I

ENFANCE ET ADOLESCENCE

Cinq enfants jouent dans un parc, " un parc sombre et doré, chargé de sapins noirs et de tilleuls ".

L'aîné des garçons - ils sont deux - se nomme Antoine : Antoine de Saint-Exupéry. Il est grand, déjà robuste. Ses paupières, un peu lourdes, masquent parfois son regard, comme s'il voulait se retirer dans un monde à lui, à part, mais l'enfant est, à l'habitude, rieur, joueur, entreprenant.

Tous les ans, les vacances ramènent la tribu Saint-Exupéry dans le Bugey, entre Lyon et Ambérieu, au château de Saint-Maurice de Remens.

Pendant six mois, le silence enveloppe le domaine ; derrière les fenêtres closes, les choses attendent, se recueillent ; la poussière du grenier s'amasse, puis la terre, secrètement, prépare les fêtes de l'été ; les sapins s'ourlent de vert, les tilleuls gonflent leurs bourgeons et, avec les fleurs odorantes, éclate la joie des cinq enfants.

Ils vont, ils viennent, ils s'appellent... Ils jouent sans doute, mais, surtout, ils la redécouvrent, elle, la vieille demeure fidèle.

Antoine retrouve ses odeurs, la fraîcheur des vestibules, les armoires solennelles ouvertes sur les draps de neige, les richesses du grenier et le parc ! ce parc qu'il a peuplé de dieux et où, sous les massifs ombreux, l'enfant va, poursuivant son rêve...

Toute sa vie, Antoine de Saint-Exupéry se souviendra de " ce royaume sans limites ", " jamais entièrement connu, jamais entièrement fouillé ", royaume d'un kilomètre carré, où s'enracinait sa pensée.

Il est déjà le héraut d'un empire qu'il pressent et qu'il cherche obscurément sous les frondaisons de son parc... Sa vie entière, ses travaux d'homme se dérouleront sous le signe de cette quête majeure, et si, un jour, nous reconnaissons Saint-Exupéry dans le Petit Prince ingénu dont il nous contera l'histoire, c'est que l'enfant mystérieux nous aura révélé les lois de son empire intérieur. Antoine de Saint-Exupéry est né à Lyon, le 29 juin 1900. Il a deux sœurs aînées : Marie-Magdelaine et Simone, un frère et une sœur plus jeunes, François, Gabrielle.

Il tient au Limousin par sa famille paternelle : Saint-Exupéry, un bourg de 1.300 habitants, est situé près d'Ussel.

La famille de sa mère, Marie de Fonscolombe, est d'origine provençale. Fragonard et les graveurs du XVIIIe siècle ont dédié de gracieuses estampes à la famille de Fonscolombe.

Élève des Jésuites, d'abord à Sainte-Croix au Mans, puis à Mongré, il se montre imaginatif et rêveur, turbulent parfois, à l'occasion, chahuteur.

Nous avons sous les yeux une composition française faite au Mans, qui témoigne de dons imaginatifs certains et on se souvient, à Mongré, d'une histoire de spectre, hantant les dortoirs la nuit, qui impressionna si fort quelques-uns des jeunes élèves que plusieurs vinrent demander au Père Recteur " si c'était vrai " ?

On garde pourtant surtout de lui le souvenir d'un garçon tour à tour enjoué et songeur.

Nous nous l'imaginons volontiers ainsi qu'on nous le dépeint : accoudé sur son pupitre et fixant longuement le ciel, au travers de la fenêtre grillagée. Lui-même, aux premières lignes de Pilote de guerre, évoque cette attitude :

" De temps à autre, je m'enfonce plus loin dans le rêve et lette un coup d'œil par la fenêtre. Une branche d'arbre oscille doucement dans le soleil. Je regarde longtemps. Je suis un élève dissipé... " Ce long regard, cette attention soutenue, cette indéfinissable expression, concentrée, et pourtant lointaine, l'ont fait surnommer " Pique-la-lune ".

Et " le soir, lorsque les volets clos restreignent l'horizon du rêve, alors, son devoir terminé soigneusement plié au bord du pupitre, la main aux cheveux et les épaules remontées, " Pique-la-lune " fait des vers ".

Son entrain, sa cordialité qui contrastent si curieusement avec ses songeries, ses absences, le rendent sympathique à tous, professeurs et camarades. Quant aux frasques qu'il commet - et il n'est pas sans en commettre - elles le poussent à la réflexion :

" Petit garçon, au collège, on rêve de tomber malade pour se réveiller à l'infirmerie, où des religieuses à cornette blanche vous apporteront au lit des tisanes sucrées. On se fait mille illusions sur ce paradis. Alors bien sûr, si je souffrais d'un rhume, je toussais un peu plus qu'il n'était nécessaire. Et, de l'infirmerie où je me réveillais, j'entendais sonner la cloche pour les autres. Si j'avais un peu trop triché, cette chose me punissait bien ; elle me changeait en fantôme. Elle sonnait, au dehors, des heures

véritables, celles de l'austérité des classes, celles du tumulte des récréations, celles de la chaleur du réfectoire. Elle fabriquait aux vivants, là dehors, une existence dense, riche de misères, d'impatiences, de jubilations, de regrets. Moi, j'étais volé, oublié, écœuré des tisanes fades, du lit moite et des heures sans visage. "

Toutes les heures, il a déjà l'ambition de les entendre sonner. À chacune il veut donner l'être.

" Que suis-je, si je ne participe ? "s'écriera-t-il plus tard, et nul ne sera vis-à-vis de soi plus loyal que cet homme à qui il faut l'acte accompli pour garant de sa bonne foi.

" J'ai été chercher une fois de plus, a-t-il écrit au retour de la terrible mission d'Arras, ta preuve de ma bonne foi. J'ai, engagé ma chair dans l'aventure. Toute ma chair. Et je l'ai engagée perdante. "

Il jouera franc jeu son destin. Tricher, c'est affadir la vie. Il tendra journellement ses forces afin de vivre pleinement.

Son père. Jean de Saint-Exupéry, est mort en 1904. C'est sa mère, Marie de Fonscolombe, qui sera sa première éducatrice. Elle est pieuse, distinguée, vaillante. Au cours de la grande guerre, elle est au service de la Croix-Rouge à l'ambulance de la gare d'Ambérieu.

Si, au temps heureux des vacances, Antoine joue comme tous les enfants, les allées qui l'ont vu courir, farouchement tendu vers le but, le retrouvent méditatif.

Aux constructions aériennes, à l'épreuve du chevalier Aklin, réservée aux jours d'orage, aux réceptions sous les lilas, aux découvertes poussiéreuses dans les trésors des greniers, succèdent les inventions, les poèmes.

Antoine est toujours en quête de quelque ingénieux mécanisme, d'une rime, d'une cadence. Au cours de son adolescence, il n'a guère écrit qu'en vers... Et il lui faut tout partager : découvertes et enthousiasmes : " Regarde, Monet, ça c'est un moteur d'aéroplane. Je vais t'expliquer.

- Non, ça m'ennuie. - Ça ne fait rien. Écoute tout de même. Ça c'est un piston. Ça c'est une bielle. Ça... mais regarde ! " Et il arrive qu'à la nuit, drapé dans quelque couverture, Antoine frappe chez ses sœurs :

" - Je viens vous lire des vers...

- Mais Tonio, nous dormons...

- Ça ne fait rien, réveillez-vous. On va chez

Maman.

" Maman proteste pour la forme, et le petit cénacle, les yeux gonflés de sommeil, écoute des vers jusqu'à une heure du matin. "

On en passe par là où il veut parce qu'il veut fortement et que ses façons, son expression, son sourire, sont infiniment séduisants.

Au collège, à la suite de quelque fredaine, il s'est vu retirer la place de choix et le bureau solitaire qu'il avait pris en affection, mais le surveillant ne résistera pas à l'accent de la " complainte du petit bureau " qu'il trouvera un jour épinglée sur le pupitre relégué.

" Antoine, dans toute l'acceptation de ce mot, écrira un de ses amis, était un être rayonnant, une flamme vivante. Il était rayonnant de force intérieure, rayonnant de sympathie, rayonnant d'intelligence, rayonnant de bonté. "

Très affectueux, très sensible, peu de chose suffit pour que l'éclat de rire enfantin s'arrête brusquement dans sa gorge et que lui succède l'inquiétude, il se fâche promptement ; si toutefois, il laisse percer quelque peu son mécontentement, il est bien autrement inquiet de la peine qu'il a pu faire.

Cette riche sensibilité qui le fait vibrer à toutes les harmoniques du cœur et confère à ses ouvrages un accent si émouvant, il aura toujours la pudeur de l'exprimer.

" Cet amour, écrira-t-il, que j'éprouve à l'égard de mes camarades, cet amour qui n'est pas un élan venu du dehors, qui ne cherche pas à s'exprimer - 

- jamais. Mon amour n'a pas besoin de s'énoncer. Il n'est composé que de liens. Il est ma substance même. "

Et son écriture d'enfant, dont l'inclinaison décèle ses tendances affectives, va se redresser peu à peu et devenir comme le signe sensible d'une virile domination.

Si merveilleux cependant que soient le parc de Saint-Maurice, les lois, les jeux et les rites de sa civilisation close, à l'abri de ses haies feuillues, les jeunes Saint-Exupéry ne sont pas sans être attentifs aux échos qui viennent du dehors.

Or, dès les débuts de l'aviation, un camp a été établi à proximité d'Ambérieu. Les avions des pilotes d'essais passent et repassent au-dessus du parc.

Antoine les suit des yeux et son rêve s'y accroche longtemps après que s'est éteint le vrombissement de leur moteur. Le rêve toutefois n'est chez lui qu'une étape qui mène à l'action : aussitôt qu'il le peut, il s'échappe de la propriété familiale, gagne au plus vite le terrain et là s'intéresse à tout. Il y met tant de passion que, par ruse ou persuasion, - il n'est encore qu'un jeune garçon - il obtient qu'on l'emmène en vol et reçoit le baptême de l'air... Les mécanos, amusés, l'initient, sans se faire prier, aux mystères des moteurs et les pilotes lui content les épisodes, les aventures qui marquent les routes de l'air. Peut-être même amplifient-ils, afin de provoquer l'étonnement et de forcer l'admiration, mais s'ils pensent décourager, par des propos inquiétants, l'éveil d'une vocation, nul doute qu'ils ne fassent fausse route.

" L'homme se découvre, a-t-il écrit, quand il se mesure avec l'obstacle. Mais pour l'atteindre, il lui faut un outil. " L'avion sera son outil.

Les caprices et les trahisons des moteurs, la résistance des vents, la solitude et la faim, la soif, l'abandon du désert, la mort même, maintes fois entrevue, lui découvriront tout ensemble ce qu'est l'homme et ce qu'est la vie.

Chez les Pères Maristes de Fribourg, où les siens l'ont placé pour terminer ses études, il prépara son baccalauréat. Et quand, plus tard, au retour des premiers voyages, il éprouvera le désir de confronter l'homme et le gamin, il contera délicieusement cette visite à son enfance : " Une villa blanche entre les pins... "

" Voici l'étude où nous écrivions nos premiers poèmes... "

Et Saint-Exupéry évoque les vieux maîtres aux yeux si clairs, leur surprise, leur empressement joyeux dans la lumière dorée des lampes, leur indulgence nouvelle. " Notre paresse d'autrefois qui devait nous conduire au vice, à la misère, n'était plus qu'un défaut d'enfant, ils en souriaient ; notre orgueil, qu'ils nous menaient vaincre avec tant de fougue, ils le flattaient, ce soir, le disaient noble. "

Resserrés sous l'abat-jour de la lampe, ils interrogent ces enfants devenus hommes. Ils veulent savoir par eux quelque chose des grandes tempêtes de la vie.

" Et voici qu'ils hochaient la tête, encore inquiets, déjà rassurés, et fiers aussi, d'avoir lâché par le monde ces forces neuves...

" Mais de peur de les attrister, nous leur dîmes les déceptions et le goût amer du repos après l'action inutile. Et comme le plus vieux rêvait, ce qui nous fit mal, combien la seule vérité est peut-être la paix des livres. Mais les professeurs le savaient déjà. Leur expérience était cruelle puisqu'ils enseignaient l'histoire aux hommes. "

" Pourquoi êtes-vous revenus au pays ? "

" Bernis ne leur répondait pas, mais les vieux professeurs connaissaient les âmes et, clignant de l'œil, pensaient à l'amour... "

II

FUTUR PILOTE.

Son baccalauréat passé, Saint-Exupéry va préparer l'École Navale. Pourquoi l'École Navale ? Est-ce parce que l'un des siens, César de Saint-Exupéry, s'illustra sous le pavillon royal ? N'est-ce pas plutôt que l'aviation est une carrière peu prisée ? Quels parents n'ont pas lutté avant de laisser leurs fils suivre cette voie dangereuse ?

La guerre même, malgré les prouesses des Guynemer, des Fonck, des Nungesser, de tant d'autres, n'a pas vaincu les répugnances.

La guerre est une chose maléfique et, dans tous les cas, à part. On ne saurait, en temps de paix, se conduire comme en temps de guerre...

Quoi qu'il en soit, Antoine de Saint-Exupéry prépare l'École Navale. Au concours d'entrée, il échoue. C'est la composition française qui fait échec à ce garçon, qui devait se révéler un prestigieux écrivain et qui, de son propre aveu, écrit depuis l'âge de six ans.

On a dit son insuccès volontaire. Antoine aurait refusé de traiter le sujet proposé : " Impressions d'un soldat revenant de la guerre. " Il nous paraît plus vraisemblable, et son témoignage le confirme, que la copie du candidat fut jugée insuffisante. Les deux versions d'ailleurs s'accordent. " Impressions d'un soldat revenant de la guerre ! " Que le jeune Saint-Exupéry, dédaigneux des exercices de rhétorique, n'ait pas voulu traiter des sentiments qu'il n'a pu éprouver, ou, qu'ayant voulu les traiter, il s'y soit montré inférieur, la raison de l'échec est la même : les mots ont déjà sous sa plume une gravité qui engage ; il ne pouvait pas réussir là où il s'agissait de feindre en développant des impressions, que sa délicatesse lui faisait tenir pour sacrées, et qu'il n'avait pas ressenties.

Refusé, Saint-Exupéry fait son service militaire au 96e régiment d'aviation à Strasbourg, puis aux E.O.R. à Istres.

C'est un garçon de haute taille - 1 m. 84 - et solide à proportion ; un peu lourd d'aspect, et cependant d'une agilité et, à moins qu'il ne soit distrait ou intimidé, d'une adresse stupéfiante. Ne le vit-on pas, un jour, laisser choir une tasse de café et la rattraper au vol, sans verser une goutte du liquide

Distractions, désordre matériel resteront pourtant la rançon d'un esprit toujours absorbé. En 1929, quand il suit à Brest le Cours supérieur de Navigation aérienne, parti sur un hydravion Latham, il oublie de refermer certaine trappe et l'on voit avec horreur l'eau s'engouffrer dans l'appareil lors de l'amerrissage ; à l'examen qui clôt les cours, il détraque divers instruments.

Il perd ses clés régulièrement, éparpille argent, linge, cigarettes et livres sur toutes surfaces horizontales. Au cours d'un vol, il s'enfonce dans une telle rêverie que la notion du temps lui échappe ; il constate, en revenant à lui, que sa montre est arrêtée et son " absence " a été tellement complète et profonde, que, craignant la panne d'essence, il se pose en toute hâte dans un champ, à... 20 kilomètres de son point de départ.

Mais s'il se laisse parfois distraire au cours de vols de liaison, il est tout à son affaire quand il s'agit de missions de guerre. Il les prépare avec, la plus grande attention, les exécute minutieusement.

Son visage rond est paisible, éclairé par deux yeux marron, perçants parfois ; voilés, éteints, quand il . s'absorbe en quelque songe ; le plus souvent, il est rieur et son nez légèrement retroussé accentue son expression de saine et franche gaieté.

" Presque toutes les photos, écrit son ami Léon Werth, alourdissent ce visage qui était mobile en des points d'ordinaire inertes... La pointe même du nez s'animait parfois d'un imperceptible mouvement, comparable à la moue d'une lèvre, à un battement de paupière. "

Le voici donc dans l'aviation ; toutefois, le service militaire, accompli dans cette arme de choix, ne confère ni la possibilité de voler, ni même celle d'apprendre à voler. À moins qu'il n'ait fait ses preuves, " effectuer un vol seul à bord ", le bleu fait partie des " rampants " qui aident aux départs, aux atterrissages, mais qui ne sont jamais conviés à l'honneur de piloter.

Or, Antoine veut voler. Et comme, moyennant finance, certains des pilotes se chargent de mener le novice au brevet, Saint-Exupéry n'hésite pas. Toutes ses économies, il les confie au moniteur qui, une fois le pécule en poche, " devient ménager de son temps et de son essence ; il lui arrive d'oublier l'heure de la leçon ".

Les jours passent et Saint-Exupéry ne peut encore totaliser que quatre-vingts minutes de vol. Quatre-vingts minutes de vol ! Quelle dérision ! Alors qu'on rêve d'espaces immenses et de lointaines randonnées.

Un jour, Saint-Exupéry monte la garde sur le terrain d'aviation...

Ce jour-là, précisément, le pilote-professeur a oublié la leçon. Le terrain est vide..., l'avion proche..., " faire ses preuves pour pouvoir voler ", l'idée s'impose au jeune soldat. " Il s'installe dans la carlingue, met les gaz, réussit à lancer l'hélice... "

L'appareil roule... Comme c'est simple ! Le garçon tire sur le manche ; l'avion décolle sans effort.

Tout en fixant son regard sur les champs, les arbres, les maisons, toute la campagne qu'il survole, l'apprenti se remémore les manœuvres... Il n'est pas sans inquiétude, mais cet air frais qu'il déplace, cette puissance qui le soulève dominent tout autre sentiment.

Au sol toutefois on s'alarme. " Des hommes courent sur l'aérodrome. " Le pilote lui-même survient. Il explique, il fait des gestes, il s'indigne. Le Commandant du camp est là. Il interroge : " Il sait décoller, piloter, atterrir, votre client ?

L'instructeur hausse les épaules... Que sait-il, cet écervelé ? Qu'a-t-il pu emmagasiner au cours de ses brèves leçons? Il sait décoller : voilà tout ! De cela, le pilote peut répondre. Témoignage combien inutile.

- Il revient, il a viré, s'écrient les hommes, le nez en l'air. Il tourne au-dessus de nous...

Saint-Exupéry, en effet, a effectué un virage. Il a voulu se poser, mais, à la vue du terrain qui s'approchait à folle allure, il a été saisi de panique, il a remis les gaz et il tourne...

Antoine vole, mais il ne sait pas atterrir. Il cherche à gagner du temps. II espère se souvenir, quand, tout à coup, il est surpris par une chaleur insolite. Il baisse les yeux : sous ses pieds, la carlingue brûle.

La terre, alors ! Vivement la terre ! Maladroitement, il touche le sol, il a toutefois coupé les gaz ; l'avion se pose sans capoter.

Une équipe de secours arrive, lui, brosse sur l'herbe ses chaussures roussies par le feu...

Quand il releva la tête, il se trouva face à face avec le Commandant.

- Eh bien mon garçon, lui dit celui-ci simplement, vous ne vous tuerez pas en avion : ce serait déjà fait.

" Ce fut tout. Le visage des mécanos se détendit en un rire silencieux ", et Saint-Exupéry espéra dans le fond de son cœur que, s'il n'avait pas fait ses preuves - pas encore - il allait être mis enfin en mesure de les faire.

Il en advint comme il souhaitait. Après huit jours de prison, le soldat Saint-Exupéry fut envoyé au Maroc, où il suivit une école de pilotage et obtint son brevet de pilote.

Nommé sous-lieutenant en novembre 1922, affecté au groupe de chasse du 33e régiment d'aviation, il fut, en 1926, libéré comme lieutenant de réserve.

En France, Saint-Exupéry est à la recherche d'une situation. Il entre dans une affaire commerciale, mais le bureau ne lui convient pas. Il ne lui faut pas de longs mois pour s'y sentir prisonnier. Il donne alors sa démission et décide de revenir à l'aviation.

Les machines volantes que suivaient son regard d'enfant vont devenir - et pour toujours - sa demeure d'élection et, plus encore : l'instrument qui doit le parfaire. Que cherche-t-il, en effet, dans la profession périlleuse ? - Le danger? - Le risque ? - Non pas.

" Le mépris de la mort, écrit-il, s'il ne tire pas ses racines d'une responsabilité acceptée, n'est que signe de pauvreté ou excès de jeunesse. "

- Quoi, alors ?

Sans doute, tout d'abord, un métier, un métier d'homme. " C'est dans l'acceptation d'une tâche que les hommes trouvent leur grandeur " et si " la noblesse d'un métier est en premier d'unir les hommes ", le pilote qui jette des passerelles aux extrémités du monde, le pilote qui, dans le danger partagé, trouve les ferveurs de l'amitié, exerce un beau métier d'homme. Profession hasardeuse, sans doute ; le péril, toutefois, qu'elle comporte, c'est le métier même qui l'appelle, ce métier qui, " pour être convenablement rempli, exige l'approche de la mort ".

Ce n'est plus le danger de parade que Saint-Exupéry méprise. Mais un danger qui confère une authentique noblesse et ce haut métier, par surcroît, engendre la liberté, la vraie, née du détachement et maîtresse de sagesse.

" Le pilote installé dans la nuit qui remonte sur Casa, dont le capot sombre se balance doucement parmi les étoiles comme une rambarde de navire, est retrempé dans l'essentiel. "

" En plein désert, sur l'écorce nue de la planète..., nous étions infiniment pauvres. Du vent, du sable, des étoiles. Un style dur, pour Trappistes. Mais sur cette nappe mal éclairée, six ou sept hommes, qui ne possédaient plus rien au monde, sinon leurs souvenirs, se partageaient d'invisibles richesses. Ce qu'il cherche, en fin de compte ?

Au cours des pages qu'il écrira, lui-même saura l'exprimer : une paix qui ne soit pas faite de nuit ; une réponse aux grands problèmes que pose la condition humaine ; un combat et un outil pour engager la bataille...

Ce qu'il veut trouver, c'est cette chose qui va permettre au poète, au musicien, à l'astronome, à l'homme enfin qui est en lui, de s'éveiller et de grandir.

Plus tard, il connaîtra aussi les misères de l'aviation : les brusques et imprévus réveils, les pannes dans les marécages, les marches forcées dans les sables ou dans la neige, les renoncements de chaque jour, et ces silences où croît l'angoisse.

Aujourd'hui, à l'heure du choix, il est permis de penser qu'il en voit surtout les, grandeurs.

III

" LA LIGNE "

En octobre 1926, M. de Massimi présenta Saint-Exupéry à la Société des Lignes aériennes Latécoère.

Depuis huit ans. M. de Massimi, ami d'enfance de M. Latécoère, le secondait dans l'œuvre que celui-ci poursuivait avec une indomptable énergie.

De quelle œuvre s'agissait-il ? Dès septembre 1918, l'industriel était venu en entretenir la France.

Septembre 1918... La guerre n'était pas terminée, mais l'air que l'on respirait en France avait une saveur de victoire.

" Dans un bureau, écrit Maurice Bourdet, un homme parle avec un ministre. Que lui offre-t-il ? Un plan pour hâter les opérations? La promesse d'un nouvel avion de reconnaissance ou de bombardement ?

" Pas du tout. Pour cet homme, la guerre est finie depuis deux mois. Il pense à la paix. Ce qu'il propose ? Une ligne commerciale aérienne de Paris à Buenos-Ayres.

" - Oui, oui, fait le ministre.

" Par la fenêtre entre la bonne odeur de l'automne. Les nouvelles sont excellentes ; le communiqué verse l'espoir. Paris-Buenos-Ayres, quelle inconnue après tant de réalités !

" Et l'Afrique à survoler, la mer à traverser...

" -Déposez un projet, dit-il, comme pour se libérer.

" - Le voici !

" Tout est net dans ce rapport, rien n'est laissé dans l'ombre ; on n'évalue pas, on affirme des faits. Qu'importe ! On est en septembre 1918. On reparlera de la paix quand on y sera. L'entretien est terminé.

" Le dossier gagne alertement une armoire, d'où il ne sortira plus.

" Dans la rue où il se retrouve, M. Latécoère a compris. Le gouvernement hésite. Lui n'attendra pas longtemps... "

" C'était un homme mince, aux yeux durs et résolus, aux manières sèches... "

La même année, le 25 décembre, il arriva, vêtu de cuir, sur le terrain de Montaudran. Un pilote était avec lui.

L'industriel, pendant la; guerre, dirigeait à Toulouse une usine voisine de l'aérodrome.

- Nous allons joindre Toulouse à Barcelone, déclara-t-il, brièvement.

Les officiers qui l'entouraient, aviateurs de la grande guerre, protestèrent énergiquement :

- Vous prétendez franchir régulièrement des étapes de 300 à 400 kilomètres ? C'est insensé ! Nos moteurs, après quelques heures de vol, ont besoin d'une révision.

Latécoère n'écouta rien. Il décolla et arriva le jour même à Barcelone.

- Au travail, dit-il en rentrant.

Quelques semaines plus tard - le 25 février 1919 - deux Salmson prenaient le vol sur l'aérodrome de Montaudran, en direction d'Alicante.

La municipalité avait été priée de déblayer, pour l'atterrissage, une bande de terre de 600 mètres.

- Nom d'un chien ! grommela le pilote, en apercevant la piste, grande comme un mouchoir de poche.

Alicante avait dégagé une surface de 600 mètres carrés!

En dépit de la difficulté, le pilote se posa dans les limites, mais il ne put éviter de buter contre les pierres.

M. de Massimi et le pilote Lemaître, aidés des officiels en jaquette, s'efforcèrent, en attendant l'arrivée de M. Latécoère, d'agrandir le terrain.

Quand le second avion arriva, il débarqua son passager, mais heurta lui aussi les pierres.

- Ça ne s'est pas si mal passé, dit M. Latocoère, en frottant son visage endommagé. Réparons nos deux machines - les avions avaient, eux aussi, souffert de l'atterrissage; - dans un mois, nous irons au Maroc.

Quinze jours après, un des avions était remis en état et, le 19 mars, M. Latécoère se posait sur l'aérodrome de Rabat.

Le maréchal Lyautey lui fit fête. - Il aimait les entreprises hardies. - Il fit appeler le directeur des Postes chérifiennes et, dès le retour à Toulouse, l'ouverture des lignes aériennes Latécoère fut négociée en France avec le Ministre des Travaux publics.

Les glorieux états de service de M. de Massimi, acquis au cours de la guerre, son autorité personnelle, lui avaient permis d'obtenir du gouvernement espagnol des autorisations de survol et de création de terrains d'atterrissage.

Et c'est encore M. de Massimi qui appela au service de la Ligne quelques pilotes de guerre, dont il connaissait la valeur, et parmi eux, le capitaine Didier Daurat, le Rivière de Vol de nuit.

Didier Daurat, en septembre 1919, emporta le premier courrier postal aérien vers le Maroc.

Les voyages furent d'abord heureux, coupés, certes, de pannes de moteur, mais, somme toute, les Pyrénées se révélèrent clémentes.

Vint toutefois la fin de l'été et, avec elle, les brumes, les tourbillons de neige des montagnes, le vent d'Ouest âpre et acharné ; les hélices, alors en bois, sont rongées 'par l'humidité; plusieurs pilotes doivent renoncer.

- Je vais voir ça, dit M. Latécoère.

Deux avions, alourdis par leurs hélices de secours, décollèrent vers Alicante.

Daurat partit le premier, mais, aussitôt qu'il eut dépassé Barcelone, il comprit que, même en volant très bas, il ne pourrait pas passer. Une brume épaisse dérobait les arbres et les collines.

L'aviateur tira sur le manche, lutta contre les remous et finalement émergea au-dessus de l'océan floconneux.

" Ce geste marquait une date, a écrit Jean-Gérard Fleury, le début d'un mode nouveau de navigation aérienne 'par le guidage précis et mystérieux des ondes. "

Pilote et mécanicien se fièrent à leur compas et mirent le cap sur Alicante. Après trois heures de vol, quand la brume se déchira, ils se retrouvèrent en pleine mer.

Daurat vira précipitamment. En dépit de l'hélice rongée et de l'orage qui se traînait au ras des lames, il parvint à Valence où, dans le couloir de l'hôtel, lui et son mécanicien se heurtèrent à une pile de vêtements ruisselants.

Les trois occupants du second avion étaient, en effet, à l'hôtel. Daurat les trouva, en caleçon, qui, claquant des dents et le visage blanc de froid, se livraient, pour se réchauffer, à. une gymnastique effrénée. Une panne de moteur les avait contraints d'atterrir en vol plané sur la plage de Valence. M. Latécoère dut se demander ce jour-là si son projet de liaison avec l'Amérique du Sud était vraiment réalisable.

Mais il avait foi dans l'avion. C'est lui qui, l'année précédente, disait aux aviateurs de la guerre : " Vous croyez à la fin de l'aviation, moi je vous dis que c'est son commencement. " Quand il croisa le regard de ceux qui l'accompagnaient, il les vit, comme lui, résolus. Ils étaient pris, eux aussi, dans l'engrenage mystérieux de l'œuvre qu'il avait conçue.

- Il faut repartir, dit-il, et porter le courrier. L'hélice fut réparée et le courrier, dans la nuit, arriva à Alicante.

Il avait fallu une confiance voisine de la témérité pour réaliser cet exploit.

La partie était engagée ; elle était loin d'être gagnée. Dans les semaines qui suivirent, bien des pilotes firent demi-tour devant le front des orages. Latécoère luttait toujours ; sous son rude commandement, aviateurs et théoriciens s'acharnaient sur les problèmes. L'expérience et la sagesse de ceux-là secondant la science de ceux-ci; certains obstacles s'éliminaient, mais d'autres, aussitôt, surgissaient.

Un homme s'était détaché de ce groupe convaincu : le capitaine Didier Daurat. " Un homme trapu, a écrit de lui Maurice Bourdet ; un visage d'imperator romain, un regard qui vous dénude l'âme. Daurat, qui fait mentir sa froide apparence, qui se passionne, s'échauffe, joue âprement le jeu contre la chance, contre les éléments, contre l'abominable matériel, contre l'organisation hâtive, contre tout...

Saint-Exupéry le décrit : " Rivière entra. Il avait gardé son manteau, son chapeau ; il ressemblait toujours à un éternel voyageur et passait presque inaperçu, tant sa petite taille déplaçait peu d'air, tant ses cheveux gris et ses vêtements anonymes s'adaptaient à tous les décors. "

Cet homme, toutefois, extérieurement effacé, a mis une volonté de fer au service de l'œuvre entreprise, une œuvre qui dépasse de loin le tracé de la Ligne aérienne et qui ne tend à rien moins qu'à mener les hommes au-dessus d'eux-mêmes.

" Il faut les pousser, pensait-il, vers une vie forte qui entraîne des souffrances et des joies, mais qui, seule, compte. "

Son énergique volonté a fait, de la Ligne, une escadrille. Étayés par une impitoyable discipline, les hommes qui la composaient eurent obscurément conscience de la grandeur de leur œuvre. Les consignes rigoureuses délivrèrent de l'incertitude.

" L'effort surhumain déployé pour porter à travers les tempêtes quelques sacs de courrier, magnifiait cette charge inerte, lui donnait un caractère sacré, rendait sacrilège toute défaillance qui ralentissait sa course. "

L'esprit de la Ligne naissait.

Il naissait de l'esprit du chef et de sa valeur personnelle, de sa présence au travail, de ses veilles aux heures du péril.

Les pilotes, les premiers mois, vécurent une sorte de cauchemar. Parvenus au-dessus des nuages, ils ne pouvaient corriger la dérive. " Parfois perdu, aveuglé, désemparé par la crasse ou dans la neige, un aviateur abandonnait la lutte et revenait se poser à Montaudran.

- Il n'y a rien à faire, expliquait-il ; je ne voyais pas le bout de mes ailes.

Daurat ne disait rien. De son pas lent, il se dirigeait vers le vestiaire, revêtait sa combinaison de vol et murmurait au passage :

- Prenez un mois de repos... Je ferai le courrier moi-même...

Et il décollait pour Barcelone.

Chef d'escadrille pendant la guerre, il connaissait le métier. La Ligne, c'était une bataille...

C'est à Daurat que M. de Massimi présenta Saint-Exupéry. Or, Daurat, à cette époque, avait besoin d'un diplomate.

IV

" SUIVREZ LA FILE ! "

Le service régulier Casablanca-Dakar avait été inauguré au cours de l'année précédente, mais, pour atteindre Dakar, les avions devaient survoler une possession espagnole : le Rio de Oro, qui borde la côte saharienne, et faire escale près des fortins du cap Juby et de Villa Cisneros, protégés par des barbelés des incursions des nomades.

L'autorisation de créer ces escales avait été obtenue ; dès 1922, les modalités d'un accord négociées avec le Gouverneur des Canaries.

En conséquence, en mai 1923, trois avions décollèrent de Casa vers Saint-Louis et Dakar; trois avions volant de conserve, car on ne pouvait, sur le parcours, compter sur le téléphone ,pour alerter en cas de panne.

Les trois pilotes avaient atteint leur objectif, mais les difficultés étaient telles : brumes, pannes de moteur, humidité nocturne, ravitaillement, qu'en 1925 seulement, le trafic était devenu régulier.

Les pannes de moteur s'avéraient, dans cette région, particulièrement redoutables et, non plus seulement du fait d'un atterrissage forcé, mais à cause de la faim, de la soif surtout, mortelle dans le désert, et bien davantage encore, de la cruauté des Maures, acharnés contre les " roumis ".

C'est que le Rio de Oro échappait, quoiqu'ils en voulussent, à la tutelle des Espagnols. Les Guerriers bleus: R'Guibat, Ouled Delim, Ait Oussa, Izarguine, y étaient maîtres, et quand, dès le premier survol, les dissidents - avec cette rapidité mystérieuse que relèvent les voyageurs - apprirent que les " roumis ", sur leurs machines volantes, avaient franchi les frontières des territoires interdits, " ils caressèrent leurs mausers, se promettant de belles revanches ".

Il était bien évident que le fait d'avoir à survoler, sur plus de 1.500 kilomètres, une zone désertique et hostile, constituait, pour la Ligne nouvelle, une grave infirmité , aussi Daurat, dès le début, avait-il voulu négocier.

Un accord de principe avait été conclu avec le caïd Gerari. Aux termes de cet accord, l'équipage tombé en dissidence devait être recueilli et ramené à l'escale par la tribu la plus proche...

Les sauveteurs recevaient, en échange, une prime importante. Il était, en outre, entendu que des interprètes : Chleus dans le Nord, Maures dans le Sud, prendraient place à bord des avions et rappelleraient, au besoin, aux nomades, leurs conventions.

Chaque avion postal, enfin, devait être accompagné par un avion convoyeur ; chacun des pilotes veillant sur son compagnon de route et se tenant prêt à le secourir. " Une règle fut établie, code de la camaraderie virile, qui fut observée par tous avec une volonté inflexible. "

En dépit de toutes ces prudences, des incidents étaient fatals. Ils eurent lieu. Ils furent nombreux. Ils furent généralement tragiques.

C'est Rozès et son coéquipier Ville, qui, attaqués par les Maures, parvinrent, eux, à décoller, mais peu après, le pilote Gourp et son passager sont tous les deux massacrés. Mermoz, capturé, doit verser une forte rançon. Des aviateurs urugayens, tombés sur les côtes hostiles, avaient payé cher leur rachat.

Marcel Reine est fait prisonnier. Pivot et Vidal également. Dans les quelque dix-huit mois que Saint-Exupéry passera au cap Juby, " six équipages seront emmenés en captivité chez les Maures ; quatorze fois, il faudra aller sauver des aviateurs en panne ".

À la suite de ces incidents, l'attention du monde se porte sur ces postes de l'Atlantique où veillent les Espagnols. L'impuissance où se trouvent ceux-ci à l'égard des tribus maures blesse l'amour-propre national.

" Les avions de " l'Escuadrilla sahariana " ne sortaient guère de leur abri, non que la vaillance leur manquât, mais la politique de Madrid était peu entreprenante. "

La situation de nos équipages contrastait singulièrement avec celle des Espagnols. Au pied de la forteresse, les hommes de la Ligne vivaient sans autre protection qu'un réseau de barbelés. À cent mètres commençait le territoire insoumis.

Il arrivait à ces hommes de parler avec ironie de leurs voisins, " ces conquérants, prisonniers de leurs murailles ".

Bien entendu, de tels propos étaient diligemment rapportés et probablement déformés. L'orgueil espagnol s'offensait.

" Tantôt, le Gouverneur de Juby - le colonel de la Pèña - prétendait que le Rio de Oro était soumis et qu'il en avait le contrôle absolu ; tantôt, il accusait nos aviateurs de provoquer de l'agitation et, comme dans cette prison surchauffée, le diapason des sensibilités s'élevait aux notes les plus aiguës, le gouvernement de Madrid adressait des protestations aigres-douces au Quai d'Orsay. "

Et voilà pourquoi Daurat recherchait un diplomate.

Quand M. de Massimi présenta Saint-Exupéry, garçon cultivé, issu d'une vieille famille, muni d'excellentes références, le chef de la Ligne crut avoir trouvé son homme.

Il voulut tout aussitôt le charger de missions diplomatiques à Madrid.

" C'était un beau poste. Un pilote de noble famille qui savait son monde, pouvait l'accepter. D'ailleurs, ce n'était pas un emploi de bureau. Il volerait souvent sur " la Ligne "...

Mais Saint-Exupéry sentit que ce serait comme passager. Ce n'était plus le beau métier. Le jeune homme se regimba.

- Vous m'avez engagé comme pilote de ligne, dit-il. Je veux voler et non m'endormir dans les fauteuils de vos bureaux.

Daurat grogna :

- Entendu... ferez comme les autres... suivrez la file...

Suivre la file, cela signifiait se soumettre, tels les compagnons d'autrefois, à un cycle d'épreuves sévères; c'était laver, à longueur de temps, les cylindres à la potasse, procéder au dégroupage des moteurs, les démonter, les remonter, apprendre à les connaître pièce par pièce, passer sa vie en salopette et les mains noyées de graisse, se mettre au fait des mille détails, nécessaires, à cette époque, à la conduite de l'avion, travail utile, certes, mais ingrat.

Apprentis, pilotes, mécanos, besognaient les uns près des autres ; la solidarité du travail amorçait, dès les premiers jours, l'incomparable amitié que parachèveraient sur la piste et au cours des vols, les épreuves partagées.

Après ces mois de patience, il fallait encore subir, sous l'œil narquois des " vieux de la Ligne ", l'examen de pilotage, un examen où la prudence et la science avaient le pas sur l'acrobatie.

Mermoz s'en était aperçu, lui qui, dans sa joie de se retrouver aux commandes d'un avion, avait tiré du vieil appareil d'essai " une voltige étincelante ". Mais le pilote, une fois au sol, avait vainement attendu les compliments de Daurat. Celui-ci était disparu et Rozès, un ancien de la Ligne, s'était chargé de le prévenir :

- Tu peux faire ton baluchon, petit.

- Quoi' ? Pourquoi ?

Daurat sortait du hangar. Mermoz courut à lui :

- Vous êtes content de vous, demanda le Directeur ?

- Mais... mais... oui, Monsieur le Directeur ?

– Eh bien ! pas moi. Pas besoin d'acrobates ici !

Allez au cirque.

Les choses devaient s'arranger.

Elles s'arrangèrent. Daurat avait su juger de la valeur de Mermoz, mais, expliqua-t-il plus tard : " Il avait piloté en vaniteux, en individualiste. Pour faire marcher la Ligne, il ne fallait pas de ça. Elle était une somme et pas un tremplin. Chaque pilote devait savoir cela tout de suite. "

Saint-Exupéry, n'hésita pas à se soumettre à toutes les règles, à observer toutes les consignes, à subir, comme les camarades, le dur noviciat du pilote.

" Il serait pareil aux autres... un jeune homme pauvre qui a appris à piloter pendant son service militaire et qui vient de s'engager dans l'aviation civile. Il était de ceux qui ne se plaignent pas, qui n'ont pas le réflexe de se plaindre... "

" Essais d'avions, a-t-il écrit, déplacements entre Toulouse et Perpignan, tristes leçons de météo dans le fond d'un hangar glacial. Nous vivions dans la crainte des montagnes d'Espagne que nous ne connaissions pas encore et dans le respect des anciens. " Et le temps lui paraissait long...

Un soir enfin, Daurat rappela :

- Vous partirez demain, dit-il.

Et comme Saint-Exupéry attendait d'être congédié :

" Vous connaissez les consignes ? C'est très joli de naviguer à la boussole en Espagne, au-dessus des mers de nuages, c'est très élégant, mais... "

Il s'arrêta et termina avec lenteur " ...mais, souvenez-vous : au-dessous des mers de nuages, c'est l'éternité. "

" Quand je sortis de ce bureau, écrit Saint-Exupéry, ÿ'éprouvai un orgueil puéril. J'allais être, à mon tour, dès l'aube, responsable d'une charge de passagers, responsable du courrier d'Afrique. Mais j'éprouvais aussi une grande humilité. Je me sentais mal préparé. L'Espagne était pauvre en refuges ; j;e craignais, en face de la panne menaçante, de ne pas savoir où chercher l'accueil d'un champ de secours. " " Le cœur plein de ce mélange de timidité et d'orgueil ", le jeune pilote alla passer cette veillée d'armes chez son camarade Guillaumet,et Guillaumet, le plus cher de ses camarades, celui dont il fera un jour " le compagnon de son silence ", Guillaumet, en manches de chemise, et souriant du plus bienfaisant des sourires, lui fit de l'Espagne une amie.

Étrange leçon de géographie où il n'était question ni d'hydrographie, ni de populations, ni de cheptel, ni des cités espagnoles, mais d'orangers au bord d'un pré, d'une simple ferme près de Lorca, de son fermier, de sa fermière prêts à porter secours aux hommes.

" Et peu à peu, l'Espagne de ma carte devenait, sous la lampe, un pays de contes de fées. Je balisais d'une croix les repères et les pièges. Je balisais ce fermier, ces trente moutons, ce ruisseau. Je portais à sa place exacte cette bergère qu'avaient négligée les géographes. "

" Lés orages, la brume, la neige, quelquefois ça t'embêtera, lui dit encore Guillaumet. Pense alors à tous ceux qui ont connu ça, avant toi, et dis-toi simplement : ce que d'autres ont réussi, on peut toujours le réussir. "

Le novice déambule maintenant dans les rues éclairées de Toulouse. Il promène sa jeune ferveur parmi les passants ignorants, fier du secret qu'il porte en lui, fier de cette charge sacrée que le lendemain, au lever du jour, il tiendra de ces inconnus.

Dans les vitrines illuminées, luisent les cadeaux de Noël. " Là semblaient exposés, dans la nuit, tous les biens de la terre et je goûtais l'ivresse orgueilleuse du renoncement. J'étais un guerrier menacé ; que m'importaient ces cristaux miroitants destinés aux fêtes du soir, ces abat-jour de lampes, ces livres. Déjà, je baignais dans l'embrun, je mordais déjà, pilote de ligne. à la pulpe amère des nuits de vol. " C'était vraiment une veillée d'armes...

Il était trois heures du matin quand on réveilla le pilote : " Je poussai d'un coup sec les persiennes, observai qu'il pleuvait sur la ville et m'habillai gravement. "

Dans l'antique véhicule qui le mène à l'aérodrome, le jeune pilote est aux côtés des fonctionnaires : secrétaires, douaniers, inspecteurs ; sur les pavés de Toulouse, " une sorte de charroi triste ". " Mais les réverbères défilaient, mais le terrain se rapprochait, mais ce vieil omnibus branlant n'était plus qu'une chrysalide dont l'homme sortirait transfiguré. "

" Chaque camarade, ainsi confondu dans l'équipe anonyme, sous le sombre ciel d'hiver de Toulouse, avait senti, par un matin semblable, grandir en lui le souverain qui, cinq heures plus tard, abandonnant derrière lui les pluies et les neiges du Nord, répudiant l'hiver, réduirait le régime du moteur, et commencerait sa descente en plein été, dans le soleil éclatant d'Alicante... " Ainsi, Saint-Exupéry devint pilote de ligne, " chargé d'une responsabilité de capitaine de vaisseau, apprenant à connaître le prix de quelques phrases à l'escale ", tenant en main une œuvre humaine, se sentant lié, à des milliers de kilomètres de distance, à d'autres pilotes, les camarades, s'instruisant peu à peu de sa tâche, en éprouvant les limites comme la nécessité.

" Être homme, devait-il écrire, c'est être responsable. "

" Être homme, écrira-t-il encore, c'est être lié. " Le métier formait des hommes...

V

" SEIGNEUR DES SABLES... "

Lorsque Saint-Exupéry eut piloté quelques mois sur la ligne Toulouse-Dakar, Daurat, à présent fixé sur la maîtrise du pilote, l'affecta au secteur sud.

Le secteur sud, c'était Casablanca-Dakar, un " espace où les bateaux n'accostent pas, où l'aridité du ciel et celle de la terre ne connaissent pas de miséricorde, où, entre la première escale, Cap Juby, jusqu'à la dernière, Dakar, il s'agissait de franchir deux mille kilomètres de dunes sauvages, jalonnés seulement par trois postes minuscules ; c'était cette zone où, atterrir ailleurs qu'entre les barbelés, c'était risquer la mort par la soif, les balles ou les poignards des nomades ".

Avant de faire seul le trajet, il convient de le reconnaître, Saint-Exupéry prit place à bord de l'appareil de Riguelle. Riguelle accompagnait Guillaumet dont l'avion portait le courrier.

Un vol de deux mille kilomètres était alors une aventure... Les appareils, en service depuis plus de cinq ans, tenaient grâce aux soins, à la science de mécaniciens d'élite ; ils n'arrivaient au but que par un miracle d'adresse et d'opiniâtreté ; ouverts à tous les vents, sans T. S. F., sans météo, avec un seul moteur instable... Et l'horaire, coûte que coûte, devait être respecté. La brume, l'orage, la tempête n'empêchaient, ni ne retardaient, un départ. " Le moteur de l'avion atterrissant n'avait pas éteint son grondement, que celui de l'avion relais tournait déjà à plein régime. Le temps de transborder à toute vitesse le courrier, et il décollait. "

Le survol de la dissidence ajoutait aux risques du vol, les périls propres au désert, aux étendues solitaires, et la menace du guerrier bleu.

" Saint-Ex " - c'est ainsi que, désormais, le nommeront ses camarades - a donc pris place, comme passager, dans l'avion que pilote Riguelle, et sans doute savoure-t-il - une fois n'est pas coutume - le plaisir d'être sans tracas. Les horizons lumineux, l'air frais dû à l'altitude, incitent le poète à la songerie et peut-être rêvait-il à quelque nouvel écrit, quand, se penchant, il aperçut, tout à coup, sous la carlingue, les flots tumultueux de l'Océan.

" Que fait Riguelle ? eut-il le temps de penser, si le moteur lâchait ? "

Et le moteur lâcha... Avec ce grand tintamarre qui orchestrait, à l'ordinaire, cette infortune.

" C'est bien fait, pensa Saint-Ex. Ça lui apprendra. Il oubliait apparemment que l'aventure l'intéressait !

Le vent de mer soufflait heureusement assez fort pour permettre d'allonger le vol plané.

Guillaumet, en hâte, arrivait. Il " arrivait en zigzaguant avec une Inquiétude de mère-poule ".

La côte, en fait de terrain, n'offrait guère qu'une série de falaises. Riguelle parvint à se poser entre deux de ces monticules, mais le contact fut plutôt rude.

Après un temps de silence, la voix du pilote s'éleva :

- Blessé ?

- Non, répondit son passager.

- Hein ! ajouta Riguelle, ça c'est du pilotage.

- Qui.. oui..., répondit Saint-Ex en massant ses reins endoloris.

Guillaumet, qui venait d'atterrir, se concerta avec Riguelle. Tous deux décidèrent de partir sur l'avion indemne et, pour ne pas le surcharger, ils laissèrent une partie du courrier à la garde de Saint-Ex.

Avant de s'éloigner, ils lui remirent leurs revolvers.

- Tiens, mon vieux, dirent-ils gravement, tu en auras plus besoin que nous. Ici, tout ce qui est vivant est ennemi.

Le jeune pilote, enchanté de sa responsabilité, ravi d'avoir l'occasion de prouver sa force d'âme, et résolu, par surcroît, à défendre chèrement sa vie, se tapit entre les rochers ; mais, lorsque quatre heures plus tard, Guillaumet fut de retour, son ancien lui apprit qu'ils avaient, lors de la panne, atteint la zone soumise.

Divertissements de l'amitié que Saint-Ex savait apprécier et... reconnaître au centuple ; première veille solitaire au sein des sables " aimantés " par de lointaines présences, dans cette profondeur de silence où il apprendra à capter d'invisibles sollicitations...

Les deux pilotes passèrent la nuit dans le blockhaus de Nouat Chott, petit poste de Mauritanie où résidait un vieux sergent, entouré de quinze Sénégalais. Le vieil homme les reçut comme des envoyés du ciel. Il leur fit fête ; il leur prodigua ses biens : quelques conserves, du thé saumâtre.

- Ah ! ça me fait quelque chose de vous parler... Ah ! ça me fait quelque chose...

Ça lui faisait quelque chose : il pleurait.

" Dès mon premier voyage, a écrit Saint-Exupéry, j'ai connu le goût du désert. "

Pendant plusieurs mois, le nouveau pilote de ligne assura les courriers de Dakar, enregistrant dans sa mémoire les replis pierreux des oueds, les falaises rouges, les criques, les caps ; puis, un beau jour, alors que Saint-Exupéry se trouvait en permission, Daurat le nomma, par télégramme, chef d'aéroplace à Juby.

Dès la première entrevue, le chef de la Ligne s'était dit : " J'en ferai un diplomate. " La résistance du jeune homme ne l'avait pas fait renoncer, mais elle l'avait obligé à doubler le diplomate d'un pilote à. toute épreuve.

Sa place, dès lors, était marquée, non à Madrid, mais à Juby.

Juby : quatre murs d'un blanc sale, autour desquels il n'y avait ni hutte, ni masure, ni herbe : " à l'ouest, l'Océan ; à l'est, au nord, au sud, le désert ".

Le Rio de Oro commençait au pied des pâles murailles où des barbelés limitaient la zone de sécurité. Une baraque Adrian, adossée au mur du fort, servait d'abri aux Français.

Les Espagnols avaient fait un pénitencier du fort, et " les gardiens qui croupissaient dans l'oisiveté, le silence, se distinguaient mal des prisonniers, mais les officiers eux-mêmes ne résistaient pas à l'action de la solitude, des sables et du soleil ; ils paraissaient des ombres taciturnes... Le fort Juby dormait sous un accablement sinistre ".

Un " diplomate " à Juby aurait à prendre contact avec ces officiers espagnols, exaspérés par l'impuissance et l'inaction, blessés par les propos des Maures... Il serait sous l'autorité du gouverneur du fort, le colonel de la Pena et devrait faire le nécessaire pour servir les intérêts de l'œuvre - car la Ligne était une œuvre - tout en maintenant la bonne entente... Il lui faudrait apaiser l'irritation provoquée par le contraste qui naissait de l'insécurité de nos pilotes et des prudences espagnoles. Son rôle le conduirait sous les tentes des chefs insoumis. Il aurait à les connaître, à vaincre des préjugés nés d'une ignorance orgueilleuse.

Bien entendu, il prendrait soin des appareils et devrait voler souvent pour maintenir en bon état les avions et les moteurs corrodés par l'humidité nocturne. Il lui faudrait être à. toute heure prêt à se rendre à l'appel de l'avion en panne, sauver les camarades des Maures, récupérer les appareils enlisés dans les mers de sable.

De sa décision, de sa promptitude à agir pouvaient dépendre, à chaque instant, des vies humaines et le sort du courrier.

Au reçu du télégramme qui le nommait à Juby, Saint-Ex plia son mince bagage et prit le premier avion qui descendait sur l'Afrique.

Il fut reçu par Toto, " gros garçon au regard humide, au nez enluminé, dont les traits mobiles exprimaient, avec une étrange versalité, tantôt une joie puérile, tantôt une sombre tristesse ".

Toto avait été pilote, mais, ivrogne invétéré, on avait dû le remercier. Navré de la décision, il n'avait pu se séparer de la Ligne; il la servait à présent en qualité de mécanicien. Suivi de Lola, une guenon qui, paraît-il, appartenait à Mermoz, Toto fit à l'arrivant les honneurs du campement.

" Attention, lui disait-il. N'oubliez pas de débrancher le fil électrique avant d'ouvrir la porte... Le courant passe dans la poignée. C'est notre seule protection, puisque nous sommes hors des murs. "

Or, Saint-Ex, quand il dépouille cette timidité farouche qui, à vrai dire, ne l'opprime guère qu'en pays dit " civilisé ", Saint-Ex peut être, quand il le veut, le plus brillant des causeurs.

Parce que tout l'intéresse, quel que. soit le sujet abordé, il sait y intéresser. " Il pouvait parler de tout, a écrit Léon-Paul Fargue, de Karl Max et de Balzac, de la ménagerie fantastique du moyen âge, comme du vieux fusil Chassepot. "

La géographie, la marine, il les connaît comme pas un ; il explique merveilleusement la lutte du blindage et du canon, oppose Descartes à Pascal, entretient son auditeur de musique, ou de mécanique, ou de danse...

Avec cela rieur, joueur, s'amusant comme un enfant des tours de cartes qu'il invente - il a toujours un jeu en poche - se passionnant au poker, comme au bridge, comme aux échecs.

Son arrivée à Juby " donna un visage humain à cette terre désolée ". Il sut, en quelques semaines, apaiser les susceptibilités espagnoles et les ressentiments des nôtres.

" Les aviateurs de l'Escuadrilla Sahariana fréquentèrent la baraque de planches et abandonnèrent sur son seuil leur ennui et leur nostalgie. "

" Ceux qui ont connu l'intimité de ces réunions, a écrit Jean-Gérard Fleury - frugals repas partagés avec les invités espagnols - savent quelle magie pouvait surgir de ces causeries, à quels jeux éblouissants se livrait son intelligence agile, prompte à devancer les réflexions, ligotant ses auditeurs dans un raisonnement invincible, les libérant d'une objection et les illuminant brusquement d'une éclatante logique. Toto en oubliait de boire. "

Mais s'il parvint en peu de temps à triompher du quant-à-soi espagnol, Saint-Ex sut aussi déchiffrer l'âme complexe des Maures.

Nos équipages, jusqu'alors, n'avaient vu chez ces barbares qu'uné tourbe indifférente de " bicots ", de " salopards ". Chacun d'eux n'avait-il pas bénéficié; au cours de quelque vol, d'une grêle de balles dans ses plans? Lui, Saint-Exupéry, distingua les chefs racés, sensibles au point d'honneur, les mendiants peureux, les tribus conquérantes, les clans déshonorés...

Il fut ferme avec les uns, marqua aux autres sa con-sidération, s'assimila leurs coutumes... Il apprit assez bien leur langue pour déjouer leurs ruses verbales.

Et bientôt " le bruit courut qu'un sage, une sorte de marabout résidait à Juby, et que ses sentences rappelaient celles des prophètes. De vieux chefs, accompagnés de leurs guerriers, vinrent lui offrir des présents et le consulter sur le mariage de leurs enfants sur leurs querelles, leurs maladies. "

Lors d'un voyage que bien des années après, en 1935, Jean-Gérard Fleury fit avec l'aviateur, l'écrivain rapporte qu'à l'arrivée à Juby, de grands Maures, voilés et drapés de bleu, accoururent vers l'avion, se saisirent de la main de Saint-Ex et la portèrent à leurs lèvres. D'un geste prompt, le pilote écarta l'hommage, mais celui-ci, à tant d'années de distance, témoignait de l'ascendant exercé jadis par Saint-Ex !

- Il dit qu'il tirera sur toi s'il te rencontre loin du Fort.

- Pourquoi ?

- Il dit : Tu as des avions et la T.S.F., tu as Bonnafous. Bonnafous est cet officier méhariste qui, à. la tête de deux cents hommes, a pénétré en dissidence - il dit : tu as Bonnafous, mais tu n'as pas la vérité.

" Mouyane, immobile dans ses voiles bleus, aux plis de statue, me juge :

- Il dit : Tu manges de la salade comme les chèvres et du porc comme les porcs. Tes femmes sans pudeur montrent leur visage, il en a vu. Il dit : tu ne pries jamais.

" Il dit : À quoi te servent tes avions, ta T.S.F., ton Bonnafous, si tu n'as pas la vérité?

" Et j'admire ce Maure qui ne défend pas sa liberté, car dans le désert on est toujours libre, qui ne défend pas des trésors visibles, car le désert est nu, mais qui défend un royaume secret. "

" Ces chefs influents, écrit-il, nous les chargions parfois à bord, d'accord avec la direction de- la Ligne, afin de leur montrer le monde.

Il s'agissait d'éteindre leur orgueil, car c'était par " mépris, plus encore que par haine, qu'ils assassinaient les prisonniers...

Et cet orgueil, ils le tiraient de l'illusion de leur puissance. Combien d'entre eux m'ont répété, ayant dressé sur pied de guerre une armée de trois cents fusils : " Vous avez de la chance en France, d'être à plus de cent jours de marche. "

Et alors, ces expéditions, au cours desquelles il leur était donné de comparer les richesses des terres visitées, non pas même l'or ou les palais, mais ces trésors qui sont nôtres en terre de France et que nous voile l'accoutumance ; nos forêts, nos blés, l'eau surtout ; ces eaux limpides scintillantes qui ruissellent du flanc des montagnes, quand, dis-je, il leur était donné de comparer cette profusion avec' l'avarice du désert, " ils revenaient déconcertés, doutant de leurs dieux, de leur sagesse "...

Toutefois, cette puérile ignorance n'empêchait pas l'aviateur de reconnaître la noblesse qui transfigure même l'ignorance ; la noblesse du guerrier qui se refuse à pactiser ; la noblesse d'une foi.

" À Juby aujourd'hui, Kemal et son frère Mouyane m'ont invité et je bois le thé sous leur tente.

" Kemal seul me parle et fait les honneurs...

Mouyane médite, immobile comme un bas-relief de granit bleu.., et il se penche vers son frère, parle tout bas et me regarde.

- Que dit-il ?

VI

LE " GOÛT DU DÉSERT "

À Juby, il y avait le désert, le royaume stérile à connaître, son message à déchiffrer, ce goût déjà pressenti lors de son premier voyage et dont une longue présence allait développer la saveur.

Les occasions de voler ne manquaient pas au pilote : tout d'abord, nous l'avons dit, l'obligation d'entretenir les appareils en bon état. " Dans ce coin du Sahara où il ne pleut que rarement, les nappes de brume s'attardent matin et soir ; leur humidité imprègne les tissus, gonfle les toiles, attaque le métal. La nuit, un ruissellement continu, dû à la condensation des vapeurs, tinte sur les tôles des toitures. "

Et pour faire tourner les moteurs, Saint-Exupéry, " seul le plus souvent, parfois accompagné d'un Maure ", s'enfonçait dans les lointains sablonneux... Il allait vers les plateaux vierges faits de poussière de coquillages, au-dessus de l'éventail des dunes, son cap accordé aux étoiles, attentif à tous les signes de la terre, du ciel et du vent. Parfois, il s'éloignait vers l'Est, jusqu'à ce qu'il aperçût ces gourbis de pisé rougeâtre qui, alignés au bord d'un puits, marquent la place des villes saintes : Dora, Smarra, le Saguet-El-Hamire, mystérieux rendez-vous, " inconnus des géographes, vénérés du monde musulman. "

" - Il va se perdre, grommelait le Colonel de la Peña. Comment peut-il s'éloigner ainsi des pistes et des repères ?

" Mais l'étonnant navigateur réapparaissait à l'heure qu'il avait, par avance, fixée.

Il eut souvent à voler au secours des camarades tombés aux mains des dissidents ou en panne dans la plaine fauve. Il ne se passait pas de mois où il ne se vit contraint de survoler les tribus ennemies et de se poser " n'importe où ", avec une merveilleuse adresse.

À maintes reprises, le colonel de, la Perla fit appel à son audace, à son extrême obligeance.

Il s'agissait parfois de porter en dissidence des émissaires arabes, chargés de discuter de la vie et du rachat d'un prisonnier. Le pilote entreprenait plusieurs voyages et déposait les guerriers voilés sur les territoires choisis avec le discernement que l'état de guerre imposait.

Certain jour, deux officiers de l'escadrille de Juby durent, leur moteur atteint d'une balle, atterrir à la hauteur du cap Bojador. C'était près de ces lieux sinistres que Gourp et son passager avaient été massacrés.

Le temps pressait ; le Gouverneur du Fort avait été avisé qu'un grand rezzou se formait... Un seul sergent pilote était à sa disposition. Ainsi que toujours, il eut recours au chef du poste français.

Les deux avions décollèrent. Saint-Ex eut le bonheur de retrouver les disparus et de les sauver tout ensemble de la soif et des dissidents.

Le sergent qui' l'avait accompagné ne put toutefois, lors du départ, remettre son moteur en marche. Le jour tombait.

Saint-Ex ramena à Juby les deux rescapés du désert, puis, se dérobant aux félicitations, appela Marchai, un des mécaniciens de Juby, et repartit vers le Sud.

" Le sergent les accueillit avec une joie sans bornes.

" Il connaissait les renseignements donnés avant leur départ et la proximité du rezzou avait été pour lui une angoissante menace. Le dépannage fut rapide et, au crépuscule, les deux appareils se posèrent sur le terrain. "

De telles actions étaient bien faites pour détendre les rapports entre Français et Espagnols et permettre une entente fructueuse. À présent, de part et d'autre, des informations s'échangeaient concernant les mouvements des tribus maures.

Les indications reçues étaient parfois inattendues. Certain jour, des messagers R'Guibat vinrent réclamer une rançon de soixante mille pesetas. À les entendre, il s'agissait de libérer... l'empereur d'Allemagne fait prisonnier par la tribu.

Après de longues conversations, auxquelles Saint-Exupéry, qui savait un peu d'allemand, fut amené à prendre part, on comprit que le prisonnier n'était qu'un modeste sergent, déserteur de la Légion.

Les Maures avaient trouvé sur lui une photographie le représentant à l'époque où il servait " dans la garde impériale, vêtu d'un uniforme brodé et coiffé d'un casque surmonté d'un plumet géant. " Un personnage ainsi costumé ne pouvait être qu'un empereur. "

Mais quand les R'Guibat apprirent l'identité de leur captif, ils le maltraitèrent, le revendirent, s'efforçant de faire d'autres dupes, bref, Iorsque l'homme fût racheté, au prix de six cents pesetas, le malheureux n'avait plus rien de commun avec le fier sergent d'antan.

Au cours des vols professionnels, des dépannages, des sauvetages, Saint-Exupéry s'enrichissait du désert.

Lors de la captivité de Reine et de Serre, il eut à déposer un émissaire en dissidence. Accompagné de son messager, il atterrit sur un plateau, lequel, après examen, apparut inaccessible : nul ne l'avait jamais gravi, nul n'aurait pu le quitter. La falaise qui l'entourait croulait à la verticale dans toutes les directions... Il allait falloir décoller, chercher un autre refuge.

Saint-Exupéry, ce jour-là, ne résista pas au plaisir de s'attarder sur cette terre inviolée. Il éprouvait une joie à troubler, le premier, ce silence, à être là, comme une semence apportée par les vents, le témoignage de la vie et, tout à coup, sur la banquise immaculée, il découvrit un caillou, " un caillou dur, noir, de la taille du poing, lourd comme du métal et coulé en forme de larme. "

" Une nappe tendue sous un pommier ne peut recevoir que des pommes, une nappe tendue sous les étoiles, ne peut recevoir que des poussières d'astres ; jamais aucun aérolithe n'avait montré, avec' une telle évidence, son origine. "

Il fut ravi de ces fruits qui, depuis des millénaires, reposaient sur la terre vierge... Il fit de nouvelles trouvailles. Toutes les pierres recueillies avaient cet aspect de lave pétrie, cette dureté de diamant noir.

" Mais le plus merveilleux, écrit-il, était qu'il y eût là, debout, sur le dos rond de la planète, entre ce linge aimanté et les étoiles, une conscience d'homme dans laquelle cette pluie pût se réfléchir comme dans un miroir. "

Échoué dans le Sahara, il médite sur l'homme et lui-même ; " éloigné des pôles de ma vie par trop de silence, je savais que j'userais, à les rejoindre, des jours, des semaines, des mois, si nul avion ne me retrouvait, si les Maures, demain, ne me massacraient pas. Ici, je n'étais plus rien qu'un mortel égaré entre du sable et des étoiles, conscient. de la seule douceur de respirer...

" Et cependant, je me découvris plein de songes. Ils me vinrent sans bruit, comme des eaux de source, et je ne compris pas, tout d'abord, la douceur qui m'envahissait. Il n'y eut point de voix, ni d'images, mais le sentiment d'une présence, d'une amitié très proche et déjà à demi devinée. Puis je compris et m'abandonnai aux enchantements de ma mémoire. "

Le parc de son enfance, la vieille maison aimée, le chant des grenouilles dans les mares qui viennent le rejoindre au désert... effacent le sable, les étoiles.

" Je ne recevais plus du décor qu'un message froid. Et ce goût même d'éternité que j'avais cru tenir de lui, j'en découvrais maintenant l'origine. Je revoyais les grandes armoires solennelles de la maison. Elles s'entr'ouvraient sur des piles de draps blancs comme la neige. Elles s'entr'ouvraient sur des provisions glacées de neige. La vieille gouvernante trottait comme un rat de l'une à l'autre, toujours vérifiant, dépliant, repliant, recomptant le linge blanchi, s'écriant : " Ah ! mon Dieu, quel malheur ", à chaque signe d'une usure qui menaçait l'éternité de la maison, aussitôt courant se brûler les yeux sous quelque lampe, à réparer la trame de ces nappes d'autel, à ravauder ces voiles de trois-mâts, à servir je ne sais quoi de plus grand qu'elle, un Dieu ou un navire. "

Les lieux stériles, les espaces de sables et de rocs, les étoiles muettes, le vain mouvement de la mer, tout ce qui fait la planète vide et menacée, tout ce qui semble sans utilité et sans fin, rend, plus éclatant, par contraste, le miracle de la présence et de la conscience de l'homme.

Les nuits de Juby, coupées de quart d'heure en quart d'heure par l'appel de la sentinelle, les sables que transfigure la menace du rezzou, rendent à l'homme le sens du pathétique qui est fragilité, démesure... " nous pourrions nous croire en sécurité. Et cependant ! maladie, accident, rezzou, combien de menaces cheminent !

" L'homme est cible sur terre pour des tireurs secrets. La sentinelle sénégalaise, comme un prophète, nous le rappelle. " " J'ai perdu le sentiment de l'étendue, écrit-il dans " Pilote de guerre ". Mais j'en ai comme soif. Et il me semble toucher ici une commune mesure de toutes les aspirations de tous les hommes... "

" Mais je comprends aussi que rien de ce qui concerne l'homme ne se compte, ni ne se mesure. L'étendue véritable n'est point pour l'œil, elle n'est accordée qu'à l'esprit. " Et les silences des vastes espaces sablonneux : silence de paix et de repos ; faux silences que troublent deux libellules, un papillon, annonciateurs des vents de sable ; silence des complots, du mystère ; silence aigu de l'attente ou silence mélancolique du souvenir, les mille silences du désert et aussi ,ses mille absences : êtres chers, jardins, jeunes filles, arbres et fruits. terres et blé, les biens qui glissent entre les doigts comme le sable fin des dunes, et encore les menaces lointaines et la caravane maure en marche, donnent un sens au Sahara et bâtissent son étendue.

" Tout se polarise. Chaque étoile fixe une direction véritable. Elles sont toutes étoiles de Mages... " " Ainsi vous sentez-vous tendu et vivifié par le champ des forces qui tirent sur vous ou vous repoussent, vous sollicitent ou vous résistent...

" Et comme le désert n'offre aucune richesse tangible, comme il n'est rien à voir ni à entendre dans le désert, on est bien contraint de reconnaître, puisque la vie intérieure, loin de s'y endormir, s'y fortifie, que l'homme est animé d'abord par des sollicitations invisibles. L'homme est gouverné par l'Esprit. Je vaux, dans le désert, ce que valent mes divinités. "

" Mais il n'est ,plus de dissidence.. Cap Juby, Cisneros, Puerto-Cansado, La Saguet-El-Hamra, Dora, Smarra, il n'est plus de mystère. Les horizons vers lesquels nous avons couru se sont éteints l'un après l'autre, comme ces insectes qui perdent leurs couleurs une fois pris au piège des mains tièdes. Mais celui qui les poursuivait n'était pars le jouet d'une illusion. Nous ne nous trompions pas, quand nous courions ces découvertes.

" Nous nous sommes nourris de la magie des sables ; d'autres peut-être y creuseront leurs puits de pétrole, et s'enrichiront de leurs marchandises. Mais ils seront venus trop tard. Car les palmeraies interdites ou la poudre vierge des coquillages nous ont livré leur part la plus précieuse : elles n'offraient qu'une heure de ferveur, et c'est nous qui l'avons vécue. "

VII

ÉQUIPÉES AU DÉSERT

Le jour où Saint-Exupéry avait dû, sur la demande du colonel de la Peña, déposer en dissidence des émissaires voilés, chargés de négocier le rachat d'un officier espagnol, le Gouverneur du Rio de Oro, après le retour du captif, s'était trouvé en présence d'un second problème à résoudre : l'avion à récupérer.

L'opération ne lui paraissait pas facile, puisque, pour la mener à bien, le Colonel manda une troupe de trois cents hommes en armes et requit le Gouverneur des Canaries d'envoyer un bateau de guerre proche de la rive où l'avion était échoué.

Ce fut donc sous la protection des canons et des fusils que les mécanos du colonel démontèrent le moteur et le hissèrent à bord.

Or, à quelque temps de là, Saint-Exupéry, lui aussi, dut aller chercher un avion, en panne dans la même région.

Ce fut une belle aventure, une de celles que l'on a longtemps contées dans les veillées de la Casa de Mar. Il était interdit, en principe, de dépanner les appareils tombés en dissidence ; les risques que l'on acceptait pour l'équipage ou le courrier, la direction de la Ligne refusait de les laisser courir pour sauver le matériel.

Certain jour, Dumesnil et Riguelle avaient été contraints d'abandonner leur appareil, en panne à trente-cinq kilomètres du fort ; la faute en était au moteur : un vieux moteur dont on ne pouvait plus rien attendre, tandis que l'avion qui le portait était quasi flambant neuf.

Saint-Ex connaissait les consignes, mais la tentation était forte. Il soupirait et rêvait de cet appareil échoué à si faible distance. Il en rêvait d'autant plus qu'il avait, en magasin, un moteur en bon état.

Porter là-bas un moteur, constituait déjà un problème, à première vue, insoluble.

Le lendemain de la panne pourtant, on le vit, dès l'aube, qui remuait des caisses et des poutres. Son matériel réuni, il appela Toto et Marchai :

- Nous allons construire un traîneau dont la partie supérieure formera un berceau pour le moteur.

- Très original, dit Toto ; mais qui tirera le traîneau ?

- On y attellera des chameaux.

L'idée était neuve, difficile à mener à bien et pourtant, construire un traîneau susceptible de porter la charge d'un moteur d'avion, organiser un attelage et trouver les animaux capables de tirer le traîneau, ce n'était pas le plus malaisé.

Il fallait encore recruter une escorte de guerriers, ainsi que la main-d'œuvre nécessaire pour démonter le vieux moteur, hisser le moteur de rechange et le fixer sur la carlingue.

Tandis que se construit le traîneau, Saint-Exupéry s'achemine vers les tentes des chefs qui campent dans les parages... Son éternelle robe de chambre vous a des airs de gandourah, sa barbe qu'il a laissé pousser, son visage brûlé de soleil, l'apparentent aux Maures qu'il visite.

Sous la tente, il parle longuement du beau temps, du vent de sable, il déguste avec lenteur les trois tasses de thé rituelles, puis, toutes précautions étant prises, en vient au but de sa démarche :

- Les chefs consentiraient-ils à recruter la petite troupe ?

Protestations de respect et d'amitié répondent à cette ouverture, mais les chefs se récusent...

Après trois jours de palabres, l'affaire n'avait pas avancé.

Un ancien interprète s'offre enfin à organiser l'expédition. Il recrute huit guerriers de noble origine, neuf manœuvres, il se procure des chameaux, loue deux chevaux aux Espagnols et se déclare prêt à partir.

Saint-Exupéry, de son côté, obtient qu'un jeune chef, Zin Ould Rhattari, accompagne le convoi.

Après de nombreuses expériences, l'attelage de chameaux avait été mis au point, si bien qu'un matin, sous les yeux stupéfaits des Maures, la caravane s'ébranla, Saint-Ex et Marchal en tête.

Menacé en cours de route par une tribu ennemie, les Aït Oussa, le convoi, dès le premier jour de marche, vit venir à lui un méhari de course que montait un guerrier bleu.

Ce guerrier, un Izarguine, comme ceux qui accompagnaient Saint-Ex, portait un papier à l'en-tête du Gouverneur du Rio de Oro.

Un rezzou étant signalé dans les parages où se rendait le pilote, le Colonel de la Pefia lui enjoignait de revenir.

La caravane, renseignée par l'émissaire, fit demi-tour sans plus attendre et les deux roumis aussitôt se retrouvèrent à l'arrière-garde.

Mais Saint-Exupéry ne l'entendait pas ainsi :

" Qui commande ici ? " s'écria-t-il, rouge de colère. Et comme les Maures continuaient leur route sans répondre, il poussa sa monture et s'approcha de leur chef :

- Mes félicitations, dit-il. Tes hommes et toi n'attendent pas le danger pour reculer... Il suffit qu'on vous l'annonce... Des femmes nous eussent mieux défendus.

À la fin, le chef se fâcha :

- Tu l'auras voulu, dit-il ; je fais serment que ni moi, ni les hommes ne te ramènerons à Juby. Nous te conduirons jusqu'à ton avion. comme nous avions convenu. Si tu peux le réparer, tant mieux... Sinon...

" Sur son ordre, la caravane reprit la route du Sud, mais les visages étaient tendus, les bouches muettes ; les hommes inquiets scrutaient les replis de dunes... "

Après deux jours de route, ils arrivèrent à l'avion. Le lendemain, dès l'aube, chacun est sur pied. Saint-Ex apostrophe sa troupe : " Il faut, dit-il, que le travail soit terminé dans la journée. "

- Va tout seul jusqu'à ton avion, ripostent les guerriers. Nous t'avons amené : notre travail est terminé.

Et les manœuvres, à leur tour, lui envoient un délégué :

- Nous ne pouvons pas travailler sans protection.

- C'est dommage, leur dit Saint-Ex, que vous ayez fait inutilement toute cette route, car, bien entendu, si vous ne faites pas votre travail, vous ne serez pas payés. "

L'argument eut un effet immédiat. Les hommes de peine se turent et suivirent les roumis et, peu après, les guerriers, humiliés de se tenir à l'abri, en présence des travailleurs, se portèrent peu à peu à proximité, et reprirent leur allure martiale.

Cependant, Saint-Ex et Marchai, en présence du sol rocailleux, creusé de failles coupantes, décident de construire une route. Tandis qu'une partie des manœuvres s'emploie à rempierrer le terrain et que les autres démontent le moteur, un appareil, aux couleurs espagnoles, surgit et lance un message.

Marchai ramasse le papier et le passe à son compagnon. Les Maures font cercle autour d'eux.

Avec un large sourire, Saint-Exupéry tend la feuille :

- Voyez, dit-il, vous aviez tort de vouloir tout lâcher. Le Gouverneur nous félicite et nous souhaite bonne chance.

Et d'une voix joyeuse, il reprend :

- Allons, maintenant au travail !

Les Maures ne savaient pas lire, mais Marchai qui, lui, savait lire, lorsqu'il eut en mains le papier, y lut un tout autre message :

" Monsieur de Saint-Exupéry, un rezzou est à proximité. Je vous réitère l'ordre de rentrer.

Colonel de la Peña. "

Le travail battait son plein, lorsqu'une salve éclata, suivie du miaulement des balles. Les manœuvres s'aplatirent.

Saint-Exupéry bondit vers les travailleurs prostrés : " Son grand corps, écrit Jean-Gérard Fleury, offrait une cible unique dans le décor dénudé, et le pilote eut un raisonnement désarmant :

- Eh bien ! cria-t-il aux manœuvres. De quoi vous mêlez-vous ? Je vous ai engagés comme travailleurs et non comme guerriers. Continuez votre besogne et laissez aux combattants le soin de s'occuper de l'ennemi et de le repousser.

Subjugués par cette logique, les hommes se remirent au travail.

Vingt-quatre boulons devaient fixer le moteur, quatre seulement étaient posés, quand, devant la situation, à chaque seconde plus critique, Saint-Exupéry décolla.

Et dans la joie de la réussite, parvenu au-dessus de Juby, il piqua, amorça un renversement, se rétablit. J. allait recommencer, lorsque son visage nâlît.: il venait de se rappeler que son moteur ne tenait que par quatre boulons.

Il se hâta d'atterrir...

La navigation aérienne se heurtait dans le désert et devait longtemps se heurter à des obstacles majeurs : déficience des appareils, brume, vents de sable... L'éclairage même des escales n'était pas réalisé, " et sur les terrains d'arrivée, par nuit noire, on alignait en face de Mermoz la maigre illumination de trois feux d'essence ".

Aujourd'hui, les choses sont autres : la radio et le radar guident l'avion au sol ; au sein même du brouillard, le tube à rayons cathodiques permet de voir les obstacles ; de puissants feux électriques balisent les aérodromes : aujourd'hui, la Ligne convoie l'avion. Il y a dix-huit ans, c'était l'avion qui, à chaque fois, ouvrait la Ligne.

Aussi, quand le pilote tardait, l'émoi s'emparait des postes ; ils s'appelaient, se réunissaient, veillaient comme au chevet d'un malade... et le moment arrivait où il était vain d'attendre, ce moment qui dépendait de la contenance du réservoir.

Au cours d'un vol, Saint-Ex, trompé par les relèves, constata, dans une déchirure de brume, qu'il survolait l'Océan.

Depuis combien de temps est-il dévié de sa route ?... Aura-t-il assez d'essence pour atteindre la prochaine escale ? Les questions se pressent, angoissantes. Il met le cap sur l'Est et soudain un point brillant se découvre : le feu scintille et s'éteint, d'autres lumières se lèvent... À chaque fois, lui et Néri croient voir luire les feux d'un phare et Néri ordonne aux escales : " Feu en vue, éteignez, rallumez trois fois. "

L'escale sans doute obéissait, mais " l'incorruptible étoile " que surveillaient les égarés, se refusait à cligner.

Malgré l'essence qui s'épuisait, a écrit Saint-Exupéry, nous mordions aux hameçons d'or : c'était chaque fois la vraie lumière d'un phare, chaque fois l'escale et la vie, puis il nous fallait changer d'étoile. "

Ils furent sauvés ce jour-là par une circonstance fortuite.

Cisneros les ayant enfin relevés, ils connurent la distance qui les séparait de l'escale, comprirent qu'ils ne pourraient l'atteindre.

Une heure d'essence leur restait. Force leur était de mettre le cap sur la côte dissidente et d'atterrir n'importe où, dans la nuit et dans la brume.

" Les escales cependant une à une se réveillaient. À notre dialogue se mêlaient les voix d'Agadir, de Casablanca, de Dakar... Conseils stériles, mais tellement tendres.

Et brusquement, Toulouse surgit, Toulouse, tête de ligne, perdue là-bas à quatre mille kilomètres. Toulouse s'installa d'emblée parmi nous et, sans préambule : " Appareil que vous pilotez n'est-il pas le F...? - Oui. - Alors, disposez encore de deux heures d'essence. Réservoir de cet appareil n'est pas un réservoir standard, Cap sur Cisneros. " Avant cette opportune indication, Néri avait capté de Casa un avis d'une autre teneur :

" Monsieur de Saint-Exupéry, je me vois obligé de demander une sanction pour vous ; vous avez viré trop près des hangars, au départ. "

Le message manquait d'à-propos. Les deux aviateurs, égarés dans l'espace interplanétaire, ne pouvaient que s'en gausser. C'est bien ce qu'ils firent d'ailleurs.

Il n'avait donc pas vu à nos manches, ce caporal, que nous étions passés capitaines ? Il nous dérangeait dans notre songe, quand nous faisions gravement les cent pas de la Grande Ourse au Sagittaire... Le devoir immédiat, le seul devoir de la planète, où cet homme se manifestait, était de nous fournir des chiffres exacts pour nos calculs parmi les astres. Et ils étaient faux. Pour le reste, provisoirement. la planète n'avait qu'à se taire. " Administrateurs, inspecteurs, bureaucrates de tout poil n'étaient guère appréciés des pilotes. Ceux-ci le sentaient et certains, maladroitement, réagissaient par la morgue et la suffisance.

En juin 1928 Saint-Exupéry vit atterrir, en pleine nuit, sans aucun avertissement préalable, Reine et Serre, accompagnés d'un inspecteur.

Et comme Saint-Ex s'exclamait, l'inspecteur répliqua :

- Il faisait un beau clair de lune à Agadir. J'ai décidé de partir et de faire une expérience de vol de nuit.

- Mais vous ne pouviez savoir le temps que vous alliez trouver ici ! Vous avez une fameuse chance !

- D'ailleurs, reprit le bureaucrate, ces Messieurs vont continuer. Moi, je reste ici. Je suis en voyage d'inspection.

Saint-Exupéry protesta :

- Cisneros n'est pas à l'écoute. Comment prévenir cette escale ? On y croit le courrier à Agadir.

Dédaignant de répondre, l'inspecteur haussa les épaules...

Édouard Serre, le nouveau chef du service radio, descendait pour la première fois dans le Sud. " Coiffé d'un chapeau gris, le visage creusé et éclairé par une profonde vie intérieure, Serre était, a écrit Jean-Gérard Fleury, éminemment sympathique. "

Aussitôt l'avion ravitaillé en essence, Reine décolle, emmenant son passager.

Mais le lendemain, à 10 heures, on était encore sans nouvelles, et l'appareil de Reine ne pouvait pas tenir l'air au delà de sept heures de vol.

- Je pars, décida Saint-Exupéry.

" Des nappes cotonneuses attardées rendaient la navigation difficile. Le pilote les survola, les contourna ; il s'approcha du sol à la faveur des trouées. Patiemment, il fouilla des yeux les anfractuosités de la côte. "

À la limite de son essence, il regagna fort Juby.

Il retrouva l'inspecteur, installé dans son bureau et entouré de tous les gueux qui venaient journellement mendier.

- Vous voyez, je négocie, répondit-il au regard surpris de Saint-Ex.

Le malheureux avait pris ces mendigots pour des caïds et il leur proposait des sacs de douros pour armer dos caravanes...

La venue du Chef de l'aéroplace eut vite fait de les disperser...

Saint-Ex, alors, rassembla les interprètes de race noble ; il envoya des émissaires à travers le Sahara et, malgré la persistance des brumes qui rendaient les vols périlleux, pendant quatre jours, lui et trois de ses camarades multiplièrent les recherches et posèrent des messagers à proximité des campements...

Peine perdue ! Reine et Serre, prisonniers des R'Gnibat, étaient réduits en esclavage; chargés comme des bêtes de somme, les pieds en sang, traînés sous un soleil de feu à la suite de leurs maîtres. Ils ne devaient regagner Juby qu'après un long temps de misère.

Et Saint-Ex qui ne portait pas les bureaucrates dans son cœur. prenait, à l'occasion, sa revanche. Il aimait à mystifier et " le petit jeu du cap Juby " est de ceux qu'il n'oubliera pas; ce petit jeu qui consistait à promener l'inspecteur guindé, hautain parfois, bien au delà des limites de la sécurité.

" La distance était suffisante pour qu'il n'osât jamais revenir seul. J'entraînais donc, sur mes talons, une heure durant, d'un pas, allègre, sous les prétextes les plus futiles, l'esclave attaché à mes pas. Et comme c'était évidemment de la fatigue qu'il se plaignait, je lui conseillais doucement de s'asseoir là et de m'attendre. Il feignait d'hésiter, mesurant de l'œil le sable sournois, puis d'un air gaillard : " Après tout, j'aime autant marcher... " Alors, j'étais bien aise et lui racontais, filant à grands pas. le dos au refuge, les mœurs cruelles des tribus maures. "

Heures de Juby... Désert où la brûlure des jours et le refroidissement des nuits " balancent si simplement les hommes d'une espérance à l'autre ", où solitude et dénuement éveillent à la plénitude et composent le climat d'une incomparable amitié... Saint-Exupéry devait vivre ces heures-là deux ans. " Ces années-là, écrira-t-il, on les pleure comme les plus belles qu'on ait vécues... "

Il avait le désert et le vol, la charge sacrée du courrier, les Maures à séduire, les camarades à recevoir ; il avait lés jeux, le travail, car il travaillait à Juby, accumulant, au-dessus des bidons vides, des feuilles manuscrites, couvertes aussi de dessins, de calculs et de projets... Jouait-il du violon à Juby ? Est-ce le chant de l'instrument ou la lumière qui attiraient à sa fenêtre les gazelles qu'il apprivoisait ?

" Quand Mermoz était de passage, écrit Jean-Gérard Fleury, Lola, sa guenon, surgissait brusquement, déchirait quelques pages couvertes d'une belle écriture indéchiffrable. Saint-Exupéry la poursuivait, butait contre son camarade qui riait aux éclats. Il empoignait Mermoz, le faisait asseoir sur la couverture râpée de son lit de camp. Il rassemblait ses carnets et, à la lueur d'une lampe qui filait, lui lisait des récits d'une poésie bouleversante. "

VIII

COURRIER SUD

Ces pages que le pilote lisait au camarade de passage; c'étaient celles de Courrier Sud.

Dans ce livre - le seul où la fiction joue un rôle, à part, bien entendu, le Petit Prince, - l'union de l'auteur et du héros, Jacques Bernis, apparaît étrangement étroite ; leur dialogue a la résonance d'un écho...

L'avion France-Amérique du Sud quitte Toulouse. Sac par sac, le courrier s'enfonce dans le ventre de l'appareil... Le pilote s'installe... Il se hisse, harnaché et lourd, jusqu'au poste de pilotage. Un mécanicien l'accompagne ; trois passagers, qu'il prend en consigne sans les voir, sont blottis entre les sacs.

Les roues puissantes écrasent les cales, le vent de l'hélice courbe l'herbe, le pilote tire à lui la manette des gaz ; l'avion fonce, il monte... Dans cinq heures, Alicante ; ce soir, l'Afrique. Bernis rêve. Il est en paix : " J'ai mis de l'ordre. " Deux mois plus tôt, Bernis montait vers Paris. Il voulait revoir Geneviève ; Geneviève ? qu'est-elle ? Symbole ? Réalité ? Elle est, en tout cas, " la jeune fille "..., princesse ou fée, rêve éternel de la jeunesse de l'homme ; la jeune fille qui tient dans ses mains secrètes les clés du trésor qui fait vivre. Geneviève ? Saint-Exupéry et Bernis l'ont, l'un et l'autre, connue, " enfant fragile ", fée déjà, qui régnait sur sa vieille demeure, sur ses arbres, sur ses troupeaux...

Après des années d'absence, Bernis, de retour à Paris, aborde dans un monde étranger. " Il se mouvait dans un corps engourdi, maladroit... Il entre, pesant, dans un dancing... Les yeux des femmes qu'il touche des siens se dérobent, semblent s'éteindre. Les jeunes gens s'écartent, flexibles, pour qu'il passe. Ainsi la nuit les cigarettes des sentinelles, à mesure que l'officier de ronde avance, tombent des doigts." Bernis a écrit à son ami : " Dis-moi donc ce que je cherche et pourquoi, contre ma fenêtre, appuyé à la ville de mes amis, de mes désirs, de mes souvenirs, je désespère ?

" Pourquoi, pour la première fois, je ne découvre pas de source et me sens si loin du trésor? Quelle est cette promesse obscure que l'on m'a faite et qu'un dieu obscur ne tient pas? "

Peu après, c'est lui-même qui répond à la question pathétique : " J'ai retrouvé la source. T'en souviens-tu ? C'est Geneviève... " S'il s'en souvient !

Saint-Exupéry n'a qu'à fermer les yeux pour revoir celle que, du fond de l'Afrique. Bernis et lui avaient fiancée, celle qui, pour eux, vivait un conte enchanté.

" Car vous étiez fée. Je me souviens... Vous habitiez sous l'épaisseur des murs, une vieille maison.

" Vous étiez si bien abritée par cette maison et, autour d'elle, par cette robe vivante de la terre. Vous aviez conclu tant de pactes avec les tilleuls, avec les chênes, avec les troupeaux que nous vous nommions leur princesse... "

" Et dans la salle à manger trop grande... n'offrant que ta seule chevelure à l'enclos doré des abat-jour, couronnée de lumière, tu régnais... "

" Geneviève, lis-nous des vers. "

" Tu lisais, et pour nous, c'étaient des enseignements sur le monde, sur la vie, qui nous venaient, non du poète, niais de ta sagesse. Et les détresses des amants, et les pleurs des reines devenaient de grandes choses tranquilles. "

" On mourait d'amour avec tant de calme dans ta voix.

" Geneviève, sais-tu ce que nous ferons plus tard ?

" Nous voulions t'éblouir et nous t'appelions : faible femme. Nous serons, faible femme, des conquérants. "

" Nous t'expliquions la vie. Les conquérants qui reviennent chargés de gloire et qui prennent pour maîtresse celle qu'ils aimaient.

" Alors, nous serons tes amants: Esclave, lis-nous des vers. "

" Mais tu ne lisais plus. Tu repoussais le livre. Tu sentais soudain ta vie si certaine... Nous étions des conquérants de fable mais toi, tu t'appuyais sur tes fougères, tes abeilles, tes chèvres, tes étoiles.., tu tirais ta confiance de toute cette vie qui montait...

" Et comme la lune était haute et qu'il était temps de dormir, tu fermais la fenêtre. " Jacques Bernis revoit donc Geneviève et celle-ci rend aux choses cette âme qui, soudain, les abandonnait.

Geneviève toutefois est mariée. Comment est-elle mariée? Qu'a-t-elle rencontré sur sa route?

L'amour ou un simulacre ?

Elle est mariée, mais, en regardant son mari " qui la désirera ce soir ", elle pense : pourquoi ne m'aime-t-on jamais tout entière ?

" On aime une part d'elle-même, mais l'autre, on la laisse dans l'ombre ; ce qu'elle croit, ce qu'elle sent, ce qu'elle porte en elle... on s'en moque : sa tendresse pour son enfant, ses soucis les plus raisonnables, toute cette part d'ombre : on la néglige... "

Son enfant meurt et Herlin, le mari, se révèle arrogant et faible, odieux surtout : " Une baudruche pleine de vent ! "

La douleur, la déception, la solitude, le calme qu'il lui faut recouvrer, la jettent dans les bras de Jacques. - Jacques, emmenez-moi.

Bernis se croit comblé.

La nuit, en auto, tous deux partent... Et c'est un pauvre voyage, coupé d'incidents mesquins, de pannes... l'auto est triste et froide... la pluie tombe... Bernis n'est pas riche ; ils descendent dans les médiocres hôtels qui s'ouvrent dans les petites villes.

Le contraste avec sa vie quiète, son enfance sûre, le cadre immuable et paré qu'elle a connu jusqu'à présent, laisse la jeune femme déconcertée.

Son trouble, son effroi qui grandissent l'éclairent, non sur ses possibilités, mais sur ce qu'elle est aujourd'hui. " L'homme se découvre quand il se mesure avec l'obstacle. "

" Sans doute l'aimait-elle toujours.., mais il ne faut pas trop demander à une faible petite fille... "

" Ils n'étaient pas faits l'un pour l'autre. Têtue et douce. Si près d'être dure, cruelle, injuste, mais sans le savoir. Si près de défendre à tout prix quelque bien obscur. Tranquille et douce. "

Jacques Bernis ramène la jeune femme à Paris. " Malade ainsi, il ne s'agissait plus de poursuivre. On verrait plus tard. Une aussi courte absence ; Herlin, 'loin, tout s'arrangerait. "

" Elle n'était pas faite non plus pour Herlin. Jacques le savait. La vie qu'elle partait reprendre ne lui avait causé que du mal. Pour quoi était-elle donc faite ? Elle semblait ne pas souffrir... "

Cette conquête... une défaite !

Bernis est las... les minutes ne mènent plus à rien... Il entre à Notre-Dame, mais, dans la prédication entendue, il ne perçoit que son propre écho, l'écho de son cœur désemparé.

Et la femme, dans la boîte de nuit, la femme " démantelée, découronnée, rejetée parmi les étoiles froides " ne lui apporte qu'indigence et vacuité.

La foule qui s'écoule devant lui n'est plus la matière vivante qui vous nourrit de larmes et de rires... la voici, pareille à un peuple mort...

Bernis revient à l'aviation ; c'est le métier qui va le rendre à lui-même, c'est la force, c'est l'exaltation de l'action qui vont l'arracher au néant.

Mais Jacques Bernis, une fois encore, voudra rencontrer Geneviève, et il va la retrouver sous le toit d'une maison de campagne, un toit où la mort menace.

Les murs étaient clairs, le lit blanc. La fenêtre ouverte s'emplissait de jour...

Jacques s'avance sur le parquet ciré, plein de lumière.

" Qui est là ? " dit-elle.

" Jacques... " Elle le fixait : " Jacques... " Elle le halait du fond de sa pensée...

" Et voici que, peu à peu, il lui semble étranger. Elle ne reconnaît pas cette ride, ce regard... Il n'est pas l'ami qu'elle porte en elle... " Jacques était venu sans qu'on s'aperçut de sa présence. " Il sortit, il se retourna avec le désir aigu d'être surpris, d'être appelé : son cœur aurait fondu de tristesse et de joie. Mais rien. Rien ne le retenait. Il glissait sans résistance entre les arbres. Il sauta la haie ; la route était dure. C'était fini, il ne reviendrait plus jamais. "

" J'ai mis de l'ordre. " Il est en paix...

Le pilote vient de quitter Alicante et vole vers Malaga. Il fonce dans la bourrasque, dans la pluie, dans l'obscurité.

Les escales alarmées épient le rude voyage. Des postes étrangers, lointains : Bordeaux, Sainte-Assise, Londres, mêlent leurs voix inopportunes aux consultations du désert.

" Quel rendez-vous au Sahara ! Toute l'Europe rassemblée, capitales aux voix d'oiseaux qui échangent des confidences. "

À Juby, Saint-Exupéry attend Jacques. Il a hâte de l'interroger.

Et l'attente réveille les songes de leur commune enfance : vieux murs croulants et lézards, pierres brûlées par le soleil, porte mystérieuse qui ouvrait sur la citerne sans fond, dans l'ombre dense des branches... refuge des greniers, trésors cachés, vieille demeure que le temps menace, envers des choses vulgaires, du monde imposé, sans secret.

Au cours de cette rêverie, le France-Amérique atterrit. Bernis débarque.

- Assieds-toi là, dit son ami. Bois. Je t'ai cru en panne et j'allais partir à ta recherche. L'avion est déjà en piste : regarde.

...Les Aït Oussa ont attaqué les Izarguine. Je te croyais tombé dans ce grabuge. J'ai eu peur. Bois. Que veux-tu manger ?

- Laisse-moi partir.

- Tu as cinq minutes. Regarde-moi. Que s'est-il passé avec Geneviève ?

Et Jacques conte son aventure.

" Je l'ai vue... Il n'y avait plus d'espace entre nous, mais une distance infranchissable, quelque chose comme mille années... On est si loin d'une autre vie. Elle était cramponnée à ses draps blancs, à son été, à. ses évidences et je n'ai pas pu l'emporter.

Jacques Bernis semble singulièrement détaché... Son moteur déjà trépide. Il part... tout semble -effacé, il ne pense plus qu'au Sahara, à la prison des dunes de sable, aux menaces sans cesse renaissantes.

Après l'escale de Port-Étienne, la tempête de sable s'élève, le moteur chauffe, son régime baisse et, tout à coup, un silence de mort succède au vrombissement de l'appareil...

Saint-Louis du Sénégal, où l'avion devait atterrir, demande d'urgence des nouvelles... Juby, Saint-Louis, Port-Étienne dépêchent des avions au désert... Un rezzou de trois cents fusils, descendu en secret du Nord, a surgi, paraît-il, à l'Est, et massacré une caravane.

Les trois avions, en éventail, foncent du côté du rezzou, et c'est Saint-Exupéry qui retrouve son ami.

" Mon camarade ! ... sur cette dune... les bras en croix... face aux villages d'étoiles.

" Cette nuit, tu pesais peu de chose à ta descente vers le Sud, combien d'amarres déjà dénouées, Bernis, aérien déjà, de n'avoir plus qu'un seul ami ; un fil de la vierge te liait à peine...

" Le fil de la vierge de mon amitié te liait à peine. Berger infidèle, j'ai dû m'endormir. "

Et l'ouvrage se termine sur les notes de service :

" De Saint-Louis du Sénégal pour Toulouse : France-Amérique retrouvé, est Timéris. Stop. Traces de balles dans les commandes. Stop. Pilote tué, avion brisé, courrier intact. Stop. Continue sur Dakar. "

Saint-Exupéry, qui a mis au service de l'amitié d'inoubliables accents, ne nous parlera plus d'amour.

Si pourtant, quinze ans plus tard, le Petit Prince sera, lui, amoureux d'une rose, fleur coquette, un peu compliquée !

" J'aurais dû ne pas l'écouter, me confia-t-il un jour ; il ne faut jamais écouter les fleurs. Il faut les regarder et les respirer. "

Mais est-ce bien là le dernier mot :

" J'aurais dû ne jamais m'enfuir, confie encore le Petit Prince. J'aurais dû deviner sa tendresse... Les fleurs sont si contradictoires ! Mais j'étais trop jeune pour savoir l'aimer ! "

IX

AMÉRIQUE DU SUD

En novembre 1928, après la libération de Reine et de Serre, Saint-Exupéry fut remplacé à Juby. Son successeur, Vidal, eut quelque peine à arriver. Pris dans la brume, au départ d'Agadir, il avait suivi le cours d'un oued, croyant longer la côte. L'oued Noun est encaissé entre deux lignes de falaises où l'avion alla se briser. Le pilote et son interprète, Lahourcine, se retrouvèrent indemnes mais l'avion était en morceaux; quant aux hommes, pilotés par deux Chleus de la tribu des S'Boufa, ils durent payer rançon.

Saint-Exupéry, informé de la venue de son successeur, était en même temps avisé de son affectation au nouveau réseau aérien de l'Amérique du Sud.

La Ligne, en effet, se prolongeait à présent au delà de l'Océan. Elle allait bientôt s'allonger jusqu'à l'extrémité sud du continent américain.

Le capitaine aviateur Roig, envoyé, dès 1924, afin de préparer les voies, avait été chaleureusement accueilli par les Chefs d'État, la Presse, et, sur les quais de Buenos-Ayres, il était tombé dans les bras d'un Argentin, aviateur de la Grande-Guerre : le célèbre Almonacid.

En 1914, au jour de la déclaration de guerre, Almonacid était en France, mais, alors que ses compatriotes quittaient en hâte notre pays, lui avait couru s'engager dans la Légion étrangère.

Titulaire du brevet de pilote, il avait été versé dans une de nos escadrilles.

C'est Almonacid qui, dès les premiers jours, avait posé à ses chefs cette question jugée saugrenue :

- Pourquoi ne vole-t-on pas la nuit ?

- Parce que l'on n'y voit rien, parbleu !

Peu convaincu, Almonacid, un certain soir, décolla... C'était par une nuit noire.

À mesure qu'il prenait de l'altitude, ses yeux pourtant s'accoutumaient à la pénombre. Le trait grisâtre des routes, les fils argentés des rails, les sinuosités des fleuves émergeaient peu à peu de la nuit.

" J'en étais sûr, triompha-t-il. On y voit assez clair pour se débrouiller. "

Pendant que le pilote volait, une grande rumeur régnait au camp et l'État-Major, alerté, s'informait près de l'Escadrille.

- Oui, dut répondre le chef ; j'ai un avion dehors.

- Que fait-il ?

- Je... n'en sais rien.

- Qui le pilote?

- Un étranger... Almonacid.

- Un étranger ! Un espion. Vous pouvez lui dire adieu, à votre avion !

Lorsque, après une agréable promenade nocturne, l'Argentin se posa impeccablement sur la piste et accourut pour conter ses impressions, il fut, comme on pense, mal reçu ,et dut expier sa fantaisie par un emprisonnement d'un mois.

Libéré, il ne songea qu'à une nouvelle escapade et, comme la menace de l'envoyer aux tranchées n'avait rien qui l'inquiétât, il prolongea sa promenade, la dernière, pensait-il, jusqu'à l'épuisement de l'essence.

À sa descente d'avion, il se mit au garde à vous et s'apprêta à subir la colère du capitaine.

Mais les accents qu'il entendit rendaient un tout autre son.

- Bravo, criait l'officier. Je vous félicite. On vous appelle au Q. G.

Le général en chef reçut lui-même l'aviateur :

- Vous êtes albinos ?

- Pas du tout. Je suis comme tout le monde.

-- En tout cas, je vous envoie dans les Flandres. Vous observerez de nuit, les mouvements de la flotte allemande.

La carrière d'Almonacid, ce précurseur des vols de nuit, fut une succession d!exploits, et l'Argentine. lors de son retour, fit un accueil triomphal au pilote, qui' revenait capitaine, décoré de la Légion d'Honneur et de la Médaille militaire, avec sur la poitrine, une Croix de guerre chargée de palmes.

Six ans après son retour, les propositions de Roig enflammèrent Almonacid. Il entraîna le Français chez ' le président Alvear. Celui-ci promit son appui. Roig étudia l'itinéraire et, dès le mois suivant, M. Latécoère et Daurat envoyèrent en Amérique une mission aérienne.

Cette mission, trois avions Bréguet, débarqua à Rio, dans les premiers jours de décembre et, défiant brumes, montagnes, forêts, tempêtes, y reconnut le trajet de Rio-de-Janeiro à Buenos-Ayres. Il était nécessaire toutefois de prolonger la Ligne au nord de Rio-de Janeiro, jusqu'au point le plus rapproché de Dakar, sur la côte ouest de l'Afrique. L'aviateur Vachet entreprit, seul avec Roig et un mécanicien, la reconnaissance de la côte de Rio-de-Janeiro à Récife, région difficile entre toutes, car tout y est menace pour l'avion : les côtes bordées de falaises abruptes, la mer peuplée de requins, les fûts de la forêt vierge, les cimes des régions montagneuses.

Après de dures tentatives, Vachet parvint à parcourir dans les deux sens les cinq mille kilomètres qui séparent Buenos-Ayres do Recife.

C'est alors que Bouilloux-Lafont, le célèbre financier, séduit par les perspectives qui s'ouvraient devant la Ligne, désireux de participer au succès d'une entreprise française, mit au service de celle-ci, l'appui de ses capitaux et de son activité.

Des terrains d'atterrissage furent créés, des, escales aménagées et bientôt Vachet put se poser à Natal, le port le plus oriental de la côte brésilienne.

La Société des Lignes aériennes Latécoère, débaptisée, devint l'Aéropostale. Un jeune polytechnicien, Julien Pranville, fut appelé à diriger l'exploitation du réseau et Mermoz nommé chef-pilote.

La liaison Dakar-Natal restait cependant en suspens, la traversée de l'Atlantique présentant d'autres problèmes. En attendant que ceux-ci fussent résolus, des avisos, loués à la Marine française, devaient assurer le transport des sacs postaux de l'Afrique à l'Amérique.

Lorsque les bateaux furent livrés, Mermoz voulut ; le premier, porter le courrier aérien de l'Amérique vers l'Europe.

À l'aube du 1er mars 1928, il décolla de Buenos-Ayres, comptant forcer les étapes et battre tous les records. Il n'arriva pourtant à Rio que le lendemain à midi ; une fuite d'eau l'avait retardé.

Tandis qu'il sautait de l'avion, le courrier, déjà transbordé, reprenait l'air vers le Nord ; d'escale en escale, il allait atteindre Natal où l'aviso l'attendait.

Et sur Dakar, Casablanca, les équipes se préparaient... Et en France, sur le terrain de Montaudran, un petit homme à cheveux gris secouait la cendre de son éternelle cigarette et suivait la marche de l'avion, Daurat, le chef inflexible, humain pourtant, qui avait lancé cette ligne, la plus longue des lignes aériennes, où sur 1.300 kilomètres, des hommes, à bord d'appareils désuets, se jouaient quotidiennement de la brume, de la tempête et du sable, de la montagne et du désert.

Mais lorsque Mermoz eut volé de Buenos-Ayres à Rio-de-Janeiro, il comprit l'impossibilité d'accomplir, en un seul jour, le trajet.

Insatisfait, le pilote s'en ouvrit à Julien Pranville :

- Il faut voler la nuit, dit-il.

Et développant son idée :

" Sur le réseau France-Afrique, la volonté des pilotes a suppléé à l'insuffisance du matériel. Il doit en être de même ici ; c'est en pratiquant le vol de nuit que nous obtiendrons qu'on construise des appareils, des instruments.

- C'est un risque terrible, dit Pranville.

- Je le prends sur moi. Je partirai le premier. Si' je passe, les autres passeront.

Il le fit comme il le disait. Dans les brumes du Rio de la Plata, dans les tempêtes de la baie Sainte-Catherine, les déluges de Florianopolis, comme dans les tornades de Santos, il prouva qu'il n'est guère d'obstacle dont n'arrive à triompher la volonté tendue de l'homme.

La liaison Rio-Buenos-Ayres, fut effectuée en un jour - par la voie ordinaire, le courrier mettait cinq jours à atteindre sa destination - et bientôt les équi- ' pages pris d'émulation, volèrent la nuit comme le jour; il devint normal de joindre Buenos-Ayres à Rio en un jour et d'atteindre Natal, en deux jours. En démontrant que le vol de nuit était possible, Mermoz doublait les possibilités de l'aviation commerciale. Son exploit devait avoir un immense retentissement.

Ce fut peu après, en octobre 1929, que, sur les quais de Buenos-Ayres, Mermoz accueillit Saint-Ex.

Les deux pilotes se connaissaient de longue date et s'estimaient réciproquement. Autre chose même que le métier liait Mermoz à Saint-Ex : la culture du " Seigneur des sables ". " Mermoz, a écrit Kessel, a toujours admiré avec une ferveur d'enfant ébloui, l'intelligence, le savoir, le talent. Ces biens immatériels, Saint-Exupéry en était prodigieusement riche. "

Et Saint-Exupéry a consacré à Mermoz, dans son ouvrage Terre des Hommes, quelques-unes de ses plus belles pages ; Mermoz captif chez les Maures ; Mermoz qui, après avoir bâti un pont au-dessus du Sahara, bâtit un pont sur les Andes, Mermoz affrontant la Cordillère, sans connaître ses orages, sans rien savoir des formidables remous qui " obligent le pilote à une sorte de lutte au couteau ", Mermoz, " essayant pour les autres. "

" Enfin, un jour, écrit-il, à force " d'essayer ", il se découvrit prisonnier des Andes.

" Échoués à quatre mille mètres d'altitude, sur un plateau aux parois verticales, son mécanicien et lui cherchèrent pendant deux jours à s'évader. Ils étaient pris. Alors ils jouèrent leur dernière chance, lancèrent l'avion vers le vide, rebondirent durement sur le sol inégal, jusqu'au précipice, où ils coulèrent. L'avion dans la chute, prit enfin assez de vitesse pour obéir aux commandes. Mermoz le redressa face à une crête, toucha la crête, et l'eau fusant de toutes les tubulures

crevées, dans la nuit, par le gel, déjà en panne après sept minutes de vol, découvrit la plaine chilienne, sous lui, comme une terre promise.

" Le lendemain, il recommençait.

" Quand les Andes furent bien explorées, une fois la technique des traversées bien au point, Mermoz confia ce tronçon à son camarade Guillaumet et s'en fut explorer la nuit... " À l'heure où Saint-Exupéry débarque, Mermoz vient précisément d'ouvrir devant l'avion ce nouveau domaine : la nuit.

Le chef de poste de Juby va prendre la direction de l'Aeroposta Argentina.

Sa valeur de pilote de ligne. ses dépannages étonnants, sa méthode, sa clarté d'esprit le désignent pour organiser l'aviation commerciale dans la République argentine.

La région qu'il est appelé à survoler se révèle peu propice au vol. C'est une contrée de vents fantastiques : on l'appelle communément " le pays où les pierres volent ", et ce n'est pas une métaphore ; dans le but de s'opposer aux excès de vitesse des conducteurs d'automobiles, les routes, peu nombreuses, sont barrées par des " cassis ".

L'automobiliste qui se permet de rouler à une allure excessive, risque fort d'être atteint ou de voir sa voiture atteinte par les pierres qui se détachent des failles et que 'le vent emporte, là-bas, comme il fait, ici, des feuilles d'arbre.

C'était d'ailleurs un problème neuf que posaient ces ouragans qui', descendant de la Cordillère, dévastaient les récoltes, abattaient troupeaux et toitures.

Lorsque Saint-Exupéry, à bord d'un Laté-26, s'envola vers Rio Gallegos, agglomération argentine du sud de la Patagonie, il ne lui fallut pas longtemps pour se rendre compte que jamais il n'arriverait à atterrir.

La bourrasque soulevait ses ailes et seule la puissance du moteur pouvait le maintenir au sol, mais encore fallait-il que celui-ci continuât de tourner.

Sous les yeux de l'aviateur, une camionnette et une voiture furent renversées par l'ouragan.

Fort heureusement, le Gouverneur argentin avait prévu un fort contingent de soldats pour prêter main-forte au pilote et ceux-ci étaient massés à la lisière du terrain, lors de son arrivée.

" Les hommes s'agrippèrent aux ailes, aux longerons, au capot, à l'hélice, ils escaladèrent le fuselage, pesèrent sur le train d'atterrissage, sur les roues... tandis que le métal, sous le vent, vibrait dans un sonore chant d'orgue. "

Le lendemain de cette odyssée, " Saint-Exupéry entreprit de joindre Roi Gallegos à Punta Arenas, la ville la plus australe du monde, dernier port chilien perdu au sud du continent ".

Trois cents kilomètres séparaient les deux agglomérations. Saint-Exupéry décolle en quelques minutes. soulevé du sol par un souffle irrésistible, mais, une heure après son départ, l'aérodrome restait en vue et le paysage identique. Cinq heures plus tard, l'appareil n'avait couvert que 240 kilomètres et dans un vent si violent que le pilote l'aurait juré immobile... Mais, si le pilote n'avançait pas, le niveau de l'essence, lui, baissait. Il fallut interrompre le vol. Saint-Exupéry se posa en pleine campagne, n'ayant pu franchir, faute d'essence, les quatre-vingts kilomètres qui le séparaient de Punta Arenas. Ses derniers litres de combustible furent employés à maintenir l'appareil au sol, tandis que son mécanicien, assisté de gauchos, amarrait solidement l'avion dans un repli du terrain; relativement abrité.

L'aviateur fréta une voiture et, à Punta Arenas, discuta avec les autorités.

Lorsque, quelques heures plus tard, il redécolla dans la direction opposée, il lui fallut douze minutes pour atteindre Rio Gallegos. À l'aller, il avait tenu l'air cinq heures !

Le Rio Gallegos allait devenir le terminus de la ligne de Patagonie ; le Chili, en rivalité avec l'Argentine, ayant refusé que le courrier de Santiago, destiné à Punta Arenas, empruntât le réseau argentin. Le gouvernement chilien aurait voulu que le courrier de l'air traversât la Cordillère et bifurquât sur le territoire chilien ; mais il fallait, pour réaliser ce programme, traverser une région des Andes, " le nid à cyclones ", aussi tragiquement renommée que le " Pot au Noir ", dans l'Atlantique... Les directeurs de la Ligne renoncèrent à cette aventure ; il fut décidé que les sacs postaux à destination de Punta Arenas, feraient en. automobile le parcours de la dernière ville argentine à la dernière ville chilienne.

Au retour de ces trajets périlleux et des tournées d'inspection sur cette chaîne d'aérodromes que Saint-Ex, dès son arrivée, s'ingénia à établir, le pilote courait vers ses camarades.

Il aimait la solitude, il s'en était enrichi, mais il avait soif aussi des échanges de l'amitié 4 .

Il franchissait en auto la distance qui le séparait de Buenos-Ayres, où la plupart se retrouvaient.

Guillaumet, Reine, Mermoz, Etienne, combien d'autres, fréquentaient dans la capitale " d'aimables petits restaurants où le vin de Mendoza arrosait les tranches de bœuf. Ils racontaient leurs dernières aventures, évoquaient les batailles contre le pampero, contre les tempêtes de neige, les pannes sur la côte brésilienne. Ils se quittaient tard, enfiévrés " et Saint-Exupéry, chez lui, rêvait un instant, à la fenêtre, puis, sous le rayon pâle de sa lampe, couvrait d'écriture des feuilles blanches... Il écrivait : Vol de nuit.

X

VOL DE NUIT

Vol de nuit... Le plus parfait peut-être des ouvrages de Saint-Exupéry. " Un livre d'une incontestable grandeur et d'une admirable unité qui tient en une nuit de tempête. "

Trois avions doivent arriver au centre de Buenos-Ayres ; le premier vient du Paraguay, le second du Chili, le troisième de la Patagonie.

Un cyclone, venu du Pacifique, a traversé la Cordillère et menace les pilotes. Le courrier d'Europe attend, pour décoller, l'arrivée des trois appareils.

Le chef de la ligne, Rivière, infatigable veilleur, se promène de long en large sur le terrain d'atterrissage.

Cette journée s'annonce pour lui redoutable, et lorsque les trois courriers auront surgi de la nuit, l'avion d'Europe, à son tour, le chargera d'inquiétudes.

Et toujours il en sera ainsi... Jamais, pour lui, de victoire qui serait définitive... Jamais de paix bienheureuse. Le lutteur se sentait las : " Je vieillis ! "

Le pilote Pellerin, qui arrive du Chili, se pose sur l'aérodrome... Il tarde à descendre de 'l'avion et demeure muet, comme absorbé par le souvenir de la colère dont il vient de triompher, ce cyclone qui donne aux choses un étrange et nouveau visage, ce pouvoir incompréhensible qui charge et anime les pics, les neiges et les remous...

La nuit pourtant est dégagée, " chaque aéroport vantait son temps clair, son ciel transparent, sa bonne brise... Le courrier de Patagonie est même en avance sur l'horaire, car les vents poussaient vers le nord leur grande houle favorable ".

Mais voici que, dans cette nuit pure, dans ces étoiles luisantes, les radios découvrent l'orage.

" Le temps est orageux. Nous n'entendons plus les avions.

Coupant court à sa rêverie, Rivière sonna pour connaître les derniers messages reçus des avions en vol.

" Le courrier d'Asuncion marche bien... Nous l'aurons vers deux heures. Nous prévoyons, par contre, un retard important du courrier de Patagonie, qui paraît en difficulté. "

Le Chef relit les télégrammes de protection des escales Nord. Ils ouvraient au courrier d'Europe une route de lune " Ciel pur, pleine lune, vent nul. "

Allait-il, sans attendre le courrier de Patagonie, faire décoller l'avion d'Europe ? S'il ordonnait le départ, l'équipage du courrier entrerait dans un monde stable, un monde sans menace.

Il hésitait cependant...

Un désastre en Patagonie ébranlerait, non pas sa foi dans l'obligation des vols de nuit, mais la foi d'autrui, et pourtant, pensait-il, un drame montrerait la fissure, mais ne prouverait rien d'autre. " J'ai les mêmes raisons solides d'insister, et une cause de moins d'accident possible ; celle qui s'est montrée. Les échecs fortifient les forts. Malheureusement, contre les hommes on loue un jeu où compte si peu le vrai sens des choses. L'on gagne ou l'on perd sur des apparences, on marque des points misérables. Et l'on se trouve ligoté épar une apparence de défaite. "

Rivière sonna de nouveau :

- Pourquoi ne nous passez-vous rien ?

- Nous n'entendons pas le courrier.

- Il se tait ?

- Nous ne savons. Trop d'orages. Même s'il manipulait, nous n'entendrions pas.

Les escales aussi sont muettes... La ligne est coupée, le temps menaçant...

Penché sur la carte, Rivière cherche un refuge de ciel pur... Il a demandé l'état du ciel à la police de plus de trente villes de province ; les réponses vont parvenir.

Si les postes radio accrochent quelque appel de l'avion, Buenos-Ayres lui transmettra aussitôt la position du refuge.

Or, après l'escale de Commodoro Rivadavia, Fabien, le pilote du courrier de Patagonie, avait abordé l'orage...

Une ligne d'éclairs qui découvrait des forteresses de nuages, des remous qui faisaient trembler l'appareil.

Le pilote volait vers Trelew... Il jouait sa vie sur la foi d'un petit papier sale, chiffonné, que lui avait passé le radio.

" Trelew trois quarts couvert, vent Ouest faible. " Commodoro en arrière, indiqua :

" Retour impossible. Tempête. "

Et l'une après l'autre, les escales : San Antonio, Bahia-Blanca, Trelew même, signalèrent l'orage.

Fabien fit interroger Buenos-Ayres, mais le radio ne put transmettre. Les étincelles l'empêchaient de manipuler et le moteur vibrait si fort que toute la masse de l'avion était prise d'un tremblement comme de colère.

Fabien usait ses forces à dominer l'appareil.

Il en prit son parti... Atterrir, coûte que coûte, n'importe où, au risque d'emboutir.

" Il lâcha son unique fusée éclairante. La fusée s'enflamma, tournoya, illumina une plaine et s'y éteignit. C'était la mer.

" Il ;pensa très vite : Perdu !

" Et c'est à cette minute que luirent sur sa tête, dans une déchirure de la tempête, comme un appât mortel au fond d'une nasse, quelques étoiles. "

" Il jugea bien que c'était un piège... mais sa faim de lumière était telle qu'il monta. "

Il est une heure du matin. Les secrétaires dans le bureau chuchotent à voix basse du cyclone.

Le téléphone retentit. La femme du pilote s'informe.

Et Rivière écoute cette petite voix lointaine, tremblante, à laquelle il ne peut répondre.

En face de lui se dressait, non la femme de Fabien, mais un autre sens de la vie. Rivière ne pouvait qu'écouter, que plaindre cette petite voix, ce chant tellement triste, mais ennemi. Car ni l'action, ni le bonheur individuel n'admettent le partage : ils sont en conflit. "

Un message enfin est capté.

" Au-dessus de nous, tout est bouché. Nous ignorons si nous survolons toujours la mer. Communiquez si tempête s'étend à l'intérieur. "

Buenos-Ayres fit répondre :

" Tempête générale à l'intérieur. Combien vous reste-t-il d'essence ?

- Une demi-heure.

Dans une demi-heure, l'équipage s'abîmerait dans la nuit.

Rivière songe. Il songe aux trésors ensevelis, à la femme de Fabien, inquiète et tendre, à cet amour qui leur fut à peine prêté, comme un jouet à un enfant pauvre.

Il pense à la main de Fabien qui tient, pour quelques minutes encore, sa destinée dans les commandes.

Et Fabien, lui, perdu dans son monde d'étoiles, erre sur la splendeur des nuages, " au-dessous, c'est l'éternité ". Il porte encore dans ses mains le poids de la richesse humaine, il promène désespéré l'inutile trésor qu'il faut rendre...

La femme de Fabien se fit annoncer.

Dans le bureau où elle attend, elle se sent importune... Ces secrétaires appliqués, ces cartes, ces dossiers...

Tout chez elle montrait l'absence : le lit entr'ouvert, le café servi, un bouquet de fleurs... Ici, " un résidu de chiffres durs ".

Rivière la reçut.

- Je vous dérange...

- Madame, vous ne me dérangez pas. Malheureusement, vous et moi, nous ne pouvons mieux faire quo d'attendre...

Elle eut un faible haussement d'épaules, dont Rivière comprit le sens, " À quoi bon cette lampe, ce dîner servi, ces fleurs... "

Il taisait une pitié profonde.

Elle l'aidait à découvrir ce qu'il cherchait :

" Nous ne demandons pas à être éternels, mais à ne pas voir les actes et les choses tout à coup perdre leur sens. Le vide qui nous entoure se montre alors... "

Quelqu'un dans le bureau remarqua :

- Une heure quarante. Dernière limite de l'essence ; il est impossible qu'ils volent encore...

Mais l'ordre doit régner, même dans la maison des morts et Rivière reprend le travail.

L'avion du Paraguay " glissait en marge d'un cylone qui ne lui brouillait pas une étoile. Neuf passagers, roulés dans leurs couvertures de voyage, s'appuyaient du front à leurs fenêtres...

" Le pilote, à l'avant, soutenait de ses mains sa précieuse charge de vies humaines, les yeux grands ouverts et pleins de lune, comme un chevrier.

" Buenos-Ayres, déjà, emplissait l'horizon de son feu rose, et bientôt luirait de toutes ses pierres comme un trésor fabuleux.

" Le radio, de ses doigts, lâchait les derniers télégrammes, comme les notes finales d'une sonate qu'il eût tapotées, joyeux dans le ciel, et dont Rivière comprenait le chant; puis, il remonta l'antenne, puis il s'étira un peu, bâilla et sourit : on arrivait... "

" Le pilote ayant atterri, retrouva le pilote du courrier d'Europe, adossé contre son avion, les mains dans les poches.

- C'est toi qui continues ?

- Oui.

- La Patagonie est là ?

- On ne l'attend pas : disparue. Il fait beau ?

- Il fait très beau. Fabien a disparu ?

Ils en parlèrent peu, une grande fraternité les dispensait de phrases. "

Victoire... défaite... Ces mots n'ont pas de sens, pense Rivière. La vie est au-dessous de ces images et déjà prépare de nouvelles images. " Une victoire affaiblit un peuple ; une défaite en réveille un autre. L'événement en marche compte seul. "

Dans cinq minutes, les postes de T.S.F. auront alerté les escales. Sur quinze mille kilomètres, le frémissement de la vie aura résolu tous les problèmes.

L'avion d'Europe a décollé. Déjà, un chant d'orgue monte : l'avion. "

Dans aucun autre livre, peut-être, Saint-Exupéry n'a posé avec autant d'acuité les problèmes de finalité...

La méditation de Rivière, qui domine tout l'ouvrage, est entièrement tendue vers la recherche de la fin. Passionnément appliqué à la réussite de la Ligne, il entend bien servir quelque chose d'autre, de plus grand ; quelque chose qui dépasse le bonheur individuel et la vie même, s'il le faut.

Quelle est donc cette part de l'homme qu'il faut à tout prix sauver ?

La question tourmente le pionnier, mais quand cette phrase lui revient : " Il s'agit de les rendre éternels ", l'éternité qu'il envisage, c'est, semble-t-il, la survivance de l'œuvre au cours des siècles et dans la mémoire humaine ; la personne n'y a paso droit.

" Il revit un temple au dieu du soleil des anciens Incas du Pérou. Ces pierres droites sur la montagne. " Au nom de quelle dureté ou de quel étrange amour, le conducteur de peuples d'autrefois, contraignant ses foules à tirer ce temple sur la montagne, leur imposa-t-il donc de dresser leur éternité ?... Le conducteur de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-être pas pitié de la souffrance de l'homme, eut pitié, immensément, de sa mort. Non de sa mort individuelle, mais pitié de l'espèce qu'effacera la mer de sable. Et il menait son peuple dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le désert. " Lorsque Rivière reçoit la jeune femme de Fabien, et compatit à sa tendresse, devenue à présent inutile, il découvre une autre réponse :

" Nous ne demandons pas à être éternels, mais à ne pas voir les actes et les choses tout à coup perdre leur sens. Le vide qui nous entoure se montre alors. "

Donner un sens à chaque démarche et par chacune d'elles fonder l'homme, telle est bien la haute pensée qui clôt alors ses réflexions.

Et cependant, le point final de son angoissante recherche : " L'événement en marche compte seul " paraît effacer ce vouloir, de même que le chant de l'orgue, qui monte avec l'avion d'Europe, étouffe le son si pur de " l'onde qui reliait au monde l'appareil condamné. "

Rivière, en maintes circonstances, se montre dur, voire injuste, non par défaut de caractère, mais parce que la réussite exige, pense-t-il, cette attitude... Il reste grand cependant, parce qu'il pressent que l'action, le don de l'homme à quelque chose qui dépasse l'individu, prépare son avènement, mais lorsqu'il entend gronder l'avion d'Europe, en marche dans les étoiles, " Rivière le Grand ", " Rivière le Victorieux " semble suspendre le chant salubre de l'inquiétude.

S'il arrêtait là sa recherche et s'il entendait signifier que l'œuvre accomplie se suffit et trouve en elle sa fin, indûment, il limiterait l'homme " quelle que soit l'urgence de l'action, écrira Saint-Exupéry plus tard, il nous est interdit d'oublier, faute de quoi cette action demeurera stérile, la vocation qui doit la commander ".

André Gicle a préfacé Vol de nuit. " Je lui sais gré particulièrement (à l'auteur), écrit-il, d'éclairer cette vérité paradoxale, pourtant d'une importance psychologique considérable, que le bonheur de l'homme n'est pas dans la liberté, mais dans l'acceptation d'un devoir. "

Pensée précieuse sous la plume de l'auteur des Nourritures terrestres. Pensée précieuse qui appellerait un complément, car le devoir, route de bonheur, est aussi voie de liberté. Et encore faudrait-il savoir quelle lumière brille au ciel de l'homme qui transcende et fonde le devoir.

XI

DE MERMOZ À SAINT-EX

L'effort acharné des pilotes, l'introduction des vols de nuit avaient grandement accéléré la transmission du courrier.

De Buenos-Ayres à Natal, l'avion postal mettait deux jours et il fallait un temps égal pour que, de l'autre côté de l'Atlantique, le courrier parvint à Toulouse.

Dix mille kilomètres de route parcourus en quatre jours, c'était une belle performance.

Malheureusement, la lenteur des avisos-bâtiments de guerre réformés - paraissait réduire à néant cet extraordinaire effort. Il leur fallait plus d'une semaine pour aller de Natal à Dakar - trois mille kilomètres de mer.

Et ce n'était pourtant pas la ferveur qui manquait. " Les équipages, leurs capitaines, " animés de " l'esprit de la Ligne ", s'efforçaient de réduire au minimum le temps de la traversée et les malheureux bâtiments, vibrant de toutes leurs tôles, naviguaient " dans la trépidation des machines poussées à leur puissance extrême ". Souvent, les tubulures éclataient. À chaque voyage, ou à peu près, la panne immobilisait l'aviso.

Il fallait, vaille que vaille, réparer, puis reprendre la route de mer dans des conditions aggravées. Les retards qui résultaient de cet état de choses décalaient tous les horaires. Un remède s'imposait.

- Nous devons, répétait Mermoz, tenir les promesses de nos contrats. Nos 'privilèges nous engagent.

Et le pilote songeait à lancer, au-dessus de l'Atlantique, quelque appareil susceptible de triompher de l'Océan, ainsi que d'autres avaient triomphé de la montagne et des sables.

Daurat partageait cet avis ; les mêmes impatiences le rongeaient, si bien qu'avec le concours d'ingénieurs spécialisés, il établit un programme d'hydravions transatlantiques et Mermoz, une fois encore, réalisa cette prouesse.

Le 20 janvier 1930, il s'embarque pour la France, accompagné jusqu'au bateau par une foule considérable. Ses amis : Saint-Ex, Etienne, Reine, Guillaumet, l'escortèrent jusqu'à sa cabine.

À Montevideo, à Rio, les camarades dispersés accoururent lui souhaiter bon voyage et joyeux congé.

Le pilote effectua en France tous les essais indispensables : il passa, sur l'étang de Berre, son brevet de pilote d'hydravion et, après avoir risqué une épreuve définitive sur le parcours Marignane, cap d'Agde, Toulon, il reçut des pouvoirs publics une demi-autorisation. Instruit par l'expérience, il n'en demanda pas davantage.

Le 18 mai 1930, le courrier, transporté dans un temps record de Toulouse à Saint-Louis du Sénégal, fut chargé à bord du nouvel appareil et, tandis que Daurat, anxieux, assistait au décollage de l'avion, alourdi par .ses flotteurs, le Comte-de-la-Vaux (c'était le nom de l'appareil) s'élança sur le fleuve Sénégal et mit le cap sur l'Amérique.

Vingt et une heures plus tard, en dépit des entonnoirs et des tornades du " Pot au Noir ", des trombes d'eau, des coups de bélier, des nuées, des orages et de la foudre de la sinistre région, Mermoz amerrit sur le Rio Potingui, à l'estuaire duquel s'élève la ville de Natal.

Il faut lire, dans Terre des hommes, la description de la rencontre de Mermoz avec la nuit fantastique du " Pot au Noir ".

Le courrier avait mis deux jours pour aller de Toulouse au Brésil ; il allait toucher l'Argentine après trois jours et demi ; le Chili, un jour plus tard. Le record du monde en hydravion était largement battu et la liaison directe, France-Amérique du Sud, cette fois réalisée.

L'exploit de Mermoz souleva un enthousiasme compréhensible et dans les mois qui suivirent, l'Aéropostale atteignit son apogée.

Le travail gigantesque entrepris par Bouilloux-Lafont avait fait surgir un réseau de terrains et d'escales pourvus de hangars et de bâtiments d'habitation, de magasins, de postes de T.S.F., de groupes électrogènes.

" Le balisage lumineux comportait des phares à longue portée, un pourtour de lampes rouges, des projecteurs d'atterrissage. "

" L'emploi de la T.S.F., d'abord limité aux escales, pour transmettre les renseignements météorologiques et l'annonce des arrivées et des départs, s'était peu à peu adapté aux progrès techniques.

" Les avions en vol communiquèrent, grâce à leurs postes de bord. Bientôt, ils reçurent les relèvements radiogoniométriques, susceptibles de les guider. " Aucune ligne aérienne ne pouvait, alors', dans le monde, soutenir la comparaison avec l'Aéropostale.

Des efforts opiniâtres d'un petit groupe de Français était née une œuvre française : l'union de l'Europe et des pays de l'Amérique latine, l'union de ces pays entre eux, étaient, par elle, réalisées.

Ces contrées, rapprochées par une culture semblable, incroyablement isolées du fait qu'elles n'avaient jusqu'alors aucun moyen de communiquer, allaient enfin procéder à des échanges humains. Une vie neuve, une vie ardente devait jaillir de leurs rapports. La bataille de l'Atlantique n'était cependant pas gagnée !

Lorsque Mermoz voulut effectuer le voyage de retour, joindre le Brésil au Sénégal, il ne lui fallut pas moins de cinquante-trois tentatives, pour parvenir à arracher son appareil à la mer et aux vents contraires.

" Cinquante-trois tentatives, a écrit Saint-Exupéry ; ce trait dépeint Mermoz : une volonté qui Ise refuse à admettre l'expérience commune. N'importe quel autre pilote, après dix essais, aurait conclu avec logique il n'y a rien à faire ! Mermoz ne se laisse pas arrêter par le mur des impossibilités : il le saute. "

" Des appareils qui ne peuvent ni flotter, ni redécoller en mer, ne sont pas, dut cependant reconnaître le pilote, des appareils marins. "

Et il en revenait toujours à la construction de l'avion qui lui permettrait de franchir d'une seule traite les trois mille kilomètres de mer.

Pour obtenir celui-ci, fidèle à sa ligne de conduite, Mermoz continuait d'essayer.

Il était en France, il était en Amérique, son corps ici, son cœur là, risquant tout pour doter la Ligne de la merveille dont il rêvait.

Au cours de Fessai d'un nouveau Latécoère, il fit, sur le terrain de Montaudran, une chute qui aurait dû être mortelle.

À la clinique de Toulouse où, enragé de son inaction, il guérissait ses blessures, Guillaumet lui apportait des nouvelles.

- Saint-Ex ne change pas, disait-il. Les Argentins sont fous de lui ; il leur a organisé un réseau aérien modèle.

Le courrier passe malgré le pampero, et, avec son air d'être dans la lune, notre ami administre l'Aéroposta Argentina avec une poigne vigoureuse. Il vole toute la journée, fait le courrier, atterrit brusquement à mille kilomètres de Buenos-Ayres, sur un aéroplace dont le chef, se croyant bien loin de tout contrôle, jouait au bridge au lieu de surveiller le travail. Il remet tout en ordre, redécolle, rentre à Pacheco le soir tombé, prend sa voiture, fonce chez lui à une vitesse folle et passe les restes de sa nuit à écrire. Je me demande quand il dort, ce phénomène ! "

- Oui, avec lui, je suis tranquille, reprenait Mermoz ", et il continuait, obsédé par la pensée du temps que lui faisait perdre son immobilisation... " C'est à moi de compléter le travail ; j'e veux m'entraîner sans arrêt et aussitôt qu'on me donnera un appareil, établir la ligne régulière, Dakar-Natal. "

Ce rêve, il devait le réaliser, mais trois ans plus tard seulement, avec le trimoteur construit par l'ingénieur Couzinet.

En 1933, le vol triomphant de l'Arc-en-Ciel démontra la possibilité d'une liaison aérienne directe entre Dakar-Natal.

Mais en 1933, l'Aéropostale n'était plus. Tandis que Mermoz " essayait ", Saint-Ex, Etienne, Reine, Guillaumet assuraient et consolidaient dans le ciel agité de l'Argentine et de la Patagonie, du Brésil, du Paraguay et de la Cordillère des Andes, la suprématie de la Ligne.

Au-dessus de la pampa argentine et des laves de la Terre de Feu, Saint-Ex combattait la tempête.

" Cramponné de tout mon moteur, face à la côte, contre ce vent où chaque dentelure du sol accrochait, comme un long reptile, son sillage, il me semblait me cramponner à l'extrémité d'un jouet monstrueux qui claquait au-dessus de la mer. "

Et cependant, la régularité des vols est telle que Blaise Cendars pourra écrire : " Les deux millions d'habitants de Rio règlent leurs montres, quand passe l'avion aux cocardes françaises. "

" Saint-Ex a organisé une suite d'aérodromes : San Julien. Trelew, Commodoro, Rivadavia, Bahia Blanca ". Il les contrôle, les régit.

" Le métier, écrit Alberes, n'est pas seulement fait d'expéditions aventureuses, il est une tâche quotidienne et une fidélité. "

Mais le métier l'enchantait. Et, comme Fabien, le pilote de Vol de nuit, il recueillait, au cours du vol, tous les signes que le jour portait et, quand descendait la nuit, ses feux de position répondant aux feux des villages, il allait, " berger des petites villes ", d'un clocher à l'autre clocher, sensible aux appels lumineux qui montaient vers lui de la terre, ébloui par " le miracle des consciences ", soucieux toujours " de tant d'étoiles éteintes, de tant d'hommes endormis ".

L'avion, avec lui, s'animait... dans son métal ruisselait la vie... il ne vibrait pas : il vivait.

" Les cinq cents chevaux du moteur faisaient naître dans la matière un courant très doux qui changeait sa glace en chair de velours " et l'outil des lignes aériennes, comme la charrue du paysan, conquérait plus grand que la terre, l'homme qui l'utilisait.

Enfoncé dans la carlingue, séparé même du radio par le grondement de son moteur, le pilote connaît une parfaite solitude. Le danger sans cesse affronté, la solitude, la nuit le retrempent dans l'essentiel.

" Tous les soucis sans importance et que l'on croyait capitaux, les colères, les désirs troubles, les jalousies sont effacés et les soucis graves émergent seuls.

" Alors, descendant heure par heure cet escalier d'étoiles vers l'aube, on ,se sent pur ".

Le pilote peut goûter les fortes joies de l'arrivée :

" Ce glissement vers Alicante ou Santiago ensoleillées, au sortir des ténèbres ou de l'orage ; ce sentiment puissant de rentrer réoccuper sa place dans la vie, dans le jardin miraculeux où sont les arbres et les femmes et les petits cafés du port.

" Gaz réduits, penché vers l'escale, laissant derrière lui les massifs sombres dont il se délivre, quel pilote de ligne n'a pas chanté. "

Il peut jouir comme un enfant de la douceur des petites choses.

" Fini le travail ! Néri et moi, descendrions en ville... Nous nous attablerions, bien en sécurité et riant de la nuit passée, devant les croissants chauds et le café au lait. Néri et moi, recevrions ce cadeau matinal de la vie. " L'avion, qui a permis l'hallucinante vision de l'étendue des espaces morts : laves et pierres, sables et glaces, apporte, en retour, la surprise des rencontres vivantes, humaines : jeunes filles de Punta Arenas, vieilles femmes qui puisent à la fontaine, un enfant qui pleure en silence.

La flèche du regret touche-t-elle le rapide messager ?

" Il était semblable à un conquérant au soir de ses conquêtes, qui découvre l'humble bonheur des hommes. Fabien avait besoin de déposer les armes... Ce village minuscule, il l'eût accepté... Fabien eût désiré vivre ici longtemps, prendre sa part., ici, d'éternité... "

Mais " ce village, il eût fallu renoncer à l'action pour le conquérir " ; puis, ce n'est pas la distance qui mesure l'éloignement. " Le mur d'un jardin de chez nous peut enfermer plus de secrets que le mur de Chine, et l'âme d'une petite fille est mieux protégée par le silence que ne le sont, par l'épaisseur des sables, les oasis sahariennes. " Et il sait aussi, le pilote, que le métier consolide les liens les plus émouvants, ceux qui naissent entre les hommes, de l'épreuve et de l'effort ; les liens mêmes de cet amour que Saint-Ex a défini : " Aimer, ce n'est point nous regarder l'un l'autre, mais regarder ensemble dans la même direction. " Et ce fut en Amérique que Saint-Ex eut à trembler pour son ami Guillaumet.

XII

GUILLAUMET. FIN DE " LA LIGNE "

Guillaumet lui était cher.

C'était près de Guillaumet qu'à la veille de son premier courrier, Saint-Ex était venu chercher les enseignements qu'il n'avait pu découvrir sur l'aridité des cartes.

Et Guillaumet lui avait fait de l'Espagne, ce pays de contes de fées, où de bons et de méchants génies guettaient jour et nuit les pilotes.

Guillaumet lui avait appris à déjouer les pièges des méchants. " Guillaumet versait la confiance comme une lampe répand la lumière. "

Et plus tard, il nous confiera : " Nous étions de même substance. Je me sens un peu mort en lui. J'ai fait de Guillaumet un des compagnons de mon silence. Je suis de Guillaumet. "

Le 12 juin 1930, Guillaumet avait décollé de Santiago-de-Chili. Il s'apprêtait à traverser pour la quatre-vingt-douzième fois la Cordillère des Andes, lorsque, assailli par la tempête, aveuglé par les rafales de vent et de neige, il dut rebrousser chemin.

Le lendemain, il s'envolait de nouveau.

Camarade de régiment de Mermoz, Guillaumet lui ressemblait par la prestance, la carrure. Grand, athlétique, son visage reflétait sa jeunesse d'âme ; la joie de vivre éclatait dans son sourire.

Saint-Exupéry dit de lui : " Il est une qualité qui n'a point de nom. Peut-être est-ce la gravité mais le mot ne satisfait pas. Car cette qualité peu s'accompagner de la gaîté la plus souriante. C'est la qualité même du charpentier qui s'installe d'égal à égal en face de sa pièce de bois, la palpe, la mesure et, loin de la traiter à la légère, rassemble à son propos toutes ses vertus. "

Lors de son second départ, le pilote prit de l'altitude, mais se vit bientôt traqué par " le front compact des nuages qui se reformaient derrière lui ". Il cherchait à s'orienter, lorsqu'il se sentit happé par une force irrésistible.

Aspiré par un courant descendant, le contrôle de son appareil lui échappa ; bientôt, il fut au-dessous des cimes ; il s'attendait à percuter, lorsque, au travers d'une déchirure de nuages, il reconnut la " Laguna Diamante ", un lac situé au centre d'un gigantesque cirque, dominé par des sommets qui atteignent sept mille mètres.

Toutes les issues étant bouchées, le pilote se résigna à tourner autour du Iac. à trente mètres environ du sol, cherchant du regard où se poser ; il finit par atterrir mais, en fin de course, l'appareil heurta la neige durcie et capota mollement.

L'hélice de l'avion fut tordue et ses ailerons faussés. Guillaumet rassembla le courrier et, l'ouragan le renversant sur le sol, il se tapit sous la carlingue, et attendit les camarades.

Aucun doute ne l'effleurait. Leur venue était certaine, et vers neuf heures, en effet, il reconnut l'avion de Deley qui prospectait au-dessus de la Cordillère Deley toutefois volait à une haute altitude et, malgré les fusées lancées, il n'aperçut pas l'avion. Il poursuivit ses recherches ; Guillaumet le vit disparaître...

Ceci se passait un vendredi. Ce jour même, se rendant compte qu'aucun ami ne le repérerait au fond de son entonnoir, Guillaumet se mit en route or, la route, c'était l'ascension de cols vertigineux recouverts de longues traînées de glace ; c'était la lente progression dans le froid aigu de la montagne les chutes è. pic sur des pentes de trois cents mètres les retombées dans la neige ; les recommencements opiniâtres, les pieds gelés, les entrailles tordues par la faim, les doigts si gourds qu'il lui fallait parfois des heures pour craquer l'allumette qui permettrait de faire tiédir un peu de neige...

Et dans ces tourments mortels, il arrivait que le grondement d'un moteur lui fit soudain lever la tête.

Saint-Exupéry croisait au-dessus de la Cordillère.

- Comment savais-tu que c'était moi ? demanda Saint-Exupéry.

- Personne n'aurait osé voler si bas.

Mais, en dépit de son audace, Saint-Ex ne put repérer cet homme, petit point imperceptible dans lé gigantesque chaos...

Ce martyre dura quatre jours, au cours desquels Guillaumet continuait d'aller, épuisé, haletant, au rythme parfois de trois kilomètres en douze heures, de pic en gouffre, et de précipice en torrent.

Peu à peu, il se dépouillait : de sa combinaison, devenue carapace de glace ; de sa lampe électrique, qu'il entendit rebondir jusqu'au fond du précipice, et lui-même enfin s'écroula. Un rocher arrêta sa chute...

Mais quel bien-être inexplicable éprouvait-il tout à coup ? Il était meurtri, assommé, et une sorte de paix bienheureuse l'envahissait tout entier. La neige douce l'entourait. Il ferma les yeux, s'abandonna à ses souvenirs : sa femme, son petit fox Looping... Soudain, un souvenir plus précis le frappa comme d'un coup de massue. C'était cette police d'assurance, cette police qui assurait la sécurité de sa femme... Le texte lui apparaissait et, dans le texte, cette phrase : " La Compagnie ne reconnaît la mort d'un assuré que si le décès a été régulièrement constaté. "

Allons ! Il fallait s'arracher au sommeil tentateur, trouver, à tout prix, quelque lieu où son corps entraîné par la fonte des neiges ne risquerait pas de disparaître dans le gouffre.

Il avisa au-dessus de lui, une large table de pierre. Il fallait gagner ce refuge, s'y étendre et y mourir.

L'effort qu'il fit pour y atteindre, en réveillant toutes ses douleurs, ranima ses énergies : " J'ai bien marché jusque-là. Pourquoi ne pas continuer ? " Et il se remit en route.

Pour avoir le courage de marcher, il s'efforçait de ne plus penser à l'horreur de sa situation... Il luttait... se gourmandait : " Ma femme si elle croit que je vis, elle croit que je marche. Les camarades croient que je marche. Ils ont tous confiance en moi. Et je suis un salaud si je ne marche pas. "

Le souffle court et bruyant, il poursuivait sa progression, coupée de chutes dans les torrents, en lutte avec le courant, avec les glaces et la faim et l'inexprimable épuisement ; au soir du sixième jour, enfin, il atteignit une zone boisée et son cœur battit à grands coups : là-bas, là-bas, dans un horizon lointain, il avait cru distinguer les phares d'une automobile.

D'autres signes de vie apparurent ; des guanacos qui sautaient de roche en roche... mais il était tellement las... Il devait fréquemment faire halte pour frictionner ses pieds de neige, puis il perdait la mémoire. À chaque arrêt, il oubliait quelque chose... un gant, sa montre, son couteau, sa boussole. Il allait s'appauvrissant et pourtant il se répétait : " Ce qui sauve c'est de faire un pas. Encore un pas... "

Harassé, privé de nourriture, son cœur non plus n'allait pas fort. Il le sentait qui hésitait, s'arrêtait, reprenait son rythme et il encourageait son cœur : " Allons ! un effort. Tache de battre encore... C'était un cœur de bonne qualité. Il était fier de ce cœur. " Et l'aube enfin se leva sur une contrée miraculeuse : une plaine immense, des verdures... Emporté par son désir, soutenu par l'automatisme acquis à force de tension, il dévala les dernières pentes, trébuchant dans les éboulis, se relevant, arrachant l'herbe à pleines mains pour tromper sa faim, sa soif et, tout à coup, à ses pieds, un mince filet d'eau. Il se penche, boit avidemment et demeure fasciné : au bord de l'eau, des traces de sabots de

mules !... Rassemblant toutes ses forces, il suit la piste muletière, croit apercevoir une cabane, une femme, un enfant, des chèvres. Il veut crier, mais ne peut émettre qu'un bruit rauque, une sorte de raclement.

Des chiens aboient. La femme se retourne et, prise de peur, empoigne l'enfant, saute sur une mule et disparaît au galop :

" Guillaumet qui avait entrevu le salut, s'abattit à bout de forces... "

Heureusement, après ce mouvement de frayeur, la femme se ravisa. Un fantôme qui s'écroule ne peut guère être dangereux !

S'approchant du malheureux, elle reconnut sur ce corps martyrisé, les blessures de la montagne. Elle frotta le visage blême, le ranima, et Guillaumet, avec son aide, se traîna jusqu'à sa hutte. La paysanne le déshabilla, le coucha, fit lever pour lui faire place, ses deux enfants endormis.

- Mon mari rentrera ce soir. Il a des remèdes, lui dit-elle. Vous serez vite d'aplomb.

L'homme, un vieux contrebandier, massa ses muscles froissés, étendit sur la peau gelée des onguents et .prévint la police montée.

Un jour plus tard, le poste de San Carlos envoyait une voiture à la rencontre du pilote qui, à dos de mule et guidé par son hôte, descendait les quinze kilomètres qui séparaient l'abri de la route.

Cinq jours durant, Saint-Exupéry et Deley avaient fouillé la Cordillère, mais que pouvaient deux appareils !

" Il nous semblait que cent escadrilles naviguant pendant cent années, n'eussent pas achevé d'explorer cet énorme massif... "

Tout espoir paraissait perdu. Les contrebandiers refusaient d'aventurer, sur les contreforts montagneux, des caravanes de secours ; les officiers chiliens conseillaient d'interrompre les recherches : " C'est l'hiver ; votre camarade, s'il a survécu à sa chute, n'a pas survécu à la nuit. La nuit, là-haut, quand elle passe sur l'homme, elle le change en glace. " " Au cours du septième jour, narre Saint-Exupéry, tandis que je déjeunais, entre deux traversées, dans un restaurant de Mendoza, un homme poussa la porte et cria, oh ! peu de chose :

- Guillaumet... vivant ! Et tous les inconnus qui se trouvaient là, s'embrasèrent.

Dis minutes plus tard, j'avais décollé... Quarante minutes plus tard, j'avais atterri le long d'une route, ayant reconnu, à je ne sais quoi, la voiture qui t'emportait... Ce fut une belle rencontre, nous pleurions tous, et nous t'écrasions dans nos bras, vivant, ressuscité, auteur de ton propre miracle. C'est alors que tu exprimas, et ce fut ta première phrase intelligible, un admirable orgueil d'homme : " Ce que j'ai fait, je le jure, jamais aucune bête ne l'aurait fait. " Le soir même, en avion, Saint-Exupéry ramena son camarade à Mendoza. Il le veilla, le soigna, l'aida à se délivrer de la pathétique aventure.

" Que restait-il de toi, Guillaumet ? Nous te retrouvions bien, mais calciné, mais racorni, mais rapetissé comme une vieille l... Ton corps n'oubliait pas les rochers, ni les neiges. Ils te marquaient. J'observais ton visage noir, tuméfié, semblable à un fruit blet qui a reçu des coups. Tu étais très laid et misérable, ayant perdu l'usage des beaux outils de ton travail : tes mains demeuraient gourdes, et quand, pour respirer, tu t'asseyais sur le bord de ton lit, tes pieds gelés pendaient comme deux poids morts... " Et je pensais : Si on lui parlait de son courage, Guillaumet hausserait les épaules... Le courage de Guillaumet, avant tout, est un effet de sa droiture.

" Sa véritable qualité n'est point là. Sa grandeur, c'est de se sentir responsable. Responsable de lui, du courrier et des camarades qui espèrent. Il tient dans ses mains leur peine ou leur joie. Responsable de ce qui se bâtit de neuf, là-bas, chez les vivants. à quoi il doit participer. Responsable un peu du destin des hommes, dans la mesure de son travail.

" Il fait partie des êtres larges qui acceptent do couvrir de larges horizons de leur feuillage. Être homme, c'est précisément être responsable. C'est connaître la honte en face d'une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C'est être fier d'une victoire que les camarades ont remportée. C'est sentir, en posant sa pierre, que l'on contribue à bâtir le monde. "

Peu après cette aventure, des échos singuliers arrivèrent jusqu'aux pilotes. L'Aéropostale, à en croire ces rumeurs, était menacée de faillite.

Bouilloux-Lafont, le banquier, aurait fait de mauvaises affaires... Toutes ses entreprises se tenant, le krack de l'une entraînerait la ruine de toutes.

Ce qui se chuchotait à l'oreille, éclata bientôt au grand jour... Les manchettes des journaux relatèrent en gros caractères : " L'Affaire de l'Aéropostale ".

Bouilloux-Lafont essaya de tenir tête et il l'eût sans doute emporté, si son fils, sur la foi de documents qui furent reconnus fabriqués, n'avait pas accusé les ennemis de son père de s'être vendus à l'Allemagne.

On refusa au vieux banquier le renouvellement du contrat qui l'eût sauvé et il ne put obtenir les quelque quatre-vingts millions sur lesquels il avait cru, en toute bonne foi, pouvoir compter.

Ainsi fut consommée la ruine d'un homme dont la faute, en fin de compte, se réduisait à avoir essayé de réaliser pour l'aviation française, " par son audace, son impulsion et sa foi, ce que la France, elle, eût dû faire. "

Bref, en mars 1931, l'Aéropostale fut mise en liquidation judiciaire. Les lignes du Chili, du Pérou à la Bolivie, les lignes de l'Argentine au Paraguay furent suspendues ; l'ouverture des lignes intérieures remise sine die et Daurat, le chef rude et ferme qui avait su imposer la religion du courrier, qui avait haussé celui-ci à la hauteur du devoir, Daurat, " qui avait trié les hommes au crible du courage, de l'émulation, du danger ", Daurat était remplacé.

L'Aéroposta Argentina, elle aussi, interrompait ses services. Elle allait être, avec d'autres lignes aériennes, englobée dans une société unique contrôlée par l'État. Cette société, c'est aujourd'hui notre " Compagnie Nationale de Navigation aérienne. "

Quant à Saint-Exupéry, il était rappelé en France.

À cette époque l'auteur de " Vol de nuit " reçut le prix Fémina.

Ces subsides arrivèrent à point. Saint-Ex était fatigué. Les hautes luttes, menées à l'extrémité du monde contre les vents, les monts, l'orage, n'avaient certes pas eu raison de son solide tempérament, mais elles l'avaient momentanément surmené.

D'une générosité sans égale et n'ayant jamais su compter, le pilote n'était pas riche. Il ne dédaignait pas les biens que l'argent peut procurer, mais il s'en préoccupait peu et ne songeait guère à amasser.

" Quiconque lutte, a-t-il écrit, dans l'unique espoir de biens matériels, ne récolte rien qui vaille de vivre. "

Saint-Exupéry s'accorda donc quelque repos et goûta la douceur des jours où, à l'écart du combat, l'homme, en se détendant, se recrée.

Il était autant que quiconque, et peut-être plus que quiconque, apte à jouir de cette halte, lui, dont le regard juvénile transfigurait êtres et choses, les rendant à une vérité que le blasé ne perçoit plus.

Poète des nuits et de l'espace, il est également l'enchanteur des fleurs et des jardins, de la grâce neuve des jeunes filles, de la douceur des foyers.

Un enfant endormi le touche, mais aussi le visage dur et paisible de la vieille paysanne qui dort son dernier sommeil. Le mystère des êtres l'émeut, ce trésor qu'ils portent en eux et qu'il connaît si fragile.

" Le plus important est invisible ", dira-t-il lorsqu'il aura le Petit Prince dans ses bras. " C'est véritablement utile puisque c'est joli ", s'écriera l'enfant mystérieux. " Les yeux sont aveugles, il faut chercher avec le cœur... " Il sait tout voir avec le cœur.

Et puis encore, lui qui sait jouer, simple et spontané comme l'enfant, pendant ces jours où se dénouent les rudes sangles du métier, sans doute joue-t-il avec son violon et ses cartes, ses inventions, ses dessins, ses manuscrits...

Et les souvenirs des heures de vol, les mystérieuses découvertes des atterrissements imprévus, revenaient en foule à sa mémoire : jeunes filles aux vipères, rencontrées dans ce château de légende aux boiseries délabrées, aux parquets effondrés, mais où tout était si brillant. si bien astiqué, si lustré.

" Aujourd'hui je rêve. Tout cela est bien lointain. Que sont devenues ces deux fées ? Sans doute se sont-elles mariées. Mais alors ont-elles changé ? Il est si grave de passer de l'état de jeune fille à l'état de femme. Que font-elles dans une maison neuve ? Que sont devenues leurs relations avec les herbes folles et les serpents ? Elles étaient mêlées à quelque chose d'universel. Mais un jour vient où la femme s'éveille dans la jeune fille ? On rêve de décerner enfin un dix-neuf. Alors un imbécile se présente. Pour la première fois, des yeux si aiguisés se trompent et l'éclairent de belles couleurs. L'imbécile, s'il dit des vers, on le croit poète. On croit qu'il comprend les parquets troués, on croit qu'il aime les mangoustes. On croit que cette confiance le flatte, d'une vipère qui se dandine, sous la table, entre ses jambes. On lui donne son cœur qui est un jardin sauvage, à lui qui n'aime que les parcs soignés. Et l'imbécile emmène la princesse en esclavage. "

Ouvrier du plus beau métier, poète, penseur, est-ce là tout Saint-Exupéry ?

Il faut encore laisser entendre que cet homme, au cœur si sûr, fut aussi un tourmenté et qu'il connaissait le poids des longues journées où l'on s'enferme, non plus dans une solitude vivifiante, mais dans la morne désespérance de soi-même et de l'univers.

Mais comme il s'était libéré de la hantise des espaces vides et des étendues stériles, il savait se délivrer des heures moroses, enténébrées, revenir vers les hommes avec ce regard étonné, ce visage clair et sain, cette délicieuse simplicité, avec surtout son sourire qui n'appartient qu'à lui, et qu'il donnait sans compter " parce qu'il était charmant et qu'il y avait au fond de son cœur honnête et généreux, de la bienveillance, de la compréhension et de la gentillesse pour tout le monde ".

XIII

PILOTE D'ESSAIS... INVENTEUR...

À cette époque, Saint-Exupéry accepta de faire des essais d'appareils.

Pilote d'essais... Sait-on bien ce qu-on lui demande ? Se rend-on compte que c'est un homme qui est, vis-à-vis de l'avion, quelque chose comme le cow-boy sur une monture indomptée ?

L'appareil qui l'attend, et qui brille dans le soleil de toutes ses tôles éblouies, ce " prototype " qui a coûté des millions et tant de calculs et de veilles, et tant d'heures de travail, il s'agit de le mener si durement qu'il présente, après ce traitement, toutes garanties de sécurité.

Qu'il cède sous les rudes manœuvres et l'homme, lié à son destin, est entraîné dans sa chute et encore faut-il compter sur les malaises du pilote plus certains, parfois plus graves, que les défaillances de l'avion car cette conduite brutale provoque dans l'organisme d'inquiétantes réactions.

Quand l'avion amorce, en pleine vitesse, le virage, le pilote, momentanément perd la vue et ne la recouvre qu'en ligne droite. Le freinage brusque, dans une descente en piqué, fait naître dans tous les organes, une douleur intolérable et la circulation du sang, brutalement freinée elle aussi, peut entraîner la syncope.

D'autres pénibles sensations naissent des variations de l'humidité de l'air comme de la température. On ne passe pas impunément, en l'espace de quelques minutes, de + 12° au sol à - 56°, à dix ou douze mille mètres d'altitude.

Ce sont là pourtant faits courants dans la vie du pilote d'essais qui, pour juger sainement et rendre compte exactement, doit unir à l'expérience du pilote. la formation de l'ingénieur.

À Saint-Raphaël. Saint-Exupéry essayait des hydravions. Sa langue précise et imagée a décrit le travail de l'appareil sous l'impulsion des moteurs, la mer creusée par le soc de la gigantesque charrue, le dur clapotis de la vague, résonnant contre la coque, le pouvoir, qui naît de la vitesse et se transmet au conducteur.

" Le pilote ferme les mains sur les commandes et, peu à peu, dans ses paumes creuses, il reçoit ce pouvoir comme un don. Les organes de métal des commandes, à mesure que ce don lui est accordé, se font les messagers de sa puissance.

" Quand elle est mûre, d'un mouvement plus souple que celui de cueillir, le pilote sépare l'avion d'avec les eaux et l'établit dans les airs. "

Un hydravion, celui que Saint-Ex doit éprouver, est amarré au quai Jean-Bart, un minuscule canot au flanc.

L'appareil est muni de ces multiples commandes qui sont comme le prolongement des membres de l'aviateur, mais il est, en outre, bourré d'une quantité d'enregistreurs : thermomètres et cadrans, niveaux, montres et voyants destinés à vérifier l'endurance des matériaux, les consommations en huile, en essence, en eau, bref, tout le comportement de la mécanique nouvelle qui va prendre l'air aujourd'hui.

À l'heure convenue, la haute silhouette du pilote se détache des platanes du quai.

Il arrive de son pas égal, alourdi par l'armure du vol et son double parachute.

L'ingénieur est à ses côtés. Tous deux montent dans le canot qu'une planche joint à la terre, mais, seul, le pilote s'engouffre dans la carlingue.

Et tandis qu'une chaîne ramène au quai l'embarcation, Saint-Exupéry décolle.

Il promène au-dessus de la baie et des rochers rouges des deux Lions, le tonnerre de son appareil, essayant et vérifiant du pied et de la main, les commandes... Il s'évade vers l'Estérel, revient à la baie, prend de la vitesse et monte si haut que le vrombissement des moteurs n'est plus qu'un bourdonnement d'insecte.

En traçant la dernière spirale qui se perd dans le bleu du ciel, le pilote se cale sur son siège... Avant de descendre en piqué, cherche, avec les reins, le contact du parachute et s'assure, d'un bref regard, de la direction de sa plongée, puis, prend du large vers le soleil et pousse légèrement sur le manche.

L'audace de sa descente a réveillé l'idée du risque - un risque pleinement accepté - mais, durant quelques secondes, il n'est plus qu'un corps qui souffre.

À quelque distance de la mer, il tire brusquement sur le manche ; l'avion se cabre, un voile brouille la vue du pilote, et tout à coup, avec un bruit de ferraille, un brutal écart de l'avion... Une des ailes s'est détachée, l'appareil tombe en deux morceaux.

Saint-Ex a le temps de faire manœuvrer la glissière, mais il ne peut pas sauter. La pression le cloue à son siège. Son visage ébauche un sourire.

Sur le rivage, les gens s'agitent, une vedette quitte le quai.

L'hydravion a pénétré dans les profondeurs de l'eau, la mer se rue dans la carlingue, mais l'homme, réveillé, fait face.

Il lutte avec tant de courage, qu'il sort de sa prison liquide et atterrit sur l'aile intacte.

La vedette accoste l'appareil. On interpelle, on tend les bras ; Saint-Ex embarque, regarde tous ces visages amis.

" J'ai bien cru me noyer, dit-il, c'est merveilleux ; donnez-moi une cigarette...

Dans ce métier périlleux. Saint-Exupéry découvrait une nouvelle raison de fierté, un thème neuf de méditation ; la fierté du risque utile et de cette fidélité qui veut que l'homme d'un métier l'éprouve en totalité ; un thème neuf, l'étude des relations de la science et de l'expérience, de la logique mathématique et de la sagesse humaine.

" Il est rare, a-t-il écrit, que l'engin sorte de l'analyse mathématique comme le poussin sort de l'œuf. "

Nos ingénieurs affirment qu'un jour le pilote d'essais ne sera plus qu'un instrument de mesure. Et certes, je le crois comme eux. Je crois aussi que viendra le jour où, lorsque nous souffrirons sans savoir pourquoi, nous nous confierons à des physiciens qui, même sans nous interroger, nous retireront une seringuée de sang, en déduiront quelques constantes qu'ils multiplieront les unes par les autres, après quoi, ayant consulté une table de logarithmes, ils nous guériront par une pilule.

Et cependant, lorsque je souffrirai, je m'adresserai à, tel vieux médecin de campagne qui m'observera du coin de l'œil, me tapotera le ventre, collera contre mes épaules un vieux mouchoir, au travers duquel il écoutera, puis toussera un peu, allumera sa pipe, se frottera le menton et me sourira pour mieux me guérir.

Je crois encore en Coupet, Lasne ou Détroyat, pour qui l'avion n'est pas seulement une collection de paramètres, mais un organisme qu'on ausculte. Ils atterrissent. Ils font distraitement le tour de l'appareil. Du bout des doigts, ils caressent le fuselage, tapotent l'aile. Ils ne calculent pas : ils méditent. Puis, se tournant vers l'ingénieur et simplement : " Voilà... il faut raccourcir le plan fixe. "

Et quelle ironie souriante dans les lignes par où il conclut :

" Le théoricien croit en la logique. Il croit mépriser le rêve, l'intuition, la poésie. Il ne voit pas qu'elles se sont déguisées, ces trois fées, pour le séduire comme un amoureux de quinze ans. Il ne sait .pas qu'il leur doit ses plus belles trouvailles. Elles s'étaient présentées sous le nom " d'hypothèses de travail ", de " conditions arbitraires ".

Comment eût-il soupçonné, le théoricien, qu'il trompait la logique austère et qu'en les écoutant, il écoutait chanter les Muses. J'admire la Science, bien sûr. Mais j'admire aussi la Sagesse. "

Et certes, Saint-Exupéry peut, dans la recherche technique, faire la part large à l'intuition, car il en parle d'expérience.

Admirable écrivain, pilote magnifique, il est encore mathématicien, inventeur.

À Brest, où, avant de rejoindre la Ligne Amérique-du-Sud, il suivit un Cours supérieur de navigation aérienne, le directeur du Cours affirme l'avoir vu retrouver seul la plupart des instruments de navigation automatique et en découvrir de nouveaux.

" Son génie était, écrit-il, de déceler des rapports invisibles entre deux ordres de phénomènes a priori très différents, et de se servir de leur combinaison pour résoudre plus facilement un problème. "

Quinze ans plus tard, ce même directeur, devenu le colonel Chassin, reverra Saint-Ex à Alger et témoignera de son génie mathématique, auquel le célèbre aérodynamicien américain, Théodore Von Karman, a rendu hommage en ces termes :

" Je viens de recevoir la visite du célèbre pilote et écrivain français, Antoine de Saint-Exupéry, qui m'a exposé ses idées concernant l'aérodynamique. Ces idées sont extraordinairement nouvelles et susceptibles d'apporter à notre science, de considérables développements. Il en est une en particulier qui m'a semblé si intéressante, que je vous demande de bien vouloir entreprendre d'urgence des expériences à ce sujet. " " Suivait, continue le colonel Chassin, l'exposé d'une idée d'Antoine, relative à une utilisation originale des plans auxiliaires, dits Flettners, en relation avec les pulsations verticales du vent. " Son activité d'inventeur s'est principalement exercée dans les trois à quatre années qui ont précédé la guerre et, dans ce court laps de temps, il est devenu titulaire de dix brevets d'invention, additions et documents qui concernent, pour la plupart, les problèmes de son métier ; goniographe, lecture d'appareils indicateurs, traceur de route, atterrissage, visibilité, sustentation et propulsion dans un milieu fluide compressible, allumage et démarrage des moteurs, repérage par ondes électro-magnétiques sont l'objet de ces brevets qui apportent aux problèmes posés d'ingénieuses et toujours pratiques solutions.

" De sa culture scientifique de base, écrit A.-R. Métras dans le bel ouvrage que Confluences a consacré à l'écrivain, Saint-Exupéry avait gardé le goût des sciences physiques... La difficulté mathématique ne le heurtait point, mais il s'efforçait constamment de substituer à l'aridité d'une démonstration purement mathématique, une explication de logique formelle, éliminant tout symbolisme. Il était fort curieux de suivre alors le travail de son esprit imaginatif, faisant appel aux analogies souvent les plus. inattendues et aux raisonnements philosophiques les plus subtils. "

Et, après avoir analysé la nature et la portée des brevets dont Saint-Ex est titulaire, après avoir souligné l'ingéniosité et le tour très personnel des solutions adoptées, l'auteur de l'article ajoute : " Il ne nous appartient pas ici de discuter de la valeur pratique et des possibilités de réalisation de ces inventions. Tous ceux qui ont à toucher. de près ou de loin, aux brevets d'invention, savent par expérience les efforts considérables que doit déployer le créateur, en collaboration avec le constructeur, pour la mise au point d'un dispositif nouveau dont le principe apparaît cependant non seulement séduisant, mais simple.

" Je crois savoir que l'inventeur se mit en relations avec des constructeurs et qu'il y reçut bon accueil. Mais d'une part ses brevets étaient récents et l'homme, d'autre part, si éloigné des notions d'intérêt, qu'il m'étonnerait beaucoup d'apprendre que son énergie, cependant certaine, se soit employée avant 1939 à la réalisation d'une de ses inventions.

" Pour les brevets mettant en jeu l'utilisation des ondes électromagnétiques ou les phénomènes de réaction, il se peut que les travaux issus de la guerre aient donné lieu à des inventions et réalisations qui dépassent les textes de Saint-Exupéry.

" Mais n'est-il pas émouvant et remarquable que leur auteur, si souvent isolé de la terre et des hommes, au sein de l'atmosphère parfois hostile, ait pu précisément, sur des problèmes difficiles, sans le concours d'aucun laboratoire, concevoir des solutions et proposer des réalisations, à une époque où d'éminents techniciens, sinon même, des savants, en étaient précisément aux études préliminaires.

" J'ai conscience, termine l'auteur, que la disparition de Saint-Expupéry a privé l'aéronautique française, non pas seulement d'un grand pilote, mais bien plus encore d'un chercheur doué d'une prodigieuse imagination créatrice. "

Et il arrivait fréquemment que le feu, en quelque sorte, précédât ou accompagnât l'invention : travaux mystérieux, expériences hydrodynamiques dont sa baignoire était le théâtre et des cartes à jouer les modèles ; envol gracieux d'hélicoptères, que les petits Napolitains applaudissaient, émerveillés, et qui devaient apporter des méthodes neuves de parachutage.

La réalisation technique, cependant, l'intéressait peu ; " ce qu'il aimait, écrit Jean Leleu, c'était le jeu de l'intelligence. C'est pourquoi il préférait, entre tous les problèmes, ceux dont la solution demande plus de finesse et d'élégance intellectuelle que de connaissances techniques...

" Il reprochait souvent aux spécialistes d'avoir l'esprit étroit et encombré, et les problèmes qu'il leur posait dans leurs propres domaines de travail étaient des défis de son intelligence cultivée, mais affranchie de préjugés, à leur science trop exacte et incapable d'évasion... En réalité, c'était l'efflorescence de quelque chose d'infiniment plus élevé, le travail incessant d'un esprit noble à la recherche de la vérité... "

Un soir, rapporte Jean Leleu, " tandis que nous regardions le Vésuve défier le black-out de Naples, la conversation s'engagea tout naturellement sur la physique moléculaire. Saint-Ex se lança dans la discussion avec son enthousiasme coutumier. Il avait sur ce sujet, comme sur tant d'autres, beaucoup lu et beaucoup réfléchi, et possédait de fortes connaissances scientifiques. Il nous expliqua les raisons précises qui lui permettaient de prévoir la mise au point prochaine de la bombe atomique et cette anticipation nous bouleversa. Mais, c'est surtout le côté philosophique de la désintégration de la matière par l'homme qui le tourmentait. Cet accroissement formidable de la puissance humaine à l'échelle sidérale était pour lui un élément nouveau dans un des grands problèmes de la vie : la position de l'homme par rapport à la divinité.

" C'est ainsi, ajoute Jean Leleu, que je devinai combien la vie intérieure de Saint-Ex était intense et quelle philosophie élevée il tentait sans cesse de dégager des faits et des idées ".

XIV

AU CENTRE DU DÉSERT.

SAINT-EXUPÉRY JOURNALISTE

Au cours de l'été 1935, Saint-Exupéry put enfin réaliser un de ses rêves les plus chers : la possession d'un appareil personnel. Celui-ci, un Caudron Simoun, belle machine nerveuse et rapide, le remplit d'une joie semblable à la joie de l'enfant à Noël et cette joie, le ministère de l'Air la consacre en lui proposant une mission autour de la Méditerranée.

Il survole alors tour à tour l'Espagne, le Maroc, l'Algérie, la Tripolitaine et la Grèce, la Turquie. Il pose son bel avion rouge à Madrid et à Casa, à Alger, à Tripoli ; au Caire, à Beyrouth et dans combien de villes encore, parlant dans toutes, avec cette chaleur contenue qui anime écrits et langage, du métier qui lui tient au cœur, de ses noblesses, de la poésie inconnue des voyages aériens, des services que le monde moderne va recevoir de l'aviation.

Et comme il est l'homme du souvenir et de toutes les fidélités, le désert, transfiguré par le rezzou ; la pampa, où rugit le vent, les piliers géants des Andes et les combats homériques que, pour l'honneur du courrier, les pilotes livrent chaque jour à l'air, aux neiges, à l'avion, passent et repassent dans ses récits et soulèvent l'enthousiasme. De magnifiques photographies rapportées d'Afrique, d'Amérique, de la Cordillère notamment, illustrent ses conférences et concourent à leur succès. L'aviateur rentre en France à la fin du mois de décembre, bravant les tempêtes de neige qui sévissent, cet hiver-là, en Italie, et triomphant, comme en se jouant, des brumes qui lui dérobent nos côtes. En France, d'autres soucis l'attendent... Son appareil l'enchante, mais encore faut-il pouvoir l'approvisionner en essence. Les 180 CV du Simoun et ses 290 km.-heure, sont terriblement exigeants...

L'aventurier du désert et des cyclones de la Patagonie ne peut vraiment se contenter des promenades anodines de quelque pilote amateur, ni d'horizons limités par l'état de ses propres finances. Son destin est de faire partie de cette phalange de découvreurs sur les risques desquels s'édifie la sécurité de l'avenir. Or, il apprend qu'une prime de cent cinquante mille francs est promise à l'aviateur qui, avant le 31 décembre, aura battu le record Paris-Saigon.

Le dernier pilote, qui vient de tenter l'épreuve, André Japy, a couvert en quatre-vingt-sept heures la distance qui sépare Paris du port cochinchinois.

Saint-Exupéry espère pouvoir faire mieux. Il a apprécié, lors de sa dernière randonnée, les qualités de son appareil, sa souplesse, sa rapidité ; la précision de ses organes de direction.

Il décide de partir.

Cependant, les circonstances ne semblent pas favorables. L'aviateur a fait au Bourget des vols d'essai satisfaisants, mais, du fait des conditions atmosphériques déplorables, les épreuves n'ont pu avoir lieu qu'à la veille de son départ. Celui-ci est urgent, puis que le règlement fixe au 31 décembre la limite de la compétition.

Le 29, à 7 heures du matin, l'équipage : pilote et mécanicien, quitte le Bourget.

Il va voler dans de mauvaises conditions : vents contraires, nuits sans lune et sans repères, car, pour alléger l'appareil, Saint-Ex n'embarque ni radio, ni goniomètre ; mais il a confiance en lui et en son second, Prévot, un ancien metteur au point d'Air-Bleu, dont il a déjà éprouvé le sang-froid, l'ingéniosité. Enfin, les météos sont meilleures. Un vent arrière de trente à quarante kilomètres-heure est annoncé par l'O.N.M. Tunis et Benghazi confirmeront l'information.

À 9 h. 10, l'aviateur survole Marignane et continue sur la Méditerranée.

Un accident insignifiant - une fuite d'essence au jaugeur d'un réservoir - l'oblige à faire demi-tour et le retarde quelque peu. À 14 heures, il atterrit à Tunis.

Dès la Méditerranée, l'avion a rencontré des nuages bas, des averses ; le pilote a dû descendre à vingt mètres, mais la pluie s'est apaisée après une heure trente de vol et les pilotes se réjouissent.

À Tunis, tandis qu'on fait le plein d'essence, Saint-Exupéry est témoin d'un accident qui l'impressionne péniblement.

Sur la route qui longe la piste, deux voitures se sont tamponnées. Des hommes courent vers l'aérodrome :

- Téléphonez... Un médecin... La tête...

Quelqu'un parle de fracture du crâne.

Saint-Exupéry se détourne, le cœur serré. Il ne veut rien savoir " de ce front inerte et sanglant " ; il va droit à son avion, mais il conserve une impression de menace... Ce bruit sourd, sans écho, qui a accompagné le choc, résonne en lui comme un signal. Il s'arrache à cette mélancolie et décolle vers Benghazi...

Deux heures de jour restent au pilote, deux heures pendant lesquelles il va voir " venir la nuit où l'on s'enferme comme dans un temple ", jouir de cette heure précieuse dont il a écrit :

" Je ne connais rien, je dis, rien, qui vaille cette heure-là. Et ceux-là me comprennent bien qui ont subi l'inexplicable amour du vol. La mort lente du jour, la lumière des premiers astres " qui tremblent dans une eau verte ", l'entrée sous la voûte des étoiles, l'écrivain les a décrites avec ces mots évocateurs qui n'appartiennent qu'à lui.

Après avoir atterri à Benghazi, dans la route d'or que le projecteur lui trace, il se met de nouveau en roule. Il est alors 22 h. 30. L'intention de l'aviateur est d'atteindre, d'un seul coup d'aile, Bassorah, au nord du golfe Persique. Évitant la zone côtière, il veut arriver au Caire en suivant une ligne droite, qui coupera le désert de Lybie. Il se trouvera au dessus du Nil entre Le Caire et Alexandrie, et bénéficiera du repère des lumières des deux villes.

Il décolle donc de Benghazi et vire vers le désert. Une lumière amie le suit jusqu'à la nuit ténébreuse, dans laquelle s'engouffre son avion, puis, après, c'est le silence...

Benghazi franchi, aucune nouvelle ne parvient, et c'est en vain que les stations alertées surveillent le ciel et ses grands avions migrateurs...

" Le silence empire de minute en minute, ainsi qu'une maladie fatale. " Après trois jours et trois nuits, l'espérance des plus forts vacille..., et pourtant, à cette époque, un Chef de Ligne confie à Jean

Paul Gérard : " Il a la plus belle santé morale que je connaisse. Ne craignez rien. Il est l'homme des grands combats. Il doit se tirer d'affaire. "

L'événement donna raison au Chef de Ligne, mais le combat que dût mener l'aviateur fut, en effet, un grand combat.

C'est une nuit sombre, une nuit sans lune dans laquelle Saint-Ex a plongé et, ainsi que nous l'avons dit, la privation de ses appareils de bord le frustre de tout secours extérieur et de la possibilité de fixer sa position.

Il vole, confiant dans les renseignements météo, ignorant qu'une saute de vent vient de substituer un fort vent debout au vent arrière précédemment annoncé.

Et comme il ne peut attendre aucun message ni de l'homme ni du ciel, il s'absorbe dans la conduite de l'appareil et dans cette profonde méditation qui, toujours, accompagne son vol.

" Nous traversons, écrira-t-il, la grande vallée noire des contes de fées, celle de l'épreuve. Ici, point de secours. Ici point de pardon pour les erreurs. Nous sommes livrés à la discrétion de Dieu. "

Les minutes, les heures passent, et le Nil n'apparaît point...

Le pilote s'étonne. Il fixe à sa sérénité une certaine limite en temps : " Quatre heures quinze de vol ; après cette durée, même par vent nul, et le vent nul est improbable, j'aurai dépassé la vallée du Nil ".

Prévot se réveille et constate :

- On devrait arriver au Caire.

L'inquiétude monte comme une eau trouble. Saint-Exupéry consulte sa carte et se croyant assuré d'avoir abordé à présent les cotes 0, il se rapproche du sol ; l'altimètre marque 400 mètres. Serré contre sa fenêtre, il essaie de découvrir des feux, des signes, quelque chose...

Et c'est alors, qu'à deux cent soixante-dix kilomètres-heure, l'avion percute sur une colline !

L'appareil tremble de toutes ses tôles, tourne sur lui-même, pulvérise son aile droite et se fixe finalement " dans une immobilité glacée ".

Les deux hommes qui attendaient la flamme rouge de l'incendie, l'éclatement de l'appareil, eux qui se voyaient déjà foudroyés, anéantis, sautent par la fenêtre arrachée et se retrouvent, sains et saufs, à vingt mètres du Simoun.

La colline sur laquelle l'appareil vient de se briser est couverte de cailloux ronds. L'avion a roulé sur ceux-ci, ce qui a amorti le choc et sauvé la vie de l'équipage.

Saint-Exupéry, plus tard, s'avisera de cette heureuse chance ; de même qu'il se félicitera de la résistance du Simoun, dont la carlingue est intacte, mais pour l'instant, lui et Prévot sont tout à la stupéfaction de se retrouver vivants, éclair de joie vite obscurci, car une idée, tout à coup, coupe court le bonheur de vivre.

Une lampe électrique à la main, Saint-Exupéry fouille le sol : du sable, des pierres, pas un brin d'herbe, pas le moindre signe de vie... Ils sont tombés en plein désert et les voici plus naufragés que s'ils avaient abordé quelque îlot de l'Atlantique.

" On nous retrouvera en huit jours, songe Saint-Exupéry, si nous sommes tombés en ligne droite... ; en six mois, pour peu que nous ayons dérivé : dans les deux cas, il sera trop tard. "

Or, non seulement le sable a absorbé l'huile et l'essence, mais toutes les réserves d'eau ont fui des réservoirs crevés : un peu de café et de vin blanc au fond de thermos pulvérisés, un peu de raisin, une orange ; ce sont là de pauvres ressources.

À l'aube, leur martyre commença. Ils ont décidé de marcher. Le soir venu, ils reviendront à l'avion, près duquel ils laissent des messages. Ils vont sur un sol étrange, métallique, coupé de dômes aussi brillants que des armures. Au déni de toute logique, ils se dirigent vers l'Est.

Guillaumet, prisonnier des Andes, s'était évadé vers l'Est. Confusément, écrira Saint-Exupéry, " l'Est était devenu pour moi la direction de la vie "...

Avec la chaleur qui monte, naît le tourment des mirages et lorsqu'ils gravissent quelque crête, l'horizon, à perte de vue, n'est que sable, pierres et soleil...

Ils se savent perdus et ils souffrent, non pour eux-mêmes - " rien pour soi n'est intolérable ", - mais pour autrui. " Ah ! j'accepte bien de m'endormir. Mais ces cris que l'on va pousser, ces grandes flammes de désespoir... je n'en peux supporter l'image. Je ne puis pas me croiser les bras devant ces naufrages ! Chaque seconde de silence assassine un peu ceux que j'aime. "

Cette pensée, qui déjà fouettait l'énergie d'un Guillaumet, réveille leur volonté de vivre, mais leurs grands bûchers se consument... Aucun signe ne répond à leurs messages lumineux et la vie en eux s'évapore comme s'évapore une vapeur...

" Les Bédouins, les voyageurs, les officiers coloniaux enseignent que l'on tient dans le désert de Lybie dix-neuf heures sans boire. Après vingt heures, les yeux se remplissent de lumière et la fin commence : la marche de la soif est foudroyante.

Le vent du Nord-Est, toutefois, ce vent qui les a trompés et qui souffle sur le plateau, prolonge leur résistance...

Dès le second jour, changeant de tactique, Saint-Exupéry décide d'aller seul en exploration. Prévot préparera un feu et l'allumera en cas de visite. Saint-Ex part, ne sachant pas s'il aura la force de revenir. " Je m'en vais, mais il me semble que je m'embarque en canoë sur l'Océan.

La situation dramatique n'empêche pourtant pas l'aviateur de suivre la trace des fenechs, " renards des sables, gros comme des lapins et ornés d'énormes oreilles ". Il s'intéresse à leurs mœurs...

Mais, avec la fatigue qui croît et cette soif qui le dévore, les obsessions et les vertiges, les mirages se multiplient.

Cet homme qui gesticulait, ce n'était qu'un rocher noir ; ce Bédouin n'était qu'un tronc d'arbre ; ce tronc lui-même était de marbre.

- Ohé ! Ohé !

- Il n'y a rien là-bas, ne t'agite pas, c'est le délire...

" Je me parle ainsi à moi-même, écrit Saint-Exupéry, car j'ai besoin de faire appel à ma raison. Il m'est si difficile de ne pas courir vers cette caravane en marche... là... tu vois !

- Imbécile, tu sais bien que c'est toi qui l'inventes. "

Le dialogue tragique se poursuit, entre l'aviateur exténué qui tressaille et va pour bondir, et sa raison qui pulvérise les images que le délire invente.

Le crépuscule le dégrise... Avec lui, le mirage meurt. " L'horizon s'est déshabillé de sa pompe, de ses palais... C'est un horizon de désert. "

Effrayé de se sentir si loin, le pilote revient sur ses pas, mais, quand après deux heures de marche, il aperçoit son camarade, son cœur sursaute... La joie l'inonde.

Prévot est là, illuminé par le feu qu'il a dressé pour rappeler l'aviateur. I1 est là et il n'est pas seul : Prévot cause avec deux Arabes, adossés au moteur.

" Je crie joyeusement :

- Ohé !

" Les deux Bédouins sursautent et me regardent. Prévot seul s'avance vers moi.

" Je lui dis :

- Enfin, ça y est !

- Quoi ?

- Les Arabes.

" Prévot me regarde drôlement et j'ai l'impression qu'il me confie, à contre-cœur, un lourd secret :

- Il n'y a point d'Arabes. "

Le matin du troisième jour, toutes leurs tentatives pour survivre se sont révélées impuissantes : le parachute, fixé au sol pour qu'il y recueille la rosée, s'est imbibé d'une eau verdâtre, que leur estomac rejette. Est-ce l'enduit du parachute ou le dépôt qui entartre les réservoirs ? Dans les deux cas, c'est un échec... Une orange retrouvée dans les débris de l'avion leur cause une joie miraculeuse, " les hommes ne savent pas ce qu'est une orange ". Mais le fruit lumineux ne peut les sauver de la soif qui parchemine leurs organes et allume dans leurs yeux les lumières du délire.

Ils décident de partir, cette fois sans idée de retour.

Ils marchent avec une hâte étrange, écœurés par les mirages, poursuivis par la pensée de ceux que leur silence menace. " On ne peut pas ne pas courir vers eux ".

Ils auront, pendant ces trois jours, couvert plus de quatre-vingts kilomètres.

Imagine-t-on ces longues marches dans l'atmosphère embrasée, déçus, trompés à chaque minute par les cruels mensonges des sables.

Avant la tombée du jour, un froid glacial les pénètre, qui n'est pas le froid de la nuit.

Saint-Exupéry s'étend, s'enfouit entièrement dans le sable, la paix renaît dans ses membres glacés et las et sa pensée prend son essor.

" Adieu, vous que j'aimais...

" À part votre souffrance, je ne regrette rien. Tout compte fait, j'ai eu la meilleure part. Si je rentrais, je recommencerais. J'ai besoin de vivre. Dans les villes, il n'y a plus de vie humaine.

" Il ne s'agit point ici d'aviation. L'avion, ce n'est pas une fin, c'est un moyen. Ce n'est pas pour l'avion qu'on risque sa vie. Ce n'est pas non plus pour la charrue que le paysan laboure.

" Je suis heureux dans mon métier... Je ne regrette rien. J'ai joué, j'ai perdu. C'est dans l'ordre... Mais tout de même, je l'ai respiré le vent de la mer. Ceux qui l'ont goûté uno fois n'oublient pas cette nourriture. N'est-ce pas, camarades ? Et il ne s'agit pas de vivre dangereusement. Cette formule est prétentieuse. Les toréadors ne me plaisent guère. Ce n'est pas le danger que j'aime. Je sais ce que j'aime. C'est la vie. "

Fière parole, n'est-il pas vrai, alors que la mort menace et que le dernier espoir vient de s'enfuir avec l'avion qui a tourné au-dessus de leurs têtes et ne les a pas aperçus.

Ce n'est pas la première fois que les naufragés, du désert ont pu se croire arrachés à l'enlisement des sables.

Des appareils français, anglais, égyptiens, sont à la recherche du Simoun.

Quelques-uns les ont survolés. Prévot, moins expérimenté, a multiplié les signes et les appels ; il s'est épuisé dans de grands gestes, mais l'espoir s'est évanoui avec le grondement des moteurs.

Le vent, le lendemain, a changé... " Nous sommes frôlés déjà par le souffle chaud du désert. C'est le réveil du fauve. "

Et l'aube de ce quatrième jour n'a laissé aucune rosée sur les panneaux du parachute, tendus, la nuit sous les étoiles :

- En route, Prévot ! Nos gorges ne se sont pas fermées encore. Il faut marcher.

Ils vont, étrangement pressés, dans la fraîcheur du petit jour.

Ce vent d'Ouest qui souffle aujourd'hui, c'est bien le vent qui, en dix-neuf heures, sèche un homme. Leur œsophage est douloureux... des taches brillantes gênent leur vue... ils vont vite... quand le grand soleil luira, il ne sera plus question de marcher...

Ils vont vite, mais n'avancent guère, forcés maintenant de faire halte tous les cinq cents, bientôt tous les deux cents mètres.

L'espoir les abandonne et leur peine aussi s'atténue... Leur vie s'épuise et " le chagrin est lié aux frémissements de la vie ".

C'est à cette heure désespérée que quelque chose de nouveau, quelque chose d'inattendu, alerte soudain leur conscience. Peu de chose d'abord : un souffle, un signe, ce sable qui a remplacé les pierres brillantes, métalliques, ces tertres et ces taches à l'horizon qui semblent des plaques de verdure et, tout à coup, des traces bouleversantes sur le sable!

" Ici, Prévot, deux hommes se sont séparés.

-- Ici, un chameau s'est agenouillé.

...Un chant monte dans le lointain ; un chant de France...

Prévot a saisi Saint-Exupéry par le bras :

- Tu as entendu ?

- Quoi ?

- Le coq ! Alors... alors...

- Alors, bien sûr, imbécile, c'est la vie ! "

Une maison blanche, une grande bâtisse s'élève dans les sables de Lybie. C'est la demeure d'un ingénieur français qui dirige, à Wadi-Natroum, une industrie de soude.

L'oasis de Wadi-Natroum sert de refuge aux nomades qui cherchent à éviter les régions frontalières de l'Égypte et de la Tripolitaine.

Une caravane suivait la piste qui mène au Caire, lorsqu'elle aperçut ces deux hommes qui tombaient à chaque pas. Les Bédouins accourent, aspergent d'eau les malheureux, ils les contraignent à s'étendre, les font se désaltérer, les hissent à dos de chameau et les conduisent à la demeure de l'ingénieur, distante de trente kilomètres...

Leur mission accomplie, les longues silhouettes drapées de blanc s'effacèrent dans le désert...

Ce jour-là, Monsieur Raccaud était absent ; mais le lendemain, comme il rentrait d'Alexandrie, préoccupé par le sort des aviateurs dont chacun alors s'entretenait, il eut l'extrême surprise de les trouver chez lui.

Dans le salon de sa demeure, Saint-Exupéry fumait et déjà philosophait.

" Quand on n'a plus rien à espérer, expliquait-il à ma femme, il est facile de mourir. "

Lorsque Saint-Exupéry, cédant à l'amicale pression des mains de l'Arabe sur ses épaules, se fut étendu à terre ; quand il eut bu à longs traits l'eau qui l'arrachait à la mort, il la chanta, cette eau de résurrection, de même qu'il chanta l'homme qui le délivrait du désert.

" Eau, tu n'as ni goût, ni couleur, ni arôme, on ne peut pas te définir, on te goûte sans te connaître. Tu n'es pas nécessaire à la vie : tu es la vie... Tu es la plus grande richesse qui soit au monde et tu es aussi la plus délicate, toi si pure au ventre de la terre. On peut mourir sur une source d'eau magnésienne.

On peut mourir, à deux pas d'un lac d'eau salée. On peut mourir, malgré deux litres de rosée qui retiennent en suspens quelques sels. Tu n'acceptes point de mélange, tu ne supportes point d'altération, tu es une ombrageuse divinité.

" Mais tu répands en nous un bonheur infiniment simple...

" ...Quant à toi qui nous sauves, Bédouin de Lybie, tu t'effaceras de ma mémoire. Je ne me. souviendrai jamais de ton visage. Tu es l'Homme et tu m'apparais avec le visage de tous les hommes à la fois. Tu ne nous as jamais dévisagés et déjà tu nous as reconnus. Tu es le frère bien-aimé. Et, à mon tour, je te reconnaîtrai dans tous les hommes. " De retour en France, avec des rires heureux, il touchait les meubles, les objets...

Ainsi que le convalescent qui trouve toutes choses nouvelles, il s'émerveillait de la vie qui lui était de nouveau donnée.

Au début de 1937, Saint-Exupéry entreprit un voyage pour Air-France. La Compagnie de Navigation aérienne l'envoyait étudier les possibilités de création de nouvelles lignes en Afrique.

L'aviateur pilotait son appareil personnel, un Caudron-Simoun-Renault. Prévot encore l'accompagnait.

Il se posa successivement à Casablanca, à Tindouf, à Tombouctou, à Bamako Il s'offrit même la fantaisie de faire goûter au " seigneur lion " les charmes du transport aérien, et comme celui-ci s'agitait, le grand enfant qu'était Saint-Ex, le dompta par... le saisissement. L'avion monte, descend, se cabre conduite brutale au cours de laquelle le roi du désert, renonçant à protester, prit son parti de l'aventure.

Ayant atterri à Dakar, Saint-Ex revint par Attar, Fort-Gouraud, Tindouf, Oran, Alger. Arrivé le 10 mars à Alger, il repartit le lendemain, aux environs de 10 heures, pour se poser à midi 30 au Bourget, point terminus d'une randonnée de quinze mille kilomètres, au cours de laquelle il avait jeté Ies jalons des exploitations futures.

En arrivant à Paris, Saint-Ex apprit la mort, en Espagne, de Louis Delaprée, le reiporter de Paris-Soir.

La guerre civile qui, pendant trois ans, allait ensanglanter l'Europe et qui, déjà, opposait Rome. et Berlin à la France et à la Grande-Bretagne, atteignait une phase aiguë. Saint-Ex demanda à partir et Paris-Soir accepta avec reconnaissance la collaboration de l'écrivain.

Celui-ci avait fait ses preuves. Précédemment, il avait été envoyé en Russie et en Angleterre, à Portsmouth notamment où, en juillet 1935, il assistait à la revue des cent soixante navires de guerre de la flotte britannique. Mais, dans Madrid bombardée, dans les caves de Barcelone, sur le front de Carabancel, à Portsmouth, au delà des événements et de leur aspect extérieur, Saint-Ex, toujours, cherche l'homme et s'efforce d'en fixer les traits. Après avoir assisté au saisissant déploiement des " jouets de fer " de l'Angleterre : " Il y a, écrit-il, quelque chose de plus fort que le canon, c'est l'orgueil. Les seules conquêtes se font par l'esprit. "

Et à Madrid, alors qu'un obus vient de changer en " un peu de boue " le corps radieux de la jeune fille qui souriait au bras du fiancé, " l'emploi de la force, écrira-t-il, se retourne contre son but ; elle amplifie la volonté de résistance. Un bombardement ne disperse pas ; il unifie. "

Saint-Exupéry constate que l'individu n'est jamais plus pleinement homme que dans ces instants pathétiques où il répond à l'appel du dépassement

Le sergent, ancien comptable, que l'on réveille avec peine, en vue de l'attaque désespérée, est vite debout quand il sait que l'heure a sonné ; et c'est le sourire aux lèvres qu'il s'habille pour l'étrange festin où l'homme se renonce pour s'accomplir, clé mystérieuse du sacrifice, qui hante l'œuvre entière de Saint-Ex.

Les lecteurs de Paris-Soir rencontreront décidément dans les reportages de l'écrivain, quelque chose d'inaccoutumé, autre chose que des descriptions pittoresques ou cruelles ; un écho de la grandeur humaine qui s'affirme dans le drame, mais transparaît dans les plus humbles existences ; témoin la relation que fait Saint-Ex de cette école où, à cinq cents mètres des tranchées, derrière un petit mur de pierres, un caporal enseignait la botanique.

" Démontant de ses mains les fragiles organes d'un. coquelicot. il attirait à lui des pèlerins barbus qui se dégageaient de leur boue tout autour, et montaient vers lui, malgré les obus. en pèlerinage. Une fois rangés autour du caporal, ils l'écoutaient, assis en tailleur, le menton au poing. Ils fronçaient les sourcils, serraient les dents, ils ne comprenaient pas grand'chose à la leçon, mais on leur avait dit : " Vous êtes des brutes, vous sortez à peine de vos tanières ; il faut rattraper l'humanité ! " et ils se hâtaient de leurs pas lourds, pour la rejoindre. "

Et le sourire des miliciens de Barcelone lui rend tangibles en quelque sorte les liens qui unissent l'homme à l'homme !

Dans une cave de Barcelone, au moment d'être fusillé par les anarchistes qui l'ont arrêté dans le port et le soupçonnent d'espionnage, le vague sourire de Saint-Ex, priant, d'un geste, son geôlier de lui céder une cigarette, reçut en réponse un sourire : " Ce fut comme le lever du jour. Ce miracle ne dénoua pas le drame. Il l'effaça tout simplement, comme la lumière, l'ombre... Ce sourire me délivrait. C'était un signe aussi définitif, aussi évident dans ses conséquences prochaines, aussi irréversible que l'apparition du soleil. Il ouvrait une ère neuve... C'était comme si un sang invisible eût recommencé de circuler, renouant toutes choses dans un même corps, et leur restituant une signification...

" J'éprouvais une extraordinaire sensation de présence. C'est bien ça : de présence ! Et je sentais ma parenté...

" Et comme cette glace, une fois rompue, les autres miliciens, eux aussi, redevenaient hommes, j'entrai dans leur sourire à tous comme dans un pays neuf et libre.

Courrier Sud, Vol de Nuit ont été portés à l'écran, mais l'écrivain ne fut jamais satisfait de ces réalisations. " Malgré le talent des artistes, écrit le général Duvet dans la préface qu'il a donnée à l'ouvrage de Daniel Anet, il ne reconnaissait plus sa pensée, mutilée, chargée, étrangère, dans ces images. Le drame de l'interprétation, pourtant fréquent, le surprenait. Ce chercheur de perfection, qui savait revêtir d'immatérielles parures le corps lumineux, harmonieux et nu de l'idée, souffrait de voir livrer de si vivantes formes aux mains d'un habilleur professionnel... "

XV

" TERRE DES HOMMES "

En 1938, Saint-Exupéry projette de relier les deux Amériques et prépare le raid New-York-Terre de Feu.

Embarqué sur 1'11e-de-France, il touche l'Amérique en janvier, accompagné de son fidèle Prévot, et c st encore un Caudron-Simoun-Renault qu'il mène à. la bataille. En vue de l'immense parcours, l'appareil a été muni de réservoirs supplémentaires et tout va merveilleusement jusqu'à l'escale de Guatemala ; mais là, c'est la catastrophe !

Quand il décolle, en direction de Vera-Cruz, Saint-Ex éprouve une grosse difficulté à arracher l'avion du sol. À trois mille mètres, l'appareil surchargé, se cabre : c'est la perte de vitesse, l'écrasement sur le terrain...

Le pilote resta plusieurs jours dans le coma : sept fractures du crâne, deux, trois fractures du maxillaire et de l'humérus, un poignet ouvert, tel fut le bilan de la chute ; désormais, Saint-Ex ne pourra plus lever le bras gauche au-dessus de sa tête et il lui serait impossible de faire manœuvrer la glissière qui lui permettrait de sauter, au cas d'un incendie à bord.

Une erreur d'appréciation dans le remplissage des réservoirs est la cause de l'accident. L'aviateur avait bien donné les indications nécessaires, mais les avait données en litres. Le mécanicien s'est trompé dans ses calculs en voulant convertir les litres en gallons, mesure américaine.

Conjoncture pénible, à coup sûr, mais où Saint-Exupéry témoigne de sa fermeté d'âme. Convalescent, il écrit " Terre des hommes ", ce livre qui devait obtenir, en 1939, le grand prix du roman de l'Académie française.

Dissemblables en apparence, les récits qui composent l'ouvrage ont entré eux un lien profond : la recherche passionnée de l'homme et de sa vérité.

Les premiers de ces récits évoquent, sans y insister, la prodigieuse aventure qui permit à une poignée d'hommes, disséminés sur quinze mille kilomètres de désert, de lancer une ligne aérienne qui, malgré l'insuffisance des moteurs - souvent, ils lâchaient d'un coup, sans prévenir, dans un grand tintamarre de vaisselle brisée - traçait sur la carte du monde une route audacieuse et neuve.

Ils sont surtout consacrés à l'exaltation du métier et il faut nous y arrêter car le métier, sa valeur humaine, sont un des thèmes essentiels de l'œuvre de Saint-Exupéry.

Les problèmes que pose la nature, qu'ils soient de la terre, de l'eau, de l'air, sont, pense l'auteur, " des problèmes d'homme ". Proposés à sa conquête, l'homme se doit de les pénétrer, de les ordonner, de les régir, finalement de les plier à ses volontés raisonnables. Mais ces grands problèmes se défendent ; ils opposent à l'homme mille obstacles et il faut pour en triompher un bon outil dans une main ferme.

L'outil : avion, navire, charrue, c'est le métier qui le donne ; et par l'outil, qui permet la prise de contact, durcissements et résistances, oppositions et énigmes seront moyens de connaissance et conditions de grandeur.

" Tonio croyait, a écrit son intime ami Léon Werth, que les résistances de l'univers et -les contraintes que l'homme s'impose sont les occasions de sa délivrance. "

' Pilote et paysan sont frères, mus par une même recherche, liés dans les mêmes servitudes. " Semblable au paysan qui fait la tournée dans son domaine et qui prévoit. à mille signes, la marche du printemps, la menace du gel, l'annonce de la pluie, le pilote de métier, lui aussi, déchiffre des signes de nuit bienheureuse. La machine, qui semblait d'abord l'écarter, le soumet avec plus de rigueur encore aux grands problèmes naturels.

" Seul, au milieu du vaste tribunal qu'un ciel de tempête lui compose, le pilote dispute son courrier à trois divinités élémentaires : la montagne, la mer et l'orage. "

Le métier, toutefois, burine l'homme sans l'amputer d'aucune noblesse... Poète et homme de métier, sont. dans l'œuvre de Saint-Exupéry, unis indissolublement. " Qu'importe, Guilllaumet, si tes journées et tes nuits de travail s'écoulent à contrôler des manomètres, à t'équilibrer sur des gyroscopes, à ausculter des souffles de moteurs, à t'épauler contre quinze tonnes de métal... Aussi bien qu'un poète, tu sais savourer l'annonce de l'aube. Du fond de l'abîme des nuits difficiles, tu as souhaité si souvent l'apparition de ce bouquet pâle, de cette clarté qui sourd, à l'Est, des terres noires. Cette fontaine miraculeuse, quelquefois, devant toi, s'est dégelée avec lenteur et t'a guéri quand tu croyais mourir. " L'affrontement de la nature et la possession des techniques ne sont pas les seules valeurs qui, par le métier, forgent l'homme ; des biens plus hauts lui sont promis : ces liens émouvants et solides qui naissent de l'œuvre commune et du partage de l'épreuve; ce dépassement de soi-même qui commande le sacrifice. Aux premières pages, nous sentons le pilote novice vibrer au contact des anciens " bourrus, un peu distants, qui, de très haut, nous accordaient leurs conseils " et dont les réponses brèves, au retour des jours de tempête, construisaient un monde fabuleux ; enthousiasme juvénile, où l'amicale initiation d'un Guillaumet plantera l'arbre d'une amitié qui, nourrie du pain de l'épreuve, s'amplifiera jusqu'à devenir cette unité, où les vies sont tellement jointes qu'elles s'appartiennent l'une l'autre.

" Nous avons connu cette union quand nous franchissions, par équipe de deux avions, un Rio de Oro insoumis encore. Je n'ai jamais entendu le naufragé remercier son sauveteur. Le plus souvent, même, nous nous insultions, pendant l'épuisant transbordement d'un avion à l'autre, des sacs de poste : " Salaud ! si j;'ai eu la panne, c'est ta faute, avec ta rage de voler à deux mille, en plein dans les courants contraires ! Si tu m'avais suivi plus bas, nous serions déjà à Port-Étienne " ; et l'autre qui offrait sa vie, se découvrait honteux d'être un salaud. De quoi l'eussions-nous remercié ? Il avait droit lui aussi à notre vie. Nous étions les branches d'un même arbre. Et j'étais orgueilleux de toi, qui me sauvais ! " Plus encore que l'amitié, exalte le jeune pilote, à la veille du premier courrier, le sentiment de la difficulté à vaincre et du péril à affronter.

Serait-ce donc qu'il les aime ces falaises et ces tempêtes et tous ces pièges, secrets mystérieux et perfides que lui enseignait Guillaumet ?

Non, mais il aime la grandeur et le danger est chose grande quand il est lié à la mission, lorsqu'il faut, pour la bien remplir, le défier sans forfanterie, mais aussi sans timidité.

Au regard des camarades, responsables d'une charge sacrée et souverains d'un monde nouveau, quelle piètre figure vont faire ces bureaucrates coudoyés dans l'omnibus qui, à l'aube du premier départ, le mène à l'aérodrome.

Constamment, au cours de ce livre, Saint-Exupéry reviendra à cette déchéance de l'homme enseveli sous les routines.

" Vieux bureaucrate, mon camarade ici présent, nul jamais ne t'a fait évader et tu n'en es point responsable. Tu as construit ta paix à force d'aveugler de ciment, comme le font les termites toutes les échappées de lumière... Nul ne t'a saisi par les épaules quand il en était temps encore. Maintenant la glaise dont tu es formé a séché et s'est durcie, et nul en toi ne saurait désormais réveiller le musicien endormi, ou le poète, ou l'astronome qui peut-être t'habitaient d'abord. "

Et comparant leurs destinées, le poète en lui s'enchante :

" Je ne me plains plus des rafales de pluie. La magie du métier m'ouvre un monde où j'affronterai avant deux heures les dragons noirs et les crêtes couronnées d'une chevelure d'éclairs bleus, où, la nuit venue, délivré, je lirai mon chemin dans les astres. " Ce n'est pas là mépris de l'homme, ni même des humbles travaux que le poète a chantés.

Saint-Ex n'a-t-il pas écrit : " Quand nous prendrons conscience de notre rôle, même le plus effacé, alors seulement nous serons heureux. "

Nul n'est plus prompt à reconnaître la source vive sous le lacis étouffant des occupations routinières. " Nous avons tous connu des boutiquiers qui, au cours de quelque nuit de naufrage ou d'incendie, se sont révélés plus grands qu'eux-mêmes... Mais faute d'occasions nouvelles, faute de terrain favorable, faute de religion exigeante, ils se sont rendormis sans avoir cru en leur propre grandeur. "

Cette grandeur, précisément, il ne la veut pas mutilée ; il ne prendra pas son parti des conditions de vie et des carences éducatives qui défigurent ou avilissent.

Dans ce dernier chapitre " les hommes ", ce chapitre qui rejoint le début de l'ouvrage, le complète et lui donne sa conclusion, il s'en explique avec ferveur :

Nous voulons être délivrés... Il est deux cent millions d'hommes, en Europe, qui n'ont point de sens et voudraient naître, Du fond des cités ouvrières, ils voudraient être réveillés..,

Il en est d'autres, pris dans l'engrenage de tous les métiers, auxquels sont interdites les joies du pionnier, les joies religieuses, les joies du savant... Tous plus ou moins confusément, éprouvent le besoin de naître. "

Au cours d'un voyage en chemin de fer, il côtoie tout un peuple misérable... ouvriers congédiés de France qui regagnaient la Pologne... Il s'assied en face d'un couple... Un enfant dort entre l'homme et la femme.

" Ah ! quel adorable visage ! Il était né de ce couple une sorte de fruit doré. Il était né, de ces lourdes hardes, cette réussite de charme et de grâce... et je me dis : voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de vie... Protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par mutation, dans les jardins, une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s'émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n'est point de jardinier pour les hommes... Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C'est un peu, en chacun de ces hommes, Mozart assassiné. "

Ce tourment n'est pas pitié, il est légitime fureur, colère sacrée, contre ce qui mutile et dégrade.

" Je n'aime pas que l'on abîme les hommes ", s'écrie-t-il au cours de la poignante relation de son " naufrage " en plein désert.

Or, au plus fort de cette angoisse, il a connu une paix étrange. " Une fois de plus, j'ai côtoyé une vérité que je n'ai pas comprise. Je me suis cru perdu, j'ai cru toucher le fond du désespoir, et, une fois le renoncement accepté, j'ai connu la paix. "

" Comment, dit-il, favoriser en nous cette sorte de délivrance ? Tout est paradoxal chez l'homme. On assure le pain de celui-là pour lui permettre de créer et il s'endort, le conquérant s'amollit, le généreux, si on l'enrichit, devient ladre... Que nous importent les doctrines politiques qui prétendent épanouir les hommes si nous ne connaissons d'abord quel type d'homme elles épanouissent. "

Ce type d'homme, il nous le présente : c'est Guillaumet, l'évadé des neiges des Andes ; c'est " l'homme qui palpe et qui mesure son travail et qui, pour le mieux accomplir, rassemble pour lui toutes ses vertus " ; c'est l'homme qui ne craint pas d'affirmer l'orgueilleux pouvoir de l'homme. " Ce que j'ai fait, j;e te l'assure, jamais aucune bête ne l'aurait fait " ; c'est celui qui ne renonce pas ; " ce qui sauve, c'est de faire un pas, encore un pas... ", c'est principalement celui qui s'estime responsable, responsable de ce qui se bâtit de neuf, à quoi il doit participer, responsable du destin des hommes, dans la mesure de son travail...

Cet homme ne cherche pas la mort " J'ai connu un suicidé jeune. Je ne sais plus quel chagrin d'amour l'avait poussé à se tirer soigneusement une balle dans le cœur. Je ne sais à quelle tentation littéraire il avait cédé en habillant ses mains de gants blancs, mais je me souviens d'avoir ressenti, en face de cette triste parade, une impression, non de noblesse, mais de misère...

Face à cette destinée maigre, je me rappelais une vraie mort d'homme. Celle d'un jardinier qui me disait : " Qui va tailler aussi mes arbres ? " Il laissait une terre en friche, il laissait une planète en friche. Il était lié d'amour à toutes les terres et à tous les arbres de la terre. C'était lui le généreux, le prodigue, le grand seigneur ! C'était lui, comme Guillaumet, l'homme courageux, quand il luttait au nom de sa Création, contre. la mort. " " Ce type d'homme qui le fera naître ? Où loge la vérité de l'homme ?

" La vérité, ce n'est point ce qui se démontre... Si cette religion, si cette culture, si cette échelle des valeurs, si cette forme d'activité et non telles autres, favorisent dans l'homme cette plénitude, délivrent en lui un grand seigneur qui s'ignorait, c'est qu'elles sont la vérité de l'homme. "

C'est hors de nous que réside le but à atteindre ; cette fin, qui vaut que l'homme s'immole, elle échappe à nos égoïsmes ; seul l'entrevoit qui se renonce.

" Liés à nos frères par un but commun et qui se situe en dehors de nous, alors seulement nous respirons et l'expérience nous montre qu'aimer ce n'est point nous regarder l'un l'autre, mais regarder ensemble dans la même direction. Il n'est de camarades que s'ils s'unissent dans la même cordée, vers le même sommet en quoi ils se retrouvent. Sinon pourquoi, au siècle même du confort, éprouverions-nous une joie si pleine à partager nos derniers vivres dans le désert ? " Mais s'il est vrai que l'homme trouve sa plénitude dans " le renoncement accepté " le sol où germe l'héroïsme ne peut rester indifférent.

Ne venons-nous pas d'éprouver la malfaisance des mystiques où l'homme a mis son dépassement au service de l'erreur et où l'erreur initiale l'a mené, de chaînon en chaînon, jusqu'aux pires déviations ?

" Je me moque bien de connaître s'ils étaient sincères ou non, logiques ou non les grands mots des politiciens qui t'ont peut-être ensemencé. S'ils ont pris sur toi, comme peuvent germer des semences, c'est qu'ils répondaient à tes besoins... Celui qui ne soupçonnait pas l'inconnu endormi en lui, mais l'a senti se réveiller une seule fois dans une cave d'anarchistes à Barcelone, à cause du sacrifice, de l'entraide, d'une image rigide de la justice ; celui-là ne connaîtra plus qu'une vérité : la vérité des anarchistes. "

Et c'est là précisément où le danger se situe. Saint-Ex n'en est-il pas d'accord, lorsqu'il écrit un peu plus loin : " Il est des solutions qui trompent. Certes on peut animer des hommes, en les habillant d'uniformes. Alors ils chanteront leurs cantiques de guerre et rompront leur pain entre camarades. Ils auront retrouvé ce qu'ils cherchent : le goût de l'universel, mais du pain qui leur est offert, ils vont mourir. "

Une solution qui ne trompe pas... une mort qui serve la vie... quête ardente de l'auteur tout au long de son existence.

Au mouvement comme instinctif d'un cœur prompt à l'enthousiasme, Saint-Exupéry constamment oppose le " contrepoids de son regard exigeant ". Les valeurs qui donnent un sens à la vie, ces valeurs qui permettent à l'homme de s'accomplir pleinement, s'il les cherche passionnément, il veut lui-même les reconnaître, les soumettre lui-même au crible d'une sévère critique, les assurer dans sa pensée, les éprouver dans son action.

Une telle recherche dans le climat d'une absolue sincérité tout autre lui serait mortel - l'Homme qui la poursuit n'est pas seul, un autre, combien plus grand, collabore à l'entreprise. N'est-ce pas cela que Saint-Exupéry entrevoit lorsqu'il clôt son livre sur ces mots : " Seul l'Esprit, s'il souffle sur la glaise, peut créer l'Homme. "

Entre ces pages dédiées à la Ligne, à l'avion, aux camarades, aux hommes, s'insèrent d'étonnants chapitres, histoire inédite de la terre dont l'avion nous a fait connaître le véritable visage. Avant le survol de la planète, nous cheminions le long de routes trompeuses, des routes qui nous évitaient les terres stériles, les rocs, les sables et qui, épousant nos besoins, nous menaient " de fontaine en fontaine ".

" Mais notre vue s'est aiguisée et nous avons fait un progrès cruel... du haut de nos trajectoires rectilignes, nous découvrons le soubassement essentiel, l'assise de rocs, de sable et de sel où la vie, quelquefois, comme un peu de mousse au creux des ruines, ici et là, se hasarde à fleurir. " Changé en physicien, en biologiste, l'aviateur peut dès lors juger l'homme à l'échelle cosmiques relire l'histoire de la planète.

Lorsque le pilote se dirige vers le détroit de Magellan, un peu au sud de Rio Gallegos, il survole une coulée de lave ancienne, une seconde bientôt lui succède, peu après chaque mamelon porte son cratère... Aujourd'hui, le calme s'est fait, les mille obusiers de la plaine ne crachent plus leur pluie de feu, la terre est muette, ornée seulement de glaciers noirs, mais, plus loin, les anciens volcans s'habillent d'un gazon d'or, plus loin encore, un arbre pousse et peu à peu la plaine devient lumineuse, civilisée par l'herbe courte... un lièvre détale, un oiseau s'envole... La vie a pris possession d'une terre neuve et, aux approches de Punta Arenas, la ville la plus au sud du globe, les volcans ne sont plus que douceur, la terre est lisse, les pentes faibles... Trois étapes de la vie de la terre viennent d'apparaître sommairement au regard de l'aviateur.

Planète fragile où l'être se révèle un prodige, ,où le terrain sous nos pas, n'est souvent qu'un mince revêtement, témoin cet étang proche de Punta Arenas qui respire au rythme de la mer ; planète errante dont les plateaux écroulés, les salines, les assises de coquillages, les cailloux tombés des étoiles content à l'homme ses origines ; planète largement stérile, mais où apparaît lumineux le miracle de la présence et de la conscience humaine.

Si, en effet, la rapidité du vol permet au pilote de discerner l'ossature de notre globe, elle ne lui révèle pas seulement un masque sombre et menaçant ; elle reconstitue, recompose l'authentique visage de l'homme, divers sous toutes les latitudes, secret, sous son propre toit, identique sous tous les cieux.

Lumières diffuses des cités, feux modestes des villages, lampe solitaire du travailleur isolé brillent d'une même flamme et confient des tourments semblables.

Ici et là des hommes naissent, souffrent et meurent ; ici et là ils désirent, ils aiment, ils attendent...

Au pilote de recueillir tous ces appels, d'unir tous " ces grains de lumière ", à lui de prendre dans ses bras " les méditations d'un peuple " pour, d'horizon à horizon, de contrée à contrée et de foyer à foyer, porter la pensée et l'amour.

Terre des hommes, livre de la terre et des hommes, n'eût pas été vraiment des hommes ", si l'auteur n'eût mis cet accent qui lui est propre sur ces relations humaines, " ce seul luxe véritable " que symbolise le vol impétueux du courrier.

XVI

DANS LE RANG...

1939. La guerre éclate dans une France mal préparée, mal armée et à laquelle, cependant, les avertissements n'ont pas été ménagés... Munich, Prague, le pacte germano-soviétique et, dès les premiers jours de guerre, l'écrasement de la Pologne ; ces événements, ces dates sont gravés dans les mémoires des Français ; tous se souviennent de l'atmosphère douloureuse que l'on respirait en France, au cours du bel été 39.

Saint-Ex, lieutenant-pilote de réserve, est mobilisé à Toulouse. Il rejoint immédiatement : on en fait un instructeur. La ville, qui l'a vu, mécano, peiner sur les groupes de moteurs, mais où s'est levée, dans l'enthousiasme, l'aube de son premier courrier, le retrouve ayant mission de former les jeunes recrues aux gestes précis du pilote ; il n'y restera pas longtemps.

La " drôle de guerre ", en effet, n'est pas drôle pour les aviateurs mobilisés sur le front de guerre. Dès septembre 39, ils sont envoyés en mission à deux, trois mille kilomètres au-dessus du territoire ennemi ; en rase-mottes ou à dix mille mètres, ils observent, photographient, récoltent les renseignements au prix de pertes sévères. Or, Saint-Ex veut en être ; il lui est insupportable de demeurer à l'arrière, alors que d'autres - ses camarades - sont exposés... Il est jeune encore, bien sûr, il n'a pas atteint quarante ans, mais il est handicapé par les accidents survenus au cours de l'aventureuse carrière, le dernier, celui de Guatemala, l'a laissé physiquement très diminué : son bras, son cœur... Un " concile de médecins " vient de le déclarer inapte. Cette décision le désespère, mais il ne se tient pas pour battu : il est de Saint-Exupéry, il porte un nom qui signifie audace et persévérance ; il l'a prouvé et, non seulement dans les démêlés tragiques qu'il eût avec les appareils, mais dans ses rencontres avec les hommes et les choses : Maures dissidents et désert. Durant deux mois, il harcèle ses amis et assiège le ministère ; durant deux mois, il met en œuvre - et Dieu sait s'il en possède - toute sa force de persuasion.

Le 3 novembre, enfin, il est affecté au groupe de Grande reconnaissance 2/33.

Il a donc obtenu gain de cause ; ceci en dépit des conseils et des avertissements amis. Giraudoux, en particulier, l'eût voulu à l'Information, mais Saint-Ex s'est énergiquement défendu.

" Les intellectuels, écrit-il, se tiennent en réserve, comme des pots de confiture, sur les étagères de la Propagande, pour être mangés après la guerre ".

Il n'ira pas grossir leurs rangs.

Et cependant, ce n'est pas là la raison définitive qui lui fait engager sa vie. Quelle est-elle cette raison ?

1l n'a aucune illusion ; il a vite fait de peser à leur juste poids l'inutilité, la vanité des renseignements demandés, il ne faut pas de longs jours pour savoir la bataille, sinon la guerre perdue.

" À quoi sert que j'engage ma vie dans ce glissement de montagne ? Je l'ignore. On m'a répété cent fois : " Laissez-vous affecter ici ou là. Là est votre place. Des pilotes, on peut en former des milliers... " " La démonstration était péremptoire. Toutes les démonstrations sont péremptoires. Mon intelligence approuvait, mais mon instinct l'emportait sur l'intelligence. "

Aucune exaltation ne le pousse, bien au contraire :

" Comment nous exalterions-nous sur ces charades un peu cruelles où nous tenons un rôle si évident de figurants, quand on nous demande de le tenir jusqu'à la mort ? C'est trop sérieux la mort, pour une charade... L'important n'est pas de s'exalter... L'important est de se gérer dans un but qui ne se montre pas pour l'instant. Ce but n'est point pour l'Intelligence, mais pour l'esprit. L'Esprit sait aimer, mais il dort. La tentation, je connais en quoi elle consiste, aussi bien qu'un Père de l'Église. Être tenté, c'est être tenté, quand l'Esprit dort, de céder aux raisons de l'Intelligence. " Tout craque autour de nous. Tout s'éboule. C'est si total que la mort elle-même paraît absurde. Elle manque de sérieux, la mort, dans cette pagaille... "

" Je me dis " mission sacrifiée ". Je pense... je pense beaucoup de choses. J'attendrai la nuit, si je suis vivant, pour réfléchir. Mais vivant... Quand une mission est facile. il en rentre une sur trois. Quand elle est un peu " embêtante ", il est plus difficile évidemment, de revenir. Et ici, dans le bureau du Commandant, la mort ne me paraît ni auguste, ni majestueuse, ni héroïque, ni déchirante. Elle n'est qu'un signe de désordre. Un effet du désordre. Le Groupe va nous perdre, comme on perd des bagages dans le tohu-bohu des correspondances de chemins de fer. "

" Et ce n'est pas que je ne pense sur la guerre, sur la mort, sur le sacrifice, sur la France, tout autre chose, mais je manque de concept directeur, de langage clair. Je pense par contradictions. Ma vérité est en morceaux et je ne puis que les considérer l'un après l'autre. Si je suis vivant, j'attendrai la nuit pour réfléchir. La nuit bien-aimée. La nuit, la raison dort et simplement les choses sont. Celles qui importent véritablement reprennent leur forme, survivent aux destructions des analyses du jour. L'homme renoue ses morceaux et redevient arbre calme. "

Et comme tous les camarades, il décollera en vue des missions sacrifiées, contre tous les raisonnements, contre toutes les évidences, toutes les réactions de l'instant.

L'esprit peut paraître dormir ou être atteint de cécité, toujours pourtant, il a poussé l'homme de cœur à ne pas céder sa place dans la citadelle assiégée.

Saint-Ex est donc versé, avec le grade de capitaine, au groupe 2/33, l'un des trois groupes de Grande Reconnaissance Stratégique ; le groupe, dans l'aviation, c'est l'unité technique. L'aviation française de Renseignement comptait alors onze groupes de reconnaissance ; huit travaillaient directement au profit des armées terrestres ; les trois autres, dits groupes de Grande Reconnaissance, étaient au service du Commandement supérieur. Le Groupe 2/33, primitivement sous la direction du capitaine Schunck, est pris en charge, dès janvier, par le commandant Alias, lorsque Schunck est désigné pour Auxerre.

Ancien instructeur de navigation, commandant de brigade à l'École de l'Air, le commandant Alias est un de ces jeunes chefs aériens qui unissent " le savoir à l'audace, le prestige à la camaraderie. " Il commande son groupe au sol, mais il accomplit lui-même des missions de jour et de nuit, en rase-mottes comme en altitude. C'est à lui que Saint-Ex dédicacera Pilote de guerre.

Les hommes qui composent le Groupe : pilotes de première classe, cœurs éprouvés, sont incomparablement unis, car l'épreuve est incomparable.

Les heures tragiques des vols de reconnaissance sous les rafales du tir ennemi, les détentes de la popote, les misères même des cantonnements, ont fait de cette unité quelque chose comme une famille où l'on voit avec déplaisir l'intrusion de quelque étranger.

Que vient-il faire cet écrivain, justement célèbre sans doute, mais qui va se trouver gêné et, en conséquence, gênant au milieu d'hommes entièrement tendus vers l'action ?...

L'arrivée de Saint-Ex est guettée avec curiosité et non pas sans inquiétude. Le commandant Alias, lui-même, quand il viendra à l'Unité, aura un froncement de sourcils en apprenant la présence de l'écrivain parmi les officiers du Groupe.

Saint-Ex, enfin, est prévenu contre les militaires. Il les juge, a priori, incompréhensifs et étroits, et, de plus, il est timide... Il est fréquent, voire habituel, que les hommes de haute taille soient timides. Saint Ex n'échappe pas à la règle ; mais, bien que timide, il n'est pas de ceux qui fléchissent sous le feu de certains regards et, aurait-il des préjugés, que ceux-ci ne tiendraient pas dans l'atmosphère amicale qui est celle du 2/33. Ce n'est d'ailleurs pas l'intellectuel qui est affecté au Groupe, mais le pilote magnifique et par-dessus tout : c'est l'homme.

Or, celui-ci se révéla, immédiatement, pleinement homme en mission ; puérilement, joyeusement enfant au repos, à moins encore qu'embarqué dans une conversation scientifique ou philosophique, il ne marquât à son insu, son érudition, sa culture.

" Boute-en-train rêvé, imbattable aux échecs, sorcier dans les tours de cartes, sachant se mettre à tous les niveaux ", il devint, en un rien de temps, le camarade et l'ami.

Le 2/33 occupait un terrain proche de Laon et le groupe tenait garnison dans une ferme à Montc.eaule-Waast ; la popote, les bureaux, quelques chambres étaient situés dans une sorte de villa dont les appartements " assez vides n'avaient absolument rien de luxueux ni de confortable ". Ce n'était pas la vie de château.

André George. dans le bel article paru dans la revue La Nef, en septembre 45, en reconstitue l'atmosphère :

" La salle bruyante, dominée par le fanion du Groupe : une croix de Lorraine où figuraient les insignes des deux escadrilles, la hache rouge, la mouette blanche... Les camarades, ceux que l'auteur de Pilote de guerre a mis dans son livre : Gelée et Gavoille, qu'il devait retrouver en 1943 ; Hochedé, dont il a fait en son livre une manière de symbole épique ; le gros Lacordaire, pilote, et qui m'expliquait qu'il ne pouvait entrer tout équipé dans le Bloch ; Dutertre, l'observateur de la Mission sur Arras, dans le récit de Saint-Ex : le jovial Moreau. un capitaine d'infanterie observateur, qui appelait drôlement son ami " Antoine ", le brimait à grands éclats de rire et jouait sans cesse avec lui.

" Dans cette atmosphère si vite puérile où vivent des hommes toujours prêts à mourir, Antoine de Saint-Exupéry redevenait, plus qu'un autre, le merveilleux grand enfant qu'il était. Car, nous n'avons jamais vu, je crois, quelqu'un d'aussi préservé que lui, aussi rayonnant d'une fraîcheur d'enfance. Ce grand corps, le visage au front bombé, aux yeux souvent candides, d'abord ; et puis, une délicieuse simplicité. un air de tomber toujours d'un conte de fée...

Bien entendu, il n'était pas seulement cela ! J'ai découvert pendant la guerre un Saint-Ex que, pour ma Hart. j'ignorais, préoccupé sans ceste de science, curieux de technique, toujours en mal d'invention...

" Ce jour-là, justement. il me parla beaucoup d'un procédé original de détection électromagnétique qu'il ruminait et dont il avait jeté les premiers plans sur le papier.

" À table, nous n'avons pas seulement parlé de technique. Je ne sais comment nous en sommes venus à de grands sujets... Il se mit alors à me tenir des pronos dont le ton nettement spiritualiste me frappa ou même me surprit, sans doute assez sottement, parce nue l'imaginais un Saint-Ex différent... Il me confia, dans cet instant, qu'il avait un nouveau livre en tête où je trouverais probablement quelque écho de ces réflexions... C'était son livre de fond. les autres - Pilote de guerre, Lettre à un otage, Le Petit Prince - étant nés de la guerre, de l'occupation, il n'y pensait pas encore à ce moment.

" Et puis, ce fut le brouhaha d'après le repas, les habituels cris joyeux ; on fit payer à boire à " Antoine " pour je ne sais quelle distraction. Nous étions séparés de nouveau. Mais Alias me dit son admiration pour Saint-Ex. Comme un jeune pilote à ses premières heures de vol, il voulait être tout le temps en l'air. Et c'était un dur travail aérien que celui du 2/33 : les missions à huit ou dix mille, et de jour le plus souvent, parfois en vol rasant ; ou de nuit, guetté par le chasseur, ou la Flak, en bataille contre le froid, contre les commandes gelées, la photo ou la mitrailleuse qui s'enraye à ces altitudes imprévues, contre le tube d'oxygène, alors qu'on est écrasé sous le harnais du parachute et de l'équipement... "

Une affreuse impréparation sévissait dans tous ces détails, et quelles qu'en fussent la cause ou les responsabilités, une chose était certaine : " la gêne souvent tragique qu'en éprouvaient les pilotes ".

Mais Saint-Ex avait pris sa place dans le rang et il entendait la garder. Et cependant, la Propagande n'était pas seule à vouloir séduire l'écrivain. On lui proposait d'Amérique, des articles et des conférences en faveur de l'aviation. à des taux exorbitants... Entêté, il refusait tout ; ce sont là choses qu'il pourra voir après la guerre. Pour le moment, il n'est qu'un pilote comme les autres et ne connaît pas pour l'aviation de meilleure propagande que celle qui consiste à servir.

" Il est d'un courage exceptionnel, confie Alias à André George ; toujours en avant, toujours prêt. Il n'est pourtant pas question pour lui d'ignorer les risques, vous pensez ! Ici, tout le monde l'aime également pour sa modestie, sa gentillesse, sa générosité. "

" L'heure du décollage approchait, écrit encore André George, Saint-Exupéry nous dit adieu. Je le revois debout, dans 'sa tenue bleu marine avec trois galons- d'or..., souriant et implorant Alias : " Mon Commandant, est-ce que je pourrais repartir ? " " Mais non, Saint-Ex !... Voyons ! si on vous écoutait, vous feriez toutes les missions !... "

Toutes les missions, à lire son beau livre Pilote de guerre, il semble bien qu'il les ait faites, non pas sans doute en personne, mais par l'intérêt qu'il y porte, la connaissance dont il fait preuve des réactions de son entourage, témoin le récit dont le ton plaisant ne doit pas nous donner le change et qui concerne le nez indiscret d'Israël.

Le lieutenant Israël, un des meilleurs pilotes du Groupe, possède un grand nez bien juif.

Saint-Ex, de la fenêtre où il fume, aperçoit le lieutenant Israël : l'allure rapide, le nez rouge.

" J'ai été brusquement frappé par le nez rouge d'Israël. "

" J'avais pour lui, écrit Saint-Ex, une profonde amitié. C'était l'un des plus courageux et l'un des plus modestes. On lui avait tellement parlé de la prudence juive, que son courage, il devait le prendre pour de la prudence. Il est 'prudent d'être vainqueur.

" Donc, je remarquai son grand nez rouge, lequel ne brilla qu'un instant, vu la rapidité des pas qui emportaient Israël et son nez. Sans vouloir plaisanter, je me retournai vers Gavoille :

- Pourquoi fait-il un nez comme ça ?

- Sa mère le lui a fait, répondit Gavoille. Mais il ajouta :

- Drôle de mission à basse altitude. Il part. – Ah !

" Et bien sûr, je me suis rappelé le soir, lorsque nous eûmes cessé d'attendre le retour d'Israël, ce nez qui, planté dans un visage totalement impassible, exprimait avec une sorte de génie, à lui seul, la plus lourde des préoccupations. Si j'avais eu à commander le départ d'Israël, l'image de ce nez m'eût hanté longtemps comme un reproche. Israël, certes, n'avait rien répondu à l'ordre de départ, sinon : " Oui, mon Commandant. Bien, mon Commandant. Entendu, mon Commandant. " Israël, certes, n'avait pas tressailli d'un seul des muscles de son visage. Mais doucement, insidieusement, traîtreusement, le nez s'était allumé : Israël contrôlait les traits de son visage, mais non la couleur de son nez. Et le nez en avait abusé pour se manifester, à son compte, dans le silence. Le nez, à l'insu d'Israël, avait exprimé au Commandant sa forte désapprobation. "

Croirait-on que ce récit empêcha Pilote de guerre de paraître. Les Allemands avaient donné l'autorisation nécessaire, lorsqu'un des rédacteurs de Je suis Partout jugea bon de faire campagne contre le livre et son auteur.

D'après le misérable écrivain, Saint-Exupéry aurait éprouvé le besoin de vanter un Juif, en lui donnant exprès le nom d'Israël et un beau rôle dans son ouvrage.

Or le lieutenant Israël existait en nom et en personne, et le jour où Saint-Ex argumenta sur la couleur de son nez, l'équipage, aux environs de Bapaume, se trouva soudain en présence d'une formation de trente-cinq chars ennemis.

L'avion, haché par les balles et touché par trois obus, dut chercher un terrain de fortune. Au sol, il fit explosion. Les patrouilles allemandes, attirées par le bruit, capturèrent les occupants.

Ceci se passait en mai 1940...

La " drôle de guerre " avait cessé. Ainsi que nous l'avons dit, elle ne fut jamais plaisante pour les aviateurs, dont les missions se multipliaient en raison même du petit nombre des appareils et des pilotes. En mai 1940, il semble bien que cette guerre n'eut même plus rien de drôle pour l'Allemagne, qui commençait à défaillir sous l'étranglement du blocus, et c'est sans doute la raison pour laquelle Hitler, le 10 mai, releva nos troupes de leur garde lassante aux frontières et jeta dans la balance le poids décisif de l'alliance de ses blindés et de ses avions.

Cette formidable combinaison, nous l'avions vue déjà à l'œuvre ; en trois semaines, elle avait réduit un peuple fier en esclavage ; nous savons ce qu'il en fut en France : armées décimées, soldats jetés à la retraite en colonnes lamentables, évacués, embouteillages inénarrables...

De la Somme à la Loire, les routes de France ont été les muets témoins de l'épouvantable chaos... Certains ont dit que les avions ne figuraient pas au tableau. Ceux-là se rendent-ils compte qu'ils étaient mille, " disséminés de Dunkerque à l'Alsace ".

Mieux vaudrait dire, écrit Saint-Exupéry, qu'ils sont dilués dans l'infini. Aussi, quand, sur le front, un appareil passe en rafale, à coup sûr, il est allemand. Autant s'efforcer de le descendre avant qu'il ait lâché ses bombes. Son seul grondement déclanche déjà les mitrailleuses et les canons à. tir rapide. " C'était le risque français, ajouté au risque allemand, mais celui-là, le français, comparativement à l'autre, était hélas ! un pauvre risque.

Les survivants du Groupe 2/33, six équipages sur vingt-trois, furent parmi les rares aviateurs qui réussirent, après la débâcle de juin, à emmener leurs appareils en Afrique du Nord.

Saint-Exupéry avait espéré que la lutte s'y poursuivrait. Démobilisé, en août 1940, il rentra dans la métropole à bord du Lamartinière. Il passa quelques semaines auprès des siens, puis résolut de partir pour l'Amérique.

Il a subi l'armistice, mais il ne l'a pas accepté et, quand Pétain fait inscrire son nom d'office parmi les " personnalités " susceptibles d'appuyer son autorité, il ne craint pas de protester jusqu'à ce qu'on raye son nom de la liste.

L'atmosphère qu'on respire en France ne lui permet plus d'y vivre. Il part pour les États-Unis, rendre encore service à son pays, expliquer les conditions dans lesquelles la France s'est battue, à quelles forces monstrueuses son courage s'est heurté ; laisser entendre, peut-être, que du développement de ces forces, elle n'est pas seule responsable... Il est, dans tous les cas, certain que son ouvrage Pilote de guerre devait connaître en Amérique un succès sans précédent et servir avec éclat la cause française.

Muni d'un ordre de mission, Saint-Exupéry s'embarqua à Lisbonne, en décembre 1940.

XVII

" PILOTE DE GUERRE "

Lisbonne en fête parut plus triste à l'aviateur que ne l'étaient " nos villes éteintes ". " Lisbonne, qui avait bâti la plus 'ravissante exposition qui fût au monde, souriait d'un sourire un peu pâle, comme celui de ces mères qui n'ont point de nouvelles d'un fils en guerre et s'efforcent de le sauver par leur confiance : " Mon fils est vivant puisque je souris... "

La ville jouait au bonheur ; c'est un jeu mélancolique... Mais ce climat de tristesse, elle le devait à la présence des réfugiés, non pas de proscrits à la recherche d'un asile, ni d'immigrants " en quête d'une terre à féconder ". " Je parle, écrit Saint-Exupéry de ceux qui s'expatriaient loin de la misère des leurs, pour mettre à l'abri leur argent. "

L'écrivain sort d'une guerre dense ; il vient d'être acteur et témoin d'une lutte désespérée ; il a vu le pays aux prises avec d'insolubles problèmes, son Groupe aérien a perdu les trois-quarts de ses équipages ; ces hommes, ces femmes, que des Cadillac silencieuses déposent au Casino de Lisbonne, habillés comme auparavant, montrant leurs plastrons et leurs perles ; ces hommes, ces femmes lui font l'effet de fantômes.

Et lorsqu'il les voit chercher à tromper dans le jeu, l'ennui de leurs heures vides, il ressent cette vague angoisse que l'on éprouve " au zoo devant les survivants d'une espèce éteinte ".

Ces réfugiés, il les retrouve sur le paquebot, et le même trouble l'y poursuit, le malaise de coudoyer des individus sans substance, privés d'être, si l'on peut dire, qui, renonçant à leurs attaches et se coupant de leurs racines, semblent se défaire sous ses yeux.

" Ce bateau-fantôme était chargé, comme les limbes, d'âmes à naître. Seuls paraissaient si réels qu'on les eût aimé toucher du doigt, ceux qui, intégrés au navire et ennoblis par de véritables fonctions, portaient les plateaux, astiquaient les cuivres, ciraient les chaussures et, avec un vague mépris, servaient les morts...

" Ce n'est point d'argent qu'ils manquaient, mais de densité. Ils n'étaient plus l'homme d'une telle maison, de tel ami, de telle responsabilité... Ils jouaient le rôle, mais ce n'était plus vrai. Personne n'avait besoin d'eux, personne ne s'apprêtait à faire appel à eux... "

Combien Saint-Exupéry nous apparaît dans ce texte, tel qu'il est au plus profond : toujours en mal d'appartenance ; toujours relié par quelque fibre à ce qu'il est, à ce qui l'a fait ce qu'il est, à tout ce à quoi s'est donné son cœur qui ne sait pas se reprendre...

Il est de la Ligne et de son groupe 2/33. Il est de Saint-Exupéry, de son enfance et du monde, et encore de Chrétienté. Dans les pages de Pilote de guerre, il s'en explique sans réticence et quand sonne l'heure de la défaite, il est de France, magnifiquement.

" Puisque je suis d'eux, s'écrie-t-il au retour de cette mission sacrifiée qu'il dut faire au-dessus d'Arras, puisque je suis d'eux, je ne renierai jamais les miens quoi qu'ils fassent. Je ne prêcherai jamais contre eux devant autrui. S'il est possible de prendre leur défense, je les défendrai. S'ils me couvrent de honte, j'enfermerai cette honte dans mon cœur et je me tairai. Quoi que je pense alors sur eux, je ne servirai jamais de témoin à charge...

" Ainsi, je ne me désolidariserai pas d'une défaite qui, souvent, m'humiliera. Je suie de France. La France formait des Renoir, des Pascal, des Pasteur, des Guillaumet, des Hochedé. Elle formait aussi des incapables, des politiciens et des tricheurs. Mais il me paraît trop aisé de se réclamer des uns et de nier toute parenté avec les autres...

" Si j'accepte d'être humilié par ma maison, je puis agir sur ma maison. Elle est de moi, comme je suis d'elle. Mais si je refuse l'humiliation, la maison se démantibulera comme elle voudra et j'irai seul, tout glorieux, mais plus vain qu'un mort... " Voici qui est autrement grand que les reniements et le masochisme de l'heure, et ceci pourtant ne s'oppose pas à un juste retour sur soi-même. " Si la France, avait eu saveur de France, rayonnement de France, le monde entier se fût fait résistance à travers la France. Je renie désormais mes reproches au monde. La France se devait de lui servir d'âme, s'il en manquait. "

" La communauté spirituelle des hommes n'a pas joué en notre faveur. Mais, en fondant cette communauté des hommes dans le monde, nous eussions sauvé le monde et nous-mêmes. Nous avons failli à cette tâche. Chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable do tous. Je comprends pour la première fois l'un des mystères de la religion dont est sortie la civilisation que je revendique comme mienne. " Porter les péchés des hommes... " Et chacun porte tous les péchés des hommes. "

Nobles accents, n'est-il pas vrai, et qui rendent aux oreilles chrétiennes le son d'une auguste doctrine.

Saint-Exupéry va vivre aux États-Unis jusqu'à l'heure de s'engager dans la guerre de la liberté, et lorsque sonnera cette heure, il sera du premier convoi qui, au début de 1943, transportait en Afrique du Nord, cinquante mille soldats. " Ce convoi, écrira-t-il, évoquait pour moi l'allégresse d'une croisade.

En Amérique, il va écrire trois livres : Pilote de guerre, Lettre à un otage, Le Petit Prince, et, sans doute, il approfondit et complète cet ouvrage, qui devait être, non pas le fruit des " accidents " d'une vie, mais exprimer sa substance même, ce qu'un homme peut formuler de plus sincère et de plus sage, à la lumière d'une véridique expérience.

Pilote de guerre reçut aux États-Unis un incomparable accueil et rallia à la France une multitude d'esprits scandalisés par la brutale défaite.

" L'édition française et l'édition américaine parurent ensemble, au début de 1942. Le succès de cette dernière version, Fleight to Arras, dépassa tout ce qu'on pouvait attendre : succès de tirage et succès de qualité reconnue... La jeunesse, qui entrait alors en guerre, s'en empara et les vocations qu'elle détermina ou délivra ne se comptent plus...

Les premières nouvelles de la résistance commençaient à peine à filtrer. Deux à trois livres, dont celui de Jacques Maritain, À travers le désastre, avaient tenté de remonter le courant qui faisait de la capitulation le signe d'un écroulement moral, mais ces livres n'atteignaient guère qu'un petit nombre d'esprits déjà convaincus.

" C'est alors, écrit Pierre de Lanux, que Fleight to Arras vint changer le sentiment public du tout au tout : on apprit enfin comment certains Français s'étaient battus, et qui ils étaient. Et, du même coup, l'on pénétrait au plus profond de ces âmes que la défaite avait torturées, mais non découragées... "

Pilote de guerre n'est peut-être pas le meilleur des ouvrages de Saint-Ex, mais je pense qu'il est le plus haut, celui qui met le plus efficacement en branle l'homme tout entier, corps et âme, et assigne, à chaque partie du composé humain, le rôle qui lui revient.

Rien, ce me semble, n'est plus captivant que l'atmosphère tour à tour pathétique et abandonnée qui est celle de ces pages, selon que la lutte épique fait briller d'une lumière plus vive la douceur des jours d'enfance, ou qu'elle oblige l'auteur à l'inhumaine tension d'un engagement sans issue.

Saint-Ex a connu et exprime la confusion, l'anarchie, la vanité d'un combat dépassé par l'événement, l'indicible désarroi d'un peuple surpris par le désastre ; il souligne sans ménagement le chaos, l'absurdité, l'inefficacité des sacrifices exigés ; il trace de la débâcle une image saisissante, mais il sait voir au delà des mortelles apparences et ne craint pas d'affirmer le mensonge de la défaite et même davantage encore; en un certain sens, sa noblesse : " Il faut juger la France, dit-il, sur son consentement au sacrifice. La France a accepté la guerre contre la vérité des logiciens. Ils nous disaient : Il est quatre-vingt millions d'Allemands. Nous ne pouvons pas faire dans l'année les quarante millions de Français qui nous manquent. Nous ne pouvons pas changer notre terre à blé en terre à charbon. Nous ne pouvons pas espérer l'assistance des États-Unis. Pourquoi les Allemands, en réclamant Dantzig, nous imposeraient-ils le devoir, non de sauver Dantzig, c'est impossible, mais de nous suicider pour éviter la honte ? Quelle honte y a-t-il à posséder une terre qui forme plus de blé que de machines, et à se compter un contre deux ? Pourquoi la honte pèserait-elle sur nous et non sur le monde ? " Ils avaient raison. Guerre, pour nous, signifiait : désastre. Mais fallait-il que la France, pour s'épargner une défaite, refusât la guerre ? Je ne le crois pas...

" La France a joué son rôle. Il consistait pour elle à se proposer à l'écrasement, puisque le monde arbitrait, sans collaborer ni combattre, et à se voir ensevelir pour un temps dans le silence. Quand on donne l'assaut, il est nécessairement des hommes en tête. Ceux-là meurent presque toujours. Mais il faut, pour que l'assaut soit, que les premiers meurent. "

" Pourquoi acceptons-nous encore de mourir ? Pour l'estime du monde ? Non pas. L'estime implique un juge. La position de l'arbitre est position trop confortable pour que nous l'acceptions pour juge. C'est nous qui jugeons les arbitres. " Et il écrit fermement : " Nous mourons, nous dit-on, pour les Démocraties, mais alors, qu'elles aussi combattent ! "

" La plus puissante, celle qui aurait pu, seule, nous sauver, s'est récusée hier, et se récuse encore. Bon C'est son droit. Mais elle nous signifie ainsi que nous combattons pour nos seuls intérêts. Or, nous savons bien que tout est perdu. Alors, pourquoi mourons-nous encore ? "

" Il est une vérité, dit-il, plus haute que les énoncés de l'intelligence. Quelque chose passe à travers nous et nous gouverne, que je subis sans le saisir encore...

" Je ne meurs point pour sauver un honneur dont je refuse qu'il soit en jeu... Je ne meurs point par désespoir. Et, cependant, Dutertre, qui consulte la carte, ayant calculé qu'Arras loge là-bas, quelque part au cent soixante-quinze, me dira, je le sens, avant trente secondes

" Cap au soixante-quinze, mon Capitaine.

" Et j'accepterai. "

Et ceci est arrêt de mort...

Le récit hallucinant de la mission sur Arras coupe l'analyse poignante. Rien d'autre que la lecture ne peut rendre l'accent bouleversant de cette lutte contre la mort, sans cesse déjouée et recomposant sans répit " son déluge de lances menaçantes " ; corps à corps de l'avion et de la mitraille avec, en surimpression, sur les nuées de projectiles, les explosions des éclairs, la plus ardente méditation :

" Les murailles d'éclatement se reconstruisent à notre étage. Chaque foyer de feu, en quelques secondes, dresse sa pyramide d'explosions, qu'il abandonne aussitôt, périmées, pour bâtir ailleurs. Le tir ne nous recherche pas : il nous enferme... " " Quelle survie puis-je espérer ? Dix secondes, vingt secondes ? "

Mais ce n'est pas le corps qui compte. " Le corps, on s'en fout bien ! Ça, c'est extraordinaire... Il faut, pour que l'évidence se montre, l'urgence de certaines conditions. Il faut cette pluie de lumières montantes ; il faut cet assaut de coups de lances ; il faut enfin que soit dressé ce tribunal pour le jugement dernier. Alors, on comprend.

" On se moque bien du corps ! On le relègue au rang de valetaille... Ton fils est pris dans l'incendie? Tu le sauveras ! On ne peut pas te retenir ! Tu brûles ! Tu t'en moques bien... Ta signification se montre éblouissante. C'est ton devoir, c'est ta haine, c'est ton amour, c'est ta fidélité, c'est ton invention. Tu ne trouves plus rien d'autre en toi. "

Au retour de la mortelle mission, quelle humaine et joyeuse jubilation anime le récit du pilote. On songe, en lisant ces lignes, à l'irruption brusque d'un printemps.

" Quand Alias m'interrogera, je " sècherai " comme un collégien au tableau noir. Je paraîtrai très malheureux, et cependant je ne serai pas malheureux.

" Fini le malheur... Je reviens vers les miens. Je rentre... Après l'atterrissage, s'il nous est épargné la pagaille d'un nouveau déménagement, je lancerai un défi à Lacordaire, et je le battrai aux échecs. Il déteste perdre. Moi aussi. Mais je gagnerai..." Je trempe dans l'incohérence, et cependant je suis comme vainqueur. Quel est le camarade, retour de mission, qui ne porte pas ce vainqueur en lui ?...

La Seine m'apparaît. Quand je la franchis en oblique, elle se dérobe, comme en pivotant sur elle-même. Ce mouvement me procure le même plaisir que la foulée souple d'un coup de faux. Je suis bien installé. Je suis patron à bord. Les réservoirs tiennent. Je gagnerai un verre, au poker d'as, à Pénicot, puis je battrai Lacordaire aux échecs. C'est comme ça que je suis, quand je suis vainqueur...

" J'ai bien changé ! Commandant Alias, j'étais amer, ces jours-ci; alors que l'invasion blindée ne rencontrait plus que le néant, les missions sacrifiées ont coûté au Groupe 2/33 dix-sept équipages sur vingt-trois.

" Nous nous cramponnions, vous, le premier, à la lettre d'un devoir dont l'esprit s'était obscurci. Cependant, vous aviez raison... Vous nous poussiez d'instinct, non plus à vaincre, c'était impossible, mais à devenir. "

Au plus fort de la mitraille, il a eu ce mot magnifique : " Eh ! Ceux qui nous tirent d'en-bas, savent-ils qu'ils nous forgent ? "

Et la pathétique question que le branle-bas du combat a tenue comme en suspens, va recevoir sa réponse.

Pourquoi accepter de mourir, alors qu'à nos regards humains, la mort apparaît inutile ?

" Nous nous sommes jetés dans l'incendie. Nous avons tout sacrifié. Et là, nous avons plus appris sur nous-mêmes, que nous n'eussions appris en dix années de méditation. Nous sommes sortis enfin de ce monastère de dix années.

" Certes, nous sommes déjà vaincus. Tout est en suspens, tout s'écroule, mais je continue d'éprouver la tranquillité d'un vainqueur... Nous ne disposons d'aucun langage pour justifier notre sentiment de victoire. Mais nous nous sentons responsables. Nul ne peut se sentir, à la fois, responsable et désespéré...

" Je me suis battu pour préserver la qualité d'une lumière, bien plus encore que pour sauver la nourriture des corps. Je me suis battu pour le rayonnement particulier en quoi se transfigure le pain de chez moi... On meurt pour cela qui fait vivre... Quiconque porte dans son cœur une cathédrale à bâtir est déjà vainqueur. La victoire est le fruit de l'amour...

" Il nous est donné de courir vers les camarades, et il me semble que nous nous hâtons vers une fête, Commandant Alias, Commandant Alias... Cette communauté parmi vous, je l'ai goûtée comme un feu pour aveugle. L'aveugle s'asseoit et étend les mains, il ne sait pas d'où lui vient son plaisir. De nos missions, nous rentrons prêts pour une récompense au goût inconnu, qui est simplement l'amour.

" Nous n'y reconnaissons pas l'amour. L'amour au-nous songeons d'ordinaire est d'un pathétique plus tumultueux. Mais il s'agit, ici, de l'amour véritable : un réseau de liens qui fait devenir. "

" Un réseau de liens qui fait devenir ", mots exacts, définition chargée de sens, amour qui commande la victoire.

Pilote de guerre est un grand livre, un livre qui justifie la France et la guerre menée pour l'honneur. Le mot honneur, Saint-Ex ne l'a pas écrit. " Le sublime était en lui trop quotidien et naturel ", pour que sa plume ne refusât pas comme d'instinct les grands mots trop solennels.... Mais, s'il n'a ,pas écrit ce mot, il l'a vécu, ce qui est mieux.

Pilote de guerre apporte au combattant malheureux, qui s'acharnait à mourir, un témoignage de valeur.

" Nous mourons... Cent cinquante mille Français, depuis quinze jours, sont déjà morts... Il est des paquets de fantassins qui se font massacrer dans une ferme indéfendable. Il est des Groupes d'aviation qui fondent comme une cire jetée au feu. "

Plus encore que Terre des hommes, Pilote de guerre est un " manuel d'humanisme " ; mais il est bien davantage un Credo, une profession de foi.

" À chaque époque, écrit Georges Mounin, la littérature offre ce phénomène : beaucoup portent la farine et quelques-uns le levain... Saint-Exupéry a les qualités du levain, ses phrases resteront, génération par génération, et pour longtemps sans doute, le pain de quelques vaillants. "

" Il a fallu ce voyage difficile, écrit Saint-Ex, au retour de sa mission sur Arras, pour que je distingue en moi, tant bien que mal, l'individu que je combats, de l'homme qui grandit. Je ne sais ce que vaut l'image qui me vient, mais je me dis : l'individu n'est qu'une route ; l'homme qui l'emprunte compte seul. "

Dès lors, Saint-Ex voit se regrouper, s'unifier toutes ses fidélités sous le signe d'une civilisation dont nous avions violé les règles et qu'il nous faut reconstituer.

" Il est un principe dont tout est sorti autrefois racines, tronc, branches et fruits. Quel est-il ? Il était graine puissante dans le terrain des hommes. Il peut seul me faire vainqueur... Ma civilisation repose sur le culte de l'homme au travers des individus. Mais, peu à peu, j'ai oublié ma vérité. J'ai cru que l'Homme résumait les hommes, comme la Pierre résume les pierres. J'ai confondu cathédrale et somme de pierres et, peu à peu, l'héritage s'est évanoui. Il faut restaurer l'Homme. C'est lui', l'essence de ma culture... "

" Il est aisé de façonner un homme aveugle qui subisse, sans protester, un maître ou un Coran. Mais la réussite est autrement haute qui consiste, pour délivrer l'homme, à le faire régner sur soi-même... " " Les pentes invisibles de l'amour délivrent l'homme. Ma civilisation a cherché à faire de chaque homme, l'Ambassadeur d'un même prince. Elle a considéré l'individu comme chemin ou message de plus grand que lui-même ; elle a offert à la liberté de son ascension, des directions aimantées...

" Je connais bien l'origine de ce champ de forces. Durant des siècles, ma civilisation a contemplé Dieu à travers les hommes. L'homme était créé à l'image de Dieu. On respectait Dieu en l'homme. Les hommes étaient frères en Dieu. Ce reflet de Dieu conférait une dignité inaliénable à chaque homme. Les relations de l'Homme avec Dieu fondaient avec évidence les devoirs de chacun vis-à-vis de soi-même ou d'autrui... "

Voici donc renouée la gerbe et les matériaux rassemblés, l'ordre intérieur restauré et prononcé le nom unique qui fonde l'Amour, la Vérité et qui est Vie, quête ultime de l'écrivain et, sur la trame reconquise, se détachent les hautes lignes de la civilisation chrétienne.

" On ne fonde en soi l'Être dont on se réclame que par des actes. Notre Humanisme a négligé les actes. Il a échoué dans sa tentative.

L'acte essentiel ici a reçu un nom. C'est le sacrifice... Il est un don de soi-même à l'Être dont on prétendra se réclamer... Il faut commencer par le sacrifice pour fonder l'amour... L'homme doit toujours faire les premiers pas. Il doit naître avant d'exister. "

Et Saint-Exupéry conclut avec une noble simplicité : " Je combattrai pour l'Homme, contre ses ennemis. Mais aussi contre moi-même. "

D'autres ont, loué les mérites de l'écrivain prestigieux, la splendeur de ses images, l'exactitude de ses termes et cet univers nouveau que nous découvre l'avion ; mais ne doit-on pas dire aussi la qualité d'une pensée qui s'est constamment affermie par la grâce d'un équilibre, le rythme même d'une vie qui allait ineffablement de la réflexion à l'acte et de l'acte à la réflexion, où l'action et la réflexion s'enrichissaient l'une de l'autre et l'une et l'autre édifiaient l'homme.

Et ce beau livre est, au surplus, le premier livre résistant ; résistant à la veulerie, au complexe de culpabilité, à la lâcheté, au racisme. Dans les ténèbres de la débâcle, il prophétise la victoire et les mots par où il s'achève :

" Les vaincus doivent se taire, comme les graines ", rejoignent cette affiche tricolore qu'à la même époque on lisait sur les murs de Londres bombardé :

" La France a perdu une bataille ; la France n'a pas perdu la guerre. "

XVIII

 

" LETTRE À UN OTAGE "
" LE PETIT PRINCE " - " CITADELLE "

Commencée sur le bateau de l'exil, ce bateau qui s'éloignait du Portugal avec sa charge de " fantômes ", " La lettre à un otage " est une des plus pures confidences de l'âme amicale de Saint-Ex.

" Celui qui, cette nuit, hante ma mémoire, est âgé de cinquante ans. Il est malade. Et il est Juif. Comment survivrait-il à la terreur allemande ? Pour imaginer qu'il respire encore, j'ai besoin de le croire ignoré de l'envahisseur, abrité en secret par le beau rempart de silence des paysans de son village. "

Méditation de l'exilé, plus sensible en terre étrangère à l'amour de son pays, la Lettre à un otage est comme un " traité de la présence "... Saint-Ex s'y désolidarise de ces expatriés, déjà coupés, par l'abandon, des liens qui les faisaient être ; son absence à lui est fausse ; il ne peut vivre côte à côte avec l'ennemi mais, en arrière, ses attaches restent, " la maison familiale " demeure... Ne vivant que pour le retour, il reste présent dans l'absence ; il est même une présence plus dense qu'une présence réelle ". C'est celle de la prière... Jamais je n'ai mieux aimé ma maison que dans le Sahara. Jamais fiancés n'ont été plus proches de leur fiancée que les marins bretons du XVe siècle, quand ils doublaient le cap Horn et vieillissaient contre le mur des vents contraires. Dès le départ, ils commençaient déjà de revenir. C'est leur retour qu'ils préparaient de leurs lourdes mains en hissant les voiles. "

Dans les jours les 'plus cruels, Saint-Ex croyait à la victoire, mais n'ignorait pas, pour autant, qu'il " faut dérouler le temps pour assister à son triomphe dans le blé. "

Victoire ! triomphe ! tout dépend de la substance de l'homme. " Que faut-il faire ? écrit-il dans Pilote de guerre. Ceci. Ou le contraire, ou autre chose. Il n'est point de déterminisme de l'avenir. Que faut-il être ? Voilà bien la question essentielle car l'esprit seul fertilise l'intelligence... Je veux que mon pays soit - dans son esprit et dans sa chair - quand reviendra le jour. Pour agir selon le bien de mon pays, il me faudra peser à chaque instant dans cette direction, de tout mon amour. ".

Cette promesse, la Lettre à un otage la tient, qui est recherche de l'essentiel : sollicitations invisibles que le dénuement du désert permettait de discerner ; continuité de l'amour. " Le sort de chacun de ceux que j'aime me tourmente plus gravement qu'une maladie installée en moi. Je me découvre menacé dans mon essence par leur fragilité " ; ferveur de l'amitié que symbolise un sourire ; entente muette sur les bords du fleuve de Tournus ; qualité miraculeuse d'un sourire qui délivre de l'angoisse et porte certitude et paix, telle la puissance de ce sourire qui, certain jour, dans l'Espagne révolutionnaire, effaça le drame près de naître.

L'essentiel : cette joie surtout qui reste distincte du plaisir ; et qui est élévation, plénitude et création, bonheur de participer à l'œuvre et par l'œuvre de s'accomplir, fruit le plus précieux peut-être de notre civilisation.

" Une tyrannie totalitaire pourrait nous, satisfaire elle aussi dans nos besoins matériels, mais nous ne sommes pas un bétail à l'engrais. La prospérité et le confort ne sauraient réussir à nous combler. "

" Respect de l'homme !... Là est la pierre de touche ! Quand le Naziste respecte exclusivement qui lui ressemble... il refuse les contradictions créatrices, ruine tout espoir d'ascension, et fonde pour mille ans, en place d'un homme, le robot d'une termitière. L'ordre pour l'ordre châtre l'homme de son pouvoir essentiel, qui est de transformer et le monde et soi-même. La vie crée l'ordre, mais l'ordre ne crée par la vie. " Étrange parenté humaine qui se fonde sur l'avenir, non sur le passé. Sur le but, non sur l'origine. " Nous sommes l'un pour l'autre des pèlerins qui, le long de chemins divers, peinons vers le même rendez-vous. " " C'est sans doute pourquoi, mon ami, j'ai un tel besoin de ton amitié. J'ai soif d'un compagnon qui, au-dessus des litiges de la raison, respecte en moi le pèlerin de ce feu-là. J'ai besoin de goûter quelquefois, par avance, la chaleur promise, et de me reposer, un peu au delà de moi-même, en ce rendez-vous qui sera nôtre.

" Mon ami, j'ai besoin de toi, comme d'un sommet où l'on respire : j'ai besoin de m'accouder auprès de toi, une fois encore, sur les bords de la Saône, à la table d'une petite auberge de planches disjointes, et d'y inviter deux mariniers, en compagnie desquels nous trinquerons dans la paix d'un sourire semblable au jour. "

Lettre à un otage : témoignage pour l'unité humaine, pour l'amour qui y prend racine et pour sa fleur : le sourire qui exprime respect et joie, réseau de liens et fête humaine .

Pages vibrantes que des mots émouvants terminent : " Pour nous, Français du dehors, il s'agit dans cette guerre de débloquer la provision de semences gelée par la neige de la présence allemande. Il s'agit de vous secourir, vous de là-bas. Il s'agit de vous faire libres dans cette terre où vous avez le droit fondamental de développer vos racines...

" Vous êtes quarante millions d'otages... C'est vous qui nous enseignerez... Nous ne fondons pas la France, nous ne pouvons que la servir, nous n'aurons droit, quoi que nous ayons fait, à aucune reconnaissance. Il n'est pas de commune mesure entre le combat libre et l'écrasement dans la nuit. Il n'est pas de commune mesure entre le métier de soldat et celui d'otage. Vous êtes les saints.

Et ne pouvant plus, en exil, s'adresser aux hommes de chez lui, Saint-Ex se tourne vers l'enfance, ce royaume toujours inédit dont il est resté commensal. C'est ce conte charmant : " Le petit prince " qui a dû, j'imagine, avant de venir au jour, longtemps cheminer dans ces régions qui n'ont accès à la conscience que par des chemins inconnus.

Le pilote, échoué dans le désert, est réveillé, au lever du jour, par une drôle de petite voix : " S'il vous plaît, dessine-moi un mouton. "

Un enfant ! à mille milles de toute région habitée !

L'aviateur saute sur ses pieds, frotte s'es yeux et aperçoit un petit bonhomme tout à fait extraordinaire... Il faut pour le bien connaître voir les fraîches illustrations qui accompagnent le texte, car Saint-Ex a peint, lui-même, avec amour, l'histoire du petit prince et il était, paraît-il, très fier de ses dessins.

- S'il vous plaît, dessine-moi un mouton, reprend l'enfant gravement.

Après d'infructueux essais, le pilote esquisse... une caisse.

- Le mouton que tu veux est dedans.

Le visage du petit prince s'illumine, car les enfants comprennent toutes sortes de choses que les grandes personnes ne peuvent arriver à saisir. " Il faut toujours et toujours leur donner des explications. "

Et Saint-Ex qui, jusqu'à cette panne, a toujours, dit-il, vécu seul, " sans personne à qui parler véritablement", va se reconnaître dans " ce petit bonhomme résolu, courageux, éperdument sentimental, descendu mystérieusement d'une planète minuscule ".

Au hasard des réflexions, le petit prince conte son histoire et comment il a quitté une planète, grande à peine comme une maison et qui renferme trois volcans, " qui lui arrivent au genou ", l'astéroïde B 612.

Les grandes personnes aiment les chiffres ; c'est la raison pour laquelle Saint-Exupéry nous confie ce numéro.

Chaque matin, le petit prince fait la toilette de sa planète, il ramone ses volcans et arrache les mauvaises plantes, les baobabs principalement, dont " on ne pourrait se débarrasser si l'on s'y prenait trop tard "; ces terribles baobabs, susceptibles, tellement ils grossissent, de faire éclater la planète. Sur cette étoile exiguë, il lui suffit de déplacer sa chaise de quelques pas pour voir le soleil se coucher. " Un jour, dit-il, j'ai vu le soleil se coucher quarante-quatre fois ! "

Et peu après il ajoute :

- Tu sais... quand on est tellement triste, on aime

les couchers de soleil...

Une fleur inconnue, magnifique, s'est ouverte sur

sa planète ; une rose très belle, très coquette...

Le petit prince un jour confie :

" Je n'ai alors rien su comprendre ! J'aurais dû la juger sur les actes et non sur les mots. Elle m'embaumait et m'éclairait. Je n'aurais jamais dû m'enfuir ! " Car il a fui la fleur compliquée et coquette ; tendre pourtant, mais qui ne pleurera pas devant lui, le jour de son départ. " C'était une fleur tellement orgueilleuse ! "

Il a profité pour partir d'une migration d'oiseaux sauvages et visite tour à tour les astéroïdes 'voisins, habités par le despote, le vaniteux, l'ivrogne, le businessman, l'allumeur de réverbères. " Les grandes personnes sont tout à fait extraordinaires ", se dit à bon droit l'enfant, lors de chacune de ses visites. L'allumeur de réverbères est encore le moins absurde. " Quand il allume son réverbère, c'est comme s'il faisait naître une étoile de plus ou une fleur. C'est une occupation très jolie. C'est véritablement utile puisque c'est joli. "

La sixième planète visitée est habitée par un géographe qui ignore fleuves et montagnes, villes et déserts, car il manque d'explorateurs. Il se refuse à noter la fleur qui a poussé sur l'astéroïde du petit prince, parce que, dit-il, les fleurs sont éphémères, menacées de disparition prochaine.

" Ma fleur est éphémère, apprend de lui le petit prince, et elle n'a que quatre épines pour se défendre contre le monde ! Et je l'ai laissée tonte seule chez moi ! "

Anxieux déjà, il va visiter la Terre et, comme il tombe dans le désert, il ne rencontre que le serpent.

- Où sont les hommes, lui demande-t-il ?

- Je puis, lui dit le serpent, t'emporter plus loin qu'un navire... mais tu es pur et tu viens d'une étoile... Tu me fais pitié, toi si faible, sur cette terre de granit. Je puis t'aider un jour si tu regrettes trop la planète. Je puis...

- Oh ! j'ai très bien compris, fit le petit prince, mais pourquoi parles-tu toujours par énigmes ?

- Je les résous toutes, dit le serpent. Et ils se turent.

Après avoir rencontré une simple fleur sur un sommet, et l'écho dans les montagnes, l'enfant découvre les roses - cinq mille roses dans un seul jardin ! Il se sent très malheureux.

" Je me croyais riche d'une fleur unique et je ne possède qu'une rose ordinaire. Ça et mes trois volcans qui m'arrivent au genou, ça ne fait pas de moi un bien grand prince... Et couché dans l'herbe, il pleura. "

Mais il aperçoit le renard :

- Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste...

- Je ne puis pas jouer avec toi;.. Je ne suis pas apprivoisé.

- Je cherche des hommes... des amis. Qu'est-ce que signifie " apprivoiser " ?

- C'est une chose trop oubliée, dit le renard : nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai, pour toi, unique au monde...

- Je commence à comprendre, dit le petit prince.

Il y a une fleur... je crois qu'elle m'a apprivoisé. " Le renard regarda longtemps le petit prince.

- S'il te plaît... apprivoise-moi, dit-il !

- Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n'ai pas beaucoup de temps. J'ai des amis à découvrir, beaucoup de choses à connaître.

- On ne connaît que les choses que l'on apprivoise... Si tu veux un ami, apprivoise-moi !

Le petit prince apprivoise le renard et le renard pleura lorsque vint l'heure du départ.

- Alors tu ne gagnes rien, remarqua l'enfant ému.

- J'y gagne, dit le renard. Le blé doré, inutile pour moi jusqu'ici, va désormais me rappeler tes cheveux couleur d'or... Alors ce sera merveilleux... Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé... Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde... Adieu, lui dit le renard. Je te fais cadeau d'un secret : On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux...

" L'essentiel est invisible pour les yeux ", répéta le petit prince, afin de se souvenir.

-- Les hommes, dit encore le renard, ont oublié cette vérité. Mais tu ne dois pas l'oublier ; tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose...

Responsable de sa fleur... de sa fleur tellement faible et qui se croit tellement forte avec ses quatre épines de rien du tout !... Le petit prince songe au retour.

Or au huitième. jour de sa panne, le pilote n'a plus une goutte d'eau.

- Cherchons un puits, dit le petit prince... Et ils se mirent en marche.

- Tu as donc soif ? interroge le pilote.

- L'eau peut aussi être bonne pour le cœur. Les étoiles sont belles à cause d'une fleur qu'on ne voit pas.

" Ce qui embellit le désert, c'est qu'il cache un puits quelque part. "

Et le pilote comprit soudain le mystère inclus dans les choses et par lequel les choses rayonnent : " trésor dans la vieille demeure, fleur dans l'étoile, puits dans le sable ".

Et comme le petit prince s'endormait, le pilote le prit dans ses bras et se remit en route, ému de ce trésor fragile : " Ce que je vois là n'est qu'une écorce. Le plus important est invisible. "

Et marchant ainsi, il découvrit le puits, au lever du jour.

Un puits mystérieux, pareil à un puits de village et qui donnait une eau meilleure qu'un aliment, une eau sur laquelle rayonnait la marche sous les étoiles, le chant de la poulie, l'effort des bras du pilote ainsi que rayonnaient, sur le cadeau de Noël, les lumières de l'arbre, la musique de la Messe, la douceur des sourires.

Mais le cœur du pilote se serre car, au retour de son travail, il surprend la conversation du petit prince et du serpent.

- Tu as du bon venin ? Tu es sûr de ne pas me faire souffrir longtemps ?

- Quelle est cette histoire-là ! Tu parles maintenant avec les serpents ?

Il me regarda gravement et m'entoura le cou de ses bras :

- Je suis content que tu aies, trouvé ce qui manquait à ta machine. Tu vas pouvoir rentrer chez toi... Moi aussi, aujourd'hui, je rentre chez moi... Cette nuit ça fera un an. Mon étoile se trouvera juste au-dessus de l'endroit où je suis tombé l'année dernière... Je vais te faire un cadeau.

- Toi, dit-il, tu auras des étoiles, comme personne n'en a, des étoiles qui savent rire.

Quand tu seras consolé - on se console toujours - tu seras content de m'avoir connu. Tu seras toujours mon ami. Tu auras envie de rire avec moi... Et tes amis seront bien étonnés de te voir rire en regardant le ciel... Et ils te croiront fou. Je t'aurai joué un vilain tour. "

Il se tourmente encore :

- Tu as eu tort de te laisser apprivoiser. Tu auras de la peine. J'aurai l'air d'être mort et ce ne sera pas vrai...

Il expliqua :

- Tu sais, ma fleur, j'en suis responsable. Et elle est tellement faible ! Et elle est tellement naïve... Voilà... c'est tout.

Il n'y eut rien qu'un éclair jaune... Il tomba doucement comme un arbre.

" Et maintenant, ça fait six ans... Les camarades ont été bien contents de me revoir vivant. J'étais triste, mais je leur disais : C'est la fatigue.

" Et j'aime la nuit écouter les étoiles.

" C'est comme cinq cent millions de grelots... "

Mais c'est là un bien grand mystère : apprivoisé, le pilote se tourmente ; il s'inquiète de l'enfant ; il s'inquiète de sa rose. Il arrive que les grelots se changent en larmes...

Le dernier dessin du pilote : deux lignes nues ; au ciel, une étoile. C'est ici que le petit prince a apparu sur terre, puis disparu...

" S'il vous arrive de passer par là... attendez un peu, juste sous l'étoile !

" Si alors un enfant vient à vous, s'il rit, s'il a des cheveux d'or, s'il ne répond pas quand on l'interroge, vous devinerez bien qui il est.

" Alors, soyez gentils ! Ne me laissez pas tellement triste : écrivez-moi vite qu'il est revenu... "

Les enfants seront sensibles au mystère, au jaillissement poétique, à la simplicité de ce conte merveilleux, et les symboles qu'il recouvre leur seront sans doute accessibles pour peu qu'on les mette sur la voie.

Ce livre, je le vois volontiers, entre les mains d'une de ces jeunes mamans, pénétrée pour son propre compte par le charme et la portée de ce récit délicieux. Je la vois, cette jeune femme, ainsi que l'aurait voulue Brémond, entourée de ses moins de douze ans et lisant à haute voix...

C'est à cette heure recueillie où le soleil s'efface " Cette parole, ajoutant à elle seule un attrait nouveau au livre, cette lenteur forcée du débit et, par là-dessus, cette atmosphère de bonheur et de tendresse, en faut-il davantage pour mettre en branle les fraîches facultés de l'enfant ?

Qu'il serait facile alors de rêver à son tour le rêve du poète ", de donner les clés des mystères, de guider, peut-être pour toujours, vers les actes où croît l'amour : la toilette de la planète... le danger des baobabs, les êtres naïfs et faibles, orgueilleux et tendres pourtant... l'amour qui cherche à comprendre et qui se sait responsable, l'absurdité des méchants et des inutiles, la méthode pour apprivoiser, la lumière qui vient du cœur, le rayonnement du trésor caché dans les choses, et jusqu'à ces larmes mystérieuses qui prennent, à certains jours, la place des grelots du rire. Et encore ce grave péril d'abandonner la terre d'enfanté pour aborder cette contrée où végètent tant de grandes personnes ; terre aride, terre stérile où les chiffres et la vanité ont fait oublier l'essentiel...

Citadelle, cet ouvrage qui n'est pas encore édité, constitue, d'après ses propres confidences, l'œuvre la plus proche de la pensée de l'écrivain.

Saint-Ex transportait précieusement le manuscrit dans certaine petite valise bleue... Quand il en permettait la lecture, " il fallait le lire sur place, guetté par l'auteur, qui venait voir toutes les minutes à quel passage on en était "...

" Auprès de cet ouvrage, confia-t-il, tous mes autres bouquins ne sont qu'exercices. "

" Il avait l'intention, écrit Jules Roy dans Confluences, d'y travailler dix ans et d'en consacrer trois ou quatre à le revoir une fois achevé. "

Une Semaine dans le Monde, qui en a publié les premiers chapitres avant l'édition complète, prévient les lecteurs que " personne n'a tenté de se substituer à l'auteur pour préciser la pensée, modifier une phrase ou changer un mot ".

Tandis que nous lisions ces pages, nous, pensions à une immense plaine, débordante d'épis généreux, et cependant nous déplorions que l'écrivain n'ait pu lui-même battre et engranger son blé.

Les idées exprimées sous le couvert de l'apologue n'eussent-elles subi aucun changement que la patiente, la profonde méditation dont Saint-Ex voulait qu'elles jaillissent, les eût condensées, clarifiées, et leur eût donné, par là-même, leur maximum d'efficace.

" Un jeune chef, personnage central de l'œuvre, s'instruit auprès de son père, maître de l'empire, du maniement des hommes ; maître à son tour, il observe ce qui grandit ou avilit son peuple, ce qui fortifie ou décompose son empire. "

C'est donc un constant monologue - car il reste narrateur - que poursuit le jeune chef, et si belles qu'en soient l'expression et les images, si saisissantes et profondes les idées, si haute l'inspiration, ce discours ininterrompu risque de paraître monotone.

Il s'agit, en vérité, d'un livre de méditations qui ne peut plus nous séduire par le mouvement, le réalisme des ouvrages précédents où s'alliaient si heureusement, avec son activité, l'incessant retour de l'homme sur lui-même et sur son œuvre.

Mais ces pages nous portent, par contre, dans un langage lyrique, " mouvement naturel de son cœur ", le mieux pesé, le plus mûri de l'éthique de l'écrivain; encore faut-il, pour étayer ce jugement, attendre que paraisse l'ouvrage.

XIX

TERRE D'EXIL. LE RETOUR

Saint-Exupéry ne fut pas heureux en Amérique ; il ne pouvait y être heureux. Cette terre libre où il a, à maintes reprises, résidé, dont il aimait l'énergie, l'activité, a pris pour lui visage de geôle ; jour après jour, il va attendre l'évasion.

Et le prisonnier s'énerve : " On a connu, là-bas, écrit Pierre de Lanux, sa gentillesse bourrue, ses silences, ses éclats de mauvaise humeur ou d'indignation, on l'a vu se " distraire ". Distraire de quoi ? D'une insupportable inquiétude et souffrance qui dura tout le temps de son séjour, et dont on ignorait l'envergure et la profondeur... Taureau malveillant, mais plein d'amour... Ne pas s'y tromper : il cherche sans cesse quoi aimer, quoi admirer. En 1941, à New-York, l'admirable était bien caché. "

Un état physique déficient - il subit plusieurs opérations, - l'incompréhension, les débats oiseux ou pénibles, les hésitations de l'Amérique, les jeux décevants de la politique, aggravent la peine de l'absence, et surtout ce tourment d'autrui qui lui fut toujours si lourd. Lui qui, au cœur de la débâcle, prophétisait la victoire, en est venu à douter ; " douter lui semble plus courageux et plus vrai ", mais il confie : " Il n'y a pas de place pour moi dans un monde où Hitler dominerait. "

Et comme il est malheureux, il se montre intolérant ; il se fâche, il blesse, se repent : " sa sévérité pour divers optimismes lui vaut d'être mal compris ".

Heureusement, il écrivit : ses notes de guerre s'étaient volatilisées au cours des semaines tragiques, mais il les avait vécues avec trop d'intensité pour se  trouver démuni.

Fleight to Arras, nous l'avons dit, déchaîna l'enthousiasme, expliqua la France violentée, éveilla, pour son malheur, toute la sympathie d'un grand peuple et conquit à son auteur une immense gloire littéraire.

Et après avoir décrit la misère et aussi l'enrichissement dus aux rudes leçons du malheur, après avoir mis au clair le silence et la souffrance de ses frères emmurés dans la Lettre à un otage, Saint-Ex écrit pour l'enfance, le seul public, pense-t-il, qui puisse l'entendre encore. Il rédige : Le Petit Prince. Et pourtant, toujours il éprouve ce besoin de " communiquer " qui naît comme spontanément de son cœur fraternel.

L'enfant qui réveillait les siens pour lire des vers, la nuit, est bien le même qui, devenu homme, téléphone à ses amis : " Je voudrais venir vous voir. Je veux vous lire une page. "

Sous ses dehors assurés, il est inquiet ; il doute toujours profondément de lui-même : il a besoin d'amitié et aussi d'approbation. " Je sais de quel

oxygène vous avez besoin ", lui disait un de ses amis; et, nous confie Pierre Dalloz, " j'y allais de mes éloges que je pensais d'ailleurs profondément.

Enfin, vint le jour où les Alliés débarquèrent en Afrique du Nord. Ce jour de novembre fut en France aussi clair et ensoleillé que peut l'être un jour printanier et les drapeaux qui, dans la zone, libre encore pour quelques heures, étaient arborés en l'honneur du 11 novembre prochain, claquèrent, en dépit des lamentations de Vichy, au vent vivifiant de l'espoir.

Un même souffle secouait l'Amérique et, à la radio de New-York, Saint-Ex s'adressait aux Français :

" Français, réconcilions-nous pour servir... Les uns comme les autres, nous condamnions tout esprit de collaboration entre la France et l'Allemagne, mais, tandis que les uns accusaient la France de trahison, les autres ne lisaient dans son comportement que l'effet d'un chantage absolu... "

Mais ce n'est plus l'heure de parler. Saint-Ex brûle de se battre.

" Son aïeul, écrit André George, avait été parmi les premiers gentilshommes de France à gagner l'Amérique pour la guerre de l'Indépendance. Antoine de Saint-Exupéry, lui, qui fut toujours un chevalier à sa manière aérienne, quitta les États-Unis dès qu'il le put, en avril 1943, dans ce premier convoi qui transportait, en Afrique du Nord, cinquante mille soldats. "

Il accourt vers son ancien groupe, le 2/33, qui vient de se replier de la Tunisie à Laghouat, petite ville algérienne, ombragée de palmiers, à la porte du Sahara.

Jules Roy a décrit la rage d'impatience qui dévorait les pilotes, l'épuisant jeu de l'espérance pendant les longs jours inactifs :

" Pour entrer dans la bataille, écrit-il, nous attendions d'autres avions qui n'arrivaient pas...

" Mes pilotes hochaient la tête en silence, quand je leur rabâchais obstinément les rengaines de mon espérance et de ma foi...

" J'occupais, alors, un petit appartement de deux pièces. Un soir, je venais de m'endormir, un bruit de pas et de voix m'éveilla... Je reconnus l'une des voix, trais l'autre, sourde et brève, me fit tressaillira Je l'avais entendue deux ans plus tôt. Je la retrouvai dans ma mémoire ; ce ne pouvait être que Saint-Exupéry.

" Le lendemain matin, je frappai à la porte de communication et j'entrai prudemment, en m'excusant. C'était bien Saint-Exupéry, déjà éveillé, à demi assis dans son lit, la cigarette aux lèvres, ses yeux d'oiseau de nuit lourds de pensées..

" Dès lors, l'espérance prit en moi une assise plus solide. Le message d'Amérique se chargeait d'un sens singulier. Saint-Exupéry ne se contentait pas de lancer un message sur des ondes, il venait le signer. C'était l'un de ces hommes qui ne croient à la vertu des mots que lorsqu'ils y engagent leur vie en otage...

" Il demandait que l'an prît à la lettre ce qu'il écrivait et qu'il tenait pour rien si l'action n'apportait pas aux mots sa rigueur..., ne voulant pas de la seule force de l'écriture, quand l'action n'en fournit pas la preuve...

" ...Tout le monde eut conscience du secours dont il venait de nous épauler. Au commandement de l'oasis, on était moins honoré de la présence d'un écrivain de réputation mondiale que déconcerté de voir un tel personnage, bien plus grand qu'on le croyait encore, s'engager dans une aventure où il risquait de tout perdre, quand on ne songeait qu'à tout sauvegarder...

Mais les pilotes et les mécaniciens enracinaient leur foi dans la terre riche qu'il apportait avec l'aura qui l'accompagnait... "

Si nous avons longuement cité l'article que Jules Roy consacre dans Confluences à la mémoire de Saint-Ex, c'est qu'il est de ceux qui soulignent d'un trait ferme le magnifique tempérament moral qui fut celui de l'aviateur : union étroite de l'action avec la pensée, avec la parole et l'écrit, climat rare et exemplaire d'absolue sincérité.

Saint-Ex n'avait jamais perdu le contact avec les camarades de son groupe.

" Le lendemain de son arrivée, il s'installa au poste de pilotage d'un avion ; le soir, il offrit un méchoui à son escadrille et fit des tours de cartes. "

Une joie l'habite, une haute joie, proportionnée à l'épreuve, mais, hélas! de courte durée ou, pour mieux dire, vite gâchée par un malaise, une inquiétude... le malaise de se sentir en disgrâce ; l'inquiétude de ne pouvoir prendre une part active au combat.

En Algérie, la situation politique est embrouillée au dernier point : l'amiral Clark vient de traiter avec Darlan, l'homme de Vichy, le mauvais génie de la marine. Darlan mort, l'Algérie ne jure plus que par Giraud. L'arrivée, en mai 43, du général de Gaulle, aggrave la confusion.

Et, s'il est vite évident que de Gaulle aura raison des obstacles, l'Amérique, mécontente de l'affaire de Saint-Pierre et Miquelon, heurtée par les réparties tranchantes et l'inflexible volonté du général, travaillée par des Français, tels Henri Haye, André Maurois, l'Amérique pendant longtemps semblera ignorer de Gaulle.

De plus, lui, Saint-Exupéry, a refusé, à New-York, de faire partie du groupe gaulliste. Il n'aime guère les embrigadements et surtout juge sévèrement certaines fractions de ce groupe. On lui tient rigueur de ce fait ; on lui reproche de n'avoir pas, dès le début, rallié Londres ; bref, il est froidement accueilli et ceci le touche au vif. Puis, alors qu'il ne songe qu'à prendre place dans la lutte, il semble qu'on veuille systématiquement l'écarter...

Il faut dire que c'est le moment où l'escadrille échange ses Bloch 175 triplaces contre ces appareils fameux, si souples, si rapides, que les pilotes les ont baptisés Lightnings : Éclairs.

Monoplace bimoteur à double fuselage, le Lightning atteint sept cents kilomètres-heure. Il est alors l'avion le plus rapide du monde, mais cet appareil fougueux réclame de jeunes pilotes. Les Américains ont fixé à trente-trois ans la limite d'âge requise. Saint-Ex en a quarante-trois...

Le pilote ne se laisse pas abattre ; ses démarches, son opiniâtre insistance triomphent de tous les vetos.

L'escadrille, où il est enfin affecté, a sa base à la Marsa, près de Tunis. Placée sous le commandement américain, elle fut engagée en juillet 43.

" C'est à ce moment, écrit Jean Leleu, que, rejoignant moi-même cette escadrille, je connus Saint-Ex. Je le vois encore, son grand corps maladroit, négligemment vêtu d'une tenue d'été américaine, venir à grands pas vers notre tente largement ouverte sur la piste d'envol. Il se baissa pour entrer, et c'est par ses yeux que je pris d'abord contact avec lui, par son regard extraordinaire de vie et de bonté qui le caractérisait tout entier... "

Bientôt réentraîné, il participe aux longs vols de reconnaissance : photos à haute altitude, seul à bord et sans une amie...; missions en Sicile, en Sardaigne, en Corse, en France ; préludes de la délivrance, mais dangereuses inconnues, alors que les avions, détectés par les radars des côtes, pouvaient être, d'un instant à l'autre, à la merci de la chasse ennemie.

Un jour, alors que Saint-Ex vient d'effectuer sa première mission en France, à la suite d'un mince accident, on décide qu'il est trop vieux " pour chevaucher de pareils dragons " et on l'écarte du pilotage.

C'est pour lui un coup terrible, contre lequel il se regimbe avec toute son énergie. Il fait appel à ses relations, et, tout en multipliant les démarches, s'installe à Alger, chez le Dr Pélissier et s'y adonne à des recherches scientifiques - aérodynamique et arithmétique, en particulier.

Jean Oberlé, à la même époque, à Alger, nous le décrit jouant aux échecs chez le paysagiste Marquet, sous l'œil aigu du capitaine de vaisseau Héron de Villefosse, celui-là même qui, au service européen do la B.B.C., incarnait, dans les années noires, par la voix de " Barbichon ", l'espoir et l'angoisse des Français.

" Saint-Exupéry, a écrit Jean Oberlé, était extrêmement séduisant, " de très haute taille, robuste, avec une toute petite tête et un nez retroussé, ce marquis limousin émerveillait à la fois par son intelligence, son érudition, ses vues ingénieuses sur le monde qu'il avait survolé si souvent, et par sa gaîté, son insouciance, ses plaisanteries, ses tours de cartes "...

Saint-Ex, toutefois, ne se montre jamais plus lui-même que lorsqu'il se trouve en contact avec quelqu'un de ces Français, en rupture d'esclavage, que la fameuse " chaîne des manchots " relayait, jusqu'en Afrique. Ceux-là, qui apportent de fraîches nouvelles de la France martyrisée, le bouleversent jusqu'au fond de l'âme. Il écoute avec une attention passionnée la relation des héroïques résistances et communie - c'est le seul mot qui puisse convenir - à toutes les fiertés et souffrances de l'épopée douloureuse.

Guillain de Bénouville a décrit un déjeuner à Alger, qui réunit cinq convives dont Saint-Ex, Bertin-Chevance et lui-même : ces deux derniers arrivés la veille en mission.

Au cours du repas, les nouveaux venus content les efforts, les sacrifices, les tortures, la plongée brusque " dans le gouffre du silence ", de tant de compagnons qui menaient alors en France la vie souterraine, héroïque, qu'exigeait la Résistance.

" L'émotion ne cessait de croître. Bientôt, elle fut telle que pas un de nous, non, pas un, autour de cette table, n'avait encore les yeux secs. Les conventions, les convenances étaient dépassées. Nous puisions à pleine main, ensemble, dans la même lumière sans laquelle la vie ne vaut rien.

" Saint-Exupéry, lui, nous regardait de son œil mobile et profond. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Et parfois, un sourire fugitif illuminait son noble visage où la virilité n'avait pas effacé, mais plutôt accentué, un ensemble de grâces rayonnantes et, qu'on se souvienne bien, enfantines...

" La France... la France, disions-nous. Et elle était là présente parmi nous, meurtrie et dépouillée, sanglante et malheureuse...

" Oui, nous pleurions à chaudes ,et douces larmes. Et maintenant, nous ne parlions plus. Au seuil des ultimes combats pour la liberté, une grâce spéciale nous inondait et nous comblait d'amour... Un sourire, le sourire fraternel de Saint-Exupéry, avait, d'une lumière inconnue, éclairé nos combats, notre détresse, notre espérance. Un miracle s'était produit. Et maintenant, nous jubilions de toute notre tendresse. "

Sourire de Saint-Exupéry, inoubliable qualité d'un sourire " où l'on entre comme dans une patrie " ; sourire qui efface le drame et redonne vie à l'essentiel: amitié, amour, unité profonde des hommes, accord et joie des camarades en marche vers la même destinée.

" Ce que j'aurais voulu lui dire, si je l'avais revu, écrit Guillain de Benouville, c'est de quelle lumière sa Lettre à un otage m'avait comblé en me faisant mieux comprendre le miracle du déjeuner chez Fresnay.

" À chaque page, il m'avait semblé entendre Saint-Exupéry, et aussi revoir sa joie, son merveilleux sourire d'enfant ému, la superbe paix de son âme sereine et libre, grâce à laquelle nous nous étions à jamais compris. "

Saint-Ex passa quelques mois à Alger, après quoi, sa ténacité ayant eu raison encore des obstacles accumulés, il obtint d'être affecté comme adjoint au Colonel Chassin, qui commandait alors nos Marauders de Sardaigne. Mais son rôle, près du Colonel, est un rôle de passager et ceci ne lui va pas. Il continue à se rebiffer jusqu'à ce qu'il soit réaffecté à son ancienne escadrille, dont la base est alors à Alghero.

" Lorsque, nous vîmes une silhouette massive venir vers nos Lightnings, écrit Jean Leleu, officier d'opérations, personne ne s'y trompa : c'était Saint-Ex... Saint-Ex, insouciant et gai, manifestait sa joie profonde par un débordement de vitalité qui, à la fois, désorientait et séduisait son entourage... Je découvris bientôt que la richesse d'esprit de Saint-Ex n'était pas moindre que sa jeunesse de cœur... une mémoire enrichie de mille aventures, une culture très étendue... un esprit curieux et subtil qui lui permettait d'avoir, sur les sujets les plus différents, des idées séduisant, non seulement par leur nouveauté et leur élégance, mais par leur solidité... "

On le voit, tous les témoignages se rejoignent...

En dehors des longs vols de reconnaissance, Saint-Ex mène une vraie vie de vacances. " Il partageait tous nos jeux avec une jeunesse enthousiaste : natation, canot automobile, et surtout pêche à la dynamite qu'il trouvait passionnante... La pêche finie, il plongeait et rentrait à la nage, lançant ses grands bras avec un rythme amusant de lenteur. "

Les huit pilotes de l'escadrille habitent une petite maison isolée sur la côte rocheuse. Saint-Ex se donne tout entier à l'intimité fraternelle et réclame mission sur mission. " Pour vous tous, une mission de plus ou de moins, ce n'est rien. Pour moi, qui ai pris du retard, c'est vital, vous comprenez... "

Or, une sérieuse restriction a été faite à la réaffectation de Saint-Ex à l'escadrille.

Le nombre des missions qu'il lui est permis d'effectuer est strictement limité ; ce chiffre atteint, il lui faudra renoncer... Le terme est proche, et le Commandant du Groupe, Gavoille, un de ses vieux amis, importuné par ses instances et placé dans l'alternative, ou de contrevenir aux ordres ou d'opposer à Saint-Ex un refus qui le peine lui-même, imagine un stratagème.

Le débarquement en France, depuis si longtemps attendu est, à l'heure présente, imminent, si bien que, fin mai, quelques pilotes du groupe ont été appelés au G.Q.G. allié, pour fournir des renseignements sur la région envisagée. Ces pilotes sont interdits de vol, afin que leur secret ne puisse profiter aux Allemands. Le Commandant a l'idée de provoquer telle conversation au cours de laquelle un de ces pilotes, interdits de vol, communiquera à Saint-Ex quelque chose du fameux secret. Force sera alors à celui-ci de se déclarer interdit de vol.

Plan ingénieux, mis en échec par le débarquement du 6 juin.

Saint-Ex devient fébrile :

" J'ai exhorté les types à aller se battre et se faire tuer ; du fait que j'ai parlé et écrit, je dois faire mon travail, même si je sais que je vais disparaître. J'ai mon rôle d'homme à jouer. "

Son rôle d'homme, c'est bien cela ; le mot est celui qui convient, car un homme, en définitive, n'est-ce pas celui qui réalise cette profonde unité qui est le sceau de la personne et qui joint en un seul faisceau la pensée et l'acte de l'être.

Il se moque bien, lui, des entraves qu'on lui oppose : de son âge et des déficiences dues à ses multiples blessures. Il est toujours celui chez qui " craque ", aussitôt que l'amour s'exalte, la fameuse solidarité de soi-même avec son corps.

Jamais, il ne s'en laisse accroire. Il aurait pu jouir en paix de sa réputation d'écrivain, mener une existence facile, attendre, ainsi que tant d'autres, que la Libération se fasse sans lui ; mais ceci ne lui convient pas : ayant écrit, il doit agir : ce qui est premier, c'est d'être homme.

Et pourtant, les missions qu'il effectue ne lui permettent pas d'illusion : le danger est terriblement réel et terriblement menaçant. Il s'en aperçoit à tout coup : ce jour-là, où surpris par deux chasseurs, il ne s'échappe que de justesse ; cette autre fois, où volant à neuf mille mètres au-dessus du lac d'Annecy, une fuite d'oxygène se déclare à son inhalateur : il lui fallut descendre pour retrouver l'air respirable. " Or, son avion qui ne portait aucune arme, ne pouvait s'aventurer si loin en France que grâce à la haute altitude où l'appareil donnait sa meilleure vitesse.

Sans oxygène, Saint-Ex devenait vulnérable et son long parcours l'exposait au premier chasseur rencontré. "

Un autre jour, au-dessus des Alpes, un de ses moteurs le lâche., Pour être moins aisément repéré, Saint-Ex décide de revenir à travers les massifs... ; il chemine plus bas que les sommets, mais se trompe de vallée et débouche en Italie, dans une région couverte de terrains ennemis.. La Flack l'assaille et le pilote se trouve en grande difficulté " Tout à coup, rapporte André George, un chasseur allemand surgit et semble le prendre dans la queue. Il a raconté au retour qu'il rentrait le cou dans les épaules et se disait : " Cette fois, ça y est ! "

Il ramait sur son unique moteur valide et attendait la mise à mort...

Et puis, rien n'était venu. Il pensa que l'adversaire, un novice, par bonheur, apercevant cet avion bizarre avec un moteur en croix, dut songer à quelque essai d'un prototype ami.

Saint-Ex avait, ce jour-là, oublié de couper le déclenchement photo, si bien qu'à l'atterrissage, on put reconstituer toute la suite de l'aventure.

Cela ne pouvait pas durer... Cette chance extraordinaire qui a été son partage depuis ses débuts de pilote, allait arriver à son terme... Le jour vint du dernier départ...

XX

UNE ŒUVRE : UN HOMME !

Juillet 1944 : L'escadrille a rallié la Corse. convertie, en vue du débarquement dans le Sud, en un immense porte-avions. Ce débarquement dans le Sud, Saint-Ex le sait tout proche et son cœur vibre dans l'attente du grand jour. " Il était gai et heureux, note le général Chassin, qui l'a vu le 29 à Alger. "

" Il était plus enthousiaste, plus jeune, plus rayonnant que jamais ", écrit Jean Leleu, officier du Groupe 2133.

Le 30 juillet, le commandant Gavoille l'appelle ; la mission qui lui est confiée - la neuvième - doit le mener au lac d'Annecy. Elle lui permettra de sur-voler un coin de France qui lui est cher. Après avoir pris des clichés en haute altitude dans la région de Chambéry, Annecy, Lyon, Villefranche-sur-Saône. il abordera la côte française au-dessus de Saint-Raphaël et d'Agay, où réside une partie des siens.

Gavoille prend sa grosse voix pour lui rappeler qu'il a maintenant dépassé le nombre de missions autorisées et qu'il lui faut être prudent.

Le 31 au matin, " le temps est magnifique, l'avion en parfait état, la mission soigneusement préparée et Saint-Ex dans une forme merveilleuse ". " Je lui donnai les derniers renseignements, écrit Jean Leleu, puis, comme à l'accoutumée, l'un de nous l'aida à s'installer dans l'avion.. "

Il décolla, ce matin-là, aux environs de 9 heures, du terrain de Borgo, près de Bastia, et disparut dans la lumière, en direction de la France...

Lorsque sonna l'heure prévue pour son retour, l'inquiétude, bientôt l'angoisse, étreignirent les camarades.

De fausses alertes, dues aux passages de B-38 américains,. accrurent, à plusieurs reprises, le supplice de l'attente.

Le radar l'avait suivi jusqu'à la côte... Après quoi, il entra dans le silence...

" Nous fîmes toutes les recherches possibles, a écrit Jean Leleu, mais aucune station radio, aucun avion allié, ne purent donner le moindre renseignement ; et, plus tard, en France, nous ne fûmes pas plus heureux dans nos enquêtes. Saint-Ex avait disparu sans traces, comme un dieu des légendes antiques, dans une assomption mystérieuse... "

Telle l'assomption du petit prince tombé, lui aussi, sans bruit, ainsi que l'arbre sur le sable et, cependant, disparu comme il eût voulu, en pleine action et remplissant sa destinée : celle de l'Homme qui renie la chair pour l'échanger contre cela dont il est, contre cela où il se retrouve : sa fidélité, son amour...

Le 8 août, les journaux d'Alger annonçaient sa disparition et ce même jour, un de ses amis, Pierre Dalloz, reçut de lui se dernière lettre : " Si je suis descendu, y dit-il, je ne regretterai absolument rien. La termitière future m'épouvante et je hais leur vertu de robots. Moi, j'étais fait pour être jardinier. "

Du jardinier, il aura eu tout au moins la même mort d'homme, la mort de l'homme donné à la tâche qui le dépasse. Et comme le jardinier encore, lui aussi, laisse une terre en friche, la terre de France à. laquelle il est lié d'amour.

La Croix de guerre qui lui fut décernée était accompagnée de la citation suivante :

" Officier-pilote réunissant les plus belles qualités intellectuelles et morales, se proposant constamment pour les missions les plus périlleuses.

" À réussi brillamment deux missions de reconnaissance photographique.

" Le 22 mai 1940, violemment pris à parti par une défense anti-aérienne intense et puissante, n'a interrompu sa mission que lorsque son avion eût été gravement endommagé.

" Est, pour le personnel de l'unité, un modèle de devoir et d'esprit de sacrifice. "

Cette citation comportait l'attribution de la Croix de guerre avec palme.

Un homme complet, a-t-on dit de Saint-Exupéry, et c'est bien le mot le plus juste ; un être sur lequel rayonnent tous les possibles de l'homme : simple et complexe, rude et tendre, enthousiaste, timide, généreux, boute-en-train et taciturne, voyageur, ouvrier, pilote, écrivain, enfant terrible et ingénu, poète, savant, philosophe, chevalier des temps modernes, découvreur de cieux et de terres...

Rarement, à pareille altitude, une alliance aussi étroite entre la pensée, l'acte, le verbe a été réalisée, et s'il a pu en être ainsi, c'est que l'être intime de Saint-Ex est tendu vers l'unité. " Il me semble que je suis un, écrit-il dans Pilote de guerre. Ce que j'éprouve, je l'ai toujours connu. Mes joies ou mes tristesses ont sans doute changé d'objet, mais les sentiments sont restés les mêmes. "

Les retours constants de Saint-Ex vers la maison de famille et les visions de son enfance illustrent cette assurance qui le saisit à tous les âges, mais, dépassant le sentiment de son unité dans la succession des années, il est un, bien davantage, par l'application qu'il apporte à unifier son être intime : volonté, sensibilité, raison ; par sa recherche ; passionnée de l'unité de l'être humain : " L'Homme, commune mesure des peuples et des races ".

L'attention, le scrupule même, pourrait-on dire, qu'il met à ne pas permettre à son discours de dépasser son action, ne sont-ils pas, à. ce point de vue, révélateurs.

Et ceci n'a rien à voir avec un quelconque nivellement : " Celui qui diffère de moi, loin de me léser, m'enrichit. Notre unité, au-dessus de nous, se fonde en l'Homme. " " Plus un être s'élève dans l'échelle de la vie, dit-il, plus il est différencié. La différenciation ne s'oppose pas à l'unité, bien au contraire. Voyez un arbre, quoi de plus différencié et de plus un. "

Mais l'unité de l'être humain est d'un ordre de grandeur qui s'appuie sur le spirituel ; l'absolue sincérité de Saint-Ex, qui ne l'attachait qu'au réel, ne lui a jamais permis de confondre le réel brut, qui est matière, avec le réel vrai qui est matière, interprétée par l'esprit. " Il n'est point, a-t-il écrit, de lecture directe du réel... Une cathédrale est autre chose qu'une somme de pierres... L'individu n'est qu'une route, l'Homme qui l'emprunte compte seul... "

" Il avait un tel amour de ce que j'appellerai la substance profonde de l'esprit, écrit de lui Guillain de Bénouville, qu'on me permettra de dire que cet amour dans sa projection ne s'appuie que sur les grandes vérités de la foi et d'abord sur la ferme conviction de la durée que nous autres, chrétiens, appelons la Résurrection. "

" Tous les sujets que nous abordions, écrit également Pierre Dalloz, nous ramenaient toujours à une même question, à une même préoccupation centrale.

Un jour, j'avais apporté à Saint-Exupéry, sur un papier plié en quatre, une définition de la charité par saint Paul. Je parle de cette définition, d'accent médical où le corps mystique de Jésus-Christ nous est représenté comme accordé avec son chef, de la manière la plus harmonieuse, ne faisant avec lui qu'un tout, uni à lui par tous les liens de l'économie interne, selon la fonction particulière de chaque membre et dans la mesure qui lui convient, tirant de la charité accroissement jusqu'à la forme parfaite. J'avais mis, ce jour-là, le doigt sur le contact. "

Ce tour de plus en plus religieux de la pensée de Saint-Ex, il suffit, pour s'en convaincre, de lire les admirables pages qui terminent Pilote de guerre et de suivre le commentaire de cette sorte de litanie : " Ma civilisation, héritant de Dieu, a fait les hommes égaux en l'Homme... Ma civilisation, héritant de Dieu, a fondé le respect de l'Homme au travers des individus... Ma civilisation, héritant de Dieu, a fait de la charité don à l'Homme au travers de l'individu... Ma civilisation, héritière de Dieu, a prêché le respect de soi, c'est-à-dire le respect de l'Homme à travers soi-même... Ma civilisation, héritière de Dieu, a fait chacun responsable de tous les hommes et tous les hommes responsables de chacun.

Ma civilisation est héritière des valeurs chrétiennes... Si j'ai l'ambition de revivre, il me faut retrouver d'abord le ferment que j'ai perdu. "

Dans l'abandon du désert et la torture de la soif, dans le crépitement de la plaine d'Arras, dans la brûlure du tir ennemi, Saint-Ex a été comme saisi par la bouleversante certitude du corps. " territoire étranger " ; aux heures les plus dramatiques, il accède à la vision de l'amour véritable ; " réseau de liens qui fait devenir ", qui n'est point du domaine des mots, mais du domaine des actes.

" L'acte essentiel ici a reçu un nom. C'est le sacrifice. "

" Sacrifice ne signifie ni amputation, ni pénitence. Il est essentiellement un acte. Il est un " don de soi-même à l'Être dont on prétend se réclamer. Celui-là seul comprendra ce qu'est un domaine, qui lui aura sacrifié une part de soi, qui aura lutté pour le sauver et peiné pour l'embellir. Alors lui viendra l'amour du domaine. Un domaine n'est pas la somme des intérêts là est l'erreur. Tl est la somme des dons. "

" Tant que ma civilisation s'est appuyée sur Dieu, elle a sauvé cette notion du, sacrifice qui fondait Dieu dans le cœur de l'Homme. L'humanisme a négligé le rôle essentiel du sacrifice. Il a prétendu transporter l'Homme par les mots et non par les actes...

Et peu à peu nous avons perdu l'héritage... " Message de Saint-Exupéry qui propose à notre temps " une grandeur à qui chacun se reconnaît apparenté " : chevalerie du métier, noblesse des temps modernes..

Écrivain aux mots exacts qui n'en use pas comme un jongleur, mais comme le bon ouvrier qui palpe et mesure le bois nécessaire à l'entreprise...

Message où rien d'étranger ne se glisse entre l'œuvre et son auteur et qui tend à fortifier l'homme en prévision de l'épreuve, " occasion d'honneur et de gloire ".

Témoignage d'une foi véritable, celle que Pascal définissait en disant qu'elle est avant tout " Dieu sensible au cœur ".

" Il démontre à chacun, écrit Guillain de Bénouville, que ceux qui croient et qui espèrent et qui aiment sont les messagers avant-coureurs dans un monde hostile et sourd, de l'unité totale vers laquelle, lentement, nous cheminons...

De cette certitude mystérieuse, Saint-Exupéry, avec ses yeux rieurs et tendres, demeure le témoin fraternel et toujours vivant que rien désormais ne peut atteindre dans cette gloire qui lui vient de sa foi. "

La terre a gardé jalousement le secret du lieu de sa mort, mais sa vie marque la planète...

Sur la côte désertique qui, au sud du cap Juby, longe la terre africaine, une baie porte son nom ; la baie Saint-Exupéry rappelle le souvenir d'un homme qui est mort pour délivrer l'Homme, pour que celui-ci trouve un jour les conditions de sa plénitude.

Dans les jours et les nuits de vol, comme sous la lampe du travail, Saint-Ex, en définitive, n'a jamais œuvré que pour l'Homme, et la lettre inédite, récemment publiée par le Figaro littéraire, son dernier écrit peut-être, est encore pour exprimer la véhémence de son souci.

L'ultime message de l'écrivain est la confidence de l'angoisse qui naît de son amour pour l'homme, un douloureux avertissement dont l'urgence n'a fait que grandir.

" Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine... Tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d'être réveillés à une vie spirituelle quelconque...

" Il n'y a qu'un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir. sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien...

" Il n'y a qu'un problème, un seul: redécouvrir qu'il est une vie de l'esprit plus haute encore que la vie de l'intelligence, la seule qui satisfasse l'homme... Et la vie de l'esprit commence là où un être " un " est conçu au-dessus des matériaux qui le composent...

" Il faut absolument parler aux hommes.

Sa vie, son œuvre, précisément, ont été pour parler aux hommes ; pour trouver le verbe assez haut, assez exaltant et puissant pour rendre l'individu à l'Homme et soumettre l'Homme à l'Esprit et cette recherche, sens de sa vie, a donné un sens à sa mort.

" Si l'on me vient exiger de moi que je meure pour des intérêts, j!e refuserai de mourir. L'intérêt, d'abord, commande de vivre. Quel est l'élan d'amour qui paierait ma mort ?

" On meurt pour une maison. Non pour des objets ou des murs. On meurt pour une cathédrale. Non pour des pierres. On meurt pour un peuple. Non pour une foule. On meurt par amour de l'Homme s'il est clé de voûte d'une Communauté. On meurt pour cela seul dont on peut vivre. " Mourir pour cela dont on peut vivre..., renier, et la chair et la mort..., accéder au domaine de l'Être..., destin de l'Homme, destin de Saint-Exupéry.