PROLOGUE

Je suis née le 27 avril 1931, rue Valvidemesle, juste en face de la rue Corne-de-cerf maison qui a été détruite au bombardement. de 1944. De là mes parents sont partis habiter rue Bechevel, maison qui a été détruite de la même façon et dont il ne reste qu'un pan de mur accolé à une maison reconstruite. René y est né.

Jeannette s'annonçant, l'appartement étant petit, mes parents sont partis habiter route de Carentan (30 bis). Mon parrain est venu habiter avec nous à partir de ce moment.

Le jour du déménagement, j'avais 4 ans et René 2 ans et demi. Des militaires étaient venus chercher le pain chez le boulanger du quartier.

Leurs mulets, attelés à une charrette, se sont emballés. Nous avons failli être blessés. Je me suis sentie soulevée dans les airs : c'était un des militaires qui avait réussi à courir plus vite que les mulets et qui nous avait emportés René et moi, un sous chaque bras. Grâce au sang-froid de ce jeune homme, nous vivons ! Encore maintenant j'entends à la fois le bruit des sabots des mulets, de la charrette raclant les murs et sautant de marche en marche, les cris des adultes en train de faire le déménagement, la course des soldats chaussés de gros souliers ferrés. Le résultat de cette " expédition " s'est soldé par une ou deux chaises cassées. Les roues de la carriole en plus ou moins piteux état et quelques anicroches à la dite carriole. Tout le monde en a été quitte pour la peur. Ceci se passait en 1935.

En 1936, il y eut des grèves très dures. Les militaires ont dû prêter main forte à la police, pour maintenir l'ordre. II y eut des maintiens sous les drapeaux, et même des rappels. L'oncle Pierre Lemare fut du nombre. Il était à Saint-Lô en réserve pour aller dans une grande ville en cas de grabuge. Là j'ai déjà vu ce que donnait des ordres de rappel. L'oncle n'était pas très malheureux. Presque tous les soirs, il venait à la maison. Quand il le pouvait il retournait à Granville voir Tante Renée, du fait qu'il était possesseur d'une grosse moto.

Lors des visites de l'oncle les commentaires allaient bon train. C'est ainsi que j'ai su que les grévistes à Rouen coupaient les jarrets des chevaux ou ce qui était moins grave les sangles des selles lors des mouvements de refoulement opérés par la police montée. Papa ne décolérait pas, il n'admettait pas que les chevaux soient maltraités. Ensuite, nous avons vécu tranquilles

avec bien entendu notre entrée à l'école à René et à moi, l'un en maternelle, l'autre en primaire. Nous allions à l'école Dollée, car nous avions la possibilité d'aller et venir seuls.

En 1939, rappel : il y a encore des hommes appelés sous les drapeaux, ceux qui avaient fini leur service, durent rester dans les casernes.

C'est à l'école dans les années 38-39 que, bizarrement, je touchais (du bout des doigts) les problèmes, causées par la guerre. En arrivant dans la cour de l'école il y avait un groupe de " nouvelles " blotties les unes contre les autres et, nous sembla-t-il très énervées et combatives. Elles étaient toutes basanées et mal habillées. La maîtresse nous adressa un petit discours en nous les présentant nous demandant " d'être aimables et gentilles avec elles qui n'avaient plus de maison, ni de vêtements et de plus avaient subi bien des frayeurs, puisque ces fillettes avaient fui sous la mitraille l'Espagne leur cher pays. " Comment étaient-elles arrivées à Saint-Lô, je ne le sus jamais, elles ne restèrent pas longtemps parmi nous.

1939-1940

ET L'OCCUPATION

J'ai vécu une période riche en évènements, en y étant mêlée, soit en tant que spectatrice soit en tant qu'actrice involontaire.

Il y a eu d'abord les permissions de l'oncle Louis. C'était très agréable d'avoir un jeune oncle avec qui nous pouvions chahuter : c'était formidable ! Ces permissions étaient accompagnée de biscuits de soldat, que les adultes trouvaient infect, mais avec les adultes...Nous les gosses n'étions pas sur la même longueur d'onde, allez savoir pourquoi ! Le pire est que cinquante ans après rien n'est changé. Donc les fameux biscuits de soldat faisaient notre délice à tous les trois. Quand l'oncle avait rejoint son corps d'armée, les parents envoyaient des colis. Progressivement la situation s'est dégradée. Nous les enfants entendions de ci de là quelques bribes de conversations pessimistes où il était question de guerre. Un jour papa en aidant maman à faire les colis pour l'oncle et Baudry tous deux maintenus sous les drapeaux (le second était un orphelin que mes parents avaient pris en affection et aidaient autant qu'ils le pouvaient) je l'ai entendu dire à maman : " tu vois maintenant tu pourras m'en envoyer, tu sauras comment faire " tous deux ont éclaté de rire et papa d'ajouter : " de toutes façons quand je partirai, ils rentreront " . Oracle ou pas c'est à peu de choses près ce qui est arrivé, puisque tous les deux sont passés à travers la nasse tendue par les Allemands et papa, lui qui n'a jamais eu un uniforme entier sur le dos, ni fusil, a enduré cinq ans de captivité. Je disais que la situation se dégradait tant et si bien, qu'un jour papa a reçu son ordre de mobilisation ; dire que ce fut la consternation est peu, ce fut l'effondrement. Papa, étant né le 21 mai 1900 et ayant trois enfants, espérait ne pas partir. Il a été mobilisé à la caserne Rochambeau à Cherbourg. Autant dire que les fausses perms ont fonctionné et que papa arrivait à la maison à toutes heures du jour comme de nuit. Pour nous rien n'était vraiment changé, si ce n'est le caractère de maman : elle était plus nerveuse ; autrement, papa venant très souvent à la maison, ça pouvait durer ainsi un moment. Un jour, ou un soir, papa est arrivé à la maison avec une vraie permission (ça c'était mauvais surtout dans la situation vécue) en annonçant son transfert à Le Bizé à Caen. Là, accompagné de chiens dressés, il gardait un entrepôt de munitions. Pour les fausses perms c'était très difficile, mais ça arrivait. Un soir assez tard, il nous a tous les trois embrassés très fort en disant que certainement, nous serions un certain temps sans le revoir, mais qu'il fallait être très sages et gentils avec maman. Il me dit : " Je compte sur toi ma grande pour aider maman " . Pendant quelque temps la vie a repris cahin- caha.

Les anglais débarquaient en nombre et nous faisaient goûter au " thé chose " complètement inconnu pour nous. Nous avions l'impression de boire une eau chaude dans laquelle du foin aurait séjourné, pouah ! Ce n'était pas bon ! En revanche, eux semblaient apprécier le cidre et le calva qu'ils goûtaient eux aussi pour la première fois de leur vie, au hasard des haltes faites le long des routes. Ils étaient accueillis avec beaucoup de chaleur et fêtés partout où ils passaient. Les nouvelles de la guerre étaient de plus en plus alarmantes malgré les voix entendues dans le poste de M. et Mme Lemesle. Tout le quartier venait écouter les discours et les informations car très peu de monde possédait la T.S.F. à l'époque. Tout le monde s'entassait pour écouter assis, qui dans l'escalier, qui dans le couloir, ou dans la cuisine. Les voix donc se voulaient rassurantes : toujours l'ennemi était repoussé, il n'y avait rien à craindre. De plus en plus les conversations étaient inquiètes. Les rumeurs les plus défaitistes ou fantaisistes circulaient.

Un jour nous avons vu arriver des voitures belges bourrées de gens affolés et fatigués (bien qu'eux avaient la chance d'être en auto). Après les avoir écoutés les adultes leur ont conseillé de changer de direction, ce qu'ils se sont empressés de faire en entendant les arguments avancés. Ils voulaient gagner Cherbourg : comme cul-de-sac, c'était idéal ! Le spectacle a bien refroidi tous les habitants du quartier.

Une nuit nous avons entendu la sirène pour une alerte ; tout le monde bien inquiet est allé dans les fossés de la route de Carentan vers Saint-Georges, en attendant la fin de l'alerte. Quand soudain dans le lointain un bruit s'est fait entendre, qui se rapprochait de plus en plus, bruit bien caractéristique des avions Allemands (moteur qui tournait par à-coup semblait-il). Nous avons donc continué d'écouter, en spéculant sur l'origine des avions quand soudain un sifflement et une ou plusieurs (je ne me souviens plus trop) déflagrations. Ensuite le silence rompu seulement par le bruit des moteurs d'avions allant en décroissant. Au bout d'un long temps la fin de l'alerte sonnant, sous sommes revenus dans nos maisons et nos lits, ignorant ce qui s'était passé. Le lendemain nous avons su que deux maisons de la rue de la Marne avaient été bombardées (mot nouveau) et bien entendu tout Saint-Lô est allé constater les dégâts.

Un jour aussi terne que les autres, nous avons eu la surprise de voir débarquer à la maison la Tante Madeleine et sa marmaille : quatre filles âgées respectivement de 7, 5, 3, et 1 ans. Il y avait assez d'embêtements comme ça, sans qu'elles ne viennent s'y greffer. Enfin! bon il fallait faire avec. Maman étant de plus en plus nerveuse, (pas de nouvelles de papa) il y avait intérêt à se tenir à carreau.

Progressivement les convois anglais descendant la route de Carentan se clairsemèrent, par contre ceux remontant sur Cherbourg étaient de plus en plus nombreux et beaucoup moins souriant qu'au début.

Le matin du 16 Juin 1940, Mme Aumont (femme du Directeur du Crédit Lyonnais banque où papa travaillait dans le civil) est venue à la maison nous dire au revoir, la banque ayant donné l'ordre à ses responsables d'agence de quitter Saint-Lô le jour même avec les archives.

Tristement le quartier les a vus partir vers 14 heures (ils n'habitaient pas très loin de notre maison,). Personne n'avait le coeur à rire. Les Anglais qui remontaient se faisaient de plus en plus nerveux, il ne faisait pas bon à être en travers de leur chemin ; quand un convoi arrivait cela nous compliquait singulièrement la vie car la pompe où nous allions chercher l'eau se trouvait de l'autre côté de la route. Il était préférable de faire attention pour traverser avec les brocs.

Vers 15 heures sont arrivés des militaires français armés d'une mitrailleuse. Ils se sont installés à la Demi-Lune dans le tas de cailloux (qui en fait étaient des pavés) attenant au transformateur électrique. Alors là, nous autres les enfants ça ne nous a pas plu du tout ! De quel droit ces énergumènes se permettaient-ils d'empiéter sur notre domaine, d'autant plus que non contents de monopoliser notre terrain de jeu, ils nous interdisaient de venir tourner autour d'eux. Franchement il y avait de l'abus ! On ne leur avait rien demandé à ceux-là ! Nous les avons surveillés un bout de temps et comme ils ne bougeaient pas nous avons organisé d'autres jeux ailleurs. Nous étions assez nombreux pour nous amuser tous seuls. Nous étions à l'époque une bonne vingtaine de gamins du même quartier, alors les soldats c'était de l'accessoire !

Vers 18 h. les mères étant plus ou moins restées sur le trottoir (trop inquiètes pour travailler) virent la voiture de M. et Mme Aumont revenir, Mme Aumont faisant des signes de la main. Tout le monde est resté sans voix. " Pour qu'ils reviennent ainsi, c'est que c'est grave " .

Dès l'arrêt de la voiture Mme Aumont est venue vers nous et nous a dit : " Nous rentrons, nous venons de quitter M. le Maire, il partait au devant des Allemands pour déclarer Saint-Lô ville ouverte. Il espère éviter une bataille inutile. Donc rentrez chez vous, prévenez votre entourage. Priez Dieu que tout aille bien " . La consternation était partout. Bien que sachant les Allemands assez près, jamais nous ne pensions être obligés de les avoir dans la ville. Inutile de dire que le repas du soir n'a été ni copieux ni très long chez les uns et les autres tant l'inquiétude était grande, à tel point que nous, les enfants, restions autour de nos parents respectifs sans chercher à jouer comme nous le faisions habituellement.

La nuit est tombée très lentement, les jours sont déjà longs à cette date, (Nous étions à l'heure dite anglaise, c'est-à-dire l'heure en avance sur le soleil). Quant aux derniers Anglais, ils remontaient vers Cherbourg de plus en plus vite, avec des mines très renfrognées. La nuit tombée tous se sont couchés dans l'attente de la catastrophe qui n'allait pas manquer d'arriver. Je dormais dans le lit de maman. René et Jeannette dans un grand lit dans la même chambre. La tante Madeleine, d'Argentan, ayant eu la mauvaise idée d'arriver à la maison, occupait l'autre chambre avec ses filles ce qui ne simplifiait pas la vie pour maman. Dans la nuit soudain j'ai entendu maman se lever et aller à la fenêtre (sans lumière bien entendu) et pousser un cri étouffé. Je me suis levée à mon tour et j'ai vu de beaux et grands camions militaires avec dessus une immense croix allemande peinte sur le capot. Voyant ce défilé monter vers Cherbourg, maman est tombée sur le lit en pleurant et disant " mes enfants! mes enfants que vont devenir mes enfants, surtout René " . Les bruits de propagande étaient tels que toutes les mères ou à peu près avaient très peur pour leurs fils. La propagande disait que les Allemands enlevaient les garçons petits et grands pour les mutiler. Voyant maman dans cet état et ne sachant quoi faire, superbement du haut de mes 9 ans, je laissais tomber doctement : " René ? mais c'est pas grave, tu lui mets une de mes robes et il sera une fille et oui c'est tout " . Cette idée parut tellement saugrenue à maman qu'elle oublia de continuer. La nuit s'est donc passée devant la fenêtre pour maman, et moi, dans le lit à dormir. Les jours suivants l'ambiance était morose, c'est le moins que l'on puisse dire. Très vite les Allemands affichèrent leurs ordres, en n'oubliant pas d'annoncer les restrictions que nous aurions à subir. Restrictions qui se sont amplifiées au fur et à mesure que les années passèrent. Dans l'immédiat les Allemands réquisitionnèrent à tour de bras. Toutes les maisons bourgeoises eurent l'obligation de loger un ou plusieurs officiers, suivant les cas c'est-à-dire la grandeur et le modernisme des maisons. Ne restait pour les habitants que certaines pièces en fonction du nombre d'occupants français. Ceux-là étaient heureux si je puis dire car ils étaient chez eux et pouvaient voir ce qui allait se passer les jours suivants. D'autres moins chanceux durent quitter leur maison et aller habiter où ils pouvaient ; mais en plus ils devaient laisser la plupart de leurs biens qui se trouvaient réquisitionnés par la même occasion. Quand à nous, bien que n'ayant ni salle de bain ou cabinet de toilette, ni WC dans la maison (ceux-ci existaient mais dans la cour et étaient communs avec les voisins) la chambre à deux grands lits que nous occupions fut réquisitionnée pour loger quatre soldats Allemands qui venaient réchauffer leur gamelle sur la cuisinière et mangeaient sur le bout de la table de la cuisine. Ceci dura quelques temps : le temps sans doute de réfléchir quelles écoles allaient être expulsées de leurs murs. La décision a été simple : toutes les écoles laïques et l'institut d'Agneaux furent expulsés. Seul le collège municipal resta libre d'occupants Allemands.

De ce fait l'école Dollée, garçons et filles et l'école Havin se retrouvèrent groupées dans les ailes du collège municipal. Après quelques péripéties il y eut une année scolaire de fichue à cause des déménagements successifs. Les écoles maternelles étaient dans certaines maisons bourgeoises du centre ville ayant une cour pour permettre aux enfants de jouer dehors par temps sec. L'école supérieure de filles a fonctionné quelque temps avec les Allemands dans l'établissement, puis ce qui devait arriver arriva, élèves et directrice furent également expulsées vers le collège municipal. Là les greniers furent cloisonnés et aménagés par pièces formant des classes tout de même vivables. Au début quand tout le monde eut fait son trou et trouvé sa place les instituteurs et les professeurs purent nous faire travailler et essayer de combler les retards acquis avec tous ces changements. L'ennui est que lorsque tout semblait à peu près bien rodé les alertes se multiplièrent pour devenir presque journalières. Les premiers temps, alors que nous étions encore à l'école Dollée, nous avions fait des simulacres d'alerte et traversions la rue pour aller nous réfugier sous les arbres dans la propriété de M. Bousquet. Mais avec le temps tout ce que nous avions acquis ne servait plus à rien puisque nous étions à l'opposé de la rue Dollée. Aussi allions-nous dans le parc du Collège, sous les arbres. Les alertes devenaient de plus en plus fréquentes. N'étant plus en primaire au rez-de-chaussée mais à l'École supérieure, nous devions descendre deux étages à toute vitesse en prenant par la main une des élèves de l'école Havin que nous lâchions en arrivant dans le bas de l'escalier et nous partions dans les petits chemins du Bouloir. C'était une vraie bonne trouvaille, car ce fut un des quartiers les plus bombardés ! Nous passions notre temps à cavaler de cette façon. Vraiment les instituteurs et professeurs de l'époque avaient un courage et un cran formidable. J'ai toujours gardé un grand sentiment d'émerveillement et de gratitude pour tous ces enseignants qui n'étaient pas tous jeunes. Il ne faut pas oublier que certains auraient dû être en retraite et avaient été contraints de reprendre du service.

J'ai anticipé quant à l'école ; Mais revenons à l'arrivée des Allemands. Chacun en apparence se remit à vaquer à ses occupations. Pour nous, nous étions encore relativement tranquilles puisque personne dans le quartier ne quitta sa maison. Mais ce répit fut de courte durée. Le château de Commines fut entièrement occupé pour servir de P.C. aux différents généraux. Le château des Letenneur, " Le Clos " , se vida de ses propriétaires pour servir au Général et à son état-major. Quant au " Roc Fleuri " , autre château de la famille Letenneur, il fut utilisé pour servir de mess aux officiers. Les cuisines étaient installées dans une maison voisine. Comme nous habitions à mi-chemin du P.C. et de la résidence du général nous assistions plusieurs fois par jour à un cérémonial particulier lors des déplacements pédestres de celui-ci. Marchant au milieu de la rue deux Feldgendarms avec chaîne et plaque fluorescente autour du cou arrêtaient la circulation et empêchaient même les femmes de secouer leurs chiffons à poussière par les fenêtres. Quelques mètres plus loin venait le général parfois accompagné de quelques officiers et fermant la marche deux autres feldgendarms qui faisaient repartir les voitures. Pour nous, les enfants, nous étions étonnés, voire admiratifs, car la mise en scène et les uniformes avaient beaucoup d'allure, surtout les deux premières années d'occupation, après il y avait beaucoup moins de morgue.

Nous avons également eu droit au 1er Janvier à une aubade donnée sous les fenêtres du général, par des musiciens à cheval. Vraiment c'était très beau. Dommage c'était des ennemis, donc pas le droit de laisser voir quelqu'admiration que ce soit. Bien entendu ce divertissement s'arrêta avec les reculs successifs de l'armée allemande.

Là encore j'ai anticipé sur les faits, mais en 1940 j'ai vu quelque chose de terrible : les prisonniers français venant de Cherbourg à pied descendre la route de Carentan. Ils étaient très nombreux et de toutes les armes. Tous avaient faim, soif et crevaient de fatigue. Instantanément tout le monde du quartier s'est mobilisé pour donner à manger à ces hommes. Ceux de têtes, les privilégiés puisque les premiers nous disaient : " donnez aux derniers, ils n'ont rien " Effectivement tout était donné dès le début de cette arrivée. Nous les enfants sans très bien comprendre, furent envoyés à la boulangerie et à l'épicerie, acheter ce qui pouvait être acheté pour donner à toute cette masse affamée. À un certain moment les Allemands tirèrent en l'air. Je n'ai su que 50 ans après la cause de cet intermède : M. Le Brun voyant son beau-frère parmi les prisonniers essaya de le basculer par dessus sa haie pour le sauver de cette horreur. Malheureusement ce fut un échec et Dieu merci sans conséquence pour quiconque. Quand les premiers prisonniers disaient que les derniers n'avaient rien ils disaient vrai, car les malheureux en question étaient des noirs, donc traités assez mal par l'occupant. Il faut reconnaître que les simples soldats Allemands qui encadraient tous ces pauvres soldats vaincus marchaient également ou étaient à bicyclette. J'ai donc vu des Allemands descendre la route de Carentan avec un prisonnier assis sur le cadre du vélo et l'autre sur le porte-bagages.

Que c'est triste, voire même atroce de contempler tous ces hommes affamés, pas rasés, débraillés, ayant perdu leur plus grande dignité, puisque se ruant, qui sur un morceau de pain ou autre nourriture, qui sur une bouteille d'eau. Il y avait aussi du cidre (nous buvions tous du cidre à cette époque) mais pour des hommes aussi harassés, l'eau était beaucoup plus recommandée.

Pour des enfants de 10 à 15 ans c'est une image indélébile de voir des hommes de l'âge de nos pères, ou presque, privés de liberté et ne pouvant même pas parler à un visage ami. C'était très difficile à comprendre pour des enfants.

Tous ces hommes, il a bien fallu les loger quelque part. Le plus grand nombre à été enfermé dans la caserne. Les marins à l'Institut d'Agneaux, l'infanterie à la caserne, les autres armes, à la remonte ou au vieux Haras (ces bâtiments étaient où se trouve maintenant l'école Jules Ferry). L'école Sainte Geneviève servait d'infirmerie. Tous ces bâtiments étaient entourés de fil de fer barbelés, avec un deuxième rang et des chevaux de frise, pour éviter les évasions. De plus dans les cours se trouvaient des miradors avec des soldats prêts à tirer et dans le milieu de la cour, pour parachever l'oeuvre de dissuasion, une mitrailleuse et ses servants.

Très vite les secours ou aides de toute sorte se sont organisés. Il fallait faire parvenir des colis à tous ces hommes et surtout du courrier de famille. Le bouche à oreille a parfaitement fonctionné. Maman s'est très vite retrouvée avec des lettres et des colis à distribuer.

Il y avait des jours de visites de prévus. Ces jours-là la rue du 80ème était très fréquentée par une bonne quantité de femmes et de jeunes dont je faisais partie (j'étais plus grande que la moyenne de mon âge) Donc nous allions tous chargés vers la caserne.

Lorsque nous arrivions en haut du 8Oème (à la hauteur des feux actuels) un premier cordon d'Allemands nous dirigeait vers la ferme de la Ferronnière dans un joli petit chemin. À l'entrée de la rue de l'exode (actuelle) il y avait des chevaux de frise en chicane. À intervalles réguliers les Allemands nous faisaient passer au travers de ces obstacles et nous faisaient encore attendre. De temps à autre, au hasard, les Allemands nous faisaient ouvrir nos sacs et vérifiaient les objets transportés. Malheur à celui ou celle qui voulait jouer les héros. Ils étaient tout de suite stoppés et renvoyés à l'extérieur de ces barrages. Nous attendions que le groupe précédent ait pu voir les prisonniers et donner ce qu'il avait apporté. Quand il ressortait nous entrions dans un sas qui se trouvait derrière les grilles de la caserne. Là il fallait décliner nos noms et adresse, notre lien de parenté avec le prisonnier que nous voulions voir. Comme la majorité des visiteurs étaient des bénévoles il fallait faire attention à ne pas commettre d'erreur étant donné que pratiquement lors de la première visite personne ne se connaissait . Il faut croire que Dieu nous protégeait car tout s'est à peu près bien passé, jusqu'au jour où les prisonniers ont dû quitter Saint-Lô pour l'Allemagne. Je n'ai pas assisté à l'embarquement de tous ces malheureux, mais par ouï-dire ça n'a pas été beau à voir car la foule s'est brutalement manifestée, mais en vain puisque tous sont allés en Allemagne. Pendant toutes ces péripéties papa avait réussi à nous faire parvenir de ses nouvelles. Il était prisonnier à Châteaubriant et le processus établi à Saint-Lô fonctionnait aussi là-bas. Si bien que la tante Marguerite habitant Mézidon est venue nous garder pendant l'absence de maman partie voir son mari. Ils ont pu se rencontrer chez des gens qui tenaient un café ou un restaurant. Maman est restée quelques jours là-bas avec lui. À son retour elle pensait que papa allait très vite revenir. Elle se mettait le doigt dans l'oeil puisque lui aussi est allé en Allemagne et pour 5 ans comme la majorité des prisonniers.

Entre temps les hommes manquant pour le travail journalier, les employeurs sont allés à la caserne demander de l'aide, en l'occurrence des prisonniers pour faire le dit travail. Les Allemands ont accepté. Dès lors tous les jours un Allemand sortait de la caserne avec un groupe de prisonniers qu'il devait conduire à un lieu bien déterminé. Bien entendu quand il fallait un travailleur, deux, voire trois, étaient demandés. Certains Allemands, et j'en ai connu un - un très brave homme - n'étaient pas dupes et même risquaient gros pour aider.

En ce qui concerne mon expérience, j'allais à l'Hôtel de l'Étoile (dans le Boulevard de la Dollée maintenant à l'angle de la rue des Noyers). Je partais avec un prisonnier dont la femme était à l'attendre à la maison. Le soir après l'école je redescendais avec mon prisonnier qui retrouvait tous les autres et partait passer la nuit à la caserne. J'ai oublié de dire que cet Allemand était venu lui-même, la première fois, conduire cet homme à la maison. Il le faisait pour tout le monde, ainsi il nous connaissait et surtout situait son prisonnier. Tous les prisonniers aidés de cette façon avaient promis de ne pas s'évader, tous avaient accepté ce pacte. Ça a marché jusqu'au jour où un parjure s'est enfui. Le pauvre homme - l'Allemand - était décomposé. J'ai su qu'il y avait quelque chose de pas clair ce jour-là : connaissant la maison où se trouvaient d'autres prisonniers " roucouleurs " , (Cette maison était juste en face de de la sortie de l'école), j'ai vu mon Allemand sortir à toute vitesse de la dite maison suivi du prisonnier qui se vêtait en courant. Je suis partie rapidement à la maison et ai raconté ce que j'avais vu. Je finissais de parler que l'Allemand arrivait et demandait à repartir à toute vitesse avec notre visiteur qui n'avait pas eu besoin de longues explications pour comprendre la situation. Tous les prisonniers présents étaient consternés c'est le moins qu'on puisse dire et vouèrent leur congénère au diable. Chacun savait les représailles qui allaient s'abattre sur tous. Le soir les prisonniers se sont arrangés pour tromper la vigilance des sentinelles allemandes. Malgré ça les chefs de camp n'ont pas été dupes. Le résultat ne s'est pas fait attendre, plus de corvées ou très réduites et notre brave Allemand a été très puni et retiré de la circulation Saint-Loise. Bien entendu personne n'a su ce qui lui était advenu réellement mais connaissant la discipline allemande il a dû payer chèrement son bon cœur.

Finalement les prisonniers partis en Allemagne il ne restait plus qu'à attendre les nouvelles adresses de ces derniers. Ils ont pu écrire sur carte-réponse ou lettre-réponse. Ce mode de correspondance était très comptabilisé, chaque prisonnier devait avoir droit (si ma mémoire est juste) a deux cartes plus une lettre par mois. En plus il y avait des étiquettes pour expédier les colis. Là aussi c'était réglementé. Il y avait deux couleurs d'étiquettes qui étaient envoyées par les prisonniers à leurs familles : une étiquette rose qui correspondait au colis de 5 kgs (1 par mois en principe) et des étiquettes bleues qui elles, correspondaient à 2 kgs (2 par mois). Tout ça était très organisé. Les palefreniers du Haras de Saint-Lô venaient à la Croix-Rouge locale chercher les colis que nous désirions faire parvenir en Allemagne. À chaque colis la Croix-Rouge remettait soit de la nourriture, soit du tabac ou autres articles pouvant adoucir la vie dans les camps.

Pour nous c'était très simple, maman élevait des poules et des lapins. Le jeudi (l'école étant relâche) le matin nous allions à la messe et au catéchisme général de 9 h. à 11 h. L'après-midi nous allions avec de très grandes pouques (sacs de jute de 25 Kgs environ) cueillir de l'herbe pour les lapins et ça mange beaucoup ! En principe nous devions cueillir cette herbe le long des routes et chemins mais tout le monde en faisant autant il fallait aller toujours de plus en plus loin. Aussi presque toujours nous sautions une brèche (trou dans la haie) et nous remplissions nos sacs avec l'herbe du champ ce qui était formellement interdit par maman. Mais bah ! elle ne nous suivait pas toujours heureusement pour nous. C'était plus agréable en groupe de copains.

Après les lapins il fallait cultiver le jardin. Ça c'était le boulot de maman et de l'oncle Louis. Seulement une fois que leur travail était fait nous devions arroser c'est-à-dire charrier à bout de bras des seaux d'eau pour que maman arrose. ça c'était le travail de l'été et ça demandait du temps. Bien sûr à temps perdu (il n'y en avait pas beaucoup) il fallait donner un coup de main pour sarcler les légumes et autres plantations.

Quand tout cela était bon à cuire, bestioles et légumes, maman cuisinait le tout. Elle remplissait des boites de conserve que nous allions acheter chez un quincaillier rue Torteron et qui nous les sertissait quand nous les lui apportions pleines. Bien entendu tous les bons morceaux allaient dans ces boites, nous, nous mangions les abats et les morceaux secondaires. Tout le bon chocolat que nous touchions mensuellement avec des tickets partaient pour l'Allemagne. Nous, nous avions des espèces de bâtonnets chocolatés fourrés d'une crème blanche.

L'hiver, nous avions d'autres occupations pour aider maman. Du fait qu'il n'y avait pratiquement pas de charbon, malgré les tickets, tous les automnes maman faisait rentrer une corde de bois et des fagots. Le cultivateur déversait le tout en vrac sur le trottoir, les piétons marchaient dans la rue ce qui était dangereux. Nous étions tenus d'aider maman à rentrer ce bois dans la cour en le tassant pour que ça n'embête personne. Comme ce bois était en grosses bûches nous devions quelque temps après le ressortir et le tasser très proprement sur le trottoir en prenant soin de laisser un passage pour piétons. Ce jour-là M. Auvray venait avec sa machine. Il sciait et coupait les bûches en morceaux égaux de taille correspondant au foyer de la cuisinière. Cette machine faisait un bruit infernal. Personne n'aurait osé s'en plaindre. Le bonhomme très original n'acceptait aucune critique. Cette machine était une camionnette style B 2 qu'astucieusement il avait bricolée. À l'arrière se trouvait une scie et des coins pour fendre. Tout cela nous donnait des morceaux très nombreux qu'il fallait rentrer et tasser dans la cave, ce travail nous occupait plusieurs soirées.

Les restrictions étaient de plus en plus grandes, il fallait faire la queue devant certains commerces pour rapporter un maximum de nourriture. Pendant 4 ans et plus nous avons vécu de cette façon avec de temps en temps maman énervée par le manque de courrier paternel. Plus nous allions vers la libération moins nous possédions de vêtements ou autres réserves. Pratiquement tout était épuisé. Le système D était de mise. Chacun faisait des vêtements " neufs " avec des vieux ce qui était assez cocasse. Tout cela nous a menés lentement vers le débarquement. Les Allemands prenaient de plus en plus d'otages du fait des sabotages plus que fréquents. Sur le Champ-de-Mars se construisait un énorme blockhaus (impossible à détruire, un bâtiment des télécom à longues distances rue de Beaucoudray fut construit dessus). Beaucoup de jeunes réfractaires au S.T.O. étaient embauchés à ce travail. Un certain jour les Allemands ont amené des cars devant la prison, bouclé toutes les rues, de la mairie au Champ-de-Mars, et ont embarqué tous ces jeunes pour l'Allemagne. Les pauvres sont partis uniquement avec leurs vêtements de travail et le peu de nourriture passée par tous ceux qui ont pu approcher ces cars, ce qui n'était pas aisé. Les sentinelles nous faisaient circuler à grands coups de gueule. Un jour en passant devant la prison j'ai vu une dame que je savais être institutrice au collège municipal en sortir avec sur son manteau noir un morceau de tissu jaune. Mme Gablin professeur d'Allemand à l'école supérieure de jeunes filles, bizarrement se trouvait là. Je suppose qu'elle guettait cette sortie car par la suite nous avons su qu'elle et son mari (qui a été arrêté plus tard) faisaient de la résistance. Elle s'est approchée de cette dame et lui a dit en lui serrant la main " Bonjour, comment allez vous ? Comment supporte-t-il tout ça ? " Comme il peut " répondit la dame . Moi je suis partie ne comprenant pas ce que tout ça voulait dire. Par la suite j'ai su que le mari professeur au collège avait été arrêté pendant son cours et emprisonné en tant que Juif. Sa femme et probablement leurs deux petites filles ont dû être également déportés dans les camps de concentration d'où il semblerait qu'elles ne soient pas revenues. Il y avait beaucoup de prisonniers à la prison de Saint-Lô. Après un jugement hâtif certains étaient condamnés à être fusillés. Monseigneur de Chivré, archiprêtre de Saint-Lô les rencontrait, les maheureux écrivaient leur lettre d'adieu à leur proches et le matin à 5 heures au champ de tir de la route de Tessy, ils étaient fusillés et ceci se renouvelait très souvent.

Au début de l'hiver 1942, il faisait très froid. Un certain soir nous étions tous à table vers 20 h.: Le parrain assis au bout de la table, face à la fenêtre avec maman à sa droite (pour faciliter le service) nous, les enfants assis sur la bancelle, dos au mur, à gauche du parrain face à Maman et, ce soir-là l'oncle Louis, jeune homme de 26 ans. Nous dînions tranquillement.

Soudain, par la fenêtre, j'aperçus avec effroi un Allemand qui nous contemplait d'un air complètement abruti. Je poussais un cri et bien entendu tout le monde le vit. Maman s'écria aussitôt " Mais, il va me faire avoir un procès ! "

En effet, Maman n'avait pas accroché les volets qui servaient de camouflage puisqu'ils étaient en bois plein et cet homme, complètement ivre avait réussi facilement à en ouvrir un. Croyant bien faire Maman qui n'avait peur de rien ouvrit la porte et lui intima sèchement l'ordre de partir. Mais l'Allemand, voyant la porte ouverte, ne trouva rien de mieux que d'entrer, ce qui aurait été préférable d'éviter, car une fois dans la cuisine, il dégrafa son ceinturon, retira sa baïonnette qu'il mit sur la table avec une bouteille d'eau-de-vie à moitié pleine. Il voulait absolument que l'oncle Louis trinque avec lui ; ce que celui-ci refusa énergiquement. Notre occupant baragouina beaucoup de paroles vaseuses que nous ne comprenions pas, si ce n'est qu'il voulait boire de l'alcool, mais pas tout seul. Tout à coup, il fonça vers le fond de la cuisine et ouvrit la porte de la cave. Médusés nous restions tous sans voix et sans bouger. En l'entendant remuer bruyamment dans la cave, maman y alluma la lumière et le découvrit

24cherchant un mur pour... uriner. Furieuse, elle ouvrit la porte extérieure pour qu'il opère dehors. L'ennui était que, d'une part, cette cour était fermée, donc on ne pouvait pas se débarrasser de cet importun par là et que d'autre part, son ceinturon et sa baïonnette étaient restées sur la table. Le temps passait sans solution. Maman nous dit d'allumer toutes les lumières du rez-de-chaussée, d'ouvrir les volets et d'attendre. Ce que nous fîmes à la fois intrigués et anxieux car si les feldgendarmes Allemands avaient la mauvaise idée de patrouiller dans notre quartier, il était certain que nous allions au devant de très graves ennuis, voire pire. L'heure tournait et nous attendions. Soudain 22 h. sonnèrent et maman nous demanda le plus grand silence. Quelques instant après nous entendîmes un bruit de pas sur la route, les pas d'un homme ayant des chaussures qui crissaient. Maman bondit dehors et appela : " Officier ! " Les pas s'éloignèrent et Maman rentra dans la maison toute déconfite. Le secours attendu n'était pas venu. Maman avait remarqué en effet que tous les soirs vers 22h. cet officier passait devant la maison pour aller dormir au château Letenneur. Elle était encore en train de nous expliquer son geste, quand tout a coup apparu l'officier qui embrassa la scène du regard, rapidement et sévèrement. Écartant maman il se dressa devant notre " invité " et lui parla rudement. Celui-ci étonné le regarda, se redressa, le tira à lui par son calot (rarement les officiers Allemands portaient le calot) ce qui ne plut pas du tout à l'officier, qui blanchissant, mit la main à son révolver tout en continuant de parler rudement au soldat. Celui-ci malgré les brumes de l'alcool comprit la situation, rectifia la position, se rhabilla et reprit sa bouteille tout en répondant à l'officier. Aux dénégations de " notre invité " nous comprimes qu'on lui demandait s'il avait bu avec nous ; heureusement il se souvenait et répondit par la négative. Après quelques mots rudes de l'officier, le soldat se mit au garde-à-vous et salua. L'officier s'en alla en nous priant de sortir également. Nous nous exécutâmes restant dans l'ombre à attendre. Le soldat seul dans la cuisine ne fit qu'un bond dans la rue, tant son équilibre était précaire. Dés que notre invité fut sorti tout le monde rentra rapidement, qui éteignant les lumières superflues et recamouflant, qui fermant les volets et les attachant, le tout dans le plus grand silence. Cela nous permit d'entendre l'officier interpeller son soldat et lui donner des ordres. Ils repartirent vers la ville ensemble. Nous n'avons jamais revu ce soldat ; sans aucun doute a-t-il été puni très sévèrement. Dans l'armée allemande la discipline était très dure. L'officier, lui, passa de nouveau, tous les soirs, comme d'habitude devant la maison sans jamais un regard vers nous, ce qui nous rassurait. Puis un beau jour nous n'entendîmes plus les chaussures crisser sur la route. Il avait été sans doute muté ailleurs.

6 JUIN 1944

LE BOMBARDEMENT

Cahin-caha tout ceci nous mena au 6 Juin 1944 .

Après les " intermèdes " de l'après-midi, c'est-à-dire, bombardement et mitraillage de l'usine électrique d'Agneaux vers 10 h. puis celui de la gare à 16 h., maman et tous les voisins ont vu les habitants de la rue Guillaume-Michel et du quartier de la gare remonter avec tous leurs paquets la route de Carentan pour gagner la campagne. Devenus prudents, maman et les voisins ont décidé de ne pas dormir à l'étage dans les lits mais tant bien que mal dans les caves respectives.

Pour nous après délibération, nous sommes allés dans la cave des voisins qui courageusement se sont chargés de deux femmes seules (les maris étant prisonniers) et de 4 enfants plus un vieillard grabataire, mon parrain. La nuit s'est passée blottie contre mon frère plus jeune, recouverts d'une couverture. Défense bien illusoire contre la poussière qui s'abattait sur nous, comme sur toute la ville et contre tous les bruits : éclatement des bombes, sifflements de projectiles, éclatements divers, ronflements des avions piquant pour mitrailler, hurlements et appels des blessés ou des gens coincés sous les décombres ou cherchant l'un des leurs.

À six heures du matin, les adultes unanimes, ont décidé de quitter Saint-Lô.

Nous avons mis mon parrain dans une charrette à bras que M. et Mme Bichelberger possédaient, leurs paquets personnels étant entassés dans la brouette de maman. Bardés de paquets nous sommes partis par la rue Saint--Georges en traversant les jardins. La dernière vision que j'ai emportée de Saint-Lô ce sont des flammes oranges et rouges dans lesquelles se trouvait le Christ de l'Église Notre-Dame éventrée. Il semblait que ce Christ souffrait toutes les misères du monde. Avec cette vision il y avait ces odeurs de chairs brûlées, de bois brûlé et de poussière chaude. Le tout accompagné des hurlements et autres appels et cris de toutes sortes.

Nous sommes donc partis sur la route du Mesnil-Rouxelin, pour gagner Villiers-Fossard et la ferme de M. et Mme Charles Alix au Hameau Choisy. Après avoir mis de la paille dans une maison inhabitée et sorti tout ce qui encombrait la pièce, ils nous ont accueillis avec le maximum d'empressement.

Deux jours après notre arrivée une pluie d'obus est tombée dans la cour ne blessant personne. Les avions revenaient régulièrement bombarder Saint-Lô. Je suis retournée route de Carentan avec M. et Mme Bilchelberger et Mme Kerforn la voisine, chercher quelques vêtements supplémentaires. Nous avons ce jour-là retrouvé la chatte de la voisine. Elle l'a ramenée dans ses bras avec beaucoup de difficultés (la chatte ayant peur du moindre bruit) jusqu'à la ferme.

À la maison j'ai eu une de mes plus fortes peurs. J'étais revenue chercher le costume, la chemise et le pardessus de papa, oubliés au départ. Les avions canardaient Saint-Lô plus ou moins. J'ai ouvert la porte de la maison ; les vitres qui étaient tombées depuis notre départ ont fait un bruit énorme sous la poussée de la porte. Une fois arrivée dans la maison j'ai eu l'impression que le plafond me tombait sur la tête ; vivement j'ai pris presque tout ce que maman m'avait dit de rapporter et je suis repartie très vite en refermant à clé derrière moi, retrouver les voisins. Le monsieur en me voyant a compris que j'avais peur aussi m'a-t-il intimé l'ordre d'aller faire pipi : c'était son truc à lui pour nous faire récupérer notre calme. Après, il m'a emmenée dans son jardin cueillir des fraises mûres à point, ceci avec les bombes qui tombaient sur la ville. Après cette promenade nous avons eu quelques jours de calme.

Un midi la fille de la ferme d'à côté (Mlle Bouillon) nous dit " Les Américains sont à la ferme du village " . Par la suite cette ferme a servi d'hopital militaire américain. Les opérations se faisaient sur la table de la cuisine de La " Pouletterie " chez M Fontaine.

Après ces paroles M. Bichelberger m'a proposé d'aller voir les américains ce que j'ai accepté avec enthousiasme. Nous sommes donc partis tous les deux. À un kilomètre 500 environ, nous sommes tombés sur des ...Allemands qui occupaient toute la ferme, mais avaient également installé une mitrailleuse dans le fossé en face. Nous voyant arriver les Allemands nous ont stoppés. Ils ont interpellé mon compagnon qui heureusement connaissait le nom des fermiers et a dit qu'il venait les saluer puisque nous avions quitté Saint-Lô. Tout en parlant M. Bichelberger me faisait signe de déguerpir ce que je fis à retardement tellement j'avais peur. Malgré ça j'ai eu la présence d'esprit de ne pas courir. J'avançais puis je regardais en arrière pour savoir la suite des évènements. Jevoyais M. Bichelberger accroupi auprès de la mitrailleuse promenant son doigt sur une carte dépliée. Il fallait expliquer d'où nous venions et où nous étions réfugiés. Je le voyais donc très poliment enlever sa casquette pour saluer... dès qu'il était debout un Allemand le faisait s'accroupir à nouveau et ce plusieurs fois de suite. Combien de temps tout ce manége dura-t-il ? Je l'ignore mais pour moi ce fut une éternité car pendant tout ce temps j'étais arrivée au sommet de la côte planquée dans la haie à regarder ce qui se passait derrière moi. Je n'avais qu'une idée en tête ne pas revenir retrouver les autres sans savoir. Enfin les Allemands l'ont laissé partir ouf ! mais pourquoi ne court-il pas ? pourquoi marche-t-il si tranquillement ? Je ruminais ces questions en le regardant venir. Dés qu'il fut à portée de voix je lui dis de se presser. En réponse je reçus l'ordre de marcher rapidement vers la courbe du sommet de la côte. Ce que je fis. Quand enfin il m'eut rejointe, toute ma peur et mon incompréhension quant à sa politesse susnommée, lui fut dites avec la vigueur d'une petite fille de 13 ans, malheureuse. Il m'a laissée dire puis dés que je me suis arrêtée de parler .à bout de souffle, il m'a dit " vas faire pipi ! après on parlera tous les deux ! " Ce qui fut fait. Nous étions tous les deux sur la route à discuter de ces événements dont je n'étais pas remise lorsque je me suis retrouvée brutalement projetée dans le fossé avec mon compagnon par-dessus moi pour me protéger des éclats éventuels. Le calme revenu je me suis retrouvée soudainement debout sur la route complètement abasourdie, n'ayant strictement rien compris du tout. Ayant manifesté mon étonnement M. Bichelberger me dit : " -Allez hop ! au pas de course, il doit y avoir des dégâts chez Charles Allix, je ne sais pas comment nous allons trouver les nôtres !

- Ah bon et pourquoi ?

- Mais Odette nous venons de recevoir une pluie d'obus !

- Ah oui c'est pour ça que je me suis retrouvée dans le fossé ! Au fait comment ça c'est passé ? J'y suis allée toute seule ou vous m'y avez projetée ?

-Tu étais tellement occupée à m'engueuler que tu n'as rien entendu venir et je t'ai balancée dans le fossé.

-Merci pour tout.

Conversation faite presqu'en courant.

À notre arrivée dans la ferme, tout le monde (soit : nous les Saint-Lois, 9 personnes, chez Allix, 6 personnes, chez Bouillon, 6 personnes) était affolé se demandant où nous étions. Comment nous prévenir qu'ils étaient partis se réfugier dans une autre ferme dans les terres.

Ce fut la deuxième grosse erreur. Nous aurions dû revenir sur Saint-Lô. Donc nous sommes tous partis dans les petits chemins persuadés avoir bien choisi. Ah oui ! Presque arrivés auprès de cette ferme nous fûmes arrêtés par un tir de fusils et de mitrailleuses. Tous nous nous sommes terrés dans la haie pour attendre la fin des opérations. Dès qu'une tête apparaissait un tant soit peu au-dessus de la haie ou si les branches remuaient trop au gré des tireurs, une nouvelle rafale nous rappelait à l'ordre. Nous sommes restés là jusque tard dans l'après midi. Aussitôt que nous avons pu, nous nous sommes empressés d'aller dans cette ferme abandonnée par son occupant , au milieu des terres mais aussi au milieu ou du moins près de la ligne de combat. L'ennui est que nous étions côté allemand et qu'ils occupaient les lieux plus que nous l'aurions désiré. Les premiers jours nous pouvions faire chauffer rapidement du lait, la fumée sortant de la cheminée attirait à la fois les Allemands des alentours et généralement des tirs de mitrailleuses ou autres engins. Les premiers éteignaient le feu et gueulaient les seconds eux ne s'arrêtaient qu'avec la disparition de la fumée.

Résultat les quelques vivres emportées ont vite disparu. Mais nous avions du lait, les vaches venant auprès de la porte de l'étable, il était possible de les traire. Nous étions sans aucune nourriture et pas possible d'aller dans le jardin chercher des légumes qui même crus, auraient été les bienvenus : les Allemands nous avaient prévenus : " Si vous sortez nous tirons sur qui sortira " . Les hommes un jour voulant aller " baisser culotte " en ont fait l'expérience. Ils ont du revenir contenter leurs intestins dans l'étable que nous occupions. Dans cette étable, outre le groupe de 20 personnes que nous formions il y avait deux veaux qui eux ne se formalisaient pas pour faire leurs besoins. Nous étions bloqués là sans pouvoir bouger. Tout le temps que dura ce séjour je suis restée assise nuit et jour sur des fagots, ce qui nous protégeait de l'humidité du sol. Impossible de dormir car en plus il y avait des pluies d'obus qui heureusement ont éclaté aux alentours de cette ferme ne nous touchant pas.

Une nuit, par quel hasard, une dame et un Monsieur habitant le bourg de Villiers-Fossard sont arrivés dans cette étable. Il y avait quelques jours qu'ils se baladaient avec un sac de blé en grains pris à " Vivanda " (une usine de stokage alimentaire tenue par les Allemands) pour le faire moudre par la suite, du moins l'espéraient-t-ils. Ils n'ont pu nous quitter que tardivement le lendemain (entre deux allers et retours Allemands et tirs divers) et après avoir essuyé un tir de barrage une première fois. Pour être plus à l'aise, ils nous ont abandonné leur sac de blé. Grâce à ce sac de blé nous avons pu manger un peu. La journée se passait à moudre le blé dans le moulin à café de la fermière et à retirer le maximum de son à l'aide de la porte de son garde-manger. Malgré toute notre bonne volonté à tous à faire ce travail du son, il en restait : il y a plus de son que de farine dans un sac de blé, je puis le garantir !

Une nuit la bonne de M. et Mme Allix est morte de peur. Elle était polonaise, avait vécu l'invasion de son pays par les Allemands. Depuis elle éprouvait une peur panique à la seule vue d'un uniforme vert. La malheureuse n'a pas pu survivre à sa frayeur. Pour la sortir de notre étable il a fallu qu'un officier allemand donne son accord et encore enroulée dans son manteau. Les hommes n'ont pu la mettre que dans un autre bâtiment. Lors du départ de M. et Mme Allix, les Allemands ont tout de même permis de creuser rapidement un trou pour la mettre dedans et mettre un bois avec son nom pour que les survivants puissent lui assurer une sépulture chrétienne.

Nous mangions donc notre son au lait et nous étions toujours sous la mitraille. Maman un matin décida de regagner Saint-Lô. L'idée était bonne en soit, mais la mettre à exécution était une autre affaire. Nous n'avions plus de brouette : pour avoir un peu plus de place nous les avions rangées dans une autre étable. Moment de stupeur et aussi d'affolement car dans quoi allions nous rouler parrain ? Grand palabre ! Tout à coup quelqu'un s'est aperçu que les brouettes servaient à transporter les blessés allemands.

Dès que maman a vu revenir l'officier Allemand, elle lui a demandé de lui rendre son bien prétextant notre départ pour Saint-Lô.

L'officier au préalable ne voulait pas abandonner son nouveau moyen de transport, après maintes explications il a cédé. D'abord il a voulu savoir d'où nous venions, ensuite où étaient les pères et maris de ces deux femmes et quatre enfants. Quand il a su que les hommes étaient prisonniers en Allemagne il s'est humanisé et surtout quand il a vu qu'il fallait transporter le parrain dans la brouette. Il nous a donc fait un laissez-passer pour revenir sur nos pas, nous expliquant qu' étant en plein champ de bataille il lui fallait le temps de préparer notre passage, d'autres soldats pouvant nous prendre pour cible. Le rendez-vous pour le départ fut pris pour le lendemain dans la matinée. Nous passâmes notre dernière nuit dans cette ferme assis sur des fagots, les pieds sur d'autres ce qui nous maintenant au-dessus de l'humidité et des déchets organiques divers. Nous, nous avions une chance car nous étions entre un tonneau et le mur. Nous pouvions nous adosser au mur sans crainte de tomber. Tout le monde n'avait pas cette chance. Lorsque les Américains nous arrosaient d'obus nous avions un illusoire abri bien précaire car si le tir avait été un tout petit peu raccourci ces dits obus seraient entré dans le mur sur lequel nous nous reposions. Le jour, les tirs d'obus ou d'autres bruits de bataille sont très durs à supporter mais la nuit c'est bien plus fort, c'est vraiment le déluge. nous avions une sensation de fin du monde. Lorsque les batteries Allemandes tiraient ça n'avait rien de drôle mais quand les Américains répondaient là, c'était affreux : tant d'obus à la fois qui passaient au dessus de nous, faisaient dresser les cheveux sur la tête. Nous rentrions la tête dans les épaules et priions. Eh oui ne riez pas ! Dans de tels moments on se sent tellement petits que seul le spirituel peut aider à tenir le coup ; même les plus braves priaient dans les moments les plus durs. Il n'y avait que les poux qui eux n'étaient pas gênés pour se reproduire. Nous en étions couverts. Ce genre de parasites est franchement désagréable c'est le moins que l'on puisse dire. Une dizaine de jours sans se laver aide à ce genre d'inconvénients.

Donc notre dernière nuit s'était passée comme les précédentes, voire pire, parce que la bataille était de plus en plus dure. Nous avons attendu notre officier Allemand, nous demandant s'il ne nous avait pas oubliés ou s'il était toujours vivant. Ces deux questions étaient superflues car à l'heure habituelle cet officier était présent. Mais avant de nous laisser partir il a fait faire un voyage à nos brouettes pour ramener les blessés de la nuit. Quand tout fut fini, il nous donna satisfaction nous rendant nos biens, en l'occurrence nos brouettes. Nous nous empressâmes de mettre nos ballots dans une et le parrain dans l'autre. À l'instant de partir cet officier voyant notre " armada " s'est interposé en disant à maman " Vous ne pouvez pas monter la côte toute seule, il vous faut des hommes; Je fais deux laissez-passer à ces messieurs; il désignait Pierre Allix et le commis de la ferme qui nous avaient abrités en premier. " Messieurs, leur dit il en leur remettant leurs papiers, vous avez deux heures pour conduire ces gens sur la route de Saint-Clair et revenir. Je serai là à votre retour " . J'ai su par la suite qu'effectivement il les attendait . Nous sommes donc partis par le chemin indiqué. Pas question de prendre un autre parcours car nous étions prévenus que du côté Allemand, nous ne risquions rien puisque prévenus par leur chef, mais en bifurquant, nous serions tirés comme des lapins. Les risques étaient assez grands sans aller au devant d'ennuis supplémentaires.

Heureusement que cet Allemand nous avait donné les deux hommes car vraiment la route était à pic et longue et pour arranger le tout, caillouteuse à souhait. Au sommet nous nous sommes séparés de nos bons samaritains en priant Dieu de les protéger pendant leur retour. Il ne faut pas oublier que tout ceci se passait aux abords d'un champ de bataille et que très souvent nous plongions (le mot est juste) en vitesse dans la haie la plus proche pour nous mettre à l'abri, soit des obus, soit des balles de fusil ou des rafales de mitrailleuse. Une fois dans la haie il n'y avait plus qu'à attendre que le calme revienne. Quand c'était fini on reprenait les brouettes restées sur la route et le parrain dedans. Je sais, ce n'était pas très courageux de notre part mais nous n'avions pas le choix. Le temps était compté entre le départ et l'arrivée d'un obus. Par chance Dieu nous a protégés. Le parrain a subi tous ces moments sans dommage. C'était très moche de voir ce vieillard assis dans sa brouette arrêtée au beau milieu de la route sous ce bruit énorme. On repartait, on avancait tout en écoutant les bruits alentour. Dès que l'on entendait un départ d'obus nous filions très vite dans la haie ou du moins dans le fossé, jamais sur la haie car ç'aurait été le plus sûr moyen de se faire décapiter.

C'est bizarre, mais cette route de Saint-Clair n'était pas très large (elle ne l'est toujours pas) et pourtant quand nous nous y sommes retrouvés, nous avions l'impression d'être sur une avenue et seuls au monde. Nous étions pourtant surveillés, mais la route était à nous. Eh bien dans de telles circonstances nous éprouvions, tous, adultes et jeunes, la sensation d'être terriblement seuls. Nous marchions donc le plus rapidement possible. Une autre chose bizarre était le bruit fait à la fois par nos pas et le roulement de roue des brouettes sur le goudron. Cela aussi augmentait notre frayeur. Tous les bruits semblaient quadruplés, tout mouvement était encore plus sonore quand la bataille s'arrêtait.

Cahin caha nous sommes arrivés au Mesnil-Rouxelin, au Chemin des Ifs. Nous nous sommes engagés dans un petit chemin qui raccourcissait la route, ce qui n'était pas négligeable en raison de notre extrême fatigue. De plus nous étions ainsi moins à découvert et cela était moins risqué puisque des avions nous survolaient continuellement et mitraillaient tout ce qui bougeait.

Ce petit chemin était occupé par une troupe allemande harassée et au repos. À notre vue la sentinelle nous a empêchés d'aller plus loin. Il a appelé un copain et lui a parlé. Celui-ci est parti aussitôt prévenir un officier ou sous-officier qui nous demanda ce que nous faisions là. Tout en lui répondant maman lui a donné le laissez-passer reçu précédemment. Après en avoir pris connaissance cet officier a donné des ordres. Quelques hommes sont venus auprès de nous et nous n'étions pas très rassurés. Ils ont pris nos brouettes. Leur chef marchant devant eux fermait les portières des voitures pour nous faciliter le passage. Nous, nous marchions derrière bien contents d'être aidés car franchement sans ces soldats nous n'aurions pas pu passer. Ils portaient les brouettes à bout de bras alors que nous à 12 et 13 ans nous n'aurions rien pu faire.. Sans eux nous aurions été obligés de prendre la route de Carentan sur environ deux kilomètres ce qui aurait allongé notre route et l'aurait rendue bien plus risquée. Ces hommes nous ont laissés avec nos bagages dans la cour des ifs où nous nous sommes trouvés bien plus en sécurité. Nous les avons remerciés très sincèrement et sans honte de le dire car je crois que sans eux nous ne serions jamais venus là. Nous étions maintenant tout près de chez nous où nous allions enfin pouvoir nous laver, nous épouiller, manger des légumes du jardin et dormir sur nos matelas qui même posés par terre étaient tout de même plus confortables que tout ce que nous avions vécu. C'était presque la fête et pourtant des avions tournaient toujours au dessus de Saint-Lô, lâchaient des bombes et mitraillaient. De temps en temps une bombe à retardement explosait dans la ville. Des Saint-Lois à la recherche de quelques souvenirs, ou dégageant des blessés ou des morts, ou plus simplement venus chercher du ravitaillement dans ce qui restait de certains entrepôts se trouvaient victimes de ces bombes piége.

Tant bien que mal nous voilà réinstallés dans la maison qui n'a plus de carreaux. Nous bouchons les trous principaux avec des planches ou des cartons, Les persiennes sont fermées, un matelas est posé devant chaque fenêtre pour amortir les impacts des éclats d'obus.

Dans le bois de Saint-Georges-Montcocq se trouvait une batterie de canons allemands qui régulièrement envoyaient des salves d'obus sur les Américains du côté de Villiers-Fossard. Nous avions donc droit pratiquement tous les jours à cet intermède allemand qui en retour recevaient ou du moins nous faisaient recevoir beaucoup plus d'obus qu'ils n'en avaient envoyé. Le comble est que tout le temps que nous sommes restés à la maison, nous avons assisté à ce petit jeu sanglant. Ces tirs nous faisaient affoler et nous empêchaient d'aller au ravitaillement sans inquiétude. Nous devions aller chercher du lait, un peu de pain (cuit dans le four de la ferme) et beaucoup de viande ; de ce côté, il y en avait beaucoup comparativement au pain. Toutes les bêtes blessées et Dieu sait s'il y en avait, étaient abattues et découpées pour en donner des morceaux à tous les demandeurs, car beaucoup de Saint-Lois s'étaient repliés dans les fermes des alentours. Nous allions tous les deux René et moi au ravitaillement dans la ferme de M. et Mme Leconte. Le parcours bien que relativement court (environ 1 Km 5) était parsemé de chutes dans la haie la plus proche. Nous avions de la chance car un voisin M. Huck et son beau frère M. Leblanc, (ils habitaient en face de chez nous) allant chercher eux aussi à manger, avaient la gentillesse de se charger de nous ce qui nous permettait d'être insouciants aux départs d'obus ou aux avions qui se mettaient à piquer, car dans ces cas-là nos anges gardiens nous poussaient dans le fossé. Tout le temps que dura notre séjour dans la maison ces deux vieux messieurs se sont chargés de nous et nous ont protégés, qu'ils en soient remerciés. Quand il fallait aller chercher des légumes dans les jardins, c'était autre chose. Là il fallait faire très attention aux bruits et à tout ce qui se trouvait par terre. Pas question de mettre les pieds ou même de remuer la terre autour d'un obus ou d'une bombe non éclatée, ces objets sont parfois très sensibles. Pour l'épicerie, il fallait aller en ville, traverser les décombres, passer entre deux bombes non éclatées dans le bas de la route de Carentan pour arriver dans un entrepôt d'épicerie : la Maison Allevert auprès de la Vire, pas loin de la gare. Là encore, il fallait se presser à cause des avions plus ou moins présents. D'autre part il était formellement interdit de se servir dans les ruines, les Allemands et même la police pouvaient être très méchants dans ces cas là. Un jour que nous aidions une dame avec ses deux enfants à passer de la route de Carentan à la route de Villedieu, René et moi pensions entrer dans la dite épicerie en revenant. Nous ne l'avons pas fait parce que les Allemands y étaient avec une traction avant (je n'ai pas compris comment cette voiture était venue et repartie, mystère !) Ne sachant pas si les visiteurs du premier passage étaient encore là, nous nous sommes abstenus d'y aller voir. Dommage car il y avait du sucre et beaucoup de denrées introuvables qui se perdaient et ont été perdues pour tout le monde. Bref nous vivions tant bien que mal à la maison. Un jour en allant au ravitaillement à la ferme Leconte, nous y avons retrouvé Tante Germaine (soeur de Maman qui était employée chez M. et Mme Valançon rue Porte-au-Four). Personnellement je me serais bien passée de la retrouver si vite car c'était un poids de plus à traîner. Pour mes 13 ans avoir à penser à mon frère, ma soeur, le parrain et là-dessus la tante, ça faisait beaucoup. De plus maman avait appris que Mme Lelong était au Hutrel et s'était arrangée pour qu'elle nous rejoigne : ravitaillement supplémentaire à rapporter à la maison.

Cette vie à duré ainsi rythmée par tous les tirs d'obus, de mitraillages ou de bombes jusqu'au 8 juillet au soir 22 heures. Là de grands coups dans la porte nous ont précipités dehors. Nous nous sommes trouvés face à un officier allemand nous intimant l'ordre de partir sur le champ ; Maman l'a fait entrer pour lui faire voir que le parrain était intransportable dans une brouette la nuit à travers les décombres. Après avoir demandé une fois de plus où étaient les maris (Mme Kerforn était toujours avec nous) et apprenant qu'ils étaient prisonniers, il accepta de nous laisser passer la nuit à la maison. Dès que les Allemands nous eurent quittés, M. Lebrun et son fils ainé (14 ans) sont arrivés en nous disant : " ne partez pas je peux rester jusqu'à demain matin du fait de ma nombreuse famille (12 enfants dont les âges s'étageaient de 18 ans à trois mois). Bien sûr tout le monde est resté car depuis quelques jours progressivement tous les voisins étaient revenus dans leurs maisons. Le lendemain matin ne voyant pas trace d'Allemands, maman décida de faire de la galette ce qui nous aurait permis de manger à notre faim une journée de plus. Dès 8 heures du matin les hommes valides du quartier sont partis en nous faisant remarquer que nous cherchions les ennuis. Mais pas un n'a proposé ses services pour traverser la brouette du parrain. Nous n'étions pas nombreux à 10 heures quand des cris et des hurlements nous ont attirés dehors. C'était tout simplement l'officier allemand accompagné d'hommes qui étaient chez M. et Mme Le brun constatant que M. Le brun et sa famille étaient toujours chez eux. L'officier révolver au poing les a obligés à partir. Quand ils sont arrivés à la maison, ils n'étaient pas tendres non plus. Là, chose incompréhensible cet officier si dur face à des enfants et â leurs parents s'est adouci devant mon parrain. Il a ordonné à ses hommes de s'occuper de lui et de le caler avec des oreillers. Quand ce fut fait, nous sommes partis le coeur bien gros. Maman m'ayant dit de laisser la porte de la maison ouverte, j'ai pris la clé dans ma poche de manteau . Elle y est restée jusqu'à notre retour. Le long de notre parcours route de Carentan, nous avons rencontré M. Le Brun, qui remontait chez lui. Sa fille aimée Marie Thérèse et Guy son fils étaient partis chez Harivel à Saint-Georges chercher du lait pour les petits. Il était inquiet : qu'allaient devenir ces deux adolescents ?

DEUXIÈME DÉPART

Nous sommes partis forcés pour on ne savait où. La première chose insurmontable pour nous était de traverser Saint-Lô en ruines avec nos brouettes lourdement chargées. Jusqu'au bas de la route de Carentan, bien qu'étant en butte à quelques mitraillages, ou réception d'obus ça c'est bien passé. Mais le carrefour du bas de la route n'était plus qu'un amas de ruines doublé de cratères de bombes, la traversée n'était pas aisée, d'autant plus qu'il fallait passer auprès de bombes non éclatées. Quand allaient-elles le faire ? Tant pis à la grâce de Dieu. Il fallait avancer. Donc le Parcours s'est passé ainsi, René aidé par moi est Passé avec la bicyclette de papa très chargée. Une fois arrivé à un endroit plus plat, il a laissé le vélo appuyé à un pan de mur et il est revenu m'aider à passer ma brouette. Ca se passait ainsi. René prenait la roue de la brouette et tout en la maintenant sur un étroit passage avançait à reculons, les deux pieds chacun le long des cratères de bombes. Moi je marchais derrière cette brouette en étant à cheval sur les cratères. Arrivés à l'endroit où était resté le vélo nous abandonnions la brouette et repartions chercher Maman, Jeannette et surtout Parrain dans sa brouette. Là c'était beaucoup plus difficile car il fallait à tout prix que la brouette reste stable. Les cratères de bombes étaient d'une profondeur telle que si la brouette chavirait les suites pouvaient être graves, voir mortelles. Les opérations ont été un peu plus élaborées. M. Aumont (directeur du Crédit Lyonnais qui avait une jambe raide n'améliorait pas la situation) avait pris la roue de la brouette et marchait à reculons. René et moi maintenions les côtés en marchant sur les bords des trous de bombes et maman suivait en tenant les bras de la brouette. Tout le poids était pour elle qui était en équilibre sur le bord des trous. Quand un pied de l'un ou de l'autre glissait il fallait vite pallier au déséquilibre occasioné. Jeannette et Tante Germaine, Mme Aumont, Mme Lelong, Mme Kerforn et son fils Maurice suivaient, tout en aidant M. et Mme Bichelberger à passer avec leur voiture à bras. Toute cette gymnastique était d'autant plus dure que nous étions survolés par des avions alliés qui descendaient en piqué sur Saint-Lô. Comme dans ces moments-là nous devions avancer coûte que coûte ceux qui avaient les mains libres lâchaient leurs paquets et faisaient de grands signes avec les bras. Est ce que c'était bien valable ? En tout cas nous n'avons pas été mitraillés. Lorsque nous avons pu rouler les brouettes à peu près normalement il n'a pas été question de rester à bailler aux corneilles il a fallu se presser car l'heure tournait et nous savions que le répit que nous venions de vivre n'allait pas durer. Il nous restait à traverser les deux ponts qui enjambaient la Vire et bien que malmenés par les divers bombardements ils restaient praticables avec nos brouettes. Ce qu'il fallait c'était passer entre les envois d'obus. À peine passé le premier pont nous avons eu droit à nos obus. Sur la place de la gare il y avait assez de pans de murs pour être à l'abri des éclats. Par chance les Américains arrosaient la route de Coutances à la hauteur de l'institut. Dès que nous nous sommes rendu compte que ce pilonnage n'était pas pour nous, nous avons repris notre chemin. Maman, voulant aller à Carantilly retrouver l'oncle Louis et la tante Albertine, nous a fait prendre sur la droite. Arrivés au passage à niveau (bas de la route de Coutances) nous avons retrouvé M. et Mme Deshayes et d'autres voisins du quartier qui étaient partis dès le matin. Ils revenaient de l'Institut. Depuis leur départ du quartier ils étaient bloqués dans les fossés par ces tirs de barrage d'obus.

Ils ont fermement déconseillé à Maman de s'aventurer plus loin. De ce fait nous sommes partis vers le Pont de Vire. Celui-là était beaucoup plus abîmé car des obus étaient passés au travers. Pas le moment de flâner quand on est engagé sur ce pont. Ensuite il a fallu retraverser les ruines jusqu'à moitié de la côte de la rue de Villedieu. Cette fois la chose nous a été facilitée par le fait que le groupe que nous venions de retrouver avait des hommes valides et qu'ils nous ont aidés dans notre escalade. Heureusement car à peine avions-nous abordé un endroit plus carrossable que les obus nous ont arrosés. Nous nous sommes aplatis derrière des murs ou ce qui en restait et nous avons attendu que ce déluge s'arrête. Nous avons pu reprendre notre chemin quand le silence est revenu, bien contents d'être en vie sans égratignures et heureux de respirer un air meilleur. Sur un champ de bataille il y a tous les bruits inhérents à celle-ci c'est-à-dire les mitraillages, départs d'obus, sifflements, impacts ou éclatements, suivis du bruit des murs qui tombent et il y a aussi les odeurs : odeurs de soufre et de poudre, de poussière, vieille poussière de maisons éventrées, odeurs de terre remuée, de linge en pourriture, mais le plus dur à supporter est cette odeur de chairs en décomposition. Lors de notre départ les morts étaient toujours dans les ruines à attendre une autre sépulture. Quelques-uns avaient pu être enterrés niais la plupart malheureusement étaient abandonnés et la chaleur de Juin n'arrangeait rien.

Tant bien que mal nous sommes arrivés jusqu'à Candol. La route étant plus carrossable nous avancions plus vite entre les salves d'obus. C'était à qui allait le plus vite dans les fossés profonds et heureusement secs à cette saison..

À Candol avant la traversée du pont nous avons été bloqués par quelques Allemands qui nous ont parqués dans le petit chemin à gauche derrière le café (existant à ce jour).

Là nous avons retrouvé tous ceux qui nous avaient laissés le matin plus d'autres Saint-Lois. Impossible de traverser le pont, les Allemands nous en empêchaient. Dans le milieu de l'après-midi un officier est passé parmi nous et a demandé qui voulait être pris en charge par la Croix-Rouge Française. Très peu de candidats se sont présentés. Quant à nous l'officier allemand voyant le parrain dans sa brouette, nous a fortement conseillé de le laisser sur place, la Croix-Rouge devant prendre le relais. Maman au début a refusé de le laisser, mais M. et Mme Aumont ainsi que M. et Mme Bichelberger, lui ont également fortement conseillé de suivre l'avis donné par l'officier, arguant que Maman seule avec trois enfants se devait de s'économiser pour ses enfants et que le parrain lui, avait fini pratiquement sa vie. Après bien des tergiversations, maman a cédé. Nous avons mis le parrain dans une étable sur de la paille avec des biscottes et une bouteille de vin blanc. Nous l'avons abandonné là le coeur très gros : je n'ai jamais vraiment accepté de l'avoir fait, mais avions-nous le choix ? Nous laissions sur lui ses nom et prénoms, notre adresse de Saint-Lô et nos coordonnés, le chemin que nous devions prendre avec les différentes villes, car il devait être laissé dans un hôpital ou bâtiment en tenant lieu, pour qu'il soit tenu plus propre et surtout couché dans un lit.

Nous avons donc quitté Candol en laissant le parrain dans la grange. Nous ne l'avons retrouvé que beaucoup plus tard ou du moins c'est lui qui nous a retrouvés. Un jour (quelle date, je n'en n'ai plus aucune idée) Mme Pacary, mère d'une camarade de classe est venue frapper à la porte nous disant qu'elle venait de rentrer à Saint-Lô, qu'elle s'était réfugiée en Mayenne (j'ai oublié l'endroit) et qu'ayant dû passer à l'hôpital pour des raisons personnelles, la religieuse qui l'avait reçue lui avait demandé de venir voir un vieillard de Saint-Lô qui recherchait les siens. Elle lui promit d'en parler autour d'elle dès son retour à Saint-Lô, lui assurant de la tenir au courant de ses recherches. Aussitôt maman écrivit à la religieuse qui très aimablement répondit aux lettres en disant qu'il désirait revenir à Saint-Lô, parmi nous, mais qu'il s'affaiblissait. Il fallait aller le chercher, comment ? Avec qui ? Comment se procurer du carburant ? Après maintes recherches et demandes, maman trouva un marchand de poisson qui voulut bien l'emmener chercher le parrain, il ne restait qu'à fixer la date et informer de son arrivée. La veille du départ, un télégramme arriva à la maison : parrain était mort ! La religieuse écrivit ensuite qu'il était mort heureux, sachant que maman venait le chercher. Est-ce bien vrai ?

Par la suite nous avons connu tout son parcours. Contrairement à ce qui nous avait été dit (les Allemands ne sont pas en cause) la Croix-Rouge française n'est pas venue par peur des mitraillages. Pourtant le premier poste de secours n'était qu'à quelques kilomètres de là à Canisy et il y avait assez d'hommes pour le transporter. Il fut donc bloqué à Candol. Les rares soldats allemands s'occupaient tant bien que mal de lui et de ses compagnons, puisqu'il y avait un couple âgé qui attendait également.

Par chance, M. Lebrun et toute sa famille arrivèrent à leur tour à Candol et attendirent l'éventuel passage de la Croix-Rouge française. En attendant, ils s'installèrent dans la grange et dans les maisons abandonnées en compagnie des quelques soldats allemands restés sur place. La famille Lebrun se composait des parents et de leurs 12 enfants âgés de 3 mois à 18 ans, d'une nièce de 20 ans et de la grand'mère maternelle. Tout ce petit monde survécut aussi bien que possible avec les légumes des jardins, le lait des vaches abandonnées qui se laissaient traire sans difficulté et des quelques animaux de basse-cour laissés en liberté sur place.

Jusqu'au 18 juillet tout se déroula à peu près normalement malgré les mitraillages sur les routes, les bombes sur Saint-Lô et les bruits de bataille qui se rapprochaient de plus en plus. Le matin du 18 juillet les Allemands prévinrent M.Lebrun que le pont de Candol qu'ils avaient miné sauterait dans l'après-midi. Il fallait partir vite et prévenir Canisy de venir coûte que coûte chercher les vieillards. M. Lebrun décida de partir. Laissant sa femme et sa belle-mère ainsi que les aînés faire les paquets , il traversa la route de Villedieu pour aller s'asseoir sous la tonnelle d'un café en face avec ses 6 petits. Alors que tout le monde s'affairait, les avions arrivèrent, tournèrent au-dessus du pont et piquèrent. Le fils aîné Guy, qui était venu auprès de son père fut pris de peur et partit en courant vers l'endroit où était le reste de la famille. Les avions avaient mitraillé et bombardé le pont. Les mines posées par les Allemands aidant, les dégâts étaient à prévoir. Guy, dès que le fracas fut calmé repris le chemin inverse. Quand il arriva à la tonnelle, tous étaient morts sauf une petite fille de 5 ans très sérieusement blessée mais encore lucide. Ils étaient littéralement déchiquetés. Sans réfléchir Guy repartit vers l'endroit où étaient les femmes. La fumée était tellement dense et âcre qu'elles ne pouvaient pratiquement ni respirer, ni parler. Quand petit à petit elles reprirent possession d'elles-mêmes, elles furent horrifiées de constater que l'une d'elles, Janine était blessée à la tête très gravement. Il fallut la trépaner. Mais le spectacle le plus atroce les attendait en face. Alors qu'elles commençaient à vouloir rassembler les morceaux des corps, les Allemands arrivèrent et leur dirent : " laissez vos morts tels quels, occupez-vous de vos blessés, nous allons vous aider à passer la Vire, vite l'eau monte, après vous ne pourrez plus passer " . Ils firent ce qu'on leur conseillait. Mme Lebrun, son fils aîné et les 5 autres filles partirent pour Canisy. Les Allemands avaient promis en les quittant de réunir tous leurs morts et de les enterrer sous la tonnelle, de mettre une croix et les noms. Cette promesse fut tenue, car à leur retour, tous étaient réunis.

Le comble de l'horreur fut atteint, quand au mois d'octobre, le jour de l'enterrement de ces malheureux (le père, les 6 enfants et la nièce) la voiture qui transportait ce qui restait de cette famille fut accrochée dans la côte des Terrettes (près de Saint-Gilles) et tomba dans le ravin. Tous furent blessés. Janine qui avait déjà été trépanée quelques mois avant était restée coincée sous la voiture. Quand elle fut retirée, il fallut la trépaner de nouveau, elle mourut deux jours après.

J'ai assisté à beaucoup d'enterrements, mais jamais je n'ai ressenti l'impression que j'eus devant ces cercueils sans famille.

Dans l'église éventrée, la foule très recueillie attendait et se retournait dès que la porte s'ouvrait pour enfin voir la famille entrer. Le curé qui avait attendu le plus longtemns possible résolut de célébrer la messe quand même. Malgré que peu de Saint-Lois soient rentrés, l'église était pleine.

Le temps passa et la messe et la cérémonie s'achevèrent. La foule défila devant les cercueils restés dans l'église. L'atmosphère était de plus en plus pesante. La foule attendait dans le cimetière silencieusement quand quelqu'un arriva et dit : " N'attendez plus, il y a eu un accident, ils sont tous blessés et transportés au camp américain, le chauffeur également " . L'angoisse se lisait sur le visage de la femme du chauffeur qui attendait avec nous.

Alors chacun reprit le chemin de sa maison ou de ce qui en servait et la journée pour tout le monde fut très marquée par ce terrible drame.

Les Allemands nous ont tous rassemblés sur une file et nous sommes partis vers Saint-Samson-de-Bonfossé, encadrés par les soldats en armes, soit fusil ou fusil mitrailleur. Pas très réconfortant, d'autant plus que les obus continuaient leur sarabande et que de plus les avions alliés nous survolaient à basse altitude. Dès que les avions étaient entendus toute la colonne laissait là, brouettes, bicyclettes ou voitures diverses (poussettes ou landeaux) pour se précipiter dans les fossés en entraînant nos gardes pour que les aviateurs ne puissent pas les voir, compte tenu de la faible altitude des avions. Les Allemands ne nous ont pas rudoyés, leur seule exigence était que nous avancions le plus rapidement possible, aussi nous aidaient-ils à pousser les brouettes et autres véhicules. Nous avons réussi à atteindre le bourg de Saint-Samson. Là il a fallu emprunter la petite route de gauche qui longe l'église jusqu'à une ferme qui avait une très grande cour. Il y avait d'autres réfugiés arrivés avant nous qui nous ont dit n'avoir pu fausser compagnie à leurs anges gardiens. Nous avons donc attendu que le temps passe lentement dans de telles circonstances. Soudain, il y eut un remue- ménage ; après renseignements, nous apprenions qu'un officier délivrait des sauf-conduits à ceux qui le désiraient. Aussitôt Maman en a demandé un et l'a obtenu. Nous nous sommes empressés de reprendre nos brouettes et en route pour le Mesnil-Herman. Ouf ! Libres!...

M. et Mme Aumond, ( lui boitait et elle n'était pas habituée à la marche ) et d'autres personnes plus ou moins malades ou handicapées devaient partir la nuit dans des banneaux jusqu'à Gavray toujours accompagnés par les Allemands.

Heureux de notre liberté nous n'avons pas flâné dans le bourg de Saint-Samson. Nous sommes allés bon pas jusqu'au Mesnil-Herman. Là, non seulement la fatigue mais la faim se faisait sentir. Il était grand temps de quitter la grande route pour trouver une ferme enfoncée dans les chemins avec des propriétaires assez accueillants pour nous laisser une grange et de la paille, pour dormir une nuit. La première fut la bonne. Après avoir mangé (aucune idée de la nourriture absorbée pendant tout le trajet) nous nous sommes endormis sans trop de problème du côté bataille.

Le matin au chant du coq : debout pour repartir. Quelle ne fut pas notre surprise de voir les Allemands dans la cour de la ferme. Ils étaient arrivés dans la nuit sans faire de bruit et ça se comprend. La première surprise passée, vite fait, nous avons remercié les fermiers et sommes repartis retrouver la route de Villedieu, via Percy. En partant Mme Kerforn me voyant marcher pieds nus, ou à peu près n'ayant que des trous dans mes semelles de chaussures, m'a prêté les chaussures du dimanche de son mari prisonnier. Ces chaussures noires étaient montantes avec lacets et bien qu'un peu grandes pour moi, c'était tout de même plus confortable. J'avais les pieds au sec et en plus je ne sentais plus les cailloux. Les routes tout en étant encore carrossables, étaient parsemées de trous plus ou moins profonds dus au mitraillages précédents. De cette façon nous sommes allés jusqu'à Percy.

Arrivant dans cette localité en début de soirée, nous avons demandé où nous pourrions passer la nuit. Le mécanicien à qui nous nous sommes adressé a répondu " Là, si vous n'avez pas peur, nous nous partons passer la nuit à la campagne. Nous vous laissons la maison si vous voulez " . Contre toute prudence nous sommes restés, ce qui nous a permis de dormir dans des lits. Moi j'ai eu droit à une chaise longue (un peu dur) avec un édredon. Nous avons pu nous laver un peu, l'eau étant assez rare. Par chance les avions ont oublié de venir dans ce secteur.

Nous sommes repartis, non sans être passés à la maison de retraite pour y voir le parrain. Il n'y était pas, mais les religieuses nous ont consolés en disant que sans doute nom aurions plus de chance à Villedieu. Arrivés dan cette ville, toujours en plongeant plus ou moins dans les fossés, nous sommes allés à la mairie pour connaître les adresses des hôpitaux e diverses maisons susceptibles de recevoir le parrain, ce qui nous a été aimablement remis mais tout en nous indiquant sur la place un grand restaurant (qui existe toujours) . Ce restaurant était transformé en centre d'accueil pour réfugiés Nous y avons trouvé de la nourriture à consommer sur place, assis à table, cela nous semblait un luxe de plus. Nous étions priés de signer un livre avec tous les renseignements nous concernant les uns et les autres c'est-à-dire : Noms, prénoms, âges adresses anciennes, direction que nous prenions Ce n'était qu'une halte et d'autres attendaient pour prendre la place. Nous devions lire les registres et de cette façon savoir si d'autre membres de nos familles étaient passés ici. C'est par cette filière que l'oncle Louis et sa femme Albertine, de Carantilly, ont su que nous n'étions pas morts sous les bombes. À différentes reprises l'oncle a bien essayé de venir nous chercher en passant par Saint-Gilles ou par Canisy mais les tirs d'artillerie l'ont obligé à repartir chez lui, Ayant accompli toutes ces démarches nous nous sommes mis en quête du parrain qui n'était pas là non plus. " Peut-être aurions- nous plus de chance à Brecey " .

En sortant du centre d'accueil nous sommes interpellés en Français par un officier allemand nous disant sa joie de nous revoir tous en vie et nous demandant des nouvelles de tous nos voisins. Il avait passé plusieurs années à l'état-major du château de Commines et de ce fait connaissait bien tout le quartier. Il nous parlait souvent à nous les enfants.

En arrivant à Brecey, dans la soirée nous avons recommencé les mêmes formalités et retrouvé M. Bousquet Saint-Lois lui aussi complètement sinistré et très content de nous voir. Il prit une des brouettes pour nous conduire dans une ferme pour y passer la nuit. La première où il s'est adressé la dame n'a jamais voulu nous recevoir même pas dans la forge de son mari. À l'intérieur de la maison tout était rutilant de propreté. C'est vrai que nous n'avions pas des mines resplendissantes. Voyant ce refus malgré l'insistance de M. Bousquet nous sommes repartis en souhaitant à cette dame de n'avoir pas à vivre ce que nous subissions depuis quelque temps. Nous sommes donc allés dans une autre ferme où les gens se sont arrangés pour nous trouver une place. La ferme était pleine de gens de notre espèce. Nous avons eu droit de dormir dans le grenier sur des bottes de foin, Les pauvres fermiers étaient désolés de n'avoir que cela à nous offrir. Nous trouvant bien, malgré tout, et avec l'accord de nos hôtes, nous sommes restés nous reposer toute la journée suivante.

Le matin nous sommes partis sans avoir eu de nouvelles du Parrain. Où était-il donc Nous n'en savions rien !

Nous repartons ! mais pour quelle direction, nous n'en savons rien ! Plus loin, encore plus loin, trouver un endroit calme pour nous reposer, ne plus entendre d'avions, de convois, ne plus avoir peur des bombes et de la mitraille (le rêve). Allons-nous trouver cet endroit idéal ? En attendant, nous repartons sur la route de Saint-Hilaire-du-Harcouët. Le tronçon de route étant plus calme, nous nous sommes arrêtés sur le bord de la route, après avoir fait un certain nombre de kilomètres. Les grandes personnes désorientées et fatiguées, hésitaient sur le chemin à prendre: continuer plus loin ou chercher une ferme pour dormir ? Tel était le dilemme. Une jeune fille poussant elle aussi une brouette et marchant allègrement, nous a doublés et nous a salués. Tout en lui répondant nous la regardions marcher, son allure était beaucoup plus alerte que la nôtre ! Tout à coup cette jeune fille a tourné à droite : Tiens, pourquoi ne pas prendre le même chemin ? ça nous mènera bien quelque part ! C'est ainsi que quelques minutes après son arrivée dans la ferme de ses parents, M. et Mme Datin, Maria (la jeune fille que nous avions suivie, aînée de la famille), a eu la surprise de nous voir arriver derrière elle. Pour être surpris, ils pouvaient l'être ces braves gens, car nous avions emprunté une charrière à travers champs. Il fallait vraiment connaître les lieux pour le faire. Quand dans la cour d'une ferme les propriétaires du lieu voient arriver quatre gosses, plus ou moins hirsutes accompagnés de six adultes tout aussi mal en point, il y a vraiment de quoi tomber des nues. Après avoir demandé à passer la nuit dans un endroit quelconque - ce qui nous fut accordé sur le champ - nous avons dissipé l'étonnement de Maria et des siens quant à notre arrivée dans leur cour en expliquant que tout bêtement nous lui avions emboîté le pas. M. Datin étant absent, Mme Datin donna des ordres pour qu'on nous prépare un endroit dans la grange à foin. Nous la remerciâmes et commencions à défaire nos ballots de nos brouettes quand M. Datin arrivé dans l'intervalle décida de nous faire coucher dans la chambre à grains, au dessus de leur maison d'habitation personnelle. Le fils et le commis reçurent l'ordre de transporter du foin et de la paille dans la pièce. Quand ce fut fait, nous étions installés comme des rois. Dormir dans une vraie maison avec des gens normaux autour de nous, c'est-à-dire des gens qui n'avaient pas l'air hagard et hébété que nous avions tous, des gens propres sur eux, alors que pour nous, l'hygiène était devenue lettre morte (pour nous les gosses ça nous arrangeait bien). Ayant conquis nos hôtes par notre mode de vie calme, nous avons pris pied chez eux et nous nous y sentions bien !

Un jour que nous étions à table, - eh oui ! en plus nous avions un coin avec table, bancs et vaisselle et quelques casseroles à notre disposition - , M. Datin (Auguste je crois) est passé et a été littéralement horrifié en voyant ce que nous mangions. Nous avions du pain sur la table, qui n'avait de pain que le nom. C'était toutes les raclures et saloperies que le boulanger avait pu trouver, (voire crotte de souris), le tout mélangé avec un peu de farine et qui nous était vendu contre argent et tickets! Pour le reste, je ne sais plus ce qu'il y avait comme nourriture dans les assiettes. M. Datin a pris le fameux pain et est parti en disant " Je n'accepterai jamais qu'une telle saleté soit mangée sous mon toit " C'était bien beau mais qu'allions-nous manger après ? Quelle ne fut pas notre surprise de voir M. Datin revenir avec une miche de pain... blanc sous le bras, du pain fait par sa femme dans la boulangerie à quelque pas de la ferme. C'était un cadeau royal et de ce jour nous avons mangé à notre faim ; puisque nous pouvions acheter du bon pain, du lait, de la crème et du beurre et également de la volaille et des oeufs.

La vie était belle. Tout le monde s'entendait bien et nous aidions aux travaux de la ferme, à la mesure de nos moyens, plutôt limités il fallait en convenir. De temps à autre les Allemands venaient réquisitionner de la nourriture. Ils n'étaient pas servis de bon coeur, c'est certain, mais il fallait obtempérer, sans trop faire voir nos sentiments. Il ne fallait surtout pas attirer leur attention sur cette ferme, du fait qu'il s'y trouvait trois jeunes gens susceptibles d'être emmenés Dieu sait où. Dès qu'ils arrivaient, le fils aillé, séminariste, en lisant son bréviaire, le commis (un réfractaire au S.T.O.) et Fernand le second fils, disparaissaient comme par enchantement dans les champs alentour et ne revenaient que lorsque quelqu'un allait les rechercher, parce que les Allemands étaient partis et qu'ils ne risquaient pas de revenir.. Mais surtout l'abbé avait dans sa chambre, un poste à galène qu'il écoutait régulièrement, puisque Londres donnait des nouvelles de la bataille. Ce petit joujou, s'il avait été découvert, pouvait nous faire risquer la déportation ou même d'être fusillés sur place. Aussi y avait-il toujours quelqu'un de faction pour annoncer une visite intempestive.

Au fil des jours, nous étions installés dans une espèce de bonheur. Nous avions tellement de choses qui nous manquaient précédemment que malgré les petits tracas journaliers tout était bien. Nous attendions les Alliés avec confiance. Tellement confiant qu'un beau jour (il faisait très chaud ce jour là) Maman décida de m'envoyer à la perception de la Mancellière toucher son allocation militaire et sans doute une allocation de réfugiés. Comme il y avait quelques kilomètres à faire à pied, Maman n'a rien trouvé de mieux que de me faire accompagner par tante Germaine. Beau cadeau, quand on sait que nous nous détestions cordialement, mais que je râle ou non, n'a pas fait changer l'avis maternel. Il a fallu y aller. Très jolie cette histoire, mais Mme Kerforn nous ayant quittés pour partir en Bretagne rejoindre sa famille, avait repris les chaussures de son mari. Il ne me restait que celles sans semelles que j'avais avant ce prêt. Les routes n'étant pas ce qu'elles sont maintenant, le peu de semelles qui restait fut grignoté rapidement. Résultat : je marchais nu-pieds sur le goudron brûlant, ça ne pouvait pas aller très loin. Sur l'herbe, comme elle était sèche et haute, ça coupait la peau ; restait le bas-côté de la route avec ses petits graviers. En m'appuyant sur la tante ça m'aidait sérieusement ; il n'empêche que la route était longue. Au bout d'un certain nombre de kilomètres la tante eu une bonne idée... me donner ses chaussures et marcher nu-pieds. Nous inversions les rôles. Le seul ennui c'est qu'elle chaussait plus petit que moi et très vite les ampoules ont fait leur apparition. En désespoir de cause je suis revenue les chaussures à la main. Cela m'a empêchée de participer aux travaux de la ferme, à mon plus grand regret, pendant un petit laps de temps. Nos amis Datin s'étant rendu compte de la situation ont eu la gentillesse de me chausser. Un très grand merci à eux !

Un jour qu'il faisait particulièrement beau, un réfugié de la ferme voisine ayant écouté le poste qui n'annonçait rien de très nouveau à 14 h environ, M. Datin décida de faire couper les avoines. Nous étions tous dans la cour, moins les trois jeunes hommes partis pour couper le passage de la faucheuse, quand subitement nous voyons les garçons gesticuler et crier en faisant signe d'aller les rejoindre. Nous voilà tous partis voir ce qui se passait. En approchant nous entendons : " les Américains...les Américains " . Incrédules nous nous ruâmes à travers champs pour effectivement voir une colonne motorisée américaine descendre vers le pont d'Oir. Ce fut une explosion de joie. Une jeep s'arrêta auprès de nous pour nous demander où étaient les Allemands, " partis partis.. " répondions-nous. Mais nous n'avions pas remarqué un dernier char allemand dissimulé pas très loin. Me trouvant mal coiffée pour fêter dignement un tel événement je retournais à la ferme. À peine entrée dans la maison une énorme déflagration se produisit. C'était le char Allemands qui, voyant les véhicules américains se ranger le long d'une haie, avait ouvert le feu et fait mouche : les camions étaient bourrés de munitions. La riposte américaine fut immédiate. Nous nous retrouvions de nouveau entre les deux lignes de feu. Mais cette fois, bien que dans la maison avec Mr et Mme Bichelberger, j'étais seule ! Maman, René, Jeannette et la tante étaient restés sur la route. Après un certain temps un soldat Américain est venu nous trouver fusil en avant, nous demandant si nous avions des Allemands. Suite à nos dénégations il nous intima l'ordre de partir dans une des deux tranchées creusées par les hommes de la ferme dans le champ par derrière. Après avoir pris la valise où se trouvait l'argent, les papiers et les quelques bijoux que nous possédions, j'ai suivi les ordres donnés. En sortant de la maison j'ai aperçu Mme Lelong blottie auprès d'un pilier au bout du chemin , elle était là comme prostrée n'osant pas faire un mouvement. C'est un soldat qui au bout d'un moment est venu la conduire à la tranchée où je me trouvais. En y entrant, par un rapide coup d'oeil, je constatais qu'aucun des miens n'était présent. J'ai hurlé leurs noms pour qu'ils puissent m'entendre s'ils étaient dans l'autre tranchée. Les bruits de la canonnade et la fusillade couvraient ma voix et personne ne répondait à mes appels. Je me mis à sangloter, ce que je n'avais pas fait depuis le début de tous ses événements. Mr et Mme Bilchelberger me réconfortaient le mieux possible, m'assurant de leur soutien total mais cela ne me suffisait pas et je sanglotais de plus belle. Croyant m'aider Mme Datin me dit " Ne pleures pas Odette, ils vont revenir, sois grande. Tu vois, moi non plus je n'ai pas tous mes enfants ni mon mari " ce qui lui valu une réponse sèche et brutale " vous ce n'est pas pareil, vous êtes âgée mais moi je suis encore une petite fille ! " Après une telle réflexion personne n'osa plus rien me dire. J'ai donc continué de pleurer jusqu'au moment où profitant d'un court instant de répit Maman me cria " Ne pleures plus nous sommes tous là avec M. Datin et les autres " Ce fut immédiat je me tus et attendis la fin de la bataille. Ce qui arriva vers 17 ou 18 heures. Très timidement les uns et les autres sortirent des tranchées, craignant tout de même que ça recommence. Tout le monde resta dans la cour à se congratuler heureux de s'en sortir à si bon compte, chacun commentant les événements à sa façon.

Soudain j'aperçus venant de la ferme Vauprès un groupe de soldats armés. Arrivés sous les pommiers quelques-uns se couchèrent et j'eus l'impression qu'ils allaient nous tuer. Prise de frayeur j'ai crié " vite à la tranchée ils vont nous tuer, les Allemands sont là ! " et je m'enfuis au plus profond de la tranchée. Blottie dans le fond je tremblais de tout mes membres. J'attendais le sifflement des balles fauchant tous les autres, mais ce n'était que de la peur. Maman et M. Bichelberger ont été obligés de m'expliquer qu'il n'y avait aucun danger puisque les Allemands couchés étaient blessés et prisonniers, gardés par des Américains en armes d'où ma confusion. Je ne voulais toujours pas sortir de l'abri, Maman dut même se fâcher. J'ai obéi et reconnu mon erreur. Mais j'ai tout de même dû attendre le lendemain pour retrouver tout mon calme.

Pourtant une fois de plus nous allions avoir encore de la chance : M. Datin ne voulait pas que les femmes et les enfants restent passer la nuit dans la ferme trop près de la bataille. Il nous envoya avec sa femme et ses filles dans une autre maison plus éloignée des routes, perdue au milieu des petits chemins. Là, nous avons eu l'impression de recommencer l'exode en couchant dans la paille avec seulement une couverture. Toute la nuit nous entendions du bruit que nous n'arrivions pas à définir. Le matin Mme Datin et Maman décidèrent de retourner à la ferme. Nous étions partis pour être à l'abri des surprises désagréables et nous avions très mal dormi et beaucoup plus peur qu'à la ferme. Dans la matinée M. Vauprès, maire de la commune, est passé pour nous dire que, dans le champ derrière la maison où nous avions dormi, les Allemands étaient revenus et avaient tué les américains qui s'y trouvaient. Aussi le soir suivant tout le monde coucha à la ferme Datin.

Un jour un avion allemand est venu nous survoler et pour marquer son passage a lâché des bombes aux alentours du pont d'Oir. Malheureusement l'une d'elle est venue éclater dans la ferme de la " Mère Mazier " tuant net la grand-mère et son petit-fils qui fut projeté dans un pommier. Cette ferme était pourtant assez loin de toute circulation.

Le bruit du canon se rapprochant dangereusement de jour en jour chacun refit les paquets. Même nos hôtes préparèrent un départ éventuel pour aller dans la direction opposée à la bataille. Cette inquiétude dura quelques jours, c'est-à-dire le temps de la bataille de Mortain. Quand tout rentra dans l'ordre et que le calme fut revenu, M. et Mme Bichellberger décidèrent de repartir pour St-Lô. Mais seuls, nous disant que dès qu'ils pourraient nous faire rentrer ils le feraient. Nous, les jeunes étions ravis de rester et espérions ne pas revenir de sitôt à Saint-Lô.

Quelques temps après ces départs, un dimanche après-midi, alors que tout était calme, un cycliste est arrivé. Quelle ne fut pas ma stupeur de reconnaître l'oncle Louis. J'étais assise sur le bord de la table où nous mangions. Je n'ai fait qu'un bond dans ses bras au risque de le renverser. Tout le monde était heureux de le voir et de savoir que la maison était debout et habitable, la sienne aussi, tante Albertine nous y attendait. L'ennui c'est que l'oncle n'était venu que dans le but de nous ramener à Saint-Lô. Encore aujourd'hui je ressens le chagrin que j'ai éprouvé à quitter M. et Mme Datin et leurs enfants. Nous étions enfin tranquilles et en sûreté, et il a fallu quitter tout cela pour revenir dans l'inconnu puisque tout était détruit. L'avenir ne nous apparaissait pas rose du tout. De leur côté nos hôtes étaient peinés de nous laisser partir. Aussi pour simplifier les choses M. Datin décida de nous accompagner avec cheval et voiture jusqu'à Saint-Senier-sous-Avranches où se trouvait un centre d'accueil de la Croix- Rouge. Nous y avons tous dormi dans la paille avec M. Datin. Il ne nous a quittés que lorsqu'il nous a vus embarqués dans des camions américains qui remontaient à vide sur Cherbourg. La ville de Saint-Lô étant interdite nous avons dû descendre à Carantilly, au Poteau. Nous y sommes restés quelques jours, juste le temps de faire un tri dans nos bagages, laissant brouette et vélo chez l'oncle ainsi que le superflu. Au Poteau un camion américain s'arrêta pour nous prendre mais refusa de nous conduire à Saint-Lô. Nous avons demandé de nous laisser à Agneaux ce qu'il fit. Tant bien que mal et dans la poussière en prenant bien soin de ne pas gêner la circulation qui était intense dans les deux sens, nous arrivâmes à la maison sans nous faire épingler par les agents de ville rentrés avant nous pour faire un minimum de police et empêcher autant que faire se peut, les pillages des quelques maisons rescapées et les quelques objets intacts dans les ruines. Par quel miracle cette glace est-elle restée accrochée sur ce pan de mur ? Comment se fait-il que cette porcelaine fine soit restée là sur ce tas de décombres ? Dieu seul sait le pourquoi de ces bizarreries.

Nous voilà donc arrivés à la maison. M. et Mme Bichelberger nous y accueillent à bras ouverts, heureux de nous retrouver. Depuis leur retour, ils s'étaient institués les gardiens de nos maisons : la nôtre et celle de Mme Kerforn. Barricadant portes et fenêtres avec des planches clouées de part et d'autre et faisant des rondes nombreuses pour décourager les visiteurs éventuels. C'est ce qui arriva à l'oncle et à la tante lors de leur première visite à la maison. Ils ont été très mal accueillis au début, ensuite tout a très bien marché. Pour nous, les carreaux étaient tous cassés mais le reste pouvait aller, quand il ne pleuvait pas bien entendu : la toiture étant une vraie passoire ! Nous sommes allés dans le grenier mettre un tas de récipients pour recueillir l'eau que nous versions dans les gouttières, percées elles aussi. Quand nous sommes entrés chez Mme Kerforn, l'odeur y était infecte. Il n'y avait pas à chercher loin la cause : quelques belles bouses de vaches dans la cuisine! Nous avons nettoyé tout cela aussitôt que notre maison fût remise en ordre.

Que nous soyons revenus était une chose. La nourriture en était une autre. Nous étions début Septembre, il y avait des légumes dans les jardins bien sûr, mais l'épicerie ? la viande ? le pain ? Au début nous avons eu droit à quelques distributions de biscuits militaires qu'il fallait aller chercher aux Barrières Saint-Georges. Petit à petit les gens sont revenus. Le boulanger de Saint-Georges a pu refaire du pain. Quelle chance ! Bien qu'étant rationné c'était plus agréable et surtout signe de normalisation. Un boucher s'était installé dans un garage auprès de la boulangerie et l'épicier lui aussi s'est installé dans un garage. Ils présentaient leurs marchandises (peu nombreuses il est vrai) sur des caisses. Il a fallu apprendre à suivre le jour, car plus de lumière, ni de pétrole ; quant aux bougies ceux qui en avaient les économisaient au maximum.

Tout cela n'était pas très drôle, mais tout de même réconfortant, puisque progressivement les commerçants se réinstallaient, qui dans une chambre, qui dans une salle à manger, ou même dans une cuisine. La vie reprenait le dessus, de plus les uns et les autres revenaient. Il y avait tout de même des survivants

Le plus dur à supporter était de voir les équipes d'hommes déblayer les ruines et surtout déterrer les morts enfouis sous les décombres. Quiconque passait auprès d'une de ces équipes au moment de la mise à jour d'une ou plusieurs victimes ou seulement de membres, sentait cette putréfaction. Non seulement cette odeur suivait, mais elle pénétrait les vêtements. C'était atroce. Quand il faisait chaud, c'était épouvantable, mais quand il pleuvait nous enfoncions dans la boue puante (corps en décomposition, poutres à demi calcinées, poussières de toutes sortes). C'était intenable. Il fallait bien traverser les ruines pour aller d'un faubourg à l'autre, où progressivement se dessinaient des embryons d'administration qui permettaient d'être le plus possible au courant des nouveaux évènements. Il fallait aussi assister aux inhumations de toutes ces victimes. Les églises étant détruites ou en partie, il fallait aller dans des endroits autres pour assister aux messes. Un jour pour une raison que j'ai complètement oubliée, j'ai décidé de traverser l'enclos plutôt que d'emprunter les routes tracées aux bulldozers par les Américains. Il fallait me ranger constamment, voire monter sur les tas de terre des côtés où nous enfoncions, pour laisser la place au trafic. J'en ai eu marre et j'ai pris la rue des Images complètement détruite. J'ai continué en escaladant les ruines et en faisant bien attention aux pans de mur qui s'effondraient de temps à autre. J'ai continué ainsi jusqu'à la place de l'église. Mais là au milieu des corbeaux qui tournaient dans le ciel en croassant, des cailloux qui tombaient de ci de là, je me suis arrêtée. J'ai regardé autour de moi...Rien, il n'y avait rien, que des pans de murs noircis dressés vers le ciel et moi petite bonne femme de 13 ans, dans ce silence menaçant malgré les bruits, les cris, que j'étais petite, petite ! Je ne pouvais plus respirer tellement j'étais impressionnée. J'ai regardé à nouveau autour de moi : personne ! Alors j'ai subitement détalé, la peur me poussait aux épaules. Je n'ai repris vraiment ma maîtrise que revenue sur mes pas. Ayant pris la route tracée, j'ai laissé passer le convoi de camions américains juchée sur mon tas de terre. Ouf ! j'étais encore vivante! la vie continuait et elle avait bon goût.

Il ne restait plus qu'à s'installer tant bien que mal dans l'inconfort, sachant que tôt ou tard, tout cela serait non pas oublié, c'était absolument impossible, mais enfoui dans un recoin de la mémoire, comme un feu qui couve et envoie des étincelles au moindre courant d'air. Au moment où on y pense le moins, un mot, un bruit, une odeur, une photo, que sais-je et tout de suite une image se présente devant les yeux et les souvenirs défilent pendant plus ou moins longtemps. Maintenant il n'y avait plus qu'à attendre le retour des prisonniers ; et cela non plus n'a pas été facile à vivre.

Alors qu'il n'y avait pas très longtemps que nous étions revenus d'exode, Mme Dubois, directrice de l'école Dollée (école des filles) rentrée également à Saint-Lô, rue Porte-au-four, vint faire un tour du côté de la route de Carentan pour prendre des nouvelles de toutes les personnes connues. Constatant que mon frère et moi et un copain, Pierrot, étions sans occupation, elle nous " emprunta " à nos parents pour l'aider à sauver le maximum de matériel scolaire dans les ruines de l'école Dollée des garçons. La Dollée inondait de plus en plus le quartier et nous obligeait à transporter ce matériel à bras dans des sacs et des paniers. Quand tout ce qui pouvait être sauvé fut rapporté chez elle, elle décida d'en faire autant avec ses propres classes. Là-bas il n'y avait pas d'eau puisque les seules classes accessibles se trouvaient au rez-de-chaussée dans l'aile droite du " collège municipal " qui est devenu à présent le lycée Le Verrier. Comme le plafond ne tenait que du côté du mur de la cour c'est elle qui se glissait sous les gravas. Elle nous interdisait formellement de le faire. Elle nous passait tout ce qu'elle pouvait, puis nous triions et faisions des tas. Dès que nos sacs étaient pleins nous allions les vider chez elle. Nous avons fait ce petit manège jusqu'à ce que tout fut mis à l'abri. Lorsque nous avions faim, les garçons et moi allions voir passer les convois américains rue du Neufbourg et leur disions bonjour de la main. Ils nous envoyaient des bonbons, des cigarettes, du chocolat, des gâteaux etc. ... que les garçons s'empressaient de ramasser. Je me contentais de leur faire de grands sourires et de grands gestes de la main, d'où l'avantage d'être une fille !

La collecte finie nous retrouvions Mme Dubois sous ses gravats et nous mangions avec elle notre butin. Les travaux de ce genre creusent chacun le sait ! Après nous être restaurés, nous reprenions notre tâche, très fiers de nous.

Progressivement la vie a repris ses droits. Le déblaiement s'est effectué en premier lieu avec pelles et pioches et autres ustensiles hétéroclites. Avec le temps les cultivateurs des environs, revenant dans leur ferme et n'ayant pas grand chose à faire pour eux - une fois une pièce ou deux selon les cas remises à peu près habitables et ne pouvant pas aller dans les champs, à cause des mines et engins de guerre laissés à traîner non éclatés, donc très dangereux - sont venus travailler au déblaiement avec banneaux et chevaux, car bien souvent il ne restait qu'un cheval sur tout le cheptel.

Qui dit déblaiement dit poussières et odeurs nauséabondes, ou boues pendant un très long temps. De plus il n'y avait pas de vêtements de rechange, nous faisions avec. L'hiver 44 a été très dur et long . Il fallait vivre dans une maison sans carreaux aux portes et aux fenêtres, avec pour couper le froid, au maximum du papier ou du carton à la place des vitres et pour couronner le tout pas de lumière autre que quelques morceaux de bougies récupérés Dieu sait où. Pour le chauffage, il était pratiquement inexistant. Heureusement que c'était le temps des cuisinières et que ça marchait au bois ! Cela nous aidait singulièrement à embellir la vie.

La libération bien sûr avait eu lieu, mais tous les problèmes de nourriture existaient avec autant d'exigence qu'avant. Pour avoir la moindre nourriture ou autre marchandise, il fallait traverser la ville avec tous les inconvénients et surtout se faufiler entre les camions américains. De Saint-Georges quelquefois, il fallait aller jusqu'aux environs de l'Institut d'Agneaux ou encore au Hutrel, ou à Sainte-Croix, où quelques maisons moins éventrées que d'autres et colmatées tant bien que mal abritaient des commerçants. L'information se faisait de bouche à oreille, bien souvent à l'occasion des enterrements. Les églises étant éventrées servaient tout de même de lieu de prières pour les morts. J'ai assisté une fois à trois enterrements dans la même journée.

La ville étant déclarée ville morte, pendant 2 ans aucune fête n'a eu lieu, aucune réjouissance, tout se faisait en silence. Il faut dire que les clochers des alentours avaient été abattus, de cette façon les cloches ne nous gênaient pas. Les seules manifestations acceptées dans la ville étaient les défilés mortuaires, patriotiques, militaires ou assimilés. Ceci nous mena tant bien que mal au 6 juin 1945.

Là, les cérémonies commémoratives à la mémoire des victimes furent grandioses. Comment les organisateurs de telles cérémonies s'y sont pris ? j'étais trop jeune pour y prendre une part active. Mais le souvenir qui m'en est resté est tellement vivace que lorsque j'y pense, je suis étreinte par la même émotion. Toute personne ayant vécu ces moments ne peut les oublier.

Alors que la ville n'était même pas déblayée, devant les tas de pierres et de gravas qui se trouvaient devant l'église Notre-Dame, une immense estrade fut dressée, dessus un maître-autel où se trouvait une haie d'enfants de choeur en soutane noire, des prêtres en habits sacerdotaux noirs, (tout cela avait dû être emprunté aux paroisses des villes non sinistrées). Devant cette estrade se dressait un catafalque recouvert du traditionnel drap mortuaire noir avec larmes d'argent, autour du catafalque, une garde d'honneur au garde-à-vous. Il y avait également beaucoup de fleurs, beaucoup de monde pour prier - à cette époque les gens priaient - du monde partout sur tous les tas de gravats, sur les pans de mur (ce qui était dangereux), bref, un monde fou et toute cette foule silencieuse quand il le fallait. Seul le bruit des corneilles ou le bruit d'une pierre qui roulait, troublaient le silence. Nous étions enveloppés par le silence ; jamais je n'ai " entendu " par la suite dans ma vie, un silence d'une telle intensité. La cérémonie religieuse terminée, la foule s'est dirigée aux différents lieux où il y eût le plus de tués. C'est-à-dire devant la porte de la prison où un catafalque était dressé, entouré d'une garde d'honneur d'anciens détenus (il en restait peu). Ensuite la rue du Neufbourg fut envahie par la même foule recueillie et silencieuse, jusqu'au catafalque dressé sur les décombres de la gendarmerie ; là, la garde d'honneur était faite par les gendarmes en tenue (des rescapés ayant perdu un ou plusieurs membres de leur famille). Après avoir observé un temps d'arrêt en hommage aux disparus, la foule se dirigeait vers le carrefour de la route de Carentan où également le même cérémonial se déroulait. La garde autour du catafalque était cette fois montée par des gens simples, mais c'était tout aussi impressionnant et toujours en silence. Malgré le monde - et nous étions nombreux - personne ne faisait de bruit, même en marchant. Malgré les fleurs très nombreuses à tous ces endroits, c'était très solennel, aucun anniversaire n'a eu ce déploiement grandiose et simple à la fois c'était magnifique dans la pureté des sentiments ressentis. Tous ceux qui ont assisté à ces cérémonies les ont gardées enfouies dans leur mémoire avec effroi et émerveillement à la fois.

Ainsi, vaille que vaille la vie a repris dans la ville. Il a fallu tourner la page et pour cela commencer à construire des baraques d'abord et des maisons bien des années après, à la suite de longues et fastidieuses démarches et discussions accompagnées de pétitions de la population pour maintenir les élus dans leurs efforts de renaissance de Saint-Lô. Eh oui ! Saint-Lô étant baptisée " Capitale des ruines " pour le gouvernement de l'époque : il fallait tout raser et construire ailleurs, ce que nous, Saint-Lois n'avons pas accepté. Nous avons fini par avoir gain de cause puisque la ville a été reconstruite avec des imperfections bien sur, mais reconstruite envers et contre tout. Donc après ces tracas, il a fallu revivre à peu près normalement, c'est-à-dire dans la boue, dans le froid, cet hiver-là étant très dur. Tant bien que mal le 8 mai 1945 arriva ! Pour beaucoup de monde ce fut la joie, pour d'autres, un sujet d'angoisse supplémentaire (surtout pour maman). Qu'étaient devenus les prisonniers ? Quand rentreraient-ils et dans quel état ? Car bien entendu personne n'avait de nouvelles, ce qui laissait naître les bruits les plus absurdes.

Néanmoins à Saint-Lô le comité des femmes de prisonniers et anciens prisonniers revenus avant le débarquement constituèrent un centre d'accueil dans une baraque place Sainte-Croix. Ce centre fonctionnait aux heures des trains venant de Paris. Un car et des voitures (rares) allaient à Lison chercher les voyageurs. Toutes les après-midi les familles de prisonniers allaient assister à l'arrivée de ces véhicules. Si par chance un prisonnier arrivait tout le monde se précipitait sur lui pour le questionner, avant de le laisser se reposer un minimum. Enfin un beau jour, un télégramme arriva disant que papa rentrerait quelques jours plus tard. Maman prévint l'oncle Pierre et tante Renée, l'oncle Louis et tante Albertine. Tout le monde était réuni à la maison pour la date de l'arrivée. Nous allâmes en délégation à la baraque d'accueil et attendions comme beaucoup avec un énervement allant croissant à mesure que le temps passait. Enfin le car arriva et là, déception : pas de père, où était-il ? Sincèrement pour moi et peut-être pour René cela ne nous gênait pas trop, car il y avait beaucoup d'appréhension dans notre attente. Donc déception vive - maman très peinée - quand soudain Pierre Fouchard, taxi faisant le circuit Lison Saint-Lô, s'arrêta et venant trouver maman lui dit : " Que faites-vous là ? Hervé vous attend à la maison chez vous. " Maman ne sut que répondre : " Mais j'ai la clé, il est à la porte " ce qui détendit l'atmosphère. L'oncle Pierre prit la clé, mit son fils Gérard de trois ans sur ses épaules et partit comme une flèche à la maison. Ce qui faisait un sacré parcours. Nous, nous suivîmes bon train, mais bien loin derrière lui. Lorsque nous sommes arrivés route de Carentan, papa nous attendait pas très heureux d'avoir été accueilli par les voisins et pour cause !. Après les embrassades et la grande émotion, nous nous retrouvions à la maison.

Appuyés à la cuisinière, papa étant assis sur une chaise, René et moi le regardions avec étonnement (c'est le moins qu'on puisse dire), reprendre visuellement possession de la maison et de ses êtres. Soudain son regard s'arrêta sur moi (je portais des socquettes blanches ), fronçant le sourcil et pointant le doigt vers moi il me dit " Toi dorénavant, tu porteras des bas " puis se tournant vers René il dit " Quant à toi tu casseras le bois et tu feras le jardin " . Cela ne pouvait être plus maladroit car le jardin et le bois, nous connaissions. Nous sommes restés pantois tous les deux. Quoi ! c'était ça notre père ? c'est pour lui que nous avions tant couru ? eh bien ça promet ! quelle déception. Nous avions rêvé autre chose ça c'est sûr ! La rentrée, fini de fêter pour les... autres. Il fallu reprendre la vie normalement et cela n'a pas été facile, loin s'en faut.

Si pour mon frère et moi cela a été dur, (pour moi encore plus), pour notre père cela l'a été également, car cet homme amaigri, aigri par cinq longues années d'absence s'est trouvé propulsé dans un monde totalement inconnu puisque même la ville ne lui rappelait rien puisqu'en ruines. De plus ayant quitté des petits, il se trouvait devant deux grands adolescents qui bien malgré eux lui faisaient sentir qu'il était un intrus parmi nous. Seule Jeannette passa ce cap sans trop d'encombre. Bien des années après papa m'a dit avoir été étonné et ne pas reconnaître cette grande (eh oui, j'étais déjà très grande) fille qui se dressait devant lui. Pour arriver à cette conversation, il nous fallut bien des années et pour moi beaucoup de larmes. Cette période fut une période d'affrontement entre nous deux. J'en garde un très mauvais souvenir, sans pour autant en vouloir à papa pour qui j'ai beaucoup d'admiration car deux fois dans ma vie avec lui, j'ai été témoin de faits à mon avis sensationnels.

Son père et sa mère l'ayant en quelques sorte renié, à la fin de leur vie l'un et l'autre furent accompagnés par leur fils, malgré le mal qu'ils lui firent subir. Quand un homme fait ce que j'ai vu faire par papa, on ne peut que l'admirer pour ces actions. Bien entendu, maman l'a suivi dans ce parcours.

Les seules joies qu'il eut après son retour fut de conduire ses deux filles lors de leurs mariages respectifs. Il était très fier de nous avoir à son bras en mariées et après d'avoir un petit-fils qu'il a vu baptiser et malheureusement grandir trop peu à son goût. Il est mort à la naissance de son deuxième petit-fils, qu'il n'a vu qu'une fois. Ça, c'est injuste ! Il aurait été si heureux de voir la communion au moins de l'aîné de ses petits enfants. Enfin Dieu ne l'a pas voulu et c'est pour moi un grand regret que je porterai toute ma vie. Pour moi c'est une injustice, du fait qu'il n'a pas assister à nos communions, celle de Thierry aurait pu être une compensation pour lui. Ainsi va la vie. Dans sa banalité, j'estime avoir eu une vie riche et pleine.

L'APRÈS-GUERRE

Nous manquions de tout. Il y avait bien les tickets, mais les produits correspondants étaient absents. Pour ma part l'hiver 44/45 fut très dur. J'ai dû le passer avec des chaussures à lanières montées sur semelles bois. Les pieds bien au chaud dans des socquettes... quand il y a plusieurs centimètres de neige c'est vraiment très ... inconfortable !

Quand en 1945 papa revint, il avait bien évidemment ses vêtements militaires, entre autres une veste kaki avec un grand K.G. peint en blanc dans le dos. Je n'avais que des loques à me mettre car j'avais beaucoup grandi, style asperge, Maman a décousu cette veste et ce fut un véritable travail de patience. Il y avait beaucoup de coutures... Ce travail terminé elle se mit en demeure de teindre tous les morceaux en marron, teinte sensée prendre mieux sur ce genre de tissu. L'expérience fut heureusement concluante. L'ennui était que la bassine était trop petite pour teindre le tout en une seule fois. Il fallu donc recommencer une deuxième teinture. Mais les doses de teinture n'étant pas tout à fait les mêmes cela me permis de porter une veste transformée, de deux tons différents, un côté marron clair, l'autre marron foncé. On me voyait passer ainsi accoutrée. Avec cette veste je portais une jupe qui avait été noire dans les temps anciens mais était verdie par l'usage. Elle avait été faite dans une cape qui avait appartenu à la bonne du curé de Saint-Georges. Il n'empêche que de cette façon j'avais chaud. Les vêtements militaires de l'époque ne laissaient passer ni l'eau ni l'air.

J'étais très fière de ma veste car j'en avais fait le maximum selon mes compétences. Le soir après 20 h. j'y travaillais. Si c'était au-dessus de mes possibilités, je surfilais ou faisait des ourlets pendant que Mme Fontaine chez qui j'étais en apprentissage faisait le travail. C'était une veste sans col avec une poche poitrine et deux poches sur le devant pour cacher l'usure. Les poches avaient des fermetures éclair et au lieu d'appliquer du tissus identique sur la veste Mme Fontaine avait eu l'idée de mettre du coton à l'intérieur et de piquer une forme de poche sur l'endroit. Dans Saint-Lô et aux alentours personne n'avait une veste comme la mienne ! J'étais la seule et -paradoxe- fière de la porter.

Je me souviens alors ouvrière en couture, vers les années 48, avoir fait pour une mariée, un joli chemisier ouvragé avec plis et dentelles dans un voile de communiante. Ce voile en organdi ayant servi déjà différentes fois, il fallut d'infinies précautions pour le faire. Cousu entièrement à la main il fallait le travailler délicatement car l'aiguille en entrant trop brutalement dans le tissu provoquait de minuscules trous. Nous manquions vraiment de tout. Il n'était pas rare de faire un vêtement neuf pour un enfant dans un vieux manteau de l'un des adultes de la famille. Quand le manteau ou la robe d'une fillette était devenu trop court , on rallongeait les manches avec un poignet plus ou moins haut assorti à la bande mise dans le bas et suivant les dispositions : tissus écossais, bande de fourrure (du lapin qu'on tannait à la maison). C'était un travail très difficile, les peaux étaient raides et dures à coudre et les poils faisaient éternuer à tout instant.

Quant aux robes de mariées rescapées de la guerre et réutilisées, il fallait combiner des modèles avec incrustations de satin sur du crêpe ou le contraire, ou encore avec des rubans de velours de différentes largeurs. Les blancs n'étaient pas toujours pareils et l'effet était inattendu. Sur la photo cela ne se voyait pas et la mariée avait quand même sa belle robe blanche.

ÉPILOGUE

Après le déblaiement, vint la reconstruction.

La vie devint de plus en plus agréable : le cinéma a réouvert, les bals refirent leur apparition, les fêtes populaires renaissaient également.

Tant bien que mal chacun retrouva un minimum de confort. Après les cartons aux fenêtres, le vitrex (genre de papier huilé translucide) les remplaça et ensuite les carreaux prirent le relais. Les maisons de ce fait furent plus claires et plus gaies. Progressivement les tissus et également toute l'alimentation réapparurent.

Tout se réorganisa petit à petit dans des baraquements transformés en magasin et me mena tout doucement vers mes 18 ans.

J'ai vécu une vie riche en péripétie, mais heureuse tout de même.

Malheureusement les bas toujours manquaient ; ce qui nous obligeait à utiliser les socquettes. Avec elles nous avions un minimum de confort. Toutes les femmes en portaient, jeunes ou moins jeunes. Merci les socquettes !

Voici mes souvenirs, il ne faut pas, nous les survivants, oublier ce que les disparus ont souffert, quelle que soit leur nationalité. Mais surtout et c'est très important, ne pas en retirer de la haine, c'est à éviter absolument.

Être vigilant mais pas haineux. Tous ces morts doivent nous aider à vivre en paix les uns avec les autres tout en étant, pour autant Français. Que chacun garde sa nationalité et en soit fier.

Que Dieu fasse que jamais les miens ne vivent ce que j'ai vécu, bien que n'ayant pas eu à déplorer ni à subir les souffrances, que quelques amis ont eu à endurer tant physiques que morales.