PREMIÈRE PARTIE

CEUX DU ZODIAQUE

C'est le temps où, dans chaque campagne, nous interrogeons les aboiements des chiens au fond de la nuit ; le temps où les parachutes multicolores, chargés d'armes et de cigarettes, tombent du ciel dans la lueur des feux des clairières ou des causses ; le temps des caves et de ces cris désespérés que poussent les torturés avec des voix d'enfant...

La grande lutte des ténèbres a commencé.

André MALRAUX.

CHAPITRE PREMIER

Et si c'était à refaire

Je referais ce chemin

La voix qui monte des fers

Parle aux hommes de demain.

ARAGON

(Ballade de celui qui chanta dans les supplices)

Février 1942.

Le crissement des patins de freins bloquant les roues de l'express s'atténua, tandis que le lourd convoi stoppait en gare. En tête du train, la locomotive haletait doucement, cependant que, dans le froid sec et vif de ce matin de février, de petits nuages de vapeur s'élevaient entre les wagons.

- Lisieux, Lisieux ! Sept minutes d'arrêt ! Les voyageurs à destination de Trouville-Deauville, Pont-l'Evêque, Honfleur, changent de train. Les voyageurs pour Mézidon, Caen, Bayeux, Lison, Valognes, Cherbourg, en voiture !

De sa voix nasillarde, le haut-parleur indiquait ensuite les quais de correspondance et les heures de départ. Dans le couloir du train de Paris qui venait d'arriver, Daniel se frayait un passage parmi la foule compacte, enjambant sacs de voyage et valises, afin de gagner la sortie. Parvenu à grand-peine au bout du wagon, il sauta sur le quai, son léger bagage à la main. En se dirigeant vers la sortie, il croisa une patrouille de feldgendarmes qui surveillaient l'embarquement d'un groupe de soldats de la Wehrmacht. Suivant la foule, il piétina un moment au portillon avant de pouvoir pénétrer dans le hall de la gare. A l'intérieur, près du kiosque à journaux, une jeune fille emmitouflée dans un manteau noir, un fichu de même couleur sur la tête, semblait absorbée dans la lecture de Signal. D'un pas décidé, Daniel s'approcha :

- Mademoiselle Lecène ?

- Oui !

- Je suis Bertrand, le frère de Lucien.

- Vous avez fait bon voyage ?

- Excellent, dans les conditions actuelles !

Pendant l'échange de ces phrases de reconnaissance, les yeux noisette de la jeune fille n'avaient pas quitté le regard tendu du garçon. Une lueur de satisfaction les traversa à la dernière réplique.

- Bien, partons ! Je pense que tout va bien, mais vous connaissez le processus s'il y a un accroc ?

- Oui, j'ai les consignes.

- Nous allons tranquillement récupérer les bicyclettes au café Leroux sur la place Thiers, nous partirons aussitôt, Si tout va bien, nous serons à Formentin pour midi et demi.

Quelques heures plus tard, dans la grande salle commune de la ferme Lecène, Daniel Marois, alias Bertrand, alias Claudio, dégustait avec délices une poule au blanc arrosée de cidre nouveau, confortablement installé le dos à la cheminée dans laquelle quelques souches de pommier flambaient en crépitant.

...Le maquis de Formentin, groupement Bélier du réseau Zodiaque, venait de réceptionner son instructeur radio.

 

Dans le train que Daniel venait de quitter à Lisieux, un autre passager s'apprêtait à descendre en gare de Caen.

Debout sur le marchepied, la main droite accrochée à la barre d'appui, il regardait défiler le ciment du quai, attendant que la vitesse soit suffisamment réduite pour sauter à terre. Sa valise à la main, il attendit calmement son tour au contrôle de sortie où, après avoir remis son billet à l'employé, il présenta ses papiers au policier civil qu'escortaient plusieurs soldats prêts à intervenir. Sa carte d'identité, plus authentique que nature, attestait qu'il s'appelait Georges Mousset, âgé de vingt-huit ans, né à Paris-14°, profession : ingénieur des travaux publics. Son certificat de travail libellé au même nom prouvait qu'il était employé à l'entreprise Duchâteau, siège social et bureaux sis, boulevard Bourdon, à Paris.

Le certificat de recensement et le certificat de domicile établis par le commissariat de Vincennes indiquaient qu'il demeurait dans cette localité, au 25, avenue des Deux-Gares.

Comme l'inspecteur lui rendait ses papiers, le jeune homme s'enquit :

- Pouvez-vous m'indiquer les bureaux de la Todt ?

- La Todt !

- Oui. J'y suis affecté comme ingénieur.

Il exhiba son laissez-passer.

- Ah bon ! - Le visage du flic s'épanouit. - C'est rue de Geôle, vous trouverez facilement, c'est fléché partout.

- Merci.

Jacques Rivet, alias Georges Mousset, quitta tranquillement la gare de Caen. Arrivé au siège de l'organisation allemande du travail, après avoir contourné les rouleaux de barbelés qui isolaient la maison et présenté son permis de passage à la sentinelle, il fut introduit dans le bureau du lieutenant Brenner.

Derrière sa table de travail, celui-ci compulsait un dossier à cartonnage rouge, annotant de-ci, de-là certains feuillets.

Dans un coin de la pièce, un individu en civil d'une cinquantaine d'années, à la figure chafouine, au regard sournois, tamponnait à grands gestes réguliers des imprimés qu'il entassait en piles.

Levant les yeux, l'Allemand parut s'apercevoir de la présence de son visiteur.

- Vous désirez ? s'informa-t-il en un français presque sans défaut.

Pour toute réponse, Jacques lui tendit sa lettre d'introduction. Après l'avoir soigneusement lue, l'officier se leva et son visage s'éclaira alors qu'il tendait une main que le jeune homme serra vivement.

- Ah, enfin ! Curmayer m'envoie un ingénieur spécialiste ; mais asseyez-vous donc, Monsieur Mousset ; Canivet, allez nous chercher à boire.

- Tout de suite, Oberleutnant, s'empressa servilement l'homme en lâchant son tampon.

- Eh bien, Monsieur Mousset, reprit Brenner, avez-vous fait bonne route ? Vous auriez dû nous prévenir de votre arrivée ; nous aurions envoyé une voiture à la gare.

- Je n'ai pu le faire car M. Duchâteau ne m'a avisé qu'hier de mon départ.

- Ah ! oui, Duchâteau, toujours aussi négligent ce brave homme !

- C'est qu'il est très occupé avec tous ses chantiers.

- Oui, oui, bien sûr ; son entreprise devient, comment dites-vous : gigantesque ? nous, nous dirions colossale ; et Curmayer, lui, semble plus intéressé par le gai Paris que par sa tâche de superviseur ; j'ai dû lui téléphoner plusieurs fois pour obtenir un ingénieur. Enfin, vous êtes là, et, comme vous dites en France,

mieux vaut tard que jamais. Ah ! voilà à boire ; nous allons trinquer à notre fructueuse collaboration !

Tout en sirotant son verre de schnaps, Jacques écoutait distraitement Brenner lui exposer les difficultés de toute sorte qu'il rencontrait pour les travaux du mur. Sa pensée était tout entière concentrée sur sa mission et sur ses chances de réussite.

Le Zodiaque avançait un pion au cœur du jeu ennemi.

A peu près au même instant, un cycliste tournait à gauche, quittant la RN 13 au carrefour de Formigny pour s'engager sur la D 30. Peu après, il mettait pied à terre devant le café de la Poste, à Trévières. Un pâle soleil d'hiver avait fait place à la grisaille matinale et la bourgade paisible s'animait .un peu en cette fin de matinée.

Pierre Vallin, dit Rouillé, cala son vélo au bord du trottoir, puis, poussant la porte du restaurant-hôtel, s'approcha du bar, se frayant un passage parmi les tables. A la blonde Normande

qui rinçait les verres, il commanda un PSA 1 en lui demandant si le patron était là.

Sur sa réponse affirmative, il la pria de l'informer que M. Rouillé était arrivé. Quelques minutes plus tard, Raymond Rouvel était devant lui.

- Vous voulez voir le patron ? c'est moi.

- Oui, j'arrive de Paris ; je suis le spécialiste que vous avez réclamé pour vos alambics.

- Ah ! enfin, cela fait deux mois qu'on me le promet.

- Si vous avez les pièces de rechange, tout ira bien.

- J'ai ce qu'il faut ; vous pourrez commencer quand vous voudrez.

Ces phrases de reconnaissance échangées, Rouvel entraîna l'arrivant dans une salle du fond. Il s'éclipsa un moment, puis revint avec une bouteille de Dubonnet et deux verres.

- Tiens, on va pouvoir boire meilleur, parce que leur saloperie..., à la nôtre, reprit-il en levant son verre, et au jour qui nous verra débarrassés des vert-de-gris.

- Quel est le programme prévu ?

- Se rendre sur mon chantier tantôt pour confirmer ton rôle, et voir le patron ce soir.

- Et mes bagages que j'ai laissés à la gare de Bayeux ?

- Je les ferai prendre cet après-midi par le gars de la poste, celui qui t'a déposé le vélo.

- Bien, où en êtes-vous ici ?

- Oh ! pas brillant. Jontier t'en parlera ce soir, nous n'avons rien et nous sommes pratiquement sans liaisons.

- L'effectif ?

- Une douzaine, tout au plus.

- Bon, j'ai apporté ce qu'il faut ; on verra ça avec Jontier dès notre rencontre.

Le groupe Jontier, du " Bélier ", réseau Zodiaque, venait de réceptionner son instructeur radio.

Ce même jour de février 1942, vers vingt heures, une rame de métro s'arrêtait au terminus " Château de Vincennes ". Un jeune homme blond à la chevelure ondulée de petits crans, de taille moyenne, au visage juvénile, en descendit en repliant son journal.

Laissant le plus gros des voyageurs se bousculer vers la sortie côté autobus, il se dirigea vers l'escalier opposé menant aux avenues de Paris et du Château. Comme lui, les quelques personnes qui empruntaient cette issue se trouvèrent arrêtées sur le palier par un barrage de police. Quelques gardiens de la paix contrôlaient les papiers, tandis que, en retrait, un groupe de feldgendarmes attendaient placidement. Yves Duchâteau sortit son porte-cartes et le tendit à l'un des policiers. Celui-ci jeta un coup d'œil sur la carte bleue et rouge portant la francisque pétainiste en filigrane, dévisagea le garçon, et sans un mot, lui rendit l'étui de mica. Tandis que l'on poussait vers les Allemands un voyageur dont les papiers ne devaient pas être en règle, le jeune homme escalada rapidement les marches et déboucha devant l'Eden, qu'il contourna pour s'engager dans l'avenue du Château.

Chichement éclairée par les pâles candélabres du black-out, celle-ci s'étirait devant lui, quasi déserte. Après avoir dépassé le commissariat, il changea de trottoir et tourna dans la rue de l'Église qu'il remonta jusqu'à la rue de Montreuil. Ayant emprunté cette dernière sur sa droite, il retrouva la rue de Fontenay qu'il redescendit vers le Régent. S'assurant qu'il n'était pas suivi, il s'arrêta enfin devant une porte cochère, qu'il ouvrit à l'aide d'une clef de son trousseau. Refermant le battant derrière lui, il s'arrêta sous la voûte de l'immeuble ; sur sa droite, un large escalier recouvert d'un tapis grenat menait aux appartements bourgeois.

Au fond, une cloison vitrée, dans laquelle s'articulait un huis à petits carreaux, séparait le hall des jardins privés. Aucun bruit ne filtrait des étages, la maison était silencieuse. Respectant les consignes de la défense passive, les locataires se calfeutraient chez eux ; seule, la veilleuse bleue projetait sa lueur blafarde sous le porche.

Yves poussa la petite porte et se retrouva dans le parc plongé dans les ténèbres. Sans hésitation, malgré l'opacité de la nuit, il emprunta l'une des allées de gauche dont il suivit les courbes sinueuses. Au bout d'une centaine de mètres, il vit la masse sombre de la maison émerger d'entre les arbres et distingua la barrière du jardinet qu'il repoussa après l'avoir franchie. Quelques secondes plus tard, ayant frappé d'une manière convenue, il pénétrait dans le pavillon.

Le père Édouard l'accueillit dans le corridor après avoir refermé les verrous.

- Tout va bien ? s'informa le prêtre.

- Oui ; et ici ?

- Calme complet ; mes deux gars écoutent la BBC.

- Bon, allons les voir.

Ils entrèrent dans un salon désuet, sommairement meublé ; penchés sur un poste de TSF, deux jeunes gens tentaient, au travers des brouillages ennemis, de capter les informations anglaises.

Ils se redressèrent en voyant entrer le nouvel arrivant.

- Quoi de neuf ? interrogea ce dernier en désignant la radio.

- Pas brillant ! répondit l'un des garçons, un petit rondouillard au teint mat et aux cheveux noirs, portant de grosses lunettes d'écaille. Les convois sont décimés par les U-boat, et, à l'est, les Russes reculent toujours ; même Londres ne dissimule pas la gravité de la situation.

- Allons ! pas de pessimisme ! les Américains commencent seulement à s'organiser !

- Puisses-tu dire vrai ! mais entendre tout cela et se trouver là inactif, bloqué, c'est déprimant !

- Justement, le temps de l'action est arrivé ; vous partez après-demain tous les deux.

- Hein ! s'écrièrent ensemble les intéressés.

- Du calme ; éteignez le poste et asseyez-vous.

Tandis que ses interlocuteurs prenaient place sur un canapé, Yves se débarrassait de son manteau, qu'il jeta négligemment sur un fauteuil.

- Bien ! reprit-il en voyant tout le monde attentif. Voici les ordres : toi, Simon, tu pars au groupe de Saint-Sauveur comme radio. Départ jeudi à huit heures seize, gare de Lyon pour Gien.

Là tu prends le car des Courriers bourguignons pour Auxerre, et tu descends à Saint-Sauveur. Les instructions de reconnaissance se trouvent dans cette enveloppe avec tes nouveaux papiers ; tu apprends les consignes par cœur et tu les rends au père Édouard qui les brûle aussitôt en ta présence. Vu ?

- Vu, répondit le petit gros.

- Toi, Norbert, départ le même jour, même train, même heure, mais tu descends à Cosnes, où tu seras réceptionné suivant les modalités dont tu vas prendre connaissance, et mêmes mesures que pour Simon. Voilà vos papiers, poursuivit-il en posant sur la table basse deux grosses enveloppes jaunes. Tout y est. Carte d'identité, certificats de domicile et de travail, récépissé de recensement. Vous avez une journée pour vous faire à votre nouvel état civil ; apprenez à le décliner sans la moindre hésitation, il y va de votre vie. Jeudi matin, vous partirez séparément, à une demi-heure d'intervalle, en tenant compte qu'il vous faut être à la gare à sept heures quinze au plus tard, afin d'être bien placés dans la file d'attente au portillon ; les billets d'admission sont avec vos papiers. Et n'oubliez pas, si vous vous rencontrez, vous ne vous connaissez pas. Vous devez voyager séparément, l'un en tête de train, l'autre dans la seconde moitié. A condition de ne pas commettre la plus petite erreur, vous ne courez aucun risque, tout est prévu. Dans le train, évitez de lier conversation, plongez-vous dans les journaux. Méfiez-vous de tout le monde, les lignes sont très surveillées. Pendant les contrôles, restez calmes, vos papiers sont impeccables, aussi vrais que des vrais. Voilà, je pense ne rien avoir oublié ; y a-t-il des questions ?

Comme les deux garçons, absorbés dans l'examen du contenu de leurs enveloppes, faisaient un signe de dénégation, il poursuivit en remettant son manteau :

- Et maintenant, bonne chance ! Quoi qu'il arrive, n'oubliez pas que, si vous parlez, vous condamnez le père Édouard et tous les membres de la filière ; or nous avons encore beaucoup à faire pour d'autres.

Les deux jeunes gens acquiescèrent avec gravité en serrant la main de leur camarade. Après avoir échangé quelques paroles avec le prêtre, Yves repartit aussi discrètement qu'il était arrivé.

Simon Valatchy et Norbert Azoulian, jeunes Juifs pris en charge depuis plusieurs semaines par le groupe Verseau du réseau Zodiaque, passaient de la planque passive à la lutte clandestine active.

L'agent de liaison qui les mettait en piste s'appelait Yves Duchâteau.

Confortablement enfoncé dans son fauteuil club, Louis Duchâteau feuilletait distraitement la dernière édition de Paris-Soir. A portée de sa main, sur une table basse, sa boîte de cigares et sa bouteille de cognac que la bonne venait d'y placer lui tenaient compagnie, comme chaque soir. En soupirant d'aise, il se versa une rasade d'alcool qu'il réchauffa, serrant le verre à dégustation dans le creux de sa main. Tout en faisant lentement tourner le liquide ambré dans le fin cristal, il savourait pleinement le bien-être de sa situation !

Que de chemin parcouru en dix-huit mois !

Le petit artisan besogneux de la rue de la Jarry qu'il était s'était transformé en chef d'entreprise puissant, de dimension nationale. Il avait su saisir sa chance au bon moment ; dès le début de l'occupation, il s'était rendu compte qu'une ère nouvelle s'ouvrait. Quel flair, et quelle heureuse inspiration l'avaient poussé à contacter Mauvoisin à la mairie pour qu'il le recommande à ses amis de la Todt ! L'expansion avait été foudroyante !

Bien sûr, il travaillait pour l'armée allemande, mais c'était l'avenir ! Il fallait être bien naïf ou fou pour ne pas avoir compris que l'Europe nouvelle national-socialiste serait la réalité de demain. D'ailleurs, la preuve de la justesse de son intuition s'étalait chaque jour : les soldats du Reich ne régnaient-ils pas de l'Atlantique à l'Oural ? de la Baltique à la mer Noire ? Les pays de l'Axe contrôlaient pratiquement tout le vieux continent. Qui parviendrait à les en chasser ? Aucune puissance au monde n'était capable de le faire et dans chaque pays occupé les peuples prenaient conscience de la valeur des justes raisonnements du chancelier Hitler.

Grâce à lui, la mainmise juive sur le commerce, les finances, les affaires avait disparu ; il avait supprimé le communisme et ses théories partageuses n'amenant que troubles sociaux et désordres nationaux. Il était heureux pour la France, livrée pendant des années aux mains crochues des Juifs et des francs-maçons, que le Maréchal ait pris sa destinée sous sa protection lucide. Lui seul avait sauvé les Français du désastre et de l'anéantissement en entrant franchement et loyalement dans la collaboration. Et lui, Louis Duchâteau, était de ceux, de plus en plus nombreux, qui faisaient confiance à l'Homme de Vichy, le suivaient dans son œuvre de reconstitution du nouvel État français. Enfin, il n'y avait plus de ces affairistes qui, au nom de la soi-disant République, s'octroyaient l'essentiel du revenu national ; l'argent maintenant allait à ceux qui travaillaient et le méritaient. Oui, décidément, il avait tout lieu de se féliciter de sa clairvoyance. Il avait acquis une excellente situation, son entreprise se développait à pas de géant, ses chantiers prospéraient. Déjà, son bureau d'études suffisait à peine à la tâche, il avait dû prendre des sous-traitants pour faire face aux marchés que la Todt lui offrait. Ah ! il était loin le temps des fins de mois difficiles, des affres des échéances et des humiliations des banquiers juifs !

Maintenant, il était un industriel respecté, courant de dîners d'affaires en réceptions, de conférences en réunions de chantier, ayant l'oreille des kommandanturs et des préfectures.

Rien ne lui était refusé : bons d'essence à profusion, octroi de matériaux, autorisation de circuler librement, laissez-passer à volonté et ravitaillement à gogo !

Il avait racheté pour une bouchée de pain ce magnifique pavillon de l'avenue des Charmes qu'un bourgeois de la IIIe avait fui précipitamment.

Avec béatitude, il tirait de temps en temps une bouffée d'un délicieux havane puisé dans la boîte que Curmayer, son conseiller de la Todt, lui avait offert.

- Yves n'est toujours pas rentré !

- Hein !... Quoi ?

Il sursauta. Tout à ses réflexions, il n'avait pas entendu sa femme pénétrer dans le salon.

- Tu entends, Louis ? il est plus de neuf heures et ton fils n'est pas rentré.

- Et alors ...! Ce n'est plus un gamin, il a vingt-trois ans, perds cette habitude, ma pauvre Henriette, de le considérer comme un gosse et de le vouloir toujours dans tes jupes.

- Tout de même ! depuis six heures qu'il a quitté le bureau !

- Mais ne t'inquiète donc pas toujours comme ça ! Que veux-tu qu'il lui arrive ?

- Est-ce que je sais, moi ! Par les temps qui courent, une rafle, un accident ?...

- Mais non, il a sa carte des chantiers de jeunesse et celle de chez nous ; il ne risque rien, tu dramatises toujours.

- Et toi ? Tu ne te tracasses jamais, hein ?... je me demande parfois si tu...

La phrase resta en suspens car le battant vitré du salon s'ouvrit brusquement et le jeune homme fit irruption dans la pièce.

- Bonsoir m'man, salut p'pa, ça va ?

- Écoute, Yves, quand tu t'attardes, préviens ta mère ! Tu la connais, elle se fait un mauvais sang du diable.

- Ah oui ! excuse-moi, m'man, mais je ne pensais pas qu'il était si tard. On est allés boire un pot avec les copains, on a discuté un moment et tu sais comme les métros sont rares à cette heure.

- Oui, oui, ça va L.. Tu n'as pas dîné?

- Non, bien sûr.

- Alors, il faut que Mariette remette le couvert, tu vois comme tu compliques tout ! Et tu sais que ton père, quand il est là, veut se mettre à table à l'heure. Alors, fais un effort !

- Oui, promis.

- Jusqu'à la prochaine fois...

Yves Duchâteau, fils unique de l'industriel collaborateur, agent de liaison du groupe Verseau, réseau Zodiaque, venait de rentrer chez lui, sa mission accomplie.

Les bureaux d'études de la société de bâtiments et travaux publics Louis Duchâteau, boulevard Bourdon à Paris, étaient dirigés par un ingénieur de trente-huit ans, Paul Vimeux. Travaillant uniquement pour les services de l'organisation Todt, ils étaient supervisés par un technicien allemand, le commandant Curmayer.

Mais cet officier du génie, Bavarois d'une quarantaine d'années, robuste et sanguin, grand amateur de cochonnaille et de bière brune, préférait aux plans et aux épures les plaisirs si variés du " Gai Paris ".

Ayant constaté que Vimeux était un dirigeant à la fois scrupuleux et d'une très grande compétence, il lui lainait donc une liberté d'action totale dans la direction de l'affaire. Comme on n'avait aucun reproche à lui faire pour la marche des divers chantiers placés sous son autorité, Curmayer baignait dans une euphorie permanente que les nombreuses soirées passées dans les boîtes de nuit entretenaient gentiment.

Bien sûr, il aurait aimé avoir avec son adjoint français des relations plus amicales, mais celui-ci, en dehors de son travail, se montrait peu disert, semblant mener une vie privée plutôt stricte. Bref, un homme laconique, peu liant. L'Allemand s'y était habitué, et puisqu'au demeurant tout fonctionnait bien, il ne faisait que de rares apparitions au bureau, se contentant de parapher après examen sommaire les plans et documents que Vimeux lui soumettait.

Une vingtaine de dessinateurs et de spécialistes, secondés par quelques secrétaires et dactylos, travaillaient dans des salles réparties sur les deux premiers étages de l'immeuble ; le troisième abritait la direction du personnel que dirigeait Yves Duchâteau d'une pièce communiquant directement avec le bureau patronal de son père.

Officier du génie de l'armée française, Paul Vimeux avait été capturé par les Allemands à Vernon avec son bataillon, avant d'avoir pu accomplir sa mission, qui consistait à faire sauter les ponts sur la Seine.

La nuit même, dans le désordre de l'avance allemande, il s'évadait, réussissait avec l'aide de réfugiés du Nord à gagner Lyon, où, trois mois plus tard, il se faisait démobiliser.

Revenu à Paris, il s'était présenté à Louis Duchâteau qui, par annonces, recrutait des cadres pour former son bureau d'études. Les connaissances approfondies de Vimeux en matière de réalisations à vocation militaire, son bagage technique avaient séduit l'entrepreneur qui lui avait confié la responsabilité du Centre Bourdon.

Et Duchâteau affirmait à qui voulait l'entendre que le jour où il avait connu Vimeux était un de ses plus grands jours de chance.

Il ignorait que l'ingénieur si qualifié, si pointilleux dans son travail était plus connu sous le nom de Léonard, au sein du groupe Bélier, réseau Zodiaque.

CHAPITRE II

Toutes peines sont venues

Tout amour courbe le front

Nous regardons nos mains nues

Qui bientôt resserviront.

DARGENTAT

(Les temps ne sont plus aux larmes)

Vers la fin de décembre 1940, dans un salon de l'avenue de Lowendal, trois hommes se penchaient avec émotion sur deux pages multigraphiées, rédigées en style journalistique, dont le titre flamboyait devant leurs yeux. Ces feuillets qu'ils parcouraient avidement, se les passant de main en main, c'était le premier numéro du journal clandestin Résistance, réalisé par le " Groupe du Musée de l'Homme ". Il portait en sous-titre la mention : " Bulletin officiel du Comité National de Salut Public "'. Tombé par hasard entre les mains de Justin Bodard, qui l'avait trouvé " oublié " sur une banquette de métro, ce premier numéro daté du 15 décembre 1940 apportait aux trois amis, qui le lisaient fiévreusement, la preuve flagrante qu'il existait dans ce pays occupé une âme et une émanation de résistance et de lutte pour ceux qui refusaient la servitude et la défaite. Les deux autres lecteurs étaient le capitaine Bérard et maître Alex Sowinsky.

Tous trois étaient d'anciens volontaires des Brigades internationales de la guerre civile espagnole où ils avaient combattu côte à côte. Ayant assisté impuissants, comme tant d'autres, au déferlement des armées allemandes sur leur pays, ils subissaient désormais l'humiliation et les contraintes de l'occupant. Bien souvent, se retrouvant chez l'un ou chez l'autre, ils avaient, cherché ensemble le moyen de lutter contre l'oppression, mais l'apparente passivité du peuple, assommé par le brutal envahissement, les avait chaque fois découragés.

Et voilà qu'en ce jour ils avaient la preuve que tout le monde ne se résignait pas, qu'il existait un esprit de résistance et qu'il se manifestait dans une forme organisée. L'article qu'ils

dévoraient leur indiquait, leur traçait la voie :

" Résistez, ne vous résignez pas ; vous vous sentez isolés et désarmés, mais vous pouvez agir. Groupez-vous avec ceux que vous connaissez. Votre tâche immédiate est de vous organiser pour que vous puissiez, au jour où vous en recevrez l'ordre, reprendre le combat. Enrôlez avec discernement les hommes résolus et encadrez les meilleurs. Réconfortez ceux qui doutent ou qui n'espèrent plus. Recherchez et surveillez ceux qui ont renié et qui trahissent.

Pratiquez une discipline inflexible, une prudence constante, une discrétion absolue. Méfiez-vous des inconséquents, des bavards et des traîtres. Ne vous vantez jamais, ne vous confiez pas. Efforcez-vous de faire face à vos propres besoins, faites renaître une France pure et libre. "

Pour Bodard, Bérard et Sowinsky, l'heure de l'action était arrivée.

En juin 1941, le réseau Zodiaque était une réalité. En février 1942, il formait un ensemble remarquablement structuré.

Dès qu'ils eurent décidé d'agir, Bodard, Sowinsky et Bérard entreprirent très prudemment de rechercher autour d'eux dans leurs relations, leurs connaissances, des hommes et des femmes décidés à ne pas accepter la défaite et désireux de lutter pour reconquérir la liberté.

Dans ce patient travail de tri, Sowinsky obtint d'emblée les meilleurs résultats : étant juif, il se trouvait en contact fréquent avec ses coreligionnaires, que les persécutions allemandes commençaient à alarmer. Dès le début, les trois hommes avaient décidé que chacun garderait secret les noms des affiliés ainsi que les moyens de contacts, afin de limiter les risques du mieux possible.

Pour bien marquer cette autonomie, il fut convenu que le réseau serait divisé en trois groupes et que leur désignation répondrait au signe du zodiaque de son responsable.

C'est ainsi que le groupe dirigé par Bodard fut baptisé " Taureau ", celui de Bérard " Bélier ", et celui de Sowinsky " Verseau ".

Très rapidement, le Verseau connut une grande activité et dut faire face à de graves problèmes, car la chasse aux Juifs se développait rapidement en zone occupée. Pour sa propre sécurité, Sowinsky changea plusieurs fois de domicile et d'identité, et, en janvier 1942, finit par entrer complètement dans la clandestinité.

Le 4 mars, il réussissait à franchir la ligne de démarcation et à se rendre en zone non occupée. Le 18, il passait en Espagne ; un mois après il était à Londres, d'où il allait diriger son groupe et assurer au réseau tout entier, grâce à ses relations, une aide particulièrement efficace.

A la tête du Verseau, un médecin de quarante-six ans, le Dr Simian, prenait sa place, assurant seul la liaison avec Bodard et Bérard. Le cloisonnement des trois unités du Zodiaque, farouchement maintenu par ses fondateurs, allait s'avérer le facteur essentiel de la survie.

Pour Bodard, la formation du Taureau devait être à la fois facile et complexe. Facile parce que pour cet électricien de cinquante-deux ans, fréquentant depuis des années le marché du bâtiment et de l'artisanat, le recrutement était aisé. Contrairement aux notabilités de la bourgeoisie en général repliées sur elles-mêmes, quand elles ne collaboraient pas, les ouvriers, les artisans acceptaient assez mal les contraintes et les privations dues à l'occupation. Souvent, lors de conversations dans les boutiques, sur les chantiers, dans les ateliers, apparaissait le désir de lutter contre l'oppresseur jusqu'à la libération totale.

Complexe, car des paroles aux actes et à l'engagement, il y avait un seuil délicat à franchir. Tel ou tel qui pérorait contre le régime vichyssois et le nazisme n'était pas nécessairement prêt à entrer dans la lutte pour autant. Il fallait en outre se montrer prudent car des provocateurs pouvaient toujours se glisser dans la filière. Enfin, il fallait tenter de discerner les individus au caractère trempé et au courage certain qui ne flancheraient pas en chemin. Au départ, Bodard avait très rapidement contacté quatre personnes sûres dont les sentiments ne laissaient nulle place au doute et auxquelles il pouvait se fier, les connaissant depuis fort longtemps.

Il y avait d'abord Boudard, artisan menuisier à Montreuil, sympathisant communiste de toujours et ancien de 14-18 comme lui. Un homme résolu et décidé dont il allait faire son adjoint.

Puis Chausebel, dit " Chause ouvrier plombier-zingueur, 32 ans, véritable titi parisien de la rue Julien-Lacroix, où il était né. Gendre de Boudard, partageant totalement les idées de son beau-père, c'était un garçon vif, adroit, audacieux, qui allait faire merveille au sein du groupe.

Enfin, le couple René et Pierrette Lajois, patrons du petit bistrot de la rue de la Folie-Méricourt, originaires comme Bodard de Formentin, petit village normand, où ils possédaient une ferme louée à un métayer, Edouard cène.

L'ossature du groupe place.

Pour Bérard, capitaine réformé de l'ex-armée française, la constitution du Bélier s'avérait plus délicate.

Fréquentant depuis toujours les milieux militaires où il avait de très nombreux amis, il avait su tout de suite faire la distinction entre les officiers partisans du Maréchal et ceux, moins nombreux, il est vrai, qui avaient accueilli l'armistice et son prolongement avec rage et dépit. Tous étaient maintenant démobilisés et de retour avaient repris leurs occupations. On trouvait chez ces gradés un grand nombre de gens exerçant une profession libérale ou commerciale : avocats, docteurs, vétérinaires, courtiers, pharmaciens, ingénieurs, professeurs, etc., ainsi que quelques fonctionnaires et employés. C'est dans ce milieu social bien déterminé que Bérard allait rechercher les hommes désireux de reprendre la lutte sous une forme clandestine.

Si l'Appel du général de Gaulle du 18 juin 1940 avait été peu ressenti par la population, il avait en revanche été assez entendu et commenté par les militaires ; au travers des prises de position de chacun à l'époque, il allait permettre au fondateur du Bélier de juger des hommes sur lesquels il pouvait diriger son choix.

Le premier à souscrire d'enthousiasme aux projets de résistance, fut un vétérinaire, lieutenant de cavalerie, le Dr Jontier. Établi à Trévières, il avait repris la vie civile avec morosité. Ce géant de trente-sept ans, véritable force de la nature d'un mètre quatre vingt-dix et de cent cinq kilos, avait un tempérament de lutteur et acceptait fort mal de courber l'échine. Au quartier Dupleix, sa renommée était quasi légendaire pour son habileté et la force peu commune qu'il déployait aux écuries dans les soins à apporter aux chevaux.

Bérard l'avait connu en Belgique au moment de l'attaque allemande alors qu'ils faisaient tous deux partie du corps de cavalerie du général Prioux ; les deux hommes avaient sympathisé et gardaient toujours d'excellentes relations. Mis au courant de la création du réseau, Jontier y adhéra sans hésitation et, respectant les décisions de cloisonnement, les approuvant même, se contenta du seul contact de Bérard.

Pour le groupe du Bélier, le vétérinaire allait constituer en Normandie le premier maquis organisé.

Deux mois allaient se passer avant que Bérard ne fasse confiance & un second homme, mais il allait être payé de sa patience. Fréquentant assidûment le cercle Saint-Augustin, il y retrouva un jour, par un pur hasard, un officier du génie qui avait vécu dans son unité quelque temps avant la débâcle. Durant le peu de temps où il l'avait connu, Bérard avait été frappé à la fois par l'énergie patriotique que cet homme insufflait à ses sapeurs et par la profondeur de ses remarques, rares mais toujours bien venues. Avec beaucoup de prudence, Bérard amena progressivement la conversation sur le terrain politique, pour constater aussitôt que son interlocuteur demeurait un ardent patriote. Spontanément, celui-ci se déclara prêt à combattre dans les rangs de partisans si la possibilité lui en était offerte.

Le chef du Bélier allait lui confier un travail bien plus obscur mais d'une utilité beaucoup plus grande lorsqu'il apprendrait la situation qu'occupait Paul Vimeux, car c'était lui, au sein de la société Duchâteau.

Six mois plus tard, Vimeux disposait de trois ingénieurs adjoints, affiliés au groupe : Jacques Rivet (Georges Mousset), Roger Dacquet (René Deschamps), Emile Carrier (Emile Choux).

A cause de ces quatre hommes, la Todt allait connaître quelques petits problèmes dans l'élaboration de ses travaux. Tous les plans de défense importants passant entre leurs mains seraient en outre fidèlement communiqués aux Anglais par l'entremise de Sowinsky.

Par une coïncidence extraordinaire, la société de travaux publics Louis Duchâteau allait être destinée à abriter un autre membre du Zodiaque, et ce à l'insu des ingénieurs du groupe Bélier. Le cloisonnement rigide du réseau, qui impliquait que les trois groupes agissent de façon autonome, s'il était un facteur important de prudence, allait être la cause, par la suite, d'erreurs tragiques. En effet, par cette séparation de base, allaient se trouver amenés à cohabiter, en s'ignorant, des membres du Bélier et un agent de liaison du Verseau. Lorsqu'il avait vu son père s'engager résolument dans la voie de la collaboration active, Yves Duchâteau s'était élevé avec véhémence contre cette décision. De violentes disputes avaient éclaté entre le père et le fils, à l'époque (début 1941) étudiant à la Sorbonne et membre de l'UNEF.

A ce titre, le jeune homme avait participé à la manifestation estudiantine de l'Étoile, le 11 novembre 1940, aux côtés de plusieurs de ses camarades dont certains allaient être arrêtés et fusillés par la suite comme otages. De la brutale répression de ce jour, Yves allait conserver une haine farouche contre l'occupant et les sbires français à ses ordres.

Devant cette rébellion caractérisée, le père Duchâteau avait fort habilement convaincu son fils de prendre la direction du personnel dans son entreprise.

A contrecœur, le jeune homme s'était résigné, mais, complètement désemparé moralement, était allé confesser son désarroi au père Edouard, vicaire à Vincennes, qui lui avait fait faire sa première communion, et qu'il considérait comme son directeur de conscience.

Le prêtre était le cousin du Dr Simian, successeur de Sowinsky à la tête du Verseau, et le pavillon qu'il occupait, rue de Fontenay, commençait à être le lieu de transit des gens que le groupe s'efforçait de soustraire aux autorités d'occupation. Lui faisant une entière confiance, le père Edouard avait proposé à Yves de l'aider dans sa tâche de passeur, ce que le jeune homme, animé de ce qu'il pensait être un devoir de rachat de sa famille, avait accepté avec enthousiasme.

Mal vu de ses amis d'enfance, méprisé par ses anciens condisciples, Yves Duchâteau se donna avec une foi résolue à sa tâche. Le nom qu'il portait, les facilités de circulation et d'entrée dans les milieux officiels qu'il obtenait à sa guise allaient en faire un agent de liaison exceptionnel. Jusqu'au dernier jour, personne dans son entourage ou voisinage ne soupçonnerait le fils de l'industriel collabo d'être l'un des meilleurs membres du Verseau.

Pourtant grâce à lui, grâce à ses relations dans les services d'État, de très nombreux patriotes seraient sauvés, et beaucoup de Juifs, de communistes, de persécutés par la Gestapo passeraient en zone libre ou gagneraient les maquis de province.

Son mérite sera d'autant plus grand qu'il sera toujours considéré par ses connaissances comme ami des Allemands, à leur solde, tant au sein de l'entreprise que dans sa ville. Les ingénieurs du groupe Bélier auraient été surpris si on les avait informés du rôle important que le " fils du patron " tenait dans le réseau Zodiaque. Ils devaient pourtant l'ignorer jusqu'à la fin.

CHAPITRE III

C'en est fini du vent léger

qui laisse aux fleurs leur pollen

le vent de sang qui vient

des plaines plombe

nos vies de son danger.

Alain BORNE

(Neige et vingt poèmes, 1940)

A Formentin, le maquis que dirigeait sur place Bertrand était maintenant à peu près organisé. Formé d'une quinzaine de résistants, habitants des communes voisines du Fournet, de Bonnebosq, de Valsemé, la tâche essentielle qui lui était dévolue consistait à aménager des lieux d'atterrissages et de parachutages pour les envois d'hommes et de matériels que Sowinsky faisait dépêcher en France. Ce lieu avait été choisi par Bodard pour plusieurs raisons : d'abord, sa proximité de la côte française du Calvados, permettant aux avions anglais de rapides voyages ; ensuite, l'isolement de ce coin de campagne normande, à l'écart des routes passagères ; enfin, le refuge sûr que représentait la ferme Lecène, pour sa situation au bout d'un chemin tout juste carrossable, coupant à travers champs et bosquets, pratiquement inaccessible sur l'arrière, et surtout pour le patriotisme enflammé des métayers, dont le fils avait été tué en 1940 sur le front.

De leurs deux enfants, les fermiers n'avaient donc plus que Marianne, leur fille, dont les dix-neuf ans ne pardonnaient pas aux " Boches D la mort de son grand frère. C'est elle que nous avons vue accueillir Daniel à Lisieux ; jolie blonde portant le deuil sur elle et dans son cœur, elle va, juchée sur son vélo, dans les bourgs voisins, rapportant fidèlement les moindres faits et gestes des troupes d'occupation et des habitants. A la ferme, elle s'occupe de l'intérieur, du ménage et de la basse-cour, sa mère assurant les soins du cheptel et aidant aux travaux extérieurs. Pour les voisins, Bertrand est le neveu des propriétaires de Paris, venu au grand air rétablir une santé déficiente ; il aide un peu de-ci, de-là, aux gros travaux. Lecène est un robuste Normand, frisant la cinquantaine, moustaches gauloises, casquette perpétuellement vissée sur la tête, haut en couleur et en voix. Il exploite les trente-cinq hectares de pâtures et de labours que lui afferment les époux Lajois, cafetiers à Paris. C'est de cette ferme que vont être dirigées et entreprises toutes les actions de recherches de renseignements ; c'est dans ses bâtiments annexes, pressoirs, bouilleries, granges, perdus dans les herbages, que vont être entreposés les containers de parachutages, et c'est dans un grenier à foin à double cloison que fonctionnera l'émetteur radio.

Un mois après son arrivée, Daniel, qui n'est connu dans la région que sous le pseudonyme de Bertrand, organise la première réception envoyée par Sowinsky.

C'est un pré, à la limite du Fournet, qui est choisi comme terrain ; le jeune homme, qui est accompagné de sept volontaires, dont Édouard Lecène, fait disposer les fagots aux quatre coins, prêts à être allumés. Il est un peu inquiet car un léger vent d'ouest risque de déporter les parachutes vers le bois qui cerne le pré sur deux côtés. L'avion doit être là entre 23 h 30 et 0 h 15, faute de quoi l'opération sera remise. L'endroit est isolé et d'accès difficile ; il se trouve à plus de quatre kilomètres à travers le bois et les labours de la petite route de Formentin, mais c'est un facteur de sécurité.

Tapi le long du bois avec un fermier nommé Touflet, Bertrand fixe anxieusement sa montre.

De chaque côté du pré, Lecène et les autres attendent le signal pour enflammer les fagots. Il est maintenant 23 h 50, la nuit est calme, seul le bruissement des hêtres et des chênes se balançant doucement rompt le silence de la campagne.

L'attente est crispante, le jeune homme sent son compagnon nerveux ; c'est leur première affaire. De gros nuages gris courent dans le ciel, laissant passer de temps en temps la lueur fugitive de la lune. Enfin, il lui semble entendre un lointain ronronnement ; Touflet chuchote :

- Le voilà !

Oui, pas de doute, c'est le bruit du moteur que l'on distingue maintenant ; avec sa torche, Bertrand fait de brefs appels ; c'est le signal qu'attendent ses compagnons pour allumer les feux.

Presque aussitôt, aux quatre coins, les lueurs vives éclatent, illuminent le pré, faisant jaillir l'ombre des hommes qui s'affairent sur les foyers.

Le bruit s'est rapproché, devenant grondement, et brusquement, sortant de derrière le bois, apparaît la masse du Wellington ; il leur semble voler vite, bien trop vite. Il passe au-dessus d'eux, ne paraissant pas les voir. Touflet pousse un juron de dépit, mais Bertrand le rassure :

- Il va prendre le vent !

Il se précipite alors au milieu du terrain balisé et, sa torche levée vers le ciel, émet le signal convenu. Au bout de quelques secondes, l'avion reparaît en sens inverse, un peu plus bas maintenant et les survole, légèrement sur leur gauche. Il se trouve déjà au-dessus du bois quand deux formes noires s'en détachent, éclatant presque aussitôt en deux traînées blanches. Les parachutes se sont ouverts.

Les yeux écarquillés vers le ciel, les maquisards les voient descendre doucement tandis que, d'un battement d'ailes, le pilote les salue en s'éloignant.

- Ils vont tomber dans le bois ! hurle Lecène.

En effet, les containers semblent aller s'écraser sur la cime des arbres, mais la dérive a été bien jaugée par le navigateur. Il s'en faut même de peu qu'ils ne dépassent le pré !

A cinquante mètres de la haie opposée, les deux cylindres s'enfoncent mollement dans la terre grasse tandis que les toiles blanches s'étalent en corolle. Les hommes courent jusqu'à eux et les contemplent avec émotion ; ils viennent de là-bas, de la liberté ! Il y a quelques heures, ils étaient encore sur le sol anglais ! Ils les regardent, mais n'y touchent pas...

Bertrand arrive haletant :

- Vite ! Éteignez les feux.

Aussitôt, de son coutelas de paysan, il tranche les sangles et commence à replier les parachutes.

En quelques minutes, les foyers sont éteints et dispersés dans les fourrés, et déjà, les lourds engins sont poussés vers les broussailles et dissimulés dans les fougères. Demain, avec sa ridelle, Édouard les récupérera dans un chargement de fagots. Se dispersant à travers la campagne, les paysans rentrent chez

eux.

Leur première mission est terminée.

Depuis son arrivée à Londres, Alex Sowinsky n'était pas resté inactif.

L'avocat connaissait bien la capitale anglaise, où il avait fait plusieurs séjours, et il y conservait de très bonnes relations.

Les premiers temps avaient été difficiles ; tout nouvel arrivant était pris en charge par les services de dépistage du SP (Patriotic-School), qui craignaient, à juste titre, l'infiltration d'agents allemands parmi les gens ralliant l'Angleterre. Grâce à ses amis anglais qui s'en étaient portés garants, Sowinsky avait pu toutefois s'installer et commencer à travailler.

La tâche était ingrate ; il fallait se faire entendre des services capables d'apporter une aide matérielle au réseau Zodiaque qui se créait en France.

Ne dépendant d'aucun mouvement organisé, n'appartenant à aucun organisme représentatif, inconnu de l'armée qui se reformait timidement sous le drapeau des Français libres, n'ayant aucune référence sur laquelle s'appuyer, l'avocat fut proprement éconduit partout où il s'adressa. De porte en porte, de démarche en démarche, de couloir en couloir, dans tous les endroits où il frappait, personne ne s'intéressait à son histoire de création de réseau.

Au BCRAM, un officier plus patient lui avait demandé :

- Quelle est l'importance de vos effectifs ?

- Pour l'instant, une dizaine à peine.

Avec un haussement d'épaules, l'autre s'était absorbé dans ses papiers.

Sowinski avait persévéré ; Bodard et Bérard comptaient sur lui. Il lui fallait réussir. Il commençait pourtant à désespérer, lorsque, à l'occasion d'un thé chez un de ses confrères londoniens, il avait rencontré un certain M. Eggens, coroner du district voisin. Celui-ci avait prêté toute son attention aux propos de son interlocuteur et lui avait remis sa carte en lui conseillant de se rendre au siège du SOE et de demander le capitaine Bowden de sa part.

Plein d'espoir, Alex s'était présenté à Baker Street, où il avait été introduit dans le bureau de Bowden. L'officier était le type même du militaire britannique : grand, roux de moustache et de cheveux, le teint coloré, les yeux bleus et je ne sais quoi de flegmatique dans l'attitude. Il reçut très courtoisement l'avocat, et écouta sans l'interrompre le récit qu'il lui faisait. Celui-ci termina en lui décrivant toutes les difficultés qu'il avait rencontrées depuis son arrivée.

Le capitaine sembla réfléchir un moment, puis questionna :

- Verriez-vous un inconvénient à faire travailler votre réseau pour un service anglais ?

- Absolument pas ! L'essentiel est que nous ayons les moyens de combattre.

- Très bien, en ce cas, veuillez me suivre.

Quelques heures plus tard, Sowinsky ressortait rayonnant ; le Zodiaque était officiellement répertorié et fiché au SOE. Il avait obtenu toute l'aide qu'il recherchait. Bowden et ses amis étaient eux aussi très satisfaits ; dans la sournoise querelle qui les opposait à leurs collègues français pour l'implantation des réseaux de renseignements, ils venaient de marquer un point. Un mois plus tard, Daniel Marois, dit Claudio, agent du SOE était détaché du groupe suisse Robin et affecté au Zodiaque comme instructeur. C'est à Bodard qu'échut la tâche d'assurer le contact et de le diriger sur Formentin comme instructeur pour le compte du " Taureau N.

Claudio, qui s'appelait maintenant Bertrand, n'avait pas perdu son temps puisque l'émetteur qu'il avait apporté fonctionnait dans le grenier d'un bâtiment de la ferme Lecène. et que le premier parachutage venait de s'effectuer sans accroc.

Fin juin 1942.

Les Alliés viennent de porter un coup en Afrique aux forces de l'Axe où les Français libres s'illustrent brillamment à Bir-Hakeim. Le monde reprend un peu espoir, et la lutte de la Résistance s'intensifie. Le territoire, dans les deux zones, grouille de maquis, de groupes de combat. Un enchevêtrement de réseaux qui s'ignorent se tisse autour de l'occupant. Les premiers coups sévères lui sont assenés ; ils émanent la plupart du temps des maquisards des FTPF, des sections de l'OS, ou des bataillons de la jeunesse. Organisés supérieurement, ils combattent déjà depuis presque deux ans et ne s'embarrassent pas des consignes d'attentisme que leur prodiguent certains que les préoccupations politiques minent déjà. Ils vont payer un lourd tribut à la libération du sol national. Parallèlement, les organisations de résistance se forment un peu partout, les cheminots, les postiers sont au premier rang dans l'engagement de la lutte.

L'activité des services de renseignements s'accroît et se discipline, leurs structures s'étoffent. Les réseaux sont en pleine action et les services de l'Abwehr et de la Gestapo découvrent leur existence : Combat, Front National, Franc-Tireur, Confrérie Notre-Dame, Libération, Libération Nord, Ceux de la Résistance, Ceux de la Libération, Résistance Fer, sans oublier les extraordinaires animaux de " l'Arche de Noé " (Alliance), pour n'en citer que quelques-uns, autant de toiles d'araignée tissées à l'extérieur et à l'intérieur même de leurs propres zones et dans lesquelles ils viennent s'empêtrer.

Par réaction, la répression s'amplifie elle aussi. Tous les organismes de défense allemands fonctionnent à fond et répriment de plus en plus férocement.

Les services français à leur solde frappent du même élan. Quelquefois, dans la gendarmerie et dans la police, on exécute mollement les ordres mais dans l'ensemble, à de très rares exceptions près, les policiers collaborent à la chasse aux " terroristes ".

Il est bon de rappeler à ce propos que la police française obéissait aveuglément aux ordres de Vichy, pourchassant frénétiquement les communistes, tâche essentielle de son activité depuis la dissolution du PCF.

Sur sa lancée, elle en viendra à livrer une chasse aussi énergique aux premiers patriotes qui se dresseront contre l'État vichyssois et l'occupant, se rendant ainsi complice participante des crimes commis par l'ennemi en lui remettant les résistants arrêtés. Et tout naturellement, comme l'Allemand, elle en viendra à considérer comme communistes tous ceux qui se dresseront contre l'oppression.

Dans cette lutte, la police emploiera tous les moyens les plus odieux : tortures, chantage à la famille, primes de dénonciation, etc. Elle est la responsable de centaines et de centaines de morts dans les rangs des FTP et des FFI qu'elle livrera aux nazis ; et elle s'illustrera sinistrement dans la grande rafle des Juifs à Paris. Les quelques courageux policiers qui refusèrent la trahison et la collaboration avec l'occupant n'en eurent que davantage de mérite.

Devant ces héros, malheureusement peu nombreux, nous nous inclinons avec un respect admiratif...

C'est dans ce climat qu'à Trévières Jontier forme son maquis dont il a mis en place l'ossature depuis deux mois. Il a près de lui l'instructeur que Bérard lui a envoyé, et que nous avons vu établir un contact au café de la Poste.

Pierre Vallin, qui ici s'appellera désormais Rouillé, est arrivé depuis fin février. C'est aussi un agent du SŒ mais il était en poste à Paris lorsque Bérard a été avisé par Sowinsky de le prendre en charge.

Car c'est Alex qui, de Londres, sous les directives de Bowden, maintient la liaison avec les chefs du Zodiaque. Rouillé a été désigné pour épauler Jontier, sous couverture de mécanicien spécialiste en alambics au service du bouilleur de cru Rouvel, par ailleurs propriétaire du café de la Poste.

Jontier a eu beaucoup de difficultés à former son groupe, car la région est fortement tenue par les Allemands à cause de sa proximité de la mer, et la bourgade se trouve à un emplacement important du point de vue stratégique.

La tâche du vétérinaire est donc ardue.

En dépit de tout, il a pourtant réussi à mettre sur pieds un groupe d'une vingtaine d'unités recrutées pour la plupart parmi les fermiers et cultivateurs qu'il connaît bien, du fait de son métier.

Le poste émetteur, qu'en toute désinvolture Rouillé a emporté avec lui, est installé dans une ferme de Bernesq, soigneusement dissimulé dans la stalle d'une écurie. Le premier soin de l'agent du SOE a été de former un " pianiste " valable. C'est André Vacherat, le jeune fermier, qui, s'étant montré le plus doué, a été désigné à cet emploi.

La mission du groupe est surtout la chasse aux renseignements : implantation des casemates et ouvrages de défense, mouvement de troupes, trafic dans les ports de Grandcamp et de Port-en-Bessin, recensement des convois se dirigeant vers Caen et Cherbourg, implantation des batteries...

Régulièrement, Vacherat, maintenant bien rodé, avise Londres des informations qui lui sont apportées par les agents de liaison du groupe. Parmi ceux-ci, une jeune femme, Solange Delabarre qui, très véloce, sillonne sur sa bicyclette les routes de Normandie, sa trousse d'infirmière sur son porte-bagage et les messages dans le guidon de son vélo, à la grande joie des soldats allemands qui admirent sa jupe volant au vent, découvrant largement ses cuisses musclées.

Pour Jontier, homme d'action, cette forme de lutte ne convient guère ; il a imaginé un harcèlement de guérilleros et se trouve confiné en boîte postale.

L'occasion va bientôt lui être fournie de libérer son énergie.

A Caen, Jacques Rivet ou plutôt Georges Mousset que nous avons laissé dans le bureau de Brenner sirotant son schnaps, s'est mis au travail.

Pendant deux jours, l'Allemand l'a piloté à travers les chantiers de la future batterie de Merville. Rien n'est encore fait, seuls les bulldozers et les pelles mécaniques bouleversent le terrain, sévèrement gardé par une compagnie de panzer-grenadiers.

Un baraquement a été aménagé en bureau de chantier mais pour l'instant il est encore vide ; avec rage, Brenner le désigne à l'ingénieur de chez Duchâteau

- Regardez, monsieur Mousset, où en sont les travaux à cause de l'incurie de Curmayer ! Le colonel Hortchesd est furieux de ce retard et il m'a personnellement tenu pour responsable ! Il faut, dit-il en martelant ses mots, que ce retard soit rattrapé ; je mettrai à votre disposition tout le personnel nécessaire et je travaillerai avec vous.

- Et les matériaux ?

- En deux jours, tout sera là, je vous en donne ma parole ! rugit l'Allemand qui voit se profiler le départ pour le front de l'Est en cas d'échec.

- Très bien, Oberleutnant ! Mettons-nous au travail !

Deux mois se sont écoulés depuis cette conversation et les travaux ont avancé. Une nuée de manœuvres réquisitionnés s'est abattue sur le chantier dirigé par quelques professionnels envoyés par Duchâteau.

Mousset a réclamé qu'on lui envoie Choux en renfort : deux ingénieurs du Zodiaque dirigeront donc le chantier avec Brenner. L'Oberleutnant a retrouvé la courtoise correction qui doit être la règle entre gens de même rang, et son humeur s'est bien adoucie depuis la dernière visite du colonel Hortchesd, qui l'a félicité de sa célérité. Les deux hommes du Bélier sont loin d'être aussi satisfaits ; tout d'abord, ils ont continuellement l'Allemand sur le dos, il s'intéresse à tout, est partout et voit tout. En outre, les maîtres d'œuvre envoyés de Paris prennent leur travail très au sérieux et tel ou tel point de construction ou tel détail d'armature laissés volontairement légers suscitent de leur part des remarques qui impliquent les rectifications nécessaires. De leur mission qui consistait à rendre vulnérables les salles des batteries, les ingénieurs n'ont pratiquement rien pu faire encore.

Georges s'énerve, et arguant en fin de semaine un peu de fatigue, sollicite de Brenner une permission de deux ou trois jours à Paris. Avec beaucoup d'empressement ce dernier accepte. Mieux même, il met à sa disposition une voiture avec chauffeur. Arrivé à Paris, laissant celui-ci savourer les délices de la capitale en lui fixant rendez-vous porte Maillot pour le retour, il se rend boulevard Bourdon et informe Vimeux.

L'ingénieur en chef écoute gravement son rapport, puis réfléchit :

- Bon, donc, Merville c'est foutu ! Mais nous avons les plans, c'est déjà ça. Je vais harceler Curmayer en lui disant que j'ai besoin de vous pour la Pointe de la Percée que nous devons commencer prochainement et il vous fera expédier là-bas ; espérons que nous aurons un peu plus de chance ! Choux restera à Merville.

Rentré le lundi dans la journée, Mousset se remet au travail après avoir avisé Choux des décisions de leur chef.

Le mercredi suivant, Brenner arrive au chantier, la mine éplorée :

- Monsieur Mousset, connaissez-vous la dernière sottise de Curmayer ? Il vous envoie à l'étude du chantier de Vierville pour la Pointe de la Percée ! Aberrant ! Alors que nous avons tellement besoin de vous ici ! Je ferai mon rapport au colonel Hortchesd pour dégager ma responsabilité. Venez, je vous raccompagne à Caen pour vous remettre le dossier de Vierville.

A leur arrivée, rue de Geôle, ils trouvent une ruche bourdonnant du haut en bas ; un certain Duchez, peintre en bâtiment de son état, membre de " Centurie " du réseau " Confrérie Notre-Dame " du colonel Rémy, venait de la mettre en émoi en dérobant, sans être remarqué ni soupçonné, une carte au 50/1000° du mur de l'Atlantique de Cherbourg à Honfleur prise sur le bureau même du Gauleiter Schnedderer.

Groupe dépendant du Verseau, le maquis de Saint-Sauveur dans l'Yonne éprouvait de sérieuses difficultés.

A deux reprises, la Gestapo l'avait touché en procédant à l'arrestation de quelques-uns de ses membres. Il est vrai qu'il lui avait causé bien des soucis.

Depuis octobre 1941, période où il avait commencé à se manifester, les coups de main avaient succédé aux sabotages, les déraillements de train aux attaques de voitures isolées.

Celui qui le dirigeait sur place était un notaire de Saint-Sauveur, M. Brosset que, mis à part ses deux adjoints, les maquisards ne connaissaient que sous le pseudonyme du commandant Georges. Ancien des Brigades internationales lui aussi, il avait été contacté et mis en piste par Sowinsky avant son départ pour Londres.

En juin 1942, l'effectif placé sous ses ordres se montait à quatre-vingt-trois hommes, dont plus de la moitié étaient des éléments de la région parisienne recherchés par l'occupant ou soustraits à son contrôle. Pour l'heure, les maquisards étaient répartis en trois endroits : un premier groupe, que dirigeait un cultivateur de Ronchères, Louis Hémon, était cantonné dans une ferme abandonnée sur les hauteurs du bois Grandjean ; le second campait dans une maison forestière de la forêt de Bailly ; le troisième, qui abritait le PC, bivouaquait dans les ruines de l'abbaye de Sainte-Colombe. C'est de ce dernier lieu, placé sous l'autorité d'un adjoint direct du notaire, le lieutenant André, que partaient tous les ordres de mission portés par des agents de liaison locaux et qu'émettait le poste radio.

Cinq mois plus tôt, les Allemands avaient frappé une première fois en attaquant en force la ferme où fonctionnait alors l'émetteur, dépisté par leurs spécialistes.

Les cinq hommes qui protégeaient le pianiste avaient été tués dans l'action, et ce dernier arrêté. Tandis qu'on l'emmenait vers Auxerre, la voiture s'arrêta au passage à niveau de Moutiers et se trouva coupée des autres véhicules. Saisissant aussitôt la chance qui s'offrait à lui, le garçon, un jeune Fontenaysien de vingt-deux ans, bouscula son gardien et s'élança par la portière dans le fracas du train qui passait. Le chauffeur de la voiture l'abattit aussitôt de deux balles de revolver. Cela valut au conducteur, qui s'attendait à des félicitations, d'être proprement sanctionné, car il venait de couper net le fil qui pouvait mener les Allemands jusqu'aux chefs du maquis. En outre, les nazis évitaient toujours de tuer les techniciens, espérant toujours les retourner et s'en servir.

Informé rapidement, le commandant Georges éprouva dans sa peine un intense soulagement lorsqu'il constata que l'ennemi ne connaissait et ne connaîtrait rien d'autre que la ferme où il venait d'opérer. Il déplora la perte de son émetteur, mais quelque temps après, il lui en parvint un autre. C'est à ce moment que, expédié par les soins de Simian et par le canal de la filière du père Édouard, débarqua Simon Valatchy, le petit juif rondouillard formé dans le pavillon de Vincennes. Le lendemain même, installé à Sainte-Colombe, le nouveau " pianiste " commençait ses émissions.

La deuxième intervention de la Gestapo venait de se produire près de Saint-Fargeau ; elle allait avoir des conséquences plus graves : Norbert Azoulian, comme prévu, était descendu à Cosnes ; il devait, suivant les instructions remises par Yves Duchâteau, contacter un garagiste qui l'attendrait près de la gare dans une camionnette à gazogène transportant du gravier. La rencontre eut lieu sans accroc et les reconnaissances échangées. Mais alors qu'ils roulaient vers Saint-Amand, au lieudit " les Gauthiers ", leur voiture fut arrêtée par un barrage de feldgendarmes.

Dénonciation ou hasard, les Allemands fouillèrent dans le gravier et y découvrirent les paquets de cheddite que l'agent du Verseau devait remettre au groupe de la forêt de Bailly. Ramenés à Cosnes, les deux hommes furent transférés le lendemain à Dijon et, après un premier interrogatoire à la mode nazie, écroués à la prison, rue d'Auxonne. Norbert ne dit rien sous la torture, mais le garagiste parla et donna ses contacts du bois.

Les Allemands tendirent une souricière et, sans coup férir, arrêtèrent sept maquisards. Les autres, alertés par une paysanne de la Forge, purent s'échapper et se regroupèrent au bois Grand-Jean.

Les sept hommes se tairont malgré le régime qui leur sera appliqué, et seront envoyés en Allemagne où ils seront décapités à la hache un an après, au camp de Schirmeck.

Norbert fut déporté à Buchenwald, puis à Dachau où il mourut d'épuisement en octobre 1943.

Le garagiste restera en prison à Dijon, puis sera transféré à Lyon un peu plus tard. Relâché à la Libération, il vit maintenant retiré près de Sisteron.

Après ce nouveau coup, le commandant Georges remania la structure de son maquis et multiplia les planques, divisant au maximum les équipes.

Cette tactique de séparation assurera la survie des groupes en les cloisonnant. Ce n'est que pour d'importantes opérations, nécessitant un grand nombre d'hommes, qu'il les rassemblera pour les disperser à nouveau sitôt l'action terminée.

CHAPITRE IV

Vous qui vivez qu'avez-vous fait de ces fortunes ? Regrettez-vous le temps où je me débattais ? Avez-vous cultivé pour des moissons communes ? Avez-vous enrichi la ville où j'habitais ?

Robert DESNOS

(L'Épitaphe, Contrée) Fin novembre 1942.

Les Anglais viennent d'enregistrer la victoire d'El Alamein, en Afrique, et la bataille sanglante de Stalingrad fait rage à l'Est.

Au mois d'août, le 19, les Alliés ont testé la force défensive allemande à Dieppe dans une opération meurtrière. Depuis le 11, il n'y a plus de zone libre, les Allemands l'ayant envahie ; le 27, la flotte française se saborde à Toulon.

L'hiver s'annonce rude et rigoureux. La situation dans les villes est difficile pour les citadins. Tout est de plus en plus restreint. Les rations de pain et de viande, déjà fort minces, sont réduites, le charbon est rare et contingenté, le bois introuvable. Sous leurs maigres vêtements de fibre, les Français grelottent. Pas de beurre, pas d'huile, pas de sucre, pas de viande, aucun aliment calorifique ne vient les réchauffer.

Les ridicules portions attribuées pour le ravitaillement ne représentent que la valeur d'un bon repas et elles sont distribuées pour une semaine.

Le samedi, c'est la ruée vers la province et la tournée des fermes à la recherche de nourriture, n'importe quoi, pourvu que cela se mange.

Les rares trains surchargés ramènent le dimanche soir des citadins épuisés et fourbus, mais rapportant un peu de viande, de beurre ou quelques œufs pour leur famille. Malheur à ceux qui ne peuvent courir la campagne !

Les vieillards, les infirmes, les malades isolés doivent se contenter de leur allocation mensuelle ou de la générosité de plus en plus parcimonieuse de leurs proches.

Pour les maquis, ce souci du ravitaillement devient vite un obstacle qu'il faut franchir. Il faut nourrir les combattants, leur moral en dépend, et le Zodiaque est comme les autres, il lui faut des vivres...

Bodard et Bérard alertent Sowinsky à Londres, les groupes de Normandie peuvent se débrouiller seuls, n'ayant pas d'effectifs importants ; mais le maquis de Saint-Sauveur ne peut vivre sur lui-même car ses membres sont trop nombreux, organisés en communauté.

En Angleterre, l'avocat fait le siège de Bowden et obtient qu'un parachutage de vivres soit organisé. Il est annoncé par la BBC dans les messages personnels le 24 :

Les fleurs pour Jeannot vont arriver.

et est prévu pour le 26.

Après maintes difficultés - le premier avion porteur a été abattu par la Flak au-dessus de Villers-Bocage -, un Lysander parvient le 28 à larguer les containers sur un terrain balisé près de Mézilles. C'est le groupe du bois Grand jean qui a été chargé de la récupération. Tout se passe bien et le contenu des caissons est inventorié dans la grande salle de la ferme abandonnée. Les maquisards n'en croient pas leurs yeux : des boîtes de corned-beef, des sardines, du porc en conserve, des puddings, des cakes, du chocolat, du bœuf en gelée, des pâtes, du riz, de la semoule, de la farine et même des cartouches de cigarettes... italiennes. Il y a en outre quelques médicaments, de la quinine, des bandes de gaze, des boîtes de pansements premier secours et des garrots.

Le lieutenant André, qui a dirigé l'opération, répartit cette manne entre les différents responsables d'unités mobiles. Le trans-port en est assuré jusqu'aux caches par la voiture des pompiers de Saint-Sauveur qui n'a jamais tant roulé. Elle coupe même sans encombre un convoi allemand hippomobile qui s'arrête pour lui laisser le passage en travers au carrefour de Ronchères avec la nationale 65.

Le 30, tout est attribué et le moral des maquisards est gonflé à bloc.

Ce même soir à 23 h 40 précisément, le groupe du bois Bailly, reformé à Malcouronnes, fait sauter le transformateur électrique du Bourdon, alimentant en courant la base aérienne de Dammarie.

Trévières : 22 novembre 1942.

Il est 21 heures passées lorsque Solange Delabarre, pédalant furieusement, débouche à l'entrée de la rue du Calvaire, venant de Bernesq.

A l'intérieur de son guidon, un morceau de papier soigneusement roulé contient les indications du dernier message qu'André Vacherat vient de recevoir de Londres. La nuit est très noire et un fin crachin s'infiltre à travers le cache-col qu'elle a noué sur sa nuque, emprisonnant sa lourde chevelure brune et protégeant son visage de la morsure humide du froid.

A la hauteur du café de Paris, sortant brusquement des ténèbres, deux ombres se dressent devant elle, tandis qu'une torche puissante l'aveugle brutalement.

- Halte !

La voix gutturale a jeté l'ordre et Solange met pied à terre.

- Papiers !

La jeune fille sort de son sac en bandoulière l'étui de mica renfermant sa carte d'identité et l'ausweiss lui permettant de se déplacer après le couvre-feu.

Le feldgendarme l'examine attentivement à la lueur de sa torche, puis le lui rend.

- Pas prudent, mademoiselle, promenade le soir !

- Pas promenade, travail !

Solange mime le geste de faire une piqûre.

- Ach ! So ! Infirmière !

- Ja, ja, infirmière.

- Gut, gut, bon courage ! Au revoir, mademoiselle !

La jeune fille remonte sur son vélo et repart, pestant contre les Boches et les vouant à une fin exécrable. Depuis quinze jours, une nouvelle compagnie a remplacé celle qui était en place depuis presque un an et dont les patrouilles la connaissaient. Ceux-là paraissent plus durs.

Un moment après, elle sonne chez Jontier à qui, sous prétexte de soigner sa femme, elle sert d'agent de liaison.

Installé devant son bureau, tandis que la jeune cycliste boit une tasse de tilleul-menthe, bien au chaud dans la cuisine, le vétérinaire relit le message qu'elle vient de lui transmettre :

" Suite information transmise par vous le 19. - Dépôt de munitions installé Bricqueville. - Stop. - Impossible effectuer bombardement. - Stop. - Vous chargeons examiner possibilité intervention vous-même. - Stop. - Attendons décision prochain contact. - Fin. "

Jontier se lève et va jeter dans la salamandre le bout de papier ; il se sent revivre ; enfin de l'action !... C'est tout de même un peu plus dans ses cordes que de faire le facteur !

Il a le feu vert pour agir ! Pour un peu, il danserait de joie.

Il prend aussitôt sa décision : le dépôt de munitions sautera, c'est sûr ! Le tout est de savoir à quelle date on peut envisager l'opération.

A la cuisine, il retrouve Solange Delabarre et la prie de demander plusieurs résistants - dont il lui donne les noms -, de le retrouver le lendemain à la ferme Polin, pour une réunion urgente. Il se charge pour sa part d'avertir les autres.

Aplati sur le bord du talus, Julien Pignard, dit " Juju ", s'efforçait de distinguer dans l'opacité de la nuit les contours des baraquements de tôle en forme de tunnel qui abritaient les caisses de munitions. Il serrait nerveusement sa " Sten " contre son bras droit, attentif au moindre bruit. Un peu sur sa gauche, dans les fougères hautes, au ras des barbelés, Louis Ave-line devait être lui aussi crispé et tendu. C'était l'attente qui était difficile à supporter ; on ne pensait pas quand on était dans l'action ; seuls les réflexes jouaient.

Mais le fait de rester sans bouger, toute son énergie concentrée pendant si longtemps, c'était dur. Juin regarda sa montre en tournant légèrement son poignet : cela faisait maintenant trente-sept minutes que Rouillé et les autres s'étaient approchés en rampant de l'arrière du plus grand des hangars. Encore sept à huit minutes et la patrouille repasserait, ponctuelle comme un mouvement d'horlogerie. Tout était silencieux, aucun bruit ne trouait la nuit ; dans la baraque là-bas à l'entrée, tout à fait à l'extrémité du champ, les soldats devaient dormir pendant que leurs camarades veillaient au poste de garde, attendant l'heure de la ronde, une par heure.

Juju sentait qu'il s'engourdissait ; l'immobilité, le froid, les deux peut-être.

Il rapprocha le cadran de ses yeux : 1 h 54. Dans cinq à six minutes, les six " feldgrau " de service déboucheraient du côté gauche. Que se passait-il donc ? Rouillé avait dit :

- Il faudra une demi-heure au maximum pour déposer les charges et dérouler les cordeaux ; nous avons quarante minutes, soit une marge de sécurité suffisante.

Et l'attente durait maintenant depuis plus de trois quarts d'heure !

Et l'équipe Jontier qui devait s'occuper de l'autre bâtiment, que faisait-elle ? Avaient-ils terminé ou attendaient-ils eux aussi ?

Pignard sentait la panique le gagner ; si tout le monde était parti en l'ayant oublié là, il était aux premières loges pour le feu d'artifice. Une sueur froide coula brusquement dans son dos ; il se raidit.

La patrouille sortait de l'ombre, là-bas, bien en ligne, comme à la parade, les bottes foulant sans bruit la terre molle et herbeuse ; déjà il entendait les voix des hommes qui la formaient discutant tranquillement ! Paradoxalement, cela lui rendit tout son calme et sa sérénité ; il se sentit bien d'un seul coup, très à l'aise.

Et comme les Allemands passaient à portée de lui, il se rendit compte que s'ils avançaient aussi paisiblement c'est qu'ils n'avaient rien vu, ni rien remarqué de l'autre côté.

Les autres avaient donc réussi à passer inaperçus ? Pourtant, sur l'autre face, il n'y avait aucun endroit où se dissimuler, on était à découvert.

Juju, brave fermier de Dungy, n'y comprenait plus rien.

Une brindille craqua un peu au-dessous de lui ; il se retourna inquiet. A deux mètres, une forme s'approchait, courbée en contrebas du talus.

- Pstt ! c'est moi, Louis ! chuchota Aveline.

- Merde ! Qu'est-ce que tu fais là ?

- Qu'est-ce qu'ils foutent ? Cela fait plus de trois quarts d'heure qu'ils sont là-bas. T'as vu les chleus ?

- Oui ! J'en sais rien. Retourne à ta place, tu vas nous faire engueuler !

- Bordel ! On va pas coucher là !

- Va à ton poste, j' te dis ; tu dois couvrir le côté gauche ; restes-y !

- Bon ! J'y retourne ! mais s'ils ne sont pas là dans un quart d'heure, j' me tire !

Louis repartit aussi discrètement qu'il était venu et Juju, aux aguets, admira la façon silencieuse qu'avait son copain de se déplacer.

Deux ou trois minutes se passèrent encore, puis il lui sembla voir bouger quelque chose au coin du baraquement. Une, puis deux, puis trois silhouettes apparurent, filant, penchées en avant. Il serra la main sur la poignée de sa mitraillette, puis reconnut le chapeau de Polin. Quelques secondes plus tard, ils avaient franchi le fossé et s'aplatissaient dans le pré, derrière.

Julien Pignard se laissa glisser de son poste et les rejoignit rapidement.

- Vite, dit Rouillé, barrons-nous !

En courant sans chercher à se dissimuler, les hommes escaladaient maintenant l'herbage en pente en direction du bois de Taillepied. Quand ils y arrivèrent, essoufflés, haletants, Jontier et ses gars, inquiets, les attendaient.

- Alors ? questionna le vétérinaire.

- Petit incident, répondit Rouillé ; deux allumeurs ne fonctionnaient pas ; j'ai dû faire enlever les charges déjà disposées et, comme la patrouille allait arriver, nous avons dû chercher une planque et nous en avons trouvé une bonne : la porte latérale n'était pas fermée, nous nous sommes mis à l'abri dans le baraquement au milieu des caisses et par la même occasion nous avons réinstallé les charges à l'intérieur.

- Incroyable ! murmura Jontier ; et le réglage ?

- Bon.

- Alors, dislocation ; chacun rentre comme convenu par les herbages ; ceux qui doivent laisser leurs armes en route y veilleront, et pas d'imprudence ! Jamais par la route ; ne quittez pas les champs. Allez, partons ! Ce n'est pas le moment de traîner dehors ! Vous ne verrez pas le feu d'artifice, mais vous l'entendrez

sûrement.

En effet, alors que chacun rentrait chez soi, une formidable explosion suivie d'une cascade de détonations roula dans la vallée.

Assis au bout de sa table de ferme, Julien Pignard buvait un café largement arrosé, souriant béatement au bruit répété que faisaient les caisses éclatant dans un tonnerre assourdissant.

A Formentin, Bertrand en était à son quatrième parachutage. Le contenu était toujours le même : des armes et des explosifs avec, parfois, en prime, une cartouche ou deux de cigarettes et du chocolat.

Les armes étaient en majorité des mitraillettes Sten et des pistolets Welrod, à silencieux, quelques poignards de poignet avec leur étui, les cartouches et les balles correspondantes ainsi

que les grenades.

Pour les explosifs : pains de plastic et dynamite gomme, avec les crayons détonateurs et les allumeurs retard, ainsi que des stylos lance-gaz et quelques fusées de marquage.

Le plus fort pour Bertrand était qu'il réceptionnait cet armement mais ignorait complètement à qui il était destiné.

En effet, la distribution prévue par Bodard était aussi simple qu'ingénieuse. Lecène chargeait dans un tombereau ou une ridelle le matériel prévu au milieu d'un chargement de paille, de foin ou de fagots. Tranquillement, il conduisait son charroi à Pont-l'Evêque, entrait dans la grande cour derrière l'hôtel du Lion d'Or, où on entreposait un peu de tout et où les carrioles étaient garées le lundi, jour de marché, mettait la charrette sur ses béquilles, dételait les chevaux qu'il conduisait chez le maréchal-ferrant, puis revenait à la cour et les réattelait sur un ;banneau vide avant de retourner à Formentin.

Peu après, un cultivateur de Genneville, de Cormeilles ou de Saint-André, arrivait avec un attelage, prenait en charge la lourde voiture abandonnée et partait vers une nouvelle direction. Ainsi, de relais en relais, au pas tranquille des percherons, les armes étaient acheminées vers leur destination sans qu'il y ait de contact.

C'est de cette façon que Jontier, à Trévières, avait pu équiper ses gars, et que deux groupes d'autres réseaux, reliés, eux aussi, au SOE avaient reçu leur matériel.

Le 24, établissant le contact avec Londres à son heure d'écoute, Bertrand reçut le message suivant :

" Sur demande Strategic-Air-Command. - Fournir renseignements sur aérodromes camouflés triangle Lisieux-Pont-l'Evêque-Deauville. - Signalés par pilotes. - Lieu exact relever. - Type avions. - Longueur pistes. - Personnel. - Numéro groupe. - URGENT. - Fin. "

Refermant la double cloison du grenier, le jeune homme descendit songeur l'échelle de meunier.

En bas, il retrouva Édouard, qui le couvrait quand il émettait. Il lui fit part de la demande anglaise. Le fermier leva les sourcils ; des aérodromes ?

- Il n'y en a pas d'autres à ma connaissance que ceux que nous avons signalés : Saint-Gatien-des-Bois, Tricqueville et le faux terrain de Bonnebosq. S'il y en avait eu un autre on en aurait entendu parler !

- Il va falloir tout de même chercher, on ne sait jamais.

28 novembre 1942.

Assis devant sa table à dessin, Georges Mousset, regarde les excavatrices s'affairer sur la falaise de Vierville, par la fenêtre du baraquement qui lui sert de bureau. Cela fait maintenant près de six mois qu'il s'occupe des travaux de la batterie à la Pointe de la Percée, et rien n'a encore été fait. Le jeune homme tourne son regard vers la mer ; quelques bateaux de pêche rentrent au loin vers Port-en-Bessin sous le pâle soleil de cet après-midi d'hiver.

Sur sa droite, les plages de Vierville, de Colleville et de Saint-Laurent, hérissées de pieux et de traverses, étalent leurs courbes sablonneuses. A gauche, la pointe du Hoc se dresse, verticale, supportant les blockhaus et les salles de batteries déjà en place. Comme un éperon avancé, elle domine toute la baie de la côte ouest du Calvados. Georges ignore tout des défenses qui y ont été aménagées ; des travaux sont toujours en cours, mais c'est une autre entreprise qui les réalise.

Pour le chantier dont il s'occupe présentement, Georges a eu beaucoup moins de difficultés qu'à Merville. D'abord, il est le seul ingénieur, Brenner, trop occupé, n'ayant pas la charge de surveillance des travaux, placés en fait sous la seule autorité de Curmayer ; ensuite le manque de liaison entre les bureaux de Caen et ceux de Paris à l'intérieur de la Todt les freine considérablement ; enfin à Paris, boulevard Bourdon, Vimeux ralentit au maximum l'acheminement des matériaux en les faisant diriger à l'opposé. Tout cela explique que les radiers ne soient même pas encore coulés plus de cinq mois après la mise en chantier, et que les pelleteuses en soient encore à déblayer le terrain.

Adroitement, Mousset harcèle les services allemands de demandes de permis de circuler, d'autorisations, de laissez-passer de toute sorte ; il prend à témoin les bureaucrates de la rue de Geôle du retard qu'il subit, sollicite Brenner qui n'a pas la possibilité ni le temps d'intervenir, se plaint à Duchâteau lui-même, qui a complètement perdu de vue la situation de tous ses points de construction.

Enfin, comble de l'audace, il demande audience au colonel Hortchesd pour lui faire part de ses doléances.

Submergé de tous côtés, ce dernier, mal informé de surcroît par ses collaborateurs, qui lui brossent un tableau idyllique de tous les chantiers en cours, promet qu'il va faire le nécessaire.

Les jours passent, et Georges, derrière son bureau, trompe son ennui en relevant de son poste d'observation les positions des champs de mines des plages et des défenses antichars que le génie allemand dispose précautionneusement.

Ce même 28 novembre, à Saint-Sauveur, le groupe de Louis Hémon prépare une embuscade sur la petite route longeant l'étang de Montiers. Le commandant Georges leur a fait savoir qu'un convoi de quatre camions escorté de six motocyclistes transportant de Briare à Auxerre des caisses de grenades et des chargeurs pour fusils mitrailleurs passerait par Saint-Sauveur. Les Allemands veulent en effet éviter la nationale 65 et la traversée de la forêt de Dracy, jugée dangereuse.

Il ne sait s'ils emprunteront la nationale 455, mais pense plutôt qu'ils pourront s'engager sur la départementale 151.

A toutes fins utiles, le groupe de Malcouronnes est envoyé en renfort et tiendra l'intersection du chemin vicinal et de la 151, à la queue de l'étang.

Louis Hémon dispose de vingt-trois hommes armés de mitraillettes et de pistolets ; il les répartit de chaque côté de la route caillouteuse dans un bosquet de trembles et sur la rive, dissimulés dans les joncs et les broussailles. Depuis la cime d'un hêtre, un guetteur assure la liaison avec le groupe que commande le lieutenant André et qui a pris position de part et d'autre du pont de pierre, dans les roseaux. Il doit en outre signaler l'arrivée du convoi.

Il bruine depuis le matin, une petite pluie ininterrompue, froide et pénétrante. Il est presque 11 heures et les maquisards sont en .place, stoïques et trempés depuis 8 heures. Aucun passage sur la route, seulement la fille du garde-pêche avec ses chèvres, que l'on a invitée à aller promptement faire paître ailleurs, et le commis des Jacquinat venu faire boire ses chevaux, que Totoche a invité à disparaître rapidement.

11 h 10 ! Sur son perchoir inconfortable, Paulo s'agite. Les yeux rivés sur leur camarade, les maquisards, écrasés dans leurs caches, le voient faire tournoyer un chiffon blanc balancé au bout d'un bâton ; c'est le signal pour le lieutenant André que le convoi arrive, venant du chemin vicinal. C'est donc le groupe Hémon qui va intervenir le premier.

Paulo se laisse glisser à terre et rejoint le poste qui lui est assigné. Le filin, dissimulé sous des feuilles mortes et qui coupe la route, est pris en main de chaque côté, très en arrière par ses deux hommes.

Louis, tapi à genoux derrière un chêne vénérable, guette le tournant où vont apparaître les camions. Le bruit des moteurs se fait entendre, s'amplifie et trois motards se profilent, sortant du virage ; ils roulent de front ; les autres doivent être derrière car l'étroitesse de la voie rend impossible la marche en serre-file ; le convoi roule lentement.

Un, deux, trois camions passent ; les autres motos sont en effet à l'arrière, mais elles sont quatre.

Un geste du bras, c'est le signal : au moment où les soldats de tête arrivent, le filin tel un ressort, se dresse, coupant le passage. Surpris, désarçonnés, les trois motocyclistes de tête roulent à terre, tandis que les camions freinent en catastrophe pour ne pas les écraser. Aussitôt un feu nourri éclate, les mitraillettes tirent en rafales. Bernard, un jeune Parisien de vingt ans, saute sur le marchepied du second camion et arrose les deux occupants de la cabine, restés figés. A l'arrière, les escorteurs retranchés derrière leur machine ripostent avec énergie. Louis retient toujours son équipe sous le couvert, laissant les Allemands épuiser leurs chargeurs ; rien ne presse, il sait qu'à l'avant le lieutenant André va arriver avec son groupe. Du troisième camion, un bras sort balançant une grenade qui va exploser dans les roseaux ; Totoche reçoit un éclat dans la cuisse.

Aussitôt, un tir violent calme l'ardeur du lanceur. Devant, les trois motards gisent en travers du chemin.

Hémon fait signe à Joseph et à Herman ; aussitôt les deux garçons rampent dans les roseaux pendant que quatre tireurs les couvrent. Parvenus à moins de cinquante mètres des escorteurs, ils ouvrent le feu, les prenant à revers, et les abattent aussitôt. Seuls le chauffeur et le convoyeur du quatrième véhicule résistent encore, protégés dans leur cabine ; c'est à ce moment qu'arrivent le lieutenant André et ses hommes. Cinq minutes plus tard, tout est terminé. Tous les Allemands sont morts ; côté maquisards, trois blessés, dont un sérieusement atteint. Avec son éclat dans la cuisse, Totoche est assis, adossé à un arbre. Hémon les fait immédiatement transporter dans le camion de tête, dont Herman prend le volant. L'escouade du bois Grandjean emmène les véhicules à la ferme abandonnée ; l'équipe de Mal-couronnes a fait le nettoyage ; les armes des morts sont récupérées et les corps, dûment lestés, jetés dans l'étang. Six motos sont remises en route, l'autre, inutilisable, va finir sa carrière sous six mètres d'eau.

Dans l'après-midi, le chargement est inventorié : il y a 140 caisses de grenades offensives, 70 de grenades défensives et 15 incendiaires ainsi que 25 caisses de chargeurs pour fusils mitrailleurs et, inespérés, 15 fusils mitrailleurs.

Ce stock extraordinaire de munitions va être dispersé dans la nuit et dans la journée du lendemain ; fort de son expérience de guérillero, le commandant Georges le fera éparpiller dans une multitude de planques et les gars du maquis coltineront pendant plus d'un mois les lourdes charges à travers bois et champs.

Le 2 décembre, les murs se couvrirent d'affiches dans toutes les bourgades environnantes ; on pouvait lire sur celle émanant de la Préfecture :

Le vingt-huit novembre dernier, un lâche attentat a été commis contre un convoi de l'armée allemande, tuant criminellement quinze de ses soldats. Je mets en garde la population contre de tels actes de terrorisme indignes du peuple que nous sommes, et qui sont les procédés barbares de la clique judéo-communiste.

J'invite tous les Français fidèles à l'idéal de loyauté que nous montre le maréchal Pétain à dénoncer sans pitié semblables agissements. En gagnant l'estime des autorités d'occupation avec lesquelles nous collaborons en toute sincérité, nous servirons utilement notre pays, dans l'attitude correcte, digne de notre réputation.

Signé : illisible.

A côté de cette proclamation sans équivoque, on pouvait également lire le texte suivant imprimé en grasses lettres noires sur papier jaune et en deux volets, l'un en langue allemande, l'autre en français :

AVIS

Le vingt-huit novembre 1942, un attentat terroriste a été commis contre les forces de l'armée allemande, tuant quinze soldats et détruisant du matériel.

De plus, une quantité importante d'armes et de munitions a été volée au cours de cette agression.

En exécution de l'avis du commandant militaire pour la région Centre-Est, en date du 26 août 1941,

VINGT-CINQ OTAGES dont les noms suivent
ont été fusillés le 30 novembre à titre de représailles :

Les fusillés étaient des militants communistes particulièrement actifs.

Le 30 novembre 1942,

Signé : NIEHOFF, général allemand.

CHAPITRE V

... mais il y a le feu sanglant, la soif rageuse d'être libre il y a des millions de sourds les dents serrées il y a le sang qui commence à peine a couler il y a la haine et c'est assez pour espérer.

Pierre EMMANUEL

(Les Dents serrées) Paris, le 29 novembre 1942.

Dans la cave d'un vieil immeuble de la rue Ternaux, dans le onzième arrondissement de Paris, le plombier Chausebel dit " Chause " tourne allégrement la manivelle d'une vieille ronéo grinçante. Devant la machine, Alphonse Boudard recueille les feuillets suintants d'encre fraîche qu'il passe à Gérard Mainvieux, qui les empile soigneusement.

Les trois hommes travaillent en silence, que ne vient troubler que le chuintement des rouleaux et le sifflement du papier.

- Encore combien ? demande Gérard.

- Une trentaine !

- Quelle heure ?

- Vingt et une heure dix.

- Grouillons ! On va être en retard pour l'émission.

- Pars devant, conseille le menuisier, on finira tous les deux.

- C'est pas prudent, intervient Chause ; on ne doit pas

émettre sans guetteur.

- Il a raison, approuve Mainvieux ; je ne peux pianoter sans couverture ; j'ai besoin d'être à l'aise, sans souci de sécurité.

- Alors, laissons tomber le reste et filons !

La machine s'arrête, Boudard a fait trois tas des feuillets imprimés, chacun le leur, qu'ils répartiront le lendemain. Les trois hommes se lavent les mains dans une bassine d'eau déposée dans un coin à cette intention, après avoir rangé la ronéo dans un vieux buffet et rabattu sur elle une pile de vieux cartons. Demain, les Parisiens trouveront dans la rue, le métro, les bureaux de poste ou leur boîte aux lettres le bulletin leur redonnant espoir et leur apportant une bouffée d'air libre à travers l'atmosphère d'oppression où ils suffoquent.

Un moment plus tard, Gérard Mainvieux, dépanneur et monteur radio de son état, est devant son émetteur. A vingt et une heures quarante-cinq exactement, il entre en contact avec Londres. Le pianiste du groupe Boudard du Taureau est fidèle au rendez-vous semi-hebdomadaire. Dans le bric-à-brac hétéroclite de lampes, de fils, de carcasses en bakélite, de haut-parleurs de toute sorte qui encombrent le grenier situé au-dessus de l'atelier de son patron, et à l'insu de celui-ci, le poste installé par Gérard ne dénote pas. A l'étage au-dessous, tapi derrière la fenêtre du local de l'artisan, Alphonse Boudard surveille attentivement la rue ; dans la cour, derrière, Chause, embusqué dans le réduit aux poubelles, ne quitte pas des yeux la petite porte donnant sur l'impasse perpendiculaire à la rue Saint-Ambroise.

30 novembre 1942.

Rue de la Folie-Méricourt, au café des époux Lajois, Pierrette, derrière son comptoir, s'affaire à servir les clients accotés au bar. Dans ce quartier populeux ce sont presque toujours les mêmes que l'on retrouve : ouvriers de la blanchisserie voisine, chauffeurs et hommes de peine du transporteur d'en face, boucher d'à côté venu prendre un verre avec un client ou une relation commerciale, le cordonnier avec son aide unijambiste, sans oublier le facteur du coin. Tout le monde se connaît plus ou moins et s'interpelle familièrement.

La porte s'ouvre et une silhouette trapue, vêtue d'une salopette bleue, un gros foulard autour du cou, une caisse à outils portant les traces d'un long usage pendue à l'épaule, fait son entrée.

- Tiens, v'la Tintin ! s'exclame le cordonnier.

- Salut à tous ! répond l'arrivant en serrant les mains à la ronde.

- Qu'est-ce que vous prenez, monsieur Tintin ? s'informe la patronne.

- Un Viandox, et bien chaud, car ça caille encore ce matin !

- Oh ! Monsieur Tintin, puisque vous passez, vous ne voulez pas regarder aux plombs dans la cave ? Ils n'arrêtent pas de sauter ; vous verrez le patron, il y est occupé à rincer des bouteilles.

- Mais si, mais si, mon bouillon avalé, j'y vais.

Cinq minutes plus tard, Justin Bodard, car c'est le chef du groupe Taureau qui vient d'arriver, retrouve au sous-sol René Lajois.

- Ah ! J'avais hâte de te voir, mon vieux Tintin ! Je suis inquiet ; cela fait trois jours que je vois un type rôder par ici. Il est entré deux fois, a bu un demi en lisant son canard ; ça n'en finissait pas ; il est resté plus d'une heure à chaque fois.

- Quel genre ?

- Hum ! Difficile à dire. Taille moyenne, gabardine beige, la quarantaine, brun assez dégarni, bien fringué, mais sans luxe.

- Flic du CE ou Gestapo ? A ton avis ?

- Je n'en sais rien. En tout cas sûrement Français, pas le moindre accent. Je l'ai vu passer plusieurs fois dans la rue depuis.

- Personne ne le connaît ?

- Non. Pelletier le boucher l'a remarqué aussi car il m'en a parlé ; lui, il craint le contrôle à cause de son marché noir.

- T'a-t-il semblé s'intéresser à quelqu'un ou à quelque chose de précis ?

- Non, mais c'est le genre fouinard. Ça se voit à ses yeux.

- Bon, il faut tout prévoir. Coupe le contact avec Formentin dès qu'ils appelleront. On le rétablira après. Pour ton type, s'il se manifeste à nouveau, téléphone à ce numéro en demandant M. Roger Guyot ; on te répondra que c'est une erreur, c'est que ton appel sera noté. Je mets quelqu'un sur cette affaire aujourd'hui même.

Sifflotant sur son vélo, Chause remontait lentement la rue Oberkampf. Sur le trottoir, une cinquantaine de mètres devant lui, un individu vêtu d'une gabardine beige pressait le pas.

Une demi-heure plus tôt, le téléphone avait sonné chez le plombier, et Janine, sa femme, avait enregistré l'appel du cafetier. Aussitôt prévenu, Chause avait lâché son poste à soudure et, conservant son bleu de chauffe maculé, avait sauté sur sa bicyclette, sa vieille sacoche professionnelle sur le dos. La filature était sa spécialité : rusé et adroit, il perdait fort rarement son " client ". Lorsqu'il vit celui-ci s'engouffrer dans les escaliers du métro Parmentier, Chause accota sans une hésitation sa monture contre les grilles, disposa d'un tournemain l'antivol arrimant la roue avant à l'un des barreaux, et dévala les marches. L'homme était en face des premières classes, attendant sans méfiance la rame, lorsqu'il pénétra à son tour sur le quai.

Quarante minutes plus tard, après avoir changé à Villiers, ils sortaient à Étoile l'un suivant toujours l'autre, et s'engageaient dans la rue Lauriston, où le " client " disparaissait au n° 93.

Tranquillement, le plombier poursuivit sa route sur l'autre trottoir pour reprendre son métro à Victor-Hugo.

Une heure après, Bodard savait à quoi s'en tenir. Le bistrot était " brûlé ", repéré par les hommes de Lafont et Bony, mais comment ? D'où provenait la fuite ? Sans se poser davantage de questions, le chef du Taureau prenait les dispositions prévues en " isolant " le café. Plus aucun contact ne devait s'y présenter. D'une cabine publique, il appelait Lajois pour l'alerter, mais ce dernier lui répondit qu'il attendrait son jour de fermeture, le surlendemain, pour aviser. Fatale imprudence !

Quant à Justin, laissant Boudard et son équipe, inconnus au café, continuer seuls, il s'éclipsait le soir même.

2 décembre 1942.

Avenue de Lowendal, chez Bérard, les trois chefs du Zodiaque sont réunis. Justin Bodard, costumé comme un dandy, une moustache grisonnante ourlant sa lèvre supérieure, des lunettes à gros verres sur le nez, est assis dans un coin du salon. Il est méconnaissable. Bérard et le docteur Simian sont installés devant la table, compulsant des papiers.

- Reprenons, dit Bérard, le bistrot est grillé. Comment ? On nen sait rien. Tu as coupé hier soir les contacts en les prévenant individuellement comme prévu. Bien. Ton autre équipe n'est pas en danger puisqu'elle n'a jamais travaillé chez Lajois. Bien. Reste ton cas particulier, puisque c'était ton quartier général ; il est à peu près résolu, car tu as évacué ton domicile. Donc, pas de conséquences importantes ?

- Si, la plus grave : Formentin !

- Oui, mais tu as fait rompre la liaison.

- Exact, mais si on arrête René et Pierrette, ils peuvent parler. Deuxièmement, c'est le secret de polichinelle qu'ils ont une ferme là-bas ; troisièmement, on retrouvera de toute façon chez eux les papiers du fermage.

- Qu'en penses-tu, doc.?

Simian hoche la tête :

- Cela peut être très grave ; je ne partage pas ton avis, capitaine. Voyons les choses en face : les cafetiers arrêtés, toute l'équipe Lajois est presque condamnée.

- Seulement s'ils parlent.

- Ils parleront. Un couple, c'est fatal. Il suffira que l'on torture l'un devant l'autre. Le résultat est garanti.

- Admettons.

- La filière entière peut être arrêtée, ou tout au moins une grande partie. S'en sortiront ceux qui ont fait comme Justin et qui se sont volatilisés ; mais tout le monde n'est pas veuf ! - excuse-moi, vieux, reprit le médecin en s'adressant à Bodard - Donc, pour ceux-là, on ne peut plus rien, les dés sont jetés ; mais pour Formentin, on peut peut-être encore les prendre de vitesse.

- Comment ?

- Il faut prévenir Bertrand.

- Nous n'avons plus de liaison ! La seule était le téléphone du bistrot d'où ils appelaient.

- Alors il faut y aller. C'est urgent.

- Une minute ! intervint Bérard. Depuis combien de temps Lajois s'est-il aperçu qu'il était surveillé ?

- Cinq à six jours.

- Donc, on peut raisonnablement penser que leur ligne est sur écoute depuis au moins ça.

- C'est possible.

- Ce qui est curieux, intervint le docteur, c'est cette surveillance grossière ; le type qui se pavane, qui se montre ostensiblement dans un quartier aussi fermé où tout le monde se connaît.

- Oui ! admet Bodard. Cela m'avait choqué aussi et je n'ai mis Chause là-dessus que par simple précaution.

- Ça peut s'expliquer quand on voit les gars à Lafont ; presque tous des brutes au cerveau atrophié, d'anciens repris de justice, plutôt des exécuteurs que des policiers.

- Revenons au téléphone, reprend Simian. Qui téléphonait pour Formentin ?

- Souvent Marianne Lecène ; quelquefois son père.

- Et Bertrand ?

- Jamais ; d'ailleurs il y a eu très peu de coups de fil, cela aurait attiré l'attention là-bas.

- De toute façon, si les cafetiers parlent, ça ne sert à rien.

- Pas d'accord ! protesta Justin. On peut au moins les prévenir, planquer Bertrand et la petite, et faire disparaître l'émetteur. C'est risqué d'y aller, mais il le faut. Je partirai demain matin, j'arriverai bien à acheter un billet d'admission au noir à la gare.

- Et ici ? L'équipe Boudard ? S'il t'arrive un pépin ?

C'est prévu. Il suffit de vous donner à l'un ou à l'autre " la boite à lettres D, et ils recevront les ordres malgré tout.

- Bon, admet Bérard. Je ne vois pas comment on pourrait faire autrement ; qu'en dis-tu, doc ?

Simian hocha la tête :

- Rien. Je suis d'accord.

2 décembre 1942.

Quelques heures avant la réunion qui se déroule chez Bérard, à 6 h 45 du matin précisément, deux tractions noires se sont arrêtées dans un hurlement de pneus et de claquements de portières, rue de la Folie-Méricourt.

René et Pierrette Lajois sont arrêtés et emmenés rue Lauriston.

Leurs voisins ne les reverront jamais.

Les chefs du Zodiaque, qui ont tout coupé avec eux, ne l'apprendront que plusieurs jours plus tard...

3 décembre 1942.

D'un pas décidé, Justin Bodard sortit de la gare de Lisieux, remontant le col de sa canadienne car, après la chaleur moite du train, le froid sec et vif du dehors paraissait plus pénétrant encore. Personne, pas même les amis de son groupe, n'aurait reconnu en cet élégant quinquagénaire à la chevelure grisonnante, à la petite moustache poivre et sel, confortablement vêtu et chaussé, le patron du Taureau, l'électricien gouailleur, toujours en bleu de travail et imberbe.

Son allure faisait plutôt songer à quelque rabatteur du marché noir, venant traiter un quelconque trafic de ravitaillement. C'est ce que devait penser le préposé aux billets en le regardant s'éloigner d'une démarche assurée, sa légère valise à la main, traverser la place et entrer au café-hôtel de la Gare.

Assis à une table d'angle, devant un crème brûlant, Bodard, tout en feuilletant l'Ouest-Éclair qu'il venait d'acheter, réfléchissait. Pour la énième fois depuis son départ de Saint-Lazare, il se demandait comment il allait pouvoir se rendre à Formentin en se débrouillant pour que sa visite ne soit point remarquée. La distance à couvrir à pied n'était pas insurmontable, mais il ne pouvait envisager de marcher douze ou quinze kilomètres : cela n'aurait pas cadré avec son nouveau personnage.

Il y avait bien un autocar qui passait à proximité, se dirigeant vers Cambremer, mais il ne fonctionnait que le samedi, jour de marché, or Bodard ne pouvait attendre trois jours. C'était une question d'heures. Si les patrons du bistrot étaient arrêtés - il l'ignorait alors - Formentin courait de graves dangers. Il fallait absolument tenter le sauvetage ; c'était pour cela qu'il était là.

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il interpella le cafetier qui rangeait ses verres derrière son comptoir :

- Dites donc, patron, c'est loin Bonnebosq ?

- Quatorze kilomètres.

- Il y a un moyen de locomotion pour s'y rendre ?

- Le car, samedi.

- Rien avant ?

- Non, rien.

- C'est ennuyeux, j'ai absolument besoin d'y être aujourd'hui.

- Ah oui, pour le marché, cet après-midi ? interrogea l'autre d'un air complice.

- C'est ça ; c'est ça même répondit Justin, sautant sur l'occasion.

Et, sortant ostensiblement son portefeuille bourré de billets :

- Combien vous dois-je, avec le journal ?

- Deux vingt. Mais dites voir, vous auriez peut-être une occasion, si vous voulez glisser la pièce au gars de la poste ; il part à deux heures après l'arrivée du postal.

- Vous croyez qu'il pourrait me prendre ?

- Sûr ! Ça arrive souvent qu'il emmène du monde. Et pour le retour, pareil.

- Bon. Eh bien, je vais essayer ; tenez, ajouta-t-il en tendant un billet de 500 F. Vous n'auriez pas une bricole à manger, en attendant ? .

- Si, mais passez dans la cuisine, car ici je ne peux pas vous servir.

Un peu plus tard, en dégustant une savoureuse omelette aux pommes de terre, Bodard pensait que, par ces temps de restrictions, l'argent était vraiment le sésame ouvrant toutes les portes, y compris celles des garde-manger.

Il était presque 15 heures lorsque le chef du maquis quitta la voiture postale à l'intersection des départementales 45 et 101, après avoir laissé un bon pourboire au chauffeur. Une vingtaine de minutes plus tard, il s'engageait avec circonspection dans le chemin de la ferme Lecène. Il se rendait compte de tout ce que son action comportait d'imprudence, mais il ne pouvait laisser courir un risque au groupe de Formentin, dès lors qu'il en était averti.

En dehors de Bertrand, agent important du SOE, il lui était insupportable de penser que les fermiers et leurs amis étaient en danger et sans méfiance, surtout Marianne, qu'il avait connue enfant. Il était obsédé par la pensée de la voir entre les mains des sbires de la Gestapo. Et, avec Formentin, c'était toute l'organisation de parachutages et de liaisons avec Londres qui tomberait. C'était cela qu'il fallait éviter à tout prix. Toutes ces raisons qu'il ressassait fortifiaient sa détermination, malgré la menace pesant sur lui, dans la mission qu'il s'était tracée.

Cheminant lentement, il contourna la ferme par les herbages, attentif et tendu. Rien ne laissait supposer un quelconque événement dans la vie routinière de la campagne ; aucune trace de pneus dans l'allée herbeuse, aucun bruit suspect, tout paraissait calme. Justin s'enhardit et franchit le talus de la cour de la maison, se glissant sous les ronces en fil de fer de la clôture.

En se redressant, il aperçut Marianne qui remontait un seau du puits, devant lui, à une cinquantaine de mètres. Presque aussitôt, les chiens attachés à la niche se mirent à aboyer, l'ayant senti, et la jeune fille, alertée, leva les yeux. Bodard s'approcha, cependant que d'une étable à côté, Édouard Lecène sortait, une fourchée de foin sur l'épaule.

Dix minutes plus tard, avec Bertrand que la fermière était allé chercher sous le hangar, où il réparait un semoir, les hommes tenaient conseil, informés du danger planant sur le groupe.

Les décisions avaient été rapidement prises.

Sitôt terminé le contact au soir avertissant Londres du changement, l'émetteur serait démonté.

Tous les membres du groupe seraient individuellement avisés et " mis en sommeil ".

Les quelques armes et munitions entreposées dans les différents bâtiments isolés des herbages seraient la nuit même rassemblées, emballées dans des sacs à engrais, et descendues au fond d'une marnière, puis recouvertes de terre.

Bertrand, avec son émetteur, irait se réfugier

à Léaupartie, chez le beau-frère de Lecène, dont celui-ci se portait garant.

C'était le démantèlement du maquis mais le salut de ses membres ; il faudrait remettre en place une autre implantation pour les réceptions anglaises ; on s'en occuperait après. Il n'y avait eu qu'un accrochage, lorsque Bodard exigea que Marianne quitte la ferme elle aussi. La jeune fille ne voulait rien savoir, ni entendre pour laisser ses parents. Pour la décider, il fallut toute la persuasion de sa mère, lui représentant combien ils seraient aises de la savoir en sécurité chez son oncle, au a Prieuré de Léaupartie ". A cette occasion, Justin remarqua avec quelque surprise à quel point Bertrand insistait pour qu'elle l'accompagne. Il nota par ailleurs que c'était finalement sur les injonctions du jeune homme qu'elle sembla se résoudre à accepter.

Lorsque le jour se leva le lendemain matin, plus rien ne subsistait du maquis de Formentin. La ferme tranquille n'abritait plus que des métayers vaquant en toute quiétude à leurs occupations, mais se retrouvant seuls tous les deux, après une nuit mouvementée passée à courir la campagne.

CHAPITRE VI

La plaie que, depuis le temps des cerises, je garde en mon cœur s'ouvre chaque jour. En vain les lilas, les soleils, les brises viennent caresser les murs des faubourgs.

Jean CASSOU

(Sonnets)

A Merville, Choux, resté seul depuis le départ de Mousset pour Vierville, enrage de voir s'élever très rapidement une véritable forteresse de béton et d'acier, à laquelle il continue d'apporter, à son corps défendant, la somme de ses connaissances techniques. Les quatre casemates des canons sont presque terminées, et les salles souterraines en voie d'achèvement. Il ne reste plus que les finitions intérieures à terminer et les blockhaus de surface à construire. Dirigé maintenant par Brenner, le chantier fonctionne nuit et jour et Choux y apporte sa contribution dans le bureau-baraquement où s'élaborent les directives. L'Oberleutnant est ravi de la célérité déployée par le personnel fourni par Duchâteau ; chefs de chantier, conducteurs, maîtres maçons, coffreurs, tous s'affairent à lui donner satisfaction et son contentement s'épanche sur l'ingénieur maison auquel il a fourni un aide administratif en la personne de Canivet, cet individu servile entrevu dans le bureau de Caen.

Le jeune homme se serait fort bien passé de cet encombrant personnage, bon à rien de surcroît et qui, telle la mouche du coche, se dépense en un va-et-vient continuel entre les équipes et le bureau. Agacé d'assister, impuissant, à l'édification de la batterie, énervé de ne pouvoir rien entreprendre pour l'affaiblir. Choux rudoie assez sévèrement cet assistant qu'on lui a imposé.

C'est là qu'il commet la faute qui lui coûtera très cher ; comme tous les êtres incapables, Canivet est en effet envieux et rancunier ; très rapidement, il vouera une haine tenace à l'homme qu'on lui a enjoint de servir.

En cette première semaine de décembre 1942, le froid a fait son apparition et, sur le plateau de Merville, balayé par le vent du nord-ouest, le thermomètre se maintient à plusieurs degrés au-dessous de zéro.

Les bétonneuses se sont arrêtées, victimes de ce gel, et seules les équipes du sous-sol travaillent normalement.

L'ingénieur profite de ce répit et d'une visite de Curmayer pour remonter à Paris en voiture avec celui-ci.

Arrivé boulevard Bourdon, il rend compte à son chef de la marche des travaux et de ce qu'il considère comme son inutilité de résistant sur place.

Vimeux, suivant son habitude, écoute patiemment, puis s'explique :

- Je t'ai maintenu à Merville pour une raison primordiale et essentielle : si nous connaissons parfaitement l'implantation de la batterie et sa construction, nous ignorons complètement de quelle façon elle sera équipée : calibre des canons, défenses aériennes, nids de mitrailleuses, champs de mines et emplacements exacts, etc. ; il importe donc que tu restes là-bas le plus longtemps possible, car tu arriveras très certainement à obtenir tout ou partie de ces renseignements, dont nous avons un besoin absolu. Déjà, à l'échelon supérieur, on me demande tous ces détails considérés comme vitaux par les Alliés pour la réussite d'un débarquement possible dans cette région ; dans cette hypothèse, Merville serait un point de défense du mur très important Puisque le sabotage des travaux s'avère impossible, tu dois désormais t'attacher à rassembler des renseignements. Tu es le seul à pouvoir séjourner sur la base et à nous les fournir.

Émile Carrier, alias Choux, repartit pour la Normandie avec le sentiment d'être enfin utile. Son moral s'en trouva sérieusement amélioré et c'est presque avec joie qu'il retrouva le bureau-baraquement et l'inévitable Canivet.

14 décembre 1942.

L'autocar vira sur la place du marché et se rangea devant le relais du café du Commerce. Plusieurs personnes en descendirent ainsi que le chauffeur qui, grimpant allégrement la petite échelle de fer à l'arrière, commença à dégager les valises des arrivants.

A Saint-Sauveur-en-Puisaye, étape de la ligne régulière Gien-Auxerre, le trafic était devenu assez important depuis la suppression des trains de voyageurs, et les voitures des Courriers bourguignons assuraient seules la desserte de ce gros bourg dominé par les ruines de sa tour sarrasine. N'ayant d'autre bagage que son léger sac de voyage, Roger Simian s'engagea dans la rue en pente que bordaient des boutiques principales aux devantures refaites au goût du jour, contrastant avec les échoppes anciennes subsistant çà et là. Passant dans la rue de l'hospice devant la maison de Colette, il jeta un coup d'œil sur le perron historique de la demeure bourgeoise puis, après quelques détours, s'engagea dans la venelle du Bourg-Gelé dans laquelle il s'arrêta devant une massive porte cochère délavée qui avait dû un jour être blanche.

Un panonceau de cuivre jauni, marqué lui aussi par les atteintes du temps, laissait encore distinguer les mots " étude notariale ".

Simian tira sur la chaînette à poignée et, à l'intérieur, la clochette d'entrée tinta d'une façon aigrelette. Quelques instants plus tard, introduit dans le salon des visiteurs, il rencontrait me Brosset, alias commandant Georges.

C'était le troisième voyage à Saint-Sauveur du responsable du Verseau, mais c'était la première fois que le notaire réclamait sa présence. Celui-ci, en effet, était fort ennuyé. Depuis l'attaque du convoi à Moutiers, et les représailles qu'elle avait entraînées, des fuites dues à des indiscrétions s'étaient produites. L'action des groupes placés sous ses ordres ne pouvait passer inaperçue et le butin en armes recueilli suscitait pour les maquis environnants un attrait fort légitime.

Le lieutenant André avait été contacté à deux reprises pour une fourniture éventuelle, d'une part par le maquis FTP du Frétoy, et de l'autre, par le groupe FFI de Dracy. Il en avait fait le rapport et demandé des instructions. Ne pouvant prendre seul une décision, le commandant Georges avait préféré en appeler au responsable de Paris.

Les deux hommes s'enfermèrent dans le bureau du notaire et délibérèrent longuement :

- Quel est actuellement votre stock d'armes ? s'informa Simian.

- Au premier décembre, nous disposions de soixante mitraillettes, trente-cinq fusils anglais, cent vingt-cinq revolvers, environ trente kilos de plastic et une cinquantaine de grenades à manche, avec les munitions, chargeurs et balles en nombre suffisant. Ceci pour l'armement parachuté. Il faut ajouter maintenant ce qui provient de nos coups de main, et pris à l'ennemi, soit cent quarante caisses de grenades offensives, soixante-dix de défensives, quinze incendiaires, vingt-cinq de chargeurs et quinze fusils mitrailleurs allemands ; auxquels viennent s'ajouter une dizaine de pistolets et de fusils et quelques mitraillettes, six ou sept, récupérés lors des combats.

- C'est beaucoup plus que nous ne le pensions.

- C'est une bonne réserve, oui. Mais nous ne sommes pas sûrs d'avoir d'autres parachutages.

- Je pense que si. Alex pourra certainement nous en faire parvenir ; voyez-vous, commandant, ayant l'avantage de travailler directement avec le SOE, nous sommes mieux approvisionnés et mieux servis que si nous devions passer par le BCRAM. De toute façon, le combat que nous menons est le même. Ce n'est pas le drapeau britannique que nous hissons, mais bien le nôtre. Alors, dans la lutte contre les Nazis, tous ceux qui y participent sont nos amis ; peu importe ce qu'ils sont et d'où ils viennent. C'est l'union sacrée contre l'oppression que nous devons réaliser. Je pense donc qu'il faut répondre favorablement à la demande des maquis en leur fournissant les armes dont ils ont besoin, et que nous avons la chance de posséder.

- Que leur donnera-t-on ?

- D'abord, des grenades, puisque nous en avons un stock important. Peut-être aussi quelques mitraillettes et quelques pistolets avec leurs munitions. Voyez vous-même leurs besoins ! Peut-être serait-il souhaitable que vous rencontriez leurs chefs ?

- Hum ! Cela ne me sourit guère. Mais en effet, il vaut mieux que je me rende compte par moi-même.

- Oui. Cette rencontre pourrait d'ailleurs jeter les bases d'un rassemblement des forces résistantes régionales.

- Vous savez que je ne suis pas partisan des fortes concentrations ; nous ne sommes pas de taille à entreprendre des batailles rangées. Non. Ce qu'il faut, c'est poursuivre nos actions de guérilleros par groupes légers, mobiles, qui s'évaporent aussitôt. La tactique de harcèlement est bien plus payante et beaucoup plus démoralisante pour l'ennemi ! Déjà je trouve que mes groupes sont trop forts ; je dois examiner avec le lieutenant André et Hémon cette semaine la possibilité de les subdiviser encore. Nous avons pensé reformer deux groupes, l'un au bois du Beau-Buisson, l'autre aux Tailles-de-Bléneau.

- Tout à fait d'accord avec vous, mais je persiste à penser qu'au niveau du commandement vous pourriez établir des contacts permanents avec les autres maquis, ne serait-ce que pour coordonner vos actions.

- Bien ! Si vous le croyez nécessaire. Je vais organiser une rencontre.

Le lendemain, à 8 heures, Simian retrouvait l'autocar qui devait le reconduire à Gien et réintégrait le soir même son domicile parisien.

20 décembre 1942.

Dans l'arrière-salle du café-tabac-épicerie-graineterie de Ron-chères, cinq hommes sont réunis autour d'une table sur laquelle sont servies cinq a fillettes " de blanc. Les responsables locaux des maquis de la région se trouvent rassemblés pour la première fois. Outre le commandant Georges, qui a organisé la rencontre, il y a là deux de ses adjoints, le lieutenant André et Louis Hémon, ainsi que Robert Vivien, charron à Septfonds, créateur du maquis de Dracy, et Lionel Hardouin, ouvrier métallurgiste de Courson-les-Carrières, responsable FTP du groupe du Frétoy.

Sans aucune peine et très rapidement, les interlocuteurs de ce colloque clandestin vont jeter les bases d'une union que chacun sent nécessaire :

Premier point : chaque maquis conserve son autonomie propre, dans le secteur qui lui est attribué, où il entreprendra toute action qu'il jugera opportune.

Second point : une liaison permanente est décidée et un code de reconnaissance établi pour les agents qui en seront chargés.

Troisième point : les armes dont disposent les groupes du Verseau vont être réparties au prorata des effectifs.

Quatrième point : tous les renseignements sur le mouvement, l'implantation, les ouvrages stratégiques et les défenses de l'ennemi seront centralisés par le lieutenant André qui les fera passer par son émetteur.

Cinquième point : l'aide et l'assistance mutuelle sous toutes ses formes, planques, ravitaillement, transports, appuis, etc., sont décidées.

Enfin, le principe d'une réunion mensuelle des dirigeants est établi, la responsabilité de leur organisation étant attribuée à Louis Hémon.

Pour terminer, Robert Vivien demande l'autorisation, qui lui est accordée, de mettre au courant de cette réunion de combat son contact des FFI d'Auxerre.

Après avoir trinqué à la victoire future, les cinq hommes se séparent, satisfaits de leur travail et réconfortés moralement.

23 décembre 1942.

Vers 20 heures, Yves Duchâteau arrive rue de Fontenay, à Vincennes, au pavillon du père Edouard, porteur de trois jeux de faux papiers destinés à trois militants communistes recherchés, et planqués par le prêtre.

Il trouve celui-ci inquiet et tendu, car, dans l'après-midi, deux civils de la police allemande sont venus interroger le concierge de l'immeuble à son sujet, s'informant de ses déplacements, de ses visites et de ses relations.

Ils ont noté les quelques renseignements évasifs que le portier leur a donnés, mais ce dernier, qui lui est dévoué, car le père Édouard lui a fait obtenir sa loge, l'a aussitôt alerté.

Ce n'est pas tant pour sa propre personne que le vicaire est préoccupé, que pour les trois hommes qu'il abrite. C'est donc avec soulagement qu'il apprend que, leurs papiers étant enfin arrivés, ses hôtes doivent partir le lendemain pour Saint-Sauveur.

Par mesure de précaution, il charge le jeune homme d'aviser Simian de ne lui envoyer personne pendant quelque temps.

Yves s'acquitte de cette mission et le docteur, à son vif regret, cessera provisoirement d'envoyer des pensionnaires chez son cousin.

25 décembre 1942.

C'est un bien triste Noël que passe la majorité des Français. Le froid très vif qui sévit sur la plus grande partie du pays ajoute sa glaciale morsure aux maux en tout genre dont ils souffrent. Sous-alimentés, trouvant à grand-peine du combustible pour réchauffer leurs logements, ils ont essayé d'améliorer un peu le menu du déjeuner.

Admirables, les mères de famille se sont imposé des heures de queue sur les marchés pour acheter quelques rutabagas, topinambours, navets, qui leur permettent de confectionner, avec un peu de matières grasses achetées au noir à prix d'or, un semblant de ragoût, renforcé par la portion de viande de la semaine réservée pour cet unique repas.

En se levant, les enfants, que l'inconscience de leur jeune âge rend pour l'instant insensibles à leurs privations, trouveront, suprême luxe, dans leurs galoches de bois les deux oranges et la tablette de chocolat que le Secours national a fait distribuer dans les mairies et que leurs mamans seront allées chercher la veille, après avoir, mais c'est devenu une habitude, formé une longue file d'attente qui dure des heures.

Pendant ce temps, dans les restaurants chics et aux tables des collaborateurs, on se gavera de poulet, de foie gras, de dindes et de fruits de mer...

Le champagne y coulera comme aux plus beaux temps de paix, et, certaines femmes, comme il y en aura toujours dans les fourgons des armées, le boiront sur les genoux des officiers nazis...

Plus dignement, mais dans le même esprit, les notables bourgeois aux ordres de Vichy le sableront avec ces messieurs, dans le meilleur sens de la collaboration, en trinquant au succès de l'ordre nouveau.

Au même moment, dans les camps de la mort, les malheureux déportés passeront une journée comme les autres, sous la schlague des kapos et des SS, et derrière leurs barbelés, dans les stalags, les prisonniers, ajoutant un nouveau trait à la craie sur le mur de leur baraquement, marqueront un jour de plus à leur isolement d'exilés...

Au fin fond des forêts, dans leurs campements mobiles, les maquisards célébreront la Nativité en faisant de grands feux pour se réchauffer, partageant en frères les provisions que les paysans leur ont fait parvenir. Dans cette France gémissant sous l'oppression, ils ont conscience d'être les seuls hommes libres, luttant pour la liberté des autres...

27 décembre 1942.

Deux voitures de la Gestapo de Caen arrivèrent à 9 heures du matin à Merville. Sous les yeux ébahis de Brenner, les policiers nazis arrêtèrent et embarquèrent sans ménagement Émile Choux (Émile Carrier).

Les portières claquent, les véhicules démarrent, l'affaire a duré cinq minutes. Sur le glacis des batteries, l'Oberleutnant médusé les voit disparaître dans le chemin caillouteux.

Que s'est-il passé ?

Simplement ceci : à plusieurs reprises, l'un des maçons avait fait remarquer à Canivet que le dosage prescrit par Choux pour le mouillage du béton n'était pas conforme au degré de résistance nécessaire aux armatures. Il n'en avait pas fallu davantage à l'individu au service de l'occupant pour sentir sa méfiance s'éveiller, d'autant plus qu'il vouait à l'ingénieur une haine tenace.

Après une petite enquête discrète auprès des autres maîtres d'œuvre, ce dernier avait ainsi appris que différentes malfaçons avaient été remarquées dans certains plans.

Trop content de sa découverte, il s'était aussitôt rendu à Caen, sous un prétexte quelconque, pour aller au siège de la Gestapo faire part de son information.

La réaction ne s'était pas fait attendre, et Choux venait d'être arrêté.

Arrivé rue des Jacobins, il fut soumis à un interrogatoire dans la tradition de la maison. Convaincus qu'il faisait partie d'un réseau, les Nazis tentèrent par tous les moyens de le faire parler. En fait, l'ingénieur ne connaissait que Rivet (alias Mousset) et Vimeux (Léonard), mais il n'en parla pas. '

C'est sur un brancard qu'il fut transféré le lendemain à la centrale de Caen, à la Maladrerie et interné au quartier des politiques.

Soigné correctement par le personnel du service sanitaire de la prison, il recouvra l'usage de ses membres un mois après. Début février 1943, il fut traduit devant une cour martiale allemande où il joua les incapables professionnels, thèse qui fut soutenue par un ingénieur nazi, indigné de son manque de connaissances manifeste.

Faute d'autres preuves, le tribunal le condamna à cinq années de réclusion pour incapacité et usurpation de titre.

Ramené à la Maladrerie pour y purger sa peine, il fut porté disparu à la Libération. A-t-il été déporté auparavant ? S'est-il enfui au moment des combats ? Fut-il victime du mitraillage des détenus par les SS, le 6 juin ?

Sa trace ne fut jamais retrouvée.

Paradoxalement, c'est l'Oberleutnant Brenner qui avisera en toute innocence Rivet, alias Mousset, de l'arrestation de son collègue.

Se rencontrant en effet par hasard le lendemain même au siège de la Todt, les deux hommes, qui ne se voient plus que de loin en loin, se retrouvent toujours avec une certaine sympathie, nettement plus réservée, il est vrai, de la part du Français.

L'Allemand, qui ignore tout des raisons de l'intervention de la Gestapo se propose d'aviser le colonel Hortchesd, afin qu'il s'informe des motifs de cette arrestation.

Rivet, lui, s'il n'en connaît pas les causes exactes, les devine et s'interroge avec angoisse sur leur déclenchement et sur leur prolongement.

Immédiatement, et avec beaucoup d'habileté, il demande à Brenner l'autorisation d'informer son supérieur, afin qu'il dépêche un remplaçant. Pour lui, il aura alerté l'ingénieur en chef par ce biais, et pour l'Oberleutnant, il aura fait preuve de célérité en prenant l'initiative de réclamer un cadre pour Merville.

Ce n'est qu'en quittant la rue de Geôle qu'il prendra conscience du danger qui plane sur lui, si Choux est amené à parler. Sa première réaction est une peur panique qui l'étreint et lui commande de s'enfuir. Cependant, tout en marchant à travers les rues de la ville, il reprend peu à peu son sang-froid et son raisonnement le porte à prendre l'avis de Vimeux, logé à la même enseigne que lui.

Il se rend donc à la grande poste et appelle le boulevard Bourdon.

En termes voilés, il lui demande son avis. Léonard, qui s'est ressaisi après l'appel émanant du siège de la Todt, répond calmement :

- Rien n'est changé, nous restons à nos postes, c'est une question de confiance d'hommes. Dès demain matin, Dacquet partira prendre le relais.

Un peu rasséréné par cette froide décision, Rivet repartit pour Verville en réalisant que non seulement Vimeux prenait le risque pour deux, mais qu'il lançait, en outre, au plus fort de la vague, un nouvel élément en la personne de Deschamps, alias Dacquet. Quelques heures plus tard, assis devant sa table à dessin, l'ingénieur ne pouvait s'empêcher de tressaillir à chaque bruit de moteur marquant l'arrivée d'une voiture sur le plateau de la Percée.

Pendant quelques jours encore, il resterait tendu et nerveux, puis, au fil du temps, reprendrait son calme coutumier.

Choux n'avait pas parlé ; l'homme avait été à la hauteur de la confiance de ses camarades.

CHAPITRE VII

Longue est la route aux durs silex blessant les pieds Lourde est la nuit où tous nos gestes sont épiés Adolescents au doux visage empli de larmes

Vieillards muets serrant leurs maigres poings sans arme.

VERCORS

(La Patience) 15 janvier 1943.

Le rude hiver continue de tenir l'Europe sous son haleine glacée.

A l'est, les Allemands sentent le piège de Stalingrad se refermer sur eux. En Libye, les troupes de Leclerc viennent de faire leur jonction, après une marche semée de victoires, avec la huitième armée britannique de Montgomery. A Casablanca, les dirigeants alliés, Churchill et Roosevelt, ont paraphé leur entente en décidant de lutter jusqu'à la capitulation sans condition des forces de l'Axe.

En France, les maquis harcèlent les troupes d'occupation, fixant des divisions entières nécessaires au maintien de la sécurité des transports.

Malgré la féroce répression de la Gestapo, les réseaux de résistance se multiplient et s'étoffent. Pour un patriote tombé, dix se lèvent pour prendre sa place. Le réseau du Zodiaque, comme les autres, malgré sa structure cloisonnée, a subi des coups et a perdu beaucoup de monde. Après l'arrestation de René Lajois et de sa femme, tout le groupe a été décimé, sept membres du secteur de la Folie-Méricourt ont été pris et fusillés au Mont Valérien. Trois des femmes ont été déportées. Seul le maquis de Formentin n'a pas été inquiété et a échappé à la razzia des séides de la rue Lauriston. Contrairement aux craintes de Justin Bodard et ses amis, la relation n'a pas été établie entre le café Lajois et la ferme normande ; peut-être aussi les cafetiers, lors de leurs interrogatoires, ont-ils fait la part du feu?

Quoi qu'il en soit, Édouard Lecène n'a pas été menacé et il n'a rien remarqué de suspect autour de lui.

Le chef du Taureau, qui a changé de domicile et vit maintenant dans une semi clandestinité, a rétabli le contact avec son maquis de Normandie et assuré une nouvelle liaison.

Au Prieuré de Léaupartie, Bertrand et Marianne, hébergés depuis plus d'un mois, s'apprêtent à réintégrer leur PC de Formentin. Ils n'attendent que le feu vert de Bodard, rendu très prudent, et qui, rassuré par Lecène, finira par le leur accorder.

Son autre groupe, sous la houlette de Boudard et Chausebel, poursuit son travail et, grâce aux relations de ce dernier, a trouvé du renfort auprès des cheminots du dépôt des Batignolles.

A Trévières, le maquis Jontier, après son exploit de Bricqueville, continue sa chasse aux renseignements, mais a dû déménager deux fois son émetteur par mesure de précaution. Du groupe Bélier encore, les ingénieurs qui ont perdu Choux (Emile Carrier) restent accrochés à leur poste.

Le groupe du Verseau, dont le maquis de Saint-Saveur se renforce de plus en plus, a été contraint de mettre en sommeil sa planque du père Edouard, celui-ci étant surveillé. Yves Duchâteau, sur les conseils du prêtre, a pu en reformer un autre chez un fonctionnaire de la préfecture, membre de la confrérie de Saint-Vincent-de-Paul, et acquis à la cause alliée. C'est donc vers ce nouveau domicile situé rue du Commandant-Mowat que sont dirigés les pourchassés, mais les facilités sont loin d'être aussi grandes que rue de Fontenay ; c'est un par un et à intervalles très longs que seront reçus les gens à héberger quelque temps.

A Londres, Bowden se félicite d'avoir accueilli Sowinsky ; par les quatre émetteurs qu'il a fournis, il reçoit une moisson de renseignements que les services du colonel Buckmaster dépouillent et analysent soigneusement.

En ce jour du 15 janvier 1943, réunis pour faire le point de leur action, les trois fondateurs du Zodiaque, fortifiés par les épreuves de lutte, lui reconnaissent un bilan positif.

Il est environ 20 h 30 et la nuit enveloppe la campagne de ses ténèbres déformantes, rendues plus opaques encore par un léger brouillard qui s'abat sur le vallon. Sur l'herbeuse berme humide, deux ombres, l'une suivant l'autre, gravissent silencieusement la côte du " Chemin des Fers ".

Dans leur marche feutrée, aucune parole n'est échangée. Parvenus au sommet, les deux grimpeurs s'arrêtent un instant, puis, rassurés par le calme environnant, reprennent leur route. Ils longent la ferme Bias, sans éveiller l'attention des chiens et, obliquant sur leur gauche, s'enfoncent dans le chemin de terre conduisant aux propriétés Letrésor. Après plusieurs centaines de mètres, ils se retrouvent au bout du camp d'aviation factice aménagé par les Allemands sur le plateau dominant Bonnebosq. Se dissimulant derrière le talus, ils voient au loin, à l'autre extrémité du terrain, les baraquements du poste de garde.

Le plus âgé des deux, Georges Chandaize, a quinze ans ; son camarade Dimitri Martycheff n'en a que treize. C'est la troisième fois depuis la création de ce camp qu'ils viennent, armés d'un vieux sécateur, couper les fils téléphoniques reliant la base à la Kommandantur. Pour les occupants, c'est un contretemps agaçant, sans plus, car ils ne mettront que quelques minutes à réparer le câble ; pour les deux garçons, c'est un jeu amusant où la malice le dispute à ce qu'ils pensent être un geste héroïque. Une nouvelle fois, ils sectionnent donc à plusieurs endroits le cordon caoutchouté, qu'en toute quiétude les soldats de la Wehrmacht font courir dans la haie.

Puis, aussitôt, le cœur battant la chamade, un peu effrayés malgré tout de leur entreprise, ils déguerpissent à toutes jambes, par le même chemin, vers le bourg.

Cette fois, pourtant, les Allemands vont se fâcher : dès le lendemain, ils convoquent le maire auquel ils signifient que tous les hommes valides du pays devront monter la garde autour du terrain .chaque nuit, de 19 h 30 au lever du jour.

Ils le rendent en outre personnellement responsable, en cas de nouvel incident !

Affolé, le brave homme organise immédiatement la liste des tours de garde et fait aviser individuellement chacun des requis. Le soir même, à raison d'un homme par cent mètres, la prairie est ceinturée de gardiens qui maugréent fort contre les mauvais plaisants responsables de leur nuit de veille, dans le froid et le vent.

Par ailleurs, la gendarmerie de Cambremer est chargée de retrouver les coupables, ce qu'elle fait aussitôt avec un certain zèle.

Soit indiscrétion, soit dénonciation, les deux gamins seront arrêtés deux jours plus tard et remis aux mains de la Kommandantur qui les fera transférer à Caen dans la journée. Fouettés à coups de ceinturon par les SS de la rue des Jacobins, ils seront incarcérés, puis relâchés quinze jours plus tard.

Tous les deux étaient des enfants de l'Assistance publique placés chez des parents nourriciers.

Georges Chandaize s'engagea en 1946 et disparaîtra ; sa trace n'a pu être retrouvée.

Dimitri Martycheff, engagé volontaire lui aussi, trouvera la mort en Indochine ; son corps a été ramené dans son village de Bonnebosq, où il repose.

Lors de ce retour, les honneurs militaires lui seront rendus devant les gendarmes de Cambremer, figés dans un garde-à-vous impeccable.

21 janvier 1943.

Daniel Marois (Bertrand) et Marianne ont réintégré le PC de Formentin, à la ferme Lecène, à la grande joie des métayers, heureux de retrouver leur fille.

L'émetteur a repris sa place dans le grenier à double cloison. Pour expliquer aux voisins le départ inopiné des jeunes gens, Édouard Lecène leur a dit qu'envisageant de se fiancer ils étaient partis dans la famille du jeune homme pour les présentations. Mais la fable inventée par Édouard va devenir réalité, car, lors de leur séjour au Prieuré de Léaupartie, Marianne et Daniel ont pris conscience de leurs sentiments l'un pour l'autre, sentiments fortifiés encore par le danger commun partagé. Ils en gardent toutefois le secret, remettant aux jours de paix future l'élaboration de leur destinée. Pour l'heure, il faut réorganiser les contacts, reprendre la chasse aux renseignements et préparer de nouveaux parachutages.

Fiévreusement, Daniel s'y emploie. Le soir même, Justin Bodard arrive tout spécialement pour annoncer que deux chargés de mission sont envoyés de Londres et qu'il faut préparer un terrain d'atterrissage.

C'est la première fois qu'un avion va se poser à Formentin. Le chef du Taureau en personne est chargé de la réception et du convoyage des deux personnalités.

Après discussion, le choix pour cette opération se fixe sur une prairie du Fournet, propice d'après Daniel à la réussite de l'entreprise. Il prévient donc Londres, fournissant les relevés et le code. Le lendemain soir, Backer Street confirme et indique le message personnel qu'enverra la BBC :

" Les fleurs de tante Lucie ne sont pas encore fanées. "

Il faut maintenant attendre car le temps n'est pas favorable ; il pleut presque chaque jour. Justin a décidé de rester sur place et, ne voulant pas trop se montrer, il vit confiné dans la grande salle commune, ayant fait du coin de la fenêtre au bord de la cheminée pétillante son territoire personnel.

Vers le 27, avec le changement de lune, le temps passe au froid sec marqué par de grosses gelées. Le 29, le message arrive, répété deux fois, annonçant l'action pour la nuit même. A 23 h 15, les trois hommes, renforcés de Touflet et de son fils, partent pour le Fournet, à travers champs.

Prévu vers 0 h 30, le Lysander se présenta vingt minutes plus tard et Daniel projeta le signal convenu.

Après deux passages au-dessus du terrain, l'avion se posa sans encombre, cahotant sur le sol gelé. A peine arrêté, le cockpit se releva et une silhouette élancée sauta lestement à terre ; derrière, plus lentement, une autre sortit.

Dès que le sac du courrier lui eut été remis, le pilote remit les gaz, fit demi-tour et, suivant les signaux que Daniel émettait avec sa torche, reprit l'axe du champ. Quelques secondes plus tard, ce n'était déjà plus qu'un point se confondant avec les étoiles à l'horizon.

Déjà Bodard avait pris contact avec ses hôtes et, les présentations rapidement faites, les entraînait vers la barrière.

Les deux arrivants passèrent la nuit à Formentin et le lendemain Édouard les conduisait à Pont-l'Evêque, en carriole toujours flanqués de Bodard qui leur servait de guide. Le soir même, les trois hommes arrivèrent à Évreux et Justin, après avoir pris rendez-vous pour le retour, quitta ses compagnons qui devaient avoir un contact dans la cité ébroïcienne pour la formation d'un groupe qui allait devenir le " Physician Juggler ". Sa mission accomplie, Bodard rentra discrètement à Paris par le dernier train de nuit.

21 janvier 1943.

A la lisière du hameau des Vérons, sur la commune de Moutiers, dans une grande pâture à l'orée du bois Grandjean, vers 23 heures, de brèves lueurs trouent de temps à autre l'obscurité dès que le ronflement d'un avion se fait entendre. Patiemment, le lieutenant André émet avec sa torche électrique la lettre code convenue pour le parachutage attendu.

Disséminés dans les fossés alentour, les hommes de sa section trompent leur attente et leur envie de fumer en mâchouillant de l'herbe.

Par moments, le ronronnement lointain d'un moteur accapare l'attention des hommes, puis le bruit décroît et disparaît totalement, les ramenant à leur morne veillée.

Peu après minuit, le lieutenant André, aplati au milieu du terrain, se redresse et siffle légèrement ; c'est le signal du repli. Aussitôt des silhouettes s'agitent le long des haies, se dirigeant vers le bois. Silencieusement, à la queue leu leu, les maquisards s'enfoncent sous le couvert. Avant de s'y engager, le dernier émet par deux fois un sifflement strident ; il donne ainsi aux guetteurs postés aux environs l'ordre de décrocher.

Deux heures plus tard, après avoir parcouru une douzaine de kilomètres à travers bosquets, chaumes et labours, la section bredouille rentre harassée, au PC de Sainte-Colombe.

C'est le quatrième jour consécutif qu'elle accomplit, pour rien, le même trajet ; l'avion n'est pas au rendez-vous, et celui-ci est important car le parachutage attendu doit apporter non plus des containers d'armes ou de vivres, mais deux instructeurs anglais envoyés par Bowden en mission dans la région lyonnaise.

Ces volontaires n'arriveront jamais car, le lendemain, la liaison radio avisera le maquis que le Lysander a été abattu dans la région d'Abbeville.

Sur le grand tableau noir, là-bas, à la base, une croix à la craie s'ajoutera aux autres, face à l'indicatif de l'avion, signalant sa disparition et la mort d'une poignée d'hommes à leur poste de combat...

27 janvier 1943. Trévières - 23 h 15.

Accoté à la paroi de béton, dissimulé aux trois quarts par le pilier du pont, Julien Pignard scrutait attentivement le coude de la petite départementale menant à la Poterie. Au-dessus de sa tête, l'équipe dirigée par Rouillé s'activait à déboulonner les tire-fond de la voie ferrée dans le sens Cherbourg-Paris.

De l'autre côté de la voûte formant le pont de la ligne de chemin de fer, Polin, blotti dans un renfoncement, surveillait la même route en sens inverse. Sur les talus alentour, d'autres guetteurs couvraient la dizaine d'hommes tout occupés à leur travail de sabotage.

Juju regarda sa montre : 23 h 39. Dans moins d'une demi-heure maintenant, la machine haut le pied, précédant de quelques minutes le convoi, allait se présenter dans la courbe terminant la longue ligne droite de Cartigny. Il dépendait de l'adresse des maquisards, dans leur œuvre de déplacement du rail, qu'elle puisse passer sans encombre, afin que seul le train de permissionnaires allemands déraille. Pour cela, Juju faisait confiance à Rouillé ; depuis qu'il était avec eux, le soi-disant mécanicien d'alambics n'avait jamais connu d'échecs dans ses missions. C'était le type même du saboteur en tout genre ; méthodique, calme, précis, d'un sang-froid exaspérant. Du remblai, en haut, un caillou dégringola et Pignard se raidit, sa Sten se relevant instantanément. Presque aussitôt il aperçut la masse de Jontier dévalant l'abrupt talus et le vétérinaire se dressa devant lui :

- Tout est calme ? interrogea-t-il à voix :basse.

- Oui, répondit Julien, sur le même ton.

- Bien, sitôt la machine passée, tu comptes trois minutes à ta montre et tu décroches par le Pré-aux-Clercs. Ne t'attarde pas davantage. Rendez-vous à la grange Decoty. Je donne la même consigne à Polin, les gars d'en haut suffiront à nous couvrir pour le reste. Ici, c'est plus risqué.

Plaquant le plus possible son grand corps contre le mur de soutènement, Jontier se dirigea vers Polin. Juju aperçut confusément leurs deux silhouettes penchées puis reprit aussitôt sa faction.

Là-haut, deux ou trois coups sourds, probablement un marteau enveloppé de chiffons, retentirent suivis, peu après, du bruit, vite assourdi, d'une clef choquant le rail. Les minutes passèrent, le cultivateur normand épiait la route poussiéreuse toujours aussi déserte ; ses yeux le piquaient, fatigués de fouiller les ténèbres, et l'arête graniteuse du pilier lui coupait le dos.

Au loin, sur la grand-route de Littry, une voiture passa, ses phares en veilleuse jetant de temps à autre de brèves lueurs à travers la campagne.

Un moment plus tard, sur le pont, des pas qu'on voulait étouffer martelèrent la passerelle métallique, marquant le repli des hommes qui n'étaient plus indispensables.

Brusquement, sans que rien n'ait laissé deviner sa proche présence, le sifflement strident de la locomotive haut le pied, annonçant son approche au passage à niveau de Govin, déchira le silence nocturne. Bientôt, son grondement devint distinct ; quelques instants plus tard, dans un fracas assourdissant, elle franchissait le viaduc et déjà disparaissait dans la courbe vers Le Molay.

Juju respira ; le travail de Rouillé et de ses camarades avait été fort bien fait car, au fond de lui-même, il avait craint que la machine ne sorte des rails et ne vienne s'écraser au-dessus de lui. Il compta trois minutes, laissa s'écouler une poignée de secondes pour faire bon poids, et quitta son poste en se glissant sous les barbelés du pré voisin. Longeant la haie, il rejoignit Polin qui l'attendait ; les deux hommes se dirigèrent alors sans un mot vers le lieu de rendez-vous.

Quelques minutes après, du haut de la colline, sur le seuil de la grange Decoty, la section Jontier, rassemblée, attendait en silence le passage du train.

A 0 h 4, le sifflement de la locomotive annonçait son passage à Govin. Quatre minutes plus tard, le convoi apparut, sortant du virage. Presque aussitôt, la machine sembla tanguer, puis soudainement, elle se mit en équerre et se coucha en travers du ballast dans un mugissement de vapeur. Avec un bruit terrifiant, les wagons s'échouèrent sur elle, se renversant ou se dressant vers le ciel. Rompant son attelage dans une gerbe d'étincelles et de débris projetés, l'un d'eux sauta le remblai et vint s'écraser sur la petite route à l'endroit même où se tenait Juju un moment plus tôt.

Calmement, Jontier se redressa et ordonna :

Terminé ! on rentre.

29 janvier 1943. Vincennes - 7 h 30.

Le père Edouard, qui vient de célébrer sa messe quotidienne, remonte de la crypte de l'église. En haut des marches, dans la petite cour gravillonnée, deux hommes sanglés dans des imperméables beiges l'attendent. Très courtoisement, ils l'invitent à les accompagner. Dans la rue Raymond-du-Temple, une traction noire, chauffeur au volant, est stationnée. Serrant son bréviaire sous son bras, le prêtre, impassible, y prend place, flanqué de ses gardiens ; les portières claquent, la voiture démarre en direction de l'avenue de Paris.

Elle s'arrêtera devant les locaux de la Gestapo.

Malgré l'interrogatoire habituellement pratiqué par les Nazis, le père Édouard se réfugiera dans un silence total, refusant de répondre à la moindre question, même la plus anodine. Emprisonné à la Santé, puis déporté au camp de Struthof où il se dévouera magnifiquement pour ses compagnons, le prêtre survivra à ses terribles épreuves. De retour en France en 1945, il obtiendra son admission au monastère de la Sainte-Croix où il passe ses jours à prier pour le repos de l'âme de ses tortionnaires.

30 janvier 1943. Saint-Sauveur - 11 heures.

Cinq camions allemands, quatre voitures escortées d'une dizaine de motocyclistes, virent au carrefour de Moutiers, fonçant en direction d'Auxerre.

Dans l'un d'eux, enchaînés par des " cabriolets " ou menottés, le commandant Georges (Me Brosset), le lieutenant André, Lionel Hardouin, Hermann Vogler, Jean Coulomb, René Eugène et Louis Tarbet sont assis de chaque côté, encadrés par des SS, mitraillettes sur les genoux.

L'action a été rapide et foudroyante ; alors qu'ils se trouvaient réunis à la ferme des Boulmiers, les chefs des maquis locaux se sont trouvés brusquement encerclés par une quarantaine d'Allemands. Les guetteurs placés par le lieutenant André n'ont pas eu le temps de donner l'alerte car les Nazis, dissimulés depuis 6 heures du matin dans les bâtiments annexes et les habitations voisines, ont investi le hameau en un temps record.

Seul des responsables, Robert Vivien a pu s'échapper en sautant par la fenêtre de la laiterie et en se dissimulant dans la fumière. Les hommes armés chargés de veiller sur la sécurité : Vogler, Coulomb, Eugène et Tarbet ont été maîtrisés après une brève lutte ; les deux autres, Werner, déserteur alsacien de la Wehrmacht, et Chauvier, un jeune de dix-neuf ans du pays, ont été abattus sur place.

Impuissants, les guetteurs ont assisté au drame, puis, dès le départ du convoi, se sont précipités dans les camps pour y donner l'alerte.

Vivien, à demi asphyxié dans la fumière, y restera plusieurs heures. Il en sortira en fin d'après-midi et, avec l'aide des fermiers, regagnera prudemment Septfonds.

Sitôt informé, Louis Hémon, qui ne participait pas par exception à la réunion, prendra le commandement des groupes qu'il évacuera provisoirement aux Tailles-de-Bléneau.

Montée par la Gestapo d'Auxerre grâce à un agent double glissé depuis quelques mois dans le groupe du Frétoy, l'opération a décapité les maquis. Le démantèlement qui va suivre va permettre à la Gestapo de croire pendant un temps avoir eu raison des " terroristes A de Saint-Sauveur.

Par un bref billet jeté par Lionel Hardouin et recueilli par un gendarme d'Auxerre, qui le fera transmettre aux Boulmiers, Louis Hémon et Robert Vivien apprendront le nom du traître.

Hémon le poursuivra avec acharnement et le fera abattre en mai 1944 dans une rue de Dijon.

Les sept patriotes arrêtés connaîtront des sorts divers :

- Le commandant Georges, Lionel Hardouin, Coulomb et Tarbet seront fusillés à Dijon après des mois de tortures, sans avoir parlé.

- Hermann Vogler, Alsacien, reconnu comme déserteur de l'armée allemande, sera pendu à la prison d'Auxerre.

- Le lieutenant André se suicidera en réussissant à se couper les veines du poignet dans sa cellule.

- René Eugène, qui sous la torture donnera quelques renseignements, sera déporté en Allemagne dans un camp qui n'a pu être identifié, et n'en reviendra jamais.

Ce coup très dur porté au maquis de Saint-Sauveur va marquer la rupture avec le groupe Verseau du Zodiaque, car, c'est là le revers du cloisonnement que ses dirigeants ont voulu, le seul contact maintenu avec la tête de l'organisation était établi par le commandant Georges. Lui disparu, le fil est irrémédiablement cassé.

Hémon tentera bien de renouer les liens par l'entremise de Londres, mais, soit méfiance des services de Buckmaster, soit indifférence à l'égard d'un groupe en relation avec les maquis contrôlés par les Français, les Anglais ne rétabliront pas la liaison, à la grande fureur de Sowinsky.

Quelque temps plus tard, un nouveau raid de la Gestapo mené à l'aide de voitures gonio, entraînera la capture de l'émetteur en pleine émission et la mort des cinq maquisards chargés de sa défense, dont Simon Valatchy, le petit Juif radio.

Dans cette action, les Nazis perdront huit des leurs, car les patriotes défendront chèrement leur vie.

Ce sera l'isolement définitif de ce maquis qui s'illustrera pourtant encore jusqu'au bout.

25 février 1943. Paris.

Debout devant la fenêtre, le capitaine Bérard regardait distraitement les flocons de neige voltiger devant ses yeux avant d'aller grossir le tapis ouateux qui recouvrait maintenant la rue de Bruxelles et ses trottoirs. Il était près de midi et depuis plus de deux heures, Simian, Bodard et lui, réunis dans le salon d'une amie de Justin, tentaient de remettre un peu d'ordre dans l'organisation du Zodiaque, durement secouée ces derniers temps.

Simian venait d'aggraver encore la situation en les informant des arrestations de Saint-Sauveur qu'il avait apprises l'avant veille par son agent de liaison, un cheminot de Gien. Pour le responsable du groupe du Verseau, cette rupture était désastreuse, car elle coupait toute possibilité de refuge et de planque pour les réfractaires au STO, ainsi que pour tous les gens que l'on devrait soustraire aux occupants.

S'en ouvrant à ses camarades, le docteur s'informa :

- Ne vous est-il pas possible de recueillir quelques éléments dans vos groupes de provinces ?

- Pour moi, non, répondit Bérard ; mon seul maquis de Trévières tourne avec les locaux. Jontier n'acceptera jamais des inconnus ; j'ai déjà eu du mal à lui faire admettre Rouillé ! Et puis ce sont des sédentaires !

- C'est la même chose pour Formentin, intervint Bodard ; c'est surtout un groupe de réception. Impossible d'y admettre des étrangers au pays.

- Alors, il faut que l'un de vous demande à Londres de nous redonner un contact à Saint-Sauveur ; c'est urgent ; j'ai plusieurs gars sur les bras.

- Je vais essayer par le groupe Boudard, annonça Justin, mais je ne te promets pas que ce sera immédiat, car ils réduisent au maximum les liaisons à cause de la gonio.

- Fais pour le mieux, et insiste sur l'urgence 1

Mais, quelques jours plus tard, Justin décodait la réponse de Londres :

" Contact avec SSY rompu depuis 31.12. - Liaison impossible. - Stop. - Pensons suite infiltration ennemie. - Réseau décimé. - Ordre de s'abstenir relation. -

Fin.

La gorge serrée, les trois amis relisaient le texte qui amputait le Zodiaque de son élément le plus fort. Tant d'organisation, de risques, d'efforts, pour en arriver là... A cette consigne sèche et si inquiétante dans son laconisme !

Qu'allait-il advenir de tous ces jeunes partis en confiance et se trouvant livrés à eux-mêmes, sans contact, sans ordres, sans liaisons ?

Combien à l'heure actuelle en restait-il de vivants, seulement ?...

Et que faire de ceux qui attendaient impatiemment le moment de partir, déjà recherchés, illégaux ?...

Ce même jour, à la gare de Caen, Brenner surveillait personnellement la manœuvre de plusieurs camions qu'une équipe d'hommes de peine s'affairait à charger de sacs de ciment prélevés dans un wagon et destinés à l'ouvrage de Merville.

Près de l'Allemand, un grand jeune homme, à l'allure énergique, sanglé dans un imperméable marron, les cheveux blonds plaqués coupés d'une raie impeccable, échangeait de temps à autre quelques paroles avec lui.

René Deschamps, alias Roger Dacquet, ingénieur du bureau d'études Duchâteau, avait rejoint son poste suivant l'ordre de Vimeux, alias Léonard.

Le Zodiaque était toujours présent à Merville.

26 février, 18 heures 45.

Dans la salle, au fond du café-tabac la Civette, à la gare de l'Est, enfoncé sur la banquette de moleskine d'une des stalles à table unique, Roger Simian parcourt distraitement Paris-Soir. Devant lui, le demi qu'il a commandé a déjà perdu sa mousse, sans qu'il songe pour autant à en absorber une gorgée.

Le docteur a rendez-vous avec son agent de liaison " Dudule que nous n'avons connu jusqu'ici que sous son nom véritable : Yves Duchâteau. Le jeune homme est en retard et Simian s'impatiente ; il n'aime guère ces attentes irritantes où les minutes qui passent vous amènent à remuer des pensées inquiétantes. Il faut être Bodard pour avoir cet imperturbable sang-froid, être capable de rester des heures durant aussi calme qu'à la première seconde. Oui vraiment, songe le chef du Verseau, de nous trois, c'était bien lui le plus fort, toujours tranquille, impassible en toutes circonstances ; des nerfs d'acier. Et ce sens de la transformation, pouvant apparaître indifféremment en ouvrier gouailleur, traînant l'accent de Belleville ou vêtu avec recherche, homme d'affaires aux mots choisis, ou bien encore respectable bourgeois, Français moyen, ancien combattant, chapeau melon et pardessus raglan, personnage type de l'inconditionnel du Maréchal, au coup d'œil entendu...

Oui, Justin semblait être né pour ces rôles de déguisement qu'il paraissait d'ailleurs affectionner.

- Excusez-moi, docteur, mais j'ai été retenu au bureau.

Simian sursauta, perdu dans ses réflexions, il n'avait pas vu arriver son interlocuteur. Celui-ci dégrafa sa canadienne, en rabattit le col et prit place en face de lui. Ostensiblement, il sortit de sa poche Je suis partout, qu'il posa sur la table.

- Les nouvelles sont mauvaises, l'informa Simian ; nous sommes coupés de Saint-Sauveur où une série d'arrestations au plus haut niveau vient de décapiter nos groupes. Plus de liaison et ordre supérieur de ne pas tenter de rétablir le contact.

- Mais que s'est-il passé ? Dénonciation ?

- J'ai peur qu'on ne le sache jamais. Toujours est-il que le commandant a été arrêté avec ses principaux adjoints.

- Et les gars qui doivent partir, pour lesquels j'ai déjà les papiers ?

- Rien à faire ! Lâche-les dans la nature ; c'est terminé. Nous ne pouvons plus rien pour personne.

Soucieux, Yves baissa la tête ; il avait encore promis à deux de ses camarades d'école requis de les faire partir, et ce coup porté lui semblait si brutal !

Brusquement, une pensée lui vint, insoutenable :

- Docteur, le père aurait-il parlé ?

- Non, rassure-toi. Notre brave Edouard ne connaissait que très peu de choses sur Saint-Sauveur et s'il avait parlé, nous serions déjà derrière les barreaux.

- C'est vrai, reconnut le jeune homme soulagé.

- Mais l'étau se resserre ; il est probable que nous allons devoir entrer dans la clandestinité. Il faudrait que tu nous obtiennes de nouvelles cartes d'identité. En prévision, je t'ai apporté les photos de quelques-uns d'entre nous. Peux-tu les faire faire au plus vite ?

Oui. Je pense que Françoise, à la mairie, pourra nous les fournir comme d'habitude.

- Tu es sûr d'elle ?

- Comme de moi ! Depuis l'arrestation du père, elle enrage. C'est lui qui avait organisé son embauche et elle lui était toute

dévouée.

- Bon alors, dès que c'est prêt, téléphone comme d'habitude au cabinet. Prochain rendez-vous au Dupont Saint-Lazare.

- Entendu, Dupont Saint-Lazare.

Les deux hommes, dont la conversation à mi-voix se perdait dans le brouhaha du café, se séparèrent bientôt. Yves partit le dernier, après avoir scrupuleusement lu le numéro de Je suis partout.

CHAPITRE VIII

Debout comme un cortège ont passé dans le soir les enfants du Futur, ignorant du malheur, La race enfin sauvée dont le regard royal Brillait dans le combat du sang de votre cœur.

Claude BOURDET

(Liberté)

Le mois de février s'achève. Il aura marqué le début du recul des forces de l'Axe. Le 1, les Japonais sont contraints d'évacuer Guadalcanal ; le 2, la 6e armée allemande de Von Paulus capitule à Stalingrad, ayant perdu 300.000 hommes dont 91.000 sont prisonniers, ainsi que 24 généraux.

Face à ces désastres, les Nazis réagissent avec leur violence habituelle ; sur leur ordre, le gouvernement fantoche de Vichy institue, le 16, le Service du travail obligatoire. Des milliers de jeunes gens sont concernés et vont, pour la grande majorité, rejoindre les rangs du maquis ou se mettre à l'abri en province, chez des paysans amis afin d'éviter le départ en Allemagne.

Les Alliés bombardent, prélude au futur débarquement, les villes italiennes de Naples, Crotone, Cagliari.

Pour la Résistance française, février sera aussi un tournant. Désigné par de Gaulle, Jean Moulin sera nommé représentant permanent du Comité national pour l'ensemble du territoire métropolitain, et chargé de la création du CNR.

Celui qui entrera dans l'histoire comme l'Unificateur de la Résistance saura mener à bien, au milieu des embûches et courant les plus grands risques, sa tâche écrasante. Parallèlement, les réseaux directement rattachés aux Anglais, soit à l'IS comme Alliance, soit au SŒ comme " Carte " ou " Prosper ", poursuivent leur incessante chasse aux renseignements. Pour sa part, le Zodiaque, par ses antennes de Trévières, de Formentin et de Paris, fait parvenir à Londres, plus ou moins régulièrement, une quantité d'informations très importantes. Plus tard, on apprendra que d'autres réseaux, dans les mêmes régions, en fournissaient de semblables, ce qui permettait à la centrale de comparer et de vérifier leur exactitude.

A Formentin, grâce aux informations que recueille Marianne, ainsi que celles que rapporte Pierre Michel, un brigadier de gendarmerie recruté depuis le début de l'année par Touflet (un copain de régiment), les allées et venues des bataillons allemands dans la région sont recensées, leurs numéros relevés sur les sous-vêtements que les feldgrau donnent à laver aux bonnes femmes du pays. Dans ses promenades à vélo ou conduisant un attelage, Daniel note soigneusement les implantations des batteries et les calibres des pièces. Auprès des soldats qui font le tour des fermes à la recherche de beurre et de fromages, qu'ils expédient en Allemagne, Édouard Lecène, bonhomme, sa bouteille de calva à la main, s'informe tranquillement en trinquant des destinations futures de ses hôtes.

C'est ainsi que Londres suit, pas à pas, les mouvements des divisions ennemies et de leur effectif mouvant recoupés avec d'autres renseignements parvenus par d'autres sources. Parfois il arrive que ce soit la centrale qui demande des confirmations ou des précisions sur certains points signalés par ailleurs.

C'est ainsi que le 2 mars, lors de son écoute, Daniel décodera le message suivant :

" A F.C. Vérification urgente travaux de défense en cours - Deauville - Mont Canaisy. - Stop. - état de ceux-ci - importance probable - activité chantier. - Stop. - entreprises concernées - dépendance Todt. - Fin. "

Pour y répondre, il devra s'y rendre plusieurs fois, jouant tour à tour avec Marianne les amoureux en promenade, ou l'ouvrier agricole vaquant à son travail ou encore le charretier emmenant un cheval chez le maréchal-ferrant.

Mais il finira par obtenir suffisamment de détails pour fournir à ses correspondants les précisions demandées.

24 mars.

A Saint-Sauveur, Louis Hémon, qui a rassemblé ce qui lui reste d'hommes, a formé trois sections qu'il a dispersées, l'une aux Tailles-de-Bléneau, l'autre à Malcouronnes, la troisième à Saint-Fargeau.

Coupé de tout commandement, isolé, sans radio, pourchassé par les patrouilles ennemies qui sillonnent la région, le cultivateur ne désarme pas pour autant.

Resté au contact du seul Vivien et de son groupe de Dracy, mais ne désespérant pas de pouvoir reprendre contact avec son réseau, Hémon garde son indépendance, bien que participant à plusieurs actions en coopération avec le maquis de Dracy.

Ce soir même, avec son équipe de Saint-Fargeau, il attaque sur la route de Saint-Amand une escouade allemande, incendie les deux camions, tue quatre soldats et rapporte de son expédition les quelques armes prises à l'ennemi.

Les Nazis se rendent rapidement compte que, s'ils ont cru avoir anéanti les " terroristes " du secteur, ils se sont illusionnés.

Les routes qu'ils emprunteront seront toujours semées d'embuscades, et les voies ferrées garderont leur insécurité pour leurs troupes.

Ce même jour vers 16 h 30, un cycliste pédale allégrement sur la route de Bayeux, venant de Vierville.

Georges Mousset se rend à la gare de l'évêché, où il doit remettre un document fort important à l'agent de liaison de Léonard.

Ce document présente en effet beaucoup d'intérêt ; il s'agit du calque, à l'échelle, des casemates de la Percée telles qu'elles apparaissent actuellement à leur sortie de terre.

Encore essoufflé de sa course, l'ingénieur range sa bicyclette qu'un maçon du chantier lui a obligeamment prêtée, et se dirige vers le buffet.

Dans un coin de la salle, vautré plutôt qu'assis devant un guéridon, un gros homme au visage sanguin, le chapeau rejeté vers l'arrière de la tête, paraît totalement absorbé dans la lecture du Miroir des Sports.

Tranquillement, Mousset s'empare d'une chaise proche et s'installe à la table voisine.

Lorsqu'il quittera sa place, après s'être désaltéré d'un verre de cidre bouché, le lecteur d'à côté semblera s'apercevoir qu'il a oublié l'Auto et, très intéressé décidément par les sports, il se l'appropriera sans vergogne, le parcourant longuement, puis le fourrera dans sa poche en se dirigeant vers le quai où le train de Paris est annoncé.

Le populaire journal jaune d'Henri Desgrange est précieux, car, discrètement fixé à l'intérieur sur une page que le gros homme s'est bien gardé d'ouvrir, le calque de la Percée s'achemine ainsi vers Paris.

C'est Léonard qui le réceptionnera le lendemain matin grâce à ce relais qu'il a lui-même organisé.

26 mars. 21 h 15.

Dans son réduit au-dessus du magasin de radio, Gérard Mainvieux appelle depuis un quart d'heure ses correspondants londoniens. Il a de plus en plus de difficultés à établir le contact, mais ce soir particulièrement, il n' " accroche " rien. Sans relâche, il pianote son indicatif, pestant contre " ces messieurs ", qui, bien à l'abri, ne sont guère pressés de répondre.

Dans la cour en bas, dissimulé derrière le placard aux poubelles, Boudard surveille attentivement l'entrée. Au coin de la rue Saint-Ambroise, Paulo, son fils, va et vient sur le trottoir. Il ne prête aucune attention à la camionnette de livraison d'une blanchisserie qui longe la rue au ralenti. Un livreur en descend alors qu'elle s'arrête au coin de l'impasse et tranquillement s'y engage, semblant chercher un client.

Un peu étonné de voir des gens travailler à cette heure tardive, Paulo le suit des yeux. Il le voit ressortir quelques instants plus tard et remonter dans la voiture qui démarre. Alors qu'il la regarde s'éloigner, il est ceinturé et entouré de plusieurs civils qui lui passent les menottes et l'embarquent sans ménagement.

Dès qu'il a vu la silhouette de l'homme s'arrêter devant la porte cochère, Boudard a compris. Il se rue vers l'escalier et s'engouffre dans le réduit pour alerter Mainvieux. Trop tard ! Presque aussitôt, une cavalcade dans le couloir annonce qu'ils sont là.

En un éclair, une dizaine d'hommes font irruption et les mettent en joue.

Abasourdi, le radio n'a pas eu le temps d'ôter son casque qu'il est enlevé de son siège et se retrouve les mains liées derrière le dos. Boudard, qui a voulu résister, est assommé à coups de crosse et jeté dans l'escalier.

C'est fini pour eux ; ils connaîtront à leur tour le tragique processus nazi : les " interrogatoires ", le pourrissement de la prison, et la mort au bout du couloir.

Alphonse Boudard, ancien de 14-18, croix de guerre, médaille militaire, sera fusillé le 20 juillet 1943.

Paul Boudard, son fils, dix-neuf ans, fusillé le même jour. Gérard Mainvieux, vingt-neuf ans, fusillé le 14 octobre 1943. L'insolente " baraka " de Chause a sauvé celui-ci, alors qu'il

aurait dû être du groupe : une liaison avec les cheminots des Batignolles l'en a éloigné.

Cette même baraka lui évitera de tomber dans la souricière que la Gestapo a tendue, comme on le verra plus loin.

28 mars 1943.

Affairé à la cuisson d'une casserole de pâtes qu'il remuait à l'aide d'une cuiller d'un air dégoûté, Justin Bodard, dans la cuisine du petit logement qu'il avait sous-loué rue Dussoubs, était songeur.

Passé le matin même à sa boîte aux lettres de la rue Goncourt, une guérite de la loterie nationale, il n'y avait trouvé aucun message de son équipe Boudard.

Le fait était anormal ; Boudard ou Chause ne laissaient jamais passer le rendez-vous radio sans lui donner de compte rendu. Il fallait qu'il se soit passé quelque chose.

Depuis le temps qu'il les mettait en garde contre les voitures de repérage allemand, ils allaient bien arriver à se faire épingler !

Il leur avait pourtant donné la consigne de replier le poste rue Popincourt, où un grenier était aménagé ; l'avaient-ils fait ?

Inquiet, le chef du Taureau jeta sa bouillie de pâtes dans une passoire pour la faire égoutter. Si cette équipe tombait à son tour, plus rien ne subsisterait à Paris du Zodiaque. Et comment savoir, comment tenter de rétablir le contact sans donner dans un piège si les gars étaient arrêtés ?...

Bodard réfléchissait en mastiquant son maigre brouet.

Enfin, repoussant son assiette, il ouvrit son portefeuille, en sortit un dixième périmé de la loterie, et, au crayon, inscrivit au dos : 30 - 16 - clairon.

Tant pis ; il prenait le risque de la boîte aux lettres plutôt que celui du domicile de l'un ou l'autre, certainement tous deux surveillés en cas d'arrestation. Il avait au moins une chance qu'ils n'aient pas parlé.

Dans l'après-midi, comme à l'accoutumée, il achetait un billet et glissait le sien sous l'éventaire. S'attendant à tout moment à être ceinturé, il s'éloigna de son même pas lourd et traînant, sans être inquiété.

30 mars. 15 heures.

Au café " le Clairon " Justin est assis à une table d'angle.

Discrètement, par-dessus le Matin, longuement déployé et dans lequel il semble s'absorber, il surveille les consommateurs et les allées et venues extérieures. Il ne remarque rien d'insolite ; deux tables plus loin, trois soldats allemands s'esclaffent bruyamment, le ceinturon desserré et la veste dégrafée.

Les minutes passent...

Soudain il se raidit imperceptiblement ; un cycliste vient de mettre pied à terre, immédiatement suivi d'un autre. C'est Chause et un Allemand. Tous deux calent leurs vélos, les verrouillent et semblent en grande discussion, surtout par gestes.

Entrant dans le bistrot, Chause s'avance vers le comptoir, toujours suivi du feldgrau. Les deux hommes poursuivent une conversation mimée dont Bodard ne comprend pas le sens.

Après avoir vidé son verre, l'Allemand assène une grande tape dans le dos du plombier, lui serre énergiquement la main et repart.

Chausebel finit sa consommation en prenant tout son temps, puis, remontant le col de son blouson, d'un imperceptible signe de tête, enjoint à Justin de le suivre.

Peu après, les deux hommes se rejoignent. Tout en marchant, Chause, tenant son vélo d'une main, met son interlocuteur au courant des derniers événements.

- Alphonse, Paulo et Gérard se sont fait coffrer ; le poste est sûrement embarqué, j'ai donné du nez dans les mecs de la Gestapo qui s'étaient embusqués.

- Attends. Reprends par le début, s'il te plaît.

- Bon, voilà : l'autre soir, c'était le jour du contact ; comme d'habitude, nous devions y être à quatre pour couvrir Mainvieux. Mais voilà t'y pas que, vers 4 heures de l'après-midi, je vois débarquer à l'atelier Henri, mon pote de Cardinet : " Chause, qu'y m'dit, faut qu'tu viennes ce soir au dépôt, il y a six wagons en transit depuis ce matin qui doivent être attelés pour demain sur un convoi à destination du Havre. Louis a essayé de jeter un œil ; mais ils sont verrouillés ; il croit, d'après une fente dans une paroi, que c'est des caisses d'obus. Alors il m'a dit : File prévenir Chause, qu'on voie si y a pas moyen de faire quelque chose. " Des caisses d'obus et six wagons ! J'ai pas hésité une seconde, j'ai prévenu le beau-père qu'il ne m'attende pas et j'ai couru au dépôt. Bon, je vous reparlerai de ça après, j'en reviens à Alphonse.

" Le lendemain matin pour avoir des nouvelles de l'émission, je prends le tube à six heures et je rapplique à Montreuil. J'arrive au bout de la rue et qu'est-ce que je vois ? Deux bagnoles fritz, arrêtées devant le pavillon du beau-père ! Comme si de rien n'était je longe le trottoir en face, tel un bon prolo qui va gratter et, mine de rien, je jette un cil en passant. Un vrai remue-ménage ! Ils viraient tous les bouts de bois pour chercher je ne sais quoi. J'avais compris. Je fais demi-tour et reviens à la turne. Tout de même, ça me tarabustait ; alors dans la matinée, je prends ma sacoche de plombier, deux bouts de tube de deux mètres, un rouleau de gros fil à souder et ainsi bardé, j'm'en vais à Saint-Ambroise. J'arrive sous le porche, rien d'anormal. J'emmanche l'escalier et, sur le palier, je cogne à la porte du cagibi radio avec mon tube, comme si cela avait été accidentel. Voilà la lourde qui s'ouvre et deux mecs qui me braquent. Moi, je joue le pauvre zig qui n'a pas fait exprès de taper et qui s'emmêle dans son barda. Les v'là qui m'engueulent : " Heraus ! fous le camp d'ici, espèce d'abruti. ".

" Tu parles que, jouant toujours les ahuris, je ne demandais pas mieux ! Au passage devant la boutique radio, je vois la mémère sur le seuil, le nez dans son mouchoir, chialant comme une Madeleine :

" - Eh ben ! quoi ! que j'y dis, ma bonne dame ? Qu'est-ce qui se passe dans la maison ? On se fait virer quand on vient bosser !

" - Chut ! qu'elle me répond ! C'est un vrai malheur ; ils ont arrêté notre commis qui était, paraît-il, de la Résistance, et aussi mon mari, le pauvre, qui a toujours râlé après les terroristes, lui, un ancien de quatorze qui jure que par le Maréchal !

" - Mais il faisait ça tout seul, votre commis ?

" - Pensez-vous ! Il avait deux ou trois complices qui ont été emmenés avec lui.

" Cette fois, il n'y avait plus de doute. Mes trois potes étaient cravatés.

" La bonne femme était tellement troublée qu'elle ne m'a même pas demandé où j'allais faire mes travaux. J'ai d'ailleurs pas attendu ; j'ai repris mes cliques et mes claques et j'ai pas moisis dans le coin ! L'après-midi, j'ai observé la boîte aux lettres ; apparemment tout allait bien. Le lendemain je me suis risqué à y aller et j'ai trouvé vot'billet. Malgré tout je me méfiais, mais, coup de chance, en montant à vélo la rue de Ménilmontant, je rattrape un Chleu qui s'esquintait sur sa bécane et j'le passe. Vexé, il croche ma roue et nous v'là tous les deux qui jouent les Pélissier. Je le largue et en haut je l'attends. Très sport, le Fritz, il me fait signe que ça lui a plu et m'invite à vider un godet. Je saute sur l'occase et j'y fais comprendre que je connais un bon troquet. Je me dis que s'il y a maldonne, arrivant avec un Boche, on se méfiera pas de moi. Voilà pourquoi je trinquais avec un brave frisé pendant que vous me lorgniez au-dessus de vot'canard.

- Bon, eh bien, nous voilà fixés. Première chose, on lâche la boîte aux lettres ; ensuite, tu vas changer de secteur.

- Ah non alors ! Je quitte pas ma bergère ni mon boulot !

- Si ! pendant un certain temps. Ton boulot tu le lâches ; quant à ta femme, tu l'emmènes. Ça suffit. Il y en a assez de pris comme ça.

- Pour aller où ?

- Je vais t'envoyer un peu au vert, à la campagne.

- Mais j'connais rien à la cambrousse. J'sais rien faire !

- Pour ce que l'on te demandera, tu sauras. Bon, maintenant parle-moi un peu de ces wagons.

- Ah ! oui, je les oubliais, eux. Mais quand on perd ses potes, dont l'un est son propre beau-père, et le môme Paulo que j'ai connu en culottes courtes...

- On n'y peut plus rien : il faut s'y faire ; demain, ce sera peut-être notre tour.

- Si au moins j'avais été avec eux !

- Ça ferait une arrestation de plus, voilà tout.

Allez, parle-moi des wagons.

- Les wagons, bien sûr ! Eh bien, le fameux soir, j'y vais avec mon jeu de clefs passe-partout. Les gars m'emmènent sur place ; manque de pot il y avait deux sentinelles, une de chaque côté, qui faisaient les cent pas le long du train. Louis me fait signe : " On va les occuper ailleurs, mais magne-toi ! " Je m'aplatis sous une rame à côté et v'là mes potes qui foncent auprès des Frisés avec leurs falots et qui commencent à les baratiner qu'ils ont vu des ombres suspectes rôder autour des machines à l'autre bout des hangars. Les deux Boches discutent et finalement, en voilà un qui s'en va jeter un œil ; l'autre reste près des wagons ; mais j'étais tranquille d'un côté. Aussi sec, je déhote et je commence à tâter les cadenas. J'en trouve un à la comprenette facile et doucement j'écarte la porte, je saute dedans et je referme.

Je fais une petite exploration et je tombe sur les foutues caisses ; oui, des obus de tous calibres : 155, 77, 47, 90, un peu tout, quoi ! C'était bon, j'étais renseigné. Mine de rien j'ressors de là-dedans, relourde tranquillement et, à quatre pattes sous les essieux, je regagne mes pénates. Seulement ça n'aura servi à rien car je n'ai pas eu le contact, et pour cause !

- Bon ! J'essaierai de savoir ce soir si le train est parti ; sinon on pourra peut-être faire quelque chose.

3 avril 1943. 22 h 15. Trévières.

Installé devant la mangeoire sommairement aménagée qui sert de pupitre, André Vacherat, au fond de l'écurie de la ferme, a établi le contact avec ses correspondants londoniens. Assise sur une botte de paille, Solange Delabarre croque distraitement une pomme en attendant la fin de l'émission.

Dans le grenier au-dessus, Polin et Aveline, chacun à une lucarne, surveillent les alentours. La nuit est très noire et un fin crachin la rend plus opaque encore. Soudain, Aveline appelle son coéquipier à voix couverte :

- Hé ! Robert ! il me semble voir des ombres bouger derrière la haie de la mare.

- Ce sont les chevaux qu'on a sortis tout à l'heure.

- Non ! Je vois les chevaux plus loin dans le pré. Et toi, de ton côté, tu ne vois rien ?

- Non, la cour est tranquille, aussi loin que je puisse distinguer.

A genoux dans le foin, sur le côté de la " goulotte ", Louis Aveline, tous ses sens en éveil scrutait si intensément les ténèbres qu'il en sentait ses tempes battre. A nouveau, il lui sembla voir quelque chose se déplacer au même endroit, et sa gorge s se noua, une sueur froide perla à son front ; distinctement maintenant, des silhouettes rampant dans l'herbe détrempée lui apparaissaient.

Au même instant, le bâtiment fut brusquement illuminé par des lampes puissantes, et des coups de feu claquèrent.

En un éclair la cour fut envahie de soldats allemands. Quelques civils qui les accompagnaient firent irruption dans l'écurie, pistolet au poing.

Presque aussitôt, les véhicules qui les avaient menés, restés très en arrière, apparurent.

Du grenier, des rafales éclatèrent, essaimant les assaillants : Polin et Aveline manifestaient leur présence. Quelques grenades leur répondirent, le grenier s'embrasa.

Vacherat et Solange, les mains sur la tête, sortirent escortés et montèrent dans une voiture qui démarra aussitôt.

Polin avait été tué par les grenades ; Aveline, gravement blessé, laissé pour mort, fut sauvé par les fermiers qui le transportèrent et le firent soigner dans une clinique de Caen. Il survécut, ayant perdu un œil, et devant être amputé de la jambe gauche.

Le lendemain matin, au siège de la Gestapo, les " interrogatoires " commencèrent.

Vacherat s'effondra aussitôt et fournit tous les renseignements et codes qu'il connaissait. Il donna les noms de Jontier, de Rouillé et celui de tous les hommes du groupe.

Dans une pièce voisine, Solange Delabarre, aux trois quarts dévêtue, sa lourde chevelure brune dénouée croulant sur son dos, le visage déjà marqué de coups, vit miraculeusement ses tortures cesser après les aveux du radio. Emprisonnée puis déportée en avril 1944, elle ne revint jamais des camps de la mort.

Au moment où il allait être arrêté, Jontier se défendit avec acharnement, transformant son bureau en place forte ; il fut finalement abattu sur place.

Rouillé, qui travaillait à la réfection d'un alambic dans une ferme, réussit à s'échapper à travers la campagne et à regagner Paris.

Pour se venger, les Allemands fusillèrent Raymond Rouvel sur-le-champ. Les autres subirent le même sort peu de temps

après, sauf Pignard qui parvint à s'enfuir.

Le groupe Jontier, du Bélier, réseau Zodiaque, avait cessé d'exister.

CHAPITRE IX

Ils sont dehors, mes frères de guerre Dans le soleil et dans le vent

Et si je pleure - je pleure souvent - C'est qu'ici je ne puis rien faire.

Madeleine RIFFAUD

(Chanson) 11 avril 1943.

L'appartement de la rue de Bruxelles : dans la salle à manger, quatre hommes terminent leur déjeuner. Vive et silencieuse, Geneviève, la propriétaire, amie de Bodard, s'affaire de la table à la cuisine.

- S'il te reste un peu de semblant de café, tu peux nous le servir ici, lui enjoint Justin.

Adossé à sa chaise, les yeux mi-clos, Simian semble absorbé dans la contemplation des volutes de fumée que Bérard, en face de lui, dispense généreusement, tirant à petits coups réguliers sur sa courte pipe noirâtre. A côté du docteur, Rouillé chipote distraitement quelques figues sèches ramenées le matin même par la maîtresse de maison d'une quelconque officine du marché noir.

L'atmosphère est lugubre ; chacun des convives semble s'isoler dans ses propres pensées. Elles sont pourtant communes et se rejoignent : Bérard imagine Jontier abattu, son grand corps basculant dans la mort.

Rouillé revoit ses compagnons fiers, pleins de vie, roulant sous les salves du peloton.

Simian compte ses disparus : le père Édouard, maître Brosset et tous les autres.

Bodard, tout en disposant les tasses, fait aussi son triste bilan : René, Pierrette Lajois et leur équipe ; Alphonse Boudard, Paulo et Mainvieux. La liste s'allonge, l'étau se resserre, qui demain ? Les groupes sont démembrés, le réseau désorganisé, tout ou presque est à refaire.

- Il faut nous restructurer. (C'est Bérard qui, secouant sa pipe, vient de rompre le silence.) Oui, il faut nous regrouper et reconstituer le réseau sur de nouvelles bases ; d'abord, et avant tout faire le compte de nos effectifs. Justin ? Où en sont tes groupes ?

Le tour en est vite fait. Un groupe, un seul : Formentin, et les rescapés de celui de Chausebel, c'est tout.

- Roger, à toi.

- Moi, reprend le docteur, je n'ai plus que le service de faux papiers de Dudule.

- Bien. En ce qui me concerne, je ne dispose plus que du groupe Léonard. Récapitulons donc : un groupe bien en place avec un émetteur : Formentin ; un groupe à Paris, Chausebel ; un service fonctionnant normalement dans les faux papiers, Vincennes ; et le groupe de renseignements, Léonard. Tout cela mis en commun a encore de l'allure, non ? Dans la mesure où nous n'avons plus, provisoirement je l'espère, qu'un seul radio, je vous propose que nous nous en servions tous.

- Tu oublies qu'il est à deux cents kilomètres d'ici !

- Non, mais le moyen de faire autrement ? On pourrait

faire établir la liaison par Rouillé, ici présent ; il connaît Bertrand et...

-- Impossible ! coupe Justin. Il est brûlé en Normandie. Je suis le seul à pouvoir le faire.

-- Alors, il faut avertir Alex au plus vite, car, d'après ce que me rapporte Rouillé, le radio Vacherat pourrait être facilement manipulé. Il faut que tu y ailles d'urgence.

- C'est bien. Je partirai demain matin ; je commence à avoir l'habitude du voyage. Je propose que Rouillé me remplace ici Pour la liaison Chausebel ; si vous êtes d'accord, je les présenterai ce soir.

Tandis que Geneviève servait le café, les quatre hommes mirent au point leurs nouvelles dispositions. Le combat continuait.

Le lendemain soir à Formentin, Bertrand, couvert par Lecène et Godard, expédiait le message suivant :

" De FC. - Prévenir Alex urgent. - Ordre général Zodiaque BSB relais n° 3 tombé - Stop. - Couper liai-son immédiatement. - Stop. - Centraliser sur FC. - ` Prévoir remplacement rapide sur zone 2. - Terminé. "

Comme Bertrand reposait son casque, Justin remarqua :

- Engins pratiques, mais engins de mort. C'est toujours par eux qu'arrivent les ennuis !

Fataliste, le jeune homme haussa les épaules :

- On ne fait rien sans risques ; sans eux, que ferions- nous ?

12 avril 1943.

A la gare Saint-Lazare, voie 24, le train venant de Cherbourg est annoncé.

Agglutinée derrière les barrières de bois qui la maintiennent au large des portillons de sortie, une foule compacte guette le tournant de la voie, où, dans quelques instants, va apparaître la locomotive.

Au premier rang, cramponnée à la rambarde, une grande fille blonde d'une vingtaine d'années promène son regard des rails à la grande horloge qui surmonte la sortie rue d'Amsterdam.

Louisette Galot, le cœur battant, attend avec une impatience fébrile l'express de Normandie qui lui ramène son fiancé. Deux fois par mois, le samedi à 11 h 45, c'est la même attente, dans la même fièvre que libérera l'apparition de la silhouette aimée au bout du quai.

Là-haut, la longue trotteuse du cadran a beau multiplier ses tours, il semble que les minutes ne passent pas, et chaque bond de la grande aiguille semble accélérer un peu plus les battements du cœur de celle qui attend.

Enfin, le haut-parleur nasillard crachote et annonce :

" Arrivée en gare de l'expresss 1090 en provenance de Cherbourg, Bayeux, Caen, Lisieux, Serquigny, Conches, Mantes Gassicourt. Dégagez les abords des quais, s'il vous plaît ".

Doucement au loin, la puissante machine apparaît tel un jouet mécanique dans la courbe enveloppée d'un halo de vapeur et de fumée bleue.

Elle grossit, grossit, et son énorme masse vient, dans un crissement de ferraille, s'arrêter à quelques centimètres du butoir rouge et blanc tandis que, dans ses flancs maintenant, résonne à grands coups réguliers le battement assourdissant de son organisme époumoné.

Déjà, le flot des arrivants submerge les portillons de sortie, noyant dans son déferlement les contrôleurs qui s'acharnent à vouloir récupérer les billets.

Se frayant péniblement un passage, quelques inspecteurs du CE interpellent au hasard les voyageurs chargés des plus grosses valises et les emmènent à l'écart pour en vérifier le contenu.

Louisette scrute attentivement cette cohue, affolée à l'idée d'avoir manqué celui qu'elle attend, ses yeux se brouillent à force de fixer, fatigués de l'effort intense qu'elle leur demande. Soudain, sans qu'elle l'ait vue approcher, une grande silhouette se dresse devant elle et d'un bond souple saute la barrière, maintenant presque déserte.

En un éclair, elle est soulevée de terre et se retrouve dans les bras du voyageur tant attendu. L'ingénieur Roger Dacquet, plus connu à Merville sous le pseudonyme de René Deschamps, vient de retrouver sa fiancée. Dans sa mission de liaison avec Léonard, son chef, c'est la plus sûre couverture de ses voyages bimensuels.

Le même jour, vers 16 heures, boulevard Bourdon, dans les bureaux déserts de cet après-midi de samedi, Dacquet remet à Léonard un croquis sommaire de l'implantation de Merville.

On commence à voir apparaître les emplacements des casemates et celui des champs de mines. Pour l'ingénieur chef, il s'agit maintenant de les remettre à Bérard pour leur acheminement vers l'Angleterre.

21 avril 1943. Londres.

Dans le bureau de Bowden, Sowinsky écrase nerveusement sa cigarette dans le cache-pot cuivré qui sert de cendrier à l'officier britannique.

Depuis près de deux heures maintenant, Alex tente de fléchir son interlocuteur sans grande réussite. Pour la quatrième fois depuis la réception du message l'avisant de la nouvelle perte que vient de subir le Zodiaque à Trévières, il insiste pour être renvoyé en France avec de nouveaux moyens afin d'aider ses amis à reformer le réseau.

Mais si Bowden se montré favorable à l'expédition du matériel réclamé, il refuse en revanche le départ d'Alex.

C'est que rien n'est simple au SOE. Dans le fatras de renseignements, de messages qui aboutissent à Baker Street provenant de toute l'Europe occupée, les services de Buckmaster démêlent un écheveau extraordinaire. La minutie anglaise s'efforce de recouper par sources différentes les éléments qu'elle considère comme primordiaux suivant les indications qui lui sont fournies par le haut commandement. On s'y perdrait à vouloir y retrouver une logique, tant est embrouillé l'écheveau de la lutte larvée qui est menée dans les bureaux londoniens. Les Britanniques savent que certains réseaux sont aux mains des Allemands, qui s'en servent pour les intoxiquer dans des " Funkspiels " savamment étudiés, tels que l' " opération Pôle Nord ", mais ils y participent volontiers. C'est un jeu difficile et subtil qui sacrifie délibérément des groupes entiers d'agents, sans compter la perte d'armes et de matériel.

Sowinsky, lui, ignore ces considérations. Ce qu'il veut, devant la grande détresse de son réseau, c'est être sur place pour le reforger. Bowden, lui, veut garder près de lui un agent dont il sait déjà qu'il aura besoin dans plusieurs mois pour une mission dans une région que l'avocat juif connaît parfaitement et où il sera extrêmement utile. Mais il ne peut s'en ouvrir présentement à son interlocuteur. C'est donc un dialogue de sourd, que Sowinsky, exaspéré, met sur le compte de la mauvaise volonté. Lorsqu'il quitte Baker Street, en proie à la plus vive irritation, il ne tient même pas compte de ce que l'Anglais a décidé de faire pour aider le Zodiaque. Et pourtant, c'est une véritable manne qui va tomber du ciel dans quelques jours sur le terrain du Fournet : deux postes émetteurs nouveau modèle, un million de francs français, deux containers d'armes légères, un autre de vivres, médicaments et cigarettes, et un instructeur radio pour couronner le tout ! Annonce de l'opération à la BBC :

" Les oiseaux de paradis aiment la lumière verte ", deux fois.

 

Ce même jour, à 20 heures précises, Bérard pousse la porte à tambour du café Les Colonnes à la Nation. A l'écart de l'agitation du bar " Léonard ", toujours sobrement vêtu, assis sur une banquette d'angle, il poursuit la lecture de Bagatelles pour un massacre, l'ouvrage très à la mode de Céline.

Se glissant parmi les tables encombrées, le chef du groupe Bélier vient le rejoindre et les deux hommes engagent une conversation banale dont une oreille indiscrète ne tirerait pas le moindre enseignement.

Leurs propos roulent sur les sports et la littérature et trois quarts d'heure plus tard, tout naturellement, au moment du départ, Léonard propose à son compagnon de lui prêter le livre de Céline qu'il vient justement de terminer. Bérard accepte et quitte l'ingénieur, serrant sous son bras le volume si vivement conseillé.

Vivement conseillé, en effet, car glissés entre la couverture et la jaquette illustrée, retenus par un fin papier collant, sont dissimulés les relevés de Dacquet à Merville et les calques d'ouvrages préparés pour la Todt, boulevard Bourdon.

23 avril 1943.

Dans le fracas assourdissant de la grande scie alternative se frayant lentement un chemin dans la bille de chêne qu'elle débitait, Chausebel tentait de comprendre ce que voulait lui dire le père Morin, patron des lieux.

Cela faisait maintenant plus de quinze jours que le plombier et sa femme étaient en " pension " dans cette petite scierie de village près de Nogent-sur-Seine, où Bodard, malgré leurs récriminations, les avait mis au vert.

Adrien Morin était un ancien combattant de la Grande Guerre, camarade de front et de tranchées de Justin, qu'il voyait de temps à autre à l'occasion d'une partie de pêche sur la Seine qui longeait le chantier en contrebas.

Le scieur, qui exploitait sa petite entreprise avec l'aide d'un commis, n'avait jamais voulu s'intéresser à la lutte clandestine malgré les relances de Bodard. Certes, il haïssait " les Boches ", et souhaitait ardemment leur défaite, mais il estimait qu'en 14 il avait fait sa part. Prudent, le chef du Taureau n'avait pas insisté.

Néanmoins, il avait pu sans grande difficulté faire héberger Chause et Jeanine à la scierie, prétextant soustraire le plombier au STO. Adrien s'était laissé convaincre, pas mécontent en fait de bénéficier d'une aide bon marché et très compétente car l'enfant de Belleville était d'une incroyable adresse pour les travaux manuels et d'une ingéniosité remarquable.

Pour l'heure, il venait de mettre au point un système, qu'il avait bricolé lui-même à la forge, permettant à l'aide de poulies démultipliées la marche en parallèle d'un ruban à grumes. Morin jubilait, enthousiasmé.

Jeanine déchargeait un peu la Juliette des tâches ménagères, ce qui permettait à la maîtresse de maison de s'occuper plus activement de la basse-cour en pleine expansion.

Bref, de cet arrangement de fortune, tout le monde était ravi car les Parisiens retrouvaient une table copieuse dont ils avaient perdu l'habitude. Malgré sa grande peine et son inquiétude pour le sort de son père et de son frère, la jeune femme gardait tout son allant et son apparente bonne humeur, et les Morin ne juraient plus que par ce couple qui leur était tombé du ciel un bel après-midi, amené par le " gars Justin ".

Pourtant, malgré son apparente acclimatation à la vie campagnarde, Chause n'était pas, loin s'en fallait, résigné à y séjourner bien longtemps.

Ses pensées le ramenaient souvent vers ses copains du groupe, les gars de Batignolles et les autres. A contrecœur, il avait passé le relais à Rouillé et l'avait introduit avec la responsabilité de le remplacer, mais il se rongeait d'impatience, sans nouvelles et sans cette lutte clandestine à laquelle il avait pris goût.

Aussi attendait-il de pied ferme que Justin, suivant sa promesse, l'autorise à reprendre son poste.

Accoudé au parapet de béton fortifiant la bordure de la falaise, Mousset fixait l'immensité de la mer. En cette fin d'après-midi printanier, un magnifique ciel bleu, dans lequel s'effilochaient quelques mousseux nuages blancs, se confondait là-bas au loin avec la ligne de l'eau qui limitait l'œil. Çà et là, quelques franges blanches d'écume parsemaient l'océan vert-bleu égayé du vol rasant des mouettes.

Mélancolique, l'ingénieur de la société Duchâteau songeait, regardant en bas sur la plage, sans les voir, les soldats allemands, torse nu, jouer au ballon sur le sable ou s'ébrouer au ras des vagues. Songeur, oui, Georges Mousset l'était ; songeur et découragé même ; jour après jour, tout au long de cette côte normande, il voyait se constituer, s'ériger, formidable et puissant, ce rempart hérissé de défenses qu'était le mur de l'Atlantique. Et il doutait vraiment qu'un jour, sur cette côte ou sur une autre, tout aussi bien fortifiée, des libérateurs puissent franchir cet obstacle si bien défendu, et faire reculer ses occupants. Combien lui apparaissaient dérisoires les quelques calques et croquis qu'il relevait soigneusement au péril de sa vie !

Que devenaient-ils, d'abord, après qu'il les avait fait parvenir à son chef ?

Par quel cheminement mystérieux parvenaient-ils, s'ils y parvenaient, aux troupes alliées ? Et n'était-ce pas prendre un bien grand risque que de percer et de dévoiler les plans nazis ? Pour cela déjà, à Merville, Choux avait été arrêté. A la suite de quelle imprudence ou de quelle malheureuse action de sa part ?

Peut-être était-il mort, déjà ? Et pourquoi ?

A l'enthousiasme dû début, lorsqu'il avait été contacté par Léonard, au courage tranquille et un peu inconscient qu'il avait montré tous ces mois, succédaient maintenant le doute, le découragement et l'inévitable pessimisme qu'ils entraînaient.

Oui, les pensées que roulait Georges Mousset dans sa tête en cette soirée d'avril n'étaient guère faites pour l'encourager. Son isolement, au milieu des troupes ennemies et des travailleurs requis, indifférents, n'était pas de nature à lui redonner un moral de combattant. Et pourtant, s'il avait su, à cet instant, combien son rôle et son action étaient importants dans cette position privilégiée qu'il occupait au cœur même du dispositif allemand, s'il avait deviné qu'au même moment, dans un bureau londonien des experts se penchaient avec un intérêt énorme sur ces quelques relevés qu'il avait fait parvenir, combien alors son moral se serait trouvé regonflé ! Combien sa tâche de combattant obscur lui aurait semblé aussi magnifique que nous la voyons !

29 avril 1943. 23 h 45.

Sur le terrain du Fournet, Bertrand (Daniel Marois) a réglé avec minutie le nouveau parachutage annoncé par Londres. Par deux fois déjà, dans la soirée, la voix anonyme de la BBC a annoncé :

" Les oiseaux de paradis aiment la lumière verte. "

Accompagné des huit hommes, ses fidèles, dont Lecène, le jeune homme a préparé soigneusement le terrain suivant un scénario maintenant classique.

La fièvre de la première réception a fait place chez ces " ombres de la nuit " à un automatisme devenu de routine. C'est sans émotion qu'ils attendent maintenant, et si le vrombissement de l'avion accapare tous leurs sens, dès qu'ils le perçoivent, c'est davantage dans l'interrogation muette qu'ils s'adressent pour savoir s'il s'agit " du leur ", que dans l'angoisse nerveuse d'autrefois.

Allongé au centre de la prairie, dont l'herbe humide de rosée rafraîchit sa peau au travers de ses vêtements, Daniel, songeur, admire la voûte céleste dans laquelle scintillent éternelles et impassibles au destin des hommes, les étoiles innombrables.

Le ronronnement encore lointain le sort de sa torpeur. Et le processus devenu habituel se renouvelle : balisage, envoi par la torche électrique de la lettre code, survol du terrain par l'avion, nouveau passage avec dérive et apparition des corolles se balançant un court instant avant de piquer vers le sol, course des hommes vers les containers et extinction des marquages. Cette fois pourtant, il y a du nouveau : là-bas au bout du pré, une silhouette s'est redressée et se libère hâtivement de ses har-nais. A Touflet qui est accouru, le parachutiste indique sa phrase de reconnaissance et se présente :

- Robert Degrain, spécialiste radio.

Et au cultivateur éberlué d'entendre l'arrivant s'exprimer en un français impeccable, il précise :

- Canadien de nationalité et normand de souche !

Quelque temps plus tard, dans la grande salle de la ferme, Daniel procède au déballage du caisson contenant les nouveaux appareils radio dont le nouveau venu lui signale les particularités de fonctionnement tout en dégustant une tasse de café largement additionnée de calva.

Pour sa part, Lecène s'affaire à récupérer les cartouches de cigarettes qui servaient de rembourrage aux instruments sans autrement s'intéresser à ceux-ci.

Demain, dans le bâtiment isolé d'un herbage voisin, Edouard, Daniel et Degrain feront l'inventaire des containers dont ils disperseront le contenu dans les caches habituelles, et le fermier restera ébahi devant les liasses de billets composant le million de francs, trésor de guerre mis à la disposition du Zodiaque par la centrale londonienne.

L'instructeur parachuté restera plusieurs jours à Formentin en attendant que Bodard lui indique son affectation ; il les consacrera à apprendre à Bertrand la manipulation des émetteurs et à émerveiller les cultivateurs avec ses récits sur ses aventures d'outre-Atlantique, sur la vie dans ce Canada qui leur paraît si lointain.

Ce même soir à Vincennes, rue de Fontenay, dans cet immeuble que nous avons précédemment entrevu lors de la visite d'Yves Duchâteau au père Edouard, dans un appartement du second étage, Françoise Renouf met la dernière main aux cartes d'identité que le jeune homme lui a réclamées, suivant la demande de Simian. Elle doit les lui remettre le lendemain et, dans sa chambre de jeune fille, à l'insu de ses parents, elle termine ce délicat travail commencé à la mairie où elle est la responsable du bureau d'état civil. Ainsi, malgré sa brutale disparition, l'œuvre entreprise par le prêtre se poursuit-elle, grâce à ces deux jeunes gens pourtant si isolés, obscurs combattants solitaires voués à une tâche ingrate et déprimante courant les plus grands risques sans jamais avoir la satisfaction de savourer le résultat de leur courageux engagement.

CHAPITRE X

Quand les blés sont sous la grêle

Fou qui fait le délicat

Fou qui songe à ses querelles

Au cœur du commun combat

Celui qui croyait au Ciel

Celui qui n'y croyait pas.

ARAGON

(La Rose et le Réséda)

Avril 1943 va disparaître pour faire place au joli mois de mai, chanté par les poètes et les romantiques. En ce nouveau printemps, l'Europe, encore sous la botte allemande, sent s'éveiller en elle la poussée des bourgeons commençant à percer sous la rude écorce de l'oppression. Avril en aura été le signe précurseur ; en Pologne les résistants exécutent l'un de leurs redoutables bourreaux : Hugo Dietz ; les Belges règlent son compte au journaliste collaborateur Paul Colin ; les Bulgares liquident Sanej, hitlérien notoire ; à Varsovie, les quarante mille Juifs emprisonnés dans leur ghetto se soulèvent, et les Alliés portent la guerre au sein du Reich en lâchant plus de treize cents tonnes de bombes sur Duisbourg.

Pendant ce temps, les fantômes de Vichy s'enfoncent un peu plus chaque jour dans la trahison et l'infamie ; le 28, Pétain fait l'apologie des sinistres miliciens à la solde des Nazis, les exhortant à faire mieux, et le 29, Laval rencontre Hitler pour l'assurer de son dévouement et de sa collaboration totale.

Le 2 mai va voir les partisans polonais frapper à nouveau en débarrassant leur pays du redoutable chef de la Gestapo de Cracovie, le général SS Krüger.

Ainsi, tandis que l'Armée rouge commence d'une formidable poussée à rejeter les troupes allemandes vers leurs frontières, tandis que s'organise à Alger l'embryon du futur gouvernement provisoire français, cependant que les forces anglo-saxonnes en AFN se sont emparées de la ligne Mareth, tandis que les bombardiers anglais et américains prennent régulièrement la route de l'Allemagne, partout les résistants et les partisans portent des coups sévères aux troupes, aux hommes de main et aux installations de l'ordre nazi.

L'immense édifice de la terreur, créé et maintenu dans un bain de sang, commence à se lézarder, laissant apparaître les signes de sa fin inéluctable. Mais toute bête fauve n'est jamais si dangereuse que blessée, et l'aigle, dans les soubresauts de sa longue agonie, va encore répandre autour de lui la souffrance, la douleur et la mort.

En France, la Gestapo, que secondent avec zèle et cruauté des bandes de pillards et des miliciens plus bandits que soldats, fait des ravages dans les maquis et le réseaux. Mais la relève est perpétuelle et instantanée :

" Ami, si tu tombes, un ami sort de l'ombre à ta place... "

Et ce n'est pas un mais cinq, dix braves qui se lèvent, car le grand essor de la Résistance est lancé.

Qu'importe à ce valeureux anonyme qui s'engage dans la plus difficile des batailles, que le groupe qui l'accueillera fasse partie des FTP ou de 1'OCM ! Qu'il appartienne à " Combat ", " Vengeance ", " Franc-Tireur ", " Libé-Nord ", " Résistance ", ou autre ! Qu'il soit lié à l'IS comme " Alliance " ou au SŒ comme " Prosper " !

Il ne fait pas de recherche pour choisir son maquis, il va simplement vers ceux qui, près de lui, combattent.

Il n'a qu'un but : " servir, être un artisan de la Libération " qu'il espère et devine au lointain.

Il n'est habité que d'un seul idéal : chasser de sa terre l' oppresseur sanglant et abhorré. Que son frère de combat soit chrétien, juif, franc-maçon, socialiste, communiste ou croix-defeu, il s'en moque, il s'engage, un point c'est tout.

Après beaucoup de difficultés et maintes péripéties, Bodard réussit à ramener avec lui, à Paris, Robert Degrain et son matériel radio.

Ce fut assurément une des tâches les plus délicates qu'il eut à accomplir dans son action de résistant. En effet, le Canadien ne semblait avoir aucune idée de ce que représentait un passage clandestin, et paraissait n'accorder que peu d'intérêt aux instructions qui lui avaient pourtant été copieusement dispensées à Londres.

Justin eut le plus grand mal à l'empêcher de fumer ses cigarettes anglaises au cours du voyage, et il dut les lui confisquer. De même, bien que l'ayant habillé en garçon de ferme, il fut obligé d'user de toute son autorité pour lui interdire d'interpeller les voyageuses et les jeunes passantes qu'il trouvait à son goût et qui étaient interloquées de se voir aborder cavalièrement par un rustre au parler émaillé d'un curieux accent.

Enfin, l'appartement de la rue de Bruxelles les accueillit, et le chef du groupe Taureau respira plus librement.

Quelques jours plus tard, après avoir instruit Rouillé du maniement des nouveaux postes, et assuré la liaison, Degrain, jugé peu sûr par ses imprudences constantes, repartit pour Formentin en compagnie de Bodard. Un Lysander prévu pour le 9 mai devait le ramener à Londres en même temps que le sac de courrier destiné à Baker Street. Initialement, ce devait être Bérard qui était désigné comme passager, mais sur l'insistance des responsables du Zodiaque, peu soucieux de conserver un aussi encombrant personnage, la Centrale accepta finalement de récupérer son Canadien.

Et, lorsque dans la nuit étoilée du 9, l'avion disparut à l'horizon du Fournet, Justin et Bertrand se regardèrent en poussant un soupir de satisfaction.

19 mai 1943.

Du paquet de lettres qu'elle vient de trier, la dactylo du service du personnel de l'entreprise Duchâteau extrait une grande enveloppe grise portant la mention " strictement personnelle " en gros caractères gras et adressée à M. Yves Duchâteau. Elle va aussitôt la remettre à son destinataire. Absorbé dans la lecture de L'oeuvre, le jeune homme s'en saisit distraitement et la décachète. Un mince feuillet tombe sur le journal et, incrédule, Yves lit ces quelques mots inscrits en majuscules d'imprimerie : " La libération est proche, c'est l'heure pour toi, pour ton père et tous les autres salauds de collabos de faire leur prière.

En guise de signature, un cercueil grossièrement dessiné.

Un peu décontenancé, le jeune homme retourne la feuille de papier bon marché et, songeur, la plie soigneusement avant de la serrer dans son porte-cartes.

C'est là un problème auquel il n'a pas pensé, pris par ses multiples tâches clandestines et officielles. Il est évident qu'aux yeux des gens il n'est qu'un collaborateur forcené. Personne, bien sûr, ne l'a jamais soupçonné de pouvoir être autre chose que ce fils d'industriel dont l'entreprise ne travaille que pour les Allemands. Tout le monde, au contraire, aura constaté qu'il fréquente régulièrement les autorités d'occupation, et que cette coterie lui aura valu, entre autres choses, l'avantage d'échapper au STO. Bien entendu, il est certain que le jour de la Libération il pourra compter sur le témoignage et l'autorité des responsables du réseau pour que son action de résistant éclate au grand jour. Mais il est non moins certain que son père devra rendre compte de ses activités pro allemandes. Or, malgré le dissentiment qui les sépare, Yves n'envisage pas sans inquiétude, à mesure que se profile la prochaine et inéluctable défaite du Reich, les conséquences que le comportement paternel vaudra à sa famille et à lui-même. Certains jours, au plus profond de leurs discussions, il a eu beau ressentir un sentiment très proche de la haine pour lui, il n'empêche qu'il est son père et que la seule pensée qu'il puisse payer de sa vie ses errements lui est insupportable.

Tandis qu'il longe le canal, ayant fui le bureau pour réfléchir en paix, marchant d'un pas de flâneur sous le soleil printanier, il se débat dans un cas de conscience angoissant. Doit-il intervenir auprès de Simian pour tenter une démarche qu'il sent par avance inutile ? Un jour où, découragé, il lui a fait part de ses disputes familiales, le docteur ne lui a-t-il pas répondu : " Dans une époque comme celle-ci où le sang innocent coule, où les meilleurs des fils de France sont torturés, massacrés, fusillés, il ne peut être question d'indulgence pour ceux qui auront pris le parti de l'ennemi, à plus forte raison pour ceux qui les auront aidés. Ton père répondra de son attitude. A Paroles lourdes de sens et avec lesquelles, sous le flux de sa rancœur, il s'était montré entièrement d'accord. A froid, pourtant, il ne se sent plus aussi ferme et ce bout de papier qu'il vient de recevoir lui rappelle la dure réalité. Et il ressent encore plus douloureusement l'absence du prêtre qui a toujours été pour lui, au-delà d'un confesseur, un réconfortant maître à penser. Mais, et cela ne fait qu'ajouter à son désarroi, l'abbé a été arrêté par ceux-là mêmes pour qui travaille son propre père. Où est-il à présent ?

Écartelé par ses sentiments contradictoires, Yves rentre à pied jusqu'à Vincennes ressassant de sombres pensées, pressentant confusément l'approche de jours difficiles. Ses pas l'amènent à la mairie où il attend Françoise, qu'il emmène avec lui dans un petit restaurant de la rue de Montreuil. Là, tout en déjeunant, il se confie à elle, lui faisant part de ses angoisses, mettant son cœur à nu. Jamais la jeune fille ne devait oublier ce jour de mai ensoleillé où son ami d'enfance s'épancha auprès d'elle ; elle qui regrette encore de n'avoir pas su trouver les mots, ni lui donner le conseil qu'il réclamait confusément.

28 mai 1943.

Chause et Jeanine sont rentrés à Paris et habitent le petit logement de la rue Dussoubs sous-loué par Bodard, qui s'est pour l'instant fixé dans l'appartement de son amie, rue de Bruxelles ; quant à Rouillé, il occupe une chambre de bonne dans l'immeuble de Simian.

Le poste émetteur apporté par Degrain fonctionne maintenant depuis le cabinet d'un dentiste, ami de Simian, rue Bobillot, et c'est Rouillé qui en assure le maniement. Mais les liaisons sont rares et difficiles car le docteur, rendu extrêmement prudent par les expériences précédentes, limite impérativement le temps d'émission, et bien souvent le contact n'est pas établi.

Ce jour pourtant une vacation rapide a permis à Rouillé de déchiffrer le message suivant :

" ABSB. - Prévoir départ de H. B. pour Centre prochaine lune. - Stop. - Arrivée même courrier porteur d'instructions nouvelles. - Stop. - Opération assurée par F.C. - Vérifier liaison. - Stop. - Code 2 - 8 - 5. - Stop. - Vérifier relevé pour confirmation. - Fin. "

Quelques heures plus tard, réunis rue de Bruxelles, Bérard, Bodard et Simian prenaient connaissance du texte qui enjoignait à Bérard de se rendre à Londres, par le canal de Formentin.

9 juin 1943.

A Merville, dans l'un des baraquements-bureaux de chantier, Deschamps, alias Dacquet, détache de sa planche à dessin le plan sur lequel il travaillait, le roule soigneusement et le tend au feldwebel de service qui a déjà entassé dans une grande sacoche grise tous les documents placés sur les tables voisines. Comme chaque soir, toutes les pièces relatives à la construction de la batterie vont être placées dans le coffre de sûreté du bureau personnel de Brenner, auquel nul, sauf lui, n'a accès. Gardé jour et nuit par deux sentinelles, le baraquement militaire ne risque pas de recevoir de visites importunes.

A 19 h 5, ponctuelle comme chaque jour, la voiture vient s'arrêter sur l'aire de façade. Brenner, Dacquet et les deux ingénieurs de la Todt employés aux travaux y prennent place afin de regagner l'hôtel-restaurant de Franceville où ils sont hébergés. Un moment plus tard, le temps de se rafraîchir et de se changer, Dacquet, profitant du camion assurant la liaison

de Caen, repart pour la cité normande, et à 20 h 40, il se retrouve à la gare attendant l'express de Paris. C'est en effet la troisième fois que ses parents ont autorisé Louisette, sa fiancée, à le rejoindre pour passer le dimanche en sa compagnie, chaperonnée par sa sœur aînée Régine.

Quelques instants après les jeunes filles font leur entrée dans la salle d'attente et la cadette se jette dans les bras du jeune homme.

Tout en bavardant gaiement, les jeunes gens remontent l'avenue, se dirigeant vers la Demi-Lune où des chambres ont été réservées dans un petit hôtel. C'est au moment précis où Dacquet demande à l'hôtelière les clefs que, se redressant brusquement des fauteuils où ils étaient quasiment dissimulés, deux individus jaillissent et le ceinturent. Derrière les jeunes filles stupéfaites, deux autres personnages se sont approchés :

- Police allemande, suivez-nous.

En un éclair, les trois amis se retrouvent menottés les mains derrière le dos et poussés vers une fourgonnette stationnée un

peu plus loin.

Une bonne heure plus tard, rue des Jacobins, la Gestapo a entre les mains deux calques que Dacquet dissimulait dans une doublure de son veston, et que Louisette devait ramener à Léonard. Qui a provoqué ces arrestations ? Eh bien, c'est encore le sieur Canivet qui en est à l'origine.

 

Dès l'arrivée de Dacquet à Merville, le mouchard, mis en appétit par la poignée de billets que lui a remis la Gestapo pour l'affaire Choux, n'a cessé d'espionner l'ingénieur sans qu'évidemment ce dernier ait le moindre soupçon, puisque personne ne connaît le rôle joué par le sinistre personnage. A plusieurs reprises, Canivet a rapporté à ses maîtres les petites anomalies qu'il a constatées : études discrètes entreprises par l'ingénieur sur les plans d'ouvrages de défense extérieure qu'il n'a pas à connaître, relèvement sur des épures de croquis reportés sur papier fin, etc. Ainsi alertés, les services allemands, désireux de ne pas renouveler leur demi-échec de la fois précédente, ont pris leurs dispositions en conséquence. Depuis quelque temps, Dacquet était filé et surveillé, et c'est pur hasard si dans cette période il ne se rendit pas à Paris. Aussi, lorsque l'ingénieur retint deux chambres dans l'hôtel de Caen, comprirent-ils que le contact avec un agent de liaison aurait lieu à ce moment. D'où leur intervention immédiate.

Il faut dire que l'inspecteur allemand Berger fut passablement surpris de voir poussées dans son bureau deux jeunes filles, alors qu'il n'attendait qu'un agent de liaison. Non parce qu'il s'agissait d'une femme, il en avait vu d'autres ! Mais qu'elles soient deux le surprenait assez. Ces réseaux de " terroristes " n'avaient guère l'habitude d'employer leurs agents en double. Flairant quelque chose d'insolite, l'inspecteur commença son interrogatoire avec courtoisie, essayant de rassurer les jeunes filles manifestement effrayées.

Dans une pièce du rez-de-chaussée, en revanche, Dacquet devait être durement malmené, car lorsque Louisette le revit le lendemain " son visage n'était qu'une plaie. "

On avait laissé les filles ensemble pour la nuit, les enfermant dans une chambre aux volets clos, meublée seulement d'un lit de camp qu'elles se partagèrent sans pouvoir dormir tant elles étaient terrifiées. Complètement affolée, Régine, de quatre ans plus âgée que sa sœur, ne cessait de pleurer et de se lamenter, ignorant complètement la raison de cette brutale arrestation. De son côté, Louisette, qui ne savait pourtant pas grand-chose (Dacquet ne lui avait jamais fait de confidences, se contentant de lui remettre une enveloppe fermée chaque fois qu'elle repartait, en lui demandant de la porter à une adresse qu'il donnait verbalement et qui changeait sans cesse), se doutait bien du genre de pli qu'elle emportait. A la seule question qu'elle avait posée au début, le jeune homme avait répondu : " Ne me demande pas d'explications. Si tu acceptes, fais-le pour moi. Sache seulement qu'il n'y a là rien qui soit contraire à la probité et à l'honneur. Moins tu en sauras pour le moment, mieux cela vaudra ; plus tard je te dévoilerai tout. " Pour cette jeune fille débordante d'amour, cela avait suffi, et elle ne considérait cette " commission " que comme un événement secondaire, sans portance, l'essentiel étant de rencontrer celui qu'elle chérissait par-dessus tout.

Au matin, un soldat déverrouilla la porte et un autre posa à terre deux gamelles de l'armée pleines de café et quelques tranches de pain noir. Les jeunes filles burent un peu, mais ne purent manger.

Le temps passa. Elles ignoraient l'heure car on leur avait retiré leurs montres, ainsi que leurs sacs à main et leurs chaussures.

Longtemps après - elles surent plus tard que c'était dans le milieu de l'après-midi - la porte se rouvrit et un civil lança :

- Laquelle est Louisette ?

La cadette se leva.

- Bien, suivez-moi.

L'Allemand referma la porte à clef et entraîna la jeune fille dans un vestibule dallé ; arrivés à l'extrémité, ils empruntèrent un étroit escalier menant au sous-sol. Un soldat en armes attendait, qui les pilota à travers un dédale de couloirs et s'arrêta devant une lourde porte massive, puis, se retournant, salua militairement. Le civil heurta le battant qui s'ouvrit et Louisette fut poussée dans une grande pièce basse, violemment éclairée. Le contraste avec la semi-obscurité d'où elle venait lui fit fermer les yeux. Quand elle les rouvrit, elle vit René assis sur un siège, les mains toujours liées dans le dos, torse nu, pieds nus, et le visage en sang. Elle voulut se précipiter vers lui, mais deux bras la retinrent, et elle demeura là, immobile, muette d'horreur.

Quelques secondes se passèrent ainsi dans un silence total puis, d'un coin de la pièce, l'inspecteur Berger se leva et interpella l'ingénieur d'une voix très calme :

- Monsieur Dacquet, vous n'avez pas voulu parler jusqu'à présent, c'est bien, vous avez fait votre devoir, vous êtes un homme véritable, nous savons reconnaître le courage. Mais nous sommes en guerre, et nous ne pouvons admettre que l'ennemi soit informé de nos secrets militaires. Nous devons absolument briser tout mouvement, d'où qu'il vienne, mettant en péril notre défense ; or, vous êtes un maillon de la chaîne qui nous espionne. Vous comprenez bien, parce que vous êtes intelligent, que c'est la chaîne entière que nous devons saisir pour assurer notre sauvegarde. Et vous devez comprendre aussi que pour cela nous devons employer tous les moyens.

L'Allemand martela ses dernières paroles, ce qui accentua un peu plus son accent germanique.

- Vous comprenez ?.

Immobile sur son siège, les yeux fermés, Dacquet ne bougeait pas.

Terrorisée, Louisette reportait son regard de l'un à l'autre des hommes présents dans la pièce. Outre les deux qui lui tenaient les bras, et l'inspecteur qui marchait de long en large en parlant, il y avait, assis devant une petite tablette d'angle un petit gros, chauve, qu'elle ne voyait que de dos, et un peu plus loin, un autre personnage, en uniforme celui-là, vautré sur une chaise et dont elle n'apercevait que les bottes brillantes croisées sur une table de bois blanc aux massifs pieds carrés, et la cravache dont il les martelait à petits coups.

L'inspecteur poursuivait son monologue :

- Nous sommes pressés, très pressés, car votre disparition va alerter vos complices. Demain, ils s'inquiéteront, alors nous n'avons pas le choix. Vous ne voulez pas parler ; nous saurions vous y contraindre à la longue, mais nous n'en avons pas le temps. Alors, écoutez-moi bien - tirant les cheveux de son prisonnier en arrière, il lui releva la tête - nous allons travailler au corps cette jolie demoiselle devant vous, après quoi nous l'enverrons en Pologne dans un bordel pour nos troupes de choc, vous comprenez ?

Et comme l'ingénieur restait coi, il se retourna vers la jeune fille et d'un ton cette fois menaçant :

- Déshabillez-vous !

Épouvantée, Louisette ne bougea pas ; Berger la gifla alors à toute volée en criant :

- J'ai dit : déshabillez-vous !

Aveuglée par les larmes, se sentant près de défaillir, la jeune fille commença de dégrafer son corsage. Dans l'intervalle, ses deux gardes du corps avaient tiré au milieu de la pièce la lourde table et, revenant vers elle, la saisirent brutalement. En un éclair ils firent sauter ses vêtements, et elle se retrouva entièrement nue. Remplie de honte, elle croisa ses bras sur sa jeune poitrine, mais ils lui empoignèrent les mains qu'ils ramenèrent derrière son dos. Se redressant du coin où il se tenait, l'officier en uniforme s'approcha et, attrapant la pointe d'un sein, le pinça sauvagement. La jeune fille poussa un hurlement et Dacquet fit un bon sur son tabouret. Passant derrière elle, le Nazi lui cingla violemment les reins de sa cravache et, de nouveau, un déchirant cri de douleur fit tressaillir le garçon maintenu sur son siège. Berger s'approcha de lui :

- Ceci n'est que pâles préliminaires ! Vous allez voir beaucoup mieux !

Imperturbables, les deux gardiens renversèrent leur victime et la jetèrent sur la table. Pressentant ce qui allait suivre, Louisette suppliait, gémissait en se débattant.

Hagard, les yeux fous, l'ingénieur n'y tint plus :

- Arrêtez, je vous en prie, arrêtez.

L'inspecteur s'approcha :

- Vous parlez ?

- Oui, mais laissez-la et faites-la rhabiller.

- Bien, mais n'essayez pas de gagner du temps car cela serait pire pour elle.

- Non, n'ayez crainte. Elle n'y est pour rien ; si je parle, vous la libérerez ?

- Certainement, si elle est innocente.

- Elle l'est totalement, je vous en donne ma parole. Lâchez-la et vous saurez tout.

- C'est bon, qu'on la laisse se vêtir.

Aussi imperturbable que l'instant d'avant, les deux gardes tendirent ses vêtements à la jeune fille qui les remit promptement ; on la fit ensuite asseoir sur la table.

Dacquet répondait maintenant à toutes les questions qu'on lui posait ; dans son coin, le petit homme gros et chauve notait tout.

Les choses allèrent très vite ; le lendemain, Mousset à Vierville et Léonard à Paris étaient arrêtés.

Mousset - Jacques Rivet - torturé en vain car il ne connaissait que Dacquet et son chef, fut fusillé le 14 octobre.

Léonard - Paul Vimeux - fut successivement incarcéré à Paris, à Cherbourg, et à Caen. Cet homme de fer, à la volonté inébranlable, supporta tous les supplices sans broncher car aucun de ses agents de liaison, ni de ses amis de lutte, ne fut inquiété. Il devait être fusillé le 6 avril 1944.

Dacquet - René Deschamps - fut déporté en novembre 1943 au camp de Sachsenhausen, où il mourut en mars 1944.

Louisette Galot, ramenée à Paris, fut libérée le 24 juillet 1943. Régine Galot, tragiquement disparue depuis, fut remise en liberté le surlendemain de son arrestation.

Il convient d'ajouter, pour clore ce bref historique du groupe des Ingénieurs que Louisette Galot, meurtrie, ne s'est jamais mariée. Elle s'est toujours considérée comme responsable de la chute du groupe. C'est à ceux qui sont tombés qu'il appartiendrait, seuls, de porter un jugement sur ce jeune couple qu'elle a voulu continuer de faire survivre au delà de la mort.

CHAPITRE XI

...Ah ! tant de douleur dominée, tout d coup la bouche sent monter le sel noir et le sang. O vous qui retenez l'espoir entre vos dents le regard agrandi par l'aurore future pardonnez d tous ceux qui parleront de vous !

JEAN TARDIEU (Le Vent)

Le mois de juin s'achève en tragédie pour la Résistance ; le 21, son délégué pour l'ensemble du territoire français, représentant le général de Gaulle, l'héroïque Jean Moulin - Max -, victime de la trahison à son tour, tombe à Caluire, près de Lyon. Celui qui avait réussi, avec une inlassable patience, à unifier les grands mouvements de patriotes en formant le Conseil National de la Résistance, dont il assumait la présidence, va disparaître dans un épouvantable chemin de tortures et de souffrances.

Déjà, le 9, le chef de l'Armée Secrète, le général Charles Delestraint, trahi lui aussi, a été arrêté et sera assassiné en Allemagne.

Les Allemands, disposant de services désormais supérieurement organisés dans la lutte contre l'action clandestine, frappent partout. Des réseaux entiers sont décimés : " Comète ", " Prosper ", " Gallia ", " Marco Polo ", " Brandy ", pour n'en citer que quelques-uns. Les arrestations se multiplient ; les généraux Gatteris, Grandsart, Gilliot, Frère, en sont les principales victimes.

Partout, dans toutes les grandes capitales régionales de province, on torture et on fusille. Le bain de sang devient ruisseau. Comme le rappelle Marie-Madeleine Fourcade, dont le réseau, Alliance en fut le saisissant exemple : " Nous ne connaîtrons jamais toute la liste fulgurante des héros qui choisirent de mourir à notre place, le phénomène majeur de la Résistance, sa quintescence. "

Mais cela n'empêche pas les traîtres de dormir ; au contraire, le 5 de ce mois Laval déclare : " Il est des Français qui combattent en Russie..., ils défendent le véritable intérêt français. Le gouvernement les en félicite et les en remercie. Il souhaite que leur exemple soit imité. "

Et l'ineffable Pie XII, qui n'élève pas la voix pour stigmatiser les camps de la mort allemands, ni le barbarisme des Nazis, proteste le 2 juin contre les bombardements aériens.

Dans le même temps, à Alger, se constitue le Comité Français de Libération Nationale dont les généraux de Gaulle et Giraud assurent la direction. Les Alliés, eux, dressent un premier bilan de leurs pertes ; l'addition est déjà lourde : près de trois cent mille hommes pour les Anglais et plus de quatre millions pour les Soviétiques qui supportent de nouveau le poids écrasant du choc, car l'Afrika-Korps a été décimé par les Britanniques et les Forces Françaises Libres le mois précédent.

Le Zodiaque, comme on vient de le voir, a subi un nouveau et rude coup. Ses responsables ne le sauront que quelques jours plus tard par l'agent de liaison de Simian, qui ne pourra rétablir le contact avec le boulevard Bourdon, et leur apprendra que le réseau se trouve amputé d'une unité de renseignements fort importante.

Chause et Rouillé, qui travaillent maintenant souvent ensemble, assurent la tâche délicate des liaisons radio, le premier couvrant, avec deux ou trois de ses cheminots, le second.

Bodard et Simian se démènent pour reformer des groupes, mais l'entreprise est malaisée. Quant à Bérard, il a pris la route de Formentin dans l'attente de son prochain départ.

5 juillet 1943.

L'équipe de réception et de liaison mise sur pied par Bertrand et Lecène à Formentin fonctionne à merveille.

Le terrain du Fourmet est reconnu par Londres comme l'un des meilleurs existant dans toute la région et le SOE qui ne dispose pas partout des mêmes facilités, en use largement.

Depuis plusieurs fois déjà des envoyés de la capitale anglaise y atterrissent, disparaissent le lendemain pour effectuer leurs missions, chaque fois pilotés jusqu'aux gares les plus proches par Justin qui, venu tout spécialement, est le seul à assurer les relais.

Par cette belle nuit d'été, le Lysander vient de décoller, emmenant Bérard et son courrier outre-Manche et, tandis que Bertrand et ses garçons font disparaître toute trace sur le terrain, Bodard ramène à la ferme le passager qui s'est présenté sous le nom de " Bob ".

Dès l'aube, à pied, par de petites routes secondaires, Justin conduit le nouvel arrivant jusqu'à Lisieux où il va prendre un train pour Paris, puis rentre à Formentin pour prendre quelques jours de repos jusqu'au retour de Bérard.

Le lendemain soir, Bertrand, lors de son contact radio, reçoit le message suivant :

AFC. - H. B. arrivé. - Code retour prévu le 21 : Oncle Louis revient ce soir. - Deux fois. Stop. - Attention groupe lettre security. incomplet dernier message. - Fin. "

Quittant le grenier, Bertrand fulminait : " Qu'est-ce que c'est que cette salade de security incomplet, ça fait deux ans que je l'utilise régulièrement sans accroc, j'ai eu le temps de l'apprendre ! Ils sont devenus cinglés là-bas ! "

14 juillet 1943.

Appuyant sur les pédales de toute la force de son jeune corps, rompu aux durs travaux, Marianne remonte nerveusement la petite route caillouteuse qui la ramène à la ferme. Elle revient de la grand-messe et elle entend encore, montant du vallon, le bourdonnement des cloches de Bonnebosq que le curé, malgré les interdictions, s'est obstiné à faire carillonner. Il y avait beaucoup de monde à l'office, et la fanfare, massée dans le char, a même fait résonner ses cuivres. Comme d'habitude, la jeune fille a dû s'esquiver rapidement afin d'éviter la cour empressée que ne manquent jamais de lui faire ses fidèles admirateurs : le quincaillier, bellâtre frisant la cinquantaine, toujours en quête de bonnes fortunes, le coiffeur, au compliment toujours prêt sinon toujours drôle ; Roberge, le gros propriétaire sanguin, qui croit qu'un portefeuille rebondi force toutes les décisions, et quelques autres, sans oublier le distingué conseiller Palarin que sa petite usine impose parmi les notables. On les comprend, d'ailleurs, Marianne est jolie, très jolie. Elle n'a pas le visage un peu rougeaud de ses compagnes, sa carnation de blonde naturelle, à la longue chevelure maintenue la plupart du temps par un carré de soie noire, lui donne ce qu'on appelle communément un teint d'abricot auquel le hâle du grand air n'est pas étranger. La silhouette, assez grande et élancée, est marquée par une taille haute et menue. Le galbe des formes, des jambes à la poitrine, est parfait. De tempérament réservé, elle passe pour un peu fière. En réalité, elle est surtout timide, mais sous cette timidité se dissimule un caractère volontaire, obstiné, voire un peu têtu, que son père se plaît à reconnaître comme très proche du sien.

Comme elle arrive à la ferme, la jeune fille est surprise de voir deux carrioles garées dans la cour, brancards au sol, les chevaux ayant été dételés.

Elle est plus étonnée encore lorsqu'elle entre dans la grande salle commune, qu'elle découvre pleine de gens, verre en main, et qu'elle voit la table garnie de ses rallonges, parée de la nappe blanche des grands jours, portant la vaisselle fine des cérémonies, décorée de gros bouquets de roses blanches et d'œillets pâles. Et comme elle reste interloquée sur le seuil, d'un seul cri tous les convives scandent : " Bon anniversaire ! " en venant tour à tour lui donner l'accolade. Il y a là, outre ses parents, son parrain Touflet et sa femme, ses oncles Eugène et Raphaël venus de Coquainvilliers, les Pouchin et leur fille, ainsi que Justin Bodard et Bertrand, qui vient le dernier l'embrasser tendrement.

Rose de bonheur, Marianne ouvre fébrilement les petits Paquets que chacun lui a offerts. Elle croit avoir tout vu, mais non, dans le creux de son assiette, un écrin grenat entrouvert, duquel dépasse un petit bristol qu'elle lit maintenant :

" Ses amis patriotes, connus et inconnus de son réseau, à leur petite Marianne qui, par ce beau jour de 14 Juillet, fête aujourd'hui ses vingt ans. "

En sortant de l'écrin la superbe montre-bracelet rapportée de Paris par Justin Bodard, Marianne, bouleversée, éclate en sanglots.

20 juillet 1943.

Les voitures de dépistage gonio ont repéré l'immeuble de la rue Bobillot, dans lequel Rouillé a installé son poste. A la fin de l'émission, elles n'en étaient la veille qu'à une cinquantaine de mètres, mais la couverture assurée par Chause a bien fonctionné. Du café, où il est accoudé au comptoir, toujours en bleus de chauffe, pérorant avec l'un de ses gars, le plombier les a décelées : une Chenard et Walcker fourgonnette aux couleurs d'une marque d'apéritif, et une camionnette bâchée restée au bout de la rue de Tolbiac. Il envoie le signal convenu : il enlève et remet deux fois de suite sa casquette, et son ami Louis, tapi derrière les rideaux de la fenêtre d'en face, va dans la pièce contiguë avertir Rouillé. Mais celui-ci vient tout juste de terminer et range son matériel.

Le lendemain, très tranquillement, il ira le récupérer et, non moins tranquillement, le ramènera dans sa chambre, attendant que Simian lui indique un nouveau lieu pour émettre.

Ce même soir à Formentin, à l'écoute de la B.B.C., Bodard, Bertrand et Lecène prêtent une oreille attentive aux messages personnels. Au fur et à mesure que les jours passent, la liste s'allonge un peu plus. Enfin, au travers du brouillage, ils perçoivent le premier signal :

" Oncle Louis revient ce soir ". Une fois.

C'est donc pour le lendemain soir probablement ; au matin, Marianne, toujours sur son vélo, ira demander aux autres de se préparer, routine devenue désormais habituelle.

21 juillet 1943.

Bien que la B.B.C. ait régulièrement envoyé le message de confirmation, le Lysander devant ramener Bérard ne se présente pas au rendez-vous. Et à 0 h 30, Bertrand, qui est sur place avec ses hommes depuis 22 h 30, donne le signal du repli.

Plus tard on apprendra que, légèrement touché par les batteries de DCA d'Hennequeville, l'avion a fait demi-tour.

La chance vient d'abandonner Rouillé, lui qui avait réussi à passer à travers toutes les mailles du filet depuis plus d'un an, lui qui avec un sang-froid et une adresse incroyables avait mené à bien tant de missions qui lui avaient été confiées, vient de tomber bêtement, par hasard. Simian lui avait fourni une nouvelle adresse pour abriter son émetteur, et, avec sa désinvolture coutumière, le radio était parti tranquillement, sa valise à la main. C'est en sortant du métro Reuilly-Diderot qu'il se heurta à un barrage de police mis en place en face des caisses de vente de tickets. Imperturbable, il présenta ses papiers, mais il y avait peu d'affluence et un autre policier inoccupé s'enquit de ce qu'il transportait. Se voyant mal parti, Rouillé lui balança sa valise dans les jambes et, profitant du coude que formait le couloir, il s'élança en courant à contresens. Mal lui en prit, car alertés par les coups de sifflet, cinq ou six soldats allemands qui descendaient de la rame suivante le ceinturèrent et le remirent aux feldgendarmes.

De ce moment, on ne sut jamais ce qu'il advint de lui car personne n'en eut plus aucune nouvelle. Ce qui est certain, c'est que, trouvé en possession d'un poste émetteur, il dut être très sérieusement interrogé, et qu'il fit preuve du courage qui lui était habituel car Simian, avec lequel il travaillait directement, ne fut jamais inquiété.

Pierre Vallin - dit Rouillé - disparut définitivement ce jour-là, et ses amis, qui lui doivent tant, ne purent jamais se recueillir sur sa tombe. Seul son souvenir reste impérissable.

27 juillet 1943.

Marianne, qui sort de chez le grainetier rue Pontmortain à Lisieux, se trouve nez à nez avec un grand diable mal rasé, les vêtements fripés, l'air un peu hagard, qui l'aborde avec vivacité :

Après des recherches obstinées, Simian retrouva après la guerre la caissière du métro qui lui relata l'arrestation. D'après le signalement, la date, et l'heure approximative, il ne fait pas de doute qu'il s'agissait de Rouillé.

- Mademoiselle, vous me reconnaissez ?

Marianne interloquée le regarde. Oui, en effet, elle a déjà vu cette figure-là quelque part, mais elle ne la " situe " plus. Alors se penchant vers elle, l'homme chuchote :

- Je suis Bob, vous savez, c'est moi qui suis arrivé par avion.

Ah ! oui, cette fois la jeune fille le " remet ". Il est arrivé un soir d'opération, tard, avec Justin. C'est un " parachuté ", qui pour elle ne fait guère de différence entre ceux qui arrivent au Fournet par la voie des airs.

Il poursuit :

- Savez-vous où je peux trouver l'ami qui m'a amené l'autre jour ? Je suis recherché par les Allemands, c'est la seule personne que je connaisse par ici.

Marianne hésite : l'homme paraît vraiment traqué, mais elle se méfie. Tout le monde l'a mise en garde contre les inconnus qui pourraient l'aborder.

L'autre a perçu son indécision, il insiste :

- Je vous en prie, aidez-moi, je suis seul, perdu ici, avec les Boches qui me talonnent.

Elle se décide alors :

- Bon, retrouvez-moi dans une bonne heure en haut de la côte de Saint-Désir, partez tout de suite, moi je suis à vélo et j'ai encore quelques commissions à faire.

- Où est-ce ?

- Sortez de la ville et prenez à droite la route qui va sur Cabourg.

- Entendu, à tout à l'heure.

Tout en terminant ses courses, Marianne réfléchit ; ce n'est guère prudent de ramener ce type à la ferme ; d'un autre côté, s'il est vraiment à la dérive, il faut essayer de l'en sortir.

Lorsqu'elle le rattrape un peu avant le haut du coteau, elle a trouvé une solution intermédiaire :

- Je ne peux vous ramener directement à la maison, car il y a un contrôle permanent de feldgendarmes à Manerbe. Je vais vous indiquer un endroit où vous attendrez que l'on vienne vous chercher.

- Vous ne m'abandonnerez pas ?

- Non, n'ayez crainte.

Et un moment plus tard, comme ils passent le long d'un grand herbage planté de pommiers, la jeune fille, désignant au loin un bâtiment couvert de chaume :

- Vous voyez le pressoir là-bas, allez vous y cacher en attendant. Au-dessus il y a un grenier à pommes où vous pourrez vous reposer. A cette saison, vous ne risquez pas d'y rencontrer quelqu'un. De toute façon il appartient à l'un de mes oncles et vous y serez en sécurité.

- Bon, merci, je compte sur vous.

En arrivant à la ferme, elle trouva tout le monde à table. Comme sa mère la tançait pour son retard, Marianne leur fit part de sa rencontre.

Justin, qui se débattait avec une carcasse de poulet, fronça les sourcils :

- Où est-il ?

La jeune fille raconta alors par le menu la façon dont elle avait été abordée par l'homme, le décrivit et relata comment elle s'en était sortie.

- Pas de doute, dit Bodard, c'est bien le gars que j'ai emmené à Lisieux il y a quelque temps, mais d'après le peu qu'il m'a dit jamais il ne devait revenir dans le coin. Il me semble qu'il devait se rendre dans l'Aisne pour y assurer une importante liaison.

- De toute manière, coupa Lecène, on ne peut pas le ramener de jour, il faut attendre ce soir.

- Oui, approuva Justin, j'irai le récupérer à la nuit, Bertrand m'accompagnera en couverture, on ne sait jamais.

3 août 1943.

Cela fait maintenant près d'une semaine que Bodard et Bertrand ont ramené Bob à la ferme. Il leur a narré tous ses déboires : le réseau, qu'il devait reconstituer après une série d'arrestations, décimé à nouveau par une opération de la Gestapo, le cou de chance qui lui a permis de s'échapper et son long vagabondage à travers la campagne sans aucun havre où se réfugier, son espoir très mince de retrouver les gens du comité de réception qui l'ont accueilli lors de son arrivée, sa seule planche de salut. Il rôda depuis quatre jours dans Lisieux espérant trouver un visage de connaissance, s'attendant, à tout moment, à être arrêté, lorsqu' a aperçu Marianne. Ayant eu la chance inespérée de s'en sorti il insiste pour que Londres soit informé et organise son retour. Mais Bertrand, très méfiant, a déjà, à son insu, prévenu la ce traie et demandé des instructions. A l'autre qui s'impatient il déclare qu'il n'a pas eu de liaison radio.

Ce matin, Bob qui se plaint depuis deux jours d'un violent mal de dents, a ému Mme Lecène qui, lui prêtant la bicyclette de son mari, lui explique comment se rendre à Pont-l'Evêque pour s'y faire soigner chez un dentiste.

Il n'y a personne à la ferme : tout le monde, y compris Marianne, est occupé dans les prés à monter du foin.

4 août 1943.

Il est un peu plus de sept heures du matin et les

hommes, qui ont déjà soigné les bêtes et aiguisé les lames de faucheuse, déjeunent dans la grande salle.

Dans la laiterie, derrière la cuisine, Marianne finit de " passer " le lait, et le ronflement de l'écrémeuse couvre encore le caquetage des volailles picorant le reste de maïs qu'on vient de leur jeter.

- Bob n'est pas levé ? s'informe Justin.

- Si, depuis longtemps, répond Mme Lecène. Je l'ai vu vers six heures se diriger vers les écuries, je pensais qu'il allait vous rejoindre.

Presque au même moment, de derrière la maison, l'épagneul breton se met à aboyer furieusement et la fermière, qui jette un coup d'œil machinal par la petite fenêtre de la cuisine, le voit tirer frénétiquement sur sa chaîne, comme s'il voulait se jeter sur quelqu'un.

Au même instant, la grande salle est brusquement envahie par une vingtaine de soldats allemands dirigés par deux civils, revolver au poing. Avant qu'ils n'aient eu le temps de comprendre, Bodard et Lecène sont assommés à coups de crosse ; Bertrand, d'un bond a sauté dans la laiterie et claqué la porte dont il pousse le loquet intérieur. Surpris, les Allemands mettent quelques secondes à réagir, puis tirent plusieurs rafales de mitraillettes sur le battant de vieux chêne. Ce très court répit a permis au garçon de déverrouiller la fenêtre. Empoignant Marianne, il se lance le premier, se retourne et, saisissant la jeune fille par la taille, la soulève afin de la faire passer à son tour. Mais de la cour, alertés par les détonations, les SS qui cernent la maison tirent aussitôt. Les deux jeunes gens, tués net, encore enlacés, basculent sur l'herbe grasse. A demi évanouie, tassée dans un coin entre la porte de la cuisine et l'horloge normande, Mme Lecène distingue, à travers le nuage de fumée causé par les coups de feu, Bob qui discute très tranquillement avec l'un des policiers nazis, dans le brouhaha des ordres gutturaux.

Déjà, Bodard et Lecène toujours inconscients sont traînés vers une voiture arrivée entre-temps. Deux soldats s'approchent de la fermière pour l'emmener à son tour et, du seuil où il discute toujours, elle entend Bob ordonner :

- Laissez la bonne femme, elle n'est pas dans le coup et ne sait rien.

Toute la journée, ce ne seront qu'allées et venues. Pilotés par le traître, les Allemands fouillent partout, récupérant les armes, le poste, les notes et tous les papiers conservés par Bertrand.

Vers 18 heures, quand ils abandonnent la ferme, il ne reste qu'une pauvre femme écroulée de douleur au milieu de ses meubles éventrés et, toujours étendus à l'endroit même où ils sont tombés, un jeune garçon et une jeune fille dont la brise du soir fait voleter les boucles blondes.

CHAPITRE XII

Vous en avez tant mis au fond des catacombes, de ces enfants péris pour sauver quelque honneur Vous en avez tant mis dans le secret des tombes de ces enfants sombrés aux portes du bonheur.

PÉGUY

(Ève première mortelle)

Voilà, c'est fini. Formentin est tombé à son tour, victime comme tant d'autres groupes de la trahison ? Celui qui se faisait appeler Bob a bien mérité de l'Allemagne, car, le même jour, cinq autres membres du réseau sont arrêtés : Touflet père et fils, Roger Quétel, Octave Lajois, Adrien Perchey. Deux autres seront abattus en tentant de fuir : Paul Sevestre et Onésime Paton.

Tous ces hommes ont été fusillés le 6 novembre 1943. Justin Bodard et Edouard Lecène, qui seuls auraient pu renseigner l'ennemi sont morts sous la torture sans avoir parlé. Ainsi disparut cet homme extraordinaire, ce patriote exemplaire qui, après avoir vécu les heures héroïques du combattant en uniforme, tomba dans la grande lutte des ténèbres, obscur volontaire de cette armée de l'ombre dont il fut l'un des premiers ; Justin Bodard n'est plus, cette grande figure de la Résistance est maintenant entrée dans la légende. Ceux qui gardent au cœur une pensée reconnaissante pour celui dont le sacrifice a permis qu'ils retrouvent la liberté se souviendront toujours du modeste artisan qui leur a montré le chemin de l'honneur et de la dignité.

Revenus dans la nuit à la ferme avec des cercueils de bois blanc, des miliciens s'emparèrent des corps de Bertrand et de Marianne dont les voisins avaient déjà fait la toilette mortuaire, et qu'ils veillaient.

Les mercenaires nazis, les ayant chargés dans une camionnette, allèrent les enterrer dans une carrière d'un village voisin.
Peu après la Libération, des obsèques solennelles leur furent faites. Bertrand, réclamé par sa famille, a été inhumé dans un caveau de son pays.

Marianne repose à côté de son père, ramené lui aussi dans le petit cimetière de son village. Au milieu de la tombe, perpétuellement couverte de fleurs blanches, un livre de marbre, coupé d'un liséré tricolore, porte ces simples mots :

Marianne Lecène

1923 - 1943

héroïque patriote

assassinée par les nazis

le 4 août 1943.

Morte pour la France.

20 août 1943.

L'agonie du Zodiaque touche à sa fin. Complètement isolé maintenant, Simian, resté seul à Paris, est coupé de tout contact.
Sans nouvelles de Bodard à Formentin, ni de Bérard à Londres, ayant perdu Rouillé dans les conditions que l'on sait, le docteur ne dispose plus que du seul Chausebel et de ses quelques

amis.

Et ce n'est pas ce qu'il vient de lire dans Paris-Soir qui va le réconforter. S'étalant en grosses lettres, le titre indique :

" Odieux assassinat d'un industriel et de sa famille par les terroristes en Seine-et-Marne. "

Et l'article est ainsi rédigé :

" Les bandits terroristes viennent de perpétrer un odieux et nouvel assassinat suivant les procédés de lâcheté qui leur sont habituels. Dimanche soir, vers vingt et une heure, un ouvrier agricole avisait la gendarmerie qu'il avait entendu plusieurs coups de feu en provenance du chemin privé menant au domaine de " la Châtaigneraie r, et qu'il avait aperçu de loin une voiture arrêtée à hauteur de la voie ferrée désaffectée coupant ce chemin.

" Se rendant aussitôt sur les lieux, les gendarmes découvrirent en effet à l'endroit indiqué l'Automobile de M. Louis Duchâteau, chef d'entreprise connu. A l'intérieur du véhicule un horrible spectacle les attendait : l'industriel, couché sur son volant, baignait dans son sang ; à ses côtés, son épouse gisait le visage déchiqueté, tandis qu'à l'arrière, tassé sur la banquette, leur fils Yves avait cessé de vivre lui aussi. Appelé immédiatement, le docteur Baudin ne put que constater le triple décès.

" L'enquête, menée avec diligence, a permis de reconstituer l'horrible meurtre : M. Duchâteau avait quitté son domaine de " la Châtaigneraie " comme chaque dimanche soir vers vingt heures, après avoir passé la fin de semaine en compagnie de sa famille. Sa voiture roulait dans le chemin privé de la propriété en direction de la grand-route, lorsqu'elle se trouva stoppée par les barrières roulantes du passage à niveau de la voie ferrée désaffectée servant à l'ancienne sucrerie. Naturellement, depuis la fermeture de l'usine, ces barrières restaient perpétuellement ouvertes. Les tueurs, qui les avaient manœuvrées pour obliger le véhicule à s'arrêter, jaillirent aussitôt des fourrés où ils se dissimulaient et, à bout portant, mitraillèrent leurs victimes, puis s'enfuirent.

" Ils avaient signé leur crime puisqu'on retrouva dans la voiture un carton émanant d'un groupement terroriste.

" Ce lâche assassinat, qui a jeté la consternation dans les milieux industriels où M. Duchâteau jouissait de l'estime unanime, met une nouvelle fois en relief les méthodes de la clique judéo-bolchévique qui ne recourt qu'au terrorisme pour faire prévaloir ses théories anarchistes. "

Simian reposa le journal et sentit, telle une chape de plomb, la lassitude s'abattre sur ses épaules. Faudrait-il encore longtemps, dans cette lutte impitoyable, voir tomber un à un, autour de soi, tous ceux avec lesquels on avait partagé les plus âpres moments de son existence ?

A peu près au même instant, une jeune fille à Vincennes s'écroulait sur son lit en sanglotant : Françoise Renouf, elle aussi venait de lire Paris-Soir.

un début d'après-midi de l'automne 1973.

J'arrête ma voiture en bordure de la petite route devant une maisonnette au toit de chaume et aux colombages apparents. Un portillon de bois vermoulu, que l'ami qui me pilote pousse énergiquement, s'ouvre sur un jardinet envahi par les herbes folles, dont les plus entreprenantes envahissent déjà l'allée de

ciment menant à la maison.

Mon guide bénévole frappe à la porte et, sans attendre de réponse, l'ouvre. Nous entrons dans une grande pièce mal éclairée par deux petites fenêtres aux rideaux " bonne femme " défraîchis.

Près d'une large cheminée, dans laquelle achèvent de se consumer trois ou quatre grosses bûches de pommier, assise sur une chaise paillée, les pieds reposant sur un minuscule banc de bois patiné, une petite grand-mère, aux cheveux blancs tirés en bandeaux, un fichu noir noué sous un menton tout ridé, nous

fait signe d'approcher.

Elle tend vers nous une main parcheminée, aux veines d'un bleu violet saillantes, que nous serrons l'un après l'autre sans trop la presser entre nos paumes, tant elle nous paraît fragile. Mon accompagnateur me présente et, en quelques paroles, précise en même temps l'objet de notre visite et le but que je poursuis. La vieille dame hoche la tête :

- C'est tellement vieux déjà, et c'est une si longue histoire !

- Ça ne fait rien madame Lecène, nous avons tout notre temps, si nous pensons ne pas abuser du vôtre.

- Oh ! le mien... il y a bien longtemps qu'il n'a plus d'importance.

Nous nous asseyons de part et d'autre de la table et, tandis que je mets en place mon magnétophone et mes blocs, je l'entends s'enquérir auprès de mon guide des nouvelles du pays et de sa famille. Puis, sans transition, elle me demande ce que je veux savoir ; je déclenche le micro et commence à poser les premières questions.

Bientôt, je n'ai plus à le faire, comme un écheveau qui se déroule, ses souvenirs remontent et s'enchaînent tout naturellement. De temps à autre, j'interviens pour me faire préciser un point ou un autre, mais c'est presque inutile tant ce qu'elle a vécu reste présent en elle.

Elle parle doucement, tranquillement, pourtant sa voix s'anime un peu pour souligner tel ou tel épisode plus important ou plus cher à sa mémoire.

De temps en temps, elle s'arrête à la fin d'une phrase, non qu'elle ne se souvienne plus, mais parce que le moment rappelé éveille en elle une onde évocatrice plus aiguë ; un silence que nous respectons, troublé seulement par le susurrement des souches achevant de se consumer dans l'âtre, et par le lourd tic-tac de la vieille horloge. Puis elle reprend son récit, sans hésitation, là où elle s'était interrompue. Le ton demeure pareil, digne, sans passion, même lorsqu'elle relate des moments pénibles. Elle emploie les mots justes, exacts, plus réalistes encore dans les expressions du patois vieux-normand.

Lorsqu'elle évoque certains jours, comme l'anniversaire de sa Fille, elle nous les fait réellement revivre, tant les détails sont ressortis, mis en relief. Et le dernier, celui de l'attaque de la ferme, de la mort de Marianne, elle nous le décrit comme s'il datait d'hier ; on le sent grave dans sa mémoire, tout est précis : le moment, les paroles prononcées par chacun, les faits et gestes, les places occupées à la minute même par chaque présent. Et, du mieux que je peux, je tente de voiler l'émotion qui m'étreint devant cette vieille dame merveilleuse qui parvient à poursuivre le récit de son calvaire, sans que la voix s'altère, et dont on ne peut discerner le bouleversement intérieur que par la main qui tremblote en allant et venant dans la grande poche de son tablier de toile.

Afin de dissimuler cette perle humide qui se balance sur ma pommette, sans se décider à tomber, je me lève doucement, me dirigeant vers le vieux buffet dans l'angle de la pièce. Sur la desserte, une grande photographie est en partie masquée par un vase rustique dans lequel un bouquet de fleurs sauvages achève de se faner. Avec précaution, je me saisis du cadre de cuir, l'amène au jour près de la fenêtre, et je reçois en plein visage l'éblouissante et lumineuse image d'une belle et blonde jeune fille dont le radieux sourire, fixé à jamais le jour de ses vingt ans, demeure une promesse de vie meilleure. Et comme je remets le cadre à sa place, du verre mal appliqué s'échappe un petit bristol jauni qui glisse à terre. Je le ramasse et mes yeux butent sur la dédicace, dont l'encre violette est maintenant pâlie :

" Ses amis patriotes connus et inconnus de... "

Les lignes suivantes se perdent dans le brouillard qui maintenant obscurcit ma vue.

Avec cette évocation de la mort des glorieux patriotes de Formentin prend fin ici le récit de l'épopée du Zodiaque.

Même si nombre de ses survivants ont poursuivi la lutte jusqu'au bout, le réseau lui-même, tel que nous l'avons vu prendre vie et se battre, a cessé d'exister. Les Simian, les Chausebel, ces hommes valeureux au courage indomptable continueront leur action en d'autres endroits, à d'autres postes. Ils connaîtront d'autres angoisses, risqueront bien d'autres fois leur vie. Pour eux, il ne pouvait être question de se tenir à l'écart, car ils étaient : " ... de ce peuple qui, dans les catacombes de la révolte, forme sa lumière et trouve sa propre loi. "

Sur la nationale 13, bordée de champs de céréales dans lesquels s'affairent les moissonneurs, Lucien Chausebel pédale tranquillement. Peu sensible au charme de la nature, le Parisien n'accorde pas un coup d'œil aux paysans qui, par cette fin d'après-midi étouffante, s'activent à disposer en " fillettes " les gerbes de grains que l'orage menace.

C'est que, contrairement à sa nature, notre plombier est plutôt tourmenté. Deux jours auparavant, sur l'ordre de Simian, il a quitté Paris juché sur son vélo, partant dans l'inconnu avec l'espoir de reprendre le contact coupé à Formentin. Cela fait en effet plus de trois semaines maintenant que le docteur est sans nouvelles de Bodard et de ses amis. Totalement isolé, pressentant un nouveau désastre, il a envoyé le plombier aux renseignements. Il n'a aucune idée de l'endroit où se situe la ferme Lecène, mais il sait Chause débrouillard et astucieux, et il compte sur lui pour

tenter de renouer le fil.

Dans le cadre de sa bicyclette, l'ingénieux bricoleur a glissé les deux derniers messages captés par Rouillé, ainsi qu'un relevé des calques que Léonard a fait parvenir peu de temps avant son arrestation. Simian, qui de toute façon ne peut rien en faire, les lui a confiés à tout hasard. Tandis qu'il absorbe les kilomètres l'éloignant de la capitale, le plombier sent la morosité l'envahir : il déteste la campagne et, depuis la disparition de Boudard et de Paulo, il n'aime pas se séparer de Jeanine.

Cette enquête dans un bled perdu lui paraît en outre aussi dangereuse qu'aléatoire, et ce n'est pas la valise qu'il traîne sur son porte-bagages, le faisant passer pour un citadin en quête de ravitaillement, qui lui semble un facteur de sauvegarde. Il n'a jamais travaillé directement avec Simian et cette mission qu'il vient de lui confier ne lui dit rien qui vaille.

Il approche du village de Duranville quand, à un tournant de la route, il se trouve en face d'un barrage allemand de feldgendarmes.

- Allons bon, grommelle-t-il, manquait plus que ça !

La proximité du danger lui rend toute son énergie, et tout son bagou, et d'emblée, volubile, il explique aux policiers qu'il n'est qu'un pauvre Parisien recherchant un peu de nourriture pour sa famille, à grand renfort de gestes et d'expressions argotiques.

Impassibles, deux Allemands ouvrent la valise, un autre le fouille, un troisième détache la pompe du vélo, qu'il dévisse pour en examiner l'intérieur.

Avec une inquiétude croissante, Chausebel les regarde maintenant passer un fin câble souple dans le guidon, puis enlever la selle pour se livrer à la même opération. Et une sueur froide perle à son front quand il voit le filin buter à mi-hauteur du cadre sur les papiers qu'il y a dissimulés.

Un ordre bref, et une voiture garée un peu plus loin s'avance. Sans ménagements, on y engouffre l'homme, le vélo et la valise.

Une heure plus tard, à la Kommandantur de Bernay, Chause, assez secoué, entend un officier nazi lui hurler dans les oreilles :

- Vous êtes un terroriste, un agent de Surcouf, où est-il ? Où est Leblanc ?

Éberlué, ahuri, ne comprenant rien à ces questions qu'on lui rabâche, le malheureux plombier parisien' n'a pas fini d'entendre cette même phrase, car à la Gestapo d'Évreux, rue Dubois, où il est transféré le lendemain, les Kunrède, Manfred, et consorts, vont la lui seriner sans arrêts à grands renforts de tortures et de coups :

- Surcouf ? Où est-il ? Où est Leblanc ?

Qui était donc ce Surcouf, ce Leblanc, qui, à Bernay comme à Évreux, mettait ainsi en transe ces messieurs de la Gestapo ?

SECONDE PARTIE CEUX DU SURCOUF

...Et alors avec quel enthousiasme est-elle sortie de l'ombre cette armée du silence et de la nuit, cette armée de combattants en loques, sans chaussures, n'ayant pour uniforme qu'un brassard à croix de Lorraine ; avec quel enthousiasme, avec quel cœur aussi avons-nous couru au combat.

A défaut d'armes, nous avions la foi, le désir de vaincre, cette foi en la délivrance, cette foi en la victoire, cette soif de Liberté. Pour nous, c'était une honte de penser qu'un Français pouvait attendre passivement la Libération de son pays sans y prendre une part active.

Et nous nous sommes battus, et nous avons vaincu.

Robert LEBLANC

CHAPITRE XIII

Peuple sous le tas de pierre du silence Peuple aux lèvres serrées

Peuple aux membres brisés,

au corps pantelant sous les bottes qui s'éloignent sur le trottoir,

le miracle ne viendra que de vous

et personne d'autre que vous ne dira comme d Lazare en son tombeau : " Lève-toi et marche ".

Edith THOMAS (Lève-toi et marche)

En ce début de septembre 1943, l'Europe commence à changer de visage. A l'Est, les Soviétiques ont stoppé la contre-offensive allemande de juillet, et l'Armée rouge, qui a libéré Orel, Bielgorod et Kharkov, fonce, bousculant les troupes nazies vers Smolensk, qu'elle atteindra le 25.

En Italie, les Alliés, qui ont débarqué le 10 juillet en Sicile, prennent Messine le 17 août, achevant ainsi sa libération. Bientôt, l'ouverture du second front sera consacrée par le débarquement près de Naples, le 9 septembre.

En Allemagne, sur le sol même du Reich que le Führer avait juré inviolable, les ruines s'accumulent sous les tonnes de bombes déversées par les aviateurs alliés : dans la seule journée du 27 juillet, Hambourg en reçoit plus de trois mille tonnes, Berlin, la capitale du démentiel chancelier, deux mille le 23 août. Toutes les grandes villes allemandes sont chaque nuit visitées par les escadrilles à l'étoile blanche, et le peuple allemand, qui s'est laissé entraîner dans l'aventure sanguinaire par la horde fasciste, supporte maintenant à son tour l'horreur et les souffrances de la guerre.

Dans tous les pays occupés, la résistance active malmène durement ses bourreaux, et les peuples opprimés relèvent la tête : c'est la Grèce, avec sa grève générale du 28 juillet, brutalement réprimée par des milliers d'arrestations ; la Yougoslavie, où l'armée de patriotes du maréchal Tito mène une véritable bataille ; le Danemark, dont la flotte se saborde le 29 août et où, le 31 du même mois, de violents combats de rues opposent à Copenhague les patriotes danois aux soldats de la Wehrmacht ; la Pologne dont les francs-tireurs harcèlent constamment l'occupant, et même l'Italie, où Mussolini a été arrêté le 25 juillet par le nouveau gouvernement de Badoglio, qui dissout aussitôt le parti fasciste.

Mais tous ces événements n'entament pas la sérénité des traîtres qui s'enfoncent chaque jour davantage dans la fange de la collaboration. Laval déclare le 10 juillet : " Montoire, quelle grande espérance ! ", et le 27 août Pétain s'entretient avec Von Rundstedt dans " un climat de confiance et d'estime réciproques ".

Face à ces valets du nazisme, la Résistance française maintenant organisée, unifiée, devient l'espérance de tous les braves gens et leur certitude d'un avenir dans l'honneur retrouvé. Il leur est doux de pouvoir penser avec Saint-Exupéry que : " Si une victoire affaiblit un peuple, une défaite en réveille un' autre " Et en ce mois de septembre 1943, le réveil tire chaque matin de la torpeur de la nuit un nombre toujours plus grand de citoyens comprenant que : " Toute nuit implique une aube et que la tentative de dire la Résistance devait être aussi celle de dire la Libération. "

Voyons un peu maintenant qui étaient ce " Surcouf " et ce " Leblanc ", dont les gestapistes d'Évreux martelaient les oreilles de leur prisonnier.

Leblanc ? C'était Robert Leblanc, un épicier de Saint-Etienne-l'Allier, petit village niché dans le magnifique bocage normand entre Pont-Audemer et Lieurey, à la limite du plateau du Vièvre.
Surcouf ? Tout simplement le nom du maquis formé par ce même Robert Leblanc et qui rassemblait en ce mois de septembre 1943 une poignée de patriotes vivant dans les bois, les fermes abandonnées ou les grottes. A ce petit groupe d'hommes bivouaquant dans le maquis s'ajoutaient près de deux cents autres planqués dans les fermes alentour, réfractaires pour la plupart ou sédentaires locaux résolus et engagés dans le combat clandestin.

Comment se faisait-il qu'à cette époque, alors que le Surcouf n'en était encore qu'à l'état d'embryon, les Allemands semblaient le rechercher avec autant d'obstination ? Pour comprendre leur attitude, il est nécessaire de se replonger dans le contexte de leurs lignes de défense sur les côtes de la Manche. Les fortifications du " Mur " comprises entre le Pas-de-Calais et Cherbourg comptaient parmi les plus puissantes et les mieux équipées car, pour les chefs de l'armée allemande, le danger d'une " invasion " résidait principalement dans cette zone côtière, eu égard à la proximité de l'Angleterre.

Avec ses ports du Havre et de Rouen, considérés alors comme vitaux pour la réussite d'un débarquement, la région de l'estuaire de la Seine était complètement quadrillée par la Wehrmacht. La densité d'occupation y était, avec le Pas-de-Calais et le Pays de Caux, la plus forte de France. En contrepartie, cette même région était, de tout le littoral normand, la plus propice aux embuscades et à la planque de groupes de francs-tireurs.

En effet, le très boisé plateau du Vièvre, le marais Vernier, les forêts proches de Brotonne et de la Londe, le relief accidenté et touffu du bocage roumois en faisaient des points de force offrant des possibilités de caches sûres pour d'éventuels maquisards.

Jusqu'alors tout s'était bien passé ; les troupes d'occupation vivaient sans problèmes dans une sécurité, sinon réelle, du moins apparente. Non pas que la Gestapo et l'Abwehr manquassent de travail en Normandie, car en Seine-Maritime et dans les régions de Caen et d'Orbec, comme dans celles de Pacy-sur-Eure et de Louviers, la présence de réseaux de renseignements ne leur était pas inconnue et ils les combattaient avec l'énergie que l'on sait. De même, les coups de main et les sabotages des groupes FTPF du Front national y étaient fréquents. Mais dans cette région du Lieuvin et du Vièvre, si proche des côtes et de la Seine, les Nazis n'avaient jamais encore été victimes de manifestations pouvant laisser supposer la présence organisée de francs-tireurs. Ce n'est que par des dénonciations, pratiquement inévitables, qu'ils allaient apprendre l'existence de Surcouf.

Est-ce le nom lui-même, évoquant le grand marin français ou le fait que leurs indicateurs aient grossi l'importance du maquis pour donner plus de poids à leur information ? Toujours est-il que les services de la Gestapo d'Évreux et de Rouen commencèrent systématiquement à interroger leurs prisonniers en leur demandant qui et où était Surcouf.

Ils ne tarderont pas à être fixés. Afin de l'être, nous aussi, nous allons effectuer un retour en arrière d'une année afin de faire plus ample connaissance avec lui.

Septembre 1942.

En cette maussade fin d'après-midi, il a plu toute la journée, une certaine animation règne dans le petit débit de boissons de Saint-Etienne-l'Allier. Dans la salle basse, aux quelques tables recouvertes de toiles cirées usagées, une dizaine de consommateurs répartis par groupes s'esclaffent bruyamment. Certains, et ce ne sont pas les plus calmes, disputent avec acharnement une partie de dominos. En ce dimanche de septembre, quelques ouvriers et paysans s'accordent un bref intermède dans leur dure vie de labeur.

Les distractions sont rares à la campagne, et plus encore en ces temps d'occupation. Dans la pièce voisine, dont la porte de communication reste perpétuellement ouverte, la patronne des lieux, Mme Leblanc, sert quelques ménagères venues faire honorer leurs tickets d'alimentation, car c'est là le local de l'épicerie. Allant d'une salle à l'autre, suivant la presse du moment, Robert Leblanc s'affaire à servir tout le monde. Dehors, la pluie redouble de violence, ce qui n'empêche pas l'abbé Meulan de sortir de son presbytère, s'abritant de son mieux sous son grand parapluie noir. En quelques enjambées - la cure est de l'autre côté de la rue - il franchit la distance et fait irruption dans le café. Après quelques banalités échangées avec les clients, il fait un signe au patron. Ce dernier, qui entame présentement une bouteille de cidre bouché, répond de la même façon.

Un moment plus tard, les deux hommes se rejoignent dans l'arrière-cuisine :

- Dis donc, Robert, j'en ai encore un.

- Allons bon !

- Oui, et je ne sais pas où le caser.

- Bien, je vais m'en occuper, je passerai ce soir.

- D'accord, à tout à l'heure.

Aussi vivement qu'il est arrivé, le curé repart, affrontant une nouvelle ondée pour traverser la chaussée.

Quel est, direz-vous, la signification de ce langage sibyllin entre le prêtre de Saint-Etienne-l'Allier et le cafetier-épicier du pays.

L'abbé vient tout simplement aviser Robert Leblanc qu'il a un nouveau requis à planquer.

C'est ainsi que tout commença.

Pour être plus précis, tout avait réellement débuté par une journée d'août 1942. Ce jour-là, à la gare d'Elbeuf, Robert Leblanc, venu chercher des colis, traversait le quai en direction des entrepôts de marchandises lorsqu'il remarqua une vingtaine de jeunes gens rassemblés avec leurs valises, attendant le train de Paris. Intrigué, il s'approcha de quelques-uns se trouvant un peu à l'écart et s'enquit de la destination du groupe.

- Nous partons travailler en Allemagne.

- Volontaires ?

- Non, requis par qualification professionnelle au titre de notre usine.

- Et ça vous convient ?

- Non, pas du tout, mais vous connaissez un moyen de faire autrement ?

- C'est à voir !

Quelques minutes plus tard, Robert Leblanc, ayant récupéré ses colis, les chargea dans sa voiture, embarquant par la même occasion trois des ouvriers qui faussèrent compagnie au groupe en instance de départ pour le Reich.

Il ne sait pas encore où les héberger ; il verra ça en arrivant. Pour l'instant, il est satisfait d'avoir cédé à son impulsion en soustrayant à la main-d'œuvre allemande trois employés qualifiés. Tout en roulant vers Saint-Étienne, rassurant ses compagnons un peu inquiets malgré tout de leur rapide décision, Robert Leblanc se rend compte qu'il vient de s'engager dans la résistance active à l'occupant.

Dans ce terrain propice, les graines de la liberté germant doucement viennent de percer et les frêles pousses d'une plante qui va s'épanouir en force voient enfin l'éclatant soleil, générateur de vie.

A l'époque, Robert Leblanc a trente-deux ans, il est né à Pont-Audemer le 4 janvier 1910 précisément. De famille modeste, il apprend le métier de peintre en bâtiment, qu'il exercera jusqu'à son départ pour le service militaire, accompli dans la marine à Bizerte comme matelot de seconde classe. A son retour, malade, il devra être soigné pendant deux ans en sanatorium. Ne pouvant plus pratiquer son métier, il s'installe en 1935 à Saint-Etienne-l'Allier où il prend en main l'unique café épicerie du village. Marié, il est père de quatre enfants.

L'épilogue douloureux de la guerre éclair de 1939-40 surprend ce patriote, à qui sa dure maladie a valu d'être réformé. Bien qu'il se soit rendu à plusieurs reprises au bureau de recrutement, demandant à servir dans n'importe quelle arme, il a été chaque fois éconduit par les médecins militaires, astreints à appliquer les règles administratives.

C'est la rage au cœur qu'il assiste, impuissant, au déferlement de la Wehrmacht sur le sol français. Chez lui, la honte de l'occupation rejoint l'amertume de voir le pays trahi, et les chefs vénérés d'hier se faire aujourd'hui les valets du nazisme. Il ne pardonne pas, il ne pardonnera jamais aux traîtres qui ont livré la Patrie. Il se sent révolté, mais isolé, jusqu'au jour de 1940 où il rencontrera Robert Samson, qui deviendra plus tard au maquis " La Torpille ". Les deux amis, qu'anime un même désir de liberté, s'emploient à lutter contre le défaitisme et l'esprit de collaboration qui envahissent lentement le pays. Comment ? Ils n'en savent encore rien, mais ils cherchent, et voici qu'un jour le curé du village, l'abbé Meulan, leur parle le même langage. Lui non plus ne se résout pas à plier et les trois hommes s'aperçoivent qu'ils partagent la même conviction. La soixantaine très verte, alerte de corps et d'esprit, le prêtre ne manque jamais une occasion de montrer son aversion pour l'envahisseur. Robert Leblanc et Robert Samson s'en trouvent fortifiés, plus résolus encore, et, passant des paroles aux actes, ils commencent par déchirer soigneusement les affiches ennemies et à peindre sur les murs, y compris ceux de la Kommandantur, de grands V, symboles de la victoire alliée future. Puis, s'enhardissant, ils composent des tracts qu'ils distribuent, reproduisant les discours et messages de la radio de Londres.

Dans son épicerie, Robert Leblanc refuse de vendre Le Journal de Rouen et le Petit Parisien, les jugeant trop à la solde de l'occupant. Mais il fait mieux : le 14 juillet 1941,, il hisse à ses fenêtres le drapeau tricolore et, le 11 novembre de la même année, il dépose une gerbe au monument aux Morts. Désormais, lui et ses amis sont surveillés par les agents de l'ennemi, car même dans les plus petits villages, il se trouvera des lâches et méprisables individus pour dénoncer les patriotes courageux.

A Saint-Etienne-l'Allier, les villageois se sentent pourtant dans l'ensemble solidaires de Leblanc, mais si leur sympathie lui est acquise, bien peu envisagent de la faire apparaître en lui apportant une aide efficace. L'abbé Meulan lui, va en avoir l'occasion. Un beau jour, un beau soir plutôt, un inconnu assez mal en point sonne à la porte du presbytère et, comme on se jette à l'eau, déclare au curé que, prisonnier évadé, il se trouve au bout du rouleau.

Le prêtre réconforte, soigne, nourrit cet hôte imprévu, et le fait héberger dans une ferme amie. Cette scène devait se renouveler une ou deux fois, le père Meulan trouvant les ressources et les havres nécessaires avec l'aide de Robert Leblanc. En ce jour pluvieux de septembre 1942, il venait, une nouvelle fois de faire appel à son compagnon habituel.

Novembre 1942.

Depuis près de deux mois, les choses ont considérablement évolué.

A force de tâtonnements et de patientes recherches, Robert Leblanc a réussi à regrouper autour de lui quelques amis décidés à ne pas rester inactifs. La première ossature de son groupe de résistance est en place. A Robert Samson et à l'abbé Meulan sont venus s'adjoindre quelques patriotes courageux et résolus :

Edmond Floquet, dit " Grand Jules ", un bûcheron de dix-huit ans solide et d'un allant intrépide. Il se révélera vite un élément d'une, grande bravoure.

Roger Montier, dit " Le Lorrain ", chaudronnier de vingt ans au courage indomptable. Ce jeune ouvrier deviendra rapidement, grâce à sa vaillance, un chef de section remarquable.

Robert Vigier, dit " Le Chat ", électricien, vingt ans lui aussi, dont la tranquille et modeste assurance demeurera un exemple pour ses camarades.

André Hardelle, dit " Serpent ", docker de vingt ans, dont la témérité et la souplesse feront merveille.

Roger Grouet, " La Cuisine ", vingt-neuf ans, cuisinier bien sûr.

Jean Debrée, " Jeannette ", chauffeur, vingt ans.

Gaston Simon, " Petit Gaston ", professeur, vingt-quatre ans. Le groupe ainsi formé prend un nom ; il s'appellera " Surcouf ".

Robert Leblanc, qui a un véritable sens de l'organisation et du commandement, se rend compte que, sans équipement, sans armes, sans liaisons, cette poignée de braves ne peut se montrer efficace. Maintenant qu'il s'est aperçu qu'il est possible de reprendre la lutte, maintenant qu'il sait, grâce à la radio anglaise captée régulièrement, qu'il existe des mouvements nationaux et régionaux de résistance, il va d'abord, avant toute chose, rechercher les contacts avec les patriotes des villages voisins, trouver des cachettes sûres, solliciter des cultivateurs amis pour le ravitaillement de ses hommes, disposer des " boîtes aux lettres " discrètes et pratiques, et surtout recruter, avec prudence et discernement. Il lui faut également essayer de se procurer des armes, avant tout pour se défendre en cas de nécessité, au début du moins. Ce sont donc là les premières missions qu'il assigne à ses garçons, ce qui ne va pas l'empêcher de payer largement de sa personne, comme toujours.

Petit à petit, par relations, car dans les campagnes, où tout le monde se connaît peu ou prou, il est assez facile de se rendre compte de l'état d'esprit des gens et de leurs réelles capacités, les liaisons s'établissent. On apprend qu'à Lieurey un cultivateur, Marcel Vesque, a formé un petit groupe, qu'à Quillebeuf un nommé Nicolas a fait de même, qu'à Beuzeville un négociant en vieux chiffons, Henri Sorel, dispose de quelques éléments, qu'à Bourgtheroulde le docteur Hochart a créé un embryon de réseau, enfin que, et ce sera là un appui considérable, à Saint-Georges-du-Vièvre, un certain " Bayard " tente de monter une équipe en accord avec les gendarmes locaux et quelques amis.

Bientôt, les contacts se nouent, les premières esquisses de rapports s'élaborent.

Discrètement avisés, plusieurs paysans se sont montrés favorables et prêts à apporter leur aide : Marcel Legendre, Aimé Homo, Alphonse Duval, Marcel Jouveaux, les Jacqueline, les

parents Floquet, les Maridor, et bien d'autres dont le nombre grossira sans arrêt.

Le dévouement de tous ces fermiers et métayers, qui ne se démentira pas, sera pour le Surcouf une source vivifiante ; il trouvera auprès d'eux, en dehors de l'importante fourniture de ravitaillement, les moyens de liaisons et de renseignements, les abris et les caches nécessaires. Certains, comme les époux Thonel, paieront de leur vie cette aide et cette assistance au maquis. Cette forme de résistance, obscure et dangereuse, a bien mérité d'être glorifiée. A ses meilleurs représentants, le colonel Rémy a

dédié ces lignes, qui expriment toute la gratitude qui leur est due :

" Passeurs et asiles, humbles auxiliaires, votre rôle a été le plus ingrat et le plus dangereux de tous. Vous n'aviez pas comme nous l'excitation du combat contre l'ennemi, le réconfort qu'apportait le résultat obtenu.

Vous n'aviez surtout pas, comme nous, la possibilité de changer d'identité, de résidence, du jour au lendemain. Vous continuiez d'habiter votre ferme, votre maison, sous votre véritable nom, au milieu des vôtres. Vous continuiez de labourer votre champ, d'assurer votre emploi. Vous n'aviez pas la ressource de fuir, car les vôtres eussent été arrêtés à votre place et gardés en otage. Chacune des nuits que nous passions chez vous, même si nous prenions la précaution de faire disparaître tout indice, tressait autour de vous une invisible trame. Combien d'entre vous ont payé par la mort, la prison, la déportation, l'hospitalité qu'ils nous avaient offerte, ne fût-ce que pendant une heure ?...

A vous tous, sans qui notre travail eût été impossible, je dis merci du fond du cœur. "

Mars 1943.

Nous sommes maintenant aux approches du printemps de 1943, et si le rigoureux hiver manifeste encore quelques soubresauts, la proximité des beaux jours s'annonce déjà dans la campagne normande où l'on devine les prémices du prochain réveil de la nature.

A Saint-Etienne-l'Allier, Robert Leblanc doit faire face à ses premiers problèmes ; le gouvernement de Vichy, s'agenouillant une fois de plus devant l'occupant, a décrété le Service du Travail Obligatoire (STO) pour les classes en âge d'effectuer leur service militaire. Un nombre considérable de jeunes réfractaires au départ en Allemagne cherchent un moyen d'y échapper en se réfugiant dans les campagnes. Les cultivateurs sont sollicités de toutes parts pour héberger clandestinement nombre de ces requis et, du même coup, les places deviennent très chères dans les petites fermes du Lieuvin et du Roumois. Le chef du Surcouf, aux prises lui aussi avec les parents ou amis de ces réfractaires, éprouve de grandes difficultés à leur trouver un refuge, car il n'est pas question de les enrôler systématiquement dans les rangs du maquis. Certains fuient le STO mais sont loin d'être mûrs pour l'activité résistante, d'autres n'en ont pas le courage, enfin le peu de renseignements obtenus sur un grand nombre rend impossible leur incorporation. Dans ces conditions la question des planques va devenir rapidement un problème crucial, d'autant que, parmi les volontaires déjà engagés au Surcouf, et encore sédentaires, certains reçoivent également leur feuille de départ. La seule solution consiste donc à faire retraite dans le maquis, dans la nature. Et Robert Leblanc finit par s'y résoudre. Il a fait prospecter par ses hommes des caches éventuelles et il va lui-même en vérifier l'implantation. Des bâtiments isolés à la lisière des bois dans des herbages d'accès difficile, des ruines de fermes abandonnées perdues dans le bocage touffu, des grottes quasi inconnues dissimulées au milieu de taillis inextricables sont les premiers refuges où les hommes vont se dissimuler.

Un autre inconvénient va toutefois se faire jour ; ces garçons désœuvrés, livrés à eux-mêmes, vivant dans la crainte et l'incertitude, sans le moindre confort, dans une ambiance communautaire, s'ennuient et il faut les nourrir. Avec son allant coutumier, Robert Leblanc va trouver des solutions : pour les occuper, il entreprend de leur faire subir un entraînement intensif de nuit. Pour les alimenter, il organise, avec l'aide de paysans sûrs et fidèles, une chaîne de ravitaillement qui ne se rompra jamais. Il établit des postes de garde autour des camps, des relais et des liaisons pour l'approvisionnement en vivres. Il fait rechercher des granges, des pressoirs, des bergeries et étables isolées qui serviront, bien souvent à l'insu de leurs propriétaires, d'abris provisoires aux agents de liaison, et de boîtes aux lettres. Enfin et surtout, il fait régner une discipline inflexible, ne passant sur rien, se faisant rendre compte de tout. Remarquablement secondé par ses adjoints de groupe, qui s'affirmeront comme des responsables conscients et des chefs à l'autorité indiscutée, les Montier (Roger le Lorrain), Hardelle (Serpent), Floquet (Grand Jules), Vigier (Le Chat), supervisés par Samson (La Torpille), font respecter les ordres et maintiennent un climat d'autorité bien comprise et, en même temps, de fraternité d'armes.

Peu après, et ce sera là un facteur important de réussite, Robert Leblanc, dont le maquis a acquis quelque renommée auprès des patriotes voisins, entre en contact direct, par l'entremise de René Pesqueux (Bayard), avec les gendarmes de Saint-Georges-du-Vièvre. Commandés par leur chef, Grivillers, et déjà prêts à engager la lutte contre les Nazis, ces derniers se mettent spontanément à la disposition du Surcouf. C'est ainsi que l'on verra, spectacle insolite, la brigade de gendarmerie reconnaître, sinon comme autorité légale, du moins comme autorité représentante de la France combattante, le matelot de seconde classe Leblanc. L'apport de ces hommes sera extrêmement important pour le maquis. En effet, ce sont eux qui vont servir de cadres pour l'instruction des francs-tireurs, qui leur apprendront le maniement des armes, les initieront à la lutte à l'arme blanche, leur apporteront les notions essentielles de défense et de contre-attaque, les familiariseront avec les pièges des fantassins ennemis, etc.

A tour de rôle pendant leur temps de repos, Grivillers lui-même et ses adjoints, Demaison, Darieutort, Bédart, viendront au camp du moment diriger l'entraînement et en suivre les progrès.

Mais leur tâche essentielle, et qui s'avérera capitale, consistera à fournir des renseignements dans tous les domaines : enquêtes discrètes sur les candidats à l'entrée au maquis localisation des services allemands, comptes rendus sur le cheminement de leurs troupes et l'implantation des bataillons, repérage des mouvements de la milice, surveillance des collaborateurs, dépistage des mouchards. Ils se chargeront en outre d'alerter les personnes faisant l'objet de recherches.

Par la suite, des gendarmes d'autres brigades se tiendront en liaison permanente avec eux, notamment Gallo, à Cormeilles, Arrazeau, à Pont-Audemer, Poper à Routot. Tous ces hommes formeront ainsi un carré de renseignements de tout premier ordre. Grâce à cet extraordinaire soutien, le Surcouf s'étoffera, se développera dans un climat de relative sécurité, et chaque fois que la police au service de l'ennemi, ou les Nazis eux-mêmes, s'informeront du maquis, ils seront habilement aiguillés sur de fausses pistes.

Mai 1943.

Les pommiers commencent à fleurir dans les herbages normands ; l'herbe grasse, envahissant les prés dans lesquels s'épanouissent les premières pâquerettes et les boutons d'or, donne aux campagnes ce vert vif, orgueilleux témoignage d'une terre riche et féconde.

Dans la douceur des nuits printanières, d'insolites silhouettes se déplacent allégrement à travers pâtures et labours, sautant talus et fossés, se glissant sous les barbelés de clôtures, franchissant les ruisseaux en s'y enfonçant jusqu'à mi-cuisses, ou passant les rivières par des gués peu connus. Ce ,sont les maquisards du Surcouf qui s'entraînent chaque nuit, régulièrement, sur des parcours toujours différents, aux longues marches et aux déplacements nocturnes, étouffant le bruit de leurs pas, rendant invisible toute trace de leur passage. Ils rentrent au camp avant le lever du jour et, fourbus, s'endorment d'un sommeil de plomb. Après le repas de midi, une courte conférence tire les enseignements de la marche précédente. On y analyse le comportement de chacun, on y met en relief les faiblesses ou les défauts constatés, et on y fournit les explications correctives. Chacun à son tour indique ce qu'il a noté de bon et de mauvais et on cherche ensemble à y remédier. Puis chacun vaque à ses occupations ; les tours de garde sont définis, les jours et heures d'instruction déterminés, les agents chargés des liaisons et ceux des corvées de vivres désignés ; certains font la sieste, d'autres rafistolent leur équipement, quelques-uns lisent, et la journée s'achève sur un souper tardif précédant une nouvelle nuit d'entraînement.

Ainsi, au fil des jours, la musculature se renforce, le sang-froid s'acquiert, l'automatisme des gestes s'élabore ; on s'habitue à progresser en respectant, sur tous terrains, l'intervalle nécessaire avec ses voisins, on apprend à se laisser tomber au sol en silence, à se tapir sans être vu derrière la moindre butte, à se tenir immobile le plus longtemps possible dans n'importe quelle position, à se resserrer, s'écarter ou se déployer suivant les gestes convenus du chef de sizaine. Plus tard, les plus capables de ceux qui apprennent en ce moment deviendront, à leur tour, de remarquables instructeurs.

Pendant ce temps, Leblanc ne reste pas inactif. Il a déjà pris langue avec les petits groupes des bourgades environnantes et définit avec eux les formes de liaison et d'action les mieux adaptées. Une répartition des hommes, suivant les besoins de chacun, tenant compte des nécessités de l'heure et apportant les connaissances indispensables va permettre d'améliorer leur formation et leur homogénéité. On structure l'organisation du maquis en y créant des sections locales ou en utilisant celles existant déjà. C'est ainsi que la région Lieurey-Thiberville est placée sous l'autorité de Marcel Vesque, qui y dispose déjà d'une base solide, que celle de Quillebeuf est confiée à Nicolas, que la zone de Routot sera dirigée par le gendarme Poper, celle de Cormeilles par Ahrante et Potot, enfin que Pont-Audemer demeurera sous le contrôle direct de Leblanc. Des contacts sont établis régulièrement avec les responsables de Beuzeville, ainsi qu'avec le groupe formé à Bourgtheroulde par le médecin-colonel Hochart.

Par ailleurs, Robert Leblanc entrera rapidement en contact avec le commandant Lesage, fromager à Saint-Gervais-d'Asnières, et chef d'arrondissement départemental des FFI.

Dès lors, son affiliation au SNM sera officiellement régularisée par le DMR Abeille, qui établit la relation avec Londres.

Dans le paragraphe précédent, nous n'avons fait qu'évoquer l'implantation résistante de Beuzeville ; il est toutefois nécessaire de l'analyser un peu plus longuement, car elle était assez particulière.

Ce chef-lieu de canton, gros bourg étalé sur l'importante voie routière allant de Rouen à Caen (N. 815), placé à la limite du département de l'Eure et commandant par la D. 22, au long de la combe de la Morelle, l'accès vers Honfleur, Berville et l'estuaire, domine, sur le plateau céréalier compris dans le triangle Saint-Maclou - Le Torpt Boulleville, la rive gauche de la vallée de la Risle jusqu'aux confins du Calvados. Son importance stratégique n'avait pas échappé aux chefs allemands qui en avaient fait un point d'appui intérieur sérieux. Si l'on ajoute que, comme dans toute la région, la densité des troupes ennemies était très forte, on comprendra que ce secteur n'était guère favorable à l'activité résistante. Et pourtant, dans ces conditions difficiles, il s'était trouvé des patriotes pour former un groupe de lutte contre l'occupant. Pour être plus exact, on devrait dire deux groupes car, bien que les actions fussent communes la plupart du temps, se trouvaient en présence les représentants de deux organisations nationales : d'un côté, le vétérinaire Camille Renoult, responsable du canton de Beuzeville et de l'arrondisse-ment de Pont-l'Evêque pour le réseau " Archevêque-Saturne " affilié à l'OCM, de l'autre le négociant Henri Sorel, dirigeant local d'une section FTPF du Front National. Il était très difficile de savoir qui appartenait à l'une et qui était recruté par l'autre, tant les deux formations étaient interpénétrées. C'est ainsi que le valeureux Pierre Vallée (Pierrot) figurait sur les tablettes des deux groupes. De même le marbrier Marius Huchon, futur maire de Beuzeville, et son aide " Marco " étaient revendiqués par les deux organisations.

Les choses changeront un peu quelques mois plus tard : par l'entremise de son énergique délégué départemental Paul Greffier (Roger Vidal), le Front National va structurer son antenne beuzevillaise. C'est ainsi que sera désigné un responsable à l'organisation, René Grégoire, dont les remarquables qualités d'administrateur s'avéreront primordiales, et que l'instruction militaire sera confiée un intrépide ancien, Marcel Gorand.

Lorsque Robert Leblanc établit les premiers contacts, il se trouve en rapport avec Henri Sorel qui comprend aussitôt tout l'intérêt que la Résistance régionale peut retirer d'un travail commun avec le Surcouf. Sans une hésitation, Sorel place son groupe sous ses ordres, tout en se réservant la possibilité d'exécuter les missions commandées par le FN. Des agents de liaison, Jules Graindorge (Petit Jules), Berthe Polin (La Berthe), Yvonne Grégoire (Maryvonne), établiront un relais permanent entre le Surcouf et le FN. L'affiliation du maquis au SNM quelques mois plus tard permettra de consolider ce dispositif en centralisant le commandement régional autour de Robert Leblanc et Gaétan Lesage.

On ne saurait achever cette brève rétrospective des débuts de la Résistance à Beuzeville sans parler du climat d'opinions, car il tiendra une place importante.

A la différence des régions du Vièvre et du Lieuvin, où prédominent les fermes petites et moyennes, le plateau beuzevillais est moins divisé, les propriétés y sont plus vastes. Le négoce agricole très actif se traduit par un fort mouvement de brassage des produits du sol et de l'élevage, ainsi qu'en témoignent les foires renommées et les gros marchés du mardi.

Le commerce dans le bourg lui-même est par conséquent florissant ; pour une localité de caractère essentiellement rural, on compte un très grand nombre de boutiques d'excellent rapport. Tout cela confère à la petite cité un aspect remuant et mouvant, qui donne une impression de richesse, réelle d'ailleurs, car la commune est prospère.

La présence des troupes d'occupation va accentuer encore cette tendance ; à Beuzeville comme partout ailleurs, les Allemands écument la campagne à la recherche des produits des fermes et, conséquence inévitable, les prix montent. Nombre de cultivateurs vont connaître l'âge d'or et s'accommoder assez bien de ce genre de vie. On comprend, dès lors, qu'ils n'aient éprouvé que peu de sympathie pour ceux que l'on appelle officiellement " les terroristes ", qui luttent pour mettre fin à ces privilèges. D'autant plus que, dans les derniers temps, des voyous en profitent pour se livrer à des exactions et à de véritables rackets à l'encontre de paysans dont certains étaient d'authentiques patriotes.

Il convient de souligner que dès 1941, à la suite de manifestations ostensiblement progaullistes, telles que port de croix de Lorraine, de nombreux Beuzevillais avaient été arrêtés et incarcérés. Parmi eux, le curé-doyen et son vicaire, l'abbé Le Guern, le bijoutier Berçot, le coiffeur Fontaine, qui mourra en prison, Roger Grandinot, Louis Farcy, les frères Fernand et Roger Heid, camelots, l'étudiant Roland Aubé, futur maquisard, le charron Pelcat, les ouvriers Vauclin, Ringeval qui, entrés au maquis, seront fusillés en 1944, Lecâble, Gorand, qui s'illustrera par la suite dans les FTPF, Cauchais, Féron, Boudard, Rabel et plusieurs autres.

Interrogés et écroués par l'inspecteur Walz, de la Gestapo, qui logeait à la charcuterie Bailleul, tous ces résistants de première heure furent relâchés après quelques mois d'emprisonnement. A côté de ces gens courageux, il se trouvera, hélas ! un grand nombre de profiteurs pour commercer honteusement avec l'occupant, ce qui vaudra à certains de connaître le rançonnage évoqué plus haut.

Pour sa part, Robert Leblanc, dès qu'il en sera avisé, sévira très sévèrement contre les pillards : outre les expéditions punitives dont ils feront l'objet, nombre d'entre eux seront déférés devant les tribunaux à la Libération.

Outre les collaborateurs " économiques ", il y a également les " politiques ". Les plus dangereux seront abattus, d'autres échapperont au sort qui leur était promis et finiront tranquillement leurs jours, le corps, sinon la conscience, en paix.

Bien que les archives des sections locales du Surcouf et du Front National fassent longuement état de leurs actes malveillants et pro-allemands, nous ne raviverons pas certaines plaies (qui commencent à peine à se cicatriser) en les désignant nommément. Nous nous contenterons de relater d'une manière véridique, en nous fondant exclusivement sur les témoignages des participants et sur les rapports officiels, les exécutions connues de tout le monde. Ce qui permettra de mettre fin, espérons-le, à tant de fables ou élucubrations de journalistes en mal de copie, savamment ou idiotement racontées à propos de ces affaires.

CHAPITRE XIV

Vos mains ma liberté nous les joindrons un jour â celles de nos morts qui nous ont fait confiance

et nous rendrons la terre à votre beau labeur 1 vous nourrirez demain le sang de la vengeance.

Jean LESCURE

(Douce et dure montagne)

A l'été 1943, Robert Leblanc poursuit donc sa tâche et continue de renforcer la structure de son maquis. L'entraînement des hommes s'intensifie, leur connaissance de la topographie de la région se parfait. Les liaisons paraissent au point. Dans les fermes, la réserve de sédentaires se gonfle un peu plus chaque jour, les sympathisants deviennent de plus en plus .nombreux et certains ne tarderont pas à entrer dans la phase active. Mais il subsiste un point noir d'importance : le manque d'armes. Tant que le maquis n'en sera point doté, rien ne pourra être entrepris pour la lutte véritable. Pour l'instant, à l'exception de quelques fusils de chasse qui ont fait une réapparition inattendue, et de deux ou trois vieux revolvers sans munitions, tout juste bons à effrayer un collaborateur un peu trop zélé, le Surcouf ne possède rien. Son chef en est conscient et il cherche désespérément à remédier à cette carence. Bien qu'il l'apprécie sur le moment, la trouvaille d'un de ses sédentaires qui lui ramène trois fusils anglais et un petit stock de cartouches enterrées depuis la débâcle de juin 1940 ne lui sera pas d'un grand secours car cet armement a beaucoup souffert de son séjour dans sa cache humide. Plus intéressant sera l'apport de quelques caissettes d'explosifs habilement dérobées dans une carrière en exploitation et ramenées au maquis au cours d'un exercice de nuit.

Mais il faudra attendre la liaison effective avec le chef d'arrondissement FFI Gaétan Lesage pour voir arriver plusieurs mitraillettes et les premières grenades.

Un après-midi, l'abbé Meulan (Arthur) voit arriver au presbytère un fermier de La Poterie passablement ennuyé qui vient lui demander conseil :

- J'ai trouvé, lui explique-t-il, dans un de mes bâtiments, un gars qui dormait à poings fermés, habillé d'une espèce de combinaison déchirée, barbu, boitillant, et qui me baragouine une langue inconnue. Je crois que c'est un aviateur, car il me fait signe avec ses bras comme un avion qui tombe, qu'est-ce que je dois faire ?

Le curé pense tout de suite à un pilote allié, sauté d'un avion en perdition.

- Je vais le voir, allons-y !

Un moment plus tard, il se trouve en présence d'un grand escogriffe hirsute, occupé pour l'instant à dévorer à belles dents la copieuse omelette que la fermière lui a préparée.

L'abbé tente d'engager la conversation dans toutes les bribes de langues qu'il connaît : allemand, anglais, italien ; sans succès. Tandis qu'il s'évertue à se faire comprendre, l'inconnu, qui termine son repas, scrute avec attention la soutane du prêtre et la petite croix agrafée au collet. Brusquement, il semble se décider et, fouillant dans une poche intérieure de l'espèce de salopette dont il est vêtu, il en sort une petite boussole et se frappant la poitrine : " Rusky, Rusky. "

Arthur a compris : " Russe ? " Et comme l'autre hoche affirmativement la tête, le curé prend son stylo et un papier et engage à l'aide de dessins un dialogue que son interlocuteur comprend et auquel il répond de la même manière.

Au bout de quelques minutes, le père Meulan explique au couple de fermiers interloqués :

- C'est un aviateur soviétique qui s'est perde:. Il a atterri en France, vraisemblablement dans l'Est, et il tente de rejoindre l'Ouest où il croit que les Alliés ont débarqué. Je lui ai fait comprendre qu'il n'en était rien et que nous étions des amis. Cela fait plus de quinze jours qu'il marche toutes les nuits à travers la campagne, se guidant à la boussole. Pas d'autre solution que de l'emmener au maquis.

C'est ainsi que le Surcouf va s'enrichir d'une recrue de choix que, sans souci d'originalité, on surnommera " Staline ".
Ce Russe, qui fera de très rapides progrès en français, expliquera par la suite son odyssée : Lors d'une mission de bombardement sur la Tchécoslovaquie, il faisait partie de l'escorte de chasseurs, mais, au cours d'un engagement contre les avions allemands, ses appareils de bord furent touchés et il perdit le contact avec son escadrille. Après avoir tourné en rond un

moment, il se rendit compte qu'il n'avait plus assez de carburant pour regagner sa base. Plutôt que de tenter un atterrissage en pays ennemi, respectant les consignes prévues en pareil cas, il mit le cap à l'ouest afin de gagner la France, considérée par les Soviétiques comme plus favorable, et où ils attendaient l'ouverture d'un second front. Il vola ainsi jusqu'à épuisement de ses réservoirs et, lorsqu'il fut pratiquement à sec, il se posa sans trop de mal dans une prairie. S'étant muni de sa boussole et de sa ration de vivres de secours, il détruisit son appareil et s'enfonça dans les forêts vosgiennes. C'est ainsi que, nuit après nuit, dormant le jour, évitant les routes et les agglomérations, se nourrissant de chapardages dans les champs, il se retrouva dans le bocage normand.

Cet aviateur soviétique, qui était lieutenant de l'Armée rouge, participa à la vie et aux luttes du Surcouf, dont il fut un remarquable élément. A l'arrivée des Alliés, il fut rapatrié en URSS, et on n'eut plus aucune nouvelle.

Puisque nous venons d'évoquer l'arrivée au Surcouf d'un ressortissant étranger, nous en profiterons pour parler un peu des hommes de différentes nationalités qui s'y amalgamèrent. On trouvera en effet des Belges, des Hollandais et des Luxembourgeois, tous requis s'étant échappés des chantiers où ils étaient employés, ou prisonniers évadés, et parvenus jusqu'au maquis, grâce à la complicité des paysans locaux. Par la même filière arriveront des Alsaciens, des Polonais et des Autrichiens incorporés de force et déserteurs de la Wehrmacht. Également neuf Russes évadés du camp du Madrillet, près de Rouen, et plus tard des Anglais et des Américains qui, bien que restant au maquis, refuseront de combattre, ne voulant pas, en cas d'arrestation, être considérés comme francs-tireurs et subir leur sort.

Il faut souligner que les Russes furent très utiles aux maquisards car, outre leur mépris du danger et leur bravoure, ils apportèrent à leurs camarades toutes leurs connaissances, qui étaient grandes, en matière de guérilla. Rompus à la lutte de francs-tireurs, ils leur enseignèrent une foule d'astuces dont les Allemands firent les frais.

L'attaque à l'arme blanche, le piégeage des bâtiments et des sentiers par grenades, la préparation des balles et cartouches pour un effet spécial bien précis, les dispositions pour les sabotages, le brouillage des pistes, les repères et les signaux pour les liaisons et relais, et tant d'autres choses qu'ils apprirent aux patriotes du Surcouf demeurent dans la mémoire de ceux qui ont survécu.

A propos de ces Soviétiques, un fait assez extraordinaire mérite d'être rapporté :

Dans les premiers jours de mars 1944, un cultivateur fit prévenir Robert Leblanc qu'un prisonnier évadé s'était réfugié chez lui. Comme à l'accoutumée, le chef du Surcouf envoya l'un de ses hommes prendre en charge le fugitif. Ramené au PC, celui-ci fut accueilli avec des transports de joie et des embrassades par l'un des Russes arrivé au camp quelques mois plus tôt.

Les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre et s'étreignirent longuement en pleurant, devant les maquisards éberlués. Lorsque leurs effusions se furent un peu calmées, le plus ancien expliqua à ses camarades de lutte que le nouveau venu n'était autre que son frère !

Une coïncidence inouïe avait voulu que les deux Russes, qui combattaient sur des fronts distants de milliers de kilomètres, l'un près de Leningrad, l'autre aux abords de Kiev, aient été faits prisonniers par les Allemands, aient traversé toute l'Europe au cours de pérégrinations de camp en camp, aient échoué au Madrillet l'un après l'autre, ne s'y soient pas rencontrés, et s'en soient évadés pour se retrouver au maquis Surcouf !

Cette odyssée, qui peut paraître d'une invraisemblance outrée, est pourtant absolument authentique. Les anciens du maquis ne manquent jamais d'en faire le récit lorsqu'ils évoquent leurs souvenirs de combattants de l'ombre, tant elle marqua leur existence de l'ampleur et de la justesse de leur combat.

Août 1943.

Se dépensant sans compter, Robert Leblanc multiplie les contacts avec les groupes des pays voisins. Sous son impulsion, la Résistance locale s'unifie. Grâce à Gaétan Lesage, une liaison constante est établie avec les patriotes de Cormeilles animés par le lieutenant Arhante, militaire de carrière, que secondent énergiquement un ingénieur des TPE, Letellier, un agriculteur, Thorel. et le chef de gare, Potot.

Par l'intermédiaire d'une " boite aux lettres " implantée chez Mme Gillon, les rapports s'intensifient avec l'équipe que dirige à Quillebeuf Jouan, dit Nicolas, qui sera remplacé, après sa capture par les Allemands, par le capitine Olry.

A Saint-Georges-du-Vièvre, René Pesqueux, dit " Bayard ", et Robert Mustel, " Le Tigre ", s'empressent de structurer leur équipe dont le fer de lance est constitué par les gendarmes locaux. Un incessant va-et-vient d'agents de liaison assure un lien permanent avec le PC de Robert Leblanc.

De son côté à Bourgtheroulde, le médecin Hochart se dépense sans compter pour organiser une antenne volante dont la doctoresse Duclos, de Saint-Georges-du-Vièvre, le docteur Maricot, de Pont-Audemer, le docteur Etcheverry de Montfort-sur-Risle, l'infirmière Mme Jacqueline et Mme Archambaut de Saint-Christophe-sur-Condé, chez qui un hôpital de campagne est installé, forment la base solide. Les soins que ces médecins prodigueront aux malades et aux blessés seront innombrables, allant du simple pansement aux interventions dite de petite chirurgie.

Mais l'activité du médecin-colonel Hochart ne s'arrête pas à une tâche d'assistance médicale, déjà écrasante et pleine de risques. Il dirige parallèlement un noyau de résistants dont l'action se conjugue étroitement avec celle de Robert Leblanc, et cet extraordinaire patriote insuffle parmi ses relations professionnelles un courant puissamment contagieux de redressement spirituel.

A Beuzeville, le contact constant entretenu avec les FTPF de Henri Sorel apporte au Surcouf une source supplémentaire de renseignements sur les manœuvres de l'ennemi aux confins du Calvados, et l'antenne de l'OCM commandée par le vétérinaire Camille Renoult, bien que demeurant autonome, apporte une aide non négligeable.

Par le truchement de Gaétan Lesage - encore lui -, la petite troupe formée par Marcel Vesque à Morainville-Lieurey prend place dans la structure directe du Surcouf, sous l'autorité de son chef de section cantonal.

Des relations étroites et suivies sont établies en outre avec le groupe de Roger Hucher, dit " Arthur ", à Brionne, avec le gendarme Poper à Routot, et, à Epaignes, avec Emile Baube, qui est déjà membre d'une filière intégrée à un réseau de passages clandestins.

Enfin, la fin du mois d'août verra le contact se nouer avec le réseau " Goëlette " centré autour de Pont-Audemer, dont le dentiste Chevaleyrias et l'avoué Louis Gillain sont les représentants, assistés de Paul Desjardins, dit " Jaune d'Œuf ", dont le café " de l'Agriculture " sert de boîte aux lettres. Une liaison amènera un concours supplémentaire en la personne de membres de la CND comme Jacques Valmont dit " Georges Rivière ", à Corneville, et surtout avec Mme Chédeville (" La Princesse ") à Thierville. Par ailleurs, une autre émanation de la CND, le réseau Centurie, implanté à Pont-Audemer sous la houlette de César Lefebvre, chauffeur de taxi, réussira à se relier au Surcouf grâce aux liaisons assurées par Jeanne Longuet (Puce 3). L'un de ses membres, le boulanger Bernard Gimer, dit " Jacky ", ravitaillera le maquis en pain. Le concours spontané du directeur de l'EDF de Pont-Audemer, le capitaine Beylier, et de l'ingénieur Jacques Malet, dit " Izo ", officier de marine, apportera à Robert Leblanc un appui considérable dans les actions dirigées contre les sources d'énergie de l'occupant.

A Pont-Audemer une autre boîte aux lettres sera mise en place chez Auguste Lemariey, cafetier.

Avec l'assistance du délégué militaire régional, Kammerer, qui a remplacé Abeille, pris par les Allemands, un service radio fonctionnera à la ferme Marze, à Bourg-Achard, sous la direction du lieutenant Allard, parachuté pour cette mission.

C'est donc une puissante organisation que dirige Robert Leblanc de son PC volant sous l'autorité militaire du commandant Gaétan Lesage, chef départemental adjoint, et du commandant Marcel Baudot (" Breteuil "), chef d'état-major.

1 Septembre 1943.

Dans la fraîcheur de cette nuit automnale, la sentinelle allemande fait consciencieusement les cent pas autour du mirador implanté par la Wehrmacht au cœur du massif boisé du " Mont-Rôti D. Perché tout en haut, le guetteur surveille, à l'aide d'une forte lunette d'approche, le vaste panorama de la baie de la Seine et ses alentours. Point culminant de toute la région, la colline du " Mont-Rôti " s'élève entre les départementales 47 et 137, coupée par la petite route qui serpente à son flanc pour relier Saint-Georges-du-Vièvre à Noards.

Dominant de ses 194 mètres d'altitude les vallées et le plat pays, elle offre à son sommet un magnifique point de vue jusqu'à l'estuaire. Bien entendu, les Allemands avaient utilisé ce site naturel en le surmontant d'une haute tour d'observation, d'où leurs soldats scrutaient attentivement L'horizon.

En ce lieu un peu sauvage, isolé et désert, le feldgrau qui monte la garde par cette nuit de septembre ne se sent pas rassuré outre mesure. Au sommet, son compatriote se croit plus en sécurité, bien que, comme tous ses camarades séjournant dans le Vièvre, il redoute chaque jour confusément les " terroristes A du Surcouf hantant le secteur.

S'il pouvait à cet instant précis voir les ombres qui se faufilent en silence sous le couvert des arbres de la forêt et dans l'obscurité, il ressentirait le bien-fondé de ses craintes. Mais si, de son poste d'observation, sa vue embrase le panorama lointain, elle ne lui permet pas de distinguer le lent cheminement feutré des hommes qui se dirigent vers lui sous la protection complice des hautes futaies encore toutes feuillues. La présence de son camarade en bas, et le radio-téléphone dont il dispose, rassurent donc l'observateur qui, entre deux regards dans sa lunette, relève méticuleusement les indications de son appareillage météorologique.

Pourtant, à quelques centaines de mètres de là, dans les halliers, sous le commandement de La Torpille, les deux sections du Surcouf continuent leur progression silencieuse. A quelque distance de leur objectif, les maquisards s'arrêtent et, sur un signe du chef d'opération, l'escouade A, dirigée par Roger Le Lorrain, bifurque sur la droite. L'un après l'autre, à intervalles bien précis, Le Chat, Pélican, Bersig, Béna et Bézo, s'éloignent. Ils sont chargés de faire diversion et de neutraliser la sentinelle avant l'assaut proprement dit, que se réserve La Torpille avec sa section. Les hommes de celle-ci, Serpent, La Cuisine, Acrouf, Pot-au-Feu, Morpion, transportent les charges de plastic.

Là-bas, au pied du mirador, l'Allemand de garde continue ses allées et venues. Sans doute compte-t-il les minutes le séparant de la relève, qui mettra un terme à sa corvée et à ses appréhensions. Soudain, un bref craquement de branches le fait tressaillir. Son ouïe, accoutumée aux divers bruits de la forêt, a perçu celui-ci, étranger et anormal. Tous ses sens en éveil, il scrute l'ombre épaisse qui cerne la clairière sous les frondaisons proches. Un autre craquement de bois mort écrasé, un peu plus loin sur la droite lui semble-t-il, suivi aussitôt d'un furtif cliquetis, comme celui d'un pistolet que l'on arme. Pris d'une brusque panique, sans même réfléchir à la portée de son acte, l'Allemand s'enfuit dans la large allée tracée pour les véhicules à l'opposé des bruits suspects.

Sous le couvert, à plat ventre parmi les buissons et les ronciers, Roger Le Lorrain étouffe un juron en voyant le Boche détaler. Il siffle brièvement. Aussitôt, du coin gauche, débouchent La Torpille et ses hommes.

Tandis que le chef de section dispose ses hommes autour du poste sous les arbres, prêts à intervenir, les maquisards de l'autre groupe installent les charges de plastic et préparent les

détonateurs.

Là-haut, inconscient de ce qui se passe, le guetteur continue d'effectuer ses relevés, les derniers qu'il fera jamais, car soudain une formidable explosion semble soulever l'édifice, et, pantin désarticulé, il est projeté au milieu des débris qui se désagrègent dans les éclairs d'un feu d'artifice.

Beaucoup plus bas, par les petites sentes forestières, les deux sections du Surcouf se replient en bon ordre, regagnant le maquis.

2 novembre 1943.

Courbé sur son vélo, appuyant énergiquement sur les pédales, Marcel Vesque avançait tant bien que mal sur la route recouverte d'une fine pellicule de neige. Peinant autant, quelques cinquante mètres derrière lui, un autre cycliste le suivait. Un peu plus loin en arrière, un autre personnage pédalait lui aussi difficilement. Ce n'était pas le hasard qui avait réuni en cette fin d'après-midi ces trois hommes sur la petite départementale 40. En réalité leur destination était commune, de même qu'avait été identique leur point de départ. Pour connaître les raisons de cette randonnée, un bref retour en arrière s'impose. Ce matin-là, dans la petite commune d'Epaignes, Marcel Vesque était entré au café Baube sous le prétexte d'y boire un " jus ", mais en fait pour y rencontrer " Émile " (Émile Baube), le patron du bistrot. Auprès ,des gens de son entourage, ce dernier ne faisait en effet nul mystère de son appartenance à un réseau de passages clandestins pour l'Espagne, on disait volontiers qu'il avait ainsi soustrait des mains de l'ennemi des aviateurs alliés, tombés dans la région. Voulant en avoir le cœur net, Vesque, qui avait déjà formé son groupe de résistants rattachés au Surcouf, avait fait discrètement contacter le cafetier. Ce dernier s'était présenté à la ferme de Noards, et avait expliqué au cultivateur qu'il travaillait effectivement avec une filière de passages. Comme son interlocuteur paraissait sceptique, Baqbe lui avait déclaré qu'il lui en fournirait la preuve. C'était précisément ce commencement de preuve que le chef cantonal était venu chercher ce matin-là, sur la demande de " M. Émile ".

En fait, celui-ci avait requis l'aide du fermier pour prendre en charge un aviateur provisoirement hébergé dans une maison amie, à Gisay-La-Coudre, village distant d'une quarantaine de kilomètres. C'est pourquoi, accompagné de l'un de ses hommes, Marcel Vesque pédalait dans la campagne précédant un pilote allié, lui-même suivi de loin par un maquisard en arrière-garde. Leur voyage s'était jusque-là bien passé mais, brusquement, d'un carrefour, surgit une voiture allemande. Un passager, officier d'après ses galons, intima à Vesque l'ordre de s'arrêter. Tenant son guidon d'une main, le fermier s'approcha et s'entendit demander, non ses papiers, mais la direction d'un château voisin. Tandis que, volubile, il fournissait les indications voulues, l'aviateur passait en soufflant sur sa bécane occasionnelle. Sous le vieil imperméable qu'on lui avait fait endosser, son pantalon militaire dépassait à chaque pédalée et les Allemands impassibles regardaient sérieusement ce cycliste à l'allure bizarre. " C'est foutu, pensait le cultivateur, ils vont l'interpeller et comme il ne parle pas un mot de français... ! " Mais non. Imperturbable, l'Allemand remontait dans sa voiture et son chauffeur embrayait déjà, tandis que les deux autres, assis à l'arrière, remerciaient poliment. Pourtant, au moment où la voiture doublait l'insolite randonneur, l'automobile ralentit et Vesque se sentit blêmir. " Ça y est, se dit-il, ils l'ont repéré ! " Mais de même qu'elle avait inexplicablement freiné, la voiture redémarra sans autre forme de procès. Au moment où il le dépassa, le chef de section vit son aviateur lui exprimer, par une mimique de circonstance, sa frayeur rétrospective. Il lui expliquera un peu plus tard que c'était la première fois qu'il voyait des Allemands d'aussi près !

Quelques jours après, entrant au café Baube, le responsable cantonal s'arrêta, stupéfait devant le spectacle qui s'offrait à lui .

A côté d'une table où plusieurs soldats de la Wehrmacht consommaient, Bill Dallin, c'était le nom de ce capitaine de la RAF, lisait attentivement un livre... anglais ! Tandis que " M. Émile " vaquait paisiblement à ses occupations ! Outré par cette légèreté, Marcel Vesque en fit la remarque au cafetier, qui lui répondit sur un ton plein de mépris : " Bah, ils sont trop bêtes pour s'en rendre compte ! " Jugement peut-être un peu hâtif !

Quelque temps plus tard, les responsables du Surcouf purent vérifier l'authenticité de la filière de Baube, Bill Dallin passa effectivement en Espagne, pour reprendre aussitôt sa place dans le combat.

5 novembre 1943.

Avec beaucoup de difficultés, Robert Leblanc a réussi à obtenir sa première livraison d'armes.

Grâce à l'intervention du DMR Kammerer, et sur les demandes réitérées de Gaétan Lesage, un camion a pu ramener des environs de Chartres, où un parachutage important a été parfaitement réceptionné par le groupe local du BOA, une tonne et demie d'armement et d'explosifs.

Des mitraillettes anglaises, des grenades en quantité, du plastic avec détonateurs, quelques fusils et pistolets ont été accueillis, avec la joie que l'on devine, par les maquisards du Surcouf.

Entreposé en plusieurs endroits, dans des caches sûres, cet armement va permettre de continuer l'instruction des hommes ; les gendarmes de Saint-Georges, toujours sur la brèche, vont leur en expliquer le fonctionnement. Très vite, leur maniement deviendra familier à tous et on s'apercevra avec contentement que les cartouches de la Wehrmacht s'adaptent très bien aux mitraillettes britanniques. Le Russe " Staline ", maintenant acclimaté et ravi de son sort au maquis, en fera le premier l'expérience en les utilisant au cours d'une embuscade.

7 novembre 1943.

De pâles rayons de soleil s'infiltrent furtivement parmi les grands arbres et les baliveaux, sur lesquels s'accrochent désespérément les dernières feuilles rousses ou jaunes. De loin en loin, la ramure verte et opulente d'un sapin contraste brutalement avec les tons sombres des troncs décharnés, dont quelques rares branchages supportent encore un feuillage clairsemé, éclaboussé de rouille. L'épais tapis de feuilles mortes qui jonchent le sol moussu bruit sous les pas des hommes qui, insensibles au charme de l'automne, se faufilent au travers des halliers et des buissons du bois de la Creuse. Venant de diverses directions, tous s'acheminent vers un même point : l'entrée d'un caveau, s'ouvrant sur le flanc de la colline, creusé sous la large terrasse d'une vieille bâtisse agrippée au coteau. C'est dans ce boyau, d'accès difficile, que Robert Leblanc a décidé de rassembler ce soir ses hommes pour une cérémonie qu'il juge nécessaire. Chichement éclairé par des bougies plantées çà et là, le souterrain s'est empli des garçons du maquis. Dans un angle, un grand drapeau tricolore est étalé sur les rondins de soutènement. Le chef du Surcouf prend la parole :

" Je vous ai choisis parce que j'ai senti en vous un désir vrai de servir la France. Depuis plusieurs mois je vous étudie. J'ai compris que vous n'étiez pas venus' seulement pour échapper à l'exil qu'on voulait vous imposer. Vous êtes maintenant au courant de mes intentions, vous avez pris connaissance de tous les tracts, journaux et instructions émanant de la France Combattante. Notre but est unique : la libération de la patrie. Aucune opinion politique ou religieuse ne doit nous diviser. Rien, ni biens, ni famille, ne doit plus compter hormis notre lutte. Nous sommes des combattants d'une armée secrète, soit, mais d'une armée régulière. Comme des soldats, nous faisons don de notre vie à notre pays en respectant les lois d'une armée régulière. Mais parce que nous sommes soldats d'une armée secrète, nous avons des devoirs beaucoup plus rudes que si nous combattions au grand jour ; toute défaillance, toute trahison sera châtiée impitoyablement. Avant de me dire que vous acceptez, je vous donne encore dix minutes pour réfléchir, car lorsque vous aurez prononcé le serment sur le drapeau il sera trop tard pour reculer. Vous devrez combattre jusqu'à la mort s'il le faut. "

Un long silence fait suite à cette ferme déclaration, puis un homme s'avance déjà prêt ; doucement Robert le repousse : " J'ai dit dix minutes, sers-t'en pour penser à l'importance de ta décision. "

Enthousiastes et joyeux, les hommes s'interpellent, les plaisanteries fusent, masquant l'instant d'émotion ressenti, entre tous ces camarades heureux de se retrouver dans un climat d'amitié fraternelle.

Le délai imparti terminé, Leblanc précise :

" Si certains d'entre vous ne se sentent pas suffisamment forts pour affronter les dangers de notre lutte, je ne leur en voudrai pas, qu'ils ne se croient pas obligés de s'engager. "

Un tollé général lui répond et un par un les maquisards s'approchent du drapeau, que Robert et La Torpille encadrent et d'une voix forte qui résonne sous les voûtes, prononcent les paroles du serment.

Pas un n'a hésité, tous ont promis de lutter pour la liberté de leur patrie, jusqu'à la mort'. Tous tiendront parole.

24 décembre 1943.

C'est la belle nuit de Noël si souvent glorifiée par les chants et les cantiques. Nuit de la Nativité où tout devrait être paix et fête familiale. Il pleut ; il pleut sans discontinuer depuis le matin, une froide pluie pénétrante, fine et serrée.

Dans la petite église de Saint-Etienne-l'Allier, les fidèles se recueillent devant la crèche, et leurs prières ferventes montent vers le ciel, implorant la Vierge de ramener la paix sur la terre.

Mais pour le groupe d'hommes qui s'affairent dans un hangar voisin à chauffer le gazogène d'un camion de dix tonnes, ce n'est point de prières qu'il s'agit. Leurs pensées ne sont pas dirigées vers l'étable de Bethléem, mais vers un immense camp installé dans les prairies normandes où, sous les rangées de pommiers, se camouflent tant bien que mal les chars d'une Panzerdivision au repos. L'ordre de mission reçu par Robert Leblanc est simple ; il lui faut saboter la réserve de carburant ennemie, afin d'immobiliser quelque temps le groupe de blindés, et tenter d'en soustraire pour le propre ravitaillement du maquis. Il ne peut être question de s'attaquer aux chars eux-mêmes, dispersés dans un quadrilatère ceinturé de barbelés et gardés par une division entière. Trois sections vont être engagées dans cette action, soit une trentaine d'hommes, qui vont prendre place, qui dans le camion, qui dans la vieille traction, qui dans une vénérable " C 4 ".

Tandis que les premiers cantiques retentissent sous la nef, le convoi, contournant l'église, s'ébranle doucement. En tête, la traction de Leblanc ouvre la marche, précédant le dix tonnes et la C 4. Sous les bâches à moitié pourries du lourd véhicule, la pluie persistante s'infiltre, trempant les hommes frigorifiés.

Respectant un intervalle de trois à quatre cents mètres, les voitures traversent Saint-Georges-du-Vièvre, Pont-Authou, Brionne, puis, par la D 137, gagnent vers Harcourt leur objectif. Le parcours aller s'est bien passé, tous feux éteints, sans mauvaise rencontre. A bonne distance du camp, les véhicules s'arrêtent, se garant du mieux possible.

Roger Le Lorrain, Serpent et Pélican partent en avant. Leur tâche est délicate, il leur faut, sans aucun bruit susceptible d'alerter les sept à huit cents Allemands qui festoient un peu plus loin, maîtriser les sentinelles du dépôt de carburant. Rampant en silence, les trois hommes s'approchent ; là-bas à une portée de fusil, les gardes vont et viennent du même pas désinvolte. Mètre après mètre, les maquisards se rapprochent. La pluie qui voile tout et gifle en un fond sonore continu les tôles des hangars est cette fois leur alliée.

Brusquement, au moment précis où l'Allemand tourne le dos, Serpent se détend et, d'un bond souple, l'assaille, lui plaquant la main sur la bouche. La sentinelle s'écroule, laissant tomber son arme. En un éclair, elle est ligotée, bâillonnée et gît face contre terre. Déjà Pélican a fait de même avec l'autre. Roger Le Lorrain et Grand Jules, aussitôt arrivés, coupent les fils téléphoniques qui courent dans la haie. Un léger sifflement, et Robert Leblanc, La Torpille, Bézo, Le Chat, sont déjà là. Une ruée brutale, et le groupe fait irruption dans le poste de garde, où quelques SS jouent aux cartes. Avant qu'ils ne soient revenus de leur surprise, ils sont ligotés et bâillonnés également. Leurs yeux reflètent la stupéfaction empreinte de terreur qu'ils éprouvent.

Sans perdre de temps, Robert fait approcher le camion et le vrai travail commence. On roule les fûts d'essence et on les hisse, non sans mal ; la boue grasse colle aux bidons, les rendant glissants et difficiles à manier.

Là-bas, au loin, dans leurs baraques et dans la ferme, les Allemands poursuivent tranquillement leur réveillon. De temps à autre, apportés par le vent, leurs cris et leurs chants déchirent la nuit. Mais les gars du Surcouf n'en ont cure, et, sous l'averse qui détrempe leurs vêtements, se mêlant à la sueur, ils poursuivent leur déménagement.

L'opération est longue, Robert s'impatiente : à tout moment, pour une raison ou pour une autre, d'autres SS peuvent surgir. Enfin le dernier fût est arrimé dans le gazo. Une autre section a crevé ceux qu'on ne pourra emporter et le carburant qui s'en échappe se mêle, en un vaste cloaque, aux flaques d'eau et aux bourbiers. Un ordre bref de Leblanc et, vivement, chacun reprend sa place à bord. Les véhicules démarrent doucement et disparaissent dans la nuit, s'éloignant tranquillement du cantonnement toujours en pleine liesse.

On approche de Saint-Georges-du-Vièvre lorsque le moteur du camion donne des signes de défaillance. Le dix tonnes ralentit, s'arrête presque, repart à la faveur d'une déclivité, atteint la ligne droite qui précède le bourg, dévale la descente, traverse la bourgade endormie et, à la sortie du pays, s'immobilise complètement au bas d'une légère montée.

De la traction arrêtée un peu plus haut, Robert Leblanc jaillit et donne calmement ses ordres. La vieille C4 est attelée et les gars poussent en unissant leurs efforts. Si l'on peut gagner le haut de la côte distant de deux cents mètres, on n'aura plus qu'à se laisser glisser jusqu'à Saint-Etienne. Les hommes s'arc-boutent, bandant toutes leurs forces et leur énergie ; le camion roule un peu, quelques mètres, puis s'arrête, la masse à mouvoir est trop lourde en regard des faibles moyens mis en œuvre.

La Torpille, Roger le Lorrain, se concertent avec Robert. On envisage d'aller dans une ferme amie quérir des chevaux, quand, du bourg, des braillements avinés s'élèvent. Deux ou trois rafales de mitraillettes crépitent sinistrement et, débouchant du carrefour tout proche, une quinzaine d'Allemands apparaissent en débandade. Ils viennent de fêter dignement la Nativité, et, déambulant ivres et bruyants, tirent quelques cartouches pour égayer leur marche.

Impassible, Leblanc, seul, s'avance vers eux. Interloqués, les SS s'arrêtent. Le chef du Surcouf leur fait face, puis les interpelle après un temps de silence :

- Nous travailleurs de la Todt, transportons de l'essence, en panne, panne ! Compris ?

Et, joignant le geste à la parole, il leur désigne le camion immobile et simule l'action de pousser.

- Vous pousser avec nous ! Pousser !

- Ja ! Compris, ja ! Frankreich und Deutschland werden zusammen arbeiten !

Celui qui paraît être le plus gradé de la troupe prend Leblanc par le bras et aboie un ordre. Les autres s'empressent aussitôt. C'est ainsi que, suprême paradoxe, une escouade de SS aide de toute sa force trois sections de maquisards à pousser pendant plusieurs centaines de mètres un lourd véhicule rempli de fûts d'essence dérobés à son armée !

Lorsque enfin le camion prend de la vitesse et s'engage dans la descente vers Saint-Étienne, les Allemands essoufflés saluent d'un large geste la formation de francs-tireurs qui s'évanouit dans la nuit.

CHAPITRE XV

A chaque jour suffit sa haine

A chaque nid suffit son fer

On a beau tondre la laine

Rien ne fera contre l'hiver.

Max-Pol FOUCHET

(Campagne de Russie)

En cette fin de décembre 1943, l'issue de la guerre ne fait plus de doute : l'Allemagne sera vaincue. C'est du moins ce que doivent penser les gouvernements qui ouvrent les hostilités contre elle : la Colombie le 29 novembre, la Bolivie le 5 décembre.

Les événements se précipitent : l'Armée rouge libère Kiev le 6 novembre, Gomel le 26, de même que Jitomir, Rovno et Novograd. L'effort des Anglo-Américains se poursuit : aux États-Unis plus de 150.000 avions ont été construits depuis le début des hostilités, et l'effectif de l'armée américaine est passée à 7.390.000 hommes. Leurs troupes prennent pied en Nouvelle-Bretagne, dans l'île de Bougainville, et une escadre alliée envoie par le fond le cuirassé allemand Scharnhorst, le 26 de ce même mois. Les raids se succèdent sur les villes du Reich ; en quatre bombardements, Berlin reçoit 6.000 tonnes de bombes et Francfort 2.000, cependant que les conférences du Caire, du 22 au 26 novembre, et de Téhéran, le 1er décembre, voient les chefs alliés cimenter leur unité de lutte. Les Français Libres organisent et définissent les bases de la nation débarrassée de l'envahisseur ; le 3 novembre s'est ouvert à Alger la première session de l'Assemblée consultative provisoire, dont le général de Gaulle a prononcé le discours inaugural. En France, la botte nazie écrase férocement une population que préoccupe de plus en plus la recherche du ravitaillement. Le quotidien problème qu'ont à résoudre les mères de famille pour organiser un repas se complique de jour en jour. Le marché noir bat son plein. Avec beaucoup d'argent et quelques a combines " on trouve à peu près bout, mais la plupart des foyers, d'où les hommes sont absents parce que prisonniers, déportés, réfractaires, cachés à la campagne ou requis, se trouvent sans ressources. Les femmes seules doivent assurer la maigre subsistance, incapables de s'offrir les richesses de ce marché parallèle aux prix exorbitants. Les gosses des villes connaissent un nouveau Noël de guerre, sans joie, sans chaleur, sans friandises, la faim au ventre et le froid au odeur. Les honteuses et provocantes ripailles des collaborateurs, vautrés dans l'ignominieuse trahison, et complaisamment étalées dans les journaux serviles, n'en paraissent que plus infâmes aux yeux des gamins aux joues creuses et au regard fiévreux.

Cet hiver, comme les trois précédents, s'annonce rigoureux, à croire que les éléments se sont ligués avec les Nazis pour éprouver encore plus les peuples opprimés. Il est vrai qu'à l'Est ils ajoutent au contraire au tourment des armées hitlériennes qui subissent de durs revers dans les steppes russes balayées par le glacial vent sibérien.

L'admirable foi en la bataille finale soutient les combattants sans uniforme qui luttent et souffrent dans leurs abris de fortune. Mieux même, leur exemple galvanise leur entourage et leurs rangs se renforcent.

C'est le cas notamment du Surcouf qui voit, en cette fin d'année, son effectif se développer. Sans arrêt maintenant, des hommes rejoignent le maquis, venant de tous les horizons et très sérieusement filtrés par les admirables gendarmes de la brigade de Saint-Georges-du-Vièvre, véritable service d'enquête à la disposition de la formation résistante.

Tour à tour arrivent, prêts au combat : Ambroise André " Dédé le Parisien ", Jacques Blondel " Pompier ", Léon Edet " Cartouche ", Claude Gillon " Caïd ", Noël Levacher " Nono ", Pierre Leroy " Pierrette ", René Laurens " Barbouille ", Louis Melet " P'tit Louis ", Jean Périer " Zazou ", Jean Platel " Le coiffeur ", Bernard Sorieul " Clown ", Jean Ribault " Jean l'Abbé " séminariste qui sera l'aumônier du Surcouf, Armand Steger " L'Alsacien ", les frères Pierre et Paul Teyer, Marcel Verdure " Pot-au-feu ", Paul Valères " La Musique ", André Vandekerkove " Beso ", Jean Bertho " Secrétaire ", pour n'en citer que quelques-uns. A tous ceux-là, il faut encore ajouter tous ceux que Robert Leblanc, faute d'équipement et de ressources, a dû planquer dans les fermes amies, et qui assurent une confortable réserve.

Suivant ce même courant, les groupes des localités voisines, dépendant du Surcouf, se renforcent également : à Beuzeville, l'ossature des FTP d'Henri Sorel, qui comprenait entre autres Pierre Feutelais " Bernard ", Pierre Vallée " Pierrot ", chefs de section, Jules Graindorge " P'tit Jules ", René Grégoire " Musicien ", Marcel Gorand " Moustache ", Marius Huchon " Marbre ", Lucien Marcault " Marco ", Guerrier, Charles Deroch, Louis Huard, qui assure la liaison avec l'OCM du vétérinaire Camille Renoult, et quelques autres, est grossie de plusieurs éléments dont : Cyrille Pain " Cyrille ", Robert Fortier " Bébert ", etc.

A Morainville-Lieurey, Marcel Vesque reçoit dans son groupe plusieurs volontaires dont un jeune étudiant luxembourgeois ayant fui l'incorporation dans l'armée allemande, ainsi que deux jeunes femmes qui seront de remarquables agents de liaison : Francine et Marguerite Hébert.

Et puisque nous évoquons l'arrivée de femmes au maquis, voyons d'un peu plus près toutes celles qui vinrent se joindre à la lutte avec un crâne et courageux engagement : auprès de Robert Leblanc, d'abord, Denise, son épouse, qui, malgré les difficultés de tous ordres que lui vaut l'héroïque attitude du chef du Surcouf, recherché sans relâche par la Gestapo et la Milice, a vaillamment fait front aux interrogatoires, a apporté son assistance, en les hébergeant, aux requis et aux aviateurs alliés, a assuré les contacts entre les différents groupes et s'est dévouée inlassablement pour réconforter les malades du maquis, fournir vêtements et provisions, entretenir le linge... tout en continuant d'élever ses enfants. L'admirable comportement de Denise Leblanc lui a valu, et lui vaut toujours, l'indéfectible amitié des anciens du Surcouf.

Dans le secteur commandé par Marcel Vesque, une jeune femme se distingue également : Odette Mulet, éducatrice, qui, par ses fonctions de secrétaire de mairie, fournit au maquis nombre de cartes d'identité et de tickets d'alimentation grâce à un adroit travail de falsification.

Simone Sauteur " Puce 1 ", que sa formation d'institutrice fraîche émoulue de l'École normale destine aux tâches plus particulières des écritures, s'adonnera à la fabrication de faux papiers, transcrira les textes des messages, effectuera de nombreuses liaisons délicates et suivra bien souvent les tribulations du maquis dans ses rapides changements de gîte.

A Beuzeville, Yvonne Grégoire " Maryvonne ", Berthe Polin " La Berthe ", assurent de dangereuses missions auprès des responsables du Front National. La doctoresse Duclos de Saint-Georges-du-Vièvre, prend des risques considérables pour se rendre au chevet des blessés et les soigner. Avec un dévouement remarquable, elle court la campagne pour opérer, panser et réconforter les éclopés du Surcouf. Mme Jacqueline, sa trousse

d'infirmière à la main, secourt les plus mal en point. Mme Archambault, outre les soins qu'elle prodigue, transforme une partie de sa vaste demeure en hôpital improvisé et son manoir de Saint-Christophe-sur-Condé devient le havre des combattants touchés dans la lutte. A Epaignes, Mireille Guillot établit les liaisons pour Marcel Vesque et Emile Baube.

Toutes ces présences féminines, autour d'eux, réchauffent le cœur des maquisards qui se sentent la véritable émanation du

peuple, son essence, et ses meilleurs fils.

Contemplant avec satisfaction le bilan positif de son action et de ses efforts, Robert Leblanc peut bien dire avec l'héroïque Honoré d'Estienne d'Orves :

" J'ai senti que là était mon devoir vis-à-vis de ma famille, vis-à-vis de mon fils qui aurait été en droit de me dire : vous pouviez continuer à vous battre pour la France, pourquoi ne l'avez-vous pas fait ? "

7 janvier 1944.

Beuzeville.

Dans la cuisine d'une petite maison de la cour Danjard, autour d'une table de bois blanc, cinq hommes sont rassemblés. Entourant Robert Leblanc, sont présents : Pierre Feutelais, Marius Huchon, Marcel Gorand et René Grégoire. Cette réunion mise sur pied par Leblanc vise à coordonner plus étroitement les liaisons entre le maquis Surcouf et les sections du Front

National.

Henri Sorel, le responsable local des groupes, n'assiste pas, par exception, à ce colloque, se trouvant présentement à son PC de Fatouville. Ce déplacement de plusieurs kilomètres lui aurait d'ailleurs posé quelques problèmes, car le chef des FTPF ne se meut qu'à l'aide d'une voiture d'infirme. Atteint depuis plusieurs années par la terrible poliomyélite, Henri Sorel est en effet paralysé des membres inférieurs. Cette pénible affection ne diminue en rien la magnifique ardeur de ce patriote qui va, par les routes et les chemins, pilotant et manœuvrant sa voiturette à l'aide de ses seuls bras. Mais la journée ayant été exténuante, Sorel n'a pu, à son grand regret, effectuer ce voyage tardif et s'est fait représenter par son adjoint : Bernard, Pierre Feutelais.

C'est donc à ce dernier que Robert Leblanc expose les nouvelles dispositions prévues par l'état-major FFI pour l'application du Plan Vert.

Puis avec René Grégoire, il met au point le système des liaisons et l'informe de l'emplacement des nouvelles boîtes aux lettres entrées en fonction.

La discussion s'anime un peu plus lorsque Gorand, appuyé par Huchon, réclame des armes et des munitions : le chef du Surcouf, qui doit en fournir à tous les groupes travaillant avec lui, n'a en effet plus beaucoup de réserves. Néanmoins, conscient des besoins du secteur de Beuzeville, il assure ses interlocuteurs d'un renforcement prochain de leur équipement.

Tandis qu'au-dehors, dans le gel des soirées hivernales, les guetteurs et les gardes du corps de Robert, tapis dans les encoignures ou battant la semelle aux extrémités des allées menant à la cour, surveillent stoïquement les abords, les responsables des maquis poursuivent l'élaboration des plans d'embuscades, définissent les zones d'intervention et délimitent leur champ d'activité.

Lorsqu'ils se sépareront, ils se sentiront plus forts et plus résolus car : " La fraternité d'armes entre ceux qui en étaient parfois démunis - il s'agit d'armes - était une des forces morales de la Résistance qu'aucun de ceux qui la connut ne pourra jamais oublier. "

20 janvier 1944. Saint-Etienne-l'Allier.

Tout est calme et tranquille dans la vieille maison abandonnée qui sert de refuge à la section 8 du Surcouf. Les hommes vaquent à leurs occupations, graissant leurs armes, raccommodant de leur mieux les vêtements ou préparant un maigre repas.

Soudain, l'un des guetteurs, posté une centaine de mètres plus loin sur le contrefort, surgit, haletant :

- Alerte ! Nous sommes attaqués !

Aussitôt, Cartouche bondit sur son arme, donne l'ordre de s'équiper, et accompagne la sentinelle pour se rendre compte.

Du sommet de la colline, il observe, jumelles aux yeux, la troupe qui longe prudemment, au creux du vallon, la haie du pré suivant la rive de la Véronne. Dirigés par deux gendarmes, cent cinquante soldats, des miliciens, avancent lentement en position de combat. Quelques mètres devant eux, un civil courtaud ouvre la marche. Cartouche pousse un juron :

- Bon Dieu ! C'est ce salaud de Deuve qui nous les amène, ils montent par ici.

Massés autour de leur chef de section, dissimulés par la haie, les maquisards lèvent déjà leurs armes, prêts à ouvrir le feu.

- Ne tirez pas, surtout pas. Grivillers et Demaison sont avec eux, nous risquerions de les atteindre.

En effet, les deux gendarmes de Saint-Georges, instructeurs du maquis, se trouvent, à leur corps défendant, en tête du groupe de mercenaires. Cartouche fait signe à son agent de liaison :

- Tu vas aller en vitesse à la 6e les prévenir que nous nous replions sur eux. Qu'ils redoublent de vigilance car il y a peut-être d'autres colonnes. Et fais gaffe de ne pas donner du nez sur une autre bande de salopards.

Puis, sitôt l'estafette partie :

- Bon, ils en ont bien encore pour un quart d'heure avant d'arriver ici. Préparation et formation de repli. Direction : la 6.

Quelques minutes après, se faufilant à travers bosquets et pâture, la 8e section décroche en bon ordre tandis que, parmi les fourrés et dans les herbages pentus, les miliciens suivent toujours le traître qui les a alertés et qui, suant à grosses gouttes, les dirige vers le campement des francs-tireurs désormais vidé de ses occupants.

A quelques mètres de là, à la limite de Saint-Firmin, la 6e section qui bivouaque dans une masure isolée va accueillir ses camarades de combat. Piteusement, la troupe de miliciens retournera s'engouffrer dans ses camions garés sur la petite place de Saint-Etienne-l'Allier afin de regagner sa caserne rouennaise tandis que le traître ira se tapir dans sa petite maison à flanc de coteau des bois de la Creuse.

Avec le soulagement que l'on devine, les gendarmes se hâtent de rentrer à la brigade mais Grivillers, aussitôt arrivé, s'empresse de faire prévenir Robert Leblanc de l'échec de l'attaque et du rôle joué par Deuve.

Quelques heures plus tard, lisant le rapport de Cartouche, Leblanc rugit :

- Nom de Dieu, si les gendarmes n'avaient pas été là, quel carton faisaient mes gars ! Du haut de la côte, mes deux sections tiraient ces salauds de miliciens comme des lapins ! Mais depuis le temps qu'il nous crée des ennuis, le Deuve va payer.

Le soir même, en effet, réunis en Cour martiale, les chefs de trentaines votèrent la peine de mort pour le collabo qui avait " vendu " le maquis ; un agent de liaison allait aussitôt informer le commandant Lesage afin qu'il en avise l'état-major FFI.

Après accord de Londres, celui-ci devait confirmer la sentence.

22 janvier 1944.

Pont-Audemer.

Le couvre-feu est passé depuis longtemps quand, dans un hurlement de pneus, une traction avant noire vire sur la place du Pot d'Étain.

A l'intérieur, deux feldgendarmes scrutent attentivement les ténèbres trouées çà et là par la fugitive et discrète lueur de rares réverbères diffusant une pâle clarté bleutée.

A quelque distance de là, aux abords de la prison, des ombres silencieuses se glissent furtivement le long des murs.

Débouchant à toute allure, la traction freine en catastrophe devant l'entrée de la maison d'arrêt. Les deux feldgendarmes en jaillissent et cognent énergiquement à la porte. Au gardien effaré qui entrouvre son judas, ils ordonnent brutalement en allemand, puis en français, d'aller chercher le directeur. Quelques secondes après, celui-ci apparaît et, sur l'injonction qui lui est faite, ordonne d'ouvrir le lourd battant. Aussitôt, quatre gaillards armés de mitraillettes se ruent à l'intérieur, tandis quelques feldgendarmes, dégainant leurs pistolets, font aligner face au mur les gardiens et le directeur abasourdis. Stupéfaits également, les geôliers du poste voient les quatre hommes armés couper les fils téléphoniques et s'entendent demander d'aller libérer trois prisonniers qui leur sont désignés. Tandis que l'un d'eux accompagne le porte-clefs sous la menace de son arme, les trois autres tiennent tout le monde en respect.

Impassibles, les deux feldgendarmes, qui ne sont autres que " Georges VII " et " Raymond l'Alsacien ", déserteurs alsaciens de la Wehrmacht, volontaires du Surcouf, montent la garde à la porte.

Un moment plus tard, les quatre maquisards reviennent, escortant leurs trois camarades incarcérés par les Allemands. Flavien Feuillye, William et Jean le Polonais, récemment arrêtés par le policier Alie, retrouvent la liberté. Dans une demi-heure, ils vont retrouver, avec quelle joie ! leurs compagnons du Surcouf, rassemblés à cette occasion.

Cette rapide opération, menée à bien sans un seul coup de feu, avait été minutieusement organisée par Robert Leblanc, qui avait la chance d'avoir sous la main des Alsaciens enrôlés de force dans l'armée allemande et qui avaient déserté à la première occasion pour rejoindre les rangs des FFI. Bien sûr, " Georges VII " était un peu à l'étroit dans l'uniforme du gendarme allemand et son camarade " Raymond " trouvait le pantalon un peu large pour sa maigre stature mais, la nuit, cela pouvait aller.

Tout s'était donc fort bien passé et lorsque les quatre autres participants rejoignirent à leur tour le maquis sans encombre, Leblanc, très ému, reçut une ovation qui fit vibrer les vieilles voûtes de l'abri provisoire.

23 janvier 1944, au soir.

Tout en tirant à petites bouffées sur sa pipe, Robert Leblanc lisait le message que venait de lui remettre le garçon qui attendait maintenant ses ordres.

- C'est bon, Jean, tu peux remonter à la 3, il n'y a rien d'autre pour aujourd'hui.

Après avoir serré la main de son chef, Jean l'Abbé, agent de liaison du créateur du Surcouf, reprit la route de son cantonnement provisoire. Leblanc parcourait de nouveau le texte bref :
" FFI - MEU à Surcouf : confirmation reçue de Londres, sentence prononcée - accord pour exécution immédiate - Max.

Quelques heures plus tard, à son domicile, Deuve s'entendait lire l'arrêt de la Cour martiale du maquis le condamnant à la peine de mort. Au matin du 24 janvier, les villageois découvraient le corps de l'indicateur se balançant en haut du clocher de l'église de Saint-Etienne-l'Allier.

3 février 1944. 23 h 30.

Marcel Gorand étouffa un juron ; la burette d'huile venait de s'échapper de ses doigts engourdis par le froid et de tinter sur le rail. Face à lui, de l'autre côté de la voie, Bébert leva la tête d'un air interrogateur puis, rassuré par l'attitude de son camarade, reprit son travail. Disséminés sur les hauteurs alentour, les hommes de la section de Pierre Feutelais, mitraillette au poing, couvraient le groupe de sabotage de Gorand occupé à déboulonner les rails de la voie ferrée Évreux Honfleur. Derrière eux, le massif boisé de Beaumoucel étagé sur la colline de la côte Hersant offrait son couvert en prévision d'une retraite rapide. Un peu plus bas, à proximité de la route de Rouen, dissimulés dans les taillis, les guetteurs de la seconde section du groupe FTPF Sorel surveillaient le passage des rares véhicules circulant sur la N 815.

Complètement frigorifié, adossé au tronc d'un sapin, un gros cache-col autour du cou et son béret rabattu sur les yeux, René Grégoire " Musicien " épiait tous les bruits de la nuit. Quelques minutes après qu'eurent retenti dans le lointain, étouffés par le brouillard léger qui couvrait la vallée, les douze coups de minuit égrenés par le clocher de Beuzeville, il perçut le sifflement modulé de Gorand annonçant la fin de l'opération et donnant le signal du repli. A son tour, il répercuta le même signal discret et, un à un, à travers la campagne endormie, les maquisards décrochèrent, regagnant leurs quartiers.

Le lendemain, le chef de gare serait avisé par un coup de téléphone anonyme que l'autorail ne pouvait dépasser la gare de Quetteville. Le train de munitions venant de Glos-Monfort resterait bloqué deux jours sur les voies de garage de Beuzeville, au grand dam de Sorel et de Leblanc qui avaient combiné son déraillement.

19 février 1944.

Un pâle rayon de soleil perce timidement au travers des hautes futaies des bois d'Asnières, faisant scintiller dans son halo lumineux les perles de givre accrochées aux ramures dépouillées.

Les feuilles mortes, saisies par le gel, craquent sous les pas des hommes qui vont et viennent sous le couvert pour se réchauffer. Tapis sur les hauteurs environnantes, ou perchés inconfortablement dans les cimes des arbres, les guetteurs attendent d'un moment à l'autre l'arrivée de leur chef et de membres de l'état-major clandestin. A cette occasion, les hommes ont particulièrement soigné leur présentation et astiqué leurs armes.

Un bref coup de sifflet annonce l'approche de la voiture de Leblanc qui pilote ses hôtes dans le dédale des petites routes et des chemins vicinaux. S'extirpant des broussailles apparaît Marcel Vesque, chargé d'assurer avec son groupe la sécurité des lieux. Il se dirige vers l'allée forestière à la rencontre des arrivants qui doivent achever leur randonnée à pied. Impeccablement rangés en carré autour d'un mât de fortune au sommet duquel flotte le drapeau, les maquisards se figent au garde-à-vous lorsque apparaissent Robert Leblanc et Marcel Vesque, précédant leurs visiteurs qui saluent militairement les francs-tireurs.

Très rapidement, le chef du Surcouf présente les responsables de l'état-major :

- Colonel Brozen, qui assure le commandement de la zone Nord.

- Commandant " Fantassin' " délégué militaire régional, venant directement de l'état-major du général Kœnig à Londres.

Le colonel Brozen prononce alors une courte allocution, mettant en relief la justesse du combat des maquisards et proclamant sa foi en la victoire finale, qu'il annonce toute proche.

Un ordre bref, et tous les hommes saluent à leur tour tandis que déjà s'éloignent les chefs de l'armée clandestine, toujours escortés de Vesque et de Leblanc.

Ragaillardis par cette courte cérémonie qui vient d'apporter dans leur dure vie de combattants errants, en loques, le réconfort et la preuve de leur appartenance à une juste cause, les hommes du Surcouf se sentent fouettés d'une ardeur nouvelle, et ressentent davantage la fraternité d'armes qui les unit dans leur lutte contre le nazisme. Quelle plus belle signification de cet esprit que de voir repartir, côte à côte, se tenant par l'épaule, Michel le Russe et Raymond l'Alsacien, habités du même idéal et comprenant que pour eux :

" La seule liberté qui pouvait alors, sous la botte nazie, être conquise par un seul homme c'était de se lier à d'autres hommes pour reconquérir la liberté ; pour multiplier le désir de vivre, d'y voir clair, de combattre dans la nuit pour être plus fort que la nuit. "

26 février 1944.

Beuzeville.

Il est un peu plus de 21 h lorsque Louis E. et Jules A., deux ouvriers du bourg, poussent la porte du café Baudoin en face de la vieille halle. Ils viennent d'achever un travail difficile et, passant devant le seul estaminet encore ouvert, ont décidé de boire un coup avant de se séparer. Surpris, ils s'arrêtent sur le seuil : la salle est aux trois quarts pleine d'officiers et de soldats allemands assis autour des tables et menant grand tapage. Un peu à l'écart, un groupe comprenant quelques civils, qui dénotent au milieu des uniformes : trois femmes très entourées et qu'ils reconnaissent : la cafetière, sa fille Annette, très jolie blonde, et la charcutière, Mme Bailleul. Quatre hommes : Bailleul, Cordier, et deux autres, vêtus avec recherche, qui leur sont inconnus. Complétant la tablée, cinq ou six officiers nazis, dont le chef de la Kommandantur.

Au moment de leur entrée, les deux pauvres bougres effarés voient l'un des gradés remettre sa casquette, se dresser et, saluant le bras tendu le grand portrait de Hitler qui trône sur le mur, hurler un sonore : " Heil Hitler ! " Immédiatement, comme un seul homme, tous les assistants se lèvent et imitent le zélé SS, répétant le même salut.

C'est alors que le tenancier, qui fouille dans son tiroir-caisse, aperçoit les deux ouvriers restés médusés près de la porte. Quittant vivement son comptoir, il s'approche d'eux et les interpelle brutalement :

- Foutez le camp, le soir c'est réservé aux troupes d'occupation. Allez, du balai !

Décontenancés, ahuris, les deux Beuzevillais se retrouvent sur le trottoir et déguerpissent sans demander leur reste, cependant que Bauduin retire le bec-de-cane.

Ces braves gens, qui ne sont pas habitués à se trouver dans les rues à une heure aussi tardive, ignorent que le café tenu par le maire adjoint Baudoin et son épouse reste le seul débit ouvert toute la soirée et parfois une partie de la nuit, avec la bénédiction des occupants dont ils sont de très fidèles et actifs collaborateurs. Au sein du petit groupe de supporters nazis de la bourgade, Baudoin se montre, et de loin, le plus farouche partisan des représentants de " l'ordre nouveau ".

Affilié depuis longtemps à l'association franco-allemande, il possède en outre sa carte de membre auxiliaire de la SIPO, et on a même vu chez lui le Kommandeur Dauber, dont les bureaux sont installés à Rouen, 9, rue du Donjon. Très lié à l'inspecteur Walz, qui dirigea pendant quelque temps l'antenne gestapiste de la région, il a formé plusieurs adeptes, dont le charcutier Bailleul et le secrétaire de mairie Pigny. Sa fille Annette, qui n'a que vingt ans, subit cette influence et on la verra parader dans des calèches ou à cheval aux côtés d'officiers nazis trop heureux de l'aubaine. S'engageant plus ou moins inconsciemment dans la collaboration, elle ira même jusqu'à dénoncer les réfractaires de sa connaissance, souvent ses camarades d'enfance, et signaler aux réquisitions des occupants ce que ses compatriotes tentent de soustraire à leur convoitise. Bailleul, qui est en train d'édifier une solide fortune grâce aux complicités des Allemands et de Baudoin, va très vite suivre la même voie et se voir décerner lui aussi, ainsi que sa femme, la fameuse carte proallemande qui ouvre les portes et assure l'impunité dans les trafics louches du marché noir. Complètement nazifiés, persuadés de la justesse de la lutte antiterroriste, les deux jeunes garçons '° du couple de charcutiers seront convaincus d'agir pour la bonne cause, en dénonçant leur professeur d'anglais du collège d'Honfleur M. Manuel, coupable d'avoir laissé percer ses sentiments anti-allemands.

Et ce n'est pas leur demi-sœur Ginette, que Bailleul a eue d'un premier lit, qui contrariera leur inclination, car cette belle amazone de vingt ans s'affiche avec ostentation en compagnie des gradés hitlériens dans de longues promenades équestres.

Les autres membres de ce petit groupe de collaborateurs, l'épouse d'un médecin, une bouchère de la place de l'Église, le secrétaire de mairie et quelques comparses ne seront que de profiteurs du moment soit à titre économique, soit à titre... privé. On ne peut leur reprocher, comme aux familles Baudoin et Bailleul, la dénonciation permanente et les délations préméditées.

CHAPITRE XVI

Au nom des hommes en prison

Au nom des femmes déportées

Au nom de tous nos camarades

Martyrisés et massacrés

Pour n'avoir pas accepté l'ombre.

Paul ÉLUARD

(Les sept poèmes d'amour en guerre).

Ce premier trimestre de 1944 s'achève. Partout dans le monde, apparaissent les signes précurseurs de l'anéantissement des rêves nazis. Si les divisions alliées piétinent quelque peu en Italie, leurs forces se manifestent sur le front du Pacifique où les Japonais perdent pied. Les escadrilles anglo-américaines pilonnent maintenant journellement les villes et les complexes industriels allemands. Plus de 2.000 avions bombardent les centres de Hanovre le 21 février, Francfort et Augsbourg le 18 et le 20 mars, Berlin le 22, Essen le 26, Nuremberg le 30 de ce même mois.

A l'est, les Soviétiques entrent en territoire polonais le 6 janvier, chassant devant eux les armées allemandes. Le 14, Novgorod est libéré, et le 17 mars les troupes du maréchal Koniev franchissent le Dniepr.

En France, l'occupant s'attaque avec une violence accrue aux maquis et aux réseaux de résistance. Le 1er février, les bataillons SS montent à l'assaut des camps de Haute-Savoie, le 25 mars, appuyés des forces supplétives fournies par Vichy - miliciens et GMR - vingt mille Allemands lancent l'offensive au plateau des Glières où sont cantonnés près de six cents maquisards, dont peu survivront.

Vautrés dans la collaboration, les fantoches du gouvernement de " l'État français " s'agitent furieusement au fur et à mesure que les événements apportent un démenti cinglant à leur lâche attitude. Le 2 janvier, Laval déclare : " Je crois fermement en la victoire du Reich D, et le 20 du même mois, à son instigation, sont créées les cours martiales " antiterroristes ". Mieux encore, le 1°' février, Vichy impose le STO à tous les hommes de seize à soixante ans ! Désormais, la masse des Français a les yeux ouverts et, par légions, les volontaires vont affluer dans la Résistance. Devant cette adhésion massive, les maquis, qui ne possèdent ni l'équipement, ni l'armement nécessaires à leur enrôlement, vont devoir improviser à la hâte. Les planques sont multipliées dans les fermes où les hommes seront tenus en réserve, de véritables camps retranchés sont aménagés dans les massifs montagneux et boisés, et les villes même vont regorger de réfractaires dotés rapidement de faux papiers.

Les groupes dont Robert Leblanc assume la responsabilité s'étoffent eux aussi. De nouvelles sections sont créées. Inlassablement, prenant les plus grands risques dans cette région infestée d'Allemands, cheminant par monts et par vaux, les Lesage, Vesque, Hochart, Nicolas, Pesqueux se démènent pour prendre en charge les nouveaux arrivants. Les gendarmes de Saint-Georges-du-Vièvre enquêtent sans relâche et fournissent les renseignements qui permettront aux chefs du Surcouf de juger de la valeur et de la moralité des nouvelles recrues. Leur action s'avérera payante puisque trois agents du gestapiste français Alie de Rouen seront démasqués et mis aussitôt hors d'état de nuire.

Malheureusement, le sinistre " Georgius " passera au travers des mailles du filet ce qui coûtera très cher au maquis.

Puisque nous venons d'évoquer l'action du policier Alie, nous allons nous pencher un peu plus sur ce personnage, car la lutte qu'il livrera au Surcouf sera impitoyable et mortelle.

Alie est simple policier à Rouen quand son zèle pronazi le fait remarquer de Dauber, responsable de la SIPO pour la région. Très vite, ce dernier le charge de diverses missions et notamment d'actions menées en liaison avec la Gestapo d'Évreux qui siège rue Dubois, et dont les membres principaux sont Otto Nohring, Walter Kunrède et Otto Manfred, assistés de leur égérie, Denise Hardy. Alie fit merveille au sein de cette équipe et ses rapports sur les enquêtes qu'il mène au Neubourg en février 1942, sa participation au démantèlement des groupes du mouvement " Résistance " de Vernon et Louviers fin janvier 1944 retiennent l'attention des hitlériens. L'expédition qu'il dirige personnellement le 24 août 1943 contre les maquisards FTP des grottes de Caumont, qui entraîne la mort de leur chef, " Christian ", et de plusieurs francs-tireurs, lui vaut la considération de ses maîtres. Dès lors, il est nommé inspecteur-chef et prend la direction des brigades antiterroristes pour la Seine-Maritime et l'Eure. A leur tête, il se livre à une chasse effrénée contre les patriotes. La nomination au poste de responsable des services de sécurité allemands du lieutenant-colonel Von Zamory qui accorde toute sa confiance à Alie va permettre à celui-ci de disposer à sa guise des bataillons SS cantonnés à Campigny, dans l'Eure, et au château du Pin dans le Calvados. Par ailleurs, l'arrivée en renfort d'agents de la Gestapo parisienne de l'avenue Foch, et notamment du fameux Kiffer qui " emprunte " la personnalité d'un émissaire anglais et se fait appeler " Raoul de Normandie ", va fournir à Alie la possibilité d'introduire certains de ses indicateurs dans les maquis et les réseaux. Nombre d'entre eux seront victimes de ces traîtres et malgré son service de sécurité extrêmement vigilant, le Surcouf lui-même ne pourra empêcher l'infiltration de l'agent gestapiste " Georgius D. Dès le mois de novembre 1943, une lutte sans merci s'engage entre Alie et Robert Leblanc. Résolu à détruire ce puissant maquis, qui représente à lui seul l'essentiel de la force résistante combattante dans l'Eure, le chef des brigades " antiterroristes " met tout en œuvre pour décapiter le Surcouf. Les appels à la population aux fins de dénonciation, les rafles soudaines et nombreuses à Pont-Audemer, Quillebeuf, Saint-Georges-du-Vièvre, Lieurey, Bernay ; les affiches couvrant les murs promettant de fortes primes à ceux qui livreront Leblanc, dont la photo agrémente ces placards, tous les moyens sont bons pour Alie. Mais de son côté, Leblanc rend coup pour coup : grâce à des amis imprimeurs, il proclame par voie d'affiches sa foi en la victoire finale, et annonce la condamnation à mort d'Alie et de ses sbires. Il met en garde la population contre les provocateurs et les traîtres et l'engage à soutenir les francs-tireurs. Sa grande voix prédominera ; il sera entendu et compris. De cette lutte obstinée entre deux hommes pareillement décidés, Robert Leblanc sortira vainqueur. Non sans de douloureux et admirables sacrifices, la victoire ira au représentant de l'honneur et de la liberté.

Les vibrantes paroles du général de Gaulle, s'adressant le 24 décembre 1943 au peuple français dans son message de Noël, ne pouvaient que confirmer au chef du Surcouf la justesse de

son attitude :

" L'ennemi dont la nation ne sépare pas les quelques traîtres qui le servent, voilà qui nous devons par tous les moyens en notre pouvoir maudire, attaquer, détruire. "

Morainville-Lieurey - 10 mars 1944.

Il fait nuit noire, et un crachin bien normand ajoute encore à l'opacité en noyant la campagne de son voile pénétrant. Ces mauvaises conditions atmosphériques n'empêchent nullement Marcel Vesque de se diriger tout aussi facilement qu'au grand jour dans le dédale des herbages et des bosquets du Lieuvin. Tandis qu'il chemine de son même pas sûr et égal, une ombre s'applique à le suivre en se faufilant sous les barbelés, en escaladant les talus ou en sautant d'un bond souple les rus gonflés par les giboulées de mars. L'homme qui calque ainsi sa marche sur celle du chef cantonal du Surcouf s'appelle Gaston Le Braz.

Cinq jours plus tôt, il se trouvait encore à Londres, suant à grosses gouttes au cours des exercices d'entraînement avec ses camarades de commando. Baroudeur de métier, volontaire pour les entreprises les plus dangereuses, il s'était vu enfin, à sa grande joie, désigner pour cette mission en France occupée. Équipé en conséquence, il avait sauté au-dessus d'un terrain de l'Orne préparé par les équipes du BOA 1 du département que dirigeait Dominique Tinchebray (Edouard Paysant). Pris en charge par le comité de réception, il était arrivé quelques heures plus tôt à Noards chez Marcel Vesque, piloté par Dechaume qui assurait la coordination entre l'Orne et l'Eure.

La mission qu'on lui avait assignée était simple : il devait servir d'instructeur aux maquisards du Surcouf dont le nombre ne cessait de croître, et qui manquaient considérablement d'encadrement.

Le responsable départemental, Gaétan Lesage, avait énergiquement réclamé à Londres l'envoi de plusieurs gradés qualifiés. Le lieutenant Gaston Le Braz était le premier de ces hommes chargés d'instruire les francs-tireurs sur le maniement des armes envoyées par containers.

A leur arrivée à Epaignes, aux Mares-Fleuries, où bivouaquait une section du Surcouf, Vesque et son compagnon furent accueillis avec l'enthousiasme que l'on devine. Dès le lendemain, immédiatement acclimaté, Le Braz recevait de Robert Leblanc le commandement d'une nouvelle section constituée des plus ardents des volontaires planqués en réserve dans les fermes.

Jusqu'à la fin des combats, Gaston Le Braz se montrerait un chef à la bravoure communicative et sa nomination au grade de capitaine sur le front, le 1er septembre 1944, récompenserait justement ce combattant exceptionnel.

3 avril 1944.

Plusieurs voitures arrivent en trombe à Saint-Etienne-l'Allier et s'arrêtent brutalement près de l'église. Pistolet au poing ou mitraillette sous le bras, des hommes en jaillissent et investissent aussitôt l'épicerie-buvette de Robert Leblanc. Les deux malheureuses clientes qui se faisaient servir sont immédiatement expulsées et s'enfuient apeurées. Derrière son comptoir, Mme Denise Leblanc, impassible, fait face à Alie qui dirige l'opération.

- Naturellement, madame, comme d'habitude votre mari n'est pas là et, comme d'habitude, vous ignorez où il se trouve ?

- En effet, monsieur, je l'ignore ; depuis qu'il m'a quittée, je ne l'ai pas revu et je n'en ai aucune nouvelle.

- Bien entendu ! Vous m'avez déjà servi le même discours les deux fois où je suis venu. Ma patience est à bout et je vous affirme que, de gré ou de force, vous parlerez.

- Que voulez-vous que je vous dise ? Que j'invente quelque chose ! Il est parti, je ne sais absolument pas où il est ni même s'il est encore en vie !

- Oh ! ça oui. Rassurez-vous ! Il vit toujours, il m'a encore écrit avant-hier, car en plus il se fout de ma gueule ! Vous entendez, il se fout de ma gueule !

Tandis que ses acolytes mettent à sac logement et boutique, Alie poursuit son interrogatoire. Tout y passe : chantage, menaces sur elle, sur ses enfants. Tout en faisant superbement front, Mme Leblanc frémit au fond d'elle-même car elle est à la merci d'un agent de liaison négligent qui aurait pu laisser une trace quelconque de son passage. Évidemment, en dépit de ses dénégations, elle sait parfaitement où se trouve Robert Leblanc car il la fait tenir au courant de ses pérégrinations, et l'épicerie sert de relais et de boîte aux lettres. Grand Jules, qui est du pays, vient fréquemment en catimini y porter des plis ou en rechercher.

La Torpille y fait de temps à autre de brefs passages, Bayard, Nicolas y envoient leurs messages quand ils ne savent où joindre le chef du Surcouf. A plusieurs reprises, Arthur (l'abbé Meule') y a conduit des aviateurs alliés, tombés dans la région, que Mme Leblanc a hébergés jusqu'à leur prise en charge par le maquis. Tandis qu'elle essaie de dissuader Alie, tout cela lui trotte dans la tête et si elle n'éprouve aucune crainte pour elle-même, elle ne peut s'empêcher de trembler intérieurement pour ses enfants, quand le gestapiste menace de les emmener.

Et elle a bien du mal à dissimuler son contentement lorsqu'elle voit les policiers revenir un à un, bredouilles, de leur perquisition.

Sur une dernière phrase menaçante, Alie donne le signal du repli et elle le voit, avec soulagement, remonter dans sa voiture. Mais l'alerte a été chaude, si chaude que Leblanc, prévenu, va prendre ses dispositions. Quelques jours plus tard son épouse rejoindra définitivement le maquis, les enfants seront mis à l'abri et le café épicerie sera doté d'un gérant : M. Montier, contre qui la rage du chef des brigades antiterroristes se retournera malheureusement par la suite.

12 avril 1944.

Le commandant Breteuil relut les quelques mots du message reçu de Londres, capté par le lieutenant Allard et transmis par son agent de liaison Marcel Maillard.

" A commandement FFI-MEU. - De Londres état-major : Abattre immédiatement et par tous moyens espionne Violette Morris. - Stop. - Rechercher et éliminer agents contacts avec elle régions M1-M2-M4. - Stop. - Ordre prioritaire. - Fin. "

Le soir même, le chef départemental informait les responsables d'arrondissement concernés en leur demandant d'entreprendre les recherches requises. Quant à l'espionne elle-même, il savait où la retrouver car elle sillonnait régulièrement toutes les semaines les routes de l'Eure, et ses principaux points de chute, Pacy, Vernon et Beuzeville étaient connus. Dès le lendemain, les chefs des maquis des zones indiquées étaient alertés et toutes les dispositions prises pour exécuter l'ordre reçu.

Qui était donc cette Violette Morris que l'état-major londonien ordonnait d'abattre, toutes affaires cessantes ?

Violette Morris figure à cette époque parmi les personnalités les plus marquantes de la Gestapo française. Née en 1893 à Paris, elle a connu son heure de célébrité dans les milieux sportifs. Très athlétique, elle s'illustre dans le lancement du poids et du disque, puis, quittant les stades, devient l'une des premières pionnières du volant, participant à de nombreux rallyes, en compagnie notamment de Mme Lefèvre. Cette facette de sa vie est la seule connue du public ; l'autre est beaucoup moins honorable : compromise dans différentes affaires de mœurs par les services du SD bien avant la guerre, elle se met au service de l'espionnage allemand en France, devenant un agent rémunéré, figurant au rôle avec un numéro de code. L'Intelligence Service la démasque et tente d'en faire un agent double, mais elle est " limitée " et le service de renseignements britannique ne s'intéresse plus à elle. Elle mène dès lors une vie dissolue, fréquentant les milieux interlopes et convertissant à l'homosexualité nombre de jeunes femmes. Elle va même jusqu'à se faire opérer, pour réduire sa poitrine, afin d'être plus près de son volant lors de ses courses automobiles. Cela ne l'empêche nullement de se lier avec des hommes, dont certains sont attirés par le côté " spécial " de son personnage. Ses amants, dans ce milieu dévoyé, sont nombreux et les " parties fines " sont son domaine. Mais les Allemands ne la paient pas pour rien, et elle leur en donne pour leur argent. Elle compromet de hauts fonctionnaires, fournit des rapports très détaillés sur le parc automobile militaire, communique aux services de Himmler de nombreux renseignements sur les plans de défense des villes françaises.

Dès les premiers jours de l'occupation, elle fait la connaissance de Helmut Knochen, le chef de l'AMT VI', installé au 72, avenue Foch à Paris, et elle est conquise par ce personnage " si cultivé, si intelligent, possédant une exquise politesse et de belles manières' ". Deviendra-t-elle sa maîtresse ? C'est possible mais douteux, car Knochen ne pouvait guère être attiré par cette égérie fort masculine au langage vulgaire. En revanche il est certain qu'elle est au mieux avec Karl Oberg, " le boucher de Paris ", moins délicat et dont les instincts sadiques se rapprochent des siens. Mais elle est déçue, car les maîtres de la Gestapo ne l'emploient plus guère, la considérant comme inutilisable sur le plan professionnel ; elle est trop connue et insuffisamment capable. Qu'à cela ne tienne, elle n'est pas difficile, et Knochen la " repasse " au colonel Kraus, la chargeant en outre d'établir la liaison avec la bande nouvellement constituée par Henri Chamberlain dit " Lafont ". Elle s'installe donc au 93, rue Lauriston où " Monsieur Henri " a aménagé ses bureaux et où elle ne tarde pas à devenir la maîtresse attitrée de " Jo la Terreur ". C'est vraiment là, rue Lauriston, avec l'équipe Lafont-Bony, qu'elle va donner la mesure de son talent. Dans cette pépinière de truands et de prostituées, elle fait figure de personnage. La fine fleur de la pègre est représentée en ce lieu par d'éminents " spécialistes " tels que' : Paulo du Helder, dit

" la Gamberge ", René Mâle, dit " Riri l'Américain ", tueur patenté, Jean-Michel Chaves, dit " Nez de braise ", proxénète, criminel obsédé, Armand le Fou, meurtrier déjà condamné, Bernard Tertre, ancien sous-officier de la légion, Raymond Richard, proxénète, Robert Méry, dit " Robert le Pâle ", Feu-Feu, dit aussi " le Riton ", sept condamnations, François Lorand, dit

" François le Mauvais ", spécialiste de la traite des blanches, Jules Besançon, dit " Tony ", assassin d'une prostituée, Maurice Latès, " Jo le Corse ", tueur à gages, Adolphe Comet, dit " Frédo la Terreur du Gnouff " tortionnaire spécialiste de la magnéto. Joseph Joanovici, dit " Monsieur Joseph ", chiffonnier milliardaire, trop connu pour qu'il soit besoin de le présenter, Alexandre Villaplana, dit " Alex ", ancien footballeur, qui deviendra le chef de la bande de tueurs nord-africains coupables de vols, viols, assassinats en Périgord. Et tant d'autres, truands, escrocs, assassins, proxénètes, auxquels il convient d'ajouter quelques femmes : Simone Vernhes, dite " Dominique ", prostituée, Sonia Boukassi, aventurière névrosée, toxicomane et lesbienne, Marguerite Clarisse, ancienne comtesse, Marga d'Andurian, trafiquante illuminée, Geneviève de Penthièvre, alcoolique nymphomane, Inès d'Alès, " chienne " préférée de Lafont, suivant son mot, splendide rousse hystérique, et bien d'autres qui firent les beaux jours et les belles nuits de la rue Lauriston. Dans cette ambiance de débauche et de torture, car c'est l'une des occupations préférées des membres de la bande, Violette Morris se réalise pleinement. Aux malheureux résistants soumis aux supplices les plus cruels, elle impose ses propres sévices. Ses victimes de prédilection sont les femmes qui, déjà passées entre les mains des bourreaux, gémissantes, à bout de forces, ayant subi la baignoire, le viol collectif, la magnéto, les coups de cravache, se voient livrées à l'espionne qui leur brûle les seins de son briquet, les fait attacher par ses complices pour mieux les fouetter et termine invariablement son numéro, si elle le peut, en déféquant sur leur corps couvert de sang. Charmante nature !

Mais l'activité de Violette Morris ne s'arrête pas là. Elle n'oublie pas qu'elle est toujours membre du SD, et ses patrons ne se font d'ailleurs pas faute de le lui rappeler. Avec la bénédiction de M. Henri, elle constitue un réseau d'agents dans l'Orne, la Seine-et-Oise, l'Eure-et-Loir, la Sarthe et le Calvados. Elle les visite plus ou moins régulièrement et réussira, par eux, à introduire des membres de la bande dans certains groupes de résistance. Elle fera ainsi entrer Bernard Tertre à " Libération Vengeance ", de même que Roques en Seine-et-Oise. Mais l'un de ses indicateurs, repéré en Eure-et-Loir, est kidnappé par des patriotes décidés à mettre fin à ses agissements. Vert de peur, il fournit tous les détails qu'il connaît sur les activités de l'espionne. D'autres rapports parviennent à Londres, mettant en relief les infiltrations dirigées par Violette Morris. C'en est trop, la centrale donne l'ordre d'abattre l'aventurière nazie et ses agents. Plusieurs embuscades sont montées contre elle pour exécuter cette directive ; entre novembre 1943 et avril 1944, une chance insolente lui permet d'échapper à plusieurs traquenards, notamment à Chaignes, Rouvres et près de Mardilly. Excédé, le commandement militaire, ayant appris les fréquents voyages de Violette Morris à Beuzeville, charge le chef du Surcouf, Robert Leblanc, de son exécution. Cette fois, le destin ne favorisera pas l'espionne : la mort la guette sur une petite route du Lieuvin.

Avant de relater cette exécution, qui deviendra célèbre sous le nom de " l'affaire de la Côte du Vert ", il nous paraît indispensable et honnête de préciser plusieurs points. Cette action a tellement fait couler d'encre, elle a tant sensibilisé l'opinion publique locale qu'il n'aurait pas été pensable de la relater sans s'être entouré des garanties formelles d'authenticité et de véracité. Pour ce faire, il n'était qu'une solution : rechercher les témoignages des véritables participants et consulter les rapports officiels, transmis sur-le-champ, aux autorités supérieures afin d'en rendre compte. Cela a été fait. Lorsque nous avons entrepris de retracer l'épopée glorieuse du maquis Surcouf, il était considéré comme impossible d'évoquer cette affaire autrement que par les vagues conversations entendues ou par la lecture des articles de journaux des diverses époques. Elle ne pouvait donc, à nos yeux, figurer dans cet ouvrage par manque d'in. formations réelles, et nous nous apprêtions à ne la mentionner que fort brièvement. Mais, après plus de deux ans de travail en commun avec les liquidateurs du Surcouf, les choses ont bien changé et un climat d'amitié et de fraternité s'est forgé entre nous, dont nous apprécions à sa juste valeur l'importance et l'honneur qui nous est fait. Ces nouvelles conditions ont fait que, voulant aussi une bonne fois pour toutes en finir avec les versions plus ou moins fantaisistes propagées à ce sujet, et nous apportant ainsi une preuve éclatante de confiance, les responsables aux différents échelons des FFI ayant eu à connaître exactement, ou ayant directement participé à l'affaire, ont bien voulu nous fournir les possibilités d'en faire une relation rigoureusement exacte.

Quatre témoignages de francs-tireurs ayant participé à cette opération - parmi eux celui d'un des tireurs - et les rapports officiels nous ont permis d'en effectuer une reconstitution aussi fidèle que possible. Il faut préciser que, recueillis un à un, les récits des témoins se recoupent parfaitement, ce qui ajoute à l'aspect véridique de l'ensemble.

De cette section du Surcouf qui effectua l'embuscade, il ne reste que très peu de survivants, les autres ayant trouvé une mort glorieuse en d'autres lieux les armes à la main, ou sont disparus depuis. Certains ont encore leurs familles dans la région. Dans un esprit d'apaisement, nous avons décidé de ne citer aucun nom, même de ceux qui ont quitté cette terre, car le rapprochement eût été facile à faire dans le contexte de cet ouvrage puisque les hommes sont souvent désignés dans leurs sections.

Ceci n'enlève absolument rien au déroulement de l'action et à son résultat et personne, à moins d'être guidé par un esprit malsain, ne pourra nous en faire le reproche. Nous pensons que ceux qui ont sacrifié leurs meilleures années et offert leurs vies pour la reconquête de la liberté et de la dignité ont droit, dans cette circonstance où ils obéirent aux ordres reçus comme des soldats de l'honneur, à notre respect et au repos de l'esprit.

Quant à nous, avec le recul du temps, nous mesurons mieux l'importance fondamentale qu'il y avait pour ceux qui combattaient sous la botte nazie à se débarrasser sans pitié de ces collaborateurs infâmes, dont les dénonciations faisaient courir un mortel et perpétuel danger aux patriotes qui relevaient le

flambeau jeté par ces traîtres dans la boue de la corruption et de la trahison. Qu'importait au fond l'anéantissement de quelques fantassins ennemis quand, dans une ;bourgade, un vil délateur pouvait envoyer allégrement à la mort des dizaines, voire des centaines, de bons et loyaux Français. Et l'action qui consistait à éliminer ces valets de l'occupant nous semble bien plus importante que la destruction d'une escouade allemande. Souhaitons que la relation exacte de la mort de Violette Morris, et de ses compagnons de route, apporte un point final aux élucubrations de personnages vantards ou malfaisants se faisant l'écho de racontards et de soi-disant témoignages de véracité plus que douteuse.

Ajoutons également que les précisions horaires concernant les faits intervenus à Beuzeville nous ont été fournies par d'anciens commerçants du bourg, témoins oculaires et objectifs, s'étant toujours maintenus dans une prudente... neutralité.

26 avril 1944. 7 heures du matin.

Dans l'aube encore incertaine, la section du Surcouf cantonnée aux Mares-Fleuries se dirige par groupes de deux hommes à travers herbages et boqueteaux vers la petite départementale 27 reliant Epaignes à Lieurey. A peu près à la même heure, Violette Morris quitte l'appartement de Neuilly-sur-Seine où elle a passé la nuit. Au volant de sa 15 CV Citroën, elle fonce sur la nationale 13 en direction d'Évreux.

La veille au soir, un agent de liaison a remis à Robert Leblanc un pli lui indiquant que l'espionne nazie, qu'il est chargé d'exécuter, est attendue à Beuzeville dans la matinée. De son PC de Fourmetot, ce dernier a aussitôt transmis ses ordres et la section désignée a fait mouvement vers les Mares-Fleuries où elle a passé la nuit. Suivant le plan élaboré par le chef du Surcouf et les responsables d'arrondissement, le lieu de l'embuscade choisi est la légère montée sise au lieu-dit La Côte du Vert. Peu avant 8 heures, le chef de la section dispose ses hommes et place ses guetteurs. Chaque homme sait exactement ce qu'il a à faire, car avant le départ une courte conférence a fixé rigoureusement les tâches prescrites à chacun. C'est donc en silence et en bon ordre que les maquisards gagnent les différents postes qui leur sont assignés.

De la cime d'un arbre, une vigie doit signaler l'approche de la voiture au moyen d'un mouchoir blanc. Son rôle est important car, bien que peu passante, la route est parfois empruntée par des véhicules allemands. Le guetteur ne doit donc émettre son signal qu'à coup sûr et, pour ce faire, rien n'a été laissé au hasard ; l'arbre choisi permet une vue très ample de la départementale venant de Lieurey.

Au bas de la côte, sur le côté droit en direction d'Epaignes, un champ est bordé d'un talus surélevé ; c'est là que viennent prendre position, bien dissimulés par cette butte, les cinq tireurs armés de mitraillettes. Une cinquantaine de mètres plus haut, sur le même versant, trois autres maquisards se tiennent en renfort pour le cas où la première salve ne suffirait pas. A l'intersection de la petite route qui s'enfonce sur la gauche dans la campagne, un peu en dessous de l'endroit où sont embusqués les francs-tireurs, le chef de section prend place au creux de la haie. C'est lui qui doit ouvrir le feu, donnant ainsi le signal. Il est bien convenu que personne ne doit tirer avant lui, puisque lui seul, d'où il est placé, voit le guetteur. Les minutes, puis les heures s'écoulent, longues et crispantes pour les hommes immobiles dans leur cache. Il leur a été rigoureusement interdit de fumer et de parler. Plusieurs charrettes, deux ou trois voitures passent sans que leurs occupants les remarquent. Là-haut, sur son arbre, collant de son mieux au tronc, la sentinelle reste parfaitement stoïque.

Le responsable de l'action s'inquiète, l'heure s'avance, l'espionne devrait être passée depuis longtemps ; plus tard on apprendra qu'elle a fait un arrêt prolongé chez son agent de Pacy-sur-Eure. Vers 10 h 40 enfin, le signal est donné. Le guetteur a-t-il relâché son attention, la vitesse de la voiture est-elle plus grande que prévue, toujours est-il que la Citroën débouche en trombe presque aussitôt. Surpris, le chef de la section réagit une fraction de seconde trop tard. Le tir ne peut plus être ajusté correctement et fort sagement il n'insiste pas. Disciplinés, les maquisards n'ont pas bronché. Déjà, dans un mugissement de moteur, la puissante traction disparaît au bout de la montée.

Décontenancés, les hommes se regroupent et leur chef ordonne le repli. Quelques instants plus tard, tapis dans un bosquet proche, ils se détendent en avalant quelques morceaux de sucre et un quignon de pain.

Suivant les ordres qui leur ont été donnés pour le cas où un événement imprévu empêcherait l'exécution de leur mission, ils doivent préparer une seconde embuscade lorsque l'espionne prendra le chemin du retour. Dès 14 heures, ils reviennent donc à la Côte du Vert, mais le dispositif de l'attaque varie forcément puisque la voiture roulera en sens inverse. Le chef de section se rend également compte qu'il va se trouver devant une autre complication car, si la traction fonçait à vive allure le matin dans une montée sinueuse elle risque fort d'aller plus vite encore au retour, dans la descente et la précision du tir deviendra aléatoire avec des mitraillettes. Il lui semble donc nécessaire d'obliger l'espionne à ralentir en disposant sur la route un obstacle quelconque. Les premières solutions envisagées - arbre placé sur la route, accident simulé - ne le satisfont guère : d'autres véhicules peuvent passer. Après réflexion, il se décide pour une charrette, qui sera avancée en travers au dernier moment. Se rendant aussitôt chez un cultivateur ami, il en revient avec un attelage qu'il amène dans le chemin creux faisant face à la petite route près de laquelle il se tenait le matin. Masqués par les arbres et le revers du talus, le cheval et le tombereau se trouvent ainsi prêts à être engagés sur le carrefour.

Les cinq tireurs du matin vont se dissimuler de l'autre côté, sur la droite en regardant vers Lieurey, derrière les têtards de la haie très touffue. Trois autres vont se placer, en couverture, après l'intersection. Le guetteur va pour sa part se percher sur la fourche d'un ormeau à l'amorce du virage en haut de la côte. Comme ses compagnons ne peuvent le voir à l'endroit où il se trouve, il ne peut se servir de son mouchoir, comme le matin. Il est donc convenu qu'il tirera un coup de revolver dès que l'automobile abordera le virage. Le chef de la section se tient près des tireurs en renfort, d'où son regard embrasse toute la portion de route jusqu'au sommet du raidillon, et d'où il pourra intervenir à tout moment.

Il est maintenant près de 16 h et, exceptés deux ou trois cyclistes, personne ne s'est manifesté.

17 h. A Beuzeville, on s'affaire près de la traction garée devant la charcuterie Bailleul. De nombreux paquets sont entassés dans le coffre. Violette Morris a traversé la place depuis un bon moment et est entrée au café Baudoin.

18 h. Les maquisards n'ont pas bougé d'un pouce, tous se trouvent du même côté - afin d'éviter un dangereux tir croisé - à l'exception de l'attelage et de son conducteur, situés en contrebas sur la gauche.

18 h 25. Bailleul s'installe à l'avant de la voiture avec l'un de ses fils ; sa femme, son gendre, et le second des enfants montent à l'arrière. Après s'être assurée que les portières sont convenablement fermées, Violette Morris prend place au volant et démarre. La traction vire sur la place de l'Église et s'engage sur la route d'Epaignes.

Déjà lancée à plus de cent à l'heure, elle franchit le passage à niveau.

18 h 35. La 15 CV se profile dans le tournant précédant la descente. Le coup de feu du guetteur signale son arrivée. Aussitôt, le maquisard chargé de l'attelage l'engage sur le carrefour, lui faisant décrire un arc de cercle comme pour remonter la côte en mordant largement sur toute la largeur de la route. Surprise par cet obstacle soudain, la conductrice freine très violemment et ne peut empêcher son véhicule de se déporter vers la droite. Immédiatement, une première rafale tirée par le chef de la section donne le signal d'ouvrir le feu. A hauteur des glaces, les tireurs dirigent aussitôt leur tir sur la voiture désormais immobilisée le capot vers le fossé. Les mitraillettes continuent de crépiter, puis s'arrêtent. Une ou deux secondes se passent, rien ne bouge, puis la portière avant gauche s'ouvre brutalement et Violette Morris jaillit, revolver au poing. A quelques mètres, le chef de la section, qui s'est découvert, s'avance et se trouve face à elle. L'espionne dirige aussitôt son arme sur lui. Trop tard, la rafale la bascule sur l'aile de la voiture. A l'intérieur, tous les passagers ont été tués sur le coup. Contrairement à ce qui sera dit, à tort, aucun n'a survécu, ne fût-ce que quelques instants, aux rafales tirées par des hommes parfaitement entraînés. Un pesant silence s'abat sur les lieux, troublé par le seul bruit de roues de la charrette qui s'éloigne dans la côte. Puis les maquisards se regroupent. Tandis que deux d'entre eux chargent le corps de l'espionne à l'intérieur de la Citroën, un autre prend place au volant. Après une rapide marche arrière pour se dégager de la berme, la voiture tourne à droite, empruntant la petite route en direction de Cormeilles. Le reste de la section repart vers les Mares-Fleuries après avoir soigneusement fait disparaître toute trace de l'action. J

19 h 5. La traction arrive à la ferme Morin, à quelques kilomètres de là, sur la commune du Pin. La section qui s'y trouve cantonnée va préparer des fosses pour y ensevelir les corps, tandis que le chef de cette section procède, en compagnie de deux autres résistants, à l'inventaire des objets personnels recueillis sur les victimes. Il en établit la liste que contresignent tous les présents. Pour

Violette Morris, cette liste mentionne : un ausweiss permanent, ses papiers d'identité, un carnet d'adresses où figurent un grand nombre de ses relations et agents, deux lettres adressées au colonel Kraus dénonçant nominativement plusieurs personnes accusées d'être " terroristes D, ainsi que deux réfractaires de Beuzeville, un brouillon de rapport sur les activités anti-allemandes de plusieurs habitants de Pacy-sur-Eure avec l'adresse d'une cache et un plan sommaire, enfin une somme de quatre-vingt mille francs.

Parmi les papiers trouvés sur les autres occupants de la voiture, on peut citer les cartes d'affiliation des époux Bailleul à un organisme franco-allemand de police. Tous les documents, pièces d'identité, objets personnels, argent, furent rassemblés dans un sac soigneusement fermé et versés dès le lendemain à la caisse de l'intendance qui en donna quitus.

Puis il fut procédé à l'inhumation. Toutes les victimes furent enterrées avec leurs bijoux, et la nuit était tombée lorsque les maquisards finirent d'égaliser le terrain'.

Ainsi se déroula très exactement l'exécution de Violette Morris et de ses compagnons. Elle peut appeler quelques précisions supplémentaires pour répondre aux questions qui se sont posées. D'abord il fut prétendu que l'opération visait surtout les époux Bailleul ; c'est faux. Certes ces collaborateurs avaient reçu, comme tant d'autres de leur espèce, des menaces de mort, eu égard à leur comportement et à leur attitude pronazie, mais en cette circonstance ils n'étaient pas visés, la preuve est que l'embuscade avait été montée dès le matin à l'aller de Violette Morris ; on a vu pourquoi et comment elle échoua. La confusion provint certainement du fait que les groupes du F.N. et de l'O.C.M. de Beuzeville, qui n'avaient pas été informés de l'ordre d'exécution, crurent longtemps de bonne foi que les sections de Robert Leblanc avaient voulu faire d'une pierre deux coups. Cette idée se répandit et la rumeur publique fit le reste. C'est donc du roman feuilleton que de prétendre que certains Beuzevillais y furent mêlés et que d'autres, avant le départ de la voiture, s'apitoyèrent. sur le sort des enfants ! S'il en avait été ainsi, cette embuscade aurait été le secret de polichinelle et les victimes n'auraient pas manqué d'en être prévenues. Comment concevoir toute cette publicité, lorsqu'on sait que Leblanc ne fut avisé du voyage de Violette Morris que la veille ! et qu'il n'était pas homme à divulguer ses plans ; la section d'attaque ne fut informée elle-même que le soir précédent.

Second point : la présence du gendre des Bailleul dans la voiture. On ne peut reprocher à celui-ci, à l'encontre de toute sa belle-famille, aucune manifestation proallemande. Sa place dans la ,traction ne fut d'ailleurs que fortuite et sa mort, dans ces conditions, fut ressentie par tous comme profondément injuste mais il faut dire qu'il a été victime de son entourage plus que des maquisards qui ignorèrent longtemps son non-engagement.

Troisième point : les enfants ; là encore c'est leur entourage qu'il faut incriminer. Bercés dans ce climat de collaboration active, ils se trouvèrent, dans l'inconscience de leur âge, amenés à raisonner comme leurs parents ; de là leurs agissements dénonciateurs au collège de Honfleur cités précédemment. Bien sûr, leur mort tragique ne peut que susciter une profonde émotion, mais elle a été le résultat de la criminelle politique qui jeta une jeunesse vulnérable dans les voies ignominieuses de la déchéance et de la trahison.

A cette même époque, depuis les bambins mitraillés sur les routes de l'exode par les Stukas, jusqu'aux malheureux gosses ensevelis sous les masses de décombres de bombardements alliés, le destin des enfants était scellé. Il l'avait été bien avant, lorsque des traîtres, du genre de Violette Morris, et des gouvernants lâches ou vendus avaient offert à un fou démoniaque et sanguinaire le terrain et la matière nécessaires à l'assouvissement de ses théories racistes et de ses rêves de destruction. Et si l'on peut déplorer la disparition douloureuse des fils du charcutier à l'esprit nazi, on peut mesurer l'abjection de cet esprit en se rappelant qu'en son nom des milliers de petits enfants juifs, tziganes, arméniens et autres, ont été passés, certains tout vivants, dans les crématoires des camps de la mort, après quelles heures et quels jours d'épouvante pour leurs jeunes vies auparavant !

CHAPITRE XVII

O vents déchaînés qui me pourchassez Une rage de tigre longtemps enchaîné Féconde mon âme et durement laf orge Pour la grande tempête qui doit éclater.

Michel MANOUCHIAN (Combat)

Le mois d'avril 1944 a débuté par un odieux massacre perpétré par les Nazis : un train de munitions ayant explosé, les SS fous furieux assassinent, en représailles, dans la journée du ter, une partie de la population de la petite ville d'Ascq, dans le Nord. Les hitlériens qui reculent sur tous les fronts deviennent, au fur et à mesure de leurs revers, d'une férocité croissante à l'égard des peuples occupés. Taillés en pièces à l'Est - les Soviétiques parviennent le 8 à la frontière polono-tchèque et libèrent Odessa le 11 - battant en retraite en Italie devant les Alliés qui vont enlever Cassino le 17 mai, après de durs combats, et Littoria le 25, traqués par les maquisards qui abattent le chef de la Gestapo polonaise Grunewald le 26 avril et tendent à leurs troupes embuscade sur embuscade, les aigles du grand Reich voient se profiler devant eux les signes de leur écrasement. Aux désastres militaires qu'ils accumulent maintenant, les Allemands terrorisés vivent chaque jour les terribles épreuves des bombardements, et leur capitale n'est pas épargnée, qui s'écroule quartier après quartier sous les tonnes de bombes déversées par les grands raids des 18 et 29 avril ainsi que par celui du 8 mai.

Et ce n'est pas la profession de foi renouvelée des traîtres à leur solde qui peut leur mettre du baume au cœur. Le 28 avril, Pétain y va de son couplet à la radio " La prétendue libération est le plus trompeur des mirages... Quand la tragédie actuelle aura pris fin et, grâce à la défense du continent par l'Allemagne et aux efforts unis de l'Europe, notre civilisation sera définitivement à l'abri du danger que fait peser sur elle le bolchevisme, l'heure viendra où la France retrouvera et affirmera sa place. "

Ainsi, au moment où il ne fait guère de doute pour les observateurs que le nazisme vit ses derniers instants et que la liberté de l'Europe va être reconquise par ceux qui n'ont jamais désespéré, les gouvernants de Vichy continuent d'apporter aux bourreaux et aux assassins de civils la caution de leur régime et de leur personne.

La vraie France, celle de l'honneur et de l'espérance, continue heureusement de se battre et, tandis qu'à Alger l'unité des hommes libres se scelle par la proclamation du gouvernement provisoire de la République française sous la sauvegarde de l'Assemblée Consultative, les forces vives de la Résistance intérieure, unifiées dans le CNR, attirent à elles, par leur courage indomptable et leur exemple valeureux, l'essence du peuple et sa confiance. Aux héroïques maquisards se sont joints, unis dans le même combat, les patriotes sédentaires et les jeunes mûris par l'épreuve de l'occupation. A cette nouvelle génération meurtrie qui monte prendre sa place aux premières lignes du mortel engagement clandestin, à cette admirable jeunesse qui s'engage résolument au seuil de sa vie dans la voie déjà tracée par les soldats de l'An 2, reviendra, pas pour tous, hélas ! l'honneur et la joie profonde de recevoir la capitulation de la bête nazie, et d'assister à son écrasement.

Ils ne se croyaient pas, ils ne se sont jamais crus des hommes extraordinaires, simplement ils allaient là où les appelait ce qui leur paraissait la nature même, la raison de leur existence, et l'un d'eux, dans la lettre d'adieu à ses parents, quelques heures avant d'être emmené au poteau d'exécution, l'exprimait clairement :

" ...Je me considère un peu comme la feuille qui tombe de l'arbre pour faire du terreau. La qualité du terreau dépendra de celle des feuilles. Je veux parler de la jeunesse française, en qui je mets tout mon espoir ''.

10 mai 1944.

Les grands arbres des bois de Fourmetot commencent à revêtir leur parure estivale, et les taillis, poussant sauvagement sous leurs hautes branches, retrouvent leur verdeur touffue et leurs entrelacs désordonnés. L'incessant pépiement des oiseaux, heureux de retrouver la protection des fourrés et des branchages fournis, le martèlement des picverts sur les troncs moussus, le jacassement de quelque pie bavarde, évoquent la paix sereine de la nature. Accoté contre un tronc vénérable, surveillant attentivement les abords du chemin forestier dont il avait la garde, l'oreille aux aguets, sa mitraillette bien calée sous son bras, Grand Jules, le bûcheron, songeait à un avenir plein d'espoir et d'espérances où, dans un monde pacifique et tranquille, les jeunes de son âge pourraient vivre une existence d'hommes libres, dignes et fiers.

Un bruissement furtif dans les fourrés le tira de sa rêverie et il se redressa instantanément, tous ses sens en éveil. Un léger sifflement se fit entendre, auquel il répondit, et presque aussitôt, de l'arrière d'un buisson, apparut Béna, venant le remplacer. Après avoir échangé quelques brèves paroles avec son camarade, Grand Jules s'éloigna. Se dirigeant sans hésitation à travers le sous-bois touffu, enjambant les troncs morts ou se frayant un passage parmi les buissons d'aubépines, il arriva après un quart d'heure de marche près d'un sentier sur le bord duquel il s'arrêta. Après un bref coup de sifflet pour se signaler à la sentinelle dissimulée quelque part dans la verdure, il déboucha quelques minutes plus tard devant un léger renfoncement taillé dans le coteau boisé. Masquée par les branches retombant de l'escarpement, une faille s'ouvrait dans le flanc de la colline. En se courbant fortement, le bûcheron se coula dans l'ouverture en annonçant son nom. Dans la semi-obscurité, il distingua les canons des armes que ses deux compagnons de garde braquaient et qui s'abaissèrent aussitôt. Quelques pas plus loin il se redressait complètement ; il se trouvait dans les grottes de Fourmetot, quartier général du maquis. S'étendant sur plusieurs kilomètres sous la campagne, les couloirs succédaient aux salles larges formant un labyrinthe inextricable de recoins, d'impasses et de trous profonds. Il fallait pour se diriger dans ce dédale une connaissance approfondie des lieux. Très loin, dans les picanes alentour, des puits d'aération à l'orifice invisible offraient autant de moyens de retraite en cas de nécessité. Ces grottes, d'anciennes carrières de marne personne dans la région n'aurait pu en fournir le moindre plan. Un siècle d'abandon en avait fait un lieu désert et oublié, mais, dès la fin de 1942, Robert Leblanc les avait soigneusement expia. rées avec ses premiers compagnons et en avait dressé un relevé sommaire.

La température, assez fraîche, avait l'avantage d'y rester constante. Bref, ces grottes fournissaient au Surcouf un abri

vaste, sûr, et un camp d'entraînement remarquable. Sous les vieilles voûtes blanchâtres, de place en place, quelques lanternes à carbure jetaient une lueur fugace permettant tout juste de s'orienter. Les cavités avaient été sommairement aménagées, soit

en chambrées jonchées de paillasses éparses, soit en réfectoire avec des rondins, soit en pièce de réunion ou d'exercice de tir. Dans l'un des frustes dortoirs, une colonne de soutènement

portait sur ses trois faces extérieures des crucifix grossièrement dessinés au charbon ; ils marquaient la place réservée à Jean l'Abbé, qui les avait tracés lui-même. A l'arrivée de Grand Jules,rassemblés dans un angle de la salle centrale, Robert Leblanc, La Torpille, Roger le Lorrain, Pic et Honeguer, ces deux derniers lieutenants saint-cyriens ayant rejoint le maquis à la fin mars, achevaient de mettre au point l'emprunt qu'allait émettre le

Surcouf auprès de tous les sympathisants. Les fonds ainsi collectés devaient permettre de subvenir aux besoins de tous les réfractaires dont le maquis assurait la planque et l'entretien.

Présenté sur des feuilles ronéotypées, le texte des bons était le suivant :

Je soussigné, Robert Leblanc, responsable du Service National Maquis de l'arrondissement de Pont-Audemer, reconnaît avoir reçu de :

Monsieur...

Domicilié à... la somme de...

à titre de prêt, pour m'aider à subvenir aux besoins des réfractaires au STO que j'ai sous ma responsabilité.

Je m'engage à faire couvrir cet emprunt dès que les événements le permettront par le Comité français de Libération nationale ou, à défaut, je prends l'engagement de rembourser moi-même cette somme.

Fait à Saint-Etienne-l'Allier, le 10 mai 1944. Sous-lieutenant : Robert Leblanc.

 

Chaque bon portait le cachet des FFI et la signature du chef du Surcouf ; les fonds étaient reçus et comptabilisés par le percepteur de Beuzeville, acquis à la Résistance. Le commissaire aux comptes désigné était le docteur Harou, maire de Pont-Audemer.

12 mai 1944.

La disparition de Violette Morris et de ses compagnons de route a fait grand bruit. L'enquête est dirigée personnellement par Alie qui a établi son quartier général à l'hôtel du Bras d'Or, à Lieurey. Sous ses ordres, miliciens, policiers et GMR ratissent la région à la recherche d'indices leur permettant de retrouver le lieu exact de la brutale disparition de la traction. Le colonel Kraus participe également aux battues, mettant à la disposition du chef des brigades antiterroristes les forces SS cantonnées à

Campigny et au Pin.

En dépit de leur acharnement, ils ne retrouveront pas les corps des victimes et ne pourront donc se livrer aux représailles qu'ils projetaient.

A Beuzeville, la rumeur publique accrédite l'exécution des collaborateurs à la Résistance, sans bien évidemment pouvoir fournir de renseignements valables sur ses circonstances, ni en indiquer l'emplacement. Cette nouvelle a durement secoué Baudoin et refroidi singulièrement son ardeur pronazie, mais sa femme et sa fille s'enfoncent plus encore dans la trahison. A la boucherie Lepesqueur, en présence de quelques ménagères, tandis que le grand " Pesqueux ", comme on nomme ici le boucher, lui prépare sa commande, Annette Baudoin annonce sur un ton de défi qu'elle a remis une liste de quatre-vingts " mauvais Français " de Beuzeville et du canton qui serviront d'otages si on retrouve la preuve que Violette Morris et les Bailleul ont

été tués dans la région.

La nouvelle parvient le soir même à Henri Sorel qui fait immédiatement prévenir Robert Leblanc et la direction départementale du FN.

Mais, avant que le chef du Surcouf ait fourni ses consignes le commandant régional des FTPF ordonne à ses sections de Beuzeville d'éliminer la famille Baudoin dans les plus brefs délais, en raison du danger qu'elle fait peser sur les patriotes du secteur. Un nouveau messager, envoyé par Sorel, avise Leblanc de cet ordre et ce dernier répond qu'il laisse au responsable FTPF le soin de régler cette affaire lui-même, puisque la consigne émane des instances du FN.

20 mai 1944.

Abandonnant les grottes de Fourmetot, le maquis Surcouf se replie à la ferme de l'Epinay, tenue par les époux Thonel.

Seule la troisième section va demeurer quelques jours encore 4, dans les anciennes carrières pour orienter les agents de liaison ; elle rejoindra le gros des troupes à la fin du mois.

Le séjour dans les souterrains, chichement éclairés, aura été profitable aux maquisards. L'instruction très poussée assurée par les saint-cyriens Pic et Honeguer, avec l'aide des chefs de section, sous la direction de Gaston Le Braz, a permis d'initier les nouvelles recrues au maniement des FM et mitraillettes, au lancer des grenades, au tir au pistolet et aux fusils anglais. La discipline reste inflexible et le moindre manquement vaudra aux fautifs de durs et douloureux rappels à l'ordre. Ce sera le cas pour trois nouveaux, coupables au retour d'une mission, de chapardages 'dans une ferme, et pour un Russe ayant " accaparé " le vélo d'un cultivateur. Pour cette dernière action, le voleur sera très sérieusement corrigé par ses compatriotes dirigés par " Staline ", qui ne badine pas avec l'honneur et les règlements militaires. Grâce à cette sévérité nécessaire, Robert Leblanc fera régner jusqu'à la fin un climat d'ordre et d'organisation hiérarchisée, qui n'exclut pas pour autant la fraternité ; tous ses hommes, sans exception, le tutoieront et il s'attachera à ne les appeler que par leur prénom ou par un surnom affectueux. Cela lui vaudra, outre leur amitié indéfectible, le dévouement généreux de cet amalgame de Français, Hollandais, Russes, Belges, Polonais, Luxembourgeois.

Dans ces conditions, le commandant Marcel Baudot (Breteuil) pourra écrire : " Robert Leblanc a un tel ascendant sur ses hommes, une telle justesse d'appréciation du danger et des possibilités d'agir que tous ont une totale confiance en lui. Sa rudesse apparente n'arrive pas à masquer la sensibilité la plus nuancée et une abnégation qui en impose à tous. Il a le don de la parole qui emporte la conviction et réanime les courages aux heures de la déception. "

Impressionnés par l'organisation et la discipline du Surcouf, les groupes voisins calquent leur comportement sur le sien et se lient de plus en plus étroitement à cette cellule mère. Pour toutes les affaires délicates, on verra les différents responsables en appeler à Robert Leblanc, comme vient de le faire Sorel à Beuzeville.

Ainsi les sections de Brionne et de Bourgtheroulde sont-elles renforcées par quelques éléments expérimentés des équipes du Surcouf, comme La Torpille et Gaston Le Braz, lorsqu'elles procèdent aux destructions d'une ligne à haute tension utilisée par l'ennemi, ou à celles des hangars sur le terrain d'aviation de

Tricqueville.

Il en sera de même pour les groupes de Routot, de Lieurey et surtout de Quillebeuf où plusieurs maquisards trouveront la mort lors de l'attaque de Bouquelon. La renommée de Leblanc s'étendant fort loin, certains instructeurs seront envoyés pour des actions précises en Seine-Inférieure et jusque dans la Somme. 4 juin 1944.

Dans un petit bâtiment des dépendances de la ferme de l'Épinay, Robert Leblanc, tout en bourrant tranquillement sa pipe, relit le dernier paragraphe de son journal de marche qu'il tient au jour le jour. Dans un coin, La Torpille vérifie quelques chargeurs de mitraillettes ; près de lui, Honeguer remonte les pistolets qu'il vient de graisser, tandis qu'à l'autre extrémité de la pièce Jean l'Abbé étudie attentivement un gros livre de théologie. Tout est calme, on n'entend que le cliquetis produit par les culasses des armes que le saint-cyrien fait jouer en les remettant en place, et le froissement des feuilles tournées par le lecteur. Brusquement, la porte s'ouvre en grinçant sur ses gonds

rouillés et Le Braz apparaît :

- Robert, trois patrouilles boches se baladent sur la route de Fourmetot.

- Quel effectif ?

- Six voitures et une dizaine de motos.

- Qui est de garde là-bas ?

- La cinquième.

- Où est Pic ?

- Avec la troisième et la quatrième, à l'orée du bois.

- Bon, Jean, tu vas aller les prévenir. État d'alerte ; qu'ils se tiennent prêts. Après tu reviens ici. Honeguer, tu vas prendre le commandement des sections au repos et attendre les ordres. Robert (La Torpille), tu me remplaces, je vais avec Gaston voir ce qu'il en est ; la liaison, s'il y a lieu, sera assurée par Jeannette. Allons-y

Et Leblanc sort, emboîtant le pas de Le Braz. Gravissant le coteau, à gauche de la ferme, les deux hommes avancent dans r l'herbage en surplomb. Du tronc d'un gros poirier derrière lequel il se dissimulait, le guetteur de la sixième se dresse devant eux

- Louis, préviens Cartouche et Grand Jules ; les Boches sont sur la route de Fourmetot. Ordre de ne pas bouger, mais de veiller au grain. Qu'ils m'envoient Jeannette pour la liaison.

Poursuivant leur route, Leblanc et Le Braz arrivent un peu plus tard dans le secteur de la cinquième section. Pélican fait un bref rapport : les voitures boches sont passées à plusieurs reprises précédées de quelques motocyclettes, probablement des éclaireurs. Il propose d'envoyer des agents de liaison vers Fourmetot, Saint-Ouen-des-Champs et Bourneville afin de s'assurer de la présence d'éventuelles concentrations ennemies. Robert acquiesce puis donne les consignes : ne laisser que des observateurs en bordure de la route, faire replier la section en direction de la ferme en la disposant sur le coteau, près de la sixième qui reste en soutien. En cas d'attaque, décrocher vers le bois. Deux estafettes maintiendront un contact constant avec le PC.

De retour à la ferme, Leblanc y trouve Pic, revenu avec Jean l'Abbé afin de prendre les ordres. Dans le secteur sud, le saint-cyrien n'a rien remarqué d'anormal. Jeannette, Toto, Fil de Fer, Jean l'Abbé sont désignés pour aller reconnaître les environs suivant le plan de Pélican. Ils partent aussitôt. Pendant ce temps, les dispositions habituelles de repli sont prises, le matériel emballé, l'ordre des sections établi. Robert va voir les fermiers et leur conseille de partir. Après maintes palabres, il réussit à les convaincre de s'éloigner et ils partent bientôt pour la ferme Deschamps. La journée s'avance. Fil de Fer revient et annonce qu'il n'a pu dépasser le Hamel, car plusieurs voitures allemandes font un barrage au carrefour. Peu après, Toto arrive à son tour et signale que deux camions ennemis stationnent près des Cauvins. Cela sent l'encerclement. Leblanc envoie alors Flavien à la quatrième s'informer auprès de Pic de la situation du secteur sud. Jeannette et Jean l'Abbé ne sont toujours pas revenus. Gaston Le Braz, qui a pris le commandement des cinquième et sixième sections, fait savoir qu'il a replié ses hommes et qu'il tient solidement le bosquet et le coteau. Les heures s'écoulent dans une attente tendue. Tout est prêt désormais pour le repli. Pic fait transmettre par Flavien que tout est calme dans son coin. Il a envoyé deux éclaireurs qui sont revenus sans avoir rien remarqué d'insolite. La nuit commence à tomber lorsque réapparaît Jean l'Abbé. Il a dû faire un large détour par le bois de Fourmetot pour éviter des patrouilles allemandes qui vont et viennent sur la D 159, et il a passé plus de deux heures dissimulé dans les fougères avant de pouvoir la franchir. Le chef du Surcouf fixe l'heure du repli : 23 heures, et en fait aviser les sections. La Torpille, qui connaît les moindres sentiers du bocage, dirigera l'avant-garde. Grand Jules, habitué à cette tâche et parfaitement familiarisé avec le relief lui aussi, commandera l'arrière-garde. A tour de rôle, par sizaines, les hommes arrivent au PC où ils se restaurent sur le pouce, vérifient leur équipement et se tiennent prêts au départ.

A 22 h 45, La Torpille part en avant avec sa section reconnaître le petit bois où est prévu le regroupement. Un quart d'heure plus tard, la cinquième et la deuxième suivent, puis les réserves que commande Honeguer s'éloignent à leur tour. Enfin, la sixième, conduite par Leblanc, Le Braz et Roger Le Lorrain, quitte à son tour la ferme. Il est un peu plus de 23 heures lorsque les 150 maquisards sont rassemblés. Les consignes habituelles sont réitérées : silence total, défense de fumer, intervalle de marche à respecter. Les éclopés et les malades sont placés au milieu de la colonne et, pilotée par La Torpille, la troupe s'ébranle.

Très en arrière, Grand Jules et sa sizaine - Lerat, Béna, Michel, Staline, Cran d'Arrêt - couvrent le repli. Leur tâche est simple : veiller à ce que l'ennemi ne suive pas et le cas échéant

le détourner par tous les moyens.

Loin devant, en bon ordre et silencieuse, la file des francs-tireurs avance vers Pont-Audemer. Afin de tromper les Allemands, Leblanc a en effet décidé de faire traverser la ville par ses hommes. Il est près de 3 heures du matin quand les maquisards débouchent sur la route de Quillebeuf (actuellement rue Louis-Leblé), et c'est pieds nus, leurs chaussures autour du cou, qu'ils entrent dans la ville. Pour gagner la route de Lisieux, ils empruntent successivement la ruelle aux Prêtres, la rue Sadi-Carnot, la rue des Petits-Moulins, puis le passage à niveau de la rue Jules-Ferry. Près de là, sur la petite place baptisée désormais place Jules-Goulley, un café est encore ouvert. Des airs de musique et des rires de filles en sortent, ponctués d'exclamations gutturales : des soldats allemands en bamboche. En passant près de l'établissement, Grand Jules et ses hommes voient des ombres se faufiler ; après un instant de surprise, ils reconnaissent des gars du maquis, nouvelles recrues qui ont lâché la colonne dans l'intention d'attaquer le bistrot. C'est bien le moment ! Sans ménagement, l'arrière-garde leur fait rejoindre la troupe au pas de course. La traversée de la ville a pris trois quarts d'heure aux résistants qui, un peu plus tard, vers 4 heures, arrivent au château de la Bivellerie, à Tourville. Réquisitionné par les troupes d'occupation, il est actuellement vide et, en toute simplicité, Leblanc y installe son maquis qui vient d'effectuer son vingtième repli en quatre mois ! Rapidement, les chefs de section font l'appel ; tout le monde est là. La garde est mise en place, les quartiers désignés, et bientôt, à l'exception des sentinelles, tous les hommes s'endorment pour quelques heures, ravis de leur nouvel abri ; un château, c'est tout de même mieux que les grottes de Fourmetot.

5 juin 1944.

Le jour se lève à peine, retardé par un temps exécrable : il pleut et le vent agite furieusement les arbres sur la colline de Fourmetot. Déployés en tirailleurs, les Allemands ont encerclé la ferme de l'Épinay ; sur les chemins avoisinants, leurs voitures avancent prudemment. Les coqs chantent encore dans la basse-cour lorsque les avant-gardes nazies investissent les bâtiments. Tout est calme, tranquille ; les volailles dispersées dans la prairie picorent, indifférentes aux vociférations des Allemands et, dans la soue, les cochons grognent dans l'attente de leur pitance. A son arrivée, le lieutenant qui dirige l'opération pique une colère et, à grands coups de gueule, envoie ses patrouilles explorer les alentours. En vain, dans tout le secteur il ne reste pas l'ombre d'un " terroriste

Toute la journée, les SS battent la campagne sans se douter que, ayant rompu l'encerclement grâce à leur connaissance approfondie du terrain, les maquisards se trouvent désormais de l'autre côté de la Risle.

Dans l'après-midi, voulant absolument soigner leurs bêtes, les fermiers reviennent à la ferme en compagnie de leur commis, Marc, et d'un ami venu les aider, Robert Dubufresnil. Brutalement interrogés par l'officier, ils parviennent presque à les convaincre que les " terroristes " les ont expulsés, lorsqu'un certain Burd , qui a piloté les Allemands à travers les bois environnants,

les dénonce comme ravitailleurs du maquis.

Aussitôt, les SS les assomment à coups de crosse puis, les ayant relevés, les fusillent contre le mur d'un bâtiment, ainsi que leur domestique et leur ami.

CHAPITRE XVIII

Nous porterons la France de village en village

Saluez donc bien bas sa robe déchirée

Voici le tour de France et puis tournez la page Les cloches de l'histoire sonnent à toute volée.

Jean CAYROL

(Et Nunc - Miroir de la Rédemption) 5 juin 1944.

Vers 1 h 30 du matin, au QG allemand du maréchal von Rundstedt, à Saint-Germain-en-Laye, le radio de service tendit à l'officier de garde le message suivant :

" Sixième armée à Groupe d'Armées : 84e Corps signale parachutistes alliés région de Caen et Cotentin. "

La nouvelle était exacte ; depuis 0 h 13, heure à laquelle le premier planeur venait de toucher terre à Bénouville pour s'emparer du pont du canal de Caen, les parachutistes alliés sautaient par milliers à l'arrière du Mur de l'Atlantique entre l'Orne et la Vire et dans la région de Sainte-Mère-Église.

Au large des côtes normandes, l'énorme armada de plus de cinq mille navires avançait doucement dans les chenaux balisés par les dragueurs de mines, naviguant loin devant. Depuis minuit, plus de onze cents avions du Bomber Command déversaient des tonnes de bombes sur les batteries côtières entre Le Havre et Cherbourg.

L'opération " Overlord " était commencée ; le débarquement tant attendu arrivait !

Quelques heures plus tôt, au château de la Bivellerie, un messager haletant avait fait irruption :

Ça y est, ils débarquent !

L'homme avait tendu à Robert Leblanc un pli envoyé par le capitaine Beylier. Sa teneur en était très courte :

" Reçu à 21 h 15 puis à 22 h 15, messages de la BBC, confirmés. "

1) Les dés sont sur le tapis.

2) Il fait chaud à Suez.

Le chef du Surcouf se sentit inondé d'une joie sans pareille ; ainsi l'heure tant attendue était arrivée, la libération était proche. Leblanc fit aussitôt rassembler ses hommes et leur communiqua la nouvelle. Spontanés, les hourras éclatèrent, résonnant longuement dans la grande salle du vieux manoir.

Immédiatement, Leblanc prit ses dispositions.

La phrase : " Les dés sont sur le tapis " signifiait que le maquis devait s'employer à couper les communications ferroviaires.

La seconde : " Il fait chaud à Suez " indiquait que les actions de guérilla devaient commencer.

La première opération consistait à replier le Surcouf au PC désigné à l'avance, en l'occurrence le lieu-dit " La Pilvidière ", à Saint-Benoît-des-Ombres. Ce premier ordre est donné aux chefs de section qui le font exécuter sans délai. Les agents de liaison sont convoqués et reçoivent mission d'aller transmettre l'ordre de mobilisation aux différents groupes de sédentaires tenus en réserve. Roger Le Lorrain et Gaston Le Braz partent, avec quelques hommes, réquisitionner plusieurs camions et camionnettes pour assurer les transports.

Une sizaine, dirigée par Serpent, va se mettre à la disposition du capitaine Beylier, ingénieur de l'EDF, pour procéder aux coupures des lignes téléphoniques.

Le lieutenant Pic est désigné pour prendre le commandement des trois sections qui vont attaquer la feldgendarmerie de Pont-Audemer. Il les rassemble aussitôt. Les premières voitures requises arrivent ; on y entasse le matériel, les armes et les hommes des sections disponibles et elles partent immédiatement pour la Pilvidière.

Il n'est pas tout à fait 23 heures lorsque Leblanc, qui vient de s'installer dans son nouveau PC, voit arriver la brigade de gendarmerie de Saint-Georges-du-Vièvre venant se placer sous son commandement direct. Un peu plus tard, pilotés par Marcel Vesque, apparaissent le commandant Breteuil, chef départemental FFI et son fils, âgé de 17 ans, accompagnés du commandant Lesage et du nouveau DMR Catalan (Robert 1), chef du Troisième Bureau. Pendant que les membres de l'état-major, réunis autour d'une table, étudient les mesures à prendre en priorité, Le Braz et sa section balisent le grand pré à la lisière du bois, dans l'attente du parachutage annoncé. Sur tout le pourtour du poste de commandement, les guetteurs et les sentinelles ont fort à faire pour filtrer les hommes qui, un par un ou par groupes, viennent prendre leur poste de combat suivant l'ordre de mobilisation reçu.

5 juin 1944. Pont-Audemer.

Il est près de minuit lorsque les trois sections commandées par le lieutenant saint-cyrien Pic arrivent aux abords de la feldgendarmerie. Bifurquant à gauche, la première va, suivant l'ordre reçu, neutraliser les gardes-voies qui veillent à la sécurité de la ligne de chemin de fer, face au poste allemand.

La S4 se déploie en arrière-garde devant la bâtisse pour assurer la protection des hommes qui vont attaquer le bâtiment. Se dissimulant de leur mieux dans les encoignures et les porches, les maquisards attendent anxieusement le signal leur indiquant que la voie ferrée est débarrassée de ses sentinelles. Le temps passe, Pic consulte sa montre. Enfin, un bref sifflement répété par deux fois monte dans le calme de la nuit. Ça y est, la route est libre. Pic s'élance, ses hommes derrière lui. D'un bond il franchit le perron et donne deux ou trois coups de crosse dans le battant de chêne en criant : " Wer da ? " Trompé par cette ruse, croyant au retour d'une patrouille allemande, le soldat de garde ouvre aussitôt. Une rafale l'abat immédiatement, mais l'alerte a été donnée et, des fenêtres, jaillit un feu nourri. Couvert par son chef qui tire sans cesse, Béna lance une grenade à l'intérieur. Dehors, les balles sifflent sans arrêt, l'équipe de protection riposte ; La Tulipe, Nono, Ti-Louis balancent quelques grenades dans les embrasures. Rampant dans le couloir, Bersig et Louis le Polonais s'approchent du bureau principal dans lequel les feldgendarmes se sont retranchés. La fumée les suffoque mais ils parviennent à mitrailler la porte et à l'enfoncer. Bougnat, Acrouf et Jean le Polonais, passant au-dessus d'eux, s'y engouffrent, balayant tout devant eux. Le tir ennemi faiblit, Pic ressort et ordonne au groupe de soutien de cesser le feu. Deux ou trois détonations claquent encore, puis le silence s'instaure. Dans la grande pièce enfumée, les maquisards éteignent les flammèches qui courent sur les bureaux. Par terre, trois Nazis gisent, leur arme à la main. Déjà le lieutenant a cisaillé les fils du téléphone du standard et détruit les appareils. On récupère fusils, pistolets, mitraillettes, cartouches dans l'armurerie et les poches se remplissent de chargeurs. La Tulipe, Béna, Nono, Bougnat, gersig saisissent les dossiers et tous les documents qu'ils trouvent et, les entassant au-dehors, y mettent le feu.

puis, tandis que les flammes illuminent la nuit, les trois sections du Surcouf regagnent leur cantonnement sans un seul blessé.

De l'orgueilleuse feldgendarmerie de Pont-Audemer, il ne reste que la patrouille que sa sortie a sauvé. Toutes ses archives sont détruites et ses communications inutilisables pour de longs

jours. En cette nuit du débarquement, le désordre qui règne à l'état-major allemand est tel que les premiers rapports qui font état de l'attaque du poste de Pont-Audemer l'imputent à des parachutistes... sénégalais !

6 juin 1944. La Pilvidière. 3 h 15 du matin.

Autour du terrain qu'ils viennent de baliser, Gaston Le Braz et ses garçons attendent fébrilement. Sans arrêt, au-dessus d'eux, tantôt volant très haut, tantôt rasant presque la cime des arbres, les avions mènent une ronde infernale. Chaque fois qu'un ronronnement plus doux s'approche, l'officier instructeur émet sa lettre code, chaque fois en vain.

A quelque vingt mètres de là, dans le petit bâtiment qui sert de PC, Robert Leblanc, Gaétan Lesage, Marcel Vesque, le commandant Breteuil sont toujours en conférence. Tout à leurs préoccupations, ils ne distinguent pas le bruit d'un avion qui survole le terrain prévu pour le parachutage. Soudain, un bruit formidable jette tout le monde à plat ventre. Instinctivement Leblanc brise l'ampoule de la lampe. Trois autres explosions se succèdent, ébranlant les vieux murs et cassant tous les verres demeurés sur la table. Puis un étrange silence fait suite aux puissantes déflagrations ; chacun se relève, abasourdi, dans l'obscurité. La lueur d'une torche se promène devant la fenêtre mal calfeutrée, sans carreaux, et Gaston Le Braz s'inquiète :

- Hé ! Vous n'avez rien là-dedans ?

- Non, répond Robert, mais qu'est-ce que c'est que ce cirque ?

- Des bombes ! Au lieu des containers attendus, on nous a largué des bombes !

- Une erreur due aux feux ?

- Sûrement pas, un avion chleuh, oui ! Je l'ai nettement distingué au moment où je croyais guider un zinc de la RAF.

- C'était bien pour nous ?

- Certain. Il a tourné deux ou trois fois avant de nous expédier ses quatre pruneaux.

- Et nos gars ?

- Apparemment rien, mais il faut voir ; les bombes sont tombées sur le côté de l'herbage ici, où justement il n'y avait personne puisque les gardes sont dans le chemin.

- Il faut vérifier tout de suite. Prends quatre ou cinq hommes chez Honeguer et fais le tour pour t'en assurer. Quant à nous, il faut déguerpir car ce curieux bombardement pourrait bien être le prélude d'une attaque en règle. Ordre de repli sur la ferme Lecoq.

- Et les sections en opération qui doivent rejoindre ici ?

- On va laisser une sizaine vers la lisière du bois, par où elles doivent normalement revenir, et une autre vers le chemin du haut, à tout hasard, pour les prévenir. S'il y a du grabuge, ordre de les faire décrocher le plus discrètement possible sans attirer l'attention.

Au petit jour, le Surcouf qui a déménagé une fois de plus est maintenant cantonné à la ferme Lecoq, petite exploitation située au beau milieu des bois. Les hommes s'y sentent parfaitement à l'abri car aucune route, aucun chemin carrossable n'y mène. Pour y accéder, il faut soit traverser un massif forestier touffu et coupé de ravins, soit arriver par le dédale des herbages en suivant la " rade b tracée par les charrettes. Dans la petite cour, plantée de pommiers, la maisonnette au toit de chaume et un bâtiment assez long servant d'écurie, d'étable, de grange et de cave sont les seules constructions.

C'est là qu'en ce jour du débarquement allié Robert Leblanc a établi son PC ; il faudra aviser les autres groupes de ce soudain changement afin qu'ils n'envoient pas de liaisons vers la

Pilvidière, trop exposée désormais.

6 juin. Saint-Benoît-des-Ombres.

Une extraordinaire animation règne à la ferme Lecoq, nouveau P.C. du Surcouf. Sans arrêt, les hommes vont et viennent. Certains arrivent pour la première fois et se sentent un peu perdus dans cette fourmilière en pleine activité ; les anciens vaquent à leurs occupations habituelles de cantonnement : corvées, nettoyage, entretien du matériel et des armes, ravaudage sommaire des hardes. Les sections de garde aux divers points du double périmètre délimitant la zone de sécurité sont à leurs postes ; elles sont relevées toutes les quatre heures. Dans la petite maison de la ferme, Leblanc donne à ses lieutenants les instructions pour la journée et Le Braz, La Torpille, Pic, Roger le Lorrain, Honeguer, Georges VII, établissent avec lui leur plan d'action.

Une fois cette brève conférence terminée, les responsables sortent donner leurs ordres et constituent les sizaines pour les opérations envisagées. Pour sa part, Gaston Le Braz, avec deux sections, se charge de neutraliser le poste d'observation du Mont-Rôti, que les Allemands ont remis en état après le sabotage du mois de septembre 1943, et dont ils apprécient l'implantation discrète au cœur du massif boisé. Relié par téléphone aux batteries côtières, ce remarquable observatoire, découvrant toute la région jusqu'à l'estuaire de la Seine, leur permet de diriger leurs tirs d'artillerie ; sa destruction rapide est d'une importance vitale.

Le Braz part avec les sections 2 et 4, dirigées par Georges VII et La Torpille. Cette fois, on ne finasse pas ; l'attaque aura lieu en plein jour, et en force. Arrivés près de l'objectif, après avoir cisaillé tous les fils téléphoniques, les maquisards isolent le poste de garde. Une sentinelle les aperçoit et ouvre le feu. Tandis que Georges VII et les hommes de la S 2 - Le Chat, Pompier, Béna, Bersig, Clown - le couvrent, obligeant l'ennemi à rester tapi, Dédé le Parisien, Acrouf, Beso, La Torpille posent les charges de plastic et les grenades Gammon. Sitôt le travail terminé, Le Braz fait replier ses hommes, qui donnent au passage un coup de main à l'autre section chargée de mener l'assaut contre le poste allemand. Plusieurs Allemands ont été tués, un rescapé se rend et est emmené après que toutes les armes et munitions ont été récupérées. Puis vivement, les maquisards s'éloignent. Il était temps ! Dans un tonnerre assourdissant, dont l'écho roule longuement dans toute la vallée, le nouveau mirador s'écroule, la violence de l'explosion soufflant littéralement tous les arbres dans un rayon de cinquante mètres. Cette fois l'observatoire est à jamais détruit, et les Allemands ne le remplaceront pas. Les deux sections rentrent au PC, intactes, sans un seul blessé, une vraie gageure !

Le Braz, lui, a bifurqué vers Saint-Georges où il doit rencontrer Bayard.

A la ferme Lecoq, Leblanc prend note du rapport que viennent de lui faire La Torpille et Georges VII sur la destruction du poste d'observation, tandis que, dans le pressoir, les participants se restaurent un peu. Un moment après arrive La Fouine qui annonce que Le Braz réclame une section à Saint-Georges-du, Vièvre d'où une dizaine d'Allemands s'apprêtent à fuir en camion . ce sont les gardes de relève de l'observatoire. Robert désigne Honeguer et la S 4, et les hommes partent aussitôt dans l'un des véhicules de transport requis. Gaston les attend en effet quelques mètres avant l'entrée de la ville, en compagnie de Bayard. Il confirme que les soldats allemands cantonnés à l'hôtel de France se disposent à évacuer avec armes et bagages et qu'il convient de les empêcher de rejoindre le front.

Ayant déjà dressé son plan d'attaque, Le Braz dispose en embuscade quelques-uns de ses meilleurs tireurs placés sous le commandement d'Honeguer, puis, accompagné de Toto, Tartuffe, Maurice et Georgius, il bondit à l'intérieur de l'hôtel, revolver au poing. Au même moment, un Allemand s'apprête à sortir, sa mitraillette en bandoulière ; Georgius l'abat et aussitôt, la fusil-lade fait rage. Retranchés derrière les tables et le comptoir, les Nazis ripostent. Mais les assaillants ont bénéficié de l'effet de surprise et leurs rafales couchent l'ennemi. Bientôt, les francs-tireurs sont maîtres du terrain et le dernier Allemand vivant lève les bras et jette son fusil. Huit autres sont morts, quelques-uns réussissent à s'enfuir, échappant au tir des hommes placés en soutien à l'arrière du bâtiment. Rassemblant les armes ainsi récupérées - Mauser, mitraillettes, pistolets, matériel d'observation appartenant à la compagnie - les maquisards se regroupent et quittent Saint-Georges-du-Vièvre sous les acclamations de la population qui chante la Marseillaise. Un garçon est blessé : Tartuffe, que l'antenne médicale de Saint-Christophe-sur-Condé va prendre en charge ; il se rétablira vite. Au retour, une fourragère hippomobile fait irruption dans un tournant. Georgius tire et abat les deux Allemands qui la conduisaient. On récolte deux nouveaux fusils avec cartouches et les pistolets, et Maurice se dévoue pour ramener les chevaux au PC.

A Saint-Benoît-des-Ombres, Leblanc apprend par la bouche de l'un de ses agents de liaison que des SS se dirigent vers Saint-Georges venant du cantonnement du Pin. Aussitôt, laissant le PC sous la garde de Pic et des réserves, il se met en route avec la S3 de Roger le Lorrain et la S2 de Georges VII.

A deux cents mètres du bourg, un agent de Bayard, qui revient de la gendarmerie, lui signale que, d'après Grivillers, les Nazis barrent la place avec une mitrailleuse postée devant la pharmacie. Leblanc divise alors sa troupe en deux colonnes, une de chaque côté de la route, avançant parallèlement dans les herbages. Bas Blanc et Ramuntcho marchent devant en éclaireurs. Roger le Lorrain et sa section d'un côté, Georges VII et la sienne de l'autre. Par Cauvin, le chef du Surcouf fait passer un pli à Roger lui conseillant de passer prudemment derrière les maisons en direction de la place ; pour sa part, il décide de contourner le bourg en suivant la voie ferrée afin de prendre l'ennemi à revers. A peine ses hommes et lui sont-ils arrivés à l'église que la fusillade éclate. Pensant que c'est la mitrailleuse qui tire, Robert veut aller voir par lui-même. Pour raconter cette action, l'on ne saurait trouver meilleur témoignage que le sien :

... Je pars voir, mais de l'église je ne distingue rien sur la place. La fusillade continue, nous allons prendre position à l'abri des maisons où nous pensons nous trouver à hauteur, face à Roger d'après le bruit. Avec précaution, nous approchons de l'arrière des lignes boches. Ils doivent se trouver dans la cour du château qui est situé un peu plus haut. Toute cette manœuvre a bien duré dix minutes quand nous sommes en position, et on n'aperçoit toujours rien. Pas d'Allemands, ils sont bien planqués. Le tir se fait moins intense. A ce moment, ne sachant pas à combien d'ennemis nous avons affaire, couché à plat ventre, j'écris un mot à Roger lui donnant l'ordre de repli, soit au PC, soit à l'ancienne S4, selon ses possibilités. Je l'envoie par Cauvin. Nous sommes prêts à décrocher, quand Béna aperçoit trois Boches qui s'avancent en fantassins suivis de plusieurs autres, déployés en tirailleurs. Il me regarde, je fais oui de la tête et nous ouvrons le feu, imités par Georges VII. Deux SS tombent, les autres se replient en hâte cependant que deux prisonniers italiens qui étaient avec eux courent vers nous en criant : " Italia, Italia ! ". Nous leur faisons signe de se coucher, ce qu'ils font sans se faire autrement prier. La fusillade s'est tue. Les Italiens nous apprennent qu'ils étaient dans un camion quand ils ont été attaqués. Je comprends tout ! C'est ce véhicule que Roger a attaqué. Je décide le repli vers l'ancien cantonnement de la S4, m'attendant à ce que l'ennemi envoie des renforts. Au premier rendez-vous fixé, nous trouvons Cauvin et le reste de mon groupe sauf La Tulipe et Secrétaire. Comme je les avais laissés en couverture à l'entrée du bourg, Je pense qu'ils ont dû nous voir nous replier. Je demande à Cauvin s'il a rempli sa mission. Il me répond qu'il a bien fait passer la consigne aux hommes du second groupe mais " qu'il n'a pas pensé à aller avertir Roger le Lorrain " ! Je suis en colère. A quelques mètres de là, chez le facteur Richerel, je réclame un vélo et j'enjoins à Cauvin d'aller porter l'ordre à Roger. Je lui recommande d'être prudent et lui donne rendez-vous à la S4. Nous y partons. En passant devant chez le père Rouland celui-ci nous offre un coup de cidre. Je mange un œuf en vitesse, quand tout à coup on signale une voiture allemande. Nous bondissons, le véhicule vient de Pont-Audemer, il est cueilli au passage par Georges VII d'une rafale de mitraillette et culbute vingt mètres plus loin. Mes gars continuent de canarder les passagers. Cinq Boches sont tués ; nous prenons serviettes et matériel téléphonique de campagne ainsi que les armes : deux Mauser, une mitraillette, deux parabellums. Nous partons quelques minutes plus tard, mais comme il se fait tard, je décide de n'aller qu'à Saint-Étienne. J'envoie Paul Michaux à la S4 avec un message pour les gars leur indiquant le nouveau rendez-vous.

Nous n'avons pas fait cinquante mètres que des coups de feu éclatent derrière nous : un camion allemand. venant de Saint-Georges, nous donne la chasse. Nous sommes en très mauvaise position de combat, et nous rentrons dans les blés. Nous mitraillons tout de même le camion au passage, tuant deux de ses occupants. Chez nous, pas un blessé !

A travers bois, nous gagnons Saint-Etienne-l'Allier où nous défilons dans le bourg, brassard au bras, avant de rejoindre notre cantonnement du soir. "

6 juin 1944.

Dans la soirée, le gros des effectifs allemands a quitté la ferme de l'Épinay où les malheureux paysans ont vu, la veille, sur la dénonciation d'un traître, se dresser devant eux les fusils du peloton d'exécution. La dernière vision de la vie qu'ils auront emportée sera celle de cette cour de ferme, de ces bâtiments où ils ont passé leurs années à peiner, à hahaner, mais où ils ont vécu heureux et fiers de cette existence librement choisie. A leurs côtés, leur jeune commis Marc et leur ami Robert Dubufresnil restent dignes devant cette mort soudaine dont ils suivent les préparatifs rondement menés par l'officier nazi qui commande le détachement. Eux aussi fixent les clos et ses pommiers étagés et la ligne sombre du bois, au loin ; ils peuvent entendre dans les étables les veaux et les gémissons meugler de faim, sans laitance ni foin, ni eau depuis vingt-quatre heures. Dans l'herbage, les vaches inquiètes, qui ont déjà trois traites de retard, mugissent sinistrement. Ce sont les dernières sensations qu'ils percevront. La salve mortelle a retenti et les corps ont roulé au long du mur, les mains liées derrière le dos, et tandis que les SS ricanants et satisfaits soufflent dans l'extracteur de leur Mauser pour en chasser la fumée et les particules de poudre, leur lieutenant, digne produit du fascisme hitlérien, s'applique, ainsi qu'il l'a appris, à donner le coup de grâce.

Sans se préoccuper autrement de leurs victimes, les Nazis passeront toute cette journée du 6 juin à rechercher la trace des " terroristes " dans tous les alentours. Vainement. Au soir, laissant une vingtaine des leurs en embuscade dans les bâtiments, pour le cas où les francs-tireurs se manifesteraient de nouveau, ils regagnent leur cantonnement. L'agent de liaison du Surcouf, chargé d'épier les Allemands, fait aviser Leblanc de leur départ sans s'être rendu compte que tous n'ont pas quitté les lieux. Cette information intéresse le chef du maquis car il a dû abandonner à la ferme Thorel la traction avant de Violette Moriss et désire la récupérer si toutefois les Boches ne l'ont pas découverte sous le hangar, dissimulée dans les rangées de fagots. A cette fin, il envoie donc Serpent et Beso la rechercher une fois la nuit tombée. Très prudents, bien que rien ne laisse supposer une quelconque présence à la ferme, les deux maquisards s'approchent avec circonspection, contournant les bâtiments pour arriver sur le côté. Sa Sten prête à entrer en action, Serpent ouvre la marche, couvert à quelque distance par Beso. Aucun bruit ne filtre des vieux murs en torchis, tout paraît tranquille et désert. Gravissant l'herbage pentu les deux hommes se rapprochent doucement. Brusquement, au-dessus de la haie de troènes qui borde la maison, la silhouette d'un soldat allemand se profile. Instinctivement, Serpent envoie une courte rafale. L'homme s'abat et aussitôt les coups de feu claquent en tous sens. Tirant au jugé, les Allemands balaient la prairie que les deux maquisards dévalent à toute vitesse. Serpent pousse un juron : " Merde, je suis touché ! " Beso s'arrête pour le soutenir. L'un des SS, sans doute plus téméraire, s'est aventuré à leur poursuite ; calmement Beso l'ajuste et l'homme s'écroule, touché de plein fouet.

Serpent s'est ressaisi et repart en grimaçant ; derrière, au fur et à mesure qu'il s'éloigne, le feu se ralentit. Sans doute les Allemands croient-ils à une attaque de diversion ou à un piège, car ils se retranchent dans la ferme. Cette attitude permet en tout cas aux deux hommes du Surcouf de décrocher et, après une marche harassante de douze kilomètres, de rejoindre le maquis. Blessé à l'épaule, Serpent sera soigné par la doctoresse Duclos, et mis au repos chez Joseph Floquet, un cultivateur de Saint-Étienne. Mme Jacqueline viendra lui faire les piqûres nécessaires et changer ses pansements. Trois semaines plus tard, Serpent reprendra le service actif.

Quant à la traction, elle sera récupérée un peu plus tard et connaîtra encore des heures mouvementées.

Des mains amies donneront une sépulture décente aux innocents martyrs de la ferme de l'Épinay. Apposée sur l'angle du bâtiment à l'endroit où ils sont tombés, une plaque rappelle cet odieux assassinat perpétré sur les indications d'un traître, et, au-delà des victimes, le courageux engagement de tous ces humbles sédentaires sans lesquels la Résistance eût été impossible.

CHAPITRE XIX

Le vent souffle sur les tombes

La liberté reviendra

On nous oubliera

Nous rentrerons dans l'ombre.

E. D'ASTIER DE LA VIGERIE

(Complainte du partisan)

6 juin 1944. Beuzeville.

A Fatouville, Henri Sorel manœuvre avec agacement la roue de sa voiturette d'infirme. Tout est calme dans la grande salle de la ferme où il a établi son PC ; le balancier de la grande horloge normande, richement alourdi de figurines cuivrées, martèle le temps de son lancinant battement, et, allongé de tout son long devant la vieille cheminée où rougeoient quelques brandons, Top, le chien de la maison, dort déjà d'un sommeil réparateur, épuisé par une journée passée à courir après les moutons indociles.

Cela fait maintenant près de quatre heures que les sections du FN sont parties prêter main-forte aux sédentaires du vétérinaire Renoult, de l'OCM, pour une embuscade à La Hannetot. Depuis bientôt vingt-quatre heures les hommes sont sur la brèche, depuis la réception des messages donnant l'ordre d'appliquer les plans vert et rouge. Les agents de liaison sont fourbus : Petit Jules notamment a effectué dans la journée l'aller et retour jusqu'au PC de Robert Leblanc sur son vélo fatigué, soit près de cent kilomètres. Il a fallu saboter les voies ferrées Honfleur-Lisieux et Honfleur-Evreux après avoir neutralisé les gardes-voies. Les lignes téléphoniques vers Trouville, Cormeilles, Pont-l'Evêque, Honfleur, ont été coupées et les câbles du réseau de la Kommandantur cisaillés.

Sorel s'impatiente car une opération est encore prévue pour la journée. Ce n'est pas la plus agréable, mais les ordres sont formels, et elle n'a déjà été que trop retardée pour différentes raisons. Il s'agit de l'exécution des collaborateurs Baudoin.

Les heures s'écoulent, lentes et crispantes pour l'homme qui attend, pestant contre son infirmité qui le tient à l'écart des coups de main. Enfin, un peu avant 22 heures, Petit Jules, posté en sentinelle, annonce que la section B revient au complet ; les hommes arrivent en effet et leur chef prévient Sorel : " La A et la C sont repartis directement pour leur cantonnement, mais Bernard m'a dit qu'il enverrait la sizaine de réserve pour l'action de Beuzeville. Il m'a précisé que tu comprendrais. "

En effet, peu avant 23 h, cinq hommes, ayant trouvé le café déjà fermé, forcent la porte latérale donnant sur l'allée et s'introduisent dans le couloir. Quelques secondes se passent. Embusqué sous la halle, le guetteur sursaute malgré lui au bruit des rafales de mitraillettes qui déchirent la nuit. Quelques instants plus tard, les maquisards quittent les lieux ; justice est faite, les collaborateurs ne dénonceront plus personne. Aucun objet de quelque nature que ce soit n'a été saisi, seuls sont emportés les papiers personnels du débitant. On a trouvé ainsi sur son bureau une lettre adressée au colonel Kraus, lui demandant la protection d'une sentinelle permanente. Préparée à l'intention de von Zamory, à Rouen, une autre lettre, inachevée celle-là, rédigée par la femme Baudoin, fournissait aux autorités allemandes une liste numérotée de 1 à 80 ; en regard des chiffres étaient inscrits les noms, par ordre préférentiel, d'habitants du canton. Incomplète, cette liste s'arrêtait au numéro 57 ; les responsables locaux du FN furent grandement surpris de trouver sur cette liste les noms de gens qui ne pouvaient guère être soupçonnés de sympathie pour la Résistance.

Bien des Beuzevillais, commerçants notamment, ne se doutèrent jamais qu'ils figuraient sur les tablettes des cafetiers comme anti-allemands et qu'ils étaient, comme tels, passibles d'être arrêtés comme otages.

Un dossier fut constitué avec ces pièces à conviction, auxquelles on joignit différentes photos représentant ces dames en compagnie d'officiers nazis. Le tout fut expédié, avec un compte rendu de l'exécution, à l'état-major. Une affichette manuscrite, reproduite en quelques exemplaires, fut apposée dès le lendemain en plusieurs points du bourg. Elle était ainsi libellée :

" Malgré les nombreux avertissements qu'ils ont reçus, les époux Baudoin et leur fille ont persévéré dans leurs agissements antipatriotiques. Reconnus unanimement par la population beuzevillaise comme coupables de collaboration active et politique avec l'ennemi, ils sont de plus accusés par les sections du FN local d avoir désigné à l'occupant une vingtaine de francs-tireurs de la région que les Nazis recherchent activement. Par ailleurs, l'état-major départemental des FFI a retenu contre eux le chef d'accusation de dénonciation de patriotes réfractaires au travail en Allemagne et d'être responsables de la déportation de plusieurs habitants du canton.

" En conséquence de leur trahison, les instances supérieures des FTPF ont condamné ces dangereux collaborateurs à la peine de mort.

" La sentence a été exécutée le 6 juin 1944 °. "

Comme pour l'affaire de la Côte du Vert, nous n'avons cité aucun des noms des participants bien que sa relation nous en ait été faite par le chef de cette section lui-même, et ceci dans le même dessein que celui indiqué précédemment. La population beuzevillaise apprit sans surprise au matin du 7 juin la triple exécution et l'accueillit avec indifférence, l'attitude de la famille collaboratrice l'ayant depuis longtemps préparée à cette fin.

7 juin 1944. 2 h 30.

Jean l'Abbé rentre au PC, retour d'une mission de liaison avec la S3. A Robert Leblanc atterré, il apprend le résultat de l'engagement de Saint-Georges : Roger le Lorrain a perdu deux hommes : " Tintin " (André Reinert) et " Bernard " (Bernard Gosselin). Trois maquisards sont blessés : " Pingouin ", " Cyrille " et " Mousse ", deux autres sont portés disparus : " La Tulipe " et " Secrétaire " ; le chef du Surcouf est secoué, et il écrit dans son journal de marche :

" ...C'est vraiment le premier coup dur que j'ai à encaisser, il faut que je fasse très vite un effort pour refouler les sanglots qui me montent à la gorge. "

Une mauvaise nouvelle n'arrive jamais seule : à 9 heures Paraît " La Fouine ", qui annonce que Cauvin a été arrêté par les Allemands. Trouvé porteur d'un brassard et d'un revolver, il a été roué de coups sur place avant d'être emmené. Un peu plus tard, le gendarme Demaison se présente. Il amène des chargeurs. Robert en profite pour donner de nouveau l'ordre de rejoindre définitivement le maquis avec la brigade.

Leblanc est occupé à rédiger des plis lorsque, vers 11 heures, la section de garde donne le signal d'alerte, mais Le Braz, déjà sur place, le rassure bien vite : ce n'est qu'une quinzaine d'Italiens qui viennent d'échouer dans les filets de la garde extérieure. Ramenés au PC et interrogés, ils se déclarent prêts à combattre. Robert réfléchit et décide de les faire encadrer par les gendarmes dès leur arrivée. Mais en voici encore d'autres qui débarquent et qui déclarent qu'à Saint-Victor-d'Epine, à trois kilomètres à peine, il reste cent cinquante Italiens gardés par une trentaine d'Allemands. Aussitôt, Leblanc décide de les attaquer pour récupérer les armes. A 13 heures, sous le commandement de Gaston Le Braz et de Pic, les sections 3 et 5 partent remplir cette mission.

Une demi-heure plus tard, des cris de joie éclatent et Robert, radieux, voit rentrer " La Tulipe " et " Secrétaire N. Restés à leur poste, ils n'ont pas vu la section se replier et ont dû attendre la nuit pour décrocher. Pensant que le groupe d'attaque était retourné à l'ancien cantonnement de la S4, ils ont marché jusque là-bas. N'y trouvant personne, ils ont décidé d'y passer la nuit et se sont mis en route au petit matin pour rejoindre le PC.

Le chef du Surcouf, qui a maintenant achevé de rédiger ses messages, appelle les agents de liaison pour en assurer le cheminement, puis charge Flavien Feuillye de prévenir André Reignier, un cultivateur ami, de venir avec une voiture chercher les blessés pour les évacuer.

7 juin. Lieurey.

Sur la D 47, près d'Heudreville-en-Lieuvin, les hommes de Marcel Vesque sont en train de scier avec un passe-partout deux gros arbres destinés à barrer la chaussée. Sa mitraillette sous le bras, le chef cantonal, qui surveille les alentours du haut d'un talus, a bien du mal à réprimer un bâillement. Il est vrai qu'il n'a guère dormi depuis trois jours. Sans arrêt par monts et par vaux, dirigeant lui-même les actions de son groupe, il a procédé aux opérations dévolues à son secteur pour l'application du plan vert. Les câbles téléphoniques ont été coupés au départ de Lieurey, les signalisations routières inversées, les panneaux de bois plantés par les Allemands pour servir de repères à leurs troupes déplacés, et les routes barrées. Et cela n'a pas été un mince réconfort pour les maquisards que de voir l'après-midi - même un bataillon ennemi faire trois fois la boucle : Fresnes-Cauverville, Jouveaux, Heudreville, sans arriver à se retrouver dans le fléchage.

8 juin 1944. Saint-Benoît-des-Ombres.

Tôt dans la matinée, André Reignier est venu récupérer les blessés. Ceux-ci sont évacués sur Saint-Christophe-sur-Condé au manoir de Mme Archambaud.

Robert, La Torpille et Gaston ont formé les équipes chargées du brouillage des routes et assigné à chacun un secteur de travail. Au fur et à mesure, les chefs de ces sizaines et dizaines sont appelés et se voient délimiter leur zone d'intervention. Ils partent aussitôt :

Roger le Lorrain, avec Roudoudou, deux Russes et deux Italiens, s'occupera de la route de Pont-Audemer.

Staline, avec quatre Russes et deux Italiens, couvrira la route de Saint-Georges à Lieurey.

René, avec William, Félix, Paul Thomas, un Russe et trois Italiens, se chargera de la route de Lieurey à Pont-Audemer.

Grand Jules, avec Béna, Lerat, Charles et Bernard Leroy et cinq Russes, travaillera sur la route de la Noë-Poulain.

Henri le Cuir, avec Ramuntcho, Paul Michaux, Dédé le Parisien, le Sioux et quatre Italiens, réglera la route de Saint-Georges à Pont-Audemer.

Louis, avec Flavien, Jean Bourdaud et quatre Italiens, coupera la route de Campigny.

Sanglier et La Fouine doivent s'occuper, en liaison avec les hommes de Bayard, de saboter les signalisations jusqu'à Pont-Authou.

Chaque chef de groupe a été soigneusement choisi en fonction de ses capacités de responsable et surtout de sa connaissance topographique du secteur.

C'est maintenant que l'on commence à ressentir les bienfaits de l'entraînement intensif de l'année précédente.

8 juin 1944. Saint-Georges-du-Vièvre.

Rendus fous furieux par les attaques du Surcouf, les Alle. mands réagissent avec violence. Arrivant en force dans le bourg, ils arrêtent le maire, M. Bruneaux, la doctoresse Duclos, le coiffeur René Deshaies et tous les gendarmes qui se trouvaient au restaurant Bachelet. Si les autres otages seront relâchés, il n'en ira pas de même des gendarmes qui, reconnus comme ayant apporté leur aide au maquis, seront déportés à Buchenwald. Pas un n'en reviendra, et le brigadier Grivillers et ses hommes : Demaison, Bédart et Darieutort, disparaîtront à tout jamais dans l'enfer nazi.

A peu près à la même heure, à Morainville, Marcel Vesque, sur l'indication de paysans amis, va recueillir et soigner deux aviateurs américains sautés en parachute de leur appareil en feu. Ils resteront au maquis jusqu'à la Libération, mais refuseront, comme tous leurs compatriotes se trouvant dans le même cas, de prendre les armes. Ils ne veulent pas, s'ils venaient à être capturés par les Allemands, être considérés comme des francs-tireurs et subir leur sort.

Comme il le fait chaque fois qu'il aperçoit un maquisard de sa connaissance, Albert Rouland, le scieur installé sur la D. 29, a invité à boire un coup de cidre Henri le Cuir et ses hommes, qui s'occupent justement de cette route. Presque au même moment arrive Charles Leroy qui travaille sur la départementale de la Noë-Poulain avec l'équipe de Grand Jules. Il vient chercher des passe-partout pour abattre quelques arbres. Les hommes s'attardent un peu pour discuter. Mal leur en prend, car une escouade allemande en patrouille fait irruption. Aussitôt, Ramuntcho ouvre le feu, tandis qu'Henri le Cuir lance une grenade. Trois Allemands tombent, mais Charles Leroy est touché par la riposte ennemie. Un échange de coups de feu s'ensuit. Couvrant le repli dans la cour arrière, Henri le Cuir donne l'ordre à ses hommes de décrocher ainsi qu'au scieur et à son neveu. Runtcho, Dédé le Parisien et les autres parviennent à s'enfuir par l'herbage, bientôt rejoints par le chef de sizaine, mais le père Rouland et son neveu restent chez eux. Les Allemands fouillent partout puis, s'apercevant que les maquisards ont réussi à se replier, donnent libre cours à leur furie en fusillant le scieur et son neveu.

Leurs corps, ainsi que celui de Charles Leroy, seront retrouvés sur le bord de la route.

8 juin, dans l'après-midi.

Jean l'Abbé qui revient de porter un pli avance prudemment sur la crête opposée à La Pilvidière. Depuis un moment, il observe tout en marchant la colonne allemande de véhicules qui serpente doucement sur la petite route départementale 38, en contrebas. Il en parle aux premiers guetteurs qu'il rencontre au bas du bois, mais ces derniers ont déjà donné l'alerte. A son arrivée au PC, l'ecclésiastique en parle à Robert Leblanc ; celui-ci à qui l'on vient d'apprendre que l'ennemi a également été vu sur la D 31, discerne immédiatement la manœuvre d'encerclement en ratissage. Avec Le Braz, Honeguer et Pic, il se concerte. Le PC compte plus de deux cents hommes ; une cinquantaine sont occupés sur les routes, mais l'armement est trop léger et insuffisant pour une opération défensive importante. Mieux vaut rester fidèle à la tactique du maquis : créer le vide devant l'ennemi et attaquer au moment choisi. Le repli est décidé, mais il fait encore grand jour, ce qui n'est guère favorable. Tant pis, le temps de mettre les hommes en formation et de faire décrocher les sections de garde, la nuit sera proche. Au loin, un coup sourd résonne sur la colline opposée. Un mortier ! Plusieurs autres détonations se succèdent, puis le silence. Une bonne demi-heure plus tard, tout le monde est prêt. Sous la conduite de Bayard, la colonne s'enfonce dans la campagne. Robert laisse à La Pilvidière deux hommes en arrière-garde et envoie deux agents de liaison à la rencontre des sizaines qui vont rentrer pour les avertir de se réfugier provisoirement à l'ancien cantonnement de la S4, le plus facile d'accès pour le moment.

Après une longue marche ponctuée de haltes sous les couverts, les maquisards atteignent leur nouveau lieu de séjour à trois heures du matin, une grande grange dans un herbage isolé à Neuville-sur-Authou.

Pendant ce temps les Allemands ont investi le bois et le plateau de la Pilvidière et, dans un large bouclage, ont ceinturé les routes et les chemins d'accès. Une faille subsiste toutefois dans leur système ; insuffisante, leur connaissance du terrain ne leur a pas permis d'arriver par les arrières de la ferme Lecoq, ou ils auraient complètement cerné le secteur. C'est par cette brèche que le maquis a réussi à s'échapper. Ne rencontrant, et pour cause, aucune résistance, ils avancent jusqu'à l'ancien PC de la Pilvidière et, la nuit étant tombée, campent sur leurs positions.

Pourtant, l'attaque a déjà fait une victime en la personne de Flavien Feuillye. Au retour d'une liaison, ce dernier a été intercepté par le barrage ennemi au lieu-dit " La Côte Maridort ", N'ayant sur lui aucune arme, ni papiers compromettants, ni brassard, il aurait pu s'en tirer si le sinistre Mie, qui dirigeait les opérations, ne l'avait reconnu comme l'un des maquisards qu'il avait lui-même arrêté le 12 janvier et que ses camarades avaient libéré le 22 du même mois °. L'ayant vainement torturé sur place pour lui extorquer le lieu de repli du Surcouf, furieux de l'échec de son coup, Alie fit aussitôt fusiller, à l'endroit précis de son arrestation, le courageux maquisard.

Dans la soirée, les agents de liaison réussirent à joindre quelques-unes des équipes sur le chemin du retour et purent les détourner à temps. On ne soulignera jamais assez l'héroïsme de ces garçons qui devaient se glisser au travers des lignes ennemies, escaladant les massifs rocailleux, dévalant les ravins abrupts, franchissant à la nage ou à gué les rivières, s'abritant derrière le moindre relief, l'esprit tendu vers leur mission, sachant que la vie de leurs camarades dépendait de leur réussite, refoulant leur propre peur, faisant taire leur angoisse de chaque instant au moindre bruit insolite, toujours solitaires, voués à des tâches ingrates et délicates où l'adresse, la vivacité d'esprit, l'audace, l'habileté, une grande part de témérité et une bonne dose d'optimisme étaient les premières qualités requises. Combien en avez-vous effectué de ces promenades dangereuses par tous les temps, vous Jean l'Abbé ? Vous, Fil de Fer ? Et vous tous : Flavien Feuillye, Pierrette, La Fouine, Michaux, Jean-nette, Puce, Mireille, Raymonde, Maryvonne, Petit Jules, Doudou et tant d'autres ? Oui, en cette soirée du 8 juin, grâce à vous, les sizaines isolées ne sont pas venues tomber dans le piège ennemi, une seule n'a pu être avertie et est venue s'empêtrer dans le dispositif allemand, celle de Grand Jules. Revenant de la Noë-Poulain en se faufilant à travers bois sous la conduite de son chef, qui connaît les moindres sentiers de la forêt, le groupe avait atteint sans encombre la lisière du plateau de La Pilvidière. La parfaite discipline de cette formation allait la sauver car, marchant en silence et en dispositif de patrouille, les hommes arrivèrent au talus donnant sur le pré à la corne du bois. Michel le Russe, qui marchait en serre-file sur le bord, entendit tousser ; sur un signe, tous les gars s'aplatirent. En rampant, Grand Jules revint vers lui. Michel lui fit comprendre qu'il y avait quelqu'un de l'autre côté. Repartant de la même façon, le chef de section alerta Lerat d'un geste et tous deux s'approchèrent le plus près possible, en silence. Un bruit de voix leur parvint, confus, à quelque distance. Lerat tendit l'oreille : " Des Boches ! " souffla-t-il. Se fiant à l'Alsacien, Grand Jules donna aussitôt l'ordre de décrocher. Dans un ravin à moitié éboulé, les maquisards se rassemblèrent et décidèrent d'y passer la nuit, ne sachant pas s'ils n'allaient pas trouver d'autres Allemands plus bas s'ils revenaient vers la plaine.

Au petit matin, à peine le jour levé, des bruits de bottes sonnèrent sur le sentier pierreux au-dessus de leur tête, et plusieurs fantassins ennemis passèrent sans les voir, dissimulés dans les fougères en contrebas. Grand Jules fit le point : la situation n'était guère brillante. Les maquisards étaient coincés dans le dispositif allemand qui cernait La Pilvidière et la ferme Lecoq. Comment se sortir de ce guêpier ? Imperturbable, Béna mâchouillait un brin d'herbe en guise de petit déjeuner. Plus loin, flegmatiques et patients, les Russes attendaient. Une heure ou deux se passèrent. N'entendant plus rien d'alarmant, Grand Jules se redressa et, de l'œil, invita les hommes à le suivre. Tantôt rampant, tantôt à genoux, ils s'avancèrent jusqu'au talus d'où ils pouvaient apercevoir les bâtiments de La Pilvidière. Tout parais-sait calme. Sur un signe, Michel et Béna s'élancèrent dans le pré à découvert vers la haie la plus proche, suivis un à un par leurs camarades. Toujours aux aguets et en position de tirailleurs, ils longèrent, à demi pliés, la clôture touffue. Après avoir contourné l'ancien PC, ils empruntèrent le petit sentier forestier menant a la ferme Lecoq. Le secteur était toujours tranquille, les Allemands paraissaient avoir disparu ; prudents, attentifs, silencieux, marchant avec circonspection sur les bords herbeux qui étouffaient leurs pas, les maquisards atteignirent enfin la cour de la ferme et s'aplatirent dans le fossé au pied de la haie. La petite exploitation paraissait déserte. Un par un, les hommes s'engagèrent par une brèche et commencèrent à ramper sous les pommiers ; arrivé à proximité, Michel le Russe ramassa une pierre qu'il jeta sur le trottoir opposé flanquant la maison. Rien ne bougea. Se détendant brusquement, le franc-tireur franchit d'un bond la distance qui l'en séparait, bientôt suivirent ses camarades qui pénétrèrent dans la maison. Ayant récupéré un ou deux quignons de pain dur dans le buffet et un reste de fromage, ils se rendirent à la cave où ils se désaltérèrent au fût de cidre. Ils n'avaient rien mangé depuis vingt-quatre heures. Ne se sentant pas tranquille dans ce bâtiment, Grand Jules fit rapidement replier son équipe dans la prairie voisine, sur les rives buissonneuses d'une grande mare. Bien lui en prit car quelques minutes plus tard une escouade allemande revenait prendre position le long de la haie opposée. L'ennemi semblait vouloir s'installer là pour longtemps car les soldats prenaient leurs quartiers. La position des francs-tireurs demeurait précaire. C'est pourquoi, dès la nuit tombée, le chef de section entraîna son groupe et, par un ravin perdu, réussit à lui faire rejoindre la vallée. Un peu plus tard, les hommes de Grand Jules arrivaient dans le secteur de l'ancienne S4. Ils avaient réussi à se faufiler au travers du verrouillage ennemi

9 juin. Neuville-sur-Authou.

Dans la matinée, Leblanc est informé que les Allemands battent toujours la région à la recherche du maquis. Jean l'Abbé, de retour des Mares-Fleuries, signale d'importants barrages sur les routes et l'arrivée de miliciens. Le Surcouf est acculé à la défensive. Sans hésiter, Robert Leblanc reforme les structures par sections et répartit celles-ci. C'est dans ce genre de circonstances que l'on s'aperçoit de l'avantage énorme que confère la connaissance de la topographie de la région, et le fait d'avoir repéré des caches. C'est en effet sans problème que chaque groupe va gagner le lieu qui lui est assigné, sous la houlette des chefs de section.

Seuls deux sizaines et l'état-major du maquis restent avec Leblanc.

A midi, tout est réglé et les hommes sont dispersés.

Dans l'après-midi, Fil de Fer arrive et signale que les Allemands ont incendié deux bâtiments à Saint-Jean-de-la-Léqueraye à coups d'obus de mortier, pensant sans doute que le maquis y avait trouvé refuge.

L'ennemi se rapprochant, le chef du Surcouf donne dans la soirée l'ordre de repli sur la ferme Anquetil, à Fréneuse, puis, pour des raisons de sécurité, un nouveau repli à 23 heures, sur Thierville cette fois.

10 juin. Thierville.

Robert Leblanc vient d'achever la rédaction de la proclamation qu'il va faire imprimer et afficher dans toute la région. Cette prise de position s'impose : à plusieurs reprises, des dénonciations ont eu lieu, l'attaque de La Pilvidière et celle de la ferme de l'Épinay en offrent deux exemples. Seuls, les Allemands auraient été en effet incapables de se retrouver dans ces dédales de bois et de prairies ! Le chef du Surcouf tient donc à mettre en garde ceux qui seraient tentés de servir l'ennemi. Le texte de cette proclamation est sans équivoque :

" Français, Françaises,

" L'armée des patriotes français, qui a engagé contre les Boches et les miliciens une lutte à mort dont l'enjeu est la libération de notre pays, vous rappelle qu'il est indispensable que chaque Français, chaque Française nous aide. Les traîtres et les lâches seront impitoyablement châtiés ; nos glorieux martyrs l'exigent.

" Nous serons sans pitié quand sonnera l'heure des règlements de comptes. Et cette heure est proche !

" Le moment est venu de la lutte ouverte contre l'ennemi. Chaque Français, chaque Française doit faire son devoir avec une foi fervente dans la victoire proche, avec héroïsme devant le danger, avec abnégation devant la douleur et la mort. C'est de notre lutte seule que renaîtra une France libre et fière.

Sous-lieutenant des FFI : Robert Leblanc 8. "

Une fois encore, le chef du Surcouf signe de son nom véritable.

Le lendemain même, les affiches recouvriront les murs de toute la région, y compris la façade de la Kommandantur de Pont-Audemer.

12 juin. Thierville.

De son nouveau PC, Robert Leblanc envoie sans arrêt des agents de liaison vers les sections isolées. Les nouvelles qu'il en reçoit sont bonnes ; les groupes ont pris leurs quartiers et le moral est excellent. Les équipes un moment retardées, comme celle de Grand Jules, ont pris position dans leurs cantonnements désignés. Dans l'après-midi, piloté par Vesque, est arrivé le DMR Robert 1 (Catalan), demeuré en relation avec Londres par contact radio. D'un naturel optimiste, il promet un parachutage d'armes, mais le chef du Surcouf commence à s'impatienter et ne comprend pas les atermoiements des gens de la capitale anglaise qui, s'ils ont demandé aux maquis de se déployer en formation de combat, n'ont pas fourni l'équipement promis. Aurait-on voulu les envoyer à la mort qu'on ne s'y serait pas pris autrement. Le manque de munitions va bientôt se faire sentir, d'autant plus que les hommes envoyés une semaine auparavant, sur son indication, à Saint-Georges-des-Groseillers, près de Flers-de-l'Orne, pour ramener un camion d'armes, n'ont trouvé que la Gestapo au garage Bernier, lieu de chargement prévu. C'est miracle s'ils ont pu s'échapper. Il a fallu tout le brio du chauffeur du camion pour que le groupe fausse compagnie aux policiers nazis lancés à leurs trousses. Fatalité sans doute, due à l'arrestation du comité de réception local, mais manque aussi de sérieux de la part de la délégation militaire 10.

Un pli envoyé par Sorel signale à Leblanc que les collaborateurs Baudoin ont été exécutés le 6 au soir et que, le 9, deux convois ont été mitraillés, l'un sur la route de Pont-Audemer, l'autre au pont des Ifs. Il fait état également de la montée vers le front d'importants renforts allemands en demandant l'envoi d'une section ou deux pour mettre en place un dispositif d'embuscade sur la côte Hersant. A contrecœur, le chef du Surcouf lui fait répondre que le quadrillage ennemi dans son secteur rend pour l'instant impossible tout déplacement de ses groupes.

CHAPITRE XX

 

Le vent sur la terre

Les mains sur les haches

Le ciel qui se cache

Les cœurs grands ouverts.

Pierre SEGHERS (Novembre)

A la mi-juin 1944, la réussite du débarquement en Normandie est acquise. La tête de pont solidement établie dans les différents secteurs de l'assaut : Omaha-Beach, Utah-Beach, pour les Américains, Gold, Juno et Sword pour les Britanniques et leurs alliés, se prolonge en profondeur sur des kilomètres. Les combats font rage autour de Caen et au nord de Carentan. L'état-major allié attend de disposer de renforts suffisants pour lancer son offensive ; une fois ceux-ci débarqués, l'attaque ne tarde plus guère : après avoir libéré Bayeux le 8, Isigny le 10, Carentan le 12, Valognes le 21, les troupes de libération entreront à Cherbourg le 27. En quelques jours la presqu'île est conquise. Simultanément, l'avance en Italie se poursuit : Rome tombe le 4, le 9 Viterbe est occupé, Pérouse le 21. A l'Est, les Soviétiques, que l'ouverture du second front a comblés, continuent leur marche victorieuse. Le 24 juin, Orcha Mohilev et Vitebsk sont libérés, mais les pertes russes depuis le début du conflit sont effrayantes : 5.300.000 tués, blessés ou disparus, près de 5.000 chars, 40.000 avions et 48.000 canons détruits. Devant l'ampleur croissante de leurs échecs, les Nazis réagissent avec une violence accrue envers les peuples occupés. En France même, la sinistre division " Das Reich " sème la mort et l'épouvante sur son passage. Harcelée par les maquis du Sud-Ouest, qui tentent de l'empêcher de gagner le front de Normandie, elle fait régner la terreur dans des atrocités sans nom : le 8, 99 otages sont pendus à Tulle,

et le 10 la population entière d'Oradour-sur-Glane est massacrée t dans des conditions qui ont soulevé l'horreur dans le monde entier. Ce sont sans doute ces massacres que Pétain, qui n'est plus à cela près, laisse prévoir dans son discours du 6 juin lorsqu'il déclare : " Les circonstances de la bataille pourront conduire l'armée allemande à prendre des dispositions spéciales dans les zones de combat. Acceptez cette nécessité. "

Et en écho à cette voix sénile et criminelle, celle de l'honneur et de la dignité retentit à Londres :

" La bataille suprême est engagée. Bien entendu c'est la bataille de France et la bataille de la France. La France submergée depuis quatre ans mais non point réduite, ni vaincue, est debout. Pour les fils de France, où qu'ils soient, quels qu'ils soient, le devoir simple et sacré est de combattre l'ennemi par tous les moyens dont ils disposent... Derrière le nuage si lourd de notre sang et de nos larmes, voici que reparaît le soleil de notre grandeur. "

Jeudi 15 juin 1944.

Sous les ordres d'Alie, décidément toujours sur la brèche, les Allemands ont encerclé la maison de Robert Samson. Certainement denoncés, Henri le Cuir, Ramuntcho, le père Maurice et

Mme Samson sont arrêtés.

Après quoi, filant à la fromagerie de Saint-Christophe-sur-Condé, les soldats nazis attaquent les bâtiments, mitraillent les habitants et appréhendent plusieurs réfractaires qui s'y trouvaient logés.

Alie est déchaîné, et les troupes SS mises à sa disposition sillonnent sans arrêt les petites routes du Lieuvin et du Roumois.
A Morainville, Marcel Vesque continue pourtant de se déplacer. Ayant laissé son groupe dans les bois d'Asnières sous le commandement de Gueule d'Acier (lieutenant Brissonneau), il
sillonne la région à la recherche de renseignements sur l'évolution de la bataille toute proche. Balançant négligemment une corde et un licol sur son épaule, il traverse sans encombre les
barrages en déclarant tout tranquillement qu'il cherche une de ses vaches enfuie. Avec ses bottes de crêpe, ses manches de chemise roulées et son col largement échancré, il ne représente pas pour les Nazis le terroriste tel qu'ils le conçoivent. Comment se douteraient-ils que ce brave paysan semblant uniquement préoccupé du sort de son cheptel n'est autre que le redoutable chef de groupe du maquis local, fin stratège, maniant aussi bien la mitraillette que la faux ?

Jeudi 15 juin. 23 heures.

Après l'arrestation d'Henri le Cuir et de ses compagnons, les règles de sécurité exigent un nouveau repli pour le PC du maquis.

Dans la nuit, Robert Leblanc et ses hommes ont reformé la colonne de décrochage. Loin devant, en avant-garde, marchent Jean l'Abbé, Roger La Cuisine, Cartouche, Bas Blanc, Puce, La Riflette, Fernand dirigés par Gaston Le Braz. Robert Leblanc commande l'arrière-garde, et le scénario maintenant classique se renouvelle : " Silence. - Personne ne fume. - Attention à l'intervalle. - Faites passer : talus à cinquante mètres. - Attention barbelés. - Faites passer : marchez sur la berme côté droit, etc.

Il est un peu plus de deux heures du matin lorsque le rassemblement est effectué à la ferme Marais, nouveau lieu de séjour.

Dimanche 18 juin.

Tout en tapotant doucement le fourneau de sa pipe pour le vider, Leblanc écoutait le rapport que lui faisait Doudou (Léon Saillard). Ce que lui racontait son agent de liaison intéressait au plus haut point le chef du Surcouf. L'affaire tenait en quelques mots : Doudou avait été envoyé à Valletot à la ferme Lainé pour prendre des brassards qui y étaient fabriqués clandestinement et pour demander au fermier d'héberger trois nouveaux maquisards ayant besoin de se reposer. La propriété de Jean Lainé, à Valletot, était en effet un véritable refuge et un havre très apprécié par les hommes du Surcouf. Mais l'action de ce propriétaire cultivateur ne se limitait pas à héberger des francs-tireurs et à réaliser des brassards pour les FFI ; en liaison avec le gendarme Poper à Routot, il avait participé lui-même à l'application du Plan Vert, fournissant en quantité fausses cartes d'identité et titres d'alimentation aux groupes de résistance. Dans ses métairies, en sus des nombreux réfractaires planqués, il avait la charge de cinq Alsaciens déserteurs d'une unité S.S. Si l'on ajoute que le gîte et le couvert étaient en permanence à la disposition des gens du Surcouf, et que Jean Lainé, non content de ne rien réclamer, alimentait souvent la caisse d'entraide, on conçoit qu'il avait l'oreille attentive de Robert Leblanc avec lequel il entretenait par ailleurs d'excellents rapports.

Pour l'heure, le fermier de Valletot faisait savoir au chef du Surcouf que les Allemands procédaient dans sa commune à la mise en chantier d'une nouvelle rampe de lancement d'avions-torpilles, la première ayant été sabotée quelques semaines auparavant par le groupe de Routot. (Lainé avait d'ailleurs lui-même participé à cette action.)

Leblanc réfléchissait, se demandant s'il n'était pas préférable d'attendre que les travaux soient bien avancés pour procéder à leur destruction. Les Allemands se tenaient actuellement sur leurs gardes mais leur vigilance se relâcherait certainement quelque peu par la suite. Par ailleurs, il était bien plus rentable de saboter des installations presque achevées plutôt qu'un chantier en cours d'élaboration. Se ralliant finalement à cette idée, Leblanc renvoya Doudou en aviser le fermier et Poper, en leur demandant de le tenir au courant de l'avancement des travaux. Ce que n'allait pas manquer de faire Jean Lainé. La rampe ne fut jamais opérationnelle car elle était encore inachevée à l'arrivée des Alliés.

Mardi 20 juin 1944.

Pour la troisième fois en cinq jours, deux hommes se présentent au domicile du sieur Piétralunga à Saint-Pierre-de-Cormeilles. Marthe Piétralunga ouvre sa porte avec empressement en les reconnaissant, ravie de recevoir à nouveau ces remarquables policiers. Car, pour elle, les deux individus qui sont venus pour la première fois le 16 dernier ne peuvent être que des policiers des brigades antiterroristes ; c'est du moins ainsi qu'ils se sont annoncés. En réalité, elle a affaire à deux résistants du G. 35 (que dirige Marcel Vesque), qui ont pour mission d'abattre ces dangereux collaborateurs que sont les Italiens Piétralunga. Dangereux en effet, car ce maçon qui dirige une petite entreprise a dénoncé plusieurs patriotes de Cormeilles et des environs, notamment Thorel, le gendarme Mallard, Eudeline, le garagiste Chambertin de Lieurey et Gaétan Lesage.

Sous couvert d'enquête, les faux inspecteurs interrogent longuement, à plusieurs reprises, le couple délateur. Ils apprennent ainsi que ces traîtres sont au mieux avec le lieutenant Steinbach, qui commande le bataillon de SS cantonné au Pin, et que cet officier leur a remis des grenades et un pistolet pour leur propre défense. En compensation, les Piétralunga ont fourni deux costumes civils destinés à deux Allemands parlant très bien français et qui ont pour mission de s'introduire dans le maquis. Ils donnent le signalement de ces espions. Ce mardi 20 juin, les hommes du G. 35 sont de retour car ils n'ont pu jusqu'alors voir ensemble Piétralunga et sa femme. Aujourd'hui la chance les sert car à peine sont-ils arrivés que l'Italien apparaît. La conversation reprend donc et les collaborateurs s'indignent que la famille Lesage, nid de terroristes, n'ait pas encore été arrêtée. " Qu'attendez-vous ? disent-ils. Et cet Américain qui est hébergé dans une ferme ? Qu'attendez-vous aussi pour le cueillir ? Et comme les soi-disant policiers arguent de l'insuffisance de leurs moyens : " Qu'à cela ne tienne, propose le maçon, je vous emmène au Pin où mon ami Steinbach vous fournira le personnel nécessaire pour nettoyer le secteur. " Après plusieurs heures de discussion, ayant noté le maximum d'informations sur les activités des traîtres et de leur amis, les deux résistants réussissent à entraîner le couple sous un fallacieux prétexte sur la route de Cormeilles à Lieurey et, dans un coin isolé, les abattent comme des bêtes malfaisantes.

Rien n'est prélevé sur les corps, ni papiers, ni argent, seules sont rapportées au PC les deux montres qui serviront à prouver que l'ordre a été exécuté. Cette justice expéditive épargnera bien des vies de patriotes et d'innocents. Hélas ! les traîtres avaient eu le temps de faire parvenir plusieurs dénonciations, comme on le verra plus loin.

20 juin. Beuzeville.

Aplati derrière un têtard, Bernard (Pierre Feutelais), jeta un dernier coup d'œil au dispositif d'embuscade qu'il avait établi.

De chaque côté de la route, encaissée, sur les talus en surplomb dissimulés dans les champs d'avoine d'une part et derrière la haie vive de l'autre, les deux sections FTPF scrutaient attentivement le tournant de Boulleville d'où allaient déboucher, d'un moment à l'autre, les camions ennemis. La veille, Leblanc avait fait prévenir Sorel que, d'après les renseignements qu'il avait pu recueillir, deux ou trois véhicules de l'armée allemande transporteraient des vivres pour la garnison d'Honfleur. Depuis plus de trois heures qu'ils étaient tapis au lieu choisi, les maquisards commençaient à s'impatienter. Enfin une moto apparut. Posté en éclaireur au sommet de la côte de Toutainville, Bébert indiqua du geste qu'elle ne précédait le convoi que de quelques minutes. En effet, guidés par une voiture légère, deux lourds camions se profilèrent bientôt dans le virage. Mâchouillant un brin d'herbe, Pierrot (Pierre Vallée) leva sa mitraillette en faisant signe à son équipe. Sur l'autre versant, Bernard donnait la même consigne à ses gars et, au moment précis où les véhicules passaient en contrebas, la fusillade éclata. Effectuant une soudaine embardée, la voiture de tête percuta brutalement le talus. Derrière elle, les deux poids lourds freinèrent sèchement puis accélérèrent subitement ; mais les rafales bien dirigées avaient abattu les chauffeurs et les véhicules désemparés s'immobilisèrent dans le fossé. Trois convoyeurs jaillirent des cabines, tiraillant au jugé, mais furent aussitôt réduits au silence. Succédant au tumulte de l'attaque, le silence plana un instant, puis Pierrot dévala la bordure, bientôt rejoint par Petit Jules et Loulou. Escaladant les ridelles, Bernard, Musicien (René Grégoire), Louis et les autres entreprirent de dresser l'inventaire.

- Hé ! les gars, de la farine, rien que de la farine ! En effet, les deux camions ne transportaient que des sacs de farine destinés à l'intendance d'Honfleur.

- Farine ou pas, allez hop ! Chargez les " macchabs " et en route, intima Bernard.

- Pierrot, tu fais un peu le ménage derrière nous, rendez-vous à Fatouville.

Déjà, Musicien faisait reculer l'un des poids lourds. Louis prit le volant de l'autre tandis que Bernard, après avoir fait changer les roues crevées de la voiture, remettait celle-ci en route.

Un quart d'heure après, plus rien ne subsistait de l'attaque.

Le soir même, la farine était répartie chez deux boulangers de Beuzeville, à la grande joie des habitants qui, pendant quelque temps, eurent l'illusion que le rationnement de pain n'existait plus.

En sus des véhicules, les maquisards avaient récupéré quatre mitraillettes, cinq Mauser, deux pistolets et deux caisses de cartouches. Plusieurs soldats ennemis avaient trouvé la mort dans cette embuscade.

25 juin 1944.

Sur dénonciation des Piétralunga, les SS du bataillon cantonné au Pin, commandés par le lieutenant Steinbach, investissent la fromagerie Lesage à Saint-Gervais-d'Asnières. Le commandant Max (Gaétan Lesage) n'est évidemment pas là. Après avoir fouillé tous les bâtiments, les Allemands, furieux de leurs vaines recherches, arrêtent deux des fils du chef départemental des FFI, et à Mme Lesage, très digne bien que bouleversée par le sort réservé à ses enfants, Steinbach propose le marché suivant : " Ou votre mari se constitue prisonnier ou nous gardons vos fils ".

Puis, emmenant les jeunes gens, les Nazis repartent, non sans laisser quelques hommes placés en embuscade pour le cas où le commandant Max se présenterait. Cette précaution causera la perte du chef de groupe FTPF de Cormeilles André Thorel6 qui, ayant tenu à assurer lui-même une liaison, viendra s'empêtrer dans la souricière allemande. Quand il s'en apercevra, il tentera de fuir mais sera mortellement blessé. Il aura toutefois la force et le courage de mâcher et d'avaler le pli qu'il apportait.

Le terrible cas de conscience qui se posera au commandant Gaétan Lesage restera l'épisode le plus douloureux de sa lutte clandestine. Déchiré par des sentiments contradictoires, il décidera de ne pas céder au chantage des Nazis et ne se livrera pas. Déportés en Allemagne à Neuengamme, ses fils ne reviendront jamais des camps de la mort. Il est certain que, même s'il s'était constitué prisonnier, les SS n'auraient pas pour autant relâché ses enfants. Pour s'en convaincre, il suffit de se référer à ce que rapporte le lieutenant Devigny d'un cas semblable :

" J'ai vu un père de famille arrêté comme otage parce que son fils faisait prétendument partie d'une organisation de résistance. Le fils s'était constitué prisonnier : on les garda tous

deux.

Le commandant Lesage ne se remit jamais de cette épreuve et il décéda prématurément, miné par le chagrin, en 1949.

Cette tragédie à elle seule justifierait amplement, s'il en était besoin, la juste exécution des traîtres Piétralunga, dénonciateurs de la famille Lesage. On n'a jamais suffisamment mis en relief dans les différentes relations de l'histoire de la Résistance l'importance du rôle mortel joué par les délateurs collaborateurs de l'ennemi. S'il était possible un jour de recenser toutes les morts de patriotes dont ils portent la responsabilité, on serait très certainement surpris par la grandeur du nombre.

La conscience humaine peut essayer de comprendre le comportement d'un peuple dominé, subjugué par une dictature basée sur le meurtre organisé et gouvernant par la terreur. Elle ne peut trouver d'excuses, ni de circonstances atténuantes, aux traîtres fratricides se rangeant sous la bannière sanglante, livrant leurs compatriotes et sachant en toute connaissance de cause qu'ils les envoyaient à la torture et à la mort.

Tandis que Robert Leblanc replie continuellement son PC pour échapper aux recherches d'Alie et des Allemands, les sections du Surcouf poursuivent, sous ses directives, les opérations de harcèlement.

Dans cette période, qui va du 9 juin jusqu'à la fin du mois, différentes actions sont menées à bien :

Sous le commandement de La Torpille, les sections 2 et 5 posent des charges de plastic et font sauter les pylônes de la ligne haute tension de Bourgtheroulde, opération mise au point et dirigée par le médecin-colonel Hochart. Avec la S3, Roger le Lorrain attaque un convoi allemand sur la route de Saint-Georges-du-Vièvre à Lieurey, tuant quatre soldats ennemis ; l'arrivée de renforts SS l'oblige à se replier sans dégâts.

Dirigés par Gaston Le Braz, les S3 et S5 attaquent le château de Saint-Victor-d'Epine, où une centaine d'Italiens sont gardés par une trentaine de SS. Après un violent combat, les maquisards, dont quatre sont sérieusement blessés, mettent les Allemands en fuite, en tuent une dizaine et délivrent les prisonniers. Les armes sont saisies : grenades, mitraillettes, ainsi qu'un grand nombre de fusils italiens à répétition. Les Italiens sont répartis en plusieurs groupes, ceux qui refusent de reprendre la lutte contre les Nazis étant détenus dans des fermes de Campigny, Saint-Christophe-sur-Condé, et à Thierville, chez Mme Chédeville.

Sous les ordres de La Torpille, la S4 et la S8 vont une nouvelle fois s'attaquer aux hangars du camp d'aviation de Tricqueville, plastiqués efficacement.

Ainsi, tandis que les escouades SS continuent de rechercher le Surcouf, celui-ci demeure insaisissable et sème à droite et à gauche le désarroi dans les troupes gagnant le front, à la grande fureur d'Alie qui ne quitte plus le secteur.

27 juin. Beuzeville.

Dirigée par Pierrot, la section B des FTP rentre à son cantonnement dans la nuit. Les maquisards viennent de couper à nouveau tous les câbles téléphoniques que les Allemands avaient hâtivement remis en place.

Une nouvelle fois, le poste de commandement ennemi de Beuzeville se retrouve isolé, sans liaison, avec son PC d'Honfleur et sans aucun contact avec les Kommandanturs des bourgs voisins.

Ce même soir, à travers le bocage, Robert Leblanc replie son encadrement et ses sections de réserve à Campigny, près du château La Pérelle.

30 juin. Pont-Audemer.

La S2 commandée par Georges VII vient se mettre à la disposition du capitaine Beylier pour saboter la centrale de la Ballastière.

Suivant les plans établis par le directeur de l'EDF, Morpion, Toto, Tartuffe et Georges VII disposent les charges, couverts par Pompier, Clown, Bersig, Louis le Polonais, Oural et Boris qui assurent la protection.

Quarante minutes plus tard, la section regagne sa base, tandis que dans la nuit roule le fracas des explosions. Mission accomplie, note laconiquement le responsable de l'expédition à l'intention du chef du Surcouf, qui en sera avisé quelques heures plus tard par son agent de liaison.

CHAPITRE XXI

Et leur sang rouge ruisselle

Même couleur, même éclat

Celui qui croyait au Ciel

Celui qui n'y croyait pas.

ARAGON

(La Rose et le Réséda)

3 juillet. Campigny.

Debout, appuyé au chambranle de la porte, Leblanc lit l'affiche qu'il tient déployée devant lui. En caractères gras, toute fraîche encore d'encre, elle reprend scrupuleusement le texte qu'il a rédigé l'avant-veille :

AVERTISSEMENT

J'avertis la population que toute réquisition opérée par les Forces Françaises de l'Intérieur ne peut l'être que sur délivrance d'un bon de réquisition portant les deux cachets officiels de la République Française et de l'Armée de Libération Intérieure à croix de Lorraine, et signé soit de moi pour l'arrondissement, soit du chef cantonal FFI pour le canton où la réquisition a lieu.

J'avertis les pillards qui, sur présentation d'un papier quelconque, d'un brassard ou sous la menace d'une arme, rançonnent les gens, soi-disant au nom de la Résistance, que j'ai déjà pris et que je continuerai de prendre des mesures très sévères. Les sanctions pouvant aller jusqu'à la peine de mort.

Malgré ma répugnance à être, en ce moment, obligé de prendre de telles mesures contre des Français, alors que nous devrions tous être unis dans un seul but : chasser l'ennemi hors de France, je n'hésite pas à répéter que j'agirai par tous les moyens pour sauver l'honneur des Forces Françaises de l'Intérieur

Capitaine des FFI : Robert LEBLANC.

Satisfait, le chef du Surcouf roula sa proclamation dont des centaines d'exemplaires couvraient les murs de la région.

Pourquoi Robert Leblanc avait-il jugé nécessaire de publier cette affiche ? Tout simplement parce que, dans divers cantons, des bandits d'occasion avaient profité des circonstances pour piller les cultivateurs et les propriétaires ruraux au nom de la Résistance. Frappant au hasard, ces énergumènes rançonnaient aussi bien des amis du Surcouf que des collaborateurs économiques, et de nombreuses plaintes avaient afflué au PC de Leblanc.

L'honnêteté scrupuleuse, la rigueur patriotique de celui-ci avaient .été violemment choquées par un tel comportement et son sang n'avait fait qu'un tour. Il allait réagir avec une virulence à la mesure de son indignation. Outre la publication de l'affiche précitée, il alertait aussitôt tous les chefs cantonaux et les responsables de secteurs, leur demandant de sévir avec vigueur contre de semblables agissements. Comme toujours, il sera écouté et suivi, et au fil des jours lui parviendront des rapports d'une justice expéditive. Ainsi le 13 juillet, Maurice Lemoing, agent de liaison de Poper, lui indiquera que Nicolas, chef cantonal de Quillebeuf, a fait exécuter après jugement trois individus qui pillaient et volaient au nom de la Résistance. Le 4 juillet, quelques jours plus tôt, Sorel a fait fusiller à Berville deux pillards qui avaient torturé et dévalisé un couple de fermiers âgés.

Le 8 juillet, à Epreville-en-Roumois, trois bandits armés, qui avaient rançonné des agriculteurs de la région, sont sommaire-ment exécutés par une section du Surcouf alertée.

Robert Leblanc lui-même fait passer par les armes quatre maquisards coupables d'avoir commis de graves exactions dans une ferme de Saint-Christophe-sur-Condé après s'être enivrés.

Malgré cette implacable sévérité frappant les brigands en tout genre, des méfaits continueront d'être perpétrés et leurs auteurs ne seront pas toujours retrouvés sur-le-champ.

Différentes affaires ne connaîtront leur épilogue que beaucoup plus tard, d'autres resteront impunies. On peut en citer quelques-unes :

- L'affaire Conard, à Saint-Martin-Saint-Firmin, où un couple de fermiers fut rançonné au nom du maquis, la grand-mère étant torturée pour lui faire avouer l'emplacement des économies. Les agresseurs, qui n'ont rien à voir avec le Surcouf, seront finalement arrêtés en 1949 après une enquête acharnée du gendarme Gallo, devenu chef de brigade à Saint-Georges-du-Vièvre.

- L'affaire Duval, maire de Saint-Jean-de-Léqueraye, assassiné en 1946 au nom de la Résistance. Tous les résistants du secteur furent inquiétés et on découvrit finalement les coupables, de vulgaires bandits, grâce au divorce de l'un d'eux, qui fut à cette occasion dénoncé par sa femme. Sur le point d'être pris, l'un des gangsters se suicida, les autres furent appréhendés.

- L'affaire Gosse, cultivateurs de Saint-Christophe-sur-Condé, qui aidaient le maquis et qui furent dévalisés par des pillards.

- L'affaire Fouques, agriculteurs de Lieurey ; les coupables ne furent jamais identifiés, malgré les recherches actives des gendarmes.

- Les affaires Donnet-Ameline à Epaignes, Leseille, maire de Lieurey, dont les auteurs ne furent jamais retrouvés.

- Une bande se spécialisa dans la région de Beuzeville-Pont-l'Evêque, commettant de nombreuses attaques à main armée au nom de la Résistance à Fourneville, Blangy-le-Château, La Lande, Saint-André-d'Hébertot, Clarbec, Le Torpt, Saint-Pierre-du-Val, Bonneville-la-Louvet. Après une enquête longue et acharnée, le groupe FTPF de Beuzeville, dont elle empruntait le sigle, réussit à la Libération à démasquer trois de ses membres.

Hâbleurs, vantards, ces individus de sac et de corde furent remis aux gendarmeries de Blangy-le-Château et de Pont-l'Evêque.

Malgré cette sévérité exemplaire, et largement rendue publique, de nombreux paysans et propriétaires terriens continueront après la Libération de mettre ces exactions sur le compte de la Résistance.

Peut-être certains profiteront-ils de cela pour essayer de se donner bonne conscience, eu égard à leur propre comportement durant cette période d'occupation !

7 juillet 1944.

Par le canal de la boîte aux lettres de Ty-Guste (Auguste Lemariey), à Pont-Audemer, Robert Leblanc apprend que deux trains de munitions doivent passer dans la nuit. Aussitôt, il donne l'ordre à La Torpille et à Cartouche de prendre les dispositions nécessaires pour le sabotage de la voie ferrée.

Il est un peu plus de vingt-trois heures lorsque les trois sections du Surcouf débouchent du bosquet que traverse la ligne de chemin de fer, et prennent pied sur le remblai. Tandis que Pic, qui dirige l'équipe de protection, va prendre position avec ses hommes au bord de la petite départementale qui longe la voie, Cartouche dispose les siens en amont et en aval du lieu choisi, sur la bordure du bois.

Déjà La Torpille s'est mis à l'œuvre avec sa S4 et les premiers tire-fond sont dévissés. Cette fois le travail va être plus ardu car les longueurs de rails déboulonnés vont être emportées. Lors des précédents sabotages, l'on se contentait en effet de déposer une portion de la voie ferrée en laissant sur le ballast les bouts de rail dégagés, mais les équipes spécialistes allemandes avaient tôt fait de les remettre en place.

Habitués maintenant à ce genre d'exercice, les hommes travaillent en silence. Chacun sait ce qu'il doit faire et, très rapidement, un premier tronçon est rejeté en arrière. Aplatis dans la pièce de blé en contrebas, près de la route, les guetteurs surveillent attentivement les alentours. Tout d'un coup, un bruit de moteur et les phares d'une voiture illuminent le passage à niveau, un peu plus haut. Le véhicule se dirige vers Pont-Audemer venant de Corneville. Les trois Russes qui couvrent le secteur nord ont déjà levé leurs mitraillettes, mais Pic bondit et, d'un geste, leur intime l'ordre de ne pas tirer. Les canons s'abaissent et la voiture disparaît à toute allure dans le tournant. Heureusement, car le lendemain on apprendra que ses passagers n'étaient autres que César Lefèvre et ses hommes, retour d'une liaison ! Quelques minutes plus tard, deux tronçons de rail sont encore dégagés.

La Torpille se redresse. Un léger coup de sifflet, et les sentinelles viennent maintenant prêter main-forte ; il s'agit en effet de hisser ces lourdes ferrailles à travers le bosquet jusque sur l'autre versant, où elles seront dissimulées sous des branchages. Après plus d'une heure d'efforts, exténués et ruisselants de sueur, les maquisards qui ont mené à bien leur opération se reposent un moment avant de reprendre le chemin de leur cantonnement. La voie ferrée est maintenant inutilisable, et les Allemands, harcelés de tous côtés, ne tenteront même pas de la réparer. Ils replieront les deux trains de munitions sous le tunnel de Queue-ville, où les Alliés n'auront plus qu'à en prendre livraison !

9 juillet 1944.

Avec sa réserve et son groupe d'encadrement, Robert Leblanc effectue son quarante-deuxième repli et installe son PC aux Mares-Fleuries à Epaignes.

10 juillet 1944.

Un bref rapport de Georges VII informe Leblanc que Georgius est porté manquant à la S3 depuis deux jours.

14 juillet 1944.

Dans la matinée, la fameuse traction de Violette Moriss, qu'on a fini par récupérer, part des Mares-Fleuries. Pilotée par Cartouche avec pour passagers Robert Leblanc, Serpent, Pélican, Bas Blanc, Raymond la Cuisine, elle file vers Saint-Etienne-l'Allier. Arrivée au village, tandis que la S9 commandée par Honeguer rend les honneurs, Robert Leblanc dépose des gerbes de fleurs à croix de Lorraine sur les tombes de Ti-Charles, de Rouland et de son neveu ; beaucoup de villageois sont rassemblés autour du petit muret du cimetière et se joignent au recueillement de la minute de silence. Après avoir donné l'accolade aux hommes de la section, William, Félix, Pierrette, etc., le chef du Surcouf remonte en voiture avec ses compagnons. Quelques minutes plus tard, ils arrivent à Saint-Georges-du-Vièvre et fleurissent pareillement les tombes de Flavien, de Bernard et de Tintin. La population là encore s'est recueillie spontanément. D'une voix voilée par l'émotion, Robert Leblanc prononce une courte allocution qu'il achève en jurant de venger ces héroïques garçons, avant de gagner le monument aux Morts où une gerbe à croix de Lorraine est déposée au nom du Surcouf. Une minute de silence, puis les maquisards repartent sous les acclamations des habitants.

Ces manifestations provoquent une fureur sans nom d'Alie. Dès le début de l'après-midi, le policier nazi investit Saint-Etienne-l'Allier.

Le bataillon des SS de Campigny qu'il dirige cerne le pays et barre les routes d'accès. Une perquisition en règle à l'épicerie-buvette de Leblanc que gère désormais M. Montier, père de Roger le Lorrain, permet de découvrir dans un grenier une grenade malencontreusement oubliée là par un maquisard, ce qui permettra d'arrêter aussitôt le gérant.

Un peu plus bas, dans la côte de la Creuse, Fil de Fer', Doudou et La Barbouille qui rentrent d'une liaison se trouvent nez à nez avec une patrouille allemande et sont interpellés. Fil de Fer n'a aucun papier, mais porte en revanche sur lui son insigne de maquisard et un chargeur de mitraillette. Tandis que les SS commencent à le rouer de coups de crosse, Doudou' plonge d'un bond dans le bois en contrebas. Les coups de feu claquent et les Allemands se ruent à sa poursuite. Ils reviennent quelques instant plus tard avec sa carte d'identité et son revolver non chargé. La Barbouille, qui a profité du tumulte, s'enfuit à son tour. Assez sérieusement blessé, il réussira pourtant à s'échapper. Furieux, les Nazis ramènent Fil de Fer à Saint-Etienne et Alie l'interroge brutalement. Menacé d'une mitraillette, le maquisard est contraint de conduire les SS à son cantonnement ; il les dirige vers la Maison Brûlée mais passe devant sans s'arrêter, pour donner aux hommes de sa section le temps de décrocher. Au retour, les Allemands fouillent partout dans la masure vide. Ils y trouvent la carte d'identité de Morpion, une lettre de Honeguer et une photo de Puce. De retour à Saint-Étienne, ils font défiler devant Fil de Fer tous les hommes du pays qu'ils ont pu trouver afin qu'il leur désigne ceux qui appartiennent au maquis. Il ne reconnaît personne malgré la présence dans les rangs de plusieurs francs-tireurs, et bien qu'un revolver soit appuyé sur sa nuque. Après avoir déambulé dans le village en tiraillant à droite et à gauche, les SS lèvent le camp. Quelques-uns se dirigent vers Saint-Georges-du-Vièvre tandis que le plus gros de la troupe file à Campigny avec Alie. Nouvel interrogatoire de Fil de Fer, puis départ pour Evreux où le malheureux maquisard, bleui de coups, le visage en sang, est incarcéré.

Le 16 juillet, Alie questionne à nouveau son prisonnier. Il lui montre des photos : celles de groupes du maquis et des portraits d'identité de Jeannette, Grand Jules, de Monique dont il précise qu'elle est un de ses agents. (Le comportement de cette jeune femme, ses pérégrinations bizarres pour contacter le maquis avaient éveillé les soupçons de Leblanc qui ne disposait plus du service d'enquête des gendarmes de Saint-Georges. Très prudemment, il l'avait tenue à l'écart. Pour l'éprouver, il l'avait chargée d'une mission de liaison très importante mais fictive qu'elle exécuta correctement, sans le moindre accroc. Pourtant, certains faits, et certains renseignements émanant du groupe César laissaient planer un doute sérieux quant à sa sincérité. L'aveu d'Alie confirmait si besoin était le flair inné du chef du Surcouf.) Ensuite le policier des brigades antiterroristes présente au captif une liste de noms, comprenant ceux de La Torpille, Serpent et Cartouche. Il lui demande s'il connaît César, Max, Gillain. Imperturbade, jouant les ahuris, Fil de Fer affirme ne connaître personne. On le menace d'effroyables tortures en les lui décrivant longuement, puis brusquement, changement de tactique ; Mie lui offre deux cent mille francs pour livrer Leblanc. Entrant dans le jeu, l'air intéressé et madré, le petit maquisard discute, ergote, puis accepte. On lui donne une adresse et un numéro de télé-phone pour la jonction, deux mille francs d' " accompte ", un costume flambant neuf, des cartes d'alimentation, du tabac et un vélo en excellent état. Nanti de ce pactole, Fil de Fer quitte Évreux et rejoint le maquis, après avoir fait d'innombrables détours pour s'assurer qu'il n'est pas suivi. Rentrant au PC quelques jours après, il raconte tout simplement à Leblanc son aventure et reprend sa place d'agent de liaison.

En ce même 14 Juillet, d'autres SS font régner la terreur à Pont-Audemer. Prenant prétexte d'une manifestation de la municipalité, ils mitraillent les passants, tuant trois innocents civils, et arrêtent l'avoué Louis Gillain. Ils se rendent ensuite à Tourvillesur-Pont-Audemer où ils attaquent le PC du chef cantonal du FN avant de fusiller trois agents de liaison ainsi que le secrétaire local du FN Paul Clémancin, au lieu-dit " le mont Désert ".

Passant aux Mares-Rouges, ils abattent un civil chez lui sous prétexte qu'il a une automobile dans sa cour. Ces exactions n'intimident pas Robert Leblanc qui, le soir même, dirige personnellement la destruction du viaduc du chemin de fer à Montfortsur-Risle ; dans cette action les sentinelles allemandes, qui ont ouvert le feu, sont abattues.

15 juillet 1944.

Après les arrestations de la veille, appliquant toujours les consignes de sécurité, Robert Leblanc abandonne les Mares-Fleuries d'Epaignes et installe son PC dans une grange abandonnée près du Pin.

19 juillet 1944.

Dans la nuit, un cycliste pédale vers Morainville. Il commence à sentir la fatigue car il a déjà parcouru un certain nombre de kilomètres pour venir de Rouen.

Exténué, il arrive enfin au PC de Marcel Vesque, et au chef cantonal étonné il fait part du motif de son voyage : le jour même, lui, Pélissard, policier à Rouen, a eu connaissance du plan qu'Alie est en train de mettre au point pour capturer le commandant Max (Gaétan Lesage) et ce patriote vient en informer le maquis où, depuis quelque temps, un autre policier de Rouen, Brissonneau dit " Gueule d'Acier ", est venu rejoindre les francs-tireurs. Le plan fomenté par Mie est le suivant : il s'agit de ramener à la fromagerie de Saint-Gervais-d'Asnières les fils du commandant et de les torturer devant leur mère. Celle-ci, pour mettre fin aux sévices, indiquera le lieu où se terre son mari. Immédiatement, Vesque fait prévenir Leblanc et, dès les premières heures de la journée, Mme Lesage est prise en charge par le Surcouf ; elle quitte son domicile pour n'y plus revenir avant la Libération. Lorsque les gestapistes de Rouen se présenteront quelques heures plus tard, ils trouveront la maison déserte, à la grande fureur d'Alie.

22 juillet 1944.

Il est un peu plus de seize heures lorsque les cadres du Surcouf qui viennent de siéger en cour martiale rendent leur jugement. Les délibérations ont duré près de quarante minutes. Sur un signe de Le Braz, les gardes ramènent les cinq accusés dans la pièce du PC. A haute voix, Robert Leblanc leur notifie le verdict .

" Pour s'être rendus coupables de vol à main armée à la ferme X... de Bonneville-la-Louvet en brutalisant et terrorisant les fermiers, pour avoir fait main basse, en se prévalant faussement du titre de résistants, sur une somme de cent six mille francs et de nombreux bijoux, les nommés : V..., D..., H..., A..., M..., et L..., qui reconnaissent avoir pris connaissance du texte des affiches éditées par le Surcouf concernant les exactions commises au nom du maquis et n'en avoir pas tenu compte, sont condamnés, par l'unanimité des responsables désignés du Surcouf, à la peine de mort.

" La sentence est exécutoire immédiatement, sans recours.

" Emmenez les accusés, et que justice soit faite. "

Quelques minutes plus tard, les salves retentissent. La justice du maquis est passée.

4 août 1944. Epaignes.

A la ferme Bréval, tout dort encore. Le jour ne va pas tarder à se lever. Dans un bâtiment, Jean l'Abbé, arrivé la veille au soir d'une mission, se repose avant de repartir pour le PC du maquis. Près de lui, Pélican et Raspail, qui rentrent de Morainville où ils ont effectué une liaison chez Vesque, sommeillent également. Dans une autre bâtisse, tout près, Mireille Guillot et Raymonde se reposent, exténuées par leurs navettes incessantes de la veille effectuées entre les sections pour porter les plis contenant les ordres d'actions. Un peu plus loin, à la maison même, Raymond la Cuisine et La Musique ont trouvé un asile provisoire pour la nuit.

Mais, dans les premières lueurs de l'aube, une troupe silencieuse de plus de deux cents hommes, dirigée par Alie en personne, cerne le groupe de bâtiments et la cour plantée de pommiers. Déjà, le chef des brigades " antiterroristes " jubile : il va enfin prendre au nid l'insaisissable Leblanc car les renseignements qu'il possède sont précis et suffisants ; il connaît les principales caches du maquis. Il distribue rapidement ses consignes et, immédiatement, le groupe d'intervention SS se rue sur les portes qui sont aussitôt enfoncées. Surpris dans leur sommeil, les agents de liaison sont brutalement arrêtés et l'interrogatoire commence :

- Où est Leblanc ? Ou sont les chefs ?

Dans la ferme même qui n'est pas - par quel hasard ? - investie, La Musique et La Cuisine parviennent à se dissimuler en entendant le tumulte que fait maintenant la troupe désappointée.

Les deux femmes, qui se trouvent dans un réduit annexe et sur qui l'on ne trouve rien de compromettant, doivent leur salut à cette circonstance. Elles sont néanmoins arrêtées e.

Avec des cris de joie, les soudards découvrent une mitraillette, un revolver et des balles laissés là par La Musique. L'un d'eux s'empare de la soutane de Jean l'Abbé, suspendue à un clou :

- A qui ? hurle Alie.

- A moi, répond dignement le jeune aumônier qui pense, dans sa foi fervente, que le vêtement le fera respecter.

Mais sa réponse ne lui vaut que sarcasmes et ricanements. On l'oblige à s'en vêtir et les sbires français de la Gestapo s'approchent, singeant la prière :

- Mon Père, donnez-nous l'absolution car vous allez mourir. Et ils s'esclaffent de leur bon mot avant de le frapper avec violence à coups de crosse, de gourdin.

- Où est Leblanc ?

- Je n'en sais rien.

- Quand l'as-tu vu pour la dernière fois ?

- Il y a une huitaine de jours.

- Où ?

- Sur la route.

- Quelle route ?

- Je ne le dirai pas.

- Bandit, tu parleras.

- Nous ne sommes pas des bandits, nous sommes des Français qui luttent pour la liberté.

De leur côté, Raspail et Pélican subissent les mêmes tortures, destinées à leur faire avouer l'emplacement du PC du maquis. Ils ne parlent pas.

Après plusieurs heures d'interrogatoire, les trois hommes, qui se sont tus, sont amenés près d'un gros poirier. Jean l'Abbé ne peut plus marcher et ses tortionnaires doivent le traîner. Des coups de feu claquent ; c'est fini, Jean Ribault dit Jean l'Abbé, Kléber Mercier dit Raspail, René Sortemboc dit Pélican, viennent de donner leur vie pour l'idéal qu'ils s'étaient fixé. Un inconnu sera retrouvé auprès d'eux, assassiné de la même façon, sans qu'il ait été possible de l'identifier par la suite. Les Nazis dépouillent Jean Ribault de sa soutane, qu'il avait pourtant réclamée comme linceul, et la brûlent sur place. Tous les quatre vont être enterrés dans une tombe provisoire, mais dès la Libération' ils seront inhumés définitivement devant tous leurs camarades après d'émouvantes obsèques à l'église Saint-Ouen de Pont-Audemer. En présence de toutes les autorités civiles, religieuses et militaires, l'abbé Mathieu, aumônier du régiment, prononcera une pathétique oraison avant que l'archiprêtre Bourgeois donne l'absoute.

Au cimetière, Robert Leblanc, le visage convulsé de peine, adressera un bref et bouleversant adieu à ses camarades disparus.

Jean Ribault, rendu à sa famille, partira le soir même pour son dernier voyage et sa terre natale d'Octeville l'accueillera à jamais en son sein.

4 août. Pont-Audemer. 13 heures.

La troupe qui vient d'assassiner Jean l'Abbé et ses compagnons à Epaignes arrive vers 13 h à Pont-Audemer. Rapidement, elle cerne le café-boite aux lettres d'Auguste Lemariey, et Alie, suivi de quelques-uns de ses sbires, fait irruption à l'intérieur. Après une courte bagarre, le cafetier et trois agents de liaison qui se trouvent là sont arrêtés. Dépité de ne pas encore avoir pu mettre la main sur Robert Leblanc, le policier nazi interroge sauvagement ses prisonniers ; en vain.

Il part alors pour Bouquelon, où est installé le PC de Nicolas, chef des sections de Quillebeuf. Sur les indications de son agent, qui connaît le service de guet du maquis, Alie investit les bâtiments d'un vaste mouvement enveloppant. L'alerte est donnée et le crépitement des armes se fait entendre. Pour donner le temps à ses sections de décrocher, par un sentier peu connu, Nicolas soutient une bataille acharnée en compagnie de quelques fidèles attirant les forces ennemies sur lui. Sa manœuvre réussit et tandis que les Allemands se lancent à sa poursuite, le gros des maquisards se replie et rompt l'encerclement. Les hommes de Nicolas tombent un à un ; un Russe, puis le gendarme Picoult de la brigade de Quillebeuf qui avait rejoint le maquis, un Espagnol, Charles Foutrel, Maurice Lemoing, Raymond Connier, Jacques Rideau dit " Le Buffle ", sont tués tour à tour. Bientôt, il n'y a plus de munitions, les chargeurs sont vides, et Nicolas est fait prisonnier avec les trois braves qui lui restent : le chef de groupe Maurice Jouen, Henri Belenger et André Lefrançois. Déchaînés, les SS les frappent cruellement ; ils traînent Nicolas devant sa mère et le torturent à mort en le mutilant devant elle. Ils emmènent Jouen, Belenger et Lefrançois, que jamais nul ne reverra. Ont-ils été exécutés ? Sont-ils morts en déportation ? Leur trace n'a jamais été retrouvée.

CHAPITRE XXII

Voici le pas d'un homme qui a marché toute la nuit
Voici l'aube annoncée par le roulement d'une porte qui s'ouvre

Sur des yeux calmes

Voici au loin le bruit d'un moteur

Voici que personne n'ose plus penser

C'est le temps des fusillés.

André VERDET

(Cellule 487)

Fresnes 22-02, 23-03 1944.

4 août, vers 22 heures.

Robert Leblanc vient d'apprendre la mort de Jean l'Abbé et de ses camarades. Bouleversé, il s'est isolé sous un pommier, au bout de l'herbage, et là, seul, loin du regard de ses amis, l'intrépide chef du maquis laisse couler ses larmes. Il pleure, longtemps, secoué de lourds sanglots que sa volonté ne parvient pas à endiguer. Jean ! Son petit curé, comme il le nommait familièrement, le joyeux aumônier, dont les reparties spirituelles avaient le don de ramener la bonne humeur dans les groupes aux plus durs moments, est tombé à son tour sous les tortures, digne et droit devant la mort comme il l'avait été dans sa brève existence. Leblanc en avait fait son agent de liaison personnel, il aimait l'avoir près de lui, toujours plein d'entrain, débordant d'optimisme, égayant les longues heures d'attente et de solitude de sa verve joyeuse. Combien de fois s'était-il inquiété en ne le voyant pas rentrer, soulagé enfin d'entendre le coup de sifflet bien personnel du séminariste signalant son approche aux guetteurs. Mais ce matin, non vraiment, il n'y pensait pas, il était prévu qu'il coucherait aux Mares-Fleuries à son retour de liaison pour y rencontrer Raspail qui devait lui remettre un pli. Et voilà que le destin l'attendait là ! Comment se faisait-il que les Allemands aient attaqué les Mares si tôt ! et en force ! ce serait un point qu'il faudrait éclaircir.

Et Pélican, et Raspail, et les filles arrêtées : Mireille et Raymonde, quelle hécatombe ! Robert revoyait ses compagnons pleins de vie : Pélican aux conseils judicieux et à la calme bravoure, Raspail qui devait repartir pour Bernay le lendemain, fusillés, tous morts ! Ses poings se serraient convulsivement en pensant à la revanche qu'il comptait bien prendre pour venger ses gars. Une main se posa sur son épaule. Surpris, le chef du Surcouf se redressa ; c'était Gaston Le Braz, survenu discrètement :

- Robert, il faut décrocher, c'est la règle, murmura l'instructeur.

La voix de la raison. La vie continuait pour eux, il fallait se replier, comme il convenait de le faire chaque fois que des maquisards étaient pris. Tel un somnambule, il se laissa guider. Quelques heures plus tard, après une marche forcée, longue et difficile, le PC du Surcouf s'installait à Tricqueville.

4 août 1944.

Dans son PC de Bailleul-La-Vallée, penché sur son poste, Marcel Vesque écoutait attentivement l'émission de la BBC :

- " Voici la suite de nos messages personnels. "

Dans la longue litanie des phrases sibyllines que débitait maintenant le speaker, parmi les " Éléphants voleront bas ce soir ", les " carottes sont cuites à minuit ", " Jeannot pense bien à Loulou ", et quantité d'autres de la même veine, le chef cantonal attendait celui qui lui était destiné. Enfin la voix lointaine annonça : " Voici venir la Saint-Jean, je répète : Voici venir la Saint-Jean. " Avec un soupir, Vesque tourna le commutateur, c'était la septième fois consécutive que le message était diffusé l'avisant du parachutage attendu. Six nuits déjà, avec ses hommes, il avait balisé et préparé la réception sur le terrain de " la Belle Visinière " à Epaignes. Chaque fois, à l'heure prévue, entre 23 h 30 et 0 h 30, ils avaient guetté, dissimulés dans les fossés, scrutant le ciel, attentifs aux bruits de moteur. Vainement.

Cet atermoiement commençait à leur peser et les rendait nerveux car il leur fallait prendre des risques considérables toutes les nuits pour se déplacer depuis leur cantonnement jusqu'au terrain, à travers champs et herbages, dans un secteur truffé d'ennemis. Acculés par les armées alliées, harcelés par les sections du Surcouf, les Allemands devenaient agressifs envers la population et ne toléraient plus les promeneurs désœuvrés, à plus forte raison après le couvre-feu. Il fallait donc prendre d'infinies précautions pour se frayer un chemin, en évitant jusqu'aux plus petites routes. Arrivé sur le terrain, chacun reprit son poste et l'attente commença. A 23 h 30, ponctuels comme chaque soir, les hommes du groupe " Jean-Marie " de Cormeilles, commandés par le capitaine Potot, vinrent prendre position en soutien. Aplatis sur le pourtour du pré, les hommes tendaient l'oreille à chaque bruit d'avion, mais il en passait beaucoup car, sur l'arrière du front, distant de quelques kilomètres à peine, les sorties aériennes se multipliaient dès que le temps le permettait. Chaque fois, Vesque émettait le signal convenu, la lettre L en code. Sans succès. Soixante longues et mornes minutes se succédèrent ainsi.

A 0 h 50, le chef cantonal donna le signal du repli. Ce n'était pas encore pour cette nuit. Rassemblés dans le creux profond du fossé, les hommes des deux équipes donnèrent libre cours à leur déconvenue. Conscient du danger que représentaient ces déplacements continus, Marcel Vesque, séparé de son PC par une douzaine de kilomètres, décida de maintenir son groupe sur place. Sa confiance demeurait totale car, à ses yeux, le parachutage demandé par un message du commandant Lesage, transmis à Londres par le radio Allard et quotidiennement annoncé par la BBC ne pouvait manquer de s'effectuer une nuit ou l'autre. Tandis que les sédentaires du capitaine Potot repartaient pour Cormeilles, les maquisards prirent leurs dispositions pour passer cette nuit à la belle étoile.

La journée du lendemain se traîna, longue et languissante pour chacun, uniquement marquée par le ravitaillement habilement apporté par un fermier ami. Le jour déclina et, doucement, les ténèbres envahirent le terrain, prélude à la huitième nuit de veille. A 23 heures, les guetteurs signalèrent l'arrivée des gars du groupe " Jean-Marie ", toujours fidèles à leur poste. Les positions habituelles furent reprises, immuables dans leur routine désormais familière. Vers 0 h 10, le bruit d'un avion volant bas déchira le silence nocturne ; une nouvelle fois, Vesque manœuvra sa torche, envoyant le signal L. Soudain, la silhouette d'un gros bimoteur apparut au-dessus des pommiers des herbages environnants. Virant au-dessus du pré, il fit un large tour, perdit de l'altitude, reprit le vent et, dans un vrombissement de moteur, largua six parachutes qui se balancèrent un moment avant de venir s'étaler gracieusement sur la surface du pré. Vivement, les sangles coupées, les lourds containers de deux cents kilos environ chacun, furent tirés dans les fossés et dissimulés sous les branchages. Leur évacuation s'avérant délicate, étant donné leur poids et la nature du terrain situé en cuvette, bordé de pentes importantes, le commandant décida de faire appel à un fermier des environs qui les ravitaillait souvent. Désiré Desbois, ancien poilu de la guerre de 1914-1918, où il avait perdu une jambe, arriva peu après avec un tombereau attelé de deux solides percherons. Les lourds cylindres furent chargés et amenés dans un bâtiment isolé dépendant de la ferme Allaire. Leur inventaire déçut quelque peu les chefs du maquis, car les containers ne recelaient que des armes légères : mitraillettes, pistolets, grenades, cartouches, plastic, ainsi que du matériel radio : accus, postes, piles, quartz, etc. On trouva également un peu de tabac, du café et du thé, mais on était loin des armes lourdes escomptées ! Une somme importante en billets de mille francs de la banque de France (trois millions) fut également déballée. Ne voulant pas conserver cet argent dont il n'avait du reste pas besoin, Marcel Vesque l'expédia au PC de l'état-major FFI, près de Bourg-Achard, où se trouvaient présentement les commandants Leblanc et Lesage, ainsi que le DMR Catalan.

5 août 1944.

Saisi d'une froide détermination, Leblanc a fait équiper ses sections de réserve. Les camions sont amenés, les hommes prennent place ; le chef du Surcouf s'installe à l'avant de la traction, près de Cartouche qui conduit, La Torpille et Le Braz s'installant à l'arrière. La Citroën en tête, le convoi démarre. Pendant une bonne partie de la journée, il va rechercher Alie et ses soudards ; en vain. L'ennemi semble s'être volatilisé. En passant à Pont-Audemer, Leblanc apprend le massacre de Bouquelon et, sa rage décuplée, il fonce alors vers Foulbec. Dans les véhicules, les maquisards qui ont reçu triple ration de munitions sont prêts à l'action, galvanisés par l'élan de leur chef. On tourne en rond : Saint-Samson, Bourneville, Montfort, Thierville, Saint-Grégoire, Saint-Georges-du-Vièvre, Lieurey, Epaignes, Saint-Siméon, Campigny, Saint-Etienne-l'Allier, Saint-Siméon, Les Préaux.

Impossible de retrouver la trace du chef des brigades anti-terroristes et de ses sbires. Découragé, Leblanc donne l'ordre à Cartouche de rentrer au PC peu avant la nuit.

5 août. Beuzeville.

Il est un peu plus de minuit lorsque la section de Pierrot (Pierre Vallée) regagne son cantonnement. Alors qu'elle arrive sur les hauteurs du lieu-dit " La Côte de Neuilly ", une violente explosion secoue la colline et la nuit vibre de l'écho assourdissant de la détonation roulant dans la vallée. Pierrot s'arrête pour regarder l'heure à sa montre, puis, avec un hochement de tête satisfait, rejoint ses hommes qui escaladent bon train la prairie pentue.

Près du pont des Estinguants, Roger le Lorrain et les hommes de la sizaine qui sont venus renforcer la section des FTP pour effectuer ce sabotage s'éloignent tranquillement eux aussi. Les ordres de Leblanc ont été exécutés ; il ne reste pas trace du pont de chemin de fer qui enjambait la route nationale 815 au bas de la côte Saint-Hélier, à l'exception des pans de mur de soutènement sur lesquels le tablier s'est écrasé. Irrémédiablement bloqués désormais, les deux trains de munitions ne pourront plus quitter le tunnel de Quetteville sous lequel ils sont abrités. C'est là que les Alliés les trouveront à leur arrivée. Parvenus à hauteur de la route de Cormeilles, à " La Pomme d'Or ", les hommes de renfort se séparent. Tandis que Roger le Lorrain, Vargiu et Ringeval se dirigent vers Beuzeville, les autres retournent à leur base.

6 août 1944. Beuzeville.

Toujours dirigés par Alie, les SS que Leblanc a vainement cherchés la veille arrivent à Beuzeville dans la matinée.

Immédiatement, ils se répandent dans le pays et ratissent chaque rue, chaque ruelle du bourg. Les hommes sont traînés vers la place de l'église et, sous la menace des armes, doivent y rester parqués les mains sur la tête. Les femmes sont rudement invitées à s'enfermer chez elles. Une fois toute la population mâle du village rassemblée, Alie s'approche et scrute attentivement tous les visages. Son examen ne semble guère le satisfaire puisqu'il recommence l'opération avant de quitter les lieux pour aller se pencher à la portière d'une voiture garée un peu plus loin. Aussitôt un jeune homme blond, vêtu d'un imperméable beige, le regard masqué par de grosses lunettes noires, quitte le véhicule et se dirige vers les hommes rassemblés. Un silence de mort plane sur la place. Dans les rangs, Roger le Lorrain a imperceptiblement tressailli : il vient de reconnaître le nouveau venu, malgré sa mise élégante qui n'était pas d'usage au maquis ; c'est Georgius ! Celui-ci dévisage un par un tous les individus qui se tiennent toujours les mains sur la tête. Il fait un signe en passant devant " Le Marseillais " (Antonio Vargiu), qui est immédiatement sorti du rang à coups de crosse. La même scène se répète avec " Bernard " (Pierre Feutelais), " La Boulange " (Julien Vauquelin), Roger le Lorrain (Roger Montier), " L'Aveugle " (Albert Pichon), et Fernand Ringeval.

Se trouvent également là, mais inconnus du traître, " Musicien " (René Grégoire), " Marco " (Lucien Marcault), " La Menuise " (André Boudard), " Moustache " (Marcel Gorand), et quelques autres appartenant aux FTP de Sorel ou à l'OCM de Camille Renoult. Cette circonstance va leur sauver la vie. Après avoir examiné tout le monde, Georgius fait un second tour de place. Comme il ne désigne pas d'autres francs-tireurs, les Allemands expulsent brutalement tous les présents. Les six maquisards arrêtés, trois de la S3 du Surcouf et trois du groupe FTP Sorel, sont alors immédiatement interrogés avec les sévices coutumiers. Aucun ne parle, d'autant que seul Roger le Lorrain sait où se trouve le PC de Leblanc. Ils sont tous torturés sur-le-champ le long des grilles de l'église. Atteint d'un coup de crosse à la tête, Pichon s'écroule sans connaissance. Relevé, il est chargé sans ménagements dans l'un des camions. Alie questionne lui-même Roger le Lorrain, que Georgius a désigné comme un " chef ". La réponse fuse aussitôt : " Ordure ". Assommé, le chef de section est à son tour jeté dans l'un des véhicules ; lorsque Georgius s'approche de " Bernard " ensanglanté, celui-ci lui crache en plein visage. Fou furieux, le délateur le frappe violemment de plusieurs coups du canon de son pistolet.

Une fois les six hommes hissés et enchaînés dans un camion, le convoi s'ébranle vers Pont-Audemer. Seul Alie est encore là. Il renifle comme un chien de chasse en marchant sur la route de Rouen, avant de prendre place dans une voiture, et de mettre le cap sur Epaignes, escorté par une escouade de SS. Arrivé au village, il ordonne de pendre dix otages en guise de représailles, car les pompiers en tenue ont assisté la veille, avec toute la population, aux obsèques des victimes des Mares-Fleuries.

Les prisonniers sont incarcérés le soir même à la prison d'Évreux.

7 août 1944.

Alie passe sa journée à Évreux, interrogeant longuement tous les hommes arrêtés, assisté de Georgius qui fournit des détails sur chacun. Le traître, qui a pu se glisser au maquis et s'en échapper vers la mi-juillet, a droit à la considération de son patron. Il a bien travaillé, mais sa mission première, permettre la capture de Leblanc, a échoué grâce à l'habileté stratégique du chef du Surcouf, qui a divisé son effectif en sections autonomes cantonnées dans une multitude d'endroits. Malgré ses dons d'observation, Georgius n'est pas parvenu à les localiser tous, obligé qu'il était de demeurer avec le groupe auquel il était affecté et de le suivre. Il a raté son coup dans les premiers jours de juin, lorsque le Surcouf était regroupé en vue des opérations de soutien prévues lors du débarquement. Néanmoins, ce délateur de vingt et un ans aura valu bien des morts au maquis. C'est lui qui a piloté Alie à la ferme Bréval d'Epaignes et à Bouquelon ; c'est lui qui a indiqué aux SS la boîte aux lettres d'Auguste Lemariey, c'est encore lui qui mènera Alie dans différents refuges où d'autres francs-tireurs trouveront la mort, à Pont-Audemer et à Saint-Jean-d'Asnières notamment. Mais ses jours sont comptés. Il sera abattu au moment de la libération d'Evreux par un gendarme patriote l'ayant reconnu, alors qu'il tentait de fuir.

8 août 1944. Pont-Audemer.

Dirigés par Georgius, les SS investissent la ferme où sont hébergés plusieurs maquisards. Ils arrêtent " Fracasse " (Elias Anselm) et le capitaine " Louis " du groupe du FN de Saint-Siméon, qui sont en mission de liaison, ainsi que " Coco " (Coquelet), " La Fourmi " (Maurice Bouy) et le cultivateur qui les logeait. Puis à Saint-Jean-d'Asnières, Alie fait incendier une ferme et ses annexes sous prétexte que le maquis y avait trouvé refuge un certain temps. Les hommes appréhendés sont conduits à Évreux et incarcérés, eux aussi, à la prison.

10 août 1944 : Beuzeville.

Un contact Sorel-Renoult a permis de regrouper plus de cent vingt hommes, bien encadrés, une liaison étant établie avec des résistants de Pont-l'Evêque, Honfleur, Trouville et Blangy-le-Château.

Pour remplacer Bernard, arrêté, Sorel nomme Bébert chef de la section A. Deux hommes qui pillaient les fermes au nom de la Résistance près de Genneville et au Theil sont interceptés par la section de Pierrot et ramenés au PC. L'un d'eux est fusillé le soir même, l'autre, père de sept enfants, est corrigé d'importance avant d'être relâché ; il sera remis aux gendarmes d'Honfleur à la Libération.

12 août 1944.

Robert Leblanc organise un semis de clous sur les routes lors d'une opération de grande envergure. Suivant un plan mis au point par les cadres du maquis, 'toutes les voies habituellement empruntées par les convois ennemis sont ainsi " arrosées D. Fabriqués par un artisan astucieux, ces clous à deux têtes ont la particularité de toujours retomber avec une pointe en l'air lorsqu'on les lance à la volée. Le Surcouf va en semer plus de deux cents kilos en cette seule journée. Jointe à l'abattage d'arbres et au déplacement des signalisations, cette action va bloquer du 12 au 30 août quantité de véhicules allemands qui tourneront désemparés, pneus crevés, butant sur les obstacles, offrant des cibles magnifiques aux chasseurs alliés qui les mitraillent sans arrêt, d'autant que le maquis choisit de préférence les portions de routes encaissées entre deux talus de manière qu'ils ne puissent quitter la chaussée. Dès qu'ils ont pu se dégager, les Allemands retrouvent plus loin un autre barrage, arbres abattus ou tapis de clous. C'est ainsi qu'un régiment de cyclistes va tourner plus de trente-six heures sur le circuit : Montfort-La Noé-Poulain-La Poterie-Mathieu-Saint-Georges-du-Vièvre-Saint-Grégoire-du-Vièvre, pour se retrouver nez à nez avec un convoi venant de Condé-sur-Risle, dans la cuvette de Saint-Christophe-sur-Condé, où les avions alliés s'en donneront à cœur joie. Robert Leblanc juge le semis de clous plus efficace que l'abattage d'arbres car, très rapidement, le matériel de réparation fait défaut à l'ennemi. C'est ainsi qu'une sizaine commandée par Grand Jules, et comprenant Lerat, Louis le Polonais, Filochard et Pierrette, réussit à bloquer le 10 juillet pendant plus de vingt-quatre heures, dans la descente de Saint-Martin-Saint-Firmin, plus de deux cents soldats ennemis montant au front, grâce au semis de cinquante kilos de clous spéciaux. Tous les tronçons de route permettant de préparer des embus-cades, d'organiser des semis de clous, d'inverser les panneaux de signalisation, d'abattre des arbres, ont été soigneusement relevés pendant la période d'entraînement de novembre 1942 à septembre 1943. Même les arbres à scier avaient été alors marqués. Autant dire que, lorsque débuta ce genre d'opérations, il n'y eut point de tâtonnements, ni d'erreur tactique.

12 août 1944.

Au PC du Surcouf, Robert Leblanc, Marcel Vesque, Gaston Le Braz, La Torpille, Honeguer, prennent de nouvelles dispositions pour l'application du Plan Rouge. L'ordre est parvenu à l'état-major de l'exécuter sans tarder. En conséquence, les secteurs d'attaque sont délimités, et les objectifs recensés, lorsque tout est réglé, Vesque regagne son PC de Bailleul-la-Vallée, en pleine nuit.

13 août 1944.

En ce dimanche d'août, dans l'aube prometteuse d'une belle journée estivale, plusieurs camions sortent de la prison d'Évreux, encadrés par des motocyclistes en armes. Le convoi prend la
direction de Damville, mais il s'arrête quelques kilomètres plus loin, à l'orée de la forêt d'Évreux, sur la commune d'Angerville.
Là, à l'écart, les véhicules s'arrêtent dans une carrière à l'air libre. Deux d'entre eux vont se ranger à chaque extrémité du glacis, tandis que des SS descendus d'un autre bouclent le
pourtour. Arrachés quelques instants plus tôt de leurs cellules, les prisonniers sont amenés un par un. On leur ôte les liens et ils sont rassemblés au centre du terrain. Les Allemands s'éloignent et un officier leur crie :

- Vous êtes libres !

Surpris, décontenancés, les hommes font quelques pas, frottant leurs poignets endoloris par les fers, clignant des yeux, à la lueur vive du soleil levant. Alors, des camions garés à chaque extrémité de la carrière, les bâches se relèvent, dévoilant les mitrailleuses. Aussitôt, les rafales crépitent couchant sur l'herbe trempée de rosée le groupe de patriotes. Méthodiquement, comme à l'entraînement, les tireurs traquent ceux qui essaient de fuir le cercle de mort, les SS en faction sur le bord abattent à coups de mitraillette les malheureux qui se traînent vers les côtés. En quelques secondes la carrière est jonchée de corps dont certains bougent encore et que les mitrailleuses s'acharnent à immobiliser. Le tir cesse, les camions se dégagent, et deux officiers nazis, pistolet au poing, s'assurent que la mort a partout fait son œuvre. De-ci, de-là, quelques détonations retentissent. Puis un ordre guttural rassemble les assassins, et les véhicules disparaissent dans la poussière du chemin.

Un silence soudain plane sur la clairière que les oiseaux enfuis n'égaient même plus de leurs trilles insouciants. Quelques heures plus tard, les habitants découvriront l'épouvantable mas-sacre et, témoignage de ce crime odieux, un photographe fixera sur la pellicule les visages de ces hommes héroïques. Le maquis Surcouf reconnaîtra nombre des siens, livrés aux Nazis par le policier Alie et le traître Georgius. Ainsi disparaissent, après avoir subi les longues tortures des interrogatoires à la mode hitlérienne : Roger Montier " Roger le Lorrain ". Pierre Feutelais " Bernard ". Maurice Bouy ". La Fourmi ". René Coquelet, " Coco ". Julien Vauquelin, " La Boulange ". Antonio Vargiu, " Le Marseillais ". Albert Pichon " L'Aveugle " Fernand Ringeval, Louis Gillain et tant d'autres !

Quel témoignage plus émouvant et de plus convaincant de la foi patriotique qui animait ces martyrs que cette courte lettre écrite par Pierre Feutelais dans sa cellule, quelques heures avant sa mort :

Évreux, le 12 août 1944. Ma petite femme bien-aimée,

Je t'écris ces quelques mots dans une cellule de la prison d'Évreux. J'écris aujourd'hui, car où serai-je demain ? Et je ne voudrais pas mourir sans te dire qu'il faut toi que tu vives pour que notre fils vive aussi. Je veux qu'il sache que j'ai toujours été un honnête homme et que j'ai toujours cru faire mon devoir de Français.

Toi, mon amour bien-aimé, seule la vie te guidera et je sais que tu seras toujours dans le droit chemin.

Sois courageuse, adieu.

Ton mari qui t'adore :

PIERRE.

13 août 1944.

Sur la route nationale 810, entre Lieurey et Cormeilles, au lieu-dit " Beaulieu ", se conformant aux directives du Plan Rouge, Marcel Vesque a disposé ses groupes en embuscade. Un premier échelon qu'il dirige lui-même est tapi dans le fossé gauche ; un second, commandé par " Gueule d'Acier " (lieutenant Brissonneau), occupe le flanc droit.

Depuis plusieurs heures, les maquisards attendent, scrutant la ligne droite d'où doivent déboucher les convois et les véhicules allemands montant vers le front. Une seule voiture est passée, qui n'a pu être attaquée, car au même instant l'abbé Bouvenec, curé de Morainville, s'approchait sur sa bicyclette. Les canons, déjà pointés, se sont abaissés pour épargner le révérend, insouciant du danger.

Il est près de 21 heures, lorsque, dans le lointain, apparaît une traction avant lancée à pleine vitesse. Déjà Vesque l'a en point de mire. Elle approche très vite et se trouve à un peu plus de cent mètres lorsqu'il appuie sur la détente du Mauser. Le pare-brise s'étoile aussitôt et, complètement désorientée, la 15 CV capote dans un fracas de tôles froissées et de moteur emballé. Tout de suite, les maquisards l'entourent et l'un des occupants est dégagé à grand-peine ; c'est un officier qui, encore hébété par le choc, regarde en l'air, croyant avoir été mitraillé par un avion. On le pousse vers le chef cantonal et, retrouvant son sang-froid prussien, il salue impeccablement en se présentant : " Commandant Georges Ertlé, chef de bataillon de la Wehrmacht. Le chauffeur a été tué sur le coup ; après avoir récupéré les armes et les documents, les maquisards basculent la voiture dans le fossé. Presque aussitôt des phares pointent dans la nuit tombante. Un second véhicule arrive dans le même sens. Cette fois c'est le groupe de Gueule d'Acier qui va s'en charger, car les hommes du premier ont juste le temps de s'aplatir dans la berme avec leur prisonnier. C'est une 402 Peugeot qu'on distingue bientôt et qui est mitraillée au passage. Elle tangue un instant puis, déséquilibrée, effectue deux ou trois tonneaux avant de s'immobiliser sur le bas-côté. Immédiatement, des coups de feu éclatent : les survivants manifestent leur présence. A la faveur de l'obscurité, l'un d'eux réussit à sortir et à se mettre à couvert. Il tire pour protéger sa fuite. S'étant élancés un peu rapidement, Toto et Tartuffe sont touchés, le premier à la poitrine, le second au visage. Gueule d'Acier intime à ses hommes l'ordre de ne pas poursuivre le rescapé dans les ténèbres et celui-ci pourra s'échapper. Trois officiers nazis sont trouvés morts à l'intérieur de la voiture. Les armes et les porte-documents sont saisis. Dans un très bon français, le major Ertlé, atterré, expliquera que les victimes de cette embuscade sont ses compagnons d'armes avec qui il revenait de Paris, où ils avaient fêté sa promotion au grade de lieutenant-colonel.

Les deux blessés du maquis sont transportés à l'hôpital de Bernay et si Toto (Gaston Kihn) se remettra de ses graves blessures, son compatriote Tartuffe (Raymond Muller) ne survivra que quelques jours.

14 août 1944. Cormeilles.

A la suite de l'embuscade de la veille, les SS furieux arrêtent trente-cinq otages qui sont incarcérés à la prison de Pont-l'Evêque. L'émotion est à son comble dans le bourg. Le soir même, le chef cantonal apprend ces arrestations et il songe aussitôt à passer un marché. Par le major Ertlé il fait écrire une lettre au général commandant la région et résidant à Honfleur. Dans ce message, Vesque indique qu'il détient trois officiers allemands prisonniers, dont il cite les noms et grades, et il informe son correspondant que si les otages ne sont pas relâchés avant 18 heures, le 16, il se verra dans l'obligation de faire fusiller les officiers. Un volontaire, Marceau Corblin, se propose pour porter cet ultimatum. Parvenu au 7 route de Deauville à Honfleur, siège du QG allemand, il réussit à déposer habilement son pli. Obtempérant à la sommation du chef maquisard, le général ennemi fera remettre les otages en liberté.

Quant aux gradés détenus par le maquis, ils seront placés sous l'autorité des troupes alliées dès l'arrivée de celles-ci.

CHAPITRE XXIII

Un chant s'envole et monte et remplit le faubourg clamant bien haut la haine, la souffrance et l'espoir Français, délivrez-nous. Vous ne pouvez savoir combien dure est l'attente et le silence lourd !

Jacqueline FARGE (Grou.Radenez)

Poème écrit à la Roquette (Un chant s'envole)

La bataille fait rage en Normandie, où les Alliés sont maintenant solidement établis. Après des jours et des jours de violents combats, Caen, ou plutôt ses ruines, a été définitivement conquis le 9 juillet, et la libération des villes normandes s'accélère : Saint-Lô le 18, Coutances le 29, Granville le 31. Déjà sur un terrain bien préparé par la Résistance locale, les Américains déferlent sur la Bretagne. Dol, Dinan et Rennes sont libérées le 3 août, Vannes, Redon, Vitré et Laval le 6, Saint-Brieuc le 7, Morlaix le 8, Quimper, Saint-Malo, Le Mans le 9, Nantes et Angers le 11, Mortain le 12, Alençon le 14.

Enfermées dans la poche de Falaise, la 70 armée allemande et la majeure partie de la 5e blindée luttent avec l'énergie du désespoir pour empêcher un verrouillage qui leur serait fatal. L'étau se resserre pourtant et, le 17 août les régiments canadiens entrent dans Falaise, tandis que l'ennemi reflue en désordre vers la Dives, par le " Couloir de la Mort " Dès lors, les villes sont dégagées les unes après les autres : Dreux, Chartres, Orléans le 17, Évreux, Meaux, Sens, le 23. Dans le même temps, d'autres troupes alliées, et notamment l'armée française de de Lattre de Tassigny, ont débarqué en Provence entre Saint-Raphaël et le cap Camarat. Avançant à vive allure, sur un terrain déjà déblayé par les maquisards, elles libèrent Draguignan le 18.

Le 24, sous les ordres du général de Montsabert et avec l'aide puissante des patriotes locaux, les commandos français libèrent Marseille où le général allemand Schaeffer capitule avec sa garnison. Le même jour, les chars américains atteignent Grenoble. Et l'avance se poursuit, irrésistible : Cannes et Antibes le 24, Arles et Avignon le 26, Toulon le 27, Nîmes le 29, Montpellier, Narbonne le 31, sont tour à tour débarrassées de leurs occupants par les forces débarquées en Provence.

Le 19 août, sous le commandement de l'état-major des FFI, Paris s'est soulevé et les patriotes de la capitale ont investi l'Hôtel de Ville et la préfecture de Police. Après de durs combats de rues, ils occupent un à un les principaux bâtiments administratifs et c'est dans un déferlement de joie populaire que sont accueillis au soir du 24 les premiers chars de la 2e DB du général Leclerc. Le lendemain, le commandant du " Gross-Paris ", le général von Choltitz, signe sa reddition à la gare Montparnasse en présence du général Leclerc et du colonel Rol-Tanguy, chef des insurgés. Mais la victoire a son prix. Volontaires, francs-tireurs et soldats des FFL tombent par milliers. Parmi eux, retenons comme symboles la mort héroïque du capitaine écrivain Jean Prévost, tué dans la dure bataille du Vercors le 3 août, et celle du grand Saint-Exupéry tombé en mission aux commandes de son avion le 31 juillet. Celui qui disait " qu'un arbre est en ordre, malgré ses racines qui diffèrent des branches' " songeait bien aux innombrables combattants venus de tous les horizons se regrouper et se rassembler pour constituer un front unique, ordonné, face à la tornade nazie. Dans le même temps, l'Armée rouge poursuit à l'Est sa marche victorieuse, encerclant le 12 août une dizaine de divisions germano-roumaines en Roumanie et occupant Jassy, Braïla et Constantza le 28, pour entrer en Hongrie le 30 cependant que les forces du maréchal Rokossovsky atteignent les faubourgs de Varsovie le 31. Bucarest est investi le même jour. La guerre à l'Est a quitté le territoire soviétique et, le 23 août, les Roumains capitulent.

Sur le front italien, les troupes des Alliés occupent Pise le 23 juillet et Florence le 22 août. Ainsi, malgré les rodomontades du Führer qui annonce toujours l'inéluctable triomphe du Reich allemand à son peuple saigné à blanc sur tous les lieux de combats et abasourdi, terrifié par les bombardements quotidiens, le destin de l'aigle nazi est scellé. La formidable puissance internationale à laquelle le général de Gaulle faisait allusion en juin 1940 s'est manifestée avec éclat. Tel un rouleau compresseur, les forces des Alliés, à l'Est, à l'Ouest, au Sud et au Centre s'avancent inexorablement vers le cœur du bastion fasciste. Dans les rangs des traîtres qui se sont rangés sous la bannière à croix gammée, c'est déjà la débandade. Ils refluent chez leurs maîtres, affolés à la pensée de devoir rendre des comptes à leur patrie.

Le monde va bientôt sortir du tunnel dans lequel les hordes fascistes l'avaient plongé, les nations bâillonnées durant plusieurs années vont enfin pouvoir s'exprimer librement. Dans chacune d'elles, les hommes de l'honneur et de la dignité, ceux qui ont refusé l'asservissement, vont pouvoir restaurer la légitimité et la légalité des citoyens libres. Le temps des bourreaux va être révolu, s'ouvre maintenant l'époque des libres bâtisseurs qui ont transformé la terre, leur terre ensanglantée par le sacrifice des meilleurs. Que ce sacrifice ne soit jamais oublié, qu'il reste et demeure pour les générations futures comme le symbole du souffle de liberté qui anime les ennemis de tout asservissement et de toute contrainte.

14 août. Lieurey.

Jacques, le radio qui transportait dans une carriole une partie du matériel parachuté le 4, est intercepté par un barrage allemand. Il est aussitôt abattu sur place.

Ce même jour, Marguerite et Francine Hébert, agents de liaison de Marcel Vesque, parviennent par la ruse à désarmer trois SS et rapportent au PC du chef cantonal les Mauser, les pistolets et les munitions ainsi récupérées.

Dans l'après-midi, " Gueule d'Acier " (lieutenant Brissonneau) interpelle, alors qu'il est seul, quatre Allemands égarés dans la campagne. Il leur donne un tract rédigé en langue allemande les invitant à cesser le combat et à se rendre. Outrés les Nazis tentent de dégainer mais, plus prompt, l'ancien policier les abat tous les quatre. Il récupère les armes et rentre au maquis.

14 août. PC de Robert Leblanc.

Un pli envoyé par l'état-major signale au chef du Surcouf le passage dans son secteur d'un canon de 220 destiné au front sur la ligne de Pont-l'Evêque. Attelé derrière un tracteur et escorté, il a quitté le parc d'artillerie de Versailles ce jour.

Aussitôt Leblanc dresse la liste des routes susceptibles d'être empruntées, et expédie des agents de liaison vers les sections concernées avec ordre d'arraisonner et de détruire le convoi.

Le soir, la S6 que commande Grand Jules en l'absence de Cartouche, et qui cantonne aux environs de Cormeilles, est informée par " Pierrette " des consignes du chef du maquis.

15 août 1944. Nationale 834. Bonneville-la-Louvet.

Assis sur l'accotement du talus, sa mitraillette sur les genoux, Grand Jules jeta un coup d'œil sur le dispositif d'embuscade qu'il avait mis en place. Sam pouvait le voir de son poste, il devinait Lerat qui, blotti sous le petit pont, à une cinquantaine de mètres en amont, devait alerter la section de l'approche du convoi. Disséminés sur le côté droit de la route, vers Pont-l'Evêque, masqués par le talus en surplomb, les hommes attendaient sans impatience, rompus aux longues heures de veille. Le jeune chef de section embrassa du regard le site qu'il avait choisi ; la route longue et rectiligne à sa droite, la légère déclivité qu'amorçait, de l'autre côté de la chaussée, l'affaissement du terrain vers la Calonne qui, à quelque cent mètres, paressait dans les prés. Derrière lui, la colline et les premiers bosquets permettant un éventuel repli rapide, enfin à sa gauche, non loin, le tournant et le petit pont sous lequel se tenait Lerat. Satisfait de son examen, Grand Jules regarda sa montre : 9 h 50, cela allait bientôt faire trois heures qu'ils étaient là ! Pourvu que ce satané canon n'ait pas été acheminé par une autre route ! Ce n'était pas tous les jours qu'on pouvait s'attaquer à un tel morceau ! Cela changerait agréablement des semis de clous et des abattages d'arbres.

Venant de Bonneville-la-Louvet, se dirigeant vers eux, un attelage se profilait au loin. Se laissant distraire par ce mouvement sur la route déserte depuis le matin, Grand Jules supputait la nature du véhicule hippomobile qui avançait doucement

ret au pas du percheron ; tombereau, charrette, plateau, berme Des croassements le tirèrent de sa rêverie. Là-bas, sur la berme, quelques corbeaux de disputaient la dépuille d'un hérisson écrasé. Tout était calme, riant et tranquille dans cette vallée de la Calonne ; de l'autre côté de la rivière, apparaissant et disparaissant derrière le rideau de peupliers, une faucheuse tournait dans une pièce de blé au pas saccadé des deux chevaux de timon. Un bref sifflement ramena le chef de section au sens des réalités. Aplati sur la relevée herbeuse, Secrétaire porta la main à son oreille, indiquant qu'il entendait un bruit suspect. En effet, une sorte de halètement régulier résonnait sur leur gauche.

Un tracteur, chuchota Grand Jules pour lui-même, c'est lui, c'est sûrement lui. Les hommes avaient entendu eux aussi et une sorte de fébrilité régnait désormais dans le petit groupe ; seul, imperturbable, Louis le Polonais continuait de mâchouiller son brin d'herbe, allongé sur le dos, les mains sous la tête, sa mitraillette posée sur l'estomac.

Le bruit s'enflait maintenant, et on distinguait également des ronronnements de moteur. Bientôt, dans le tournant, apparut une voiture légère roulant lentement, à quelques mètres derrière un tracteur chenillé tenant presque toute la largeur de la route. Presque aussitôt un coup de feu claqua : Lerat se manifestait, annonçant le passage du convoi au point de déclenchement du tir. Aussitôt, Grand Jules ouvrit le feu sur la voiture de tête, secondé par Cran d'Arrêt et Louis le Polonais, tandis que Dactylo, Secrétaire, Béna, Michel et Jean le Polonais attaquaient le tracteur et les servants de la pièce. De l'arrière, rampant dans le fossé, Lerat s'approcha et, d'une grenade adroitement lancée, fit cesser toute velléité de la part des passagers de la voiture fermant la marche. Désormais immobilisé, le convoi encombrait toute la route et le brave paysan, arrivant en sens inverse avec sa ridelle pleine de moutons, demeura médusé, tentant de calmer son cheval effrayé, tandis que les balles sifflaient autour de lui dans le crépitement rageur et précipité des mitraillettes. Retranchés derrière le tracteur, sur l'autre bord, trois Allemands tiraient encore un peu au hasard, ne distinguant aucune cible derrière ce talus surmonté de sa haie vive. Une autre grenade balancée par Michel mit un terme au bref engagement. Les maquisards étaient maîtres de la situation. Sautant sur la berme, Grand Jules s'approcha et, à coups de revolver, creva les pneus de la remorque avant et ordonna à Michel le Russe et à Béna de jeter quelques grenades dans le tube du canon de 220 afin de le rendre inutilisable. Quatre Allemands avaient trouvé la mort.

Deux autres, grièvement blessés, furent conduits à Saint-Georges pour recevoir des soins ; quatre soldats, moins gravement atteints, purent prendre la route du maquis, escortés par Louis le Polonais et Béna. Le tracteur fut incendié ainsi que la remorque. Comme d'habitude, on récupéra les armes et, tandis que les hommes commençaient à se replier, Grand Jules s'approcha du paysan demeuré interloqué sur le bord de la route.

- Pas de dégâts ?

- Rien, mon brave monsieur, rien, pas même un mouton de tué ! Mais quelle émotion ! Quelle émotion !

16 août. Beuzeville.

A Equainville, où il a installé provisoirement son PC, Henri Sorel vient d'accueillir Gaston Le Braz envoyé par Robert Leblanc pour le représenter à la réunion avec les responsables du FN.

Différentes dispositions sont prises pour assurer l'ordre dans ce secteur en l'absence de toute autorité légale. Il est nécessaire d'instaurer un service capable d'éviter les pillages et les exactions. En conséquence, les sections FTP de Beuzeville, ont été chargées par le chef régional du Service Maquis de veiller à la sécurité des personnes et des biens en collaboration avec les sédentaires de l'OCM. Ce problème étant réglé, Le Braz s'apprête à repartir lorsqu'un agent de liaison arrive, signalant que des aviateurs alliés sautés en parachute d'un appareil en perdition ont été localisés à Quetteville, et que, déjà, les Allemands les recherchent. Aussitôt, Le Braz demande une section à Sorel, qui désigne celle de " Pierrot ", et les hommes se mettent en route. Grâce à leur connaissance du pays et à l'aide des cultivateurs, les maquisards réussiront à soustraire aux Nazis les deux officiers alliés qui seront recueillis et hébergés en lieu sûr. Quelques jours après avoir sauté de leur Lancaster en feu, les aviateurs retrouveront la liaison avec leur armée.

Au retour de cette opération, la section FTP entre en contact avec l'avant-garde d'un convoi allemand dans la côte de la gare. Le Braz et Pierrot attaquent aussitôt. Un capitaine SS, passager d'un side-car, le chauffeur et quatre motocyclistes sont tués. Les maquisards récupèrent quatre Mauser, trois revolvers ainsi que des grenades et des cartouches. Une voiture V8 est mise hors d'usage, ses occupants ont pris la fuite. Le side-car, en bon état, est piloté par Cyrille qui part vers le PC. Cette action a été extrêmement rapide et l'ennemi surpris n'a pas eu le temps de riposter. Devinant l'approche du convoi, Le Braz fait immédiatement décrocher par les herbages, et la section rentre indemne à

Equainville.

17 août. La Poterie-Mathieu.

Sur la N. 810, entre Bernay et Pont-Audemer, au lieu-dit " La Butte des Hauts Vents ", la 6e section du Surcouf est tapie en embuscade.

Une nouvelle fois, Grand Jules a disposé ses hommes en fonction de la topographie du terrain. Abrités derrière une relevée de terre ou abrités le long de la haie, les maquisards attendent sans impatience, sachant que cette route est souvent empruntée par les convois ennemis se dirigeant vers le front, de plus en plus proche.

Encore une fois, leur attente n'est pas déçue car voici qu'au loin apparaissent deux véhicules cheminant lentement. Un bref sifflement, et tous les hommes sont en position ; calmement, Michel le Russe prépare deux ou trois chargeurs de rechange qu'il enfourne dans ses poches de blouson, tandis que, agenouillé derrière un gros frêne, Secrétaire vérifie sa bande de cartouches. Allongé à plat ventre sur le bord du talus, Grand Jules surveille l'approche du convoi. Il distingue maintenant nettement l'automitrailleuse qui ouvre la marche, précédant un camion bâché. Le jeune chef de section fait la grimace : il n'a que sa poignée de braves à opposer à un ennemi dont il ignore la force, car le poids lourd peut très bien être bourré d'Allemands. Et l'automitrailleuse avec ses servants n'est pas une proie facile !

De toute façon, le chemin du repli est là, tout proche, à travers les prés et le bocage voisin en cas de nécessité. Quand les véhicules arrivent à bonne portée, Grand Jules donne le signal en tirant une rafale sur le premier. Aussitôt un feu nourri s'abat sur les voitures ennemies qui s'immobilisent car, en vétérans de l'embuscade, les francs-tireurs ont visé d'abord les conducteurs et les pneus. Quelques soldats ennemis sautent à terre et vont s'abriter derrière la haie opposée ou derrière leur engin semi blindé. Ils ripostent énergiquement et sans tarder tandis que la mitrailleuse tire plusieurs rafales dont les balles passent en miaulant désagréablement au-dessus du talus où sont tapis les maquisards. Sur un signe de Grand Jules, Béna et Cran d'Arrêt balancent leurs grenades. Un peu en arrière Louis le Polonais et Lerat les imitent. Le tir ennemi faiblit un peu et Secrétaire en profite pour se rapprocher de son chef d'un bond souple.

- Je n'ai plus de cartouches.

Sans lâcher sa mitraillette calée sur sa hanche, Grand Jules, à genoux, lui fait signe de prendre les deux grenades à manche passées dans sa ceinture. Sur la route, deux Allemands sont étendus. Le tir des autres baisse d'intensité, celui des maquisards aussi car ils savent que l'ennemi spécule sur leur manque de munitions. Les coups de feu s'espacent de part et d'autre, on ne tire plus qu'à coup sûr et, à ce jeu-là, les hommes du Surcouf, bien protégés par le talus et les têtards de la haie, sont les plus avantagés. Mais le chef de section sait qu'il ne peut se maintenir dans cette situation bien longtemps car, à tout moment, des renforts SS peuvent surgir. C'est d'ailleurs certainement ce que l'adversaire attend. Il faut donc mener une attaque décisive ou décrocher, mais Lerat et Louis le Polonais sont loin de lui ; il faut les prévenir qu'on va précipiter le mouvement, à la grenade. Il avise Pierrette resté à ses côtés, et en rampant, ce dernier va alerter ses camarades. Michel le Russe, qui a compris, commence déjà à dégoupiller ; Béna, Filochard, Jean se préparent à tirer en soutien. A ce moment précis, deux Allemands tentent de fuir en s'abritant dans la bordure du fossé opposé, une double rafale envoyée par Cran d'Arrêt et Grand Jules les immobilise. Presque aussitôt, une première grenade éclate, lancée par Lerat, c'est le signal ; Louis, Béna, Secrétaire jettent les leurs quasi simultanément. Un voile de fumée couvre les lieux, deux brèves détonations arrêtent deux autres soldats qui en profitaient pour détaler. Économe de ses cartouches, Béna a tiré au coup par coup. Cette fois il semble que tout soit fini. Prudemment, Grand Jules se faufile par une brèche et prend pied sur la chaussée. Un à un, les autres maquisards s'approchent à leur tour. Vivement, Michel le Russe et Lerat disposent des charges destinées à détruire l'automitrailleuse, dont on découvre le servant déchiqueté par une grenade, et le canon de 77 attelé. Rapidement on " nettoie " un peu le secteur après avoir rassemblé les armes et munitions récupérées et la 6e section se replie. Un peu plus tard, assis sous un gros poirier, Grand Jules rédige un bref rapport à l'intention de Leblanc, que Pierrette ira porter.

18 août 1944.

Sous le commandement de La Torpille, la SI et la S7 dressent un barrage imposant sur la route de Thiberville à Pont-Audemer. Tandis que la première section dirigée par Honeguer assure la protection, la septième procède à l'abattage de cinq gros peupliers qui s'enchevêtrent sur la chaussée entre les talus escarpés, formant une barricade improvisée. Se rendant dans la côte de Campigny, les maquisards exécutent la même opération. Ils regagnent leur cantonnement dans la soirée, sans accroc.

19 août 1944.

Dans la nuit, une troupe ennemie assez importante, équipée de véhicules légers et de mortiers, gagnant le front, vient buter sur les barrages érigés la veille. Une fois la route déblayée, elle n'aura pas le temps de rejoindre son poste de combat avant le lever du jour et, pour échapper aux avions alliés surveillant les arrières à basse altitude, elle s'immobilisera toute la journée dans les fermes voisines sous les pommiers.

20 août 1944.

La 9e section commandée par Athos (François Sellier) déploie depuis quelques jours une très grande activité, car son secteur opérationnel a vu brusquement décroître la densité des troupes occupantes. Il n'en va pas de même pour la zone où se trouvent cantonnées les 2e, 3e, 5e, 6e, 8e et 10e sections, infestée d'Allemands planqués dans les fermes, abrités dans les bosquets ou camouflés sous les rangées de pommiers dans les clos. Cette augmentation des effectifs ennemis a pour origine essentielle l'obligation dans laquelle ils se trouvent de se terrer pour échapper aux mitraillages incessants des aviateurs alliés. Survolant sans arrêt la campagne à l'arrière des lignes, fonçant avec acharnement sur tout groupe qui se déplace sur les routes et les chemins découverts, les chasseurs inspirent une véritable terreur aux soldats du Reich, démoralisés de ne plus voir depuis longtemps dans le ciel les appareils de la Luftwaffe. La réussite manifeste du débarquement anglo-saxon, qui se traduit par les percées foudroyantes de leurs divisions, n'est pas non plus de nature à réconforter les fantassins allemands. Aussi préfèrent-ils rester isolés, par groupes plus ou moins importants, dans le bocage normand dans l'attente que le front vienne à eux plutôt que de risquer la mort en allant au devant de lui.

Certains endroits, moins boisés, au relief plus plat, se trouvent ainsi un peu dégarnis. C'est le cas du secteur ouest de Pont-Audemer, où opère la 9e section du Surcouf. Celle-ci en profite donc pour multiplier ses actions :

- Abattages journaliers d'arbres et semis de clous sur les routes secondaires les plus fréquentées par l'ennemi.

- Coupure du câble téléphonique Caen-Rouen.

- Destruction d'un groupe radio à Saint-Paul-sur-Risle.

- Prise d'un camion de munitions sur la place d'Armes de Pont-Audemer.

- Incendie d'un camion sur la route de Saint-Germain par le gendarme Arrazeau.

- Attaque en pleine nuit d'une colonne ennemie en retraite dans la côte de Toutainville.

Cette flambée de harcèlements conduit une escouade importante de feldgendarmes à revenir à Pont-Audemer. Les Allemands répriment sauvagement l'attitude ouvertement hostile de l'en-semble de la population. Plusieurs civils paieront de leur vie cette rage des Nazis sentant souffler le vent de la défaite.

20 août 1944. Lieurey.

Dans la matinée, un agent de liaison informe Marcel Vesque qu'un peloton motorisé allemand s'est réfugié à la ferme De Wever, au Fresnes-Cauverville. Aussitôt, le chef cantonal part en reconnaissance, accompagné d'une section. Arrivé à proximité, il constate qu'un camion Renault est immobilisé sous les pommiers et que plusieurs motos se trouvent sur leurs béquilles. Apparemment, deux soldats gardent le tout. On n'en voit pas d'autres aux alentours. Se faisant couvrir par ses hommes, escorté de " Zazou " (Noirel) et de " Perruque " (Deschamps), Vesque s'approche en rampant. Les sentinelles discutent sans méfiance quand, brusquement, semblant jaillir de terre, les trois maquisards surgissent devant elles, mitraillettes en avant. Abasourdis, les Allemands laissent tomber leurs fusils et lèvent les bras. Un rapide interrogatoire permet aux francs-tireurs de constater que les autres soldats sont partis au ravitaillement. Sans attendre, le chef cantonal prend possession du véhicule et le fait conduire dans un vieux chemin abandonné. L'inventaire de son chargement comblera de joie les hommes du maquis car il abrite plusieurs tonnes d'obus de DCA de 88 mm, destinés au front.

Le camion, tout neuf de surcroît, sera récupéré à la Libération et affecté au 1er bataillon de marche de Normandie.

21 août. Beuzeville.

Le passage incessant des colonnes allemandes qui refluent en désordre du front, battant en retraite devant les bataillons belges, canadiens et anglais, le renforcement des patrouilles de feldgendarmes tentant de juguler, d'enrayer, cette débandade, ont valu au chef-lieu de canton de connaître une densité d'occupation jamais atteinte. Dans ces conditions, se déplacer, même en plein jour, constitue pour les francs-tireurs une véritable gageure et Gaston Le Braz a été invité par Leblanc à rester aux côtés de Sorel et des sections FTP pour limiter les risques d'un long déplacement. De surcroît, la disparition de " Bernard " (Pierre Feutelais) a causé un grand vide dans l'encadrement et Sorel n'est pas fâché, dans ces heures difficiles mais exaltantes, de s'appuyer sur l'instructeur du Surcouf. Bien dirigées par Gaston et Pierrot, les sections locales, partant de leurs bases de Fatouville, d'Equainville, d'Ablon ou de Conteville, harcèlent les convois isolés. Ce jour même, dans la matinée, Pierrot attaque avec la section A deux voitures d'état-major sur la nationale 180 à la Maison-Mauger. Une 402 Peugeot est détruite, quatre officiers nazis sont tués.

Vers 11 heures, sur la nationale 815, à hauteur de Boulleville, Le Braz monte une embuscade avec les sections B et C. Deux camions, sur un convoi de cinq, sont mis hors d'usage, les autres s'enfuient. Six SS sont tués. Dans la soirée, sur la route de Berville, à la Pommeraye, Pierrot et ses hommes mitraillent un side-car et une moto. Un capitaine et un lieutenant allemands sont tués. Peu avant la nuit, au même endroit que le matin, Le Braz, Musicien, Moustache, Bébert, commandant chacun une sizaine, s'attaquent à un camion isolé. Stupeur ! Il est bourré de SS qui ripostent aussitôt. Un bref mais violent échange de coups de feu cause la mort de sept soldats ennemis, mais Louis, L'Araignée, Basile et La Menuise sont blessés. Soignés par le docteur Delamare et les sœurs bleues du dispensaire, ils se remettent assez rapidement, à l'exception de Basile qui sera hospitalisé quelque temps à Rouen et restera infirme d'un bras. A la faveur de la nuit, les maquisards décrochent sans que les SS tentent de les poursuivre, et ils réintègrent le PC.

22 août. Routot.

Commandés par Robert Dupont, dit " Robert le Cuir ", qui a franchi les lignes alliées vers Caen fin juillet, pour accomplir une importante liaison, les maquisards locaux ne cessent de barrer les routes et de modifier la signalisation sur les itinéraires ennemis de Bourg-Achard et de Hauville. Refluant vers la forêt de Brotonne, les convois allemands se perdent dans le dédale des petites départementales d'Eturqueraye, de la Haye-Aubrée, de , Guénouville, d'Etreville, et de Bouquetot. Désorientés par les marquages bouleversés, harcelés par les sections du Surcouf, ils tournent en rond, se heurtant aux bataillons qui, ayant franchi le fleuve à Caudebec ou au Trait, accourent en renfort sur la ligne du front de Seine.

Opérant en liaison avec les sections de Quillebeuf, reprises en main par Camille Olry, après la disparition de Nicolas et de Jouan, le groupe de Poper complète cette lutte de guérilla par des embuscades brèves et soudaines.

Et ce n'est pas un mince souci pour le commandement allemand que cette insécurité permanente sur ses arrières.

A cette même date, à Bailleul-la-Vallée où il a regroupé ses hommes, Marcel Vesque est complètement encerclé par les Allemands, à la dérive dans la campagne, fuyant devant les " Rats du Désert " du major-général Verney. Sa position devient rapidement très inconfortable car, en sus de ses maquisards, le chef cantonal a toujours la charge de plusieurs aviateurs alliés ndu lieutenant-colonel Ertlé, de l'état-major du Feldmarschall von Kluge et de trois autres officiers allemands. Dans l'impossibilité de faire le moindre mouvement, les francs-tireurs et leurs hôtes se tiennent terrés dans un bâtiment situé à flanc de colline, aux trois quarts dissimulé par les vertes broussailles du bocage.

Seul réconfort dans leur abri précaire, le grondement du canon qui se rapproche de plus en plus, marquant l'avance des troupes alliées.

23 août. 2 heures du matin.

Sur les hauteurs de Cormeilles, dans une vieille masure tombant en ruine, la 6e section du Surcouf, harassée de fatigue, dort sous la garde d'Oural qui a relevé Cran d'Arrêt à minuit. Épuisés par les dures journées précédentes, les maquisards, qui ont parcouru des dizaines et des dizaines de kilomètres dans la campagne la veille et l'avant-veille pour rompre l'étreinte de plus en plus pressante des Allemands, se reposent enfin. Depuis leur dernière embuscade de La Poterie-Mathieu, ils ont, en effet, vécu des moments difficiles ; d'abord un accrochage sérieux avec une patrouille ennemie sur la route de Lieurey à Epaignes d'où après un violent échange de tirs d'armes automatiques, ils ont dû se replier en hâte, poursuivis par leurs adversaires et ne leur échappant que grâce à leur parfaite connaissance du terrain. S'étant rassemblés dans la nuit au lieu-dit " La Côte du Vert ", ils ont eu la désagréable surprise de se réveiller en plein cœur d'une troupe allemande ! Pas question d'attaquer, l'ennemi est trop fort. Au prix de mille difficultés, sans se faire repérer par les Allemands, morts de fatigue eux aussi, les maquisards réussirent à se sortir de ce piège stupide et à rejoindre les hauts de Corneilles. Cette nuit, après avoir grignoté un morceau de pain et quelques pierres de sucre, leur seul " repas " depuis quarante-huit heures, ils dorment du sommeil du juste. Mais voici qu'Oural secoue Grand Jules pour le réveiller. Aussitôt en alerte, le chef de section aperçoit, à côté de sa sentinelle, l'agent de liaison du groupe " Jean Marie " (groupe du lieutenant Arhante). Envoyé par son chef, ce dernier vient signaler à la section du Surcouf qu'une cinquantaine de Polonais, déserteurs de la Wehrmacht, errent sur la route de Blangy-le-Château, désireux de rejoindre le maquis.

Immédiatement, Grand Jules donne l'ordre de départ et, peu après 2 h 30, les hommes se dirigent à la rencontre des fuyards. Alors qu'ils arrivent dans la descente qui précède Cormeilles, à la sortie d'un virage, entre des talus escarpés, Béna et Oural qui avancent en éclaireurs se trouvent en présence d'une escouade ennemie éparpillée sur les bas-côtés, où elle a passé la nuit, à l'abri des raids aériens. Les francs-tireurs ouvrent le feu aussitôt et tirent chacun un chargeur de mitraillettes. Grand Jules, qui marchait en tête de la section avec Lerat, lance une grenade dans le tas. Des cris s'élèvent, sinistres dans la nuit. Plusieurs soldats ont été touchés. Plus question maintenant d'aller au devant des Polonais, il faut se replier car déjà les Allemands se sont ressaisis et leur donnent la chasse. Dans ces conditions, Grand Jules pilote ses hommes vers la ferme Georges où il a la joie de retrouver Cartouche, de retour d'une mission auprès de Robert Leblanc.

CHAPITRE XXIV

Oui façonnons un peu, durement, le destin Marquons au fer rougi les vieilles décadences Jetons dans le grand feu les antiques créances Et préparons tout neufs de flamboyants matins.

André MASSON

(O vous les Morts !)

En ce matin du mercredi 23 août 1944, les forces alliées ne se trouvent plus qu'à quelques kilomètres du plateau du Vièvre. De durs et sanglants combats se déroulent à Pont-l'Evêque, aux trois quarts détruite, où les commandos anglais et belges du lieutenant-colonel Peter-Luard disputent les rues de la ville, ruine par ruine, aux troupes du Feldmarschall Model. Plus à l'est, suivant la ligne de front, la 2e DB américaine se dirige vers la Seine avec comme objectif Elbeuf, espérant prendre en tenaille la 5e Panzer armée du generalleutnant Steinmuller, coincée entre elle et les Anglais débouchant de la zone de l'estuaire. Déjà, les avant-gardes de la division blindée US s'approchent de Bourgtheroulde ; cependant que les Allemands se replient sur une nouvelle zone de défense suivant la ligne Honfleur-Cormeilles-Bernay. De justesse, ils s'échapperont de la nasse ainsi tendue. Toute la journée les combats font rage dans le Pays d'Auge. Lisieux, Le Breuil, Pont-l'Evêque, Ouilly, Beaumont, Honfleur, Trouville subissent le dur sort des villages et des villes qui constituent des points névralgiques commandant les axes routiers, et doivent donc être investis ou défendus à tout prix. La nuit tombe sur les champs de bataille, immobilisant les troupes sur leurs positions. Les soldats de la Wehrmacht en profitent pour se replier en hâte sur de nouveaux points d'appui, mais dès le jour levé, l'artillerie se déchaîne. Sortant de Pont-l'Evêque, ou plus précisément de ce qu'il en reste, les parachutistes britanniques de la 6e aéroportée reprennent leur progression sur la route de Beuzeville et se heurtent, dans un violent engagement, aux arrière-gardes SS qui tiennent le carrefour de la colonne Vauquelin. Plus au nord, le canon tonne sur Blangy-le-Château et les hauteurs du Faulq marquant l'avance des " Ours polaires " de la 146e brigade et du 69th Field Artillery Regiment du major Richardson.

C'est le feu roulant de cette division alliée qu'entendent, en ce matin du 24 août, les maquisards de la 6e section du Surcouf qui ont pris quelques heures de repos dans une masure abandonnée aux " Monts-du-Bourg ", au-dessus de Cormeilles. Pour-chassés la veille par les Allemands, ils ont trouvé un premier refuge à la ferme Françoise à Morainville après être passés un par un au travers des lignes allemandes, puis se sont terrés sous un tas de fagots. Bien leur en a pris car, vers 21 heures, ils ont vu les SS investir le secteur. Dès que le gros de la troupe s'est éloigné, ils réussissent à capturer un traînard qui saute un fossé porteur d'une mitrailleuse légère. Par lui, Lerat servant d'interprète, ils apprennent qu'on les recherche toujours mais que l'approche des Alliés a incité le bataillon nazi à se replier sur la route Cormeilles-Lieurey.

Cette proximité des libérateurs regonfle le moral des francs-tireurs et l'arrivée du cultivateur Françoise, venu les ravitailler, contribue à les rendre optimistes. Il était temps, car n'ayant rien mangé depuis plus de vingt-quatre heures, certains commençaient à être victimes de sérieux maux de tête et de vertiges. Ce sont des maquisards ragaillardis qui se retranchent sur les hauts de Cormeilles ; le spectacle qu'ils découvrent les comble de joie en ce lever du jour : la route de Cormeilles à Epaignes se trouve obstruée par les restes des convois allemands, décimés par l'aviation, certains véhicules brûlent encore. Entre Bonnevillela-Louvet et Cormeilles, la départementale 834 est encombrée d'une longue colonne ennemie en pleine retraite, sans cesse survolée par les chasseurs alliés qui s'y livrent à un véritable carnage.

24 août.

De bon matin, Marcel Vesque, que nous avons laissé pratiquement encerclé dans un bâtiment isolé des bois de Bailleulla-Vallée, a réussi à quitter son abri précaire avec six de ses hommes. Se faufilant prudemment le long des haies des prés, s'abritant de leur mieux sous les rangées de pommiers plantés dans les herbages, les maquisards avancent, se guidant sur le bruit tout proche de la canonnade. Brusquement, une série d'explosions se répétant à intervalles courts et irréguliers les surprend. Peut-être s'agit-il d'une pièce isolée, et dans ce cas susceptible d'être attaquée ? Il faut aller voir. Bifurquant, la sizaine se dirige vers le lieu des détonations et, arrivée sur place, constate qu'il ne s'agit que d'un blindé allemand touché dont les obus, surchauffés par le feu qui le dévore, explosent l'un après l'autre. Laissant le tank se consumer, Vesque et ses hommes repartent vers la limite du Calvados, vers la nationale 13, où ils pensent trouver les avant-gardes alliées. De chemin de terre en route pierreuse, de sentier forestier en chaussée goudronnée, de pièces de blé en prairies à l'herbe trempée de rosée, ils avancent toujours, silencieux, prêtant l'oreille au moindre bruit qui émaille la campagne. Les heures s'ajoutent, une à une, quand soudain un roulement de chenillettes sur la route qu'ils longent les rejette dans les blés. Anxieux, ils scrutent le tournant. Le grondement des moteurs se rapproche et, d'un coup, voici que débouche du virage un blindé léger ; un autre apparaît, suivi d'un troisième. Ils avancent doucement, Vesque les observe, le cœur battant :

- Pas de doute, ce sont eux, sortez le drapeau. Tandis qu'un maquisard déploie un oriflamme tricolore, tous se redressent et s'approchent. Le blindé de tête s'arrête et un soldat en tenue kaki en descend. Le chef cantonal se dirige vers lui :

- Section des Forces françaises de l'intérieur du maquis Surcouf.

Il est un peu plus de 15 heures. Au lieu-dit " Le Pensionnat ", près du village de Piencourt, le contact vient d'être établi entre les forces libératrices' et une sizaine du maquis Surcouf.

24 août au soir.

Sous le commandement de Robert Leblanc, les 2e, 3e, 5e et 9e sections attaquent un convoi allemand dans la côte de Corneville. Après un très dur engagement, au cours duquel cinq maquisards sont blessés, les francs-tireurs détruisent plusieurs véhicules et un canon de 77. Une dizaine de soldats ennemis trouvent la mort dans ce combat, dont cinq officiers. A l'aube, alors que les Nazis tentent de se regrouper et de reformer leur colonne, l'aviation alliée intervient et anéantit le reste du convoi.

A peu près au même moment, sous les ordres de Gaston Le Braz, les sections FTP de Beuzeville, conduites par Pierrot, Musicien et Bébert, attaquent dans la côte d'Equainville une colonne allemande formée de fantassins et de cyclistes, battant en retraite. Une vingtaine de soldats, des Ukrainiens incorporés, se rendent aussitôt. Plusieurs autres, qui ont riposté, sont abattus, le reste de la troupe s'enfuit dans la campagne.

24 août. Cormeilles.

La 6e section du Surcouf, que commande Cartouche, est restée tapie, fatiguée, sur les Monts-du-Bourg. Exténués par plusieurs nuits de marche et de combats, sous-alimentés depuis de nombreux jours, les hommes se sont endormis d'un sommeil de plomb et se sont reposés une grande partie de la journée. Autour d'eux, par les routes et les chemins, durant tout le jour, les Allemands ont poursuivi leur retraite hâtive. Vers 21 heures, quand les garçons paraissent avoir suffisamment récupéré, Cartouche et Grand Jules décident de descendre en ville. Celle-ci paraît morte, vidée de ses habitants. Secrétaire et sa sizaine qui marchent en tête aperçoivent, près du monument aux Morts, un canon ennemi braqué vers la route de Blangy-le-Château.

Les servants s'affairent autour. Une rafale. Deux Allemands tombent, les trois autres se rendent. Ils seront remis aux Alliés le lendemain avec leur pièce d'artillerie. La section patrouille longuement dans les rues ; il n'y a plus âme qui vive, ni amis, ni ennemis. Ne se sentant pas de taille à tenir la ville, en cas de retour des Allemands (il ne dispose que d'un armement léger et de la mitrailleuse prise près de la ferme Françoise, la veille), Cartouche décide de regagner les hauteurs.

24 août.

Après s'être présenté au lieutenant anglais commandant le groupe de chenillettes, Marcel Vesque lui a fait part de sa mission : piloter les Alliés jusqu'à la Risle. L'officier britannique a déployé sa carte et indiqué son objectif : atteindre avant la nuit le lieu-dit " Les Pintreaux ", sur l'autre rive de la Calonne, où il doit opérer sa jonction avec une unité de sa division venant de Thiberville.

- Je connais très bien, répond le chef cantonal, c'est à six ou sept kilomètres, mais il n'y a plus de pont à Bailleul et le secteur des rives est truffé de mines !

- Je dois passer la rivière, s'entête l'officier.

- Bien, je connais un autre pont, à deux kilomètres à l'ouest, mais j'ignore s'il est encore intact. Allons-y voir !

Les véhicules s'engagent sur la route riveraine. Perché sur le carrier de tête, Vesque scrute les collines, redoutant le tir soudain de pièces ennemies pouvant s'y tenir dissimulées. Tout à coup, devant eux, sur la même route, une colonne de chenillettes amies : celles du 49e régiment de reconnaissance de la West Riding Division qui est passé par Saint-Philbert et Le Pin et qui, ayant trouvé le pont de Saint-Pierre de Cormeilles anéanti, cherche un autre passage ; ce pont de Bailleul que l'on espère intact et d'où arrive le 11 th Hussars. Vesque fait la grimace ; il n'y a pas d'autre passage ! L'officier britannique se décide alors à faire appel aux démineurs et, tandis que les spécialistes dégagent les abords des dangereux pièges, il alerte le génie. Peu après les sapeurs arrivent avec leur fameux AVRE poseur de passerelles. La culée est débarrassée et le laying-bridge-tank abaisse une solide travée d'acier sur laquelle les chenillettes s'élancent'.

Conduit par Vesque installé sur le blindé de tête, le convoi aborde avec circonspection la côte de Bailleul. Passablement interloqué, le chef maquisard aperçoit alors, massés le long de la berme, tous ses hommes encadrant leurs prisonniers. Ayant aperçu de leurs hauteurs les chars alliés, ils ont quitté leur grange inconfortable et sont descendus à mi-pente faire une ovation à leur chef et aux soldats amis. Déjà, les aviateurs anglais et américains congratulent chaleureusement leurs frères d'armes et se joignent à la colonne. Vesque en profite pour livrer à l'officier allié les Allemands qu'il détient depuis plusieurs jours, dont le major Ertlé. Et le convoi repart, guidé par les francs-tireurs marchant en éclaireurs. Il est un peu plus de 17 heures lorsque la formation débouche au Fresnes- Cauverville, accueillie par la population en liesse, maire et adjoint en tête. Embrassades, fleurs, verres de cidre et de " calva " s'abattent sur la troupe, généreusement distribués par les habitants libérés qui unissent dans une même reconnaissance les combattants de l'armée régulière et les soldats de l'ombre.

25 août.

Il est 3 heures du matin quand la violence de la canonnade, qui s'est encore rapprochée, réveille les maquisards de la S6 du Surcouf bivouaquant sur les hauteurs de Cormeilles. Cette fois, les obus tombent autour d'eux et incitent les francs-tireurs à quitter leur dangereux campement.

Marche pour marche, Cartouche et Grand Jules décident de se frayer un passage en direction des Alliés, censés s'avancer sur la route de Pont-l'Evêque à Cormeilles. Le jour se lève à peine lorsque la section s'ébranle. Mais laissons Grand Jules lui-même narrer ce dernier épisode de ses tribulations de maquisard :

" Nous avançons sur la lisière des herbages, en formation de patrouille ; au bout d'un kilomètre environ, les feuilles s'agitent sur le bas-côté et nous nous jetons à terre, prêts à ouvrir le feu. Au bout de quelques secondes apparaissent un deux, trois, une dizaine d'uniformes kaki. Des Anglais ! Nous sommes aussi étonnés les uns que les autres, eux surtout, car à part notre armement nous n'avons rien de combattants : dépenaillés, hirsutes, mal chaussés, loqueteux, nous ne pouvons guère inspirer confiance ! Un officier s'approche, parlant bien français. Nous lui expliquons notre état de maquisards et notre joie de le voir enfin ! Il pose un tas de questions auxquelles Cartouche répond ; cela prendra bien dix bonnes minutes, minutes qui nous paraîtront interminables car nous restons face à face, armes braquées. Cet instant est indescriptible. Enfin l'officier est convaincu et il s'avance, main tendue. Moment inoubliable ! Les soldats en uniformes congratulent les soldats en loques du maquis qui voient la fin de ces longs mois de lutte et de cauchemars. Rations, cigarettes, munitions nous sont offertes et nous vivons là, en cette aube du 25 août, un intermède exaltant. Puis, vers 6 heures, le commandant allié décide de pousser sa reconnaissance en direction d'Epaignes avec comme objectif le carrefour de " La Croix Floquet ", intersection des routes d'Epaignes et de la Chapelle Bayvel. Nous lui servons de guides et d'avant-garde jusqu'au point prévu, mais l'artillerie allemande camouflée sur les hauteurs ouvre le feu, contraignant l'officier à stopper son avance dans l'attente de renforts et de blindés. Nous repartons alors vers Cormeilles, où nous arrivons vers 11 heures. Après avoir effectué la jonction avec le groupe " Jean-Marie ", nous nous alignons en formation par trois et nous défilons dans un ordre impeccable jusqu'au monument aux Morts, acclamés par une foule enthousiaste. Un détachement anglais se joint à nous pour rendre les honneurs à nos aînés de 14-18. Dans un silence impressionnant, nous présentons les armes. Nous étions mal habillés, mal chaussés, nous avions faim, mais nous ne ressentions plus les fatigues, ni les maux endurés. Ce jour tant attendu était enfin là, ce grand jour : la Libération. Malgré la joie qui nous enivrait, une ombre planait sur nous, celle de tous nos camarades qui avaient payé de leur vie la libération du pays. Et, tandis que nous étions figés dans un garde-à-vous émouvant, je pensais à vous tous mes amis, mes frères, qui ne pouviez avec moi savourer l'instant merveilleux que je vivais, à vous tous : Roger le Lorrain, Jean l'Abbé, Raspail, Pélican, Flavien, Coco, La Fourmi, Bernard, Doudou, Charles, Tintin, et tous les autres qui n'aviez pas reculé devant l'ultime sacrifice pour honorer votre parole et votre engagement. Dans l'après-midi, les mitrailleurs allemands restés à la Chapelle-Bayvel dirigèrent un tir assez violent sur le centre du bourg. Un tank anglais fut touché et s'embrasa, le réservoir explosa et communiqua le feu aux environs. Nous réussîmes à circonscrire le sinistre fort tard dans la nuit, dans un curieux climat de bourgade affolée et en liesse en même temps. "

26 août, au matin.

Campé sur le seuil de son PC du moment, entouré des chefs de section de réserve, Robert Leblanc voit s'avancer les deux jeeps alliées guidées par les éclaireurs du maquis. Moment d'émotion extraordinaire que celui où le contact est établi entre le chef du Surcouf et l'avant-garde des troupes libératrices. Très pâle, une larme scintillant sous son œil gauche, Leblanc s'avance et salue. Les quelques paroles qu'il prononce sont couvertes par les vivats de ses hommes. Renonçant à tout protocole, il étreint alors l'un après l'autre les officiers alliés.

Un aimable désordre, dans une ambiance de partie de campagne, règne alors pendant de longues minutes sur le PC, si grave habituellement.

Mais bientôt la notion du combat reprend ses droits. Tout n'est pas terminé. Penchés sur une carte d'état-major, officiers et responsables du Surcouf étudient, relèvent et tracent les positions des poches de résistance ennemies.

Premier objectif : Pont-Audemer. Rapidement on convient de la tactique à mettre en œuvre pour libérer la ville. Les hommes du maquis piloteront les unités britanniques et leur serviront d'éclaireurs. Quelques instants plus tard, les formations se mettent en route et, à midi précis, après quelques brèves escarmouches, Leblanc entre dans Pont-Audemer à la tête de ses hommes. Retranchés sur l'autre rive de la Risle, les Allemands s'accrochent et mitraillent la ville, tandis que les francs-tireurs nettoient quartier après quartier, rue après rue. Plus de soixante Allemands ont déjà été faits prisonniers par les patrouilles du Surcouf qui franchissent la rivière, ouvrant la voie aux Alliés. Toute la journée et la nuit suivante les ennemis isolés, mais toujours dangereux seront traqués sans répit. Le tir d'artillerie maintient la cité ~k sous les obus, et les incendies font rage. Robert Leblanc réquisitionne tous les pompiers du canton et mobilise les bonnes volontés pour maîtriser le feu. Des combats sporadiques entre retardataires allemands et combattants du maquis ont encore lieu çà et là. Des soldats, avec ou sans uniforme, tombent et parmi eux Jean Barbier, dix-neuf ans, Claude Pelseneur, dix-neuf ans, Philippe de Lignerolles, dix-neuf ans, Claude Béliard, dix-neuf ans, Philippe Brun, fils du général Brun, grièvement blessé, est évacué en Angleterre.

Sous les bombardements incessants, les sizaines FFI protègent du pillage les entrepôts et Ies maisons abandonnées. Les équipes civiles, mises en place par Leblanc, s'efforcent d'assurer le logement et le ravitaillement des sinistrés.

Un peu plus tard, les blindés alliés font leur entrée en ville et leurs canons réduisent au silence les mitrailleuses ennemies camouflées sur les hauteurs de la côte de Corneville. Pont-Audemer est libéré.

Robert Leblanc peut enfin installer son PC au grand jour.

Marcel Vesque, que nous avons laissé au Fresnes-Cauverville dans l'euphorie de la libération de la commune, a donné rendez-vous au commandant allié ce même 25 août à 6 heures afin de continuer à guider le bataillon ami.

Laissons-le, lui aussi, conter les derniers moments de sa vie de combattant sans uniforme :

" Le 25 au matin, dès le lever du jour, l'artillerie alliée qui avait suivi les troupes de choc prenait position sur la route de Thiberville à Cormeilles et commençait à bombarder la plaine aux environs immédiats de Lieurey. Je pensais que cela était inutile et ne pouvait que causer des dégâts parmi la population. Je décidai donc d'envoyer un groupe en reconnaissance à Lieurey, avec ordre de libérer le bourg dans la mesure du possible et de m'en rendre compte aussitôt. Deux heures plus tard, un agent de liaison vint me prévenir que la mission était exécutée et que les drapeaux alliés flottaient sur la mairie. Je me rendis immédiatement auprès du commandant qui m'avait fixé rendez-vous la veille afin de faire cesser le tir d'artillerie. Il téléphona et les canons se turent aussitôt.

Ensuite, sachant que Lieurey était libéré, je mis mes hommes à sa disposition. Il me demanda de les diviser en quatre groupes afin de guider ses avant-gardes qui allaient partir par quatre points différents : Epaignes, Pont-Audemer, Saint-Georges et Giverville. Entre-temps, nous apprîmes que l'ennemi se retranchait avec des chars derrière Lieurey, au lieu-dit " La Butte-des-Hauts-Vents ". Les blindés alliés se mirent en position de combat sur une longueur d'un kilomètre environ dans la campagne de Noards et s'apprêtèrent à ouvrir le feu. C'est alors qu'un habitant du secteur, un de mes sédentaires, proposa d'aller faire un tour sur place avant le déclenchement du tir. J'en fis part à l'officier, qui nous donna une heure au maximum pour lui rapporter une réponse. Le brave garçon revint une cinquantaine de minutes plus tard pour nous dire que les Allemands manquaient d'essence et qu'ils étaient disposés à se rendre aux Anglais après avoir fait sauter leurs chars. Une colonne partit dans cette direction et captura sans résistance les équipages, qui n'avaient d'ailleurs pas saboté leurs blindés. Je suis certain que ce renseignement a évité un bombardement qui aurait fatalement fait des victimes parmi la population.

J'avais donné l'ordre aux chefs de section de venir me rejoindre le soir à Lieurey, après avoir accompli leur mission, mais pas avant d'avoir passé leurs consignes à d'autres éléments du Surcouf afin de continuer le lendemain, et ainsi de suite, l'œuvre de la Résistance.

Les jours suivants, nous avons nettoyé le secteur, notamment en capturant quelques ennemis isolés qui s'étaient réfugiés dans les fermes. Dès qu'il me fut possible de le faire, je me mis en rapport avec l'administration alliée afin d'éviter tout pillage et de faire régner l'ordre.

Tout se passa très bien. "

CHAPITRE XXV

Ils ne veulent pas de nos regrets

Ils veulent survivre par notre courage et notre foi Ils veulent que dans le cœur des braves

Leur sang continue d couler.

Nordhal GRIEG (Les Meilleurs)

La fin du mois d'août 1944 et les premiers jours de septembre voient les armées allemandes précipiter leur retraite. Sur le front du Midi, grâce à l'extraordinaire bataille de la Résistance qui a dégagé les axes routiers et les villes, l'armée française de De Lattre de Tassigny pénètre dans Lyon le 3 septembre au matin (1re DFL Brosset), effectuant sa jonction, d'une part, avec les glorieux rescapés du Vercors, de l'autre avec les éléments de la 36e division US. La capitale de la Résistance est libérée le jour même. Dès lors, l'avance de la 1re DB est foudroyante : Lons-le-Saunier et Morez sont libérés, le groupement De Linarès entre à Chambéry, Aix-les-Bains et franchit le col de la Faucille. Déjà, De Lattre suppute ses chances de devancer ses amis de la Task-Force " de Butler dans la ruée vers les trouées de Belfort et de Saverne. Le 28 dragons du colonel Demetz, placé à l'aile gauche, reçoit l'appui considérable des vingt-cinq mille maquisards du Languedoc, du Limousin et du Massif central. Équipés de matériel et d'armes pris à l'ennemi, se déplaçant en voiture, à vélo ou à pied, les combattants de l'intérieur se ruent sur les forces allemandes en déroute. Constitués en formations paramilitaires - corps franc du colonel Pommiès, colonne Schneider, dragons des FFI de Corrèze, etc. - ils apportent un renfort inattendu et bienvenu à Demetz qui Iance une offensive combinant pour la première fois les forces régulières et les soldats sans uniforme.

Le 9, cet amalgame de troupes héroïquement résolues investit Autun et taille en pièces les colonnes du 84e corps de la 1re armée ennemie. Dijon tombe le 11, et le 14, la 1re armée De Lattre et la 2e DB Leclerc font leur jonction à Mattaincourt. La liaison " overlord-dragon " est établie ! Les deux armées débarquées, l'une en Normandie, l'autre en Provence, ont réussi à se rejoindre.

Pendant ce temps, sur le front nord, la 2e armée britannique atteint Abbeville et Dieppe le 1" septembre, tandis que le 12e groupe de l'armée Bradley libère Amiens, Reims et Laon. Le 2, Sedan, Verdun et Commercy sont atteints. Le 5, Lille est libéré et l'armée britannique entre à Bruxelles. Maintenant, la quasi-totalité du sol français est débarrassée de ses occupants hitlériens.

Sur le front de l'Est, les Soviétiques, soulagés par l'ouverture des fronts occidentaux, poursuivent leur avance, contraignant les Bulgares à demander l'armistice le 11 et les Roumains le 12. Tenant un front immense des États baltes aux rives de la mer Egée, leurs troupes enfoncent les défenses allemandes en Pologne, en Estonie, en Lituanie, dans les Carpates et les Alpes de Transylvanie.

En Italie, les Alliés ont percé la fameuse ligne Gothique et les armées de Kesselring doivent abandonner Tavoleto et les collines du Gemmano, cependant que la 8e armée de Leese parvient jusqu'à Coriano le 13.

En Yougoslavie, les partisans du maréchal Tito passent à l'attaque, prenant à revers la 2e armée blindée allemande et contenant le groupe d'armées E retraitant de Grèce.

Les aviations soviétique, américaine, et britannique sont maîtresses du ciel sur tous les fronts, et elles rendent les déplacements des convois nazis très difficiles.

Partout, au fur et à mesure de l'avance alliée, les peuples opprimés retrouvent leur drapeau et leur liberté, mais aucun d'eux n'oubliera jamais le prix de cette résurrection ; cette hécatombe sanglante, ce déferlement terrifiant de tortures, de larmes, de souffrances et de morts. Aucun homme ne pourra oublier que s'il ne vit plus asservi, esclave moderne voué aux désirs du seigneur aryen, il le doit au courage et à la volonté farouche de tous ces combattants qui ont versé leur sang pour la liberté.

Les sections de Quillebeuf, que commande Camille Olry, harcèlent les colonnes ennemies qui battent en retraite, se pressent pour traverser la Seine. C'est ainsi qu'un groupe de francs-tireurs, dirigés par Claude Gillon, attaque un convoi très important de près de trois cents Allemands. Armés seulement de trois Mauser et de six pistolets, les maquisards réussissent, grâce à l'initiative de leur chef, à faire soixante-dix prisonniers et à décrocher sans perte !

Aussitôt, Olry regroupe tous ses hommes et investit le bourg de Quillebeuf, où les soldats du Reich, las et découragés, se rendent en masse.

Le commandement allié est avisé et, quelques heures plus tard, les troupes britanniques arrivent. Appuyant la poussée des bataillons amis, Olry procède au nettoyage de la campagne environnante avec le concours de la 2e section des FTPF du Havre. Désormais, bien équipés en armement, ses hommes ramèneront sans arrêt de nouveaux prisonniers, s'emparant du matériel, des mitrailleuses et des véhicules. Les gendarmes de la brigade locale apportent leur concours à ces opérations.

Le 28, Olry parvient à passer la Seine avec deux sections puissamment armées et opère sa jonction avec les FFI du groupe Libé-Nord de Lillebonne, qu'il ravitaille en armes. Il envoie un agent de liaison au Havre au groupement " Jean Andréani " (Marconi), qui fait passer des renseignements sérieux aux troupes alliées, puis il combat aux côtés des partisans locaux, poussant jusqu'à Fauville et Fécamp où il prend part à la libération de ces villes.

30 août. Pont-Audemer.

A son PC, pour la première fois établi au grand jour, Robert Leblanc reçoit tous ses chefs de groupes et de sections isolées.

Se retrouvent : de Beuzeville, Henri Sorel et Gaston Le Braz, de Lieurey, Marcel Vesque ; de Routot, Poper ; de Saint-Georges, Bayard ; de Corneilles, Potot ; de Quillebeuf, Gillon. Tous ont répondu à l'appel du chef du Surcouf. Malgré les moments exaltants qu'ils sont en train de vivre, les responsables du maquis ont conscience de la tâche qui les attend encore.

Et c'est précisément de cette tâche qui leur incombe, chacun dans son secteur, que Leblanc tient à les entretenir.

Dans le désordre de la retraite allemande et dans le passage rapide et continu des unités alliées, les bases administratives locales se sont effondrées. Les fonctionnaires, les magistrats mis en place par Vichy ont fui ou se sont mis d'eux-mêmes en sommeil, de sorte que l'ordre et l'organisation des communes demeurent précaires, à la merci des pillards et des profiteurs. Pour y parer, il faut mettre en place des services provisoires, mais disciplinés, qui imposeront les décisions du GPRF 3.

C'est à cette œuvre qu'il faut s'atteler immédiatement, suivant les ordres du commandant Breteuil (Marcel Baudot), chef d'état-major des FFI de l'Eure, contresignés par le nouveau commissaire de la République désigné : Henri Bourdeau de Fontenay.

Avec leur allant coutumier, les hommes du Surcouf vont s'employer à faire appliquer ces consignes, et les comités de libération sont bientôt nommés dans chaque ville, dans chaque commune. A défaut de résistants, on choisit pour administrateurs des hommes loyaux qui n'ont pas accepté la compromission avec l'ennemi. Le Surcouf sera impitoyable dans son choix. Mais ce travail de remise en ordre des structures démocratiques, bien que vital, n'est pas pour l'heure le souci dominant de Robert Leblanc. Ce qu'il veut, c'est reprendre la lutte ; il confie à d'autres cette mission de restauration civile.

Il réussira ; le maquis Surcouf donnera naissance au 1er bataillon de marche de Normandie et achèvera au cœur même du Reich l'œuvre pour laquelle il s'était dressé.

Sous la direction du commandant Robert Leblanc, les glorieux maquisards du Surcouf, renforcés des volontaires et des mobilisables, se retrouveront aux premières lignes des armées alliées, en uniforme cette fois, et goûteront la joie profonde de la fin des combats, le 8 mai 1945, sur le territoire allemand. Certes, au cours de ces derniers mois de luttes, quelques-uns d'entre eux encore donneront leur vie et tomberont pour assurer la liberté du monde, d'autres seront victimes de blessures qui marqueront leur chair à jamais, mais tous se seront montrés fidèles à leur serment, tous auront fait honneur à leur devise : " Vivre libres, ou mourir au maquis. "

Avec la formation du bataillon de Marche de Normandie, placé sous le commandement de Robert Leblanc, prend fin ici l'odyssée du Surcouf. Bien sûr, de dures souffrances et des morts héroïques ont encore jalonné la route de cette vaillante phalange, mais nous nous sommes attachés à ne décrire que son aspect de mouvement clandestin parce qu'il a représenté, dans une période où l'indifférence, voire la lâcheté, étaient de mise, le sursaut courageux de la conscience et de la dignité humaine. Et si les risques des combats pouvaient aboutir à tomber au champ d'honneur dans l'armée régulière, ils n'avaient rien de comparables avec ceux pris par le franc-tireur, le passeur, l'agent de liaison, dans leurs missions. Pour eux, si la mort les guettait au bout du chemin, elle était précédée des épouvantables tortures physiques et morales, lot habituel des compagnons de l'ombre.

Depuis ce jours, maintenant lointain, où la paix réapparaissait sur l'Europe pantelante, bien des survivants du glorieux Surcouf nous ont quitté. Et ceux qui restent se souviennent encore avec une bouleversante émotion de cette journée du 13 avril 1956 où, dans un accident de voiture près de Balleroy dans le Calvados, Robert Leblanc trouva la mort. Celui qui est reconnu comme l'une des grandes figures de la Résistance, celui qui incarna pour toute une région le symbole de la lutte clandestine impitoyable, repose, suivant son vœu, au milieu de ses gars regroupés, dans un carré d'impressionnante sobriété au cimetière de Pont-Audemer.

Commandant Robert Leblanc, vous n'êtes plus là mais vous ne nous avez pas quitté. Cet extraordinaire esprit que vous avez insufflé à vos gars ne s'éteindra pas. Déjà, ils ont communiqué aux générations suivantes, qui vous doivent tant, la chaleur et le souffle qui les animaient à votre contact. C'est de cet esprit-là, et de celui là surtout, que nous avons besoin. Puisse-t-il se perpétrer à jamais et permettre aux hommes de se retrouver résolus, unis, comme hier vous l'étiez, pour connaître enfin les " lendemains qui chantent " pour lesquels vous avez tant lutté.

Permettez, mon commandant, au gosse de la guerre que j'ai été de vous dire simplement, mais de tout odeur, merci. Merci matelot Robert Leblanc de m'avoir montré le chemin de l'honneur et de la dignité, merci de m'avoir permis de devenir un homme LIBRE.

Lettre personnelle du général Legentilhomme, citée par le médecin-colonel Hochart, lors de sa conférence sur la Résistance dans l'Eure, le 13 septembre 1974 à Grand-Couronne'.

Le 23 août 1944, j'apprenais à mon QG de Bayeux qu'Évreux était libéré depuis la veille au soir. Le lendemain, je rencontrais dans la ville mutilée Robert Catalan, DMR, et quelques-uns de ses camarades de la Résistance. Pendant deux heures, j'écoutais avec émotion son rapport, simplement et sobrement, exposé de l'œuvre accomplie par les résistants de l'Eure, de ceux qui continuent maintenant la lutte au grand jour, de ceux qui avaient Payé de leur vie leur foi dans les destinées impérissables de la patrie. J'apprenais d connaître les noms de ces bons Français qui avaient pris la tête de la Résistance dans le département : Marcel Baudot, Gaétan Lesage, Stouls, Fromager, Lauvray, Gillain, Chef devine et tous les autres, mais un nom était plus particulièrement cité et revenait d chaque instant : Robert Leblanc, chef du maquis Surcouf.

- Où est-il ? demandai-je. Je veux le voir.

- Il se bat quelque part sur la basse Seine avec les Alliés.

- Dans ce cas, j'attendrai, je ne veux pas lui retirer une minute de la joie qu'il doit avoir de participer d la curée.

Ce n'est qu'un mois plus tard que je prenais contact, d la caserne de Bernay, avec Robert Leblanc et les hommes et femmes du maquis Surcouf.

Je n'oublierai jamais ce jour et les sentiments qui m'agitaient ; d'emblée, j'eus l'assurance que j'étais accepté sans restrictions comme leur chef et je compris que ce n'était pas en raison des quatre étoiles que j'avais sur mon battle-dress, mais parce qu'ils me reconnaissaient pour l'un des leurs. Le vieux chef militaire que j'étais ne pouvait qu'être fier et profondément touché de voir ces hommes qui depuis deux ans ne connaissaient qu'une loi, celle du maquis, et qu'un chef, le leur, accepter de se soumettre d la discipline militaire et d un chef de l'armée régulière. J'étais heureux de me trouver au milieu de ces gens du peuple qui, comme moi, n'avaient pas accepté la défaite de juin 40. Je n'avais jamais douté du sentiment de patriotisme de mes compatriotes normands. Au milieu des gars de Robert Leblanc, je me souvenais que la France, dans des heures difficiles, avait toujours vu jaillir de son peuple les hommes et les femmes qui l'ont sauvée. Il a fallu cette crise tragique de 1940 pour qu'un modeste commerçant d'un village de l'Eure, animé de son seul patriotisme, se révèle un chef incomparable.

Quand le 8 octobre 1944, le maquis Surcouf, devenu le 1er bataillon de marche de Normandie, rendit sur la place du Neubourg les honneurs au général de Gaulle, ce dernier, admirant la présentation impeccable du bataillon, me demanda :

- Qui dirige ce bataillon ?

Je lui répondis :

- Le commandant Robert Leblanc, matelot de 2e classe, réformé.

général LEGENTILHOMME
ancien commandant de la 3e région militaire.

ÉPILOGUE

Sur mes cahiers d'écolier

sur mon pupitre et les arbres

Sur le sable sur la neige

J'écris ton nom... LIBERTÉ

Paul ÉLUARD

(Liberté)

Cela fait maintenant plus de trente années que les faits que nous venons de relater se sont déroulés. Trente années pendant lesquelles le monde a considérablement évolué. Il paraît impossible aux nouvelles générations qui sont apparues que semblable aventure se renouvelle. Elles saisissent assez mal l'ambiance de ces années 40 ; elles ont été si mal informées !

Tout récemment, deux jeunes femmes de vingt ans qui m'entretenaient de cette époque roulaient des yeux effarés lorsque j'évoquais de menus détails tels que le rationnement de pain, de viande, de matières grasses, de textiles, de tabac. Elles sursautèrent quand je leur parlais des marches à pied, faute de transports, des alertes qui précipitaient la population dans les caves, et de toutes ces petites choses qui formaient la trame de la vie du Français moyen sous l'occupation. Jamais, me dirent-elles, on ne reverra ça, les peuples sont maintenant trop évolués pour accepter le retour de pareilles horreurs. En est-on si sûr ?

La guerre tue encore chaque jour, chaque heure, chaque minute, sur notre planète ; la faim torture encore des milliers d'êtres innocents ; de jeunes enfants meurent à chaque instant, victimes de choix des bombardements. Le danger de guerre, d'une guerre probablement différente certes, n'est pas écarté. De plus en plus, ceux qui, dans chaque pays, prennent les rênes du pouvoir n'ont pas, ou si peu, connu l'épreuve de la Seconde Guerre mondiale. Fatigués, découragés, écœurés souvent, et vieillissants, les grands hommes de la Résistance, divisés de surcroît par des querelles partisanes, laissent aller les choses. Le grand souffle patriotique, héroïque, qui les avait unis s'estompe jour après jour.

Leur nombre décroît régulièrement, les fringants garçons de vingt ans sont devenus des quinquagénaires las, trop souvent aux prises avec les souffrances physiques, séquelles de leurs années de clandestinité. Ils ont vu depuis trente ans trop d'injustices, d'erreurs, de bas calculs ; ils ont assisté au retour arrogant des capitulards, des faux héros, et même à celui des tortionnaires. Ils se sont laissé déposséder, trop souvent par modestie ou par lassitude, des prérogatives qu'ils avaient conquises de haute lutte, au profit de ceux que Guillain de Bénouville a si justement appelés " les FFS " (les Forces françaises de septembre).

Pour que leur œuvre demeure, pour que leurs souffrances, leurs tortures et leur mort n'aient pas été vaines, pour que se perpétue cet extraordinaire ESPRIT de la RÉSISTANCE qu'ils ont créé de leur sang et de leurs larmes, ne laissons pas, nous leurs descendants, s'éteindre ce flambeau de fraternité et de grandeur. Attachons-nous, non dans un radotage lénifiant, mais dans une volonté de poursuivre la tâche dans la voie tracée, à maintenir, développer cet esprit pur qui permit en son temps la résurrection du pays asservi.

Au-delà des querelles futiles, efforçons-nous de rassembler tous ceux qui regardent dans la même direction, qui tendent leurs volontés vers le même but de paix, de bien-être de l'homme, dans le chemin de l'honneur. Essayons de dire avec le poète :

Faites que je retrouve

Et qu'on me les redonne

Les Français tous en groupe

Le ciel qui les couronne.

Et, pendant qu'ils le peuvent encore,

que les glorieux rescapés
entendent la voix de l'amitié,

de leur amitié, forgée dans le
commun combat.

Plusieurs d'entre eux l'ont compris et s'y emploient. Souhaitons-leur de réussir et disons avec l'un d'eux :
" J'ai l'espoir qu'en disant à leur sujet la stricte vérité on verra ces hommes se rapprocher, qu'on les verra réellement se tendre la main au grand jour comme ils se la tendaient dans l'ombre des premières heures de la clandestinité, lorsqu'ils ne faisaient que deviner leur présence mutuelle et anonyme au rendez-vous que l'honneur et l'espérance leur avaient assigné. L'espace qu'ils occuperont ensemble, en formant leur cercle indestructible, aura exactement le contour du visage de la Résistance. "

Septembre 1972. Noisy, avril 1975.