9 juin 1944

Jeune avocat au barreau de Tulle, Jacques-Louis Bourdelle héberge dans sa maison du quai de Rigny deux locataires dont l'un, M. Ganière, travaille à la fabrique locale d'accordéons (le malheur de la France n'empêche pas qu'il y ait toujours chez nous des amateurs de bal musette), et l'autre, M. Leyrat, est ouvrier à la Manu, c'est-à-dire la manufacture d'armes qui, avec l'usine de munitions de La Marque, est placée sous le contrôle et au bénéfice des autorités d'occupation. Bourdelle loge en outre un jeune garçon requis par le Service du travail obligatoire et qui doit à sa bonne connaissance de la langue allemande d'avoir été affecté à la Manu en qualité d'interprète.

Avec son ami Henry Gladi, qui rêve d'être officier, Bourdelle attend d'un moment à l'autre la convocation promise par le représentant à Tulle de l'Armée secrète corrézienne, commandée par René Vaujour, dit colonel Hervé.

Écartée des grandes voies de communication, Tulle ne présente aucun intérêt d'ordre stratégique. L'ennemi n'y est apparu qu'au mois de novembre 1942 après le débarquement allié en Afrique du Nord, installant à l'Hôtel Moderne sa Kommandantur, flanquée d'une garnison de quelque trois cents hommes du service auxiliaire dont la préoccupation majeure est de n'être point appelée à partir pour le front de l'Est et d'un groupuscule de la Gestapo. Commandée par un individu qui se fait appeler capitaine Massé, la Milice s'est signalée par ses brutalités, suivie par celles de Géorgiens de l'armée Vlassov, général russe qui s'est mis au service d'Hitler après avoir été fait prisonnier.

Souvent hurlent les sirènes, annonçant une alerte aérienne due aux parachutages nocturnes destinés aux maquis environnants, qui sont en contact permanent avec la ville. Plusieurs Francs-Tireurs et Partisans ont reçu des soins dans le service que le Dr de Chammard dirige à l'hôpital. Il est allé en pleine campagne soigner un de leurs officiers blessé, et a donné asile quarante jours durant, dans sa clinique de l'avenue d'Alsace-Lorraine tenue par des religieuses, à un officier de l'Armée Secrète considérée comme bourgeoise et réactionnaire par les F.T,P., d'appartenance communiste.

Le 4 juin, Mme de Chammard a reçu la visite de l'épouse du médecin qui a tout récemment remplacé auprès de son mari le Dr Lacoste, menacé d'arrestation par le Sicherheitsdienst et qui a pris le maquis. Nous quittons Tulle, lui a dit cette dame. Le maquis va attaquer la ville. Alerté, le Dr de Chammard interroge son nouvel adjoint, qui confirme le fait. Si vous avez le moyen de joindre les responsables, dites-leur que c'est insensé, que cela ne peut servir à rien et qu'ils vont attirer sur la population des représailles effroyables ! proteste le docteur.

Une petite cité bien calme

Tout semble si calme à Tulle, ce dimanche 4 juin ! Comme tous les soirs, des requis iront monter le long de la voie ferrée une garde somnolente. Interne au lycée Louis-le-Grand et candidat aux grandes écoles, Auguste Soulier a regagné la maison familiale trois jours plus tôt, les concours ayant été supprimés. Dessinateurs industriels chez Citroën, âgés tous deux de vingt-et-un ans car ils sont jumeaux, les frères Henri et Lucien Hekler ont pris ensemble leur congé de dix jours pour le passer chez un ami de Tulle. En descendant du camion qu'il a conduit toute la journée, Jean-Pierre Toulemont a souri à sa jeune femme qui tient dans ses bras leur premier-né, âgé de vingt mois, et qui est enceinte tout comme la femme de Charles Godillon, tourneur sur métaux à la Manu. Le courtier en bois Maurice Caquot, inquiet de l'état de santé de son vieux père, décide d'aller passer la nuit à son chevet. Dans sa maison de Bos-Bas, où il vit avec sa mère, le jardinier Antoine Chalaux la regarde mettre la table et déclare : Ils ne m'auront plus, les vaches ! Sa mère sourit, sachant à qui il fait allusion : Antoine Chalaux s'est évadé de son Stalag à l'instar de M. Roger Chichard, chef comptable de la maison Mayer. Luthier accordeur à la fabrique Maugein, Léon Armand arrose son jardin tandis que sa femme couche les deux enfants. Chez lui aussi un autre est attendu, et ses légumes ne sont pas de trop pour aider à nourrir ce petit monde. On attend également une naissance chez Me Girard, avoué, père d'une fille dont on va fêter le premier anniversaire: pourvu que ce soit un garçon ! Pour sa part, l'Alsacien Jean-Pierre Larchez a été expulsé de sa province natale ; comptable aux chantiers de Saint-Christophe-en-Boucherie, dans l'Indre, il assure depuis la veille un intérim à Tulle, où il ne connaît personne, souffrant d'être séparé de sa femme qui est malade depuis cinq ans.

Le lundi 5 juin, Georges Reddon, agent à Rochefort de la compagnie d'assurances La Mutuelle du Mans, descend du train en gare de Tulle. Il a le cœur en fête : sa fiancée l'y attend.

Ils sont aux portes de Versailles ! À 10 h du matin, le mardi 6 juin, Bourdelle voit entrer dans son cabinet le jeune interprète à la Manu qu'il loge et qui se prénomme Édouard. Les Anglais ont débarqué cette nuit déclare ce dernier. Pas possible ! s'exclame Bourdelle : en ce moment si attendu, c'est tout ce qu'il trouve à dire tant son émotion est forte.

- C'est en tout cas le bruit qui court à la Manu, reprend l'autre, mais ça n'est sûrement qu'un bobard.

- Ah ! fait Bourdelle.

À midi, il s'en va déjeuner et croise en chemin M. Brunet, chef du service du cadastre, qui l'interpelle : On vous a dit ?

- On m'a dit, répond Bourdelle. C'est un bobard de plus.

- Mais pas du tout ! J'ai entendu la radio et il n'y a aucun doute ! Les Anglais et les Américains ont débarqué la nuit dernière en Normandie, du côté de Baveux !

Sur les quais qui bordent la Corrèze dont l'eau claire et peu profonde court sur un lit caillouteux, des petits groupes se sont formés, discutant à mi-voix car la Milice entretient des mouchards dans la ville. N'en parlez pas, recommande quelqu'un, mais les F.T.P. mobilisent depuis déjà quelques semaines. Vous savez que leur P.C. est près d'ici ?

À point nommé, le représentant officieux de l'Armée secrète apparaît. Bourdelle se précipite vers lui : Alors, qu'est-ce qu'on fait ?

- Pour l'instant, on ne bouge pas, lui est-il répondu.

- Et les F.T.P. ?

- Je crois avoir de bonnes raisons de vous dire qu'ils feront comme nous. Ils attendront.

Déçu, Bourdelle s'éloigne. Survient un jeune abbé qui le prend par le bras et lui souffle à l'oreille : Les chars anglais ont percé les lignes allemandes ! Ils sont à moins de quatre-vingts kilomètres de Paris, aux portes de Versailles !

L'avocat ne songe pas à rétorquer, tant il est heureux, que Versailles n'est qu'à six lieues de la capitale. D'ailleurs le jeune prêtre doit avoir raison puisqu'on apprend peu après que tous les établissements scolaires ont renvoyé leurs élèves et fermé leurs portes. Aux environs de 4 heures de l'après-midi, une auto munie d'un haut-parleur parcourt lentement les rues, braillant un ordre inlassablement répété : en cas de bataille ou de fusillade, les volets des fenêtres devront être fermés et les habitants devront demeurer à l'abri dans leurs maisons. À quoi rimerait un tel avertissement si les Anglais et les Américains étaient en passe de se voir rejeter à la mer, comme les Allemands en font courir le bruit ? Mais tout de même, s'ils disaient vrai...

Déjà l'inquiétude se mêle à la joie. Dès avant l'heure du couvre-feu, fixé à 21 heures, il n'y a plus personne dans les rues de Tulle. Une sorte de chape semble s'être abattue sur la ville, que la chaleur étouffe entre les collines.

Oh ! dis donc, il n'est pas mort...

Le mercredi 7 juin à 3 h 45 du matin - à l'heure allemande, en avance de deux heures sur l'heure solaire - le bruit d'une vive fusillade jette Bourdelle à bas de son lit. Dehors, il fait nuit noire, et le brouillard ajoute à l'obscurité. Il se dissipe vers 7 h sous les premiers rayons du soleil. D'une lucarne de son toit, Bourdelle distingue de brefs éclairs qui partent de l'ancienne École normale des garçons, dirigés vers la caserne du Champ-de-Mars, occupée par les gardes mobiles. D'autres coups de feu ripostent, tirés par les Allemands qui occupent l'École normale des filles.

Jeune secouriste de la Croix-Rouge, Jean Vialle doit se jeter sur le plancher de sa maison tant les explosions des grenades sont proches. En fin de matinée surgit un bombardier allemand qui plonge sur la ville, mais disparaît sans avoir lâché aucune bombe. Dans l'après-midi, il est suivi de deux avions de chasse qui tirent au jugé quelques rafales de mitrailleuse. Précédés de drapeaux blancs, les gardes mobiles évacuent la ville, embarquant les miliciens dans leurs camions. Chez Jean Vialle, on décide de dormir tout habillé. Là comme ailleurs, on ignore tout du drame qui s'est déroulé quelques heures plus tôt à la gare.

La veille au soir, vingt-deux des soixante requis de Tulle sont allés garder les voies, comptant dans leur nombre un cheminot, M. Leblanc. Un peu avant l'aube du mercredi 7, sa faction étant terminée, celui-ci s'est endormi dans le corps de garde installé à la gare des marchandises. Des coups de feu l'ont réveillé en sursaut, et il a vu accourir un de ses camarades : Debout, vite ! Le maquis attaque les Boches de l'hôtel Dufayet !

Rasant les murs, les deux hommes ont couru se dissimuler dans le bureau du sous-chef de gare. Voyant apparaître des F.T.P. à travers les vitres, Leblanc jugea plus prudent de se réfugier avec son compagnon dans la soute à charbon, où dix-sept autres requis les rejoignirent, n'en bougeant pas jusqu'à ce qu'ils entendissent au début de l'après-midi un bruit de bottes et de verre brisé juste au-dessus de leurs têtes. Craignant d'être pris pour des maquisards, les requis sortirent de leur cachette et débouchèrent les mains en l'air dans le hall de départ.

Après avoir fouillé la soute à charbon, les Allemands leur donnèrent l'ordre de se rendre à l'hôtel Dufayet, proche de la gare. Penché à une fenêtre de cet hôtel, un officier nommé Reichmann hurla : Descendez-les tous ! À la vue d'un soldat qui épaulait son fusil, Leblanc eut la présence d'esprit de se jeter par terre, plaquant son visage contre le sol.

- Mes vêtements, a-t-il dit, furent vite couverts de sang du camarade tombé à mes côtés. Il râlait : Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! J'étais contre lui, immobile, à regarder cet homme qui mourait et sa main dont il étreignait sa gorge. Elle se détendit lentement et, rouge de son sang, vint s'appliquer contre ma figure.

Allant parmi les corps étendus dans la cour de la gare, les tueurs achevaient les blessés. Un coup de feu fut tiré à bout portant sur l'homme qui râlait, et Leblanc dut faire un grand effort sur lui-même pour s'empêcher de tressaillir. Tout l'après-midi, sous le soleil brûlant, il demeura étendu face contre terre au milieu des cadavres, assailli par les mouches qu'attirait l'odeur du sang et qui bourdonnaient sans trêve au-dessus de sa nuque. Il était un peu plus de 21 h quand les pompiers vinrent relever les morts sous une escorte d'Allemands en armes, et Leblanc entendit une voix murmurer : Oh ! dis donc, celui-ci n'est pas mort... tandis qu'une couverture était jetée sur lui. Il se sentit pris par les épaules et par les pieds avant d'être déposé au milieu des cadavres sur le plancher d'un camion qui transporta à la morgue sa funèbre cargaison. Unique rescapé d'un massacre qui avait fait dix-huit victimes - dont trois garçons de 19 ans -, Leblanc fut caché par M. Condet, directeur de l'hôpital.

L'eau était rouge

Durant la nuit du mercredi 7 au jeudi 8 juin, les Francs-Tireurs et Partisans s'infiltrèrent silencieusement dans Tulle et la bataille reprit dès le lever du jour avec l'assaut de l'École normale des filles où se tenait la garnison allemande. Aux rafales des mitrailleuses allemandes et des mitraillettes Sten dont étaient armés les maquisards, se mêlèrent bientôt des explosions de grenades.

Jacques-Louis Bourdelle étendit sur la table de sa salle à manger sa plus belle nappe et sortit du buffet ses plus fines porcelaines et ses verres de cristal taillé pour le repas de midi, comme si celui-ci devait être le dernier. Son ami Henry Gladi manifesta le désir de déjeuner en musique et fit tourner le gramophone.

À travers les lames de ses volets clos, Jean Vialle vit une fumée tourbillonner au-dessus de l'école assiégée et passer devant sa maison de tout jeunes garçons dont l'uniforme se réduisait à un foulard rouge. Manches retroussées, le doigt sur la détente de leur Sten, ils étaient en quête d'un ennemi qui demeurait invisible. Bientôt une âcre odeur s'insinua dans la chambre: l'Ecole normale des filles brûlait, et la fumée où se tordaient par instants de hautes flammes rouges se fit si épaisse qu'elle empêcha de plus rien distinguer de la ville. Sous l'effet de la chaleur dégagée par l'incendie des myriades d'ardoises sautèrent dans le ciel avant de s'abattre avec un bruit de

grêle. Maintenant les assaillants attaquaient l'Ecole au mortier. Les munitions qui s'y trouvaient entreposées sautèrent et le bâtiment s'écroula sur le rez-de-chaussée, qui continua de brûler furieusement. On a gagné ! cria un ami de Bourdelle, porteur des dernières nouvelles. Toute la ville est maintenant aux mains des patriotes !

- Voire ! répliqua Bourdelle en désignant à travers ses volets trois Allemands armés de fusils-mitrailleurs qui se faufilaient sur le quai de Rigny.

Aux environs de 17 h, l'ennemi s'était retranché dans la manufacture. Jean Vialle aperçut quelques Allemands porteurs d'un drapeau blanc... L'incendie rugissait dans le rez-de-chaussée de l'École normale en ruine. Il y avait sur les escaliers du sang, beaucoup de sang. Le maquis avait parqué les blessés allemands sur la terrasse d'un de nos voisins, de grand blessés tout sanglants étendus à même le sol. Voyant mon brassard de la Croix-Rouge, un de leurs infirmiers me tendit sa main, que je pris tant il avait l'air malheureux. On lui avait promis qu'il serait fusillé.

Arborant lui aussi un brassard de la Croix-Rouge, Bourdelle était sorti de chez lui en compagnie de ses amis Gladi et Deschamps :

- Une trentaine d'Allemands gisaient au milieu de l'avenue Bournazel autour d'une serviette blanche nouée à un bâton qu'étreignaient encore les mains d'un cadavre. D'autres mains mortes s'étaient refermées sur des grenades explosives qu'elles n'avaient pas eu le temps de lancer. Ils sont sortis avec leur drapeau blanc, expliqua un jeune F.T.P. Mais, quand ils ont été au milieu de la route, il y en a qui ont balancé des grenades, alors on a tiré dans le tas.

Les balles des maquisards avaient fait éclater plusieurs de ces grenades, qui déchiquetèrent affreusement ceux qui se disposaient à les jeter. Quelques cadavres avaient perdu leurs bottes, arrachées par des mégères qui injuriaient ignominieusement les morts. Chassées, elles allèrent plus loin s'en prendre aux blessés et Bourdelle éprouva l'envie de vomir en découvrant que plusieurs faces de tués étaient souillées par des crachats. Toute ville a sa lie... songea-t-il.

L'eau qui coulait dans les caniveaux de la rue du Fouret et de la rue du Trech était rouge de sang. Indifférents, les gens couraient vers le centre de la ville, acclamant les vainqueurs.

- Sais-tu qui a dirigé l'attaque ? demanda à Bourdelle son ami Poujade. C'est Laurent, autrement dit Caulet.

- Pas possible !

Ce Caulet, Bourdelle le connaissait bien et avait, quelques jours plus tôt, pris l'apéritif avec lui au Café du Théâtre. Venu de Dakar, Caulet enseignait le dessin au lycée de Tulle depuis la fin de l'année 1941. Il a pris une sacrée responsabilité ! se dit l'avocat, qui n'était pas seul de son avis : plusieurs habitants de la ville avaient pressé Stanislas Letourneur, ancien instructeur aux Chantiers de la Jeunesse, de se mettre de toute urgence en rapport avec ses chefs de l'Armée secrète pour empêcher Tulle de sombrer dans le chaos. Embrassant sa femme et ses deux enfants, Letourneur s'en alla par la route de Laguenne, mais on ne le vit pas revenir: surpris par une embuscade allemande, il avait été tué en sortant des faubourgs.

Les Ricains ont débarqué à Bordeaux !

À l'hôpital, Jean Vialle aide les infirmiers à préparer les blessés allemands qui vont passer sur la table d'opération tandis que de nombreux cadavres en vert-de-gris jonchent l'avenue Bournazel et le Trech. Les cafés du quai Baluze regorgent de F.T.P. qui, leur foulard rouge noué autour du cou et serrant entre leurs jambes le canon de leur fusil cravaté de rouge, parlent fort et boivent sec. Bourdelle s'approche d'un groupe massé sur le quai, d'où s'élèvent des éclats de voix : Salaud ! crie un F.T.P. à la face d'un homme d'une trentaine d'années.

- On m'a déjà lancé cette injure à la Légion des Combattants quand j'ai donné ma démission, réplique calmement Roger Chichard.

- Naturellement ! Le double-jeu ! Tu t'es esbigné de chez les fascistes quand t'as compris que le vent tournait !

- Je ne me suis esbigné qu'une fois, quand je me suis évadé de mon camp de prisonniers, et j'ai quitté la Légion pour protester contre la manière dont étaient traités les juifs.

- T'es un petit malin ! Maintenant, c'est les nazis que tu défends !

- Je ne puis admettre qu'on achève les blessés allemands qui sont à l'hôpital.

- Blessés ou pas blessés, c'est rien que des Boches !

- Ce sont d'abord des hommes.

- Tu crois qu'ils se gênent, eux, pour achever les copains ?

- En les imitant, vous leur donnez raison. Ces soldats se sont rendus et c'est déjà trop que vous en ayez fusillé une dizaine en bas du cimetière.

- C'est vrai, intervient une voix timide. Quand ils sont passés devant lui, M. l'abbé Château leur a donné sa bénédiction. J'étais là, je l'ai vu.

- Nous, rétorque un F.T.P., y a pas de curé pour nous bénir quand on casse sa pipe !

- On a vengé les gardes-voie ! crie un autre garçon au foulard rouge.

- Je ne suis pas d'accord, répète Roger Chichard. Cette exécution est un assassinat.

- Redis ça encore un peu, pour voir !

- Vous n'avez jamais entendu parler de la convention de Genève ?

- On s'en fout ! Nous, on a libéré Tulle.

- Vous l'avez fait trop tôt. Les Allemands vont user de représailles. D'autres que vous vont payer.

- T'es pas dingue, non ? La Résistance a pris Limoges, Brive, Périgueux, Toulouse ! Les Ricains viennent de débarquer à Bordeaux.

- J'ai déjà entendu cela, riposte Roger Chichard. Qui vous prouve que ces nouvelles sont vraies ?

- Dis donc, t'as pas l'air de te douter qu'on va te casser la gueule ?

De nouveau, une voix s'interpose : Laissez-le ! C'est quand même un prisonnier évadé...et Roger Chichard s'en va, très pâle sous les huées. Le cœur lourd, Bourdelle s'éloigne. Il croise en chemin son ami Deschamps qui lui lance : Tu sais la nouvelle ? Limoges, Toulouse, Brive sont libérées, et les Américains ont débarqué à Bordeaux ! Mais tu n'as pas l'air d'y croire ? Il le faut, mon vieux ! Si ce n'était pas vrai ce serait trop terrible. Tiens, viens chez moi, c'est l'heure des informations.

L'aiguille du poste récepteur de Deschamps est sur Radio-Limoges, Les deux amis écoutent le bulletin, puis Deschamps coupe le contact. C'était sûrement Vichy, dit-il d'une voix consternée. Alors, Limoges, Brive, Périgueux, Toulouse et Bordeaux...

Il faut d'abord prier

Tendant l'oreille à des coups de feu qui claquaient dans le lointain, accompagnés d'un grondement à la fois sourd et grinçant, Bourdelle murmura : On dirait que ça vient de la route de Brive.

- C'est peut-être les renforts qu'attend le maquis ? suggéra Deschamps avec espoir.

- Penses-tu ! répliqua Henry Gladi, qui avait rejoint ses amis, c'est des chars ! Écoute les chenilles !

Une pluie de balles balaya peu après la cour de l'hôpital où Jean Vialle aidait les séminaristes à ranger côte à côte les cadavres allemands. De tous côtés crépitent des coups de feu et j'entends le bruit des chars. Quand les Allemands vont voir les cadavres des leurs qui sont encore dans les rues, Tulle va connaître un sort terrible. Il faut travailler, faire quelque chose, et je vais auprès de nos blessés allemands qui me sourient, allongés dans leurs lits. Les services de l'hôpital sont merveilleux...

Faute de cave, Mme de Chammard et les siens cherchent un abri dans le jardin. Mitrailleuses et canons crachent le feu, faisant voler en éclats les devantures des magasins encore intactes, fauchant les hommes et les femmes qui s'enfuient devant les chars allemands. Furieux de voir lui échapper une victoire qu'il croyait solidement tenir, un jeune maquisard se jette à plat ventre au milieu de la chaussée du Pont-Neuf et vide rageusement le chargeur de sa Sten sur l'énorme Tiger qui avance vers lui. Les balles rebondissent en un crépitement dérisoire sur la carapace d'acier peinte de bandes jaunes, noires et vertes, et le formidable engin passe, laissant derrière lui une bouillie sanglante et un Sten gun aplati.

De sa maison, Bourdelle peut apercevoir une petite partie de l'avenue Victor Hugo où roulent lentement des voitures blindées marquées d'une croix noire à liseré blanc. Elles sont suivies d'un char Tigre dont la tourelle pivote sans cesse et dont le canon tire sans discontinuer, faisant s'effondrer une maison.

Ignorant que toutes les issues de la ville sont maintenant fermées et que les vingt mille habitants de Tulle sont désormais prisonniers des SS de la division blindée Das Reich, Henry Gladi tente de rassurer ses amis : Voulez-vous que je vous dise ? Il ne s'agit que d'une colonne qui s'en va au front et qui ne fait que traverser Tulle après avoir ramassé les Boches qui sont encerclés par le maquis à la Manu. Il n'y a qu'une chose à faire : se mettre au pieu. Je tombe de sommeil.

- Non, réplique Bourdelle. Il faut d'abord prier.

La prière du soir est dite en commun. Avant de s'endormir, le jeune avocat propose à son ami : Henry, on file demain à Ussel pour rejoindre l'A.S. ?

- Dac, répond Henry Gladi.

Peuplée de bruits sinistres...

La supposition formulée par Henry Gladi était à demi fondée. Venant du sud, la Panzerdivision SS Das Reich, commandée par le général Lammerding, faisait mouvement vers la tête de pont que les Alliés avaient créée depuis l'avant-veille dans la région de Bayeux.

Tirés d'une poésie de Verlaine, trois vers :

Les sanglots longs

des violons

de l'automne

avaient été diffusés les 1 2 et 3 juin 1944 dans le cadre des messages personnels de la B.B.C. londonienne, informant en langage convenu les organisations de la Résistance française que le débarquement des forces alliées était imminent et les invitant ainsi à prendre leurs dispositions pour appliquer les plans Vert, Violet, Bleu et Tortue. Au soir du 5 juin, la B.B.C. avait diffusé les trois vers qui leur faisaient suite :

bercent mon cœur

d'une langueur

monotone,

ce qui signifiait pour les initiés que le débarquement des forces alliées serait chose faite dans les quarante-huit heures à venir et qu'il convenait sans délai de passer à la mise en application des quatre plans. Le plan Vert avait empêché Lammerding d'utiliser le chemin de fer pour se porter rapidement à l'assaut de la tête de pont, cependant qu'il éprouvait sur la route les effets du Plan Tortue scrupuleusement mis à exécution par l'Armée secrète selon les directives qui lui avaient été données :

À l'aube du 6 juin, dit le commandant Paul Bernard, alias Pierre, tous les ponts de la Dordogne étaient occupés depuis Eylac jusqu'à Grosléjac ; des barrages étaient dressés sur l'axe Toulouse-Limoges à Cressensac et à Noailles, et sur l'axe Figeac-Montargis à Bretenoux et la Grafouillère. Des postes établis à Noailles, Riaume et Nanteuil protégeaient le dispositif. D'accord avec les organisations du Lot, la brigade avait empiété sur ce département pour attaquer le plus loin possible en avant de Brive les forces du Reich qui remontaient vers le nord.

Le premier accrochage eut lieu dans la soirée du 6 juin, à Souillac, entre un poste de guet allemand et la 1re compagnie, commandée par le lieutenant Rémy. Le combat fut rapide : sept Allemands, dont quatre officiers, furent tués, un important matériel détruit ; la 1re compagnie perdit trois blessés. Sans prendre le temps de se remettre de cette première escarmouche, la même compagnie s'attaquait à un train blindé qui stationnait près de là. Sept Allemands furent tués sans aucune perte du côté français. Le même jour, sur la ligne d'Aurillac, l'A.S. du Lot, renforcée de la 2e compagnie (lieutenant Gilbert) engageait le combat avec un train de ravitaillement. Les Allemands perdaient deux tués et treize prisonniers, les Français déploraient un tué. Cette première journée montrait la possibilité d'attaques efficaces malgré l'infériorité numérique en hommes et en matériel, et les succès remportés, ainsi que la capture de prisonniers, accroissaient la confiance et le mordant des troupes.

Le lendemain 7 juin, la compagnie Barthes arrêtait un train blindé à Noailles ; après un vif engagement, les Allemands avaient seize hommes hors de combat et les Français trois tués. Mais c'est dans l'après-midi de ce 7 juin qu'allait débuter la plus importante action retardatrice menée par la brigade A.S. de la Corrèze.

Le S.R. avait annoncé l'approche de la division blindée Das Reich : de fait, une colonne d'avant-garde qui sondait l'itinéraire tombait à Souillac sur la 1re compagnie. Le combat fut rapide et meurtrier ; en raison des circonstances il n'a pas été possible de déterminer les pertes allemandes. Durant toute la nuit, des dispositions furent prises pour retarder cette division qui tentait de gagner le front de Normandie. Le capitaine Merlat, alias Romain, prenait la décision d'attaquer de front, bien qu'avec des moyens offensifs extrêmement faibles.

D'un chemin battant la route nationale, à Cressensac, les armes automatiques étaient mises en batterie, lorsque les voitures blindées apparurent vers 15 h 30. Les véhicules se heurtèrent à un léger barrage d'arbres, appuyé par le plan de feu des mitrailleuses. Le tir, brusquement déclenché, causa un évident effet de surprise sur les éléments avancés de l'ennemi, aussitôt stoppés. Les Boches sautèrent à bas des voitures et gagnèrent les bas-côtés de la route pour organiser la défense avancée du convoi. Mais les premières voitures furent remplacées par des chars Tigre qui ouvrirent le feu à 800 mètres sur les nids de mitrailleuse français. Pendant une demi-heure, les canons des chars bloqués à la barricade tonnèrent sans arrêt, tandis que l'infanterie, harcelée par nos tirs et subissant de lourdes pertes, essayait de forcer le barrage. Dans le même temps, des fantassins et des éléments légers de la division Das Reich amorcèrent un mouvement enveloppant autour de Cressensac. Les soldats de l'A.S., avec un remarquable sang-froid, continuèrent de lutter jusqu'à 19 h, engageant leurs fusils-mitrailleurs sans répit. La bagarre fut rude. Elle a coûté à l'A.S. 5 tués, 3 blessés et 10 disparus, mais ces sacrifices n'étaient pas vains puisque les Boches emportaient avec eux plusieurs camions de blessés et de morts.

La Panzerdivision Das Reich poursuivit sa route en direction de Brive et Limoges. Tulle n'était pas loin... À quel moment ses éléments avancés furent-ils avisés des événements qui venaient de s'y produire ? On ne sait, mais les hommes de Lammerding qui, rendus furieux par les harcèlements de l'Armée secrète et les pertes subies, se ruèrent sur la ville prématurément libérée étaient sûrement assoiffés de vengeance.

Minuit sonnait dans la nuit du 8 au 9 juin 1944 quand une balle perdue fit voler en éclats une vitre du couloir de l'hôpital de Tulle menant à la salle d'opération. Tout aussitôt, la fusillade reprit sous un ciel qu'ensanglantait la lueur des incendies. Incapable de trouver le sommeil, Jean Vialle attendait avec une anxieuse impatience le lever du jour, pressé d'en finir avec cette nuit peuplée de bruits sinistres: semelles cloutées de bottes martelant le pavé, dégringolades de verre brisé, coups de crosse dans les portes, hurlements de femmes terrorisées, appels gutturaux... Que de pensées m'ont assailli cette nuit-là ! a-t-il dit. Je ne pouvais douter que notre ville allait subir d'effrayantes représailles... Enfin le jour vint, un jour gris et mort, tout à fait dans le ton de la catastrophe qui s'abattait sur nous. ...


Citoyens de Tulle !

Quarante soldats allemands ont été assassinés de la façon la plus abominable par les bandes communistes. La population paisible a subi la terreur. Les autorités militaires ne désirent que l'ordre et la tranquillité. La population loyale de la ville le désire également. La façon affreuse et lâche avec laquelle les soldats allemands ont été tués prouve que les éléments du communisme destructeur sont à l'œuvre. Il est fort regrettable qu'il y ait eu aussi des agents de police ou des gendarmes français qui, en abandonnant leur poste, n'ont pas suivi la consigne donnée et ont fait cause commune avec les communistes.

Pour les maquis et ceux qui les aident, il n'y a qu'une peine, le supplice de la pendaison. Ils ne connaissent pas le combat ouvert, ils n'ont pas le sentiment de l'honneur. 40 soldats allemands ont été assassinés par le maquis. 120 maquis ou leurs complices seront pendus. Leurs corps seront jetés dans le fleuve.

À l'avenir, pour chaque soldat allemand qui sera blessé, trois maquis seront pendus ; pour chaque soldat allemand qui sera assassiné, dix maquis ou un nombre égal de leurs complices seront pendus également.

J'exige la collaboration loyale de la population civile pour combattre efficacement l'ennemi commun, les bandes communistes.

Tulle, le 9 juin 1944.

Le Général commandant les troupes allemandes.