STALINGRAD

CHAPITRE PREMIER

LA GRANDE MENACE.

DANS une usine métallurgique de Stalingrad, le camarade ingénieur Grégorief Laskine s'entretenait avec Anton Singolov, son adjoint. On était au mois d'août 1942. La Russie, brusquement attaquée quatorze mois plus tôt, sans déclaration de guerre, par l'énorme et terrifiante machine de guerre allemande, connaissait des jours sombres.

Ayant manqué Moscou, les nazis entendaient profiter de l'invasion déjà réalisée et assener un coup mortel à l'U. R. S. S. en portant l'offensive jusqu'à la Volga et au delà. En l'absence d'un second front en Europe, le Reich pouvait lancer toutes ses réserves stratégiques contre l'Armée rouge.

C'était cette grave situation que Grégorief exposait à son collaborateur et ami.

- Sais-tu, disait-il, que les nazis ont massé contre la Russie, notre patrie, 240 divisions, dont 179 sont purement allemandes et dont 61 sont fournies par les nations vassales ? Leur supériorité numérique est grande et leur armement est formidable. Ils ont la maîtrise des airs. Ils ont des blindés en quantité considérable. Leurs troupes sont fanatisées. Les victoires qu'elles ont remportées jusqu'à présent leur ont donné un moral inattaquable, Elles ont franchi le Don, la Mychkovka et marchent maintenant vers la Volga. Notre ville est le dernier obstacle qui puisse s'opposer à leur ruée victorieuse. Si Stalingrad ne tenait pas, c'en serait fait de la Russie des Soviets...

- Mais Stalingrad tiendra ! coupa Anton d'un ton décidé...

STALINGRAD

- J'en suis sûr ! Tous nos ouvriers, tous nos compatriotes en sont sûrs. Il faut que Stalingrad soit le tombeau de l'armée allemande... Demande aux camarades ouvriers ce qu'ils en pensent... Que penses-tu, Volochenko, et toi, Bornief, que penses-tu, de la menace des nazis contre Stalingrad ?

- Ils n'auront pas Stalingrad ! prononça Volochenko, un colosse aux traits farouches. Nos soldats lutteront jusqu'à la mort. S'ils succombent, les ouvriers se battront, les femmes se battront, les vieux, les enfants se battront. Stalingrad ne tombera pas..

- Ils n'auront pas Stalingrad, répéta Bornief, un adolescent d'apparence chétive. Nous défendrons chaque pâté de maisons, chaque immeuble, chaque atelier, chaque section d'atelier... De toutes les pierres de chaque bâtisse surgira un combattant. foute arme sera bonne. Toute vie sera prête à se donner.

Laskine se retourna vers Singolof :

- Tu les as entendus ? Il n'est pas un homme de l'usine, il n'est pas un habitant de la ville qui raisonne autrement. Derrière notre soixante-deuxième armée, que refoulent des forces très supérieures en nombre et en armement, il y a une terrible armée de réserve, dont les nazis ne tiennent pas compte, c'est celle des habitants de Stalingrad, exaltés par l'amour de la patrie et par la haine sainte contre l'envahisseur... Nous ne craignons rien. Nous vaincrons...

Tel était l'état d'esprit des citoyens de Stalingrad, le 17 août 1942, lorsque le commandement allemand déclencha son attaque contre la grande cité industrielle de la Volga.

CHAPITRE II

VÉRA PETROWSK.

IL fallait assurément que le moral des Russes fût extraordinairement élevé, pour leur permettre de supporter, sans panique, les graves nouvelles qui parvenaient d'un front de plus en plus proche... Mais c'était sans faiblesse qu'ils les commentaient. Au réfectoire commun, où ils prenaient leurs repas, l'athlétique Volochenko et le chétif Bornief, ayant retrouvé deux jeunes ouvrières avec lesquelles ils avaient coutume de s'attabler, reprirent la conversation amorcée tout à l'heure avec le camarade ingénieur et le camarade ingénieur adjoint...

L'une des jeunes filles, Natacha, apportait habituellement des renseignements assez précis, qu'elle tenait de son frère, radiotélégraphiste. Les informations qu'elle transmit ce jour-là à ses amis manquaient totalement d'agrément.

- Il est maintenant certain, dit-elle, que trois colonnes ennemies marchent sur notre ville. La plus forte semble être celle du nord, qui aurait atteint déjà Vertiatchi, et qui comporterait, dit-on, dix divisions dont deux blindées et deux motorisées. Celle du sud, qui comprend six divisions, dont deux blindées et une motorisée, avance sur Ahganerovo ; celle du centre, enfin, vient de Kalatch. Elle se compose de trois divisions d'infanterie seulement, mais sa marche est rapide et sa menace directe...

L'autre jeune tille, Véra, eut un petit rire plein de tristesse et de colère.

- Plus ces maudits enverront d'hommes, dit-elle, et plus les nôtres en tueront. Les nazis ont torturé et assassiné mon père, dans son village. Ils ont emmené en captivité ma sœur et ma mère. Mais mes deux frères se battent dans les rangs de notre 620 armée, qui défend Stalingrad, et ils ont juré de tirer vengeance de ces crimes et de tant d'autres... Il n'est pas de famille russe qui ne poursuive ainsi l'expiation de quelque affreux forfait. Le châtiment approche. Des flots de sang allemand couleront...

Véra Petrowsk était souvent animée ainsi d'une sorte de mysticisme prophétique, dont se gardaient de sourire ses compagnons et ses compagnes de travail. Dans un silence plein de déférence, ses trois amis écoutaient ses imprécations contre l'ennemi barbare et cruel. Son regard ardent, ses pommettes enflammées, l'accent farouche de sa voix, son attitude, sa physionomie, ses gestes, inspiraient à ses auditeurs une sorte de respect religieux.

Elle incarnait, aux yeux de ces hommes, dont beaucoup étaient incultes, et dont tous étaient passionnés pour la doctrine et les institutions soviétiques, la Patrie rouge, souillée par l'invasion nazie, mais indomptable et invaincue...

Tous ces ouvriers, toutes ces ouvrières, avaient certes, comme disent les Français, a du cœur au ventre a. Mais, si certains avaient pu avoir quelques instants de défaillance, le verbe exalté de Véra aurait suffi à leur rendre espoir et courage.

Et ce fut elle qui, une semaine plus tard, clama une fois de plus sa confiance inébranlable, lorsque l'on apprit, le 23 août, que le groupement ennemi qui opérait au nord avait enfoncé les positions russes dans le secteur de Vertiatchi et débouchait devant la Volga, menaçant les bourgs de Rynck et d'Erzovka, et coupant les troupes soviétiques en deux tronçons, l'un au nord de ces localités et l'autre aux abords immédiats de Stalingrad.

Le plus sérieux danger planait ainsi sur la ville. Elle ne pouvait plus être approvisionnée en vivres et en munitions que par la Volga, qui se trouvait elle-même sous le feu des canons nazis.

Dans le même moment, le groupe allemand du sud et celui -du centre lançaient de violentes attaques, si bien que l'Armée rouge, assaillie de trois côtés, dut opérer un premier mouvement de repli. Fers le sud, la nouvelle ligne de défense s'appuyait sur les rivières Rossochka et Tchervlennaïa, à une trentaine de kilomètres de Stalingrad. Vers le nord, le front passait par Spartakovetz et Orlovka, et s'infléchissait ainsi de telle sorte que les nazis n'étaient plus qu'à quelques kilomètres de la ville. Ce repli, achevé le 31 août, ne fut pas connu des habitants de Stalingrad saris leur apporter une vive inquiétude. Mais cette inquiétude, loin de dégénérer en découragement, affermit encore leur résolution et leur bravoure.

Dans l'usine, les travailleurs se groupèrent autour de Véra Petrowsk et jurèrent de défendre eux-mêmes leurs ateliers, si l'ennemi pénétrait un jour dans la cité...

CHAPITRE III

IL N'EXISTE PAS DE TERRE AU DELÀ DE LA VOLGA !

L'INVESTISSEMENT de Stalingrad n'était pas d'exécution facile, et son occupation était plus difficile encore. La ville s'étend en longueur, au bord du fleuve, sur une vingtaine de kilomètres. Les usines, nombreuses et solidement construites, forment autant de fortins. La Volga s'oppose aux surprises et sert à l'acheminement du ravitaillement. Elle aurait pu servir aussi à l'évacuation. Mais les défenseurs de Stalingrad ne voulaient pas être évacués.

Au surplus, les nouvelles du front n'étaient pas tout d'abord tellement désespérantes. Les positions occupées maintenant par l'Armée rouge, aux abord de Stalingrad, avaient été judicieusement choisies et heureusement aménagées pour permettre de nombreuses el mordantes contre-attaques, qui faisaient subir aux troupes allemandes des pertes sensibles.

Mais, malgré ces pertes, le flot des assiégeants ne tarissait pas. La supériorité du nombre demeurait énorme. Et l'ingénieur Laskine prononça, le 3 septembre, lorsque, malgré tant d'héroïsme, le front russe fut rompu, et que l'on signala la présence des premiers chars allemands dans la banlieue immédiate : " Ils sont trop !... "

Ce fut ce 3 septembre que commencèrent les combats purement défensifs pour la sauvegarde (le la ville elle-même. Par vagues incessantes, des centaines d'avions fondirent sur Stalingrad. Une formidable pluie de bombes s'abattit sur les ouvrages fortifiés et sur les maisons. Soldats et civils subirent les attaques en piqué, avec l'accompagnement rituel de mitraillades. L'artillerie, enfin, tint sa partie dans l'infernal concert.

Les nazis y mettaient le prix. Rien ne leur semblait trop colossal pour venir à bout de ce dernier retranchement de la patrie russe. Tant que tenait Stalingrad, leur offensive générale, qui devait, dans leur plan, emporter la victoire définitive, restait stationnaire.

Le 14 septembre, enfin, ils purent croire que le dénouement approchait. Deux nouvelles percées, l'une à Elchanka, faubourg sud de Stalingrad, l'autre plus au nord, sur la Volga, vinrent aggraver la position, déjà si critique des défenseurs de la ville. Déjà, les nazis chantaient victoire.

Mais la résistance prit, dès cet instant, un caractère tout ensemble mystique et réaliste. Sous ce double signe, elle s'organisa d'elle-même. Dans tous les quartiers, dans tous les blocs d'immeubles, se levèrent des troupes improvisées, pourvues d'armes improvisées, animées d'une résolution sacrée.

Dans l'usine, sous l'impulsion du verbe ardent de Véra Petrowsk, tous et toutes se groupèrent spontanément sous le commandement de Grégorief Laskine. Ce fut là que naquit la bouteille incendiaire, garnie de vitriol et d'essence, et qui devait tenir lieu de grenades. Combien de chars nazis s'enflammèrent sous le choc de ces armes primitives ? L'on vit des gamins édifier des barricades, sur lesquelles leurs pères et leurs mères allaient mourir pour la patrie. L'on vit des retranchements et des réseaux de barbelés surgir en quelques heures, en des points que l'ennemi croyait occuper sans coup férir.

Et le mot d'ordre sublime adopté par la 62e armée : Il n'existe pas de terre au delà de la Volga, devint celui de tous les habitants de Stalingrad.

Il n existe pas de terre au delà de la Volga ! Cette phrase concise, exprimant que l'on ne pouvait concevoir un repli de l'autre côté du fleuve, fut illustrée par les ouvriers et les ouvrières, par les vieillards et les adolescents, par tout ce qui respirait encore dans la cité, aussi bien que par les soldats, au cours de cette défense opiniâtre et sanglante des décombres d'immeubles et d'usines.

Soldats et civils jurèrent de tenir jusqu'à la mort. Ils le firent et préparèrent la victoire des survivants...

CHAPITRE IV

COMBATS ÉPIQUES.

DURANT les brefs répits que leur laissait l'assaillant, les combattants des usines se passaient les nouvelles propres à exalter encore leur magnifique courage. Et ce fut ainsi que le chétif Bornief et l'athlétique Volochenko entendirent des récits rigoureusement authentiques, mais qui semblaient tirés de poèmes épiques. La fervente Véra entretenait, par ces récits, recueillis de la bouche de son amie Natacha, le feu brûlant de l'abnégation.

Ici, trente-trois soldats de la 62e armée tiennent contre plusieurs dizaines de chars nazis. A coups de grenades, de fusils antichars, puis de bouteilles incendiaires quand les grenades viennent à manquer, ils en détruisent vingt-sept, tuent plus de cent cinquante ennemis et forcent les autres à se retirer...

Là, ce sont quatre hommes de la garde rouge, qui repoussent l'assaut de trente chars et en détruisent quinze ! L'histoire a gardé leurs noms : Belikov, Aleinikov, Boloto, Samoïlov.

C'est encore la section de pistolets-mitrailleurs du sous-lieutenant Kalachnikov, que viennent assaillir deux compagnies de mitrailleurs nazis, appuyées par une batterie de mortiers. Sous la diabolique mitraille, sous les explosions d'obus, les hommes de Kalachnikov ne bronchent pas. Ils laissent ainsi l'ennemi approcher jusqu'à cinquante mètres, et les Boches peuvent croire la partie gagnée, soit que Tee défenseurs aient pris la fuite, soit qu'ils aient péri. Mais il en reste assez pour ouvrir à l'improviste un feu meurtrier sur un ennemi à bonne portée. Lourdement frappées, les deus compagnies se replient en désordre.

Le lendemain, c'est un bataillon allemand tout entier qui reprend l'attaque de la même position. Même tactique terriblement coûteuse, mais suprêmement efficace. Les Boches arrivent à la portée recherchée par les Russes. De la section Kalachnikov, il reste alors exactement onze hommes, officier compris. Onze contre mille !... Et les onze repoussent les mille ! L'Allemand, déconcerté, hésite, croit à une garnison considérable, lance sans conviction une troisième attaque d'infanterie. Mais le cœur n'y est pas, et l'assaillant, une fois encore, recule sans avoir pris contact. Pourtant l'enjeu en vaut la peine. Cet élément de la défense doit être enlevé à tout prix. Et l'imprenable tranchée est soumise au violent bombardement de quarante avions et de plusieurs batteries d'artillerie. Les Rouges se taisent enfin. Les nazis prennent possession de la position. Ils n'y trouvent que des cadavres. Il a fallu tuer jusqu'au dernier homme pour pénétrer dans cette tranchée.

Et les Allemands, muets d'admiration, échangent des regards pleins d'angoisse. Faudra-t-il tuer un par un tous ces soldats, tous ces civils ? Les bourreaux nazis y parviendront-ils ?

Toujours est-il que l'assiégeant piétine sans faire de notables progrès. Dans un autre secteur, un groupe de combattants russes, commandé par le lieutenant Jatchenkov, une poignée d'hommes, tient huit heures contre un bataillon d'infanterie nazi, soutenu par des canons de campagne. Les Rouges brûlent toutes leurs cartouches. Quand les cartouchières sont vides, en face d'un ennemi si supérieur en nombre, Jatchenkov ne se rend pas. Il ordonne une charge à la baïonnette. Là, encore, tout le détachement succombe, sans avoir reculé d'un pas...

Plus loin, un seul homme, le sergent-chef Khvosztantsev, dont les soldats viennent de détruire quatre chars et sont tombés au cours de la lutte, a la joie suprême d'en voir un cinquième sauter sur une mine. Isolé, encerclé, perdu, il se jette, une grenade à la main, sous les chenilles d'un tank nazi et saute avec lui...

Et c'est ainsi durant tout le mois de septembre, durant tout le mois d'octobre... Attaques et contre-attaques, avances et reculs, c'est un perpétuel et dur combat... Chaque mètre de terrain gagné coûte aux assiégeants des pertes cruelles, et, le plus souvent, ce terrain si chèrement acquis, est reperdu dès le lendemain, la défaite coûtant aux Boches le même prix que la conquête...

Les défenseurs de Stalingrad, sans être renseignés avec précision, sentent confusément que le temps travaille pour eux et que toute heure perdue par l'envahisseur est utilisée secrètement, dans l'Est mystérieux de l'immense Russie, pour la préparation de la foudroyante contre-offensive... Quel réconfort pour eux, s'ils connaissaient seulement ce mince détail, si plein de signification : dans la France occupée, à l'autre extrémité de cette Europe que le dément de Berchtesgaden se flatte d'asservir totalement, la censure allemande, après avoir contraint les journaux collaborateurs à imprimer des manchettes éclatantes sur la prise de Stalingrad interdit maintenant, à ces mêmes journaux, de parler de Stalingrad à la première page.

CHAPITRE V

LA VOLONTÉ DE VAINCRE.

DANS l'usine, à demi occupée, mais dont plusieurs ateliers résistent encore, derrière des remparts de sacs de sable, contre les assauts incessants d'un ennemi constamment renforcé, repoussé jour après jour, Véra Petrowsk, le 8 novembre, rassemble autour d'elle ses compagnons et ses compagnes de travail et de combat. Debout sur une table, tandis que, tout près, des grenades explosent dans des ateliers voisins, attaqués et défendus avec acharnement, elle donne lecture, avec une ferveur passionnée, d'une proclamation de Staline, le chef de la Russie rouge, le parrain de la Ville héroïque.

Elle en vient aux paroles prophétiques et redoutables :

L'ennemi a déjà éprouvé à ses dépens la capacité de résistance de l'Armée rouge. Il connaîtra bientôt la vigueur des coups foudroyants de cette même armée...

Cette annonce, à peine voilée, d'une offensive prochaine soulève parmi les ouvriers un enthousiasme qui se traduit par une sortie improvisée et la reprise d'une partie des ateliers perdus. Laskine et Singolov mènent cette sortie. Les nazis, surpris, cèdent du terrain. Une fois de plus, les barricades changent de place. Il faudra que l'ennemi consente de nouveaux sacrifices pour les faire de nouveau reculer.

Le jour est-il enfin venu du dégagement de la cité, où tiennent encore les usines et quelques blocs d'immeubles, vainement bombardés et vainement attaqués par un adversaire immobilisé depuis plus de deux mois ? Vingt fois, les défenseurs ont repoussé avec mépris des propositions de reddition. Les munitions se font rares. Les vivres manquent. Les difficultés croissent. L'agresseur s'obstine. Mais l'heure approche où l'épopée de Stalingrad aura son magnifique dénouement. Au delà de la Volga, dans les terres vierges que l'envahisseur nazi nia pu souiller, la grande revanche se prépare. Le sacrifice de cette armée, le dévouement de cette population, n'auront pas été inutiles...

Depuis le mois de septembre, le haut commandement russes préparait cette revanche, que pouvait seule rendre possible l'opinn trelé de la défense de Stalingrad. L'ennemi, épuisé, vidé de sa substance, par les coups terribles que lui assenaient les Rouges, était au point pour succomber à une offensive menée avec une science stratégique et tactique, qui fera l'admiration des historiens.

La préparation était malaisée. Dans la zone de Stalingrad, les moyens de transports étaient rares et précaires. Peu de chemins de fer. Un réseau routier pauvre. Un nombre insuffisant de camions. Il fallait néanmoins concentrer, en secret, une quantité considérable de troupes et un puissant matériel de guerre. En dépit des difficultés de toutes sortes, cette préparation s'effectuait au prix d'efforts tenaces et patients.

Il importait de conserver certaines bases d'opérations, dont l'utilité immédiate ne s'imposait pas, mais dont la possession deviendrait indispensable lorsque l'ordre d'attaquer serait donné. En particulier, le Don offrait, au nord-ouest de Stalingrad, trois points essentiels : l'un, au sud de Serafimovitch, à plus de 150 kilomètres de la grande cité industrielle ; le second, au nord de Sirotinskaïa, à mi-chemin entre Serafimovitch et Stalingrad ; le troisième, à Kletskaïa, à égale distance entre les deux bases précédentes, et où l'Armée rouge put conserver, au prix d'une lutte sévère, une solide tête de pont. À chacun de ces trois points, commencèrent à se masser des forces importantes, dans le même temps que les nazis croyaient enlever, avec la chute de Stalingrad, la décision finale...

Cette préparation fut achevée vers la mi-novembre. Les troupes chargées d'obtenir la rupture du front nazi du nord-ouest étaient, ainsi en place.

La seconde branche de la tenaille se constituait au sud-ouest, entre Stalingrad et le lac de Barmantsak. Et voici quel était le plan gigantesque conçu par l'état-major soviétique, sous l'impulsion du maréchal Staline : battre les armées boches sur les deux flancs qui encerclaient Stalingrad, puis refermer la tenaille de telle sorte que l'assiégeant fût à son tour encerclé, prisonnier de sa conquête inachevée ; isolé dans Stalingrad invaincu ; voué à l'anéantissement...

Plan classique, certes, mais préparé, puis exécuté sur une échelle immense. Pour en entreprendre et en poursuivre la réalisation, il fallait une énorme accumulation de moyens. Mais il fallait avant tout que les animateurs et les exécutants fussent pénétrés de cette farouche volonté de vaincre, sans laquelle une telle entreprise eût été extravagante et chimérique...

Il fallait encore une autre condition : la solidité du pivot autour duquel évolueraient les divisions formant les deux branches de la tenaille. Ce pivot, c'était Stalingrad. Si la ville était tombée, l'armée ennemie aurait eu la possibilité de s'opposer à l'audacieuse stratégie russe. Tant qu'elle tenait, l'Armée rouge pouvait préparer sa vaste offensive.

Cela, les défenseurs de Stalingrad ne le savaient, certes pas, avec une telle précision. Mais on peut dire qu'ils le sentaient. Ceux qui succombaient au cours des furieux combats quotidiens gardaient, jusqu'à la dernière minute, dans leur subconscient, l'impression que leur mort servait à quelque chose...

Véra Petrowsk ignorait assurément tout du plan d'enveloppement d'un ennemi que toutes les apparences proclamaient victorieux. Mais elle persistait à clamer, dans l'usine, sa foi profonde.

- Toute prolongation de la résistance est utile, disait-elle. Une semaine, une journée, une heure gagnée, est une victoire. Les nôtres se préparent, tandis que nous tenons. Lors même que toutes les chances seraient contre nous, il ne faudrait laisser aux mains des nazis que des ruines et des morts. Mais les ruines seront relevées, les morts seront vengés. La semence sanglante germera, et la moisson rouge viendra.

Et des voix semblables à la sienne s'élevaient dans les autres usines, dans toute la ville pantelante, au dessus des décombres fumants, dominant les explosions, l'emportant sur la crainte de la mort, forgeant des âmes impavides...

Déjà des rumeurs non confirmées, mais persistantes, indiquaient que des coups sensibles étaient portés à l'ennemi, entre le Don et la Volga. Peu de terrain fut ainsi reconquis, certes. Mais ces contre-attaques partielles, précurseurs de la vaste contre-offensive générale, atteignaient exactement l'objet qu'elles se proposaient : causer de lourdes pertes à l'ennemi ; attirer de ce côté des forces importantes ; empêcher les nazis d'entreprendre de nouvelles manœuvres dans le secteur nord ; dégager la 62e armée et faciliter sa tâche, qui était de fixer en face d'elle le noyau du groupement de choc allemand.

Ce fut ainsi que les troupes russes se trouvèrent dans les meilleures conditions possibles pour entreprendre leur offensive, tandis que Stalingrad, sans qui tout dessein eût été vain, prolongeait farouchement la splendide agonie qui préparait sa radieuse résurrection...

CHAPITRE VI

LE 19 NOVEMBRE 1942...

LES défenseurs de Stalingrad ne devaient apprendre que plus tard les détails de l'offensive victorieuse qui allait les délivrer de la mortelle étreinte, et la part considérable que leur résistance indomptable aurait dans la réussite de la gigantesque opération. Ce ne fut que par des signes indirects qu'ils en connurent le déclenchement.

Dans l'usine où l'ingénieur Laskine dirigeait en même temps la bataille et le travail, la capacité de résistance commençait, non pas à faiblir, mais à approcher des limites du possible. Le ravitaillement en vivres de l'équipe devenue garnison était chaque jour plus ardu. Chaque jour ? Il faudrait dire chaque nuit. C était sous la protection des ténèbres que quelques ouvriers pouvaient tenter de franchir les lignes d'investissement de l'îlot d'immeubles, dont faisait partie l'usine, pour aller aux provisions.

Maigres provisions : un peu de pain, parfois quelques poissons, de rares légumes...

Le froid aussi était un ennemi. On brûlait tout le bois qui n'était pas indispensable à la solidité de la bâtisse, si gravement ébranlée déjà par le choc des obus.

Quant aux munitions, elles consistaient surtout en grenades, bandes de cartouches ou cartouches en vrac, capturées sur l'ennemi au cours de brèves et meurtrières sorties, et en bouteilles incendiaires fabriquées sans relâche par les femmes, sans que cette tâche les dispensât de faire de temps à autre le coup de feu sur une barricade.

La recherche de bouteilles vides était aussi une des tâches nocturnes les plus utiles. Il y avait de la concurrence. Bornief, qui était l'un des meilleurs pourvoyeurs de son atelier, s'en plaignait avec un humour tout ensemble amer et comique.

- Ceux de la Centrale électrique voudraient accaparer toute la verrerie de Stalingrad, disait-il. Cela deviendrait un véritable trust, si on les laissait faire !...

Et l'un des plus beaux jours de sa vie, à l'entendre, fut celui où il découvrit, dans la cave d'un infâme mercanti, chez qui les nazis avaient installé un mess d'officiers, quelques centaines de bouteilles de champagne français, destinées aux agapes des goinfres teutons.

Par un chemin souterrain, de cave en cave, à travers mille dangers mortels, le frêle adolescent, dont le corps chétif était animé par une âme ardente et pure, guida une corvée de femmes, qui eut tôt fait de rapporter à l'usine le champagne dérobé aux nazis. Les bouteilles, distribuées équitablement aux ouvriers et ouvrières de l'atelier, servirent à l'alimentation des défenseurs de l'usine avant de devenir, entre leurs mains, des armes terribles, propres à incendier les chars ennemis.

Mais de telles aubaines étaient rares. Le plus souvent, les travailleurs se battaient le ventre creux, souffrant de la faim, du froid, handicapés par la pénurie de munitions. Pourtant, l'espoir ne mourait pas en eux. Les paroles ardentes et prophétiques de Véra Petrowsk entretenaient pieusement cette flamme sacrée. Mais il arrive une heure où l'esprit ne suffit plus à compenser les défaillances de la matière. Cette heure semblait proche, le 18 novembre, lorsque les ravitailleurs de l'usine revinrent les mains vides. Le cercle infernal se resserrait et se révélait infranchissable !

Faudrait-il abandonner ces ruines sur lesquelles et pour lesquelles on se battait depuis tant de jours et tant de nuits ? Faudrait-il s'avouer vaincu par l'envahisseur nazi ? Un conseil de guerre fut tenu entre les deux ingénieurs et les délégués qualifiés de tous les ateliers. Et l'on décida de mourir en combattant, plutôt que de livrer la position.

Déjà, de nombreux travailleurs avaient péri. L'effectif de l'usine se trouvait terriblement réduit. Les derniers survivants se préparèrent à la dernière lutte.

À l'exemple des soldats du détachement du lieutenant Jatchenkov, hommes et femmes de l'usine allaient s'armer de tout ce qui pouvait servir à frapper l'adversaire : outils, pics, haches, pioches, tranchets, tout ce qui assomme, pique ou coupe, et se ruer sur les chars et les mitrailleuses qui investissaient Pilot, après avoir mis le feu aux bâtiments encore debout.

Lorsque les nazis pénétreraient dans les décombres fumants de ce qui avait été une fabrique prospère et admirablement outillée, ils n'y trouveraient pas un être vivant...

Tel était le programme adopté par le conseil des ingénieurs et des ouvriers, et qui devait être exécuté à l'aube du 20 novembre.

Or, le 19 novembre, à la tombée de la nuit, l'athlétique Volochenko, qui avait reçu, avec tous ses camarades, la consigne suprême, confia tout bas à son inséparable Bornief : J'ai faim ! Dans la bouche de ce colosse, dont la carrure, en dépit de l'amaigrissement, demeurait herculéenne, cette plainte prit un accent déchirant.

L'ami d'élection du géant affamé comprit...

Il comprit que Volochenko craignait de ne point se battre aussi farouchement qu'il le souhaitait, prévoyant que la révolte de son estomac vide nuirait à la vigueur des coups qu'il porterait, et que sa chair pourrait fléchir, même si son âme demeurait invaincue. Et il comprit aussi la pensée confuse, inexprimée, moins noble peut-être, mais si profondément humaine, dont vibrait le gémissement de ce grand enfant. Je veux bien mourir, je m'y résigne, je l'accepte, mais je voudrais tant manger, d'abord !

Et Bornief s'écria :

- Après tout, il n'est pas défendu de chercher une fois encore, et même sans espoir, des provisions de bouche. Si l'on est tué cette nuit, au cours d 'Iule expédition de ravitaillement, ce sera du travail tout fait pour demain...

Il embaucha donc ses compagnes habituelles de corvée, et, parmi elles, l'intrépide amie de Vera, Natacha aux yeux de rêve, puis quitta l'usine en rampant parmi les gravats...

Une heure s'écoula dans l'attente. Volonchenko, malgré la faim qui le tenaillait, somnolait. La crispation de ses traits montrait assez (lue, même dans ce demi-sommeil, le géant souffrait. Et voici que la corvée revint, sans ramper, sans presque se cacher, sous la lueur blanche de la lune qui venait de se lever. Bornief et ses compagnes rapportaient, avec des miches de pain, quelque chose de plus précieux encore : l'espoir et la vie...

- Il n'y a plus de nazis ! s'écria l'adolescent...

Et comme un projectile, tiré on ne sait d'où, vint, à cette seconde précise, trouer et enlever sa casquette, Bornief se baissa pour ramasser le couvre-chef, en gouaillant :

- Si ! Il y en a encore un... Mais il s'en va, comme les autres !...

Aussitôt entouré, pressé de questions, le jeune ouvrier expliqua :

- Nous ne sommes plus encerclés. Le passage est libre. Les mitrailleuses et les chars nazis ont été retirés. Les assiégeants de l'usine sont partis je ne sais où !...

Or, l'événement était bien plus considérable que ne pouvait encore le juger Bornief. Ce n'était pas seulement le siège de l'usine qui était levé. Le jour était venu où les nazis, après avoir tenté en vain de prendre Stalingrad, allaient essayer, non moins vainement, d'en sortir...

Car, ce 19 novembre 1942, au petit jour, la grande offensive de l'Armée rouge avait commencé.

CHAPITRE VII

LA GRANDE OFFENSIVE ROUGE.

CE fut par le nord que le premier coup fut assené. Trois coups de chars et trois corps de cavalerie étaient prêts à s'élancer sur les lignes ennemies. L'artillerie soviétique, cette fameuse artillerie qui était l'élément le plus redoutable des réserves russes, soumit d'abord les positions nazies, au sud de Serafimovitch, à un bombardement d'une intensité formidable. Ce pilonnage ne dura guère plus d'une heure et demie. Il suffit toutefois, tant le feu était serré et le tir précis, à détruire une bonne partie des retranchements adverses et à jeter le désarroi parmi les troupes hitlériennes.

Et l'infanterie rouge se porta en avant. En maints endroits, la défense allemande fut rompue. Ici, les points d'appui furent irrésistiblement emportés ; là, ils furent dépassés, debordés, bloqués. Le feu des canons russes soutenait la progression de l'infanterie, et les projectiles d'artillerie précédaient et annonçaient les volées de balles et de grenades. Des combats à l'arme blanche, brefs et sanglants, s'engagèrent par endroits. Un peu partout, des brèches furent pratiquées dans le système fortifié des troupes qui avaient prétendu s'emparer de Stalingrad et franchir la Volga...

Par ces brèches, vers treize heures, se ruent enfin les corps blindés et les admirables cavaliers qui sont la terreur des ennemis de la Russie. L'infanterie, dépassée, n'en continue pas moins son travail. Elle capture les nazis désorganisés, détruit les ouvrages défensifs, fortifie en sens inverse les positions conquises.

Et la ruée continue. L'adversaire tente de contre-attaquer. Il jette dans la mêlée deux divisions blindées, de la cavalerie, des renforts d'infanterie. Tout est vain. Au cours de combats acharnés, ces tentatives sont irrémédiablement brisées, et il n'en résulte qu'un peu plus de pertes chez l'ennemi...

L'Allemand passe bientôt à la défensive pure et simple. Il a perdu l'initiative. Il ne peut empêcher les Russes d'enlever d'assaut a ville de Kalatch, de couper la retraite d'une partie des troupes engagées et d'envelopper un fort détachement non loin de Raspopinskaïa. Les unités ainsi encerclées refusant de capituler, leur anéantissement méthodique commence, sans ralentir l'avance persistante des vainqueurs qui les ont dépassées.

C'est alors que les nazis, en train de lutter pour et dans Stalingrad, sont appelés à la rescousse, mais ne peuvent se dégager. Et c'est là qu'apparaît clairement le rôle de première importance joué par les défenseurs de la ville, soldats de la 62e armée ou habitants qui se font tuer sans se rendre : fixer le gros de l'armée ennemie et l'empêcher de manœuvrer, à l'heure ou le salut suprême peut se trouver dans la manœuvre ...

Toute cette émouvante péripétie de l'immense bataille, que les ouvriers des usines de Stalingrad ne pouvaient pas connaître, ceux que venait de ravitailler Bornief, en eurent l'intuition, lorsque le jeune homme clama que les nazis étaient partis... Ils étaient partis, en effet, pour tenter de venir à l'aide de leurs compatriotes déjà battus... Mais ils ne pouvaient aller bien loin, captifs de leur conquête précaire et inachevée, comme le soldat de la légende qui prétendait avoir fait un prisonnier et qui répondait à l'ordre de le mener à son capitaine : « Je ne peux pas : il me tient ! : Ainsi, Stalingrad invaincue tenait ceux qui prétendaient l'avoir prise...

Et ce fut sous le coup de cette intuition que le colosse Volochenlco, en mordant à même le pain apporté par Bornief, put s'écrier :

- Jamais nourriture ne me parut si savoureuse que ce morceau de pain !

- Je crois bien, répliqua Bornief : il a goût de victoire...

CHAPITRE VIII

LA TENAILLE SE REFERME...

CEPENDANT la bataille continuait, de plus en plus violente, au nord et au sud de Stalingrad. Le 22 novembre, le détachement considérable, encerclé au nord, dans le rayon de Raspopinskaïa, se voyant voué à l'anéantissement, perdit tout espoir de salut. Les attaques répétées de l'infanterie russe avaient réduit l'espace encerclé. La bataille se déplaçait vers le sud, et l'attente de secours venus de Stalingrad devenait illusoire. Des groupes de nazis commencèrent à capituler.

Dans la nuit du 22 au 23 novembre, tout ce qui restait des cinquième et sixième divisions roumaines dut se rendre sans condition, avec les deux généraux et les états-majors au complet. Au soir du 23 novembre, le général Stanescu, commandant en chef du détachement roumain, capitula à son tour, avec les débris de son armée encerclée. Dans ce seul secteur, les Russes firent ainsi 27.000 prisonniers, dont trois généraux, onze colonels, cent vingt officiers supérieurs, avec un matériel considérable. La victoire soviétique se précisait...

Dans tout le secteur nord, elle était complète. L'ennemi était définitivement écrasé : la 3e armée roumaine et la 22e division blindée allemande n'existaient plus. Toute retraite était coupée aux débris échappés au massacre ou à la capture.

Le commandement allemand, sentant la défaite, fit alors retirer sur l'autre rive du Don les troupes qui tenaient encore une tête de pont sur la rive ouest du fleuve, au sud de Sirotinskaïa. Ce n'était que reculer pour mieux sauter, et les nazis, ainsi placés à l'est du Don, devaient figurer, par la suite, parmi les vaincus de Stalingrad...

Tandis que les Russes remportaient, dans la partie nord de l'immense champ de bataille, ce formidable succès, la branche sud de l'implacable tenaille pivotait également vers la fermeture. Ce fut le 20 novembre, vingt-quatre heures après la branche nord, qu'elle commença son mouvement. Cette fois, un épais brouillard gêna l'action préliminaire de l'artillerie. Mais l'infanterie n'en fut pas moins mordante, et, vers la fin de l'après-midi, des brèches suffisantes étaient pratiquées dans les défenses adverses.

Les éléments blindés et motorisés de l'Armée rouge utilisèrent aussitôt ces passages et s'élancèrent. Des velléités de contre-offensive n'eurent aucun succès, et les restes des unités allemandes décimées, dont le 37e d'infanterie et la 3e division motorisée, refluèrent vers le nord, en direction de Stalingrad.

La rivière Karpovka fut atteinte le 22 novembre, et la jonction des armées soviétiques du nord et du sud fut réalisée sur cette rivière, non loin de Sovietskoïe.

La première partie de la manœuvre était accomplie. La tenaille avait refermé ses branches. La retraite de Stalingrad vers le sud-ouest était coupée à son tour. Un corps d'armée, deux divisions motorisées, un régiment d'infanterie étaient anéantis.

Et, durant ces combats victorieux au nord et au sud, la bataille faisait également rage devant Stalingrad, où la 62e armée rouge tenait toujours, en face des troupes nazies, et dans la ville même, où les habitants, sentant se desserrer l'étreinte, harcelaient de plus belle l'ennemi désemparé.

Au bilan de l'opération victorieuse, l'armée soviétique pouvait marquer, au total, à son actif, la capture de 72.400 prisonniers, la prise ou la destruction de 134 avions, 1.782 chars, 2.232 canons, 7.306 camions et une énorme quantité d'autre matériel et de munitions. Les troupes ennemies défaites se comptaient ainsi : onze divisions d'infanterie, deux divisions blindées, une division de cavalerie.

Restait à recueillir le fruit principal de l'admirable manœuvre.

CHAPITRE IX

LE CERCLE INTANGIBLE.

LES habitants de Stalingrad apprirent par la radio le résultat magnifique de l'offensive de l'Armée rouge. Leur situation personnelle n'en fut que partiellement améliorée.

- Le bon côté, disait Laskine à ses camarades de l'usine, c'est que les nazis, contraints de se défendre contre l'étreinte du dehors, doivent nous laisser un peu respirer. Mais nous sommes toujours enfermés clans la ville...

- Qu'importe, protestait Véra Petrowsk, si l'ennemi est, lui aussi, pris dans la souricière !

- Tu as raison. Notre existence n'est rien, puisque la patrie est vivante et qu'elle sera indubitablement victorieuse...

Indubitablement victorieuse, certes, l'Armée rouge l'était. Mais l'Allemagne n'allait pas renoncer sans combat à son rêve d'invasion et d'asservissement de la Russie.

La première entreprise du commandement hitlérien porta sur une tentative de rupture de l'encerclement de ses armées de Stalingrad.

Ces armées se trouvaient dans la situation des troupes de Vercingétorix devant Alésia, mais sur une échelle gigantesque, avec des effectifs infiniment plus grands et des armes incomparablement Plus meurtrières et plus puissantes que celles des légions de César. ,'assiégeant, imprudemment engagé dans une impasse, était à son tour assiégé. S'il ne rompait pas le cercle, il était perdu... Ainsi, l'histoire des guerres est-elle un perpétuel recommencement...

Cependant, le commandement soviétique avait prévu les tentatives de rupture que ne manqueraient pas de concevoir les nazis. La probabilité de ces tentatives était d'autant plus forte que c'était le plan personnel d'Hitler qui se trouvait, disait-on, en échec devant Stalingrad, et que la légende de l'intuition magique du cabotin sanglant pouvait être gravement atteinte par une défaite de l'envergure de celle qui se préparait.

Les mesures préventives des Russes furent de trois ordres. Tout d'abord, le front de l'offensive fut élargi par des attaques ayant pour objet de pénétrer dans les positions des forces allemandes de la grande boucle du Don, manœuvre qui devait avoir par la suite d'autres résultats importants, et qui, en attendant, réduisit les chances allemandes de porter secours aux unités encerclées.

En second lieu, des réserves furent concentrées à l'ouest de Stalingrad et au nord de Kotelnikovo, où l'on pouvait prévoir une possibilité sérieuse de contre-offensive.

Enfin, des corps de cavalerie furent placés sur les flancs des groupements de choc, afin de parer à tout événement d'ordre tactique ou stratégique.

Si la première qualité du commandement est de prévoir ce que fera l'adversaire, le grand état-major russe démontra, en l'occurrence, que cette qualité ne lui faisait pas défaut. Car ce fut précisément de la zone de Kotelnikovo, où il avait massé ses réserves, que vint la contre-attaque allemande. Un formidable groupement de choc y fut constitué sous le commandement de l'un des meilleurs stratèges allemands, le feldmarcchal Manstein. Ce groupenient comportait notamment deux divisions blindées, quatre d'infanterie, deux de cavalerie et des détachements mixtes.

Ce fut vers la mi-décembre que ce groupe de choc fut en place. Il pouvait réussir, car il était incontestablement plus fort que les réserves soviétiques placées en face de lui. L'assaut fut violent et les Russes fléchirent sous l'attaque. Toutefois, la rupture du front ne fut pas obtenue. Les troupes rouges se replièrent lentement et en bon ordre vers le nord, tout en combattant et en infligeant au groupe de Manstein des pertes très dommageables.

Manstein progressait, mais sa puissance de choc allait en s'affaiblissant. L'adversaire se dérobait à ses attaques et ne lui ménageait pas ses coups.

Cependant, les réserves fraîches accumulées à l'ouest de Stalingrad et les troupes opérant au sud de la ville attendaient que l'ennemi, ainsi rabattu par l'armée du secteur de Kotelnikovo, leur présentât son flanc.

Et soudain elles attaquèrent à leur tour. Les corps de cavalerie mis à la disposition du commandement russe firent merveille en cette affaire. Artilleurs, fantassins, chars de combat rivalisèrent avec eux d'ardeur et de courage. Assailli de deux côtés, tandis que les armées qu'il poursuivait se retournaient également pour lui assener de nouveaux coups, le groupe Manstein succomba sous cette contre-offensive furieuse.

11 fut écrasé, rejeté vers le sud, perdit toute possibilité d'ouvrir un passage aux unités cernées sous Stalingrad. Ces unités étaient désormais condamnées. Le rêve hitlérien s'écroulait et cet écroulement coûtait cher à la Wehrmacht.

Les nouvelles pertes allemandes, au cours de cette étape de la bataille, se chiffraient par la défaite de quinze divisions d'infanterie, quatre divisions blindées, une division motorisée, deux divisions de cavalerie. L'armée battue laissait aux mains des Russes 65.250 prisonniers, tandis que 408 avions, 272 chars, 2.219 canons, 7.743 véhicules et du matériel divers en quantité énorme étaient capturés ou détruits.

Dès lors, le dernier et bien précaire espoir des armées du général von Paulus, en présence de ce cercle intangible, résida dans les tentatives de ravitaillement et d'évacuation par voie des airs. L'intervention victorieuse de l'aviation soviétique devait rendre vaines ces tentatives. En quelques jours, 600 avions allemands de transport furent abattus par les chasseurs rouges...

CHAPITRE X

LA FIN D'UNE ARMÉE.

INFORMÉS par radio de l'écrasante défaite allemande, les ouvriers de Stalingrad vivaient dans l'enthousiasme. L'hiver était rude. La détresse des civils, sous-alimentés, mal vêtus, à peine chauffés, était poignante. Mais l'atmosphère de victoire maintenait un moral sans défaillance.

Dans l'usine qu'elle avait si vaillamment défendue avec ses compagnons et ses compagnes de travail, Véra Petrowsk avait beau jeu, maintenant, pour soutenir de son verbe enflammé le courage de tous. L'effectif était bien réduit pourtant. Les malades et les blessés étaient nombreux et mal soignés, en l'absence de médicaments et de matériel de pansement. Natacha avait pris les fonctions d'infirmière, et sa douceur, la tendresse de ses regards, l'adresse de ses gestes soulageaient ceux qu'elle soignait de son mieux.

Volochenko, atteint par un éclat au cours des combats de décembre dans les ruines de la ville, toujours âprement disputées aux nazis par les ouvriers, agonisait sur une litière de paille. Bornief sortait chaque nuit, pour essayer de rapporter quelques douceurs au titan foudroyé. Une fois, il découvrit, sous les décombres d'un magasin, une boîte de confitures, un trésor ! Volochenko pleura de joie en dégustant quelques cuillerées de cette rare friandise, et l'adolescent malingre, qui donnait la becquée au géant moribond, pleura d'attendrissement en voyant couler ces larmes.

Le pauvre Volochenko, dans sa lente agonie, n'avait de cesse qu'il n'apprît des nouvelles de la bataille. Tour à tour, Bornief, Natacha, Véra, parfois Laskine, venaient lui apporter les nouvelles exaltantes de la victoire rouge.

Par une large brèche, pratiquée par un obus dans le toit de l'atelier transformé en infirmerie, le blessé suivait les combats aériens qui se livraient dans le ciel de Stalingrad.

Chaque appareil ennemi abattu déchaînait chez lui une joie profonde.

Quant aux combats terrestres dans la ville, ils avaient diminué d'intensité.

Les troupes de Paulus avaient trop de mal pour seulement se maintenir et ne songeaient plus à gagner du terrain : trop heureuses quand elles n'en perdaient pas !...

Les dernières nouvelles parvenues au début de l'année 1943 furent particulièrement réjouissantes pour Volochenko et ses camarades de l'usine.

Maintenant, l'armée russe attaquai sur tout le vaste front, de Voronej au Caucase, et la situation des armées allemandes cernées à Stalingrad était proprement désespérée.

Les chefs de l'Armée rouge invitèrent alors le général von Paulus à capituler. Il pouvait le faire sans se déshonorer. L'encerclement était total et la délivrance impossible. Mais le mauvais génie de l'Allemagne et de son armée, celui qui était déjà responsable de la première et cuisante défaite subie par ses divisions à Stalingrad, le chancelier Hitler, le lui interdit.

Ce mauvais berger, auteur du désastre de son troupeau, avait exigé que l'armée vaincue acceptât la destruction complète, jusqu'au dernier homme, et que des centaines de milliers d'Allemands mourussent pour lui...

Ainsi fut rejetée l'offre de capitulation, et la bataille d'anéantissement commença.

Ce ne fut pas une simple démonstration militaire. Les troupes nazies étaient nombreuses encore, bien armées, solidement retranchées sur d'excellentes positions. Le plan adopté par les Russes prévoyait le fractionnement des armées allemandes en plusieurs groupes qui seraient écrasés tour à tour. L'exécution de ce plan commença le 10 janvier.

Selon le rite, une puissante préparation d'artillerie prélude à ce premier effort, qui est porté dans deux directions : par le nord-ouest et par le sud. Grâce à la perfection de cette préparation, les fantassins russes peuvent franchir les premières lignes de fortifications.

Cependant, des points d'appui résistent encore. Il faut les déborder, les prendre à revers, les attaquer un à un...

De l'usine métallurgique où les ouvriers n'ont plus à combattre, l'on entend la canonnade. Elle se rapproche... Et l'on se souvient des jours sombres de l'été passé, alors que les progrès marqués par le tonnerre plus proche passé, les canons étaient autant de causes d'angoisse pour Stalingrad menacée.

La bataille, alors, en se rapprochant, sonnait un glas funèbre. C'étaient les ennemis exécrés, les bourreaux de la Russie, qui gagnaient ainsi du terrain. À présent, c'est l'Armée rouge qui progresse vers Stalingrad, c'est l'armée de la délivrance... Et le glas est celui de l'armée allemande.

La délivrance approche en effet. Les positions allemandes sont crevées.

Des débris de divisions en déroute sont rejetés de l'autre côté des rivières Rossochka et Tchervlennaia. Déjà les nazis ont perdu plus de 30.000 officiers et soldats, des canons par centaines, des chars par dizaines.

Et l'offensive se développe, cependant qu'une deuxième attaque, vers l'est celle-là, se prépare. Le 17 janvier, les troupes russes débouchent sur la ligne Pestchanka-Bolekaïa et se trouvent à moins de 10 kilomètres de Stalingrad.

Le terrain occupé par les nazis est réduit de plus de moitié. Chaque jour leurs pertes augmentent. Pour obliger les soldats allemands à continuer le combat, le commandement doit prendre des mesures exceptionnelles. Tout homme qui recule est puni de mort. Celui qui se rend est sous la menace de représailles sanglantes sur sa famille, demeurée dans le Reich. Comme au cours de la guerre précédente, les servants des mitrailleuses sont enchaînés à leurs pièces.

Mais rien ne peut plus arrêter l'avance soviétique. L'attaque se généralise.

Le 24 janvier, des éléments de l'armée russe atteignent le faubourg sud-ouest de la ville.

C'est alors que le découragement et le désespoir s'emparent des troupes allemandes. Elles sentent que toute résistance est désormais inutile. Elles commencent à se rendre en masse, par formations complètes, généraux et états-majors en tête.

Pourtant, le 20 janvier, imitant les audacieux mensonges de Goebbels, le général en chef, von Paulus, publie un ordre du jour optimiste, ainsi conçu :

Gardons le ferme espoir de notre libération, qui déjà s'annonce toute proche.

Et c'est quatre jours plus tard, le 24 janvier, que les troupes russes pénètrent dans les faubourgs (le Stalingrad, scindent l'ennemi en deux groupes : l'un à l'ouest de la ville, l'autre dans la partie nord.

Le 26 janvier, la situation des nazis s'aggrave encore. Les troupes soviétiques du front du Don rejoignent la vaillante 62e armée, qui n'a pas lâché les positions dont la difficile défense lui a été confiée.

Et l'on se bat dans la ville.

Partout, les Allemands sont défaits.

CHAPITRE XI

DÉBACLE FINALE.

DANS l'usine, les ouvriers assistent à l'âpre bataille. Haletant, respirant à peine, trempé de la sueur des agonisants, Volochenko écoute et regarde. Il grelotte de fièvre, sous la peau de mouton sale et pelée qui lui sert de couverture. Il a demandé Véra, pour l'aider a mourir, et Véra elle-même, pâle, émaciée, à demi morte après tant de privations et de fatigues, lui retrace, minute par minute, les faits d'armes dont le dénouement sera l'immense victoire rouge...

Elle lui décrit la débâcle allemande, la délivrance, îlot par îlot, des immeubles en ruines. Et voici qu'un détachement russe apparaît devant l'usine. Les quelques ateliers encore occupés par les nazis se vident instantanément. L'on voit sortir des décombres une bande affolée et tremblante de soldats allemands, les mains croisées sur le calot, en signe de reddition. Ils clament Kamarad ! et ce vocable, si cher au cœur des Russes rouges, devient comme une dérision sur les lèvres de cet ennemi implacable et féroce...

Volochenko a demandé à Bornief de le soutenir. Il s'est levé, tout frissonnant. Il veut être debout pour recevoir ses compatriotes vainqueurs. Appuyé sur l'épaule de son meilleur ami, il voit entrer dans l'infirmerie improvisée une escouade de fantassins. D'un effort suprême, il salue à la russe et essaie de crier Vive Stal... Mais sa voix s'étrangle, ses yeux s'exorbitent. Il chancelle. Bornief le soutient en vain. Le colosse Volochenko est mort...

Véra se penche sur le grand corps, étendu maintenant, et baise le front têtu, au-dessus des yeux purs, qu'elle ferme dévotement. Et l'on voit qu'un sourire d'extase s'est fixé sur la bouche, muette pour toujours...

La bataille est finie. On est au 1er février. Le groupe sud, général von Paulus en tête, se rend à merci. Le 2 février, le groupe nord capitule à son tour.

Les meilleures armées allemandes sont anéanties. La 6e armée et la 4e armée de chars n'existent plus. Vingt-deux divisions sont supprimées ou capturées. La Wehrmacht a perdu 330.000 hommes de troupes d'élite. On compte 91.000 prisonniers, dont 2.500 officiers et 24 généraux !...

Le délégué du G. Q. G. russe, maréchal Voronov, et le colonel-général Rokossovski, commandant l'armée du Don, écrivent au maréchal Staline :

Exécutant vos ordres, les troupes du front du Don ont achevé, le 2 février 1943, la défaite et la destruction du groupement ennemi investi à Stalingrad. La liquidation des troupes ennemies étant terminée, les opérations ont cessé dans la ville et dans la zone de Stalingrad.

À ce rapport, d'une simplicité antique, Staline répond par un ordre du jour non moins simple et non moins concis :

Je vous félicite, ainsi que les troupes du front du Don, à l'occasion de la liquidation complète des troupes ennemies investies sous Stalingrad. Je cite à l'ordre du jour tous les combattants, commandants et travailleurs politiques du front du Don, pour la façon exemplaire dont a été exécutée l'opération.

Cette grande victoire était le prélude de la libération de la Russie envahie. Elle préparait des succès plus importants encore. Aucun ne pouvait être plus riche de conséquences. La victoire de Stalingrad portait en elle-même le germe de l'écrasement total de l'Allemagne d'Hitler...

FIN