En 1939, Samuel Beckett habite à Paris depuis quelques années déjà. Au moment de la déclaration de guerre, il se trouve en Irlande. Plutôt que d'opter pour la sécurité que peut lui procurer la neutralité de son pays, il choisit la France en guerre et regagne immédiatement Paris. Dès 1940, il entre dans un réseau de la résistance. En avril 1945, il quitte le Vaucluse où il avait trouvé refuge, pourchassé par la gestapo, pour revenir à Paris. Il va en Irlande rendre visite à sa famille dont il était séparé. Parmi les amis qu'il retrouve à Dublin, il revoit le Docteur Alan Thompson qui, pour le compte de la Croix rouge Irlandaise prépare l'installation à Saint-Lô dévasté par les bombardements. Beckett se porte immédiatement volontaire auprès de la Croix rouge Irlandaise et s'engage pour 6 mois comme " officier d'intendance ", magasinier, interprète, et chauffeur affecté à cette mission en Normandie. Il accomplira là des tâches très lourdes et partagera pleinement avec tout le personnel de l'hôpital un labeur harassant et une expérience bouleversante. Sa mission accomplie, il rentre définitivement à Paris. Il y rédige, le 10 juin 1946, le texte qui suit " The capital of ruins " qu'il adresse à l'office irlandais de radiodiffusion, afin que ce texte soit lu sur les ondes pour  sensibiliser ses compatriotes. Beckett n'a pas lu ce texte à l'antenne et on ne sait pas s'il fut diffusé. Il le rédige comme une allocution " ceux qui m'écoutent "...  La traduction présentée ici est est celle du texte original tel que dactylographié par son auteur. 


La capitale des ruines.

À l'emplacement où, il y a un an, se trouvait une prairie en pente, juste à l'angle que forment les routes de Vire et de Bayeux qui se rencontrent à l'entrée de la ville, en face de ce qui reste du plus important haras de France, se tient à présent un hôpital. C'est l'hôpital de la Croix Rouge Irlandaise à Saint-Lô ou, comme l'appellent les Laudiniens eux-mêmes, l'hôpital Irlandais. Il est composé de 25 bâtiments préfabriqués en bois. Ceux-ci, d'une façon générale, sont de qualité supérieure aux bâtiments préfabriqués si rares qui sont mis à la disposition des plus riches, ou des plus pistonnés, ou des plus débrouillards, ou encore des plus méritants d'une manière flagrante, parmi tous les gens dont les de meures ont été réduites en ruines par les bombes. La finition de ces bâtiments, aussi bien extérieure qu'intérieure est aussi parfaite que les permettaient les mesures d'urgence. Les parois sont doublées de laine de verre recouverte d'isorel, étrange substance disponible seulement en quantité très limitées. Les fenêtres sont garnies de vitres véritables. D'où une atmosphère aérée et lumineuse, si réconfortante pour les malades, comme pour le personnel surmené. Le sol, où l'hygiène est une exigence majeure, est recouvert de linoléum. Il ne restait plus assez de linoléum en France pour faire davantage. Les murs et le plafond de la salle d'opération sont recouverts de plaques d'aluminium d'origine aéronautique, façon décorative et pratique de résoudre un vieux problème, et variante savoureuse à la métamorphose de l'épée en soc de charrue. Un réseau de passages couverts  relie les cuisines aux réfectoires et aux salles communes. Pour les besoins en énergie et en chaleur, l'hôpital est alimenté en courant électrique de façon satisfaisante. L'ensemble des bâtiments bénéficie d'un chauffage central au charbon. Le personnel médical, infirmier, administratif et de laboratoire est irlandais, le matériel chirurgical et le mobilier (y compris bien entendu les lits et la literie), les médicaments et la nourriture sont fournis par le comité 1 . je ne cois pas me tromper en disant que le nombre de personnes hospitalisées (hommes et femmes) s'élève à environ 90 malades. Quand aux autres, d'après les derniers rapports, on en compte couramment jusqu'à 200 par jour qui viennent à la consultation. Parmi ces malades traités de manière ambulatoire, nombreux sont ceux qui souffrent de la gale et d'autres maladies de la peau qui résultent sans aucun doute de la malnutrition ou d'un régime alimentaire peu judicieux. les accidents sont fréquents. Des pans de maçonnerie s'écroulent lorsqu'on s'y attend le moins, les enfants jouent avec des détonateurs et le déminage se poursuit. Le laboratoire, remarquablement équipé, est en passe de devenir le laboratoire officiel du Département et sans doute d'une région plus vaste encore. Dès à présent, on a entrepris, tâche considérable, l'analyse des eaux de la région.

    Ces quelques exemples, qui ne sont pas chois tout à fait au hasard, sont déjà bien connus de ceux qui s'intéressent un tant soit peu à la question, et peut-être même de ceux qui m'écoutent aujourd'hui. On peut certes estimer qu'ils ne sont pas particulièrement significatifs. Que les murs de la salle d'opérations soient recouverts d'un métal coûteux, ou que le sol de la salle de travail soit recouvert de linoléum, a priori voila qui ne saurait guère susciter l'intérêt de ceux qui ont coutume de considérer que ce sont là les conditions sine qua non pour les services d'obstétrique et de chirurgie dignes de ce nom. Ces gens là sont des personnes sensées qui préféreraient qu'on leur révèle la nature des canaux semi-circulaires du Normand, ou sa réaction au souffre, plutôt que la façon dont il reçoit les dons des Irlandais. Ils préfèreraient entendre le récit de nos démêlés avec une pharmacopée ou un système métrique insolites, plutôt que de s'entendre raconter comment se passent nos relations avec cette disposition d'esprit, exceptionnelle et fort réputée, qu'est la disposition d'esprit des Français. Et pourtant, toute l'entreprise a fonctionné dès le début sur la base d'une relation en comparaison de laquelle la relation thérapeutique ne devenait plus qu'un simple prétexte. Ce qui importait, ce n'était pas que nous avions de la pénicilline alors qu'ils n'en avaient pas, ni la libéralité généreuse du ministre de la reconstruction français (comme on l'appelait alors), c'était d'apercevoir parfois, nous chez eux et qui sait, eux chez nous (car c'est un peuple doué d'imagination), ce sourire qui vient lorsqu'on songe à la condition humaine, un sourire que les bombes ne peuvent effacer, pas davantage que les élixirs de Burroughes and Welcome 2 ne peuvent le rendre plus large, le sourire qui tourne en dérision les nantis et les démunis, ceux qui donnent et ceux qui prennent, la maladie et la santé.

    Il ne serait pas bienséant qu'un magasinier, modeste, et réservé, de réserve qui plus est, décrive les obstacles rencontrés en cette matière, ni les moyens, souvent ridicules, que le tempérament des natifs et celui des visiteurs élaborèrent afin de les surmonter en unissant leurs efforts. Il faut croire que ces obstacles n'étaient pas insurmontables puisqu'ils ont cessé depuis longtemps d'avoir la moindre importance. Quand je pense aujourd'hui aux problèmes récurrents durant cette période qu'en toute modestie l'on pourrait qualifier d'héroïque, - quand je pense en particulier à un problème si ardu et insoluble qu'il cessait à proprement parler d'être formulables - je soupçonne que les difficultés rencontrées étaient les difficultés inhérentes à cette constatation simple et inévitable à laquelle il était pourtant si difficile de parvenir, à savoir que leur façon d'être nous n'était pas la nôtre et que notre façon d'être eux n'était pas la leur. Pour être équitable, il convient de dire que beaucoup d'entre nous n'étaient jamais allés à l'étranger auparavant.

    Les bombardements ont rayé Saint-Lô de la carte en une nuit. Des prisonniers allemands, ainsi que des terrassiers occasionnels attirés par une ration alimentaire relativement abondante, mais vite découragés par les conditions de logement, continuent, 2 ans après la libération, à déblayer les décombres  littéralement à la main. Leur esprit n'a pas encore eu la révélation des bénédictions que l'on doit à Gallup 3 , leur chair celle des bienfaits du bulldozer. Voila qui excusera sans doute que nous doutions du bien fondé de l'opinion générale selon laquelle 10 années suffiront pour la reconstruction complète de Saint-Lô. Mais peu importe le nombre d'années qu'il faudra endurer avant que la ville ne commence à ressembler au centre administratif et agricole pimpant et prospère qu'elle était jadis : dans ses jardins entre les routes de Vire et de Bayeux, l'hôpital continuera à fonctionner, à prodiguer ses soins. Le mot " provisoire " n'a plus aucun sens dans notre univers devenu provisoire. L'hôpital continuera à fonctionner bien longtemps après que les Irlandais seront repartis et que leurs noms auront été oubliés. Cependant, il me semble qu'on l'appellera l'hôpital Irlandais jusqu'à la fin de son existence en tant qu'hôpital, et que par la suite, lorsque les bâtiments auront été transformés en logements, on les nommera toujours les bâtiments Irlandais. J'évoque cette éventualité en espérant qu'elle plaira à tout un chacun. Ce qu'ayant fait, je puis peut-être avancer une autre hypothèse, à plus longue échéance mais qui aura sans doute une plus grande portée dans certaines sphères - je veux dire l'éventualité que parmi ceux  qui furent à Saint-Lô quelques uns reviennent au pays en se rendant compte qu'ils ont reçu au moins autant qu'ils ont donné, qu'ils ont en réalité reçu ce qu'ils n'étaient pas en mesure de donner, la vision, le sens immémorial d'une conception de l'humanité en ruines, et peut-être même auront-ils pu entrevoir les termes dans lesquels il convient de repenser notre condition humaine. Ces hommes là, c'est de France qu'ils reviennent.
Traduction de l'anglais par Edith Fournier.

1. Comité de la Croix Rouge Irlandaise.
2. marque pharmaceutique.
3. George Gallup, statisticien américain, inventeur en 1935 du sondage de l'opinion.

citation de samuel Beckett au Centre Culturel inscription centre culturel

Saint-Lô
Les méandres de la Vire charrieront d'autres ombres
À venir qui vacillent encore dans la lumière des chemins
Et le vieux crâne vide de ses spectres
Se noiera dans son propre chaos...
S. Beckett