Opération Walkyrie

LA RÉSISTANCE ALLEMANDE SE DÉCIDE BIEN TROP TARD À ÉLIMINER HITLER... ...ET ELLE ÉCHOUE...

La réussite de l'opération Overlord (débarquement allié en Normandie), modifiait sensiblement le rapport des forces en présence. Hitler qui, tout comme Guillaume H, avait la hantise d'une guerre sur deux fronts, en aura désormais trois à défendre simultanément. Par surcroît une synchronisation parfaite s'établit entre les offensives alliées dont les forces conjuguées s'orientent vers le Reich.

En France, après avoir pris pied solidement sur les plages de Normandie, les troupes du général Eisenhower libèrent, entre le 21 juin et le 19 juillet, Valognes, Cherbourg et Caen, et continuent leur progression vers Saint-Lô et Coutances.

En Italie, les armées anglo-américaines des généraux Montgomery et Bradley, après avoir libéré Rome le 4 juin, accentuent leur avance vers le Nord de la péninsule.

Sur le front de l'Est, les Russes ont déclenché, le 24 juin, leur offensive d'été. L'Armée rouge attaque vigoureusement, à la fois dans le secteur central et dans le secteur septentrional, à partir de la ligne Dvina-Pripet. Les Soviétiques avancent vers la Biélorussie et, en même temps, cherchent à se rapprocher de la Prusse Orientale en délogeant les Allemands des Etats baltes occupés trois ans plus tôt.

Enfin l'aile gauche de l'Armée rouge, appuyée par la 1re Armée polonaise, est au seuil de la Galicie et, plus au Sud, la Roumanie est menacée d'invasion. Le vaste empire hitlérien craque de toutes parts...

Pendant ce temps, les grandes villes d'Allemagne sont bombardées systématiquement par l'aviation alliée. Stuttgart, Cologne, Aix-la-Chapelle, Munich, Hambourg... croulent sous les bombes et les victimes de ces raids aériens se comptent par dizaines de milliers. Pendant les premières années de la guerre, les nazis, Hermann Goering en tête, étaient tout fiers de semer la désolation et la mort, grâce à la Luftwaffe, en Pologne, en Hollande, en Belgique, en France, en Grande-Bretagne, en Russie... A présent, l'Allemagne apprend à connaître, à son tour, les calamités de la e guerre totale.

Cependant, à l'intérieur du Reich, les nazis se livrent, contre leurs propres concitoyens, à une terreur sanglante qui ne fait que croître à mesure que se précise le désastre militaire. Quiconque a commis l'imprudence d'émettre un doute sur la victoire, de plus en plus improbable, de l'Allemagne hitlérienne, risque d'être dénoncé aussitôt. Il sera alors arrêté immédiatement, accusé de défaitisme, incarcéré puis traduit devant un tribunal d'exception qui, après

un jugement sommaire, le condamnera à mort. La sentence, prononcée en dernier ressort, sera exécutée dans les vingt-quatre heures.

De même, la moindre critique à l'égard du régime national-socialiste vaut au délinquant, homme ou femme, l'internement immédiat dans un camp de concentration. C'est ainsi qu'au seuil de l'année 1944 des dizaines de milliers d'Allemands se trouvent détenus dans les sinistres camps de la mort où ils partageront le sort tragique des Polonais, des juifs, des Tchèques, des Russes, des Roumains, des Hongrois, des Italiens et de tant d'autres victimes du nazisme déchaîné.

L'ATTENTAT

Soudain, une nouvelle stupéfiante se propage à travers le monde. On apprend le 20 juillet 1944 qu'un attentat vient d'être perpétré contre le maître omnipotent de l'Allemagne et que cet attentat - d'ailleurs manqué - a été l'œuvre d'une petite clique d'officiers ambitieux, irresponsables et stupides...

Cette nouvelle, à peine croyable, fut annoncée dans la soirée par la radio allemande dont le speaker stigmatisait avec indignation l'acte inqualifiable des traîtres, tout en se réjouissant de l'issue heureuse de l'événement puisque, grâce à la Providence, le Führer était en vie et parfaitement indemne.

En fait, ce jour-là, au début de l'après-midi, une bombe à retardement contenant une forte charge d'hexogène, explosif d'origine anglaise utilisé par l'Abwehr avait explosé à Wolfsschanze, G.Q.G. de Hitler, situé dans la forêt de Rastenburg, en Prusse orientale.

Alors que le Führer tenait une conférence militaire dans un des baraquements du Q.G., une bombe dissimulée dans une serviette de cuir fut déposée sous la table des cartes, à moins de deux mètres, à la droite du dictateur. On devait découvrir quelques heures après l'attentat que celui-ci avait été commis par un jeune colonel, grand mutilé de guerre, le comte Claus von Stauffenberg.

Ce dernier avait été convoqué par Hitler afin que lui fût présenté un rapport détaillé sur la formation des unités de Volksgrenadiere qu'il était chargé de mettre sur pied.

Après avoir déposé sa serviette sous la table des cartes, Stauffenberg prévint le maréchal Keitel, l'un des principaux collaborateurs du Führer, qu'il devait s'absenter quelques instants pour une communication téléphonique très urgente avec Berlin. L'explosion se produisit quelques minutes plus tard, très exactement à 12h42.

On eût dit qu'un énorme lustre nous tombait sur la tête, raconta par la suite le général Jodl qui avait été légèrement blessé au crâne par la chute des gravats. La déflagration fut en effet extrêmement violente et provoqua dans la salle des conférences des dégâts considérables.

Au moment de l'explosion, Hitler, penché sur les cartes d'état-major, s'entretenait avec le colonel Brandt. Quelques instants auparavant, celui-ci, gêné dans ses mouvements par la gosse serviette posée à ses pieds, l'avait repoussée d'un mouvement brusque. La serviette glissa ainsi derrière un socle de chêne massif sur lequel reposait le plateau de la table. Le colonel Brandt, par son mouvement quasi machinal, sauvait la vie du Führer ; en revanche, il se condamnait à mort lui-même. Brandt fut littéralement déchiqueté par l'explosion.

Mais il y eut bien d'autres victimes. Un sténographe eut les jambes broyées. Les généraux Korten et Schmundt furent tous deux mortellement blessés. Deux autres généraux, Bodenschatz et Scherif, ainsi que le lieutenant-colonel Borgmann furent blessés grièvement. Les généraux Heusinger et Buhle, le contre-

amiral von Puttkamer et le capitaine de vais-seau Assmann, s'en tirèrent avec des lésions moins graves. D'autres participants à la conférence furent plus ou moins atteints.

Quant à Hitler lui-même, il devait quitter presque indemne le local dévasté. Son pantalon était déchiré ; il avait le visage noirci, les cheveux roussis ; il avait subi quelques brûlures, quelques légères contusions, notamment au coude droit, et une lésion du tympan.

Cela tenait presque du miracle et, quelques heures plus tard, lorsque Mussolini - attendu ce jour-là - viendra lui rendre visite, le Führer ne manquera pas d'invoquer la main de la Providence, tout en conduisant le Duce sur les lieux de l'attentat.

L'ENQUÊTE DE LA GESTAPO

Dans la confusion créée par l'éclatement de l'engin, on avait cru tout d'abord à un bombardement aérien. Puis, comme une équipe d'ouvriers travaillait à proximité, on avait pensé que l'un de ces hommes pouvait être l'auteur de l'attentat.

Mais le vrai coupable fut démasqué le jour même, dès l'ouverture de l'enquête de la Gestapo, enquête dirigée, en haut lieu, par le docteur Kaltenbrünner, bras droit de Himmler.

Keitel se rappela, en effet, la communication téléphonique alléguée par Stauffenberg, alors qu'il s'apprêtait à quitter la salle de conférences quelques minutes avant l'explosion. Vérification faite auprès du standardiste, il s'est avéré qu'aucune communication avec Berlin n'avait été établie à cette heure-là. De plus, les trois spécialistes d'explosifs, mandés sur les lieux par Himmler, dès son arrivée à Wolfsschanze, réussirent à reconstituer, à la manière d'un puzzle, la serviette de Stauffenberg, en rassemblant les débris de cuir et de métal. Les mêmes techniciens retrouvèrent également le détonateur ayant provoqué l'explosion de la bombe. Enfin le témoignage du chauffeur de la voiture qui avait reconduit Stauffenberg à l'aérodrome, après son départ précipité du G.Q.G., permit de retrouver une seconde charge d'hexogène dont l'auteur de l'attentat s'était débarrassé sur le chemin du retour.

Étant donné le faisceau de preuves d'ores et déjà réunies, la culpabilité de Stauffenberg ne faisait plus aucun doute.

Hitler qui, très rapidement, avait acquis la conviction qu'il ne s'agissait pas, en l'occurrence, d'un acte isolé mais d'une véritable conjuration, ourdie par une clique d'officiers, nomma séance tenante, Heinrich Himmler, commandant en chef des Forces Armées de l'Intérieur (Ersatzheere), chargé du maintien de l'ordre sur le territoire du Reich. Himmler reçut à cet effet pleins pouvoirs, y compris celui d'arrêter tout militaire qui lui paraîtrait suspect, quels que fussent son grade et ses états de service, et même de l'abattre à vue au moindre signe de résistance.

Himmler, considéré par le Führer comme l'un de ses collaborateurs les plus fidèles (der treue Heinrich), accepta cette mission en déclarant simplement :

- Mon Führer, vous pouvez compter sur moi !

Et il affirma que l'enquête débutait à zéro.

Toutefois il ne semble pas que cette affirmation ait été conforme à la vérité. Il résulte en effet des documents découverts après l'effondrement du IIIe Reich que les services secrets de la Gestapo, dirigés par Himmler, étaient parfaitement au courant, bien avant le 20 juillet, de la conspiration qui se tramait.

Dès lors il est permis de se demander pour quels motifs le Reichsführer Himmler qui, depuis des mois, était sur la piste des conjurés, n'en avait jamais soufflé mot à Adolf Hitler. Faut-il voir en ce chef de la Police allemande une sorte d'émule de Joseph Fouché ? Comme son devancier célèbre, jouait-il le double jeu et était-il résolu déjà à trahir, au moment opportun, le maître qu'il servait ? Cette hypothèse apparaît parfaitement plausible à la lumière des événements qui ont précédé l'écroulement final de l'Allemagne hitlérienne.

CHEF DE LA CONJURATION

La personnalité de Claus von Stauffenberg - véritable figure de proue de la conjuration antihitlérienne - mérite d'être connue. Né en 1907, il était issu d'une famille d'aristocrates, originaire de Souabe. Son arrière-grand-père, l'illustre maréchal von Gneisenau, avait combattu jadis l'armée de Napoléon Ier. Le père de Stauffenberg avait été haut maréchal à la cour du dernier roi de Wurtemberg. Lui-même, malgré son penchant pour l'architecture, choisit finalement la carrière des armes et entra à l'École militaire.

Il fut un officier extraordinairement doué. Catholique pratiquant, esprit brillant et cultivé, le comte von Stauffenberg était un homme supérieurement intelligent, dynamique, équilibré, tout aussi épris d'équitation et de sports que d'art, de musique et de poésie. Il fut l'ami et l'ardent disciple du poète rhénan Stefan George. Rappelons à ce sujet qu'en avril 1945, Himmler a tenté d'entamer des négociations, à , l'insu du Führer, avec les Alliés occidentaux, grâce aux bons offices du comte Bernadotte, neveu du roi de Suède.

Je serai le soldat des guerres justes...

Le rédempteur du monde.

Je serai ton chevalier et ton serviteur.

Que nul autre désir ne s'éveille en mon âme !

Cette strophe du poète reste gravée profondément dans l'esprit de Stauffenberg.

Lors de l'avènement du régime national-socialiste, il fut contraint certes, comme tous ses camarades de promotion, de prêter serment à Hitler. Il le fit toutefois sans enthousiasme, et son adhésion au nouveau régime procédait davantage de la nécessité que de l'inclination. Il paraît douteux que, même au début de l'ère hitlérienne, il ait été un nazi.

Quoi qu'il en soit, la vague de pogromes qui déferla sur l'Allemagne à partir de 1938, sema dans son esprit des doutes profonds sur la qualité du régime qu'il s'était engagé à servir. Quelle rénovation pouvons-nous espérer, se demanda Stauffenberg, alors que des bandes armées de S.S., aux ordres des nouveaux maîtres du Reich, parcourent les rues de la capitale en maltraitant les Juifs et en incendiant leurs temples ?

Ces doutes se transformèrent en angoisse lorsque, en septembre 1938, il vit se profiler à l'horizon le spectre de la guerre, d'une guerre à laquelle, il le savait bien, l'Allemagne n'était pas encore préparée. Der Narr macht Krieg ! (L'imbécile prépare la guerre !) disait Stauffenberg devant ses intimes. Il est donc évident que, dès ce moment-là, il était opposé à la politique de Hitler.

Les hostilités commencent un an plus tard. Le jeune officier doit rejoindre son poste séance tenante.

Il prend congé de son épouse, Ellen Marion, qui attend son cinquième enfant.

Stauffenberg est envoyé en Pologne avec une division de Panzer et regagne les quartiers généraux avec le brevet d'état-major. Il fera ensuite la campagne de France : Sedan, Saint-Omer, Abbeville... Il assiste à la tragédie de Dunkerque, à l'occupation de Paris, ville ouverte, puis va rejoindre l'état-major installé à Fontainebleau.

Enivrés par les succès inespérés remportés sur le front de l'Ouest, ses camarades exultent ; Stauffenberg demeure circonspect, pour sa part. Il connaît les Anglais et leur farouche résolution de poursuivre la lutte. Il sait que pour Hitler la partie n'est pas encore gagnée.

En juin 1941, Claus von Stauffenberg est envoyé sur le front de l'Est. En sa qualité d'officier d'état-major, il est affecté au Q.G. de l'Ukraine, à Vinnitza. Il passera en Russie près de vingt mois au cours desquels il apprend à connaître les peuples slaves et leur volonté inébranlable de résister à l'oppression.

Il assiste aux violences exercées par les S.S. et les S.D. des Einsatzgruppen spécialement formés à cet effet, contre les prisonniers de guerre et les populations civiles ; il est témoin des déportations massives de travailleurs forcés (hommes et femmes), du pillage des églises et des établissements culturels ; il assiste à l'assassinat des commissaires politiques, des communistes et des juifs. Il voit enfin des jeunes filles israélites, toutes tremblantes de terreur, emmenées vers les bouges réservés au délassement des guerriers.

Alors les yeux de Claus von Stauffenberg s'ouvrent tout grands à la réalité hitlérienne. Est-ce cela la guerre juste chantée jadis par son ami, le poète ? Ce long séjour en Russie lui a permis de parcourir son chemin de Damas. Dès ce moment-là, sa décision était prise...

Ce fut également sur le front d'Ukraine que Stauffenberg rencontra les deux hommes qui devaient donner à son existence une orientation nouvelle : les généraux von Tresckow et Schlabrendorff. Tous deux étaient écoeurés par la stratégie empirique du Führer qui, jour après jour, menait au désastre l'armée allemande. Et, tout autant que Stauffenberg, ils désapprouvaient les procédés inhumains dont usaient les deux délégués du Reich, Martin Bormann et Alfred Rosenberg, pour administrer les territoires envahis.

Aussi les deux généraux étaient-ils résolus à faire tout ce qui était en leur pouvoir pour abattre Hitler. Et ils reconnurent en Stauffenberg l'homme qu'ils cherchaient. Mais au début de février 1943, Claus von Stauffenberg, dont le moral avait été profondément ébranlé par le désastre de Stalingrad, sollicita avec insistance sa mutation. Il désirait combattre en première ligne, mais ailleurs qu'en Russie.

Ses vœux furent rapidement exaucés. Affecté à la 10e division Panzer de l'Afrika Korps, opérant sur le front de Tunisie, il rejoignit aussitôt, par la voie des airs, son nouveau poste d'officier d'opérations.

Des combats acharnés se déroulaient à l'époque près de la frontière libyenne entre l'armée de Rommel et les forces alliées. Le 7 avril 1943, la voiture transportant Stauffenberg fut encadrée soudain par une gerbe de feu jaillie d'un avion de bombardement.

Grièvement atteint, Stauffenberg fut évacué, quelques jours plus tard, sur l'hôpital militaire

de Munich. Pendant de longues semaines, il resta entre la vie et la mort. Il fut finalement sauvé. Mais le jeune officier de belle prestance n'était plus qu'un infirme.

Claus von Stauffenberg avait perdu l'oeil gauche, la main droite, deux doigts de la main gauche, et il portait sur tout le corps des marques de graves blessures.

Pourtant, à force de volonté et de persévérance, il parvient à se servir de sa main mutilée ; et, loin de renoncer à la lutte, il brûle d'impatience de rejoindre son combat.

- Je sens que je dois faire quelque chose de plus pour l'Allemagne, dit-il à son épouse venue le visiter à l'hôpital.

Puis il ajoute :

- Nous autres, officiers d'état-major, devons tous assumer notre part de responsabilité. Toutefois ses confidences s'arrêtent là. Ellen Marion Stauffenberg ignorera tout des activités de son mari.

Au cours de l'été, alors qu'il était en convalescence, Stauffenberg écrivit à son ami, le général Olbricht, chef du bureau général de l'Armée, attaché à la Bendlerstrasse (ministère de la Guerre), pour lui demander à réintégrer le service actif. Dès le mois de septembre, Stauffenberg était promu au grade de lieutenant-colonel et nommé chef d'état-major du général Olbricht.

LE PLAN WALKYRIE

La collaboration étroite au ministère de la Guerre de ces deux officiers profondément antinazis se révéla particulièrement fructueuse. Bientôt de nombreuses personnalités de premier plan se ralliaient au mouvement, et la conjuration, tout en se renforçant, prenait une extension considérable. C'est ainsi qu'on apprendra plus tard qu'en fait la petite clique d'officiers, vitupérée par Hitler après l'attentat du 20 juillet, comprenait pratiquement presque toute l'élite des cadres supérieurs de l'armée allemande.

Les noms du feldmarschall Witzleben et du général Beck se trouvaient inscrits en tête de la liste, car ils devaient prendre le pouvoir et constituer un gouvernement provisoire après la disparition du dictateur. Mais beaucoup d'autres officiers de haut grade figuraient sur la liste noire dressée par les services de la Gestapo. Parmi les personnages les plus représentatifs, citons (en dehors de ceux déjà mentionnés) : le général Wagner, chef des services du Quartier Général de l'Armée ; le général von Falken-hausen, gouverneur militaire de la Belgique ; le général von Stülpnagel, gouverneur militaire de la France ; le général Stieff, attaché au service de commandement de l'O.K.H. ; le général Fellgiebel, chef des transmissions de l'O.K.W., etc.

Le maréchal Erwin Rommel lui-même, idole du peuple allemand qui l'avait surnommé Renard du désert, ne tarda pas à être impliqué dans cette affaire.

Mais ce serait une grave erreur que de croire que la conjuration antihitlérienne fût exclusivement militaire. En réalité, si le clan des officiers a été prédominant, c'est parce que seule l'Armée possédait la force nécessaire pour abattre la tyrannie sanglante de Hitler.

Cependant le vaste mouvement antinazi, au seuil de cette année 1944, puise ses racines dans toutes les couches sociales, depuis la haute aristocratie jusqu'au plus humble travailleur manuel, inapte au service armé. Le clergé lui-même n'y reste pas indifférent. C'est ainsi qu'au sein de la conjuration, les représentants de la noblesse, tels que Halen, Mumm, Gutenberg, côtoient de hauts fonctionnaires, tels que le docteur Goerdeler, Bürgermeister de Leipzig, le docteur Stroelin, Oberbürgermeister de Stuttgart, le comte Helldorf, préfet de Police de Berlin, etc., des syndicalistes tels que Leuschner et Leber, des ecclésiastiques tels que Wirmer, Berhard Letterhaus, Mgr Müller, dont les voix se sont élevées si souvent - malgré la menace de la répression nazie - pour stigmatiser les excès et les crimes du régime hitlérien.

Les rapports détaillés de la Gestapo, saisis à la fin de la guerre, nous révèlent qu'un véritable plan insurrectionnel a été élaboré par les conjurés sous le nom conventionnel de Walkyrie. Et, une fois de plus, on s'étonnera de la rapidité pour le moins suspecte avec laquelle les services secrets de Himmler ont démêlé l'écheveau complexe de la conspiration dont les ramifications s'étendaient non seulement à toutes les grandes villes d'Allemagne, mais encore aux pays asservis de l'Ouest.

En effet, un rapport de la Gestapo, daté du 21 juillet 1944, mentionne ce qui suit :

C'est depuis mars et surtout depuis mai 1944 qu'ont été décidées les mesures qui devaient suivre la mort du Führer. Les commandants des régions militaires avaient dans leur coffre-fort des enveloppes cachetées qu'ils ne devaient ouvrir qu'à la réception du mot-code de Berlin Walkyrie.

Ce nom, choisi pour une opération qui, en réalité, devait constituer un véritable putsch militaire déclenché par l'Armée régulière de l'intérieur (unités de réserve composées de jeunes recrues), contre les forces parallèles purement nazies : la S.S. et le S.D., existait déjà avant l'élaboration du plan insurrectionnel. Les conjurés n'avaient fait que reprendre à leur compte le plan Walkyrie établi sur l'ordre de Hitler en prévision des troubles qu'étaient susceptibles de provoquer, à l'intérieur du Reich, les quelque cinq millions de travailleurs étrangers qui s'y trouvaient à l'époque.

Dès lors on peut se demander si les conjurés n'avaient pas choisi à dessein le mot-code déjà existant, de manière à accroître la confusion et à exploiter, à leur profit certains projets conçus par les autorités légales.

Quoi qu'il en soit, il ne fait aucun doute que le plan Walkyrie hitlérien a été sensiblement remanié par les conspirateurs, grâce à la collusion de Stauffenberg et de ses chefs hiérarchiques, Olbricht, Fellgiebel et Fromm, tous ces officiers supérieurs ayant transformé les bâtiments austères de la Bendlerstrasse en une véritable forteresse antihitlérienne.

Le plan des conjurés prévoyait que, dès que Hitler aurait été éliminé, l'ordre Walkyrie ! serait lancé par le général Olbricht, tandis que Fellgiebel couperait toutes les communications avec le G.Q.G. de Rastenburg. Aussitôt les troupes de la Wehrmacht, stationnées à Berlin, passeraient à l'action, y compris les unités Panzer.

L'armée allemande nous obéira sans broncher, affirma le générai Beck, l'un des chefs de la conjuration. Les soldats nous obéiront aveuglément parce que la soumission totale à une discipline implacable constitue la vertu dominante de notre armée, une vertu d'ailleurs conforme à la tradition ancestrale.

Ainsi donc, grâce à l'intervention foudroyante des forces de l'intérieur, les locaux de la Chancellerie et les principaux bâtiments publics seraient occupés par la troupe. Les unités pro-hitlériennes S.S. et S.D. seraient capturées et désarmées, ainsi que leurs chefs. Parallèlement à cette action entreprise dans la capitale, des mouvements analogues se dérouleraient dans toutes les grandes villes de province, en conformité des ordres transmis par télescripteur.

Le pouvoir instauré par Hitler serait alors aboli et un gouvernement provisoire lui succéderait, ayant à sa tète le maréchal Witzleben et le général Beck qui, tout en maintenant l'ordre à l'intérieur du Reich, prendraient contact séance tenante avec les Alliés occidentaux en vue de négocier les conditions d'un armistice.

Lorsque, après l'attentat manqué, Goebbels eut pris connaissance des rapports de la Gestapo, il s'efforça de tourner en dérision le plan des insurgés.

- Cette opération Walkyrie, s'écria-t-il, constitue le bluff le plus colossal qu'on ait imaginé.

Et il se plut à railler la clique de la Bendlerstrasse que quelques coups de fusil eussent suffi à disperser.

Certes, l'échec de l'attentat devait mettre fin, brutalement, au rêve des conspirateurs. Mais les fanfaronnades de Goebbels n'abusaient personne. En fait le plan Walkyrie conçu par Stauffenberg et par ses amis n'avait rien d'utopique, et il avait toutes les chances de réussir au cas où le dictateur aurait été éliminé. D'autant plus que la mort de Hitler eût aboli les ultimes scrupules des officiers qui hésitaient encore à se joindre au mouvement en raison du serment prêté jadis au Führer.

Le succès de l'opération fut d'ailleurs total à Paris, le 20 juillet, jusqu'au moment où le groupe des conjurés, présidé par le général von Stülpnagel, eut appris, tard dans la soirée, que l'attentat avait été manqué.

À Berlin, par contre, les hésitations d'Olbricht qui n'osa pas déclencher l'opération Walkyrie !, en attendant le retour de Stauffenberg, ainsi que les tergiversations de Fromm qui avait eu dans cette affaire une attitude extrêmement équivoque, firent avorter le plan insurrectionnel, car un temps précieux avait été perdu et les ordres décisifs avaient été lancés trop tard...

LES REPRÉSAILLES

Dans son allocution radiodiffusée dans la nuit du 20 au 21 juillet, Hitler a déclaré notamment :

... Cette fois, nous allons régler son compte à la clique des conspirateurs ! Nous réglerons leur compte de la façon qui nous est familière, à nous, nationaux-socialistes !

La menace n'a pas été proférée en vain. Elle sera tenue au-delà de tout ce qu'il était possible d'imaginer. La répression nazie frappera sans pitié et sans discrimination coupables et innocents, hommes et femmes, parfois même des enfants en bas âge. Les familles des conjurés seront anéanties.

Rappelons qu'au total 5.000 personnes environ ont payé de leur vie un crime auquel la plupart d'entre elles n'avaient pas été mêlées, et que des hommes, des femmes n'ayant pris aucune part à la conjuration furent néanmoins livrés aux bourreaux ou internés dans des camps d'extermination.

La folie sanguinaire des nazis n'avait plus de bornes. Et même le repos des morts ne fut pas respecté. Ayant estimé, après coup, que la fin de Beck, d'Olhricht, de Stauffenberg et de son ami Merz von Kirnheim avait été trop rapide, Himmler ordonna que leurs corps fussent exhumés, profanés et brûlés, dès le lendemain des exécutions sommaires.

Loin de dissimuler ces faits, Himmler s'en glorifie, au contraire. Dans une allocution prononcée le 3 août, il déclare :

J'ai donné l'ordre de brûler les cadavres et de disperser les cendres à travers champs. Nous ne voulons pas garder le moindre souvenir de ces gens ni de ceux qui iront les rejoindre ! Après toutes les atrocités commises par les nazis dans les semaines qui suivirent l'attentat du 20 juillet, après la parodie de justice du Tribunal du peuple (Volksgericht), après les innombrables sentences de mort, rendues en séries, immuablement, par le président Freisler que Hitler lui-même avait surnommé : le Vichinsky allemand ; après les exécutions des généraux (ils furent pendus à l'aide de cordes de piano et de crocs de boucherie, sous l'oeil implacable des caméras cinématographiques, enregistrant tous les détails du supplice), après le massacre d'innocents et la profanation de cadavres, on pouvait croire que l'extrême limite de l'horreur avait été atteinte.

Mais les nazis déchaînés et toujours insatisfaits devaient réussir ce tour de force qui consistait à se rendre odieusement ridicules même au milieu d'une tragédie sans nom.

Le maréchal Rommel, dont la participation au complot avait été établie par la Gestapo, reçut le 14 octobre 1944, dans sa propriété d'Herrlingen (près d'Ulm) où il se rétablissait des graves blessures contractées sur le front de l'Ouest, la visite de deux émissaires du Führer. Ceux-ci avaient été chargés par Hitler de proposer au maréchal le marché suivant : ou bien il acceptait de mettre fin à ses jours, à l'aide du poison dont ils étaient porteurs ; ou bien, en cas de refus, il serait traduit devant le fameux Tribunal du peuple.

Dans la première hypothèse, Hitler prenait l'engagement de faire célébrer, en l'honneur de Rommel, des funérailles nationales ; de plus, aucun membre de sa famille ne serait inquiété.

En revanche, dans la seconde hypothèse, Hitler tenait à avertir le maréchal qu'aucune garantie ne pourrait lui être donnée quant à la sécurité de ses proches parents (notamment de sa femme et de son fils) et qu'en outre, l'opprobre dont il serait couvert à la suite du procès rejaillirait non seulement sur sa famille et ses amis, mais encore sur l'armée allemande tout entière.

Devant un tel dilemme, le choix de Rommel était aisément prévisible : il préféra le suicide. Fidèle à sa parole, Hitler ordonna que fussent célébrées des funérailles dignes d'un héros, et le maréchal von Rundstedt fut chargé de prononcer devant le cercueil où reposait le Renard du désert une oraison funèbre. Le discours, préparé à l'avance, contenait dans sa péroraison la phrase suivante :

Son cœur appartenait à notre Führer !