Chapitre premier

Trois heures trente du matin. Dans la nuit profonde de ce 16 avril 1942, le train Maastricht-Cherbourg vient de traverser la gare de Mézidon et s'engage sur la longue ligne droite qui mène vers Caen. Donnant toute sa puissance, la locomotive fonce à plus de 90 km heure, tirant derrière elle dix wagons bondés de soldats de la Wehrmacht revenant de permission. Les hommes somnolent paisiblement, bercés par le rythme régulier des bogies.

Ouézy, Cesny-aux-Vignes... Airan ! Brusquement la lourde machine à vapeur vacille, quitte la voie, laboure furieusement le ballast sur près de 60 mètres avant de s'immobiliser, entraînant dans sa course folle le tender et les premiers wagons qui se télescopent dans un fracas épouvantable.

Le choc est terrible, le bruit hallucinant. Puis le silence retombe brutalement sur la campagne normande, bientôt rompu par des cris et des gémissements. Des hommes sortent en titubant des voitures, les yeux hagards. Des corps gisent sur le talus ; des blessés râlent. Le premier moment de stupeur passé, les secours s'organisent à la lueur des lampes.

Alerté à 3 h 55, le chef de gare de Moult-Argences, avertit immédiatement la gendarmerie de la commune, distante de quelques kilomètres seulement de l'endroit du déraillement. La brigade est rapidement à pied d'œuvre pour aider les soldats allemands à dégager les victimes.

Au commissariat central de Caen comme à la préfecture, le téléphone sonne en pleine nuit. Les autorités administratives et policières du département, brutalement tirées de leur sommeil, s'habillent à la hâte et gagnent sans retard le lieu du drame.

A l'hôpital de l'avenue Clémenceau, occupé par l'armée allemande, c'est le branle-bas de combat ; des ordres gutturaux résonnent dans les couloirs et les escaliers. Grands bruits de bottes et de moteurs. Les ambulances partent en trombe.

Alors que le jour commence à poindre, la voiture du préfet Henri Graux traverse à vive allure la bourgade d'Airan. Les habitants sont sur le pas de leurs portes, mornes et soucieux.

L'aube se lève. Au point kilométrique 222 + 0,25, règne une agitation intense. Au milieu des brancardiers qui achèvent d'évacuer les blessés en direction de Caen et des équipes de traction de la SNCF venues déblayer la voie, la police s'affaire. Le commissaire central Courtin et le commissaire aux renseignements généraux Radiguet, le visage grave, s'entretiennent avec le capitaine Hübner, commandant de la Geheimefeldpolizei. Le parquet a immédiatement envoyé sur place le juge d'instruction Jacobsen. Dès son arrivée, le préfet, flanqué du directeur départemental de la santé, s'informe auprès du docteur Mayer, adjoint du Feldkommandant et lui offre l'aide des services sanitaires français.

Dans les premières lueurs du jour, on perçoit maintenant l'étendue des dégâts. La locomotive, son tender et le premier wagon sont couchés à flanc de talus. Le mécanicien et le chauffeur, deux cheminots du dépôt de Caen, n'ont été que légèrement blessés. Les deux wagons suivants, à caisse en bois, ont été littéralement pulvérisés. De leurs débris ont déjà été retirés une vingtaine de cadavres et autant de blessés graves. Quelques corps n'ont pas encore été évacués. Le quatrième wagon est complètement renversé, tête en bas ; l'avant du cinquième enjambe le déblai. La seconde partie du convoi a beaucoup moins souffert. La sixième et la septième voiture n'ont que très légèrement déraillé. Les trois dernières sont restées sur la voie.

Les premières conclusions de l'enquête sont parfaitement évidentes : c'est un sabotage ! Un rail, long de 18 mètres et pesant 900 kilos, a été ripé d'une vingtaine de centimètres vers l'intérieur ; tous les tire-fond, dévissés, sont restés là, pêle-mêle, sur le ballast ; les éclisses reliant le rail aux autres, ont été déboulonnées. Malgré des recherches minutieuses aux alentours de la voie et dans les prés environnants, aucun outil n'a été découvert, pas plus que le moindre indice concernant les saboteurs.

L'affaire est particulièrement grave. La réaction allemande peut être terrible. Aussi tous les moyens doivent-ils être mis en œuvre pour retrouver les coupables au plus tôt. Les meilleurs limiers de la troisième brigade de police judiciaire de Rouen, dirigés par le commissaire Dargent, sont attendus d'un moment à l'autre. Paris a immédiatement été mis au courant des faits. Le commissaire divisionnaire Delgay, chef de la première brigade de la PJ, accompagné par plusieurs de ses hommes, s'apprête à quitter le Quai des Orfèvres pour le Calvados afin de prendre en main la direction des opérations.

En milieu d'après-midi, ce dernier arrive à la gendarmerie d'Argences où l'attendent ses collègues. Au même moment, le préfet Graux, qui vient d'être convoqué d'urgence, pénètre dans l'Hôtel Malberbe à Caen, siège de la Feldkommandantur 723.

Face à lui, le lieutenant-colonel Elster. Un homme déjà âgé, les cheveux en brosse, presque blancs ; les traits du visage sont énergiques, le menton volontaire, les yeux bleus très clairs et durs ; Autrichien de naissance, il a servi autrefois sous l'empereur François-Joseph. Depuis 1940, il exerce la responsabilité de Feldkommandant pour le département du Calvados. S'il n'est pas nazi, il n'en cultive pas moins un profond dédain pour les Français, " des barbares qui portent les lapins par les oreilles et les poules par les pattes " ! Tour â tour hautain, brutal ou obséquieux avec ses interlocuteurs, il se plaît à les houspiller à la moindre occasion.

Gardant un calme étonnant, mais d'un ton sec, il notifie au préfet les premières décisions prises par le Militärbefehlshaber in Frankreich. De lourdes sanctions sont à attendre ; elles devraient être décidées dans les heures à venir. Mais dans l'immédiat, vingt civils français devront désormais accompagner tous les convois ferroviaires allemands entre Cherbourg et Amiens. La mesure entrera en application le soir même à 19 heures.

Dix-huit heures trente, dans le hall de la gare de Caen. Les premiers " otages " sont là, désignés à la hâte dans la population caennaise. Parmi eux des commerçants, des ouvriers, des fonctionnaires, un cadre commercial, un étudiant et deux employés de préfecture. Destination Amiens, puis après quelques heures de repos, direction en sens inverse vers Cherbourg et enfin retour à Caen. Si tout se passe bien, ils seront rentrés dans 72 heures. Des policiers municipaux leur distribuent une musette de victuailles. Pour trois jours de route : 1 kg 350 grammes de pain, 300 grammes de viande froide, un saucisson, trois boîtes de sardines, une tablette de chocolat, une crème de gruyère, un litre de vin et un demi-litre de café en bouteille thermos. Compte tenu des circonstances, il ne leur sera pas demandé de tickets de rationnement en échange. Bien faible consolation ! La femme du préfet est là, en sa qualité de présidente du Comité départemental des œuvres de guerre, distribuant sourires crispés et cigarettes.

Le voyage se passera sans encombre jusqu'à Amiens. Mais à peine descendus du train, les otages ont été emmenés directement en prison par des Feidgendarmes. Simple " malentendu ", un coup de téléphone au préfet de la Somme permettra de les faire libérer rapidement.

Dix-sept avril, conférence au sommet à la gendarmerie de Moult-Argences. Les recherches policières s'orientent vers une piste bien précise et les principaux responsables de l'enquête confrontent leurs points de vue.

Un train de marchandises est passé sans encombre à Airan vers 3 heures du matin, le 16 avril. Même si les saboteurs ont commencé à agir avant, l'essentiel du travail a eu lieu après, soit en moins de 40 minutes ; il n'a dû être achevé que peu de temps avant l'arrivée du Maastricht-Cherbourg.

Le coup a été monté et exécuté avec précision. Pour le commissaire Delgay, il ne peut être que l'œuvre de plusieurs hommes, quatre ou cinq sans doute ; des spécialistes du sabotage sur voie ferrée ; certainement des communistes de l'Organisation Secrète. Son collègue de Rouen acquiesce. D'ailleurs d'autres actes du même genre ont déjà eu lieu dans sa circonscription : près d'Harfleur le 26 mars, à Préaux le 10 avril, sans parler du déraillement d'un train de marchandises à Pavilly en octobre 1941.

Tous ont été commis à peu près de la même façon : détirefonnage complet d'un rail, partiel pour l'autre, deséclissage et ripage pour détruire le parallélisme. Certains de leurs auteurs ont été découverts. Effectivement des communistes appartenant à l'O.S.

Ce n'est pas un coup d'essai non plus dans le Calvados, ajoute le commissaire de Caen. Dans la nuit du 22 au 23 mars, une tentative a eu lieu à Bellengreville, à cinq kilomètres de là. Le déraillement a été évité de justesse grâce à un tire-fond récalcitrant ; le rail n'a pas pu être suffisamment déplacé. C'est un cheminot qui a découvert le sabotage dans l'après-midi suivant.

Il reste que les coupables ne seront pas faciles à identifier. Premiers interrogés, les habitants de la région de Moult, Airan, Argences n'ont remarqué aucune allée et venue suspecte dans les jours et les heures précédant l'attentat, pas plus que les conducteurs des cars amenés à traverser la région. Les gardiens des postes SNCF les plus proches n'ont rien vu. La garde barrière du passage à niveau, pourtant à proximité immédiate du lieu du sabotage, affirme n'avoir pas même entendu le bruit du déraillement.

Dix-huit avril 1942 : la presse nationale se fait l'écho de la grande information du jour : le retour au pouvoir de Pierre Laval. Le maréchal Pétain l'avait écarté sans ménagement en décembre 1940, pour confier peu après la responsabilité du gouvernement à l'amiral Darlan. Sous la pression allemande, particulièrement vive, il a dû faire machine arrière et rappeler auprès de lui l'homme de Chateldon.

Pour la majorité des Calvadosiens, résolument anglophiles et profondément anti-allemands, cette nouvelle ne dit rien qui vaille. Elle signifie l'accentuation d'une politique de collaboration presque unanimement réprouvée. Seul objet de satisfaction, la désignation d'un homme du cru, particulièrement populaire dans les milieux ruraux, Jacques Leroy-Ladurie, " Mait'Jacques ", à la tête du ministère de l'agriculture et du ravitaillement.

Mais, en ce 18 avril, le préfet Henry Graux a d'autres motifs d'inquiétude. Le matin même, deux détenus de la prison de Caen ont été fusillés par les Allemands, à titre de représailles, dans une cour de la caserne du 43e régiment d'artillerie. Maurice Levasseur, 22 ans, et Marcel Kerelo, 27 ans, avaient été condamnés quelques mois auparavant par la Section spéciale de la Cour d'Appel de Rouen à six ans de travaux forcés pour " activités communistes ".

L'après-midi, le préfet assiste aux obsèques des soldats allemands tués l'avant-veille et transmet, au nom du gouvernement français, ses condoléances au général de la Wehrmacht qui préside la cérémonie. Sous les tièdes rayons d'un soleil printanier, un imposant cortège quitte l'hôpital Clémenceau pour le cimetière voisin de la route de Ouistreham. Vingt-huit cercueils recouverts du drapeau à croix gammée, portés à bras d'hommes, suivis d'un long ruban vert de troupes d'infanterie avançant au bruit sourd et cadencé des bottes frappant l'asphalte. Surmontant le son voilé des roulements de tambour, la musique régimentaire joue la traditionnelle marche funèbre de Beethoven. Avec son chef de cabinet, le préfet est le seul civil au milieu d'une grande profusion d'officiers allemands de tous grades. Il parvient difficilement à masquer son trouble. D'autant que depuis quelques heures, il connaît les décisions prises par le général von Stülpnagel, commandant militaire en France occupée ; elles sont particulièrement dramatiques.

Par voie d'affiches et de presse, la population va bientôt en prendre connaissance :

" AVIS.

Le 16 avril 1942, sur la ligne de chemin de fer entre Amiens et Cherbourg, des criminels ont fait dérailler un train de la Wehrmacht allemande. Il y a eu des morts et des dégâts matériels.

A cause de cet attentat, il est ordonné que, dès aujourd'hui, dans tous les trains de la Wehrmacht allemande, un assez grand nombre de civils français doivent voyager. AINSI, CHAQUE ATTENTAT CONTRE LES LIGNES DE CHEMIN DE FER MET LA VIE DES FRANCAIS EN DANGER.

Pour expier cet attentat, il est ordonné ce qui suit :

A) POUR LE DÉPARTEMENT DU CALVADOS :

1) La circulation des véhicules et des personnes est interdite entre 19 h 30 et 6 heures ;

2) Tous les restaurants doivent être fermés à 18 heures ;

3) Tous les établissements d'amusement, cinémas, théâtres et autres resteront fermés ;

4) Toutes les réunions sportives et toutes les autres réunions sont supprimées.

B) DE PLUS, IL EST ORDONNÉ :

5) Que 30 communistes, juifs ou d'autres personnes adhérentes au milieu des malfaiteurs seront fusillés ;

6) Que pour le cas où le criminel ne serait pas retrouvé dans les trois jours à partir de la publication de cette ordonnance, l'exécution de 80 et la déportation à l'Est de 1.000 communistes, juifs ou d'autres sujets adhérents au milieu criminel, auront lieu.

Saint-Germain-en-Laye, le 18 avril 1942. Der chef der Militärverwaltung Bezirkes K.A.

Certains journaux locaux, comme Ouest-Éclair et le Journal de Normandie se borneront à reproduire le communiqué allemand. D'autres croiront devoir y ajouter quelques commentaires personnels.

Un affreuse catastrophe s'est produite ", écrit ainsi Le Bonhomme Normand, " Eh bien, ça, ce n'est pas la guerre ! Voyons ! L'Allemagne et la France ne se battent plus et même en action belligérante, faire sauter ainsi un train de non-combattants ne serait pas un fait d'armes bien reluisant. D'autant que ceux qui l'ont accompli auraient dû se douter des conséquences qu'il pouvait entraîner. "

Le rédacteur en chef de La Presse caennaise, Crétin-Vercel, chaud partisan de la collaboration, est plus véhément encore :

" Quand un sabotage est commis dans une nation qui ne combat pas, il constitue un crime odieux autant qu'une stupide provocation. Trouvera-t-on les malfaiteurs qui se sont réunis pour cette action nocturne ? On ne peut que le souhaiter, car on constaterait sans doute qu'ils portent des noms en - ski ou en - off et qu'ils n'ont pas de sang français dans les veines et on saurait à quelle obédience exacte ils appartiennent, on doit l'espérer pour que seuls des responsables soient châtiés...

Le sabotage de Moult ne se place pas par hasard à la veille de la prise de pouvoir de Pierre Laval. Ses inspirateurs comme ses auteurs voulaient créer des difficultés à la politique nouvelle et forcer les représailles qui alourdissent l'atmosphère. Leur jeu est trop grossier pour durer longtemps ! "

Mais pour l'heure, l'enquête ne progresse guère, en dépit des moyens considérables qui ont été mis en œuvre : une vingtaine d'inspecteurs, plusieurs centaines d'agents et de gendarmes... sans compter la police militaire allemande.

Comme les premières investigations se sont révélées infructueuses dans la région même du sabotage, les recherches ont été étendues à Caen et dans une bonne partie du Calvados, en premier lieu dans tout le Pays d'Auge. Pas moins d'un millier d'hôtels, de garnis ou de meublés ont été systématiquement visités. Des milliers de fiches compulsées. Plusieurs centaines de suspects font l'objet d'une vérification poussée de leur identité et de leur emploi du temps. En pure perte !

Dès l'aube du 17 avril, des dizaines d'anciens militants communistes ou sympathisants ont été perquisitionnés. " Aucune arrestation n'a été effectuée et l'on n'a pas découvert le moindre tract ", déplore un commissaire. Il est vrai que depuis plusieurs mois, on a pris l'habitude de ces visites policières matinales et désormais des précautions sont prises.

C'est compter sans l'acharnement d'un policier rouennais, le commissaire Nazareth, qui s'est déjà distingué à plusieurs reprises par son ardeur à pourchasser les résistants en général et les communistes en particulier. L'un d'eux, employé à la Société Métallurgique de Normandie, est arrêté par ses soins quelques jours plus tard. Il se nomme Émile Leconte, dit " Mimile ". Or quelques temps auparavant, le démantèlement d'un groupe communiste en Haute-Normandie avait révélé que l'un des responsables clandestins du parti pour le Calvados, dont on ignorait le reste de l'identité, portait ce prénom. Le rapprochement est peut être un peu hâtif ; néanmoins, l'homme sera transféré vers Paris, à la direction centrale des renseignements généraux, en vue d'un interrogatoire approfondi.

Le mardi 21 avril, un gigantesque coup de filet est lancé à la gare de Caen. Les sentiments des cheminots sont bien connus et on n'ignore pas que la Résistance a fait de nombreux adeptes parmi eux. Sous la conduite d'officiers de police judiciaire, une nuée de policiers investit simultanément les ateliers du dépôt et les locaux des différents services. Ouvriers et employés doivent subir une fouille sans concession. Mécaniciens, chauffeurs et conducteurs sont littéralement cueillis sur les quais à l'arrivée des trains et soumis au même traitement. Voitures, fourgons, wagons-restaurants sont inspectés de fond en comble. Rien ! Seule la visite des vestiaires du personnel apporte une satisfaction, bien mince il est vrai. Dans le placard d'un nommé Louis Allard, ajusteur, un gardien de la paix a découvert un tract. Une piste enfin ? Pas vraiment. Car il s'agit d'un tract gaulliste intitulé " Prière du soir " et commençant par ces mots : " Notre de Gaulle, qui êtes au feu... " Aucun rapport sans doute avec l'affaire d'Airan. Qu'importe, l'homme est placé en garde à vue et la Geheimefeldpolizei viendra quelques heures plus tard en prendre possession.

Parallèlement, on s'intéresse aux voyageurs ayant transité par les gares de Caen, Lisieux ou Mézidon. Mais comment en retrouver la trace ? Les préposés aux guichets et les contrôleurs sont interrogés en vain. Bien sûr, ils en connaissent certains. Quant aux autres... Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Les bicyclettes et les motobécanes enregistrées pour leur trans-port comme les billets délivrés sur présentation de carte de réduction permettent bien de glaner le nom de quelques personnes ; mais toutes sont rapidement mises hors de cause.

Les descentes de police dans les débits de boisson et les interpellations sur la voie publique ont beau se multiplier, aucun élément nouveau n'est découvert. Dans les campagnes, les gendarmes visitent sans désemparer toutes les communes, interrogent, contrôlent... sans plus de résultat.

Il faut se rendre à l'évidence : les coupables seront très difficiles à appréhender. Or, le temps presse. Les autorités allemandes n'ont laissé que trois jours pour les retrouver. Passé ce délai, de nouveaux otages seront exécutés et des centaines d'autres prendront le chemin de la déportation. Tout au plus le Feldkommandant a-t-il accepté de reporter le début de ce compte à rebours tragique au 20 avril.

Le préfet Graux a résolu de jouer toutes les cartes. Téléphonant A Paris au préfet Jean-Pierre Ingrand, chargé de représenter le ministère de l'Intérieur de Vichy en zone occupée, il lui suggère d'intervenir personnellement auprès de Pierre Laval. A l'occasion de l'avènement de son nouveau gouvernement, celui-ci pourrait peut-être obtenir une mesure de clémence du Militärbefehlshaber ; ce qui aurait pour effet, précise-t-il à son interlocuteur, " de favoriser le développement d'une politique de rapprochement franco-allemand ".

Le 21 avril en fin de matinée, la réponse arrive à la préfecture du Calvados. Le secrétaire général la note d'une main fébrile : " Le Président Laval revient de Vichy en automobile cet après midi et se rendra directement au Majestic pour intervenir au sujet des 80 otages ". L'espoir renaît.

Mais en attendant, l'enquête ne doit pas se ralentir. Les Allemands ont décidé de lui donner une nouvelle impulsion. Ils ont fait paraître dans la presse un avis promettant le rapatriement de prisonniers du Calvados en l'échange d'informations. Sur ordre des autorités d'occupation, le préfet a lui-même été contraint d'offrir une récompense de 100.000 francs à toute personne susceptible de fournir des renseignements qui aboutiraient à la capture des saboteurs.

Depuis lors, des lettres, anonymes pour la plupart, s'amoncèlent sur le bureau du commissaire central de Caen.

L'une d'elles retient particulièrement l'attention des policiers. Elle met en cause un cantonnier des Ponts et Chaussées, André G., domicilié à Airan. L'homme, au cours d'une conversation avec un certain M., aurait prononcé les paroles suivantes : " Je sais que les ponts sont minés ; je les ferai sauter au moment propice. J'ai ramené d'Angleterre une lampe qui peut servir à faire des signaux aux avions... Il n'est pas difficile de se procurer les outils nécessaires et de faire dérailler un train en déboulonnant un rail... Si les Allemands savaient ce que j'ai fait contre eux, je mériterais d'être fusillé. "

Las, une rapide enquête ne tarde pas à montrer que la dénonciation n'est qu'une basse vengeance de la femme M., ancienne maîtresse du cantonnier, éconduite par son amant quelques semaines plus tôt. Et c'est le mari infortuné en personne qui innocente son rival... et camarade de beuverie. Tous deux ont l'habitude de taquiner la bouteille et, l'alcool aidant, il leur arrive de se laisser aller à quelques propos anti-allemands... et à des vantardises bien imprudentes. L'inspecteur dépêché à Airan a tôt fait de conclure : " Les renseignements recueillis sur G. sont bons. Ils sont nettement défavorables sur la femme M., qui est de mauvaise conduite, médisante, peu intelligente et vicieuse. Il est de toute évidence que dans les propos qu'elle prête à G., il y en a qui sont absolument invraisemblables ". Affaire classée !

Tout comme le cas de cet habitant de la rue de Vaucelles, à Caen, dénoncé comme " communiste "... par sa femme en instance de divorce ; ou de cet homme, demeurant non loin de là, rue de Falaise, victime de la même accusation, proférée cette fois par une voisine avec laquelle il entretenait de mauvais rapports depuis de nombreuses années.

Comme l'esprit de vengeance, l'appât du gain délie les langues. Un bourrelier de Glos, près de Lisieux, rapporte avoir reçu la visite de deux hommes inconnus dont le comportement lui avait paru louche. Ils se disaient agents d'assurances et lui avaient posé des questions sur les fermiers des environs.

Une épicière de Beuvillers a remarqué dans son magasin trois jeunes gens " au type étranger ", parlant cependant très correctement le français. En quittant sa boutique, ils s'étaient dirigés vers le passage à niveau de la ligne Paris-Cherbourg. Airan a beau être à 30 kilomètres de là, on ne sait jamais...

Une autre lettre met en cause les réfugiés espagnols d'un centre d'hébergement situé près de Sées, dans l'Orne. Son auteur est bien connu de la police. C'est le bouillant Georges Daragon, de son état courtier en produits pharmaceutiques à Caen et surtout dirigeant départemental d'un parti de collaboration, le M.S.R. (Mouvement Social Révolutionnaire). A plusieurs reprises déjà il a eu maille à partir avec les autorités locales qu'il trouve, à l'instar de Vichy, beaucoup trop réservées à l'égard de la collaboration franco-allemande. Selon lui, plusieurs espagnols auraient quitté leur camp vers le 15 avril pour se rendre dans la région de Mézidon. D'ailleurs, le responsable de son mouvement pour la région de Sées pourra donner toutes indications utiles à ce sujet. Alerté, le commissariat d'Alençon envoie sur place deux inspecteurs. Un contrôle minutieux de l'emploi du temps des hommes montre qu'effectivement l'un d'entre eux a séjourné à Lisieux à la mi-avril. Mais il n'a pas quitté son hôtel dans la nuit du 15 au 16. Le patron s'en porte garant.

Une dame Georgette S., de Lieury près de Saint-Pierre-sur-Dives rapporte, elle, avoir remarqué le 15 avril entre 19 heures trente et vingt heures, au buffet de la gare de Mézidon, quatre hommes qui parlaient à voix basse. Tendant l'oreille, elle avait pu saisir au cours de leur conversation le mot " rail ". L'affaire parut suffisamment importante pour que le commissaire Delgay en personne recueille le témoignage de cette femme.

Ils étaient âgés de 25 à 30 ans, de taille moyenne, de corpulence mince. Trois avaient les cheveux peignés en arrière tandis que le quatrième portait la raie sur le côté. L'un, revêtu d'un imperméable jaune clair, était très brun, les sourcils épais, le teint basané ; il avait un peu le genre espagnol ou originaire du midi. Tous étaient proprement mis, portant le complet veston. Dernier détail : l'un d'entre eux était muni d'une petite mallette de couleur marron foncé avec des rivets jaunes autour.

Leur signalement est immédiatement diffusé dans tout le département. Quelques jours plus tard, la brigade de gendarmerie de Lisieux signale que quatre hommes pouvant fort bien être ceux de Mézidon ont été vus attablés dans un café de la ville, rue Henry-Chéron, dans la matinée du 18 avril, soit deux jours après l'attentat. L'un d'eux, très brun, muni d'une petite valise, portait un imperméable beige clair avec une tache de cambouis sur le côté droit. Le même jour, vers 19 heures, ils avaient été également remarqués sur le quai de la gare où ils attendaient le train pour Paris. Cette fois la piste paraît sérieuse : quatre hommes, c'est-à-dire la taille supposée du commando ; la mallette ; et enfin cette tache de cambouis. Mais comment les retrouver ?

Vingt-trois avril : les policiers allemands alertent leurs collègues français. Ils viennent d'être avertis que quatre hommes suspects ont été repérés à Paris dans un hôtel du 19e arrondissement. La tenancière, d'abord intriguée par les paquets qu'ils transportaient, les a entendus parler d'un sabotage sur la ligne Paris-Cherbourg et cru comprendre qu'ils arrivaient du Calvados. Mais, renseignements pris, il faut bientôt déchanter. D'abord les faits datent du 16 avril au soir ; ensuite les signalements ne correspondent pas du tout à ceux relevés à Mézidon et Lisieux ; enfin ces hommes ont quitté l'hôtel sans laisser de traces. Quant à leurs mystérieux paquets, il pourrait s'agir tout simplement de précieuses victuailles rapportées d'un bref et fructueux séjour en Normandie. Sans doute s'agissait-il de vulgaires trafiquants de marché noir, qui auraient tout simplement entendu parler de l'affaire d'Airan dans le train au cours de leur retour. Le fil de la piste semble irrémédiablement rompu !

Mais la dame S., première informatrice dans cette affaire, et décidément en veine de confidences, offre à nouveau ses secours à la police. Cette fois il s'agit d'une femme de Saint-Pierre-sur-Dives qui entretient des rapports suivis avec un habitant de Roubaix, lequel se serait vanté auprès d'elle d'avoir commis un déboulonnage de rails sur la ligne Paris-Cherbourg.

Une perquisition à son domicile permet de mettre la main sur une correspondance stupéfiante. Elle émane d'un homme répondant au

32nom d'Alphonse Egels. Mais à la lecture des lettres, les policiers découvrent qu'il s'agirait en fait d'un agent britannique, Freddy Mac Way Willington. Au fil des lignes, il évoque ses contacts avec Londres, une mission secrète en Allemagne, une autre dans les Ardennes, la destruction d'un train de munitions à Arras...

Des instructions sont immédiatement envoyées à la police judiciaire de Lille afin qu'elle se saisisse au plus tôt de cet individu. Absent de son domicile, l'homme est spectaculairement arrêté en pleine rue et immédiatement envoyé de Roubaix vers Caen, sous bonne escorte. A son arrivée, des officiers de la Geheimfeldpolizei l'attendent. Mais quelques heures d'interrogatoire suffisent à établir la vérité. Le " gros poisson " supposé n'est pas même du menu fretin ; simplement un malade mental.

Une fausse piste de plus. Et le temps passe inexorablement. Le délai fixé par les Allemands pour retrouver les auteurs du sabotage d'Airan est expiré depuis plusieurs jours. Mais on sait qu'à Paris des négociations ont lieu au plus haut niveau. C'est le dernier espoir pour sauver de nombreuses vies. Vingt-sept avril : appel téléphonique urgent en provenance de la capitale pour le préfet du Calvados. A l'autre bout du fil, le ministre de l'agriculture, Jacques Leroy-Ladurie : L'exécution des otages et les déportations sont suspendues jusqu'à nouvel ordre ! On ignore la nature exacte des tractations entre Laval et les Allemands. En dépit de leurs concessions, ceux-ci ont néanmoins décidé de faire fusiller pour l'exemple deux nouveaux détenus de la prison de Caen. Et le 30 avril 1942, Louis Bouillard et Jean Surmatz, arrêtés dans les mois précédents pour propagande communiste, tombent sous les balles du peloton d'exécution.

Quinze jours après le déraillement meurtrier d'Airan, et en dépit de ce dernier drame, le préfet Graux a tout lieu de penser que le pire a été évité. Il se trompe !

Chapitre deux

Villers-sur-Mer, une petite maison bien anodine, dans un virage non loin de la gare. Depuis plusieurs jours, trois hommes vivent cloîtrés là, ravitaillés de temps à autre par une femme de Dives. Marius Sire, Joseph Etienne et Émile Julien forment depuis quelques mois le triangle de direction clandestin du Parti Communiste pour le Calvados. Ce sont eux que la police traque avec autant d'acharnement que d'insuccès depuis la mi-avril.

Marius Sire, dit " Kléber ", est un ouvrier ébéniste de Flixecourt, près d'Amiens. Ancien responsable des Jeunesses communistes et de la cellule locale du Parti, activement recherché, il a dû quitter la Somme pour la Normandie au cours de l'hiver 1941-42. Assez grand, mince, le cheveu très noir, fine moustache, Sire serait plutôt " joli garçon " s'il ne lui manquait quelques incisives nuisant quelque peu à son sourire. Fantasque, un peu hâbleur, il aime la poésie, la musique... et le vélo. Ancien coureur cycliste, il lui arrive de faire de rapides aller et retour de Caen à Amiens pour voir sa femme, au grand dam de ses camarades de combat, irrités par ses imprudences.

Ancien contremaître dans une usine textile de Lisieux, Joseph Etienne vit dans l'illégalité totale depuis plus d'un an, sous le pseudonyme de " Jean ". Au printemps 1941, il a abandonné sa famille et son métier pour se consacrer totalement à la Résistance. Râblé, tout d'une pièce, d'un caractère un peu brusque, c'est un méthodique, toujours précis et efficace.

" Maurice ", de son véritable nom Émile Julien, est un ouvrier chaudronnier. De petite taille, maigre, discret, d'apparence effacée, il n'en est pas moins un redoutable homme d'action ; dès 1940, il a participé à la reconstitution clandestine du Parti Communiste dans le Calvados.

" Maurice " et " Jean " ont directement participé au sabotage d'Airan en compagnie de deux cheminots. Le premier, Désiré Marie, de Frénouville, cantonnier SNCF, a fourni les clés à tire-fond dérobées à la brigade de Cagny ; comme il peut se déplacer à son aise le long de la voie ferrée, c'est lui qui a choisi l'endroit précis de l'attentat, au beau milieu de la ligne droite entre Mézidon et Caen, là où le convoi atteint sa vitesse maximale.

Le second, Charles Reinert, travaille à la gare de Caen, comme sémaphoriste au poste 70. Depuis son entrée dans la Résistance en juillet 1941, il assure la liaison entre les chefs clandestins du Front National, l'organisation de lutte mise sur pied par le Parti Communiste, et les responsables de ce mouvement au sein des cheminots caennais : le triangle Siegel, Millemann, Marie pour les ateliers du dépôt ; Neveu, Maine et Barthélémy au service voies et bâtiments. Son domicile, au fond d'une cour de la rue Saint-Pierre, sert à la fois de point de ralliement et d'imprimerie clandestine grâce à la vieille ronéo et à la machine à écrire qui y ont été installées.
Du fait de son emploi, les horaires des trains allemands n'ont pas de secret  pour Reinert ; sans difficultés il a donc pu fournir à ses camarades les  renseignements nécessaires et le choix s'est ainsi porté sur le " SF 906 " Maastricht-Cherbourg, en raison de son heure de circulation.

A Villers-sur-Mer, " Kléber ", " Jean " et " Maurice " évoquent une fois de plus leur coup d'éclat, lorsque quelques coups donnés à la porte les interrompent brusquement. L'un d'eux jette un rapide coup d'œil par la fenêtre. Sur le pas de la porte, une jeune femme brune, au teint pâle, bien mise, avec un chignon impeccablement tiré. " C'est Lucienne. Ouvre ! " " Lucienne ", c'est Edmone Robert, l'institutrice de Saint-Aubin-sur-Algot, une petite commune rurale près de Mézidon. Une vieille connaissance pour " Jean ". Ils ont milité ensemble au Parti Communiste avant la guerre. En juin 1940, ils ont parcouru la région pour tenter de récupérer quelques-unes des armes et des munitions abandonnées par les troupes françaises en pleine débâcle. C'est ainsi qu'ils ont mis la main sur un fusil mitrailleur, entreposé depuis lors dans l'une des planques du groupe à la Hoguette près de Falaise. Edmone Robert est un peu l'âme de la résistance communiste dans le Pays d'Auge. A Saint-Aubin-sur-Algot, elle reçoit fréquemment des clandestins et des responsables venus transmettre des ordres. Malgré leur discrétion, ces visites, souvent nocturnes, n'échappent pas à certains de ses voisins. " Des cousins de passage ", répond-elle aux curieux. Ce qui ne convainc pas toujours et les plus malveillants lui prêtent des mœurs légères. Du moins personne ne se doute de ses véritables agissements. Et fort heureusement car " Lucienne " joue un rôle décisif dans cette partie du Calvados. Elle a participé à la préparation du sabotage d'Airan et c'est elle en personne qui a été à Deauville, chez André Louvel, chercher le pistolet qui sert au groupe pour se protéger lors de ses pérégrinations nocturnes. C'est chez elle que " Jean " et " Maurice " se sont d'abord repliés la nuit du 15 au 16 avril, tandis que Désiré Marie et Charles Reinert regagnaient leur domicile.

Ce jeudi matin là, " Lucienne " est venue apporter des nouvelles à ses camarades qu'elle n'a pas revus depuis le déraillement. Elle leur raconte l'énorme retentissement du sabotage, l'extraordinaire déploiement de forces policières, les sanctions allemandes ; mais aussi la peur et l'angoisse de la population. La plupart des gens se montrent hostiles à de pareils coups de main en raison des représailles qu'ils encourent.

Cela, nos trois hommes le savent. La stratégie " terroriste ", comme l'écrit la presse vichyste, ne fait pas l'unanimité au sein de la Résistance. C'est risquer inutilement la vie de civils innocents, disent les uns. C'est la guerre, répondent les autres ; et toute action de guerre comporte forcément des dangers pour la population ; le 14 avril 1942, la veille même du sabotage d'Airan, un violent bombardement de l'aviation britannique sur l'usine de la SMN, n'a-il pas entraîné la mort de 9 personnes ?

Le débat a eu lieu parmi les communistes eux-mêmes. Mais les réticences individuelles ont été balayées par l'implacable engrenage de la guerre. Depuis près d'un an, en effet, un combat sans merci s'est engagé entre la résistance communiste et l'occupant, dans le Calvados comme ailleurs.

Fortement éprouvé par sa dissolution sur ordre de Daladier quelques jours après la signature du fameux accord germano-soviétique du 23 août 1939, désorganisé par l'arrestation de nombre des militants, le Parti Communiste s'est progressivement reconstitué dans la clandestinité au cours des mois qui ont suivi la débâcle des armées françaises.

Dans le Calvados, des diffusions de plus en plus nombreuses de tracts attestent de sa reprise d'activité à l'automne 1940. Leur contenu est sans surprise : des attaques virulentes contre Vichy ; ce qui entraînera une série d'arrestations par la police française dès janvier 1941. Par contre, le mutisme est total vis à vis de l'occupant ; telle est la conséquence de l'attitude ambiguë de la direction nationale encore empêtrée dans le piège du pacte de non agression conclu entre Staline et Hitler.

Pourtant, sur le terrain, la situation est plus complexe. Ainsi, à Dives-sur-Mer, dont toute la vie s'ordonne autour de l'usine électro-métallurgique, l'arrivée des Allemands - qui se sont empressés de transférer toutes les machines outre Rhin - a réduit au chômage 1 300 ouvriers. Sous l'impulsion d'André Lenormand (membre du premier trio de direction du parti pour le Calvados), les militants communistes ont mis sur pied un comité de chômeurs et organisé plusieurs manifestations populaires, aux cris de " Du travail et du pain ! ", dont le sens n'échappe à personne. En avril 1941, ils se sont ouvertement opposés à la déportation brutale de deux cents chômeurs vers Lorient où l'organisation Todt travaille alors à l'aménagement de la base sous-marine.

Dans le même temps, les tracts distribués dans le département, sans appeler encore à l'affrontement, n'en sont pas moins de plus en plus explicitement tournés contre les Allemands. D'ailleurs, ceux-ci ne s'y trompent guère. Au printemps 1941, ils ont exigé des sous préfets un rapport circonstancié sur les agissements communistes dans leurs arrondissements.

Quelques semaines plus tard, l'invasion de l'URSS a jeté les communistes dans la lutte, sans retenue cette fois, tout en ayant pour premier effet de les exposer à une formidable répression. Dès la fin juin, des milliers d'entre eux sont arrêtés sur injonction allemande en zone occupée. Dans le Calvados, des perquisitions sont menées simultanément dans tout le département au matin du premier juillet par la gendarmerie et la police. La découverte du moindre tract - même s'il date d'avant guerre - a pour conséquence immédiate la prison. Une vingtaine de militants connaîtront ce sort.

" La Feldkommandantur m'a fait savoir que toutes les affaires communistes devaient lui être soumises ", note le préfet en août dans son rapport avant d'ajouter : " Afin d'éviter dans toute la mesure du possible que la répression ne devienne entièrement l'œuvre de l'armée occupante, les communistes devenant de ce fait des martyrs aux yeux de la population, j'ai fait une démarche auprès du procureur général afin d'obtenir immédiatement la mise en fonctionnement de la Cour spéciale qui doit siéger à Caen ".

Tragique surenchère où les autorités de Vichy, croyant défendre la souveraineté française, s'aventurent en fait dans une voie dangereuse. C'est ainsi qu'une dizaine de communistes de Dives, dont André Lenormand, auront le triste privilège d'être les premières victimes de l'une de ces sections spéciales mises sur pied par le gouvernement Darlan, jugeant en vertu des trop fameuses lois rétroactives inspirées par le ministre de l'intérieur Pierre Pucheu.

Mais les Allemands n'entendent pas se départir de la direction des opérations. Le 15 août 1941, le général von Stülpnagel, commandant militaire en France occupée, a publié un avis particulièrement inquiétant :

" Le Parti Communiste français étant dissout, toute activité communiste est interdite en France.

Toute personne qui se livre à une activité communiste, qui fait de la propagande communiste ou tente d'en faire, qui soutient de quelque manière que ce soit des agissements communistes est l'ennemi de l'Allemagne.

Le coupable est passible de la peine de mort, qui sera prononcée par une cour martiale allemande.

La menace n'est pas vaine. Car dans les jours précédents et au cours de ceux qui vont suivre, plusieurs jeunes communistes sont passés par les armes pour avoir participé à des manifestations patriotiques à Paris le 14 juillet et le 13 août.

La réponse ne se fait pas attendre. Le 21 août, Pierre Georges (le futur " colonel Fabien "), abattait de deux balles l'aspirant Moser, de la Kriegsmarine, sur le quai du métro de la station Barbés. " Ce coup de feu ", écrira plus tard Albert Ouzoulias, " résonna comme une riposte au terrorisme nazi, en même temps qu'un appel au combat armé à travers toute la France ".

Effectivement, les attentats vont dès lors se multiplier, en dépit des sévères avertissements du Militärbefehlshaber : Désormais, tous les Français arrêtés par les autorités allemandes, ou sur leur ordre, seront considérés comme otages et exécutés en cas de nouvelle agression.

D'ailleurs l'administration militaire a prescrit à chaque Feldkommandantur de la zone occupée d'établir des listes officielles d'otages avec la collaboration des autorités françaises.

C'est dans ce but que le lieutenant-colonel Elster a demandé le 20 octobre 1941 au préfet du Calvados de lui fournir ce document dans un délai de 48 heures, en classant les individus déjà détenus en fonction de la gravité des faits reprochés ; cet ordre de priorité devant être scrupuleusement suivi en cas d'exécutions capitales décidées par les autorités supérieures de l'armée d'occupation.

Dès réception de la note allemande, le préfet Graux a sollicité une entrevue pour signifier au Feldkommandant son refus catégorique ; une pénible conversation s'est engagée.

- Cette demande vous est faite dans un souci purement humanitaire, explique le colonel Elster. Vous connaissez bien mieux que nous vos ressortissants ? Supposez que demain je reçoive l'ordre de fusiller dix prisonniers français ; je prendrai les dix premiers inscrits sur votre liste, en sachant que vous avez tenu compte de la gravité de la faute commise, des antécédents, de la situation de famille ou de tout autre élément d'appréciation. Autrement, nous risquons de faire de graves erreurs ; erreurs qui peuvent, grâce à vous, être évitées et que nous serions les premiers à regretter d'avoir commises.

- Ma conscience s'y oppose de façon absolue, rétorque le préfet. Il n'est pas question de substituer la moindre parcelle de ma responsabilité à celle de l'autorité allemande surtout s'il s'agit de supprimer des vies humaines. J'ai le regret de ne pouvoir accéder à votre requête !

L'Allemand blêmit de colère. Puis brusquement se met à hurler en foudroyant du regard l'interprète française qui accompagne comme d'accoutumée le préfet.

- Vous êtes une femme incorrecte. J'en ai assez d'être traité ainsi. Lorsque vous traduisez les paroles du préfet vous dites : " Monsieur le préfet a dit ceci... " Lorsque vous traduisez mes paroles, vous dites : " Il " demande... Je n'accepterai plus à l'avenir pareil manque de respect.

Visiblement le Feldkommandant, ulcéré par le refus du préfet, passait sa ire sur la malheureuse ; et l'entretien prit fin sur cette sortie brutale.

Dès le lendemain le préfet Graux se rendit à la délégation du Ministère de l'Intérieur à Paris. Le préfet Ingrand l'approuva dans sa décision. Quelque peu rasséréné, il alla dès son retour confirmer son refus à la Feldkommandantur. A sa grande surprise, le colonel Elster le reçut avec une cordialité inaccoutumée, l'assurant, avec un certain sourire au fond des yeux, que puisqu'il ne voulait pas prendre ses responsabilités, lui, assumerait les siennes.

Le préfet ne devait pas tarder à comprendre les raisons de cette attitude. Pendant son absence, des policiers allemands avaient investi les locaux des Renseignements généraux et exigé du commissaire qu'il leur remette son fichier des communistes. Après avoir refusé, ce dernier avait fini par s'exécuter. Ce qui devait permettre aux Allemands d'avoir tous les renseignements souhaités et, de surcroît, de faire arrêter dans les jours suivants une quinzaine d'hommes supplémentaires qui allèrent immédiatement grossir dans un camp les rangs des victimes désignées pour le prochain sacrifice.

Alors même que ces événements se déroulent à Caen, le lieutenant-colonel Hotz, Feldkommandant de Nantes, est tué en pleine rue par un commando le 20 octobre. Le lendemain, c'est au tour d'un autre officier supérieur, le conseiller militaire Reimers, de subir le même sort à Bordeaux. Dans les heures qui suivent, 98 otages, communistes pour la plupart d'entre eux, sont passés par les armes à Chateaubriant, Nantes et Bordeaux.

Le choc est considérable dans l'opinion publique, car il s'agit des premières exécutions massives en France à titre de représailles. Le fils de l'un des suppliciés de Chateaubriant, Henri Barthélémy, travaillait à la gare de Caen. Accompagné par son camarade Henri Neveu, il se rendit quelques jours plus tard en Loire-Inférieure pour récupérer les affaires de son père et fleurir sa tombe. Tâche difficile, car les dépouilles avaient été dispersées anonymement dans les cimetières des communes environnantes. Il déposèrent donc leurs fleurs un peu au hasard. A son retour à Caen, Henry Neveu décida d'adhérer au Parti communiste et entra dans la Résistance dont il devait être désormais l'un des animateurs au sein des cheminots caennais.

A Vichy, le maréchal Pétain s'émeut : " Nous avons déposé les armes. Nous n'avons pas le droit de les reprendre pour frapper dans le dos les Allemands ". De Londres, de Gaulle fait connaître sa désapprobation quant aux méthodes employées par les communistes : " Il est absolument normal et absolument justifié que les Allemands soient tués par les Français. Si les Allemands ne voulaient pas recevoir la mort de nos mains, ils n'avaient qu'à rester chez eux... Mais il y a une tactique à la guerre. La guerre doit être conduite par ceux qui en ont la charge... Actuellement, la consigne que je donne pour le territoire occupé, c'est de ne pas y tuer d'Allemands. Cela pour une seule raison : c'est qu'il est, en ce moment, trop facile à l'ennemi de riposter par le massacre de nos combattants momentanément désarmés. Au contraire, dès que nous serons en mesure de passer à l'attaque, les ordres voulus seront donnés. "

Ce à quoi, un résistant communiste répondra après coup : " La guerre consiste d'abord à exterminer l'ennemi ; et avant de l'exterminer par bataillons entiers, il faut le détruire en détail. " L'Humanité clandestine parle, quant à elle, de légitime défense : " Il faut agir pour que tous les morts ne soient pas du même côté... Oui, il vaut mieux se battre pour détruire l'ennemi que de se laisser assassiner par lui ! "

En tout cas, la volonté des communistes ne faiblit pas. Fin novembre et début décembre 1941, les actions contre les Allemands se multiplient à Paris, Porte d'Orléans, rue Championnet, boulevard Magenta, rue de la Convention : officiers abattus dans la rue, bombes lancées dans des hôtels ou des mess, matériel saboté...

Le 14 décembre, le général Stülpnagel ordonne de faire fusiller cent otages, à nouveau choisis en priorité parmi les communistes. Soixante-dix sont exécutés le lendemain au Mont Valérien. Mais parmi les victimes figurent aussi treize détenus de la prison centrale de Caen, des parisiens pour la plupart, dont le secrétaire général de L'Humanité, Lucien Sampaix.

La dernière journée de leur vie a commencé par un réveil brutal à six heures du matin, afin de leur apprendre le sort qui les attendait et de leur laisser le temps d'écrire une dernière lettre. Le téléphone arabe a rapidement fonctionné et la prison entière hurle sa colère et son indignation. Neuf heures : les condamnés sont rassemblés dans la cour d'honneur où les attendent trois

46prêtres pour les accompagner. A la face de leurs bourreaux, ils entonnent la Marseillaise. Puis c'est l'Internationale ; cette fois c'en est trop ! L'officier allemand, impassible jusqu'alors, hurle des menaces bien dérisoires. " Il faudrait pouvoir nous tuer deux fois ", lui réplique Sampaix.

A 9 h 15, le premier fourgon cellulaire emporte la moitié d'entre eux vers la caserne du 43e régiment d'artillerie ; l'autre suivra une heure plus tard. Pendant tout le trajet les suppliciés continuent de chanter.

Les exécutions, deux par deux, commencent à 10 h 18 ; elles vont se poursuivre pendant près d'une heure et demie. Alors qu'on l'attachait au poteau, le plus jeune s'évanouit en criant " Maman ". Michel Farré avait vingt ans. C'était un jeune communiste de Colombelles, près de Caen. Il avait été arrêté par des gendarmes français deux mois auparavant alors qu'ils distribuait des tracts avec son camarade François Kalinicrenko. Celui-ci, plus heureux, avait réussi à s'échapper. Depuis lors, il avait trouvé refuge dans une planque à Saint-Loup-de-Fribois, sous le pseudonyme de " Marcel Lavergne ", bien décidé à venger son camarade.

A l'automne 1941, la direction du parti communiste a résolu d'accélérer l'organisation et l'élargissement de ses groupes de combat. Une directive demandait à 10 % des militants de se porter volontaires pour l'action armée.

L'OS (Organisation Spéciale), constituée depuis la fin de l'année 1940, allait progressivement céder la place aux FTP (Francs Tireurs et Partisans), créés en avril 1942 et placés sous la responsabilité d'un Comité Militaire National aux ordres de Charles Tillon. Il restait à implanter le mouvement sur le territoire, divisé en " interrégions ".

La Normandie-Picardie figure avec le Nord et la région parisienne parmi les plus tôt structurées et les plus solides. Elle s'étend sur six départements : la Somme, l'Oise, la Seine-Inférieure, l'Eure et Loir, le Calvados et la Manche.

Au début du printemps 1942, deux des responsables interrégionaux, Jean Petit et Maurice Lemaire, des traminots d'Amiens, sont venus à Caen pour répercuter les nouvelles directives du Comité Militaire. La priorité est désormais donnée aux sabotages sur la voie ferrée, avec la mission de mettre au point la technique de déraillement la plus efficace possible. Le groupe du Calvados a résolu de s'attaquer aux trains de permissionnaires qui empruntent quotidiennement la ligne Paris-Cherbourg. La guerre du rail est commencée !

Le 22 mars, Joseph Etienne, Émile Julien et Charles Reinert sont partis de Caen en vélo avant le couvre-feu. A Frénouville, ils ont rejoint Désiré Marie muni de ses clés à tire-fond et, de là, gagné Bellengreville. Dissimulés dans une haie non loin de l'endroit choisi, il leur restait à attendre patiemment la nuit. Une demi heure environ avant le passage du train, ils ont commencé à enlever les éclisses puis à dévisser les tire-fond. Mais l'un d'eux a résisté à toutes les tentatives et le rail n'a pu être déplacé comme ils l'entendaient. Alors que le commando regagnait Caen, le convoi passa sans encombre, tout comme ceux qui le suivirent plusieurs heures durant.

Quelques jours plus tard, le groupe récidiva, en employant cette fois un autre procédé. " Maurice " (Émile Julien) avait fabriqué une bombe avec des bâtons d'explosifs récupérés dans une carrière. Elle devait exploser au premier contact avec la locomotive. L'engin en place, les hommes décampèrent. A peine avaient-ils fait un kilomètre qu'ils entendirent le train passer... Rien ! Demi-tour pour récupérer la charge et s'en débarrasser dans un bosquet.

La troisième tentative, au cours de la fameuse nuit du 15 au 16 avril, fut la bonne. On avait décidé cette fois d'en revenir à la première méthode, tout en tirant la leçon de l'échec précédent. Un vaporisateur rempli de pétrole devait servir à débloquer plus aisément les tire-fond. Mais il fallait laisser le temps au produit d'agir et la durée de l'opération s'en trouvait pratiquement doublée. Aussi l'équipe était-elle à pied d'œuvre dès 2 heures trente.

A la lueur de son briquet, " Jean " regarda sa montre. Bientôt trois heures. Le train de marchandises signalé par Reinert arrivait dans le loin-tain. Vite, il fallut se dissimuler dans un fourré. Quelques minutes plus tard, les quatre hommes en ressortaient pour achever leur besogne. Cette fois le rail était entièrement libre. Arc-boutés sur les manches des clés faisant office de leviers, ils réussirent à le déplacer d'une bonne dizaine de centimètres. Il était temps de disparaître. Alors qu'ils s'éloignaient à toutes pédales, le fracas du déraillement, rompant brutalement le silence de la nuit, leur apprit qu'ils avaient réussi !

L'affaire d'Airan connut un extraordinaire retentissement dans les milieux de la résistance communiste. Le groupe de sabotage du Calvados fut cité en exemple ; de hauts responsables se déplacèrent pour connaître avec précision la technique qui avait été employée. Un petit manuel fut même édité sur ce sujet et distribué dans la France entière. Pareil succès en appelait d'autres. La nuit du lei mai allait en fournir l'occasion.

Chapitre trois

Un premier mai de lutte ! Telle est la décision arrêtée depuis plusieurs semaines par les instances clandestines du Parti Communiste. Grèves, débrayages, manifestations devront ponctuer cette journée symbolique.

De son côté, le général de Gaulle a demandé à tous les Français de répondre " à l'appel des travailleurs de France " en défilant, après 18 h 30, " silencieusement et individuellement devant les statues de la République et les mairies des villes et des villages ".

Mais les communistes, fidèles à leur stratégie, sont bien résolus à aller au-delà de cette démonstration symbolique. Partout les groupes de combat sont prêts à passer à l'action.

Dans le Calvados, un nouveau sabotage sur la voie ferrée a été décidé. Toujours secondés par Désiré Marie, " Maurice " et " Jean " seront à nouveau de la partie. " Kléber " remplacera Charles Reinert, de service à la gare de Caen cette nuit-là. Mais où frapper ?

Nuit du 30 avril au 1er mai 1942, 4 heures du matin. Henri Graux est réveillé en sursaut par le concierge de la préfecture. Coup de téléphone très urgent de la gendarmerie d'Argences... Un nouveau déraillement... Encore un convoi de permissionnaires allemands, oui ! De nombreuses victimes !

Le préfet saute dans sa voiture et s'élance vers des lieux qu'il ne connaît que trop bien, après avoir pris au passage le docteur Digeon, responsable départemental de la santé. " Vous ne tarderez pas à avoir un autre préfet. " " Pourquoi ? vous n'êtes pour rien dans cette malheureuse affaire ! " " Bien sûr, mais les exigences allemandes vont être telles cette fois-ci que je ne pourrai pas les satisfaire. "

A quinze jours d'intervalle, l'Histoire se répète étrangement, jusque dans les moindres détails. A Airan, le petit jour de ce 1er mai découvre un spectacle que tous ceux qui sont là ont l'impression d'avoir déjà vu. Le même train a déraillé à la même heure, exactement au même lieu. Les saboteurs ont poussé l'audace et l'outrecuidance jusqu'à déboulonner le même rail.

Même enchevêtrement de voitures et de rails tordus ; même spectacle de corps écrasés et sanglants ; allongés sur le remblai, des hommes en uniforme affreusement blessés ; certains hurlent de douleur. Derrière la locomotive, couchée sur le flanc, le premier wagon, métallique, a peu souffert. Heureusement, car à l'intérieur avaient pris place les vingt otages français contraints d'accompagner les Allemands : des hommes de la région de Valognes ; ils sont tous indemnes. A la vue du préfet, ils accourent et se présentent : le maire, le procureur de la République, l'archiprêtre, un notaire, deux médecins... Réveillés en plein sommeil par un choc terrible, ils ont été précipités les uns contre les autres ; mais sans mal, quelques contusions tout au plus.

Juste derrière leur voiture, deux wagons en bois ont été littéralement déchiquetés en s'entrechoquant. Cette fois-ci on dénombre dix morts parmi les soldats de la Wehrmacht et une vingtaine de blessés graves.

La réaction policière a été particulièrement rapide. Dès 6 heures du matin, quatre-vingts barrages de gendarmerie étaient en place sur l'ensemble du territoire du Calvados avec mission d'arrêter et de fouiller méticuleusement toutes les personnes interceptées sur les routes. Le préfet Graux a lui-même immédiatement alerté ses collègues de la Seine-Inférieure, de l'Orne, de la Manche et de l'Eure pour qu'ils prennent d'urgence les mêmes mesures.

Sans plus attendre, la gare de Caen a été " bouclée ". Des inspecteurs ont pris place dans le train du matin pour Paris, parti avec un grand retard en raison des dégâts sur la voie. Tous les voyageurs seront contrôlés pendant le trajet. Mais d'autres ont emprunté le convoi supplémentaire hâtivement constitué au départ de Mézidon. Les saboteurs peuvent également se trouver parmi eux. Aussi des forces de police imposantes ont elles pris position sur les quais de Saint-Lazare pour les intercepter à leur arrivée et vérifier systématiquement leur identité.

Onze heures du matin à l'Hôtel Malherbe. Réunis dans le bureau du lieutenant-colonel Elster, le préfet Graux, le commissaire divisionnaire de la brigade de police judiciaire de Rouen et le commandant de la gendarmerie du Calvados écoutent le Feldkommandant. Sur un ton modéré, mais le regard glacé, il donne ses instructions en vue de coordonner les recherches avec les autorités allemandes. Pour l'heure, il ne parle pas de sanctions. Mais tous ses interlocuteurs y pensent avec angoisse. Il incline à penser que les auteurs de l'attentat sont à rechercher parmi les cheminots de la gare ou de l'important dépôt de Mézidon. Rien au cours de l'enquête précédente n'avait permis de le démontrer ; mais c'est entendu, un inspecteur de police français se rendra sur place pour y mener des investigations poussées.

Beaucoup plus inquiet que soulagé, le préfet Graux regagne ses services où l'un des ses subordonnés l'attend avec impatience, l'air visiblement bouleversé. La Cour martiale allemande vient de rendre son verdict dans le procès d'un groupe de résistants qui s'était ouvert le 29 avril. Trois condamnations à mort ont été prononcées, deux condamnations aux travaux forcés à perpétuité et huit autres variant de cinq à dix ans. L'affaire n'avait rien à voir avec les sabotages d'Airan. Il s'agissait d'un réseau démantelé à l'automne 1941 à la suite d'une dénonciation. Les 13 accusés étaient inculpés de " propagande gaulliste ", notamment pour avoir distribué des journaux clandestins ayant pour nom " Les Petites Ailes de France " ou " Résistance "'.

L'affaire ne paraissait pas d'une gravité extrême. D'ailleurs, la veille, dans son réquisitoire, le procureur s'était montré relativement modéré. Mais ce matin, le président de la Cour, en rendant sa sentence, s'est lancé dans une attaque d'une extrême violence contre " les Français qui assassinent les Allemands alors que ceux-ci leur tendent la main " ; puis il a fustigé les attentats commis récemment contre l'armée allemande sur divers points du territoire et en particulier ceux d' Airan. D'où la lourdeur des peines ! André Michel, Jacques Dugardin et Gaston Renard, tous de Caen, ont ainsi été condamnés à la peine capitale. La sentence, irrévocable, devrait être exécutée dans les jours suivants.

Bien mauvais présage quant aux réactions allemandes à venir. L'après-midi est déjà entamé et elles se font toujours attendre. Pour l'heure le préfet achève son rapport pour ses supérieurs et rédige un appel solennel à la population du Calvados :

L'odieux attentat qui avait le 16 avril causé à l'armée allemande la mort de plusieurs de ses membres et à la population française de sévères représailles vient de se renouveler à quinze jours de distance, avec des conséquences aussi tragiques...

Il n'est pas un Français digne de ce nom qui ne condamne un si abominable forfait et qui ne puisse souhaiter le châtiment des coupables.

Tous les moyens de police, français et allemands, sont mis en œuvre pour rechercher les auteurs de ces deux attentats. C'est un devoir pour la population que d'apporter à cette recherche toute la contribution possible. Le Préfet du Calvados, en flétrissant un acte aussi lâche, fait un appel pressant à ses administrés pour qu'ils sachent comprendre et remplir ce devoir.

Il remettra une récompense de 200.000 francs à quiconque aura donné des renseignements dont l'exploitation aura permis de trouver les criminels. "

Dix-neuf heures. Cette fois ça y est ! Le Feldkommandant a convoqué d'urgence le préfet pour lui faire part des sanctions décidées par le quartier général de Paris. En quittant sa préfecture pour gagner l'Hôtel Malherbe, son regard est attiré par une foule inaccoutumée déambulant devant la mairie toute proche et sur la Place de la République. Près d'un millier de personnes ont répondu à l'appel lancé par Radio Londres pour commémorer le 1er mai. Mais ses préoccupations sont ailleurs.

Le lieutenant-colonel Elster est bref. Il remet au préfet un dossier, tout en allemand, comportant des listes de noms, en lui résumant brièvement le contenu. Il s'agit d'arrêter sans tarder les personnes indiquées sur les documents, des communistes et des juifs !

A la préfecture, les interprètes se sont immédiatement mis au travail :

" Dans le courant de la nuit du 1er au 2 mai 1942, les communistes désignés sur la liste ci-jointe doivent être arrêtés, soit à leur domicile soit à leur lieu de travail, en collaboration avec la gendarmerie allemande.

La même mesure est applicable pour tous les juifs du département.

Les personnes arrêtées doivent être gardées en sûreté dans des maisons d'arrêt sous la responsabilité des autorités françaises, jusqu'à ce que la Feldkommandantur ait donné de nouveaux ordres.

Lors de l'arrestation doivent être observées les directives portées sur la notice spéciale. " Que dit cette notice ?

" Sont à arrêter :

1 ° - les hommes seulement ;

2° - les hommes de 18 à 55 ans accomplis ;

3° - les hommes aptes au travail seulement ;

4° - seulement des sujets français ou apatrides ;

5° - pour les juifs, ceux possédant la nationalité des pays occupés par l'Allemagne : Norvégiens, Belges, Hollandais, Polonais, Russes, Yougoslaves, Luxembourgeois. "

Et voici les fameuses listes ; elles ne sont pas traduites, mais ont-elles besoin de l'être : " Liste der Kommunisten von Caen

Alves Antonio, Handwerker, Av. Ste-Thérèse Auguste Georges, Mechaniker, rue Eustache-Restout

Aune René, Hilfsarbeiter, 25 rue Basse Beuron Edouard, Docarbeiter, 144 rue St-Jean...

Soixante noms au total ; et derrière ces noms, autant d'hommes qui ne se savent pas encore que leur destin est scellé.

La liste des 58 juifs maintenant :

Aranson Abraham, Caen, 34 rue Bicoquet Augier Nuta, Neuville

Azef Elie, Caen, 92 rue d'Auge

Badassas Davydas, Caen, 216 rue Caponière... "

Dans le même temps, les Kreiskommandantur ont transmis elles aussi aux sous-préfets de Vire, Bayeux et Lisieux des listes de communistes et de juifs à arrêter, soit une vingtaine de victimes supplémentaires.

Comment se sont-ils procuré tous ces noms ? Vraisemblablement à la suite de la perquisition dans les services des renseignements généraux en octobre 1941.

Visiblement, les listes ont été établies à la hâte, sans vérifications. On y relève ainsi le nom de Roger Bastion, ouvrier forgeron à Caen ; en fait l'ancien secrétaire fédéral du Parti Communiste a quitté clandestinement le Calvados depuis près d'un an ; et il a même été arrêté en février à Cherbourg en compagnie d'autres dirigeants importants de la résistance. Même chose pour André Lenormand, déjà emprisonné ; Gaston Gandon autre figure du parti, en fuite depuis longtemps, ou Georges Mauduit, ancien maire de Mondeville, destitué en 1940 et introuvable depuis.

Quel sort les Allemands réservent-ils à tous ces hommes ? Depuis les exécutions massives de Chateaubriant, Nantes, Bordeaux ou du Mont Valérien on peut craindre le pire. Toutefois, ils ne faut arrêter que " les hommes aptes au travail " ; ce qui pourrait laisser présager une déportation en Allemagne.

Quoi qu'il en soit, il s'agit bien d'otages, même si le mot n'apparaît pas dans les ordres allemands et n'a pas été prononcé par le Feldkommandant. Et le préfet est bien placé pour connaître les instructions en vigueur à cet égard.

Il a tôt fait de retrouver ses textes : Une note du gouvernement français du 25 octobre 1941, confirmée par une décision du 20 novembre émanant de l'État-major administratif du Militärbefehlshaber. En vertu des clauses de l'armistice du 22 juin 1940, les autorités françaises sont tenues de prêter leur concours aux opérations de police ordonnées par les Allemands ; mais elles ne doivent pas y prendre part s'il s'agit d'appréhender des otages.

La décision du préfet Graux est prise. Il fera arrêter les hommes figurant sur les listes, puisqu'il ne peut se dérober à cette injonction, mais il ne les remettra pas aux Allemands. Entre temps, les lieutenants commandant les sections de gendarmerie du département, convoqués de toute urgence, sont arrivés à la préfecture. Ils en repartent immédiatement, munis d'ordres précis allant également dans ce sens.

La terrible nuit peut commencer. Tout le personnel des commissariats de Caen a été mobilisé. Les Feldgendarmes sont là aussi, armes en bandoulière. Voitures et fourgons vont sillonner les rues de la ville des heures durant pour accomplir leur sinistre moisson. Moshe Tarakanoff, 5 rue Saint-Sauveur ; Emile Isidor, au 15 de la même rue ; Marcel Cimier, 13 rue Gémare ; Charles Lelandais, 122 rue de Geôle ; Aaron Goldstein, 101 rue Saint-Pierre... Coups redoublés frappés aux portes, incrédulité et stupeur d'hommes réveillés en sursaut ; des cris, parfois des coups, les larmes des femmes et des enfants... David Polosecki, place du Marché au bois ; Raymond Confais, rue Leroy ; Emile Hallais, rue Sainte-Anne ; Gaston Besnier et Adolphe Vannier, rue du Vaugeux...

Revenant de Mondeville, un fourgon déjà lourdement chargé s'arrête rue d'Auge, devant le n° 92. Félix Bouillon est brutalement sorti de son lit. Face à lui des policiers français et quelques allemands, commandés par le fameux inspecteur Chate. Un homme qu'il connaît trop bien pour avoir déjà eu maille à partir avec lui avant la guerre, comme d'ailleurs beaucoup de Caennais.

- Bouillon, prends un vêtement, une couverture, un casse-croûte si tu veux et suis nous ! Tu vas revenir tout à l'heure.

Encore tout abasourdi, il a juste le temps de mettre quelques affaires dans une vieille valise et le voilà dehors. Dans le fourgon, il retrouve son ami Jean Lebouteiller ; Chate les attache ensemble avec des menottes. Il y a là aussi une demi douzaine d'ouvriers de Mondeville ou du quartier de la gare ; des dockers, des cheminots... Destination le commissariat central !

Onze heures, une petite troupe d'hommes à pied s'arrête devant le n° 13 de la Place de l'Ancienne-Comédie. Quelques agents de ville accompagnés d'un inspecteur et d'un gigantesque Feldgendarme gravissent rapidement l'escalier jusqu'au second et frappent rudement à une porte. Un jeune homme âgé d'une vingtaine d'années leur ouvre. Il venait à peine de se coucher. Son regard se porte immédiatement sur l'Allemand, impressionnant avec son casque, sa plaque d'acier autour du cou et sa mitraillette.

- André Montagne ?

- Oui.

- Il faut nous suivre !

- Pour aller ou ?

- Vous le verrez bien !

Les parents surgissent, affolés, interrogent les policiers, tentent de discuter. En vain.

Le groupe redescend. Le père d'André le suit, pieds nus, jusque dans la rue où les policiers le repoussent sans ménagement vers l'intérieur de l'immeuble.

André Montagne a immédiatement compris ce qui lui arrivait. Militant des Jeunesses communistes, il avait déjà été arrêté en janvier 1941 et subi une peine de plusieurs mois de prison. Son nom n'a pas dû être bien difficile à retrouver dans les fichiers de la police. Avec ces déraillements, le sort qui l'attend cette fois n'est que trop évident ! Il sera certainement fusillé à l'aube. Comme il songe au gros bouquet de lilas qu'il a offert à sa mère en cette journée du 1er mai - sa mère qu'il ne reverra sans doute jamais - la petite troupe s'arrête au 44 de la rue des Jacobins. Quelques hommes y pénètrent. Un nouvelle proie à saisir. Cette fois, c'est un médecin juif, le docteur Pecker. La nuit est profonde et les rues entièrement noires en raison du couvre-feu. Pourquoi ne pas tenter le tout pour le tout. André n'a rien à perdre. Mais la mitraillette de l'Allemand l'impressionne. Et d'ailleurs, il est trop tard. Voici le commissariat central, rue Auber.

A l'intérieur, règne un brouhaha extraordinaire. Plusieurs dizaines d'hommes, les traits tirés, visiblement paniqués pour la plupart, interrogent leurs gardiens. Que fait-on là ? Que va-t-on faire de nous ? Mais les policiers éludent les questions. On ne sait pas ! On a des ordres ! André Montagne aperçoit immédiatement quelques-uns de ses amis des Jeunesses communistes, arrêtés comme lui l'année précédente : Serge Greffet, André Guillard, Joseph Besnier.

Il y a là aussi quelques militants ouvriers très connus sur la place de Caen : Etienne Cardin, ancien responsable du syndicat CGT des métaux ; François Stéphan, l'organisateur du syndicat des chômeurs dans les années trente ; René Blin, ex-secrétaire du syndicat des agents hospitaliers.

Les heures passent et d'autres voitures apportent leur lot de victimes. Combien sont-ils au total ? Cinquante, soixante peut-être.

Brusquement les policiers s'agitent et donnent des ordres. Les otages sont poussés dans les fourgons. Pour quelle destination ? Beaucoup pensent à la caserne du 43e, là même où tant d'hommes ont déjà péri devant les pelotons d'exécution. Mais non, le convoi prend la direction inverse, vers la Maladrerie et la prison centrale. Là, les hommes sont entassés à 10 ou 15 par cachot, dans les lugubres mitards, d'ordinaire réservés aux prisonniers punis. Par terre, des paillasses infectes. Bien peu dormiront en cette fin de nuit.

Samedi matin, 2 mai. L'heure des comptes. La police et la gendarmerie ont arrêté 84 personnes sur l'ensemble du département, 56 communistes et 28 juifs. Une quinzaine d'autres ont été laissées en liberté, en vertu même des instructions données par les Allemands : quelques femmes, mais surtout des hommes âgés de plus de 55 ans ou malades. Une trentaine enfin avaient disparu de leur domicile depuis plus ou moins longtemps ou étaient momentanément absents.

Pour certains d'entre eux, ce ne sera d'ailleurs qu'un sursis de quelques heures. Comme ce mécanicien de la SNCF, Georges Auguste, cueilli au matin sur le quai de la gare de Caen, à l'arrivée du train de Cherbourg, alors qu'il descendait de sa locomotive. Comme David Badache qui par une incroyable méprise ira se jeter lui-même dans la gueule du loup. A dix-sept ans, il avait quitté sa Lithuanie natale pour fuir l'antisémitisme virulent qui y régnait et trouver refuge en France, terre d'asile. Engagé volontaire en 1939, il a regagné Caen après la défaite, bien décidé à poursuivre sa lutte contre les nazis. C'est ainsi qu'il a réussi à se faire embaucher au terrain d'aviation allemand de Rocquancourt, où il relève des renseignements qu'il transmet à un secrétaire du commissariat de police de Caen, Lemonnier.

En regagnant son domicile, rue Caponière, au matin du 2 mai, il apprend que des policiers français sont venus le demander. Lemonnier certainement. Sans doute quelque chose d'important. Immédiatement, il enfourche son vélo et gagne le commissariat où l'inspecteur Chate, ravi de cette aubaine, se saisit de lui.

Au même moment, les prisonniers de la maison centrale sont extraits de leurs cachots pour être conduits dans des pièces plus vastes et mieux éclairées où ils reçoivent l'autorisation d'écrire à leur famille. Sans doute la dernière lettre des condamnés à mort ?

Chapitre quatre

Le 2 mai en début d'après-midi, la liste des hommes arrêtés par les autorités françaises est portée à l'Hôtel Malherbe. La réaction du Feldkommandant ne se fait pas attendre. A 15 heures, il fait savoir au préfet que le nombre d'arrestations est notoirement insuffisant puisque 130 noms lui avaient été fournis. Si certains individus n'ont pu être pris, il fallait faire preuve d'initiative et les remplacer par d'autres

A Vire, des incidents sérieux se sont d'ailleurs produits à ce sujet entre le sous-préfet et les officiers de la Ortskommandantur de Flers. Pour des raisons diverses aucune des six personnes désignées n'a été appréhendée, à l'exception du docteur Drücker, médecin au sanatorium de Saint-Sever, déjà incarcéré depuis quelques jours pour un autre motif. Rendus furieux, les Allemands ont alors exigé du sous-préfet Liard qu'il fasse saisir tous les communistes et juifs de son arrondissement ; mais ils se sont heurtés au refus catégorique de ce dernier, bien résolu à s'en tenir aux noms qui lui avaient été indiqués.

En conséquence, le lieutenant-colonel Elster transmet cette fois au préfet Graux des ordres qui vont bien au-delà de ceux donnés la veille : " Outre les personnes nommément mentionnées sur les listes qui vous ont été données, tous les communistes et juifs connus de vous doivent être immédiatement arrêtés. Il y a lieu également d'arrêter les personnes qui étaient autrefois connues comme communistes, même si récemment aucun élément positif n'a pu être établi sur leur activité et pour lesquelles il y a présomption suffisante, qu'après comme avant, ils se sont attachés en secret à la propagation et à la réalisation des buts du parti communiste interdit. "

Par ailleurs, les Allemands ont avancé une nouvelle exigence. La ligne Paris-Cherbourg devra dorénavant être gardée par des civils français sur toute la longueur de son trajet dans le Calvados. Dans un premier temps, 1.300 hommes sont à désigner d'urgence pour être à pied d'œuvre à 18 heures ! Ultérieurement, le plan de surveillance sera étoffé et complété, ce qui pourrait porter à 2.500 le nombre de requis quotidiens dans un proche avenir.

Comment trouver autant d'hommes en si peu
de temps ? Il ne reste plus qu'à opérer une réquisition massive dans les rues de Caen. L'application brutale de cette mesure, dont on ignore le sens, provoque instantanément un début de panique. Effrayée par les rumeurs les plus folles, la population déserte les principales artères de la ville comme sous l'effet d'un violent orage. Pendant plusieurs semaines, l'angoisse va régner !
Désemparé devant les terribles responsabilités qu'on veut lui faire endosser, le préfet Graux alerte immédiatement les autorités de Vichy. A 18 heures 45, de Paris, le préfet Ingrand lui confirme par message téléphoné la conduite à tenir : " Suite à votre communication demandant instructions pour répondre à la Feldkommandantur, je vous rappelle que par décision du Gouverne-ment français du 25 octobre 1941, les préfets ne sont pas autorisés à arrêter et à désigner des personnes susceptibles d'être considérées comme otages.

Je vous demande de prier l'administration locale allemande de se référer à la décision du commandant des forces militaires en France du 20 novembre 1941, disposant textuellement qu'aucune exigence ne sera présentée aux autorités françaises concernant l'arrestation d'otages. "

Fort de ce soutien, le préfet obtient dans l'heure suivante de rencontrer le Kriegsverwaltungsrat, second du Feldkommandant. Le docteur Meyer, juriste berlinois, est un nazi convaincu. La partie est difficile et le dialogue tendu :

- Les personnes arrêtées au cours de la nuit et celles qui pourraient l'être en vertu de vos derniers ordres sont-elles susceptibles d'être considérées comme otages ?

- Il est impossible de vous apporter une précision sur ce point.

- Dans ce cas, les arrestations auxquelles je pourrais procéder le seront pour le compte de l'administration française et les individus arrêtés ne seront pas remis entre les mains des autorités allemandes.

- Votre attitude sera-t-elle la même pour les personnes arrêtées la nuit dernière ?

- Oui !

- Je ne suis absolument pas de votre avis ! Et s'il en est ainsi, nous vous dessaisirons de vos pouvoirs de police ; d'ailleurs cette question sera tranchée par les autorités supérieures !

Dimanche 3 mai, de bonne heure les murs de Caen se sont recouverts de sinistres affiches rouges, bordées de noir comme des faire-part de deuil :

Avis à la Population

Dans la nuit du 1er mai 1942, à proximité de Caen, des éléments criminels ont, à nouveau, fait dérailler un train de l'armée allemande, mettant ainsi en danger la vie non seulement de militaires allemands, mais encore de civils français qui, en vertu de mon avis du 18 avril 1942, doivent voyager dans chaque train allemand.

Cette fois encore, il ressort de tous les indices que les malfaiteurs sont des membres de l'ancien parti communiste, des juifs ou d'autres individus sympathisant avec ceux-ci.

Pour sanctionner ce lâche attentat, le Militärbefehlshaber in Frankreich a ordonné ce qui suit :

1° Les mesures qui ont frappé le département du Calvados à la suite du premier attentat (nouvelle fixation de la durée du couvre-feu, heures de fermeture des restaurants et des cafés, interdiction de toutes sortes de spectacles et des réunions publiques) demeurent en vigueur.

2° 30 communistes, juifs et autres personnes sympathisant avec le milieu des auteurs de ce crime ont été immédiatement fusillés.

3° Si les coupables n'étaient pas arrêtés d'ici le 12 mai 1942 à minuit, un nombre beaucoup plus important de personnes, appartenant aux mêmes milieux, seraient exécutées.

La population civile est invitée à contribuer activement à l'identification et à l'arrestation des criminels. C'est uniquement par cette contribution que le danger causé par les agissements de ces criminels et qui menace les Français accompagnant les trains allemands pourrait être écartée. C'est le seul moyen d'empêcher les suites fâcheuses qu'entraînerait la répétition d'un semblable crime.

Der Chef des Militärverwaltungs Bezirkes Nord-Est Frankreich. "

Le même jour vers midi. Cette fois, c'est le Feldkommandant en personne qui fait face au préfet. Il a reçu de ses supérieurs de l'Hôtel Majestic et notamment du général von Lippe, des ordres précis : les 80 communistes et juifs arrêtés dans la nuit du 1er au 2 mai devront être remis aux autorités allemandes ce jour avant 20 heures.

Le préfet Graux a beau argumenter, rappeler les instructions françaises et allemandes, citer les références précises, le Feldkommandant balaie toutes ses objections d'un revers de la main : les autorités supérieures allemandes considèrent ces textes comme " équivoques " et d'ailleurs ils sont devenus caducs du fait de la multiplication des agressions commises contre les membres de l'armée allemande. En conséquence il ne reste plus qu'à obéir, et sans retard !

- Qu'en sera-t-il pour les personnes qui restent à arrêter ? Dix-huit doivent l'être au cours de la nuit.

- Vous pourrez les conserver jusqu'à nouvel ordre.

- Monsieur le Feldkommandant, pouvez-vous me donner votre engagement écrit ?

- C'est impossible !

Nouvel appel à l'aide en direction de Paris. Le chef de cabinet du préfet Ingrand, Cornut-Gentille, ne cache pas son embarras. Cette fois, Vichy a cédé. On ne sait trop quelles pressions les Allemands ont exercé. Mais le résultat est là. Il faut leur livrer les hommes déjà détenus et procéder aux nouvelles arrestations demandées !

Le 3 mai en fin d'après-midi, les détenus de la prison de Caen arrêtés dans la nuit du 1er au 2 sont remis aux autorités allemandes. Immédiatement ils sont transportés en voitures cellulaires ou autocars vers un bâtiment contigu du Lycée Malherbe, connu sous le nom de " Petit Lycée ". Sur la place Guillouard et devant le tribunal, un service d'ordre impressionnant a été déployé. André Montagne n'oubliera jamais cette image. Des dizaines de gendarmes ou de gardes mobiles casqués et armés, une mitrailleuse en batterie dans une allée, prête à tirer sur d'éventuels fuyards. Des Allemands aussi ; et puis cet officier de gendarmerie français qui visiblement exulte devant le spectacle de ces communistes et de ces juifs rassemblés là.

Prestement les otages sont conduits dans une vaste pièce au premier étage du Petit Lycée, sous la garde de soldats allemands. Dans un coin de la salle, quelques sous-officiers ont installé un bureau. Réaction humaine, mais bien illusoire, quelques prisonniers engagent le dialogue avec eux dans l'espoir d'obtenir leur libération. D'autres se sont affalés à même le sol, pensant que cette fois tout est perdu. Bientôt arrivent les otages arrêtés le let mai dans le reste du département et jusqu'alors détenus à Bayeux, Vire, Lisieux, Pont-l'Évêque, Mézidon ; une bonne trentaine en tout. La nuit se passe, dans des conditions pénibles, où l'on tente de dormir à même le plancher.

Pendant ce temps, policiers et gendarmes ont repris leur triste besogne. Dans Caen, le bruit des rafles s'est répandu comme une traînée de poudre. La population vit dans la peur, comme l'observe le commissaire aux Renseignements généraux dans l'un de ses rapports : " L'émoi qui a été la conséquence de ces mesures a provoqué de multiples commentaires, lesquels, colportés et déformés, ont créé une atmosphère de frayeur... On dit partout que les Allemands prennent tous les hommes de 18 à 25 ans pour les emmener en Allemagne, qu'il en faut 25.000, que de nombreux anglophiles sont arrêtés et que des dizaines de personnes ont déjà été exécutées. "

Aussi, ceux qui se sentent particulièrement menacés sont-ils sur leurs gardes. Et cette nuit là, la police fera souvent chou-blanc. Un seul homme, Georges Millemannn, un ouvrier tourneur, sera appréhendé à son domicile. Les autres auront plus de chance, comme Robert Charron ou Lucien Vautier qui réussiront à s'enfuir de chez eux au nez et à la barbe des agents dirigés par l'inspecteur Chate.

Dans le reste du département, les opérations de police ont malheureusement été plus fructueuses. Treize hommes, communistes ou supposés l'être, ont été pris. Parmi eux, un vieux militant lexovien, Armand Etienne, plusieurs fois candidat de son parti aux élections législatives ; à Potigny, quelques mineurs ainsi que l'instituteur interprète de la communauté polonaise. Comme le milieu des cheminots de Mézidon est particulièrement suspecté, en raison de la proximité du lieu des sabotages, sept employés de la gare et des ateliers seront emmenés par les gendarmes. Mais les Allemands ont suivi le même raisonnement et, ignorant tout des agissements des autorités françaises, ils ont décidé de frapper au même endroit.

Le 4 mai dans l'après-midi, Lucien Lefèvre travaille comme d'ordinaire dans la scierie des ateliers SNCF de Mézidon-Canon. En levant les yeux de sa machine, il aperçoit brusquement un groupe d'Allemands qui vient de pénétrer dans le local. Dehors, des soldats en armes ont pris position et encerclé les bâtiments. Un coup dur, pense instinctivement Lucien. Les officiers entrent dans le bureau du chef d'atelier et exigent de lui qu'il leur désigne huit de ses ouvriers. Ils seront arrêtés comme otages en représailles des sabotages d'Airan. L'homme refuse énergiquement et tente de parlementer. Peine perdue ! Les Allemands se dirigent vers un fichier et, au hasard, en extraient des noms : Delavallée René, Duval Pierre, Jourd'heuil Eugène, Lefèvre Lucien, Le Gall Julien, Oeuillot Michel, Piquet Émile, Renouf Léon. Certains sont là dans l'atelier, d'autres sur les voies, occupés à réparer des wagons. En quelques minutes, ils sont rassemblés et emmenés, sans même avoir eu le temps de se changer et de passer au vestiaire pour prendre leurs affaires. Aussitôt direction Caen, où sur le quai de la gare les attendent une dizaine d'autres hommes, arrêtés au cours de la nuit à Vire, Condé-sur-Noireau, Touques et Percy-en-Auge. De là, ils sont prestement conduits dans la cour du Petit Lycée.

A l'intérieur du bâtiment, les otages connaissent maintenant le sort qui les attend. En début d'après-midi, un sous-officier allemand parlant le français s'est avancé au milieu de la pièce, en ordonnant le silence : " Le Führer vous a graciés ! Vous ne serez pas fusillés et vous irez travailler à l'est ! "

Explosion de joie ! Des cris et un énorme soulagement. Certains ont peine à y croire. Pourtant, un peu plus tard, les familles, qui depuis plusieurs heures déjà se sont massées sur la place Guillouard, pourront venir leur apporter valises, sacs, vêtements. Beaucoup d'émotion et une belle pagaille, dont certains pourraient profiter peut-être pour tenter de s'esquiver. Mais à vrai dire, personne n'y songe alors.

Pour l'un des prisonniers, les nouvelles sont meilleures encore. Antonio Alvez vient d'apprendre qu'il va être relâché immédiatement. Arrêté comme communiste, il doit sa libération à sa nationalité portugaise.

Dix-huit heures trente, deux cars arrivent au Petit Lycée pour conduire les otages vers la gare. La gare ... ou la caserne du 43e d'artillerie et le peloton d'exécution ? Quelques-uns doutent encore du sort que leur réservent les Allemands. Les véhicules lourdement chargés traversent l'Orne et tournent à gauche après le pont ; ils ne prennent pas la rue de Falaise et suivent le quai Hamelin. Sauvés ! Quelques instants plus tard, ils franchissent une grande porte et pénétrent dans l'enceinte de la gare de marchandises. Non loin de là, quelques wagons à bestiaux attendent. En descendant du car avec ses camarades d'infortune, André Montagne aperçoit son père, qui a tant bien que mal réussi à les suivre jusque-là en vélo. Un soldat allemand, le fusil en travers, l'empêche d'avancer plus avant. Avec cette dernière image au cœur, il rejoint ses compagnons dans les wagons. Les portes se referment et commence alors une interminable attente. La nuit vient. Vingt-deux heures trente, le convoi s'ébranle enfin.

Une demi-heure plus tard, arrêt surprise à Mézidon. Sous un prétexte quelconque, le chauffeur et le mécanicien ont réussi à stopper le train dans la gare de triage... où les familles des huit hommes arrêtés quelques heures plus tôt, aver-ties, se sont rassemblées. La solidarité du monde des cheminots n'est pas un vain mot. Le coup a été préparé à Caen. Reste à convaincre les Allemands d'ouvrir les portes des wagons. Ils s'y opposent d'abord, puis finissent par accepter et accordent quelques minutes aux amis et aux parents pour faire leur adieux. Et le convoi reprend sa route. Vers quelle destination ?

A l'étonnement de tous, les cheminots reconnaissent, au bruit de la voie, les points d'un trajet qu'ils ont si souvent accompli : l'aiguillage du Mesnil-Mauger, le tunnel de la Houblonnière... Le train va vers Paris. La voyage est lent, mais plus court que beaucoup ne l'avaient imaginé. Au matin du 5 mai, il s'arrête en gare de Compiègne. De là, les otages sont conduits au camp de Royallieu, distant de quelques kilomètres seulement.

Royallieu, un ancien camp d'entraînement de l'armée française, aujourd'hui aux mains des Allemands. Un grand quadrilatère de 400 mètres de côté, hérissé de murs, chevaux de frise, barbelés et miradors où des centaines de prisonniers s'entassent dans une vingtaine de baraques en attendant d'être transférés vers l'Allemagne ou l'Europe centrale. Royallieu, l'antichambre de la déportation !

Mais à Caen la Feldkommandantur s'estime toujours insatisfaite. Il faut encore une trentaine de victimes pour atteindre le chiffre fatidique des 130 otages exigés pour assouvir la vengeance du Reich.

Le lieutenant-colonel Elster et le Docteur Mayer s'étonnent auprès du préfet qu'il n'ait pas encore livré les hommes arrêtés dans la nuit du 3 au 4. Surpris par cette mauvaise foi, celui-ci oppose un rejet formel et en termes vifs rappelle à ses interlocuteurs leurs engagements, à peine vieux de 48 heures. Le Feldkommandant réprime un geste de colère et clôt la discussion par une menace : " Monsieur le préfet, je rendrai compte à Paris de votre refus ! " En regagnant son cabinet, Henri Graux jette rageusement dans son journal : " J'ai l'impression de m'être égaré dans un repaire d'aventuriers, dans une officine d'individus visqueux, à la conscience trouble, sans foi ni loi. "

Le 7 mai, les Allemands reviennent à la charge. Un peu après midi, alors que le préfet se prépare à aller déjeuner, le téléphone sonne. " Ici la police allemande, nous avons à vous entretenir d'une affaire urgente. Nous vous prions de nous recevoir. "

Quelques minutes plus tard, deux hommes jeunes, en manteau de cuir noir, pénètrent dans le bureau. " La Gestapo " songe en lui-même le préfet. L'un d'eux, très blond et l'air insolent, s'assied sans même y avoir été convié. A peine Henri Graux a-t-il eu le temps de demander le but de leur visite qu'il prend la parole dans un français très clair :

- Nous nous présentons devant vous, Monsieur le préfet, pour vous dire que nous procèderons aujourd'hui à des arrestations en rapport avec l'attentat près de Moult-Argences. Nous comptons sur l'aide de votre police et de la gendarmerie !

- Cette question a déjà été envisagée avec le Feldkommandant en personne.

- Nous sommes venus ici de sa part. Si vous ne nous croyez pas, téléphonez au " Malherbe ".

- Je ne peux que vous confirmer ce que j'ai déjà dit au lieutenant-colonel Elster. Mes services de police ne se soumettront plus désormais aux ordres de la Wehrmacht qu'à la condition expresse et écrite que les personnes arrêtées ne seront pas considérées comme des otages.

- Vous n'avez pas à poser de conditions à l'armée allemande !

- Eh bien dans ce cas, ma réponse est non !

Et le préfet se lève de son fauteuil, signifiant par là qu'il n'a rien à ajouter. Les policiers se dressent brusquement.

- Vous vous opposez donc à l'enquête ouverte en vue de découvrir les criminels, rétorquent-ils. Votre attitude constitue un acte de sabotage des ordres de la Wehrmacht. Nous prendrons des décisions en conséquence !

Sans prendre congé, les deux hommes sortent en claquant la porte avec vigueur. Puis le blond la rouvre brutalement en hurlant : " Sabotage d'un ordre de la Wehrmacht ! "

Le préfet Graux sait désormais qu'il lui faut s'attendre au pire. Il convoque son secrétaire général pour prendre les dispositions nécessaires au cas où il serait arrêté. Il prévient aussi sa femme ; puis rédige une lettre de protestation à l'intention du Feldkommandant.

Après quoi il ne lui reste plus qu'à attendre le déchaînement de l'orage. Les premières heures de l'après-midi s'écoulent sans nouvel incident.

Dix-huit heures quinze : convocation d'urgence à l'hôtel Malherbe.

Le colonel Elster n'a pas cet air glacé qu'il affecte si souvent. Il se veut désinvolte et engage la conversation d'un ton détaché, presque ironique :

- Je vous remercie, Monsieur le préfet, de vous mettre à ma disposition pour les arrestations que nous avons décidé de faire.

- Monsieur le Feldkommandant, je vois que vous avez sous les yeux la lettre que je vous ai fait porter tout à l'heure. Veuillez la lire. Vous y trouverez les réserves expresses que je crois devoir formuler.

- Mais vous n'avez pas à nous dicter vos conditions !

- Considérez donc que ma réponse est négative.

L'Allemand marque un temps d'arrêt, avant de poursuivre :

- Pourquoi avez-vous interdit à votre police et à votre gendarmerie de coopérer avec la police allemande ? Vous savez que cela peut entraîner pour vous les plus graves conséquences.

- Que voulez-vous dire, Monsieur le Feldkommandant ? Et à quels faits précis faites-vous allusion ?

- Ce matin même le chef de la brigade de Lisieux a refusé de procéder à une arrestation avec la Feldgendarmerie. Il a affirmé que les ordres venaient de vous.

- C'est exact ! J'ai ordonné à la gendarmerie et à la police de ne plus répondre aux réquisitions de l'armée allemande sans m'en avoir référé auparavant.

- Finissons-en, voulez-vous ! Votre réponse à ma demande de collaboration est-elle " oui " ou " non " ? Ils me faut un " oui " ou un "non"

- Dans les conditions que vous m'imposez, ma réponse est non !

A ces mots, le colonel Elster se lève, décroche son téléphone et demande Paris. Il obtient presque immédiatement sa communication, signe que tout avait été bien préparé à l'avance.

- Monsieur le préfet, le docteur Medicus désire vous parler.

A l'autre bout du fil, une voix s'exprimant dans un français impeccable, presque sans accent ; celle du docteur Franz Medicus, chef de l'administration militaire de la France occupée, l'adjoint direct de Stülpnagel. Un personnage considérable ; il fait partie de ceux dont on peut dire qu'ils détiennent entre leurs mains la vie ou la mort de millions d'hommes.

Après les formules de politesse d'usage, l'homme engage la conversation sur un ton modéré, plus politique que militaire, tantôt doucereux, tantôt plus pressant, mais sans jamais se départir d'une parfaite courtoisie.

- Monsieur le préfet, je suis au courant des difficultés que vous créez à la Feldkommandantur depuis quelques jours.

- Des difficultés existent, il est vrai. Vous les connaissez, Monsieur, elles sont tragiques et, en ce qui me concerne, je n'épargne aucun effort pour les pallier dans toute la mesure de mes moyens.

- J'observe depuis longtemps votre attitude. Elle n'est pas celle qu'on peut attendre d'un préfet qui se doit de collaborer loyalement avec l'Administration militaire allemande.

Au cours d'une même quinzaine, vous l'avez modifiée dans un sens exactement opposé à celui auquel nous devions nous attendre. Pour n'en donner qu'un exemple, vous avez assisté aux funérailles des victimes du premier crime de Moult-Argences ; et la Wehrmacht a parfaitement apprécié votre geste. Mais vous n'étiez pas aux obsèques des victimes du second attentat et de cette abstention nous ne pouvons que tirer certaines conclusions.

Le préfet a peine à contenir sa fureur, non contre Medicus, mais contre l'hypocrisie du Feldkommandant Elster ; il s'était pourtant excusé auprès de lui ; son absence était purement involontaire, simplement due à une mauvaise trans-mission des informations par ses services. L'incident avait été considéré comme clos ; visiblement il ne l'était pas !

- Cela n'est rien, poursuit le docteur Medicus ; ce qui importe c'est ce que vous allez faire maintenant. J'ai pris connaissance de la lettre que vous avez écrite aujourd'hui même au Feldkommandant de Caen et je n'ai pas besoin de vous dire que la Wehrmacht ne saurait tolérer de votre part aucune condition ou accepter la moindre réserve. Ceci vous devez le comprendre. Agiriez-vous autrement à notre place ? Et que diriez-vous si vous aviez à Caen des S.S. ? Eh bien ces S.S., je vais vous les envoyer et vous me direz ce que vous en pensez.

La Wehrmacht a décidé que des arrestations auraient lieu. Il faut que vous y concouriez. Jamais aucun préfet, dans un cas semblable, ne nous a opposé pareille résistance. Ne perdez-pas de vue que votre responsabilité personnelle est engagée dans cette affaire. Vous avez pris l'engagement, au poste que vous occupez, de collaborer avec nous. Je sais bien que ce que nous vous demandons est désagréable. Aussi, nous admettons fort bien - et je vous prie d'apprécier cette concession - que vous éleviez une protestation. Protestez vigoureusement ; protestez par écrit même ; protestez de tout votre cœur ; cela je le répète, nous le tolérerons. Mais à aucun point de vue nous ne saurions accepter une réponse négative !

- C'est auprès de vous que je me permets de protester, Monsieur, car il y a tout de même une décision signée au nom du général von Stülpnagel, que je ne cesse d'invoquer et qui prévoit qu'aucune exigence ne sera présentée aux autorités françaises en ce qui concerne l'arrestation d'otages. Je ne demande pas autre chose que le bénéfice d'instructions toujours en vigueur...

- Non, non ! Elles sont périmées ; il n'en est plus question ! Mais la discussion entre nous, Monsieur le préfet, est terminée. Je regarde ma montre : il est 18 h 40. Je vous donne jusqu'à 19 heures pour réviser votre décision. La Wehrmacht a des arrestations à faire et elle est pressée. Nous n'avons pas de temps à perdre. Rappelez-moi. Je suis persuadé que vous saurez comprendre votre intérêt !

Vingt minutes ; vingt petites minutes. Le délai est bien court. Mais la résolution du préfet Graux est prise. En bon breton qu'il est, il ne cédera pas ! Il demande simplement à pouvoir mettre son gouvernement au courant de son entretien avec le docteur Medicus. Le colonel Elster accède sans rechigner à sa demande et l'introduit dans un bureau attenant au sien, mais en prenant bien soin de laisser la porte ouverte et en enjoignant même à deux officiers qui occupaient la pièce de rester sur place. Précaution bien humiliante, mais inutile. Henri Graux se contente d'informer brièvement la Délégation générale de Paris des derniers événements, sans se livrer au moindre commentaire.

A peine a-t-il raccroché que le docteur Mayer s'approche de lui :

- Monsieur le préfet, il est 19 heures ! Au regard interrogateur du Feldkommandant, il répond par un simple " Nein " !

L'officier appelle alors l'Hôtel Majestic à Paris et communique la réponse en une seule phrase, avant de se tourner vers son interlocuteur :

- Notre entretien est terminé. La Wehrmacht procédera seule aux arrestations. Le reste sera réglé ultérieurement !

Le reste ? C'est sans doute moi, songe Henri Graux en regagnant sa préfecture. Mais il est presque soulagé, éprouvant le sentiment d'avoir accompli son devoir, et aussi la sensation un peu égoïste d'une délivrance, quel que puisse être son sort futur.

Dans l'immédiat il faut pourtant poursuivre la résistance passive contre les Allemands. S'ils veulent s'emparer d'autres otages, ils devront le faire seuls. Brigades de gendarmerie et commissariats de police ont partout reçu confirmation des instructions préfectorales : en aucun cas ils ne devront prêter leur concours à l'armée d'occupation.

Vingt-deux heures trente, le 7 mai. Un adjudant de gendarmerie allemand flanqué d'un interprète pénètre dans le commissariat de police de Deauville et requiert l'aide des agents pour aller arrêter un juif du nom de Nissim Mizrahi. L'homme avait déjà été inquiété dans la nuit du let au 2 mai. Comme il avait plus de 55 ans, sa libération était intervenue dès le lendemain. Cette fois, son âge ne pourra pas le sauver.

Que reproche-t-on à cet homme ? questionne l'inspecteur de garde. Naturalisé français depuis 1927, il habite Deauville depuis de nombreuses années et n'a jamais fait parler de lui. Tous les jours, il vient régulièrement au commissariat signer la feuille de contrôle des juifs comme le veut la loi ; et d'ailleurs les ordres de ses supérieurs lui interdisent de fournir assistance à la Feldgendarmerie. L'adjudant s'emporte et réplique d'un ton courroucé que les ordres de la Feld-kommandantur l'emportent sur ceux du préfet ! Ebranlé, le policier consent à faire accompagner les deux allemands par un sous-brigadier jusqu'au domicile de Mizrahi, avec la consigne de se retirer immédiatement et de ne prendre part en aucune façon à l'arrestation. Ce qui fut fait.

A Caen, les Allemands se sont heurtés à la même résistance passive et c'est donc seuls qu'ils ont dû accomplir leur besogne en frappant cette fois dans les milieux réputés anglophiles. Ils ont ainsi appréhendé le doyen de la faculté des lettres de l'Université, le professeur René Musset. Dans ses cours de géographie, celui-ci ne manque jamais une occasion d'exprimer ses sentiments, expliquant par exemple à ses étudiants que la puissance maritime du Royaume-Uni est un sûr garant de sa victoire finale ; cela a fini par se savoir et parvenir au oreilles de l'occupant.

De même celui-ci n'ignore rien des idées qui circulent à l'intérieur de l'École Primaire Supérieure de la rue de Bayeux. La " Sup ", comme l'appellent les élèves, passe pour être un " repère anglophile et gaulliste ". Non sans raison !

Nombre de ses enseignants n'hésitent pas à afficher leurs convictions, comme ce professeur de mathématiques, monsieur Kaix, mutilé de la Première Guerre mondiale. Lorsque des avions britanniques survolent la ville, il a pris l'habitude d'interrompre son cours pour aller à la fenêtre, l'ouvrir parfois, en disant : " C'est beau, vous ne trouvez pas ? "

L'homme est d'ordinaire sévère et dur avec ses élèves, mais en ces circonstances ils le trouvent admirable. Le directeur de l'établissement, monsieur Colin, ne l'est pas moins. Chaque 11 novembre, il rassemble les élèves dans la grande salle de dessin pour leur tenir un discours au ton très patriotique. Le 11 novembre 1941, avec la complicité de son ami Emmanuel Desbiot, professeur d'anglais, il avait même décidé d'organiser une manifestation silencieuse devant le monument aux morts de la Grande Guerre, place Foch... à quelques pas de la Kommandantur. Un nombre important de collégiens et d'étudiants y participa ; mais elle tourna court et ne dura que quelques minutes, car la scène n'avait pas échappé longtemps aux Allemands. Ils tentèrent même d'encercler les manifestants. La plupart réussirent à s'esquiver. Mais voyant deux de ses élèves interpellés par un Feldgendarme, Emmanuel Desbiot s'approcha du groupe pour tenter de parlementer. Le ton monta et il dut présenter ses papiers d'identité. Quelques semaines plus tard il avait été traduit devant un tribunal de simple police. Sans suite ; c'est du moins ce qu'il avait pu penser jusqu'à ce soir du 7 mai 1942.

Il est presque vingt deux-heures. Le professeur Desbiot aperçoit par la fenêtre de sa salle à manger deux soldats allemands entrant à l'École Primaire Supérieure, distante de quelques dizaines de mètres de son domicile. " Il serait grand temps que je fasse mes valises ", confie-t-il à sa famille, " mais il est sans doute trop tard ". Effectivement, quelques minutes plus tard, on sonne à la porte d'entrée. Les Feldgendarmes sont là. Il faut les suivre. Tout juste a-t-il le temps de demander à son fils de détruire les documents dissimulés sous la tapisserie de son bureau. Emmanuel Desbiot est un résistant. Mais les Allemands l'ignorent ; s'ils sont venus l'arrêter, c'est pour sa participation à la manifestation du 11 novembre.

A la même heure d'autres gendarmes allemands sont venus chercher dans leur chambre d'étudiants, rue Barbey-d'Aurevilly, Lucien et Marcel Colin, deux des fils du directeur.

Conduits immédiatement au Petit Lycée, ils y retrouvent le doyen Musset, Emmanuel Desbiot et une dizaine d'autres personnes. Le lendemain matin, au cours d'un bref interrogatoire, ils comprennent que les Allemands cherchent leur père, mais qu'ils ne l'ont pas trouvé. Et pour cause ! Révoqué par les autorités de Vichy quelques mois plus tôt, il a quitté la région pour Avranches où il gère désormais un commerce.

Le soir, ordre est donné aux prisonniers de se tenir prêts pour le lendemain 7 heures. A l'heure dite, le petit groupe est chargé dans un camion. Le bruit des arrestations s'est répandu et, malgré l'heure matinale, de nombreuses personnes sont là, massées devant le Petit Lycée : les familles, des étudiants... Beaucoup les suivront jusqu'à la gare et pourront même discuter plusieurs heures avec eux sur le quai, avant que le train ne les emmène vers Compiègne, grossir les rangs des déportés caennais.

Chapitre cinq

Les jours passent et insensiblement se rapproche l'échéance fatidique fixée par les Allemands. Si les coupables des deux sabotages d'Airan ne sont pas retrouvés avant le 12 mai, de nouveaux otages seront fusillés.

Or l'enquête policière piétine. Des mesures exceptionnelles ont pourtant été prises. Une gigantesque chasse â l'homme s'est mise en place dès la nouvelle du second attentat. En une dizaine de jours des milliers de contrôles d'identité ont été effectués dans les rues de Caen, Lisieux ou Mézidon comme à la gare Saint-Lazare. A nouveau les fiches des clients ont été systématiquement vérifiées dans tous les hôtels, garnis et meublés de la région ; à la suite de quoi, 2.147 interpellations ont eu lieu dans le Calvados, la Manche, l'Orne, la Mayenne, la Sarthe, la région parisienne et même jusque dans les Deux-Sèvres ! L'emploi du temps de 1 034 personnes a été minutieusement vérifié ; sans le moindre résultat !

Les services centraux de la SNCF ont été invités à transmettre à la police la liste de tous les cheminots révoqués depuis 1939 en raison de leur appartenance au parti communiste : 604 noms et autant d'enquêtes individuelles pour retrouver la trace des intéressés et recueillir des renseignements sur leurs activités depuis qu'ils avaient quitté les chemins de fer.

Parallèlement l'enquête se poursuit sur les lieux mêmes des déraillements. Des cheminots de Mézidon ont signalé avoir vu le 30 avril vers minuit, au cours de leur service, des lueurs le long de la voie ferrée en direction de Caen. Plusieurs témoins affirment avoir entendu cette nuit là un mystérieux avion survoler la région. Certains n'hésitent pas à parler d'un audacieux coup de main accompli par un commando britannique ; d'ailleurs les parachutes auraient été cachés chez un habitant de Saint-Pierre-sur-Dives ; ils sont effectivement retrouvés à l'adresse indiquée ; mais il s'agit de parachutes allemands destinés à des appareils de météorologie ; notre homme les avait subrepticement dérobés dans un bâtiment du camp de Percy où il travaillait au service des troupes d'occupation.

Une demi douzaine de personnes de la région, dont un médecin d'Argences, sont dénoncées par une lettre anonyme : " Gaullistes et francs-maçons " notoires, ils sont tout à fait susceptibles d'avoir pris part aux sabotages. Mais des vérifications minutieuses les mettent rapidement hors de cause et concluent à une basse vengeance ; une de plus !

Les lettres anonymes, en effet, continuent de s'accumuler. L'une d'elles signale trois hommes jugés particulièrement dangereux : " François Robineau, chauffeur de taxi à Caen, propriétaire

88d'un camion et d'outillage qui pourraient être utilisés pour des déraillements comme celui de Moult - Maurice Gilles, contrôleur des autocars à Caen dont le domicile est fréquenté par de jeunes gaullistes et possesseur d'un poste émetteur - Robert Douin, professeur de sculpture, rue de Geôle à Caen, qui rassemble chez lui des jeunes gens capables d'exécuter des sabotages. " Enquêtes et perquisitions montrèrent que le premier n'avait ni camion ni outillage spécial ; le second ne cachait pas de poste émetteur ; quand à Robert Douin, directeur de l'école des Beaux-Arts, il avait quitté Caen depuis quelques mois déjà pour Saint-Aubin-sur-Mer où il travaillait à la réfection d'un monument.

Quelques jours après le second attentat, la Geheimefeldpolizei, en battant la campagne autour d'Airan, découvrit un indice paraissant être du plus grand intérêt. Piqué sur le tronc d'un arbre, un petit morceau de papier, déjà jauni, portant ce bien étrange message : " Dario et Paul sont partis à Mézidon (8 kms.). "

Mise à contribution, la police française s'engagea à son tour sur cette piste. Au dos du papier figurait un programme de cours commercial. Le tour des établissements de Caen fut vite accompli et les " coupables " prestement retrouvés : deux jeunes de 17 ans, élèves de l'école privée Eudine qui, au cours d'une innocente vadrouille dans la région, avaient simplement laissé une brève missive à l'intention de leurs camarades de promenade.

Décidément l'enquête ne progressait guère et rien ne laissait présager un aboutissement prochain. Afin que les Allemands ne puissent pas lui reprocher de s'opposer à son bon déroulement, le préfet Graux obtempéra à l'ordre reçu le 7 mai de procéder à des nouvelles arrestations. Le 8 et le 9, la gendarmerie se saisit d'une dizaine de personnes, principalement choisies cette fois dans la région de Saint-Pierre-sur-Dives. Mais elles ne seront pas livrées à l'occupant et iront rejoindre les 14 hommes déjà appréhendés dans la nuit du 3 au 4, et toujours conservés dans les prisons françaises en dépit des menaces du Feldkommandant.

Sans même attendre l'expiration du délai accordé pour retrouver les auteurs des sabotages, les Allemands mettent à exécution leurs sinistres menaces. Vingt-huit communistes sont fusillés en deux groupes le 9 et le 12 mai, au Mont Valérien pour la plupart mais aussi à Caen. Le 9 au matin, trois détenus de la maison centrale, Pierre Faures, Jean Becar et Pierre Mangel, sont passés par les armes à la caserne du 43e ; tragique journée, puisque l'après-midi c'est au tour des hommes condamnés le 1er mai pour " propagande gaulliste " de tomber sous les balles des mêmes pelotons. Le 14 mai, onze nouveaux communistes sont fusillés à Caen ; ce qui porte à 61 le nombre total de victimes pour le Calvados depuis 1940.

La cruauté de l'occupant est-elle enfin satisfaite ? On peut le penser lorsque le 20 mai, la Feldkommandantur lève la plupart des sanctions en vigueur depuis le 16 avril : le couvre-feu est ramené à 23 heures et la circulation pourra reprendre à partir de 5 heures du matin. Les cafés, restaurants, cinémas et stades vont rouvrir leurs portes.

Est-ce l'épilogue de cette affaire tragique ? Pas tout à fait. Car le 6 juin 1942, le préfet Graux reçoit l'ordre de se présenter sans retard à Paris, rue de Monceau, siège de la Délégation du ministère de l'Intérieur en zone occupée.

Le préfet Ingrand en personne est là pour le recevoir et lui annoncer la décision à laquelle il s'attend en fait depuis son sévère affrontement avec les autorités allemandes le 7 mai. Son interlocuteur a en main copie de la lettre envoyée la veille par les services de l'Hôtel Majestic au Président du Conseil et Ministre de l'Intérieur Pierre Laval. Signée du docteur Werner Best, chef de l'État-major administratif du général von Stülpnagel, elle est brève et sèche comme un couperet : " Je vous invite à rappeler Monsieur Graux, préfet du Calvados, et à ne plus l'employer dans les territoires occupés. "

Depuis longtemps, il était sur la sellette car les récriminations contre lui s'accumulaient auprès des services allemands de Paris. Dès octobre 1941, son renvoi avait déjà été évoqué à la suite de son refus de fournir des listes d'otages. A la même époque, il avait refusé d'accepter la présidence d'honneur du groupe " Collaboration " dont le marchand de meubles Julien Lenoir venait de créer une section à Caen ; son absence à une conférence donnée en décembre par l'une des figures de cette organisation, Georges Claude, n'était pas passée inaperçue et cette attitude ouvertement hostile avait fortement déplu à la Kommandantur. Le 25 avril 1942, il avait même fait placer en résidence surveillée le responsable départemental d'un autre mouvement de collaboration, le MSR, auquel il reprochait d'entretenir une agitation malsaine contre les autorités préfectorales. Son comportement dans l'affaire des sabotages d'Airan et des prises d'otages devait achever d'exaspérer l'occupant. Une note établie en mai par les services administratifs du Majestic concluait à la nécessité de son renvoi immédiat en précisant : " Il est particulièrement important que dans les départements côtiers ne soient mis en place que des préfets prêts à collaborer ! "

Pourquoi cette décision avait-elle tardé plus d'un mois ? Henri Graux allait l'apprendre. Dès le 8 mai le Docteur Mayer et le chef de la police de sécurité allemande pour le Calvados avaient été convoqués à Paris ; puis 48 heures plus tard ce fut au tour du Feldkommandant. Un désaccord s'était élevé sur la nature de la " punition " à lui infliger. La police penchait pour l'arrestation, la Wehrmacht pour la révocation. La seconde thèse avait finalement prévalu.

Rentré A Caen, Henri Graux reçoit quelques jours plus tard la notification officielle de son renvoi. Le gouvernement Laval, dans le souci de ne pas compromettre sa politique de collaboration, a résolu d'accéder à la demande allemande. Fin juin, il devra quitter ses fonctions pour être placé en position " hors cadre ", en attendant une possible nomination en Zone libre.

La nouvelle ne tarde pas à se répandre et de tout le département des marques de sympathies parviennent à la préfecture. Réconforté, Henri Graux consacre ses derniers journées dans le Calvados à l'expédition des affaires courantes. Il donne ainsi les instructions nécessaires à la police et à la gendarmerie pour remettre progressive-ment en liberté la plupart des hommes arrêtés sur son ordre entre le 3 et le 9 mai et qui n'avaient pas été livrés aux Allemands.

Mais le 22 juin survient un coup de théâtre. Un nouvelle tentative de sabotage vient d'avoir lieu sur la ligne Paris-Cherbourg à Ecajeul, deux kilomètres à l'est de Mézidon.

A 18 h 43, à peine plus d'une minute après le passage du train de permissionnaires allemands SF 846, une explosion a partiellement endommagé la voie. Les dégâts sont minimes. Visiblement, l'auteur de l'attentat est un novice en la matière car il a glissé son explosif sous le rail, alors qu'il aurait fallu placer deux charges latérales, en quinconce sur chaque côté, pour être certain de le couper.

De plus, pour se donner le temps de fuir, il a utilisé une mèche lente ; méthode forcément imprécise. Les gendarmes, ont d'ailleurs retrouvé plusieurs morceaux d'enveloppe ; à coup sûr il s'agit de matériel ordinairement employé par les carriers.

Mais surtout, au cours de sa fuite, l'homme a été vu par un témoin ; un jeune instituteur des environs qui se rendait à pied à Mézidon en suivant la voie ferrée. Il était convoqué au dépôt de la SNCF pour participer le soir même au service de garde sur la ligne Paris-Cherbourg. Chemin faisant, il s'était assis à l'ombre dans un petit chemin. Quelques instants après le passage d'un train, il avait vu surgir un cycliste venant de la voie et alors que celui ci s'éloignait à toutes pédales, une violente explosion avait retenti.

Les gendarmes l'interrogent sur le signalement de l'individu. Un homme d'une trentaine d'années, mince, le teint bronzé ; coiffé d'une casquette, habillé d'une chemise grisâtre et d'un pantalon noir ; il portait un sac à dos paraissant assez gonflé.

Dans le petit chemin mal entretenu longeant la voie à cet endroit, les gendarmes découvrent des traces dans les broussailles ; le saboteur a dû se dissimuler là en attendant le passage du train. A proximité, ils trouvent même une feuille arrachée d'un agenda et portant deux noms : " Cauchard " et " Fillâtre ".

Rapidement avertie, la police judiciaire de Rouen a tôt fait d'opérer un rapprochement. Deux jours auparavant la Sicherheitspolizei de Rouen avait arrêté un communiste du nom de Fillâtre. Mais l'interrogatoire de celui-ci ne devait pas permettre d'en savoir plus.

Quelques jours plus tard, un concours de circonstances va pourtant servir les investigations policières. Le 4 juillet, un peu avant midi, des inspecteurs de la brigade mobile de Rouen font irruption dans la petite maison des garde-barrières de Trelly, près de Coutances. Ils sont à la recherche de " deux terroristes " particulièrement importants. Maurice Lemaire, " Adrien ", originaire de la Somme, responsable interrégional du parti communiste est bien caché là, accompagné de son fils ; mais ils ont le temps de s'échapper par la fenêtre. Poursuivis, ils parviennent à s'enfuir et à traverser la Sienne à la nage, sous les balles des policiers. Portant sur le dos son fils blessé à la cheville, " Adrien " trouve refuge dans une grange à Quettreville. Le fermier les découvre au matin et promet de se taire. Mais dans l'heure suivante, les Allemands sont là et capturent les deux résistants sans coup férir. Sur son carnet, Maurice Lemaire a noté à la date du 22 juin : " Ecajeul ". Il nie être l'auteur du sabotage mais finit par avouer que celui-ci avait été commis par un certain " Maurice ", responsable politique du parti communiste pour le Calvados.

Effectivement, l'homme que l'instituteur avait vu filer en vélo sous son nez le 22 juin et dont la police connaît désormais le, pseudonyme à défaut de l'identité, était bien Émile Julien. Ce jour-là, il avait agi seul en utilisant une façon d'agir rendue nécessaire par les circonstances. Depuis le début mai en effet, par ordre des Allemands, sur toute la longueur de son trajet dans le Calvados, la ligne Paris-Cherbourg est gardée chaque nuit par des requis civils. Pour beaucoup d'entre eux, ces soirées sont devenues prétextes à ripailles et à joyeuses beuveries ; aussi leur " surveillance " laisse-t-elle souvent à désirer. Mais certains ont pris leur rôle au sérieux et mènent très consciencieusement leurs rondes le long de la voie ; ce qui rend désormais très difficile l'action de saboteurs éventuels ; surtout s'il s'agit de démonter entièrement un rail, car l'opération demande beaucoup de temps et nécessite plusieurs hommes. Le risque d'être repéré est devenu trop grand. Les FTP du Calvados ont donc décidé de recourir à la dynamite, méthode plus rapide mais beaucoup moins efficace comme les faits viennent de le démontrer. Ce n'est cependant que partie remise, car le groupe est bien décidé à frapper de nouveau.

Pendant ce temps-là, à Compiègne, les otages du Calvados, au milieu de milliers d'autres, attendent d'être fixés sur leur sort. Chaque jour, Lucien Colin consigne ses impressions sur un petit cahier d'écolier. " La vie du camp, quelle est-elle ? Lever à 7 heures. Appel à 7 h 15. Toilette. Lit. Lorsqu'il y a une corvée de pluches, c'est à 10 h 30. Vers 12 h 30 soupe dans la chambrée. Nous sommes tranquilles jusque vers 16 h 15, heure à laquelle nous touchons 1/60 de boule de pain. A 17 h, le jus qui est une tisane appelée ici "boldo". A 18 h 15 départ pour l'appel. Coucher à 10 h, heure à laquelle nous ne devons pas sortir sans risquer de provoquer sur nous le tir des mitrailleuses situées dans les miradors... Notre chambre contient 52 types, dont 18 de Caen. Nous formons une bonne équipe de cinq et nous mettons nos produits en commun : Marcel et moi, Mr Musset, Mr Desbiot et Mr Mondhard, un représentant en bois de la maison Savare, ancien prisonnier de guerre, de Saint-Aubin, qui comme nous ne sait pas pourquoi il est là.

Nous sommes à peu près 2 000 dans le camp français. Le moral est formidablement élevé malgré le temps, la lassitude, la peine, le peu de nourriture, de confort et la crainte de "passer à la casserole" ; car de temps en temps ils piquent dans le camp...

Le temps, si précieux, s'écoule lentement, dans l'angoisse constante du lendemain. La recherche de nourriture est une préoccupation essentielle. Certains prisonniers en sont réduits à arracher de l'herbe, dans un coin du camp, pour en faire une bien maigre soupe. L'espoir et le désespoir s'entremêlent.

" Lundi 8 juin : Hier soir j'ai terriblement souffert, car j'ai broyé des idées noires. C'était un véritable cauchemar tout en étant éveillé. Je suis sorti pour prendre l'air dans le couloir pour me changer les idées... Puis cela m'a repris. J'ai la fièvre, j'ai mal à la tête. Vraiment je ne suis pas bien, aussi bien physiquement que moralement. Que le temps est long...

Mardi 9 juin : Ai passé une bonne nuit. A 14 h 15 paraît une liste de colis ; il y en a un pour Marcel. Quelle joie ! De qui est-il ? Nous allons le chercher. C'est de papa et maman. J'en pleure tellement j'en suis ému et heureux. Que le moral est relevé ! En même temps, le bruit qui a couru hier soir se confirme : il y a un débarquement sérieux ä Ostende. On donne des détails, mais ce sont des soi-disant nouvelles et nous devrons attendre quelques jours. Du coup notre libération passe au second plan. Nous bavardons beaucoup...

Vendredi 12 juin : Longue promenade avec Marcel. Nous avons discuté et pensé que nous serions libérés, mais que cela pourrait demander encore un certain temps. Puis du lit à la cour. Le temps ne passe pas. Nous avons faim et ne voulons rien prendre car les provisions s'épuisent. Un tri continue à se faire dans le camp. Les anciens craignent quelque chose. Espoir, confiance, patience ! Où serai-je le jour de mes 19 ans ?

Dimanche 21 juin : 14 h 30, je vais sur l'escalier du bâtiment des colis. Il n'y a personne ; alors je pleure, je pense à mon pauvre papa et à ma maman qui doivent souffrir. Le moral est bas. Le dimanche n'est pas gai ici. On voudrait pouvoir se dire dimanche nous serons chez nous ; mais non ! Que va-t-on faire de nous ? Combien de temps resterons-nous entre des barbelés ? Reverrons-nous tous ceux qui nous sont chers ? Il faut avoir vécu les semaines que nous venons de passer pour se rendre compte de nos souffrances... "

Certains prisonniers auront plus de chance. Des libérations ont lieu, périodiquement. Le 25 mai, au cours d'un rassemblement dans la cour, vingt-huit hommes sont appelés. Parmi eux, douze Calvadosiens, tous cheminots, dont les huit de Mézidon arrêtés par les Allemands le 4 mai. Sans aucune explication, ils sont conduits à la sortie du camp. Ils peuvent partir ; ils sont libres ! Il leur suffit de gagner la gare pour rentrer chez eux ! Incrédules, ils voient les portes s'ouvrir. Un soldat leur tend la main. La plupart l'ignorent. L'homme a pourtant l'air sincère. Lucien Lefèvre est le seul à la lui serrer.

En fait, les autorités françaises sont intervenues en leur faveur, expliquant qu'avec vingt-huit arrestations au total, le monde des cheminots avait été trop lourdement frappé par les prises d'otages ; ce qui risquait de nuire au bon fonctionnement du service. Quant aux hommes de Mézidon, une enquête n'avait-t-elle pas montré qu'il s'agissait " de bons agents de la SNCF n'ayant jamais été signalés comme communistes " ? Les Allemands s'étaient ralliés à ce point de vue. Le 17 juin, un cordonnier de Lisieux, Gaston Gouyet, est relâché à son tour, sa femme devant mettre au monde un enfant'.

Pour les autres détenus, l'attente continue, interminable. Mais fin juin, les rumeurs d'un départ imminent vers l'est se font plus pressantes. D'ailleurs, quatre jours durant, tous les prisonniers ont dû subir une visite médicale. Samedi 4 juillet, 10 h 15 : un rassemblement inhabituel. Un millier d'hommes sont désignés pour partir travailler en Allemagne ; ordre leur est donné de préparer immédiatement leurs affaires. Parmi eux, environ quatre-vingts des otages du Calvados. Les frères Colin sont du nombre. Rentré dans son baraquement, Lucien jette quelques mots, les derniers, sur son cahier : " Ce journal, je l'envoie à mon papa et à ma maman chérie, avec mes plus gros baisers ainsi que ceux de Marcel. Confiance, courage, nous reviendrons, nous l'espérons. Bien gros baisers à tous nos parents et amis. Priez pour nous comme nous prierons pour vous. Dieu nous garde et nous protège tous. Ne vous inquiétez pas, restez tranquilles et calmes, nous reviendrons. "

Ils ne reviendront pas !

Le matin du 6 juillet, le convoi quitte la gare de Compiègne pour une destination inconnue. Dans l'un des wagons, quelques-uns des déportés caennais ont résolu de profiter de ce transfert pour s'évader. Depuis longtemps déjà Félix Bouillon et ses camarades Jean Lebouteiller, Eugène Baudoin, Emile Hallais... ont mûri leur projet. Dans le camp, en fouillant un tas de détritus, ils ont réussi à trouver une mince lame de ressort à matelas qu'ils ont patiemment façonnée et aiguisée, avec un tiers-point récupéré de la même manière, pour en faire une petite scie. Sur sa valise, Bouillon a collé une grande étiquette sous laquelle il a glissé l'outil. Au moment du départ, les Allemands ont bien ouvert la valise pour la fouiller, mais ils n'ont pas songé à regarder... sur le couvercle. Sans perdre de temps, on commence à attaquer les lames du plancher, en se relayant. Les cheminots donnent des conseils : il vaut mieux percer sur les bords, car en sortant par le milieu, ils risquent de heurter le système d'attache des wagons.

Bientôt le trou est suffisamment large pour pouvoir se glisser au travers. Il faut maintenant attendre le moment propice... en souhaitant qu'il n'y ait pas de locomotive à l'arrière. Le jour commence à baisser. Une côte ; le train ralentit. Emmitouflé dans un épais vêtement pour amortir le choc, Félix Bouillon se laisse glisser le premier sur les rails. Le train passe sur lui, tout entier, car il était dans le premier wagon. Ça y est ! L'évasion est réussie ! Par chance, les sentinelles allemandes avec leur mitrailleuse, sur la plate forme en queue de convoi, n'ont rien vu. Il se relève, mais il est seul. Ses camarades ont dû hésiter ou bien ils n'ont pas eu le temps de sauter. Si, à cinq cents mètres sur la voie, il aperçoit l'un d'eux, Lebouteiller. Les deux compères se rejoignent, tout couverts de poussière et de cambouis. Non loin de la voie, ils avisent un petit cours d'eau. Un peu de toilette ne sera pas superflu.

Mais leurs ablutions terminées, ils sont surpris quelques kilomètres plus loin par une patrouille allemande. Des gardes-frontières ! Par une malchance extraordinaire ils ont sauté du train juste derrière ce qui est maintenant la limite entre la France et la Lorraine, désormais rattachée au Reich. Tandis qu'ils sont conduits sous bonne garde à Metz, le convoi transportant leurs camarades continue inexorablement sa route vers l'est. Les otages ignorent encore qu'ils font partie du premier grand convoi de déportés politiques vers Auschwitz, le camp de la mort !

Chapitre six

Le 28 juin 1942, un chaud dimanche d'été. Au café de la Bosquetterie, à la sortie de Lisieux sur la route de Caen, quelques clients d'apparence bien anodine s'installent autour d'une table.

Et pourtant il y a là Edmone Robert, Émile Julien et Joseph Etienne, alias " Lucienne ", " Maurice " et " Jean ", trois des principaux dirigeants de la résistance communiste du Calvados. Ils ont fixé rendez-vous à quelques nouvelles recrues : René Préaux, un garagiste de Saint Désir-de-Lisieux ainsi que ses deux ouvriers, Henri Papin et Henri Rebut. Depuis plusieurs semaines déjà, " Lucienne " leur transmet des tracts avec mission de les distribuer dans leur entourage. L'heure est maintenant venue de les convaincre de passer à une action plus déterminée.

Pour éviter les oreilles indiscrètes, le groupe se lève bientôt pour continuer la conversation en marchant le long de la route. " Jean " parle longuement des buts poursuivis par le Front National et de la nécessité de mener la lutte armée contre l'occupant. Le garagiste n'est pas très chaud, mais le plus jeune de ses ouvriers, Papin, a l'air plus décidé. D'ailleurs, quelques mois plus tôt il avait essayé de trouver un moyen pour gagner l'Angleterre. C'est décidé, " Jean " et " Maurice " feront bientôt appel à lui.

Depuis plusieurs mois, les responsables locaux du Front National multiplient les contacts pour développer et structurer l'organisation des FTP dans le Pays d'Auge. Ils peuvent ainsi compter désormais sur l'aide et l'appui d'un menuisier de la Hoguette, Alexandre Demieux ; d'un brique-tier de Dozulé, Henri Daudet et de son contremaître Liebert ; d'un paysan de Saint-Loup-de-Fribois, Blanchard et de quelques autres encore à Mézidon, Lisieux, Neuvy... Autant de " planques " où il est possible de se cacher entre chaque coup de main. Le groupe de combat lui-même s'est étoffé par le renfort d'un réfractaire, René Fairant et de François Kalinicrenko, qui avait échappé aux gendarmes de Colombelles à l'automne 1941 et vivait depuis lors dans la clandestinité sous le pseudonyme de " Marcel Lavergne ".

Aussi sabotages et attentats vont-ils maintenant se succéder à cadence élevée.

Dans la nuit du 14 au 15 juillet, les FTP s'attaquent à la ligne du chemin de fer transportant le minerai de fer de Potigny à Colombelles, sur le territoire de la commune de Bourguébus. Comme la voie n'est pas gardée, ils peu-vent en toute quiétude démonter entièrement un rail. Mais au matin du 15, un ouvrier circulant en draisine découvre le piège.

" Maurice " a décidé de mettre Papin à l'épreuve. Le 31 août il l'accompagnera à Lisieux pour incendier le garage des Courriers Normands, servant d'entrepôt à fourrage pour l'armée allemande. Vers cinq heures du matin, les deux hommes sont à pied d'œuvre. Le bâtiment n'est pas gardé. " Maurice " sort de sa poche un petit étui de brosse à dent en celluloïd rempli de poudre et muni d'une mèche. Il brise la vitre d'une porte, met le feu au cordon et lance prestement l'engin avant de prendre la fuite suivi de son jeune complice, encore tout éberlué devant cette maestria. En quelques minutes l'entrepôt se transforme en brasier, malgré l'intervention des pompiers de Lisieux et de Livarot. La façade du garage s'effondre bientôt, blessant grièvement un adjudant de pompiers. Huit cents tonnes de fourrage viennent de partir en fumée ! L'enquête policière conclura à un accident dû à la canicule des journées précédentes et à l'échauffement excessif de foin et de paille trop humides imprudemment entassés dans un hangar couvert d'une verrière.

Nuit du 9 septembre, deux ombres se glissent furtivement, vélo à la main, derrière l'un des hangars de la foire de Caen, Place d'Armes, réquisitionnés par les Allemands. " Kléber " est accompagné d'une frêle jeune fille à peine âgée de vingt ans dont c'est aussi le premier " coup ". Dès la fin 1940, Gisèle Guillemot a appartenu à un petit groupe de résistance communiste formé avec quelques-uns de ses amis du " Plateau " de Colombelles : Michel Farré, François Kalinicrenko, Robert Estival, Marcel Déterpigny.

Désormais, elle est devenue " Annick ", la responsable des jeunes du Front National pour le Calvados. Mais elle sert aussi d'agent de liaison auprès du triangle de direction clandestin... et éventuellement de supplétive. " Tiens ! " lui dit " Kléber " en lui plaçant un énorme revolver entre les mains. " Attends-moi là ! " Gisèle n'est pas vraiment rassurée, car elle serait bien en peine de se servir de cet engin en cas de nécessité. Mais voilà " Kléber ". Vite, ils montent sur leurs vélos et déguerpissent. De loin, ils ne tarderont pas à voir le résultat de leur œuvre : un beau feu d'artifice car le hangar à fourrage devait aussi contenir des fûts d'essence.

Trois cent cinquante tonnes de paille, de foin et d'avoine perdus pour l'ennemi. Cette fois encore, les investigations policières aboutiront à la thèse de l'accident car " le hangar étant étroitement surveillé et parfaitement clos, nul ne pouvait s'y introduire pour y commettre un attentat sans éveiller l'attention ".

La tentative suivante fut moins heureuse. Il s'agissait cette fois de faire sauter la voie ferrée Mézidon-Argentan, très fréquentée par les convois de marchandises allemands. " Maurice " avait confectionné un engin d'un nouveau modèle : un gros tube de fer de 30 centimètres de long, bourré d'explosifs et muni d'un détonateur relié d'une part à une pile électrique, d'autre part à des plaques de cuivre destinées à être placées sur le rail. Au passage de la locomotive, les plaques de cuivre devaient entrer en contact et déclencher l'explosion. La machine infernale fut mise en place dans la nuit du 5 novembre à Vendeuvre, quelques kilomètres au sud de Saint-Pierre-sur-Dives. Dispositif bien compliqué ; trop sans doute car il ne fonctionna pas en dépit du passage de plusieurs trains et l'engin devait être découvert le lendemain matin.

Début décembre, explosifs et poudre viennent à manquer. Il faut s'en procurer d'urgence. Non loin de Falaise, à Vignats, existe une importante carrière de pierre où l'on trouvera le nécessaire. Un commando de quatre hommes est formé. Outre " Maurice ", il comprendra " Marcel " (Kalinicrenko), Fairant et Papin. Depuis près d'un mois celui-ci est d'ailleurs entré dans la clandestinité. Requis pour aller travailler en Allemagne, il a quitté le garage Préaux pour trouver refuge à la briqueterie Daudet à Dozulé. Il porte désormais le pseudonyme de " Charles " et, suprême honneur, " Maurice " lui a remis un pistolet 7 m/m 65 chargé de 9 cartouches. Le ralliement est fixé pour le samedi 11 décembre à la Hoguette chez le menuisier Demieux. Après dîner, vers 21 heures, le petit groupe se met en marche en empruntant des chemins à travers bois pour gagner la carrière distante de quelques kilomètres seulement. Tapis à l'abri de la bruyère, les quatre hommes attendent la nuit. Ils savent qu'il n'y aura pas de gardien en cette fin de semaine. Vers minuit, ils sortent de leur cachette, brisent un carreau et pénètrent dans les bureaux. Dans le grand sac qu'ils ont apporté ils déversent détonateurs, explosifs, cordons... sans oublier du matériel de bureau, des boites de pansements, des médicaments et une bouteille d'éther. Dans un tiroir ils trouvent la clé de la poudrière où ils s'emparent de quatre caisses contenant chacune vingt kilos d'explosifs. Le tout n'a pas duré plus de vingt minutes. Il faut maintenant rentrer, lourdement chargé, en employant le même chemin. A la Hoguette, le précieux butin est caché dans une grange en plein champ, proche du domicile de Demieux.

Après une journée de repos, les quatre hommes décident de se séparer. Tandis que Fairant et " Charles " restent sur place, " Maurice " et " Marcel " ont décidé de regagner Caen via Mézidon.

A peine arrivés sur le quai de la gare, " Maurice " avise un convoi de marchandises allemand : du foin et de la paille. L'occasion et bien tentante. " Si on mettait le feu ? " Son camarade n'est pas très " chaud ", mais il l'entraîne dans les toilettes et sort de sa poche son sempiternel étui de brosse à dent et un morceau d'amadou en lui expliquant ses intentions.

Revenus sur le quai les deux hommes déambulent nonchalamment près des wagons. " Maurice " s'arrête, sort une cigarette en ouvrant sa veste pour protéger la flamme du briquet que lui tend " Marcel ". Un geste bien naturel. Mais ils en profitent pour allumer aussi la mèche. Reprenant leur marche, l'un dissimulant l'autre, ils s'arrêtent une fraction de seconde qui suffit à " Maurice " pour placer son tube incendiaire entre deux balles de pailles. Plusieurs minutes passent. Alors que le train de Caen entre en gare, le feu commence à se déclarer et, trouvant un aliment de choix, s'étend rapidement. Panique sur le quai. Des Allemands arrivent de partout en gesticulant et en hurlant. Le chef de gare donne un ordre de départ précipité pour le train de voyageurs. Et tandis que celui-ci s'ébranle, nos deux compères voient l'incendie gagner d'autres wagons. Le désastre sera attribué officiellement à une escarbille lancée au passage par une locomotive !

Le 14 décembre, " Maurice " et " Marcel " sont de retour à la Hoguette où Papin et Fairant les attendent, avertis d'un " coup " important sur la ligne Paris-Cherbourg pour le soir même. Tout l'après-midi se passe à confectionner des engins explosifs avec la dynamite volée à la carrière. Puis l'heure vient de partir, en groupes séparés pour ne pas attirer l'attention sur les routes. Point de ralliement, un passage à niveau près de Saint-Julien-le-Faucon. Un peu après vingt heures, les quatre hommes sont au rendez-vous et de là gagnent en bicyclette le lieu où " Maurice " a décidé de frapper : à Lecaude, entre la sortie vers Caen du tunnel de la Houblonnière et la gare du Mesnil-Mauger.

Arrivés sur les lieux, Fairant et Papin sont laissés en arrière garde pour faire le guet, car il faut se méfier des rondes. Pendant ce temps, " Maurice " et " Marcel " mettent en place leurs bombes. Quelques minutes ont suffi et les voici de retour. Le convoi arrive. Stupeur, il passe sans encombre. Dépité, " Maurice " repart immédiatement afin de comprendre ce qui s'est passé et récupérer ses explosifs. Mal lui en prend, car il tombe nez à nez avec un garde-voie qui l'agrippe aussitôt. Après une courte bagarre, il réussit pourtant à se dégager et, revenant en courant, donne l'alerte à ses camarades. Fuite éperdue. Les quatre hommes réussissent à gagner leur " planque " la plus proche, à Saint-Loup-de-Fribois, où ils passent la nuit dans la grange du fermier Blanchard.

Le lendemain vers midi, " Maurice " et Fairant partent pour Caen qu'ils parviendront à atteindre sans encombre. Une demi heure plus tard, " Charles " (Papin) et " Marcel " ont pris la direction de la Hoguette. A peine ont-ils parcouru un kilomètre qu'ils sont stoppés par un barrage de gendarmerie. Dès la nouvelle de l'attentat manqué, un vaste dispositif policier a été mis en place dans toute la région.

L'un des gendarmes s'avance au milieu de la route, le bras tendu en l'air :

- Halte ! Vos papiers.

Les deux hommes s'exécutent et s'apprêtent à sortir leurs fausses cartes d'identité. Mais les gendarmes ont reçu des consignes précises et entreprennent de les fouiller. " Marcel " porte des explosifs dans sa sacoche et " Charles " a un revolver dans sa poche. Paniqué, il sort l'arme... et la jette par terre. Les gendarmes tentent alors de les ceinturer. " Charles " se débat et distribue de violents coups de poings. Après quelques secondes de bagarre " Marcel " réussit à ramasser le pistolet et tire plusieurs fois sur les gendarmes, qu'il manque. Mais mettant à profit ce moment de flottement, les deux résistants parviennent à s'enfuir à toutes jambes à travers champs, abandonnant musettes et vélos sur place.

Les gendarmes de Mézidon ont laissé échapper leur proie, mais ils disposent de très sérieux éléments pour les retrouver. L'un des deux individus a perdu son portefeuille dans la bagarre. Une carte d'identité au nom de Charles Gaudard, né à Évreux et demeurant à Barneville. Vraisemblablement elle est fausse. Mais il y a surtout cette photographie dédicacée d'une jeune fille, portant au dos son nom, Louise M., ainsi que son adresse à Lisieux. La brigade mobile de Rouen est immédiatement alertée et sous la direction du commissaire Nazareth, secondé par une demi douzaine d'inspecteurs, elle va prendre l'affaire en main et la mener rondement.

Ignorant tout des derniers événements, " Maurice ", rentré à Caen, poursuit son action. Le 16 décembre, il fait sauter le bureau de placement allemand, 43 boulevard des Alliés. Cette fois, il ne peut pas s'agir d'un accident et la Feldkommandantur exigera désormais que la gendarmerie française monte nuit et jour une garde armée devant cette officine.

Pendant ce temps, à Lisieux, l'enquête policière progresse rapidement. Très impressionnée, Louise M. a tôt fait de renseigner les policiers. Cette photo, elle l'a donnée il y a quelques mois à deux jeunes ouvriers de monsieur Préaux. Venus effectuer une réparation chez son patron, ils lui avaient fait un brin de cour. Voilà tout !

Le garagiste Préaux est interrogé à son tour. Ses deux ouvriers l'ont quitté depuis quelques semaines. Papin a été réquisitionné pour partir en Allemagne. Quant A Rebut, il travaille désormais à la caserne Delaunay, route de Pont-l'Évêque, pour le compte des Allemands.

Son domicile est rapidement retrouvé et le 21 décembre à la première heure, le commissaire Nazareth et ses hommes font irruption au 28 de la rue Henry-Chéron. Une fouille en règle permet de découvrir des tracts ainsi que des cartouches dérobées à la caserne. Rebut est en mauvaise posture, il le sait. Depuis quelques mois, il a pris ses distances avec la Résistance, mais il sait néanmoins beaucoup de choses et pour se disculper, il parle ! Il donne des noms, des adresses... La photo, c'est Papin qui l'avait conservée. Où est-il ? Certainement caché à Dozulé ou la Hoguette.

Quelques heures plus tard les forces de l'ordre surgissent à l'improviste chez les époux Demieux, près de Falaise. Papin n'est pas là, mais dans une grange en plein herbage, non loin de la maison, on découvre des caisses d'explosifs, des détonateurs, des munitions diverses, des tracts et même un fusil mitrailleur. Le couple est appréhendé.

Au même moment, à Dozulé, un détachement d'une quarantaine de gendarmes et de policiers, sous la conduite du commissaire Nazareth en per-sonne, encercle la briqueterie Daudet. L'usine est systématiquement fouillée, jusque dans ses moindres recoins. Dans une galerie conduisant aux fours, un homme est caché. C'est Papin ! Il est arrêté en même temps que Daudet et son contremaître.

21 décembre en fin d'après midi, la classe se termine à l'école de Saint-Aubin-sur-Algot. Par la fenêtre, Edmone Robert aperçoit soudain quatre hommes pénétrant dans la cour. Des policiers.

Sans perdre son sang froid, elle se saisit d'une poignée de documents dans le tiroir de son bureau et les glisse rapidement dans le cartable d'une élève avant de laisser partir les enfants.

Près de deux heures de perquisition, en vain. Les hommes de la brigade mobile n'ont rien trouvé ; ni dans l'école ni au domicile d'Edmone Robert. Qu'importe, ils se saisissent d'elle pour la conduire au commissariat de Lisieux.

Dans la soirée, Préaux assiste avec sa femme à une représentation au théâtre. A l'entracte, un policier du commissariat s'approche et lui glisse à l'oreille : " Rebut est arrêté ; il t'accuse ! " Le garagiste pourrait fuir, mais il ne veut pas abandonner sa famille. Il restera. Le lendemain vers 11 heures, les inspecteurs de la brigade mobile sont chez lui et l'emmènent bientôt, au terme d'une perquisition sans résultat.

Ce même matin, Fernand Robert, interprète à la sous-préfecture et frère d'Edmone, apprend par un agent de ville que sa sœur a été arrêtée la veille. Au commissariat, grâce à la complicité du brigadier Gorget - un des nombreux résistants de la police lexovienne - il peut voir celle-ci quelques instants. Elle peut même lui confier la clé d'un petit appartement, rue de Caen, avec mission de détruire tout ce qui peut s'y trouver de compromettant.

Effectivement, il y avait là de nombreuses brochures de propagande du Front national ainsi que des livrets d'instructions à l'usage des FTP qui disparurent dans le poêle d'une voisine, Madame Lizet. Lorsque la police mobile découvrit cette adresse quelques jours plus tard elle ne devait rien y trouver.

A force de rouerie et de brutalités, les inspecteurs de la brigade mobile de Rouen ont réussi à extorquer à leurs victimes de nombreux renseignements. Il est aisé de leur faire croire qu'ils ont été dénoncés par d'autres, qui ont eux-mêmes tout avoué. Alors pourquoi se taire ? Ces braves gens ne sont pas des criminels endurcis et ils tombent presque tous dans le piège, se chargeant mutuellement. Pour les plus récalcitrants, reste la manière forte. Préaux, Papin, Demieux sont systématiquement roués de coups, à un point tel que le bâtonnier de Resbecq, du barreau de Lisieux, chargé d'assister les prévenus, déposera une réclamation officielle contre ces méthodes indignes, au mépris de son propre sort.

Seule Edmone Robert résiste obstinément aux interrogatoires, en dépit des horions et des insultes. Elle sait que les policiers n'ont aucune preuve matérielle contre elle. Il faut tenir.

- C'est vous " Lucienne " ?

- Je me nomme Edmone, Nelly, Mercédés Une violente claque au visage ponctue cette réplique pleine de mépris.

- Le 28 juin 1942, vous avez été vue au café Lepart à la Bosquetterie où vous, " Maurice " et " Jean " aviez donné rendez-vous à Préaux et à ses ouvriers. J'ai là la déposition de la patronne.

- Je suis allée une seule fois dans ce café, il y a trois ans.

- Tous les autres vont ont formellement reconnue, Papin, Préaux, Rebut...

- Je connais un peu Mr Préaux. C'est tout !

Papin, je l'ai rencontré par hasard chez une amie. Depuis, il est parti en Allemagne, je crois.

Confrontation générale ; les trois hommes en question réitèrent leurs accusations. Mais Edmone nie tout, en bloc :

- Je n'ai jamais assisté à la réunion dont parlent ces hommes. Je nie formellement avoir donné des tracts à qui que ce soit. Je ne con-nais pas les nommés " Maurice ", " Kléber ", " Jean " dont il est question. Je n'ai jamais appartenu à la moindre organisation. Je ne comprend pas les motifs qui poussent ces hommes à agir ainsi !

Cette fois c'en est trop. Les trois prisonniers ont à peine quitté la pièce que l'inspecteur Pannetier se rue sur Edmone, la gifle à nouveau, arrache son corsage et lui tord le bout des seins. Mais rien n'y fait. Elle ne cédera pas !

Remis en liberté provisoire (avant d'être incarcéré à nouveau quelques jours plus tard) le contremaître de la briqueterie de Dozulé, Liébert, a eu le temps de venir à Caen avertir les responsables départementaux des FTP des dangers qu'ils couraient, car Papin, sous la torture, a beaucoup parlé.

" Kléber " s'est immédiatement précipité vers leur principale planque, place Saint-Gilles. Deux ans de clandestinité ont aiguisé son sixième sens. Il a tôt fait de repérer deux hommes suspects au pied de l'immeuble. Qu'importe, avec une audace incroyable, il réussit à y pénétrer tout de même en passant par une petite cour intérieure et à s'introduire dans l'appartement où il se saisit rapidement de nombreux documents compromettants. A-t-il tout pris ? Non hélas, il en a oublié. " Jean " décide de retourner sur place, en empruntant le même chemin dérobé. Arrivé sur le palier, il entend des bruits de voix dans la pièce dont la porte est ouverte. Trois inspecteurs sont là. Il a tout juste le temps de redescendre furtivement l'escalier et de s'éclipser.

28 décembre, le maire de Saint-Aubin-sur-Algot, Mr Adolphe B., se rend à la gendarmerie de Lisieux. La veille, l'un de ses administrés, père d'une élève de Mlle Robert, est venu lui montrer les singuliers papiers que celle-ci avait glissé dans le cartable de sa fille quelques jours plus tôt. Et l'homme d'étaler sous les yeux du gendarme un petit carnet avec de nombreuses annotations à l'encre bleue ou noire, une feuille avec des formules d'explosifs et plusieurs plans dont un représente visiblement le port de Caen avec l'indication des défenses anti-aériennes allemandes. Mais le maire trop zélé est mal tombé, car le gendarme Pennec est un résistant et comprend immédiatement la gravité de cette trouvaille. Il refuse d'enregistrer ces documents et, à mots couverts, fait comprendre à son interlocuteur qu'il ferait mieux de s'en débarrasser en les détruisant.

Mais le maire de Saint-Aubin s'entête. Il sait où est son devoir ! Il ira donc directement à la sous-préfecture. Le secrétaire-général Bason le reçoit. " C'est extrêmement grave, en effet ! " L'homme pourrait prendre les documents et les confier à son supérieur, le sous-préfet Daty. Mais il connait trop bien ses opinions anti-allemandes ; sentiments que lui-même ne partage guère, tout au contraire. " Il faut transmettre ces pièces au tribunal ! " Ce qui fut fait. Le juge d'instruction Arrachart, bien qu'il ait tout fait, en vrai patriote, pour ne pas trop lourdement charger le dossier des inculpés, ne pouvait dissimuler ces preuves accablantes qui allaient condamner Edmone Robert et réduire à néant son extraordinaire résistance.

Quelques jours plus tard, en janvier 1943, les autorités françaises sont dessaisies du dossier par les Allemands. Mais le travail est déjà largement entamé. Le groupe de résistance du Front national pour le Pays d'Auge est anéanti ! Dans l'arrondissement de Lisieux, une vingtaine de per-sonnes ont été arrêtées. Grâce aux indications arrachées aux uns ou aux autres, Fairant a été capturé fin décembre à Cholet où il avait cru trouver un refuge solide, loin du Calvados. Certes " Marcel ", " Jean ", " Maurice " ou " Kléber " sont en fuite, mais désormais la police possède pour chacun d'eux un signalement terrible-ment précis. Une bonne partie de leurs " planques " sont désormais grillées. A Caen même, plusieurs personnes ont été appréhendées à la suite de l'affaire de Lisieux comme Marcel Victoire, un agent des PTT ou Joseph Duval dont le domicile, rue de Geôle, servait de boite à lettres.

Le commissaire Nazareth a réussi à identifier ceux que dans la résistance on surnomme " le ménage Patrick ", les époux Macé. Depuis de longs mois ils hébergent dans leur maison de la route d'Harcourt de nombreux responsables de passage. Le 4 février, en milieu d'après-midi, la police vient arrêter Georges Macé. Quelques heures plus tôt, " Jean " était là, en train de prendre son repas comme il le faisait souvent.

Pire, début février, divers recoupements ont permis à la police d'établir avec certitude l'identité de " Maurice ", Émile Julien né à Chelles le 24 novembre 1908 et de " Jean ", Joseph Etienne, né le 8 octobre 1901 à Douville-sur-Andelle (Eure). Seul le véritable nom de " Kléber " reste à découvrir.

L'étau se referme !

Chapitre sept

Bien que serrés de près par la police, les rescapés du groupe FTP n'en sont pas moins résolus à poursuivre la lutte. Ils le démontrent dès le 22 janvier 1943, en s'attaquant à l'embranchement de chemin de fer menant de la gare aux bâtiments de la foire de Caen et aux bassins de commerce. A 21 heures, une violente explosion détruit un aiguillage à hauteur de la rue Neuve-du-Port, pulvérisant toutes les vitres aux alentours.

Dans la nuit du 19 au 20 février, une ronde de police découvre rue Saint-Jean, devant le café de Paris, un bidon rempli d'explosifs. La mèche avait été allumée, mais s'était éteinte en tombant dans l'eau du caniveau où l'engin avait été déposé.

Mais à la suite des arrestations de décembre, les effectifs sont devenus insuffisants. Il faut impérativement recruter de nouveaux volontaires pour poursuivre l'action.

C'est dans cette perspective que " Maurice " a fixé une rencontre avec deux jeunes ouvriers des chantiers navals de Blainville, le 11 février, le long du canal près du pont de Calix. Les contacts préliminaires ont été noués depuis quelques semaines déjà par l'intermédiaire de Michel Legois, un ouvrier mécanicien, chargé de recruter des adhérents pour le Front national au sein de cette entreprise. Claude Gardelein et Jean Gillain sont exacts au rendez-vous. Le premier est électricien, le second dessinateur, ils ont l'un et l'autre 18 ou 19 ans. " Maurice " leur présente l'homme qui l'accompagne, à peine plus âgé qu'eux : " Georges ". Il s'agit de Gilbert Pineau, un étudiant parisien, responsable interrégional du Front Patriotique de la Jeunesse.

En marchant le long du canal, les quatre hommes parlent des chantiers navals, de la fabrication de vedettes pour le compte des Allemands et de la nécessité de saboter la production. On projette ainsi de mettre hors d'usage la locomotive de l'usine. A vrai dire, dans l'esprit de " Maurice " et " Georges " il s'agit surtout de tester la valeur et le degré de résolution de leurs interlocuteurs. On se reverra la semaine suivante, route de Ouistreham.

Le 18 février, Gillain et Gardelein annoncent qu'ils ont trouvé un autre camarade prêt à les aider, René Verheecke. " Maurice " leur remet un engin explosif composé de cinq bâtons de dynamite et d'une mèche en ajoutant quelques conseils : il faudra choisir une partie essentielle de la locomotive pour la mettre hors d'usage à coup sûr.

Le lendemain, grand conciliabule dans le bureau où travaille Gardelein. Ni lui ni Gillain, qui habitent chez leurs parents, ne peuvent s'introduire dans les chantiers la nuit. Verheecke est logé sur place, dans l'usine. C'est donc lui qui agira. Par sécurité, ils décident d'utiliser une mèche beaucoup plus longue. Vers 20 h 30, Verheecke quitte discrètement son dortoir et place sa bombe sur le cylindre de la première roue de la locomotive. Une heure plus tard, alors qu'il a regagné son lit depuis longtemps, une brutale explosion brise le silence de la nuit.

Très fiers de leur exploit, les jeunes gens rendent compte de leur mission à " Maurice " le 25 février. Immédiatement celui-ci leur fixe une nouvelle tâche pour la nuit du dimanche 28 février au lundi ter mars. Gillain et Gardelein hésitent. Ils ne peuvent s'absenter de chez leurs parents sans donner l'éveil. Une nouvelle fois, le sort désigne Verheecke. Il devra se trouver dimanche soir vers 22 heures à Moult, près du pont de chemin de fer de Billy, non loin de la route de Saint-Pierre-sur-Dives. Il n'a pas de vélo ! Qu'importe, Gardelein lui en procurera un.

A l'heure dite, cinq hommes sont rassemblés à l'orée d'un petit bosquet qui jouxte la voie fer-rée : " Maurice ", " Jean ", " Kléber ", " Georges " et le jeune René Verheecke. Les trois premiers connaissent parfaitement ces lieux, à moins de 700 mètres de la gare de Moult et tout près de l'endroit où ils accomplirent leurs sabotages en avril et mai 1942. Ils ont d'ailleurs décidé d'en revenir à la méthode qui avait fait leurs succès : le déboulonnage. Ils n'ignorent pas que la tâche sera particulièrement difficile à cause des rondes de surveillance. Mais ils ont pris des précautions en conséquence. Tandis que " Maurice ",

Jean " et " Kléber " s'attaqueront au rail,

Georges " et Verheecke feront le guet de chaque côté, cinquante mètres devant, reliés à leurs camarades par une ficelle pour les avertir en cas d'urgence.

Minuit, le commando dissimule les bicyclettes dans les fourrés et gagne prudemment la voie. " Maurice " a remis un revolver à Verheecke ; les autres sont déjà armés. La nuit est très noire et un brouillard assez épais s'étend sur la plaine. Le travail est long et périlleux. Tous les quarts d'heure environ, il faut s'interrompre et se tapir derrière le remblai pour laisser passer le garde-voie.

Deux heures cinq, Marcel B., de son état égoutier à Saint-Aignan-de-Cramesnil, effectue sa ronde tout en pestant contre ces maudites réquisitions qui reviennent trop souvent et l'obligent à passer tant de nuits hors de chez lui. Il passe le pont de Billy et continue son chemin en direction de Mézidon, sans rien remarquer. Les saboteurs se remettent à l'œuvre. Six traverses ont déjà été débarrassées de leurs tire-fond.

Deux heures dix, Ernest C. quitte avec cinq minutes d'avance le local de la gare de Moult, qui abrite l'équipe de garde du secteur, pour prendre son tour. Soudain, juste après le pont, malgré la brume, il aperçoit devant lui, à moins de trente mètres, trois hommes qui s'affairent sur la voie. Après un moment de stupeur, les individus escaladent le remblai et détalent à travers un champ fraîchement labouré vers le bois de Billy. " Halte là ! Halte là ! ". Mais les ombres se perdent dans la nuit.

Tandis que les FTP récupèrent leurs vélos et s'enfuient sans demander leur reste, le garde-voie rentre en courant au poste et donne l'alarme.

Accompagné cette fois de son chef de secteur et de quelques hommes, il revient sur les lieux. Des tire-fond ont été dévissés. C'est un sabotage ! Le chef de gare, la Ortskommandantur de Moult et la gendarmerie sont avertis en quelques minutes. Avant même la fin de la nuit, les premières investigations permettent de retrouver quelques indices dispersés entre la voie et le petit bois : un cache-nez, un gant de peau fourré et de nettes traces de pas et de pneus de vélo.

Caen, cinq heures trente du matin, le 1er mars. Comme la plupart de leurs collègues de la région, les gendarmes Lefrand et Laderrière ont été brutalement tirés de leur sommeil cette nuit-là. On recherche des saboteurs. Conformément aux ordres de leurs chefs, ils se sont mis en faction le long de l'Orne, sur la place du 36e.

Un cycliste arrive de la rive droite, franchit le pont de Vaucelles et s'apprête à tourner vers la place de la Mutualité.

- Halte ! Vos papiers s'il vous plaît.

L'homme s'exécute de bonne grâce. Fargeas Roland, né le 30 avril 1911 à Saint-Quentin (Aisne), électricien, demeurant à Ranville. Il rentre chez lui après un dimanche passé chez des amis à la campagne. Les gendarmes ont à peine eu le temps de noter son identité et de le laisser aller qu'arrive un autre individu en vélo.

Celui-ci se trouble aux questions qu'on lui pose. Il porte la main à son côté. Aussitôt les gendarmes dégainent leurs armes, le ceinturent et le fouillent. Pétrifié, le jeune homme se laisse faire. Dans une poche un revolver chargé, dans l'autre des balles. Voici sa carte d'identité :

Verheecke René, né le 19 mars 1921 à Rosendael (Nord), employé de bureau aux chantiers navals. Menottes aux mains, il est conduit à la gendarmerie de Caen séance tenante.

Après avoir vainement tenté d'expliquer qu'il revenait de passer la nuit chez une femme de Falaise, il ne résista pas longtemps à l'interrogatoire. Comment le pouvait-il d'ailleurs, car outre son arme, on avait retrouvé sur lui un plan sommaire indiquant le lieu du sabotage avorté. Il expliqua son histoire et dit ce qu'il savait. Le nombre de ses complices : quatre. Leurs noms ? Il n'en connaissait qu'un : " Maurice ". L'homme qui le précédait sur le pont de Vaucelles faisait-il partie du groupe ? Oui ! S'appelait-t-il bien Roland Fargeas ? Un coup de téléphone à la brigade de gendarmerie de Saint-Quentin permit d'obtenir rapidement la réponse : inconnu à l'état-civil.

Claude Gardelein et Jean Gillain sont inquiets. En prenant leur travail ce lundi matin, ils n'ont pas vu René Verheecke et nul ne sait où il peut être. Ses camarades de dortoir confirment son absence. Averti, Legois décide d'organiser un rendez-vous dans la soirée, place Courtonne. D'ici là il aura pris les contacts nécessaires avec " Annick ". Comme Gardelein n'a plus de vélo, Gillain s'y rendra.

18 h 45, la jeune fille est bien là, petite, brune, toute de noire vêtue, le vélo à la main avec une serviette suspendue au guidon. Elle ne sait rien. Mais voici Legois. Il entraîne Gillain vers un café où un homme les attend à une table. C'est " Jean ". Tout va mal ! Verhecke a été arrêté. Il le tient d'un policier du commissariat, membre du Front national. Gillain et Gardelein doivent être mis en sûreté. Il faut simple-ment le temps de trouver une planque pour les cacher. Il est convenu de tous se retrouver le lendemain au même endroit, à la même heure.

Mardi 2 mars, vers 18 heures, place Courtonne. Le commissaire Decarreaux, de la troisième brigade mobile de Rouen, contient avec peine son impatience. Le matin même, ses hommes ont arrêté un certain Claude Gardelein. Il a été trahi par la plaque de la bicyclette qu'il avait prêtée à son ami Verheecke. Il n'a pas tardé à craquer et à avouer sa complicité ainsi que le rendez-vous qui lui avait été fixé pour la fin d'après-midi. Il a même formellement reconnu sur une photographie l'homme rencontré la veille au café : Joseph Etienne, dit " Jean ". Une grosse prise en perspective. Le policier a disposé les inspecteurs Bolloch, Tou-chard, Pare et Geffroy aux endroits stratégiques.

Un peu après 18 h 30, trois d'entre eux repèrent un suspect, l'entourent et le saisissent sous les bras. " Vous allez nous suivre. Vérification d'identité ! " L'homme, visiblement ébahi, se laisse conduire sans résistance au commissariat central. Tandis qu'un inspecteur reste pour l'interroger, les deux autres rejoignent leurs collègues.

Au même instant " Annick " et " Kléber ", venant de la rue Saint-Jean, arrivent place Courtonne. Au bout de la rue de traverse, leur regard est immédiatement attiré par un grand jeune homme très blond : Gardelein. Il est debout près d'une voiture avec des inconnus qui ont tout l'air de policiers. Un piège ! Pourvu que " Jean " puisse s'en apercevoir aussi. Ils s'interrogent sur l'attitude à tenir lorsque brusquement éclate une série de violentes détonations.

En revenant du commissariat, les inspecteurs Pare et Geffroy ont garé leur véhicule rue Samuel-Bochard. Le premier a à peine parcouru vingt mètres lorsqu'il croise sur le trottoir deux hommes visiblement inquiets, remontant vers la rue Basse. Instantanément, il reconnaît l'un d'eux, en dépit des grosses lunettes d'écailles qu'il porte : Etienne ! Rebroussant chemin, il les suit tout en faisant des signes à l'inspecteur Geffroy, resté près de la voiture. Celui-ci a compris. Comme les deux hommes arrivent à sa hauteur, il les interpelle en montrant du doigt son collègue qui accourt : " Je crois que monsieur vous appelle. " Ils se retournent brusquement. Joseph Etienne a compris. Tandis que son compagnon reste sur place, paralysé, il s'échappe à toutes jambes. Halte ! Première sommation, un coup de pistolet en l'air. Le fuyard ne s'arrête pas. L'inspecteur Geffroy ajuste deux coups dans sa direction. Etienne plonge en avant, comme s'il voulait échapper aux balles. Non, il est touché ! Il se relève péniblement en s'adossant à un mur et semble porter la main à son côté. Le policier tire encore deux fois. Cette fois il s'affaisse. L'inspecteur Pare lui passe les menottes. Il n'est pas armé. L'autre homme, qui n'a pas bougé, est également appréhendé. Il se nomme Michel Legois.

Bien qu'atterrés par les coups de feu et ce qu'ils peuvent imaginer sur le sort de leurs camarades, " Annick " et " Kléber " doivent d'abord penser à se sauver. Or, sur le pont de l'Orne voilà un barrage allemand. Pas question de revenir sur ses pas. Il faut continuer. " Kléber " est un homme de sang froid. En jouant les amoureux, ils s'approchent nonchalamment des factionnaires, tendent les papiers qu'on leur demande... et passent.

Conduit tout ensanglanté au commissariat, Joseph Etienne est immédiatement examiné par un médecin. Plusieurs blessures aux jambes et certainement une balle dans la vessie. Il faut le transporter d'urgence à l'hôpital du Bon Sauveur. Son état est très grave. Les policiers devront attendre un certain temps avant de l'interroger. En attendant reste à arrêter Gillain, ce qui sera fait dès le lendemain. Quant aux autres, leur tour ne devrait pas tarder.

Mais près d'un mois après la capture de " Jean ", " Maurice " et " Kléber " restent introuvables ; tout comme la mystérieuse " Annick " dénoncée par Gillain et Gardelein. Le 30 mars, perquisition de routine au 11 de la rue de Vaucelles, domicile d'un dénommé Jules Godfroy, commissionnaire à la gare. Il a été dénoncé pour marché noir par une de ses voisines. Effectivement, le grenier de cet homme est une véritable caverne d'Ali Baba. Des victuailles de toutes sortes, des jambons pendant aux poutres... Mais stupeur, parmi le sucre et la farine, on découvre une ronéo, des stencils, des tracts et des brochures du Front national, des plaquettes incendiaires. Et dans la chambre de son fils Jean-Pierre, des étiquettes gommées de propagande et une carte d'identité vierge avec la photographie d'un inconnu.

Depuis de longs mois, la maison de Jules Godfroy sert en fait de cache et de dépôt pour les principaux responsables du Front national du Calvados. Sur la ronéo on imprime tracts et journaux locaux à partir des stencils dactylographiés par " Annick " ou l'une de ses collègues de travail, Madame Seulet. Quant aux provisions, elles sont destinées à nourrir les clandestins et réfractaires.

L'homme doit savoir beaucoup de choses. Mais il fait preuve d'un mutisme total et d'une résistance extraordinaire face aux interrogatoires ; malgré les coups, il nie tout, même l'évidence, et ne livre aucun nom ! Son fils en dépit de ses seize ans, ne montre pas moins de courage et de détermination.

Le 31 mars, le jeune Jean-Pierre Godfroy est assis dans le poste du commissariat de quartier où il vient d'être reconduit après une nouvelle perquisition en sa présence dans sa chambre. Sur le banc, deux autres prévenus auxquels on reproche de petits larcins. Il est 13 heures passées. Comme ses collègues sont partis se restaurer, le gardien de la paix Godin assure seul la garde. Un besoin pressant. Il s'éloigne quelques instants. Plus qu'il n'en faut au jeune garçon pour s'éclipser à toute allure. Le policier s'en aperçoit et s'apprête à se lancer à sa poursuite. Mais les deux autres risquent de s'enfuir aussi. Il hésite. Trop tard, il a filé !

Malheureusement l'épouse de Jules Godfroy n'est pas de la même trempe que son mari et son fils aîné. Les policiers exercent sur elle un odieux chantage auquel elle va céder. Si elle ne parle pas, ses plus jeunes enfants seront mis à l'assistance publique. Elle ignore qu'entre temps, " Kléber " et " Annick ", avertis des événements, sont venus les subtiliser chez une voisine pour les conduire en lieu sûr. Elle accepte donc de donner quelques indications. De " Maurice ", elle ne sait rien. Mais " Kléber " doit loger dans une chambre rue de Gaillon, chez un huissier ; quant à " Annick ", elle travaille, le matin seulement, dans une administration.

Laquelle ? La police allemande a décidé de prendre l'affaire en main. Tous les matins, accompagné de plusieurs policiers, l'infortuné Gardelein sera systématiquement promené d'administration en administration : PTT, préfecture... Le 9 avril, ils sont dans les locaux du ravitaillement général. Le directeur, monsieur Adam, n'est guère rassuré. Il appartient lui-même à une organisation de résistance ; mais ce n'est pas lui qu'on cherche. Dans l'un des bureaux, Gardelein désigne une jeune fille. " Annick " ? lance un policier. Gisèle Guillemot feint de ne pas comprendre. En pure perte. Elle est conduite dans les locaux de la sécurité allemande, rue des Jacobins, l'ancien domicile du docteur Pecker, l'un des otages de mai 1942.

Reste " Kléber ". Après vérification de l'indice fourni par la femme Godfroy, il s'avère qu'aucun huissier n'habite rue du Gaillon, ni même dans le quartier. Mais peut-être ne s'agit-il que d'un intermédiaire dans la location, intervenu simplement au titre de gérant d'immeuble. Dès lors commencent des recherches aussi longues que fastidieuses. Tous les fichiers des huissiers et hommes d'affaires de Caen sont épluchés en détail. Enfin, chez l'un d'entre eux, place Saint-Sauveur, les policiers trouvent ce qu'ils cherchent : une chambre mansardée au troisième étage du 14 de la rue du Gaillon louée à un certain Roland Fargeas. Or, tel était le nom de l'homme contrôlé par les gendarmes sur le pont de Vaucelles au matin du ter mars, et qu'ils avaient laissé filer juste avant de capturer Verheecke.

Aussitôt une demi douzaine d'inspecteurs de la brigade mobile de Rouen mettent en place une surveillance active autour de l'immeuble en question. Effectivement, un homme correspondant au signalement de " Kléber " rentre tous les soirs vers 23 heures au 14 de la rue du Gaillon et en part tous les matins très tôt, entre 5 et 6 heures.

Au bout de quelques jours, la décision est prise. Le 15 avril, une véritable souricière a été mise en place. Des policiers ont discrètement pris position dans tout le quartier, y compris sur les toits pour éviter une fuite par les mansardes. 23 heures, le mystérieux " Kléber " regagne sa chambre. Quelques minutes plus tard, le commissaire Chaffenet, assisté de nombreux inspecteurs et gardiens de la paix, arrive sur le palier. Sommations d'usage. Aucune réponse. Il donne l'ordre d'enfoncer la porte. Elle cède. Un moment de surprise, la pièce paraît vide. Mais juste en face de l'entrée, il repère un placard légèrement entrouvert. Nouvelles sommations. Cette fois " Kléber " sort et se rend. A son tour il est pris.

Dans sa chambre on découvre un véritable bric à brac : cartouches d'explosifs, rouleaux de  cordon bickford, un pistolet automatique chargé, des munitions, des tracts, trois vélos, du matériel pour ronéo, des Ausweis en blanc, des cartes d'identité et des cachets officiels... y compris celui du commissariat de Caen.

Immédiatement interrogé, " Kléber " avoue sa véritable identité : Sire Marius, né le 20 décembre 1912 à Ville-Le-Maclet (Somme). Sans trop se faire prier il donne aussi les noms des responsables de la résistance communiste pour les différentes régions du Calvados : pour Caen, c'est un nommé " Claude " qui doit être électricien ou mécanicien ; pour Bayeux, c'est " Arthur ", un ouvrier ; à Lisieux, " Henri ", un cheminot... Renseignements tous aussi faux les uns que les autres. Il faudra quelque temps à la police pour s'en apercevoir.

A la fin du mois d'avril 1943, les Allemands et les hommes de la brigade mobile de Rouen ont toutes raisons d'être satisfaits. L'organisation des FTP du Calvados semble anéantie. Seul Maurice " leur a échappé ; sans doute a-t-il quitté le département. Mais tous les autres sont entre leurs mains.

Joie de courte durée, car le 8 mai tombe une nouvelle incroyable : Joseph Etienne, " Jean ", vient de s'évader !

Opéré au Bon Sauveur, il a été transféré plusieurs semaines plus tard à l'hôpital Clémenceau, où il est désormais placé sous la garde des Allemands. Son état s'améliore, et il sait qu'il lui faudra bientôt subir un interrogatoire et probablement affronter la torture. Il doit s'échapper coûte que coûte. Mais comment faire avec la sentinelle à la porte et les barreaux à la fenêtre ?

L'occasion se présente le 7 mai. Ce jour-là ses gardiens sont passablement éméchés. Ils ont fêté quelque chose et visiblement bu plus que de raison. Il pourrait s'en aller sans qu'ils le voient. Mais en plein jour, il n'irait pas bien loin. Dehors, il y a des travaux et depuis quelque temps il a repéré des outils dans la cour. En quelques secondes il sort de sa chambre et s'empare d'une pioche avec laquelle il descelle prudemment un barreau. Puis il rebouche le trou sommairement avec de la terre.

Le soir vient. Par chance, la nuit est très noire et une forte tempête souffle sur Caen. " Jean " enlève le barreau et se glisse difficilement par l'ouverture. Il longe les murs de l'hôpital, parvient à sauter à l'extérieur dans un jardin... où il atterrit sur un tas de fumier. Reste à traverser la cour et le voici dans la rue. De là il gagne le Vaugueux. Au hasard, il frappe chez une épicière, qui accepte de le cacher dans sa remise à choux et de lui trouver quelques vêtements. La nuit suivante, il lui faut traverser toute la ville à pied pour gagner la rive droite où il pourra trouver de l'aide. Un long calvaire, car ses blessures le font encore souffrir. Au petit matin, Gaston Baratte le découvre, épuisé, caché dans les waters au fond de son jardin, rue Armand-Marie.

Baratte est un vieux militant communiste et syndicaliste. Il a d'ailleurs été lui-même arrêté comme otage le lei mai 1942, avant d'être relâché en raison de son âge. " Jean " ne peut rester là. Il lui trouvera une planque pour quelques jours à Mondeville. Mais l'air du Calvados est devenu malsain. Baratte contacte alors son ami cheminot Barthélémy, comme lui l'un des dirigeants de la CGT clandestine. Henri Neveu, responsable du Front national pour la gare de Caen, convoiera le fugitif dans la Sarthe pour le mettre à l'abri en lieu sûr. Au jour prévu, " Jean " est là, dans la salle des machines du poste central d'aiguillage, au beau milieu des voies. Il est coiffé une superbe casquette de la SNCF et muni de la carte professionnelle de Barthélémy. Le train de messageries pour le Mans attend le départ, au pied de la tour. Discrètement Henri Neveu et son compagnon montent dans le wagon de queue. Quelques heures plus tard ils sont parvenus à destination, sans encombre.

Encore une semaine ou deux de convalescence et Joseph Etienne pourra reprendre son combat. La lutte contre l'occupant continue.

Épilogue

Que sont devenus les acteurs ou victimes de ces événements tragiques, signes d'un temps qui ne l'était pas moins ?

Quelques mois après leur arrivée au camp, 90 010 des otages déportés à Auschwitz avaient disparu ! Gazés ! Morts de faim, d'épuisement, du typhus et des multiples souffrances endurées. Assassinés par les SS ou les kapos polonais à coups de pioches, de matraques ou d'une balle dans la tête. Tués sans raison, par plaisir ou par désœuvrement. Sur les 80 Calvadosiens, seuls 7 ont survécu. André Montagne, David Badache et David Polosecki sont aujourd'hui les derniers témoins du martyre de leurs camarades.

La cinquantaine d'autres otages ont connu des sorts divers ; certains sont restés à Compiègne jusqu'à la Libération, comme le docteur Drücker ; quelques-uns ont été progressivement libérés ; beaucoup ont connu ultérieurement la déportation, tel le doyen Musset qui eut la chance de rentrer de Buchenwald au printemps 1945. Ce ne fut hélas pas le cas de tous.

Le préfet Henri Graux, après sa révocation, reçut une affectation au Ministère de l'Intérieur ; par prudence, on lui confia un poste dans lequel il ne devait avoir aucun contact avec les Allemands ! Après la guerre, il fut pendant douze ans maire du XVIe arrondissement de Paris. Il est mort en 1979.

A la suite des deux vagues d'arrestations de décembre 1942 et mars-avril 1943, vingt-trois résistants du Calvados appartenant au Front national furent traduits en juillet 1943 devant une Cour martiale allemande siégeant à Paris, rue Boissy-d'Anglas. Elle prononça seize condamnations à mort ! Marius Sire, Jules Godfroy, René Préaux, Alexandre Demieux, Henri Daudet, Claude Gardelein, Henri Papin, René Fairant... furent fusillés le 14 août 1943 au Mont Valérien. Seules les deux femmes furent grâciées, mais déportées en Allemagne. Edmone Robert, très affaiblie, mourut dans l'ambulance qui la ramenait en France au printemps 1945, quelques jours après sa libération par les Américains. Le maire de Saint-Aubin-sur-Algot, responsable de sa condamnation, fut triomphalement réélu aux élections municipales de l'automne, malgré la violente campagne menée contre lui par le Front national. Gisèle Guillemot, cinquante ans après, a conservé l'énergie de sa jeunesse et continue de défendre avec ardeur la mémoire de ses camarades.

Le cantonnier Désiré Marie, qui avait pris part aux deux sabotages meurtriers du 16 avril et du ter mai 1942, fut arrêté par les Allemands le 30 octobre 1942... pour braconnage et purgea trois mois de prison. Le cheminot Charles Reinert, se sentant menacé par la vague d'arrestations du début de l'année 1943, partit se réfugier dans le sud de la France où il demeura jusqu'à la fin de la guerre.

Marcel " (François Kalinicrenko) tomba les armes à la main en octobre 1943 à Chambly-sur-Oise, au cours d'un accrochage entre un groupe de FTP et les Allemands. " Maurice " (Émile Julien), pourchassé par la police, quitta le Calvados au printemps 1943 et devint quelques mois plus tard responsable interrégional des FTP pour la Bretagne. Arrêté par des miliciens en mai 1944, torturé, il fut emprisonné à Angers où l'avance alliée le rendit à la liberté en août. Il vit aujourd'hui dans la région de Bordeaux. " Jean " (Joseph Etienne), après sa convalescence, reprit la lutte dans la région de Rouen avec d'importantes responsabilités. Il termina la guerre avec le grade de lieutenant-colonel dans les FFI. Retiré dans l'Eure, il s'est éteint en mars 1990.

Jean Quellien, Bully, février 1992 137