Les
années de la Libération
Le
7 juin 1941, des gradés allemands sont venus, accompagnés de Monsieur
Letourneur, pour donner l'ordre à mon père de se mettre à leur disposition
avec son véhicule. Il devait se présenter le soir, à vingt heures, sur la
place du marché, pour disaient-ils, aller à Saint-Lô déménager des archives
(?) Monsieur Letourneur nous ayant prévenus préalablement, seul Emo était présent
à la maison, lors de la visite des allemands. Bien entendu, papa Zanello décida
qu'il n'irait pas. Nous l'avons aidé à démonter la batterie et à la cacher.
Il a bricolé le moteur pour le mettre en panne et toute la famille, parents et
enfants est partie se cacher à l'Azerie, dans la ferme de Monsieur et Madame
Voisin, dans la crainte de représailles. Le lendemain Emo et moi sommes venus rôder
autour de la maison. Tout était calme et il n'y avait aucun signe d'inquiétude.
Le surlendemain nous sommes venus démonter les roues, ainsi que celles de la
traction avant Citroën qui était toujours là, mais qui ne roulait plus depuis
quatre ans. Un grand trou dans le jardin (à la pelle et à la pioche et dieu
sait si ce terrain rocailleux était dur!) et nous avons enfoui toutes les roues
avec leurs pneus, les protégeant de bâches. Prudemment nous n'avons pas réintégré
la maison, et c'est ainsi que la famille Zanello a été l'une des premières,
sinon la première, à quitter son domicile, dès le 7 juin.
Vers
la fin du mois de juillet, les bruits de tirs d'artillerie se rapprochaient de
plus en plus. Beaucoup d'avions passaient au-dessus, de nous, Sur la petite
route, devant nous, les soldats allemands se déplaçaient en désordre,
toujours dans le sens Moyon-Tessy, avec toutes sortes de moyens de locomotion,
de l'auto-mitrailleuse à la carriole à cheval, en vélo, souvent et même à
pied, pas rasés, souvent harassés, franchement apeurés. Nous percevions bien
la débandade de l'armée allemande.
Mon
père nous demandait d'être très prudents, de ne pas nous faire voir et nous
disait que nous allions voir arriver les troupes alliées, d'un jour à l'autre.
Les soldats allemands se faisaient de plus en plus rares, remplacés par les
civils qui avaient décidé de fuir pour s'éloigner de la " ligne de feu
" et des ultimes combats, qui se rapprochaient inexorablement. Mon père
estimait qu'il ne fallait pas partir, alors que ma mère le souhaitait vraiment,
tout comme la famille Voisin. En passant, les civils, que nous connaissions pour
la plupart, nous criaient de faire comme eux, nous assurant qu'il était trop
dangereux de rester. Finalement mon père a cédé. Nous avons rapidement
fabriqué des petits chariots, montés sur des roues de bicyclettes. L'ingéniosité
de mon père était extraordinaire et nous nous sommes retrouvés avec deux
petites merveilles, légères, roulantes, que nous pouvions tirer ou pousser. La
famille Voisin, a préféré une charrette à cheval.
Nous
avons quitté la ferme de l'Azerie le premier août, en direction du bourg de
Tessy, avec des tirs d'obus qui passaient au-dessus e nos têtes. Je me souviens
que mon père, très contrarié, continuait de dire que nous faisions une grosse
erreur en partant. (Il est certain qu'à ce moment-là, il n'y avait plus de
soldats allemands derrière nous. Pendant notre exode, sans le savoir, nous
n'avons fait que courir devant les troupes américaines, pour en fait rattraper
l'ennemi ! Comme on le sait, Tessy a d'ailleurs été libéré le lendemain 2 août
1944... Voir en annexe : " La bataille de la poche de Tessy ").
Nous
sommes passés devant notre maison. C'était poignant de la laisser derrière
nous. Nous étions pris aux tripes, au bord des larmes... Mais l'instant d'après,
c'est un spectacle incroyable qui nous a sauté aux yeux. L'immeuble
Hurel-Casanova avec ses si beaux magasins était en feu. Je conserve une vision
apocalyptique de ce moment-là. Les rues du bourg étaient désertes. Je me
souviens de n'avoir aperçu qu'un seul soldat allemand, qui courait aussi vite
qu'il le pouvait dans la rue Basse. En fait, au moment même où nous le
traversions, notre village se trouvait sous le tir des bombes incendiaires américaines.
Nous devions faire partie des tous derniers à quitter Tessy et à partir en
exode...
Nous
avons pris la direction de Gouvets, par les petites routes, en tirant nos petits
chariots, dans lesquels nous emmenions des vêtements, du linge, des couvertures
et toutes les provisions que nous avions. U argent, les quelques billets dont
nous disposions étaient dissimulés dans de petites pochettes en tissu cousues
par ma mère à l'intérieur de nos vêtements. Nous sommes ensuite passés par
Saint Vigor-des-Monts et Montbray. Je ne me souviens pas d'avoir aperçu de
soldats. De temps à autre, par contre, nous rencontrions d'autres réfugiés et
nous nous encouragions mutuellement.
J'aurai
toujours en mémoire l'étape de Saint-Maur-des-Bois. À la fin de la journée,
nous prenions nos dispositions pour passer la nuit, lorsque des chars allemands
sont passés devant nous très rapidement en direction de La Chapelle-Cécelin.
Ils transportaient des soldats morts, accrochés tant bien que mal aux
tourelles. C'étaient les premiers cadavres de soldats que je voyais et j'étais
terriblement impressionné. Les femmes se sont regroupées pour prier à haute
voix. L'atmosphère était sinistre, lugubre.
J'ai
voulu m'éloigner, me détendre un peu, être seul, ce qui m'a valu d'avoir la
peur de ma vie. En prenant un petit chemin, je me suis trouvé presque aussitôt
face à trois jeunes soldats allemands, moins âgés que moi, visiblement épuisés
et désemparés. J'ai lu de la haine dans leurs yeux. Je pense qu'ils auraient
bien voulu être à ma place. Ma liberté devait leur sembler provocante. J'ai
compris instinctivement que je ne devais pas reculer. Je suis passé devant eux.
C'est un miracle qu'ils ne m'aient pas agressé ou tiré dessus. Hors de leur
vue, je me suis vite débrouillé pour retrouver notre groupe. Je me souviens de
la nuit qui a suivi. Nous dormions, nous les hommes, sous la charrette et je
peux vous assurer que J'ai eu beaucoup de mai à trouver le sommeil. Je revoyais
sans cesse les yeux de ces jeunes soldats.
Notre
périple s'est poursuivi par Coulouvray-Boisbenâtre, SaintPois et quatre jours
après avoir quitté Tessy, nous avons atteint Le Mesnil-Gilbert. Mon père a décidé
que nous nous arrêterions là. Pour lui, il était inutile d'aller plus loin.
Il regrettait toujours notre départ de l'Azerie, estimant qu'il faudrait bien
à un moment ou l'autre accepter de se laisser dépasser par " la ligne
defeu ". Maman que je trouvais très courageuse, certainement très angoissée,
était fatiguée. Elle parlait de moins en moins.
Nous
avons reçu une hospitalité chaleureuse dans une ferme, tenue par un couple
d'une cinquantaine d'années qui nous a proposé de nous installer dans un petit
corps de bâtiment, à cinq cents mètres environ de leur ferme. Il fallait
suivre un chemin, tout en montée, pour s'y rendre. Il y avait une habitation
ancienne abandonnée. Nous étions dix personnes, dont quatre femmes et nous
avons préféré nous abriter dans la grange attenante plus spacieuse, qui
contenait beaucoup de paille, Sous la conduite de mon père, qui dirigeait la
manoeuvre, chacun a très vite trouvé une place convenable. Pour mon frère et
moi, les aspects un peu cocasse de la situation ne manquaient pas de nous
amuser. Nous nous moquions de certaines manies des uns et des autres, notamment
de celles de la couturière de la famille Voisin. Cette demoiselle d'un âge
certain se prénommait Angèle, et vivait cette expédition, sans quitter d'un
pouce son matelas. Au départ de l'Azerie déjà, elle nous avait amusés, en déclarant
que si l'on ne prenait pas son matelas, elle ne partait pas. Avait-elle un trésor
caché dedans ?
"
Pour ce soir venez à la maison, nous allons vous préparer la soupe et nous
avons du bon pain que nous venons de cuire ", nous avaient dit nos hôtes.
Nous voilà donc, redescendant le chemin en sens inverse, pour nous retrouver
dans la bonne humeur autour de la grande table, dans une vaste cuisine typique
des fermes de l'époque, avec le sol en terre battue. La détente a été de
bien courte durée. Des tirs d'artillerie ont commencé et se sont rapidement
intensifiés. On les sentait de plus en plus proches. Je ne sais plus très bien
comment ça s'est passé, mais je nous revois tous repliés dans les angles de
la pièce, là où il n'y avait pas de fenêtres. Le bruit était intense, la
maison tremblait. Plus personne pratiquement ne parlait sauf mon père qui
encourageait les uns et les autres, tout en s'en prenant à mon frère et à moi
qui voulions à tout prix regarder par les fenêtres.
Au
lever du jour nous avons vu un char allemand, à l'abri d'un grand talus et
d'arbres, un peu en retrait de la route, qui tirait assez fréquemment. C'est
probablement lui qui attirait les tirs des chars américains et de leur
artillerie .Il était à moins de cent mètres de nous. Un peu plus loin, nous
avons vu deux autres chars allemands visiblement abandonnés, certainement touchés
et un bâtiment d'une ferme voisine qui brûlait. Par deux fois des éclats
d'obus sont tombés dans la pièce où nous nous trouvions, brisant des vitres.
Cette fois, nous étions bel et bien " sur la ligne de feu ".
Assis
ou couchés le long des murs, nous attendions, sans savoir ce qui allait se
passer. Lorsque nous avions un besoin naturel trop urgent, nous allions
furtivement nous soulager dans une petite pièce annexe dont ce n'était pas la
destination prévue. Nous regardions sans cesse par le petit coin de la fenêtre,
et dans le milieu de l'après-midi, nous avons soudain aperçu, deux soldats
allemands s'extirper de la tourelle du char abrité par le talus et essayer de
s'enfuir. Ils sont presque aussitôt tombés, certainement abattus par des
tireurs américains. Vraiment une image de film. J'entends encore mon père dire
que les américains ne devaient pas être loin.
Ensuite,
tout est devenu formidablement silencieux. C'était surprenant. Plus un tir,
plus un bruit. Les quelques avions qui continuaient à passer, étaient seuls à
interrompre ce calme impressionnant. Nous avons attendu longtemps et finalement
nous sommes sortis. Nous ne pouvions rien distinguer de particulier, en dehors
du char allemand devenu muet. Nous devinions les cadavres des deux soldats
allemands, cachés par les herbes. Nous venions de nous décider à regagner
notre grange, lorsque nous avons vu sortir en rampant, tout autour de nous une
multitude d'hommes, le fusil dans les mains. Il y avait beaucoup de soldats
noirs. Les tenues étaient différentes.
C'étaient
bien les américains, nos libérateurs !
Sans
la moindre attitude amicale, très concentrés, comme si nous n'existions pas,
ils se sont précipités dans la maison, pour la fouiller et s'assurer qu'il n'y
avait pas de soldats ennemis. La situation était assez surprenante. Les américains
semblaient s'installer dans le champ, devant la maison, mais ne s'occupaient
absolument pas de nous. Nous n'avons pu nous congratuler qu'entre français.
Nous avons un peu aidé nos hôtes à remettre de l'ordre dans leur maison,
toujours dans l'indifférence, somme toute assez vexante, des soldats américains.
Un peu avant la nuit tombante, nous avons regagné notre grange, en remontant le
chemin... Sans nous en apercevoir, nous venions de quitter les lignes américaines
!
Dans
la nuit, depuis notre grange, où nous espérions enfin pouvoir dormir, nous
avons entendu des bruits furtifs, aperçu des ombres courir, celles des soldats
américains que nous reconnaissions maintenant à leurs casques et à leur façon
de se déplacer, le fusil dans les mains. Réalisant tout le danger de la
situation, mon père a demandé aux femmes de parier, de dire n'importe quoi,
pour que dehors, les soldats ne se méprennent pas, qu'ils comprennent en
entendant des voix féminines que nous étions vraiment des civils. Soudain, les
deux grands battants de la porte de la grange se sont ouverts dans un grand
fracas et nous avons été éblouis par de multiples lumières qui faisaient
scintiller les canons des fusils, tout aussi inquiétants. Pas moyen de nous
faire comprendre, nous ne parlions pas J'anglais, eux pas le français. L'heure
n'était pas aux effusions. Les soldats américains nous ont donné quelques
boites de conserves et nous ont carrément enfermés dans notre grange, la
bouclant de l'extérieur.. Pour la seconde fois, nous venions d'être libérés
par les américains !
Les
portes de la grange assez vétustes avaient de larges interstices et chaque fois
qu'un soldat en approchait, nous tentions de lui parier, mais sans le moindre
succès. Dans l'après-midi, une jeep est arrivée avec des gradés. Attirés
par nos appels, ils se sont approchés en parlant entre eux. Mon père a alors
eu l'idée de parler en italien. Miracle, l'un d'eux a aussitôt engagé la
conversation. C'était un capitaine d'origine italienne. Après avoir fait
ouvrir les portes et sympathisé avec mon père, il expliqua que nous nous
trouvions dans un très mauvais endroit, où les combats pouvaient reprendre à
tout moment (nous avons compris plus tard que nous étions en fait en train
d'assister aux préliminaires de la bataille de Mortain). Il nous conseilla de
partir immédiatement en direction de Brécey, sans bagages ni chariots, de ne
surtout pas passer par le centre de la localité, et de la contourner en
direction de Villedieu. Nous sommes partis tous les quatre, nos autres
compagnons ayant décidé d'attendre le lendemain, en espérant pouvoir passer
avec leur charrette.
Nous
marchions sur le bas côté de la route. La nuit venue, le bruit devint
infernal. Face à nous, des chars, des camions et toutes sortes de matériels
militaires avançaient lentement, sans fin, avec un bruit de roulement intense
et lancinant. Une formidable impression de puissance se dégageait de ce
spectacle auquel nous nous accoutumions, au fil des kilomètres. Aux abords de
Brécey nous avons bifurqué à droite, par des sentiers, en traversant des
jardins, en faisant attention et en aidant maman. Nous étions un peu survoltés,
très euphoriques. Le bruit s'est éloigné rapidement et lorsque nous sommes
parvenus sur la route en direction de Villedieu, il n'y avait plus aucune
circulation, à tel point que nous marchions au milieu de la route. Cette fois,
c'est le silence qui nous entourait. A quelques kilomètres de distance tout était
différent. Pour nous la guerre était finie !
Nous
avons du faire de nombreux arrêts. Ma mère, qui avait du consentir d'énormes
efforts, pour nous suivre était très fatiguée, physiquement et moralement.
Elle était de très loin la plus méritante. Pendant tout ce périple, je ne
suis pas sûr que nous en ayons eu suffisamment conscience. Elle a stoïquement
accompagné trois gaillards infatigables, à la marche, pendant huit jours !
Elle finit par faire un malaise, l'appréhension du retour n'y était
certainement pas étrangère, non plus. Il faisait très chaud. Nous nous sommes
arrêtés au Chefresne. Je la revois étendue, à l'ombre, sous des arbres. Dans
la ferme, à l'entrée de laquelle nous étions, on a bien voulu nous prêter
deux vélos. Emo et moi sommes vite venus à Tessy voir dans quel état se
trouvait notre maison. Elle était debout. La dalle-terrasse était traversée
d'un grand trou béant, mais comparativement à toutes les maisons brûlées
autour de nous, il était évident que le pire nous avait épargné. La vision
de la place du marché avec toutes ses maisons détruites était par contre
traumatisante. Nous sommes vite retournés rassurer nos parents et leur décrire
tout ce que nous avions vu. Le lendemain nous étions tous les quatre à Tessy.
En arrivant devant notre maison, j'entendrai toujours mon père s'écrier, sur
un ton de reproche " heureusement que vous trouviez qu'il n'y avait pas de
dégâts! " Ce qu'il dit, bien entendu, en dialecte piémontais.
Durant
notre périple de " réfugiés ", une anecdote assez madrée, mérite
pourtant d'être racontée. Il faut se mettre dans la situation. Un soi r d'étape,
au hasard des rencontres, nous nous sommes retrouvés trois copains tessyais,
Joseph Viard, Pierre Anne et moi, ce devait être dans la région de Saint Pois.
Dans une ferme toute voisine, les occupants avaient successivement refusé
l'accueil pour la nuit, au groupe de réfugiés auquel nous appartenions et à
celui dont faisait partie Pierre. Le fait était rarissime et nous en étions
choqués. Joseph Viard imagina aussitôt une punition et nous demanda de
l'accompagner. Il portait le brassard de secouriste de la Croix Rouge. A Tessy
il avait dans ce domaine, rendu d'innombrables services à toute la population.
Nous
voici donc revenus à la ferme, et Joseph d'expliquer que nous étions chargés
par la Croix Rouge de préparer une salle de soins d'urgence, pour un convoi de
blessés civils qui allait arriver. Il parla de réquisition. Ils devaient
mettre à notre disposition un local... Joseph Viard, pour ceux qui l'ont connu,
était capable, en pareille circonstance, d'un aplomb extraordinaire. Les
fermiers nous proposèrent une sorte d'annexe, un grand débarras pratiquement
vide. Joseph trouva qu'il convenait parfaitement. Il leur demanda des draps
qu'il fallait absolument tendre au plafond et sur les murs. Ils apportèrent des
piles de draps. Nous les avons dépliés et tendus plus ou moins bien au
plafond, assez facilement, car il était relativement bas et constitué de
planches disjointes. Prétextant que nous devions aller au devant du convoi de
blessés, et après beaucoup de remerciements, nous leur avons demandé de bien
vouloir continuer seuls pour les murs. Une histoire incroyable, mais bien vraie.
Ce n'était pas dans mes habitudes d'agir ainsi, mais en la circonstance je n'ai
eu aucun regret.
De
retour à Tessy, chaque famille s'occupait de remettre en état son habitation.
Ceux qui n'avaient plus de maison parvenaient à se reloger dans d'autres locaux
qu'ils possédaient ou chez des amis. La solidarité était totale. Cette génération
de la Libération a été formidable. Au fond de soi, chacun était heureux de
s'en être bien sorti. Quelques familles malheureusement déploraient des
victimes, mais compte tenu des événements, j'ai toujours pensé que leur petit
nombre était miraculeux.
Des
aides arrivèrent assez vite, des armoires rudimentaires et des couvertures,
notamment. Pour les vivres, les " tickets " subsistaient, mais sur ce
plan, dans notre région, il faut reconnaître honnêtement que nous n'avons pas
souffert. Nous avions les produits de nos fermes. Nous étions sur la riche
terre normande.
D'autres
souvenirs m'ont bien davantage marqué sur cette période du retour, comme le
grand nombre d'animaux tués, les vaches en particulier et les odeurs
insupportables qui se dégageaient de leurs carcasses. Nous creusions de grands
trous pour les ensevelir, avec notre mouchoir devant la bouche et le nez. Nous
étions tous volontaires. Je m'y suis beaucoup dépensé. Le travail se faisait
à la pelle et à la pioche ! D'autres visions subsistent, celles des arbres décapités
par les obus, des Impacts de balles sur les murs... Plus tard, la découverte
des ruines de Saint-Lô, comme la nature saccagée et désolée, à l'approche
de la forêt de Cerisy, laissaient sans voix, faisaient monter une émotion
intense. Il fallait voir pour se rendre compte. Avec l'habitude des images de la
télévision, il en serait peut-être autrement, aujourd'hui ?
Dans
les jours qui suivirent le retour d'exode de la plupart des tessyais, Il y eut
des scènes de liesse avec les notabilités et les générations les plus
anciennes, dont je n'ai conservé qu'un assez vague souvenir. On y buvait
beaucoup et je n'ai jamais pu supporter les hommes ivres. J'étais choqué par
l'attitude de personnes qui se donnaient, après coup, l'étiquette de résistants,
mais cela a dû se voir partout. Il y avait un peu d'hystérie collective, pas
mal d'engueulades d'ivrognes entre voisins, ou entre clans. Les clans laïc et
catholique étaient très marqués, avant guerre, à Tessy. Mes parents s'en
tenaient très éloignés et les générations Zanello suivantes, sont très
naturellement restées dans cette ligne. Ces querelles sont heureusement passées
de mode, pour pratiquement disparaître peu à peu. Ce qui m, 1 a le plus révolté,
ce fut de voir couper les cheveux à deux pauvres femmes " collaboratrices
". Pour moi c'était un acte lâche. Je ne sais si elles méritaient
pareille humiliation, mais cela m'a laissé un souvenir très pénible. J'ai
oublié ceux qui tenaient les ciseaux, mais je les ai méprisés...
À
la maison, nous nous sommes réorganisés dans deux pièces. Elle ne comportait
à l'époque que le rez-de-chaussée, couvert d'une dalle en béton, façon
terrasse. Le grand trou d obus qui l'avait traversée fut réparé plus tard. Il
avait entraîné de gros dégâts aux cloisons et au sol. La belle façade en
ciment bouchardé de papa Zanello était criblée d'impacts de balles. Mais nous
avions toujours notre meuble. Mon père qui pensait à tout, avait eu l'idée de
le murer dans le local qui est devenu aujourd'hui le sous-sol des bureaux
actuels de l'entreprise. Là aussi, c'est une dalle en béton qui recouvrait ce
début de construction. Les pilleurs de ruines (il y en aura toujours) avaient
commencé le murage. Il devait sans doute être trop solide, long à démolir.
Bref, nous sommes revenus à temps.,
Peu
après notre retour, nous nous sommes empressés de remettre le gazogène
Peugeot en état de marche. Pour la traction avant Citroën, ce fut plus problématique,
car elle avait été endommagée par un obus. Nous l'avons envoyée en réparation
au garage Citroën de Cherbourg. Il était le seul à pouvoir obtenir des pièces...
à la condition de fournir du beurre, à ses fournisseurs ! C'était ma tâche,
pas très difficile, que d'en trouver à Tessy. Après de longs mois d'attente,
nous avons récupéré le véhicule. À l'aller
comme au retour la traction avait été transportée, sans ses roues. A l'époque,
les pneus étaient introuvables et ils auraient été inévitablement volés. Je
pense que nous étions à l'été 1945.
Nous
avons déterré et remonté les roues qui n'avaient plus servi depuis des années
et préparé notre première grande sortie. Avec les copains, nous voilà partis
vers Agon-Coutainville, sans doute pour un grand bal avec Titi Bedfer (le nom de
guerre d'un copain du collège à Granville, qui avait monté son orchestre).
L'ambiance dans la voiture était fantastique, lorsqu'en l'espace de quelques
kilomètres, tous nos pneus complètement desséchés, ont rendu l'âme,
explosant en lambeaux. Nous nous trouvions aux environs de Nicorps, sans aucun
moyen de dépannage et nous sommes revenus sur les Jantes. Nous avons eu droit
à un superbe accueil de papa Zanello. Inutile de vous dire que la voiture s'est
retrouvée au repos pour de longs mois !
Parce
qu'elle avait de bons pneus, j'ai mis toutes mes économies dans l'achat d'une
bonne grosse et vieille Renault " KZ4 ". Un monument ! La direction
manquait de précision, mais qu'importe, elle roulait. Pour les fêtes de fin de
l''année 1945, mon ami Alfio, m'invita à Saint-Méen-le-Grand. Son père,
0limpio Pratta, originaire de Pianceri, était un grand ami de mon propre père.
Nos premières rencontres dataient d'avant-guerre, mais durant celles-ci, nous
nous écrivions souvent. Alfio avait pour copain Louison Bobet. Il n'était pas
encore notre grand champion national, mais déjà détenteur du titre national
des cyclistes indépendants, je crois. Ce soir-là, nous avions ma " KZ4
", mais trop nombreux, il fallait une seconde voiture. Nous avons sorti, en
catimini, la voiture du père Bobet, qui était boulanger sur la place
principale de Saint-Méen. Nous l'avons poussée et Louison l'a mise en route dès
qu'elle a été assez éloignée pour que son moteur ne puisse plus être
entendu. Nous sommes allés au bal. Je me souviens du bonheur de ces
retrouvailles, de notre bonne humeur, de nos rires, de l'insouciance que notre
jeunesse et la fin de la guerre provoquaient en nous. Au retour, chez une amie
d'Alfio, bien involontairement, j'ai cassé, en m'asseyant trop brutalement, une
chaise ancienne de grande valeur, ce qui a fait mourir de rire tous les présents...
sauf l'amie ! Afin que son père ne s'aperçoive de rien, nous avons siphonné
de l'essence du réservoir de ma voiture dans celle des Bobet et rentré la
voiture en silence en la poussant.
L'essence
était rare. Il fallait se débrouiller. Nous en récupérions à chacune des
ruptures, assez fréquentes, des pipe-lines des américains. Emo était super équipé
et passé maître dans cet exercice. Que cette époque était belle ! Que je
l'ai aimée ! J'avais déjà une passion démesurée pour le foot et j'entraînais
les autres avec mon enthousiasme. Nous étions tout aussi assidus au cinéma de
Torigni et nous courions au bal les samedis et dimanches soirs. Nous aimions
danser. Nous étions infatigables, comme si nous devions rattraper le temps
perdu durant la guerre. Mais, parallèlement nous travaillions dur. Rien ne nous
rebutait. Nous étions dans l'esprit des pionniers. Nous voulions toujours
gagner, mais la mentalité restait pourtant fraternelle. Comme nous pouvions être
battants !
J'ai
toujours été très reconnaissant envers mes parents de nous avoir laissé nous
divertir, de nous avoir donné beaucoup de liberté. En contre partie, nous
devions, Emo et moi, assumer toutes nos responsabilités professionnelles. Sur
ce point nous n'avions aucune concession à attendre. Bien souvent les lundis
ont été durs et longs. Nous étions physiquement brisés et mon père se
moquait de nous, s'amusait de nos fatigues. Nous n'avons jamais manqué un lundi
matin, toujours exacts à la prise du travail, que nous ayons dormi ou non.
J'aimais ces défis, que j'identifiais à ceux que nous relevions sur les
terrains de football, à l'esprit qui devait animer les grands champions
sportifs, en particulier Gino Bartali, mon Idole à cette époque. Les grands
grimpeurs cyclistes ont été les sportifs que j'ai le plus admirés. Ils m'ont
donné la passion des grands cols de montagne, surtout alpestres, que je suis
allé si souvent parcourir, tout au long de ma vie, mais en voiture.
À
l'été 1946, avec la Traction Avant Citroën, équipée de pneus neufs, nous
sommes allés, maman, Emo et moi, à Pianceri. Ma mère avait une folle envie de
revoir sa famille. Mon père acquiesça, en nous faisant ce fantastique cadeau
de la conduire. Il a été d'une très grande générosité envers ses enfants.
Lui aussi, devait avoir envie de revoir le pays natal et il aurait tout aussi
bien pu faire le voyage, en nous laissant la charge de l'entreprise. Il a préféré
nous donner ce qu'il savait être pour nous un vrai bonheur, Le voyage s'est
merveilleusement déroulé. Nous étions heureux d'avoir en charge notre mère.
il y avait comme un petit parfum d'aventure. Nous sommes passés par le col du
Mont-Cenis. Nous découvrions la montagne avec l'appréhension que l'on avait
encore à cette époque, du passage des frontières. Depuis les noms de la
Maurienne, de Modane, de Lanslebourg, ont toujours chanté en moi, Aujourd'hui
encore, je fais des détours pour reprendre cet itinéraire.
Notre
première étape en Italie, à Susa, est restée gravée dans ma mémoire. Je
ressentais une grande émotion, une joie intense. Ma mère était rayonnante.
J'ai pleuré quand j'ai découvert le petit panneau de Pianceri et l'arrivée au
village a été extraordinaire. Toute la génération de " la Olga "
était là pour nous accueillir et tout ce monde parlait le dialecte que nous
connaissions. Le plus difficile était de discerner les personnes de la famille.
Mon frère et moi n'étions pas habitués à cette hospitalité si chaleureuse
et démonstrative à la fois.
La
jeunesse de Planceri nous a immédiatement adoptés. Nous sommes allés dans les
fêtes, les bals. Ils nous ont entraînés dans les ballades pédestres en
montagne qui se pratiquaient beaucoup. Les points de vue étaient magnifiques.
Nous allions de découverte en découverte, nous qui venions de la plaine, Nous
étions surnommés " les français " et ça nous plaisait bien. Les
routes étaient tortueuses, étroites, franchement dangereuses et pourtant nous
faisions la course ! Le bon dieu devait nous protéger. Nous sommes repartis
avec beaucoup de regrets, mais tellement heureux, avec de merveilleuses images
plein la tête. Nous avons eu la grande chance, mon frère et moi, de connaître
ce Pianceri si chaleureux, encore plein de vie, de rencontrer tous ces gens qui
nous interpellaient à chaque occasion : " tu es le fils du Frédo
"... " tu es le fils de la Olga ". Je me souviens de Yolanda si
amicale et si fragile, qui devait décéder peu après, d'Elvira qui me
poursuivait de ses avances, de Piero l'intellectuel, de Glanni, le fils du
boulanger... Tous nos autres séjours ont été différents. Nous étions plus
âgés et petit à petit, le village a perdu ses commerces et s'est dépeuplé,
comme tous ceux de ces zones montagneuses abandonnées par l'agriculture...
Revenons
à Tessy. La fin de la guerre en 1945 avait donné lieu à beaucoup de joie et
de festivités. La jeunesse participait pleinement, sortait de sa réserve. En
quelque sorte, elle s'émancipait. Les prisonniers de guerre étaient de retour.
La vie économique se réorganisait rapidement. Les produits et les marchandises
revenaient progressivement dans les boutiques et sur les marchés. En 1946, des
baraquements souvent de bonne facture, ont été implantés un peu partout
permettant de reloger convenablement toute la population sinistrée. Rue de la
gare par exemple, côté droit en montant, le pré du champ de foire a été
transformé en quartier d'habitation. Toute une suite de baraquements y ont été
montés, le long de la rue. On y trouvait un coiffeur, une quincaillerie, les
bureaux du M.R.L. (Ministère de la Reconstruction et du Logement). Aujourd'hui
à cet emplacement, se trouvent les premiers logements HLM construits à Tessy,
vingt ans plus tard. À cette époque, tout le monde avait du travail. Les
besoins étaient considérables, les " trente glorieuses " débutaient,
sans d'ailleurs, que nous en ayons vraiment conscience.
Pour
notre génération, la vie et les comportements avaient changé du tout au tout,
en seulement deux ans. Nous faisions une sorte de découverte de la face
aguichante de la vie, dont nous avions été privés pendant la guerre. La
classe 1945, dont je faisais partie, se trouva même exemptée du service
militaire. C'est dans ce contexte que s'est constitué, autour d'Emo et moi, un
groupe de copains, on ne peut plus soudé. Je me souviens des Georges Alix,
Germain Laporta, Michel Tabard, Georgette Pien, Henri Valentin et de beaucoup
d'autres, avec lesquels nous avions pris l'habitude d'aller à Torigni. On y
trouvait le cinéma et ses grandes salles de danse au rez-de-chaussée. Il y
avait aussi le dancing de la gare, aménagé dans des baraques. Il ne jouissait
pas de la meilleure réputation, mais cela n'était pas de nature à nous faire
peur. Nous avions nos cavalières torignaises. Je dansais souvent avec Cécile
et sa soeur avec Emo, autant que je m'en souvienne. C'était l'époque un peu
folle du " Petit vin blanc ", du " Petit bal du samedi soir
" et de ces airs romantiques, qui me transportaient, comme " Jalousie
", " la Paloma ", " la Comparsita ", " Nostalgie
" et tant d'autres. " In the Mood " de Glenn Miller nous
arrachait littéralement de nos sièges. Nous découvrions le boogîewoogie (de
lafolie) et le jazz, avec Louis Armstrong et Sidney Bechet, notamment. "
Petite Fleur " est sans aucun doute la musique qui me touchait le plus.
Elle continue à m'émouvoir. Je pense que nous gardons tous une " Petite
Fleur ", au fond de notre coeur. J'ai toujours continué à écouter ces
musiques. Aujourd'hui encore, dans ma voiture, ce sont mes cassettes préférées.
Cela peut paraître ringard, mais elles évoquent de si beaux souvenirs.
Nous
allions aussi danser à Saint-Lô et ailleurs. Comme cela faisait beaucoup de
monde, nous prenions souvent le camion de l'entreprise. Tout le monde, garçons
et filles, montait dans la benne où il y avait des couvertures. Nous étions
organisés. J'étais très attentif et je ne buvais jamais. Je conduisais systématiquement,
ne cédant le volant qu'à Emo. Nous n'avons jamais eu le moindre pépin. Je n'étais
pas toujours tendre avec les trop dissipés, mais en définitive, je crois que
chacun appréciait qu'il en soit ainsi. Cela ne nous empêchait pas de
quelquefois chahuter la maréchaussée. Qui ne l'a pas fait dans sa jeunesse ?
À cette époque, c'était un jeu. Il fallait bien épater les filles. Georges
Alix était terriblement provocateur. Que de fous-rires dans la benne ! En bande
c'était terriblement communicatif et nous faisions même rire les gendarmes.
Au
cinéma du " Père Laperrelle ", en bas, au parterre, nous étions
accueillis par deux jeunes et belles ouvreuses. Comme je m'y rendais chaque
semaine, nous ne pouvions que faire connaissance. J'aimais échanger quelques
gentillesses, surtout avec la petite brune, plus timide. Les copains me
charriaient un peu. Ils s'amusaient du fait qu'elle était la fille du " Père
Laperrelle ", ce qui me semblait d'ailleurs devoir effectivement plutôt
compliquer la situation. La suite est celle que connaissent tous les jeunes
tourtereaux. Tromper la surveillance de papa Laperrelle n'était pas facile !
Une première escapade au Pont de la Souleuvre, une seconde un soir tard, dans
la nuit,après avoir laissé toute la famille s'endormir, pour aller à la fête
de Caumont. Pas besoin de dire toutes nos astuces et échappées. Chacun de nous
a connu ces merveilleux moments.
Ce
qui devait arriver arriva, un dimanche, alors que j'entrais au cinéma, j'ai vu
venir vers moi le " Père Laperrelle ", me demander de le suivre et je
me suis retrouvé dans son bureau. Je devais être dans mes petits souliers !
Aussi directs que rapides, ses propos furent à peu près ceux-ci : "Je
vois que vous fréquentez ma fille. J'espère que c'est avec de bonnes
intentions ? " Surmontant ma stupéfaction, vous devinez ce que fut ma réponse.
Résultat, je n'ai jamais eu à faire de demande en mariage, malgré la coutume
bien ancrée de l'époque. Mon beau-père était un sacré bonhomme, un superbe
exemple. Simple ouvrier coutelier, il a d'abord décidé de créer un commerce
de poissons à Torigni. Il faisait, de ce fait, le marché de Tessy. Il
abandonna ce métier en 1935, pour acheter l'Hôtel d'Angleterre, en plein
centre de Torigni et le transformer en cinéma, dont il avait la passion. Un
beau parcours personnel. Le " Père Laperrelle " et le " Père
Zanello " se sont beaucoup appréciés. Aujourd'hui, Pierre Laperrelle, mon
beau-frère, qui a fait une carrière d'architecte dans le Nord de la France,
est le sosie de son père.
Mes
parents s'étant mariés un 23 février, nous avons décidé de choisir la même
date, vingt-cinq ans plus tard. Je savais que cela leur ferait une très grande
joie (et Emo a fait de même un peu plus tard). Yvonne était devenue Vonette
pour tout le monde. Sa gentillesse gagnait tous les coeurs. Mes parents étaient
ravis. Le 23 février 1949 le mariage eut lieu à Torigni sur Vire, à la
mairie, puis à l'église. Il faisait " un petit temps frais ", mais
beau. Ce fut une belle noce, comme l'on disait alors. Il y avait beaucoup de
monde. L'ambiance était chaleureuse et enthousiaste, l'esprit et les
comportements étaient assez italiens. Mes parents avaient invité leurs amis
originaires de Pianceri, ravis d'assister à l'un des premiers mariages d'un
enfant de l'un d'entre eux. Les grandes salles du rez-de-chaussée du cinéma
avaient été superbement aménagées et décorées. En grande tenue blanche,
Titi Bedfer et son orchestre se sont surpassés. Titi avait spécialement répété
un maximum d'airs italiens et les invités étaient épatés. Nous avons dansé
et chanté très longtemps. Dans nos réunions familiales, cette nuit a été
mille fois évoquée. Vonette et moi vivions un rêve. Je me souviens du bonheur
de mon beau-père, tellement heureux de tant de gaieté. Ma belle-soeur
Jeannette, que j'aimais bien, assez exubérante et enthousiaste, comme à son
habitude ne cessait de me dire " c'est formidable Dario, c'est formidable !
".
Mes
meilleurs amis étaient là. Alfio dont j'ai parlé, Mario, avec lequel j'étais
lié, tant par le foot que par le métier et Jean, le poète, dontj'étais inséparable,
au collège de Granville. Avec Emo, Jeannette et son mari, Charlotte, Suzanne, Hélène
et Henri (les amis de Vonette), mes trois amis sont ensuite allés au Carnaval
de Granville et nous ne les avons plus revus durant trois jours. Papa Zanello
finit bien évidemment par se tacher, intima à Emo, l'ordre de reprendre le
travail et congédia tout le monde, après que ma mère leur ait fait un superbe
plat de "spaghetti " comme elle seule savait les faire. Toute fête,
aussi belle soit-elle, doit avoir une fin.
Vonette
et moi avons d'abord habité un petit appartement, un peu retiré où les
parents ont plus tard, pris leur retraite. Nous avons ensuite construit l'étage
de la maison que nous habitons actuellement et où nous sommes venus nous
installer en 1951, les parents continuant alors d'habiter le rez-de-chaussée.
Notre aîné, Bruno, est né dans notre premier logement, nos trois autres
enfants Brigitte, Gino, Giani sont nés dans notre maison actuelle.
Mes
parents nous ont quitté, mon père en 1986, ma mère en 1988. L'un et l'autre
sont restés remarquablement valides jusqu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans et
plus. Ils ont ensuite doucement décliné et ils se sont éteints, discrètement,
comme peut le faire une bougie. Même lorsqu'elle est restée seule, ma mère
n'a pas voulu quitter son appartement. Je crois que Emo et moi avons rendus nos
parents heureux. Ils adoraient leurs petits-enfants.
Annexe
au chapitre " Les années de la libération "
La
bataille de la Poche de Tessy-sur-Vire
À
partir de mes lectures, j'ai reconstitué les événements qui se sont passés
à Tessy-sur-Vire du 27 juillet au 2 août 1944. Parmi celles-ci, mon ouvrage de
référence est " Breakout and Pursuit " traduit en français sous le
titre de " LA LIBÉRATION - L'histoire officielle américaine ". Son
auteur, Martin Blumenson est considéré comme le meilleur historien américain
des opérations en Normandie.
Ce
n'est qu'en 1993, grâce à la parution de cet ouvrage aux Éditions Charles
Corlet, que j'ai enfin pu avoir une vue d'ensemble des combats de la libération
De Tessy-sur-Vire. Je les ai pourtant vécus en 1944 au village de l'Azerie,
sans pouvoir les comprendre ! En découvrant cette reconstitution des faits,
j'ai mesuré l'incroyable suite d'erreurs que nous avons pu commettre au cours
de notre exode ! L'ignorance de la situation dans laquelle nous nous trouvions
était totale et je compatis d'autant plus, aujourd'hui, lorsque je vois se
produire dans le monde des faits malheureusement identiques.
J'ai
rédigé ce texte en février 1994, en vue des fêtes du cinquantième
anniversaire de la Libération. Il m'a servi à confectionner le panneau
souvenir présenté depuis, avec des reproductions des photos de l'époque, dans
les locaux de la Communauté de Communes de Tessy-sur-Vire.
Je
me suis passionné à rédiger ces quelques pages et à réaliser ce panneau
souvenir Je pense que la succession des événements décrits ci-dessus est fidèle
à ce qui s'est déroulé, mais mon texte comporte probablement quelques imprécisions
que le lecteur voudra bien me pardonner.
Si
vous trouvez de l'intérêt à sa lecture et si je peux me permettre un conseil,
avant d'en prendre connaissance, ayez soin de vous munir d'une bonne carte routière
de la région. Elle vous permettra de mieux suivre le déroulement des faits.
C'est extraordinairement instructif.
La
BATAILLE de la POCHE de Tessy-sur-Vire
du
27 Juillet au 2 Août 1944
Au
cours des jours précédant le 27 juillet, à partir de l'axe Montreuil-La
Chapelle-en-Juger-Hébécrevon et conformément aux plans de " l'Opération
Cobra ", conçue par le Général Bradley, les troupes américaines ont
effet tué la percée qui va se révéler décisive et emporter la défense
allemande.
Ce
27 juillet 1944, les troupes américaines parvenues au Mesnil-Herman, ont trois
objectifs :
-
avancer par Villebaudon et Percy en direction de Villedieu ;
-
filer vers Bréhal, dans le but de couper le Cotentin, pour ensuite descendre
vers la Bretagne ;
-
avancer à l'est, vers la Vire (et par conséquent vers Tessy), pour empêcher
les troupes allemandes positionnées sur l'autre rive (encore en nombre et assez
bien organisées), de franchir la rivière.
Au
soir du 27 juillet, selon les cartes américaines, la ligne de front, passe
sensiblement au nord d'une ligne que l'on aurait pu tracer reliant Coutances, Cérences,
Saint-Denis-le-Gast, Hambye, Villebaudon, Moyon, Troisgots et en continuant à
l'est de la Vire, par Condé-sur-Vire et Caumont.
C'est
dans ce contexte, en partant de ces positions, qu'il faut situer les combats qui
vont amener la libération de Tessy-sur- Vire.
Pendant
ces quelques jours, l'avancée rapide des Américains sur Granville, la Haye
Pesnel, Avranches (qui sera atteint le 30 juillet) Pontaubaut, Ducey (le 31
juillet) va faire du triangle Moyon-Troisgots-Tessy-sur-Vire, la pointe de la
poche de résistance allemande dans la Manche.
Le
27 juillet, le Général Rose, engage le combat à la tête du "Groupe A
" de la 2e Division Blindée. Partant de la zone du
Mesnil-Herman, il fait une reconnaissance en force en direction de Villebaudon.
C'est le Général Hobbs qui engage la 30e Division, toujours en
partant du Mesnil-Herman, en direction de Tessy-sur- Vire.
Il
faut noter qu'à Tessy, malgré de nombreux bombardements aériens, le pont sur
la Vire est toujours intact et utilisé par les Allemands.
Le
28 juillet, à midi, le Général Corlett qui commande le XIXe Corps
Américain, prend la responsabilité de l'ensemble des unités déjà engagées
dans cette zone de combat: le " Groupe A " du Général Rose et la 30e
Division du Général Hobbs.
La
mission du Général Corlett est d'atteindre rapidement la ville de Vire. Il est
persuadé qu'une progression rapide est possible, car il pense n'avoir en face
de lui qu'un effectif de moins de trois mille combattants allemands, fatigués,
malmenés, mal ravitaillés et sans grande artillerie.
Dans
la matinée du 28 juillet, le " Groupe A " du Général Rose s'est
emparé de Villebaudon et a pris, comme prévu, la direction de Tessy-sur-Vire.
Un premier accrochage permet aux Américains de détruire six véhicules blindés
légers et un char allemands. Mais ils se heurtent ensuite aux tirs puissants de
blindés allemands, bien dissimulés à hauteur de Beaucoudray, où ils sont
stoppés.
Ce
même jour, la 30e Division américaine qui fait mouvement en direction de
Tessy-sur-Vire et de la Vire, ne rencontrant qu'une très faible résistance
" décide de s'arrêter en un endroit de halte naturelle, un ruisseau situé
prés des villages de Le Mesnil-Opac, de Moyon, de Troisgots : le Marcran. Le Général
Hobbs estime que c'est un bon endroit pour permettre à ses troupes de souffler
". Le campement de l'armée américaine forme alors une enclave avancée
entre Moyon et Troisgots.
Mais,
dans la nuit du 27 au 28 juillet, sur ordre du Général Von Kluge, une partie
de la 2e Division allemande Panzer, encore en réserve, a traversé
la Vire à Tessy-sur-Vire. Elle laisse quelques blindés à Tessy et rejoint les
hauteurs de Troisgots, où elle retrouve quelques éléments d'unités
allemandes très éprouvées qui s'efforcent de se réorganiser en cherchant à
rejoindre la rive droite de la Vire.
Devant
Troisgots, les groupes américains avancés prennent peu à peu conscience de la
situation. Ils aperçoivent de plus en plus de blindés allemands et dans l'après-midi
du 28 juillet, les soldats américains sont soudain soumis à un feu nourri. La
configuration du terrain les expose aux tirs allemands et empêche tout
mouvement. Les contrebatteries américaines semblent sans effet.
Le
" Groupe de combat A " du Général Rose stoppe son avancée en
recevant l'ordre d'abandonner l'objectif de Tessy-sur-Vire et d'organiser en
priorité la défense de l'axe Le Mesnil-Herman - Villebaudon. Il lui est demandé,
parallèlement, d'envoyer une colonne blindée vers Moyon, depuis Le
Mesnil-Herman, en passant par Le Mesnil-Opac. Après avoir détruit cinq chars
allemands Mark IV, cette colonne parvient effectivement à rejoindre Moyon.
Soumise à des tirs de mortiers et d'artillerie allemands, elle accuse des
pertes et reçoit l'ordre de se replier, ce qui permet alors aux soldats
allemands de réoccuper Moyon.
Le
29 juillet, depuis Moyon, les troupes allemandes essayent à plusieurs reprises
de couper la route principale entre Le Mesnil-Herman et Villebaudon. "
Trois chars allemands occupent quelque temps un carrefour prés de la Denisière
", précise le texte américain. Par des tirs d'artillerie, les soldats
allemands tentent d'empêcher les troupes américaines d'utiliser la route. Les
tirs sont toutefois irréguliers et touchent peu de véhicules.
Malgré
l'engagement de renforts qui viennent appuyer la 30e division, les
troupes américaines du Général Hobbs, un peu piégées au bord du Marqueran,
ne parviennent ni à avancer, ni à se protéger suffisamment. Les avions de
combat alliés sont appelés en support rapproché. Ils bombardent même, par
erreur, des unités américaines, alors que les chars allemands sont habilement
camouflés. Devant Moyon et Troisgots la situation est tendue.
À
Villebaudon, les chars de la 29e Division américaine sont appelés
en renfort. Le 30 juillet, associés à un bataillon de chars du " Groupe A
", c'est un groupe d'une quarantaine de blindés lourds américains qui
part de Villebaudon en direction de Tessy-sur-Vire. Le combat s'engage très
rapidement. Les Américains essuient des pertes. Au petit matin, la 2e
Division
Panzer qui tient le front Moyon-Troisgots, a reçu le renfort des chars
allemands de la 116e Division Panzer, qui sont parvenus à traverser
la Vire par le pont de Tessy-sur-Vire. Un partie de ces chars est venue
renforcer les positions allemandes sur les hauteurs de Beaucoudray.
Le
Général Rose, continue lui aussi à recevoir des renforts. Constatant cette résistance
de plus en plus vive sur la ligne de front Moyon-Troisgots, le commandement américain
a en effet décidé d'effectuer un plus large encerclement. Il donne l'ordre au
Général Rose de faire progresser une partie des blindés depuis Villebaudon en
direction de Percy, pour ensuite se rabattre vers la ville de Vire. Tout en
obtempérant à cet ordre, le Général Rose insiste toutefois pour poursuivre
son offensive vers Tessy-sur- Vire, lieu de passage des allemands sur la Vire.
Les
troupes américaines rencontrent une forte résistance : des tirs d'artillerie
et de canons anti-chars immobilisent souvent leur progression. La bataille fait
rage entre les chars américains et allemands, à peine distants de 2.000 mètres
! Dans la soirée du 30 juillet, les troupes américaines renforcent la pression
sur Troisgots, font intervenir leurs avions et réoccupent Moyon. Elles
parviennent aux abords de Percy.. Deux assauts coordonnés sont menés contre
Troisgots, par trois régiments de la " 30e Division ",
mais ils échouent. Six des dix neuf chars engagés sont détruits. Devant
Percy, pris sous des tirs nourris d'obus allemands, les américains décident de
se replier, pour se mettre à l'abri et souffler un peu.
Le
31 juillet, le Général Corlett ordonne la reprise de l'offensive, bien déterminé
cette fois, à éliminer la poche de résistance allemande de Tessy-sur-Vire. Ce
31 juillet au matin, le front forme un arc passant par Percyy, Beaucoudray,
Fervaches, Troisgots, les quatre localités étant encore en zone allemande. Le
Commandement Américain décide de reprendre simultanément sa double
progression, en direction de Tessy et de Percy. Ses objectifs restent
d'atteindre la ville de Vire et d'intensifier la pression sur Troisgots, devant
lequel le Général Hobbs est maintenant bloqué depuis quatre jours.
En
faisant l'impossible pour se rapprocher de Tessy-sur-Vire, les chars américains
continuent de rencontrer une très forte résistance de la part des chars
allemands, bien dissimulés, bien à couvert. Ne parvenant pas à les déloger,
la situation se bloque continuellement...
Dans
l'autre direction, devant Percy, les soldats de la 28e Division américaine
venus en renfort " connaissent mal les techniques de progression dans le
bocage et ont beaucoup de mal à s'adapter au terrain " (message du 31
juillet, 14 h 50, figurant dans le rapport d'activité du XIXe
Corps).
C'est
à Troisgots qu'intervient le fait d'arme décisif. Le " 119e
Régiment d'infanterie " américaine, attaque simultanément de
trois côtés, appuyé par le bataillon de la 30e Division qui
compte trente quatre chars dont treize Sherman. La progression est lente mais
constante. Au soir de ce 31 juillet, les chars américains atteignent Troisgots.
Le succès est largement dû au Lieutenant Harry-F. Hansen, qui descendu de son
char, accompagné de deux fantassins, fait exploser au bazooka, deux chars
allemands qui tenaient une position clé, avant d'en faire fuir un troisième.
La
prise de Troisgots, fait capital de la bataille de la poche de Tessy-sur-Vire se
produit au moment où une autre partie des troupes américaines atteint
Granville et Avranches. Ces troupes engagent alors un grand mouvement tournant
vers la ville de Vire, en passant au sud de Villedieu-les-Poêles et de Brécey...
Face à cette situation, le Général allemand Von Kluge ordonne à ses troupes
de faire retraite.
Dans
la nuit du 31juillet au 1er août, la 2e Division Panzer
se replie et repasse la Vire à Tessy-sur-Vire. Le Général Corlett donne
l'ordre de poursuivre l'offensive et de " veiller à ce que les allemands
ne filent pas ". Il craint que le commandement allemand essaye de faire de
Tessy-sur-Vire une base de résistance, pour continuer d'assurer le
franchissement de la Vire à ses troupes.
Au
matin du 1er août, le Général Corlett renouvelle l'ordre de
poursuivre les poussées tant vers Tessy-sur-Vire, que vers Percy. Tirant parti
de la brume matinale, le " Groupe de Combat A " parvient à contourner
trois tanks allemands qui la veille, les ont tenus en échec, sur la route. Les
trois chars allemands détruits, les blindés américains reprennent leur
progression vers Tessy.
Ce
même jour, le Général Hobbs envoie, depuis Troisgots une Compagnie du "
120e Régiment
d'Infanterie " vers Tessy-sur-Vire, car " il veut montrer que ses
troupes participent à la libération de Tessy ". La conversation téléphonique
rapportant la demande du Général Hobbs est datée du 31 juillet à 19 h 23.
Elle figure dans le journal des archives de la 30e Division. Au matin
du 1er août, cette Compagnie avance prudemment à travers champs.
Elle rejoint, puis longe la Vire, sans rencontrer de résistance. Persuadés que
le " Groupe de Combat A " et ses blindés sont arrivés à Tessy, dans
l'après-midi, les fantassins s'engagent dans le bourg. Les soldats américains
sont stupéfaits de découvrir des soldats ennemis !!! Exposés, ils essuient
des pertes et se replient en se protégeant comme ils le peuvent dans les
ruines, les caves ou les champs qui s'étendaient vers la gare. Les soldats
allemands sont en fait concentrés le long de la Vire et aux abords du pont
qu'ils s'efforcent encore de défendre.
Avec
ses chars, le " Groupe de Combat A " attend la soirée du 1er
août,
pour s'engager très prudemment dans Tessy où il dégage, l'un après l'autre,
les soldats de la Compagnie du 120e Régiment,
qui peuvent enfin de sortir de leurs abris improvisés. Mais entrer dans Tessy,
en occuper le centre-bourg ne signifie pas s'en rendre maître et surtout pas
s'y trouver en sécurité. Les obus de l'artillerie allemande, encore installée
sur les hauteurs de l'autre côté de la Vire, continuent alors de s'abattre sur
le bourg et les troupes américaines. C'est dans la matinée du 2 août que les fantassins
américains, aidés des tankistes, vont nettoyer le reste du bourg,
et s'assurer qu'il n'y ait plus de soldats allemands, ces derniers ayant franchi
la Vire dans la nuit du 1er au 2 août.
C'est
ainsi que Tessy a été définitivement libérée le 2 août 1944 par les
troupes américaines, qui ont alors pu traverser la Vire et occuper à leur tour
les hauteurs désertées entre temps, par les Allemands.
Selon les historiens, la Bataille de la poche de Tessy sur-Vire a empêché la tentative allemande de rétablir une ligne défensive au travers du Cotentin et a contribué à faciliter l'avancée des troupes américaines le long de la côte.
Extrait de Tessy, mes passions, mes déceptions