Les années de la Libération

Le 7 juin 1941, des gradés allemands sont venus, accompagnés de Monsieur Letourneur, pour donner l'ordre à mon père de se mettre à leur disposition avec son véhicule. Il devait se présenter le soir, à vingt heures, sur la place du marché, pour disaient-ils, aller à Saint-Lô déménager des archives (?) Monsieur Letourneur nous ayant prévenus préalablement, seul Emo était présent à la maison, lors de la visite des allemands. Bien entendu, papa Zanello décida qu'il n'irait pas. Nous l'avons aidé à démonter la batterie et à la cacher. Il a bricolé le moteur pour le mettre en panne et toute la famille, parents et enfants est partie se cacher à l'Azerie, dans la ferme de Monsieur et Madame Voisin, dans la crainte de représailles. Le lendemain Emo et moi sommes venus rôder autour de la maison. Tout était calme et il n'y avait aucun signe d'inquiétude. Le surlendemain nous sommes venus démonter les roues, ainsi que celles de la traction avant Citroën qui était toujours là, mais qui ne roulait plus depuis quatre ans. Un grand trou dans le jardin (à la pelle et à la pioche et dieu sait si ce terrain rocailleux était dur!) et nous avons enfoui toutes les roues avec leurs pneus, les protégeant de bâches. Prudemment nous n'avons pas réintégré la maison, et c'est ainsi que la famille Zanello a été l'une des premières, sinon la première, à quitter son domicile, dès le 7 juin.

Vers la fin du mois de juillet, les bruits de tirs d'artillerie se rapprochaient de plus en plus. Beaucoup d'avions passaient au-dessus, de nous, Sur la petite route, devant nous, les soldats allemands se déplaçaient en désordre, toujours dans le sens Moyon-Tessy, avec toutes sortes de moyens de locomotion, de l'auto-mitrailleuse à la carriole à cheval, en vélo, souvent et même à pied, pas rasés, souvent harassés, franchement apeurés. Nous percevions bien la débandade de l'armée allemande.

Mon père nous demandait d'être très prudents, de ne pas nous faire voir et nous disait que nous allions voir arriver les troupes alliées, d'un jour à l'autre. Les soldats allemands se faisaient de plus en plus rares, remplacés par les civils qui avaient décidé de fuir pour s'éloigner de la " ligne de feu " et des ultimes combats, qui se rapprochaient inexorablement. Mon père estimait qu'il ne fallait pas partir, alors que ma mère le souhaitait vraiment, tout comme la famille Voisin. En passant, les civils, que nous connaissions pour la plupart, nous criaient de faire comme eux, nous assurant qu'il était trop dangereux de rester. Finalement mon père a cédé. Nous avons rapidement fabriqué des petits chariots, montés sur des roues de bicyclettes. L'ingéniosité de mon père était extraordinaire et nous nous sommes retrouvés avec deux petites merveilles, légères, roulantes, que nous pouvions tirer ou pousser. La famille Voisin, a préféré une charrette à cheval.

Nous avons quitté la ferme de l'Azerie le premier août, en direction du bourg de Tessy, avec des tirs d'obus qui passaient au-dessus e nos têtes. Je me souviens que mon père, très contrarié, continuait de dire que nous faisions une grosse erreur en partant. (Il est certain qu'à ce moment-là, il n'y avait plus de soldats allemands derrière nous. Pendant notre exode, sans le savoir, nous n'avons fait que courir devant les troupes américaines, pour en fait rattraper l'ennemi ! Comme on le sait, Tessy a d'ailleurs été libéré le lendemain 2 août 1944... Voir en annexe : " La bataille de la poche de Tessy ").

Nous sommes passés devant notre maison. C'était poignant de la laisser derrière nous. Nous étions pris aux tripes, au bord des larmes... Mais l'instant d'après, c'est un spectacle incroyable qui nous a sauté aux yeux. L'immeuble Hurel-Casanova avec ses si beaux magasins était en feu. Je conserve une vision apocalyptique de ce moment-là. Les rues du bourg étaient désertes. Je me souviens de n'avoir aperçu qu'un seul soldat allemand, qui courait aussi vite qu'il le pouvait dans la rue Basse. En fait, au moment même où nous le traversions, notre village se trouvait sous le tir des bombes incendiaires américaines. Nous devions faire partie des tous derniers à quitter Tessy et à partir en exode...

Nous avons pris la direction de Gouvets, par les petites routes, en tirant nos petits chariots, dans lesquels nous emmenions des vêtements, du linge, des couvertures et toutes les provisions que nous avions. U argent, les quelques billets dont nous disposions étaient dissimulés dans de petites pochettes en tissu cousues par ma mère à l'intérieur de nos vêtements. Nous sommes ensuite passés par Saint Vigor-des-Monts et Montbray. Je ne me souviens pas d'avoir aperçu de soldats. De temps à autre, par contre, nous rencontrions d'autres réfugiés et nous nous encouragions mutuellement.

J'aurai toujours en mémoire l'étape de Saint-Maur-des-Bois. À la fin de la journée, nous prenions nos dispositions pour passer la nuit, lorsque des chars allemands sont passés devant nous très rapidement en direction de La Chapelle-Cécelin. Ils transportaient des soldats morts, accrochés tant bien que mal aux tourelles. C'étaient les premiers cadavres de soldats que je voyais et j'étais terriblement impressionné. Les femmes se sont regroupées pour prier à haute voix. L'atmosphère était sinistre, lugubre.

J'ai voulu m'éloigner, me détendre un peu, être seul, ce qui m'a valu d'avoir la peur de ma vie. En prenant un petit chemin, je me suis trouvé presque aussitôt face à trois jeunes soldats allemands, moins âgés que moi, visiblement épuisés et désemparés. J'ai lu de la haine dans leurs yeux. Je pense qu'ils auraient bien voulu être à ma place. Ma liberté devait leur sembler provocante. J'ai compris instinctivement que je ne devais pas reculer. Je suis passé devant eux. C'est un miracle qu'ils ne m'aient pas agressé ou tiré dessus. Hors de leur vue, je me suis vite débrouillé pour retrouver notre groupe. Je me souviens de la nuit qui a suivi. Nous dormions, nous les hommes, sous la charrette et je peux vous assurer que J'ai eu beaucoup de mai à trouver le sommeil. Je revoyais sans cesse les yeux de ces jeunes soldats.

Notre périple s'est poursuivi par Coulouvray-Boisbenâtre, SaintPois et quatre jours après avoir quitté Tessy, nous avons atteint Le Mesnil-Gilbert. Mon père a décidé que nous nous arrêterions là. Pour lui, il était inutile d'aller plus loin. Il regrettait toujours notre départ de l'Azerie, estimant qu'il faudrait bien à un moment ou l'autre accepter de se laisser dépasser par " la ligne defeu ". Maman que je trouvais très courageuse, certainement très angoissée, était fatiguée. Elle parlait de moins en moins.

Nous avons reçu une hospitalité chaleureuse dans une ferme, tenue par un couple d'une cinquantaine d'années qui nous a proposé de nous installer dans un petit corps de bâtiment, à cinq cents mètres environ de leur ferme. Il fallait suivre un chemin, tout en montée, pour s'y rendre. Il y avait une habitation ancienne abandonnée. Nous étions dix personnes, dont quatre femmes et nous avons préféré nous abriter dans la grange attenante plus spacieuse, qui contenait beaucoup de paille, Sous la conduite de mon père, qui dirigeait la manoeuvre, chacun a très vite trouvé une place convenable. Pour mon frère et moi, les aspects un peu cocasse de la situation ne manquaient pas de nous amuser. Nous nous moquions de certaines manies des uns et des autres, notamment de celles de la couturière de la famille Voisin. Cette demoiselle d'un âge certain se prénommait Angèle, et vivait cette expédition, sans quitter d'un pouce son matelas. Au départ de l'Azerie déjà, elle nous avait amusés, en déclarant que si l'on ne prenait pas son matelas, elle ne partait pas. Avait-elle un trésor caché dedans ?

" Pour ce soir venez à la maison, nous allons vous préparer la soupe et nous avons du bon pain que nous venons de cuire ", nous avaient dit nos hôtes. Nous voilà donc, redescendant le chemin en sens inverse, pour nous retrouver dans la bonne humeur autour de la grande table, dans une vaste cuisine typique des fermes de l'époque, avec le sol en terre battue. La détente a été de bien courte durée. Des tirs d'artillerie ont commencé et se sont rapidement intensifiés. On les sentait de plus en plus proches. Je ne sais plus très bien comment ça s'est passé, mais je nous revois tous repliés dans les angles de la pièce, là où il n'y avait pas de fenêtres. Le bruit était intense, la maison tremblait. Plus personne pratiquement ne parlait sauf mon père qui encourageait les uns et les autres, tout en s'en prenant à mon frère et à moi qui voulions à tout prix regarder par les fenêtres.

Au lever du jour nous avons vu un char allemand, à l'abri d'un grand talus et d'arbres, un peu en retrait de la route, qui tirait assez fréquemment. C'est probablement lui qui attirait les tirs des chars américains et de leur artillerie .Il était à moins de cent mètres de nous. Un peu plus loin, nous avons vu deux autres chars allemands visiblement abandonnés, certainement touchés et un bâtiment d'une ferme voisine qui brûlait. Par deux fois des éclats d'obus sont tombés dans la pièce où nous nous trouvions, brisant des vitres. Cette fois, nous étions bel et bien " sur la ligne de feu ".

Assis ou couchés le long des murs, nous attendions, sans savoir ce qui allait se passer. Lorsque nous avions un besoin naturel trop urgent, nous allions furtivement nous soulager dans une petite pièce annexe dont ce n'était pas la destination prévue. Nous regardions sans cesse par le petit coin de la fenêtre, et dans le milieu de l'après-midi, nous avons soudain aperçu, deux soldats allemands s'extirper de la tourelle du char abrité par le talus et essayer de s'enfuir. Ils sont presque aussitôt tombés, certainement abattus par des tireurs américains. Vraiment une image de film. J'entends encore mon père dire que les américains ne devaient pas être loin.

Ensuite, tout est devenu formidablement silencieux. C'était surprenant. Plus un tir, plus un bruit. Les quelques avions qui continuaient à passer, étaient seuls à interrompre ce calme impressionnant. Nous avons attendu longtemps et finalement nous sommes sortis. Nous ne pouvions rien distinguer de particulier, en dehors du char allemand devenu muet. Nous devinions les cadavres des deux soldats allemands, cachés par les herbes. Nous venions de nous décider à regagner notre grange, lorsque nous avons vu sortir en rampant, tout autour de nous une multitude d'hommes, le fusil dans les mains. Il y avait beaucoup de soldats noirs. Les tenues étaient différentes.

C'étaient bien les américains, nos libérateurs !

Sans la moindre attitude amicale, très concentrés, comme si nous n'existions pas, ils se sont précipités dans la maison, pour la fouiller et s'assurer qu'il n'y avait pas de soldats ennemis. La situation était assez surprenante. Les américains semblaient s'installer dans le champ, devant la maison, mais ne s'occupaient absolument pas de nous. Nous n'avons pu nous congratuler qu'entre français. Nous avons un peu aidé nos hôtes à remettre de l'ordre dans leur maison, toujours dans l'indifférence, somme toute assez vexante, des soldats américains. Un peu avant la nuit tombante, nous avons regagné notre grange, en remontant le chemin... Sans nous en apercevoir, nous venions de quitter les lignes américaines !

Dans la nuit, depuis notre grange, où nous espérions enfin pouvoir dormir, nous avons entendu des bruits furtifs, aperçu des ombres courir, celles des soldats américains que nous reconnaissions maintenant à leurs casques et à leur façon de se déplacer, le fusil dans les mains. Réalisant tout le danger de la situation, mon père a demandé aux femmes de parier, de dire n'importe quoi, pour que dehors, les soldats ne se méprennent pas, qu'ils comprennent en entendant des voix féminines que nous étions vraiment des civils. Soudain, les deux grands battants de la porte de la grange se sont ouverts dans un grand fracas et nous avons été éblouis par de multiples lumières qui faisaient scintiller les canons des fusils, tout aussi inquiétants. Pas moyen de nous faire comprendre, nous ne parlions pas J'anglais, eux pas le français. L'heure n'était pas aux effusions. Les soldats américains nous ont donné quelques boites de conserves et nous ont carrément enfermés dans notre grange, la bouclant de l'extérieur.. Pour la seconde fois, nous venions d'être libérés par les américains !

Les portes de la grange assez vétustes avaient de larges interstices et chaque fois qu'un soldat en approchait, nous tentions de lui parier, mais sans le moindre succès. Dans l'après-midi, une jeep est arrivée avec des gradés. Attirés par nos appels, ils se sont approchés en parlant entre eux. Mon père a alors eu l'idée de parler en italien. Miracle, l'un d'eux a aussitôt engagé la conversation. C'était un capitaine d'origine italienne. Après avoir fait ouvrir les portes et sympathisé avec mon père, il expliqua que nous nous trouvions dans un très mauvais endroit, où les combats pouvaient reprendre à tout moment (nous avons compris plus tard que nous étions en fait en train d'assister aux préliminaires de la bataille de Mortain). Il nous conseilla de partir immédiatement en direction de Brécey, sans bagages ni chariots, de ne surtout pas passer par le centre de la localité, et de la contourner en direction de Villedieu. Nous sommes partis tous les quatre, nos autres compagnons ayant décidé d'attendre le lendemain, en espérant pouvoir passer avec leur charrette.

Nous marchions sur le bas côté de la route. La nuit venue, le bruit devint infernal. Face à nous, des chars, des camions et toutes sortes de matériels militaires avançaient lentement, sans fin, avec un bruit de roulement intense et lancinant. Une formidable impression de puissance se dégageait de ce spectacle auquel nous nous accoutumions, au fil des kilomètres. Aux abords de Brécey nous avons bifurqué à droite, par des sentiers, en traversant des jardins, en faisant attention et en aidant maman. Nous étions un peu survoltés, très euphoriques. Le bruit s'est éloigné rapidement et lorsque nous sommes parvenus sur la route en direction de Villedieu, il n'y avait plus aucune circulation, à tel point que nous marchions au milieu de la route. Cette fois, c'est le silence qui nous entourait. A quelques kilomètres de distance tout était différent. Pour nous la guerre était finie !

Nous avons du faire de nombreux arrêts. Ma mère, qui avait du consentir d'énormes efforts, pour nous suivre était très fatiguée, physiquement et moralement. Elle était de très loin la plus méritante. Pendant tout ce périple, je ne suis pas sûr que nous en ayons eu suffisamment conscience. Elle a stoïquement accompagné trois gaillards infatigables, à la marche, pendant huit jours ! Elle finit par faire un malaise, l'appréhension du retour n'y était certainement pas étrangère, non plus. Il faisait très chaud. Nous nous sommes arrêtés au Chefresne. Je la revois étendue, à l'ombre, sous des arbres. Dans la ferme, à l'entrée de laquelle nous étions, on a bien voulu nous prêter deux vélos. Emo et moi sommes vite venus à Tessy voir dans quel état se trouvait notre maison. Elle était debout. La dalle-terrasse était traversée d'un grand trou béant, mais comparativement à toutes les maisons brûlées autour de nous, il était évident que le pire nous avait épargné. La vision de la place du marché avec toutes ses maisons détruites était par contre traumatisante. Nous sommes vite retournés rassurer nos parents et leur décrire tout ce que nous avions vu. Le lendemain nous étions tous les quatre à Tessy. En arrivant devant notre maison, j'entendrai toujours mon père s'écrier, sur un ton de reproche " heureusement que vous trouviez qu'il n'y avait pas de dégâts! " Ce qu'il dit, bien entendu, en dialecte piémontais.

Durant notre périple de " réfugiés ", une anecdote assez madrée, mérite pourtant d'être racontée. Il faut se mettre dans la situation. Un soi r d'étape, au hasard des rencontres, nous nous sommes retrouvés trois copains tessyais, Joseph Viard, Pierre Anne et moi, ce devait être dans la région de Saint Pois. Dans une ferme toute voisine, les occupants avaient successivement refusé l'accueil pour la nuit, au groupe de réfugiés auquel nous appartenions et à celui dont faisait partie Pierre. Le fait était rarissime et nous en étions choqués. Joseph Viard imagina aussitôt une punition et nous demanda de l'accompagner. Il portait le brassard de secouriste de la Croix Rouge. A Tessy il avait dans ce domaine, rendu d'innombrables services à toute la population.

Nous voici donc revenus à la ferme, et Joseph d'expliquer que nous étions chargés par la Croix Rouge de préparer une salle de soins d'urgence, pour un convoi de blessés civils qui allait arriver. Il parla de réquisition. Ils devaient mettre à notre disposition un local... Joseph Viard, pour ceux qui l'ont connu, était capable, en pareille circonstance, d'un aplomb extraordinaire. Les fermiers nous proposèrent une sorte d'annexe, un grand débarras pratiquement vide. Joseph trouva qu'il convenait parfaitement. Il leur demanda des draps qu'il fallait absolument tendre au plafond et sur les murs. Ils apportèrent des piles de draps. Nous les avons dépliés et tendus plus ou moins bien au plafond, assez facilement, car il était relativement bas et constitué de planches disjointes. Prétextant que nous devions aller au devant du convoi de blessés, et après beaucoup de remerciements, nous leur avons demandé de bien vouloir continuer seuls pour les murs. Une histoire incroyable, mais bien vraie. Ce n'était pas dans mes habitudes d'agir ainsi, mais en la circonstance je n'ai eu aucun regret.

De retour à Tessy, chaque famille s'occupait de remettre en état son habitation. Ceux qui n'avaient plus de maison parvenaient à se reloger dans d'autres locaux qu'ils possédaient ou chez des amis. La solidarité était totale. Cette génération de la Libération a été formidable. Au fond de soi, chacun était heureux de s'en être bien sorti. Quelques familles malheureusement déploraient des victimes, mais compte tenu des événements, j'ai toujours pensé que leur petit nombre était miraculeux.

Des aides arrivèrent assez vite, des armoires rudimentaires et des couvertures, notamment. Pour les vivres, les " tickets " subsistaient, mais sur ce plan, dans notre région, il faut reconnaître honnêtement que nous n'avons pas souffert. Nous avions les produits de nos fermes. Nous étions sur la riche terre normande.

D'autres souvenirs m'ont bien davantage marqué sur cette période du retour, comme le grand nombre d'animaux tués, les vaches en particulier et les odeurs insupportables qui se dégageaient de leurs carcasses. Nous creusions de grands trous pour les ensevelir, avec notre mouchoir devant la bouche et le nez. Nous étions tous volontaires. Je m'y suis beaucoup dépensé. Le travail se faisait à la pelle et à la pioche ! D'autres visions subsistent, celles des arbres décapités par les obus, des Impacts de balles sur les murs... Plus tard, la découverte des ruines de Saint-Lô, comme la nature saccagée et désolée, à l'approche de la forêt de Cerisy, laissaient sans voix, faisaient monter une émotion intense. Il fallait voir pour se rendre compte. Avec l'habitude des images de la télévision, il en serait peut-être autrement, aujourd'hui ?

Dans les jours qui suivirent le retour d'exode de la plupart des tessyais, Il y eut des scènes de liesse avec les notabilités et les générations les plus anciennes, dont je n'ai conservé qu'un assez vague souvenir. On y buvait beaucoup et je n'ai jamais pu supporter les hommes ivres. J'étais choqué par l'attitude de personnes qui se donnaient, après coup, l'étiquette de résistants, mais cela a dû se voir partout. Il y avait un peu d'hystérie collective, pas mal d'engueulades d'ivrognes entre voisins, ou entre clans. Les clans laïc et catholique étaient très marqués, avant guerre, à Tessy. Mes parents s'en tenaient très éloignés et les générations Zanello suivantes, sont très naturellement restées dans cette ligne. Ces querelles sont heureusement passées de mode, pour pratiquement disparaître peu à peu. Ce qui m, 1 a le plus révolté, ce fut de voir couper les cheveux à deux pauvres femmes " collaboratrices ". Pour moi c'était un acte lâche. Je ne sais si elles méritaient pareille humiliation, mais cela m'a laissé un souvenir très pénible. J'ai oublié ceux qui tenaient les ciseaux, mais je les ai méprisés...

À la maison, nous nous sommes réorganisés dans deux pièces. Elle ne comportait à l'époque que le rez-de-chaussée, couvert d'une dalle en béton, façon terrasse. Le grand trou d obus qui l'avait traversée fut réparé plus tard. Il avait entraîné de gros dégâts aux cloisons et au sol. La belle façade en ciment bouchardé de papa Zanello était criblée d'impacts de balles. Mais nous avions toujours notre meuble. Mon père qui pensait à tout, avait eu l'idée de le murer dans le local qui est devenu aujourd'hui le sous-sol des bureaux actuels de l'entreprise. Là aussi, c'est une dalle en béton qui recouvrait ce début de construction. Les pilleurs de ruines (il y en aura toujours) avaient commencé le murage. Il devait sans doute être trop solide, long à démolir. Bref, nous sommes revenus à temps.,

Peu après notre retour, nous nous sommes empressés de remettre le gazogène Peugeot en état de marche. Pour la traction avant Citroën, ce fut plus problématique, car elle avait été endommagée par un obus. Nous l'avons envoyée en réparation au garage Citroën de Cherbourg. Il était le seul à pouvoir obtenir des pièces... à la condition de fournir du beurre, à ses fournisseurs ! C'était ma tâche, pas très difficile, que d'en trouver à Tessy. Après de longs mois d'attente, nous avons récupéré le véhicule. À  l'aller comme au retour la traction avait été transportée, sans ses roues. A l'époque, les pneus étaient introuvables et ils auraient été inévitablement volés. Je pense que nous étions à l'été 1945.

Nous avons déterré et remonté les roues qui n'avaient plus servi depuis des années et préparé notre première grande sortie. Avec les copains, nous voilà partis vers Agon-Coutainville, sans doute pour un grand bal avec Titi Bedfer (le nom de guerre d'un copain du collège à Granville, qui avait monté son orchestre). L'ambiance dans la voiture était fantastique, lorsqu'en l'espace de quelques kilomètres, tous nos pneus complètement desséchés, ont rendu l'âme, explosant en lambeaux. Nous nous trouvions aux environs de Nicorps, sans aucun moyen de dépannage et nous sommes revenus sur les Jantes. Nous avons eu droit à un superbe accueil de papa Zanello. Inutile de vous dire que la voiture s'est retrouvée au repos pour de longs mois !

Parce qu'elle avait de bons pneus, j'ai mis toutes mes économies dans l'achat d'une bonne grosse et vieille Renault " KZ4 ". Un monument ! La direction manquait de précision, mais qu'importe, elle roulait. Pour les fêtes de fin de l''année 1945, mon ami Alfio, m'invita à Saint-Méen-le-Grand. Son père, 0limpio Pratta, originaire de Pianceri, était un grand ami de mon propre père. Nos premières rencontres dataient d'avant-guerre, mais durant celles-ci, nous nous écrivions souvent. Alfio avait pour copain Louison Bobet. Il n'était pas encore notre grand champion national, mais déjà détenteur du titre national des cyclistes indépendants, je crois. Ce soir-là, nous avions ma " KZ4 ", mais trop nombreux, il fallait une seconde voiture. Nous avons sorti, en catimini, la voiture du père Bobet, qui était boulanger sur la place principale de Saint-Méen. Nous l'avons poussée et Louison l'a mise en route dès qu'elle a été assez éloignée pour que son moteur ne puisse plus être entendu. Nous sommes allés au bal. Je me souviens du bonheur de ces retrouvailles, de notre bonne humeur, de nos rires, de l'insouciance que notre jeunesse et la fin de la guerre provoquaient en nous. Au retour, chez une amie d'Alfio, bien involontairement, j'ai cassé, en m'asseyant trop brutalement, une chaise ancienne de grande valeur, ce qui a fait mourir de rire tous les présents... sauf l'amie ! Afin que son père ne s'aperçoive de rien, nous avons siphonné de l'essence du réservoir de ma voiture dans celle des Bobet et rentré la voiture en silence en la poussant.

L'essence était rare. Il fallait se débrouiller. Nous en récupérions à chacune des ruptures, assez fréquentes, des pipe-lines des américains. Emo était super équipé et passé maître dans cet exercice. Que cette époque était belle ! Que je l'ai aimée ! J'avais déjà une passion démesurée pour le foot et j'entraînais les autres avec mon enthousiasme. Nous étions tout aussi assidus au cinéma de Torigni et nous courions au bal les samedis et dimanches soirs. Nous aimions danser. Nous étions infatigables, comme si nous devions rattraper le temps perdu durant la guerre. Mais, parallèlement nous travaillions dur. Rien ne nous rebutait. Nous étions dans l'esprit des pionniers. Nous voulions toujours gagner, mais la mentalité restait pourtant fraternelle. Comme nous pouvions être battants !

J'ai toujours été très reconnaissant envers mes parents de nous avoir laissé nous divertir, de nous avoir donné beaucoup de liberté. En contre partie, nous devions, Emo et moi, assumer toutes nos responsabilités professionnelles. Sur ce point nous n'avions aucune concession à attendre. Bien souvent les lundis ont été durs et longs. Nous étions physiquement brisés et mon père se moquait de nous, s'amusait de nos fatigues. Nous n'avons jamais manqué un lundi matin, toujours exacts à la prise du travail, que nous ayons dormi ou non. J'aimais ces défis, que j'identifiais à ceux que nous relevions sur les terrains de football, à l'esprit qui devait animer les grands champions sportifs, en particulier Gino Bartali, mon Idole à cette époque. Les grands grimpeurs cyclistes ont été les sportifs que j'ai le plus admirés. Ils m'ont donné la passion des grands cols de montagne, surtout alpestres, que je suis allé si souvent parcourir, tout au long de ma vie, mais en voiture.

À l'été 1946, avec la Traction Avant Citroën, équipée de pneus neufs, nous sommes allés, maman, Emo et moi, à Pianceri. Ma mère avait une folle envie de revoir sa famille. Mon père acquiesça, en nous faisant ce fantastique cadeau de la conduire. Il a été d'une très grande générosité envers ses enfants. Lui aussi, devait avoir envie de revoir le pays natal et il aurait tout aussi bien pu faire le voyage, en nous laissant la charge de l'entreprise. Il a préféré nous donner ce qu'il savait être pour nous un vrai bonheur, Le voyage s'est merveilleusement déroulé. Nous étions heureux d'avoir en charge notre mère. il y avait comme un petit parfum d'aventure. Nous sommes passés par le col du Mont-Cenis. Nous découvrions la montagne avec l'appréhension que l'on avait encore à cette époque, du passage des frontières. Depuis les noms de la Maurienne, de Modane, de Lanslebourg, ont toujours chanté en moi, Aujourd'hui encore, je fais des détours pour reprendre cet itinéraire.

Notre première étape en Italie, à Susa, est restée gravée dans ma mémoire. Je ressentais une grande émotion, une joie intense. Ma mère était rayonnante. J'ai pleuré quand j'ai découvert le petit panneau de Pianceri et l'arrivée au village a été extraordinaire. Toute la génération de " la Olga " était là pour nous accueillir et tout ce monde parlait le dialecte que nous connaissions. Le plus difficile était de discerner les personnes de la famille. Mon frère et moi n'étions pas habitués à cette hospitalité si chaleureuse et démonstrative à la fois.

La jeunesse de Planceri nous a immédiatement adoptés. Nous sommes allés dans les fêtes, les bals. Ils nous ont entraînés dans les ballades pédestres en montagne qui se pratiquaient beaucoup. Les points de vue étaient magnifiques. Nous allions de découverte en découverte, nous qui venions de la plaine, Nous étions surnommés " les français " et ça nous plaisait bien. Les routes étaient tortueuses, étroites, franchement dangereuses et pourtant nous faisions la course ! Le bon dieu devait nous protéger. Nous sommes repartis avec beaucoup de regrets, mais tellement heureux, avec de merveilleuses images plein la tête. Nous avons eu la grande chance, mon frère et moi, de connaître ce Pianceri si chaleureux, encore plein de vie, de rencontrer tous ces gens qui nous interpellaient à chaque occasion : " tu es le fils du Frédo "... " tu es le fils de la Olga ". Je me souviens de Yolanda si amicale et si fragile, qui devait décéder peu après, d'Elvira qui me poursuivait de ses avances, de Piero l'intellectuel, de Glanni, le fils du boulanger... Tous nos autres séjours ont été différents. Nous étions plus âgés et petit à petit, le village a perdu ses commerces et s'est dépeuplé, comme tous ceux de ces zones montagneuses abandonnées par l'agriculture...

Revenons à Tessy. La fin de la guerre en 1945 avait donné lieu à beaucoup de joie et de festivités. La jeunesse participait pleinement, sortait de sa réserve. En quelque sorte, elle s'émancipait. Les prisonniers de guerre étaient de retour. La vie économique se réorganisait rapidement. Les produits et les marchandises revenaient progressivement dans les boutiques et sur les marchés. En 1946, des baraquements souvent de bonne facture, ont été implantés un peu partout permettant de reloger convenablement toute la population sinistrée. Rue de la gare par exemple, côté droit en montant, le pré du champ de foire a été transformé en quartier d'habitation. Toute une suite de baraquements y ont été montés, le long de la rue. On y trouvait un coiffeur, une quincaillerie, les bureaux du M.R.L. (Ministère de la Reconstruction et du Logement). Aujourd'hui à cet emplacement, se trouvent les premiers logements HLM construits à Tessy, vingt ans plus tard. À cette époque, tout le monde avait du travail. Les besoins étaient considérables, les " trente glorieuses " débutaient, sans d'ailleurs, que nous en ayons vraiment conscience.

Pour notre génération, la vie et les comportements avaient changé du tout au tout, en seulement deux ans. Nous faisions une sorte de découverte de la face aguichante de la vie, dont nous avions été privés pendant la guerre. La classe 1945, dont je faisais partie, se trouva même exemptée du service militaire. C'est dans ce contexte que s'est constitué, autour d'Emo et moi, un groupe de copains, on ne peut plus soudé. Je me souviens des Georges Alix, Germain Laporta, Michel Tabard, Georgette Pien, Henri Valentin et de beaucoup d'autres, avec lesquels nous avions pris l'habitude d'aller à Torigni. On y trouvait le cinéma et ses grandes salles de danse au rez-de-chaussée. Il y avait aussi le dancing de la gare, aménagé dans des baraques. Il ne jouissait pas de la meilleure réputation, mais cela n'était pas de nature à nous faire peur. Nous avions nos cavalières torignaises. Je dansais souvent avec Cécile et sa soeur avec Emo, autant que je m'en souvienne. C'était l'époque un peu folle du " Petit vin blanc ", du " Petit bal du samedi soir " et de ces airs romantiques, qui me transportaient, comme " Jalousie ", " la Paloma ", " la Comparsita ", " Nostalgie " et tant d'autres. " In the Mood " de Glenn Miller nous arrachait littéralement de nos sièges. Nous découvrions le boogîewoogie (de lafolie) et le jazz, avec Louis Armstrong et Sidney Bechet, notamment. " Petite Fleur " est sans aucun doute la musique qui me touchait le plus. Elle continue à m'émouvoir. Je pense que nous gardons tous une " Petite Fleur ", au fond de notre coeur. J'ai toujours continué à écouter ces musiques. Aujourd'hui encore, dans ma voiture, ce sont mes cassettes préférées. Cela peut paraître ringard, mais elles évoquent de si beaux souvenirs.

Nous allions aussi danser à Saint-Lô et ailleurs. Comme cela faisait beaucoup de monde, nous prenions souvent le camion de l'entreprise. Tout le monde, garçons et filles, montait dans la benne où il y avait des couvertures. Nous étions organisés. J'étais très attentif et je ne buvais jamais. Je conduisais systématiquement, ne cédant le volant qu'à Emo. Nous n'avons jamais eu le moindre pépin. Je n'étais pas toujours tendre avec les trop dissipés, mais en définitive, je crois que chacun appréciait qu'il en soit ainsi. Cela ne nous empêchait pas de quelquefois chahuter la maréchaussée. Qui ne l'a pas fait dans sa jeunesse ? À cette époque, c'était un jeu. Il fallait bien épater les filles. Georges Alix était terriblement provocateur. Que de fous-rires dans la benne ! En bande c'était terriblement communicatif et nous faisions même rire les gendarmes.

Au cinéma du " Père Laperrelle ", en bas, au parterre, nous étions accueillis par deux jeunes et belles ouvreuses. Comme je m'y rendais chaque semaine, nous ne pouvions que faire connaissance. J'aimais échanger quelques gentillesses, surtout avec la petite brune, plus timide. Les copains me charriaient un peu. Ils s'amusaient du fait qu'elle était la fille du " Père Laperrelle ", ce qui me semblait d'ailleurs devoir effectivement plutôt compliquer la situation. La suite est celle que connaissent tous les jeunes tourtereaux. Tromper la surveillance de papa Laperrelle n'était pas facile ! Une première escapade au Pont de la Souleuvre, une seconde un soir tard, dans la nuit,après avoir laissé toute la famille s'endormir, pour aller à la fête de Caumont. Pas besoin de dire toutes nos astuces et échappées. Chacun de nous a connu ces merveilleux moments.

Ce qui devait arriver arriva, un dimanche, alors que j'entrais au cinéma, j'ai vu venir vers moi le " Père Laperrelle ", me demander de le suivre et je me suis retrouvé dans son bureau. Je devais être dans mes petits souliers ! Aussi directs que rapides, ses propos furent à peu près ceux-ci : "Je vois que vous fréquentez ma fille. J'espère que c'est avec de bonnes intentions ? " Surmontant ma stupéfaction, vous devinez ce que fut ma réponse. Résultat, je n'ai jamais eu à faire de demande en mariage, malgré la coutume bien ancrée de l'époque. Mon beau-père était un sacré bonhomme, un superbe exemple. Simple ouvrier coutelier, il a d'abord décidé de créer un commerce de poissons à Torigni. Il faisait, de ce fait, le marché de Tessy. Il abandonna ce métier en 1935, pour acheter l'Hôtel d'Angleterre, en plein centre de Torigni et le transformer en cinéma, dont il avait la passion. Un beau parcours personnel. Le " Père Laperrelle " et le " Père Zanello " se sont beaucoup appréciés. Aujourd'hui, Pierre Laperrelle, mon beau-frère, qui a fait une carrière d'architecte dans le Nord de la France, est le sosie de son père.

Mes parents s'étant mariés un 23 février, nous avons décidé de choisir la même date, vingt-cinq ans plus tard. Je savais que cela leur ferait une très grande joie (et Emo a fait de même un peu plus tard). Yvonne était devenue Vonette pour tout le monde. Sa gentillesse gagnait tous les coeurs. Mes parents étaient ravis. Le 23 février 1949 le mariage eut lieu à Torigni sur Vire, à la mairie, puis à l'église. Il faisait " un petit temps frais ", mais beau. Ce fut une belle noce, comme l'on disait alors. Il y avait beaucoup de monde. L'ambiance était chaleureuse et enthousiaste, l'esprit et les comportements étaient assez italiens. Mes parents avaient invité leurs amis originaires de Pianceri, ravis d'assister à l'un des premiers mariages d'un enfant de l'un d'entre eux. Les grandes salles du rez-de-chaussée du cinéma avaient été superbement aménagées et décorées. En grande tenue blanche, Titi Bedfer et son orchestre se sont surpassés. Titi avait spécialement répété un maximum d'airs italiens et les invités étaient épatés. Nous avons dansé et chanté très longtemps. Dans nos réunions familiales, cette nuit a été mille fois évoquée. Vonette et moi vivions un rêve. Je me souviens du bonheur de mon beau-père, tellement heureux de tant de gaieté. Ma belle-soeur Jeannette, que j'aimais bien, assez exubérante et enthousiaste, comme à son habitude ne cessait de me dire " c'est formidable Dario, c'est formidable ! ".

Mes meilleurs amis étaient là. Alfio dont j'ai parlé, Mario, avec lequel j'étais lié, tant par le foot que par le métier et Jean, le poète, dontj'étais inséparable, au collège de Granville. Avec Emo, Jeannette et son mari, Charlotte, Suzanne, Hélène et Henri (les amis de Vonette), mes trois amis sont ensuite allés au Carnaval de Granville et nous ne les avons plus revus durant trois jours. Papa Zanello finit bien évidemment par se tacher, intima à Emo, l'ordre de reprendre le travail et congédia tout le monde, après que ma mère leur ait fait un superbe plat de "spaghetti " comme elle seule savait les faire. Toute fête, aussi belle soit-elle, doit avoir une fin.

Vonette et moi avons d'abord habité un petit appartement, un peu retiré où les parents ont plus tard, pris leur retraite. Nous avons ensuite construit l'étage de la maison que nous habitons actuellement et où nous sommes venus nous installer en 1951, les parents continuant alors d'habiter le rez-de-chaussée. Notre aîné, Bruno, est né dans notre premier logement, nos trois autres enfants Brigitte, Gino, Giani sont nés dans notre maison actuelle.

Mes parents nous ont quitté, mon père en 1986, ma mère en 1988. L'un et l'autre sont restés remarquablement valides jusqu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans et plus. Ils ont ensuite doucement décliné et ils se sont éteints, discrètement, comme peut le faire une bougie. Même lorsqu'elle est restée seule, ma mère n'a pas voulu quitter son appartement. Je crois que Emo et moi avons rendus nos parents heureux. Ils adoraient leurs petits-enfants.

 


Annexe au chapitre " Les années de la libération "

La bataille de la Poche de Tessy-sur-Vire

À partir de mes lectures, j'ai reconstitué les événements qui se sont passés à Tessy-sur-Vire du 27 juillet au 2 août 1944. Parmi celles-ci, mon ouvrage de référence est " Breakout and Pursuit " traduit en français sous le titre de " LA LIBÉRATION - L'histoire officielle américaine ". Son auteur, Martin Blumenson est considéré comme le meilleur historien américain des opérations en Normandie.

Ce n'est qu'en 1993, grâce à la parution de cet ouvrage aux Éditions Charles Corlet, que j'ai enfin pu avoir une vue d'ensemble des combats de la libération De Tessy-sur-Vire. Je les ai pourtant vécus en 1944 au village de l'Azerie, sans pouvoir les comprendre ! En découvrant cette reconstitution des faits, j'ai mesuré l'incroyable suite d'erreurs que nous avons pu commettre au cours de notre exode ! L'ignorance de la situation dans laquelle nous nous trouvions était totale et je compatis d'autant plus, aujourd'hui, lorsque je vois se produire dans le monde des faits malheureusement identiques.

J'ai rédigé ce texte en février 1994, en vue des fêtes du cinquantième anniversaire de la Libération. Il m'a servi à confectionner le panneau souvenir présenté depuis, avec des reproductions des photos de l'époque, dans les locaux de la Communauté de Communes de Tessy-sur-Vire.

Je me suis passionné à rédiger ces quelques pages et à réaliser ce panneau souvenir Je pense que la succession des événements décrits ci-dessus est fidèle à ce qui s'est déroulé, mais mon texte comporte probablement quelques imprécisions que le lecteur voudra bien me pardonner.

Si vous trouvez de l'intérêt à sa lecture et si je peux me permettre un conseil, avant d'en prendre connaissance, ayez soin de vous munir d'une bonne carte routière de la région. Elle vous permettra de mieux suivre le déroulement des faits. C'est extraordinairement instructif.

La BATAILLE de la POCHE de Tessy-sur-Vire

du 27 Juillet au 2 Août 1944

Au cours des jours précédant le 27 juillet, à partir de l'axe Montreuil-La Chapelle-en-Juger-Hébécrevon et conformément aux plans de " l'Opération Cobra ", conçue par le Général Bradley, les troupes américaines ont effet tué la percée qui va se révéler décisive et emporter la défense allemande.

Ce 27 juillet 1944, les troupes américaines parvenues au Mesnil-Herman, ont trois objectifs :

- avancer par Villebaudon et Percy en direction de Villedieu ;

- filer vers Bréhal, dans le but de couper le Cotentin, pour ensuite descendre vers la Bretagne ;

- avancer à l'est, vers la Vire (et par conséquent vers Tessy), pour empêcher les troupes allemandes positionnées sur l'autre rive (encore en nombre et assez bien organisées), de franchir la rivière.

Au soir du 27 juillet, selon les cartes américaines, la ligne de front, passe sensiblement au nord d'une ligne que l'on aurait pu tracer reliant Coutances, Cérences, Saint-Denis-le-Gast, Hambye, Villebaudon, Moyon, Troisgots et en continuant à l'est de la Vire, par Condé-sur-Vire et Caumont.

C'est dans ce contexte, en partant de ces positions, qu'il faut situer les combats qui vont amener la libération de Tessy-sur- Vire.

Pendant ces quelques jours, l'avancée rapide des Américains sur Granville, la Haye Pesnel, Avranches (qui sera atteint le 30 juillet) Pontaubaut, Ducey (le 31 juillet) va faire du triangle Moyon-Troisgots-Tessy-sur-Vire, la pointe de la poche de résistance allemande dans la Manche.

Le 27 juillet, le Général Rose, engage le combat à la tête du "Groupe A " de la 2e Division Blindée. Partant de la zone du Mesnil-Herman, il fait une reconnaissance en force en direction de Villebaudon. C'est le Général Hobbs qui engage la 30e Division, toujours en partant du Mesnil-Herman, en direction de Tessy-sur- Vire.

Il faut noter qu'à Tessy, malgré de nombreux bombardements aériens, le pont sur la Vire est toujours intact et utilisé par les Allemands.

Le 28 juillet, à midi, le Général Corlett qui commande le XIXe Corps Américain, prend la responsabilité de l'ensemble des unités déjà engagées dans cette zone de combat: le " Groupe A " du Général Rose et la 30e Division du Général Hobbs.

La mission du Général Corlett est d'atteindre rapidement la ville de Vire. Il est persuadé qu'une progression rapide est possible, car il pense n'avoir en face de lui qu'un effectif de moins de trois mille combattants allemands, fatigués, malmenés, mal ravitaillés et sans grande artillerie.

Dans la matinée du 28 juillet, le " Groupe A " du Général Rose s'est emparé de Villebaudon et a pris, comme prévu, la direction de Tessy-sur-Vire. Un premier accrochage permet aux Américains de détruire six véhicules blindés légers et un char allemands. Mais ils se heurtent ensuite aux tirs puissants de blindés allemands, bien dissimulés à hauteur de Beaucoudray, où ils sont stoppés.

Ce même jour, la 30e Division américaine qui fait mouvement en direction de Tessy-sur-Vire et de la Vire, ne rencontrant qu'une très faible résistance " décide de s'arrêter en un endroit de halte naturelle, un ruisseau situé prés des villages de Le Mesnil-Opac, de Moyon, de Troisgots : le Marcran. Le Général Hobbs estime que c'est un bon endroit pour permettre à ses troupes de souffler ". Le campement de l'armée américaine forme alors une enclave avancée entre Moyon et Troisgots.

Mais, dans la nuit du 27 au 28 juillet, sur ordre du Général Von Kluge, une partie de la 2e Division allemande Panzer, encore en réserve, a traversé la Vire à Tessy-sur-Vire. Elle laisse quelques blindés à Tessy et rejoint les hauteurs de Troisgots, où elle retrouve quelques éléments d'unités allemandes très éprouvées qui s'efforcent de se réorganiser en cherchant à rejoindre la rive droite de la Vire.

Devant Troisgots, les groupes américains avancés prennent peu à peu conscience de la situation. Ils aperçoivent de plus en plus de blindés allemands et dans l'après-midi du 28 juillet, les soldats américains sont soudain soumis à un feu nourri. La configuration du terrain les expose aux tirs allemands et empêche tout mouvement. Les contrebatteries américaines semblent sans effet.

Le " Groupe de combat A " du Général Rose stoppe son avancée en recevant l'ordre d'abandonner l'objectif de Tessy-sur-Vire et d'organiser en priorité la défense de l'axe Le Mesnil-Herman - Villebaudon. Il lui est demandé, parallèlement, d'envoyer une colonne blindée vers Moyon, depuis Le Mesnil-Herman, en passant par Le Mesnil-Opac. Après avoir détruit cinq chars allemands Mark IV, cette colonne parvient effectivement à rejoindre Moyon. Soumise à des tirs de mortiers et d'artillerie allemands, elle accuse des pertes et reçoit l'ordre de se replier, ce qui permet alors aux soldats allemands de réoccuper Moyon.

Le 29 juillet, depuis Moyon, les troupes allemandes essayent à plusieurs reprises de couper la route principale entre Le Mesnil-Herman et Villebaudon. " Trois chars allemands occupent quelque temps un carrefour prés de la Denisière ", précise le texte américain. Par des tirs d'artillerie, les soldats allemands tentent d'empêcher les troupes américaines d'utiliser la route. Les tirs sont toutefois irréguliers et touchent peu de véhicules.

Malgré l'engagement de renforts qui viennent appuyer la 30e division, les troupes américaines du Général Hobbs, un peu piégées au bord du Marqueran, ne parviennent ni à avancer, ni à se protéger suffisamment. Les avions de combat alliés sont appelés en support rapproché. Ils bombardent même, par erreur, des unités américaines, alors que les chars allemands sont habilement camouflés. Devant Moyon et Troisgots la situation est tendue.

À Villebaudon, les chars de la 29e Division américaine sont appelés en renfort. Le 30 juillet, associés à un bataillon de chars du " Groupe A ", c'est un groupe d'une quarantaine de blindés lourds américains qui part de Villebaudon en direction de Tessy-sur-Vire. Le combat s'engage très rapidement. Les Américains essuient des pertes. Au petit matin, la 2e  Division Panzer qui tient le front Moyon-Troisgots, a reçu le renfort des chars allemands de la 116e Division Panzer, qui sont parvenus à traverser la Vire par le pont de Tessy-sur-Vire. Un partie de ces chars est venue renforcer les positions allemandes sur les hauteurs de Beaucoudray.

Le Général Rose, continue lui aussi à recevoir des renforts. Constatant cette résistance de plus en plus vive sur la ligne de front Moyon-Troisgots, le commandement américain a en effet décidé d'effectuer un plus large encerclement. Il donne l'ordre au Général Rose de faire progresser une partie des blindés depuis Villebaudon en direction de Percy, pour ensuite se rabattre vers la ville de Vire. Tout en obtempérant à cet ordre, le Général Rose insiste toutefois pour poursuivre son offensive vers Tessy-sur- Vire, lieu de passage des allemands sur la Vire.

Les troupes américaines rencontrent une forte résistance : des tirs d'artillerie et de canons anti-chars immobilisent souvent leur progression. La bataille fait rage entre les chars américains et allemands, à peine distants de 2.000 mètres ! Dans la soirée du 30 juillet, les troupes américaines renforcent la pression sur Troisgots, font intervenir leurs avions et réoccupent Moyon. Elles parviennent aux abords de Percy.. Deux assauts coordonnés sont menés contre Troisgots, par trois régiments de la " 30e Division ", mais ils échouent. Six des dix neuf chars engagés sont détruits. Devant Percy, pris sous des tirs nourris d'obus allemands, les américains décident de se replier, pour se mettre à l'abri et souffler un peu.

Le 31 juillet, le Général Corlett ordonne la reprise de l'offensive, bien déterminé cette fois, à éliminer la poche de résistance allemande de Tessy-sur-Vire. Ce 31 juillet au matin, le front forme un arc passant par Percyy, Beaucoudray, Fervaches, Troisgots, les quatre localités étant encore en zone allemande. Le Commandement Américain décide de reprendre simultanément sa double progression, en direction de Tessy et de Percy. Ses objectifs restent d'atteindre la ville de Vire et d'intensifier la pression sur Troisgots, devant lequel le Général Hobbs est maintenant bloqué depuis quatre jours.

En faisant l'impossible pour se rapprocher de Tessy-sur-Vire, les chars américains continuent de rencontrer une très forte résistance de la part des chars allemands, bien dissimulés, bien à couvert. Ne parvenant pas à les déloger, la situation se bloque continuellement...

Dans l'autre direction, devant Percy, les soldats de la 28e Division américaine venus en renfort " connaissent mal les techniques de progression dans le bocage et ont beaucoup de mal à s'adapter au terrain " (message du 31 juillet, 14 h 50, figurant dans le rapport d'activité du XIXe Corps).

C'est à Troisgots qu'intervient le fait d'arme décisif. Le " 119e  Régiment d'infanterie " américaine, attaque simultanément de trois côtés, appuyé par le bataillon de la 30e Division qui compte trente quatre chars dont treize Sherman. La progression est lente mais constante. Au soir de ce 31 juillet, les chars américains atteignent Troisgots. Le succès est largement dû au Lieutenant Harry-F. Hansen, qui descendu de son char, accompagné de deux fantassins, fait exploser au bazooka, deux chars allemands qui tenaient une position clé, avant d'en faire fuir un troisième.

La prise de Troisgots, fait capital de la bataille de la poche de Tessy-sur-Vire se produit au moment où une autre partie des troupes américaines atteint Granville et Avranches. Ces troupes engagent alors un grand mouvement tournant vers la ville de Vire, en passant au sud de Villedieu-les-Poêles et de Brécey... Face à cette situation, le Général allemand Von Kluge ordonne à ses troupes de faire retraite.

Dans la nuit du 31juillet au 1er août, la 2e Division Panzer se replie et repasse la Vire à Tessy-sur-Vire. Le Général Corlett donne l'ordre de poursuivre l'offensive et de " veiller à ce que les allemands ne filent pas ". Il craint que le commandement allemand essaye de faire de Tessy-sur-Vire une base de résistance, pour continuer d'assurer le franchissement de la Vire à ses troupes.

Au matin du 1er août, le Général Corlett renouvelle l'ordre de poursuivre les poussées tant vers Tessy-sur-Vire, que vers Percy. Tirant parti de la brume matinale, le " Groupe de Combat A " parvient à contourner trois tanks allemands qui la veille, les ont tenus en échec, sur la route. Les trois chars allemands détruits, les blindés américains reprennent leur progression vers Tessy.

Ce même jour, le Général Hobbs envoie, depuis Troisgots une Compagnie du " 120e  Régiment d'Infanterie " vers Tessy-sur-Vire, car " il veut montrer que ses troupes participent à la libération de Tessy ". La conversation téléphonique rapportant la demande du Général Hobbs est datée du 31 juillet à 19 h 23. Elle figure dans le journal des archives de la 30e Division. Au matin du 1er août, cette Compagnie avance prudemment à travers champs. Elle rejoint, puis longe la Vire, sans rencontrer de résistance. Persuadés que le " Groupe de Combat A " et ses blindés sont arrivés à Tessy, dans l'après-midi, les fantassins s'engagent dans le bourg. Les soldats américains sont stupéfaits de découvrir des soldats ennemis !!! Exposés, ils essuient des pertes et se replient en se protégeant comme ils le peuvent dans les ruines, les caves ou les champs qui s'étendaient vers la gare. Les soldats allemands sont en fait concentrés le long de la Vire et aux abords du pont qu'ils s'efforcent encore de défendre.

Avec ses chars, le " Groupe de Combat A " attend la soirée du 1er  août, pour s'engager très prudemment dans Tessy où il dégage, l'un après l'autre, les soldats de la Compagnie du 120e  Régiment, qui peuvent enfin de sortir de leurs abris improvisés. Mais entrer dans Tessy, en occuper le centre-bourg ne signifie pas s'en rendre maître et surtout pas s'y trouver en sécurité. Les obus de l'artillerie allemande, encore installée sur les hauteurs de l'autre côté de la Vire, continuent alors de s'abattre sur le bourg et les troupes américaines. C'est dans la matinée du 2 août que les fantassins américains, aidés des tankistes, vont nettoyer le reste du bourg, et s'assurer qu'il n'y ait plus de soldats allemands, ces derniers ayant franchi la Vire dans la nuit du 1er au 2 août.

C'est ainsi que Tessy a été définitivement libérée le 2 août 1944 par les troupes américaines, qui ont alors pu traverser la Vire et occuper à leur tour les hauteurs désertées entre temps, par les Allemands.

Selon les historiens, la Bataille de la poche de Tessy sur-Vire a empêché la tentative allemande de rétablir une ligne défensive au travers du Cotentin et a contribué à faciliter l'avancée des troupes américaines le long de la côte.

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Extrait de Tessy, mes passions, mes déceptions


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