Ses camarades affectent de croire l'étrange histoire de " Charly " mais le mettent discrètement en observation. Ce qui permet de constater qu'il se rend à Valence à l'hôtel de la Croix d'or, où siège l'état-major allemand local. Comme d'autres combattants de l'ombre, soumis à une trop forte pression, il a été " retourné ". Ce qui explique qu'il ait répondu négativement à Chavant, qui lui proposait de l'évacuer, lui et sa famille, en Savoie...

Le 23 décembre 1943, à Beauregard-Baret (Drôme), on retrouve le corps de " Charly ", criblé de balles de revolver. La justice de la Résistance est passée.

Elle doit se montrer d'autant plus impitoyable que les nuages s'accumulent, rapidement, sur le Vercors. Les signes annonciateurs de l'orage vont se multiplier, dans les premiers mois de 1944. Le Vercors est désormais directement dans le collimateur de l'armée allemande.

En 1943, les Allemands ont décidé d'infiltrer les maquis du Vercors. Entreprise facilitée par le fait que les responsables de la Résistance avaient négligé de mettre en place un système de renseignements et de sécurité.

Cette lacune a sauté aux yeux de Pierre Faillant de Villemarest. Aussi, après avoir commandé avec efficacité les trente hommes du C2 pendant l'été, il propose aux chefs militaires et civils du Vercors un projet de service de renseignements et de protection. Le projet aussitôt adopté, Villemarest est chargé de le mettre en application. Il s'y emploie aussitôt, à partir de Villard-de-Lans, en collaboration avec Charlotte Maillot

Un réseau de médecins amis est ainsi constitué, prêt à soigner et abriter les maquisards blessés sans poser de questions. De même, un réseau de surveillance et d'alerte permet de repérer les mouvements ennemis et de prévenir dans les meilleurs délais les gens spécialement menacés, par exemple les sept cents juifs installés à Lans et Villard-de-Lans. Les patrouilles ennemies doivent ainsi, la plupart du temps, repartir bredouilles.

Mais, très vite, Villemarest s'aperçoit qu'une menace peut-être plus dangereuse que les colonnes ennemies plane sur les maquis : ceux-ci comptent en effet dans leurs rangs des gens éminemment suspects. Le ver est dans le fruit.

Ainsi, s'est présenté au C2, début septembre 1943, un homme de trente-cinq ans, disant s'appeler Henri Weiss. Il s'était, assurait-il, évadé d'un camp de prisonniers en Allemagne et avait, par hasard, trouvé une des filières conduisant au Vercors. En vrai professionnel du renseignement, Villemarest a affecté d'entrer, le plus naïvement du monde, dans le jeu de ce trouble personnage.

Ce qui lui a permis de constater rapidement que Weiss, tout en étant présent dans un camp du maquis, avait tranquillement installé sa pulpeuse compagne à la direction d'un café de Villard-de-Lans - le café de France - où se retrouvait la jeunesse dorée qui, en ces temps de marché noir, bénéficiait à Villard d'une hospitalité aussi joyeuse que confortable. Weiss, après avoir demandé une permission au responsable du C2, arrivait en fin de semaine au café de France, où il endossait immédiatement le rôle de patron des lieux.

Plus troublant, Weiss rencontrait secrètement, de nuit, un Belge, Lecuy, installé dans le plus luxueux hôtel de Villard, l'hôtel Splendid. Or Villemarest comptait, parmi les membres de son réseau de renseignements, la codirectrice de cet établissement, deux maîtres d'hôtel et un groom – " Mistigri ", dans la Résistance –, ce qui permettait d'être informé de toutes les allées et venues de la clientèle. Lecuy, se présentant comme un réfugié fuyant, à cause d'affaires de marché noir, les persécutions allemandes, menait grand train à l'hôtel Splendid.

Alerté par l'étrange connivence existant entre Weiss et Lecuy, Villemarest a fait suivre ce dernier au cours de ses déplacements. Le rapport que font à Villemarest ses agents est éloquent :

– Lecuy va fréquemment à Grenoble. Il y rencontre un officier allemand...

Lequel s'avérera être... le correspondant dauphinois de Klaus Barbie !

Entre novembre 1943 et février 1944, Villemarest accumule une série d'indices plus révélateurs les uns que les autres. Il rédige une note, destinée à " Clément "-Chavant, de mise en garde contre Weiss. Ce qui n'empêche pas Chavant, subjugué par le bagout de Weiss, considérant Villemarest comme un jeunot trop imaginatif, de confier à Weiss la direction du groupe franc de Villard-de-Lans – ce qui fait de lui, pendant plusieurs mois, le patron local de la Résistance civile...

Effaré par la naïveté de Chavant, Villemarest suit Lecuy à la piste. Il apprend, par le groom " Mistigri ", que celui-ci, en espionnant l'étrange Belge, l'a surpris un soir en train d'enterrer dans un bac de fleurs, situé sur le balcon de sa chambre, un papier. Déniché par " Mistigri " à l'occasion d'une absence de Lecuy, il s'est révélé être la liste des emplacements de plusieurs camps de maquisards, avec les noms et pseudonymes de la plupart des occupants de ces camps. " Mistigri " a évidemment remis soigneusement en place cette terrible liste, pour ne pas alerter l'intéressé.

La conviction de Villemarest est faite ; Weiss et Lecuy sont des agents allemands qui ont reçu mission d'infiltrer la Résistance du Vercors. Aidé par une charmante femme du monde, résidant à Villard, qui a accepté de séduire Lecuy à la demande de Villemarest, celui-ci, secondé par deux amis, Ackermann et B... 2, intercepte un soir le Belge et l'emmène faire une " promenade " sur la route de Bois-Barbu.

Le cadavre de Lecuy sera retrouvé, dans la neige, en bordure de la route, le lendemain. Il portait sur lui une très grosse somme d'argent... Quant à Weiss, il a décampé du Vercors à temps pour échapper à un sort identique.

Villemarest a donc fait le ménage qui s'imposait. Mais, écœuré par l'incompréhension rencontrée auprès des responsables du Vercors, il quitte la région fin février 1944, pour reprendre sa place dans les réseaux de la France combattante. Il ne reviendra dans le Vercors qu'en juin où il jouera alors un rôle décisif comme chef du groupe Vallier.

L'expérience de Villemarest va beaucoup manquer aux maquisards. Car, dès les premiers mois de 1944, les Allemands vont s'intéresser de plus en plus au Vercors. Et des erreurs répétées, du côté français, vont leur faciliter la tâche.

Chapitre 5

L'ORAGE APPROCHE

– Voilà. Page, tu vas faire le guet, ici. Quand la voiture arrive, tu l'arroses avec ta Sten. Toi, Rœlly, tu vas te placer trente mètres plus bas, et tu finiras le travail avec ton fusil-mitrailleur. Vous, les gars, vous vous perchez sur les rochers qui surplombent la route, et vous venez ramasser les Boches. Ou ce qu'il en restera...

Subjugués par le ton déterminé du lieutenant Lositski, sur-nommé " François ", qui a hérité de son père, ancien officier du Tsar, le goût de la bravoure et du panache, les maquisards obtempèrent et vont prendre position. Enfin, on va se battre ! Il ne reste plus qu'à attendre la proie annoncée.

Lositski est sûr de son affaire. Quelques heures plus tôt, déjeunant incognito à l'hôtel Bellier, en plein centre de La Chapelle, il a remarqué à une table voisine trois hommes, parlant en allemand.

Renseignements pris auprès du restaurateur, Henri Bellier, avec qui il les a vus s'entretenir avant le déjeuner, il s'agit d'un certain Bold, directeur du Service de Placement allemand de Valence (on apprendra plus tard qu'il est major de réserve et maire de Düsseldorf), accompagné d'un journaliste hollandais, H. Koneke, et d'un interprète nommé Schœnfeld. Voilà du gros gibier. Et parfaitement inconscients, ces gens semblent ignorer que le Vercors est devenu, en ce mois de janvier 1944, un repaire de " terroristes "... Bold a même discuté avec l'hôtelier de l'organisation d'un banquet destiné à régaler les responsables du Service du Travail Obligatoire de la zone sud !

Leur repas terminé, ces hommes qui représentent, aux yeux de Lositski, l'occupant haï, remontent dans la Renault Prima-quatre jaune réquisitionnée le matin même à Valence, avec un chauffeur, Henri Badois. Celui-ci, âgé de trente-quatre ans, n'en mène pas large. Il sait que ses employeurs occasionnel sont attiré l'attention de la Résistance. Ils voulaient repartir par le col de Rousset, pour quitter le Vercors par le sud et rejoindre Valence par la route de Die ; mais l'hôtelier les ayant prévenus que la route était impraticable, il a fallu reprendre la direction de Saint-Julien-en-Vercors, pour retrouver les gorges de la Bourne et, de là, redescendre vers Romans.

Henri Badois conduit avec précaution en approchant du pont de la Goule Noire, qui franchit les sauvages gorges de la Bourne, tandis que ses passagers, mis en forme par la solide gastronomie du Vercors, commentent joyeusement les beautés du paysage. Badois ne leur a évidemment pas fait remarquer la silhouette, postée dans un virage, au bord de la route, qu'ils viennent de dépasser. Il faut vraiment avoir l'esprit embrumé par la bonne chère pour n'avoir pas remarqué le maquisard.

C'est Page. Il est 15 h 30. Paralysé par la peur à la vue de la voiture débouchant du virage, il n'a pas appuyé sur la détente de son arme. Son camarade Rœlly pas davantage, pris de court puisqu'il devait, normalement, être alerté par la rafale de la Sten – et pouvoir ainsi tranquillement " allumer ", avec son FM, la voiture ennemie.

– Tire, bon Dieu ! Mais tire donc !

Enfin claquent les détonations, libératrices. Les maquisards postés en surplomb ont eu, eux, le bon réflexe.

La voiture criblée de balles tangue puis va s'immobiliser contre le talus bordant le côté droit de la route. Rœlly, furieux d'avoir été pris de court, vide son chargeur de FM sur le véhicule et se précipite sur le chauffeur qui, blessé à la tête, a ouvert sa portière puis s'est laissé choir à terre.

– Tu es français ? Que fais-tu là ? interroge, canon braqué, Rœlly.

– J'ai été réquisitionné et je suis en service commandé.

– Allez, tire-toi de là !

Badois ne se le fait pas dire deux fois et, le visage ruisselant de sang, s'écarte de la voiture. Ses passagers, figés de stupéfaction, n'ont pas bougé.

Les maquisards, maintenant tous descendus du surplomb rocheux, fouillent rapidement la voiture. Ils ne trouvent qu'un étui de revolver, vide.

– Où est l'arme ?

Rœlly, menaçant, repose la question en allemand, ce qui lui vaut le regard admiratif de ses camarades.

Mais les prisonniers répètent avec obstination qu'ils ne sont pas armés. Ce qu'une fouille plus approfondie confirme. Rœlly pose encore quelques questions, puis il est décidé d'emmener les prisonniers au PC du capitaine Thivollet.

- Bon. Toi, le chauffeur, viens voir !

Badois, encore mal remis de ses émotions, s'approche :

– Tu tournes la voiture et tu abandonnes le volant.

– Pourquoi ? Je ne veux pas m'évader ! Je suis un bon Français et, après ce qui vient de se passer, je n'ai aucune envie de repartir d'ici. Vous pouvez me faire confiance. Je la conduirai où vous voudrez, cette voiture !

– Bon. Alors allons-y. Mais attention ! On garde tout le monde à l'œil !

Malgré les nombreux impacts de balles qui trouent la carrosserie, la Prima-quatre consent à redémarrer et, escortée d'une Citroën bourrée de maquisards, reprend la route de Saint-Martin-en-Vercors. La petite caravane fait sensation en traversant le village, puis grimpe par un chemin rocailleux jusqu'au " Bouget ", à l'ouest de Saint-Martin, où le capitaine Geyer, dit "Thivollet ", a installé son PC dans une bergerie, au milieu d'une clairière.

Il reçoit fraîchement les nouveaux arrivants. Lorsque Descour l'a désigné pour succéder à Le Ray, comme chef militaire du Vercors – après l'avoir nommé capitaine, et présenté, le 6 décembre 1943, à Albert Chambonnet, chef régional de la Résistance –, il a pris en main la zone sud, du col de Rousset au pont de la Goule Noire. Costa de Beauregard exerçe, lui, le commandement de la zone nord. En professionnel de la guerre, il sait qu'il ne faut surtout pas attirer trop tôt l'attention de l'ennemi sur le Vercors, compte tenu de la disproportion des forces. Or la disparition d'un haut fonctionnaire va immanquablement provoquer, au minimum, une enquête de la part des Allemands.

Prévenu, en fin de matinée, de la présence de " touristes " importuns à La Chapelle, Thivollet avait donné l'ordre de les surveiller discrètement. Sans intervention. Deux résistants, Cierge et Charial, ont filé la voiture suspecte depuis La Chapelle puis, à l'approche de la Goule Noire, ont rebroussé chemin, persuadés que les indésirables rentreraient tranquillement à Valence.

Mais le lieutenant Lositski, convaincu, lui, que la capture de

personnalités allemandes fournirait de précieux otages, a pris l'initiative de les arrêter. Le capitaine Thivollet cache mal son irritation. Il est bien difficile, décidément, d'inculquer les principes de discipline aux partisans. Leur enthousiasme, certes sympathique, les pousse à des coups de tête dont ils ne mesurent pas les conséquences.

– Cette initiative est malheureuse, regrette Thivollet. Je crains qu'elle ne cause plus de tracas que d'avantages.

Les maquisards, très fiers de leur coup, comprennent mal ce langage.

Et puis quoi ? Quand le vin est tiré... On va donc incarcérer les trois prisonniers, à titre conservatoire. Quant au chauffeur,

Henri Badois, sa bonne foi est confirmée par le témoignage d'Henri Bellier, de Georges Cierge, de Perriat et de Fabien Rey – quatre hommes connus pour leur dévouement à la Résistance. Appelé par Thivollet, le docteur Blanc vient, de Saint-Martin, pour soigner le blessé. Et un émissaire est envoyé à Valence, pour rassurer discrètement Mme Badois sur le sort de son mari.

Pressée de questions, dans les jours suivants, par les services valentinois de la Gestapo, Mnie Badois finira par rejoindre son mari à Saint-Martin-en-Vercors, avec son fils âgé de deux ans, pour échapper aux interrogatoires trop insidieux.

Au soir du 19 janvier 1944, alors que des jours décisifs, il le sent bien, s'annoncent pour le Vercors, le capitaine Thivollet fait le point.

Que de changements, depuis cet automne 1942 où il avait implanté son premier noyau de maquisards dans la Drôme, au cœur de cette forêt de Thivollet dont il avait adopté le nom. Les souvenirs affluent...

L'hiver 1942-1943 avait été rude. S'il avait pu établir son PC au Grand-Serre, dans la maison d'un greffier de justice, ses hommes, conduits par son adjoint Lahmery, surnommé " Bozambo ", avaient dû s'installer loin des regards, dans la combe de Lens-Lestang. Au milieu des bois, les huttes de branchages protégeaient bien mal de la pluie et du froid.

Quel dénuement ! Pas de couvertures, pas d'imperméables, pas de tentes, pas de bottes. L'argent manquait cruellement. Or il en faut, pour faire vivre dans la clandestinité des hommes devenus, par la force des choses, des " permanents " de la Résistance. C'est un point sur lequel l'un des grands organisateurs de l'armée des ombres, Henri Frenay, fondateur du mouvement Combat, a toujours insisté. Sans être vraiment entendu de Londres, où l'on fut pendant longtemps inconscient des réalités de la vie clandestine.

a nourriture des hommes de Thivollet était on ne peut plus frugale, du pain, des pommes de terre cuites à l'eau, un peu de fromage. Pour des hommes jeunes, appelés à faire d'intenses efforts physiques, sans le moindre confort pour récupérer, ce régime spartiate était dur à supporter. D'autant que s'ajoutait une tension psychologique permanente, due à la nécessité d'être sans cesse sur le qui-vive.

La plus grande prudence était en effet de rigueur ; les armes, camouflées habituellement dans des caches, ne devaient être sorties qu'à l'occasion d'opérations bien précises ; les déplacements se faisaient la nuit, et de préférence par mauvais temps. Il fallait se défier même des habitants de la région. Combien de dénonciateurs potentiels parmi eux, convaincus par l'active Propagande de Vichy que résistance rime avec terrorisme ?

Heureusement, la Résistance a des yeux et des oreilles en bien des endroits – y compris les plus inattendus. À la fin de février 1943, un messager vient prévenir Thivollet :

– Arnaud, notre " contact " à la préfecture de Valence, vous fait dire que les GMR vont procéder à un ratissage, pour vous coincer ! Il faut déménager en vitesse.

Avantage d'être sans bagages, le déménagement est vite fait.

Les GMR battent en vain les taillis, tandis que le maquis s'est installé aux Verrières, dans les bois communaux de Montrigaud.

En pataugeant dans les sous-bois, au sol rendu spongieux par l'humidité permanente, un jeune maquisard se remémore ses lectures de jeunesse – les aventures des coureurs des bois du Grand Nord canadien, immortalisées par la plume de Fenimore Cooper et de James Oliver Curwood. Le voici, à son tour, songe-t-il, devenu coureur des bois. Mais la réalité quotidienne est sensiblement moins romantique que ses souvenirs de lecture !

Aussi partage-t-il le soulagement de ses camarades lorsque arrive la nouvelle d'un nouveau service rendu par Arnaud, qui prend décidément tous les risques, depuis son bureau de la préfecture, pour aider ses camarades :

– Il a fait envoyer au Grand-Serre, pour nous, deux camions et une traction avant !

– Quelle aubaine ! Mais comment a-t-il pu dégotter tout ça ?

– Pour sûr, c'est un sacré malin, le père Arnaud !

Ainsi équipé, le maquis gagne en mobilité, donc en sécurité. De plus, les véhicules constituent des abris appréciés contre les intempéries compte tenu de la précarité des installations du bivouac.

Mais se pose la question, cruciale, du carburant. Thivollet et Bozambo s'interrogent : comment s'en procurer sans attirer l'attention ? Et où ?

– Il y aurait bien le garagiste d'Hauterives, Echinard, que nos gars ont surnommé " la Chine ". Il paraît qu'il serait plutôt de notre bord.

L'affaire est risquée. On a déjà vu des sympathisants du régime de Vichy jouer la sympathie pour la Résistance afin de recueillir les confidences de garçons trop bavards.

Mais il n'y a pas le choix. Thivollet se décide :

– On est obligés de prendre le risque. Bozambo, tu vas prendre le contact avec ce " la Chine ". Annonce-lui carrément la couleur. Tu verras bien quelle tête il fait.

Bozambo n'est pas homme à s'embarrasser de circonlocutions. Au garagiste qui le jauge, d'un œil attentif, il lance, sur un ton de défi :

– Vous aurez sûrement compris qui nous sommes. Nous avons deux camions et une voiture légère mais pas d'essence. Il faut nous aider. Êtes-vous des nôtres ?

Le garagiste a ce léger clin d'œil familier aux vieux paysans dauphinois, apparemment anodin mais qui est un message très explicite pour ceux qui savent l'interpréter :

– Je ne veux pas savoir qui vous êtes mais venez la semaine prochaine, j'aurai reçu mon approvisionnement. Tenez, voici la manette de commande des pompes. Évidemment, je ne suis au courant de rien.

Voilà un point d'acquis. Mais il ne faut surtout pas " brûler " le serviable " la Chine ". Il doit donc apparaître comme une victime, détroussé de son essence par des " éléments non identifiés "...

Et Thivollet a une réjouissante idée :

– On va monter un coup de main nocturne. Bozambo, tu prendras le commandement d'une équipe, pour la protection rapprochée, et tu la composeras des camarades alsaciens qui sont parmi nous, en recommandant à leur responsable, Buschner, de parler haut et fort, en allemand, une fois que vous serez dans les rues d'Hauterives.

Le scénario se déroule sans accroc. Les véhicules garés devant les pompes de " la Chine ", on remplit réservoirs et bidons. Et, quand quelques villageois, intrigués par des bruits inhabituels à cette heure tardive, mettent le nez à leur fenêtre, ils se font sévèrement rabrouer par Buschner, plus vrai que nature dans son rôle de Teuton quand il aboie :

– Achtung ! Was ist los ! Licht zu !

Sans demander leur reste, les curieux éteignent les lumières, ferment leurs fenêtres et vont prudemment se recoucher.

Le lendemain, les commentaires iront bon train, au marché :

– Vous avez entendu, cette nuit ? Il y avait plein de Fritz dans la rue !

Les maquisards font ainsi de la " guerre psychologique "... bien avant que celle-ci ne soit découverte et théorisée par les états-majors.

Mais quand l'ennemi déploie ses moyens, dispersion et " planques " sont les seules parades adaptées, pour survivre. En mars, en avril, en mai des alertes successives, toujours lancées par Arnaud, provoquent l'éclatement en plusieurs groupes, réfugiés dans des fermes abandonnées dans la région de Montrigaud et du Laris, où la vie est un peu moins dure qu'en forêt. Les forces de répression s'acharnent d'autant plus à traquer un gibier qui, à chaque fois, leur glisse entre les doigts.

Ces conditions difficiles n'empêchent pas la petite troupe de s'étoffer, au cours du printemps, grâce à l'arrivée de nouvelles recrues. Moine, Roure, Capadero, les frères Rose, Pierre et

Paul Durand sont particulièrement appréciés, en raison de leurs compétences, car ce sont des militaires de carrière. Grâce à eux le groupe, fort désormais d'environ quatre-vingt-dix hommes, est solidement encadré et formé. Et malgré toutes les difficultés, l'instruction militaire des jeunes maquisards est activement menée.

Yves Moine joue un rôle particulièrement utile à cet égard. Ce jeune Parisien, qui préparait Saint-Cyr lorsque la débâcle de 40 s'est produite, a emmené mère et sœurs à l'abri, dans une maison de campagne familiale située dans l'Isère.

Puis, voulant malgré tout rester fidèle à sa vocation militaire, il s'est engagé, en novembre 1940, au 11` Cuirassiers'.

Envoyé, dans le cadre des " pelotons spéciaux ", à l'École de Saumur, repliée à Tarbes, il en est revenu sous-officier, affecté au peloton du lieutenant Geyer.

Quand les Allemands envahissent la zone libre, Moine aide Geyer à sortir, pour les sauver, les étendards du quartier de La Part-Dieu. Puis il fait le mur et gagne Paris où il a tôt fait d'entrer en contact avec l'ancien commandant des escadrons montés du 11e Cuirassiers, Grenier, qui participe à un groupe de résistance. Mais, dès qu'il apprend que Geyer a pris le maquis avec quelques anciens cuirassiers, il le rejoint avec Louis Rose, son ancien voisin de chambrée à La Part-Dieu.

Moine était resté en contact avec certains des hommes qu'il avait commandés, au peloton des mitrailleuses et engins. Ceux-ci avaient été catégoriques :

- Si vous avez besoin de nous, vous faites signe - et on arrive...

Ils tiennent parole ; avec eux, Moine reconstitue, au Laris, dans la ferme du père Mathieu, le 1er escadron du 11e Cuir, qui n'a, tout d'abord, d'escadron que le nom, compte tenu des maigres effectifs, mais ceux-ci ne vont pas tarder à s'étoffer. L'important, c'est l'esprit qui préside à cette reconstitution. Le souci est d'allier les traditions de la cavalerie et les exigences d'une guerre de partisans, ce qu'on n'enseignait pas, évidemment, dans les manuels de l'ex-armée française !

C'est ce que pourra constater une mission alliée Z – qui vient inspecter, à la ferme Genthon, entre Miribel et Le Laris, le maquis de Geyer-Thivollet. Autant la mission est impressionnée par la bonne tenue des hommes, autant elle est frappée par la pénurie de vêtements et d'armes. Les agents alliés assurent qu'ils feront tout pour convaincre les autorités, à Londres, d'organiser des parachutages. Pour étayer leur argumentation, ils utiliseront un petit film, qu'ils tournent au maquis, où les scènes d'instruction et d'entraînement des hommes révèlent l'état pitoyable de leur équipement. Mais il faudra aux maquisards de longs mois d'attente et de déceptions avant de voir enfin tomber du ciel les premiers parachutes.

Malgré tout, le moral est bon. En mai, soixante membres de la Jeunesse Étudiante Catholique, parmi lesquels figurent deux fils de Descour', arrivent de Lyon pour recevoir une instruction militaire, avant d'être répartis dans divers maquis.

Mais en juin, alerte !

Geyer est averti à temps par l'un de ses hommes :

– Mon lieutenant ! Des policiers vichystes ont perquisitionné votre PC ! Et ils continuent à chercher !

– Tout le monde a-t-il pu prendre les dispositions prévues ?

– Tout le monde est planqué, mon lieutenant ! Comme d'habitude, le dispositif d'alerte du commandant Arnaud a fonctionné !

Geyer-Thivollet trouve un nouveau gîte chez le facteur de Montrigaud, d'où il pourra diriger commodément les opérations montées par le maquis : sabotage de lignes téléphoniques Z, attaque du dépôt des cars de Saint-Vallier, pour récupérer un stock d'essence, attaque d'un terrain d'aviation tenu par les Italiens, coups de main réguliers destinés à se procurer des vivres... avec ou sans le consentement des propriétaires. Il faut bien vivre.

Pendant l'été, un coup dur est porté au maquis. Mais par l'un des siens. Le sous-officier chargé du ravitaillement déserte avec les fonds qui lui étaient confiés. Consternation. Et inquiétude :

– Mon lieutenant, et si ce salopard nous balançait aux Allemands ?

– On ne peut malheureusement pas l'exclure. Donc, ordre d'accélérer la nomadisation. Et les emplacements des groupes seront changés toutes les quarante-huit heures.

Août et septembre se passent, heureusement, sans visite désagréable. Mais le 9 octobre, au lever du jour, le village du Grand-Serre est cerné par les Allemands. Ils savent, à l'évidence, quel soutien, quelle aide y trouvent les maquisards. Le maire, Alfred Lesage, est arrêté, ainsi que le patron de l'hôtel, Jean Brenier, son fils, ses filles, plusieurs habitants du village et 1 adjudant de gendarmerie Eustache, dont l'amicale complicité a été si précieuse aux maquisards.

Ceux-ci, impuissants à empêcher cette opération de représailles ne peuvent que se terrer, en attendant le départ des Allemands.

Puis les activités reprennent. Grâce à la complicité du directeur de l'établissement, un coup de main est monté contre l'école des Compagnons de France de Lapeyrouse-Mornay, ce qui permet de récupérer des souliers, des pantalons, des chemises et des pull-overs qui seront appréciés dans les frimas du Vercors.

En décembre 1943, Geyer-Thivollet a reçu de Descour l'ordre de " monter au Vercors " avec son détachement. Aux yeux de Descour, les hommes aguerris, ayant fait leurs preuves, et dont beaucoup sont des soldats de métier seront un précieux soutien. À la différence de nombre des équipes déjà implantées dans le Vercors...

La ligne des falaises du Vercors a été, pendant des mois, l'horizon des hommes de Thivollet. La perspective de se hisser au cœur de ce blanc massif n'est pas pour leur déplaire.

Avec Moine, son adjoint désigné, et un groupe de commandement, Pierre Durand, Louis Rose, Thivollet emmène trois sections, composées chacune d'environ trente hommes. Lahmery-Bozambo reste dans la région de Chambarand, avec quelques hommes, pour garder à ce secteur sa réputation, aux yeux des Allemands, de " zone terroriste "...

Il faut, pour gagner le Vercors, jouer d'audace. Le déplacement d'une centaine d'hommes armés, en convoi, ne peut passer vraiment inaperçu... Geyer-Thivollet, fraîchement promu au grade de capitaine par Descour, a pris la précaution d'envoyer en éclaireurs deux hommes à moto, qui ont reçu ordre de chercher un contact à Saint-Martin-en-Vercors.

À leur retour, leur rapport est très positif :

– Mon capitaine, nous avons rencontré Mme Bourne, patronne d'une épicerie-café à Saint-Martin. Elle nous offre la libre disposition de deux fermes, l'une au lieu-dit " Bouget ", l'autre à " La Combe ", où elle assure qu'on peut héberger une centaine d'hommes.

Fort de cette assurance, Geyer-Thivollet donne l'ordre de départ, un matin de la fin décembre 1943. Il neige en abondance. Ce qui incite les éventuels curieux à rester claquemurés chez eux... Mais ce qui rend, aussi, les routes très mauvaises. Quatre motos ouvrent la voie, suivies d'une colonne de six voitures et camions. Les moteurs, alimentés à l'alcool de betterave, tournent péniblement.

Le convoi, parti du Laris, traverse lentement les villages de Peyrins, Chatillon-Saint-Jean, Saint-Lattier – où l'on passe l'Isère –, Eymeux, Saint-Nazaire-en-Royans. Là Jean Lahmery, le frère de Bozambo, sur la moto de tête, découvre au dernier moment, à la sortie d'un virage, des gendarmes qui barrent la route. Freinage brutal.

Un gendarme porte courtoisement la main à son képi :

– Bonjour Monsieur. Vos papiers, s'il vous plaît ? Où allez-vous, par un si vilain temps ?

Le maquisard a une seconde d'hésitation. Mais il faut bien se lancer... Le convoi va arriver dans quelques secondes !

– Je guide une troupe de jeunes... Des jeunes qui partent en vacances...

Déjà, il entend les moteurs des camions derrière lui. Les gendarmes s'approchent, soulèvent les bâches... et voient, effectivement, des garçons sagement assis, en rangs – tenant entre leurs genoux, chacun, une arme !

Les gendarmes rabaissent pudiquement les bâches sur ces jeunes vacanciers d'un genre un peu particulier et font signe aux chauffeurs de démarrer. Au rapport de ce soir figurera la mention " rien à signaler "...

Plus loin, à Saint-Jean-en-Royans, les armes faciliteront beaucoup le ravitaillement en carburant. Car tous les garagistes ne sont pas aussi coopératifs que " la Chine ".

Et puis c'est la montée vers le Vercors, sous des tourbillons de neige, par la route vertigineuse des Grands Goulets. Ceux qui craignent le vertige évitent de regarder du côté du ravin, qui plonge brutalement vers d'impressionnants abîmes.

C'est enfin l'arrivée à Saint-Martin-en-Vercors. Où les habitants, affolés en voyant arriver un convoi qui ne saurait être qu'allemand, s'égaillent en tous sens. Mais Lahmery, dont la moto dérape sur la neige, jure avec une vigueur bien gauloise :

– Bon Dieu de bon Dieu ! Saleté de neige !

Une paysanne qui partait en courant s'arrête, interdite. Puis elle réagit :

– Des Français ! Ce sont des Français !

La rumeur court comme une traînée de poudre dans le village. Entourés, fêtés, les maquisards sont ensuite installés dans les fermes promises. Des litières de paille y feront des couches fort confortables.

19 janvier 1944. En récapitulant par la pensée toute cette aventure, qui les a menés, lui et ses hommes, au Vercors, Geyer-Thivollet voit bien à quel point est fragile l'édifice construit par les maquis. Ceux-ci peuvent se donner l'illusion de " tenir " le Vercors. Mais mal armés, inégalement formés et entraînés sur le plan militaire, combien de temps pourraient-ils tenir face a une véritable armée – et quelle armée, lorsqu'il s'agit de la Wehrmacht ! En inspectant, après sa prise de commandement, les camps de la zone sud du Vercors, Thivollet y a souvent vu – selon l'expression d'Yves Moine, son adjoint, qui l'accompagnait – " des civils qui jouaient aux militaires ". N'est-il pas irresponsable, dans ces conditions, d'attirer une riposte allemande en s'attaquant, comme l'a fait Lositski, à des Allemands en goguette – des civils, non armés, qui ne représentaient aucun danger ?

" Qu'il est difficile, songe Thivollet, de faire sérieusement la guerre avec des gens qui sont incapables de se plier à un minimum de discipline... "

Il va en avoir une nouvelle illustration dès le lendemain.

Il est en train de déjeuner à la Cime du Mas, ce 20 janvier, chez un des résistants les plus actifs du Vercors sud, Cierge, en compagnie des lieutenants Champon, Geneste, Rose et du gendarme Celerien. La postière de La Chapelle-en-Vercors, Mme Dumay, entre en coup de vent :

– Une voiture de la feldgendarmerie vient d'arriver au village ! Ils sont quatre. Ils cherchent sûrement les Allemands qui ont été faits prisonniers hier !

Thivollet serre les dents. Voilà ce qu'il craignait, depuis la veille. Les feldgendarmes vont fouiner partout, à la recherche du moindre indice. Pourvu que personne ne commette d'imprudence ! Si chacun oppose aux Allemands le mur du silence et affecte de se désintéresser de leurs allées et venues, il y a de bonnes chances pour qu'ils repartent bredouilles...

Tout se passe, dans un premier temps, selon les vœux de Thivollet. Après avoir sillonné en tous sens les routes du plateau, les feldgendarmes, n'ayant rien remarqué de suspect, reprennent la direction du col de Rousset, pour regagner la plaine.

Mais, après avoir dépassé Saint-Agnan-en-Vercors, leur voiture, dans un virage, heurte une congère si violemment qu'il est impossible de dégager le véhicule. Après plusieurs vaines tentatives, les soldats allemands décident d'aller chercher de l'aide au hameau de Rousset. Autour d'eux la neige, épaisse, donne une telle uniformité au paysage qu'il est difficile de se repérer. On distingue cependant, au-delà du pont des Oules, qui enjambe un précipice, la masse sombre d'une scierie.

C'est là qu'est embusqué le groupe franc Roudet. Roudet, ancien policier, a la fâcheuse habitude de n'en faire qu'à sa tête et son groupe échappe, en fait, à toute autorité.

Roudet et ses hommes ont d'abord entendu un bruit de pas sur la route. Puis des éclats de voix. Et, se détachant sur la neige, les quatre silhouettes casquées, qui s'engagent sans méfiance sur le pont.

Les maquisards se concertent rapidement :

– Qu'est-ce qu'on fait ? On tire ?

– Et comment ! Regarde la belle cible ! On va les tirer comme des lapins !

– Mais on n'a pas reçu l'ordre de les intercepter ces Boches !

– Et alors ? Tu as besoin d'un ordre pour tuer du Boche, toi ?

Une longue rafale claque. Le feldgendarme Hermann Braun, âgé de quarante et un ans, s'affaisse, mortellement touché. Ses trois camarades ont plongé vers les bas-côtés et partent en courant, échappant aux tirs du groupe franc. L'un s'enfuit vers les Liotards, puis bifurque, plein nord, vers Saint-Agnan, tandis que les deux autres cherchent, vers l'ouest, l'abri du sous-bois et tentent, en suivant une ligne téléphonique, de gagner Vassieux, par le col de Saint-Alexis ; mais les bruits lointains d'une fusillade les dissuadent de continuer dans cette direction et, marchant plein sud, ils retrouvent la route du col de Rousset.

Mme Bordat, interloquée, voit pénétrer chez elle les deux soldats, épuisés :

– Madame, dit le moins mal en point, nous avons été attaqués. Mon camarade a si mal aux pieds qu'il ne peut plus marcher. Il faut que je téléphone à Valence, pour qu'on vienne nous chercher.

La " mémé Bordat " en a vu d'autres. Elle répond tranquille-ment :

– Je n'ai pas le téléphone...

– Mais, Madame, nous avons suivi la ligne jusqu'ici !

– Le téléphone est de l'autre côté du tunnel, chez M. Vittoz, le gardien du refuge.

Sceptique, l'Allemand sort sur le pas de la porte, regarde la ligne. Puis se décide à partir vers le tunnel, après avoir demandé à son camarade de prendre patience.

Un peu plus tard, Mme Bordat voit arriver Vittoz, avec une brouette.

C'est en cet étrange équipage qu'est transporté, jusqu'au refuge, l'Allemand blessé.

La " mémé Bordat " se précipite aussitôt sur la route, pour gagner, en contrebas, le hameau de Rousset. Là, elle avertit les habitants :

– Prévenez vite les maquisards : les Allemands m'ont dit qu'ils allaient revenir, demain, pour tout brûler !

Le troisième feldgendarme, lui, a erré pendant des heures sur le plateau enneigé. Sans carte, sans boussole, ne connaissant pas ce pays difficile, il s'est finalement écroulé au bord de la route, aux Barraques-en-Vercors, les pieds gelés.

C'est là qu'un conducteur de car de l'entreprise Glenat l'aperçoit, au cours de l'un de ses trajets habituels. Il alerte la gendarmerie, à La Chapelle, et le gendarme Celerien part en voiture recueillir le blessé, qui sera confortablement installé dans la chambre même du brigadier, pour recevoir les soins que réclame son état.

Les hommes du groupe franc Roudet ont rapporté triomphalement le fanion à croix gammée arraché à la voiture de la feldgendarmerie et l'ont offert à Thivollet, comme trophée à accrocher au mur de son bureau. Pour se faire pardonner d'avoir agi sans ordre ?

Mais, en recevant peu à peu les rapports concernant cette

affaire, Thivollet réalise quelle énorme gaffe a été commise :

– Qu'est devenue la voiture des feldgendarmes ?

– C'est une Peugeot. Elle a été dégagée de la congère et jetée sous le pont des Oules par trois maquisards, Paul Istre, Louis Mossière et André Perriat. Istre a retrouvé les armes des Allemands : ce sont de superbes mitraillettes américaines, des Thompson !

Très probablement du matériel provenant de parachutages

alliés et " récupéré " par la Wehrmacht, qui apprécie à sa juste valeur – tout comme la Milice française – l'armement anglo-saxon.

– Sait-on ce que sont devenus les deux gendarmes qui ont réussi à gagner le col de Rousset ?

– Une voiture de chez eux est venue les chercher, pour les emmener à Valence.

– Et celui qui a été tué au pont des Oules ?

– Son corps a été descendu à Valence, pour être remis à ses compatriotes, par le maire de La Chapelle, Elle Revol, et le chef de la brigade de gendarmerie, René Garcin. Peut-être les Allemands seront-ils reconnaissants de ce geste à la population du Vercors ?

Thivollet ne répond pas. Il faut craindre, bien plutôt, une réaction sanglante... Mais il préfère garder cette réflexion pour lui.

Deux jours plus tard, ses craintes vont se révéler tragiquement fondées.

Le 22 janvier, à l'aube, les habitants de Pont-en-Royans sont réveillés par le bruit d'un convoi militaire qui traverse le village. Par les volets entrebâillés, ils voient défiler une auto-mitrailleuse, qui ouvre la marche, suivie d'une trentaine de camions et de voitures légères, des motocyclistes assurant le rôle d'éclaireurs ; deux canons de 37 donnent une redoutable puissance de feu au convoi, et l'on peut évaluer à trois cents hommes les effectifs ainsi engagés.

La veille, l'état-major du Vercors avait reçu un message inquiétant de ses informateurs valentinois : les Allemands, bien décidés à venger l'agression de leurs quatre feldgendarmes, montaient une opération de représailles, avec des moyens importants...

Le convoi passe à Sainte-Eulalie et prend la route des Goulets, l'une des plus impressionnantes, par les à-pics qu'elle domine, de tout le Vercors ; après avoir dû se frayer son chemin grâce à une série de tunnels, percés à flanc de falaise, elle permet, en quelques vertigineux kilomètres, de déboucher sur le plateau, aux Barraques ; de là, on est vite au cœur du dispositif des maquis – puisque le PC est installé à Saint-Martin, c'est-à-dire à quelques minutes, en voiture, des Barraques...

Il faut, bien sûr, bloquer l'avance de la colonne allemande. Le CIO, basé à Echevis – un hameau blotti au bord du Vernaison, qui dévale au fond des Goulets – est mobilisé en catastrophe ; les hommes sautent sur leurs armes et, houspillés par leur chef, l'aspirant Seguin, ils se précipitent sur la route, pour repérer le meilleur emplacement d'embuscade. Seguin fait vite son choix : 

– Après avoir traversé les tunnels des Petits Goulets, les Allemands vont passer sur le pont du Vernaison ; c'est là qu'il faut les attendre.

Il dispose ses hommes en surplomb, éparpillés et bien cachés derrière de gros rochers ; ils ont une vue plongeante sur le pont. Beaucoup sont fébriles. Le baptême du feu. On vérifie la culasse des mousquetons, les réserves de munitions. Les fusils-mitrailleurs prennent la route en enfilade. Seguin vérifie une dernière fois, soigneusement, les plans de feu. Les Allemands peuvent arriver. Ils seront bien reçus...

Il ne faut pas attendre longtemps pour que le grondement des moteurs, répercuté par les parois rocheuses, annonce leur arrivée. Quand les premiers véhicules apparaissent, un maquisard épaule son mousqueton.

– Attends ! Laisse-les s'approcher...

Vision impressionnante : se suivant à intervalles réguliers, comme à la parade, les camions allemands, frappés de la croix noire que la Wehrmacht a héritée des Chevaliers teutoniques, progressent lentement, sûrs de la force qu'ils représentent.

Froidement, l'aspirant Seguin évalue les distances et vérifie une dernière fois, d'un coup d'œil, son dispositif. Puis il épaule et souffle à ses voisins :

– Maintenant !

Les détonations claquent et, sous l'impact des projectiles, une voiture allemande fait une embardée et va percuter la paroi rocheuse qui borde la route. En quelques secondes, sous une grêle de balles, les Allemands ont sauté des camions, mis en batterie leurs armes automatiques et répondent au tir des Français, en longues rafales bien ajustées, que l'écho renvoie tout au long des gorges.

L'automitrailleuse s'est placée dans l'axe de la route et ses servants, après avoir repérer les positions des Français, les balaient de leur tir. Mais les rochers offrent une sûre protection et les balles allemandes viennent s'y écraser en miaulant.

- Économisez les munitions ! crie Seguin. Il faut les retarder le plus longtemps possible.

Les Français ajustent soigneusement leurs coups, en se découvrant minimum. L'odeur de la poudre grise les plus jeunes. Ceux qui, les mains moites, avaient tout à l'heure une boule au creux de l'estomac, approvisionnent maintenant méthodiquement leur arme et tirent avec le calme des vieilles troupes. Le combat a le don de transfigurer les hommes.

Pendant plus d'une heure, la fusillade fait rage.

Mais, peu à peu, couverts par le tir dangereusement précis

de leur automitrailleuse, les Allemands progressent par bonds et se rapprochent des positions françaises. Chez les maquisards, les réserves de munitions ont fondu. Seguin regarde une dernière fois sa montre : le temps écoulé depuis le début de l'accrochage aura permis, espère-t-il, aux camarades placés plus haut, sur la route des Goulets, de prendre leurs dispositions...

– Allez, on décroche !

Sans hâte excessive, méthodiquement, les maquisards abandonnent leurs emplacements de tir et se replient vers Echevis.
Les Allemands n'essaient pas de les poursuivre, car le temps
leur est maintenant mesuré, et, la colonne reformée, ils
reprennent prudemment leur progression.

Georges Cierge et Fabien Rey, qui avaient reçu mission de faire sauter les Goulets à la dynamite, doivent y renoncer et Fabien Rey – l'illustre " Marseille " – saute dans le Vernaison, remonte le ruisseau pendant un moment et va se dissimuler dans une grotte, dont il obstrue l'entrée avec des boules de terre glaise car il craint d'être pisté par ces chiens policiers qu'utilisent souvent les troupes allemandes quand elles chassent le " terroriste ".

Mais les officiers allemands se préoccupent peu de " Marseille " ! Ils ont d'autres chats à fouetter car ils savent, au vu de la carte, qu'il y a encore, devant eux, un passage délicat à franchir : le tunnel qui permet de déboucher sur les Barraques-en-Vercors.

Quelques centaines de mètres avant le tunnel, un camion

renversé en travers de la route barre le passage. Le chef de la colonne allemande fait mettre en batterie l'un de ses canons de 37 ; en quelques coups bien ajustés, le camion est volatilisé. Mais les voltigeurs envoyés pour repousser les débris dans le ravin sont accueillis par un feu nourri et plusieurs, touchés, s'écroulent.

Le groupe franc Roudet, après avoir utilisé le camion renversé comme appât, voudrait faire mieux que les hommes de Seguin, tenir plus longtemps. Les maquisards ont fait une ample provision de chargeurs et les Sten ne chôment pas.

– Les gammons ! Balancez les gammons !

Les sourdes explosions incitent les Allemands à se montrer circonspects. Comme bien souvent en montagne, la meilleure solution est de tourner les positions de l'ennemi. Ce qu'entreprennent des Gebirgsjger, qui escaladent les surplombs et peuvent ainsi prendre de flanc les maquisards ; pour ceux-ci, la situation devient vite inconfortable ; sous un tir bien ajusté, deux hommes s'écroulent. Il faut décrocher, et vite. L'honneur est sauf, puisqu'il est maintenant plus de quatorze heures.

Au débouché du tunnel, dans les quelques maisons qui constituent les Barraques-en-Vercors, autour de l'hôtel Michel, des maquisards envoyés par Thivollet, sous les ordres du lieutenant Lositski (" François "), se sont fortifiés vaille que vaille. La consigne est simple :

– On va retarder encore un peu, si possible, les Boches... Mais les officiers allemands, exaspérés d'avoir déjà perdu un mort et plusieurs blessés, donnent des ordres brefs aux artilleurs :

– Les pièces en batterie. Feu à volonté !

Les deux canons de 37 aboient ; les obus incendiaires ont tôt fait d'incendier toutes les maisons ; l'hôtel Michel flambe comme une immense torchère. Les Barraques-en-Vercors n'existent plus.

Tandis que les maquisards, appliquant les principes qu'on leur a enseignés, se dispersent dans la nature, la colonne allemande prend la direction de La Chapelle-en-Vercors – considérée, à juste titre, comme une des principales bases logistiques des maquis, puisqu'ils y ont toujours trouvé une aide multiforme.

Une patrouille prend cependant la direction de Saint-Martin-en-Vercors, vers le nord – pour tâter le terrain, car les Allemands ont appris, de leurs informateurs, que ce village était, lui aussi, un bastion de la Résistance...

C'est ainsi que le sous-lieutenant André Roure, un saint-cyrien de vingt-trois ans, qui revient ce jour-là de Lyon, où il est allé chercher des ordres de mission, tombe nez à nez avec des hommes en uniforme feldgrau. Il saisit son arme mais, avant qu'il ait pu s'en servir, une rafale le couche à terre.

Son corps sera récupéré, le lendemain, par des maquisards et, après avoir reçu les honneurs militaires, provisoirement enfoui, sous la neige, près de la grange qui constitue " le camp des Combes ", près de Saint-Martin.

Arrivés à La Chapelle, les Allemands se rendent à la gendarmerie et y récupèrent leur feldgendarme, dont les pieds geles vont mieux.

– J'ai été, déclare-t-il à ses compatriotes, très bien soigné par mes collègues français et les gens du village...

Les officiers allemands, après s'être concertés, décident donc d'épargner La Chapelle. Et de ne pas s'y attarder.

Tandis qu'une partie des effectifs reprend directement la direction de Valence, le gros de la colonne gagne le hameau de Rousset, où la scierie Morin est incendiée. Elle avait abrité le groupe franc Roudet qui avait, l'avant-veille, tendu l'embuscade aux feldgendarmes...

Cet avertissement une fois donné, les Allemands regagnent leurs bases, en emmenant les cinq morts et la vingtaine de blessés que la journée leur a coûtés.

Chapitre 6

DU SANG SUR LA NEIGE

Les affrontements du 22 janvier ont révélé une cruelle vérité : les maquisards sont incapables d'endiguer une offensive ennemie, conduite avec d'importants moyens en hommes et en matériel. Pourtant, cette tragique expérience n'amène pas les responsables politiques et militaires de la Résistance à remettre en question le rôle attribué au Vercors, dans le cadre des combats libérateurs.

Un rôle qui, cependant, est loin de faire l'unanimité.

Pour défendre le Plan Montagnards, tel qu'il a été élaboré par ses initiateurs, Pierre Dalloz, " grillé " en Dauphiné, a gagné Alger, fin novembre 1943. Il y rencontre les hommes qui sont au cœur des affaires les plus secrètes de la France Libre, de par leurs fonctions : Louis Joxe, secrétaire général du Comité français de libération nationale ; Pierre Billotte, secrétaire général du Comité de Défense nationale ; le colonel Dewavrin, alias " Passy ", chef du BCRA ; Jacques Soustelle qui, à la tête de la Direction Générale des Services Spéciaux (DGSS), coiffe désormais le BCRA.

À tous, il remet un rapport dans lequel il a condensé la présentation du Vercors et du Plan Montagnards, en insistant sur la gêne qu'il peut causer aux troupes allemandes.

À tous il tient le même langage :

– Le Vercors manque, cr'; llement, de l'essentiel. Ses moyens sont actuellement dérisoires. Il faut, impérativement, lui envoyer des armes, des munitions, de l'argent, des vêtements adaptés au climat ; et des officiers, pour renforcer l'encadrement ; et du tabac, pour le moral des hommes...

Dalloz a l'impression, débilitante, qu'on l'écoute poliment, sans plus.

Pourtant il est précis, et pressant :

- Je connais les quantités d'armes et de munitions qui sont

nécessaires. J'apporte un plan de feu où est prévu l'emploi d'un certain nombre de mortiers, de canons antichars qu'il faudra larguer. Je sais que cela est possible. Pour les parachutages, je pourrai indiquer les messages de plusieurs terrains.

Il parle action militaire. On lui répond politique. Alger se partage alors entre partisans de Giraud et partisans de De Gaulle. On se préoccupe de mettre au point les futures institutions d'une France libérée, d'un nouveau régime. On se partage aussi, à l'avance, les places... Les subtiles et mortelles combinaisons de feu la IIIe République semblent resurgir en force.

Son ami Antoine de Saint-Exupéry, tenu en quarantaine par les gaullistes et exaspéré par leurs prétentions, se confie avec amertume à Dalloz :

– Ils se disent la France. Je suis de France.

Il y a, derrière ces quelques mots, le dramatique fossé qui sépare des Français pourtant censés servir la même cause.

Quant aux Anglo-Saxons, maîtres du jeu militaire, puisque sans eux rien n'est possible, ils sont visiblement préoccupés par l'action des communistes, dans le cadre de la Résistance. Des représentants, tant du SOE que de l'OSS, invitent Dalloz et l'interrogent :

- Les communistes sont-ils nombreux, dans la Résistance ? Les résistants non communistes ont-ils de la sympathie pour le communisme ?

Dalloz réalise que le Vercors, son Vercors, n'intéresse pas vraiment ceux qui pourraient, qui devraient l'intégrer aux plans de cette grande offensive qu'ils sont en train, c'est évident, d'élaborer.

Aussi est-ce avec l'espoir d'être mieux entendu à Londres qu'à Alger que Dalloz accepte d'être envoyé en Angleterre, pour y travailler dans le cadre du BCRA.

Un tel espoir semble fondé lorsque Dalloz rencontre à Londres, le 2 février 1944, le colonel Fourcaud, surnommé " Sphère ", qui s'apprête à diriger la mission " Union ", para-chutée en France. Fourcaud écoute attentivement le désormais classique exposé de Dalloz sur les données du Plan Montagnards.

Dalloz, chaque fois qu'il répète son argumentation, se sou-vient que le général Delestraint, lors de leur dernier entretien avant son arrestation, avait redit sa conviction :

– Le rôle des unités parachutistes sera décisif.

C'est cette analyse que Dalloz veut faire partager à " Sphère ". Car celui-ci, compte tenu de son poids au sein du BCRA, peut faire pencher la balance du bon côté – et fournir enfin au Vercors les moyens qu'il attend impatiemment.

Mais, sans que Dalloz le sache, les choses ne vont pas prendre la tournure qu'il espérait.

" Sphère ", en effet, sitôt sur le sol français, a pris de nombreux contacts. L'essentiel de ses efforts est consacré à la région Rhône-Alpes et, fin février, il rencontre à Lyon les principaux chefs de la Résistance.

Il leur parle avec flamme du Vercors :

- Le Vercors, dit-il, est une véritable forteresse. Bouclons-la, et nous disposerons d'un formidable bastion, contre lequel l'ennemi viendra buter.

Ce n'est, évidemment, pas du tout l'esprit du Plan Montagnards, puisque celui-ci implique, au contraire, que les troupes larguées sur le Vercors " giclent " aussitôt sur les plaines environnantes.

Les propos de " Sphère " provoquent d'ailleurs la vive réaction d'Albert Chambonnet - patron politique et militaire de la Résistance rhônalpine, puisqu'il dirige à la fois les MUR (Mouvements Unis de Résistance) et les FFI (Forces Françaises de l'Intérieur), que Londres vient de créer, pour unifier, en principe, le potentiel militaire de la Résistance.

S'adressant à Descour, son chef d'état-major, Chambonnet est catégorique :

- Si on fait du Vercors un camp retranché, soit l'ennemi met en œuvre tous les moyens pour le liquider, le plateau sera alors nettoyé et les populations civiles qui l'habitent massacrées ; soit l'ennemi se contente de bloquer les sorties et le Vercors devient une sorte de camp de concentration, où seront neutralisés des éléments particulièrement actifs de la Résistance.

Chambonnet ne dit pas - et pourtant c'est une raison majeure de son hostilité au Vercors - qu'il ne peut admettre l'existence de ces maquis autonomes, échappant à son autorité et ayant peut-être - par l'intermédiaire de missions alliées ? - le " fil direct " avec Londres ou Alger.

En préconisant, contre l'idée d'une " forteresse alpine ", une tactique de guérilla, Chambonnet défend une conception que partagent beaucoup des chefs historiques de la Résistance intérieure. Henri Frenay lui-même, dès le printemps 1943, avait défini la doctrine de l'action maquisarde :

- L'idée générale est de réunir des unités d'environ trente hommes, harcelant l'ennemi pour se dérober aussitôt et, à moins d'y être contraints, refusant le combat en dehors du moment et du lieu choisis. Fluidité, rapidité, mobilité sont les trois principes de base à observer.

" Sphère " - Fourcaud défend cependant avec opiniâtreté le projet de " réduits montagneux " – et Chambonnet finit par

admettre que ceux-ci peuvent être de quelque utilité...

Derrière ce débat se profilent, en fait, d'âpres rivalités poli-tiques. À Londres, les services alliés craignent en effet une mainmise des communistes sur la Résistance, destinée à préparer une prise de pouvoir insurrectionnelle, à la faveur de la Libération.

En mai 1944, un rapport de la mission " Union ", qui a longuement parcouru la Drôme et l'Isère, accusera nombre de groupes de résistants d'être intéressés " seulement par l'occupation des mairies pour saisir le pouvoir le jour J et non par le combat contre les Huns " (sic !).

Descour, qui partage l'hostilité au communisme de la plupart des officiers français, livre une clef décisive de sa conception du rôle du Vercors - qui est aussi celle du BCRA - lorsqu'il déclare :

- Il n'est pas raisonnable d'escompter une coopération efficace des Francs-Tireurs et Partisans Français dans les opérations de la libération du territoire.

En demandant, dans un rapport, de prévoir le largage de deux bataillons de parachutistes sur le Vercors, Descour entend bien que force reste, dans les jours agités qui vont marquer la Libération, à des unités de l'armée régulière, disciplinées, obéissant à une hiérarchie clairement mise en place par les autorités supérieures de la France Libre.

Bref, le Vercors est au cœur d'un débat fondamental : sur quelle nouvelle légitimité va déboucher la Résistance ?

On voit bien quelle interférence il y a entre les enjeux politiques et les choix stratégiques lorsque, le 25 janvier, se réunissent à Méaudre, dans la partie nord-occidentale du Vercors, les principaux responsables isérois de la Résistance pour désigner, à la demande d'Alger, un Comité départemental de la Libération. Une telle structure est destinée à préparer, sur tout le territoire français, l'insurrection libératrice et à installer les nouveaux pouvoirs publics qui en naîtront ; elle doit, selon l'ordonnance du 21 avril 1944 qui officialisera son rôle, " assister le préfet en représentant auprès de lui l'opinion de tous les éléments de la Résistance ".

En fait, selon leur composition politique, beaucoup de ces CDL seront voués à entrer en compétition avec le nouveau préfet... Emmanuel d'Astier de La Vigerie, ministre de l'Intérieur du gouvernement d'Alger, qui joue le jeu des communistes, a même songé à établir une véritable subordination des préfets aux CDL.

À Méaudre, un exécutif de cinq membres est désigné pour animer le CDL qui aura autorité sur le Dauphiné. L'homme clef de cet exécutif s'appelle Flaureau ; c'est un responsable important du Parti communiste

La réunion de Méaudre voit se heurter Flaureau et de Reyniès, chef de l'Armée Secrète dans l'Isère, incarnation de l'officier de tradition et donc jugé " réactionnaire " par les communistes, quant à la nécessité d'un terrorisme tous azimuts.

Flaureau laisse percer le bout de l'oreille, en exaltant l'exemple des " vaillantes populations soviétiques et yougoslaves ". De Reyniès rétorque que c'est faire bon marché des populations civiles qui seront, inévitablement, les premières victimes des représailles allemandes.

Ainsi, au printemps 1944, le Vercors est dans une situation ambiguë. Le Plan Montagnards, forgé par Dalloz et ses premiers compagnons, censé être intégré dans la stratégie d'ensemble des forces alliées, n'est, en réalité, pris en considération ni à Alger ni à Londres. Et, sur le territoire français, il est l'objet d'interprétations dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles sont peu conciliables.

Cette série de malentendus, les maquisards du Vercors l'ignorent.

De fin janvier à mars 1944, ils sont surtout préoccupés par les coups de boutoir successifs donnés par l'armée allemande sur des positions périphériques, puis au cœur du massif.

À la périphérie du Vercors, des camps se sont implantés, autonomes par rapport à l'organisation Franc-Tireur qui contrôle politiquement les maquis installés sur le plateau.

Le maquis de Malleval s'est implanté dans un site apparemment idéal. Le petit village se niche au creux d'un vaste amphithéâtre de verdure, aux alpages bordés de hautes falaises, qu'on ne peut franchir que par des sentiers muletiers aboutissant à quelques trouées dans les crêtes boisées dont la plus praticable est le Pas du Follet. Pour accéder à Malleval, depuis la vallée de l'Isère, on doit emprunter une mauvaise route, très sinueuse, qui se glisse dans les gorges du Nan. Le passage, très étroit, est facile à surveiller et à verrouiller. La proximité de la fertile noyeraie, dans la vallée de l'Isère, garantit un ravitaillement régulier. Enfin, un argument politico-militaire plaide fortement en faveur de Malleval ; Saint-Marcellin est proche, où de Reyniès dispose, pour le compte de l'ORA, d'une forte antenne.

C'est en effet un camp ORA qui se crée à Malleval. L'autorité est pleinement détenue par des militaires de carrière, sans partage avec des politiques. Mais, si l'encadrement est constitué de professionnels de la guerre, la troupe est, dans un premier temps au moins, plus composite. De Reyniès a en effet installé à Malleval des hommes qui ont eu diverses expériences de la vie clandestine.

Certains viennent du camp de Sornin. Ce camp, situé sur la corne nord du Vercors, a accueilli pendant l'été 1943 une trentaine d'hommes, réfractaires au STO, regroupés dans un premier temps en Chartreuse par l'abbé Pierre. Un étonnant personnage.

L'abbé Grouès – alias " l'abbé Pierre " – a été vicaire de l'église Saint-Joseph, puis de la cathédrale Notre-Dame, à Grenoble. Il voue une haine viscérale aux Allemands, qui sont pour lui l'incarnation du Mal absolu. À partir de ce postulat il a groupé autour de lui, pour lutter contre le STO, en une nébuleuse assez disparate, des militants catholiques, des scouts, quelques chefs de Jeunesse et Montagne' et des juifs d'autant plus actifs qu'ils se sentent spécialement menacés z.

" L'abbé Pierre " crée un bulletin clandestin, l'Union Patriotique Indépendante, dont la phraséologie, de style très " ordre moral ", reflète un état d'esprit finalement assez proche de celui qu'expriment les textes de Vichy. Ainsi, le numéro de mai 1943 célèbre hautement la figure de Jeanne d'Arc.

Soucieux de créer une structure d'accueil pour les réfractaires au STO, l'abbé Pierre a d'abord choisi la Chartreuse comme zone refuge. Puis il se tourne vers le Vercors : le plateau de Sornin, troué de gouffres, quasiment désert, paraît offrir toutes garanties de sécurité. Mais la vie y est difficile : l'eau manque, le ravitaillement est acheminé avec difficulté, les étendues rocheuses sont balayées par des rafales de vent, qui s'intensifient à l'approche de l'hiver. La petite cohorte regroupée par l'abbé Pierre a piteuse allure : ses membres sont désignés, par les paysans du coin, sous le nom de " grelus " – ce qui signifie, en vieux français, " les gueux ".

Mais le camp de Sornin va prendre une nouvelle allure lorsque, à la suite d'un contact avec le capitaine Devos, un des chefs de l'ORA à Grenoble, celui-ci, en accord avec le commandant Descour et le commandant de Reyniès, fournit au camp de Sornin le lieutenant Eysseric et un groupe de sous-officiers. L'effectif passe alors à quatre-vingts hommes, répartis entre deux chalets d'estivage, au-dessus d'Engins, la baraque des Fenêts qui domine Autrans et la baraque de Plénouze, sur la ligne de crête.

Le camp est divisé en deux groupes. L'un est commandé par " Dupont " (Gardent), du 6e BCA, l'autre par " Roland " (Chastenet de Géry). La présence de quelques Alpins, anciens du 6e BCA, suffit à apporter un nouveau style – ce style chasseur, inimitable et inimité, qu'a su si bien décrire Jean Mabire. Un sous-officier du 2e régiment d'artillerie de montagne s'est intégré sans difficulté dans l'équipe.

Aussi est-ce une troupe convenablement encadrée qui, quittant le plateau de Sornin, vient s'installer à Malleval, pour passer l'hiver dans des conditions un peu moins rudes.

Mais Malleval est surtout le site choisi par de Reyniès pour reconstituer le 6e BCA.

C'est un rêve qui le hante depuis qu'il a dû dissoudre, sur ordre, le 28 novembre 1942, cette unité d'élite à laquelle il a attaché sa vie.

Depuis, il a réuni régulièrement ses anciens officiers, en leur rappelant toujours la même consigne :

– Gardez le plus possible contact avec vos anciens chasseurs. Un jour, cela servira...

Lancé à corps perdu dans l'action clandestine, de Reyniès accomplit pleinement sa tâche de chef militaire de la Résistance dans le département de l'Isère. Mais cet officier de tradition, au sens le plus noble du terme, attache une valeur sentimentale particulière à la renaissance du 6e BCA, dont il veut être l'artisan – c'est, pour lui, une obligation de conscience. En faisant resurgir, dans le Vercors, les tenues " bleu-jonquille ", c'est un acte de foi en la pérennité de l'armée française qu'il veut affirmer face à l'ennemi.

C'est tout le sens de la consigne qu'il donne au lieutenant Eysseric, en charge du camp de Malleval à partir du 20 janvier 1944 :

– Vous formerez le noyau du futur 6e.

La tâche n'est pas simple ; Malleval a attiré, au cours de l'automne 1943, des éléments disparates. Sont arrivés, ainsi, des rescapés du camp Rosan, constitué à Tréminis, dans le Trièves 2, et débusqué par les Allemands le 19 octobre. Ces nouveaux trouvent que les anciens sont " assez mollement antivichystes, un tantinet giraudistes ". D'où des tensions sous-jacentes.

Les rapports se dégradent progressivement.

Le 11 novembre, une prise d'armes a permis à de Reyniès d'affirmer la vocation de Malleval – telle qu'il la conçoit :

– Vous êtes l'Armée. Une Armée secrète, certes, mais qui n'en a pas moins vocation à maintenir nos traditions militaires jusqu'au jour où nos uniformes et nos drapeaux pourront reparaître à ciel ouvert !

Certains maquisards, très rétifs à l'égard des formes traditionnelles de la vie militaire, uniformes, discipline, hiérarchie, demandent à rencontrer de Reyniès, pour lui exposer leurs réserves.

De Reyniès, qui n'est pas loin de penser qu'il y a là une démarche de type " bolchevique ", leur fait transmettre un message très sec :

– Vous êtes des militaires. Vous n'avez qu'à obéir. Si vous avez des choses à me dire, faites-le par la voie hiérarchique !

Une unité de façade est cependant préservée jusqu'à Noël. Une messe de minuit est célébrée, avec participation de montagnards descendus à skis et d'un groupe franc de la plaine de l'Isère, venu en voisin, en apportant, en guise de bonnes manières, une oie et une dinde. Les temps sont durs ; les aubes des desservants ont été taillées dans des " sacs à viande "...

Cette pieuse ambiance ne doit pas faire illusion.

Pendant le réveillon, des cris contestataires fusent :

– À bas la calotte !

– Vive la Sociale !

L'abbé Pierre, qui adore jouer les aumôniers du maquis, n'a apparemment pas la cote auprès de toutes ses ouailles.

Mais ces flèches sont, aussi, destinées aux " réacs " que sont, pour certains " civils " venus s'agglomérer au camp de Malle-val, les militaires de l'ORA.

Un autre élément alourdit l'atmosphère. Au nord de Malleval, au hameau de la Lia, un camp FTP est installé depuis avril 1943. Son rôle est important ; il est destiné à protéger une base de triage de cadres du Parti communiste et du Front National – courroie de transmission du PC, destinée à multiplier ses " sous-marins " aux postes de responsabilité de la Résistance; le groupe " En avant ", qui y cantonne, lance des coups de main dans la plaine, ce qui irrite l'Armée Secrète de la Basse-Isère, qui craint – non sans raison – qu'un tel activisme n'attire l'attention des Allemands sur Malleval. D'autant que les FTP ne se gênent pas pour allumer, le soir, de grands feux qui se voient de loin, depuis la plaine.

Des officiers de l'Armée Secrète sont donc envoyés en délégation auprès des FTP pour leur demander de se faire un peu plus discrets ; ils sont reçus à coups de fusil. Après une deuxième tentative, deux des émissaires de l'Armée Secrète sont assassinés. De tels événements mettent évidemment en danger le camp de Malleval.

À Malleval, précisément, le malaise, latent, entre les hommes de l'ORA et ceux venus de Tréminis – auxquels se joignent des recrues de l'abbé Pierre – aboutit, le 20 janvier, à une scission ; une partie de l'effectif du camp prend la direction des crêtes, pour rejoindre le plateau du Vercors – où ces contestataires s'intégreront.

Pour Eysseric, c'est une bonne chose :

– Nous voici entre nous. Nous qui sommes unis par les traditions chasseurs !

Le tri étant ainsi fait, c'est dans l'enthousiasme que, revêtant tout ou partie de la tenue, selon l'équipement de chacun, les hommes ayant, en restant à Malleval, choisi de se battre sous les couleurs du 6e BCA, se retrouvent, chaque matin, au lever des couleurs. Certains portent avec fierté leur " tarte " ornée du cor de chasse.

Le lieutenant Eysseric peut faire, avec ses adjoints, un bilan positif des ressources du camp :

– Pour le ravitaillement ?

– Pas de problème, mon lieutenant. Romi, le laitier de Saint-Marcellin, nous procure tout ce qu'il faut.

– Les armes ?

– Le groupe franc Monjoie, de Grenoble, nous en a donné en décembre. Heureusement ! Nous avons attendu en vain le parachutage qu'on nous avait promis et qui devait être fait dans la plaine de Tullins. Nos gars sont descendus pour rien. Nous avons aussi reçu des fusils-mitrailleurs, qui ont transité par un garage de Fontaine. Et le même garagiste, Stupenengo, nous a fourni du matériel sanitaire.

– Bien. Stockez les armes dans le presbytère.

La réserve d'armes ainsi constituée est appréciable.

Y figurent les fusils Enfield, provenant du parachutage d'Arbounouze, que les " scissionnistes " ont été priés de rendre, avant d'abandonner Malleval.

Ainsi Eysseric peut-il se dire qu'il a les moyens de faire, de la quarantaine d'hommes qui lui reste, une troupe solidement organisée.

Il y a là des gaillards très déterminés : anciens chasseurs, déserteurs de l'armée allemande, anciens équipiers de l'abbé. Ce sont cinq Slovènes, intégrés dans la Wehrmacht en tant que " Volksdeutsche ", et deux Croates d'Ante Pavelié.

Pierre – quelques-uns ont choisi de rester à Malleval, plutôt que de se joindre aux " scissionnistes " –, ils ont certes des raisons diverses d'être là, mais tous considèrent cet engagement comme irréversible.

Une crainte, cependant, étreint Eysseric. Pour ce soldat expérimenté, qui a fait Narvik, le site de Malleval, enserré dans son cirque, pourrait devenir bien dangereux, si l'ennemi entreprenait de l'investir.

Le jour de son arrivée, il a confié à Métrai, un ancien des équipes de l'abbé Pierre, en découvrant les lieux :

- Dans quel piège on m'a envoyé !

Il redit son inquiétude à Gardent, le 28 janvier, alors qu'ils ramassent tous deux du bois :

– Ce village, dominé par les crêtes qui nous entourent, est dans une cuvette. Ce n'est pas idéal !

Gardent opine :

– Il faudra en sortir, et vite, en cas d'alerte...

Mais cette lucidité n'ébranle en rien la détermination d'Eysseric. Soldat il est, soldat il restera ; un ordre est un ordre.

Et puis, la route d'accès, par les gorges du Nan, est si difficile en hiver qu'on voit mal des véhicules lourds l'emprunter. Neige et glace sont des protectrices efficaces.

Les dieux de la guerre vont en décider autrement.

Le système de protection du camp de Malleval est, apparemment, bien conçu. Le maquis compte des complicités dans le village de Cognin, situé au débouché, dans la plaine, des gorges du Nan. Surtout au Pont du Moulin, tout en haut des gorges, une garde de quatre hommes veille en permanence, reliée au camp par une ligne téléphonique. Ce qui doit mettre à l'abri de toute mauvaise surprise.

C'est compter sans la trahison. Des délateurs ont en effet décrit aux Allemands les moyens de sécurité mis en place à Malleval. L'un d'eux guide même les troupes qui investissent au cours de la nuit du 28 au 29 janvier, dans le plus grand silence, les crêtes qui surplombent le village. Les Allemands installent des nids de mitrailleuses à tous les passages que seront tentés d'utiliser des fuyards.

Pour réaliser cet encerclement, les troupes allemandes qui ont pris le contrôle du Pas du Follet et des alentours ont dû réaliser un vaste mouvement tournant, sur les routes du Vercors nord.

Leur progression a été repérée par le système de surveillance et de transmission qui couvre, sous la direction de Paul Barnier, cafetier à Autrans, le Vercors nord. Une colonne a donc été signalée à Sassenage puis dans les gorges d'Engins, à Villard-de-Lans, dans les gorges de la Bourne, aux Jarrands - d'oùelle a gagné le col de Romeyère, et les forêts qui couvrent les crêtes au-dessus de Malleval.

Ce long mouvement tournant, effectué de nuit, a provoqué une alerte générale dès 3 heures du matin au C3, installé au-dessus d'Autrans. Malheureusement faute de relations avec les camps du Vercors nord, Malleval ne peut bénéficier de cette alerte.

Une véritable nasse étant ainsi disposée autour de Malleval, une forte colonne motorisée s'engage, dans les premières lueurs de l'aube, sur les lacets enneigés qui épousent les formes tourmentées des gorges du Nan.

Un homme, cependant, a pris immédiatement conscience du danger : le receveur des PTT, à Cognin. Les Allemands, en traversant le village, se sont arrêtés à la Poste. En entendant tambouriner à sa porte, le receveur a tout de suite compris. Il a bondi sur son téléphone, pour alerter le poste de garde installé au Pont du Moulin.

Jacques Carton, chef de poste, est un des rares équipiers de l'abbé Pierre à avoir choisi de rester à Malleval. Lui, le style militaire ne lui déplaît pas, tout au contraire, et il se sent bien dans sa peau en compagnie des hommes du 6e BCA.

D'abord incrédule, en entendant le receveur de Cognin, Carton sort sur le pas de la porte du moulin, scrute les gorges du Nan que l'aube commence à baigner d'un jour grisâtre, tend l'oreille. Un grondement de moteurs, encore lointain, mais qui se précise de seconde en seconde, ne laisse malheureusement place à aucun doute. Carton se précipite, secoue ses camarades, couchés dans la paille :

– Les Allemands !

Rien de tel pour mettre debout les plus endormis.

Fébrilement, un des maquisards décroche le téléphone, pour donner l'alerte à Malleval. Mais il n'y a pas de tonalité.

Il essaie à nouveau. En vain. Il faut insister. Encore et encore.

Inexorablement, le convoi allemand, lacet après lacet, se rapproche.

Fuir ? Les hommes postés dans le moulin le peuvent encore. Se fondre dans l'obscurité encore mal dissipée, se glisser dans ce paysage d'arbres et de rochers où, en quelques instants, on devient invisible. C'est, assurément, sauver sa peau. Mais les camarades, là-haut, dans le village, qui dorment paisiblement, inconscients du danger ? Surpris en plein sommeil, sans défense, c'est pour eux la mort assurée. Ou, au mieux, la captivité et la déportation. Courir les prévenir ? Mais, compte tenu de la forte pente à gravir, la colonne motorisée sera, forcément, plus rapide que le meilleur coureur !

Alors, il faut rester. Et essayer de faire marcher ce satané téléphone !

Tandis que l'un s'acharne sur l'appareil désespérément muet, les trois autres maquisards se postent aux fenêtres du moulin et ouvrent le feu sur les véhicules de tête de la colonne allemande. Il n'y a aucune chance de les bloquer longtemps mais, au moins, les camarades, là-haut à Malleval, seront-ils alertés par la fusillade.

D'abord surpris par l'intensité du feu, les Allemands ripostent. Un Français s'écroule. Les autres continuent à vider chargeur sur chargeur.

Les Allemands ne s'attendaient pas, semble-t-il, à une telle résistance. Ils font sortir d'une de leurs voitures un habitant du village de Cognin, Revol, pris en otage au passage Revol, mitraillette dans les reins, est poussé en tête d'un groupe de soldats, qui s'avancent vers le moulin. Il est sommé par les Allemands d'inciter, de la voix et du geste, les maquisards à baisser les armes ; Revol, d'un pas mesuré, s'avance mais sans un mot, sans le moindre signe.

À l'intérieur de la maison, le téléphone fonctionne enfin. Le chef du petit détachement décrit, à mots hachés, la situation au camarade qui, là-haut, est à l'autre bout du fil :

– Vite ! Il faut prévenir le lieutenant ! Les Allemands sont là ! Un convoi... Ils sont nombreux... Partez ! Partez vite ! Il n'y a rien à faire...

Puis il rejoint les deux autres maquisards, pour les ultimes coups de feu.

À Malleval, on peut suivre la tragédie qui se déroule au Pont du Moulin, car le téléphone est resté décroché.

La voix du chef de détachement, rauque, qui veut galvaniser un de ses camarades :

– Défends-toi ! Tire sans t'arrêter !

Puis la même voix, qui crie :

– Revol, pardon, mais il le faut !

Et l'éclatement sec d'une grenade...

Car il a bien fallu sacrifier le pauvre Revol, pris comme bouclier par les Allemands. Il est tombé sur le bord du chemin, haché par les éclats de grenade et sera achevé, un peu plus tard, par une balle allemande.

Et c'est l'assaut final. Jacques Carton et un autre maquisard tombent les armes à la main, tandis que le dernier homme de l'équipe de garde parvient à s'enfuir par l'arrière du moulin, auquel les Allemands mettent le feu.

Les paysans venus relever les morts, le lendemain, retrouveront dans les ruines encore fumantes les restes des maquisards, près du téléphone calciné.

À Malleval le lieutenant Eysseric, faisant une vérification de routine, a été alerté par le silence du téléphone. À toutes fins utiles, il fait réveiller tout son monde :

– C'est peut-être une coupure accidentelle. Mais c'est peut-être aussi autre chose...

Quand, enfin, la ligne veut bien fonctionner, il n'a que confirmation de ce qu'il craignait.

Immédiatement, il donne l'ordre à ses chasseurs de prendre position en dehors des maisons du village :

– Il ne faut pas, leur dit-il, compromettre les civils aux yeux des Allemands...

Louable – mais dérisoire – souci...

Un des anciens équipiers de l'abbé Pierre, Métral, installé avec un autre maquisard dans une petite maison, a été alerté par la brave femme qui tient le café du village :

– Partez vite. Les Allemands sont là. Je vous ai préparé du café et un casse-croûte. Mon fils va vous guider. Il connaît les meilleurs passages.

Un rapide coup d'œil permet à Métrai de constater qu'il n'y a, en effet, pas d'autre solution que la fuite.

Heureusement, les Allemands ont été retardés, dans l'investissement du village, par les réseaux de fil de fer barbelé qui protègent les pâturages entourant Malleval. Toujours aussi méthodiques, les soldats vert-de-gris attendent les pinces coupantes qui vont permettre de se frayer un passage.

Un délai que mettent à profit Métrai et son compagnon. Guidés par le jeune paysan, ils réussissent à gagner le lit du Nan et à s'échapper du piège mortel qu'est devenu Malleval.

Pendant ce temps, le lieutenant Eysseric a fait battre le rappel de ses maquisards, dont beaucoup étaient éparpillés dans des maisons éloignées du village.

Il a très vite réalisé que la disproportion des forces était écrasante. Les Allemands ont engagé, semble-t-il, au moins un bataillon. Il faut décrocher :

– Repli sur les hauteurs ! Prenez avec vous le maximum de munitions !

Les hommes connaissent bien, pour y avoir souvent crapahuté, les quelques passes qui permettent de franchir les falaises. Ils se dirigent droit vers elles, tout en se retournant de temps en temps pour tirailler sur les Allemands qui progressent maintenant à vue, dans l'cwoir de les retarder.

Encore quelques dizaines de mètres et, au-delà des crêtes, c'est le salut ; le plateau du Vercors est vaste et on pourra s'y perdre aisément.

Mais la mort est au rendez-vous...

Les rauques rafales de MG 42 couchent à terre, en quelques instants, la plupart des chasseurs. Seuls quelques hommes, profitant de l'angle mort des tirs des fusils-mitrailleurs, arrivent à se faufiler dans les amas de rochers, d'où ils assistent au dénouement. Cheynis – futur chef du C6 – trouve un refuge efficace dans un épais massif de buis.

Le lieutenant Eysseric, fauché par une rafale, agonise. À deux mètres de lui, l'aspirant Paul Bulle baigne dans son sang, la hanche traversée ; lorsqu'il entend un bruit de pas et se sent retourné sur le dos, il ferme instinctivement les yeux, attendant le coup de grâce, qu'il a entendu résonner, tout proche, quelques instants plus tôt, pour ses camarades. Mais celui-ci ne claque pas. Hasard de la guerre. Bulle survivra.

Parmi les maquisards, certains ont, moins encore que les autres, intérêt à tomber entre les mains des Allemands ; ce sont les Yougoslaves, déserteurs de l'armée allemande, qui, déjà présents au camp de Tréminis, ont rejoint Malleval parce qu'ils ne savaient pas où aller.

Dès les premiers coups de feu, les cinq Slovènes cherchent à fuir, en compagnie de cinq Français. Ils n'ont pas d'armes, celles-ci sont restées enfermées dans le presbytère, transformé en armurerie !

Comme les autres, ils cherchent à gagner les hauteurs. Ils grimpent une pente très raide, à découvert, en longeant une zone rocheuse. Ils aperçoivent déjà la ligne de crête lorsque claquent des rafales de mitrailleuse, ponctuées d'éclatements de grenades, les redoutables grenades à manche, si précises, qu'utilise la Wehrmacht.

Un Slovène – un étudiant nommé Oblak – s'écroule dans la neige, touché à la poitrine ; ses compatriotes se sont jetés à terre et restent immobiles, craignant que le moindre geste n'attire sur eux le feu ennemi. L'un d'eux, Gladek, âgé de vingt ans, se tourne vers son aîné de quelques années, Gerbec. Il lui lance un appel à l'aide :

– Qu'est-ce qu'on peut faire ?

– Essayons de descendre par les rochers.

Autour d'eux gisent morts et blessés. Les deux hommes se glissent de rocher en rocher, le long d'un couloir d'avalanche, en s'abritant au mieux. On leur tire dessus de tous côtés ; les Allemands semblent avoir désormais quadrillé le terrain.

Gerbec, touché, a le visage et les mains en sang ; il a perdu ses lunettes. Il s'éloigne des rochers et dévale, en courant, la pente neigeuse, dans laquelle il enfonce par moments jusqu'aux cuisses. Il rejoint, en contrebas, Gladek, et les deux hommes, à bout de souffle, s'arrêtent un instant pour reprendre leur respiration.

Ils s'apprêtent à repartir lorsque surgissent deux sous-officiers allemands, armés de mitraillettes.

Désespéré, Gerbec dit à son compagnon :

– Je vais me tirer une balle dans la tête.

Il prend alors dans sa poche un petit pistolet, un browning belge que lui a donné un officier français. Mais il cherche en vain à l'armer, la culasse est bloquée...

Tout est fini. Le désespoir au cœur, les deux Slovènes lèvent les mains, tandis qu'approchent les Allemands.

Cruelle ironie de l'histoire, Gerbec reconnaît en ces hommes des sous-officiers de la compagnie dans laquelle il servait, avant de déserter de la Wehrmacht ! Ainsi, ce sont des Slovènes sous uniforme allemand qui font prisonniers, à Malleval, des Slovènes servant dans les rangs du maquis !

Gerbec et Gladek sont attachés l'un à l'autre, par une corde qui leur scie les chairs et on les oblige à porter, chacun, une mitrailleuse. Ils avancent, en titubant, sur la route qui descend vers la vallée. Ils seront condamnés à mort et fusillés, à Lyon t.

Paul Gardent échappe, lui, par miracle à la mort. Eysseric l'a chargé, compte tenu de son expérience, de l'instruction militaire des jeunes recrues.

Le 29 janvier, il a reçu mission d'effectuer une liaison, à Grenoble, avec de Reyniès. Une vieille voiture, qu'il compte emprunter, refuse de démarrer et, en désespoir de cause, Gardent décide de descendre à pied jusqu'à Cognin, pour prendre le car de Grenoble.

Arrivé dans le village, il se heurte, à l'angle d'une ruelle, à un officier allemand. Celui-ci parle un français quelque peu hésitant :

– D'où venez-vous ?

– De chez moi.

– Où allez-vous ?

– À Grenoble. Par le car.

– Donnez-moi votre sac.

L'Allemand fouille sommairement le sac à dos. Sans aller jusqu'au fond, où se trouve un pistolet...

– Bon. Rentrez chez vous.

– Mais je vais à Grenoble...

– Je vous dis de rentrer chez vous !

Gardent comprend qu'il n'a pas le choix et tourne les talons. Il reprend la route de Malleval, tandis que derrière lui la colonne allemande se met en ordre de marche.

Gardent frappe à la porte de la première maison qu'il rencontre. C'est celle du cantonnier.

– Les Allemands arrivent.

Le cantonnier le happe :

– Vite ! Entrez.

Le brave homme offre un café. Mais Gardent tend anxieusement l'oreille. Les premières détonations ne tardent pas à faire sursauter les deux hommes.

Le cantonnier se tourne vers son hôte :

– Vous ne pouvez pas rester ici. S'ils vous trouvent, nous sommes fichus tous les deux.

– Vous n'allez quand même pas me laisser abattre devant chez vous ?

Le cantonnier, visiblement rongé par l'incertitude, se décide enfin :

– Prenez cette pelle et cette pioche. Venez. Et faites comme moi.

Dès qu'ils sont sur la route, le cantonnier se met à récurer le caniveau avec ses outils. Gardent l'imite scrupuleusement.

Quand arrive un groupe d'Allemands, les soldats jettent un rapide coup d'œil sur les deux hommes penchés sur leur labeur, puis poursuivent rapidement leur progression.

Dès qu'ils se sont éloignés, Gardent se précipite en direction de Cognin. Il réussit à gagner Grenoble, pour apprendre à de Reyniès quel coup vient de frapper la Résistance dauphinoise.

À Malleval, le village flambe.

Les Allemands, après avoir récupéré les armes qui y étaient stockées, font sauter le presbytère. Des hommes et des femmes, maquisards et civils mêlés, sont brûlés vifs. Parmi eux, Gertrude Lévy, épouse d'un médecin juif, Moïse Blumenstock ; celui-ci sera déporté, en même temps que plusieurs villageois – dont le cafetier, Edouard Thomasset, et le boulanger, Albert Replat, accusés d'avoir nourri les maquisards.

Trente-quatre cadavres jonchent les ruines de Malleval. Le 6e BCA, à peine renaissant, a payé un lourd tribut. Les Allemands, eux, ont eu deux morts lors de l'attaque du Pont du Moulin et plusieurs blessés dont l'un mourra des suites de ses blessures à l'hôpital de Grenoble.

Les réserves de foin sont brûlées et les trente-trois vaches du village emmenées par les Allemands.

Ceux-ci font, ainsi, du contre-terrorisme, appliquant l'ordre général, daté du 25 janvier 1944, adressé par le commandement aux différentes unités opérationnelles de la Wehrmacht. De son quartier général de Grenoble, le général Karl Pflaum l'a répercuté aux hommes qui sont sous ses ordres :

– Il faut brûler entièrement et immédiatement les maisons d'où il a été tiré (...) Arrêter immédiatement tous les civils qui se trouvent dans le voisinage sans distinction de condition ou de personne (...) Ce sera regrettable mais la faute en est aux terroristes si les innocents tombent.

Fin janvier, Stéphane – fondateur et animateur, en Chartreuse, d'un maquis modèle, car constamment et systématiquement itinérant – voit arriver, aux Trois-Fontaines, deux rescapés de Malleval, " hâves, le visage barbouillé de suie pour cheminer la nuit ". Dans leurs yeux, il y a encore l'horreur des hautes flammes calcinant les corps de leurs camarades.

Le 31 janvier, Stéphane sabote la voie ferrée empruntant le tunnel de Voreppe. Il note dans son journal de marche :

" Réponse à l'anéantissement du camp de Malleval. "

L'adjudant Féret, du 6e BCA, envoyé par de Reyniès pour faire le bilan du désastre, trouve un spectacle de désolation. Il téléphone, consterné, à sa femme, pour que son chef soit informé :

– Je suis allé voir nos petits lapins ; ça ne va pas du tout. Ils ont presque tous crevé – même le gros père. Ils ont dû manger quelque mauvaise herbe.

À Esparron aussi, les " petits lapins " vont " manger quelque mauvaise herbe "...

Le monastère d'Esparron, en ruine, se trouve à la périphérie sud-orientale du Vercors, près de Chichilianne. Il offre asile à plusieurs groupes de maquisards, dans l'hiver 1943-1944. Le cadre est on ne peut plus austère :

– Ce monastère, se souvient Cacérès, un ancien d'Uriage, est bâti sur un piton glacé, battu par les vents, perdu dans la forêt de sapins. L'ensemble des vieux bâtiments délabrés et sinistres est composé de cellules froides, nues, toutes situées au nord et reliées les unes aux autres par un immense couloir, où les courants d'air s'engouffrent avec violence.

Ce site sévère, adopté par des ermites au cours du Moyen Age, a abrité une basa des Chantiers de Jeunesse. Puis, de novembre 1943 à janvier 1944, viennent s'y établir les plus tenaces des hommes du C6 et du C8 – les autres ont déserté – pour, en se regroupant, constituer le C11, placé sous l'autorité de Cathala (" Grange "). Chassés par les rigueurs de l'hiver sur le massif, ils espèrent trouver à Esparron des conditions plus clémentes.

Le C2 a lui aussi pris la direction des basses vallées au début du mois de novembre, en faisant plusieurs étapes : d'abord à la " Bergerie " de Gresse, à proximité d'une scierie, puis en squatterisant à La Bâtie-de-Gresse les baraques, abandonnées pendant l'hiver, des Chantiers de Jeunesse.

Le C8 rallie Esparron le 5 janvier, les maquisards ayant dû descendre à skis de Pré-Grandu jusqu'à Chichilianne.

Le monastère accueille encore des anciens d'Uriage, membres des Équipes volantes, chassés du château de Murinais, où ils s'étaient installé incendié par les Allemands le 19 décembre 1943.

Esparron exerce un attrait, presque une fascination, sur certains maquisards. Au camp de La Bâtie, près de Saint-Michelles-Portes, à deux jours de marche au nord d'Esparron, le jeune Gilbert Joseph, aussi désœuvré et démoralisé que ses camarades, est entrepris par l'un d'eux, Jacques, qui pense avoir trouvé la solution à leurs difficultés. Comme beaucoup

d'autres, Jacques a échoué au maquis pour fuir le STO, sans

imaginer que le froid, la faim, l'ennui seraient le prix à payer. Il répète sans cesse, comme pour exorciser le cafard : - Il faut aller à Esparron !

- Esparron ? Qu'est-ce que c'est ?

– Un repaire de maquisards. Mais des vrais ! Un château inaccessible, avec de hautes murailles. Se trouvent là-bas des gens étonnants, formidables !

Jacques a-t-il entendu vaguement parler des Équipes volantes dont certains chefs, comme Hubert Beuve-Méry sont hantés par l'exemple des moines-chevaliers du Moyen Age, au point de rêver d'un Ordre qui accomplirait une révolution spirituelle ? Les Templiers ont fait vibrer, depuis longtemps, nombre d'imaginations et Beuve-Méry n'est pas le premier, ni le dernier, à vouloir marcher sur leurs traces.

Toujours est-il que Jacques, poussé par ses fantasmes, se fait de plus en plus pressant :

– Ça ne peut plus durer. Je veux partir. Un jour de plus ici et je deviens fou.

Enfin, un matin, il rayonne :

– Ça y est ! Je suis muté à l'Esparron !

Grâce à ce pieux mensonge il réussit à entraîner son camarade, pour gagner, à pied, dans la neige haute, Esparron. Équipée sans lendemain. Les deux équipiers se perdent. Les " chaussettes russes " qu'ils se sont confectionnées, faute de vraies chaussettes, ne résistent pas à la marche dans la neige. Gilbert Joseph renonce au mirage et, fort sagement, choisit de rentrer au bercail - tandis que son compagnon disparaît pour retrouver une " vie civile " qu'il regrette d'avoir quittée.

Eussent-ils persévéré, et atteint leur but, qu'ils eussent été certainement fort déçus.

À Esparron, en effet, on ne connaît pas vraiment la " vie de château " ! Le guetteur, enveloppé dans de vieilles couvertures, est maintenu éveillé par le froid. Il n'a, pour passer le temps, que la ressource de lire... un commentaire de la bulle décrétant l'infaillibilité pontificale, trouvé au grenier.

Certes, les veillées sont moins austères, puisqu'on y entonne, à l'instigation des FTP présents, des airs peu cléricaux : le Chant des ouvriers, de Pierre Dupont et le Chant des canuts. Mais les conditions de vie sont plus que spartiates : celui qui veut se laver n'a pour seule solution qu'un bassin, à l'extérieur des bâtiments... après avoir cassé la croûte de glace !

Le chef " Grange " sait que l'inaction est dangereuse pour le moral des maquisards. Aussi, dans l'attente de parachutages sans cesse espérés, fait-il effectuer à ses hommes plusieurs coups de main, qui leur permettent de récupérer un précieuxbutin ; trois cents kilos de dynamite, une traction avant Citroën, un appareil téléphonique et du fil, permettant de tirer une ligne reliant le poste de garde au chef de camp, deux paires de jumelles (" empruntées " à la DST !).

Mais l'armement est pauvre ; un seul fusil-mitrailleur, mis en position près de la route, pour le poste de garde. Et, des trente hommes qui sont là, dix, seulement, sont armés de mitrailleuses Sten et de revolvers. Les Équipes volantes n'ont pas d'armes.

– Ah, ces intellectuels... grommelle un maquisard, apparemment peu sensible au charme des discussions sur la pensée de saint Thomas d'Aquin.

Par mesure de sécurité, des exercices d'évacuation, en cas d'alerte, sont réalisés que les membres des Équipes volantes font en riant.

Ils vont moins rire, le 3 février.

Ce jour-là, au petit matin, Cornu et Paul Adam sont de garde, en poste avancé. La nuit a été longue et froide. Pour se dégourdir les jambes, Cornu va faire un tour vers un viaduc proche, d'où l'on a une bonne vue sur les environs. À 7 h 15, son camarade le voit revenir en courant :

– Les Boches, les Boches !

Adam saisit le téléphone proche et donne le signal d'alarme au camp-monastère. Puis il saisit son arme et jette à son camarade :

– Vite, il faut rejoindre les copains. Ils vont avoir besoin de nous.

Les deux hommes se précipitent mais de puissantes explosions retentissent en direction du monastère.

– Trop tard ! Nous sommes coupés des autres.

– Essayons quand même de rejoindre le camp.

Il est impensable de prendre le chemin d'accès. Les maquisards entreprennent donc d'escalader la paroi. Mais, arrivés à mi-pente, des bruits de voix les figent sur place.

– Tu entends ? C'est de l'allemand !

– Ils ont dû nous voir. On est foutus !

Les deux maquisards, en se retournant, aperçoivent à une trentaine de mètres un sous-officier qui entraîne, à force de voix, une dizaine de soldats. Ils s'éloignent en courant vers un invisible objectif. Derrière ce groupe d'éclaireurs, un blindé monte en grondant, suivi d'un détachement d'environ deux cents hommes – parmi lesquels se remarquent trois civils.

Gestapo ? Civils français servant de guides, après avoir dénoncé le maquis ? Les deux maquisards, tapis dans la broussaille, ne peuvent détailler davantage la scène.

La fusillade s'intensifie.

- C'est du côté du monastère. Les copains doivent déguster !

– On ne peut pas les laisser tomber. Allez, en traversant le bois, devant nous, puis le viaduc, on devrait pouvoir se glisser jusque là-bas.

Arrivés à l'orée du bois, les Français entendent le roulement d'un train, qui s'engage sur le viaduc. Ils se plaquent à terre. Défile devant eux une longue suite de wagons à bestiaux, emplis de soldats allemands.

– Des renforts envoyés contre nous ?

– Non. Le train ne s'arrête pas.

Le convoi hors de vue, les deux hommes franchissent en quelques bonds le viaduc. Pour se retrouver soudain, après une galopade effrénée, à quelques mètres de véhicules allemands, alignés en contrebas. Des soldats devisent paisiblement, comme s'ils étaient en manœuvre. Mais l'un d'eux, plus âgé, portant des galons de sous-officier, lève les yeux et voit les maquisards. Avant qu'il ait pu réagir, Paul Adam épaule instinctivement son arme et tire, tuant net l'Allemand. D'un bond, Adam fonce dans les taillis qui sont derrière lui, entraînant son camarade, aussi surpris que l'ennemi par la fulgurance de l'affrontement.

Les Allemands feront, en vain, une battue monstre pour retrouver les deux fuyards. Ceux-ci, mettant à profit leur connaissance du terrain très accidenté, réussissent à gagner Saint-Maurice-en-Trièves. Grâce à l'aide du gérant du buffet de la gare, ils revêtent des vêtements civils et, transportant tranquillement leurs armes démontées dans une musette, ils gagnent Lus-la-Croix-Haute; de là, ils montent au Vercors, au col de Rousset, où le ménage Bordat déploie, en leur faveur, cette généreuse hospitalité dont il est coutumier.

Au monastère d'Esparron, l'attaque allemande a jeté la perturbation. Quand, à l'aube, Benigno Cacérès, un des plus anciens " piliers " d'Uriage, aperçoit " quelque chose de vert " à la fenêtre, il dit, étonné, à son ami Lepoil :

– Je vois du vert !

Il leur faut un moment pour réaliser que cette fusée verte est un signal d'attaque lancé par des assaillants. S'ils en doutaient encore, la fusillade qui éclate est sans équivoque. Les rafales de mitrailleuse claquent, des coups sourds annoncent l'arrivée et les points d'impact d'obus de mortier.

Des maquisards tirent quelques coups de feu mais la partie est par trop inégale. Compte tenu de la disproportion des forces et de la puissance de feu dérisoire dont il dispose, le chef du camp, Cathala (" Grange "), ordonne le repli immédiat.

L'un de ses hommes, Charles Basinet-Delfour (" Bordeaux "), est abattu au moment où il essaie de franchir, d'un bond intrépide, une des portes du monastère.

- Une autre issue. Cherchez une autre issue !

Mais la seconde porte est balayée, elle aussi, par des rafalesde fusil-mitrailleur et un maquisard, Marin, a le poignet fracassé.

Enfin, la troisième tentative est la bonne. Une poterne n'est pas encore sous le feu de l'ennemi. Les assiégés s'égaillent à travers bois, tandis que derrière eux le monastère est martelé par les coups de mortier. Des balles sifflent et Marius Desserre (" Berlingot ") tombe pour ne plus se relever. Mais les autres, se faufilant à travers les rochers, sont rapidement hors d'atteinte.

Les hommes des Équipes volantes, eux, se sentent impuissants devant une situation inédite; ils n'ont pas l'habitude des affrontements armés. Ils ont le sentiment d'être un peu oubliés dans leur chambre, pendant que les maquisards s'activent au rez-de-chaussée.

L'un d'eux, Laplace, prend alors les choses en main :

– Venez, il faut sortir de là avant qu'il ne soit trop tard.

Toute l'équipe saute par une fenêtre et, grâce à une providentielle glissade sur une forte pente tapissée d'aiguilles de sapin, déboule vers un torrent – où les Allemands ne viendront pas chercher les fuyards.

Les occupants d'Esparron se sont, en somme, bien tirés d'affaire. Grâce à une faute tactique des Allemands, qui, contrairement à ce, qu'ils avaient fait à Malleval, ont négligé d'encercler les hauts avant de lancer leur attaque. Se glissant à travers les mailles, fort larges, du filet, les maquisards ont éclaté en petits groupes, mobiles et peu repérables.

À Tresanne, au pied du mont Aiguille qui dresse son donjon de pierre sur la façade orientale du Vercors, le chef Cathala, accompagné de " Gorille " et de trois autres hommes, arrive, dans la nuit du 3 au 4 février, aux quartiers d'hiver qu'ont établis là les hommes du C2.

Après une marche forcée, quasi incessante, de dix-sept heures, pour semer d'éventuels poursuivants, Cathala et ses compagnons sont épuisés. Ils apprennent en quelques mots à leurs camarades la chute d'Esparron, puis tombent sur les litières de paille, ivres de fatigue et de sommeil.

La périphérie du Vercors devient décidément malsaine pour les maquisards. Les hommes du C2 décident donc de regagner les hauteurs, rassurantes, du massif.

– Là-haut, affirme un " ancien ", les Boches ne viendront pas nous chercher...

Le 5 février – car il a fallu tout de même accorder vingt-quatre heures de récupération à Cathala et à ses hommes – le C2 fait mouvement. Chaussés de leurs skis, les maquisards gravissent les pentes, lourdement enneigées, qui conduisent au Pas de la Selle, puis au Pas des Bachassons.

Chacun a tassé son barda dans le sac à dos, dont les courroies finissent vite par scier les épaules et, malgré le froid, la sueur ruisselle sur les visages tendus. Certains jeunes maquisards, d'origine citadine, découvrent que la montagne n'est pas toujours une partie de plaisir.

Partis à l'aube, les hommes du C2, après avoir franchi les Pas, progressent sur le plateau du Veymont ; la neige mou-tonne jusqu'à l'horizon et donne l'impression d'une étendue sans fin.

Dans l'après-midi, enfin, on atteint le plateau de Beurre. Le chalet Beylier, où s'installe le groupe, paraît un havre paradisiaque, après dix heures de marche ininterrompue, sur un terrain difficile.

Ce nouvel emplacement domine le Diois, et c'est de Die que le C2 recevra son ravitaillement et son nouveau chef, le lieutenant Point (" Payot ").

Chapitre 7

LES ALLEMANDS FRAPPENT AU CŒUR

En montant au Vercors, les maquisards d'Esparron et de La Bâtie ont, comme les rescapés de Malleval, le sentiment de gagner un havre sûr, protégé par ses hautes falaises carapacées de neige et de glace. Illusion.

En mars 1944, le cœur même de la forteresse est touché par un raid ennemi, dévastateur.

Il se produit le 18 mars. Mais, neuf jours plus tôt, les Allemands entreprennent, semble-t-il, de tâter le terrain.

C'est une méthode qui leur est chère : des embuscades et des incursions de convois motorisés sont autant de coups de sonde, permettant de vérifier l'implantation des groupes de maquisards et leurs capacités de réaction.

Des bruits annonciateurs ont-ils couru au sujet de ces opérations allemandes ? En tout cas, certains maquisards semblent préférer prendre leurs distances avec le Vercors. Le 6 mars les gendarmes de Saint-Marcellin, qui ont prouvé très concrète-ment, à plusieurs reprises, leurs sympathies pour la Résistance, voient arriver quatre hommes portant tenue des Chantiers de Jeunesse et sacs tyroliens flambant neufs :

– Les Allemands vont venir, disent-ils. Nous filons. Cette prédiction s'avère exacte le 9 mars.

Une colonne allemande se présente ce jour-là à Pont-en-Royans. Ce village a un intérêt stratégique évident ; il commande l'entrée des gorges de la Bourne et, par conséquent, l'une des rares routes permettant de pénétrer à l'intérieur du Vercors.

Les Allemands savent-ils qu'il y a là un groupe de maquisards, commandé par le lieutenant Ruettard, chef du C5 basé à Méaudre ? Cet officier de carrière, qui a commandé une section d'éclaireurs-skieurs au 153e régiment d'infanterie alpine, connaît bien le Vercors, et il a su aisément s'adapter aux méthodes de la guérilla.

Pour ce type de combat, Pont-en-Royans est un lieu idéal. Enserré entre la falaise et la rivière, le bourg est traversé par une rue unique, étroite, bordée de maisons s'appuyant d'un côté à la montagne et, de l'autre, avancées en encorbellement au-dessus de la Bourne. En somme, le piège parfait.

Lorsque la colonne allemande se présente à l'entrée du village, elle est accueillie par un feu intense, où mitraillettes Sten et fusils Enfield mêlent leurs voix.

Le lieutenant Ruettard a donné des consignes claires à ses hommes :

– On tire dès qu'ils sont à bonne portée. Il faut essayer de les empêcher d'entrer dans le village.

En tête de colonne, un motocycliste, touché de plein fouet, s'écroule sur sa machine, qui fait une embardée et se couche en travers de la route dans une gerbe d'étincelles. Des camions, plusieurs dizaines de soldats sautent en quelques instants, repèrent vite les emplacements des Français et dirigent sur eux des tirs nourris, de plus en plus précis.

Les Français vident encore quelques chargeurs puis Ruettard jette à ses hommes un bref commandement :

– On décroche. Échelon par échelon.

Comme à la manœuvre, les maquisards exécutent calmement les ordres. Dans ces cas-là on est reconnaissant à un officier d'avoir fait répéter souvent le même mouvement, pour obtenir un mécanisme collectif bien rodé.

Les uns après les autres, couverts par les camarades qui restent sur la position, les Français se replient. Ruettard, selon son habitude, décroche le dernier, après s'être assuré qu'il ne laissait pas de traînard derrière lui.

– Tous au pont du Martinet !

C'est la position de repli prévue par Ruettard. Un goulot d'étranglement, idéal pour fixer sur place un bon moment les Allemands ; ils ne pourront pas déployer leurs forces comme ils le voudraient.

Effectivement, les Allemands vont être bloqués là pendant près d'une heure.

Excédé – car il se rend bien compte qu'il n'a devant lui qu'une poignée d'hommes – l'officier allemand qui commande les équipes de pointe de la colonne fait venir auprès de lui une section de voltigeurs :

- Vous allez effectuer un mouvement tournant, pour prendre à revers les terroristes.

Il pointe du doigt, sur la carte d'état-major déployée à l'abri d'une murette, un itinéraire :

– Voilà. Ce village est un piège. Vous le contournez par le nord ; vous atteignez ainsi le haut des falaises qui dominent la rivière. Vous descendez en rappel – vous voyez, il y a une très forte dénivelée... Vous arrivez ainsi au bord de la Bourne, en amont des positions tenues par les terroristes. Dès que vous déclenchez le feu sur elles, nous donnons l'assaut de notre côté. Faites vite. Nous allons les occuper pendant ce temps-là par un feu roulant. Exécution !

La manœuvre n'est pas décelée à temps par les Français. Lorsque Ruettard se rend compte qu'il est tourné, il est trop tard pour lui :

– Dispersion générale ! On se retrouve au point de rendez-vous que je vous ai indiqué !

La plupart des hommes de son groupe réussissent à se fondre dans la nature, mais le lieutenant Ruettard est fait prisonnier, ainsi que l'adjudant Dupuy et deux maquisards.

Ils sont longuement interrogés, après avoir été frappés :

– Où sont vos caches d'armes ? Où sont les autres terroristes ?

– Nous ne sommes pas des terroristes, répond Ruettard. Nous sommes des soldats. Et je suis officier.

– C'est faux ! Vous ne faites pas partie d'une armée régulière. Vous êtes le chef d'une bande de terroristes.

– Nous appartenons à l'Armée Secrète.

– C'est une organisation terroriste !

Dialogue de sourds. Les coups recommencent à pleuvoir mais les Français, en sang, ne lâchent pas un mot.

– On n'obtiendra rien de ces gens-là, marmonne, écœuré, un sous-officier allemand.

– Alors qu'on les fusille ! ordonne l'officier qui commande la colonne. Qu'au moins ils servent d'exemples !

La salve retentit, puis les coups de grâce. Les corps, encore pantelants, sont pendus au garde-fou du pont, pour impressionner les populations. Sinistres trophées.

Cette sanglante démonstration n'a pas incité les camps dispersés sur le plateau à modifier sensiblement leurs activités.

Dans le Vercors sud, Thivollet poursuit, à partir de son PC de Saint-Martin, l'intégration de nouvelles recrues au 11e Cuirassiers, qu'il entend bien reconstituer. Il a d'ailleurs, symboliquement, accroché au mur de son bureau le fanion de son escadron, qui porte la devisé " Toujours au chemin de l'honneur ", encadrée des fleurs de lys qui figurent sur le blason régimentaire - ce qui vaudra à Thivollet, de la part d'esprits chagrins, l'accusation d'être royaliste !

En tout cas, cet emblème ne perturbe pas les jeunes hommes qui, nouvellement arrivés au maquis, sont présentés à Thivollet.

C'est le cas de Joseph La Picirella, qui est parti de Lyon un beau matin de janvier 1944, avec son ami Lucien Dumont, pour répondre à l'appel de son ancien chef, le capitaine

Fould

Les deux garçons savent seulement qu'il faut gagner Saint-Martin-en-Vercors, où ils trouveront à l'hôtel Breyton, en échange d'un mot de passe convenu, toutes indications utiles pour gagner le maquis. Odyssée classique - mais bien révélatrice de la détermination de certains candidats au combat clan-destin. Le ventre vide depuis deux jours, les deux amis font quarante-cinq kilomètres à pied, sur une route recouverte de neige, pour atteindre leur but.

Un brave homme de facteur, rencontré à Sainte-Eulalie-en-Royans, au pied du Vercors, a bien essayé de les dissuader :

- Aller à Saint-Martin ! Mais vous êtes fous ! Il y a plus d'un mètre de neige sur la route, depuis trois jours le courrier ne descend plus et, vous, vous voulez monter ? C'est de la folie !

Mais rien n'y fait. Après douze heures de marche éprouvante, trempés, épuisés mais heureux, les deux garçons, après les rites d'identification d'usage, suivent un guide portant mitraillette jusqu'à la discrète clairière où s'est établi Thivollet.

Dans la grande salle commune d'une ferme abandonnée, des jeunes gens, du même âge qu'eux, accueillent joyeusement les nouveaux venus:

- Salut les gars ! Venez vous chauffer. Vous devez en avoir besoin !

Dans l'âtre brûle une grosse bûche. Les maquisards, vêtus de pantalons militaires et de pull-overs noirs sur lesquels se détache une tête de mort, insigne des corps francs, incarnent bien cette nouvelle race de partisans qu'a fait éclore la guerre mondiale; aux murs, alignés et visiblement bien entretenus, des fusils et des mitraillettes rappellent qu'on n'est pas là pour jouer à la guerre, mais pour la faire.

Réconfortés par une telle ambiance, Joseph La Picirella et son copain, après s'être réchauffés, sont introduits, au premier étage, dans le bureau de Thivollet.

Ils ont devant eux un homme souriant, d'une trentaine d'années, blond, aux yeux bleu très clair, impeccablement sanglé dans son uniforme. À côté de lui, les lieutenants Moine et Rose.

La Picirella et Dumont se présentent réglementairement, ce qui fait visiblement bonne impression aux officiers, et donnent le mot de passe.

– Capitaine Thivollet. Bienvenue parmi nous, répond le chef du Vercors sud, en tendant la main aux deux nouvelles recrues.

Les voilà intronisés dans la communauté maquisarde. Mais Thivollet tient à les prévenir :

- La vie qui vous attend ici est rude. Rien à voir, bien sûr, avec la vie de garnison que vous avez peut-être déjà connue. Le risque est permanent. Nous sommes officiellement dénoncés comme des terroristes par les occupants. Donc aucune clémence, aucune pitié à attendre. C'est le prix de la liberté. Aux moments les plus durs, n'oubliez jamais que nous nous battons, ici, pour la liberté de notre pays. Ce qui vaut tous les sacrifices. Voilà. Bien compris ? Pas de regrets ? Bon. Je vous affecte aux Combes, où cantonne le camp Bourgeois. On va vous y conduire.

Subjugués, les deux jeunes Lyonnais emboîtent le pas de leur guide et se retrouvent bientôt devant une soupe chaude, dans la joyeuse ambiance d'un clan de guerriers.

Dès les jours suivants, les séances d'instruction, les corvées, les liaisons, les tours de garde, les exercices en campagne et manœuvres de guérilla mettent totalement dans le coup les deux nouveaux. Ils apprennent à vivre, au quotidien, les joies et drames des maquisards.

Les drames sont parfois d'une banalité consternante. Le 11 mars, Jean Berne, âgé de seize ans, effectue une liaison dans la neige fraîchement tombée. Il est, malgré son jeune âge, un des rescapés de Malleval, venus se joindre après ce triste épisode aux hommes du 11e Cuir. Il porte une Sten en bandoulière et, fatigué, se laisse lourdement tomber sur un rocher pour se reposer. La crosse de la mitraillette heurte le sol et le choc déclenche la rafale, tuant net l'imprudent. Il n'est ni le premier ni le dernier porteur de Sten à être victime de son arme.

Mais joie aussi, lorsque, le 10 mars, à Vassieux, le terrain " Taille-Crayon ", l'un de ceux qui ont été signalés à Londres et homologués par les services alliés, reçoit un parachutage, parfaitement réussi grâce aux grands feux allumés dans la neige en guise de balises.

Joie encore lorsque, six jours plus tard, le terrain " Coupe-Papier ", tout près du camp des Combes, à Saint-Martin, réceptionne, par un magnifique clair de lune, cent cinquante containers. Dans certains, ouverts avec précaution car y figure la mention " grenades ", les maquisards trouvent des paquets de cigarettes !

La distribution se fait dans une joyeuse cohue. Le lendemain, toute la journée est consacrée par les hommes du 11e Cuirassiers à la récupération du matériel parachuté. Dans la neige, il est transporté à dos d'homme jusqu'à la grotte de

Barme-Chinelle, située à l'ouest de Saint-Julien. La mise en place de tels dépôts d'armes met du baume au cœur des maquisards. Enfin leur sont donnés les moyens de se battre !

Joie, toujours, lorsque les hommes du 11e Cuir apprennent qu'ils vont voir arriver de nouveaux camarades, les chasseurs du 6e BCA.

Très affecté par l'affaire de Malleval, le commandant de Reyniès a donné mission à Pierre Tanant de prendre contact avec Thivollet, pour que celui-ci intègre à son dispositif d'anciens chasseurs, qui devront reconstituer un nouveau noyau du 6` BCA, après la tentative avortée de Malleval.

Tanant, accompagné du sergent Barrai et du chasseur Pradères, arrive le 1er mars à Saint-Martin. Il a emprunté, comme un bon touriste, avec ses skis et son sac à dos, le car Glénat, dont le chauffeur est acquis à la Résistance.

Tanant et ses deux compagnons ne sont pas attendus à Saint-Martin ; le message annonçant leur arrivée n'est pas parvenu à destination. Mais l'officier sait trouver à l'hôtel Breyton la bonne filière. Effectivement, un homme de liaison se met à la disposition des arrivants pour les guider à bon port.

Après avoir gravi en file indienne, dans la neige éclairée par la lune, une piste assez raide, c'est la traditionnelle vérification par la sentinelle postée dans les taillis.

Au PC de Thivollet, le courant passe vite entre le cavalier et le chasseur.

Celui-ci se présente :

– Capitaine T...

Puis se reprend aussitôt :

– Excusez-moi. Capitaine Laroche.

Il faut, même entre officiers, jouer le jeu des pseudonymes, une des règles de base de la clandestinité. Ne serait-ce que pour ne pas se couper devant des tiers. L'accord est vite conclu ; cuirassiers et chasseurs alpins cohabiteront sans difficulté :

– Nous manquons de spécialistes de la montagne, dit Thivollet. Beaucoup de mes hommes sont des citadins, qui n'avaient jamais mis les pieds dans les Alpes avant de venir ici. Vos chasseurs, avec leur solide expérience, sont donc les bienvenus !

– Je vous remercie. Si vous le permettez, je pourrais, dès demain, reconnaître un éventuel lieu de cantonnement pour les chasseurs ?

– Mais certainement. Je vous donnerai pour guide un de mes meilleurs éléments, excellent skieur.

Le lendemain, de bonne heure, Tanant et ses compagnons se lancent à skis sur une poudreuse qui étincelle au soleil. Thivollet accompagne quelque temps le groupe et en profite pour faire visiter à ses hôtes un camp installé à proximité. Impeccablement aligné, un peloton de cuirassiers rend les honneurs. Cette discipline, la parfaite tenue du campement impressionnent Tanant ; ici, on a vraiment le sentiment que l'armée française renaît de ses cendres...

Puis Tanant poursuit sa route, guidé par Yves Béesau ; élève au Prytanée où il préparait Saint-Cyr, il a abandonné ses études pour gagner le maquis ; il y a mieux à faire, en cette année 1944, que de " pâlir sur de noirs bouquins " – comme le disent les paroles de la Galette, le chant fétiche des saint-cyriens...

La ferme inhabitée qu'il fait découvrir à Tanant sera un cantonnement idéal pour les chasseurs. Le paysan propriétaire des lieux donne sans hésiter son accord.

Dès son retour au PC de Thivollet, Tanant confirme au chef du Vercors sud qu'il verra rapidement arriver les premiers chasseurs :

– Ils seront, précise-t-il, placés sous les ordres de l'adjudant-chef Chabal, secondé par l'adjudant-chef Feret et le sergent Barrai.

Ces derniers battent aussitôt le rappel des volontaires.

Ainsi se conforte, au cœur du Vercors, une organisation militaire cohérente, avec mise en place de différents services. Le médecin-capitaine Fischer (" Ferrier ") a, par exemple, su créer, avec des moyens fort limités, un service de santé efficace.

Thivollet cultive même le décorum. De passage dans le Vercors, alors qu'il vient d'être nommé chef militaire de la Résistance drômoise, le lieutenant-colonel de Lassus Saint-Geniès (" Legrand ") est reçu à déjeuner par Thivollet ; la nappe, note-t-il avec un étonnement admiratif, est d'une blancheur immaculée et le service, impeccable, effectué par deux prisonniers allemands en uniforme !

De plus en plus militarisé, l'encadrement s'améliore, les armes arrivent enfin, les maquis semblent avoir tissé une toile solide sur les hauts plateaux du Vercors. C'est pourquoi Descour a décidé d'y établir un PC régional, qu'il rejoindra dès l'annonce du débarquement qu'on espère et pressent imminent, en ce printemps 1944.

Ce PC est appelé à jouer un ôle décisif, puisque Descour le définit comme " État-Major rédàit de la région R1 " ; il constitue une antenne, décentralisée, de l'état-major permanent de Descour, établi à Lyon, capitale de R1.

Pour les responsables militaires et civils du Vercors, c'est là une confirmation éclatante, s'il en fallait une, du rôle décisif que leur massif doit jouer dans le cadre général de l'offensive alliée...

Le lieu choisi, pour l'établissement de ce PC, est le hameau de la Matrassière, près de Saint-Julien-en-Vercors. Une équipe s'y installe à la mi-janvier 1944.

En son sein, un homme joue un rôle primordial, le radio, Pierre Lassalle.

Lorsqu'il arrive au Vercors, il a déjà derrière lui une belle carrière de résistant. Il a plongé dans la clandestinité en 1942.
Il est alors dans la région R6, et en particulier en Haute- Corrèze. Sa spécialité est devenue, très vite, les liaisons radio. Arrêté, condamné à mort, évadé, il est désormais " brûlé ".
Lors d'une discrète réunion au Bar d'Espagne, à Clermont-Ferrand, le colonel Henri Zeller décrète :

– J'ai vu récemment Descour ; il a besoin d'étoffer son équipe de radios et je lui ai promis quelqu'un. Nous allons lui envoyer " Benjamin ".

C'est ainsi que Zeller a baptisé Lassalle en toute logique, puisque celui-ci est le plus jeune de l'équipe.

Voilà donc " Benjamin " installé dans la région lyonnaise, affecté comme second du lieutenant Montefusco (" Argentin " ou " Titin "), patron des liaisons radio pour la région R1, parachuté à l'automne 1943 à Besse, en Auvergne.

À la mi-janvier 1944, Lassalle reçoit l'ordre de gagner le Vercors, très exactement le hameau de la Matrassière, sur la commune de Saint-Julien. Avec son matériel radio, puisque sa mission est d'assurer les liaisons entre cet " État-Major réduit " et Londres.

Il s'installe dans la ferme Callet, où il se rend compte tout de suite que l'hospitalité dauphinoise n'est pas un vain mot.

Le père Callet est une figure haute en couleur : il contribue largement au ravitaillement des camps voisins, mais en organisant les choses à sa façon. Ce qui donne lieu, quelquefois, à des épisodes tragi-comiques. Ainsi, alors qu'il a promis au lieutenant Moine de lui fournir un quartier de viande, pour ses hommes, depuis plusieurs jours, il remet sans cesse au lendemain la fourniture promise. Le lieutenant Moine, excédé, vient à la ferme réclamer une fois de plus, étant bien entendu que le ravitaillement est scrupuleusement payé par les maquisards :

- T'occupe pas, répond le vieux paysan, tu l'auras demain, la viande... Le lendemain, rien ne vient. À la fin de l'après-midi, Moine arrive, mitraillette à la main. Et la braque sur le père Callet :

– Mes gars ont faim. Alors, si demain je n'ai rien, je reviens et je tire !

Le père Callet, furieux, bougonne quelques insultes colorées en patois.

Moine, impavide - alors qu'il a une forte envie de rire -, tapote sa mitraillette :– Demain ! Sinon... Le lendemain, les maquisards étaient ravitaillés.

Dans cette ambiance picaresque, Lassalle est en principe rivé à son poste de radio. Dans des conditions difficiles ; il y a un mètre cinquante de neige dehors et, pour déployer son antenne, Lassalle, qui n'est pas très grand, a dû progresser en ayant de la neige jusqu'à la poitrine. La nuit, pour arriver à dormir malgré le froid, il doit se couvrir de huit couvertures !

Les consignes de Londres sont formelles ; un centre de liaisons radio doit être couvert par une équipe de protection. Mais il y a loin de la théorie à la pratique. Le groupe des " sédentaires " du PC est en effet peu nombreux ; quelques hommes sont éparpillés dans les fermes des hameaux, étirés en longueur, de la Matrassière et des Domarières. Ils sont commandés par les capitaines Roger Guigou et Marc Oschwald, secondés par le sous-lieutenant Jean Simon-Perret.

Les cavaliers – ils tiennent à ce terme, qui rappelle leur qualité de cuirassiers – servent essentiellement d'agents de liaison, pour transmettre les messages, reçus par radio, au PC de Thivollet et aux camps environnants. Un poste de garde est établi dans un abri de cantonniers, qui domine la route de Saint-Martin. Mais il n'est pas toujours occupé, faute d'effectifs disponibles.

Ce défaut de surveillance est d'autant plus regrettable que les Allemands s'intéressent, c'est évident, à l' " État-Major réduit ", ne serait-ce qu'en raison de l'importance du trafic radio entre la Matrassière et Londres. Normalement, chaque vacation ne doit pas excéder vingt minutes. Mais, là encore, il y a des entorses aux principes.

Lassalle a confirmation de l'intérêt que portent les Allemands à son activité lorsqu'un matin il s'entend appeler par son indicatif habituel environ une minute avant l'heure de vacation fixée par Londres.

– " Cayenne " ? Allô, " Cayenne " ?

Lassalle, comme tous les opérateurs radio de la Résistance, a l'habitude de " traiter " avec un correspondant londonien régulier et, à des détails imperceptibles, indéfinissables, il comprend qu'il ne s'agit pas de lui ce jour-là, même si la station qui l'appelle est, à l'évidence, très puissante. Il garde donc le silence. Et la centrale londonienne se manifeste d'ailleurs, une minute plus tard, à l'heure normalement prévue.

Le phénomène se reproduit pendant quatre jours consécutifs. À l'évidence, les Allemands, qui disposent de puissants moyens radiogoniométriques à longue distance, ont repéré l'emplacement du poste émetteur de Lassalle et essaient de s'introduire dans le réseau, pour tirer des renseignements ou intoxiquer.

Inquiet, Lassalle se rassure cependant en se disant que la Matrassière constitue un refuge peu accessible à des visiteurs indésirables.

Le 18 mars, il doit déchanter.

Quelques jours plus tôt, Lassalle a reçu de nouveaux ordres de Descour :

– Vous allez provisoirement quitter le Vercors, pour travailler directement avec " Joseph ".

" Joseph ", c'est le colonel Zeller, qui en mars 1944 gravite dans la vallée du Gier, entre Saint-Étienne et Givors.

Lassalle a donc descendu son matériel radio, le 17, à Saint-Martin. Il l'a entreposé à l'hôtel Breyton, point de départ du car qui le conduira, le lendemain, à Valence. Il a pris soin d'être discret ; de temps en temps, se glissent parmi les passagers du car quelques " touristes " trop curieux pour être honnêtes... Les services allemands, la Milice cherchent à infiltrer des " taupes ".

Le car à gazogène partant tôt, Lassalle se lève dès l'aube, le 18 mars ; il lui faut gagner Saint-Martin à pied, dans la neige.

Pris d'un besoin pressant, il sort de la grange, où il a son cantonnement, en utilisant comme passerelle une planche jetée entre une fenêtre et la masse de neige accumulée en talus à l'extérieur.

Il a à peine le temps de faire quelques pas qu'une fusillade intense éclate. Tout autour de lui, des projectiles viennent se ficher, en chuintant, dans la neige. Lassalle distingue vaguement des silhouettes blanches, les Gebirgsjger ont passé leur anorak de camouflage, blanc, qui leur permet de se confondre avec le paysage enneigé. Mais il ne s'attarde pas à détailler leur tenue ; l'endroit devient malsain !

Il bondit dans la grange et se précipite vers l'arrière du bâtiment, où une petite porte ouvre sur les prés environnants. Un coup d'œil à droite, un coup d'œil à gauche ; apparemment les Allemands n'ont pas encore encerclé totalement le hameau. Lassalle fonce devant lui et réussit à gagner une haie proche, à l'abri de laquelle il s'éloigne de la Matrassière aussi vite que le lui permet la neige, rendue heureusement très dure par le froid nocturne, ce qui évite de trop enfoncer et de laisser des traces trop visibles !

Il entend, derrière lui, des chapelets de détonations. " Ça barde, là-bas ", songe-t-il.

Il applique pourtant les consignes. Ses chefs lui ont souvent dit qu'un radio ne se remplaçant pas facilement, son premier devoir, en cas d'alerte, était de sauver sa peau, pour rester " opérationnel ".

Pourtant, la tête bourdonnant sous l'effort de la course, il ne peut s'empêcher de se poser des questions :" Comment les Allemands ont-ils pu arriver à la Matrassière sans que l'alerte ait été donnée ? Les Allemands ont-ils investi toute la région ? Le camp des Combes et le PC du Bouget, où se trouve Thivollet, sont-ils déjà tombés entre leurs mains ? Dans ce cas, ce serait folie d'aller là-bas ! "

Impossible de répondre à ces questions. Alors, la seule solution est de s'éloigner, le plus possible, de tout lieu habité.

En fait, une fois de plus la trahison a fait son œuvre de mort. Les Allemands sont venus directement à la Matrassière. Ce qui les intéresse, c'est le PC établi par Descour. Ils n'ont pas hésité, ne se sont pas trompés alors qu'il fallait connaître le discret chemin de terre, conduisant à la Matrassière, dans un paysage complètement recouvert de neige. Seul quelqu'un du pays pouvait guider à coup sûr les Allemands. Ceux-ci ont cependant dû, pour arriver jusque-là, faire sauter le verrou que constituait, dans les gorges de la Bourne, le poste de contrôle tenu par le capitaine Dubois et ses hommes.

L'officier a choisi un endroit parfaitement adapté à sa mission, le pont de la Goule Noire, où la route venant de Pont-en-Royans se divise en deux tronçons. L'un monte vers Saint-Martin et l'autre continue, à travers les gorges, jusqu'à Villard-de-Lans. C'est un point de passage obligé pour tout véhicule voulant aller du Vercors nord au Vercors sud.

Le capitaine Dubois connaît son affaire. Il a installé un nid de mitrailleuses à l'entrée d'une grotte d'où l'on a une vue plongeante sur la route. Le tir des armes automatiques peut ainsi balayer tout le carrefour.

Le dispositif montre son efficacité lorsque les Allemands, venant de Villard-de-Lans, arrivent à bonne portée. Leur convoi est impressionnant : quarante-trois camions, transports de troupes, protégés par une automitrailleuse et un canon automoteur.

– Tirez par courtes rafales, dit Dubois aux servants des mitrailleuses. On n'aura pas trop de munitions, avec tout ce monde qu'il y a en bas !

Plusieurs Allemands, cueillis à la descente des camions, jonchent déjà la chaussée. Mais les officiers sont maintenant bien rodés à ce genre de situation. Ils savent qu'une attaque frontale leur fait perdre beaucoup de monde, face à des partisans ayant l'avantage du terrain, solidement fortifiés au milieu des rochers. Aussi font-ils mettre leurs hommes à l'abri, pendant que quelques tireurs d'élite se contentent de tenir en haleine les Français.

Ceux-ci se mettent à espérer :

– S'en vont-ils, mon capitaine ?

– Cela m'étonnerait. S'ils sont venus ainsi en force, c'est qu'ils ont une mission bien précise. Ils doivent chercher du plus gros gibier que nous.

– Ils ne tirent pas beaucoup.

– Ils doivent nous préparer un tour à leur façon.

Effectivement, les Allemands appliquent les instructions qui ont été données aux chefs de corps chargés de traquer, en terrain montagnard, les " terroristes " : en cas d'accrochage, utiliser la supériorité numérique pour manœuvrer et prendre à revers les positions ennemies. Dans la Wehrmacht aussi on respecte le vieux principe préconisé par Philippe Pétain pendant la guerre de 1914-1918 : la sueur épargne le sang.

Plusieurs sections, constituées d'hommes bien entraînés, escaladent donc les parois rocheuses qui se dressent au-dessus des gorges de la Bourne. Puis, après une prudente progression, ils arrivent en vue des Français et dirigent aussitôt sur eux un tir bien ajusté.

Au point que la position, qui semblait si forte, devient vite intenable pour les maquisards. Se replier dans la grotte ? Ce serait la souricière.

– Il faut essayer de percer, dit le capitaine Dubois.

– On emporte les mitrailleuses, mon capitaine ? - Évidemment ! Tu ne vas pas en faire cadeau aux Boches, non ?

Un par un, les hommes se lancent dans la pente, pour atteindre la route, franchir le pont et de là essayer d'aller prévenir les camps du danger qui les guette.

Le capitaine Dubois est tué au moment où il charge sur son épaule la dernière mitrailleuse. Sa main reste crispée sur cette arme qu'il ne voulait pas laisser à l'ennemi.

Parvenu jusqu'au pont de la Goule Noire, le lieutenant Girard le franchit en courant lorsqu'il est abattu. " Milou " et Bébert ", chefs du corps franc de Méaudre, connaissent après lui le même sort.

De piège pour les Allemands, ce pont l'est devenu pour les Français. Il faut renoncer à essayer de le traverser.

Deux maquisards, Leroy et Galois, se sont réfugiés dans une bergerie. Ils ont avec eux un FM, et une sérieuse réserve de munitions. En face, les Allemands ont compris que c'est, pour eux, le dernier obstacle.

Un officier ordonne :

– Grenades incendiaires !

Les redoutables Eierhandgranate 39 font leur œuvre. En quelques instants, la bergerie est un brasier. Leroy est brûlé vif. Galois réussit à sortir, à moitié asphyxié par la fumée. Il est aussitôt capturé et fouillé. Hébété, il est sans réaction. Trois Allemands déchargent leur arme sur lui et il s'écroule. Soncadavre ira rejoindre ceux de ses camarades, qui se balancent sinistrement sous le tablier du pont de la Goule Noire.

Tandis que certains maquisards arrivent à gagner les hauteurs, pour trouver la protection du sous-bois, d'autres, blessés, réussissent à se dissimuler dans les rochers. Ils se traînent jusqu'à la grotte du Bournilon. L'un d'eux essaie d'effacer, maladroitement, les traces de sang, trop révélatrices. Heureusement, les Allemands sont trop pressés pour organiser une battue systématique.

Ils foncent vers leur objectif, la Matrassière.

Ils sont d'ailleurs retardés une dernière fois en croisant sur la route le car de la compagnie Glénat qui, comme chaque jour, fait le service Saint-Martin-Pont-en-Royans.

Le chauffeur du car, Chabert, voyant arriver en face de lui la colonne motorisée, joue les conducteurs maladroits et bloque son véhicule en travers de la route étroite, cernée par deux murs de neige. Il a compris quel drame se prépare et cherche, avec ses pauvres moyens, à retarder le plus possible les Allemands. Il faudra à ceux-ci de longs efforts pour dégager la route, en creusant un créneau dans la neige afin d'y loger ce car intempestif.

Mais ni le courage des maquisards de Dubois, ni la présence d'esprit du chauffeur de car ne suffiront à empêcher la tragédie de la Matrassière, où l'effet de surprise joue à fond contre les dix maquisards qui constituent l'" Etat-Major réduit " de Descour.

Seuls quatre d'entre eux se tireront finalement d'affaire. Pierre Lassalle qui, apercevant, au bout de plusieurs heures de marche, une silhouette se détachant sur la neige, reconnaît le lieutenant Jacques Pérol, chef des liaisons du colonel Des-cour'. Le Lyonnais Auguste Gros, agent de liaison, et " le baron Louis ", le gestionnaire-financier du PC qui, fuyant vers le nord, a eu la chance de tomber sur un fermier du hameau des Alberts, Revellin, sympathisant actif du maquis.

Les autres maquisards n'ont pas eu la même chance. Leurs camions garés à Saint-Julien, les Allemands ont gagné à pied le hameau de la Matrassière. Ils vont droit à la ferme Peyronnet, ce qui confirme qu'ils sont bien renseignés, puisque c'est là que sont logés les chefs de l' " État-Major réduit ", et ouvrent le feu sur tous les bâtiments du hameau, en arrosant longuement chaque ferme avant de bien approcher.

Dans la cuisine de la ferme Berthuin, trois balles viennent se loger, l'une dans le mur, une autre dans l'horloge et la troisième dans le buffet sans atteindre le fermier et son épouse, qui sont à table pour le petit déjeuner ! Le fils Berthuin veut s'échapper de la ferme familiale, mais la vue d'un Allemand posté à proximité l'en dissuade et il va se cacher dans le foin stocké dans la grange. Quand les Allemands feront une fouille rapide de la grange, ils ne le trouveront pas.

À la ferme Rochas, située à une cinquantaine de mètres, une grenade jetée par les Allemands dans la cuisine laisse miraculeusement indemnes la fermière et un jeune pensionnaire d'une dizaine d'années dont elle s'occupe. Paul Rochas, le fermier, est emmené par les Allemands.

Même si les civils sont pris au milieu de la fusillade, les cibles des Allemands sont évidemment les maquisards. Le capitaine Marc Oschwald, le sous-lieutenant Jean Simon-Perret et le cavalier Roger Couderc, totalement surpris par l'attaque, tentent de s'échapper mais sont abattus à quelques mètres de la ferme. Le capitaine Guigou, qui est en civil, parvient à courir pendant quelques dizaines de mètres, mais une rafale le fauche et il bascule sur le bord du chemin.

Marc Leroy – dit " Pompier ", car il a servi dans les pompiers de Paris – et Hubert Levacque, dit " Bébert ", ont réussi à sauter d'une fenêtre située sur l'arrière de la ferme, en emportant leur arme. Mais ils ont été vite repérés et la poursuite s'engage.

Blessé, sentant qu'il va être rattrapé, Levacque s'arrête et fait front, pour vendre chèrement sa peau. Il touche deux Allemands avant d'être à son tour abattu.

Leroy, lui, réussit à atteindre la ferme Callet :

– Les Allemands ! Les Allemands me poursuivent ! Je veux me cacher !

Mais il cherche désespérément des yeux une cachette possible. Rien. En désespoir de cause, il reprend sa course. Le fils Callet, bouleversé, court se dissimuler dans une grange voisine, en se recouvrant de foin. Les Allemands, quelques instants plus tard, larderont, à tout hasard, le tas de foin à coups de baïonnette. Sans résultat.

Leroy, hors d'haleine, arrive à la ferme Borel. Le maître de maison, son épouse, sa mère, son plus jeune fils, qui s'apprête à partir à l'école, sont attablés à la cuisine. Ils n'ont pas attaché d'importance aux détonations, pensant que les maquisards, comme cela leur arrive de temps en temps, s'entraînent au tir et font des manœuvres.

La porte qui sépare la cuisine de l'étable s'ouvre à la volée : – Cachez-moi vite, les Boches sont là, jette Leroy, le souffle court, les yeux hors de tête.

Le père Borel n'hésite pas un instant. Aider les " dissidents " - comme on les appelle dans le pays - est quelque chose qui lui paraît naturel. Y compris, et surtout, quand les choses vontmal. Car le père Borel n'a pas eu besoin de longues explications ; la présence des Allemands est, en soi, suffisamment éloquente.

Il entraîne précipitamment Leroy, qui n'a qu'une chaussure aux pieds, vers la grange, le recouvre de foin et redescend aussitôt dans la cour de sa ferme. Une dizaine de soldats allemands sont déjà là, le visage fermé, les yeux durs.

À l'étage, la grand-mère Borel a couru, aussi vite que le lui permettent ses jambes de soixante-seize ans, alerter le jeune Henri, son petit-fils, âgé de quinze ans :

– Lève-toi vite ! Les Boches sont là et ton papa est allé cacher un dissident !

Lorsque Henri, qui s'est habillé à la va-vite, descend l'escalier, les pieds nus, il trouve devant lui quatre fusils braqués. Les Allemands le font sortir dans la cour, où son père se trouve déjà. Sa mère lui apporte une paire de galoches. Il a à peine le temps de les enfiler que, déjà, son père et lui sont poussés sur le chemin par les Allemands, qui leur ordonnent, par gestes, de marcher devant eux.

À la première croisée de chemins, ils trouvent un autre groupe d'une dizaine d'Allemands, poussant devant eux Paul Rochas. Celui-ci lance à son voisin Borel un coup d'œil interrogateur. Que veulent d'eux les assaillants ?

Ils ne peuvent, évidemment, échanger leurs impressions; toujours en tête, des fusils braqués dans les reins, ils doivent faire le tour des trois fermes qui constituent le quartier des Carêmes. Devant l'une d'elles se tient la fermière, Mme Arnaud, son bébé de quatre mois dans les bras et, près d'elle, sa belle-mère.

Une automitrailleuse allemande est venue se poster à côté de la dernière maison du hameau, prête à balayer d'un tir meurtrier tout suspect.

Les trois prisonniers français, toujours accompagnés de leur

vingtaine d'anges gardiens, reviennent à la ferme Borel, après

avoir fait un détour par les champs recouverts de neige. En repassant devant sa ferme, le père Borel dit à sa femme : – Viens avec nous.

La fermière glisse subrepticement à la grand-mère Borel un portefeuille, qui contient la quasi-totalité des économies familiales. Mais un Allemand, qui a vu le manège, s'empare du portefeuille.

Avec le sang-froid de vieilles paysannes dauphinoises, la grand-mère, craignant l'incendie de la ferme – déjà des maisons voisines brûlent - sort tout ce qu'elle peut dans la cour : linge, vêtements, nourriture... Voyant deux jambons, les Allemands s'en saisissent. L'un d'eux viendra cependant, quelques instants plus tard, en rendre un. Mais le linge, la plupart des provisions changent de propriétaire...

Le père Borel et son fils, ainsi que Paul Rochas, sont conduits devant la ferme Callet. Le père Callet rejoint le trio. Tous quatre sont interrogés à tour de rôle, par un officier allemand parlant, très calmement, un français châtié :

– Où sont les caches des terroristes ? Les connaissez-vous

personnellement ? Vous avez tout intérêt à dire ce que vous

savez. Sinon...

Quand vient le tour du jeune Henri Borel, il prend un air

aussi naïf que possible et déclare :

– On voit bien passer du monde mais on ne sait pas qui c'est.

Callet, qui répond avec une fantaisie un peu trop manifeste, reçoit une gifle si appuyée qu'elle l'envoie valser à plusieurs mètres.

L'atmosphère se tend. Les quatre paysans sont alignés devant la porte de l'étable. L'officier allemand sort un pistolet et le braque sur la poitrine du jeune Borel ; il appuie lentement sur la gâchette. Le chien commence à se soulever... Puis l'officier relâche la pression de son doigt et rempoche son arme. Quelques instants plus tard, un ordre claque et les Français voient se placer en ligne, devant eux, une dizaine de soldats.

Un nouvel ordre, et les soldats mettent en joue les suspects. Le jeune Borel fixe les trous noirs des canons de fusil. Il est persuadé que sa dernière heure est venue. Il éclate en sanglots et prend son père par le cou.

Celui-ci lui souffle :

– On ne souffrira pas longtemps. Et puis, dix ans plus tôt, dix ans plus tard...

Mais les fusils s'abaissent. Les Allemands se mettent à l'abri d'un mur, tandis qu'une forte explosion retentit. Situé à moins de cent mètres, le réservoir d'eau saute. Le bruit de l'eau qui s'échappe vient jusqu'aux prisonniers.

Ceux-ci voient le peloton d'exécution se reformer en face d'eux. À nouveau les fusils se lèvent. Puis s'abaissent. De quoi user les nerfs les plus solides...

Parqués dans un coin de la cour, les prisonniers sont étroitement surveillés par des sentinelles. Qui tapotent de temps en temps le magasin de leur fusil, font jouer la culasse. On ne saurait être plus explicite...

L'attente se fait longue. Mais l'officier allemand revient. Il tient à la main une Sten et dit au père Borel :

– Voilà ce qu'on a trouvé chez vous ! Stupeur. Mme Borel, affolée, arrive avec son fils cadet et dit à son mari :

- Ils ont trouvé ça dans l'étable !

Le père Borel comprend que le maquisard qu'il a caché dans sa grange s'est débarrassé, au dernier moment, de son arme. Il comprend aussi, du coup, que son sort est réglé !

L'officier allemand le lui confirme :

– Quand on trouve une arme, c'est la mort.

Sans illusions, le père Borel rétorque tout de même :

- Comme ça, sans jugement ?

L'Allemand a un geste fataliste :

– C'est la guerre !

Après s'être absenté un moment, pour vérifier l'endroit où a été trouvée la mitraillette, il revient :

– D'où vient cette arme ?

– Je n'en sais rien, répond Borel. Je n'ai jamais eu d'arme chez moi!

L'officier allemand perd son calme et assène un violent coup de crosse, avec la Sten qu'il a gardée à la main, sur l'épaule de Borel, qui vacille sous la douleur et tombe à genoux. Mais il se relève aussitôt et, comme l'officier ne s'occupe plus de lui, va rejoindre son fils, pétrifié par la scène. D'autant que de la fumée monte du toit de la ferme Borel, à laquelle les Allemands viennent de mettre le feu.

Le jeune Henri Borel souffle à l'oreille de son père :

– Est-ce que le dissident va pouvoir sortir ?

Leurs vaches et leurs chèvres, emmenées par les Allemands, défilent devant le père et le fils Borel. Pénible spectacle, pour des paysans. Et plus pénible encore est l'explosion qui secoue leur maison, avant qu'elle ne s'embrase totalement.

L'officier allemand appelle de nouveau auprès de lui le père Borel.

Nouvel interrogatoire. Réponses, bien sûr, identiques...

À l'expression du visage de son interlocuteur, le père Borel comprend que son sort est scellé.

Il dit à sa femme, sans émotion apparente :

– Ils vont me tuer.

Puis il l'embrasse, ainsi que ses deux fils. Il va pour embrasser sa mère, lorsque l'officier allemand, qui paraît maintenant très pressé d'en finir, s'interpose.

– Vous n'en avez pas, vous, de mère, demande Borel ? L'officier, d'un geste impatient, le laisse faire ses derniers adieux.

Puis il lui intime l'ordre de se charger de sacs de munitions posés à terre. Borel s'exécute.

– Prenez aussi la mitraillette, dit l'officier, en lui désignant la Sten posée à côté des sacs.

Borel réagit vivement, repose les sacs de munitions et crie :

- Cette arme n'est pas à moi. Je ne la porterai pas. Vous

pouvez me tuer sur place mais je ne la porterai pas ! L'officier saisit le pistolet-mitrailleur d'un de ses hommes et

tire sur Borel, qui s'écroule en criant :

- Vive la France !

Le jeune Henri se précipite vers son père ; il est cloué sur place par le cri d'une sentinelle, fusil braqué :

– Halt !

Paralysé, Henri voit l'officier allemand achever son père d'une seconde rafale. Puis, pistolet-mitrailleur braqué, il enjoint à Paul Rochas :

– Prends cette arme si tu ne veux pas subir le même sort ! Rochas s'exécute, prend la Sten et charge sur ses épaules plusieurs sacs de munitions.

Puis c'est au tour d'Henri Borel et de Julien Callet de saisir, sous la menace des armes, un fardeau semblable.

Les trois Français, étroitement encadrés, doivent emprunter le chemin des Craux, jusqu'à un camion arrêté à l'entrée du hameau. En passant, ils voient les cadavres de Levacque et de Guigou. Ils n'ont pas de chaussures, note machinalement Henri Borel... Persuadé qu'il va être fusillé, avec ses compagnons, le garçon marche comme un automate, le cerveau vide. Après avoir déposé les sacs de munitions dans le camion allemand, il se voit intimer l'ordre de se charger d'un grand sac dans lequel bêlent des chevreaux. Il lui faut le porter jusqu'au village de Saint-Julien. Il titube tellement, sous la fatigue et l'émotion, qu'un soldat allemand le soulage de son fardeau. Sur la place de Saint-Julien, plusieurs officiers, assis autour d'une table, devisent paisiblement.

En revenant de Saint-Julien, toujours surveillé par un soldat qui se tient à quelques pas, le jeune paysan croise l'officier qui a tué son père. Il semble avoir retrouvé son calme et lui dit simplement :

– Tu peux t'en aller.

Henri ne se le fait pas dire deux fois et court, en pleurant, vers ce qui reste de sa maison, et de sa famille.

Le père et le fils Callet ont pieusement ramené aux siens la dépouille du père Borel. Henri a à peine le temps de se recueillir auprès du corps de son père qu'il entend des troupes revenir.

" Les Allemands, songe-t-il, regrettent de m'avoir libéré et reviennent me chercher ! "

Pris de panique, Henri s'enfuit en courant, suivi de Julien Callet. Ils se précipitent vers une maison abandonnée, au quartier des Carêmes, où ils savent trouver une citerne souterraine attenante. La maison est en feu; elle a été, comme toutes les autres, dynamitée. Les deux garçons prennent le risque de pénétrer dans le brasier, pour gagner ce souterrain qui leur paraît le seul refuge possible.

Ils y découvrent, terrés, les frères Arnaud et les frères Gauthier, venus se réfugier là à temps, quand arrivaient les Allemands. Ils ont failli périr asphyxiés, lorsque la fumée dégagée par l'incendie de la maison a pénétré dans la citerne. Il n'ont dû leur salut qu'au trou qu'ils ont pu percer dans la voûte, grâce à un providentiel burin.

Serrés dans leur refuge, les jeunes paysans entendent une série d'explosions ; les Allemands font sauter le camp des Combes. Enfin le silence revient. Personne ne bouge. Jusqu'à ce que les frères Arnaud entendent la voix de leur mère :

– Paul ! Paul ! Ça y est ! Les Allemands sont partis !

De retour auprès des siens, Henri Borel découvre, dans les ruines encore fumantes de la ferme familiale, le corps calciné, atrocement réduit par le feu, du maquisard Leroy, pris au piège du foin dans lequel il s'était dissimulé. À-t-il été asphyxié avant de pouvoir essayer de s'échapper ? À-t-il fait le sacrifice de sa vie dans l'espoir que cela sauverait la famille Borel ? Il a emporté la réponse avec lui.

Pendant que les habitants de la Matrassière vivaient leur calvaire, les maquisards des camps proches de Saint-Martin se sont mis sur le pied de guerre.

Vers 7 heures du matin, le crépitement d'une intense fusillade ne laisse aucun doute sur la gravité de la situation. Bourgeois réagit immédiatement :

– Les Matrassières sont attaqués ! Yves, tu prends quelques hommes et tu vas voir ce qui se passe. Attention ! Apparemment, il y a beaucoup de monde, là-bas ! Observez, essayez d'évaluer les effectifs ennemis et venez me rendre compte. Mais vous ne tirez pas. Inutile d'attirer prématurément l'attention sur nos camps. On avisera en fonction de ce que vous aurez trouvé.

L'aspirant Yves Béesau prend avec lui cinq hommes. La patrouille fonce vers les panaches de fumée qui montent déjà dans le ciel, au nord.

En approchant, les maquisards se rendent vite compte de l'ampleur de l'opération allemande. À plat ventre dans la neige, les armes braquées, ils observent les scènes de pillage. La rage au cœur, avec une furieuse envie de tirer.

Posté à proximité de la ferme Gauthier, Joseph La Picirella voit soudain la fermière. Chassée de sa maison, poursuivie par des Allemands, elle se jette à genoux. Elle se tient la tête en criant, puis joint les mains en un geste d'imploration.

À vingt mètres de là, lr/ doigt crispé sur la gâchette de son arme, La Picirella fait signe à Béesau de le rejoindre.

– Ils vont peut-être la tuer ? Qu'est-ce qu'on fait ?

Il y a les ordres. Mais il y a aussi le spectacle désolant de cette malheureuse femme...

– S'ils la mettent en joue, dit Béesau, on tire quand même !

Côte à côte, les deux maquisards, l'œil sur le viseur, surveillent les faits et gestes des Allemands. Mais ceux-ci, après avoir fouillé de fond en comble la ferme, repartent en courant. Ils sont une douzaine. La Picirella et Béesau réfrènent une dernière envie de tirer. Puis Béesau donne le signal du repli à la patrouille. Il faut rendre compte au plus vite.

Les responsables des camps n'ont pas attendu pour donner l'ordre d'évacuation. Sage mesure ; les Allemands ont été très vite là. Les Combes, le PC du Bouget, où était installé Thivollet, sont la proie des flammes.

Il reste aux maquisards... le maquis. Heureusement la forêt est vaste et les Allemands hésitent à s'y aventurer.

Tandis que Thivollet installe son nouveau PC au hameau des Grioux, les hommes de Bourgeois quittent les Briacs et doivent bivouaquer pendant vingt-quatre heures dans la neige, sans abri. L'un d'eux a les pieds gelés.

La Picirella et ses compagnons marchent au sud-sud-ouest, pour s'éloigner de la zone de Saint-Julien et Saint-Martin, devenue trop malsaine. Du 19 mars au 25, un nouveau cantonnement, sommaire, est installé dans des abris de bergers, au Revoullat ; mais il faut repartir dès le 26, à cause d'une alerte, et c'est seulement le lendemain, après une marche épuisante, qu'un cantonnement sûr est trouvé à La Maye, au sud-ouest de La Chapelle-en-Vercors. Pour quelques jours seulement... Car l'ombre de la Milice va surgir sur le Vercors.

Chapitre 8

LA MILICE À VASSIEUX

De janvier à mars 1944, les opérations " coup de poing " lancées par les Allemands ont été terriblement efficaces ; à Malle-val, à Esparron, aux Barraques, à Saint-Julien, les colonnes ennemies ont laissé derrière elles ruines et cadavres.

Le 26 mars, encore, a été jour de deuil. Le célèbre " Vallier " (Paul Gariboldy), fondateur d'un groupe franc qui a toutes les audaces, a été tué le 22 par les Allemands à Fontaine, à la sortie de Grenoble. Ses hommes veulent célébrer sa mémoire par un coup d'éclat : hisser le drapeau tricolore en un point du Vercors visible de Grenoble !

L'expédition tourne au désastre. À Saint-Nizier, les Français se heurtent à un groupe d'Allemands, avec lequel ils avaient

déjà échangé des coups de feu à Jaume, à la sortie des gorges d'Engins.

Solidement fortifiés à l'intérieur d'un hôtel, les Allemands tirent, comme des lapins, les Français restés à découvert.

Ceux-ci réussissent finalement à prendre la fuite, mais ils ont eu deux morts et un blessé grave.

Il est temps, estiment les responsables du Vercors, d'arrêter les frais ; l'ennemi risque de continuer ses incursions, peut-être même en les multipliant, et il faut préserver le potentiel militaire du Vercors dans l'attente du jour J, où l'on déclenchera le Plan Montagnards.

Dans tous les maquis une consigne générale est donc diffusée, le 29 mars, leur ordonnant de se mettre en " état de défense dispersée ".

Le rapport d'inspection rédigé le 14 avril 1944 par Ducasse, dit " Vergaville ", ancien responsable militaire de R1, est sévère pour les chefs du Vercors : " La destruction d'un PC au centre du Vercors n'est pas faite pour donner confiance dans les qualités stratégiques des responsables actuels."

Les officiers sont chargés d'expliquer à leurs hommes ce que cela implique :

- Nous allons stocker nos réserves d'armes et de munitions dans des dépôts camouflés - fermes ou grottes - afin que les Allemands aient le plus grand mal à les trouver. Nous ne pouvons en effet les transporter en permanence dans nos déplacements ; or nous allons devoir nous disséminer par petits groupes dans la forêt, ou même individuellement chez les paysans, en nous efforçant d'avoir l'air d'être des leurs. Pour ceux qui pensent n'être pas " grillés ", il est loisible de sortir du massif et de s'installer dans une ville ou un village du pourtour, en attendant l'ordre de rappel, au moment de la mobilisation générale. Enfin, les groupes francs doivent cesser leurs activités ; elles attirent trop l'attention, compte tenu des circonstances actuelles.

Les réactions des maquisards sont souvent aigres-douces : - Alors, comme ça, on se dégonfle ?

- On nous explique depuis des mois qu'il faut se préparer aux coups durs et dès qu'ils arrivent, on nous dit de nous planquer !

- Mais alors, ce refuge du Vercors, il est si bidon que ça ? Les cadres essaient de calmer les esprits :

- Ce n'est pas cela du tout. On applique, simplement, les principes que l'on vous a enseignés : la force du partisan, c'est de s'évanouir quand l'ennemi arrive, mais de resurgir, ensuite, dans son dos. Vous voulez de la bagarre ? N'ayez crainte, vous en aurez ! Mais il faut attendre le moment favorable.

- Attendre, attendre... ça fait des mois qu'on nous dit d'attendre ! râlent les plus indisciplinés.

Mais la plupart des maquisards comprennent le bien-fondé de telles consignes. Celles-ci sont donc appliquées avec, cependant, des adaptations. La plus importante étant due, dans la plupart des cas, à la volonté des maquisards de rester groupés, au lieu d'éclater en petites équipes dispersées. On se sent quand même moins perdus, en restant avec les copains.

Certains camps n'ont d'ailleurs pas attendu l'ordre de mise en " état de défense dispersée " pour déménager. Au C3, dès que la mort de Ruettard est connue, grâce aux gendarmes de Pont-en-Royans, c'est le branle-bas. Quatre groupes de skieurs sont formés. Ils abandonnent le camp d'hivernage de Gève et montent au Pas de Pierre Taillée ; on est là à l'extrémité nord-ouest du Vercors, en dessous s'étire la vallée de l'Isère.

- Si Ruettard avait sur lui le plan de repli du Vercors nord, on n'a pas intérêt à rester groupés, remarque quelqu'un.

– On descend jusqu'à Feyssoles et là on se séparera pour gagner la vallée.

Après avoir passé l'Isère, les hommes du C3 vont s'abriter

dans des cabanes dispersées au milieu des taillis. Ils sont ravitaillés par les paysans des environs. Mais, au bout de deux mois, la Milice est sur leurs traces. Et les maquisards regrettent leur Vercors :

- Quand même, on n'était pas mal, là-haut ! L'air était meilleur qu'ici. Et puis les sapins, plus beaux que ces taillis et ces ronciers !

C'est donc avec soulagement que début mai ils regagnent leur montagne.

Le C5, lui, n'a quitté sa base de Méaudre qu'après avoir reçu l'ordre du 29 mars. Il gagne par les crêtes le col de Romeyère.

- J'y ai des amis, assure le chef Cheynis à ses hommes. Une fois là-bas, on avisera.

Après concertation, tout le monde tombe d'accord, un séjour dans la vallée de l'Isère permettra de vérifier si le bas pays est plus hospitalier que le Vercors, au moment où les Allemands semblent sérieusement s'énerver. On descend donc.

Contact est pris, les 5 et 11 avril, avec la gendarmerie de Saint-Marcellin :

- Si les choses se gâtent, annoncent les gendarmes, nous vous préviendrons à temps.

Ils conseillent tout de même aux maquisards de ne pas trop se montrer : leur tenue, veston civil sur fuseau de ski, a de quoi attirer l'attention.

Mais, comme leurs camarades du C3, les hommes du C5 regrettent vite leurs sapinières. Ils quittent donc sans regret la vallée de l'Isère au bout de quelques semaines, pour y retrouver, à Méaudre, leur cantonnement habituel où des places, cependant, resteront vides ; des défections se sont produites pendant ces allées et venues. La consigne de " défense dispersée " n'est donc pas respectée très longtemps dans le nord du Vercors, le C1 de Plénouze n'en ayant même tenu aucun compte, puisqu'il n'a pas bougé...

Dans le Vercors sud, le camp d'Ambel a été évacué sans hésitation par ses occupants. D'autant que la société d'exploitation forestière, qui a servi de couverture aux maquisards dès l'installation du plus ancien camp du Vercors, est tombée entre les mains des Services Industriels de la Wehrmacht. Après l'arrestation de l'un des propriétaires, Victor Huillier, accusé, à juste titre, d'aider activement la Résistance, les autres propriétaires n'ont pas osé refuser de céder l'affaire à la Wehrmacht, grande consommatrice de ',ois de coupe. Voilà donc les maquisards d'Ambel travaillant pour ce patron un peu particulier qu'est l'armée allemande !

Cette situation saugrenue a d'abord amusé le chef du camp, le lieutenant Stephen :

– Ce sera tout de même drôle de faire financer un camp de maquisards avec l'argent des occupants...

Mais, le temps passant, il devient évident que les Allemands vont tôt ou tard découvrir le pot aux roses, au hasard d'une inspection impromptue. Il faut donc quitter ce camp d'Ambel auquel s'attachent tant de souvenirs.

Juste à temps. Car, à la mi-avril, la Milice investit une partie du Vercors. À Ambel, des armes et des munitions qui étaient restées sont saisies, puis la ferme incendiée.

– Il y avait là, remarque un sous-officier allemand qui fait le décompte des armes saisies, de drôles de bûcherons...

Par contre, en bien des cas, la Milice va faire chou blanc ; son arrivée était attendue.

Le 13 avril, en effet, un restaurateur de Valence, Fusch, téléphone à La Chapelle-en-Vercors en demandant que des responsables de la Résistance locale viennent le voir d'urgence. Deux émissaires, Clerge et Martin, lui sont aussitôt expédiés. Ils ne regrettent pas leur voyage !

– Des Allemands et des miliciens, explique Fusch, ont eu un déjeuner de travail dans mon restaurant. C'était pour préparer une opération sur le plateau du Vercors, ils en parlaient librement devant moi ! D'après ce que j'ai compris ils ont prévu de gros moyens. Et c'est pour le dimanche 16 avril. Dans trois jours !

À l'évidence, la multiplication des parachutages sur le Ver-cors inquiète les Allemands, conscients de devoir faire face, désormais, à des maquis bien armés.

L'alerte est aussitôt donnée aux camps du Vercors sud encore en place ; c'est cette zone qui va être l'objet de la sollicitude des miliciens, dopés par leur succès au plateau des Glières 1.

Dans la nuit du 14 avril, la dispersion s'effectue en bon ordre. Les maquisards ont la consigne d'éviter tout affrontement avec les miliciens, tout en observant éventuellement leurs faits et gestes.

Les hommes du lieutenant Bourgeois quittent à 2 heures du matin leur campement de La Maye et se dirigent à marche forcée vers l'ouest. Leur objectif est la bergerie Vignon, une vieille masure perchée sur la montagne de Musan, qui marque l'extrême avancée occidentale du Vercors au-dessus de la vallée de l'Isère et de Bourg-de-Péage.

De leur côté, les hommes du C11 quittent le col de Rousset sans tarder, pour descendre dans le Diois, où la Résistance peut compter sur de nombreuses et actives complicités.

Au C12, par contre, on est plus décontracté. Au point de s'attarder encore, le dimanche 16 avril – jour où, pourtant, est annoncée l'arrivée des miliciens dans les parages du col de Rousset.

C'est au-dessus du col, sur un sentier, qu'une patrouille de douze hommes se trouve soudain nez à nez avec des miliciens. Les maquisards sont les plus rapides à réagir et arrosent de grenades leurs adversaires avant de décamper. Mais la poursuite s'engage et seules de longues rafales d'armes automatiques permettent aux maquisards de se dégager.

Dans la grotte qui sert de refuge aux hommes du C12, un groupe entend les échanges de coups de feu, qui se répercutent en écho dans la montagne, et perd son sang-froid :

- Les copains sont attaqués !

- Ça pète de partout. Ils doivent être nombreux, les autres.

- On est complètement isolés, ici. Il faut s'en aller en vitesse.

Un maquisard, plus calme, fait tout de même remarquer :

– Le lieutenant Payot a donné l'ordre de ne pas décrocher de la grotte, quoi qu'il arrive !

– Le lieutenant Payot, le lieutenant Payot, il est peut-être mort, à l'heure qu'il est ! Foutons le camp pendant qu'il en est encore temps !

Le groupe abandonne la grotte-sanctuaire et s'éloigne à grands pas.

– Tout de même, dit un maquisard, pourvu qu'ils ne trouvent pas les " arbres à pain " !

Les autres ne répondent pas. Les " arbres à pain ", ce sont ces sapins, très touffus, au sommet desquels on a accroché, entre les hautes branches, des paquets de munitions et d'armes, bien graissées et enveloppées dans des toiles imperméables. La cachette, astucieuse, ne sera pas découverte par les miliciens.

Ceux-ci concentrent d'ailleurs leurs efforts sur Vassieux et La Chapelle-en-Vercors. Leur calcul est simple ; en contrôlant, pendant une dizaine de jours, les principaux villages, on rendra très difficile le ravitaillement des maquis. Affamer le loup pour le faire sortir du bois ; la tactique, pour être simple, peut s'avérer efficace...

Le 16 avril au matin, vingt-cinq camions de la Milice investissent le sud du Vercors, tandis que plusieurs centaines de GMR bouclent le massif, en établissant des barrages au départ des routes qui y montent.

Les cinq cents francs-gardes de la Milice sont sous le commandement de Dugé de Bernonville et de Dagostini. Celui-ci va pouvoir utiliser les renseignements glanés par sa maîtresse, M. C. de R. La jeune femme s'est installée en effet depuis plusieurs jours dans un hôtel de Vassieux, où elle joue les touristes. Ses randonnées pédestres à travers la montagne, apparemment très romantiques, lui ont permis de repérer des suspects, de noter certaines allées et venues. Son charme incite certains à d'imprudents bavardages.

Ils comprendront trop tard, lorsqu'ils seront convoqués à l'hôtel Allard, à Vassieux, où siègent les chefs miliciens, ou à l'hôtel Bellier, à La Chapelle, où se sont installés les Allemands.

Compte tenu des informations reçues, toute la population est en éveil, le 16 avril.

À Vassieux, l'alerte est donnée, vers 14 heures, par Mlle Revol, l'institutrice, venue à bicyclette de La Chapelle-en-Vercors. Elle accourt à la mairie, où se tient une réunion du Syndicat Agricole :

- Des Allemands et des miliciens sont arrivés à La Chapelle. Il y en a beaucoup. Ils seront sûrement ici dans peu de temps !

En fait, les miliciens ont investi les alentours de Vassieux dès le matin.

Au hameau des Granges, François Bonthoux voit, vers 8 heures, un car monter vers sa ferme. Les miliciens qui en descendent le frappent tout de suite, ainsi que son frère, pour les " mettre en condition " :

- Nous savons qu'il y a une grotte près de chez vous, où sont cachées des armes et des munitions. Vous allez nous y conduire !

Les deux paysans, sachant que la grotte est vide, finissent par y conduire les miliciens. Ceux-ci enferment Bonthoux et son frère dans la porcherie puis, dépités d'avoir fait chou blanc, les emmènent à Vassieux.

- Allez, descendez, dit un milicien. On va vous passer à la baïonnette !

Intimidation.

Dès ce premier jour d'occupation, les miliciens veulent frapper les imaginations, pour inciter la population à se désolidariser des " terroristes " en montrant quel risque mortel cela entraîne.

Vers 15 heures, douze jeunes gens du pays sont donc ras-

Semblés et placés devant une meule de paille.

Le bruit se répand très vite qu'ils vont être fusillés.

C'est tout le drame de la guerre civile : au Vercors comme au plateau des Glières il y a, dans chaque camp, des Alpins. Face à face.

Le curé de Vassieux, l'abbé Gagnol, se précipite :

- Arrêtez ! Je les connais, ce sont les miens ! Je puis vous dire leurs noms et prénoms !

Il triche évidemment un peu, puisque parmi les jeunes gens originaires de Vassieux se dissimule un réfugié polonais, mais c'est pour la bonne cause.

Le brave curé estime qu'il est des cas où mensonge n'est pas péché.

Le garde-champêtre Aimé Martin appuie les dires du curé ; ces douze garçons sont tous des gars du pays, qui n'ont rien à voir avec les " dissidents "...

La discussion s'éternise et les prisonniers n'en mènent pas large, tenus en respect par un fusil-mitrailleur, tandis qu'un milicien se tient à distance, une grenade à la main. Il a été très clair :

- Si vous faites les idiots, je vous la balance dans les jambes ! Finalement, le chef milicien Dagostini rassure le curé :

- Je les relâcherai tout à l'heure, vos paroissiens. À

18 heures !

En attendant, les douze garçons sont condamnés... à éplucher des pommes de terre à l'hôtel Allard, pour le repas du soir des miliciens.

De temps en temps, cependant, une rafale de mitraillette claque dans le village, rappelant que les miliciens ne sont pas venus pour plaisanter.

C'est ainsi que les volets de l'hôtel Allard ont résonné sous l'impact des balles, en début d'après-midi, au moment où Mme Allard finissait d'effacer des traces compromettantes, sur les conseils de l'abbé Gagnol :

- Je crois savoir que votre mari a abattu récemment des bêtes pour les dissidents ?

- Oui, il y a d'ailleurs encore des quartiers de viande et les peaux, dans le hangar.

- Allez vite nettoyer tout ça et apportez-moi ce qui reste, je vais garnir au maximum votre poêle à bois et nous ferons tout brûler. Et vérifiez bien que rien de gênant ne traîne. Pendant que vous faites le ménage, je surveille la rue. Je frapperai pour vous avertir s'il y a danger.

Mme Allard s'active, jette dans la fosse des w.-c. le quart d'une carcasse de veau `lui restait, un revolver trouvé dans un tiroir, des papiers imprudemment laissés par des " dissidents ".

Quand arrive son mari, les bras en l'air, escorté de trois miliciens, plus rien ne traîne. Elle est aussitôt soumise à un sévère interrogatoire :

– Avez-vous caché des terroristes ?

– Non. Jamais.

- On va voir ça.

Tandis que l'hôtelier reste sous la surveillance d'un milicien, les deux autres entraînent son épouse pour une visite poussée de toutes les chambres de l'hôtel.

Ils redescendent, déçus et irrités :

- Allons, Madame, ne nous racontez pas d'histoires. Avouez que vous connaissez des terroristes !

- Je vous ai dit que non.

- Venez avec nous.

Et ils la poussent dehors, puis vers la sortie du village. Gifles et coups de crosse pleuvent :

– Des noms ! Il nous faut des noms !

Mme Allard se tourne alors vers un milicien :

- Vous, Monsieur, vous étiez avec les dissidents lorsque vous êtes venu chercher les quarante-cinq kilos de pommes de terre que je vous ai donnés et vous pouvez vous camoufler avec des pansements, je vous reconnais !

En identifiant ce milicien, infiltré chez les maquisards, Mme Allard apporte l'aveu qu'attendaient ses gardiens.

- Vous voyez bien, triomphe le milicien qu'elle a reconnu. Vous les connaissez, les terroristes ! D'ailleurs votre mari est souvent allé avec eux faire des exercices de tir aux Granges !

– Vous êtes certainement au courant puisque vous étiez parmi eux.

Éclairés, les miliciens ramènent chez elle leur prisonnière. Inquiet, l'abbé Gagnol demande :

- Qu'allez-vous faire d'elle ?

- Nous allons les fusiller, elle et son mari.

- Mais ce n'est pas possible ! Ils n'ont rien fait ! Je me porte garant d'eux ; hôteliers, ils font leur métier en recevant tous les gens qui se présentent chez eux, sans se soucier de leurs opinions !

Ébranlés, les miliciens vont rendre compte à leur chef, Dagostini. L'un d'eux revient rapidement et, s'adressant à l'abbé Gagnol:

- On vous dira dans une heure ce que l'on fait d'eux.

Commence une pénible attente ; les minutes sont longues. Enfin la sentence tombe : les deux hôteliers vivront'.

Dans leur hôtel a été mis en place un tribunal de guerre, où siègent Dugé de Bernonville, Dagostini, M. C. de R. et d'autres chefs miliciens.

Ce tribunal fait défiler devant lui les suspects raflés dans la zone allant de La Chapelle-en-Vercors au col de Rousset.

C'est précisément au col de Rousset qu'a été arrêté le couple Bordat, dont le chalet, connu pour servir de gîte aux maquisards de passage, a été incendié. Après avoir été sévèrement maltraité, le couple, amené à Vassieux, est présenté au tribunal, dans des termes qui laissent mal augurer de la future sentence :

– Ce sont deux salauds. Ils prétendent ne pas être de la Résistance mais ils en sont. Ce sont des rien du tout ! Le verdict prévisible tombe : la mort.

Il faut toute une nuit de plaidoirie à l'abbé Gagnol et au docteur Martin, de La Chapelle-en-Vercors, pour arracher une mesure de grâce.

En fait, le sort des personnes arrêtées par la Milice sera très variable.

Des agriculteurs de Vassieux, André Giroud, les frères Bonthoux, transférés à la prison du Fort Montluc, à Lyon, se retrouveront libres au bout de quelques semaines.

Mais tous ne s'en tirent pas aussi bien : André Doucin, pharmacien à Saint-Nazaire-en-Royans et ancien officier, saint-cyrien, au 159e RIA, le facteur Ezinjeard et un agriculteur, Paul Mially, ancien sous-officier, sont fusillés le 23 avril, après le verre d'alcool et la cigarette traditionnels que doit fournir, bon gré mal gré, l'hôtelière, Mme Allard.

Six autres résistants, remis aux Allemands, seront déportés à Dachau.

Les miliciens sont venus à Vassieux pour démontrer leur efficacité dans la lutte antiterroriste. La guérilla leur a appris que la découverte des caches où un maquis entrepose ses équipements le prive d'une grande partie de sa capacité d'action. C'est donc à la découverte de ces caches que les miliciens consacrent, à Vassieux, l'essentiel de leurs efforts en jouant sur la peur que leurs représailles doivent inspirer aux paysans, qui seront ainsi plus " coopératifs ".

Le chef Dagostini a publié, en arrivant à Vassieux, une proclamation où il fait appel à l'aide de la population pour " réduire cette armée de la " Résistance " dont les chefs fuient comme des lâches ". Puis, dès le lendemain, il précise ses injonctions dans un tract distribué chez les habitants. Il leur demande de dénoncer l'emplacement des camps et des caches, de déclarer les effets, munitions, armes qui auraient été entreposés chez eux, l'ultime délai pour ce faire étant fixé au surlendemain, le mercredi 19 avril, à 10 heures.

Jules Martin, cultivateur à La Mure, un hameau de Vassieux, hésite. Dans une petite grange qu'il possède au col de Proncel, il a entreposé, à la demande des " dissidents ", un plein camion de capotes, pantalons, chaussures (récupérés, pour la plupart, dans des dépôts des Chantiers de Jeunesse et de Jeunesse et Montagne). Que faire ? Il opte pour le silence.

Mais l'abbé Gagnol – décidément sans cesse sur la brèche – vient l'avertir :

– Vous êtes dénoncé, il faut aller déclarer ce que vous avez dans votre grange.

Martin s'exécute et les miliciens viennent récupérer le lot d'équipements.

D'autres paysans essaient de jouer au plus fin avec les miliciens. Mais ce jeu de cache-cache peut devenir dangereux.

Ainsi, Dagostini ayant appris qu'étaient entreposées des armes dans une grotte située près de la ferme Guillet, les miliciens réquisitionnent le garde-champêtre, Aimé Martin, pour qu'il les guide vers la ferme Guillet.

Trois fermes, dans le pays, portent ce nom ! Et le garde sait, évidemment, quelle est celle des trois qui possède une grotte. Il entraîne donc les miliciens vers les deux autres, en commençant par la plus éloignée.

Pendant ce temps-là, chez Roger Guillet, on s'active. Avec son père et son oncle, le jeune Roger réussit à jeter une bonne partie du stock d'armes dans le scialet de la Seppe, un précipice d'une soixantaine de mètres de profondeur.

Ils sont en plein travail quand l'oncle de Roger avertit :

– Attention, les voilà !

– Nom de chien! s'exclame le père Guillet, et " la Thune ", il faut le cacher !

" La Thune " est un " dissident " qui a donné un coup de main pour l'évacuation des armes. On le dissimule dare-dare sous un amas de fagots. Juste à temps, car un uniforme de milicien apparaît dans l'encadrement de la porte :

– Vous êtes le père et le fils Guillet ? Vous allez nous conduire à la grotte !

Les paysans essayent de tergiverser. Le chef Dagostini prend à part le jeune Roger :

– Montre-moi le chemin de la grotte.

Roger, se souvenant des consignes de son père, se tait obstinément. Dagostini insiste :

– À quelle date le parachutage a-t-il eu lieu ?

Même mutisme.

Soudain, un cri de joie :

– Regardez ! C'est bien la preuve qu'ils ont les armes ! Une jeune milicienne, Mireille, aussi acharnée à la détection des " terroristes " que son amie M. C. de R., brandit triomphalement un sac anglais, oublié sur un mur.

– Alors, tu ne veux toujours rien dire ?

Roger sent le froid du métal sur sa nuque ; un milicien a sorti son revolver et appuie le canon sur la tête du garçon. " Cette fois-ci, ça y est, se dit celui-ci. Je ne vais pas m'en tirer... "

Il continue tout de même à se taire.

Finalement les miliciens tombent sur la grotte et les Guillet doivent sortir ce qui reste du matériel puis le charger sur les camions des miliciens.

Essoufflé par l'effort, Roger est sans illusions :

" Quand nous aurons fini, se dit-il, ils vont nous fusiller. " Mais, le chargement effectué, Dagostini donne l'ordre du départ à ses hommes, comme s'il ne s'était rien passé.

Les miliciens partis, les Guillet, les bras ballants, encore tout étonnés d'être vivants, s'inquiètent cependant :

– Les miliciens ne nous ont rien fait. Qu'est-ce qu'on va penser de nous, dans le pays ?

Le 24 avril, les miliciens évacuent Vassieux, en chantant :

À genoux nous fîmes le serment,

Miliciens, de mourir en chantant

S'il le faut pour la nouvelle France.

Ils sont persuadés d'avoir porté des coups sévères aux maquis du Vercors.

C'est en partie illusoire, mais en partie seulement. Les opérations d'intimidation ont tout de même refroidi, au moins dans une partie de la population, la sympathie portée à la Résistance. Certains civils sont tentés de se dire qu'après tout les maquisards ont beau jeu de s'évanouir dans la nature, en les laissant, eux, se débrouiller avec les miliciens ou les Allemands.

Chez les maquisards, le moral n'est pas non plus au beau fixe. L'éclatement préconisé par le commandement, les incessants déplacements d'un campement à un autre, le manque de nourriture – on en est réduit à manger des pissenlits, encore des pissenlits, toujours des pissenlits... – provoquent de nombreuses désertions. Le groupe commandé par Bourgeois en enregistre trois le 25 avril, trois autres le 26, deux autres encore le 27. Cette fonte des effectifs oblige Thivollet à regrouper en un seul le 1er et le 2e peloton du camp Bourgeois À tout cela s'ajoutent les difficultés de compréhension et

d'entente entre le chef civil du Vercors, Chavant, et le chef militaire, Thivollet. Celui-ci ne comprend pas, n'admet pas certaines pratiques : ainsi, après le hold-up effectué à la poste de Grenoble par la Résistance, le 8 mars, le Vercors – plus exactement la branche civile, donc Chavant – reçoit la moitié du butin, soit trois millions de francs. Deux jours plus tard, Thivollet adresse à Descour un rapport où il dénonce en termes très durs ce genre de pratique, qu'il assimile à du gangstérisme.

En face, Chavant a beau jeu de dénoncer l'idéalisme de ces militaires qui n'ont décidément rien compris aux nécessités de cette guerre nouvelle, révolutionnaire, que doivent mener les maquisards.

Et, tandis que les diverses opérations montées par les Allemands depuis janvier peuvent laisser planer un doute sur l'efficacité opérationnelle des éléments militaires du Vercors, les civils des équipes sédentaires rechignent à se plier aux nécessités d'une instruction militaire ; ce qui amène Thivollet à dire que ces " compagnies civiles " existent surtout sur le papier...

Il est donc grand temps, en ce printemps 1944, que le débarquement arrive, pour ressouder tous les éléments du Vercors dans les nécessités du combat.

Mais le Vercors a-t-il vraiment sa place, officiellement sa place, dans les plans des Alliés ? Il est crucial, pour l'état d'esprit, le moral des hommes engagés dans cette aventure, d'en avoir confirmation.

C'est ce qui décide Chavant à aller chercher lui-même cette confirmation.

Chapitre 9

LE VERCORS SE MOBILISE

Le Vercors a la chance, par rapport à bien d'autres maquis, d'être en liaison directe avec l'État-Major allié, par l'intermédiaire d'" envoyés spéciaux " chargés de faire une évaluation, sur place, de la situation réelle – et de transmettre leur rapport.

Ces hommes arrivent souvent avec une information très sommaire, voire déformée, sur le Vercors : l'un d'eux, le Britannique Thackthwaite (" Procureur "), croit avoir compris, d'après ce qu'on lui a dit à Londres, que le Vercors doit devenir un réduit fortifié, dans lequel s'enfermeront les maquisards – c'est-à-dire très exactement le contraire des principes de base du Plan Montagnards !

Mais, une fois sur place, les " envoyés spéciaux " prennent l'exacte mesure de la situation et rejoignent tout à fait les conclusions d'un Le Ray : seule la guérilla peut être mise en œuvre contre la lourde machine de guerre allemande. Face à ce rouleau compresseur qu'est la Wehrmacht, les maquisards doivent se montrer insaisissables, jamais là où on les cherche, toujours là où on ne les attend pas.

Bien sûr, une telle méthode de combat suppose tout de même un minimum d'armes lourdes, pour faire le poids face à l'ennemi : mitrailleuses lourdes, mortiers surtout, indispensables en terrain montagnard, car permettant le tir courbe.

" Procureur ", mais aussi le " Major Roger " (le Belgo-Britannique Francis Cammaerts), un autre " envoyé spécial ", prêchent en ce sens, dans les rapports qu'ils font à Londres ; il faut impérativement parachuter de telles armes au Vercors, sans lesquelles il ne pourra survivre.

Les envoyés spéciaux se trouvent donc bien " en phase " avec les chefs du Vercors. Mais leurs demandes butent – et cela, les maquisards l'ignorent – sur deux obstacles majeurs ; au plan des principes, le SOE ne croit pas à la nécessité d'armes lourdes pour faire la guérilla ; et, de toute façon, les services alliés assurent qu'il n'y a pas de mortiers disponibles pour les maquis, puisqu'on en manque déjà pour les armées régulières, qui se préparent au débarquement.

Sans connaître cette dramatique pénurie, Chavant est taraudé par le doute, en ne voyant toujours pas arriver, dans les containers des parachutages, les armes demandées ; les Alliés

ont-ils, oui ou non, l'intention d'appliquer le Plan Montagnards ?

Le patron civil du Vercors ne peut faire partager ses inquiétudes à son alter ego militaire, Thivollet, avec lequel ses rapports restent très tendus. Et, de toute façon, c'est à Londres et à Alger, il le sait bien, que réside la réponse aux questions qu'il se pose. Le mieux est donc d'aller voir sur place.

Embarqué par une vedette de l'US Navy sur la côte provençale, jusqu'en Corse, le 23 mai Chavant gagne en avion Alger.
Il y rencontre de hauts responsables militaires alliés – parmi
lesquels le lieutenant-colonel Constans (" Saint-Sauveur "), à la fois chef du Service Action de la DGSS ' et représentant français au SPOC (Special Projects Operations Center), l'organisme chargé de préparer les projets d'intervention dans les pays occupés par les Allemands.

Ces hauts personnages, après avoir entendu un exposé sur la

situation du Vercors, se font très rassurants, pour répondre aux inquiétudes de Chavant :

– Vous recevrez, lui affirment-ils, quatre mille parachutistes.

Chavant n'en espérait pas tant !

Il repart en France pleinement rasséréné sur les intentions

des Alliés. D'autant qu'il a en poche un document qui lui paraît la meilleure des assurances.

Il est tout heureux de le montrer à Descour dès son retour

en France, lors d'un discret rendez-vous ménagé à Villeurbanne, le 5 juin.

C'est une missive, sur papier à en-tête du " Comité Français de Libération Nationale ", datée du 30 mai, à Alger ; elle est signée de Jacques Soustelle, " pour le général de Gaulle " ; elle stipule que " les directives données en février 1943 par le général V... (il s'agit de " Vidal "-Delestraint) pour l'organisation du Vercors demeurent valables. Leur exécution sera poursuivie, dans le cadre de la hiérarchie régionale et départementale, sous le contrôle du délégué militaire de la région 1 en liaison d'une part avec la mission " Maquis " envoyée de Londres, d'autre part avec la base d'Alger ".

Voilà, estime Chavant, la garantie officielle que le Plan Montagnards sera bien appliqué. 

Il déchanterait sans doute s'il savait que, le jour même de sa rencontre avec Descour – veille du débarquement en Norman-die, ce que l'un et l'autre ignorent ! –, Dalloz, à Londres, constate avec effarement qu'au BCRA, où il a été convoqué, on semble ne pas connaître l'existence même d'un Plan Montagnards. Malgré tous les rapports, documents, cartes qu'il a remis, depuis plusieurs mois !

Saisi peut-être d'un sinistre pressentiment, devant une aussi déconcertante indifférence, Dalloz avertit ses interlocuteurs :

– Gardez-vous surtout de faire intervenir le Vercors de façon prématurée !

Autrement dit, ne trahissez pas la logique du Plan Montagnards.

Dalloz n'est pas le premier à constater que la guerre vue des bureaux de Londres et celle qui est vécue par les hommes qui sont sur le terrain ne se ressemblent pas beaucoup.

En regagnant le Vercors, au matin du 6 juin, Chavant trouve une situation nouvelle. Descour a désigné le chef d'escadron François Huet (" Hervieux ") comme chef militaire suprême de l'ensemble du Vercors. À trente-neuf ans, celui-ci a déjà derrière lui une brillante carrière militaire. Une Légion d'honneur gagnée très jeune, sur les théâtres d'opérations marocains où il a servi, pendant huit ans, au 22e Spahis puis à la tête d'un goum, des citations élogieuses pour sa participation aux combats de 1940 dans une unité de choc ; de quoi forcer le respect, si son énergique tempérament n'y suffisait pas, des plus réticents de ses nouveaux subordonnés. D'autant que le nouveau chef, de style très " catholique et Français toujours ", sait faire abstraction de ses convictions pour assurer un climat d'entente avec tous ses collaborateurs y compris ces civils qui, comme Chavant, s'affirment volontiers anticléricaux et antimilitaristes.

Si son arrivée gêne quelque peu Thivollet – pourtant confirmé dans le commandement du Vercors sud – elle satisfait les plus lucides des cadres militaires, conscients des inconvénients provoqués par la tension des rapports entre Thivollet et Chavant.

À ce sujet, Costa de Beauregard, dans un rapport adressé à Descour, a tiré au bon moment la sonnette d'alarme, en soulignant la nécessité d'un chef militaire incontesté :

– Actuellement, assure-t-il, si les relations d'homme à homme sont, dans l'ensemble, très confiantes et bonnes, il n'en reste pas moins que le commandement militaire n'est pas encore admis. Cela provient à coup sûr d'une question de personnes. La nécessité d'un commandement militaire n'est plus contestée par les civils influents, ni par conséquent par les autres. Mais la personne susceptible d'exercer ce commandement n'existe pas pour l'instant. Elle ne peut pas se trouver parmi les éléments civils, faute d'une personnalité suffisante. Elle ne se trouve pas non plus, pour les mêmes raisons, parmi les militaires.

Répondant à de telles inquiétudes, l'arrivée d'Huet-" Hervieux " a redonné du tonus à beaucoup de maquisards : à la guerre plus encore qu'ailleurs, les hommes ont besoin de se sentir commandés.

Le moral, mis à mal par les difficultés de l'hiver et du printemps, remonte d'autant plus dans les camps qu'une série de messages énigmatiques est diffusée, le 1`r juin – puis reprise les 2 et 3 juin. Les initiés savent qu'ils constituent une mise en alerte et signifient, donc, que le débarquement est imminent 2.

Parmi ces messages, trois vers de Verlaine :

– Les sanglots longs

Des violons

De l'automne

Le 5 juin, dans la soirée, la suite est donnée par la BBC :

– Blessent mon cœur

D'une langueur

Monotone.

C'est le signal général de l'insurrection complété par un message particulier pour chaque grand maquis du territoire français. Pour le Vercors, il a une très logique tonalité montagnarde :

– Le chamois des Alpes bondit.

Huet apprend la nouvelle, le matin du 6, par un messager monté d'Autrans au camp 1, installé dans ses quartiers d'été de Plénouze. Le nouveau chef militaire du Vercors y est arrivé, la veille, pour faire une inspection et y a été reçu par " Durieu "-Costa de Beauregard, qui y exerce sa paternelle mais ferme autorité.

Dès réception de la fantastique nouvelle – attendue, espérée depuis si longtemps ! – les deux officiers prennent le sentier pour descendre à Autrans et, de là, gagner le QG d'Huet, installé à Saint-Martin-en-Vercors.

Les maquisards de Plénouze s'interrogent sur ce brusque départ lorsque, vers midi, le camarade qui fait office de vaguemestre, pour la distribution quotidienne du courrier, arrive d'Autrans :

– Il paraît, annonce-t-il d'une voix morne, que les Alliés ont débarqué en Normandie.

Cette nouvelle, loin de déclencher l'enthousiasme collectif, est accueillie avec consternation par certains maquisards, apparemment peu soucieux d'entrer en contact avec un ennemi qui, des solitudes de Plénouze, paraissait jusqu'alors bien loin-tain...

Cette attitude scandalise un homme comme Gilbert Joseph, entré, lui, en Résistance pour mener une croisade idéologique contre le nazisme. Ce qui lui a valu d'aller de déception en déception.

Dès son premier contact avec la Résistance, dans un " camp de triage " près de Romans, il a trouvé une ambiance scoute, avec des " chefs " qui font chanter à leurs maigres troupes Maréchal nous voilà ! Après un séjour au camp de La Bâtie-de-Gresse, où l'inaction lui pèse, il pense trouver enfin la bonne filière, à Villard-de-Lans, lorsque le directeur d'une pension d'enfants, qui semble bien informé, lui dit :

– Dans tout le Vercors, il n'y a qu'un seul officier responsable qui ait une valeur réelle. C'est le capitaine Durieu. Il commande la zone nord et vit dans le camp 1 qu'il a formé lui-même.

Va donc pour le camp 1 !

Il est niché à Plénouze, au-dessus d'Autrans. Gilbert Joseph y découvre de curieux échantillons d'humanité : il y a là, à côté d'un cultivateur, de deux électriciens, de deux tailleurs – dont l'un se croit une vocation de comédien –, de deux menuisiers, d'un lycéen, dix-huit hommes " sans profession " – parmi lesquels beaucoup semblent être venus au maquis essentiellement pour fuir les contraintes ordinaires d'une vie sociale normale.

Gilbert Joseph, qui voudrait que tous ses camarades aient la même conscience politique antifasciste que lui, est effaré et scandalisé d'entendre certains d'entre eux prendre à partie les deux juifs du camp – les deux tailleurs – en des termes ouvertement antisémites :

– Hé, Alfred, sale youpin ! crie le vaguemestre, au moment de la distribution du courrier. Où es-tu donc ? Une lettre pour toi et ton youdi de frère !

Un autre maquisard, qui a la peau très foncée et les cheveux crépus, est régulièrement traité de " sale nègre ".

Outré, Gilbert Joseph va se plaindre à Pierre Trombert, à qui le capitaine Costa de Beauregard a délégué la direction effective du camp :

– Comprenez-vous que ceux qui outragent Alfred et Madi agissent comme les nazis dont nous sommes censés combattre aussi bien les armées que l'esprit !

Trombert a un geste d'impuissance :

– Je comprends vos réactions. Mais je ne peux réformer le monde... Je ne suis pas un apôtre ! Il faut se servir des éléments qu'on a sous la main. Vous savez très bien que le maquis recrute comme il peut et avec quelles difficultés !

Gilbert Joseph s'en rend compte très vite ; Costa de Beauregard – le seul militaire de carrière parmi les maquisards de Plénouze – a pour seule préoccupation la lutte armée. Il ne veut surtout pas s'occuper des dérapages verbaux de tel ou tel, qu'il considère comme des péripéties. Avec lucidité, il fait la part du feu. Le verbe bref, mais sans réplique, il n'intervient que lorsqu'il le juge indispensable.

Fidèle à sa mission, il donne à ses hommes la formation militaire minimale qu'imposent les circonstances : maniement d'armes – avec les sept vieux mousquetons qui resteront long-temps le seul armement du camp ; utilisation du terrain, dans le cadre d'un parcours du combattant utilisant les riches ressources du relief ; lecture de la carte d'état-major et utilisation de la boussole. Son travail est de préparer des hommes, inexpérimentés, à faire la guerre. Il s'y tient, estimant, à juste titre, que la Résistance a plus besoin de bons combattants que de professeurs de morale.

Et, quand il sent qu'il faut opérer une reprise en main de ces garçons dont bien peu ont une mentalité de guerrier, Costa de Beauregard les entraîne derrière lui en d'interminables et rudes courses à travers la montagne. Infatigable, toujours en tête, choisissant les passages les plus escarpés, il sait quelle vertu apaisante a l'effort physique. Il réussit ainsi – et c'est une performance – à maintenir le minimum de cohésion, au sein du camp, dans l'attente du jour J.

Ce jour enfin arrivé, qui devait libérer le trop-plein d'énergie qu'il sent bouillir en lui, est bien décevant pour Gilbert Joseph. Il en attendait un miracle, une transfiguration des êtres qui l'entourent. Et rien ne se produit.

On ne sait même pas ce qui se passe : le débarquement a-t-il réussi ? Pourquoi reste-t-on dans l'inaction ?

– Tant pis. Il faut quand même savoir où on en est ! Malgré les consignes de rester au camp, quelques hommes partent aux nouvelles à Autrans.

– Le débarquement semble avoir réussi, leur apprend-on là-bas.

Mais dans le Vercors tout est calme, comme si le massif n'était pas concerné par le gigantesque affrontement en cours.

Au camp de Plénouze, la tension monte entre ceux qui veulent en découdre, furieux d'être ainsi laissés hors du coup, et une quinzaine d'hommes, tous originaires de Sassenage, qui, sans complexe, se déclarent peu pressés de se battre. Dans l'étable où les hommes sont entassés, les uns contre les autres, il y a de l'électricité dans l'air. Dehors, il neige !

Enfin, dans la soirée du 7 juin, Costa de Beauregard réapparaît au camp et, devant les maquisards rassemblés, fait le point de la situation en Normandie. Il conclut :

– En ce qui nous concerne, dans le Vercors, nous ne bougeons pas.

- Quoi, s'exclament quelques-uns, nous ne bougeons pas ?

- Non.

Le ton est sans réplique. Et, sans plus d'explication, le capitaine quitte le camp, tandis que les maquisards reçoivent l'ordre de faire une marche de nuit pour aller protéger, à la Croix-Perrin, un parachutage - qui, finalement, n'aura pas lieu. Épuisés, écœurés, les hommes rentrent au camp. L'ambiance est sinistre.

Mais le 9, revenu à Plénouze, Costa de Beauregard réunit à nouveau ses hommes :

– Changement de programme, les amis. Nous quitterons Plénouze à la nuit tombée. Dès demain, l'ensemble du Vercors doit être verrouillé. Nettoyez et vérifiez vos armes. Préparez vos sacs ! Sans oublier les munitions !

Mots magiques. Dans les heures qui suivent, l'atmosphère se transforme dans le camp. Le miracle que Gilbert Joseph n'attendait plus se produit; les maquisards se préparent à la lutte et les dissensions, les colères, les ressentiments passés s'évanouissent, pour laisser place à la joyeuse fraternité des armes.

Distribution de pansements individuels ; chacun reçoit aussi trois boîtes de conserve - à ne consommer, impérativement, qu'en cas de disette.

Vers 9 heures du soir, des chants fusent à la lisière de la forêt et les maquisards voient débouler leurs camarades du camp 3, basés à Gèves, avec lesquels ils n'avaient eu que des contacts épisodiques alors qu'ils étaient à trois kilomètres à vol d'oiseau !

Rires, embrassades :

– Enfin, les gars, l'heure de la bagarre a sonné !

Un gars de Sassenage, l'un des plus réticents, jusqu'alors, à la perspective de devoir se battre, en rajoute dans le registre guerrier :

– Alors, on démarre ! C'est-i pour aujourd'hui c'te guerre

L'arrivée des hommes des deux autres camps du Vercors nord fait encore monter l'ambiance. Autour d'un grand feu de camp, en un chœur unanime le Chant des partisans s'élève dans le soir qui tombe :

– Marchons au feu, camarades,

Marchons au feu hardiment

Par-delà les fusillades

La liberté nous attend !

Tous sont prêts, désormais, à se battre.

Costa de Beauregard le sent bien, lorsqu'il sort de l'étroit réduit, au sommet de la cabane forestière, qui lui a servi de cantonnement pendant des mois. Les maquisards le voient, pour la première fois, revêtu de sa vareuse militaire, où brillent quatre galons – car il vient d'être promu commandant, son adjoint Pierre Trombert étant, lui, élevé au grade de lieutenant.

En bon ordre, le commandant fait rassembler devant lui la centaine d'hommes réunis à Plénouze – qui représentent toute la force armée du Vercors nord. Personne ne rechigne à prendre l'alignement, y compris parmi les habituelles fortes têtes.

Tous les hommes qui sont là étant des volontaires, Costa ne leur a jamais demandé, pendant les interminables mois d'attente qu'ils viennent de vivre, de respecter les formes habituelles de la vie militaire en garnison. Seul lui importe le respect des ordres au combat. Ce mélange de compréhension et d'intelligente exigence lui a mérité le respect de ses hommes.

Une longue ovation monte vers lui.

Mais l'heure n'est plus aux émotions.

– Sac au dos, ordonne Costa. Arme à la bretelle. En file par un. En avant derrière moi !

Il prend la tête de la colonne qui s'ébranle dans la nuit. Pour les hommes du commandant " Durieu ", la bataille du Vercors a commencé.

Dans le sud, à Saint-Martin, l'enthousiasme est à son comble dans la journée du 6 juin.

Thivollet y contribue, à sa façon, en arrivant à cheval et en clamant à tous les échos, dans le style bravache qu'il affectionne :

– Bravo ! C'est le grand boum. Il va y avoir du sport. Huet, qui essaye de faire le point de la situation, le mouche froidement :

– Je vous prie de regagner immédiatement votre PC. C'est ce que vous avez de mieux à faire pour le moment.

Dans l'effervescence générale, Huet a gardé tout son sang froid :

– Avant de déclencher quoi que ce soit, dit-il aux officier qui l'entourent, il faut avoir confirmation des nouvelles.

Et, se tournant vers le maire de Saint-Martin :

– Monsieur le maire, faites en sorte que vos administré gardent leur calme.

Même consigne aux militaires. Huet ajoute, en ce qui le concerne :

– Nous incarnons ici l'armée française. Nos homme doivent avoir conscience qu'ils constituent une véritable armée, avec tout ce que cela implique. J'exige donc de tous discipline et honnêteté.

Cette dernière injonction vise évidemment certaines brebis galeuses, qui se sont glissées dans le flot des volontaires que le Vercors voit affluer à partir du 6 juin – sans qu'il soit possible aux responsables d'exercer un véritable contrôle et, donc, un tri.

Huet a installé son PC au rez-de-chaussée de l'hôtel Breytor C'est là qu'il entend la BBC donner des détails sur le débarquement en Normandie. Le jour J est donc bien arrivé.

Il reste à attendre les ordres ; Huet ne veut pas agir sans avoir reçu les consignes de ses chefs hiérarchiques. Dans des circonstances aussi décisives, ordre, discipline, hiérarchie sont les règles élémentaires de la vie militaire dont Huet veut être le premier à donner l'exemple.

Les chefs d'Huet ont bien, au centre de leurs préoccupations, le Vercors puisque Descour annonce à Zeller , qu'il rencontre à Lyon dans la journée du 6 :

– Je pars pour le Vercors afin d'y installer mon PC. La mise en place de ce PC s'effectue dans les heures qui suivent.

Pierre Lassalle, ayant reçu l'ordre de rejoindre le Vercors avec son matériel radio, arrive à 11 heures du matin a café installé au débouché des Goulets, sur les bords du Vernaison, où les résistants ont toujours trouvé bon accueil. Ambiance de grande liesse ; on arrose largement la nouvelle du débarquement. Chacun veut offrir à boire à La salle :

– Allez, viens boire un coup ! C'est un grand jour ! Lassalle accepte un verre, puis s'excuse avec un sourire

– J'ai du travail. Là-haut...

Le travail ne va en effet pas manquer à la maison forestière du Ranc-des-Pourets, où est établi le PC – qui sera transféré quelques jours plus tard dans l'ancienne laiterie Revol, à La Britière, sur la route de Saint-Agnan au col de Rousset.

Arrivé dans l'après-midi, Lassalle trouve, déjà sur place, une partie de l'état-major jusque-là installé à Lyon et qui a déménagé en catastrophe. Ceux qui n'ont pas encore rejoint arriveront quelques jours plus tard, après avoir " emprunté " au passage la voiture de l'instituteur de Roybon, que leur a obligeamment signalée le facteur du village, soigneusement soûlé par leurs soins.

Lassalle découvre une ruche au travail. Les hommes de liaison arrivent et repartent dans cesse. Des habitants du village voisin s'activent pour apporter du ravitaillement, faire la cuisine, aider à l'installation des combattants : c'est leur façon de servir et elle a son prix. La nuit tombée, Lassalle travaillera à la lumière d'un pain de plastic dans lequel est plongée une mèche...

Le PC de Descour concentre les moyens de transmission, pour les liaisons avec Londres et Alger, et l'organisation des parachutages. De là partiront les directives aux PC opérationnels installés en divers points du plateau. Il faut donc une équipe radio étoffée. Avec Lassalle est arrivé son supérieur direct, le lieutenant " Titin ": Le lendemain, ils sont rejoint, par le capitaine Robert Bennes, responsable de l'ensemble des liai-sons radio de R1, accompagné de son adjoint Juste Wynant.

Bennes est un peu étonné par l'ambiance de kermesse qu'il découvre sur le plateau du Vercors :

" Quel épouvantable foutoir ", se dit-il...

Dans la fébrilité des heures qui ont suivi l'annonce du débarquement, beaucoup s'agitent en effet sans trop savoir ce qu'il y a à faire exactement. Huet, lui, s'efforce de calmer le jeu. Pleinement d'accord, en cela, avec Chavant.

Le 8 juin, en présence du Comité de Libération, ils réunissent à Rencurel les responsables des compagnies civiles du Vercors et de sa périphérie (Grenoble, Royans, Romans) ainsi que des responsables militaires, dont " Durieu "-Costa de Beau-regard. Chavant présente Huet, car tous ne le connaissent pas encore, et fait un compte rendu chaleureux de son voyage à Alger :

- Les Alliés sont prêts à nous appuyer. Nous pouvons compter sur eux comme ils comptent sur nous.

Ce qui encourage certains responsables civils, animés d'une ardeur guerrière, à formuler une exigence qui choque immédiatement Huet :

– Nous voulons la constitution d'un groupe de forces militaires FFI, engagées dès maintenant dans le combat, et la constitution d'un échelon de sédentaires, armes, mais ne prenant pas part à la lutte contre les Boches et réservé pour le maintien de l'ordre. Le tout, sous l'autorité du Comité de Libération...

- Il n'en est pas question, rétorque Huet. Tous les homme désireux de se battre font, par définition, partie des FFI et son sous mon commandement ; les FFI devant avoir un rôle strictement militaire. Dès la mobilisation, il n'y aura plus, parmi le hommes qui veulent se battre, de distinction entre civils et militaires. Étant bien entendu que je laisserai à la disposition du Comité les hommes nécessaires pour assurer la police e établir l'autorité des nouveaux pouvoirs publics que nous allons mettre en place après l'insurrection.

Huet a gain de cause, même s'il accepte, comme il le signale à Descour dans le rapport qu'il lui adresse, l'établissement d'un " commissaire politique (!) qui sera à mon état-major et qui servira de tampon entre le Comité de Libération et moi ". On sen bien, à cette dernière phrase, que les rapports entre civils et militaires ne sont pas parfaitement idylliques.

Mais Huet peut compter sur l'appui de Chavant, qui termine la réunion en prêchant calme et modération aux civils - tant que la mobilisation n'aura pas fait d'eux des combattants :

- Calmez vos hommes, veillez à ce qu'aucune imprudence ne soit commise. Votre temps viendra plus tard.

Des paroles bien décevantes, jugées même lénifiantes par certains, venus en espérant entendre un appel aux armes.

Ils obtiennent, en fait, satisfaction quelques heures plus tard. Car l'influence temporisatrice d'Huet et de Chavant est complètement prise à contre-pied par l'intervention de Decour.

Dans la soirée du 8 juin, celui-ci arrive à Saint-Martin. Il demande à Huet, avec la sécheresse de ton qui lui est habituelle :

- La mobilisation est-elle faite ?

- La mobilisation ? Non. Pas encore.

- Comment cela : pas encore ?

- Vous savez mieux que moi que le Vercors ne doit intervenir qu'au moment du débarquement des Alliés dans le Midi de la France. Or, ils viennent à peine de prendre pied en Normandie, à huit cents kilomètres d'ici. Il me semble qu'il n'y aucune raison de nous presser.

- Les phrases convenues ont-elles, oui ou non, été lancées par radio ?

- Oui.

- Alors, nous n'avons pas à nous poser de questions. Nous sommes des soldats. Les ordres sont les ordres. Obéissons, - Mais ne croyez-vous pas... ?

- Non, je ne crois pas. Je vous confirme les ordres : mobilisez immédiatement le Vercors.

– Ce qui signifie que nous allons, dès maintenant, boucler les accès du Vercors, comme prévu dans le Plan Montagnards ?

- Parfaitement. J'ai reçu, il y a trois jours, l'ordre écrit, rapporté d'Alger par Chavant, de poursuivre l'exécution de ce plan, qui comporte le verrouillage du plateau. Je suis personnellement chargé de contrôler l'application de ces directives.

– Mais comment voulez-vous que je défende toutes les entrées du Vercors avec les forces dont je dispose ? Je ne possède ni assez d'hommes, ni assez d'armes.

- Je le sais aussi bien que vous. Mais nous allons recevoir des renforts. On nous les a formellement promis à Alger. Pour l'instant contentons-nous de faire ce qu'on attend de nous

Un ordre est un ordre. Quels que soient ses sentiments, Huet s'incline et rédige, dans la nuit, les ordres de mobilisation destinés aux responsables qui, sur le plateau ou dans les villes environnantes, vont devoir mettre en alerte leurs hommes. Chaque groupe de combattants se voit affecter des positions bien précises à occuper et à tenir, fixées à l'avance dans le plan de mobilisation.

C'est ainsi que le capitaine Brisac, qui commande la compagnie civile de Grenoble, reçoit dans la matinée du 9 juin un court billet, daté du 8 à minuit et signé " H " (Huet-" Hervieux "), très explicite – trop, s'il était tombé aux mains des Allemands. Comme prévu, sa compagnie, mobilisée sur l'heure, doit verrouiller, dès le 10 au matin, le plateau de Saint-Nizier.

Certains des hommes de Brisac, trop impatients, n'ont pas attendu l'ordre de mobilisation et ont gagné, de leur propre chef, le Cl, aux Fenêts – qu'ils connaissent bien pour y être allés s'y entraîner, certains dimanches, avec les maquisards. Ceux qui, disciplinés, ont attendu les ordres, se retrouvent au rendez-vous convenu : les fours à chaux de Sassenage. Beau-coup viennent des usines Merlin-Gerin, où le recrutement a été activement mené par Brisac.

Le moral est au beau fixe :

– Cette fois-ci, ça y est ! On monte au Vercors !

- À pied ? s'inquiète un jeune homme un peu fluet.

- Mais non ! Regarde, il y a même des cars de prévus !

Ce sont en effet les cars Huillier qui prennent les hommes en charge, jusqu'au hameau de Furon, près de Lans. Là, le group emprunte un sentier qui le conduit à la ferme de la Croix ILichoux.

Un homme trapu l'y attend. C'est Chavant :

– Mangez d'abord une bonne soupe chaude. Ensuite, on fera la distribution.

Chavant a constaté, avec effarement, que ces hommes n'étaient pas armés. Or ils sont censés défendre le point le plus vulnérable du Vercors, Saint-Nizier, d'où l'on domine, comme d'un balcon, Grenoble et ses banlieues.

Chavant rassure Brisac :

– Je m'en occupe. Vous aurez ce qu'il vous faut dans le heures qui viennent.

Effectivement, un camion arrive, à la fin de la nuit, chargé de fusils, de mitraillettes et de grenades. Les hommes, mal réveillés, reçoivent leur dotation.

– Pas d'arme automatique, note Brisac. Défendre Saint Nizier avec ce qui est là, ce sera bien juste...

Il a un autre sujet d'inquiétude :

– Mais où est passé Paccalet ?

Le sous-lieutenant Paccalet et son détachement n'étaient pas, en effet, au rendez-vous de Sassenage.

On ne les retrouvera que deux jours plus tard ; abusé par un renseignement alarmiste, Paccalet a préféré faire un énorme détour, pour escalader les pentes orientales du Vercors, traverser tout le massif et se retrouver, quelque peu éprouvé ma très fier de son exploit, au pont de la Goule Noire. Au sein d son groupe, il compte son père et son frère de quatorze an

La compagnie Brisac reçoit ordre de prendre position Saint-Nizier, où elle fait sa jonction, le 10 juin à 15 heures, ave soixante hommes de la compagnie " Goderville " (Jean Prévost).

Partout où arrive l'ordre de mobilisation lancé par " Hervieux ", le même phénomène se reproduit. Répondant l'appel, les hommes des compagnies civiles, auxquels joignent souvent de nouveaux volontaires, quittent leur activité professionnelle, leur famille et se lancent tête baissée dal l'aventure. Beaucoup tenaient leur sac bouclé, prêt au départ depuis plusieurs jours.

À Romans, le capitaine " Abel " (Crouau) n'a pas de peine à grouper trois cents hommes qui n'ont pour tout armement que quelques grenades et mitraillettes, ainsi qu'un fusil-mitrailleur. Ils montent en chantant dans des camions à gazogène.

Un tout jeune homme s'enquiert auprès d'" Abel " :

– Où va-t-on, comme ça ?

– Remplir notre mission, mon gars.

La mission, c'est de prendre position à La Balme-de-Rencurel.

À la nuit tombante, les Romanais sont à leur poste. Tandis que la compagnie du capitaine " Fayard " (Bourdeaux), recrutée dans le Royans, occupe la forêt de Lente,

compagnie du commandant " Philippe " (Henri Ulmann), où sont réunies des trentaines formées sur le plateau, met en état de défense la forêt des Coulmes.

Car la mobilisation, sur le plateau, s'est faite tambour battant. C'est le cas de le dire à Méaudre, où le tambour de village, sans complexe, est passé de hameau en hameau pour battre le rappel des mobilisés.

Le maire est bien quelque peu réticent :

- N'est-ce pas prématuré, dit-il à quelques anciens de Verdun, de lancer nos jeunes dans cette affaire ?

Les anciens seraient assez d'accord :

- Les Allemands, nous, on sait ce qu'ils valent. Avec eux, ce n'est pas de la rigolade...

Mais rien n'y fait pour tempérer l'euphorie des volontaires, regroupés sur la place du village pour recevoir les armes qui attendaient, stockées sous le tas de charbon de l'école. C'est la guerre fraîche et joyeuse. Les ex- " sédentaires " ont reçu l'ordre d'emporter des vivres pour quarante-huit heures et certains pensent qu'ils ne seront pas retenus beaucoup plus longtemps loin de chez eux. Un ancien de 14-18 hoche la tête d'un air dubitatif.

À Villard-de-Lans, les armes étaient dissimulées sous la turbine d'une scierie. Le lieutenant Francisque Troussier, hôtelier à Lans, a fixé aux chefs de groupe rendez-vous devant la cascade de la Roche Pointue. Tout le monde est à l'heure et les volontaires sont conduits au centre de Villard, devant la gendarmerie :

- Coupez les fils téléphoniques de la gendarmerie et cernez le bâtiment.

L'ordre est vite exécuté et, aux gendarmes qui se sont mis, curieux, aux fenêtres, le lieutenant lance un sonore :

- Rendez-vous !

Les intéressés ne se font pas prier et sortent, mains en l'air. Ils ont souvent rendu service à la Résistance, ne serait-ce qu'en fermant les yeux sur bien des choses, et cette reddition ne leur coûte, à l'évidence, pas beaucoup.

Un tel simulacre d'enlèvement a lieu, aussi, le 8 juin, à la gendarmerie de Moirans et l'enquête, bien molle, de la police dira que les huit gendarmes et leur chef, attaqués par une trentaine d'individus, ont été emmenés " dans une direction inconnue ".

Si les compagnies civiles - qui n'ont, désormais, plus rien de " civil ", selon le vœu d'Huet - viennent se ranger en corps constitués sur les positions qui leur ont été assignées, des volontaires individuels viennent grossir " l'armée " du Vercors. C'est le cas, parmi bien d'autres, de ces paysans de la Basse-Isère qui, sans avoir reçu aucun ordre, bien sûr, mais guidés par la rumeur publique, traversent l'Isère à la rame, coupent droit par la montagne et rejoignent à Méaudre les volontaires local',

Ou encore de ces quatre jeunes Lyonnais qui, partis à bicyclette de Lyon le 8 juin à 18 heures, arrivent le lendemain, vers 17 heures, à Saint-Martin-en-Vercors. Renforcés, quelque jours plus tard, par six nouveaux arrivants, ils auront l'honneur de former le groupe de protection du quartier général de Delcour, sous les ordres du lieutenant René Jury, en liaison avec le poste de gendarmerie, composé de gendarmes en uniforme.. censés avoir été faits " prisonniers " par les maquisards !

Thivollet, lui, a confié la garde de son PC aux chasseurs de l'adjudant-chef Chabal, qui ont belle allure avec leurs tenue bleues et leur traditionnelle " tarte ". Ils portent fièrement l'écusson du 6e BCA - hirondelle et cor de chasse - et la fourragère rouge, si chèrement gagnée par leurs aînés, en 1918, sur le canal de la Sambre. En guise de fanion, Tanant leur a remis une flamme de clairon portant, elle aussi, l'écusson du 6e BCA.

En quelques jours, les effectifs des maquisards du Vercors multiplient de façon spectaculaire ; il y avait, au maximun avant le 6 juin, trois cents à trois cent cinquante hommes arma sur le plateau ; le 6 juillet, dans un télégramme à Alger, Hui estime disposer de deux mille combattants, auxquels il ajou. mille hommes " armés partiellement ".

La mise en place des combattants s'est faite rapidement efficacement. Ils aménagent les positions qui leur ont été attribuées, barrent les routes, minent les sentiers et les passage. Les issues du Vercors sont fermées par des postes de contrôle. Le Vercors est isolé du reste du monde. Pierre Tanant, qui monte à bicyclette au Vercors le 13 juin - donc en retard sur plupart des hommes qu'il est censé commander - bute, en haut de la route des Goulets, sur un poste commandé par le maréchal des logis " Gaston ", qui est, dans le civil, l'abbé Magna curé de La Bâtie-Rolland. La mitraillette que tient d'une main ferme " Gaston " n'a rien de très ecclésiastique.

Tanant, qui porte un veston civil sur un pantalon bleu, fait interpeller :

- Vous allez où, comme ça ?

- Au Ranc-des-Pourets, rejoindre mon poste auprès du colonel " Bayard ".

- Comment vous appelez-vous ?

- Capitaine Laroche.

" Gaston " rectifie vaguement la position et fait signe de passer :

– Dépêchez-vous, mon capitaine, je crois bien que les choses commencent à se gâter...

Chapitre 10

LA CHUTE DE SAINT-NIZIER

En quelques jours, en effet, la situation a vite évolué.

Les autorités de Londres et d'Alger ont brutalement inversé la vapeur en ce qui concerne les consignes données au Vercors mais cela, les hommes du rang l'ignorent.

Le 10 juin, alors que les volontaires continuent à affluer sur le plateau du Vercors – aveu public, proclamé, de leur appartenance à la Résistance – un message de Londres arrive aux radios du PC de Descour :

– Les hommes des compagnies civiles doivent être renvoyés chez eux.

Stupeur. Comment la centrale londonienne peut-elle donner une telle consigne de démobilisation quatre jours après avoir ordonné de mobiliser ? Comment peut-on être aussi incohérent, aussi inconscient de la situation créée au Vercors par l'afflux des volontaires ?

En fait, cette volte-face ne concerne pas le seul Vercors, mais tous les maquis français. Ce même 10 juin, en effet, le général Kœnig, commandant en chef des FFI, leur adresse un message aussi clair que déroutant :

– Freiner au maximum activité guérilla. Impossible actuellement vous ravitailler en armes et en munitions en quantité suffisante. Rompre partout contact dans mesure du possible.

Il insiste – comme s'il craignait de n'être pas entendu – quatre jours plus tard, auprès du Conseil National de la Résistance :

– Étant donné impossibilité actuelle ravitaillement armes et munitions freiner au maximum, je répète freiner au maximum activités guérilla.

Le 16 juin, enfin, Kœnig envoie un nouveau message, qui donne la justification de ses directives : tout pour le front de Normandie. Il explique :

– La quasi-totalité de l'aviation, à disposition du commandement en chef, utilisée pour soutien immédiat de tête de pont. Armement et équipement des FFI ne sera effectué que progressivement. Sommes amenés en conséquence à équiper les unités suivant ordre de priorité correspondant aux zones intéressées par le développement de la bataille pour la libération de la France. Jusqu'au moment où le plan armement et équipement prévu pourra être réalisé, vous éviterez le rassemblement, autour des forces déjà armées, des éléments non armés. -

Cette volte-face du commandement, par rapport au signal de mobilisation donné le 5 juin par la BBC, est d'autant plus surprenante, apparemment, que dès le 6 juin l'appel à l'insurrection générale a été lancé par ceux qui détiennent, aux yeux de. résistants français, l'autorité politique et morale suprême, qu'il s'agisse du général de Gaulle pour les uns, du Parti communiste pour les autres.

À Grenoble, dans la journée du 6, les communistes ont diffusé un tract qui est un appel aux armes :

" Créons partout des groupes de combat pour soutenir les Mouvements et se défendre contre les Boches. "

Même tonalité, même si c'est avec un autre vocabulaire, dans l'appel que lance, le même 6 juin, de Gaulle à la BBC :

" Pour les fils de France, où qu'ils soient, quels qu'ils soient, le devoir simple et sacré est de combattre l'ennemi par tous les moyens dont ils disposent. Il s'agit de détruire l'ennemi "

Cet appel ne fait que confirmer les directives données par de Gaulle, à la mi-mai, aux FFI, qui devront " dès le débarquement des Alliés, intervenir directement dans la bataille, en liaison avec les forces alliées, par des actions visant à la libération de zones entières du territoire ". Ces consignes s'insèrent dans un plan d'action, baptisé " Caïman ", qui stipule, pour les maquis du Sud-Est, qu'il s'agira d'assurer " l'ouverture, au profit des forces alliées débarquées en Provence, de l'axe Sisteron-Grenoble-Bellegarde ".

En fait, seuls les maquisards français sont dupés par cette alternance d'ordres (jusqu'au 10 juin) et de contre-ordres (à partir du 10 juin). Car les agents du SŒ présents sur le territoire français ont, dès le départ, reçu l'ordre formel de ne pas bouger, de ne pas mettre leurs groupes en action, de ne pas dévoiler à l'ennemi leur dispositif – comme le prouve le message que montre à Zeller le " Major Roger ", stupéfait de constater, le 11 juin, que les maquis des Basses-Alpes sont sur pied de guerre, au grand jour.

L'explication de cette apparente incohérence est simple : comme l'a avoué Kœnig à Paul Dreyfus – mais d'autres responsables français de Londres, comme " Passy ", étaient évidemment au courant – l'État-Major anglo-américain a sciemment fait passer sur la BBC les ordres de mobilisation des maquis, début juin, pour tromper les Allemands. Ceux-ci, à l'écoute de tels messages, pouvaient en effet imaginer plusieurs débarquements, sans pouvoir privilégier, pour l'organisation de leurs défenses, une région plus qu'une autre. Il fallait, coûte que coûte, semer la perturbation chez les Allemands, les intoxiquer. En prenant le risque de plonger les maquis dans un processus de non-retour. Disons même, pour être tout à fait clair : en sacrifiant consciemment les maquisards français à la réussite du débarquement allié...

Les autorités de la France Libre, mises devant le fait accompli, ont laissé faire.

Pour se donner bonne conscience, elles ont peut-être misé sur les " mesures de freinage ", comme dit Kœnig, ordonnées à partir du 10 juin...

Mais, une fois de plus, ce qui paraissait peut-être possible vu des bureaux de Londres ne l'était pas, ne l'était plus, sur le terrain. Réunis en catastrophe pour faire le point, le 10 juin, au PC d'Huet, après l'ahurissant message de démobilisation, les responsables du Vercors tombent d'accord :

– Les hommes qui nous ont rejoints, depuis deux jours, dit Huet, sont complètement grillés. Les renvoyer chez eux, c'est les envoyer au massacre. Et comment leur expliquer, quelques heures après les avoir fait venir ici, qu'il leur faut repartir ? Ils ne comprendront pas. Et la prochaine fois que nous ferons appel à eux, nous risquons des déconvenues...

Et, un ton plus haut, Huet ajoute :

– Il n'est pas question de foutre le camp après avoir compromis toute la population !

Tout le monde approuve ; il n'y a pas d'autre solution que d'ignorer les contre-ordres de Londres.

Et puis, le débarquement en Provence – en fonction duquel a été bâti le Plan Montagnards – ne va certainement pas tarder !...

Huet sait bien, en tout cas, qu'il n'est pas de salut sans lui. Lors de l'algarade qui l'a opposé à Descour, le 8 juin, il l'a affirmé très clairement :

– Il n'est possible de mobiliser et d'exécuter les messages qu'à condition que, dans les huit jours, au plus tard dans les quinze jours qui suivront, il y ait un débarquement en Provence. Sans cela, il n'y aura point d'issue Z.

Mais comment douter de l'intervention alliée ?

Un homme aussi lucide que Jean Prévost a totalement foi en elle. Lorsque son gendre Roland Bechmann l'interroge sur la signification de la mobilisation, il répond sans hésiter :

– Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que les Alliés vont débarquer dans quarante-huit heures. Puisqu'ils nous lancent, c'est qu'ils vont venir...

La décision de maintenir la mobilisation étant prise, Descour – conscient de la situation dramatique ainsi créée – lance au cours de la journée du 10 juin plusieurs appels à l'aide, de plus en plus pressants, à Alger :

– Vercors 2.000 volontaires à armer. Enthousiasme premier fléchit devant carence armement. Urgence extrême envoyer hommes, armes, essence, tabac, d'ici quarante-huit heures maximum. Attaque en force possible. Impossible résister efficacement dans conditions actuelles. Échec entraînera représailles impitoyables. Serait désastreux pour Résistance région.

Et le lendemain, peut-être pour rappeler qu'il ne saurait porter lui-même la responsabilité de ce qui se prépare, il affirme dans un nouveau message à Alger :

– Mobilisation a été ordonnée sur assurance formelle recevoir armement.

Il est appuyé par Zeller, qui adresse de son côté à Alger un message exigeant que l'État-Major allié prenne conscience de ses responsabilités.

À Alger, l'homme qui reçoit ces SOS est le lieutenant-colonel Constans – celui-là même qui a donné toutes assurances à Chavant, quelques jours plus tôt... Il a ordre de les transmettre en priorité à Soustelle, avec diffusion ensuite aux principaux services concernés par le soutien aux maquis.

La réponse de Constans a de quoi inquiéter ceux des responsables du Vercors qui savent lire entre les lignes : invoquant l'obstacle des conditions atmosphériques, les services algérois " feront de leur mieux "... Avec une réserve qui incite au pessimisme : " Suivant possibilités transports aériens limités. " Il y a un terrible décalage – celui qui sépare les réalités du rêve - entre ces derniers mots et le premier message adressé par Descour le 10 juin, où il assurait :

- Pouvons recevoir au moins un régiment parachutistes.

Tandis que demandes de secours et réponses dilatoires se croisent au-dessus de la Méditerranée, Huet fait son métier ; il organise la défense de Saint-Nizier – qu'il a bien perçue comme l'exigence prioritaire, compte tenu des réactions allemandes qu'on peut raisonnablement envisager.

Car le déploiement à Saint-Nizier d'un immense drapeau tricolore, visible depuis Grenoble, le blocage du tramway qui fait habituellement la liaison Grenoble – Saint-Nizier, empêché de redescendre dans la vallée sur ordre de Prévost et de Brisac, sont autant de signes spectaculairement révélateurs pour les Allemands ; il y a désormais aux portes de Grenoble, dominant Grenoble, une zone entrée en insurrection, contrôlée ouvertement par les " terroristes ". Situation que ne peut évidemment tolérer longtemps le commandement allemand.

La mise en défense de la trouée de Saint-Nizier demanderait, pour être véritablement efficace, beaucoup plus d'hommes que n'en dispose Huet et, surtout, un armement adapté.

Entre les hautes colonnes rocheuses des Trois-Pucelles et les gorges d'Engins s'étend un " front " de quatre kilomètres, où passent deux routes, l'une, la D 53, venant de Sassenage et empruntant les gorges d'Engins, l'autre, la D 106, venant de Fontaine et traversant Saint-Nizier.

Voulant éviter à ce village destructions et menaces sur les civils, Huet choisit d'établir une ligne de défense qui, passant en dessous de Saint-Nizier, utilise le replat du plateau de Charvet, d'où l'on domine les lacets de la route de Fontaine. Pour tenir compte de l'armement léger de ses troupes et priver les Allemands du bénéfice de la portée supérieure de leurs armes d'appui, Huet utilise la contre-pente, en installant les défenses françaises à cent cinquante mètres du changement de pente très accusé marquant la bordure du plateau.

Le dispositif, appuyé sur le hameau des Guillets, est confié à la compagnie Brisac, forte de cent soixante hommes, dont les " soldats ", n'ayant ni uniforme ni casque, portent un brassard tricolore comme signe distinctif. Très jeunes, pour la plupart, ils n'ont pas d'expérience du feu et certains n'ont même jamais touché une arme de leur vie.

1. La ligne de défense prévue dans le Plan Montagnards était sensiblement différente : elle passait plus haut, entre Saint-Nizier et Lans. Mais elle impliquait l'utilisation de canons, que ne possédait pas Huet ; et celui-ci n'avait d'ailleurs jamais été informé des détails du Plan Montagnards...

Pendant deux jours, on leur apprend le minimum indispensable ; comment se servir d'un fusil, d'une mitraillette, d'une grenade... Formation accélérée, qui va vite être complétée et mise à l'épreuve par des travaux pratiques !

Brisac peut heureusement compter sur l'appui de " Goderville " – Jean Prévost. Celui-ci, secondé par le lieutenant " Raymond " (Raymond Veyrat), dispose de deux sections de soixante hommes, la première commandée par son gendre, le lieutenant Bechmann, la seconde par le lieutenant Louis Bouchier.

Bouchier a été, depuis 1943, chef du groupe franc de Romans, dont les membres sont unis par quelques sérieux coups durs vécus ensemble. Le groupe, arrivé au Vercors, a été intégré à la compagnie Goderville. À la perspective de devoir obéir à un nouveau chef, inconnu, les hommes se rebiffent et battent froid à Prévost. Celui-ci, sensible au malaise, les réunit et leur parle un quart d'heure, évoquant les raisons qu'ils ont, eux et lui, de se retrouver dans ce décor de montagne pour faire, s'il le faut, offrande de leur vie à une cause qui mérite un tel sacrifice. Lorsqu'il s'arrête, les " durs " de Romans l'acclament...

Bouchier s'interroge, tout de même :

" C'est un intellectuel. C'est un poète. Comment va-t-il nous commander ? Aura-t-il suffisamment de réalisme ? "

Prévost va lui montrer, rapidement, que le " poète " sait se servir du Colt qui ne le quitte jamais.

Plus riche en armement que Brisac, Prévost a quelques mitrailleuses et fusils-mitrailleurs, ainsi qu'un mortier de 60 mm - mais pour lequel il n'y a qu'une maigre réserve de munitions.

Prévost installe ses hommes le long de la D 106, en leur enjoignant :

- Creusez rapidement des trous individuels. Vous serez sans doute contents, bientôt, de pouvoir vous y abriter.

Plus insouciants sont les hommes des C1, C3 et C5, qui doivent couvrir la zone entourant la D 53 et en particulier le tunnel d'Engins, dont le contrôle permet de bloquer tout accès aux gorges et, de là, au plateau qui s'étend de Lans à Villard.

Arrivés sur la position, à l'aube du 10 juin, les maquisards habitués à leurs solitudes de Plénouze découvrent, fascinés, Grenoble à leurs pieds. En arrière-plan, le soleil levant déploie ses splendeurs sur la chaîne de Belledonne et sur la Chartreuse.

Ébloui, un homme du groupe, pourtant particulièrement fruste, utilise une réminiscence scolaire pour exprimer son émerveillement :

– C'est le... le soleil d'Austerlitz !

La section Trombert – cette terminologie militaire étant, depuis l'ordre de mobilisation, de rigueur chez tous les maquisards – doit couvrir de ses feux les abords du tunnel d'Engins, pour en interdire l'accès aux Allemands. Tandis qu'un piquet de contrôle s'établit à l'entrée du tunnel, pour vérifier l'identité d'éventuels arrivants, les autres combattants se postent sur la falaise surplombant la route.

" Du haut de cette falaise, note mentalement, avec son habituelle lucidité, Gilbert Joseph, aucune de nos armes, à part les trois fusils-mitrailleurs, n'a une portée suffisante pour interdire vraiment la route. "

Accompagnées de mâles gestes de défi, des interjections vengeresses n'en fusent pas moins à l'adresse d'une armée allemande encore tranquillement installée dans ses casernements grenoblois :

– Qu'ils y viennent, mais qu'ils y viennent seulement un peu pour voir !

Dans la brume du petit matin, trois silhouettes approchent, sur la route qui monte de Sassenage. Ennemis ? Amis ?

À tout hasard, on braque les armes vers les hommes, en civil, qui se rapprochent. Mais, dans un français rocailleux, ils expliquent au poste de contrôle :

– Nous venons nous battre avec vous. Nous sommes Espagnols. Républicains espagnols. Nous étions jusqu'à présent manœuvres à la cimenterie.

Cette cimenterie dont les bennes aériennes sont immobilisées, le long du câble porteur, au-dessus des lacets de la route. Les trois volontaires sont incorporés dans la section. Ce sont de précieuses recrues ; il n'est vraiment pas nécessaire de leur expliquer comment on se sert d'une arme...

Le soleil monte dans le ciel et certains maquisards ne résistent pas au plaisir d'aller faire, sans complexe, trempette dans les eaux glacées du Furon, qui sort en grondant des gorges d'Engins. La baignade doit cependant être écourtée ; du monde arrive sur la route, qu'il faut en principe contrôler.

Dans un camion à gazogène, une dizaine de jeunes hommes s'entassent, la mine réjouie :

– Salut, salut les gars, lancent-ils aux maquisards. Ceux-ci, la main ostensiblement posée sur leurs armes, se donnent un air sévère :

– Où allez-vous ?

– Ben, à la riflette bien sûr ! À la bagarre ! Au casse-pipe !

Les hommes de la section Trombert appliquent très sérieusement les consignes reçues lors de leur mise en place ; bien vérifier que nul élément douteux – mouchard, provocateur, agent double – ne tente de se glisser au sein des patriotes accourant grossir les troupes du plateau.

– Vos papiers !

Les intéressés ne se formalisent pas d'une telle demande, qui leur paraît même plutôt un gage du sérieux de l' " armée " dans laquelle ils viennent s'engager.

Un coup d'œil sur les documents, pour le principe – car aucun des " contrôleurs " ne serait capable de distinguer de faux papiers des vrais. Et, toujours aussi sérieux, les maquisards font un large geste :

– Passez !

Au milieu de hurlements d'enthousiasme, le camion reprend sa marche poussive.

Il est suivi, au cours de la journée, par d'autres véhicules. Mais aussi par des cyclistes, des piétons. Ces arrivées sont d'ailleurs assez espacées ; on ne se bouscule tout de même pas, à l'entrée du Vercors...

Certains jouent les matamores :

– Alors, quand est-ce qu'on se bat ? On va leur faire voir, aux Boches !

D'autres demandent, presque timidement :

– Où devons-nous aller ?

– Tout droit ! répondent, avec la tranquille assurance des vétérans qu'ils sont, les hommes de la section Trombert.

Certains arrivants, très jeunes, sont en rupture de lycée ou d'atelier d'apprentissage. L'un d'eux tombe en pleurs lorsqu'on lui demande sa carte d'identité. Il n'a, à l'évidence, pas quinze ans ; les traits tirés, un pantalon en loques, un chandail usagé, pas de bagage, il a presque l'air d'un vagabond.

- D'où viens-tu, comme ça ? lui demande, presque paternellement, un maquisard qui n'a que quelques années de plus que lui.

– Je marche depuis deux jours pour rejoindre le Vercors. J'ai entendu dire que vous alliez vous battre. Alors je veux être avec vous.

Et, montrant d'un doigt hésitant la Sten pendue à l'épaule de son interlocuteur :

- Est-ce que... Est-ce que je pourrais en avoir une, moi aussi ?

Il couve l'arme d'un regard de dévotion.

Un peu ému, le " vieux " maquisard répond, d'un ton bourru :

– On verra ça, on verra ça... Pour le moment, continue ta route, tu seras intégré dans un groupe, plus haut, sur le plateau... Et puis, tiens, je te fais un cadeau !

Dans sa main, une cartouche de 9 mm brille de l'éclat du neuf. Elle fait partie des stocks parachutés dans la nuit du 9 au 10 juin et qui ont permis d'équiper les hommes de Brisac et de Prévost. Le jeune garçon s'en saisit et, le cœur en fête, emportant son talisman, part à grands pas vers son destin.

Mais tous ceux que le poste de contrôle voit arriver ne souhaitent pas forcément aller au-delà, pénétrer dans le Vercors pour prendre rang parmi les combattants. Il y a en effet, dans la journée du 10 juin, beaucoup de curieux, de badauds qui viennent voir ce qui se passe. Et voir, aussi, la tête de ces fameux " dissidents ", enfin apparus au grand jour.

Ces visiteurs sont affables, offrant cigarettes et bonbons aux héros du jour, posant question sur question :

– Alors, comment allez-vous les battre, les Boches ? Avez-vous beaucoup d'armes ? Êtes-vous nombreux ?

Se souvenant tout de même qu'ils sont des soldats en guerre, les maquisards se font évasifs sur tout ce qui concerne les don-nées militaires de la situation. Mais ils deviennent beaucoup plus prolixes lorsqu'on les interroge sur leur vie au maquis :

– C'était bien dur, n'est-ce pas ? Quelle vie vous avez dû mener, dans les bois ! Quel courage il faut avoir, tout de même!

Prenant une pose avantageuse – surtout devant les jeunes filles aux regards admiratifs – certains décrivent en termes lyriques ces mois de vie sauvage qui, sur le moment, leur avaient pourtant paru si fastidieux.

Le lendemain, un dimanche, le cortège des visiteurs s'accroît. On vient, en famille, de Sassenage dont sont originaires plusieurs hommes qui gardent le tunnel. Embrassades, congratulations, récits épiques qui font frémir les mères et les sœurs, tressaillir d'aise pères, frères, cousins...

Puis, la nuit venue, la section Trombert se retrouve seule, attendant impatiemment la camionnette de ravitaillement, chargée de pain ; depuis la veille, les hommes n'ont rien mangé.

Ils vont monter ainsi la garde pendant trois jours. Sans incident, sauf le passage d'un camion qui, manifestement, fait du marché noir, en descendant à Grenoble de la viande provenant du Vercors :

– Tu vois, dit un maquisard à un camarade, pendant que nous nous préparons à nous faire trouer la peau, il y en a qui n'oublient pas leur portefeuille !

Pendant leur tour de garde, les hommes, une fois l'exaltation des premières heures retombée, se posent des questions :

– Dire que, pendant des mois, on a utilisé des ruses de Peaux-Rouges pour le moindre déplacement ! Et maintenant, les gens viennent nous voir en touristes ! Les Allemands doivent bien savoir ce qui se passe ici ? Qu'attendeat-ils pour attaquer ?

Chavant, venu en inspection, ne peut répondre à de telles questions. Par contre il se fait très bavard pour raconter son voyage à Alger:

– Vous savez, assure-t-il, les gens que j'ai vus là-bas ont été formels. Nous allons recevoir toutes les armes qu'il nous faut ! Et des bataillons de parachutistes !

De passage, lui aussi, mais en coup de vent, Huet est peu loquace. Il examine l'entrée du tunnel et ses abords, les piquets de surveillance installés sur la falaise :

– Très bien, très bien, se contente-t-il de dire, en hochant la tête.

Une équipe d'artificiers, chargés d'examiner les lieux en experts, s'attarde plus longtemps. Comment barrer définitivement le passage, pour bloquer une éventuelle colonne motorisée allemande ?

– Le mieux, dit un artificier, serait de faire sauter le tunnel. Un autre remarque :

– Évidemment. Mais le blocage joue dans les deux sens, si on ne peut plus entrer dans le Vercors, on ne pourra pas, non plus, en sortir...

Il est vrai que dans la logique du Plan Montagnards des colonnes de troupes alliées, parachutées sur le Vercors, devront en sortir immédiatement pour harceler les positions allemandes, dans les plaines.

Mais ces considérations stratégiques ne peuvent, faute d'informations, préoccuper les hommes de la section Trombert qui ont tendance à traiter avec désinvolture les conseils que leur prodiguent certains habitants des hameaux voisins, anciens combattants, étonnés de voir que, pendant trois jours d'attente, du 10 au 13 juin, aucun emplacement de combat n'est aménagé aux abords du tunnel d'Engins.

– Creusez des trous, fabriquez-vous des abris, insistent-ils.

– Mais oui, mais oui. Merci, grands-pères, répondent gentiment les maquisards. Qui se retiennent de dire que Verdun, c'est une vieille histoire...

Certains maquisards, pourtant, se demandent s'il ne serait pas judicieux de prendre certaines dispositions de combat.

Car le 12 juin, en fin d'après-midi, un couple de personnes âgées qui a pris l'habitude de faire une visite d'amitié, chaque jour, aux combattants, avertit d'une voix tremblante :

– On est inquiets pour vous. À Grenoble, ça bouge !

Comme pour confirmer ces dires, un avion-mouchard allemand, qui tourne depuis trois jours au-dessus des positions françaises pour prendre des photos et faire des repérages, revient une dernière fois effectuer un cercle au-dessus du tunnel d'Engins.

Comme à chaque fois, on épaule les fusils, on lance des insultes :

- Salopard ! Viens voir un peu là ! Descends davantage, et tu vas comprendre !

Défoulement collectif, qui permet de décrisper un peu les nerfs tendus par trois jours d'attente.

C'est presque un soulagement, quand les premières détonations retentissent, dans la matinée du 13 juin. Les Allemands attaquent.

Leurs troupes ont été débarquées à la Tour Sans Venin, à mi-pente par rapport à Saint-Nizier, et les véhicules parqués sous bonne garde. Puis les fantassins progressent rapidement, en essayant de repérer les guetteurs français.

Ceux-ci sont avertis, vers 9 heures du matin, par des cultivateurs qui faisaient les foins et qui ont pris des sentiers connus des chasseurs locaux, pour arriver au plus vite :

– Attention ! Les Allemands arrivent ! Ils sont plusieurs centaines !

Costa de Beauregard, qui tient, en tant que chef du Vercors nord, à être aux avant-postes, est aussitôt alerté. Il envoie une patrouille de reconnaissance pour vérifier l'information. Elle ne tarde pas à revenir :

- C'est bien cela, mon commandant ! Ils ne sont plus très loin et progressent prudemment. Nous avons vu beaucoup d'armes automatiques !

Aussi calme qu'à l'exercice, Costa distribue ses ordres :

– Laissez-les s'approcher. Nous n'avons que des armes légères, il faut donc attendre qu'ils soient à bonne portée.

Les agents de liaison partent en courant pour transmettre les instructions ; faute de moyens phoniques, les Français n'ont que les jambes de ces risque-tout pour savoir ce qui se passe !

Costa jette un regard circulaire sur ses hommes ; voilà l'occasion de tester la solidité des nerfs de tous ces " bleus " qui vont avoir leur baptême du feu. Il n'est pas facile, en effet, de voir, sans broncher, s'avancer vers vous un ennemi qui se rapproche, se rapproche...

- Feu !

Le cri libérateur déclenche une fusillade générale.

Les Allemands qui montent à l'assaut sont bien entraînés. Certains ont participé, quelques semaines plus tôt, à l'investissement et à la destruction du maquis du plateau des Glières. Ils se plaquent au sol dès les premières rafales, rampent vers les abris naturels qu'offre le terrain, mettent en batterie leurs armes automatiques. Les officiers inspectent posément à la jumelle les positions adverses et cherchent le meilleur angle d'attaque.

Il semble qu'un tir moins soutenu provienne de la gauche du dispositif français. Une première vague d'assaut est donc lancée dans cette direction, prenant pour objectif la crête qui dessine le pourtour du plateau de Charvet. Elle est appuyée par les longues rafales que crachent les MG 42.

Mais elle est rapidement clouée au sol par un tir de mortier ; les hommes de Prévost utilisent à bon escient les quelques obus dont ils disposent.

– Qu'est-ce qu'on pourrait faire du bon travail, dit l'un d'eux, si seulement on avait plusieurs engins comme celui-là !

– Et si on avait des munitions, complète sombrement un autre, qui compte les coups que l'on pourra encore tirer.

En fait, les Allemands ont reçu mission du général Pflaum – qui se tient informé, à Grenoble, minute par minute, de l'évolution de la situation – de tâter la capacité de riposte des Français. Ils s'aperçoivent, au bout de plusieurs heures de combat, que les moyens relativement limités dont ils disposent – de part et d'autre, les effectifs engagés sont à peu près équivalents – ne leur permettent pas d'emporter la décision. D'autant que les officiers ont reçu ordre de ne pas exposer inutilement leurs hommes, si l'engagement se prolongeait.

Du côté français, le moral est bon. Quelle fierté, pour les garçons qui reçoivent leur baptême du feu, de constater qu'ils obligent la fière armée allemande à piquer du nez dans l'herbe des pâturages!

Les cadres se font cependant moins d'illusions, la situation peut se détériorer assez vite.

Alerté téléphoniquement du déclenchement de la bataille, grâce à un réseau intérieur greffé sur le réseau des PTT, coupé de l'extérieur, Huet arrive à moto, pour se rendre compte de la situation. Il est accueilli par Prévost, que Costa de Beauregard a chargé de coordonner les différentes unités assurant la défense du secteur. Costa avait d'abord proposé cette mission à Brisac mais celui-ci a suggéré Prévost :

– En tant qu'ancien fantassin, il est mieux à même que moi, ancien artilleur, de conduire le genre de combat que nous allons avoir à mener.

Prévost récapitule l'évolution des combats, qui durent maintenant depuis plus de quatre heures :

– Quelques Allemands ont réussi à prendre pied à la limite du plateau de Charvet, mais nos tirs les bloquent sur place pour le moment.

– Notre armement ?

– Certains de nos FM ont tendance à s'enrayer. Mais on fait avec... Il faudra quand même que nos hommes prennent l'habitude d'entretenir correctement leurs armes ! Si seulement on avait des mortiers !

– Je sais, je sais... On en demande sans cesse par radio à Alger... Il faut tenir encore quelques heures. Je vais vous envoyer des renforts.

Et il repart, sur sa moto pétaradante, en direction de son PC.

Au passage, il met en alerte les chasseurs de l'adjudant-chef Chabal, cantonnés à La Rivière, entre Saint-Martin et Saint-Agnan :

– Préparez-vous. Un car va venir vous chercher. Je vous engage à Saint-Nizier, en renfort. On a bien besoin de vous, là-bas !

Dans un fébrile enthousiasme, les chasseurs vérifient leurs armes et font large provision de munitions.

Fluet, continuant sa route, rejoint Tanant, qu'il a nommé son chef d'état-major - alors que celui-ci aurait souhaité prendre la tête de " ses " chasseurs. Tandis qu'ils font le point, au carrefour des routes de Saint-Agnan et des Barraques, un étrange convoi arrive par la route des Goulets. Une colonne de camions, conduite par le sous-lieutenant " Fressinat " (Michel Pérotin), est allée se servir en matériel au camp de Chambarand et en rapporte trois canons de 25 mm, avec leurs munitions ! Deux vont s'avérer inutilisables, mais le troisième est mis en batterie.

– À-t-on des artilleurs, parmi nos hommes ? demande Huet.

On se met en quête et on déniche un sous-officier ayant servi dans une unité antichar. À charge pour lui de former, dans les meilleurs délais, une équipe de quelques gars débrouillards. Dès que possible, le canon sera mis en action à Saint-Nizier.

Là-bas, les affrontements deviennent de plus en plus acharnés. Les Allemands, constatant la forte résistance de l'aile gauche française, font porter leurs efforts sur l'aile droite. Mal-gré le tir de deux fusils-mitrailleurs, installés rapidement en renfort, les Français ne peuvent empêcher l'ennemi de s'insinuer progressivement dans la zone de boqueteaux et de taillis qui s'étend au pied des Trois-Pucelles.

Dans le même temps, le centre du " front " français est soumis à une forte pression ; les Allemands ont réussi à installer un fusil-mitrailleur sur la route de Charvet, en un point dominant les Français postés dans le hameau des Guillets. Quelques instants plus tard, un autre fusil-mitrailleur allemand, camouflé plus au sud, ouvre le feu tandis que des voltigeurs en tenue feldgrau, utilisant les cheminements boisés qui s'avancent jusqu'au bord de la route de Saint-Nizier, lancent une attaque frontale contre les positions françaises.

Tandis que Michel, son fils aîné âgé de seize ans, ramasse les blessés avec trois de ses camarades, pour les emmener sur des civières jusqu'à Saint-Nizier, Jean Prévost fait le coup de feu au milieu de ses hommes.

– Passez-moi un chargeur pour mon FM, demande un maquisard originaire du village, tout proche, d'Engins.

- Il n'y en a plus !

- Alors, passez-moi des grenades !

Accroupi derrière la murette de sacs de sable qui a été rapidement édifiée la veille, l'homme balance posément les grenades Mills. Ces grenades défensives à fragmentation, munies d'un dispositif de retard de quatre secondes, permettent de maintenir à distance les Allemands les plus proches, arc-boutés derrière le talus de la ligne du tramway de Saint-Nizier. Une quinzaine de mètres, à peine, séparent Français et Allemands !

Le maréchal des logis Ithier, revêtu d'une vareuse bleu horizon datant de 14-18, court d'un bout à l'autre de la position française. Toujours suivi de son chien, il arrose avec son bazooka le ballast qui protège les Allemands, lançant une roquette à charge creuse chaque fois que l'un d'entre eux lève un peu trop la tête.

- Ça y est ! lance-t-il, tout joyeux. Je les ai obligés à enlever leur sacrée mitrailleuse !

Effectivement, les Allemands ont dû redescendre à l'abri la mitrailleuse qu'ils avaient réussi à installer sur le talus.

Mais d'autres armes automatiques prennent le relais et les positions françaises, soumises à des tirs croisés, risquent de devenir très vite intenables.

Soudain, le chef de section Roland Bechmann saisit le bras de l'homme posté à côté de lui :

– Écoutez ! La Marseillaise !

Effectivement, c'est en lançant à tue-tête ce vieux chant de combat que les chasseurs de Chabal arrivent à la rescousse.

Ils croisent, en arrivant près des positions françaises, un tombereau chargé des premiers morts, emmenés vers Saint-Nizier. Loin de les décourager, la vue du triste convoi leur donne une énergie supplémentaire – s'il en était besoin :

– Ceux-là, on va les venger, gronde entre ses dents un ancien du 6e BCA.

Dirigés aussitôt vers le Charvet, les chasseurs foncent.

– Les espaces ! Les espaces ! rappelle Chabal.

Bien détachés les uns des autres, les hommes se déploient en progressant par bonds, souplement, pour offrir le moins de prise possible aux tirs ennemis. Mais ceux-ci redoublent et le chasseur Joseph Gaston, stoppé en plein élan, s'écroule, la poitrine traversée par un projectile de gros calibre. Cet enfant de l'Assistance publique aura réalisé son vœu ; mourir dans cette tenue d'Alpin dont il était si fier quand il allait voir les bonnes sœurs qui l'avaient élevé.

Il est aussitôt remplacé par un camarade, pour servir un des deux fusils-mitrailleurs qu'apportent avec eux les chasseurs.

Ces armes font merveille dès que Chabal a installé ses hommes aux Guillets, où les positions françaises risquaient de flancher sous la pression allemande. L'ennemi doit refluer mais, pendant encore une heure et demie, il essaye de reprendre, par intermittence, sa progression. Le combat rapproché risque, à plusieurs reprises, de tourner au corps à corps. Les chasseurs alpins ont planté, au centre de leur dispositif, une flamme de cor portant l'insigne du 6e BCA.

" De Reyniès serait heureux de voir cela ", se dit Chabal, en pensant à l'ancien patron du bataillon, disparu sans laisser de traces dans la guerre de l'ombre.

Dans les minutes qui suivent, deux chasseurs payent le tribut du sang ; le caporal-chef Antoine Romier et le caporal Gabriel Garand, âgés respectivement de vingt-quatre et de vingt-trois ans, sont fauchés par le tir ennemi.

Romier, l'artère fémorale sectionnée par une balle, essaye d'arrêter l'hémorragie. Il crie à ses camarades :

– Eh, les gars ! Lancez-moi un cordon, je me ferai un garrot !

Le Lyonnais Henri Rambaudi, ancien champion de cross-country, se trouve à quelques mètres. Il tâte ses poches. Rien. Pas le moindre bout de corde. Il sort son couteau et le lance vers le blessé :

– Prends ça et coupe la courroie de ton fusil-mitrailleur pour faire ton garrot ! J'arrive !

Et Rambaudi, quittant le trou d'homme qu'il s'était aménagé, se coule, en rampant, dans le champ en pente qui le sépare de son camarade.

Un mitrailleur allemand l'a repéré et arrose longuement l'étendue herbeuse. Rambaudi n'est plus qu'à quelques mètres du blessé lorsqu'une balle le frappe à l'omoplate gauche.

– Ah les vaches ! s'écrie-t-il. Mais ils n'ont pas eu mes jambes !

Tandis que, renversé sur le dos, il regarde des nuages défiler, loin dans le ciel, il se dit que, s'il s'en sort, il pourra encore faire du cross.

Un peu plus loin, Romier s'est tu. Définitivement. Vidé de son sang.

Alors, tandis que le mitrailleur allemand continue à diriger ses tirs sur lui, Rambaudi remonte péniblement, en rampant, le long du pré, jusqu'aux positions françaises.

L'unique mortier des Français s'est tu également, faute de munitions. Mais, chez les chasseurs de Chabal, on a l'impression que les tirs allemands semblent baisser d'intensité. Il faut en profiter pour inciter l'ennemi à décamper.

Un ordre circule :

– Les gammons ! Il faut trois volontaires.

Trois hommes se proposent immédiatement. Chargés d'une provision de ces redoutables engins, couverts par les rafales de leurs camarades, ils s'approchent le plus possible des positions allemandes. Puis, plaqués à terre, ils dévissent le bouchon de bakélite, en maintenant de leurs doigts la tresse blanche, lestée d'une masselotte de plomb, qui est enroulée autour du bouchon. Relevant légèrement le buste, ils lancent d'un ample geste du bras leur mortel cadeau ; le lest de plomb déroule automatiquement la tresse, arrache la goupille de sécurité et, quand la grenade touche son objectif, une fusée " Allways " ultra-sensible fait exploser la charge de plastic.

L'effet est dévastateur.

Sonnés par les fortes déflagrations, les éléments allemands les plus avancés se replient, convaincus que les Français disposent de pièces d'artillerie. En fait, le seul canon de 25 mm, récupéré à Chambarand, que le sous-lieutenant Fressinat a réussi à apporter à Saint-Nizier, sert à tirer sur les véhicules allemands garés près de la Tour Sans Venin, qui redescendent rapidement vers Grenoble, chargés d'hommes éreintés par une longue journée de combat.

Les Français exultent.

Mais Chabal, Prévost, Brisac et Costa de Beauregard font leurs comptes ; la journée a coûté douze morts et six blessés, dirigés vers l'hôpital de fortune installé à Saint-Martin-en-Vercors. Le bilan est lourd mais c'est le prix d'une belle victoire.

La mine farouche, les mains sentant la poudre, Prévost reprend à son compte la devise qui, de Verdun à Madrid, a déjà beaucoup servi :

" Ils ne passeront pas ! "

Huet le félicite :

- Bravo Goderville ! Vous leur avez montré de quel bois vous vous chauffiez.

Prévost répond, dans un grand rire de gosse heureux :

- Il faut bien ça, pour mon anniversaire !

Ce 13 juin, il a tout juste quarante-trois ans.

En bas, au bord de l'Isère, les Allemands rassemblent hommes et matériel acheminés le matin même, pour l'offensive, et font passer le tout de l'autre côté de la rivière, dans Grenoble, comme s'ils craignaient une mauvaise surprise nocturne.

Mais les Français ne songent nullement à passer à l'offensive. D'ailleurs, le voudraient-ils qu'ils n'en auraient pas les moyens.

Le long du " front " qui a tenu tout au long de cette dure journée, les hommes se préparent à passer une nuit à la belle étoile, entrecoupée de tours de garde.

Costa de Beauregard passe dans chaque section :

– Vous vous êtes bien battus. Maintenant, prenez du repos. Car ce n'est pas fini.

Par précaution, un groupe de maquisards issus d'un des camps du Vercors nord, désormais considérés comme des chasseurs, affectés à la garde du tunnel d'Engins, est dirigé sur la ligne de défense de Saint-Nizier, pour la renforcer.

Jean Prévost, sans s'accorder de répit, multiplie les inspections pour vérifier si chacun est bien à son poste le long du dispositif. Lorsqu'il tombe sur une sentinelle endormie, sa réaction est très violente. D'une grande bourrade il réveille le coupable, qui a droit à un sévère coup de gueule :

– C'est criminel... Nous comptons sur vous et vous dormez. Vous connaissez les sanctions, je vous ai prévenus, tous ; le conseil de guerre et la mort.

Penaud, le malheureux baisse la tête. Il sait que Prévost, lorsqu'il parle service, ne plaisante pas et qu'il aura donc intérêt à se comporter brillamment, le lendemain, pour essayer de se racheter.

Pendant ce temps, au QG, le lieutenant-colonel Descour informe, par radio, Alger des événements de la journée et demande instamment des armes et " un bataillon parachutiste ", pour faire face à une situation qu'il qualifie de " dramatique ".

Dans la nuit, des parachutages ont bien lieu à Méaudre et à La Maye, au nord-ouest de La Chapelle-en-Vercors mais il n'y a ni armes lourdes ni parachutistes. Les containers ne contiennent que des mitrailleuses légères Browning et des mitrailleuses Hotchkiss de 8 mm, modèle 1914, tirant quatre cents coups à la minute ; ces dernières sont trop pesantes pour être efficacement utilisées en terrain de montagne. De plus, leur approvisionnement en munitions est très insuffisant.

Le lendemain, plusieurs messages partent à nouveau vers Alger, les uns signés de Descour, un autre de Zeller. Avec toujours la même antienne : il faut des munitions, des mortiers, des mitrailleuses...

Descour, qui déclare dans ses messages s'attendre à une nouvelle offensive à bref délai, adresse cependant au délégué régional, à Lyon, un compte rendu triomphaliste :

- Après un combat qui a duré de 9 heures du matin à 9 heures du soir, les Boches ont été rejetés et ont décroché, la queue entre les jambes... Nous nous attendons à être attaqués à nouveau par des forces plus importantes... À la suite du combat d'hier, le moral est meilleur que jamais (...) Au fur et à mesure que nos forces augmentent, mon intention est d'étendre la zone franche du Vercors. La région de Die, col de Cabre, est entièrement sous notre contrôle. Partant du bastion du Vercors nous faisons tache d'huile.

Cet optimisme peut paraître justifié par le calme qui règne tout au long de la journée du 14 juin. Les corvées de soupe s'activent pour ravitailler les hommes sur leurs postes de combat. Certains se mettent à leur aise pour jouir, étendus sur l'herbe, des rayons du soleil et d'un silence qui contraste avec les salves interminables de la veille. Mais les Français, y compris ceux qui affectent une joyeuse insouciance, savent bien que ce calme est trompeur.

Il est d'ailleurs brutalement interrompu, vers 16 h 45, par l'arrivée d'obus de 155, que les Allemands tirent depuis le terrain du Bachelard à Grenoble. Le pilonnage, qui dure jusqu'à 19 h 30, ne fait pas de victimes. Mais ce sont, à l'évidence, des tirs de réglage, qui annoncent des heures difficiles - car les Français n'ont aucun moyen de répondre.

Au tunnel d'Engins, quelques habitants de Sassenage venus saluer les maquisards les avertissent :

- Dès que cessera la canonnade, les Boches vont donner l'assaut...

Mais les canons se taisent et la nuit tombe. Les sentinelles ouvrent grands les yeux et les oreilles. Tout est calme.

Après une marche de nuit de cinq heures, les hommes du C3 et du C5 viennent renforcer, aux Charvets, les combattants déjà en place et la seule section restant pour garder le tunnel d'Engins se sent bien seule.

Se répartissent aussi, le long des lignes, d'autres arrivants : les cuirassiers des lieutenants Cathala et Payot, un détache-ment de cinquante hommes commandé par le lieutenant Chapuis, une section civile de renfort rameutée hâtivement à Méaudre et à Autrans.

Vers 5 heures du matin, les Français qui ne sont pas de garde sont tirés du sommeil par l'arrivée d'obus de 155, qui soulèvent de lourdes gerbes de terre.

Cette préparation d'artillerie dure trois quarts d'heure. Puis les Allemands, qui sont remontés pendant la nuit, dans le plus grand silence, jusqu'à la Tour Sans Venin, partent à l'assaut sur toute la largeur du front, des Trois-Pucelles jusqu'aux Charvets.

Cette fois-ci, ils sont plus d'un millier ; bien décidés à balayer les " terroristes ".

Les officiers français ont modifié quelque peu leur dispositif en établissant, en soutien des groupes de première ligne, des nids de mitrailleuses Hotchkiss. Mais ces armes, servies par des garçons inexpérimentés, vont se révéler peu utiles et même dangereuses!

Les fusils-mitrailleurs, eux, sont très efficaces et certains postes de tir ont été disposés pour s'assurer un flanquement mutuel. Mais les champs de tir ont été mal dégagés, en certains endroits, et, de plus, de nombreux angles morts ne peuvent être battus, faute de mortiers.

Très vite, le combat revêt une grande intensité.

Le lieutenant Bechmann tire lui-même au fusil-mitrailleur Bren MK I, servi par un de ses hommes, " La Plonge ". Devant lui, dans les hautes herbes, des formes mal discernables, car vêtues de tenues camouflées, avancent en rampant, appuyées par le tir d'un fusil-mitrailleur MG 42.

Bechmann vise posément et lâche une longue rafale, vidant d'un coup son chargeur de trente cartouches; il le dégage d'un coup sec et tend la main :

– " La Plonge " ! Un autre chargeur !

Une détonation claque. Une balle vient se ficher en terre, à vingt centimètres de l'officier français.

– Ça, dit-il, c'est un tireur d'élite qui nous a pris pour cible !

D'un coup d'œil panoramique, il inspecte les alentours. Et repère, assez vite, le tireur : il est posté dans l'encoignure d'une fenêtre dans une maisonnette située à une centaine de mètres.

– Ce bougre-là doit avoir une carabine à lunette, marmonne Bechmann.

Il évalue la distance, s'apprête à régler sa hausse lorsqu'un grand choc le plonge dans le néant. Lorsqu'il reprend conscience, il est à demi enterré. Il aperçoit, dans une espèce de brouillard, " La Plonge ", debout, tendant le poing aux Allemands :

– Salopards ! Salauds de Boches ! On vous aura ! On vous fera la peau !

Bechmann rassemble ses forces pour lancer :

– " La Plonge " ! Eh, " La Plonge " ! Viens plutôt me tirer de là !

La situation des Français devient critique.

À 7 h 20, une énorme déflagration ; un obus de mortier vient de tomber sur le sac bourré de grenades qu'avait posé à côté de lui un maquisard du C 12. Le malheureux est déchiqueté.

Les positions des chasseurs de la 2e section de la compagnie Bordenave sont prises en enfilade par des mitrailleuses allemandes installées à l'extrémité du plateau des Charvets.

– À la grenade, les gars ! Il faut qu'on se dégage à la grenade !

Aussitôt dit, aussitôt fait. Mais les réserves de grenades fondent rapidement.

– Des ravitailleurs ! Qu'on envoie des ravitailleurs !

La compagnie Brisac, elle, a été prise à revers dès l'aube par le tir à balles traçantes d'une mitrailleuse installée sur les rochers des Trois-Pucelles – donc, dans son dos ! Sa position, au fil des heures, devient intenable.

De son côté la compagnie Prévost, débordée par les ailes, risque d'être encerclée. Elle aussi doit envisager, rapidement, de se replier.

Le lieutenant " Frantz ", alias Pierre de Villemarest, chef du groupe Vallier, assure les liaisons entre Costa de Beauregard – " Durieu " et Prévost-" Goderville ".

– C'est foutu, lui dit " Durieu ". Ils sont débordés par Engins. Allez prévenir " Goderville " qu'il faut décrocher.

Frantz fonce ; il sait que, maintenant, tout peut se jouer en quelques minutes.

– Mon capitaine, je viens vous dire qu'il faut songer au repli.

- Eh bien, mon petit, on va continuer ailleurs...

- C'est la guérilla qu'il faut faire, capitaine, la guérilla... Frantz prêche là un convaincu.

Au vu de la situation, Huet donne l'ordre de repli général à 9 h 45.

C'est devenu d'autant plus inévitable que des rumeurs inquiétantes courent dans les rangs des maquisards :

– On nous tire dans le dos ! Ce sont des miliciens qui se sont glissés parmi nous, avec des brassards tricolores ! Il y en a une trentaine !

Un flottement se dessine ; rien de plus démoralisant que de se dire que, tandis qu'on fait face à l'ennemi, la mort peut frapper par-derrière.

Les hommes se replient cependant en bon ordre, tandis que Costa de Beauregard parcourt une dernière fois les positions françaises pour vérifier que tout le monde est bien averti du mouvement de retraite.

Pourtant, au centre du dispositif, le lieutenant Point refuse de décrocher. Les Allemands approchent de plus en plus ; finalement, on en vient au corps à corps, à un contre six. Voyant qu'il risque l'anéantissement de son groupe, le lieutenant donne enfin l'ordre de repli :

– Allez les gars, on s'en va ! Et on emmène nos blessés ! À coups de grenades et de rafales de mitraillette ses hommes se frayent un chemin vers le salut.

L'adjudant-chef Chabal, lui non plus, ne veut pas laisser la place aux Allemands. Lorsque l'estafette envoyée par Costa de Beauregard lui transmet l'ordre de décrochage, il répond simplement, tout en épaulant soigneusement son arme :

– Non. Pas encore...

Autour de lui ses hommes, les dents serrées, maintiennent une cadence de tir infernale. Le meilleur tireur de la section, pipe au bec, a l'œil rivé sur la hausse de son lourd fusil Lee-Enfield ; les crans de réglage de la hausse étant chiffrés en yards, il lui a fallu un temps d'adaptation pour traduire... en mètres ! Mais un camarade l'a éclairé :

– Tu sais, les English, ils ne sont pas fichus de compter comme nous !

Philosophe, il a adapté ses estimations de distance en utilisant comme cobayes quelques cibles en tenue feldgrau. Lesquelles sont vite devenues prudentes, en constatant que le tir du Français se faisait de plus en plus précis.

Inquiet pour ses chasseurs, Costa de Beauregard fait redire à Chabal de se replier. En vain. Ce n'est qu'en recevant, pour la troisième fois, le même ordre que l'adjudant-chef, imperturbable, fait signe à ses hommes de plier bagage.

Il était temps ; sur ses flancs les uniformes allemands se faisaient de plus en plus proches, tandis qu'en face seuls quelques mètres séparaient encore les combattants.

Sortant du repli de terrain qui les protégeait, les chasseurs se lancent sur la route D 106 pour un court trajet, avant de replonger à l'abri du sous-bois. Chabal, après avoir soigneuse-ment étudié la carte, estime que le meilleur itinéraire de repli est de gagner le cours du Furon.

Alors qu'il est encore sur la route, le caporal-chef Masselot, qui n'a rejoint ses camarades que la veille, tombe frappé à mort à deux cents mètres du cimetière militaire qui accueillera, après la Libération, sa dépouille et celles de ses camarades.

Plus loin, le maréchal des logis Ithier de Saint-Léon perd son sang en abondance. Il a encore tiré, ce 15 juin, comme l'avant-veille, plusieurs dizaines de roquettes avec son bazooka avant de s'effondrer, blessé à mort. Il est conscient de son état et caresse son chien, couché auprès de lui et qui geint douce-ment. Un volontaire originaire de Villard-de-Lans, Beaudoing, qui est légèrement blessé, essaie de soulever Ithier.

– Ce n'est pas la peine, vieux, dit celui-ci. J'ai mon compte. Laisse-moi ta mitraillette et va-t'en vite. Tu as juste le temps pour rejoindre les autres.

Beaudoing sait que son camarade a raison. Il prend sa Sten, met en place un chargeur plein et la donne au blessé. Un dernier regard. Et puis il tourne les talons, la gorge nouée. Déjà les premiers Allemands apparaissent entre des arbustes proches.

Quelques instants plus tard, une longue série de détonations lui apprend qu'Ithier vient de tirer sa dernière rafale.

Tandis que la plupart des maquisards s'éloignent de Saint-Nizier pour gagner Lans, puis au-delà Villard-de-Lans et les forêts du Vercors sud, d'autres ont choisi, après avoir traversé le Furon, de gravir les rudes pentes qui dominent les gorges d'Engins ; ils espèrent déboucher, après avoir franchi les crêtes, sur l'accueillante vallée d'Autrans.

Au tunnel d'Engins, le groupe resté de garde pendant les trois jours de combat a vu arriver, vers 14 heures, le messager annonçant l'ordre d'évacuation. Le spectacle de soldats allemands dévalant, à trois ou quatre cents mètres à vol d'oiseau, l'autre versant des gorges est d'ailleurs en soi suffisamment éloquent.

Les maquisards s'engagent rapidement, en file indienne, sur

l'étroit sentier qui remonte au flanc de la montagne.

– Les Allemands ne nous ont pas repérés, dit quelqu'un. C'était trop vite dit.

Émile, le chef d'un groupe replié de Saint-Nizier, se retourne, s'arrête un instant et lâche une rafale de sa Sten. Le geste est dérisoire, compte tenu de la portée limitée de l'arme. Mais l'écho des détonations roule longuement entre les falaises et le résultat ne se fait pas attendre ; en face, les Allemands ont repéré les fuyards et les arrosent à la MG 42.

Sous les impacts des éclats de roche sautent, autour des Français. De quoi stimuler les traînards, qui du coup se sentent pousser des ailes pour atteindre, le plus vite possible, les hautes pentes.

Au loin, au-dessus de Saint-Nizier de lourdes volutes de fumée noire révèlent que les Allemands ont incendié la plupart des maisons. Ils ont entassé au milieu de la place, sur un bûcher improvisé, les cadavres des Français dont les cendres seront ensuite dispersées au vent.

En arrivant à Autrans, après une harassante marche forcée à travers la montagne, les rescapés de Saint-Nizier sont accueillis à bras ouverts par la population. On les fête ; les époux Barnier ouvrent les portes de leur café, distribuant boissons chaudes et victuailles.

– C'est bien agréable, constate un " vieux " maquisard, de s'asseoir sur une chaise !

- Tout de même, s'étonne un autre, on nous reçoit comme si nous étions vainqueurs ?

Mais il n'a pas le temps de s'étonner longtemps. Un ordre de rassemblement retentit et les hommes doivent reprendre la route, vers le sud.

La bataille du Vercors n'est pas finie...

Chapitre 11

DANS L'ŒIL DU CYCLONE

La journée du 15 juin a coûté aux Français neuf morts et dix-huit blessés. Mais, au plan stratégique, les dégâts sont infiniment plus graves ; les Allemands ont désormais le contrôle d'une bonne partie du Vercors nord.

Costa de Beauregard en fait le constat lucide :

– L'issue du combat de Saint-Nizier livre à l'ennemi la meilleure voie d'accès au plateau.

Huet, lui, en tire la conclusion, très satisfaisante à ses yeux, qu'il va pouvoir mettre en place un dispositif plus ramassé, permettant de concentrer ses forces.

Les Allemands ne cherchent d'ailleurs pas, apparemment, à exploiter leur succès et à poursuivre leur progression vers le sud.

Une reconnaissance effectuée par Tanant va permettre de s'en assurer.

Inquiet de n'avoir pas de nouvelles d'Huet, ni des chasseurs de Chabal, Tanant demande à Descour l'autorisation de prendre la tête d'une patrouille. Le feu vert obtenu, il embarque sur un camion une dizaine de chasseurs qui étaient restés au cantonnement de La Rivière et fonce, dans la nuit, vers Villard-de-Lans. Dans les gorges de la Bourne, il croise la voiture de Chavant :

– Vous pouvez aller sans crainte jusqu'à Lans, lui dit
celui-ci, la route est libre. Mais après, je ne peux rien vous dire.
Une fois passé Villard, le camion roule tous feux éteints. À
Lans, sur la place de l'Eglise, le groupe saute du camion et
s'engage sur la route de Saint-Nizier, en deux colonnes parallèles. De temps en temps, Tanant fait signe de s'arrêter et scrute longuement la nuit, en essayant de capter le moindre indice suspect. Où sont les Allemands ?

La réponse est donnée, quinze cents mètres avant l'entrée de Saint-Nizier, par un ordre guttural :

– Halt !

Appliquant les consignes données au départ, les hommes se jettent dans l'herbe des bas-côtés, tandis que des balles sifflent au-dessus d'eux et font jaillir des étincelles en ricochant sur les cailloux de la route.

– On décroche vite fait !

En faisant un large crochet, les Français s'éloignent rapidement du poste allemand installé sur la route et regagnent leur camion.

De retour au PC d'Huet, Tanant peut lui faire un rapport circonstancié :

– Les Allemands sont toujours à Saint-Nizier, mon commandant. Mais ils ne semblent pas vouloir aller au-delà, pour le moment.

Dans les jours qui suivent, d'autres patrouilles confirment que les Allemands, après avoir occupé progressivement le sillon de Lans à Villard-de-Lans dans la journée du 16 juin, s'en retirent dès le 17 et se cantonnent sur le verrou de Saint-Nizier.

Huet en conclut :

– On peut considérer que la partie du plateau située entre Saint-Nizier et Villard est devenue un " no man's land ", qu'il nous suffit de surveiller de près.

– Les maires de Lans, de Villard et de Corrençon protestent contre cette situation, fait remarquer Tanant. Ils voudraient que nous soyons présents dans leur commune. Ils se considèrent comme abandonnés, voire trahis.

– Ne comprennent-ils donc pas que ce serait les exposer au même sort que Saint-Nizier ? Il nous faut tout faire pour épargner la population civile. L'existence d'un no man's land neutralise, en quelque sorte, les communes concernées.

Il est cependant évident que les Allemands n'en resteront pas là. L'abcès qu'est, pour eux, le Vercors est loin d'être crevé. Cette base " terroriste " ne peut être tolérée.

Dès le lendemain de la prise de Saint-Nizier, d'ailleurs, le commandement allemand placarde à Grenoble et dans la région un " avis " qui se veut une justification anticipée de la tragédie qui s'annonce :

" Le droit international n'accorde pas aux individus participant à des mouvements insurrectionnels sur les arrières de la puissance occupante la protection à laquelle peuvent prétendre les soldats réguliers (...) La puissance occupante, maintenant comme auparavant, considérera de par la loi les membres des groupes de résistance comme des francs-tireurs. Les rebelles tombant entre leurs mains ne seront donc pas traités comme des prisonniers de guerre et seront passibles de la peine capitale. "

Peu soucieux, apparemment, de telles menaces, le commandement du Vercors met à profit les semaines de calme relatif qui suivent les combats de Saint-Nizier pour mettre en place une organisation rigoureuse ; une organisation portant la marque des officiers qui, comme Pierre Tanant, voudraient donner une allure véritablement militaire à ces groupes de maquisards dont certains font penser à un mélange de volontaires de l'an II et de bandits mexicains.

Sur suggestion de Tanant, Huet crée un état-major, doté de nombreux services répartis selon les quatre bureaux classiques dans l'armée française.

D'abord installé au rez-de-chaussée de l'hôtel Breyton, à Saint-Martin, cet état-major s'établit ensuite dans la villa Bellon, une grande et confortable demeure située à la sortie sud de Saint-Martin, d'où l'on a une large vue sur le plateau qui s'étend de Saint-Julien à Saint-Agnan.

La répartition des tâches est précisément établie : le 1er Bureau, chargé du personnel, est confié au sous-lieutenant Picard ; un tribunal militaire lui est rattaché ; le 2e Bureau est dirigé par le capitaine Vincent ; le 3e Bureau échoit au lieutenant " Arnolle " (d'Anglejan) ; le 4e Bureau est organisé par le lieutenant " Octave " (d'Olchansky), auquel succédera le capitaine " Monnier " (de Montjamont). Sa mission est d'importance vitale : réceptionner les parachutages, assurer les transports, répartir le matériel.

Installé à La Chapelle, à la différence des autres services, le 2e Bureau est particulièrement développé, puisqu'il comprend une commission d'enquête, un service de renseignements civils et militaires (utilisant de nombreux agents, hommes et femmes), une censure postale et un central téléphonique (purement interne au Vercors, avec un système d'écoute), un service du ravitaillement, un " service des autorisations de circuler et de quitter le plateau ", une prévôté-gendarmerie, un Bureau de la Place, une " commission d'enquête à l'arrivée sur le plateau ", une section de discipline (pour les " fortes têtes "), un service des fausses identités, un service de DCA, un journal, et enfin... un " camp de concentration ", dont l'appellation est pour le moins malheureuse et où sont internés pêle-mêle des prisonniers allemands, des " collaborateurs " (ou supposés tels) des deux sexes, des étrangers réfugiés dans le Vercors, traités systématiquement comme des suspects, mais aussi les membres de " bandes échappant à tout contrôle et terrorisant la population ".

Cette lourde organisation, dirigée par des officiers, pour la plupart réservistes, qui n'ont rejoint les rangs des " dissidents " qu'en juin, implique une bureaucratie, un travail administratif, une paperasserie qui mobilisent, au total, environ deux cents hommes.

Elle reflète le goût pour les organigrammes d'officiers comme Tanant – qui, arrivé en juin, sur le plateau, n'a jamais vécu la vie des maquis et comprend donc mal la mentalité de ceux qui sont passés par là.

En cela, il est l'antithèse d'un Costa de Beauregard, qui a tenu à procéder lui-même à la nomination de ses cl- fs de section et de ses chefs de groupe, pris parmi de " vieux " maquisards et non chez des officiers ralliés à la dernière minute. Ce qui, joint à l'efficacité de son action sur le terrain et à l'autorité morale qu'on lui reconnaît, lui vaut l'estime et le respect de ses hommes.

La classique vie de garnison et la guerre de partisans n'ont pas les mêmes exigences, ce qu'oublient trop ceux qui tiennent à dresser des états complets des effectifs. Des listes nominatives des maquisards sont en effet établies, section par section, et couchées sur de beaux registres ou de simples cahiers d'écoliers. Ces listes se veulent très complètes : identité de l'intéressé, son pseudonyme, son adresse " civile ", sa religion, le nom et l'adresse des personnes à avertir en cas de décès. Bref, de quoi faciliter grandement le travail de l'ennemi, lorsque celui-ci mettra en route sa machine répressive

Parallèlement à l'organisation militaire, le pouvoir civil se met en place lui aussi. Il est incarné par Chavant, président du Comité de libération du Vercors, installé d'abord au premier étage de l'hôtel Breyton, à Saint-Martin, puis ensuite dans l'école du village. Chavant n'est pas mécontent de s'entendre appeler " préfet du Vercors ". Cette étiquette ne tient certes pas compte de la dualité administrative qui sépare, officiellement, le Vercors isérois et le Vercors drômois. Mais elle correspond bien, par contre, à cette autonomie de fait dont bénéficie le Vercors dans le cadre des divisions territoriales de la Résistance – ce qui fait tiquer, depuis le début, certains responsables régionaux ...

Pour le seconder, Chavant a nommé Tézier, ancien maire de Voiron, chef civil du Vercors nord, son PC étant installé à La Balme-de-Rencurel. Dans le sud, son homologue est Malossane, qui siège à La Chapelle-en-Vercors.

Les trois hommes ont en charge, en principe, l'administration des communes. Ainsi, Malossane révoque le maire de Saint-Julien-en-Vercors, accusé d'avoir ravitaillé les miliciens lors de leur passage (pouvait-il faire autrement ?) et d'accepter avec trop de réticences les ordres de réquisition des maquis ; le maire de Vassieux, lui, est révoqué ; on lui reproche de s'être réfugié à Die.

La question du ravitaillement revêt, évidemment, une importance cruciale, compte tenu de l'afflux des volontaires. Dès le 10 juin, une réunion consacrée à cette question a rassemblé à Saint-Martin, autour d'Huet et de Chavant, les responsables civils et militaires. Le lieutenant Louis Beauchamp a été nommé intendant général, secondé par deux civils, Bouchier pour le sud et Martin pour le nord. Il s'agit de centraliser tous les produits collectés sur le plateau, bétail, beurre, lait, fromage, pommes de terre, et dans la plaine, légumes, fruits, tabac. D'ailleurs malgré l'isolement théorique du massif, des produits du Vercors continuent à être expédiés dans la plaine, en échange de ceux qu'elle fournit.

Certains maquisards sont préposés à l'abattage du bétail, pour fournir en viande fraîche les boucheries. D'autres sont affectés, comme aides, aux boulangers de Saint-Martin et de La Chapelle et le pain ne manquera jamais aux combattants, jusqu'au 23 juillet. Un détail qui compte, pour le moral des troupes.

Le Vercors s'organise ainsi en " République " quasi autarcique. C'est d'autant plus nécessaire, au plan des subsistances, qu'il ne faut pas compter sur les parachutages pour obtenir des vivres; seules quelques boîtes de graisse végétale et de fromage seront parachutées le 14 juillet... et leur contenu fera faire la grimace à plus d'un.

Il faut donc miser, à l'occasion, sur la " récupération " de denrées prises à l'ennemi. Le 7 juillet, un train de marchandises destinées à l'occupant est arraisonné en gare de Crest ; trente tonnes de sucre, un wagon de tabac et soixante mille litres d'alcool changent ainsi de propriétaire. Deux jours plus tard, un camion-citerne chargé de quatorze mille litres de vin est intercepté près de Saint-Marcellin par trois maquisards, descendus du Vercors pour effectuer ce coup de main. La vieille tradition du troupier français est respectée : il y aura du vin dans les bidons !

En plus du ravitaillement, la " République du Vercors " doit assurer à ses citoyens les services qu'on attend de l'État : le traitement des fonctionnaires, les allocations familiales doivent être payés ; en échange, il faut faire rentrer les impôts.

Il faut aussi assurer le fonctionnement des PTT, des Eaux et Forêts, la fabrication du charbon de bois, indispensable pour alimenter les véhicules à gazogène. Un service des transports, avec ateliers de réparation, est mis sur pied. Quant au service de santé, il est assuré par les docteurs Fischer et Ganimède, un chirurgien de Romans, qui ont installé un hôpital dans une maison d'enfants située à la sortie de Saint-Martin. Cet hôpital est convenablement équipé grâce à deux coups de main, d'une extraordinaire audace, du groupe franc de Georges Ravinet, qui a récupéré le matériel chirurgical de l'hôpital des Chan-tiers de Jeunesse, installé à Bourg-de-Péage. La sûreté et la police, enfin, sont confiées à l'abbé Vincent, curé de Corrençon, qui se révèle très doué pour cette fonction.

Le nouveau pouvoir civil instauré au Vercors a la volonté de marquer par des mesures spectaculaires la rupture avec l'ordre vichyssois. Il est question, ni plus ni moins, de frapper une nouvelle monnaie, à l'effigie d'une Marianne rayonnante, et d'imprimer de nouveaux timbres-poste, épurés du portrait du maréchal Pétain ! On nage là, évidemment, en pleine utopie, puisque les moyens techniques nécessaires à de telles réalisations font totalement défaut.

Mais, au-delà de ces naïvetés, la volonté affichée d'assurer la continuité d'une administration, reposant sur un partage d'attributions entre militaires et civils, ne va pas sans grincements.

L'illustration en est donnée, spectaculairement, le 16 juin.

À la suite des rumeurs ayant couru la veille, lors des combats de Saint-Nizier, que des miliciens s'étaient glissés dans les rangs des maquisards, le commandement militaire a donné l'ordre impératif à tous les postes gardant les accès du Vercors de ne laisser sortir du massif que les personnes détenant un ordre de mission, dûment signé des responsables compétents.

Dans la soirée, Roger Rabatel, qui appartient au groupe du capitaine Bourgeois, est de garde aux Barraques-en-Vercors, sous les ordres du chef de poste, le brigadier-chef Hervochon. Les factionnaires, qui ont établi une chicane, voient arriver une traction avant Citroën, avec deux civils à bord.

Le chef de poste, planté devant sa chicane, lève la main :

– Stop !

Et, après avoir salué très réglementairement :

– Vos ordres de mission, Messieurs, s'il vous plaît ? Le chauffeur sourit :

– Nous n'en avons pas. Mais nous n'en avons pas besoin, nous!

Le visage du brigadier-chef Hervochon se fige :

– Désolés, Messieurs, mais dans ce cas je suis obligé de vous demander de faire demi-tour !

Rubicond de fureur, le passager passe la tête à la fenêtre et s'écrie :

- Je suis le capitaine Clément ! Ça devrait vous suffire, non !

- Je ne vous connais pas, Monsieur, répond, impavide, le brigadier-chef. J'ai des ordres. Je les exécute.

Chavant-" Clément " - car c'est bien lui - descend de voiture, visiblement très énervé :

- Ça ne va pas se passer comme ça !

Mais le " préfet du Vercors " se retrouve rapidement désarmé, ainsi que son chauffeur, et les deux hommes sont ramenés au PC de Saint-Martin par les cuirassiers de Bourgeois.

- Le " patron " a été arrêté par des militaires !

La rumeur circule vite chez les civils de l'état-major de Chavant.

Lorsque celui-ci, évidemment relâché après qu'il a été identifié, arrive à La Chapelle, au PC de Malossane, il est pâle, la figure encore décomposée par l'incident.

- Puisque c'est comme ça, on va arrêter Thivollet ! décident quelques civils plutôt portés sur l'antimilitarisme.

Un groupe franc s'en va s'emparer de Geyer-" Thivollet ", qui tombe des nues. Il est quelque peu houspillé et entraîné pour une " confrontation " avec Chavant !

Il faudra toute la diplomatie d'Huet et de Zeller, accourus, pour calmer les esprits et éviter que civils et militaires n'en viennent à s'affronter sans pouvoir empêcher, cependant, quelques échanges d'insultes et de gifles.

Un détachement " civil ", parti en direction des Barraques avec un fusil-mitrailleur pour " délivrer " Chavant, est arrêté juste à temps par une estafette, qui rassure les " justiciers " sur le sort de leur patron.

Fin juin, le Comité de libération du Vercors se réunit dans une salle de classe, à Saint-Martin. Il y a là Yves Farge, désigné par de Gaulle comme commissaire de la République de la région Rhône-Alpes, et, entre autres, Zeller, Descour, Chavant... Farge a le souci de chercher, selon ses propres termes, " le plus sûr moyen d'accorder civils et militaires ". Preuve, s'il en fallait une, que l'accord reste encore sujet à caution...

Cette réunion ne fera d'ailleurs pas taire certaines rancœurs, alimentées par des rumeurs.

- Trop de militaires présents au Vercors ont soutenu, il n'y a pas si longtemps, la Révolution nationale de Pétain, rappellent certains civils.

- N'était-ce pas, ajoutent quelques perfides, parce que Pétain a songé à prendre pour successeur le comte de Paris ? Regardez tous ces galonnés qui portent un nom à particule ! Et Thivollet qui se pavane avec son fanion à fleurs de lys ? Est-ce vraiment bien républicain, tout cela ?

D'autres griefs sont plus terre à terre :

- À l'état-major, il y en a qui gardent pour eux le chocolat et les cigarettes parachutés, au lieu de les faire distribuer aux maquisards !

Par ailleurs, des militaires se posent des questions sur la disparition, à l'issue des parachutages, de paquets très spéciaux placés par les Alliés dans certains containers et constitués de nombreuses et épaisses liasses de billets de banque.

Ce néfaste climat de suspicion est malheureusement entretenu par certaines erreurs psychologiques de l'état-major. Ainsi, les hommes de la section Trombert, très admiratifs devant les tenues de combat anglo-saxonnes, souples et pratiques, que contiennent certains containers, souhaitent en obtenir et chargent leur chef de section d'en faire la demande. Lequel s'entend répondre, à l'état-major :

- Il n'est pas question que des soldats français portent des uniformes étrangers !

La formule est pour le moins malheureuse, au moment où tous attendent du ciel une manne... " étrangère " !

Heureusement, l'atmosphère débilitante créée par les byzantinismes d'état-major n'atteint pas les maquisards restés sur le terrain. Ils appartiennent presque à une autre planète que les stratèges et les scribes des " bureaux ".

Ainsi, les hommes de la compagnie de Villard-de-Lans, restés le 13 juin à Rencurel pour aider les paysans à faire les foins, n'ont été informés des combats de Saint-Nizier que par l'écho de la canonnade. La nuit suivante, ils ont entendu passer les avions venant larguer leurs containers sur Méaudre. Envoyés le 15, à cause d'une fausse alerte, au Pas du Follet, ils n'apprennent que le 17 la chute de Saint-Nizier. Isolés au cœur de la montagne, ils montent la garde dans la pluie, le brouillard, le vent glacé, tout heureux lorsqu'ils peuvent essayer de se réchauffer au feu d'une cabane de charbonnier.

Leur vie est rythmée par l'alternance du beau temps, le 20, avec le soleil revenu, (qui permet une lessive générale), et de la pluie froide, qui s'impose à nouveau les 21 et 22 juin.

Ils ne savent rien, ou pas grand-chose.

- À quoi servons-nous, ici ? demande l'un d'eux. Les camarades ne peuvent répondre que par une mimique d'ignorance.

Enfin, une réponse est donnée le 22:

- On a ordre de faire sauter la route des Écouges !

Malgré le mauvais temps, la perspective d'un objectif, d'une action clairement définie donne du tonus au groupe, qui effectue sa mission en un temps record.

Deux jours plus tard, la section de Clément Beaudoing est en

faction, à l'aube, au pont Chabért, d'où l'on domine le défilé des Ecouges, l'un des plus vertigineux du Vercors. À 5 h 45, les maquisards voient déboucher, dans un des virages en épingle à cheveu de la route D 35 qui monte de Saint-Gervais, une importante colonne allemande.

– Regarde, dit Joseph Faure à son copain Henri Rousseau,

on ne voit même pas encore les derniers camions !

– Il y a bien au moins trois cents hommes, évalue, songeur,

Rousseau.

- En position, tout le monde ! commande Beaudoing. On va les arroser au maximum !

Les neuf hommes dont il dispose – parmi lesquels deux Russes déserteurs de l'armée allemande – ajustent leurs armes et ouvrent le feu. Outre leur armement individuel, ils ont un fusil-mitrailleur et une mitrailleuse américaine Browning M 2 de 12,7 mm.

Dès les premières détonations les soldats ennemis sautent de leurs camions pour se mettre à couvert et leur riposte ne tarde pas. Ce sont d'abord des rafales d'armes automatiques ; puis des pièces d'artillerie de montagne donnent de la voix. Les Français, favorisés par leur position en surplomb et l'étroitesse du défilé où sont acculés les Allemands, les tiennent en haleine pendant quatre heures.

Ceux-ci, finalement, préfèrent se replier, en emmenant les deux morts et les blessés que leur a coûtés l'engagement.

Lorsqu'il reçoit le rapport de cette opération, le général Pflaum confie à un officier de son état-major :

– Il serait décidément trop coûteux, en hommes, de cher-cher à forcer les passages traditionnels offerts par les rares routes qui escaladent la façade occidentale du Vercors...

Au sud, il a fait un autre test, plus concluant, deux jours plus tôt.

Des éléments blindés, appuyés par l'aviation – le terrain de Chabeuil étant tout proche – ont attaqué le maquis de Combovin, chargé par le commandant Drouot (" Hermine "), chef des FFI de la Drôme, de couvrir les accès sud-ouest du Vercors. Les Allemands n'ont pas lésiné sur les moyens ; treize bombardiers s'acharnent pendant trente minutes sur les positions des maquisards. Les Allemands sont bien renseignés : deux jours plus tôt, " Hermine " était encore installé dans la ferme Belle, dont il avait fait son PC. L'intensité du bombardement a chassé la plupart des maquisards, sonnés par un tel matraquage, et l'infanterie allemande atteint, sans coup férir, la ferme où travaillent encore, insouciants du danger, des opérateurs radio.

L'un d'eux, un Anglais surnommé " Guy ", aperçoit - trop tard - les assaillants par la fenêtre :

- Des Allemands ! Des Allemands !

Il a saisi son revolver Webley MK IV mais il n'a pas le temps de s'en servir.

Abattus sur leur poste, les opérateurs radio sont ensuite jetés dans un puits.

La nouvelle de ce massacre incite l'état-major du Vercors à envoyer message sur message à Alger pour demander le bombardement du terrain d'aviation de Chabeuil ; les appareils de la Luftwaffe qui y sont massés sont, à l'évidence, une véritable épée de Damoclès pour le Vercors.

Cette menace, bien réelle, pèse d'autant plus lourd que les combattants rassemblés dans le Vercors sud sont concentrés en quelques lieux de cantonnement, facilement identifiables par des avions d'observation. C'est la conséquence du choix stratégique de l'état-major, qui ne prend décidément pas en compte les principes de la guérilla.

Il en va tout autrement au nord des gorges de la Bourne, où Costa de Beauregard impose à ses hommes le rythme, certes, éprouvant, de la guerre de partisans.

Il raisonne en Alpin, lorsqu'il explique un jour à ses subordonnés :

– La montagne offre des possibilités accrues à la guérilla. S'il est un endroit où nous pouvons pratiquer efficacement celle-ci, c'est bien ici !

Et, n'étant pas homme à se cantonner dans le domaine de la théorie, il lance ses chasseurs dans des opérations de reconnaissance qui doivent les familiariser toujours davantage avec le terrain sur lequel ils devront opérer, car Costa a bien l'intention de maintenir ses groupes dans le nord-ouest du Vercors, après les combats de Saint-Nizier.

D'ailleurs, à la lumière de ceux-ci, " Hervieux " - Huet a prescrit la reconnaissance de zones de dispersion dans l'hypothèse d'une incursion massive de l'ennemi. Cette consigne reste pratiquement lettre morte dans le Vercors sud mais Costa, lui, l'applique d'autant plus volontiers qu'elle correspond à son analyse de la situation.

Il dispose, pour cela, d'un avantage ; les hommes qu'il a commandés, pendant des mois, ..a camp de Plénouze, sont de "vieux " maquisards, ayant une solide expérience des conditions de vie difficiles qu'implique l'existence du partisan.

Au lendemain des combats de Saint-Nizier, ils se retrouvent cantonnés à La Balme-de-Rencurel, au cœur des gorges de la Bourne, dans une scierie édifiée au bord de la rivière. Ils y retrouvent la compagnie de sédentaires du capitaine Crouau, composée d'ouvriers et d'artisans de Romans et de Bourg-de-Péage. Malgré leurs antécédents, ces hommes, qui n'ont pas été engagés dans les récents combats, sont considérés comme des " bleus " par les guérilleros de Costa. Ils n'en donneraient pas moins presque des conseils aux " anciens ", qui ont entrepris, après quelques heures de repos, de remettre en état leurs équipements bien fatigués.

Un " ancien " demande, goguenard, à un bavard de Romans

qui a entrepris de lui expliquer comment il faut faire la

guerre :

– Dis-donc, toi qui arrives de la ville, sais-tu depuis combien de temps on tient le maquis, nous ?

Et, voyant la piètre résistance physique des nouveaux arrivants, dès qu'il faut faire un effort un peu rude, il ajoute, paternel :

– Entraînez-vous à la marche ! Faites des escalades !

Remuez-vous ! Vous verrez... Cela peut servir !

Tous ne sont pas capables de s'adapter à un style de vie finalement très exigeant. Un garçon de dix-neuf ans, qui a rejoint Plénouze peu avant la mobilisation générale, craque physiquement et nerveusement :

– Je vous en prie ! Je n'en peux plus ! Laissez-moi rentrer

chez mes parents !

Le chef de section Trombert sait qu'il n'est pas bon, de toute

façon, de garder quelqu'un qui est au bout du rouleau.

– C'est d'accord. Rentre chez toi. Mais, en repartant, fais

attention aux mauvaises rencontres.

Avertissement tristement prophétique ; arrêté et identifié

comme un " terroriste " du Vercors, le pauvre garçon sera

fusillé.

Après avoir soufflé vingt-quatre heures à La Balme-de-

Rencurel, la section Trombert reprend le chemin de la montagne, entraînée par Costa de Beauregard qui souhaite faire le point de la situation :

– Il faut tout de même, assure-t-il, savoir où en sont les Allemands !

Pour obtenir un bon point d'observation, cap est mis sur

Gros-Martel. De ce sommet, qui culmine à 1.557 m, on peut espérer avoir un panorama suffisamment dégagé pour repérer les emplacements de l'ennemi, au cas où il se serait aventuré sur le plateau qui s'étend de Saint-Nizier à Villard-de-Lans.

Mais le ciel est bas et des bourrasques de neige rendent vite la progression difficile. Il faut bivouaquer dans une baraque désaffectée, sans feu et sans nourriture. Dehors, la nuit est glaciale.

La tempête de neige dure deux jours et les maquisards ont

l'impression d'être coupés du reste du monde. Impossible de

repérer quoi que ce soit dans les lointains.

– Nous allons pousser jusqu'à Jaume, décide Costa de Beau-

regard.

Ce hameau est à l'intersection de la route de Saint-Nizier etde celle des gorges d'Engins, qui se poursuit ensuite jusqu'à Villard-de-Lans.

– S'il y a encore des Allemands dans le secteur, poursuit Costa, ils utilisent forcément ce carrefour.

À travers bois, en utilisant de préférence les lignes de crête, la section pousse vers le nord. Arrivée au-dessus du carrefour de Jaume, elle s'établit en poste de guet à la lisière de la forêt, en surplomb de la route à une portée de fusil.

Pas un seul uniforme allemand en vue. Et pas de circulation, ce qui confirme que cette zone est bien considérée, de part et d'autre, comme un no man's land.

– On repart ! décide Costa.

Il entraîne ses hommes en de longues marches et contre-marches, à travers tout le secteur qui s'étend entre Jaume et le col de Romeyère. Pendant plusieurs jours, les partisans courent les bois, en évitant tout endroit habité. Hagards de fatigue, cou-verts de boue, dormant quelques heures dissimulés sous les basses branches des sapins, les hommes ont la faim au ventre ; un parterre de fraises des bois est une aubaine et plus encore les bidons de lait, déposés à l'entrée d'un chemin de ferme, que les affamés lapent à grandes gorgées, sans souci du lait qui leur coule sur la poitrine.

L'un d'eux, regardant à côté de lui le camarade dont les yeux brillants de fatigue mangent tout le visage, lui dit d'une voix un peu inquiète :

– Tu as des yeux de loup !

L'autre reste interdit. Faut-il prendre cela pour une injure ? Et puis il part d'un grand éclat de rire, heureux de sa trou-vaille :

– Si nous sommes des loups, alors la forêt est notre domaine !

Mais il faut bien revenir à la " civilisation ".

Après avoir longuement vérifié qu'aucune infiltration ennemie n'est décelable dans toute la partie occidentale du Vercors nord, les hommes de Costa de Beauregard, reprenant la direction du sud, gagnent Saint-Martin, " capitale " de la " République du Vercors ".

Le spectacle qu'ils y trouvent les laisse pantois. Tout y semble en effet organisé dans l'optique d'une paisible vie de garnison, avec ses rites et son formalisme. Une trentaine de jeunes volontaires, affectés à l'état-major sous le nom pompeux de " section de commandement ", y jouent essentiellement le rôle d'ordonnances des officiers – avec l'habituel lot de tâches ménagères que cela suppose, aussi peu motivantes que d'intérêt militaire très limité. Les effectifs pléthoriques, les installations confortables contrastent singulièrement avec le style spartiate d'un Costa de Beauregard.

La volonté de décorum se traduit par l'organisation de cérémonies censées exalter le patriotisme. Le 25 juin, une prise d'armes est organisée pour célébrer la mémoire des morts de Saint-Nizier. Devant les officiers en grande tenue, le fanion du 6e BCA est béni par l'abbé Gaston – l'un de ces ecclésiastiques engagés corps et âme dans l'aventure du Vercors – Le sabre et le goupillon ! ironise discrètement un esprit facétieux.

Derrière les discours officiels, de ton très unanimiste, règne un certain malaise.

Une remise de décorations a été prévue, pour honorer les meilleurs combattants de Saint-Nizier. Apprenant qu'aucun de ses hommes ne serait distingué, Jean Prévost a un mouvement d'humeur :

– Si c'est ainsi, dit-il à Brisac, je n'enverrai aucune délégation de mes hommes à leur cérémonie. Et tu devrais faire comme moi, puisque tes hommes ont, eux aussi, été " oubliés ". Alors que nos gars ont tout de même fait un sacré travail !

Brisac approuve. Son estime pour Prévost, déjà grande, a crû encore à Saint-Nizier ; en particulier lorsque Prévost-" Goderville " a ravitaillé, sur les réserves de son unité, une des sections de Brisac.

Mais Prévost, qui n'attache aucune importance aux formes extérieures de l'apparat militaire – au point de faire signe au piquet d'honneur de ne pas le saluer, lorsqu'il arrive à l'état-major – est à contre-courant du climat qui règne à Saint-Martin, en grande partie grâce à Pierre Tanant.

Celui-ci met de la solennité partout. À temps et à contre-temps. Ce qui peut laisser perplexe un interlocuteur, lorsque celui-ci s'entend dire, par exemple :

– Mon cher ami, quand on vit ensemble de telles épreuves, vous voudrez bien, je pense, entre patriotes, m'offrir une tablette de chocolat ?

Tanant ne peut, psychologiquement, envisager une armée qui ne correspondrait pas aux normes auxquelles il a toujours été habitué. Le port d'un uniforme, par exemple, est pour lui une question primordiale ; une armée digne de ce nom doit porter l'uniforme. Et n'est-ce pas la meilleure façon de montrer aux Allemands qu'ils n'ont pas en face d'eux des " terroristes ", mais bel et bien des soldats ?

Or peu de combattants présents dans le Vercors portent un uniforme digne de ce nom. Certains ont des pièces d'équipement militaires, assez disparates, récupérées tant bien que mal à gauche et à droite et qui ne contribuent pas vraiment à leur donner cet air martial que souhaiterait Tanant.

– Nos maquisards ont plutôt l'air de bandits que de soldats, se lamente-t-il

D'où l'idée d'aller puiser dans un stock de huit mille tenues, récupérées après la dissolution de l'armée d'armistice par le

capitaine Valentin, ancien major du 6e BCA, et entreposées à Grenoble.

Le sous-lieutenant Bigot se propose :

– Faites-moi confiance. J'en fais mon affaire !

Aidé de quatre chasseurs, il va à Grenoble et charge les lourds ballots dans une camionnette du Secours National'. Au

retour, imperturbable, il explique aux Allemands qui barrent le pont du Drac :

– Ce sont des vêtements destinés aux réfugiés toulonnais de Fontaine.

Les Allemands laissent passer un si charitable chargement. Qui permet d'habiller, selon les vœux de Tanant, deux compagnies de chasseurs. Il y aura bien quelques esprits chagrins pour faire remarquer que ces tenues bleu marine rappellent étrangement l'uniforme des miliciens. Mais ce fâcheux rapprochement est balayé d'un revers de main par les officiers les plus traditionalistes, pour qui le souci de l'uniforme est lié à la reconstitution d'unités traditionnelles de l'armée française.

Il faut évidemment, pour une telle renaissance, le feu vert des autorités supérieures.

Le 1er juillet, Tanant peut annoncer, triomphant, à Huet :

– Nous avons l'accord d'Alger ! Pour le 11e Cuir, et pour les autres unités !

Dans un " ordre général " daté du 13 juillet, Huet pourra donc annoncer qu"à dater de ce jour les unités placées sous ses ordres reprendront les traditions militaires des corps de

troupe de la région et leurs écussons chargés de gloire ".

Sont ainsi reconstitués le 11e Cuirassiers, dont les effectifs sont fournis par les maquisards des camps du Vercors sud ; le

6e BCA, avec les camps du Vercors nord, le noyau initial des chasseurs de Chabal, les volontaires de Grenoble et les corps francs du Vercors ; le 12e BCA, avec les volontaires de Romans et ceux du Vercors nord qui ont rejoint à l'annonce de la mobilisation ; le 14e BCA, avec les volontaires du Royans. S'y ajoutent une compagnie du 4e régiment du génie, un groupe du 2e régiment d'artillerie (qui n'a pas de canons... mais ceux-ci seront, assure-t-on, bientôt parachutés !) et une section de tirailleurs sénégalais.

La présence de ces derniers est pour le moins inattendue dans le Vercors. C'est le résultat d'un coup de main particulièrement audacieux.

Le 22 juin, trois camions ont quitté Saint-Agnan pour gagner Lyon. Après quinze kilomètres, les freins d'un des camions lâchent dans l'impressionnante descente des Grands Goulets et son chauffeur ne parvient à l'arrêter qu'en se rabat-tant sur les rochers du bas-côté, qui freinent le camion fou dans un épouvantable bruit de ferraille martyrisée. Réduite à deux camions, l'expédition atteint l'agglomération lyonnaise et les véhicules sont dissimulés dans un entrepôt de Villeurbanne.

Dans cette ville, des Sénégalais sont emprisonnés au camp de la Doua, depuis 1940. Chaque matin, ils sont emmenés pour travailler au service de l'organisation Todt, à charger et décharger des wagons. Seul Européen à partager leur captivité, leur chef, le sergent Vilchese, a réussi à prendre contact avec la Résistance, pour organiser une évasion collective.

Le capitaine Bourgeois est de garde, le 23 juin, aux Barraques-en-Vercors avec ses hommes.

– Il faut, dit-il, des volontaires pour aller chercher des Sénégalais à Lyon !

La nouvelle fait sensation.

Six hommes se portent volontaires. Leur chef sera l'abbé Magnet. Ils roulent une partie de la nuit à bord de deux camionnettes, pour se retrouver, à l'aube, aux portes de Lyon. Là, ils mettent leur fusil-mitrailleur en batterie au bord de la route. Et l'attente commence.

– Les voilà !

Deux camions surgissent, couverts d'une bâche. Dessous sont entassés cinquante-trois Sénégalais, qui ont pris le large après avoir abattu leurs gardiens allemands. Les camions ont réussi à sortir de la ville avant la mise en place des barrages allemands.

Lorsque le convoi arrive aux Barraques, les Sénégalais sont aussitôt pris en main par le lieutenant Moine, qui s'est porté volontaire pour les commander.

L'arrivée de la petite troupe fait grosse impression ; ces soldats africains, portant encore la tenue avec laquelle ils ont été faits prisonniers en 1940, constituent une vivante image des traditions coloniales de l'armée française. Pour bien marquer leur spécificité, on leur distribue d'ailleurs un chèche... Et ils sont affectés à la garde d'honneur du PC d'Huet, pour présenter les armes aux officiers qui vont et viennent sans cesse.

Ils illustrent bien, à leur façon mais, certes, involontairement, le débat de fond qui oppose deux conceptions de la guerre : guerre classique, statique, avec un " front " clairement défini, et guérilla.

Un débat qui anime, au sein même des sections, les conversations des hommes. Comme celle que surprend " Goderville ", un soir à la veillée, après qu'une dizaine de ses hommes ont fait un coup de commando à Romans, pour s'emparer d'un stock de tenues de gendarme.

L'un regarde avec suspicion l'uniforme neuf, galonné d'argent, qu'on lui a remis :

– Quand on fait de la guérilla, dit-il, on ne se met pas en uniforme !

Mais un de ses camarades est d'un tout autre avis :

– Ainsi, on montre que l'on est des soldats réguliers, pas des va-nu-pieds !

Au-delà du débat sur l'opportunité de l'uniforme, la façon de faire la guerre est liée aux effectifs. Une guerre d,: coups de main ne nécessite pas beaucoup d'hommes et la réussite des opérations, étant liée à la mobilité, interdit même des groupes trop lourds. Au contraire, une guerre de positions suppose, si l'on veut couvrir efficacement un certain périmètre, beaucoup d'hommes. Cette dernière solution ayant été adoptée par l'état-major du Vercors, en cas d'une nouvelle offensive ennemie, il faut donc envisager l'accueil de nouvelles recrues – en attendant, bien sûr, les bataillons de parachutistes alliés qui ne sauraient plus tarder...

L'idée d'une " levée en masse " de tous les habitants du Vercors en âge de porter les armes flatte le goût de certains responsables civils pour la mythologie républicaine et révolutionnaire. Pourquoi ne pas envisager une proclamation, du genre " La nation est en danger, citoyens, la République vous appelle ! "... Si elle exalte quelques imaginations, une telle perspective ne sourit par contre pas du tout aux paysans, au moment où la période des gros travaux des champs sollicite tous les bras.

L'épouse de Jean Prévost, installée dans un hameau de Saint-Agnan, entend ainsi un agriculteur lui dire :

– On n'est pas pour les Allemands ; on n'est pas pour les dissidents ; on est indépendants !

Mais cette indépendance sera-t-elle encore possible quand la foudre va s'abattre sur le Vercors ?

Chapitre 12

LA MORT TOMBE DU CIEL

Le Vercors semble s'être installé, pendant le mois qui suit la chute de Saint-Nizier, dans une " drôle de guerre ". Les quelques accrochages, périphériques, qui ont eu lieu n'ont pas entamé le climat euphorique dû à l'affirmation, maintes fois répétée par les autorités civiles et militaires, que le Vercors était désormais un territoire libéré, comme le proclame l'affiche datée du 3 juillet où Chavant annonce que " la République française a été officiellement restaurée dans le Vercors ". Il invite la population à " manifester sa foi républicaine " à l'occasion du prochain 14 Juillet. Cette République n'a plus qu'à attendre, en confiance, les Alliés qui vont tomber du ciel. Incessamment.

D'ailleurs pour se convaincre qu'ils ne sont pas oubliés par Alger et Londres, les responsables du Vercors s'appuient sur la présence des missions alliées venues prêter main-forte aux maquisards et qui sont en somme, personne n'en doute, l'avant-garde des futurs bataillons de parachutistes.

Le 29 juin, peu avant l'aube, un commando américain, commandé par le capitaine Tuppers et le lieutenant Meyers Chester, est parachuté à Vassieux. Dans la nuit claire, étoilée, les feux de balisage, l'absence de vent permettent un regroupement rapide des hommes et de leur matériel.

Ce commando fait partie des " Operational Groups ", il est chargé d'instruire les maquisards sur le fonctionnement des armes américaines parachutées, en particulier les bazookas. Il sera installé au hameau des Berthonnets, pour partager le cantonnement des chasseurs alpins de Chabal.

Les Anglo-Saxons sont un peu étonnés :

- Nous nous attendions à prendre pied dans un pays hostile, dangereux, et nous sommes reçus à bras ou verts par des amis !

La table bien garnie qui les attend fera encore monter d'un cran leur bonne humeur, exaltée par le vin de la Drôme.

Par le même parachutage arrive un autre groupe, composé de deux officiers anglais, le major Long – au profil plus britannique que nature – et le capitaine Haussmann, d'un Américain, le lieutenant Paray, et d'un Français, le sous-lieutenant Croix. C'est là le premier échelon de la mission " Eucalyptus ", dont le second arrive le 10 juillet, avec les capitaines français Pellat et Conus, le lieutenant britannique Sauverby.

La mission " Eucalyptus " est bien équipée en matériel radio. Elle reçoit l'appoint du lieutenant Julien du Breuil, en tant qu'interprète, des deux radios Bourdon et Ricard et de Léa Blain, une intrépide jeune fille agent de liaison.

En accueillant la mission, les chefs du Vercors s'interrogent sur le travail qui lui a été confié.

– Nous devons, leur explique le major Long, rechercher les terrains de grande superficie sur lesquels pourraient être parachutées des troupes en uniforme ; et aussi des terrains d'atterrissage dont la sécurité pourrait être assurée de façon à permettre l'atterrissage et le camouflage d'avions pendant vingt-quatre heures...

Une autre équipe est parachutée à Vassieux dans la nuit du 7 juillet, la mission " Paquebot " - pseudonyme du capitaine d'aviation Tournissa, qui est accompagné de " miss Pauline " (alias Christine Granville, de son vrai nom comtesse Krystina Skarbek, agent de l'Intelligence Service), agent de liaison, et de quatre sous-lieutenants. L'un deux, Francis Billon, s'est fracturé la cuisse droite en atterrissant et doit être hospitalisé à Saint-Martin. Le vent violent qui soufflait au moment du largage a rendu l'atterrissage mouvementé et " miss Pauline " a eu du mal à maîtriser ses suspentes. Mais cette vraie professionnelle de la vie clandestine a donné une belle leçon de sang-froid aux hommes venus l'accueillir, tout ébahis de découvrir que cet intrépide parachutiste est... une parachutiste !

Le capitaine " Paquebot " inspecte, dès son arrivée, le terrain de Vassieux :

- En déplaçant une ligne électrique, estime-t-il, et avec le travail fourni par les civils, l'aire d'atterrissage pourra être prête vers la mi-juillet.

À partir du 8 juillet, plusieurs centaines de terrassiers improvisés, maquisards et civils volontaires mêlés vont travailler d'arrache-pied pour réaliser en plein cœur du Vercors, un véritable terrain d'atterrissage.

Tournissa en informe Alger par radio :

- Terrain " Taille-crayon " en cours d'aménagement. Durée approximative six jours. Obtiendrons 1.050 m sur 140 m. Semble préférable pour première mission prévoir Hudson au lieu de Dakota.

" Paquebot " a apporté avec lui d'étranges appareils, baptisés " S. Phone ".

– Avec cela, explique-t-il aux officiers qui le regardent faire ses préparatifs, je pourrai établir une liaison entre le sol et les avions et je guiderai, depuis le terrain de Vassieux, les appareils alliés. Cet appareil est à la fois un radiotéléphone, une balise de radioguidage et un indicateur de point de largage.

Ainsi, tout concorde, parachutages de troupes et atterrissages

d'avions gros porteurs sont programmés par les spécialistes envoyés par Alger et – les responsables du Vercors ont les meilleures raisons d'en être convaincus – ce n'est plus qu'une question de jours pour que l'on voie enfin se réaliser les prévisions du Plan Montagnards.

Un autre élément plaide en faveur de cette conviction : les parachutages d'armes s'intensifient. Après plusieurs parachutages reçus les nuits précédentes, le 25 juin trente-six forteresses volantes " Liberator " larguent leurs containers à 9 heures du matin ; c'est le premier parachutage à être réalisé de jour. Cette audace semble révéler, de la part des Alliés, une grande assurance.

Des centaines de parachutes multicolores descendent en groupes compacts et viennent s'affaisser dans les prés de Vassieux, étalés sur une grande surface.

Sous la responsabilité du capitaine Hardy la " récolte " s'organise :

– Rassemblez les containers, crie Hardy aux équipes de maquisards et de paysans.

Toutes les charrettes de la commune sont mobilisées. Des lettres très apparentes peintes sur les containers indiquent la nature de leur contenu : armes de poing, armes automatiques, bazookas, grenades, explosifs. Hardy, qui connaît la signification de ces codes, classe les containers par catégorie.

– Que les charrettes portent leur chargement vers les camions rangés sur la route ! Allez, ne traînez pas !

Une fois chargés, les camions se dirigent vers les divers cantonnements des unités entre lesquelles sera réparti l'armement, un dépôt central étant installé à l'école du hameau de Chabotte, près de Saint-Agnan.

Une mitrailleuse lourde de DCA, rapidement montée, est mise en batterie en bordure de la DZ, prête à réagir en cas de visite inopportune. On sait la chasse allemande dangereusement proche, sur son terrain de Chabeuil.

Cette manne céleste attire beaucoup d'amateurs. À la périphérie du Vercors, des groupes de résistants rêvent d'aller se fournir dans ce massif si bien achalandé car si bien vu des Alliés.

C'est ainsi que le capitaine Tanant a la surprise de voir arriver au PC une jeune fille blonde, frêle et l'air timide. C'est Marie-Jeanne, agent de liaison du colonel " Bayard "-Descour. Qui annonce, le plus tranquillement du monde :

– Je veux des armes et des munitions. Je veux des fusils-mitrailleurs, des mitrailleuses, des grenades.

Tanant est quelque peu surpris :

– Pourquoi voulez-vous tout cela ?

Marie-Jeanne a un petit sourire et, surmontant sa timidité, d'un ton décidé : '

– Pour m'en servir, évidemment ; mon groupe franc en a un besoin urgent!

Tanant a peine à masquer sa surprise :

– Votre groupe franc ?

– Oui, mon groupe franc, le groupe franc de La Frette.

– Vous commandez un groupe franc ?

– Ce n'est pas moi qui le commande, mais mes camarades m'ont chargée de venir dans le Vercors chercher des armes.

– Vos camarades ? Est-ce que par hasard vous feriez le coup de feu avec eux ?

– Oui, bien sûr.

– Vous savez tirer ?

La question semble amuser la jeune fille :

– Un peu...

– Vous savez tirer au fusil-mitrailleur ?

– Oui.

– Et à la mitrailleuse ?

– Oui.

Pantois, Tanant accorde à l'amazone ce qu'elle demande. Et dont elle fera bon usage.

Le Vercors peut se permettre de distribuer des armes à

l'extérieur car, parachutage après parachutage, ses stocks deviennent considérables.

Du coup, l'état-major du Vercors peut se permettre de
dénoncer, à Londres et à Alger, certains défauts techniques.
Ainsi, le 18 juin, puis à nouveau le 26, le responsable des liai-

sons radio, le capitaine Robert Bennes, met en garde ses correspondants :

– Les containers contenant des mitrailleuses s'ouvrent

presque tous avant d'arriver au sol. Les armes, détériorées, sont inutilisables.

D'autres messages concernent les mitraillettes Sten ; il n'est plus nécessaire d'en envoyer : ces armes, jugées mal adaptées aux besoins du Vercors par le major anglais Cammaerts lui-même, sont peu appréciées de certains combattants.

Par contre, lorsque d'Alger le lieutenant-colonel Constans annonce, le 5 juillet, l'envoi de canons de 75 américains – des pièces de montagne pouvant être utilisées comme antichars – la nouvelle est accueillie avec enthousiasme.

Descour précise, dans sa réponse :

– Proposition munitions 60 % explosifs instantanés ou sans retard, 10 % avec retard et 30 % perforants.

À l'état-major du Vercors, l'optimisme règne :

– Cet envoi de canons, dit-on à la cantonade, est bien le signe annonciateur – un de plus – que la réalisation du Plan Montagnards est en marche !

Mais les canons n'arriveront jamais...

À vrai dire on peut fort bien s'en passer, estiment les partisans de la guérilla. À la condition de mettre en pratique, systématiquement, les principes de la guerre de partisans.

Ils en font la démonstration lors de la seule opération de commando lancée à l'extérieur du Vercors pendant le mois d'accalmie qui suit la chute de Saint-Nizier.

Ce coup de main vise une colonne allemande remontant du Midi pour aller renforcer le front de Normandie. La Wehrmacht, un mois après le débarquement, doit jeter dans la bataille toutes ses réserves disponibles.

Au camp Bourgeois, l'alerte est donnée le 9 juillet :

– Il faut des volontaires pour aller attaquer une colonne allemande ! Elle est sur la route de Gap à Grenoble. On va coincer les Boches vers le col de la Croix-Haute. Les gars de chez nous partiront, pour cette opération, avec un groupe d'Américains.

Les volontaires se bousculent, chacun voulant être de la fête. L'un deux, Louis Picard, boulanger dans le civil, supplie le capitaine Bourgeois :

- Mon capitaine ! Je veux en être ! J'ai toujours travaillé aux cuisines. Moi aussi je veux l'avoir, mon baptême du feu ! Ému, le capitaine Bourgeois acquiesce.

Finalement, le commando est constitué de dix-sept Français et de quatorze Américains, sous les ordres du capitaine Tuppers. Un car les emmène jusqu'au col de Menée, en traversant le Diois libéré. Au-delà, c'est un territoire encore contrôlé par les Allemands. Il faut donc une longue marche d'approche, de nuit, pour atteindre la petite station de chemin de fer de La Croix-Haute.

Une halte s'impose, surtout pour les Américains, peu habitués à de tels efforts en terrain montagnard.

Un Français met en boîte, gentiment, un grand costaud d'Américain qui semble marcher sur des œufs :

– Alors, les pieds, comment ça va ?

L'autre fait une grimace, tout en mastiquant son chewing-gum :

– Hum ! Ils aiment... plus beaucoup... les GMC ! – Les GMC ? Qu'est-ce que c'est ?

– Des camions ! explique l'Américain, avec une nuance de nostalgie dans la voix...

Mais l'aube s'annonce. Il faut repartir.

Enfin, on s'approche de l'objectif, un petit pont, enjambant le ruisseau des Pellas. La route fait là un virage serré, surplombé par des rochers. C'est l'endroit idéal pour une embuscade ; les véhicules seront forcément obligés de ralentir. Rapidement, chacun se met en position.

Joseph La Picirella s'est aménagé un poste d'observation, bien camouflé derrière un muret de rochers. Malgré la fraîcheur du matin, il s'étend sur le sol, les mains nouées derrière la tête et les yeux au ciel, attendant, avec le calme du vétéran qu'il est désormais, l'heure de l'action.

Celle-ci ne tarde pas. Au bout de quelques minutes, il est tiré de sa contemplation par un bruit de moteurs. Par la meurtrière, aménagée dans son muret, il voit s'inscrire, au bout de sa ligne de mire, un premier véhicule frappé de la croix noire. Le doigt se crispe sur la gâchette et les premières détonations violent la paix de la montagne.

À quelques pas de La Picirella, son camarade " Montanet " (Louis Amadéo) tire au bazooka sur le second camion de la colonne allemande.

– Les mitrailleuses ! crie un Français. Il faut faire taire leurs mitrailleuses !

Les Allemands ont en effet mis en batterie, sur la cabine des camions, des mitrailleuses qui ripostent rageusement au tir des Français.

La chéchia que porte La Picirella – comme un fétiche – vol-tige derrière lui, transpercée par une balle de 7,92 mm qui a frôlé le cuir chevelu. Sans s'émouvoir, La Picirella guette chaque mouvement des hommes qui, en face, essaient de s'échapper du piège que sont devenus, pour eux, leurs camions.

Un premier Allemand réussit à prendre de vitesse La Picirella et, d'un bond souple, saute d'un camion et se réfugie entre ses roues. Un second, essayant la même manœuvre, essuie le tir du Français et reste étendu les bras en croix... jusqu'au moment où La Picirella, rechargeant son arme, voit le " mort " se relever et se glisser à son tour à l'abri non sans décharger son arme. Son tir précis atteint le Français à la main gauche.

Rendu prudent par les ruses de l'ennemi, La Picirella double et triple ses coups lorsqu'il atteint un Allemand... pour plus de sûreté. Un rapide coup d'œil sur ses munitions le rassure ; avec une réserve de deux cents cartouches, il a de quoi voir venir.

Le tir des Français est meurtrier. Un Allemand, touché au moment où il sautait d'un camion reste quelques instants pendu par les mains, ce qui fait de lui une cible d'autant plus facile, puis lâche prise et s'écroule sur la route, déjà striée de filets de sang.

En essayant d'atteindre un Allemand, caché sous un camion, qui tente de tirer à lui un de ses camarades blessé, pour le mettre à l'abri, La Picirella crève les pneus du véhicule; la route ainsi bloquée par le camion immobilisé, les Allemands ne peuvent plus envisager de forcer le passage.

Mais sachant n'avoir à attendre aucune pitié de leurs assaillants, ils se défendent avec vigueur. Les occupants du troisième camion obligent ainsi un groupe de quatre maquisards postés à quelques mètres à se replier. Le tireur du FM, Arnaud, prend son arme sous le bras pour couvrir de son tir ses camarades, obligés de progresser en terrain découvert. Ils sont aidés par La Picirella, qui essaie de détourner par son tir l'attention des Allemands.

Tandis que Français et Américains décrochent les uns après les autres, La Picirella s'entête :

" On est venus, se dit-il, pour détruire cette colonne. Alors, il faut finir le travail. "

Il dégoupille une grenade Mills et compte mentalement : - Un, deux trois...

L'engin de mort, lancé avec précision, atterrit sous un camion où sont réfugiés plusieurs Allemands. Explosion. Cris de douleur. Le Français double son lancer. Nouvelle explosion. Mais, en face, plusieurs tireurs se manifestent toujours.

Le Français n'a plus de grenades. Ses camarades sont déjà loin. Vérifiant d'un coup d'œil les positions abandonnées, il aperçoit, là où était posté le commando américain, une grenade restée inemployée, oubliée.

Au prix d'une longue reptation, ponctuée de coups de mauser qui font sauter des fragments de roche autour de lui, il parvient à atteindre la grenade. C'est la dernière.

" Je n'ai pas intérêt à louper mon coup ", se dit le maquisard.

Se faufilant de rocher en rocher, il s'approche au maximum du camion. Une dernière appréciation de la distance... Une brusque détente du bras...

Les quelques secondes qui suivent l'explosion sont troublées par des râles d'agonie. Puis, plus rien... Des filets de sang coulent doucement vers l'herbe des talus.

Écrasé par la tension nerveuse et l'horreur du spectacle, La Picirella reste groggy quelques instants. Puis il se reprend.

" Maintenant, il faut filer... "

Encore chancelant sous le poids de ce qu'il vient de vivre, le maquisard quitte les lieux du drame, en suivant un raidillon qui grimpe dans la colline.

Mais, soudain, claque une rafale de mitraillette.

" Ça, c'est une mitraillette Thompson ", pense le Français.

La Thompson M1, dite " Tommy-Gun ", est l'arme qu'affectionnent la plupart des commandos américains. Son chargeur de trente cartouches de calibre 45 (11,43 mm) lui donne une redoutable puissance de feu.

" Un Américain a voulu rester, comme moi, jusqu'à la fin du combat ", se dit La Picirella.

Descendant, confiant, au milieu des fourrés, il se retrouve tout d'un coup face à un Allemand, aussi surpris que lui, en train d'examiner la Thompson, abandonnée, qu'il vient de récupérer et qu'il essaie de faire fonctionner.

Le Français lève son fusil, mais la courroie s'est prise dans les branches. Comme dans un rêve, il voit son adversaire, assez paniqué, chercher à armer ce pistolet-mitrailleur inconnu. La Picirella, d'une grande secousse, dégage enfin son arme et tire, presque au jugé. L'Allemand, un rictus à la bouche, s'effondre en se tenant le ventre à deux mains. Une grande tache rouge surgit.

Sans demander son reste, le maquisard tourne les talons. Avant de quitter définitivement les lieux, il a cependant le réflexe de ramasser les munitions et le ravitaillement que les Américains, pressés de partir et ne voulant pas s'encombrer, ont abandonnés. Chargé comme un bourricot, La Picirella allonge le pas, anxieux, maintenant, de retrouver les copains. Mais, au bout de quelques centaines de mètres,. des buis qui bougent, en bordure du sentier, trahissent une ' présence.

Ami ? Ennemi ? Devenu prudent, l'arme braquée, le maquisard fouille le buisson. Il découvre, recroquevillé, son camarade " Thibaut " (Bruduy, ingénieur chimiste d'origine polonaise), qui serre contre lui des munitions destinées à un FM.

Les deux hommes repartent ensemble, en gravissant lentement la rude pente qui les éloigne de la route. Ils sont arrêtés par des bruits de voix. Parlant allemand.

Avec précaution, La Picirella se hisse sur un rocher d'où l'on découvre la route en contrebas. Un soldat allemand, fusil en bandoulière, arpente tranquillement la chaussée, surveillant les alentours.

Le maquisard appelle près de lui son camarade : – Regarde celui-là, dit-il.

Il épaule son fusil, vise posément et presse la détente. Mortellement touché, l'Allemand s'écroule. Selon l'habitude prise pour faire bonne mesure, La Picirella vide son chargeur sur la silhouette étendue, qui tressaute sous les impacts. Ce qui permet aux camarades de sa victime de repérer les coups de départ et d'arroser au mortier, dans les minutes qui suivent, les deux Français ! Leur repli, acrobatique, s'en trouve sérieusement accéléré.

Après une longue marche, ils rejoignent en fin d'après-midi le commando franco-américain.

– On vous croyait morts !

– Mais non, dit avec un sourire moqueur La Picirella. Et je vous apporte de quoi casser la croûte !

Le ravitaillement récupéré est salué par une ovation ; personne n'a mangé depuis la veille.

– La bagarre, ça creuse ! dit, la bouche pleine, un Français. Des grognements d'approbation lui répondent.

Au moment du départ, les Américains donnent des signes de fatigue.

– Ils ne sont pas habitués à la montagne, les pauvres, dit avec un fort accent dauphinois un jeune maquisard.

Alors, fraternellement, on soulage les " boys " de leurs bidons, ceinturons, colts...

À la nuit, le groupe retrouve l'aspirant Cros. Celui-ci a suivi à la jumelle l'attaque du convoi. On fait les comptes. Six Français manquent à l'appel parmi eux, le jeune Picard, qui voulait tant recevoir le baptême du feu. Il a été tué, dès les premières minutes du combat, par un éclat de mortier, reçu en plein cœur.

Plus tard, le commando apprendra avec satisfaction que les Allemands ont eu neuf morts et une quinzaine de blessés. Détail attristant : un chauffeur français, réquisitionné, à Gap, avec son camion, par l'ennemi, a trouvé lui aussi la mort. Sous les balles de ses compatriotes.

Rentré au cantonnement, La Picirella se tourne et se retourne sur sa paillasse, au milieu de la nuit, sans trouver le sommeil, cherche de la main son voisin, pour savoir s'il est touché lui aussi par l'insomnie. Mais il ne trouve que le vide. Son voisin de chambrée s'appelait Picard...

L'âme en peine, il portera en terre le cercueil de son cama-rade, le 13 juillet.

Il n'y aura, pour lui mettre un peu de baume au cœur, que les félicitations publiques du lieutenant-colonel Huet, averti par les officiers américains que " l'homme à la chéchia " a eu une conduite exemplaire. Et puis aussi la remise, par le commandant Geyer, d'un superbe cadeau – un colt 45, l'arme dont rêvent tous les guérilleros.

La réussite du coup de main de Luz-la-Croix-Haute a démontré l'efficacité des techniques de guérilla. Apparemment, l'état-major d'Alger en est lui aussi convaincu.

– Messieurs, annonce, le IO juillet, Descour à ses officiers, le lieutenant-colonel Constans m'avertit, par radio, que l'aérodrome de Chabeuil va être bombardé par la Royal Air Force. Il me précise qu'Alger envisage de nous envoyer deux bataillons de choc, pour renforcer nos FFI qui auront pour mission d'appuyer au sol l'attaque aérienne, afin que soient systématiquement détruits tous les appareils allemands basés à Chabeuil !

La nouvelle a de quoi satisfaire les chefs militaires du Vercors, qui n'ont cessé de réclamer le bombardement de Chabeuil.

Mais elle est éclipsée par la préparation des cérémonies du 14 juillet, que l'on veut grandioses.

Ce 14 juillet semble avoir gommé quatre ans de guerre. À La Chapelle-en-Vercors, un défilé militaire entend ressusciter les fastes de naguère, drapeaux, musique, troupes au pas cadencé.

Venu en voisin, en tant que chef militaire de la Résistance dans l'Isère, Le Ray n'en revient pas. Le matin même il a quitté à bicyclette, une ville de Grenoble infestée d'uniformes ennemis et il débarque, au milieu d'un déploiement de liesse patriotique, dans des villages triomphalement pavoisés de tricolore !

De même, au sud du Vercors, la ville de Die organise de grandes festivités, en présence du général Zeller et du commissaire de la République Yves Farge, qui prononce un discours digne des plus beaux jours de la IIIe République.

Les trente maquisards de la section Trombert, eux, ne participent pas à la fête. Désormais officiellement intégrés au 6e BCA, ils sont postés sur les hauteurs de Corrençon, derrière une haie de noisetiers. Ils ont pour mission de surveiller cette portion de front, puisque celui-ci passe, depuis la chute de Saint-Nizier, au nord de Villard-de-Lans, déclarée ville ouverte par l'état-major français pour préserver les civils.

En début de matinée, un vrombissement d'avion leur fait lever la tête. En quelques instants il prend une ampleur inaccoutumée et emplit le ciel.

Médusés, les maquisards voient passer au-dessus d'eux, volant à basse altitude, des dizaines et des dizaines de quadrimoteurs, entourés et protégés par des chasseurs. Des escadres de lourds Halifax, entraînés par leurs moteurs Bristol " Hercules XVI " de 1.640 ch chacun, se dégage une impression de puissance tranquille. Les appareils étincellent au soleil et l'on distingue, sur les ailes, l'étoile américaine.

Un maquisard a saisi convulsivement le bras d'un camarade :

– Tu te rends compte ? Non, mais, tu te rends compte ?

D'autres dansent une gigue effrénée, brandissant triomphalement au-dessus de leur tête leur arme et poussant des cris inarticulés.

– Cette fois-ci, les voilà vraiment ! lâche, ébloui, un jeune volontaire.

Les avions poursuivent leur course en direction de Vassieux.

Robert Bennes a indiqué ce terrain dans le message adressé à Londres où il demandait qu'un parachutage fût effectué le 14 juillet :

– Un tel parachutage, le 14 juillet, permettra de frapper la population civile, afin de lui redonner espoir.

Effectivement, le spectacle a de quoi impressionner. Au-dessus du terrain, balisé par les traditionnels feux de bois et protégé par une compagnie de chasseurs, les forteresses volantes passent une première fois, en amorçant leur descente, puis, après avoir continué leur ronde en direction de Valence, elles reviennent sur Vassieux à basse altitude.

Et les premiers containers descendent dans le ciel bleu, se balançant mollement sous des parachutes bleus, blancs, rouges, délicate attention des Alliés. La ronde des avions dure environ une demi-heure, les groupes ayant déjà largué leur matériel tournant en rond pour attendre les autres, afin de repartir groupés vers l'Angleterre.

Ce sont, en tout, soixante-douze forteresses qui larguent chacune de quinze à vingt containers. C'est là le plus spectaculaire parachutage que devait recevoir, au cours de la guerre, la Résistance française.

Un pilote jette même, au passage, un paquet de cigarettes Camel entouré d'une bande tricolore portant l'inscription :

– Bravo les gars ! Vive la France !

Et les avions, mission accomplie, repartent en formation serrée.

Transportés de joie, civils et militaires rassemblés en bordure du terrain de Vassieux se précipitent. Il s'agit de charger les camions, le plus vite possible.

Avec trois de ses hommes, Robert Bennes s'affaire à sangler les bâches d'un camion.

- Tiens, dit quelqu'un, en voilà deux qui reviennent !

Deux avions de chasse s'approchent en effet de toute leur vitesse et amorcent un piqué, puis se redressent et survolent les maquisards de quelques mètres :

– Des croix noires !

L'emblème de la Luftwaffe est en effet bien visible sur les ailes.

Un connaisseur précise :

– Ce sont des Focke-Wulf 190 !

Les Français n'ont pas le temps de réaliser ce qui se passe que déjà les équipes dispersées sur le terrain sont mitraillées à bout portant. Bennes et ses camarades se précipitent sous le camion qu'ils étaient en train de charger mais un chasseur revient sur eux et arrose cette cible facile de balles explosives et d'obus de 20. Bennes est indemne mais ses trois camarades sont blessés dont l'un grièvement, à la poitrine.

Il faut vite s'éloigner du camion trop voyant ; déjà d'autres avions approchent, crachant le feu. Bennes charge sur ses épaules le blessé qui gémit. Le groupe se réfugie dans un champ de blé, avec l'espoir un peu illusoire de s'y dissimuler.

La ronde infernale des avions allemands continue. Il faut évacuer le plus vite possible le terrain de parachutage devenu un piège mortel. Homme de décision, Bennes prend les choses en main :

– La compagnie de soutien, crie-t-il, dans les bois ! Il ne faut qu'une vingtaine de volontaires pour servir les armes automatiques !

En quelques minutes, les mitrailleuses lourdes établies en bordure du terrain entrent en action, ripostant aux attaques en piqué des chasseurs ennemis. Ceux-ci, peut-être surpris par l'ardeur de la réaction française, s'éloignent après un ultime mitraillage.

Bennes n'est pas dupe :

- Ils risquent fort de revenir ! Profitons de l'accalmie pour évacuer les blessés.

Ceux-ci sont dirigés vers l'hôpital de Saint-Martin, où sont déjà soignées les victimes des bombardements de la veille.

Le 13 juillet en effet, en fin d'après-midi, l'aviation allemande a lâché sur Vassieux une dizaine de bombes, qui ont fait cinq morts, dont le lieutenant Point (" Payot "), tué en sortant de son PC, la boulangère, littéralement désintégrée et une quinzaine de blessés. À La Chapelle-en-Vercors, des bombes de 250 kg ont fait de gros dégâts.

Pensant à ces bombardements, Bennes confie au capitaine Tournissa :

- On va essayer de ramasser, le plus vite possible, le maximum de containers...

Tout le monde se met fébrilement au travail.

Les craintes de Bennes s'avèrent vite fondées ; à nouveau, un vrombissement annonce les oiseaux de mort. Les bombes pleuvent sur le terrain et sur le village de Vassieux.

Les communications avec le reste du plateau sont coupées. Les avions allemands prennent pour cible tout ce qui bouge. Aucun camion ne peut s'éloigner pour se mettre à l'abri, aucun agent de liaison ne peut se lancer à découvert sans risquer d'être immédiatement abattu.

Bennes, qui avait installé son PC dans une maisonnette, doit l'évacuer vers midi ; frappée par une bombe incendiaire, elle flambe comme une torche. Du matériel téléphonique et quelques armes sont sauvés des flammes in extremis.

L'officier s'est replié, avec quelques hommes, dans un trou de bombe à la sortie de Vassieux. Les mauvaises nouvelles s'accumulent :

– Mon capitaine, mon capitaine ! Une mitrailleuse lourde est enrayée !

– Eh bien, démontez-la et nettoyez-la ! On a bien dû vous apprendre cela, que diable !

– C'est que ça tombe dru, mon capitaine !

– Je sais. Ici aussi...

– Mon capitaine, mon capitaine ! Les Boches utilisent un truc particulièrement vicieux ; ils larguent des containers qui s'ouvrent en cours de descente et libèrent une centaine de grenades. C'est un véritable tapis d'explosion. On n'arrive pas à tenir, là-dessous !

– Que personne n'essaie de rester sur le terrain. Gagnez les lisières !

Dans Vassieux, des maisons, l'église brûlent. Un maquisard, Robert Klippfeld, tire rageusement avec son fusil-mitrailleur sur les chasseurs et bombardiers qui continuent inlassablement leur ronde meurtrière. Un chasseur a repéré le téméraire et survole, en mitraillant en rase-mottes, l'emplacement de tir qu'il s'est aménagé. Touché de plein fouet au moment où il engage un nouveau chargeur dans son arme, Klippfeld s'écroule, le bras broyé et pratiquement désossé. Tous les efforts de ses camarades seront vains ; transporté à Saint-Martin, amputé, il mourra quelques heures après l'opération.

Bennes se concerte avec les deux autres officiers présents à Vassieux, Tournissa et Hardy. Les trois hommes tombent d'accord :

– Il faut garder en réserve, dans les bois, la compagnie de chasseurs alpins. Au cas où les Allemands largueraient sur Vassieux un bataillon de parachutistes...

Étonnante prémonition ? C'est, bien plutôt, une hypothèse logique, compte tenu de l'acharnement que mettent les Allemands à pilonner Vassieux. Leurs avions d'observation, venus tourner au-dessus des équipes aménageant le futur terrain d'atterrissage ont pris, jour après jour, photo sur photo. Ils agissent à coup sûr.

Deux jours plus tôt, d'ailleurs, le général Cochet – alerté lui-même par le général américain Caffey – a informé par radio, depuis Alger, le colonel Descour :

– Renseignements de bonne source indiquent possibilités attaque allemande en force sur le Vercors !

Mais ce ne sera pas pour cette fois-ci...

Vers 17 heures, les Allemands abandonnent Vassieux et tournent leur feu sur La Chapelle-en-Vercors et Saint-Martin.

Aux Barraques-en-Vercors, un groupe de cuirassiers tire, assez symboliquement, sur les agresseurs, au canon de 25, servi par l'abbé Magnet.

Certains avions, mitraillant tout sur leur passage, prennent en enfilade l'axe nord-sud jalonné par Saint-Martin, La Chapelle, Saint-Agnan, La Britière où Robert Bennes a rejoint le PC radio pour faire son rapport au colonel Descour et préparer ses messages pour Londres et Alger. De place en place, des combattants ont mis en batterie des fusils-mitrailleurs. Ils lâchent rageusement de longues rafales sur les avions ennemis, dont certains, avec une rare audace, passent à quelques mètres au-dessus des maisons.

À La Britière, le radio Pierre Lassalle voit ainsi un de ses camarades, bien campé sur ses jambes écartées, prendre à bout de bras un FM et tirer, tirer, les yeux hors de la tête, sur un avion de chasse.

À Saint-Agnan, ce sont les tirailleurs sénégalais du lieutenant Moine qui ont installé leurs fusils-mitrailleurs sur les flancs du monticule qui porte l'église du village ; eux aussi tirent sans discontinuer dès qu'un avion surgit.

Certains tireurs font mouche ; un avion, empanaché de fumée noire, file vers le col de Rousset.

À Saint-Agnan, des maquisards crient joyeusement : – On l'a eu !

Le lieutenant Moine est en train de calculer mentalement le temps qu'il faut à l'avion touché pour atteindre le col de Rousset lorsqu'il voit, à hauteur du col, une grande flamme monter à l'horizon, suivie d'une explosion ; l'avion vient de percuter la montagne.

À l'approche de la nuit, les avions allemands abandonnent leur sarabande et regagnent leur base de Chabeuil.

Ils laissent derrière eux un spectacle de désolation. Des colonnes de fumée montent au-dessus des villages. Dans les champs, le bétail tué attire déjà des essaims de mouches ; afin d'éviter tout risque d'épidémie, il faut enterrer les carcasses après les avoir recouvertes de chaux vive.

Tenace, le capitaine Tournissa rassemble ses terrassiers :

– Allez, les gars ! On va profiter de la nuit pour continuer à aménager le terrain d'atterrissage. Il faut que tout soit prêt pour accueillir nos paras.

Dès qu'il a appris, à Die, le bombardement de Vassieux, le lieutenant-colonel " Legrand " (de Lassus), chef militaire de la Drôme, a pris la route du col de Rousset, avec deux civils du Comité de libération de la Drôme. À Vassieux, ils ne peuvent que réconforter les habitants, encore sous le choc. Un vieil homme, assis sur une chaise dans l'entrée de sa maison qui brûle, refuse de s'en aller :

– Je suis chez moi, chez moi !

Tandis que sa chambre est dévorée par les flammes, la couturière du village, affolée, tend à " Legrand " sa machine à coudre :

– Sauvez-la !

" Legrand ", songeur, dit à ses compagnons :

- Avec le parachutage monstre d'aujourd'hui, les Alliés auraient voulu désigner du doigt Vassieux aux Allemands qu'ils n'auraient pas procédé autrement...

Le lendemain, 15 juillet, les Allemands font sauter le tunnel d'Engins.

" Qu'est-ce que cela signifie, s'interrogent des officiers français ? "

Dans ses entretiens avec Descour, Huet ne cache pas un certain pessimisme :

– Les Allemands entendent couper à nos maquisards les voies de retraite éventuelles, lorsque le plateau aura été investi. Mais, officiellement, on fait bonne figure.

Les autorités se préoccupent d'étoffer les effectifs disponibles. Le 11 juillet, Huet et Chavant ont cosigné un ordre de mobilisation, affiché dans tous les villages du Vercors, appelant sous les drapeaux de la République tous les hommes des classes 1940 à 1944. Des conseils de révision sont improvisés un peu partout. Mais certains jeunes gens " oublient " de s'y présenter... Ou encore rentrent tranquillement chez eux, au lieu d'aller se faire incorporer dans les unités auxquelles ils sont affectés. On va donc aller les chercher au gîte.

Le 15 juillet, Huet, Chavant et Farge organisent un coup de filet à Villard-de-Lans. Pour calmer l'inquiétude des familles, on dira qu'il s'agit d'une mesure préventive de sécurité, les Allemands risquant de prendre en otages les hommes valides.

Aux hommes de la section Trombert, associés, avec d'autres troupes de la compagnie Goderville, à une manœuvre d'encerclement du village, on donne une explication plus crue :

– Nous allons rafler les planqués de Villard-de-Lans !

Quelques coups de feu donnent le signal de la manœuvre, tandis que sonne à tout va le tocsin.

La consigne est simple :

– Si l'un de ces planqués s'échappe, vous lui courrez après et le ramènerez de force.

À l'intérieur de Villard-de-Lans, des officiers et des notables du cru tirent les sonnettes et se heurtent à des mères affolées par le destin guerrier qu'on réserve à leur progéniture.

Yves Farge, qui prend très au sérieux son rôle de commissaire de la République, se veut rassurant :

– C'est pour votre bien qu'on vous emmène, lance-t-il aux jeunes gens fermement priés de monter dans des camions. Tous n'ont pas l'air totalement convaincus.

Seuls tranchent vraiment sur l'apathie ambiante une trentaine de lycéens polonais qui, encadrés par leurs professeurs, prennent la direction des forêts voisines en marchant au pas et en chantant.

Descour voit s'accumuler à son PC les renseignements signalant que les Allemands préparent une opération de grand style.

Le 19 juillet, il fait le point avec ses officiers :

– Partout, à la périphérie du Vercors, des concentrations de troupes sont repérées par la Résistance locale. Les Allemands de Grenoble ont reçu des renforts de Chambéry. Aujourd'hui même, de nombreux appels téléphoniques nous sont parvenus. À Saint-Nizier ont été acheminés environ trois mille hommes, de nombreux mulets et de l'artillerie. Des pièces de 105 sont passées, depuis trois nuits, à Seyssinet, au pied de Saint-Nizier. De Valence, on nous signale qu'ont été stockés dans la salle des fêtes trois cents équipements de parachutistes. Il semble que l'ennemi s'apprête à attaquer le Vercors sur tous ses flancs, car deux de nos amis gendarmes, Louis Revol et le chef de brigade Garcin, envoyés en mission de reconnaissance, sont revenus en hâte me dire qu'un régiment de la 157e Division s'apprête à attaquer les Pas, à l'est du plateau...

La veille, averti que l'ennemi concentrait des chars – six lourds et vingt légers – à une dizaine de kilomètres au sud de Chabeuil, Zeller a lancé une nouvelle fois un SOS à Alger :

– Demandons bombardement urgent sur concentration de chars.

Il précise même :

– Ils se trouvent à La Paillasse près de Valence camouflés sous des arbres.

Deux jours plus tard, Zeller demande à nouveau à Alger, " en raison menaces très nettes sur Vercors ", des parachutages de troupes et des bombardements cette fois-ci sur Saint-Nizier, où les Allemands concentrent des forces importantes. Dans la soirée, Zeller réitère ses demandes de mortiers et d'un bataillon de parachutistes. Il tire, encore et encore, la sonnette d'alarme :

– Rude bataille imminente pour prise Vercors (...) Venez-nous à l'aide par tous moyens.

Une fois de plus, les missions alliées qui ont pris conscience, dès leur arrivée sur le plateau, du caractère dramatique de la situation, appuient de toute leur autorité les demandes des chefs du Vercors.

Le chef de la mission " Eucalyptus " se fait pressant auprès d'Alger :

– Hervieux estime que l'attaque sur le Vercors est imminente. Troupes parachutées françaises et toutes demandes formulées doivent être satisfaites de toute urgence. Juge que si l'attaque se déclenche avant satisfaction de nos demandes, le Vercors ne peut tenir. Je rappelle incidemment que si les troupes du Vercors sont battues, les représailles seront terribles.

Il y a dans ce " je rappelle incidemment " un humour un peu désespéré.

À Alger ces messages, qui concernent la vie de milliers d'hommes, sont transmis, de service en service, avec une lenteur toute bureaucratique – mais, compte tenu de la situation, proprement scandaleuse.

Ce que constate, consterné, Vallette d'Osia, à Alger depuis avril 1944 et qui n'a pas de mots assez durs pour décrire la situation algéroise, " déprimante ", " décevante ", " stérile ", et le " grenouillage général, où chacun essayait de tirer la couverture à soi ".

Vallette d'Osia et quelques officiers français s'activent, pourtant, pour obtenir un appui aérien en faveur du Vercors. Mais la réponse est toujours la même ; pas un homme, pas un avion ne peut être distrait des forces destinées au débarquement en Provence.

Et quand, par miracle, la TAF (Tactical Air Force) accepte de faire une intervention, le résultat est ubuesque :

– Les pilotes américains chargés de la mission, explique la TAF, n'ont pas trouvé le Vercors.

Sans doute ne leur a-t-on pas appris à lire une carte ?

Fous de rage impuissante, des aviateurs français essaient de rassembler quelques vieux appareils de l'armée de l'air française, récupérés en Syrie, à Dakar, en Afrique du Nord, pour créer un " Groupe Patrie " qui emporterait au Vercors de l'armement lourd. Mais l'état de ces avions se révèle si lamentable qu'il faut une vingtaine de jours pour les retaper, afin qu'ils aient une chance de traverser la Méditerranée.

Ce qui n'empêche pas Alger d'adresser à " Hervieux "-Huet, le 20 juillet, un message lui annonçant l'envoi, entre autres matériels, de 90 mortiers " à partir nuit 22 au 23 ".

Et, le même jour, un autre message se veut résolument optimiste :

– Ensemble nos renseignements semblent démontrer que total forces ennemies qui vous sont opposées ne dépassent pas la valeur de trois régiments (...) Ensemble renseignements nous font croire à atteinte certaine moral allemand. Faisons et ferons impossible pour vous aider.

Autrement dit : il ne faut pas vous en faire...

Tandis qu'au soir de ce 20 juillet, le commandant en chef de la Wehrmacht pour le secteur France-Sud note dans son rapport journalier :

" Le déploiement de nos forces pour l'opération entreprise dans la région du Vercors terminé le 20/7 au soir. "

Ces forces, commandées par le général Pflaum, sont composées d'unités chargées de boucler le Vercors, pour interdire entrées et sorties du massif, tandis que d'autres interviendront sur le plateau.

Pour le bouclage sont prévus deux bataillons de grenadiers et deux compagnies du Génie de la 157e Division de réserve, le 19e Régiment de police, des détachements du régiment de sécurité 200, trois Bataillons de l'Est, des unités de Feldgendarmerie et d'alerte.

L'assaut à l'intérieur du Vercors sera confié à quatre bataillons de Gebirgsjger, particulièrement qualifiés pour intervenir sur un tel terrain, deux batteries d'artillerie de montagne et un bataillon de la 9e Panzerdivision.

Trois axes d'offensive sont prévus ; le Kampfgruppe Schwehr est chargé de faire tomber le rempart oriental, en prenant le contrôle des " Pas " qui le jalonnent ; le Kampfgruppe Seeger, lui, doit progresser du nord au sud, sur l'axe Saint-Nizier – Corrençon – Saint-Agnan ; enfin le Kampfgruppe Schfer jouera un rôle décisif, puisque ses éléments aéroportés doivent surgir au cœur du dispositif français, à Vassieux. Ainsi, la machine de guerre allemande est prête pour l'assaut.

Pourtant, un calme apparent règne toujours sur le Vercors. La section Trombert a patrouillé, du 15 au 19 juillet, du mont Moucherolle au Pas de l'Ane, sans rien remarquer d'inquiétant. La faim tenaillant les estomacs, le grand souci est, faute d'avoir été ravitaillé, de se procurer des fromages de chèvre chez l'habitant. Et de regarder où l'on met les pieds : les services du Génie ont miné certains secteurs, mais en oubliant de faire des relevés des zones dangereuses !

Le 22 juin, le chasseur Georges Guigne a sauté sur une mine dans les bois d'Herbouilly... Depuis, ses camarades regardent avec inquiétude chaque boursouflure du sol, chaque innocente taupinière. Ne relevant la tête qu'au bruit annonçant l'avion

mouchard allemand qui, chaque jour, vient tranquillement inspecter les positions des Français. On finit par s'y habituer, ce visiteur faisant partie du paysage. Mais le Fieseler-Storch rapporte sa moisson quotidienne de photos, qu'étudie avec attention l'état-major du général Pflaum.

Le 20 juillet, " Hervieux "-Huet ne se fait plus d'illusions sur la gravité de la situation, comme le montre l'ordre d'opération qu'il adresse à tous les combattants du Vercors :

- L'ennemi investit cet après-midi, au nord et à l'ouest, la forteresse du Vercors. Il est probable que cet investissement se poursuit sur tous les côtés, en vue, soit de nous affamer en nous empêchant de descendre en plaine, soit plutôt de nous attaquer.

Et il conclut lucidement :

– Soldats du Vercors, c'est le moment de montrer ce que nous valons. C'est l'heure, pour nous, de la bataille.

Quelques heures plus tard, ces propos reçoivent une tragique confirmation.

En ce matin du 21 juillet, le capitaine Bennes quitte La Britière, à pied, pour rejoindre son PC radio voisin. L'air sent bon le foin coupé. Il est plongé dans ses pensées lorsqu'un vrombissement, de plus en plus intense, lui fait lever la tête. Il aperçoit une vingtaine d'avions, tirant derrière eux des planeurs.

Autour de lui, les gens sortent de leurs maisons pour admirer le spectacle et crier leur enthousiasme :

– Les Anglais, les Anglais. Ils arrivent !

Bennes sent immédiatement l'angoisse lui tordre l'estomac ; il est bien placé pour savoir qu'aucune opération aérienne alliée n'est prévue ce jour-là.

À Vassieux, des hommes qui viennent d'aménager un poste de secours médical font leurs ablutions à la fontaine du village quand le bruit des moteurs arrête toutes les conversations.

Des jeunes battent des mains :

- Les Amerlos ! Ce sont les Amerlos !

Le capitaine " Paquebot "-Tournissa, lui, comprend aussitôt :

- Mais non ! Ce sont des Boches ! Prenez vite des armes !

Et, tandis qu'il court rameuter son monde, le lieutenant Grimaud met une mitrailleuse en batterie, le sous-lieutenant Gombos, un fusil-mitrailleur.

Au même moment, Bennes avertit laconiquement Alger ; ce qu'" Hervieux "-Huet redoutait par-dessus tout - comme il l'avait confié à certains officiers - vient de se produire ; l'ennemi arrive par les airs.

L'opération a été minutieusement montée par les Allemands.

Elle est confiée à deux compagnies de parachutistes appartenant au Bataillon Jungwirth, stationné à Dedelstorf et subordonné au II KG 200.

Entre le 18 et le 20 juillet sont arrivés à Lyon vingt trains de planeurs DO 17/DFS 230. Les pilotes ont été informés du plan d'opérations et des caractéristiques du terrain, qui impliquent de mettre en œuvre, lors de l'atterrissage, des parachutes de freinage et même des fusées de freinage.

À l'aube du 21 juillet, dans le brouillard qui enrobe encore Lyon, les commandos allemands décollent. Avions tracteurs et planeurs sont répartis en deux échelons du I/LLG 1 (Luftlandgruppe, " groupe aéroporté "). Le premier a reçu mission de se poser au voisinage de deux hameaux situés au nord de Vassieux, La Mure et Le Château. Le second doit atterrir presque au contact des premières maisons de Vassieux.

La formation de planeurs suit d'abord, plein sud, la vallée du Rhône, puis elle infléchit son vol vers l'est, pour reprendre ensuite, vers le nord, la direction du Vercors. L'étrange flottille aérienne est repérée, au-dessus de Dieulefit, par des résistants qui envoient immédiatement un message au Vercors. Sans écho, semble-t-il.

Puis tout va très vite. À 10 km de l'objectif les planeurs décrochent, alors qu'ils sont à une altitude de 2 500 m. Un vol plané de six minutes les amène en vue de Vassieux. À 900 m au-dessus de l'objectif, les pilotes se mettent en piqué, encadrés par des chasseurs Focke-Wulf qui mitraillent le terrain et des Heinkel lâchant des bombes de 250 kg.

Les planeurs du premier échelon se posent tout près des maisons de La Mure et du Château, les fusées de freinage ayant permis un sensible raccourcissement de la longueur d'atterrissage.

Les soldats allemands attendent à peine que les planeurs soient immobilisés pour sauter à terre. À La Mure, ils ouvrent immédiatement le feu sur deux silhouettes d'hommes armés postés à l'entrée d'une grange. Ce sont les sentinelles des " Tcherkess " - une section du 11e Cuirassiers commandée par le lieutenant Philippe, arrivée au milieu de la nuit dans le hameau. Les hommes de la section, recrus de fatigue, dorment d'un sommeil pesant, couchés dans la paille, quand éclatent les premières détonations.

L'effet de surprise est total. Réveillés en sursaut, les maquisards ont à peine le temps de se lever et de saisir leurs armes que les Allemands sont déjà là, tout près. Tels de lourds frelons, les balles s'écrasent sur les murs, pénètrent par les ouvertures. Les Français sont complètement pris au dépourvu. Puis le lieutenant Philippe s'écrie :

- Ils sont trop nombreux ! Il faut se replier !

Il entraîne ses hommes à l'extérieur, par une petite porte de côté ouvrant sur un pré, qui descend jusqu'à la route.

Mais ils n'ont pas fait trente mètres que les Allemands, surgis à l'angle de la grange, les prennent sous le feu de leurs pistolets-mitrailleurs. Cueillis en pleine course, une quinzaine de Français s'écroulent.

Quelques-uns ont pensé trouver une sûre cachette dans un four à pain, épaulant le mur de la ferme. Mais les Allemands appliquent la consigne reçue, détruire tout bâtiment ayant servi de repaire aux " terroristes ". Des grenades incendiaires transforment vite la ferme en brasier. Les maquisards trouvent une mort atroce dans leur pauvre cachette devenue le plus terrible des pièges.

À La Mure et au Château, les civils ne sont pas épargnés. Les six membres de la famille Martin sont brûlés vifs dans l'incendie de leur ferme. D'autres paysans tombent sous les balles des agresseurs, qui tirent sur tout ce qui bouge, sans distinction d'âge ou de sexe. Ceux qui ont réussi à gagner à temps les bois assistent, impuissants, à la mort de leurs parents ou voisins.

À Vassieux, le deuxième échelon de planeurs a été accueilli par des tirs de mitrailleuse dangereusement efficaces. Deux pilotes, Eberhard Pyritz et Friedrich Rink, sont tués aux commandes de leur appareil et de nombreux parachutistes trouvent la mort dans l'écrasement au sol de trois des planeurs de l'escadrille. Mais les survivants se précipitent dans les rues de Vassieux, pour faire de chaque maison un bastion défensif ; les paras allemands ont reçu mission de s'établir en hérisson à Vassieux et dans les alentours, en attendant les renforts qui permettront d'investir toute la zone sud du plateau, et de faire jonction avec les Gebirgsjger arrivant du nord et de l'est.

Chez les Français, quelques hommes ont fait face immédiatement aux agresseurs. Ainsi le fils du colonel Descour, Jacques, surnommé " La Flèche ", âgé de dix-huit ans, tire sans discontinuer avec sa mitrailleuse, dont le canon chauffe rapidement. Mais soudain l'arme se tait : " La Flèche " vient de s'affaisser sur sa mitrailleuse, touché à mort.

Beaucoup d'hommes qui travaillaient à l'aménagement du terrain d'atterrissage pour recevoir les Alliés gisent au sol. Peu ou pas armés, sans entraînement militaire, ils ont été des proies faciles. D'autres, désemparés, paniqués par la rapidité de l'attaque, s'enfuient vers les bois les plus proches.

Grièvement blessé, le capitaine Tournissa réussit à se glisser sous un tas de branchages, où il restera caché jusqu'à la nuit.

Seuls, en fait, les hommes du capitaine " Hardy "-Haezebrouck, qui avaient mission de protéger le chantier, ripostent efficacement aux Allemands. Mais ceux-ci disposent d'un armement supérieur et ils constituent une troupe remarquablement aguerrie, habituée aux situations difficiles, une machine de guerre bien huilée, sûre d'elle-même et disciplinée.

Les Français, eux, sont victimes de certaines négligences. Ainsi, au col de Font-Payanne qui domine au sud-ouest la commune de Vassieux, le tireur d'une mitrailleuse, voyant arriver à basse altitude un avion Dornier, braque son arme :

- Celui-là, il est si bas qu'on va l'avoir !

Quand il appuie sur la détente, deux balles seulement partent et l'arme s'enraye aussitôt. Après bien des efforts pour désenrayer la mitrailleuse, les maquisards s'aperçoivent qu'elle est inutilisable ; sur les bandes, américaines, ont été montées des balles anglaises de calibre inadapté, au culot trop large.

À La Britière, où les équipes radio et la compagnie de soutien ont organisé une ligne de défense contre d'éventuelles incursions allemandes, quelques rescapés arrivant de Vassieux, hors d'haleine, jettent un froid en annonçant :

- À Vassieux, tous les nôtres ont été tués !

Pour être en réalité moins tragique, la situation n'en est pas moins peu brillante ; les Allemands s'étant solidement retranchés dans le village et les hameaux qu'ils ont investis, les Français n'ont pas les moyens de les déloger.

On ne peut laisser subsister un tel abcès. Il faut le réduire, par tous les moyens. On rameute, en fin de matinée, tous les renforts disponibles. " Hervieux "-Huet a eu un temps d'hésitation, avant de prendre cette décision :

- Les Allemands attaquent aussi au nord, sur l'axe Saint-Nizier - Villard-de-Lans. Est-il bon de jeter toutes nos réserves sur Vassieux ?

Mais, si les Allemands s'incrustent à Vassieux, puis rayonnent à partir de là, il deviendra illusoire de prétendre tenir les autres fronts.

Huet se décide. Des estafettes partent aux PC de Geyer et de Bechmann, avec ordre de concentrer sur Vassieux tous les hommes en état de porter une arme.

Geyer, pourtant si fringant habituellement, n'est guère optimiste :

- C'est une connerie, laisse-t-il tomber, d'un air sombre.

Au col Gaudissart, le PC du 14e BCA reçoit un ordre identique et soixante hommes, en deux rotations de deux camions Berliet, sont acheminés vers le théâtre d'opérations. Un commando américain est lui aussi de la partie.

En tout, compte tenu des ordres envoyés, plusieurs centaines de combattants devraient cerner Vassieux dans l'après-midi, donnant ainsi la supériorité numérique aux Français, pour submerger dans un seul élan les paras allemands.

Au fil des heures, il apparaît que certaines unités sont en retard au rendez-vous. Alors qu'une offensive tous azimuts a, effectivement, des chances de réussir, les combattants chargés d'attaquer au nord et à l'ouest ne sont pas là.

Attendre les retardataires ? Chaque heure, chaque minute qui passe joue en faveur des Allemands qui, eux aussi, espèrent l'arrivée de renforts - avant de repartir à l'offensive, hors de ce réduit provisoire qu'est pour eux Vassieux.

– Tant pis, on y va !

Sans plus attendre les unités défaillantes, les escadrons de Cathala et de Bagnaud se lancent à l'assaut et atteignent les premières maisons de Vassieux. Ils sont rapidement cloués au sol par les Allemands, solidement retranchés ; s'ils ménagent leurs munitions, leur tir est efficace.

Vers 16 heures, le capitaine " Hardy "- Haezebrouck est tué. Le lieutenant Jury prend aussitôt sa place à la tête des cuirassiers du 2e escadron.

Le commando américain, conduit par le capitaine Tuppers, essaie de s'approcher, par l'est, de Vassieux. Il est rapidement pris à partie par une mitrailleuse allemande installée dans les ruines de la scierie Marcel.

Légèrement en contrebas, dans une petite grotte aménagée en poste de secours, un infirmier et sa femme, trois blessés et des civils venus se réfugier là, suivent, avec angoisse, le déroulement du combat, craignant à chaque minute d'être découverts par les Allemands installés quelques mètres au-dessus d'eux. Ils croient leur dernière heure arrivée lorsqu'ils entendent un bruit de pas.

– Ça y est ! Les voilà ! gémit un jeune garçon d'une voix blanche.

– Tais-toi !

Un soldat apparaît, à une dizaine de mètres de l'entrée de la grotte, où les Français se sont plaqués à terre ; mais l'Allemand, après avoir tranquillement satisfait un besoin naturel, se rajuste et remonte vers ses camarades en sifflotant.

Les Français, dans la grotte, respirent un peu mieux. Leur moral fléchit à nouveau quand ils voient le commando américain, tenu à distance par les tirs allemands, se replier lentement, alors que, plus loin, cuirassiers et chasseurs alpins essaient encore de s'accrocher sur leurs positions, avant de devoir, eux aussi, battre en retraite.

Quand la nuit tombe, le bilan de la journée que dresse Huet avec ses collaborateurs est lourd :

– Certes, constate Huet, les Allemands ont eu plusieurs dizaines de tués et de blessés. Ils sont sur la défensive. Mais nous n'avons pas réussi à les déloger. Nous le savons tous, il faudrait des mortiers, de l'artillerie de montagne pour les chasser des ruines de Vassieux et des hameaux périphériques.

- Encore heureux, remarque quelqu'un, que la pluie qui est tombée à seaux toute la journée ait empêché les Allemands de recevoir des renforts ! Tant que le ciel est bouché, c'est bon pour nous.

– Certes ! ajoute un autre officier. Mais cette pluie est par ailleurs épuisante pour nos hommes. Ils sont trempés. Et fourbus par une journée de combat.

Ce constat, dressé pour la zone sud du Vercors, vaut aussi pour la zone nord, où cette journée du 21 juillet a été difficile.

Dès le 20, Costa de Beauregard, toujours lucide, a compris que la possibilité de sortie en masse du Vercors, solution encore envisageable jusque-là, était désormais coupée aux maquisards, compte tenu de la concentration des forces ennemies. Celles-ci vont utiliser, pour leur progression, l'axe Saint-Nizier – Villard-de-Lans. Il incombe donc à Costa, en tant que patron militaire du Vercors nord, de voir ce qu'il est possible de faire dans ce secteur contre l'offensive allemande.

Le 6e BCA, dont l'effectif est de 650 officiers, sous-officiers et chasseurs, est structuré, depuis le 16 juillet, en quatre compagnies : la 1re est sous les ordres du capitaine " Dufau "-Bordenave, la 2e du lieutenant Chabal, la 3e du capitaine Brisac, la 4e du capitaine " Goderville "-Prévost. Du 17 au 20 juillet, deux centres d'instruction, à Saint-Julien et à Herbouilly, ont eu mission de donner une formation militaire accélérée aux jeunes recrues provenant de la mobilisation, dans le Ver-cors, des classes 1940-1941-1942-1943-1944. Les résultats sont très satisfaisants ; l'amalgame entre " grognards " et " Marie-Louise " s'est fait rapidement.

Le 20 juillet, tandis que la 2e compagnie est basée à Valchevrière, la 3e à Autrans-Méaudre et la 4e à Herbouilly, Costa de Beauregard donne mission à la 1re d'aller au contact de l'ennemi, pour tenter son interception. Car, quelques heures avant le déclenchement de l'offensive allemande, Costa de Beauregard la pressent imminente et veut prendre les devants en installant son dispositif. Il part d'ailleurs lui-même avec la 1re section, transportée en camion, sous une pluie diluvienne, jusqu'à Autrans.

En respirant la forte odeur qu'exhale la terre mouillée, les hommes s'interrogent :

– La pluie doit gêner aussi les Allemands ?

– Oh, eux, remarque un pessimiste, ils ont tout ce qu'il faut pour s'abriter !

- Quand même, essaie de se rassurer une jeune recrue, ils sont comme tout le monde. Un temps pareil, ça ne donne pas le moral !

Mais il n'est plus temps de philosopher. Le camion s'arrête sur une petite route familière aux anciens du camp de Plénouze, situé quelques centaines de mètres plus haut, dans son océan de sapins et de rochers. Revoilà la 1re section dans son pays. Costa de Beauregard précise :

– Nous ne remontons pas à Plénouze ; l'emplacement est maintenant bien connu des Allemands. Nous allons nous porter au col de la Croix-Perrin, en suivant la ligne de crête. Nous verrons alors où nous pouvons attaquer les Allemands qui ne vont sûrement pas tarder ! Vos camarades des autres anciens camps de la zone nord nous rejoindront sous la conduite du capitaine Bordenave.

Les chasseurs savent maintenant ce qui les attend.

Le commandant, sac au dos, jette un coup d'œil circulaire à ses hommes puis, de sa voix brève et basse :

– En file par un, en avant !

Selon son habitude il prend la tête de la colonne, pour mener un train d'enfer, en prenant des itinéraires escarpés, à flanc de montagne.

Sous une pluie drue et froide, la section suit péniblement, glissant, dérapant dans les coulées de boue, sur les rochers moussus, giflée au passage par des branches dégoulinantes. Les blousons sont transpercés, des rigoles coulent des " tartes " imbibées d'eau sur des visages aux traits tirés par la fatigue. De temps en temps un juron fuse. Ça soulage...

Dans la nuit, la section parvient enfin sur la ligne de crête. La bourrasque souffle et l'on distingue vaguement, entre deux éclairs, la masse plus sombre de l'étable des Fenêts.

– Sacs à terre. Vous les rassemblez dans la baraque. Nous les laissons là pour le moment pour nous alléger. Garnissez vos cartouchières, prenez vos armes. N'oubliez pas les grenades ! Activez ! En route !

Avant de reprendre la marche, Costa s'enquiert cependant :

– Avez-vous déjeuné ? Combien avez-vous de boîtes de conserve chacun ?

– Trois, mon commandant.

– Eh bien, habituez-vous à les ménager, vous n'aurez peut-être rien d'autre avant des semaines.

Les plus optimistes comprennent alors que cela ne s'annonce pas comme une partie de plaisir.

La marche reprend. Les hommes, hébétés, vont au bout de leurs ressources physiques pour suivre le diable d'homme qui les commande. Devenus insensibles au froid, à la pluie, à la fatigue, ils avancent à pas d'automates.

Mais même les plus épuisés relèvent la tête, fascinés, lorsque s'ouvre sous leurs pieds le plateau de Lans. Là, au sein de la nuit très noire, une interminable chenille de lumière progresse lentement, méthodiquement. Une colonne muletière allemande avance, depuis Saint-Nizier, comme en terrain conquis, éclairée par des centaines de lanternes accrochées au bât des mulets. De temps en temps, des fusées éclairantes montent dans le ciel, jalonnant de lueurs blafardes la marche de l'ennemi.

– Eh bien, souffle un chasseur, ils n'ont pas l'air de se gêner, les Boches !

Quand arrive l'aube, Costa donne enfin le signal de la pause. Les chasseurs s'affaissent lourdement, s'étendent sur le sol détrempé, avec le seul réflexe de protéger leur arme de la pluie.

Pendant ce temps, le commandant, qui semble toujours aussi insensible à la fatigue, inspecte avec ses jumelles la caravane allemande. Puis il invite chaque chasseur à tour de rôle :

- Venez voir !

Le spectacle est impressionnant. Chargés de munitions et d'armes lourdes, les trains muletiers continuent à défiler sur la route qui mène à Villard-de-Lans. Au fur et à mesure de leur progression, les Allemands occupent fermes et hameaux, dans lesquels ils laissent des postes de surveillance.

Les chasseurs ayant un peu récupéré, Costa de Beauregard donne le signal du départ pour rejoindre, à travers la forêt du Guiney, le col de la Croix-Perrin.

Toutes les sections de la compagnie Bordenave ayant fait leur jonction, les chasseurs, après avoir dépassé la Croix-Perrin, arrivent sur les pentes boisées qui dominent le hameau de Jaume, où se croisent les routes de Saint-Nizier, de Villard-de-Lans et d'Autrans. C'est l'endroit le plus judicieux pour attaquer et causer le maximum de pertes aux Allemands, avant de regagner les bois; faute d'armement adapté, on ne peut espérer mieux.

Chacun se met en position, choisissant sa cible.

À 8 heures, un coup de pistolet donne le signal de la fusillade générale. Les officiers ont bien précisé :

– Une minute de tir, feu à volonté ! Et puis repli immédiat ! Les plus belliqueux maugréent :

– On a à peine le temps de vider deux chargeurs !

Et c'est vrai qu'il est bien satisfaisant de voir les soldats ennemis, abandonnant les mulets lourdement chargés au milieu de la route, plonger dans le fossé.

Mais la riposte ne tarde pas ; la première surprise passée, les Allemands ont tôt fait de se ressaisir, de mettre en batterie fusils-mitrailleurs et mortiers. Sous un déluge de mitraille et d'obus, les Français doivent décrocher sans délai.

Tandis qu'autour d'eux tombent les branches sectionnées par des projectiles de gros calibres bondissant de rocher en rocher, d'arbre en arbre, les chasseurs de la section Trombert remontent vers la crête, sous l'œil attentif du commandant Costa, arrêté à mi-pente pour vérifier s'il a tout son monde et pour, ensuite, fermer la marche.

Mais les Allemands empruntent la route qui, escaladant la pente où se sont postés les Français, se dirige vers Autrans en passant par le col de la Croix-Perrin. Méfiants, ils ne progressent plus en colonne ; ils se sont scindés en groupes espacés, dont chacun protège des mulets chargés de mortiers.

Faute de pouvoir les stopper, il faut au moins les retarder. Le capitaine Bordenave évalue rapidement la situation :

- Sans mortiers on ne peut pas faire grand-chose...

- Justement, mon capitaine ! On regroupe tous les hommes disponibles, on descend en masse sur la route, on s'empare de quelques mortiers et on les retourne contre les Allemands !

Cette suggestion, audacieuse, est faite par quelques membres du groupe Vallier, qui ont l'habitude et le goût des coups de main téméraires et sont venus se joindre à la section du sous-lieutenant " Noël "-Cheynis, constituée des anciens du camp 5.

Bordenave hésite un moment, puis tranche :

– Non. C'est trop risqué. " Noël ", établissez-vous avec vos gars dans la carrière Converso et faites barrage le plus longtemps possible...

" Noël " dispose ses hommes derrière les éboulements de la carrière, creusée à mi-pente au-dessus du carrefour de Jaume. On laisse l'ennemi s'approcher au maximum avant de déclencher le tir.

Dès les premiers coups de feu, les Allemands se dispersent, pour progresser en tirailleurs dans le sous-bois. Ils ont avec eux trois civils, dont un hôtelier de Jaume, M. Wodiska, qu'ils utilisent comme guides, contraints et forcés.

Les chasseurs tirent sans discontinuer mais la puissance de feu des MG 42 et des mortiers qu'ils ont en face d'eux rend vite la carrière intenable, les impacts se faisant de plus en plus précis.

Au moment où il se lève pour décrocher, le chasseur René Dechandal est mortellement touché. Il avait trouvé au Vercors la pleine réalisation de son idéal, comme il l'écrivait, quelques jours plus tôt, à ses parents :

" Comme on respire ici, on se sent léger, léger et heureux (...) La vie n'est qu'un combat, un combat duquel il faut sortir la tête haute (...) Je suis sûr que la modeste pierre que je vais apporter à l'édifice ne sera pas inutile. "

La section " Noël " se replie par échelons, pour se regrouper en dessous du col de la Croix-Perrin. La pression des Allemands, qui progressent en petits groupes très mobiles infiltrés dans les bois, s'accentue. Malgré l'appoint de la section Bateau, envoyée en renfort par la 2e compagnie, les Français doivent décrocher.

Costa de Beauregard réunit rapidement les gradés :

– Dispersion des sections. Je reste avec la 1re.

Maintenant, il faut survivre, en guettant chaque occasion d'infliger des coups à l'ennemi. Le principe reste le même, frapper et disparaître.

Les Allemands occupent le col à 16 heures. Ils achèvent le sous-lieutenant " Noël " et le sergent-chef Jacquet, restés sur place car, trop grièvement blessés, ils craignaient de retarder leurs camarades. La maison forestière du garde Verdure, vieux complice des maquisards, est incendiée.

Repliée à la baraque des Fenêts, en pleine forêt, la section Trombert épie, dans la nuit maintenant tombée, les moindres bruits suspects. Mais les Allemands ont filé sur Autrans, qu'ils ont occupé à 17 heures. Ils n'ont aucune envie de se hasarder en forêt.

Les chasseurs font le compte des vivres et des munitions.

– C'est maigre ! soupire l'un d'eux.

– Et il va falloir tenir combien de temps, avec cela ? demande un camarade.

La voix de basse du commandant Costa lui répond, dans l'obscurité :

– Le temps qu'il faudra !

Chapitre 13

LES ALLEMANDS S'INSTALLENT

Alors que dans le nord du Vercors, coupé désormais de toute liaison avec l'état-major, les hommes de Costa de Beauregard appliquent les principes de la guérilla, dissimulés dans la forêt tandis que les Allemands tiennent les axes routiers et les villages, à Vassieux se déroule une guerre de positions.

De violentes averses de pluie fouettent le plateau, les nuages bas rendent difficile, du côté allemand, l'envoi de renforts et de ravitaillement par voie aérienne. Ces conditions atmosphériques donnent un sursis aux Français ; ils vont s'avérer incapables de l'exploiter.

Huet a prévu de lancer, dès le début de la matinée du 22 juillet, une nouvelle contre-attaque, avec les hommes de Geyer et de Bechmann. Mais, en faisant le point de la situation avec ses collaborateurs, devant une grande carte placardée au mur, sur laquelle sont portées les positions françaises et allemandes au fur et à mesure qu'arrivent les informations, il lui faut se rendre à l'évidence :

- Après l'harassante journée d'hier, nos hommes ont passé une nuit blanche sur leurs positions, trempés par une pluie incessante ; ils ne sont évidemment pas au mieux de leur forme. Il est impossible de les relever ; Vassieux a d'ores et déjà absorbé à peu près toutes nos réserves ! Il ne reste plus de disponibles que quelques embryons d'unités : les éléments affectés au PC, le groupe Vallier, les gendarmes... et des volontaires qui nous ont rejoints au dernier moment – mais qui n'ont reçu aucune instruction !

– Pourtant, remarque Bousquet, il faut absolument liquider le réduit allemand de Vassieux ! Et vite !

– Je sais, soupire Huet. Il ne nous reste qu'un moyen : relever les unités postées dans des secteurs qui ne sont apparemment pas menacés par l'offensive allemande, tout au moins dans l'immédiat, comme la forêt de Lente, et les diriger sur Vassieux.

Le silence qui accueille ces paroles est approbateur. D'ailleurs, y a-t-il d'autres solutions ?

– Bien, tranche Huet. Capitaine Monnier, vous allez, secondé par le lieutenant Octave, recenser tous les moyens de transport disponibles, cars, camions, camionnettes. Il faut ache-miner, le plus vite possible, les hommes que nous pourrons récupérer ici ou là. Et ravitailler en armes et munitions les troupes engagées à Vassieux.

Puis le chef militaire du Vercors se tourne vers le lieutenant d'Anglejean, dit " Arnolle " :

– Lieutenant, vous coordonnez l'action des unités mises en place à Vassieux. Le capitaine Bourgeois assurera le commandement de la contre-attaque qu'il faut déclencher, dès que possible, contre les positions allemandes. Pour les réduire définitivement !

Huet affecte d'ignorer le coup d'œil dubitatif qu'échangent certains officiers. En son for intérieur, il partage leurs doutes. Mais s'affirmer convaincu du succès fait partie des devoirs d'un commandant en chef...

Bousquet brûle de voir où l'on en est vraiment, à Vassieux. Il bout littéralement à l'idée que tout n'est peut-être pas fait pour éliminer le réduit allemand, qu'il considère, à juste titre, comme une tumeur pouvant devenir mortelle pour le Vercors.

Après avoir obtenu d'Huet l'autorisation de faire une reconnaissance, Bousquet fonce. Rameutant au passage, sur la route, un groupe de cuirassiers qui montent une garde inutile, au moment où tout se joue à Vassieux, il les entraîne en direction de ce village devenu, déjà, un symbole.

Au fur et à mesure que la petite troupe s'en approche, Bousquet consulte de plus en plus fréquemment sa carte.

Soudain, il fait signe aux cuirassiers de s'arrêter et de se grouper autour de lui. Il pointe son doigt sur la carte déployée :

- D'ici quelques minutes, nous arriverons sur un ressaut de terrain d'où l'on découvre toute la cuvette de Vassieux. Vous repérerez bien le hameau du Château, au nord-est de Vassieux. C'est là que nous allons pousser une reconnaissance, pour tâter le dispositif ennemi. Attention ! Plus aucun bruit dès que nous serons en vue du hameau ! L'effet de surprise est notre meilleure arme.

La consigne est scrupuleusement respectée. Le groupe de maquisards s'approche du hameau sans se faire repérer. À plat ventre dans les broussailles, les Français aperçoivent des soldats en uniforme feldgrau qui essuient tranquillement, avec des torchons graisseux, les pièces démontées d'un fusil-mitrailleur, devant une bâtisse trapue dont les ouvertures étroites font penser à des meurtrières.

Un cuirassier épaule son mousqueton et fait feu. En quelques instants, les Allemands ramassent leur matériel, se réfugient dans la grosse bâtisse, d'où ils déclenchent un tir nourri.

Les Français brûlent quelques chargeurs puis Bousquet fait signe rapidement d'arrêter le feu :

– C'est inutile. Sans mortiers, on n'arrivera jamais à les déloger de là. Nous décrochons. Il faut que j'aille faire mon rapport.

De retour au PC, Bousquet peut constater, d'après les messages qui arrivent, que la concentration de forces françaises autour de Vassieux est laborieuse.

– Le capitaine Bourgeois, qui avait prévu sa contre-attaque pour 12 h 45, a dû la reporter faute d'avoir sous la main les effectifs nécessaires, lui dit Huet. Il attaquera à la nuit.

Les Français souffrent du manque de liaisons radio entre les unités. Les estafettes se dévouent sans compter mais leur bonne volonté ne peut remplacer les avantages de la technique.

- Finalement, remarque un jeune officier féru d'histoire, nous sommes logés à la même enseigne que les hoplites grecs de Marathon...

Il faut compter, aussi, avec le découragement qui gagne certains maquisards.

Au 3e escadron, un accident a semé la consternation ; à cause d'une maladresse, une grenade ayant explosé dans son sac, le cuirassier Étienne Mathey est mort des suites de ses blessures, dans d'atroces souffrances.

Au C 18 – un camp formé, le 9 juillet, avec une trentaine de jeunes gens venus du Diois – le moral est au plus bas après la mort, à Vassieux, de Marcel Juban, très aimé de ses camarades.

Au matin du 22 juillet, les maquisards ne sont plus que six, les autres se sont enfuis pendant la nuit. Les six rescapés rejoignent leurs camarades du C 11, au-dessus du col de Rous-set. Ensemble, ils font mouvement vers Vassieux, pour participer à la contre-attaque prévue. Mais le cœur n'y est pas.

Au sud-ouest de Vassieux, au col de Font-Payanne, le sous-lieutenant Coquelin, chef du C 15 assimilé par l'état-major, comme les autres camps, à un peloton du 11e Cuirassiers, voit arriver dans l'après-midi un messager.

Il lit le pli à ses hommes :

– Nous avons ordre d'attaquer à la nuit tombante. Nous avons juste le temps d'y être. Nous partons tout de suite !

Arrivés en vue du village vers 19 heures, les maquisards s'établissent en lisière d'un bosquet et se reposent en attendant le signal de l'attaque.

Au bout de quelques instants, un guetteur vient secouer le sous-lieutenant, qui s'est assoupi :

– Des Allemands arrivent sur notre droite !

En effet, une colonne allemande se rapproche, arrivant du sud. Ce sont, descendant du col de Vassieux qui domine le Diois, les premiers éléments des troupes ennemies parties des vallées drômoises.

Un maquisard remarque, d'une voix étranglée :

– Nous allons être pris à revers, coincés entre les Allemands de Vassieux et ceux qui arrivent !

Il a objectivement raison. Le sous-lieutenant donne donc l'ordre de repli :

– Et en souplesse, hein, les gars ! Ce n'est pas le moment de se faire repérer !

Revenus au col de Font-Payanne, les maquisards ne se sentent pas pour autant en sécurité.

– On repart. Direction la forêt de Lente. Là-bas, on retrouvera les hommes de Thivollet.

Au milieu de la nuit, perdus quelque part sur les crêtes de Fond d'Urie, les maquisards se serrent les uns contre les autres pour résister au froid.

Autant d'hommes qui vont manquer à l'appel quand Bourgeois va donner l'ordre d'attaquer. Et il y en aura d'autres.

Pourtant, certains n'ont pas rechigné à monter en ligne. Un peloton du 1er escadron du 11e Cuirassiers, posté aux Barraques-en-Vercors, s'ébranle en fin de matinée pour rejoindre la position qui lui a été affectée, le col de Proncel, au nord de Vassieux. Il s'agit toujours, en effet, selon le plan conçu par l'état-major, d'envelopper Vassieux, afin d'attaquer les Allemands de tous les côtés.

Les cuirassiers, arrivés au col, installent mitrailleuses et fusils-mitrailleurs de part et d'autre de la route qui descend vers la cuvette de Vassieux. Le capitaine Bourgeois inspecte avec ses jumelles les ruines du village.

Une patrouille part reconnaître le hameau de Jossaud, situé à un kilomètre au nord-ouest de Vassieux, au bas de la route qui monte au col de Lachau. À mi-pente, dans un virage en épingle à cheveux, le 2e escadron a pris position.

Le capitaine Bourgeois fait venir auprès de lui deux cuirassiers, Rousseau et La Picirella :

– Vous allez effectuer une liaison avec le 2e escadron pour qu'un de ses sous-officiers vienne prendre contact avec moi. Je dois lui expliquer précisément la manœuvre que nous allons déclencher.

Les deux hommes partent à travers champs, à découvert et en ligne droite pour effectuer plus vite la liaison. Au bout de quelques dizaines de mètres, ils doivent se jeter à terre ; une mitrailleuse lourde allemande les a pris pour cible.

– Eh ben, ils ont l'œil, les Boches !

Du clocher de l'église de Vassieux, les Allemands contrôlent en effet toute la zone environnante, dans un rayon de plusieurs centaines de mètres.

Il faut continuer en rampant.

Au retour, les cuirassiers essuient à nouveau le feu ennemi ; la nuit tombante leur offre sa protection.

Le capitaine Bourgeois donne ses consignes au maréchal des logis du 2e escadron que les agents de liaison ont ramené avec eux :

- Vous direz au capitaine Chastenet de Géry et au lieutenant Pérotin que les opérations doivent être parfaitement synchronisées. Le signal de l'attaque leur sera donné par trois fois trois rafales de 25.

Bourgeois avait prévu de déclencher l'attaque au début de la nuit. Lorsqu'il évalue ses forces, il hésite. Il dispose, en renfort des troupes présentes sur le terrain depuis déjà deux jours, de pelotons au nord de Vassieux, au-dessus de La Mure, à l'ouest, au-dessus de Jossaud, au sud-est, aux Granges et aux Chapotiers ; la compagnie disciplinaire, venue de La Chapelle-en-Vercors, est postée au nord-est. Bourgeois sait que la valeur combative de ces éléments est très inégale.

La suite des événements va le démontrer.

Le maréchal des logis Yves Pérotin, du 2e escadron, auquel le capitaine Bourgeois a donné les consignes à transmettre, est le frère du lieutenant Pérotin, qui a posté ses hommes au col de Lachau. Yves, en essayant de regagner le col, s'égare dans la nuit. Ébranlé nerveusement par les événements qu'il vient de vivre depuis quarante-huit heures, il perd son sang-froid. Après avoir tourné un bon moment en rond, il met les mains en porte-voix et crie :

- Ho les gars ! Où êtes-vous ? Je suis perdu !

La montagne fait écho et les cris du maquisard s'entendent de loin.

Tandis que le lieutenant Pérotin descend avec ses hommes pour récupérer son frère, les Allemands, alertés par tout ce remue-ménage, déclenchent un tir nourri juste au moment où le canon de 25 donne le signal indiqué par le capitaine Bourgeois...

La fusillade allemande est telle que les pelotons dispersés autour de Vassieux n'identifient pas les coups de 25 tirés par les Français et restent l'arme au pied, persuadés que Bourgeois a décalé une fois de plus l'heure de l'attaque.

- Qu'est-ce qu'ils foutent ? tonne Bourgeois.

Des tirs devraient se déclencher, tout autour de Vassieux. Rien.

Seuls les Allemands se font entendre. Puis s'arrêtent.

La confusion est totale. Comment reprendre contact, en pleine nuit, avec les pelotons dispersés, en attente, autour de Vassieux ?

À 1 heure du matin, n'y tenant plus, les cuirassiers de Bourgeois attaquent le hameau de La Mure. Seuls.

En principe, la compagnie disciplinaire devrait les appuyer. Mais, dès les premiers coups de feu, elle s'est débandée. Certains cuirassiers s'inquiètent :

– Ces salopards seraient bien capables de nous tirer dans le dos...

Il y a suffisamment d'individus douteux, dans cette compagnie disciplinaire, pour que l'on ait toutes raisons, en effet, de se méfier.

Une partie des maigres troupes de Bourgeois entreprend donc de fouiller les bois avoisinants, pour débusquer les fuyards et les obliger, armes dans les reins, à remonter en ligne. Mais grâce à l'obscurité, beaucoup échappent aux recherches et réussissent leur désertion. Quant aux autres, leur pugnacité s'avère de toute façon très relative.

Pourtant Bourgeois n'a pas le choix ; il sait bien que les Français n'ont sans doute que quelques heures devant eux pour avoir encore une chance d'emporter les positions allemandes.

Alors, à trois reprises au cours de la nuit, des éléments des 2e, 3e et 4e escadrons se lancent à l'assaut.

À un moment donné, quelques hommes arrivent jusqu'aux premières maisons de Vassieux.

Un jeune cuirassier exulte :

- Ça y est ! On va y arriver !

Le vétéran qui est à côté de lui, plaqué contre un pan de mur calciné, ne répond pas. À quoi bon doucher ce bel enthousiasme ? Les Allemands vont bien s'en charger.

En effet, dans les minutes qui suivent, les Français sont pris à partie par un tir de barrage si concentré qu'il faut, sous peine de se faire hacher sur place, abandonner la position.

– Les vaches, grommelle l'ancien. Ils savent s'en servir, de leurs mortiers !

Et il prend sur ses épaules, pour l'emmener, le jeunot qui, le bras en sang, livide, a lâché son arme, tordue par un éclat d'obus.

À l'aube, il faut se rendre à l'évidence : faute de coordination, faute d'armement approprié, il est impossible de déloger l'ennemi.

Bourgeois, épuisé et amer, scrute le ciel avec angoisse ; le temps s'est remis au beau.

Un cuirassier a compris :

– Avec ce ciel bien dégagé, les avions boches vont pouvoir s'en donner à cœur joie... Qu'est-ce qu'on va déguster, mon capitaine !

Paroles tragiquement prophétiques. Dès le lever du soleil, des points noirs menaçants apparaissent dans le ciel, venant de Valence, et se rapprochent très vite.

Vingt planeurs DFS 230 de la I/LLG 1, décrochés de leur avion tracteur à haute altitude, jouent de leurs longues ailes pour atterrir au plus près du but. Ils contiennent une compagnie de " Légionnaires de l'Est " (Ost Legionare), une section de mortiers et cinquante paras, tenus jusqu'alors en réserve.

Ces hommes ont été avertis que les " terroristes " grouillaient à proximité des réduits allemands. Pendant l'approche, l'oberjger Birzer se penche pour essayer de repérer les positions des " terroristes ". Mais, déséquilibré par un trou d'air, il est précipité dans le vide et tombe comme une pierre, sans un cri.

Les planeurs se posent avec des grâces d'oiseaux de mer. En d'autres temps, le spectacle serait fascinant.

Cependant l'un des pilotes, le feldwebel Metzen, a vu trop tard un bloc de rocher placé en plein sur sa trajectoire. Le planeur s'écrase de plein fouet contre l'obstacle ; tous ses occupants sont tués sur le coup.

Un autre DFS 230 a dû, en raison d'une rupture de câble, atterrir loin de Vassieux. Ses passagers, d'abord isolés au cœur d'une zone tenue encore par les Français, seront vite récupérés par une unité allemande d'infanterie venant faire sa jonction avec les paras.

À Vassieux, derrière les planeurs atterrissent 2 GO 242 du I Luftlandgruppe 2, chargés d'armes lourdes.

Sur le moment, seule la cargaison de l'un des planeurs est récupérée par les Allemands fortifiés dans Vassieux, l'autre ayant atterri trop loin.

Renforcés par les nouveaux arrivants, disposant d'une puissance de feu accrue, les Allemands tiennent facilement en respect les dernières tentatives de contre-attaque lancées, dans la journée du 23, par les Français sous les ordres de Bousquet. Les maquisards sont épuisés. La chasse ennemie, revenue dans un ciel à nouveau désespérément bleu, matraque sans arrêt leurs positions.

Bousquet, atterré, murmure entre ses dents, pour lui-même :

- C'est foutu !

Lui qui a été, pendant trois jours, le plus ardent à presser Huet, à réclamer sans cesse de nouvelles contre-attaques, n'y croit plus.

En désespoir de cause, Huet a ordonné à Tanant :

– Prenez une moto et foncez jusqu'à la forêt de Lente. Vous en ramènerez tous les hommes que vous pourrez.

Mais lui aussi sait, en son for intérieur, qu'il est trop tard. De son côté, Zeller adresse à Alger, au lieutenant-colonel Constans, un message totalement désenchanté :

- Sommes dans l'incapacité déloger actuellement Allemands arrivés par planeurs en raison absence mortiers. Ceux-ci sont à parachuter sur terrain Vercors. Ce que font les Allemands, les Anglais peuvent bien le faire.

Puis, sachant la situation perdue, Zeller quitte le Vercors et, glissant à travers le filet tendu par les Allemands, gagne Saint-Nazaire-le-Désert, pour continuer sa mission de coordination entre les FFI des régions R1 et R2.

Pendant ce temps, incapables, désormais, de s'approcher un tant soit peu des réduits allemands, les maquisards doivent se contenter de maintenir quelques sections, postées à distance, pour surveiller les mouvements de l'ennemi.

Et ils voient arriver, sans pouvoir intervenir, des Fieseler-Storch ; ces petits avions légers, très maniables, sont capables de se poser dans un mouchoir de poche. Ils effectuent plu-sieurs rotations pour venir chercher les blessés allemands, évacués sur les hôpitaux de Valence et Lyon.

En raison de la forte chaleur, due à l'ardeur du soleil, les Allemands ont recouvert leurs morts de toiles de tente. Ils seront chargés, le 25 juillet, dans un gros Junkers 52 qui a pu atterrir sans difficulté sur la belle piste préparée pour les Anglo-Américains.

Depuis la veille, les derniers Français encore embusqués autour de Vassieux ont été chassés à coups de canon de 20 mm. C'est la fin de toute résistance organisée à la progression allemande. Car, tandis que les maquisards engagés à Vassieux s'usaient en vaines contre-attaques, à travers le Vercors les positions françaises craquaient de toutes parts.

Et en particulier là où l'état-major attendait le moins l'ennemi, sur les Pas qui jalonnent la muraille orientale du massif.

Celle-ci court du nord au sud - du Moucherotte (1 901 m) au Dôme au Pié Ferré (2 041 m) – sur une cinquantaine de kilomètres ; ses falaises abruptes dominent, par 800 mètres d'escarpements souvent presque verticaux, la vallée du Drac. De l'autre côté, vers l'ouest, la pente plus modérée est faite d'étendues rocheuses, trouées de scialets et où s'accroche une maigre végétation. À part quelques rares bergers, ce pays difficile est habituellement voué à la solitude et au vent.

Lorsqu'il a étudié cette zone sur la carte, Huet a assuré : - La nature sera, là, notre meilleure défense...

Certes, il y a bien les Pas, une douzaine, étirés le long des crêtes de part et d'autre du Grand-Veymont (2 341 m). Mais seuls quelques alpinistes s'y hasardent. Il suffira donc de surveiller ces passages ; la compagnie André fera l'affaire. Elle compte une centaine d'hommes. À répartir, inégalement, sur les douze Pas. Au Pas de Bachassons, trois maquisards sont ainsi postés.

Le 21 juillet, les Gebirgsjâger du groupement Schwehr, partis avant l'aube de Saint-Michel-les-Portes et Chichilianne, atteignent le pied des parois au sommet desquelles quelques maquisards, perdus dans le brouillard, luttent contre le froid, serrés les uns contre les autres sous des toiles de tente. Les chasseurs de montagne allemands portent, sur la gauche de leur Bergmütze (casquette de montagne), dont la longue visière protège bien les yeux, l'edelweiss ; cette fleur, réputée pousser en des endroits quasi inaccessibles, est en somme le symbole des difficultés propres au combat en montagne. Des difficultés que ces hommes, qui portent des cordes de rappel enroulées autour de l'épaule, aiment affronter. D'autant qu'elles peuvent devenir un avantage tactique, comme l'a rappelé le major Schwehr à ses officiers, au cours d'une dernière réunion de mise au point :

– Comme vous le savez, Messieurs, nous allons pouvoir mettre à profit le mauvais temps pour effectuer une manœuvre classique. En montagne, l'attaquant peut prendre la meilleure part en choisissant délibérément ses objectifs sur les hauts. Nous allons donc lancer nos hommes vers des points culminants, de façon à ce qu'ils manœuvrent ensuite du haut vers le bas puisque nous savons, par nos informateurs, que les terroristes ont des postes de guet aux points de passage... là, là, là...

Et il montre sur la carte, du bout de sa baguette, les Pas de la Balme, de la Ville, de Chattons, de la Selle, de l'Aiguille, ajoutant :

- À partir du moment où nos soldats auront pris sous leur tir plongeant les Français, ceux-ci ne pourront pas s'accrocher longtemps sur leurs positions. Comme vous le voyez sur cette carte, lorsque nous contrôlerons les Pas les plus au sud, nos chasseurs pourront faire leur jonction, sur le plateau, avec les paras.

Dans la lumière incertaine de l'aube, les trois maquisards en poste au Pas de Bachassons se frictionnent mutuellement avec vigueur le dos et les épaules, pour essayer de chasser l'engourdissement et la froide humidité qui les a pénétrés pendant la nuit.

Soudain l'un d'eux tend l'oreille :

– Vous avez entendu ?

– Non. Quoi ?

– Un bruit de caillasses...

– C'est un chamois !

– Tais-toi ! Écoute !

Les trois hommes, maintenant attentifs, restent immobiles. Effectivement, des pierres roulent, en contrebas, vers le ravin. Et puis un bruit métallique.

Les maquisards échangent un coup d'œil. L'un d'eux souffle :

– On dirait bien qu'on a de la visite...

Et, faisant jouer la culasse de son fusil Lee-Enfield, il fait monter une cartouche.

Les maquisards ont eu tout le temps, depuis plusieurs jours, d'aménager leur position; entre les rochers accumulés, d'étroits créneaux ne laissant passer que le canon des armes.

Quand, des écharpes de brouillard montant de la vallée, émergent des silhouettes suspectes, la fusillade déclenchée par les Français retentit longuement le long des hautes parois rocheuses.

L'accrochage ne dure que quelques instants ; la patrouille allemande, qui avait reçu ordre de vérifier, simplement, la présence de " terroristes " au Pas de Bachassons, reflue et regagne son point de départ, à La Bâtie, pour rendre compte.

– Bien, conclut l'hauptmann chargé du secteur. Ceci confirme que les Français ont étiré leurs hommes tout au long des crêtes. Nous appliquons donc le plan Schwehr. Et nous attaquons le Pas de Chattons et le Pas de la Selle.

Une colonne de Gebirgsjger, équipée de mortiers, entreprend l'ascension. Vers 10 heures du matin elle atteint, sans avoir été repérée, une crête qui domine le Pas de Chattons. Par gestes, officiers et sous-officiers placent leurs hommes.

Quand éclate la fusillade, les Français, désemparés, se rendent compte que l'ennemi n'est pas au-dessous, mais au-dessus d'eux !

Sans perdre son sang-froid, le lieutenant Desmaret fait déplacer les postes de ses FM, qui ripostent vigoureusement au tir des Allemands. Mais, avec moins de dix hommes sur chacun des deux Pas, on ne peut espérer tenir très longtemps...

En fin d'après-midi, les Allemands sont maîtres de la position. Ils y établissent trois canons de montagne, dont les obus de 80 peuvent battre les pentes qui s'abaissent progressivement, depuis les crêtes, jusqu'à la Grande Cabane, une bergerie qui est un des rares abris de ces contrées désolées.

Le lendemain, 22 juillet, Huet se rend compte que si la ligne des Pas, menacée par l'offensive générale allemande, cède, les efforts qui sont faits à Vassieux deviendront vains. Il faut donc renforcer la défense des Pas, et reprendre, si possible, ceux qui sont tombés.

Huet se tourne vers Tanant, son chef d'état-major :

– Où en est le 12e BCA ?

– Il attend les ordres, dans la forêt des Coulmes. Celle-ci, dans le nord-ouest du massif, n'est pas visée pour le moment par les offensives allemandes.

– Bien. Prévenez " Philippe " : qu'il nous envoie une compagnie ; nous l'engagerons sur les Pas.

Le commandant " Philippe "Ulmann met à disposition sa 2e compagnie, commandée par le capitaine Villard. Celui-ci, comprenant la gravité de la situation, a immédiatement mis en route ses hommes, par la D 35 et la D 103 :

– Il faut que nous soyons le plus vite possible, leur a-t-il expliqué, à Pré-Grandu. Des camarades ont bougrement besoin de nous, dans ce coin.

Conscients du drame qui se joue, les chasseurs avancent à marche forcée, serrant les dents sous une pluie qui n'en finit pas de noyer le paysage, enveloppé dans une chape de tristesse, comme s'il prenait – déjà – le deuil de la " République du Vercors "...

Les sections arrivent échelonnées, de 16 h 30 à 19 heures, à Pré-Grandu, où se dresse, à la lisière de la grande forêt domaniale, une maison de rondins.

Le capitaine Villard, accompagné de son adjoint, le lieutenant Treuille, est accueilli par le commandant Jouneau, responsable du secteur, qui leur expose la situation :

– Voilà, ce n'est pas brillant. Les Boches contrôlent depuis hier le Pas de la Selle et le Pas de Chattons. Ils se sont probablement infiltrés, aujourd'hui, sur les pentes du Grand-Veymont. Les trois Pas de la Ville, de la Posterle et des Berrièves, sont tenus par dix-huit hommes, sous le commandement de l'aspirant Béchet. Ils sont là depuis le 3 juillet. C'est dire qu'ils sont très fatigués et ont un besoin vital de renforts. Quant au Pas de la Ville, il a déjà encaissé une attaque hier, mais il tient.

L'officier se reprend :

– Enfin, aux dernières nouvelles, il tenait...

Le capitaine Villard comprend qu'il n'y a pas une minute à perdre si on veut arriver à temps.

Il fait rapidement le compte de ses effectifs. Ses ordres fusent :

– Répartition des hommes en neuf groupes de mitrailleurs. Chacun prend le minimum de paquetage et le maximum de munitions. Départ dans dix minutes.

Le commandant Jouneau intervient :

– Vos gars ont déjà fait une sacrée marche pour arriver jusqu'ici. J'ai deux camions. Avec eux, on va essayer de rapprocher vos chasseurs le plus possible.

Les hommes, ravis de l'aubaine, s'entassent dans les camions. Mais ceux-ci, sur un chemin de terre à peine tracé, en forte pente et raviné par la pluie, ne peuvent guère aller loin. Au bout de quelques dizaines de mètres ils patinent ; les chauffeurs, furieux, insistent. Ils ne réussissent qu'à enliser leurs véhicules jusqu'aux moyeux.

– Bon ! dit un chasseur. C'était trop beau ! Il va falloir redevenir fantassin...

Fataliste, il saute à terre, imité par ses camarades.

Ils marchent sur le chemin forestier jusqu'à la fontaine du Pichet, où le lieutenant Treuille dit discrètement au capitaine Villard :

– Nos hommes n'ont pas grand-chose dans le ventre, un rapide casse-croûte pris ce matin. Certains sont même à jeun depuis hier. Si nous ne les laissons pas souffler un moment, beaucoup n'iront pas loin.

- D'accord. Dix minutes de pause, on ne peut faire mieux. Vous savez aussi bien que moi à quel point le temps presse. La pause effectuée, l'officier ordonne :

– Les groupes Schneider et Sublet restent ici. Les autres, avec moi. On va au Pas de la Ville.

En file indienne, les chasseurs repartent. Certains traînent la jambe mais avancent sans une plainte, sans une protestation. Ils savent que, plus haut, dans ces nuages gorgés de pluie qui pèsent sur les nuques et les épaules, des camarades jouent leur peau.

À 23 heures, le capitaine Villard donne le signal de la halte. Le Pas de la Ville n'est plus très loin, mais cette fois-ci les chasseurs sont exténués. Ils s'étendent sur le sol rocheux, là où ils sont, sans souci de trouver un abri. D'ailleurs, où trouver un abri, dans ce désert ? Beaucoup n'ont même pas de couverture et grelottent, au milieu d'amas de pierraille sur lesquels on bute, dans l'obscurité.

Villard fait signe au lieutenant Treuille :

– Pendant que les hommes se reposent, nous allons gagner le Pas de la Ville, pour prendre contact.

Dans la nuit, ils réussissent à trouver le bivouac qu'ont installé, vaille que vaille, les maquisards à proximité du Pas. Ils souffrent du froid, très vif, et sont serrés les uns contre les autres, sous des couvertures recouvertes d'une toile de parachute. Sous une tente, qui offre son précaire abri à l'aspirant Béchet et au lieutenant Simonot, les quatre officiers font le point :

- On ne peut rien faire à cette heure tardive, dit Béchet. Par contre, si quelques-uns de vos hommes pouvaient venir jusqu'ici, les miens pourraient se reposer un peu. Ils sont vrai-ment crevés.

- Bien sûr, accepte Villard.

Se tournant vers Treuille :

– Lieutenant, vous allez faire monter le groupe Oriol. Les autres restent là où ils sont, pour récupérer un peu. Ils rejoindront demain matin.

Pendant que le lieutenant Treuille part rejoindre les chasseurs, l'aspirant Béchet montre du doigt à ses compagnons les fusées qui montent dans la nuit noire, au-dessus de Corrençon et du Grand-Veymont :

– Nous aurons probablement de la visite, demain !

Dès l'aube, les chasseurs s'étant regroupés, le capitaine Villard prend avec lui trois groupes de mitrailleurs, pour ratisser les pentes du Grand-Veymont en direction du Pas de Chattons. Déployés en tirailleurs, les hommes progressent l'ceil aux aguets, le doigt sur la détente des armes.

Vers 6 heures, l'officier fait signe à ses hommes de s'accroupir. Le Pas de Chattons est en vue. On distingue un groupe de tentes, alignées sur un pré légèrement pentu. Une observation à la jumelle confirme les craintes qu'avait le capitaine :

– Les Allemands tiennent solidement la position. Je vois plusieurs FM et des mortiers. On peut espérer jouer de l'effet de surprise.

Après s'être approchés à bonne portée, les Français mettent un FM en batterie.

Dès le premier chargeur tiré, les Allemands sortent précipitamment de leurs tentes, torse nu, et ripostent.

Comme toujours, les mortiers s'avèrent terriblement efficaces. En une dizaine de minutes, les Français ont trois blessés. Bouillant de rage impuissante, le capitaine Villard doit ordonner le repli.

- Si seulement nous avions des mortiers !

Ce monotone mais tragique lamento aura rythmé toute la bataille du Vercors.

Pendant que Villard se cassait les dents sur le Pas de Chattons, un second groupement de mitrailleurs, entraîné par les lieutenants Treuille et Simonot, a pris la direction du Pas de la Posterle, situé, lui, au nord du Pas de la Ville. Ils emmènent avec eux un guide. Plus encore que les autres, le Pas de la Posterle a la réputation d'être infranchissable ; aucun sentier n'y monte, depuis les vallées du Trièves, le premier point d'eau est à une heure de marche.

Cinq hommes s'y trouvent, mais ils n'ont réalisé aucun aménagement défensif. Rapidement, le lieutenant Treuille donne ses ordres :

– Le groupe Perrin va rester ici, avec son FM, pour renforcer nos cinq camarades. Vous aménagez tout de suite des emplacements de combat ; les Allemands ne sont peut-être pas loin. Ensuite, vous construirez une cabane de pierres sèches, comme en font les bergers, pour vous abriter.

Puis il entraîne le reste de la troupe en direction du Pas des Berrièves, encore plus au nord. Celui-ci est accessible, par l'est, grâce à un sentier qui monte à travers la forêt domaniale de Gresse en Vercors. Certes, le tracé du sentier, en fin de par-cours, est acrobatique. Mais les chasseurs de montagne allemands ont démontré leurs qualités d'alpinistes...

Les hommes, lourdement chargés, sont toujours à jeun, depuis la veille. La sueur poisse les visages, le souffle est court. Le lieutenant Treuille ordonne une pause. Il part en avant, avec le lieutenant Simonnot. Celui-ci précise à son camarade :

– Je crois me souvenir qu'il y a une cahute en pierre, au Pas des Berrièves. Les hommes qui ont été postés là ont pu s'abriter un peu.

Arrivés sur le Pas, les deux officiers ont la surprise de le trouver désert. La cahute est vide. Où sont passés les maquisards ?

– On ne voit pas de traces de combat, fait remarquer Simonot.

Treuille furète dans les alentours.

– Ah ça, alors !

Intrigué, Simonot rejoint son camarade qui contemple, perplexe, un fusil-mitrailleur en position de tir, chargeur engagé ; d'autres chargeurs sont soigneusement empilés, à côté.

Les officiers inspectent longuement les alentours à la jumelle. Pas âme qui vive. Ils vont renoncer, quand Treuille s'exclame :

– Tiens ! Un berger ! À environ huit cents mètres. Ils se dirigent rapidement vers lui.

– N'auriez-vous pas vu des hommes armés, au Pas des Berrièves? Des Français...

– Oh que si ! Mais dites-donc, ils sont bizarres ces gars-là ! Et pas bien polis. Ils m'ont tiré dessus, hier, alors que je montais vers eux, avec deux de mes collègues, pour leur donner le bonjour !

– Et que sont-ils devenus ?

– Oh ben, Ils sont partis. Dans l'après-midi, vers les 5 heures. Et même qu'ils avaient l'air rudement pressés !

Les deux officiers échangent un coup d'œil consterné. Il n'y a plus d'erreur possible, ces hommes ont purement et simplement déserté, créant ainsi, par leur lâcheté, une brèche dans le dispositif français.

Pour la combler au plus vite, les chasseurs restés en arrière sont rameutés, dans les meilleurs délais, par les deux officiers et installés sur le Pas et ses abords.

Pour parer au plus pressé, le lieutenant Simonot fait placer le FM abandonné au sud du Pas, tandis qu'une mitrailleuse est mise en position au nord. Des voltigeurs reçoivent leurs emplacements de combat.

– Entassez de grosses pierres sur le rebord de la falaise, recommande l'officier. Si vous les faites rouler sur des agresseurs, cela a de bonnes chances de les inciter à la prudence. Pour l'eau, prévoyez d'aller en chercher à la cabane des bergers, en contrebas. Il faut que vous puissiez tenir ici le plus longtemps possible.

Il a envie d'ajouter :

– Plus longtemps que vos prédécesseurs !

Mais il se tait ; les chasseurs risqueraient d'être vexés par cette comparaison peu flatteuse. Laissant leurs hommes à leurs préparatifs, les deux officiers reprennent la direction du Pas de la Ville.

À mi-chemin, ils entendent des coups de mortiers qui semblent venir de là-bas. Ils pressent le pas. Arrivés en début d'après-midi, ils voient les impacts des tirs qu'ils avaient entendus. Un chasseur donne au lieutenant Treuille un message du capitaine Villard. Après l'avoir lu, l'officier dit à son camarade :

– Du ravitaillement a été demandé.

– Il sera le bienvenu ! Les hommes sont à bout de résistance physique. Plus encore à l'altitude où nous sommes, le ventre vide trop longtemps, c'est mauvais pour le moral !

Pendant ce temps, le commandant Jouneau a regroupé quatre-vingts hommes dont deux sections de tirailleurs sénégalais, pour renforcer les Pas situés au sud du Grand-Veymont. Au fur et à mesure de leur arrivée ils sont dirigés au PC installé à la Grande Cabane. Indifférents à l'agitation des hommes, deux cents moutons paissent à proximité.

On distribue quelques maigres réserves de grenades. Heureusement, un camion de vivres a pu parvenir à bon port, non sans avoir essuyé des rafales tirées par un avion de chasse. Le jeune chauffeur, André Grosset, montre avec fierté les impacts de balle sur la carrosserie.

Les maquisards bourrent leur musette de vivres, remplissent les bidons d'une eau glacée et partent défendre cette frontière orientale qu'on croyait inviolable.

En début d'après-midi, des tirs de mortiers et de pièces d'artillerie de montagne s'abattent sur les pentes du Grand-Veymont et les Pas voisins. À l'évidence, les Allemands préparent un assaut d'infanterie.

Au Pas de la Ville, le groupe Kormann, rassemblé autour d'une mitrailleuse, encaisse en milieu d'après-midi des rafales d'armes automatiques. Les hommes, réfugiés derrière des amas de rochers qu'ils ont édifiés en protection, cherchent à repérer d'où partent les tirs.

L'un d'eux pointe le doigt vers une cale qui domine, au nord, le Pas :

– Là-haut, il y a des tireurs d'élite !

Effectivement, des balles viennent s'écraser en miaulant autour des Français, qui doivent se pelotonner derrière leurs abris pour échapper au tir de l'ennemi.

Un connaisseur apprécie :

– Ces salopards doivent tirer avec des carabines Mauser équipées de lunette...

Le groupe d'Allemands qui a réussi à tourner la position des Français par le nord dispose aussi de mitrailleuses ; de longues rafales forment un bruit de fond par rapport aux coups, espacés, des tireurs d'élite.

Un FM, tenu jusque-là en réserve, est installé par les Français sur un épaulement, à une vingtaine de mètres de la tente qui leur sert de PC – et qui est maintenant trouée comme une passoire – pour répondre à la manœuvre des Allemands.

En contrebas du Pas de la Ville, à l'ouest, sur une étendue caillouteuse appelée " la plaine de Lachau ", le capitaine Villard s'est installé dans une " jasse 1 " pour surveiller l'évolution de la situation sur les Pas. Il tient en réserve deux groupes de mitrailleurs pour protéger le décrochage, qu'il sent devenir inévitable, des hommes qui défendent encore les crêtes. Dans ses jumelles il voit progresser les voltigeurs allemands.

Un ordre de repli parvient au lieutenant Treuille, en fin d'après-midi. Mais cet homme qui, dans le civil, était inspecteur général des Finances, a une âme de guerrier. Il refuse de céder la place à l'ennemi :

– Tant que nous aurons des munitions, nous resterons ici.

Autour de lui, les chasseurs n'ont pas besoin de parler. Leur chef sait qu'ils pensent comme lui. Alors, sans état d'âme, ils approvisionnent leur arme et se concentrent sur ces cibles fugitives qu'on ne peut guère repérer que par la lueur trahissant le départ des rafales d'armes automatiques.

Vers 20 heures, l'un après l'autre, les FM des Français se taisent. En quelques minutes, Treuille entend le même avertissement, venant des groupes dispersés dans les rochers :

- Plus de munitions, mon lieutenant !

Il n'y a plus le choix. Sans se départir de ce calme qui donne confiance à ses chasseurs, Treuille ordonne :

– On s'en va. Par échelons : d'abord le groupe Kormann, puis le groupe Martin, enfin le groupe Oriol.

L'un après l'autre, les maquisards abandonnent leurs positions et se glissent le long d'une étroite faille, qui descend, en un à-pic impressionnant, en direction de la cabane de Lachau.

Le repli s'effectue en bon ordre. Les hommes se sont chargés des armes, vides, qu'il n'est pas question de laisser à l'ennemi. L'un d'eux, Maschio, porte accroché à la ceinture un chapelet de grenades Gammon.

" Ce n'est pas le moment de faire un faux pas ", se dit-il. Le lieutenant Treuille, après s'être assuré qu'aucun traînard n'a été oublié, quitte en dernier le Pas de la Ville.

Plus au nord, au Pas de la Balme, qui domine Corrençon, sept chasseurs du 12e BCA vont vendre chèrement leur peau.

Commandés par le sergent-chef Besson, ils sont là depuis le 14 juillet. Comme ailleurs, le ravitaillement fait cruellement défaut. Les chasseurs ont la sensation, déplaisante, d'avoir été quelque peu oubliés sur ce Pas qui, à 1.950 m, semble perdu entre terre et ciel.

Dans la matinée du 22 juillet, le sergent-chef appelle Roger Arnaud et Maurice Rolland. Celui-ci, avec ses dix-sept ans, semble échappé d'une cour de récréation.

- Vous allez descendre à Corrençon, chercher du ravitaillement. Parce que si nous attendons d'en recevoir, nous aurons le temps d'être tous morts de faim...

Les deux garçons ne se le font pas dire deux fois. Une escapade est toujours bienvenue.

Insouciants, ils dévalent le sentier en devisant gaiement. Certes, ils ont entendu, depuis deux jours, les échos de lointains combats. Mais ils n'imaginent pas un instant quelle tragédie est en train de se jouer, à quelques kilomètres à vol d'oiseau.

Ils ont déjà fait la moitié du chemin lorsque Arnaud plaque soudain au sol son jeune camarade. En dessous d'eux, une longue colonne de soldats allemands, poussant devant eux quelques civils, progresse lentement.

Arnaud évalue rapidement la situation. Puis il se tourne vers Rolland :

– Compte tenu de ton âge, tu as une bonne chance de t'en tirer. Réfugie-toi dans la première ferme que tu trouveras. Les paysans accepteront sûrement de te faire passer pour le fils de la maison.

Il se retient d'ajouter :

– Les Allemands ne tuent tout de même pas les gosses !

La gorge nouée, les deux maquisards se séparent. Arnaud, faisant une grande boucle à travers la forêt, arrive en vue de Corrençon. Le village a l'air parfaitement calme.

Se procurer du pain, manger... c'est devenu, pour Arnaud, une obsession. Il se hasarde dans la rue principale, déserte, à la recherche d'une boulangerie. Il dépasse une maison, devant laquelle sont soigneusement entassés des rondins, lorsqu'il sent une présence derrière lui. Il se retourne. Un soldat allemand, pistolet-mitrailleur braqué, le regarde avec un sourire goguenard :

– Jette ton arme et lève les mains !

Arnaud, abasourdi, obtempère machinalement.

L'Allemand tire une brève rafale en l'air, pour alerter ses camarades, puis pousse son prisonnier du canon de son arme jusqu'à un hangar tout proche, car un violent orage vient soudain d'éclater. Sur les tôles ondulées qui recouvrent le hangar, la pluie tambourine. L'Allemand tend une pastille :

– Tiens, prends une dragée... C'est bon, contre la soif... Arnaud est étonné :

– Vous... Vous parlez bien français !

L'Allemand semble tout heureux du compliment. Il explique, sur un ton un peu protecteur :

- J'ai fait mes études en France !

Et, très détendu, il propose :

– Veux-tu une cigarette ?

Arnaud hoche la tête. Après tout, pourquoi pas ?

L'Allemand, pour prendre son paquet de cigarettes dans la poche de sa vareuse, pose son pistolet-mitrailleur.

Ce geste provoque comme un déclic dans la tête d'Arnaud, l'instant d'avant résigné à son sort. Réflexe de survie, il se saisit de l'arme et tire, vidant spasmodiquement tout le chargeur. Puis, sans un regard pour sa victime qui râle, il bondit sous la pluie, courant à perdre haleine, droit devant lui.

Sorti de Corrençon, il cherche le plus vite possible l'abri de la forêt. Dès qu'il a atteint les premières lisières, il s'oriente rapidement. Il sait qu'un sentier, s'enfonçant plein ouest à travers le bois des Essarteaux, monte au Pas de la Sambue, d'où on redescend sur Herbouilly, le PC du capitaine Goderville. Se guidant sur la lisière du bois, tout en restant à couvert, il trouve le sentier et le remonte au pas de course, craignant que les Allemands n'aient déclenché une battue contre lui.

Essoufflé, il ralentit lorsque, passant dans un étroit goulet tracé entre de gros blocs de rochers, son pied bute sur un obstacle. Soulevé de terre, le maquisard est projeté à plusieurs mètres par l'explosion de la mine antipersonnel posée quelques semaines plus tôt par les hommes du Génie.

Lorsqu'il sort de l'inconscience, il constate qu'il perd beaucoup de sang d'une blessure à la cuisse. Après s'être fait un pansement maladroit, il se relève péniblement en s'aidant d'une branche de coudrier. Mais, au bout de quelques pas, il s'effondre.

Quand il rouvre les yeux, il découvre plusieurs blessés, allongés comme lui dans une cabane forestière. Un grand diable de tirailleur sénégalais lui fait un large sourire :

– Eh ben toi, mon vieux, tu as eu de la chance, sais-tu ! Si notre patrouille ne t'avait pas trouvé, en pleine forêt, tu te serais vidé de ton sang. Comme un cochon !

Au Pas de la Balme, les camarades d'Arnaud ont eu moins de chance que lui. Pris à revers par un groupe de chasseurs de montagne allemands qui ont grimpé, sur cent quatre-vingts mètres de dénivelée, le long d'une étroite cheminée, ils se sont défendus avec acharnement, avant de succomber. Blessés, le sergent-chef Besson et les chasseurs Sauvan et Vachon ont été achevés.

Quant au jeune Rolland, qui avait suivi le conseil de son copain Arnaud et s'était réfugié dans une ferme, il y a été découvert par les Allemands et fusillé.

Ainsi, en trois jours la ligne des Pas, réputée infranchissable, est passée sous le contrôle de la Wehrmacht, dont les voltigeurs vont pouvoir ratisser le plateau en marchant vers l'ouest. Mais, compte tenu de leur faible nombre et des insuffisances de leur armement, les Français ont donné un bel exemple de courage et de ténacité.

Particulièrement au Pas de l'Aiguille, point clef, au sud, de la ligne de crête. Quelques hommes ont démontré là que des maquisards pouvaient égaler les combattants professionnels les plus endurcis.

Chapitre 14

LE PAS DE L'AIGUILLE

- Alors, ça y est. On y est enfin, au Vercors !

- Eh oui. On l'aura bien mérité.

Francis et Félix se regardent en riant, de la joie dans les yeux. Devant eux, leurs camarades, ployés sous le poids des sacs à dos chargés à bloc, gravissent les derniers mètres qui les séparent du Pas de l'Aiguille. En ce jeudi 20 juillet 1944 c'est effectivement, pour ces jeunes maquisards, l'aboutissement d'une longue route.

Ils viennent, presque tous, d'un petit village du Trièves, Mens, placé par l'histoire et la géographie au cœur des Alpes avec, en toile de fond, les hautes murailles crénelées de cette forteresse naturelle qu'est le Vercors.

Ces garçons avaient moins de vingt ans en 1939. Comme beaucoup d'autres ils ont subi, hébétés, le coup du destin qui frappait leur pays. Restés au village pour aider leur famille ou partis, provisoirement, à Grenoble, La Mure, Vizille ou Voiron pour poursuivre leurs études, ils ont vécu les mois de l'aprèsdéfaite dans l'incertitude. Où est la vérité ? Où est le devoir ? se demandent-ils.

L'un d'eux, Félix, représente bien le drame de cette génération. Affecté aux Chantiers de Jeunesse en novembre 1942, il apprend avec consternation la création du STO (Service du Travail Obligatoire), quelques semaines plus tard. Compte tenu de son âge, il est concerné. Mais il est hors de question, pour lui, de répondre à cet appel. Aussi se retrouve-t-il réfractaire - c'est-à-dire hors-la-loi - lorsque arrive sa convocation. Comme pour de nombreux autres jeunes Français, le refus du STO sera pour Félix la meilleure façon de se découvrir, un beau matin, résistant.

Réfugié dans son village natal, Félix y mène une vie en principe clandestine, mais en fait assez confortable. Ils sont tout un groupe de copains à partager la même situation. Les mots de " résistance " et de " maquis " les font rêver. Il paraît, chuchote-t-on, que les patriotes s'organisent, pas très loin, dans ce Vercors qu'on voit se détacher à l'horizon. Mais comment y accéder ?

Félix et ses amis ont l'impression d'être tenus en marge, parce que trop jeunes, par les maquisards qui doivent se dissimuler au sein de la population. Alors, par défi et pour se prouver à eux-mêmes quelque chose, Félix et ses camarades, une nuit de juillet 1943, barbouillent à la peinture rouge, sur les murs du village, des inscriptions injurieuses pour les troupes italiennes qui occupent la région.

Il faudrait quand même passer à des choses plus sérieuses même si, de temps en temps, l'actualité montre la face sanglante de la lutte clandestine : en octobre 1943, le maquis de Tréminis, situé à une quinzaine de kilomètres de Mens, est dispersé par une colonne allemande, conduite par un ex-maquisard qui a changé de camp.

Janvier 1944. La neige recouvre le village. Félix reçoit, à la nuit tombée, une visite qui va bouleverser sa destinée.

– Peux-tu venir, ce soir, à une réunion ? Un chef de l'Armée Secrète vient pour former un groupe franc chez nous. Si tu veux en être, tu seras le bienvenu. Pourrais-tu amener d'autres gars ?

Jacques, plus âgé que lui de quelques années, a posé avec confiance la question à Félix. Il sait d'avance qu'il va marcher.

– Où ?

– Au café de Paris. Tu passeras par-derrière. Il faut être discret.

Ainsi a commencé la grande aventure. Ils étaient une demi-douzaine, autour de la table, pour écouter un garçon de leur âge, présenté sous le nom d' " Emmanuel ", leur proposer de constituer un groupe franc du secteur IV de l'Armée Secrète.

Cet ancien chef d'une troupe de scouts routiers, à Lyon, a en effet reçu mission de constituer en Dauphiné le plus possible de groupes civils, appelés " Équipes sédentaires "; ils doivent rester immergés au sein de la population, jusqu'au jour où l'on fera appel à eux.

Il leur a parlé avec franchise :

- Ce sera très dur. Nous n'en reviendrons pas tous. Nous serons très peu aidés. Nous ne sommes protégés par aucune loi de la guerre, parce que nous sommes des " terroristes ", comme disent les occupants.

Les garçons sont fascinés. Ils sont, bien sûr, tout prêts à marcher. Mais, pour se battre, il faut des armes ?

– Je puis vous dire que nous en aurons. Elles nous sont promises. Ce ne sera peut-être pas encore pour demain, mais elles seront là en temps voulu.

À la fin de la réunion, le groupe civil de Mens est constitué. L'un de ses membres, Philippe, est d'ailleurs immédiatement volontaire pour servir de chauffeur à " Emmanuel ", au cours de ses nombreuses pérégrinations.

La douzaine de garçons qui forment le premier noyau du groupe franc rêve d'en découdre le plus vite possible. Mais l'action clandestine est d'abord une école de patience. Enfin, un soir, un homme d'une trentaine d'années arrive ; le lieutenant André vient faire l'instruction militaire des nouvelles recrues, ce qui est une totale découverte pour la plupart d'entre elles.

L'officier sort cérémonieusement d'un sac tyrolien des paquets de chiffons contenant deux grenades et une mitraillette Sten. Il explique longuement le mode d'emploi de ces objets, démontant et remontant plusieurs fois la mitraillette. Fascinés, les garçons se passent les armes de main en main ; ils découvrent la jouissance que procure au guerrier un tel contact.

Il est assez frustrant, après de telles séances, de s'entendre dire qu'il faut attendre, encore attendre, toujours attendre... À quand l'action ? Lassés, certains vont rejoindre le petit groupe, très nomade, qu'a constitué Raoul, un ancien policier de Lyon qui, à partir de sa base de La Chapelle-en-Vercors, opère d'incessants coups de main. Aux motivations et objectifs assez obscurs. Morphinomane, Raoul ne peut se passer de sa dose de drogue et semble en fait " travailler " pour son compte. Mais il est basé au Vercors – et ce nom exerce une attirance magique.

À la fin du mois de mai, enfin, le lieutenant André emmène en montagne les garçons du groupe de Mens pour s'entraîner au tir et au lancer de grenades.

– Vous allez apprendre, leur explique-t-il, la guérilla, dans les conditions où nous aurons bientôt à nous battre.

Il fallait bien cela pour remonter le moral, après l'arrestation d' " Emmanuel ", dénoncé à la Milice, le 1er mai 1944.

Ainsi, tout au long du lundi de Pentecôte, le groupe de Mens et ceux venus de villages voisins ont joué à la guerre. On s'applique : le camarade que l'on ceinture est censé être une sentinelle allemande, qu'il faut éliminer " proprement ".

Début juin, on ne joue plus. Après l'annonce du débarquement, le groupe de Mens est chargé de faire sauter la voie ferrée de Grenoble à Veynes. C'est la confirmation des objectifs maintes fois définis ; il faut, par des attentats, perturber le plus possible le fonctionnement de la machine de guerre allemande. L'opération, bien commencée, s'est mal terminée ; au retour le camion qui transportait le groupe, roulant trop vite, a manqué un virage. Un blessé a été relevé et l'on est passé à côté de la catastrophe ; munitions, grenades, plastic avaient été projetés sur la chaudière du gazogène, éventrée et incandescente...

Au fil des jours, cependant, les choses se précisent. Un matin Félix attire son copain Francis dans la grange paternelle. Sous la paille, un sac de jute. Il en sort un fusil-mitrailleur anglais. Francis, les pièces étalées devant lui, jubile :

– Il est chouette, hein ? Quel bidule !

Voilà baptisé l'engin de mort.

Le soir, Francis fait la démonstration du remontage de l'arme devant tous ses camarades. Les questions fusent :

– Pourquoi n'a-t-on pas de balles ?

– Quand va-t-on recevoir d'autres bidules ?

Déception, l'arme, pour le moment, circule entre les groupes du secteur aux seules fins de démonstration.

À la mi-juin, enfin, arrive un ordre de mission ; le groupe de Mens et ceux des villages voisins, embarqués sur trois camions, doivent se rendre à Gresse, au pied du Vercors. En longue file indienne, les hommes montent un sentier abrupt, jusqu'au Pas de la Ville. À partir de là, ils sont dans un pays devenu mythique pour eux ; le Vercors fait figure de territoire déjà libéré, échappant à l'emprise de l'ennemi.

– Où est-ce qu'on va ?

– À Pré-Grandu.

Ce nom ne dit pas grand-chose à beaucoup. Après deux heures de marche, ils découvrent sur un sol caillouteux, qui renvoie avec un éclat blessant pour les yeux la lumière solaire, une maison forestière autour de laquelle s'affairent des maquisards torse nu, très bronzés. Des containers sont empilés. Fascinés, les nouveaux arrivants contemplent les entassements de fusils, mitraillettes, fusils-mitrailleurs, toute cette manne tombée, à Vassieux, au bout des parachutes.

Les hommes enfournent dans leur sac armes et munitions. Le groupe de Mens plaide :

– On n'est que douze, mais d'autres gars vont nous rejoindre...

– D'accord. Vous prenez de l'armement pour vingt hommes.

Ravis, ils repartent chargés comme des baudets. Les courroies scient les épaules, mais le moral est au beau fixe. Enfin, on a de quoi répondre à un éventuel assaillant... Vivement que l'occasion se présente.

Elle ne saurait tarder : fin juin, l'ambiance devient de plus en plus tendue en Dauphiné. De plus l'existence d'un groupe armé, stationnant en permanence à Mens, met en danger tout le village.

Les hommes ont reçu l'ordre de se tenir en alerte permanente, le sac bouclé, prêts à partir pour aller, en montagne, établir un camp du maquis.

Le 29 juin, un messager arrive du PC du secteur :

– Vous devez partir demain.

Effervescence dans le village. De discrets messagers ont alerté les camarades dispersés dans les hameaux voisins. Chacun vérifie une dernière fois qu'il a bien, dans son sac, les objets dont la liste a été communiquée quelques jours plus tôt; pour combien de temps part-on, nul ne le sait – mais ce saut dans l'inconnu compromet définitivement chacun des intéressés. Il ne saurait être question, le jour où l'on serait las du maquis, de revenir tranquillement sous le toit familial. Cette pensée n'effleure d'ailleurs personne.

– Où vas-tu ?

La question brûle, bien sûr, les lèvres des mères, des épouses, des fiancées. Mais les maquisards – ils auront droit, dès demain, à ce titre – savent qu'ils ne peuvent répondre et d'ailleurs ils l'ignorent.

Regroupés silencieusement, dans la nuit, les hommes se hissent dans un camion, au milieu des sacs et des marmites. Après un trajet cahotant, il faut continuer à pied, le long de sentes forestières, le matériel lourd chargé sur des mulets. Le camp est installé au flanc du Bonnet de Calvin, une montagne dont le nom conserve le souvenir des dures guerres de religion qui ont ensanglanté la région au XVIe siècle.

Il y a là vingt-quatre hommes, commandés par le lieutenant Jean-Paul, un instituteur, et l'adjudant Martial, prisonnier de guerre en 1940, évadé, qui brûle de prendre sa revanche. Il a fallu laisser au village de Mens d'autres volontaires, jugés trop jeunes (certains avaient quinze ans) et qui ont vu avec rage partir leurs aînés.

La vie s'organise. Des patrouilles sont envoyées réquisitionner du ravitaillement, chez des paysans soupçonnés de marché noir ou de collaboration. Dès le deuxième jour, les choses se gâtent. Un des hommes du poste de garde, placé en contrebas du camp, apparaît, haletant, au détour du chemin :

– Mon lieutenant ! Le drap ! Il y a le drap à la fenêtre !

C'est le signal convenu avec une habitante de Mens ; si des Allemands sont signalés dans le coin, elle doit faire pendre un drap à sa fenêtre, que les guetteurs du camp peuvent apercevoir à travers une trouée de la forêt.

Déjà les maquisards ont bondi sur leurs armes, tout prêts à dévaler vers le village.

– Du calme ! Du calme, les gars ! On ne sait pas ce qui nous attend en bas.

Le lieutenant Jean-Paul a dû élever le ton pour se faire entendre.

Sur la route, en contrebas, apparaissent bientôt des fourmis, en file indienne, qui en se rapprochant s'avèrent être des cyclistes, des fantassins et quelques voitures. Les uniformes vert-de-gris ne laissent planer aucun doute sur l'identité des arrivants. La colonne allemande pénètre dans le village. Des détonations claquent. Puis une sourde explosion. Plus loin, dans la campagne, une lourde fumée noire monte en torsades.

– Mais c'est ma scierie qui brûle !

L'un des maquisards, Jacques, a des sanglots dans la voix. Il voit partir en fumée des années de dur labeur.

– Et ma femme ? Et ma fille ? Qu'est-ce qu'ils en ont fait, ces sauvages ?

– On ne peut pas laisser faire ça ! On y va !

– Non. Arrêtez. Vous allez au massacre. Ils sont bien plus nombreux et mieux armés que nous !

Le lieutenant Jean-Paul met toute sa force de persuasion dans sa voix. Les hommes se cabrent, les yeux fous.

– Tant pis si on se fait descendre, on ne peut pas rester là à ne rien faire.

– Et le village, vous y avez pensé ? Toute la population risque d'y passer.

L'argument a fait mouche. Les hommes serrent les poings mais les plus excités se calment ; l'image de leurs parents alignés contre un mur, avec les fusils qui se lèvent, est insupportable.

Les Allemands repartent quelques heures plus tard. Le lieutenant rassemble ses hommes. Sa voix est grave :

– L'alerte a été chaude. Ils peuvent revenir. Ici, nous sommes trop exposés. On décroche et on passe de l'autre côté de la montagne.

Le nouveau camp est installé à 1.600 m d'altitude, à la lisière de la forêt. Le décor est sévère, mais l'isolement total est gage de sécurité. Les journées sont rythmées par les corvées d'eau et de bois, les tours de garde, les patrouilles. De temps en temps, il faut descendre au ravitaillement, dans les hameaux les plus proches.

Pendant ce temps, où en est la guerre ? Les maquisards se sentent coupés de tout. Ces fusils et ces mitraillettes dont ils ne se séparent jamais serviront-ils un jour ?

L'espoir surgit le 14 juillet, incarné par le lieutenant Simonot, ancien chef de section à la 5e compagnie du 159e RIA, devenu dans la Résistance l'adjoint du lieutenant Henry, chef du secteur IV de l'Isère (le Trièves). Il laisse entendre que l'attente ne sera, maintenant, plus très longue.

Effectivement, quatre jours plus tard, la grande nouvelle arrive :

- On part au Vercors ! On nous donne la garde d'un Pas !

Comme une traînée de poudre, la phrase magique fait le tour du camp. Les maquisards laissent éclater une joie d'enfants – ces enfants qu'ils étaient encore, pour la plupart d'entre eux, il y a si peu de temps.

Le 19 juillet le groupe, renforcé de quelques nouveaux arrivants, est à pied d'œuvre, au hameau de la Richardière, près du village de Chichilianne. Il est rejoint par le lieutenant Simonot, qu'accompagnent l'adjudant Laroche, lui aussi un ancien du 159e RIA, et le sergent-chef Bacchus, un ancien gendarme. Officiers et sous-officiers apportent l'expérience et la sérénité qui manquent, naturellement, aux fougueux garçons qu'ils ont sous leurs ordres. Mais tous communient dans la même jubilation en voyant, devant eux, les hautes falaises blanches du Vercors.

– On y va, mon lieutenant ?

– Encore un peu de patience. Il faut d'abord trouver du pain. Vous verrez, vous aurez faim, là-haut !

Quelques hommes partent en quête de la précieuse denrée. Dont la valeur symbolique, venue du fond des âges, reste forte dans l'âme paysanne.

Les maquisards en font vite l'expérience. Après avoir frappé à plusieurs portes, en vain - les réserves de pain, disent les paysans, sont quasiment épuisées -, ils se présentent à une nouvelle ferme dont le propriétaire, leur a-t-on dit dans le hameau, a cuit son pain la veille.

Dans la cuisine où ils pénètrent, dont la fraîcheur est agréable quand on vient du grand soleil, un homme solidement bâti est attablé devant un litre de vin et une boule de pain.

– Bonjour Monsieur ! Nous sommes des maquisards. Nous montons au Vercors et nous venons vous acheter un peu de pain.

- Je n'en ai pas !

Le ton est rogue, le visage sévère.

– Mais nous n'en voulons pas beaucoup. C'est seulement pour midi. Nous sommes plus de vingt et nous n'avons pas de pain. Nous ne voulons pas que vous nous le donniez, nous vous le payons.

– Je n'en ai pas !

Le maquisard insiste, les billets tendus. En vain. Il se heurte sans cesse aux mêmes mots que l'autre répète, le front têtu :

– Je n'en ai pas !

La tension monte. Les consignes des chefs sont de toujours manifester la plus grande correction à l'égard des " civils ". Mais l'évidente mauvaise foi du paysan commence à être irritante. Pour le mettre en défaut, un garçon lance :

– On nous a dit que vous aviez cuit au four hier. C'est pour cela que nous savons que vous avez du pain. Soyez raisonnable, vendez-en nous un peu.

Le paysan est visiblement désarçonné. Le front buté, il balbutie :

– Je... Je... Qui vous a dit ça ? Oui, j'ai cuit hier... Mais c'est mon pain... Je n'en ai pas pour vous.

D'une porte qui s'ouvre dans le fond de la cuisine jaillit une femme aux traits contractés de fureur.

– Vous nous embêtez ! Foutez-nous le camp de là. Allez en chercher ailleurs, du pain. Nous, on n'en a pas.

C'en est trop. Les maquisards se lancent un regard entendu.

- Bon, puisque c'est comme ça, on va le fusiller ! S'ils espéraient faire craquer ainsi le paysan, ils en sont pour

leurs frais :

– Faites donc comme vous voudrez, fusillez-moi si vous êtes des bandits.

L'un des maquisards, Nine, s'avance menaçant, en braquant son fusil sur le couple.

– Allez ! Mettez-vous contre le mur.

Le paysan recule, les yeux brillants de colère.

– Fusillez-moi... Fusillez-moi donc, si vous avez le courage... Le maquisard épaule son arme :

- Pour la dernière fois, est-ce que vous voulez nous vendre un peu de pain ?

L'autre, les traits crispés :

– Je n'en ai pas ! Tirez donc... Mais tirez donc !..

Le jeu a trop duré. Les maquisards plaquent la femme contre le mur, au côté de son mari, et entreprennent une fouille rapide. Ils mettent, évidemment, rapidement la main sur de belles grosses boules de pain. Ils en prennent cinq et s'en vont. Les paysans n'ont pas bronché mais leur regard est éloquent ; pour eux, maquisards ou bandits, c'est du pareil au même...

D'abord troublés par ce qu'ils viennent de vivre, les garçons oublient vite l'incident. Le Vercors, terre de liberté, les attend.

Dès leur arrivée au Pas de l'Aiguille, le jeudi 20 juillet, les maquisards s'installent pour tenir la position. En quelques mots, les officiers leur ont expliqué la situation. La façade orientale du Vercors, longue ligne de hautes falaises abruptes, est quasiment inaccessible à des assaillants venus du bas pays sauf en de rares et étroits cols, que l'on appelle dans le pays des " Pas ". Ce sont, étirés du nord au sud, les Pas de la Balme, de la Ville, de Chattons, de la Selle, de l'Aiguille et de l'Essaure. Chacun d'eux a été confié à un groupe mais le commandement doute que l'ennemi ose aventurer ses troupes sur les sentiers, raides et étroits, qui permettent d'atteindre les Pas.

En arrivant sur la plate-forme rocheuse qui domine les derniers lacets du sentier, Félix et ses camarades ont exploré du regard leur nouveau domaine. Une cabane de berger se dresse, un peu en retrait du Pas. Un parc à moutons, sur un mamelon voisin, montre que l'endroit est utilisé. Le berger a d'ailleurs accueilli avec beaucoup de gentillesse les nouveaux arrivants, qui risquent pourtant de perturber quelque peu la paix qui règne habituellement en ces lieux. Bah, après tout c'est une distraction.

Au-dessus du sentier qui franchit le Pas, à côté duquel coule un ruisseau, se dresse la falaise des Roches du Parquet, qui arrive du nord.

– Qu'est-ce que c'est, cette ouverture dans la roche ? demande Félix.

– Une grotte, répond son ami Francis, arrivé en ces lieux depuis la veille au soir, avec un groupe de reconnaissance. Mais elle n'est pas très profonde. Tu vois, un peu plus loin, il y en a une autre. L'entrée est peu visible d'ici, mais on devrait pouvoir y installer quelques hommes.

Les lieutenants Simonot et Jean-Paul, accompagnés des sous-officiers, font le tour du propriétaire. Leur section de vingt-huit hommes est divisée en trois groupes, commandés respectivement par Francis, Jacques et Debois-Gelin (des " anciens "). Ils décident effectivement d'installer deux groupes dans la cabane et le troisième dans la plus petite des grottes, l'autre servant à stocker les provisions. Il s'agit d'avoir simplement un abri pour la nuit qui est fraîche, même en juillet, à cette altitude, car les hommes auront de l'occupation dans la journée.

Pour commencer, on met en place le dispositif de combat, face au sentier arrivant de la vallée. La position semble très favorable ; les défenseurs surplomberont forcément des assaillants faisant l'ascension depuis Chichilianne. Ceux-ci, arrivés au Pas, devront emprunter l'étroite gorge où sinuent le sentier et le ruisseau. Avec les trois fusils-mitrailleurs, les fusils, les grenades et les gammons dont dispose la section, on peut voir venir.

La journée écoulée en préparatifs, le moral des maquisards, dans l'air épuré et le grand soleil, est au beau fixe. Mais, le soir, la dernière corvée envoyée dans la vallée pour récupérer le matériel restant revient avec des nouvelles inquiétantes ; les Allemands sont là, dans les hameaux qui entourent Chichilianne. Une offensive est donc probablement imminente. Les chefs de la section ont d'ailleurs été informés, par des émissaires, que les symptômes d'un prochain investissement du Vercors dans son ensemble se multiplient.

– La garde devra ouvrir l'œil et tendre l'oreille cette nuit.

Recommandation superflue. Tous les hommes qui sont là savent que la lutte sera sans merci. Ils sont venus en connaissance de cause et sont prêts à tout.

Quand arrive l'aube du 21 juillet, la relève de la garde avancée, installée près de la croix de bois qui domine le bas pays, reçoit le traditionnel:

– Rien à signaler !

Le lieutenant Jean-Paul a beau fouiller de ses jumelles l'impressionnant paysage qui s'étale devant lui, il n'aperçoit aucun signe suspect.

Aux premières heures de la matinée, une patrouille, conduite par le lieutenant Simonot, prend la direction de Pré-Grandu. Cette maison forestière, où le groupe était allé percevoir son armement en juin, abrite le PC du secteur qui, avec la zone du Veymont (le point culminant du Vercors, à 2.341 m), englobe l'ensemble des Pas. Le lieutenant Simonot souhaite recevoir là-bas des instructions le plus précises possible quant à la mission de sa section.

Il lui faut, avec les trois hommes qui l'accompagnent, partir d'abord vers le sud, puis obliquer vers le nord-ouest, pour traverser une bonne partie du plateau du Veymont. Le paysage est quasi lunaire : grandes étendues de calcaire, entrecoupées de fissures où une herbe maigre s'est réfugiée ; buissons et arbustes aux formes torturées, frémissant sous les fortes rafales de vent qui balayent de temps en temps ce pays désertique où l'eau, très rare, est un bien infiniment précieux. Par endroits des cairns indiquent la direction à suivre ; le sentier est devenu invisible sur le sol rocheux.

Le promeneur imprudent ou distrait, pris par le mauvais temps, peut tourner en vain, pendant des jours, dans un tel paysage. Il est vrai qu'en ce mois de juillet 1944 les seuls touristes que l'on rencontre dans les parages portent fusils et mitraillettes.

Après avoir atteint le Pas de Chabrinel, qui domine le Diois, la patrouille atteint la Grande Cabane, puis la Fontaine de Gerland, où coule un filet d'eau très fraîche ; le temps de quelques lampées et il faut repartir. Les hommes marchent depuis quatre heures. Enfin le paysage se transforme, une masse d'un vert sombre soulage les yeux fatigués par la réverbération du soleil sur les roches blanches ; les maquisards entrent dans la forêt domaniale. Ils vont d'un pas confiant. Certes, tout à l'heure, ils ont entendu un bruit de fusillade du côté du Pas de Chattons. Et ce matin, vers 8 heures, ils ont vu passer au loin, au-dessus du col de Rousset, plusieurs avions. Certainement des appareils anglo-saxons, venus effectuer ces parachutages devenus maintenant systématiques.

En passant au Pas de Chabrinel, Simonot et ses hommes ont échangé quelques mots avec le groupe de maquisards qui en assure la garde. Tout est calme.

Il faut rapidement déchanter en arrivant à Pré-Grandu. Des chasseurs-bombardiers allemands passent en rase-mottes au-dessus de la clairière, en mitraillant et en lâchant même quelques bombes, qui explosent avec un bruit sourd. Les maquisards se sont égaillés dans les sous-bois. Ils attendent, pour réapparaître prudemment, que les visiteurs inattendus soient repartis.

Le lieutenant Simonot se met alors à la recherche du lieutenant André. Il le trouve en compagnie du lieutenant Henry, qui a quitté lui aussi sa zone du Trièves lorsqu'il s'est avéré que le Vercors allait être la cible privilégiée de l'ennemi.

Le lieutenant Simonot demande, avec un peu d'anxiété dans la voix :

– Quelles sont les nouvelles ?

– Pas très bonnes. Le Pas de Chattons a été attaqué ce matin, l'assaut a été repoussé. À Vassieux, par contre, les Allemands sont arrivés avec des planeurs. On contre-attaque, mais c'est dur.

Simonot comprend alors que les avions aperçus ce matin n'étaient pas amis, mais ennemis.

- Et moi, qu'est-ce que je fais ?

– Comme prévu. Vous tenez le Pas de l'Aiguille. C'est une forte position. Les Allemands auront de la peine à vous déloger.

Le lieutenant Simonot brûle de rejoindre ses hommes, sur le Pas, " son " Pas. Mais il faut emporter là-bas des munitions – heureusement, on n'en manque pas, grâce aux parachutages - et pour ce faire les mulets sont indispensables. Or ils sont partis ravitailler le Pas de Chattons. Il faut attendre leur retour. L'officier bout d'impatience, mais un homme arrive :

– Le lieutenant Henry vous demande, mon lieutenant !

Simonot se précipite. Les mulets seraient-ils de retour ? En fait, après lui avoir demandé un rapide récapitulatif de la situation au Pas de l'Aiguille, le lieutenant Henry lui dit :

– Bon, je vois que vos hommes ont assez de gradés avec eux. Vous, je vous garde ici. Vous êtes officier d'active et fantassin. J'ai besoin de vous.

Officier de la meilleure tradition, Simonot ne conçoit pas un instant que l'on puisse discuter un ordre. Il transmet donc le commandement de la patrouille qui va regagner le Pas de l'Aiguille au sous-officier qui l'avait accompagné, l'adjudant Laroche

Celui-ci voit cependant, avec inquiétude, l'heure avancer. Si l'on veut être de retour au Pas avant la nuit, il n'est que temps. Il laisse donc un homme, Jules, à Pré-Grandu, avec mission d'attendre les indispensables mulets et de les emmener ensuite, chargés au maximum, au Pas de l'Aiguille. Quant à lui, avec Marius le quatrième et dernier homme de la patrouille, il prend immédiatement le chemin du retour.

Avant de partir, on le met en garde :

– Faites attention : les avions allemands vont sûrement attaquer, si ce n'est déjà fait, tous les abris possibles qui se trouvent sur le plateau du Veymont.

Prédiction trop pessimiste ? Les deux hommes se rendent compte qu'il n'en est rien en approchant de la Grande Cabane. Il n'en reste que des ruines, encore fumantes. Le sinistre spectacle les incite à presser le pas ; un tableau analogue les attend-il au Pas de l'Aiguille ?

Un peu plus loin, ils voient apparaître deux silhouettes. En s'approchant, ils identifient deux maquisards. L'un, gravement blessé au ventre, arrive du Pas de Chattons. Les combats y font rage et les hommes sont trop peu nombreux pour que quelqu'un ait pu l'accompagner vers l'arrière. Mais les camarades, là-bas, réclament d'urgence des munitions. L'autre garçon revient d'une mission de liaison, au sud, et entend rejoindre son groupe, au Pas de Chattons, précisément. Il vient de rencontrer le blessé.

– Pour les munitions, tout va bien, dit l'adjudant Laroche. Des mulets ont été envoyés de Pré-Grandu au Pas de Chattons.

– Des mulets ? Mais j'en ai vu deux, tout à l'heure, qui erraient sans conducteur...

L'adjudant Laroche se précipite dans la direction indiquée et découvre en effet les deux bêtes, abandonnées. L'une a encore son chargement de munitions. L'adjudant la confie à l'homme valide.

– Fonce, avec ça, au Pas de Chattons.

Puis il charge Marius d'emmener l'autre mulet à Pré-Grandu et de donner l'alerte pour qu'on vienne chercher le blessé. Quant à lui, il part seul, au pas accéléré, en direction du Pas de l'Aiguille.

Quand il y arrive, tout est calme. Les hommes ont mis à profit la journée pour amasser des blocs de rocher sur la falaise qui domine le sentier montant de la vallée. Au moment opportun, on les fera basculer sur d'éventuels assaillants. Comme au Moyen Age... Le procédé, pour sommaire qu'il soit, peut s'avérer efficace.

S'ils ne sont pas encore pris dans la tourmente, les hommes postés au Pas de l'Aiguille se doutent bien que cela ne saurait tarder. À plusieurs reprises, dans la journée, un avion d'observation est venu survoler, à basse altitude, la position. Certaine-ment pour évaluer les forces françaises. Les hommes se sont bien sûr dissimulés au mieux. Mais les Allemands ne doivent avoir aucun doute sur l'accueil qui les attend, s'ils se montrent.

L'adjudant Laroche a fait son rapport au lieutenant Jean-Paul. À la nuit, Jules et Marius arrivent à leur tour, avec le mulet lourdement chargé de munitions. Avec les éléments en sa possession, l'officier comprend que l'investissement général du Vercors est en cours. Il ne dissimule pas cette vérité à ses hommes, sachant que cela ne risque en rien de diminuer leur détermination.

Au crépuscule un violent orage a éclaté. Toute la nuit, il va falloir veiller. La garde est relevée toutes les deux heures. Les hommes, trempés jusqu'aux os, viennent se réchauffer dans la cabane. Bacchus leur tend une bouteille :

– Tiens, bois un coup de gnôle !

C'est du solide... Peu habitués à ce breuvage, les garçons ont les larmes aux yeux et tendent le dos au poêle où Bacchus entretient un feu d'enfer.

Il n'est pas question de dormir, cette nuit. Aussi les maquisards tuent-ils le temps en fabriquant, dans la cabane surchauffée, des gammons.

Au matin du 22 juillet, un épais brouillard monte des vallées. Une sentinelle croit entendre, du côté du Pas de la Selle, des rafales d'armes automatiques. Vers 9 heures, deux hommes, grelottant de froid, arrivent. Ils ont été envoyés du Pas de la Selle pour effectuer une liaison avec le Pas de l'Aiguille, mais ils se sont perdus et ont erré, toute la nuit, sous la pluie. Restaurés, réchauffés, ils repartent. Le lieutenant Jean-Paul leur a promis d'envoyer des munitions au Pas de la Selle, dès que le mulet, reparti à l'aube vers Pré-Grandu avec deux hommes, serait revenu, muni de son précieux chargement.

Le voici, vers 15 heures. Ses conducteurs n'ont pas traîné en chemin. D'autant qu'ils ont essuyé à la Grande Cabane, l'attaque d'un chasseur-bombardier. On décharge le mulet. Mais, surtout, Jules remet au lieutenant Jean-Paul un message cacheté que lui a donné, à Pré-Grandu, le lieutenant André avec l'ordre impératif de le détruire en cas de mauvaise rencontre. Il est tristement éloquent :

" Pas de Chattons et Pas de la Selle ont lâché hier à 19 heures. Vous garder sur vos arrières. Laisser un groupe au Pas de l'Aiguille, un groupe au Pas de Chichilianne, et envoyer le maximum de votre effectif en direction du Pas de la Selle pour contre-attaquer et liquider les Boches qui s'y trouvent. J'attends un renfort de cent cinquante hommes pour reprendre les Chattons. Le Pas de la Ville tient toujours, Simonot y est. "

Les hommes demandent, avidement :

– Quoi de nouveau ?

Après les avoir rassemblés, le lieutenant Jean-Paul donne ses instructions – en " oubliant " de mentionner l'aspect le plus dramatique des informations qu'il vient de recevoir :

– Nous allons nous séparer en trois groupes. L'adjudant Laroche avec le groupe de Francis va en renfort au Pas de la Selle. L'adjudant Martial avec le groupe de Jacques partira au Pas de l'Essaure, par là-bas au sud. Je resterai ici avec l'adjudant Delvigne et le groupe de Debois-Gelin. Les deux groupes qui doivent s'en aller se préparent immédiatement, prennent le maximum de munitions et quarante-huit heures de vivres. Ne perdez pas de temps, il faut faire vite.

Immédiatement, un bourdonnement de ruche anime les deux groupes désignés pour le départ, dont les hommes s'équipent fébrilement, tandis que le dispositif défensif du Pas est réorganisé, pour pouvoir être tenu par une dizaine d'hommes.

Pendant que tous s'affairent, trois hommes montent la garde. Le premier, Nine, est installé, avec un fusil-mitrailleur, sur un sentier qui, au sud-est du Pas, domine et contrôle toute la position. Le second, Jean, armé d'une mitraillette, se tient au pied de la croix de bois qui surplombe le sentier montant de la vallée. Le troisième, Dédé, est placé en face des grottes, sur la crête herbeuse qui monte au-dessus du ruisseau. Mais il n'y a, malheureusement, personne sur la falaise située au nord, en direction de ce Pas de la Selle dont les Allemands sont maîtres depuis la veille au soir. C'est, évidemment, de là que viendra la mort.

De lourds nuages gris pèsent sur le Pas ; l'air est étouffant ; les hommes entassent les ultimes boîtes de cartouches dans les sacs. Le chef du groupe qui va rester au Pas de l'Aiguille, Debois-Gelin, installe un fusil-mitrailleur dans l'axe du sentier qui conduit à la cabane. Il s'est penché sur l'arme pour vérifier le plan de tir et se relève quand une courte rafale éclate dans l'air surchauffé.

Est-ce une sentinelle trop nerveuse qui a tiré, comme cela arrive quelquefois ? Non. Francis, qui surveillait devant l'entrée de la grotte les derniers préparatifs de ses hommes, a compris :

– Ça y est !

Ce que les maquisards attendaient et redoutaient à la fois depuis si longtemps est arrivé ; les Allemands sont là. Très exactement au sommet de la falaise surplombant, au nord, le Pas, d'où ils observent les Français soudain éparpillés.

Comme si ses camarades ne réalisaient pas la situation, Debois-Gelin, qui a agrippé le fusil-mitrailleur et gravi en courant les éboulis conduisant à la grotte, lâche à mots hachés, le souffle coupé :

– Les Boches sont en haut ! Ils nous ont tiré dessus !

Les quelques hommes repliés dans la grotte essaient de voir ce qui se passe. En vain, puisque les assaillants sont en surplomb. Dans le silence revenu, le temps paraît suspendu.

Deux maquisards, Loulou et Soulier, qui étaient devant la cabane ont, en entendant la rafale, saisi leur arme et bondi dans la pierraille, en direction des détonations. Ils escaladent une zone d'éboulis. À mi-pente, Loulou s'accroupit soudain, entre deux rochers. Au-dessus de lui, à une vingtaine de mètres, une silhouette vert-de-gris. L'Allemand, coiffé d'une casquette, scrute le vallon, mais n'a pas encore aperçu le maquisard. Celui-ci se jette dans la pente, en diagonale, pour rejoindre les grottes, avec Soulier, en se plaquant contre la falaise pour être à l'abri d'un tir éventuel.

À son tour, il confirme comme si c'était encore nécessaire :

– Les Boches sont là-haut !

Au moment où ont retenti les premiers coups de feu, la quasi-totalité de la section était rassemblée devant la grande grotte, pour percevoir les rations. L'abri est sûr... tant que les Allemands ne seront pas descendus de la falaise. L'adjudant Laroche, dont le tempérament combatif ne supporte pas l'inaction, s'est lancé avec quelques hommes, dans l'espoir un peu fou de déloger l'ennemi de ses positions. Il lui faut vite battre en retraite, sous un feu bien ajusté.

La fusillade, du côté allemand, est maintenant intense. Il n'y a, pour lui répondre, que le fusil-mitrailleur de Nine, placé en bonne position, de l'autre côté du vallon, suffisamment haut pour apercevoir l'ennemi. Nine tire par brèves rafales, pour économiser les munitions. Exposé comme il est, pas question d'être ravitaillé.

En face, depuis les grottes, ses camarades essaient en vain de l'apercevoir. Ils devinent à peu près sa position. D'autant que, soudain, de petits nuages de fumée grise semblent monter de l'endroit où il se trouve.

– Des fumigènes ! Ils l'ont repéré et l'encadrent pour ajuster leur tir !

Effectivement, le fusil-mitrailleur français n'a que le temps de tirer deux courtes rafales, avant de se taire. Définitivement.

– Ils l'ont eu !

Les survivants apprendront, plus tard, qu'en fait Nine a pu s'en sortir. Après avoir couru la montagne toute la nuit, persuadé que ses camarades ,étaient immanquablement condamnés, il devait se retrouver le lendemain matin, hagard, dans les rues de Mens.

Au Pas de l'Aiguille, cependant, en cet après-midi du 22 juillet, la situation devient rapidement dramatique. La grande grotte, où sont entassés la plupart des maquisards, offrira un abri dérisoire dès que les Allemands, descendus de la falaise, pourront la prendre sous leur feu : elle est trop largement ouverte sur l'extérieur pour permettre une longue résistance. Courir vers le sentier, pour fuir le Pas, ou vers la cabane, pour y trouver un précaire refuge, il n'en est pas question ; les hommes se feraient tirer à vue, comme des lapins. Il ne reste qu'une solution :

– Prenez tout ce que vous pouvez, et courez à la petite grotte !

Les Allemands n'ont pas encore eu le temps de découvrir, dans le détail, la disposition des lieux. Il faut en profiter. Mais vite.

Les hommes franchissent la brève distance qui sépare les deux grottes. Ils s'engouffrent les uns après les autres dans la plus petite, qui a l'avantage d'avoir une entrée étroite, en biais – à vrai dire assez malcommode, mais qui s'en plaindrait aujourd'hui ?

Sacs et armes s'entassent dans l'espace exigu et les hommes doivent se serrer pour faire un peu de place aux derniers arrivants. La grotte n'a guère que cinq mètres de large sur trois de profondeur. Le plafond, en cintre, s'abaisse sur les côtés, où l'on n'accède que courbé, puis carrément à plat ventre. Le sol, caillouteux, est humide, en contrebas de l'entrée.

Vingt-trois hommes se pressent les uns sur les autres, tout étonnés d'être arrivés indemnes. Mais, dehors, la fusillade continue, intense. Un cri de douleur, puis des râles.

– C'est Martial !

Le champ de vision, très limité, de l'entrée ne permet pas d'apercevoir le blessé. Il a roulé au bas de la pente, touché quelques mètres avant le but. On n'entend plus rien. Il est le premier du groupe à avoir payé tribut aux dieux de la guerre.

Plus loin, remontant vers ses moutons sous son grand parapluie bleu, le berger vient de s'écrouler. Ne comprenant pas bien ce qui lui arrivait. Son corps tressaute sous les impacts. Son chien restera longtemps auprès de lui, hurlant à la mort.

À l'évidence, les Allemands sont maintenant descendus de la falaise. Ils vont sûrement donner l'assaut à la grotte. Le lieutenant Jean-Paul, posté avec les adjudants Laroche et Delvigne à l'entrée, lance à ses hommes :

– Chargez vos armes !

Précaution inutile ; dès leur arrivée dans l'étroit réduit les hommes ont vérifié qu'ils étaient prêts à tirer, pour vendre chèrement leur peau. Leur position ressemble en effet fortement à une souricière...

– Ils arrivent ! Ils sont en face !

Sur le mamelon qui porte le parc à moutons, plusieurs dizaines d'hommes se déploient avec souplesse, progressant par bonds. Ce sont des soldats bien entraînés et expérimentés, appartenant à la 8e compagnie du bataillon 2/98 de Gebirgsjger (chasseurs de montagne). Cette unité est intervenue, au cours des mois précédents, contre plusieurs maquis implantés en zone montagneuse : en mars et avril dans le Jura, le 17 juin au Mont-Genèvre, puis en Maurienne, au Mont-Cenis, dans la région d'Annecy et d'Albertville, et enfin, en juillet, dans les zones du Châtelard, de Montmélian et de Pontcharra. Pour ces soldats d'élite, le Vercors n'est donc pas l'impressionnant obstacle qu'espéraient les chefs maquisards.

Poussé à bout par la vue des uniformes vert-de-gris, l'adjudant Laroche demande :

- Passez-moi un FM !

La confusion est grande dans la grotte ; le FM tarde à venir. Excédé, Laroche épaule son fusil. En dessous, sur le sentier, plusieurs hommes s'avancent, dans le silence soudain rétabli à la suite d'un coup de sifflet impératif, destiné à faire cesser le feu. On reconnaît, à son uniforme, un officier :

- C'est fini ! Venez ! Vous êtes prisonniers !

Il continue à avancer, sûr de lui.

Laroche l'ajuste posément.

- Toi, tu vas voir !

Il lâche, coup sur coup, tout le contenu de son chargeur. L'officier s'écroule, ainsi que les deux hommes qui l'accompagnaient.

D'autres maquisards se sont postés, à l'entrée de la grotte, à côté de Laroche. Ils déchargent à leur tour leurs armes, puis lancent des grenades.

Les Allemands, qui croyaient sans doute la partie gagnée, refluent en désordre, sous le feu nourri. Certains s'abritent dans le creux du ruisseau, d'autres courent vers la cabane. Un homme de haute taille fait de brusques zigzags, pour tromper les tireurs ennemis. Arrivé vers le parc à moutons il s'élance pour sauter la barrière en bois mais retombe lourdement, frappé à mort.

– Celui-là, c'est pour mon père...

C'est Zid qui a tiré, un maquisard dont le père, Édouard Arnaud, maire de Mens, a été arrêté et emmené par les Allemands, lorsque ceux-ci ont investi le village, le 3 juillet.

Sur la caillasse, les morts et les blessés allemands - près d'une vingtaine, semble-t-il - font des taches sombres d'où montent, ici et là, des gémissements.

- Martial et le berger sont vengés !

Chacun approuve, en silence, les yeux farouches.

Dehors, maintenant, le silence règne. Tassés les uns contre les autres, les maquisards, après l'excitation du combat, prennent conscience de la précarité de leur situation.

Comme s'il fallait exprimer nettement, sans détour, ce que chacun pense tout bas, le lieutenant constate :

– On est coincés, les gars ! Je ne pense pas que vous voulez vous rendre ?

La réponse fuse, immédiate, de dix voix différentes : – Non !

Les choses sont ainsi parfaitement claires ; les Français vont vendre chèrement leur peau.

À l'extérieur, les abords de la grotte sont nimbés dans une pluie fine mais drue, qui semble vouloir apaiser les passions des hommes.

– Que font donc les Boches ? demande une voix un peu tendue.

Une forte déflagration lui répond, suivie de crépitements et d'explosions espacées.

- Qu'est-ce que c'est que ça ?

Pas question de mettre le nez dehors pour satisfaire les curiosités...

Le lieutenant Jean-Paul explique :

– Ils ont fait sauter la cabane où était entreposée la réserve de munitions du groupe de Debois-Gelin.

Dans le silence maintenant retombé, on ne distingue aucun mouvement des Allemands.

Dubois-Gelin, posté près de l'entrée, aperçoit soudain Dédé ; celui-ci, installé sur la crête herbeuse qui fait face aux grottes, a suivi, en témoin impuissant, le début de l'attaque.

À l'évidence, il ne sait plus que faire. Il commence par des-cendre vers le creux du vallon, comme pour rejoindre la grotte où sont ses camarades, puis remonte précipitamment et disparaît dans un bosquet.

– Il est fou ! Il va se faire descendre !

Il a dû comprendre ; on ne le revoit plus.

Dans la grotte, le lieutenant fait les comptes :

– Chacun a son arme individuelle, vos sacs sont gonflés à craquer de munitions et nous avons deux fusils-mitrailleurs. Avec ça, on a de quoi recevoir les Boches !

Et il ajoute :

– On vide tous les sacs, pour faire l'inventaire des munitions.

Les grenades et les gammons sont regroupés sur une pierre plate, à gauche de l'entrée. À portée de main de ceux qui, à tour de rôle, vont être chargés de surveiller l'extérieur. Les balles de fusil, de mitraillette, de fusil-mitrailleur sont triées et, selon leur calibre, placées dans des sacs différents. Tous les chargeurs sont soigneusement approvisionnés.

– On est parés ! constate le lieutenant.

Il était temps. Une fusillade intense éclate ; cette fois-ci, tous les tirs des armes automatiques allemandes sont concentrés sur l'entrée de la grotte – les Gebirgsjger ayant compris que tous les " terroristes " restés groupés y ont trouvé refuge.

Les balles giclent ; certaines encadrent l'entrée de la grotte, d'autres y pénètrent en miaulant, pour s'écraser sur le plafond rocheux - ce qui montre que les assaillants ont installé l'essentiel de leurs postes de tir en contrebas, dans le lit du ruisseau. Accroupis, les Français laissent passer l'orage des rafales qui sifflent au-dessus de leurs têtes. Certains se sont même mis à plat ventre, comme pour s'incruster dans le sol humide, protecteur.

Il faut tenir l'ennemi à distance. Aussi l'adjudant Laroche, plaqué contre la paroi rocheuse de l'entrée, envoie-t-il de toutes ses forces, de temps en temps, un gammon ; les Allemands ont appris à redouter ces engins, dont les déflagrations roulent longtemps, en écho, dans la montagne.

Pour réduire le danger créé par les tirs ennemis, le lieutenant Jean-Paul donne la consigne :

- Remplissez vos sacs de pierres. Il n'en manque pas, au fond de la grotte. On les entassera ensuite les uns sur les autres, pour élever un- muret qui réduira l'ouverture de l'entrée.

L'adjudant Laroche fait une proposition, pour renforcer le système de protection :

– Le principal danger, ce sont les grenades. S'ils arrivent à en envoyer quelques-unes à l'intérieur de la grotte, on est tous bons. On pourrait élever un second muret, pour séparer la grotte en deux ; les grenades allemandes qui arriveraient jusque-là buteraient contre le muret, derrière lequel nous serions protégés.

L'idée est aussitôt adoptée; bientôt, un muret d'une trentaine de centimètres se dresse, derrière lequel la plupart des maquisards sont acagnardés ; c'est loin d'être confortable, mais cela vaut mieux que d'être déchiquetés par ces grenades à manche que les Allemands balancent avec une dangereuse précision.

Des équipes de deux ou trois hommes se relaient, près de l'entrée, pour tirailler de temps en temps afin que les Allemands comprennent bien qu'ils ont en face d'eux des gens déterminés.

Ils doivent d'ailleurs en être convaincus, car les heures s'écoulent sans qu'ils se manifestent autrement qu'en lâchant, par intermittence, des rafales d'armes automatiques.

Un maquisard s'inquiète :

- Ils doivent bien se douter qu'on n'a, dans cette grotte, ni eau ni nourriture. Ils ont peut-être décidé de nous avoir à l'usure, par la faim et la soif ?

Le lieutenant Jean-Paul s'est déjà fait cette réflexion. Après s'être concerté avec les adjudants Delvigne et Laroche, il explique à ses hommes :

– Il faut tenir jusqu'à la nuit et on tentera la sortie. Plutôt que d'être tous tués là-dedans, il vaut mieux se faire descendre dehors. Peut-être que deux ou trois pourront passer. Si on reste là, on va tous crever jusqu'au dernier.

Les uns après les autres, les hommes approuvent d'un hochement de tête.

Dehors, la pluie a cessé, le ciel s'est dégagé. Voici le crépuscule.

- Mauvais pour nous, ça, remarque quelqu'un. Il nous faudrait une nuit bien noire.

Du coup, le lieutenant Jean-Paul laisse passer les premières heures de la nuit, espérant le retour du mauvais temps.

Espoir déçu. Vers 11 heures, il faut se décider.

- On va y aller, chuchote l'officier. Mais nous allons, avant, faire un essai. Ramassez des pierres. Je compte jusqu'à trois, et nous les balançons dehors tous en même temps.

Au signal, les pierres fusent et, dégringolant le long de la pente, donnent l'impression que des hommes bondissent dans les éboulis.

Dans les secondes qui suivent, des fusées jaillissent au-dessus de la grotte, éclairant le paysage comme en plein jour. Même l'intérieur de la grotte est illuminé et les silhouettes des maquisards se dessinent sur les parois rocheuses en ombres fantomatiques.

Des rafales d'armes automatiques balaient l'entrée de la grotte et les alentours, tandis qu'un chapelet de grenades fait trembler le muret protecteur derrière lequel les maquisards courbent l'échine, douchés par ce déchaînement de mitraille.

Quand il s'apaise, les Français se redressent prudemment l'un après l'autre. Ils sont consternés. Le lieutenant résume la situation :

- Ils se sont rapprochés... On n'aura pas fait trois pas hors de la grotte qu'on sera tous ratatinés !

Les hommes savent qu'il a raison. Mais un jeunot dit quand même, d'une voix rendue suraiguë par la tension nerveuse :

– On ne va quand même pas crever dans ce trou à rats !

L'officier lui met la main sur l'épaule et répond à voix basse, d'un ton apaisant :

– Calme-toi, petit. Cela ne sert à rien de s'énerver. Nous allons attendre le jour. Du renfort va peut-être arriver... Et il ajoute, à la cantonade :

– En attendant, on va montrer aux Boches qu'on est bien vivants !

Il s'approche de l'entrée de la grotte et vide son chargeur dans la nuit. Plusieurs maquisards l'imitent. Cela soulage...

Mais ils doivent vite se plaquer vers l'intérieur ; les Allemands recommencent leur mitraillage qui ne va pas cesser pendant plus d'une heure.

On s'habitue à tout. Sachant, maintenant, que le tir tendu des Allemands ne peut pénétrer dans les profondeurs de la grotte, les maquisards laissent passer sans broncher cet orage de plomb sur lequel comptent les Allemands pour les démoraliser.

L'un remarque tout de même :

– Ils ne manquent pas de munitions, les vaches !

Puis, au fil de la nuit, le calme revient. Les Allemands ont dû prendre conscience de l'inefficacité de leurs tirs.

Dans la timide lumière de l'aube, les maquisards, les traits tirés par le manque de sommeil, s'obligent à rester attentifs au moindre bruit. C'est la bonne heure pour attaquer, celle où l'on espère toujours que l'ennemi, somnolent, relâche la surveillance.

Mais rien ne se passe. Les maquisards aménagent un créneau dans le rempart de sacs qu'ils ont édifié, pour y installer un fusil-mitrailleur. Francis s'est porté volontaire pour le servir et Jean-Claude, à côté de lui, se tient prêt à lui passer les chargeurs.

Le lieutenant s'inquiète :

– N'avez-vous pas trop faim, les gars ? Et soif ? - Non. Ça va.

La tension nerveuse est telle qu'elle fait oublier le reste.

– Quand même, on fumerait bien !

Mais le tabac était resté à la cabane, qui n'est plus qu'un tas de cendres.

Vers 9 heures, des rafales retentissent à nouveau. Bientôt suivies d'un choc et d'une explosion, percutant le rocher surplombant l'entrée de la grotte.

– Nom d'un chien ! Du mortier !

Nouveau choc, nouvelle explosion... Cette fois-ci, l'obus est arrivé plus bas, à gauche de l'entrée.

Jean-Claude dit à Francis :

– Ils sont installés en face, à la lisière du bois.

Francis lâche rafale sur rafale dans la direction indiquée. Il tend la main pour avoir un nouveau chargeur lorsqu'un obus percute de plein fouet le mur de sacs bouchant en partie l'orifice de la grotte. Les Allemands ont fait, vite et bien, leur réglage.

Francis s'est affaissé, un éclat d'obus en pleine tête, sans

lâcher son FM, dont le canon a été tordu par le choc. Derrière lui, à l'intérieur de la grotte, des blessés gémissent. – Des pansements, vite !

Les deux plus atteints sont Soulier et Ramuntcho. Hébété, Soulier regarde sa main où manquent deux doigts, tandis que de sa cheville, ouverte, coule un sang abondant. Quant à Ramuntcho, il a été touché à la poitrine. À travers un magma de lambeaux de chemise, de peau déchirée et de sang, ses côtes apparaissent.

Ses camarades essaient de freiner l'hémorragie en appliquant sur la plaie, avec précaution, ces pansements individuels que contenaient en abondance les containers parachutés par les Anglais. Puis on transporte le blessé au fond de la grotte, sur une litière improvisée, faite de quelques branches de sapin. Soulier va se placer à côté de lui.

Pour Francis, il n'y a plus rien à faire. On tire son corps contre la paroi rocheuse.

– Une couverture !

Le lieutenant recouvre le cadavre, dans un silence recueilli.

Les maquisards ont sous les yeux, à portée de main, ce qu'ils envisageaient jusqu'alors d'une façon un peu théorique, le rendez-vous avec la mort.

Au fond de la grotte, le calvaire de Soulier et de Ramuntcho a commencé. La douleur monte, lancinante, irradie le corps en son entier, ne lâche plus sa proie. Les maquisards n'ont, évidemment, aucun médicament, aucun calmant.

Le plus dur, pour les blessés – terriblement lucides – c'est la perspective de tomber vivants aux mains de l'ennemi.

– Pour nous c'est fini, allez ! Vous, vous allez pouvoir sortir, nous on ne peut plus marcher... Ce n'est pas la peine de nous laisser souffrir...

Discrètement, le lieutenant fait signe aux hommes d'éloigner toute arme des deux blessés. Mais il sait bien qu'ils ont raison.

Cependant, au nom de l'amitié, il faut mentir. Chacun s'y emploie :

– Ne dites pas de conneries, les gars. Rien n'est perdu. Les copains vont venir à notre secours, forcément. Et on partira tous ensemble.

Un autre renchérit :

– Et, une fois redescendus vous serez dorlotés par de mignonnes infirmières ! Veinards !

Mais les voix sonnent faux. Et les deux blessés ne sont pas dupes.

Un silence pesant s'établit. Pour le rompre et aussi parce que ses responsabilités l'obligent à envisager le pire, le lieutenant demande :

– Quelqu'un peut-il regarder si Francis avait sur lui des papiers ? Il ne faut pas que les Boches les trouvent ; ils pour-raient se retourner contre sa famille.

Et il ajoute, d'une voix un peu plus rauque que d'habitude :

– C'est valable pour nous tous. Je crois qu'il vaut mieux que chacun détruise tout ce qu'il a sur lui qui permettrait de l'identifier.

L'un après l'autre, les hommes fouillent leurs poches, sortent leur portefeuille. Dans un coin de la grotte un petit feu a été allumé, où brûlent, en premier, les papiers de Francis ; puis chacun y ajoute son tribut, fait de documents officiels mais aussi –. et surtout – de photos d'êtres chers, racornies à force d'avoir été sorties et contemplées, dans les moments de cafard. Ce sont, finalement, des vies entières qui semblent ainsi partir en fumée.

La gorge serrée, les maquisards ont le sentiment d'être devenus, maintenant, totalement, ces combattants anonymes que réclame la guerre de l'ombre, la guerre de partisans.

L'un d'eux tient à la main une liasse de billets de banque, qu'il regarde se consumer :

– Il ne faut même pas leur laisser ça ! Ils seraient capables de faire la bringue avec !

Son geste, en temps ordinaire, paraîtrait fou. Ici, il devient simple et naturel ; ces billets symbolisent des valeurs, de fausses valeurs, qui n'ont plus aucune importance lorsqu'un homme se retrouve face aux vérités essentielles, le jeu, cruel et fascinant, de la vie et de la mort.

Mais ce n'est pas le lieu de philosopher ; la guerre reprend vite ses droits. Le lieutenant Jean-Paul, après avoir installé au créneau le dernier FM utilisable, lâche une rafale. Pour montrer à l'ennemi que les Français ont encore du répondant.

La réponse allemande ne tarde pas et le dialogue, rageur, des armes automatiques se prolonge pendant plusieurs minutes. Puis cesse aussi brusquement qu'il avait commencé. De part et d'autre on s'interroge :

– Quand les Allemands vont-ils se décider à lancer l'assaut final ? se demandent les Français.

– Combien y a-t-il de terroristes dans cette grotte et ont-ils des réserves de munitions ? s'interrogent les Allemands.

Au fil des heures, l'atmosphère se fait plus pesante dans la grotte. Pourquoi prolonger inutilement cette attente, exaspérante ? Autant en finir.

Le lieutenant Jean-Paul, délaissant un instant le FM, se tourne vers ses hommes :

- Allez ! Ce n'est pas la peine d'insister ! Si vous êtes d'accord, on va sortir. Mais avant, on va leur chanter la Marseillaise !

Les hommes se redressent. Et le chant de toutes les révoltes, de tous les espoirs, monte comme un défi :

– Aux armes, citoyens !

Il est des moments, exceptionnels, où ces paroles si rebattues, si banalisées, prennent une nouvelle force, une nouvelle vie.

Il semble bien, d'ailleurs, qu'elles piquent au vif les Allemands, puisqu'ils répondent au chant provocateur par une grêle de balles.

Du coup, les maquisards reprennent leur poste de combat. Plus question de sortir chercher une mort rapide. Une nouvelle détermination brille dans tous les yeux.

Le lieutenant a repris place derrière le fusil-mitrailleur. Il sait bien que le danger principal vient, une fois de plus, des mortiers. Il inspecte longuement le coteau qui fait face à l'entrée de la grotte, puis règle la hausse de son arme : – Je crois bien que je les ai repérés.

Et, méthodiquement, il arrose de plusieurs rafales successives les positions ennemies.

Les armes allemandes ripostent brièvement, puis se taisent. Le silence retrouvé se prolonge. Cette fois-ci, les Allemands semblent décidés à respecter une pause particulièrement longue.

– Qu'est-ce que cela signifie ? demande un maquisard au lieutenant.

– Ils doivent nous mijoter quelque chose. Effectivement.

Un cylindre de tôle, prolongé d'un long manche en bois, pénètre en tournoyant dans la grotte et tombe au milieu des hommes.

- Grenade ! crie quelqu'un.

Mais à peine certains ont-ils eu le réflexe de se jeter vers les parois, bras rabattus machinalement en protection sur la tête, que déjà l'explosion fait vibrer douloureusement l'air confiné de la grotte. De minuscules et multiples éclats labourent les chairs, mais aucun Français n'est blessé gravement.

– Vite ! ordonne l'officier. Ils vont recommencer ! Deux hommes de part et d'autre de l'entrée ! Vous sautez sur la grenade qui arrive et la relancez à l'extérieur avant qu'elle ait eu le temps d'exploser !

Le sport est dangereux. Mais excitant.

Quand Gaby voit tomber à ses pieds la seconde grenade, il se jette dessus et, d'une détente, s'en débarrasse à l'extérieur.

La grenade explose en l'air et le lanceur allemand a donc toutes " chances " de profiter de quelques éclats.

Ce qui semble calmer le jeu puisque, Gaby ayant renvoyé de la même façon une nouvelle grenade, les Allemands paraissent renoncer, au moins provisoirement, à cette nouvelle méthode.

Mais, dans la grotte, un nouveau drame sème la consternation.

Un maquisard s'est approché de Ramuntcho, tassé, dans la pénombre, contre le rocher. Il lui parle, le secoue et voit un

filet de sang, tout frais, qui coule le long de sa tête. La gorge nouée, il lance à ses camarades :

– Ramuntcho est mort ! Tous se précipitent.

Profitant de l'agitation provoquée par les lancers de grenades, Ramuntcho s'est emparé d'un fusil, a appuyé le canon contre sa tempe et, s'aidant d'un morceau de bois pour atteindre la gâchette, s'est fait sauter la cervelle, pendant qu'explosait la première grenade.

On place, avec précaution, son corps à côté de celui de Francis, sous la même couverture.

Impossible, bien sûr, de cacher la vérité à Soulier qui réclame le droit d'abréger, lui aussi, des souffrances inutiles :

– Vous êtes des salauds ! Vous voyez qu'il y est arrivé, lui. Il ne souffre plus, au moins. Vous ne voulez pas m'achever. Vous voulez que les Boches me prennent vivant pour qu'ils me torturent. Mon lieutenant, donnez-moi donc votre revolver, bon Dieu !

Soulier agrippe le bras du camarade le plus proche : – Sois chic, donne-moi ta mitraillette !

Le cœur déchiré, les maquisards s'obligent à faire le vide autour de Soulier. Ils comprennent tant ses prières et songent qu'ils feront les mêmes, s'ils sont eux aussi grièvement blessés ! Mais aucun n'ose se faire l'auxiliaire de cette mort tant appelée.

Et l'interminable, l'exaspérante attente reprend, ponctuée par les gémissements et les suppliques du blessé.

En milieu de journée, alors que la fatigue commence à peser très lourd sur les nuques, un éclair illumine l'entrée de la grotte, immédiatement suivi d'une forte détonation.

Des morceaux de roche volent de toutes parts et les maquisards, plaqués à terre par réflexe, voient une ficelle se balancer en haut de l'entrée, puis remonter. Perché, au-dessus de l'orifice, sur le rebord du rocher, un Allemand a laissé descendre des pétards, après les avoir allumés.

Persuadé qu'il va recommencer ce petit jeu, le lieutenant Jean-Paul se poste le plus près possible de l'ouverture, plaqué contre la paroi, un couteau à la main.

Et, lorsqu'il voit un inquiétant paquet descendre à nouveau, il se précipite, l'arrache - l'Allemand, surpris, a lâché la ficelle - et le jette le plus loin possible, dans la rocaille en contrebas.

Les Allemands doivent être dépités, la ficelle ne fait plus de réapparition.

À tout hasard, cependant, le lieutenant charge un maquisard de refaire, si nécessaire, le geste salvateur.

" Que vont-ils encore inventer ? " se demande-t-il.

Mais une longue accalmie de trois heures suit la dernière alerte. Les Français, tendus, s'attendent à chaque instant à une reprise de l'orage de mitraille. C'est usant pour les nerfs.

Alors on trompe l'angoisse en échangeant des remarques sur la situation du Vercors - et il faut convenir, lucidement, qu'il n'y a pas de quoi être très optimiste. Les maquisards se doutent bien que, partout, leurs camarades ont subi eux aussi l'assaut des Gebirgsjger. Ces hommes, persuadés d'être des condamnés à mort en sursis, s'inquiètent pour ceux qui, dehors, loin, ont encore, eux, une chance de survie.

Par moments, Soulier est tiré de sa léthargie par la douleur. Et sans cesse revient la même prière :

- Si vous ne voulez pas me tuer, donnez-moi un revolver. Le lieutenant, inlassablement, répond :

- Il faut tenir encore un peu, Soulier. On s'en tirera peut-être.

La soif harcèle les gorges desséchées.

Alors, à chaque fois que le moral semble chuter trop dangereusement, Zid se dévoue. C'est, depuis toujours, le boute-en-train de la bande. Dans les pires moments, il trouve toujours le mot cocasse, la bonne blague qui déride même les plus accablés. Il est, en fait, pour beaucoup dans l'extraordinaire exploit que ces hommes sont en train de réaliser, en prolongeant leur résistance à l'extrême limite de leurs forces.

Les heures passent.

- Que font les Boches ? Mais que peuvent-ils faire ?

N'y tenant plus, Joseph rampe vers la murette de protection, lève tout doucement la tête, les yeux au ras du rocher. Une détonation, un sifflement, un morceau d'acier vient s'écraser à quelques centimètres de la tête du curieux qui a tout de même eu le temps de voir ce qu'il voulait :

- Il y en a un à côté, à droite, avec un fusil. Nom de Dieu, la balle a passé près, j'ai senti le courant d'air.

Cet Allemand est à quelques mètres. Bien repérer son emplacement, se découvrir juste un instant, arme braquée et, hop! le descendre comme au stand de foire.

La tentation est trop forte. Joseph se redresse contre le bord du rocher, passe la tête et s'écroule aux pieds de ses camarades. La balle a percé de part en part son casque. Il meurt en quelques instants.

Il y a maintenant trois cadavres, sous la couverture, au fond de la grotte.

D'accord avec l'adjudant Laroche, blessé à l'œil, et l'adjudant Delvigne, le lieutenant regroupe ses hommes pour un bref conciliabule :

- On va tenter le coup. Mais il faut absolument que nous tenions jusqu'à la nuit. Si deux ou trois d'entre nous doivent passer, ce sera de nuit. Tant qu'il fait jour, on y reste tous, vous le savez. Mais cette nuit, on sortira !

L'après-midi touche à sa fin. Dans la grotte, il fait déjà plus sombre. Si bien qu'on voit mal cet objet qui voltige sous la voûte, fuse et éclate au milieu de la grotte, avant d'avoir touché le sol.

La grenade a fait, cette fois, du ravage. Tous les hommes sont atteints par des éclats, aux jambes, au torse, à la tête.

Bacchus s'est affaissé, un gros éclat fiché dans la hanche ; il perd beaucoup de sang. Ses camarades le tirent, avec précaution, vers le fond de la grotte.

Il est parfaitement conscient de son état :

– Je suis fichu, les gars.

On recense les autres dégâts ; Tyrol est touché à la poitrine, Loulou à une jambe et un bras, Jean-Claude à la jambe, Cousin et Gaston un peu partout. Les uns et les autres évitent de regarder de trop près leurs blessures, pour ne pas céder à l'affolement.

Toujours aussi calme, la voix du lieutenant Jean-Paul interroge :

- Est-ce qu'il reste beaucoup de munitions ?

Deux hommes, occupés à remplir les chargeurs, font les comptes :

– Il n'y en a plus guère ! Quelques balles de fusil et de mitraillette ! Mais il n'y a plus de grenades, ni de gammons.

Le lieutenant fait la grimace. Cette fois-ci, c'est la fin.

Décidé à jouer le tout pour le tout, l'officier vérifie d'un coup d'œil ce qu'il espérait depuis plusieurs heures ; dehors, un épais brouillard emplit le vallon, rendant la nuit qui tombe plus opaque.

Encore quelques heures, et ce sera l'instant fatidique. Mais, en attendant, l'ennemi ne renonce pas à son harcèlement.

Une grosse boîte métallique, d'où dépasse une mèche allumée, descend au bout d'une corde devant la grotte.

Gaby se précipite pour la couper mais, d'une saccade, la boîte est remontée, puis redescend immédiatement. Surpris par la manœuvre, Gaby voit la mèche arriver en bout de course et se jette à terre, comme ses camarades.

La détonation est formidable. Des pierres giclent de partout et une épaisse fumée, dans l'odeur âcre de la cordite, envahit la grotte.

Le muret de sacs qui protégeait l'entrée a été littéralement soufflé. Pendant quelques secondes, un silence total pèse sur les corps allongés. Puis un homme se redresse péniblement, rampe vers l'entrée et décharge son arme.

Les uns après les autres, les maquisards se mettent sur leur séant. Les tympans ont été martyrisés mais il y a, dans l'ensemble, plus de bruit que de mal.

Il n'y a plus que la murette du fond pour offrir un semblant de protection. Les hommes s'entassent vaille que vaille derrière ce dernier et dérisoire rempart.

Le lieutenant Jean-Paul sent qu'il faut maintenant hâter l'issue de cette tragédie. Car les nerfs vont lâcher. Déjà Gaston, qui s'est approché de l'entrée pour lâcher une rafale, a reçu dans la cuisse une balle tirée, du fond de la grotte, par un maquisard, croyant voir surgir un Allemand. Guettés par les hallucinations et le délire, les Français risquent de s'entretuer.

Ils se battent, depuis trente heures, contre un ennemi déterminé mais aussi contre la tentation de céder, de s'abandonner.

Le point de rupture est atteint. L'officier se décide :

– Maintenant, il faut y aller ! Tout le monde debout ! On fait d'abord un essai...

Les hommes émergent de l'engourdissement qui les gagnait. Ils se soulèvent, péniblement. Tout mouvement ravive la douleur des multiples blessures. Enfin, après bien des jurons, tout le monde est rassemblé au milieu de la grotte.

– Ramassez tout ce qui traîne.

Chargeurs vides, casques, gamelles, cailloux, chacun prend ce qui lui tombe sous la main.

– Vous y êtes ? Allez ! Tous ensemble !

Jeté dans la pente, le bric-à-brac rebondit sur les cailloux dans un joyeux tintamarre, rapidement étouffé par le brouillard.

Les maquisards se sont acagnardés contre le rocher, dans l'attente du mitraillage allemand. Mais rien ne vient. Qu'est-ce que cela signifie ? Les Allemands se sont-ils éloignés ? Guettent-ils, postés à quelques mètres, la sortie de leurs proies ?

Il est 1 heure du matin. On ne peut plus tergiverser, il faut y aller.

Mais, avant, le plus dur reste à faire.

Les deux blessés, Soulier et Bacchus, ont vu les préparatifs

de départ de leurs camarades. Eux, ne peuvent plus marcher. Comme il l'a déjà fait dix fois, Soulier supplie :

– Mon lieutenant ! Vous savez bien qu'on est foutus tous les

deux ! Pourquoi nous laissez-vous souffrir ?

L'officier n'y tient plus. Il n'y a pas, d'ailleurs, d'autre solution. Il sort son revolver de la poche de sa vareuse, cherche, à tâtons, la main de Soulier. Et y place le revolver.

– Ah ! Merci !... Merci, mon lieutenant !

Dans le noir, les camarades, figés, devinent le geste : le canon appuyé sur la tempe, le doigt qui se crispe sur la gâchette :

– Adieu les copains ! Vive la France !

La détonation vrille la nuit. Comme une délivrance. Soulier ne souffre plus.

La voix de Bacchus s'élève, douce et sereine :

– C'était un brave gars, va ! Donnez-moi le revolver !

Le lieutenant tend la main, trouve tout de suite le contact

froid du canon de l'arme, qu'il donne au vétéran. – Adieu les gars !

Le coup claque. On entend, pendant quelques instants, les râles de l'agonisant. Puis, terrible, le silence.

Le lieutenant, un goût de fiel dans la bouche, a l'impression, un moment, que tout cela est irréel. C'est un mauvais rêve. Qui le paralyse.

Mais restent les survivants. Alors l'adjudant Laroche, une mitraillette à la main, prend l'initiative de secouer tout son monde. Le plan est simple : bondir dans la nuit, dévaler la pente, droit devant soi, s'éloigner le plus vite possible de la grotte. Se regrouper à la croix qui domine les lacets du sentier descendant vers la vallée. Puis foncer vers le bas.

Laroche résume :

– Dès la sortie on s'éparpille. Chacun pour soi. On se couche à chaque fusée. Si la croix est gardée, je fais le nécessaire. Si je tombe, Delvigne me remplace. Il faut passer coûte que coûte. Si on est blessé, on se fait sauter la cervelle. On se retrouve près de la croix, on s'attend trois minutes. Ceux qui ne seront pas là auront été descendus.

Le ton décidé de l'adjudant dope les maquisards. Ils se mettent sur trois rangs, face au noir de la nuit, prêts à bondir. Comme toujours, l'action est une délivrance.

– En avant !

Le cri de Laroche libère les énergies retrouvées. La meute des maquisards jaillit de la grotte et saute dans l'inconnu. Tout de suite dispersés en éventail, les yeux fous, les mains crispées sur leur arme, les hommes sont emportés par ia pente dans une dégringolade éperdue. Glissant, se tordant les pieds, se déchirant sur les rochers, se relevant, la poitrine en feu, ils foncent droit devant eux, comme les bêtes traquées qu'ils sont devenus.

Plus haut, vers la grotte, des coups de feu claquent, des grenades explosent, une fusée éclairante monte dans le ciel, perçant difficilement l'épais brouillard. Mais trop tard, le gibier est passé à travers les mailles du filet.

Sans trop savoir comment ni par où ils y sont arrivés, tous les maquisards se retrouvent au rendez-vous, à cette croix que la plupart d'entre eux n'espéraient pas atteindre tant elle semblait, vue de la grotte, lointaine, inaccessible.

Le lieutenant, qui a voulu fermer la marche, compte ses hommes et n'en revient pas : ils sont tous là ! Il y a des moments où il faut bien croire aux miracles. Mais il ne faut pas traîner dans le coin :

– Vite, lance-t-il, descendez le sentier, traversez le ruisseau et planquez-vous ! On est sauvés !

Le temps de s'arrêter, au ruisseau, pour laper goulûment une eau pourtant douteuse, à cause des moutons. Et puis la cavalcade reprend, pour s'éloigner toujours plus de l'ennemi.

Enfin, à l'abri d'ur. sous-bois touffu, les hommes se laissent tomber sur un sol tapissé d'aiguilles de pin. Et plongent immédiatement dans un sommeil quasi comateux.

Trois jours plus tard, les miraculés du Pas de l'Aiguille auront réussi, au prix de mille souffrances, à regagner leur village de Mens. Où l'on aura, d'abord, de la peine à les reconnaître tant leur visage est marqué par les épreuves. Ces heures qu'ils ont vécues ont pesé lourd. Ils en rapportent, au fond des yeux, des images qui ne s'effaceront jamais de leur mémoire.

Chapitre 15

SIDI-BRAHIM À VALCHEVRIÈRE

Tandis que les défenseurs des Pas étaient submergés par les assauts des Gebirgsjger, à l'est du Vercors, les Allemands ont lancé parallèlement leur offensive sur un axe central nord-sud, obligeant ainsi les Français à se battre, après l'arrivée des planeurs à Vassieux, sur trois fronts.

21 juillet, 18 heures. Une pluie fine tombe sur le Vercors.

– Mon lieutenant ! Mon lieutenant ! Les Boches arrivent ! Les deux hommes, essoufflés, pointent le doigt vers l'est.

Impassible, Chabal regarde dans la direction indiquée.

– Où les avez-vous vus ?

– À Bois-Barbu. Ils marchaient en file indienne, le long des haies. Ils avaient l'air de se méfier. Nous, nous étions postés à la lisière de la forêt.

Chabal sait que Jean Drevet et Edmond Chabert – deux des hommes avec lesquels il a pu faire renaître, au cœur du Vercors, le 6e bataillon de chasseurs alpins – ne sont pas hommes à s'émouvoir pour rien.

– Bien. Regagnez votre poste de combat.

Chabal jette un coup d'œil circulaire sur les défenses qu'il a fait aménager par ses chasseurs. Elles constituent le verrou principal du secteur commandé par le capitaine Jean Prévost, alias "Goderville ". Composé des 2e et 4e compagnies du 6e BCA, auxquelles on a adjoint les tirailleurs sénégalais et une section du 12e bataillon de chasseurs alpins, le groupement Goderville est chargé d'un secteur vital, dans la décisive bataille qui va s'engager ; il s'agit en effet de bloquer les Allemands, arrivés à Villard-de-Lans et à Corrençon le 21 juillet, vers midi, et qui ont mission de faire jonction avec leurs cama-rades, déposés à Vassieux le même jour, à 9 h 30, par les planeurs à la croix noire et blanche.

Depuis son PC de la ferme d'Herbouilly, le capitaine Goderville a échelonné ses sections au-dessus de la cuvette de Corrençon, sur un front en arc de cercle de quinze kilomètres, dont les points névralgiques sont le Pas de la Balme, au sud-est, le collet de la Coinchette, le Pas de l'Âne, le Pas de la Sambue et Valchevrière, au nord-ouest. Objectif, interdire à l'ennemi l'accès de la route Saint-Julien – Saint-Martin (où le chef militaire du Vercors, Huet, a installé son PC) – Saint-Agnan, qui est le principal axe de circulation, orienté nord-sud, sur le plateau du Vercors.

Impossible, bien sûr, avec moins de quatre cents hommes, de constituer un front continu. Des mines ont été posées, pour piéger les sentiers forestiers, mais Goderville, en véritable homme de guerre, ne sous-estime pas ses adversaires, les chasseurs de montagne de la 157e Division, déterminés et bien adaptés, par leur entraînement, à un terrain comme le Vercors. Il sait qu'il faudra plus que quelques mines pour les arrêter. Aussi a-t-il envoyé certains de ses meilleurs hommes là où, logiquement, les assaillants devraient concentrer leur effort maximum. Et, en premier lieu, à Valchevrière.

Ce hameau est situé, en pleine forêt, à huit kilomètres de Villard-de-Lans, sur des pentes touffues qui dominent les gorges de la Bourne, seulement reliées au hameau par un sentier escarpé et glissant. C'est un lieu retiré ; là se dressait, au Moyen Age, un prieuré dépendant des religieux antonins (voués à soigner ceux qui souffraient du " feu de saint Antoine ", appelé aussi " mal des ardents "). Dans ce hameau, entouré de quelques bonnes terres gagnées sur la forêt, vivaient encore au XIXe siècle une vingtaine de familles ; en 1940, étant donné l'exode rural, il n'en restait que trois – qui préférèrent abandonner le site.

À deux cents mètres au-dessus du hameau, une route forestière relie Villard-de-Lans aux escarpements qui dominent Saint-Martin, avant de redescendre, en lacets acrobatiques, vers ce village. Étroite et sinueuse, mais carrossable, elle est le seul moyen d'accéder, pour des véhicules partis de Villard, à la zone centrale du Vercors (compte tenu que la route normale, passant par les gorges de la Bourne, a été facilement rendue impraticable par la compagnie Brisac, qui a fait sauter le pont de la Goule Noire). Pour l'État-Major allemand, il n'y a pas d'autre solution que de contrôler, à tout prix, Valchevrière. Cette position emportée, tout le sud du Vercors tombera comme un fruit mûr.

Chabal le sait bien. Ses hommes aussi, et ils sont reconnaissants au capitaine Goderville de leur avoir fait un redoutable honneur ; entre leurs mains repose le sort de la " République du Vercors ", cette communauté de résistants et de paysans réunis par la même tragédie.

Promu lieutenant par le colonel Descour après les combats de Saint-Nizier, Chabal est lié à ses chasseurs par une confiance totale et réciproque. Son rude masque de paysan et de montagnard, abrité sous la traditionnelle " tarte " des Alpins, ne trahit aucune émotion particulière – alors qu'il est bien placé pour savoir qu'il lui reste probablement, au mieux, quelques heures à vivre.

Tirant de brèves bouffées de sa pipe, Chabal inspecte les barrages d'abattis derrière lesquels se sont postés ses hommes. Vétérans des combats clandestins et jeunes fraîchement arrivés se retrouvent au coude à coude, les anciens apprenant aux nouveaux, avec le calme des vieilles troupes, les gestes indispensables pour utiliser au mieux l'armement. Car certains de ces jeunes n'ont encore jamais tenu une arme.

– Rappelle-toi bien, hein ! Avec une mitraillette, faut viser plus bas pour toucher plus haut. Parce que ton arme, elle remonte en tirant. Tu vises les jambes, tu touches au ventre.

Raoul Palme, apprenti cordonnier de dix-neuf ans, hoche la tête d'un air farouche ; il a bien compris. Il étreint, d'un geste possessif, presque amoureux, la Sten toute neuve qui lui a été confiée.

Elle fait partie des lots qui ont été parachutés sur le Vercors, dans des centaines de containers, par les avions alliés. Malheureusement, si les armes individuelles ne manquent pas – fusils Lee-Enfield, mitraillettes Sten, revolvers Smith et Wesson – l'armement lourd fait cruellement défaut. Mitrailleuses légères, fusils-mitrailleurs Bren et bazookas – une arme antichar totalement inadaptée à une guerre de partisans, en terrain forestier – font pâle figure devant l'équipement des troupes allemandes.

À Valchevrière comme sur toutes les positions d'importance stratégique cruciale, il faudrait des mortiers. Mais les mortiers, demandés et redemandés sans cesse depuis des mois, ne sont pas tombés du ciel. Il faudra faire avec ce que l'on a.

Jacques Renoux, un étudiant de dix-huit ans, qui a allégrement abandonné les bancs de la Faculté pour rejoindre le Vercors, tâte au fond de sa poche d'anorak deux grenades quadrillées. Il se revoit, au bord de l'Isère, en train de lancer de gros galets ronds sur les souches entraînées par le courant. Il choisissait les galets en fonction de leur forme ovoïde et de leur poids, en imaginant – lui qui n'avait jamais tenu une grenade – que l'engin de mort devait à peu près peser de la même façon dans la main. Aujourd'hui, il se dit, avec satisfaction, qu'il n'avait pas trop mal évalué. Seulement, ce n'est plus une souche qu'il faut toucher, mais des hommes. Des hommes qui vont surgir entre les arbres. Et qu'il faudra tuer. Pour ne pas être tué. Le temps des ricochets dans l'Isère est bien fini.

Chabal, qui passe devant le jeune homme, semble lire dans ses pensées :

– Attention, avant de lancer ta grenade, compte bien les secondes, comme on t'a appris l'autre jour. Sinon l'autre, en face, aura le temps de te la relancer sur la gueule.

– Oui, mon lieutenant. Je me souviendrai.

Déjà Chabal s'éloigne et l'étudiant le suit des yeux. La haute et sèche silhouette respire l'énergie. Sur le visage taillé à coups de serpe, on ne peut jamais lire le doute ou l'hésitation. Avec un chef comme celui-là, qui sait toujours ce qu'il y a à faire et qui est le premier à le faire on peut affronter tous les orages.

Chabal a établi le centre de son dispositif de défense au Belvédère, une plate-forme constituée par l'élargissement de la route forestière, à l'endroit où elle surplombe, d'environ quatre cents mètres, les gorges de la Bourne. Cet endroit a l'avantage d'offrir une vue panoramique sur les forêts environnantes ; mais il a l'inconvénient d'être facilement repérable par les " mouchards ", les petits avions de reconnaissance allemands qui survolent le secteur.

Chabal, qui n'est pas familiarisé, comme l'immense majorité des officiers français, avec les techniques de guérilla, les pratiques de la guerre de partisans, a monté un dispositif classique, pour barrer une voie d'accès ; barricades de troncs d'arbres en travers de la route, le secteur qui précède étant battu par le tir des mitrailleuses et des fusils-mitrailleurs des groupes Gundermann et Seguin. Pour dégager le champ de tir, on a coupé, sur une bonne distance, les arbres en bordure de route.

En principe, l'ennemi n'a pas le choix : en aval de la route forestière, des précipices, et en amont des escarpements boisés, très difficiles d'accès. Bien sûr, il faudrait occuper les hauteurs qui dominent le Belvédère. Mais on n'a pas assez de monde. Seul le groupe Bayard a été posté en surplomb du barrage. Un quatrième groupe est tenu en réserve dans les maisons de pierres grises, aux toits de lauzes, du hameau de Valchevrière. Une source cascade entre les arbres : au moins on ne manquera pas d'eau et dans ce Vercors au relief calcaire, ce n'est pas si fréquent.

Chabal regarde le ciel, chargé de pluie. Avec celle-ci, le crépuscule arrivera plus tôt que d'habitude. Les Allemands ne vont pas, dans ces conditions, se hasarder dans la forêt, d'autant que les patrouilles repérées par les chasseurs Drevet et Chabert avaient certainement une mission exploratoire. Le gros des forces ennemies doit préparer son offensive pour le lendemain.

Il est cependant hors de question de relâcher la surveillance. Économe, en bon montagnard, de ses paroles et de ses gestes, Chabal fait circuler le mot d'ordre :

– Ouvrez l'œil, les gars. En principe les Boches ne seront sur nous que demain, mais on ne sait jamais...

Recommandation inutile. Les chasseurs alpins ont d'autant moins envie de s'assoupir que l'on entend, au loin, des tirs de mortiers et d'armes automatiques. On se bat sur le plateau du Vercors, mais où ? Difficile à établir. Chabal, informé par une estafette, sait que les Allemands ont lancé une offensive générale, tant au nord qu'à l'est et au sud. Mais il ne juge pas utile de préciser tout cela à ses hommes.

Les Français restent éveillés toute la nuit. Attentifs au moindre craquement de la forêt, qu'on ne remarque même pas, en temps de paix, aux ombres qui semblent quelquefois se glisser entre les arbres. Remarquant le doigt crispé sur la détente de certains jeunes combattants, un " vieux " chasseur (il a vingt-quatre ans !) les calme d'un sourire :

– Pas la peine de s'énerver. Et gardons nos munitions pour les bonnes occasions !

En fait, seuls les elfes et les lutins circulent cette nuit en forêt. Les Allemands sont, pour le moment, occupés ailleurs. Quand cesse le bruit lointain des détonations, on entend des moteurs de camions, derrière les crêtes, du côté de Villard-de-Lans. L'ennemi reçoit des renforts.

Chabal, lui, sait qu'il ne peut compter que sur les quatre-vingt-deux hommes qu'il a répartis sous les futaies. – Combien de temps peut-on tenir ?

Au garçon qui, une pointe d'anxiété dans la voix, lui posait la question, Chabal a répondu :

– Autant qu'il faudra.

À l'aube du 22 juillet, la pluie a cessé. Un froid insidieux monte des gorges de la Bourne et vient mordre les chasseurs alpins embusqués. Les plus jeunes frissonnent, puis se reprennent vite. Il ne faudrait tout de même pas que les anciens croient qu'ils ont peur.

Chabal se tourne vers l'un d'eux :

– Va me chercher le lieutenant Passy.

Passy, un jeune polytechnicien, officier de réserve d'artillerie, a rejoint le Vercors huit jours plus tôt, après avoir participé aux réseaux de la Résistance Fer. Il a un petit air d'étudiant attardé, plus fait pour de joyeux monômes que pour la guerre d'embuscade. Mais Chabal sait pouvoir compter sur lui. Il fait partie de ces hommes qui regardent, avec un sourire un peu narquois, la mort en face. Chabal lève les yeux de la courte pipe qu'il vient de rallumer pour la nième fois.

– Lieutenant, vous allez prendre position, avec une section, à la lisière de Bois-Barbu. Vous pourrez ainsi surveiller la route qui monte de Villard-de-Lans. Quand les Allemands attaqueront, ils vont sûrement mettre le paquet. Tirez quelques rafales, décrochez et repliez-vous sur moi.

Alors le lieutenant Passy fait un salut impeccable, et entraîne rapidement ses hommes le long de la route forestière.

Arrivé à la lisière de Bois-Barbu, il fait creuser une tranchée dans le talus de la route'. Et il attend calmement l'assaut qui, maintenant, ne peut plus tarder.

Pourtant la matinée de ce 22 juillet s'écoule sans alerte. Les hommes du lieutenant Passy, secondé par Guy Béjot, ont les yeux qui cuisent à force de fixer les lacets de la route d'où l'ennemi finira bien par arriver. Aussi est-ce avec, soulagement, presque, qu'ils distinguent, vers 15 heures, les premiers uniformes feldgrau. Ceux-ci, très vite, se multiplient. Les Allemands progressent en tirailleurs, par bonds successifs, comme à l'entraînement. Les Français ont dû être repérés ; en quelques instants un déluge de feu s'abat sur eux.

Exécutant les consignes reçues, Passy donne l'ordre de repli.

Prévenu par une estafette, Jean Prévost-Goderville envoie à Huet un bref message : " Chabal violemment attaqué. Trois postes avant-gardes enlevés. Je le fais soutenir par Bouchier, section au repos depuis 6 heures du matin. "

Dès qu'il voit arriver les cuirassiers du lieutenant Bouchier, Chabal lance ses hommes :

– En avant ! On contre-attaque !

Sa riposte est si vive que l'ennemi n'insiste pas et se replie. Le lieutenant Passy et ses hommes se réinstallent aux avant-postes. À 17 h 15, Jean Prévost a la satisfaction de pouvoir envoyer à Huet un des rares messages de victoire de ces tragiques journées : " Succès à Valchevrière. Chabal repousse l'ennemi, en lui infligeant des pertes sensibles. "

Les Allemands se sont rendu compte que les " terroristes " qu'ils ont en face d'eux sont des combattants déterminés, bien encadrés. Ils ne tentent donc plus d'offensive dans la soirée du 22 juillet, se contentant d'envoyer des patrouilles, pour essayer d'évaluer les effectifs et de repérer les positions des forces françaises.

Celles-ci sentent l'étau se resserrer et restent sur le qui-vive pendant toute la nuit, tandis que les patrouilles ennemies continuent leur lente progression, en évitant soigneusement les sentiers minés.

Ce travail d'infiltration va porter ses fruits. À l'aube du

23 juillet, alors qu'un épais brouillard nimbe de formes irréelles la forêt du Vercors, des coups sourds ébranlent le secteur de Valchevrière. Les Allemands font donner leurs mortiers lourds en un long et brutal matraquage. Puis, à 6 heures, les avant-postes du lieutenant Passy encaissent un tir nourri d'armes automatiques. Environ quatre cents Gebirgsjger se lancent à l'assaut des positions françaises.

Tandis que la montagne résonne des échos des détonations, Chabal marmonne entre ses dents, à l'adresse des deux chasseurs qui l'entourent :

– Ça y est, les Boches mettent le paquet. Passy va déguster.

Celui-ci, insouciant des impacts qui pleuvent autour de lui, se tient debout au milieu de ses hommes, comme à la manœuvre, pour mieux diriger leur tir. Tir efficace, les Allemands, renonçant à l'attaque frontale, entreprennent de tourner les positions françaises, en s'infiltrant sous le couvert forestier.

La situation devient dramatique. Alors, parmi les hommes de Passy, un géant se dresse. Il s'appelle Auguste Mulheim. Âgé de vingt-quatre ans, il a rempli les fonctions de cuisinier dans un des premiers camps de maquisards du Vercors, au-dessus d'Autrans, où il faisait régner une pesante atmosphère, en se vantant d'avoir été souteneur avant la guerre. Un de ses anciens compagnons, Gilbert Joseph, décrit sans indulgence cette force de la nature : " Sur sa tête se dressaient des petits cheveux d'un noir luisant comme des soies de sanglier. Des yeux à peine fendus et rapprochés se blottissaient contre un nez assez fort que perçaient des narines en forme d'amande (...) Une hure sur un corps d'athlète. "

Le colosse, auteur de quelques malversations, a été versé dans une section disciplinaire, envoyée en renfort à Chabal. Et, pris d'une inspiration assez surprenante chez cet être à peu près inculte, il applique les principes de la guerre psychologique : Alsacien, il crie en allemand aux soldats de la Wehrmacht qui s'approchent :

- Camarades, rendez-vous. Nous sommes les plus forts. Les Alliés ont débarqué en Provence. Une révolution vient d'éclater en Allemagne. Vous avez perdu la guerre !

La surprise règne dans les rangs allemands. Il y a un moment de flottement mais le miracle ne dure pas. Un officier lance un ordre bref et le pilonnage au mortier reprend de plus belle. Touché à mort, le lieutenant Passy s'écroule. Le brillant polytechnicien retrouve, devant la mort, les mots de ses compagnons les plus simples :

– Ça y est. Je suis bousillé. Ma femme ne me verra plus. Merde alors !

Mulheim, lui, a pris trois balles de mitrailleuse dans le ventre. Sa blessure est mortelle, mais ses camarades réussissent à l'évacuer vers la grotte de la Luire, transformée en hôpital par les maquisards. Le chasseur Robert Perrin, un électricien de dix-neuf ans, tombe à son tour. La position n'est plus tenable. Guy Béjot, responsable du groupe depuis la mort de

Passy, fait sauter la route, pour l'interdire aux véhicules ennemis. Puis, à 9 h 30, les survivants se replient rapidement, en faisant des crochets à travers bois.

Chabert et Drevet se payent tout de même le luxe de se poster au sommet d'un gros rocher, en guettant le passage des Allemands. Chabert montre à son camarade une grenade qui lui reste et cligne de l'œil:

- J'ai encore un cadeau pour eux. Ce serait trop bête de ne pas l'utiliser.

Après avoir jeté la grenade sur un petit groupe d'Allemands qui s'avançait tranquillement, convaincu que les Français étaient déjà loin, les deux téméraires s'enfuient à toutes jambes, cette fois-ci sans demander leur reste.

Chabal les accueille froidement :

– Vous auriez dû tenir plus longtemps.

Encore haletants, les deux hommes se regardent, ébahis :

– Il est bon, le lieutenant ! Tenir, tenir... Il aurait fallu pou-voir.

Ils rejoignent en maugréant quelques camarades, postés sur la crête rocheuse qui domine le Belvédère.

L'heure n'est d'ailleurs plus aux discussions. Chabal sait que le choc est maintenant pour lui. Imminent.

Des Allemands ont dû progresser vers le Pas de la Sambue ; on entend de longues rafales dans cette direction. Mais, à Valchevrière, l'ennemi a été rendu circonspect par l'âpre résistance de la poignée d'hommes des avant-postes. Il progresse lentement sous bois. Des craquements de brindilles, des ordres donnés à mi-voix annoncent son arrivée. Quand apparaissent les premières silhouettes feldgrau, les Français ouvrent le feu.

Stoppés momentanément, les Allemands attendent l'arrivée d'une mitrailleuse lourde. Le tir de celle-ci, installée à la pointe nord de l'éperon rocheux qui domine le Belvédère, cloue au sol les chasseurs alpins ; ils ne peuvent empêcher les Allemands de contrôler, après avoir grimpé le long des parois abruptes, la quasi-totalité du dispositif de Chabal. Les Tyroliens et Bavarois qui composent l'essentiel des troupes de montagne lancées contre les Français sont d'infatigables varappeurs. Un détail que n'avaient peut-être pas prévu les chefs du maquis.

Chabal, lui, s'en était vite rendu compte. Et il a de l'estime pour ces montagnards qui l'attaquent et qui sont de la même race que lui. Mais, la guerre étant la guerre, il ajuste ses coups contre les silhouettes casquées d'acier. Appuyé à un abri de rondins, toujours aussi calme, il tire au bazooka en approvisionnant lui-même l'arme ; vingt-sept fois, il va refaire la manœuvre, jusqu'à épuisement des munitions.

Il a fait demander des renforts par le chasseur Lucien Faure, du 12e BCA. Mais, au PC de La Balme, on ne peut rien pour lui :

– On n'a plus un seul homme disponible ! Tout le monde a été envoyé à Vassieux.

Cinq volontaires, cependant, se présentent dont deux républicains espagnols, habitués depuis longtemps aux coups durs. Armés d'un malheureux fusil-mitrailleur, ils vont tenter, en vain, de rejoindre Chabal ; les Allemands ont infiltré en profondeur toute la zone de Valchevrière. Chabal, encerclé, est désormais totalement isolé.

Jean Prévost sait ce que cela signifie, car Chabal n'est pas homme à abandonner la position.

Les mauvaises nouvelles s'accumulent. Les chasseurs alpins du lieutenant Reymont, chargés de tenir le Pas de la Sambue, sont débordés et doivent se replier. Le pauvre " front " dont Prévost avait la charge craque de toutes parts. Désespérément, l'écrivain-maquisard envoie deux groupes de contre-attaque à Narces et au Pas de l'Ane, pour essayer de diminuer la pression ennemie ; mais celle-ci est trop forte. Le groupe Vallier – un corps franc qui a fait ses preuves dans la guerre clandestine, depuis des mois, en réalisant des coups de main particulièrement audacieux, arrive à la rescousse. Cette fois-ci, même ces hommes des missions impossibles ne pourront rien changer au sort de la bataille.

À Valchevrière, le vieux soldat qu'est Chabal a compris que la fin est proche. Jean Prévost lui a envoyé l'ordre de repli mais il refuse d'obtempérer : il arrive un moment où l'on en a assez de reculer, toujours reculer. Alors, le lieutenant Chabal, du 6e bataillon de chasseurs alpins, ne reculera plus jamais. Et puis, après tout, Valchevrière est un bien bel endroit, pour mourir.

Tandis que Chabal tire, avec son bazooka, ses derniers projectiles à charge creuse, certains de ses hommes en sont venus au corps à corps avec les Allemands. D'autres tombent, frappés par les longues rafales dont les mitrailleuses ennemies balayent les positions françaises. Le chasseur Vincendon s'écroule à côté de Chabal, puis c'est au tour de Renoux, l'ex-étudiant, de s'affaisser, frappé en pleine poitrine. Il lance à son camarade Louis de Crécy, qui le tire à l'abri d'un boqueteau :

– Tu diras à maman que je suis mort pour la France.

Le sergent Seguin et le chasseur Guillet, grièvement atteints, perdent beaucoup de sang.

– Repliez-vous, leur jette Chabal. Vous avez encore une chance de vous en sortir.

– Pas question. On continue avec vous.

Alors, sachant qu'il résume la pensée de tous ses camarades, et qu'il écrit ainsi leur commun testament, Chabal trace hâtivement, sur une feuille chiffonnée du petit carnet qui ne le quitte jamais : " Je suis complètement encerclé. Nous nous apprêtons à faire Sidi-Brahim. Vive la France ! "

Le message parviendra à Jean Prévost alors qu'à Valchevrière tout sera fini.

À 11 heures, alors qu'il avait jeté son bazooka désormais inutile et pris un fusil-mitrailleur, pour tirer de courtes mais précises rafales, Chabal est touché. Sur son anorak bleu s'étale rapidement une large tache écarlate. Calant son fusil-mitrailleur entre deux pierres, il tire encore quelques coups. Mais ses forces s'épuisent. Soudain, il réalise qu'il a dans sa poche, sur son carnet, la liste de tous les gradés et soldats de sa compagnie. Si les Allemands trouvent sur lui ce document accablant, ils pourront identifier et traquer les survivants - s'il y en a.

Alors, rassemblant ses dernières forces, Chabal rampe vers le précipice qui, au bord du Belvédère, plonge à la verticale, et jette le carnet compromettant dans le vide.

Lorsqu'un nouveau projectile le frappe de plein fouet, la conscience en paix il accueille la mort.

La mort du chef décide les quelques chasseurs survivants à abandonner la position du Belvédère. Ils s'enfoncent sous les sapins, en lâchant une rafale tous les dix pas pour dissuader leurs poursuivants de les serrer de trop près. Après une longue cavalcade, ils se persuadent que les Allemands, en train de digérer leur victoire, ne sont pas sur leurs talons. Ils s'arrêtent quelques instants pour reprendre leur souffle.

L'un des plus jeunes, exalté mais épuisé par ce baptême du feu, demande, le visage congestionné :

– Où on va ?

Son voisin, qui tient son arme de la main gauche, la droite est en sang, répond d'un air farouche :

– À Herbouilly. Pour continuer la bagarre. Le capitaine Goderville nous dira ce qu'il faut faire.

Au-dessus des sapins monte une fumée noire. Les Allemands viennent d'incendier Valchevrière et le vieux hameau brûle comme une torche, en lançant vers le ciel du Vercors des gerbes d'étincelles.

Chapitre 16

LA FIN D'UN GRAND RÊVE

Après avoir escaladé les escarpements qui dominent le " balcon " de Valchevrière, où Chabal s'était posté, le groupe Val-lier s'est battu désespérément, pour retarder les Allemands pendant plusieurs heures - des heures infiniment précieuses, comme " Frantz " en a prévenu Prévost :

- Si Valchevrière est abandonné trop tôt, plusieurs centaines d'hommes postés à quelques kilomètres de là n'auront pas le temps de se replier et seront pris à revers.

Prévost sait qu'il peut faire pleine confiance à " Frantz ", alias Pierre de Villemarest. Quand il a vu arriver au matin du 23 juillet, dans une camionnette et une vieille Peugeot transformée en automitrailleuse, le groupe Vallier, l'officier-écrivain n'a pu s'empêcher de s'exclamer :

- Tiens, toujours les mêmes !

Le groupe franc joue en effet, depuis plusieurs semaines, les " pompiers " : Huet l'envoie toujours là où cela chauffe le plus - et les hommes de " Frantz " affirment volontiers, avec une fierté non dissimulée :

- Les coups tordus, c'est notre spécialité !

Une fois de plus, les hommes de ce commando pas comme les autres auront fait, à Valchevrière, le maximum - comme le rappellera la citation à l'ordre du corps d'armée, portant attribution de la croix de guerre avec étoile de vermeil, décernée à Pierre de Villemarest : " Jeune chef de groupe entreprenant et courageux (...) le 23 juillet à Valchevrière s'est battu brillamment toute l'après-midi dans des conditions très difficiles contre un ennemi très supérieur en nombre. "

Mais il arrive un moment où le courage ne suffit plus à arrêter la marée montante. Il faut décrocher. Au tout dernier moment.

Alors que, refluant de Valchevrière, du Pas de la Sambue, les maquisards se rassemblent à Herbouilly, le groupe Vallier arrive, bardé d'armes ; on n'aime pas, dans cette fine équipe, faire de cadeau à l'ennemi.

– Voilà des héros, dit simplement Prévost-" Goderville ".

Dans sa bouche, une telle appréciation a tout son poids ; les hommes qui sont là le savent bien. Le patron n'est pas prodigue, habituellement, de mots aussi solennels.

– Quels sont les ordres, mon capitaine ? demande simplement " Frantz ".

– Dispersion générale. Pour vous, l'objectif est la forêt de Lente, en protection de l'état-major.

– On va donc enfin faire la guérilla ! Mais il est bien tard. La voix de " Frantz " a des accents amers. En arrivant à Herbouilly, le 23 juillet, il a redit à Prévost ce qu'il répète depuis longtemps :

– Mon capitaine, pourquoi ne pas faire des stocks d'armes et de ravitaillement, dispersés et bien camouflés, et se lancer dans la guérilla ?

– Impossible, a dû répondre, contre son gré, Prévost. J'ai la responsabilité de tout le secteur ; il faut tenir le front.

Mais, maintenant qu'il n'y a plus de secteur, plus rien pour arrêter les Allemands, Prévost peut enfin se permettre de reconnaître que, bien sûr, " Frantz " avait raison dès le départ.

Même l'état-major, pourtant enfermé jusque-là dans une optique militaire trop traditionnelle, inadaptée aux circonstances, a dû s'incliner devant le poids des réalités.

Dès le 21 juillet au soir, quelques heures après l'arrivée des planeurs à Vassieux et les premiers assauts allemands sur les Pas, Huet a réuni un conseil de guerre à Saint-Martin. Les mauvaises nouvelles qui s'accumulent ne permettent guère l'optimisme. Le chef militaire du Vercors comprend qu'il est temps de prévoir le pire.

Sa voix est grave, lorsqu'il s'adresse à la douzaine de responsables de haut rang – dont Zeller, Chavant, Bousquet, Tanant – assis, devant lui, autour d'une grande table de ferme :

– Je vous ai réunis pour vous mettre au courant de la situation.

Et, en quelques phrases sobres, sans fard, il décrit la pression allemande, qui va s'accentuer encore dans les heures à venir, et l'impossibilité pour les Français, compte tenu de la disproportion des moyens mis en œuvre, de s'y opposer durablement. Il conclut :

– Nous n'avons plus qu'une seule solution, nous disperser. Il va falloir, sans tarder, évacuer les agglomérations, quitter les routes et nous enfoncer dans les bois. Nous nous diviserons en petits groupes et nous nomadiserons.

En somme, Huet se rallie, un peu tard, à la tactique préconisée depuis longtemps par des hommes comme Costa de Beau-regard ou Pierre de Villemarest. Il ne doit pas être facile, pour cet homme rigide qu'est Huet, de reconnaître qu'il a eu tort de vouloir conduire une guerre trop classique et, de ce fait, inadaptée. L'avenir est à la guerre révolutionnaire, à la guerre de partisans. Cette guerre que, tout officier de tradition qu'il est, Huet doit maintenant préconiser !

Immédiatement, la proposition qu'il vient de faire soulève des protestations. La fronde est conduite par Bousquet, qui, décidément, n'aura pas été souvent d'accord avec son chef au cours de la bataille du Vercors.

– Il n'y a qu'une solution, assure-t-il d'un ton très âpre, évacuer le Vercors.

D'un hochement de tête, Zeller, Chavant, d'autres encore approuvent.

- C'est trop tard, riposte Huet. Le Vercors est entièrement investi. Vous ne passerez pas.

Bousquet s'emporte, assurant qu'il reste un passage possible, vers le sud, pour aller franchir la Drôme en amont de Die. Chavant l'appuie, soutenant que la présence des maquisards met en danger de mort les populations civiles du Vercors.

Alors que son subordonné vient, au détour d'une phrase, de mettre publiquement en doute ses capacités de commandement, Huet reste calme.

– Comment, objecte-t-il, prévenir nos hommes de la manœuvre ? Je n'en ai pas les moyens et vous le savez bien. Et puis j'ai reçu mission de défendre le Vercors, je le défendrai. Si je dois m'y faire tuer, je m'y ferai tuer.

Il s'abstient d'ajouter que, peut-être, tous ne sont pas prêts à un tel sacrifice.

– Il faut faire une sortie en masse, en force, répète Chavant, l'air buté. Descendre du plateau, franchir le Drac et gagner l'Oisans.

- Je suis d'accord, dit Zeller.

Ébranlé, désemparé par l'attitude de ce vieux chef en qui il a confiance, Huet propose d'une voix lasse :

– S'il en est ainsi, prenez le commandement du Vercors, mon colonel.

Zeller a un geste de dénégation :

– Mais non. Vous savez bien que j'ai d'autres responsabilités.

Alors, patiemment, Huet reprend ses arguments : la sortie en force est séduisante par son panache ; le chef militaire du Ver-cors est très sensible, lui-même, à cet aspect, mais le réalisme commande. Les Français n'ont ni les moyens de liaison, ni les moyens de transport nécessaires pour une rapide concentration des éléments dispersés dans le massif. Ils n'ont pas, non plus, la puissance de feu capable d'assurer le succès d'une percée. Alors qu'en face...

Les uns après les autres, les responsables présents finissent par convenir de la justesse de cette analyse. La décision est prise :

- Nous allons nous battre, résume Huet, partout jusqu'à l'épuisement de nos moyens. Puis, lorsque j'en donnerai l'ordre, les hommes se replieront par petites unités à l'intérieur du massif, en dehors de tout itinéraire principal et de toute localité. Ils créeront le vide devant l'ennemi et nomadiseront, en adoptant la tactique de la guérilla. Ils maquiseront dans le maquis.

On finit par où on aurait dû commencer.

Ces bonnes résolutions tardent d'ailleurs à être appliquées ; c'est seulement le 23 juillet, à 16 heures, que les ordres de dispersion en petits groupes de guérilleros sont envoyés aux combattants, au moment où, de toute façon, les positions françaises étant disloquées tant à Vassieux que sur les Pas et sur le " front " confié à Prévost, les rescapés mont plus d'autre solution que de se fondre dans la forêt et, pour beaucoup, prennent d'eux-mêmes l'initiative de le faire.

Car il n'y a plus rien à espérer. Le Vercors est seul, face à son destin. Abandonné de tous comme doivent l'admettre même ceux qui, parmi les chefs du Vercors, étaient restés jusqu'alors les plus optimistes.

À la sortie du dernier conseil de guerre, dans la nuit du 21 au 22 juillet, Chavant est fou furieux :

- Les gens d'Alger m'ont trompé ! fulmine-t-il.

Il met toute sa rage dans un télégramme qui devait rester, devant l'Histoire, comme un véritable acte d'accusation :

" La Chapelle, Vassieux, Saint-Martin, bombardés par l'aviation allemande. Troupes ennemies parachutées sur Vassieux. Demandons bombardement immédiat. Avions promis de tenir trois semaines ; temps écoulé depuis la mise en place de notre organisation : six semaines. Demandons ravitaillement en hommes, vivres et matériel. Moral de la population excellent, mais se retournera rapidement contre vous si ne prenez pas dispositions immédiates et nous serons d'accord avec eux pour dire que ceux qui sont à Londres et à Alger n'ont rien compris à la situation dans laquelle nous nous trouvons et sont considérés comme des criminels et des lâches. Nous disons bien : criminels et lâches. "

Ce télégramme ne sera communiqué au général Cochet, délégué militaire pour le théâtre d'opérations sud, que cinq jours plus tard, le 27 juillet. Alors qu'il était entre les mains de Jacques Soustelle dans la matinée du 22... Communiqué au général de Gaulle, il a été gardé sous le coude – et c'est une version trafiquée, édulcorée, qui sera publiée officiellement.

Bien que non informé de ce télégramme, le général Cochet, conscient du drame qui se joue dans le Vercors, fait des pieds et des mains pour envoyer du secours.

Les moyens existent. L'aviation alliée a, basés en Corse et en Sardaigne, près de trois mille appareils et des stocks colossaux de munitions. Le général américain Eaker, pressé par le général Cochet, n'est d'ailleurs pas avare de bonnes paroles ; le nécessaire, tout le nécessaire sera fait...

Dans la journée du 23 juillet, on étudie, à Alger, la possibilité d'envoyer au Vercors... quarante-six parachutistes, onze mitrailleuses lourdes et deux mortiers de 60...

Le dernier message adressé par Huet à Alger viendra mettre un point final à cette tragi-comédie :

- Défenses Vercors percées le 23 à 16 heures, après lutte de cinquante-six heures. Ai ordonné dispersion par petits groupes en vue de reprendre la lutte si possibilités. Tous ont fait courageusement leur devoir dans une lutte désespérée et portent la tristesse d'avoir dû céder sous nombre et d'avoir été abandon-nés seuls au moment du combat.

Zeller, de son côté, après s'être glissé hors du Vercors, ne mâchera pas ses mots dans un long message adressé à Soustelle :

- Troupes et chefs maudissent carence appui aviation !

Pendant ce temps, dans les forêts du Vercors, les maquisards appliquent désormais un seul mot d'ordre : survivre. À chacun son destin...

Les Allemands ont reçu du général Pflaum l'ordre, une fois les combats terminés, de faire du Vercors une terre brûlée, pour empêcher toute reconstitution de nids de maquisards. Un ratissage systématique doit permettre de découvrir les repaires des " terroristes ", de les exterminer et de détruire les stocks de munitions et de provisions dissimulés dans des caches.

Ce ratissage ne peut, en réalité, couvrir systématiquement le Vercors ; il y faudrait beaucoup plus d'hommes que n'en ont les Allemands et ceux-ci évitent d'ailleurs de pénétrer dans les sous-bois touffus, où l'on peut passer à quelques mètres d'un homme bien dissimulé sans l'apercevoir.

Mais, par contre, tous les lieux habités, toutes les voies de communication sont contrôlés, surveillés. Il faut donc, pour survivre, trouver une retraite suffisamment retirée et n'en pas bouger.

Ce souci guide le docteur Ganimède. En tant que médecin-chef du Vercors, il a mission de mettre à l'abri les grands blessés qui étaient soignés dans les deux hôpitaux militaires de Tourtres et de Saint-Martin. Mais où ? Un résistant passionné de géologie et de spéléologie donne la solution :

– Non loin de Saint-Agnan, à l'écart de la route, la grotte de la Luire ferait votre affaire. Je la connais bien, l'entrée est faite d'un grand auvent, large d'une vingtaine de mètres et profond d'une trentaine, où vos blessés seront parfaitement à l'abri.

Ravi de l'aubaine, Ganimède fait transporter ses blessés à la Luire. Sommairement aménagée, la grotte s'avère apte à jouer son rôle d'hôpital de campagne hors du commun. Mais le médecin-capitaine Fischer n'est pas tranquille :

– Nous n'allons garder ici que les blessés intransportables et le personnel médical indispensable pour les soigner.

Les autres blessés s'étant dispersés dans les alentours – certains vont s'installer dans une grotte qui, de l'autre côté de la vallée, fait face à celle de la Luire – il ne reste dans l' " hôpital " que vingt-huit maquisards, quatre prisonniers portant l'uni-forme de la Wehrmacht, un officier américain, deux femmes blessées à Vassieux, trois médecins et sept infirmières.

Dans l'après-midi du 27 juillet, guidés par un garçon du pays, des soldats allemands débouchent du sentier et pénètrent dans la grotte.

Leurs compatriotes, blessés, intercèdent en faveur des Français :

– C'est un hôpital. Ils nous ont soignés.

Mais rien n'y fait. Onze blessés sont fusillés sur leurs brancards. Dix autres le seront le lendemain, à Rousset, où ils ont été emmenés.

À La Chapelle-en-Vercors, le 25 juillet, les Allemands mettent le feu à la plupart des maisons et fusillent seize otages.

On comprend que cette politique de féroce répression ait fait perdre leur sang-froid à certains maquisards qui, au lieu d'appliquer la consigne de nomadisation au cœur de la montagne, préfèrent fuir le Vercors, persuadés qu'ils trouveront leur salut dans les vallées périphériques.

C'est, bien souvent, la mort qui sera au rendez-vous ; le filet tendu par les Allemands s'avérera terriblement efficace.

Ainsi, à Saint-Nazaire-en-Royans, trente-cinq maquisards, interceptés, comparaissent devant une cour martiale improvisée. Le verdict ne saurait faire de doute ; considérés systématiquement comme des francs-tireurs, des " terroristes ", les prisonniers sont condamnés à mort et exécutés sur-le-champ.

À Beauvoir, dix-neuf de leurs camarades connaissent le même destin. Et tant d'autres, dans la plupart des villages situés aux portes du Vercors, devenus de véritables nasses dans lesquelles viennent se jeter ces hommes épuisés par la faim, la soif, le manque de sommeil, la désespérance – toute une immense fatigue qui fait qu'arrive le moment où l'on renonce à lutter pour survivre.

Certains succombent alors qu'ils croyaient atteindre enfin le but. Le 24 juillet, cinq des chasseurs de Chabal ont réussi à atteindre Saint-Gervais, le petit village blotti au débouché des gorges des Ecouges, sur le flanc nord-ouest du Vercors. Quatre d'entre eux cherchent, sagement, un abri dans les bois qui dominent le village, mais le cinquième, Cornu, veut à tout prix rejoindre la plaine pour traverser l'Isère à la nage ; épuisé par la longue marche de la veille, il ne peut résister au courant et se noie.

Le même jour, à quelques kilomètres de là, un groupe de chasseurs de la 3e compagnie du 12e BCA essaie de gagner la forêt de Thivollet, sur la rive droite de l'Isère, pour y reconstituer un commando. La rivière leur barre le passage ; il faut tenter sa chance... L'un des chasseurs, Serge Sola, happé par un tourbillon, coule à pic dans les eaux limoneuses.

Le 3 août, enfreignant les ordres de Costa de Beauregard, qui veut à tout prix maintenir ses hommes dans les hauteurs désolées du Vercors nord, afin qu'ils soient disponibles pour les futurs combats, une section de la 1re compagnie du 6e BCA, sous les ordres de l'adjudant Yvon, descend vers la plaine et tente à son tour de traverser l'Isère à la nage ; bilan : cinq noyés, dont l'adjudant.

La faim fait sortir le loup du bois. Les Allemands connaissent le vieux proverbe et tendent leurs souricières.

Le 29 juillet, des maquisards du C 15, dissimulés dans les bois de Fond d'Urie, n'en peuvent plus; ils n'ont rien mangé depuis quatre jours. À l'aube, ils décident de se séparer et de tenter leur chance par petits groupes :

– Rendez-vous à Die !

Certains, ayant la sagesse de ne marcher que de nuit, vont réussir. D'autres, comme le groupe composé de Berdouille, Porchedu et Roussin, butent sur des patrouilles allemandes qui ne leur laissent aucune chance. Tirés à vue, ils s'écroulent sous les rafales, sans même avoir eu le temps de se servir de leurs armes.

Bien des pertes sont dues au fait que certains officiers donnent à leurs hommes des directives qui vont très exactement à contresens de la décision prise par Huet. Non-transmission des ordres du chef militaire du Vercors ? Incompréhension ? Volonté délibérée d'outrepasser des ordres jugés ineptes ?

Toujours est-il que, le 26 juillet, des chasseurs du 12e BCA, groupés à la ferme de la Goulaudière, près de Presles, entendent le capitaine Crouau et les lieutenants Lallemand et Chapuis leur dire :

– Ordre de quitter individuellement le Vercors, par vos propres moyens !

D'un commun accord, une quarantaine d'entre eux décident de rester groupés. Bien armés, connaissant parfaitement la région pour y avoir souvent crapahuté, ils traversent le village de Presles et, de là, descendent sur Pont-en-Royans. Heureusement pour eux, un paysan les aperçoit à temps et les prévient :

– Ne passez pas à Pont-en-Royans ! Les Allemands sont là, occupés à piller les maisons !

Les maquisards font un large crochet, pour rester à couvert. Ils marchent en colonne, en laissant, comme on le leur a appris, quatre à cinq mètres entre chaque homme. C'est ce qui sauve une partie d'entre eux car, la colonne ayant été accrochée par une unité allemande entre Saint-Laurent et Saint-Jean-en-Royans, seuls les chasseurs placés en arrière-garde sont surpris et capturés, les autres réussissant à s'échapper. Ils vont se réfugier pendant une semaine près de Saint-Vincent-de-Charpey, terrés dans les bois – le temps que les Allemands relâchent leur surveillance, puis se retirent.

Certains groupes vont vivre d'extraordinaires odyssées. Ainsi le capitaine Bennes, s'étant fixé comme objectif l'Oisans, regroupe soixante-douze hommes et les entraîne, avec son autorité et sa fougue habituelles, en un périple impressionnant. Dissimulés le 26 juillet dans les bois de Valeroissant, ils gagnent dans l'après-midi le Glandasse, qui dresse ses 2 045 m à l'est de Die. Les hommes souffrent beaucoup de la soif. Au détour d'un sentier, l'homme de pointe marche sur une plaque d'herbe spongieuse :

- Une source !

Tous se précipitent. Mais la source est bien modeste : l'eau suinte, goutte à goutte, du rocher... Il faudra des heures pour remplir tous les bidons. Impossible, juge Bennes :

– Vous vous placez en file indienne. Et vous boirez chacun à votre tour. Dix gouttes par homme !

Le gosier à peine humecté - mais c'est bon quand même ! - le groupe dévale vers le grandiose cirque d'Archiane, où il va cantonner, à l'abri des regards, pendant plusieurs jours.

Il est rejoint, le 29 juillet, par les hommes du commandant Jouneau, qui s'installent dans la bergerie du Jardin du Roi. Le premier point d'eau est à deux heures de marche. Mais, au prix de longues corvées, les maquisards s'offrent un festin : du mouton bouilli !

Le 31 juillet, Bennes réussit son étonnant pari ; après avoir franchi le col de Menée, ses hommes débouchent dans le Trièves. Le Vercors est derrière eux. Ils sont sauvés.

Pierre Lassalle, lui, a choisi la direction du sud. Il a l'avantage, rarissime, d'avoir pu rester en liaison radio avec Londres, grâce à deux postes qu'il a emportés, après l'évacuation du PC ordonnée, le 23 juillet, par Huet. Ces postes, parachutés en mai, ont une puissance antenne de 5 watts et sont transportables dans une petite valise cartonnée, des batteries d'accus étant portées accrochées à la ceinture. Grâce à ces moyens, Lassalle reçoit, alors qu'il s'est installé dans la zone désertique qui s'étend entre la cabane forestière de Pré-Grandu et le Grand-Veymont, un message de Londres donnant ordre de rejoindre le PC de Dieulefit, dans la Drôme, où la Résistance a des bases solides.

Lassalle n'a évidemment pas les moyens de faire connaître un tel ordre aux groupes désormais éparpillés à la surface du Vercors. Mais il entreprend de l'exécuter, avec quelques compagnons. L'équipe possède deux fusils-mitrailleurs et des munitions :

– De quoi vendre chèrement notre peau ! murmure, avec une froide résolution, Pierre Lassalle.

La progression est difficile. Des avions allemands mitraillent tout ce qui bouge. Blessé, un maquisard, André Lacour, doit passer son FM à Lassalle, déjà lourdement chargé. Celui-ci, après quelques heures de marche, a l'épaule à vif.

Quand le groupe, piquant vers le sud, repasse à la cabane de Pré-Grandu, il n'en reste que des ruines fumantes. Les hommes marchent en silence, sur un sol moussu qui étouffe le bruit des pas.

Soudain, l'homme de tête fait un signe de la main et tous s'aplatissent au sol, dissimulés au milieu des fougères. Sur un chemin forestier, tout proche, une patrouille allemande progresse paisiblement. Les soldats, le fusil au creux du bras, devisent à voix haute, sans se garder. Quel beau carton ! Mais les Français maîtrisent l'envie de tirer. Les Allemands s'éloignent, ignorant que leur existence n'a tenu, pendant quelques secondes, qu'à un fil.

Les maquisards avancent péniblement dans les éboulis qui dominent la chapelle Saint-Alexis, prennent le sentier de la Fontoune pour éviter la route goudronnée qui monte, en lacet, vers le col de Rousset. L'eau très fraîche d'une source apporte un réconfort inespéré aux fuyards.

Au col, la bergerie du père Bordat, grand cueilleur de simples et chasseur de vipères, finit de brûler. Le tunnel, miné par les résistants, n'existe plus. Il faut passer au-dessus, par les crêtes.

La faim tenaille les estomacs. Un tapis de fraises des bois est une telle aubaine que Lassalle et ses compagnons, oubliant leur résolution de s'arrêter le moins possible en cours de route, se précipitent. Cela ne vaut pas un bon steak frites, mais c'est mieux que rien.

En contrebas, loin, s'étend le petit village de Chamaloc. Les maquisards s'engagent dans la forte pente, en se tenant toujours très à l'écart de la route. Le terrain, difficile, est semé d'embûches. Un maquisard, Mercier, se prend le pied dans une ronce épaisse comme une liane, tombe... Et perd une des deux grenades qu'il a accrochées à sa ceinture ! La grenade roule, prend de l'élan, dévale la pente et va éclater en contrebas. Ce qui déclenche un tir d'artillerie, nourri et prolongé.

L'incident a le mérite de révéler aux maquisards la présence de troupes ennemies qu'ils n'avaient pas repérées. Des engins chenillés progressent en effet sur la route sinueuse, montant depuis Die. Lassalle et ses compagnons les entendent passer, à courte distance. Blottis dans la pierraille, protégés par une végétation ayant déjà une allure de maquis méditerranéen, ils se tiennent cois pendant de longues heures.

La noria des véhicules a duré longtemps ; les Allemands roulent avec beaucoup de prudence. La gorge sèche, les maquisards voient briller au soleil, beaucoup plus bas, l'eau de la Comane, qui se glisse entre des blocs de rocher cyclopéens. Terrible tentation...

En tant que chef de détachement, Lassalle doit prendre une décision :

– On descend lentement, en faisant très attention. Quand on sera en vue de Chamaloc, j'irai avec Mercier chercher du ravitaillement.

Les deux hommes pénètrent avec précaution, en passant par les jardins, dans le petit village aux ruelles étroites. Ils frappent à la porte d'une maison accolée à l'église :

– Bonjour, Madame. Nous venons du Vercors...

La brave femme n'a pas besoin d'explications ; à la mine des deux pauvres hères qui sont sur le pas de sa porte, elle comprend à qui elle a affaire.

Lassalle et Mercier repartent avec un trésor ; dans un cabas, des œufs durs et des bouteilles de vin. Ils sont si heureux qu'ils en oublient les règles de prudence habituelles et, sortant de l'hospitalière bâtisse, débouchent dans la rue au moment où arrive, en pétaradant, une moto avec side-car montée par des feldgendarmes. Ceux-ci ont le réflexe rapide et arrosent les maquisards avec leur MP 40 Schmeisser. Les balles giclent autour des Français, qui se précipitent dans une ruelle adjacente.

Lassalle, furieux de s'être ainsi laissé surprendre – comme un bleu ! se dit-il –, revient sur ses pas jusqu'à l'angle de la ruelle, vide son chargeur sur le side-car et repart en courant, sans prendre le temps de vérifier s'il a fait mouche.

Hors d'haleine, les deux amis reprennent leur souffle lorsqu'ils sont suffisamment loin de Chamaloc. Mais, consternation ! Lassalle, qui sentait depuis un moment de l'humidité contre sa jambe, ouvre le cabas : bouteilles et œufs, cassés, forment un innommable magma. Lassalle lâche, amer :

– Ce n'est pas encore cette fois-ci qu'on fera bombance !

Il faut retrouver les camarades et s'éloigner au plus vite : les feldgendarmes ont dû donner l'alerte, les Allemands risquent de faire des battues. Une seule solution, prendre l'itinéraire le plus pénible, le plus escarpé en espérant qu'une telle escalade découragera d'éventuels poursuivants.

Lassalle et ses hommes se lancent, plein est, à l'assaut des fortes pentes de la Serre-des-Blaches. Ils entendent, dans la nuit maintenant tombée, les chants de guerre des Allemands qui parcourent la route en contrebas, s'arrêtent de temps en temps, appuient leurs fusils sur les murets en bordure de route et lâchent dans la nuit des feux de salves – pour intimider, sans doute, les " terroristes "...

Ceux-ci n'en ont cure et arrivent, un peu avant l'aube, de l'autre côté de la montagne, au hameau des Planaux. Une ferme hospitalière s'ouvre à eux et ils vont y rester toute la journée, pour récupérer. Lassalle a expliqué à leur hôte, un solide paysan drômois difficile à émouvoir, qu'il leur faut échapper au dispositif allemand tendu tout autour du Vercors. Le paysan réfléchit tranquillement, puis assure de sa voix grave :

– Le mieux, pour vous, c'est de gagner l'abbaye de Valeroissant. Je vous y emmènerai cette nuit. Il faut compter une bonne marche, pour y arriver.

Un gamin – le fils de la maison – intervient :

– Je veux y aller. Je pourrai vous guider !

Son père fronce les sourcils, puis concède :

– C'est vrai que cet animal est toujours par monts et par vaux. Il connaît comme sa poche le coin où on doit aller...

Le garçon va s'avérer en effet un guide précieux lorsqu'il faudra franchir une rivière, le Rays, en aval d'un moulin où les Allemands ont installé un poste de surveillance.

Il restera encore plusieurs jours de marche aux maquisards, progressant de nuit et restant à couvert pendant la journée, avant d'atteindre Dieulefit. Arrivés au village de Bourdeaux, se sentant tirés d'affaire, ils vont avoir le souci de faire un peu de toilette. Leurs chaussettes sont tellement collées aux pieds qu'il faudra tremper longuement ceux-ci dans un lavoir pour les délivrer.

Pendant ce temps, les hommes qui ont choisi de rester dans le Vercors, pour y " maquiser dans le maquis ", selon la formule d'Huet, vont faire la démonstration de l'efficacité de la guérilla.

Dans le nord, Costa de Beauregard a installé ses chasseurs dans un lapiaz' du plateau de Sornin, " étendue lunaire formée de roches grises et nues, tourmentée de crevasses, de failles, de cratères ", se souvient Gilbert Joseph. De cette sûre retraite, les chasseurs pourront conduire des opérations de harcèlement contre les Allemands jusqu'au 22 août, date de la descente dans la plaine, à Saint-Gervais, pour poursuivre l'ennemi désormais condamné à se replier, après le débarquement allié en Provence du 15 août.

Installés dans les cavités rocheuses, invisibles, les maquisards doivent lutter contre la faim, la dysenterie, la vermine qui pros-père d'autant plus qu'il est hors de question de se laver.

Dans ces conditions, Costa de Beauregard veille à maintenir le moral de ses chasseurs. Aussi hésite-t-il un instant lorsqu'un maquisard originaire de Sassenage vient lui dire :

– Mon commandant, je voudrais aller chez moi. Pour aller chez le coiffeur ! Et puis je reviens...

Il y a eu, déjà, trois désertions. Mais Costa décide de faire confiance :

– D'accord. Mais prenez garde, hein ! Les Allemands doivent être partout...

– N'ayez crainte, mon commandant. Je connais un sentier où ils ne seront sûrement pas. Celui-là, il faut vraiment être du pays pour le connaître !

Un jour, deux jours passent. Costa se dit qu'il a perdu son pari. Et puis, le troisième jour, il voit revenir son chasseur, frais et rose.

Mais l'officier sait bien que le meilleur antidote pour lutter contre la démoralisation est encore le combat. Aussi lance-t-il ses hommes dans des attaques surprises, qui déconcertent les Allemands, persuadés qu'ils étaient d'avoir anéanti les bases " terroristes ".

Sur la route de Villard-de-Lans, au hameau de Bouilly, la 1" section de la 1re compagnie du 6e BCA accroche, le 9 août, un convoi d'une centaine d'Allemands, les uns à pied, d'autres à bicyclette, quelques mulets transportant armes et caissons de munitions. La fusillade, brève et intense, coûte à l'ennemi deux morts et une quinzaine de blessés, tandis que les maquisards se retirent sans casse.

– C'est vraiment la bonne tactique ! jubile un jeune chasseur, fier du carton qu'il a réussi.

Le 18 août, nouvelle opération, sur la route de Saint-Nizier, à la Croix-Lichoux. Un détachement d'une douzaine de chasseurs, toujours de la section Trombert, est placé sous le commandement de Gilbert Gaud. Depuis le 13 août, les chasseurs ont quitté leur lapiaz et campent à la baraque des Fenêts, qui leur est depuis longtemps familière.

Après une difficile marche d'approche de six heures, les hommes prennent position, derrière la haie d'un talus dominant la route de deux mètres, dans un virage. Le site idéal pour une embuscade.

– Attention ! souffle Gilbert Gaud, qui faisait le guet.

La détonation de son revolver est le signal qu'attendaient les maquisards, le doigt crispé sur la détente de leur arme. Une grenade Gammon atterrit sur un camion bourré de soldats allemands, son explosion étant immédiatement relayée par une décharge collective du fusil-mitrailleur, des Sten et des fusils.

Moins d'une minute s'écoule avant que les chasseurs, décrochant comme prévu, plongent dans un ravin voisin, échappant ainsi au tir de riposte des Allemands. Ceux-ci laissent au tapis dix-huit tués. Les Français n'ont pas une égratignure...

De son côté, le même jour, la 3e section de la 1re compagnie attaque l'ennemi qui s'efforce de détruire le pont de Valchevrière. Les Allemands ont cinq tués, cinq blessés graves, une vingtaine de blessés légers – et doivent se replier en laissant le pont intact.

Dans le Vercors sud, la guérilla a trouvé comme retraite la plus sûre la forêt de Lente. Très dense, parsemée de rares et discrets sentiers, elle peut abriter un grand nombre de partisans – à condition que ceux-ci soient capables de s'adapter aux conditions les plus spartiates.

D'instinct, le lieutenant Moine a entraîné ses cinquante-deux tirailleurs sénégalais dans cette direction. Ceux-ci avaient d'abord, pendant trois jours, participé à la défense du " front " commandé par Jean Prévost, en prenant position au Pas de la Sambue, au Pas de l'Ane et au collet de la Coinchette, d'où ils dominaient la zone de Corrençon. Puis est venu l'ordre de décrocher. Moine a donc replié ses hommes sur Herbouilly où il a trouvé un PC vide, mais où s'entassaient encore documents, armes et munitions. Après avoir brûlé les uns, récupéré les autres, l'officier a conduit sa troupe vers Saint-Martin, désert, puis vers Les Barraques-en-Vercors et, de là, en forêt de Lente.

Trempés par plusieurs jours de pluie ininterrompue, Moine et ses Sénégalais doivent se dissimuler sous des tas de feuilles mortes pour échapper à des patrouilles allemandes. La nuit, ils vont puiser une eau croupissante dans les ornières des chemins forestiers. La faim, au fil des jours, devient obsédante ; les Sénégalais rongent leur ceinturon, leurs cartouchières puis leurs brodequins.

Moine, pourtant, lorsqu'il était à l'état-major du Vercors, avait aménagé, avec l'aide du précieux " Marseille ", des caches où il avait accumulé ravitaillement et munitions. Mais il n'a plus retrouvé, dans les caches rencontrées le long de sa route, de ravitaillement, seules restant les armes et les munitions, en si grand nombre que ses tirailleurs, déjà chargés comme des baudets, ne peuvent tout prendre.

Aussi, lorsque, par hasard, Moine tombe sur Geyer et ses cuirassiers, a-t-il pour premier souci de demander un peu de nourriture pour ses hommes. Ceux-ci, ragaillardis, sont affectés à la garde du PC de Geyer, installé à la ferme de Pelandré. Le site est très sauvage. La ferme est ceinturée par la lisière de la forêt, où s'ouvre un sentier conduisant au col de l'Echarasson, et devant elle descend en pente douce un pré, qui se termine brutalement par une falaise.

La retraite paraît sûre mais, le 29 juillet, des coups de feu claquent dans la forêt. Quelques instants plus tôt, le commandant Geyer a demandé à Yves Béesau d'effectuer, à cheval, une reconnaissance vers le col de l'Echarasson. Excellent cavalier, Béesau a bondi sur l'occasion de monter un des chevaux que Geyer a réussi à garder avec lui.

Ses camarades, partis à sa recherche, retrouvent l'infortuné gisant à terre, près de son cheval ; tous deux ont été tués sur le coup. Les cuirassiers se souviennent qu'Yves leur disait souvent avec un rire clair :

– Si la mort vient me chercher, j'espère bien qu'elle me trouvera à cheval !

Les Allemands doivent rôder à proximité. Poursuivant leur patrouille, les maquisards arrivent près d'une ferme qui brûle. Au loin, une fusillade intense, mais brève ; le capitaine Bernard Chastenet de Géry, parti de son côté avec des cuirassiers du 2` escadron, est accroché par l'ennemi. Malgré une tentative de diversion lancée par le capitaine Bourgeois, le jeune officier tombe, avec deux de ses hommes, près de la source de Montuez.

Deux jours plus tard, les détonations éclatent à la lisière de la forêt qui ceinture le PC de Geyer. Le lieutenant Moine voit s'écrouler à côté de lui son ordonnance, Haes surnommé " Jockey ", qui ne l'avait jamais quitté tout au long de ses pérégrinations dans le Vercors.

La confusion est totale : les Sénégalais se débandent, affolés par cette attaque éclair, et Moine doit leur courir après, en tirant des coups de pistolet en l'air pour qu'ils s'arrêtent. Sous les coups de gueule de leur officier, ils se retournent et tirent de toutes leurs armes en direction de l'ennemi.

Cette volte-face surprend les Allemands et permet l'évacuation du PC. Les officiers donnent des ordres brefs :

– Les cordes ! Attachez-les solidement ! Et tout le monde descend par la falaise ! En bon ordre !

Tandis que quelques hommes fixent l'ennemi le temps nécessaire, par des tirs de couverture, la folle manœuvre se réalise parfaitement.

Moine et ses hommes vont rester vingt-quatre heures, installés sur un étroit redan au flanc de la falaise, convaincus, à juste titre, que les Allemands ne viendront pas les chercher là !

La position est certes inconfortable ; à cheval sur des arbrisseaux qui plongent leurs racines dans le rocher, les tirailleurs n'en mènent pas large.

– Passez votre ceinturon autour de l'arbuste auquel vous vous agrippez, ordonne Moine.

Les heures passant, la fatigue joue. Moine, surpris par le sommeil, se rattrape juste avant de basculer dans le vide. Et se retrouve, finalement, tête en bas, seul son ceinturon le retenant encore au-dessus du précipice.

Le temps s'écoule trop lentement. Les maquisards tendent l'oreille, pas un bruit. Les Allemands ont évacué le secteur.

Quelques jours plus tard, Moine et ses tirailleurs auront une belle revanche en prenant d'assaut, dans Romans libéré, le lycée encore tenu par un fort contingent allemand.

Nombre des combattants du Vercors vont en effet participer à la libération des régions dauphinoise et lyonnaise. Puis, au-delà, aux dures batailles qu'il faudra encore livrer en Alsace, pour achever l'œuvre entreprise, un beau jour, au cœur de la montagne.

Cet accomplissement, beaucoup ne le verront pas, tombés dans ce pays montagnard, rude et beau, qui avait donné un sens à leur vie.

" La peur de la mort est une faute d'imagination, a écrit Jean Prévost. Notre horreur ne vient pas d'elle, cette inconnue. Ce sont nos forces vives qui combattent en nous, à tort et à travers, notre rêve de la mort (...) L'approche de la mort dispersera la crainte et la douleur dans une absence aérienne (...) Il faut faire confiance à la paix du dernier visage "

Après avoir quitté son PC d'Herbouilly, grâce à un petit chemin non mentionné sur la carte et, par conséquent, non repéré par les Allemands –, Prévost-" Goderville " a conduit sa compagnie, ou ce qu'il en reste, vers le sud, dans la forêt de la Sarna. Il porte sur ses épaules un jeune chasseur alpin blessé.

Au cœur de la forêt, dans une petite clairière, Prévost regroupe une dernière fois autour de lui ses hommes :

- Maintenant, il faut nous éclater en petits groupes de guérilla. Que chacun coure sa chance.

Prévost, sa machine à écrire portative toujours logée dans son sac tyrolien, part avec quelques compagnons. Au cours d'une halte, il s'éloigne et va cacher en forêt le sac dans lequel se trouve le manuscrit d'un livre auquel il a travaillé jusqu'au bout. Puis, grâce à deux hommes du groupe originaires de Saint-Martin, Bouchier et Borel, un havre sûr est trouvé dans la grotte des Fées. Ce nom rappelle que les populaires figures des vieux mythes européens hantent encore, en plein XXe siècle, les forêts du Vercors.

L'entrée de la grotte est étroite et bien dissimulée ; à l'intérieur, au fond, coule un filet d'eau glacée, garantie de survie, s'il faut rester longtemps calfeutrés dans cet abri.

Les jours passent. Des patrouilles allemandes frôlent le sanctuaire, sans le voir. Il n'est évidemment pas question de faire du feu. Au menu, donc, viande de mouton crue, fraises sauvages, myrtilles, framboises...

Prévost est rongé par l'inaction et par une défaite qui lui blesse l'âme, au plus profond de lui-même, car il sait bien que le Vercors a été abandonné, trahi, par ceux qui avaient multiplié les plus solennelles promesses. Quelle amertume, quel goût de cendre dans la bouche.

Il s'efforce cependant de distraire les compagnons qui partagent avec lui cette étrange captivité volontaire, au cœur de la forêt, en multipliant les récits, colorés, de ses voyages, des histoires gauloises, de longues citations de grands textes littéraires qu'il affectionne et connaît par cœur.

Puis, le 29 juillet, il n'y tient plus. Il décide de gagner Grenoble, pour retrouver la trace de Le Ray et continuer la lutte. Avec quatre de ses compagnons, il gagne à travers bois Villard-de-Lans, marche vers Saint-Nizier puis se rabat vers les gorges d'Engins.

Le 1er août, vers 7 heures du matin, le petit groupe débouche du défilé, en plein soleil, au Pont Charvet. De longues rafales claquent. Les Allemands, postés là, ont tiré sans sommation. Le corps de Prévost bascule dans le lit du torrent qui rugit en contrebas.

Les chasseurs de Costa de Beauregard, qui verront, quelques jours plus tard, les photos du cadavre de Prévost, prises par un habitant de Sassenage, se souviendront avec émotion du sourire confiant et fraternel, du regard empreint de détermination et de sérénité du capitaine " Goderville " – un officier pas comme les autres.

Jean Prévost rejoint, pour l'éternité, tous ceux qui ont montré, avec la bataille du Vercors, que les vieilles traditions guerrières du peuple de France n'étaient pas mortes. En faisant leur le mot d'ordre des chevaliers de tous les âges : fais ce que dois, advienne que pourra.