CHAPITRE PREMIER

PREMIÈRE LIAISON DANS LE VERCORS

Le car qui va de Grenoble à Pont-en-Royans et, de là, par la magnifique route des Grands-Goulets, au plateau du Vercors, vient de s'arrêter, à l'heure coutumière, devant le café du Nord, à Saint-Quentinsur-Isère.

Chaque soir, il ramène de la ville les campagnards qui sont allés y faire leurs emplettes et les égrène le long de son itinéraire, et chaque soir, parmi ceux-ci, se glissent des hommes jeunes que les habitués reconnaissent à leur gravité ; le contrôleur leur tend un billet dont la destination ne laisse planer aucun doute sur le but de leur voyage. Cependant la consigne du silence est bien observée.

Equipé en touriste, sac au dos, skis sur l'épaule, je viens de descendre rapidement la côte du Git. Quelques semaines auparavant je me suis installé là, dans une propriété de famille.

À peine le car, bondé comme d'habitude, s'est-il arrêté, que je m'y engouffre, non sans m'être d'abord assuré que s'y trouvent le sergent Barral et le chasseur Pradères à qui j'avais donné rendez-vous et qui viennent de Grenoble.

Nous sommes le 1er mars 1944. L'atmosphère, en cette fin d'hiver, sent déjà le printemps tout proche. Le ciel est bleu et l'air agréable à respirer, au pied de la falaise abrupte du Vercors, tout blanc sous son manteau de neige.

Dans le car, mon aspect sportif ne saurait tromper les habitués du voyage et moins que personne, les employés de la maison Glénat.

Depuis longtemps déjà, j'emprunte régulièrement ce moyen de transport pour nie rendre, dans le sens opposé, de Saint-Quentin à Grenoble où je reçois les directives du chef départemental F.F.I. Celui-ci n'est autre que mon ancien chef de bataillon du 6e B. C. A., le commandant Albert de Seguin Reyniès, officier de grande valeur, aux sentiments élevés, remarquable par son expression à la fois fière et profondément humaine. Un Français de race, élevé dans le culte de l'honneur et du devoir, qui, malgré ses huit enfants, n'a pas hésité à se jeter corps et âme dans la vie périlleuse de la Résistance, où il a pris les plus lourdes responsabilités.

Le 28 novembre 1942, à Brié-et-Angonnes, à quelques kilomètres de Grenoble, sur la fameuse route Napoléon, il avait vécu, la rage au coeur, les heures douloureuse, de la dissolution de son bataillon. Avant de rendre à ses chasseurs une liberté qu'il espérait être le prélude d'une prochaine action clandestine, il les avait réunis une dernière fois. Il leur avait expliqué, en termes clairs et précis, la grandeur du sacrifice qui leur était demandé et, avant de leur faire chanter une impressionnante Sidi Brahim, il leur avait laissé entendre, les larmes dans les yeux, qu'un jour le rappel sonnerait. Depuis, une seule idée l'obsédait : faire revivre son bataillon, avoir le bonheur d'en reprendre la tête un jour de bataille. Avec l'aide de ses cadres, il avait réussi à mettre à l'abri une grande quantité d'habillement et de matériel, sauvant de la catastrophe tout ce qu'il avait pu.

Au printemps 1943, il était entré officiellement dans la Résistance, acceptant le poste particulièrement délicat et dangereux de Chef départemental de l'Isère. Il avait alors mené de pair l'organisation et le fonctionnement de cette Résistance et la reconstitution du 6e B. C. A., double tâche à laquelle il consacrait toute son activité et foute son intelligence.

Souvent, il réunissait ses anciens officiers et leur donnait ses directives. Nous faisions le point de la situation et le compte des effectifs. Ceux-ci n'étaient malheureusement pas très nombreux, car le recrutement du bataillon n'était pas local, la majeure partie des hommes qui le composaient avait quitté la région et l'on ne pouvait plus les joindre. Mais l'essentiel était de pouvoir constituer un noyau solide d'anciens militaires, autour duquel viendraient, le jour venu, s'agglomérer des éléments nouveaux faciles à assimiler.

Les mois avaient passé. Après l'occupation italienne, nous avions connu l'occupation allemande qui avait considérablement augmenté les risques pour les hommes de la Résistance. Le commandant de Reyniès se dépensait sans compter, voyageant de tous côtés, allant rendre visite à ses différents maquis, encourageant chacun par son propre exemple.

En janvier 1944, il avait été très affecté par la sanglante affaire de Malleval.

Dans ce petit village, situé sur les pentes ouest du Vercors, au-dessus de Cognin, dont les étroites gorges du Nant le séparaient, se trouvait un maquis d'une cinquantaine d'hommes. Ce grouper après s'être installé et organisé sur le plateau du Sornin, était venu hiverner à Malleval, endroit choisi pour la défense naturelle que constituaient les gorges parcourues par une route unique.

Enthousiastes, les hommes qui le composaient avaient décidé de reprendre les traditions " Chasseurs ", et le commandant de Reyniès, qui les avait pris en particulière affection, voulait en faire le noyau de son futur bataillon. Il leur avait confié la garde d'un certain nombre d'armes et de munitions récemment parachutées qu'il destinait aux futures unités. Et il venait de leur donner pour chef le lieutenant Durand, l'un de ses meilleurs officiers.

Hélas, le samedi 29 janvier, un bataillon allemand avait été lancé de Grenoble contre ce maquis, avec mission de le détruire. Contrairement aux prévisions, les gorges du Nant s'avérèrent un mince obstacle et furent facilement contournées par l'assaillant. Alerté trop tard, le lieutenant Durand ne put échapper à l'encerclement et il fut tué à la tête de ses hommes, en même temps qu'une trentaine d'entre eux, tandis que le petit village était réduit en cendres. Huit civils ou maquisards furent brûlés vifs dans une ferme. Le presbytère désaffecté qui servait de P. C. et de magasin fut dynamité.

Dès lors, pour le commandant de Reyniès, tout était à recommencer. Mais dans la campagne clandestine que nous menions, le découragement était interdit : au contraire ce revers devait agir comme un stimulant et nous inciter à continuer notre action, en essayant toutefois de tirer profit de la rude leçon.

Le noyau du 6e B.C.A. sera désormais implanté en plein massif du Vercors où l'organisation est plus sérieuse, et j'ai reçu mission de me rendre sur place pour préparer le terrain.

C'est pour cette raison que je me trouve dans )e car, accompagné de deux chasseurs, en ce premier soir de mars, et que nous roulons tous les trois vers ce Vercors, pour nous plein de mystère.

Après un court arrêt à Pont-en-Royans, le car, piloté par M. Chabert, le fidèle chauffeur de la maison Glénat, prend la route des Goulets. Il fait nuit et nous ne pouvons jouir du magnifique paysage. Le véhicule à gazogène avance lentement dans les lacets de montagne.

Nous passons aux Barriques-en-Vercors, que les Allemands ont incendiées en janvier, et, à huit heures du soir, nous sommes à Saint-Martin, point terminus de notre itinéraire.

Là, je devais être attendu, mais le message annonçant mon arrivée n'est pas parvenu, et je ne trouve personne à la descente du car.

Heureusement, je sais qu'à l'hôtel Breyton existe une filière et nous y trouvons un homme de liaison qui se met à notre disposition pour nous guider.

Le sol est recouvert d'une couche de neige et la lune. dans son premier quartier, nous sert de phare. Nous nous engageons sur une piste qui s'élève rapidement au-dessus du village, prêt à s'endormir, et en file indienne, nous gravissons la pente. Nous nous faisons reconnaître par une sentinelle postée un tournant du chemin.

Au milieu des bois, dans une clairière, se trouve une ferme. C'est là qu'est établi le P. C. Nous entrons et nous sommes accueillis par des jeunes gens aux visages clairs et sympathiques, serrés autour de l'âtre où pétille un feu de bois.

Vêtus en montagnards, avec des effets en partie civils et en partie militaires, ils portent tous un insigne à tête de mort. Ils devisent joyeusement pendant' que l'un d'entre eux achève de préparer le repas du soir. À quelques mètres, le " Hollandais ", un Allemand du Grand Reich qu'ils ont fait prisonnier quelques jours plus tôt, tandis qu'il se livrait à une excursion de mauvais goût sur des " chasses gardées ", accomplit les corvées inévitables dans un cantonnement militaire. Aux murs sont accrochés des fusils et des mitraillettes. On se sent immédiatement dans une ambiance de guérilla et cela fait plaisir.

Je demande aussitôt à être introduit auprès du chef et l'un des hommes monte au premier étage pour m'annoncer. Je me suis présenté comme étant le capitaine Larache, en mission.

L'homme redescend et me prie de le suivre, tandis que mes chasseurs lient déjà connaissance avec leurs nouveaux camarades.

Par un étroit escalier de bois, j'accède à l'étage, et je pénètre dans un bureau.

Revêtu d'une tenue d'officier de cavalerie l'homme qui m'attend est jeune, blond, avec un regard direct, les traits souriants. Je me sens en confiance.

Je me présente : " Capitaine T... " mais m'apercevant de mon erreur (j'avais déjà oublié mon pseudonyme), je reprends :

" Excusez-moi, capitaine Laroche.

- Thivollet ", répond le capitaine en souriant. Et nous échangeons une cordiale poignée de main.

Le capitaine Thivollet, auprès de qui le commandant de Reyniés m'avait envoyé, était à cette époque le chef militaire du Vercors, officiellement désigné par le colonel Bayard, chef de la région R.I. (ancienne XIVe Région militaire). Il avait succédé deux mois plus tôt au capitaine Bouviers, appelé à d'autres fonctions.

Lieutenant au 11e Régiment de Cuirassiers, à Lyon, en novembre 1942, il avait réussi, avec une téméraire audace à tromper la surveillance des Allemands et à faire sortir son cheval et l'étendard du régiment du quartier de la Part-Dieu. Il avait aussitôt pris le maquis dans la région du Grand-Serres, près de la forêt de Thivollet à laquelle il avait emprunté son nom. Il avait rappelé les hommes de son escadron et réussi à rassembler autour de lui une quarantaine de cuirassiers. Il vécut ainsi pendant toute l'année 1943, jouant à cache-cache avec l'occupant, récupérant armement et matériel jusqu'au jour où, désigné pour prendre le commandement du Vercors, il se dirigea sur ses nouvelles positions, à la tête de son groupe. II se flattait de n'avoir jamais quitté l'uniforme. Ayant à peine dépassé la trentaine, c'était un de ces jeunes chefs qui ne se plaisent que dans

l'action et savent communiquer aux autres la flamme brûlante qui les anime. En prenant contact avec lui, je ne peux m'empêcher d'évoquer la légendaire figure d'un autre chevalier des temps modernes, officier de cavalerie comme lui, le capitaine de Bournazel.

Tout en continuant notre conversation, au cours de laquelle j'expose le but de ma mission, nous passons à table dans ]e bureau rapidement transformé en salle à manger. Aux murs sont accrochés le fanion de l'escadron, qui porte la fière devise " Toujours au Chemin de l'Honneur ", et un pavillon allemand à la grande croix gammée, récemment enlevé à une voiture de la Feldgendarmerie qui s'était aventurée un peu trop loin sur le plateau.

Le lieutenant Moine, adjoint au capitaine Thivollet, un ancien lui aussi du 11e Cuirassiers, s'est joint à nous.

Cette atmosphère de guerre me plaît singulièrement. Elle contraste avec la vie étouffée que l'on mène alors un peu partout en France occupée. Ici l'état d'alerte est continuel et cela semble normal. Les Allemands doivent attaquer incessamment. Chacun est sur ses gardes, confiant en l'avenir. Des agents de liaison apportent les derniers renseignements recueillis sur les intentions d'un ennemi toujours en éveil. Un appareil radio permet de se tenir en relation avec le monde extérieur et d'écouter les messages de la B.B.C. Les nouvelles des divers théâtres d'opérations sont bonnes ; il est permis d'espérer que cette année 1944 sera l'année décisive du conflit mondial. La période clandestine, si pénible pour tous et peut-être davantage pour les chefs militaires, qui aiment à risquer leur vie à visage découvert, ne durera pas toujours.

À cette époque, les maquis du Vercors comprenaient trois cents à quatre cents hommes environ, groupés dans des camps ; ils se composaient de réfractaires au S.T.O. ou de volontaires, commandés par des officiers et sous-officiers. Ainsi ils étaient tout à fait militarisés et entraînés à la vie en campagne, comme aux actions habituelles d'une lutte essentiellement souple et mobile.

Ils se divisaient en deux groupements distincts : le groupement Nord, qui se tenait dans la région Autrans, Méandre, col de la Croix-Perrin, aux ordres du capitaine Durieu, et le groupement Sud qui gravitait autour de Saint-Martin, Saint-Julien, La Chapelle, Vassieux, aux ordres du capitaine Thivollet, commandant également l'ensemble.

À côté de ces camps qui, par leur encadrement, aussi bien que par leur composition, ressemblaient à des unités de l'Armée française, il existait dans le Vercors une organisation civile de la Résistance dont le chef était M. Clément qui groupait autour de lui les volontaires des communes anciennement affiliées au mouvement franc-tireur.

Tout cela nécessitait une organisation solide et une coordination parfaite, qui furent l'une et l'autre réalisées malgré les difficultés qu'entraînait l'action clandestine.

Pour connaître la genèse de la Résistance dans le Vercors, il nous faut remonter à 1940. Dès la fin de cette année tragique le mouvement franc-tireur était né sur le plateau où un noyau de volontaires s'était constitué.

En 1941, on cherche une formule d'action et la confiance s'établit au milieu d'une population sympathisante. Nos montagnards sont têtus et ils ne peuvent admettre la défaite de la France, ni la soumission à la loi du vainqueur, en qui l'on pressent déjà le plus terrible des oppresseurs.

En 1942, les Allemands aidés par un gouvernement français complice, créent le S. T. O. Ils ont un besoin urgent de travailleurs pour renforcer leurs effectifs et ils comptent sur la main-d'oeuvre étrangère que lui fourniront les territoires occupés. Cette fois la France sera réduite en esclavage. Mais à toute chose malheur est bon. Bien qu'ils ne l'ignorent pas, les Allemands n'ont pas voulu tenir compte de l'esprit d'insoumission des Français. Il n'en fallait pas plus pour pousser les jeunes gens à la rébellion ; ce qu'ils n'auraient peut-être pas osé faire sans y être absolument obligés, ils vont s'y décider : pour ne pas travailler aux ordres de la puissance occupante, les plus ardents d'entre eux abandonneront leurs cités et leurs familles. Comme autrefois les bandits corses, mais pour un tout autre motif, ils vont prendre le maquis.

Le Vercors se prête parfaitement à ce genre de vie. C'est une région suffisamment vaste et écartée, au relief mouvementé, d'un accès difficile, couverte de forêts nombreuses et touffues. Elle est riche en produits laitiers et en viande. Le ravitaillement y sera d'autant mieux assuré que la population, profondément patriote, le facilitera certainement.

Ainsi les Francs-Tireurs du Vercors décident de créer sur leur plateau des asiles de liberté où pourront venir se réfugier les insoumis au S.T.O.

La formule d'action que l'on cherche depuis plusieurs mois est enfin trouvée. D'une part, ceux qui sont traqués viendront du dehors pour constituer les premiers camps de réfractaires ; d'autre part, les volontaires de la région aideront les premiers à s'organiser et les seconderont.

Les complicités ne manquent pas. Les paysans se chargent du ravitaillement, tandis que des amis assurent les transports.

Un réseau d'alerte et de renseignements, un encadrement provisoire des camps qui se montent, un véritable service d'Intendance, telles sont les premières réalisations effectives des Francs-Tireurs.

Au cours de l'hiver 1942-1943, en raison de l'afflux incessant des réfractaires, les camps s'organisent les uns après les autres. Mais seront-ils de simples refuges, où ceux qui refusent de partir pour l'Allemagne pourront attendre, clans une tranquillité relative, des jours meilleurs ? L'entreprise ainsi montée sera-t-elle une simple oeuvre philanthropique ? Ou bien ces nouveaux maquis seront-ils armés et préparés à la lutte ? En un mot, la résistance sera-t-elle passive ou active

Tel est le dilemme qui se pose et qu'il faut résoudre, décision d'autant plus difficile à prendre qu'à cette époque il n'est pas encore question de parachutages et que les armes récupérables sont très rares et en général désuètes.

Il est des conjonctures où il faut savoir oser, même si cette audace parait chimérique. Le chef franc-tireur de l'époque, Mathieu, eut le courage de choisir la solution la plus audacieuse : on armerait les maquis ; nous aurions des maquis de combat.

On chercha dans les greniers et dans les caves, au fond des armoires ou des malles, les vieux pistolets, les carabines archaïques, les mausers de 14-18, et cet armement vétuste permit le démarrage.

Fin 1942, l'armée dite d'armistice est démobilisée sur l'ordre d'Hitler. Après le S.T.O., une nouvelle occasion est donnée à la France d'organiser le combat clandestin ! La liberté est accordée aux soldats qui avaient cru pouvoir continuer à servir, sous l'uniforme, leur Patrie blessée, en attendant de reprendre la lutte. L'occasion favorable qu'ils attendaient leur est offerte.

Ceux d'entre eux qui ont du " coeur au ventre " vont rejoindre leurs camarades francs-tireurs ou réfractaires. Et quoi qu'on en ait dit, ils sont un très grand nombre.

Belle occasion de doter de cadres et d'armes les maquis qui ont eu raison de se préparer pour le combat libérateur.

L'année 1943 débute sous un ciel encore sombre mais chargé d'espérance. Tandis que la fusion entre civils - les premiers quant à l'esprit - et militaires - plus tard venus à la Résistance, mais mieux renseignés sur la technique du combat dans un commun désir d'union, des chefs vont présider aux destinées de l'une des régions de France qui brandira le plus haut l'étendard de la liberté.

Les chefs, pour ne citer que les principaux, sont après Mathieu : Senlis, Bayle, Grégoire, Clément, Pourchier, Jacques Ravalec, Terville, Rouvier, Durieu, Cazals.

On met sur pied un plan d'une audace téméraire qui soulèvera un jour une critique violente de la part d'une certaine opinion émue par les hécatombes finales ; mais peut-on vraiment reprocher à des hommes dont le seul but était la délivrance de la patrie d'avoir osé, en des temps où il eût été si facile d'attendre tranquillement dans l'inaction la fin des malheurs de la France ? Il était admis que le Vercors, réputé inexpugnable, devait servir de forteresse intérieure, destinée à rallier toutes les forces vives de la région, groupes francs et maquis, à recevoir de nombreux parachutages (le matériel et de personnel et à permettre, au moment du débarquement dans le Midi, la création d'une sorte de tête de pont intérieure, d'où partiraient des attaques sur les flancs et sur les arrières de l'adversaire.

Ce plan fut soumis à l'État-Major interallié par l'intermédiaire du général Vidal, commandant en chef de l'Armée Secrète. Il devait être agréé.

Le travail d'organisation, alors, se poursuit activement. Il n'y a pas un jour à perdre pour être prêt à l'heure décisive.

Les civils ont à leur tête un Comité de Combat dont la mission essentielle est d'agir sur le pays lui-même et dans les environs : esprit de résistance à insuffler â tous, recrutement et mise sur pied des compagnies civiles, surveillance ou élimination des suspects, coups de main et destruction par les corps francs, ravitaillement, financement.

Les militaires, en liaison étroite avec les civils, se consacrent à l'organisation des camps qu'ils encadrent et qu'ils instruisent, les préparant ainsi aux missions de combat qui les attendent.

Les tâches ne manquent pas, aux uns comme aux autres. Il faut trouver de l'armement, du matériel, de l'habillement, des équipements, du carburant, des explosifs et des vivres. Il faut effectuer des reconnaissances, des liaisons, et surtout il faut se tenir sur ses gardes. car l'ennemi n'est pas loin et ses espions sont partout.

Cet ennemi n'est encore que l'Italien. Il manque de mordant, mais il est très méfiant et, comme il a eu vent de la Résistance qui s'organise dans le Vercors, il s'intéresse avec une sollicitude toute particulière à ces montagnes.

Nos maquisards, pour se procurer ce qui leur manque, ont attaqué ses dépôts à Pont-de-Claix et ailleurs.

Pas une semaine ne s'écoule sans que la garnison italienne de Grenoble tente un gros coup de main sur un de nos camps. A Saint-Martin, à Rencurel, au Gros-Martel, nos hommes échappent à l'encerclement. Comme ils sont peu nombreux et mal armés, la seule tactique qu'ils puissent pratiquer est celle du repli et de la dispersion. Mais elle donne d'excellents résultats, puisque, chaque fois, l'ennemi combat dans le vide. tandis que les nôtres, avec des pertes à peu près nulles, réussissent à enlever quelques armes aux Alpini.., Une fois l'orage passé, nos unités se regroupent.

Nous sommes en avril 1943. Ces premiers contacts avec l'ennemi ont donné à nos équipes la souplesse et la cohésion qui leur manquaient. L'état d'esprit est excellent.

Mais un événement malheureux va amener un certain trouble dans une organisation qui s'annonce sous un jour trop favorable et il s'en faut de peu qu'elle ne soit anéantie totalement.

Un groupe des nôtres, désigné pour s'emparer d'un dépôt d'essence à Mens, dans le Trièves, se heurte à une unité italienne qui le capture. L'ennemi, utilisant des procédés " persuasifs " bien connus, réussit à se procurer quelques renseignements et se livre aussitôt à des arrestations parmi les chefs de notre organisation. Une vingtaine de responsables sont internés et la plupart transférés en Italie. D'autres sont obligés de s'éloigner.

Le moment d'émotion passé, les rescapés de cette catastrophe se ressaisissent.

Le capitaine Rouvier assume la direction militaire, tandis que le Comité de Combat se reconstitue avec Clément, Jacques et Goderville.

Une nouvelle organisation est mise sur pied, à la fois plus souple et plus sûre.

Les camps qui ont un effectif trop lourd et une disposition trop statique sont remplacés par des trentaines auxquelles on donnera la plus grande mobilité possible. Les emplacements sont changés. Le commandement est décentralisé.

Composés de réfractaires nu de volontaires venus du dehors, ces groupes ne peuvent passer inaperçus et doivent demander asile aux gens du pays qui, bien que très sympathisants, sont souvent bavards et risquent de tout compromettre.

Les sédentaires entrés dans la Résistance constitueront désormais des unités identiques, mais totalement indépendantes des premières : on aura ainsi des trentaines de choc et des trentaines de réserve. Les hommes vivent chez eux et ne se rassemblent que pour la durée précise d'une mission.

Les premiers, devenus tout à fait militaires, encadrés par d'anciens chefs de l'Armée, sont instruits en vue d'opérations de guerre.

Les seconds sont spécialement chargés des affaires locales, de la police et de la sécurité.

De nouvelles opérations menées par l'armée italienne sont un fiasco complet, et l'une de nos unités réussit même à s'emparer d'armes et d'équipements. Le moral de l'ennemi faiblit d'ailleurs, tandis que le nôtre ne fait que monter.

À la fin de l'été, l'armistice conclu par le maréchal Badoglio vaut à la région des Alpes un changement d'occupants. Ce sont maintenant des troupes allemandes qui, après avoir désarmé leurs anciens alliés, s'installent à Grenoble ou aux environs, où les avait précédées le personnel de la Gestapo.

Au début, les soldats du Reich, qui devaient par la suite nous faire tant de mal, ne semblent pas s'intéresser à ce qui se passe sur les hauteurs. Les consignes auraient-elles été mal transmises ?

Pendant tout l'automne, on peut travailler à l'aise dans le Vercors et se préparer à l'hivernage, car les feuilles achèvent de tomber sans que se lève l'espoir d'un proche débarquement. On continue à se fournir en matériel, en explosifs, en carburant, par des coups de main heureux sur la Milice, les Chantiers de Jeunesse, ou les dépôts civils. Mais malgré cette tranquillité temporaire, tout ne va pas sans encombre. Au seuil de l'hiver, très rigoureux en montagne, les moins courageux des hommes s'en vont chercher refuge dans la plaine et les effectifs diminuent.

Le général Vidal est arrêté par la Gestapo, et l'on ne se sent plus soutenu en haut lieu. Les fonds manquent.

Heureusement, un parachutage massif nous donne la preuve qu'Alger n'oublie pas le Vercors. Maintenant, nos unités sont dotées d'un armement moins désuet. Fusils, fusils-mitrailleurs, mitraillettes, grenades, plastic sont accueillis avec une joie débordante.

Le capitaine Bouvier obtient le rattachement du maquis à la branche régionale de l'Armée Secrète fusionnée avec la région de l'O. R. A.

Malgré la réduction à 210 de l'effectif des trentaines de réfractaires, l'esprit qui anime ceux-ci et leurs camarades sédentaires, plus nombreux, se développe dans l'union la plus parfaite. Une amitié et un idéal de sacrifice absolus dominent les passions partisanes ; catholiques et communistes, étudiants, ouvriers et paysans, Juifs fuyant la persécution, tous apprennent à se connaître et acceptent généreusement de se fondre dans le même creuset et sous le même commandement. L'épreuve commune les lie les uns aux autres.

La tâche éducative des chefs de trentaine est à ce moment largement facilitée par l'action profonde des " équipes volantes ". Celles-ci sont constituées par de jeunes hommes, le plus souvent des intellectuels, qui se sont donné pour mission de parcourir les maquis afin d'y créer un état d'esprit strictement français, avec le seul souci du relèvement de la Patrie et dans le but d'y répandre une unité de doctrine qui se révèle indispensable.

La vie quotidienne, loin de tout lieu civilisé, et dans une situation de " hors la loi ", qui se prolongeait depuis plusieurs mois, risquait en effet d'avoir des répercussions fâcheuses sur de jeunes cerveaux souvent trop livrés à eux-mêmes. D'autre part l'inaction fréquente, après les fastidieuses besognes journalières, est une cause de " cafard " qu'il importait d'éliminer. Les équipes volantes organisèrent alors des séances d'informations générales, avec commentaires et discussions, des journées de jeux et de divertissements, des séances d'instruction militaire qui passionnèrent rapidement nos maquisards.

Réfractaires et sédentaires surent profiter de ces leçons et les apprécier à leur juste valeur. Ils auraient voulu que ces visites fussent plus fréquentes ; mais il eût fallu pour cela que notre élite s'intéressât davantage aux jeunes des maquis au lieu de les tenir trop souvent, hélas ! en suspicion ; les équipes volantes, si elles avaient la qualité nécessaire, n'étaient pas assez nombreuses pour être partout où leur présence eût été indispensable.

Tandis que l'instruction et l'éducation des hommes se poursuivent, les opérations entrent dans leur phase active. Dès novembre 1943, nos unités effectuent des destructions de matériel allemand par déraillement, des coups de main sur des dépôts d'habillement et de campement, des reconnaissances de points occupés par l'ennemi, des attaques de postes d'essence.

Les agents de l'ennemi sont étroitement surveillés. Un important dépôt de munitions au Polygone d'Artillerie de Grenoble est détruit en coopération avec un groupe franc de la ville. Le secteur commence à s'agiter et il faut s'attendre sous peu à une réaction de la part des Nazis. Le lieutenant Pagezy et son adjoint Bilger sont arrêtés mystérieusement et emmenés à Montluc où ils sont fusillés.

Lorsque s'ouvre l'année 1944, le Vercors est devenu une enclave de liberté, où nos maquisards sont chez eux et où l'ennemi se sentira en zone d'insécurité. Si les maquis voisins opèrent de même, les Alpes pourront bientôt constituer un réduit fort malsain pour les Allemands.

Trois voitures ennemies sont capturées et leurs occupants saisis comme otages. Le " Hollandais ", homme de corvée des cuirassiers du capitaine Thivollet et le fanion à croix gammée de la Feldgendarmerie qui orne le P. C. en sont des témoignages palpables.

C'est à cette époque que le capitaine Router, appelé à un poste important à Paris, passe son commandement au capitaine Thivollet, désigné comme son successeur par l'État-Major régional.

Cet officier, avec qui je passe ma première soirée dans le Vercors, m'explique que sa mission continue le rôle joué par son prédécesseur. M'ayant raconté comment la croix gammée est venue dans son bureau, il me fait ensuite le récit de l'attaque des Goulets par une colonne motorisée allemande, le 22 janvier.

À cette date, les Allemands avaient décidé de faire une opération de police à l'intérieur même du Vercors. Pour cela, ils avaient constitué une colonne de voitures blindées et de trente camions. Il avait peu neigé et les routes qui donnaient accès au plateau par des défilés accidentés étaient praticables.

Nos camps avaient été alertés ; le réseau de renseignements ayant bien fonctionné, la surprise avait pu être évitée. La parade avait même été prévue de façon à faire - tout le monde l'espérait le plus de mal possible à l'ennemi, quoique la lutte ait dû être engagée avec une très grande infériorité de moyens. Nos effectifs réduits ne permettaient de consacrer à cette guérilla que deux trentaines.

La première, commandée par le lieutenant François, était embusquée à hauteur d'Echevis, entre les Petits et les Grands Goulets, et camouflée derrière les rochers. Pendant une heure, elle réussit à arrêter la colonne allemande en lui causant des pertes. Ne possédant que des armes légères, elle ne put pas stopper les blindés et elle dut se replier, sans toutefois avoir perdu un seul homme.

La seconde, commandée par l'adjudant Raoul, attendait les Allemands aux Barraques, hameau composé en partie d'hôtels et situé sur le plateau, au débouché des Grands Goulets. Elle arrêta les Allemands pendant quarante minutes, puis, à court de munitions, dut à son tour se replier avec deux blessés légers.

L'ennemi, devant cette résistance qui lui valut onze tués et treize blessés, devint furieux. II se retira en incendiant les hôtels et les maisons du hameau et poursuivit sa marche en direction de La Chapelle. Il ne rencontra plus qu'une paisible population civile vaquant à ses travaux. Pour clore cette opération de police, le commandant de la colonne poussa jusqu'au hameau de Rousset dont il fit brûler une partie des maisons à titre de représailles, une rencontre y ayant eu lieu l'avant-veille entre les nôtres et un groupe de la Feldgendarmerie.

Puis, estimant sa mission remplie, il fit faire demi-tour à la colonne et reprit la direction de la plaine.

Près des Goulets, les Allemands rencontrèrent l'un des nôtres qui, à peine rentré d'une mission à Lyon, était parti volontairement en patrouille. Ils reconnurent en lui l'un des jeunes chefs du maquis et ils l'abattirent sur place. C'était le sous-lieutenant Roure, Saint-Cyrien de la dernière promotion, l'un des officiers du 11e Régiment de Cuirassiers qui avaient rejoint le Vercors avec le capitaine Thivollet.

A l'évocation de la mort récente de ce jeune camarade, notre conversation prend fin et nous nous séparons, émus l'un et l'autre, en songeant que nous ne sommes encore qu'au début d'une grande aventure où beaucoup d'entre nous devront se sacrifier pour le salut de la patrie.

Je passe dans la pièce voisine. Sur l'étroite couchette d'un absent je ne tarde pas à m'endormir, tandis qu'au dehors, sous un ciel étoilé, l'homme de garde veille sur le sommeil de ses chefs et de ses compagnons, en se raidissant contre le froid d'une nuit en montagne.

Le 2 mars, le jour se lève sur le Vercors tout blanc, et un brillant soleil nous réveille, nous donnant la sensation d'être en villégiature plutôt que dans un P. C. en guerre. Petit à petit, chacun se met à l'ouvrage, après avoir fait sa toilette et avalé un bol de lait.

Je retrouve mes deux fidèles chasseurs qui ont passé la nuit dans une grange voisine, et je leur dis de se préparer pour la reconnaissance du cantonnement où nous installerons notre futur détachement.

Le capitaine Thivollet, enchanté à la perspective d'adjoindre à ses camps de cavaliers un camp de chasseurs alpins - car il manque de spécialistes de la montagne - me donne toutes les indications nécessaires, et il me fournit un guide, bon skieur.

Nous partons en glissant sur une bonne neige matinale. Le capitaine nous accompagne un moment et nous montre l'un de ses camps. A son arrivée les honneurs lui sont rendus d'une manière aussi impeccable que par un peloton de cuirassiers clans son quartier. Les hommes ont bonne figure, et l'on devine en eux un esprit discipliné et un enthousiasme qui prouvent que l'on peut encore compter sur la jeunesse de France.

Après la visite du cantonnement, parfaitement tenu et organisé, nous quittons le capitaine Thivollet et nous suivons notre guide.

Le maréchal-des-logis Yves Béesau, magnifique jeune homme blond au regard franc, aux gestes décidés, est certainement de bonne race. Élève au Prytanée où il préparait Saint-Cyr, il a abandonné ses études pour s'engager dans le maquis. Son besoin d'action ne lui a pas permis d'attendre, à l'abri du risque, l'heure d'un appel régulier sous les armes.

Il a quitté les siens, abandonné ses camarades de classe pour suivre ici, parmi ces soldats sans uniforme, mais au coeur bien trempé, sa vocation. Quelques mois plus tard, il sera tué héroïquement en forêt de Lente.

Après une heure de trajet, nous atteignons une ferme inhabitée, parfaitement située, sur une hauteur. loin des itinéraires principaux. C'est le cantonnement idéal pour des maquisards.

Le propriétaire, qui est installé dans une ferme voisine, nous la fait visiter et je n'hésite pas à l'adopter pour mes chasseurs.

Après avoir étudié les quelques détails de l'organisation future et nous être fort bien restaurés à la table de ce paysan accueillant, nous rechaussons nos skis et regagnons le P. C.

Je remercie le jeune Yves de son aide précieuse et je retourne auprès du capitaine Thivollet pour le mettre au courant du résultat de ma reconnaissance. L'installation d'un noyau du 6e B.C.A. à côté de celui du 11e Cuirassiers se présente dans d'excellentes conditions et elle pourra avoir lieu dès que nous le désirerons. Après un déjeuner très amical, je passe l'après-midi à régler les derniers détails de ma mission, et je fais la connaissance de deux officiers fort sympathiques.

Le médecin capitaine Ferrier est l'adjoint, pour le service médical, du capitaine Thivollet. C'est un homme à l'air grave et aimable en même temps, qui inspire tout de suite confiance. Excellent médecin autant qu'excellent militaire, il a réussi à organiser, avec des moyens restreints, un service de santé qui fonctionnera sans accroc pendant toute la campagne du Vercors. Victime de la tragédie de la Luire, il tombera sous les halles allemandes au Polygone de Grenoble, quelques jours avant la Libération.

Le capitaine Dupont est un officier d'artillerie attaché à l'État-Major du colonel Bayard. Il vient de s'installer avec quelques éléments du P. C. régional aux environs de Saint-Julien, à quelques kilomètres de là.

Car le plan proposé au commandement interallié a déjà reçu un commencement d'exécution.

Il me parle longuement des divers problèmes de la Résistance et du rôle que les officiers ont à y jouer. Pour lui, la guerre continue plus que jamais. Il est convaincu qu'il n'est plus permis d'hésiter sur le sens du devoir militaire en cette période où tant de consciences n'osent encore se sentir déliées de la parole donnée à des chefs soumis à toutes les exigences de la puissance occupante. Le moment est venu d'entrer dans l'armée clandestine et de se préparer au combat. Il est vibrant d'enthousiasme; on sent en lui la foi d'un apôtre. Il saurait attirer les esprits les plus récalcitrants et répondre à toutes les objections de ceux qui se refusent à admettre que, pour une fois, la désobéissance est une vertu. Un officier, un chef, n'a pas le droit de demeurer passif et d'attendre dans l'inaction le déroulement des événements qui secouent le monde. On est à la croisée des chemins ; il importe de choisir le bon, celui qu'a pris le premier le général de Gaulle.

Je devais plus tard apprendre que le capitaine Dupont, arrêté peu de temps après par la Gestapo au cours d'un déplacement à Lyon, avait été interné à Montluc et fusillé.

Avant de quitter ceux qui sont déjà mes camarades, pour regagner la vallée de l'Isère, je vais me recueillir sur la tombe pieusement entretenue du sous-lieutenant Roure. Elle se trouve sur un tertre boisé, à cinq minutes du P. C. qu'elle semble protéger. Ce jeune officier a été enterré là avec tous les honneurs militaires.

Je pense qu'une terre qui est déjà arrosée par du sang si pur ne peut être appelée qu'à une grande destinée.

Le 3 mars, de bonne heure, je remonte dans le car avec mes deux compagnons de route et de mission. Nous sommes tous trois gagnés par l'attirance de celte vie du maquis. Et convaincu qu'il n'existe pas de lieu plus propice à la reconstitution de mon bataillon que ce Vercors magnifique où l'on respire un air pur et vivifiant, je redescends dans la plaine.

CHAPITRE II

AVANT LA BATAILLE

À Grenoble je rends compte au commandant de Reyniès de la mission qu'il m'a confiée. Il en approuve lès conclusions et il décide de passer immédiatement aux actes.

Nous devons maintenant rassembler les volontaires qui constitueront les premiers éléments de notre camp " Chasseurs " et leur donner un chef.

L'avant-veille du drame de Malleval, j'étais allé visiter ce maquis en compagnie du capitaine Hirschauer, l'un des adjoints du commandant de Reyniès. Nous avions été les derniers à voir ceux qui allaient connaître l'affreux sort d'un encerclement par un ennemi cruel et vingt fois supérieur en nombre.

Le lieutenant Eysserie m'avait fait savoir qu'il venait d'écrire à l'adjudant-chef Chabal, un ancien sous-officier de !a 3e compagnie du 6e B. C.A., pour lui offrir, avec l'approbation de notre chef de bataillon, le commandement du noyau de chasseurs.

Lorsque l'adjudant-chef Chabal reçoit cette lettre, le lieutenant Eysseric vient d'être tué. Ayant alors un emploi dans les Eaux et Forêts aux environs de Digne, Chabal ne peut se déplacer avant quelques jours. Lorsqu'il se présente à Grenoble, le commandant de Reyniès le met au courant. Militaire jusqu'au plus profond de Filme, Chabal accepte la mission qui lui est offerte avec d'autant moins d'hésitation que la lettre qui l'a appelé est en somme le testament d'un mort, qu'il faut remplacer et venger. Il repart chez lui en promettant de revenir dès qu'il aura réglé sa situation, c'est-à-dire dans le courant du mois de mars.

Nous n'avons pas à chercher ailleurs le chef dont nous avons besoin. En attendant son arrivée imminente, nous décidons de diriger nos premiers volontaires sur Saint-Martin-en-Vercors, où ils seront pris en charge par le capitaine Thivollet.

L'adjudant-chef Chabal est le type accompli du chef de section de chasseurs alpins. D'origine montagnarde et paysanne, il semble taillé dans le roc et il a le coeur aussi solide que le corps. Excellent sous-officier, il est très apprécié de ses chefs, et très aimé de ses hommes. En 1942, il avait voulu partir en Afrique où l'attiraient l'inconnu et une vie plus active, mais sa demande n'avait' pas abouti.

Heureux à l'idée d'avoir bientôt à servir sous les ordres d'un chef en qui ils pourront avoir une confiance absolue, les premiers chasseurs gagnent le maquis.

L'adjudant-chef Feret et le sergent Barrai organisent leur mise en route dans le plus grand secret.

C'est alors que se déclenche l'attaque allemande que l'on attend depuis déjà trois semaines dans le Vercors. Elle a été précédée quelques jours plus tôt d'un guet-apens dans lequel a trouvé la mort le lieutenant Ruettard, ancien chef de 'section d'éclaireurs-skieurs au 153e R.I.A., bien connu des habitants d'Autrans, qui a succédé au lieutenant Pagezy, dans la zone Nord.

Le samedi 18 mars, vers 6 h 30 du matin, le car qui vient de quitter Saint-Martin descend la route reliant le village de Saint-Martin à la Goule Noire. Là se trouve un pont qui permet de franchir les gorges de la Boume et d'atteindre Pont-en-Royans par la Balme de Rencurel.

Soudain, le car trouve devant lui une colonne motorisée allemande, qui arrive de Grenoble, par la route de Saint-Nizier et la plaine de Lans.

Il y a beaucoup de neige et la portion de route dégagée est très étroite. Le conducteur du car, M. Chabert, ne perd pas son sang-froid et arrête le lourd véhicule au milieu de la chaussée dans l'espoir de ralentir, sinon d'arrêter, la colonne et de gagner ainsi un temps précieux qui permettra à ses amis maquisards d'être alertés.

Il réussit, en effet, en manoeuvrant comme un novice, à faire perdre une heure aux Allemands qui doivent, pour pouvoir reprendre leur marche, garer le car après lui avoir taillé un refuge dans la neige.
Malheureusement, la colonne atteint Saint-Julien
encore trop tôt et un détachement est dirigé droit sur le P. C. régional. Nos ennemis sont toujours bien renseignés.

L'alerte n'a pu être donnée à temps. L'effet de surprise joue malgré l'incident du car. Certains résistants ont bien essayé de prévenir le petit État-Major, mais le système a mal fonctionné. Germaine, l'un de nos agents de liaison les plus intrépides, s'est lancée dans une course folle pour essayer de sauver ses compagnons, traversant même les eaux glacées de la Boume, niais elle ne peut atteindre son but et n'échappe que difficilement elle-même aux Allemands.

En un clin d'oeil la ferme qu'habite le personnel du P. C. est occupée. Les assaillants ouvrent le feu sur les nôtres. Le capitaine Guigna, le lieutenant Oschwald, le lieutenant Simon-Perret et trois de leurs hommes tombent mortellement frappés, tandis que le lieutenant Jacques Pérol et les autres réussissent de justesse à éviter le massacre.

Le capitaine Thivollet et les camps de Saint-Martin, entendant dans le lointain le bruit de la fusillade, se mettent en état de défense avant d'avoir été surpris. Lorsque les fantassins ennemis qui se sont déployés sont en vue et commencent à tirer, nos hommes se replient en lion ordre, emmenant tout le matériel transportable, et prennent la direction de la forêt de Lente. Ils appliquent le principe qui a toujours réussi aux maquisards bien entraînés à ce genre de guerre : créer le vide devant l'ennemi. Et ils ne perdent pas un seul homme.

À Saint-Julien, plusieurs fermes flambent, et les Nazis, que ne satisfait pas la mort de six " terroristes ", s'en prennent maintenant aux habitants. Dans la ferme Borel, ils découvrent une arme abandonnée. Ces Français sont tous de connivence ! Les soldats du Reich ne plaisantent pas en pareille occasion. Ils obligent M. Borel, paysan âgé, à faire plusieurs fois le tour de sa ferme, les épaules lourdement chargées, et lorsqu'il est complètement épuisé, ils l'abattent comme un chien sous les yeux épouvantés de sa femme et de son fils, tandis que sa maison brûle comme une torche.

Le P. C. Thivollet est dynamité, et d'autres fermes incendiées. Les Allemands sillonnent le pays en tous sens, mais ne trouvent que des habitants inquiets de leur sort.

Ils ne poussent pas plus loin cette opération de représailles et, à la nuit tombante, ils reprennent la route de Grenoble, pensant avoir porté au maquis un coup violent qui leur donnera quelques semaines de répit.

Un parachutage a justement été annoncé pour cette même nuit par la B. B. C. Les derniers camions ennemis viennent à peine de disparaître que se fait entendre le bruit caractéristique des avions.

Dans l'obscurité, les lueurs des maisons en flammes doivent apparaître aux observateurs des appareils comme de gigantesques feux de signalisation. Le parachutage est réalisé avec une précision qui aura, sans doute, rarement été égalée. Le capitaine Thivollet, ne se départant pas de son calme, ordonne aussitôt à ses équipes de ramassage de partir avec les camions disponibles. Et le matériel est récolté sur-le-champ.

Cette journée si mal commencée se termine pour nos maquisards dans l'espoir et l'enthousiasme que donne cet apport nouveau d'armes et de munitions tombées du ciel.

Après l'alerte, qui tout de même a été chaude, les camps du sud, comme ceux du nord, tâchent de se faire oublier par l'ennemi. On ignore tout de ses intentions et il faut se méfier de ses nombreux agents de renseignements.

Quelques jours plus lard, l'adjudant-chef Chabal, qui a enfin réussi à se faire mettre en congé par l'Administration des Eaux et Foré s, part pour le Vercors, à la recherche du capitaine Thivollet. Il le trouve aux environs de La Chapelle et se met à ses ordres. Il rassemble autour de lui les quelques chasseurs qui l'ont précédé et il me fait demander de battre le rappel afin de pouvoir rapidement organiser comme il faut, le camp du 6e B. C. A.

Les chasseurs Pradères, Grados, Cornier, les caporaux Romier, Drevet, Marillier, répondent les premiers à l'appel. Ils sont bientôt suivis par les caporaux Béjot, Sedan, Garand, les chasseurs Gaston, Cornu, Rambaudi qui emmènent avec eux de jeunes camarades, n'ayant jamais été militaires, Gareet et Carcenac. Et d'autres suivent peu à peu. Il y a d'abord un groupe Chasseurs, puis ensuite une section de Chasseurs. Ils ont revêtu leurs tenues bleues et portent fièrement l'écusson du 6e B.C.A. avec l'hirondelle, insigne du bataillon, et la fourragère rouge. Le capitaine Thivollet apprécie ce nouveau camp qui, tant par sa tenue que par son enthousiasme et son esprit de discipline, mérite d'être classé parmi les meilleurs du Vercors. Il le désigne pour la garde de son P. C.

On a cependant eu raison de se méfier d'un retour de l'ennemi, qui n'est, hélas pas seulement l'Allemand, mais aussi la Milice, de triste mémoire.

En avril, celle-ci, ayant à sa tête d'Agostini, monte sur le plateau avec d'assez gros effectifs et s'installe confortablement à La Chapelle et à Vassieux. Elle mène une opération de répression contre le terrorisme, procédant à des arrestations suivies d'interrogatoires, qu'elle accompagne de tortures inimaginables et d'exécutions sommaires, telle celle, à Vassieux, du lieutenant Doucin, ancien Saint-Cyrien et ancien officier du 159e R.I.A. Des maisons sont incendiées, d'autres pillées. Des jeunes gens considérés comme suspects sont livrés aux Allemands qui les déportent à Buchenwald ou à Dachau.

Le curé de Vassieux, l'abbé Gagnol, n'hésite pas à dire, du haut de la chaire, combien il juge sévèrement la conduite de ceux qui se prétendent les défenseurs de l'ordre.

Quelques engagements ont lieu entre maquisards et miliciens. Mais en principe la consigne est d'éviter le combat et d'attendre dans les bois que le calme soit revenu, afin de conserver des forces intactes pour l'avenir.

Les miliciens se retirent, persuadés que la question du Vercors est définitivement réglée. Ils méritent certainement les compliments de leurs maîtres nazis.

La population les a jugés à leur véritable valeur et nos paysans, qui n'étaient pas encore tous partisans des maquisards, leur accordent dorénavant, en ,gens sensés, toute leur sympathie.

C'est à la ferme du Rimet, au P. C. du capitaine Thivollet, au-dessus de Saint-Jean-en-Royans, qu'un des premiers jours de mai, je retrouve mes chasseurs. Je suis venu à bicyclette, depuis Saint-Quentin-sur-Isère où je reste en liaison avec eux et avec Grenoble, préparant la mise sur pied d'autres éléments.

A Saint-Jean-en-Royans, le chasseur Grados m'attend. Nous faisons ensemble le chemin qui, en une heure et quart, nous amène au but de mon expédition.

Par un temps magnifique je passe la journée au milieu de cette jeunesse ardente qui attend avec impatience le débarquement allié, signal des prochains combats. L'adjudant-chef Chabal a alors une vingtaine , de chasseurs sous ses ordres. Je lui remets une flamme de clairon à l'écusson du 6e B.C.A. qui devient dès lors le fanion de son unité. Chasseurs et cuirassiers du capitaine Thivollet s'entendent comme des frères.

Je redescends en compagnie du sergent-chef Yvan, l'adjoint de l'adjudant-chef Chabal, qui me raconte comment il a été délivré avec une dizaine de ses camarades, quelque temps auparavant, à Lyon, alors qu'on le transportait en camionnette au fort Montluc pour être sans doute fusillé. Une voiture amie s'est lancée devant la camionnette, la forçant à s'arrêter dans une rue étroite ; des hommes ont surgi qui se sont précipités sur les Allemands et les ont abattus en quelques secondes. Puis elle disparut. Les Français délivrés ne surent jamais à qui ils devaient leur salut. Telle était la camaraderie de la Résistance !

Je reprends ma bicyclette, laissée dans un garage, et je rentre à Saint-Quentin, plein de confiance.

Je me rends à Grenoble la semaine suivante pour ma liaison hebdomadaire et là j'apprends avec stupéfaction que le commandant de Reyniès a disparu depuis le 6 mai. Aucune explication ne peut être donnée et son entourage se trouve dans la plus grande inquiétude. Nous saurons plus tard ce qui s'est passé.

Trahi par un mauvais Français, il a été arrêté par la Gestapo, alors qu'il circulait seul dans la ville, entre deux missions. Emmené immédiatement au local de la sinistre police nazie, il y a subi un interrogatoire de plus de cinq heures. Il s'est naturellement refusé à révéler quoi que ce soit de son action et de son organisation. Mis en cellule, il a été ensuite enlevé en automobile. Dieu seul sait quel fut son sort. Jamais depuis on n'a rien su de lui. Il a disparu avec son secret, laissant à la France deux familles, sa famille militaire : un bataillon magnifique qui devait continuer dans le Vercors la plus pure tradition " Chasseurs ", et sa propre famille : une femme et huit enfants.

Dénoncé en même temps que lui, je dois certainement à son courage et à son sacrifice de ne pas avoir été inquiété.

À Saint-Quentin, je continue à recevoir de nombreux visiteurs, et à me tenir en contact avec les habitants de la ferme du Rimet. Un de mes anciens chasseurs, Robert Pitoulard, venu de Besançon me rejoindre, me sert d'agent de liaison.

Le mois de mai dans le Vercors est très calme. Nos maquisards poursuivent leur instruction, attentifs à tous les communiqués de la B. B. C. Certains commencent à s'impatienter et à ne plus croire au débarquement. Ils parlent de rentrer chez eux, si rien ne se passe d'ici peu.

Leurs chefs remontent leur moral et les persuadent que ce n'est plus qu'une question de quelques jours.

Le commandant de Reyniès m'avait dit souvent que le débarquement serait pour le mois de juin. Les événements devaient confirmer ses prévisions.

C'est dans le courant du mois de mai que M. Clément part en mission à Alger. Il devait s'embarquer à bord d'un sous-marin près de Saint-Tropez, mais la filière dans laquelle il a été introduit ne réussit pas à tromper la surveillance des patrouilles allemandes et, après plusieurs essais infructueux, il doit rebrousser chemin, sans avoir pu atteindre la plage où l'attend le mystérieux submersible. Il se rabat sur l'avion, moyen plus sûr et qui fut employé pour de nombreuses liaisons clandestines.

Il revient par la même voit quelques jours plus tard et est déposé sur un terrain de circonstance, quelque part en France. Il avait demandé à être parachuté dans le Vercors, malgré ses cinquante ans passés, mais son audace n'avait pas trouvé d'écho chez les techniciens et l'autorisation lui en avait été refusée. À Alger, l'ordre écrit lui a été remis d'appliquer le plan du général Vidal. L'ordre d'exécution en sera transmis le moment venu par la B. B. C. Dès son retour, il met au courant chefs civils et chefs militaires. Et les derniers préparatifs d'organisation et de mobilisation sont mis au point.

Jusque-là, les effectifs des maquis du Vercors avaient été très réduits. Il n'était pas possible en effet d'y entretenir un personnel nombreux avant les opérations décisives. Les moyens financiers et les possibilités en ravitaillement ne le permettaient pas. De plus, il eût été dangereux d'attirer trop longtemps à l'avance l'attention de l'ennemi. C'est pour cela que beaucoup d'entre nous avaient reçu cornue instructions d'attendre chez eux l'ordre d'appel.

Le colonel Bayard, pressentant toute l'importance que le Vercors aura dans la lutte régionale, cherche un chef militaire expérimenté pour prendre le commandement des nombreux éléments qui vont s'y concentrer. Il le trouve en la personne du commandant Hervieux.

Celui-ci était un officier de cavalerie de très grande valeur. Âgé de trente-neuf ans, il avait déjà derrière lui une brillante carrière militaire. Il s'était illustré sur les théâtres d'opérations marocains où il avait mérité très jeune la croix de la Légion d'honneur et plusieurs citations élogieuses. En 1940, il avait pris part à de nombreux combats dans une unité qui s'était trouvée toujours à l'avant-garde et il avait obtenu de nouvelles citations. Doué d'une intelligence supérieure, d'un tempérament de feu, d'un rayonnement extraordinaire, nul n'était plus qualifié que lui pour endosser une telle responsabilité.

Il accepte la mission qui lui est offerte. Dés lors, il parcourt en tous sens le plateau du Vercors afin de connaître ceux qu'il aura à commander et le pays qui sera le théâtre de ses opérations.

Ainsi préparée militairement et civilement pour une grande mission, cette région va connaître bientôt l'une des plus grandes épopées de la Résistance française.

Le mardi 6 juin le débarquement tant attendu se produit enfin sur la côte normande. Des phrases d'alerte ont été passées par la B. B. C. quelques jours auparavant, et l'événement n'est pas une surprise dans nos maquis. Mais cette fois, il est permis de se réjouir complètement. L'idée ne vient à personne que nos alliés puissent échouer dans leur gigantesque entreprise. L'heure de la délivrance a sonné. Le moment est arrivé de se préparer au vrai combat. Tous les coeurs vibrent dans le même enthousiasme.

L'ordre est donné par Alger aux Forces Françaises de passer à l'action. Les noyaux qui tiennent le maquis depuis plusieurs mois serviront de base à la nouvelle organisation des unités. En quelques jours, les effectifs vont se multiplier dans des proportions étonnantes.

Le 8 juin, le colonel Bayard arrive dans le Vercors et y fixe son quartier général qui s'installe à la maison forestière du Rang-des-Pourrets, près de Saint-Agnan, Le Vercors est à peu prés au centre de la Région qu'il commande. De là, il pourra rayonner dans les dix départements qu'il a sous son commandement. Il est en liaison radio permanente avec Alger qui a parachuté plusieurs équipes de spécialistes et il pourra agir en parfaite union avec ceux qui, en Afrique du Nord, tiennent les leviers de commande.

Il donne au commandant Hervieux des précisions sur sa mission et lui confirme que le moment est venu de procéder à la mobilisation de tous les volontaires et de verrouiller le Vercors qui doit être transformé en une immense citadelle.

Forteresse naturelle, dont la muraille a une longueur de plus de deux cents kilomètres, tel apparaît le massif du Vercors quand on examine de près la carte des Alpes françaises, ou bien lorsque, en touriste, on utilise la route qui relie Grenoble à Valence, en suivant la vallée de la basse Isère ou celle qui relie la même ville à la côte d'Azur par le col de Lus-la-Croix-Haute.

Géographiquement, c'est un haut plateau situé entre les Préalpes du Nord et les Préalpes du Sud, dont l'altitude moyenne oscille entre 900 et 1009 mètres, plateau dominé lui -môme par des crêtes dont la plus élevée, celle du Grand-Veymont, culmine à plus de 2 300 mètres. Il est nettement isolé des régions environnantes par les vallées du Drac, de l'Isère, de la Drôme et du Rhône et il constitue en lui-même un ensemble qui possède les caractères physiques, économiques et culturels d'une petite province, quoiqu'il soit à cheval sur deux départements, celui de l'Isère et celui de la Drôme.

Les parois presque verticales qui, en bien des endroits, marquent son tracé extérieur, lui donnent cet aspect très particulier de bastion. Pour pénétrer à l'intérieur de cette forteresse, il faut forcément emprunter l'une des sept routes gui, avec leurs virages accidentés et leurs lacets en épingles à cheveux, ont été en partie creusées dans le flanc même de la paroi parfois percée de tunnels. Telles sont la route de Saint-Nizier, la route du Villard-de-Lans par les gorges et le tunnel d'Engins, la route de Saint-Gervais à Rencurel, la route des gorges de la Bourne, la route des Goulets, la route de Combe-Laval, la route du col du Rousset avec son long tunnel.

En dehors des routes, il faut, pour accéder au plateau, utiliser des sentiers qui franchissent la , muraille par des pas, tels le Pas de la Clé, le Pas de la Balme, le Pas de la Ville, le Pas des Chattons.

Le plateau est composé de plaines ou de vallées orientées nord-sud : plaine de Lans, vallée d'Autrans-Méaudre ; grand pli central de Rencurel, Saint-Martin, Saint-Agnan , Roussel, plaine de Vassieux, plaine de Lente. Il est coupé par une grande cassure transversale : les gorges de la Bourne, défilé étroit et pittoresque où quelques rares ponts, comme celui de  Valchevrière ou de la Goule Noire, jouent un grand rôle.

Une excellente route le traverse dans toute sa longueur, reliant Saint-Nizier à Die, par Villard-de-Lans, Saint-Martin, La Chapelle, le col du Rousset, avec des ramifications de part et d'autre. Le réseau est très suffisant pour une circulation intérieure normale.

Une dizaine de communes assez riches se partagent ses hauteurs où la population vit essentiellement de l'élevage, de la culture, de l'exploitation des forêts et de l'industrie hôtelière. Un air extrêmement pur attire hivernants et estivants. De nombreuses maisons d'enfants sont installées à Autrans et au Villard-de-Lans, réputés pour leur climat.

Les habitations sont groupées en villages ou en hameaux. Les fermes isolées sont assez rares. Le sol étant très calcaire, il y a peu de sources et certaines maisons ne sont approvisionnées que par l'eau de pluie que recueillent leurs citernes.

Lorsque j'apprends la nouvelle du débarquement allié, je décide de monter dans le Vercors pour y prendre les ordres. Ceux-ci ne peuvent plus m'être donnés par le commandant de Reyniès qui a été, jusqu'à sa disparition, mon chef direct. À bicyclette je me dirige vers la ferme du Rimet. J'y suis accueilli par le survol d'un avion allemand qui tournoie en lâchant quelques rafales.

La maison est entièrement vide. Je vais me renseigner auprès des bergers qui occupent la ferme voisine. Ils me disent que les maquisards sont partis la veille et que j'ai quelques chances de les trouver dans la région de Saint-Martin. Je repars aussitôt.

Après avoir traversé le Royans, je prends la route des Goulets, appuyant de toutes mes forces sur les pédales afin de rattraper le temps perdu par l'important crochet que je viens de faire. Une automobile du maquis me dépasse et s'arrête. Des jeunes gens en surgissent et me demandent qui je suis et où je vais. Quand je leur décline mon identité (la fausse) et quand je me présente comme un camarade du capitaine Thivollet, ils sont rassurés et m'offrent une place dans leur voiture, y chargent également ma bicyclette.

Nous nous arrêtons un moment au refuge des Goulets où vient de s'installer le poste chargé de la surveillance et de la protection de la route. Je comprends alors qu'il y a du nouveau sur le plateau.

Puis nous arrivons à Saint-Martin où mes compagnons m'abandonnent.

À l'hôtel Breyton, je retrouve l'adjudant-chef Chabal et quelques-uns de mes chasseurs. Pendant que je déjeune avec un appétit aiguisé par l'heure tardive et par un long parcours à bicyclette, Chabal me met au courant de la situation dans la région : mise sur pied des hommes et verrouillage de toutes les issues routières. Cela explique la présence du poste que je viens de voir près des Grands-Goulets.

L'après-midi, je me présente au commandant Hervieux qui donne ses premiers ordres sur la place du village où commence à régner une certaine effervescence.

Il recommande à tous le calme. Il n'admet pas l'indiscipline et exige que le maquis soit aussi honnête qu'une véritable armée. Son éducation et ses vingt ans de carrière d'officier ont forgé en lui un sentiment de l'honneur et de la droiture qui lui interdit tout procédé irrégulier.

Dès notre premier contact, je suis conquis par son regard ardent, par son enthousiasme, par sa foi dans ta cause que nous défendons, par la noblesse de son allure élégante et simple. Je reconnais en lui le jeune lieutenant des Affaires Indigènes que j'ai rencontré onze ans plus tôt dans le bled marocain, pendant les opérations sur le haut Atlas.

Il me donne ses instructions qui sont de le rejoindre définitivement le plus tôt possible et d'envoyer aux anciens du 6e B.C.A, résidant à Grenoble l'ordre de monter dans le Vercors. Ceux qui habitent la campagne seront convoqués un peu plus tard. Et il me confie son intention de me prendre comme chef d'État-Major. J'aurais de beaucoup préféré rester avec mes chasseurs, en former une compagnie, puis un bataillon lorsque les renforts seraient arrivés en nombre suffisant. J'avais promis au commandant de Reyniès de lui rassembler son futur 6e et j'aurais voulu le lui offrir en signe d'admiration et de reconnaissance. Puisqu'il avait disparu en accomplissant sa tâche périlleuse, j'aurais essayé de le remplacer de mon mieux. Mais le commandant Hervieux me fait remarquer que les chasseurs sont encore peu nombreux.

L'adjudant chef Chabal, dont il a déjà apprécié les qualités, suffira, jusqu'à nouvel ordre, pour les commander. Je serai plus utile au poste qu'il me désigne. Plus tard, il me rendra à mes chasseurs. À mon grand regret, cette promesse ne put jamais se réaliser.

Je le quitte, heureux d'être fixé sur mon devoir, et après avoir rendu visite au camp v Chasseurs» qui s'installe au hameau de La Rivière, entre Saint-Martin et Saint-Agnan, je prends le chemin du retour.

À la tombée de la nuit, j'arrive à Saint-Quentin. fourbu par celle randonnée à bicyclette, mais satisfait de ma journée.

Lorsque ma femme m'aperçoit, elle devine que je vais bientôt repartir. Je n'ai qu'a le lui confirmer. En épouse d'officier, elle accepte sans se plaindre l'annonce de cette séparation qui sera grosse de risques pour elle comme pour moi. Elle connaît tous les dangers que comporte le fait d'être la femme d'un officier maquisard, niais elle en éprouve aussi toute la fierté.

Je fais mes préparatifs, je mets en ordre mes affaires privées, j'envoie à Grenoble l'ordre écrit aux anciens de mon bataillon de se mettre en route et je fixe mon départ au mardi 13 juin.

En même temps, toutes les unités formées en secret par le Comité de Combat du Vercors reçoivent l'ordre de se rassembler en des points du plateau fixés à l'avance.

Dés le 9 juin, les premiers éléments commencent à affluer de Grenoble, de Romans, du Royans, du Vercors même.

Cinq compagnies civiles ont été constituées.

La compagnie Brisac, composée de Grenoblois, se groupe à Saint-Nizier. La compagnie Fayard, recrutée dans le Royans, occupe la forêt de Lente. La compagnie Philippe, où sont réunies des trentaines formées dans le Vercors, met en état de défense la forêt des Coulmes. La compagnie Abel, composée de Romanais, se réunit à la Balme de Rencurel. La compagnie Goderville, où sont fondus les anciens groupes francs des communes du plateau, prend le chemin de Saint-Nizier.

En même temps, nombre d'isolés entrent dans les camps des capitaines Thivollet et Durieu.

En quelques jours, les effectifs passent de 500 à près de 3 000. Jusqu'au 20 juillet, l'afflux de volontaires se poursuivra sans interruption et le jour de la grande bataille nous serons entre 4 000 et 5 000 combattants dans la forteresse assiégée.

Tous ces hommes qui répondent à l'appel du général de Gaulle ont tout quitté : leurs femmes, leurs enfants, leurs ateliers, leurs champs, leurs commerces, leurs bureaux. Ils préfèrent le risque à la petite vie calme et tranquille qu'ils menaient chez eux. Car ils placent avant tout l'intérêt supérieur de la patrie. Beaucoup ne reviendront jamais, ils le savent, mais ils savent aussi que leur sacrifice est nécessaire. Depuis quatre ans, lu France vit sous le joug d'un ennemi qui lui arrache une à une toutes ses libertés. Des milliers de patriotes ont déjà payé de leur vie le fait d'avoir osé tenir tête à ses oppresseurs. Des milliers d'autres ont été déportés et mènent au loin, sur une terre hostile, une existence de bagnards. Plus d'un million de nos combattants malheureux de 1940 sont encore derrière les barbelés. Ceux qui restent vont-ils se contenter d'attendre, sans bouger, l'heure de la délivrance Vont-ils remettre le sort de leur patrie aux seuls soldats des armées alliées sur lesquels ils comptent évidemment et sans lesquels aucune espérance ne serait permise ? Cette solution simpliste serait vraiment trop commode. Un pays qui ne devrait son salut qu'a un étranger, même ami, risquerait d'en supporter longtemps les conséquences. Sa liberté, la France doit la reconquérir elle-même. Son salut, elle doit le mériter. Ses fautes passées, elle doit les racheter au prix de son propre sang. L'Histoire de France, depuis des siècles, s'est écrite dans le sang.

Forces Françaises de l'intérieur, Forces Françaises Libres, Armée d'Afrique, toutes trois unies par le même amour et par le même idéal vont se lancer dans le combat libérateur.

Armée régulière dotée de moyens ultra-modernes et armée clandestine sans matériel, sans équipements, sans uniformes, lutteront chacune de son côté avant de se retrouver sur les mêmes champs de bataille.

Rarement dans son histoire, la France s'est sentie aussi unie. Jamais une telle soif de liberté ne l'a remuée avec une telle violence. Pour bouter hors du territoire national cet ennemi qui le souille, l'Empire français tout entier s'est soulevé, depuis la colonie la plus lointaine jusqu'au plus petit village de la Métropole.

Et c'est le cœur brûlant d'enthousiasme que, sur les routes du Vercors, des centaines de Français de tous âges, de toutes professions, de toutes opinions, se pressent vers ces sommets sur lesquels ils vont combattre pour reconquérir leur pays et leur liberté.

À peine arrivés, ils s'incorporent à leurs unités, ils s'organisent, ils s'installent sous la conduite de chefs souvent inexpérimentés, mais ardents et intrépides.

Ces chefs, ce sont d'anciens officiers ou gradés de l'armée active ou de la réserve, ou tout simplement des hommes qui se sentent le goût du commandement.

Des armes, des munitions, il n'y en a guère. Quelques dépôts ont pu être constitués. Mais la plupart de ces combattants nouvellement arrivés devront attendre les prochains parachutages. Peu importe : là-bas, en Afrique, ou en Angleterre, on pense à nous. Et bientôt nous ne manquerons plus de rien.

Tels sont les sentiments et les espoirs qui animent ces éléments hétérogènes avec lesquels le commandement local va mettre en état de défense les frontières du plateau, en attendant de pouvoir passer à l'attaque. D'ailleurs, comme nous l'avons vu, la topographie du pays constitue en elle-même une défense naturelle. Ce n'est pas un pur hasard si le Vercors a été choisi et désigné comme tète de pont intérieure et devient citadelle de la Résistance.

Il est admis que tant que les Allemands n'attaqueront pas avec plus de 20 000 hommes, tous leurs assauts seront repoussés. Et l'on espère que le débarquement allié en Méditerranée aura lieu avant que nos ennemis aient pu consacrer au Vercors de tels effectifs. L'avenir devait, hélas, en décider autrement.

A Saint-Nizier, à Vassieux, en passant par les Coulmes, par la Goule Noire, par les Goulets, par le col du Rousset, les issues sont fermées et les itinéraires d'accès surveillés.

Les P. C. s'organisent, et le ravitaillement fonctionne. La bonne volonté est générale. Les habitants font cause commune avec leurs défenseurs.

Le temps est magnifique, en ce mois de juin. Le ciel est d'un bleu resplendissant. Il fait délicieusement bon à 1 000 mètres d'altitude. Et surtout, là-haut, sur ces sommets verdoyants, on se sent libre.

CHAPITRE III

LES COMBATS DE SAINT-NIZIER
(13-15 juin 1944)

Le mardi 13 juin, à 6 heures du matin, après avoir embrassé une dernière fois ma femme et mes deux enfants, j'enfourche ma bicyclette sur laquelle est fixé mon sac de campagne. J'ai revêtu un pantalon et une Chemise bleue, un béret alpin, et j'ai pris de bonnes chaussures de marche. Mais pour conserver, en cas de rencontre avec des indiscrets, un air innocent, j'ai mis ma veste civile. Dans mon sac, il n'y a rien de compromettant, je peux à la rigueur passer pour un touriste.

Dans l'air pur de cette matinée printanière, sous un ciel sans nuage, je file sur la route qui longe la rive gauche de l'Isère, en direction de Pont-en-Royans.

Ma pensée est déjà là-haut, dans ce Vercors où règne un branle-bas de combat. Je crains d'arriver en retard et à mesure que j'approche du but mon inquiétude grandit. Je traverse les villages de Saint-Gervais, de Cognin, d'Iseron, de Saint-Romans. La route est déserte et je ne rencontre pas le car Glénat qui n déjà pris la direction de la " dissidence ".

Après Pont-en-Royans, encore abrité du soleil par les énormes parois rocheuses qui l'encadrent, je suis la route des Goulets et j'atteins le poste du Refuge. Je me fais reconnaître et je suis tout heureux de nie retrouver sur une terre libre. Le poste est commandé par le maréchal-des-logis Gaston.

À 9 heures, j'arrive au hameau de La Rivière où m'attendent mes chasseurs. Ils vaquent à leurs occupations matinales dans la plus parfaite quiétude. Je m'aperçois avec satisfaction que je ne suis pas en retard au rendez-vous.

La Rivière est un de ces nombreux petits hameaux que l'on rencontre dans le Vercors, à l'écart des villages. Il est composé de quelques fermes habitées par des paysans dont la principale fortune consiste en de belles vaches laitières à la robe baie, ainsi que d'une école et d'un chalet appartenant à des gens de la ville. Adossé aux pentes boisées, il est entouré de prairies et traversé par une route empierrée qui s'élève en lacets jusqu'à l'orée de la forêt et qui est reliée à la route d'intérêt général allant de Saint-Martin à Saint-Agnan.

Mes chasseurs, dont l'effectif atteint maintenant deux sections, cantonnent dans deux fermes. Ils sont en excellents fermes avec leurs propriétaires qui leur fournissent lait, beurre et fromage.

Dans le chalet, très coquet et très confortable, le capitaine Thivollet, qui, depuis la prise de commandement du chef d'escadrons Hervieux, est devenu le commandant de la zone Sud, a installé son P. C.

Après avoir pris un bol de lait, tout en me faisant raconter par quelques-uns de mes maquisards les événements de ces derniers jours, je me dirige sur le P.C. du capitaine Thivollet.

Il part justement pour celui du colonel Bayard. Le bruit commence à courir que les Allemands, depuis l'aube, attaquent à Saint-Nizier. Il veut en avoir la confirmation el prendre des ordres. Il m'offre une place dans sa voiture et nous filons à toute allure sur Saint-Agnan.

Le P. C. du Rang-des-Pourrets se trouve dans un nid d'aigle, au flanc de la montagne, au-dessus du hameau des Brunets. On y accède par une route forestière raide et étroite.

Nous y trouvons le colonel Bayard entouré de son État-Major. Je reconnais immédiatement en lui le chef calme et décidé dont on m'a parlé.

Officier de cavalerie, lui aussi, il s'est lancé dans la Résistance active aussitôt après la démobilisation de l'Armée en 1942. Il était alors à l'État-Major de la XIVe Région à Lyon. Bien qu'il ait sept enfants, il n'a pas hésité à s'engager dans une lutte clandestine qu'il considère comme sacrée, et son fils aîné Jacques, âgé de 17 ans, élève au Prytanée et candidat à Saint-Cyr, l'a suivi dans le Vercors. C'est un homme énergique, au visage ascétique, volontaire, mais en même temps aimable et accueillant. Il est vêtu d'une simple windjack, sur laquelle il porte ses galons apparents, et d'une culotte de cheval mastic. On sent que son esprit est tout entier concentré sur l'immensité de sa tâche. Il commande, en effet, dix départements de ce territoire occupé par l'ennemi.

Il est secondé par toute une équipe qui lui est totalement dévouée. Ses principaux adjoints sont le capitaine Lemoine et le commandant Georges.

Le capitaine Lemoine n'est autre que Dom Guétet, un bénédictin quia renoncé momentanément au cloître pour entraîner ses frères à la Résistance. D'une intelligence aiguë, d'un dynamisme étonnant, il rappelle un peu ces moines guerriers du Moyen Age accompagnant leurs seigneurs dans les croisades.

Le commandant Jouneau, dit " Georges ", est un officier de réserve du Train des équipages, excellent technicien automobile. Il est spécialement chargé de toutes les questions que traite un 4e Bureau dans un État-Major : circulation, transports, ravitaillement, entretien du matériel.

Il a déjà réussi de nombreux coups de main qui lui ont permis d'obtenir des véhicules, des accessoires et pièces de rechange diverses, des pneumatiques et du carburant. C'est un sportif ; il a le goût du risque et il aime à se dépenser.

À côté de ces deux officiers qui jouent un rôle de premier plan, il y a le lieutenant Jacques, rescapé de l'affaire de Saint-Julien, le lieutenant Hubert, qui dirige les équipes de liaison composées de jeunes gens appelés à circuler dans toute la région et spécialement entre le P. C. et Lyon, et le capitaine Bob, chef des équipes radio, jeune officier parachuté d'Afrique du Nord.

De plus, un poste de gendarmerie est chargé de la défense du P. C. ; il est composé de gendarmes en uniforme qui ont quitté leurs brigades pour prendre le maquis.

Le colonel Bayard nous confirme la nouvelle de l'attaque allemande à Saint-Nizier ; mais les renseignements que l'on possède sont encore très vagues.

Après un repas frugal et rapide, nous repartons en direction de La Rivière dans l'espoir de retrouver le commandant Hervieux qui est annoncé, revenant de la ligne de combat. Le colonel Bayard, accompagné du capitaine Lemoine, nous suit de près.

Et nous sommes bientôt tous regroupés sur la route de Saint-Agnan à Saint-Martin. Le commandant Hervieux arrive à motocyclette. Il nous raconte les événements qui se sont déroulés à Saint-Nizier depuis le matin.

Vers 9 h 30, nos avant-postes situés vers les Guillets et disposés tout le long de la grande crête qui, du Moucherotte au plateau de Sornin, domine la plaine et la ville de Grenoble, signalaient l'apparition de fantassins allemands qui essayaient de s'infiltrer, venant de la Tour-sans-Venin. Les premiers coups de feu avaient éclaté de part et d'autre. Nos hommes étaient demeurés calmes, comme à l'exercice. Ils tiraient peu, car les munitions étaient rares, mais avec adresse. On reconnaissait là le caractère posé du Dauphinois.

Le capitaine Durieu dirigeait le combat. Après avoir évalué les effectifs de l'assaillant, qui ne semblaient pas dépasser ceux d'un bataillon d'infanterie, il avait rendu compte à son chef, le commandant Hervieux. Les liaisons téléphoniques fonctionnaient bien. Tout un réseau intérieur avait été greffé sur le réseau des P.T.T., coupé de l'extérieur.

Le commandant Hervieux était arrivé sur sa motocyclette et avait rapidement examiné la situation, Celle-ci était sérieuse. Nos maquisards, pour beaucoup, recevaient le baptême du feu et un grand nombre d'entre eux, qui avaient rejoint les jours précédents, risquaient de ne pouvoir tenir longtemps si la pression ennemie se faisait soudain plus violente. À la guerre, la bonne volonté et l'enthousiasme ne suffisent pas, la science du combattant ne s'improvise pas. Instruction et entraînement sont nécessaires pour faire de bons soldats, et plus encore une bonne troupe. Beaucoup de volontaires n'avaient jamais fait de service militaire et n'avaient jamais tiré un coup de fusil de leur existence.

Mais leur ténacité, qui était générale, permettait d'espérer qu'avec l'arrivée de quelques renforts la position tiendrait. En tout cas, jusqu'à présent, elle n'avait été entamée nulle part.

La section " Chasseurs " de Chabal venait d'être alertée à La Rivière et un car avait été commandé pour la prendre à son cantonnement et la transporter le plus rapidement possible à Saint-Nizier.

Le commandant Hervieux me précise le rôle que je vais avoir à tenir comme chef d'État-Major et dès cet instant je reçois les premiers ordres. Décidément je ne suis pas arrivé trop tard, mais il s'en est fallu de peu. J'ai la chance d'entrer immédiatement dans la bataille.

Tandis que nous tenons conseil à deux pas du carrefour des routes de Saint-Agnan, de Saint-Nizier et des Barraques, nous voyons déboucher, venant des Goulets, un convoi de camions. Ces véhicules lourdement chargés arrivent en droite ligne du camp de Chambaran où les hommes du capitaine Thivollet, commandés par le sous-lieutenant Fressinat viennent d'effectuer un coup de main magnifique. Ils rapportent tout un matériel et notamment trois canons de 35 mm avec leurs munitions. Nos maquisards ne manquent ni d'audace, ni même de témérité, pour avoir osé parcourir, avec de tels impedimenta, plus de cent kilomètres dans la plaine où ils risquaient de rencontrer l'ennemi à chaque tournant de la route. Ces canons arrivent à point. Mais sont-ils en état de tirer, et y a-t-il un personnel capable de les utiliser ? On trouve un sous-officier qui a servi dans une unité anti-chars et quelques hommes débrouillards. Une équipe est formée sur-le-champ. On choisit le meilleur des trois canons, les deux autres n'étant pas immédiatement utilisables.

Les hommes de l'équipe descendent le canon du camion qui le transportait et le poussent un peu plus loin sur la route.

Après une rapide reconnaissance, une petite combe est déclarée champ de tir et l'équipe commence son entraînement. Le canon fonctionne et les hommes en ont compris la manoeuvre. Il pourra être emmené à Saint-Nizier pour y faire du bon travail.

Les chasseurs passent dans leur car. Ils chantent h pleins poumons. C'est plus que de l'enthousiasme, c'est du délire. Ils l'attendaient, depuis si longtemps, ce. jour où ils pourraient se battre ! Ils vont enfin voir de près ces boches qu'ils haïssent, et ils leur feront comprendre, s'ils ne le savent pas encore, ce que valent les chasseurs alpins. Je les vois s'éloigner avec une émotion poignante. N'est-ce pas moi qui les ai fait venir ici ! Et dans une heure ils livreront leur premier combat.

Nous parlons à notre tour, peu de temps après. Le colonel Bayard me fait monter dans sa voiture. Le commandant Hervieux nous précède sur sa motocyclette. Après avoir longé les gorges de la Bourse et franchi la plaine de Lans, nous arrivons à Saint-Nizier.

Nous descendons de voiture à la sortie du village. D'un point dominant la route, nous embrassons d'un seul coup d'oeil tout l'ensemble de la bataille.

Un peu sur notre gauche, nous pouvons apercevoir des éléments ennemis qui avancent. Leur attaque est vite stoppée par le tir des armes automatiques de nos maquisards.

Plusieurs morts de chez nous jalonnent déjà le terrain, parmi lesquels le lieutenant Armand r, mais les Allemands ont plus de pertes que nous.

Mes chasseurs occupent un piton au tournant des Guillets. Ils ont reçu sans broncher le baptême du feu, et ils sont bien décidés à ne pas perdre un pouce du terrain qui leur a été confié.

L'un d'eux, Gaston, est étendu parmi les coquelicots. C'était un beau garçon, enfant de l'assistance publique, un ancien muletier de ma compagnie qui, le matin même, m'avait joyeusement accueilli au cantonnement de La Rivière. Tireur au fusil-mitrailleur, il a reçu une balle en pleine poitrine, en se portant à la crête que devait occuper sa section. Il s'est effondré la face en avant, sans une parole. Ses camarades ont pris son arme, bien décidés à le venger.

Je vais les rejoindre sur leur position et je reste un moment auprès d'eux. Ils sont heureux que, par leur présence à ce poste de combat, le 6e B.C.A., dont ils portent l'écusson, aie repris la lutte, le fanion bleu jonquille flottant au milieu de leur petite unité. Se battre à Saint-Nizier, un endroit bien connu des chasseurs du 6e qui y venaient autrefois s'entraîner au ski, en vue de Grenoble que l'on avait traversé souvent en défilant au son de la fanfare, quelle belle revanche après les humiliations des mois d'occupation où les uniformes bleus avaient dû céder la place, dans les rues de la capitale dauphinoise, aux tenues feldgrau et aux bottes noires !

Auprès des chasseurs, se trouve la section commandée par le lieutenant Lescot. Cet officier, secondé par le maréchal-des-logis Itier, se bat depuis le matin. Tous deux ont tiré au bazooka et sentent la poudre.

Le lieutenant Lescot est le gendre de son commandant de compagnie, le capitaine Goderville.

En traversant le hameau des Gaillets, je fais la connaissance du célèbre écrivain. Il est calme et a confiance en l'issue favorable du combat. L'un des piliers de l'organisation du Vercors, il a tenu à prendre le commandement d'une unité et à s'exposer autant que les hommes qu'il a encouragés à la Résistance. Son âge et son talent lui auraient permis de se rendre utile à un poste moins dangereux. Il ne ]'a pas voulu. Abandonnant ses occupations littéraires, il s'est lancé dans l'action. D'un patriotisme raisonné et profond, il vit son idéal d'homme et de Français.

À peine ai-je quitté mes chasseurs pour rejoindre le P.C. du capitaine Durieu où je dois recevoir des instructions du commandant Hervieux, que deux (l'entre eux tombent mortellement frappés, le caporal-chef Rornier et le caporal Garand, tandis qu'un troisième, Rambaudi, est blessé par un éclat de grenade en voulant porter secours à l'un de ses camarades.

Partout l'ennemi est contenu. Et lorsque le soleil se couche, il se replie sur Grenoble en emportant soixante morts.

La pièce de 25 du sous-lieutenant Fressinat arrive quelques minutes trop tard. Ce jeune officier, qui devait être tué au alois d'août au moment de l'attaque sur Romans, fait tirer quelques coups sur les autocars qui disparaissent derrière la Tour-sans-Venin, emmenant un ennemi battu.

Car cette première journée de combat est une victoire pour nos armes. Quoique plus nombreux et mieux armés que nous, les Allemands n'ont pas entamé notre ligne des avant-postes.

Mais avant de partir ils ont laissé entendre à quelques habitants qu'ils reviendraient et que cette fois les " terroristes " comprendraient à qui ils auraient affaire.

Le commandant Hervieux me demande de rester à la disposition du capitaine Durieu.

Le capitaine Durieu, qui commande la zone Nord, est un jeune officier d'infanterie. Ancien Saint-Cyrien, ancien chef de section d'éclaireurs-skieurs, il a reçu la Croix de la Légion d'honneur pour ses actions d'éclat sur le front des Alpes en 19401. Lieutenant au 159e R.L.A. à Grenoble, il a été l'un des pionniers du Vercors où, depuis dix-huit mois, il vit au milieu des maquisards. Savoyard, il en a les qualités de courage et de calme. Il connaît admirablement la région, et encore mieux ses hommes ; profondément humain, il se plaît à leur contact et lorsqu'il sait que je suis là pour le seconder, il en profite pour aller faire la tournée de ses unités en ligne.

Non seulement la position sera maintenue, mais elle sera renforcée en vue d'une nouvelle attaque, et chacun doit recevoir ses consignes.

La nuit est belle, les étoiles brillent. Un parachutage nous a été annoncé par Alger ; les phrases rituelles ont été passées par la B. B. C. Nous nous en réjouissons car nous avons un besoin pressant d'armes et de munitions pour pouvoir résister à un assaut imminent.

À nos pieds Grenoble, où nombre des nôtres ont leurs familles, dort paisiblement. Vers deux heures du matin, le mugissement bien connu des sirènes se fait entendre. Ça y est, voilà les avions sauveurs. Un bruit de moteurs dans le lointain, puis le silence. Un nouveau hurlement de sirènes. C'est la fin de l'alerte. Les alliés nous auraient-ils oubliés ? Il n'en est rien, heureusement ! Une heure plus tard, nouvelle alerte à Grenoble. Et cette fois nous entendons le bruit caractéristique des avions parachuteurs qui passent et repassent au-dessus du Vercors.

Huit avions ont lâché leurs containers avec un chargement plus précieux pour nous que de l'or.

Les équipes de ramassage sont en place aux environs de Méandre où M. Clément, qui prête aux militaires l'appui total de la Résistance civile, les a dirigées. Et elles se mettent aussitôt au travail.

Aux premières heures de la matinée, des camions apportent au village de Saint-Nizier les précieux armements qui sont immédiatement dégraissés, montés et répartis entre les unités en ligne.

Celles-ci ont été soit relevées, soit renforcées. Le ravitaillement en vivres est assuré par des cuisines qui fonctionnent sans relâche près de la mairie. Nos morts sont ramassés et transportés au Foyer Municipal où ils sont pieusement déposés.

Toute la journée, on s'organise sur les positions, entre les gorges d'Engins, les Guillets et le Moucherotte, tandis que partout ailleurs sur le plateau du Vercors la défense s'améliore.

Le parachutage de cette nuit, arrivé à propos, donne confiance et semble réduire la distance qui nous sépare de nos amis d'Afrique du Nord. Nous sommes, eux et nous, bien engagés dans la même guerre. Puisqu'ils ne manquent certainement de rien, ils vont nous expédier par la voie des airs tout ce dont nous avons besoin. Telles sont les réflexions de ceux qui ont tout quitté pour prendre le maquis et qui espèrent ne pas demeurer des semaines entières dans l'attente d'un débarquement plus ou moins hypothétique sur les côtes méditerranéennes.

Le commandant Hervieux est revenu à Saint-Nizier après avoir veillé à l'organisation d'ensemble de son dispositif en zone Sud, comme en zone Nord. Il constate que ses ordres ont bien été exécutés et il précise certains points.

Au début de l'après-midi, il m'emmène sur le tansad de sa motocyclette. Nous allons inspecter les unités et leurs P. C. et le soir nous sommes au Quartier Général de Bayard.

Nous apprenons qu'après notre départ les batteries allemandes ont ouvert le feu depuis Grenoble sur le plateau de Saint-Nizier. Il s'agit d'un piquetage d'une quarantaine d'obus qui n'ont d'ailleurs atteint personne. Cette nouvelle ne nous surprend pas. Nous savions, par nos agents de renseignements, qu'un déplacement de plusieurs pièces d'artillerie s'était effectué dans la ville. Cela ne fait plus aucun doute ;

les Allemands vont réattaquer et cette fois de façon massive.

Dans la nuit noire, toujours sur sa moto, le commandant Hervieux repart. Il me laisse aux Pourrets avec la mission de monter son État-Major.

Je fais la connaissance de deux officiers déjà anciens dans le Vercors et qui y tiendront chacun une place importante.

Le capitaine Charles est un ancien Saint-Maixentais. Il a participé aux premières reconnaissances lactiques faites en 1943 sur le massif qu'il connaît bien, puisqu'il a installé sa famille, réfugiée du Nord, dans un village du Royans. Il est désigné comme instructeur en chef de toutes les unités du Vercors qu'il va visiter les unes après les autres et qu'il doit spécialement entraîner au tir.

Le lieutenant Rouysse est un ancien Saint-Cyrien. Il était chef de section au 159e R.L.A. en même temps que le capitaine Durieu avec lequel il s'est lancé dans la lutte clandestine. C'est un Breton d'un dévouement à toute épreuve. Il est actuellement l'adjoint du commandant Hervieux. Il devait être tué au début d'août, au Pont Charvet, en même temps que son ami le capitaine Goderville.

Je me présente ensuite au colonel Joseph. C'est un artilleur, un résistant de la première heure. Il a fait une liaison importante en Afrique du Nord et en Angleterre où il connaît tous les grands chefs. Il a voyagé en sous-marin et en avion et échappé plusieurs fois de justesse à la Gestapo, qui, n'ayant pu le prendre, a arrêté sa femme et lui a fait subir les pires supplices. Il commande toute la région F.F.I. Sud-Est (Régions R.I. et R.II), de la Provence au Jura. Il a décidé de rester quelque temps dans le Vercors où il est arrivé le jour même, suivi de son fidèle Florent.

C'est un homme aimable qui sera pour nous un excellent compagnon autant qu'un chef respecté.

Nous passons la nuit côte à côte dans une pièce de la maison forestière transformée en dortoir d'officiers. Un parachutage annoncé n'a pas lieu.

Au début de la matinée, nous apprenons qu'à cinq heures du matin, les Allemands ont commencé leur seconde attaque sur Saint-Nizier. Comme ils l'ont promis, ils sont revenus cette fois en force et le combat sera très dur.

Très vite, la bataille fait rage et le commandement se rend compte que l'on ne pourra pas tenir bien longtemps.

Nos hommes se battent avec courage : compagnies de Goderville et de Brisac, camps de Durieu, cuirassiers du lieutenant Payot, chasseurs de Chabal rivalisent d'énergie et de bravoure.

Nos positions sont tournées et prises à revers par les armes automatiques. L'ennemi s'infiltre partout. L'ordre de repli est alors donné. Il est dix heures.

Le maréchal-des-logis Itier tombe mortellement frappé après avoir tiré au bazooka des dizaines d'obus. Il se bat jusqu'à son dernier souffle, refusant de se laisser emporter. Au volontaire Beaudoing, du Villard-de-Lans, qui est légèrement blessé à ses côtés, il demande qu'on ne s'occupe pas de lui. Son chien lèche ses plaies ensanglantées.

Les chasseurs du 6e B.C.A. ne veulent pas se replier. Par trois fois, Chabal refuse de reculer. Il veut se battre, et ce n'est qu'au début de l'après-midi, aux trois-quarts encerclé, qu'il se dégage avec sa section, ne laissant par miracle, sur le terrain, que l'un des siens, le caporal-chef Masselot qui l'a rejoint la veille, venant de Grenoble, et lui a demandé de prendre la place d'un de ses camarades tué le 13 juin.

Les Allemands entrent dans Saint-Nizier qu'ils incendient presque totalement. Fermes et hôtels ne sont plus que d'immenses brasiers. Dans leur fureur, les Nazis saisissent les cadavres de nos morts, déposés au Foyer Municipal et déjà enfermés dans leurs cercueils, et les précipitent dans les flammes.

Pendant ce temps, nos éléments se replient au sud des gorges de la Bourne que nous tenons solidement. Et la journée s'achève tristement dans le voisinage d'un village français en flammes.

Nos pertes s'élèvent, pour les trois jours de combats, à 24 tués. Les Allemands en ont eu beaucoup plus.

Lorsqu'au P. C. du colonel Bayard, j'avais su que le combat avait repris à Saint-Nizier, j'avais décidé de rejoindre le commandant Hervieux. Je savais que le commandant Georges avait quelques motocyclettes disponibles. J'en demandai une et je me mis en route.

Impossible de retrouver mon chef. Partout où je passais on me disait qu'il venait de partir. J'allai ainsi ,jusqu'à Villard-de-Lans et jusqu'à Corrençon.

Ceux que je rencontrais me racontaient les événement venant de se dérouler à Saint-Nizier. Et le bruit courait partout que les chasseurs étaient encerclés et qu'on n'avait plus aucune nouvelle d'eux. Certainement ils s'étaient sacrifiés et on ne les verrait plus. Une angoisse terrible m'étreignait, et augmentait d'heure en heure. Cette section disparue, tous mes jeunes compagnons tués avec leur chef, quelle perte ! La reconstitution de mon bataillon que j'entrevoyais depuis deux ans, déjà manquée à Malleval, allait-elle l'être maintenant ici ! Fini le beau rêve. Ceux qui m'affirmaient qu'il ne se réaliserait jamais, que les maquis devaient se former sur des hases entièrement nouvelles, sans essayer de faire revivre des unités anciennes, avaient-ils raison ? Avais-je eu tort de ne jamais vouloir les croire ?

Je repris la route des Brunets, espérant que le commandant Hervieux s'était rendu au P. C., mais il ne s'y trouvait pas encore.

En chemin ma pensée n'avait pas quitté mes chasseurs ; je voulais absolument savoir ce qu'ils étaient devenus. Il n'y avait qu'une solution : me rendre moi-même à Saint-Nizier.

En arrivant aux Pourrets, ma décision est prise. Je prendrai avec moi les quelques chasseurs restés au cantonnement de La Rivière et nous partirons en patrouille. En même temps, nous reconnaîtrons les positions de l'ennemi dont on ne sait pas grand-chose. Je fais part de mon projet au colonel Bayard qui m'autorise à le mettre à exécution. Et je remonte sur ma motocyclette, accompagné du lieutenant Terrot qui, ayant entendu ma conversation avec le colonel, a demandé à me suivre. C'est un tout jeune officier parachuté de Londres en 1943 et spécialiste du sabotage.

À Saint-Martin, nous constituons notre patrouille qui sera composée d'une dizaine de volontaires parmi lesquels tous les chasseurs de la section Chabal qui n'avaient pu, pour une raison quelconque, participer aux combats de Saint-Nizier. Nous nous procurons des armes : mitraillettes et grenades, et je trouve un camion qui nous emmènera le plus loin possible, car la distance à parcourir est d'une cinquantaine de kilomètres.

À ce moment, j'apprends que l'on a des nouvelles de la section. Elle a pu échapper à l'encerclement, et ses pertes sont peu nombreuses. Je respire.

Puisque j'ai promis de rapporter à mes chefs des renseignements sur l'ennemi, je ne change rien à mon projet.

Notre camion démarre dans la nuit, une nuit fraîche comme elles le sont à cette altitude. A la Goule Noire, nous rencontrons un camion arrivant en sens inverse. Nous reconnaissons à l'intérieur les chasseurs de Chabal. Ils sont encore sous l'impression du combat, débordants d'enthousiasme. En quelques mots très brefs, Chabot me fait le récit de la journée au cours de laquelle il a eu la chance de ne perdre qu'un seul des siens. Je le félicite et nous repartons chacun de notre côté.

M. Clément, que je rencontre aussitôt après dans sa voiture, revient de là-bas et me dit que nous pouvons aller jusqu'à Lans avec notre camion.

Après avoir franchi nos avant-postes, nous pénétrons dans le no man's land. Sur le camion mes hommes sont en alerte, prêts à tirer si nous tombons dans une embuscade.

Nous roulons dans les étroites gorges de la Bourne dont les parois abruptes apparaissent toutes blanches à la lumière des phares. Puis nous filons sur Lans après avoir pris soin d'éteindre nos lumières.

Nous nous arrêtons sur la place du village et nous sautons du camion ; sept kilomètres nous séparent encore de Saint-Nizier. Nous nous formons en deux petites colonnes de chaque côté de la route. La marche est longue et monotone. De temps en temps, nous nous arrêtons pour écouter. Une vache abandonnée nous précède. C'est un mon écran protecteur ! Bientôt elle disparaît par un chemin de traverse. Elle a sans doute retrouvé son étable d'où ses maîtres affolés l'avaient chassée au moment de l'avance allemande.

Nous nous approchons, je reconnais les lieux, nous ne sommes plus qu'à 1 500 mètres du village.

Soudain un Halt retentissant traverse le silence de la nuit. À peine avons-nous le temps de nous jeter dans les prés qui bordent la route que les balles claquent à nos oreilles et ricochent sur les cailloux avec des étincelles. Un petit poste allemand nous a entendus approcher et l'alerte est donnée. Inutile d'aller plus loin. Nous avons le renseignement que nous étions venus chercher.

L'ennemi occupe toujours Saint-Nizier. Pour la première fois, il n'a pas appliqué sa tactique habituelle : limiter son action à une opération d'une journée et regagner ensuite sa garnison. Quelles intentions cela cache-t-il ?

Je donne l'ordre de rebrousser chemin. Ce n'est pas facile, car le terrain est accidenté et il ne faut pas faire de bruit. Nous parvenons à sortir de la zone dangereuse et nous nous retrouvons sur la route.

Une heure après, nous sommes à Lans. Maintenant il fait jour, nous remontons dans le camion et nous reprenons la direction du maquis, rapportant un renseignement intéressant qui permettra au commandement de prendre ses dispositions.

Je regagne le P. C. où je retrouve le commandant Hervieux, prêt à recevoir ses prochains ordres.

Somme toute, cette première bataille ne s'est pas trop mal terminée. Nous avons eu des pertes, mais l'ennemi en a eu davantage. L'un de nos villages a été en partie incendié : nous le reconstruirons plus tard.

Nous avons perdu du terrain, mais nous tenons la région la plus importante du plateau. La forteresse a subi un choc très violent. Cependant le cloisonnement intérieur fonctionne et la muraille, un peu moins longue, sera plus facile à défendre.

Nos hommes se sont bien battus. Ils ont vaillamment subi l'épreuve du feu. Ils sentent qu'ils sont une gêne réelle pour les Allemands. Ils ont compris qu'ils représentent une force avec laquelle nos ennemis auront maintenant à compter. Il règne parmi eux un état d'esprit qui, sans ces premiers combats, eût été difficile à créer.

Les Grenoblois qui, sans quitter la ville, ont pu assister à la bataille sont surpris de voir la guerre à leurs portes. Certains esprits timorés critiquent ces maquisards qui troublent leur quiétude. Pourquoi venir ainsi provoquer l'occupant ? On a même vu un immense drapeau tricolore flotter au-dessus de Saint-Nizier. Quelle folie : Il était évident que l'armée allemande ne pourrait supporter un tel affront sans réagir. Décidément ces gens du maquis auraient mieux fait de rester chez eux. On les enverrait volontiers au diable. Cette manifestation intempestive est beaucoup trop prématurée. Il sera temps de s'agiter lorsque les Américains arriveront... s'ils arrivent jamais...

Mais ces esprits peureux n'oublient qu'une chose : c'est que l'enthousiasme ne se commande pas. C'est un élan qu'il faut bien se garder de décourager. Les Français de toutes classes qui sont montés dans le Vercors veulent reconquérir leur pays et sont prêts, pour cela, à donner leur vie. Fermement décidés à résister à l'oppression, ils ont patienté quatre ans. Ils savent maintenant que le moment est venu de passer aux actes. Le général de Gaulle le leur a dit, et ils ont mis en lui toute leur confiance.

CHAPITRE IV

ORGANISATION ET PARACHUTAGES

Le 18 juin dans la soirée, le commandant Hervieux me donne l'ordre de me rendre à Saint-Martin où un afflux considérable de volontaires appartenant à diverses unités et que l'on n'a pas encore bien en main, a jeté un certain trouble. Toute la nuit et toute la journée suivante je donne des instructions et peu à peu l'ordre est rétabli.

Les combats de Saint-Nizier ont amené de la confusion dans la mobilisation et la mise sur pied des forces du Vercors. Il faut redoubler de souplesse après ce sérieux à-coup pour mettre au point une organisation dont la difficulté est accrue du fait qu'elle correspond plus à une levée en masse qu'à un appel régulier et méthodique. Mais l'atmosphère de bataille, dans laquelle on vit depuis quatre jours, favorise la naissance de l'esprit de discipline qui demeurera toujours la force principale des armées.

On ne connaît pas les intentions de l'ennemi. Poursuivra-t-il son attaque, après l'occupation de Saint-Nizier ; ou regagnera-t-il Grenoble, jugeant suffisant pour l'instant le résultat acquis ? Il a poussé ses reconnaissances jusqu'au Villard-de-Lans. Dans quel but ?

J'installe le P.C. du commandant Hervieux sur la place du village, au rez-de-chaussée de l'hôtel Breyton, dont le premier étage est déjà occupé par les services de M. Clément.

Nous aurons ainsi, dorénavant, trois P. C. principaux dans le Vercors : le P.C. du colonel Bayard, dont il a déjà été parlé, au Rang-des-Pourrets (hameau des Brunets) mais qui, lui, commande à toute la région R.I., le P. C. militaire et le P. C. civil à Saint-Martin, ces deux derniers commandant strictement aux éléments du Vercors.

Pour pouvoir organiser, instruire, commander, ravitailler et renseigner des forces importantes et qui risquent d'augmenter chaque jour, pour pouvoir rapidement leur donner toute la cohésion nécessaire, le commandant Hervieux a décidé de créer un État-Major.

Jusqu'alors il a dû exercer son commandement avec des moyens de fortune, n'ayant pour le seconder que le lieutenant Bouysse et, depuis peu de temps, un agent de liaison, Jean-Jacques Pinhas, et moi-même. Pour donner ses ordres, il devait le plus souvent se déplacer lui-même et ne disposait à cet effet que de sa motocyclette.

Cet État-Major est constitué immédiatement avec quelques officiers choisis parmi ceux qui viennent d'arriver sur le plateau; il sera réparti entre Saint-Martin et La Chapelle.

Le 1er Bureau, chargé du personnel, est confié au sous-lieutenant Picard, de Romans, qui sera fusillé par les Allemands à Saint-Guillaume, dans les derniers jours de juillet. Un tribunal militaire, avec le lieutenant Meyer qui sera fusillé en forêt de Lente, et le lieutenant Lyonnel u lui est rattaché.

Le 2e Bureau, dirigé par le capitaine Vincent, s'installe à La Chapelle. Il dispose d'un certain nombre d'officiers et d'un service de renseignements qui utilise de nombreux agents, hommes et femmes. À ce bureau se rattachent une compagnie de discipline sous les ordres du lieutenant Vergnon, un camp de détenus suspects et une section de D. C. A. (Plus tard, le 2e Bureau assurera également la garde des prisonniers de guerre).

Le 3e Bureau m'est attribué en attendant d'échoir au lieutenant Arnolle, jeune officier, ancien cadet de Saumur, qui sera tué héroïquement dans son char, en avril 1945, devant Stuttgart, puis au capitaine Regis.

Le 4e Bureau est organisé par le lieutenant Octave ; Il sera confié plus tard au capitaine Monnier. Ce bureau a une mission très importante : recevoir les parachutages, assurer les transports, répartir le matériel, les armes et les munitions.

Le service de l'intendance et du ravitaillement est donné au lieutenant Beauchamp qui l'installe à Saint-Agnan.

Une section de commandement, sous les ordres du sous-lieutenant Coquet. ancien du 6e B.C.A., est mise sur pied, tandis que la direction de mon bureau est confiée au sous-lieutenant Serge r.

Le P. C. civil de M. Clément a les attributions d'une Préfecture, car le Vercors est maintenant isolé du reste du pays et doit s'administrer lui-même. Il doit assurer le ravitaillement de la population et, pour cela, demeure en relations avec la plaine. Léon Martin, de Méandre, en est spécialement chargé. À La Chapelle, M. Benjamin Malossane a les pouvoirs d'un sous-préfet pour la partie du Vercors située dans le département de la Drôme.

Des camions montent chaque jour sur le plateau avec des chargements de farine, de légumes, de fruits, de tabac, de denrées diverses. Une équipe dirigée par Yves et Michel fonctionne à merveille. Les produits laitiers continuent à descendre dans les villes occupées, car les enfants ne doivent pas souffrir indirectement de la Résistance dans le Vercors.

Les transports intérieurs sont dirigés par Victor Huillier qui a mis tous ses cars du Villard-de-Lans à la disposition de la Résistance et qui, par patriotisme, a sacrifié généreusement une situation privilégiée. Son service sera, pendant les deux mois que durera la campagne, un modèle du genre. Jamais je n'ai vu M. Huillier dans l'incapacité de fournir le véhicule qui lui était demandé ; il était entouré d'un personnel, chauffeurs et mécaniciens, d'un dévouement exceptionnel. Et l'atelier de réparations qu'il avait monté travaillait sans relâche.

Le service des Eaux et Forêts, si important dans ces montagnes, est sous la direction de l'inspecteur Bayle de Jessé.

La Sûreté et la Police sont confiées à M. l'abbé Vincent, curé de Corrençon, car ici toutes les opinions et toutes les croyances se fondent dans une opinion et un but communs.

D'autres services assurent le fonctionnement des P.T.T., le contrôle des communications avec l'extérieur, en liaison avec la gendarmerie réorganisée grâce aux brigades qui se sont ralliées à nous, le contrôle postal, les réquisitions, la fabrication du charbon de Lois si nécessaire pour alimenter nos nombreux gazogènes, le paiement de leurs traitements aux fonctionnaires, le paiement des allocations familiales.

La liaison entre P.C. militaire et P.C. civil est parfaite. Nous sonnes en rapports constants et rien ne se passe chez l'un sans que l'autre soit mis au courant.

M. Clément est l'animateur de l'organisation civile du plateau au même titre que le commandant Hervieux est celui de l'organisation militaire. C'est un lutteur né. Profondément patriote, il se dévoue sans compter depuis des mois pour la cause que nous défendons. Il travaille jour et nuit, se montrant partout où il juge sa présence nécessaire et passant ensuite des heures entières dans son bureau pour régler des questions urgentes.

Il ne recule devant aucun danger. À Saint-Nizier, il a été l'un des derniers à quitter les lieux, après l'avance allemande. À La Chapelle, à Vassieux, il circulera sous les bombardements avec un beau mépris de la mort. Il rassemble les courages et les énergies. Et comme il paie de sa personne, son entourage lui accorde son admiration. Tel est son idéal d'honnêteté et de justice qu'il se montrera toujours sévère pour les profiteurs. C'est le type accompli du républicain convaincu et intègre.

Tandis que le commandement et l'administration s'organisent, les unités réparties entre la zone Nord et la zone Sud poursuivent leur entraînement et consolident leurs positions. Tous se tiennent prêts à soutenir un nouvel assaut de la Wehrmacht. Car après avoir attaqué à Saint-Nizier, l'ennemi essaiera peut-être de s'enfoncer plus profondément dans le massif.

Cette fois, pourtant, il n'insiste pas. Après avoir poussé des reconnaissances jusqu'au Villard-de-Lans. il fait demi-tour et abandonne même Saint-Nizier pour retourner dans sa garnison où l'attend, sans doute, un repos bien gagné.

Pendant près d'un mois, le Vercors connaîtra un calme relatif qui nous permettra de consacrer nos efforts à améliorer notre capacité de résistance. Le travail ne manque pas, en effet, si l'on veut essayer de transformer en armée régulière la masse de 4 000 hommes répartis sur l'ensemble du plateau, qu'il faut instruire et discipliner. Tâche ingrate, certes, mais combien nécessaire. En un mois, les progrès réalisés dans ce sens seront considérables, quoique insuffisants pour faire face dans de bonnes conditions à une attaque massive déclenchée par un ennemi entraîné à fond depuis plusieurs années.

Au P.C. milliaire la vie est particulièrement laborieuse. Il faut d'abord installer avec soin l'État-Major qui va avoir à animer et à diriger les unités, à compléter leur armement, leur équipement, leurs effectifs, à répartir leurs missions, à mettre au point les plans de défense, à assurer les ravitaillements et les transports. L'hôtel Breyton est abandonné pour une villa qui se prête mieux à une répartition judicieuse des bureaux et qui, par son emplacement un peu à l'écart du village, répond mieux aux exigences d'un organe de commandement.

Cette villa existe toujours. Les Allemands, lorsqu'ils ont occupé Saint-Martin, ont, par erreur sans doute, brûlé sa voisine. Nous n'avions pourtant pas eu le temps, avant notre départ, d'effacer toutes les traces de notre passage. Au rez-de-chaussée surélevé nous avions installé le bureau du commandant Hervieux qui était également le mien. La salle à manger servait de salle de travail pour les officiées, entre les heures des repas que nous y prenions en popote. Une autre pièce servait de secrétariat. Un joli balcon assez large, avec une balustrade en bois, faisait office de salle d'attente et de foyer. On y accédait par un escalier extérieur et de là on jouissait d'une vue magnifique sur tout le plateau, de Saint-Julien à Saint-Agnan, et sur les hauteurs avoisinantes. On devinait au loin la région de La Chapelle et de Vassieux.

À l'étage se trouvaient plusieurs chambres, tandis qu'au sous-sol un garage servait de cantonnement à notre section de commandement.

Nous connûmes là, pendant plus de trois semaines, une vie fiévreuse et passionnante.

À l'autre extrémité du village, dans une ancienne colonie de vacances, se trouvait l'hôpital militaire. Il avait été monté de toutes pièces par le docteur Fischer, puis par le docteur Ganimède. Le Service de Santé était parfaitement bien organisé. Le médecin commandant Rigal, puis le médecin-commandant Bernard en eurent successivement la direction. Un personnel dévoué, composé en majorité d'infirmières, soignait nos malades et nos blessés.

Le P.C. civil quitta également l'hôtel Breyton et s'installa, pour des raisons de commodité, à l'école, qui se trouvait à 200 mètres de notre villa.

Un service du Génie fut créé et confié aux capitaines Gérin et Giboin. Il avait l'importante mission de préparer les destructions sur tous les itinéraires susceptibles d'être utilisés par l'assaillant et de créer, dans les zones difficiles à garder, des champs de mines. Les lieutenants Armand, Falk et Maillot étaient des auxiliaires précieux pour les deux capitaines.

Le service des transmissions comprenait le réseau téléphonique, confié au sergent Bernard, et les équipes radio du capitaine Bob qui communiquaient par messages réguliers avec l'État-Major français d'Alger.

Saint-Martin était devenu le lieu de ralliement de tous ceux qui, de l'extérieur, avaient affaire avec le Vercors.

L'une des premières visites que nous reçûmes fut celle de M. Yves Farge, déjà désigné par Alger comme futur Commissaire de la République pour la région Rhône-Alpes. Il connaissait bien le Vercors pour avoir été l'un des premiers à jeter les bases de son organisation. Il mit au point le rôle de chacun des pouvoirs civil et militaire et donna des instructions précises pour que la liaison entre les deux continuât à être la plus étroite possible. Il consacra par sa présence la République libre du Vercors, image de la future France libérée.

Mais si, sur nos hauteurs, nous avions vraiment l'impression d'être dans un pays libre, nous sentions qu'autour de notre forteresse l'ennemi veillait. Malgré les protestations des maires des communes de Saint-Nizier, Lans, Villard-de-Lans et Corrençon, le commandant Hervieux décida de laisser cette partie du plateau en no man's land. Il ne voulait pas recommencer l'expérience de Saint-Nizier. Il ne voulait pas allonger nos lignes de défense, dont le raccourcissement avait permis une meilleure répartition des forces. Il ne voulait pas non plus exposer ces villages à de nouvelles destructions si l'ennemi parvenait à nous les reprendre. Une de ses préoccupations essentielles a toujours été d'épargner au maximum la population civile, et si les précautions prises n'ont pas été efficaces partout, c'est que nous avions affaire à un ennemi particulièrement brutal.

Du moins, grâce à la fermeté de notre chef, Lans, Villard et Corrençon n'ont pas connu le sort tragique de Saint-Nizier, de La Chapelle et de Vassieux.

La position de Valchevrière, du Pas de la Sambue et d'Herbouilly dans les bois qui séparent Villard de Saint-Martin, en évitant les gorges de la Bourne, devient une position clé, qui est soigneusement aménagée.

Au sud du Vercors, les importants maquis de la Drôme que commande le chef de bataillon Legrand, qui succède au lieutenant-colonel Hermine appelé ailleurs, sont attaqués.

Au nord, les maquis de l'Isère, aux ordres du chef de bataillon Bouvier, font une guérilla incessante contre les convois allemands qui circulent aux environs de Grenoble.

Le 24 juin, l'ennemi, à nouveau inquiet de ce qui se passe dans le Vercors, engage une colonne de reconnaissance dans les gorges de Saint-Gervais-Rovon. Prise sous le feu des armes automatiques du commandant Philippe, elle se replie précipitamment, non sans avoir subi des pertes importantes, tandis que nous n'avons pas un blessé.

Le 25 juin, un dimanche matin, dans un ciel sans nuage, trente-six forteresses volantes lâchent plus de fruit cents containers sur le terrain de Vassieux. C'est un spectacle unique que celui de ces centaines de parachutes multicolores qui descendent en groupes compacts, disparaissent derrière les crêtes boisées et vont s'abattre dans les prés et dans les champs. Nous recevons ainsi quantité d'armes et de munitions qui vont nous permettre non seulement d'achever d'équiper toutes nos troupes, mais encore de venir en aide aux maquis voisins. Ce parachutage massif de jour s'ajoute à ceux, plus modestes, des nuits précédentes.

Ce même dimanche, une cérémonie est organisée à Saint-Martin en l'honneur des combattants de Saint-Nizier. Une messe pour les morts est célébrée à l'église du village par le vieux curé qui donne à ses amis maquisards son appui moral.

Les chasseurs font bénir leur fanion par leur camarade l'abbé Gaston et une prise d'armes montre aux habitants qui s'en réjouissent de vrais soldats de France, vifs d'allure et de tenue soignée. Car, nouveau miracle de ce maquis, on a pu déjà donner à quelques-uns un semblant d'uniforme. L'on voit défiler de vrais chasseurs en tenue bleue sombre et de vrais cavaliers à pied ou à cheval, en tenue kaki. Depuis quelques jours j'ai revêtu moi-même avec joie ma tenue de capitaine de chasseurs alpins qu'un de mes hommes m'a rapportée de chez moi. Le commandant Hernieux a quitté lui aussi ses habits civils. Il est redevenu chef d'escadrons. Et tous ceux qui le peuvent arborent fièrement la tenue militaire.

Un traditionnel repas " Chasseurs " rassemble, autour de la même table, supérieurs et subordonnés, unis par des liens d'amitié et de respect réciproques. On fête également la promotion au grade de lieutenant de l'adjudant-chef Chabal.

De Grenoble, l'un de nos compagnons les plus fidèles, l'adjudant-chef Faret, ancien du 6e B.C.A., est venu passer la journée avec nous. Sa mission, qui est de diriger le ravitaillement des maquis de l'Isère et de maintenir la liaison avec certains organismes civils de la Résistance, le retient habituellement en ville. Il nous a rendu d'immenses services en recevant les chasseurs qui demandaient à rejoindre le Vercors et en les dirigeant sur leur destination. Il s'est dépensé avec un dévouement inlassable, car la reconstitution du bataillon, qui a été le sien pendant une quinzaine d'années, lui tient à coeur. Il a même été désigné, l'année précédente, pour assister à l'un des premiers parachutages en Vercors et il connaît bien la région. Son plus grand désir serait de demeurer parmi nous, mais son devoir est ailleurs. Sa maison de la rue du Moucherotte est un lieu de rendez-vous pour les maquisards qui ont à passer par Grenoble. Sa femme et sa fille - fiancée au lieutenant Chabal - l'aident dans sa tâche, n'hésitant pas à courir les plus grands risques. Nous ne devions plus, hélas, le revoir. Quelques jours avant la Libération, il sera arrêté par la Gestapo et déporté en Allemagne, où il mourra d'épuisement, en mars 1945, au camp de Melk-Mauthausen.

L'après-midi de ce 24 juin, je me rends à Vassieux où je fais procéder à la répartition des armes et des munitions.

Sous l'énergique impulsion du capitaine Hardy, maquisards et paysans rassemblent les containers éparpillés sur le terrain. Toutes les charrettes de la commune ont été mobilisées, car le matériel est lourd et ne peut être transporté à dos d'homme.

L'une après l'autre, elles font plusieurs fois l'aller et le retour à l'allure tranquille de leur attelage. Le travail avance lentement mais sûrement. Sur les containers, des lettres peintes de façon très apparente indiquent la nature de leur contenu: fusils, mitraillettes, fusils-mitrailleurs, mitrailleuses, pistolets, grenades, bazookas, explosifs, etc. ... Tout est classé par catégorie, puis chargé sur des camions qui sont dirigés vers les emplacements des unités ou vers le dépôt installé à l'école du hameau de Chabotte, près de Saint-Agnan.

Une mitrailleuse lourde de D.C.A., retirée de son container, a été montée. Elle est en position, prête à intervenir au cas où apparaîtraient des avions allemands. Mais l'ennemi ne réagit pas et nous pouvons terminer le ramassage en toute tranquillité.

Les Allemands ont un terrain d'aviation à quelques kilomètres, à Chabeuil, prés de Valence, mais leurs appareils semblent ignorer le Vercors. Ils ont bombardé des villages voisins de la Drôme, notamment celui de Combovin, mais, jusqu'à présent, ils ne sont pas venus chez nous. En sera-t-il toujours ainsi ? Le capitaine Hardy ne le croit pas. Pour lui comme pour ses compagnons, Vassieux est l'un des points du Vercors les plus exposés. Il n'est pas possible que les Allemands continuent à ignorer longtemps ce qui s'y passe, et ce dernier parachutage va certainement éveiller leur attention. Un jour ou l'autre, ils interviendront immanquablement, et leur réaction risque d'être terrible.

Le capitaine Hardy est un tout jeune officier, sorti de Saint-Cyr en 1942. Dans le maquis depuis plusieurs mois, il a vu le boche de près au début de février lors de l'attaque d'Esparron ; le camp commandé par le lieutenant Grange n a échappé alors au massacre grâce au sang-froid de son chef.

Plus de 400 volontaires se sont rassemblés autour de Hardy. On le voit partout en chemisette et en short, les cheveux au vent, le visage toujours souriant, encourageant ses hommes et veillant à leur bien-être. On le prendrait pour un enfant, mais cet enfant, plein de dynamisme, sait ce qu'il veut et montre déjà un tempérament de chef. Il sait regarder le danger en face et il a fait d'avance le sacrifice de sa vie, car il a deviné juste. Lorsque Vassieux connaîtra un mois plus tard l'affreuse tragédie que l'on sait, il sera l'un des premiers à tomber sous les balles allemandes, à son poste de commandement. Il repose maintenant à côté du village qu'il s'était juré de défendre jusqu'au sacrifice suprême, au milieu des jeunes Français qui l'ont suivi dans la mort.

Après ce parachutage, réalisé de jour par des " Liberator " venus d'Angleterre, d'autres sont effectués les nuits suivantes par des avions partant d'Afrique du Nord. Maintenant, nous sommes bien approvisionnés en armement léger d'infanterie. Il nous manque encore des mortiers et de l'artillerie.

En attendant, on nous annonce que les parachutages de personnel vont commencer. Cette nouvelle sensationnelle nous remplit de joie et excite notre curiosité. Quels seront ces hommes tombés du ciel ?

Le message prévu est passé. Une vingtaine de parachutistes vont être lâchés cette nuit sur le terrain de Vassieux. Nous sommes au début de juillet. La nuit est claire, le ciel est criblé d'étoiles, il y a peu de vent : conditions idéales pour une descente. Les équipes de réception sont mises en place.

Les feux de balisage sont allumés. Plusieurs officiers de l'État-Major sont prêts à accueillir les nouveaux venus au terme de leur expédition aérienne. Vers quatre heures du matin, on entend dans le lointain un bruit de moteurs ; et bientôt les avions passent une première fois au-dessus du terrain. Ils tracent dans le ciel un cercle que l'on peut suivre du regard grâce au déplacement de leurs feux de position, et ils perdent de l'altitude. Ils reviennent et l'un après l'autre, à 300 mètres environ au-dessus du sol, ils lâchent les parachutistes qui s'éparpillent, se posant là où leur descente les a entraînés.

On se précipite à leur rencontre, on les aide à se débarrasser de leur équipement, tandis que d'autres ramassent les containers qui renferment leurs bagages. Les parachutistes se comptent et se tâtent les membres ; aucun d'eux ne manque à l'appel et ils ne constatent que des contusions légères. L'opération ne pouvait mieux réussir Nous faisons immédiatement connaissance et nous prenons la direction du village.

Il y a là deux officiers anglais, le major Long et le capitaine Hausmann, un officier américain, le lieutenant Paray, un officier français, le sous-lieutenant Croix, qui font tous les quatre partie de la mission " Eucalyptus " ; puis un commando américain au complet sous les ordres du capitaine Tuppers.

Ces hommes sont d'abord un peu étonnés : il y a quelques heures, ils se trouvaient encore en Algérie, loin de tous dangers. Ils ne connaissent le Vercors que pour en avoir repéré la position sur la carte. Ils ne savaient pas exactement quelle était la situation et ce qu'étaient ces curieux maquis dont on parlait tant.

Certains s'attendaient à se trouver immédiatement en zone d'insécurité et croyaient qu'à peine à terre ils auraient à combattre ; c'était vraiment le saut dans l'inconnu. Or ils ne rencontrent que des visages amis et rien qui puisse leur faire craindre un engagement prochain avec l'ennemi. Ils se sentent à l'aise au milieu de leurs nouveaux camarades et à la surprise du premier contact succède un sentiment de confiance.

Lorsque le jour se lève, ils découvrent ces horizons de montagne qui leur deviendront vite familiers. Ils ont quitté leurs combinaisons et leurs casques rembourrés. Une chaude réception autour d'une bonne table a délié les langues. Presque tous ces Anglo-Américains parlent le français et nous devenons très vite bons amis.

On installe les officiers de la mission à Saint-Martin, dans une villa peu éloignée de la nôtre. Le commando est cantonné au hameau des Berthonnets, à quelques centaines de mètres de là, où la compagnie du lieutenant Chabal vient de se fixer. Chasseurs et Américains prennent contact au cours d'un repas cordial. Nos alliés n'avaient jamais pensé avoir un tel accueil et ils ne cachent pas leur satisfaction.

Quelques nuits après, un second parachutage de personnel est reçu dans les mêmes conditions. Cette fois, c'est la mission " Paquebot ", que dirige le capitaine aviateur Paquebot, et qui comprend quatre autres officiers français, de jeunes sous-lieutenants envoyés pour l'encadrement des unités, et une femme agent de liaison, Miss Pauline. Un vent violent déporte les parachutistes qui sont entraînés assez loin. L'atterrissage de Miss Pauline est mouvementé, mais comme elle n'en est pas à son coup d'essai, elle s'en tire fort bien.

L'un des jeunes officiers, le sous-lieutenant Francis Billon, se brise une jambe. Capturé par les Allemands, trois semaines plus tard, avec les autres blessés de la grotte de la Luire, il sera odieusement massacré.

Le capitaine Paquebot est chargé par l'État-Major interallié d'Alger de préparer un terrain d'aviation dans le plus court délai possible. De son achèvement dépend l'envoi du gros matériel, canons et mortiers, qui ne peut être expédié par parachutes.

À cette époque, les Allemands font une incursion dans le Trièves. Ils montent jusqu'à Gresse où, après un accrochage sérieux avec la compagnie que commande le lieutenant André, ils fusillent plusieurs maquisards et plusieurs civils. Ils incendient quelques fermes, puis se retirent.

Sur le plateau, l'organisation se poursuit. Pour donner plus de cohésion aux unités, je propose au commandant Hervieux la création de bataillons et d'unités homogènes. Ayant toujours eu un faible pour ce qu'on appelle l'esprit de corps, estimant que le soldat français aime servir sous un écusson et se bat mieux lorsqu'il fait partie d'une unité qui a ses traditions plutôt que d'une formation anonyme, je demande que l'on reprenne dans le Vercors les numéros de régiments et de bataillons qui étaient en garnison dans la région. Le commandant Hervieux accepte ma proposition et le 13 juillet parait un ordre qui donne la composition et la répartition des nouvelles unités.

Ce sont les 11e Régiment de Cuirassiers à pied que commandera le chef d'escadrons Thivollet, le 6e B.C.A., le 12e B.C.A., le 14e B.C.A. que commanderont respectivement les chefs de bataillon Durieu et Philippe et le capitaine Fayard, et une compagnie du 1er Régiment du Génie aux ordres du capitaine Gérin. En outre nous avons un détachement de tirailleurs sénégalais, enlevé quelques jours plus tôt au fort de la Doua à Lyon, et confié au lieutenant Moine. En même temps l'État-Major et les services sont réajustés sur des bases plus militaires.

Nous usurpions nos droits, car une telle décision n'appartient qu'au ministre de la Guerre, mais nous puisions dans notre isolement et notre éloignement du Gouvernement d'Alger l'audace de cette initiative. Elle ne fut d'ailleurs pas critiquée à la Libération et deux des corps que nous avions ainsi reconstitués ont subsisté, portant très haut le renom de leur écusson : le 11e Cuirassiers et le 6e B.C.A.

Nous avions aussi l'intention de former un groupe du 2e Régiment d'Artillerie et nous avions déjà recherché parmi nos volontaires les anciens artilleurs, mais l'absence de matériel ne nous permit pas de réaliser ce projet.

Toujours avec le souci de donner plus de cohésion a nos unités, nous désirions, dès que cela serait possible, doter nos hommes d'un uniforme et d'un équipement. J'en fis part au lieutenant Paray, de la mission " Eucalyptus ", qui me promit d'insister dans ses messages à Londres et à Alger sur l'importance qu'il y aurait à parachuter dans le Vercors quatre à cinq mille tenues complètes.

En attendant, nous devons nous contenter des quelques tenues disparates, anglaises ou américaines, trouvées dans les containers. Et beaucoup de nos hommes doivent continuer à vivre dans un dénuement qui accroît pour eux l'austérité de cette vie très rude en montagne, où les nuits sont froides, où il pleut et où il vente. Nombreux sont ceux qui ont de mauvaises chaussures, certains n'ont même que des souliers bas. Très peu ont des sacs ; et les paquetages contiennent à peine le strict nécessaire. Nos maquisards ont plutôt l'air de bandits que de soldats. Heureusement le Français est débrouillard et, malgré tout, la vie se poursuit dans la bonne humeur.

Je sais qu'à Grenoble, un de mes camarades, le capitaine Valentin, ancien major du 6e B.C.A., a pu constituer un très important dépôt de tenues récupérées après la dissolution de l'Armée. Il a agi sous le couvert d'un organisme officiel et les autorités occupantes ont jusqu'à présent respecté les magasins qui se trouvent à la caserne de l'Alma, sans se douter que le commandant du quartier est l'un des principaux résistants de Grenoble. Sous le pseudonyme de Varie], le capitaine Valentin était l'un des adjoints du commandant de Reyniès. Son bureau est un lieu de rendez-vous commode où se rencontrent chefs et agents de liaison. Par lui passe également la filière utilisée par les anciens chasseurs qui désirent rejoindre le Vercors.

Si nous pouvions prélever une partie de ces tenues pour habiller nos unités, ce serait magnifique.
Le colonel Bayard et le commandant Hervieux en

acceptent l'idée avec enthousiasme. Nous allons d'abord tenter l'essai sur une petite quantité. Les Allemands ont installé des barrages à toutes les issues de Grenoble. Il ne peut être question d'entreprendre une razzia d'envergure.

Le sous-lieutenant Bigot, l'un des chefs de section de la compagnie Chabal. se propose pour cette expédition. Il désire ardemment rapporter des tenues bleu sombre pour en revêtir tous les chasseurs. Il se présente à moi et m'expose son projet. Je l'approuve entièrement, mais je ne veux pas qu'il se fasse prendre et fusiller par les Allemands au cours d'une mission qui n'est pas indispensable.

Il m'assure que je peux lui faire confiance et que tout se passera très bien. Je le laisse enfin partir, non sans inquiétude.

À Grenoble, il demande au Secours National de lui confier une camionnette que conduit le sergent Gontier du 6e B.C.A. Les frères Menjot et le sergent Dodo lui prêteront main-forte. Avec précaution, 350 tenues enfermées dans des ballots sont chargées à la caserne de l'Alma. La camionnette traverse la ville sans encombre. Mais le plus difficile reste à faire : franchir le barrage allemand du pont du Drac. Les soldats de la Wehrmacht vérifient les papiers ; ils sont en règle. Ils font ouvrir la camionnette ; rien d'anormal, ce sont des vêtements que transporte le Secours National. Les Allemands demandent des explications. Gantier leur répond que ces vêtements sont destinés a des réfugiés toulonnais qui se trouvent à Fontaine. La camionnette est autorisée à passer.

Le barrage est franchi. Nos hommes se regardent. Ils sont livides. Quelle émotion, mais aussi quelle joie d'avoir réussi ! Leur audace a été récompensée !

Et le soir même les 350 tenues arrivaient dans le Vercors.

Elles permirent d'habiller deux compagnies de chasseurs et la section de commandement de notre État-Major. Il aurait fallu pouvoir recommencer, et petit à petit tous nos maquisards auraient pris une allure vraiment militaire. Les événements ne nous en donnèrent pas la possibilité.

En même temps que s'organisaient nos unités, les effectifs ne cessaient d'augmenter. Chaque jour de nouveaux volontaires se présentaient aux divers barrages qui fermaient les issues du Vercors. Après une rapide vérification d'identité, ils étaient dirigés sur Saint-Martin.

Le let Bureau de notre État-Major, installé dans une salle de classe de l'école, les recevait, prenait les quelques renseignements indispensables, les incorporait et les affectait dans les diverses unités ou dans les services, en tenant compte au maximum des aptitudes de chacun.

Certains se présentaient au P. C. et c'est moi qui avais à charge de les recevoir. C'est ainsi que j'eus, un jour, un long entretien avec un grand jeune homme distingué, en complet gris, au visage émacié, qui portait des lunettes et qui se présenta à moi sous le nom de Valençais. Il me dit être inspecteur général des finances, et me parla de la situation générale en France et dans le monde, de sa situation personnelle et m'exposa les raisons qui le poussaient à s'engager dans les forces de la Résistance. Il estimait avoir donné le meilleur de son intelligence et de ses connaissances techniques pour aider son pays à sortir du chaos dans lequel le mettait l'occupation. Maintenant, c'était fini. Il avait compris qu'il n'y avait plus rien à espérer de ce côté et il avait décidé de suivre son sentiment et d'entrer à fond dans l'action combattante.

Quand je lui demandai comment il concevait cette action et s'il pensait que sa profession, d'un niveau spécialement élevé, lui donnait la possibilité d'un emploi dans un service, il me répondit que toute son ambition était de commander une section. Maintenant il n'était plus question d'inspection des finances, j'avais devant moi un Français comme un autre, désireux de participer à la lutte au milieu de ses camarades.

Je fis affecter le lieutenant Valençais au bataillon Philippe ; je sus depuis jusqu'où allait sa sincérité et quelle flamme brûlait dans ce grand corps maigre. Chef de section à la compagnie Adrian, il se fit immédiatement remarquer par ses qualités d'intelligence, de dévouement et de courage.

Après. avoir pris part aux combats du Grand-Veymont, le 23 juillet, il ralliait, avec son capitaine et avec ses hommes, les forces de l'Oisans, non sans surmonter d'immenses périls. Et le 9 août, il trouvait une mort glorieuse près de Valbonnais, vers le Pont du Prêtre, en partant volontairement en reconnaissance avec un groupe de sa section qui fut pris soudain sous le feu d'une importante patrouille allemande.

C'est seulement après sa mort que j'appris le vrai nom de ce héros. Le lieutenant Valençais, mort pour avoir aimé passionnément la France, s'appelait en réalité M. Treuille, fonctionnaire des finances, dont la carrière, à peine ébauchée, s'annonçait pleine de promesses.

Cela ne peut-il être une leçon pour ceux qui prêchent avec âpreté la lutte des classes ? Le lieutenant Treuille, Inspecteur des Finances, a choisi de vivre et mourir modestement et héroïquement, dans l'anonymat, au milieu des humbles.

Parmi les combattants du Vercors, toutefois, il n'y eut pas uniquement des volontaires. Dans un souci de justice, et pour marquer l'union totale qui devait régner à l'intérieur de notre petite république, chefs militaires et chefs civils décidèrent de mobiliser les jeunes classes qui, se trouvant sur son territoire, n'avaient pas encore répondu à l'appel de la patrie, de même que tous les hommes qui, dans le no man's land du Villard-de-Lans, risquaient, du fait de leur âge, d'être arrêtés par les autorités allemandes.

Des affiches de mobilisation furent placardées dans les communes et les appelés vinrent rejoindre leurs camarades volontaires en acceptant généreusement le sacrifice qui leur était demandé. Rapidement, ils se confondirent avec eux.

Il y avait aussi dans le Vercors un certain nombre d'étrangers, et notamment des Polonais qui avaient une colonie florissante à Villard-de-Lans. Ils furent rassemblés dans une compagnie de travailleurs qui fut mise à la disposition du capitaine Paquebot et destinée à aménager le terrain d'aviation de Vassieux.

Le Vercors commençait à être très connu dans la région; il n'attirait pas seulement les volontaires désireux de s'y engager, mais aussi les membres des formations qui se trouvaient sur les territoires voisins de l'Isère ou de la Drôme. Ils venaient en liaison, pour prendre contact et coordonner leur action avec la nôtre, ou bien, attiré» par l'importance des parachutages qui ne faisaient que croître dans notre zone, ils venaient nous demander les armes et les munitions dont ils avaient un grand besoin.

C'est ainsi que nous reçûmes souvent la visite du commandant Legrand, accompagné du capitaine Jean, responsable du 4e Bureau. Chef départemental de la Drôme, il tenait tous les contreforts sud du Vercors, de Combovin au col de Menée, en passant par Die, et ses opérations furent à tout moment conjuguées avec les nôtres.

De l'Isère vinrent nous voir le commandant Bastide et presque tous les commandants de secteur ; le capitaine Mugnier, le capitaine Grand, le docteur Mariotte, ainsi que des officiers de liaison parmi lesquels le capitaine Poli, tué plus tard sur le front d'Alsace, et le lieutenant Jail, fusillé par les Allemands aux Saillants-du-Guâ.

De la région, de Saint-Marcellin venait souvent le chef de groupe franc Serge à qui nous fournissions armes et plastic pour ses coups de main sur la voie ferrée Grenoble-Valence.

Un jour, nous reçûmes une visite inattendue. En arrivant dans mon bureau je trouve sur ma table un papier. C'était une demande d'armes et de munitions, signée Marie-Jeanne, agent de liaison du colonel Bayard. Je téléphone aussitôt au P. C. du R. I. pour demander des explications. On me répond de ne pas m'inquiéter, qu'il est bien exact que Marie-Jeanne est aux ordres du colonel, qu'elle va venir me voir, et on me demande satisfaction dans toute la mesure du

possible.

En effet, quelques instants plus tard, je vois arriver à la villa une petite jeune fille habillée d'une légère robe bleue, des cheveux blonds au vent, l'air timide.

Mais lorsqu'elle commence à parler, je m'aperçois aussitôt que j'ai devant moi une personne qui sait ce qu'elle veut et est bien décidée à l'obtenir.

Je veux des armes, me dit-elle, et des munitions. Je veux des fusils-mitrailleurs, des mitrailleuses, des grenades.

- Pourquoi voulez-vous tout cela ?

- Pour m'en servir, évidemment ; mon groupe franc en a un besoin urgent.

- Votre groupe franc ?

- Oui, mon groupe franc, le groupe franc de La Frette.

- Vous commandez un groupe franc ?

- C'est-à-dire que ce n'est pas moi qui le commande, mais mes camarades m'ont chargée de venir dans le Vercors chercher des armes.

- Vos camarades ? Est-ce que par hasard vous feriez le coup de feu avec eux ?

- Oui, bien sûr.

- Vous savez tirer ?

- Un peu, me répond-elle avec un léger sourire.

- Vous savez tirer au fusil-mitrailleur ?

- Oui.

- Et à la mitrailleuse ?

- Oui. "

Je suis stupéfait. Cette jeune fille à l'air modeste serait-elle une héroïne dans la lignée des Jeanne d'Arc et des Philis de la Charce ?

Elle est accompagnée par des amis qui me confirment ce qu'elle vient de me raconter.

Et puisque j'en ai l'autorisation, je lui accorde tout ce qu'elle me demande.

Quelques jours après, elle revient nous voir à Saint-Martin. Nous la recevons à notre table. Elle est toujours aussi timide, mais aussi volontaire. Et cette fois encore, nous lui donnons tout ce qu'elle demande.

Avec cet armement, son groupe franc dressera une embuscade sur la grand-route de Grenoble à Lyon. Le 13 juillet, un important convoi allemand est signalé, arrivant de Lyon. C'est une folie de vouloir l'attaquer avec six combattants du groupe franc, disponibles ce jour-là. Mais on les déteste tellement, ces hommes en vert-de-gris, qu'on ne recule pas devant un acte aussi téméraire. Et des bords de la route partent des coups de feu, qui atteignent plusieurs Allemands. Le convoi s'arrête ; des camions sautent des soldats qui s'éparpillent dans la campagne. La fusillade crépite de toutes parts. Seule, Marie-Jeanne échappe sans être atteinte, mais elle est vite rattrapée et enfermée dans une maison voisine. Ses camarades sont tous tués : elle sera certainement fusillée dans quelques minutes. Les Allemands la rouent de coups et l'injurient : puis, on ne sait trop pourquoi, ils la laissent un moment seule dans une pièce du premier étage. Elle regarde par la fenêtre. Personne au-dessous. Elle se précipite sur le lit, arrache un drap, le déchire en bandes qu'elle noue les unes aux autres. Elle attache au rebord de la fenêtre cette corde de fortune et se laisse glisser. Les Allemands n'ont rien entendu. Elle court comme une folle à travers la campagne, bien qu'en touchant le sol elle se soit foulé un pied, et elle se réfugie, exténuée, chez un ami.

Lorsque les Allemands constatent sa disparition, ils sont furieux. Ils battent ]es environs pour la retrouver, mais en vain. Leur prisonnière a bien disparu. Alors, assoiffés de vengeance, ils se dirigent vers la maison de ses parents, car ils savent que Marie-Jeanne est Mlle Jacquier. Et ils arrêtent le père, un vieux paysan aux cheveux blancs. Ils le menacent, et comme celui-ci ne veut rien dire, ils mettent le feu à sa maison ; puis s'apprêtent à le fusiller. Alors ce vieillard, regardant la mort en face, leur dit :

" Vous pouvez me tuer, vous pouvez brûler ma maison, mais vous ne réussirez jamais à éteindre la flamme qui brûle dans le coeur de tout vrai Français. "

Et il tombe, le corps percé de balles, avec un dernier sourire, en songeant à sa fille que son sacrifice va délivrer.

Les Allemands, en effet, satisfaits de leur crime, quittent La Frette et Marie-Jeanne, après quelques jours de repos, reprendra sa place au combat.

Elle participera aux opérations qui libéreront la ville de Lyon, où elle recevra, des mains mêmes du général de Gaulle, la Croix de Chevalier de la Légion d'Honneur.

Nous connûmes dans le Vercors d'autres femmes qui eurent une conduite admirable. Je me contenterai de nommer Germaine Blum, dont j'ai déjà parlé plus haut, Charlotte Mayaud qui fut torturée et déportée pour n'avoir pas voulu livrer ses secrets, Gaby et .Jacqueline Groll, de Sassenage, qui firent pour nous de nombreuses liaisons à bicyclette à travers les barrages allemands ou sous le mitraillage des avions, les infirmières de la grotte de la Luire, Léa Blain et Mme Jarrand dont je dirai plus loin l'héroïsme.

Filles de France, elles ont continué la tradition de leurs aïeules, de sainte Geneviève à Louise de Bettignies.

Au P. C. de Saint-Martin, l'animation croissait sans cesse ; les visiteurs s'y succédaient tout le long du jour, apportant des renseignements ou venant en chercher.

Parmi eux, nous voyions souvent la longue silhouette du major britannique Rogers. Chargé de mission par son pays depuis plusieurs mois, il avait connu une série d'aventures extraordinaires. Parlant couramment le français, changeant fréquemment d'identité, il passait son temps en déplacements dans toute la région Sud-Est, tenant constamment ses chefs au courant de la situation.

D'antres visiteurs étaient simplement les officiers des unités qui venaient prendre les instructions. On les voyait passer les uns après les autres et c'est ainsi que je finis par les connaître presque tous.

Un matin, je vis arriver un personnage original. grand, les traits tirés, les cheveux légèrement ondulés et grisonnants rejetés en arrière, le pas tranquille et assuré du montagnard, revêtu d'une veste de velours beige, sur un gilet de même tissu, l'aspect d'un savant, d'un chercheur. Tel m'apparut pour la première fois M. Gaston Boissière.

Spéléologue réputé, gentilhomme campagnard de Bois-Barbu, près du Villard-de-Lans, il venait se mettre à notre disposition. Nul ne connaissait le Vercors comme lui. Il l'avait parcouru en tous sens et cette région, encore mystérieuse pour beaucoup, n'avait plus pour lui aucun secret. Il en savait toutes les sources, toutes les grottes, tous les coins les plus cachés. Son concours devait nous être précieux et le commandant Hervieux n'hésita pas une seconde à le prendre à son État-Major.

Une autre figure légendaire du Vercors était le vieux braconnier connu de tout le monde sous le nom de " Marseille ". Il habitait à La Chapelle et il était le meilleur, ami du curé de Saint-Agnan. Après avoir servi la messe, le matin de très bonne heure, il partait avec lui à la chasse, et tous deux faisaient des randonnées interminables dans un pays dont ils étaient arrivés à connaître les points les plus écartés.

Marseille s'était intitulé le doyen des francs-tireurs.

À côté des hommes et des unités de plus en plus régulières que nous avions à commander, il se trouvait dans le Vercors un élément composé d'une douzaine de jeunes gens qui s'était déjà rendu célèbre dans la région grenobloise par ses exploits audacieux, c'était le groupe Paul Vallier.

Son chef, Paul Vallier, avait été tué au cours d'un engagement désespéré avec les Waffen S.S., en mars. à Fontaine, près de Grenoble. Ses hommes, depuis sa disparition, se sentaient complètement désemparés. Ils étaient venus se ranger parmi les combattants du Vercors. mais ils avaient conservé leur esprit d'indépendance. Ils nous rendirent de grands services chaque fois que nous eûmes besoin de gens risque-tout pour des opérations demandant un petit effectif.

Pour faire vivre les quatre à cinq mille hommes qui composaient les forces du Vercors, il fallait des fonds. Car nous ne voulions à aucun prix employer des procédés de gangsters et nous conduire en pillards. L'argent dont nous disposions nous était envoyé d'Alger. Il arrivait de la plaine transporté dans des sacs par des agents de liaison. Aucun parachutage d'argent ne fut fait dans le Vercors. Ces agents, qui transportaient sur eux des millions, couraient de gros risques et étaient spécialement recrutés parmi des jeunes gens intelligents, capables de se débrouiller seuls en n'importe quel terrain et dans n'importe quelle situation.

Nous eûmes tout juste les sommes nécessaires pour vivre, avec le perpétuel souci du lendemain. Certaines denrées durent être réquisitionnées et ne purent être remboursées qu'après la Libération.

Au début, j'eus moi-même à gérer une partie de la comptabilité, puis je pus enfin m'en remettre à un spécialiste, le lieutenant Debard, l'instituteur de Saint-Julien, qui devint notre trésorier.

Pour communiquer avec nos familles, il n'y avait pas de courrier officiel, et une censure des plus sévères interdisait toute communication indiscrète. La correspondance était acheminée par les agents de liaison choisis parmi le personnel qui assurait notre ravitaillement. Les lettres en retour étaient très rares et bien que vivant à très peu de distance des nôtres, nous ne savions pas grand-chose d'eux : servitude de la guerre clandestine.

Dans notre citadelle isolée du reste du monde, nous étions cependant au courant de tous les événements de la guerre mondiale, grâce à la radio. Nous savions ainsi que l'avance alliée en Normandie se poursuivait dans des conditions favorables, que l'armée russe avait repris sa marche en avant, et que partout la Wehrmacht abandonnait du terrain. Ces nouvelles nous rendaient optimistes et entretenaient notre moral.

La radio nous permettait également d'écouler les messages personnels de la B. B. C. et nous guettions avec attention ceux qui intéressaient notre Vercors.

En outre, les équipes du capitaine Bob ou du major Long continuaient à travailler sans relâche avec leurs correspondants d'Algérie ou d'Angleterre et nous avions vraiment l'impression d'être soutenus. Cette impression fut confirmée par le message suivant, ordre du jour émanant du général Kœnig lui-même, commandant en chef des Forces Françaises de l'Intérieur :

" Londres, le 11 juillet 1944.

Combattants des Forces Françaises de l'Intérieur du Vercors. Depuis trois ans, dans le Vercors, vous vous êtes préparés à la lutte dans la vie rude du maquis.

Au jour J vous avez pris les armes, et, résistant héroïquement à tous les assauts ennemis, fait flotter à nouveau les couleurs françaises et l'emblème de la Libération, sur un coin de la terre de France.

À vous, combattants F.F.I., aux courageuses populations du Vercors, qui vous assistent, j'adresse a mes félicitations et le voeu de voir vos succès s s'étendre rapidement au territoire tout entier. "

Le Général Kœnig, délégué militaire du gouvernement provisoire de la République Française, commandant des F.F.I.

Signé : KŒNIG "

La veille même, le 10 juillet, nous avions attaqué un important convoi allemand au col de Lus-la-Croix-Haute, et cette opération avait été un succès. Un détachement comprenant un peloton du 11e Régiment de Cuirassiers et le commando américain, sous les ordres du capitaine Tuppers, secondé par un officier français, avait été emmené en cars, jusqu'au col de Menée.

De là, les hommes étaient partis à pied et s'étaient placés en embuscade le long de la route nationale 75, juste à temps pour voir arriver une colonne de camions transportant des troupes ennemies. Le premier camion fut complètement anéanti, le second le fut en partie, les autres purent s'arrêter, et leurs occupants ouvrirent le feu sur les Franco-Américains. Notre détachement, trop peu nombreux, ne pouvait insister davantage. Il se replia en bon ordre, considérant que sa mission était remplie. Du côté allemand, il y avait une quarantaine de tués et l'impression démoralisante pour les survivants d'être en zone d'insécurité, d'où des retards importants dans l'acheminement des convois. Du côté français, deux tués, aucune perte chez les Américains.

À peu prés à la même époque se situe un coup de main d'un tout autre genre, et pour le moins assez original.

Depuis longtemps déjà, le lieutenant Morel, commandant la section de gendarmerie de Saint-Marcellin, désirait rejoindre les maquis du Vercors. Il ne voulait pas venir seul en abandonnant ses gendarmes. Il tenait à les amener tous avec lui. Mais il désirait sauver la face, enlever tout scrupule à ces défenseurs de la légalité et surtout éviter des représailles sur leurs familles. Il voulait aussi que le départ se produisit en ordre et en bloc. II décida donc, après s'être entendu avec le commandant Hervieux qu'il était venu voir plusieurs fois, d'user d'un stratagème.

Il fut convenu qu'un simulacre d'attaque aurait lieu contre les locaux de la gendarmerie, de telle sorte que, prisonniers des maquisards, les gendarmes laisseraient, en partant, l'impression d'avoir agi sous la contrainte.

La nuit N le lieutenant Morel trouva un motif pour rassembler toute sa section dans ses bâtiments, sans doute une alerte quelconque, ce qui, à cette époque, ne pouvait surprendre personne. Les véhicules avaient tous fait le plein.

Soudain des coups de feu retentirent. Un détachement du maquis, commandé par le lieutenant Bagnaud et descendu du Vercors en camions, attaquait la gendarmerie. Une véritable " fausse bagarre " s'ensuivit. Les locaux furent laissés dans un désordre apparent, les fils du téléphone furent arrachés, de fausses taches de sang marquèrent le théâtre d'un corps à corps imaginaire et tons les gendarmes prirent la route du Vercors, encadrés par leurs pseudo-vainqueurs, emmenant leur matériel, leur armement et leurs véhicules.

Je fus chargé dans la journée suivante de les recevoir au hameau de Rousset où je leur choisis des cantonnements. Leur moral me parut excellent.

Les Allemands, furieux d'avoir été joués, ne comprirent pas ce qui s'était passé. Mais ils procédèrent, à titre de représailles, à l'arrestation de nombreux jeunes gens de Saint-Marcellin.

Le 10 juillet également se produit un événement intéressant dans l'histoire du Vercors. C'est l'arrivée de la seconde équipe de la mission a Eucalyptus», composée des capitaines français Volume et Modot et du lieutenant britannique Pierre. Elle vient de l'Ain où un appareil Dakota l'a posée le 2 juillet.

Elle apporte du matériel radio, et elle renforce la première équipe du major Long parachutée quelques jours plus tôt. La mission " Eucalyptus " ainsi regroupée s'adjoint un officier interprète, le lieutenant Jullien du Breuil, monté récemment au Vercors, et deux radios, Ricard et Bourdon. Elle se complétera un peu plus tard en engageant comme chiffreuse une jeune fille originaire de Chatte, Léa Blain.

Ses consignes sont les suivantes :

Orienter les groupes spécialisés F.F.I. vers des attaques ouvertes ou clandestines (actions de guerilla, sabotages), contre les lignes de communications ennemies et les transports par voies ferrées Grenoble-Moirans ; Grenoble-Montmélian ; Moirans-Valence ;

Grenoble-Veynes.

Envisager des raids sur :

- La grande ligne Avignon-Lyon, par Valence.

- Les routes : grand itinéraire routier de la Wehrmacht : Serres-Grenoble-Moirans vers Lyon.

- Le système de télécommunications de l'ennemi ligne souterraine Briançon-Grenoble vers Les Abrets et Lyon.

- Les lignes de transport et d'énergie électrique Pariset-Burcin, Pariset-Le Sautet.

- Les postes de commandement (Grenoble), les aérodromes (Grenoble-Eybens et Grenoble-Fontaine), les dépôts de munitions (Grenoble, Voreppe, Romans, Châteauneuf, Malissard, Montmeyran).

- Les camps de la Wehrmacht, les patrouilles et les détachements isolés.

- Les prisons et les camps de concentration, pour la libération des patriotes.

- Les organisations de Vichy qui s'opposeraient â l'exécution des missions ci-dessus.

La mission s'efforcera de faire protéger les ouvrages d'art ou les installations industrielles d'intérêt national: poste de transformation de Pariset, centrales hydro-électriques du lac Mort, de Rioupéroux, du Vernet, panneaux de coupure de Grenoble.

La mission, en outre, a pour rôle de :

- Renseigner le commandement interallié sur le commandement, les effectifs, l'implantation, l'armement des maquis et des sédentaires dans le Vercors et les départements de la Drôme et de l'Isère.

- Transmettre à Londres directement, ou par l'intermédiaire de la S.A.P., l'emplacement des terrains de parachutage et d'atterrissage. En outre, rechercher des terrains de grande superficie sur lesquels pourraient être parachutées des troupes en uniforme, et des terrains d'atterrissage dont la sécurité pourrait être assurée de façon à permettre l'atterrissage et le camouflage d'avions pendant vingt-quatre heures.

Le chef de la mission s'efforcera de réaliser l'entente avec les éléments F.T.P. des départements de l'Isère et de la Drôme.

Ainsi, vers la mi-juillet, tout dans le Vercors est organisé le mieux possible et nous avons réellement la sensation qu'à Londres et à Alger notre région est considérée comme étant de première importance.

Cependant, des renseignements inquiétants nous parviennent, soit par nos propres agents, soit par des messages d'Alger. Des avions allemands commencent à apparaître dans notre ciel, où, jusqu'à présent, on ne les avait vus qu'exceptionnellement. L'ennemi effectue vraisemblablement des reconnaissances.

De toute évidence, les intentions des Allemands semblent aiguillées sur le Vercors. Une répression violente vient de se dérouler contre les importants maquis de l'Ain. À notre tour maintenant d'être à l'honneur !

Allons-nous voir surgir ces deux divisions dont nous sommes menacés et qui constituent pour nous le seul risque de ne pouvoir tenir dans notre forteresse jusqu'au débarquement sur la côte méditerranéenne ? Quoi qu'il en soit, notre mission est impérative. Nous devons nous préparer au combat.

Le 13 juillet, les premières bombes tombent sur Vassieux et sur La Chapelle. Le lieutenant Payot est mortellement atteint ; il y a des pertes parmi les militaires et parmi les civils.

Du côté du col de Grimone, certains indices laissent prévoir une agitation du secteur. Les Allemands circulent beaucoup sur la route nationale 75 et ils font des reconnaissances vers les contreforts du Vercors.

Le 14 juillet, il fait encore un temps merveilleux. Vers 9 heures du matin, 48 forteresses volantes venues d'Angleterre, escortées par des chasseurs partis d'Italie, Lâchent au-dessus de Vassieux plus de mille containers. Le spectacle est magnifique : mille parachutes bleus, blancs, rouges, dans une première vague, puis multicolores dans les vagues suivantes, descendent en formations compactes. Décidément l'État-Major interallié pense à nous et fait bien les choses !

Nos équipes de ramassage se précipitent sur le terrain et commencent à rassembler le matériel et à replier les toiles de toutes couleurs.

Mais à peine se sont-elles mises au travail que de nouveaux avions apparaissent au-dessus de nos têtes. Cette fois, hélas, ce sont des appareils à croix gammée qui vont se succéder sans interruption jusqu'à la nuit, bombardant ou mitraillant Vassieux et ses environs, détruisant les maisons, visant tout ce qui circule sur les routes et s'en prenant même aux paysans qui, dans les champs, profitent du beau temps pour rentrer paisiblement leur foin.

Lorsque cette journée du 14 juillet s'achève, les villages de La Chapelle et de Vassieux sont en flammes. La nuit, il faut faire ce qui a été impossible le jour : procéder au ramassage des containers éparpillés un peu partout sur le terrain.

À Vassieux, sous l'active impulsion du capitaine aviateur Paquebot, secondé par le capitaine Giboin, technicien du Génie, et par M. Victor Boiron, l'aire d'atterrissage est en voie d'achèvement. Elle doit être terminée le 23 juillet et dès cette date les premiers avions alliés s'y poseront et nous apporteront ce qui nous manque encore, en particulier de l'artillerie de montagne que l'on nous a promis dans plusieurs messages.

Les jours suivants, nous jouissons d'une accalmie relative. Les raids qui se poursuivent sont un peu moins violents. Cependant, à Vassieux, il est impossible de faire un travail suivi de jour. Les avions mitraillent tout ce qui bouge. Les nuits sont courtes en cette saison et le travail n'avance guère. Les containers sont ramassés à grand-peine la nuit, le terrain d'aviation ne s'achève pas vite.

Le Royans aussi a été bombardé : Pont, Saint-Jean, Saint-Nazaire, carrefours de routes importants, ont particulièrement été visés.

Partout la population affolée évacue les maisons et, emportant ce qu'elle a de plus précieux, se réfugie dans les bois.

Sur le plateau, on est perplexe. La situation est sérieuse. Les volontaires arrivent toujours. Tandis que les unités se préparent pour l'heure H et que l'État-Major, travaillant jour et nuit, dresse ses plans de défense, Alger est tenue au courant, heure par heure, de l'évolution des événements. On espère son aide massive. Mais on ne voit rien venir.

On sent la bataille toute proche. Ce sera très dur. Et dans la grande forteresse à la veille d'être assiégée, chacun est à son poste, comme sur un navire pris par la tempête en haute mer, où les marins de l'équipage attendent les ordres du commandant qui, seul maître à bord après Dieu, tient le sort de tous entre ses mains.

CHAPITRE V


L'ATTAQUE ET L'ENCERCLEMENT

(21-23 juillet 1944)

Dans la citadelle en péril, le commandant Hervieux est maintenant le chef vers qui se tournent tous les regards et convergent toutes les pensées. Le colonel Bayard a dû partir, appelé par des questions urgentes à régler en divers points de son vaste territoire. Une fois de plus, accompagné du capitaine Lemoine, il va traverser ces zones extrêmement dangereuses où il suffirait d'une seconde d'inattention pour les faire découvrir par l'ennemi qui les guette. Il reviendra le plus vite possible, mais un certain délai lui est nécessaire pour accomplir sa mission. Il sait d'ailleurs qu'il ne pourrait laisser le Vercors en de meilleures mains. Il a même confié au commandant Hervieux l'ensemble Drôme-Isère, afin de mieux coordonner l'action de toutes les unités dans cette région qui, géographiquement, forme un tout. Le colonel Joseph, qui com-

mande toute la zone Sud-Est, ne veut pas empiéter sur les responsabilités d'un subordonné qui a toute sa confiance.

Depuis longtemps, le commandant Hervieux sentait venir le danger ; il n'est pas pris au dépourvu. Pendant un mois entier, il n'a cessé de circuler à travers le massif du Vercors, encourageant les initiatives heureuses, redressant les erreurs, communiquant à tous son ardeur, ne ménageant ni son temps, ni sa peine. Tant qu'il fait jour - et les jours sont longs -, il est dehors, et on le voit partout où il y a à faire. Tous le connaissent, tous le respectent et l'estiment. Il sait qu'on ne commande bien à des hommes qu'en étant en contact direct avec eux, en leur parlant, en partageant leurs soucis, et non pas en les regardant de haut ou de loin. Car il est psychologue, et surtout humain. Sa longue formation d'officier lui a donné une solide expérience de la vie, on le sent, et pour ce chef qui sait se prodiguer, que ne ferait-on pas?

À la tombée de la nuit, il revient à son P. C. Il se fait apporter le courrier qu'il signe rapidement. Il règle toutes les affaires en suspens et il travaille jusqu'à une heure avancée, méditant sur les événements du jour et su? son emploi du temps du lendemain. Il garde pour lui ses inquiétudes, ne voulant à aucun prix risquer de décourager son entourage. Une fois seulement, il me confiera le fond de sa pensée. Ce sera le matin du 22 juillet.

" Voyez-vous, me dit-il, mon cher Laroche, nous sommes lancés dans une grande, très grande aventure. J'ai toujours considéré que sur dix d'entre nous qui y seraient engagés, neuf ne reviendraient pas. Et pourtant nous n'avions pas le droit de la refuser. "

Heureusement, cette réflexion se révéla, par la suite. un peu trop pessimiste, et nous sommes revenus de l'aventure plus nombreux qu'il ne l'envisageait.

Une autre fois, alors que je lui avais parlé de certains officiers qui se posaient encore le " cas de conscience " avant de se lancer dans la Résistance, il m'avait répondu :

" Pour moi, le cas de conscience ne peut pas se poser. Notre devoir à nous, militaires, est tracé comme une ligne droite. Nous n'avons qu'à foncer. "

Et lorsque entre 2 et 4 heures du matin, il va prendre un repos bien gagné, il laisse son esprit se tourner vers sa femme et ses six enfants qui dorment paisiblement dans un autre coin verdoyant de cette belle campagne française.

Maintenant, le danger que l'on sentait se rapprocher un peu plus chaque jour, est là, aux portes de la citadelle. Le moment est venu de se montrer plus fort que jamais.

Le matin du 20 juillet est apparemment une matinée comme toutes celles que nous connaissons depuis plusieurs semaines, une belle matinée où la montagne resplendit au soleil. L'air est calme. Il fait bon vivre ! Mais bientôt des bruits d'avions nous rappellent que la guerre est prête à reparaître avec son visage d'horreur.

Les nouvelles continuent à affluer de partout, toujours aussi inquiétantes. Chacun est sur ses gardes.

Vers 15 heures, coup de téléphone au P. C, Un important convoi allemand a été repéré sur la route de Grenoble à Romans. Dix minutes après, nouvel appel téléphonique : les Allemands sont à Saint-Gervais. Dix minutes plus tard, autre appel, les Allemands sont à Cognin. Et la sonnerie du téléphone ne cesse de retentir. Les boches sont à Saint-Nazaire ; ils sont à Saint-Romans ; ils sont à Iseron ; ils sont à Saint-Quentin.

En même temps, nous apprenons que Saint-Nizier est fortement occupé, et qu'une colonne continue son avance, venant de Grenoble.

Dans le Trièves, certains indices prouvent qu'un mouvement analogue se dessine.

Au sud du Vercors, on signale des éléments motorisés ennemis exécutant une marche concentrique sur Die, les uns attaquant de Livron à Crest, les autres débouchant de Lus-la-Croix-Haute vers les cols de Menée et de Grimone.

En somme, les Allemands sont partout.

C'est l'investissement total. Cette fois, plus aucun doute, la forteresse est assiégée et les effectifs qui vont nous assaillir atteignent certainement, comme nous le craignons, la valeur de deux divisions.

Les dernières recommandations sont faites aux combattants. Chacun se rend compte que l'heure est grave.

La radio renseigne Alger par des messages répétés, mais ne reçoit en échange aucune promesse. Il n'y a aucune illusion à se faire : nous serons livrés à nous-mêmes. Le commandement interallié ne peut plus rien pour nous. Nous disposerons de nos seuls moyens, c'est-à-dire de nos quatre mille hommes pleins de fougue mais peu aguerris, mieux organisés qu'il y a un mois, mais tenant encore plus du maquis que de l'armée régulière avec leurs équipements insuffisants, leur instruction tout juste ébauchée, leur armement de fantassins, sans mortiers ni artillerie. Et nous nous battrons à un contre dix !

Le ciel qui était bleu depuis plusieurs jours se couvre de nuages, comme si les éléments eux-mêmes s'accordaient à la menace qui plane sur notre destin. Mais l'aviation nazie ne ralentit pas pour cela son activité. Ses reconnaissances se multiplient.

Et le vendredi 21 juillet, à 6 heures du matin, une colonne allemande forte de deux mille hommes environ, avec de l'artillerie, débouche de Saint-Nizier se dirigeant sur Villard-de-Lans.

Vers 7 heures, la pluie qui menaçait depuis la veille au soir se met à tomber. Elle ne ralentit pas la progression d'un ennemi bien équipé et bien vêtu, tandis qu'elle transperce les effets usagés de nos maquisards. Elle ne cessera guère pendant les deux premiers jours de la bataille, augmentant considérablement la fatigue de nos hommes.

La 1re Compagnie du 6e B.C.A., commandée par le capitaine Duffau, occupe alors les principaux passages qui assurent les défenses de la vallée d'Autrans-Méaudre. C'est elle qui, vers 8 heures, a l'honneur d'essuyer les premiers coups de feu de la bataille du Vercors.

Au-dessus de Jaune, au croisement des routes d'Engins et de Saint-Nizier, se trouve une carrière dite la carrière Converse, du nom de l'entrepreneur qui l'exploite. La section du sous-lieutenant Noël y a été disposée.

Lorsque les hommes camouflés derrière les sapins devinent les Allemands à portée de leurs armes, ils ouvrent le feu. Les boches ripostent violemment. Ils sont tout d'abord stoppés, puis, ayant reçu des renforts, ils réussissent à s'infiltrer et la section Noël doit se replier dans les bois, emmenant un blessé léger.

A Jaume, la colonne allemande s'est fractionnée en deux éléments : l'un a pour objectif Autrans, par le col de la Croix-Perrin, tandis que l'autre continue sur Villard-de-Lans et Corrençon.

À l'autre extrémité du plateau, plusieurs unités ennemies venant du Trièves par Gresse, Saint-Michelles-Portes et Chichiliane, réparties en petites colonnes, se dirigent lentement vers les " Pas " qui permettent de franchir la longue arête du Grand-Veymont et de pénétrer à l'intérieur du Vercors : Pas de la Ville, Pas des Chattons, Pas de la Selle, Pas de l'Aiguille.

Ces pas sont défendus par la compagnie André, qui fait maintenant partie de notre dispositif.

Cependant que, de deux côtés à la fois, l'ennemi tente de s'infiltrer dans nos défenses extérieures et de prendre pied sur le plateau, une attaque aussi brutale qu'inattendue, venue des airs, se produit à Vassieux, en plein centre du massif.

Il est alors 0 h 30. Une vingtaine d'avions remorquant chacun un planeur, sortent des nuages, venant du sud et apparaissent au-dessus du terrain où les équipes de travailleurs se sont mises à l'ouvrage, entre deux alertes. Les Alliés auraient-ils décidé de venir nous secourir sans attendre que le terrain soit en état de recevoir leurs troupes aéroportées ? Le premier moment d'incertitude et de surprise passé. nos hommes ont compris : ce sont des croix gammées qui sont peintes sur les fuselages. Les planeurs se détachent et foncent sur eux presque à la verticale.

L'un s'écrase au sol avec un fracas épouvantable. Des autres, surgissent des dizaines de fantassins, armés jusqu'aux dents, qui se précipitent à l'intérieur des maisons, tirant sur tout titre humain qu'ils aperçoivent.

L'attaque a certainement été préparée dans les moindres détails. En effet, sur le plateau de Vassieux, autour du village proprement dit, il y a quatre hameaux : Jossaulx, La Mure, Le Château et Les Chaux. Le village et les hameaux sont attaqués exactement à la même minute. Dix planeurs ont atterri aux lisières sud de Vassieux, trois â Jossaulx, deux à La Mure, deux au Château, ceux aux Chaux.

En un clin d'oeil, les assaillants occupent leurs objectifs.

L'attaque a été si brutale que la plupart de nos hommes n'ont pas eu le temps de réagir et sont massacrés avant même d'avoir pu essayer de se défendre. Certains, cependant, résistent avec un courage magnifique, tel le caporal-chef aviateur Victor Vermorel qui se précipite sur une mitrailleuse lourde, et tire sans interruption pendant un quart d'heure, anéantissant les équipages de deux planeurs ; puis, l'épaule droite fracassée d'une halle, se couche, saisit une mitraillette et continue à faire feu jusqu'au moment où, complètement épuisé, il réussit à se réfugier dans une ferme encore habitée. Tel aussi le jeune Jacques Descour, surnommé a La Flèche s, qui sert sa mitrailleuse jusqu'au moment où il tombe mortellement frappé.

Le capitaine Hardy est tué à son poste de combat. après un violent corps à corps. Le capitaine Paquebot est blessé et, après vingt-quatre heures passées dans un ancien puits, sous les branchages, réussit, en rampant toute la nuit, à échapper au carnage.

Car c'est à un véritable carnage que se livrent ces S.S. venus spécialement de Strasbourg. Une centaine des nôtres jonchent le terrain, cavaliers de l'escadron Hardy, travailleurs du capitaine Paquebot.

À La Mure, le peloton du lieutenant Philippe est totalement anéanti. Le sous-lieutenant aviateur Grimaud, l'adjudant Fusillier, le maréchal-des-logis Anne sont parmi les morts. Très rares sont ceux qui peuvent échapper. Et les barbares nazis ne se contentent pas de tuer nos maquisards. Ils massacrent presque tous les civils qui se sont réfugiés dans les quelques maisons encore debout, ou qui, dans une fuite éperdue, essayent de leur échapper. Soixante-seize civils assassinés, parmi lesquels des femmes, des vieillards, des enfants, des bébés, tel est le bilan de cette tuerie.

Au P.C. de Saint-Martin, le commandant Hervieux suit les événements. Renseignements et ordres se succèdent sans arrêt. Nous apprenons l'attaque de Vassieux au moment même où elle commence. D'ailleurs, depuis le balcon de notre villa, nous avons pu apercevoir la descente éclair des planeurs. Aussitôt, les quelques unités tenues en réserve sont alertées. Le commandant Hervieux donne l'ordre au commandant Thivellet de les concentrer immédiatement et d'encercler Vassieux.

Les escadrons Bourgeois, Ragnaud et Roland, aux-quels se sont joints quelques éléments du génie et des chasseurs, et le commando américain - en tout quatre cents hommes environ - tiennent en respect les nouveaux maîtres de Vassieux et se préparent à les attaquer. Nul doute que l'opération ne réussisse.

Pendant ce temps, au nord du plateau, la situation évolue lentement. On a l'impression que l'opération de grande envergure que dirige le commandement allemand a été préparée et minutée avec la plus grande précision. Selon les renseignements qui nous parviennent, les troupes qui nous assiègent seraient les mêmes que celles qui ont opéré dans l'Ain. Nous saurons par la suite que la division qui attaque au nord et à l'est est la 157e Division d'Infanterie de montagne aux ordres du général Pflaum, tandis que les unités qui tiennent les flancs ouest et qui, elles, auront une simple mission de verrouillage, sont composées d'éléments plus ou moins variés, parmi lesquels les Russes et les Polonais sont les plus nombreux.

Les bataillons qui composent la 157e Division sont des unités d'élite qui connaissent parfaitement la tactique et la technique du combat en montagne.

À 11 heures, les Allemands, qui s'infiltrent depuis Jaume, approchent de la Croix-Perrin, tandis qu'a Roche-Pointue, au débouché des gorges de la Bourse sur Villard-de-Lans, une section de la 3e Compagnie du 6e B.C.A. que commande le capitaine Brisac ouvre le feu sur l'ennemi.

Cette compagnie occupe la rocade qui relie Villard-de-Lans à Méandre, par les Jarrands, défendant ainsi l'entrée des gorges de la Bourse et protégeant le flanc droit de la compagnie Duffau. Elle est elle-même en liaison avec la 2e Compagnie, la compagnie Chabal, qui tient solidement le verrou de Valchevrière.

Vers midi, les premiers éléments ennemis occupent Corrençon et se heurtent à notre dispositif. Devant le feu ajusté des hommes de la 4e Compagnie du 6e B.C.A., la compagnie Goderville, ils n'insistent pas.

L'après-midi, le col de la Croix-Perrin est occupé par les Allemands qui poursuivent leur progression sur Autrans, où ils pénètrent vers 17 heures, malgré les tentatives de contre-attaque de la compagnie Duffau. La section Noël se replie en combattant sur Méaudre. Le sous-lieutenant Noël et son adjoint, le sergent-chef Jacquet, blessés, refusent de se laisser emporter et sont achevés sur place par les Allemands.

Le commandant Durieu, aux Fenêts, avec une section de sa 1re Compagnie, dirige personnellement la résistance, mais il est complètement coupé et ne peut plus communiquer avec l'arrière. Pendant trois semaines, nous n'aurons plus aucune nouvelle de lui.

Depuis 10 heures du matin, le combat est engagé au Pas des Chattons et au Pas de la Selle. D'abord arrêtés par le tir des armes automatiques que dirige adroitement le sous-lieutenant Potin, les unités de montagne allemandes entreprennent une véritable escalade dans les rochers abrupts et réussissent à prendre pied sur le Pas de la Selle. Il est vrai que nos effectifs n'atteignent pas dix hommes sur chacun des Pas! Et il a fallu une journée entière à un bataillon soutenu par des mortiers, de l'artillerie, et de l'aviation pour repousser quelques hommes de chez nous.

Dans la vallée de la Drôme, l'étranglement se poursuit, à la fois de l'est et de l'ouest. Die est toujours à nous.

Et quand la nuit laisse enfin tomber son voile protecteur sur la citadelle en péril, notre commandement juge la situation très grave.

L'attaque sur Vassieux absorbe toutes nos modestes réserves. L'encerclement a réussi, mais une première attaque du village a échoué et les Allemands s'y installent. Ils ont des mortiers et nous n'en avons pas. Or, s'emparer de maisons sans engins explosifs est extrêmement difficile.

Au cours de la nuit, le commandant. Hervieux réunit à son P.C. un véritable conseil de guerre auquel assistent le colonel Joseph, le major Long, M. Clément et quelques officiers de notre État-Major. Les visages sont tendus par l'anxiété dans laquelle nous plonge une situation qui parait sans issue.

Cependant le commandant Hervieux envisage plusieurs solutions. La première serait de tenter une percée à travers les lignes ennemies. Solution élégante et tentante. Il y aurait évidemment de grosses pertes, mais ce serait la manœuvre la plus militaire et ceux qui réussiraient à passer constitueraient dans la plaine une force importante au service de la Résistance. Malheureusement, elle est irréalisable. En effet, nos unités sont engagées sur un front de 200 kilomètres et nous n'avons ni le temps ni les moyens de les rassembler.

La seconde solution serait de donner à tout le monde l'ordre de tenter des percées par petits groupes. Celle-ci serait réalisable, mais les pertes seraient immenses avec cette dispersion des efforts et certains éléments se trouveraient abandonnés dans des conditions déplorables.

La troisième solution est la suivante : se battre partout jusqu'à épuisement des moyens, puis, lorsque l'ordre en sera donné, se replier par petites unités à l'intérieur du massif, en dehors de tout itinéraire principal et de toute localité. Créer le vide devant l'ennemi et " nomadiser " en adoptant la tactique de la guérilla, jusqu'au moment où il se retirera. C'est ce que nous appellerons " maquiser dans le maquis ".

Cette solution, la plus simple et la plus raisonnable,est adoptée à l'unanimité. Hélas ! elle sera mal comprise de beaucoup et ce sera la cause d'une partie de nos pertes. Seuls, les vieux maquisards, ceux de Thivollet et de Durieu, l'exécuteront à la lettre. C'est une tactique qu'ils connaissent bien et qui leur a toujours réussi.

Une question importante se pose : c'est celle de l'évacuation de l'hôpital militaire où sont soignés actuellement une quarantaine de blessés. Il est décidé que dés le lever du jour, on essayera de les transporter en car dans la région de Die et que, si l'avance allemande ne permet pas de trouver là-bas un emplacement, on les installera dans la grotte de la Luire, immense excavation située dans la paroi rocheuse, à l'écart de la route de Saint-Agnan à Rousset.

Dans la soirée, le capitaine Volume nous a quittés. Il a la mission de joindre le plus vite possible le commandant Bastide qui commande les F.F.I. de l'Isère, de le renseigner et de le prier d'agir rapidement, et en priorité désormais, sur les arrières immédiats des forces ennemies entre Sassenage et le col de Grimone, afin de diminuer pour nous la vigueur de l'étreinte. Accompagné du lieutenant Léon Jail, alpiniste expérimenté qui arrive justement de là-bas, il trouvera bien un passage à travers les lignes allemandes. Nous les avons vus s'éloigner tranquillement, sous la pluie battante, vers leur destin, qui, pour le second d'entre eux, devait être tragique.

La nuit est terriblement noire. Il pleut sans discontinuer et, sur leurs positions, nos hommes, harassés de fatigue après cette première journée de bataille, ne peuvent même pas prendre un sommeil réparateur.

Le 22 juillet, dès l'aube, profitant d'une éclaircie matinale, les avions ennemis recommencent leur ronde infernale que la nuit avait interrompue, observant, mitraillant, bombardant ici et là sur l'immense plateau.

Nos guetteurs, partout, surveillent l'horizon, cherchant à déceler les intentions de l'ennemi.

Au P. C., on attend impatiemment les derniers comptes rendus de la nuit et l'on se demande avec inquiétude comment se passera cette seconde journée.

Une grande carte est appliquée au mur, sur laquelle sont portées nos positions et leurs modifications au fur et à mesure qu'elles se présentent. Des flèches indiquent les principaux axes d'attaque de l'ennemi. Sa manœuvre apparaît clairement : terminer le verrouillage total du Vercors en mettant la main sur Die, et, lorsque le massif sera totalement encerclé par des unités disposées sur tous les itinéraires permettant aux défenseurs de tenter une sortie, s'efforcer de pénétrer à l'intérieur même du plateau. L'attaque se fera par trois directions à la fois : par Autrans, opération déjà en partie réalisée, qui donnera la mainmise sur toute la région au nord de la coupure de la Bourne ; par l'axe constitué par la route forestière Villard-de-Lans Saint-Martin, qui évite la traversée des gorges ; et enfin par les Pas situés de part et d'autre du Grand-Veymont, qui permettront d'atteindre la région de Saint-Agnan. Tandis qu'à Vassieux, point d'importance vitale pour la défense, les troupes aéroportées devront s'organiser solidement en attendant de pouvoir élargir leur poche.

Le commandant Hervieux et le capitaine Régis, après avoir examiné ensemble la situation, font le compte de nos forces disponibles. Vassieux a absorbé à peu prés toutes nos réserves. Il ne reste plus que quelques embryons d'unités : éléments de P. C., gendarmes, groupe Vallier, quelques isolés, derniers venus à l'instruction.

Pour tenir tête a l'ennemi, il n'y a qu'un moyen : relever des unités aux endroits les moins menacés et les diriger sur les points attaqués. C'est la parade bien connue du joueur d'échecs.

Le capitaine Monnier, secondé par le lieutenant Octave, recense tous les moyens de transport disponibles : cars Huillier, cars Glénat, cars Perrier, camions, camionnettes qui n'ont pas été mis hors d'usage par les bombardements ou les mitraillages, et dirige les opérations de ravitaillement en armes et en munitions.

Quant à moi, en qualité de chef d'État-Major, je coordonne le travail et je me tiens en permanence auprès du téléphone afin d'être en liaison constante avec les principaux commandants d'unités.

Une partie du P. C. avec le capitaine Bouysse et M. Boissière, est envoyée au hameau des Michalons afin de diminuer les pertes au cas où nous serions bombardés.

Vers le milieu de la matinée, nous voyons arriver, sac au dos, vêtu d'un imperméable, un grand béret sur la tête, l'air calme et décidé, au pas assuré d'un bon marcheur, un homme d'un certain âge, que je reconnais aussitôt pour l'avoir rencontré souvent à Grenoble. C'est le général Humbert auquel nous avions fait signe quelque temps auparavant et qui vient se joindre è nous. Il a réussi â pénétrer dans le Vercors juste avant la progression des premiers éléments allemands.

Cependant, la pression de l'ennemi s'accentue dans les mêmes zones que la veille. Autour d'Aubain, la compagnie Duffau disloquée essaye de maintenir le contact, et, tout en se tenant à l'écart des routes, reste en liaison avec la compagnie Brisac. Celle-ci tient toujours les débouchés des gorges de la Bourne, avec une position solide à Haute-Valette, au-dessus de la Goule Noire, d'où l'on aperçoit Valchevrière et toutes les crêtes environnantes.

Le secteur de Valchevrière est sous le commandement du capitaine Goderville ; il s'étend jusqu'au Collet de la Coinchette, à 8 kilomètres plus au sud.

Le groupement Goderville, qui comprend les 2e et 4e Compagnies du 6e B.C.A. renforcées par le détachement de tirailleurs sénégalais et par une section du bataillon Philippe, a reçu pour mission d'interdire les débouchés ouest et sud de Corrençon. La position est d'une très grande importance, car elle défend l'accès de l'artère principale du Vercors, la route Saint-Julien-Saint-Martin-Saint-Agnan.

Le capitaine Goderville a installé son P.C. à la ferme d'Herbouilly. Les sections sont échelonnées tout autour de la large cuvette de Corrençon, avec des éléments à Valchevrière, au Pas de la Sambue, au Pas de l'Âne, au Collet de la Coinchette, au Pas de la Balme, et des avant-postes à la hauteur de la Glacière et de Frier du Bois.

Impossible de mettre du monde partout, les effectifs étant insuffisants. Quatre cents hommes répartis sur un front de 15 kilomètres, c'est vraiment très peu. Des mines ont été posées les jours précédents dans les bois de la Loubière et sur les principaux layons.

Valchevrière, que tient la compagnie Chabal, constitue le point névralgique. C'est un petit hameau adossé au flanc de la montagne. La route serpente au-dessus des maisons, quittant à cet endroit la vallée qui mène au Villard-de-Lans, pour rejoindre la forêt qui domine la région de Saint-Martin. Elle est elle-même dominée par des escarpements rocheux, au lieu-dit " le Belvédère ", magnifique point de vue d'où l'on découvre un paysage majestueux et que le lieutenant Chabal a naturellement choisi comme poste de commandement.

C'est cette route qu'il faut défendre à tout prix, car elle est la seule voie d'accès carrossable. Plusieurs barrages ont été établis avec des sapins abattus sur place ; le Belvédère lui-même a été transformé en blockhaus et les champs de tir ont été soigneusement dégagés.

La compagnie Chabal a été formée autour d'un noyau d'anciens chasseurs qui s'est illustré un mois plus tôt dans les combats autour de Saint-Nizier.

Certes, les volontaires qui se sont incorporés à cette unité n'ont pas la valeur combative des anciens, mais le lieutenant Chabal a su en quelques jours leur insuffler la générosité et l'enthousiasme qui caractérisent l'esprit chasseur. Il est adoré de ses hommes qui ont en lui une confiance absolue et lui vouent une admiration sans bornes.

Aux avant-postes, situés à un kilomètre à l'est, il a installé une section avec laquelle est parti le lieutenant Passy, jeune polytechnicien, officier de réserve d'artillerie, un ancien de la Résistance Fer qui a rejoint huit jours plus tôt.

Les autres sections sont échelonnées en profondeur sur la route et sur ses abords.

La matinée se déroule sans incidents. Secondé par le capitaine Rochard qui vient de lui être adjoint par le commandant Hervieux, le capitaine Goderville vérifie l'organisation définitive de son secteur et s'assure du bon fonctionnement des liaisons.

Vers 15 heures, les Allemands tâtent le terrain en direction de Valchevrière, avec une importante reconnaissance.

De Bois-Barbu, où ils sont installés, ils ouvrent un feu violent sur nos avant-postes qui se replient comme convenu.

Mais le lieutenant Chabal contre-attaque, et la position est complètement rétablie, si bien qu'à 17 h 15, le capitaine Goderville rédige un message qu'il envoie au commandant Hervieux :

" Succès à Valchevrière. Chabal repousse l'ennemi en lui infligeant des pertes sensibles. "

De Vassieux, les nouvelles ne sont guère rassurantes. Le lieutenant Arnolle a reçu la mission de coordonner l'action des unités qui ont réussi à encercler les troupes allemandes débarquées des planeurs, mais une seconde attaque pour reprendre le village échoue. L'ennemi a reçu des renforts en hommes et en matériel et il se cramponne solidement.

Sur les Pas, l'ennemi continue à arriver. Il tient maintenant toutes les crêtes environnantes et sa poussée se fait de plus en plus violente. Impossible de reprendre le Pas de la Selle et le Pas des Chattons. Le Pas du Fouillet tombe à son tour. Le sous-lieutenant Potin attend vainement du renfort.

Le commandant Hervieux a bien prélevé une compagnie, la compagnie Adrian, sur le bataillon Philippe qui, dans la forêt des Coulures, ne semble pas devoir être attaqué, mais le déplacement est très lent, et cette unité ne pourra être engagée sur le Grand-Veymont que le lendemain.

Et le Pas de l'Aiguille, que tient la section Blanc, de la compagnie André, est dans une situation tragique. Ce Pas se trouve à la tête de la vallée qui, par Richardiere et Chichiliane, rejoint la plaine du Triéves. Depuis le 20 juillet, il est tenu par le lieutenant Blanc et ses vingt-sept hommes qui l'ont soigneusement mis en état de défense.

Alors qu'un groupe se dispose à partir en renfort

vers le Pas de la Selle, les Allemands apparaissent sur la falaise et une terrible fusillade, dont l'écho se répercute au loin, est déclenchée. Les nôtres répondent, mais, se sentant cernés de toutes parts, une seule solution se présente à eux : s'établir dans une grotte, trou béant, d'où ils pourront mieux riposter à l'ennemi.

Un berger, qui est venu de la cabane de Jasneuf, s'éloigne sous un grand parapluie bleu, car il pleut depuis un moment. Il est abattu par une rafale d'arme automatique.

Une centaine d'Allemands partent à l'assaut de la grotte qu'ils ont repérée. Succédant au claquement des balles, des sommations retentissent, enjoignant aux assiégés de se rendre. À ces cris répond aussitôt un tir violent des fusils, des fusils-mitrailleurs, des grenades. L'assaut est brisé. Les balles atteignent difficilement nos hommes abrités derrière le rocher.

Plusieurs Allemands tombent, fauchés par le feu de nos armes. Les autres s'éloignent. Chez nous, deux morts, dont l'adjudant Kaufmann. Impossible de sortir de la grotte, dont les issues sont gardées par un ennemi décidé à faire un siège en règle.

La journée s'achève sur le Vercors sans avoir amené de décision, mais l'étau s'est fortement resserré et nos maquisards sont exténués, les nerfs tendus depuis quarante-huit heures, les vêtements transpercés par les averses qui se sont succédé jusqu'au soir, l'estomac vide faute de ravitaillement suffisant.

Le P.C. se regroupe à Saint-Martin, qui n'a pas été bombardé ; il ne manque qu'un élément qui, avec le capitaine Bouysse, est parti reconnaître un emplacement éventuel à Arbounouse, dans la forêt domaniale.

Les villages sont complètement abandonnés. Tous les habitants se sont réfugiés dans les bois.

Je cède ma chambre au général Humbert et je m'endors à côté de mes camarades, essayant d'oublier pendant quelques heures la tragédie dans laquelle nous sommes plongés.

Vers 5 heures du matin, une violente détonation me réveille. C'est un obus qui, ayant franchi la crête d'Herbouilly, est venu éclater sur les pentes que l'on aperçoit de notre P. C. Je suis aussitôt rappelé au sens des réalités.

La nuit a été assez agitée dans le secteur de Valchevrière. Contrairement à leur habitude, les Allemands n'ont pas cessé de patrouiller. Nos avant-postes ont tiraillé sans arrêt. Tout laisse prévoir une attaque imminente.

Cette journée du 23 juillet, qui va être décisive pour le Vercors, commence dans une brume qui répand sa fraîcheur matinale.

Nouveau présage d'attaque : les mortiers ennemis arrosent la zone de Valchevrière-Herbouilly. C'est donc par là que le commandement allemand va tenter de percer notre système de défense.

À 6 heures, les éléments d'avant-garde allemands prennent contact avec nos avant-postes. Le lieutenant Passy est debout, réflexe de l'officier d'artillerie qui se croit à son observatoire. Les chasseurs résistent énergiquement. Mais les ennemis sont nombreux et savent manœuvrer. Ils commencent à s'infiltrer dans l'épaisse forêt de sapins, malgré les mines qu'ils évitent habilement. Sur tout le front du secteur, la bataille est engagée. Il est inutile de compter sur des renforts. Il ne reste plus qu'à lutter seuls et à faire son devoir jusqu'au bout.

Parmi les chasseurs qui entourent le lieutenant Passy se trouve un Alsacien du nom de Mulheim. Mulheim a une idée. En allemand, il crie de toutes ses forces :

" Rendez-vous, nous sommes les plus forts. Les Américains viennent de débarquer en Provence. "

La fusillade s'arrête subitement. Les Allemands discutent. Mais, bientôt le tir reprend plus violent, accompagné par les mortiers.

Le lieutenant Passy tombe mortellement atteint, le regard fixé sur Villard-de-Lans où il a laissé les siens. A côté de lui, le chasseur Jo Perrin est également tué à son poste de combat. Le chasseur Mulheim est évacué avec une blessure mortelle.

L'ennemi s'infiltre toujours, dépassant nos avant-postes auxquels l'ordre de repli est donné.

Maintenant l'attaque s'étend jusqu'au Pas de la Sambue que défend le lieutenant Raymond.

Sur l'autre versant de la cuvette de Corrençon, le Pas de la Balme est franchi par une colonne ennemie importante avec mulets. Le petit groupe qui gardait le Pas a été anéanti après un court combat.

La situation est confuse.

Le capitaine Goderville, qui a installé son P. C. dans une clairière, à l'angle du chemin venant du Pas de l'Âne et de la route d'Herbouilly à Saint-Martin, conserve tout son calme et s'efforce de dominer son inquiétude.

Autour de lui, les agents de liaison s'affairent. Les uns s'éloignent, suivant les layons qui s'enfoncent profondément dans la forêt, pour porter les ordres aux unités engagées ; les autres sont prêts à partir et à faire un long trajet dans un terrain difficile pour remettre, heure par heure, au commandement, les plis qui le renseigneront sur la situation.

La section du lieutenant Bouchié et celle du sergent-chef Liotard ont été engagées de part et d'autre du Pas de la Sambue. On ne peut plus compter sur les Sénégalais, exténués par la froide pluie de montagne à laquelle ils ne sont pas accoutumés, et il n'y a plus de réserves.

Le commandant Hervieux, qui a deviné que le sort du Vercors va se jouer principalement dans ce secteur, envoie au capitaine Goderville les deux dernières dizaines d'hommes qu'il peut récupérer, parmi lesquelles se trouve le groupe Vallier. Après, c'est fini, il ne peut plus rien.

Des Pas du sud-est parviennent des renseignements contradictoires. On ne sait pas au juste si nos unités tiennent ou non. De Vassieux, ils sont franchement mauvais. Une troisième attaque a échoué. Les Allemands continuent à recevoir des renforts par planeurs ou par avions. Car si invraisemblable que cela paraisse, sur ce terrain inachevé que les Alliés ne voulaient pas encore utiliser, des appareils allemands sa sont posés et de là, après avoir rempli leur mission, se sont envolés.

Le commandant Chabert qui nous a rejoints depuis quelques jours après avoir échappé à la Gestapo, grâce à un sang-froid peu commun, est envoyé auprès des unités qui, depuis quarante-huit heures, essayent en vain de reprendre le village. Chef d'escadron d'artillerie de l'armée active, il a de l'expérience et des qualités militaires qui ont été particulièrement appréciées comme chef départemental F. F.I. du Rhône. Il va tenter un suprême effort. Mais sans mortiers et sans artillerie, avec des hommes qui trois fois ont attaqué et trois fois ont échoué, les chances de réussir sont extrêmement réduites.

Pourtant, il faut faire une dernière tentative et afin de renforcer les éléments épuisés par la fatigue, le commandant Hervieux décide de prélever un détachement sur le bataillon Fayard qui, en forêt de Lente, n'a pas encore trop souffert.

Il me prie de me rendre auprès du capitaine Fayard, de le mettre au courant des événements et de préparer avec lui les unités d'attaque. En même temps, je verrai sur place comment se présente la situation dans ce secteur. Je prends une motocyclette et je roule sur la route déserte. Le beau temps est revenu et la campagne, en cette journée d'été, est splendide. L'horizon est complètement dégagé. Au loin, j'aperçois la chaîne de montagnes où, de Valchevrière au Grand-Veymont, se déroule une grande bataille.

L'écho assourdi de la fusillade m'accompagne, tandis que des avions continuent à sillonner le ciel.

Le capitaine Fayard est heureux de savoir enfin quelque chose, car, dans sa forêt, il est tout à fait isolé, et les rares renseignements qu'il a pu avoir lui sont arrivés passablement déformés. Il m'explique sa situation. L'ennemi occupe tout le Royans, plaine fertile qui s'étend au pied de sa position, mais il ne paraît pas décidé à attaquer. Des patrouilles sont allées en reconnaissance de ce côté et c'est l'impression qu'elles en ont rapportée.

Des ordres sont immédiatement donnés en vue de former un détachement qui sera dirigé sur Vassieux. Les hommes sont satisfaits de pouvoir enfin se rendre utiles. Des cars viendront les prendre et les transporteront rapidement à pied d'œuvre.

Au début de l'après-midi, je repars. J'ai hâte de rejoindre le P.C. que j'ai quitté à un moment critique.

En arrivant au hameau des Drevets, oh se trouve le 2e Bureau et le central téléphonique depuis la destruction de La Chapelle, je constate avec surprise qu'il n'y a plus personne. Que se passe-t-il ? Sur la route, faisant le guet, j'aperçois le lieutenant Moral qui attend sans doute quelqu'un. Je vais vers lui et il me raconte tout ce qu'il sait : Valchevrière a été enfoncé ; les Allemands ont percé ; le commandant Hervieux a donné l'ordre de se disperser. Je rentre dans la ferme qui abrite le central. J'essaye de téléphoner. Impossible. Alors, je reprends la route, emmenant le lieutenant Morel sur le tansad de ma motocyclette.

Aux Barraques, nous trouvons la section qui défend l'issue des Goulets, et les premiers éléments du P.C. qui viennent de Saint-Martin. C'est exact, notre front est rompu. À Valchevrière, les chasseurs n'ont pu tenir devant une attaque en force. Le lieutenant Chabal a été tué. Nos pertes sont très lourdes. Le commandant Hervieux a transmis à toutes les unités l'ordre de se replier à l'intérieur du Vercors. C'est l'application du plan arrêté dans la nuit du 21 au 22 et dont tous ont reçu communication en temps voulu.

Cette nouvelle me remplit de tristesse. Jusqu'au bout j'avais espéré, et maintenant c'est la catastrophe si redoutée, bien tangible. J'ai l'impression de revivre les heures les plus sombres de 1940.

Je retrouve mes camarades de l'État-Major qui me mettent au courant des derniers événements dont je devais par la suite connaître tous les détails.

Après avoir réussi à bousculer nos avant-postes devant Valchevrière et le Pas de la Sambue, les Allemands avaient poursuivi leur infiltration.

Le sergent Béjot, sur l'ordre du lieutenant Chabal, fait sauter la route. Ce dernier, au Belvédère, guette l'approche de l'ennemi. Des bruits de voix, des branches qui craquent et la fusillade qui se rapproche, appuyée par le tir de plus en plus précis des mortiers. Soudain, des silhouettes grisâtres bondissent sur la route et à travers les sapins. Un combat farouche et désespéré s'engage.

Chabal demeure aussi calme et aussi maître de soi que s'il s'agissait d'une manœuvre. Debout derrière un rempart de rondins, armé d'un bazooka, il tire, ajustant soigneusement chacun de ses coups.

La pipe à la bouche, il ne quitte pas les Allemands des yeux, semblant les défier par son sang-froid. Ses chasseurs ont les yeux fixés sur lui; c'est certainement un des moments de la vie où l'on comprend le mieux la valeur de l'exemple.

Après un instant d'hésitation, les Allemands, malgré leurs pertes, continuent leur progression et réussissent à prendre pied sur l'escarpement rocheux qui domine le Belvédère. Chabal donne l'ordre de contre-attaquer. De son côté, le capitaine Goderville tente une manoeuvre pour dégager son lieutenant.

Mais l'ennemi est décidément le plus fort et rien ne peut plus l'arrêter.

Autour de Chabal, les rangs s'éclaireisseryt. Le chasseur Vincendon est tué à côté de son chef. Le sergent Seguin est grièvement blessé. Un jeune chasseur de dix-sept ans, un enfant, tombe mortellement blessé. Il crie à l'un de ses camarades : " Tu diras à maman que je suis mort pour la France. "

Chabal s'arrête un instant de tirer. Il prend un papier qu'il arrache de son bloc et rédige le message suivant qu'il envoie au capitaine Goderville :

" Je suis presque complètement encerclé. Nous nous apprêtons à faire Sidi-Brahim. Vive la France ! "

Témoignage sublime de l'esprit de sacrifice qui ranimait. Et maintenant, plus décidé que jamais â se battre jusqu'au bout, il saisit un fusil-mitrailleur et, rafale après rafale, il tire sur tous les boches qu'il aperçoit, insoucieux des balles qui sifflent à ses oreilles.

Il est 11 heures. Alentour, le combat fait rage.
Soudain, le lieutenant Chabal s'affaisse. Il est touché ; une balle vient de le blesser grièvement ; il se redresse et tire encore. Mais, se rappelant qu'il a sur lui un petit carnet où sont inscrits les noms de tous ses chasseurs, il va le jeter par-dessus le parapet du Belvédère, afin que les Allemands ne le trouvent pas sur lui. À ce moment précis, une seconde balle l'atteint
et il s'écroule mortellement frappé.

Leur chef tué, les chasseurs, qui avaient tenu avec un cran magnifique, comprennent qu'il n'y a plus d'espoir. Ils se retirent lentement en direction d'Herbouilly. En même temps, les défenses du Pas de la Sambue sont forcées.

Le capitaine Goderville rassemble tous ses éléments épars qui affluent et organise un combat retardateur.

Il juge la situation désormais sans issue et adresse un dernier message au commandant Hervieux.

C'est alors que le chef militaire du Vercors se décide à donner, le coeur rempli d'amertume, l'ordre de dispersion.

Le P.C. est bientôt pris sous un violent tir d'artillerie, mais le commandant Hervieux le quittera le dernier, lorsqu'il sera bien certain que son ordre a été communiqué tous. Il demeure impassible et, du balcon de la villa, regarde les bois où s'est déroulé le drame.

Il a pris la décision de replier l'État-Major en forêt de Lente, après avoir d'abord songé à le transférer dans la forêt domaniale du Vercors. La forêt de Lente se prête en effet beaucoup mieux à une existence clandestine qui risque de durer quelque temps ; de là il sera plus facile de reprendre le commandement des unités dispersées lorsque le moment de les regrouper sera venu. C'est une immense étendue de bois difficilement praticable, coupée de rares prairies où des fermes isolées pourront servir de postes de ravitaillement, et fournir de l'eau, si rare dans le Vercors. La forêt n'est pas très accidentée et il existe quelques sentiers qui permettront d'assurer les liaisons.

Depuis la veille, le commandant Hervieux cherche à reprendre, sans y parvenir, le contact avec le capitaine Bouysse, M. Boissière et l'Etat-Major interallié du major Long, qui, eux, se trouvent déjà dans la forêt domaniale. Des patrouilles envoyées à leur recherche n'ont pu les rejoindre. Il pense qu'ils sauront prendre les initiatives nécessaires pour tenir de leur côté, en attendant que la liaison précédant le regroupement puisse être réalisée. De l'Etat-Major interallié, il reste toutefois une bonne équipe radio. comprenant le lieutenant Paray, le sous-lieutenant Pierre et le sous-lieutenant Croix qui se joignent à notre P.C.

Le capitaine Monnier met le feu à un magasin oh nous avions encore quelques explosifs. Et, leur mission remplie, les derniers éléments de l'État-Major quittent Saint-Martin sous les obus, et gagnent les Barraques où tous se retrouvent.

Le commandant Hervieux, sac au dos, fusil sur l'épaule. a le visage contracté par l'émotion. Il a mûrement pesé la grave décision qu'il vient de prendre. Il ne pouvait agir autrement. Devant l'attaque massive de la Wehrmacht, seule une dispersion générale de toutes nos forces, dans l'ordre et la discipline, pouvait permettre de sauver le Vercors d'une destruction totale. Il songe à tous ces hommes qui tombent ayant fait à la France le sacrifice de leur vie, et il espère que ce ne sera pas en vain.

Les nouvelles qui lut parviennent du nord du plateau manquent de précision. Les Allemands continuent à s'étaler dans le sillon d'Autrans-Méaudre. La compagnie Duffau contre-attaque sans grand résultat à la Perrinière. La compagnie Brisac cause quelques pertes à l'ennemi au-dessus des gorges de la Bourre.

Le bataillon Philippe, amputé d'une compagnie et d'une section qui ont été prélevées sur ses effectifs, est dans une situation dangereuse, sur la position des Coulures et de Serre-Cocu ; il doit maintenant faire face à l'ennemi à la fois à l'ouest et à l'est, et n'a plus aucune possibilité de préserver ses lignes de communication.

Du sud, les nouvelles sont mauvaises. Depuis la veille au soir, Die est occupée. L'ennemi a par conséquent réalisé l'encerclement total du Vercors. Le convoi automobile qui emmenait l'hôpital de Saint-Martin a dû rebrousser chemin ; le personnel sanitaire et les blessés ont été repliés sur la grotte de la Luire.

L'escadron Grange, qui tient le col du Rousset, est sur le point d'être attaqué par les colonnes motorisées qui montent par Chamaloc.

Sur les Pas, le commandant Georges, suivant l'ordre du commandant Hervieux, a pris le commandement. Il essaie de rétablir une situation nettement compromise. Avec le personnel du Q. G. Bayard et son équipe de dépannage, il renforce la compagnie André, fort mal en point. La compagnie Adrian et un détachement que commande le sous-lieutenant Raoul sont mis à sa disposition.

Les Allemands occupent toujours le Pas des Chattons, le Pas du Fouillet, le Pas de la Selle, et le Pas de l'Aiguille au sud du Grand-Veymont. Ils tiennent également le sommet de Peyre-Rouge et la Tête de la Graille.

Nos unités sont installées au-dessus de la Grande Cabane. Le lieutenant Adrian a effectué une reconnaissance jusqu'au Grand-Veymont par le Pas de la Ville qu'il a renforcé. Le capitaine Charles est également parti en reconnaissance avec le sous-lieutenant Lucas et trois hommes. À 500 mètres des boches, ils ont essuyé un feu nourri.

Les Allemands, poursuivant leur infiltration, occupent le Grand-Veymont et s'emparent du Pas de la Ville, tandis que, plus au nord, ils entament une action sur le Pas de la Bérière. Le tir des mortiers, déclenché spécialement du sommet de Peyre-Rouge, ne cesse d'arroser nos hommes qui s'accrochent désespérément au sol.

Quant à la section encerclée dans la grotte du Pas 9i'1 ide l'Aiguille, son sort est de plus en plus tragique.

Elle est décidée à se défendre jusqu'à l'épuisement total de ses munitions, et chacun, avant de mourir, tient à abattre le plus d'ennemis possible.

Vers 9 heures, un obus de mortier éclate à l'intérieur de la grotte, tuant un chef de groupe, Gilbert Galland, et blessant grièvement deux hommes, Moscone et Nicolas.

Les autres combattants, après avoir brûlé tous leurs papiers, leurs souvenirs, les photographies de leurs parents ou de leurs amis, entonnent La Marseillaise, une Marseillaise vibrante comme on n'en chante que devant la mort. Comme ils sont destinés à mourir, ils vont risquer le tout pour le tout et tenter une sortie. Mieux vaut tomber en pleine lumière, la tête haute, que pris au piège dans ce trou obscur.

Mais les assaillants se rapprochent et ils doivent continuer à se battre sur place. Des grenades sont lancées dans la grotte. Les hommes les ramassent et les rejettent au-dehors avant qu'elles n'éclatent. Du haut de la falaise descend une ficelle à l'extrémité de laquelle est fixée une charge d'explosifs. La première éclate sans faire trop de mal. Aux essais suivants, la ficelle est coupée et le pétard projeté à l'extérieur. Simiand est tué par une balle qui l'atteint à la tête. Le lieutenant Blanc, tirant au fusil-mitrailleur, abat les servants d'une mitrailleuse allemande. Boucard est tué par une grenade qui n'a pu être ramassée à temps.

La plupart des assiégés sont plus ou moins blessés. Une nouvelle charge d'explosifs, beaucoup plus forte, est encore une fois descendue au bout d'une ficelle. Elle éclate. Par miracle, personne n'est blessé gravement, mais le choc a été terrible.

Puis, subitement, c'est le calme. Alors, dans la nuit qui est enfin venue, accompagnée d'un épais brouillard, nos hommes s'élancent. Ils dévalent la pente, parmi les rochers. Des grenades éclatent autour d'eux. mais il est trop tard. L'ennemi a été surpris. La sortie a réussi.

Le Vercors, en ce soir tragique du 23 juillet, a pris un aspect sinistre. Sur les routes, nos voitures flambent. Nous les avons détruites nous-mêmes afin qu'elles ne tombent pas intactes entre les mains de nos adversaires. EL, partout, par petits groupes, nos unités, abandonnant les itinéraires principaux et les localités, se dirigent vers les coins les plus reculés de la montagne, pour prendre réellement cette fois le maquis.

Aux Barraques, je retrouve quelques-uns de mes anciens chasseurs qui arrivent de Valchevriére ou de Vassieux. Le lieutenant Ternit, qui avait été blessé quelques jours plus tôt par l'éclatement d'une mine dans les bois de la Loubière et, malgré les plaies qui le faisaient souffrir, avait voulu quitter l'hôpital, en prend le commandement et organise avec eux un point

d'appui. Le capitaine Bourgeois, qui commande l'escadron chargé de la défense des Goulets, fait sauter la route devant les tunnels et l'on obstrue ceux-ci au moyen de toutes sortes de véhicules récupérés dans le voisinage et mis hors d'usage. Cependant qu'au nord, le pont de la Goule Noire saute et que ce qui reste des combattants du bataillon Philippe s'enfonce dans la forêt des Coulmes.

Le commandant Hervieux fait une dernière tournée à Saint-Agnan et au hameau de La Rivière afin de contrôler lui-même l'exécution des ordres qu'il a donnés.

Des vivres que l'on a recueillis ici ou là sont rapidement distribués.

Et, tandis que sur tout le plateau la Résistance agonise devant le terrible assaut d'un ennemi dix fois supérieur en nombre et en matériel, le soir tombe, laissant traîner des nuages qui s'accrochent à la montagne. Il semble que la nature elle-même participe à la tristesse qui étreint les défenseurs malheureux de la citadelle envahie.

Notre État-Major qui s'est regroupé sur un petit chemin s'élevant au-dessus des Barraques, se dirige vers les fermes de Revoulat. Il s'est scindé en deux équipes, l'une confiée au commandant Chabert, tandis que l'autre, à laquelle s'est joint le général Humbert, demeure avec le commandant Hervieux.

Au bout d'une heure de marche, nous établissons notre campement au milieu de taillis de buis qui nous protégeront vaguement contre l'humidité de la nuit.

Cette fois nous sommes à nouveau de vrais maquisards. Et cette pensée fait renaître en nous une grande espérance.

CHAPITRE VI

LE MARTYRE

Lorsque le commandant Hervieux a prévenu les commandants des principales unités que dans le cas, hélas probable, où l'ennemi pénétrerait à l'intérieur du Vercors, il faudrait abandonner la défense linéaire pour constituer des noyaux de résistance sporadiques, il a en même temps désigné à chacun sa zone de dispersion. Pour les uns ce sera la forêt des Coulmes, pour les autres la forêt de Lente et la forêt domaniale, ou d'autres régions également reculées et d'un accès difficile pour l'ennemi. Il est persuadé que le commandement allemand va prescrire un ratissage général du massif, et, pour éviter une catastrophe, il estime que les unités, fragmentées au maximum, doivent abandonner les itinéraires sur lesquels la Wehrmacht lancera ses patrouilles. De plus, il tient par-dessus tout à épargner aux habitants la destruction totale de leurs villages et de leurs hameaux, ce qui serait inévitable si la Résistance en faisait des lieux de repli.

Maintenant, il ne peut commander qu'aux éléments qui se trouvent à proximité immédiate de son P.C., et il se fie à l'initiative de ses subordonnés. Mais il ne se fait aucune illusion sur l'immense épreuve que tous vont avoir à subir.

Demeurer des jours entiers, peut-être des semaines, livrés uniquement à eux-mêmes, sans ravitaillement d'aucune sorte, perdus au milieu d'une nature sans ressources, et talonnés sans cesse par les patrouilles allemandes, quels seront les chefs qui sauront tenir dans des conditions aussi dures ? Il leur faudra des qualités surhumaines pour conserver en main des hommes qui ne sont, à tout prendre, que des partisans, et dont beaucoup, originaires du pays, seront tentés de rentrer chez eux et d'y attendre des jours meilleurs.

Pourtant le courage ne manque pas à ces volontaires comme l'ont bien montré ceux qui viennent de participer aux combats.

En effet, si certains, croyant que la situation quasi désespérée dans laquelle ils se trouvent les autorise à reprendre leur liberté d'action, tentent de sortir des mailles de l'immense filet tendu par les Allemands, d'autres demeureront fidèles à leur poste jusqu'à la fin, supportant héroïquement les privations et les dangers auxquels ils seront soumis pendant un investissement de trois semaines.

Les uns comme les autres connaîtront des épreuves tragiques qui, pour beaucoup, seront un véritable martyre.

Pour les habitants aussi, ce sera une période atroce. M. Clément leur a recommandé le maximum de prudence. Mais ils ne peuvent demeurer longtemps loin de leurs fermes où tout les appelle. Pourquoi, d'ailleurs, les rendrait-on responsables de faits de guerre dont ils ont été les premiers à souffrir ? Et comment auraient-ils jamais pu imaginer que des êtres humains, même des Allemands nazis, fussent capables de se montrer aussi barbares ?

La rage de la Wehrmacht est déchaînée. Elle veut en finir une fois pour toutes avec ce Vercors qui a commis le crime impardonnable de donner asile à ces bandes de terroristes. Elle estime qu'elle ne saurait mettre trop de sévérité dans les représailles.

Tout cela, notre commandement local aurait voulu l'éviter. Nos chefs savaient que l'invasion de ce petit coin de France se traduirait rapidement par des ruines et des charniers. C'est pourquoi ils n'avaient cessé d'adresser à Alger des messages désespérés. Mais puisque la situation générale ne permettait pas aux États-Majors alliés d'intervenir, au moins fallait-il dans cette épreuve rester plus unis que jamais. Au surplus, ce malheur devait peut-être en éviter de plus grands ailleurs ; en effet, pendant que l'ennemi serait occupé ici, d'autres régions pourraient se préparer tranquillement aux combats de la Libération, maintenant toute proche.

En attendant, chacun gagne comme il le peut, sa zone de dispersion. Après une nuit passée à essayer d'oublier la tragédie qui vient de se dérouler sous nos yeux pendant ces trois jours, notre petit groupe, dont le commandant Hervieux a pris la tête, s'ébranle en direction de la forêt de Lente.

La brume matinale commence à se dissiper, laissant place au soleil. Le beau temps, succédant à la pluie des jours précédents, nous donne du courage.

Nous avançons lentement à travers les broussailles.

Notre groupe, renforcé par une vingtaine de chasseurs qui se sont joints à nous dans la nuit, est suivi par ]a section de tirailleurs sénégalais du lieutenant Moine.

Arrivés à l'entrée de la forêt de hautes futaies qui domine M hameau de Revoulat, nous nous séparons en trois détachements. Les tirailleurs sénégalais se dirigent sur la maison forestière de Lente où le lieutenant Moine va retrouver son chef direct, le commandant Thivollet. Avec le capitaine Monnier qui m'est adjoint et les chasseurs, je pars à travers la montagne de l'Art, vers Combe-Laval. Le commandant Hervieux, avec ses éléments de commandement et l'équipe radio, prend à peu près la même direction.

Le soir, j'installe mon petit détachement dans la forêt, à proximité d'une ferme que nous sommes allés reconnaître. Les paysans qui l'habitent ont été affolés par notre arrivée, mais ils ont un troupeau qui pourra nous être utile, et surtout ils ont une citerne et nous sommes certains de ne pas mourir de soif.

Quelques isolés cherchent à quitter le Vercors pour rentrer chez eux. Je leur demande de me faire confiance et de se joindre à mes chasseurs.

Le lendemain, nous reprenons contact avec le commandant Hervieux. Nos détachements sont à 800 mètres l'un de l'autre, séparés par d'épais taillis.

Tout en respectant les règles d'une dispersion nécessaire, nous aurons la satisfaction de pouvoir travailler ensemble.

Une vie sévère et monotone commence. Isolés au fond de cette forêt immense, nous ne savons plus rien de ce qui se passe sur le Vercors. Notre ravitaillement est maigre et nous le voyons rapidement diminuer. Bientôt, nous entendons des bruits de fusillade qui se rapprochent. L'ennemi a donc bien investi le plateau et, là-bas, des camarades sont poursuivis dans leurs refuges. Nous voudrions savoir, mais nulle réponse ne vient apaiser notre angoisse.

Et les jours vont succéder aux nuits, sans que les fourrés qui nous entourent dévoilent leur mystère.

Ce n'est qu'une semaine plus tard, dans les tout derniers jours de juillet et les tout premiers d'août, qu'ayant tenté des reconnaissances et des liaisons à travers un pays hostile, nous commencerons à connaître le sort réservé à notre pauvre Vercors.

Et beaucoup plus tard seulement, nous saurons toute la vérité et le martyre sans précédent enduré par tant des nôtres.

Après avoir rompu nos lignes de défense à Valchevrière et sur les Pas, les Allemands avaient pénétré à l'intérieur du massif, mettant aussitôt la main sur l'axe central Saint-Julien-Saint-Martin-Saint-Agnan-La Chapelle-Vassieux. Ils ne s'étaient pas lancés à la légère, mais avaient pris mille précautions pour protéger leur avance.

Ils craignent ce genre de guerre en pays insoumis et redoutent les terroristes qu'ils croient voir à chaque tournant de chemin ou derrière chaque maison. Et ils se vengent sur les civils innocents.

C'est à Vassieux certainement que la Wehrmacht commit les plus grandes atrocités. M. l'abbé Gagnol, curé de ce village, les a résumées dans un rapport d'une simplicité émouvante.

Le 21 juillet, à peine débarqués de leurs planeurs, les S.S. se précipitent sur tous les habitants qu'ils aperçoivent et sans se soucier du sexe ou de l'âge, ils se livrent à un horrible massacre.

" M. Martial Berthet, âgé de cinquante ans environ, est maire depuis quarante-huit heures. Il emmène avec lui sa femme et sa fille, une enfant de huit ans blessée au pied. Apercevant une patrouille au loin, il se cache avec les siens dans une grotte. Malheureusement au passage des Allemands son chien qui l'a suivi se met à aboyer. " Vous franc-tireur, terroriste ", lui crient les soldats, et, pendant qu'il cherche ses papiers afin de prouver son innocence, ils l'abattent à bout portant en présence de sa femme et de son enfant, qui reçoivent l'ordre de ne pas crier et de se taire si elles ne veulent pas subir le même sort.

" Trois enfants, Suzanne Berthet, huit ans, Alice Giraud, dix ans, Lucien Emery, quatre ans, sont cachés sous un rocher. Les Allemands lancent sur eux des grenades. Le premier est blessé au pied, le second dans le dos, le troisième a le poignet gauche presque déchiqueté.

" Mme Marie Bonthoux, une vieille femme de soixante-dix ans, sort de son abri et implore pitié pour ces trois petits et pour elle-même qui a son gendre prisonnier en Allemagne. Elle est abattue à bout portant.

" Mme Yvette Barnarie a perdu son mari, tué par le bombardement du 13 juillet. Son oncle Paul Barnarie est fusillé après avoir eu les jambes brisées. Son beau-père Marius Barnarie devient fou et se tue accidentellement en sautant dans un ravin. Sa fille Lysiane, dix-huit mois, est carbonisée dans l'incendie de sa maison. Et elle-même meurt écrasée sous plusieurs sacs de blé, au milieu du ravitaillement allemand.

" M. Marius Appaix, âgé de soixante ans, est fusillé devant sa maison en présence de sa vieille mère qui crie : " Pourquoi me laissez-vous ? Tuez-moi également, vous voyez bien que je ne peux plus vivre " et à qui les barbares répondent : Tu es trop vieille. "

" M. Paul Jallifier, rapatrié d'Allemagne en décembre dernier comme malade, est arrêté chez lui en même temps que son domestique Elie Lesche. Ils sont emmenés en forêt de Lente et pendus par les pieds tous les deux.

" Deux maquisards pris au hameau de La Mure sont pendus, un œil arraché, à chaque extrémité d'une poutre, l'un faisant le contrepoids de l'autre. Ainsi ils ont le temps de se voir mourir, car lorsque l'un essaye de prendre pied sur le sol, il soulève son camarade, et un lent balancement augmente l'agonie de ces deux malheureux.

" Mme Marthe Mottet, son père et sa mère octogénaires, sont fusillés. Leurs corps sont placés dans un tombereau et conduits devant une maison en flammes dans laquelle ils sont jetés. M. Charles Mottet, le mari, sera fusillé à son tour trois semaines plus tard.

" M. Alfred Fermond a recueilli chez lui des femmes et des enfants. Les Allemands l'arrêtent et le fusillent à vingt mètres de sa maison. Puis ils lancent à l'intérieur des grenades incendiaires. La plupart des réfugiés s'échappent par les fenêtres. Malheureusement, la belle-mère de M. Fermond, M. Marie Morin, ne réussit pas à sortir, car elle veut essayer de sauver son neveu, Georges Fermond, qui est infirme. Ils sont carbonisés tous les deux.

" M. Pierre Revol, hôtelier, est fusillé avec sa femme devant la maison où ils s'étaient réfugiés. Sa belle-sœur, Mme Siméon Revol, est abattue en même temps que sa vieille maman de quatre-vingt-deux ans, qui s'est blottie dans ses bras. "

Enfin, voici le dernier fait rapporté par l'abbé Gagnol et certainement le plus douloureux :

" M. Firmin Blanc, receveur des P.T.T. en retraite, secrétaire de la mairie, s'est réfugié chez sa soeur, Mlle Martine Blanc, au hameau du Château, avec sa femme, ses deux filles, sa belle-mère, sa belle-fille et ses quatre petits-enfants.

" M. Blanc charge un voyage de foin avec ses deux filles Jeanne et Suzanne, quand soudain les planeurs allemands piquent sur le hameau. Suzanne se précipite à la maison pour prévenir du danger. Elle n'a pas le temps de ressortir. Les boches sont déjà là : la maison est en flammes, toutes les issues gardées.

" M. Blanc et Jeanne ont gagné une grotte. Ils sont découverts. Le père est abattu. La fille s'enfuit à travers bois.

" Le jeudi suivant, 27 juillet, M. Pierre Revol, cultivateur, demande à l'abbé Gagnol de l'accompagner au Château où il a caché des vêtements. L'abbé Gagnol fait le tour du hameau. M. Revol le rejoint devant la maison de Mlle Blanc. Pendant qu'ils causent, il semble au curé entendre une voix venant des décombres. Il fait remarquer la chose à son compagnon.

" vous n'y pensez pas, lui répond-il. Depuis huit jours tout le monde est mort là-dedans.

- Au secours, au secours ", gémit une petite voix plaintive.

" Plus de doute, quelqu'un était encore là et vivait.

" L'abbé se penche à la fenêtre pour voir d'où vient cet appel et, avant d'avoir vu qui que ce soit, la voix reprend :

" Monsieur le curé, au secours, dépêchez-vous, sortez-moi de là. "

" C'était une petite-fille de M. Firmin Blanc, la petite Arlette, âgée de douze ans, l'une des premières communiantes du 4 juin dernier.

" Mais oui, ma petite, on va te sortir.

- Monsieur le Curé, avant de commencer, apportez-moi à boire.

- Depuis vendredi dernier tu n'as rien pris ?

- Non.

- Tu n'as vu personne ?

- J'ai vu M. André Martin (un infirme blessé de l'autre guerre) qui n'a pu me dégager. J'ai vu ma tante Martine qui a essayé de me sortir en attachant une corde autour de mon corps, puis à une jambe, mais blessée au bras elle n'a pu et je ne l'ai pas revue.

(En effet M. Martine Blanc est disparue depuis sans laisser de traces.)

- Et puis j'ai vu les Allemands, je leur ai demandé à boire ; ils m'ont regardée, ne m'ont rien donné et sont partis en se moquant de moi. "

" Arlette avait la jambe gauche prise entre deux cadavres, eux-mêmes coincés par des pierres et des poutres.

" Puis elle désigna les cadavres parmi lesquels elle était étendue.

" Çà, c'est ma grand-mère. Ici, ma tante Suzy et ma tante Adèle. Sous elles il y a ma petite soeur Jacquie (sept ans) qui a pleuré tout un jour parce que le feu lui mangeait les pieds. Là, c'est ma maman qui n'est morte que le mardi et qui me suppliait d'aller lui chercher à boire, et je ne pouvais pas. Là-bas, sous les décombres, mon petit frère Maurice (dix-huit mois), mon grand-père, je ne sais pas où il est, ma tante Jeanne non plus. "

" Après quelques heures qui semblent interminables, en raison de l'odeur qui se dégage des corps et de la présence des Allemands cantonnés à moins de 500 mètres, quand on a déplacé tous les cadavres en pleine décomposition, Arlette peut enfin être dégagée. Étendue sur une brouette, elle est emmenée sur un parcours de quatre kilomètres à travers champs et bois jusqu'à la maison de M. Achard, non loin de Saint-Agnan.

" Elle est changée, lavée, soignée, couchée dans un bon lit. Ses premières paroles sont pour dire :

" Il faudra écrire à mon papa. Il habite 24, rue Joseph-Bouehayer à Grenoble. "

" Pauvre père qui avait cru mettre les siens en sécurité à la campagne !

" Jusqu'au dimanche 30, tout semble normal. Arlette a seulement une envie folle de revoir son père et de guérir.

" À midi, elle mange bien, puis elle s'endort. Vers 15 heures, elle se réveille.

" Je crois que mon dîner m'a fait mal. "

" Quelques instants après :

" Le cœur me fait mal, la figure me fait mal. Oh ! que je souffre ! "

" Et l'agonie commence, agonie terrible qui durera jusqu'au lundi 31, à 11 heures.

" Je ne pensais pas que tant de souffrances soient nécessaires pour mourir... Je vais mourir et mon papa qui n'est pas là... Je sais que je vais mourir, mais où va-t-on m'enterrer ? "

" Pauvre petite qui a tant souffert pour mourir, qui avait déjà tant souffert pendant qu'elle était seule en présence des Allemands, coincée sous les cadavres des siens en pleine,décomposition.

" Elle est enterrée à l'angle du jardin de M. Achard. Une petite croix et quelques fleurs indiquent sa tombe : " Ici repose Arlette Blanc, décédée le 31 juillet 1944, à l'âge de douze ans. Priez pour elle. "

Arrêté par une patrouille allemande alors qu'il essaye de ravitailler les sinistrés de Vassieux, l'abbé Gagnol, après avoir été minutieusement

questionné et fouillé, reçoit l'ordre de rester à Saint-Agnan et de n'en pas bouger. Ce n'est que le 6 août, après le départ des derniers Allemands, qu'il peut rejoindre définitivement sa paroisse.

Et son récit se termine par la description d'une vision d'apocalypse :

" Sur 150 maisons que comptait Vassieux, 140 sont complètement détruites, démolies par les bombardements ou incendiées à la main. L'église n'est plus qu'un ensemble de murs calcinés. Le cheptel a totalement disparu, et une bonne partie est carbonisée dans les écuries.

Partout gisent des cadavres putréfiés, dont l'odeur nauséabonde se répand très loin. Pas un être vivant. "

Seul parmi ces morts et ces ruines, le curé de Vassieux se recueille et prie.

Au chef-lieu de canton voisin de La Chapelle, les dégâts sont également considérables. Presque toutes les maisons de cette agglomération qui fut une villégiature coquette et réputée ont brûlé. Les habitants se sont réfugiés dans les hameaux environnants, aux Jalifiers, à l'Oscence, à la Cime du Mas. Certains d'entre eux, espérant retrouver quelques affaires parmi les décombres ou apprenant que leur demeure a été en partie épargnée, reviennent. Ils pensent que les Allemands ne toucheront pas aux civils. Mais ceux-ci ont reçu des ordres sévères : La Chapelle était l'un des berceaux du terrorisme en Vercors, et il faut s'y montrer impitoyable.

Tous les hommes sont arrêtés dans la journée du 25 juillet. Le curé, qui craint pour la vie de ses paroissiens, essaie d'intervenir. On lui répond que leur existence n'est pas menacée, mais que les ordres sont les ordres et qu'on doit s'y conformer.

Seize hommes arrêtés sont conservés comme otages. Les Allemands s'installent dans les quelques maisons encore à peu près intactes et s'y livrent à des orgies, avec les produits de leurs pillages. Leurs clameurs d'ivrognes résonnent au loin. Soudain, vers 22 heures, un bruit de fusillade retentit à proximité de la place du village. Quelques rafales violentes, puis les clameurs recommencent.

L'abbé Pétas est pris d'une inquiétude terrible. Il est persuadé qu'un drame vient de se dérouler. Il se précipite vers l'endroit d'où sont partis les coups de feu et, avec douleur, aperçoit, enchevêtrés les uns dans les autres au pied d'un mur d'une cour intérieure, les cadavres des seize otages. C'est ainsi que les Allemands ont tenu parole ! Ce massacre faisait sans doute partie de leurs réjouissances.

Le lendemain, ils fusillent quelques paysans qu'ils rencontrent en patrouillant dans les hameaux, notamment à la Cime du Mas.

À Saint-Agnan, ils abattent plusieurs maquisards qui essaient de se faire passer pour des habitants du pays.

À Chabotte, ils découvrent dans les locaux de l'école les traces de notre dépôt d'armement. Ils s'emparent de l'institutrice, Mme Rosette Jarrand. Ils la pressent de questions. Mme Jarrand a trente-cinq ans, elle a une fillette. Depuis cinq années, dans sa petite école, elle enseigne aux enfants l'amour de la patrie meurtrie, mais non abattue. Elle croit à la Libération prochaine. Elle a soutenu les maquisards de tout son cœur, car elle partage leurs convictions. Elle a mis sans hésitation les salles de sa classe à leur disposition. Ainsi, elle a pu servir à sa manière la cause qui est la sienne. Mais son devoir de Française ne s'arrête pas là. A aucun prix, elle ne veut renseigner l'ennnemi. Jamais il ne connaîtra le nom de ceux qui gardaient le magasin ni l'endroit où ils se cachent.

Les Allemands l'emmènent hors du hameau. Ils lui promettent la vie sauve si elle se décide à leur répondre. Elle demeure muette. Alors, de rage, ils la fusillent, sans insister davantage.

Ayant occupé Saint-Agnan, les Allemands explorent les hameaux environnants et se dirigent sur celui de Roussel. Ils incendient toutes les fermes qui leur paraissent avoir donné refuge aux terroristes. Ils font sauter à la dynamite la maison forestière du Rang des Pourrets, ainsi que la maison qui, à La Britière, servait de salle d'émission aux équipes radio du colonel Bayard.

Près du hameau des Chaberts, à quelque 600 mètres à l'écart de la route, se trouve la grotte de la Luire.

Depuis le samedi 22 juillet, elle sert d'hôpital militaire de fortune, puisqu'il n'a pas été possible de transporter les blessés à Die que les Allemands allaient envahir.

C'est, dans la paroi calcaire de la montagne, une immense ouverture large d'une vingtaine de mètres et profonde d'une trentaine. Entourée de bois, elle est invisible de la route. Pour y accéder, il faut suivre une longue prairie vallonnée, escalader un petit mamelon et pénétrer dans la forêt par un sentier à peine tracé. On peut donc espérer que les Allemands ne la découvriront pas.

Toute la journée, une grande partie de la nuit et le lendemain matin, les blessés sont descendus du car et transportés sur des brancards, avec mille peines. jusqu'à la grotte où on les couche les uns à côté des autres, sur des paillasses ou des couvertures, dans les endroits les moins rocailleux, et le plus loin possible de l'entrée, afin qu'ils soient à l'abri des intempéries. Les quatre blessés allemands ou polonais sont

étendus auprès des nôtres, mais bien en vue. Si jamais les Allemands découvraient la grotte, ils verraient que les Français soignent aussi bien leurs ennemis que leurs propres blessés. Un grand fanion portant la Croix-Rouge est appliqué contre la paroi extérieure. Et l'on apporte dans la grotte du matériel et du ravitaillement.

Le médecin capitaine Fischer dirige tout avec son inlassable dévouement. Il vient de terminer les dernières opérations urgentes, dans une ferme des Chaberts. Il avait déjà reconnu la grotte et il s'assure , maintenant que chacun a une place dans ce misérable refuge. Il va de l'un à l'autre, réconfortant ceux qui souffrent le plus.

Mais il est inquiet. Bien que la grotte se trouve à
l'écart des itinéraires que suivront certainement les patrouilles ennemies, il craint qu'elle ne soit découverte. Les Allemands sont toujours, hélas, si bien renseignés !

Alors, il prend une grave décision : seuls resteront dans la grotte les grands blessés, ceux qui ne peuvent se déplacer par leurs propres moyens, et le personnel strictement indispensable pour les soigner et veiller sur eux. Les autres essayeront de se glisser à travers le Vercors, ou bien se cacheront dans l'épaisse forêt avoisinante.

Finalement, il restera dans la grotte trois médecins, les docteurs Fischer, Ganimède et Ullmann, l'aumônier, le R. P. de Montcheuil, neuf infirmières, dont Mme Ganimède, deux femmes blessées à Vassieux, le fils du docteur Ganiméde, et trente et un blessés, dont un sous-lieutenant américain, et les quatre Allemands.

La vie s'écoule morne, au ralenti, dans un demi-silence coupé par le bruit de l'eau qui tombe goutte à goutte de la falaise. Il faut prendre garde de ne pas attirer l'attention de l'ennemi s'il venait à passer près de là. On distribue les vivres avec parcimonie, car il est impossible de s'en procurer d'autres. Bientôt, il n'y a plus de pain. On s'efforce de déblayer le sol afin d'améliorer l'installation incommode. Les uns gardent pour eux leur angoisse, tandis que d'autres plus sensibles, ne peuvent s'empêcher d'exprimer leurs craintes à hante voix.

D'autres encore invoquent la Vierge des Douleurs à qui ils promettent d'élever une statue en ce lieu, s'ils sont délivrés.

Chaque matin, le R. P. de Montcheuil célèbre la messe sur un petit rocher qu'il transforme en autel. Croyants et incroyants la suivent avec recueillement. Il réconforte un blessé qui agonise.

Professeur de théologie à la Faculté catholique de Paris, de l'ordre des Jésuites, c'est un homme infiniment respectable. Son visage respire un calme et une douceur évangéliques. Arrivé depuis quelques jours dans le Vercors, il est venu se mettre aux ordres du commandant Hervieux et lui demander une mission. Celui-ci lui a parlé de ses blessés et lui a confié son angoisse à leur sujet, en raison de l'encerclement. Le R.P. de Montcheuil s'offre immédiatement pour les accompagner. Le commandant lui fait entrevoir le drame possible. Raison de plus. Le Père n'hésite pas. Sa vie de prêtre le destine au sacrifice. Sa place est à côté de ceux qui souffrent le plus. C'est ainsi qu'après avoir célébré une messe en plein air, près des Grands-Goulets, devant un certain nombre de maquisards, il est parti comme aumônier de l'hôpital.

Le soir du lundi 24, des Allemands descendent du Grand-Veymont par la route forestière de Pré-

Grandu.

Le mardi 25, aux Chaberts, ils brûlent deux fermes, où ont été soignés les blessés avant d'être emmenés dans la grotte, et ils mettent le feu aux voitures abandonnées tout près de là.

Le jeudi 27, la grotte est survolée à plusieurs reprises par un avion. Dans l'après-midi, plusieurs coups de feu résonnent dans le voisinage.

Vers 16 h 30, au milieu d'un silence de mort, une voix s'élève, étourdissante, tirant de leur torpeur tous les habitants de la caverne :

" Les voilà ! "

Chacun frémit à l'annonce de la catastrophe que l'on avait tant espéré éviter.

Une vingtaine de silhouettes verdâtres se profilent, menaçantes, à l'entrée de la grotte, et ides balles ricochent contre les parois de la falaise. Les quatre prisonniers allemands se précipitent, en levant les mains et en criant :

" Nicht schiessen, nicht schiessen ! (Ne tirez pas, ne tirez pas !) "

Un adjudant des S.S. s'avance et hurle :

" Debout, les mains en l'air. "

Il aligne tout le personnel valide contre la paroi et fait braquer sur eux mitraillettes et fusils. Et pendant ce temps, les soldats se mettent à piller tout ce qu'ils trouvent dans la grotte.

Les blessés capables de marcher reçoivent l'ordre de se lever. Ils sont onze. Les autres sont gardés à vue sur place.

L'un derrière l'autre, le personnel de l'hôpital et les blessés sont acheminés vers le hameau de Rousset.

En route, ils sont injuriés, brutalisés, et prévenus qu'ils vont être fusillés.

À leur arrivée à Rousset, on les enferme dans un réduit immonde et soigneusement gardé. Une infirmière, qui avait obtenu de demeurer auprès des blessés couchés, arrive, terrorisée, dans la nuit.

Aussitôt après le départ de la petite colonne sur Rousset, les Allemands se sont précipités sur les quatorze malheureux incapables de se mouvoir. Ils les ont transportés sur les brancards, à 200 mètres de là, prenant un sinistre plaisir à les secouer et à raviver leurs blessures, puis, lâchement, les ont assassinés à coups de fusil ou de mitraillette. Enfin, ils ont poussé les cadavres sur la pente du mamelon, les faisant rouler et les entassant ensuite, les uns sur les autres en un affreux charnier.

Le vendredi 28, vers midi, les médecins, l'aumônier, l'officier américain, les infirmières et les deux blessées de Vassieux sont embarqués dans un car pour être transférés à Grenoble. Un moment plus tard, les blessés sont rassemblés dans une prairie et fusillés. Le sous-lieutenant Francis Billon, parachuté d'Alger avec la mission Paquebot, est emmené et fusillé à part. Les Allemands avaient laissé croire qu'ils l'épargneraient puisqu'il était de l'armée régulière.

Vingt-quatre blessés achevés, tel est le bilan de la tragédie de la Luire. Nouvelle page à inscrire au livre noir des atrocités allemandes.

Mais cela ne s'arrête pas là. Après un pénible voyage, au cours duquel, pendant un arrêt près d'Herbouilly, un général allemand les a insultés et menacés de mort, les membres de l'équipe sanitaire sont conduits à la caserne de Bonne et emprisonnés.

Le docteur Ganimède est relâché en raison de son âge ainsi que sa femme, son fils, les deux blessées de Vassieux et l'une des infirmières, Lilette Lesage, qui, blessée à Combovin, peut passer pour une victime civile des bombardements. Tandis que les sept autres infirmières sont envoyées en déportation au camp de Ravensbrück et que le docteur Fischer, le docteur Ullmann et le R. P. de Montcheuil sont fusillés au terrain du Polygone, payant de leur vie le crime d'être, les deux premiers de la race du Christ, le troisième son apôtre.

Ce même 27 juillet, à l'heure où les affreuses tueries de la Luire marquaient son emprise totale sur le Vercors, le commandement allemand lançait un ordre d'opérations dont voici l'essentiel :

" 1° Les groupes de résistance ennemis qui se trouvaient dans le Vercors ont été disloqués par l'attaque des groupes Seeger, Schwehr et Schaefer et se sont dispersés par petits paquets qui ont essayé de se glisser à travers la ligne de démarcation hors du Vercors. Nous ne devons plus compter sur une résistance sérieuse de la part de la " Résistance française " sauf dans le sud.

2° Il s'agit maintenant de ratisser le Vercors avec méthode, de trouver les bandes de terroristes dispersées dans leurs refuges et de les exterminer complètement, ainsi que de découvrir les munitions accumulées, les provisions de l'ennemi et de détruire leurs repaires et leurs dépôts afin de rendre impossible, à l'avenir, une réinstallation de l'ennemi dans le Vercors.

3° Le Vercors devra donc être surveillé, depuis la ligne de démarcation jusqu'aux pentes abruptes du massif montagneux, par les troupes d'investissement.

Sur le haut plateau même, les groupes Seeger et Schwehr devront nettoyer tous les ennemis.

4° Pour le ratissage, il est prévu un délai de sept jours.

5° La population masculine du Vercors de 17 à 30 ans, qui n'appartient pas à la Résistance française et qui ne l'a pas soutenue, doit être arrêtée, regroupée en divisions de travailleurs et, sous un contrôle militaire très sévère, utilisée à enlever les piéges, à effectuer des travaux de reconstruction et à mettre le butin en lieu sûr. En ce qui concerne le traitement ultérieur de ceux-ci, un ordre sera donné après réception des instructions du Général Commandant la France du Sud.

" Les maisons qui ont été les points d'appui et les dépits des terroristes, notamment dans le Vercors même, seront incendiées. On ne fera d'exception que pour les bâtiments d'habitation dont les habitants ont hébergé des terroristes sous la contrainte. La décision et la discrimination sont laissées à chaque chef de troupe engagée.

" Pour éviter une réinstallation de la " Résistance française " dans le Vercors, on ne laissera dans chaque ferme que la quantité de bétail (bovins, porcins, etc. ...) nécessaire à l'entretien des habitants permanents. Pour le reste du bétail, dans la mesure où la troupe n'en aura pas besoin pour son usage personnel, il sera rassemblé dans des parcs et la garde pourra en être assurée avec l'aide des habitants du pays.

" 6° Les ordres pour le transport du butin de guerre, le traitement des prisonniers civils et le transport du bétail seront donnés ultérieurement. "

C'est en exécution de cet ordre que pendant sept jours le plateau sera sillonné de patrouilles qui circuleront sur toutes les routes, sur tous les chemins et sur les moindres sentiers. Une véritable battue sera organisée à l'intérieur et sur les lisières du massif, après celle qui a déjà été faite entre le 24 et le 27 juillet. Elle ne réussira d'ailleurs que très partiellement, n'atteignant que le dixième de nos effectifs. Mais pour ceux qui auront le malheur d'être découverts, ce sera la mort sans pitié ou, dans quelques cas très rares, la déportation.

Quant aux habitants, ils seront traités avec une brutalité inouïe. Arrestations, fusillades, maisons brûlées, bétail enlevé, tel sera leur triste sort.

Au-dessus du hameau de La Rivière, dans la grotte des Fées, s'est réfugié un petit groupe composé du capitaine Goderville, du capitaine Bouysse, du lieutenant Raymond, du lieutenant Jullien du Breuil, de quelques hommes dont le jeune Rémy Lifschitz et d'une jeune fille, Léa Blain.

Quelques autres, qu'ils avaient rencontrés dans la forêt, les avaient déjà quittés pour essayer d'échapper à l'encerclement. Certains réussirent à passer, tels M. Boissière, les officiers britanniques, le sous-lieutenant Dazan.

Léa Blain était attachée au service du Chiffre de la mission interalliée, depuis le 19 juillet. Elle venait du village de Chatte ou ses parents, modestes ouvriers, l'avaient élevée dans le culte du devoir. Âgée de vingt-deux ans, c'était une jeune fille particulièrement pieuse et patriote. Depuis 1942, elle travaillait dans la Résistance, faisant des liaisons, camouflant les réfractaires au S.T.O., transportant des plis et des documents. Le visage ouvert, le regard franc, elle respirait l'honnêteté et la pureté des sentiments. Elle était l'animatrice des oeuvres de sa paroisse où tous l'appréciaient et l'aimaient. Son activité se déployait dans tous les domaines où elle pouvait accomplir son double idéal de chrétienne et de Française. En allant dans le Vercors, là où l'on se battait, où l'on souffrait. où l'on mourait, elle avait réalisé son plus secret espoir.

Le petit groupe de la grotte des Fées s'impatiente. Cette existence recluse, oisive, avec une nourriture frugale et rare, dans le froid et l'humidité, pèse à tous. Ils décident d'agir. Puisqu'on a cessé de se battre dans le Vercors, il faut désormais en sortir et rejoindre les camarades qui, dans l'Isère, poursuivent la lutte.

Le lundi 31 juillet, profitant de l'accalmie qui semble régner aux alentours, le groupe abandonne la grotte et s'éloigne en direction du nord-est.

Le capitaine Goderville et le capitaine Bouysse ont décidé de longer, en forêt, la route qui mène à Corrençon, Villard-de-Lans, Engins, et de rallier Sassenage où ils trouveront asile dans une maison amie, celle de Gaby et Jacqueline Groll, nos dévouées agents de liaison.

Léa, qui n'a pas l'habitude de marcher en montagne, ne peut suivre. Une femme, d'ailleurs, ne risque pas grand-chose et trouvera facilement une ferme pour l'accueillir. Cependant, Rémy Lifschitz ne veut pas la laisser seule et lui propose de l'accompagner. Il connaît bien la région et lui servira de guide.

Le soir, ils atteignent une ferme des environs de Corrençon où, en effet, on lui propose de la garder. Mais elle apprend que le groupe Goderville est passé par là et ne les précède que de deux heures. Elle veut à tout prix le rejoindre. Son moral d'ailleurs est excellent. Ils repartent dans la nuit en direction de Villard où Rémy pense la déposer en lieu sûr si vraiment elle est trop fatiguée.

Au lever du jour, ils sont au hameau du Pouteil, où un fermier leur offre un bol de lait, et leur conseille la prudence. Des patrouilles allemandes rôdent autour du Villard et il serait risqué de s'aventurer dans leur direction.

Les deux jeunes gens n'ont pas peur. Ils ont confiance et joyeusement ils poursuivent leur chemin. Ils ont des armes et les Allemands ne les intimident pas.

Le soleil dépasse déjà les hautes crêtes avoisinantes. L'air est transparent en cette radieuse matinée du 1° août. Soudain une vingtaine d'Allemands surgissent devant Léa et son compagnon. Il est trop tard pour les éviter. Alors, sans hésitation, l'un et l'autre saisissent leurs armes, un revolver et une mitraillette... Ils tirent. Deux Allemands s'écroulent, dont l'un mortellement atteint. Les autres ripostent.

Une grenade éclate à côté de Rémy qui s'affaisse, le corps déchiqueté, et une balle frappe Léa à la tête. À quelques pas de la Croix des Glovettes, son beau regard fixé sur le ciel, elle tombe pour ne plus se relever. Au pied du signe divin, elle rend à son créateur sa belle âme virginale. Son sang très pur se répand sur le sol.

Les Allemands s'approchent. Et l'un d'eux déclarera un peu plus tard : " Ces gens-là ne sont pas des terroristes, ce sont des héros. "

Tandis que ce drame se déroule aux Glovettes, un autre va commencer un peu plus loin. L'après-midi du même jour, le capitaine Goderville et ses compagnons se dirigent sur Sassenage, après avoir traversé le village d'Engins. Ils sont tout près du but. Encore deux kilomètres, et ils seront sauvés. Il est temps, d'ailleurs, car ils sont fourbus. Cette longue marche à travers bois, après une semaine de disette et d'inquiétude, les a anéantis physiquement et moralement.

Hélas ! le passage n'est plus libre. Un poste ennemi, qui tient le Pont Charvet, les aperçoit. Immédiatement pris sous le tir des armes automatiques, les quatre officiers et les deux hommes sont sauvagement abattus l'un après l'autre.

Ainsi moururent pour leur pays l'écrivain de grand talent Jean Prévost, son ami le capitaine Charles Loysel et leurs camarades d'infortune.

Le seul rescapé du petit groupe de la grotte des Fées fut Simon Nora qui, pour une raison fortuite, s'écarta de son itinéraire.

Pendant que les postes et les patrouilles de la Wehrmacht maîtrisent le maquis avec brutalité, les arrestations des civils, prévues au paragraphe 5 de l'ordre d'opérations du 27 juillet, s'effectuent avec méthode dans les communes.

Au Villard-de-Lans, les Allemands essaient de se montrer courtois et c'est avec une politesse toute germanique qu'ils demandent aux habitants de leur livrer leurs fils. Ainsi, les choses se faisant en règle, il n'y aura pas de complications et les Français éviteront des représailles plus graves, risquant d'entraîner la mort de ceux qui se cachent encore dans les bois.

Mis en confiance et croyant ainsi parer au pire, les paysans vont à la recherche des jeunes gens qui n'osent plus reparaître chez eux et les persuadent de se soumettre à l'oukase des occupants et de se faire recenser.

Le maximum qu'ils puissent redouter, c'est d'être envoyés comme travailleurs en Allemagne. Ce sera un moindre mal, comparé à une fusillade toujours à craindre.

Une fois recensés, les jeunes gens sont emmenés à Grenoble où on les rassemble à la caserne de Bonne. Là, ils attendent, espérant que le débarquement dans le Midi se produira avant leur mise en route pour le Reich. Les voies sont continuellement coupées et le trafic ferroviaire se fait au ralenti.

Mais un incident se produit dans la ville. Le 14 août, huit jours exactement avant la Libération de Grenoble, un Allemand est abattu cours Berriat par des gens de la Résistance. Alors, l'occupant décide de faire un exemple. A la caserne de Bonne, vingt jeunes Français sont enlevés en camion et transportés à l'extrémité du cours Berriat, près du pont du Drac, devant l'usine Bouchayer. Tous sont des jeunes gens du Vercors : du Villard, de Méandre et d'Autrans. Les quatre premiers sont brutalement poussés hors du camion et aussitôt abattus à coups de mitraillette. Les autres assistent, épouvantés, au massacre, se doutant du sort qui les attend. En effet, les uns après les autres, par petits groupes de trois ou quatre, ils sont abattus à leur tour. Vingt cadavres jonchent l'angle du trottoir devant les yeux atterrés des passants.

Le paragraphe 3 de l'ordre du 27 juillet, qui précise le rôle des troupes d'investissement sur les débouchés du Vercors, est, aussi, bien appliqué.

Depuis le 24 juillet, beaucoup de nos maquisards tentent de traverser les lignes allemandes et de regagner la plaine. Dispersés par petits détachements, au prix de mille difficultés, dans un terrain extrêmement accidenté, ils cherchent le passage qui leur permettra de franchir la zone dangereuse. L'ennemi est partout, barrant les itinéraires. Pour réussir, il faudra jouer de ruse avec lui. Chacun guette le moment favorable pour avancer, se reposant le plus souvent le jour et marchant la nuit.

Le plus grand nombre réussira. Ceux-là devront leur salut à une observation judicieuse du terrain, à un flair inné, à leur instinct de conservation qui décuple leur sang-froid et leur prudence, à leur vigueur physique.

D'autres, beaucoup trop hélas, tomberont sur une sentinelle aux aguets. Ils seront soit abattus sur place, soit arrêtés et fusillés un peu plus loin. Quelques-uns, très rares, réussissant à faire admettre leur innocence, seront simplement emmenés, internés ou déportés.

C'est ainsi que tout le pourtour du Vercors est bientôt jonché de cadavres affreusement meurtris. À Sassenage, à Fontaine, à Noyarey, à Beauvoir, à Saint-Nazaire, à Saint-Guillaume, à Miribel-Lanchâtre, à Saint-Barthélemy, aux Saillants-du-Guâ, à Saint-Paulde-Varces, à Claix, les fusillades succèdent aux fusillades.

À Saint-Nazaire fonctionne une cour martiale qui condamne sans répit. Trente-cinq des nôtres sont passés par les armes dans le parc du château, tandis que dix kilomètres plus loin, à Beauvoir, dix-neuf jeunes gens subissent le même sort. Des traîtres français dénoncent leurs compatriotes, qui sans eux auraient échappé au supplice. Telle cette Mireille Provence qui, internée au camp de détenus suspects de La Chapelle, a profité de la confusion qui suivit la dislocation du 23 juillet pour venir se mettre aux ordres des Nazis.

À Saint-Guillaume, dans la matinée du dimanche 23 juillet, l'équipe du capitaine Volume et du lieutenant Jail, à laquelle s'est joint l'aspirant Foillard, essaie de passer pour poursuivre sa route en direction de l'Oisans. Elle a réussi à franchir la crête du Pas de la Balme et à traverser Château-Bernard. Au moment où les trois officiers vont atteindre le pont sur la Gresse, ils sont accueillis par une rafale de balles et encerclés par un détachement allemand qui les fait prisonniers.

Ils sont conduits auprès d'un officier qui les interroge. Puis, ils sont fouillés et brutalisés. On les fait ensuite monter dans un car qui les emmène aux Saillants-du-Guâ.

Pendant six heures, ils sont frappés à coups de pieds, de talons, de cannes, de poings. Les Allemands menacent le capitaine, en qui ils ont deviné un émissaire de Londres ou d'Alger, de lui crever les yeux.

Vers vingt et une heures, avec trois jeunes maquisards qui ont été arrêtés presque en même temps qu'eux et qui viennent de subir les mêmes traitements, ils sont de nouveau menés près du car et dépouillés de tout ce qu'ils possèdent. Ils comprennent qu'ils vont être fusillés. Quinze Allemands montent avec eux, et, tout en continuant à les brutaliser, les font descendre sur la route de Saint-Guillaume, près d'une ancienne cimenterie.

Ils se serrent autour de Léon Jail. Lui et Foillard sont des chefs scouts et ils tiennent à mourir en vrais chrétiens. Tous ensemble, entraînés par l'exemple du premier, ils récitent à haute voix une courte et dernière prière. Léon Jail demande pardon à Dieu et à ses camarades. Les Allemands rient : " Les terroristes font toujours leur prière, avant d'être fusillés. " Foillard leur répond dignement : " Nous ne sommes pas des terroristes. "

Les soldats les entraînent le long d'un ravin au fond duquel coule un torrent. Le peloton d'exécution se met en place à vingt mètres d'eux. Le feldwebel qui le commande fait avancer les deux premiers : Foillard et l'un des jeunes. Ils partent, se mettent à genoux devant le peloton et, après avoir jeté autour d'eux un dernier regard, ils s'affaissent sous les balles des mitraillettes et des pistolets.

Léon Jail et un autre jeune sont désignés à leur tour. Le scout encourage son compagnon. Leur attitude à tous deux est magnifique de noblesse et de résignation. Ils tombent près des corps de leurs camarades.

Quand son tour arrive enfin, le capitaine Volume est décidé à tenter l'impossible. Il ne risque rien à essayer de se sauver, puisque de toute façon il est condamné. Cherchant à entraîner son compagnon, qui ne comprend pas et demeure sur place, il bouscule le feldwebel et saute dans le ravin à pic, profond d'une douzaine de mètres. Il s'accroche à un arbre, atteint le lit du torrent et se dissimule sous les ronces qui bordent la rive. Alors il s'élance à travers les buissons et, ayant réussi à franchir le cercle d'ennemis, il s'éloigne aussi vite que ses forces le lui permettent.

Le dernier maquisard a été abattu. Cinq Français viennent d'être fusillés, mais le sixième est sauf. Le capitaine Volume rejoint l'Oisans. Sa mission est remplie.

Pendant ce temps ceux qui, dans l'ombre de la forêt, luttent contre l'angoisse et contre la faim, gardent la volonté de tenir coûte que coûte et de reprendre le combat libérateur lorsque la première occasion se présentera.

Près de la ferme de Pellandré, à la limite ouest de la forêt de Lente, le commandant Thivollet a réuni ses escadrons. II a même réussi à faire amener ses six chevaux de selle auxquels il tient beaucoup.

Il fait l'appel. En dehors de l'escadron Hardy qui a presque entièrement disparu à Vassieux, les effectifs ne sont pas trop clairsemés. Grange, Bagnaud, Bourgeois, Roland, ont regroupé leurs cavaliers autour du chef. Le lieutenant Jury reforme, avec des rescapés, l'escadron que commandait son camarade le capitaine Hardy. Le lieutenant Moine est là avec ses Sénégalais. Le jeune pasteur Atget, plus dévoué que jamais, se propose pour les dangereuses missions de liaison. Le capitaine Roland a ramené sur ses épaules le capitaine Paquebot blessé. On l'a conduit dans une ferme voisine de Bouvante où Victor Boiron, qui a pu s'échapper de Vassieux, le soigne.

C'est à Pellandré que le colonel Bayard reprend le premier contact avec les maquisards du Vercors. Lorsque, an cours de sa mission dans la plaine, il a appris ce qui se passait là-haut, il n'a plus eu qu'une idée : y retourner le plus rapidement possible. Avec le capitaine Lemoine, il a franchi la zone d'investissement des troupes allemandes et, après s'être renseigné, il a fini par découvrir le P.C. du commandant Thivollet. La chance favorise son caractère audacieux.

Mais cette chance, malheureusement n'a pas protégé son fils Jacques. En arrivant auprès des gens du Vercors, la première nouvelle qu'il apprend est la mort héroïque de son enfant. Il demande alors qu'on le laisse seul un instant. Il s'écarte, et pendant quelques minutes, il se recueille profondément. Puis, surmontant sa douleur, il revient et se fait raconter en détail les événements des derniers jours et exposer la situation. Héroïsme d'un père qui place avant tout son devoir de chef et de soldat ! Et il donne ses ordres : ne pas s'abandonner, reprendre le contact avec l'ennemi et le harceler par des actions de guérilla chaque fois que cela sera possible.

Puis il se fait conduire au P.C. du commandant Hervieux avec qui la liaison vient d'être reprise, grâce à une reconnaissance effectuée par le lieutenant Arnolle, de l'État-Major du Vercors.

Les deux chefs se retrouvent avec émotion. Ils discutent longuement, font des plans et fixent la ligne de conduite pour l'avenir : reconnaissances, liaisons intensifiées en vue du regroupement et de la reprise de l'action.

Sa mission dans la plaine n'est pas terminée. Il repart, toujours suivi de son fidèle adjoint, et traverse à nouveau les lignes ennemies. Tout en s'éloignant, il songe tristement à tous ces morts qui là-haut dorment leur dernier sommeil, à son petit Jacques surtout. Et il pense que c'est la rançon de la libération de la Patrie.

Tandis que nos reconnaissances et nos liaisons se multiplient selon le plan prévu, la Wehrmacht de son côté continue à patrouiller. Et des rencontres se produisent.

Le capitaine Roland part volontaire en reconnaissance avec quelques hommes. C'est un très jeune officier de cavalerie animé d'un courage exemplaire, qui ne craint jamais de s'exposer aux endroits les plus dangereux. Son visage juvénile plaît à ses maquisards et ils ont en lui une confiance absolue... Il ne revient pas. Il s'est heurté à une patrouille ennemie à Serre-Montuez et a été mortellement blessé.

Le jeune Yves Béesau part seul pour effectuer une liaison. Le commandant Thivollet avait besoin d'un bon cavalier pour faire vite, et lui avait demandé de remplir cette mission. Yves choisit un cheval qu'il affectionne particulièrement et, par les sentiers étroits qui traversent la forêt, se dirige vers le col de l'Echarasson. Peu de temps après, on entend quelques coups de feu. Yves ne reparaît pas. Une patrouille commandée par le capitaine Bourgeois part à sa recherche. Elle le trouve à une centaine de mètres du col. étendu près de la route, une halle dans la tête, auprès de son cheval tué lui aussi. Yves avait dit un jour : " J'aime trop les chevaux. Je mourrai à cheval. "

La ferme de Pellandré est attaquée. Mais l'ennemi ne s'attendait pas à une défense organisée et il se replie sans insister. Pour plus de précautions, le commandant Thivollet emmène son unité un peu plus à l'écart, dans les bois et les falaises qui dominent la Chartreuse de Bouvante.

Nous nous serrons autour du commandant Hervieux. Nous avons mis en lui toute notre confiance et nous savons que ses décisions sont les meilleures. Le groupe Vallier est venu se mettre à sa disposition, après un accrochage sérieux à la maison forestière de la Sapine, où l'un d'eux, Christian, a été tué. Il se charge des liaisons avec la plaine d'où il rapporte un peu de ravitaillement.

Les Allemands nous cherchent sans succès. Deux fois, ils passent à une centaine de mètres de mon petit détachement. Dans le profond silence de la forêt, on entend les pas lourds qui s'éloignent en martelant le sol. Le mois d'août commence, chargé d'espérance. Tous les soirs nous écoutons les nouvelles émises par la B.B.C., groupés autour de l'unique poste de radio du lieutenant Paray, qui, dans la journée, envoie des messages réguliers à Alger. Nous pouvons suivre ainsi les événements extérieurs. L'avance alliée se poursuit en Normandie. Tout laisse prévoir qu'un débarquement en Provence ne saurait tarder.

Les escadres américaines survolent notre ciel, annonciatrices de la victoire prochaine. Le terrain de Chabeuil est bombardé.

Le commandant Hervieux, au cours d'une liaison, a donné au commandant Legrand ses instructions. Il n'a pas de nouvelles de Goderville en forêt domaniale, ni de Philippe dans les Coulmes, ni de Durieu au plateau de Sornin, ni de Georges dans la région de Pré-Grandu. Il faut reprendre le contact, se compter, donner des ordres pour coordonner la guérilla. Il faut joindre Bastide qui commande en Isère, afin de rendre l'action la plus cohérente et la plus efficace possible.

Cette mission, le commandant Hervieux l'assurera lui-même en traversant le plateau d'ouest en est, pour passer en Oisans d'où il nous rejoindra par Grenoble et la vallée de l'Isère.

Il me fixe rendez-vous à Montaud, au-dessous du Pas de la Clé, autour du 15 août. Le premier arrivé déposera une lettre pour le second chez le curé et précisera le lieu exact de notre rencontre.

Le commandant Hervieux veut regrouper les unités dans la plaine ou sur les pentes ouest du massif. Pendant son absence, la direction des opérations passera aux mains du commandant Chabert.

Avant de partir, il nous recommande de poursuivre activement les reconnaissances et les liaisons. Le capitaine Monnier revient de la région de Saint-Agnan qu'il est allé reconnaître et rapporte des renseignements intéressants. Il a marché une vingtaine d'heures dans la forêt, accompagné du chasseur Pitoulard. Ils ont évité de ,justesse un fort. détachement allemand et, pendant plusieurs heures, ils ont observé les mouvements de l'ennemi à l'intérieur même du village de Saint-Agnan. Leur impression est que l'ennemi a terminé les opérations de détail et ne circule plus guère maintenant que sur les itinéraires principaux.

Au retour d'une liaison, le lieutenant Arnolle a trouvé le cadavre d'un maquisard dans le voisinage des fermes Chaloin. Le commandant Hervieux nous demande d'aller le plus vite possible relever cet inconnu et lui donner une sépulture décente.

Nous le voyons s'éloigner avec inquiétude suivi du lieutenant Arnolle qu'il a choisi comme compagnon de route. Sa présence réconfortante va nous manquer. Et s'il tombait dans une embuscade, que deviendrait le Vercors sans lui ?

Il part en direction des Patraques. De là, il montera a Arbounouze où il espère reprendre contact avec le capitaine Goderville dont il ignore le sort tragique. Puis il ira à la grotte de la Luire sur laquelle courent les bruits les plus alarmants. Cette grotte est son cauchemar. Il ne cesse d'y penser depuis le 23 juillet.

Demeurés seuls après le départ de notre chef, nous décidons, le capitaine Monnier et moi, d'aller à la recherche de ce cadavre qui gît quelque part, abandonné, dans notre forêt.

Nous partons vers 8 heures du soir, accompagnés de trois chasseurs qui onL demandé à nous suivre. Nous sommes armés. Qui sait si l'ennemi ne recommencera pas à patrouiller ? Nous arrivons à proximité d'une ferme habitée. La fermière a emmené ses vaches au pâturage. Nous allons la retrouver et elle nous accueille aimablement. Elle nous indique la position exacte du cadavre dont elle a appris la présence par une jeune fille qui est passée par là. Elle nous fournit une pelle et une pioche. Nous poursuivons notre chemin. Le jour baisse, la forêt est silencieuse. Les grands sapins s'élancent tout droit vers le ciel où les premières étoiles vont apparaitre. Le long du sentier, étendu sur un rocher, nous découvrons le corps que nous recherchons. Il est là depuis huit jours et déjà sa figure esL méconnaissable. Nous fouillons les poches. Plus rien. Mais sur les vêtements du mort nous relevons les initiales H.L. et une croix scoute sur son chandail. Ce sont les seuls indices que nous pouvons recueillir.

Les chasseurs creusent rapidement une tombe, tandis que pieusement, le capitaine Monnier enveloppe le corps d'une toile de tente et d'une couverture qui se trouvaient à côté. Et tous ensemble, nous soulevons le cadavre et le déposons au fond de la fosse.

Le capitaine Monnier a emporté un livre de prières. À travers les sapins filtre une lumière juste suffisante pour lire l'Office des morts. Calmement, remplaçant le prêtre, l'officier prie à haute voix. Ce scout aura un enterrement scout.

Puis l'un des chasseurs recouvre le corps de terre. On taille une croix. Les hommes se rangent devant la tombe, et dans l'ombre de la nuit qui commence, je fais présenter les armes. Nous revenons, heureux d'avoir rendu les honneurs à la dépouille de ce jeune camarade dont nous devions apprendre bientôt le nom. C'était Henri Lugan, qui avait quitté quelques jours plus tôt Villard-de-Lans où résidait son père, colonel des chasseurs en retraite, pour s'enrôler dans le maquis avec toute la foi et tout l'enthousiasme de ses dix-neuf ans.

Le lendemain, le commandant Chabert me confie une liaison importante auprès du commandant Thivollet.

Notre poste radio vient de recevoir le message attendu. Les quatre phrases B.B.C. qui fixeront notre ligne de conduite au moment du débarquement sur les côtes méditerranéennes nous sont communiquées. Nous sommes à la veille de la délivrance ! Tout le monde doit être mis au courant afin de se préparer. Nos coeurs débordent de joie.

Je pars en compagnie du sergent-chef Buchholtzer. Nous franchissons la route de Combe-Laval au col de la Machine où les Allemands ont incendié une ferme, et nous atteignons le col de l'Echarasson. Nous avançons avec précautions mais nous n'apercevons rien ide suspect. Une pluie diluvienne qui succède à un orage nous oblige à passer la nuit sous un arbre, blottis l'un contre l'autre pour avoir moins froid et pour profiter du mince abri que constitue notre unique toile de tente. Au lever du jour, nous reprenons notre marche. Après les avoir longtemps cherchés, nous finissons par trouver les cavaliers du 11e Cuirassiers. Ils sont installés près du col de la Rochette qui domine la vallée de Bouvante. Ils sont maigres, barbus, épuisés par quinze jours de privations, mais leur moral est intact ; ils parlent déjà des prochains combats. Le commandant Thivollet et son adjoint le commandant Modot accueillent avec joie le message et dressent les plans. Dès qu'on aura pu se ravitailler et reprendre des forces, on passera de nouveau à l'action. Le message doit être également communiqué au commandant Legrand qui, au sud du Vercors, tient toujours tête à l'ennemi. Le pasteur Atger s'offre à le porter. II connaît bien le chemin car il vient de le parcourir en sens inverse, au milieu des lignes allemandes.

Au retour, lorsque je me retrouve auprès de mes hommes dans la forêt, c'est pour me préparer à repartir. Nous sommes le 10 août et le moment est venu de se mettre à la recherche d'un nouveau P.C. pour le commandant Hervieux. Il s'agit d'être exact au rendez-vous du 15 août.

Le 11, j'emmène tout mon détachement, qui se joint à celui du commandant Chabert, au-dessus de Saint-Laurent-en-Royans. Maintenant le ravitaillement arrive régulièrement de la plaine par un câble forestier. Nous nous rattrapons des privations endurées pendant plus de deux semaines qui nous ont paru interminables.

Et dans la soirée, je me dispose à partir avec le sous-lieutenant Coquet et cinq chasseurs.

Ce n'est pas sans un certain serrement de coeur que nous allons quitter cette forêt où nous venons de vivre dix-neuf jours clans des conditions plus que précaires, mais unis par une amitié que l'on rencontre rarement dans la vie courante.

Nous pensons à ces journées où nous nous resserrions en un petit cercle, sans distinction de grades. pour une discussion ou pour un maigre repas, où nous attendions avec impatience le retour de la corvée d'eau qui nous apporterait la petite ration rafraîchissante. ou celui de la corvée de cerises cueillies dans le verger de la ferme Brun. Nous pensons aussi à ces nuits où nous dormions serrés les uns contre les autres, espérant puiser dans le sommeil les forces que la nourriture n'avait pu nous donner.

Mais notre pensée va surtout à tous ces camarades du Vercors qui n'ont pas eu notre chance, à tous ces martyrs qui ont arrosé de leur sang ce haut-lieu de France.

CHAPITRE VII

LIBÉRATION

Le vendredi 11 août, tout ce qui reste du P.C. Hervieux est réuni dans une ferme abandonnée, à l'extrémité du plateau qui domine Combe-Laval à l'ouest, les Petits Goulets à l'est, et Saint-Laurent-en-Royans au nord.

Un service de guet est placé dans les rochers qui surplombent la plaine du Royans. L'observatoire est excellent et permet de déceler tous les mouvements sur les routes qui relient Saint-Nazaire, Saint-Jean, Saint-Laurent et Pont. L'Isère et la Boume scintillent an soleil, dans la verdure. Les ponts sont rares et l'ennemi n'a pas eu de peine à les surveiller pour interdire aux maquisards qui descendaient du Vercors d'aborder la rive salvatrice. Plusieurs sont passés quand même, à la nage ou sur des barques, aidés par quelques riverains courageux, mais d'autres, entraînés par le courant ou épuisés par la fatigue, se sont noyés. De Noyarey au barrage de Pizançon, de pauvres corps ont été roulés par les flots de la grande rivière alpine.

Un unique sentier muletier aux lacets interminables mène dans la vallée et risque d'être utilisé par un ennemi curieux de savoir ce qui se passe sur ces hauteurs. Un câble destiné à descendre des chargements de bois et à remonter le ravitaillement des bûcherons nous apporte le nôtre ; des mains charitables, parmi lesquelles celles du maire, nous l'envoient du petit village.

La ferme se trouve dans un verger, au milieu des prés. C'est un lieu idyllique ou l'on oublierait volontiers la guerre et les drames qui l'accompagnent.

Pendant l'absence du commandant Hervieux, c'est le commandant Chabert qui assume les responsabilités du commandement. Il a en outre reçu de ce dernier la mission de regrouper les forces qui se trouvent au nord du Vercors et de coordonner leur action avec celle des maquis de Chambaran et de la Grande Chartreuse.

Le lieutenant Bovet, homme calme et rempli de confiance, est l'adjoint du commandant Chabert.

Le capitaine Régis vient de partir en mission dans la plaine. Les lieutenants Serge et Octave se dirigent sur Villard-de-Lans. Ils recherchent le contact avec les éléments de la zone nord dont nous n'avons pas encore de nouvelles.

On a bien vu de nombreuses fermes brûler dans la région de Presles, ce qui prouve que la Wehrmacht est passée par là, mais on sait simplement, par un agent de liaison qui rentre à l'instant, que l'ennemi n'y est plus.

Dans la soirée, je prépare la patrouille qui va m'accompagner dans la reconnaissance que je dois faire vers le nord.

Elle comprendra le sous-lieutenant Coquet et cinq volontaires. Nous vérifions nos armes, nos munitions et nos provisions. Notre premier objectif est Presles, où j'étudierai la possibilité d'installer un P.C. pour le commandant Chahut et de cantonner quelques unités, puis je gagnerai Montand, village aux environs duquel je fixerai le P.C. du commandant Hervieux. Je connais là-bas un hameau, Les Coings, qui fera bien notre affaire.

La nuit tombe lorsque nous nous engageons dans le sentier en colonne par un. Nous évitons Saint-Laurent et nous marchons longtemps à travers champs. Un beau ciel d'août, lumineux, favorise notre équipée. Près de Sainte-Eulalie, nous rattrapons la grand-route. Un camion est arrêté un peu plus loin et l'on entend des voix. Seraient-ce les Allemands ? Nous nous abritons dans un fourré et nous attendons que le véhicule soit passé pour repartir.

À Pont-en-Royans, nous longeons soigneusement les murs et marchons dans le plus grand silence. C'est un carrefour obligatoire et dangereux. Rien ne bouge. Nous passons et nous tournons à droite. Les gorges de la Boume s'ouvrent devant nous, étroites et profondes. L'eau du torrent, sautant de roche en roche en une suite de cascades, rompt seule le silence. Nous suivons la roule taillée à flanc de falaise. Un peu plus loin, les gorges s'élargissent et une pente boisée s'incline à notre gauche. Après avoir traversé la rivière, nous trouvons un chemin qui nous conduira dans la bonne direction. Nous nous élevons rapidement, devinant au-dessous de nous un panorama magnifique. Au loin, en direction du sud, le ciel s'illumine par intermittence, et l'on entend les roulements caractéristiques d'un bombardement. L'aviation alliée harcèle les voies de communication ennemies dans la vallée du Rhône, signe avant-coureur du débarquement.

À l'aube, nous sommes à Presles, encore endormi. Nous allons nous installer dans un bois où nous prenons quelques heures de repos. Dans la journée du 12, avec le sous-lieutenant Coquet, j'explore le village, les hameaux et les fermes isolées. Le village lui-même est à peu prés intact, mais toutes les fermes isolées sont en ruine. Les paysans, à côté de leurs maisons incendiées, essaient de rassembler le peu qui a pu être épargné. Ils nous racontent ce qui s'est passé quelques jours plus tôt. Les Allemands sont arrivés par petits détachements. Ils avaient certainement l'ordre de brûler toutes les maisons un peu retirées qui avaient pu, ou surtout qui pourraient servir de refuge aux a terroristes». Sans pitié pour les habitants qui leur demandaient le temps d'évacuer le mobilier, ils ont mis le feu aux granges, poussant le cynisme jusqu'à demander des allumettes à un fermier. Dans une ferme, ils ont trouvé un maquisard blessé. Ils l'ont à moitié tué et l'ont précipité dans les flammes alors qu'il respirait encore.

Les paysans, toujours sous le coup de leurs émotions, sont complètement terrorisés. Notre présence les inquiète, car ils craignent un retour des barbares.

Après avoir achevé la reconnaissance du pays, j'ai la certitude qu'il ne se prête pas à l'installation d'un P.C. et à un regroupement d'unités. Je ne retrouve d'ailleurs aucune trace de nos camarades dont les derniers ont disparu avant l'arrivée des Allemands. J'envoie alors un agent de liaison à bicyclette porteur d'un message pour le commandant Chabert, dans lequel je lui explique qu'il me semble préférable de laisser pour l'instant son P.C. où il est. S'il partage mon point de vue, je continuerai mon chemin en direction de Montand pour y remplir la seconde partie de ma mission.

Dans la nuit, je reçois sa réponse. Elle est bien ce que j'attendais. Nous repartons donc. Lorsqu'il fait jour, nous sommes à Pétouze, qui n'est plus qu'un amas de murs calcinés. Nous traversons la forêt des Coulures, par le col du Mont-Noir. Quelques douilles vides à terre nous indiquent que le boche est passé par là. De maquisards, toujours point.

De la fumée s'élève du bois, attirant notre attention. Nous allons voir. Ce sont des baraques de bûcherons. L'un de mes chasseurs, France, avait son frère employé dans cette exploitation. Il demande de ses nouvelles, mais hélas, il apprend sa mort. Lui aussi a été fusillé par les Allemands. Aucun endroit de ce malheureux Vercors n'aura été épargné. France est accablé de chagrin.

Vers midi, nous nous arrêtons dans la forêt qui domine le col de Romeyère. Je place un service de guet.

Deux hommes vont chercher du ravitaillement dans les fermes qui ont pu échapper à l'incendie, tandis qu'un autre, le jeune Daugny, toujours prêt à se dépenser, part à bicyclette pour Rencurel où j'espère obtenir des renseignements précieux.

À Rencurel, les Allemands n'ont détruit qu'une ou deux maisons, dont l'école où le commandant Philippe avait établi son P. C. Mais autour de ce riant petit village ils ont, comme autour de Presles, incendié presque toutes les fermes. Là, comme ailleurs, ils ont enlevé une partie des troupeaux. Ils ont fusillé quelques maquisards. Maintenant, le calme est revenu, mais les Allemands tiennent toujours la Goule Noire et ont un poste sur la route de Saint-Julien. Leur activité parait s'être sérieusement restreinte. Le chanoine Caillat, curé de la paroisse depuis plus de trente ans, a toujours donné l'exemple du plus pur patriotisme, exhortant ses ouailles à la Résistance. Il a caché chez lui des hommes du maquis blessés et quand les Allemands sont venus perquisitionner dans son presbytère, il venait à peine de retourner un matelas encore maculé de sang.

De notre observatoire, nous apercevons trois hommes qui descendent du col du Pertuzon, se dirigeant sur Rencurel. Le sous-lieutenant Coquet se précipite à leur rencontre. Ils sont de la compagnie Brisac. Ils viennent de Crèves ; par eux, nous apprenons que le commandant Durieu et le capitaine Brisac sont là-bas avec une partie de leurs unités, et cette nouvelle me cause une vraie joie. Je craignais tant de ne jamais revoir ces bons camarades, et de plus la liaison est ainsi reprise avec les forces de la zone Nord. J'irai à Gaves et nous ferons étape cette nuit.

Vers 20 heures, nous nous mettons donc en route dans la direction du col du Pertuzon. La montée est raide. La descente sur le versant d'Autrans est difficile parmi les dalles qui recouvrent le sentier. La forêt est tellement obscure que nous risquons de nous égarer. Je décide d'attendre le lever de la lune pour poursuivre notre route. Nous prenons alors un sommeil réparateur, couchés dans les fougères. Le premier qui aperçoit la lune réveille les autres. Nous repartons. Les sapins sont illuminés. Cette fois, nous avançons sans difficulté.

Nous contournons Autrans et, quelques kilomètres plus loin, nous choisissons un coin de forêt où nous attendons tranquillement le jour. Nous sommes le 14 août. Le temps est magnifique. J'envoie chercher du ravitaillement à Autrans. Mes chasseurs, en le rapportant - et cette fois il est copieux - me confirment les renseignements de la veille. Ils ont en effet rencontré des hommes du bataillon Durieu qui leur ont précisé son stationnement exact. Ce n'est pas Clèves, mais Plénouze.

Je laisse le gros de ma patrouille se reposer, et je pars aussitôt avec le sous-lieutenant Coquet et un chasseur en direction de Plénouze.

Dans la vallée, il y a du monde. Des maquisards circulent sur la route. Au hameau de Villeneuve nous en trouvons quelques-uns qui nous renseignent. Le commandant Durieu n'est pas à Plénouze mais aux Fenêts. Il doit d'ailleurs en descendre pour aller déjeuner à Autrans où nous pourrons facilement le joindre.

Quelle n'est pas alors ma stupéfaction et ma joie en apercevant une silhouette que je reconnais tout de suite ! C'est M. Clément qui arrive justement des Fenêts. Nous ne nous étions pas revus depuis la journée tragique du 23 juillet et nous sommes heureux de nous retrouver bien vivants l'un et l'autre. Nous nous racontons tout ce que nous savons et nous faisons des projets pour les jours à venir.

Mais je tiens avant tout à voir le commandant Durieu et, avec mes compagnons, je rebrousse chemin pour gagner Autrans. À l'hôtel Barnier, je le rencontre enfin. Il n'est pas seul ; il est entouré du capitaine Duffau, du médecin auxiliaire Bailly, du lieutenant Octave, du lieutenant Serge et de plusieurs autres officiers. Nous nous réjouissons d'être tous réunis autour de la même table. Il nous semble revivre après ces semaines tourmentées. Hélas ! les rangs sont clairsemés... tant de nos camarades manquent à l'appel.

Le commandant Durieu me déconseille d'établir le P.C. du commandant Hervieux près de Montaud. Il me propose de l'installer provisoirement près du sien, aux Fenêts. Il connaît à fond le plateau d'Autrans et il le considère comme très favorable au regroupement des unités.

Je me range à son avis et je décide de lui envoyer mon élément de reconnaissance, tandis que j'irai moi-même à la rencontre du commandant Hervieux à Montand. Je serai sans doute en avance sur lui et j'en profiterai pour pousser jusqu'à Saint-Quentin où j'ai ma famille.

Le commandant du 6e B.C.A. a réussi à regrouper autour de lui une partie des éléments, et surtout certains de ses vieux maquisards que n'ont pas trop surpris l'investissement et le « ratissage » du Vercors. Jusqu'au 8 août, il a surtout essayé de les faire vivre à l'écart des patrouilles allemandes et il n'a eu que quelques rares accrochages avec l'ennemi, vers Montaud, vers la Croix-Perrin et à Pétouze, où le lieutenant Andréa a été assez grièvement blessé. Depuis le 8 août, il a décidé de passer de nouveau à l'action. Deux embuscades, la première sur la route de la Croix-Perrin, la seconde sur celle de Saint-Nizier, se sont soldées par une douzaine de tués chez l'ennemi, dont deux officiers, et par une trentaine de blessés, pour un seul blessé léger de notre côté. À titre de représailles, les Allemands ont incendié plusieurs fermes au hameau des Eymards.

Aujourd'hui, une section est postée à la Croix-Lichoux, guettant le premier convoi qui passera. Nous saurons plus tard qu'elle a attaqué un camion, mais que, constatant la présence de deux femmes à l'intérieur, elle n'a pas insisté. Du côté allemand, il y a eu deux tués et des blessés, chez nous un blessé. Les deux femmes n'ont pas eu de mal.

Les hommes du commandant Durieu attaqueront encore l'ennemi avec succès le 18 août, veille de son évacuation définitive du Vercors.

À la Croix-Lichoux, les Allemands auront dix-huit tués et un certain nombre de blessés. Au pont de Valchevrière, dans les gorges de la Bourne, ils auront cinq tués, cinq blessés graves et une vingtaine de blessés légers. Cette dernière action sera menée à la grenade par le capitaine Duffau lui-même après un parcours difficile dans les rochers qui surplombent les gorges. Le pont, reconstruit par les sapeurs de la Wehrmacht, tombera intact entre nos mains, ce qui facilitera, par la suite, les communications intérieures du plateau.

Une heure environ après mon départ de l'hôtel Barnier, dans l'après-midi du 14 août, un détachement allemand d'une quarantaine d'hommes à bicyclette fait irruption sur la place du village. Heureusement, le commandant Durieu et ses officiers réussissent à s'échapper. Le lieutenant Serge et le lieutenant Octave qui sont en civil s'attablent tranquillement devant un café au lait et des tartines. Les Allemands qui les questionnent les prennent pour d'inoffensifs touristes. Ils repartent sans avoir fait de mal.

Je donne au sous-lieutenant Coquet l'ordre de se rendre aux Fenêts, avec ma patrouille et, accompagné du chasseur Cornier, je pars en direction de Montand.

Nous atteignons le Pas de la Clé d'où l'on découvre un merveilleux panorama sur les pentes nord-ouest du Vercors et sur la vallée de l'Isère. La nature est si calme et si belle que l'on a du mal à s'imaginer quelle vient d'être fouillée dans ses moindres replis par une multitude de petits détachements ennemis à la recherche des patriotes français qui auraient tenté de s'évader du Vercors dans la plaine. Une heure après, nous sommes à Montand où je retrouve des visages connus. Je me renseigne afin de savoir si le commandant Hervieux ne m'a pas précédé. Personne ne l'a vu et au presbytère il n'y a pas de mot pour moi. J'en rédige un que je confie au vieux curé un peu étonné, mais que je rassure en lui révélant ma véritable identité et mes attaches avec le pays. Ainsi lorsque le commandant Hervieux arrivera, il connaîtra le résultat de ma reconnaissance et saura où me toucher.

Nous approchons de Saint-Quentin. Mon coeur bat de plus en plus fort à mesure que se raccourcit la distance qui me sépare de ma famille. Il y a exactement deux mois que je l'ai quittée et depuis un mois je ne sais plus rien d'elle. J'ai simplement appris que les Allemands ont occupé Saint-Quentin comme ils ont occupé tous les villages situés en bordure du Vercors. Si, par malheur, ils avaient usé de représailles sur les miens, comme ils l'ont fait bien souvent chez

d'autres pour se venger de terroristes dans mon genre... Telle est l'idée qui m'obsède depuis plusieurs jours et qui va recevoir une réponse dans quelques instants. J'aperçois, au milieu des arbres, le toit de ma maison. Il n'a pas changé. Cela me rassure. Et mon pas devient moins nerveux. Lorsque j'arrive, une petite voix m'annonce à la maisonnée : " Papa. " C'est ma fille qui m'a deviné. Elle court prévenir sa maman qui vient à ma rencontre sur le pas de la porte. Et c'est la joie du retour.

Ma famille, grâce à Dieu, est au complet, mais elle a connu bien des angoisses pendant les dix-huit jours qu'a duré une sévère occupation. Les Allemands m'ont réclamé. Personne au village n'a dévoilé le secret. Ma femme s'attendait à être arrêtée, mais l'épreuve à laquelle elle s'était préparée lui a été épargnée.

Le mardi 15 août, le lieutenant Octave, qui, lui, est descendu d'Autrans, par les cols du Pertuzon et de Romeyère, vient me mettre au courant de sa dernière reconnaissance, et c'est par lui que j'apprends la nouvelle du débarquement allié sur les côtes de Provence. L'heure de la Libération a enfin sonné ! Les événements vont certainement se précipiter. Et si nous voulons que les forces du Vercors y participent et facilitent l'avance des troupes régulières, il n'y a pas un instant à perdre.

À Saint-Gervais, une vingtaine de chasseurs se sont regroupés à l'hôtel que gère le père de l'un d'entre eux, M. Sedan. Ils n'attendent que les ordres pour repartir et ils connaissent un certain nombre de leurs camarades que l'on retrouvera facilement dans les environs. Le lieutenant Octave estime que l'endroit est tout à fait propice à l'installation du P.C. du commandant Chabert. Maintenant que le débarquement est commencé, il juge que notre place est dans la plaine. Je suis entièrement de son avis et dès que j'aurai repris contact avec le commandant Hervieux, je lui proposerai un P.C. sur la rive droite de l'Isère, ce qui élargira notre champ d'action.

Dans l'après-midi, nous allons à Tullins. Nous y rencontrons le chef du secteur de Chambaran, le commandant Mariotte, et nous lui demandons une liaison avec le chef du secteur de la Grande-Chartreuse, le commandant Le Barbier. À Tullins c'est la vogue. Combien semblent loin les drames de la guerre ! Nous profitons du brouhaha qui règne autour des attractions, pour donner des consignes aux maquisards que nous retrouvons. Nous leur demandons de rejoindre Saint-Gervais.

Le mercredi 16 août, j'ai l'agréable surprise de voir arriver chez moi le commandant Hervieux. Il vient de Montand où il a bien trouvé le mot que j'avais déposé à son intention. Sa reconnaissance s'est passée sans incident grave. Il me la raconte en détail, de même que je le mets complètement au courant de la situation actuelle des unités du Vercors. Étant donné le débarquement dans le Sud-Est, nous décidons de nous fixer dans la plaine de l'Isère. Le P.C. Chabert sera très bien à Saint-Gervais et le nôtre sera installé vers Notre-Dame-de-l'Osier. Il est inutile que je remonte aux Fenèts. Un officier de liaison qui accompagne le commandant Hervieux portera là-haut l'ordre de descendre dans la vallée.

Le capitaine Régis et un autre officier nous rejoignent et, le soir même, c'est un véritable 36 Bureau d'État-Major qui travaille dans ma villa jusqu'à une heure avancée de la nuit.

Le lendemain 17, nous allons tous à Saint-Gervais où nous retrouvons le commandant Chabert qui y organise son P.C. Il y a déjà un mouvement important, et dans tous les sens les liaisons fonctionnent. Le Vercors se réveille de sa léthargie et pourra bientôt reprendre sa place dans le combat libérateur.

Le lieutenant Terrot, qui avait réussi, malgré ses blessures horriblement douloureuses, à franchir les lignes d'investissement ennemies avec un petit détachement, après s'être évadé de Lyon où il avait été pris par la Gestapo, et de Valence où il avait été incarcéré par la Milice, s'affaire avec son habituelle ardeur. Le sous-lieutenant Bigot qui, au moment de l'encerclement, se trouvait en mission à Grenoble, oh il se préparait à rééditer la razzia des tenues qui avait si bien réussi, a déjà rassemblé pas mal de monde autour de lui, devançant les ordres de ses chefs demeurés dans le Vercors.

Maintenant, chacun reprend sa place. Le rassemblement prévu va pouvoir s'opérer. Les forces seront réparties en deux groupements. Le premier, sous les ordres du commandant Chabert, comprendra le 6e B.C.A. dans lequel viendront se fondre les éléments récupérés du bataillon Philippe, le bataillon Mariotte (Chambarand) et le bataillon de Loisy (Grande-Chartreuse) ainsi que les unités F.T.P. du bas Dauphiné. Le second sera constitué par le 110 Régiment de Cuirassiers auquel se joindra le bataillon Fayard. Il se rassemble autour d'Hostun, entre le Royans et Romans. La liaison est faite avec les forces de l'Isère et celles de la Drôme, le tout demeurant sous les ordres du commandant Hervieux.

Le 18 août, je pars seul, à bicyclette, pour Notre-Dame-de-l'Osier, afin de préparer l'installation du P.C. Je m'adresse, en arrivant, au couvent des Sœurs de Notre-Dame de Sion, indiqué comme point de ralliement aux divers éléments composant le P.C. qui ont reçu l'ordre de rejoindre immédiatement. Nous savons en effet que ces religieuses sont tout à fait favorables à la Résistance. Je suis d'autant mieux accueilli que les Soeurs, qui ont une maison d'éducation à Grenoble, me connaissent. Elles me donnent les renseignements dont j'ai besoin et se chargent d'aiguiller sur moi les gens du maquis qui viendront frapper à leur porte. Un entrepreneur de travaux publics, M. Cerutti, se met à ma disposition pour me faciliter ma mission.

Le capitaine Monnier arrive bientôt avec l'équipe radio et le gros du P.C. Une camionnette les a amenés de Saint-Laurent-en-Royans. Nous poursuivons ensemble la reconnaissance. L'après-midi, alors que nous désespérons de trouver la maison qui voudra bien nous héberger sans le souci de se compromettre - car recevoir chez soi un état-major clandestin comporte des risques sérieux - un enterrement qui, selon la coutume paysanne, rassemble tous les gens du pays, va nous sortir d'embarras. En effet, après la cérémonie, les hommes se réunissent au café et ils nous invitent à trinquer avec eux.

C'est alors que l'un d'eux nous offre aimablement l'hospitalité. Et le soir même nous nous installons dans une demeure campagnarde qui se prête parfaitement à l'établissement d'un P.C.

Le commandant Hervieux est parti à Hostun donner des directives au commandant Thivollet. Et dans la nuit, l'élément que j'avais laissé aux Fenêts nous rejoint.

Lorsque le lendemain, 19 août, le commandant Hervieux arrive à son tour, son P.C. est au complet, prêt à travailler.

Nous reprenons contact avec le colonel Bayard qui approuve toutes les dispositions prises par ses subordonnés. Il circule sans arrêt, afin de coordonner l'action de tous ses maquis avant la jonction avec les troupes alliées qui progressent à une allure rapide dans le Midi.

À Grenoble, les Allemands s'agitent et commencent à déguerpir devant la menace qui pèse sur eux. C'est d'abord la Gestapo qui est évacuée en direction de Lyon. L'important convoi de plus de cinquante voitures qui la transporte est attaqué à Voreppe, à Charnècles, à Champier, au Banchet et subit de grosses pertes. Avant de partir, les Waffen S.S. ont encore le temps de mettre la main sur le lieutenant Terrot, qui est pris dans un barrage à la Porte de France, et de tuer cet officier qui, cette fois, ne peut, hélas ! échapper à ses impitoyables adversaires.

Le 20 août, des avions allemands, volant en rase-mottes, refluent des aérodromes du Midi vers le Nord.

Les Alliés sont signalés sur la Durance et leur avance se poursuit.

Le 21 août, les nouvelles sont toujours excellentes. Le capitaine Volume, le capitaine Bob, le capitaine Adrian viennent prendre les ordres. Chacun a eu son odyssée particulière. Les deux derniers amènent d'importants détachements qui seront rattachés au 6e B.C.A.

Dans la nuit, le P. C. se transporte à Vatilieu, où un ancien sous-officier du 6e B.C.A., le sergent-chef Guillot, nous offre sa ferme. Notre stationnement de l'Osier aurait été repéré par des personnes suspectes et il est prudent de le quitter.

Cependant les événements se précipitent à une allure vertigineuse. Le mardi 22 août nous parvient la nouvelle de la libération de Grenoble. Le commandant Hervieux s'y rend sur-le-champ.

Un dernier engagement a lieu à la Poste de Voreppe contre une colonne ennemie arrivant de Lyon. Les Allemands se battent avec acharnement et incendient plusieurs fermes, mais les troupes du commandant Mariotte prennent le dessus et la route est définitivement dégagée.

Le 23 août, le P.C. du commandant Hervieux, transporté par le camion de M. Cerutti, s'installe à Grenoble.

Ce sont les avant-gardes motorisées américaines qui, aidées par les maquis de l'Oisans et de Chartreuse, ont délivré la capitale du Dauphiné. La jonction est faite !

La ville est en effervescence. Les drapeaux sont aux fenêtres. Tout le monde est ivre de joie de se sentir enfin libre. Par la route de Lus-la-Croix-Haute, les Américains ne cessent d'arriver.

Je me précipite chez mes vieux parents, réfugiés des Vosges depuis quatre ans. Mon père, général en retraite, empêché par son âge de prendre part à cette guerre qui est la troisième de sa vie, m'ouvre tout grand ses bras et m'embrasse longuement.

Le commandant Hervieux se met en liaison avec les autorités américaines, et étudie avec elles les conditions de la poursuite d'un ennemi battu localement mais certainement prêt à réagir.

En mime temps que se produisait la libération de Grenoble, le 11e Régiment de Cuirassiers s'emparait de Romans. Le commandant Thivollet adressait le message suivant au commandant Hervieux, dès que l'opération fut terminée, dans la soirée du 22 août :

" Thivollet à Hervieux,

" Romans est prise après un baroud de trois heures.

" Le 11e Cuirassiers a été à la hauteur de sa tâche. Le boche s'est accroché, j'ai des pertes relativement faibles, mais je n'ai pas encore de comptes rendus.

Le boche a écopé lourdement. Grosses pertes. Au

moins cent prisonniers. J'ai décidé l'état de siège. Mes troupes ne resteront pas dans Romans.

Des bouchons sont aux issues de la ville. Les forces F.T.P. du commandant Phi-Phi sont à la disposition de Legrand pour marcher au canon vers Valence s'il le désire.

" Tout va bien.

" THIVOLLET. "

" J'ai le grand chagrin d'ajouter le lieutenant Lyssandre sur la liste des morts. Bagnaud, Bourgeois, admirables, et tous d'ailleurs ! "

La veille de l'attaque, le sous-lieutenant Fressinat était mort accidentellement.

Le colonel Bayard arrive à Grenoble. À peine cette ville vient-elle d'être libérée que déjà il envisage l'affaire qui lui lient le plus à coeur et qui sera le couronnement de sa lutte clandestine : la délivrance de Lyon.

Les Allemands tiennent encore une partie importante de la vallée du Rhône et gardent un certain nombre de points stratégiques autour de l'ancienne capitale des Gaules, sur toutes les voies principales d'accès.

Face à leurs lignes de défense. s'installe le groupement Chabert qui, en même temps, constitue une protection pour Grenoble au cas où l'ennemi essaierait de contre-attaquer. Cette protection est également assurée face au Grésivaudan par les maquis de l'Isère.

Le commandement local appartient au commandant Le Ray, tandis que M. Reynier, ex-commandant Vauban, est désigné comme préfet et réorganise des services administratifs réguliers.

Maintenant que nous sommes libérés, chacun reprend son nom véritable. Le commandant Hervieux devient le lieutenant-colonel Huet. Nommé à ce grade dans le maquis, il n'a pas voulu l'accepter avant la libération. Moi-même je suis promu chef de bataillon.

Les éléments du Vercors continuent à se regrouper.

Le commando américain, qui a traversé au complet les lignes allemandes après une série d'aventures, reprend contact avec ses compatriotes de l'armée du général Patch. Les avant-gardes de deux divisions américaines, la 36e et la 45e, soutiennent nos F.F.I. tout en cherchant à pousser en direction de l'Ain et de la Saône-et-Loire. Nos Alliés amorcent une grande manœuvre stratégique ayant pour objet de couper la retraite des divisions allemandes qui refluent vers le Nord.

Mais la réaction redoutée par notre commandement se produit. Avant de s'avouer vaincu, l'ennemi, cependant harcelé de toutes parts, tente un dernier effort ; il tient surtout à protéger les flancs de sa ligne principale de communication entre la vallée du Rhône et la Trouée de Belfort.

Le 24 août, au début de l'après-midi, quelques obus explosent au-dessus de Grenoble. Ils sont tirés par une batterie en position aux environs de Domène.

Les sirènes retentissent et les habitants gagnent précipitamment les abris. Avec le commandant Le Ray, je me dirige vers Gières où le lieutenant-colonel Fluet nous convoque. Un bataillon américain, soutenu par de l'artillerie, occupe la lisière sud du village, tandis que les F.F.I. patrouillent au delà de la lisière nord. Nos positions tiennent, mais l'ennemi s'accroche. Il ne faut à aucun prix lui laisser le temps de se ressaisir. Il y va du sort de Grenoble. Un piper-cub survole la vallée et règle le tir des batteries américaines.

Le lieutenant-colonel Huet me demande de me rendre à nos avant-postes pour voir ce qui s'y passe. Des coups de feu empêchent nos patrouilles d'avancer. On me confie une équipe de bazooka, et deux jeeps nous emmènent.

Je prends le commandement de la patrouille et je m'avance en direction de Murianette, en suivant la digue de l'Isère. Le capitaine Sapin, qui commande les avant-postes, me montre la maison d'où tout à l'heure les Allemands ont tiré sur ses hommes.

Je fais ouvrir le feu par le bazooka, mais son tir est trop court. Les volets de la maison sont fermés et rien ne bouge. Pour obliger l'ennemi à se dévoiler, je fais tirer au mousqueton sur les fenêtres. Il n'occupe plus la maison, mais tient fortement les bords de l'Isère. Il nous a certainement repérés, car nous sommes pris sous un violent tir d'armes automatiques et de mortiers. Je n'ai plus de munitions de bazooka et j'estime que ma patrouille ne peut plus rien faire avec ses faibles moyens. Afin de ne pas l'exposer inutilement, je donne l'ordre de repli. Nous revenons à notre point de départ, à quelque deux cents mètres en arrière, ramenant un blessé léger, suivis de près par les balles allemandes qui nous encadrent avec précision.

Je retourne au P.C. et j'indique au lieutenant-colonel américain la position exacte de l'ennemi qui est aussitôt pris sous un violent tir d'artillerie.

Un moment plus tard, nous voyons arriver un lieutenant allemand qui demande à se rendre. Il est accompagné de deux officiers américains, capturés la veille, et qui ont poussé l'ennemi à capituler. La plupart des officiers allemands ont d'ailleurs abandonné leurs unités, pour gagner la montagne, et leurs hommes n'ont plus de raison de se battre. Ce sont des éléments de la 157e Division, l'une des grandes unités qui ont opéré dans le Vercors.

La reddition est acceptée. Mille Allemands, avec armes et bagages, se rendent aux Américains. Toute la nuit nous les voyons arriver par petits détachements. Ils semblent complètement démoralisés et tout heureux d'avoir terminé la guerre.

C'est un spectacle qui nous console des mauvais jours passés dans le Vercors ! Et c'est une belle revanche de voir défiler sous nos yeux, vaincus, ces boches de la 157e Division dont les voitures sont encore pleines de vivres volés sur notre malheureux plateau.

De ce côté, Grenoble est complètement dégagée et nos forces, remontant le Grésivaudan, vont établir la liaison avec celles de la Savoie.

Mais sur la basse Isère, une panzerdivision venant de Valence réussit à nous reprendre Romans et menace gravement notre flanc gauche.

Le 6e B.C.A. tient Saint-Jean-de-Bournay, La Côte-Saint-André, Beaurepaire, Lens-Lestang, Hauterives, Roybon.

Le bataillon de Chambarand prend position dans la région de Champier, à cheval sur la route nationale Grenoble-Lyon, en liaison avec les éléments F.F.I. locaux.

Le bataillon de Chartreuse protège la droite de ce dispositif. Des éléments des maquis tiennent également la vallée de l'Isère vers Saint-Marcellin où ils sont appuyés par des unités américaines, notamment par de l'artillerie.

Le tout forme un grand are de cercle, actuellement en position défensive, mais prêt à devenir une base de départ pour une action offensive.

Les Allemands en déroute dans la vallée du Rhône cherchent un itinéraire de retraite autre que la route nationale Valence-Lyon, bombardée sans discontinuité par les escadrilles américaines. Ils choisissent la route qui passe par Romans, Hauterives, Beaurepaire.

Pour la dégager, ils envoient leurs chars qui ont pour mission d'enfoncer des coins dans nos positions et de constituer des bouchons à l'est de cette voie de repli. C'est ainsi qu'ils ont repris Romans, obligeant le 11e Cuirassiers à se retirer dans la région d'Hostun.

Le lieutenant-colonel Huet se rend sur place afin d'examiner la situation. Pour aller à Hostun, il faut suivre la grand-route jusqu'à un carrefour qui se trouve à quinze cents mètres à l'ouest de Saint-Nazaire-en-Royans et là, prendre à main gauche une route d'intérêt secondaire. Les abords de ce carrefour sont surveillés par les blindés ennemis qui, de Romans, lancent des pointes fréquentes en direction de Saint-Nazaire. Le lieutenant-colonel Huet passe sans encombre, avec sa voiture. Selon son habitude, il a la " baraka ". Car, une heure après, deux cents mètres avant le carrefour, une automobile emmenant le capitaine Tournissa et M. Victor Boiron se trouve face à face avec une automitrailleuse. Les deux amis, qui ne se sont pas quittés depuis un mois après avoir

échappé au massacre de Vassieux, sont tués : M. Victor Boiron est venu mourir à quelques pas du petit village de La Baume-d'Hostun qui l'a vu naître.

Les Allemands reprennent Beaurepaire, tandis qu'une patrouille du 6e B.C.A., commandée par le sous-lieutenant Bigot, a un accrochage sérieux avec leurs avant-postes placés à Pont-Evêque, devant Vienne. Le sous-lieutenant Bigot est tué, plusieurs de ses chasseurs sont blessés. D'autres accrochages plus sévères ont lieu à Saint-Laurent-de-Mure et à Pont-de-Chéruy. Mais, dans l'ensemble, nos positions tiennent et les Américains arrêtent les attaques allemandes avec leur artillerie.

Toutes ces actions offensives de la part de l'ennemi n'ont d'autre but que d'assurer la protection de sa retraite générale, et bientôt nous sentons que partout ses lignes commencent à craquer.

Romans est reprise et cette fois le 11e Régiment de Cuirassiers l'occupe définitivement. Il a eu malheureusement un certain nombre de pertes. Beaurepaire est également reconquise. Valence et Vienne tombent aux mains des Franco-Américains.

Il ne reste plus maintenant qu'à marcher sur Lyon que la Wehrmacht évacue précipitamment en faisant sauter les ponts.

Le 2 septembre, le colonel Descour y entre le premier, bientôt suivi par ses troupes. Notre chef régional est récompensé de la ténacité, de la foi, de l'enthousiasme avec lesquels il a, pendant deux ans, mené le combat libérateur.

Derrière les divisions d'avant-garde américaines, l'Armée française d'Afrique, la 1re Armée du général de Lattre de Tassigny, a débarqué. C'est avec une joie immense que nous voyons arriver à Grenoble, puis à Lyon, ces magnifiques unités motorisées à l'allure impeccable. La liaison est reprise entre les deux armées, la régulière et la clandestine, celle qui s'est illustrée sur les champs de bataille d'Afrique et d'Italie, et celle qui s'est organisée, en plein territoire envahi, au prix de difficultés et de périls immenses.

Les deux armées maintenant n'en formeront plus qu'une. La France se retrouve.

Le 6 septembre, le général de Gaulle, qui s'est déjà fait acclamer à Paris, arrive à Lyon. Nos F.F.I., dont un certain nombre ont pu être habillés avec les stocks d'effets récupérés, défilent en même temps que les divisions de l'armée de Lattre.

La tenue de nos troupes n'est peut-être pas aussi brillante, car elles n'ont pas subi le même entraînement, mais elles ont elles aussi une fière allure. Le 6e B.C.A. et le 11e Régiment de Cuirassiers, unités du Vercors, sont à la place d'honneur qu'ils méritent.

La grande épopée douloureuse est terminée. La grande épopée victorieuse, qui mènera nos soldats au Rhin, au Danube et dans les plaines italiennes, va commencer.

CHAPITRE VIII

RENAISSANCE

Dès la fin du mois d'août, lorsque se furent dissipées les dernières incertitudes au sujet de la libération définitive du Dauphiné, tandis que le théâtre des opérations se déplaçait vers le Nord, l'attention des Français qui venaient de retrouver leur liberté se reporta sur les événements récents. Depuis quinze jours, ceux-ci s'étaient déroulés avec une telle rapidité qu'il avait été impossible de s'en faire une idée exacte. La délivrance, bien qu'on l'eût attendue pendant de longs mois, avait été une véritable surprise. Et chacun de se demander comment un ennemi, qui semblait décidé à se battre avec acharnement, avait pu être vaincu aussi vite.

Mais cette victoire nous avait coûté cher. Le moment était venu de faire le point et de songer à panser les plaies. Bien des regards, alors, se tournent vers le Vercors. Dans la région des Alpes, tous savent qu'une grande et dure bataille s'y est livrée. Les pertes ont dû être élevées nombre de familles n'ont pas encore vu revenir les leurs et sont dans l'inquiétude. Quant aux dommages matériels subis par les populations, on sait déjà qu'ils sont extrêmement importants.

Le lieutenant-colonel fluet considère comme un devoir sacré de venir au plus vite en aide à ceux que le malheur a frappés. Il estime nécessaire que quelques officiers restent sur place afin de mener à bien cette oeuvre de solidarité nationale, dont il me confie l'organisation et la direction.

Dès le 1er septembre, je pars en automobile faire une tournée sur le plateau. C'est avec une profonde émotion que je retrouve ces lieux que la guerre a meurtris. Partout des tombes fraîches, dont beaucoup sont encore en plein champ, des charniers où gisent pêle-mêle les cadavres de nos maquisards, partout des ruines.

Le Vercors, jadis si accueillant, est devenu une zone sinistrée. Je prends contact avec les maires qui me racontent leurs épreuves. Les habitants commencent seulement à réaliser l'ampleur du désastre. Mais les Allemands sont partis, chassés définitivement, et la liberté valait bien ces sacrifices. Malgré tout, les paysans sont heureux et je ne rencontre que des visages souriants. Je me rends compte que le patriotisme de ces montagnards était bien sincère et qu'ils sont réellement de bonne race française.

remise de décorations

J'installe mes services à Grenoble, secondé par des cadres et un personnel d'un dévouement absolu.

Nous nous mettons au travail aussitôt et nous nous apercevons très vite de l'urgence de notre tâche : dénombrer les morts, les identifier (car la plupart ont été enterrés sans avoir été reconnus, les Allemands ayant par principe fait disparaître tous leurs papiers), venir en aide à leurs familles dont beaucoup sont maintenant privées de leur chef ; secourir les sinistrés, parmi lesquels nombreux sont ceux qui ont tout perdu ; envisager la reconstruction au moins provisoire, car, à cette altitude, l'hiver est précoce et personne ne devra s'y trouver sans abri quand les premiers froids feront leur apparition.

Notre activité ne se borne pas là. Nous devrons encore régulariser la situation des F.F.I., accorder des récompenses, faire des enquêtes judiciaires, établir le dossier des atrocités, accueillir les familles qui viennent chercher des renseignements, etc. ...

La mort est passée partout, n'épargnant aucune des trente communes qui composent le Vercors proprement dit et la zone limitrophe. Les listes s'allongent un peu plus chaque jour. Sept cents tués environ, tel sera le bilan de cette campagne meurtrière, parmi lesquels cinq cents maquisards et deux cents civils.

Mais la vie est plus forte que la mort. Et nous allons assister à une véritable renaissance. Auprès des ruines encore fumantes, et des tombes à peine refermées, les paysans reprennent leurs travaux. La récolte est assurée. Les battages commencent. Les maçons se mettent à l'ouvrage, consolidant les maisons dont les murs peuvent encore supporter un toit, tandis que des équipes spécialisées montent des baraques en bois. La compagnie du génie, dont le commandant, le capitaine Roos a été tué ainsi que deux de ses chefs de section, les lieutenants Falck et Armand, est reconstituée par le lieutenant Maillot. Elle surveillera la reconstruction. Un service social est chargé de distribuer aux sinistrés des vêtements, du linge, du mobilier, des ustensiles de ménage, des provisions. Les écoles se préparent à rouvrir dans des locaux de fortune, puisque toutes, sauf deux, ont disparu parmi les ruines. Villard-de-Lans, paradis des enfants, recevra ceux qui n'ont plus de foyer.

Dans les bois, les prisonniers de guerre enlèvent les mines, afin de permettre aux bûcherons de reprendre leurs cognées.

Peu à peu, chaque village, serré autour de son clocher, retrouve sa vraie physionomie. Et l'exode, que l'on pouvait craindre à juste titre, après un bouleversement aussi profond, ne se produit pas.

L'automne commence. La température se rafraîchit, les feuilles tombent ; la nature change de visage. Mais l'indispensable sera bientôt fait, et chaque famille pourra, vaille que vaille, prendre ses quartiers d'hiver. Surmontant son malheur, la terre du Vercors est bien décidée à ne pas mourir.

D'ailleurs, on dirait que tout le sang répandu l'a fertilisée. La leçon des morts se retrouve partout. Dans un pieux hommage, l'une après l'autre, chaque commune tient à honorer ceux qui reposent sur son sol. Les équipes d'urgence de la Croix-Rouge se dépensent sans compter pour aider à relever les cadavres qui gisent ici et là, souvent sous quelques pelletées de terre, et pour leur donner une sépulture digne de leur martyre.

À Vassieux, en forêt de Lente, ce sont les équipes de la Drôme ; ailleurs celles de l'Isère. Parmi ces dernières, celles du Villard-de-Lans que dirige avec un dévouement inlassable un jeune professeur du collège Belmont, Philippe Blanc, déploient une activité admirable.

Dès le 23 juillet, elles étaient montées au Belvédère de Valchevrière où elles avaient retrouvé les corps du lieutenant Chabal et du chasseur Vincendon. Les Allemands passaient sur la route, en rangs serrés, exploitant leur succès de la matinée. Apercevant de jeunes Français qui, un brassard de la Croix-Rouge au bras, se glissaient le long de leur colonne, ils n'ont d'abord rien dit ; mais lorsqu'ils les ont vus se pencher sur des cadavres de maquisards, ils se sont fâchés. Philippe Blanc a eu juste le temps de faire disparaître le petit carnet que le lieutenant Chabal tenait dans sa main, au moment où il a rendu le dernier soupir, et sur lequel il avait inscrit les noms de ses chasseurs. Une légère couche de terre fut pieusement jetée sur les pauvres corps ensanglantés, et puis il fallut redescendre au Villard sans poursuivre la funèbre mission.

Le 26 juillet et les jours suivants, Philippe Blanc et ses jeunes camarades revinrent sur les lieux. Ils échappèrent à deux reprises à des grêles de balles qui leur étaient destinées, et leur courage fut récompensé. Ils purent relever plusieurs cadavres, notamment ceux du lieutenant Passy, de Jo Perrin, de Jacques Renoux, de Raoul Palme.

Arrêté trois fois par les Allemands, Philippe Blanc avait réussi, grâce à une argumentation serrée, à se faire relâcher.

Le 1er août, il avait relevé les corps de Léa Blain et de Rémy Lifschitz qu'il avait fait inhumer au pied de la Croix des Glovettes.

Pendant tout le mois d'août, tout le mois de septembre et le début d'octobre, les équipes de Philippe Blanc parcoururent le plateau en tous sens.

Les expéditions succèdent aux expéditions, et, toujours avec le même dévouement et la même piété, les cadavres de nos héros sont retrouvés, exhumés, identifiés, transportés et rassemblés sur le territoire de chaque commune. Des croix blanches surmontées d'une bande tricolore, jalonnent maintenant toute l'étendue du Vercors.

Sur la haute montagne à jamais imprégnée du sang de nos héros qui, toute cette année. S'est généreusement répandu, rouge et pur,

En plein combat ou dans un massacre très dur, S'élèvent maintenant, témoins du souvenir,

De modestes croix blanches où le passant peut lire

Les noms de ceux à qui il doit le vrai bonheur

De vivre en liberté et surtout dans l'honneur.

Ne pleurons pas nos Morts. Ce ne sont point des larmes

Qu'ils veulent sur leurs tombes, eux qui prirent les armes,

Insouciants de leur vie, si pleine de promesses

Et qui n'ont pas en vain sacrifié leur Jeunesse

Pour un passé maudit, mais pour un avenir

Qu'ils devinaient très beau, produit de leur martyre.

Imitons leur exemple et regardons en face

Les tâches de demain, ne craignant pas l'audace,

Allons nous recueillir au pied de ces croix blanches

Qui sillonnent nos champs, de ces deux simples planches

Unies en signe du sacrifice du sang.

Prions et méditons, mettons-nous à leur rang. Saisissons le flambeau, suivons leur tradition, Donnons au lieu sacré se signification,

Et faisons-le brûler, nous qui restons vivants

Pour le laisser plus tard en legs à nos enfants.

Un peu partout, des cérémonies ont lieu pour rendre aux morts les honneurs suprêmes et, dans un élan unanime, parents, amis, chefs, subordonnés, camarades, populations entières viennent saluer une dernière fois ceux à qui ils doivent leur liberté et leur honneur retrouvés.

L'une des plus émouvantes est celle qui se déroule à la grotte de la Luire, le 19 septembre. Les équipes d'urgence du Villard-de-Lans, complétées par des scouts, ont, les jours précédents, dégagé les vingt-quatre cadavres, entassés pêle-mêle dans les charniers de la Luire et de Rousset. Ces cadavres ont été transportés à Saint-Agnan où on les a inhumés dans un petit cimetière aménagé pour eux derrière celui de la commune. Dans l'après-midi du 18 septembre, une nombreuse assistance se réunit autour des tombes où reposent les corps des blessés achevés par les Allemands et ceux des tués retrouvés sur le territoire de Saint-Agnan.

Le soir, les équipes se regroupent dans une ferme du hameau des Chaberts. On fait une veillée en commun et l'on va passer la nuit dans une grange, étendus côte à côte sur la paille. Le lendemain matin, cent cinquante personnes pénètrent respectueusement à l'intérieur de la grotte. Un autel est dressé sur le rocher où le R.P. de Montcheuil célébrait la messe au milieu des blessés.

Une statue de la Vierge a été apportée de Grenoble. Dans un silence et un recueillement qui rappellent les journées d'angoisse vécues deux mois plus tôt par les malheureux habitants de ce lieu tragique, le R.P. Cahierre, aumônier des scouts, officie. Et la Vierge est placée dans une niche au-dessus de l'endroit où étaient étendus les blessés. Ainsi se trouve consacré le douloureux symbole que représente la grotte de la Luire, où fut consommé le plus grand sacrifice du Vercors martyr.

Car c'est bien la palme du martyre qui restera le plus beau titre de gloire du Vercors. N'est-ce pas ainsi d'ailleurs que se reconnaît ordinairement la grandeur d'une juste cause ?

Certains esprits ont pu être troublés par l'idée que la campagne du Vercors aurait été un échec cuisant et un massacre inutile.

Mais pour la plupart des Français, et même pour beaucoup d'étrangers, les Suisses en particulier, qui se sont penchés avec respect sur tant de souffrances librement consenties, le mot " Vercors " constitue l'une des plus belles pages de la Résistance française.

On a reproché au commandement sa décision de faire du Vercors un bastion, c'est-à-dire d'y avoir organisé un système défensif voué par avance à un échec certain. La résistance armée devait être une guérilla continuelle, selon le système qui avait si bien réussi aux Espagnols sous Napoléon : attaquer partout les lignes de communication, les transports, les ravitaillements de l'ennemi par des actions très rapides et très courtes; apparaître et disparaître; éviter les concentrations massives ; agir en souplesse. Ce procédé, employé par de nombreux maquis sur tout le territoire français, s'est révélé extrêmement efficace.

Mais le commandement interallié était le seul juge de ses décisions, et l'on ne fait pas la guerre sans courir des risques. Le succès n'appartient qu'aux audacieux. Sur l'immense échiquier que formaient les champs de bataille de ce conflit mondial, le Vercors n'était qu'un très petit carré. Cependant il avait sa raison d'être. Il avait même une très grande importance, comme en peuvent témoigner les nombreux parachutages qui y furent effectués, la sollicitude constante dont il fut l'objet ainsi qu'il est prouvé par les relations radio et les récits que nous firent les officiers qui vécurent à cette époque dans l'entourage immédiat de l'État-Major à Alger.

Si, au dernier moment, nous eûmes la pénible impression d'être abandonnés, c'est qu'à cette époque tous les efforts des armées interalliées étaient concentrés ailleurs et que notre rôle s'était mué en mission de sacrifice. De telles missions ont toujours été nécessaires et le seront toujours. Elles exigent une dose d'héroïsme peu commune, et c'est pourquoi elles seront toujours considérées comme un honneur que revendiquent les plus ardents. Ceux qui étaient venus dans le Vercors n'ignoraient pas le renoncement, l'esprit généreux, le courage que leur geste comportait. Personne ne les y avait obligés. Ils avaient fait volontairement le don d'eux-mêmes à la Patrie.

Cette mission de sacrifice n'a pas été vaine. Lorsque, le 21 juillet, le commandement allemand a engagé dans le Vercors pour une action de grande envergure qui devait durer trois semaines, l'effectif de deux divisions, la bataille de Normandie battait son plein. Faute de réserves suffisantes, l'ennemi ne put contenir l'avance américaine. Deux divisions dans une telle rencontre, ce n'est pas grand-chose, et pourtant l'issue d'une bataille ne dépend-elle pas en définitive de celui des deux adversaires qui saura tenir le plus longtemps ? Si, en Normandie, les Allemands n'ont pu rejeter à la mer les troupes débarquées, c'est faute de matériel et notamment d'aviation, mais aussi faute d'effectifs.

En même temps, un second débarquement allié se préparait en Provence. Les deux divisions allemandes engagées dans le Vercors n'étaient pas disponibles alors pour parer à cet éventuel débarquement, et l'on sait que, dans le Midi deux divisions de plus auraient été, pour l'ennemi, un accroissement appréciable de ses forces.

C'est donc un fait incontestable à l'actif de la campagne du Vercors qu'elle a attiré à elle et immobilisé pendant trois semaines, en une période critique du conflit, d'importants effectifs ennemis.

En outre, n'est-il pas permis de se demander si le Vercors n'a pas constitué, en soi-même, une espèce d'abcès de fixation qui, attirant à lui une partie des forces vives de l'adversaire dans les jours qui ont précédé le débarquement franco-américain du 15 août, a évité à certaines régions importantes du Sud-Est, notamment à une ville comme Grenoble, de violents combats qui auraient provoqué des ruines plus grandes encore que celles que nos populations montagnardes ont subies ? Sans lui, n'aurait-on pas assisté à une nouvelle bataille de Voreppe qui aurait pu revêtir l'ampleur de la bataille de Caen ?

Les Alliés s'attendaient en effet à des combats très durs dans le bas Dauphiné, nécessitant l'intervention d'un très grand nombre de chars.

Mais - et c'est sur cette considération que je terminerai l'évocation de mes souvenirs -, il est quelque chose de plus important que de savoir si le Vercors est justiciable sur le plan stratégique, c'est de savoir s'il l'est sur le plan moral. EL là, j'affirme que cela ne fait pas le moindre doute.

Le Vercors, avec ses quatre mille combattants, avec ses sept cents martyrs, avec ses mille maisons brûlées, avec toute sa souffrance accumulée et généreusement acceptée, doit demeurer dans l'histoire de notre pays comme l'un des plus beaux symboles de la volonté de résistance française.

Sur ce vaste plateau, des Français de toutes origines et de toutes opinions ont su se grouper et s'unir, avec la seule ambition d'échapper à la servitude.

Animés par le même esprit de sacrifice, ils ont lutté pour le même idéal, mettant au-dessus de leurs intérêts particuliers l'intérêt suprême de la Patrie. Ensemble ils ont lutté, ensemble ils ont souffert, ensemble beaucoup d'entre eux sont morts.

Tant de sang versé a fait de ces montagnes une terre sacrée, une terre qui doit être maintenant respectée comme un sanctuaire où le flambeau de notre liberté a été rallumé, comme l'un des berceaux de la Renaissance française.

Et dans notre pays qui a trop souvent tendance à se détourner de ce qui fait sa grandeur pour s'abandonner à des passions partisanes, il serait bon que les yeux se levassent de temps en temps vers ces hauts lieux où a soufflé l'esprit de la France.

Cdt Pierre Tanant

Transcription