Le Vercors, pays des routes hardies...
Le massif du Vercors est une des merveilles du Dauphiné que de nombreux touristes viennent admirer chaque année.
En empruntant la route qui conduit de Grenoble à Valence par la vallée de la basse Isère ou celle qui unit Grenoble à Sisteron par le col de Lus-la-Croix-Haute, nous sommes dominés par cette forteresse naturelle au-dessus des plaines environnantes.
D'importantes falaises se dressent sur une longueur de deux cents kilomètres et forment le contour extérieur de ce massif à cheval sur les départements de l'Isère et de la Drôme.
Géographiquement le Vercors est un plateau entre les Alpes du Nord et les Préalpes du Sud ; il se divise en deux parties : le Vercors septentrional ou Montagne de Lans et le Vercors proprement dit, limité par la forêt de Lente et le Royans.
Sur ces hauteurs la population vit essentiellement d'élevage, de culture et de l'exploitation des forêts.
Les habitants sont groupés dans des villages ou des hameaux. Peu de fermes isolées, chacune alimentée en eau par une citerne.
Des stations d'altitude et de sports d'hiver à Saint-Nizier, à Autrans, à Lans, à Méaudre, à Corrençon et surtout à Villard-de-Lans y attirent et y retiennent en toutes saisons une nombreuse clientèle.
Mais au Vercors proprement dit, comme en forêt de Lente, les ressources hôtelières sont minimes : là aucune station ne peut rivaliser avec celles du pays de Lans.
En hiver les magnifiques champs de neige de la Montagne de Beurre et de Fond'Urle sont d'un accès difficile.
Depuis quelques années deux lycées d'altitude permettent aux enfants de fortifier leur santé tout en suivant régulièrement leurs classes ; ce sont les lycées de La Chapelle-en-Vercors, capitale du Vercors Sud, et celui de Villard-de-Lans, capitale du Vercors Nord.
On a donné à ce dernier le nom de Jean Prévost, en souvenir de cet écrivain tombé sur notre terre en 1944.
La beauté de la route des Grands-Goulets, de l'itinéraire de Combe Laval, du col du Rousset et du passage de la Goule noire font de ce massif montagneux un des plus beaux du Dauphiné, et c'est à son caractère de bastion naturel que le Vercors dut son entrée dans la Résistance dont il devint un haut lieu vénéré.
La route de Pont-en-Royans à Vassieux
La rivière la Bourne sort brusquement de sa prison rocheuse, par une étroite fissure, pour s'étaler librement dans la plaine et recevoir son affluent, la Vernaison.
C'est au débouché de ces gorges que vit Pont-en-Royans, ancien chef-lieu du Royans ; le site exceptionnel en fait une étape touristique pour le voyageur venu du pays de Lans, du Vercors, de la forêt de Lente.
Depuis Pont-en-Royans la route se dirige vers les Petits-Goulets, coupure étroite, ouverte dans les roches calcaires au pied d'un cirque de falaises : c'est l'issue des magnifiques gorges par lesquelles la Vernaison descend du haut plateau du Vercors vers la plaine de l'Isère. La route, en grande partie forée dans le roc grâce à des travaux qui durèrent de 1844 à 1851, conduit de Sainte-Eulalie aux Barraques par un parcours justement célèbre. Elle franchit la Vernaison et s'élève en lacets sur les pentes verdoyantes de la rive droite, vers les grandes falaises verticales où s'ouvre le défilé supérieur des Grands-Goulets.
La route est creusée dans le rocher, tandis que des portiques naturels semblent séparer de grandes galeries dont les deux parois se resserrent et ne laissent bientôt plus entre elles qu'une étroite fissure. On franchit la Vernaison sur un pont biais, et une suite de petits tunnels laissent entrevoir la verdoyante végétation qui tapisse le pied des escarpements.
Même dans le milieu du jour il ne filtre au fond de ce défilé qu'une faible clarté produisant des jeux de lumière extraordinaires sur les eaux vertes de la Vernaison.
Tout à coup, au sortir d'un dernier souterrain, vient à vous toute la lumière du ciel dans une large vallée supérieure, aux versants boisés : nous débouchons sur le Plateau du Vercors.
À la jonction de la route des Grands-Goulets et de la route de la Goule noire, voici les Barraques-en-Vercors, hameau de la commune de Saint-Martin entièrement reconstruit depuis 1944 et, plus loin, à cinq kilomètres, La Chapelle-en-Vercors, ancienne Ville des Virtacomari, fraction des Voconces, aujourd'hui agréable station estivale dans un cadre de prairies et de grandes forêts. Le bourg incendié le 25 juillet 1944 a lui aussi été magnifiquement reconstruit.
L'église entièrement restaurée garde encore son ancien clocher carré.
Sur l'esplanade, admirons la fontaine aux Ours. Mais voici la cour et le mur des fusillés auquel s'adosse une figure de martyr, œuvre du grand sculpteur Gillioli. Là furent lâchement abattus par l'ennemi seize jeunes otages de La Chapelle-en-Vercors.
À travers bois une route s'élève et semble conduire au bout du monde. C'est le col de Proncel d'où l'on découvre avec étonnement le large Plateau de Vassieux encadré d'imposantes montagnes : la Nève, les Gagères, le but St-Genis, et au loin la belle chaîne du Grand-Veymont.
A la jonction des routes de Lente et de La Chapelle, le Cimetière National de Vassieux est un lieu de recueillement et de prière. Là reposent côte à côte 187 maquisards et Vassivains massacrés par l'ennemi.
Vassieux, petit village du Vercors, a connu la guerre, la dure guerre. Vassieux détruit a été entièrement reconstruit. Dans la pierre on a gravé les noms de ses 76 habitants morts pour la France.
La nouvelle église a conservé son vieux clocher. Elle est décorée de fresques dues au talent de Jean Aujame, au-dessus du portail la Vierge et l'Enfant, sculptés par Gillioli, auquel on doit le gisant élevé à la mémoire des victimes de Vassieux.
Le village a revécu ; son hôtel, son restaurant, quelques petits magasins, un groupe de maisons l'animent, mais chaque habitant garde au cœur, douloureusement, le souvenir des heures tragiques de son histoire.
L'époque des restrictions
Mes parents quittèrent le Royans en avril 1941 pour habiter Vassieux, pays natal de mon père. C'est la coutume dans ce village de donner à chaque famille un sobriquet bien utile pour distinguer les habitants qui portent souvent le même nom. Voici la légende de laquelle nous tenons le nôtre. Un de nos aïeux, accompagné de deux amis, entrait un jour dans un café. Au moment de passer la porte, ce furent maintes politesses pour décider lequel des trois hommes franchirait le seuil le premier, tant et si bien que les villageois qui se trouvaient là décidèrent, par jeu, d'appeler le premier entré le Roi, le second, le Prince, et le dernier, le Baron.
C'est ainsi que nous sommes, pour tous, les Martin-Baron. En patois lou Barou.
Chaque année, après cinq mois de long hiver, un domestique aide notre père dans les travaux des champs, car notre mère est bien trop occupée avec ses quatre enfants en bas âge. C'est ainsi que se présente un jour, comme domestique, un jeune homme dont l'aspect n'est pas très engageant. Connaît-il les travaux de la terre ? Nous apprendrons bientôt que ce garçon est un résistant, de même nous cacherons Jean Blanchard, romanais, réfractaire au S.T.O., beau-frère de mon oncle Aimé, qui plus tard s'en ira vivre dans un maquis.
C'est la dure époque des restrictions, mais nos parents s'ingénient à adoucir pour nous ces mesures rigoureuses : le sucre de betterave qui a l'aspect du miel remplace la saccharine dans nos déjeuners, et nous, les enfants, nous nous employons de notre mieux à faire griller l'orge qui supplée au café devenu rare. Un mélange de soude et de graisse avariée coulé dans une boîte donne un savon acceptable.
Parfois la nuit notre père va au moulin de Saint-Martin-en-Vercors moudre un peu de blé : ce peu de farine permettra à maman de nous régaler de quelques pâtisseries ou de simples brioches qui nous paraissent exquises. Le pain est bien noir et souvent mauvais. Plus tard, terrés dans les bois, quelle saveur aura celui que nous mangerons !
Grand-mère a retrouvé son rouet, elle m'apprend à filer la laine de nos moutons, mais je ne suis pas très experte. Grand-mère est si fière de ses draps de chanvre qu'elle a tissés elle-même, autrefois. Ils disparaîtront dans l'incendie de sa maison.
Pendant l'hiver 1941-1942, ma sœur Paulette, alors tout petit bébé, ne pouvait assimiler le lait de vache ; mes parents, suivant le conseil du médecin de famille, cherchèrent en vain à se procurer du lait d'ânesse. Le bébé dépérissait et nous étions désespérés devant la maigreur de cette petite fille. Elle fut sauvée grâce à un ami, M. Genin, qui put nous procurer quelques boîtes de lait Guigoz.
Grand-père, très habile, tresse la paille et l'écorce de noisetier qui deviennent, par ses soins, corbeilles ou paniers ou petits tonneaux utiles et joliment travaillés. Plus tard, son dernier fils, mon oncle Roger, avec la création du Parc du Vercors, essaiera de perpétuer le travail du bois dans cette région. J'aime écouter, tandis que crépitent les bûches, grand-père nous raconter sa vie dans les tranchées pendant la guerre de 1914. Pour nous égayer, il nous lit des poèmes de Victor Hugo, son auteur préféré.
De temps en temps nous recevons de longues lettres envoyées d'Allemagne par mes oncles Charles et Auguste, tous deux prisonniers et qui ont si fort le mal du pays. Ils ne le reverront que bien plus tard et complètement ruiné.
La Résistance s'installe dans le Vercors
L'appel du général de Gaulle du 18 juin 1940 trouve notre pays entièrement occupé par l'ennemi. Si ce ne sont pas les sbires de la Gestapo, ce sont les envoyés de la Milice qui terrorisent nos populations ; le travail obligatoire, les internements, les déportations, tout cela crée un climat douloureux et fait entrevoir un avenir très sombre.
C'est alors que s'organise la Résistance dans notre Vercors. Elle naît chez nous de la rencontre de deux mouvements distincts. Tout d'abord le mouvement Franc-Tireur Dauphinois avec le groupe des tout premiers résistants déjà stationnés sur notre massif (Autrans, Méaudre, Corrençon), sous l'impulsion des docteurs Martin et Samuel et d'Aimé Pupin.
Puis un second groupe réuni par Pierre Dalloz, ingénieur des sites, qui vient de commencer une étude sur le massif du Vercors pour les besoins de travaux militaires. Pierre Dalloz et Yves Farge veulent faire de la forteresse naturelle du Vercors un 'refuge pour les combattants clandestins et un centre d'accueil pour les éléments alliés aéroportés. Ce projet est soumis à Jean Moulin, délégué du C.N.F.L., et au général Delestraint, représentant militaire du général de Gaulle. Tous deux l'approuvent et il sera agréé aussi par l'État-Major interallié à Londres.
En décembre 1942 s'installe dans la forêt de Lente, sur le Plateau d'Ambel, un camp de réfractaires. C'est le premier maquis de France. Il sera suivi en avril 1943 par l'installation de neuf camps d'une trentaine de maquisards disséminés dans les bois et dans les clairières. Les paysans du Vercors renseigneront, ravitailleront ces maquis, et beaucoup paieront de leur vie ou de leur liberté leur dévouement anonyme.
En juin 1943, Eugène Chavant, dit Clément, est choisi comme chef civil du Vercors. Le docteur Samuel devient son adjoint pour le Vercors Nord, tandis que Benjamin Malossane l'est pour le Vercors Sud.
Sous la conduite ardente et passionnée de Chavant, le Vercors devient à la fin de 1943 un rassemblement de patriotes venus de tous les horizons : catholiques, communistes, juifs, fonctionnaires, ouvriers, paysans sont ici groupés. Toutes les opinions et toutes les croyances se fondent dans le même espoir et vers un but commun. La fusion se fait avec les civils qui deviennent tous des combattants. La liaison entre le P.C. militaire et le P.C. civil est parfaite. Clément est l'animateur de l'organisation civile du Plateau et le commandant Huet celui de l'organisation militaire.
Sur le plan militaire, le Vercors commandé par le lieutenant-colonel Huet (Hervieux) est divisé en deux parties : le Nord sous, l'autorité du capitaine Costa de Beauregard, le Sud sous l'autorité du capitaine Geyer (Thivollet) qui a remplacé Le Ray en décembre 1943.
Le Sud-Est de la France est sous le commandement du colonel Henri Zeller (Joseph), tandis que la région Rhône-Alpes est sous les ordres du commandant Descours, alias Bayard.
Nos vieilles coutumes tentent de survivre
Dans cette région du Vercors, aux hivers longs et rigoureux, nous avons coutume de faire la veillée dans chaque famille une fois par semaine.
Je garde de ces soirées un souvenir inoubliable. Pour nous, enfants, c'est une fête. Les adultes jouent aux cartes, les grands-mères tricotent, les grands-pères confectionnent des paniers et des corbeilles.
Qu'il fait bon vivre dans ces grandes cuisines bien chauffées sous leur plafond bas ! On met la plus grosse bûche dans le vieux poêle à trois trous où cuit encore la pâtée fumante des lapins ou celle des porcs.
Dehors souffle la bise qui cherche à pénétrer à l'intérieur par les fentes des portes et des fenêtres. Le sifflement du vent exalte encore la douceur de l'atmosphère dans ces basses chaumières.
Quelqu'un ouvre la radio, et c'est le grand silence. Petits et grands écoutent avec recueillement les dernières informations brouillées par l'ennemi.
Des messages répétés arrivent et trouvent des oreilles attentives.
Les montagnards doivent continuer à gravir les cimes.
Je répète :
Les montagnards doivent continuer à gravir les cimes, ce qui veut signifier :
Allez de l'avant. Londres est d'accord. Londres, c'est-à-dire le général de Gaulle et les Alliés.
Ou bien encore les chansonniers créent des chansons de circonstances :
Les sales boches
à têtes de pioches,
Les schleuhs
à tête de pieux.
Et la veillée s'achève au moment où les enfants commencent à lutter contre le sommeil, tandis que la maîtresse de maison offre un café brûlant ou quelque bonne infusion avant le départ.
C'est le Jour de l'An. Très tôt le matin nous allons porter nos vœux à nos grands-parents.
Une coutume de ce pays veut que l'on passe dans toutes les maisons avoisinantes pour formuler des souhaits en échange d'une pièce de monnaie glissée dans la poche des enfants.
Grand-mère sort du fond de sa grande armoire un petit morceau de nougat pour nous remercier de notre visite : Ce n'est pas le nougat d'avant-guerre, dit-elle, mais il est bon tout de même, c'est du nougat de Montélimar, et bien sûr il nous paraît exquis.
Je me souviens alors que mon père était prisonnier à Montélimar, et que pourtant il a pu revenir dans sa famille. Grand-mère m'explique que papa était très malade à la suite d'une grave bronchite, et que grâce à ses trois enfants on l'a renvoyé dans son foyer.
C'était pour moi un bien douloureux souvenir : le départ de mon père pour la guerre. Mais il en était revenu pour en connaître plus tard les horreurs dans son village.
Voici le 1er Mai. Chez nous on fête ce jour non pas avec un brin de muguet, mais selon des traditions anciennes.
Les jeunes gens du village, rassemblés, partent le soir chanter le 1er Mai à travers la campagne, sous les fenêtres des fermiers. Par leurs chants ils réveillent les habitants qui se lèvent aussitôt pour leur offrir des œufs. La tournée terminée, les œufs font une magnifique omelette appréciée de ces chanteurs affamés.
Le 25 juin, jour de la Saint-Jean, est un grand jour dans nos montagnes. De grands feux sont allumés par les jeunes gens, sur les quatre hauteurs qui nous entourent.
La guerre a fait disparaître ces coutumes, nous avions trop de sujets de tristesse pour penser à nous divertir, même simplement.
Nous ne gardons pas un mauvais souvenir des occupants italiens. Ils passent dans les fermes pour chercher des œufs, on les reçoit sans trembler. À nos yeux d'enfant leur accent les rend comiques et leur désinvolture fait oublier que ce sont des guerriers ennemis. Il n'est pas jusqu'à la plume qui orne leurs chapeaux qui soit pour nous un sujet de plaisanteries.
Nous craignons bien davantage les agents réquisitionneurs qui passent dans les fermes pour emmener bétail et provisions. Dans quel but ? Pour quels marchés ? Veux-t-on nous appauvrir et par là nous empêcher de ravitailler les maquis voisins ? Je suis trop jeune pour pouvoir donner une réponse à ces questions.
Mais voilà qui est plus grave ; un milicien de notre village dit un jour à mon père :
Paul, bientôt à Vassieux vous sucerez tous les racines de pissenlit !
Notre père, qui à l'instant même croit à une mauvaise plaisanterie, lui répond :
Peut-être les suceras-tu avant nous, toi ?
Mais il ne faut pas essayer de se rebeller contre les intrusions des miliciens. Un des villageois l'apprend à ses dépens ; il ne veut pas livrer sa vache aux boucheries allemandes et reçoit le réquisitionneur en lui montrant son fusil : cela lui coûtera d'être incarcéré à la citadelle de Sisteron dans les Basses-Alpes.
Des vols sont commis dans le village ; ainsi disparaît une partie de la provision de blé si nécessaire à notre entretien. Comment la remplacer ? Cela est impossible et ce vol est bien cruel pour mon père qui est incapable de nuire à autrui. Bien des années se seront écoulées quand un dimanche à la messe j'écouterai avec émotion le sermon de M. l'abbé Legret, successeur de M. le curé Gagnol. Il fait l'éloge d'un de ses paroissiens qui, bien que non pratiquant, ne saurait faire le mal et est toujours prêt à se dévouer pour les autres. Cet homme est mon père, je le devine, je le sais, car je suis sûre qu'il sera toute sa vie prêt à rendre le bien pour le mal, et à oublier les torts qu'on a pu lui causer.
Grand-mère Martin, très aimable, très sociable, reçoit beaucoup de visites, et ce sont de longues discussions autour d'une tasse de café ; c'est chez elle que je rencontre la famille Pernod de Romans, la famille Simon de Die, la fille du docteur Bérini, et d'autres encore dont le souvenir est bien vivant en moi. Quelquefois on échange des vêtements contre des denrées, chacun heureux de trouver ce qui lui fait défaut.
Je suis bien petite, mais pourtant je sens que c'est à force de privations que mes parents arrivent à satisfaire les exigences des réquisitionneurs, celles de la propriétaire et nos besoins journaliers dans cette maison où vivent tant de bouches à nourrir.
Grâce à la générosité de notre cousin, l'abbé Gagnol, mon père voit doubler sa ration de tabac et Simone, ma petite sœur, porte un chaud vêtement de laine qui fait peut-être l'envie de notre boulangère. Celle-ci demande à Simone qui lui a donné ce pull-over ? Naturellement l'enfant répond : C'est Monsieur le Curé, sur quoi la boulangère réplique : Petite insolente !, pensant que l'enfant se moque d'elle. Pauvre boulangère ! Le 13 juillet 1944 elle périra sous une bombe, et sa disparition sera si totale qu'il sera impossible de retrouver la moindre parcelle de son corps et de ses vêtements.
1944 : L'année terrible
En avril 1944 la Milice a fait une entrée fracassante dans notre pays, au volant de tractions noires, tiraillant de tous côtés. Les miliciens veulent effrayer la population, ce fut notre premier contact avec le feu. Ma petite sœur Gisèle est absente de la maison, elle cueille des fleurs dans les prés avec un camarade, Gilbert Chauvet. Que va-t-il lui arriver ? Nous tremblons. Après d'interminables minutes d'angoisse, Gisèle revient le visage rieur, un bouquet à la main, elle n'a rien vu, a cru entendre des chasseurs de lapins.
Mlle Revol, institutrice, part donner l'alerte aux hameaux. Les miliciens rassemblent les jeunes gens de Vassieux devant les meules de foin, ils vont être fusillés lorsque apparaît notre curé, l'abbé Gagnol, accompagné de mon oncle Aimé Martin qui remplit les fonctions de garde-champêtre : Arrêtez ! s'écrie l'abbé, je les connais ces enfants, ce sont les miens, je puis vous dire leur nom, leur prénom, leur âge..., ce sont des innocents... La Milice ne paraît pas vouloir céder. Le curé ajoute : Je donne ma vie pour eux...
Grâce au courage de notre curé, tous ces jeunes gens sont relâchés en fin de journée après avoir dû éplucher des pommes de terre pendant plusieurs heures. Voici leurs noms :
- Charles ALLARD ;
- Paul BEC ;
- Aimé BONNEFOY ;
- Antonin CHACHAT ;
- Henri EYMERY ;
- Marcel FOLHEM ;
- Henri FREL ;
- Martial GARAGNON ;
- Henri GARIGLIA ;
- Gaston GAUTHIER ;
- Amédé TESTON ;
- SCHWARTZ, un Polonais qui sera repris et torturé par la Milice, et mourra de ses blessures à Valence.
Le même jour, après avoir frappé et menacé de mort M. et Mme Allard, les miliciens s'installent confortablement dans leur hôtel, y occupent sans gêne toutes les pièces, établissent au rez-de-chaussée leur tribunal composé de quatre d'entre eux, trois hommes et une femme. Mme Allard reconnaît parmi eux un ancien maquisard qui a pris la précaution de camoufler son visage sous des pansements : Vous, je vous reconnais, dit-elle, vous étiez avec les dissidents quand ils vinrent chercher un sac de pommes de terre chez moi.
La Milice demande inlassablement à chaque Vassivain qui traverse la place du village ou qui se rend dans un magasin de montrer ses papiers, notamment sa carte d'identité ; cette brimade est bien mal supportée par nous tous. Deux jeunes filles installées comme touristes dans notre village se joignent au groupe des miliciens : c'était deux espionnes parmi nous. Mlles C... de R... et Mireille sont responsables de tortures infligées à des jeunes gens, de la mort de certains ou de leur envoi en déportation.
Mlle C... de R... a de bien curieuses
manières,
tandis qu'elle joue avec le plus jeune enfant de Mme Allard, un bébé de huit
mois, Henri, elle lui jette un édredon au visage en disant : " Ris, ou je
te tue ! "
C'est elle qui est responsable de la dénonciation de M. Doucin, pharmacien à
St-Nazaire-en-Royans, qu'elle oblige à se mettre nu devant elle avant d'être
torturé.
M. Bellier, hôtelier à La Chapelle-en-Vercors, et
M. André Giroud, agriculteur à Vassieux, subissent les pires sévices : le
premier doit s'asseoir sur la fonte rougie d'un poêle, le second est battu,
brutalisé à plusieurs reprises. La peine la moins sévère infligée aux
habitants consiste à leur faire éplucher des pommes de terre durant de longues
heures et quelquefois durant des
jours. Paul Istre, un chauffeur, est arrêté, il a la chance d'être relâché
: la Milice ignore que c'est lui " Loulette " qu'elle recherche. Les
miliciens arrêtent également M. et Mme Bordat, du col du Rousset, les pressent
de questions pour savoir où se cachent les maquis ; n'obtenant rien d'eux, ils
incendient leur chalet, les brutalisent, donnent des coups de pied dans le
ventre de Mme Bordat, la traînent sur la route en la tirant par les cheveux :
elle ne parlera pas, elle est emmenée avec son époux à Vassieux, à l'hôtel
Allard, pour y subir le jugement de la Milice. Tous deux sont condamnés à
mort. Notre curé Gagnol et le docteur Guérin les défendent, se relayant
jusqu'à l'aube, et obtiennent enfin leur grâce dans la matinée. Dans ce même
hôtel, plusieurs résistants sont jugés et cruellement torturés.
Mireille découvre que sur le Plateau de Vassieux le maquis cache des armes et des munitions dans une grotte, elle en informe aussitôt le chef de la Milice, d'Agostini. Les miliciens partent à la recherche de cette grotte, s'acharnent sur les deux frères Bonthoux du hameau des Granges pour leur arracher des renseignements. Ces paysans courageux sont contraints pendant huit jours d'éplucher des pommes de terre et de manger des denrées innommables. Ils sont ensuite dirigés avec d'autres patriotes au fort Montluc à Lyon et relâchés grâce à l'intervention du surveillant en chef de la prison, M. Berthet, de Vassieux.
Sans cesse à la poursuite des maquisards, les miliciens demandent à mon oncle Aimé de les conduire jusqu'à la ferme Guillet. Comme trois propriétaires portent ce même nom, mon oncle choisit, bien sûr, la ferme la plus éloignée, afin de permettre aux maquisards de transférer leurs armes en des lieux plus sûrs ; quand les miliciens arriveront à la grotte elle sera presque totalement vide. Mais Mireille, qui accompagne les miliciens, remarque alors un sac de maquisard resté accroché au mur ; elle signale la chose à ses compagnons qui deviennent plus menaçants. Ils braquent leurs armessur M. Guillet et son fils Roger, qui n'a que dix-sept ans, et veulent savoir où se cache le maquis. D'Agostini demande des renseignements sur les parachutages et sur le fermier qui a mis son terrain à la disposition de la Résistance. M. Guillet et son fils ont la vie sauve ; est-ce pour jeter un doute dans la population ? Un milicien m'arrête un jour, il me prend violemment le bras et me dit : " Pourquoi ne vas-tu pas en classe, toi ? " Il sait bien que la Milice occupe l'école ; je lui réponds : " Je garde ma petite sœur ", et je pars en courant. Voulait-il me faire parler ? Un soir nous entendons de grands coups frappés dans la porte de la maison. Papa paraît à la fenêtre de sa chambre et demande :
" Qui est là ?
- La Milice, ouvrez ! "
Les coups redoublent.
" Ouvrez immédiatement ou on enfonce la porte ! " Papa réapparaît à la croisée :
" Donnez-moi le temps de m'habiller ! "
Sitôt entrés, trois miliciens, dont d'Agostini, braquent leurs armes sous notre nez. Nous, fillettes de trois, six, huit et dix ans sommes tremblantes dans notre lit, et maman, à terre, évanouie. Ils regardent sous les lits, fouillent la maison de fond en comble et disent à papa :
" Vous avez de la chance d'avoir quatre enfants, sinon on vous fusillerait et brûlerait votre maison. "
Tout ceci parce que les enfants, qui avaient peur de se rendre aux toilettes dans le noir, avaient allumé des lampes après l'extinction des feux. La Milice s'imagine que notre père, à l'aide de signaux, communique avec le maquis. La maison est minutieusement gardée pendant trois jours. Nous avons à ce moment-là frisé la catastrophe, un fusil était resté accroché au mur de la cage d'escalier, l'obscurité avait empêché les miliciens de le voir. Mon père eut tôt fait de le faire disparaître et de le cacher soigneusement.
Un jour, je surprends incidemment une conversation entre mes parents. M. Victor Huillier, transporteur à Villard-de-Lans, recherché par la Milice, se cache dans notre village, vêtu d'une veste blanche, portant de sombres moustaches, il est serveur à l'hôtel Revol. Mes parents me recommandent le plus grand silence ; je leur obéirai. Plus tard, lorsque j'habiterai Villard-de-Lans, je croiserai fréquemment M. Huillier qui aura toujours pour moi un salut amical.
Les résistants pris par la Milice subirent tous un sort cruel : trois d'entre eux arrêtés, torturés, sont condamnés à mort. Notre curé Gagnol tente une intervention en faveur de ces malheureux ; hélas, il n'obtient que la consolation de les confesser avant leur assassinat. Ce sont :
- Casimir EZEINGEARD, facteur à Omblèze ;
- Paul MIALLEY, cultivateur à Upie ;
- André DOUCIN, pharmacien à Saint-Nazaire-en-Royans, père de trois enfants, et dont la femme est de nouveau enceinte.
Comment oublier l'image tragique de ces trois hommes fusillés, on ne leur a pas bandé les yeux, ils tombent en braves, face au peloton d'exécution. Plus tard, en ce lieu taché de sang, un monument sera élevé à la mémoire de ces trois Français abattus par des Français. Les miliciens font preuve de la même cruauté envers les enfants Giroud, qu'ils appellent un matin afin qu'ils embrassent leur père ; celui-ci est attaché dans un car, violemment frappé devant ses enfants qui fondent en larmes. C'est lui qui recevait le courrier et le ravitaillement du Maquis.
L'abbé Gagnol, dont le dévouement à ses paroissiens est inépuisable, conseille à M. Jules Martin de reconnaître qu'il a en effet caché des effets de maquisards dans ses granges, l'abbé craint pour le village des représailles. Mais lorsque les miliciens demanderont à explorer les cachettes, toutes les capotes, les pantalons et les chaussures, éparpillés dans les bois, resteront introuvables.
Nous constatons avec stupéfaction que des miliciens sont invités à prendre le café chez nos voisins. Sans doute la peur les fait agir ainsi, cette famille ne sera pas épargnée par les atrocités nazies, mais les miliciens cherchent avec raffinement à jeter le doute parmi la population afin de rompre les liens d'amitié qui nous unissent et de créer ainsi des tiraillements entre nous, d'où surgiront peut-être de précieux renseignements.
Un dimanche, pendant l'office, le curé Gagnol avec un grand courage s'adresse aux miliciens armés, debout au fond de la chapelle :
" Vous venez, leur dit-il, soi-disant mettre de l'ordre dans notre pays, alors que vous y semez la panique... ceux que vous appelez dissidents et terroristes ne se sont jamais comportés comme vous le faites. "
Notre curé donnera bien d'autres preuves de son courage et de la qualité de son âme. Pour moi, fillette âgée de dix ans, je suis très surprise de voir ces miliciens qui nous terrorisent recevoir la communion à nos côtés dans notre église. Je suis si frappée par la présence de ces hommes terribles dans notre village qu'une nuit j'ai un cauchemar affreux : " Un milicien braque sur mon visage son révolver, la balle va-t-elle sortir ? je n'ose remuer et suis incapable de crier, j'attends en proie à une angoisse terrible... " Ce n'est heureusement qu'un mauvais rêve, mais il montre bien combien nous étions tous angoissés.
Au cours d'une de leur promenade nocturne les miliciens frappent à la porte de la cure. M. l'abbé Gagnol avait recommandé à sa mère de ne pas ouvrir. Le lendemain les miliciens abordent notre curé dans la rue :
" Où étiez-vous cette nuit, monsieur l'abbé ? "
Celui-ci répond calmement :
" J'étais où je devais être. "
J'apprendrai plus tard, par l'abbé lui-même, qu'il avait passé la nuit dans son église, agenouillé devant l'autel, priant pour la paix entre les hommes dans son village et dans le monde.
M. le curé me précisera plus tard que le sermon qu'il avait adressé aux miliciens n'avait pas été préparé.
" Je ne sais quelle force me poussa à leur dire ces vérités, je me sentis pourtant pâlir, rougir, mais peu importe, il fallait qu'ils entendent ces choses-là. "
Pleinement satisfaits d'avoir accompli... leur devoir de miliciens sans regrets, sans remords, ces hommes terrifiants, vêtus de bleu marine, quittent le Plateau de Vassieux en chantant. Une fois la guerre finie, Mireille est revenue dans notre village contempler avec joie l'œuvre des nazis, nous l'avons reconnue.
Peu après le départ des miliciens, de nouveau le sang coule dans notre village, et c'est l'image tragique de trois Français abattus par les résistants venus venger les leurs. Je revois papa, transportant dans un tombereau les trois cadavres ensanglantés, le sang coule le long des roues, de grosses taches rouges apparaissent sur le sol. C'est un spectacle dont j'ai gardé un souvenir insoutenable. Hélas ! je n'ai pas encore tout vu. Je ne devine pas de quelles atrocités seront capables sur notre Plateau les nazis, horreurs qui surpasseront celles dont je suis bouleversée.
Un après-midi, mon père occupé dans les champs voit venir à lui deux hommes qui lui ordonnent d'arracher toutes les récoltes sur un périmètre assez vaste. Il s'agit d'établir sur le Plateau de Vassieux un terrain rudimentaire pour recevoir les avions alliés. Cette décision emplit mon père d'émoi : sans récoltes, comment vivrons-nous ? Mais il faut libérer la France à tout prix.
Depuis le printemps 1944 vit avec nous une jeune réfugiée de Toulon, Gabrielle Lefèvre, appelée familièrement Gaby, elle a vingt-quatre ans. Ses parents ainsi que son frère Henri occupent un bien modeste logis près de celui de mes grands-parents. Ils sont si pauvres que le peu qu'on leur donne les comble de joie ; venus chercher la paix dans nos montagnes, ils verront la guerre dans ses manifestations les plus cruelles. Nos derniers moments de joie, nous les vivrons, Gaby et moi, chez une voisine qui reçoit quelques maquisards ; ils trouvent auprès d'elle un foyer, de la douceur, un peu de chaleur humaine, de grands rires éclatent pour rien, pour le simple plaisir d'être entre amis. Mais moins drôles sont les jeunes gens qui, à deux heures du matin, s'exercent au tir à deux pas des habitations du village, l'heure est bien gênante et ces tirs troublent le repos nocturne du village. Chacun de ces garçons a choisi un surnom ; ainsi un Marseillais, le plus drôle de tous, dénommé Zazou, bon tireur, grand blagueur, il aura la chance de sortir indemne du drame de Vassieux. Ces jeunes dissidents ont un fort appétit qu'aiguise l'air pur de notre pays, la soupe est vite avalée ; qu'importe qu'elle ait été cuite dans la grande marmite qui d'ordinaire sert pour la pitance des porcs ! Dans notre village vont et viennent le lieutenant " Payot " et le jeune capitaine" Hardy ", bel officier de vingt-quatre ans, souriant, aimable, qui fait rêver les jeunes filles. Parmi nous certaines auront un filleul de guerre. Ainsi la vie de la population de notre village est étroitement liée à celle des maquis.
Dans cette période si troublée et si incertaine, chacun est amené à se méfier de tout. Un homme nous aborde-t-il, Gaby et moi, pour nous demander où se logent les maquisards, qu'aussitôt nous voyons en lui un espion. Mais comment ne pas craindre à chaque instant pour la vie des uns et des autres ?
Les prolégomènes de la bataille du Vercors
Peu de temps avant le débarquement de Normandie, la radio de Londres appelle les résistants à entrer en action en diffusant ses messages. Sans doute leur sens réel nous échappe, mais nous sentons confusément que l'heure approche et notre impatience grandit. Voici quelques-uns de ces messages et ce qu'ils signifient :
" Je cherche des trèfles à quatre feuilles. "
" Croissez ruisseaux, bruissez, feuillages. "
" Les tomates doivent être cueillies. "
" Dans la forêt verte pousse un grand arbre " : cette phrase signifie que la mobilisation de tous les hommes valides, dans le département de la Drôme, est décidée.
" Le premier accroc coûte 200 F " : ce message demande de détruire les voies ferrées dans les départements de la Drôme et de l'Isère. Un autre appel est spécialement destiné au Vercors : " Le chamois bondit sur les Alpes. "
Dès le 6 juin, dès le débarquement sur les plages normandes, pour le Vercors c'est l'heure du combat. Et c'est de Londres que nous arrive l'appel du général Kœnig, commandant en chef des Forces Françaises de l'Intérieur (F.F.I.). Le voici :
" La bataille pour la libération est déclenchée. Je " demande aux représentants des mouvements Francs-Tireurs et Partisans, aux représentants de l'organisation de la Résistance et de l'Armée, de prendre conscience de la nécessité d'une union totale dans le but de chasser l'ennemi de France. "
Puis nous entendons la voix du général de Gaulle :
" La bataille suprême est engagée. Pour les fils
" de France, où qu'ils soient, quels qu'ils soient, le " devoir simple et sacré est de combattre l'ennemi par tous les moyens dont ils disposent. "
J'emprunte à Paul Dreyfus ces lignes où il raconte l'attitude des chefs de la Résistance dans le Vercors à l'aube du 8 juin :
" Descours, alias Bayard, prend contact avec Huet et demande la mobilisation immédiate du Vercors et le bouclage du Plateau comme prévu dans le " plan montagnard ".
- Mais comment voulez-vous que je défende tous les accès du Vercors avec les forces dont je dispose ? Je n'ai ni assez d'hommes, ni assez d'armes, répond Huet.
- Je le sais aussi bien que vous, rétorque Descours, mais nous allons recevoir des renforts. On nous les a promis. Pour le moment, faisons simplement ce que l'on attend de nous. "
Chavant, qui manifeste les mêmes hésitations que Huet, s'incline devant les ordres de Descours.
C'est la Mobilisation générale.
Le capitaine Bob, chef des transmissions, assure les liaisons avec l'État-Major français à Alger depuis les hameaux de la Britière où il a installé ses émetteurs, et il lance lui aussi de pathétiques appels :
" Vous rappelle urgence parachutage. "
" Homo e arma, région Vercors. "
" Pouvons recevoir au moins un régiment parachutistes. "
" Mobilisation faite Vercors, mais armement actuel très insuffisant, ne pouvons résister si sommes attaqués. "
" Manque armement léger et lourd pour deux mille dans bastion Vercors. Est urgent les armer et les équiper. "
" Taille-crayon, Coupe-papier et Papier gommé prêts à recevoir jour et nuit. "
Les mêmes demandes angoissées se retrouvent dans les appels de Descours :
" Vercors, 2.000 volontaires à armer. Enthousiasme premier fléchit devant carence armement. Urgence extrême, envoyer hommes, armes, essence, tabac d'ici quarante-huit heures maximum. Attaque en force possible. "
" Impossible résister efficacement dans conditions actuelles. "
" Échec entraînerait représailles impitoyables. Serait désastreux pour résistance région. "
Mais Alger ne prend pas au sérieux ces télégrammes venus de France. Alors Descours se fait plus pressant et plus précis :
" Pour Vercors réitère demande pressante armement. Type maquis pour 18 compagnies légères, et type lourd pour 6 compagnies. Ces effectifs une fois armés seront alors prêts à opérations offensives toutes directions. Mobilisation a été ordonnée sur assurance formelle recevoir armement. Non-exécution immédiate promesse créera situation dramatique. "
Et c'est le coup de théâtre. Le 10 juin, alors que s'opère le verrouillage du Vercors, le capitaine Bob, stupéfait, reçoit de Londres le télégramme prescrivant la démobilisation.
" Les hommes des compagnies civiles doivent être renvoyés chez eux. "
Au P.C. de Huet à Saint-Martin on pense qu'il serait bien imprudent de démobiliser ; on décide donc d'ignorer l'ordre d'Angleterre.
Le général Kœnig adresse un nouveau message à la Résistance française :
" Freiner au maximum activité guérilla. Impossible actuellement vous ravitailler en armes et en munitions. "
Pour les chefs de la Résistance la surprise est grande. Cette décision venue du haut commandement allié s'explique, les Alliés ont besoin de leurs soldats et de leurs armes en Normandie. Pour l'instant il n'est pas question de débarquement en Provence, encore moins d'aider le Vercors. La résolution des résistants du haut-plateau de foncer sans attendre sera leur perte, car leur organisation est démasquée trop tôt. Le piège habile, mais risqué, tendu par les Alliés va avoir des conséquences tragiques pour le Vercors. Militaires et civils en payeront le lourd tribut.
C'est le 13 juin : une grande attaque allemande déferle sur Saint-Nizier, de durs combats s'y déroulent. Les maquisards, inférieurs en nombre et privés d'armement, pourront-ils résister ? C'est beaucoup trop tôt, c'est un rôle au-dessus des forces du Vercors. De nouveaux messages dramatiques partent vers Londres :
" Vercors va être attaqué par Nord, Est et Sud. Impossibilité tenir si sommes pas secourus immédiatement. Possibilités magnifiques ouvertes par Vercors pour opérations à venir seront perdues. "
Le capitaine Bob se plaint de l'état déplorable dans lequel se trouve le matériel :
" Environ 2 mitraillettes sur 3 sont inutilisables. Containers s'ouvrent dans descente ou suspentes se décrochent... Dès beau temps, parachutez jour et nuit. "
" Envoyez-nous des armes, envoyez-nous des munitions. "
Chavant et ses compagnons vivent dans l'incertitude. Ils savent que le général Delestraint a dit que le Vercors jouerait un rôle essentiel au moment du débarquement. Ce moment est arrivé, mais comment lutter sans munitions contre un ennemi puissamment armé et dont les effectifs sont tellement supérieurs en nombre ?
Malgré tous ces retards, il m'a pourtant été donné d'assister à un parachutage. J'étais assise dans les prés en compagnie de mon amie Gaby, au-dessus des pâturages des Chaux, à deux kilomètres de Vassieux, quand brusquement surgit à l'horizon un grand nombre de forteresses volantes qui lâchent des containers coiffés d'un parachute. Une forte détonation nous fait sursauter, au même instant s'aplatissent dans l'herbe, tout près de nous, deux maquisards bien informés qui ne se trouvaient pas là par hasard. Une grenade a explosé percutant le sol, Gaby et moi en sommes quittes pour la peur, ce sera le premier engin de guerre que nous verrons tout près de nous. Je suis toute songeuse et décide de faire au plus vite les deux kilomètres qui me séparent de ma maison. Heureusement ma grande amie est là à mes côtés, mais nous n'avons, elle et moi, ni envie de rire ni envie de nous attarder. Aussitôt des produits américains, arrivés sans doute dans un container, circulent entre les mains des enfants. Nous utilisons les nouveaux pansements individuels jusqu'alors inconnus. Et nous faisons un usage intempestif de la poudre de dentifrice au goût très curieux. Ainsi nos dents connaissent des brossages réguliers que nos parents approuvent en souriant, heureux de cet engouement pour une hygiène qu'il est si difficile de faire adopter par les enfants. Plus souvent les parachutages ont lieu la nuit, de la fenêtre de ma chambre j'assiste à la descente de soldats alliés. Des feux de balisage allumés en des points bien précis guident leur arrivée nocturne. Le lendemain, nous fêtons ces nouveaux venus dans la cour de l'école où s'organise une réception en leur honneur. Une gerbe aux trois couleurs de France, bleuets, marguerites, coquelicots, leur est offerte par deux jeunes écoliers, Lucien Emery, âgé de quatre ans, et ma petite sœur Gisèle à peine son aînée. Tandis que montent les couleurs, nous observons une minute de silence. Parmi les Alliés parachutés est une dame anglaise dont je suis avec étonnement les diverses transformations. Elle est tantôt blonde, tantôt brune, il n'en faut pas plus pour que j'imagine le pire et crois voir en elle une espionne. J'apprendrai plus tard que la " dame aux perruques " n'est autre que la comtesse Kristina Sharbeck, une grande amie de Wiston Churchill et l'un de ses meilleurs agents. J'entends dire que tous nos alliés ont à leur disposition des pilules empoisonnées pour leur permettre d'échapper, le cas échéant, aux tortures intolérables que pourraient leur infliger leurs bourreaux. N'est-ce pas là une preuve supplémentaire des cruautés qu'engendre la guerre ? Ces officiers français, anglais et américains parachutés de nuit font partie les uns de la mission " Eucalyptus ", les autres de la mission " Paquebot ". L'un des leurs s'est brisé la jambe en atterrissant ; soigné à l'hôpital de Saint-Martin, évacué dans la grotte de la Luire, ce jeune sous-lieutenant sera odieusement massacré par les Allemands.
Les Vassivains aident les maquisards au moment des parachutages et ont ainsi quelquefois la possibilité de garder pour eux un parachute. Le blanc est très recherché. On y peut tailler de beaux corsages, des chemises d'homme, de jolies combinaisons qui sont pratiquement inusables. Nous défaisons les cordons des parachutes et enroulons leur fil de coton en pelotes qui feront de magnifiques chaussettes, inusables elles aussi. Papa pour sa part en a reçu un que nous étendons sur le pré. Il est immense, jaune or, on croirait un soleil, c'est un objet merveilleux. Mais nous le cacherons soigneusement, car sa découverte serait pour nous la cause de représailles terribles.
La bataille du Vercors
Je l'ai dit : le Vercors, véritable citadelle, est dès 1943 choisi comme zone principale de concentration des forces françaises clandestines, formations militaires reconstituées et encadrées par l'armée et ses officiers. C'est sous l'appellation de F.F.I. que se rassemblent le réseau Franc-Tireur du Plateau, l'armée active, les camps de réfractaires en formation. Cette organisation montre une inébranlable résolution, la volonté unanime de faire du Vercors une carte maîtresse de la bataille à venir.
Le massif du Vercors comporte des ressources importantes pour le camouflage des unités de combat qui pourront créer à l'ennemi de grandes difficultés de pénétration et d'investigation.
Le général Delestraint donne l'ordre de proposer un plan d'utilisation militaire du Vercors. Pierre Dalloz et le capitaine Alain Le Ray l'établissent et l'appellent le plan " Montagnards ". Il consiste à préparer sur notre Plateau un accueil pour les forces aérodébarquées qui, aussitôt à terre, éclairées et encadrées par les groupes mobiles locaux, seraient en mesure de passer à l'attaque.
Le Vercors, qui fut d'abord une terre d'asile pour les jeunes qui fuyaient le S.T.O., devint un coin privilégié pour recevoir les parachutages qui alimentèrent en matériel les secteurs de l'Isère et de la Drôme.
De 1942 à 1944 les camps se multiplient, l'instruction se poursuit, les unités se préparent et s'organisent. Pour agir, on attend le signal du débarquement sur la côte méditerranéenne. Sept terrains de parachutage sont prévus pour les envois d'hommes et d'armes appelés " Homo e Arma ". D'autres terrains portent des noms de fruits ou d'articles de papeterie. Le plus important est celui de Vassieux appelé " Taille-crayon ", surtout destiné aux parachutages en provenance d'Alger. Celui de La Chapelle " Rayon " est surtout utilisé par la Grande-Bretagne. Les autres, " Coupe-papier, Papier-gommé, Plume, Presse-papier, Sous-main ", sont ceux de Saint-Martin, Saint-Julien, Méaudre, La Chapelle.
Français et Alliés communiquent au moyen de phrases énigmatiques transmises d'Alger ou de Londres.
Voici quelques-uns de ces messages qui parfois annoncent un parachutage :
" Le petit chat est mort. "
" Nous avons visité Marrakech. "
" Gloire et honneur à ce cochon de popotier. "
" Voici le cheval de Troie. "
L'annonce du premier parachutage sur notre Plateau de Vassieux est entendu un soir par M. André Giroud : " Nous irons à Marrakech et nous tournerons la clé trois fois. " M. Giroud transmet aussitôt cette information au camp des maquisards. Des feux de balisage sont allumés à la hâte à 23 heures, c'est le premier envoi d'armes.
Comment devait s'établir le plan de défense du Vercors dans les projets de Pierre Dalloz et du général Delestraint ? Il semblait facile d'interdire à des engins blindés l'accès du Plateau grâce à des défenses simples à réaliser, de plus la surveillance d'une vingtaine de passages connus des alpinistes et des sections du versant ouest semblait suffire à éviter toute infiltration d'infanterie.
En juin 1944, environ 350 hommes occupent le Plateau, sous les ordres du colonel Huet (commandant Hervieux). A partir du 6 juin, ces unités harcèlent les convois ennemis, tandis que le 13 juin 600 Allemands attaquent Saint-Nizier. Ils sont repoussés par les éléments du 6e Bataillon de Chasseurs Alpins, mais le 15 juin les Allemands reviennent à l'assaut et incendient le village. Alors le 6e B.C.A., renforcé d'éléments de cuirassiers, se replie derrière Villard-de-Lans.
Vassieux essuie des bombardements intenses le 12, le 13 et le 14 juillet ; La Chapelle-en-Vercors connaît en ces mêmes jours des heures tragiques. Le 21 juillet, le commandement allemand engage une action de grande envergure, au moyen de divisions prélevées sur le front méditerranéen, et procède à l'encerclement du Plateau. C'est alors la surprise pour Vassieux qui, au matin du 21 juillet, à 9 heures 30, subit l'assaut de 400 SS aéroportés depuis Strasbourg. Simultanément, les hameaux voisins de Jossaud, la Mûre, le Château, les Chaux sont occupés eux aussi. L'assaut est si imprévu que la plupart des habitants et des combattants sont massacrés avant d'avoir pu se défendre. C'est en luttant au corps à corps que le capitaine Hardy tombe. Au hameau de la Mûre, le peloton du lieutenant Philippe est complètement anéanti.
À la même heure l'ennemi attaque le Plateau
au Nord-Est dans trois directions : par Autrans pour avoir mainmise sur la
région au Nord de la Bourne ; par la route forestière de Villard-de-Lans à
Saint-Martin-en-Vercors, par laquelle on évite les gorges de la Bourne ; enfin
par les Pas de part et d'autre du Grand-Veymont.
Cette tactique va permettre à l'ennemi d'atteindre la vallée de Saint-Agnan.
L'attaque est menée par la 157e division d'infanterie sous les
ordres du général Pflaum, unité d'élite connaissant parfaitement la tactique
et la
technique des combats en montagne. Du côté français, dans le secteur d'Autrans,
la compagnie Duffau disloquée perd le contact mais reste en liaison avec la
compagnie Brisac qui tiendra deux jours les gorges de la Bourne grâce à la
position solide de la Haute Vallette.
Dans le secteur de Villard-de-Lans, de Saint-Martin-en-Vercors, les 2e
et 4e compagnies du 6e B.C.A., renforcées par un
détachement de tirailleurs sénégalais et par une section du Bataillon
Philippe, ont reçu pour mission
d'interdire les débouchés Ouest et Sud de la vallée de Corrençon. Ces
positions, d'une grande importance, commandent l'accès à l'artère principale
du Plateau : la route de Saint-Julien, de Saint-Martin, de Saint-Agnan. C'est
dans ce secteur, au Belvédère de Valchevrière, que luttent héroïquement les
hommes du lieutenant Chabal et que lui-même trouve la mort. Dans le secteur des
Pas, l'ennemi, qui se livre à une véritable escalade, réussit à prendre pied
au Pas de la Selle. Le 22 juillet, les Pas des Chatons et de l'Aiguille sont
successivement occupés. Une tentative pour reprendre le Pas de l'Aiguille
échoue et ses défenseurs trouveront la mort dans une grotte dont l'histoire
tragique n'est pas prête d'être oubliée. La Chapelle, Les Baraques-en-Vercors,
le village du Rousset sont atteints et détruits.
À l'aube du 23 juillet, aux alentours de Saint-Julien, les avant-gardes allemandes s'infiltrent à travers l'épaisse forêt de sapins (pourtant minée) et prennent contact avec les derniers dispositifs de défense de nos chasseurs. Aux premières fusillades le lieutenant Passy est tué. L'ennemi progresse peu à peu, atteignant le Pas de la Sambue que défend le lieutenant Reymond. Sur l'autre bord de la cuvette de Corrençon, le Pas de la Balme est franchi par l'ennemi et un court combat suffit pour anéantir le petit groupe de ses défenseurs. À Vassieux, le 21 juillet, alors que le capitaine Hardy tente de réorganiser la défense, il succombe à son tour après un violent corps à corps.
Au soir du 23 juillet, le colonel Huet, qui juge la situation désespérée, donne aux combattants l'ordre de se disperser. Alors les jours suivants les patrouilles allemandes qui sillonnent le Plateau massacrent survivants et habitants. Au Nord du Rousset, le 27 juillet, l'ennemi découvre un hôpital de campagne caché dans la grotte de la Luire. Il y a là 3 médecins, 9 infirmières et 31 grands blessés, 24 d'entre eux seront fusillés. Le Révérend Père de Montcheuil et deux médecins transférés à Grenoble subiront eux aussi le même sort, tandis que 7 des 9 infirmières seront déportées au camp de Ravensbrück. Parmi elles, Odette Malossane qui y trouvera la mort.
Vassieux, village abandonné, sans défense
Bien différents des forteresses si attendues au moment des parachutages, de petits avions au ronflement très particulier tournoient en ce début de l'été au-dessus de notre Plateau, semblables à des vautours guettant leur proie. Ils décrivent de grands cercles, puis des cercles plus petits de plus en plus serrés, de plus en plus bas comme s'ils voulaient observer de très près nos occupations, notre mode de vie, dénombrer les habitants du village. Prennent-ils des photographies ? Ces manèges nous angoissent, nous sentons que nous sommes étroitement surveillés.
Voyons avec un peu plus de détails ce qui s'est passé à Vassieux en ce début juillet. Une affiche placardée sur les murs dans les communes et les hameaux du Vercors en appelle à la population.
POPULATION DU VERCORS
Le 3 juillet 1944 la République Française a été officiellement restaurée dans le Vercors. À dater de ce jour, les décrets de Vichy sont abolis et toutes les lois républicaines remises en vigueur.
Le Comité de Libération Nationale du Vercors, investi dans ses fonctions par le Commissaire de la République, détient des pouvoirs très étendus.
Chargé de l'application de ces décisions, il désire administrer le pays avec le plus grand esprit de justice, mais aussi avec fermeté. Le Comité compte sur le concours dévoué et sur le bon sens de toute cette population du Vercors qui pendant toute la période de Résistance clandestine a manifesté un courage et un attachement à la France au-dessus de tout éloge.
Notre région est en état de siège. Le Comité de Libération Nationale demande donc à la population de faire l'impossible, comme il le fera lui-même, pour mettre à la disposition du commandement militaire, qui a la charge écrasante de nous protéger contre un ennemi toujours aussi barbare, tous les moyens dont il dispose.
Habitants du Vercors, c'est chez vous que la République vient de renaître. Vous pouvez en être fiers. Nous sommes certains que vous saurez la défendre. Nous voudrions que le 14 Juillet soit pour le Vercors une occasion de plus de manifester sa foi républicaine et son attachement à la grande Patrie.
Vive la République Française ! Vive la France ! Vive le Général de Gaulle !
Le 11 juillet arrive un télégramme de Londres signé du général Kœnig :
" Combattants des Forces Françaises de l'Intérieur
" du Vercors :
" Depuis trois ans, dans le Vercors vous vous êtes
" préparés à la lutte dans la vie rude des maquis.
" Au jour " J " vous avez pris les armes et, résistant héroïquement à tous les assauts ennemis, fait
" flotter à nouveau les couleurs françaises et l'emblème
" de la Libération sur un coin de terre de France.
" À vous combattants F.F.I., aux courageuses populations du Vercors qui vous assistent, j'adresse mes
" félicitations et le vœu de voir vos succès s'étendre
" rapidement au territoire tout entier. "
Le 12 juillet, l'ennemi bombarde La Chapelle-en-Vercors ; l'alerte est immédiatement donnée à Vassieux et met toute la population en émoi.
Je vois pour la dernière fois, image inoubliable, Arlette Blanc et tous les siens qui courent à toutes jambes pour essayer de se cacher dans les bois. Ils courent aussi, sans le savoir, vers le plus cruel des destins : le sort qui attend Arlette et sa famille est une page terrible dans le drame que nous allons vivre.
Le 13 juillet au soir, vers 19 heures, papa doit quitter le village avec ses quatre enfants à la demande expresse du garde-champêtre, car la première bombe vient de tomber sur la boulangerie et a déjà fait plusieurs victimes.
Parmi les morts, souvenons-nous de :
- Raymond REVOL, laitier ;
- Marcel BARNARIE ;
- Louise BOUILLANE, notre boulangère ;
- Marcel JOURDAN ;
- le lieutenant PAYOT (la première victime parmi les maquisards).
Parmi les blessés, rappelons-nous :
- M. Bouillane et son fils Paul. Ils seront transportés ainsi que Fernande Ferlin à l'hôpital de Saint-Martin, puis évacués à la Luire.
Le laitier Raymond Revol, qui quelques instants plus tôt parlait à notre père, alors qu'il empruntait le chemin des Drayes pour mettre ses deux enfants en sécurité, trouve à ce moment précis la mort. Mon père attristé et songeur nous dit alors : " Si j'avais plus longtemps parlé avec Raymond, je lui aurais peut-être sauvé la vie. " Hélas ! sommes-nous maîtres de notre destin et de celui des autres ?
je ne reverrai plus mon amie Gaby, elle échappa par miracle à la mitraillade alors qu'elle conduisait notre bétail à la ferme, mais je n'étais plus là pour lui dire adieu.
Les premières bombes tombent sur le village et nous sommes mortellement angoissés en pensant à maman et à Gaby, toutes deux restées dans les champs, elles n'avaient pu entendre l'appel lancé par le garde-champêtre qui nous avait fait, papa et mes sœurs, nous réfugier au " Piarrou ". Notre mairie n'a pas de sirène d'alarme. M. le curé Gagnol fait sonner les cloches pour alerter la population.
À 20 heures, nouvelle alerte, un nouveau bombardement, plus terrifiant encore que le premier, ne fait heureusement aucune victime. Notre jument, affolée, s'échappe malgré le poids de ses harnais. Bien plus tard, papa la retrouve, à un kilomètre du hameau des Granges, où nous sommes à l'abri. Mais " Belle ", qui a entendu siffler les balles, a beaucoup de mal à retrouver son calme. Mon père réussit à la rassurer, elle n'est pas blessée. Elle survivra au drame de notre village. Plus tard, Mme Grimaud, notre propriétaire, la vendra à un paysan de Saint-Julien-en-Quint. Maman ne doit la vie qu'à une intuition très vive qui l'oblige à sortir de la maison, où pourtant elle avait commencé à préparer notre repas. Elle se cache dans un champ de topinambours où papa la découvre à la fin de la soirée tandis que le souffle des bombes pulvérise toutes les vitres, les cloisons, les portes de notre maison où maman aurait trouvé une mort certaine.
C'est notre première journée hors de la maison, et nous ne savons pas que tant d'autres suivront, que nous devrons vivre dans l'angoisse sous la menace des bombardements et dans l'inconfort de la fuite.
Aussitôt après ce bombardement il faut porter secours aux malheureux qui n'ont pu fuir. Mon oncle, que l'on croira mort, car il a perdu son képi de garde-champêtre au moment de l'alerte (ceux qui le retrouvent pensent aussitôt au pire), se dévoue auprès des blessés, tandis que sa jeune femme, ma tante Marguerite, avec sa blouse blanche de coiffeuse, est une cible pour l'ennemi ; pourtant elle parvient à grand-peine à rejoindre les bois.
Le 14 juillet, à 9 heures du matin, c'est le grand parachutage anglo-américain.
1.200 parachutes multicolores descendent dans le grand ciel bleu : le spectacle est inoubliable. J'entends ma petite sœur Paulette, âgée de 3 ans à peine, s'écrier : " Oh, les jolis ballons ! " C'est le seul souvenir qu'elle gardera de cette horrible guerre.
Un avion passe tout près, au-dessus de nos têtes, des aviateurs alliés nous font des signes avec leurs mouchoirs, nous leur répondons en agitant les bras. Partout sur le Plateau de Vassieux c'est la joie, comment ne pas être heureux, les Alliés sont là, ils ne nous abandonnent pas.
Au moment où disparaissent les avions amis derrière nos montagnes, piquent presque à la verticale les bombardiers allemands qui mitraillent sans relâche les Vassivains qui se sont précipités pour ramasser les parachutes étalés sur notre grande cuvette. La fusillade dure jusqu'à la nuit dans un fracas inouï, très éprouvant pour tous. Nous réalisons que c'est la guerre impitoyable qui peut tout détruire, tout anéantir.
Inutile de songer à retourner dans notre maison de Vassieux. Il est 21 heures, cachés dans les bois, nous n'entendons plus de fusillades, plus de ronflements d'avions, mais une odeur âcre nous fait sortir de la forêt et nous apercevons au loin un immense brasier rouge étincelant : Vassieux est en flammes. Jamais plus, je l'espère, je ne connaîtrai un spectacle aussi tragique que celui de cet immense incendie qui flamboie au loin. Mes grands-parents se désolent, leur bétail est resté au milieu des flammes ; plus tard on retrouvera leur chien à côté des squelettes carbonisés du bétail. Je pense à ma poupée, un cadeau de ma tante de Marseille. Elle dormait près de moi dans ma chambre, je l'entourais de mille soins maternels, elle brûle en ce moment dans le village en flammes. Des flammes gigantesques illuminent le ciel et réduisent en cendres bien d'autres souvenirs des jours heureux. De grosses larmes coulent le long de mes joues. Je suis lasse, très lasse, ce jour ne finira-t-il donc jamais ? Mais qui sait ce que demain nous réserve : un village anéanti, nos maisons écroulées, la misère pour tous ? La guerre n'est donc pas seulement un champ de bataille où des ennemis s'entretuent, c'est aussi à l'orée d'un bois une petite fille qui voit finir tout ce qui a fait la joie de sa courte enfance.
Par un heureux hasard mon père peut, à la nuit tombée, atteindre notre maison qui, isolée du village, n'a pas été touchée par l'incendie ; ainsi nous retrouvons un peu de ce que nous avons cru perdu. La mairie de Vassieux fait une distribution de sucre fin que, tels des petits chiots, nous léchons dans le creux de nos mains. Ainsi se termine ce 14 Juillet de deuil.
Au matin du 15 juillet les alertes se succèdent, la mitraille atteint l'écorce de l'arbre sous lequel nous nous abritons mes sœurs et moi, nos parents essaient de nous apprendre à ramper dans l'herbe. Le doyen du village veut ignorer la fusillade et garde paisiblement son trou-peau d'une dizaine de bêtes. Par quel miracle échappe-t-il à la mort ? Quatre de ses animaux sont couchés au sol : trois mortellement atteints, un autre blessé. Notre tante Jeanne prie à haute voix et semble rythmer la force de ses invocations sur la force de la mitraille. Quelques anciens du village parlent d'aller rentrer le foin coupé depuis quelques jours. Songent-ils, malgré tant de signes de mort, à l'hiver prochain et au bétail qu'il faudra nourrir ? Nous avons quelques provisions, on abat un grand sapin, abri de fortune, dont les branches font un lit moins dur que la terre battue et dont le feuillage nous dissimule assez bien. Le troupeau resté à l'orée du bois nous offre son lait indispensable aux enfants. Une chèvre devient la nourrice du bébé des époux Frel, âgé de trois mois à peine : il est assez difficile d'amener le lait du pis de la chèvre jusqu'à la petite bouche affamée, sa tante et sa maman y parviennent malgré tout, grâce à une infinie patience.
Jjusqu'au 20 juillet, peu d'alertes. Les Vassivains dont les maisons ont été épargnées par l'incendie peuvent aller y chercher des vivres, du linge, quelque mobilier qu'ils transportent dans les hameaux. Ma joie est grande de retrouver ma médaille de baptême, je la serre dans ma main et lui demande de me protéger.
Cette accalmie est de courte durée ; nous avions commis l'imprudence de passer quelques nuits dans la maison de notre oncle, et cela aurait pu nous être fatal. Le 21 juillet, à 9 heures 30, des planeurs atterrissent à Vassieux et dans les hameaux de Jossaud, de la Mûre, du Château et des Chaux. À travers ses jumelles, papa reconnaît les uniformes des SS. Saisis de panique, nous prions ardemment, car notre vie nous paraît cruellement menacée. Nous fuyons, emportant quelques vivres et peu d'argent. Dans la précipitation du moment, un maquisard du camp saisit dans ses bras ma petite sœur Paulette, elle n'est pas chaussée, et restera trois semaines les pieds nus. Nous, les petits, n'arrivons pas à comprendre ce qui se passe. Il faut la volonté du chef de famille pour organiser la fuite de chacun, les uns veulent tout emporter, grand-mère Morin se désole et ne veut rien abandonner de ce qui fut toute sa vie. Pourtant notre chance fut grande d'être au moment de l'atterrissage des planeurs, au hameau des Granges. Là, aucun atterrissage n'était possible, tandis que les Vassivains restés chez eux furent massacrés.
Mme Morin, accompagnée de son petit neveu de Lyon, Lucien Huttin, veut emporter des couvertures malgré les ordres des chefs de famille soucieux de la sauvegarde de tous. Son entêtement aurait pu lui coûter la vie et celle de son neveu.
Pourtant Vassieux semblait un refuge de paix ! Combien de citadins avaient envoyé leur famille, leurs enfants dans ce village d'où la guerre devait être éloignée ? Combien parmi ces réfugiés connaîtront là, la ruine, les massacres et y trouveront la mort ?
Vassieux paye " le crime " d'avoir donné asile aux maquis. Ses habitants se sont trouvés sans défense. Seuls les chefs des maquisards avaient prévu que ce coin si hospitalier subirait un terrible martyre. C'est pourquoi ils ne cessaient d'adresser à Alger et à Londres des messages désespérés.
Au matin du 21 juillet, de la Britière, le capitaine Bob aperçoit l'un des premiers les forteresses allemandes qui s'abattent sur le Plateau de Vassieux. Il lance vers Alger le message suivant :
" Sommes attaqués par parachutistes. Nous défendons. Bob. Adieu. " Cet adieu est le premier cri pessimiste de ce chef si courageux. Son télégramme ne suscite guère d'émotion à Alger.
Un autre S.O.S. du même capitaine Bob appelle au secours en des termes pathétiques :
" Sommes attaqués en force. Vous supplions de faire vite. Vous nous créez situation catastrophique, munitions s'épuisent. Vous portez responsabilités notre résistance. "
L'ennemi emploie des ruses, heureusement grossières, pour détruire, tuer, anéantir. Il survole une propriété isolée où habite la famille Bec. Les jeunes filles voient tomber sur leurs fenêtres des crayons, des tubes de rouge à lèvres, des poudriers. Elles ont la sagesse de n'y pas toucher. Chacun de ces objets, en apparence inoffensifs, cache un détonateur capable d'occasionner de très graves blessures.
Avec quel acharnement les Allemands veulent par tous les moyens anéantir les habitants dans ce coin du Vercors !
Dans la nuit du 21 au 22 juillet, Chavant et Huet mesurent l'ampleur de la catastrophe qui s'abat sur le Vercors, et tous deux décident à l'issue d'un Conseil de guerre d'alerter de nouveau Alger, et voici le message pathétique par lequel ils analysent la situation du Vercors, l'oubli des promesses faites, la détresse des populations ainsi abandonnées et la lourde responsabilité qui pèsera sur les chefs de Londres et d'Alger :
" La Chapelle, Vassieux, Saint-Martin, bombardés par l'aviation allemande. Troupes ennemies parachutées sur Vassieux. Demandons bombardement immédiat. Avions promis de tenir 3 semaines. Temps écoulé depuis la mise en place de notre organisation : six semaines. Demandons ravitaillement en hommes, vivres et matériel. Moral de la population excellent, mais se retournera contre nous rapidement si vous ne prenez pas des dispositions immédiates, et nous serons d'accord avec eux pour dire que ceux qui sont à Londres et à Alger n'ont rien compris à la situation dans laquelle nous nous trouvons et sont considérés comme des criminels et des lâches. Nous disons bien criminels et lâches. "
Au cours de la matinée du 25 juillet parvient à Alger un télégramme que Huet a adressé à Londres la nuit précédente.
" Défenses Vercors percées le 23 à 16 heures après lutte de cinquante-six heures. Ai ordonné dispersion par petits groupes en vue de reprendre la lutte si possibilités. Tous ont fait courageusement leur devoir dans une lutte désespérée et portent la tristesse d'avoir dû céder sous le nombre et d'avoir été abandonnés seuls au moment du combat. "
" Ce message, dira Paul Dreyfus, annonce la fin de toute résistance organisée sur le Plateau. Il exprime en termes soigneusement pesés la colère et le désespoir des combattants du Vercors. "
La fuite des Vassivains
Tandis que les chefs du maquis voient nettement le danger d'un encerclement de leurs troupes et, privés d'armes et de munitions, tentent de se battre jusqu'au bout avant de décrocher et de se disperser, que font les habitants de Vassieux ? Nous allons vivre avec eux des journées terribles.
Auguste Marcel, un de nos cousins, se trouve encore dans le village lorsque les Allemands y atterrissent. Il se cache d'abord dans une grange et parvient à la nuit à se réfugier dans une porcherie qui sera son abri pendant deux jours. Enfin en rampant il peut s'échapper et rejoindre les bois, tandis que les mortiers et les lance-flammes balaient la campagne. Il découvre, étendus dans l'herbe, les corps de deux jeunes maquisards abattus par la sentinelle de la Pouyette. Il atteint enfin un refuge qu'il connaît bien, mais c'est pour y trouver les corps de ses beaux-parents abattus par l'ennemi.
Mon grand-oncle, Paul Ferlin, essaye de fuir et de se cacher dès qu'il aperçoit les premiers planeurs. Son grand âge le livre à la furie des balles ennemies, et avec lui combien de Vassivains ?
Nous sommes un petit groupe caché dans les bois, il y a là toute ma famille, nos voisins, et je dirai les heures douloureuses vécues par chacun d'eux.
La doyenne du pays, dont l'esprit est dérangé, s'échappe de la forêt et tente de retourner à sa ferme où elle veut " repasser sa coiffe de paysanne ". Nous la voyons revenir, calme, elle nous dit simplement : " Des messieurs m'ont arrêtée et ils ont fouillé mes poches. " Par quel miracle les Allemands ne l'ont-ils pas suivie ? C'eut été un massacre épouvantable. On craint pour la vie de M. Bec qui a disparu depuis quelques jours. A-t-il été fusillé ? Nous aurons la joie de le revoir. Comment a-t-il découvert notre cachette ? Sa famille le reçoit avec des larmes. Les Allemands l'avaient employé, lui et son cheval, pour le transport de matériel depuis Vassieux jusqu'au col du Rousset à destination de Die. Les Allemands l'ont relâché, mais sa ferme sera incendiée comme toutes celles du Plateau.
Que les heures sont longues de ces journées inactives ! Je tricote une paire de chaussettes avec du fil récupéré lors des parachutages. Mais ce fil, n'est-ce pas un danger si je suis arrêtée ?
Mme Morin veille sur son troupeau ; veuve de la guerre de 1914, habituée à lutter seule dans la vie, tenace, persévérante, elle veut sauver son bétail. Quand il est trop dangereux de rester à découvert, elle ramène son troupeau dans les bois, attache ses vaches à un arbre, les nourrit avec le feuillage des hêtres, mais comment les faire boire ? Nous craignons que leurs beuglements n'attirent l'ennemi. Mais Mme Morin est bien décidée à aller jusqu'au bout de son sauvetage.
Le pain manque. Heureusement le village de Saint-Julien-en-Quint, sur l'autre versant de la montagne, n'est pas très éloigné, les hommes vont à la nuit y acheter deux grosses miches. Ils ont du mal, au retour, pour nous retrouver, personne n'ose appeler, et le hasard seul leur permet d'être à nouveau parmi nous. Nous obtenons chacun 50 grammes de pain, c'est peu pour nos jeunes appétits, nous calmons notre faim en cueillant à l'orée du bois, au risque de nous faire repérer, quelques fraises et acceptons de boire une pauvre eau stagnante, mais nous avons si faim et si soif !
Les maquisards eux aussi vivent pauvrement, ils n'ont pour tout régal que quelques pissenlits, cuits sans sel, et il arrive même à quelques-uns de calmer leur fringale en grignotant des pommes de pin. Ma grand-mère Martin supporte mal de nous savoir affamés, elle ose faire cuire quelques pommes de terre au risque de dénoncer notre retraite par la fumée qui s'élève de son maigre feu. Mais quel régal ce sera pour nous !
Il pleut, il pleut... Nous cherchons un abri sous les feuillages, mais la pluie pénètre dans la forêt et baigne nos cheveux ruisselants, peu à peu nos vêtements imprégnés d'humidité collent à notre peau ; nous avons froid, nous nous blottissons contre nos parents, espérant trouver près d'eux un peu de chaleur. Ma sœur Paulette pleure, elle veut rentrer à la maison, elle n'a pas compris que nous n'avons plus de maison, que l'incendie a fait rage dans notre village, que nous sommes cernés sur ce Plateau et que notre seul refuge est ce bois sous la pluie. Mon petit cousin Maurice a juste quatre ans, il est blotti dans les bras de sa grand-mère, elle l'a enveloppé dans son grand tablier, mais peu à peu la pluie inonde la tête blonde de l'enfant. Sa grand-mère, qui le tient depuis de longues heures, a mal aux bras et aux reins, elle s'adosse péniblement contre un arbre. Tous les enfants pleurent, ils ont froid, ils ont faim, ils sont las. Je ne sais plus ce qui est le plus dur à supporter : est-ce la faim ? la soif... ? ou cette pluie incessante et cette fuite pour on ne sait où ? Nos parents décident d'atteindre au plus vite une maison abandonnée, dite " Chez Clément ", où nous pourrons oublier la pluie, allumer du feu et essayer de soigner ma cousine Juliette, âgée de onze ans, qui souffre d'une jaunisse dont la fièvre augmente et dont l'état nous inquiète. Cet abri ne nous gardera pas longtemps. À quatre heures du matin, un maquisard du camp 8 vient nous enjoindre de partir au plus vite car les Allemands sont à deux cents mètres à peine de notre refuge. Moi j'ai peur ; je sais quel danger nous menace, je tremble, mes dents s'entre-choquent, je ne sais plus que prier. Cette longue marche ne finit jamais...
Peu de temps après notre départ les Allemands occupent, dans cette grande forêt, la maison " Clément " abandonnée par nous quelques instants plus tôt. Ils ont soif et demandent un peu de lait frais au père " Frédéric " qui garde son troupeau tout à côté. Trois jours après, le doyen du pays nous fera avec calme ce récit. Grâce au maquisard du camp 8 nous avons eu la vie sauve.
Aux Granges, les cultivateurs sont partis, laissant leurs vaches attachées aux arbres, ces bêtes beuglent, elles vont attirer l'ennemi, nous leur donnons la liberté. Que vont-elles devenir ? Que deviendront les belles récoltes qui s'étendent sous nos yeux ? Les fermes ont été incendiées, les cultivateurs en fuite, ou massacrés. Que de questions tournent et retournent dans ma tête tandis qu'il faut fuir en silence. En effet, on nous a demandé, à nous les petits, de ne faire aucun bruit, l'ennemi est tout près : une plainte, un cri d'enfant, l'aboiement d'un chien, tout cela nous serait fatal. Mais les bêtes ne savent pas se taire, elles beuglent très fort, il semble qu'elles appellent au secours. Elles seront acheminées par les Allemands sur les routes du Vercors jusqu'à Grenoble où tout ce bétail crèvera sur le terrain du Polygone. Ainsi périront plus de 600 vaches laitières, ce qui ajoute un lourd tribut au prix payé par notre village ces jours de l'été 1944. Dans la ferme de Charles Barnarie, les Allemands firent rentrer les animaux, épars dans les champs, dans les écuries avant d'incendier tous les bâtiments. Bien sûr tout le troupeau de mon père avait disparu. Plus tard, il apprendra qu'une de ses laitières est chez un paysan de Saint-Julien-en-Vercors. Mon père se rend dans cette ferme et ne tarde pas à reconnaître sa vache à une tache curieuse qu'elle a sur un de ses pis. Le paysan, réticent au début, avoue qu'il a pu, au moment où passait à Saint-Julien le lamentable cortège du bétail en route vers Grenoble, échanger une de ses vieilles vaches contre la nôtre alors en pleine force. Mon père laissa la bête aux mains de son nouveau propriétaire. Elle, du moins, n'avait pas donné son lait ou sa chair aux Allemands.
C'est le mois d'août et nous sommes des fugitifs, harcelés par l'ennemi qui a totalement encerclé le Vercors. Nous trouvons un refuge dans une pauvre ferme de Quint, 146 Vassivains ont fui comme nous, tous sont à bout de forces, nous mangeons si peu, et comment résister longtemps à cette vie errante ? Les chefs de notre groupe partent en reconnaissance, essaient de communiquer avec les sentinelles de la Résistance. Nous descendons l'autre versant abrupt de la montagne sous les feux ennemis avec mille précautions comme nous le recommandent les maquisards, leurs brodequins habillés de vieux chiffons pour éviter tout bruit. Nous traversons le col de Font Payanne en ignorant que le Plateau de Vassieux est encerclé, que toutes les issues en sont bouclées. Nous dévalons ce penchant abrupt tandis que nous survolent des avions ennemis qui nous jettent à terre à l'abri de quelques buissons. Un découragement immense nous envahit tous, atteindrons-nous jamais la première ferme de Quint ? Sommes-nous prêts à nous rendre aux Allemands ? Quel serait alors notre sort ? C'est une troupe de malheureux affamés qui se traîne vers un but incertain.
Enfin nous apprenons que le débarquement des troupes alliées a eu lieu dans le Midi. Voilà notre salut.
Nous devons la plus grande reconnaissance à nos aînés, aux deux pères de famille qui ont su nous guider au milieu des plus terribles dangers, nous sommes tous vivants, point de blessés et enfin l'espoir qui renaît de voir se terminer cette douloureuse errance.
Un petit veau du troupeau de Mme Morin a fait une chute sur le versant escarpé de la montagne, il faut l'abattre, il est vite découpé en morceaux et dévoré, il calme pour un temps nos appétits illimités. Que soit remercié la courageuse Mme Morin qui a pu sauver son troupeau durant cette longue marche et qui nous permet aujourd'hui de nous rassasier. Notre faiblesse est si grande que nous mettrons deux jours pour atteindre Saint-Julien-en-Quint, pourtant nous marchons, nous marchons... un peu comme des somnambules.
Combien est pitoyable l'aspect de notre troupe en loques quand elle atteint enfin ce village. Nous habitons pendant plusieurs semaines une vieille bâtisse au hameau des Juges. Il pleut dehors, il pleut à l'intérieur, mais nous sommes enfin sous un toit. Quelle est douce à notre sommeil cette paille où nous trouvons une couche confortable ! Que le pain est bon ! Et même les pommes vertes cueillies au matin, en guise de petit déjeuner. Grâce à Mme Morin, qui a sauvé son troupeau, nous aurons du lait. Nous manquons de vaisselle, qu'importe, nous mangeons avec nos doigts, et c'est presque le bonheur. Saint-Julien est un des rares villages de France qui ne connaît pas l'électricité, nous nous éclairons au moyen d'une lampe à carbure. Le soir nous nous couchons très tôt pour économiser nos maigres ressources. Nous gardons des jours cruels de notre exode la peur instinctive des avions, chaque appareil qui surgit dans le ciel nous fait nous précipiter à terre. Nous savons bien que ce sont des avions amis, mais la crainte et l'angoisse sont encore et pour longtemps en nous.
Nous avons manqué de l'essentiel, et le peu que nous avons encore nous ne voulons à aucun prix le partager. On nous fait cadeau d'un vieux foulard fleuri : quatre d'entre nous le convoitent ; il finira en lambeaux après une lutte stupide. Une salade de concombres déclenche chez les adultes une querelle sans fin. On en profite pour se jeter à la tête les plus blessantes vérités. Mal nourris depuis de nombreux jours, les nerfs de chacun craquent. Alors le troupeau des rescapés se scinde en deux. Ne restent à Saint-Julien que les deux familles nombreuses et Mme Morin. Mes grands-parents et mon plus jeune oncle nous quittent pour se rendre à Die chez nos cousins Breyton de l'Homet.
Les deux chefs de famille cherchent du travail. Ils ont beaucoup de peine à trouver un emploi, tant il y a de rescapés repliés sur Saint-Julien-en-Quint où la main-d'œuvre ne manque pas. Ils obtiennent de couper la lavande et nous suivons avec intérêt le travail de l'alambic qui distille cette fleur de montagne. Le propriétaire de l'alambic nous offre un petit flacon d'extrait, ce qui nous transporte de joie. Après une grande toilette faite au ruisseau qui serpente dans la vallée, nous retrouvons, et la propreté physique et un meilleur moral ; alors pour la première fois nous reprenons nos jeux si longtemps délaissés, nous courons autour de la grande maison en jouant à cache-cache. Le souvenir s'éloigne du fracas de la guerre, la hantise de la mort s'estompe, nous pouvons à nouveau vivre sans peur. Malgré notre grande misère nous retrouvons notre dignité et notre fierté, nous redevenons des êtres civilisés et non plus de pauvres humains fuyant dans la terreur. Nous rêvons d'un retour dans une maison confortable, d'un bon repas composé de nos recettes montagnardes, du linge bien lavé, de bons vêtements. Ce bonheur-là reviendra-t-il bientôt ? Cette guerre du Vercors nous a valu un mois de souffrances, et un mois c'est bien long pour des enfants qui ont connu chaque jour la faim, le froid, l'angoisse et la peur.
Le retour à Vassieux
Plusieurs semaines se sont écoulées dans ce village le Saint-Julien-en-Quint. Il est temps de reprendre le chemin de Vassieux. Pouvons-nous imaginer, tandis que cous refaisons en sens inverse la route de notre fuite, le spectacle de désolation qui nous attend, la somme de ruines que nous allons découvrir, les deuils qui vont nous frapper.
M. le curé Gagnol est le premier des Vassivains à )énétrer dans notre village dévasté. Devant les innom-Drables cadavres de ses paroissiens il pense être le seul survivant, tel le clocher très endommagé qui domine encore les maisons en ruine. Au milieu de ces morts et de ces décombres le prêtre se recueille et prie.
Tout n'est que deuil, ruines, désolation qu'accentue encore le vol des corbeaux déchiquetant les corps des suppliciés en pleine décomposition. Ces cadavres sont restés trois semaines sous le soleil ardent de l'été. L'air est lourd, pesant, nauséabond et répand sa puanteur à plusieurs kilomètres de Vassieux. Voilà les traces de la barbarie, du carnage, voilà ce que découvrent les yeux épouvantés d'une gamine de dix ans : image indescriptible que rien ne pourra effacer jamais du souvenir des Vassivains de retour dans leur village, images que garderont impérissables les regards effrayés des enfants. On ne dira jamais assez avec quelle cruauté les Mongols ont exterminé la population et détruit les villages du Vercors.
Une lettre trouvée dans la poche d'un Allemand en est le témoignage irréfutable ; ce soldat écrit à ses parents :
" Je veux vous donner à nouveau un signe
de vie
de moi. Comment allez-vous mes chers ; bien j'espère, ce qui est aussi mon
cas... Durant l'engagement contre le Vercors il y a eu des heures horribles.
Comme ces gens ont été assassinés par nous, sauvagement. Nous
avons totalement exterminé un hôpital de partisans avec médecins et
infirmières. Il y en avait 40. Des blessés ont été sortis çà et là et
abattus avec des pistolets mitrailleurs. C'était peut-être atroce, mais ces
chiens ne méritaient pas autre chose. Et dans un village on a engagé
deux compagnies d'Allemands et une compagnie de Russes. Ceux-là ont peut-être
tout rasé. Hommes, femmes, enfants ont été abattus. Ah ! là là, je pourrais
vous en écrire là-dessus, l'injustice, oui, c'est là la guerre.
Nous avons marché tous les jours du matin jusqu'au soir, mais il ne vit plus
une souris là où nous avons passé. On n'y voit plus une maison qui soit
entière. Le bétail et les chevaux errent dans la région. Quand j'ai quitté
ma section, nous avons encore amené trois juments avec poulains. Mon cher
père, c'était des juments bien meilleures que la nôtre. Je n'ai fait que
penser : si seulement je pouvais vous les envoyer à la maison... "
(Vercors, citadelle de la liberté.)
Les avions allemands ont utilisé dans cette région le terrain d'aviation inachevé qui aurait pu et aurait dû servir aux Alliés pour secourir le Vercors abandonné. Il est bien vrai que de gros appareils ont même réussi à s'envoler en emportant du mobilier, du linge, du bétail, des céréales volés dans les fermes que l'incendie n'avait pas ravagées.
Notre maison est debout, tout autour cinq planeurs calcinés, des cadavres de maquisards, de Vassivains achèvent de se décomposer. L'intérieur occupé par le maquis et par l'ennemi n'offre que désordre, saleté, misère. Comment oser y pénétrer ? Nous craignons qu'elle ne soit minée. La vieille horloge git sur le plancher, elle a cessé de vivre à midi, ses aiguilles bloquées marquent l'heure de sa mort. Tous les objets ont été détruits, les meubles saccagés. Etaient-ils drogués ou ivres ces SS hurlants au sortir de leurs planeurs et se ruant comme des bêtes sur le village et sur ceux qui y vivaient ?
Nous découvrons le corps de notre voisin M. Siméon Revol sur un tas de fumier, il est décapité, et nous devinons alors avec effroi le sort qui nous était réservé si nous n'avions pas fui. Voici à quelques mètres de notre école un horrible charnier. Plus tard j'apprendrai que des Villardiens gisent là et, parmi eux, le père d'une de mes amies, Ginette Peyronnard.
La Croix-Rouge de Die essaye de nous aider à remettre de l'ordre dans notre village et à donner à nos morts une sépulture décente.
Nous dormons la nuit couchés sur de la vieille paille, abrités par une vieille tôle qui sert également d'abri à un cheval. Nous apprenons le goût de la soupe populaire, et la table qui nous réunit est faite de deux tréteaux sur lesquels sont posées trois planches rudimentaires. Les pauvres objets que papa n'avait pu emporter quand il avait pu approcher de la maison après le premier bombardement sont dispersés de maisons en maisons. Dans ce village en ruine, dans un tel chaos, plus rien n'appartient plus à personne. Et pourtant, pour nous, démunis de tout, quel plaisir de retrouver un objet d'autrefois, et combien chacun d'eux est précieux, nous ne possédons plus rien et nous devrons pendant de longs mois encore manquer de l'essentiel dans notre vie de tous les jours.
Certes la perte des biens matériels est une chose cruelle, mais qu'est-ce au regard de la perte de tant de voisins et amis dont nous allons connaître la mort tragique ?
Peu à peu nous apprendrons le martyre subi par les Vassivains restés au village : l'hôtelier, M. Pierre Revol, fusillé ainsi que sa femme ; leur belle-sœur, elle aussi, meurt sous les balles tenant dans ses bras sa vieille mère âgée de 82 ans. M. Charles Allard, un autre hôtelier, qui laisse une jeune femme de 26 ans et trois enfants en bas âge, et M. Georges Magnat connaîtront le même sort. On lira dans les annexes avec quel acharnement les Allemands ont poursuivi trois de mes camarades d'école : Suzanne Berthet, fillette de 8 ans, Alice Giraud à peine plus âgée et Lucien Emery, l'enfant qui offrit une gerbe tricolore aux Alliés parachutés dans la cour de notre école. Et comment à bout portant l'ennemi abat Mme Bonthoux, âgée de 70 ans, qui demandait à leurs bourreaux pitié pour ces enfants.
M. Martial Berthet, maire du village, parvient à s'enfuir en emmenant sa femme et leur fillette blessée au pied ; surpris par les Allemands, ils se cachent dans une grotte, mais leur chien fait découvrir leur cachette et les Allemands abattent M. Berthet sous les yeux de sa femme et de sa fillette terrorisées.
Un sort cruel s'abat sur la famille Barnarie : leur bébé de 18 mois meurt étouffé sous des sacs de blé, tandis que sa mère Yvette est brûlée vive dans sa mai-son ; le père, M. Marcel Barnarie, a été la première victime des bombes tombées sur Vassieux le 13 juillet. Son frère Paul est fusillé, mais auparavant les SS lui ont brisé les jambes. Enfin, pour ajouter encore à tant d'horreurs, leur père, M. Marius Barnarie, fou de douleur, court sans but et se tue en tombant du haut d'un ravin.
Une vieille dame, Mme Adrienne Fermond, est
assassinée chez elle. C'est brûlés vifs dans leur maison que mourront Paul
Martin (54 ans), sa femme Fabienne Barnarie (43 ans), Alice, leur fille âgée
de 16 ans, Pierre Martin (59 ans) et son épouse Marie Chichilianne (48 ans), la
mère de celle-ci, Adeline Béguin, âgée de 67 ans.
Quel fut le supplice infligé à ces deux jeunes dissidents trouvés pendus ?
L'un a l'œil arraché, l'autre la langue coupée, tous deux sont à demi-vêtus.
Ont-ils souffert longtemps avant de mourir ?
D'autres pauvres cadavres montrent d'horribles mutilations, les crânes éclatés sous les coups de crosses, les hommes émasculés, témoins insoutenables d'une barbarie déchaînée.
De nombreux résistants sont morts brûlés vifs dans le four de M. Aimé Algoud où ils se cachaient. Ce sont les hommes du peloton du lieutenant Philippe. On a pu recueillir dans les cendres des mèches de cheveux, pauvres restes d'une troupe de garçons pleins de vie et de courage.
La même mort atroce attend un jeune maquisard au hameau des Chaux. Dans ce hameau, M. Berthet assiste impuissant au meurtre de sa mère, Mme Adèle Berthet, et de son frère Fabien.
Aux Granges, M. Marius Appaix, âgé de 60 ans, est criblé de balles devant sa maison, sous les yeux de sa vieille mère :
" Pourquoi me laissez-vous ? Tuez-moi également. Que vais-je faire maintenant toute seule ? dit-elle à ces tueurs.
- Tu es trop vieille ! ", lui lancent-ils
en français.
Dans ce même hameau les SS, après avoir assassiné Mme Marthe Mottet, son
père et sa mère, chargent les corps dans un tombereau, les jettent dans les
flammes d'une maison voisine. Dans les cendres on a retrouvé leurs colonnes
vertébrales calcinées, et devant la maison le tombereau encore taché de leur
sang. M. Charles Mottet mourra lui aussi sous les balles allemandes.
Une pauvre malade, Mme Louise Sibeud, âgée de 56 ans, se traîne dans une cabane où les Allemands la découvrent et jettent à l'intérieur une bombe incendiaire. C'est la mort aussi pour Mme Bonthoux, plus âgée encore, tandis qu'on retrouvera ses deux fils André et Charles, jeunes gens de 24 et 32 ans, assassinés, l'un sur l'autre, les bras en croix.
À Beaussière, M. Alfred Fermond a recueilli
chez
lui des femmes et des enfants qui n'ont plus de maison.
Le 24 juillet des Allemands arrivent, le fusillent en plein champ et jettent des
grenades incendiaires sur la maison qui abrite les malheureux réfugiés. La
fumée est si âcre
que tous suffoquent, un des leurs parvient à ouvrir une fenêtre, l'air frais
les ranime et ils peuvent se sauver.
Mais il restera là deux victimes, car Mme Marie Morin essaye d'emmener avec
elle son neveu qui est infirme (le fils de M. Fermond), ils meurent tous deux
carbonisés.
À Jossaud, sous les yeux horrifiés de leurs femmes et de leurs enfants, sont
fusillés M. Léon Faure (55 ans), receveur des Postes, son gendre, M. Aimé
Dubourg (28 ans), un cultivateur, M. André Guillet (24 ans) et M. Martial
Garagnon (45 ans), cantonnier. Mme Faure, employée des Postes à Vassieux,
témoin de ce drame,
racontera que ces tueurs vêtus de l'uniforme allemand parlaient très
correctement le français et semblaient connaître les lieux. Notre petite
camarade Renée Berthet, âgée de 13 ans, est pansée par ses bourreaux après
avoir eu une main presque emportée par un éclat de grenade. Elle a fait le
récit de cette aventure que l'on pourra lire à la fin de ce livre dans les
annexes.
Devant tous ces blessés, au milieu de tous ces morts, le dévouement de M. le curé Gagnol est exemplaire. Il soigne M. Pierre Revol, blessé au bas-ventre, transporte jusqu'à la ferme Chapays, au Soullier, Mme Allard qui a fait une chute en tombant d'un rocher, il ravitaille les malheureux errants dans les bois. Arrêté par les Allemands soupçonneux, il peut leur échapper ; contraint de résider au village de Saint-Agnan, rien ne l'empêche de revenir clandestinement à Vassieux soulager les malheureux et panser les blessés.
Les corps de nombreux maquisards tombés à Vassieux n'ont jamais pu être identifiés ; on sait que leur courage leur a permis de résister à l'ennemi au-delà de leurs forces. L'un d'eux, Jacques Descours, surnommé " La Flèche ", sert sa mitrailleuse jusqu'à la mort ; d'autres ont enduré un long supplice. Ainsi dans la forêt de Lente, Elle Lesche (32 ans) et Paul Jallifier (27 ans) sont retrouvés pendus par les pieds, liés dos à dos, la bouche remplie de terre et d'herbe. Ont-ils connu une agonie de plusieurs jours ? Le frère de mon amie Gaby n'a vécu que quinze jours dans le maquis, lui, plein de fierté et de joie de combattre, n'aura eu que le temps de donner sa jeune vie pour sa patrie, il était âgé de 18 ans. Je pleure en apprenant sa mort.
Toutes ces morts, tous ces drames m'émeuvent profondément. Je n'oublierai jamais la bonté de notre instituteur M. Georges Magnat, une victime de plus dans cette longue liste, ni le visage enjoué, rieur, de ma jeune amie Arlette Blanc, petite martyre de Vassieux qui chantait à pleine voix le jour de sa communion solennelle le 4 juin 1944 :
" Oh belle lumière
Qui luit toujours,
Donne à mon cœur
Courage et foi.
Ave, ave Maria,
Ave, ave Maria. "
Le martyre de la famille Blanc
Cette voix enfantine qui chantait ces couplets naïfs, elle ne cessera jamais de me poursuivre... Ceux qui l'ont entendue les supplier de lui donner à boire et qui ont passé leur chemin, les effroyables bourreaux qui l'ont laissée agoniser sous les décombres, ceux-là l'ont-ils oubliée ? Ne viendra-t-elle pas oppresser leur poitrine à l'heure de leur dernier soupir ? Je témoigne ici de choses cruelles. Tout est dur dans ce livre de souvenirs, mais certains chapitres m'obligent à descendre au comble de l'horreur. Un drame comme celui de Vassieux est fait de vingt, de cent drames particuliers, nulle famille n'a pu se dire indemne. Aucune cependant n'a connu la tragédie de la famille Blanc.
M. André Blanc, inspecteur des Postes, dont le domicile est à Grenoble, 24, rue Bouchayer, a envoyé sa famille à Vassieux pour la mettre en sécurité. Hélas, la belle journée du 4 juin aura été pour elle le dernier reflet du calme et tranquille bonheur familial. Elle va très vite plonger dans l'enfer du Vercors. Ma petite amie Arlette est restée coincée sous les décombres de sa maison du Château, pêle-mêle avec des cadavres en pleine décomposition, une jambe brisée dont la plaie ouverte ne tarde pas à s'infecter. Autour d'elle, sous ses yeux, tous les siens sont morts : sa sœur Dany (4 ans) la première, presque sans souffrance, son petit frère de 18 mois a pleuré toute une journée avant de se taire à jamais ; sa sœur Jacky a hurlé de douleur sous l'effet des langues de feu qui lui brûlaient les pieds ; sa mère, enfin, les deux jambes brisées, la voyant vivre encore, l'a suppliée d'aller lui chercher de l'eau. Comment l'aurait-elle pu ? Sa jambe était coincée comme dans un étau ; elle ne peut elle aussi que gémir et que supplier, et réclamer ce verre d'eau que nul ne refuse aux mourants. Les barbares passent, à deux pas d'elle des soudards festoient : " À boire ! À boire, par pitié ! " les supplie-t-elle. Ils ricanent et s'en vont. Maintenant elle appelle en vain, tout est mort autour d'elle. Il semble que nul jamais ne l'entendra plus. Et cela dure toute une épouvantable semaine. La gangrène maintenant, et les vers attaquent la plaie.
Un jour enfin le curé Gagnol arrive avec Pierre Revol sur les ruines du château. Il entend une voix venant des décombres et le fait remarquer à son compagnon :
" Vous n'y pensez pas ! Depuis huit jours tout le monde est mort ici ! "
L'appel pourtant se renouvelle : " Au secours ! Au secours ! "
Plus de doute : quelqu'un est encore là et appelle à l'aide. Les deux hommes s'approchent :
" Au secours, Monsieur le Curé ! Dépêchez-vous ! Sortez-moi de là !
- Mais bien sûr on va te dégager !
- Je vous en supplie, apportez-moi de l'eau !
- Depuis vendredi dernier tu n'as rien pris ?
- Non !
- Tu n'as vu personne ?
- Si : M. Martin (un mutilé de l'autre guerre), mais il n'a pu me dégager. Puis ma tante Martine qui, blessée au bras, a essayé de me tirer en attachant une corde autour de mon corps, mais elle n'a pas réussi et je ne l'ai plus revue (elle avait été abattue par les Allemands). J'ai demandé à boire aux Allemands ; ils m'ont regardée, ils ne m'ont rien donné et ils sont partis en se moquant de moi. "
La jambe d'Arlette était prise entre deux cadavres eux-mêmes coincés entre les poutres et les pierres :
" Là c'est ma grand-mère... Ici ma tante Suzy et ma tante Adèle... Sous elles il y a ma petite sœur Dany... Là ma sœur Jacky... Là c'est ma maman qui est morte mardi... Là-bas, sur les gravats, mon petit frère Maurice... Mon grand-père, je ne sais pas où il est, et ma tante Jeannette non plus. "
Voilà ce qu'énumère une enfant de douze ans ! Ce qu'elle ne sait pas, c'est que Firmin Blanc, son grand-père, et sa fille Jeanne ont pu gagner une grotte. Les Allemands les y ont découverts. Ils ont ordonné à la jeune femme de sortir : " Heraus ! ", et comme son père voulait la suivre ils l'ont frappé à coups de poing, puis l'ont fusillé comme terroriste. Alors " Tante Jeannette " s'est enfuie à travers bois pour regagner Die avec d'autres personnes, laissant derrière elle tous les siens.
Seul demeure M. André Blanc, le père d'Arlette. A Grenoble il ignore encore la tragédie qui s'est abattue sur sa famille. Il va falloir lui annoncer - comment ? - la terrible nouvelle.
Enfin dégagée après plusieurs heures d'efforts, sous l'œil de l'ennemi, pourrait-on dire, qui est à 500 mètres de là, la petite Arlette chargée sur une brouette, conduite pendant quatre kilomètres à travers champs et bois, arrive chez M. Achard, à Saint-Agnan, escortée par ses sauveteurs, Charles Barnarie, Henri Chapays, Martin Berthes qui ont prêté main-forte à l'abbé Gagnol et à Pierre Revol pour la dégager des décombres. Bien soignée elle semble revenir à la vie et elle attend son père que le prêtre a pu alerter. La consolation de le revoir ne lui sera pas donnée. Le malheureux père arrivera trop tard pour lui fermer les yeux.
Le 30 à midi elle mange bien, puis s'endort, gardée par le bon curé de sa première communion. Vers trois heures de l'après-midi elle s'éveille et se plaint :
" Je crois que mon dîner m'a fait mal ! " Puis encore, quelques instants après :
" Le cou me fait mal ! La figure me fait mal ! Oh ! que je souffre ! "
Alors commence l'agonie, une agonie terrible qui durera jusqu'au lundi 31 à onze heures.
" Je ne pensais pas qu'il fallait tant souffrir pour mourir. Je vais mourir et mon papa qui n'est pas là !... Je sais que je vais mourir. Où va-t-on m'enterrer ? "
La pauvre enfant sera provisoirement inhumée dans le petit jardin de M. Achard, puis ayant changé deux fois de sépulture, Arlette Blanc reposera avec tous les siens dans le cimetière national de Vassieux. Devant la tombe de cette enfant, qui pourrait s'empêcher d'évoquer les dernières plaintes du Christ crucifié : " Est-il une douleur semblable à ma douleur ? " L'abbé Gagnol a été si marqué par la fin épouvantable d'Arlette Blanc qu'il n'a plus pu célébrer de communion solennelle sans évoquer l'âme candide et douloureuse de sa petite catéchiste de l'année 1944. Moi-même, en juin 1946, sous mes voiles blancs de première communiante, debout devant l'autel de l'église provisoire, émue à en pleurer, j'ai repris seule, la voix étranglée de sanglots les couplets du cantique chanté deux ans plus tôt, avant son martyre, par ma pauvre petite camarade :
" Oh ! belle lumière
Qui luit toujours,
Donne à mon cœur
Courage et foi ! "
Plus tard, après notre retour à Vassieux, tante Jeannette était parmi nous quand on apporta le télégramme annonçant la mort accidentelle en Allemagne de son frère André Blanc, le père d'Arlette.
" Non, c'est trop ! " En prononçant ces mots, ma tante s'affaisse sur sa chaise. Oui, en effet, pour elle c'en est trop, elle vient de perdre le dernier proche parent qui lui restait après le massacre de Vassieux, où elle perdit tous les siens, onze membres de sa famille : ses parents, Firmin et Joséphine Blanc, sa jeune sœur Suzy, ses tantes Adèle Emery et Martine Blanc, sa belle-sœur Andrée Blanc, ses neveux, Arlette, Jacky, Dany et Maurice.
Nous sommes tous impuissants devant ce nouveau deuil et incapables de consoler notre malheureuse tante. La liste des morts de cette famille martyre n'était-elle pas assez longue ? Faut-il encore y ajouter le nom de ce père qui, voulant éviter à sa femme et à ses quatre enfants les dangers de l'occupation, les avait conduits à Vassieux où les attendait la mort, pour les uns rapide et brutale, pour les autres après une longue agonie dans des souffrances intolérables ?
M. André Blanc sera inhumé dans le Cimetière National de Vassieux auprès de tous les siens.
Notre séjour au Royans
Bien des bruits couraient en cette période troublée, ainsi mon père et moi nous avions passé pour morts. Nous n'étions, hélas, pas très vaillants, couverts d'impétigo, atteints par la gale, dévorés par des parasites, vêtus de haillons et, faute d'argent, dans l'impossibilité de consulter un médecin. Quelques secours (dix nouveaux francs par personne) accordés par le Secours National de Die sont à peine suffisants pour nous permettre d'acheter de la nourriture. Tous ces maux venaient sans doute des moments de frayeur vécus, du manque d'hygiène durant notre fuite dans les bois et surtout de l'air pestilentiel respiré à Vassieux où tant de cadavres restaient encore sans sépulture. La joie de nos parents royannais nous réconforte. Chacun veut nous serrer la main et connaître en détail notre vie " là-haut ". Il nous faudra plusieurs heures pour traverser le bourg de Saint-Jean-en-Royans. Benjamin Malossane, maire de cette petite ville, était le chef civil responsable du secteur Sud de la Résistance. C'est lui qui a créé avec Gaby Monnet Le chant des Pionniers du Vercors :
" Souviens-toi de la nuit sombre
O Peuple où tu sommeillais.
On voyait passer dans l'ombre
L'homme libre qui veillait. "
" Souviens-toi des veilles d'armes
Dans le secret des grands bois,
Viens déposer une larme
Sur les humbles croix de bois. "
" Souviens-toi de tous les crimes...
Des cadavres dans les champs,
Du petit village en ruine
Et de tant de braves gens. "
" Souviens-toi, Peuple de France,
Le Vercors a bu leur sang.
Souviens-toi de leur vaillance,
Contre mille ils étaient cent. "
REFRAIN :
" Gloire à tous ceux de l'avant-garde
Aux vaillants pionniers du Vercors
La France libre les regarde
Ils furent parmi les plus forts.
Dans leurs montagnes vivait l'espérance
Et se cachait la Liberté.
Dans leurs poitrines l'honneur de la France Trouvait un cœur pour s'abriter.
Gloire aux combattants légendaires,
À ceux de Vassieux, d'Herbouilly,
À ceux qui dorment dans ces terres
Pour la grandeur de leur pays. "
Dans notre famille, la joie est grande de notre retour. Notre tante et notre oncle Henri Bouchet nous reçoivent les larmes aux yeux. Nous faisons la connaissance de la petite Rolande, bébé né avant terme, car une bombe lâchée sur Saint-Jean-de-Royans, par son souffle fit chuter ma tante dans les escaliers de sa maison. Malgré notre grande fatigue nous parcourons à pied les dix kilomètres qui nous séparent de la maison de grand-mère Bouchet qui nous acccueille en disant : " Ciel, vous êtes vivants, tous vivants ! " Elle s'empresse de nous préparer un bon repas et de bons lits. Mais, malgré d'excellentes tartines de miel, nous mangeons sans appétit, il nous faudra plusieurs jours pour nous habituer à de vrais repas. Tous les écoliers de France ont repris le chemin de l'école ; pour nous, nous restons au repos chez grand-mère, attendant les décisions des autorités locales. On parle d'acheminer les sinistrés dans des pays d'accueil, tels que la Suisse, ou en station dans le Vercors Nord moins touché par les destructions que le Vercors Sud.
C'est pendant ces jours d'incertitude que ma mère nous donne un petit frère. Le bébé a souffert du drame de Vassieux, son visage est couvert d'eczéma et sa fragilité nécessite une transfusion de sang. Vingt-quatre ans plus tard, devenu un solide garçon, il épousera la fille d'un déporté qui a connu les horreurs d'Auschwitz, Buchenvald et Sachsenhausen. Nous n'apprendrons ce détail qu'au moment du mariage de mon frère célébré dans une petite ville de Provence. Le maire, dans son discours, salue nos deux familles et tout particulièrement la jeune fille dont le père, dit-il, " a été mon compagnon de bagne ". Malgré notre grande pauvreté, le baptême de ce petit frère, grâce à la charité de tous ceux qui nous entourent, est célébré aussi bien que le fut celui de ses quatre sœurs. On nous prête une robe de baptême, le Secours National nous habille tant bien que mal. Je n'ai pour ma part qu'une robe de fibranne, à manches courtes, j'ai froid, il me tarde de rentrer à la maison où un bon repas nous attend. Je me rappelle tout spécialement du dessert : une île flottante, vrai régal pour de pauvres sinistrés que nous sommes.
Des témoignages affectueux nous arrivent de nos parents éloignés, de Marseille une longue et touchante lettre de la sœur de maman. Apprenant les durs combats qui se déroulaient dans le Vercors, elle nous recommanda à Notre Dame de la Garde et ses prières furent exaucées puisque nous sommes tous vivants. Certes nous avons eu la vie sauve, mais que de maux nous accablent ! Dans la pension qui nous abrite, on coupera les cheveux des filles, et les garçons sont tondus, car nous sommes habités par la vermine. Infirmières et docteurs apportent un soin tout particulier pour nous soulager des maux que nous traînons encore : furonculose, impétigo, gale. Une de nos amies, Paulette Gauthier, est atteinte d'eczéma sur tout le corps, elle passe chaque matin de longs moments dans un bain spécial qui doit la guérir. Ces ennuis ne nous empêchent pas de goûter aux gâteries que nous trouvons dans notre pension. Le petit-déjeuner est fort copieux, fait d'une bouillie épaisse additionnée de lait condensé très sucré. Je l'aime tout particulièrement. Nous faisons une sieste avant et après chaque repas. Quelques leçons, des dictées, des problèmes nous permettent de ne pas perdre le peu de notre science si jeune. Ainsi nous retrouvons vite nos kilos perdus et notre teint coloré.
Le jour de Noël et le jour de Pâques nous recevons chacune un jouet, il est facile de deviner notre joie. Pour les besoins d'un photographe qui travaille pour on ne sait quel journal, nous devons poser revêtus de nos pauvres loques, les pieds nus rassemblés sur le grand escalier de la pension. Va-t-on envoyer cette photo aux Alliés en échange de vêtements ?
Nos cheftaines voudraient que nous ne parlions plus des jours horribles que nous avons vécus. Dans la journée il est déjà difficile de chasser ces souvenirs cruels, mais la nuit ils sont là, dans nos rêves, nos cauchemars et nos pauvres sommeils très agités. Comment ai-je supporté l'hiver 1944-45 ? Je suis mal chaussée, vêtue d'une robe courte, d'un pull-over américain, sans manteau, les jambes nues ; et pourtant il faut jouer dans la neige. Sortir en promenade est pour moi un supplice, le froid me paralyse et des engelures me font cruellement souffrir. Pourtant je m'habitue peu à peu à cette vie dure, et je deviens une fillette solide comme un roc.
Nous, les enfants du Vercors, portons sur notre bras l'insigne qui nous distingue des autres pensionnaires de la station : c'est un grand " V " jaune et bleu. Nous le portons avec beaucoup de sérieux et une fierté légitime. Nous savons que nous l'avons mérité, que par nos petits sacrifices nous avons contribué à la victoire de la France et à la libération de notre patrie.
La longue et dure remontée
En juillet 1945 nous repartons pour Vassieux, notre père désirant participer à la reconstruction de son village, rebâtir de ses propres mains ce que l'ennemi a détruit.
Un village provisoire est construit tout à côté de nos ruines. Des baraquements de bois, une petite école, une chapelle font sortir timidement Vassieux de son ombre.
La Vie est plus forte que la Mort.
Les survivants reprennent avec courage leur rude vie de paysan de la montagne. Ils ne seront indemnisés pour le cheptel perdu que quelques années plus tard.
Pour nous tous, habitants de Vassieux, la remontée est longue, dure, très dure. Après tant d'épreuves subies, le plus difficile c'est de réapprendre à vivre !
Pendant deux ans, de 1944 à 1946, nous les écoliers nous ne pûmes suivre normalement le programme de l'année scolaire comme le firent les écoliers de France. Notre école occupée par la milice et le maquis avait été détruite par l'ennemi. Nous avions suivis quelques cours dans notre pension pour sinistrés, mais notre bagage scolaire était bien mince.
À notre retour à Vassieux nous faisons connaissance avec notre nouvelle école qui n'est autre qu'un baraquement en bois très mal chauffé. Notre institutrice, Mlle Revol, elle aussi rescapée du Vercors, a bien du mal à organiser ses leçons suivant l'âge et les capacités de ses élèves, les fournitures scolaires sont réduites au minimum et il est bien difficile pour notre institutrice et pour nous de reprendre un enseignement normal.
Nous ne sommes pas mieux logés ; en famille nous occupons, et nous y resterons pendant huit ans, un baraquement composé de deux pièces aux murs gris dallées de ciment. Pas d'eau, à l'intérieur un modeste évier et l'obligation d'utiliser un W.-C. public pour tout le quartier. Dans la remise, à l'arrière du modeste bâti-ment, notre père construit très vite pour les quatre fillettes une petite chambre un peu moins triste que les deux autres pièces parce que enduite de plâtre, ce qui nous transporte de joie. Notre bonheur est fait de peu de choses.
Nous devons nous réadapter tant bien que mal à une vie nouvelle, oublier la maison d'autrefois, se contenter d'une fourchette, d'une assiette, d'une table, d'un lit, tâcher d'acquérir tout ce qui constitue le nécessaire pour vivre, poursuivre nos études avec très peu de livres, un cartable modestement garni. Il n'est même pas dans nos moyens de pouvoir correspondre une fois par mois avec nos parents.
Des bourses partielles sont accordées sur concours passé à Valence aux deux aînées de la famille et refusées aux deux autres fillettes.
Quatre bourses pour une seule famille totalement sinistrée, est-ce trop demander ?
Je n'ai pas de montre et mes parents non plus, ceci nous crée parfois de sérieuses difficultés. Le jour du concours des bourses passé à Valence l'instituteur me prête la sienne afin que je puisse terminer mes épreuves dans les délais voulus.
À la maison, plus de bonnes couvertures de laine, nous recevons pour les remplacer des sacs de toile de jute grossièrement tissés et bourrés de papier journal. Alors nous essayons d'en confectionner nous-mêmes avec les moyens que nous possédons.
Nous recevons parfois de nos parents moins appauvris que nous des cadeaux utiles et mêmes quelques friandises, mais comment oublier le geste de cette famille de Villard-de-Lans qui offrit à mes parents et à mon oncle une paire de draps tout neufs. Jamais cadeau ne fut pour nous plus somptueux.
Nous devons tout économiser, une allumette, une feuille de papier, le moindre morceau de pain, nous passerons même aux yeux de certaines personnes pour trop économes, mais ces personnes ne peuvent savoir, si elles ne l'ont pas vécu, ce que c'est que de manquer de tout et de se retrouver sans toit, sans vêtements, sans provisions d'aucune sorte après que l'ennemi ait anéanti tout ce que nous aimions, tout ce qui faisait le bonheur d'un foyer heureux.
Il ne suffit pas de vivre dans un village anéanti, il faut encore que le danger nous guette. Un camarade de ma sœur Gisèle, Gilbert Chauvet, dont le père est encore prisonnier en Allemagne, perd un œil quelque temps après le drame de Vassieux en jouant avec un objet qui lui est inconnu et que les adultes appellent une grenade.
À la suite de cet accident nos parents nous recommandent d'être très prudents quand nous nous promenons et surtout de ne pas toucher aux objets trouvés qui sont répandus en nombre considérable partout sur le Plateau.
De grands trous creusés par les bombes hors de notre village nous remplissent de joie, car ils sont la preuve que la mitraille déversée si abondamment sur Vassieux n'a pas toujours atteint son but, et nous crions en sautant de joie. " Une de perdue, c'est bien fait pour les boches ! "
Un mystère nous intrigue autour du Scialet de la Seppe. Un haut grillage interdit l'accès d'un grand trou béant. Il est recommandé aux enfants de ne pas jeter de pierres dans ce trou. Ici ont été lancés avec précipitation les armes du maquis pendant que mon oncle promenait la milice à travers la campagne, à la recherche du fermier Guillet, propriétaire d'une grotte mise à la disposition de la Résistance, lors des parachutages alliés.
Dans ce scialet on trouvera non seulement des armes et engins explosifs, mais aussi des corps humains. Ces corps sont-ils ceux des victimes de la milice, ceux des résistants ou des nazis ? Pour quels pauvres cadavres fut creusé ce grand trou béant dont nous n'osons pas nous approcher ?
Le retour des prisonniers après 6 ans de captivité leur apporte sans doute la joie de retrouver leur village natal, mais dans quel état ? Mes oncles Charles et Auguste n'en croient pas leurs yeux devant l'étendue des ruines de notre village, devant la misère qui est notre lot quotidien. Ils sont tous deux sinistrés comme nous, l'incendie de la maison de mes grands-parents a anéanti tout ce qu'ils possédaient, au moins nous sommes tous vivants. Tous deux cherchent un emploi, le trouvent, et songent à fonder à leur tour un foyer qui, espèrent-ils, ne connaîtra plus un drame semblable à celui vécu par les leurs.
Au mariage de ces deux oncles nous ne pouvons bien sûr nous offrir des vêtements convenant à la cérémonie ; nous devons y assister, habillés de ceux offerts par le Secours National. Une fleur dans les cheveux ou sur le col nous donne un petit air de fête.
Bien que pauvrement vêtus, nous sommes tout de même très heureux d'être ainsi tous réunis. Les fillettes font une grande surprise à la fois aux mariés et aux adultes en chantant des chansons de circonstance préparées en cachette à l'école.
Nos épreuves nous auront appris à aimer la vie et à nous réjouir des petits bonheurs de chaque jour.
Depuis cette maudite guerre nous avons grande envie de vivre, de vivre intensément, un rien nous rend gais et heureux, un air d'accordéon nous lance dans un tourbillon de joie, nous prenons un intérêt tout particulier au Tour de France, aux jeux du Dauphiné Libéré, la nature nous paraît plus belle, les fleurs plus colorées, les chants d'oiseaux plus harmonieux.
Après des jours cruels, les mots : Vie, Liberté, Paix, prennent pour nous un tout autre sens, un sens que les autres ne peuvent pas deviner. La liberté, la paix, c'est la joie de vivre, malgré l'inconfort, les grandes difficultés qui sont les nôtres, et dans cet état d'esprit nous comprenons et admirons l'attitude de ma tante Jeanne Blanc dont la famille a été complètement anéantie par les SS et qui ne veut pas de la vengeance et se réfugie dans sa douleur, tandis qu'on lui présente un Allemand responsable, avec bien d'autres, des atrocités commises dans le Vercors. Les trois Français qui ont conduit vers nous cet Allemand nous crient de nous venger sur lui de nos morts, de nos ruines, de nos chagrins. Les Vassivains, encore sous le coup de leurs souffrances, se livreraient peut-être sur cet Allemand à quelques gestes cruels de haine et de vengeance. Mais on va chercher ma tante Jeanne, c'est à elle de décider du sort de cet homme, elle dont le drame familial fut si cruel. " Venge toi ! Venge toi ! " lui crie-t-on. Elle, à ce moment, revoit le martyre subi par les siens, mais elle éclate en sanglots et ne veut pas d'une vengeance inutile sur cet homme, sur cet ennemi. Toute ma vie de fillette sera marquée souvent, et à propos de circonstances différentes, de sacrifices, de privations. Cela, plus tard, mes compagnes de lycée ne pourront le comprendre et je me garderai bien de le leur expliquer. Ainsi tandis que je leur montre, entre autres clichés, une photographie souvenir de ma première communion, elles s'esclaffent en me voyant chaussée de souliers noirs. Comment leur dire que ma robe blanche m'avait été prêtée par une paroisse voisine de la nôtre, et que ma chère maman n'avait pas la possibilité de m'offrir les jolies chaussures blanches habituelles ce jour-là ? Et ainsi j'aurai au lycée souvent l'impression que j'ai vécu dans un monde bien différent de celui de mes camarades, et je me replierai sur moi-même, sachant bien qu'aucune des fillettes de mon âge ne pourrait comprendre le lot de souffrances, de misères, de frayeurs qui fut le mien pendant le drame du Vercors.
En 1946 je tombe malade, je souffre de grandes douleurs dans le ventre, ce qui inquiète mes proches. Vont et viennent dans ma chambre ma grand-mère, mes tantes, mes cousines peinées de me voir souffrante.
Mon état ne s'améliore pas ; alors deux médecins sont appelés à mon chevet. Le second pense que j'ai une crise d'appendicite, il paraît inquiet, la douleur est étendue.
Après avoir payé les deux consultations mes parents sont tout à fait démunis et ne peuvent envisager le coût d'une opération, si opération je dois subir.
Le docteur, qui a très bien compris la position de mes parents infortunés, leur dit :
" Je vais améliorer l'état de votre malade, mais si toutefois une autre crise intervenait, dans ce cas n'hésitez pas, faites-là opérer au plus tôt. "
Notre père envisage déjà de demander à l'entrepreneur qui l'emploie une avance sur son salaire ; lui sera-t-elle accordée ?
Heureusement pour moi, la seconde crise ne se déclenchera que 14 ans plus tard.
Je veux consacrer quelques lignes à la vie des prisonniers de guerre allemands travaillant parmi nous. Ils sont employés dans les fermes et les entreprises du bâtiment.
Vêtus d'une tenue vert kaki, ils portent dans le dos de grandes lettres blanches P.G. afin que l'on puisse les distinguer.
Ils sont comme nous très affaiblis par la guerre, abattus par leur défaite, ils croyaient en leur chef comme en un Dieu...
Chez mon oncle, une grande photo d'Hitler garnit le mur de la modeste chambre de Fritz. Fritz, comme tous les prisonniers, attend patiemment son retour en Allemagne.
Un jour, un peu plus abattu que d'ordinaire, il dérobe les clefs de la cave du restaurant pour s'enivrer ; ce sera sa seule défaillance.
Un malheur vient frapper la famille qui l'emploie. Une fillette de quelques mois meurt du choléra infantile.
Fritz se recueille devant le corps du bébé et montre une si grande tristesse ; sans doute un Allemand est-il capable de souffrir et de s'apitoyer sur le malheur d'autrui, mais alors qui m'expliquera le débordement de haine et de cruauté dont leur race a fait preuve dans cette guerre ?
Une nuit trois prisonniers allemands s'évadent de Vassieux ; ils sont arrêtés en Suisse, mais réussissent pourtant lors d'une deuxième tentative.
L'un d'eux, qui était employé dans une entreprise de maçonnerie, écrit à son employeur :
" Veuillez m'excuser, mais le temps me durait de revoir les miens. Le devoir de tout prisonnier est de s'évader. "
Arrive enfin le jour où tous les prisonniers de guerre seront libérés.
Certains d'entre eux, célibataires, restent dans notre pays. Ils s'y fixeront. Fritz nous quitte pour regagner sa patrie, le visage un peu triste, mais tout de même très heureux de revoir enfin sa famille et de reprendre son métier de décorateur de jardins.
Quelques années plus tard il offre à son épouse un voyage en France. Rentrant de la Côte d'Azur, Fritz fait un détour dans ce célèbre Vercors, vient gentiment nous saluer et nous présenter sa femme.
Emerveillé par tout ce que notre pays offre au regard des touristes étrangers, Fritz dit à mon père :
" Oh que c'est beau la France ! ", et papa lui répond :
" C'est pour cette raison que vous la désiriez si fort. " Tout le monde éclate de rire et Fritz nous quitte une seconde fois, peut-être une ultime fois.
Un Allemand, Franz, est demeuré parmi nous dans le Vercors. Aujourd'hui naturalisé Français, nous l'appelons M. François.
Sous un abord froid se cachent une intelligence vive et de grandes qualités qui font l'admiration de tous.
C'est un excellent ouvrier, très adroit, très consciencieux, très ponctuel. Il parle et écrit parfaitement notre langue comme s'il avait suivi des cours à l'école française.
Il avait 16 ans quand il partit à la guerre et fut fait prisonnier à Toulon. Il opta pour la France et demeura dans ce village de Vassieux dont il est maintenant un des citoyens parmi les meilleurs.
Notre père travaille avec acharnement à la reconstruction de son pays.
Je le vois circulant sur son échafaudage, en
chemise, dans les courants d'air, pour étirer avec application sur le plafond
le plâtre qui durcit si vite dans sa " gamate ".
Il accomplit avec amour ce métier pénible. Notre
père veut que nous retrouvions au plus vite notre juste place dans la
société, il a cinq enfants, bientôt six, sa fatigue ne compte pas pour lui et
il " tombe des mètres carrés ", selon l'expression connue dans le
bâtiment, pour accroître son salaire.
Tout au début de la reconstruction il n'a pas les moyens de se faire aider par un ouvrier. Nous les deux aînées nous faisons office de manœuvre les jours de vacances scolaires.
Notre travail consiste à monter dans les étages les briques et les seaux d'eau.
C'est sur ces chantiers que j'ai mes toutes premières notions de métrés, papa me fait calculer les surfaces sur un carnet en vue de l'établissement de ses factures.
Pour permettre la construction des cloisons, Simone et moi faisons tremper des briques dans l'eau parfois très froide.
Depuis cette période, ma sœur souffre aux poignets de douleurs rhumatismales aiguës. Enfin papa peut s'associer avec un compagnon du bâtiment et prend un chantier important : le groupe scolaire de Vassieux.
Notre père est la conscience même. Son associé n'apporte pas le même soin dans l'exécution des travaux à eux commandés. Il trouverait normal de tricher sur la qualité des matériaux ou sur l'exécution des commandes. Bien sûr nous sommes très pauvres, mais mon père est foncièrement honnête, il veut que cette école, qui sera celle de ses enfants, soit parfaitement achevée, aussi rompt-il son association et continue d'exercer son métier avec amour et honnêteté. Souvent il travaille, après ses longues journées pourtant bien remplies, pour rendre service à ses compatriotes qui ont tant de mal à effacer la trace de leurs ruines. Il le fait pour une somme modique et même souvent bénévolement.
Notre vieille horloge, dont les aiguilles avaient marqué l'heure tragique des incendies de Vassieux, retrouve bientôt une caisse neuve, son cadran montre toujours la trace d'un coup de mitraillette.
Ma vie au lycée de Romans
Je suis élève de 6e, pensionnaire au lycée de Romans, en fin de chaque mois nous devons coller sur de grandes feuilles les tickets de restriction des pensionnaires, chacun bien à sa place pour que l'on puisse les compter facilement. Bien que la guerre soit terminée depuis deux ans, nos rations sont mesurées : au repas de midi, le pain est distribué à chaque interne pour la journée entière. De la pointe du couteau, je marque sur la croûte la part convenant à chacun de mes quatre repas. Cela ne fait pas une grande portion. Chaque pensionnaire enveloppe son pain dans sa serviette de table et place le tout dans un casier dont le numéro correspond à celui de son trousseau. Pour les grandes élèves la ration est très insuffisante, aussi des vols se produisent qui provoquent de petits drames. Le lendemain, au petit-déjeuner quelques élèves vont au cours le ventre creux, car leur pauvre ration de pain a disparu.
Plus tard, devant des tables de petit-déjeuner garnies de bonnes tartines, de brioches et de croissants, je songerai aux maigres portions de l'internat qui n'arrivaient pas à satisfaire notre appétit matinal.
Au cours de français, il semble que les sujets de devoirs soient choisis pour moi. Un jour nous devons décrire " un grand incendie ". J'ai devant les yeux mon village en flammes le 14 juillet 1944, et quel incendie pourra jamais être pour moi plus pathétique ! Une autre fois, on nous demande d'imaginer ce que peuvent signifier ces mots " les pierres qui parlent ". Pour moi, les ruines calcinées et les décombres de mon pays racontent aux passants les durs combats qui s'y déroulèrent. Et je sais bien ce que veut dire " vivre c'est lutter ". Certes la vie dans ces jours de malheur était un combat de chaque instant en ce mois de juillet 1944, et elle est encore un combat pour mes parents qui, à tout prix, veulent surmonter leur misère et faire revivre leur village dévasté.
À l'internat, je me lie d'amitié avec une camarade de classe, Josette, qui tout comme moi est l'aînée d'une nombreuse famille ; nous formons un tandem inséparable, je lui confie mes difficultés et mes problèmes. C'est grâce à elle que je peux consulter des livres dont l'achat aurait été pour mes parents une dépense impossible, elle me les prête gentiment et ne se doute pas combien ce geste, qui pourtant est banal, m'est d'une utilité primordiale.
Un jour, pendant nos promenades de long en large sous le grand préau du lycée, mes camarades discutent de choses et d'autres, elles sont pour la plupart gâtées par la vie et au courant de ce qui se fait de mieux dans le domaine de l'électricité pour faciliter les tâches des ménagères. Aussi, plaisantent-elles gentiment au souvenir des ustensiles qui avaient autrefois leur place dans tous les foyers. Seule dans mon coin, je n'ose avouer à celles qui m'entourent qu'à la maison il n'y a ni fer, ni moulin à café électrique, encore moins une radio. Maman doit se contenter du strict nécessaire, il est loin encore le temps où elle pourra s'offrir un gadget qui soulagera sa peine.
Mes camarades savent que je viens de Vassieux, que j'ai souffert de la faim, de la soif, que beaucoup de sang a coulé sur notre terre, mais elles ignorent les difficultés réelles dans lesquelles mes parents se débattent. Pour inviter une amie à la maison j'attendrai qu'elle soit reconstruite, car dans le baraquement où nous vivons il n'y aurait pas de place pour un lit supplémentaire et nous n'aurions même pas un matelas de plus à lui offrir.
Quand ma sœur Simone entre au lycée, mes parents ne peuvent acheter pour elle les draps et les couvertures que demande l'internat à chaque pensionnaire. Simone couchera avec moi, notre lit est bien étroit ; si la surveillante s'étonne de nous voir dormir ensemble, comment lui répondre que la guerre a laissé chez nous une telle misère que notre inconfort du moment est peu de chose au regard de tant de deuils, de tant de ruines, de tant de chagrins inconsolés.
Nous n'avons plus de dentifrice ; qu'importe, nous nous contenterons de notre savonnette pour le remplacer. Il est courant dans un internat que se produisent de petits larcins : un jour c'est notre provision de chocolat qui nous est dérobée, nous ne pouvons songer à la renouveler. Simone et moi mangeons notre pain sec.
Les récréations sont particulièrement animées. Notre concierge vend des brioches, des friandises, et dès son apparition dans la cour les élèves se précipitent comme des moineaux vers les corbeilles si tentantes qui débordent de pâtisseries. Pendant sept années, pour Simone et pour moi, il ne sera jamais possible que nous puissions acheter même un bonbon, nous avons d'autres besoins plus urgents et faisons taire notre gourmandise. Mes camarades ignorent que le petit bonbon dont je me prive ne représente rien quand je me rappelle la fuite des miens et notre vie traquée dans les bois. Je ne trouve aucune excuse au geste d'une élève qui gaspille son pain. Etait-il assez rare et assez noir celui de nos repas de fuyards ? Aussi on devine quel beau dimanche a été pour moi celui où notre table offrait à nos yeux un poulet rôti, dont l'odeur délicieuse s'échappant de la cuisine avait alerté notre gourmandise. Ce fut un repas de roi, car le poulet fut suivi de tartelettes et précédé de hors-d'œuvre copieux. Sans doute un tel menu n'a rien d'extraordinaire pour nos tables actuelles trop bien garnies, mais dans ce triste internat où l'ordinaire était mesuré par tant de restrictions, il a laissé dans mon esprit le souvenir d'un grand festin.
Nous, enfants du Vercors, nous avons tant souffert physiquement et moralement que nous sommes des écorchés vifs. Loin des nôtres, privés de leur affection, le moindre mot, la moindre réprimande nous fait éclater en sanglots et nous retrouvons notre passé douloureux. Pour Martine Jarrand, c'est à ces moments-là qu'elle revit une fois de plus la mort de sa maman. Mme Jarrand est institutrice au hameau des Chabottes ; les Allemands croient que l'école a abrité des dépôts d'armes. Ils la pressent de questions, la somment de dévoiler les cachettes des maquis ; elle ne parle pas. Les Allemands, furieux, la fusillent à bout portant et dissimulent son corps dans un champ de betteraves.
Une autre de nos compagnes, Simone Roche, a vécu un drame qu'elle ne peut oublier. Elle n'a que huit ans quand les Allemands enferment la population de La Chapelle-en-Vercors dans les écoles, menaçant d'incendier les bâtiments. Simone pense qu'elle va mourir, brûlée vive, et sa peur est indescriptible. M. le curé Pitavy et M. le maire Revol purent arrêter la main des incendiaires. Mais Simone raconte aussi, et avec quelle émotion, comment furent lâchement abattus les 16 otages de son village, 9 d'entre eux n'avaient pas vingt ans. Leur nom est gravé sur la pierre du mur des fusillés.
Une autre pensionnaire évoque l'histoire bouleversante de son cousin âgé de 14 ans en 1944. Avant de fusiller son père les Allemands lui disent : " Viens petit, approche, tu vas voir un beau spectacle. " Ils abattent devant le jeune enfant son père qui a le courage de crier : " La France, vous ne l'aurez jamais ! Vive la France ! "
La concierge du lycée marche difficilement ; elle a été en 1944 le jouet de 25 Allemands qui s'étaient introduits dans le lycée, pensant y trouver des jeunes filles. Elle est marquée pour toujours ; apprenant que je suis vassivaine, elle me fait un jour le triste récit de ce drame.
Un soir de Noël reste pour moi un souvenir inoubliable. Etaient réunis au restaurant de mon onde des hommes de tous pays : Français, Allemands, Italiens, Espagnols. Nous chantions tous en cœur des refrains qui rappelaient à chacun les Noëls de son pays. Et moi, les larmes aux yeux, je faisais le vœu que cette entente dure afin que d'autres enfants ne connaissent pas les drames que nous avions vécus.
J'ai travaillé beaucoup et je pense que mes réalisations parlent pour moi, puisque je reçois du Nord de la France une lettre me demandant le prix détaillé de la construction d'un chalet à Villard-de-Lans. J'adresse un devis estimatif et quantitatif au client dont le nom au premier abord ne suscite aucune réaction de ma part. Au moment des présentations nous sommes l'un et l'autre fort surpris. Je retrouve le capitaine Bob qui vécut le drame de Vassieux alors qu'il était chef des transmissions, responsable des parachutages de notre Plateau. Cet ancien maquisard, de même que Joseph La Picirella, créateur du Musée de la Résistance, sont les frères spirituels des paysans tenaces qui ont repris avec courage le sillon de leur labour dans cette terre baignée de sang. Ils ne veulent pas oublier.
Le capitaine Bob veut que participe à la construction de sa maison le beau sapin de nos forêts et que son seuil ne soit autre qu'une grosse pierre, une lauze trouvée au bord d'un chemin de Vassieux.
Nous non plus nous ne voulons pas et nous ne pouvons pas oublier la tragédie vécue, pourtant combien il est douloureux de l'évoquer ? Mais il me faut redire encore que maquisards et habitants du Vercors nous avons la pénible impression d'avoir été abandonnés durant ce dur combat qui opposait des forces inégales. Les armées alliées étaient concentrées ailleurs et le rôle de la Résistance s'est transformé en mission de sacrifice. Mais il faut se souvenir que notre massif, qui a immobilisé pendant trois semaines d'importants effectifs ennemis, a permis le débarquement allié en Provence. C'est pourquoi le Vercors a bien mérité de la reconnaissance de tous et reste l'image de la vraie résistance à l'ennemi.
À l'heure du souvenir, chaque année le 21 juillet a lieu une cérémonie au Cimetière National de Vassieux où reposent côte à côte les 187 habitants et maquisards victimes des atrocités nazies. Une messe est célébrée à leur intention dans la nouvelle église classée monument historique. J'entends encore, lors des premières cérémonies, M. le curé Gagnol nous répéter ces mots :
" Sans oublier, gardons jalousement au fond de notre cœur le souvenir de nos morts et de nos souffrances. Mais en chrétiens et en Français, généreusement nous devons pardonner. "
Une autre cérémonie, bien émouvante aussi celle-là : notre héroïque curé de Vassieux, l'abbé Gagnol, nommé par notre évêque archiprêtre honoraire, reçoit la Croix de Guerre, la Médaille de la Résistance et la Croix de la Légion d'honneur. Voici en quels termes fut fait son éloge :
" Prêtre d'un courage et d'un dévouement au-delà de tout éloge, a constamment fait preuve d'un patriotisme exemplaire. Curé de Vassieux-en-Vercors, s'est montré un Résistant au sens le plus élevé du terme, par l'esprit qu'il a su entretenir chez ses paroissiens et l'aide qu'il a à chaque instant apportée aux camps du maquis. En avril 1944, alors que les miliciens avaient envahi les villages et menaient des opérations de répression dans toute la région, a eu l'audace, devant les miliciens eux-mêmes, de dénoncer en chaire les crimes auxquels ils se livraient. A sauvé 12 jeunes gens de son village, a défendu jusqu'au bout et assisté à leur dernier moment, au péril de sa vie, trois de ses paroissiens condamnés à mort pour faits de résistance. En juillet 1944, lors de l'attaque générale du Vercors, a traversé la région infestée de colonnes et de patrouilles ennemies pour se rendre seul dans son ancienne paroisse. Est arrivé le premier dans son village dévasté. N'a pas craint, au mépris de tout danger, de ravitailler et de soigner les blessés, s'est attiré ainsi la reconnaissance et l'admiration de tous les gens de la région, sans distinction d'opinions. A incarné dans les moments les plus durs de la Résistance les plus pures vertus du patriotisme et de la charité. "
Mme Bordat (la mémé du Vercors) et Fabien Rey (le patriarche du Vercors), alias Marseille, sont également décorés de la Croix de Guerre et de la Croix du Combattant Volontaire de la Résistance.
Voici la citation méritée par Jeanne Bordat et celle par laquelle Charles de Gaulle magnifie le courage et la valeur de Vassieux-en-Vercors.
" A toujours caché, accueilli et hébergé les maquisards gratuitement, leur a servi de sentinelle dans la montagne.
A toujours résisté devant l'ennemi et, malgré les tortures, n'a jamais livré, ni camp, ni les maquisards isolés qui étaient ses hôtes constants depuis le début 1943.
Est une des plus belles figures de la Résistance.
Ces citations comportent l'attribution de la Croix de Guerre avec Palme. Elles annulent les citations accordées antérieurement pour les mêmes faits. "
Signé : René COTY.
ENFANTS :
Vous qui me lisez, vous qui n'avez pas connu la guerre, je souhaite fermement, du fond de mon cœur, qu'il en soit ainsi le plus longtemps possible. Jeunes adolescents, banissez la haine, semez l'amitié entre les peuples et entre Français.
ADULTES :
" Ce qu'il y a de plus triste au monde, ce n'est pas l'angoisse humaine, mais que tant d'hommes ne ressentent pas cette angoisse. "
André MAUROIS.
ANNEXES
ANNEXE I
TÉMOIGNAGES DE CEUX QUI FURENT
MES CAMARADES DE CLASSE,
MES COMPAGNONS DE JEUX
Denise Gixoun, 14 ans ; Robert Gixoun, 12 ans, se souviennent... :
Notre père André Giroud s'occupe des maquis du camp 6, situé au col de Lachau, et des maquis du camp 8, des Granges. Sa mission consiste à introduire les jeunes, arrivant de toutes parts. dans ces camps. Bien sûr il n'y admet pas n'importe qui : les jeunes gens doivent connaître le mot de passe que les organisateurs ont indiqué à notre père.
Nous recevons aussi à la maison le courrier des résistants, ainsi que leur ravitaillement. Les maquisards viennent chercher en cachette, de nuit, leurs lettres et leurs provisions.
Un dimanche après-midi, le 16 avril, notre père est arrêté par la Milice qui est en opérations dans le Vercors. Les miliciens se dirigent vers les Granges, rencontrent Marius Appaix, lui demandent où habite M. Giroud. Ils trouvent alors notre maison et arrêtent notre père qui a sans doute été vendu. Ils l'obligent à les conduire jusqu'à la ferme qu'occupe le maquis. Heureusement les maquisards n'y sont plus : ayant su que la Milice occupe notre village, ils ont tous pris la fuite pour se cacher dans la forêt. La Milice ramène notre père à Vassieux, à l'hôtel Allard, et le traduisent devant leur tribunal. Là ils le questionnent et le frappent sauvagement afin de recueillir des renseignements et connaître le nom des chefs de la Résistance. N'obtenant rien de notre père, les miliciens le jettent épuisé dans un car. Là se trouvent déjà le gendarme Célarien et M. Ros, huissier à La Chapelle-en-Vercors, les frères Perriat, également arrêtés. Pendant des jours ils doivent éplucher des pommes de terre, puis M. Ros et le gendarme Célarien sont libérés.
Les miliciens fusillent M. Doucin, M. Mially et le facteur d'Omblèze. Ils emmènent notre père à La Chapelle-en-Vercors, l'enferment à l'hôtel Martin, puis à l'hôtel Bellier, dans une pièce située sous les combles. Pendant trois heures ils le brutalisent et tentent de le faire parler. Ne pouvant rien en obtenir, ils s'acharnent sur lui et le ramènent sans connaissance chez Mme Martin. Le lundi matin il est dirigé sur Lyon, avec ses amis. Il est incarcéré à la prison Saint-Paul, puis à Montluc où il est torturé huit jours durant. Nous ne voulons pas citer ici le genre de tortures que subit notre père. Comme il ne tient plus debout, il est conduit à l'infirmerie de la prison Saint-Joseph. Là les choses vont s'arranger pour lui. C'est M. Berthet, de Vassieux, qui est le surveillant de cette prison, et M. Roux le docteur.
Tous deux marquent dans le dossier de notre père : " Intransportable pour Dachau. " Grâce à eux papa ne connaîtra pas les camps d'extermination et aura la vie sauve.
Au moment de la libération de Lyon les Allemands demandent à Son Eminence le cardinal Gerlier d'ouvrir les portes des prisons deux heures après leur départ. Notre père ainsi libéré vient nous rejoindre à Ponet où nous sommes réfugiés. Il est méconnaissable, tant il a souffert. Très amaigri, il a perdu près de trente-sept kilos, mais il a échappé à de plus grands dangers.
Voici comment Raymond BERTHET, âgé de 13 ans, a vécu le drame de Vassieux :
Depuis le bombardement du village je demeure chez ma grand-mère paternelle, Adèle Berthet, au hameau des Chaux. Le 21 juillet mes deux oncles et ma grand-mère sont occupés à la ferme à divers travaux. Moi, je garde le troupeau. Je suis tranquillement assis dans le pré quand tout à coup un ronflement me fait lever la tête. Je vois apparaître des avions remorquant des planeurs. Sont-ce les Alliés ? Non : je reconnais les avions ennemis. Vite, vite je pars me cacher dans les bois. Après un court instant je sors du bosquet avec beaucoup de précautions. Que vois-je ? La maison de ma grand-mère en flammes.
Déjà le feu gagne le toit de chaume ; la ferme se transforme vite en une torche rouge. Mon oncle Louis qui essaye de se cacher est blessé, car les avions nous font la chasse. Je vois que les Allemands déposés au sol par les planeurs abattent mon oncle Fabien, sur le seuil de la porte, ainsi que ma grand-mère Adèle. Désemparé, le cœur très lourd, accompagné de mon oncle Louis blessé, je regagne la forêt où nous demeurons plusieurs jours. La ferme réduite en cendres, nous ne pouvons nous ravitailler ; nous n'avons rien à manger. Très affaiblis, nous nous dirigeons à travers les bois vers la commune de Saint-Agnan. Nous n'osons approcher, dans la crainte de trouver l'ennemi, mais nous avons si faim que nous essayons d'atteindre un cerisier, dont les fruits sont mûrs, pour nous gaver de cerises. Enfin nous pouvons atteindre la ferme de ma grand-mère maternelle, Marie Perriat, où sont réfugiés mon frère et mes parents. Nous trouvons là un abri, le repos et la possibilité de calmer notre faim. Après le départ des Allemands nous sommes trop nombreux pour vivre tous chez ma grand-mère. Nous pouvons louer une ferme à Saint-Julien-en-Vercors jusqu'à ce qu'il nous soit permis de vivre à nouveau à Vassieux, dans le village provisoire. Nous souffrons tous de maux insupportables : la gale, l'impétigo, les furoncles sont la rançon des frayeurs que nous avons eues et que nous n'oublierons pas de sitôt.
Voici le récit d'Alice GIRAUD, âgée de 10 ans, qui habite le hameau du Château :
Je suis seule à la maison, mes parents travaillent dans les champs, quand un ronflement venu du ciel me précipite dehors. Je vois les croix noires, et comme je le fais depuis huit jours je pars très vite me cacher dans la grotte la plus proche. Se joignent à moi des voisines, Suzanne, neuf ans, Berthe, douze ans, et sa grand-mère ; Lucien, cinq ans, et sa maman. Nous ne voyons pas les planeurs atterrir derrière nous, mais nous remarquons très vite le hameau livré aux flammes, puis tout à coup un engin explose devant la grotte : c'est une grenade. L'ennemi a dû nous voir courir dans cette direction. Je reçois deux éclats dans les reins. Suzanne est atteinte au pied ; la grand-mère de Berthe est blessée ; le petit Lucien est le plus touché : la main déchiquetée par cinq éclats, dont un, entré dans le poignet, est ressorti à hauteur du coude. Berthe Algoud et Mme Emery sont indemnes. Mme Bonthoux, la grand-mère de Berthe, sort de la grotte, se met en plein à découvert en criant :
" Pitié pour ces enfants ! Ayez pitié : mon gendre est prisonnier en Allemagne. Pitié ! "
Elle s'écroule à nos pieds, abattue par l'ennemi. Nous profitons d'une accalmie pour gagner une autre grotte. Là nous retrouvons Aline Bonthoux et ses deux jumelles âgées de trois semaines, la grand-mère Bonthoux, Jeanne Blanc et son père Firmin Blanc. Au bout d'un instant nous voyons se diriger vers nous des uniformes verdâtres. Nous tremblons de frayeur. Ils nous font sortir de la grotte ." Heraus ! " puis ils s'avancent vers le grand-père Blanc, le frappent à coups de poings en le traitant de terroriste et l'abattent devant nous, sous les yeux horrifiés de sa fille Jeanne. Seconde accalmie. Vite nous courons vers la grotte située à l'orée du bois : là nous serons mieux cachés. Les parents de Suzanne, M. et Mme Berthet, se joignent à notre groupe :
" Zut ! Leur chien les a suivis. "
Les Allemands circulent tout près. Le chien qui les aperçoit aboie et fait découvrir notre troisième cachette. Nous sommes découragés : l'ennemi avance, les armes à la main, nous fait sortir de la grotte et aligner les uns à côté des autres. Nous allons être fusillés ; nous avons peur de la mort ; nous pleurons tous très fort. Agacés par nos sanglots, les Allemands crient dans un français très correct :
" Taisez-vous sapristi ! "
Puis ils injurient le père de Suzanne, Martial Berthet, maire depuis deux jours, le traitent de terroriste et de franc-tireur. M. Berthet cherche ses papiers pour prouver son innocence : il n'a pas le temps d'ouvrir son portefeuille et tombe abattu devant nous, toujours alignés. Terrassées par la douleur, Suzanne et sa maman pleurent à chaudes larmes, les SS les somment de se taire si elles ne veulent pas subir le même sort. Puis l'ennemi nous quitte pour continuer ailleurs ses atrocités.
Durant cette longue journée mes parents se sont réfugiés dans les bois. Ils apprennent par le père " Pelu " que je suis cachée dans cette grotte avec des voisins. Le soir venu, papa vient nous chercher, très tard, et nous passons la nuit dans une ferme de Rochebonne, chez la grand-mère de Suzanne. Là nous recevons les premiers soins. Nous y demeurons trois jours, puis nous partons de nouveau dans la forêt. Peu après notre départ la maison est incendiée. Nous vivons dans les bois presque sans nourriture. Affamés, affaiblis, nous décidons de regagner la ville de Die. Pour cela nous marchons deux jours dans la forêt. Nous avons beaucoup de mal pour atteindre la ville. Epuisés, nous couchons à Chamaloc et nous repartons le lendemain sans avoir rien mangé. Je suis à bout de forces ; mes reins me font cruellement souffrir. Recueillis par ma tante de Die, je vais chaque jour à l'hôpital faire soigner ma blessure. Dénués de tout, nous sommes habillés par nos parents, nos amis, le Secours National. Nous sommes couverts de poux, nous souffrons d'impétigo, de furonculose, de gale, de tous les maux les plus insupportables.
Témoignage de Renée BERTHET, âgée de treize ans, la seule enfant que les Allemands aient soignée :
C'est le 21 juillet 1944. Nous sommes bien tranquilles dans la maison. Tout à coup ma cousine entre en trombe : il y a au moins quarante avions dans le ciel. Nous regardons : ce sont des planeurs. Anglais ou Allemands ? Après une courte hésitation nous reconnais-sons les avions à croix noire. Vite, sauvons-nous ! Il n'est déjà plus temps : les planeurs commencent à atterrir et les balles sifflent autour de la maison. Deux ou trois minutes qui nous paraissent des siècles se sont à peine écoulées que déjà un groupe d'Allemands gagne la maison. Voyant les mitraillettes et les revolvers braqués sur nous, nous levons tous les bras. Après une rapide inspection et nous avoir demandé s'il n'y a pas de terroristes, ils emmènent les hommes et nous les retrouverons plus tard, fusillés au bord de la route. Puis ils nous font signe de sortir. Comme nous ne filons pas assez vite à leur gré, ils lancent un gamon (grenade). Cela nous décide à braver le danger des avions qui tirent et font la chasse. En voilà un qui arrive : cachons-nous vite dans ces noisetiers. Dans ma hâte à mieux me dissimuler je me mets à plein à découvert, affolée je me déplace ; à ce moment-là je reçois une balle explosive en pleine main. Les bombes tombent toujours, les avions tournent au-dessus de nos têtes. Voyant cela, nous partons plus loin et trouvons un bosquet dans lequel nous serons bien cachés. Nous nous allongeons. Ma blessure saigne. Mme Faure fait un garrot et m'entoure la main d'un mouchoir, faute de mieux. Pendant deux jours il pleut sans arrêt. Mouillés jusqu'aux os nous restons deux jours et deux nuits sans manger ni boire, mais nous sommes trop apeurés et craintifs pour avoir faim. Profitant d'un instant d'accalmie, deux de nous rampent jusqu'à la ferme détruite pour essayer de trouver quelque chose à manger. Elles reviennent avec un morceau de pain et de l'eau, dans une marmite où buvaient les poules.
Cinq jours se passent ainsi, indescriptibles et interminables : canon, bombes, mitraille. Le cinquième jour au soir la bataille se calme. J'essaye de me relever : la tête me tourne, je n'y vois plus, mes oreilles bourdonnent, je ne tiens plus debout, ma plaie s'infecte de plus en plus ; vais-je mourir ici ? Risquons le tout pour le tout. Quelques Allemands passent ; nous les appelons, leur faisant signe que nous avons des blessés. Après nous avoir fait mettre au milieu du pré ils nous font attendre jusqu'à la nuit ; alors ils me font mes premiers pansements et nous restaurent. Nous avons froid ; nous ne pouvons plus rester dans le bois. A la ferme il reste une loge à porcs demeurée intacte, nous nous y installons et nous y demeurons sept jours au milieu des porcs et des lapins épargnés par le bombardement. La vie reprend, monotone. Nous avons tous les jours la visite des Allemands. Nous mangeons des pommes de terre arrachées dans les champs, du jambon trouvé dans une grotte et la soupe se fait dans une chaudière. Nous trouvons encore quelques vêtements que ma tante avait eu la précaution de cacher dans le bois. Nous nous sentons un peu plus forts. Nous ne pouvons rester plus longtemps dans les ruines et nous décidons de partir pour Die, qui se trouve à trente kilomètres. Nous faisons nos bagages, ne prenant que le strict nécessaire, et nous marchons en bordure du bois. A tout instant l'une de nous trébuche, tellement nous sommes faibles. Nous passons au milieu des cadavres ; il faut se mettre un mouchoir sur le nez, tellement l'odeur est terrible. À chaque halte nous abandonnons quelques vêtements, si bien que nous arrivons à Die démunis de tout. Enfin, après deux jours de marche et bien des péripéties, nous arrivons au but. On me conduit à l'hôpital, dans quel état ? Mes vêtements sont pleins de sang, de boue et en loques. C'est avec un grand soulagement que je me retrouve dans un lit bien propre et bien chaud.
Le voyage à Berlin de Maurice LAMBERT, onze ans :
Je suis originaire de Bourg-de-Péage. Maman étant veuve, la Croix-Rouge me place, en 1943, dans une ferme à Vassieux. Là je suis en sécurité, bien nourri et avec de braves gens. Pendant les bombardements des 13 et 14 juillet, M. et Mme Siméon Revol, mes patrons, et Mme Pierre Revol, hôteliers, la grand-mère Bonthoux et moi-même nous nous retirons aux Granges, dans une ferme située près des bois, au lieu dit " Les Cerisières ". Le 21 juillet vers neuf heures du matin, accompagné de Siméon Revol, je vais chercher du bois aux alentours de la maison, quand tout à coup un ronflement nous fait lever la tête :
" Tiens, voilà les Américains ! ", me dit mon patron.
Voyant les croix gammées je lui réponds : " Non, ce sont les Allemands. "
Nous restons dans la ferme, nous voyons atterrir les planeurs ; je suis inquiet et à plusieurs reprises je dis à mes patrons :
" Partons nous cacher !
- Mais non. Que veux-tu que les Allemands nous
fassent ? Nous sommes trop vieux !
- Moi je trouve cela bien imprudent et j'ai peur.
- Mais non, mais non. "
Le 24 juillet au matin, que vois-je ? Les Allemands se diriger vers nous : ils viennent d'incendier toutes les fermes des Granges. Deux d'entre eux parlent français, quelques Mongols les accompagnent. Ils interrogent l'hôtelier Pierre Revol, 59 ans, et l'abattent d'une rafale. Sa femme, effondrée de chagrin, se jette sur le corps de son mari : ils la fusillent dans cette position. Mon patron, Siméon Revol, 67 ans, est à son tour fusillé et décapité. Ma patronne affolée prend sa vieille mère (82 ans), veut la protéger, la serre dans ses bras : une même rafale les abat toutes deux.
Pendant que l'ennemi accomplit le dernier massacre, je quitte la porcherie et je pars en courant me cacher dans un bosquet. Mais là je me sens très seul, j'ai peur, je suis hébété par ce que je viens de vivre. Je prends n'importe quelle direction, je marche dans les bois, dans les champs, je marche, je marche... Quand tout à coup je tombe sur une patrouille allemande. Les soldats sont à plat ventre dans l'herbe et en position d'attaque. Ils se relèvent et me crient :
" Halte ! terroriste ? "
Je lève les bras en pleurant. J'ai peur, très peur de connaître le même sort que mes patrons, leurs neveux et la grand-mère Bonthoux. Que vont-ils faire de moi ? Vont-ils me fusiller ? Ils me questionnent :
" Où sont les armes ?
- Je n'en sais rien. "
Ils me giflent, me questionnent à nouveau, me regiflent. A chaque réponse négative je reçois une gifle. Ils m'emmènent avec eux jusqu'au village, me laissent dans un camion allemand plusieurs jours et plusieurs nuits. J'entends des coups de feu, des coups de feu... Puis nous traversons Saint-Martin-en-Vercors, Villard-de-Lans, Grenoble. Toujours couché dans le camion je suis conduit jusqu'en Allemagne, à Berlin. Au bout de quelques jours on me dirige sur Nezatz où je fais la connaissance d'un prisonnier français originaire de Belfort, Jacques Morand, qui se fait passer pour un instituteur. Dans une école nous sommes un groupe de petits Français, Jacques fait semblant de nous faire la classe. En février 1945 je m'évade avec lui en direction de la Suisse. Après bien des péripéties nous arrivons à Bâle le 8 mai 1945. Je suis interné dans un camp pendant un mois, puis recueilli par une femme de la Croix-Rouge, Mme Keller. Dans ce foyer je suis bien entouré, bien nourri. M. et Mme Keller sont très gentils pour moi. Depuis ces jours passés en Suisse ils deviendront mon parrain et ma marraine et nous correspondrons toujours ensemble. Depuis quelque temps on fait des recherches sur Vassieux pour retrouver ma famille, mais elles demeurent vaines. On pense que ma mère est morte. Tout s'éclaircira lorsque je préciserai que je suis originaire de Romans et non de Vassieux comme mon entourage le supposait. En Allemagne je n'ai jamais pu écrire à maman. Je lui adresse de Suisse un premier télégramme lui prouvant que je suis encore en vie. Le 2 octobre 1945 je suis rapatrié avec un convoi d'enfants, puis dirigé sur Romans. Le 4 octobre 1945 je retrouve enfin ma mère, un peu remise de ses émotions depuis la réception de mon télégramme et de mes lettres.
Et voici le récit de la maman de Maurice LAMBERT :
Depuis le drame de Vassieux j'étais sans nouvelles de mon jeune enfant. Maurice avait disparu. Etait-il vivant ? Etait-il mort ? Une personne m'avait signalé avoir vu à La Chapelle-en-Vercors mon fils accompagnant les troupes allemandes. Ceci me donna une lueur d'espoir malgré les quinze mois de notre interminable séparation. J'avais l'intuition que mon petit Maurice était vivant et qu'un jour je le retrouverai. Cette attente fut longue, très longue pour moi, mais malgré tout j'espérais toujours. Un matin je reçus un télégramme m'annonçant l'heureuse nouvelle. J'ai encore ce télégramme à la maison. C'est les larmes aux yeux que Mme Lambert cite de mémoire ces lignes heureuses : " Je suis en bonne santé. Tout va bien. Ton Maurice. "
Fernande FERLIN, 20 ans, et le drame de la Luire :
Je suis employée chez M. Raymond Revol, laitier à Vassieux. Le 13 juillet au soir le lieutenant Payot est en train de téléphoner quand un ronflement d'avions lui fait dire :
" Je crois que cette fois c'est le bombardement. Partons vite nous mettre à l'abri. "
Nous partons en courant nous cacher sous les rochers de la Pouyette. J'entends comme un bruit de ferraille. C'est la première bombe qui se décroche de l'avion. Un grand souffle me plaque au sol ; je suis dans un grand nuage noir, je ne sais plus s'il fait jour ou si c'est la nuit. Toujours dans les ténèbres j'essaye de me relever, mais le souffle continue à me pousser dans ce grand nuage noir. Je suis criblée d'éclats sur tout le corps. Puis la lumière reparaît peu à peu. A quelques mètres de moi le lieutenant Payot a été mortellement touché ; derrière moi Marcel Barnarie est mort et mon patron Raymond Revol est très grièvement blessé ; la boulangère est complètement pulvérisée, son beau-frère Marcel Jourdan a cessé de vivre. La grand-mère Bouillanne, tout comme moi, est blessée. Je me relève et, malgré ma blessure, j'essaie d'atteindre les rochers pour mieux me dissimuler. Dès le bombardement terminé, Aimé Martin, le garde-champêtre, vient à mon secours et me porte jusqu'au camion qui doit m'évacuer sur l'hôpital de Saint-Martin. Sont avec moi la grand-mère Bouillanne et Raymond Revol qui décédera à notre arrivée. Au cours de notre voyage les avions nous font encore la chasse et nous mitraillent sans arrêt. A l'hôpital de Saint-Martin on me donne les premiers soins. Trois jours se passent sans incident particulier. Puis on parle de nous transférer à l'hôpital de Die. Un car nous conduit jusqu'au hameau de Tourtres où nous demeurons quelques jours. Sans arrêt arrivent de nouveaux blessés. Marie-Louise Durant, blessée à Bouvantes, se joint à nous. Un éclat de grenade lui a perforé l'intestin ; les matières ressortent par la plaie. Sa petite-nièce est seule, dit-elle ; sa maman a été tuée, son papa est prisonnier. Comme les Allemands bombardent Tourtres nous quittons le hameau pour prendre la route de Die. Une voiture partie en reconnaissance nous signale que l'ennemi occupe le Diois. Du col de Rousset nous faisons demi-tour pour nous cacher dans la grotte de la Luire. Un sentier de chèvre à peine tracé nous y conduit. De temps à autre il faut nous coucher par terre, car les avions poursuivent leur chasse.
Nous parvenons avec difficulté à traverser les bois ; nos blessures nous gênent, nous n'avons pas le pied très sûr, les civières se renversent, les grands blessés souffrent beaucoup. Là, dans cette grotte où nous sommes bien cachés, nous demeurons tranquilles une semaine. Les pansements sont renouvelés chaque jour. Nous nous désaltérons avec de l'eau recueillie au fond de la grotte. Les infirmières parviennent à nous ravitailler. Quand elles reviennent du village ou des fermes environnantes, sur leur passage elles dissimulent leurs traces avec des feuillages. Nous devinons que l'ennemi est proche ; nous avons au-dessus de la grotte une sentinelle qui fait le guet. Chaque jour il arrive de nouveaux blessés, les plus atteints sont allongés sur des civières. Sont parmi nous trois médecins, un aumônier, neuf infirmières toutes très courageuses. L'une d'elles se nomme Lilette Lesage : nous ignorons que c'est une fille de la Résistance : les Allemands la prendront pour une civile blessée.
Le 27 juillet au matin, comme s'ils devinaient leur destin, tous les blessés font leur toilette, les hommes se rasent avec un soin particulier, tout le monde veut être frais et dispos. Dans l'après-midi nous apercevons dans les bois, en file indienne, un, deux, trois, puis une vingtaine d'Allemands, mitraillette à la main. Une voix s'élève dans la grotte : " Les voilà ! " Tout le monde frémit, car déjà les balles ricochent contre les parois de la falaise. Les quatre prisonniers allemands qui sont avec nous se précipitent en levant les bras et en criant en allemand :
" Nicht schiessen ! ", ce qui signifie . " Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! "
Un SS s'avance en hurlant :
" Heraus ! Debout, les mains en l'air ! "
Il nous aligne contre la paroi, fait braquer sur nous mitraillettes et fusils. Les plus grands blessés, qui ne peuvent se tenir debout, sont restés étendus sur leurs brancards et attendent leur sort avec angoisse. Les Allemands fouillent la grotte pour ramasser les armes, mais ils ne trouvent rien. Ils désignent une infirmière pour garder tous ceux qui ne peuvent se mouvoir : ils sont quatorze. Nous, les onze blessés capables de marcher, nous nous joignons au groupe du personnel sanitaire. Les Allemands nous font marcher jusqu'au village de Rousset ; là ils nous enferment dans une vieille maison, les femmes dans une pièce du haut, les hommes en bas. Des sentinelles montent la garde. Les autres Allemands retournent vers la grotte de la Luire. Ils rencontrent un paysan de la région qui passe par là avec sa charrette, qu'aussitôt l'ennemi lui arrache pour transporter les plus grands blessés étendus au fond de la caverne. Ceux-ci sont divisés en deux groupes, injuriés, brutalisés et prévenus qu'ils vont être fusillés. Pendant ce dernier parcours, long d'à peine deux cents mètres, les Allemands prennent plaisir à les secouer et à raviver leurs blessures, puis lâchement les assassinent à coups de mitraillette, un groupe après l'autre. L'infirmière, témoin de ce massacre, arrive terrorisée dans la nuit et nous raconte ce qu'elle a vu. Nous en sommes bouleversés. Nous devinons avec effroi le sort qui nous est réservé. Vivons-nous notre dernière nuit ? J'ai très, très peur de la mort. Mme Ganimède, épouse d'un docteur de notre hôpital, est là, à mes côtés. Son fils est là aussi, dans ce réduit, au rez-de-chaussée. Tout comme moi il est très jeune et il est encore vêtu du costume vert des Chantiers de la Jeunesse. De jeunes scouts joints à notre groupe attendent aussi leur sort tragique. Les Allemands apportent un peu de paille en guise de litière. Je pense que c'est pour y mettre le feu. Je songe déjà à me jeter par la fenêtre : plutôt que d'être brillée vive, je préfère une balle dans le cœur. Puis arrive le lendemain. Nos pansements n'ont pas été renouvelés. Nous souffrons. Marie-Louise, avec son intestin perforé, ne peut plus tenir ; elle gémit de douleur ; elle nous supplie d'appeler le médecin pour changer son pansement. Après un moment d'hésitation nous faisons signe à la sentinelle qui est debout à l'entrée de la pièce. Un docteur allemand entre, vient voir ce qui se passe et accepte de refaire les pansements. Voyant la grave blessure dont je suis atteinte sur tout le corps il me dit :
" Oh ! qu'est-ce que c'est que ça ?
- Des éclats de bombe. Je suis du Vercors. "
Il ne répond pas. Une infirmière possède un brassard F.F.I. bien compromettant. Elle le cache dans sa poche mais elle craint d'être fouillée. Nous décidons alors de le manger pour le faire disparaître. Nous nous le partageons et nous avalons chacune notre morceau de tissu. On nous distribue un peu de soupe et une ration de pain noir que nous trouvons très bon, tant nous sommes affamés. Puis l'ennemi nous extrait de ce réduit, nous charge sur un camion. C'est le départ pour Grenoble, mais nous l'ignorons. Bien que ce soit un camion allemand, conduit par des Allemands, nous nous faisons arrêter par des SS qui hurlent : " Terroristes ! Tous à exterminer ! " Nous comprenons alors que tout est fini pour nous. Je tremble. J'ai la chair de poule. Les Allemands discutent entre eux, puis nous repartons. Que vont-ils faire de nous ? Nous nous arrêtons à Villard-de-Lans devant un grand bâtiment, le Splendid, qu'occupe la Kommandantur. Là des Français qui ont pitié de nous nous font passer quelques couvertures dans lesquelles nous nous enveloppons.
Arrivés à Grenoble on nous fait descendre dans une grande cour ; on nous sépare : les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Avec Marie-Louise Durant on me fait remonter dans le camion. Quelqu'un fait signe à la famille Ganimède qui aussitôt s'échappe de la cour. On relâche Lilette Lesage, prise pour une civile, tandis que les sept autres infirmières sont envoyées en déportation au camp de Ravensbrück. L'une d'elle, Odette Malossanne, 25 ans, y périra ; l'on sait qu'elle s'avancera vers le four crématoire en chantant La Marseillaise. Les docteurs Fischer, Ullmann et le R.P. de Montcheuil sont fusillés sur le terrain du Polygone. Marie-Louise et moi-même, toutes deux assises dans le camion, nous quittons la cour pour traverser la ville de Grenoble en direction de l'hôpital de La Tronche. Ma jambe me fait très mal ; il m'est impossible de descendre du camion. Après une longue hésitation je pose ma main sur l'épaule du jeune Allemand, pour prendre appui. Va-t-il s'écarter et me laisser tomber ? Je le regarde, les larmes dans les yeux. Il ne bouge pas. Les pieds au sol je soupire de soulagement :
" Ouf ! Je suis libre, et Marie-Louise aussi. "
Ma santé a été terriblement ébranlée. Je suis atteinte de furonculose. Je suis toujours obsédée par cette image de la Luire. La nuit j'ai des cauchemars. Je perds le sommeil. Durant plusieurs années je ne suis plus une jeune fille comme les autres ; c'est le choc émotionnel, dit le médecin. Trente ans après je souffre encore d'une douleur à la jambe gauche. Mes radios font apparaître des éclats dans les poumons, près du cœur. Je suis pensionnée à 60 %.
Pendant que je subissais le drame de la Luire, ma sœur Yvonne, de son côté, vivait à Vassieux de bien tristes journées. Cachée dans une grotte avec d'autres Vassivains, elle avait sur les bras un bébé de quelques semaines, Josette, qui ne cessait de pleurer. Yvonne recueille dans un biberon l'eau qui s'écoule goutte à goutte au fond de la grotte. Cette eau calme la soif du nourrisson, mais non la faim qui se fait grandissante de jour en jour. Les cris de l'enfant ne cessent du matin au soir, ni jour, ni nuit. Cela dure cinq jours et rend l'attente insupportable. Tout le monde ici caché se sent las, très fatigué. Tous sont à bout de forces et ne peuvent supporter, en plus de la soif et de la faim, les braillements déchirants du bébé affamé. De plus, ces cris risquent d'attirer l'ennemi vers la grotte. Une voix s'élève pour dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas : " Il vaudrait mieux que cette petite soit morte. " Oui, approuvent les autres, ainsi elle ne souffrirait plus de la faim. La maman excédée tend la fillette à ses compatriotes :
" Tenez, allez la tuer, vous, si vous ne pouvez plus la supporter. Comment voulez-vous que je fasse pour la calmer ? "
Et malgré la grande lassitude qui s'empare de chacun, ils la supportent encore pendant des heures et des heures, avec ses cris d'enfant affamé. Josette aujourd'hui est mariée et mère de famille. Elle a trente ans et n'a, bien sûr, gardé aucun souvenir de la tragédie du Vercors. C'est mieux ainsi.
Chaque Vassivain aurait ainsi une histoire bien triste à raconter. Chacun la garde pour soi. Tous ont été cruellement frappés. Les moins touchés ont eux aussi connu la faim, la soif, la mitraillade incessante, la frayeur, la vermine, la gale, la furonculose, la misère, l'inconfort, les privations qui durèrent dix ans et surtout l'angoisse. Ah ! l'angoisse...
ANNEXE II
PETIT RENÉ
Dans le village vit René, un être étrange. Il est domestique dans une ferme de Vassieux. On l'appelle Petit René. De fait un matin, tandis que nous essayons d'écrire sans faute sous la dictée de M. Magnat, notre instituteur, deux coups de feu déchirent l'air. Nous sursautons. Ce n'est qu'à la sortie de l'école que nous verrons, spectacle terrible pour des enfants, le milicien du village gisant, la gorge tranchée après avoir reçu deux balles dans le corps. René, Petit René est là, calme, qui essuie sur la manche de sa veste son couteau encore taché du sang de sa victime. S'en servira-t-il encore pour trancher son pain ?
Ce René était la terreur de notre enfance. Nous l'évitions toujours. N'avait-il pas deux revolvers dont il pouvait se servir aussi bien de la main gauche que de la main droite ? Sans doute ne ferait-il jamais de mal à aucun des enfants du village, mais il vaut mieux éviter de le rencontrer...
Plus tard j'apprendrai qu'il fut abattu à son tour. N'avait-il pas à son actif un grand nombre de meurtres ? La guerre avait fait de ce modeste domestique une bête sanguinaire.
ANNEXE IV
CITATION DE VASSIEUX
Vassieux décorée de la Croix de la Libération le 4 août 1945 est une des cinq communes de France devenue Compagnon de la Libération, aux côtés de Paris, Grenoble, Nantes, l'île de Sein, par une citation signée Charles de Gaulle.
" VASSIEUX-EN-VERCORS,
" Nous vous reconnaissons comme notre Compagnon de la Libération dans l'honneur et par la Victoire. "
À Vassieux je veux associer de tout cœur Oradour-sur-Glane, autre village martyr de la Haute-Vienne. Les cendres des victimes du massacre d'Oradour sont vénérées par nous au Musée de la Résistance.
Les prêtres de ces deux villages martyrs se réunissent pour commémorer le souvenir des victimes de la barbarie nazie et pour prier pour la paix dans le monde.
ANNEXE VII
DISCOURS PRONONCÉ PAR LE MAIRE DE
VASSIEUX-EN-VERCORS, LE 21 JUILLET 1974
30e ANNIVERSAIRE
Monsieur le Ministre de la Défense,
Monsieur le Secrétaire d'Etat aux Anciens Combattants, Messieurs les Préfets,
Messieurs les Parlementaires,
Messieurs les Représentants des Nations Alliées, Messieurs les Officiers généraux,
Compagnons de la Libération,
Mesdames, Messieurs,
Vous voici, Mesdames et Messieurs, au cœur du Vercors légendaire, en cette modeste commune de Vassieux, Compagnon de la Libération aux côtés de Paris, de Nantes, de Grenoble, de l'île de Sein, aux côtés de tous ceux qui ont donné le meilleur d'eux-mêmes à la Patrie bafouée et qui l'ont aidée à se libérer des chaînes de l'envahisseur.
Dans le décor grandiose de cette humble nécropole nationale, vous retrouverez ici l'ombre et les cendres de héros tombés sur ces terres âpres et difficiles, et nous sentons rôder autour de nous leur fugace présence. Ils avaient trouvé asile en cette forteresse naturelle qu'est le massif du Vercors, et singulièrement sur cet immense Plateau qui accueillit, depuis 1942 et toujours en plus grand nombre, patriotes déterminés à lutter contre l'occupant, réfractaires au S.T.O. fuyant les ordres de réquisition, officiers et soldats de l'armée dissoute voulant continuer la lutte sous les plis de leurs drapeaux. Volontaires et proscrits connurent la rude existence de la montagne : l'hiver vient tôt chez nous et la belle saison dure peu.
Cependant, tous trouvèrent auprès de nos populations un accueil chaleureux, une aide constante et désintéressée, une discrétion de tous les instants. Patriotes et habitants de ce village vécurent ici, côte à côte, en parfaite harmonie, s'épaulant mutuellement, dans le même but suprême : redonner à la Patrie la liberté perdue, redonner à la France son visage généreux et accueillant. Et de longs mois s'écoulèrent, et les années passèrent où l'espoir succédait à la déception, où la déception faisait place à l'espoir, à l'espoir de ces derniers combats qui ne pourraient être que victorieux pour tous ceux qui, ici ou là, attendaient la fin de cette interminable nuit peuplée d'horribles cauchemars.
Mais déjà sur les plages normandes un jour nouveau s'est levé, un jour radieux qui annonçait la proche libération.
Le 14 Juillet 1944 un imposant parachutage tricolore redonnait à chacun beaucoup d'espérances prochaines, mais déclenchait aussi les premières représailles allemandes : dans le village atterré, c'étaient les premières ruines, les premiers brasiers, les premières victimes...
Vint alors le 21 juillet 1944... Trente ans déjà !... En quelques heures les troupes aéroportées allemandes semèrent sur ce Plateau toutes les horreurs d'une guerre atroce et inhumaine. Chacun fit face, surtout avec son cœur et son idéal, à ce déluge de feu et de mitraille. Beaucoup tombèrent : combattants vaincus accablés par la puissance d'un ennemi intraitable, implacable dans sa sinistre invasion, innocentes victimes abattues dans les champs, arrachées à la ferme familiale, torturées ou fusillées au détour du chemin. Tous avaient donné leur vie pour le même idéal, tous avaient arrosé du même sang généreux ces terres à jamais sacrées. Les pertes étaient très lourdes : plus de 100 maquisards, 72 habitants de la commune avaient trouvé la mort, la presque totalité des bâtiments était détruite, le cheptel tout entier était anéanti.
Aujourd'hui, patriotes et habitants de ce village abattus côte à côte dorment ensemble dans cette nécropole. Ils partagent leur dernier sommeil comme ils partageaient leur existence aux heures sombres de l'occupation dans le même espoir de lendemains meilleurs. Et les rescapés de cette horrible tragédie durent fuir leur village, quitter la terre de leurs ancêtres, abandonner le patrimoine familial consumé sous les ruines fumantes. Accueillis généreusement par les populations des communes voisines, revenus ensuite dans des baraquements provisoires, ils attendirent encore de longues années dans l'inconfort et les difficultés leur maison, leur ferme, leur commerce, leur école, leur église...
Après bien des tourments, bien des larmes versées, bien des deuils accumulés, après beaucoup de peines, de travail et de persévérance, le village renaissait peu à peu, prospérait dans la gloire de ses souvenirs, dans la foi en l'avenir de son ardente jeunesse.
Sans doute cette jeunesse a-t-elle entendu la grande leçon que lui ont léguée les martyrs de 1944. Puisse cette jeunesse et toute notre jeunesse la retenir longtemps et la communiquer à leur descendance : leçon de solidarité, leçon de dévouement à l'idéal commun allant jusqu'au total don de soi, attachement à la liberté par-delà croyances et conceptions philosophiques, leçon de persévérance malgré les déceptions et les malheurs passagers, leçon d'attachement à son petit coin de terre et par-delà, bien sûr, à la Patrie tout entière. Fière de son passé récent, confiante en un avenir plus serein et plus fécond, Vassieux-en-Vercors conduit sa destinée sur le chemin de l'histoire dont elle émailla voici quelque trente ans l'une des plus belles pages.
Puissent ses fils puiser dans le souvenir de ses souffrances et de ses sacrifices passés les forces nécessaires à assurer la pérennité de son existence...
Puissent tous les fils de la France trouver sur ce Plateau difficile l'idéal de la Liberté et d'union cher à ceux qui sont tombés sur ces terres.
Au nom du Conseil municipal, au nom de toute cette population que nous avons l'honneur de représenter à cette cérémonie, nous vous remercions d'honorer avec nous leur mémoire et leur sacrifice.
Tant d'actes de courage, tant de souffrances, de deuils et de larmes ont permis au général de Lattre de Tassigny d'affirmer sur ce Plateau, le 21 juillet 1946 :
" L'Histoire a déjà retenu le nom du Vercors comme l'un des symboles les plus purs et les plus glorieux de la lutte du peuple français pour sa liberté. "
21 juillet 1974.