands chez elle, pendant que son fils gelait dans un camp de prisonniers en Prusse Orientale - ne se sentait guère à l'aise en cette fin de journée. Ici et là on l'avait bien invitée à partager une cave, mais elle préférait ne pas trop s'éloigner de chez elle. Finalement des voisines la convainquirent de venir passer la soirée avec elles, dans la maison d'à-côté. " Comme je suis au régime, il faut que je prenne mon tilleul avant de vous rejoindre " leur dit-elle néanmoins avant de tout fermer. C'est juste à ce moment précis que surgissaient les avions et que retentissaient les premières explosions, ébranlant tout et recouvrant chaque personne d'un linceul de poussière. Un locataire du troisième étage descendu en hâte se met à jurer : " J'ai échappé à la mort en Allemagne, ce n'est pas pour me faire tuer à Saint-Lô ! ". Il aide néanmoins à ranimer une employée qui a perdu connaissance. Les avions repassent. Les cris : " Au secours ! ". Le toit, du troisième étage, est tombé au rez-de-chaussée. À cinquante centimètres près, Mme RABECQ était ensevelie... comme le furent ses voisines. Une autre, Mme MARIE, se trouva projetée dans la rue. Passant quelques instants plus tard, l'abbé GAUTIER eut la vision affreuse de ce corps gisant dans une mare de sang, la tête détachée du tronc... La mort devait poursuivre cette pauvre dame : le lendemain, son cadavre était carbonisé sur sa couche funèbre.

Puis ce fut l'incendie des meubles et des parquets... Les hommes de la Défense Passive firent alors évacuer l'immeuble et conduisirent les habitants dans un petit souterrain du côté du Rocher. Mais une heure ou deux plus tard, ils reviendront pour conseiller le départ " Sauve qui peut, à vos risques et périls ".

RUE JULES GUILBERT

Dans cette rue résidait l'ensemble de la famille GUILBERT. Les deux frères, Henri et Léon, faisaient partie de la Défense Passive. À ce titre ils s'étaient portés, le matin, à Agneaux, après le bombardement, ainsi qu'à la gare dans l'après-midi.

L'un et l'autre avaient construit dans leur jardin respectif, de chaque côté de la rue, un abri, étayé dans les règles de l'art, avec une sortie à chaque extrémité. Des boîtes de conserves complétaient les précautions.

Quand Mlle GUILBERT entendit l'éclatement des bombes, elle rentra précipitamment chez elle. " Mais aussitôt un bruit de tonnerre, un nuage épais de poussière nous entoura, ma mère et moi. Nous restâmes blotties au pied de l'escalier, quelques minutes. Le calme revenu et la visibilité à peu près normale, nous traversâmes la rue pour voir mon frère Henri et sa famille. L'un d'eux avait reçu les éclats de vitre d'une verrière faisant partie de l'immeuble, mais rien n'était grave ; il nous fit gagner son abri à quelques mètres en arrière, dans son jardin où il venait d'envoyer les siens. C'est alors qu'arriva Mme FRANCK qui rentrait de la Prison où elle avait essayé de faire relâcher son mari. Mon frère Henri nous enjoignit de veiller sur elle ". Ses  deux enfants se trouvaient dans l'autre abri, avec Christiane, nièce de Mlle GUILBERT, qui essayait de les réconforter. Elle-même, âgée seulement de quatorze ans, après avoir partagé les inquiétudes de son père, avait déclaré : " Tu sais, Tante Marie, maintenant je n'ai plus peur ".

Hélas ! quelques moments plus tard, un chapelet de bombes dégringolait sur l'abri de Léon GUILBERT, faisant passer de vie à trépas une dizaine de ses occupants, dont la petite Christiane et les deux enfants FRANCK - la fillette étant alors sur les genoux de Christiane -. Il n'était plus possible de reconnaître l'abri ; la chute d'un pan de mur voisin achevait de donner à l'ensemble l'aspect d'un tas de pierrailles.

Dans le même temps, une autre dame GUILBERT, qui partait chercher son lait à la ferme de Grimouville se trouva projetée à 200 mètres du point où elle était, jusque dans la cour de la ferme. Elle fut tuée sur le coup ainsi que sa fille de 17 ans. Des débris de l'entreprise GUILBERT (roues de la scierie, débris de planches) parvinrent aussi dans la cour de la ferme.

M. Charles LE BAS, à qui Léon GUILBERT, son chef de Défense Passive, venait juste de faire visiter l'abri, se trouvait encore à proximité : " Aussitôt le temps de reprendre nos esprits, nous nous mîmes au travail pour tenter de les sortir de là. Nous avons cru longtemps avoir entendu des appels. la conviction que c'était une illusion collective. À l'extérieur, près de l'entrée, une petite DUMAINE, morte dans les bras de sa bonne, bien mal en point elle-même... Un jeune homme enterré debout. Nous fûmes un temps infini à l'arracher. Il avait, je crois une cheville cassée. Ce devait être un Parisien ; on ne l'a jamais revu ".

Peu de temps après, M. BRIÈRE et son équipe d'urgence se joignirent aux premiers sauveteurs et travaillèrent jusqu'à minuit à dégager les malheureux corps.

RUE DU PONT LETTON :

Pour bien saisir la marche des événements dans la rue du Pont Letton, il faut se rappeler que cette rue, au lieu de se situer en-dessous du Lycée comme actuellement, coupait en diagonale un pâté de maisons à l'angle de la rue de la Marne et de la rue Octave-Feuillet, pratiquement sur l'emplacement de l'ex gare routière.

La famille Dunois venait de se mettre à table, vers 20 heures. Tandis que le repas commençait, Jean P0TIER, le fils d'un voisin, ami de Bernard DUBOIS, paraît à la fenêtre de la cuisine, venant offrir la cave de ses parents (située dans l'immeuble de Me LEBAS) pour le cas où la mitraille effraierait trop M. Dunois - qui était cardiaque. Là-dessus, tout le monde se lève pour aller voir la cave en question.

Mais six autos blindées passent alors dans la rue Octave-Feuillet. Mme DUBOIS, peu rassurée, préfère rentrer chez elle, avec ses filles et la bonne, tandis que Bernard demeure à bavarder avec son copain : ils ont tous les deux quatorze ans ! Or Jean POTIER revient de Lorient où sa famille s'est déjà trouvée sinistrée totalement en 1943. Il a de l'expérience et ne tarit pas sur la question. Près d'eux, deux autres voisins. M. et Mme NICOLE et leurs fillettes. Lorsque survient l'escadrille des quatorze, tout le monde lève la tête et voit les deux fameuses traînées blanches qui serpentent. Mme Dunois envoie Maria, son employée, dire à son frère : " Il faut rentrer ; si l'on doit mourir, que ce soit tous ensemble ". Juste à ce moment les bombes se détachent des avions. Jean POTIER s'écrie : " Ils bombardent ". Mû par un réflexe déjà exercé, il pousse son copain Bernard dans la cave et saute après lui. Tous deux se jettent à terre.

Dans une lettre écrite deux mois plus tard, Bernard essaie de traduire ces moments de terreur : " Il me semble qu'un bruit, un soufflement terrible, se fit entendre, comme un avion qui s'abat. Nous avons donc, c'est-à-dire tous ceux qui étaient dans la rue, descendu pêle-mêle l'escalier de la cave ; arrivées dans le bas, les bombes éclataient de tous les côtés, les pierres des maisons arrivaient sur nous ; de place en place, le plafond s'écroulait, l'eau arrivait, le phosphore des bombes nous étouffait ; ce n'était qu'une poussière, on n'y voyait rien ; les deux petites NICOLE criaient, leur père gémissait, les autres on ne les entendait pas ".

Que s'était-il donc passé ? Un souffle féroce avait retourné M. NICOLE et l'avait plaqué au plafond où il était resté accroché par une jambe. Pour le sortir de cette atroce position, il fallut par la suite démolir une partie du plafond. Sa fille souffrait, elle, le genou ouvert.

Jean demande alors à son copain : " Es-tu mort Bernard ? " - " Non, mais je dois être blessé ", lui est-il répondu, " car je sens quelque chose de gluant au menton ". Ce quelque chose n'était, heureusement, que du suif fondu qui s'était écoulé d'une bougie. Un amoncellement de pierrailles bouchait l'issue ouvrant sur la rue. Par bonheur un escalier donnait dans la cuisine. Les deux garçons l'escaladent - non sans mal, car il était fortement encombré -.

Dans sa lettre, Bernard évoque ses réactions : " Arrivé dehors, j'étais tellement affolé qu'il m'est impossible de dire ce que j'ai vu. J'ai juste pu voir que la petite rue était bouchée et qu'il n'y avait pas beaucoup de maisons debout dans le quartier. La nôtre devait certainement être abattue. Je me suis donc échappé, seul dans les chemins. J'aurais voulu aller à la maison, mais les bombes tombaient encore et j'étais tellement affolé que je ne pensais qu'à m'échapper, arriver à la campagne. Dans les chemins je ne trouvais que des gens affolés, mais ni papa, ni maman, personne. Maria (l'employée) était aussi arrivée dans le chemin avec une des petites Nicole qui était blessée. À chaque personne que je connaissais du quartier je demandais si elle n'avait pas vu quelqu'un de ma famille. Personne ne savait ".

Hélas ! si, on savait que la maison habitée par la famille DUBOIS gisait, comme plusieurs autres, réduite à l'état de ruines. Quatre personnes y demeuraient ensevelies : les parents et leurs deux filles Colette et Janine. Devant une destinée si tragique, on ne peut s'empêcher de repenser aux lignes qu'écrivait la maman, deux jours plus tôt : " À la veille de si terribles événements, on se demande si on sortira vivants et indemnes... Les innocents paient pour les coupables. Serons-nous du nombre ? "

En réalité, avant de s'enfuir, désemparé, Bernard avait aidé jean à extraire M. POTIER d'une situation tragique. En effet, l'immeuble de Me LEBAS fendu littéralement en deux, ne présentait' plus qu'un bloc décharné. Or, M. et Mme POTIER, surpris par le bombardement, étaient demeurés, au premier étage, dans cette partie restée debout. Lorsque leur fils les rejoignit, il aperçut la tête de son père émergeant d'un tas de gravats... (Il était rentré le matin même de la clinique !). Une chance pour lui : la maison, relativement récente, comportait une armature métallique. Une poutrelle en s'affaissant, avait assuré une relative protection à la tête de M. POTIER.

Faut-il citer une anecdote tragi-comique ? Un représentant de la Défense Passive venant à passer par là demande s'il n'y a pas de blessés. On lui montre l'enseveli. " Que voulez-vous que j'y fasse ? ", répond-il, " c'est partout pareil ! ". Et de s'en aller... Manque de moyen ? Inhibition due au choc nerveux ? De telles réactions se reproduiront bien d'autres fois par la suite.

En face, rue Octave-Feuillet, la maison de Me LEGOUBIN se présentait maintenant comme un décor de théâtre : toute la façade de l'Étude avait été abattue par le souffle, laissant voir l'intérieur, avec ses rayonnages de dossiers. Si bien qu'invité à partir dans la campagne avec la famille POTIER, Me LEGOUBIN répondit qu'il se devait de rester pour protéger ses documents.

C'est donc avec son père sur un brancard que Jean POTIER commença l'exode. La première étape fut courte : elle s'arrêta au hangar d'un ferrailleur voisin, à proximité de la rue du 80e Territorial. L'essentiel paraissait de fuir l'endroit déjà frappé par le sort. Il est vrai que la suite de la catastrophe ne donna guère le temps d'aller plus loin.

À LA PRISON :

Deux témoignages apportent la vision de ce premier bombardement par les malheureux internés, ceux de FRANCK et de Louis GABLIN, tous deux résistants. " La première bombe tombe dans la cour de la prison. Les gardiens - qui semblaient avoir oublié leurs prisonniers dans la journée - font leur réapparition. Ils viennent vérifier si les verrous sont bien poussés devant les portes des cellules. Une de celle-ci s'est disjointe sous l'effet de l'explosion, trois prisonniers ont pu sortir. Ils sont immédiatement capturés, on les fait descendre dans une autre cellule où est un camarade de FRANCK, du nom de CUNY, qui retrouve son fils dans l'un des arrivants ".

Dans cette pièce venait aussi d'arriver M. Joseph ROSSIT. Après avoir passé sept mois dans la cellule 2, il avait vu son compagnon d'infortune, M. LEMOINE, élargi, et avait connu, un moment, la solitude. C'est alors que les Allemands le firent entrer dans la cellule face à la sienne. Le regroupement de tous les détenus devait assurer une surveillance plus facile, sans cloute. Mais pour les prisonniers, il pouvait signifier l'antichambre du peloton d'exécution. En plus des deux CUNY, il y avait neuf personnes, dont MM. BERTRAND, père et fils, et M. VAUZELLE, " un brave ", dit M. ROSSIT.

" Tout à coup, un bruit formidable emplit l'air, la prison vacille, le plancher de notre cellule se couvre de matériaux qui sont entrés par la fenêtre ou tombés du plafond ; les murs sont lézardés. Dehors, des femmes et des enfants ont poussé des cris inhumains.

Le premier moment de stupeur passé, nous nous précipitons aux barreaux de notre fenêtre, et, lorsque l'énorme nuage de poussière s'est éclairci, nous constatons avec étonnement que l'aile droite de la Mairie n'existe plus. L'horloge est arrêtée à 8 h. 05, mais celle de l'église continue à nous donner l'heure. Le toit de la maison proche est complètement disloqué.

" La place Dussaux est absolument déserte et, dans la rue, à l'angle du parc de la Préfecture, une haute flamme jaillit d'une conduite de gaz éventrée et brûle avec le bruit d'un énorme chalumeau...

" Cette fois la chose nous semble sérieuse... Le Docteur (LESAFFRE) et moi, nous appelons les gardiens de toutes nos forces... Peine perdue, les gardiens semblent avoir déserté la prison. Dans le couloir résonne le choc sourd des bancs que des bras vigoureux manœuvrent comme des béliers et lancent à toute volée dans les portes de chêne.

" Vers neuf heures, un pas ferré s'approche de la cellule. Le volet s'ouvre et un œil scrute l'intérieur de notre réduit. Le Docteur demande en allemand que la porte soit ouverte pour nous permettre d'évacuer les matériaux qui encombrent le parquet. Refus du gardien... Il demande si nous sommes blessés. Sur la réponse négative du Docteur, il s'éloigne...

" Dans la soirée, un autre gardien viendra nous dire de préparer nos paquets pour partir, puis nous n'entendrons plus rien, sinon le bruit que fait quelqu'un vérifiant la position des verrous de notre porte ".

DANS L'ENCLOS :

Les bombes surprirent Mlle THOMAS et M. HENRY en pleine rue. Ils se précipitèrent dans le couloir d'une maison toute proche " Les Bons Vins de France " (quatre étages). Mlle THOMAS eut même le temps de gravir les marches accédant au demi-étage, quand l'immeuble reçut un coup direct et s'entr'ouvrit. Mlle THOMAS se retrouva en plein-air. M. HENRY avait été projeté, lui, dans une maison voisine. Un jeune homme fut tué près d'eux.

Sur le coup, Mlle THOMAS resta sourde, mais n'en poursuivit pas moins son chemin jusqu'au bureau de la Croix-Rouge (maison DELISLE). On va lui chercher un cordial. À la suite de quoi, tout le monde s'installe dans la cave, voûtée comme au Mont Saint-Michel. Vingt-sept personnes s'apprêtent ainsi à passer la nuit.

RUE VALVIRE :

Plusieurs maisons de la rue Valvire souffrirent aussi du bombardement de 20 heures, tout spécialement l'épicerie GODEY où une partie de la famille fut tuée. La rue reçut par ailleurs, des pavés provenant du quartier de la gare à nouveau touché. Bien des habitants de la rue s'en allèrent coucher dans les bois de Saint-Georges.

Par contre, la partie de la rue avoisinant le carrefour de la rue de la Dollée ne se rendit même pas compte de ce qui arrivait. C'est ainsi que M. et Mme BRIÈRE apprirent la catastrophe par une infirmière qui venait faire appel à leur service. M. BRIÈRE se munit des brancards et de secours des Équipes d'Urgence de la Croix-Rouge et partit pour la rue jules Guilbert. Madame, elle, s'en alla trouver Mme O. POTIER et toutes deux gagnèrent l'hôpital Sainte-Geneviève au Bon-Sauveur. Déjà les brancardiers y apportaient les premiers blessés, dont certains hurlaient de douleur.

RUE DU NEUFBOURG :

" Les cochons, ils mitraillent ", s'écrie M. DURUISSEAU, s'efforçant de refermer sa fenêtre, tandis que ses garçons s'écartaient rapidement. " À notre grand étonnement, alors que Papa pousse les battants, les vitres volent en éclats et les débris s'étalent de chaque côté. de lui. Il n'a pas la moindre égratignure. D'épaisses ténèbres envahissent brutalement le ciel éclairé l'instant auparavant par un magnifique soleil couchant.

" Du rez-de-chaussée, Maman nous appelle et nous la rejoignons à tâtons, saisis par une odeur de poussière. Nous allons ensuite dans le magasin. Les vitrines n'existent plus, mais 'le panneau plein de la porte a résisté. À travers les devantures béantes, nous apercevons un homme étendu sur le trottoir, presque en face, à l'angle de la rue du Mouton et de la nôtre. Une bombe (un chapelet en réalité) est tombée rue du Mouton sur la propriété du Dr LEMAÎTRE, et c'est simplement le souffle de la déflagration qui a tué ce civil inconnu de nous. Il ne porte aucune blessure apparente, et, devant notre étonnement en face du premier cadavre que nous voyons, Papa nous explique que ce malheureux a dû avoir les poumons éclatés et n'a pas eu le temps de souffrir ".

Plus haut, chez le Dr BOURDON, une bombe est tombée près du marronnier... où, peu de temps avant le dîner, jouait la petite Claude. Les deux garçons, qui se trouvaient dehors rentrent bientôt, non sans avoir fait un plat-ventre, rue Dagobert.

Chez M. VARIN, cordonnier : " Le premier moment de stupeur passé, nous nous relevons et examinons rapidement la situation : les plafonds sont fissurés, la vitrine du magasin est détruite à 100 %, l'escalier est ébranlé ; aux étages même spectacle : plâtres tombant, carreaux brisés.

" Nous décidons de partir passer la nuit en campagne. En montant à l'étage prendre un vêtement, des appels : " Au secours " me font dresser la tête : c'est notre propriétaire blessée, qui demande de l'aide. Une bombe est tombée sur le pignon Nord de sa maison écrasant du même coup jean PIART, sa femme et son cousin... et la fameuse cave où nous devions nous réfugier. Après quelques soins d'urgence, je confie Mme M... à l'équipe de la Défense Passive qui passe dans la rue du Neufbourg.

" La rue est déjà remplie de gravats, de poutres : un homme mort est étendu devant le magasin. Dans l'affolement général, un de mes voisins croit me reconnaître et va informer les siens de mon décès ".

Et la famille s'en va, un pincement au cœur. Sans le savoir elle quittait pour toujours cette demeure où elle vivait heureuse, et gagne la ferme du Poirier.

M. M. C... vécut, lui, le bombardement de la façon suivante :

" Tout à coup, je me sens projeté avec violence vers l'intérieur de la cuisine ; un souffle impétueux me fouette au visage, la porte est arrachée, les vitres volent en éclats, une pluie de plâtras et de cailloux s'abat sur nous, un nuage de poussière nous enveloppe. Chose singulière, nous n'avons entendu aucune détonation. Sans doute le bruit produit par la déflagration n'était-il plus à l'échelle de l'oreille humaine. Le premier moment de stupeur passé, j'appelle ma femme qui me rejoint. Sous la cheminée, elle trouve un éclat de bombe gros comme le bras. Elle le saisit pour le montrer, mais le lâche bien vite, car il est brûlant. Le nuage de poussière se dissipe et notre voisine pousse un grand cri

" Mon Dieu, il n'y a plus de Gendarmerie ! ". Du grand bâtiment qui, à une vingtaine de mètres nous faisait vis-à-vis, il ne reste rien qu'un amas de décombres...

LA GENDARMERIE :

Sa destruction provoqua certainement le plus grand nombre de victimes : vingt-deux. Cela explique qu'il reste peu de témoins pour faire le récit de cet atroce épisode.

Pour situer les faits, il faut savoir que la gendarmerie se composait de deux principaux bâtiments : l'un donnant sur la rue du Neufbourg, l'autre dominant le fond d'une cour. C'est cette aile du fond qui fut la plus touchée. Le hasard en éloigna deux personnes qui auraient fort bien pu s'y trouver à l'heure de la catastrophe.

La première est le jeune Claude DESCHAMPS qui, toute la journée, avait joué en compagnie de son copain Robert, jusqu'au moment où la maman de Robert l'appelle pour la soupe. Il traverse la cour du quartier, accompagné de Claude. Robert voudrait bien que Claude monte encore avec lui, pour prolonger la journée, mais Claude invoque sa leçon de latin qu'il n'a pas apprise pour le lendemain. " Cela ne fait rien, il n'y aura pas de latin demain ", lui rétorque son camarade. Mais Claude maintient sa décision et fait demi-tour. D'ailleurs il entend des avions dans le ciel et pense que sa mère va être inquiète. D'autant plus qu'ils ont été invités par le capitaine à ne pas rester seuls chez eux - le papa étant prisonnier - et à venir passer la nuit à la gendarmerie.

À peine Robert était-il arrivé au pied de son escalier qu'une bombe dégringolait sur le bâtiment du fond, le tuant ainsi que son père et sa sœur. Dix mètres à peine séparaient les deux enfants qui venaient de se quitter...

Madame SAVARY, également, avait passé une partie de l'après-midi dans ce bâtiment. Elle s'y était entretenue en particulier avec deux jeunes filles de Tessy venues pour une Communion, mais qui n'avaient pas pu repartir, faute de transport. Comme l'heure de préparer le dîner approchait, M. SAVARY envoya sa fille chercher la maman.

Toute la famille se mettait justement à table, quand, tout d'un coup, tout se mit à trembler, les cloisons furent arrachées, une tasse sortit du buffet. L'instant d'avant, un voisin d'en face, entendant sans doute les avions, s'était précipité à la fenêtre en criant : " Les voilà ! ". Il terminait à peine sa phrase que son immeuble s'effondrait dans un fracas épouvantable, l'entraînant dans la mort. Et précipitamment, M. et Mme SAVARY, ainsi que tous les habitants de cette aile, descendirent s'abriter dans une cave de la rue du Docteur Leturc, reconnue par la Défense Passive. De cette cave, on pouvait encore apercevoir, par la porte médiane de la Gendarmerie, le bâtiment central écroulé. Mlle SAVARY s'écria : " Regardez M. MAHÉ... ". Le pauvre homme venait d'avoir le cuir chevelu arraché...

Les dames, après le bombardement, prirent le chemin du Bouloir. Les gendarmes retournèrent à la caserne.

Quel drame venait-elle donc de vivre ? Frappés de plein fouet par les bombes, deux de ses bâtiments s'étaient effondrés comme de vrais châteaux de cartes, - ensevelissant ceux qui les habitaient : l'aile du fond et la partie centrale.

L'Adjudant-Chef LEVIVIER, qui demeurait dans le grand bâtiment du fond, revoit parfaitement la scène : " Je me trouvais dans la cuisine, ainsi que ma femme et trois de mes enfants. Deux de mes filles et une réfugiée de Cherbourg, Mme COLLIOU, se tenaient dans le couloir intérieur de mon logement. La famille LAURENT (des voisins) arrivait à ma porte et s'apprêtait à se réfugier chez nous.

" Je n'ai entendu aucun bruit ; je me suis senti soufflé comme une plume et renversé sous un meuble. Par hasard, une partie de la cuisine est restée debout et je m'y suis réfugié. Ma femme et mes enfants s'étaient accrochés à l'évier pour tenir. Je perdis connaissance un moment, mais, lorsque je repris mes sens, je me rendis compte du désastre.

" Pour sortir ma femme et les enfants, je me glissais dehors afin de chercher une échelle, mais, quand je revins, je n'en avais plus besoin : les éboulis avaient constitué un glacis permettant de sortir. Deux de mes enfants et Mme COLLIOU avaient disparu. Je commençai à déblayer seul. Il y avait des personnes visibles, plus ou moins enchevêtrées dans les décombres et qu'il fallait sauver. Enfin des équipes se formèrent pour travailler dans tous les coins. Mon frère, qui était employé à cette époque à Saint-Lô, dirigeait les travaux. Tout le monde travaillait d'arrache-pied ".

M. LECOUPLE, Henri PEYNACHE, son employé, et M. ROISEAU furent les premiers à se rendre sur les lieux et commencèrent à déblayer avec des outils qui proviennent de la quincaillerie. Une femme de gendarme était là parmi les ruines, en larmes. Soudain, dans la poussière des gravats, elle découvrit une main. Sur un doigt, une bague : c'était celle de sa fille... Le capitaine, pressentant un effondrement nerveux, essaya de l'éloigner doucement. Elle s'y refusa. M. LECOUFLE réussit à la prendre par le bras et à la conduire dans son jardin et à la faire asseoir sous l'if. À ce moment une nouvelle bombe dégringola sur les ruines qu'exploraient MM. PEYNACHE et ROISEAU : ils furent tués sur le coup. On aura du mal à identifier les malheureux restes : c'est par les brodequins seulement que le père d'Henri PEYNACHE reconnaîtra son fils aîné.

Les deux nouvelles victimes seront inhumées provisoirement dans la cour du garage HAMON.

Les pompiers au feu et sous le feu.

En apercevant les avions, le Lieutenant LENOIR avait craint pour la gare, où il travaillait encore à éteindre les wagons touchés l'après-midi. En fait, une seule bombe explosa dans le périmètre de la S.N.C.F. : elle détruisit le château d'eau (près de l'actuelle laiterie de Saint-Lô). Tandis qu'ils s'apprêtaient à regagner la ville où ils pensaient que leur présence serait plus utile, les pompiers recevaient la visite d'un cycliste, leur indiquant les quartiers les plus affectés, et tout spécialement celui de Béchevel, où brûlaient plusieurs immeubles. (Il est à reconnaître que Béchevel, fortement touché à 20 heures, ne souffrira pratiquement plus par la suite).

Après avoir lutté contre le feu rue Béchevel, les pompiers redescendirent rue de la Marne où flambaient les maisons du Dr GODARD et de M. DUMAINE (en face des Pompes Funèbres). Mais les canalisations étaient rompues : plus d'eau ! Il aurait fallu une motopompe, mais les Allemands avaient réquisitionné toutes celles du département au mois d'avril pour planter les fameuses asperges Rommel dans la baie des Veys et sur la côte, au Nord de Trévières.

M. LENOIR pensa alors à la pompe du Bon-Sauveur. On la prêta sous la conduite de son chauffeur habituel, M. RENARD. Le tout était d'accéder à la Place de l'Hôtel de Ville ! Pas moyen de passer par la rue Octave Feuillet : la terrasse du garage Renault s'était écroulée dans la rue ! Rien à faire non plus dans la rue de la Marne : toutes les maisons étaient effondrées en face de la menuiserie ISRAEL. De son côté, la rue de la Poterne se trouvait encombrée par le chantier d'aménagement du " Tunnel ". Alors les pompiers prirent la rue Porte-au-Lait et la rue Henri Amiard. Mais là, un trou de bombe interdit le passage de la pompe. Même obstacle rue Carnot, en face de la chaire extérieure de Notre-Dame. Traversant l'Enclos, par la rue des Lnages, puis par la porte Dollée - où pourtant les Allemands avaient dressé des chevaux de frise, mais on n'hésita pas à les déplacer - les sapeurs remontèrent la rue des Noyers et, par le Soleil Levant, atteignirent enfin la Place Alfred Dussaux et l'Hôtel de Ville ! Heureusement, Place de l'Hôtel de Ville, à côté du kiosque à musique, existait un réservoir d'eau - d'environ 250 m3. Une colonne d'eau fut établie par le Boulevard Clément et la rue Octave Feuillet, permettant de lutter contre l'incendie de la Caisse d'Épargne, qui menaçait les immeubles voisins. Tandis qu'une équipe assurait cette lutte, une autre, avec M. LENOIR, redescendait rue de la Marne pour sauver les immeubles Godard et Dumaine. C'est là que M. LENOIR rencontra Maître LEGOUBIN, notaire, qui lui offrit, pour lui et ses pompiers, l'abri de sa cave (avec lits installés). M. LENOIR remercia, mais déclina l'offre, conseillant plutôt à m. LEGOUBIN de gagner la campagne. Conseil qui ne fut - malheureusement - pas suivi.

En arrivant au carrefour de la gare routière actuelle, M. LENOIR rencontra aussi M. LEBOURGEOIS, de la Défense Passive, qui guidait les gens.

Que faire : fuir ou s'abriter ?

Comment réagit la population immédiatement après cette première secousse - qui n'avait guère duré qu'un quart d'heure ? Deux solutions seulement se présentaient à son choix : fuir dans la campagne toute proche ou rester, mais en se mettant sérieusement à l'abri. Les familles optèrent bien sûr selon leur tempérament, mais aussi selon le degré d'émotion ressentie et selon leur habitat.

M. DELAUNAY était persuadé que le bombardement de 20 heures résultait d'une erreur, comme malheureusement il s'en produit dans toutes les guerres : aucun objectif militaire ne justifiait, en effet, un tel raid sur Saint-Lô.

" Nous ne quitterons donc pas notre maison. Au moment du coucher, ma fille - 9 ans - est prise de peur et insiste pour aller dormir dans la tranchée-abri. De guerre lasse, ma femme l'y accompagne. Tout est calme. Je prends un livre et m'efforce de fixer mon attention sur le texte, mais je n'y réussis qu'à moitié. Vers 23 heures, je sors dans le jardin et je bavarde longuement avec un voisin d'en face, M. COISPEL ".

Bien des personnes qui demeuraient dans l'Enclos, c'est-à-dire dans la vieille ville, au-dessus de caves solides et généralement voûtées voulurent rester chez elles à tout prix. Plusieurs centaines se réfugièrent également dans le " Tunnel ".

Par contre, la plupart, et surtout celles qui résidaient à côté des endroits touchés, ou à la périphérie de l'agglomération, préférèrent gagner les chemins creux partageant les herbages suburbains. À la cité de l'Avenir, par exemple, où tout le monde s'interrogeait, les responsables de la Défense Passive recommandèrent de partir. Ainsi vit-on les habitants de la rue du Dr Albert aller se cacher dans le chemin de la Madeleine, derrière chez Mme Cahour (La Raoulerie de Haut). D'autres allèrent peupler les vergers de l'autre côté de la route de Bayeux, à l'emplacement de l'actuelle Cité Verte.

Dans ses " NOTES ", M. Marcel MENANT indique : " je remonte la rue du Neufbourg et prends l'initiative de faire évacuer les habitants qui sont restés ; je fais plusieurs voyages et les dirige vers les petits chemins de la route de Bayeux et de Saint-jean ".

Cinq autres directions d'exode immédiat s'inscrivent sur le crépuscule de ce jour terrible : la Petite Suisse, le Mesnil-Rouxelin, Saint-Georges-de-Montcocq, le Bouloir (avec prolongement sur le Hutrel), la ferme du Bois-Jugan, près de la route de Torigni. Quand les gens n'ont pas été traumatisés par les coups, la fuite est raisonnée et relativement tranquille. Il en va différemment quand il s'agit de personnes qui se sont trouvées sous des décombres ou qui ont vu leurs voisins écrasés sous leur propre maison. " Spectacle attristant surtout lorsque passe une mère traînant à grand peine sa petite famille dans une montée pénible, des enfants seuls, des vieillards ou des infirmes ", note le professeur HERPIN qui, avec un groupe de Normaliens, se décide à gagner, dans tics environs, une ferme déjà repérée l'après-midi comme lieu possible d'évacuation :

" Lorsque nous arrivons à la ferme, la cour, la maison, les dépendances sont bondées d'une foule qui déjà cherche à s'installer pour la nuit. La famille du fermier, très compréhensive, s'ingénie pour trouver un gîte à chacun. Notre groupe trouve asile dans un grenier où l'on a disposé une bonne couche de paille... La nuit tombe lentement ; le calme est revenu comme si rien ne s'était passé. Deux gros avions allemands, semblant égarés, passent en rasant les arbres : ce sont déjà des vaincus. jamais plus nous n'en reverrons distinctement.

" Nous montons à notre grenier. La paille est sèche, mais dure, et on a oublié de la délier quand il faisait encore jour... Pour beaucoup, c'est leur première nuit sur la paille. Des femmes surtout trouvent cette couche peu mœlleuse. Au surplus, notre litière est infestée de menus insectes qui nous piquent et nous chatouillent, et le grenier mal aéré est rempli d'un air lourd et poussiéreux. Des retardaires arrivent encore à la nuit noire et s'empilent en désordre dans l'obscurité... ".

Se doutant que la nuit pouvait permettre le retour des bombardiers. M. Georges LAVALLEY dirigea sa famille vers le chemin de la Fontaine-Venise, une sorte de cavée : " Une nuit à la belle étoile, ce n'est pas grave à cette saison ! ". M. Georges LAVALLEY n'hésita pas, par la suite, à revenir chez lui pour y chercher des couvertures.

M. V. LEBAS aussi quitta sa cavée, vers 22 heures : sa petite fille était partie en chaussons, il lui ramena des chaussures. Il n'eut guère de mal à rentrer chez lui : toutes les issues béaient.

C'est également vers 21 heures que M. et Mme JUSTIN prirent le chemin de l'exode : celui du Bouloir - qui partait alors de l'actuelle rue du Bouloir pour suivre la nouvelle rue Émile Enault et le Boulevard du Midi -. Un membre de la Défense Passive conseilla alors d'abandonner ce chemin pour se rendre dans un herbage qui se situait sur l'emplacement de l'actuelle rue des Abreuvoirs.

Mme et Mlle RABOT, redoutant la présence d'un dépôt d'essence installé par les Allemands, en face de chez elles - et qui devait receler quelque 2.000 litres - se rappelèrent que leur comptable, avant de partir, les avaient invitées à venir s'abriter chez lui en cas de danger. Elles y partirent donc - non sans s'être munies de linge et d'objets indispensables. C'était une tranchée couverte, qu'on pourrait localiser rue de la Marne, à peu de distance des Établissements Finck. Il y avait déjà là beaucoup de monde assis face à face, chacun avec sa petite valise ou son petit baluchon. Mais au bout d'une heure arriva un ami de la famille qui avait rencontré M. RABOT - demeuré où son devoir l'appelait - : il leur faisait dire de ne pas rester dans une tranchée, en raison de l'insuffisante sécurité qu'elle présentait, mais plutôt de gagner la campagne. À leur tour, les dames RABOT partirent vers le Sud par ce chemin que l'on appelait alors le chemin du Tennis. Des gens y étaient couchés d'un bout à l'autre du chemin et il fallait les enjamber pour passer. Des mamans donnaient le biberon à la lueur des lampes électriques.

Près de la ferme du Burel où il a été conduit, M. TROEL ne manque pas de faire remarquer les risques supplémentaires que toutes ces lucioles font courir aux malheureux réfugiés. Peine perdue !...

Le petit Bernard DUBOIS, après avoir erré autour des ruines de sa maison pour y découvrir ses parents, monta comme une flèche la rue du 80e Territorial. Arrivé en haut de la côte, il eut la chance de rencontrer des personnes de connaissance qui prirent soin de lui, en particulier M. LE BAS qui, descendu rechercher quelques fournies dans son magasin, lui donna un manteau (l'enfant était parti en culotte courte et en chemisette...). Pour plus de sécurité, le groupe qui l'avait adopté s'enfonça dans la campagne. C'est là qu'un heureux hasard lui fit retrouver MARIA, l'employée de ses parents. Mais dans quel état ! les pieds nus, la robe déchirée. On avait dû, en effet, l'extraire de dessous les décombres. Grâce à elle, Bernard sera pris en charge par la famille de M. BOUCHARD, avocat, qu'elle connaissait.

Vers le Sud de la ville se dirigea aussi la famille DURUISSEAU.

" Le ciel bleu apparaît de nouveau, mais il y a encore beaucoup de fumée. Sans hésiter, nous nous dirigeons vers la rue Dagobert que nous remontons jusqu'au Collège Municipal, et par le chemin des Courtils, nous descendons sur la rue de la Marne presqu'en face du petit pont qui franchit le Torteron. Il y a près de ce petit pont un tas de sable fraîchement étendu d'où sourd encore de la fumée, et des gens, qui prennent la même direction que nous, disent qu'une plaquette incendiaire est tombée là.

" Nous nous engouffrons dans le chemin du Burel que nous suivons jusqu'à la ferme du même nom, puis, obliquant à gauche, nous rejoignons le Poirier. Cela nous permet de sortir de la ville en évitant la porte de fer qui barre la route de Torigni après le couvre-feu. Avant que la nuit ne soit complètement tombée, nous gagnons la ferme de l'ancien château à droite de la route, où nous allons presque tous les jours chercher du lait avec Maman ou la bonne. Ce sont des braves gens qui nous réservent le meilleur accueil et nous installent tant bien que mal dans la salle commune de cette maison trapue sans étage ".

L'indécision régna un moment dans la famille BAUDRY. Et pourtant une bombe avait crevé le toit de la salle des fêtes de l'école (sans éclater heureusement), les portes étaient ouvertes, les carreaux cassés.

Si le papa penchait pour demeurer, le fils (14 ans) interprétait les faits dans le sens d'une destruction totale de la ville. Sans doute se souvenait-il que le samedi précédent, une mère d'élève avait exhibé de la doublure de son manteau un tract annonçant de prochains bombardements. Il est impossible aujourd'hui de savoir quelles pouvaient être l'origine et la teneur du document. Finalement, on opte pour le départ, direction la Trapinière où l'on est accueilli avec compréhension. Mais voilà, il y a d'autres occupants dans la maison. Et ils disposent des mitrailleuses aux quatre coins des bâtiments. Ce qui ne rassure guère...

" Il faut quitter la maison au plus tôt pour essayer de se mettre à l'abri ", dit M. TABARD. " Confiant momentanément nos quatre enfants à Mlle V. H..., notre voisine, nous entassons dans une valise nos papiers personnels, prenons une couverture et ce qui restait de pain. Au moment de fermer la porte, M. COLIN, de la Défense Passive, qui descend en courant la rue de la Barque prolongée, nous jette un bébé de quatre mois dans les bras : c'est le petit LEBEDEL, dont la mère, concierge de la Maison de l'Agriculture rue du Dr Leturc, vient d'être tuée par une bombe. Nous pansons le bébé dont le cuir chevelu a été déchiré certainement par la projection d'une pierre. Ce n'est cependant pas grave et après nettoyage à l'alcool à 90°, nous enveloppons son crâne avec une bande Velpeau.

Il nous fallait trouver un berceau pour coucher le bébé... nous allâmes au Burel, chez Mme BERNARD dont la cuisine était pleine de Saint-Lois. Parmi eux, un enfant de neuf ans, reconnaissant son petit frère dans les bras de mon épouse, s'exclama : " Mais Madame, c'est mon petit frère que vous avez là ; il a soif, il faut lui donner à téter ". Hélas, il n'en était pas question !

" Quittant cette cuisine, nous trouvons refuge en face, à quelques dizaines de mètres de l'étang du Burel. Là aussi, la cuisine était bien garnie, mais une voiture d'enfant s'y trouvant, nous pûmes y coucher le bébé. Comme il ne voulait pas du biberon, mon épouse le berça jusqu'à une heure avancée de la nuit pour essayer de l'endormir ".

Mlle B. VÉRITÉ a laissé un tableau saisissant de l'exode vers le Bouloir : " Il y avait déjà embouteillage dans le sentier (qui menait au village du Burel). Aux habitants du Bouloir s'étaient ajoutés ceux de la rue de la Marne, ceux du secteur bombardé de la rue Dabogert, rue du Neufbourg et autres ; et par familles, ils s'étaient agglutinés aux talus, de part et d'autre du chemin déjà étroit. C'était un tour de force d'avancer vite avec des landaus - et leurs occupants à l'intérieur - ou des poussettes chargées elles aussi de précieuses petites vies. Guidés par mon frère, nous échouâmes finalement dans un champ qui me parut assez découvert et dont les talus étaient déjà garnis. Mais dans un angle, il y avait un abreuvoir bien abrité et libre. L'aspect boueux de l'entrée avait dû rebuter les " réfugiés ". Les deux landaus s'y engagèrent, enfoncèrent un peu dans la glaise, puis dans l'eau... Les adultes se tapirent sur les bords, avec la terre pour dosseret. Nous étions dix, plus trois jeunes enfants, et deux petites de 8 et 10 ans.

Une fois installés pour la nuit, il n'y eut plus qu'à attendre qu'elle commence et se passe. Dans notre trou, nous ne parlions guère, peut-être à cause des enfants endormis, peut-être à cause du poids que chacun avait sur le cœur, pour lui-même et pour les autres. Au loin s'entendaient encore, de temps à autres, quelques détonations, et dans le ciel obscur tournaient encore des avions volant relativement bas, et lâchant, nul ne savait sur quels objectifs précis, des bombes dont on entendait l'explosion ".

Sans le coup de semonce de 20 heures et l'exode qui le suivit, la population saint-loise aurait déploré des pertes extrêmement plus nombreuses dans le courant de la nuit. L'exemple des personnes restées dans les caves et les abris est, à cet égard, terriblement probant.

Dans les abris.

Pour des raisons très diverses, bien des personnes préférèrent faire confiance à une protection souterraine située à proximité, et demeurer ainsi près de leurs affaires ou de leurs biens.

La Trésorerie Générale disposait d'un abri conçu selon le modèle de la sape 1914-18 (sous terre et étayé par des galeries de mines). C'est M. OURMET, précédent Trésorier Payeur Général qui l'avait fait aménager, à 25 mètres de la Trésorerie, dans les jardins. Une partie du personnel l'avait déjà emprunté lors de l'alerte de l'après-midi.

À 21 heures, la famille de M. FROGER et lui-même, le chef de la Comptabilité, un stagiaire du Trésor, ainsi que huit autres personnes décidèrent d'y passer la nuit, amenant couvertures et... mallettes.

Mme SANSON qui a subi le bombardement de 20 heures rue du Château raconte : " On s'installe tant bien que mal pour coucher dans la cave : Régis (5 ans) sur une chaise longue, Maman aussi, avec des oreillers, moi sur une chaise, appuyée sur un tonneau. Il fait froid, je suis bien mal à mon aise, mais au moins, s'il vient un coup dur, on n'aura pas à déménager Régis en sursaut ; il dort si gentiment ! Pour moi qui ne trouve pas de position, je pense que la nuit va être longue ; que nous avons bien peu mangé, mais puisque c'est la Libération ! ... ".

Pour M. LEFRANÇOIS, il ne pouvait être question de partir : il devait rester à proximité de son officine pour les cas d'urgence et pour répondre à un éventuel appel de la Préfecture concernant le dépôt spécial de médicaments dont il avait la garde. Sa femme et son jeune fils refusèrent de gagner la campagne, préférant lier leur sort à celui de leur mari et père. La cave de la pharmacie ne pouvait constituer un abri sûr : trop de produits inflammables y étaient entreposés. C'est donc à ses plus proches voisins - qui disposaient d'une cave voûtée, reconnue comme abri par la Défense Passive - que la famille LEFRANÇOIS demanda asile pour la nuit.

" Vers la chute du jour, un peu avant 23 heures, nous rejoignons nos voisins. Nous nous installons sur des sièges de fortune, du genre des chaises dites " transat " en toile, à dos incliné, et cherchons ainsi un peu de repos dans l'espoir d'économiser les forces qu'il allait nous falloir pour traverser les heures difficiles que nous allions vivre les jours suivants. Et depuis vingt heures toujours nous revient à l'esprit : " Pourquoi les Alliés sont-ils venus lâcher des bombes sur Saint-Lô ? Il n'y a pas de troupes allemandes en ville ; quant à l'État Major, il paraît, disait-on, qu'il a déménagé ce matin.

" De toute la soirée, telle est la question que chacun se pose. Et pour se donner une impression de réconfort, cherchant à tromper l'inquiétude qui nous étreint tous un peu, on conclut : " Ce n'est peut-être qu'une erreur ".

" Maintenant la nuit est venue ; il est plus de vingt-trois heures. Profitant de ces paroles apaisantes, les conversations se sont tues, chacun voulant trouver le sommeil.

Au deuxième étage de la maison, la famille G... est restée au chevet de l'un des siens. Ce dernier est alité ; il souffre d'une crise hépatique très douloureuse. Des amis de la rue de la Marne sont venus se joindre à lui au début de la soirée. Huit personnes, dont sa petite fille âgée de trois ans, sont réunies autour du malade.

Les minutes passent. De temps en temps, on se retourne sur son " transat " pour chercher la bonne place. On voudrait ne penser à rien, oublier le moindre bruit, mais, malgré soi, l'oreille reste aux aguets ".

Les R.P. PONT et SOQUET rejoignirent l'excellent abri aménagé sous les tribunes de béton du cinéma PENEZ, avec un groupe d'habitants du quartier, " Nous devisions très paisiblement étendus sur des nattes, et la première partie de la nuit se passa sans angoisse ".

Dans la famille de M. Bernard AURIAC, rue de la Paille, le bombardement de 20 heures avait aussi semé la perplexité : " Après avoir tenu conseil, nous étions partagés entre le désir de fuir dans la campagne, en emportant ce qui nous était le plus précieux, et celui de rester à la maison, dans l'espoir que le bombardement qui avait eu lieu serait le seul et unique, stupéfaits que nous étions et ne comprenant pas encore très bien le motif de cette action militaire, sur une ville aussi calme que la nôtre. Dans notre esprit il ne pouvait s'agir que d'une tragique erreur ".

La sœur de Mme AURIAC, Mlle BARBARAY, épicière rue Thiers, vint rejoindre sa famille, mais pour ne pas se salir, jugea prudent de ne mettre que de vieux vêtements, ceux qui servaient pour décharger les marchandises.

Mme LE GRAND, directrice d'école, expulsée de la rue Havin et repliée rue de la Pompe, accepta l'offre que des amis lui avaient faite

de passer la nuit dans la cave BATAILLE, qui disposait d'une double issue : une sur la place, une sur la rue Torteron.

" Finalement, et devant la présence d'effectifs de la Feldgendarmerie, qui patrouillaient dans notre quartier, en interdisant toute circulation dans les rues, nous décidâmes de nous installer dans la cave de l'immeuble DESPLANQUES, dont la cave voûtée était désignée comme abri par les services de la Défense Passive ".

Aux Archives Départementales, M. L. ADAM, huissier à la Préfecture et son épouse, prennent aussi des précautions. Du côté de la route de Carentan, le bâtiment reposait sur d'énormes piliers soutenant des voûtes. L'endroit paraissait donc particulièrement bien choisi pour s'y protéger contre un retour offensif de l'aviation. Mme ADAM dispose donc des matelas de kapok dans les sous-sols (en provenance du bureau des Réfugiés qui avait élu domicile dans les Archives). D'assez nombreuses personnes y descendirent, parmi lesquelles M. et Mme CHAUVIN, leur fille et leur petit-fils, Yves ENCOIGNARD (8 ans). Une dame israélite et son garçon, exilés de Montebourg s'y trouvaient également. M. L. ADAM, lui, ancien combattant, se refusa à descendre, préférant voir venir.

Vers 21 heures, Mme BEAUGRAND descend aussi dans sa cave réputée solide : c'est celle d'une maison classée. Elle y arrange des lits de fortune avec matelas et couvertures. Une dizaine de personnes viennent la rejoindre et s'endorment...

L'alerte de 20 heures passée, Mme CHANU, qui demeurait dans le bas de la route de Carentan, rentra chez elle pour faire l'inventaire de la casse. Les carreaux de la véranda ont volé en éclats, ainsi que ceux des fenêtres, et jonchent le " Je ne vais pas pouvoir coucher dans mon lit ce soir ! " s'exclame-t-elle. Effectivement, elle se met à préparer une valise - mais oublie d'y placer son portefeuille, qui lui fera défaut par la suite - Mme CHANU se rend ensuite au garage GRESPINET et commence d'y aménager l'intérieur d'une voiture, en plaçant des oreillers destinés à ses enfants (3 et 5 ans). Mme GRESPINET lui dit : " C'est la voiture qui vous protégera ! " Phrase qui allait se révéler prophétique... D'autres personnes demandent à s'installer dans le garage également. Sa position sous le rocher semblait lui conférer une certaine sécurité. Une voisine, commerçante dans l'alimentation, qui vient à passer avec ses deux enfants se trouve invitée de la même façon. Sa réponse fut : "Je n'ai pas envie de rester sous les décombres ".

Quelques voisins de Mme LEROY - 1 rue des Images - demandent ce qu'il faut faire. " Préparer la cave " lui est-il répondu. Celle de M. et Mme LEROY est voûtée, soutenue en sa partie centrale par un pilier. Comme elle possède une trappe - servant à descendre les tonneaux de cidre - on dispose un étai, afin qu'elle ne s'effondre pas. Les caves voisines, au n° 3 et n° 5 de la rue des Images, appartenaient aussi au ménage LEROY. Ainsi en démolit-on aisément les cloisons pour faire plus de place. Mme LEROY invite ses voisins. Les uns acceptent. Les autres préfèrent gagner la campagne... ou rester chez eux. Finalement 48 personnes s'y trouvent, plus ou moins serrées, au milieu de la nuit, éclairées par quelques bougies et lampes électriques.

Ayant été expulsé de son domaine de La Pallière par les Allemands, M. DE GOUVILLE s'était réfugié chez ses grands-parents, rue Henri Amiard. Là aussi, il y avait une cave voûtée, derrière les remparts, et bien des personnes du quartier s'y réfugièrent (M. ROUELLE, juge, entre autres).

Dans son " journal ", Mgr de CHIVRÉ note de même : " Bien des gens fuient. Nous restons espérant que les caves du presbytère seront un abri suffisant ".

Des voisins se rassemblèrent chez Mlle OSMOND, rue des Noyers (un peu avant le carrefour de la route de Carentan) parce que sa maison comportait un escalier formant perron, construit en granite et protégeant la cave située en contrebas.

En face, s'alignaient des maisons, bordant le rocher de l'Enclos. Leurs habitants allèguent la protection du mur naturel. Une dame de ce secteur, revenant de communion à Villedieu, avait pressé son mari de rentrer pour être chez elle... s'il venait à se passer quelque chose.

" À 22 h. 30 ", écrit M. O. POTIER, " nous nous sommes rendus dans les caves des magasins LETENNEUR où de nombreux habitants étaient déjà installés ".

" Devant la gravité de la situation après le bombardement de vingt heures ", raconte M. BRIARD, " je remontais chez moi et je décidais ma femme à aller se mettre à l'abri. Nous descendîmes dans la cave de l'immeuble du Docteur LE CLERC, situé à l'angle des rues du Château et de la Poterie, où se trouvaient déjà réunies plusieurs personnes du voisinage : M. et Mme ROBLOT, Directeur des Services des Domaines et de l'Enregistrement, et leurs enfants ; M. et Mme MOITIÉ Chef de bureau à la Préfecture. Une fois installée, je la quittais en l'informant que je reviendrais un peu plus tard, dès que j'en aurais la possibilité ".

Inversement, on vit des personnes déjà installées dans des caves, les abandonner, à la suite de conseils, ou d'appréhension. Par exemple, Mme R. GIRARD était assise dans sa cave, en compagnie de voisines, faisant confiance à la solidité des vieilles murailles (rue Porte-au-Lait). Mais passe un agent, de connaissance sans doute, qui laisse entendre qu'il ferait encore meilleur d'être à la campagne qu'en ville. Elle abandonne alors la place et revient à la maison. Il est 22 h. 30. Là-dessus, la famille décide de monter à la Gouerie, chez le fermier fournisseur de lait. Elle part vers 23 h. 30, avec quelques bagages et une brouette d'enfant...

À Agneaux.

M. E. SALETES qui résidait alors à Agneaux, se remémore parfaitement la triste fin de journée : " J'entreprends la construction d'un abri dans le jardin. Au pied d'un pommier, je commence à creuser une tranchée. Durant ce travail, je remarque le passage de nombreux avions alliés en formations et d'autres isolés ce qui est insolite. Je ne sais trop pourquoi, j'abandonne alors la tranchée commencée, dont je crains qu'elle ne prenne trop de temps. Dans une remise située derrière l'école, j'entasse quelques sacs emplis de terre, des planches, des tôles, de manière à réaliser une petite cache dans laquelle trois ou quatre personnes peuvent se tenir assises.

" Il fait encore grand jour et je termine à peine mon travail lorsque mon attention est attirée par un nouveau passage d'avions. Je suis soudain saisi d'une angoisse aussi irrésistible qu'inexpliquée. Je me précipite, entraînant nia mère et ma sœur, dans notre abri de fortune.

" Nous ne nous y trouvons pas depuis cinq secondes que nous sommes terrassés par une énorme secousse, suivie de nombreuses autres. La terre tremble. Des pierres retombent bientôt à travers le toit de tuiles, tout autour de nous. Un immense grondement, ponctué d'explosions effrayantes, va et vient, se rapproche, puis s'éloigne pour se rapprocher encore. On entend des cris de terreur dans le hameau voisin. Les vitres volent en éclats. Chaque explosion nous jette les uns contre les autres, atterrés. Lorsque l'énorme bruit se calme un peu, on entend des gens prier à haute voix, criant presque comme s'ils voulaient couvrir l'horrible grondement.

" Vers la tombée de la nuit, durant une accalmie, je tente une sortie. Je découvre alors que six ou sept bombes de fort calibre sont tombées autour de notre demeure, creusant d'immenses entonnoirs, dont l'un se situe très exactement à l'emplacement où j'avais commencé ma tranchée quelques heures plus tôt. Elle a disparu dans le bouleversement... ".

L'alerte de 22 heures.

Peu après le bombardement de 20 heures, une seconde vague d'avions croyant atteindre le carrefour de Saint-Jean, alla jeter ses 80 torpilles sur La Barre-de-Semilly.

Vers 22 heures, autre survol de l'agglomération. Bien des habitants n'en ont pas eu conscience ou n'en on plus le souvenir. Peut-être n'a-t-il affecté que des quartiers périphériques.

Plusieurs personnes, dont MM. LECLERC, s'en souviennent fort bien.

Mme LIÉBARD, qui demeurait alors route de Coutances, se rappelle avoir senti le sol vibrer, les meubles osciller, s'entrouvrir même.

C'est après ce deuxième bombardement que la famille LIÉBARD, une fois le calme revenu, comprenant qu'il était risqué de vouloir rester, se décida à partir (avec quatre enfants allant de dix ans à cinq mois). Elle prit la rue de la Cavée.

RÉMY, parlant de FRANCK, écrit : " À 22 heures (les avions) reviennent et lâchent quelques bombes, dont plusieurs tombent à nouveau sur la prison, du côté des " Français " (FRANCK et ses camarades ont été emprisonnés du côté des Russes et des Allemands qui purgent des peines). Les prisonniers, affolés, appellent par le judas qui est pratiqué dans la porte. Les gardiens viennent. Ils rient et s'en vont sans rien faire... ".

M. l'Abbé BORÉ, qui déblayait à ce moment la Gendarmerie, se rappelle aussi un second bombardement, qu'il situe plus près de 23 heures que de 22, mais qui, précise-t-il, n'atteignit pas le centre de la ville (tout en obligeant les gens qui s'y trouvaient à s'abriter).

Du côté de la route de Carentan, on entend la D.C.A. qui tire, mais on évalue seulement à quelques avions l'objet du tir.

Avec ceux qui demeurent pour déblayer et soigner

Tandis que la majeure partie de la population s'évanouit dans la nuit ou se terre dans les caves, tous ceux qui se sentent une parcelle de responsabilité envers leurs prochains s'affairent près des premières ruines ou au chevet des premiers blessés.

1. Ceux qui déblaient.

Un récit émouvant, déjà publié par M. Joseph LECLERC, rend bien compte des conditions pénibles et délicates à la fois dans lesquelles travaillaient ceux qui arrachaient à la mort les malheureux ensevelis vivants sous les décombres :

" Tout d'un coup, une porte s'ouvre en haut. Un pas d'enfant dans l'escalier. D'enfant qui pleure. C'est la petite fille de notre femme de ménage.

- Qu'as-tu ? Explique.

- La maison est tombée. Maman m'envoie chez vous. Petit frère Jacques et Simone sont dessous.

Alors nous réalisons.

- N'aie pas peur. On va les retrouver. On y va. (Rue Béchevel).

" Alors on s'y met avec tous les fouilleurs qui sont là. On balance des pierres, de la terre, du linge, des choses... On jette des souvenirs aux pieds de la maman. Elle en fait un petit tas ridicule. Et cela dure des heures. Et la nuit s'assombrit. Et des déblayeurs s'en vont, appelés par ailleurs. Sous les décombres d'à côté, ils sont six : toute une famille.

" On sort un pauvre lit-cage réduit à une informe ferraille. Il paraît que le petit Jacques était dedans !... Est-il donc possible de trouver des vivants ici ?... On continue à chercher quand même. Comme c'est long ! À quoi bon ? On ne peut plus maintenant que retirer des cadavres en bouillie, sous un tel écrasement de poutres calcinées, de pierres déchiquetées, de poussière, de fatras.

" Et tout d'un coup, une main touche quelque chose de mou. Qu'est-ce que c'est que ça ? Il n'y en a pas grand, mais c'est chaud... Alors, on se remet à déblayer avec une vigueur renouvelée - pendant une demi-heure environ - pour mettre à jour cette petite chose molle... et tout à coup : une plainte. C'est vivant ! Bon D... ! On appelle. Pas de réponse. On poursuit le travail avec fièvre. Que va-t-on trouver ?... Encore une plainte. " Patience petite : ça vient ". Voilà son pied. Attention à la petite jambe. Ralle " Enlève cette pierre " - " Pas celle-ci, idiot, ou tout s'écroule " - " V'là le ventre " - " Tirons un peu " - " V'là l'autre pied. Ah c'est un miracle ! Bon D... ! ". On a envie de chialer. M..., du sang ! du sang !... " La tête, je vous dis que c'est la tête "... " Non ce n'est que le bras "... Plaintes, plaintes très faibles. Enfin on peut amener au jour cette petite masse toute couverte de poussière.

Les yeux sont ouverts. " Doucement, mettons-là sur un brancard ".

" Il fait nuit maintenant, tout à fait nuit. Heureusement le feu nous éclaire. Il faut encore trouver le petit garçon. On reprend les recherches. On perd du temps. On n'en peut plus ! Mais, joie, Au bout d'un instant, le miracle se reproduit. Une plainte et même un mot : " Maman ! ". Et puis, il se met à pleurer, à demander : " Qu'est-ce qu'il y a ". On le rassure. On lui parle de sa mère. Bientôt, il nous demande de le laisser tranquille : il veut dormir ".

M. A. DELISLE qui faisait partie de ce groupe de sauveteurs narra le transport - et la fin - de la petite fille :

" Un prêtre à la soutane dégrafée (l'abbé GAUTIER), ruisselant de sueur, me dit : " Soutenez-lui la tête ". En nous hâtant, nous partîmes vers l'infirmerie. L'enfant respirait à peine. Un large sillon bleuâtre entourait son cou frêle comme si quelqu'un avait tenté de l'étrangler.

Du sang coulait le long d'une de ses jambes et tombait sur le sol en gouttes pressées.

" Soudain ses veux se révulsèrent.

" Prenez ma place ".

" Tandis que nous poursuivions notre marche heurtée, le prêtre posa ses doigts sur les paupières diaphanes, puis il traça de la main droite un signe de croix.

" Absolvo... ".

La grande salle regorgeait de morts et de blessés ; elle puait l'éther.

" Posez l'enfant ici et enlevez " celui-là ", dit une sœur affairée d'une voix brève. " Celui-là " était un mort.

" Allez, ne restez pas ici ".

La nuit sentait la poussière, l'air irritait la gorge ".

Des Collégiens qui avaient constitué des " Équipes d'urgence " parcoururent aussi la ville, allant d'un point chaud à un autre. Les jeunes MACABIOU, NARDI et RENOUVIN, par exemple, travaillèrent à la Banque de France, puis à la Caisse d'Épargne, avant d'aller gratter de leurs mains les ruines de la Gendarmerie, jusqu'au moment où une nouvelle menace les contraignit à gagner le Bouloir.

M. MACÉ, chef d'îlot à Béchevel, concourut aussi à recueillir les victimes de son quartier. Il se revoit avec une petite fille de 10-12 ans sur les bras... tandis que le crâne défoncé laissait s'écouler la cervelle et qu'à travers les chairs pointaient des os brisés. C'est alors qu'il rencontra une dame qui était vraisemblablement la maman... Dans un autre endroit, croyant extirper un blessé d'une position fâcheuse. il s'aperçut qu'il ne tirait qu'un cadavre... Et combien de situations de ce genre ! Comme la plupart des sauveteurs, c'est au Bon-Sauveur, non sans mal, que M. MACÉ montait les blessés.

2. Ceux qui soignent.

Déjà, après le bombardement de la Gare, l'hôpital Sainte-Geneviève, du Bon-Sauveur avait soigné quelques blessés légers. Mais après
20 heures, les personnes sérieusement atteintes se mirent à affluer, la plupart du temps portées par les secouristes, la Défense Passive, les
volontaires de toute espèce. Des matelas disposés sur le sol, au rez-de-chaussée des bâtiments destinés aux malades, permirent de les recevoir.
Mlle LETENNEUR, évacuée de la Banque de France, faisait partie
de ce lot de souffrance : " À l'école Sainte-Geneviève, je suis allongée à côté d'autres blessés, et ceux qui parlent permettent à chacun de se rendre compte que la ville est touchée de toutes parts. Nous avons la visite d'une personnalité ; des personnes dévouées donnent des soins d'urgence ; l'une d'elle, Mlle CLERFONDS me lave une jambe ".
La plupart sont cruellement touchées, et présentent des plaies difficiles à soigner. Le Dr BRISSET est là et fait le maximum, en dépit de son âge. Très vite, les services, non équipés pour ce genre de traitement, sont débordés. Il faudrait pouvoir anesthésier, amputer, ex-traire, recoudre, en série. Et pour cela disposer de matériel, de locaux, de personnel en quantité décuple. On en est loin ! L'hôpital n'a été conçu que pour des cas personnels, il n'a pas été installé pour la tuerie collective. Et les hémorragies se prolongent dangereusement, sournoisement, tandis qu'on s'affaire vers l'être le plus touché, celui qui émeut par l'aspect tragique de ses lésions et qu'on ne pourra quand même pas sauver parce qu'il est trop profondément atteint dans sa chair...

Un autre centre de soins s'est constitué chez le Dr LAPARGUE-BARRES. Le Dr BOURDON le rejoint. " Nous les pansons, puis suturons à la hâte ", écrit-il sur son carnet. Il ira encore aider au dégagement des victimes de la Gendarmerie. À son retour, vers 23 h. 30, " une horde de blessés " m'attend dans mon bureau ; seule maison restée intacte avec les deux autres, place Sainte-Croix. J'installe des matelas pour la nuit ".

Et soudain... c'est l'enfer

Ou quelque chose qui y ressemble...

Ou la fin du monde...

Un vacarme effrayant, assourdissant,

Le souffle chaud d'un vent violent...

Visions d'Apocalypse,

Souvenirs de MATHIEU 24 :

" Ne rentrez pas dans vos maisons ;

Ne rentrez pas prendre votre manteau ;

Fuyez, fuyez... Jour de malheur. Jour de colère ".

BERTHE VÉRITÉ

IV - La nuit de feu

De nouveau un sourd grondement

Alors que la tranquillité enfin revenue pouvait laisser croire aux habitants allongés dans les chemins ou assis dans les caves... ou tout simplement couchés dans leur lit (comme chez Mme GUILLOUF), de nouveau, un sourd ronronnement emplissait la voûte étoilée de sa sinistre menace. Henry BERNARD, toujours attentif, en fait une description saisissante.

" Finalement, un peu avant une heure du matin, raide, grelottant, mais satisfait (il vient d'écouter les nouvelles alliées sur son poste à galène), je décidai de m'en aller prendre un peu de repos. Je soufflai et regagnai mon petit studio. Assis sur le bord de mon lit, j'enlevais mes pantoufles avant de m'allonger à nouveau quand, venant de très loin au nord-est, un ronronnement de moteurs me frappa l'oreille. Le ronronnement, intermittent d'abord, devint bientôt plus régulier et plus sourd. Je remis lentement mes pantoufles. Je commençais de me méfier de ces avions venant du nord...

" Le ronronnement s'approchait de plus en plus rapidement. Je me levai pour m'asseoir devant ma fenêtre afin, si possible, de déterminer l'importance et la direction de la formation qui - à en juger par le bruit - devait comprendre une bonne cinquantaine d'appareils. Je n'en pus rien distinguer, mais il me semblait que ce gros paquet de bruit, là-haut, dans l'obscurité, passait un peu à l'ouest de la ville et partait déjà vers le sud. En effet, le ronronnement diminuait d'intensité de seconde en seconde. Je me dirigeai vers la porte afin de suivre de l'oreille le trajet de la formation. Je m'aperçus à ce moment d'une sensation de sécheresse dans ma gorge.

" Au bout de quelques secondes, il me semblait tout d'un coup que le bruit ne s'en allait plus. Il se concentrait, au contraire, semblait tourner sur place à deux ou trois kilomètres de la ville, puis se mit à augmenter d'intensité à nouveau très rapidement. La formation faisait demi-tour et survolerait ma cabane dans quelques instants... Ma gorge se serra et mon cœur se mit à cogner. Je bus hâtivement un verre d'eau - je bus énormément d'eau cette nuit-là, au moins cinq litres - puis je fis un tour rapide de la demeure. J'ouvris tout grand mes trois fenêtres, cabinet de toilette, studio et cuisine, et me plaçai devant celle du studio qui donnait sur la ville.

" Arrivé au-dessus de mon pavillon, un des premiers appareils cracha en avant une fusée repère. Partie comme une flèche, elle me parut tomber en plein centre de la ville. Une boule de feu surgit brusquement à l'endroit de sa chute... ".

Il faut interrompre ici le récit d'Henry BERNARD pour donner quelques précisions. D'abord sur l'heure de ce nouveau raid.

Les témoignages varient sur ce point d'une façon sensible. Le fait n'est pas étonnant puisque c'était la pleine nuit et que bon nombre de personnes, où qu'elles soient, somnolaient, ou bavardaient. Surprises par la soudaineté (car on ne doit pas oublier que les sirènes ne fonctionnent plus, faute de courant) et surtout par la brutalité de l'attaque. bien peu prirent le soin de vérifier l'heure à leur montre ! Les uns parlent de minuit, les autres d'une heure du matin. Le Dr BOURDON a noté " vers une heure du matin ". H. BERNARD dit " un peu avant une heure " ; M. DE SAINT-JORRE écrit : " À 23 h. 30... ". Au retour des avions, M. A. DESILE se souvient avoir regardé sa montre qui lui indiqua minuit et cinq minutes. M. AURIAC pense plutôt : entre 1 heure et 1 h. et demie.

De son côté, l'abbé GAUTIER, vicaire à Notre-Dame, a un souvenir assez précis. Tandis qu'il revenait du Bon-Sauveur où il avait transporté des blessés, il rencontra, à la Porte-au-Lait, des amis et des gens de la Défense Passive qui lui dirent en plaisantant : " Venez voir nos femmes, comme elles sont bien installées dans la cave ".. Effectivement la cave était profonde et les occupantes bien ,enroulées dans des couvertures. Pour honorer sa visite, on proposa à l'abbé de prendre un petit verre de gnôle. Le vicaire regarda sa montre et dit : " Oh ! je n'ai plus que cinq minutes ! " (il faisait ainsi allusion au jeûne eucharistique qui partait alors de minuit). Il faut supposer que la visite se prolongea encore de quelques minutes. Puis, l'abbé s'en revint au presbytère, monta dans sa chambre chercher des affaires et même s'en alla quérir des vases sacrés dans l'église Notre-Dame. Tout cela avant que le bombardement commence. On peut donc raisonnablement parler de 24 h. 30.

Quelle que soit l'heure exacte, c'est le milieu de la brève nuit de juin : "... des fusées rouges partent d'une formation de chasseurs, puis d'autres et d'autres encore. Du haut de la Roquette, on aperçoit toute la ville dans une lumière cruelle " (M. DE SAINT-JORRE).

M. LEFRANÇOIS se rappelle fort bien cette lumière terriblement symbolique : " Soudain, une clarté intense, d'un rouge cerise, très vif, illumina la ville et saisit d'une forte émotion les personnes réfugiées dans la cave " (qui avaient perçu la lueur par le soupirail). L'inquiétude fut de courte durée elle céda très vite la place à une véritable angoisse, à une peur viscérale provoquée par la chute des bombes. " Un bloc d'explosions ", dit M. LEFRANÇOIS.

Reprenons le récit de Henri BERNARD : " Le premier chapelet de bombes me sembla tomber un peu à l'ouest du centre. ,J'en reçus le souffle en pleine figure, et les feuilles de mes pommiers s'agitèrent violemment. La maison sursauta et, du buffet, vint un tintement de vaisselle entre-choquée. Dans un vacarme assourdissant, les avions se suivirent au-dessus de ma tête, et les bombes se mirent à dégringoler de plus en plus vite, Bientôt elles tombèrent avec une telle fréquence qu'il ne fut plus possible de distinguer les explosions individuelles, et le tout se fondit en un roulement de tonnerre infernal coupé de sifflements et de hurlements épouvantables et, de temps en temps, de coups de pilon formidable qui firent gémir et craquer mes murs tressaillant. De la mer de feu bouillant devant ma fenêtre, des éclairs aveuglants jaillirent de partout, soufflant vers le ciel d'immenses jets d'étincelles et de flammèches. Éclairs, geysers de flammes et d'étincelles giclèrent de toutes parts si rapidement qu'ils me parurent n'avoir plus aucun rapport avec leurs propres explosions.

" En peu de temps, le côté ouest de la ville ne fut plus qu'un immense brasier houleux dont la lueur jaune rougeâtre éclairait le ciel entre d'énormes colonnes de fumée. De temps en temps, son ventre effilé reflétant la lueur de mille incendies, un avion se glissait entre ces colonnes de fumée tournoyante, tel un poisson rouge se faufilant parmi la végétation d'un aquarium faiblement éclairé par en dessous ; quelquefois deux, trois, quatre se suivaient de près - Chevaliers de l'Apocalypse chevauchant à travers le ciel rougeoyant, au son d'un orchestre d'enfer composé de gongs colossaux, de timbales titaniques et de contrebasses gigantesques - semant dans leur sillage la terreur, la misère, la mutilation, la destruction et la mort ".

Chaque quartier, chaque rue ou chaque chemin, chaque famille vécut ce drame d'une ville qui s'écroule et qui flambe. C'est pas à pas, à travers les ruines, la poussière et la fumée - comme le firent les gens de la Défense Passive - qu'il faut parcourir le champ du malheur pour l'embrasser dans sa totalité.

L'Enclos.

Comptant sur la solidité de ses caves, une bonne partie de la population de l'Enclos connut, du milieu de la nuit jusqu'à l'aube, des heures de terreur et, parfois, ses derniers moments.

" Claustrés dans cette cave ", dit M. LEFRANÇOIS, " incapables de bouger sous cette voûte pesante du vrombissement des avions, nous avons l'impression que la ville est comme refoulée dans une nasse, et qu'il ne reste plus qu'à attendre le coup de grâce.

" Nous sommes au paroxysme de l'angoisse. C'est le moment de la grande épreuve qui commence, probablement l'ultime épreuve... Cependant pas de cris, ni de lamentations, mais si chacun reste apparemment calme, dans la poitrine le cœur bat à tour rompre.

" Seconde après seconde, on attend.

" Alors le branle-bas commence ; le bruit de wagonnets du premier chapelet de bombes qui vous arrive, la terre qui vibre et fait trembler tout le quartier, le feu de l'explosion qui aveugle avec le souffle qui vous projette...

" Puis ce fut l'avalanche. Tous les éclatements se chevauchaient les uns les autres, et ce ne fut plus qu'un roulement continu de vacarme et de projections.

Il nous semble que nous sommes si près des points d'impact, que l'on ne peut qu'être volatilisé à chaque éclair. Le souffle des explosions est si intense que nous sommes littéralement ballottés, renvoyés les uns sur les autres, cognant sur les murs de la cave ou sur les tonneaux qui nous entourent. Au milieu de ce tumulte infernal, sommes-nous encore lucides ? Oui, je le crois, et cependant pour ma part, je n'ai plus conscience de percevoir les éclairs. Que se passe-t-il ? Nous sommes de plus en plus haletants. On respire difficilement. On avale à pleine bouche des bouffées de plâtras. Les explosions continuent.

" Puis l'intensité diminue ; enfin les éclatements cessent ; les avions se sont éloignés.

" Dans la cave, on se remet un peu. Madame LEFRANÇOIS est blessée légèrement à la tête, mais elle n'en parle pas. Personne d'autre des quatorze que nous sommes n'accuse de blessure.

" Dans la partie arrière de la cave, que nous n'occupions pas, nous buttons sur un énorme tas de gravats que l'on ne s'explique pas, mais l'instant n'est pas à résoudre ce genre de problème.

" Nous ne percevons plus la rue ; le soupirail est bouché. Serions-nous emmurés ? Nous avons eu l'imprudence de n'apporter ni pelle ni pioche ; c'est en grapinant avec nos mains que nous arrivons au bout de dix minutes à faire jour sur la rue. Une bordure de trottoir projetée sur le soupirail, et qui s'y trouvait encastrée, nous donne beaucoup de mal.

" À l'instant même où nous venons d'agrandir le trou salutaire, l'oreille toujours en alerte, nous entendons à nouveau le ronronnement d'un avion. L'angoisse nous reprend, et tous de refluer vers l'intérieur de notre cave protectrice. Mais cette fois, l'avion est seul. L'un de nous émet l'idée tranquillisante que c'est peut-être l'avion photographe. Nous attendons quelques instants, l'avion s'éloigne. C'est effectivement l'avion photographe. Il doit emporter à son bord vers le laboratoire anglais de développement des images d'un bien lugubre travail.

" Un par un, nous sortons par le trou pratiqué, et c'est alors que nous comprenons pourquoi nous avons, à la fin du bombardement, buté sur le tas de plâtras dont nous ne connaissions pas l'existence dans la cave. La maison n'existe plus.

" Heureusement pour nous que la voûte de la cave a tenu. La maison s'est effondrée, et dans le fracas des explosions, personne ne s'en était rendu compte. Après coup on s'explique la raison pour laquelle nous avions du mal à respirer, suffoqués que nous étions par le nuage de poussière d'une partie des décombres qui s'étaient engouffrés dans la cave.

" Malheureusement le bilan des victimes du deuxième étage est affreux. Sur les huit occupants, sept sont tués. Il y a un grand blessé que l'on aurait peut-être pu sauver, mais il mourut quelques jours plus tard, faute de n'avoir pu lui injecter du sérum antitétanique. En effet l'Hôpital et les six pharmacies de Saint-Lô furent détruites au cours de cette fameuse nuit tragique ".

Alors que nous sommeillions plus ou moins ", écrit M. B. AURIAC, tomba sur nous une avalanche de fer et de feu qui ne pouvait être comparée qu'à un gigantesque cataclysme. Nous entendions le fracas des explosions et percevions, avec une angoisse de plus en plus profonde, l'impact des bombes qui s'apparentait aux chocs d'un marteau-pilon géant, accompagnés de vibrations sourdes et percutantes. Et ce bruit se rapprochait de nous avec une régularité implacable, nous donnant l'impression d'un écrasement immédiat et fatal.

" Puis ce fut l'accalmie qui nous permit de reprendre nos esprits et de chercher à sortir de cette cave qui avait bien failli devenir notre tombeau.

" C'est à ce moment que du phosphore enflammé s'écoula, tel du plomb fondu, par l'unique soupirail de la cave, se répandit sur le pardessus que portait mon père et qui, avec mon aide et celle de ma femme, s'en débarrassa rapidement, pour ne pas devenir une torche vivante.

" J'en suis encore à me demander comment l'affaire put se terminer aussi bien.

" Nous disposions de lampes de poche et, le croira qui voudra, la quantité de fumée et de poussière, qui envahissait l'atmosphère de la cave, était telle que le faisceau lumineux de ces lampes était imperceptible à dix centimètres des yeux.

Après avoir rassemblé toutes les personnes qui étaient avec nous, dans l'abri, je pris, avec mon épouse, les dispositions voulues pour procéder à l'évacuation en dégageant tout d'abord l'escalier d'accès encombré de gravats, ce que nous pûmes faire assez facilement.

" Nous sortîmes donc de l'abri, non sans peine, mais sans avoir été atteints de blessures quelconques, si ce n'est que toutes les femmes avaient l'extrémité des cheveux roussie nous avons supposé que le phosphore pouvait en être responsable. Notre tâche fut assez compliquée par la présence d'une personne âgée de plus de 80 ans, qui ne pouvait se déplacer facilement.

" Un triste spectacle nous attendait dans la rue.

" Immeubles effondrés et en flammes, gravats répandus sur la chaussée et rendant la circulation extrêmement difficile par des amoncellements énormes, bitume de la chaussée en flammes, tous nos voisins de quartier courant affolés, cherchant les leurs, cris, larmes, appels désespérés, scènes de découragement violentes et pénibles.

" Nous nous dirigeâmes par la rue des Images, vers les rues du Rouxelet et des Remparts, afin de contourner la rue de la Paille, inaccessible dans son extrémité Ouest, et passer à l'angle de la Salle du Cinéma Jeanne d'Arc pour gagner la place des Beaux-Regards. Nous passâmes devant l'église Notre-Dame, sur le parvis de laquelle un homme complètement nu, et vraisemblablement devenu fou, psalmodiait une chanson sur un ton monocorde.

" Puis nous gagnâmes la Place de la Préfecture devant laquelle béait un énorme entonnoir. Sur le sol, gisaient des bombes non éclatées, vraisemblablement des 500 kgs. Nous passâmes devant le Palais de -justice, derrière la Prison qui brûlait, descendîmes la rue Havin pour gagner, enfin, la campagne par la ferme OUTREQUIN ".

Lorsque M. GUILLOUF et Mme (modiste rue des Images), ainsi que leurs deux aînés, entendirent les premières explosions, ils se levèrent en sursaut. Monsieur, peut-être encore somnolent, conseilla : " Ne t'affole pas, prends ta valise ". Mais Madame a la prescience du danger et se précipite en bas de chez elle, non sans avoir pris son premier jumeau avec elle (l'autre dormait au rez-de-chaussée ; ils ont l'un et l'autre deux ans). Dans sa précipitation, elle oublie les paquets préparés sur son comptoir. Puis elle descend quatre à quatre dans la cave de Mme Yvette BEAUGRAND. Son mari l'a rejointe et lui éclaire les marches. Un des jumeaux tombe, on le ramasse. C'est alors que M. GUILLOUF décide d'aller chercher Mme GOHIER, une voisine dont le mari était prisonnier, et qui, dans la soirée, avait demandé l'hospitalité au ménage GUILLOUF. Mais les bombes continuent à pleuvoir. M. GUILLOUF tombe décapité. Dans le même temps, sa maison s'écroule, entraînant dans la mort Mme GOHIER. Mme GUILLOUF a bien vu, dans la lueur des explosions, un homme s'effondrer, mais elle ne se rend pas compte qu'il s'agit de son mari, tant le bouleversement est grand.

Mme GUILLOUF, apeurée, se jette alors - toujours avec ses deux jumeaux, Renan et Michel et son autre garçon Claude - dans le jardin de Maître HARDOUIN, avocat, près de la fausse porte. Des voisins l'invitent à les suivre dans la maison de M. DECOTTIGNIES. Mais Mme GUILLOUF a peur des caves, maintenant qu'elle a vu comment s'écroulaient les maisons, (les familles FOUCHÉ, DUPONT, MASSON devaient y être écrasées dans la nuit). Un des garçons DEC0TTIGNIES resté suspendu dans son lit dut sauter pour sortir de cette dangereuse position. Le reste de la famille DECOTTIGNIES avait été tué dans le couloir.

Mais Mme GUILLOUF, dans son abri précaire, avait bien cru sa dernière heure arrivée et déjà recommandait son âme à Dieu, quand le souffle des explosions lui coupa, pour un moment, la parole. Elle alla ensuite se réfugier sous la Poterne où ses jumeaux ne cessèrent de hurler, trois heures durant. (L'un attrapa la coqueluche, l'autre la galle du pain). Pour éviter d'indisposer les autres occupants et surtout les Allemands, Mme GUILLOUF préféra sortir.

Qu'était devenu le premier des garçons, Daniel ? Il s'était trouvé pris sous les décombres de la maison DESNOYERS (car il prétendait que sa cave était supérieure à celle choisie par ses parents), puis dégagé par une nouvelle bombe, il avait rejoint sa mère dans la cave de Mme BEAUGRAND, quand elle s'y trouvait encore.

Chez Mme OBLIN, place Gambetta, on avait aménagé la cave après le bombardement de vingt heures en y apportant un peu de vêtements, des couvertures et du vieux mobilier. Lors du gros bombardement de la nuit, on arracha les enfants de leur lit pour les descendre promptement. Des voisins, estimant la solidité de cet abri voûté, se joignent à la famille OBLIN. Une lampe à pétrole éclaire cette petite humanité baignant dans la poussière, ébranlée nerveusement, ne sachant pas toujours contenir sa peur et criant parfois. Il faut calmer les plus excités. Pendant ce temps-là, les bombes soufflent la maison, obstruent l'escalier menant à la cave ainsi que les issues donnant sur la place...

Dans leur cave, rue du Château, Mme SANSON et sa maman Mme LEGROS, avec le petit Régis, comme tant d'autres personnes prises sous le tonnerre d'explosions, ne trouvent de recours que dans la prière : " Pressés les uns contre les autres, nous prions sans relâche ; nous égrenons chapelets et rosaires... Mon chapelet de communion n'a jamais tant servi durant ses quinze précédentes années d'existence que durant ces quelques jours.

" Parfois on croit que c'est bien fini, on se prépare de son mieux, on se fait des excuses réciproques. Régis, très calme, lui aussi, ne fait que répéter : " Prions, Maman, prions " ou bien : " J'aime encore mieux mourir, nous serons mieux au Ciel ". Réellement, nous nous voyons partir dans la tombe.

" Impression difficile à décrire.

" Puis le silence revient, on se palpe ; on est bien encore en vie, comme c'est drôle.

" Pourtant notre malheureux petit coin a été particulièrement arrosé, pulvérisé, et la droguerie de Mme DUCLOUÉ, face à notre maison, explosera longtemps, longtemps encore. Mais tout est maintenant consommé et les grandes grilles des Halles sont toutes tordues de la chaleur du brasier. Juste la largeur de l'étroite rue avec la cave où nous sommes emmurés vivants.

" Car la cave voûtée de la vieille cité de l'Enclos, avec ses murs de 1,80 m d'épaisseur, tient le coup, mais les pierres roulent de partout, de notre maison et des autres. Les trois soupiraux sont obstrués, l'escalier intérieur d'accès enfoncé par les murs écroulés.

" Emmurés vivants, couverts de poussière, les lèvres sèches, nous nous trouvons vite incommodés par l'asphyxie. Nous respirons de plus en plus péniblement : encore cinq minutes, encore deux peut-être...

" Tandis que l'incendie flamboie, que les lueurs rouges baignent tout dehors, les crépitements font rage, je regarde souvent l'heure : mais c'est impossible, la flamme de la bougie non plus ne peut survivre !...

" C'est alors que survient le miracle : des bruits, des pas, des voix...

" À nouveau galvanisés par l'espérance, on crie, on appelle : " Au secours ! au secours !... ". Une voix chevrotante répond : " Ah ! ma pauvre dame, c'est les pauvres bonnes sœurs qui essaient de se tirer de dessous leurs ruines... ". C'était sœur ROSALIE, peut-être 76 ou 78 ans. Les Religieuses Gardes-Malades étaient nos plus proches voisines à gauche.

" En hâte, trébuchant sur les gravats, elles se rendent à l'abri de Mme ALIBERT, le seul resté debout dans tout le quartier.

" Aussitôt après avoir débarqué son équipe, la Supérieure se précipite vers nous, se frayant passage à travers les câbles, les décombres, les lueurs rouges et les crépitements :

- " Que puis-je faire pour vous ?

- " Vite de l'air et un passage si vous pouvez ! Poussez la grande porte ! (heureusement la déflagration l'avait déverrouillée, car je l'avais fermée malgré l'interdiction allemande de laisser les issues non barrées - mais nous étions des femmes seules). Et si vous pouviez soulever la grande trappe, là ? Oh, merci, ma Sœur, nous sommes sauvés ! "

" La religieuse est déjà repartie veiller sur son troupeau et d'ailleurs sa position, ici, était plus qu'inconfortable !

" Comme il est bon de pouvoir respirer, bien que l'air ne soit pas très sain (mélangé de poussières, des plâtres et des torchis pulvérisés, du soufre dont le relent ne me quittera pas de sitôt, jour et nuit). Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines. Il nous faut atteindre le rez-de-chaussée et partir... avant le prochain passage d'avions. Une petite poutrelle de fer traverse ce plancher du rez-de-chaussée, pour y descendre, suspendus, les tonneaux de cidre. La grande trappe à deux battants qui constitue le plancher étant relevée, cette étroite poutrelle est " l'esplanade en vue " Il y a trois mètres du sol de la cave à cette poutre ! comment les combler !

Sur le tas de charbon, on entasse une chaise, puis une caisse. Hélas, on est loin du compte. Un petit tonneau debout permettra de faire la soudure. Ouf, j'y suis ! Avec la crosse d'un parapluie retrouvé accroché au mur, Maman soutient l'échafaudage. Après bien des rechutes - comme pour moi d'ailleurs - Régis arrive là-haut. Mais quand arrive le tour de grand'mère, il n'y a plus personne pour soutenir l'édifice. Efforts et invocations combinés réaliseront ce troisième miracle de la soirée - rendu plus difficile par les exigences de Maman qui ne veut pas partir sans sauver son oreiller et sa couverture ; c'est bien le moment ! et pourtant je devais me rendre compte par la suite que ce serait bien utile ! -.

" Mais un avion repique au cours de l'exercice de sauvetage, et je crois bien me rompre les os en me laissant choir au sol !

" Empêtrés dans les fils électriques et télégraphiques tombés du ciel par brassées, affolés par le crépitement, les flammes, l'effondrement fracassant des poutres tordues alentour, ce n'est pas le moment de nous attendrir à considérer ce qui reste de notre pauvre maison. Un coup d'œil soucieux aux voisins, avec lesquels on s'était promis assistance réciproque... Ils étaient partis depuis longtemps ! Sans rien dire aux femmes seules à côté ! ...

Il fait froid, Régis est en chaussons et pyjama. Courons vite voir s'il y a encore une petite place pour nous chez Mme ALIBERT.

" Oui, les réfugiés y sont déjà très nombreux, il y a des cas dramatiques, mais nous sommes bien reçus. Un grand blessé de la Défense Passive, roulé dans une couverture, gémit douloureusement dans un coin.

Le reste de la nuit se passe dans la prière, les chapelets sont seulement interrompus par d'effroyables chocs, suivis d'explosions ".

Le " JOURNAL " de Mme Bienaimé HENRY donne d'autres détails sur la maison de Mlle Alice ALIBERT : " Dès le premier choc, le toit oscille ; dans notre chambre, des bruits épouvantables, ouragans de vents, de sifflements. Impossible de se reconnaître. Un meuble de marquetterie de son salon, rempli de linge et collé le long du mur intérieur de la maison, se détache et tombe avec sa plaque de marbre. Nous nous habillons en hâte, éclairés vaguement par un ciel rouge. Nous descendons : plus de portes, plus de fenêtres. Nous sortons : toute la rue Henri Amiard était par terre, ainsi que le magasin de chaussures Niobey. De la chambre d'Alice, vision apocalyptique : toutes les mai. sons de la place Notre-Dame flambaient du haut en bas, ainsi que les rues du Château et Dame-Denise. Au sud, la rue Torteron en feu a communiqué l'incendie rue des Prés. Les flammèches grandes comme la main tombaient en pluie dans la cour d'Alice. Nous sommes restés cependant dans la maison jusqu'aux premières lueurs du jour. Cinq heures du matin : nous nous contentons lorsque le bombardement est plus fort de descendre et de rester abrités par le dernier tournant de l'escalier sur les quatre dernières marches. Les souffles d'air étaient des plus impressionnants. Nous avons eu à plusieurs reprises l'impression de notre dernière heure... et le bruit de plus en plus étourdissant durait toujours. À cinq heures, le toit de la maison voisine est en feu, le vent était des plus violents, il nous a fallu à ce moment dire adieu à la maison et aux souvenirs chers et précieux qu'elle contenait... ".

Aux Archives Départementales, où la disposition des lieux laissait croire à une protection efficace, un pan de mur s'écroula, toute l'encoignure vers la route de Carentan, écrasant une partie du sous-sol. Le petit Yves ENCOIGNARD, 8 ans, qui s'était endormi se réveille en sursaut, il voit du feu tout autour de lui. Une poutre s'abat sur sa tante et l'écrase. Mme L. ADAM est sérieusement blessée : deux côtes cassées, un trou dans la tête, une main brûlée... Comment s'en aller ? Il n'y a plus d'escalier ! Un plâtrier réussit à sortir et avec l'aide de M. L. ADAM, arrivé à la rescousse, dispose une échelle. lit alors commence la délicate évacuation des enfermés. Personne ne se souvient plus de l'ordre de sortie, mais les survivants se rappellent fort bien des conditions, M. CHAUVIN prend son petit-fils, Yves, sur ses épaules et se hisse au bout de l'échelle. Au moment précis où ils émergent, une bombe éclate et les projette tous les deux dans le trou qu'elle vient de creuser. Ils sont indemnes et partent en direction de Notre-Dame et du tunnel. Les blessures de Mme ADAM rendent l'escalade douloureuse, mais non impossible. Les choses semblent se compliquer quand il s'agit de la vieille maman BROTTIN disant : " Laissez-moi. Partez. J'ai envie de rendre " (à cause de l'odeur de phosphore). C'est pieds nus que les deux clames s'éloignent en direction des remparts, tandis que M. L. ADAM, inquiet pour son chien, demeuré à la chaîne, fait demi-tour. Elles traversent les Beaux-Regards sous une nouvelle pluie de bombes (qui empêchent M. L. ADAM de les rejoindre). Là des agents aident les personnes en danger à gagner le " Tunnel ". Mme ADAM, toute ruisselante de sang, y est dirigée. Mais dans l'émotion, elle perd sa vieille maman conduite vers l'abri de la maison LETENNEUR où pas mal de personnes se sont déjà réfugiées.

M. BRIARD écrit " La lueur des incendies éclairait le refuge par - les soupiraux. Par la cage du monte-charge, on sentait très nettement le souffle produit par l'éclatement des bombes. On entendait les avions piquer. À chaque passage, les respirations s'arrêtaient : la bombe qui venait de se décrocher était-elle pour nous ou pour un autre immeuble ? Elles ne reprenaient que lorsque le bruit de l'éclatement s'était fait entendre près ou loin. À un moment, alors que des prières étaient récitées par toute l'assistance entraînée par M. l'abbé MARIE, présent avec toute sa famille, M. LETENNEUR est descendu afin de distribuer des couvertures à ceux qui n'avaient pas cru devoir s'en munir - et ils étaient la presque totalité - ".

M. O. POTIER, aux côtés de son épouse, note : " Après minuit le bombardement a été terrible, les chutes de projectiles ne cessaient pas avec un fracas étourdissant, doublé du bruit de chute des glaces brisées du magasin et des débris de toutes sortes projetés par les explosions. Une torpille ou bombe a traversé les trois étages en ciment armé de l'immeuble et explosé au rez-de-chaussée, à quelques mètres de nous, les voûtes ont résisté... À une accalmie, le chauffeur de LETENNEUR, admirable de sang- froid, venait nous dire que toute la Place des Beaux-Regards était en flammes. Vers cinq heures, un immeuble de la rue des Prés, en face du magasin, commençait à brûler : aussi a-t-il été jugé nécessaire de quitter l'abri pendant une accalmie. Au dehors, le spectacle était effrayant : de la maison DELISLE à la bijouterie JACQUELINE, tout flambait, le grand immeuble des Assurances Sociales vomissait du feu par toutes ses fenêtres. Nous fûmes heureux de constater que le 19 de la rue des Prés (la demeure de M. et Mme POTIER) était intact : visible de la cave au grenier, il ne présentait rien d'anormal, même peu de vitres étaient brisées... Dans ma naïveté, je croyais toucher à la fin de l'action, et dans le but de prendre un peu de repos, nous nous sommes étendus sur un matelas dans le vestibule. Vers 7 h. 30, les avions revenaient et les chutes de projectiles nous entouraient... ".

La maison de Maître DELISLE, avocat, conseiller général et neveu du grand historien Léopold DELISLE, était certainement une des plus belles demeures de Saint-Lô. Le long des murs, des rayonnages supportaient une des plus riches bibliothèques de Basse-Normandie. Quant au plancher, il provenait d'une demeure habitée par Mme de Sévigné. L'incendie fut provoqué par trois bombes incendiaires, dont le souffle jeta brutalement à terre les gens abrités dans la cave. Mlle THOMAS eut le cuir chevelu arraché. Par les soupiraux on pouvait voir les lueurs sinistres qui dévoraient les parties supérieures de l'immeuble. Sur trois issues une demeurait accessible : les réfugiés en profitèrent dès qu'ils eurent compris que leur situation s'aggravait de minute en minute.

Mgr DE CHIVRÉ, sous la violence du feu a été obligé de changer plusieurs fois de refuge : "... par peur du feu, qui sans doute le toucherait (notre abri), nous allons dans l'abri de la Mairie, où on se sent en sécurité. Les avions sont revenus à diverses reprises et le feu est à la Mairie... je vais me réfugier dans l'abri de Mme DE GOUVILLE, où déjà beaucoup de personnes sont entassées. L'incendie fait rage : la toi. turc de l'abri brûle déjà, et deux bombes ont ouvert la voûte vers les portails. Notre-Dame du Pilier reste intacte. Les verrières sont toutes sautées ; hélas ! ce n'est que le commencement.

" Vers six heures il n'était plus prudent de rester en ville. J'ai essayé de sauver quelques petites choses, mais quand je m'éloigne, le presbytère est entouré de flammes de trois côtés... ".

La famille DE GOUVILLE, qui a supporté le bombardement sans trop de mal, commence à s'inquiéter quand elle s'aperçoit que le lierre qui grimpait le long des remparts, enflammé par le bas, fait torche et incendie progressivement les maisons du haut. L'évacuation est alors décidée. On passe par la Dame Blanche ; la Mairie flambe, une grosse poutre brûle dans le vide, menaçant d'écraser les malheureux passants. Le sol est déjà revêtu de débris de toutes sortes qui entravent la marche, au milieu desquels la grand'mère se traîne péniblement. " Oh ! mon Dieu ! j'ai perdu ma pantoufle ", s'écrie-t-elle soudain. Chose incroyable : on retrouve la pantoufle ! Alors la grand'mère s'asseoit tranquillement pour la remettre à son pied. Sur quoi s'asseoit-elle ? sur une bombe non encore éclatée... La gorge serrée, personne ne bronche. Finalement la pantoufle est ajustée et tout le monde repart... au milieu des cris et des appels des gens pris sous les décombres.

Rentrant au presbytère Notre-Dame, après minuit, M. l'abbé GAUTIER vicaire, eut le temps d'aller chercher les ciboires dans l'église pour les mettre en sûreté, de monter au second étage pour faire une petite valise de linge et de livres, puis de descendre à la cave. D'autres personnes s'y trouvaient déjà : Mme LECOMTE, employée, le jeune commis du presbytère et M. l'abbé Boité. Mgr DE CHIVRÉ, redoutant d'être enseveli, avait pris une autre direction. M. l'abbé GAUTIER était à peine arrivé que le bombardement commença. Tandis que tout craquait et croulait autour d'eux, les deux vicaires, à genoux sur des prie-Dieu (sur lesquels reposaient les ciboires), récitaient l'office des Matines.

L'effondrement des voûtes de Notre-Dame interrompt parfois la prière angoissée, qui reprend lorsque s'achève l'avalanche. Les derniers mots du Te Deum prononcés, les explosions se taisent. Les explosions mais pas le crépitement violent du feu qui dévore toute la partie supérieure du presbytère, encouragé par un fort vent de Sud-Ouest (on retrouvera dans les ruines des pièces fondues et soudées ensemble).

On sort du refuge par trop menacé maintenant. Il est peut-être deux heures du matin. Les deux vicaires se hasardent à chercher le Saint-Sacrement et les reliques dans l'église déjà bouleversée. En sortant ils entendent des voix qui s'égosillent dans l'atmosphère enfumée...
Plusieurs familles s'étaient aussi précipitées dans leurs caves voûtées, situées à proximité des remparts. En particulier les MARQUE et les HÉBERT. Elles se virent bientôt prisonnières des décombres. Pas d'outils pour se frayer un passage. On déblaie à la main : vrai travail de taupe.
À force de persévérance, un vide est exploité, malheureusement trop étroit... sauf pour une vieille demoiselle, tante de la famille MARQUE.
Elle demande alors du secours à tous les échos, qui ne résonnent que du crépitement des flammes... quand surgissent les vicaires et leur petit groupe. On s'empresse d'aller chercher des pelles et des pioches dans le jardin du presbytère pour élargir l'issue. Il faut se rendre à l'évidence : plusieurs emmurés (famille HÉBERT) ont péri sous les décombres. Pour eux l'abbé GAUTIER donne l'absolution à travers les débris.

Le travail de déblaiement se poursuit, lentement et péniblement, quand, de nouveau, les explosions broient les ténèbres. Pour éviter d'être hachés par la grêle de feu, les sauveteurs se faufilent rapidement dans une autre cave proche et moins menacée, celle de l'Hôtel de Ville. Non sans avoir fait passer les outils par un soupirail. Ce qui permet, finalement, à la famille MARQUE de rejoindre à son tour la cave de la Mairie... jusqu'au moment où l'incendie, s'élargissant, menace ce nouvel abri. Tout le monde en sort. Les uns iront vers les magasins LETENNEUR, comme les MARQUE ; les autres vers Saint-Georges, comme le groupe du presbytère.

Dans son " Journal ", Mme Bienaimé HENRY évoque le sort de sa fille Germaine et de son gendre, Paul FLAMARY, qui résidaient également dans l'Enclos, 4, rue du Rouxelet : " Après le bombardement de 8 h. du soir, ils avaient hésité à se coucher. Roger (un de leurs enfants) qui avait de la bronchite avec 38°5 de fièvre avait été transporté dans le bureau de Louis, dans la grande maison, 2 rue du Rouxelet (chez Mme Louis ALIBERT), les autres étaient restés debout. Dès 1 h. du matin, ils sont tous descendus dans la cave de Berthe (ALIBERT). Germaine s'est précipitée vers Roger et l'a enveloppé dans une couverture. En passant dans le corridor l'escalier s'est effondré ; tous deux, Germaine et Roger, ont été couverts de gravats. Roger a été légèrement blessé à un œil. Paul, heureusement, est arrivé à leur secours, car tous commençaient à suffoquer et Germaine avait peine à retrouver l'entrée de la cave. Roger a été étendu sur une chaise longue, dans le caveau, pour le mettre à l'abri des courants d'air ".

M. et Mme FLAMARY avaient été bien inspirés de s'abriter dans la maison voisine, car la leur fut sérieusement touchée : " le toit avait glissé vers l'Ouest. La maison était en deux. Une bombe était tombée côté jardin ".

Rue des Images, trois voisins de Mme LEROY demeurés au second étage en descendirent plus vite qu'ils ne l'auraient désiré, au beau milieu des explosions. Deux rejoignent la cave, mais la troisième personne, Mlle LEFAUCHEUX, s'y refuse. Tandis que Mme LEROY essaye de la convaincre, une bombe arrive de plein fouet sur les proches décombres. Mme LEROY n'a que le temps de se jeter à plat ventre - sur la trappe qu'elle avait étayée -. Mlle LEFAUCHEUX, moins heureuse, fut tuée sur le coup. On la reconnut plus tard à une main qui dépassait des décombres.

Dans la cave l'atmosphère devenait lourde, polluée de poussière. Fille de pompier, Mme LEROY conseilla de mettre un mouchoir sur la bouche, pour n'en pas avaler. Cela n'empêchait pas certains de geindre ou de crier. Alors Mme LEROY se fâchait : " N. de D.. vous feriez mieux de dire votre chapelet ! ".

Lorsque s'établit la première accalmie (vers 0 h. 30, pense le témoin), la plupart des témoins voulurent quitter la cave. Partant en éclaireur, G. L... sortit par un soupirail. Voyant la rue de la Paille en feu (maison Mathieu) et les sœurs se diriger sur la cave ALIBERT, il conseilla d'en faire autant. Son conseil ne fut d'ailleurs pas suivi. En revenant dans la cave pour rendre compte de ses observations, il s'empala l'œil sur un morceau de fer qui dépassait et que l'obscurité lui cachait. Blessure horrible entre toutes.

M. et Mme LEROY sortirent les derniers... en oubliant valise et argent. Les décombres obstruant la trappe de la rue des Images, c'est par la rue de la Paille que se fit l'évacuation. Mme LEROY 'I'a faite pieds nus.

On gagne donc la rue Dame Denise. Un cri étouffé : " Au secours ! Au secours ! ". Il provient de l'Inspecteur d'Académie. Puis, aussitôt après, une voix fluette : " Sauvez mon papa, sauvez mon papa ! ". M. CLERGEAUD qui se trouvait aussi à proximité répondit :

On arrive " Effectivement, sur le parvis de Notre-Dame, passent des hommes de la Défense Passive. Rapidement, ils sont mis au courant de la situation et sauvent le père et la fille. Hélas ! d'autres personnes, enfouies plus profondément, et sans doute blessées grièvement, ne purent être retirées.

Au n° 15 de la rue des Images, le cataclysme avait réveillé en sursaut Mme Y. BEAUGRAND et ses voisins... Une première bombe ferme l'issue de la cave, mais une seconde rouvre tout. Une personne est blessée à la jambe. Les planchers s'effondrent et les étages dégringolent, mais l'essentiel de l'architecture demeure. C'en est trop pour ceux qui s'abritent en dessous et qui ont compris qu'ils pouvaient bien s'y trouver ensevelis. À la première accalmie, tout le monde évacue. On veut gagner le bas de la route de Carentan, mais quelqu'un annonce : " Tout le bas de la route vient d'être bombardé, surtout n'allez pas par là ! ".

On remonte donc en direction de la Place des Beaux-Regards où une pauvre femme crie : " ma sœur est sous les décombres "...

LA PLACE DES BEAUX REGARDS :

Donc après le premier déferlement de fer et de feu, beaucoup se précipitent dehors, pour échapper au sort affreux de ceux qui se sont trouvés pris sous les éboulements de leur maison. Beaucoup aussi, surtout ceux qui quittent l'Enclos, passent Place des Beaux-Regards. Tous conservent le souvenir du décor d'enfer qui l'encadre, dominé par la magnifique maison de Maître DELISLE transformée en brasier.

" Les flammes ne s'élèvent verticalement ", dit Mme LE GRAND, " qu'à la hauteur d'un premier étage environ ; ensuite elles forment une voûte horizontale multicolore et très lumineuse. Je la revois nettement cette voûte ".

La progression des évacuants se heurte à toutes sortes d'obstacles. M. LEFRANÇOIS les décrit ainsi :

" Les pavés étaient recouverts entièrement d'une hauteur impressionnante de poussière provenant des décombres des maisons. À chaque pas on se trouvait empêtré par des fils électriques ou autres, et l'on risquait aussi de rouler dans un entonnoir de bombe ou de heurter des bouts de poutres ou de chevrons ".

Dans ces fils électriques, Mme LEROY se déchire les jambes. Une tôle qui voltige s'abat pas très loin...

" Mais ", ajoute M. BRIARD, " cette foule ne s'arrête pas, elle se dépêche afin de s'éloigner au plus vite au cas où les avions reviendraient. Et du bas des rampes, les mêmes que celles qui existent encore, cette foule se sépare, les uns partant en direction d'Agneaux, sans doute avec l'intention de gagner Coutances, et ensuite Hauteville ou Coutainville, où un certain nombre savent aller (en famille ou dans des résidences secondaires). D'autres, comme nous, prennent la route de Villedieu. En nous retournant, nous voyons l'Enclos illuminé par les lueurs. Pour comble de cauchemar, le vrombissement continuel et assourdissant des vagues d'avions... ".

Un troisième courant se détache encore : celui que suivra le groupe de M. LEFRANÇOIS. On entend dire, en effet, que les Allemands acceptent les Français dans le " Tunnel ". La rampe est vite descendue et quelques instants après, une vingtaine de personnes s'ajoutent aux trois ou quatre cents qui s'y trouvent déjà.

RUE PORTE DOLLÉE :

Comme dans bien d'autres lieux, l'éclatement des premières bombes fit 'sursauter tout le monde. Pour Mme ANDRÉ mère qui sortait de son premier sommeil, ainsi que pour sa fille Alice qui la veillait, habillée, la fuite n'était plus possible. Dans le fracas des détonations et la vibration des secousses, les deux femmes ne virent d'autre ressource que de se serrer l'une contre l'autre, avec l'impression de se protéger mutuellement, tout en invoquant le saint patron de la ville.

Tout voltigeait alentour. Le souffle projeta les portes de l'armoire jusque dans un petit cabinet de toilette...

Après la première rafale, on profita de l'accalmie relative pour sortir. Il n'y a plus besoin de pousser la porte : gille n'existe plus ! En face, il n'y a plus de maison non plus. Mais des tas de pierres qu'éclairent les lueurs de l'Enclos. Pour progresser, il faut s'agripper, monter, descendre... Avec la pauvre maman de 84 ans. L'impression qui marque le plus les deux femmes est celle d'une immense solitude. Elles se retrouvent terriblement seules dans ce décor de malheur. Un chat lui-même ne saurait s'y montrer. " Où allons-nous ? Qu'allons-nous faire ? " demandait la vieille dame qui ne comprenait rien à ce cauchemar survenu au milieu d'un sommeil qui avait pourtant commencé comme tous les autres. Arrivées au bas de la route de Carentan, les dames s'assoient sur une pierre et regardent rougeoyer le brasier de la cité. Puis elles remontent la route jusqu'à la maison HERVÉ. Des matelas sont aimablement mis à leur disposition. C'est alors que Mlle Alice découvre leur dénuement : elles sont parties les mains vides. Courageusement, elle décide de faire en sens inverse le chemin et de revenir chercher quelques papiers, un peu d'argent, des vêtements chauds pour la maman. Hélas ! La valise si minutieusement préparée pendant la journée se trouve maintenant dans un endroit impossible à atteindre. Et il faut improviser le paquetage. Une autre expédition sera nécessaire dans la matinée pour ramener quelques vivres.

DANS LA VIEILLE TOUR :

Elle se situait alors dans les jardins de la Préfecture. Après l'affaire de vingt heures, le Secrétaire Général et plusieurs fonctionnaires, dont M. PRIGOUT y avaient fait transporter des couvertures. Le soubassement avait été aménagé en abri. Une capsule de béton le coiffait et en doublait la sécurité. À la tombée de la nuit, les fonctionnaires cités et parfois leur famille s'y tenaient donc. Ils se trouvèrent très vite entourés par les premières bombes puisque celles-ci dégringolèrent sur l'Enclos. Pratiquement encerclés, dans l'impossibilité d'aller plus loin. L'un d'eux, faisant office de guetteur, disait : " M. le Secrétaire Général, les Archives brûlent ! ". " M. le Secrétaire Général, la Préfecture brûle ! ". " M. le Secrétaire Général, la Prison brûle ! "... La chaleur de la fournaise parvenait jusque dans l'abri et altérait fortement les assiégés. Les bombes les encadrèrent, très près quelquefois, mais aucune n'atteignit directement la tour. Si bien qu'à l'aube, le groupe put gagner la rue des Petits Noyers et la maison MADELEINE à la Petite Suisse, où il y avait déjà beaucoup de monde.

La Prison-Tombeau.

Après l'alerte de 22 heures, FRANCK s'était endormi tranquillement. Le réveil, au milieu de la nuit, fut brutal :

" Les murs de la prison, épais de plus d'un mètre et demi, tremblent sur leurs bases. À travers les explosions, on entend le ronronnement qui planent au-dessus de la ville. Des débris passent à travers les planches qui bouchent la fenêtre. FRANCK regarde : la ville brûle, mais la vieille prison semble tenir. Par un trou de souris, il communique avec la cellule d'en dessous... ils sont à six.

" CUNY et ses camarades ont pris la décision de sortir de cette cellule où ils risquent d'être écrasées. La porte est épaisse, énorme. Avec des pieds de châlit, ils tentent de la forcer. Elle craque, se fendille, mais ne bouge pas. Les pieds cassent les uns après les autres. Les prisonniers y mettent le feu avec des allumettes qu'ils avaient réussi à dissimuler, après avoir enflammé leurs paillasses. Au bout de quatre heures d'efforts, le verrou du haut cède. La prison n'est plus qu'un brasier, les bombes explosent encore à raison d'une toutes les cinq minutes.

M. Rossi dans les ruines de la Prison

" CUNY se précipite avec son fils et son camarade Jean VAUZELLES jusqu'à la cellule n° 7 qui est au premier étage et renferme le lieutenant FRANCK ainsi qu'un gendarme de Valognes, LE COADOU. La porte de la cellule tient bon. CUNY se souvient qu'il a été employé à travailler dans le jardin, il sait où trouver une pioche, il court et libère les deux prisonniers. Il faut partir...

" Mais des plaintes, des appels, viennent de l'autre côté de la prison. CUNY et son fils y courent. FRANCK et LE COADOU sont séparés d'eux : la voûte centrale vient de s'effondrer dans un fracas épouvantable. CUNY voit des cadavres partout. Il entend des cris : quelques prisonniers sont encore vivants, ensevelis jusqu'aux épaules, incapables de se dégager. Il délivre le Dr PHILIPPE, un prisonnier du nom de LESEIGNEUR. Puis tous se mettent à la tâche et, enlevant pierre après pierre, ils réussissent à dégager le sous-préfet de Cherbourg, M. AUDIGIER, ainsi que M. LEBOULANGER et d'autres victimes qui gémissent. On les transporte près d'un entonnoir creusé par une bombe, afin de les mettre à l'abri des flammes et des pans de murs qui s'écroulent à chaque instant. Les avions sont partis, mais des bombes à retardement éclatent l'une après l'autre. Les malheureux sont criblés de cailloux, de morceaux de bois enflammés.

" CUNY envoie son fils chercher du secours en ville, ne fut-ce qu'un verre d'eau. Le jeune garçon ne rencontre personne d'autres que les Allemands à qui il demande de venir sauver les prisonniers ; les Boches ricanent : " Les Français peuvent bien crever là-dessous, nous autres. on s'en f... . ". Après quoi ils gardent le jeune CUNY et ses deux compagnons Louis BARBIEUX et Jean BERTRAND.

" À bout de forces, ne voyant personne revenir, CUNY et ses camarades valides décident de partir. Il est 8 h. 30 du matin... ".

La libération de M. GABLIN devait être plus dramatique encore :

" Dressés sur nos couchettes, nous attendons avec anxiété la suite des événements, car les coups les plus proches nous ont déjà ébranlé douloureusement la tête. Soudain, un vacarme épouvantable. Le mur du sud, celui du couloir s'est incliné sur nous ; le Docteur (LESAFFRE) et moi nous crions : " Mais il vont nous tuer ! ". Puis plus rien.

" Des survivants m'ont relaté ce qui suit.

" Plusieurs bombes de fort calibre ont atteint la prison, en plein sur les chambres 10 et 11, face à notre cellule provoquant l'effondrement du bâtiment et pulvérisant la porte de la chambre 12, d'où les prisonniers, au nombre de quatorze, fortement commotionnés, mais non blessés, sont sortis immédiatement.

" L'escalier étant détruit, ils ont cherché à gagner l'extérieur et ont atteint, sans s'en douter, notre cellule, dont le plafond et le toit ont complètement disparu. Un trou béant occupe la moitié du plancher du côté de la porte, qui est toujours solidement fermée et, à l'emplacement de ma couchette, s'élève maintenant un monceau de pierres provenant du mur Nord qui s'est effondré sur moi.

" Le Docteur, que 'l'explosion a précipité dans le vide à travers deux étages, mais qui a eu seulement un doigt brisé, est remonté et a appelé au secours. De braves camarades..., venant de la chambre 12, ont répondu à son appel. Sur ses indications, malgré le bombardement qui fait rage, ils déblaient les pierres qui me recouvrent et atteignent ma tête. D'une large blessure, le sang coule abondamment, je suis sans connaissance, mais reprends mes sens juste assez de temps pour répondre convenablement à une question que me pose le Docteur. Encouragés, mes sauveteurs s'affairent. je suis pris entre deux paillasses, ce qui m'a évité un écrasement complet, mais je reste inerte, et de ma blessure le sang coule toujours. Plongé dans une sorte de coma, je suis totalement inconscient. M'emporter est impossible... Mes sauveteurs ont l'impression... que je n'ai sans doute plus que quelques heures à vivre. Aussi m'ont-ils abandonné à mon sort non sans avoir, toutefois placé quelques planches au-dessus de ma tête, pour me protéger éventuellement contre les chutes de pierres.

" Vers 4 h. 30, le Docteur est revenu avec un volontaire pour s'inquiéter de moi. Il m'a appelé. Je n'ai pas répondu. j'étais absent...

" Il fait maintenant grand jour. J'entr'ouvre les paupières, très peu, car elles sont écrasées, mais je distingue cependant nettement les objets qui m'entourent. Plus de plafond, plus de toit, le soleil dore la crête dentelée des murs où de grosses pierres se tiennent en équilibre. miraculeusement... Silence partout... Je réalise ce qui est arrivé. Mais une pluie d'or, dont les gouttes piquent, s'abat tout autour de moi. J'éprouve une vive douleur au cou. J'y porte ma main blessée et saignante avec beaucoup de peine. C'est le col de ma chemise, où s'est introduite une flammèche, qui brûle lentement. En appuyant mon cou sur le bord d'une planche, j'éteins ce petit foyer. Le sang coagulé sur ma tête forme avec mes cheveux comme une calotte. Je respire difficilement, mon coude est douloureux et ma clavicule gauche nie fait mal. Mais il pleut toujours des flammèches qu'un violent vent du Nord apporte de la Préfecture en flammes. l'appelle au secours... Peine perdue.

" La paille qui s'est échappée de la literie éventrée menace à chaque instant de prendre feu ; avec mes pieds, je m'efforce d'éteindre ces débuts d'incendie.

" Il pleut toujours des flammèches et j'éprouve le sentiment que bientôt je ne serai plus maître de la situation. Soudain une liasse de papiers enflammés s'abat sur ce qui reste de la paillasse du Docteur, dans un endroit inaccessible pour moi. Une flamme s'élève. Vais-je être brûlé vif ? Non je ne veux pas mourir ici. je rassemble toute mon énergie. J'essaie de me hisser sur les planches qui protègent ma tête, pour atteindre le sommer du mur. Impossible, mes chaussures glissent... Avec beaucoup de peine, d'application, j'ai réussi à délacer mes chaussures. Je vais maintenant tenter à nouveau l'escalade. Miracle ! mes chaussures ne glissent pas ! Me voici sur la crête branlante du mur... je contourne le couloir, toujours sur la crête des murs. Me voici au milieu de l'énorme cloison qui séparait la chambre 10 de la chambre 11. Celles-ci ont complètement disparu, et je ne distingue, à cinq mètres de moi, à droite comme à gauche, qu'un fouillis inextricable de pierres, de planches brisées et de tiges de fer provenant des couchettes métalliques, qui se dressent vers le ciel, comme des lances.

" Par bonheur, une énorme poutre s'appuie encore sur le mur, l'autre extrémité s'enfonçant dans les décombres. Si je l'atteins, c'est le salut ! Après des difficultés inouïes et des prodiges d'équilibre, je touche la poutre providentielle. Hourrah ! me voilà à cheval dessus et je commence la descente. Mais ma main refuse d'obéir, une vive douleur me fait lâcher prise et je bascule la tête la première dans le vide. Par quel miracle suis-je tombé sur les pieds, puis sur le dos sans rien me briser ? Je ne saurais le dire.

" Je me relève et aperçois trois cadavres sur ma droite. Je reconnais parfaitement celui qui est couché sur le ventre, par le tissu caractéristique du complet. Je fais quelques pas dans cet amas invraisemblable de matériaux, et vais me diriger sur le fond de la cour, dont le mur présente une large brèche. Mais qu'ai-je entendu ? On m'appelle ? Je cherche d'où vient la voix. Oui quelqu'un est vivant, là, et m'appelle par mon nom. La voix provient d'un trou creusé dans les décombres. Je m'approche et aperçois un homme jeune, dont je ne sais pas le nom, mais qui, lui, me connaît bien. Il est étendu sur le dos, les jambes et le corps pris jusqu'à la ceinture sous un énorme amas de matériaux. Près de lui, le buste émergeant d'un enchevêtrement de fers et de planches brisées, un homme, un colosse, est là, qui s'agite, vainement, pour se dégager de l'étau qui l'étreint. Il roule des yeux terribles, se soulève sur les coudes et retombe avec un gémissement. Je lui adresse la parole. Il me répond par des phrases incohérentes.

Le bombardement a repris avec violence. Je me glisse dans le trou où l'homme est couché et je lui pose quelques questions. Il parle très raisonnablement et me dit ne pas se sentir blessé, mais être pris sous une porte qu'un énorme amas de pierres recouvre. Je vais chercher du secours.

Après bien des difficultés, j'atteins la cour de la prison, je contourne un énorme trou de bombe où sont étendus quelques camarades blessés qui m'ont adressé la parole, ce qui ne m'a laissé aucun souvenir et je me dispose à franchir le mur éboulé qui fermait la cour vers le Sud. La tentative est périlleuse, l'éboulis descend jusqu'à la rue Havin et si je fais un faux pas, je roule à dix mètres plus bas. Mais la chance me favorise, me voici boulevard Clément, j'escalade les blocs énormes du Tribunal qui couvrent le sol, et j'arrive à la place Dussaux...

" J'ai appris plus tard que des sauveteurs étaient venus quelque temps après mon départ, qu'ils avaient dégagé les cieux hommes pris sous les débris de la prison ; le plus âgé, ROUELLE, de Torigni, est décédé le lendemain à l'ambulance du Haras ; le plus jeune, MORICET, de Guilberville, une fois libéré, s'en est allé, seul, et est tombé mort à quelques mètres de la prison. Les camarades réfugiés dans le trou de bombe ont été reconnus l'après-midi et sauvés ".

Avec les Sergents de Ville

On ne peut quitter la Prison sans rappeler la triste fin de cinq gardiens de la paix, survenue dans son voisinage. En effet, après le bombardement de vingt heures, un groupe de cinq agents avait reçu la consigne de veiller à la protection des immeubles touchés afin d'éviter le pillage. Ils étaient donc encore en service au moment du bombardement nocturne. Aux premières bombes, ils coururent s'abriter dans la tranchée creusée sur le boulevard Clément, au-dessus de la rue Havin et derrière les hauts murs de la Prison. Elle était partiellement couverte. Malheureusement l'éboulement des lourdes pierres de la Prison et du Palais de Justice écrasa ceux qui s'y étaient abrités. Quatre agents - qui venaient d'être nommés à Saint-Lô - furent tués :

LE QUERTIER

PIERRE

DE SAINT-DENIS

DESCOTTES

Un seul en réchappa, LACOLEY, mais il avait été sérieusement comprimé par le souffle, enterré, puis déterré : il se retrouva projeté rue Ravin, le casque défoncé. Fortement commotionné, il mourut plus tard des suites de la compression subie. C'est lui qui expliqua la fin de ses camarades et facilita la découverte de leurs corps.

Dans la nuit, d'autres agents se trouvaient en service près de la Place des Beaux-Regards pour orienter le flot des sinistrés vers le " Tunnel ". Un de ces gardiens, GUYAT, se trouva projeté par le souffle d'une bombe rue de la Poterne.

Rues du Théâtre, Saint-Thomas et de la Herbaudière

À la première accalmie, un des membres de la Défense Passive qui déblayait rue Jules Guilbert, M. Adrien GODEY, inquiet de ce qu'avaient bien pu devenir sa femme et .ses enfants, redescendit rue du Théâtre. Cruelle découverte : sa femme et tous ses voisins avaient été brûlés vifs... Les gosses, se précipitant de toute la vitesse de leurs petites jambes, avaient échappé à l'hécatombe. Affolés, ils cheminèrent jusqu'à la ferme du Bois Jugan où on ne les retrouva qu'au petit matin. Comme si tant de sacrifices ne suffisaient pas, une nouvelle bombe tomba, tandis que M. A. GODEY mesurait l'étendue de son infortune. Un éclat lui broya le coude, ajoutant à sa peine morale une vive douleur physique.

Un autre souvenir, tragi-comique, s'attache encore à ce secteur. Il est rapporté par M. FAUDEMER : " Tout à coup je pensai au théâtre où nous avions prévu de nous retrouver le lendemain pour ranger les costumes du spectacle. Nous sommes allés à quelques-uns dans les décombres du théâtre. Les malheureux costumes étaient éparpillés. La plupart étaient détruits.

Mais dans mon dénuement j'ai été tout heureux de trouver, ainsi que deux de mes compagnons, une cape et de fausses bottes de mousquetaires du roi ! ".

Revenant de Béchevel, M, BOUDET, pompier, repassa chez lui, rue de la Herbaudière (sa maison occupait l'emplacement du petit parterre actuel). Il entend des gémissements tout près de là : un homme a les jambes prises sous un mur effondré. C'est M. LEMASSON, libraire, père de l'imprimeur bien connu. À force de remuer, ses chairs sont meurtries. M. BOUDET, aidé de M. PATIN, travaille à le dégager. Le blessé, sentant qu'on le délivre, reprend espoir. Mais sitôt libéré, ses forces l'abandonnent, il s'évanouit pour ne plus jamais se relever.

À côté, un autre cas non moins tragique, celui de Mme PASPET, sa voisine. Le souffle l'a projetée dans une citerne située à l'entrée de son jardin d'agrément. Le feu et l'eau se sont concertés cette fois pour commettre le même méfait. Le corps est repêché par les deux valeureux pompiers.

Rue Torteron

De retour de la rue Jules Guilbert, M. BRIÈRE passait rue Torteron quand tournaient déjà les avions de la catastrophe. Il fila bien vite par une impasse qui conduisait chez le Dr LETURC (les Myosotis actuels). Il y fut rejoint par un chapelet de bombes dont chaque grain progressait en sa direction. M. BRIÈRE croyant sa dernière heure venue attendait le coup final. Il n'eut pas lieu pour lui : l'ultime explosion de la série se fit à une cinquantaine de mètres du mur où il avait trouvé refuge. Il reprit ensuite son chemin vers la rue Valvire (où il n'allait plus retrouver de maison...).

Mme Vve LEGAGNEUR, qui habitait 28 rue Torteron, dessous la rue Porte-au-Lait, s'était réfugiée à vingt heures dans une des caves aménagées dans l'épaisseur des remparts. Il y en avait là plusieurs, séparées les unes des autres par des marches. C'est la dernière, la plus profonde, que Mme LEGAGNEUR, ses enfants ainsi que la famille LELONG - qui comportait un petit infirme - élurent pour s'abriter au milieu de la nuit.

Pour Mme LEGAGNEUR, les choses se compliquaient du fait que ses deux garçons se cachaient chez elle pour échapper aux Allemands et que... dans la même maison, une dame Y... travaillait pour un organisme pro-allemand. Albert LEGAGNEUR, en particulier (de la classe 41), avait été arrêté en 1941 pour avoir sorti d'une cave des bicyclettes qu'il trouvait gênantes. Il était resté incarcéré trois mois. Un peu plus tard, il partait, au titre du S.T.O., en Allemagne. Mais, à la faveur d'une permission, il se refusa à reprendre le chemin du travail obligatoire.

Or, justement, en descendant de sa chambre, au moment de l'alerte, il rencontra Mme Y... dans l'escalier ! Mais à ce moment, le principal était de se mettre à l'abri le plus tôt possible !

Au cours du bombardement, la maison tout entière s'effondra au-dessus des caves. La malheureuse lampe à pétrole, source unique de lumière s'éteignit, tandis que tout le monde baignait dans un nuage de poussière. Paniquée, une dame LELONG saisit Albert LEGAGNEUR au cou, si fort qu'elle faillit l'étouffer.

Pourquoi Albert ? Parce que son séjour en Allemagne l'avait déjà initié aux situations de ce genre et qu'il avait emporté avec lui un masque à gaz et une pioche. Celle-ci devint précieuse pour élargir une excavation qui s'était produite du côté de la rue et par laquelle finalement tout le monde put échapper à l'ensevelissement. L'incendie ravageait les maisons voisines et il fallait faire attention aux poutres incandescentes qui dégringolaient ici et là.

Le R.P. PONT (dans l'abri du cinéma PENEZ) décrit ainsi la scène : " C'est alors que nous perçûmes le sourd grondement des avions, le râle des descentes suivies de détonations de bombes nous encadrant de tous côtés, le nuage de poussière envahissant l'abri, attestant que le point d'impact était tout proche. .Il n'y eut pas de cris d'angoisse, mais spontanément et sans respect humain, tous se mirent à prier.

" Combien de temps dura ce bombardement, je suis incapable de le dire, tant les minutes paraissaient longues. Quand nous eûmes l'impression que c'était fini, nous éprouvâmes tous le besoin de sortir de notre abri, pour retrouver l'air libre et nous éloigner de la ville. Suivant la rue Torteron, nous avons constaté que la moitié de la maison où nous habitions était encore debout, tandis que l'autre n'était que ruines. Nous avançons dans une rue Torteron plongée dans la nuit. Le seul bruit, dans un silence de mort, est celui de l'eau qui s'écoule des canalisations disloquées des immeubles. J'aperçois une lueur de commencement d'incendie à un arrière d'immeuble. Nous remontons la côte d'Agneaux ".

Au 45 de la même rue, dix-neuf personnes rassemblées chez M. et Mme LECLERC, crurent vivre également les derniers instants de leur existence. Car tout le monde était bien convaincu qu'il valait mieux demeurer à Saint-Lô pour y attendre les Américains qui ne sauraient tarder. Mais lorsque à 22 heures de nouvelles bombes tombèrent sur la ville, M. Michel LECLERC dit : " Attention, maintenant il faut se mettre à l'abri ". L'escalier fut choisi comme lieu de refuge : construit en énormes dalles de schiste, se vissant entre des murs épais, il apparaissait comme l'endroit le plus résistant de la maison. Chacun disposa un siège sur une marche. Parfois deux personnes se partageaient la même marche. M. LECLERC distribua quelques tabourets d'imprimerie. Mlle Yvonne FÉLIX, qui avait du mal à s'accroupir, en reçut un. C'étaient des tabourets métalliques, assez hauts sur pieds (détail qui devait avoir une conséquence heureuse). Une lampe à pétrole éclairait la scène. Jean LECLERC, toutefois, ne se trouvait pas tellement à l'aise et dit : " On est trop tassé ; j'ai envie de dormir ; je remonte au premier étage pour me coucher ". Le sommeil ne dut pas être très long, puisque, au premier raid de la nuit, la partie supérieure de l'édifice fut touchée. Toute la réserve de papier rangée au grenier s'affaissa avec lui !

" Au deuxième raid, le second étage est décapité. Tout dégringole : plâtras, madriers... Par une fente de la boîte aux lettres qui jetait une lueur, Yvonne FÉLIX s'aperçoit que sa sœur n'est plus à côté d'elle, et se demande où elle a bien pu passer. Au troisième raid, le tassement des débris et des gravats s'accentue. Sous les coups répétés, les dalles se sont mises à glisser. Certaines arrivent dans le dos de M. Michel LECLERC qui s'efforce, en s'arc-boutant, de les contenir. Mlle Aug. NOEL, se couche sur la petite Cécile pour la protéger. Terrorisée par le fracas des explosions, la pauvre gamine demande : " Est-ce qu'on va partir vers le petits Jésus ? "

À la quatrième chute de bombes, une fenêtre située entre le premier étage et le rez-de-chaussée voltige et l'avalanche de décombres finit de fossiliser les malheureux accroupis sur leurs marches. Plus rien au-dessus des têtes que le ciel qui rougeoie d'un éclat sinistre. À la faveur de la clarté intense, on s'aperçoit que deux jeunes filles manquent : Mlle Georgette FÉLIX et Jacqueline LECLERC (8 ans) ! Quelqu'un crie. " Taisez-vous ", lui répond Michel LECLERC, " qu'on entende ! ". Il a d'ailleurs appelé son frère Jean qui ne répond plus. Mais peut-être qu'en dessous du tas de décombres se trouvent celles qu'on cherche !

À ce moment arrive M. Joseph LECLERC, de retour du Bon-Sauveur où il s'est prodigué sans compter. Il aperçoit le mur arrière de sa maison, encore debout (l'effondrement s'est produit à l'intérieur) : " Ma maison, ma vieille maison est là, masse noire entre deux grands incendies. Je tremble à l'idée que les miens et les amis réfugiés chez moi ne soient blessés ou tués. Que vais-je trouver ? J'ouvre et traverse une pièce. Je pousse une porte intérieure qui donne accès à l'escalier... et découvre le vide, le ciel rouge, la ville en feu. Ma maison a été coupée en deux et c'est sous cette partie écroulée que sont les miens.

" Moment d'effroi... Puis je saute dans les décombres, j'appelle, je hurle. Ils sont dix-sept sous les amas.

Une voix, une seule voix me répond.

- Vite, nous sommes ici.

- Tous vivants ?

- Oui.

- Blessés ?

- Je n'en sais rien. Il y en a qui sont enterrés sous les pierres... ils répondent encore ".

Effectivement, depuis le premier raid, et sans que personne ne s'en soit aperçu, Mlle G. FÉLIX et la petite LECLERC, se sont trouvées pliées " en accordéon ", une plaque de schiste sur le dos. Comprimées dans ce réduit inconfortable, les deux malheureuses vécurent la suite du bombardement... entendant tout ce qui se passait au-dessus d'elles, mais n'arrivant pas à se faire entendre : près d'un mètre de terre et de gravats allait finir par recouvrir ce qui prenait de plus en plus l'aspect d'un tombeau... La respiration commençait à manquer aux enterrées vivantes quand le sauvetage débuta. Mlle Georgette FÉLIX entendit la voix de M. Michel LECLERC qui appelait : " Georgette, m'entendez-vous ? " - " Oui ", répondit-elle, " mais dépêchez-vous, car j'étouffe ! ". Soudain sa sœur sentit les petites mains de Jacqueline s'accrocher à ses jambes. Les pieds du tabouret l'avaient heureusement protégée contre la chute des pierres. On se dépêche de déblayer tant bien que mal et d'extraire la petite fille. Tout d'un coup, sortant des plâtras, une main ! Une main comme en aurait peint un surréaliste ! Mais une main crispée écrasant l'angoisse entre ses doigts. " C'est la main gauche ", constata Yvonne FÉLIX, " la tête est donc à droite ". Très vite, on réussit à dégager la tête. " Avez-vous quelque chose ? " - " Je n'ai rien, je ne souffre de nulle part ", répondit-elle. Et les travaux de dégagement continuèrent... au prix du manteau, des chaussures et du sac qui restèrent accrochés aux pierres et enfouis. Enfin le corps entier émergea, plutôt endolori et griffé en maints endroits.

Il fallut aussi sortir la grand'mère LECLERC, dont les jambes étaient prises sous les pierres. À peu près dans le même temps une masse dégringola des ruines supérieures : c'était Jean LECLERC, sorti indemne des effondrements successifs.

Restait encore Mlle Yvonne FÉLIx, bloquée sur son tabouret, tandis qu'une marche de schiste, telle l'épée de Damoclès, branlait au-dessus de sa tête, menaçant de choir à la moindre secousse. Heureusement pour elle, l'intéressée ne le voyait pas ! On ne le lui révéla qu'une fois le sauvetage terminé.

Petit à petit donc, toutes les personnes emmurées réussirent à gagner le jardin qui bordait l'arrière de la maison. En passant auprès de ce qui avait été une porte, la petite Cécile aperçut un pot à lait. Il avait été déposé, à l'heure dite, comme chaque jour, par un livreur consciencieux, et avait traversé la tourmente sans recevoir le moindre choc, le plus petit éclat. Il était là, intact dans la nuit de feu. Bien vite ramassé, il devait constituer la première nourriture de ce groupe qui par les Pérelles, allait rejoindre le Hutrel.

" En fuyant, nous rencontrons un infirme qu'il faut porter par les pieds et les bras, ce qui ralentit la vitesse de notre exode. Deux officiers allemands passent. On quémande un coup de main. Ils haussent les épaules et nous demandent de comprendre le danger auquel nous nous exposons.

" Regardez en arrière, c'est la fin. Il ne faut sauver que les valides ". Ils cèdent tout de même à nos protestations et nous aident à transporter le paralytique ".

La fin de la nuit se passe sur un talus d'où l'on découvre Saint-Lô au bûcher.

Mme LE GRAND écrit : " Tout près de notre abri éclatent des bombes énormes : bruit assourdissant, air irrespirable (odeur de soufre, poussières de démolition et de sol volant en éclats). La terre tremble sans arrêt. Les immeubles s'effondrent. Un enfer indescriptible ! Que deviennent les voisins réfugiés ailleurs dans leurs caves ? Nous sommes terrifiés, presque muets, des femmes prient...

" Entre deux bombardements, j'ai la témérité, en trois minutes, d'aller voir ma maison (rue de la Pompe) : disparue ! Deux immenses trous de bombe à la place, Sinistrée totalement. Je ne réalise pas tellement !...

" Notre cave tient, mais la maison construite au-dessus glisse peu à peu à droite. Le feu envahit notre refuge par une fente grandissante. Il faut partir ! Ainsi Mme Le GRAND prend-elle la direction de Baudre où elle n'arrivera qu'à onze heures du matin, chez une collègue. Elle a du mal à reconnaître la visiteuse, tellement " son allure est vacillante, sa figure décomposée, ses vêtements couverts de poussière ".

Au Bon Sauveur :

Pendant ce temps, au Bon Sauveur, tout un monde de dévouement s'affaire pour réduire les souffrances, arracher à la mort, ou même mettre au monde. En effet, dans la salle d'opération vitrée et non protégée, trois futures mamans sont là. L'une d'elles, relevée au Bouloir, meurt avec son enfant (un arbre l'avait écrasée dans sa chute). Une autre de Carentan reçoit un enfant bien vivant que l'abbé LELOUP, aumônier, baptise à la lueur de l'incendie de la ville.., et de quelques bougies. Une troisième repart.

Sous le rocher

À l'intérieur du " Tunnel " la situation commençait à n'être plus très brillante. Le moral changea d'ailleurs quand on vit arriver les sinistrés du milieu de la nuit, hâves et défaits, les yeux pleins des horreurs qu'ils venaient de vivre. Leurs récits n'étaient pas de nature à réconforter les premiers arrivés. Chaque fois que les bombes tombaient,

les réfugiés avaient l'impression que le plafond s'affaissait puis remontait. Sous l'effet des émotions les besoins naturels se satisfaisaient un peu partout...

C'est alors qu'après un entretien avec la Mère Supérieure de l'Hôpital, le Dr LEFRANÇOIS résolut de prendre la direction momentanée de peur et de souffrance. Il frappa dans ses mains, pour réclamer le silence et l'attention, puis harangua le public, faisant notamment ressortir la nécessité d'assurer un minimum de discipline.

Les religieuses s'en allèrent chercher des seaux hygiéniques. On les plaça dans des coins aussi retirés que possible. Une règle fixait l'utilisation : " Quand le vase sera plein... le dernier ira le vider à l'extérieur. Celui qui ne se pliera pas à cette discipline sera mis à la porte ". S'il n'y eut pas à appliquer cette rigueur, il faut reconnaître néanmoins que les volontaires à la corvée étaient souvent les mêmes...

Le " Tunnel " ne fonctionna pas seulement comme refuge, mais aussi comme centre de premiers soins. Grâce au dévouement du Dr BENOIT, chirurgien de l'Hôpital - qui opérait encore un quart d'heure avant le grand bombardement -, à celui du Dr ZEMFELD, médecin contrôleur des Assurances Sociales, au Dr LEFRANÇOIS, pharmacien, qui avait apporté sa trousse et du mercurochrome. Sur une table d'examen, récupérée dans l'Hôpital, et disposée dans le corridor reliant les deux galeries, le Dr BENOIT pratiqua quelques points de suture. Faute d'anesthésique, il n'osa entreprendre de véritables interventions. À l'entrée, c'est M. LEFRANÇOIS qui faisait le tri des urgences. C'est ainsi qu'il fut obligé de renvoyer sur l'hôpital du Bon Sauveur - qui n'était pas encore démoli à ce moment - une parturiente, originaire de Tessy, qui devait subir une césarienne. Il faut d'ailleurs rappeler qu'au Bon Sauveur existait un stock de médicaments constitué par le Dr LEFRANÇOIS, dès 1942. Il rendit alors les plus grands services.

Les religieuses de l'Hôpital se multiplièrent aussi au cours de la nuit tragique, pour soulager au maximum les misères qui affluaient sous des formes diverses, matérielles ou morales. À leurs côtés, on pouvait voir M. l'Aumônier de l'Hôpital, dont l'arrivée assez curieuse vaut la peine d'être contée.

En effet, parmi les malades, se trouvait un tuberculeux dont la fin approchait. Souhaitant lui faire administrer les derniers sacrements, la Supérieure demanda à M. GAUQUELIN d'aller quérir l'Aumônier qui était demeuré à l'Hôpital. Très sourd, il ne s'était pas rendu compte du danger. Arrivé à la chapelle de l'Hôpital, M. GAUQUELIN eut beaucoup de mal à se faire entendre. " Mais qu'est-ce qu'il y a donc ? ", répondit l'Aumônier ?... Si ce n'eût été le moment, la question aurait prêté à sourire. L'Aumônier s'en vint donc administrer le mourant et demeura avec les blessés et les malades. Au milieu du brouhaha général, on entendait cinq ou six personnes âgées qui commençaient à déblatérer. Une jeune fille, le bassin brisé, gisait sur un brancard bloqué entre deux autres brancards où cieux autres femmes remuaient sans cesse, renouvelant ainsi les souffrances de la jeune fille. Ne pouvant les calmer avec les produits dont il disposait, le Dr LEFRANÇOIS quitta l'abri pour se rendre à la Pharmacie DURAND d'où il rapporta des médicaments plus efficaces. On entendait aussi gémir les grands blessés allemands amenés dans la nuit.

Vers deux heures du matin arriva une nouvelle vague de réfugiés, parmi lesquels Mme CHAUVIN, en manteau de fourrure, les cheveux balayant un visage reflétant à la fois la peur et une douleur intense (sa fille était restée écrasée dans les caves des Archives). Son mari arriva peu après avec le petit Yves en pleurs. La réaction nerveuse vaut un malaise à M. CHAUVIN qui s'affaisse. Un soldat allemand prend le petit Yves ENCOIGNARD en pitié, l'installe sur ses genoux et lui donne une tasse de lait.

Mme L. ADAM aussi est arrivée, éclaboussée de sang et, comme assommée. M. LELONG, restaurateur, en prend soin, calant la tête blessée sur ses genoux (il n'y avait ni paillasse ni oreiller). Et cela pendant des heures, jusqu'au moment où il fut possible d'installer la blessée sur une civière pour la soigner. Teinture d'iode, mais pas de pansements.

Pendant les accalmies - mais peut-on parler vraiment d'accalmies, puisque les bombes à retardement continuaient leurs hypocrites explosions -, quelques-uns tentaient une sortie, qui pour aller chercher du linge ou un objet de première nécessité, qui pour aller récupérer une bricole sans valeur... D'autres partaient à la recherche des blessés. Le cas le plus émouvant est certainement celui de ces deux jeunes gens qui tentèrent d'arracher aux flammes un enfant prisonnier des ruines, à la Porte-Dollée. Ils revinrent les yeux exorbités par la chaleur, À deux reprises, le Dr LEFRANÇOIS leur versa quelques gouttes de cocaïne. Après quoi ils repartirent vers le brasier. En vain : l'enfant périt carbonisé.

À la fin de la nuit, les Allemands amenèrent au " Tunnel " des prisonniers américains blessés, à la figure encore barbouillée de noir. On crut d'abord que le Dr BENOIT les soignerait, mais finalement les Allemands préférèrent les panser. Peu après, les habitants du souterrain reçurent des visites officielles : de Von BULOW, le Kommandant ; du Secrétaire Général de la Préfecture ; de M. PÉRIER, le Maire, qui habitait pourtant route de Torigni.

Toujours en cette aube sanglante, on apprit que M. YONNET, boulanger au-delà du Pont de Vire, avait cuit son pain, comme si rien ne s'était passé. On envoya alors une équipe chez ce boulanger. Elle en ramena une bonne fournée de pain avec laquelle il y eut moyen de faire 700 parts. La distribution fut assurée par M. HENRY. On demanda seulement aux personnes disposant encore d'un peu d'argent de remettre 50 centimes en échange de la ration.

Autre surprise agréable à propos de ravitaillement : M. HARIVEL, cultivateur, qui chaque jour venait apporter le .fait à l'Hôpital, se présenta ce matin-là à l'entrée du " Tunnel " pour y déposer le breuvage réconfortant. La quantité n'eut pas permis une distribution générale ; aussi se contenta-t-on de servir les malades et les blessés.

Route de Carentan.

Le bombardement de la nuit surprit là un groupe de sauveteurs de la Défense Passive qui se précipitèrent dans les parages : MM. DROUARD, HOYAU, FONTAINE. Sentant l'immeuble encadré par les bombes, M. DROUARD s'écrie : " Donnons-nous la main et sortons vite " (la maison commençait à s'effondrer). Il était déjà trop tard ! Lui et MM. HOYAU, père et fils, disparaissaient dans l'avalanche. Seul M. FONTAINE conservait la vie, mais dans une situation des plus précaires : coincé sous l'escalier, il ne sera dégagé que le lendemain. Quant aux malheureux écrasés, on les inhuma provisoirement dans la cour de l'École Primaire Supérieure.

À l'Ouvroir Saint-Joseph .

Une petite jeune fille revenant de l'Ouvroir, la veille au soir, avait déjà trouvé la mort, au bombardement de vingt heures, alors qu'elle remontait la rue de la Cavée d'Agneaux. Sa maman l'identifiera plus tard au moyen d'un rond de serviette...

" À l'Ouvroir, sous les coups qu'elle a reçus, la maison a chancelé et une religieuse et des enfants ont été entraînés dans son écroulement. Le nuage de poussière et l'odeur du soufre dissipés, elles se sont vues tombées d'un étage, à moitié ensevelies ; mais après avoir dégagé leur personne sinon leur habit, n'ont-elles pas dû même aider, appeler au secours pour ravir à la mort une jeune fille écrasée sous un amas de pierres ? La bonne volonté de quatre hommes armés de pics n'y réussira qu'au petit jour, et encore ne prolongera-t-elle pas longtemps la vie qu'a mise en grand péril l'amputation des deux jambes. Un espoir demeurait que les autres enfants eussent, en s'évadant, échappé au danger. Pas toutes, hélas ! Dix, sans qu'on s'en doutât, gisaient sous les ruines. Des caves ou des abris offrirent dans les alentours aux " rescapées " un gîte pour le reste de la nuit, et quand il fut évident, le matin même du 7 juin, qu'aucun retour n'était possible rue Belle-Croix, la grande ferme et les armoires de M. et Mme DUMONT, au Mesnil-Rouxelin, s'ouvrirent ,toutes grandes devant l'indicible souffrance de la Sœur Directrice et la misère de son personnel qui arrivait à peine vêtu, tout échevelé ".

Dans la cave de M. Bousquet (Rue Verte de Haut)

Une centaine de personnes, peut-être, ont trouvé refuge là. Des gens de tous âges, hommes, femmes et enfants. La famille BOUCHARD parmi tant d'autres. Le papa y avait apporté le premier - et le dernier - " konnot " de cidre, tiré au tonneau de sa cave. On trinque à la libération de M. ANNE et à celle du pays qu'on imagine proche.

" Les durs ébranlements de la nuit ont tôt fait de modifier l'ambiance. La peur est indescriptible. Les femmes appellent leurs maris, présents ou absents. Les enfants se lamentent : " Maman, maman... ". Une femme crie : " Éteignez votre lumière (une lampe Pigeon), vous allez nous faire repérer ! "... alors que la ville n'était déjà qu'un brasier... Mme BOUCHARD, qui surveille son dernier-né, profondément endormi dans son landau, doit prendre dans ses bras un adolescent, atteint de pleurésie qui a été obligé de quitter son lit pour se réfugier, comme tout le monde, sans doute, mais dans un endroit qui n'est guère recommandé pour ce genre de maladie. Et le jeune homme sanglote, tel un enfant....

" Vers une heure et demie du matin, nouveau bombardement, mais celui-là est plus terrible encore. Nous sommes éblouis par les fusées suivies de bombes. De mon corps, je couvre la tête de ma sœur (8 ans) et de mon frère (2 ans). Dix bombes successivement sur l'abri. Le " château " s'écroule, les gens poussent des cris stridents. Une plaque de ciment me tombe sur la tête. Je suis presque assommée. Nous étouffons par la poussière qui nous rend tous invisibles. Les issues sont bouchées. Mon père, aidé de M. ANNE, directeur de l'École primaire, se mettent à déblayer. On se bouscule pour sortir. Je reste avec mes deux frère et sœur, pour récupérer une couverture que les gens piétinent et qui va nous servir par la suite. Nous perdons une roue du landau en le passant par la trouée faite par M. ANNE et mon père, ce qui ne facilite pas notre fuite. Nous arrivons à l'air, il est deux heures un quart. Quelle horreur ! Toute la ville est en feu. Nous passons tous les trois sur ce que nous croyons être un tronc d'arbre et qui enjambe un trou de bombe, quand, arrivés à environ cent mètres, nous entendons une forte déflagration. Nous nous couchons vivement à terre. C'était une bombe à retardement. Nous nous sauvons par les petits chemins et arrivons sur la route de Carentan. Les avions reviennent et à tout instant, nous nous laissons tomber dans le fossé (en direction de Saint-Georges) ".

Rue Verte de Bas.

À proximité de la route de Carentan, rue Verte de Bas, se tenait la famille ANGOT : " Nous étions encore tous dans la maison, dans le bas de notre escalier qui commençait à tomber ; les bombes y tombaient sans arrêt, nous cherchions à sortir de la maison, et nous avons profité de quelques minutes de calme pour nous sauver ".

Quand on sait que cette famille se composait de dix enfants et que le papa était pratiquement aveugle... on imagine ce que peut signifier cette simple phrase " nous marchions dans les décombres et les trous de bombes... heureusement aucun d'entre nous n'était blessé ; les avions nous survolaient sans arrêt... ".

Rue des Noyers.

Les habitants de la rue des Noyers eurent l'impression que leur artère était prise en enfilade par un chapelet de bombes. Chez Mlle OSMOND, tout le monde se tassa derrière l'escalier de granite. Les bombes claquaient avec un fort déclic d'armes à feu. Immédiatement après s'élevaient des nuages de poussière. Quelqu'un eut l'idée d'ouvrir les portes pour éviter les effets du souffle. Une bombe tomba juste au pied du perron de granite... provoquant un mouvement du mur en avant, puis son retour à sa position initiale. Ce mur qui bouge et menace d'assommer ceux qui lui ont demandé protection crée une atroce réaction. On craint vraiment pour son existence.

À la fin du bombardement, des appels, de cris retentissent par derrière, dans la cour où débouchaient d'autres maisons. Là aussi, des personnes se sont abritées dans leurs escaliers de pierre, mais plusieurs se trouvent bloquées par les décombres : les familles LETEMPLIER,. DAGUTS, Mme Ve SINEL. On se précipite à leur secours, en particulier M. MOINARD. Malheureusement il y a des morts, tel ce jeune ménage cherbourgeois qui avait cru trouver à Saint-Lô une sécurité totale.

En face, à la place de la ligne de maisons sous le Rocher, il n'y avait plus que des petits tas de cailloux... Au-dessus le bâtiment des Archives flambait comme une torche.

Que s'était-il donc passé dans le garage GRESPINET ? Lors du gros bombardement, des matériaux tombèrent sur le toit du garage, l'enfonçant et ensevelissant plusieurs personnes. Même à l'intérieur de l'auto de Mme CHANU - qui joua le rôle protecteur prévu quelques heures plus tôt par la propriétaire du garage - les passagers étaient recouverts de poussière, de saletés de toute sorte. On sentait la terrible odeur du soufre ou du phosphore. De l'auto, par un trou qui crevait le plafond, Mme CHANU apercevait une vive clarté : c'était le feu qui dévorait la ville. Par ce trou, un peu plus tard, reparut M. CHANU, rentrant de son service de Défense Passive et se demandant s'il reverrait sa famille en vie. Le malheureux avait été blessé au bassin. D'abondantes traînées de sang maculaient son pantalon. Arrivé là, il perdit connaissance. Revenant à lui, il surmonta sa faiblesse pour aider sa famille à sortir de ce tas de décombres. Des voisins qui tenaient le " Planteur de Caïffa ", réussirent aussi à se faufiler dehors avec leur enfant - qui resta plusieurs jours aveuglé par la poussière -. Hélas ! d'autres personnes, bloquées par les déblais n'eurent pas la même chance et devinrent par la suite les victimes toutes désignées de nouveaux bombardements. Ce fut le cas de Marie-Thérèse PAQUAULT.

Après un court arrêt dans d'autres ruines, la famille CHANU passa le reste de la nuit dans un fossé. À plusieurs reprises le papa, exsangue, retomba en syncope.

Alors la maman décida d'aller chercher du secours à la Petite Suisse, chez des gens connus. Un jeune homme en revint avec une brouette sur laquelle on installa M. CHANU. Les plaies furent lavées avec de l'eau de Daquin, seul désinfectant disponible. Mais au cours des soins, on découvrit que le blessé avait aussi le ventre brûlé. Enfin on parvint à lui extraire quelques petits éclats disséminés dans sa chair. Grâce à une charrette à bras, on put le conduire jusqu'à La Barre-de-Semilly, où il fut allongé au milieu d'autres blessés, dans l'attente des soins prodigués, là encore, par le dévoué chirurgien BRISSET. Le Docteur ne cessait de maugréer : " Quel malheur ! Quel malheur ! ".

Rue Belle-Croix.

Comme la rue des Noyers, la rue Belle-Croix compta aussi bien des victimes, parmi lesquelles Mme POTERIE et une de ses filles. Cette dernière grièvement atteinte mourut faute de soins sérieux, comme tant d'autres blessés. L'abbé FRÉMY en est un douloureux exemple. Lui aussi demeurait rue Belle-Croix, depuis que les Allemands l'avaient chassé de l'Institut d'Agneaux où il faisait figure de savant, compétent en Géologie, Paléontologie, Botanique phanérogamique et cryptogamique, Physiologie végétale et Microscopie. Son œuvre comportait environ 220 mémoires, articles ou notes, consacrés en grande partie aux Algues.

" Il fut enseveli, surf la tête, sous les décombres de sa maison et resta ainsi douze heures dans une situation des plus pénibles. Ce ne fut que dans la journée du 7, au début de l'après-midi qu'une équipe de jeunes gens réussit à le dégager tout meurtri et contusionné, quoique sans blessures apparentes.

" Transporté à dos d'homme dans une ferme des environs, (les Ifs, au Mesnil-Rouxelin), à deux kilomètres de Saint-Lô, à peine habillé, il reçut les soins dévoués de tout un entourage d'amis. Petit à petit, le mieux se fit sentir, le moral redevenait bon et le malade se crut guéri... Quelle ne furent pas la stupeur et la consternation générale quand, pris d'un malaise subit, il s'éteignit dans la nuit du 20 juin, après avoir avoué qu'il souffrait davantage et qu'il étouffait ! Cinq minutes plus tard, il avait cessé de vivre ".

Il est à remarquer effectivement qu'il ne reste pratiquement pas de mutilés de ces bombardements du 6 juin 1944 : aucune des personnes gravement touchées n'a survécu à ses blessures. Il aurait fallu des centaines de sauveteurs, venus de l'extérieur, avec un matériel adapté au déblaiement ; des équipes complètes de chirurgiens, médecins, infirmières avec leurs antennes chirurgicales. Hélas, on n'avait pas prévu, au plan régional, une pareille force d'intervention. Et d'ailleurs eût-elle été prévue qu'en cette nuit du 6 juin elle eût été incapable de se rendre sur tous les lieux écrasés par la guerre, dans le Calvados et la Manche.

Rue Valvire.

De retour rue Valvire, M. BRIÈRE a du mal à reconnaître sa maison. Elle a été sérieusement touchée. Il fait le tour des ruines. Personne ! Remonte la rue Valvire pendant un moment, sans rencontrer Âme qui vive. Commence à être fortement inquiet sur le sort de son épouse. Revient vers la maison et aperçoit enfin une forme humaine une vieille dame en chemise de nuit... Il l'identifie rapidement : c'est sa belle-mère. Mais elle ignore ce qu'est devenue Mme BRIÈRE. Le bombardement reprend : il faut s'éloigner de nouveau ; on file vers la Buissonnière. Finalement, au petit matin, M. BRIÈRE apprendra que son épouse s'est réfugiée dans la venelle Foucard.

Rue Alsace Lorraine.

Les gens de cette rue ne se sentaient pas tellement en sûreté : leur position entre la voix ferrée et le pont de Vire en faisait un lieu dangereusement exposé ! Malgré tout, il n'avait guère été évacué.

Lorsqu'après son service à Béchevel et dans d'autres endroits, M. A. DESILE s'en revint chez lui, il pouvait être 23 h. 30 environ, Tout était noir et triste. Personne dans les rues. Personne chez lui non plus, ni chez des proches voisins. Enfin, place de la gare, il rencontre un ami qui lui dit : " Mon père est resté coucher au second étage, il dort... Mais tous les autres sont dans le petit cellier au fond du jardin ".

M. A. DESILE, se sentant l'estomac creux, prend une boite de conserves, du cidre, une couverture et s'en va retrouver le petit groupe du cellier. Il n'y a là que des femmes et des fillettes, assez inquiètes. L'arrivée d'un homme les rassure un peu. Pas pour longtemps ! Aux premières explosions, le groupe se resserre sur lui-même, se faisant tout petit, comme pour offrir moins de prise aux coups. Ceux-ci pleuvent. pas bien loin. Il en tombe même dans la Vire, mais pas au delà.

À la première accalmie, curieux, M. A. DESILE sort dans le jardin, pour découvrir l'étendue des dégâts. Surprise ! la maison est toujours là, debout, alors que, plus loin, tout est détruit. Des carreaux, même. tiennent encore ! À l'intérieur, des ustensiles de cuisine, des moules gisent à terre. Machinalement, leur propriétaire les remet en place... Mais très vite, il mesure l'étendue de la catastrophe et l'éventualité de son prolongement. Aussi s'en retourne-t-il vers le groupe en conseillant à tout le monde de partir. Entre temps, d'autres personnes, fuyant le centre de la ville, arrivent et délibèrent, frissonnant nerveusement. M. A. DESILE se rappelle alors les conseils donnés par la B.B.C. : " Prenez des vivres et partez ! ". Aussitôt dit, aussitôt fait, et tout le monde le suit dans la Falaise, sur une plate-forme assez large. La nuit s'y achèvera, dans une vision apocalyptique. Une semaine, les réfugiés y vivront, se ravitaillant avec quelques reliefs demeurés dans les maisons intactes et. tout spécialement, du pain d'épices provenant de l'Univers.

Rue de l'Yser.

M. et Mme CRÉPIN - qui avaient eu la prudence de laisser partir leur fille et leur nièce après l'avertissement de vingt heures - se souviennent encore avec effroi du milieu de la nuit : " Blottis sous l'escalier de la maison, nous sommes restés pendant plus de trente minutes, ces trente minutes d'angoisse... les avions arrivaient par vague, inondant littéralement la ville ; c'était un bruit effroyable ; les murs tremblaient, les vitres tombaient et chaque seconde, nous pensions vivre le dernier instant de notre vie. Au bout de trente minutes environ, une accalmie se produisit. Nous en avons profité pour prendre le chemin des champs, emportant juste une petite mallette contenant papiers et argent. Pour nous la Vaucelle n'était pas loin, et c'est dans un champ, entre la route de Villedieu et le château, que nous avons fini de passer la nuit, avec des voisins de la rue de l'Yser. Peu après notre installation, les avions, les bombardements ont repris sur la ville, à intervalles réguliers et par vagues successives. Nous apercevions la ville en feu ; les incendies éclairaient les flèches de Notre-Dame et nous avions l'impression qu'elles brûlaient. C'était un déluge de fer et de feu et nous pensions, dans notre petit coin, aussi aux malheureux Saint-Lois, moins heureux que nous, restés dans le centre de la ville ".

Rue Guillaume-Michel.

Plusieurs bombes tombèrent rue Guillaume-Michel au cours de la nuit. La famille HÉBERT, qui demeurait chez M. LIÉGEARD, en fut la principale victime. Elle s'était abritée, en effet, dans une tranchée creusée dans le jardin par M. HÉBERT lui-même. Au moment du danger, la maman et les trois enfants s'accroupirent pour se protéger davantage encore. La protection eût été certainement efficace si aucune bombe n'était tombée à proximité. Une explosion trop proche, malheureusement, referma les deux bords de la tranchée sur ses occupants, enterrant vivantes les quatre personnes accroupies, tandis que le corps du papa, ayant conservé la station debout, émergeait. Il resta, malgré tout, dans cette position, sans pouvoir faire un seul mouvement, exposé aux débris qui rejaillissaient, aux fumées qui traînaient, aux bestioles même, jusqu'au lendemain matin, huit heures. Inutile d'ajouter qu'à cette heure. le reste de sa famille, étouffé sous la terre ne pouvait être ranimé. M. A. DESILE qui participa à l'exhumation, avec un brigadier de police, a conservé l'horrible vision des enfants asphyxiés s'accrochant aux bras de leur mère.

La Cavée d'Agneaux et La Falaise.

Après l'alerte de 20 heures, qui valut à la rue de la Cavée ses premières bombes, plusieurs habitants, tels M. et Mme DUBOIS, s'en allèrent à la ferme voisine pour y chercher des balles de paille. Avec cette paille, ils aménagèrent un abri pour la nuit, le long de la haie. On dormit peu dans cet abri, d'où l'on pouvait apercevoir la grande crémation. Le lendemain, le groupe part droit devant lui pour aller rejoindre la route de Coutances. Un peu avant, il s'arrêta dans une ferme où il demeura quelques jours. Ce qui n'empêcha pas M. DUBOIS de revenir en ville pour aider à différents travaux de déblaiement, ou d'enterrement. Passant assez souvent devant les ruines du Café de l'Univers, il vit à plusieurs reprises le corps d'un Nord-Africain. À chaque fois, sa position se trouvait modifiée par le dernier bombardement... Autre macabre découverte, celle d'un cadavre allemand assis sur une chaise, dans une cave, devant les tonneaux.

M. E. SALETES se retrouva au cours de l'attaque nocturne dans l'abri qui l'avait accueilli à vingt heures : " C'est à nouveau l'enfer qui s'ouvre... Là, durant toute la nuit, nous allons nous tenir prostrés, serrés les uns contre les autres. La peur nous tord le ventre. Nous avons été gravement commotionnés lors des premières explosions et vivons dans une sorte d'état second. Je suis incapable de saisir ce que l'on veut me dire et ne perçois plus, à demi-sourd, que l'énorme bruit. Nous attendons d'un moment à l'autre le grand déchirement qui va, c'est certain, nous projeter dans l'au-delà...

" Pourtant le lendemain nous trouve encore en vie, bien que presque inconscients. Peu à peu la vie se manifeste autour de nous. Des voisins se montrent. On se compte : il n'y a pas de victimes dans notre entourage. Les gens sont atterrés ; on vit comme dans un cauchemar. On ne réalise pas.

" ...Dans l'après-midi, nous nous retrouvons avec une trentaine de voisins à mi-rue de la Cavée, dans le sous-sol d'une gentilhommière, propriété de M. OGER, ancien notaire, qui nous accueille généreusement. L'abri a l'air sérieux : on décide d'y passer la nuit. Le sol est bientôt recouvert de matelas. On apporte des couvertures et on s'installe avec quelques vivres, chacun gardant près de soi une valise, un carton contenant ce qu'il a de plus précieux. Il y a là de vieilles gens apeurés, des couples avec leurs enfants, quelques jeunes gens. On n'ose s'éloigner. Les murs épais de cette demeure sont rassurants, comme est rassurante autour de soi la présence de tous ces gens souffrant de la même peur. La nuit, pourtant, sera à peu près calme pour nous. Tous sont exténués et le sommeil viendra, lourd, entrecoupé de réveils tremblants, au bruit tonnant des bombardements qui épargnent, fort heureusement, notre secteur. ".

Rue du Neufbourg.

Le carnet du Dr BOURDON contient, en traits fulgurants et concis, le récit de son épouvante :

" La maison tremble, fracas dans la cour. Je crois la maison éclatée au sud, puis dans l'escalier la cloison s'est soulevée. Tout s'ouvre et claque pendant 40 minutes. Les blessés me regardent : il faut partir, inutile de rester là. Aussitôt la fin, ils s'en vont un à un. Où ? Je n'en sais rien...

" J'essaye d'atteindre le tunnel où sont les chirurgiens. Je prends la rue de la Marne, mais elle brûle. Je pense à l'incendie de Rome... Les rues sont retournées comme les sillons par la charrue. Je fais une chute dans un trou en plongeant. Je rêve ? Comme dans les tranchées à Verdun ; c'était hier seulement. Je me relève, j'essaye d'avancer ; une vache ou un taureau, complètement fou, me regarde prêt à bondir...

" Feu au Majestic ; rue Valvidemesle écroulée comme un ruisseau de cailloux en montagne. Rue Havin : retour. Inutile, impossible d'escalader, ces pans de murs tombent, brûlent partout. Soudain des avions encore des bombes. Je trouve un petit abri sous les rampes et juste près de moi, une bombe non éclatée...

" Je me sauve par la place de la Préfecture : tout flambe ; le kiosque semble enfoncé comme par un tremblement de terre. La prison, la Mairie, la Préfecture flambent...

" Je retourne chez moi prendre des papiers, de l'argent, une petite valise... Arriverai-je jamais vers les miens ? Enfin, après escalades à plat et courses folles, me voici à ce qu'on appelle la sortie de Saint-Lô. Il est 3 h. 30 du matin " (Le Dr BOURDON arrivera à la Barberie vers 5 heures).

Au n° 94 de la rue, près de la Bascule (actuel carrefour Major HOWIE), résidait la famille À. LEFÈVRE. La plupart de ses membres, abasourdis par les bombes de vingt heures, dont certaines tombées très près, stupéfaits de voir tant de gens passer et fuir vers la route de Bayeux, se mirent à faire quelques préparatifs, tout en songeant qu'il n'y 'aurait pas d'autre bombardement sur Saint-Lô. Néanmoins personne ne se coucha. Ce qui permit à tout le monde, au milieu de la nuit, de se précipiter sous l'immense porte cochère de la maison, dont les murs atteignaient 80 cm d'épaisseur. À chaque reprise du bombardement, on venait s'y abriter. Les gens qui évacuaient y stationnaient aux moments les plus durs, mais ils repartaient immédiatement après.

Il en fut ainsi jusqu'à six heures du matin. À cette heure, un neveu arrive et conseille de partir. Mais la maman ne comprend pas et veut rester. Il faut la contraindre. Direction : le Mesnil-Rouxelin... par les fossés. Une heure pour faire trois kilomètres... La ferme de la Barberie accueillit la famille.

Rue de La Marne.

Lorsqu'il avait entendu les avions et aperçu la fusée rouge, M. DELAUNAY avait rejoint en hâte sa famille dans la tranchée :

" Nous sommes blottis dans cet abri, et l'attente n'est pas longue. Les explosions se font entendre de toutes part. Les avions s'éloignent, puis reviennent. On entend le sifflement des bombes, suivi d'éclatements ; la terre tremble, nous avons la gorge sèche. Ma fille dit : " Papa. on va mourir ! ". Je la rassure de mon mieux, mais je pense que nous n'avons guère (le chances de nous en tirer. Et cette ronde infernale qui recommence ! Un sifflement bref, cette fois c'est pour nous ! Nous sommes violemment secoués, le toit de l'abri s'effondre sur nos têtes : des cailloux, des branches d'arbres retombent sur nous. La bombe a explosé dans le ruisseau, à cinq mètres de nous. L'eau ruisselle sur nos visages ; est-ce du sang ? sommes-nous blessés ? Nous nous tâtons, nous sommes vivants ! Quelques minutes encore et les avions s'éloignent. C'est fini.

" Je sors à grand peine de ce trou et j'aide ma femme et ma fille à en faire autant. Nous sommes couverts de terre, mais sans blessures apparentes ; quelques contusions seulement.

Nous regardons autour de nous. Là où se dressaient des immeubles. Il n'y a plus que des tas de décombres. La vue s'étend vers l'Ouest d'où s'élève de la fumée et des flammes. On entend des gens crier au loin. La maison de notre plus proche voisin, M. BOULLAND, est rasée , la nôtre est largement ouverte vers le jardin.

Nous craignons le retour des avions et nous fuyons vers la route de Torigny... ".

Route de Torigni.

M. M. C... a trouvé asile chez un instituteur en retraite, route de Torigni. Il raconte : " M. LEMAZURIER, qui n'a pas quitté son poste d'observation, nous crie : " Sortez vite, voici les avions ! ". Nous nous précipitons dans le jardin. De tous les points de l'horizon, les oiseaux de nuit accourent vers nous, se concentrent sur la ville, tournent au-dessus de nos têtes, resserrent de plus en plus leur tourbillon. Puis le bombardement commence. Aucune imagination, même la plus hardie, ne saurait concevoir une telle épouvante. Nous sommes allongés à plat ventre dans le jardin bordant la route de Torigni. Une multitude d'avions tournent dans une ronde infernale. De furieuses détonations éclatent de toute part. L'air est déchiré de sifflements, de miaulements, de cris stridents. Les éclats de bombe martèlent les murs de la maison. La terre tremble et semble près de s'entr'ouvrir. Une accalmie. Les oiseaux maudits se sont éloignés. Est-ce fini ? Non, les voici qui reviennent. La ronde forcenée reprend de plus belle. Le bombardement redouble de violence, l'atmosphère est irrespirable. Yeux, oreilles, nez s'emplissent de poussière et de fumée. Soudain, un craquement épouvantable : la maison a dû s'écrouler derrière nous. Au loin, sur Saint-Lô, on entend mille bruits divers faits du vrombissement des avions, des détonations, du crépitement des brasiers qui s'allument un peu partout et sans doute aussi de la clameur horrifiée de tout un peuple. Les minutes s'écoulent, longues comme des siècles. Est-il possible que sous ce déluge de fer et de feu nous soyons épargnés ? La ronde infernale s'accentue encore, les détonations se multiplient, les projectiles volent de toute part.

" Puis l'intensité du bombardement semble perdre de sa vigueur, le bruit s'atténue par degrés. Les avions s'éloignent, le bombardement est terminé. Nous nous relevons, ayant échappé miraculeusement à la mort. Mais que se passe-t-il ? suis-je devenu aveugle ? Malgré un splendide clair de lune, je suis plongé dans l'obscurité la plus absolue. Mes compagnons sont dans le même état : c'est un épais nuage de poussière et de fumée qui a obscurci l'atmosphère. Peu à peu le nuage se dissipe, la lune reparaît, la maison de M. LEMAZURIER est toujours debout.

" Nous gagnons la campagne en montant la route de Torigni. À peine avons-nous parcouru 300 mètres que le vrombissement des avions se fait entendre. Inutile d'aller plus loin, le fossé est profond. À peine sommes-nous installés, que s'abat sur notre malheureuse ville un nouveau bombardement. Plusieurs nouveaux foyers d'incendie s'allument. Une demi-heure passe, le calme renaît. Mais le bruit des avions se fait encore entendre. Cette fois ils vont tourner pendant plus de deux heures sur nos têtes et leur grondement ininterrompu met nos nerfs à rude épreuve. Les heures s'écoulent lentement. La fatigue, les émotions, l'angoisse, nous rendent à peu près muets. Soudain, des pas se font entendre, un bruit d'herbes foulées, un cliquetis métallique. M. LEMAZURIER se dresse en criant : " Ne tirez pas, ici Français ! ". C'est une patrouille allemande à la recherche des parachutistes qui dirigeaient vers nous le canon de ses mitraillettes. La patrouille s'éloigne ; nous avons eu chaud ! ".

Au Poirier de Bas.

Comme les fermes des environs, celle du Poirier de Bas s'est peuplée de gens apeurés, après le bombardement de vingt heures : 60 à 70 personnes. Mlle GUILLON, qui sert dans cette ferme, trouve que cela fait beaucoup de monde. Elle aurait préféré s'en aller coucher dehors, mais on lui fait remarquer que la chose n'est guère prudente pour une jeune fille. Alors elle remonte dans sa chambre et essaye de trouver un peu de calme. Est-ce possible avec tout ce va-et-vient ? Aussi redescend-elle à la cuisine. Les gens s'y pressent, des gamins crient. Quelqu'un demande du lait pour un enfant. Mlle GUILLON se

dirige vers la laiterie, peu éloignée de là. À peine a-t-elle fait cinq ou six pas qu'on entend un fracas épouvantable : sept bombes derrière, trois devant encadrent les bâtiments. La porte d'entrée, soufflée par la déflagration, voltige avec son fer forgé et vient frapper cruellement Mlle GUILLON à la tête. La jeune fille tombe et se sent défaillir. Pas assez cependant pour ne pas voir toute la maisonnée, soulevée par une peur panique, bondir dehors en... enjambant son corps qu'on confond déjà avec celui d'une morte. Tous ces gens courent vers les haies pour s'abriter, de peur que la maison ne leur tombe sur le dos.

La jeune fille revient à elle, essaye de se traîner, tombe dans le trou de bombe qui a pris la place de la laiterie. Mlle GUILLON, noyée de sang, littéralement assommée, réunit néanmoins assez de forces pour se rendre dans une autre maison de la même propriété, par un petit chemin creux. Là un jeune prêtre lui lave la tête et lui coupe les cheveux.

André-J. DESNOUETTES, réfugié avec sa famille, à la ferme du Poirier de Bas, a fixé dans son " Épopée Cotentine " en une langue savoureuse parce que séculaire, l'horreur de cette nuit :

XXI

Et, par treis coups, no fut prins d'ssous !

No l's entendait passaer sus nous !

La poussire entrait pa les f'nêtes

Qui s'taient ouvert's, nous s'quait l'gousi

Et, par moment, no-z-érait dit

Yêtre en baté dauns eunn' tempête

XXII

Alait-a sus nous s'achânaer,

À forche coum'cha d'bimbernaer,

Eun coup ou l'âot', la vuul' cranyire ?

Y en avait qui poussaient des cris ;

D'âot's, souos la table, s'taient muchis !

...Dauns eun couan, j'disiouns not' priyire !

XXIII

L'soufflle des boumb's par coups rentrait,

Vous baliaunt la goul' ; cha sentait

À pllein la poud', la terre' mouvaée !

Et quaund cha s'arrêtait eun miot,

Lé temps qu'no r'y veî, les r'veilo

Qui s'raminaient à eunn' bouonn' corvaèe !

XXIV

Enfin, eun bouon coup, cha s'butit

Et par la crouésie no sâotit

Y avait déeus graunds trous dauns la terre

Dé la couor, pas louan d'la maisoun

...A dyis pas, j'avisis l'quétoun

Qui n'tait paè byin en souan d' la guerre

XXV

Et d'la niollie ès gens, parai,

Car, sauns s'n otchupaer, i brôtait,

Epaîgni par ech'tté mitrâle !

...No s'écapit amount les caumps !

...J'vis eun malhéreus boum' couoraunt

Qui disait : " Ils ount tuaè men qu'nâle ! "

Traduction

XXI

Et, par trois fois, on fut pris dessous !

On les entendait passer sur nous !

La poussière entrait par les fenêtres

Qui s'étaient ouvertes, nous séchaient le gosier

Et, par moments, on aurait dit

Être en bateau dans une tempête

XXII

Allait-elle sur nous s'effondrer,

A force comme cela de se balancer,

Une fois ou l'autre, la vieille construction ?

Il y en avait qui poussaient des cris ;

D'autres, sous La table, s'étaient cachés !!!

...Dans un coin nous disions notre prière !

XXIII

Le souffle des bombes entrait par à-coups,

Vous balayant la figure ; ça sentait

À plein la poudre, la terre remuée !

Et quand il y avait un peu d'arrêt,

Le temps qu'on y voie de nouveau, les voilà

Qui reviennent en bon nombre !

XXIV

Enfin, une bonne fois,, cela cessa

Et par la fenêtre on sauta !

Il y avait deux grand trous dans le sol

De la cour, pas loin de la maison

... À dix pas j'aperçus l'âne

Qui n'était pas bien préoccupé de la guerre

XXV

Ni de la sottise humaine, n'est ce pas,

Car, sans s'en occuper, il broutait,

Épargné par cette mitraille !

Je vis un pauvre homme mourant

Qui disait : " Ils ont tué mon enfant ! "

Par les chemins et dans les champs

Donc à l'heure où Saint-Lô croulait sous les bombes explosives et crépitait sous le feu des bourbes incendiaires, des centaines de réfugiés, dissimulés dans le fond des cavées, incrustés dans l'épaisseur des haies ou simplement assis sous les pommiers, assistaient terrorisés, à la " grind breulerie " de leur ville. Gigantesque feu d'artifice dont leurs toits, leurs planchers, leurs meubles et autres objets faisaient les frais. Tout s'envolait dans une incandescence forcenée qui, à une certaine altitude, se transformait en une nuée opaque. À la douceur de la nuit de juin faisaient suite les tiédeurs malsaines de l'enfer. Un air irrespirable chassait la pénétrante odeur des foins. À la sérénité nocturne succédait l'épouvantable vacarme des murs qui s'effondrent, des charpentes qui s'écrasent dans une éruption d'étincelles, des bombes à retardement qui prolongent les détonations et le danger après le passage des vagues meurtrières. Et sur ce fond de feu et d'effroi, clair-abscur émouvant, la silhouette effilée des tours de Notre-Dame... d'où part encore, distinctement, le tintement des heures.

Immédiatement après la première accalmie, les chemins et les routes quittant Saint-Lô suaient une nouvelle marée de gens apeurés, criant, pleurant, priant, s'appelant dans la nuit. Immense piétinement qui martelle la rue Saint-Georges, la route de Carentan, la rue du Chêne Dancel, la rue des Pénitents. Aucun de ceux qui l'entendirent n'est près d'oublier ce cheminement de l'épouvante.

Voici comment E. HERPIN, réfugié au Nord-Est de la ville, rapporte l'arrivée des " bombardés ", comme il les appelle :

" ...de véritables spectres se soutenant à peine sur leurs membres rompus ; la figure blème et tuméfiée, les yeux égarés, la chevelure et toute la personne poudrée de plâtre. Les habits en lambeaux quand il leur en reste, des blessures saignantes un peu partout. Et par dessus tout cette impression pénible au cœur de tout honnête homme de voir ses semblables si dénués, si humiliés, si rompus, n'ayant plus conservé rien de leur dignité, réduits au rang de bête exténuée ou de condamnés passés à la roue et aux verges... Et pourtant nous n'apercevons que les

fortunés, ceux qui, contre tout espoir, ont pu échapper à la mort horrible de l'écrasement ou de la lente asphyxie. Les groupes hétéroclites qu'ils forment racontent éloquemment leurs souffrances ; là c'est une mère avec son enfant, là une grand'mère et son petit-fils, là un père seul, là trois enfants sans parents ; presque aucune famille complète. Quelques-uns parlent sans nous regarder, comme des somnambules et en les écoutant on reconstitue le drame de la nuit: : l'attente angoissée, la descente à la cave, le choc affreux, les cris des blessés et des mourants, les issues bouchées, la voie que l'on se fraie avec les ongles, enfin l'évasion parmi les ruines et les cadavres et la joie profonde, bien que tout soit perdu, d'avoir tout de même la vie sauve. La plupart pourtant, se taisent, prostrés par la souffrance et le souvenir de la terreur récente : ils se laissent tomber à terre, n'importe où, ils ne manifestent les facultés humaines que pour implorer un peu de boisson, car la poussière et la fumée ont desséché tous leurs organes ".

Rue Jules Guilbert, Carrefour Bellevue et Ferme Outrequin.

Vers minuit, une douzaine d'hommes travaillaient encore à dégager les corps de la tranchée de la rue J. GUILBERT. C'est alors que M. Marcel OUTREQUIN sortit, intrigué par les fusées qui commençaient à illuminer la ville. Le cuistot de l'École Normale sort également. Très vite, les hommes comprennent ce que signifient ces lanternes de malheur. Quelqu'un crie : " Sauve qui peut ". On se précipite sous les premiers arbres. M. Roger OUTREQUIN file en direction de la ferme où son frère, parti un peu plus tôt, était en train de lâcher les chevaux (de peur que ceux-ci ne se mettent à battre des quatre fers dans les écuries). L'un s'abrite dans la tranchée creusée près d'une haie à gros arbres, l'autre doit se contenter d'un pommier.

M. Ch. LE BAS abandonna la rue Jules Guilbert, pendant le pilonnage de minuit, pour venir s'allonger dans le chemin de Grimouville, derrière sa forge, puis dans un champ de M. OUTREQUIN. Détail touchant, prouvant l'intuition des animaux devant le danger : le chien de M. Ch. LE BAS, un fidèle setter irlandais, s'était couché sur le dos de son maître pour le protéger. (Par la suite, ce chien n'abandonnera pas la maison dont il se sentait le gardien irremplaçable et la défendra contre les visiteurs indélicats. Un tel attachement aux biens de ses maîtres lui valut de mourir d'un coup de révolver...).

Une quinzaine de bombes percutèrent à proximité, la plus proche à six mètres... Mais la haie assura une protection efficace. " Puis le calme revint. Nous étions tous abrutis par ce vacarme infernal. Je crois néanmoins que nous n'avions pas réalisé le danger tel qu'il était. Je revois encore le père BRIOULT et Henri VAIN, morts maintenant, venir nous encourager avec un petit verre de fine Champagne. Il devait être 2 ou 3 heures. Nous partîmes à la recherche des nôtres qui devaient être dans les chemins environnants. Scènes pénibles pour ceux qui ne se retrouvaient pas, et pour cause... d'autres partis inconscients, à demi-fous... ".

Un autre témoin ajoute : " hébétés, les gens couraient dans tous les sens, cherchant les leurs et criant leur angoisse, incapables de réaliser le désastre ".

Le Bouloir :

Les chemins et les champs du Sud de la ville qui avaient accueilli de si nombreuses familles auraient dû, par leur caractère spécifiquement rural ignorer tout des horreurs qui se déclenchaient sur la cité, vouée à la destruction totale. Alors pourquoi ? Deux hypothèses ont été avancées. La première invoque l'erreur de tir. Il est vrai qu'entre le Bouloir et l'agglomération, à vol d'oiseau, la distance n'est pas considérable ; de nuit l'erreur s'admet d'ailleurs plus facilement que de jour, même avec des fusées. La seconde hypothèse met en cause l'imprudence des gens qui se sont réfugiés dans la nature. Un témoin dit :

" Il y eut trop de cigarettes fumées, trop de lampes à alcool ou à plaquettes " méta ", allumées pour chauffer ou réchauffer des biberons, trop de talus délaissés pour faire en plein champ une petite promenade nocturne ". On parle également de lampes électriques. Ce fourmillement de lumières aurait attiré l'attention des aviateurs, en leur laissant penser que des Allemands s'étaient camouflés là (mais des soldats auraient pris soin de ne laisser filtrer aucun rai de lumière).

Le Bouloir fut soumis à une série de mitraillages en piqué, qui doublèrent l'effet des bombes. Les avions descendaient, remontaient, repiquaient plusieurs fois de suite. À chaque fois des cris de panique - puis des cris de souffrance - accompagnaient le carrousel. Recroquevillés, blottis les uns contre les autres, serrés contre un arbre ou contre le mur des bâtiments de la ferme du Burel, la plupart priaient. Ou plutôt récitaient nerveusement, à toute vitesse, sans articuler, des formules de prières. Pas d'unisson : un groupe partait après un autre, en canon. Et puis, dominant le tout, des appels, plus ou moins angoissés tels ceux de M. L... réclamant sa fille : " Jacqueline, Jacqueline, Jacqueline... ".

M. Julien LE BAS qui y cherchait ses parents, dès les premières bombes se jeta à terre. Lorsqu'il se releva, il s'aperçut que sa chute s'était faite au milieu d'un buisson d'épines, mais il n'en avait pas, sur le moment, senti les piqûres.

Phénomène curieux : le tumulte des alertes provoquait un tel désarroi qu'après coup les gens ne se retrouvaient plus à leur place initiale. Ainsi, Mlle RABOT qui, avec sa mère, s'était réfugiée dans la porcherie de la ferme, se retrouva à l'entrée, assise dans une valise ouverte, tandis qu'un monsieur lui serrait le cou. À ce moment, il n'y avait plus une tuile sur le toit, mais personne n'était blessé à l'intérieur. Les dames RABOT quittèrent quand même l'endroit pour gagner un champ plus éloigné où elles finirent la nuit. Au petit matin, on leur fit remarquer que ce champ avoisinait dangereusement la route de Torigni et qu'il valait mieux s'en écarter. D'où une nouvelle migration dans une autre pièce de terre.

La famille G. LAVALLEY, qui avait pris également la direction du Bouloir, y vécut des minutes de forte émotion. Une bombe, tombée en effet, à peu de distance, enterra M. G. LAVALLEY de toute sa hauteur. Seule dépassait la tête. C'est à la main qu'il fallut le dégager d'une position aussi dangereuse. Après quoi, on préféra s'écarter un peu plus de la zone menacée.

Les jeunes sauveteurs MACABIOU, NARDY et RENOUVIN, de retour de la ville, entendant les avions, s'étaient couchés au milieu d'un pré. Les bombes les y rejoignirent ! Alors, entre deux éclairs de bombes. ils courent se plaquer le long d'un petit mur. La terre et les cailloux dégringolent. Tout est bouleversé. NARDY se trouve déchaussé. Pour obtenir la protection maximum, il s'agenouille le plus près possible des piliers de la barrière. Le souffle des bombes lui fait croire que sa poitrine va éclater. Une bombe tombe sur le mur... Une autre sur le carré d'herbe qu'il vient de quitter. Puis c'est l'accalmie. L'embrasement de la ville est général. NARDY sort de sa cachette. Il n'aperçoit pas ses camarades qui ne doivent pourtant pas être bien loin. Mais il a la tête assommée des coups portés si près par les projectiles... Il cherche à remonter chez sa logeuse. La maison est pleine de monde, d'un monde qui parle fort et qui crie même. Il n'a plus qu'un réflexe : fuir ce cauchemar qui lui écrase le cerveau. Il retrouve par chance son vélo sous un tas de débris et s'enfonce dans un chemin tout bouleversé, parsemé de moutons crevés. Il sera deux heures du matin quand il arrivera, après avoir roulé sur les jantes, à Torigni, où ses parents, morts de peur, l'attendaient.

Qu'étaient devenus ses deux camarades ? RENOUVIN avait été sérieusement traumatisé. MACABIOU, lui, était gravement blessé. C'est Jacques LAVALLEY et d'autres jeunes gens qui, passant par là, le reconnaîtront et l'emporteront sur une civière faite d'un volet et de quelques planches jusqu'à un poste de secours. Il sera par la suite acheminé au Bois Jugan, puis au Hutrel où il décèdera le 16 juin.

La famille TATARD, demeurée au Bouloir, vécut aussi cette vision d'épouvante : " Dans un bruit infernal, les chasseurs bombardiers à double queue vrombissaient sur nos têtes, les fusées éclairantes jaillissaient sur le Bouloir, à quelques centaines de mètres et les premières bombes éclataient. Je me plaque sur la pelouse ; le cœur me bat précipitamment dans la poitrine et je crois ma dernière heure venue. Je prie, ou plutôt je murmure une prière, car dans quelques instants nous pourrions avoir rejoint les demeures éternelles.

" Une bombe éclate à quelques mètres, quatre ou cinq peut-être de l'endroit où nous sommes étendus. Mon chapeau est littéralement pulvérisé et une avalanche de pierres, ardoises et débris de toutes sortes, nous tombent sur le dos. J'ai l'impression qu'une pierre m'a fracassé le front. Je me palpe et ne trouve rien.

" Mû par je ne sais quel pressentiment, je rampe jusqu'au bord du trou de bombe dans lequel je me glisse. J'appelle François, mais le bruit est tel que je n'entends rien. Tapi dans mon entonnoir, j'y vis quinze affreuses minutes ; les détonations se succèdent et, successivement, 8 ou 10 torpilles s'abattent dans un rayon de 100 à 200 mètres autour de la maison. " L'accalmie survenant, je quitte mon trou, me précipite dans la maison en criant : " Maman êtes-vous tous là ? - Oui, me répond-elle, sauf Annick ", qui, au plus fort du bombardement, s'est sauvée avec les autres réfugiés, pieds nus par la fenêtre. Mon épouse était restée seule dans la cuisine avec le bébé, Jean-François, Rose-Marie et Mlle V. H... Tout le monde était indemne, sauf François qui saignait à la tête, ayant dû recevoir un éclat de pierre ou d'ardoise. La cuisine est pleine de décombres de toutes sortes... ".

C'est grâce à M. TROEL que la petite Annick avait pu escalader le rebord de la fenêtre. Mais sérieusement blessé, M. TROEL était retombé lourdement sur le sol, tandis que la petite fille s'enfuyait, apeurée, sous les explosions... Ses parents ne la retrouvèrent que trois jours plus tard. On imagine leur anxiété !

La ferme de la Ferronnière foisonnait aussi de monde. Mme Yvette DUCHEMIN y vécut ces heures de terreur dans une dépendance louée à des réfugiés cherbourgeois : " Régulièrement toutes les deux minutes, des avions piquaient dans un sifflement insupportable. Puis une grande lueur, un fracas indescriptible, nous étions secoués de toute part, projetés les uns sur les autres ; les murs, pourtant épais, semblaient s'ouvrir. Nous attendions la mort à chaque instant. Nous voulions quitter cet abri à tout prix. Heureusement que notre oncle, aidé de ses ouvriers, nous en empêchait, à grand'peine d'ailleurs, car, à notre sortie, la cour de la ferme était labourée de trous de bombes et l'aile du bâtiment que nous quittions, écroulée ".

Lorsque l'aube éclaira le Bouloir, ce fut pour révéler les atroces dégâts de la nuit. M. B. AURIAC les vit ainsi : " Une grande quantité d'entonnoirs de bombes était répartie, avec une densité extrême dans les prés environnant la ferme de nos cousins, et dans un champ labouré, gisaient encore les restes d'une herse et du cheval qui la tirait et dont ne subsistaient que la tête, la peau et les quatre pattes. Il semblait qu'il avait été vidé de ses organes par une succion géante. Le malheureux cultivateur, qui travaillait encore à l'heure du bombardement, avait été littéralement déchiqueté et ses restes furent recueillis et groupés dans un drap... De nombreux pommiers étaient arrachés et dispersés dans les environs et il semblait qu'un géant fût passé par là, les arrachant impitoyablement et avec désinvolture ".

" Errant dans cette désolation ", raconte M. Julien LE BAS, " je rencontrai M. Georges LAVALLEY et sa famille ". Il s'écrie : " M. LAVALLEY, on vous croyait mort ! ".

Cette heureuse surprise s'explique par le fait que la famille LAVALLEY s'était terrée de bonne heure chemin de la Fontaine-Venise et qu'elle n'en avait pas bougé ; aussi ne l'avait-on pas rencontrée près de chez elle, ni ailleurs. Dans sa joie, M. Julien LE BAS retourna chez ses parents pour quérir un peu de Byrrh, afin de réconforter tout le monde.
La Trapinière, pourtant plus lointaine, fut, elle aussi, terriblement secouée pendant la nuit. Mais, on s'en souvient, quatre mitrailleuses la " protégeaient " contre une attaque possible de parachutistes. Si bien que les habitants et les réfugiés demeurés par force à l'intérieur, n'en menaient pas large et auraient bien préféré se trouver dans la nature. Lorsqu'ils eurent la permission de sortir, à six heures le matin, ils découvrir maints trous de bombes encadrant l'habitation...

Détail qui prouve l'affolement des gens pris sous le bombardement nocturne : un ménage qui résidait au Burel, et qui vint aussi chercher refuge à la Trapinière en pleine nuit, y arriva sans le bébé. Le mari avait cru que sa femme le prenait. De son côté la maman le pensait dans les bras du papa. Au matin, l'un et l'autre refirent le chemin, tremblant à l'idée de ce qu'ils pourraient retrouver dans leur maison... Chance inouïe ! le bébé, sans une égratignure, n'attendait que son biberon...

La fuite à l'aube.

Quand les premiers rayons du soleil eurent évincé les lueurs des sinistres torchères, la ville - ou ce qu'il en restait ! - connut quelques instants de silence. La plupart de ceux qui avaient échappé au massacre se précipitèrent alors hors de chez eux ou de leur abri et fuirent à leur tour. Les uns descendirent le plus vite qu'ils purent vers le Rocher ; les autres préférèrent filer vers la campagne.

Mme Bienaimé HENRY retrace, dans son " Journal ", ces instants : " Nous sommes partis avec quelques provisions, sardines, pain, beurre. Bienaimé avait mis son complet bleu et son pardessus d'été ; moi, ma robe achetée la semaine précédente, mon manteau d'été et, par dessus, mon manteau à col d'astrakan. Inquiets de savoir ce qu'étaient devenus nos enfants par cette nuit horrible, nous avons traversé la place des Beaux-Regards : tout le côté droit était en feu. Impossible de passer la rue du Rempart, les maisons étaient par terre ainsi qu'à l'autre bout de la rue de la Paille. Le cinéma Jeanne d'Arc n'avait plus qu'une partie du mur de façade. Nous sommes repartis et, le bombardement reprenant, nous nous sommes mis à l'abri de la tranchée commune sous les arbres de la place. Un jeune homme qui passait nous a dit que cette tranchée n'était pas faite pour supporter des bombardements semblables, qu'il fallait nous diriger vers le tunnel creusé sous le Rocher... ".

Le cheminement de Mme SANSON est non moins émouvant : " On butte sur un cadre, on trébuche sur des souvenirs épars qui devaient être très chers quelques heures auparavant à leurs propriétaires. Immenses entonnoirs, montagnes de ruines, incendies...

Accompagnés d'une vieille grand'mère de 83 ans qui gémit sur un brancard, on s'ébranle.

" À peine arrivés près de la maison de Me DELISLE, dont les ouvertures ne sont que des brasiers, les avions sont revenus, descendant en piqué. En hâte, crispés, main dans la main, nous continuons le cheminement dans les ruines. Mais Mémère ne suit plus. On l'attend tous les dix mètres. Pâle et haletante, elle ne peut faire mieux. Comme ça semble long et dangereux !

" Tout en priant, on atterrit dans l'abri de la Poterne. C'est une halte, mais ce n'est pas drôle. Debout, tassés comme des harengs, morts de faim, des parents sanglotent après leurs enfants dont ils n'ont pas de nouvelles ; des enfants réclament leurs parents perdus. M. l'Archiprêtre, pâle et pitoyable. Des familles démembrées, inquiètes, meurtries. Il fait froid, ça bombarde toujours. Passent sous nos yeux blessés et cadavres, visages en sang, les yeux... Oh ! on ne peut décrire ce qu'on a vu dans ce moment-là...

" C'est alors que je reconnus l'Allemand, venu voici 48 heures pour me réquisitionner mon appartement de femme de prisonnier de guerre. Et violente, n'ayant plus rien à perdre, j'osai lui jeter au visage : " J'ai tout perdu, je n'ai plus de maison, mais tu ne l'auras pas non plus ".

Mgr DE CHIVRÉ, rencontré sous le Rocher, n'y était descendu qu'à la suite des nouveaux bombardements. Son intention était bien de ne pas encombrer un lieu déjà surchargé. Il écrit dans son " Journal " : " Vers six heures, il n'était plus prudent de rester en ville. J'ai essayé de sauver quelques petites choses, mais quand je m'éloigne le presbytère est entouré de flammes de trois côtés... Je m'en vais à travers les décombres à l'abri de la Poterne. Des centaines de personnes y sont entassées. Après la nuit, il faudrait un peu de calme ; je vais le chercher au Vieux Candol. La maison de Mme BEAUDET m'offre ce que je cherche. Déjà une cinquantaine de réfugiés, ayant aussi tout perdu, y sont assemblés. On ne peur se faire une idée de la charité qui nous accueille... ".

La famille OBLIN réussit, malgré les obstructions, à sortir vers cinq heures du matin de sa cave. Un des fils s'étant rendu compte que le feu gagnait avait, en effet, donné ce conseil d'évacuer pour éviter l'asphyxie. On partit donc comme on était descendu, c'est-à-dire dans une tenue très élémentaire. Toutes les dix minutes, on s'arrêtait pour compter les quatorze enfants (treize enfants de 2 à 20 ans, plus un neveu). Quatre d'entre eux n'ont pas de chaussures... On passe devant le " Tunnel ", mais on ne s'y arrête pas. Par contre, on y aperçoit une petite remorque qu'on suppose appartenir aux troupes allemandes. Dans ces circonstances, elle peut bien servir au transport des enfants en bas âge... et elle est immédiatement tractée par les plus grands ! (Chose amusante, la remorque n'appartenait pas aux soldats, mais à un brave homme de Saint-Lô qui, retrouvant son bien, plus tard à Ducey, le réclamera avec véhémence !). Puis c'est la fuite par la route de Villedieu, en direction de la Grande Seigneurie... mais elle est occupée par les Allemands ; alors on se replie sur la Petite Seigneurie, où l'on est accueilli par Mme FAUDEMER.

V

La semaine rouge

7 Juin : Un nouveau mercredi des cendres

Rien ne peut mieux décrire l'aspect de la ville, burinée par le feu, que cette admirable page de M. DE SAINT-JORRE

" Au petit matin, dans une lumière blafarde d'abord, puis plus violente, s'est découvert le squelette calciné de ce qui fut notre ville. Le feu courait au long des rues, rampant d'une maison à l'autre, dans un immense crépitement. Et sur ce tragique réveil se tordait vers l'Est un gigantesque panache de fumée, aux volutes infinies, desquelles s'échappaient, pour retomber parfois à des kilomètres, des feuilles de papier demi-brûlées sur lesquelles on lisait encore des textes administratifs dérisoires.

Je viens de descendre vers le cour pantelant de Saint-1.0. De la Roquette, c'est déjà un spectacle terrifiant. Depuis la Préfecture jusqu'au bout de l'Enclos, vers les Beaux-Regards, ce ne sont que maisons écroulées, fumées d'incendies. Le parc du Préfet ressemble à une mer figée, en pleine tempête, labourée d'entonnoirs.

" Je traverse le haut de la Place du Champ de Mars, encombrée de débris, et j'arrive à la rue du Mouton où, d'une maison éventrée, surgit une très vieille femme chargée d'un immense cadre représentant un cheval de course.

" L'église Sainte-Croix est debout, mais plusieurs entonnoirs criblent la place. Un vicaire, l'air égaré, sort du Presbytère. J'entre dans l'église par la porte défoncée de la sacristie et je trouve le chanoine VOISIN en oraison, parmi les débris. Il est d'un calme imperturbable et me dit : " J'avais un service pour aujourd'hui dix heures, mais je crains qu'il n'y ait pas beaucoup de monde ! ".

" En descendant le Neufbourg, je rencontre le Directeur de la Banque de France. tête nue, poussiéreux, la figure criblée d'ecchymoses et l'air plein d'angoisse.

" J'arrive à la Gendarmerie qui n'est plus qu'un amas de ruines et, sur ces ruines, le Commandant, une pioche à la main, essaie de dégager un garçon de seize ans, pris sous des enchevêtrements de poutres. Il est seul avec un vieux gendarme dont la fille est morte. On aperçoit seulement les pieds glacés de la pauvre enfant émergeant des gravats. Il y a des cadavres un peu partout dans ces ruines. Je reste un moment avec les sauveteurs, et soudain, près d'un pan de mur, j'entends de faibles cris : " Au secours ! Au secours ! ". Cela semble venir de très loin. Je ne connais rien de plus atroce que ce cri, étouffé, muré comme dans une cave, alors que vingt mètres de déblais rendent toute intervention inutile.

" Toute la ville est bouleversée, depuis le Collège jusqu'à la Gare. Des incendies ont allumé dans tous les quartiers leurs sinistres torches. Les immeubles s'écroulent avec un bruit d'avalanche. Quelques sauveteurs essaient de dégager les vivants, mais il faudrait des centaines de volontaires, au lieu de cette poignée d'hommes.

" La Préfecture brûle, dégageant une chaleur intolérable ".

Arrivés à Agneaux, les RR.PP. PONT et SOQUET se retournent : " La ville haute en flammes, la cathédrale, non pas d'une blancheur radieuse comme aux rayons du soleil levant, mais d'un noir ébène au milieu du ciel rouge qui l'enveloppait comme une gloire. Le silence s'était fait, un silence qui donnait à ce spectacle un aspect irréel appartenant au monde du rêve et de la magie ".

À la Gouerie, où M. et Mme CREPIN rejoignirent leur fille, " nous avons rencontré beaucoup de gens qui avaient fui le rentre de' la ville ; on se rappelle cette dame, de la rue des Images, les cheveux encore pleins de gravats, qui dit être sortie bien péniblement des décombres de sa maison. Son sac avait disparu. " Je n'ai pas un sou ", dit-elle. Tous ces malheureux, après une nuit de frayeur, fuyaient le long de ces petits chemins où ils semblaient retrouver un peu de sécurité ".

De son côté, Mme FLATTET consigne sur son cahier : " Je suis arrivée ce matin au Mesnil-Rouxelin avec les LEMAI qui sont allés dans une ferme. On m'a fait entrer à l'école. J'y suis restée deux heures, puis je suis revenue ici. Ah ! quels dégâts ! Je ne pourrais exprimer ce que j'ai ressenti, en voyant toutes les ruines amoncelées. Toute la ville haute brûlée, ses décombres fument encore et s'en vont tomber sur la ville basse. Le quartier Saint-Georges est épargné, ainsi que le quartier Torigni, c'est-à-dire que les maisons sont encore debout. L'horloge de la cathédrale continue d'égrener les heures. Un passant par-ci, par-là. Quoique le temps soit ensoleillé, bien rares sont ceux qui viennent voir leur logement... ".

M. CHEVILLON est de ceux-là. Il revient rue du Neufbourg... après avoir demandé à son père une clef devenue désormais inutile. Il n'y a plus de rez-de-chaussée : les gravats remblaient toute la rue du Neufbourg et permettent d'accéder aux immeubles par le premier étage ! (Ce coin de la rue fut d'ailleurs ravagé par l'incendie du 7 au 8 juin).

M. DELANGE, lui aussi, ne peut s'empêcher de redescendre en ville. À l'angle de la Poste, il rencontre le premier cadavre : c'est un prisonnier que détenaient les Allemands. Passant ensuite, place de l'Hôtel de Ville et de la Prison, criblée de trous, il entend appeler : " Défense passive, défense passive ! ". Il se retourne et regarde d'où vient l'appel. Il provient d'un trou de bombe où un prisonnier, blessé à la jambe, couvert de gravats, avait été enterré, puis déterré par les bombes. Avec l'aide de son beau-frère, M. DELANGE réussit à le tirer de son trou et l'évacuer sur le quartier de la Dollée.

Sur cette place, passe aussi M. LENOIR, revenu du Flaguet. Circulant à travers les ruines, tandis qu'éclatent encore les bombes à retardement, il écoute ici et là pour entendre s'il n'y a pas quelques blessés à dégager. Aucun appel ne fuse plus de dessous les monceaux de pierrailles.

M. LENOIR gagne alors la Petite Suisse où s'est réfugié M. PÉRIER, Maire. M. ROUELLE, juge, qui est à ses côtés parle de creuser des tranchées dans le cimetière pour enterrer les morts. On constitue une petite équipe à cet effet. Ses efforts sont vite interrompus par un nouveau bombardement : destiné à la route de Bayeux et au carrefour de la Bascule, il s'abat... sur le Haras et le cimetière. Se sentant menacée

pour une tâche, pieuse sans doute, mais qui n'assurait pas la sécurité aux vivants, la petite équipe se disloque. Des groupes errèrent encore, malgré tout, en ville à la recherche d'enterrés ou d'emmurés.

Le 7 au matin, Mlle Alice ANDRÉ, se trouvant à proximité d'une famille qu'elle connaissait bien (la maman faisait des ménages), décida de lui rendre visite. Une des filles se présente à la porte, heureuse de revoir une voisine, non seulement par amitié, mais aussi parce qu'à l'intérieur la situation n'est guère brillante : la sœur, échevelée, se tient là, le regard perdu dans une terreur rétrospective. La mère, blessée, comme disloquée, macule son lit d'un sang de plus en plus rare. Mlle ANDRÉ et la jeune fille valide essayent de la soulever. Elles ne font qu'accroître les douleurs, sans grand résultat d'ailleurs, car les forces leur manquent pour ce transport délicat. Une chance : deux hommes de la Défense Passive passent par là. Mlle ANDRÉ les hèle. Ils répondent, conduisent la jeune fille traumatisée au Hutrel (elle ne survivra pas) et font évacuer la maman sur l'hôpital de Villedieu.

Un peu plus tard, alors qu'elles quittent la maison HERVÉ, les darnes ANDRÉ rencontrent un gendarme, à l'uniforme très abîmé, qui fuit la prison - où il avait été interné pour la bonne cause ! -

Sensiblement dans le même temps, M. A. DESILE descend de la Falaise où il s'est réfugié, pour aider M. B... à récupérer quelques objets rue du Neufbourg. Comme ils arrivent par la rue Havin, les deux hommes voient devant eux quelque chose qui fuse et qui éclate : une bombe à retardement ! Ils repartent vers la Poterne, mais tout est inondé. Des gens ont fait un pont avec les tables du café DROUET. Tout au long du Rocher, les maisons flambent encore. Enfin, par le Mont-Russel, ils atteignent le Champ de Mars et arrivent chez M. B... où ils ont la chance de retrouver ce qu'ils cherchent, sans parler d'une bonne bouteille pour les remettre de leurs émotions. Mais celles-ci ne sont pas terminées : au retour, en effet, alors qu'ils repassent près du carrefour de la route de Carentan, les hommes découvrent une bombe de 250 kg dont l'extrémité dépasse des décombres. Ils pressent le pas. Quelques instants plus tard, la bombe explose...

Dans cette journée du 7 juin, d'autres personnes erraient encore à travers les ruines : M. et Mme LECOQ qui, ayant quitté la rue Valvire après 20 heures, s'étaient réfugiés dans leur chantier de récupération automobile, route de Carentan. Malheureusement leur garçon aîné, André, n'était pas avec eux à ce moment difficile. Au matin du 6, il était parti, comme chaque jour, assurer sa tournée de poste rurale. La matinée avait été rude : les mitraillages et les bombardements des routes obligeaient fréquemment le conducteur à freiner brusquement et à se jeter dans le fossé pour se protéger. Si bien qu'à midi, quand André revint déjeuner à la maison, son père essaya de le dissuader de repartir sur des chemins aussi dangereux. " Il y a trop de courrier à porter ", répondit le jeune homme, " il ne peut attendre ". Il repartit donc. Mais quelque part, entre Villebaudon et Tessy, sa voiture fut prise sous un mitraillage ; il n'eut pas le temps de se protéger et fut tué. Le corps, ramassé dans la journée, fut ramené à l'Hôpital de Saint-Lô. C'est là que ses parents le retrouvèrent, à côté d'autres cadavres, allemands pour la plupart, au milieu des ruines... Ils le placèrent alors sur une civière et le remontèrent à grand'peine route de Carentan. Là, ils le veillèrent pendant quatre jours, au milieu du vacarme incessant. Après avoir vainement cherché un cercueil, M. LECOQ se résolut à en fabriquer un en tôle. L'inhumation, plus triste encore que toute autre, se fit dans le jardin...

Le 7 encore, le quartier du Pont et de la Gare est bombardé à son tour. De la Vire jaillissent de formidables gerbes d'eau. Les derniers habitants du quartier évacuent généralement sur la Falaise.

Les Normaliens, après leur nuit dans une ferme, reviennent aussi en ville : " à travers un quartier extérieur qui n'a guère souffert, mais porte déjà les marques de l'abandon et du pillage. L'École est intacte, aux vitres près. Nous y prenons en hâte un peu de vaisselle et quelques vivres que nous chargeons sur des brouettes... ".

Les dernières écolières partent d'un autre côté :

" Ce mercredi 7 juin, au milieu de l'après-midi, quittant une ville en décombres et en flammes, les jeunes filles du Pensionnat du Bon-Sauveur, sous la conduite de leurs religieuses ", venaient demander asile à l'Hôtellerie de la Chapelle-sur-Vire, où s'était déjà réfugiée une partie de l'Institut d'Agneaux. " Elles arrivaient par le chemin de halage qui longe la Vire, avec des visages épuisés et tourmentés et les cheveux épars. Quelques Pères de l'Institut les accompagnaient : le P. Supérieur, les PP. RIBAILLER, BOUIN et GAILLARD ".

Toujours dans l'après-midi du 7 juin, les deux vicaires de Notre-Dame redescendent de Saint-Georges, enjambent les bombes non éclatés et les amoncellements de pierres, pour essayer de sauver tout ce qui peut présenter un peu de valeur, spirituelle ou matérielle. La sacristie a été épargnée. Il est possible d'en retirer plusieurs vases sacrés et quelques linges rituels, que contint un paquet mal fermé, qui à plusieurs reprises sur le chemin du retour faillit trahir son contenu.

L'abbé GARNOT, titulaire de Saint-Georges, offrit une cordiale hospitalité à ses confrères. Avec eux, il conçut l'idée d'enterrer le précieux chargement dans le jardin de son presbytère : en temps de guerre, il est bon de ne pas attirer les convoitises ! Pour le protéger autant que pour le repérer, ils fabriquèrent deux croix de bois sur lesquelles ils inscrirent les noms de VAUTIER et CARNOT.

Il fallut, hélas ! faire aussi une croix au nom de GARNOT. Le malheureux curé, dans la même journée, alors qu'il s'en allait chercher du lait, avec ses deux amis, se trouva assailli par un avion. Tandis que les deux vicaires se camouflaient sous une haie, l'abbé GARNOT tenta de se couler sous une ambulance arrêtée. C'est à cet instant précis qu'une balle le toucha au cou. Son ministère à Saint-Georges-de-Montcocq durait depuis 44 ans.

Descendant de Saint-Georges, quelques bonnes volontés, parmi lesquelles il faut distinguer le jeune H. FOREST, âgé de 18 ans, s'en vinrent chercher M. FONTAINE, qui venait d'être retiré des décombres. Le jeune homme, très robuste, réussit à le mener jusqu'à la Demi-Lune. Puis il monta à la ferme pour y prendre une carriole et terminer le voyage. Il ne s'en tint pas là : toute la journée, il opéra des allées et venues pour porter secours à des blessés. L'abbé FRÉMI, le Dr PHILIPPE, M. CONEN, coiffeur du bas de la route de Carentan, de jeunes dames se virent ainsi arrachés à un sort cruel et ramenés en milieu civilisé.

Un des sauvetages les plus difficiles fut sans contredit celui opéré à la boulangerie HÉLIE, au coin de la route de Carentan. Des cris s'y faisaient entendre. On se met à déblayer, mais avec les mains pour ne pas blesser les corps enterrés. Il faut d'abord extirper le cadavre de M. HÉLIE, qui obstrue un passage donnant accès à l'endroit où se trouvent cieux jeunes filles dont on entend les appels. Pendant les opérations, un magasin brûle encore au-dessus. Des explosions, de temps en temps, retentissent aussi. La première jeune fille peut enfin quitter le sinistre souterrain. Il en reste une seconde, coincée par un lit en fer. Réflexion pittoresque, prouvant que son moral tenait bon : " Continuez, continuez, il y a du cidre bouché à côté ! ". Les travaux de dégagement, en dépit de cette offre alléchante, ralentissent, les sauveteurs se fatiguent. Il faut sans cesse prendre des précautions pour éviter que l'équilibre des éboulis ne se rompe, ensevelissant définitivement la rescapée. Un moment, on se demande même s'il ne faudrait pas sectionner la jambe. Il n'y a, heureusement pour la jeune fille, pas d'outil adéquat à portée de main. Ni de praticien non plus. Enfin, un renfort, en la personne de M. LECOMTE, transporteur, vient appuyer l'équipe fatiguée et l'aide à sortir la pauvrette. À son tour elle est conduite à la ferme de la Dangerie (tenue par M. et Mme LABBÉ).

Dans cette ferme, il pouvait y avoir, au soir du 7 juin, une vingtaine de blessés. La nuit venue, les Allemands installent des munitions dans la cour, constituant ainsi une rude menace pour les habitants et réfugiés. Alors, comme on le peut, on soulève les malheureux allongés pour les descendre dans un champ plus bas. Des plaintes et des gémissements s'élèvent. On demande à la ferme de Bois-André et aux Ifs d'en prendre quelques-uns. Certains meurent par la suite. On les enterre sur place.

L'exode s'amplifie.

Dès que les premières lueurs du soleil eurent remplacé le rougeoiement sinistre des incendies, de nouveau les chemins se peuplèrent d'une foule cherchant à fuir les lieux semés d'horreur et de danger. Très simplement Mme CREPIN raconte : " Nous décidâmes, malgré la défense des Occupants, de prendre la route à nos risques et périls. Nous partîmes donc avec nos petits baluchons sur la route de Villedieu, en nous cachant dans les fossés lorsque nous apercevions les camions allemands. À Gourfaleur, nous avons passé le pont sans encombres et continué notre route vers Saint-Samson. Nous avons été accueillis chez M. B., où, après un léger repas, nous avons continué vers la Croix-à-la-Main, pour aller vers Soulles. À Soulles, nous commencions à être fatigués et, dans une ferme accueillante, nous nous sommes arrêtés. Les fermiers nous connaissaient et voulaient nous donner leur plus belle chambre pour y passer la nuit. Mais nous préférions coucher sans toit au-dessus de nous : depuis le bombardement nous redoutions d'être ensevelis sous les décombres. Aussi les fermiers, à notre demande, mirent à notre disposition des bottes de paille fraîche dans une remise où ils entreposaient leurs machines agricoles. La fatigue aidant, nous passâmes une assez bonne nuit, tout en entendant au loin le bruit des bombardiers sur notre pauvre Préfecture.

" Les routes étaient presque désertes : de bonne heure, nous continuons vers Hambye. Une demi-heure après notre départ, nous nous trouvons à quelques mètres d'un convoi allemand repéré par les avions américains. Vite, dans un champ ! à plat ventre, nous attendons que le combat soit terminé... Les camions allemands se calcinent et nous reprenons notre route, en nous dissimulant dans les fossés. Nous avions " eu chaud " et Si nous n'avons pas reçu d'éclats, c'est grâce au talus qui nous abritait ".

Dans sa lettre - déjà citée - le jeune Bernard DUBOIS raconte ce que fut la nuit du groupe qui l'avait adopté : " On venait de s'endormir dans une grange, il est retombé six bombes autour de celle-ci ; on est donc parti dans les champs et on a passé la nuit le long d'une haie. Il tombait de l'eau et nous n'avions aucune couverture. Saint-Lô flambait et les munitions sautaient. Nous avons donc passé deux jours et deux nuits dans l'angle de cette haie, sans boire, sans manger - que quelques biscuits à soupe et quelques sardines que Mme BOUCHARD avait emportés - et sans dormir, avec des branches devant nous pour nous camoufler. Les journées étaient longues, je vous prie de me croire, et quelle tristesse ! ". Heureusement le Bois Jugan n'était pas bien loin. En dépit de ses nombreux pensionnaires, il accueillit encore les nouveaux arrivants.

Les Normaliens de M. HERPIN, partis dans une direction différente, virent, à peu de chose près, des scènes semblables :

" Devant et derrière nous, par des moyens improvisés, brouettes, voitures d'enfants, remorques et camions à bras, chacun s'efforce de faire comme nous, s'il a eu la chance de retrouver sa maison non incendiée. D'autres, moins heureux, emportent toute leur fortune dans une nappe ou un mouchoir noué aux quatre coins. Et ce flot lamentable s'écoule sans une parole, sans un cri. À quoi bon ? Aussi bien s'insurger contre les éléments. Les enfants eux-mêmes, assagis par le malheur, portent et tirent dans la mesure de leurs petites forces...

" (Nous abandonnons notre ferme) pour les chemins creux environnants qui sont aussi peuplés qu'une cathédrale à la grand'messe. Les gens sont assis de part et d'autre du passage au pied du talus, ramassés dans leurs manteaux, muets et prostrés, dans la terreur de l'aviation qui, sans répit, mitraille tout ce qui bouge sur les routes voisines.

" Aux petits groupes qui essaient de s'isoler dans la multitude, on reconnaît les familles. La mère, par la force de l'habitude, distribue encore des recommandations souvent hors de saison, comme de ne pas se salir, de ne pas parler trop haut ou de ne pas regarder chez les voisins. Tout ce monde a tenté de se regrouper par rues ; mais il reste des familles isolées, venues on ne sait d'où et qui sont encore plus anéanties dans leur abandon ; il y a aussi, ce qui est bien plus triste, des personnes seules, parce qu'elles vivaient ainsi ou qu'elles ont perdu les leurs, et elles font sincèrement pitié : matériellement et moralement elles ont plus à souffrir que les autres. Ainsi on voit naître, de la force des circonstances, des associations insolites et provisoires, comme deux ou trois célibataires. Le chemin ressemble à un long bric-à-brac, car chacun serre avec passion les quelques objets qu'il a pu retrouver ou qu'il a cru les plus indispensables. Et à cet égard, les goûts diffèrent plus qu'on ne le supposerait et la fantaisie trouve moyen de faire sa réapparition dans ce monde indésirable et dérisoire. Quand certains, par exemple se sont chargés, bien excessivement du reste, de victuailles, de

linge et de vaisselle - qu'ils ne pourront traîner bien loin - un brave homme semble n'avoir pris pour tout viatique qu'une grande cage, où vit un corbeau captif, maigre et déplumé. Il s'occupe soigneusement de la bête et la transportera bien ailleurs par la suite, plus attentif, semble-t-il, au bien-être de cet oiseau lamentable qu'à sa propre existence.

" Comme de raison en pareille occurrence, les faux bruits naissent. Le plus habituel est que les Anglais sont à quelques kilomètres et approchent rapidement sur la route qui vient d'Isigny. On cite pour preuve du fait des rafales de mitrailleuses qui, presque sans interruption, déchirent l'air. Ce sont en réalité les avions qui mitraillent les routes et beaucoup se figurent qu'ils nettoient le terrain devant les troupes de terre. On évalue la distance, on estime qu'elle diminue et l'on fait des pronostics : " Dans trois ou quatre heures ils seront là, au plus tard ce soir ! Tenez, en ce moment, ils doivent être en haut de la côte on a entendu plusieurs rafales de suite, puis plus rien : c'est que la résistance est brisée ; présentement ils avancent ". Puis on entend de nouvelles rafales dans le lointain et les espoirs sont renvoyés aux calendes grecques.

" Bien entendu, on mange sur le pouce, et il n'y a pas de légumes, tous boivent à tour de rôle dans le même verre et chacun n'a pas son couteau. Le repas est silencieux et un peu insuffisant... Au reste l'appétit est bientôt coupé et le repas abrégé. Quelques avions dans leurs évolutions plongent vers la cour où nous nous tenons et mitraillent dans les parages ; une balle perdue vient heurter la toiture de tôle de notre hangar. Une panique s'ensuit qui nous reconduit en hâte au chemin creux.

" Il n'est guère que midi ; une longue journée déprimante s'annonce, avant les nouvelles terreurs de la nuit. Quoi faire dans ces chemins surpeuplés d'une foule immobile et abandonnée au plus noir pessimisme ? De toute évidence, la ferme qui nous a donné asile la nuit précédente ne le pourra plus la prochaine ; on nous a du reste prévenus. Et il en sera de même dans les fermes voisines car des milliers de personnes encombrent tous les chemins creux du coin, si proches de la ville. Il convient donc d'aller plus avant dans la campagne, à la recherche de lieux moins occupés.

" Le premier kilomètre est bien fait pour nous décourager. Tout d'abord aux premiers tours de roue, les brouettes mal équilibrées se déchargent et le vermicelle jonche le chemin. En outre, le chemin qu'il nous faut d'abord emprunter et qui offre l'avantage d'être bien couvert est fort étroit, resserré entre deux talus, coupé d'ornières encore boueuses, encombré de ronces et de racines. S'y promener est un plaisir v pousser une brouette est une corvée : des sortes de tentacules entravent la marche et accrochent la charge. Il faut parfois que quelqu'un maintienne les branches écartées pour que le véhicule passe. Fréquemment la tête de la colonne doit s'arrêter parce que, très loin derrière, une voix dans le feuillage appelle au secours ou se plaint que l'on va trop vite. Car bien des bras ne sont pas habitués à cet exercice et les brouettes sont lourdement chargées. Au surplus notre sentier en coupe d'autres que nous ne pouvons pas toujours identifier sur la carte et nous finissons par nous perdre. Hésitation, marche en arrière, perte de temps et murmures. Un peu plus tard la queue du convoi qui tarde un peu s'engage sur une fausse voie et il faut la rechercher . nous la retrouvons assise dans le fossé, épuisée, prête à renoncer. Mais bientôt nous retrouvons le chemin annoncé qui est assez bon, et bientôt aussi une grand route qu'il nous faut emprunter presque sur un kilomètre avant de retrouver un autre chemin.

À peine y sommes-nous engagés qu'une grosse formation de bombardiers surgit. Nous nous jetons dans la rigole et nous continuons ainsi à progresser par bonds, entre de multiples alertes. Notre petit groupe s'étire pitoyablement sur une route brûlée du soleil, affreusement déserte. Enfin un croisement, nous touchons au port, ou du moins à ce que nous croyons être tel. Mais à peine avons-nous parcouru deux cents mètres sur ce nouveau chemin qu'une violente attaque aérienne se produit dans les parages. Nous sautons dans une prairie en bordure de la route et nous couchons sur les orties. Il me souvient alors que nous passons en bordure d'un immense dépôt de carburant et de munitions allemand. Et les faits ne tardent pas à le confirmer : après une attaque plus violente, une colonne de fumée noire s'élève vers le ciel tandis qu'une odeur d'essence nous parvient.

" Nous quittons le plus tôt possible ce vilain voisinage et progressons par petites étapes. Des véhicules allemands dans un nuage de poussière nous croisent et nous dépassent. Nous sommes tombés de Charybde en Scylla : pour éviter les grand'routes, nous utilisons le circuit prévu par les Allemands pour contourner Saint-Lô. Arrivés au fond d'une fraîche vallée, nous faisons halte sous un bosquet en bordure de la route. Cependant que nous y reposons, d'importantes forces aériennes, que nous essayons de dénombrer, viennent une fois de plus déverser sur la ville un déluge de bombes. La malédiction du ciel s'est donc abattue sur la pauvre cité ? Sur le chemin, des voitures allemandes s'arrêtent parfois sous le couvert, voisinage peu apprécié. Les hommes montrent tous les signes de la fatigue et de l'inquiétude. Presque toujours un soldat, perché sur l'aile avant ou le moteur, surveille le ciel.

" Quittant les ombrages du bosquet, nous abordons bientôt un important croisement avec une route nationale. Quelques voitures allemandes hésitent et stationnent un peu avant, car l'aviation fait rage au-dessus de la ville. Nous la doublons avec quelque insouciance. Mais au moment même où nous traversons le carrefour, une escadrille fonce sur lui. Je lance alors la brouette que je poussais, escalade le talus pour me réfugier dans le verger qui borde la route. Horreur ! il est criblé de trous de bombes, comme une écumoire ; et tout ce travail date, au plus tôt, du matin. Les avions passent et repassent, mais rien ne se produit. Je profite du moment où ils sont 'à l'opposé de leurs cercles pour quitter ce refuge dangereux et reprendre notre chemin. Aussitôt, les avions sont de retour et je rentre dans un autre champ où je découvre un trou d'eau à sec et bien abrité, puisqu'il s'enfonce comme un caniveau sous le talus qui borde le chemin. Je m'y étends ; et même deux autres personnes du groupe ayant aperçu mon abri viennent s'empiler sur moi dans cette sorte de fosse étroite. Les avions, en une ronde impressionnante, piquent à tour de rôle vers les voitures allemandes arrêtées sur le chemin à quelques mètres de nous. Un déchirement épouvantable nous fait appréhender le pire et déjà les uns recommandent leur âme à Dieu ; des balles sifflent dans les branchages au-dessus de nous. Finalement nous en sommes quittes pour la peur. À la première accalmie, chacun sort de sa cachette et nous avons la joie de nous retrouver tous indemnes. Aussitôt en chemin. Cent mètres plus loin, semblable alerte et même manège. Et ainsi plusieurs fois pour sortir de la zone dangereuse. Les émotions violentes auxquelles nous sommes soumis nous ont exténués et ajoutent à la fatigue du chemin parcouru et du portage.

" En conséquence, nous décidons d'abréger l'itinéraire projeté et de tâcher de trouver au plus tôt un asile. Bientôt nous nous engageons dans un chemin creux qui aboutit à une ferme, où l'on nous conjure de ne pas rester ainsi attroupés dans la cour. Nous demandons à boire et l'on nous satisfait. Puis on nous indique un chemin à travers champs pour gagner une ferme qu'on nous a recommandée. Les champs sont jonchés de papiers intacts ou calcinés ; après en avoir recueillis quelques-uns, nous découvrons que ce sont des archives départementales que les bombes ont éparpillées, l'incendie brûlées et que le vent d'Ouest a répandues sur toute la campagne... ".

La fumée des Archives.

Le feu ne respecta sans doute aucune archive, pas plus celles du Département que celles de la Ville ou des différentes administrations (hypothèques, cadastre, notaires). Il est malgré tout certain - et en dépit des difficultés que ces pertes entraîneront - lorsqu'il faudra reconstruire la cité - que la disparition la plus regrettable résidait dans le fonds d'Archives départementales. Le bâtiment qui les abritait datait de 1845-46. Une aile supplémentaire l'avait agrandi en 1880.

À la veille du sinistre, il renfermait plus de 85.000 liasses et registres. Sa célébrité dans le monde des archivistes reposait sur la richesse exceptionnelle de deux fonds :

- d'abord la série A (plus de 4.000 liasses et registres), qui concernait le Domaine royal et le Comté de Mortain, couvrait six siècles (de la guerre de Cent Ans à la Révolution) et fournissait une abondante documentation sur l'histoire administrative, économique et militaire du grand bailliage de Cotentin ;

- ensuite la série H, le plus beau fonds d'abbayes de toute la France, fonds absolument incomparable par le nombre des documents et par la renommée de ses établissements monastiques dont les biens s'étendaient souvent en Angleterre, et dans les îles anglo-normandes, voire en Bretagne et en Italie. Les chiffres eux-mêmes sont éloquents : 1 500 sceaux et 3 000 liasses (du Xe siècle à la Révolution) pour l'abbaye du Mont Saint-Michel ; 3.000 liasses pour Notre-Dame-du-Vœu à Cherbourg ; 2.200 pour Saint-Sauveur-le-Vicomte ; autant pour Savigny. chef d'Ordre ; plus de 5.000 pour Montebourg, etc. ...

Maints érudits, français et étrangers, avaient utilisé avec profit ces fonds d'archives. Le plus célèbre fut incontestablement le Valognais Léopold DELISLE (1826-1910), élu à 31 ans membre de l'Institut, administrateur général de la Bibliothèque Nationale de 1874 à 1905, et auteur de 1.200 études (ouvrages et articles).

Cependant bien des documents restaient à explorer, d'une importance parfois considérable, telle la correspondance des abbés du Mont Saint-Michel pendant la guerre de Cent Ans. À la suite de la destruction totale des Archives de la Manche, des chapitres entiers d'histoire régionale ne pourront plus jamais être écrits...

8 Juin : Le calvaire du Bon Sauveur.

Dans un article publié en 1964, M. le Dr GUILBERT a résumé le drame que vécut le jeudi 8 juin la Communauté du Bon Sauveur, petit univers isolé au sud de la ville. En voici l'essentiel :

...À l'aube du 8 juin, alors que la ville est en ruines, le Bon Sauveur hospitalier est encore debout. Sa population s'est accrue, Aux malades hospitalisés, se sont joints les blessés de la ville, des blessés évacués de Carentan, et quelques enfants de l'Assistance Publique, soit environ sept cents personnes.

" Mais, dès sept heures et demie, le 8 juin, le Bon Sauveur est visé à son tour. Des bombes tombent un peu partout. Une bombe frappe les cuisines, tuant trois religieuses et deux malades. Mais les abris tiennent et celles qui s'y sont protégées en sortent seulement couvertes de poussière.

" Devant cette situation, et malgré la présence de deux cents personnes incapables de marcher (impotentes et blessées), l'ordre d'évacuer est donné. Mais pour aller où ? Nulle part, si ce n'est dans la nature et loin des bombes. L'évacuation commence aussitôt. Par un chemin de terre qui s'ouvre devant l'hôpital, les malades regroupées par pavillon (pour faciliter autant que possible la surveillance), gagnent le Hutrel...

" Ce n'est pas un départ organisé tranquillement et dans le calme. C'est un départ au lever et dans la terreur. Les malades partent, habillées seulement d'une chemise, d'une robe, en chaussons et sous la robe, une cinquantaine d'agitées, ont leur camisole ! On n'emporte ni rechange, ni médicaments, ni ravitaillement. ".

Pierre MONTJOIE, que cite M. GUIBERT, apporte une touche émouvante au sinistre tableau : " Le Bon Sauveur est en partie en feu lorsque nous entrons.  Des bombes tombent tout près. C'est par un escalier étroit que nous devons monter trois étages. Les malades se sauvent un peu partout, sauf celles que nous trouvons attachées, hurlantes, maudissant, sur les W.-C. où le bombardement les a surprises. Une vaillante religieuse nous aide beaucoup.

" Dans les jardins, près d'un pan de mur, il y a une chose qui ressemble un peu à une souche calcinée. Nous faisons une prière pros de ces restes informes (ce sont ceux d'une malade tuée le 6 juin au noviciat).

" Souvent nous devons nous allonger à plat ventre pour échapper aux explosions. Toutes les malades sont emmenées au milieu de grands cris et de protestations incohérentes. Elles semblent nous prendre pour des assassins. Il faut en porter qui refusent de partir... ".

Il faut canaliser ce flot parfois impétueux. Des bénévoles s'y emploient, tel M. Joseph LECLERC. Bientôt un officier allemand se présente et lui demande : " Mais pourquoi sauvez-vous ces folles inutiles ? ". La réponse ne se fait pas attendre : " Une vie humaine est sacrée pour nous Français et vous ne m'empêcherez pas de sauver toutes ces femmes ". On les laisse passer.

L'arrivée au Hutrel de cette colonne de misère, morale autant que physique, frappe tous les assistants. " Je veux rentrer chez moi ", clame une vieille grand'mère. " Les oiseaux, les oiseaux ", reprennent en chœur un groupe, en apercevant les avions... Les plus agitées risquent de porter la perturbation : on doit les attacher aux arbres. Les cris ne cessent pas pour autant. Et le spectacle ubuesque se prolonge dans la nuit. Pour soulager les malades et les blessés, on décide alors de disperser quelques groupes dans les villages voisins de Saint-Thomas : la Canée et... la Haute Folie...

" Mais on a signalé qu'un gendarme des Pieux, évadé de la prison où il a été grièvement blessé, est resté alité, quelque part dans les étages... du Bon Sauveur et l'incendie gagne. On nous décrit un peu les lieux ; il faut parvenir à sa chambre au plus vite.

" Nous nous perdons, une religieuse, M. du PARC et moi, avant de parvenir à son lit. Quand nous approchons pour le soulever, nous voyons combien il était pâle, ne bougeant plus, ne parlant plus. Une rafale nous oblige à gagner précipitamment le jardin où nous nous allongeons encore. L'accalmie venue, nous retournons au gendarme. En le soulevant un peu, nous pouvons nous rendre compte que ce n'est pas lui, mais une autre personne qui est là. Et cette personne pour laquelle nous nous donnions tant de mal n'est plus qu'un cadavre...

" Enfin nous trouvons le gendarme ; c'est un colosse, comment le remuer. Il souffre de partout et nous fait des reproches sur notre impuissance. Nous le sortons dans le jardin, car les avions passent au ras des toits et nous craignons l'avalanche. Comme nous le pouvons, plus mal que bien, nous descendons maintenant par un étroit escalier. L'incendie est tout proche de nous, les avions semblent surveiller notre sortie. Nous le transportons tout de même jusqu'à la ferme du Bon Sauveur ".

Conduit peu après au Hutrel, il y décédera.

M. E. SALETES participa à la répartition dans les villages voisins d'une partie des malades : " Nous partons un matin encadrant la triste colonne par une route jonchée d'arbres et de poteaux abattus. La troupe s'allonge en une minable cohorte. Les sœurs trottent d'un groupe à l'autre, superbes de dévouement, si calmes au milieu de leurs malades affolées, priant à haute voix. Plusieurs avions passent et repassent en rase motte, attirés par ce rassemblement insolite. Nous voulons les ignorer, car il ne peut être question de se mettre à l'abri. Il faut au contraire se montrer et tenter de se faire identifier. À chaque passage c'est la débandade ; des cris, des hurlements, des scènes d'hystérie, des rires effrayants. Il faut rejoindre les fuyardes, les entraîner de force, les maîtriser parfois et même en attacher quelques-unes. Nous en perdons plusieurs, je crois, au cours du transfert.

" Après plusieurs heures de marche, nous parviendrons au but de notre étape et les malades seront parquées dans les dépendances d'une grande ferme. Nous sommes épuisés de cette mission et resterons longtemps marqués par l'horreur du spectacle de ces femmes Misérables ".

Ce matin là encore, " je me hasardai à sortir et à aller à la chapelle (de l'Hôpital) pour y célébrer ma messe ", écrit l'abbé HAREL, aumônier de l'Hôpital, réfugié dans le " Tunnel ". " C'était le jour de la fête du Saint-Sacrement. : Je trouvai la chapelle toute éventrée du côté de l'horloge intérieure, et, dans le chœur, je vis étendu quatre soldats, dont deux respiraient encore. L'un d'eux était même sorti de son brancard où je réussis à le remettre. Je leur donnai à tous cieux une absolution sous condition ; puis je commençai ma messe. Tout alla bien jusqu'à la fin, mais, au moment où je rentrais à la sacristie, un épouvantable craquement se fit entendre, si bien que je courus me dévêtir dans ma salle à manger. Ce jour-là, en la fête du Saint-Sacrement, la chapelle a vu se célébrer la dernière des messes qui s'y célébraient depuis plus de 700 ans ".

Parmi les nombreux faits de guerre qui marquent cette journée et qui constituèrent le spectacle angoissant des Saint-Lois repliés en campagne, on peut évoquer la chute d'un avion sur le territoire de Saint-André-de-l'Épine, chute rapportée avec une exactitude mêlée de pittoresque par une habitante, Mme FLEURY : " Ils sont trois (avions), on les voit qui piquent et remontent. Tout d'un coup on aperçoit une petite lueur. Ça y est, il est touché. On le voit venir sur nous. Il s'enflamme de plus en plus. Il va piquer dans l'étang. Non, il butte entre deux arbres, tombe dans la queue de l'étang. Dans sa chute il perd une bombe et une aile, remonte vers le ciel, passe entre deux chênes pour venir s'abattre dans le costil qui borde notre demeure et qui s'appelle la Prêtairie. Les morceaux s'éparpillent tout alentour de nous. Je n'ai que le temps de me cacher sous un petit arbre nommé seringua, un grand morceau arrive dessus. La dépression d'air me fait culbuter par terre. En me relevant, le père FLEURY qui était derrière moi me dit : " Je te comptais morte - Non, mais j'ai eu peur ". C'est notre première émotion. La carcasse brûle. Une vraie fumée noire. Les gens de l'Épine sont en émoi sur le planitre, regardent et pensent à nous. Le pauvre aviateur dans la chute a été éjecté avec son parachute non ouvert, sous un pommier. Il n'a plus le sens d'un homme. On retrouve des morceaux de sa chair le long de la haie. Les boyaux sortent de son corps horrible à voir. Vite les gens qui sont là à son secours l'enveloppent dans son parachute, le transportent sur une civière, en attendant de faire une boite pour aller le porter au cimetière dans un moment calme. Les deux autres chasseurs battent la campagne, rasent les arbres. Certainement qu'ils se sont rendu compte du sort de leur camarade et que c'étaient des civils qui portaient secours ".

Vendredi 9 Juin.

Le premier événement capital de la journée se déroula au " Tunnel " où la situation n'avait fait qu'empirer depuis la veille. Le groupe électrogène donnait des signes de défaillance sous la forme de pannes plus ou moins prolongées. Déjà ordre avait été donné aux personnes valides d'évacuer. Mais, à l'aube du vendredi, la génératrice de courant refusa tout service. Le stock de bougies s'épuisait. Enfin on redoutait fort l'encombrement des issues par de nouveaux bombardements (dans la nuit, une équipe était allée faire sauter à la grenade un mur de l'hôpital qui menaçait de tomber et aurait pu obstruer la rue).

" À cinq heures ", écrit M. O. POTIER, " le Secrétaire de la Préfecture a réveillé les dormeurs pour faire une communication grave : l'évacuation s'imposait. Le calme paraissait rétabli sur la ville, nous étions engagés à gagner la campagne... Quant aux malades, vieillards, blessés ou ceux qui au dehors ne pourraient trouver à se loger, ils seraient installés dans les locaux du Nouveau Haras ". La décision était motivée par le fait que le quartier Est de l'agglomération se tenait encore debout. (Le lieu présentait, malgré tout un danger : les chevaux sont particulièrement porteurs, dans leurs poils, de germes tétaniques. Or il n'y avait plus de sérum antitétanique...

Bien entendu, on demanda des volontaires. M. MACÉ répondit une nouvelle fois, avec deux voisins... et une brouette. Si encore ils avaient pu traverser la ville par les voies les plus directes ! Mais il n'en était plus question, et c'est par la Ferronnière, les cinq Chemins, les Ronchettes, la route de Saint-Jean qu'il fallait pousser la brouette avant d'arriver au Haras... Ainsi les convoyeurs véhiculèrent-ils une femme dérangée. Inutile de dire qu'au retour les malheureux porteurs étaient complètement éreintés.

Le journal de Mme B. HENRY relate ce transfert et ses émotions : " En remontant le Neuf bourg, une bombe (à retardement) sortant de l'Hôtel de France a envoyé juste devant nous une ferraille large de 15 cm sur 30 cm. Quelques minutes après, la grande maison à l'angle de la rue du Mouton s'effondrait.

" Au haras, on a logé à l'écurie, en donnant aux familles un box et de la paille, ce qui nous a permis de nous étendre, chose que nous n'avions pu faire depuis la nuit de mardi. Cela nous a paru bien bon... ".

Si l'évacuation du souterrain apparaissait comme une fuite vers la lumière pour la plupart des locataires d'infortune, elle prenait pour les malades et blessés de l'Hôpital - ainsi que pour leurs responsables - l'allure d'une nouvelle et périlleuse épreuve. L'aumônier la rapporte en ces termes : " Dès la sortie du Tunnel, l'Hôpital fut obligé de se diviser en deux. Une première partie comprenait les grands malades, les alités et la crèche. Les blessés sous la direction de Sœur Henri, Sœur Thérèse, Sœur René, Sœur Alphonse, Sœur Jean, Sœur Laurent, Sœur Alexis, Sœur Madeleine, Sœur Julienne, s'en furent au village du Hutrel.

" La seconde section qui comprenait tout le personnel capable de marcher à pied s'en fut au haras, sous la direction de la Sœur Supérieure, avec Sœur Denis, Sœur Yvonne, Sœur Bernadette, Sœur Thérésa, Sœur Céline. Arrivées au Haras le vendredi après-midi, on leur annonça la menace imminente d'un bombardement, lequel bombardement se produisit en effet le lendemain. Elles partirent donc pour une ferme qui se trouvait au-delà de la Petite Suisse... ".

Pas pour longtemps : un État-Major allemand en quête de logement les pria de déguerpir en toute hâte. De la Petite Suisse, le monde hospitalier remonta sur la route de Baveux et fit étape dans la ferme de la Roque. L'aumônier raconte :" La ferme était toute petite, incapable de loger tout le personnel qui se présentait, d'où une scission qui s'opéra d'elle-même dans la caravane. Quelques enfants de l'Hôpital suivirent le mouvement de ceux qui partaient ainsi, en quête d'un refuge meilleur, et depuis nous ne les avons pas revus.

" Par bonheur, à côté de la ferme, se trouvait une maison que leurs propriétaires avaient abandonnée. Sœur Supérieure y installa son monde, avec un confort de guerre assurément, mais suffisant. Sœur Bernadette, avec ce que le service du ravitaillement lui fournissait, avec aussi ce que plusieurs avaient osé aller chercher jusqu'à la gare servait d'excellents repas et à des heures régulières, tout comme à l'hôpital. Chaque groupe avait son heure assignée, et nul assurément ne manquait au rendez-vous ". L'aumônier transforma même une chambre en chapelle et réussit à assurer le culte de la Communauté.

La plupart des témoins qui tiennent un cahier ou un carnet mentionnent l'accalmie relative du vendredi matin. Beaucoup en profitent pour aller un peu plus loin : d'autres pour faire quelques corvées " en ville ". Mgr DE CHIVRÉ, par exemple, retourne à Notre-Dame, avec deux autres personnes : " Nous réussissons dans notre entreprise, et, par l'hospice et l'escalier, nous atteignons ce qui fut autrefois la Place des Beaux Regards. Tout est détruit : amas de ruines ! Spectacle lamentable. L'église a bien souffert ; ses portails sont mutilés, sa voûte en partie découverte. Une cloche gît sous la tour Sud. À la sacristie, beaucoup de choses sont intactes. S'il y avait eu moyen d'opérer en équipe, on en aurait sauvé beaucoup... ".

Visite aussi au Bon Sauveur qui achève de brûler :

" Le Dr ROUGEAN et quelques religieuses essaient d'y retrouver une malade disparue et de récupérer un peu de linge et des ustensiles de cuisine, ils doivent rapidement quitter les lieux, car l'incendie dévore ce que les bombes n'ont pas encore détruit. Mais ils ont le temps de retrouver la malade qui avait profité du désordre pour retourner dans sa chambre et qui les accueille_ par une bordée d'injures ".

Plus tard, M. SALETES et ses camarades feront dans les vestiges du Bon Sauveur des découvertes macabres : celle du " cadavre pourrissant d'une femme, resté accroché à un pan de mur, au niveau d'un second étage. Dans une dépendance incendiée, un autre cadavre, entièrement brûlé, gît à terre au milieu des décombres d'un toit effondré. Les extrémités des membres se sont effritées et la décomposition est totale. Nous ensevelirons cette pauvre chose non loin de là. Je n'oublierai jamais comment ce cadavre sans nom, entre mes bras, s'ouvrit soudain pour me couvrir d'immondes débris... ".

Douloureuse rencontre encore que fit, ce même jour, M. A. DUPONT revenant au Bouloir, dans le chemin du tennis, où s'étaient abrités les demoiselles LE CAMPION, leurs neveux et son jeune frère. Là, dans un trou de bombe, recouvert d'un peu de terre, pieusement ramenée par un gendarme, dormaient d'un sommeil définitif, enroulés dans la même couverture, deux enfants camarades de jeux portant le même nom : Bernard, victimes de guerre à 13 ans.

De Saint-Georges, redescendent aussi M. BOUCHARD et sa fille Suzanne : " avec l'intention de rapporter quelques pièces de linge pour mon plus jeune frère, âgé de six mois ". Les bombes à retardement éclatent. Trois camions allemands sont retournés sur la route de Carentan qui est labourée par les bombes. Le carrefour de la route de Carentan à sa jonction avec la rue de Dollée est un véritable remblai. De notre maison, il ne reste plus qu'un amas de terre. Tout est rasé. Il y a de nombreux morts sous les ruines. Nous restons tous les deux décontenancés devant un tel désastre. Nous remontons à Saint-Georges-Montcoq. Les Allemands installent des mitrailleuses sur le bord de la route. On nous conseille de nous éloigner le plus tôt possible, car il y aura une ligne de défense à cet endroit. Nous reprenons nos couvertures et nous dirigeons sur Rampan. Les avions recommencent à survoler... ".

Samedi 10 Juin

Le haut de la ville, épargné jusque là, subit à son tour l'assaut des bombardiers. Au petit matin l'important carrefour de la Bascule est visé. Les projectiles frappent aussi à proximité, en particulier rue de la Madeleine (devenue rue Paul Lecacheux). Des tombeaux longeant cette rue sont bouleversés. Les ossements jonchent la rue.

Si bien que les personnes réfugiées au Haras, sentant la guerre les poursuivre, préfèrent s'éloigner un peu plus loin. Sage précaution, puisque le Haras devait être touché à son tour, le jour même (incendies des écuries 1 et 2).

Le 1O juin, une nouvelle catastrophe affaiblit encore le monde médical.

Il pouvait être 17 heures, quand M. Marcel OUTREQUIN vit arriver le Dr ROUGLAN. Comprenant que le Docteur vient chercher quelque chose, M. OUTREQUIN lui adresse la parole... pas de réponse. Des mots, des bribes de phrase, mais rien de cohérent. M. OUTREQUIN essaye de le remonter en lui donnant un verre de calvados. Toujours rien de compréhensible. Heureusement, tout d'un coup, débouche un homme qui explique que le Dr ROUGLAN se trouvait avec son confrère Luc DIETRICH chez le chirurgien BENOIT, en train de récupérer quelques médicaments, quand la cheminée de briques s'est abattue sur eux. Il faut donc des pelles et des pioches pour dégager les deux autres médecins, demeurés coincés sous les décombres. M. OUTREQUIN réunit les outils nécessaires et part aussitôt pour la rue du Bouloir, où déjà une quinzaine de personnes s'affairent, comme souvent en pareille circonstance, avec les mains nues. L'œuvre de dégagement s'accélère avec les outils. Mais sans effet notoire pour la principale victime, le Dr BENOIT, dont les jambes se trouvent coincées sous une masse terriblement pesante et qui s'affaisse, au fur et à mesure que le déblaiement avance. Chaque coup de pioche ravive la douleur et provoque une nouvelle plainte. On va chercher de la morphine au Hutrel. M. BELLAMY, alerté, bondit du Hutrel jusque sur le lieu de l'accident, la seringue à la main, pour inoculer le liquide apaisant.

Au bout d'une heure d'efforts vains, quelqu'un parle de couper les jambes pour évacuer l'écrasé. C'est alors que M. OUTREQUIN se rappelle que M. Ch. Le BAS possède un gros cric d'une puissance de 10 tonnes. Au pas de course, il s'en va l'emprunter. Le retour n'ira pas si vite que l'aller, car l'engin est lourd. Enfin, après bien de la peine, on réussit à le glisser sous la cheminée et à le faire fonctionner, pour le plus grand soulagement du Docteur, qu'on emmène immédiatement au Hutrel, où il reçoit les premiers soins. Son état est si grave qu'une ambulance l'évacue ensuite. Son collègue Luc DIETRICH devait mourir quelques mois plus tard. Ainsi trois médecins, et non des moindres, allaient manquer à l'appel des bonnes volontés pour panser la multitude blessée.

Les Sauveteurs

Les différents récits précédents ont déjà fortement mis en valeur les interventions des membres de la Défense Passive et des Équipes d'Urgence, de la Croix-Rouge, dirigées par M. Roger LAVALLEY. Leur tâche a été rendue très dangereuse par la densité des destructions et la puissance de feu des projectiles. Parfois même, surtout au cours de la nuit tragique, les sauveteurs eux-mêmes se sont vus dans l'obligation de se terrer pour échapper au massacre. Mais beaucoup, dans les jours suivants, ont continué ou sont revenus dans Saint-Lô pour poursuivre leur œuvre bénévole de dégagement des blessés et des morts.

M. E. SALETES, qui faisait partie du Commissariat en juin 1941, appartient à une équipe identique. Son témoignage donne une idée des conditions dans lesquelles elle naquit et travailla : " C'est sous la direction de l'abbé BONPETIT (au Hutrel) que nous décidons de former le groupe de secours. La chose est faite sans formalité. Nous trouvons là quelques jeunes gens décidés : le fils d'un directeur de banque, un solide rouquin prénommé Martial ; un grand gars sec, nommé. je crois, LEGUYADER, un autre surnommé (Pourquoi ?) JUMBO et deux jeunes filles solides : Thérèse et Yvette.

" Nous ne savons rien les uns des autres, mais l'entente est vite faite. Pour nous équiper, nous descendons en ville où, dans les magasins à demi effondrés et déserts de la Défense Passive, nous n'avons que l'embarras du choix. Un casque, un brassard, une musette et une provision de pansements suffisent à chacun,

" Tous les matins, je quitte Agneaux et rejoins mes camarades au Hutrel. C'est de là que partiront toutes nos missions ; missions que personne ne nous donne et dont nous ne pouvons rendre compte à personne, mais qui s'imposent d'elles-mêmes. Les premiers jours, je passe par la ville. Plus tard, lorsque les bombardements aériens auront fait place à ceux de l'artillerie, que je crains davantage, je passerai la Vire à gué, sous le bois de la Falaise.

..." Nous parcourons les ruines, appelant ici et là pour détecter d'éventuels survivants : rien ! Partout le désert monstrueux, l'écroulement général, le chaos inimaginable. Nous ignorons où des gens ont pu se réfugier dans les caves. Le saurions-nous que nous aurions le plus grand mal à nous orienter. Beaucoup de décombres brûlent encore et, de temps à autre, l'explosion d'une bombe à retardement nous jette à terre et nous recouvre de poussière...

" On nous a parlé de la prison où nombre de détenus résistants étaient enfermés. Ont-ils pu s'échapper à la faveur des bombardements ?

Y aurait-il des survivants ?

" L'immeuble est totalement détruit, en dehors d'un pan de mur de la façade. Nous explorons les décombres, appelant, frappant sur les ruines, espérant un signe de vie qui ne se manifeste pas. Déblayant à la main quelques grosses pierres sous une énorme poutre métallique, nous dégageons une cavité et découvrons un spectacle affreux. Il y a là quinze ou vingt hommes de tous âges, entassés en un macabre amas. La plupart sont étendus à terre, sur le sol de ce qui fut une salle commune, serrés les uns contre les autres. L'un d'eux, homme encore jeune et corpulent, est assis sur une chaise au milieu de ses compagnons, comme s'il avait voulu lorsque la mort l'a surpris, leur donner l'exemple du sang froid. Il s'est affaissé sur son siège brisé par le poids monstrueux des décombres. Son bras droit est ramené sur sa tête, en un dérisoire geste de protection. Je crois bien reconnaître en lui une personnalité administrative de la région. "fous sont morts écrasés par l'énorme éboulis, mais ne portent que peu de blessures apparentes. Ils sont figés en poses atroces, le teint gris, couverts de poussière. Fébrilement, nous cherchons, cherchons, mais nous devons nous rendre à l'évidence... Il n'y a point là de survivant.

" Longtemps, notre vaine enquête se poursuivra dans les divers quartiers. Aucun signe de vie nulle part, en dehors de quelques rats apeurés, de quelques chats fous et d'une jeune chienne noire que nous adoptons immédiatement comme mascotte.

" Nous sommes seuls ; huit garçons et filles perdus dans le chaos de ce qui fut une ville aimée. Il règne une odeur épouvantable d'incendie et de chair brûlée. Des pans de murs s'effondrent encore. Un bras nu, poussiéreux, brandit au-dessus d'un tas de décombres sa tragique supplication... ".

" Avec deux camarades, nous convoyons une autre fois un blessé, descendant du Hutrel vers le Bon Sauveur. Nous avons ce jour-là un confortable brancard de la Défense Passive, muni de roues. L'artillerie aboie de temps à autre. Nous nous pensons bien à l'abri dans ce profond chemin, lorsqu'un obus survient au ras de nos têtes, en fin de course, et percute dans un fracas épouvantable l'un des arbres qui surplombent le chemin. L'explosion nous a jetés à terre. Le blessé a basculé de son brancard. J'ai plongé à plat ventre, aboutissant dans une énorme bouse de vache bien fraîche, dont je suis entièrement maculé. Aucun de nous n'est touché, par miracle et, tandis que je racle quelque peu sur mes vêtements la matière verdâtre et nauséabonde, un rire interminable nous secoue, dénouant nos entrailles bloquées par la peur... ".

VI - Dans les étables et sous les pommiers

Moins d'une semaine après la destruction de la ville, - pratiquement plus de civils dans le périmètre d'agglomération. Sans doute, quelques personnes s'étaient franchement jetées dans un exode à destination assez lointaine. Mais, pour la plupart, les saint-lois avaient préféré gagner la proche campagne, dans un rayon de quelques kilomètres seulement. Obstinément, l'idée d'une libération prochaine demeurait. On ne s'imaginait pas que des réserves allemandes puissent encore exister et venir au secours, des unités secouées par les premiers coups de boutoir alliés. On ne connaissait pas non plus les difficultés qui attendaient les troupes débarquées. Et puis, et surtout, on souhaitait rester à proximité du lieu où l'on avait jadis élu domicile, tant est grand l'attachement pour le foyer. D'ailleurs toutes les habitations ne gisaient pas encore complètement ; ici et là, des pièces entières, des toitures avaient échappé au désastre. Aussi n'était-il pas rare de voir de petites équipes s'y rendre pour essayer d'en extraire quelques objets familiers ou de première nécessité. Le plus souvent, ce sont des vivres qui étaient le but de ces pérégrinations toujours dangereuses. Faut-il le dire ? des visites domiciliaires se pratiquèrent parfois chez les voisins...

Ainsi la vie des sinistrés se cristallisa-t-elle sur les fermes et villages des environs, qui devinrent de la sorte autant de petits faubourgs, dispersés dans le bocage.

Le Hutrel.

Un village de Saint-Thomas de Saint-Lô, alors commune, le Hutrel, connut le redoutable honneur de recevoir le lot le plus important de réfugiés. Cela s'explique par sa proximité, dans le sud de la ville, mais surtout par l'esprit de dévouement de ses habitants et le sens remarquable d'organisation de ceux qui prirent la direction de la petite colonie de souffrance.

En l'absence d'un maire - puisque M. V. POLIN venait de décéder - M. Raymond BIGOT - alors maire-adjoint de Saint-Lô - s'installa à la Mairie de Saint-Thomas, justement sise au Hutrel. Il fut assisté dans sa tâche par des conseillers du lieu, particulièrement MM. GOULET et VILLEMER, mais aussi par M. V. LEBAS qui tenait l'État-Civil, M. RAMAGE, de la Jeunesse et des Sports, M. BELLAMY, pharmacien. Toute une équipe de médecins convergea aussi sur le Hutrel qui devint le centre hospitalier du secteur après l'évacuation du Bon Sauveur et du Tunnel. Il faut citer les Docteurs DE LALARGUE, OBLIN, PHILIPPE, LECOUILLARD qui se dépensèrent sans compter, sous les bombardements et les mitraillages qui reprirent les jours suivants. Des infirmières, diplômées ou bénévoles, constituèrent un corps franc de dévouement à toute épreuve : Mme GUILLON, Mlle MESLIN, Mme BIGOT sans oublier la jeune demoiselle de KERGORLAY , qui en dépit de ses vingt printemps, fumait crânement sous les explosions, ni les brancardiers, ni le dynamique abbé BONPETIT.

Car Le Hutrel fut d'abord un hôpital. Et quel hôpital !

1. Un hôpital.

Mme DELAROQUE, devant l'afflux des blessés, avait abandonné l'essentiel de sa maison qui se mua ainsi en clinique. Rien que dans le garage une cinquantaine de blessés, plus ou moins graves se trouvaient étendus. Pour atténuer leurs souffrances, on était allé quérir des matelas et des couvertures à l'hôpital Sainte-Genevière du Bon Sauveur. Une pièce de la maison avait été transformée en salle d'opération. On y voyait les instruments chirurgicaux alignés sur le piano... Malheureusement il n'y avait pas de chirurgiens titulaires pour opérer. Le Dr BRISSET était parti à la Houillère, le Dr BENOIT après avoir travaillé comme on sait, dans le " Tunnel " et en ville, s'était trouvé blessé à son tour (il fut d'ailleurs conduit au Hutrel par MM. Constant MENANT et GOULET... qui ce jour-là passèrent bien prêt d'une bombe à retardement ! ).

Les médecins retroussèrent donc leurs manches et avec des moyens de fortune essayèrent d'arrêter les hémorragies, d'amputer les membres brisés. Le Dr LECOUILLARD coupait bras et jambes avec une scie de boucher. Un peu de chloroforme avait pu être récupéré par M. BELLAMY, ainsi que quelques médicaments, sauvés par chance du petit stock du Bon Sauveur. Le tout rangé dans la mairie du Hutrel. On vit aussi le Dr GODARD, ophtalmologiste, enlever un œil à M. ADAM, quincaillier, rue Torteron, qui avait été sérieusement blessé. M. BELLAMY lui tenait les pieds pendant que se pratiquait l'énucléation.

Il ne faut pas oublier non plus que deux cent cinquante malades mentales demeuraient au Hutrel et qu'il fallait continuer à les soigner. Là encore le Dr LECOUILLARD s'employa activement, secondant ou remplaçant le Dr ROUGEAN.

Parmi les médecins qui passèrent au Hutrel, on doit citer aussi le Dr BOURDON qui, depuis la destruction de Saint-Lô, s'est réfugié à La Barberie, mais parcourt la campagne et distribue ses conseils ou ses soins, ici et là, dans une grange ou derrière une haie. En dépit de leur brièveté, ses notes là-dessus sont éloquentes :

" Samedi 1O juin vu quelques malades et deux blessés.

" Samedi 17 juin incision à un abcès au sein... cinq visites à faire dans des fermes. Le soir, quand je rentre fourbu de ces marches à travers champs, Mme Defond mère se fracture le radius droit : attelles (... ).

Lundi 19 : visite au Hutrel. On m'a demandé pour faire des insufflations, l'appareil a été sauvé par Andrée de l'hôpital.

" Mardi 20 juin : Dr Philippe blessé à la jambe. Cinq visites fils LEBEDEL, 15 ans, amputé en saucisson cuisse droite.

" Mercredi : vu mes malades à la ferme LEMPERIÈRE.

" Mardi 4 juillet : Ouverture d'un furoncle temporal à une petite fille de Saint-Romphaire. J'en suis à mon 62e acte médical ".

M. E. SALETES, dont l'équipe de secours, entraînée par l'abbé BONPETIT, venait chaque jour au Hutrel pour se mettre à la disposition de la communauté, conserve d'une scène douloureuse un souvenir ému :

Dans le jardinet, devant la demeure (où opérait le chirurgien), une forme humaine gît sur une civière, mal dissimulée sous une couverture. Sous le brancard, une vilaine flaque de sang noir s'étend rapidement, où traîne une main inerte.

" Debout près de la porte, une jeune paysanne attend. Elle est décoiffée, pâle. Son visage est maculé de sang. Son corsage est largement ouvert et, de ses deux mains en coquilles, elle soutient son sein gauche dénudé. Une large blessure rouge, chaude et presque fumante tranche là la chair étonnamment blanche qui saigne. La blessée geint doucement et, dans la coupe de ses mains tremblantes, ses larmes lentement glissent sur la blessure. Toute son attitude crie l'immense, la naïve, la triste interrogation... pourquoi ? ".

Un beau jour arriva, enfin, une ambulance parisienne avec une équipe de secours, composée d'un chirurgien, d'un docteur, d'une infirmière, tous assez jeunes. Le travail ne manquait pas, et il est certain que cet apport précieux aurait rendu d'énormes services s'il avait pu s'adapter aux conditions exceptionnelles qui étaient celles de la vie au Hutrel. Or, ces jeunes gens, privés de matières grasses depuis longtemps, montrèrent quelque appétit pour les laitages normands, en particulier la crème... C'est ainsi que, tandis qu'il opérait un employé de Préfecture qui venait d'avoir la jambe coupée par un obus, le jeune chirurgien tomba... dans les pommes... On imagine les réflexions des réfugiés. Le lendemain, l'ambulance parisienne quittait le Hutrel.

Un autre jour, les docteurs, inquiets, se concertèrent : ils venaient de découvrir un cas de diphtérie maladie éminemment contagieuse ? Ils décidèrent alors d'isoler le malade, tout en taisant le genre d'affection. Quel remède employer dans le dénuement général ? Bouillon de légumes, bouillon et rebouillon : il n'y avait rien d'autre ! Finalement le malade guérit ; il n'y eut pas d'épidémie.

Les Allemands eux-mêmes apportèrent leurs blessés ! Ils conduisirent aussi un jeune Français, fortement atteint, qui criait : " À bas les Boches ! "... sans que cela pût émouvoir les intéressés. Le cas du jeune homme empira : il devint complètement fou. Estimant qu'il n'y avait pas d'autre thérapeutique, les hommes en uniforme le tuèrent froidement.

C'est là aussi que Mme LETANNEUR put enfin, après des pérégrinations épuisantes à travers la campagne mitraillée, retrouver sa fille, blessée à la Banque de France : " Je pars pour le Hutrel - plusieurs kilomètres, seule par d'interminables petits chemins où je me suis perdue, retrouvée, reperdue. Enfin, j'arrive dans cette grande
cour où il y avait pas mal d'allées et venues. Je m'informe. Non ma fille ne devait pas être là, on ne l'avait pas vue. J'interroge plus loin une ambulancière, c'était Mlle BAUDE. " Oui ", me dit elle, " Marie-Thérèse est là-bas, me faisant voir une grange ; allez, vous la trouverez ". En effet, la grange était pleine de blessés, les uns allongés, les autres assis par terre, les uns connus, les autres inconnus. M. BERGERAC, Directeur des P.T.T. était là aussi.

Ma fille était allongée (nous devions apprendre beaucoup plus tard qu'elle avait deux fractures au bassin), les jambes couvertes de brûlures. Pas de soins possibles, pas de radio ; seul réconfort : la présence de son collègue oui, bien que blessé, l'avait transportée sur son dos du Bon Sauveur au Hutrel ". (Par la suite, Mlle LETENNEUR fut évacuée sur la propriété de M. DEMORTREUX.

Tant d'autres passèrent au Hutrel, comme cette jeune fille réfugiée à la Petite Seigneurie, qu'un éclat laboura cruellement. M. BELLAMY, aidé du fils BODIN, qui faisait ses études en médecine, réussirent - en dépit de la position postérieure de la blessure - à mettre l'adolescente sur un brancard et à la transporter. Déposée dans une grange, on la remit ensuite sur un chariot afin de l'évacuer sur un lieu mieux équipé, mais la malheureuse s'éteignit peu après.

Décédèrent au Hutrel, en dépit des soins pourtant dévoués qui étaient donnés, tous ceux qui, gravement touchés dans leur chair, auraient dû pour être sauvés, subir des interventions délicates, des transfusions sanguines, des injections antitétaniques, etc. ... Ainsi en fut-il de M. LE DANOIS, régisseur du Bon Sauveur, ancien maire d'Agneaux ; ainsi en fut-il du gendarme GALERNE (blessé dans la Prison) et du garçonnet de Mme Y. BEAUGRAND, blessé à Candol par un éclat d'obus tandis qu'il jouait devant la porte de la ferme où il était réfugié avec sa maman. On l'avait transporté au Hutrel parce qu'on pensait le sauver. Une échelle ramassée en hâte avait servi de civière. Malheureusement, par sa jambe déchiquetée, le petit .Jacques perdait son sang en abondance. Il aurait fallu un transfert rapide, mais la marche ne pouvait guère l'être, à travers les chemins et les champs encombrés, sous la menace toujours possible des avions. L'enfant se rendait compte de son état et murmurait doucement : " Je vais mourir, petite maman ". Arrivé au Hutrel, on le déposa dans une grange en attendant les soins. Il aurait fallu une opération complète avec transfusion sanguine. Rien de tout cela n'était possible. Une demi-heure plus tard, le petit Jacques rendait l'âme dans la sérénité de ses dix ans.

La plupart des personnes citées ci-dessus avaient trouvé accueil chez M. GOULET. Au fur et à mesure des décès, les corps étaient conduits dans son étable, devenue morgue en la circonstance.

Le décès transcrit sur les registres d'état-civil de Saint-Thomas, il fallait s'empresser d'inhumer les corps : la chaleur et les blessures hâtaient leur décomposition. M. V. LEBAS s'en chargea, aidé par les fils AUVRAY, de la route de Tessy, deux jeunes gens qui creusaient des fosses dans un petit champ près du pont de Gourfaleur. Il y en avait toujours deux préparées à l'avance, mais très peu profondes, car on manquait de temps et surtout de sécurité : les avions rôdaient continuellement.

Un seul de ces enterrés à la sauvette eut droit à un cercueil : M. LE DANOIS, premier décédé au Hutrel depuis la destruction de Saint-Lô.
Comme il n'y avait plus de cercueil, on déshabillait les corps et on les enveloppait dans des étoffes de toute espèce, telles que
des rideaux. Les Sœurs, à qui cette tâche assez pénible était laissée, faisaient placer un élément de planche par dessus le cadavre afin qu'à l'exhumation, les outils ne viennent endommager les restes. L'abbé BONPETIT disait alors une absoute, plus rapide que la liturgie habituelle ne l'eût permis, mais la menace des avions conditionnait toute chose, même la douloureuse méditation qui suit la mort des êtres chers.
Le brave abbé BONPETIT, lui qui venait d'être ordonné récemment et qui n'avait encore des pratiques rituelles qu'une expérience réduite, dut faire un apprentissage accéléré : n'y avait-il pas aussi des nouveaux-nés à baptiser. Car, pour cette foule délogée, la vie, quoique menacée, continuait avec tous ses impératifs. Les naissances prévues devaient se faire. Et il s'en fit, peut-être avancées par la secousse des événements. La situation d'une des parturiantes réclamait une césarienne. Cette fois-ci, il fallait un spécialiste. M. Valentin BIGOT, frère du maire-adjoint, partit avec une carriole à la recherche d'un chirurgien, cahotant à travers champs - il n'était pas question de voyager sur route -, au risque d'être atteint par des éclats ou des projectiles. Il revint bredouille de sa tournée. Finalement la parturition se fit, par les soins des docteurs LAFARGUE et OBLIN, chez M. Léon MADELEINE, dont la maison se trouvait ainsi promue au rang de Maternité.

La seconde fonction du Hutrel, en ces chaudes journées de juin, fut donc aussi d'être un centre d'accueil.

2. Un centre d'accueil.

Combien de personnes vinrent demander asile aux épais ombrages des cavées de Saint-Thomas ? Certains n'hésitent pas à répondre des milliers. Quand bien même ne serait-ce que des centaines, l'ordre mériterait d'être comparé avec la faible population des différents villages qui composent la commune. Et surtout avec leur capacité de logement.

Pas une étable, pas une écurie, pas une auge ne fut laissée sans occupants, Des occupants d'un genre nouveau, de préférence les personnes les plus fatiguées, les plus âgées ou les plus jeunes, celles qui pouvaient craindre la fraîcheur des nuits ou le crachin de certains matins. Pour les autres, ou pour celles qui, après avoir connu les affres d'un ensevelissement, redoutaient la présence des murs et des toits, les chemins creux, les fossés, les haies.

Le Hutrel et ses environs apparaissent alors comme un gigantesque camp de romanichels, avec ses gamins traînant sans galoches, ses adolescents partis avec une chemise ou un chandail, ses adultes aux vêtements déchirés ou maculés, aux jambes écorchées, parfois brûlées, à la chevelure battue des vents...

" Certains ont édifié de misérables tentes avec des couvertures. On passe le plus clair de son temps assis à terre. On a peur de se quitter. On retient les enfants de crainte qu'ils ne s'éloignent et leurs yeux disent la sale peur, la plus complète incompréhension... On attend " (E. SALETES).

Le moindre geste de la vie courante devenait problème. Tout un groupe (quinze personnes) se partageait un peigne, et encore c'était celui d'un jeune homme... peu fait pour les coiffures féminines. La toilette paraissait un luxe ! Un morceau de savon était une richesse à nulle autre comparable ! " On était affreusement sale ", dit un témoin, mais l'extrême dénuement de tous effaçait la honte de chacun. Les plus malheureuses, sans aucun doute, se recrutaient parmi les mères de nouveaux-nés, parties dans l'affolement, sans langes ni rechanges. Bien des armoires s'ouvrirent malgré tout, pour apaiser leur détresse.

Car c'est là un des autres aspects de la vie communautaire au Hutrel : progressivement, des structures (plus ou moins fragiles) se mirent en place et bientôt la population autochtone se lança dans un vaste effort de charité. Il fallait faire vivre la horde des sans-abris. Spontanément on leur porta du lait, du beurre, puis de la viande, les trois fondements de la nourriture normande. Mais du beurre sans pain ! du beurre que l'on tient dans sa main avec rien d'autre... finit par écœurer, après avoir assouvi la première faim.

Dès le deuxième jour de sa prise de fonction, M. Raymond BIGOT envoya une équipe à l'ancienne épicerie DUVAL-LEMONNIER pour en ramener du riz et des légumes secs. Des bons étaient remis aux fournisseurs en échange des produits abandonnés. Par la suite, les bons furent validés et remboursés par les services préfectoraux. M. BIGOT réussit aussi à ramener du rhum de son entrepôt et fit préparer des grogs dans de grandes lessiveuses. Dans ces mêmes lessiveuses, on faisait cuire la viande, coupée en petits cubes, baignant dans le bouillon. Le ravitaillement était d'ailleurs distribué par cantonnement, au nombre de rationnaires connu. Bien des volontaires, comme l'abbé BONPETIT, se consacrèrent à la distribution de ces rations. D'autres partaient avec les fermières pour opérer la traite : plus il y avait de monde et moins la traite durait longtemps... et moins longtemps les triolettes restaient exposées dans les herbages.

L'eau potable même devait être rationnée, car avec la foule et ses besoins, elle était devenue une denrée rare. Aussi décida-t-on que quelqu'un monterait, de jour comme de nuit, la garde auprès de la fontaine du Hutrel pour éviter qu'on emploie l'eau à laver, ou qu'on la souille en la puisant avec des récipients sales. Le Dr OBLIN et M. JUSTIN montèrent ce genre de garde, pas toujours agréable, quand il fallait faire face à des " clients " exigeants.

Mais la grosse difficulté restait celle de l'approvisionnement en pain, dans un pays qui n'est pratiquement pas producteur de céréales. Là encore une équipe de débrouillards arrivait à ramener du grain et à le faire moudre au moulin de Candol. Le pain était ensuite cuit dans les vieux fours des fermes. La ration individuelle (100 grammes par jour) ne dépassait guère la taille d'une grosse tartine ! La lutte pour le pain quotidien posa, un jour, un autre et redoutable problème, celui des rapports avec les Allemands.

3. Rapports avec les Allemands.

Un beau jour, en effet, un officier à monocle se présenta à la mairie du Hutrel et dit, en ricanant, à M. BIGOT : " Ils en font du beau, vos amis ! ". Et de montrer les ravages de la guerre. Puis, sans transition : " Il nous faut de la farine pour nourrir nos troupes qui vous défendent ". M. BIGOT tenta bien de dériver l'exigence par un mot qui lui avait déjà rendu service : " Morgen " (demain). Mais cette fois-ci, il n'y avait plus de " morgen " qui comptait ! Il fallait de la farine.

Alors M. BIGOT s'en fut quérir M. VILLEMER, maire-adjoint de Saint-Thomas, ainsi que le garde-champêtre. À celui-ci il recommanda de conduire les Allemands de ferme en ferme à la recherche de la farine. Or dans les fermes il n'y avait pas de farine. Cela M. BIGOT le savait parfaitement bien. Aussi la collecte se solda-t-elle par un maigre résultat : deux sacs seulement.

Mais tandis que s'effectuait la recherche, M. BIGOT informa M. ETIENNE de l'affaire et lui fit part de ses craintes concernant la réserve de farine entreposée au moulin de Candol. Pour éviter que celle-ci ne soit découverte par les occupants, un convoi s'organisa avec M. GOULET et son commis, M. MENANT, qui ramenèrent la précieuse farine. C'est au prix de cette feinte que les réfugiés continuèrent à manger un peu de pain !

Une autre affaire faillit prendre un tour plus tragique. Quelques jours après le Débarquement, des jeunes gens, pensant que la Libération était proche et croyant le moment venu d'agir, sectionnèrent des fils de transmission. Dans le même temps, des soldats allemands avaient troqué leur uniforme contre des vêtements civils, abandonnant leurs fusils et une mitrailleuse, sans parler de couvertures, toiles de tente, bottes, etc. ...

Des officiers en patrouille se mirent à la recherche du matériel plus que des hommes. Deux d'entre eux se présentèrent à M. BIGOT " Grand malheur pour vous et pour nous ! Plus de mitrailleuse, plus de fusils, plus de couvertures ! On va fusiller les responsables ". Déjà ils réclamaient des otages et donnaient comme délai 11 heures. M. BIGOT s'ouvrit de la situation à M. GUILLON qui s'en alla parlementer et essayer de calmer la soldatesque. En même temps, il faisait rechercher les objets réclamés. On les retrouva sans trop de peine : les couvertures avaient été distribuées aux malades, quant au reste, il se trouvait dans une ferme,près du Monchais. Par contre la mitrailleuse avait été poussée du pied dans le fond d'une tranchée, puis recouverte de terre. Elle sera remise plus tard au capitaine Wendell P. RYNERSON des " Civils Affairs ", par M. GOULET.

La menace passée, on reprit l'écoute clandestine d'un poste à galène que possédait M. Jean ETIENNE. On se passa un petit journal - également clandestin - " L'Écho du Hutrel ", que Mlle LEMOIGNE dactylographiait... Tout cela tenait le moral élevé, en dépit de la menace quotidienne que faisaient planer les bombardements d'aviation ou d'artillerie.

L'esprit de résistance vibrait, en effet, plus fort que jamais. Lors du passage d'avions alliés, il arrivait que des pièces de linge, volontairement choisies pour leurs couleurs tricolores, fussent étendues sur le sol. Ce qui assurait d'ailleurs une certaine protection contre les mitraillages.

Il arriva aussi qu'un camion militaire, " planqué " dans un chemin creux du Hutrel - une ambulance pleine d'armes et de munitions - retrouve le lendemain matin deux de ses pneus crevés... Des pneus encore, mais seulement dégonflés, peu de temps avant l'évacuation du Hutrel ; ceux d'une section allemande qui montait vers le nord. Deux heures précieuses furent ainsi gagnées pour les Alliés. La plupart de ces " coups " provenaient d'un certain " LEFLAMBE ", de l'O.C.M.

Peu de temps avant l'évacuation de Saint-Thomas, les Allemands découvrirent la voiture de pompiers que M. PATIN avait réussi à dissimuler dans le hangar d'une ferme à La Canée. Comme les véhicules commençaient à manquer dans la Wehrmacht, la voiture fut réquisitionnée... avec son chauffeur qui dut la conduire du côté de Gourfaleur (où les voitures requises étaient regroupées). M. PATIN fut ramené à la Canée dans une voiture allemande... pas très fier de cet équipage et prêt à sauter dans le fossé à la première alerte.

Un autre " Hôpital "

Par Mlle GUILLON qui y fut opérée, un autre lieu de soins est assez bien connu : celui de la Monterie (commune de Sainte-Croix de Saint-Lô).

Si on se le rappelle, cette jeune fille avait été sérieusement touchée au crâne, pendant la nuit du six au sept juin. Après trois à quatre jours passés sur une civière, dans un chemin creux, elle souffrait toujours de la tête. Pour mieux la déplacer, un brave homme s'en alla en ville récupérer un fauteuil roulant. Sa patronne fit venir un docteur qui recommanda une opération immédiate, seule chance de la sauver. Mais, toute dolente qu'elle était, la pauvrette entendit bien que quelqu'un demandait à un proche parent, menuisier, s'il lui restait quelques planches... De quoi remonter le moral.

Malgré tout, on suivit les conseils du Docteur et on la conduisit à la ferme de la Monterie, où d'autres blessés avaient déjà été rassemblés. " C'était une vraie désolation ". Dans une étable gisaient des blessés de toute sorte : bras ou jambes cassés, sans parler des autres plaies. Tout cet étalage de souffrances sentait l'infection à plein nez. C'est là que fut déchargée la pauvre jeune fille, sur une litière encore mouillée des excréments d'animaux.

Il faut reconnaître que cet état de chose ne dura pas longtemps, car, deux heures plus tard, le Dr BRRISSET, alerté, était là. Après avoir fait l'inventaire des interventions à pratiquer, il décida de commencer par Mlle GUILLON qu'il jugeait la plus atteinte. " Monte sur la table lui dit-il... L'anesthésie réussie, le chirurgien entreprit une des plus délicates opérations qui soient : la trépanation.

Après quoi, il rectifia des bras et des jambes, luttant parfois avec la gangrène, sans toujours y réussir. Quelques jours plus tard, deux personnes moururent ainsi dans la même nuit.

Mais le Docteur BRISSET avait demandé que les opérés soient placés dans des lits avec des draps. Ainsi Mlle GUILLON put-elle se rétablir au moins pour l'essentiel, car en fait sa blessure la fit souffrir encore longtemps et suinta jusqu'en janvier 1945. Il faut dire qu'après un repos d'une douzaine de jours au Bois-Jugan, elle termina sa convalescence à pied sur les routes qui mènent à Saint-Martin de Landelles.

Parmi les blessés qui profitèrent des soins du Dr BRISSET, se place une demoiselle LEVIVIER, amputée de la jambe droite.

À Saint Georges et au Mesnil-Rouxelin

On l'a vu, pas mal de blessés étaient arrivés à Saint-Georges. Pas mal de réfugiés également, répartis approximativement de la façon suivante :

70 à 80 dans la ferme de la Croix-Pin ;

200 à la Dangerie ;

50 au Bon Vivant ;

150 à 200 aux Ifs ;

200 à 250 au Bois-André.

Au total, un nombre se situant entre 700 et 800. La plupart sont assis de part et d'autre des chemins creux, surtout dans celui qui mène de la Croix-Pin aux Ifs. Ils sont là, côte à côte, prostrés, ayant du mal à réaliser pourquoi ils sont là, comment ils ont pu passer à travers la pluie incendiaire... La question première qui se pose est : " Comment nourrir cette multitude ? ".

Henri FOREST, en parcourant les chemins creux s'aperçut, le mercredi que certains disposaient d'un peu de pain, alors que d'autres en étaient complètement dépourvus. Aussi fit-il acte d'autorité en ramassant tout le pain disponible afin d'assurer une ration convenable à tous. mais en promettant formellement aux " donateurs " de leur fournir, par la suite, le pain quotidien.

Comment tenir la promesse ? On commença par utiliser la farine entreposée chez un boulanger qui était parti. Avec deux sacs de farine et l'aide d'un autre boulanger replié à la Dangerie, on réussit à cuire un peu de pain dans le vieux four de la ferme. Puis ce fut à la réserve de la gare qu'on demanda le grain précieux. Il fallut, pour cela, organiser un véritable convoi, avec des porteurs spécialisés. Ainsi trois bourricots. emportant chacun un sac, ramenaient le grain du wagon jusqu'à la venelle Foucard, après avoir traversé le pont du Frigo (Vivanda) construit par les Allemands. En haut de la venelle, il y avait transbordement dans un chartil. Le chartil plein, tout le monde reprenait le chemin de la Dangerie. Autre difficulté : la mouture du grain. On récupéra pour ce faire un vieux moteur qui consentit à repartir et à animer un broyeur. Au début, la Dangerie broyait pour l'ensemble des fermes, mais bientôt chacune assura son autonomie dans ce domaine, comme dans celui de la cuisson.

L'existence, à Saint-Georges comme ailleurs, continuait à poser en perpétuel point d'interrogation sur la sécurité des réfugiés. La fer-me des Ifs, par exemple, reçut un obus qui traversa le toit et tua huit personnes. Des volontaires et l'abbé GAUTIER ramassèrent les pauvres restes déchiquetés dans des paniers à pommes.

Pour apporter aux blessés les médicaments nécessaires, le jeune H. FOREST n'hésita pas à entreprendre le voyage du Hutrel, aux dépens de sa vie. Il fut d'ailleurs blessé au cours du trajet.

L'action du jeune homme dépassa le dévouement à ses frères malheureux pour atteindre l'engagement patriotique. Il n'y a certainement pas de meilleur moyen d'y rendre hommage que de rapporter le long certificat établi par le capitaine Jacques BERTRAND à cet égard : " Attaché au réseau SUSSEX avec le grade de capitaine, je me trouvais en mission à Saint-Lô et avais besoin de rejoindre les troupes alliées. Dans ce but, je me rendis à la ferme où était réfugiée la Préfecture. Le Préfet m'a confié deux résistants dans lesquels il avait une confiance totale (actions pendant les bombardements de Saint-Lô).

" Henri FOREST et Claude LACOUR acceptèrent immédiatement de remplir la mission que je leur demandais. Je précise avoir bien insisté sur les dangers considérables que nous encourions en tentant de traverser les lignes allemandes.

" Nous pûmes dépasser les avant-postes allemands, mais à ce moment une rafale de mitrailleuse fit que nous fûmes arrêtés.

" Attachés les uns aux autres, nous fûmes conduits successivement aux lieux suivants :

" Saint-Lô : interrogatoire au S. D. rue Béchevel, transfert au château de Pont-Brocart ; interrogatoire à l'état-major de la Division S.S.

" Mortain : transfert à la Kommandantur située au château de M. GUILBERT à Milly. Interrogatoire par la Gestapo - Officier -.

" Aucun de nous n'ayant jamais avoué. Condamnation : déportation dans un camp de concentration en Allemagne.

" Nous fûmes condamnés et déportés avec le Père Trappiste AUPAIS de la Trappe de Bricquebec.

" Transfert à Alençon, puis caserne de la Pépinière, à Paris.

" Faisant une corvée de bois à côté d'une petite porte d'entrée dans la cour, nous en avons profité pour nous évader.

" Henri FOREST et Claude LACOUR rejoignirent l'adresse que je leur avais donnée : Monsieur Charles BERTRAND - 64 rue Julien, à Vanves. Je les y retrouvais deux jours plus tard et les transférais chez Madame MALTZEFF, à Joinville. Ils restèrent à cette adresse quelques jours avec un opérateur radio qui habitait le même lieu. Ce dernier se sentant repéré, tout le monde s'en alla.

" Devant les difficultés croissantes et craignant une arrestation, Henri FOREST et Claude LACOUR décident de regagner le front de Normandie. Je leur fis établir des cartes d'identité : Henri FOREST avait pour pseudonyme Jacques ADELÉE Avec leurs fausses cartes d'identité et un ordre de mission à en-tête de la Croix-Rouge Française, rue du Berri, munis d'un brassard de secouriste, ils purent partir pour la Normandie dans le but d'apporter leur concours de secouristes. Quarante-huit heures après, ils arrivent à Saint-Sever dans le Calvados ; là ils traversent les lignes de défense allemande et arrivent finalement à la Préfecture repliée à Lengronne (libérée). Ils rencontreront le Commandant MEUNIER qui les avait connus lors des bombardements de Saint-Lô. Monsieur MESLIN, chef de division à la Préfecture, leur établit des cartes d'identité nécessaires.

" Henri FOREST s'engage aux fusiliers marins de la 2e D.B. (Division Leclerc) et LACOUR dans l'aviation... ". Capitaine Jacques BERTRAND.

La croix de guerre 1939 récompensa, en 1945, de tels exploits.

Une dernière journée au Mesnil-Rouxelin.

Rien ne donne mieux idée de ce que pouvait être l'existence dans les écarts proches de Saint-Lô que cette page de Mme FLATTET : " La nuit a été effroyable. La plupart l'ont passée dans la grange. Des bruits peu éloignés se faisaient entendre. Pendant une demi-heure au moins, un convoi de plusieurs centaines d'avions est passé au-dessus de nos têtes, ne lâchant rien. Mais ce matin s'est produit une rafale terrible de poussière, de mitraille qui a ébranlé les toits de la ferme, les murs, comme un formidable tremblement de terre. Les gens étaient muets d'épouvante. Une vache de la ferme a été tuée dans le champ voisin.

" Notre situation est de plus en plus précaire. Ce soir nous faisons notre dernier repas de pain, car la farine manque complètement. J'ai partagé deux pains de 6 livres en 96 morceaux, et M. DE SAINT-JORRE est venu nous visiter et nous dire d'avancer dans la campagne. Je lui ai dit que je possédais encore des pommes de terre et des vivres pour une semaine. " Cela ne fait rien ", me dit-il, " il n'y a plus d'eau potable, plus de gaz, ni électricité. Je vous engage à partir ".

La Raoulerie.

Située au delà du Haras, la Raoulerie, dissimulée dans la verdure, parut à beaucoup un endroit commode pour échapper à la menace aérienne, tout en demeurant à proximité de Saint-Lô. Deux cents à deux cent cinquante personnes vécurent là, une bonne huitaine de jours. Très rapidement, comme partout ailleurs, il fallut organiser le ravitaillement. Et, bien entendu, on rendit visite aux établissements ALLEVERT, à la Glacière du Moulin au Cat, à l'épicerie BRÉHIER. On trouva aussi, rue de la Madeleine tout un stock de caisses contenant des boîtes de conserves et de la confiserie. Le pain se boulangeait sur place. Lait et viande étaient empruntés également à la production locale.

L'abattage valut parfois des difficultés à ceux qui n'en faisaient pas profession. C'est ainsi qu'un jour, alors qu'ils avaient jeté le sort sur un veau inoffensif, les bouchers d'occasion eurent bien du mal à le faire sortir de la pièce où il était au pacage. Pressentiment ou pas, la bête refusait obstinément de consentir au sacrifice. L'un des hommes présents sortit du tabac à priser et en fourra dans les naseaux du jeune bovidé. Pourquoi pas ? Le résultat fut nul.. Alors on essaya de le faire avancer de force avec des cordes : deux tirant par devant, deux poussant par derrière. La bête devenait plus rétive qu'un bourricot ! On joua les toréadors, en lui piquant la culotte. Rien ! Une pièce de D.C.A. toute proche se mit à vomir... inquiétant les hommes... mais laissant impassible le mammifère ! Et de s'ingénier pour faire avancer l'animal... jusqu'à lui crier " OUF " dans les oreilles. Le croira qui veut, c'est cette dernière feinte qui eut raison de l'entêtement du veau. Il se mit alors à foncer vers son destin, au risque d'entraîner celui qui le tenait, dans une course très dangereuse...

Ce lieu de repli ne fonctionna guère plus d'une huitaine, soit que les uns aient décidé d'aller plus loin, soit qu'ils aient préféré rentrer sur la Cité de l'Avenir, demeurée intacte.

À Sainte-Croix-de-Saint-Lô.

Il ne saurait être question de passer en revue toutes les fermes de la commune ! Toutes avaient leur contingent de réfugiés. Toutes pratiquaient une hospitalité à la dimension de leurs moyens, et parfois au-dessus.

1. Le Bois Jugan.

La ferme, tenue par M. et Mme ENGUEHARD, devint dès le 6 juin au soir, un des hauts-lieux de refuge des malheureux chassés de chez eux par les bombes ou par la peur. Dans les jours qui suivirent la destruction de la ville, plusieurs centaines de personnes v trouvèrent accueil et nourriture. Et cela en dépit de l'obligation pour les propriétaires de supporter des soldats qui y  étaient installés : ils avaient enlevé le plancher de la salle à manger pour se construire un abri en bois et en terre.

Pour nourrir tout ce monde, il fallut organiser une véritable soupe populaire. M. H..., épicier, avait apporté du riz. M. B... faisait la cuisine. " M. DADU, qui sera un jour conseiller de la République, est préposé aux corvées d'eau ". Certains même participaient à la traite. Celle-ci terminée, tout le monde venait se servir dans un grand récipient Tous ceux qui ont eu la chance d'être reçus au Bois Jugan, conservent le souvenir de l'immense générosité de M. et Mme ENGUEHARD, non pour quelques familles, mais pour la multitude de ceux qui ne faisaient qu'y passer comme de ceux qui s'y établissaient pour plusieurs jours.

Plusieurs prisonniers évadés s'y retrouvèrent : M. C..., pharmacien, et surtout M. FRANCK. Après avoir fui la prison, il s'est dirigé vers le quartier de la caserne pour v apprendre le triste sort réservé, rue Jules Guilbert, à ses deux enfants Jacqueline et Gérard. " Des amis entraînèrent (alors) les malheureux parents jusqu'à la ferme du Bois-Jugan... Un fidèle ami, TURGIS, y transporta les deux petits corps qui sont inhumés ". Un autre enfant mourra aussi dans cette ferme, de méningite tuberculeuse, et y sera enterré provisoirement. Un menuisier fabriquait les cercueils avec les moyens du bord.

Comme pour compenser l'odieux travail de la Mort, la Vie faisait naître d'autres petits corps : une Marie-Madeleine naquit ainsi au Bois-Jugan en ces jours d'infortune.

2. À la ferme du Val.

Dès le 7 juin, M. Émile LUET accueillait les réfugiés dont le nombre grandissait d'heure en heure. M. TATARD, qui s'y trouvait écrit : " Reçus aimablement par les fermiers qui nous donnent un peu de leur pain et du lard, nous avons l'impression de retrouver le calme après l'orage...

Les familles LEMAZURIER et M. C..., passées par là, ressentent après leur nuit de terreur la même sensation : " Impression de pénétrer dans une oasis... tout contribue à créer un paysage d'Arcadie. Le bruit des avions est ici très atténué. Nous nous endormons dans notre cantonnement ". Le repos ne sera que de courte durée, car : " Une formidable détonation ébranle le bâtiment. C'est le début d'un bombardement qui va durer une partie de la nuit. Les avions passent en rugissant et vont jeter leurs bombes sur Saint-Lô. La toiture de la grange qui nous abrite vibre dans un vacarme assourdissant. Autour de nous, les postes de D.C.A. tirent sans arrêt. Nos nerfs sont à bout de résistance. Aux premières heures du jour, courte accalmie, puis la sarabande reprend de plus belle. Enfin vers 10 heures, nous pouvons mettre le nez dehors ".

La communauté s'installe. M. TATARD explique :

" Le 8 juin, nous sommes 63 réfugiés groupés dans cette ferme. M. HENRY, conservateur des hypothèques, s'occupe de l'organisation du ravitaillement qui, sauf le pain distribué parcimonieusement, est abondant. Pour y suppléer, on augmente les rations de viande et le lait est très apprécié. Le lendemain, une vache est abattue à la ferme voisine et -la viande répartie ; chacun paie sa quote-part, mais à partir des jours suivants le Ravitaillement prend à sa charge la subsistance des réfugiés. Nous acquittons seulement 5 francs par jour et par personne pour dédommager le fermier pour le bois utilisé, le lait et le beurre fournis. La cuisine excellente est préparée en grande partie par Mme NORT, épouse du receveur de l'abattoir, avec l'aide de ses deux filles... ".

La communion sanglante.

Le dimanche 18 juin devait être celui de la Communion solennelle dans la paroisse Sainte-Croix de Saint-Lô. Le chanoine VOISIN entendit bien la célébrer, à la date primitivement arrêtée. Pour ce faire, il choisit la ferme du Val, dans la grande étable.

L'office se déroula sans trop d'ennuis, en dépit des accompagnements d'artillerie. À la sortie, par contre, la guerre retrouvait ceux qui étaient venus chercher la paix de l'esprit. Installé au Val, M. TATARD a pu suivre la tragédie : " Quelques instants avant l'Ite, missa est, une rafale de 105 éclate non loin de là. Nous restons à la ferme, tandis que les autres s'empressent de regagner leurs cantonnements respectifs. Quelque dix minutes ne s'étaient pas écoulées qu'explosent de nombreux obus ; les éclats jaillissent dans la cour et on peut apercevoir à quelque 300 mètres à gauche en direction de La Barré-de-Semilly un nuage de poussière et de fumée. Le cœur haletant, nous attendons l'accalmie et apercevons l'abbé VOISIN qui accourt vers la ferme en criant :

Il y a plusieurs morts dans le petit chemin creux, menant à la ferme LEVALLOIS ". Je pars avec d'autres réfugiés et nous croisons deux hommes portant sur un brancard improvisé Mlle LEVIVIER, fille de l'adjudant-chef, qui en a déjà laissé deux sous les décombres de la gendarmerie. Mlle LEVIVIER a la cuisse presque sectionnée, et il faudra l'amputer. Comble de la douleur, le dernier enfant de M. LEVIVIER, reposait, débris informes recroquevillés dans la terre du chemin creux. Il venait, quelques instants auparavant, de faire sa communion solennelle... Douleur d'un père dont trois enfants avaient pavé un dur tribut à la Libération et qui accompagnait sa fille grièvement blessée !

" Un éclat avait fracassé la tête de Mme LECONTE, marchande de laine, rue Thiers, dont la cervelle semblait sortir, et qui ne survécut pas à cette affreuse blessure. Parmi les autres identifiés, citons encore la fille de Mme LECONTE, Mme NABUSSET, postière, Mme VOISIN, Mme EDIMBOURG et ses deux filles, Mme LEMARIER ". Au total onze morts.

3. Sur le Fumichon.

L'installation de M. HERPIN et de ses Normaliens dans une autre fumée de Sainte-Croix a fait l'objet d'un récit minutieux et pittoresque :

" Nous parvenons au fond de la vallée d'un ruisseau qui décrit de jolis contours dans les prairies de Fumichon. Une ferme isolée s'élève là, loin de toutes voies de communication. C'est un asile rêvé en ces temps maudits. Nos jambes ne veulent plus nous porter, nos bras ne veillent plus tirer les mancherons. Nous faisons clone halte dans la cour du la ferme, tandis que deux " députés " vont présenter leur demande. La cuisine est déjà encombrée de réfugiés, assis ou debout autour de deux tables et buvant du cidre dans de grandes tasses. Des cuivres brillants et de vieilles assiettes de faïence décorée sont accrochés au mur. La fermière s'active à contenter les petites exigences de chacun. La scène est réconfortante après la course sous le soleil et dans la poussière, la fuite sur la route et la peur des avions. Il semble que, sous le plafond bas et enfumé de cette cuisine normande, la menace des modernes engins de mort ne pénètre pas ; ainsi, à la moindre menace, tous ceux qui errent dans la cour entrent et viennent ajouter à l'encombrement de la pièce où le fermier, comme aux jours de fêtes, reçoit les citadins en leur versant à la ronde ses dernières bouteilles de cidre bouché, tout en prodiguant des paroles optimistes.

" Notre requête est acceptée sans réticence ; l'écurie nous est assignée comme refuge. Et nous commençons à la vider du crotin qui l'encombre et la tapisser de paille fraîche. Puis, sur les brouettes et les balles de paille, nous mettons la table ; c'est-à-dire que nous coupons des tranches de pain et ouvrons des boites de conserves ; l'essentiel étant de s'asseoir, car tous nous mourons de faim et de fatigue. Aussi après quelques reconnaissances aux environs, portant notamment sur les abris possibles en cas d'alerte, nous nous drapons dans nos couvertures blanches, ainsi que des spectres et nous nous étendons sur la paille. Le sommeil n'a pas besoin d'être longtemps sollicité et les premières heures de la nuit échappent à notre contrôle. Mais il n'est si dur sommeil qui ne cède à l'ouragan infernal qui se déchaîne vers mi-nuit. Tout à coup, comme au milieu du plus cruel cauchemar, nous sommes arrachés au repos. Les grandes portes de l'écurie battent comme des feuilles de papier sous les coups redoublés ; les murs sont ébranlés, les plâtras tombent, la toiture craque ; et tout le bâtiment, v compris ses occupants étendus à terre, est secoué comme par la main d'un géant, tandis que semble déferler dans la cour même de la terme un écroulement ininterrompu de tonnerre. Tout le monde est debout et l'impression commune est que les bombes pleuvent autour de nous, dans le coin que nous avions cru si calme. Après une rapide délibération, il nous parait préférable de sortir. On nous a fait tant de rapports de gens ensevelis sous les décombres de leur demeure, lors même qu'aucune bombe ne l'avait touchée directement. Et nous courons au chemin creux voisin, repéré la veille au soir, exercice auquel nous nous sommes déjà bien entraînés la nuit précédente.

" Là nous connaissons une des plus violentes peurs de cette période mouvementée. Le souffle des explosions dont la terre est martelée sous nos pieds nous atteint très sensiblement et produit ces coups de bélier qui résonnent jusqu'au plus profond de l'organisme et que connaissent bien ceux qui ont assisté aux bombardements. Sous de tels chocs, les facultés de l'individu sont annihilées !

Ignorant la distance du péril, et tandis que le ciel s'illumine de lueurs orangées, nous nous collons au sol contre le talus. Comme nul débris ne parvient jusqu'à noirs, nous nous redressons avec précaution. bien que la violence de l'attaque n'ait pas diminué et la progression d'un incendie lointain nous amène à penser que le bombardement se produit à quelques kilomètres de nous. Opinion qui se fortifie à d'autres signes. Alors rassurés, nous quittons notre position incommode et allons en meilleure place admirer l'embrasement du ciel, tandis que les coups sourds, dirigés sans doute contre un dépôt de munitions, continuent à nous faire trembler nerveusement.

Il est nécessaire que nous nous occupions pour chasser les ennuis de l'heure... Quelques instruments de terrassement sont empruntés à la ferme : bêche, pioche, fourche... Nous commençons à attaquer le talus en un endroit du chemin soigneusement choisi pour son encadrement et son étroitesse. Les premiers coups de pioche sont un triomphe : la terre tombe en avalanche. Mats bientôt nous atteignons les racines des branchages qui nous couvrent et le travail devient assez pénible. Au surplus, le ciel s'est dégagé, l'après-midi est chaude. Un grondement lointain commence à se faire entendre par intervalles : je ne crois pas me tromper, en signalant le canon que nous entendons pour la première fois. J'en évalue la distance à une vingtaine de kilomètres. Cette révélation ne laisse pas de nous rendre sérieux à la pensée des durs moments qui doivent venir.

" Comme les outils sont bien moins nombreux que les ouvriers, nous travaillons par roulement. Et l'on dirait une exhibition : les trois ou quatre terrassiers font voler au centre la pioche et la pelle au risque de blesser dans leurs larges mouvements, assez mal contrôlés, le cercle de camarades oisifs qui les entoure. Pour plus de confort, les femmes se sont fait cueillir un coussin de fougères et patronnent les opérations. On discourt de tout, mais bien entendu, la conversation revient très vite à nos ennuis présents. Ce que voyant - mon Dieu que les esprits austères me le pardonnent ! - je propose d'égayer notre réunion et notre travail par d'innocents jeux de société : construction de noms, portraits. Et les heures passent ; nous n'avons cure du canon qui tonne au loin ; les esprits sont tendus à la recherche de Milon de Crotone, Couthon ou Isvolsky, fantômes historiques qui nous retiennent bien loin des contingences présentes.

" Ensuite nous tentons de reprendre dans l'écurie notre place de la nuit précédente. Mais qui va à la chasse perd sa place ! Tandis que nous nous étions transportés dans le chemin avec armes et bagages, d'autres avaient pris notre place. Tous les locaux sont pleins. La ferme, malgré ses dimensions médiocres, abrite plus de cent réfugiés. Où aller ? On nous dirige vers une vieille grange. Nous commençons à nous v installer, c'est-à-dire à nous étendre à terre. Évidemment le local n'a rien d'intime, il est mal clos et froid ; le sol est tapissé, moins de paille que de débris divers. Les tuiles du toit élevé, qu'aucun plancher ne sépare de nous vont s'écrouler sur nous à la première bombe qui tombera dans les parages. Nous cherchons mieux. À peu de distance se dresse une modeste bergerie : le toit est bas et moins dangereux pour les dormeurs, mais le local exigu ne peut loger que quatre ou cinq personnes. Nous explorons plus loin encore et découvrons une maison abandonnée dépendant de la ferme. Du premier coup elle nous séduit, car elle permettrait à notre groupe de s'y constituer en unité séparée et autonome. Elle consiste au rez-de-chaussée, en une cuisine servant d'atelier, de menuiserie et fort sale. Mais il v a une aire de terre battue qu'on peut balayer, une cheminée où l'on peut faire du feu, deux fenêtres avec des vitres, un établi pouvant servir de table. Nous acclamons tout ce luxe avec transport (... ). Le fermier nous cède ses dernières hottes de mauvais foin. Nous les délions dans l'obscurité, car il n'existe, bien entendu, aucun procédé d'éclairage et. à tâtons, nous heurtant les uns aux autres, enveloppés comme des fantômes dans nos couvertures blanches, nous cherchons une place sur cette litière, heureux, malgré tout, d'avoir pour nous seuls une maison.

" Aussi, presque toutes les activités du lendemain et des jours suivants visent à organiser notre demeure et à transformer cette misérable cabane en modeste hôtellerie. Aussitôt levés, nous faisons le lit : c'est-à-dire que deux ou trois, armés d'une fourche ou d'un bâton„ rassemblent en un tas la paille répandue dans toute la pièce. Puis avec un mauvais balai, on expulse dehors les menus débris qui après cette opération parsèment encore la terre battue. Pendant ce temps, d'autres ont allumé le feu de bois dans l'âtre. Ce foyer a été une de nos plus grandes joies lorsque nous avons pris possession de la maison : enfin nous allons pouvoir faire un peu de cuisine et manger chaud, ce qui ne nous est pas arrivé depuis trois jours. Bien entendu, nous ne possédons aucun matériel culinaire ; mais par bonheur les derniers occupants du lieu en ont abandonné un peu : une marmite et quelques menus ustensiles. La charité du fermier en ajoute d'autres ; il fournit aussi le bois.

" Ce réconfort acquis, nous nous partageons les tâches de mise en état de notre intérieur. L'un découvre une scie laissée par des charpentiers et coupe du bois pour la cuisine... Un autre nettoie l'établi qui servira de table. Un autre transforme un vieux lit de bois en desserte à tous usages. Il n'y a pas d'autre meuble dans la pièce, notamment pas de siège. D'autres s'emploient à libérer une petite pièce adjacente et à la nettoyer : les brouettes et leur chargement y sont introduites, ce sera le magasin aux vivres. Cependant personne n'oublie le souci de propreté et, par petits groupes, nous allons nous décrasser sur les bords du Fumichon.

" Tandis que les besognes ménagères occupent le plus grand nombre, un petit groupe dont je fais partie, va aux nouvelles... et au ravitaillement. Car nos réserves qui doivent alimenter treize personnes s'effritent ". Au surplus, la saison des légumes n'est pas encore arrivée ; il est trop tôt pour les pommes de terre nouvelles, et il n'y en a plus de vieilles. Nous quémandons des légumes : un chou est un don magnifique et rare. Nous acceptons aussi avec joie une poignée de persil, quelques oignons, des ciboules. Et lorsque nous entrons dans une nouvelle ferme, tandis que l'un d'entre nous s'avance un peu honteux pour quêter, les deux autres restent sur le chemin pour garder et dissimuler ce que nous avons déjà obtenu : le besoin suscite les expédients. Nous en avons parfois des remords, lorsqu'on se montre généreux pour nous. Ainsi dans une petite exploitation, la fermière répond sans réticence à mon appel ; elle m'emmène au jardin, coupe, malgré mes protestations, des chous mal pommés, arrache des échalottes encore toutes vertes et mettrait presque à sac pour des étrangers ses modestes ressources. Elle me cède même des veufs, chose très rare. Pourtant sa maison aussi est pleine de réfugiés. Il y en a partout de ces réfugiés de Saint-Lô. Ils se tiennent sur le pas des portes, l'air embarrassé, surveillant les passants pour avoir des nouvelles de la ville et de la guerre...

" (À notre retour), sur l'établi bancal et vermoulu, la table est dressée, pour la première fois depuis l'abandon de Saint-Lô. On a pu trouver une assiette pour deux, ces assiettes n'étant que des couvercles de boîtes à gâteaux ; il y a un verre presque pour chacun, des fourchettes et trois ou quatre couteaux pour tout le groupe. Mais pouvons-nous regretter les défaillances du couvert quand au milieu de la table, dans un grand plat de pension, s'élève une copieuse pyramide de beef-steacks dorés.

" Hélas, avant la fin du repas : " Un voilier d'avions s'abat sur notre coin de campagne et se met en devoir de harceler routes et chemins. Il est vrai que notre vallon si rustique se trouve à proximité de trois routes importantes... Tous les appareils, les uns après les autres, foncent en cieux ou trois points du paysage que l'enchevêtrement des arbres ne nous permet pas de distinguer. C'est à quelques centaines de mètres de nous. Un véritable vent de folie semble les animer. Crépitements de mitrailleuses, éclatements de bombes, se mêlent au bruit des moteurs et ébranlent notre vieille maison. Dans l'encadrement de la fenêtre apparaît parfois un avion qui vole vers nous en baissant, comme si nous étions l'objectif, et au moment où il nous survole une angoisse nous étreint ; presqu'aussitôt après, un déchirement nous annonce qu'il a accompli son œuvre plus loin. Souvent aussi, nous voyons une sorte d'œuf noir tomber très vite, en culbutant, de l'avion ; presqu'une minute d'attente, terminée par un grand souffle bruyant qui fait craquer portes et fenêtres. Parfois aussi s'élève un épais nuage noir, signalant que l'objectif est atteint : le camion ou la voiture brûle. Alors la meute aérienne tournoie quelques instants encore au-dessus des lieux, cherche un instant une nouvelle proie, puis pique avec fougue vers un autre point de l'horizon. Puis, faute d'aliment à sa passion destructrice, elle va et vient à toute allure, comme une troupe de rats, pris dans une nasse, surveillant le réseau serré des routes qui nous encadrent. Et l'on craint à toute minute que cette vaine furie ne s'assouvisse sur un objectif innocent ; une ferme, un groupe de réfugié. Les nerfs sont tendus, la joie supprimée, les plaisanteries espacées et sans écho.

" L'après-midi est employée à divers travaux d'installation. Avec deux planches, des débris de bois et de vieux clous, je fabrique deux bancs, car les sièges nous manquent beaucoup pour les repas. Mais les journées sont longues en juin. Le travail ne suffit pas à les remplir. Nous nous retirons donc à plusieurs dans le verger voisin avec des couvertures pour nous étendre sur l'herbe. Et nous nous mettons à jouer aux cartes. Le temps est un peu couvert, mais serein et doux. Depuis la veille, le canon n'a guère cessé de se faire entendre. Mais cette après-midi nous sentons qu'il se rapproche et très sensiblement. Il y a quelques heures, ce n'étaient encore que des grondements lointains. Maintenant ce sont des coups de cymbales assourdissants, comme si, tout près, dans les taillis, on assénait des coups de masse sur des tôles, produisant un bruit grave et métallique qui s'étale avant de mourir. Nous supposons que ce sont des éclatements rapprochés. Mais la végétation est si épaisse qu')n n'aperçoit rien. Nous poursuivons notre partie sous un creux de terrain offrant une protection relative contre des projectiles et faisons des pronostics sur notre prochaine libération.

" Le soir arrive. Une formation de bombardiers vient se délester de ses bombes au-dessus de Saint-Lô. Nous avons cru devoir, à son approche, gagner notre abri habituel, le chemin creux : quelques-uns tremblent encore en voyant la pluie de bombes s'abattre sur la ville. Un immense craquement, comme celui de toute une forêt qui s'abattrait, nous ébranle jusqu'au plus profond de notre être, quoique la surprise soir depuis longtemps passée. Puis des colonnes de fumée noire montent de ce qui fut la ville. De nouveaux incendies sont rallumés ; le vent d'Ouest en porte l'âcre odeur vers nous. Au fur et à mesure que la nuit tombe, une lueur d'abord faiblement orangée, puis de plus en plus rutilante, succède à celle du jour... Et cette torche, qui dévore chaque jour une nouvelle rue et un nouveau quartier, illumine nos nuits.

" À peine la dernière lueur orangée s'est-elle retirée du ciel que, de tous les points du voisinage, s'élèvent des craquements de voitures, des piétinements de chevaux, des grincements de chenilles ponctués d'appels gutturaux. Le trafic arrêté pendant le jour emplira toute la nuit de son piétinement discret de mille-pattes géant. Après une vaine sarabande d'une demi-heure, les avions se retirent, un à un, dans les coulisses, et le calme s'étend cette fois pour de bon.

" La nuit est pure, noire et calme, hormis quelques coups de feu isolés et un coup de canon grave et solennel.

" Oh ! tout à coup, là, tout près, une lueur est sortie du sein de la campagne, suivie à peu de distance de deux bruits ; l'un, bref et hargneux ; le second, sourd et mat, comme ferait un grand vase de grés se brisant contre une paroi sur laquelle il aurait été lancé à toute volée. Le premier coup, tiré par un char sans doute, donne le branle à toute une série. Bien que privés de tous éléments d'appréciation, nous imaginons les péripéties d'un combat nocturne. Les chars se sont approchés à la faveur de l'obscurité des positions adverses et ont envoyé une salve rapide. Aussitôt pour dérouter l'adversaire, ils vont se poster tin peu plus loin. On entend, quelques minutes, le cliquetis des chenilles et le halètement des moteurs. Nouvelles salves. Nouveau déplacement. Tantôt ils s'éloignent et il semble que l'action soit terminée ; tantôt ils se rapprochent : les éclatements prennent une violence et une netteté effrayantes. Parfois aussi à une première salve une seconde succède immédiatement, comme si l'adversaire répondait. Et tandis que la canonnade s'affaiblit ou se renforce, nous supposons que les formations blindées en présence, tour à tour, avancent et reculent, selon les chances du combat. Et c'est justement parce que rien ne nous permet d'apprécier les événements qui se déroulent si près de nous dans l'ombre, que nous éprouvons la nécessité de leur donner une interprétation. Après un remuement de chenilles comme coupé d'hésitations, un vif engagement se poursuit : les blindés allemands à coup sûr sont sortis d'un chemin où ils étaient embossés et entrent en action sur la grand' route ; ils avancent, ils reculent. Finalement les coups s'espacent et meurent. Bataille sans histoire ".

Le ravitaillement demeure pour le groupe de M. HERPIN, comme pour tous les autres, un souci quotidien. Mais aussi l'objet de prouesses plus ou moins dangereuses. Après avoir été chercher du grain à la gare de Saint-Lô, les garçons se mirent en quête d'un moulin pour le faire moudre :

" À une douzaine, nous partons, un sac de vingt-cinq kilos sur le dos. Le chemin est, dans sa majeure partie, ombragé et tranquille. Le début de la corvée est agréable comme une promenade. Mais si vingt-cinq kilos ne pèsent guère sur de jeunes dos, au bout d'un kilomètre, l'habitude faisant défaut, le haut du sac tendu coupe péniblement l'épaule ; et l'entrain premier a bientôt fait place à un morne silence, tandis que sous la chaleur croissante et sur la route devenue poudreuse, la file des porteurs s'étire, les plus robustes ou les plus courageux prenant de l'avance, les faibles, les novices et les mous traînant à la queue. Et dans la deuxième partie du chemin, à la fatigue s'ajoutent de pénibles appréhensions. Dans des parages où habituellement nous n'en rencontrons aucun, où nous songions même à nous replier, au cas où notre secteur fût devenu intenable, circulent aujourd'hui de nombreux soldats. Et apparemment, ils ne sont pas seulement de passage : ils sont installés dans les fermes, ils forment des postes le long de la route ; on en voit même organiser de petites positions et aménager des emplacements d'armes automatiques et de petite artillerie ; des fils téléphoniques ont été fraîchement tendus.

Les hommes qui attendent là d'entrer en action ont un air peu engageant. Ce sont des troupes d'élite, des S.S., peu amis du civil et du Français. Ils nous jettent au passage un regard soupçonneux, nous voyant avec nos charges progresser vers le front. Nous arrivons enfin, bien fatigués, au moulin, un moulin bien humble et bien archaïque, au bord d'un ruisseau. Le meunier, un gros homme inquiet, et toute sa famille sont encore sous le coup d'un prélèvement massif que l'armée allemande a opéré ce matin même sur son avance de farine appartenant à de nombreux clients. Aussi pour prévenir pareil malheur, il ne veut pas prendre le grain d'avance ni par grosses quantités ; pour le moment, il a de l'occupation de reste ; il veut donc nous renvoyer à quelques jours de là. Il nous faut représenter avec force que nous n'avons plus de quoi faire de pain et qu'il nous a fallu parcourir cinq kilomètres, pour qu'il consente à nous remettre un peu de farine, mais seulement une partie de celle qui doit nous revenir. Avant toutes choses, il faut cacher le grain apporté : on le hisse à grand peine dans un grenier à foin sous des bottes de paille, et à l'écurie parmi le fourrage du cheval. Pénible opération : qu'attendre de bon quand il faut par de telles ruses soustraire à l'ennemi tout puissant l'espoir de sa modeste ration de pain quotidien ? Une bombe, un obus peut tomber ; le meunier peut être chassé d'une heure à l'autre ; le bâtiment peut être réquisitionné ou fouillé. De quelle façon prendrons-nous le fruit de notre double labeur ? Nous l'ignorons, mais nous avons bien le pressentiment que de ces sacs entreposés à la garde du ciel plutôt que des hommes ne sortira pour nous aucune tartine. Et cette impression n'est que renforcée lorsque, regagnant notre cantonnement sous le grand soleil de midi, lestés comme acompte de deux sacs de 35 kilos de farine, que nous portons à tour de rôle, nous croisons les regards envieux et entendons, sans les comprendre, les ricanements de la troupe allemande échelonnée le long de notre chemin. Aussi le rapport que nous faisons en rentrant au reste du groupe est-il fort sombre, et, pour une fois, l'atmosphère du repas pris en commun est singulièrement lourde.

" Mais les jours s'ajoutent aux jours, rien ne change, ou du moins rien ne s'améliore. Le tracas des colonnes de véhicules, au cours des nuits, s'accroît, et, en dépit de notre optimisme, nous ne pouvons plus croire que la circulation s'effectue uniquement dans le sens de la retraite. Des troupes viennent cantonner dans la région, chaque jour plus nombreuses, et toujours aussi plus proches de nous : chaque matin, c'est l'occupation d'une nouvelle ferme, avec comme corollaire l'expulsion des fermiers et des réfugiés, que l'on apprend. Les soldats isolés que nous pouvons questionner répondent au surplus que les troupes, si clairsemées dans nos parages, sont plus nombreuses plus loin, à la ligne de feu, et se battent avec résolution, et que les Alliés perdent du terrain. Ce ne sont pas là de pures vantardises ; une reconnaissance involontaire confirme en partie ces dires. Un petit groupe de chez nous, parti un beau matin aux fins de ravitaillement au bourg voisin, du côté du front, à la Barre-de-Sernilly, ne rentre que fort tard, bredouille et déconfit. Ils nous racontent qu'ils ont été les prisonniers des Allemands pendant deux heures. En arrivant au village, ils ont d'abord eu la désagréable surprise de le trouver fortement occupé : dans chaque cour de ferme, dans tout chemin creux, dans le cimetière, partout, des groupes armés, avec mitrailleuses et tout l'apprêt de soldats au combat, semblaient se tenir prêts à intervenir ; d'autres organisaient cantonnements ou positions. Dans chaque maison, ils s'installaient en maîtres. Les légitimes occupants s'estimaient assez heureux quand on ne les chassait pas. Nos camarades ont tout de même voulu se rendre de l'autre côté du village, dans une maison amie ; mais un groupe armé les a arrêtés et les a amenés au poste de commandement où ils sont restés assez longtemps, vu qu'aucun des Allemands ne connaissait le français et réciproquement. Les prisonniers ont seulement pu se rendre compte qu'on discutait sur le sort qu'il fallait leur faire et qu'il n'y avait pas accord. Visiblement, on les prenait pour des espions. Défiance justifiée par la proximité de l'adversaire, attestée par l'emploi de guetteurs chargés de surveiller la campagne environnante ; en plus, toutes les troupes du village semblaient en état d'alerte constante. En fin de compte, après de vaines palabres, les Allemands décidèrent d'ailler chercher un officier supérieur. Pendant qu'on l'attendait, l'un (les prisonniers n'a-t-il pas la malencontreuse idée de se mettre à questionner ses gardiens, leur demandant si les troupes allemandes sont nombreuses, à combien de là sont les Alliés, si le chef qu'on attend est un général. Dès que le chef arrive, il est mis au courant de cette curiosité suspecte et qui peut le paraître d'autant plus que le questionneur aurait assez volontiers le type anglais, grand et blond. Les papiers sont examinés avec grande attention : ils sont heureusement en règle. Cependant le chef menace de fusiller les trois prisonniers. Leur sort reste en suspens un quart d'heure qui devient le quart du condamné. Puis on revient à des explications ; il finit par entendre raison, mais il ne veut pas encore rendre la liberté aux délinquants. Dans un long sermon en mauvais français, il leur explique ses obligations de chef et de militaire, les lois rigoureuses de la guerre, les lourdes présomptions qui pèsent sur eux, les exemples encore tout récents d'espionnage actif, dans la zone du front et les exécutions qui en ont résulté. Tantôt il est violent et querelleur, tantôt humain et compréhensif. Enfin après un dernier éclat et un hommage à sa propre générosité, compte tenu de leur âge, il les relâche ; mais qu'ils n'y reviennent pas ! "

À Agneaux.

M. DE GOUVILLE, après être resté deux jours en exode à Baudre, estima que son devoir était d'être avec ses administrés, sur la commune dont il est maire depuis 1935. Il se logea dans une maison abandonnée, au fond d'un chemin creux, avec ses six enfants. Le ravitaillement est à l'ordre du jour et, ici aussi, on organise des équipes qui vont assurer la liaison avec la gare. Les bâtiments communaux ne sont pas trop atteints et voient toujours l'enregistrement des actes de l'état-civil. Parmi ceux-ci, il en est un curieux : le mariage de deux Saint-Lois... dont les bans avaient été publiés à Saint-Lô, et non à Agneaux.

En effet, le mariage de l'Inspecteur LEMOIGNE avait bel et bien été décidé pour le 18 juin. Toutes les démarches avaient été faites en temps voulu. Mais à la date fixée, il n'y avait plus de papiers, ni de Mairie ! Que faire ? Le Secrétaire Général de la Préfecture, sur la bonne foi des intéressés et sur la notoriété publique, rédigea, avec le consentement du maire de Saint-Lô, un " considérant " autorisant le maire d'Agneaux à prononcer les paroles décisives : " Je vous déclare unis par les liens du mariage ".

Pourquoi avait-on choisi Agneaux ? Tout simplement parce que la famille des futurs époux s'était réfugiée sur cette commune ! Le plus difficile de la cérémonie consista certainement pour M. DE GOUVILLE - qui logeait maintenant dans les " teurses " d'Hébécrevon - à venir jusqu'à la Mairie. Or il y avait une batterie allemande installée derrière le stade qui tirait sur les Américains... et ceux-ci leur répondait, si bien que l'impact des obus gravitait autour du stade... et de la Mairie ! Le 27 juin, dix minutes avant l'arrivée de Monsieur le Maire, un obus, manquant vraiment de respect, arracha la fenêtre et la cheminée. On était sûr que la cérémonie ne se ferait pas à huis clos. L'écharpe tricolore échappa heureusement au désastre et conféra à l'acte son caractère d'authenticité. Les époux étaient bien unis pour le meilleur comme pour le pire... Le pire n'était d'ailleurs pas loin. Le lendemain, à la sortie de l'église, où venait de se célébrer - devant une assistance des plus réduites - le mariage religieux, les épousés firent un quart d'heure de pénitence, à genoux, derrière le mur du cimetière, en attendant que !es nombreux coups de canon tirés en leur honneur soient terminés.

À Rampan.

Le cahier d'exode de ville Suzanne BOUCHARD permet de reconstituer par la pensée ce que put être l'existence dans une ferme de Rampan... existence qui ressemble fort à celle des autres communes rurales :

" 15 juin - Nuit très mouvementée. Des milliers de fusées de toutes couleurs éclatent dans le ciel. Si ce n'était dans une période aussi grave, on pourrait dire que c'est joli. On croit apercevoir des parachutistes dans la nuit parmi tous ces éclairs. D'après la radio de Londres que nous allons écouter à un kilomètre et demi, à l'insu des Allemands bien sûr, et en rampant sous la mitraille, nous apprenons qu'une offensive de grande envergure vit être engagée...

" 22 juin - Les avions rasent les toits des fermes. Les obus sifflent dans l'air toute la matinée. L'après-midi, les avions mitraillent les arrières allemands. Ils passent au-dessus de nous. On les entend piquer...

" 26 juin - Une trentaine d'Allemands a pris possession de la ferme. On nous laisse dans notre étable. Ces soldats et officiers restent soi-disants pour quelques jours. À Rampan, les bombes à retardement éclatent dans les champs. Dans la nuit, on vient frapper à la porte de l'écurie où nous sommes couchés. Nous sommes transis par la peur. Seul, mon père se lève. Ma mère chuchote à son oreille : " Ne réponds pas. Ce sont des Allemands. Ils vont peut-être nous tuer ". Mon père, n'écoutant que son courage et enflant sa voix, crie : " Qui est là ? ". Pas de réponse. Mon père ouvre d'un seul coup la porte et il découvre... le pauvre âne qui vient s'enquérir de nouvelles lui aussi, mais pour récupérer son logement. Notre peur se transforme en un fou rire plutôt nerveux qui dure une bonne demi-heure. Bon moment de détente au milieu de la tourmente.

" 27 juin - Les aviateurs américains ont repéré les Allemands dans la cour et ils rasent le toit à plusieurs reprises. Les soldats allemands tirent avec leurs fusils sur les avions. Leur cuisine roulante est arrivée. tels décident de construire un pont sur la Vire, et de monter des mitrailleuses dans les champs autour de la ferme. Pendant la nuit, un énorme rat me mord le mollet. Nous sommes infestés par ces sales bêtes qui se nichent dans la paille. Nous remuons pourtant tous les matins notre litière avec une fourche ".

Dans la ferme du Vert-Manoir, il v avait aussi du monde : des Allemands et des réfugiés, au total une quarantaine de personnes, plus une autre quarantaine dans les chemins creux. Un abri avait été installé, en partie couvert par un vieil abreuvoir. À l'inquiétude quotidienne des mitraillages et des bombardements s'ajoutait l'insécurité entretenue par un stock de mines, entreposées dans la charreterie. À la nuit tombante, les Allemands s'en allaient placer ces mines dans la zone des combats.

Au Vert-Manoir aussi on put boulanger, grâce à un vieux moulin fonctionnant à l'essence qui permettait de moudre le grain.

Comme le front se rapprochait, un beau jour, M. THHIÉBERT, oncle du maire actuel, se risqua à passer les lignes pour aller voir les Américains. Il en revint triomphant, s'écriant : " Ils sont là, ils m'ont donné des cigarettes ". Et De sortir un magnifique paquet de cigarettes américaines... sous le nez de deux Allemands qui se trouvaient derrière la porte et que M. THIÉBERT n'avait pu apercevoir. Ils étaient venus demander leur chemin pour rejoindre une batterie du côté de Pont-Hébert. Un silence plana quelques secondes sur l'assemblée, inquiète de la réaction possible des deux militaires. Finalement, ceux-ci n'insistèrent point, sortirent, s'en allèrent couper une branche dans la haie, y nouèrent un mouchoir blanc... et s'éloignèrent...

Visites à Saint-Lô

Si la majorité des sinistrés demeuraient dans une prudente expectative, à l'abri des haies, les plus courageux d'entre eux n'hésitaient pas à tenter des corvées de récupération ou de ravitaillement dans ce qui était déjà la " capitale des ruines ". De tels voyages tenaient presque du prodige, tant étaient nombreux les dangers frôlés par les " visiteurs ".

Voici comment M. E. HERPIN décrit un de ces raids :

" L'après-midi, le ciel s'embrouille et il se met à tomber cette pluie fine et persistante particulière à la Normandie : le crachin... Par ce temps couvert et embrumé, l'aviation ne paraît pas, et, effectivement, depuis plusieurs heures, on n'a pas entendu un seul avion... Ce serait peut-être le moment de faire des expéditions urgentes, notamment d'aller voir à Saint-Lô si quelques objets ne pourraient pas être récupérés. Mon logement, aux premiers bombardements, n'avait pas dû être touché. Je serais heureux d'en tirer, s'il est encore temps, quelques objets de première nécessité, notamment des vêtements, car mes pantalons n'ont plus de genoux. J'espère aussi retrouver ma bicyclette.

" Nous partons, (à) trois dans le milieu de l'après-midi. Nous évitons soigneusement les grand'routes et utilisons d'abord les sentiers détrempés et déserts où des tapis de paille transformée en fumier par l'humidité attestent qu'on y a couché en grand nombre. Puis nous débouchons dans un chemin vicinal qui doit nous mener jusqu'à la lisière de la ville. Quoiqu'il paraisse peu fréquenté, nous y relevons des traces de chenilles indiquant qu'il est emprunté la nuit par les chars que nous entendons manœuvrer si près de nous. Un peu plus loin, nous avons la désagréable surprise d'apercevoir sous les pommiers d'un verger qui borde le chemin une formation importante d'artillerie hippomobile. On dirait un grand cirque en tournée ; les pièces et les caissons sont épars dans tout le verger ; les animaux, par couples, paissent l'herbe foulée ou broutent les branches ; toutefois le désordre apparent révèle aux veux les plus attentifs, un soigneux éparpillement qui doit dérober les engins, le personnel et les chevaux aux vues aériennes. Plus nous avançons, plus la route est dégradée, plus les bords sont labourés, plus l'herbe est piétinée. Sous tous les arbres de ce pays si boisé, des fourgons, des camions sont remisés provisoirement, attendant la tombée de la nuit pour accomplir une nouvelle étape vers l'arrière ou vers le front tout proche. C'est que notre chemin en coupe un autre d'une importance capitale (il reçoit tout le trafic dévié, qui contourne la ville détruite)... chemin, à cette heure, à peu près désert, mais qui porte les traces d'une circulation invraisemblable. Les bords, naguère herbeux, sont entièrement retournés et délayés ; des charrois de nuit ont dévié et ont creusé tous les bords de très profondes ornières. Les roues des voitures ont souvent rasé les haies, éraflé la terre moussue, arraché les branches. La boue qui tapisse la chaussée est semée de papiers d'emballage, de boites de conserves éventrées. De place en place, une carriole boiteuse, une roue brisée, un camion en panne, des objets hétéroclites tombés d'un chargement mal fait ont été jetés contre le talus, très apparemment en vue d'éviter 'out encombrement fatal. Voilà un des aspects lépreux de la guerre. Quelques soldats allemands gardent le croisement : déchirés, sales, fatigués, ils sont bien différents des guerriers soignés et arrogants que nous croisions dans les rues.

" Au fur et à mesure que nous approchons de la ville, le paysage exhibe ses blessures, de plus en plus serrées. Les entonnoirs creusés par les bombes entaillent le chemin. Les branches des arbres pendent meurtris et le sol est parsemé de feuilles vertes. Près des maisons abandonnées, les ardoises ou les tuiles descendues du toit jonchent le sol en menus fragments, tandis que la charpente brisée ou effondrée signale le souffle ravageur. Le chemin encaissé descend vers la ville qu'on ne fait encore que deviner à travers les arbres. Moments d'attente fiévreuse. Dans quel état va-t-elle nous apparaître ? Que peut-il en rester quand l'aviation vient trois fois par jour la pilonner depuis bientôt une semaine ? En plus, lorsque nous l'avons quittée au premier jour, toute la moitié occidentale était en flammes. L'incendie qui, toutes les nuits, rougeoie dans ic ciel et, tout le long du jour, nourrit une épaisse colonne de fumée droite ou couchée selon le vent qu'il fait, n'a rien dû subsister d'intact. Aussi quel n'est pas notre étonnement lorsque, bien près d'arriver au débouché du chemin creux, nous nous trouvons subitement en présence du panorama familier... Le clocher de l'église Sainte-Croix intact domine les immeubles debout ; à l'autre bout de la ville, les deux flèches de la cathédrale pointent toujours hardiment vers le ciel. Comment préciser les sentiments qui nous étreignent ? On en éprouverait de semblables à retrouver encore vivants et végétants de vieux amis ou de vieux parents qu'on aurait quittés sans espoir de les revoir ; avec un peu de honte de les avoir abandonnés. " Nous approchons. Il faut se rendre à la triste réalité. L'intersection de notre humble chemin avec la route de Torigni, cinq cents mètres avant l'entrée de Saint-Lô a dû être visée : le carrefour est intact, mais de part et d'autre les maisons voisines sont bien mal traitées et n'ont plus de toit. La terre extraite des vastes entonnoirs creusés dans les champs voisins forme sur la route, par endroits, une couche épaisse et grasse, car il pleut. La route est déserte. Les villas qui bordent la route, avant son entrée en ville, sont presque toutes atteintes par les bombes si elles ne sont pas toutes détruites ; de grandes crevasses entaillent la chaussée. Par contre, la partie orientale de la ville dans laquelle nous pénétrons n'a pas souffert de destructions massives. La place Sainte-Croix est labourée de bombes, les arbres qui la ceinturent sont lacérés ; quelques immeubles qui la bordent sont endommagés ; mais l'église, aux vitraux près, est miraculeusement intacte. Peu d'habitations au surplus ont subi le coup au but, mais l'ébranlement a dû être si violent que portes et fenêtres ont été arrachées, que vitres et ardoises en débris jonchent le sol jusqu'au milieu de la rue, sans que les roues d'aucune voiture ne les aient écrasées ou éparpillées. En effet nulle circulation ; l'entrée de la ville est barrée par des chevaux de frise que surveillent quelques soldats allemands, moroses gardiens des ruines. Nous disons la raison qui nous amène et on nous laisse passer, nous ne sommes, du reste, pas les seuls à tenter le sauvetage de ce qui peut rester. Sur notre chemin, nous avons croisé et dépassé maint groupe avec une brouette, des valises, des sacs. Toutefois cette relative affluence ne crée pas de l'animation dans la ville morte. Aussitôt passé le guichet de la sentinelle allemande, chacun se hâte de gagner ce qui fut sa maison, surveillant d'un œil le ciel, et se hâte encore plus d'en sortir, ses affaires faites, dans la crainte d'en recevoir sur le dos les murs branlants. Ceux qui sont assez heureux pour trouver s'éloignent bientôt, ployés sous leur fardeau ; mais souvent le feu ou les pillards ont fait place nette. Retours mornes de ceux qui n'ont rien pu sauver.

" Je suis bientôt à ma chambre que j'ai hâte de revoir. Elle n'a pas souffert gravement. Bien entendu, je n'ai pas besoin de clef pour ouvrir la porte que les explosions ont défoncée ; toutes les vitres des trois fenêtres sont rendues en menus éclats sur le parquet, également recouvert d'une couche de plâtras tombée du plafond. D'une porte de communication avec la pièce voisine, il ne reste que la monture : les panneaux ont été arrachés. Mais les meubles ont peu souffert. Si, la terrible nuit, j'étais resté chez moi, aurais-je été mis à mal ? Il est difficile de répondre. Mon lit est bien là, mais criblé de tessons de verre. En tout cas, les émotions ne m'auraient pas manqué : une petite maison d'ouvriers, située à cinquante mètres, à l'autre bout du jardin, a été complètement écrasée. Mais ce n'est pas le temps de faire des réflexions ; une éclaircie semble se préparer ; il ne faut pas que le beau temps nous surprenne dans la ville. Pêle-mêle, dans deux valises, j'entasse des objets divers et un peu de linge. En moins de dix minutes, mes bagages sont bouclés. Malheureusement ma bicyclette a été enlevée et j'en ai plus de regret que si tout le reste avait disparu. C'est un objet irremplaçable, notamment avec les deux pneus neufs qui l'équipaient. Sans nous attarder vainement à déplorer cette perte, nous prenons le chemin du retour, après avoir renoncé à faire, dans la ville dévastée, une plus ample reconnaissance. Le retour s'effectue, comme à l'aller, sans incident, à travers une campagne qui reprend, progressivement, au fur et à mesure que nous nous éloignons de la ville, son aspect riant et normal ".

Une autre fois, l'équipe de M. HERPIN s'est rendue, elle aussi, à la gare : " Il suffit de puiser dans les sacs crevés. Nous avons tôt fait, car il ne convient pas de s'attarder. Chacun repart dès qu'il est prêt, portant sur son dos un sac d'environ vingt-cinq kilos, et l'on voit au loin les sacs blanchâtres osciller sur le décor lunaire, franchir les éboulis, disparaître dans les entonnoirs, se rapprocher, se distancer suivant les multiples accidents du périlleux sentier de montagne que diverses allées et venues ont déjà ménagé dans ce chaos qui fait saigner le cœur 'et confond l'esprit. Nous passons devant la maison que j'occupais. L'incendie a gagné le quartier. Déjà la maison brûle et vraisemblablement le feu ne va pas s'arrêter en si bon chemin. Heureux hasard qui m'amène par là aujourd'hui et me donne occasion de sauver, avant qu'il ne soit trop tard, encore quelques affaires. Pour rentrer chez moi, il me faut enjamber une poutre à demi consumée qui brûle sur le trottoir. J'emporte principalement mon petit poste de T.S.F. Notre expédition se termine sans encombres et ne se solde que par une grande fatigue ".

Une autre recherche vaut la peine d'être contée : celle qu'entreprit le jeune Albert ADAM. dans les ruines des Archives Départementales pour y retrouver le sac d'une réfugiée de Montebourg. Sac qui contenait toute sa fortune, cent mille francs environ. Il fallait avoir l'espoir chevillé au corps pour penser qu'au milieu de l'ouragan de flammes le sac avait pu rester intact ! Mais enfin, on pouvait toujours s'en assurer. Albert descendit donc au milieu des pierres branlantes, qui menaçaient à chaque moment de l'entraîner dans une dangereuse avalanche. Il regarde et là, dans un rai de soleil, il vit le matelas qu'occupait la personne intéressée, protégé du feu par un monceau de pierrailles. Il ne lui resta qu'à le dégager pour reprendre le sac dissimulé dessous. Inutile de décrire la joie de la propriétaire.

Toutes les visites ne connurent pas la même sérénité. Mme FLATTET en rapporte une qui fut assez mouvementée (le 12 juin) : " 16 heures ; je suis allée à la maison. Rien ne m'a paru suspect. j'y suis restée 3/4 d'heure. Pendant que j'y étais, une bombe est tombée non loin de là. J'ai cru que tout allait s'effondrer, et je suis descendue à la cave. Mais à peine y étais-je, en attente anxieuse que je me suis dit que si la maison s'effondrait, j'aurais deux étages de dé:ombres au-dessus de moi. Aussitôt je suis remontée au rez-de-chaussée et j'ai attendu la fin de la tourmente, c'est-à-dire que cesse la chute de cendres, de terres, de pierres, qui obscurcit l'atmosphère, et que la maison reprenne son assiette.

" Lorsque le calme fut un peu revenu, ayant ouvert la porte, je m'aperçus que la rue était couverte d'une épaisse couche de poussière grisâtre, mêlée de débris venus d'un peu partout. L'escalier, chez moi, ainsi que tout ce qui meuble ma maison disparaissait sous cette poussière. Je ne montai pas au grenier pour voir les dégâts causés à la toiture. Je consolidai les contrevents avec de la ficelle, car les fenêtres étaient maintenant sans carreaux.

" Tout cela n'avait guère duré plus d'un quart d'heure. Mais bientôt on se rendit compte que l'École Primaire Supérieure était en feu. C'était la seconde fois. L'émotion est grande dans les rues avoisinantes... ".

M. E. SALETES raconte un de ses voyages dans Saint-Lô : " j'ai souvenir de ce jour où nous avions décidé d'accompagner chez lui ce fonctionnaire du ministère de la jeunesse qui voulait visiter son domicile pour y prendre quelques objets. Passant par les ruines, à proximité du quartier Sainte-Croix, si mes souvenirs sont bons, nous sommes surpris par une vague d'avions à basse altitude. Ils ne nous inquiètent guère, car on ne voit pas ce qui resterait à bombarder en ce lieu, mais l'habitude nous les fait observer du coin de l'œil. Bien nous en prend, car nous les voyons soudain cracher un flot de bombes. En quelques dixièmes de seconde, notre protégé est jeté dans un égout éventré, tandis que nous nous abritons au mieux. C'est alors, une nouvelle fois, cette impression de fin du monde, ce tremblement de terre qui nous laissent vidés de toute énergie, les jambes molles, mais sains et saufs... ".

Les émotions ne manquaient donc pas aux visiteurs ! Un jour que Mme F... était revenue chercher quelque chose rue Bellevue, un avion se mit à tourner au-dessus du quartier. Un Allemand, logé dans la caserne, d'une fenêtre, voulant jouer la " Flak " à lui tout seul, eut la curieuse idée de tirer sur l'avion avec son fusil ! Tout ce qu'il fallait pour attirer l'attention de l'aviateur et provoquer une réaction peu agréable. Comprenant le risque de la situation, Mme F... descendit bien vite, et courut s'abriter sous un pommier... oubliant d'emporter son petit chargement.

Le comique côtoyait souvent le tragique. On le vit un jour qu'une jeune fille dévouée s'en était allée chercher quelques objets précieux pour une dame plus âgée. La collecte avait dû se faire dans la presse par manque de temps et surtout de sécurité. Tout en courant, elle se jette dans une carriole, tenant fermement serrée contre elle une cassette qu'elle a pu récupérer dans les décombres. Le cheval part sous les projectiles qui commencent à tomber. Finalement la galopade s'achève sans qu'il y ait de casse. Fièrement la jeune fille présente son butin à sa propriétaire, heureuse d'avoir pu contribuer ainsi, au risque de sa vie, à soulager les difficultés d'une sinistrée... On ouvre la cassette : elle contenait un kilo de sucre...

Rentrer chez soi relevait parfois de l'acrobatie. M. TATARD s'en rendit compte : " je me fraie un passage au travers de la rue des Courtils, et, pour pénétrer dans le jardin, je suis obligé d'escalader le mur, une bombe ayant bloqué la porte. La dite bombe tombée en plein milieu de la petite rue schisteuse de la Barque prolongée n'avait pas creusé un trou bien profond, mais avait néanmoins démoli notre arrière de cuisine et la chambre des deux garçons située au-dessus ". Le retour exige, lui aussi, des exercices d'assouplissement : " je suis obligé de m'aplatir pendant vingt minutes au pied du grand mur du Collège Municipal, car les avions survolent la ville et bombardent encore ".

M. TATARD raconte encore un autre voyage, de ravitaillement celui-là :

" Nous manquons de viande et je suis désigné de corvée pour aller en chercher. Nous partons à trois pour la " Petite Suisse ", chez M. MADELEINE, oit se fait la répartition. Nous ne pouvons rien obtenir, ne faisant pas partie du même " îlot ". Je parlemente et M. GOULU, boucher à Saint-Lô, nous fait livrer un demi porc. Nous allons voir le Commissaire de Police replié dans le coin, qui nous donne un bon pour aller se servir aux entrepôts frigorifiques. 'fout y est désert et, après recherches, nous réussissons à trouver les chambres jadis froides où sont encore entassés des centaines de cochons. Le courant étant coupé depuis dix jours... cela commence à sentir. ".

Également entrepris en vue de quérir des subsistances, le voyage des frères LECLERC faillit se terminer plus mal. Une darne de leur connaissance leur avait demandé d'aller chez elle où se trouvaient encore un jambon, du sucre, des confitures : " Allez-y et prenez tout ce qu'il y a ". La pénurie était telle que les deux jeunes hommes n'hésitèrent pas à entreprendre le voyage pour améliorer l'ordinaire. Arrivés sur place, ils découvrirent aisément les victuailles. Mais au moment de ramasser le tout pour l'emporter, ils entendirent du bruit et des rumeurs dans la rue. Soudain ils se rappelèrent que les gendarmes avaient menacé de tirer sur toute personne prise en train de piller ! La régularité de leur situation paraissant difficile à prouver, ils se tinrent cois un moment pour ne pas être confondus avec les écumeurs de ruines. puis, le danger passé, quittèrent les lieux, n'emportant qu'un paquet fort réduit.

Le pillage.

Le pillage, lèpre des sinistres, prenait effectivement une allure endémique. Tous les témoignages concordent à ce sujet. Un jour, M. COLOMBANI vit passer, à côté de lui, dans la rue, un homme encombré de bouteilles de vin " récupérées " dans une cave quelconque. Par bonheur, un agent surgit, presque en même temps, et, arme à la main, lui intima l'ordre d'avoir à déposer le butin. Il faut d'ailleurs préciser que cette mise à sac était pratiquée en bonne partie par l'Occupant. Là encore, un témoignage de M. COLOMBANI peut être évoqué. Alors qu'il traversait la ville après une démarche à Baudre, une pluie assez serrée l'obligea à chercher refuge dans une maison encore valide. Des Allemands s'y trouvaient déjà, manipulant des parapluies et des foulards. " C'est votre maison, Monsieur ? " - " Non ", leur fut-il répondu. Là dessus, la fouille continua de plus belle. De la pauvre demeure, les " touristes " retirèrent un disque... la musique de la garde royale du Sultan... jouée dans quel décor ! ...

Aussi surprenant que cela puisse paraître, le pillage s'est manifesté dès les premières heures du sinistre '. Ainsi, les demoiselles LE CAMPION, qui avaient rejoint le Bouloir après le bombardement de vingt heures, s'en revinrent chercher quelques affaires un peu après. Elles constatèrent que déjà leur argenterie avait disparu.

De même, une fermière de Candol eut la désagréable surprise de se trouver pillée au moment de son exode, le 9 juillet, moins de vingt-quatre heures après son départ ! Elle s'en aperçut, en rebroussant chemin - elle était déjà arrivée à Gourfaleur - pour venir prendre un objet oublié : les gens du voisinage étaient sur place, en train de faire leur choix. Lorsqu'elle revint définitivement, en août, les pertes étaient autrement plus importantes : on s'était même emparé des stérilisateurs que M. BELLAMY avait dissimulés sous des tonneaux (et qu'on ne pouvait emporter en exode).

Les témoins ne manquent pas qui ont vu des " rapaces " parcourir plusieurs kilomètres pour vider les maisons abandonnées. M. E. HERPIN évoque le fait :

" Ils quittent le village à l'aube, disant qu'ils veulent profiter de. l'accalmie du matin pour retourner chercher quelques hardes ; souvent ils sont de retour avec un copieux butin soigneusement dissimulé, avant même que leurs voisins n'aient quitté leur lit, et ils passent le reste de la journée à déplorer avec ostentation leurs pertes. Ceux-ci, le désastre les aura enrichis. Leurs gains ne sont limités que par la rapacité des Allemands qu'on voit s'infiltrer par petits groupes dans les maisons encore debout et en sortir des fauteuils, des bouteilles, du linge, tous les trésors familiaux patiemment accumulés ".

Le pillage organisé par la troupe prit une allure systématique et vengeresse. Après la visite domiciliaire, la soldatesque versait de l'essence - qui pourtant lui manquait bien - et balançait une grenade en guise d'allumette. Les maisons de la rue du Neufbourg, épargnées par les bombes, furent généralement détruites de la sorte. Bien des témoignages l'attestent. Voici celui de M. TATARD . " Au carrefour de la Bascule, nous rencontrons Mme HAMON, garagiste, qui nous dit que les Fritz viennent de mettre le feu à sa maison. Corroborant ses dires, nous apercevons le feu qui gagne les maisons du haut du Neufbourg. Celle de M. DAVODET, café, qui était intacte, a été pillée, et ensuite les pillards font incendiée ".

Bien entendu, la police française patrouillait et essayait de réprimer les délits qui relevaient d'elle. Le 9 ou le 10 juin, alors que l'Inspecteur LEMOIGNE et le Brigadier MASSON faisaient une tournée de surveillance rue Alsace Lorraine, ils aperçoivent deux jeunes gens (étrangers à Saint-Lô) qui vidaient " consciencieusement " le bureau de tabac DAVID. Pris la main dans le sac, les deux lascars risquent d'être conduits en lieu sûr (si toutefois il en reste qui puisse mériter cet épithète !). Mais, tandis que ronde et pillards traversent le pont de Vire, apparaissent de nouveau les bombardiers. Sauve qui peut général. Les deux pillards courent jusqu'à la chapelle de l'Hôpital ; MM. LEMOIGNE et MASSON préfèrent s'engouffrer dans le " Tunnel ". Derrière eux, les bombes explosaient déjà ! L'une d'elles anéantissait les deux jeunes gens dans les vestiges de l'Hôpital...

Manche : chef-lieu Baudre... puis Lengronne.

Une des surprises les plus paradoxales qui soit à enregistrer de ces douloureux événements est la permanence de l'administration française ! Alors que les bâtiments et les bureaux n'étaient plus que ruines fumantes, alors que toutes leurs archives calcinées voltigeaient dans les champs, les principaux administrateurs et d'assez nombreux employés se regroupaient pour organiser l'exode, pour faire vivre leurs compatriotes, pour légaliser l'improvisation, les réquisitions, les achats collectifs, assurer tant bien que mal les relations avec les parties demeurées intactes du Département, solliciter l'aide des autres régions... Avec des moyens très souvent réduits, les cadres préfectoraux continuèrent de représenter l'État, avec ses charges et ses devoirs.

M. J. DE SAINT-JORRE, Chef de Bureau, note, le 15 juin, les débuts de ces efforts : " Les administrations se réunissent depuis quelques jours, à peu près tous les matins, au hameau de la Petite Suisse, où, sous la présidence du Secrétaire Général de la Préfecture, un effort est tenté pour coordonner dans chaque secteur les initiatives individuelles. Ces réunions toujours pittoresques, parfois interrompues par un bombardement trop indiscret. On y voit M. COUR, le Procureur de la République, la musette en bandoulière, voisinant avec M. le Directeur des Postes, M. SCHERR, qui pousse prosaïquement un triporteur et qui achemine le courrier sans timbres, et sans cachets, grâce aux estafettes de bonne volonté qu'il rencontre ".

Peu après, le Secrétaire Général estime prudent de se replier sur Baudre. La " Préfecture " s'installe dans l'école des garçons. Mlle LAURENT, institutrice, offre immédiatement ses services, Mme LE GRAND aussi, qui écrit : " Chaque jour j'aide Mme THIÉBOT-PHILIPPE au secrétariat de la Mairie. Que d'écritures ! Pas une minute de loisir. Cela m'a sauvée, je crois ; je n'ai pas le temps de penser. Un centre d'accueil est créé à la Mairie : 700 réfugiés inscrits, plus ceux qui passent journellement.

" À la Mairie, nous vivons au milieu des détresses : nous n'entendons parler que de morts, de blessés, de gens affolés cherchant les leurs. Je garde le souvenir atroce et journalier de ces mamans qui, en m'apercevant, se jettent dans mes bras en sanglotant : leurs " petites " (mes élèves ou anciennes élèves) sont mortes à côté d'elles ou sont disparues dans un éboulement soudain, ou sont brûlées vives dans une cave, ou alors peut-être vivantes, se sont perdues dans l'affolement général. Et ces pauvres enfants blessés qu'il faut essayer de sauver.

" Nous établissons, dès le 7 juin, des listes de tous les réfugiés rencontrés. Ces cahiers, à la Mairie, relatent les indications des endroits où ces réfugiés vivent ou des directions prises. Beaucoup de familles se retrouveront ainsi. Des certificats de sinistrés sont aussi établis en nombre considérable chaque jour et avec assez de facilité puisque je connais tellement de Saint-Lois. Munis du cachet de la Mairie 'de Baudre (Préfecture de la Manche), ce sont les seuls papiers d'identité que beaucoup de sinistrés possèdent ainsi.

" Des réunions des chefs de service réfugiés à Baudre et environs sont présidées par M. HUSSON, Secrétaire Général de la Préfecture. Organisation de l'évacuation des blessés, des incurables, des infirmes, organisation de la poste, d'un hôpital sommaire et combien sommaire ! De quel dévouement sublime font preuve les docteurs LECOUILLARD et LETRÉSOR ! Je ne parle que de ceux vus à l'œuvre, nuit et jour, à Baudre.

" Des équipes de ravitaillement se constituent pour porter aux réfugiés du Hutrel un bidon de lait ou du pot-au-feu par exemple. Missions qui comportent souvent du danger.

" Le 28 juin ", mentionne encore M. DE SAINT-JORRE, " expédition à Saint-Lô avec mon camarade LENEVEU pour récupérer dans un bureau, papier et fournitures nécessaires à une administration, pourtant au ralenti. Nous sommes salués par quelques salves près de la route de Torigni et sur la place Sainte-Croix ".

Mais les combats inexorablement se rapprochent : " Ce matin (29 juin), des obus sont tombés autour de l'école de Baudre où fonctionne notre Préfecture. Un sinistré qui venait aux renseignements a reçu un éclat dans l'épaule, et un de mes collègues en a trouvé un à la tête de son lit ". Il faut donc partir, aller plus loin, dans un lieu encore à l'abri, au manoir de Lengronne, près de Gavray. Il y a là une bonne douzaine d'employés, parmi lesquels MM. FRIGOUT, ANGOT, LENEVEU, DESPLANQUES, PIERRE, PIGEON, LEBARON, et bien sûr, M. DE SAINT-JORRE, qui assure de nombreuses liaisons. Ainsi, le 1 juillet, le voit-on à Coutainville où il rencontre M. ENDELIN, chargé d'y reconstituer la Sous-Préfecture de Coutances. " Au retour, dit-il, je ramène un peu de matériel de radio à galène, afin de pouvoir suivre les opérations ". Une ferme voisine a permis d'organiser une petite cantine où se restaurent les employés et leurs familles. M. LECROSNIER y fait fonction d'intendant.

Un centre de secours médical, très efficace, permet de soigner les blessés repliés des secteurs plus menacés ; une représentation du Secours National fonctionne également, distribuant des bons, apportant le réconfort, canalisant les réfugiés.

Le gros souci des autorités, en plus de l'exode et du ravitaillement des populations sinistrées, reste l'évacuation des blessés, de plus en plus nombreux au fur et à mesure que les combats se rapprochent. Des blessés graves, en particulier, ceux qui ne peuvent guérir qu'avec des soins et du matériel appropriés.

M. DE SAINT-JORRE repart de nouveau : " avec le professeur FAIVRE, de la Faculté de Médecine, et Mme DE VENDEUVRE, de la Croix-Rouge, pour essayer de découvrir, dans le sud du département, une propriété libre pour y installer un groupe chirurgical. Nous partons avec une " 202 " et passons à Villedieu, Saint-Pois, Mortain, Sourdeval, Le Teilleul et Barenton, sans y trouver le moindre manoir propice à l'installation envisagée. Puis, nous arrivons dans l'Orne, par Domfront et Flers, toutes deux très abîmées. Une panne nous bloque pour la nuit dans la forêt d'Andaine (remplie de chars et de munitions !) ". Le 4 juillet, " nous repartons de très bonne heure pour arriver à Giel dans la matinée. Il y a là un groupe chirurgical important qui a rendu les plus éminents services, après les bombardements qui ont frappé Caen, et de nombreuses villes bas-normandes.

" Je n'y reste que peu de temps pour repartir vers Vire. Mais la ville a été écrasée, et je dois éviter le nœud routier, en empruntant des routes de dérivation. Je passe dans la soirée à Percy qui vient d'être bombardé, en plein bourg. Nous rentrons à Lengronne assez tard dans la soirée... ".

Finalement, c'est vers les hôpitaux auxiliaires de Jullouville ou du sud que seront dirigés les malades, blessés, femmes enceintes ou impotents que charrient les ambulances.

Au calendrier, bientôt s'inscrit la date du 14 juillet, celle de la fête nationale ! D'une fête qui ne se célébrait plus que clandestinement depuis quatre ans. Il en fut encore ainsi dans le manoir de Lengronne, mais avec la nette impression que c'était bien la dernière fois : " Nous avons fêté ce 14 juillet avec toute la ferveur que peuvent y mettre des Français qui ont subi pendant de longues années l'étouffement de l'Occupation et qui se sentent remonter de l'abîme.

" Cela s'est passé dans un grenier à foin, où nous nous sommes tous réunis pour procéder solennellement à l'envoi des couleurs. Le pavillon tricolore a été hissé dans le silence, alors que tous, jeunes et vieux, se figeaient dans une émouvante immobilité.

" Au loin grondait l'écho des bombardements. Et pendant ces courtes minutes, tous ont vraiment ressenti que l'importance des heures que nous vivons ravive dans les cœurs l'amour instinctif de la Patrie ".

La Trésorerie aussi

À côté de l'administration préfectorale, un autre grand service de État, la Trésorerie, continua, elle aussi, à assurer sa présence, à contrôler l'utilisation des deniers publics, à engager sa responsabilité dans les dépenses requises par les événements, à s'opposer à des facilités qui auraient abouti à des illégalités financières. L'histoire de cet admirable dévouement à la chose publique peut être résumée grâce aux précieux " aide-mémoire " que le Trésorier-Payeur-Général de l'époque, M. FROGER, s'est constitué " tant bien que mal, à l'encre ou au crayon, sur ses genoux, presque toujours ".

Dans quel état se trouve la Trésorerie après la nuit de feu et les bombardements qui ont encore suivi ? M. FROGER la décrit après une visite effectuée le 21 juin : " Je retourne le matin à la Trésorerie pour constater notamment l'impossibilité d'accéder aux coffres. Celui de la Caisse est entièrement recouvert de mœllons et de pans de murailles. Le coffre situé dans le bureau de M. R.... est, lui aussi, enfoui, l'emplacement du coffre de M. S... ne peut être décelé. Une bombe a broyé l'escalier de pierres de l'appartement personnel, sous lequel on avait accumulé les archives importantes. Cet escalier n'existe plus et je ne trouve pas sous les pierres écroulées les documents divers qui avaient été déposés à cet endroit. Du haut du jardin, méconnaissable, le spectacle sur Saint-Lô est effarant, le chaos indescriptible. Il m'est impossible de trouver un objet, un souvenir quelconque, pas même une cuiller ou un accessoire de métal. Tout a été détruit, fondu. 'luit bombes sont tombées dans le jardin ".

Depuis l'aube du 7 juin en effet, M. le Trésorier-Paveur-Général, ses fondés de pouvoir, ainsi que deux percepteurs, le receveur municipal et plusieurs autres fonctionnaires des Finances se sont repliés sur le Hutrel.

Le Trésorier se rendit à la Petite Suisse, dès qu'il apprit que les principaux administrateurs départementaux s'y trouvaient, afin de leur apprendre le lieu de sa nouvelle résidence et surtout pour les informer de l'absence totale de numéraire !

Puis, avec le Secrétaire Général de la Préfecture, il discute des modalités concernant le remboursement futur des frais de nourriture des sinistrés et celui des bons de réquisition. On imagine la difficulté de régulariser de telles opérations dans l'enchevêtrement des familles repliées derrière les haies... Comment reconnaître celles qui avaient eu la chance de sauver quelques espèces et celles qui s'étaient sauvées sans avoir même le temps de saisir un porte-monnaie (sans parler de celles qu'on avait arrachées à l'ensevelissement) ?

Finalement, M. HUSSON, Secrétaire Général, fit admettre le principe des soupes gratuites, prises en charge par le Secours National et le Service des Réfugiés.

Comment apparaît alors la Trésorerie Générale de la Manche ? " Nous sommes toujours en plein champ ; une table de fortune a été construite... ". De temps en temps, une conférence à la Petite Suisse, comme celle du 19 juin, avec le Secrétaire Général de la Préfecture, l'Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, le Directeur des Prix, le Directeur des Haras, le Directeur des P.T.T.,, le caissier de la Banque de France, le Commandant de Gendarmerie, les deux commissaires de Police, un chef de division... On v discute de la fiche du sinistré, du regroupement des administrations financières au Hutrel, du repli de la Préfecture à Baudre, etc...

C'est effectivement à Baudre qu'a lieu la conférence suivante, celle du 22 juin. Elle traite de la fiche d'évacuation des sinistrés, de leur nourriture, du traitement des fonctionnaires. On essaye de mettre sur pied une règle générale afin d'éviter les initiatives locales qui risquent d'être néfastes au bien public. Il faut aussi donner des ordres à certains fonctionnaires, tout au moins aux chefs et sous-chefs de service, que l'exode a éloignés des cadres supérieurs. Des instructions sont rédigées à l'usage de ces chefs, des maires, des comptables. L'orthodoxie financière et administrative se maintient, au milieu de la tourmente : la France reste le pays du Droit ! C'est d'ailleurs grâce à cette rigueur que la reconstruction et le redémarrage de la vie économique de la région pourront se produire. Si le Trésorier départemental n'avait pas résolument refusé de toucher aux trois cents millions que recelaient les caves de la Banque de France - les Allemands ignoraient leur existence ou supposaient qu'ils avaient péri dans le sinistre - ceux-ci eussent manqué au moment de la renaissance de Saint-Lô.

Le 27 juin, la Trésorerie abandonne le Hutrel pour Baudre. Le lendemain, le Préfet l'invite à gagner Gavray. Elle s'y rendra par étapes. La première est Canisy où arrivent les rapports demandés par le Trésorier aux percepteurs et receveurs des finances sur la situation financière de leurs circonscriptions.

Certains de ces agents du Trésor public se comportent d'une façon souvent digne d'éloges, tel celui de Saint-Jean-de-Daye qui fait son devoir jusqu'au bout et ne quitte sa commune qu'après le dernier habitant. Il remet sa caisse, pour la soustraire aux aléas de l'exode, au percepteur de Marigny, et Trouve encore moyen de faire un rapport en double exemplaire (dont un déposé chez son confrère de Canisy). Après un peu de repos, il reprend la route pour se mettre à la disposition du Receveur des Finances d'Avranches.

Parmi les actes de probité et de courage dignes d'être mentionnés, il faut aussi citer celui du facteur BOUCHARD, n'hésitant pas à faire le trajet Gavray-Lengronne et retour, à pied, au risque de sa vie, pour remettre l'argent qu'il aurait du verser au retour de sa tournée le 6 juin à midi (mais à ce moment là on lui conseilla de ne pas se présenter à la Poste, à la suite de l'affaire des résistants et de la réaction allemande). Or la famille BOUCHARD était totalement démunie d'argent !

Mais le papa revint, paraît-il, tout souriant de son petit déplacement, fier d'avoir accompli son devoir sans faillir.

Finalement le transfert de la Trésorerie à Gavrav eut lieu le mardi 8 juillet. Elle s'installa chez le percepteur de la localité. Mais la caisse d'un percepteur de chef-lieu de canton ne saurait alimenter les besoins d'une trésorerie départementale - même si ce département est réduit à sa moitié méridionale -. Aussi, le surlendemain, 6 juillet, le Trésorier, accompagné du Préfet, se rend-il à Granville. Il en repartira avec un viatique de sept millions. Voyage intéressant, nais dangereux : " retour difficile, dans une ambulance, avec pannes nombreuses et quatre heures de retard ".

Sans tarder, le 7 juillet, le Trésorier organise une conférence à la Perception de Lengronne, pour y discuter des questions touchant les fonctionnaires, les réfugiés, les ouvriers chômeurs. Il s'occupe aussi de l'approvisionnement des perceptions de Cerisy-la-Salle et de Canisy. Les jours qui suivent voient encore le responsable départemental poursuivre la gestion des fonds publics par des contacts les plus fréquents possible avec tous les percepteurs ou chefs de service encore à sa disposition. Il continue à rédiger son rapport hebdomadaire qu'il réussit, finalement, à transmettre au Directeur du Ministère des Finances.

Quelques lignes méritent d'être citées in-extenso : elles résument le courage et l'abnégation de certains fonctionnaires au milieu du cataclysme.

Les portes et les fenêtres de la Perception (de Gavray, qui est bombardé le 17 juillet) sont arrachées. Des bombes ont percuté à moins de vingt mètres de l'immeuble. Sang-froid du Percepteur, de sa femme et des agents qui ont évacué 12 millions de valeurs. Le service des paiements a été repris le 18 à 14 heures dans un autre immeuble ".

Mais au fur et à mesure que passent les journées, les paiements de toute espèce épuisent les fonds de la Banque de France de Granville. On invite le Percepteur de Mortain à recourir à la succursale de Flers ; celui d'Avranches à prendre des fonds en Ille-et-Vilaine...

Les coups de la guerre ébranlent un peu plus chaque jour l'édifice administratif et financier, maintenu pourtant avec foi et obstination.

Sous la grêle des obus.

Tandis que les troupes alliées grignotent le bocage. le danger change d'aspect pour les sinistrés et les évacués : la menace aérienne fait place aux duels d'artillerie.

M. E. SALETES écrit : " Un matin, avant de quitter Agneaux, alors que je fais mes ablutions dans le parc qui entoure notre refuge, un bruit inconnu me surprend. Cela n'a rien à voir avec les bombes d'avion que j'ai appris à connaître. C'est une série d'explosions sourdes, assez lointaines, suivies de curieux sifflements. Je suis pris d'une peur intense. Les sifflements s'amplifient en se rapprochant ; puis c'est une série de détonations sèches qui me jettent à terre. J'ai compris : l'artillerie américaine est en position sur les hauteurs voisines. Quelques instants plus tard, je retrouve aux alentours les légers points d'impact des obus de campagne.

" Dès lors, à toute heure du jour et de la nuit, ce seront les mêmes bruits, la même peur jusqu'aux explosions finales, rassurantes lorsqu'elles ne sont point trop proches. À chaque départ ce sera la même question : dans quelle direction les tirs ? Où les obus vont-ils tomber ?

À quelques jours de là, je suis au Hutrel avec l'équipe. L'artillerie donne dans des directions diverses. De temps à autre, un coup plus sourd dont nous savons maintenant que c'est la voix de l'artillerie de gros calibre. Celle-là n'est guère dangereuse pour nous. Elle tire par dessus notre secteur et l'on entend, dans un curieux froufroutement, passer des obus que l'on cherche instinctivement des veux, tant il semble que l'on pourrait les apercevoir. Bien plus tard, vers l'arrière, on distingue le sourd grondement des impacts.

" Un cycliste survient essoufflé. Il nous apprend que des obus sont tombés sur un chemin creux, près de la Caserne, où les Gendarmes campent avec leurs familles. Il y a, paraît-il, plusieurs morts et blessés. Toute l'équipe se rend au pas de course sur les lieux. Il est trop tard pour plusieurs victimes, mais d'autres sont dans un état grave, qui nécessite des soins immédiats. Il faut un médecin ; il n'y a aucun poste de secours aux environs.

" Nous savons qu'un médecin est réfugié en campagne, dans un autre secteur. Plusieurs d'entre nous se rendent près de lui. Il est là, dans sa voiture automobile dissimulée dans un chemin, au milieu d'autres réfugiés. Nous l'informons et le prions de nous accompagner. Il dit que c'est une folie sous le feu d'artillerie, qu'il n'a aucun instrument et ne pourra rien faire. Nous insistons : en vain. La colère nous prend alors et c'est de force que nous devons l'entraîner, malgré ses protestations.

" Hélas, parvenu près des victimes, il les examine et nous confirme son impuissance. Il faut transporter les blessés au poste de secours le plus proche, en campagne, à plusieurs kilomètres de là. Sur un brancard, nous couchons le blessé le plus atteint. Il est inconscient. À travers les décombres, nous l'évacuons. Pour lui, nos efforts seront vains : le malheureux mourra en cours de route ".

Parmi les innombrables victimes des duels d'artillerie, on peut souligner le nom d'une famille douloureusement atteinte : DEFFES. Le papa, interné au titre de la Résistance, était resté sous les ruines de la prison dans la nuit terrible. La maman, comme toute la population de la rue du Dr Alibert, après une huitaine passée sous les pommiers de la Raoulerie de Haut, s'en était revenue chez elle. C'est là, alors qu'elle bavardait un jour, appuyée contre son porche, qu'un éclat d'obus vint la frapper au front, la faisant tomber à la renverse et heurter la nuque sur la pierre. Immédiatement, sa petite fille, réalisant le drame, se mit à crier d'une voix perçante, que tous les voisins ont encore dans la mémoire : " Maman est morte ! Maman est morte ! ".

Au Hutrel également les effets terribles de l'artillerie se font sentir. M. L. SALETES en donne une image saisissante :

...J'approche du hameau et me rends compte qu'il s'y passe quelque chose. Il y a là plusieurs groupes fiévreux. Les gens parlent à voix basse. On me dit qu'une rafale d'obus de petit calibre est tombée sur un chemin-abri. Il y a plusieurs victimes. Une maisonnette du Hutrel a notamment été détruite par des obus au phosphore. À la porte de la grange où nous sommes installés, l'abbé BONPETIT me montre quelque chose qui m'avait échappé : à trente mètres, soigneusement camouflé sous les feuillages, un camion-radio allemand. La porte arrière en est ouverte et deux opérateurs s'affairent à l'intérieur. Au dehors un officier nous regarde d'un air méfiant.

" Voilà donc ce qui attire les obus sur le Hutrel... " Il va falloir y aller ", me dit BONPETIT et, sur mon interrogation : " de l'autre côté ", dit-il fort calmement. Je ne comprendrai que plus tard ce qu'il veut dire ; lorsque j'apprendrai qu'il a passé les lignes pour signaler aux alliés la concentration de réfugiés du Hutrel.

" Nous bavardons tranquillement, quelques instants plus tard, dans notre grange lorsque nous parviennent les " boum boum boum " de départ des canons de campagne à répétition. Suit le concert de sifflements habituels, de plus en plus aigus, puis les " flack flack flack " des arrivées. Tout le monde a courbé la tête : " Ils ne sont pas tombés loin ! ". L'équipe est déjà dehors, assure ses casques et file vers les points de chute. On s'aperçoit vite que les obus sont tombés en plein champ, au milieu d'un troupeau de vaches qui courent affolées. L'une d'elles agonise dans un grand gargouillis rouge. Plusieurs autres sont touchées. Nous nous préparons à repartir lorsque tonnent de nouveaux départs. De nouveaux sifflements, puis un fracas épouvantable qui nous jette à terre. C'est à peine si j'ose relever la tête. Logiquement, nous devrions être morts, tant les explosions étaient proches. Un regard circulaire m'apprend pourtant que nous sommes tous sains et saufs, mais il était temps ! Il y a dans le champ où nous nous trouvons trois ou quatre vilains petits cratères. Près de mon coude, un éclat grand comme deux doigts autour duquel l'herbe grésille.... Tout cela se termine par un éclat de rire nerveux, mais bienfaisant.

" L'artillerie alliée est de plus en plus active, de plus en plus proche aussi. La nuit, des batteries allemandes répondent maintenant, qui se sont installées à Agneaux et dans les environs, soigneusement camouflées. C'est un duel terrible qui nous tient en haleine durant de longues heures nocturnes, tandis que, de temps à autre, par les soupiraux, pierres et terre sont projetées dans notre abri. Certains prient alors à voix haute, d'autres pleurent, tous tremblent... l'épreuve est trop longue et les nerfs craquent ".

Tout cela explique qu'une nouvelle vague d'exode se soit mise à rouler dans les premiers jours de juillet, précédant la grande partance des 8, 9 et 10 de ce mois.

Mlle BOUCHARD raconte bien comment les choses se sont passées à Rampan :

" 30 juin - Un ordre d'évacuation est donné pour les réfugiés de Saint-Georges et Rampan, mais aucune sanction n'est prévue pour le moment...

" 2 juillet - Les Allemands nous obligent à évacuer, avec menaces, cette fois-ci, de fusiller les hommes si nous n'obéissons pas. Nous avons beaucoup de mal à décider mon père. Il est Ancien Combattant de 14-18 et ne se laisse pas intimider facilement. Les Américains sont sur les hauteurs autour de Saint-Lô et le but est si proche...

" 3 juillet - Il n'y a aucun pont ni passerelle pour traverser la Vire... à nous de nous débrouiller. Nous partons vers une heure et demie de Rampan et descendons vers la rivière. Deux soldats allemands nous font signe d'attendre que leurs officiers soient partis et ils nous embarquent sur des bateaux pneumatiques qui leur servent pour la construction d'un pont.

" Nous gagnons Hébécrevon en passant par le bois, puis Saint-Gilles et Quibou où nous mangeons. Nous reprenons la route. Les avions mitraillent. La division " Das Reich " est éparpillée le long de la route et ses soldats se mêlent aux civils pour se cacher. Nous prenons les chiffons blancs qui servent de couchettes à mon petit frère et les fixons à des branches que nous brandissons à chaque passage d'avion, pour faire savoir que nous sommes des civils français. Nous couchons à Dangy (nous apprendrons par la suite que nous avons couché auprès du plus gros dépôt de munitions que possédaient les Allemands dans ce coin-là)... ".

" Les enfants d'Israël partirent donc. Ils furent suivis d'une multitude innombrable de petit peuple, et ils avaient avec eux une infinité de brebis, de troupeaux et de bêtes de toutes sortes. Ils firent cuire la farine qu'ils avaient emportée et ils firent des pains sans levain cuits sous la cendre. Les Égyptiens les contraignirent à partir et ne leur permirent pas de tarder un moment ; et ils n'avaient pas non plus le temps de rien préparer à manger dans le chemin ".

EXODE, chapitre XII, versets 37, 38, 39.

VII - La grande partance

L'approche du front, la nécessité d'avoir le champ libre et d'éviter que des Français s'en aillent fournir des renseignements aux troupes alliées, le souci peut-être d'éviter trop de victimes dans la population civile, déterminèrent le Commandement allemand à ordonner l'évacuation générale de toute la zone de Saint-Lô. La consigne se répandit comme une traînée de poudre dès le 8 juillet au soir ; parfois elle ne fut connue que le lendemain. À partir de cette date aucun Français ne devait plus résider dans l'aire des combats : une exécution immédiate et sans jugement sanctionnerait les réfractaires, ceux qui, en dépit du danger, voyaient chaque jour se rapprocher l'instant de la Libération et s'accrochaient avec ténacité à leur refuge comme à leur espoir. Rien à faire pourtant ! l'ordre était là, quelquefois concrétisé par une mitraillette dangereusement pointée vers les entêtés...

Avant de partir, à la ferme OUTREQUIN, pour sauver quelque chose du pillage, on a l'idée d'enterrer du linge, des bouteilles, de l'eau de vie dans les tranchées allemandes, en avant soin de planter des croix par dessus... Puis on attelle un jeune cheval qui recevait le harnais pour la première fois !

Alors, telle une gigantesque fourmilière, les différents groupes de réfugiés ramassèrent leurs pauvres hardes, les arrimèrent comme ils purent sur leurs brouettes, vélos, landaus, voitures de toutes sortes... quand ils en avaient !

Il faut tout quitter. Mme ENGUEHARD note sur son cahier : " Nous avons pris la précaution de lâcher les vaches encore survivantes, ouvrir

les cages à lapins et nous voilà partis, environ une quarantaine... Au moment du départ, on entend un obus tomber dans la cour. Il n'a pas dû éclater... ".

Par toutes les cavées, par tous les chemins vicinaux, plus que par les routes, interdites par les occupants ou l'aviation alliée, commence alors la lente progression des déracinés...

À travers l'écheveau embrouillé des itinéraires, plusieurs grandes directions se révèlent. Si toutes virent sensiblement les mêmes peines et les mêmes souffrances, chacune eut sa personnalité, vécut ses propres péripéties. À commencer par la voie qui, partant de Saint-Lô droit vers le Sud, devait recevoir le surnom de " route de l'exode ".

L'Axe Saint-Lô - Tessy.

MM. LADROUE a écrit la chronique de ce départ forcé : " Alors que nous venons de finir de souper, l'ordre d'évacuer est donné dans la Cité (de l'Avenir). Il est dix heures moins le quart. Nous faisons nos bagages en toute hâte, car, à 11 heures du soir, il faut que tout soit libre. Nous partons avec une brouette bien chargée, chacun avant sa couverture et un paquet, en direction de Baudre que nous atteignons dans la nuit. On nous fait entrer dans l'église où nous devons attendre le jour. Les enfants sont installés tant bien que mal et s'endorment. " Tout à coup les Allemands arrivent et donnent l'ordre de partir, le pont de Gourfaleur doit être franchi avant 4 heures du matin. Réveil des enfants, rassemblement des bagages, bousculades et départ en pleine obscurité. Nous marchons pendant une heure environ et les gendarmes allemands qui nous escortent nous font faire une pause d'environ une heure dans un champ. Les enfants s'endorment de nouveau, puis c'est le réveil et le départ vers Saint-Romphaire, terminus de la première étape. Nous y arrivons vers sept heures... ".

Arrivés là, les réfugiés eurent la désagréable surprise de se voir parquer dans un champ, pendant une heure et demie, pour laisser passer des convois. Mme LEMARCHANDS, qui accompagnait le groupe du Dr BOURDON, raconte :

" Après quelques prospections de notre quadrilatère d'encerclement, nous nous rendîmes compte que la surveillance s'exerçait seulement à la barrière d'entrée, et que le fond du pré n'était pas gardé : de plus, le talus qui le limitait, bordait un chemin creux que les arbres abondamment feuillus rendaient imperméable à tout regard. Issue idéale pour une évasion, dont nous profitâmes sans retard, précédés et suivis par d'autres groupes, les uns tirant de jeunes enfants, ou les portant sur les épaules, d'autres poussant les bicyclettes, des brouettes chargées de ce qui leur restait du désastre ".

Le Dr précise : " Nous prenons le petit chemin de Saint-Samson derrière l'école, direction Moyon.

Des jeunes gens, également inquiets de se sentir encadrés par les felgrau ", s'éclipsèrent de la même façon, obligés pour cela d'abandonner leur carriole attelée d'un âne... qui permit à M. DELOBEL de poursuivre son chemin avec moins de peine.

M. LADROUE continue son récit : " Nous mangeons tranquillement et prenons un peu de repos dans la paille. Un officier allemand arrive et j'apprends que nous devons repartir le soir à 11 heures ; décidément c'est l'heure fatidique ! Des voitures de paysans prendront les personnes âgées et les enfants. Une longue file de réfugiés passe devant nous. Beaucoup sont des Saint-Lois et des gens des environs immédiats de Saint-Lô. L'heure du départ approche, les voitures arrivent et sont prises d'assaut... Je pars avec Géno et Yves, avec deux brouettes... ainsi chargés, nous prenons place à 11 heures dans la lignée des réfugiés, derrière les voitures...

" Nous ne partons qu'à minuit trente. Il fait froid, des tanks passent sans arrêt, nous avançons péniblement. Des embouteillages se produisent, des convois allemands nous croisent, surtout des gros chars qui font un bruit ahurissant. Nous sommes obligés de pousser nos brouettes dans la berme. Des avions nous survolent, vont-ils repérer le convoi ? Non heureusement, mais nous avons eu tous peur... ".

En touches brèves mais intenses d'émotion, Mme ENGUEHARD évoque les terreurs de cette rencontre :

" Quel enfer ! Nous avons croisé des chapelets de tanks. M. BOULOT a charrié sa remorque en travers de la route, juste au moment où arrive une rame de chars, quelle angoisse ! Renommée - la jument attelée à une petite remorque de traite - verse dans la rigole ; on a bien du mal à la dégager. Un peu plus loin, le poulain a été effarouché par un tank ; on ne l'a pas revu ".

Puis c'est l'arrivée à Tessy. De nouveau, semble-t-il, des gens, peu rassurés par cette évacuation surveillée, préfèrent s'esquiver dans la nuit.

Mais la marche et les émotions ont éreinté bien des adolescents.

M. LADROUE note :

" Je m'aperçois que Géno et Yves dorment, ils ne peuvent aller plus loin. J'essaye de les encourager, mais il y a encore 6 kilomètres, car nous allons jusqu'à Pontfarcy. Je décide donc de m'arrêter un moment. Je trouve un garage abandonné et nous arrêtons une heure. Les enfants s'endorment, à peine allongés sur l'aire en ciment, enroulés dans leur couverture. Je veille, car les voitures sont parties devant et l'inquiétude gagnerait ceux qui nous attendent après une nuit aussi infernale ; donc une heure après, je réveille les deux enfants, nous prenons un petit casse-croûte, et nous reprenons notre route pour arriver à Pontfarcy à 7 h. 30 du matin " (lundi 10 juillet).

Mais tout le monde n'a pas suivi cette direction : le carrefour de Tessy a facilité l'éclatement de la colonne. Les uns se sont engagés sur la route de Villebaudon et Hambye, les autres sur celle de Percy.

" À Pontfarcy, bombardé la veille ", écrit Mme ENGUEHARD, " il n'y avait plus de civils ; maisons en ruines ; vitres cassées ; ce n'était pas rassurant. Tant pis, on se couche après avoir dételé nos chevaux. Pas de faux pour leur faucher l'herbe. À tour de rôle nous les gardons de crainte qu'on nous les prenne ".

La famille LADROUE va aussi se reposer, quand : " Soudain on entend le tambour, que se passe-t-il ? Il faut repartir avant midi, ordre des autorités d'occupation. De nouveau les paquets sont rassemblés et placés sur les brouettes, les couvertures roulées et... en avant. Devant la mairie, petite halte. On nous sert du bœuf bouilli et du cidre. Chacun mange rapidement mais de bon appétit, puis en route en direction de Saint-Vigor-des-Monts, Montbray. Nous avançons lentement, la fatigue se fait sentir ; nous sommes tous à pied et la route est très accidentée. Nous devons faire des attelages en corde pour tirer les brouettes ".

Raoul DUJARDIN, dans son émouvant ouvrage intitulé : " Les routes sans oiseaux ", a laissé de l'exode des populations rurales une image terriblement réaliste, mais authentique : " Les carrioles et les chartils font leur bruit de charrois pesants. Des lambeaux de bâche ou de rideaux passés cachent de pauvres choses, des lits de plumes et des traversins sales, d'antiques et hautes malles noires à poignées, des sacs de grains cachés dans les fonds ; aux échelettes sont accrochés des ustensiles de toutes sortes, une poêle à frire, un trépied, et ce drapeau qui demande pitié, la serviette blanche au bout d'un bâton. Une fillette tient dans ses bras un petit chien, son frère porte la cage d'un oiseau. Et d'autres groupes avancent sur la route ; des femmes conduisant une vache, d'autres poussant une brouette. Sur un banneau, assise très haut comme une reine, une grand'mère branle la tête et tourne le dos à la route.

" Nous sommes bien bas, nous sommes sales et pauvres avec des barbes impossibles, des vêtements chiffonnés ; nos femmes portent des foulards sur leurs cheveux emmêlés, des robes de bohémiennes et des chaussures poussiéreuses ; nos enfants se taisent ; nous sommes des vaincus et des déracinés, mais nous avons l'espoir.

" Au premier croisement de routes, notre file muette devient cohue. D'autres convois arrivent, stoppent, se mêlent à nous dans une confusion aggravée par le passage des autos militaires aux avertisseurs impérieux. La foule, comme un troupeau, se serre aux bas-côtés. En face d'un café, qui vendait aussi de l'essence autrefois, cette foule nous pousse et nous arrête. Un banneau est coincé comme nous. Son conducteur vient me tendre la main. C'est un homme de chez nous. Il ne s'étonne pas de nous retrouver là. Il ne s'informe ni de notre santé, ni des péripéties de notre voyage. Il nous regarde seulement d'un air perdu ; nous sentons le malheur sur lui.

" Cela nous est arrivé cette nuit ", dit-il, enfin.

" Son visage se frippe soudainement en désignant sa voiture, ses paupières rougissant. Sur un matelas un corps est allongé dans un drap. Son plus jeune garçon a été tué ce matin avant l'aube dans l'étable où ils reposaient tous. Il va l'enterrer plus loin, il ne sait à quelle église. La mère légèrement blessée, suit le mort ; elle est là, derrière nous, une sorte de voile sur les épaules... ",

Petit à petit le flux des réfugiés s'amenuise. Ici et là des fermes accueillantes ont offert le gîte et le couvert. Ainsi les familles ENGUEHARD et BOULOT se sont arrêtées à Saint-Vigor-des-Monts, où elles cherchent à s'occuper : les hommes partent botteler, les dames ravaudent. On va voir les uns et les autres pour avoir des nouvelles. Une sensation de bien-être et de paix retrouvée habite maintenant les déracinés : " Le canon tonne au loin, mais nous n'avons rien à craindre. Nous avons très bien dormi après nous être déshabillés ". Coucher dans un lit ! Quel délice après la paille ou le foin, plus ou moins écrasés des étables ou des granges, surtout pour les personnes d'un certain âge ". Un autre témoignage exprime cette espèce de résurrection à la vie civilisée : " Nous aurons des lits moelleux ; une table achève de compléter notre installation et désormais nous allons vivre dans une atmosphère de sympathie et de sincère amitié... On nous sert, pour souper, une bonne soupe, du lard avec des pommes de terre, puis du café arrosé ; c'est un enchantement ! ".

Les autres courants.

Pour échapper à Saint-Lô, trois autres directions avaient déjà été empruntées : le Nord, l'Ouest et l'Est.

Les personnes qui évacuèrent dans les jours qui suivirent le bombardement de la ville et qui gagnèrent le Nord ou l'Est se trouvèrent rapidement dépassées par la ligne de résistance allemande. Ainsi en fut-il de M. et Mme BRIÈRE qui, s'étant réfugiés à La Meauffe, eurent le plaisir d'être libérés dès le 16 juin. De même les Saint-Lois disséminés dans la campagne de Couvains, après bien des émotions, se trouvèrent tout d'un coup dépassés par les lignes américaines, tandis qu'à quelques kilomètres leurs amis et connaissances durent souvent attendre la fin du mois de juillet pour connaître semblable joie. Ce turent là des situations assez rares. La plupart des gens demeurés trop près de Saint-Lô se virent refouler par la suite, vers le Sud généralement. Même ceux qui croyaient se sauver par l'Ouest (Hébécrevon ou Saint-Gilles) durent infléchir leur itinéraire de fuite vers Cerisy-la-Salle. Pour ceux qui s'aventurèrent en direction de Saint-Pierre de Semillv ou de La Barre-de-Semilly, ce fut la même obligation : les abords du front étaient maintenant bien garnis de troupes et il n'y avait plus aucun espoir de s'infiltrer sans gros risques.

Où donc aboutirent tous les migrants saint-lois ?

L'établissement d'une statistique limitée permet de répondre avec assez de précision à la question. En gros, quatre aires de repli se dessinent sur la carte :

1) Le littoral à l'ouest de Coutances (Coutainville, Régneville-sur-Mer, Lingreville) ainsi que des localités sises en arrière de la côte : Orval, Montchaton, Contrières, Quettreville-sur-Sienne, Herenguerville). La côte n'avait pu être atteinte que par les routes contournant Coutances par le Sud, car la route Saint-Lô-Coutances était devenue particulièrement dangereuse.

2) Le littoral au sud de Granville (jullouville, Saint-jean-le-Thomas, Dragey, Genêts, le Mont Saint-Michel, Beauvoir). La famille GERVAIS, par exemple, atteignit le petit village de Montitier, sur la baie du Mont, commune de Huisnes. " Mon beau-frère ", raconte Mlle Marie GERVAIS, " put trouver une petite maison qui venait d'être construite et que la propriétaire, une dame âgée, n'habitait pas encore. Elle voulut bien nous la louer. Dans la journée elle vivait dans une vieille boulangerie à côté, mais couchait dans le grenier de la maison neuve. Nous étions bien contents d'avoir trouvé cette maison, mais alentour il y avait souvent des bombardements ou mitraillages de ponts. Toute la famille s'en alla au Mont Saint-Michel où les bâtiments abbatiaux étaient transformés en dortoirs pour les habitants de Pontorson qui revenaient chaque soir. Le bruit des bombes s'y répercutait d'une façon effrayante. Après avoir passé une nuit, mon père et moi, sommes revenus à Montitier. Quand il y avait des bombardements aux environs, nous restions simplement dans notre lit. Au bout de peu de jours, nous avons vu revenir toute notre famille : au Mont, il était impossible de dormir ! "

La côte avait attiré environ 20 % des réfugiés de Saint-Lô. Le chiffre est éloquent. Il s'explique non seulement par le fait que bien des Saint-Lois y possédaient une résidence secondaire ou des parents ou des amis, nais aussi parce que le bruit s'était répandu assez rapidement que le littoral Ouest - compte tenu du tour pris par les événements - risquait de rester à l'abri des combats. Ce qui n'était forcément pas miser sur une certitude, mais la suite des opérations donna raison à cette manière de voir.

3) Entre Cerisy-la-Salle et Villedieu. Bon nombre de familles de la grande partance se disséminèrent en campagne, dans des lieux assez retirés des axes de circulation militaire et eurent la chance de pouvoir s'y accrocher, sans être contraints de reprendre la brouette ou le chartil, à moins que ce ne soit une simple mallette. Moyon, Roncey, Le Guislain, Villebaudon, Percy même - où il y eut pourtant de rudes combats -. Surtout les communes avoisinant Lengronne : Saint-Denis-le-Gast, la Baleine, Hambye - fortement secoué aussi -, Gavray, Montaigu-les-Bois.

À proximité de la route de Caen à Villedieu, pas mal de monde également, ne serait-ce qu'à Sainte-Marie Outre-l'Eau, Saint-Vigor des Monts, Le Chefresne, Monthray, La Colombe, Beslon, etc. ... La proportion de réfugiés localisés dans ce secteur central s'établit autour de 30 %. Leur retour sur Saint-Lô s'opéra souvent assez rapidement.

Il n'en fut pas toujours de même pour ceux qui s'arrêtèrent dans le Sud du département.

4) Le Sud du département. Sans doute quelques familles purent trouver gîte et nourriture dès Coulouvrav-Boisbenâtre, Les Loges-sous-Brécev, et Brécey même. En fait, c'est franchement au Sud d'Avranches et de Mortain que se remarque la plus grande part de ces réfugiés qui constituent presque 40 % du total des évacués. Les accueillirent : Ducey, Juilley, Isigny-le-Buat, Saint-Aubin-de-Terregate, Saint-Martin-de-Landelles, Carnet, Argouges, Saint-James, Saint Hilaire du Harcouet, Les Loges-Marchis, Notre-Dame-du-Touchet, Saint-Cyr-du-Bailleul, le Teilleul, etc. ...

Partout, ou presque, les responsables municipaux, instituteurs et ecclésiastiques, bonnes volontés s'affairèrent pour héberger les nomades de la guerre. Là-dessus, les témoignages sont quasi unanimes : il y eut plus de généreux que de grincheux. Bien des relations se nouèrent à cette occasion qui ne s'éteindront qu'avec les personnes qui les ont contractées. N'a-t-on pas vu quelquefois le jeune homme réfugié plaire par !a suite à la fille de la fermière ?... et devenir plus tard son époux, comme dans les contes de fée, car l'amour ne perd pas ses droits n'ému au milieu des pires moments.

Que devinrent les autres sinistrés, 10 % environ ? Deux catégories les englobent. Dans la première, ceux qui furent pris en charge par les services officiels et qui, de ce fait, suivirent la filière prévue pour l'évacuation des populations normandes. De la sorte, la famille POTIER, après avoir traversé Domfront, se laissa conduire jusque dans le département de la Vienne avec d'autres familles du Calvados ou de l'Orne. M. et Mme PATIN allèrent jusqu'à Loiret (entre Segré et Angers). D'autres se dirigèrent - ou furent dirigés - sur l'Ille-et-Vilaine. Quelques-uns prirent des routes très diverses qui devaient les mener chez des parents lointains. Mme LEMARCHANDS, par

exemple, fit certainement le plus long exode de tous les Saint Lois, puisqu'il la mena jusqu'à Lyon ! Voyage épique, caractérisant bien l'époque. Par Villedieu, Mortain, Le Teilleul, Mme LEMARCHANDS, sa fidèle employée et sa fille, quittaient le département, gagnaient le Blésois, Issoudun, hérisson (Allier)... " Nous entendîmes derrière nous un roulement de camion. À notre stupéfaction, les deux camions arboraient le drapeau tricolore. Attirée sans doute par ce pavillon, je fis un signe d'arrêt, et demandai notre prise en charge, non sans m'informer du contenu des camions. La réponse imprécise me fut donnée dans le plus pur accent stéphanois, et nous nous embarquâmes. Par les routes secondaires, nous rejoignîmes à Varennes la N 7, et à toute allure, nous " fonçâmes " sur Roanne, non sans avoir le temps d'apprendre à Chagny, qu'un accrochage sanglant venait d'avoir lieu à Saint-Bonnet, entre la milice et le maquis. Notre traversée de Roanne, par la voie des poids lourds, a dû laisser un souvenir dans la mémoire des Roannais qui faisaient, en ce dimanche de juillet, une paisible promenade sur les bords du canal. Leur ahurissement muet n'eut d'égal que celui des Allemands, de service dans la ville, et qui n'eurent à notre égard ni un geste ni une injonction Il n'y avait donc pas lieu de ralentir l'allure à la sortie de la ville, ni sur les 10 kilomètres de route plate qui suivirent. Ce fut alors la montée vers le col des Sauvages, par cette portion de la Nationale 7, sinueuse et pittoresque, d'où l'on découvre le vaste horizon des Monts du Velay et du Forez. La soirée était belle, notre chauffeur devenait plus bavard en approchant du terme de son voyage. À un tournant de la route, nous nous vîmes, en un instant, cernés par des hommes armés, qui intimèrent l'ordre d'un arrêt immédiat. " La Milice " me dit tout bas mon voisin, " ne bougez pas ! ". Chacun de nous voyait braqué sur lui le canon d'un fusil qui contenait notre éventuel châtiment. Défiants, ou peut-être dépités de n'avoir pas fait la prise qu'ils espéraient, ils furent tracassiers à l'extrême ; nous vîmes cependant les fusils s'abaisser, et l'autorisation nous fut donnée de continuer notre route. Sur sa demande, le chauffeur garda son drapeau, mais dut le serrer autour de la hampe. Quelques minutes plus tard, nous étions à Saint-Symphorien.

" (Le lendemain) à l'heure où le soleil n'a pas encore levé la rosée, nous nous trouvâmes sur la N. 7 où nous cheminions sans hâte. Le hasard me fit franchir un talus donnant accès à un taillis où, à mon grand émoi, chaque touffe d'arbustes abritait un maquisard, couché, le menton sur le fusil. L'insigne sur la manche le différenciait du milicien. Brutalement interpellée, j'exposai la raison de notre présence sur cette route, ainsi que notre rencontre de la veille. À ce moment un bruit (le moteur nous parvint, lointain encore. Je fus invitée à m'éloigner au plus vite ; nous courûmes jusqu'au premier tournant et poursuivîmes notre chemin.. Passant à cet endroit quelques semaines plus tard, je constatai que les combats y furent sanglants, et que la ferme qui s'adossait au taillis avait subi de sérieuses représailles ; ce que les Allemands avaient épargné était devenu la cible de la Milice.

" Mais Lyon n'était pas libéré, et le quartier de Gerland où nous étions se ressentait des bombardements du port Herriot au sud, de la voie ferrée au nord. Un accrochage entre Allemands et maquisards autour de l'église proche faillit, par une balle perdue, coûter la vie à ma fille. Puis rapidement tout se calma. Je vis remontant vers le nord, pliant sous leur harassante fatigue, quelques Allemands isolés, perdus, que personne ne songeait à arrêter ".

Un autre exode commençait. Ou plutôt un retour.

À son tour le Bon Sauveur...

Si l'exode des gens doués de raison présente beaucoup d'aléas, on peut s'imaginer ce que pur être celui des malades et aliénées du Bon Sauveur ! Là encore c'est au Dr GUIBERT qu'il faut avoir recours pour connaître une telle odyssée :

" Les malades sont alors divisés par groupes de vingt, placés sous la surveillance d'une religieuse, aidée ou non selon les équipes d'employées civiles du Bon Sauveur, demeurées remarquablement fidèles et cela en toute liberté et par pur dévouement, puisqu'alors le Bon Sauveur ne vivant que de réquisition, il ne pouvait être question de salaire !

" Des étapes sont prévues, de vingt kilomètres environ chacune, toutes les quarante-huit heures (vingt-quatre heures de marche, vingt-quatre heures de repos). Elles sont organisées par le Dr ROUGEAN qui, avec quelques personnes, part en éclaireur. Les soins médicaux sont laissés à la charge du Dr LECOUILLARD. La première étape conduit à Notre-Dame-de-Cenilly. Mais le système n'est pas encore rôdé. Un groupe de vingt malades se perd et tourne en rond pendant la journée. On croise ce jour-là des civils réfugiés. Ils font le trajet en sens inverse. Ils sont passés par Notre-Dame-de-Cenilly. Ils se dirigent vers Quibou. Ils vont, eux aussi, ailleurs.

" L'étape suivante est Hambye (12-14 juillet). Les premiers groupes mettent des flèches pour indiquer la route. Puis on décide de se diviser en deux groupes de trois cent cinquante malades. Cela facilite le logement et la nourriture. Le deuxième groupe n'arrivera que lorsque le premier sera parti. Les étapes se succèdent alors. On couche à La Colombe (15-16 juillet) où on fait sortir l'âne de son étable pour se loger ; on passe à Villedieu, ville propre et non détruite ; on loge ensuite à Saint-Martin le Bouillant (17-18 juillet). Dans des étables le foin contient des chardons. Aux religieuses qui le lui signalent le propriétaire répond : " Puisque c'était pour des malades ! ". Dans une autre étable, une malade, trouvant qu'une voisine occupe trop longtemps le seau hygiénique, la mord à la fesse, ce qui réveille toute la chambrée !

Puis il y a Les Cresnays (19-21 juillet) où des malades et des religieuses couchent sur une paille humide de purin (il n'y a toujours pas de vêtements de rechange).

" Puis vient Cuves (22 juillet), puis Chasseguey (23-25 juillet) où les deux groupes se retrouvent. Profitant du calme relatif de la région et de la réunion de tous, le chapelain célèbre une messe, la première en commun depuis le départ du Bon Sauveur, il y a plus d'un mois et demi. Mais les Allemands ont volé en cachette le vin de messe et le chapelain a la surprise de constater, au moment de la communion, qu'on lui a donné à la place, du vinaigre d'alcool !

" De Chasseguey, le premier groupe comprenant les agitées, les malades non internées, et le Dr ROUGEAN, gagne Saint-Hilaire-du-Maine, et de là la Mayenne. Chose curieuse, à quelques kilomètres de la Manche, la Mayenne semble un pays en paix : plus d'avions, plus de mitraillages, plus de plongeons dans les fossés.

" Le deuxième groupe rejoint Saint-Hilaire-du-Maine par un autre chemin (Sainte-Anne-de-Buais, Larchamps, Chailland), sans histoire. Mais l'arrière-garde du deuxième groupe (formé de religieuses âgées qu'il faut transporter dans des brouettes, la supérieure et un groupe de vingt malades tranquilles) est expulsé de son cantonnement par les Allemands et est obligé de se replier sur Fontenay (près Mortain), et, ne sachant plus trop que faire, y demeure plus d'une semaine. C'est là que ce groupe est surpris par la Libération, car, entre temps, le front s'était enfin mis en marche ! Cette Libération coïncide avec la fête patronale du Bon Sauveur (6 août). Les religieuses de ce groupe assistent donc joyeuses à la messe du matin où on leur commente comme chaque année l'Évangile du jour : " Seigneur. il nous est bon d'être ici (Matthieu, XVII, 1-9).

" Malheureusement, il n'y fera pas bon longtemps. Les Allemands, en effet, ont contre-attaqué dans la région de Mortain. Ils ont reconquis Fontenay et prennent des otages à cause des drapeaux qui sont encore aux fenêtres. La bourgade change plusieurs fois de camp. Sous prétexte qu'elles sont infirmières, on appelle certaines religieuses pour accoucher une femme dont l'accouchement se fait et se termine de façon heureuse... sous les bombardements d'artillerie. Ce n'est que lorsque les Américains sont tout à fait maîtres de la région que l'exode se poursuit jusqu'à Ducey, d'où les vingt malades sont alors conduites à l'hôpital psychiatrique de Pontorson ".

VIII - Les transes de l'exode

Le départ, qu'il se soit effectué sous la menace de l'occupant ou dans la frayeur des bombardements, constituait déjà une épreuve pour les réfugiés qui laissaient derrière eux leur demeure en ruine ou au pillage. Rares sont les privilégiés qui n'en connurent pas d'autres. Dans bien des cas, la guerre rattrapa ceux qui croyaient l'avoir fuie à tout jamais.

Sans cesse, les évacuants devaient être sur leur garde, scrutant le ciel, d'où, à chaque instant, risquait de surgir l'avion chargé d'arrêter toute circulation. À ces frayeurs pouvaient s'en ajouter d'autres, comme le_ rapporte M. TATARD : " Des avions chasseurs-bombardiers U.S. passent très peu haut au-dessus de nos têtes. Afin qu'ils ne nous prennent pas pour des militaires, j'agite un mouchoir. Deux Fritz, cachés à un détour du chemin, et que nous n'avions pas aperçus, s'avancent en me mettant un révolver sous le nez. Mme L... (qui parlait allemand) s'interpose en leur expliquant qu'il n'était nullement question de faire des signaux ; que c'était seulement pour éviter de nous faire mitrailler. Nous avons eu peur... ".

Une autre affaire de signaux, celle-là plus drôle...

Tandis que les familles LECLERC et FÉLIX exodaient, qui à pied, qui en carriole, en direction de Lingreville, se déroula un petit incident, lors du franchissement d'un pont. Bien entendu, au moment de passer, arrive un avion en rase-motte. Vient-il détruire ce pont ou s'intéresse-t-il seulement aux voyageurs qui l'empruntent ? La caravane s'arrête et attend sagement. La campagne redevient calme. On se saisit d'un drapeau blanc avec croix rouge et on s'avance. Le premier groupe passe. Rien. Le deuxième suit, avec un âne tirant une carriole. Au beau milieu du pont, le quêton s'arrête, et, sans considération pour les belles manières, s'abandonne à ses propres besoins. Les passagers bouillent d'impatience. " Cet imbécile, faire cela au milieu du pont ", Et les avions ? Et tandis que maître Aliboron continue à satisfaire sa nature, un des hommes du groupe parcourt le pont en agitant le drapeau pour bien montrer à de possibles aviateurs curieux qu'il n'y a là aucune machination guerrière, mais de simples réfugiés contraints de se plier aux exigences d'un âne...

Dans le domaine tragi-comique on peut encore citer deux faits consignés sur le cahier d'exode de M. LADROUE :

Le premier porte la date du 26 juillet : " Soudain, vers Landelles, on entend une série de mitraillages. Pas de doute, c'est un combat d'avions. Au bout d'un instant deux aviateurs descendent en parachute l'un à droite, l'autre à gauche de nous, à quelques centaines de mètres. Les Allemands de la cuisine se précipitent sur leurs armes et se dirigent vers les endroits supposés de l'atterrissage. Les Allemands des environs passent en courant ; pour deux hommes que de monde. On apprenait plus tard que six avions avaient été abattus : cinq allemands et un anglais. Au moment de la poursuite des parachutistes, un coup de feu avait été tiré contre celui descendu à droite de nous... c'était un adjudant-chef allemand ; il avait été blessé à la jambe ".

Le second s'inscrit à la page du 28 juillet : " Je reprends ma route aussi rapidement que me le permet mon pneu avant qui est à plat presque tous les kilomètres et j'arrive au Chefresne où je répare tant bien que mal ; après une petite collation je file vers Margueray. En arrivant à un carrefour où se trouve une Vierge, je monte la côte à pied, quand j'entends un coup de sifflet. Je continue ma route. Deux autres coups impératifs me font retourner. Un Allemand me fait signe de revenir sur mes pas, à sa hauteur ; j'arrête et j'attends qu'il vienne à moi. Il m'explique qu'il lui faut mon vélo. je ne consens pas, il fait un foin infernal et me dit de descendre à la Kommandantur. D'autres Allemands sont à proximité... je n'ai qu'à m'exécuter. J'arrive au lieutenant et lui explique que je suis évacué de Saint-Lô, que j'ai grand besoin de ma bicyclette et qu'il faut que je rentre immédiatement. Il m'écoute et dit : " Retour deux heures ". Je me démène et j'obtiens toujours la même réponse. Je lui montre le pneu à plat. Le jeune blanc-bec qui m'arrête se met en devoir de gonfler, mais en vain. L'imbécile a oublié de dévisser la valve et, de plus, le raccord est coupé. À moi maintenant de rire ! Malgré cela, et après plus de cinq minutes de gonflage, notre lascar laisse tomber et s'assied sur mon porte-bagage en riant avec ses camarades. Enfin, au bout de trois quarts d'heure, je suis libre et il est inutile de me répéter l'invitation... ".

Parmi les émotions de toute espèce qui survinrent à la famille POTIER, on peut en relever deux assez fortes. La première se situe à Saint-Pierre-de-Semilly. Une quarantaine de réfugiés s'y restauraient dans une salle de ferme quand, tout d'un coup, entrent deux parachutistes armés, les bandes de munitions autour du corps. Ils font aligner tout le monde le long du mur, puis s'emparent du jambon et du pain blanc boulangé dans la ferme. Du pain ! Alors que les sinistrés avaient tant de mal à en avoir ! Ne pouvant se retenir devant ce sacrilège, Mme V... se précipite pour défendre le pain de la communauté : " Ah ! non, vous n'allez pas prendre notre pain ! ". Mais un des parachutistes la repousse méchamment de son arme... La situation se tendait. La colère faisait place à l'inquiétude. Le dénouement se fit sous la forme d'un sous-officier, sans doute attiré par le bruit, qui commanda un " garde-à-vous " retentissant. Après quoi, les parachutistes, obligés de restituer leur larcin, ne conservèrent que leur part et sortirent, pour la plus grande satisfaction de l'assemblée.

La seconde se termina bien également, mais après quelques heures d'angoisse. C'était à Gouvets. Les Panzer S.S. montant au front, y arrivèrent un beau matin : des adolescents pour la plupart, assistés de " Mongols ". Les réfugiés ne connaissaient pas leurs antécédents, mais ils se rendaient compte malgré tout que ce n'étaient pas des troupes aussi commodes que les autres et qu'il ne faisait pas bon leur désobéir. Or les exigences ne manquaient pas : la vaisselle, le lavage du linge. Pour éviter toute histoire aux jeunes filles, les dames plus âgées acceptaient ces corvées. Or un soir, après avoir dévalisé un château voisin de ses vins fins, voici que les S.S. déclarent qu'ils vont faire la fête. Et d'inviter - avec insistance - les réfugiés à y assister... Que contenait cette invitation pressante ? Chacun tremblait à la pensée de ce qui pouvait arriver, le vin avant échauffé les esprits. Mme POTIER priait dans un coin pour ses deux filles. Tout le monde se tenait sur ses gardes. Les soldats burent, dansèrent, chantèrent... mais restèrent corrects... Le lendemain au petit jour, ils repartaient vers leur destin meurtrier.

Parfois le front rejoignait les échappés de l'enfer ; et tout était de nouveau à craindre, comme le narre cet extrait de cahier :

" Bombardement sur tout le coin ... La ferme au toit de chaume est en feu. Mon mari et mon fils aident le fermier à sauver son mobilier. Le bébé (14 mois) a reçu un éclat d'obus dans la joue. Les bêtes sont foudroyées dans les champs, les volailles tuées dans la cour, c'est un vrai massacre, causé par des petites bombes à ailettes qui rasent tout.

" Nous sommes sauvés de justesse ; mon mari et mon fils aplatis au sol ont, l'un son pantalon, l'autre son blouson troués d'éclats...

" Dans cette ferme lamentablement dévastée et endeuillée, nous nous sentons mal à l'aise, reprenons le barda et nous nous dirigeons à quelques kilomètres de là, dans un coin de Bouillon. Nous nous installons dans une cabane à veaux, au fond d'un champ, après y avoir fait un lit de fougères. C'est là, à quelque 100 ou 150 mètres de la route Granville-Sartilly, que du 30 au 31 juillet, les Américains rencontrèrent les Allemands, fuyant avec leurs charrettes hétéroclites. Pendant toute la nuit, nous assistons à la bataille. Les fusils crépitent sans cesse. Quelques charrettes et camions incendiés illuminent le ciel. Puis, le matin, dans les rues de Bouillon, arrivent les jeeps américaines... ".

À la date du 1er août, on peut encore lire cette alerte dans le cahier d'exode de M. LADROUE : " En repassant chez M. H..., nous apprenons qu'il a chez lui 100 kilos de blé et qu'il serait bon de le mettre à l'abri. Après le repas je vais chez le maire le mettre au courant. Il me demande de le porter chez R... pour le faire moudre, ce que nous faisons, Yves, Géno, Marcel et moi, accompagnés de Maryvonne. Nous prenons donc le blé au nez des Allemands (qui venaient d'arriver dans la ferme et l'occupent en totalité) et partons chez R... nous mettre au travail. Un cheval est attelé sur le manège et en avant. Il y a une forte activité de l'aviation ; nous sommes en effet environnés de pièces d'artillerie et de D.C.A. Soudain un avion tourne au-dessus de nous et pique dans notre direction en lançant une rafale de mitrailleuse. Nous avons juste le temps de nous aplatir et pendant quelques secondes nous attendons anxieux ; puis un moment d'accalmie, nous nous mettons à l'abri chez R... Les mitraillages se succèdent sans arrêt. La D.C.A. tire continuellement. C'est un vacarme infernal. Le cheval, toujours attelé sur le manège, a peur et s'emballe. Profitant d'une pause, un des commis va le dételer et tout rentre dans l'ordre, mais l'alerte a été chaude et nous décidons de rentrer au plus vite en laissant le blé sur place... ".

De son côté. M. AURIAC vécut aussi des minutes pathétiques : " Ce jour-là je faillis être fusillé, avec mon ami et mon père, par des S.S. qui nous accusaient d'envoyer des messages par pigeons voyageurs, alors qu'il ne s'agissait que de simples pigeons domestiques que nous nous apprêtions tout simplement à sacrifier pour la cuisine du jour. Nous étions déjà alignés devant une meule de foin, lorsque survint un officier allemand grâce à l'intervention duquel nous en fûmes quittes pour la peur.

" Mes aventures n'étaient pas finies pour autant. En effet, pour accueillir nos libérateurs, nous avions, avec quelques amis, décidé d'arroser cela avec du champagne normand, notre si fameux cidre bouché. Anglais, Canadiens, Américains et Français étaient autour de nous, se réjouissant à chaque détonation sympathique de bouchons qui ne demandaient qu'à partir. Mieux valait l'odeur du cidre que celle de la poudre. j'étais donc occupé à déboucher une bouteille, lorsqu'une balle arriva de plein fouet sur un poteau de ciment de la clôture auprès de laquelle je me tenais, passant à quelques millimètres de mon abdomen (des tireurs isolés rôdaient encore dans les parages) ".

M. et Mme GUESDON vécurent également des minutes très intenses. À Sourdeval, par exemple où ils s'étaient repliés, ils assistèrent à différentes scènes tragiques. Les troupes S.S. venaient d'y arriver, en provenance de Bretagne où elles avaient eu à plusieurs reprises à essuyer le feu des résistants bretons. La suspicion régnait donc dans leurs rangs. Un matin, de très bonne heure, les S.S. voient une ombre qui se glisse sans bruit : c'est le boulanger qui se rend à son fournil. Arrivé devant la porte, il met la main à la poche pour en retirer une clef. Un S.S. pense qu'il cherche plutôt une arme et tire dessus : le boulanger s'effondre mort.

Dans la même commune, la Gestapo, elle aussi fort soupçonneuse, fait arrêter des notabilités et les emmène dans des caves de Notre-Dame-du-Touchet. Comment faire pour les en sortir ? M. GUESDON et son frère s'y rendent avec un ami. Le greffier du Tribunal retrouve là un magistrat allemand qui jugeait à Saint-Lô. Il plaide la cause des internés et finit par obtenir leur élargissement... à l'exception du percepteur, qui détenait un révolver chez lui (pour des raisons faciles à comprendre). Mais ce dernier s'en tirera à bon compte par la suite.

La fin de l'exode de M. et Mme GUESDON fut pour le moins animée. Ne connaissant pas le plan des combats, ils se dirigeaient vers le Sud-Est et atteignent la forêt d'Andaine. Au fur et à mesure de leur avance, la nature semblait s'endormir : pas un bruit, pas un chant d'oiseau. Personne bien entendu sur la route... Mais jetant leur regard sur les bas-côtés, ils voient les soldats allemands tapis dans les fossés. Ils ne disent rien et laissent passer. Mais bientôt la route est barrée par un tronc d'arbre et des engins divers : c'est le front.

Une seule chose à faire : demi-tour. Comme les avions ne sont jamais très loin, l'un d'eux a vu les voyageurs et se demande ce qu'ils peuvent bien faire dans un tel secteur. Il fond sur eux. Tout le monde se précipite sur les trous individuels creusés par les soldats. Les mitrailleuses tirent. L'avion pique sur les mitrailleuses. Minutes émouvantes où l'on se demande si une balle malheureuse ne va pas ajouter une victime de plus à une liste déjà longue. On repart, mais un peu plus loin on rencontre la 7e division allemande en retraite. On s'en éloigne pour ne pas se faire trop remarquer et on s'abrite sous les bois. Puis la nuit arrive et les combats reprennent. Les projectiles pleuvent de tous côtés. M. GUESDON pense que le mieux est encore de s'abriter sous le blindage d'un gros char. Là au moins il n'y a pas d'éclats ni de balles. Un moment de tranquillité, quand tout à coup le moteur du char se met en marche ! Vite il réveille ceux qui l'ont suivi pour qu'ils ne se fassent pas écraser... Et la fuite reprend à travers une nature déchiquetée de toute part....

Une large part des vicissitudes de l'exode revint à Mlle LAURENT et à sa famille. Son beau-frère, replié de Cherbourg, l'avait aidée à sauver quelques rares objets dans le logement abandonné, rue du Neufbourg. Tout s'était bien passé mais, au retour, aux Cinq Chemins, un obus éclata labourant le côté du beau-frère. Les Allemands le transportèrent à Cantepie (Saint-Thomas). Pour le soigner ils furent obligés de lui couper les bottes. À ce moment, les pieds, dont les tendons avaient aussi été sectionnés, se recroquevillèrent. Devant la gravité des blessures, les infirmiers allemands conduisirent le patient au Mesnil-Raoult où ils disposaient d'un centre opératoire. L'opération eut lieu et sembla donner toute satisfaction.

Quand Mlle LAURENT revint au Mesnil-Raoult pour voir son beau-frère, et qu'elle questionna pour savoir où il se trouvait, on lui répondit, en lui désignant le cimetière : " Kapout ". Effectivement, dans le cimetière, sur une civière, gisait, complètement nu, son beau-frère, prêt à être inhumé.

Heureusement, un réfugié du Nord, qui habitait tout près de là - dans une maison aux portes et aux fenêtres détruites - offrit le lit de sa mère pour étendre le cadavre, en attendant qu'on lui fasse une toilette décente. À côté, des soldats oubliaient, dans l'alcool, les misères de la guerre. Aussi le réfugié du Nord conseilla-t-il à la jeune fille de partir : il assurerait la veillée funèbre.

L'inhumation eut lieu le 6 juillet : quatre personnes étaient présentes, sous les obus qui continuaient leur sarabande. Le lendemain, alors que la famille revenait à l'église pour entendre une messe dite à la mémoire du défunt, elle trouva au pied de l'autel le cadavre d'une jeune fille, que quelqu'un avait dû apporter là, pour qu'on l'enterre.

D'autres émotions attendaient encore Mlle LAURENT à La Chalaisière, pris de Villedieu où elle était allée rejoindre sa sœur et ses quatre enfants, désormais orphelins. Si Villedieu se trouvait libéré, le village, situé sur la route de Caen, était encore dans l'aire des combats. Il fallut donc descendre dans une cave, disposer un matelas contre la porte pour se protéger des éclats... tandis qu'on se battait dans la cour. Un Allemand, blessé à la cuisse, réussit à s'introduire. On lui désinfecta la plaie avec du Calvados. Le lendemain, au cours d'une accalmie, un représentant de la Résistance conseilla de filer sur Villedieu le plus vite possible. Mais au moment de partir, les réfugiés furent arrosés par une pièce d'artillerie, qui tirait sur celle de La Chalaisière. Obligée de se plaquer à terre, dans le chemin derrière le cimetière, la famille (y compris un petit neveu de 2 ans), réussit finalement à gagner l'hôtel Saint-Pierre où elle coucha sur des banquettes, en attendant que la maison soit définitivement débarrassée de ses artilleurs compromettants.

Bon nombre de Saint-Lois qui avaient pensé trouver un refuge tranquille dans le Mortainais, eurent l'amère surprise d'être replongés en pleine bataille, au moment de la contre-offensive allemande.

M. BOULET a conservé plusieurs souvenirs de ces moments. il revoit un " Tartare " jeter une grenade en direction d'un groupe d'enfants, sous prétexte que des réfugies essayaient d'engager la conversation avec des prisonniers alliés. Il se rappelle aussi qu'au cours des combats de Romagne (à l'ouest de Mortain), un jour, le pays était sous contrôle allemand, le jour suivant, sous contrôle américain. Pour échapper aux projectiles de toute sorte, réfugiés et habitants s'abritaient dans des tranchées. Parfois les combattants approchaient à quelques mètres de ces tranchées, les chars eux-mêmes arrivèrent à une centaine de mètres... Poursuivi, un soldat américain sauta un jour dans la tranchée de M. BOUDET. Pour l'en déloger, les Allemands lui expédièrent une grenade. Sans perdre une seconde le G.I. s'en empara pour la rejeter et éviter le massacre (14 personnes se tenaient serrées dans cette tranchée). Trop tard hélas ! la grenade éclata et lui emporta la main. Des éclats rejaillirent, blessant plusieurs personnes, dont M. BOUDET et sa fille (12 ans). Mais le pire fut évité par le geste courageux du soldat américain. Là-dessus, tout le monde sortit les bras en l'air, devant les S.S. qui conduisirent les occupants de la tranchée jusqu'à une grange. Un officier allemand se démunit de son pansement individuel pour soigner la fillette.

Au moment de la contre-offensive américaine, l'hôpital prit feu. Les blessés furent évacués sous les pommiers. M. BOUDET n'oubliant pas qu'il était pompier, rejoignit ses collègues de Mortain pour lutter contre la fournaise et sauver les blessés américains.

Parmi les douleurs de l'exode, il en est une qui se retient peut-être plus que d'autres, parce qu'elle émane d'un adolescent, orphelin de fraîche date : Bernard Dubois.

On l'a vu, partant de Saint-Lô dans la panique du bombardement de vingt heures, le garçon n'avait pu obtenir aucun renseignement sur le sort de ses parents. Tout en pensant au pire, il conservait l'espoir que la catastrophe n'avait pas été totale et qu'il reverrait bien l'un ou l'autre des siens.

Comme il passait à Mortain, après la Libération, on lui conseilla de questionner le Centre d'Accueil. Dans la plupart de ces centres, les réfugiés, en passant, laissaient des adresses ou des renseignements sur tel ou tel de leurs amis ou de leur famille. De la sorte, de nombreux dispersés purent se regrouper.

Les dames préposées au Centre de Mortain parcoururent leur registre. Soudain une main s'arrêta sur un nom. Un geste rapide à la voisine. Puis on demanda à Bernard si d'autres membres de sa famille l'accompagnaient, et, dans ce cas, de les prier de venir au Centre. La réponse n'était qu'à moitié rassurante. Bernard, inquiet, sort, puis revient au Centre. Profitant d'un moment d'inattention des dames de service, il saisit le registre et le feuillette avidement. Soudain ses yeux s'arrêtent sur le nom de ses parents, de ses sœurs... et du sien, accompagnés de la mention : " seraient restés sous les décombres ". Que pouvait-il croire de cette information qui le donnait mort alors qu'il était bien vivant ? La même erreur ne valait-elle pas aussi pour ses parents ?

Hélas ! l'espoir demeura sans suite et la triste nouvelle fut confirmée un peu plus tard.

Malades et Cheveux blancs en exode.

On vient de le voir, l'exode pour les bien portants parut souvent comme une longue suite d'angoisses ou de misères. Pour les malades et les vieillards, ce cheminement prit parfois l'allure d'une montée au calvaire. Montée partagée par ceux qui accompagnaient les personnes souffrantes ou âgées.

a) Les malades.

On frémit à la pensée des tourments que purent endurer les sujets atteints de maladies cardiaques. Ces gens à qui toute émotion peut être fatale. On les imagine dans les transes des bombardements, dans la précipitation des courses au fossé ou des traversées de pont comme celui de Gourfaleur, au-dessus duquel tournoyaient les avions. Or, le 9 juillet, au cours de la grande partance, un exilé, cardiaque, arrivé au milieu du pont, sentit le malaise monter. S'asseyant sur le parapet, il dit à sa famille : " Partez, je reste là ". Un avion, là haut, tournait, tournait... Instinctivement, le malade mit la main dans sa poche... la précieuse boite de dragées s'y trouvait ! Il en suce une tout de suite. La crise s'apaise. Il peut continuer son chemin. Mais pour éviter la répétition d'une telle menace, il estime prudent de se délester de quelques kilos de bagages... il sacrifie les boites de conserves...

Dans un autre genre d'affection, un cas également pénible est celui de M. REGNIER qui, fatigué, devait le matin du 6 juin même, passer une radioscopie et qui, le lendemain, partait à pied sur la route de Coutances, alors que le Docteur lui interdisait la marche. Si bien qu'arrivé sur le chemin du Rocreuil, il s'affaisse, ses vertèbres ne le soutenant plus. De plus à Canisy, au moment du bombardement de la gare, il doit, comme tout le monde, se jeter précipitamment à plat ventre. À Saint-Ebremond, heureusement, la famille peut emprunter une brouette pour rouler le malade. Est-ce tellement recommandé pour ce genre d'affection ! Sans doute que non, mais c'est tout de même un soulagement. Le 29 juin, une nouvelle fatigue et le malade tombe sans force. Une remorque permettra par la suite de tirer le malade jusqu'à la Chapelle-En-Juger... secteur qui allait bientôt se révéler comme particulièrement dangereux. On couche dehors, mais le crachin mouille les matelas... de nouveau le patient en soutire. Grâce à une carriole de M. DE CARVILLE dans le fond de laquelle on l'installe, M. REGNIER peut suivre sa famille qui le veille avec inquiétude.

Enfin, le 16 juillet, le casino de Jullouvile, transformé en hôpital, l'accueille. La lésion, malheureusement aggravée par les péripéties du voyage et les secousses des différents moyens de locomotion, empire et vient à bout de sa victime, le 13 août. On imagine volontiers !a peine de ceux qui, après avoir vu leurs biens pulvérisés par les bombes, devaient, au beau milieu de l'exode, dans une commune inconnue, porter un des leurs en terre.

Toute la communauté saint-loise, sans exception, se souvient d'un autre décès, survenu en cours d'exode (à Genêts), celui d'un médecin, qui s'est dévoué jusqu'à l'extrême limite de ses forces pour soigner blessés et mourants, au Hutrel et le long des routes, alors qu'il avait à assurer la sécurité eu le ravitaillement d'une famille comportant treize enfants et un neveu... le Docteur OBLIN.

Il est certain que les terreurs et les fatigues ruinèrent encore plus aisément la santé des personnes âgées, plus fragiles. Ainsi lit-on dans la foule des témoignages qu'une " bonne maman " s'est éteinte le 24 juin et a été inhumée au Mesnil-Herman.

b) les cheveux blancs.

Déjà au milieu de la fournaise, le sort des personnes âgées s'est trouvé particulièrement affligeant. Surtout quand les événements ont provoqué la séparation des membres de la famille comme ce fut le cas de Mlle L. GUILLOT et de sa maman, octogénaire. Épouvantée par le déluge de feu, Mlle GUILLOT, dans une maison de la rue de la Poterie que les secousses ébranlaient, se sauva dans le jardin public, où elle passa une partie de la nuit, " à plat ventre sous l'arbre de Judée, dans les petits arbrisseaux, légers, épars, avec Mickey, le chat, dans les bras ". Puis ce fut la fuite à l'aube... tandis que la maman demeurait dans la cave...

Tant que les gros bombardements durèrent il ne fut pas question d'y retourner. Le quatrième jour (qui est celui de l'accalmie relative), Mlle GUILLOT, revenant d'Agneaux où elle s'était réfugiée, aborda le cœur battant les abords de sa maison. Elle appelle. Une petite voix répond : " Oui, je suis là ; viens vite, ma petite, je vais mourir, j'étouffe ". Elle était, en effet, presque asphyxiée, n'ayant bu, ni mangé depuis trois jours. Il était temps, car les flammes se rapprochaient dangereusement, brûlant même Mlle GUILLOT à la jambe. Il se trouva heureusement une équipe de secours composée de quatre jeunes gens qui sortirent la pauvre femme, la hissant dans un hamac. " Elle sortait d'un gouffre de flammes et de fumée. Ma pauvre maman n'était plus qu'une momie de cire, un véritable macchabée ".

Grâce à une poussette, la maman peut être évacuée. Mais à quel prix ! " Près du passage à niveau (à la place du pont-route actuel), je ne pensais pas pouvoir passer tellement le sentier était étroit (à cause des éboulements)... trois cadavres de femmes dont les intestins sortaient et un trou gigantesque. J'avais peur de renverser maman dans cette profonde cuvette. Arrivée au calvaire d'Agneaux, je n'en pouvais plus... ". Le reste de l'exode ne fut guère plus brillant.

Il est d'autres cas non moins éloquents dans leur tristesse. Par exemple celui de Mme D..., 78 ans, partie de chez elle avec un mauvais rhume et obligée de coucher dans les chemins creux. Les bombardements la traumatisent. On lui fait des piqûres de spartocamphre (à la Canée, commune de Saint-Thomas). L'état de santé baisse : on conseille d'aller chercher un prêtre. On arrive à coucher la pauvre dame dans un lit. Mais quelques jours plus tard, une hémiplégie l'immobilise dans la position allongée. La guerre ne tient nullement compte de cette situation et les obus continuent à pleuvoir dru. Il faut donc repartir, en chargeant la malade sur une voiture, jusqu'à Montpinchon, où les religieuses gardes-malades de Saint-Lô se sont repliées et poursuivent leur inlassable dévouement. Fin juillet, la Libération approche, on se retrouve à Saint-Denis-le-Gast, pour coucher sur du foin, encadré par un camion d'essence et des munitions. On revit les heures de Saint-Lô, au milieu des explosions et des gerbes de flammes. Il faut de nouveau évacuer, cette fois-ci dans des brouettes. Pour aboutir dans une écurie où ruisselait encore le purin et où les poux pullulaient... Et l'exode continua de la sorte jusqu'à la côte...

De toutes les accompagnatrices de personnes âgées, Mlle J. DUVAL eut certainement le plus de peine et le plus de soucis. Le groupe dont elle était chargée comportait, en effet, cinq septuagénaires : la maman, une amie, une locataire, l'oncle et la tante. Ils étaient en bonne santé, sans doute, mais l'âge handicapait notablement les déplacements et surtout limitait les possibilités de mener la vie de Bohême imposée aux sinistrés. Lorsqu'on apprend, à la Petite Suisse, que des " Mongols " sont en vue, tout le monde s'enfuit pour échapper aux possibles exactions d'une soldatesque incontrôlable. Tout le monde, sauf les pauvres gens qui n'ont plus le souffle pour courir et sauter les fossés... Et ceux là restent, sous la garde de Mlle J. DUVAL. et du jeune domestique de la ferme, qui prend la précaution de barrer portes et fenêtres.

Quand il faudra évacuer, au début de juillet, seule la dame la plus âgée (78 ans), bénéficie d'une voiture (il ne restait plus qu'un cheval et une carriole). Les autres septuagénaires feront la route à pied. À pied encore, on entreprendra le grand exode. À Saint-Romphaire, enfin, des voitures auront été réquisitionnées pour les cheveux blancs. À Pontfarcy également. Mais on fait des difficultés à l'accompagnatrice... qui n'a pas le même âge ! Peut-elle moralement et physiquement abandonner ses protégés ? Peut-elle courir le risque d'en être séparée ? Non. Alors elle fouille dans ses poches et en retire un peu de tabac (l'oncle ne fumait pas) et, avec cette matière précieuse, achète la complicité de l'ordonnateur des convois ! Qui aurait pu blâmer le geste quand la règle fondamentale était de sauver le plus grand nombre ?

IX - Ceux qui sont demeurés

Aussi étrange que cela puisse paraître, tout le monde n'a pas quitté Saint-Lô ! Malgré la menace des mitraillettes allemandes et en dépit des chutes de plus en plus massives d'obus, des Saint-Lois se sont accrochés, se sont terrés, attendant la délivrance finale. Au risque de leur vie, ils ont tenu à être là au moment où déboucheraient les Alliés et où se réaliserait le rêve que les Français faisaient depuis quatre ans déjà ! Le nombre n'en est guère élevé, mais leur existence passée dans les transes vaut la peine d'être contée.

1. Au Haras.

La destruction de la sellerie détermina la famille de M. LETHOUAYE à trouver un autre toit. C'est alors qu'elle pensa au lavoir des palefreniers, situé sur le versant Nord, derrière l'écurie du 9, au-dessus de la route d'Isigny. Là, en effet, aboutissait un souterrain protégeant les conduites évacuant les eaux usées des écuries. Les LETHOUAYE disposaient d'ailleurs d'un jardin tout à côté, avec une petite baraque. Un fourneau s'y trouvait aussi, servant à faire bouillir la lessive. Ainsi se reconstitua tant bien que mal une ambiance familiale. Le souterrain, s'engageant à flanc de coteau, offrait une sécurité à toute épreuve : son ouverture tournait le dos à la zone de dévastation. La hauteur, sans doute, ne permettait qu'une station courbée. Mais des bancs aménagés par M. LETHOUAYE recevaient les réfugiés pendant les moments difficiles, quand il devenait trop dangereux de mettre le nez dehors ! Un rideau dissimulait le groupe aux regards indiscrets. Une tranchée creusée à proximité fut bien utilisée de temps en temps, mais se montra nettement inférieure en sécurité. Surtout quand les obus se firent plus pressants dans les premiers jours de juillet.

Comme les autres Saint-Lois, la famille LETHOUAYE reçut l'ordre d'avoir à quitter les lieux. Perspective qui ne la réjouissait guère ! Aussi, madame, d'origine alsacienne, discuta-t-elle fort avec les envoyés allemands... qui abandonnèrent la partie. Jamais plus ils ne revinrent à la charge. Il est vrai que les événements se précipitaient. Le 15 juillet, lors d'un très fort bombardement, la toiture en zinc du lavoir s'envola. Tapies au fond du souterrain les darne et demoiselles LETHOUAYE, attendaient en tremblant la fin d'un déluge nouveau style. Le papa, curieux de comprendre l'évolution de la situation, n'y demeura point et remonta en direction de l'écurie du 9. Or il était visible que le centre de gravité de la bataille se déplaçait vers la route d'Isigny. Par là arrivaient les jets d'obus. La fumée de la popote et le linge étendu sur l'herbe les provoquaient peut-être.

M. LETHOUAYE avait déjà envisagé le repli de son monde sur le " tout à l'égout " du Haras, en cas de danger accru. Le 16, justement, la situation empira soudainement, C'est donc en se précipitant que la petite famille vint prendre possession de ce nouvel abri. L'emballement avait été tel que la plus petite des filles, Madeleine, qui à cause de la chaleur n'avait que son maillot de bain, se retrouva dans une fraîcheur si mordante qu'il fallut lui jeter un manteau sur les épaules. Des soldats s'étaient rendu compte de cette descente précipitée. Ce qui inquiétait M. LETHOUAYE, redoutant que l'un d'eux n'ait l'idée saugrenue de repousser la dalle de fermeture. Il existait bien une deuxième issue, mais les décombres l'obstruaient. Vigilant, le papa faisait donc une petite inspection de temps en temps. Il lui arriva même de sortir pour se rendre compte de l'allure des événements extérieurs. La situation des réfugiés n'aurait d'ailleurs pas pu se prolonger bien longtemps, car l'obscurité, l'humidité (un ruisseau coulait entre leurs pieds) et le manque de nourriture rendaient l'habitat peu agréable. Dès que le bruit des combats se fut apaisé, on sortit de l'égout pour revenir au souterrain du lavoir. C'est là que les Américains trouvèrent les sinistrés. Pour leur éviter d'être dans la zone des combats, ils les évacuèrent sur Sainte-Marguerite-d'Elle, dans une laiterie.

3. Au Flaguet.

L'épopée des réfugiés du Flaguet est en grande partie liée à la tache que M. Marcel MENANT devait accomplir : accueillir le préfet de la Libération, M. HAAG. Voici son propre récit :

" 11 juillet - Vingt-neuf Saint-Lois ont désobéi à l'ordre d'évacuation et n'ont pas voulu quitter leur ville. je m'en rends un peu responsable car, à part deux amis, qui étaient au courant de ma mission, il m'était impossible de dire pourquoi je m'obstinais à rester dans cet endroit. J'apportais une telle conviction à leur dire qu'il n'y avait aucun danger et que nous allions être délivrés à brève échéance que personne ne réalisa le danger que nous allions courir.

" Les choses ne vont pas toutes seules quand nous sommes découverts par les boches, je suis longtemps interrogé par le colonel d'infanterie qui me considère comme otage, responsable d'incidents éventuels. J'ai mis une grande pancarte à la porte (à la hauteur de l'actuelle clinique Saint-Jean), comportant une Croix Rouge et notre qualité, traduite en trois langues. Le colonel ironise et demande pourquoi je n'ai pas traduit également en russe !

" Je serai fréquemment convoqué par la suite, car je m'explique un peu en allemand. Un jour le père LANGLOIS, un vieux mendiant à jambe de bois qui s'est joint à notre groupe est pris de la fantaisie de franchir les lignes et d'aller... soigner les lapins chez Mme CABASSOL, route de Bayeux ! Le soir le père LANGLOIS manque à l'appel et le feldwebel me dit que, s'il ne revient pas, je serai fusillé. Ça devient gai ! Le bonhomme ne reviendra que le lendemain, je l'aperçois qui descend tranquillement l'avenue de sapins et sans se presser sous les rafales d'obus qui hachent les branches au-dessus de sa tête. Je lui crie de se coucher... Il ne veut pas m'entendre... Il nous apprend que les Américains et les Canadiens sont au nombre de 300 dans la ferme CABASSOL, ce qui nous rassure, car les Boches qui tiennent notre position ne sont qu'une cinquantaine.

" Le 15 juillet nous a valu un formidable feu d'artifice et une chaude alerte. J'ai vu une patrouille boche partir à l'attaque ; le dernier du groupe portait des blocs incendiaires ; il a bien voulu me dire qu'ils allaient incendier quelques maisons, route de Bayeux, juste en face (il s'agissait des maisons HÉROUT, CRAYON et voisines).

" La pointe où se trouvent les immeubles BOUDESSEUL et la ferme de la Roque est un " no man's land " où les patrouilles s'accrochent.

Le 17 juillet notre refuge est pris sous le feu violent de l'artillerie, 75 et 150. Le brave FOLLIOT, qui revient de traire les deux dernières vaches de Mme LEGUEDOIS, est déchiqueté par les obus.

Le caporal des transmissions est un Strasbourgeois... il me fait signe le soir... vers 21 h. 15 (l'heure de la B.B.C.). Je me souviendrai longtemps de cette information entendue avec une vive émotion : " Des combats acharnés se livrent sur les hauteurs de Saint-Lô ; le petit village de Martinville a été pris et perdu plusieurs fois ". Mon Fritz a du mal à croire que Martinville se trouve devant nous... 1.500 mètres à vol d'oiseau !

" 21 juillet - Le centre de Saint-Lô doit se trouver aux mains des Alliés, car l'artillerie allemande tire dans cette direction. Plusieurs attaques dans notre direction ont été repoussées.

" 22 juillet - Samedi... Le feldwebel m'appelle pour me dire qu'il veut voir tout le monde rentré de bonne heure. Je parviens à lui faire dire pourquoi. Il est fier de m'annoncer : " Ce soir, Monsieur, nos stukas vont venir ! ". j'ai l'impression qu'il se f... de moi et c'est celle de mes compatriotes à qui j'en fais part. En réalité, à partir de 9 heures, je dois traduire à nouveau l'ordre donné. À 10 h. 55, nouvelle visite du feldwebel qui me donne l'heure " H ". Au même instant, les cinquante Boches, munis de leur pistolet spécial, se mettent à tirer des fusées jaunes qui illuminent leurs positions.

" L'artillerie alliée ouvre aussitôt le tir... Il est juste 11 heures quand une dizaine de stukas foncent dans notre direction et, prenant brusquement de l'altitude, piquent à la verticale, les uns après les autres, pour bombarder les lignes américaines toutes proches. Ils ont dû faire des dégâts, car nous serons une journée sans recevoir d'obus.

" 23 juillet - Les Alliés ont réagi. C'est dimanche. Préparation d'artillerie très soignée. Attaque en règle qui se dirige vers la ville. Je saurai plus tard qu'ils viennent de délivrer M. MUGLER et sa famille dans la tranchée aménagée derrière leur maison. M. MUGLER est un vieux sapeur du Génie et son abri était un modèle du genre. Précaution utile : il a planté à l'Est un drapeau blanc avec l'inscription " Franzoüs ", un autre à l'Ouest porte " French " ! Le brave homme signale notre présence à ses libérateurs, mais ceux-ci craignent une contre-attaque et ils partent précipitamment, promettant de revenir le lendemain pour s'occuper de nous.

" 24 juillet - Depuis plusieurs jours, le " mouchard " survole sans arrêt la route de Saint-Jean. J'ai réussi, par signaux, à faire repérer notre refuge en plein arrosage de 75. J'agite un chiffon blanc quand l' "area " repasse. Il penche deux fois sur l'aile " compris ! ". Et nous nous rendons compte que nos alliés font leur possible pour nous épargner. Les Boches ont dû s'en apercevoir, car ils viennent se rassembler dans la tranchée-abri qu'ils nous avaient fait creuser au pied de notre maison. Il va nous falloir subir encore un terrible barrage d'artillerie qui durera près de 40 heures. Les batteries sont tellement proches que l'on entend le chargement dans les culasses et le bruit des caissons. Nous avons compris que nous sommes dans le dernier îlot de résistance et que tout le reste de Saint-Lô est pris. Une nuée d'avions sillonne le ciel, lâche des bombes un peu partout, notre sort semble lié à celui de ces 50 Boches qui se cramponnent à notre sol... Nous n'avons pas mangé de pain depuis 15 jours. Il ne nous reste plus que des conserves, nous sommes à bout de forces. La pluie d'obus est tellement dense, que nous n'y voyons plus dans l'appartement où nous sommes entassés, intoxiqués par l'épaisse fumée des explosions et l'odeur des cadavres divers... L'attaque se développe alors avec tout l'arsenal d'engins d'accompagnement dont nos Libérateurs ne sont pas avares... torpilles à ailettes, grenades diverses, rien n'y manque, nous n'avons plus d'espoir d'en sortir vivants... la bataille fait rage. Un Boche, atteint d'une rafale, veut s'abriter chez nous. Je le remets dans les bras de son camarade qui le soutient et continue à battre en retraite sans arrêter de tirer. Ils se battent comme des enragés, et, alors que nous nous croyons libérés, nous les voyons revenir !

" 25 juillet - Nous nous rendons compte que l'infanterie, pourtant à 6 contre 1, ne va pas continuer à sacrifier ses effectifs et que nous allons être écrasés autrement. Les Boches l'ont compris aussi et ils ont dû recevoir l'ordre de battre en retraite... d'autant plus qu'il; ont des otages : les 29 derniers Saint-Lois que nous sommes vont être utilisés par eux comme un écran protecteur. Quatre heures du matin, nous montons la route de Saint-Jean, je marche en tête, à côté du mitrailleur, suivi de ma femme, de mes enfants... Les Boches nous encadrent. Ils nous préviennent que la route est minée. Nous nous divisons en petits groupes car les fusants éclatent, nous parvenons au champ de courses sous un violent duel d'artillerie. C'est au galop que nous devons traverser les Ronchettes. Nous voici route de Torigni. La bataille gronde vers la Bascule (devenue place Major Howie). Je voudrais filer tout droit : " Nein ", me dit le Fritz, " Américains à Baudre ".

" J'espère que nous allons nous trouver encerclés. Il n'en sera rien puisque nous pourrons monter jusqu'à la Grange au Lapin où nous réussirons à fausser compagnie à nos indésirables compagnons et filer sur Sainte-Suzanne. Le pont-route est intact, environné d'énormes cratères. Un groupe de Boches en débouche. Le sous-officier me dit qu'il n'y a plus de civils dans toute la région depuis quinze jours et veut bien m'indiquer... qu'il va reprendre Baudre aux Américains...

" Nous serons les derniers civils à franchir le beau pont de Sainte-Suzanne avant qu'il ne saute... le ciel est noir d'avions qui semblent se délester sans arrêt de leurs bombes et partout à la fois. Les arrivées d'obus se font de plus en plus proches. Un immense grondement fait trembler la terre sur des kilomètres. On sent cette fois que ça avance... ".

3. Rue Saint-Georges.

Bon nombre d'habitants du Nord de la ville s'étaient réfugiés dans les fermes proches, depuis celle du Bois-André jusqu'à celles du Mesnil-Rouxelin. Eux aussi furent mis en demeure de vider les lieux, le 8 juillet.

La famille de M. BLAISE s'y prépare, comme les autres, mais au moment du départ, " nous nous apercevons qu'un de nos petits enfants nous manque ; le petit dernier dort paisiblement dans sa voiture et est resté dans le pressoir. Un soldat en a fermé la porte et ne permet plus qu'on y rentre. La maman indignée réclame : " Mon enfant, je veux mon enfant ". Le teuton balance la tête en signe de refus : " Baba, égal, c'est la guerre ". Un autre moins inhumain survient, et, après discussion, se laisse toucher : il ouvre la porte et aide la maman, enfin heureuse, à sortir son bébé, que tout ce bruit n'a pas réveillé ".

À vrai dire, le désir de partir ne hante pas la famille BLAISE et celle-ci arrivée à la hauteur de son domicile, rue Saint-Georges, rentre chez elle, comptant bien y attendre l'arrivée des Américains qu'on ne disait plus très loin.

Mais " la halte fut courte, car vingt-quatre heures plus tard, les Allemands donnent un ordre d'évacuation immédiate. Les habitants de la rue Saint-Georges qui avaient réintégré, doivent sortir sous la menace du revolver, et les cortèges se reforment. Quelques-uns arrivent, en trompant la surveillance, à se faufiler à travers champs et jardins et ils s'y terrent dans un abri... ".

Le journal OUEST-FRANCE a donne quelques précisions sur cet abri situé dans l'école Normale d'Instituteurs : " ...étroit, inconfortable, mais remarquablement édifié. Sous un préau couvert en tôle : une table, une bassine et du beurre rance, un broc. À droite et à gauche : deux entrées d'abris, protégées par des murs épais de plus d'un mètre, solidement étayés , quelques marches à descendre et ce sont deux caves. Dans celle de gauche vivront M. BOULEY, sa femme et deux enfants de sept et trois ans : dans celle de droite, M. BLAISE, sa femme et ses sept enfants. Plus loin dans les anciens frigos, sous la grande cour, deux autres abris sont creusés dans lesquels, après un faux départ pour Baudre vont s'installer Mme POTTIER, paralysée et l'une de ses filles. Joseph POTTIER, Henri POTTIER et sa femme ".

Dans le même temps, deux autres familles réagissaient de façon identique, comme en témoigne ce compte rendu d'activité du Mouvement Libération-Nord :

" ...les femmes et les enfants étaient couchés ; nous avons insisté pour rester, mais il a fallu partir sur la route. Nous ne voulions pas quitter notre pays car nous savions que les Alliés n'étaient pas loin, c'est pourquoi nous avons décidé de nous cacher dans la ville de Saint-Lô et de les attendre pour pouvoir les renseigner sur les points stratégiques et leur indiquer où se tenaient les batteries allemandes d'artillerie que nous avions repérées quand nous allions porter les blessés à l'arrière. La cave où nous étions réfugiés était au 63 de la rue Saint-Georges et d'une superficie de 13 mètres carrés, nous l'avions étayée par crainte de nouveaux éboulements et construit des pare-éclats. Nous nous y sommes installés de notre mieux : Lucien DUROSER, sa femme et ses trois enfants, Maurice TOURGIS, sa femme et ses cinq enfants. Nous avons vécu dans cette cave pendant une douzaine de jours, sous un tir continu d'artillerie ".

On l'imagine facilement, le second souci - la sécurité étant le premier - de ces familles en désobéissance ouverte contre l'occupant demeurait le ravitaillement. Comment ne pas le saisir quand il passait à portée de main ?... " Un jour, où l'un de nous s'était hasardé à sortir dans la rue, il avisa un groupe de soldats allemands emmenant un troupeau de bêtes à cornes ; ceux-ci consentirent à nous laisser une vache. Ainsi, pendant quelques jours, les enfants purent boire du lait frais, car, par ailleurs, il fallait se contenter de pommes de terre cuites à l'eau et d'un peu de beurre salé ".

La longueur des combats engendrait parfois aussi le désespoir : " Les jours passèrent tristement : on était tenté de se décourager. Nous vouions les maisons flamber et s'écrouler. Des hangars remplis de munitions sautaient dans le voisinage, et les éclats arrivaient jusqu'à nous ".

À la date du 15 juillet, le même témoignage poursuit : " Le bruit circula, venant d'un officier polonais, commandant une pièce d'artillerie dans le voisinage, que, le 19, les Allemands se retireraient au Sud de la ville. Qu'y avait-il de fondé ? En tout cas, l'espoir reprit dans les âmes ; on attendit impatiemment la date annoncée ".

Pour MM. DUROSIER et TOURGIS, les événements se gâtèrent le 18 juillet : " Nous avons vu les derniers Allemands ; ils ont demandé à nos femmes où nous étions ; celles-ci répondirent que nous étions toujours prisonniers, mais ils ne voulurent pas le croire et se mirent en devoir de nous chercher, en tirant des coups de revolver, et, finalement, nous trouvèrent cachés dans une cave voisine. Il fallut rentrer dans l'abri sous les menaces et même sous les coups... TOURGIS qui était derrière, qui ne suivait pas assez vite eut droit à un coup de matraque sur les teins.

Le 19 juillet fut encore une journée d'inquiétude, mais aussi d'espoir. En effet, vers seize heures, le groupe de M. BLAISE aperçoit des Allemands " qui, sur le remblai du Champ de Mars, sautaient d'un trou dans l'autre, abandonnaient du terrain et se repliaient vers le blockhaus. Le secteur devenait plus calme ". De leur côté, MM. DUROSIER et TOURGIS prennent contact avec les deux premiers soldats alliés : " Nous étions déjà signalés, car chaque fois que passaient des avions de reconnaissance, nous agitions notre drapeau français. Cette journée là, ils n'avaient pas l'ordre d'aller plus loin qu'où nous étions ".

Vers 22 heures, le groupe de M. BLAISE a encore une émotion : " Nous entendons des bruits de pas dans notre voisinage. Timidement, nous nous aventurons à regarder : c'est un officier allemand qui passe à quelques mètres avec douze soldats et qui descend. Va-t-il entrer ? Nous évitons tout bruit, les cœurs battent bien fort... Ouf ! il n'a rien vu, rien entendu ; il continue son chemin. Quel soulagement !

" Une heure plus tard, à 23 heures, un char américain arrive par la route d'Isigny ; il monte jusque du côté du cimetière, fait demi-tour et redescend. Pas un coup de feu n'a été tiré sur lui. Le reste de la nuit fut relativement calme.

" 20 juillet, au petit jour, profitant de l'accalmie, nous tentons de sortir un instant de l'abri, où nous étions demeurés camouflés. Les tours de Notre-Dame tenaient toujours. Vers l'extrémité de la rue Pré-de-Haut, nous voyons de la fumée sortir d'une cheminée, et ce nous est une indication que d'autres ont fait comme nous et ne sont pas partis ; en effet, nous apprendrons bientôt que quelques bonnes vieilles n'ont jamais quitté leurs demeures.

" Mais voici que, sur le remblai, nous distinguons quelqu'un qui avec des jumelles semble nous repérer. Un coup de feu, et la balle qui siffle passe tout près de nous pour aller se loger dans le mur d'à côté...

" À dix heures, un avion américain vient en reconnaissance et survole notre abri. Nous sortons pour agiter dans sa direction, mouchoirs et linges blancs ; il tourne sur nos têtes et disparaît. Nous a-t-il vus ? "

Certainement, car dans l'après-midi arrivaient cinq soldats alliés, dont un Français engagé dans l'armée américaine. Le rapport DUROSIER-TOURGIS  précise : " M. BRAS, de Saint-Georges-Montcocq et un interprète américain s'appelant CLERENCE qui, très heureux de nous voir, ont pris en photo notre famille. Le cliché pris, nous sommes descendus avec la patrouille, leur faire voir le blockhaus de l'École Normale où il y avait des civils ". C'est alors que se fait la rencontre avec M. BLAISE.

OUEST-FRANCE la rapporte : " TOURGIS crie : " Rentrez-vous vite ". Et une question impérative monte aussitôt : " Y a-t-il des Boches ici ? - Non, il n'y en a pas... ". Et chacun de sortir. Un " Américain " s'avance alors, grand, mince, jumelles sur la poitrine, grenade à la main et baïonnette au canon ; une main s'abat sur l'épaule de BLAISE :

- " Bonjour Guy ! " Suffoqué, l'intéressé balbutie : - " Bonjour, je ne me trompe pas, c'est pourtant bien le garçon du Grand Balcon ".

- " Mais oui, c'est moi ! ".

Et en effet, il reconnaît M. BRAS, un " habitué " qui, depuis deux ans, passait pour faire le marché noir ".

La rencontre se termina à la " française " : " Une bonne vieille bouteille avait été camouflée et soigneusement gardée pour fêter la Libération. Pouvait-il être meilleure occasion d'en faire sauter le bouchon et d'en déguster le contenu ? Nous n'oublierons jamais la Sainte-Marguerite de 1944. Nos amis repartent et promettent de venir nous chercher le lendemain ".

Oui mais... ajoutent MM. DUROSIER et TouRG1S : " En revenant, nous fûmes repérés par l'artillerie allemande et nous dûmes rester cachés dans une venelle pendant un quart d'heure.

" La patrouille finie, le chef nous demanda d'exécuter deux missions : abattre un sapin qui servait de repère à l'artillerie allemande pour la route de Carentan, ensuite aller voir s'il y avait encore des Allemands à la ferme de M. COQUOIN, aux Carrières, ce qui nous met environ à 300 mètres du Boulevard du Nord où étaient les troupes allemandes. Le 21, nous avons vu quelques soldats américains en patrouille, mais ils n'avaient pas l'ordre de descendre dans la ville de Saint-Lô ".

À partir de ce jour, la situation s'améliore progressivement pour les réfractaires de l'évacuation, tout en connaissant encore des moments dangereux : " Une nouvelle patrouille se présente à notre abri : elle nous apporte du vin. L'artillerie allemande tire sans arrêt. Trois pièces arrosent d'obus le secteur contenu entre la route d'Isigny et celle de Carentan. Les éclatements se font à proximité, et la fumée âcre nous suffoque ".

Le 22 juillet, il ne sera pas question cette année de fêter la Madeleine ! Les pétards sont devenus vraiment trop dangereux ! Une patrouille américaine redescend de Saint-Georges, prend au passage MM. DUROSIER et TOURGIS qui vont la guider dans les ruines de la cité jusqu'à l'église Notre-Dame. De nouveau, le quotidien local mérite d'être ouvert pour avoir le détail de la visite : " Dix-sept heures ! Cinq Allemands sont dans la nef. La lutte est rapide et tous les cinq sont faits prisonniers. Un coup d'œil sur ce qui fut une ville permet de mesurer l'étendue du désastre. Pourtant dans Notre-Dame, transformée en poste de repérage, la tour du Nord, seule est tombée et encore dans l'état où nous voyons actuellement sa sœur du Sud. Cette dernière est intacte et des fils téléphoniques en descendent. On les coupe, mais c'est trop tard ; un sixième Boche, resté au sommet, a déjà transmis son message... un 280 de plein fouet frappe la tour Nord qui finit de s'écrouler au moment même où les Américains montent dans la tour Sud. Ils restent là, un quart d'heure durant, aveuglés par la poussière, pensant leur dernière heure venue, s'imaginant bien près de retrouver " Fritz " qui, s'étant lancé de là-haut, s'est broyé les os. Pourtant non. À dix-huit heures, ils pourront repartir, leur mission accomplie, alors que les Boches sont encore au Blockhaus du Champ de Mars et à la ferme des Ifs ".

Le clocher Sud de Notre-Dame devait, à son tour, être la cible de l'artillerie allemande et tomber vers une heure trente, dans la nuit du 22 au 23. C'est la découverte que font les membres de la famille BLAISE en se réveillant : " Dès le matin, nous constatons qu'une des tours de Notre-Dame est effondrée, sans doute sous les chocs répétés des projectiles de gros calibre... Nous n'avons pas entendu le bruit de sa chute.

Mais voici que tout près de nous, un obus éclate à dix mètres, nous blessant légèrement, alors que le mal aurait pu être si grave. Nous continuons à être bien protégés ".

4. Au carrefour de la Roquette.

Un autre groupe de Saint-Lois s'est cramponné à son sol, cinq personnes âgées qui, après le bombardement de 20 heures, étaient venues demander asile à Mme PAIN. Les faits ont été publiés, peu après la Libération dans OUEST-FRANCE : " Et là, au carrefour de la Roquette, près des lavoirs, dans cette unique pièce, près d'un grabataire (M. PAIN, paralysé) elles vont vivre trois semaines, dormant sur une chaise, autour de la table, se levant au petit jour pour défouir des pommes de terre - leur invariable menu - n'allumant pas de feu de peur d'être repérées, buvant de l'eau de la Dollée... sous l'averse incessante des balles et des obus... ". Puis " quatre hommes, en armes, arrivent par l'escalier extérieur qui donne sur l'entresol ; ils frappent dans la porte... Des Boçhes ?... Mme PAIN monte et ouvre ; un des soldats, surpris de cette incroyable présence en un lieu qu'ils soupçonnent être un nid d'espions, la bouscule et lève sa baïonnette... Elle tombe à genoux, en larmes, et implore pitié... puis elle réalise : c'est un Américain ! Elle se relève alors devant l'indécis, l'empoigne par le bras, l'emmène de force vers la cuisine où quatre autres vieillards en prière n'attendent plus que la mort. Les soldats comprennent, leur cœur se serre, l'admirable courage de ces vieux éclate à leurs veux ébahis et ils partent bien vite pour aussitôt revenir les bras chargés de conserves et de pain blanc ! ".

5. Dans le cimetière.

Aussi étrange que cela puisse paraître, le cimetière aida aussi quelques Saint-Lois à éviter, momentanément tout au moins, le départ forcé : " Ils étaient sept qui, dès les bombardements, se réfugièrent dans la venelle des Pénitents : Urbain LEFÉVRE, le gardien du cimetière, sa femme et sa fille, Mlle ANNE, de Martainville, sa mère et sa nièce ; enfin une Bretonne, Mlle PETITJEAN. Comme tant d'autres, ils cherchèrent une cachette pour le linge et bientôt une idée leur vient : s'entasser dans le caveau provisoire du cimetière. Cette idée devait bientôt en engendrer une autre. Pourquoi, au fait, ne vivraient-ils pas eux-mêmes dans l'empire des morts ?

" Sitôt dit, sitôt fait, et les voilà dressant leur dortoir dans un caveau de famille, celui de la famille BLANCHET, abri remarquable, bien situé, près de la maison du garde du cimetière, ce qui donnait jusqu'aux possibilités de cuisine ". Mais " au hasard d'une sortie, Urbain se fit repérer par un P.P.F.. C'en était fait de la petite colonie que la Feldgendarmerie vint cerner presque aussitôt, poursuivant son inquisition dans tous les autres caveaux de la nécropole. Les LEFÈVRE s'exilèrent donc, tandis que les Boches, qui avaient apprécié cette astuce d'envergure, installaient dans ce même caveau un central téléphonique... ".

Les expulsés n'allèrent pas très loin : dès Saint-Samson, ils rencontraient l'armée américaine, ce qui les incita à rebrousser chemin.

X - Le Retour

La plupart des Saint-Lois en exil, dès que la libération de leur secteur fut réalisée, s'inquiétèrent de savoir comment ils pourraient rentrer chez eux. Surtout ceux oui avaient laissé une demeure encore debout et qui, très souvent ignoraient le sort qu'elle avait subi par la suite -. Revenir, reprendre contact avec le sol qui les avait portés pendant des années, tel paraissait le vœu le plus cher de tous ceux qui, sentant la paix renaître, avaient encore assez d'énergie pour surmonter l'affreuse réalité.

Il n'y a certainement pas, dans l'histoire de l'exode des Saint-Lois et de leur retour, d'exemple plus saisissant que le rapide demi-tour exécuté par le 'trésorier Paveur Général et ses fidèles commis, suivis de M. LE BRETON, Président du Tribunal Civil. En effet, ils cheminaient encore dans la nuit du 28 au 29 juillet, en direction de Notre-Dame-de-Cenilly, pour y trouver un gîte secourable, et cela dans des conditions plus que pénibles :

" Rencontre de patrouilles allemandes, puis de formations d'attaque. Nous marchons en file indienne et la fatigue nous prend ".

Mais voici qu'ils rencontrent les premiers soldats alliés à pied : " Ce sont des gens de Louisiane, parlant français avec l'accent sarthois. Premiers éléments motorisés américains ; cessent le feu pour nous laisser passer. Morts nombreux sur la route... ". À minuit, arrivée à Saint-Martin-de-Cenilly où l'on arrose la Libération, mais : " Combats à deux heures du matin, nous redevenons allemands. Des morts et des fusillades dans la cour de la ferme... ". Heureusement, le lendemain, à Notre-Dame-de-Cenilly, la troisième division américaine est là. Et, à dix-sept heures, on repart pour Canisy où l'on retrouve le Secrétaire Général.

Le surlendemain, dimanche 30 juillet, après avoir pris contact avec deux officiers français, dont le colonel RÉMY, on établissait l'inventaire des fonds publics et on évoquait la nécessité d'établir une garde sur les précieuses ruines de la Banque de France de Saint-Lô. La Trésorerie, qui n'avait pas failli un seul moment, continuait.

Un autre retour presque immédiat fut celui du Commissariat de Police, qui n'avait pas quitté Lengronne. Le commissaire PÉRON le décida le lendemain même de l'arrivée des troupes américaines avec ses inspecteurs LEMOIGNE et REGNIER. Très vite ils rencontreront M. LAVALLEY et avec lui, contribueront au redémarrage administratif de la " Capitale des Ruines ".

Quelquefois le voyage du retour comporta pour les " revenants " des émotions - qui sans valoir celles de l'aller - demeurèrent gravées dans le souvenir des intéressés. C'est ainsi que rentrant de Lingreville, dans un camion de marchand de légumes, deux familles sentirent soudain leur véhicule s'arrêter pile. Que s'était-il passé ? Tout tan convoi de camions américains passait en sens inverse. L'un d'eux portait un canon. Au moment même où les deux véhicules se croisaient, le canon se détacha, et chut sur la route. Si le conducteur des réfugiés n'avait pas pu freiner rapidement, c'était une nouvelle catastrophe.

Quel spectacle attendait les Saint-Lois de retour ? Mme CRÉPIN le décrit ainsi : " Quelle émotion lorsqu'en arrivant en haut de la côte d'Agneaux, nous découvrons le panorama dantesque. Les flèches de Notre-Dame dominant toute la ville transformée en un gigantesque tas de ruines. Je ne pus retenir mes larmes... Nous traversions des amas de pierres où se tenaient encore des pans de murs. Les rues avaient été déblayées pour permettre la traversée de Saint-Lô aux troupes américaines. Nous voulions d'abord revoir notre maison. La rue de l'Yser, bien sûr, est restée sous ses décombres et nous devons franchir des tas pour pouvoir avancer à pied. Quelques pans de murs étaient encore debout attenant à la maison de M. HABERT, l'autre partie était transformée en une sorte de cratère béant rempli d'eau et dans lequel nous apercevions les restes de notre mobilier. Le sol est jonché de vaisselle cassée, et le jardin transformé en un chantier couvert de débris de routes sortes. De ce capharnaüm, un timide miaulement se fait entendre... C'est notre minette qui a reconnu nos voix. Elle a survécu à la tourmente et c'est maladroitement, comme un petit animal sauvage qu'elle vient vers nous.

" Nous continuons notre pélerinage à travers les rues, pleines de poussière et où coulent, par endroits, de petits ruisseaux. Nous ne rencontrons absolument personne depuis ce qui fut la place des Alluvions jusqu'au Neufbourg. Seuls, les camions américains, en files plus ou moins importantes, traversaient ce qui fut Saint-Lô. Pour eux la guerre continue. Ils me lancent des bonbons et des chocolats : ils ont l'air de compatir à notre détresse... ".

À la fin de juillet, Mme DESCHAMPS, à son tour, fit une rapide incursion dans Saint-Lô, pour revoir sa maison. La chose paraissait relever de la divination tellement tout était bouleversé. Finalement, son garçon reconnut les grilles. C'était donc là ! La terre avait la couleur de l'argile, ou plutôt celle du sang... Une quinzaine plus tard, alors qu'on recueillait les restes des écrasés de la Prison, les rares curieux qui s'approchaient pouvaient déchiffrer une mince inscription sur un mur, celle d'un jeune parisien qui avait vécu là ses derniers moments avant d'être fusillé : " Adieu ma mère, sois fière de ton fils, je meurs pour la France ".

L'émotion éprouvée par M. AURIAC et son ami POUCHIN, au cours de leur traversée de la ville vaut la peine d'être rapportée dans son intégralité : " Nous arrivâmes à Saint-Lô, en fin de matinée... Le spectacle était désolant. Pas une âme qui vive en ville. Nous étions absolument seuls dans un désert de ruines. Même les corneilles qui fréquentaient habituellement les tours de la cathédrale, avaient abandonné les lieux.

" La ville ressemblait à une immense carrière de schiste. Pas un seul foyer n'était intact. Seules les cheminées encore dressées vers le ciel, rappelaient qu'ici et là, des êtres avaient vécu, aimé, pleuré, souffert et agonisé. Il semblait que ces cheminées étaient devenues d'immenses bras de pierre levés vers le ciel en un geste d'imploration. Et sur tout cela, régnait un soleil magnifique, comme une ironie à la misère des hommes. Nous étions accablés par la chaleur et aussi par la douleur dans laquelle nous étions plongés devant le spectacle d'un tel désastre. Tout ce par quoi nous tenions à la vie était là à nos pieds, pétrifié dans des ruines qui ne pouvaient plus que nous restituer des souvenirs.

Nous étions là, deux pauvres hommes, ne possédant plus que ce qu'ils avaient sur le dos, mais tout de même vivants, jeunes, intacts physiquement et reprenant, malgré tout l'espoir qui les avait un moment abandonnés.

" Notre première visite fut pour la cathédrale Notre-Dame qui était en bien triste état et nous fûmes frappés par l'aspect du grand Christ 1 qui, situé à l'entrée du chœur, avait échappé à la destruction. Ce crucifié, dominant la nef béante et le quartier de l'Enclos détruit, semblait répandre sa miséricorde sur la Cité martyrisée. lamais symbole de sacrifice ne m'apparut plus éloquent, en ce jour où nos cœurs étaient chargés de deuil.

" Puis ce fut un pélerinage dans ce quartier de l'Enclos qui, jadis, abrita nos jeux d'enfants, les heures de doute et d'espoir de notre adolescence, nos peines et nos joies, nos amitiés pour des concitoyens avec lesquels nous entretenions de sincères et cordiales relations de voisinage. C'était bien la fin d'une époque, mais aussi l'occasion d'une renaissance.

" Le seul signe de vie qui se manifesta à nous, au cours de cette triste matinée, fut la présence d'un avion qui passait très haut dans le ciel vide, et dont le ronronnement régulier nous rappela que des hommes continuaient à lutter et à mourir pour la libération d'autres cités.

" Mon camarade se rendit sur l'emplacement de ce qui avait été jadis, l'immeuble dans lequel il vivait, à l'entrée de la rue Henri Amiard, mais il n'y avait là qu'un tas de pierres calcinées et pulvérisées auquel seuls certains souvenirs pouvaient donner une signification.

" Nous ne nous attardâmes pas davantage et, à mon tour, me rendis rue de la Paille, où nous habitions, ma famille et moi.

" Là nous attendait le même spectacle, désert de pierres, amoncellement de gravats et odeur de cadavre. Notre maison n'était plus qu'un cône de schiste, et cependant, en explorant ce terrain désolant, je récupérai une fourchette d'un service de table et un ravier d'un service à hors-d'œuvre, qui m'avaient été offerts, en janvier 1943, par une amie et des collègues de bureau à l'occasion de mon mariage.

" Également je retrouvai, intact, un pot à fleurs, en terre cuite, qui, habituellement, était placé sur une petite fenêtre de l'escalier qui menait au premier étage et dont il ne restait aucun vestige.

" Par quel phénomène ces trois objets étaient-ils encore intacts, alors que tout était saccagé et qu'il ne restait aucun indice que, là, avait vécu une famille ? C'est le cœur serré que nous quittâmes le quartier de l'Enclos.

Et ce fut la visite au cimetière.

" Là aussi nous attendait un spectacle de désolation. Tout était bouleversé : tombes ouvertes, monuments funéraires anéantis ou mutilés, arbres déchiquetés. Il fallait enjamber continuellement des débris de toutes sortes, pierres tombales, branches, matériel militaire hors d'usage, grenades non éclatées. Tout indiquait que de durs combats s'étaient déroulés dans le cimetière et beaucoup de caveaux avaient été ouverts et organisés en tranchées défensives.

" Je me souviens du spectacle macabre que nous eûmes soudain sous les yeux, en parcourant l'allée Nord du cimetière, lorsque nous trouvâmes, sur notre passage, le cadavre d'un soldat allemand en état de décomposition et par la bouche duquel entrait une mouche qui ressortit par une oreille.

" Certaines tombes n'existaient plus et il faut croire que l'homme perd complètement la raison, lorsqu'il est en guerre puisque, non seulement il tue les vivants, mais encore les morts. S'il nous eût fallu une preuve supplémentaire de l'absurdité des guerres, c'est là qu'il nous aurait été donné de la trouver... ".

Après ces quelques visites furtives, les premiers Saint-Lois s'accrochant aux immeubles les moins abîmés, allaient, autour de Georges LAVALLEY et de ses amis, entreprendre la résurrection de la Cité. Mais cela est une autre histoire, comme eût dit Rudyard Kipling. Elle a été déjà magnifiquement contée par M. LEFRANÇOIS : " Quand Saint-Lô voulait renaître ".

XI - Fallait-il ?

De bonne heure la question s'est posée : " Fallait-il détruire Saint-Lô pour réussir le Débarquement ? Fallait-il écraser tant de si gentilles petites villes de Basse-Normandie pour percer les défenses allemandes et les envelopper en vue d'une ultime reddition ?

Questions délicates qui ne méritent que des réponses prudentes. Car enfin, le jugement porté vingt-cinq ans plus tard tient compte, obligatoirement, de la suite des opérations. Pour se couvrir d'une objectivité totale, il faut tourner la carte à l'envers et se mettre à la place de l'État-Major allié, face au continent où il s'agissait de s'accrocher. et de chasser l'ennemi.

La stratégie nouvelle, reposant sur l'emploi massif des engins motorisés, réclame des mouvements prompts. Soit pour foncer à travers le dispositif adverse ; soit pour porter secours à un point particulièrement menacé. Pour ce faire, il est nécessaire d'avoir de vastes espaces plais comme en Pologne ou en Russie. Ou alors de disposer de bonnes voies de pénétration, comme en Italie ou en France. Il n'y a maintenant plus aucun doute : les forces stratégiques alliées ont surtout cherché à bloquer le réseau routier aux approches du littoral afin d'empêcher l'arrivée rapide des renforts allemands. L'amas de ruines aux principaux carrefours devaient constituer des bouchons qui, pour un temps au moins, ralentiraient la montée en ligne des blindés venus du Sud.

On ne saurait, en effet, retenir l'autre hypothèse, considérant Saint-Lô comme un lieu de concentration des forces militaires allemandes : celles-ci n'ont jamais été importantes pendant l'occupation. Les renseignements fournis par les résistants à ce sujet étaient suffisamment explicites pour qu'il n'y ait pas de doute. D'ailleurs, on l'a vu, dans la nuit du 5 au 6 juin, la plupart des militaires quittaient la ville. La destruction d'une possible concentration allemande aurait d'abord affecté la caserne... or celle-ci fait partie des bâtiments les moins sinistrés. D'une façon générale, le nombre de soldats allemands tués au cours des bombardements ne correspond pas à la somme des moyens mis en jeu pour obtenir ce résultat.

La confirmation de cet état de chose est apportée par le Major allemand Friedrich HAYN - alors Commandant du 84e Corps d'Armée -, lui-même, en résidence à Saint-Lô :

" Notre poste de Commandement se trouvait dans une petite villa, à la sortie Nord de la ville, juste avant le virage... Nous déménageâmes vers un bunker situé dans le jardin. Dans la maison, seules quelques grandes vitres volèrent en éclats sous la pression de l'air. Cela me semble, en 1944, être un petit miracle que notre P.C. ne soit pas connu de l'ennemi, bien que, contre mon conseil, il soit resté des années dans la même maison !

" Puis le 9 juin. nous nous transportâmes sur la rive Ouest de la Vire, dans le séminaire d'Agneaux. La raison n'en était pas le bombardement mais :

1) des pièces plus vastes se trouvaient dans l'abri profond du bâtiment (qui était si humide que nous l'appelions la grotte aux stalactites) ;

2) le changement de rive en prévision d'une avance éventuelle des chars venant d'Isigny.

" Les corps de troupes et les officiers franchirent la Vire tout près de la gare le 9 juin, sur une passerelle, à quatorze heures, en plein jour et par un soleil aveuglant. Les véhicules utilisèrent, durant la nuit, le pont de Vire remis en état.

" Nous restâmes là jusqu'au 20 juin ; puis la situation sur le front nous obligea à un transfert derrière la partie moyenne du front pour être plus près des unités combattantes et pour abréger les circuits d'information. Les pertes jusque là étaient pour ainsi dire nulles ".

Il faut donc revenir à la seule explication valable du bombardement transformant la ville en une gigantesque barricade, s'opposant au passage des troupes allemandes manœuvrant. Quelle en fut l'efficacité ?

Le Major Friedrich HAYN, consulté, apporte encore ici un témoignage précieux. Le voici " in extenso " :

" Il faut réfuter le fait que les décombres accumulés dans les nœuds routiers aient dérangé, de façon déterminante, le trafic et le ravitaillement de la Wehrmacht. Naturellement elles l'ont gêné. Mais le point décisif fut que la supériorité aérienne absolue des alliés :

a) obligea le trafic à s'effectuer pendant la nuit ;

b) causa de lourdes pertes et arrêta la concentration des troupes et le ravitaillement quand ces mouvements devaient s'effectuer de jour.

" Même le pont de Vire, à proximité de la gare, était remis en état dès le premier soir, de façon à être utilisé en sens unique. Les Alliés n'étaient pas sans savoir que l'engagement de notre flotte aérienne dans les combats conne le Communisme en Russie et la défense de notre territoire national était si fort et l'affaiblissait tant qu'elle ne pouvait obtenir rien de décisif dans la zone du Débarquement (Invasionraum). De simples combats aériens, au cas où ils auraient été indispensables, auraient été la solution du problème. La manière commode de bouleverser tout simplement des espaces habités intacts, pour les jeter à la rue, sans égards pour la population, était une expérience nouvelle. Qu'à côté des civils, le bel aspect caractéristique et historique des villes de Normandie soit à jamais détruit, cela ne vient absolument pas à l'esprit des Américains.

Si nous comparons les victimes humaines et culturelles à Saint-Lô, Périers, Valognes et Tessy-sur-Vire, au gain tactique et stratégique réel, nous devons dire que du point de vue allemand, elles ont été indubitablement trop nombreuses. Plusieurs fois, il nous fallut, pour cette raison, protéger les aviateurs ennemis abattus de la colère de la population locale !

" Je sais très bien que mon jugement vous sera pénible. Il me faut, malgré tout le donner ".

Un professeur américain, James A. HUSTON - qui passa par Saint-Lô - apporte un avis identique à celui du Major HAYN sur la question :

" Le bombardement n'empêcha pas de puissantes forces allemandes de se porter au-devant de l'invasion et de s'y opposer haie par haie, à travers la Normandie. Il n'empêcha pas la division d'élite LEHR de se mettre en mouvement pour une brutale contre-attaque contre les 29e et 35e divisions qui se battaient en direction de Saint-Lô pendant la nuit du 11 juillet. C'est à peine si on peut considérer que le bombardement a rendu l'attaque d'infanterie plus rapide ou plus aisée.

Selon les prévisions alliées, le 5e Corps devait s'emparer de Saint-Lô le jour J + 9, c'est-à-dire le 15 juin, mais l'infanterie des 134e et 115e ne put y entrer en combattant que le 18 juillet, c'est-à-dire le jour J + 42.

" Comme on a pu s'en rendre compte à Cassino et à Caen les ruines sont tout aussi commodes à défendre que les édifices entiers et le bombardement aérien sans discrimination d'une ville, fait bien peu ou ne fait rien pour aider l'avance sur le sol ".

J. A. HUSTON envisage l'isolement du front d'une toute autre façon : " (les forces aériennes) eussent pu envoyer des bombardiers en piqué pour détruite les ponts et semer des chaînes de cratères sur les routes aux endroits où celles-ci se transforment en étroit défilés entre les haies et les champs élevés ". À lire ces lignes, on se met à penser au " travail bien fait " exécuté dans la journée du 6 juin, au relais électrique d'Agneaux et à la gare...

Le même auteur américain va même plus loin : " Dans son rapport officiel, le Général EISENHOWER rendit hommage au succès des forces aériennes qui avaient isolé le champ de bataille, avant le jour J. Mais il s'étendit avec emphase sur les ponts détruits le long de la Seine et non sur les villes détruites aux jonctions de routes ".

Oui, il y a beaucoup de discrétion dans les rapports, de quelque nature qu'ils soient, sur ces carnages de villes ou de bourgades. En vain, tourne-t-on les pages du troisième tome d'un ouvrage pourtant spécialisé : " The Army Air Forces in World War II ", pour y découvrir des renseignements militaires précis sur l'anéantissement du chef-lieu de la Manche. Par contre, on en trouve assez sur le fameux " bombing carpet " de la Chapelle-Enjuger, qui cloua au sol les troupes de Bayerlein dans un rectangle de 7 kilomètres de long sur 4 de large. Il est vrai qu'une opération de ce genre, qui démantelait la Panzer LEHR justifiait l'intervention massive de l'aviation. Sans pour autant oublier les victimes civiles - pour ne parler que de celles-là - on porte un jugement moins amer sur une semblable opération, typiquement militaire.

De leur côté, les sinistrés, au cours de leur séjour dans les fermes voisines, ont essayé de comprendre et d'évaluer l'intérêt du sacrifice colossal qui venait de leur être imposé. Ils virent effectivement camions et forces blindées obligés de s'engager dans ces multiples chemins qui ceinturent Saint-Lô. L'allongement par rapport au carrefour routier n'en était pas considérable et ne se traduisait pas en journées de transport, certainement. Par contre, l'étroitesse de ces chemins ainsi que leur allure sinueuse pouvaient constituer des difficultés supplémentaires qui rendaient plus aisée la tâche des aviateurs alliés chargés de les repérer et de les exécuter. Inversement, les feuillages épais de ces cavées formaient le camouflage le plus naturel que l'on puisse désirer...

En fait, le retard imposé par le " bouchon " saint-lois ne doit pas être considéré en lui-même. Mais comme un des éléments d'une longue suite dans laquelle entrent Carentan, Coutances, Vire, Valognes, Montebourg, Avranches... Le succès du Débarquement réside pour une part dans la somme algébrique des heures perdues de tous côtés par la Wehrmacht.

Dans cette somme il ne faut pas oublier la surveillance implacable des voies de communication et l'obligation pour les convois de circuler nuitamment. Or en juin, les nuits sont fort courtes et les jours très longs... L'autre raison fondamentale du retard dans l'arrivée des renforts reste le harcèlement des maquis du Centre et du Sud-Ouest de la France, qui à leurs dépens bien souvent, contribuèrent à sauver la vie des soldats débarqués sur les plages normandes.

Mais les raisons de la guerre ne sont pas celles du cœur, et il se manifesta parfois quelques réactions assez vives. Un brave homme de Saint-Georges alla même jusqu'à s'emparer d'un fusil de chasse pour en menacer un officier américain. Le geste s'arrêta là. L'officier ne réagit pas : il comprenait la révolte d'un père devant la mort de son fils. Bientôt un dialogue s'établissait entre les deux hommes.

C'est là une exception. La plupart du temps, en plein exode, à portée des combats qui se poursuivent derrière les haies, malgré la mort qui peut fondre du ciel, lorsque sont annoncés les premiers G.I., tout le monde se précipite à leur devant pour les saluer, les fêter, célébrer avec eux la liberté retrouvée. La Liberté ! Comme si tout d'un coup, la somme de misères endurées depuis deux mois disparaissait à la vision d'un bien, perdu depuis quatre ans, et soudainement retrouvé au détour d'un chemin creux.

Si l'on excepte les malheureuses familles qui avaient laissé un ou plusieurs des leurs sous les décombres ou carbonisés dans les caves, la grande majorité de cette foule de ruinés - au sens fort du terme - se réjouissait de sortir du cauchemar saine et sauve. Avoir conservé ses membres et sa santé paraissait le plus grand des bonheurs, au moment où la Liberté renaissait sur notre sol.

À cause de cela et malgré l'immense gaspillage de vies humaines et de biens, les Saint-Lois gardent, maintenant que leur cité revit. un sentiment de reconnaissance à l'égard des enfants du Nouveau Monde qui sont venus, eux aussi, souffrir et mourir à des milliers de kilomètres de chez eux pour que l'Ancien Continent renaisse à l'Espoir.

Rien ne résume mieux ce sentiment que le mot de M. BAUDRY père, contemplant les ruines d'une petite maison dont il escomptait retirer quelque revenu pour assurer une petite retraite : " C'est pour le bien de la FRANCE "...

" Un jour viendra où des maisons groupées par un urbaniste ingénieux meubleront le cadre saint -lois aujourd'hui effacé aux regards, et dissiperont à la faveur d'avenues plantées d'arbres et enrichies de trottoirs spacieux, les dernières ombres des vieilles ruelles sacrifiées à la guerre.

" Cet urbaniste.. ne pourra rien, même s'il est implacable, contre le cours de la Vire qui traverse ma ville, contre son rocher, qui a défié la guerre, ses carrefours qui étaient à leurs places, et surtout ses tombeaux, où les morts, fidèles à leur ville natale, ont choisi de connaître la paix ".

ROGER-FERDINAND