I
LE JEUNE CAVALIER DU BOCAGE
Une superstitieuse croyance populaire, encore. tenace dans nos campagnes, prétend que les enfants nés coiffés sont promis à la chance.
Aussi, le 3 février 1889, lorsqu'il enregistra la naissance de Jean-Marie-Gabriel, effectivement présenté au bureau de l'état-civil, selon l'usage, par son père, Roger de Lattre de Tassigny, escorté de MM. Jules-Florent et Alcide Hénault, grand-père et oncle maternels du bébé, tous trois propriétaires à Mouilleron-en-Pareds (Vendée), M. Auguste Auger, adjoint au maire du village, félicita-t-il l'heureux papa pour le bel aspect du poupon, niais aussi pour cette particularité rare de la légère membrane, réputée de bon augure, qui recouvrait son petit crâne.
Au reste, l'adjoint insista plutôt sur la satisfaction légitime que M. Roger de Lattre, déjà père d'une petite Anne-Marie, éprouvait d'avoir un héritier mâle, continuateur de la lignée, car les de Lattre figuraient dans les annales dès le XIVe siècle.
Le premier d'entre eux qui fût mentionné, Jean de Lattre (1350-1430), bailli - c'est-à-dire officier de robe chargé de rendre la justice ,au nom du suzerain d'Ypres, de Bergues, de Furnes, puis de Gand, capitale de la Flandre, avait été ensuite échevin - ou magistral municipal de Lille et bailli de la chambre du duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, père de Charles le Téméraire et fondateur de l'Ordre de la Toison d'Or.
En 1548, son descendant Charles, écuyer et seigneur de Sausoix fut bailli de Saint-Quentin. Puis, la famille donna des échevins à Guise où, en 1740, Louis-Paul de Lattre ajouta à son nom celui d'un de ses fiefs, Tassigny, pour qu'on distinguât les siens des nombreux de Lattre ou Delattre essaimés dans les régions du Nord.
Il y eut quelques militaires épars dans cette suite de noblesse de robe. Tout d'abord, un Jean de Lattre, dit Jeannet, homme d'armes des Ordonnances du Roi dans la Compagnie du duc de Vendôme, tout au début du XVIe siècle (sous Louis XII) et Louis-Henri, chevalier de Saint Louis et capitaine des grenadiers au régiment de Lorraine-Infanterie, à la fin du même siècle. Plus près de nous, Laurent-Émile de Lattre de Tassigny, après avoir été page de la duchesse d'Angoulême, fut sous-préfet de la Restauration à Châtellerault et fit partie des trente fidèles légitimistes qui accompagnèrent Charles X en exil.
Enfin, un autre Jean de Lattre, avant de devenir commandant, s'était signalé à Saint-Cyr, en 1873, en hissant, avec d'autres élèves-officiers royalistes, le drapeau blanc du comte de Chambord au fronton de l'École spéciale. Celui-là était un oncle éloigné du futur maréchal, mais nous le signalons parce que son acte eut une répercussion sur les études militaires de son neveu.
En devenant, en 1910, maire de Mouilleron, M. Roger de Lattre de Tassigny reprit en quelque sorte la grande tradition familiale de l'échevinat.
Les luttes politiques de la IIIe République ne manquèrent pas de provoquer, dans la région, des antagonismes solides, surtout lorsqu'elles se compliquèrent de querelles religieuses. Ces antagonismes se manifestèrent principalement à l'occasion des actes d'un illustre enfant de Mouilleron, Georges Clemenceau, qui n'était encore que député du Var. Tribun redouté, il avait été surnommé le tombeur de ministères. L'abbé Guignardeau, qui baptisa Jean-Marie-Gabriel, osa fulminer contre le futur Tigre du haut de sa chaire paroissiale et le grand-père Hénault, maire de Mouilleron (avant son gendre Roger de Lattre) fit fermer les portes de sa mairie pour que le sénateur radical Clemenceau ne pût y entrer.
Escarmouches passées dont nous verrons, plus loin, comment elles cessèrent.
La petite enfance de Jean ne se déroula pas sans épisodes de sa turbulence et de sa témérité précoces. À quatre ans, il faillit se noyer dans un étang d'où il fut retiré par le notaire de Mouilleron, M Gantier. À six ans, il se mit en tête de chevaucher un superbe chien danois appartenant à son père et, si toutes ses tentatives ne furent pas couronnées de succès, il réussit assez fréquemment à se maintenir à califourchon sur le molosse. Invariablement, l'exploit se terminait par une chute. Le cocher de la maison, le brave Jacques Daniaud, que l'on avait chargé de surveiller l'enfant, n'osait s'opposer à ses fantaisies qui le faisaient trembler. Jean était un charmant bambin au visage angélique (un ange au regard volontaire) auquel il ne savait résister. Il devait souvent le relever, truffé de bleus et d'égratignures, mais pas guéri, pour autant, de son goût pour cette équitation dangereuse.
Une nurse allemande fut engagée pour apprendre à Jean les rudiments de sa langue en même temps que les premiers principes de la bonne tenue. Inscrit à l'école libre de Mouilleron, tenue par deux vieilles demoiselles, Justine et Marceline Sarrazin, Jean suscita leur admiration par sa vive intelligence et sa gentillesse.
Ses parents le mirent ensuite en pension, bien qu'il eût à peine 9 ans. Il fut envoyé chez les Pères Jésuites de Poitiers, au collège Saint-Joseph (où devait passer, plus tard, le jeune Philippe de Hauteclocque, futur général Leclerc).
Jean dut avoir de terribles révoltes contre les rigueurs de l'internat, mais le chanoine Rias et le Père Barbier, directeurs de l'établissement, surent les dériver vers une piété solide qu'il devait conserver sans défaillance. Il n'en restait pas moins un garçonnet fougueux qui tomba dans le Clain, un jour de promenade, et qu'un aumônier, M. de Marconet, sauva.
Il était studieux, toutefois. Sa grande facilité de tout comprendre, tout retenir et tout assimiler aidant, il brilla dans toutes ses classes, si bien que pour le récompenser de ses succès, sa grand'mère lui acheta un cheval, lorsqu'il eut quinze ans. Ce fut certainement le cadeau qu'il apprécia le plus de toute sa jeunesse, bien qu'il eut été spécifié, pour inculquer à l'adolescent un sens de l'économie qu'il semblait peu disposé à cultiver, qu'il rembourserait le prix de sa monture par des prélèvements mensuels sur son argent de poche.
Il avait la passion des chevaux. Aussi bien, en avait-il toujours vu chez lui. Lorsqu'il séjournait à Mouilleron, son endroit de prédilection était le bâtiment oblong, au fond du jardin familial, qui englobait les écuries et les remises. C'était le luxe de ce temps-là. Il y avait plusieurs voitures de divers types et jusqu'à un omnibus ; il y avait encore des fouets, des harnachements et des rênes de toutes dimensions ; il y avait, surtout, des bêtes superbes séparées par des bat-flancs. Il les reconnaissait au premier coup d'œil, aux particularités de leurs formes et de leurs robes, comme elles le reconnaissaient pour l'avoir vu avec Jacques Daniaud aux heures de pansage ou pour avoir senti ses furtives caresses sur leurs croupes, leurs encolures ou leurs museaux, quand il se glissait dans leurs boxes. Quelle joie fut celle du collégien lorsqu'il eut son cheval à la gauche de la rangée !
Il ne fut, évidemment, pas long à se mettre en selle. Le cocher l'aida pour commencer, bien sûr. Un peu, très peu, car Jean tenait à apprendre à se tenir tout seul. Il avait une assiette naturelle et une volonté bien arrêtée de monter solidement, d'abord, de dominer son cheval, ensuite. Ou même d'emblée. N'y avait-il pas, sur la desserte de la salle à manger familiale, un portrait du beau lieutenant de hussards que son père avait été pendant quelques années ? Cette image l'avait souvent plongé dans des contemplations où passait, vraisemblablement, l'espoir d'être aussi, un jour, cavalier. Ce n'était pourtant pas encore là le début de sa vocation militaire. La mer l'attirait et il voulait être marin. D'ailleurs, il savait, pour avoir feuilleté un beau livre illustré, que les officiers de marine étaient férus d'équitation et que l'amiral Courbet, notamment, montait de remarquable façon. Cet ouvrage avait pour titre Au Tonkin et dans les mers de Chine. Au Tonkin ! Déjà ! (Détail confié par le capitaine de Lattre à l'auteur en 1921.)
Bref, dès qu'il se jugea assez sûr de lui - et cela ne tarda guère - Jean de Lattre chercha la difficulté, l'obstacle à franchir. Comme il n'en trouva pas assez à son gré, il requit le concours des jeunes Mouilleronnais dont il avait quelques années plus tôt partagé les jeux violents. Émile Hucteau et Octave Sausseau lui confectionnèrent des haies et des barres de sauts dont ils garnirent un champ. Ce n'était encore pas assez pour le jeune cavalier. Il était, aux environs des moulins de Mouilleron, un terrain rocailleux sur lequel il était pénible, même aux gens à pied, de conserver l'équilibre. Monsieur Jean, comme l'appelaient les habitants du village, y poussa son cheval, ce qui ne manqua pas de faire dire aux bonnes femmes du pays qu'il ne manquerait pas de se casser la barre du cou. Elles en furent pour leurs prévisions pessimistes. Certes, M. Jean tomba pas mal de fois, comme il est de règle que tombe tout bon cavalier. Ce fut la rançon inévitable de son apprentissage et de ses audaces. Mais il s'en tira toujours sans grand dommage, même le jour où il fallut recourir à un attelage de boeufs pour dégager son cheval de la boue d'un marécage où il s'était enlisé jusqu'au poitrail.
Mais il fallut se préoccuper de la préparation au concours de l'École Navale. Jean de Lattre fut envoyé au collège de Vaugirard pour y travailler les matières du programme. Il passa l'écrit avec aisance, mais une para-typhoïde l'empêcha de se présenter à l'oral. Dès qu'il fut guéri, il tourna ses batteries vers l'École spéciale militaire, vraisemblablement influencé par sa grand-mère qui appréhendait pour lui les dangers de la mer.
Il alla donc en corniche à Sainte-Geneviève de Versailles et, en 1908, il fut reçu à Saint-Cyr avec le n° 4.
À cette occasion, il fit le pèlerinage de Lourdes pour remercier le Ciel de son succès et il manifesta la piété que lui avaient inculquée les Pères Jésuites de Poitiers en s'engageant pendant tout le pèlerinage comme brancardier. Parmi les nombreux malades qu'il aida à transporter à la Grotte, il y eut une tuberculeuse qui paraissait à la dernière extrémité. Elle ressentit un soulagement miraculeux pendant qu'elle priait. Arrivée sur une civière, elle s'en alla toute seule en marchant normalement.
Jean de Lattre fut, à Saint-Cyr, l'ancien d'élèves brillants, Juin et de Gaulle, qui devaient sortir en tête de leur promotion. Il aurait lui-même fait partie des tout premiers de l'École s'il n'avait, systématiquement, boudé l'un des cours, celui de morale. Ce ne fut point par aversion pour la matière, mais à cause du sectarisme de l'instructeur chargé de ce cours. Cet officier qui se souvenait de la manifestation royaliste des Cyrards de 1873, interpella, en effet, son nouvel élève, dès sa première séance.
- De Lattre ? J'espère que vous n'avez aucun lien avec le commandant Jean de Lattre, celui du drapeau blanc ?
- Au contraire, mon capitaine, c'est mon oncle et je suis fier d'être son neveu !
Après cet échange, ce fut la guerre incessante. L'élève de Lattre collectionna des zéros de morale, n'ayant assisté à aucun cours, ce qui fit, évidemment, baisser fortement sa moyenne.
J'ai eu, rappelait-il plus tard, moins de points en morale que les élèves chinois ! (servant au titre étranger) et il tirait de cette constatation une satisfaction non déguisée.
Très brillant partout ailleurs, excellent en exercices physiques, il se classa quatrième avant-dernier au concours de fin d'études. Ce qui ne l'empêcha pas de se trouver parmi les premiers à l'issue de son stage à l'Ecole d'application de la cavalerie à Saumur.
Ses qualités naturelles de cavalier, développées à l'escadron de Saint-Cyr, acquirent là leur complet épanouissement. Aussi, nommé sous-lieutenant au 12c Dragons, fut-il de toutes les manifestations hippiques du régiment, tant en courses qu'en concours.
Affecté à Pont-à-Mousson, il fut rapidement connu de tous les habitants de la petite ville-frontière par les succès qu'il obtint, monté sur sa jument à la robe isabelle. Cette popularité le servit un peu plus tard, à l'occasion de la terrible blessure qu'il reçut dans le corps à corps qu'aujourd'hui toute la France (et une bonne partie du monde) connaît.
Il avait été nommé lieutenant le 1er octobre 1912. Moins de deux ans après, il partit pour les champs de bataille comme partirent ses camarades, les officiers de dragons, en tunique noire à col droit blanc, parements blancs, pattes d'épaules blanches et culottes rouges à bandes noires. La tunique était agrémentée de- boutons d'acier poli et de galons d'argent. En somme, un uniforme de parade. Seul, le casque était dissimulé sous une enveloppe kaki clair dont le ton s'apparentait à celui des courroies, du baudrier, des gants et du harnachement. Encore, la crinière traditionnelle de la cavalerie moyenne et lourde en jaillissait-elle pour s'étaler au moindre galop, comme un panache des temps passés. Déjà très solide en selle, il était, de plus, comme encastré entre ses fontes de campagne et son manteau bleu, roulé sous le troussequin. De quoi ne faire qu'un avec sa monture, le torse restant souple pour l'escrime à cheval, selon la tradition des Murat, des Lasalle, ou même celle des sabreurs émérites de la Guerre en dentelles.
Trois citations obtenues coup sur coup à Coïncourt, en Woëvre et en Lorraine le mirent en relief. Établies à l'ordre de la 2e division de Cavalerie, de la 12e brigade de Dragons et de la Ire Armée, elles furent laconiques.
On était avare de textes dans cette période de guerre de mouvement. Les motifs étaient rédigés à la va-vite au cours d'un répit de halte d'alerte. Seul comptait le fait d'être cité et l'on ne citait qu'au compte-gouttes pour des actions d'éclat hors de la norme. Le lieutenant de Lattre eut donc trois inscriptions sur son livret d'officier, car la croix de guerre n'était pas encore créée. Ce furent, cependant, autant de titres qui le rapprochèrent de la seule croix qui existât alors, celle de la Légion d'honneur.
Il la gagna dès le 11 septembre 1911, avec un motif qui, à lui seul, eût suffi pour qu'il l'obtînt d'emblée :
A exécuté plusieurs reconnaissances avec une audace et une sûreté remarquables. Blessé une première fois, le 11 août, d'un éclat d'obus (au genou) au cours de l'une d'elles, a été encore blessé d'un coup de lance à la poitrine et s'est dégagé des cavaliers ennemis qui l'entouraient en en tuant deux de sa main.
On sent, dans ce libellé, la hâte du rédacteur et son souci de taire les noms de lieux. Sans doute le fait du corps à corps en ressort-il, mais pas le panache ni la gravité de ce coup de lance dont l'héroïque lieutenant ne guérit que par une sorte de miracle.
Or, voici les principaux détails de l'affaire.
Ils feront ressortir les différences entre le texte officiel et la réalité.
La bataille de l'Aisne faisait rage et la course à la mer marquait par son
parcours la très prochaine stabilisation du front. Déjà, les Allemands
recouraient un peu partout aux tranchées et aux défenses accessoires de la
guerre de position. Seul, le pivot droit de nos forces restait fluctuant et
propice aux opérations de la cavalerie.
Dans cette contrée de la Lorraine, le 12e régiment de dragons gardait le contact de l'ennemi. À la tête de son peloton, le lieutenant de Lattre, après avoir fait une reconnaissance en Woëvre, traversait la région du bois Le Prêtre. Il chevauchait à la hauteur de ses éclaireurs de pointe lorsque, dans le terrain mamelonné et coupé de boqueteaux du lieu-dit L'Auberge
une formation de cuirassiers bavarois déboucha devant lui. En même temps qu'il lançait un bref appel à ses hommes, l'officier fonça au galop sur les premiers cavaliers ennemis. Il étaient quatre assez rapprochés et qui crurent venir à bout de son attaque en lui opposant leurs lances en arrêt. Dédaignant de recourir à son revolver, le lieutenant les aborda sabre au poing et il abattit les deux premiers dans son élan. Le troisième réussit à lui porter un furieux coup de sa pointe dans la poitrine. L'Allemand n'en reçut pas moins un terrible revers de lame qui le désarçonna. Alors, seulement, les dragons les plus voisins accoururent .et le quatrième Allemand s'enfuit, tandis que Jean de Lattre tombait à son tour, gardant à travers le corps le tronçon de la lance dont l'extrémité s'était brisée sous le choc.
Maîtres du terrain, les Français s'empressèrent autour de leur officier. La blessure était grave : l'acier, entré dans le haut de la poitrine, s'était liché dans l'omoplate, perforant la partie supérieure du poumon. Le lieutenant fut transporté dans une ferme tenue par de braves paysans, les époux David. Après bien des hésitations, un des hommes de de Lattre, le cavalier Barvidat osa entreprendre l'extraction du tronçon. Il dut s'arc-bouter et appuyer son pied sur le thorax du patient pour réussir. Le peloton était reparti, aux ordres d'un maréchal-des-logis, pour regagner l'escadron, laissant le blessé à la ferme. Les David pansèrent la blessure avec les paquets de pansements individuels du lieutenant. Barvidat avait laissé la jument sans l'attacher et la brave bête était partie au petit galop vers son ancienne écurie de Pont-à-Mousson qu'aucune des deux armées n'occupait. En la voyant arriver sans cavalier, les habitants furent vite fixés sur l'identité de son propriétaire, dont le nom était inscrit sur le cuir de la fonte droite, ainsi que l'exigeait le règlement. La nouvelle fut connue par quelques Mussipontains.
Le pays environnant était ce qu'on appela plus tard un no man's land (sans occupants) parcouru aussi bien par les détachements allemands que par les français. Il y eut deux volontaires pour aller auprès du blessé avec un brancard. Ils trouvèrent Mme David au chevet du lieutenant, tandis que M. David caressait de l'œil son fusil de chasse, prêt à s'en servir si un Allemand frappait à la porte. Le retour à Pont-à-Mousson eut lieu aussitôt. Faute de ressources médicales, Jean de Lattre resta sans autres soins et on le déposa sur son brancard dans une cave, pour le cacher à d'éventuelles patrouilles allemandes. La précaution s'avéra judicieuse. Des uhlans qui pénètrèrent dans la petite ville, informés on ne sait comment de la présence d'un officier français blessé, commencèrent des recherches.
Le 5 hussards avait, heureusement, poussé des patrouilles aux abords de Pont-à-Mousson. L'une d'elles, conduite par le sous-lieutenant Schmeltz (aujourd'hui colonel en retraite) et le maréchal-des-logis Marmagne put être alertée par un Mussipontain. Elle accourut à point pour chasser les uhlans à coups de révolver et ramener le lieutenant de dragons jusqu'à la première ambulance.
Jean de Lattre dut de se tirer d'affaire au fait qu'il ne fut pas soigné aussitôt, une coagulation arrêtant son hémorragie. Sa constitution vigoureuse lui fit surmonter la gravité de son état. On peut également penser que son ardent désir de retourner au combat contribua à son
rétablissement.
Trois semaines plus tard, il rejoignait son régiment et, le 20 décembre, il était fait chevalier de Légion d'Honneur devant le front des troupes, à vingt-cinq ans.
II
FANTASSIN POUR MIEUX SERVIR
Bien qu'il eût retrouvé ses chers dragons, et que son ruban rouge à l'étoile émaillée - on portait alors réglementairement les décorations entières sur la tenue de campagne - l'emplit d'une légitime fierté, le jeune lieutenant ne tarda pas à se ressentir de l'immobilisation de la plus grande partie de la cavalerie. Placée en arrière du front des tranchres déjà profondes, elle n'avait d'antres chances de se battre qu'au cas d'une rupture de nos lignes, ou dans l'hypothèse bien plus aléatoire de la poursuite d'un ennemi en retraite.
Le jeune officier pressentit, à travers les lignes des communiqués, que les hostilités seraient longues et qu'elles conserveraient jusqu'au déséquilibre des forces, l'imprévisible percée ou la manoeuvre géniale, leur caractère de combats d'usure et de guerre de siège démesurée. Il sut aussi combien l'infanterie se ressentait. des pertes qu'elle avait subies, principalement dans ses cadres. Puisque les batailles ne se livraient plus qu'à pied, pourquoi ne servirait-il pas dans l'arme qui les accaparait ? N'avait-on pas démonté un régiment de cuirassiers et un autre de dragons pour étayer la résistance héroïque des chasseurs-à-pied et des fusiliers-marins, sur l'Yser ?
Le lieutenant de Lattre se décida. Il saisirait au vol la première occasion d'être fantassin. Profitant du décret de 1915 autorisant (et même recommandant) le changement d'arme, il le sollicita et l'obtint. Il fut nommé au même moment capitaine à titre temporaire.
Affecté au 93e régiment d'infanterie, il y arriva, arborant sur le ruban de la croix de guerre - créée au mois de mai 1915 pour concrétiser les citations obtenues - deux palmes, une étoile d'argent et une étoile de bronze.
L'esprit de corps qui régnait à cette époque portait les fantassins à un certaine prétention, de supériorité sur les autres armes. Pour avoir supporté (avec le soutien des artilleurs) presque tout le poids de la lutte depuis la stabilisation du front, ils n'étaient pas loin de croire qu'il n'était pas de guerriers véritables hors de leurs rangs.
Cependant, Jean de Lattre ne tarda pas à avoir en mains une compagnie modelée à son gré, car il avait le sens inné de l'autorité autant que celui du combat. Le 11 mars 1916, il fut appelé aux fonctions d'adjudant-major de son bataillon et ce fut alors le bataillon qui prit des plis à la de Lattre. En avril, le grade de capitaine lui fut confirmé à titre définitif.
À Verdun, le 93e fut engagé dans les meurtrières contre-attaques de Thiaumont et l'ordre de la 218 division d'infanterie délivra à l'ex-cavalier un indiscutable brevet de fantassin : Officier de valeur, venu, sur sa demande, de la cavalerie dans l'infanterie, a montré d'abord dans le commandement d'unie compagnie, puis comme adjudant-major, les plus belles qualités de chef et d'organisateur. A rendu à son chef de bataillon les plus grands services par son activité et son zèle infatigables, notamment dans les journées du 13 au 15 juin 1916, dans les circonstances les plus périlleuses et les plus difficiles.
Et toujours ce style confus qui n'osait pas énoncer exactement les faits ni nommer les lieux et se rabattait sur des formules élogieuses, sans doute, mais vagues, conçues sous l'influence du slogan fameux : Taisez-vous, méfiez-vous, les oreilles ennemies vous écoutent ! Comme si la solidité du front .eût été compromise si un espion eût appris que la nouvelle étoile d'argent fixée sur le ruban vert et rouge du capitaine de Lattre avait été gagné dans la reprise de Thiaumont et la résistance de la position aux contre-attaques de la Garde !
Dans l'enfer de Verdun, où il s'exposait à tout instant par devoir (et peut-être aussi par goût), Jean de Lattre, blessé à nouveau, retourna à son poste à peine guéri, juste à point pour participer à la troisième empoignade de Douaumont, où il prit le commandant de son bataillon avec lequel le 30 novembre 1916, il s'établit dans un secteur nouvellement conquis et soumis à un violent bombardement, organisant la position de façon remarquable, malgré les difficultés de toutes sortes et fit preuve des plus belles qualités d'activité, d'endurance et d'énergie. Ce furent là les termes d'une sixième citation, comme la rédaction le laisse deviner. Nouvelle étoile d'argent.
Le 5 mai 1917, le 93e est sur l'Aisne, au Chemin des Dames. Le capitaine de Lattre se distingua encore dans la préparation d'une attaque en liaison avec l'artillerie, à Cerny, et dans sa réalisation heureuse, montrant, de surcroît, au cours de la contre-attaque bavaroise, un coup d'œil et une promptitude de décision qui permirent de faire prisonniers de nombreux assaillants.
Encore une étoile; de vermeil, cette fois, à l'ordre du IIe Corps d'Armée.
Enfin, huitième et dernière citation de la grande guerre, celle qui sanctionna la victoire locale du bataillon de Lattre (comme on l'appelait au 93e) qui enleva un objectif important (du Chemin des Dames : le tunnel de Cerny) en capturant 700 prisonniers (c'est-à-dire à peu près autant d'Allemands qu'il y avait d'attaquants français) et en s'emparant d'un matériel considérable. Et le lendemain - car les Allemands cherchèrent toujours à reprendre leurs positions perdues - résistant sans défaillance aux contre-attaques de l'ennemi. (Ordre de la VIe Armée du 21 octobre 1917.)
Le capitaine de Lattre eut l'élégance de tirer le paraphe d'une dernière palme sous la liste, parcimonieusement établie, de ses exploits de biffin.
III
LE RÉPIT BAYONNAIS
Dès qu'il le put, après l'armistice du 11 Novembre 1918, le capitaine de Lattre se rendit en permission à Mouilleron-en-Pareds pour embrasser son père, sa mère et sa soeur, Anne-Marie. On se doute de l'accueil enthousiaste que les Mouilleronnais firent à leur M. Jean qui était le plus glorieux combattant du village (8 citations, 5 blessures), comme Georges Clemenceau en était devenu le citoyen le plus illustre.
Il faut souligner que les antagonismes politiques avaient pris fin dès que le Tigre avait déclaré à la tribune de la Chambre : Je fais la guerre ! M. Roger de Lattre avait même tenu à marquer le revirement qui s'était opéré : un dimanche de 1918, averti par l'un de ses administrés de la présence du Président du Conseil passant sur la colline des moulins et se dirigeant vers le bourg, il avait fait sonner les cloches à toute volée et réuni en hâte conseillers municipaux, curé, instituteurs et une foule de plus en plus dense. Tant et si bien que, lorsque le Père la Victoire parut sur la grand place, il tomba dans une manifestation à laquelle il ne s'attendait pas. Après une ovation délirante, il écouta l'improvisation de M. Roger de Lattre avec tant d'émotion que, tout grand orateur qu'il fût, il eut quelque peine à trouver ses mots pour répondre.
À partir de ce jour-là, le maire et le vieux tribun entretinrent une amitié qui ne se démentit jamais.
La servitude militaire reprit le capitaine de Lattre. Pendant quelque temps, détaché à l'État-Major de la XVIIIe région, à Bordeaux, il put faire encore aux siens des visites rapides. Affecté à la section franco-américaine, il organisa, pour les troupes du général Pershing, sur le point d'être rapatriées, des fêtes et jusqu'à un théâtre où il mit sa marque, se révélant ainsi organisateur hors du métier des armes et, ne craignons pas le mot, artiste.
À la fin de 1919, il passa au 49e régiment d'Infanterie, à Bayonne. Belle unité à la fourragère jaune et verte, coquette ville aux environs fameux, le type même de l'agréable garnison. Il fut, par ses états de services, le flambeau de son nouveau corps et aussi la coqueluche des Bayonnais épris de panache et d'héroïsme. Il se lia d'amitié avec les plus notoires des anciens combattants de la région, l'abbé Doyhenart, curé de Saint-Étienne, le capitaine Duhourcau, président des mutilés. Des adeptes bayonnais de l'équitation le firent admettre dans l'équipage de chasse à courre de Biarritz où sa magnifique tenue en selle lui valut d'être presque aussitôt maître d'équipage. Toutefois, il ne se prodigua pas dans les réceptions mondaines. Seules, celles qui lui donnaient l'occasion de satisfaire sa passion du cheval le retinrent.
Un de ses camarades, le capitaine Cintra, virtuose de la moto et quelque peu casse-cou, l'initia au plaisir de la vitesse sur son Indian de 50 cm. On put les voir tous les deux fonçant à pleine allure sur les lacets de Chiberta, piste bitumée encadrée de pignadas, ou dans les montagnes russes des routes du pays basque.
De temps en temps, le capitaine de Lattre recourait à un entraînement singulier pour ses parcours de chasse au renard. Il avait pris pour obstacles les bancs des places et des promenades de Bayonne. Il les sauta tous, et Dieu sait s'il y en avait. Ceux de la rue Thiers, pourtant encastrés dans un trottoir à quadrillage dur, ne firent pas exception. Il n'en démolit aucun et ne chuta sur aucun, ce qui était une performance.
Mais cette 'vie de demi-vacances finit par le lasser, car ses occupations à la caserne, voire aux manœuvres, lui parurent sans grand intérêt. Les rigueurs des exercices et des disciplines de l'avant-guerre s'étaient extrêmement relâchées parce qu'on croyait généralement qu'il n'y aurait plus de conflits.
On se battait encore, cependant, au Maroc, pour étendre la souveraineté du Sultan, protégé de la France, sur les tribus dissidentes de l'intérieur du pays. Vues de la Métropole, ces batailles paraissaient de peu d'envergure. C'était à peine si les journaux les mentionnaient en quelques lignes, et encore à la condition qu'elles eussent quelque répercussion propre à accrocher le lecteur. La blessure du général Poeymirau à Bou Denib, par exemple, n'occasionna qu'un entrefilet sous un titre laconique. Mais les colonnes de 1920 n'eurent aucun écho.
Le capitaine de Lattre décida d'y aller voir. Il adressa au ministre ,de la Guerre une demande d'affectation à ce théâtre d'opérations.
Il avait contracté l'habitude d'aller passer quelques instants presque chaque jour dans le magasin de M. Minvielle, son tailleur. Du Grand-Hôtel où il était logé, il lui suffisait de traverser la rue Thiers pour entrer dans le magasin. Il avait pris l'excellent homme en amitié parce qu'il avait trouvé en lui un artisan de qualité, prompt à le satisfaire, car il était un client difficile.
- Mon capitaine, luis dit M. Minvielle, lorsqu'il sut que le départ pour le Maroc n'était plus qu'une question de jours, moi, je vous vois en Maréchal de France à la fin de votre carrière.
- Vous n'y pensez pas, mon cher ami ! protesta Jean de Lattre. Tel que je suis parti, j'arriverai au grade de colonel, sans doute. Aux deux étoiles, peut-être, et ce sera le bout du monde.
- Que voulez-vous, insista le tailleur, moi je vous vois maréchal.
- Mais voyons ! Il faudrait une guerre pour que, beaucoup de circonstances favorables aidant, je pusse commander en chef devant l'ennemi. Or, nous venons de faire la dernière. Au Maroc, il ne s'agit que d'une pacification.
- Ça ne fait rien ! Moi, je vous vois Maréchal.
Ce fut comme l'adieu du brave artisan au jeune capitaine, car il ne vécut pas assez longtemps pour voir que sa prédiction était en passe de se réaliser.
Au mois d'octobre 1921, le capitaine de Lattre de Tassigny s'embarqua à Bordeaux sur le Volubilis, de la Compagnie Générale Transatlantique, à destination de Casablanca.
IV
LE BAROUD MAROCAIN
La participation de Jean de Lattre à la pacification du Maroc fut importante, car, avec le commandant Amédée Blanc, chef d'état-major du général Poeymirau, il fut le collaborateur le plus effectif du baroudeur béarnais qui, de 1917 à 1921, conduisit le plus grand nombre et les plus importantes des colonnes qui diminuèrent au cours de chaque été l'étendue de la zone dissidente.
Lorsqu'il l'avait vu, à son passage à Rabat, le maréchal Lyautey avait envisagé de' garder avec lui cet ancien cavalier dans lequel il retrouvait les propos et les allures de l'animal d'action qu'il s'était senti, lui-même, sous les ordres de Galliéni. Aussi, comprit-il que le nouveau venu aux T.O.M. (Troupes d'Opérations du Maroc) préférât le bled et il le laissa aller avec Poeymirau vers l'action directe.
Après un bref stage de alise au courant, le général le nomma chef de son 3e bureau, celui de la mise sur pied et du contrôle des opérations.
Lyautey donnait les directives générales ; Poeymirau les développait, préparait les mesures à prendre, fixait les objectifs et emmenait les troupes en combat ; Blanc secondait le général à la façon d'un fondé de pouvoirs et de Lattre mettait au point les détails de la stratégie, répartissait les tâches entre les éléments des Groupes mobiles et, sur le terrain, veillait à la bonne exécution des ordres en faisant le chien de berger.
Pour la seule période de 1922 à 1924, celle où le capitaine dirigea le bureau des opérations pour les colonnes des Aït Mouli, d'Allemsid, du Moyen-Atlas et de la Tache de Taza, les territoires ramenés sous l'autorité du Sultan Moulay Youcef furent de l'ordre de près d'un tiers de la superficie d'ensemble marocaine.
Quant au rôle de chien de berger, il ne fut pas une sinécure, car il dut être le plus souvent rempli sous le feu parfois dru des dissidents .qui, délaissant les antiques moukhalas (vieux fusils arabes) inaptes au tir rapide et à distance, étaient armés d'excellents Mausers modernes, de Winchesters, de Lebels et, même de fusils-mitrailleurs.
Dans les périodes creuses, entre deux colonnes, la préparation comprenait des randonnées de Meknès à Bou-Denib, Ksar-ès-Souk, Rich ou Itzer par des pistes dont la sécurité était assez précaire.
En 1922, la colonne partie de Midelt s'enfonça en pays insoumis vers le Sud-Ouest en longeant la base du djebel Ayach, fut sérieusement accrochée à Tindouf et s'empara d'Allemsid qui commande le Tafilalet central. Tindouf et Allemsid n'avaient jusqu'alors jamais aperçu d'uniforme français.
L'année suivante, l'effectif réuni pour l'opération d'ensemble fut le plus fort que l'on eut jamais envoyé en campagne jusqu'alors. Avec ses éléments du train de combat, il compta plus de 20.000 hommes. Ce déploiement inhabituel de forces se justifiait par la qualité des adversaires, les Aït Tsegrouchene et les Marmoucha, fanatisés par le marabout Sidi Raho et le terrain difficile au milieu duquel ils séjournaient. On appela l'opération Nettoyage de la tache de Taza, parce que, sur la carte du Maroc, cette vaste zone dissidente d'un seul tenant faisait comme une tache au milieu des régions déjà pacifiées, et qu'elle se situait exactement au sud de la ville de Taza.
Les troupes furent réparties en trois groupes mobiles commandés respectivement par le général Théveney, les colonels Cambay et Freydemberg. Poeymirau et son état-major marchaient avec le premier qui comptait à lui seul près de dix mille hommes.
Après avoir rassemblé son premier camp sous les murs de la casbah d'Engil-des-Ikhatarene, à la sortie du sinistre col du Tizi N'Taghzeft, il se mit en route vers l'Est par une aube tiède de juillet et se déploya dans une large vallée presque plate, bordée des crêtes rocheuses de deux chaînons du Moyen Atlas.
On comptait dans ses rangs des baroudeurs notoires comme le colonel du Guiny, mainteneur du Tafilalet, le commandant de Loustal, promis aux trois étoiles, le capitaine Laffitte, as des Renseignements ; d'autres brûlant de s'affirmer, tels que le lieutenant Henri de Bournazel. On remarquait également à l'état-major, à côté du capitaine de Lattre, un grand lieutenant blond au teint coloré malgré le hâle, portant les insignes de la Légion Etrangère. C'était le prince Aage de Danemark, servant volontairement sous notre drapeau.
Lorsque les divers éléments de cavalerie, d'infanterie, d'artillerie et du train eurent pris leurs places dans le dispositif et que les intervalles et les distances furent établis, le capitaine de Lattre se détacha de la suite caracolante des généraux et entreprit au petit galop son premier tour de chien de berger.
Il poussa tout d'abord jusqu'au goum de Trameur, à l'extrême avant-garde. Nulle trace de dissidence, aussi loin qu'il pût voir dans le sens de la marche. Aussi bien, tant qu'elle conservait sa largeur, la vallée se prêtait-elle peu à une embuscade. L'accrochage, s'il devait se produire, viendrait à coup sûr de l'un des flancs.
Justement, une fusillade assez nourrie éclata tout d'un coup sur la gauche du groupe mobile. Des dissidents installés sur les derniers contreforts du djebel avaient ouvert le feu sur le cordon de spahis qui formait la pointe avancée de la flanc-garde. Ils ne tardèrent pas à ajuster leur tir, bien qu'ils ne fussent pas à bonne portée. Les points d'impacts, reconnaissables aux petits flocons poussiéreux éclos sur le sol de pierraille et de sable, après être apparus au delà des cavaliers, se rapprochèrent d'eux et se multiplièrent autour et entre les pattes des chevaux barbes. Certaines des bêtes hennirent, ruèrent ou se cabrèrent, agacées, effleurées, touchées peut-être. En tète de la file, le chef du peloton se retourna. C'était le lieutenant de Bournazel. Il cria un ordre et les spahis laissèrent croître entre eux des intervalles plus grands. Alors, satisfait, le futur porteur de la légendaire tunique rouge mit sa monture à l'allure dansante du passage. Les pattes de son alezan semblèrent marquer un rythme en se relevant tour à tour, comme si les coups de feu .et les miaulements aigus des ricochets eussent été une musique de ballet. Puis, plus scandé encore, ce fut le pas espagnol, où les antérieurs élevés alternativement se déployaient avant de frapper le sol en cadence. Et les petits flocons gris devenaient de plus en plus drus. À ce moment, le capitaine de Lattre parut, toujours au petit galop d'inspection. Il fit décrire à son cheval une demie volte gracieuse et alla se ranger à côté de Bournazel. Après quoi, il se mit, lui aussi, au pas espagnol. Et toujours sous les balles. Botte à botte, les deux superbes cavaliers eurent l'air de concourir pour quelque épreuve de dressage en haute école, dont les crépitements lointains des Mausers constituaient les applaudissements. Derrière eux, les spahis riaient et appréciaient à grands renforts de M'ziane ! M'ziane bezef (Bien ! Très bien !). Quand il se fut assez amusé à ce petit jeu, le capitaine de Lattre vira et reprit sa tournée vers l'arrière-garde, à petite allure, en rasant le tapis, comme disent les hommes de cheval. Un tapis qui n'avait pour toute verdure que de maigres touffes d'alfa jaillissant de loin en loin du sol jaunâtre. Bournazel, à son tour, remit son alezan au pas normal. Comme si la fin de l'exercice eut été un signal, la fusillade décrut aussitôt, puis s'arrêta. Les dissidents durent croire que leurs cibles vivantes possédaient la baraka (invulnérabilité surnaturelle).
Il n'y eut pas d'autre alerte ce jour-là.
Le lendemain, la marche s'infléchit vers la montagne des Aït Tsegrouchene. Successivement repoussés à Bou Arfa et à Oum Djeniba, les dissidents ne purent empêcher la jonction des groupes commandés par les généraux Théveney et Freydemberg à Recifa. Tout au plus, dans la nuit, eurent-ils une réaction vite jugulée. La longue croupe de Bou Khamoudj fut ensuite enlevée par une action menée aussi méthodiquement qu'une manœuvre de terrain d'exercice que les blédards trouvèrent singulière parce qu'elle portait l'empreinte d'une conception inhabituelle et le bruit courut, dans les popotes, que le Poey comme on y appelait le général, avait, pour la circonstance, laissé carte blanche à son brillant chef du 3e bureau qui ne galopa jamais autant entre les éléments de la colonne, à telle enseigne qu'il dut par deux fois changer de monture. Comme au polo. Ce fut le fait d'armes le moins coûteux de la saison et il valut au capitaine de Lattre sa première citation à l'ordre des T.O.M. (Croix de guerre avec ruban ciel bordé d'écarlate). Quelques jours plus tard, l'affaire d'El Mers devait être chèrement payée. Sept officiers, trente-cinq sous-officiers et trois cents hommes y furent tués. Bournazel y fut blessé en même temps que quatre des cinq officiers de son escadron. Le capitaine Jouannic, un des camarades de de Lattre à l'état-major, tomba le dernier sur la position conquise.
Au soir du combat, le chef du 3e bureau eut une intervention un peu spéciale. Ayant appris qu'un lieutenant de réserve dont le stage de deux ans touchait à sa fin s'était laissé impressionner par l'hécatombe de la journée au point d'avoir la hantise superstitieuse d'une mort prochaine inévitable, il intervint auprès du général et plaida la cause de cet officier, au demeurant possesseur d'un beau dossier de combattant. Il fit ressortir l'inutilité de l'exposer pendant les quelques jours au bout desquels il faudrait nécessairement l'évacuer et obtint qu'il fut renvoyé sur-le-champ vers l'arrière, dans une des autos-mitrailleuses de la liaison.
Après la construction d'un Bordj ou fortin, premier élément du poste d'El Mers, la colonne reprit sa marche en pays insoumis et se dirigea vers Immouzer. Un accrochage immobilisa la formation près de la casbah des Ait Makhlouf, particulièrement malaisés à repousser. Le prince Aage de Danemark accompagnait son ami de Lattre dans ses va-et-vient entre les éléments du groupe mobile. À un moment donné, le capitaine se rendit compte du danger éventuel que représenterait l'occupation par les adversaires d'un piton qui dominait le flanc droit des troupes. Personne des nôtres n'était allé le tenir et de Lattre ne manqua pas de pester contre cette lacune. Il dépêcha aussitôt un agent de liaison chargé d'avertir le commandant Blanc.
- Je parie de monter là-haut ! proposa le prince. Il riait, mais le capitaine comprit qu'il était décidé à faire comme il le disait.
- Tenu ! répondit-il. Mais j'y vais aussi.
Tous deux sautèrent à terre, confièrent leurs chevaux à des Sénégalais qui étaient à proximité et auxquels ils prirent mousquetons et cartouchières. Il était temps ! Avant qu'ils ne fussent arrivés au sommet, les premières djellabas (longues blouses) des dissidents y apparaissaient.
- Vous m'arroserez cette crête, en cas de besoin, avait recommandé le capitaine au commandant des Tirailleurs.
Et le, commandant exécutait l'arrosage... à coups de mitrailleuses. Pourtant, les guerriers se maintenaient sous le feu. L'un d'eux même (et le bruit courut que c'était l'agitateur Sidi Raho) parut narguer nos tireurs en leur adressant, au milieu des rafales, de grands gestes de son burnous. Devant l'apparition et le tir rapproché des deux officiers, la crête se dégarnit. Mais bientôt les Sénégalais constatèrent que les dissidents cherchaient à envelopper les deux téméraires. Heureusement, le peloton de spahis du lieutenant de Villeneuve arriva à point (il monta le piton à pied) pour dégager les parieurs opportuns et tenir la position. De Lattre et le prince Aage retournèrent chez les Sénégalais avec la mine réjouie de sportifs qui ont réussi une performance et ils se remirent en selle. Leur action avait été judicieuse, car les dissidents s'acharnèrent à reprendre le piton qui ne fut conservé que grâce à une compagnie de tirailleurs marocains qui releva le peloton dont le lieutenant de 'Villeneuve (blessé), un margis et une dizaine d'hommes avaient été déjà mis hors de combat.
À la fin de septembre, Marmoucha et Aït Tsegrouchene firent leur soumission. Le capitaine de Lattre assista à la cérémonie, la seconde dont il eut le spectacle, avec, probablement, l'intime joie d'avoir fortement contribué à ce succès. Mais il n'en dit rien. Il avait accepté la formule de la caïdat des troupes d'opérations marocaines : Lyautey était le grand Patron et le Poey son prophète. D'ailleurs, le Poey marquait l'amitié et l'estime toute particulières qu'il éprouvait pour son chef du 3e bureau. À la citation du
Bou Khamoudj - et il accordait les citations avec encore plus de parcimonie que les généraux de 1914 - il ajouta une proposition pour le grade de chef de bataillon. Mais là, c'était le ministre de la Guerre qui décidait. S'il n'eut tenu qu'au maréchal Lyautey...
Cependant, le capitaine de Lattre bénéficia d'une promotion sans changer de grade : il fut nommé, en 1924, chef d'état-major de la région de Fès, puis de celle de Taza. En 1925, comme il s'était rendu à Fès pour une question de service, il fit arrêter sa voiture devant l'entrée de l'Hôtel Transat. Un indigène lui présenta un plateau de sucreries. Soudain, mû par on ne sut quel fanatisme, l'homme brandit un long poignard qu'il avait dissimulé sous son burnous et l'abattit sur la joue du capitaine qu'il laboura dans presque toute sa hauteur. L'artère temporale fut sectionnée et la victime qui le pressentit par les jets spasmodiques du sang, eut la présence d'esprit de comprimer le vaisseau avec son doigt pour tempérer l'hémorragie. Remonté clans sa voiture, le capitaine donna au chauffeur l'ordre de le conduire à l'hôpital. L'agresseur qui s'était mêlé aux curieux et confondu avec eux, sortit de leurs rangs pour courir après l'auto en levant encore sa lame. Mais on réussit à l'appréhender et il fut incarcéré.
Il fallut trente-cinq points de suture et dix-sept agrafes métalliques pour fermer la plaie dont la cicatrice resta toujours apparente.
Peu de temps après, la guerre du Rif éclata, menaçant aussitôt la ligne Fès-Taza qu'Abd-el-Krim avait résolu de couper. Le capitaine de Lattre s'y trouva, pour ainsi dire, aux premières loges pour subir la ruée qui se croyait victorieuse parce qu'elle avait franchi le réseau ténu de nos petits postes. Il fut aux combats de Dar caïd Medbach, de Kiffane et du Bou Iblane, non seulement avec l'état-major, mais aussi dans les rangs des combattants du front. À quelque distance, le jeune capitaine de Bournazel, passé au Service des Renseignements, précédait ses goums au feu en leur donnant comme point de ralliement sa fameuse vareuse rouge de spahi. En août, de Lattre entraîna à l'assaut l'effectif d'un bataillon. Une grave blessure au genou arrêta là son épopée marocaine. Transporté à l'hôpital de Taza, le capitaine y fut le voisin de lit d'un autre officier blessé, appelé comme lui à la grande célébrité : le commandant Giraud, atteint au pied et définitivement affligé d'une boiterie.
Naturellement, le maréchal Lyautey accourut dans la zone menacée et dirigea le colmatage. Puis, la réduction de la poche riffaine terminée, il ne manqua pas d'aller voir les blessés de l'action. Il fut au chevet de Giraud et de de Lattre.
Lorsqu'il fut rétabli, le capitaine rentra en France pour y passer sa convalescence et la permission de longue détente à laquelle il avait droit. Le 25 juin 1926, le quatrième galon lui fut enfin attribué, résultat de propositions multiples étayées par ses nouvelles blessures et citations. Il décida de se présenter au concours de l'École supérieure de guerre, bien qu'il n'eût, devant lui, que quatre mois pour le préparer.
En vacances à Mouilleron-en-Pareds, le jeune chef de bataillon rencontra, dans une garden-party, une jeune fille de dix-huit ans qui l'impressionna dès qu'il la vit. Invitée comme lui au château de Bois-Corbeau, à Saint-Hilaire-du-Loulay, par la baronne Taylor, Mlle Simone Calary de Lamazière était la fille d'un ancien député de Paris. Sitôt qu'il lui eut été présenté, le commandant se montra d'un empressement qui dépassait son habituelle gentillesse, pourtant bien séduisante.
Le lendemain, une excursion à l'île d'Yeu fut organisée ; l'un des invités, M. Tinguy du Pouêt, député de la Vendée, ayant décidé d'y visiter ses électeurs. Mlle de Lamazière, son frère et le commandant firent partie du groupe des promeneurs. Au cours de la visite de l'île, un ancien sergent du 93e se présenta au jeune chef de bataillon et lui rappela les journées mouvementées de Verdun. Il possédait un canot. Aussi, Jean de Lattre mit-il l'embargo sur lui pour organiser une promenade au large, car, quelques instants plus tôt, aucun pêcheur n'avait consenti à se prêter au désir des touristes à cause de l'état de l'océan. Malgré la violence des vagues, la promenade dura deux heures et, sans doute, la tempête la rendit-elle plus mémorable. Ainsi Mlle de Lamazière eut-elle un petit échantillon du cran et de la volonté de l'officier qui s'était installé près d'elle dans l'embarcation.
Les fréquentes visites du commandant de Lattre à la famille Calary de Lamazière, à Paris, eurent vite les apparences d'une cour en règle.
- Ma fille vient de refuser un garçon qui avait sept ans de plus qu'elle, crut bon de dire à l'officier Mme de Lamazière. Vous en avez dix-huit. Je dois vous prévenir honnêtement que vous n'avez pas la moindre chance.
Mais le commandant réussit où son cadet de onze ans avait échoué. Fiancé à Mlle de Lamazière au début de 1927, il l'épousa le 22 mars de la même année à l'église Saint-Pierre-de-Chaillot.
V
LE TREMPLIN DES HAUTES ÉTUDES MILITAIRES
Admis à l'École Supérieure de Guerre (en même temps que le prince Aage au titre étranger), Jean de Lattre commença, son stage le 1er novembre 1927. Le 11 février suivant, Bernard vint au monde. Comblé, heureux au maximum, le commandant n'en travailla pas moins avec ardeur. Il avait retrouvé parmi ses professeurs son ancien voisin de lit de l'hôpital de Taza, le colonel Giraud. Les deux officiers devaient se retrouver encore, l'intervalle entre leurs grades s'amenuisant à la fin et même disparaissant tout à fait.
Sorti de l'Ecole de Guerre le 2 juillet 1929 avec le n° 1 de sa promotion, le chef de bataillon de Lattre dut aller commander le 2e bataillon du 5e R.I. à Coulommiers où s'écoula la petite enfance de Bernard. Ce furent là les années les plus calmes de son existence. Il en goûta assurément tout le charme. Mais en 1932, successivement promu lieutenant-colonel et affecté comme officier à l'état-major du général Weygand, vice-président du Conseil Supérieur de la Guerre, il fut ainsi noté par son chef : Pendant quatre ans, j'ai pu apprécier en lui des qualités remarquables, qu'il s'agisse de tactique, de stratégie ou de haute politique militaire.
Le 31 janvier 1935, il passa à l'état-major du général Georges où il fut promu colonel, fin juin. L'obligation d'accomplir son temps de commandement l'envoya à Metz, à la tête du 151e R.I. où il se retrouva sous les ordres du général Giraud, gouverneur militaire de la place, le 16 août 1936. On peut imaginer la parfaite entente des deux anciens Marocains, renforcée par leurs relations d'élève à professeur et la superbe tenue du 151e, l'un des plus beaux régiments de France.
En même temps, Bernard, devenu louveteau à huit ans, se trouvait avec Monique Giraud, fille du général. À leur premier contact, le garçonnet, curieux, avait demandé à l'adolescente quelle était la profession de son père et elle avait répondu qu'il était balayeur municipal.
- Je parlerai de lui à papa, avait promis Bernard. Il pourra certainement le faire nommer balayeur-chef.
Il était non seulement pétri de bonnes intentions et de gentillesse, mais aussi plein d'intelligence et de flamme patriotique. Au chanoine Ritz qui lui racontait l'histoire de la Lorraine annexée sous la botte allemande, il déclara un jour avec ardeur :
- Je serai soldat, comme papa, pour empêcher les Allemands de revenir à Metz.
Sa vocation militaire le poussait très loin dans la préparation à laquelle il se croyait tenu de s'adonner. Pour s'entraîner au parachutage (il en avait sans doute entendu parler par son père) il sauta un jour par la fenêtre du 2e étage sur un matelas qu'il avait disposé sur le sol. Ses parents assistèrent, terrorisés, à la phase terminale de cet exercice et lui défendirent bien, comme on le pense, de recommencer.
Il fallut quitter Metz et le beau 151e en septembre 1937, car le colonel fut envoyé à Paris pour y suivre les cours des Hautes Études Militaires, dont les professeurs étaient des généraux et les élèves des officiers supérieurs exclusivement et triés sur le volet. Jean de Lattre fut encore le premier de cet aréopage, après quoi il fut nommé chef d'état-major du général Héring, gouverneur militaire de Strasbourg, ce Strasbourg qui devait constituer plus tard un des plus hauts sommets de sa gloire de grand chef.
VI
LES PREMIÈRES ÉTOILES
Le vingt-trois mars 1939, le colonel de Lattre de Tassigny, breveté d'état-major, est nommé, à cinquante ans, général de brigade. C'est le plus jeune général de France.
Il est à la veille d'écrire les plus belles pages de son histoire qui se confond avec la Grande Histoire.
Le général Bourret qui a remplacé le général Héring a gardé Jean de Lattre comme chef d'état-major. De la sorte, le jeune brigadier se trouve au poste-clé de la Ve Armée lorsqu'à la déclaration de la seconde guerre mondiale, son supérieur en prend le commandement.
Le secteur de cette armée s'étend de la frontière suisse à la forêt de la Warndt. Sur presque toute son étendue, le Rhin sépare les avant-postes. Sur la rive ennemie, les fortins de béton se succèdent à intervalles réguliers. Chez nous, ils sont plus rares. Notre système défensif fait bien partie de la ligne Maginot, mais cette ligne est loin d'être homogène comme la ligne Siegfried pourtant plus longue et commencée après elle. Et d'ailleurs, les Allemands jugent encore leur fortification insuffisante. Pour masquer les travaux supplémentaires qu'ils vont entreprendre, ils bordent leur rive d'une clôture de toile, à la façon dont on enclôt une enceinte de manifestation sportive. Elle n'est pas destinée à arrêter les projectiles, bien sûr, mais les vues.
Le général de Lattre est encore moins satisfait de ses fortins trop rares que l'ennemi l'est des siens. Son chef partage son avis et l'ordre part : en deux nuits, la rive française s'est couverte à son tour d'une clôture de toile verdâtre accrochée aux arbres du haut de la berge et soutenue, dans les intervalles, par des perches. On remue de la terre et l'on élève du béton des deux côtés. Tous les états-majors, de l'échelon Armée à ceux des Infanteries divisionnaires, sont sur les dents pour l'élaboration de plans de feux, qui, en se recoupant sous plusieurs angles, assurent la continuité de l'interdiction du terrain. Sans doute, l'ennemi ne manifeste-t-il pas de velléités d'attaque. On sait le gros de ses forces engagé à fond en Pologne. Et puis, il y a le Rhin, sa profondeur et son courant. Mais le général de Lattre sait déjà qu'il n'est pas infranchissable, même sans moyens spéciaux. Il saura bien le passer pour conduire la Ire Armée française victorieuse sur le sol ennemi.
L'hiver est exceptionnellement rude. Il y a plus d'un mètre de neige sur la campagne où les ouvrages sont camouflés mieux que jamais par l'épaisse couche. Le Rhin charrie des glaçons et ses eaux mortes se solidifient contre les berges. Le thermomètre descend à 30° au-dessous de zéro. Un réseau de barbelés n'en pousse pas moins, toujours de nuit, en avant des toiles de notre rive. Les hommes qui ne connaissent pas encore la fatigue des combats (et leurs risques et leurs hécatombes) trouvent ce travail harassant et douloureux. Il l'est assurément, mais le général qui l'a ordonné sait que de son exécution dépend la sécurité de son front.
Les chars de la Ve Armée étaient commandés par le colonel de Gaulle, apôtre des divisions blindées. Le général de Lattre invite son ancienne recrue de Saint-Cyr à son P.C. de Wangenbourg et le futur chef du gouvernement de la France Libre inscrit sur le livre d'or de la popote : Au général de Lattre dont la grande gloire de demain sera une gloire de mécanique. C'est une allusion à la préférence que de Lattre marquait pour la manœuvre plutôt que pour l'emploi massif des blindés. C'est une prophétie : Jean de Lattre tirera de ses blindés et motorisés de 1914 le meilleur parti tactique.
D'autres signatures célèbres ou illustres ont précédé celle du colonel : celle du Président Lebrun, du Président Daladier, du Premier britannique Winston Churchill, du duc de Windsor. Ce dernier est venu en uniforme de major général et de Lattre lui a dit sans ambages les lacunes de notre système défensif, avec la franchise qu'on se doit entre soldats alliés. L'ex-roi a su gré de sa loyauté au chef d'état-major, mais par contre-coup, il s'est étonné (un peu vertement) des renseignements trop optimistes que nos hommes politiques lui avaient donné sur la ligne Maginot, ce qui crée un petit incident diplomatique que la presse n'exploite qu'à mots couverts.
Le Grand Quartier Général n'a pas conservé de grief contre la liberté d'expression du chef d'état-major de la Ve Armée. Il lui fait, le 1er janvier 1940, cadeau du plus beau commandement qu'il puisse rêver : celui de la 14e Division d'infanterie composée des 2e et 31e bataillons de Chasseurs à pied, des 152e et 35e Régiments d'Infanterie du 28e et du 4e Régiments d'Artillerie du 25e G.R.D. Il la rejoint sur les contreforts glacés des Vosges et lui imprime une activité dont elle commençait à se déshabituer. Le mouvement des patrouilles et des petites reconnaissances (qui est devenu la seule forme agressive de la drôle de guerre s'intensifie et les fantassins travaillent en grelottant au renforcement des défenses, tout comme ceux du Rhin. Mais, en même temps, les cantonnements sont améliorés; les douches, les distractions et les sports organisés. Le général voit tout, va partout, il commande et il vérifie. Il est le chef qu'on ne discute pas. La division va au repos le 19 avril, dans la région de Lunéville. Les hommes travaillent à la propreté des villages entre deux exercices. Lorsque se déclenche la grande offensive allemande, le 10 mai, régiments et bataillons ont un moral intact, un entraînement poussé, une capacité de manœuvre et de choc de premier ordre. Mais ils ne sont que quinze mille hommes et, sitôt débarqués des wagons qui les ont amenés sur l'Aisne, ils ont à faire face à ce qu'on a appelé le raz-de-marée, la guerre-éclair (blitzkrieg) des meilleurs éléments de la -Wehrmacht. Ils les valent, ce qui n'est pas peu dire, et leur chef vaut mieux encore que ceux d'en face puisque non content de résister, en avant de Rethel, il rejette l'ennemi et élargit la précieuse tête de pont qui empêche, à cause des rocades qu'elle commande, la poussée vers l'Ouest de tous les engins motorisés allemands. Et pourtant, le 15, le 25e G.R.D. était arrivé seul pour organiser la position et le 16, il n'y avait que le 35e R.I. pour l'étayer lorsque le combat s'engageait. Le 17, avec l'intervention du gros de la 14e D.I. la bataille a atteint son maximum entre les cimetières de Rethel - celui, civil, des Français, et un cimetière militaire allemand - On se bat entre les tombes, au corps à corps. Rejeté avec pertes, l'ennemi revient en force et ,en densité la nuit. Les fantassins allemands avancent en rangs compacts en se tenant par le bras, sans tirer, en criant vers les nôtres : Vous êtes vaincus ! Rendez-vous ! Allez-vous-en ! Heil Hitler ! Ces hommes semblent fous, fanatiques ou hébétés par l'alcool. Une fusillade nourrie leur répond, mais leur finasse est si profonde que leur première vague déferle sur les cimetières. C'est un rappel des attaques furieuses de l'Yser. La mêlée se prolonge jusqu'à l'aube. Mais au matin les positions fixées par le général de Lattre sont maintenues et dégagées. Le 18 et le 19, les Allemands reviennent à la charge en faisant donner leurs fameuses troupes de choc (Stosstruppen). En vain. L'échec des troupes de Hitler se solde par la perte de plus de deus cents véhicules automobiles dont une trentaine de chars, des milliers de morts et de blessés. Le 35e R.I. a fait à lui seul tant de prisonniers, que lorsqu'il faut battre en retraite, il dispose d'un Allemand pour porter le sac de chacun de ses soldats.
Ah ! cette retraite ! Le général de Lattre ne s'y .est pas résigné sar colère. À son commandant de Corps d'Armée qui la lui a prescrite, en usant d'un euphémisme, de s'aligner sur les divisions voisines qui ont sensiblement reculé, il réplique superbement : Et pourquoi ne s'aligneraient-elles pas sur la mienne ?
Mais il ne peut rien, hors de son secteur. Il suit donc le mouvement général, toujours prêt à faire face en arrière. Il tient encore l'ennemi en échec pendant toute une journée au camp de Mourmelon. Une panzerdiyision (division blindée) coince la 14e contre la forêt de Saint Martin-l'Heureux. De Lattre fait installer ses canons de 75 sur la même ligne que ses fantassins ; il passe sur leur front, comme pour une revue et explique aux canonniers la tactique qu'il innove. Il fait de son artillerie de campagne une artillerie antichars qui tirera sur les blindés à vue et, s'il le faut, à bout portant. La panzer voit en un rien de temps cinquante de ses engins en flammes et doit se retirer en toute hâte sous des rafales d'explosifs.
Et les coups de boutoir se renouvellent. Dans leurs intervalles, de Lattre compense ses pertes en hommes et en matériel en récupérant des isolés, voire des traînards d'autres unités, des pièces, des caissons et des véhicules à l'abandon. Il passe devant des magasins de l'Intendance où sont inutilement accumulés des stocks d'effets destinés à tomber aux mains de l'ennemi. Il les fait vider par ses troupes qui arriveront à l'armistice aussi bien (ou mieux) équipées qu'aux premiers jours de la guerre.
Comment ne serait-il pas fier de la page d'épopée qu'il vient de vivre avec ses hommes ? On sait maintenant qu'il a une courte et orgueilleuse devise : Ne pas subir. Il I'a justifiée en battant l'ennemi à chaque rencontre. Jamais la 14e D.I. n'a été entamée. Elle est la seule division française qui n'ait pas été vaincue. Elle est la seule qui possède un armement et un équipement neufs.
Le haut commandement sanctionne d'ailleurs les opérations dirigées par le général de Lattre de Tassigny en l'élevant à la dignité de Grand Officier de la Légion d'Honneur avec un motif éloquent, en dépit de sa brièveté : Jeune commandant de division de premier plan. Au cours des combats du 14 mai au 4 juin 1949, a été par sa vaillance autant que par la sagesse de ses dispositions, un des éléments principaux du rétablissement de toute l'Armée sur l'Aisne. Rethel, où, à six reprises, elle a rejeté l'ennemi clans l'Aisne, s'inscrira sur les drapeaux et les étendards de la 14e Division comme un nom de gloire et de victoire.
La présente promotion comporte l'attribution de la Croix de guerre avec palme.
Le 12 juillet 1910, le Ministre de la Défense Nationale. Signé : Weygand.
Et Weygand le décore lui-même.
Le général de Lattre pense, comme le général de Gaulle, que, si la bataille de France est perdue, la guerre ne l'est pas. Il le montre en demandant au Grand Quartier Général - au général Georges -, puis au Ministre de la Guerre, d'être envoyé, avec sa division invaincue, en Afrique du Nord ou en Angleterre pour y préparer la continuation de la lutte et la victoire à laquelle il ne veut pas cesser de croire.
Il n'obtient pas satisfaction et l'armistice survient.
À son passage à Limoges, puis à son arrivée à Clermont-Ferrand, la 14e D.I. défile fièrement dans sa tenue redevenue impeccable. Ses tambours et ses clairons arborent des gants blancs à crispin et des baudriers blancs qui effarent ou scandalisent les spectateurs résignés à la défaite, ruais réconfortent tous ceux qui ont gardé l'espoir au cœur.
Le général de Lattre est nommé commandant militaire du Puy-de-Dôme (13e Division militaire).
L'armée de l'armistice n'a plus le matériel de guerre qui lui permettrait de se livrer à des manœuvres d'entraînement. Mais elle a le matériel humain. De Lattre entreprend de le façonner. Il crée des écoles de cadres et leur fait pratiquer une gymnastique corrective qu'il invente. Il s'installe avec Mme de Lattre et le jeune Bernard au château d'Opme, sur le plateau de Gergovie. C'est là, dirait-on, un intersigne que de travailler à la rénovation physique et morale de la jeunesse dans une sorte d'îlot à l'abri de l'envahisseur et des intrigues déprimantes des capitulards de Vichy, sur les lieux où Vercingétorix remporta une victoire sur Jules César.
Dès cette époque, il est en contact avec le général d'aviation Cochet, organisateur des premiers contingents de la Résistance dans le Massif Central. Cochet va souvent entretenir de Lattre des résultats qu'il a obtenus et des espoirs qu'il nourrit. Les deux généraux qui se sont connus à la Vdont on enclôt une enceinte de manifestation sportive. Elle n'est pas destinée à arrêter les projectiles, bien sûr, mais les vues.
Le général de Lattre est encore moins satisfait de ses fortins trop rares que l'ennemi l'est des siens. Son chef partage son avis et l'ordre part : en deux nuits, la rive française s'est couverte à son tour d'une clôture de toile verdâtre accrochée aux arbres du haut de la berge et soutenue, dans les intervalles, par des perches. On remue de la terre et l'on élève du béton des deux côtés. Tous les états-majors, de l'échelon Armée à ceux des Infanteries divisionnaires, sont sur les dents pour l'élaboration de plans de feux, qui, en se recoupant sous plusieurs angles, assurent la continuité de l'interdiction du terrain. Sans doute, l'ennemi ne manifeste-t-il pas de velléités d'attaque. On sait le gros de ses forces engagé à fond en Pologne. Et puis, il y a le Rhin, sa profondeur et son courant. Mais le général de Lattre sait déjà qu'il n'est pas infranchissable, même sans moyens spéciaux. Il saura bien le passer pour conduire la Ire Armée française victorieuse sur le sol ennemi.
L'hiver est exceptionnellement rude. Il y a plus d'un mètre de neige sur la campagne où les ouvrages sont camouflés mieux que jamais par l'épaisse couche. Le Rhin charrie des glaçons et ses eaux mortes se solidifient contre les berges. Le thermomètre descend à 30° au-dessous de zéro. Un réseau de barbelés n'en pousse pas moins, toujours de nuit, en avant des toiles de notre rive. Les hommes qui ne connaissent pas encore la fatigue des combats (et leurs risques et leurs hécatombes) trouvent ce travail harassant et douloureux. Il l'est assurément, mais le général qui l'a ordonné sait que de son exécution dépend la sécurité de son front.c Armée dont Cochet commandait les for-ces aériennes, s'entendent parfaitement.
Le chef militaire ne dédaigne pas de se transformer en moniteur occasionnel et Bernard est un des plus fer-vents de ses élèves.
Le 1er novembre 1940, Jean de Lattre est promu général de division par décision ministérielle du 26 mars 1911 et nommé, en septembre, commandant supérieur des Troupes de Tunisie. Bernard, qui a 13 ans, exulte : Cette fois, s'ecrie-t-il, nous passons de l'autre côté !
Déjà, le général Weygand a pris le commandement en chef de l'Afrique du Nord sans dissimuler qu'il conservait ses haines. Placé sous ses ordres, de Lattre manifeste aussi clairement les siennes en renforçant aussitôt la ligne Mareth (ligne Maginot du Sud-Tunisien) et en déclarant que toute troupe qui pénétrera sur le territoire tunisien sera désarmée et internée, au besoin par la force.
Les délégués allemands et italiens de la Commission d'armistice n'ont pas manqué d'être informés des propos du général de Lattre. Ils apprennent ainsi que, non seulement, il ne serait pas disposé à accueillir l'Afrika Korps de Rommel et les unités italiennes dans l'éventualité de leur retraite, mais encore qu'il fera tout pour que le ravitaillement des troupes de l'Axe ne passe pas par la Tunisie. C'en est trop. Puisque le jeune commandant supérieur (qui a eu en janvier 1912 sa 4e étoile, sur la proposition de Weygand) est exactement le contraire d'un collaborateur, ils exigent son rappel en France en février 1912. Weygand l'y a précédé de quelques mois.
Bernard, déçu de n'être pas resté de l'autre côté entre sans enthousiasme dans un collège de Jésuites à Montpellier où son père tient son Q.G. de chef de la région militaire, englobant Sète, Carcassonne, Castelnaudary, Castres, Albi et Perpignan.
Le général semble moins dynamique qu'à son ordinaire. Sans doute est-il aussi déçu que son fils et que sa femme. Peut-être aussi s'impose-t-il de paraître las, voire découragé, car il n'est pas sans informations sur le proche avenir. Il a eu des liaisons avec le général Giraud, le glorieux évadé de Koenigstein, et il a déjà pris la résolution de participer activement à toute tentative sérieuse de bouter l'ennemi hors de France. Et au delà.
Le débarquement américain en Afrique du Nord ne le surprend pas. Il s'attend même à un prochain débarquement de troupes françaises sur la côte méditerranéenne du Languedoc puisque Giraud l'a inscrit dans son plan.
Le 10 novembre, à 1 h. 30 du matin, il reçoit, comme tous les chefs de régions militaires, le télégramme chiffré, ultra-secret, n° 128-3, qui leur prescrit, au cas de l'invasion de la zone sud par les Allemands, de se retirer hors des garnisons et des voies de pénétration, en définitive d'éviter toute possibilité de contact. Cet ordre le satisfait puisqu'il doit lui permettre de ne pas subir les Allemands. Il est permis aussi de supposer qu'il voit plus loin et qu'il envisage de donner la main, avec ses troupes, au futur débarquement languedocien.
Aussi se tient-il en alerte. À peine est-il touché le 11 novembre, à 4 h. 50 du matin, par l'annonce du franchissement de la ligne d'armistice par l'ennemi, qu'il a déjà donné à ses chefs de corps convoqués dès la veille, ses instructions précises : ils devront se rassembler dans l'âpre massif des Corbières où les Allemands auraient du mal à le suivre s'ils en avaient la velléité.
Mais Vichy se ravise, craignant que les Allemands ne prennent ombrage des mouvements prévus par le télégramme n° 128-3. Les instructions secrètes sont annulées et de Lattre reçoit, dans la matinée, un autre télégramme de son supérieur direct, le général Langlois, lui enjoignant de maintenir ses unités en place. Du reste, le fléchissement vichyssois avait dû se produire vite après l'envoi du premier télégramme, car dès l'après-midi du 10, le général Delinotte, chef du cabinet du Secrétaire d'Etat à la Guerre, avait jugé opportun d'appeler Jean de Lattre au téléphone pour le semoncer préventivement au sujet d'une possible action hostile à l'occupant. Il faut croire que le Secrétaire d'État ne manquait pas de renseignements sur la tendance résistante du chef de la région de Montpellier.
Dès la réception du contre-ordre, le général de. Lattre confie à sa femme sa décision de ne rien changer aux dispositions qu'il avait prises et il ne lui cache pas qu'il risque la destitution, la prison et même la mort. Il reçoit la réponse qu'il a pressentie : Fais ton devoir. La suite n'est pas à l'honneur de ceux qui furent cause du dénouement : le général Bonnet de la Tour, adjoint du général de Lattre, informe le général Langlois de la non-exécution de ses ordres de statu quo. Il parle même de la dissidence de son supérieur. En même temps, des chefs de corps vont jusqu'à télégraphier directement à Vichy. Le général est à peine parti pour le point initial qu'il avait fixé à ses effectifs que Langlois se précipite de son P.C. d'Avignon à Montpellier pour arrêter les mouvements prescrits. Il réussit à convoquer les officiers supérieurs, à faire barrer les routes et à faire retourner les unités en marelle à leurs stationnements de départ.
Le général de Lattre ne trouve au rendez-vous que les 150 élèves de l'École de cadres antichars avec quelques officiers, le colonel Morel, le commandant Guillot (tombés plus tard, victimes des Allemands), le capitaine Quinche et cieux sections d'artillerie avec leurs canons. Par contre, il ne tarde pas à voir surgir de toutes parts des groupes imposants de gardes mobiles et de gendarmes envoyés par le général Langlois pour venir éventuellement à bout de la petite troupe et arrêter le chef dissident.
Il ne peut être question de faire s'entretuer des Français. Jean de Lattre de Tassigny se rend à l'officier de gendarmerie qui le salue.
Vichy crée pour le juger une juridiction nouvelle. Un tribunal d'État est présidé par Joseph Darnand, devenu, aux ordres de l'ennemi, le chef de la Milice, de sinistre mémoire, avec rang de Secrétaire d'État. (Il sera fusillé en 1945.) La séance a lieu à huis clos, à Lyon, le 9 janvier 1943. Comme on ne peut le condamner sur les intentions qu'on lui a supposées, on l'a inculpé assez singulièrement d'abandon de poste sans aller toutefois jusqu'au bout de l'expression devant l'ennemi, trop délicate à prononcer pour des collaborateurs. Le général garde pendant les débats un calme hautain (et Dieu sait s'il en connaît la manière quand il le veut!). Il sourit en entendant la sentence : dix ans de prison et admis d'office à la retraite par mesure de discipline.
À la fin de l'audience, un officier supérieur de ses amis parvient à lui parler : Je suis sûr, mon général, que nous n'en avons pas pour dix ans ! Jean de Lattre sourit encore.
Il est non seulement certain de la prochaine revanche qui libérera le territoire, mais il a la conviction qu'il ne tardera pas à y prendre part. Jusqu'alors, il a estimé que sa place était en France, car il fallait bien que des éléments acceptassent d'y rester pour épauler au bon moment ceux qui viendraient d'Afrique du Nord ou d'Angleterre, avec nos Alliés. Maintenant qu'il est ouvertement traité en dissident, il ne lui reste plus qu'à prendre, dans la dissidence un poste à sa mesure. Il lui faudra sortir de prison. Il ne sait pas encore de laquelle, mais il ne doute pas de sa réussite.
VII
À LA MANIÈRE DE LATUDE
Incarcéré, à la prison de Lyon pour grave délit de patriotisme, le général est transféré le 2 février 1943 à celle de Riom. C'est sa 4e geôle.
Le gouvernement de Vichy doit être un peu honteux d'avoir fait mettre sous les verrous un général à quatre étoiles, grand officier de la Légion d'honneur, dont toute la carrière est faite d'actions d'éclat. Aussi, le prisonnier est-il l'objet d'un régime spécial. On lui a attribué une cellule que le président Daladier a déjà occupée. Elle a les dimensions d'une assez grande pièce. Le général a la faculté de se lever quand il le veut et il a droit à une heure de promenade quotidienne dans une cour appelée cour des condamnés à mort. Les gendarmes se mettent au garde-à-vous quand il passe devant eux. Mais le prisonnier est au secret absolu et sa garde est renforcée.
Mme de Lattre et Bernard s'installent à Riom, dans un petit appartement meublé.
L'immeuble qui les abrite est situé aux abords immédiats de la prison. Une de ses façades donne sur un jardin limité précisément par le mur d'enceinte de la maison d'arrêt. Ce sera bien plus commode pour l'évasion.
L'administration pénitentiaire s'attend à la tentative. Elle en a été prévenue grâce aux agents provocateurs (car elle a trouvé des auxiliaires qui ont accepté de tenir ces rôles) qui ont laissé entendre au prisonnier qu'ils étaient de tout cœur avec lui et, au besoin, dévoués à sa cause. Toutefois, le général ne leur a fait part d'aucun projet précis. Il s'est borné à des déclarations de principe. Aussi, la méfiance initiale s'est-elle quelque peu endormie. Les barreaux de la cellule sont solides, les murs épais, les chemins de ronde bien gardés, et d'ailleurs, le condamné est logé à l'étage, à 8 bons mètres au-dessus du sol.
Mme de Lattre vient dans la cellule deux fois par semaine, avec son fils qui apporte dans son cartable ses livres d'étude et ses cahiers pour que le général fixe les leçons qu'il aura à apprendre et corrige ses devoirs.
Chaque jour, bien qu'il ait revêtu ses vêtements civils, Jean de Lattre met à profit les marques extérieures de respect que lui témoignent les gendarmes pour leur tenir des propos exprimant sa conviction profonde : L'Allemagne est f... Les Alliés tiennent la victoire et nous la partagerons avec eux.
Dès le premier jour de son incarcération, il a mis l'évasion dans son programme. Le gouvernement d'Alger a bien réussi à lui faire savoir qu'il espérait son arrivée, mais aucune aide extérieure ne s'est manifestée. Fn fait, le représentant d'Alger à Madrid, le colonel Malaize, a fait étudier par ses agents secrets les possibilités de monter une expédition libératrice. Il n'aura pas trouvé de solution lorsque l'événement se sera produit.
L'évasion est conçue et mise au point par le général de Lattre lui-même et c'est Mme de Lattre qui l'organise avec Bernard. Ils auront deux complicités dans le corps de la gendarmerie. Encore seront-elles extérieures à la garde de la prison, le brigadier Leblanc, un ancien de la 14e D.I. n'intervenant qu'en dehors de ses heures de service et le gendarme Courset, dit Bouboule n'appartenant pas au personnel intérieur de la maison d'arrêt.
Bernard a fait vernir à Riom Louis Roestch, le conducteur alsacien du général dont il connaît le dévouement à son père, l'intelligence et le courage. Aussitôt, les moyens nécessaires à la sortie du général sont apportés clans le' petit logement de Mme de Lattre : l'indispensable scie à métaux, des vrilles, un ciseau, un tournevis, du mastic, un petit pot de peinture et un pinceau.
Un paquet de linge et un bouquet servent à camoufler le tout. Au cours d'une des visites de sa femme et de son fils, le général est muni de son outillage.
Il s'agit tout d'abord de décoller le châssis en demi-lune qui maintient la vitre de la lucarne, vitre qu'il faut enlever pour atteindre les barreaux à scier.
Jean de Lattre installe sa table de toilette sur son bureau de travail et, monté sur cet échafaudage de fortune, il perce de nombreux trous dans le cadre de bois. Il les obture au fur et à mesure avec du mastic. Au bout de plusieurs heures de travail (en plusieurs fois), il parvient à ôter et à remettre, le châssis à son gré. Ainsi pourra-t-il, lorsque le moment sera venu, s'attaquer aux barreaux.
L'auvent obliquement rabattu sur la lucarne ne laisse entre sa base et la muraille qu'un passage de 55 cm de long sur 25 de large. C'est peu pour son gabarit. Aussi utilise-t-il les barres d'un porte-serviettes pour s'entraîner aux mouvements qu'il devra faire.
Enfin, le général situe le jour J entre le 30 août et le 3 septembre et il fixe l'heure H entre 1 h. 15 et 1 h. 30 du matin. La date, parce qu'elle coïncide avec le dernier quartier de la lune, l'heure parce qu'elle correspond au moment où les sentinelles quittent leurs emplacements pour aller réveiller celles qui doivent les relever. (On imagine la réaction qu'il aurait eue, normalement, s'il avait constaté que, dans ses imités, les relèves s'opéraient ainsi, au rebours de toute logique.)
Le 2 septembre, le général alerte sa femme et son fils. L'évasion aura lieu le lendemain. Dans la nuit, il scie l'un de se barreaux et camoufle son travail aussi bien qu'il le peut.
Bernard vient dès le matin, muni de son inséparable cartable qui ne contient, cette fois, ni livres ni cahiers, mais une solide corde... subtilisée aux Allemands. Il rend compte à son père des dispositions arrêtées en l'attendant. Mme de Lattre prendra, le soir même, le train pour Paris afin de préparer la seconde phase de l'évasion, le départ pour l'Angleterre ; Louis Roestch a recruté six autres anciens de la 14e D.I., presque tous chauffeurs comme lui. Ils seront chargés d'emmener le général dès qu'il sera sorti de la prison.
Une heure du matin. Jean de Lattre dresse son matelas contre la porte de sa cellule, installe son échafaudage, grimpe à la hauteur de la lucarne et enlève châssis, vitre et barreau. Il fixe la corde à la barre de soutien du grillage et se glisse, non sans peine, à l'extérieur. Accroché par les pieds et par les mains, il descend prudemment le long de la façade, la tête encore en bas, lorsqu'au-dessous de lui il voit derrière une fenêtre éclairée un gardien qui marche de long en large dans une pièce. Il attend que l'homme s'éloigne en tournant le dos pour dépasser l'endroit dangereux. Le voila au bout de la corde, mais il ne touche pas le sol. Il n'y a pas assez de longueur. Tant pis ! Il se laisse choir en souplesse. C'est un saut de trois mètres. Il se reçoit sans mal, heureusement. Il ne lui reste plus qu'à franchir le mur de clôture derrière lequel se trouve le jardin où son fils et Louis Roestch doivent l'attendre. Mais le mur est trop haut pour que ses mains puissent atteindre le faîte. Aucune présence ne se révèle. Quelque contretemps se serait-il produit ? Il serait rageant d'être pris par une ronde qui pourrait surgir à tout moment. Deux longues minutes s'écoulent, interminables. Enfin, un léger sifflement s'élève derrière le mur et une corde fouette la pierre. Il la saisit à tâtons, se hisse et redescend. Les bras de Bernard et de Roestch l'étreignent. Le plus dur est fait.
Il ne peut être question d'effusions. En quelques bonds, les trois hommes sont dans la maisonnette qu'habitaient Mme de Lattre et son fils. Au léger bruit qu'ils ont fait, la propriétaire s'inquiète : Qui est là ? demande-t-elle, apeurée. - C'est moi, Bernard, répond le jeune garçon. Je rentre du cinéma avec des amis. L'immeuble est traversé à pas de loup. Deux voitures sont en station devant la façade. Au moment où le général et son fils montent dans la première, une patrouille de gendarmes survient. Roestch est déjà au volant et il a mis son moteur en marche. À côté de lui, son camarade Lachal fait mine de chercher ses papiers d'identité. Tout d'un coup, Roestch démarre. Les représentants de la force publique, ébahis, se rabattent sur les occupants de la seconde voiture, où se trouvent Birchen et d'autres anciens du 151e. Ils ont des papiers en règle et des explications valables, même pour l'auto qui vient de s'enfuir. Les gendarmes s'en contentent, ou font semblant de s'en contenter. Ils ,ne feront leur rapport que dans le courant de la matinée. À la prison, les rondes de nuit se sont succédées toutes les vingt minutes, sans apercevoir la corde qui pend de la lucarne du général. Elles ne la remarqueront qu'en plein jour.
De la sorte, quand l'évasion aura été constatée et la police lancée aux trousses du fugitif, celui-ci aura plusieurs heures d'avance pour changer de région.
Le gouvernement de Vichy se reproche, maintenant, d'avoir eu des égards pour l'indomptable général. 54 gendarmes, gardes mobiles et gardiens de prison de Riom sont arrêtés et d'importantes forces policières sont mises en campagne dans toutes les contrées où l'on suppose que l'évadé a pu trouver à se cacher.
Louis Roestch a conduit Jean et Bernard de Lattre à Compains, près de Besse-en-Chandesse, alors qu'on les croit partis vers Lyon, Montpellier, ou même la frontière espagnole. Le général et son fils ont été munis de faux papiers. Ils ont pris les identités de deux braves, tués au combat du pont de Nevers. Le père est devenu .Charles Dequesne, instituteur libre, et le fils, Robert Laurent, étudiant. Après quelques jours passes dans la ferme de M. Pezaire, Louis Roestch les emmène en camionnette dans une autre ferme isolée en pleine montagne. Là, pour se rendre méconnaissable, le général laisse pousser sa barbe. Il correspond avec le B.C.R.A. (Service Secret du Gouvernement de la France Libre) par l'intermédiaire de postes de radio clandestins. Les détails de son départ pour l'Angleterre sont fixés. Le 15 octobre, il va, en plein jour, prendre le train à Clermont-Ferrand, dans la ville où il est entré à la tête de sa 14e D.I. après l'armistice et où il a commandé pendant plusieurs mois. Personne ne peut soupçonner que l'homme barbu coiffé d'une casquette de paysan et vêtu de velours côtelé marron qui prend un billet de 3e classe pour Mâcon est le brillant général que la police et les agents secrets ennemis recherchent encore.
Dans la nuit du 16 au 17 octobre, il est au rendez-vous dans une large prairie, près de la Saône. Quatre petites lumières délimitent le terrain. Un gros avion Hudson se pose au milieu de l'aire et quatre ombres en sortent pour se perdre presque aussitôt dans l'obscurité. Alors d'autres ombres surgissent et montent en hâte dans l'appareil, l'ancien avion personnel du roi d'Angleterre. Quatre minutes exactement après son atterrissage, l'engin décolle. Piloté par le squadron-leader Verity, assisté du colonel français Livry-Level, faisant fonctions de navigateur, l'avion se pose, sans incident, à Tangmere, près de Portsmouth, à la pointe de l'aube. Il dépose avec le général de Lattre de Tassigny, le futur ministre Claudius Petit et cinq autres évadés.
Le même jour, le général est reçu, à Londres, par les autorités anglaises et par le général américain Devers qui commandera plus tard le groupe d'armées comprenant la Ire Armée française. Cette rencontre sera sans doute à l'origine de l'entente qui régnera entre ces deux grands chefs. Le soir, au cours de l'émission Les Français parlent aux Français, on annoncera que Chat-huant (le général) est bien arrivé et qu'il embrasse Moineau (Mme de Lattre) et Pinson (Bernard).
Le jeune homme a dû s'incliner, le cœur gros. Il aurait tant voulu s'envoler avec son père et participer à la glorieuse aventure. Le B.C.R.A. et les autorités anglaises se sont refusés à son embarquement dans l'avion. Il n'a pas l'âge de porter les armes. Bernard est allé retrouver sa mère qui, sous le none de Mlle Lalande, se cache au couvent des Bénédictines missionnaires de Vanves. Et c'est bien mélancoliquement qu'il est allé, toujours sous l'identité de Robert Laurent, et en qualité de neveu de Mlle Lalande, au collège Saint-Joseph à Reims, pour y poursuivre ses études. Mais il n'y restera pas longtemps.
Son père est arrivé le 20 décembre en Alger. Il a retrouvé son ancien camarade de Saint-Cvr et de la Ve Armée, Charles de Gaulle, avec plaisir. Vous n'avez pas vieilli, a constaté le chef du gouvernement provisoire. Et vous, vous avez... grandi, a répondu avec esprit Jean de Lattre. Il a également été très cordialement accueilli par le général Giraud qui lui a offert une affable hospitalité.
Il a enfin fait parvenir un message à sa femme en lui exprimant le désir de l'avoir près de lui avec Bernard. Ce dernier avait déjà quitté le collège de Reims par crainte d'une possible réquisition de sa personne par le Service du Travail obligatoire. (Il s'était vieilli d'un an sur ses faux papiers.) Et puis, il avait tellement grandi.
La mère et le fils se rendent aussitôt à Perpignan où ils se séparent pour franchir la frontière espagnole. Des difficultés nombreuses marquent leur traversée de la péninsule, puisqu'ils ne parviennent à Gibraltar qu'en mai 1944, d'où un Douglas les transporte enfin en Alger. Le 8 mai, le général a la joie de les accueillir sur l'aérodrome de la Senia. Mais il doit un peu se hausser pour embrasser son petit Bernard qui a, maintenant, 1 m. 84.
VIII
L'OMBRE DE NAPOLÉON
Les discussions qui oint opposé les conceptions de l'état-major américain à celles du général Giraud ne sont pas encore éteintes, lorsque le général de Lattre apporte à l'Armée française de la Libération l'appoint précieux de sa présence. Nous ne pouvons, ici, nous étendre sur les fluctuations de plans auxquelles elles donnèrent lieu, ni sur le rôle que le général de Lattre ne manqua pas d'y tenir. Tributaires des U.S.A. pour toutes les questions de matériel, nous ne pûmes obtenir que quelques amendements des points de vue de nos Alliés.
L'ordre général du 26 décembre 1943 du général Giraud, commandant en chef, précise les attributions du général de Lattre qui a reçu rang et appellation de général d'Armée le 19 novembre précédent. Il est nommé au commandement de la 2e Armée, la Ire étant désignée pour être engagée, sous le commandement du général Juin, sur le théâtre d'opérations de la Méditerranée. Le 23 janvier, un changement d'appellation intervient : l'armée Juin est nommée le Détachement d'armée A. (Il devait être glorieusement connu sous la désignation moins technique de Corps expéditionnaire français en Italie.) En même temps, l'armée de Lattre est appelée l'armée B.
Cette armée B va rester quelque temps assez mystérieuse. Sa première existence est sur le papier, un papier sans cesse revu, corrigé et pas toujours augmenté. Du côté français, on reste encore hostile aux conceptions américaines, en dépit de leur logique qui fait pourvoir les unités combattantes d'autres unités de services et de soutiens nécessitées par l'aspect moderne de la guerre. Nos états-majors sont trop enclins à donner satisfaction, aux volontaires évadés de France qui exigent d'être envoyés aux postes d'honneur du combat et non à ceux, pour aussi nécessaires qu'ils soient, des soutiens et des services.
Le général de Lattre s'emploie à concilier les oppositions. Sur ce point particulier de l'organisation militaire, il pense comme les Américains, car il sait s'adapter aux circonstances. Il ne garde des formules et des
principes du passé que ce qu'il estime propre à être utilisé avec fruit.
En définitive, le Comité français de Libération Nationale aboutit, le 23 janvier 1944, à la constitution d'un corps de bataille de huit divisions, dont trois blindées, renforcées de leurs unités de soutien, de services et de maintenance, calculées selon les barèmes américains.
La division du général Leclerc (2e D.B.) est choisie par le général de Gaulle pour représenter les forces françaises aux opérations de Normandie et le reste du corps de bataille entrera dans la composition de l'Armée B qui comptera 256.000 hommes répartis entre la 1re Division Blindée (1re D.B.), la 5e Division Blindée (5e D.B.), la 1re Division de marche d'Infanterie, la 2e Division d'Infanterie marocaine, la 3e Division d'infanterie algérienne, la 4e Division marocaine de montagne et la 9e Division d'Infanterie coloniale. De plus, de forts éléments composés de Tabors marocains, d'un Bataillon de Choc, de Commandos d'Afrique et de France, de 16 groupes d'artillerie, dont 13 lourds, 6 régiments de tanks-destroyers (chasseurs de chars), 2 régiments blindés de reconnaissance, 4 régiments du Génie, 3 de pionniers, 12 groupes d'artillerie anti-aérienne s'ajoutent à ces effectifs sans préjudice des unités de Transmissions, des Services de l'Intendance, du Matériel, des Transports, du Service de Santé, des Essences, etc. ...
Un superbe commandement qui revenait de plein droit au général à cinq étoiles qui avait à son actif le commandement de la 14e D.I. invaincue.
Mais le général de Lattre pense aux renforts que cette armée ne manquera pas de recevoir des maquis de France dès qu'elle aura débarqué sur le sol national. Il est hanté par l'amalgame qu'il devra opérer pour disposer d'une force cohérente, apte à la manœuvre qu'imposera un ennemi dont il connaît à fond les qualités militaires. Cet amalgame, il l'obtiendra par la valeur de cadres sans lesquels il n'est pas d'armée digne de ce nom. Aussi crée-t-il, à proximité d'Alger, à Douera, une école de cadres où officiers, sous-officiers et soldats recevront une instruction poussée, une formation psychologique et morale et y prendront des contacts qui leur forgera un esprit de corps, celui que l'on retrouvera bientôt dans la Ire Armée française.
Douera n'est pas un nom de victoire et pourtant, c'est à Douera que s'est préparée la suite des victoires qui ont marqué les étapes de la marche irrésistible qui, commencée sur la côte provençale, est allée jusqu'au Rhin et au Danube.
Mars 1944. Le général major nazi Gall attend avec impatience la fin du déchiffrage d'un message secret transmis par la radio de Piombino sur la côte italienne. Il sait déjà par les premières phrases qui lui ont été traduites qu'il s'agit d'une menace d'attaque de son île (l'île d'Elbe dont il assume le commandement) par les Alliés. Il s'attend à cette opération depuis des mois, déjà. Exactement depuis la réussite du débarquement sur la péninsule. Mais, comme il estimait qu'il ne s'agirait, du moins tout d'abord, que d'un coup de main, il n'a pas éprouvé d'appréhension. Il dispose de solides Festfungs-bataillons (analogues aux unités françaises qui tenaient la ligne Maginot avant la défaite) et de batteries non moins valeureuses, d'une qualité technique irréprochable. Ses unités ont été judicieusement réparties; ses plans de feux bien étudiés ne laissent place à nulle lacune.
Le texte est long à être mis en clair. Annoncerait-il un danger d'envergure ? Le voilà, entièrement mis au net. Deux pleines pages dactylographiées d'une frappe serrée où les paragraphes se détachent par intervalles.
Le général-major est informé de la préparation par les Alliés d'une attaque de grand style. Il donne même des détails : les assaillants seraient des Français (vraisemblablement ceux qui ont réoccupé la Corse) ; ils seraient soutenus par une force navale britannique et par des groupes d'avions des U.S.A. Mais il n'est pas question de renforts. Pourtant, si le renseignement est exact, et il ne peut pas manquer de l'être car il n'a pas été transmis sans avoir été recoupé et vérifié par les services spéciaux du maréchal von Kesselring, il ne s'agit plus d'une tentative relativement aisée à repousser. Il y a bien en Corse l'effectif d'un corps d'armée français dont les soldats sont en majeure partie improvisés, il est vrai, mais dont l'ardeur s'est singulièrement manifestée au cours des rencontres qui ont amené la libération de l'île natale de Napoléon. De toutes façons, la force de débarquement pourrait se chiffrer par une vingtaine de milliers d'hommes. En y ajoutant les canons de la Navy et les bombes des avions américains, cela peut faire présager un rude assaut. Pas de renforts ! Il est vrai que von Kesselring est aux prises avec une offensive continue qui le repousse sans arrêt vers Rome, bien qu'il s'accroche désespérément. Les réserves dont il peut disposer, il doit les conserver pour l'éventualité où la pression adverse ne lui permettrait plus de maintenir son front en travers de l'étroite péninsule et l'obligerait à garnir des lignes plus étendues.
Pourtant, l'île d'Elbe est une position importante. De Porto-Ferrajo où est son P.C., Gall aperçoit les falaises du continent, et même à la jumelle, les blancheurs de la petite ville de Piombino qui a donné son nom au détroit, un détroit par lequel passe présentement une bonne partie du ravitaillement des troupes allemandes qui se battent aux environs de Naples. À chaque instant, des convois de chalands à moteur ou de cargos de moyen et de faible tonnage passent, escortés de vedettes rapides ou de torpilleurs dans le bras de mer que la position de Gall commande. L'île tombée, plus de transports maritimes. Même la voie ferrée et la route qui, toutes deux longent le littoral italien seraient à la merci des canons à longue portée que les alliés ne manqueraient pas d'installer au Cabo dello Vito ou sur les petites du Monte Puccio. Pas de renforts !
Après tout, von Kesselring sait ce qu'il fait. Il n'est, pour l'instant, question que d'une préparation de grande attaque. L'exécution n'est sans doute pas imminente. En attendant, on ne restera pas sans agir. Il n'est pas de défenses accessoires qui ne soient susceptibles d'améliorations, de tranchées qui ne puissent être approfondies, de bétons, même, et d'abris dont le nombre ne puisse être augmenté. Et le général-major Gall donne ses ordres pour le renforcement matériel de sa forteresse insulaire.
Ce n'est qu'une fausse alerte. Non pas que le S.R. allemand ait été induit en erreur par ses agents clandestins, mais parce que le Haut-Commandement allié est lent à se décider à son exécution. La question du commandement de l'opération qui a reçu le none conventionnel de Brassard pose un problème qui n'est pas encore résolu au début d'avril. C'est à cette époque que le général de Lattre apparaît comme représentant du Haut-Commandement français auprès du Q.G. du général Maitland Wilson. Le général de Gaulle vient de l'accréditer pour tout ce qui concerne les opérations Brassard et Anvil (débarquement de Provence). Et c'est Devers, adjoint du général britannique, qui résout la question de la responsabilité de l'exécution de la première attaque en la faisant confier au commandant de l'armée B.
Si l'ennemi a son réseau d'informateurs, les Alliés ont les leurs. Ils ont aussi les observations incessantes de leur aviation. Aussi ont-ils été mis au courant des travaux que le général-major Gall a fait pousser avec célérité et ont-ils appris que la garnison de l'île a reçu l'appoint de sérieux renforts. C'est le motif d'un nouveau retard du jour J qui avait été fixé au 27 mai dont la nuit sans lune devait favoriser la tentative. Le général de Lattre a proposé de reporter l'attaque au mois de juin et le général Maitland Wilson a accepté.
Mais voilà que la situation évolue sur le continent. Les armées de von Kesselring sont repoussées à partir du 11 mai par l'offensive générale alliée. Le 5 juin, Home tombe et ne tarde pas à être largement dépassée. Il n'est donc plus question pour les Allemands de faire passer du ravitaillement par le canal de Piombino et, du coup, la conquête de File d'Elbe perd l'intérêt que l'opération Brassard semblait vouloir atteindre. Va-t-on la supprimer ? L'A.F.H.Q. (Allied Forces Headquarter ou Haut-Commandement allié en Méditerranée) hésite, puis la maintient. D'abord, en raison de considérations stratégiques : l'occupation de l'île constituera, sur le flanc de von Kesselring, une menace qui empêchera le maréchal allemand aux abois d'attaquer les forces d'Alexander et de Juin dont la position en flèche pourrait être susceptible de tenter une manœuvre contre-offensive de l'ennemi. Ensuite, le débarquement confié au général de Lattre sera une utile répétition générale de la future attaque des côtes de Provence dont l'aspect est assez semblable aux rivages de file d'Elbe. Jour J, le 17 juin, autre nuit sans lune.
Le général de Lattre va entamer une nouvelle épopée.
Le général-major Gall se détend après une longue période d'alerte. Il vient de donner l'ordre à la petite garnison de l'îlot de Pianosa de rallier l'île, car il a estimé que les quelques cent hommes isolés sur le roc à 15 km de la position principale seront plus utiles et mieux installés auprès de lui. Il dispose, le 16 juin, de prés de 4.000 fantassins et d'une vingtaine de batteries lourdes, sans préjudice de pièces de petit et moyen calibre qui assurent le flanquement de ses nombreux ouvrages. Il est fier de son organisation et se plaît à la considérer comme imprenable. Il n'a pas manqué de penser à l'île de Pantelleria que les Alliés enlevèrent par la seule action d'un bombardement d'Apocalypse. Mais il doute que la fameuse forteresse fasciste ait été organisée aussi parfaitement que la sienne. Et puis, en bon Allemand, il ne tient pas les combattants italiens en très haute estime.
La nuit est tombée, d'une obscurité opaque. La garnison s'est assoupie. Les unités de garde veillent avec une certaine désinvolture.
Soudain, vers 23 heures, une canonnade éclate en mer. Elle est rapide mais peu fournie : il ne s'agit que d'une rencontre (à distance) de vedettes britanniques et allemandes, ces dernières ramenant les évacués de Pianosa. Des obus traceurs envoyés dans la nature, ou plutôt dans la nier. Puis tout se tait et les veilleurs, un moment sur le qui-vive, reprennent leur faction passive.
Dans son P.C., Gall n'a pas manqué d'être tenu au courant de l'incident par téléphone. Il n'avait d'ailleurs pas été ému par les échos des explosions dont il avait à peu près deviné le motif. Ses hommes de Pianosa le rejoignent et c'est l'essentiel. Un message-radio lui a bien signalé, à la fin de l'après-midi, qu'une imposante flotte faisait route de Corse vers le Sud. Il en a déduit qu'il s'agit de quelque débarquement sur le flanc du pauvre maréchal Kesselring. Autant d'attaquants qui ne viendront pas se jeter sur l'île d'Elbe ! Il ne se doute pas de ce qu'à la hauteur de l'îlot de Monte-Christo, cette escadre qui compte 220 navires de tous tonnages mettra le cap plein Nord et lui portera le coup qu'il attendait depuis des mois, mais qu'il n'estime plus imminent. Il est rassuré et ses adjoints le sont avec lui.
À 3 h. 30, le radio de veille capte un message émis par le poste de San Piero : L'ennemi est dans l'île ! Il alerte aussitôt le général-major qui est sur le point de pester contre la trop grande nervosité de l'émetteur. Mais la brièveté du renseignement l'inquiète. San Piero ne répond pas aux demandes de complément d'information. Et pour cause : les Chocs du lieutenant-colonel Gambiez ont débarqué après plus de quatre heures de navigation silencieuse et ils ont surpris et coiffé le P.C. du secteur sud-ouest.
Gall s'acharne à obtenir la liaison qu'il se refuse à croire complètement rompue. Il se tient près du radio qui réitère ses appels. Et voilà que retentissent les coups profonds des tirs de grosses pièces de marine. Direction sud. Il n'y a pas à s'y tromper : rien de commun avec la canonnade sèche échangée à 23 heures par les vedettes. Du reste, les arrivées éclatent un peu partout dans l'île avec leurs déflagrations caractéristiques d'obus explosifs à grande puissance. C'est l'attaque en règle, du moins sa préparation immédiate. Maintenant, toutes les liaisons téléphoniques semblent se déclencher à la fois. C'est Enfola qui annonce qu'un commando ennemi a surgi de la nuit et que, profitant de la surprise, il a réussi à détruire trois des quatre canons de la batterie. C'est le Monte Tambone qui signale l'approche, dans le clair-obscur qui précède l'aube, de nombreuses barques d'assaut. Le poste de Nercio confirme le renseignement. Gall s'est repris. Il rappelle sa consigne de n'ouvrir le feu qu'à distance rapprochée et à coups sûrs.
De nouvelles rafales d'artillerie se font entendre, innombrables. Ce sont les bateaux légers qui couvrent le débarquement. La riposte allemande est annoncée dans les téléphones. Gall entend ses salves et il en attend fiévreusement la transmission des résultats. Les premières nouvelles le rassurent. Ses commandants de secteurs lui affirment qu'ils ont enrayé l'opération et que seuls les premiers éléments qui ont bénéficié de l'effet de surprise ont pu prendre pied sur le rivage dans des criques où ils sont pratiquement immobilisés. Leur mise hors de combat n'est qu'un question d'heures et de grand jour. Le général-major quitte Porto-Ferrajo pour suivre l'action de son observatoire du Monte Puccio. De là, il domine les baies qui découpent le littoral de l'île, de Marina di Campo à Porto Longone. Malgré la canonnade incessante, il perçoit un vrombissement massif qui lui fait lever les yeux vers le Nord. Dans l'aube naissante, des escadres d'avions s'avancent par groupes vers Marciana Marina et Porto herrajo. La Flak se déchaîne et crible le ciel pâle de ses panaches noirs. Trop bas.
Il est 5 h. 30. Un rideau de fumée dense s'élève près de la côte sud. Vedettes rapides et destroyers le sèment sur la mer où il s'étend en volutes opaques. Gall ne voit plus au loin que les silhouettes multiples de navires de guerre, de paquebots et de cargos à peu près immobiles.
En dépit de ses premiers résultats dûs à la surprise et à l'élan exceptionnel des Chocs et des commandos, la première tentative nocturne a abouti à un échec. Seuls, les Sénégalais du bataillon Gilles ont réussi à se maintenir dans le fond de la crique de Marina di Campo où leur situation extrêmement difficile les réduit à l'impuissance. Les attaquants d'Enfola ont été finalement repoussés et leur chef, le lieutenant Jacobsen, blessé, est tombé entre les mains de l'ennemi.
Mais de Lattre a prévu l'éventualité d'un premier insuccès et il fait jouer une variante qui prend pour base la crique di Nercio, à proximité de la pointe du même nom. C'est le seul endroit utilisable par l'infanterie où la défense allemande soit en carence. Les trois régiments du général Magnan y prennent successivement pied mal-gré le tir intense de la batterie de Ripalti. À 7 heures, ils ont dégagé le bataillon Gilles. À 7 h. 30, les commandos qui ont repris leur marche parviennent à la crête du Monte Tambone.
Cependant, Gall ne se décide pas encore à faire donner ses réserves qui pourraient, peut-être, rétablir la situation. Son hésitation vient de ce qu'il a aperçu une flotte nombreuse approchant de Porto Ferrajo, à l'opposé des points où l'ennemi a débarqué, si bien qu'il ne sait plus si l'attaque principale lui viendra du Nord ou du Sud. Or, les quelques cinquante navires qui croisent à proximité du port de Pile ne font qu'une diversion. Partout, les Allemands résistent avec acharnement. Ce n'est qu'à 16 heures que l'ensemble montagneux est enlevé. À la nuit, la côte nord est atteinte et la moitié de l'île est conquise. Le 18, la progression reprend, appuyée par l'artillerie débarquée, celle des forces navales, et les bombardements aériens. Dès 5 heures, la Compagnie Kuntz du 4e Sénégalais s'empare de la villa Napoléon que le général Gall vient de quitter précipitamment.
Porto Ferrajo capitule à 14 heures. Au centre, deux bataillons ennemis tiennent toujours l'isthme. Le lieutenant-colonel Edon les en déloge par une audacieuse manœuvre de son 68 Tabor marocain. À la nuit, l'île est entre nos mains. L'opération Brassard a réussi.
L'anéantissement de l'ennemi a été total. Grâce à la densité des couverts du maquis, le général Gall a pu s'enfuir et s'embarquer dans un sous-marin. Mille tués et deux mille prisonniers, 60 canons de gros et de moyen calibre, tel est le butin de ce banc d'essai de la valeur de débarquement de l'armée française. Sept pour cent des assaillants ont été mis hors de combat.
Le souvenir du séjour de Napoléon, matérialisé dans l'île par l'ancienne villa que l'empereur habita est débarrassé de la garde des soldats vert-de-gris. Et sur son livre d'or qu'ont paraphé des signatures allemandes, respectueuses certes, mais aussi pleines de l'orgueil des provisoires vainqueurs, un officier de chez nous tire un grand trait et ouvre un nouveau chapitre : La France.
IX
LE SILLAGE DE GLOIRE
Toulon et Marseille
À l'aube du 15 août, de Lattre se tient sur le pont du paquebot polonais S.S. Bathory qui arbore à sa corne la marque du général, un grand fanion blanc frappé des cinq étoiles bleues de son grade et portant en coin les trois couleurs nationales. Il sourit aux côtes de France qui s'estompent à l'horizon. Son fils Bernard se tient derrière lui, pénétré par la gravité du moment, car c'est celui de la fin de sa veillée d'armes de plus jeune combattant de l'armée française (engagé volontaire à 16 ans, par autorisation spéciale du général de Gaulle, à la suite de son évasion par l'Espagne avec sa mère).
Le navire est plein à craquer de soldats enthousiastes où se mêlent les briscards de Tunisie et d'Italie qui ont brillamment servi sous Juin et défilé dans Nome, les récents conquérants de file d'Elbe et toute une jeunesse impatiente de se battre.
La mer est couverte de bâtiments de toutes sortes, des lourds cuirassés aux rapides destroyers, des paquebots imposants aux cargos de faible tonnage. L'ensemble atteint le nombre énorme de 2.000 bateaux placés sous le commandement de l'amiral britannique Hewitt. Comme il ne pouvait être question de dissimuler cette formidable escadre aux vues de l'observation aérienne de l'ennemi, l'amiral lui a fait simuler une marche en direction de Gènes jusqu'à la nuit du 11. Il l'a même conduite à quelques heures du grand port italien, donnant ainsi de la consistance aux faux renseignements que les services spéciaux des Alliés n'ont pas manqué de faire diffuser sous la forme de fuites de documents. Puis, dans la nuit et sous le couvert d'une légère brume, tous les bâtiments ont viré soudain de 120 degrés et mis le cap sur le saillant de la côte provençale, poussant leurs feux pour être à pied d'oeuvre avant le jour.
Déjà des contingents légers ont abordé, à partir de minuit 5. Le commandant Rigaud, ancien combattant de 14-18 et évadé de 1940, a été le premier à toucher la terre de France où il a mis en place, sur la plage du Rayol, le feu vert qui devait servir de repère à la pointe d'avant-garde.
Déjà les actions d'éclat ont commencé, tels que l'exploit du capitaine Ducournau enlevant par surprise avec seulement 40 hommes la batterie côtière du Cap Nègre. Les sacrifices aussi, car des détachement. se sont fait anéantir ou ont sauté sur des champs de mines insoupçonnés.
Ce sont ensuite les rangers américains qui ont abordé à l'est du secteur allant de Cavalaire à Agay, réservé à l'Armée B. Puis les 10.000 hommes du général U.S. Frédérick aéro-portés (en planeurs) sont allés atterrir dans l'arrière-zone côtière avec leurs 213 canons et leurs 220 Jeeps.
Du pont du Bathory le général de Lattre et son fils peuvent suivre des yeux le vol des mille bombardiers qui vont pilonner les fortifications du littoral que les navires de guerre se disposent à accabler sous le tir de leurs 30.000 canons.
Il faut bien cette préparation intense, car, pour l'instant, l'ennemi joint à sa supériorité de position celle de son plus grand nombre. Et si, lorsqu'après son débarquement, à 8 heures, le 6e Corps U.S. du général Truscott enlève assez aisément une large tête de pont, grâce à ses tanks amphibies, et donne la main aux détachements de Frédérick, les premiers éléments de l'armée de Lattre auront la tâche plus ardue, clans les heures qui vont suivre.
Le 16 , le gros de l'armée B touche terre aux accents de la Marseillaise qui ne fut jamais autant de circonstance, ses objectifs étant précisément Toulon et Marseille.
Tandis que le général U.S. Patch, qui commande la 'Vile Armée américaine et dirige l'ensemble de l'opération, installe son P.C. à Saint-Tropez, le général de Lattre fixe le sien dans la petite bourgade de Cogolin où la population lui fait un accueil délirant.
L'exécution de l'entreprise n'a pas été décidée sans tergiversations.
Mais le général Eisenhower a fini par décider l'exécution du plan, conçu dès 1943, prévoyant la prise en tenaille de la France par ses côtes nord-ouest et sud-est et liant Overlord à Anvil, rebaptisé, en août 44, Dragoon afin de dérouter les Services de Renseignements allemands. Il a estimé justement que cette dernière opération soulagerait la première et libérerait plus rapidement la France. C'est ainsi que, dès le Bathory, de Lattre a pu entrevoir la part qu'il allait prendre à la reconquête de l'Alsace et à la marche au Rhin.
Le 18 août, les forces de débarquement se sont égaillées. Le Corps américain de Truscott a atteint Draguignan, au Nord, et son aile droite a repoussé les garnisons allemandes en direction de Grasse et de Cannes, tandis que les premiers éléments de l'armée B sont déjà au contact (les avancées du camp retranché de Toulon.
De Lattre ne dispose encore que d'environ 16.000 hommes qu'il ne peut appuyer que par 80 canons de moyen calibre et, seulement, 30 chars du Combat Command n° 2 de la 1re D.B. du général du Vigier. (Un Combat Command où C.C. est un groupement tactique comprenant un régiment de chars, un bataillon d'infanterie portée, un escadron de reconnaissance, un escadron de tanks-destroyers et un groupe automoteur d'artillerie de 105). (Le C.C. 1 du général Sudre a été prêté à Truscott par le général Patch.)
C'est peu pour foncer à corps perdu sur un ennemi plus nombreux et abrité par ses bétons. C'est peu pour affronter les innombrables batteries enterrées qui défendent les abords de la place forte et les points importants du littoral. Mais l'audace de de Lattre entre en ligne (le compte. Et aussi les qualités exceptionnelles de ses soldats, qualités que décuple le contact du sol français et la pensée de collaborer à la libération de la Patrie.
Le jeune général Brosset reçoit la mission de lancer sa 1re D.F.L. (Division de Français Libres) sur Toulon par la côte et Hyères. La 3e Division d'Infanterie algérienne (3e D.I.A.) du général de Monsabert renforcée des Tabors marocains du général Guillaume est chargée de déborder et d'encercler la place et du Vigier couvrira la manœuvre au Nord avec ses engins.
Un évadé de Toulon se présente au P.C. du général de Lattre. Il appartient à l'un des plus actifs des réseaux clandestins qui travaillent dans la place forte. Enseigne de vaisseau, de surcroît, Sanguinetti a été envoyé par un autre officier de marine, le capitaine de frégate Beaudoin, pour avertir l'état-major français des mesures que prennent les Allemands : ils procèdent à des destructions d'immeubles pour dégager les champs de tir ; ils coulent des blocs et des bateaux dans les passes pour les interdire plias complètement qu'avec des mines, pourtant semées à profusion ; ils occupent de nouvelles positions défensives ; ils attendent, enfin, l'arrivée imminente de renforts accourus de l'Ouest. Le renseignement est d'importance. De Lattre en conclut qu'il ne faut pas perdre un instant. Qu'il faut même se hâter.
Certes, le plan prévu (établi en dehors des Français) n'a pas envisagé une telle rapidité d'exécution. Il a fixé au contraire des phases précises qui ne s'accordent guère avec la ruée, ordonnée sans cloute, mais fulgurante que le chef de l'Armée B est décidé à déclencher. Il lui faut, toutefois, obtenir du général Patch l'autorisation de bousculer les prévisions. De plus, de Lattre souhaiterait récupérer la force de choc que constitue le C.C. 1 du général Sudre qu'il a dû prêter au 6e Corps américain.
Il se résout donc à aller trouver le commandant en chef du débarquement à son P.C. de Saint-Tropez. Au moment où il va se mettre en route, il reçoit la visite du général Devers (adjoint au général Maitland-Wilson) qu'accompagne, en qualité d'officier de liaison, le colonel Cahot-Lodge (dans le civil sénateur du Massachusetts). Il met les deux officiers américains au courant de son intention de foncer sans plus tarder. D'abord stupéfaits, les visiteurs écoutent les raisons que de Lattre leur donne et, convaincus de leur opportunité, ils se déclarent prêts à appuyer la conception française auprès du général Patch. Leur concours a son poids. En effet, alors que le commandant de la VIIe Armée U.S. s'est montré (après l'inévitable expression de surprise) disposé à admettre la thèse de son visiteur, ses officiers d'état-major soulèvent toutes sortes d'objections, car imbus de leurs méthodes, ils tiennent, dur comme fer, à leur Planning, pour eux sacro-saint. La discussion se prolonge de 9 heures à midi, le 19 août. Enfin, de Lattre obtient gain de cause sur toute la ligne : il a, non seulement, carte blanche pour la conduite de l'opération, mais encore il se voit attribuer un important supplément de munitions. De plus, l'ordre 'le rendre le C.C. du général Sudre à l'Armée B est envoye au P.C. du général Truscott.
Patch est mieux que compréhensif. Il se montre amical envers le général français dont l'élan, la hardiesse et l'intelligence l'ont séduit. Le sentimental que dissimule son regard sérieux et clair se manifeste par un geste touchant : il partage avec son collègue une petite fleur séchée qu'il conservait comme un talisman bénéfique. Elle lui avait été offerte par une jeune Napolitaine qui lui avait affirmé qu'elle lui porterait chance. De Lattre promet de conserver le porte-bonheur et Patch souhaite qu'il soit efficace et conduise les deux armées côte à côte jusqu'à la victoire finale.
C'en est fait de la progression presque minutée fixée par le Planning Group. Libre de ses mouvements, le chef de l'Armée B va lui imprimer une autre allure. (Et d'ailleurs, de son côté, la VIIe Armée U.S, prendra, elle aussi, une très nette avance sur le programme établi. Rendu à une relative autonomie, de Lattre retourne à son P.C. de Cogolin où, sans désemparer, il donne ses ordres pour que l'action soit entamée dès l'aube sur tout le front. Le Combat Command du général Sudre est mis à la disposition du général de Monsabert qui devra l'utiliser pour constituer l'aile marchante de l'Armée. Avec le concours de cette unité puissante et rapide, la 3e D.I.A. sera chargée de prendre à revers les défenses de Toulon et de préparer la poussée vers Marseille qui devra s'ensuivre, comme le stipule l'Instruction personnelle et secrète (I.P.S.) du général de Lattre.
Il va sans dire que ce ne sont là que les grandes lignes des directives formulées, cette nuit-là, par l'état-major installé à Cogolin qui ne connut guère le repos jusqu'à l'heure H du départ de l'offensive.
L'élan des troupes françaises est tel que leurs progrès dépassent les prévisions les plus optimistes, bien que les Allemands s'accrochent partout avec acharnement. Lancé en flèche par le général (le Monsabert, le régimient de Spahis nigériens de reconnaissance du colonel Bonjour accomplit un raid de 80 kilomètres qui le conduit à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de la place forte. Stoppé par un fort bouchon ennemi, il l'investit. L'infanterie suit le mouvement. Le colonel de Linarès entreprend, avant que le jour soit levé, l'ascension du massif désolé du Grand Cap où il monte à 600 mètres d'altitude, guidé par des moines du couvent de Montrieux et par l'enseigne de vaisseau Sanguinetti. Les deux bataillons du 3e régiment de Tirailleurs qu'il a emmenés avec lui se trouvent ainsi tout prêts à se rabattre vers la mer à peine l'aube a-t-elle pointé. Si bien qu'ils débouchent sur le Revest que les Allemands ont omis de défendre. Le petit détachement de Feldgendarmerie qui occupait la localité est cueilli sans coup férir et, dans leur élan, les tirailleurs atteignent l'entrée nord-ouest de Toulon dont ils entament l'attaque.
Avec le jour, l'ennemi s'est ressaisi. Ses positions se sont garnies et, partout, maintenant, ses ripostes sont vives. Ce qui n'empêche pas l'étau de se resserrer. Les Spahis du colonel Bonjour condamnent à leur tour l'unique accès qui relie la place forte à l'extérieur, tandis que la Ire D.F.L. du général Brosset qui marche en tête du 1er C.A. du général de Larminat encercle Hyères, le déborde et enlève, par un exploit d'un petit détachement, la batterie de Mauvannes, aux lisières de l'enceinte fortifiée.
Partout, les actions d'éclat se multiplient et pendant trois jours continus les combats se succèdent sur toute la périphérie de la ville investie. L'émulation entre les trois divisions engagées n'en persiste pas moins. Elle se traduit par une véritable course (d'obstacles) entre les troupes de Brosset (1re D.F.L.), Magnan (9e D.I.C.) et de Monsabert (3e D.I.A.), course dont le but final est le centre même de Toulon que chaque élément veut atteindre avant les autres. C'est Monsabert qui gagne, grâce aux bataillons de Linarès. Ils se sont emparés de l'ouvrage de la Pondrière avec l'aide de deux chars du régiment de Spahis algériens de reconnaissance et de deux tanks-destroyers du régiment de Chasseurs d'Afrique.
Comme on le voit, la cavalerie du général de Lattre est blindée et la gloire de mécanique que lui a prédite le colonel de Gaulle est en marche.
Le 23, les Allemands contre-attaquent furieusement dès l'aurore. Mais après quelques progrès localisés, leur réaction est vite jugulée et la poussée concentrique qui les réduit est reprise.
Déjà les modalités de prise de possession de la ville sont en cours de règlement. C'est le colonel de Linarès qui les fixe. Il charge le détachement Lefort de s'installer au centre de la cité. Les Allemands prennent les chaussées en enfilade sous leur feu. Aussi, la progression dans les rues doit-elle s'effectuer par bonds successifs de petits groupes, en rasant les murs. Mais les F.F.I. locaux interviennent. Ils ripostent aux ennemis par les fenêtres et les toits, se joignent aux troupes régulières, bloquent des immeubles et les nettoient. Enfin, un char léger et un tank-destroyer finissent par déboucher sur la Place de la Liberté, vite rejoints par des éléments de la 9e D.I.C. et de la 1re D.F.L.
Les concurrents de la course héroïque sont arrivés très près les uns des autres. Les trois couleurs peuvent être hissées sur la sous-préfecture. Le premier acte de la conquête de Toulon est joué.
C'est le moment que le général de Lattre choisit pour entrer dans la ville, bien que la situation y soit encore indécise. Il doit ronger son frein et se résoudre à suivre de près l'action de ses hommes. Du reste, les progrès s'accentuent. Le détachement Van Hecke et le bataillon Valentin, du 3e R.T.A. font sauter le hérisson d'0llioules et obligent les défenseurs du fort de Pipaudon à capituler.
Les Allemands restants n'ont plus que leurs bétons comme dernières ressources. Ils vont s'efforcer d'y tenir jusqu'au bout, comme l'ordre leur en a été donné. C'est la 9e D.I.C. du général Magnan qui a pris en charge la réduction de ces ouvrages. Elle y apporte un cœur tout spécial, celui des Marsouins dont Toulon est une des métropoles de prédilection. Au général Brasset qui lui réclamait cet honneur pour sa 1re D.F.L., le général de Lattre a promis de lui donner une compensation à Lyon. Cet engagement sera tenu.
Les Marsouins, en s'étalant, relèvent les bataillons de Linares et les éléments de la 3e D.I.A. qui peuvent ainsi repartir vers Marseille où le général de Monsabert brûle de les engager.
Un à un, les forts tombent. Celui des Minimes, encerclé par deux bataillons de Sénégalais, se rend aux quatre rescapés de l'équipage... prisonnier du char Bretagne, incendié au cours de l'attaque, si bien que pour éviter un inutile massacre, comme le dit le commandant allemand, ce sort les valeureux captifs de quelques heures qui ont la joie ,et l'honneur de livrer leurs 1 50 gardiens aux braves Noirs.
C'est le 21 août. Malgré les avis de prudence du colonel de Linares, le général de Lattre décide que la situation lui permet, de faire son entrée officielle dans la place-forte conquise. Sur sa Jeep de combat, l'ex-ambassadeur des U.S.A. William Bullit (servant sous l'uniforme français de chef de bataillon et officier du cabinet du chef de l'Armée B) a pris place, debout à côté du chauffeur. N. Diethelm, Commissaire à la Guerre, se tient à côté du général, debout devant la banquette arrière. Mais il y a encore de la bagarre. Il faut laisser la Jeep qui rattrapera comme elle pourra, raser les façades et même faire du plat-ventre. Place du Colonel-Bonnier, le ministre, le général et l'ex-diplomate se mêlent au bataillon de choc qui progresse en faisant le siège de chaque maison. Enfin, ils parviennent à l'ancien hôtel, à moitié démoli, de la subdivision. Le général y installe son P.C. et c'est de là que partent les ordres relatifs à l'achèvement de la réduction de Toulon.
Le 25, les Français débouchent sur le port. La presqu'île du Mourillon et l'Arsenal Maritime sont le théâtre de combats acharnés. Au crépuscule, le colonel allemand commandant le fort du Malbousquet complètement encerclé accepte la sommation d'un officier français qui l'invite à se rendre avant que soit donné l'assaut. Il sortira de l'ouvrage avec ses Troupes (1.400 hommes) le lendemain matin, avec les honneurs de la guerre.
Au fort d'Artigues, qui résiste toujours, le colonel Salan réussit à joindre le commandant allemand par téléphone, grâce à son chef des transmissions qui a découvert la coupure du câble et l'a réparée. L'officier français en profite pour lancer lui-même l'ultimatum : Passé 19 heures, mes Sénégalais auront l'ordre de vous massacrer tous ! La menace produit son effet, non sans discussions relatives aux clauses de la capitulation. 19 officiers et 485 hommes de troupe déposent enfin les armes devant le colonel Salan.
L'exemple devient contagieux. L'ennemi sent la partie perdue. Successivement l'arsenal du Mourillon, le fort des Six-Fours, la batterie du Brégaillon cessent le combat. Les Allemands conservent cependant toute leur morgue. Même vaincus, ils crient encore Heil Hitler ! comme les 210 hommes de la batterie du Peyras qui ont encloué leurs canons et détruit leurs armes avant de s'avouer vaincus. Mais c'est la fin. À la nuit, l'accès de la rade est ouvert à l'amiral Lemonnier et le grand port va pouvoir être (après déminage) rendu à notre Marine.
Le 27 août, grand défilé des troupes victorieuses, dans un enthousiasme indescriptible. Cependant, de l'autre côté de la rade, la presqu'ile de Saint-Mandrier tient encore et ses canons tonnent presque autant que les nôtres. L'aviation alliée n'a cessé de la pilonner en dépit de sa D.C.A. nourrie et la hotte n'a pas manqué d'y ajouter le tir précis de ses grosses pièces. Mais les Kriegsmarine sont restés à leurs postes.
Pourtant, presque à Minuit, l'amiral Ruhfus accepte de capituler sans conditions. Le lendemain, 28 août, 40 officiers et 1.805 marins quittent leurs casemates pour la captivité. Le général de Lattre fait aussitôt comparaître devant lui le chef allemand et lui donne trois heures pour qu'il fournisse le plan détaillé des mines qui infestent la presqu'île. Il le prévient sans ambages que, passé ce délai, il sera fusillé si un seul homme de l'Armée B saute sur une mine allemande. Trois heures plus tard, les plans sont livrés.
Toulon est rendu à la France et 17.000 prisonniers et un énorme butin tombent entre les mains de nos soldats.
Tous ces détails de la première grande victoire du général de Lattre sur le sol François nous ont paru nécessaires, non seulement pour faire évoquer les préoccupations constantes et les conceptions sans cesse renouvelées du chef exceptionnel de la future 1re Armée française, Maréchal de France , mais aussi les difficultés qu'il eut à vaincre, les responsabilités qu'il dut prendre et les périls auxquels il s'exposa.
Nous ne pourrions continuer notre ouvrage à cette cadence. Ses pages n'y suffiraient pas. Aussi, l'ambiance des opérations nous paraissant-elle suffisamment esquissée, nous en tiendrons-nous désormais à l'essentiel, exception faite des événements les plus caractéristiques.
Avec Toulon, Marseille. Le Planning américain ne prévoyait pas la conquête simultanée des deux grands ports dans la même lancée. Mais la manoeuvre enveloppante de Toulon par la division de Monsabert a amené ses spahis à mi-chemin entre les deux villes, à telle enseigne que le commandant de la 3e D.I.A. brûle de pousser jusqu'aux approches de Notre-Dame de la Garde. Mais de Lattre le tempère. L'objectif n° 1 d'abord. Et d'ailleurs, Marseille n'est pas seulement une cité immense, mais aussi et surtout un formidable camp retranché, défendu par deux cents canons de calibres lourd et moyen, protégés par du béton et servis par les Kriegsmarine qui ont rallié la 244e division d'Infanterie allemande, déjà renforcée des éléments de quatre autres divisions que le débarquement a disloquées.
Toutefois, après avoir prescrit à Monsabert de poursuivre énergiquement la manœuvre enveloppante de Toulon, de Lattre lui a permis, dès le 20 août, de marcher sur Aubagne, clef de voûte de la défense extérieure de Marseille. Le Combat Command du général Sudre et les Tabors du général Guillaume ont rejoint les forces disponibles de Monsabert. Aubagne est attaquée dès le 21. Les défenses y sont accumulées : de nombreuses mines voisinent avec des poteaux antiparachutistes et antichars que les hommes baptisent aussitôt asperges de Rommel. Après des combats très durs, il ne reste plus au soir qu'à nettoyer Aubagne. Le 22, la pince vers Marseille se dessine par l'avance des Tabors vers Septêmes, d'une part, et vers Cassis, par le littoral, d'autre part.
Dans la nuit, une délégation de patriotes marseillais qui a réussi à traverser les lignes de la défense, apporte au P.C. de Monsabert la nouvelle de l'insurrection qui a éclaté dans toute la ville. Les F.F.I. trop insuffisamment armés et trop peu nombreux réclament un secours immédiat. Ils n'ont, avec eux, que deux bataillons du 7e régiment de tirailleurs qui sont aux prises avec les contre-attaques ennemies. L'un d'eux (commandant Finat-Duclos) a dû se former en carré autour du hameau des Olives et l'on ignore tout de l'autre. Après avoir reçu ces renseignements, Monsabert décide d'engager le bataillon Martel du 7e R.T.A. et le Combat Combat Command Sudre en direction de Marseille. Pour éviter les risques des mines et des défenses de la grand-route, cette avant-garde passe par un chemin secondaire sinueux bordé d'habitations qui longe la rive de l'Huveaune. Cet itinéraire est libre. La marche est comme un défilé. Elle n'en inquiète pas moins le général de Lattre qui non seulement n'en a pas terminé avec 'foulon, mais encore a été prévenu par le général Patch de l'arrivée de la 11e Panzerdivision (blindée) à l'ouest d'Aix-en-Provence que tient le général américain O'Daniel avec sa 31e division U.S.A. Précisément, Patch demande à son collègue français de. faire relever la division O'Daniel, élargissant ainsi le secteur dévolu à l'Armée B.
De Lattre acquiesce d'autant plus volontiers qu'il voit dans cet accroissement de sa responsabilité celui de son autonomie de manœuvre.
Il compte bien étaler ses forces le plus possible à l'Ouest afin d'éviter l'ordre de les regrouper entre la VIIe Armée et les Alpes où elles n'auraient plus qu'un rôle ingrat, sans panache, et surtout sans efficacité dans la libération de la France dont il souhaite assumer la plus grande part possible.
Il réunit au P.C. du général Sudre, à Gemenos, les généraux de Larminat, de Monsabert et Guillaume.
Lorsque les ordres sont donnés, la tête de colonne partie d'Aubagne a atteint le faubourg de Saint-Julien, à l'est de Marseille. Par centaines, hommes et femmes qui ont appris la nouvelle sont accourus en contournant les défenses allemandes. C'est un appel irrésistible. À l'aube du 23, le colonel Chapuis, qui commande l'avant-garde, n'y tient plus. Il plonge vers la cité au milieu d'une foule dense et enthousiaste, sans s'arrêter à la ligne à ne pas dépasser sans ordres. Dès 10 heures, ses troupes sont sur la Canebière et descendent vers le Vieux Port. C'est à ce montent que les Allemands réagissent violemment. Ainsi, en comptant ses deux autres bataillons, c'est tout le 7e R.T.A. qui est accroché ainsi que les chars qui viennent d'accompagner Chapuis. Informé de la situation, de Lattre autorise Monsabert à engager dans Marseille le reste du Combat Command Sudre. De plus, il fait relever par la 9e Division coloniale les éléments de la 3e Division algérienne qui combattent encore dans Toulon et les fait transporter d'urgence sur l'objectif n° 2.
Monsabert marque sa volonté d'aller jusqu'au bout en s'installant au Q.G. de la XVe région militaire, à côté de la Préfecture, en plein cœur de la ville. Et au beau milieu du dispositif allemand. Quelques chars légers et quelques fusils-mitrailleurs en batterie sur les trottoirs le protègent, seuls, contre la Wehrmacht ou la milice. Il n'est relié à Aubagne que par un fil de 20 km qui coupe en deux les positions ennemies, mais on ne sait encore trop qui des Allemands ou des Français est effectivement encerclé. Heureusement, le commandement allemand, surpris par la brusque irruption, n'a pas analysé le rapport des forces en présence. Les F.F.I., au surplus, lui donnent du fil à retordre. Il y a des barricades partout et des quartiers entiers ont dû être abandonnés par les nazis. Des pourparlers avaient été engagés, le 22, entre les F.F.I. et le général allemand Schaeffer. Le colonel Chapuis décide de les reprendre. Un prêtre lorrain, le capitaine Crozia, chargé de cette mission, va droit au but. À la poste, bien qu'elle soit tenue par 200 Allemands résolus. Il réussit à obtenir la communication avec Schaeffer abasourdi qui accepte de négocier et qui conclut, à cet effet, une relative suspension d'armes.
La rencontre du chef allemand avec le général de Monsabert a lieu au fort Saint-Jean. Le Français exige la reddition sans conditions. L'autre, bien qu'il ait déjà transgressé l'ordre impératif qu'il avait reçu de se défendre jusqu'à la dernière cartouche, prétend discuter. Les pourparlers sont rompus et à 19 h. 15, la bataille de rues s'engage, comme à Toulon.
Afin de suivre au plus près le déroulement de la bataille et la conduire directement, en même temps que celle de Toulon, le général de Lattre transfère son P.C. le 21, de Pierrefeu à Aix-en-Provence.
On connaît la suite qui aboutit à la reddition du général Schaeffer et au télégramme envoyé le 28 août par le général de Lattre au général de Gaulle : Dans le secteur de l'armée B, aujourd'hui J + 13, il ne reste plus un seul Allemand qui ne soit mort ou captif.
On sait moins quel acharnement l'ennemi apporta à sa défense. En dehors du Midi de la France, l'attention générale braquée sur l'avance spectaculaire de l'armée américaine d'Eisenhower (qui venait de dépasser Orléans, avec Patton), fit que, si l'on se réjouit de la chute de Marseille et de Toulon, on ne les considéra que comme des corollaires de l'action principale et comme des résultats acquis à moindres frais. Or, dans les deux ports, on se battit au moins autant que dans l'Ouest.
Il y eut des épisodes caractéristiques de la violence des combats. Le colonel allemand von Hanstein, dans l'impuissance de faire soigner ses blessés demanda par deux fois à ses assaillants français des ambulances pour les évacuer. Et ce soulagement lui fut accordé. Au reste, le général de Lattre reconnut la vaillance déployée par la 244e Infanterie-Division en lui accordant les honneurs de la guerre, mesure qui, d'ailleurs, en évitant la continuation de la lutte jusqu'à la dernière extrémité, épargna à Marseille bien des deuils et des destructions. 37.000 prisonniers, dont 700 officiers, furent faits par l'armée B qui avait, en outre, anéanti deux divisions ennemies. Un mois avant les prévisions du Planning, Toulon et Marseille étaient libérés bien au delà de leur périphérie.
La Poursuite
Non seulement la rapidité de la victoire de l'armée B, mais encore l'importance de l'immense base navale qu'elle a dégagée vont se répercuter sur toute la campagne du Sud-Est et de l'Est.
En dépit des énormes dégâts des installations portuaires, malgré les sabotages et les destructions, les hangars effondrés, les quais abîmés et dévastés, dès le 15 septembre, les premiers Liberty Ship pourront accoster les môles aménagés à la hâte. Le dragage des mines commencé en pleine bataille, dès le 26 août, a été terminé le 3 septembre. Pendant huit mois, les ports du Midi, à la moyenne de 18.000 tonnes par jour ravitailleront les armées et assureront le transit de 14 divisions.
Le Planning Group avait estimé à 60 jours le délai nécessaire pour atteindre la Durance. Or, l'armée B a déjà largement dépassé ses objectifs en 13 jours, mais encore l'armée Patch a atteint Grenoble. Le général de Lattre appréhende d'être coincé par... les Américains, soit qu'ils le cantonnent pour l'aisance de leurs mouvements, aux environs des villes qu'il vient de conquérir, soit qu'ils lui assignent une mission défensive, ingrate et sans panache de la garde des Alpes. En effet, l'ordre d'opérations du général Patch prescrit à l'armée B de maintenir des garnisons à Toulon et Marseille et de se tenir prête à faire mouvement vers l'est pour relever les unités américaines.
Toutefois, elle était chargée, en outre, de s'emparer des passages du Rhône dans la région d'Arles et de reconnaître en force vers Nîmes-Remoulins et, en direction du Nord, le long de la rive ouest du Rhône.
" Vers Nîmes " et au delà, le général de Lattre envoie des éléments de reconnaissance (R.I.C.M.). Il estime en effet que les retraites allemandes issues des Pyrénées ont peu de chance de s'opérer vers la basse vallée du Rhône où les radios de l'ennemi n'ont pas dû manquer de signaler la présence prochaine, imminente ou possible, des troupes franco-américaines. Même si le général Wiese qui commande la XIXe armée allemande a obtenu, comme il est probable, que les garnisons qui ne manqueront pas de refluer viennent s'agréger à ses troupes pour les renforcer, il est trop bon stratège pour ne pas leur avoir fixé des points de jonction au moins à la hauteur du parallèle de Valence. Aussi, l'incursion des pointes avancées par de Lattre en direction du Roussillon et de la frontière espagnole est-elle faite par des unités légères. Le général vérifie lui-même la situation de cette région dans un rapide aller et retour. Nulle menace ne s'y dessine, comme il l'avait prévu. Au contraire, les brassards F.F.I. y sont éclos en grand nombre ; ce qui constitue malgré un armement précaire, un élément de sécurité. Dégagé de préoccupations sur ce point, le chef de l'armée B reporte toute son attention sur le franchissement du Rhône, car c'est de ce passage qu'il attend la possibilité de foncer vers le Nord afin de participer à la poursuite de la XIXe armée allemande en même temps que les troupes U.S. de Patch. Il a désigné deux divisions pour passer sur la rive ouest du fleuve : la 1re D.B. du général du Vigier et la 1re D.F.L. du général Brosset. L'opération s'avère très difficile. Sans doute les éléments légers qui avaient atteint Remoulins et Nîmes avaient-ils réussi le franchissement par des moyens de fortune. Il en va tout autrement de la masse des deux divisions, surtout de la division blindée. Pour elles, les moyens de fortune ne suffisent pas. Leurs convois et surtout leurs chars exigent un matériel solide à la fois capable de supporter leurs poids lourds et de permettre un franchissement accéléré. Or, les ponts sont détruits et les troupes de Wiese n'ont pas manqué, en se retirant, de saboter tous les éléments susceptibles d'être utilisés. Non seulement l'ancienne école de pontonniers d'Avignon, mais encore toutes les péniches, toutes les barques ont été rendues hors d'usage. Le général Dromard, commandant le Génie de l'armée B, est sur les lieux. Il ne s'agit plus, pour le moment, d'actions d'éclat mais de prodiges. Les sapeurs les accompliront. Force est tout d'abord de recourir aux moyens improvisés : radeaux, portières, barques et chalands renfloués. Ce sont autant de tours de force réalisés dans un temps record, près d'Avignon. De Lattre est à chaque instant sur les berges, encourageant et stimulant les travailleurs et veillant à la priorité de franchissement des éléments de combat. Successivement, le régiment de Spahis du colonel Bonjour, un bataillon de tirailleurs et un escadron de tank-destroyers passent sur la rive gauche. Avant même que soient établies les passerelles que les pontonniers du colonel Ythier construisent de toutes les pièces qu'ils peuvent assembler, le C.C. 2 de la 1re D.B. lui-même se trouve de l'autre côté. Concurremment avec le premier, deux nouveaux points de franchissement sont établis en Arles et à Vallabrègues, puis à Aramon. Enfin, un véritable pont achevé tout près d'Avignon permet, en 48 heures, le passage de tous les véhicules des deux divisions dont de Lattre confie le commandement provisoire au général du Vigier.
Cette réussite entraîne l'écartèlement de l'armée B car, entre ses éléments lancés vers les Alpes (2e D.I.M. débarquée après les 3 premières divisions) et ceux qui tiennent la Provence la VIIe armée U.S. est comme enchassée. De Lattre fixe son poste avec le groupement du Vigier dont il juge l'importance actuelle primordiale. Il confie ses forces de droite au général Carpentier, son chef d'état-major (hérité du général Juin). Mais avant de suivre de près la poursuite, il ne manque pas de recommander à Dromard de penser d'ores et déjà au Rhin.
Par sa liaison avec Patch, il apprend que la VIIe armée U.S. tente, par un crochet de sa 3e division, d'encercler les éléments en retraite de la XIXe Armée allemande qui se sont laissé dépasser par la montée vers le nord de la progression américaine. Il s'attend, par ricochet, à participer au coup de filet sur le flanc droit du groupement du Vigier. Mais l'ennemi déjoue la tentative de la 3e division U.S. au demeurant trop faible pour s'opposer à son passage et ses chars démolissent un à un les verrous qui leur sont opposés. Le coup de filet aura lieu ailleurs et c'est l'armée de Lattre qui l'exécutera à plusieurs reprises.
Tandis que le groupement du Vigier atteint Rive-de-Gier et Saint-Chamond, le 6e corps U.S. dépasse Ambérieu. La première des intentions du général de Lattre est réalisée : parvenir sur le même parallèle que l'Armée de Patch et retrouver l'autonomie de marche et de manœuvre de l'Armée B (du moins de sa moitié). Le groupement de droite que de Lattre a dû laisser au delà des Américains est constitué en corps d'Armée (1er C.A.) sous le commandement du général Béthouart. Un deuxième corps (2e C.A.) est formé par la 1re D.B., la D.F.L. et la 3e D.I.A. qui passe sous l'autorité du général Guillaume, tandis que le général de Monsabert est placé à la tète de cette nouvelle grande unité. C'est ainsi qu'est constituée l'équipe des lieutenants de de Lattre, une équipe de valeurs exceptionnelles aux tempéraments les plus divers. De Monsabert est le plus dynamique, le plus vif, quoique son apparence trapue ne le laisse guère soupçonner. La prise accélérée de Marseille a été due pour une bonne part à son initiative et à son audace jointes à son sens aigu de l'opportunité. Béthouart est plus méthodique, plus froid, ce qui ne signifie pas qu'il manque d'efficacité. Il a repris Briançon que les Américains avaient perdu, occupé la Maurienne et la Tarentaise et trouvé le moyen de participer à la marche au nord en s'infiltrant pour ainsi dire entre la VIIe Armée U.S. et la frontière des Alpes, exécutant ainsi habilement les ordres du chef de l'Armée B. Avec De Monsabert, Guillaume, le baroudeur, le chef des cotes durs et des moments de crises ; du Vigier, le cavalier, menant ses unités de chars comme des régiments à cheval d'avant les guerres modernes (ce qui est, certes, un éloge car la cavalerie d'avant 14 était la partie la plus manœuvrière et la plus disciplinée de l'Armée française) ; Sudre, le défonceur d'obstacles, l'audacieux réfléchi à la décision prompte; Brosset, jeune brigadier plein de fougue et de sens du combat, pratiquant la guerre comme un sport (il sera victime d'un accident mortel dans les Vosges à la suite du capotage de sa Jeep qu'il conduisait lui-même). Avec Béthouart, des divisionnaires de grande classe : Carpentier, Magnan, Sevez, méthodiques connue leur chef et, connue lui, soucieux de l'économie des combattants et du précieux matériel. En fait, deux équipes plutôt qu'une, étant données leurs caractéristiques respectives, mais deux équipes qui s'épaulent fraternellement et qu'unit leur commune admiration et leur commune affection pour leur Patron, un pur sang, un seigneur, comme le qualifient couramment les officiers de l'Armée B.
Et la poursuite continue. Avec, toujours, les Américains entre les deux corps (l'armée de de Lattre.
Nous sautons les épisodes. On ne sait encore si le général allemand Wisse défendra Lyon dont l'investissement se dessine. De Monsabert fixe les rôles éventuels de du Vigier et de Brosset, selon les instructions qu'il a reçues du général de Lattre, soucieux d'éviter un siège et ses conséquences tragiques et désastreuses. Mais Lyon a pu être évacué par les Allemands et les F.F.I. locaux s'y sont installés sur la rive gauche du Rhône dont tous les ponts ont été détruits. Lvon n'est donc qu'une émouvante cérémonie de libération, précédée, toutefois, d'un accrochage de l'ennemi par la 1re D.B. à Ause, près de Villefranche, accrochage au cours duquel 2.000 prisonniers ont été capturés, des centaines de fantassins tués et un pont intact sur la Saône occupé par un exploit audacieux. Aussi, les chars de la 1re D.B. défilent-ils dans la grande ville sitôt après les innombrables F.F.I. à brassards et devant la D.F.L. Pourtant, tenant la promesse qu'il lui a faite à Marseille, le général de Lattre nomme Brosset commandant d'armes de la Place.
En dépit de sa situation à cheval sur la VIIe Armée U.S., de Lattre ne lâche pas son intention de pousser ses deux corps d'armée sur le Rhin, car il espère dépasser ses alliés en arrivant sur Belfort ou à la hauteur de l'Alsace. Aussi prescrit-il à Béthouart de se maintenir sur la direction Besançon-Belfort et à de Monsabert de marcher sur Dijon et de chercher la liaison avec l'armée Eisenhower. Il escompte de cette dernière réalisation le désir probable qu'éprouveront les Américains de grouper leurs forces de l'Ouest et du Sud, en laissant l'Armée B enfin rassemblée à la droite du dispositif, chargée de la libération de l'Alsace et appuyée par son flanc droit au Rhin. Il voit juste.
Des deux corps d'armée, c'est le 2e, celui de Monsabert qui a le rôle le plus dur, car, indépendamment de sa marche en avant, il doit sans cesse veiller à la sécurité de son flanc gauche que le reflux de la Wehrmacht en fuite des Pyrénées à la Bretagne peut compromettre. En même temps que des détachements épars innombrables, toute la 1re Armée de von Blaskowitz et deux ou trois divisions constituées vont chercher à passer dans l'étau qui se resserre sur l'intervalle qui sépare encore le groupe des armées d'Eisenhower de celui de Patch. Tous ces éléments ont à leurs trousses des nuées d'F.F.I. de toutes les provinces qui exaspèrent leur désir de s'échapper à tout prix. Des Châlon, le corps d'armée de Monsabert se bat dans les vignobles fameux de Pommard, Volnay, Meursault. Les hommes respectent autant qu'ils le peuvent la consigne de leur général : N'abîmez surtout pas les ceps ! qui rejoint le geste (le Mac-Mahon faisant présenter les armes aux coteaux de Bourgogne. Autun est l'objet d'une vive résistance allemande, car c'est pour la Wehrmacht en retraite un point de passage forcé. Au cours de l'action, Bernard de Lattre de Tassigny est grièvement blessé d'une halle au pied (il devra subir l'amputation (le deux doigts). Il avait pris la place d'un agent de liaison abattu au cours de sa mission. Son remplaçant réussit à passer sans dommage.
Une nouvelle colonne de l'Armée von Blaskowitz se fait écraser à Pont-Saint-Andoche par les troupes du colonel Demetz. Autun tombe. Le passage est désormais condamné.
D'ailleurs, la jonction entre les formations d'Overlord et de Dragoon est imminente. Après que du Vigier a encerclé et libéré Dijon sans que la ville ait eu à souffrir des combats et que les Dijonnais ont acclamé le général de Lattre et ses soldats, un piper cub (avion léger de reconnaissance) atterrit dans le secteur du 2e C.A. près de Sombernon. Un officier de liaison de la 2e D.B. (général Leclerc) est à son bord, porteur d'un état de renseignements rédigé par le colonel Dit), commandant de l'un des C.C. de la célèbre grande unité qui a libéré Paris. De Lattre apprend par cette voie que l'armée Patton et la 2e D.B. qui la couvre ne sont plus qu'à cinquante kilomètres de son aile gauche. Le lendemain, un peloton de fusilliers-marins que Brosset a envoyé en reconnaissance à Montbard se rencontre avec un détachement de Spahis marocains motorisés appartenant au régiment de reconnaissance du général Leclerc. Dans une Jeep, au milieu des autos-mitrailleuses, un lieutenant est à côté du chauffeur. Ce lieutenant est... une femme, Eve Curie qui, depuis le débarquement de Normandie, assume les fonctions d'officier de liaison. Un correspondant de guerre l'accompagne, François Villiers, frère de l'acteur J.-P. Aumont, lui-même officier d'ordonnance du général Brosset. La liaison effectuée par les troupes des deux glorieux généreux français se renouvelle entre Saulieu et Clamecy entre les dragons de l'escadron Bondoux et les Américains de Patton, puis à Autun, entre les éléments U.S., cette fois, des deux blocs.
Le front allié est soudé mais la poursuite touche à sa fin. Contrairement à ce que croit l'opinion française impressionnée par le déboulé spectaculaire des armées d'Eisenhower et la libération de la capitale, la partie est loin d'être jouée. Certes, la phase nouvelle s'engage dans des conditions favorables. Mais l'ennemi reste capable d'une résistance acharnée et susceptible de coups de boutoirs dangereux. On le verra bien, du reste, lorsque Bastogne et Strasbourg occasionneront des craintes aussi vives que l'avaient été les joies de la libération.
Il faut tout d'abord ajuster l'ensemble de l'appareil allié à la suite de la marche convergente de ses deux masses. Comme il est normal, c'est la plus forte et la plus importante dans l'immédiat qui imposera à l'autre un fléchissement. Elle l'aurait absorbée si les points de contact avaient été de la même nationalité. Mais comme l'aile gauche de Patch est constituée par le 2e C.A. de Monsabert, l'absorption est différée et de Lattre doit faire opérer une conversion à son lieutenant dont le second objectif était Epinal, qui est également celui de l'armée Patton. Pendant que le mouvement se dessine, le 2e C.A. accroche un gros élément allemand qui a joué sa dernière chance en cherchant à s'insinuer entre les deux masses d'armées encore incomplètement adhérentes. C'est le général von Brodowski qui est à la tête de ce groupe de combat (Kampfgruppe). Il ordonne d'autant plus une résistance acharnée qu'il est l'ordonnateur du massacre d'Oradour et qu'il se doute qu'une justice rigoureuse l'attend, s'il se fait prendre. Il faut vingt-quatre heures d'âpres combats pour venir à bout de cet élément. Finalement, une manœuvre enveloppante judicieuse des blindés du général du Vigier réduit le gros du détachement et repousse ses débris. Parmi les nombreux prisonniers, figure von Brodowski lui-même dont la capture revient au lieutenant de Buzonières du 2e Spahis. Identifié, le criminel de guerre est incarcéré à la citadelle de Besançon où quelques jours plus tard, jouant son va-tout, il tente de s'évader. La mitraillette d'une sentinelle sénégalaise le tue net. Dommage qu'il n'ait pas connu la flétrissure de la sentence et les affres de l'exécution !
La Ire Armée Française
Bien qu'il s'attende à tout instant au regroupement de ses deux corps d'armée, le général de Lattre ne les pousse pas moins vers ses objectifs de prédilection : Belfort et l'Alsace.
Il étoffe le 1er C.A. en mettant à la disposition de Béthouart le Régiment d'Infanterie coloniale du Maroc (R.I.C.M.) et le Régiment Colonial de Chasseurs de Chars (R.C.C.C.) deux unités particulièrement valeureuses. Mais bientôt le 1er C.A. bute dans la Ligne d'Hiver (Winterlinie) que le général Wiese a remarquablement organisée et assujettie en profondeur.
À côté de lui, le corps U.S. du général Truscott poursuit sa progression en direction du Nord, lorsque le général Patch prescrit au général de Lattre de le faire relever par le 2e C.A. C'est le dernier ordre du chef de l'opération Dragoon dont les résultats sont allés bien au delà des prévisions du Planning Group. En effet, les conventions, établies de longue date, selon lesquelles la jonction Overlord-Dragoon entraînerait l'unification du front occidental sous le commandement du généra Eisenhower, vont être appliquées. Un nouveau groupe d'armées est constitué, le 6e et l'ancien adjoint de Maitland Wilson, le général Jacob L. Devers est placé à sa tête. La VIIe armée de Patch et l'armée de de Lattre sont placées à égalité, si bien que l'autonomie tactique du général français est acquise. Le 19 septembre, de Lattre obtient que l'ensemble qu'il commande abandonne son appellation d'armée B et prenne le nom de 1re Armée française.
La manœuvre qui consiste à faire roquer le 2e C.A. vers l'Est à travers les arrières du 6e C.A.U.S. pour le lier au 1er C.A. placé entre la frontière suisse et le sud-ouest de Belfort se complique d'une relève des éléments du général Truscott qui sont encore au combat. Les ordres de de Lattre avaient heureusement été mis au point avant même que l'exécution en ait été commandée par Patch, si bien que la mise en place du nouveau dispositif a lieu sans heurt, mais non sans à-coups et sans mettre sur les dents les 3e et 4e bureaux de l'état-major du général de Lattre. Et ceux du général de Monsabert.
Parvenu sur ses nouvelles positions, les unités du 2e C.A. français se portent à la recherche du contact de l'ennemi. Elles le trouvent le 20 septembre sur le Doubs, dans la position continue que la Wehrmacht y a établie. C'est, comme devant les divisions de Béthouart, la Winterlinie qui s'étale. C'est un peu comme l'arrêt sur l'Aisne en 1914 devant les premiers systèmes de tranchées.
La poursuite est achevée partout.
Partout, avec la garde au front de combat, la réorganisation va primer la bataille qui était devenue très difficile à mener pour des raisons où l'opposition ennemie n'entrait pas en ligne de compte. En effet, au fur et à mesure qu'elles se sont éloignées de leurs bases, qu'elles soient sur le littoral provençal ou la côte normande, les armées alliées ont pâti de communications difficiles à établir. La dévastation des réseaux ferrés ou routiers français a été effrayante. Les ponts sautés ou rompus ne se comptent plus, les triages sont enchevêtrés, le matériel roulant est en partie hors d'usage. Sans doute, les chaussées routières sont restées praticables aux camions. Mais le tonnage exigé pour le ravitaillement en carburant de tous les engins motorisés et en munitions de toutes les pièces de l'artillerie et des chars, sans préjudice de celles de l'infanterie, est démesuré et les va-et-vient des camions U.S. ne suffisent plus. L'arrêt général s'est produit à temps.
La pause est fiévreusement utilisée. Dans l'arrière secteur de la 1re Armée française les Génies français et U.S. entreprennent en commun les réparations indispensables. Ils parviennent à rétablir le tronçon (du Paris-Marseille) Marseille-Lyon dans un temps record. Puis, dès le début d'octobre, des ramifications prolongent la voie principale jusqu'à Baume-les-Dames en adoptant un parcours en méandres imposé par la destruction des ponts. Concurremment, les Américains construisent à raison de 15 km par jour un pipe-line qui amènera l'indispensable carburant le plus près possible de la ligne de bataille. En même temps, bases et services font mouvement vers le Nord. De Lattre et Patch vont pouvoir se trouver au milieu de tous leurs moyens d'action pour entamer la seconde phase de leur œuvre de libération du tiers du sol français.
Le Renfort des F.F.I.
137.000 volontaires des Forces Françaises de l'Intérieur se sont joints aux 236.000 hommes de l'Armée de Lattre pendant la campagne de France. Leurs candidatures se sont déclarées à mesure des avances réalisées par les unités victorieuses de Toulon, Marseille et Briançon et elles n'ont pas cessé de s'offrir comme elles continueront jusqu'à Strasbourg.
Il va sans dire que le général de Lattre a fait sélectionner les volontaires en raison de leurs aptitudes et de leur forme physique. Mais, de plus, il ne les a pas acceptés sans discernement et s'est gardé de les enrégimenter sans références et même sans épreuves préalables.
Jamais nous ne ferons une absorption pure et simple des F.F.I., lui fait dire Madeleine Braun, dans une interview qu'elle publie dans le journal lyonnais Le Patriote. Il est indispensable de conserver leur nom, leur mystique et la fierté de leurs groupements.
C'est ainsi que bon nombre de groupes F.F.I. ou F.T.P.F. sont restés à l'état de forces supplétives ou auxiliaires ou même n'ont fourni leur appoint aux combats qu'aux moments où ils se sont déroulés dans les zones où ils s'étaient formés. Francs-tireurs ils étaient, francs-tireurs ils sont restés, à moins que, considérant leur tâche comme accomplie, ils se soient dissous vite après l'action.
Ceux qui se sont joints à la Ve Armée française sont vraiment l'élite de ces combattants occasionnels. Ils sont devenus des soldats.
Ce n'était guère la conception de certains chefs improvisés de ces patriotes qui, de bonne foi, avaient cru détenir la vraie formule de ce que devait être la future Armée française et étaient allés jusqu'à rédiger une Instruction générale des F.F.I. qui prétendait sans ambages remplacer le système traditionnel militaire considéré comme périmé par leur propre organisation. Leur excuse était l'opinion qu'ils s'étaient forgée de l'excellence de leurs méthodes parce qu'ils les avaient appréciées selon les résultats locaux qu'ils avaient obtenus, résultats qui eussent été sans doute très différents, sinon opposés, s'ils n'avaient pas découlé pour une bonne part, de la situation générale créée par l'action des armées régulières.
Bref, de Lattre recourt à l'amalgame (qu'il a tellement escompté) avec toute la circonspection qui s'impose.
On peut juger du souvenir qu'il a conservé des anciennes unités auxquelles il a appartenu ou qu'il a commandées en constatant le soin qu'il a pris de les faire revivre. C'est ainsi qu'on retrouve le 12e dragons (régiment du coup de lance), sans chevaux, il est vrai et motorisé ; le 49e R.I. (ex-régiment bayonnais) sous le commandement énergique de Pommiès ; la 14e D.I. qui reprend l'appellation de la glorieuse grande unité de Rethel et celles de ses régiments de 1940. En outre, deux bataillons du commandant Godard, venus du plateau de Glières, de tragique mémoire, font retrouver le 27e Bataillon de Chasseurs alpins, tandis qu'un nouveau 6e B.C.A. surgit du Bataillon du Vercors commandé par le chef de bataillon Costa de Beauregard. D'autres formations viennent de la capitale, tel le bataillon du Lycée Janson de Sailly où l'on trouve pêle-mêle les noms de la bourgeoisie et de l'ancienne aristocratie. Il est amené par son chef, le commandant de Gayardon, en camions jusqu'à Gray. Par la suite, le colonel Fabien demandera d'être intégré à la 1re Armée française avec la Brigade de Paris qu'il a formée dans la banlieue parisienne et qui groupe 3.000 volontaires F.T.P.F. de Boulogne-Billancourt et d'Aubervilliers. De Lattre l'accueillera comme il acceptera le concours de la brigade du colonel André Malraux, dit Berger, qui a recruté des Alsaciens-Lorrains réfugiés dans le Midi...
Nous arrêtons là une énumération déjà suffisante pour montrer qu'après le fameux amalgame, la 1re Armée française a été véritablement à l'image de la France (selon l'expression même du général) diverse comme elle et comme elle unie dans l'effort de libération et de victoire finale.
Autant d'incorporations, autant de problèmes d'armement, d'équipement et d'habillement. Si les premiers peuvent recevoir une solution immédiate, les autres ne feront l'objet que de réalisations partielles, provisoires et insuffisantes, entraînant entre Gouvernements, États-majors, Intendances et Services administratifs, des discussions dont la fin des hostilités ne verra même pas l'aboutissement.
Si l'on ajoute que les intégrations des nouveaux effectifs doivent être faites jusqu'à une ligne de feu sans cesse en activité et chaque jour en pénurie de munitions ou de carburant, on pourra juger (en gros) des préoccupations qui viennent s'ajouter, pour le général de Lattre, à celles de la direction des opérations tactiques et stratégiques. (Le Supreme Headquarters Allied Expeditionary Forces - S.H.A.E.F. - s'appuyant sur le renfort numérique apporté par les F.F.I. a étendu son front en le chargeant d'une garde sur les Alpes qui absorbe 50.000 hommes.)
Mais l'énergie farouche, l'endurance inouïe et l'esprit fertile en ressources de de Lattre triomphent de tout.
Il est prêt lorsque, vers la fin de septembre, le général Patch lui demande de protéger le flanc sud du 6e Corps de Truscott dont les troupes ont Gérardmer pour objectif.
La Bataille des Vosges
C'est sur l'éventualité de la prise de Gérardmer par les Américains de Truscott que s'appuie l'action que de Lattre projette de faire exécuter par le 2e C.A. et qui le conduirait à déboucher en Haute-Alsace.
Il l'a confié, le 21 septembre, au général de Gaulle au cours de sa première visite à la 1re Armée française. (À cette occasion, le Président du Gouvernement provisoire a fait le chef de la 1re Armée française Compagnon de la Libération devant le château de Bournel, P.C. du général de Monsabert.) Mais il ne s'agit encore que d'un projet.
La protection demandée pour le flanc sud du corps Truscott n'est en principe qu'une opération de liaison d'une étendue limitée. L'allant du 2e C.A. et tout spécialement celui de la 1re D.B. du général du Vigier entraînent de Lattre dans une bataille d'envergure au point d'absorber ses réserves et de dépasser abondamment son allocation en munitions.
Les résultats obtenus sont, certes, appréciables, non seulement par l'avance réalisée, mais encore par les renseignements que l'on peut tirer de l'âpreté des combats. Il ressort en effet de la nature des chocs que Wiese a considérablement renforcé sa Winterlinie (Il a, comme on le pense, mis à profit, autant que les Alliés, l'arrêt de la poursuite) et que l'enlèvement de haute lutte de cette ligne fortifiée ne peut plus être réalisé sans le recours à de très gros moyens dont, pour le moment, la 1re Armée française ne dispose pas.
De Lattre va voir le commandant du 2e C.A. à son P.C. de Rougemont. De Monsabert déduit de l'ensemble des renseignements qu'il a tirés des combats que sa gauche situe exactement la limite de l'aile droite des troupes allemandes affectées à la défense de la trouée de Belfort. Il étaie sa conviction sur le changement du dispositif ennemi à la limite nord de l'avance de du Vigier qui a pu constater que le système passait de la ligne continue aux positions intermittentes défendant les points de passage et les cols des Vosges.
Or, la moindre résistance des points de jonction des armées ou de leurs éléments est presque un axiome de la stratégie ou de la tactique. Ils sont considérés un peu comme les défauts d'une cuirasse. Monsabert soutient que grâce au point d'appui que fournira Gérardmer dont la prise doit être imminente, l'attaque des Vosges est dans ses possibilités.
De Lattre abonde dans son sens tel, sans plus attendre, il donne ses ordres pour qu'une réserve d'armée composée de troupes fraîches soit constituée. Une percée en Haute-Alsace, avant que l'hiver ne sévisse, le dispenserait de recourir à la bataille rangée seule susceptible de livrer la trouée de Belfort. L'économie de vies humaines, de temps et de matériel est trop tentante pour qu'il n'essaie pas de la réaliser. La condition préalable de la chute de Gérardmer subsiste, toutefois. Aussi, avant de rien entreprendre de définitif, le chef de la 1re Armée française se rend-il au P.C. du 6e Groupe d'armées pour savoir à quoi s'en tenir sur l'opération de Truscott et exposer son projet au général Devers. Il y reçoit confirmation de l'assurance donnée par Patch. Devers précise que la division O'Daniel doit enlever la ville dans les 48 heures et la remettre aussitôt à la 1re Armée française qui l'utilisera comme pierre angulaire de son attaque.
Non seulement les événements infirmeront ces prévisions, mais encore tout se mêlera de semer les difficultés dans l'exécution de I'attaque des Vosges. Tout d'abord, c'est Patch qui, le 30, va au P.C. de de Lattre, à Besançon, exposer les obstacles insurmontables qu'O'Daniel rencontre devant Gérardmer et lui demande en même temps de relever ses unités engagées vers Rupt, relève qui entraîne la diminution de l'effectif de la réserve de troupes destinées à la manœuvre.
De Lattre doit se résigner à subir les contre-coups de sa situation qui l'assujettit à Devers et au S.H.A.E.F. d'Eisenhower. L'autonomie tactique devient bien aléatoire à cet échelon, sauf occasions éphémères. (Il saura bien en prendre aux cheveux par la suite.)
À peine le hiatus créé par le mouvement de Patch vers le Nord est-il comblé qu'un nouveau bond U.S. absorbe encore de nouvelles forces que Monsabert comptait employer à l'exploitation de ses premiers chocs. Et Gérardmer n'est toujours pas pris.
De plus, l'ennemi raidit sa résistance remarquablement organisée par un chef au nom bien français : le général L'Homme de Courbières (probable descendant d'exilés à la suite de la Révocation de l'Edit de Nantes).
Le temps lui-même s'en mêle : la pluie et la neige se mettent à tomber sans arrêt. Pourtant, le 10 octobre, un succès du colonel Demetz à l'est de Plannois semble précurseur de la chute de toute une chaîne de hauteurs qui mettra l'ennemi en mauvaise posture. Hélas ! en même temps, la VIIe Armée fait un nouvel accordéon avec sa droite qui se déplace une fois de plus vers le Nord !...
Très sagement, de Lattre décide de suspendre l'offensive de Monsabert. Au surplus, elle a été bien moins vaine qu'il n'y parait...
Montbéliard, Belfort et Mulhouse
Le général de Lattre ne s'est pas borné à stopper une tentative de percée dont il a jugé que la poursuite serait terriblement coûteuse tout en demeurant aléatoire. Son esprit toujours en éveil vient de concevoir le parti qu'il peut tirer de la situation. Il pense à la renverser complètement et à en obtenir à coup sûr un avantage tangible. Le mordant de Monsabert, les coups de boutoir de du Vigier et la fougue de Brosset ont eu un autre résultat que celui, déjà précieux, des renseignements sur la position ennemie. Ils ont également attiré devant leur front une bonne partie des réserves de Wiese qui a, naturellement, tenu à renforcer son aile droite menacée.
C'est ainsi que la décision de de Lattre a surgi. Wiese attend Monsabert. C'est Béthouard qui attaquera. Wiese se garde à droite. C'est sa gauche qui sera enfoncée. Mais pour que l'opération ait le maximum de chances, il faudra que Monsabert continue la pression, qu'il fasse croire au commandement allemand qu'il s'acharne et qu'il continuera d'attaquer, dût-il n'avancer que pied à pied.
Le général Devers a une agréable surprise le 27 octobre, lorsqu'à son P.C. de Vittel, il reçoit la visite du général de Lattre. Il n'ignorait ni les difficultés, ni la fatigue du 2e C.A. français. Or, voilà que le chef de la 1re Armée l'informe de son intention d'enfoncer le front de la XIXe Armée allemande dans le Doubs, de prendre Belfort et d'aller, sur son élan, jusqu'en Haute-Alsace. Et, de plus, de Lattre ne lui cèle pas le rôle de diversion qu'il assignera en même temps au 2e C.A. C'est là une nouvelle on ne peut plus opportune. Justement, le général U.S. a reçu les instructions envoyées par Eisenhower au sujet de la reprise générale de l'offensive en novembre et il comptait, en conséquence, ne demander qu'un effort relatif destiné seulement à faire sentir sa pression à la droite du front allié. De Lattre le comble, vraiment. Aussi s'empresse-t-il de l'approuver chaleureusement. Le général français souhaite un renfort d'artillerie lourde. Il aura un groupe d'obusiers de 240 et une batterie de 203 à longue portée.
Les deux généraux sont enchantés l'un de l'autre. Retourné à son P.C. de Besançon, de Lattre va se livrer à un autre genre de préparation de son offensive. Il va surenchérir sur les auteurs de romans d'espionnage en reprenant à son compte le procédé qu'employa l'état-major de Maitland-Wilson pour faire croire par celui de von Kessering à une tentative de débarquement en force à Gênes. Il apporte à cette ruse un soin tout particulier et même un machiavélisme (de bonne guerre, après tout, car la lutte sournoise des services spéciaux a connu des épisodes analogues depuis un temps immémorial), une minutie qui atteint la perfection dans ce domaine.
Les ordres ou les instructions qu'il fait établir par son état-major pour tromper l'ennemi sont, sans doute, des faux qui portent tous les indices de l'authenticité la plus indiscutable, mais, de plus, leurs textes sont non seulement vraisemblables, mais encore ils semblent répondre exactement aux remarques et observations que l'état-major et les Services de Renseignements de Wiese peuvent faire sur l'activité contrôlée de nos forces.
Béthouard, bien qu'il se ronge d'impatience de foncer, paraît s'installer sur ses positions, tandis que les harcèlements continus de Monsabert semblent autant d'essais de rupture du front, et cela d'autant mieux que pour appuyer l'offensive générale que l'armée de Patch a lancée sur Strasbourg, la division de Guillaume a engagé, selon les instructions de de Lattre et du chef du 2e C.A. une sérieuse attaque à objectif limité qui l'a rendue maîtresse de Rocheson, de Menaurupt et des lignes de crêtes voisines. Elle a, de plus, conservé ces avantages en dépit de trois contre-attaques furieuses et, de ce fait, darde sa pointe avancée comme une flèche dont on peut attendre le prolongement.
Donc, lorsque le général de Lattre fait taper les fausses Instructions particulières et secrètes que, seuls, connaîtront les membres de l'état-major qui ont participé à leur confection et le commandement ennemi, il peut valablement annoncer sa décision de poursuivre sans désemparer l'attaque à travers les Vosges qu'apparemment il n'a pas stoppée.
Comment, dans ces conditions, le général Wiese ne se laisserait-il pas duper par l'agent qui lui apporte ce document secret où les graphologues allemands les plus experts ne pourront que reconnaître la signature (qu'ils connaissent très certainement) du général français.
Cependant, les unités que de Lattre avait mises à la disposition de Monsabert ont dû faire mouvement pour rejoindre Béthouard. Elles ont été mises en route eu même temps que Guillaume attaquait Rocheson, soigneusement cachées le jour et ne faisant étape que de nuit. Il pourrait, toutefois, se produire quelque fuite d'espionnage réel, en l'occurrence, susceptible de mettre en garde les Services allemands et le général Wiese dont le général français proclame volontiers qu'il connaît bien son métier. Le risque est conjuré par une nouvelle fausse pièce plus astucieuse encore que la précédente. C'est une Directive d'orientation qui reconnaît que la 1re Armée française ne possède pas les moyens puissants qu'exigerait une tentative de rupture par le Sud de la position allemande et qu'au surplus un succès en profondeur ne pourrait y être raisonnablement escompté; que, par conséquent, l'attaque des Vosges, seule possible, doit être poursuivie à tout prix, mais qu'afin de tromper l'ennemi sur nos véritables intentions, il faut rassembler des unités de réserve dans la zone du 1er C.A.
L'acheminement de ces faux se fait principalement par la Suisse dont le territoire est devenu, à cause de sa neutralité, le rendez-vous des agents clandestins, espions et contre-espions. La fausse évasion entre les lignes a été également employée, mais la mésaventure d'un premier messager qui a si bien simulé sa fuite qu'il a été arrêté par des tirailleurs marocains terriblement à cheval sur la consigne (ils ont failli fusiller l'homme) a fait renoncer à cette voie.
À l'état-major de Besançon, les initiés ont baptisé la ruse Plan de déception. L'appellation se révélera judicieuse, car l'ennemi a cru absolument qu'il était en possession de nos secrets et ses réserves ont continué à épauler leur secteur attaqué par Monsabert. De Lattre n'en a pas moins cherché à l'ancrer davantage dans sa conviction en usant, cette fois, d'un stratagème qui fait des dupes des deux côtés des lignes. Il fait diffuser un Ordre du jour qui annonce pour la deuxième quinzaine de novembre l'ouverture d'une période de départs en permission. Il faut ignorer totalement la vie des soldats en campagne pour ne pas imaginer à quel point les intéressés ont dû être déçus. Aussi, le général a-t-il hésité avant de se décider à lancer officiellement cette fausse nouvelle. Mais il a estimé que son effet sur l'ennemi serait trop certain pour renoncer à y recourir.
Il a, d'ailleurs, d'autres sujets de crève-cœur, car toute l'énergie qu'il déploie, le ton impératif (et même cassant) qu'il emploie parfois cache une sensibilité profonde. Des évadés de la zone de Belfort, des ingénieurs des Établissements Peugeot, des frontaliers qui l'ont rejoint en faisant un crochet par la Suisse sont venus lui apporter des appels suppliants. Ils lui ont décrit les cruautés que les Allemands multipliaient dans la région, les arrestations, les déportations, les sévices de la Gestapo et de la Milice. Ils lui ont dit que les occupants commençaient à démonter et à déménager les usines de Sochaux et de Valentigney. Tous, unanimement, lui ont demandé une intervention, escomptant au moins une promesse de libération prochaine, un mot d'espérance. Ils n'ont rien obtenu, d'autre que de vagues paroles de sympathie.
À ces chocs d'ordre sentimental vient s'ajouter une grave alerte : une lettre du général de Gaulle annonce à de Lattre, le 7 octobre, le retrait d'une des divisions de la 1re Armée française au profit des forces qui encerclent les poches de l'Atlantique. Puis, le 28, un télégramme de l'état-major de la Défense nationale est encore plus inquiétant : il avertit le général d'un accord imminent avec le S.H.A.E.F. aux termes duquel l'Armée devrait envoyer à l'Ouest un Q.G. d'Armée, 2 divisions dont une blindée, l'artillerie de corps du 2e C.A. et l'artillerie lourde américaine (qui n'est pas encore entrée en action). Ces prélèvements sont destinés à une opération de réduction des enclaves allemandes qui a nom Indépendance. Le général Devers est chargé du commandement de ce front atlantique (tout en conservant celui du 6e Groupe d'Armées). Le général américain confirme l'avertissement le 2 novembre en l'aggravant et fixe l'exécution de la mesure au 11 novembre. Ce serait la ruine des espoirs mis dans la percée du Doubs, la prise de Belfort et leurs conséquences!
On peut imaginer avec quel élan de Lattre est parti au P.C. américain de Vittel pour plaider sa cause avec toute la persuasion et toute la foi dont il est capable. Devers le comprend, évidemment. Il accepte de réduire les prélèvements et de repousser la date d'exécution. Belfort d'abord. Ensuite, on verra...
Ce ne sont pas là les seules embûches que de Lattre trouve sur son chemin. Nous n'avons cité que les principales, afin de faire connaître les conditions dans lesquelles il exerce son commandement et prépare ses victoires.
Rendu enfin à la seule organisation de la percée du Doubs, le général de Lattre en poursuit fiévreusement la mise au point définitive. Il veille à tous les détails de l'exécution qui nécessite - notamment en ce qui concerne les mouvements d'approche et les transports - le fonctionnement de rouages multiples parfaitement synchronisés.
Le mauvais temps, encore une fois, se déclenche. Tout d'abord, il joue en faveur de la circulation anormale des innombrables convois de véhicules et des longues colonnes que la neige et la pluie, tombant sans discontinuer, camouflent à point nommé. Du même coup, elles rendent impossible l'observation aérienne. Mais leurs conséquences, les crues, ne tardent pas à se mettre à la traverse. Le Doubs et ses affluents débordent. Des ponts sont emportés ou rendus infranchissables. Les communications deviennent si précaires qu'on se demande à l'état-major si l'on sera en mesure d'attaquer le 13 novembre, en même temps que le 6e groupe d'Armées. De Lattre ne s'arrête pas aux objections de ses subordonnés. Il estime que son action ne doit pas être différée et il recommande à Monsabert de redoubler d'activité apparente afin de fixer en face de lui le maximum d'ennemis.
Le jour J arrive. Les flocons de neige sont si drus qu'ils ne permettent pas d'y voir à plus de quelques mètres. On ne peut vraiment pas foncer à l'aveuglette, dans ces conditions. On attendra la première éclaircie. Aussi bien tous les éléments sont-ils parvenus à se placer exactement à leurs postes en dépit des difficultés matérielles qu'ils sont parvenus à vaincre.
À Besançon, le général de Lattre attend le moment favorable... et la visite du général de Gaulle qu'accompagne M. Winston Churchill. Le train spécial arrive en gare de bon matin et le cortège officiel se rend au camp du Valdahon par des chemins boueux où les voitures dérapent et s'enlisent. Et les rafales de neige se succèdent.
- Vous n'allez tout de même pas faire attaquer par un temps pareil ? s'écrie le Premier britannique, grelottant dans son manteau fourré.
Même envers son illustre interlocuteur, le général de Lattre s'impose de rester fidèle à la consigne du secret qu'il s'est donnée.
- Il n'en est pas question, Monsieur le Premier. Et quelques heures plus tard, l'offensive déferle.
Les divisions des généraux Carpentier (2e D.I.M.) et Magnan (9e D.I.C.) forment la première vague. Au matin du 14, l'éclaircie espérée s'est produite. La chute de neige s'est arrêtée, les nuages bas se sont dissipés et deux avions piper-euh ont pu prendre l'air. Le jour est gris mais l'action est possible. De Lattre a laissé aux deux divisionnaires le choix de l'heure H. Ils conviennent d'échelonner leurs départs. Les Marocains de Carpentier démarreront à midi. Les coloniaux de Magnan fonceront à 14 heures.
À 11 h. 20, les artilleries déclenchent leur préparation : un feu d'enfer pilonne le bois du Cédrier où la 338e Volksgrenadiere division tient les avancées ennemies de la frontière suisse à la Nationale 83. Puis elles allongent leur tir au moment précis où la 2e D.I.M. s'élance.
Le 8e Régiment de Tirailleurs marocains a la bonne fortune de capturer l'officier-adjoint du général Oschmann près du corps de son chef, abattu par une rafale de mitraillette et de mettre la main sur les documents contenus dans les sacoches des deux officiers. Ils seront précieux à l'état-major.
La 9e D.I.C. s'est fractionnée en trois groupements. Le premier, emmené par le colonel Salan, part seul, à 14 heures. Les deux autres attaqueront le lendemain. Les Marsouins traversent le barrage allemand et s'emparent de Combier-Fontaine, Villars-sous-Ecot et, enfin d'Écot, position principale de l'ennemi.
Ni les mines semées à profusion, ni la résistance de la Wehrmacht, ni le temps affreux, n'empêchent nos troupes d'entamer le front adverse et d'avoir conquis à la nuit une enclave de 15 km de large sur 5 en profondeur.
De Lattre a suivi les phases de l'attaque du P.C. de la 2 D.I.M. pendant tout l'après-midi. Satisfait du résultat obtenu, il met aussitôt l'état-major de la 1re D.B. et le C.C. n° 3 du colonel Caldairou à la disposition du général Béthouard. Et c'est la ruée des trois formations qui débordent ensemble Montbéliard, Hérimoncourt et Héricourt, dégageant les usines et les agglomérations de Sochaux et de Valentigney, comme l'avait prescrit de Lattre, en les faisant tomber sans combats par des menaces d'encerclement et sans leur causer de dommages. C'est la réponse la plus éloquente que pouvait faire le général aux appels qu'il avait dû laisser sans réponse.
Le général WViese n'a pu encore se résoudre à croire que cette attaque par le Sud constitue pour lui un péril imminent. Il la prend pour une diversion (effet des faux documents) ou comme une action destinée à frapper l'esprit de M. Winston Churchill par un succès de prestige, car il a été informé de la visite du 13 novembre. Il se refuse à admettre que les Français visent Belfort.
Certes, de Lattre ne vise pas seulement Belfort, mais bien au delà, la rive du Rhin au nord de Bâle, la forêt de la Hardt, Mulhouse et la Haute-Alsace. Et, déjà, il est à Besançon, mettant au point, avec son 3e bureau, l'exploitation de son premier succès.
La résistance allemande est acharnée, témoin celle du fort du Mont Vaudois où, le 21, les assaillants découvrent le commandant de l'ouvrage prisonnier d'un de ses lieutenants qui l'a réduit à l'impuissance afin de l'empêcher de capituler quelques jours plus tôt.
Mais la division Carpentier est en vue de la place forte de Belfort depuis la veille. Le colonel Chapuis la précède avec les Chocs de Gambiez, les commandos d'Afrique de Bouvet et le Combat Command de Tritschler.
Bouvet a investi le fort Salbert qui constitue la clé de la ville. Ses commandos donnent à la garnison allemande une sérénade de leur façon, à grands renforts de salves et de rafales, de 21 heures à 3 heures du matin. Après quoi, ils stoppent subitement leur vacarme, comme si, lassés, ils remettaient l'action à plus tard, à l'aube peut-être. C'est du moins ainsi que les Allemands peuvent s'expliquer la cessation du tir. Le silence survenu est si complet qu'il les confirme dans cette opinion.
Cependant, à 4 heures, les hommes du lieutenant-colonel Bouvet gravissent sans bruit les pentes qui les conduisent au pied des murailles. Ils emportent avec eux échelles, cordes et crochets. Ils surgissent soudain devant les sentinelles somnolentes et s'abattent sur le bataillon des défenseurs qui, provisoirement rassurés, avaient cru pouvoir s'accorder quelques heures de repos. En un rien de temps, le Salbert est à Bouvet qui y poste un léger effectif et repart vers les faubourgs de Belfort. Une violente contre-attaque nazie repousse sa section de pointe et la met en péril, lorsque surviennent, à point, les Chocs de Gambiez, émules des commandos, et les chars du 6e Chasseurs d'Afrique de Renaudeau d'Arc.
Et Chapuis est le premier ? Belfort comme il avait été le premier à Marseille. Le même jour, le maire de la ville, le capitaine Dreyfus-Schmitt, arrivé avec nos premiers éléments, reprend son écharpe et ses fonctions.
Mais tandis qu'il a conquis cet important objectif, de Lattre en atteint un autre qu'il a aussi ardemment désiré : le Rhin.
Décidément, la prophétie de sa gloire de mécanique se réalise de plus en plus, car ce sont ses blindés qui réalisent l'exploit : c'est la 1re D.B., dont du Vigier a découplé les Combat Command, le C.C. 2 vers Dannemarie, le C.C. 3 vers Huningue. L'escadron blindé du R.I.C.M. est aussi de la partie et ses Marsouins prennent Seppois, le premier village libéré d'Alsace.
Le lieutenant-colonel Caldairou a vu l'occasion d'atteindre la rive du Rhin et de la garder. Il sait qu'il va au-devant des désirs les plus chers du général en tentant l'aventure (car c'est encore une aventure) de toucher la frontière ennemie avant toute autre armée alliée. Aussi la mène-t-il avec une hardiesse tempérée de précautions. Il divise son C.C. 3 en trois groupes et adopte trois itinéraires, trois fourches dont les branches se rabattront en cas de succès. Lépinay et Dewatre se heurtent à des bouchons, mais Gardy, qui a pris le sillage des Marsouins de Le Pulloch, les dépasse en entrant en Haute-Alsace. Il franchit l'Ill par surprise et bloque Jettingen qui résiste. Mais il détache un peloton de chars et une section de zouaves qui filent au Nord-Est avec le lieutenant Loizy. Les conducteurs poussent leurs accélérateurs à fond.
Les petites garnisons allemandes de cet arrière-front sont stupéfaites par cette ruée qui les gratifie au passage de rafales inattendues. Celle de Rosenau est capturée. C'est la dernière. Cinq cents mètres plus loin ,le Rhin coule majestueusement. Renouvelant le geste des cavaliers français qui un siècle et demi plus tôt y firent boire leurs chevaux, Loisy fait puiser de l'eau dans le fleuve... pour les moteurs. Il signale en même temps sa position à son chef, et Caldairou, joyeux, ordonne à ses deux autres détachements de gagner la frontière dans la même nuit, tous phares allumés, pour marquer le résultat. La 1re Armée française a gagné la course au Rhin avec une belle avance...
L'Encerclement du Burnhaupt
Sans doute, le général de Lattre a-t-il tout lieu d'être satisfait et il l'est. Toutefois, il n'a pas encore donné pleinement sa mesure. Foncer, tromper l'ennemi et le surprendre ne suffisent pas à son esprit combattit qui recherche sans cesse le résultat maximum.
Il a tenu sa promesse à Devers en atteignant les objectifs qu'il s'était fixés, mais il veut davantage et mieux, car il sait qu'en même temps les forces U.S. glanent de nouveaux lauriers et libèrent de vastes étendues de territoire français. Pour ne pas être en reste, il va compléter son action par une manœuvre. Et d'ailleurs, sa position actuelle lui impose un dilemme : exécuter un brillant coup de filet sur Wiese ou recevoir la dangereuse réaction du général allemand. Le front de la 1re Armée française est, en effet, devenu particulièrement vulnérable avec l'avance de son aile droite qui a écorné la forêt de la Hardt, tandis que son centre restait accroché dans la région de Belfort et que le Corps de Monsabert se redressait en suivant la ligne des Vosges. Il dessine une large poche et le dilemme est, précisément, de risquer son éclatement ou de la fermer sur tous les ennemis qui s'y trouvent. De Lattre la fermera. Son adversaire direct, Wiese, est également résolu à prendre sa revanche, sans plus tarder. Il s'est rendu compte de ce qu'il a été joué et, sans préjudice des inévitables sanctions qu'il a prises contre ceux qu'il a jugé responsables du revers (ses Services secrets ont dû se ressentir de ses rigueurs) il n'a pas hésité à constituer une masse de manoeuvre prélevée sur le front qu'il opposait à Monsabert. Il lui adjoint des renforts tout frais qu'il vient de recevoir d'Allemagne et forme ainsi un Corps qui devient le 63e Armee Korps. De Lattre n'ignore pas ces dispositions. Il les a pressenties et il en a deviné le point d'application : la ligne sud de son 1re C.A., la plus sinueuse, adossée à la frontière suisse. Dans cette gigantesque escrime qu'est la stratégie, il est plus qu'un champion, un virtuose et il a des seconds sur lesquels il peut compter.
Béthouard, prévenir, soutient la contre-offensive et riposte avec vigueur, tandis que le 2e C.A. de Monsabert s'ébranle à partir de Giromagny.
Le 23 novembre, de Lattre apprend le résultat du raid audacieux de Leclerc qui a libéré Strasbourg et il s'attend à un vaste rabattement des divisions de Patch (dont la 2e D.B. fait partie) vers le Sud. Mais le plan américain est différent. Il garde la 2e D.B. comme couverture du flanc de son 15e C.A.
Réduit à ses seuls moyens, le chef de la 1re Armée française donne ses instructions à Monsabert et à Béthouard qui les répercutent à leurs divisionnaires dès le 23 novembre. Le 24, le 3e Bureau a rédigé l'ordre d'opérations qui restera fameux dans les annales militaires et que va consacrer une exécution brillante.
Nous ne pouvons, ici, suivre les phases émouvantes de la manœuvre dont notre croquis esquisse seulement les grandes lignes. Elles ont comporté des fluctuations au cours desquelles l'acharnement de l'ennemi est allé jusqu'à couper nos troupes de la route du Rhin. Mais l'élan des nôtres finit par s'imposer, surtout lorsque la 5e D.B. du général de Vernejoul entre dans la bataille. L'étau se referme sur le 63e Armée Korps au Burnhaupt, point fixé par de Lattre. Le général Schalk n'en sortira pas, quoi qu'il fasse. Ses éléments cherchent en vain, en tournoyant, une fissure. Ils se font capturer un à un. La XIXe Armée allemande vient de perdre l'une de ses meilleures grandes unités.
Cette éclatante victoire impressionne d'autant mieux le S.H.A.E.F. que, le 25 novembre, au Q.G. de Montbéliard, les généraux de Lattre et Béthouard ont pu exposer aux généraux Eisenhower, Bradley et Devers, en visite d'inspection, les plans de l'opération qui venait d'être déclenchée quelques heures plus tôt.
De Lattre défend Strasbourg
Peut-être, de toutes façons, le général Devers aurait-il été amené à confier au général de Lattre le commandement de divisions U.S., puisqu'en vertu d'accords conclus avec le S.H.A.E.F. la 1re D.F.L. (où le général Garbay a remplacé le général Brosset, tué dans un accident) a quitté la 1re Armée française pour rejoindre le front de l'Atlantique. Toujours est-il qu'il met aux ordres du vainqueur du Burnhaupt la 36e division U.S. du général Dahlquist et de Lattre apprécie hautement cette marque de confiance et cette preuve de fraternité d'armes.
La compensation est, toutefois, numériquement insuffisante, car le front de la 1re Armée française se trouve notoirement allongé, car il absorbe jusqu'au Nord de la poche que forment les Allemands en Alsace, son extension résultant des lignes que la VIIe Armée américaine avait tenues jusqu'alors. Le dispositif allié se trouve ainsi appauvri et il doit, en principe, l'être encore davantage avec le départ de la
1re D.B. qui est, comme la 1re D.F.L., destinée à faire mouvement vers le front de l'Ouest. (L'offensive allemande de von Bunstedt dans les Ardennes fera abandonner ce projet.)
Mais le général Devers ne craint pas cet affaiblissement. Son attention est plutôt sollicitée par les actions de l'armée de Patch. Quant à l'armée de Lattre, il trouve opportun qu'elle souffle après son effort, tout d'abord, et ensuite il estime qu'elle pourra venir aisément à bout de la réduction du saillant ennemi qui englobe Colmar.
Il tient de son 2e Bureau des renseignements optimistes selon lesquels la Wehrmacht serait résolue à évacuer complètement l'Alsace, son opposition du moment n'étant, malgré sa vigueur, qu'une feinte destinée à lui permettre d'organiser très fortement ]a défense du Rhin à l'abri de cette action limitée à un gain de temps. Ce 2e Bureau du 6e Groupe d'Armées a même une estimation des effectifs ennemis qui tiennent la poche : 13.000 fantassins et 4.500 artilleurs.
Il n'est pas exclu de penser que Wiese, car il est toujours là, a su profiter de la leçon de dissimulation qu'il a reçue de de Lattre et que ses spécialistes ont organisé, à leur tour, des fuites de renseignements pour berner leurs adversaires américains, car la réalité est diamétralement opposée aux estimations du 2e Bureau de Devers.
Loin d'avoir le dessein d'abandonner l'Alsace, le G.Q.G. allemand entend, au contraire, la conserver à tout prix. Et la preuve, c'est qu'Himmler lui-même a été délégué spécialement par le Fuehrer pour superviser le général Wiese, lequel groupe sous son commandement neuf divisions d'infanterie et deux brigades de chars dont la fameuse Feldernhalle.
Sans doute, de Lattre dispose-t-il de trois divisions blindées (1re, 2e et .5e D.B.), ce qui semblerait l'avantager sous le rapport du nombre des engins. Mais la qualité des Panther et Jagdpanther (qui, tout récents, constituent une très nette amélioration des Tigre) est nettement supérieure à celle des Sherman et, à plus forte raison, des tanks-destroyers.
Il pleut encore. Pour changer ! Et encore une fois, les cours d'eaux débordent. À telle enseigne que l'attaque de la poche fixée au 5 décembre est reportée au 7... où le temps n'est guère meilleur. La 2e D.B. dont de Lattre escomptait des résultats exploitables sinon décisifs est stoppée sur la ligne Rhinau-Wittersheim par les inondations. La division américaine de Dahlquist, déjà fatiguée, s'exténue à combattre dans un bourbier et doit être relevée par la division O'Daniel qui ne peut dépasser Raiserberg, de même que Guillaume ne peut aller plus loin qu'Orbey. Carpentier a pu s'emparer de Thann sans bombarder la ville, mais aussitôt après, il est pareillement contraint au sur-place. Cinq divisions et une brigade blindée s'opposent à l'avance du Corps d'armée cle Monsahert.
Devant cette situation, de Lattre en est réduit à demander à Devers le concours de deux divisions nouvelles. Mais l'Américain ne le suit pas et sa réponse négative écrite marque quelque impatience, tout en rappelant au général français sa victoire de la trouée de Belfort. Sa réaction s'explique : il vient d'apprendre que, depuis deux jours, von Runstedt a déclenché sa contre-offensive dans les Ardennes et qu'il y a réalisé une trouée dont l'exploitation risque de devenir dangereuse pour l'ensemble du front de l'Ouest. Le chef du 6e groupe d'armées s'attend donc à ce que le général Eisenhower prélève dans sou dispositif quelques grandes unités et tout d'abord sa réserve, afin de colmater la rupture de Bastogne. Dans ces conditions, la demande du général de Lattre tombe on ne peut plus mal.
On pourrait s'étonner de ce que le chef de la 1re Armée française n'ait pas été averti de l'évolution de là situation générale, mais on remarquera que le général Devers lui-même, situé à l'échelon immédiatement au-dessous du S.H.A.E.F., n'a été avisé des premiers succès du coup de boutoir allemand que quarante-huit heures après qu'il s'est produit et, sans doute encore, parce que l'état-major du général Eisenhower tenait à ce qu'il ne fût pas pris au dépourvu au moment où il aurait à envoyer rapidement des forces à la rescousse. Ce qui montre que l'armée U.S. savait, elle aussi, garder le secret des opérations. (Lorsque la nouvelle de la menace de von Runstedt fut connue de L'opinion mondiale, le colmatage en était déjà assuré et, seul, le sort de l'unité U.S. encerclée à Bastogne restait indécis.)
Il n'en va pas de même pour les soldats de Wiese (et de Himmler) auxquels on a claironné au contraire les effets de la contre-offensive de leurs camarades du front nord en la leur présentant comme une grande victoire susceptible de retourner la situation de fond en comble. Et, naturellement, dopés par l'enthousiasme qu'ils en ont éprouvé, ils ont été lancés clans de furieuses contre-attaques où ils ont apporté une émulation qui les a fait foncer sans souci des pertes. Heureusement, la ténacité des nôtres et de nos Alliés U.S. a été à la hauteur de ces assauts.
Le 22, de Lattre retourne à Phalsbourg (P.C. du 6e groupe). Il veut arrêter l'offensive dont les résultats ne peuvent répondre ni aux efforts, ni aux sacrifices. Devers lui donne son accord et il acquiesce à la demande du chef de la 1re Armée française de récupérer la 1re D.F.L. Le soir même, le Commandant des Forces Françaises de l'ouest reçoit l'ordre d'envoyer d'urgence et par priorité la division Garbay vers l'Alsace.
La conjoncture n'empêche pas de Lattre d'être hanté par la libération de Colmar et la réduction de sa poche. C'est à Montbéliard, le 23 décembre, après la messe de minuit. qu'il matérialise en traçant ses grandes lignes sur la carte, l'idée de manœuvre à laquelle il n'a cessé de réfléchir et c'est pourquoi il appelle ce plan le plan de Noël. Ce sera celui de la victoire de Colmar. Malgré l'imprévu qui surgira le lendemain...
Or le lendemain est un jour noir. Le premier d'une série de jours noirs.
Tandis que Devers faisait une rapide visite à Montbéliard, son Q.G. a reçu le général Bull, chef du 3e Bureau (opérations) du S.H.A.E.F., qui a transmis aux généraux Barr et Jenkins, adjoints au chef du 6e groupe d'armées, l'ordre d'adopter une attitude strictement défensive et de raccourcir le front de leur secteur où, du reste, une D.B. et une D.I. ont été prélevées au profit du front de Bastogne.
À peine de retour, Devers transfère son P.C. de Phalsbourg à Vittel où il convoque de Lattre pour le jour suivant. Le général français est informé du raccourcissement du front exigé par le S.H.A.E.F. et apprend qu'il perd la division Leclerc qui repasse aux ordres de la VIIe Armée U.S. Quant à l'attaque de la poche de Colmar qui devait se produire le 5 janvier, elle est annulée. Comme de Lattre plaide en faveur de l'action, Devers lui répond que priorité sera donnée à la poche de Colmar dès que la crise en cours aura pris fin. Le 28, une Lettre d'instruction signée du commandant du 6e groupe d'armée arrive à Montbéliard. Elle traite d'une éventuelle manoeuvre en retraite en cas d'attaque sérieuse de l'ennemi. Dans un paragraphe significatif, elle prévoit l'abandon de toute l'Alsace libérée !
Aussitôt, de Lattre pense à Strasbourg. Déjà, le 3 décembre, comme poussé par une prémonition, il avait envoyé au général Schwartz (son camarade de promotion) gouvernement provisoire de la place, la Brigade indépendante d'Alsace-Lorraine du colonel Malraux dont il pouvait disposer puisqu'elle n'était pas endivisionnée. Mais il est certain que livrée à ses seules forces, cette formation ne serait pas en état de résister à une attaque d'envergure.
Le général relit les phrases qui l'ont alerté : s'efforcer, tout en gardant l'intégrité des forces, de tenir Strasbourg et Mulhouse. Cette prescription est valable tant que cette intégrité n'est pas compromise pour le retrait sur une position arrière. Certes, ce n'est qu'une éventualité, mais tout de même...
D'ores et déjà, de Lattre veut sauvegarder les deux dernières victoires françaises : celle de Leclerc et celle, si totale, qu'il a remportée au Burnhaupt. Mais l'arrêt du coup de boutoir de von Runstedt à Bastogne (il n'est pas encore refoulé) incite les Allemands à une autre attaque stratégique et, naturellement, sur la VIIe Armée américaine, dont le front a été dégarni et qui présente un saillant propice. Le 31 décembre, à 23 heures, 6 divisions et une Panzer foncent sur la ligne Sarreguemines-Bitche-Beuhofen, pour s'emparer de la trouée de Saverne. Sous le choc, les Américains cèdent un peu de terrain, mais ne se désunissent pas.
Dans l'après-midi du 1re janvier, Eisenhower, alerté, téléphone à Devers cl, pour éviter que le 6e C.A.U.S., qui tient le saillant de Wissembourg, ne se trouve découvert par l'avance nazie, il ordonne son repli rapide sur la position principale des Vosges. Devers part en avion à Saverne où il répercute verbalement l'ordre, pour exécution, à Patch, commandant de la Vile Armée, et à Brooks, commandant le 6e C.A.U.S. L'exécution, c'est l'abandon de Strasbourg et de la Basse-Alsace.
Pendant 30 heures, de Lattre n'est informé de rien. Le secret du repli est gardé même vis-à-vis de la liaison française. Néanmoins, de Lattre, inquiet, pressentant que Strasbourg pourrait être menacé, écrit à Devers une lettre personnelle dans laquelle il demande instamment que la VIIIe Armée U.S. défende Strasbourg à tout prix.
Au moment où le général écrit cette lettre, l'exécution du mouvement a été prescrite depuis des heures par Devers dont les instructions stipulent : Le général Eisenhower craint que vos divisions du secteur de Haguenau ne soient sévèrement malmenées ou même culbutées au nord de la poche de Colmar. Il tient à ce que la position de Haguenau ne soit gardée que par des forces légères et que vos gros soient repliés sur la position des Vosges... Le temps presse et il y a urgence à réaliser ces mesures... Le gros de vos divisions doit donc être porté, pour l'aube du 5 janvier, sur la pente des Vosges, sans vous préoccuper des répercussions politiques de ce mouvement... Vous devez donc consentir à l'abandon de Strasbourg et du terrain à l'est des Vosges...
Le 2 janvier, un télégramme de Devers ordonne à de Lattre, comme aux autres chefs des grandes unités du 6e groupe d'armées, le repli : La 1re Armée française devra ramener sa gauche sur les Vosges.
Le général a, au contraire, envisagé de défendre Strasbourg et il a déjà choisi pour la lancer dans la ville la 3e D.I.A. du général Guillaume. Elle est exténuée, mais prête à intervenir tout de même. Les 3e et 4e bureaux de l'état-major sont chargés de régler le mouvement. Toutefois, de Lattre ne peut prendre sur lui de prescrire l'exécution. Il n'est qu'au troisième échelon du commandement et il ne l'oublie pas. La décision appartient à Devers ou, mieux, à Eisenhower lui-même.
Mais, vers minuit, le commandant Allix, de l'état-major de la Défense nationale se présente au P.C. porteur d'une lettre manuscrite que le général de Gaulle a écrite la veille.
L'état des routes n'a pas permis de la transmettre plus rapidement. Elle établit l'identité de vues du chef du gouvernement et du commandant de la 1re Armée française.
Paris, le 1er janvier 1945.
Mon cher Général,
Il n'est pas impossible que le Commandement allié, redoutant d'exposer des moyens importants dans le saillant de Wissembourg, décile de replier sa ligne de combat sur les Vosges, à hauteur de Saverne. Un tel repli reviendrait à abandonner Strasbourg. Si des dispositions de cette nature pourraient être justifiables du point de vue de la stratégie anglo-américaine, il va de soi que l'Armée française, elle, ne saurait consentir à l'abandon de Strasbourg. Par lettre, dont ci-joint copie, j'en avertis le général Eisenhower. Dans l'éventualité ou les forces alliées se retireraient de leurs positions actuelles au nord du dispositif de la 1re Armée française, je vous prescris de prendre à votre compte et d'assurer la défense de Strasbourg.
Veuillez croire, mon cher Général, à mes sentiments cordialement dévoués.
Signé : de Gaulle.
Dans la copie jointe de la lettre adressée au général Eisenhower, de Lattre lit les mêmes raisons auxquelles sont jointes des prévisions de renforts français :
... Je suis prêt à pousser de ce côté toutes les forces françaises en voie de formation qu'il me sera possible de prélever à l'intérieur et, en premier lieu, la 10e division du général Billotte, dont la tête se trouve à Reims. Ces forces seraient mises à la disposition du général de Lattre. Je suis assuré que vous leur fournirez le soutien nécessaire. Quoi qu'il advienne, les Français défendront Strasbourg.
Couvert, certes, par son Gouvernement, mais dépendant de la solidarité militaire alliée (il occupe maintenant une place stratégiquement essentielle de pivot droit de tout le front), de Lattre ne pense pas un seul instant à faire la guerre en isolé. Il va s'employer à obtenir du haut commandement américain un plan d'ensemble dans lequel le repli envisagé sera révisé ou échelonné en fonction de la prise en charge par la 1re Armée française du secteur de Strasbourg.
Tandis que le général Juin, envoyé par de Gaulle auprès du S.H.A.E.F., obtient des dispositions nouvelles d'Eisenhower, Patch apporte à de Lattre un appui auprès de Devers en manifestant sa répugnance à faire abandonner par la VIIe Armée les populations qu'elle avait libérées un mois plus tôt.
Le 3 janvier, une conférence réunit à Versailles le général Eisenhower, M. WVinston Churchill et le général de Gaulle au sujet de Strasbourg. Le même jour, le général Juin télégraphie à de Lattre que le Commandement allié a envisagé de nouvelles dispositions où la couverture de Strasbourg est assurée, il lui annonce qu'il accompagnera, le lendemain, le général Bedel-Smith au Q.G. du général Devers et il exprime le désir de le voir à l'occasion de cette conférence.
Mais, depuis deux jours, une menace de congestion pulmonaire oblige le général de Lattre à garder le lit et c'est dans sa chambre que se réunit son état-major. C'est donc le général Valluy qui le représentera à Vittel.
Vers 22 h.30, le général Shepard, chef d'état-major adjoint du VIe Groupe d'Armées, visite le malade et lui laisse entrevoir les décisions qui seront prises. Il lui annonce l'annulation des ordres de repli délibéré et l'attribution de Strasbourg au secteur français. Aussitôt, s'autorisant de cette conversation, de Lattre télégraphie à de Gaulle qu'il a pris dès cet après-midi toutes les mesures nécessaires pour que la 3e D.I.A. soit rendue à pied d'œuvre pour assurer la défense de la capitale de l'Alsace, il en donne les détails essentiels et souligne qu'ils ont eu l'accord du général Devers.
On voit par ce télégramme le cas qu'il faut faire de la désobéissance de de Lattre au S.H.A.E.F. dont la légende s'est répandue. Du moins, pourra-t-on estimer que si désobéissance il y a eu, elle a revêtu des formes on ne peut plus régulières et déférentes à l'endroit des chefs américains.
D'ailleurs, après la conférence de Vittel, le général Juin, qui est passé par les mêmes angoisses et n'a pas ménagé son concours, descend jusqu'à Montbéliard et fait part à de Lattre du détail des accords qui ont été conclus.
Enfin, le général Valluy, revenu en même temps, apporte au malade une lettre personnelle du général Devers. C'est la réponse à celle du 2 janvier. Elle est cordiale et brève. Elle a gagné à être différée.
La proclamation du général de Lattre annonçant à la population de Strasbourg que la 1re Armée française prenait à son compte la défense de la ville a été abondamment placardée sur les murs et les Strasbourgeois l'ont accueillie avec soulagement.
Lorsque le général Guillaume arrive, le 4 janvier, à 16 heures, dans la cité après avoir pris contact avec le général de Monsabert, il cherche en vain la liaison avec les forces U.S. car le groupement tactique américain du général Linden est déjà parti vers Haguenau pour s'étaler au maximum en écran protecteur, et déjà ses premiers éléments sont au contact des Allemands qui n'ont pas manqué de se répandre dans le secteur du décrochage de la VIIe Armée.
À ce moment, la situation est précaire : dans la ville, les états-majors des généraux Schwartz et Guillaume avec la brigade Malraux, les F.F.I. strasbourgeois et le groupe d'escadrons de la Garde du Commandant Daucourt, plus le 4e R.T.A. qui vient d'arriver. À quelques kilomètres au Nord, le rideau ténu de Linden, dont l'un des régiments est étiré sur 60 km de Seltz à Plobsheim, ce qui a permis aux Allemands de franchir le Rhin sans grandes difficultés et de créer une tète de pont qui va s'élargissant au fur et à mesure de l'élimination des points d'appui américains dont les défenseurs se font bravement tuer sur place. (Pour l'honneur du pavillon, deux escadrons de la Garde et une poignée d'F.F.I. ont rejoint Linden qui les a utilisés avec ses minces réserves pour monter cieux contre-attaques qui ont été impuissantes à enrayer l'avance ennemie.) Au Sud, la 3e D.I.A. organiser son mouvement. Elle se mettra en route le lendemain, étoffée de deux Regimental Combat Team (R.C.T.) ou groupements tactiques de division, comprenant un régiment d'infanterie, un groupe d'artillerie, des éléments blindés de reconnaissance, du génie et des Services.
Comme on le voit, la sécurité de Strasbourg tient à un fil et restera à la merci d'une attaque de force jusqu'au soir du 7 où le dispositif de Guillaume aura gagné ses positions en toute hâte.
Par ailleurs, le déplacement de la 3e D.I.A. entraîne la fragilité de notre défense dans les Vosges où des unités de fortune F.F.I. remplacent les régiments de Guillaume en attendant l'arrivée de la 10e D.I. de Billotte mise par le général de Gaulle à la disposition de la 1re Armée française. Cette nouvelle division a sa tête à Remiremont et force les étapes pour aller occuper ses emplacements de combat.
Heureusement, les Allemands, méthodiques, commencent par assujettir solidement leur tête de pont au nord de Strasbourg. Quand ils voudront foncer sur la ville, les boucliers de Guillaume pourront parer leurs coups.
De Lattre est aidé clans son souci angoissant de faire face à temps et partout par sa connaissance de la région. C'est, on s'en souvient, celle que tint l'armée Bourret en 1939 et il fut chef d'état-major à Strasbourg dès 1938. Il peut donc, exceptionnellement, descendre au-dessous de l'échelon Armée et donner à Guillaume des instructions de détails.
Après quoi, il retourne au P.C. du général Devers, le 6 janvier, pour l'informer des dispositions qu'il a prises et lui demander l'appui résolu des troupes américaines à la gauche de la 3e D.I.A.
Les unités américaines du 6e groupe d'armées sont, depuis le 1er janvier, aux prises avec l'offensive qu'Hitler a baptisée Nordwind et qu'il dirige lui-même, ce qui en accroît la vigueur. Elles ont réussi à la stopper avant qu'elle ait atteint ses objectifs de Phalsbourg et de Saverne, mais la pression ennemie n'en persiste pas moins. Bien qu'il soit absorbé par les préoccupations incessantes d'une action dont il assume la responsabilité, Devers rassure de Lattre et lui garantit la couverture du flanc gauche de l'Armée française par le 6e C.A. de Truscott.
Strasbourg sera défendu. Strasbourg sera sauvé.
Pourtant, Hitler s'acharne. C'est, visiblement, la prise de la capitale alsacienne qu'il vise, cette fois, comme objectif stratégique. Il déclenche contre elle trois attaques concentriques où il a mis le maximum d'unités de Choc. Au Nord, c'est un Corps blindé à trois divisions qui opère en liaison avec la Folks Grenadiere qui a établi la tète de pont de Gambsheim et qui est, maintenant, chargée de l'attaque directe de Strasbourg. Au Sud, c'est la XlXe armée de Wiese, toujours stimulée par Himmler, qui doit lancer vers Benfeld sa 198e division et la brigade blindée Feldernhalle.
L'adjoint d'Hitler a rédigé pour les troupes d'assaut un ordre du jour exaltant : Je compte sur vous pour pouvoir annoncer au Führer, dans quelques jours, que le drapeau à croix gammée flotte à nouveau sur la cathédrale de Strasbourg.
Dans les deux secteurs, les combats sont acharnés. Dans les deux secteurs, la fraternité d'armes joue à plein. Guillaume s'accroche au Nord en même temps que Truscott résiste sans défaillance. Au Sud, la 1re D.F.L. de Garbay épaulée par la brigade de Malraux et le groupement Bourgin a stoppé les assauts ennemis. Le 11 janvier, pourtant, la brigade blindée Feldernhalle l'a obligée à céder du terrain et à se retrancher derrière l'Ill. Le général de Monsabert va faire intervenir les réserves que de Lattre a pu lui fournir, lorsque subitement, la pression ennemie cesse. Et l'alerte s'achève sans que l'on sache ce qui s'est produit dans les rangs allemands, sinon que le rude adversaire que le général Wiese fut pour le général de Lattre a été remplacé dans son commandement par le général Rasp.
Par contre, sur le front nord, la bataille redouble. Les divisions blindées allemandes sont aux prises avec une division blindée U.S., la 14e. L'assaut se renforce de la 10e S.S. Panzer-division de 2 brigades de canons d'assaut et d'une division de parachutistes. Mais, en l'occurrence, ce sont les Français qui épaulent les Américains. Leur artillerie, dont le tir est dirigé des observatoires de Kilstett, prend l'attaque en enfilade, enflamme les chars Tigre par de nombreux coups au but et disperse les fantassins à grands renforts d'obus fusants. Les tanks-destroyers américains prennent la suite et repoussent en désordre le reste des assaillants.
Le général von Maur, favori d'Hitler, reprend l'action et la mène contre les Français de Kilstett dont il s'est rendu compte qu'ils étaient à l'origine de son échec précédent. Il encercle le village âprement défendu par les bataillons Reyniès et Valentin et atteint la Wantzenau. Sa pointe n'est plus qu'à 13 km du centre de Strasbourg. Il n'ira pas plus loin. Le général Chevrillon, qui contre-attaque avec, seulement, les trois compagnies de tirailleurs algériens, reçoit l'appoint inespéré d'un C.C. de la division Leclerc, rendue à la 1re Armée française.
Le général du Vigier, gouverneur de Strasbourg, a demandé au jeune général d'étudier avec la 3e D.I.A. les conditions d'engagement d'un de ses C.C. Leclerc a aussitôt accepté et son intervention opportune rejette les Allemands et dégage les unités qui, à l'instar des Américains de Bastogne, ont continué à tenir au milieu de la vague ennemie.
Kilstett est un nouvel échec de von Maur. Et, sous les ordres de de Lattre, le libérateur de Strasbourg parachève le sauvetage de la ville.
Il ne faut pas oublier dans ce sauvetage la participation américaine sans laquelle la 1re Armée française serait restée en flèche au nord de Strasbourg el aurait couru le risque grave d'être l'objet d'une attaque concentrique des forces allemandes dont un plus important recul U.S. aurait encore survolté l'enthousiasme.
En somme, sur l'ordre du général en chef Eisenhower, l'abandon de terrain a été limité au parallèle de la lisière sud de la forêt d'Haguenau et l'arrondissement du saillant dangereux dont l'extrême pointe atteignait le Rhin n'a pas dépassé une ligne allant de Kilstett à la mi-distance entre Brumath et Bischwiller.
Et cependant, bien que le mouvement resté à l'état d'esquisse n'ait guère accru la densité de la défense de son groupe d'armées. Le général Devers a strictement tenu la promesse qu'il avait faite au général de Lattre de faire garantir par le Corps d'armée du général Truscott l'aile gauche du général de Monsabert (en l'occurrence, la 3e D.I.A. du général Guillaume).
Les 36e et 79e Divisions U.S. ont tenu leurs positions sans faiblir un seul instant tandis que la 12e Division blindée U.S. du général Allen rendait coup pour coup à l'ennemi par ses contre-attaques faites à 1 contre 3 et dans lesquelles elle fut judicieusement épaulée, comme nous l'avons vu par le tir (le notre artillerie.
Ainsi, en même temps que l'honneur d'avoir préservé Strasbourg in extremis revient à de Lattre, Truscott et Devers peuvent revendiquer celui de l'avoir puissamment aidé, en même temps que celui d'avoir étendu leur efficace protection sur une partie de l'Alsace menacée.
La Poche de Colmar
Le 8 janvier, de Lattre fait diffuser à Monsabert et Béthouard, d'abord, à leurs divisionnaires ensuite, l'ordre général qu'il a fait établir par son 3e bureau au sujet de la réduction de la poche de Colmar.
La bataille pour Strasbourg n'est pourtant pas encore terminée, il s'en faut. Et la recommandation d'être prêts à déclencher au premier signe l'offensive générale doit paraître d'une amère ironie à ceux qui sont engorgés à fond dans une défense qui ne leur laisse aucun répit.
Mais de Lattre n'est pas seulement un grand intuitif. S'il a jeté, mû par une inspiration subite, les grandes lignes de son projet sur la carte dès Noël, c'est un raisonnement logique qui le conduit à engager l'action au plus tôt. Il reste constamment pénétré de l'importance de la surprise dans la manœuvre au combat. De plus, il escompte de la suppression de l'enclave allemande en Alsace une notable économie de forces. Il n'est que de regarder la carte pour constater le raccourcissement du front qu'entraînera la poussée jusqu'au long du Rhin. Enfin, la poche de Colmar supprimée, c'est la faculté pour la Ire Armée française de participer aux batailles définitives que les Alliées vont livrer sur le sol du Reich. Et de Lattre tient autant à une victoire en Allemagne qu'il a tenu à celles du littoral et de la trouée de Belfort. La France, pense-t-il, ne peut pas ne pas avoir sa part du triomphe final.
Il trouve le général Devers favorable à ses conceptions stratégiques et tactiques. Le chef du 6e groupe d'Années lui affecte une nouvelle division d'infanterie U.S., épuisée, il est vrai, par l'effort qu'elle vient de fournir dans les Ardennes d'où elle arrive en ligne directe (28e D.I. U.S. général Cota) mais qui pourra être utilisée pour tenir un secteur défensif.
De Lattre aurait espéré un renfort plus substantiel, car la balance des forces en présence ne l'avantage qu'en blindés et en aviation. Mais le temps bouché, et qui le restera, atténue l'avantage de disposer de l'excellent corps aérien du général Girardot.
De nouveau, le chef de la 1re Armée française recourt à la feinte vies faux documents secrets et de l'annonce des permissions. Le procédé pourrait paraître éventé et peut-être l'eut-il été si Wiese et son état-major, échaudés une première fois, étaient restés à la direction de la XIXe Armée allemande. Mais Basp et ses officiers n'ont pas les mêmes raisons de se défier et, de surcroît, de Lattre sait-il assez varier les astuces et leur donner toutes les apparences de renseignements de la plus rigoureuse exactitude. Toujours est-il que leur effet porte alors que rien ne transpire des préparatifs de l'opération.
En accord avec le général Devers, le jour J de l'offensive est fixé au 20 janvier.
Le démarrage ressemble à celui de la percée du Doubs. Il s'effectue à 7 h. 55, sous la neige dont la couche atteint un mètre par endroits. Des mulets perdent pied et tombent dans les ravins. D'autres s'enlisent. Pas question de faire suivre les véhicules. Pour évacuer les blessés, les brancardiers en sont réduits à les faire glisser le long des pentes, comme si les brancards étaient des luges.
Les efforts exigés des troupes dépassent ceux des soldats de Bonaparte au Grand Saint-Bernard, sans compter qu'ils s'accomplissent sous le feu.
Le 1er C.A. de Béthouard enregistre pourtant des résultats appréciables dès le premier jour, car l'ennemi est nettement surpris sur toute la ligne. Le général Salan, a fait procéder une demi-heure avant l'heure H à coup de main qui lui a permis d'avoir le précieux avantage d'une tête de pont sur la Doller lorsque l'ensemble de sa 9e D.I.C. a foncé, si bien qu'à l'abri de la progression des régiments de Landouzy et de Dessert le Génie peut aménager sur la rivière un pont flottant pour les chars. Aussitôt, le C.C. 1 emmené par Gruss part à la rescousse des Coloniaux et les aide à enlever Bourtzwiller et Kingersheim. En même temps, les Marocains du général de Hesdin ont réussi à escalader et à s'emparer des crêtes à pic qui dominent Thann.
Mais les Allemands ont des réactions extrêmement violentes dès le lendemain, à tel point que le front ne progresse guère. Comme au Maroc quand il veillait autrefois à la bonne marche des colonnes, de Lattre entreprend une tournée de chien de berger. Mais c'est pour aller stimuler ses chefs de corps dans leurs P.C. de combat. Il doit s'élever contre le découragement qui perce et invoque l'extrême fatigue des troupes et le déchaînement du mauvais temps pour réclamer un arrêt de l'action. Le chef de la ire Armée française se fâche, ordonne les réajustements qui s'imposent et exige de nouveaux efforts. Une journée s'écoule en préparatifs du nouveau bond en avant. L'intensité de la réaction d'artillerie ennemie sera telle que la progression sera insignifiante. Toutefois, le 24, Carpentier réussit à prendre d'assaut Wittelsheim avec sa D.I.M. pendant que les Coloniaux de Salan brisent une très forte contre-attaque de la 716e Volksgrenadiere division appuyée par la brigade blindée Feldernhalle et un bataillon de chars lourds. Et c'est tout. Au cours de la guerre 14-18, ces résultats auraient fait l'objet de communiqués triomphants publiés par la grande presse. En l'occurrence, la grande presse est à peu près muette et, en fait de communiqué il n'y a que les compte-rendus strictement exacts envoyés par l'état-major de la 1re Armée française à ceux de Devers et de la Défense nationale.
Tenace en dépit de tout, de Lattre tourne ses batteries. Au coup porté par Béthouard, bloqué par les Allemands, il substitue un nouvel assaut lancé par Monsabert.
On se rappelle que le général de Lattre n'avait obtenu de Devers, pour réaliser son attaque, qu'une division U.S. hors d'état de prendre part à une offensive alors qu'il espérait l'appoint de deux divisions fraîches. Aussi recherche-t-il toutes les occasions d'obtenir satisfaction, fût-ce après coup. Il a dépêché à Paris son chef de cabinet, le commandant Tron, pour remettre au général Juin, chef d'état-major général, le texte de son I.P.S. qui a précédé l'offensive aux fins d'une appréciation de technicien. L'avis du vainqueur de Cassino est net : il trouve l'affaire bien montée mais il estime que les moyens mis à la disposition de de Lattre (pour Monsabert) sont insuffisants. Il le chiffre, lui aussi, à deux divisions fraîches. Les deux futurs maréchaux sont donc parfaitement d'accord. Fort de l'appui certain de Juin, de Lattre revient à la charge auprès de Devers pour obtenir un complément indispensable de grandes unités. Le chef du 6e groupe d'armées téléphone directement au S.H.A. E.F. qui réserve sa réponse jusqu'au lendemain. Des messages partent à l'adresse de Juin et du général de Gaulle, leur demandant leurs interventions auprès du Commandement Suprême. Le 23 janvier, la réponse du S.H.A.E.F. parvient sous la forme d'une lettre de Devers : Je fais toute confiance à vos capacités pour que vous réduisiez, avec les forces dont vous disposez, la poche de Colmar.
L'attaque de Monsabert est déjà en mouvement depuis la veille. Les Américains d'O'Daniel ouvrent la marche. Puis la les D.F.L. de Garbay s'ébranle à son tour. Les immédiates contre-attaques allemande par chars, d'une part, et les champs de mines invisibles (en verre) et, de surcroît, camouflées abondamment par la neige, réduisent l'élan des troupes et, finalement, le bilan de cette action est sensiblement analogue à celui de l'attaque du 1er C.A.
Au soir du 24, la conférence de divisionnaires que de Lattre a réunie à Ribeauvillé n'est guère optimiste. Le général Barr, chef d'état-major de Devers, assiste à la séance. Lorsque les généraux commandants de secteurs ont terminé leurs exposés, de Lattre prend Barr à parti. Il lui démontre que sans moyens supplémentaires la situation risque de se prolonger indéfiniment. Et à grand prix ! Il lui signale ensuite l'inutilité provisoire du 21e Corps U.S. qui est en station dans la région de Sarreguemines. (Les S.R. donnent à leurs 2es bureaux des états-majors des informations, même sur les troupes amies.)
- Donnez-le-moi et vous verrez...
Barr ne répond pas et de Lattre enchaîne en fixant à chacun, sur la carte, l'objectif qu'il aura à atteindre le lendemain.
Avant de se retirer, le chef d'état-major du 6e Groupe d'armées demande à quelle date la réduction de la poche serait achevée si l'on accordait au chef de la 1re Armée française les renforts qu'il réclame.
De Lattre consulte la carte, réfléchit et répond nettement : Le 10 février au plus tard.
- Well !
Barr n'ajoute rien et prend congé. Mais, dès son retour à son P.C. de Rothau, le général de Lattre reçoit un télégramme : Le 21e C.A.U.S. (général Milburn) avec ses éléments organiques et la Mc D.I.U.S. (général Porter) renforcée de..., etc., etc...
C'est le désir de de Lattre comblé. Et au delà. Avec les superbes unités U.S. il dispose d'une force de choc qu'il n'aurait pas osé espérer. Aussi, en dépit d'une résistance. poussée à l'extrême peut-il rédiger le 9 février le communiqué de la Victoire : Au 21e jour d'une âpre bataille, au cours de laquelle les troupes américaines et françaises ont rivalisé d'ardeur, de ténacité et de sens manœuvrier. L'ennemi a été chassé de la plaine d'Alsace et a dû repasser le Rhin. Les forces alliées de la Ire Armée française bordent le fleuve sur toute l'étendue de leur secteur. Elles ont tenu la parole de Turenne : Il ne doit pas y avoir d'homme de guerre au repos tant qu'il restera un Allemand en deçà du Rhin !
De toutes ses victoires, c'est Colmar qui a coûté le plus de peine à la 1re Armée française. C'est pourquoi elle l'a choisie comme symbole central de tous ses succès.
Venu à Colmar pour lui apporter le salut de la France, le général de Gaulle peut voir la ferveur alsacienne se manifester connue nulle part ailleurs. Au cours de la prise d'armes du 11 février, il remet au général de Lattre la Grand'Croix de la Légion d'Honneur et au général Leclerc la plaque de Grand Officier. Les généraux américains Milburn et O'Daniel sont faits Commandeurs. Le lendemain, à Saverne, le général Devers reçoit la plaque de Grand Officier, comme le général Béthouard l'avait reçue à Mulhouse. C'était le symbole de la fraternité d'armes la plus complète réalisée au cours de cette guerre.
X
RHIN ET DANUBE
À peine le pont-rail de Chalampé, miné par les Allemands, a-t-il, en s'effondrant dans le Rhin, figuré le baisser de rideau de la victoire du général de Lattre que la 1re Armée fond en un rien de temps. Aux unités américaines qui la quittent normalement pour être réintégrées dans leurs places normales s'ajoutent la 2e D.B. de Leclerc rendue à la VIIe Armée, la 10e D.I. de Billotte qui vient de faire de brillants débuts, la 16e D.M.M. et la 1re D.F.L. de Garbay. C'est surtout cette dernière que le général de Lattre regrette, car c'était sa plus vieille division. Il estime, qu'elle aurait le droit d'aller chercher la victoire en Allemagne. Mais l'état-major général l'affecte au Détachement d'Armées des Alpes du général Doyen.
Dégagé de la garde de la frontière italienne, de Lattre conserve la 1re D.B. que commande le général Sudre, la 5e D.B. aux ordres du général de Vernejoul, la 14e D.I. reconstituée avec le général Salan, la 9e D.I.C. que prend le général Valluy, la 2e D.I.M. du général Carpentier et la 3e D.I.A. (toujours fraîche, toujours en flèche) du général Guillaume.
Pour la première fois depuis six mois, la 1re Armée française se repose. Hommes et matériel ont besoin de se refaire. C'est dire que, dans les pelotons de blindés, les batteries de canons auto-moteurs, les unités motorisées et les ateliers de l'Armée, on connaît la grande fièvre des réparations et des mises au point. Repos quand même car le seul contact avec l'ennemi, la Garde au Rhin n'utilise qu'un minimum d'effectifs. L'amalgame des F.F.I. s'achève. À cette époque précise se situe la résurrection véritable de la 14e D.I., tandis qu'à la demande de de Lattre un régiment métropolitain est substitué à un régiment de tirailleurs dans chaque division d'infanterie nord-africaine. L'instruction est partout reprise. Le Génie de l'Armée est aiguillé sur Rouffach. Aux abords de la ville, un asile d'aliénés désaffecté sur lequel le général a jeté son dévolu devient l'École de Cadres de Rouffach. En huit jours, tout est prêt pour recevoir 5.000 jeunes soldats, sous-officiers ou officiers désignés par leurs corps pour un stage de six semaines où, sous le commandement du dynamique colonel Lecoq, secondé par des instructeurs enthousiastes, ils se prépareront à la revanche de 40 qui les attend, sur l'autre bord du Rhin.
Éclipse
Le S.H.A.E.F. n'a le dessein d'utiliser la 1re Armée française que comme couverture du flanc droit de l'ensemble des forces alliées. Envisageant l'hypothèse d'un effondrement rapide de la Wehrmacht a, il a prévu, toutefois, qu'un Corps français passerait le Rhin, derrière le flanc droit de la VIIe Armée américaine, pour relever une partie de cette dernière et lui permettre de pousser vers la Bavière. C'est ce que le général Devers communique au général de Lattre au début de mars dans son Esquisse d'une base de travail concernant l'opération Éclipse.
On pense combien de Lattre a dû piaffer en recevant ces directives qui ne lui laissaient aucun morceau d'Allemagne à conquérir. Mais il calme son impatience justifiée, note les points de l'instruction qui lui permettront des interprétations à sa manière, dans l'intérêt de la France et pour l'honneur et les droits de la 1re Armée française. Il remarque une poussée le long de la frontière germano-suisse dont la fermeture lui incombera ; l'occupation de la Sarre par la 2e D.I. française et l'éventuel franchissement du Rhin à hauteur de Brisach, avec les moyens disponibles, par une division d'infanterie charge d'occuper le couloir badois entre le Rhin et la Forêt Noire, au sud de Karlsruhe exclue. La 1re Armée française est traitée en parente pauvre ! Le titre d'Éclipse s'applique on ne peut mieux à la situation qui lui est faite. La raison officielle de ce rôle effacé est l'insuffisance des matériels d'équipages de ponts qui empêcherait le franchissement en force du Rhin par l'ensemble des armées alliées. Et, puisque l'armée de Latte ne doit, en principe, passer sur la rive droite du fleuve qu'après la VIIe Armée américaine, par les ponts construits par cette dernière, un ordre du 12 mars prescrit au chef français de prêter la Compagnie d'équipage de ponts de la 1re D.B. et la moitié de celle de la 5e D.B. à l'armée Patch qui s'est démunie de matériel envoyé au groupe d'armées Montgomery, chargé de l'effort principal. Cette mesure souligne le rang secondaire où sont reléguées nos sept divisions, étalées par ailleurs sur les 200 km qui s'étendent jusqu'à Bâle, tandis que les 80 divisions anglo-américaines sont concentrées sur un front de 530 km.
Pourtant, le général Devers annonçant, le 10 mars, au général de Lattre son intention de lancer la VIIe Armée à la reprise du saillant de Wissembourg, lui demande en même temps de faire progresser ses unités jusqu'au confluent de la Lauter et du Rhin pour couvrir la droite américaine et en liaison avec elle. La limite des deux armées est jalonnée par Obenheim, Soufflenheim et Lauterbourg, coinçant ainsi la future gauche française à angle aigu contre le' Rhin. Cette opération a l'avantage de rapprocher les troupes de de Lattre de la zone où le franchissement du Rhin peut être possible. Naturellement, le général l'envisage aussitôt. Il a prévu que Guillaume, chargé de l'attaque avec sa 3e D.I.A., le 3e Régiment de Spahis algériens, et le C.C. 6 de le 5e D.B. ne manquerait pas de s'étendre au delà de sa limite, en bonne tactique, du reste, pour contrôler la forêt d'Haguenau dont il va longer la lisière est. Il le fera d'autant plus normalement qu'il est prêté, pour la circonstance, au général Brooks, commandant le 6e Corps U.S. De Lattre aura donc son créneau sur le Rhin. Pour mieux l'assurer, il donne à son divisionnaire prompt à saisir les nuances sa fameuse instruction secrète : Théoriquement, ton front se termine sur la Lauter en sifflet ; débrouille-toi pour qu'il se termine en tromblon...
Et Guillaume se débrouille si bien qu'après avoir traversé la forêt, pourtant abondamment minée, il précède la 14e D.B. américaine. Devant elle, il culbute l'ennemi à Oberlauterbach, bien au delà de la limite latérale qui lui a été assignée. Lorsque les chars U.S. y arrivent, on les persuade, en camarades de combat, qu'il est superflu de se trouver à deux sur une même direction. Le commandant du C.C. américain acquiesce et infléchit son mouvement sur la gauche, laissant le Rhin à 12 km. La 3e D.I.A. a transformé le sifflet en tromblon. Guillaume a donné à de Lattre son créneau.
Dès qu'il en est informé, le général bondit au P.C. de Devers. Il fait loyalement part au chef du 6e groupe d'armées de ses arrière-pensées. Il fait appel à leur amitié pour obtenir que les Français puissent entrer en Allemagne avec la 7e Armée américaine en passant la Lauter. Il lui dit ensuite combien la France lui serait reconnaissante si son armée pouvait franchir le Rhin au nord de Karlsruhe. Il dévoile même son intention de marcher en direction de Stuttgart et d'Ulm.
Devers accède à la première partie de la requête. Les deux chefs décident ensemble que la 3e D.I.A. et la 5e D.B. formeront un groupement tactique que le général de Monsabert fera pénétrer en Allemagne. Il restera sous le commandement tactique de Patch jusqu'à la rivière Erlen. Après quoi, il repassera aux ordres de de Lattre qui disposera ainsi d'une tête de pont sur le Rhin, au nord de l'ancienne frontière. Pour le reste, Devers se déclare incompétent. Il serait d'accord, mais il doit obtenir l'approbation d'Eisenhower, seul qualifié pour modifier les plans établis.
Le général de Lattre entrevoit la réussite de son projet. Il rend compte de l'entretien au général de Gaulle en le priant d'appuyer au S.H.A.E.F. la demande d'instructions du chef du 6e Groupe d'armées.
Monsabert va s'attaquer à la ligne Siegfried que l'Armée française de 1939 n'a pas osé essayer de forcer. Car c'est bien du percement de la ligne Siegfried qu'il s'agit dans l'ordre concis et discret du général Brooks que le commandant du 2e C.A. est allé voir à Saverne : Attaquer en direction de Kandel, détruire les forces ennemies au sud de la rivière Erlen et s'emparer dans la zone des passages du Rhin.
La perspective de combattre en terre allemande a galvanisé les hommes et les cadres des généraux Guillaume et de Vernejoul. Le groupe franc du 3e R.T.A. lance ses patrouilles à travers la Lauter, mais le feu nourri des défenseurs du Bienwald les stoppe. Toute l'artillerie de la division bombarde les positions allemandes en même temps que les tanks-destroyers et les mitrailleuses lourdes accablent les constructions de la rive nord. La rivière-frontière, large d'une dizaine de mètres, mesure 2 à 3 mètres de profondeur, avec des seuils guéables que les tirailleurs recherchent. Une section passe, après s'être enfoncée dans l'eau jusqu'aux épaules. Elle engage le corps à corps avec les Allemands tandis que, déjà, les pionniers du bataillon Chotin lancent une passerelle provisoire. Bientôt, nos hommes se répandent sur la berge. Ils enlèvent les maisons à la grenade, au bazooka, à la mitraillette. La ligne Siegfried, entamée, résiste cependant grâce à ses bétons accumulés et à ses plans de feux sans fissures. Les Marocains des Tabors rampent pendant 7 km, camouflés par leurs djellabas couleur de terre avant d'être arrêtés à leur tour. Mais la percée de l'armée Patton, au Nord, (dépourvu de ligne Siegfried), menace les arrières des défenseurs allemands qui se replient méthodiquement devant l'armée Patch. Monsabert profite de l'occasion : il lie son aile gauche à la droite américaine en mouvement et aboutit à se ménager derrière les blindés un étroit passage dans le formidable système défensif adverse. Il n'en faut pas davantage pour que Guillaume fonce. C.C.6 , spahis et tirailleurs algériens enlèvent handel, Rheinzabern et poussent jusqu'à Limersheim. Le Rhin est atteint du confluent de l'Erlen à Maxau, le 24 mars. Le 25, le groupement tactique Monsabert borde le fleuve jusqu'à la frontière française. C'est à vous et aux troupes relevant de votre commandement, écrit le général Brooks au général Guillaume, qu'a échu le grand honneur de rejeter jusqu'au dernier, de la terre d'Alsace et de celle de France, l'envahisseur boche... Le 6e C.A. U.S. en entier applaudit à votre victoire.
C'est par cet amical hommage que prend fin la subordination tactique de Monsabert à la VIIe Armée. Avec son arrivée sur l'Erlen, il repasse dans le cadre de la 1re Armée française où de Lattre le remercie avec effusion. A Schiebenhardt, les honneurs sont rendus, pour la première fois en terre allemande, aux trois couleurs en présence du général Vannier, ambassadeur du Canada à Paris.
Le Passage du Rhin
Sans perdre un instant, de Lattre a fait étudier le franchissement du Rhin par ses spécialistes, bien qu'il ne dispose que des vingt nouveaux kilomètres de rive que Monsabert vient de conquérir. Le général Dromard, commandant le Génie de l'Armée, conclut dans son rapport à l'existence d'un seul point de passage : au nord de Germersheim. Or, Germersheim est en plein secteur américain. De Lattre court à Phalsbourg et obtient de Devers l'extension de son front jusqu'à Spire, en revendiquant, pour l'Armée française, la possession d'une ville connue. Il a ainsi un créneau de 40 kilomètres.
Le 28, il reçoit du général Devers la Lettre d'Instruction n° 12 qui envisage, entre autres prescriptions, le franchissement du Rhin par un Corps français d'au moins 2e D.I. et une D.B. avec mission de s'emparer de Karlsruhe, Pforzheim et Stuttgart. Mais aucune date d'exécution n'est fixée. De Lattre pense que dès qu'elle aura franchi l'obstacle, la VIIe Armée ne manquera pas de se rabattre vers le Sud-Ouest, risquant ainsi de gêner l'avance de l'Armée française. Aussi précipite-t-il le mouvement par son Instruction personnelle et secrète du 29 mars qui précise le débouché par le nord de la Forêt Noire et l'avance en direction de Stuttgart, d'Heilbronn ou de Tubingen. À peine vient-il de diffuser ce document qu'un télégramme personnel du général de Gaulle lui parvient : Mon cher général, il faut que vous passiez le Rhin, même si les Américains ne s'y prêtent pas et dussiez-vous le passer sur des barques. Il y a là une question du plus haut intérêt national. Karlsruhe et Stuttgart vous attendent, si même ils ne vous désirent pas. Veuillez croire, mon cher général, à mon entière confiance et à ma fidèle amitié. Signé : Général de Gaulle.
La VIIe Armée américaine progresse déjà. Il ne faut plus perdre un instant. De Lattre se décide à brusquer les événements. Dans sa réponse à de Gaulle, il confirme la demande qu'il avait faite le 19 mars, de l'envoi d'une division supplémentaire sur le Rhin, prend le téléphone et appelle Estelle, l'indicatif de Monsabert. C'est pour demain, lui dit-il, dans la nuit du 30 au 31 mars.
Le commandant du 2e C.A., surpris, répond que c'est impossible. Mais de Lattre qui n'ignore pas l'extrême difficulté d'exécution de son ordre n'en insiste pas moins et il confirme ses paroles par un télégramme dont la presse a rendu célèbre la phrase terminale qui précise : Ma décision choix date ne sera pas, en tout cas, conditionnée par degré préparation, mais par avance américaine Sud Neckar.
De Monsabert s'incline. Toute la préparation du franchissement conçue pour être exécutée durant les trois jours qui suivent est à reprendre sur de nouvelles bases.
Un facteur chance a fréquemment joué dans les entreprises du général de Lattre. Certes, il n'est pas question ici de diminuer ses mérites et encore moins son génie militaire. Il ne s'agit que d'une constatation. Ajoutons qu'il ne suffit pas que la chance sourie aux audacieux (comme la fortune). Encore faut-il qu'ils sachent l'utiliser. L'esprit exceptionnellement vif du général de Lattre n'a cessé d'être toujours prompt à saisir au vol l'occasion favorable aussitôt qu'elle s'est présentée, même quand il ne l'avait pas provoquée ou pressentie.
Chance, la réussite plus rapide qu'il n'était prévu du débarquement de Provence ; l'éclaircie opportune qui permit l'attaque du 1er C.A. dans le Doubs ; la découverte des renseignements contenus clans les sacoches du malheureux général Oschmann ; l'hésitation des Allemands à foncer sur Strasbourg pratiquement sans défense sérieuse avant le 7 janvier ; le revirement favorable aux renforts intervenu à point dans l'attaque de la poche de Colmar.
Et à chaque fois le général enchaîna une suite heureuse, comme si cette chance avait fait partie de ses plans.
D'autres diront, et ont dit, qu'il était l'objet d'une spéciale protection d'En Haut, d'une grâce qu'il méritait et nous n'y contredirons pas.
Dans ce nouveau haut fait du franchissement du Rhin qu'il a précipité contre toute apparence de possibilité, il semble qu'il ait tablé sur ce qu'on appelle communément sa bonne étoile. Sans doute, le général de Gaulle (intuitif comme lui) lui a-t-il prescrit de forcer le passage dût-il l'exécuter sur des barques (ce qui n'était qu'une figure signifiant que l'opération devait être effectuée à tout prix) ; sans doute disposait-il de lieutenants particulièrement rompus à vaincre les difficultés, notamment dans la personne des généraux de Monsabert et Guillaume, et d'une sorte de magicien moderne dans celle du général Dromard commandant le Génie de l'Armée (qui ne mérita jamais autant son appellation).
Mais il semble qu'il ait appelé le miracle (ou du moins lé prodige) à la rescousse en lançant son injonction à Monsabert sans souci des délais minima ni de l'emplacement des unités précisément engagées dans une progression méthodique conçue en vue de l'entreprise, déjà audacieuse dans des conditions normales. La vérification de l'axiome militaire : Ordre, contre-ordre, désordre a été trop souvent faite pour qu'on se rende compte de la perturbation que l'accélération invraisemblable qu'il a exigée risquait de causer, car, en fait, elle constituait un grave contre-ordre.
Et il a osé le lancer. Et nul désordre n'en est résulté. Chance encore, peut-être, niais forcée, cette fois.
De très bonne heure, au matin du 30 mars, de Lattre s'envole de son P.C. de Guebwiller, en piper-cub, pour aller se poser à celui de Monsabert. Il tient à être sur place pour assister à une opération dont il avoue qu'elle est pas ordinaire, ce qui n'est qu'un euphémisme où perce déjà une robuste confiance.
La confiance en son étoile, peut-être.
En effet, les troupes destinées à passer sur la rive opposée ne sont pas aux emplacements requis pour effectuer le franchissement et les moyens à employer pour la tentative - qui doit être absolument une réussite - sont pratiquement inexistants.
La 1re D.B. possédait bien un matériel organique d'équipages de ponts. Le commandement du 6e Groupe d'années a ordonné qu'il soit mis à la disposition de la VIIe Armée U.S. qui compte le conserver pour son usage au moins jusqu'au 1er avril.
On a rassemblé en toute hâte tous les matériels de pontonniers et les moyens flottants de l'Armée, du 2e Corps d'armée et des divisions, ce qui a donné 55 bateaux M-2 (à propulseurs portant 12 hommes), 15 Stormboats (hors-bord d'assaut portant 6 hommes et susceptibles de foncer à 60 km-heure), 12 rubberboats (bateaux pneumatiques naviguant à la pagaie, pour 6 à 10 hommes ; et voilà pour le matériel mobile. C'est peu ! En fait d'éléments de pontage, il y a, pourtant, les bateaux et la travure nécessaires pour construire un pont de 10 tonnes long de 300 m. Ce matériel-là a eu pour origine, en bonne partie, le propos du général de Lattre au général Dromard après le passage du Rhône (que nous avons cité en son temps : Pensez dès maintenant au Rhin !) Et Dromard a aussitôt commencé, non seulement à penser, mais à effectuer le rassemblement des éléments d'un pont de 10 tonnes qu'il a baptisé modèle 44. Une partie est constituée par des pièces camouflées pendant l'occupation par le colonel du Génie Gressin. Le reste a été fabriqué à Chalon-sur-Saône par l'industrie locale. Tout ce matériel lourd est prêt depuis quelques semaines et les sapeurs sont impatients de le lancer. Enfin, le général Brooks, commandant le 6e Corps U.S., s'engage en parfait compagnon d'armes à mettre à la disposition de la 1re Armée française 100 bateaux M-2, 50 stormboats, 500 m. de pont Treadway et 100 m. de Heavy Ponton (pont lourd sur supports flottants pouvant porter 40 tonnes). Toutefois, ses livraisons ne pourront commencer que dans la soirée du 31 mars, donc avec près de 20 heures de retard sur la première tentative.
Le grand magazine Match a publié, dans son numéro spécial sur le Maréchal, une double page illustrée où de Lattre est représenté assistant, à la tête de ses généraux, au franchissement du Rhin par ses troupes. En dépit de son genre conventionnel, cette composition approche la réalité qui s'est produite.
Le général en chef n'est, en effet, pas retourné à son P.C. d'armée à Guebwiller afin de vivre intensément un événement qui ne s'est pas produit depuis 150 ans.
La première vague comprend la 2e D.I.M. et la 9e D.I.C. Mais ce sont les Algériens de la 3e D.I.A. de Guillaume qui passeront les premiers. De Lattre a une prédilection toute particulière pour ce général audacieux au sang-froid inébranlable qui a conservé sa vieille habitude marocaine de porter sur la tenue militaire la djellaba brune des Tahors. Leur amitié date du lointain Maroc de Lyautey et de Poeymiran et les victoires de Toulon, Marseille, Colmar, et surtout de Strasbourg, l'ont encore renforcée. Elle se teinte même d'une réelle gratitude du chef envers le subordonné qui a su lui ménager, par son habileté, le tromblon, sur le Rhin après son éclatant succès de la percée de la ligne Siegfried. De Lattre est donc allé s'installer au P.C. de Guillaume et ils ont discuté le coup comme autrefois, quand ils étaient tous deux capitaines, sans la moindre réticence. La nécessité de jeter sur la rive droite du Rhin des éléments de la 3e D.I.A., leur est apparue évidente, bien qu'elle n'eût à Spire que le 3e régiment de Tirailleurs, le 7e Chasseurs d'Afrique et le 3e Spahis, sans Génie, ni d'autre artillerie que les pièces des tanks-destroyers (des Cavaliers motorisés).
De Lattre appelle au téléphone le colonel Agostini qui ne commande le 3e R.T.A. que jusqu'au lendemain, car il vient d'être appelé à la tête de l'École inter-armes de Coëtquidan. Il faut que vous passiez cette nuit même, lui dit-il. Utilisez tous les moyens du bord. Demain, à l'aube, il faut que vous ayez du monde de l'autre côté... Bien qu'il ne dispose que de quatre bateaux pneumatiques, le régiment établira la première tête de pont. Le premier de ses rubberboats prend à son bord le sergent Bertout et dix tirailleurs du Corps franc du lieutenant Bouda, à 2 h. 30. Piloté par deux sapeurs du Génie, il part dans la nuit. À la pagaie, en quelques allers et retours, il fait passer fout le Corps franc sur la rive badoise. Quatre nouveaux rubberboats accélèrent les navettes. Avant le jour, une compagnie du bataillon Albouy rejoint Bouda. L'ennemi est stupéfait. Malgré le tir de son artillerie, la manœuvre continue, accélérée par sept bateaux propulsés. Les pertes de 4 M-2 coulés et le pilonnage de la plage d'embarquement suspendent l'opération qui reprend plus en aval. Bientôt, déployés en tirailleurs, nos hommes s'étalent sur 5 km de largeur et 3 km 500 de profondeur. Arrêtés faute de moyens, devant Altersheim, ils ont néanmoins assuré au Génie une sécurité suffisante pour qu'il entreprenne à la nuit la construction du pont de 10 tonnes dont le lancement avait été d'abord prévu à Germersheim.
Il faut aux hommes qui doivent, pendant la longue traversée de ces 250 m. d'eau, rester passivement sur les frêles rubber-boats ou leurs bateaux plats, un courage hors de la norme, car excepté les tout premiers qui ont bénéficié de la nuit complice et de la surprise ils ont été les cibles convergentes de tous les tirs allemands d'infanterie ou d'artillerie des blockhauss. Ils ont vu couler, flamber ou partir à la dérive ceux qui participaient avec eux à la terrible aventure. Encore, les combattants nourrissaient-ils l'espoir prochain d'une détente vengeresse, dès qu'ils pourraient bondir sur la berge opposée. Mais que pourrait-on dire du cran des sapeurs, des navigateurs ou pilotes de ces hors-bord, condamnés à leurs périlleuses navettes ? Beaucoup d'entre eux, notamment à l'occasion du passage de la 2e D.I.M., ont été tués à leur barre ou ont coulé avec leur esquif. Comme des marins de la flotte de guerre.
Et c'est le miracle que de Lattre escomptait. Fallait-il qu'il fût sûr de ses admirables subordonnés pour qu'il ait osé tenter l'impossible ! Les trois tètes de pont établies tout d'abord sur des aires restreintes s'étendent en taches d'huile. Non sans combats. Les Marocains de la 2e D.I.M. doivent repousser quatre contre-attaques successives avant d'aborder les casemates qu'ils enlèvent une à une, car c'est encore de la fameuse ligne Siegfried qu'il s'agit. Ils font tant et si bien que le 151e R.I. intercalé dans la division petit passer à l'abri de leur écran protecteur.
Plus au Sud, la 9e D.I.C. de Valluy a pareillement combattu et réussi. La 1re Armée française est à pied d'œuvre pour mener à bien le plan conçu par son général. Elle aura sa part de la Victoire.
Monsabert et Valluy exécutent à la lettre les instructions de leur chef. 2e C.A. et 9e D.I.C. foncent au cœur du pays de Bade.
Le 4 avril, les Coloniaux sont à Karlsruhe, Eltingen et Durlach, tandis que les Marocains de Carpentier et les Algériens de Guillaume, déployés en éventail plus à l'Est, ont atteint Bruchsal, Sickingen et Eppingen.
Ils ont foncé en trombe, à temps, pour éviter d'avoir à restreindre leur action, car peu de temps après le déclenchement de leurs manœuvres, le 6e Groupe d'armées a fait tenir à de Lattre des instructions limitant le rôle des Français à la couverture de la VIIe Armée américaine. Il est trop tard pour revenir en arrière et, d'ailleurs, la VIIe Armée ne sera que mieux couverte avec l'avance réalisée par son alliée française.
Peut-être le général Devers cru que, livrée à elle-même, l'armée de Lattre se heurterait en Forêt Noire aux mêmes difficultés que celles qui marquèrent ses débuts de la poche de Colmar. Il peut être rassuré et même satisfait, car, dès le 8 avril, de Lattre a atteint son objectif d'armée délimité par les vallées de l'Enz et du Neckar, sa droite descendant jusqu'à Radstatt.
Freudenstadt
Le chef de la 1re Armée française aurait pu être tenté par la perspective d'envahir le Wurtemberg. Sa liberté de mouvements, face à l'Est, le lui permettrait. Mais il la repousse. Il veut, avant tout, libérer Strasbourg du bombardement, car les Allemands canonnent la ville de la rive droite qu'ils tiennent encore en face d'elle. Le plan de de Lattre est de les en chasser et de libérer, du même coup, le Corps d'armée de Béthouard, immobilisé par la garde au Rhin et l'impossibilité actuelle de traverser le fleuve sur le parallèle de ses positions.
Avec le prochain concours du 1er C.A., de Lattre pourra viser le nœud stratégique de Freudenstadt, à l'orée est de la Forêt Noire. C'est le carrefour de toutes les voies d'accès qui conduisent vers le haut Neckar, le Danube et Constance. Il révélera son idée de manœuvre en temps opportun.
En attendant, Valluy découple ses unités : le groupement Bourgund encercle Radstatt pendant que celui de Landouzy se rabat dans le nord de la Forêt Noire où le 23e R.I.C., appuyé par un escadron de Chasseurs d'Afrique, s'empare, à Kuppenheim, d'un pont sur la Murg.
La prise de Radstatt donne lieu à de durs combats de rues, mais le groupement Burgund n'en fonce pas moins jusqu'à la Wantzenau, sur la rive droite du Rhin, et Sand, au sud-est de Kelil. Strasbourg n'a plus d'Allemands en face de sa berge le 15 avril et, déjà, les compagnies du 23e R.I., vieux régiment reformé avec les F.F.I. locaux, passent le fleuve avec des barques pour occuper Kehl. La rage allemande s'exprime par un bombardement de la capitale alsacienne. Mais ses canons ne pourront plus tirer longtemps.
Le 16 avril, le général de Lattre entre à Strasbourg par la porte de Kehl. En présence d'une foule délirante, il passe en revue le 1er C.A. impatient de prendre part à l'action. La prise d'armes n'est qu'un prétexte pour rassembler les unités du général Béthouard et les jeter en bloc au-delà du Rhin. Ses premier éléments, le 19e bataillon de Chasseurs et le 1er régiment de Spahis algériens traversent le fleuve sur des radeaux, le même jour.
Et c'est la manœuvre fameuse qui se déroule : les unités de la XIXe Armée allemande que de Lattre a constamment trouvées devant lui depuis son débarquement sont traquées, repoussées, tronçonnées par des attaques qui fondent sur elles de toutes parts. Elles ont beau se raidir, s'acharner dans la résistance, elles n'échappent pas à leur sort qui est fixé dès le 17 avril où Freudenstadt est atteint simultanément par nos éléments partis de l'est et de l'ouest de la Forêt Noire. La XIXe Armée est disloquée et au cours de l'exploitation du succès qui se prolonge jusqu'au 7 mai, le 18e Corps S.S. et le 64e Armee Korps sont encerclés et détruits pendant que tombent Stuttgart et Fribourg.
Stuttgart
Ce sont les deux Combat Command de Lavilléon et de Schlesser (5e D.B. de Vernejoul) qui sont entrés à Stuttgart en bousculant les barrages.
Tout d'abord, la grande ville dont les bombardements aériens ont éventré les immeubles, paraît une cité morte avec ses façades aux ouvertures béantes, ses chaussées défoncées et encombrées de débris. Nos blindés s'y promènent comme dans un immense cimetière dévasté.
Karlsruhe et Stuttgartt vous attendent, avait écrit le général de Gaulle au général de Lattre, si même ils ne vous désirent pas... Or, voilà que des décombres surgissent, aux yeux étonnés des occupants des chars, des hommes et même des femmes, toute une foule innombrable qui accourt vers les engins en manifestant la joie la plus débordante, l'émotion la plus intense. Elle porte des tenues loqueteuses aux marques infâmantes imposées par le régime nazi. Ce sont les anciens prisonniers, les anciens déportés du travail ou les anciens suspects. Les Français, à eux seuls, sont vingt mille dans cette masse qui salue la fin de ses souffrances en acclamant ses libérateurs. Certes, Stuttgart désirait l'arrivée des soldats de de Lattre par l'espoir que ces malheureux avaient mis en lui.
Toutes les nationalités d'Europe ou presque sont représentées dans ce rassemblement émouvant. Dans quelques groupes, on remarque des files piteuses d'Allemands. Ce sont des geôliers que leurs anciens captifs de cinq ans encadrent sous la menace de mitraillettes qu'ils ont réussi se procurer. Cependant, le nettoyage de la ville est loin d'être terminé. On tire encore un peu partout. Ce sont des détachements échappés de la Forêt Noire qui brûlent leurs dernières cartouches. Mais bientôt, les goumiers et le 4e R.T.T. arrivent, suivis du 49e R.I. de Pommiès et du 152e de Colliou. Les derniers débris du 64e Armée-corps ont perdu tout espoir d'échapper.
Le Danube
Le commandant Vallin, particulièrement cher au général de Lattre est le premier à atteindre le Danube à Tuttlingen, à la tète d'un groupement de la 1re D.B. Presque en même temps, le groupement Lebel arrive à Donaueschingen et I'hallali des restes de la XIXe Armée allemande se dessine hardiment, en dépit de la situation plutôt en l'air des éléments de la division blindée.
L'intérêt du Danube n'est pas celui d'une frontière ou d'une limite. On le saute (il n'est pas encore bien large) ou on le suit, car c'est la voie d'Ulmm et de Vienne.
De Lattre exulte au souvenir des victoires napoléoniennes qu'il connaît bien pour en avoir étudié les thèmes à Saint-Cyr, à l'École de Guerre et au Centre de Hautes Études Militaires (C.H.E.M.). Dans l'euphorie de sa victoire dont il sent que l'apothéose est proche, il décide d'en renouveler une : Vole sur Ulm, écrit-il à Béthouard en le complimentant amicalement pour sa rapide avance.
Il s'attend bien à ce que les Américains de Patch revendiquent la possession de la place forte qui vit l'Autrichien Mack capituler devant Napoléon, mais il tient à faire hisser nos couleurs sur la forteresse. Pour la gloire.
Pour l'intérêt, aussi, car il escompte de l'échange des territoires qu'il aura conquis des compensations qui lui permettront de franchir les Alpes et de pousser des forces en Autriche.
Ce n'est pas que le général craigne des desseins hostiles de nos Alliés. Mais un doute lui est venu quant aux limites futures de son armée et de celle du général Patch, à la suite de la réception d'un télégramme du 6e Corps U.S. fixant une ligne de démarcation bizarre, en S, qui priverait le 2e C.A. de toute la zone qu'il a prise au sud de Tubingen.
Pour éviter tout malentendu, de Lattre sollicite de Devers le redressement de cette limite. En même temps, il écrit à Patch en lui demandant instamment que la route Reutlingen-Sigmaringen soit laissée à ses détachements chargés de s'emparer par le plus court de Sigmaringen, son objectif d'armée. Il termine sa lettre en lui rappelant qu'il conserve toujours le brin de la fleur porte-bonheur, gardées en gage d'amitié.
Patch est fidèle, lui aussi. Il donne par téléphone son plein accord : la limite temporaire passe par Reuttlingen, Gammertingen et Sigmaringen, tous ces points à la 1re Armée française.
Les Américains marchent sur Ulm, eux aussi. Des deux côtés alliés, les conducteurs de chars appuient sur l'accélérateur. Le général Morris, chef de la 10e D.B. américaine à la surprise de trouver le groupement français Doré à Ehingen où il arrive, mais il ne s'en émeut pas. Entre blindés, dit-il, nous nous entendrons toujours, et il laisse sans difficulté les Français continuer à l'Est alors qu'ils coupent sa route qui le conduit au Sud. À Kellmuntz, le C.C. 2 de Lehr est rejoint par un C.C. américain. Le contact est si cordial que les deux formations mettent en commun leurs moyens respectifs pour franchir l'Iller en force. Un peloton de Chasseurs d'Afrique renforcé d'une section de zouaves arrivent les premiers devant Ulm, en avance de dix heures sur les unités américaines de la 44e D.I. Il est entendu que lorsque celles-ci arriveront, nos éléments participeront à l'assaut. Le 24 avril, les chars des cuirassiers et les zouaves sont, dès 15 heures, maîtres des quartiers situés entre le Danube et la cathédrale. Et, dans le soir, comme au 20 novembre 1805, nos trois couleurs montent sur la citadelle.
L'Incident de Stuttgart
Le 22 avril, le général Devers avait envoyé au général de Lattre un télégramme relatif à de nouvelles limites entre la 1re Armée française et la VIIe Armée. La ligne en passait par l'autostrade qui contourne Stuttgart par l'Ouest, mais sur l'instant, de Lattre n'avait pas jugé utile de discuter, tant les droits pour l'occupation de la capitale du Wurtemberg par des forces exclusivement françaises lui paraissaient incontestablement acquis. Au surplus, Stuttgart avait été donné comme objectif à de Lattre par Devers, lui-même, le 4 avril. Aussi, lorsque, le 23, Monsabert fait savoir à son chef qu'une division américaine annonce pour le lendemain son entrée dans la ville, de Lattre fait part de son étonnement au Commandant du 6e groupe d'Armées. Il considère que, puisque tout combat a cessé dans cette région, il n'est plus sur le plan opérationnel mais sur le plan politique et qu'en conséquence, il relève, pour Stuttgart, non plus du Commandement militaire mais du Gouvernement français. Il télégraphie donc au général de Gaulle et lui envoie, de plus, un rapport qu'emporte à Paris le lieutenant-colonel Beaufre. Le 21 avril, Devers réitère l'ordre d'évacuation de Stuttgart, tout en offrant à de Lattre d'y organiser une cérémonie célébrant la prise de la ville. Mais la réponse du général de Gaulle contient des instructions formelles : Je vous prie de maintenir une garnison française à Stuttgart et d'y instituer tout de suite un gouvernement militaire. Aux observations éventuelles des Américains, vous répondrez que les ordres de votre Gouvernement sont de tenir et d'administrer les territoires conquis par nos troupes jusqu'à ce que la zone d'occupation française ait été fixée entre les gouvernements intéressés, ce qui, à votre connaissance, n'a pas encore été fait. Ce texte est aussitôt communiqué au général Devers.
Le 26 avril, le S.H.A.E.F. renouvelle au 6e Groupe d'Armées l'ordre d'occuper Stuttgart et d'y mettre un gouvernement militaire. Le général Guillaume emploie toute sa diplomatie à décourager amicalement les unités U.S. qui se présentent pour prendre la place des siennes. Mais tandis que le général de Lattre écrit au général Devers pour le convaincre de rester sur un statu quo jusqu'à décision des gouvernements, le chef américain adresse au Commandant de la 1re Armée un télégramme très vif provoqué par des renseignements dont l'inexactitude sera reconnue par la suite, et dans lequel il affirme que la situation à Stuttgart est chaotique et que nos troupes ne sont plus du tout tenues en mains.
Le 27, un nouveau télégramme du général de Gaulle confirme ses dispositions précédentes et informe en outre le général de Lattre que le gouvernement français proteste auprès du gouvernement américain par voie diplomatique au sujet du fond et de la forme de l'incident créé par le commandement allié.
Enfin tout s'arrange dès le lendemain, 28 avril, où le général de Gaulle annonce au Commandant de la 1re Armée française que le général Eisenhower lui a écrit qu'il s'accommodait, bien qu'à regret, du maintien de nos troupes à Stuttgart.
Il s'est produit, en l'occurrence, une de ces frictions entre le pouvoir politique et l'autorité militaire à peu près inévitables, surtout lorsque le premier voit approcher la période où la paix lui rendra sa prépondérance. Le maréchal Foch avait eu, avec les gouvernements alliés de 1918, les mêmes tensions qui ont opposé le général Eisenhower à notre gouvernement provisoire.
Sitôt la solution intervenue, Devers s'est efforcé d'en appliquer la décision en y apportant toute la cordialité propre à effacer la mésentente qui ne l'avait opposé à de Lattre que parce que le conflit les dépassait l'un et l'autre.
L'Hallali
Il ne faudrait pas croire que l'avance de la 1re Armée française vers le lac de Constance et le Tyrol s'est réduite à un simple raid parce qu'elle s'est accomplie à toute allure. Les débris épars de la Wehrmacht ont résisté jusqu'au dernier jour et certains se sont sacrifiés avec un héroïsme qu'il convient de reconnaître. Seule la randonnée le long du rivage nord du lac de Constance fut sans accrochage, parce que les derniers contingents en retraite ont tout abandonné pour se regrouper à l'abri des contreforts alpins du Tyrol dans un dernier essai de constitution d'une armée fantôme, la 21e. De Constance à Lindau, ce sont des agglomérations pavoisées que nos troupes ont traversées. Non seulement des drapeau blancs des redditions, mais même des couleurs wurtembergeoises et bavaroises.
Ensuite, la progression se poursuit en douche écossaise avec l'accueil plutôt sympathique des populations et celui, hérissé de feux, des derniers S.S.
Le 3 mai, une patrouille pénètre dans la principauté de Lichtenstein et son chef reçoit les compliments de la princesse elle-même. Le 4, les premiers plénipotentiaires de la 24e Armée allemande se présentent sur la route de l'Arlberg. Ils sont dirigés sur le P.C. du général de Lattre à Uberlingen, niais les opérations n'en sont pas arrêtées.
Enfin, dernier exploit, un détachement de la 2e D.I.M. emmené par le commandant de Castries réussit à franchir le massif de l'Arlberg, bien que la vallée de Landeck, seule voie normale d'accès, lui soit interdite parce qu'elle est incluse dans le secteur américain. Il a réalisé son raid de 120 km. en partie dans 2 mètres de neige, a franchi à 2.550 mètres la crête de Widderstein, est redescendu sur Warth et remonté à 1.900 mètres à Stuben. Au passage de Baad, le commandant a reconnu parmi les curieux l'ex-Kronprinz d'Allemagne. Il l'a aussitôt envoyé sous escorte à Lindau où le général de Lattre le traitera selon ses mérites. Puis il a occupé Saint-Anton et a pris contact, au sud du massif, avec les Américains ébahis.
Le même jour, la division Marocaine de Montagne couronne le Voralberg, tandis que quelques chasseurs du 1er Choc conduits par le lieutenant Crespin montent au sommet de l'Arlberg et y plantent le drapeau tricolore.
Partout dans les plaines, les vallées et les villes et les villages, les clairons sonnent le cessez le feu.
XI
La signature de la France
Dans la nuit du 6 au 7 mai 1915, le général allemand Jodl a apporté à Reims la capitulation de toutes les forces du Reich à une délégation alliée composée des généraux Bedell Smith, Britannique, Suslaparov, Russe, et Sevez, Français. Ce dernier, on s'en souvient, commanda la 4e Division Marocaine de Montagne du débarquement à décembre 1944.
En apprenant l'événement, le général de Lattre est surpris. Depuis le 4 mai, en effet, il conservait le télégramme officiel le désignant pour signer au nom de la France acte de capitulation ou déclaration de cessation d'hostilités. Mais un nouveau télégramme du général de Gaulle lui explique la raison de sa non-participation à la séance. ... Étant donné grade et personnalité du général Bedell Smith et puisque le général Montgomery ne signait pas, il n'aurait pas convenu que vous fussiez derrière Bedell, etc...
- stop. À tout prendre, je pense qu'il est mieux d'être le vainqueur que le signataire - stop. Amitiés. Général de Gaulle.
L'enthousiasme règne à Lindau, au P.C. du général de Lattre où généraux et bon nombre de colonels se disposent à dîner fraternellement, tous ensemble avec leur chef. Mais voilà qu'arrivent à l'hôtel plusieurs personnages politiques et militaires français, déportés par les Allemands et que les Américains viennent de délivrer. Le général, aussitôt averti, quitte ses hôtes pour aller les saluer. À cet instant, un nouveau message de Paris lui est remis qui lui ordonne de mettre en état d'arrestation celles de ces personnalités qui ont, à un moment quelconque, rempli une fonction auprès du gouvernement de Vichy. Ce document désigne nommément le général Weygand.
Justement, c'est l'ancien généralissime que de Lattre aperçoit le premier dans le hall de l'hôtel. Mnme. Weygand l'accompagne. Il court au-devant de son ancien subordonné, l'étreint et le félicite avec émotion. J'espère qu'on va vous nommer Maréchal, lui dit-il.
Bouleversé, de Lattre se garde de lui communiquer l'ordre du Gouvernement. Il parvient à dissimuler son trouble et conduit son vieux chef jusqu'à sa chambre en lui promettant de ne pas tarder à revenir le voir plus tranquillement. Puis, il s'entretient successivement avec le président Paul Reynaud, avec le président Daladier, le général Gamelin, M. Cailland et sa femme, sœur du général de Gaulle, MM. Michel Clémenceau, Léon Jouhaux, Jean Borotra...
Vers 1 heure, il se résoud à prévenir l'ancien Secrétaire d'État aux Sports des instructions qui le concernent .Il est près de retourner auprès du général Weygand lorsqu'un officier lui apporte un nouveau télégramme extrême urgent de l'état-major de la Défense Nationale. Il s'agit, cette fois, de la désignation du chef de la 1re Armée française par le général de Gaulle pour participer à la signature solennelle de la capitulation à Berlin et des conditions de cette participation. Il faut bien que le général de Lattre se résigne à communiquer à son ancien chef les ordres qui le concernent. Le mandat envoyé par Paris est catégorique. Il prescrit au commandant de la 1re Armée française de s'assurer de la personne de l'ex-généralissime et de le faire transférer à Paris sous escorte. Le texte a même prévu la répugnance que de Lattre éprouverait à s'acquitter de cette pénible mission, car il a spécifié qu'elle devait être remplie quels que soient les sentiments personnels que l'ancien officier d'état-major a pu conserver pour le récent libéré des geôles allemandes. Ces sentiments sont restés en effet ceux d'une très haute estime, d'une affection déférente, d'une reconnaissance toujours vive. De Lattre n'a pu oublier ni les débuts à l'état-major général où Weygand l'a traité en élève préféré, ni la remise de la plaque de grand-officier que, ministre de la Guerre, Weygand a tenu à effectuer lui-même après avoir rédigé de sa main le texte de sa citation du jeune commandant de la 1e D.I. Mieux encore, s'il se peut, il a conservé exactement la mémoire des conversations qu'il a eues en Alger après l'armistice, alors qu'il était commandant supérieur des Troupes de Tunisie et Weygand commandant en chef de l'Afrique du Nord. Il a pu alors mesurer la profondeur du patriotisme du glorieux grand chef comme il a pu. d'autre part, juger le rôle prépondérant que l'ex-généralissime a assumé dans la remise sur pied d'une armée nouvelle échappée au désastre, cette armée qui a pu jouer un rôle important dans la campagne de Tunisie de 1913 et se couvrir de gloire avec Juin de Cassino à Rome.
Tout à l'heure encore, il était si remué, si heureux, si cordial... Pourtant, nulle autre issue que le coup à porter ! À deux heures, de Lattre frappe à l'entrée de la chambre entr'ouverte de Weygand qui s'est quelque peu énervé. Il montre l'ordre dont il est porteur et, tout aussitôt, il s'emploie à atténuer le choc par des manières dont il sait user mieux que personne. Il n'y aura pas d'arrestation. Aussi bien n'y aurait-il personne, dans la 1re Armée française pour l'exécuter, affirme-t-il. Sa voiture personnelle sera à la disposition du général Weygand jusqu'à Paris et le commandant Borie, de l'état-major, restera aux ordres du général pour l'accompagner. Parachevant ces mesures respectueuses, de Lattre dit à Weygand, que le lendemain, à l'heure qu'il fixera lui-même, les honneurs lui seront rendus par les Chocs avec leur drapeau. Et peut-être le vieux général a-t-il conservé plus précis le souvenir de ce départ plutôt que celui de l'injustice criante dont il fut la victime.
À trois heures du matin, de Lattre regagne son P.C. sans avoir dîné. À 5 heures 30, son officier d'ordonnance lui apporte un télégramme du 6e Groupe d'Armées le prévenant, d'ordre du S.H.A.E.F., qu'un avion spécial l'attend à Mengen à 9 heures et qu'il devra être rendu à Berlin-Tempelhof au plus tard à midi.
Aussitôt, il convoque son chef d'état-major, le colonel Demetz et le capitaine Bondoux, son chef de cabinet. Trois piper-cub les transportent à Mengen (à 60 km. de Lindau). Ce n'est qu'à 10 heures que le Dakota de commandement arrive. Il est vide. Le général regrette de n'avoir pas amené une suite plus nombreuse d'officiers, de reporters et de photographes français. Mais le télégramme avait précisé qu'une place était réservée pour un officier accompagnant le général.
L'appareil se pose vers midi près de Magdebourg. Ce sont les ordres reçus par le pilote. À partir de ce point, les avions de chasse doivent escorter le Dakota. C'est le renseignement qu'un officier soviétique donne au général en lui conseillant d'attendre le retour des chasseurs qui viennent de s'envoler en encadrant les délégations anglaise et américaine. De Lattre passe outre et exige de repartir. Il atterrit à Tempelhof à midi et demi. Un groupe d'officiers russes le salue à sa descente d'avion et lui demande... d'attendre. Le général Sokolowski, adjoint au maréchal Joukov, chargé d'accueillir les délégations, est occupé à recevoir les précédentes. Il se présente enfin, calme, déférent. Un bataillon rend les honneurs, défile en un bloc massif devant le général français qui s'impatiente. Il est le seul. Personne ne se presse, autour de lui. Enfin, deux voitures se rangent près de lui et l'emportent avec sa suite, augmentée d'officiers russes, vers le P.C. de Joukov, à travers les ruines de 'la capitale. Après une course de trois quarts d'heure, arrêt devant des pavillons de la banlieue de Karlshorst où le maréchal russe a installé son Q.G. Demetz et Bondoux, envoyés aux renseignements, reviennent. Ils ont appris de correspondants de guerre anglo-saxons que l'adjoint d'Eisenhower, le maréchal de l'Air britannique Tedder est arrivé depuis une heure en même temps que le général d'aviation américain Spaatz et de l'amiral anglais Burrough. Tous sont logés, comme le général de Lattre, dans des pavillons identiques, de même que Keitel, le maréchal du Reich.
Demetz est reparti en quête d'interprète, car les nouveaux venus sont littéralement noyés au milieu d'un flot soviétique où l'on ne parle que le russe. Il finit par découvrir un officier-interprète et de Lattre peut enfin demander par son intermédiaire à être reçu par le maréchal Joukov ou l'Airmarshall Tedder. En vain : ces hautes personnalités sont occupées ou se reposent. L'accueil est singulier ! Il faut que le chef de la 1re Armée française fasse appel à tout son sang-froid pour ne pas éclater, d'autant plus qu'il ne se juge en cause qu'en qualité de représentant de son Pays. Il se remémore les Russes qu'il a connus et se souvient du général Vassilief qui était attaché militaire auprès du Gouvernement d'Alger. Il s'informe. Vassilief est, en effet, au Q.G. soviétique de Berlin. De Lattre le fait avertir de sa présence. Le général russe accourt, se montre très cordial et pro-met d'intervenir. Il tient parole et, peu de temps après, la délégation française est introduite dans une villa où le maréchal Joukov converse avec les autres représentants alliés. Malgré l'amabilité de l'accueil, de Lattre voit bien, lorsqu'il a exposé la nature de sa mission, que le commandant en chef soviétique n'a même pas été prévenu de la participation française à la cérémonie de la signature. Mais, très courtoisement, il déclare que si personne ne s'y oppose, il accepte bien volontiers que la France signe et il va faire établir les protocoles en conséquence. Tedder donne son approbation. De Lattre peut repartir rassuré en attendant l'ouverture de la séance solennelle.
La curiosité le prend de visiter la salle où l'acte historique doit avoir lieu. Curiosité opportune, car elle lui permet de constater que trois drapeaux seulement la décorent : le soviétique au centre, flanqué par l'américain, et le britannique. De français, point.
Évidemment, la France est traitée en parente pauvre. Les Alliés se souviennent de sa défaite de 40 (subie solidairement avec la Grande-Bretagne, il est vrai) et ils se rappellent encore davantage le temps de collaboration de l'État français et du Gouvernement de Vichy. Quant à l'action de la Résistance et de la 1re Armée française, ils la tiennent visiblement pour secondaire au regard de celles des masses soviétiques et des groupes d'armés U.S. La considération témoignée aux Britanniques est justifiée par l'appui constant de la Home Fleet et la part que Montgomery a prise à la victoire depuis El Alamein jusqu'à la ruée finale. La France n'a pas assez aidé au résultat pour mériter un drapeau !
C'est compter sans le général de Lattre. Cette fois, il ne se contient plus. Il fait remarquer d'abord la regrettable absence de nos trois couleurs, puis il exige qu'elles figurent à égalité avec les emblèmes alliés. Il est convaincant, péremptoire, autoritaire, même. On ne trouve pas de drapeau français ? Il 'n'y a qu'à en fabriquer un. Et on s'exécute. Un ex-pavillon nazi fournit le rouge et on tire le bleu d'une combinaison de mécanicien. Une toile blanche complète le tout. De Lattre ne 'veut pas se retirer avant que le drapeau improvisé soit en place. Sage prudence : c'est le pavillon hollandais qui aurait été à l'honneur car les bandes ont été cousues dans le mauvais sens. Il faut recommencer le travail. Enfin, le drapeau français est installée dans le faisceau entre l'américain et le britannique. Le soviétique y gagne une place en évidence car il surmonte les autres. De Lattre aurait pu soulever encore la question des protocoles établis en russe, en anglais et en allemand seulement. Il renonce à réclamer une expédition dans sa langue, pour en finir.
C'est de Vichinsky, récemment arrivé, que viennent de nouvelles difficultés. Il admet la signature de de Lattre au nom de la France, mais il s'oppose à celle de Spaatz pour les U.S. sous le prétexte que Tedder, quoique Britannique, représente le généralissime U.S. Eisenhower. On finit par adopter une solution bizarre où la Grande-Bretagne ne sera pas représentée de jure puisque Joukov et Tedder signeront comme parties contractantes et de Lattre et Spaatz comme témoins.
Enfin, la cérémonie peut se dérouler sans autre anicroche. Il y aura bien certaines anomalies de tenues, Joukov et ses généraux ayant arboré leurs uniformes de gala, toutes décorations au vent, Tedder et Spaatz se contentant de vareuses de ville, de Lattre de son battle-dress et Vichinsky de son complet veston. Tout le monde s'en accommode.
Minuit six. Joukov préside. Tedder et Vichinskv sont à sa droite. Spaatz et de Lattre à sa gauche. Quelques mots de bienvenue sont adressés par le maréchal aux représentants alliés qui donne ensuite l'ordre d'introduire la délégation allemande.
Minuit dix. Le maréchal Keitel se présente, claque des talons et salue de son bâton. Il est en grande tenue grise à parements rouges ; insignes de col et pattes d'épaules en torsades d'or ; croix de fer d'émail noir, d'argent et de diamants. Il jette un coup d'oeil circulaire, aperçoit le quatrième drapeau et le général de Lattre et murmure à mi-voix : Ach Il y a aussi les Français ! Il ne manquait plus que cela ! Personne ne lui répond, mais dans un instant, de Lattre saura le remettre à sa place, d'un geste.
Le général Stumpf, successeur de Goering à la tête de la Luftwaffe et l'amiral von Frendenburg l'accompagnent, suivis par six officiers de marine et de l'aviation. Il y en a aucun de la Wehrmacht.
À la demande de Joukov, Keitel exhibe ses pouvoirs. Il réclame un délai de 24 heures pour faire cesser le feu sur tout le front. Joukov hausse les épaules : Cette demande a déjà été rejetée. Pas de modification. Avez-vous d'autres observations à présenter ? Non, - Alors, signez. Keitel va prendre place au bout de la table, à côté du général de Lattre. Il a vissé un monocle dans son orbite et déposé son bâton et sa casquette devant son voisin. S'il a eu l'intention d'une provocation, il se trouve vite quinaud, car le chef de la 1re Armée française se contente d'un geste de la main, désinvolte mais significatif, enjoignant au maréchal allemand de mettre ailleurs son insigne et son couvre-chef. Keitel s'exécute car l'expression du visage de de Lattre lui montre bien qu'il ne tolérerait pas qu'il ne le fit point. Puis, il signe sous le regard satisfait du représentant de la France. Stumpf et von Frendenburg signent après lui.
Puis, la délégation allemande s'étant assise derrière une autre table, les protocoles sont apportés au maréchal Joukov. Dans l'ordre, Joukov, Tedder, Spaatz et de Lattre signent à leur tour. Keitel se lève, salue du bâton et sort avec sa suite.
C'est fini. Il est minuit 45.
Après l'acte solennel, la réjouissance. Mais la réjouissance officielle qui comporte une part importante de cérémonial et, notamment, des discours des deux principaux convives, Joukov et Tedder. Là aussi, la Grande-Bretagne est absente de jure puisque l'Airmarshall doit lire un texte au nom d'Eisenhower. Mais la France sera présente, encore une fois grâce à de Lattre.
Une heure 45. Dans la salle de la signature, des nappes damassées couvertes de cristaux, de porcelaines, d'argenterie, de zakouskis et de bouteilles où la vodka le dispute aux vins du Caucase, ont remplacé les classiques tapis verts. De Lattre est placé entre les généraux russes Malinovski et Sokolovski, à quatre sièges de Joukov. Les convives se sont à peine installés que le maréchal russe se lève et lit un discours. Derrière les officiers étrangers, des interprètes se penchent et traduisent les phrases à mi-voix entre les pauses que l'orateur multiplie à propos. Il s'agit de la gloire du maréchal Staline et de l'Armée Rouge, du Président Roosevelt et des U.S.A., de M. Churchill et de la Grande-Bretagne. Pas un mot pour le général de Gaulle et pour la France.
De Lattre fait remarquer cette omission à son traducteur et lui demande s'il a bien tout compris. L'officier-interprète répond par l'affirmative.
Le service commence aussitôt. Systématiquement, de Lattre refuse tout ce qui lui est présenté. Sokolovski s'inquiète et, par le truchement de l'interprète, il fait demander à son voisin s'il est souffrant. De Lattre fait répondre qu'il se porte très bien mais qu'il ne peut pas prendre part aux agapes alors que dans une réunion aussi solennelle on omet de parler de sa Patrie. Sokolovski fait dire à son tour qu'il comprend. Alors, de Lattre prie l'officier-interprète de rapporter son propos au général Malinovski en lui demandant de le transmettre à Joukov. Malinovski n'est en effet séparé de son chef que par le général Spaats. Malinovski fait la sourde oreille et de Lattre insiste, toujours par personne interposée.
Mais voilà que Tedder se lève. Lui aussi lit un texte qui ne comporte pas davantage un seul mot pour la France. Toutefois, à la fin de son toast, il improvise quelques mots amicaux à l'adresse personnelle de de Lattre qui feint de n'avoir pas entendu. Ce n'est pas pour l'oubli de sa personne qu'il a adopté son attitude, mais pour l'oubli de son Pays. Et, derechef, il renvoie l'interprète à Malinovsi pour la troisième fois. Ce dernier se lève, va parler à l'oreille de Joukov et, retournant à sa place, il fait traduire à son voisin que le maréchal lui fait dire qu'il pourra bientôt boire et manger.
Vite après, Joukov se lève et annonce qu'il tient à porter un toast spécial à la France. Il n'oublie, cette fois, ni le général de Gaulle qui a personnifié l'esprit de Résistance de sa Patrie, ni l'Armée française qui a su se reformer malgré l'invasion et qui a contribué pour une large part à la victoire des nations alliées.
Marseillaise, salle debout, applaudissements.
De Lattre répond, dit son émotion et sa fierté d'avoir participé, au nom de la France à la signature et il ose ajouter que la victoire n'aura son sens et sa valeur que dans l'union des Alliés. Les interprètes traduisent en russe, maintenant. Le général termine en levant son verre au nom de la France et de l'Armée française à la santé des maréchaux Staline et Joukov et à l'Armée Rouge.
Après une grande ovation, M. Vichinsky tient aussi à honorer spécialement la France dont il rappelle qu'elle fut le berceau de tous les soulèvements populaires et il établit un parallèle entre les volontaires de 1792 et les maquisards. Et, comme un interprète traduit ses paroles en français, le ministre le reprend deux fois pour inexactitudes.
Le banquet se prolonge pendant six heures dans une atmosphère de cordialité sans nuages. On y boit ferme. À la russe. En vidant les verres de vodka avant et après chaque toast. Il y en eut 27. Pas un allié, si petit fut-il, ne dût être oublié.
Exténués, le général .et ses deux officiers regagnent leur pavillon où ils se laissent choir sur des matelas posés à même le sol pour se reposer. Lorsqu'à 9 heures le factionnaire russe le réveille, le général s'aperçoit qu'il est recouvert d'une capote de troupe qu'un soldat a dû poser sur lui pendant son sommeil.
Sur le terrain de Tempelhof, les généraux Sokolovski et Vassiliev, escortés d'autres généraux russes de moindre relief, accompagnent le général de Lattre jusqu'à son avion dont les hélices tournent déjà.
Stuttgart, 13 mai. La 3e D.I.A. du général Guillaume célèbre la fête nationale de Jeanne d'Arc. Le général de Gaulle y assiste et remet la Médaille militaire au général de Lattre et la Grand'Croix de la Légion d'honneur au général de Monsabert. Le général Devers, commandant le 6e Groupe d'armées, a tenu à être présent, accompagné du sympathique et compréhensif colonel Cabot Lodge, sénateur du Massachussets. Cette participation aux réjouissances françaises dans le cadre d'une ville conquise par les troupes de de Lattre est le coup d'éponge que le chef américain a tenu à passer personnellement sur l'incident de la fin avril.
Une nouvelle période s'était ouverte : celle de l'occupation. Les justes exigences du général de Lattre en matière de tenue militaire sont trop connues pour que nous y insistions. Il obtint de ses troupes une discipline stricte et une allure impeccable, même élégante, car il prisait le chic.
On ignora dans l'ensemble de la France l'exemple
réconfortant de cette jeunesse en uniforme. Les rares témoins de son épanouissement en furent tous surpris et, pour la plupart, émerveillés. La visite du général de Gaulle à Stuttgart se prolongea jusqu'au 20 mai et prit fin à Oberstdorf, au pied des Alpes bavaroises par une grande revue de nos corps d'armée. Puis, successivement, S.M. le Sultan du Maroc, S.A. le Bey de Tunis, le général suisse Guisan et de nombreuses personnalités furent reçus au P.C. de la 1re Armée français Rhin et Danube dont de Lattre voulut que le blason fut celui de la ville de Colmar parce que la victoire de Colmar avait été la plus chèrement payée.
Le général de Lattre acquit en peu de temps une réputation de faste qui se répandit d'autant mieux en France qu'il n'était pas, comme pour ses victoires, de concurrence plus ostensible. En particulier, la réception qu'il organisa en l'honneur du général Devers, qui fut son hôte à Constance et à Lindau à l'occasion de ses adieux consécutifs à la dissolution du 6e Groupe d'armées, fit sensation. La retraite aux flambeaux qui s'y déroula fit parler d'elle jusqu'à Paris et jusqu'en Amérique parce que 2.000 goumiers porteurs de torches y formèrent la haie au passage du chef américain. Et pourtant, l'étalage de ce faste, voulu par le chef de l'Armée Rhin et Danube correspondait à une politique et non pas à une égoïste satisfaction personnelle. Elle était destinée à toucher les Allemands eux-mêmes, car c'était eux les observateurs les plus attentifs des faits et gestes d'une Armée française dont la propagande nazie leur avait fait croire qu'elle n'était qu'un ramassis de gens indisciplinés et d'hommes de couleur à demi-sauvages. Par l'intérêt spectaculaire qu'il suscitait en particulier chez les jeunes (dont les esprits avaient été déjà façonnés par les lourdes mises en scène nazies) il comptait les désintoxiquer et les amener à un climat de compréhension.
Par ailleurs, de Lattre ne s'en tint pas seulement à des manifestations de panache. Son armée, tout en maintenant l'ordre dans les régions qu'elle occupait, entreprit la récupération de l'énorme butin prélevé par les Allemands dans nos usines et le rapatriement des centaines de milliers de détenus français ou alliés qui se trouvaient dans sa zone.
Pour sa part, le général organisa des camps d'accueil de déportés, puis il les transforma en camps de séjour où les femmes et les enfants furent invités à rejoindre leurs maris. La création des colonies de vacances Rhin et Danube en découla et des milliers d'enfants de la banlieue parisienne en profitèrent.
Le 5 juin, le général de Lattre retourna à Berlin, envoyé par le Gouvernement pour inaugurer les travaux de la Commission de Contrôle quadripartite et en signer l'action d'organisation.
Le 14 juillet, il fut à Paris, où la population salua l'Armée Rhin et Danube dont les détachements défilèrent de l'Arc de Triomphe à la Bastille, par une ovation délirante.
Dix jours plus tard, il apprit (d'abord par la radio) la dissolution de la 1re Armée française et la nomination du général Kœnig aux fonctions de commandant en chef français en Allemagne et celle du général Béthouart en Autriche.
Le 27 juillet, il accueillit son successeur à Lindau et le 4 août, à Kehl, il fit ses adieux à son Armée en saluant tous ses drapeaux rassemblés, face à Strasbourg qu'il avait deux fois sauvé : de la réoccupation et du bombardement.
XII
RÉORGANISATEUR ET DIPLOMATE
Mouilleron-en-Pareds vit passer côte à côte les de Lattre de Tassigny de trois générations avec Bernard, le plus jeune des médaillés militaires, brigadier-chef du 2e Dragons ; Jean, le général, de la seconde Revanche; et Roger, un des doyens des maires de France.
Son repos ayant pris fin, le vainqueur de Colmar et de Freudenstadt fut nommé Inspecteur général de l'Armée de terre. Le titre ne correspondait pas à la fonction aux attributions encore indéterminées. Mais celui de chef d'état-major général de l'Armée de terre qu'il eut ensuite, le 29 novembre 1945, poste-clé de l'organisation de l'Armée, lui permit de se lancer dans une activité nouvelle. Il voulut une armée rénovée en tenant compte de ce que les derniers combats de 1945 avaient appris et il exposa dans ses Directives pour l'Instruction ses conceptions sur les trois éléments de base de la guerre moderne : l'homme, le moteur, les transmissions.
Ses vues parurent révolutionnaires aux yeux d'officiers chevronnés qui s'attendaient à ce que la vie militaire reprit son cours selon les normes de l'avant guerre. Mais précisément, un des objectifs envisagés par le nouveau chef d'état-major général était de désencaserner l'armée, d'enlever les soldats aux murs épais, aux chambrées malsaines et incommodes, aux réfectoires douteux, aux bâtiments massifs et laids. Il voulait également soustraire hommes et cadres à l'ambiance déprimante des villes, à leurs plaisirs dégradants.
C'est dans ce but qu'il fit construire des camps légers où chaque bataillon disposa d'un ensemble de bâtiments se subdivisant, comme dans un village, en hameaux (compagnies) et en sections (fermes). Évidemment, terrains de sports et de jeux, douches, cuisines, foyers, bibliothèques complétèrent les villages et en constituèrent les attractions saines. On retrouvait dans ces compléments l'esprit qui avait poussé le capitaine Lyautey à organiser son escadron-modèle de Saint-Germain.
Mais de Lattre innova surtout en faisant exécuter des exercices dans l'ambiance du combat, c'est-à-dire en donnant aux recrues l'impression qu'elles couraient un danger. Il y eut une piste du risque où les hommes durent apprendre à progresser en rampant sous des tirs réels. Puis intervenaient les techniques : celles des armes automatiques et des moteurs en particulier. Celle aussi des transmissions, sans lesquelles la manoeuvre dans la bataille réelle est impossible. Pendant plus de deux ans. nous eûmes un certain nombre de soldats et de cadres dressés par ces méthodes et il est permis de croire que la rapide adaptation de nos volontaires du Bataillon de Corée ou du Corps expéditionnaire d'Indochine fut dûe à l'instruction et à l'entraînement de ces camps légers.
Naturellement, après avoir lancé ses Directives, poussé la construction de ses installations et reconstitué, en somme, ses nouvelles écoles de cadres, comme à Opme et à Douera, le général de Lattre tint à ce que ses fonctions d'instructeur ne fussent pas de pure forme. Il refit le chien de berger comme aux temps devenus lointains des groupes mobiles du Moyen-Atlas, mais avec une autorité accrue. Il fut craint, principalement par les officiers supérieurs qu'il avait coutume de rendre responsables de l'état de leurs unités.
Le président Pleven a ainsi défini cette particularité du caractère du général : Quand on veut connaître la valeur d'un métal, ce n'est pas avec un gant qu'il faut frapper, mais avec un marteau. Le mot est de Napoléon. Le général de Lattre l'avait fait sien...
Un de ses officiers a écrit que partout où il avait été, il avait traversé son régiment, sa division, son armée comme un boulet... Il terrorisait quelquefois, mais il fécondait. Chacun, au cours de la tempête, se cabrait, puis faisait oraison et, tôt ou tard, devait reconnaître de bonne foi que le général avait vu juste, qu'il avait décelé d'emblée la faille d'un individu, d'un dispositif stratégique, d'une collectivité. Le coup d'œil du général de Lattre était inexorable.
Mais les casernes tinrent bon. Elles avaient, aux yeux des ministres, l'avantage d'exister, toutes vieilles et périmées qu'elles fussent pour la plupart. Les camps légers du général de Lattre ne furent et ne sont encore que des prototypes, bien que la supériorité de leur système ait été largement prouvé. N'importe, le général a pu esquisser les lignes du service militaire de demain.
En Amérique Latine
L'étranger s'était rendu compte - peut-être mieux que la Métropole - de la valeur exceptionnelle du vainqueur de Toulon et de Marseille, de Colmar et de Freudestadt. L'Armée argentine tint à lui témoigner son admiration et l'invita, en octobre 1947, à lui faire une visite de plusieurs jours. Le gouvernement français autorisa, naturellement, ce voyage qui ne pouvait que servir notre propagande et le général emmena dans son avion un état-major réduit composé du colonel Redon, des commandants Goussault et Costa de Beauregard, de Me Bondoux qui, pour la circonstance, reprit ses fonctions de chef de cabinet et revêtit son uniforme de chef de bataillon ; de Bernard, frais émoulu des Écoles de Coëtquidan et de Saumur et promu officier d'ordonnance, et de l'adjudant-chef Bey, chauffeur attitré du général. Mieux qu'un état-major, c'était une équipe de jeunes vétérans de la Libération et de Rhin-Danube.
La réception enthousiaste des chefs et des officiers de l'armée argentine incita le gouvernement de Buenos-Aires à offrir au général d'être son hôte officiel. Informé, Paris chargea alors de Lattre d'une mission économique, le transformant ainsi en représentant diplomatique extraordinaire. Nous n'insisterons pas sur le caractère exact de cette mission, au surplus confidentielle. Toujours est-il qu'elle réussit à la satisfaction des deux pays. Après quoi, le président et Mme Peron, outre les fêtes qu'ils donnèrent en l'honneur de leurs invités, leur firent connaître le séjour enchanteur de Bari Loche, perle du lac Nahualuapi, l'un des grands lacs patagons. La mission devait ensuite assister à une grande revue de la division andine, l'une des plus belles unités de l'armée argentine, rassemblée à Mendoza, au pied des Andes, à l'occasion de l'anniversaire de la mort du général San Martin, le libérateur de l'Amérique du Sud. L'avion du général aborda le terrain devant 20.000 hommes immobiles, impeccablement alignés. Mais l'atterrissage fut défectueux, pour une cause indéterminée. L'appareil quitta la piste, roulant encore à bonne allure et il alla se fracasser dans un ravineau. Les Argentins effarés et impuissants assistèrent à la cabriole qui s'aggrava de deux longs jets de flammes. Heureusement, les extincteurs automatiques fonctionnèrent sans défaillance et l'accident se réduisit aux dégâts qui rendirent l'avion inutilisable. À l'intérieur de la carlingue, le général et ses officiers projetés les uns sur les autres se tirèrent d'affaire avec quelques contusions. Aussitôt, imperturbable, de Lattre rectifia les tenues chiffonnées, prit la tête de son cortège et alla, sous l'ovation spontanée des 20.000 soldats, fleurir la statue du héros national argentin.
Le défilé qui suivit l'impressionna et les éloges qu'il fit de la division andine ne furent pas seulement ceux de la courtoisie, mais aussi ceux d'une sincère admiration.
Successivement invité par le Chili, l'Uruguay et le Brésil, le général de Lattre se rendit à Santiago, à Montevideo et à Rio-de-Janeiro où son prestige et ses discours contribuèrent au resserrement des liens d'amitié entre ces jeunes républiques pleines d'avenir et la nôtre.
À Rio, le général prit l'avion d'Air-France. Le président Peron aurait souhaité qu'il fût nommé ambassadeur à Buenos-Aires. Très sensible à cette marque de haute estime, Jean de Lattre estima que d'autres tâches l'attendaient, plus conformes à ses moyens. Le beau voyage s'acheva. Il n'avait pas été, comme on serait tenté de le croire, de tout repos. Faute de place, les bagages ne suivirent qu'avec le paquebot. Le commandant Costa de Beauregard et Bernard furent désignés pour les convoyer. Pour eux commença la croisière d'agrément, de vraies vacances dent le jeune sous-lieutenant de Lattre fut enchanté...
Fontainebleau
L'état-major de l'Europe occidentale est constitué au début d'octobre 1918. Le général de Lattre de Tassigny est appelé, le 4, au commandement en chef des Armées de terre sous l'autorité du maréchal britannique Montgomery, qui assume les fonctions de Président du Comité des Commandants en chef. Le Quartier Général, installé à Fontainebleau, réunit le vainqueur d'El Alamein et celui de Freudenstadt. Le premier contact des deux grands chefs est cordial, amical même. Mais leurs conceptions stratégiques ne tardent pas à les opposer irréductiblement. De Lattre, qui tient, clans l'éventualité d'un nouveau conflit, à éviter au maximum les horreurs de la bataille à son pays, prévoit une défense sur la ligne de l'Elbe, au coeur de l'Allemagne. Montgomery est pour un arrêt de la possible invasion sur les bords du Rhin, ce Rhin que tous deux ont fait franchir à leurs troupes au début de la dernière phase de la guerre. Ils n'en travaillent pas moins à une organisation de leurs occasionnelles armées. Mais leur divergence subsiste.
Bernard, volontaire pour l'Indochine, s'est embarqué le 1e! juillet 1919. Il disait, précisément à cause de l'éclat de son nom : Je ne pourrai pas rester dans l'Armée. Ou bien je ferai des choses correctes et on dira toujours que c'est grâce à mon père. Ou bien je ferai des bêtises et on me les reprochera plus qu'à quiconque. Mais il a trop le goût du métier des armes pour changer de carrière. Il a donc résolu de rester officier, au moins temporairement, mais en se fixant une ligne de conduite stricte : être digne de son nom et faire oublier aux autres qu'il est le fils du général en chef. C'est en entrant à l'École inter-armes à 17 ans qu'il s'est imposé cette règle. Il saura, malgré son jeune âge, ne jamais s'en départir. Le départ fin Extrême-Orient fait justement partie de son programme.
Mais la campagne du Tonkin évolue si dangereusement que le gouvernement n'envisage qu'un remède : le recours à de Lattre. Le général hésite à peine. A-t-il même hésité seulement ? Il s'est informé. Il a pesé les conséquences de nos reculs dans le Haut-Tonkin. Il a vu la difficulté à vaincre et il sent qu'il en est capable. Aussi accepte-t-il d'être en même temps haut-commissaire et commandant en chef. Le fils servira encore sous les ordres de son père.
XIII
LE REDRESSEMENT VIETNAMIEN
Le Tonkin est sous le coup du désastre récent de Cao-Bang, de la perte de Langson et de Lao-Kay et de la menace d'encerclement du delta du Fleuve Rouge où se trouvent la capitale, Ilanoï; l'unique grand port, Haïphong, les indispensables rizières et les mines de char-bon. Les unités Viet Minh, bien armées, entraînées, disciplinées et fanatisées, pressent nos postes sur tout le pourtour du front.
Du Viet-Nam ne subsistent que les deux triangles de Cochinchine et du Bas-Tonkin, ainsi que des îlots épars en Annam. Encore ces régions sont-elles infestées d'ennemis infiltrés qui, par la terreur ou la contrainte, gagnent à leur cause des Vietnamiens irrésolus.
Si le courage des soldats n'a pas fléchi, leur foi dans leur supériorité et, sans doute aussi, dans leurs chefs, est atteinte. Les ordres d'évacuation des femmes et des enfants d'Hanoï ont eu beau se couvrir de raisons de prudence, il n'en sont pas moins interprétés comme des signes avant-coureurs de la défaite imminente, de la partie perdue.
C'est dans cette ambiance pessimiste où ne subsiste qu'une résignation désespérée, que de Lattre débarque de son avion, le 19 décembre 1950. Il apporte, avec son prestige, la confiance et la force de volonté qui rayonnent de son visage ardent, de sa silhouette racée, de sa parole nette. Sa seule présence a, déjà, un effet réconfortant.
Deux jours plus tôt, à Saïgon, à l'occasion de sa prise de pouvoirs, il a prononcé une allocution où ses paroles ont résonné comme des promesses :
Fort de la confiance du Gouvernement de la République française et investi par lui, dans le cadre des accords passés avec les Etats associés, des pleins pouvoirs civils et militaires, je viens en soldat, avec une entière loyauté, tenir la parole de la France qui entend parachever l'oeuvre qu'elle a entreprise dans ce pays.
Profondément respectueux de l'indépendance justement accordée aux États associés, et avec le concours de leurs forces armées et, particulièrement de la jeune armée vietnamienne, je mettrai toute mon énergie, mon expérience et ma foi à ramener la paix sur le territoire des États associés et à rechercher, pour eux, une sécurité durable... À Hanoï, il est encore plus net :
L'ère des flottements est révolue. Vous n'êtes plus sur un sol mouvant. Je vous garantis que vous serez commandés ! déclare-t-il aux officiers et aux notables de la capitale qu'il a ressemblés autour de lui près un impressionnant défilé de la garnison.
Sans désemparer, il étudie les dispositions d'alerte qui ont été arrêtées avant son arrivée. Il court le risque d'interdire toute évacuation et, pour rassurer la population civile d'Hanoi, il fait venir auprès de lui Mme de Lattre qui s'empresse de prendre le premier avion. Ensuite, il s'attaque en même temps à la réorganisation en profondeur et aux réformes qu'il juge indispensables. Il multiplie Groupes mobiles et Commandos et place à leur tète des colonels dynamiques, jeunes, imbus de l'esprit de Lattre, fait d'une impeccable discipline intellectuelle qui n'exclut pas les initiatives raisonnées. Il limoge sans pitié les incapables ou les mous. Il supprime les sinécures et met fin à la carrière des profiteurs. Ces mesures marquent le début du redressement. Ho Chi Minh a promis d'être à Hanoï pour la fête du Têt, le jour de l'An vietnamien. Ce sera lui ou moi ! affirme de Lattre.
Le chef du Viet Minh déclenche son offensive sur Vinh-Yen et ses troupes commencent à progresser. De Lattre file vers la bataille dans son Morane à cinq étoiles qu'il fait atterrir près des lignes de combat. Il monte à la citadelle, regarde le paysage, se fait donner des explications et écoute les colonels parler de leurs difficultés. Au revoir, Redon. Au revoir, Vanuxem, dit-il seulement en repartant. Il est à Hanoï au crépuscule, convoque les journalistes et leur conseille : C'est une grande bataille. Allez-y voir !, et aussitôt, il dicte ses ordres qui sont recopiés sur un coin du piano de la résidence. Il est dix heures. Une heure plus tard, le chef d'état-major s'envole vers Saïgon et, dans la nuit, un pont aérien improvisé avec tous les avions disponibles fonctionne. Les renforts de troupes fraîches débarquent à pied d'oeuvre à l'aube, en même temps que les reporters. L'assaut vietminh est arrêté et ses bataillons refluent sur le Tam Dao. Ho Chi Minh ne tiendra pas sa promesse. Dans Hanoï qu'il n'a pu atteindre, des chars défilent sans arrêt et les Tonkinois surnomment de Lattre le Général de Feu, Ong Sau Lua. La première bataille est gagnée. Dans le répit que ménage son issue, le général fait un aller et retour aérien en France pour y rendre compte de la situation et demander les moyens qu'il estime nécessaires à la poursuite de son avantage. Il retourne à point pour l'attaque du Dong Trieu qu'Ho Chi Minh a déclenchée pour avoir sa revanche. Sous la pression de ses assauts, plusieurs postes ont été déjà évacués. Fatigué par le voyage, fiévreux (40°), de Lattre se couche. Il pense plus à l'action qu'il ne dort. En pleine nuit, il alerte son état-major. Mao Khé ! Mao Khé ! crie-t-il. Il y voit la charnière du dispositif, le point qu'il faut conserver à tout prit. Il y jette le Groupe mobile du colonel Sizaire qui trouve une partie de Mao Khé déjà évacué. Il faut s'attendre à une reprise incessante de l'offensive viet-minh.
La nuit suivante, le général fait effectuer une reconnaissance aérienne. L'observateur de l'avion rend compte de sa mission : il a survolé le Dong Trieu où s'essaiment les points brillants des feux de camp de l'ennemi qui attend la prise de Mao Khé pour lancer sa ruée décisive.
Hâtivement renforcé, le groupe Sizaire stoppe net les bataillons lancés à l'attaque. Nouvelle reconnaissance aérienne nocturne. Cette fois, l'obscurité est totale. L'ennemi a décroché, conclut le 2e Bureau. C'est d'ailleurs la confirmation de nos renseignements. Le 3e Bureau a préparé l'opération de poursuite. Il a prévu la récupération de l'artillerie, des chars et des bataillons de renfort et la direction de la poussée. De Lattre n'est pas convaincu. Il ne trouve pas d'argument immédiat à produire pour justifier son hésitation, puis illuminé, il éclate : Vous êtes de pauvres types ! Le Viet Minh n'a pas quitté le Dong Trieu. La seule différence, c'est qu'il s'est camouflé. Je ne bouge pas. J'interdis qu'on dégarnisse un poste ! Il a raison contre tous. Le lendemain soir, quatre régiments viet-minh se lancent contre les postes que le 3e Bureau proposait de dégarnir en faveur de la poursuite et se font tailler en pièces.
Ces deux victoires retournent la situation. Jusqu'alors, le gouvernement vietnamien s'était cantonné dans une prudente expectative. Le retentissement des défaites viet-minh a donné du poids aux exhortations du général qui tendent à tirer le Pouvoir de son quiétisme extrême-oriental et qui l'incitent à prendre sa part d'une lutte menée pour son indépendance.
Le général de Lattre n'est pas un démolisseur. Dans son action politique, il prend la suite de l'oeuvre de son prédécesseur, le Haut-Commissaire Pignon, auquel il a tenu à rendre hommage dès qu'il a mis le pied en Indochine.
Quelques semaines après Mao Khé et Bên Tâm, autre succès qui l'a suivi, le Haut-Commissaire et Commandant en chef parcourt les champs de bataille avec le Président Tran Vân Hûu et ses ministres. Vinh Yen est le théâtre d'une évolution décisive de l'attitude du gouvernement vietnamien. Au cours du banquet qui clôture la visite des membres du Cabinet, lecture est donnée d'un télégramme adressé au général par S. M. Sao Daï, chef de l'Etat du Viet Nam : Une nouvelle fois, les troupes franco-vietnamiennes, sous votre admirable commandement, ont mérité la reconnaissance du monde libre et vous pouvez être assuré que le peuple, le Gouvernement vietnamien et moi-même sommes de cœur avec vous, avec vos héroïques soldats, dans ce combat où l'Indépendance et la Liberté des Nations pacifiques sont âprement et victorieusement défendues.
C'est ensuite l'échange de discours entre le général de Lattre et le Premier ministre où l'affirmation des positions nettement prises constitue le fait nouveau, la marche en toute confiance, la main dans la main, de la France protectrice et du jeune Etat majeur et conscient de ses devoirs.
Sur ce sol vietnamien, au milieu des troupes de l'Union Française, vous êtes, Monsieur le Président, Messieurs les Ministres, doublement chez vous, a précisé le général dès son préambule.
Parlant des blockhaus dont il a déjà fait entreprendre la construction sur la ligne de feu, de Lattre ajoute : Les fortifications qui s'élèvent renforceront, bien sûr, la défense ; mais elles doivent également permettre, par l'économie des effectifs, de reprendre la pacification à l'intérieur du delta et d'y faire régner, la nuit comme le jour, sur tous les villages, la sécurité, la loi vietnamienne. Plus encore, ces fortifications constitueront la base de départ d'opérations qui doivent rallier à votre gouvernement les populations situées actuellement en avant de nos lignes.
L'on me dit cependant, Monsieur le Président, que certains de vos compatriotes, abusés ou désabusés, aperçoivent une arrière-pensée politique dangereuse dans ce qui n'est que l'expression d'une idée stratégique singulièrement utile : ces blockhaus seraient à leurs yeux le signe matériel de la permanence indéfinie de l'implantation militaire française au Viet-Nam. Non, Monsieur le Président. Je suis venu ici pour accomplir votre indépendance, non pour la limiter. L'armée française n'est ici que pour la défendre. Les blockhaus qu'elle édifie aujourd'hui, elle les confiera à la garde de l'armée vietnamienne dès que celle-ci sera assez nombreuse et assez forte. Les victoires de nos troupes qui assurent aujourd'hui la sauvegarde de votre territoire permettent en même temps la constitution de cette armée nationale qui, demain, garantira pour toujours votre indépendance. Ne faisons pas le jeu de l'ennemi qui cherche à diviser nos efforts et à vous persuader que les soldats qui vous protègent de la servitude pourraient être un obstacle de plus à votre liberté. Dès maintenant, à l'abri de ce rempart, votre souveraineté s'édifie chaque jour. L'appartenance du Viet-Nam à l'Union Française n'est pas pour lui une limitation mais un support, car dans le inonde actuel, il n'y a pas de place pour les nations isolées...
Après avoir dit son émotion de se trouver sur les lieux où sont tombés tant de braves, le Président Trân Vân Hûu remercie le général de ses paroles franches et loyales dont il affirme, qu'elles auront une profonde répercussion dans le cœur de ses compatriotes. Je suis heureux, dit-il, d'avoir aujourd'hui l'occasion, dans le cadre de ce drame tout récent qui, pendant des jours, a tenu le monde entier en haleine, de vous redire publiquement et solennellement toute la confiance que mon gouvernement et le peuple vietnamien mettent en vous dans la lutte que nous menons ensemble contre l'ennemi commun. Je dis bien ennemi, car le danger nous fait un impérieux devoir de ne plus nous attarder sur des subtilités sentimentales que nous avons payées chèrement avec le sang de notre jeunesse et aussi avec celle de la France et de l'Union française...
Son discours se poursuit par une adhésion totale aux paroles prononcées par le général de Lattre et s'achève par l'expression émue d'une gratitude durable : ...Et nos enfants, sur les bancs de l'école, se répéteront votre nom, mon Général, comme celui d'un grand Français dont l'action généreuse et opiniâtre aura préservé, dès sa naissance, l'indépendance du Viet-Nam des atteintes d'un ennemi implacable. Et ainsi, dans les plis du drapeau rouge et or du Viet-Nam souffle, grâce à vous, le vent vivifiant et pur des grandes libertés démocratiques qui faisait frissonner l'emblème tricolore de la France de 1789.
C'est là le prologue de la mobilisation générale que S. M. Bao Dai décrétera trois mois plus tard.
Le Rocher Bernard de Lattre
Le Viet Minh a changé de front. Arrêté au nord d'Hanoï, il a fait une diversion au nord-ouest. Enfin, il lance ses troupes sur le fleuve Day, au sud-ouest de la capitale, où des bataillons (le marche vietnamiens de formation récente défendent le passage. Le lieutenant Bernard de Lattre y commande un escadron. Il approche de ses deux ans de campagne indochinoise et il est devenu un baroudeur, un entraîneur d'hommes, un vrai chef.
À l'expérience qu'il a acquise de Toulon à Autun, et du Rhin au lac de Constance, à l'instruction qu'il a reçue à Coëtquidan et à Saumur, il a joint d'autres atouts : un brevet de pilote civil d'avion; le brevet D de vol à voile qui exige cinq heures d'évolutions avant d'atterrir (obtenu à la troisième tentative); un stage de parachutiste (qu'il s'est imposé malgré sa répulsion pour le saut) ; un brevet de maître nageur militaire. Bon à tout, il a été volontaire pour tout. De Saïgon, il s'était fait désigner pour le Tonkin où la guerre était plus dure et où se trouvaient ses meilleurs camarades. Il les a rejoints au 1er régiment de Chasseurs-à-cheval blindé. Le temps d'une initiation préalable, et il a été en même temps chef d'un peloton blindé et chef (le poste territorial à Yen-My, au sud-est du delta à la limite viet-minh. Tout en veillant attentivement sur sa troupe, il a administré son petit territoire englobant quinze villages dont sept ou huit étaient suspects, a fait, à son échelle, du Lyautey dont il a relu les Lettres du Tonkin. Ses camarades et ses chefs l'ont surnommé plaisamment Le pacificateur du delta et il a été flatté, au fond, de ce sobriquet dont l'admiration n'est pas exempte. Il s'est senti utile. Il a été heureux.
Le Viet-Minh a pris ombrage de cette action qui lui enlèverait des adhésions, d'autant plus que le jeune chef de poste, ayant repéré le gué par lequel passait la contrebande ennemie, l'a fait interdire par la construction d'une tour où il a placé des miliciens sûrs qu'il a recrutés lui-même. Un coup de main tenté avec la complicité d'un interprète par les Viets a échoué de justesse. Ils ont recommencé en force. Mais les chasseurs sont intervenus et leur ont encore infligé un échec sanglant. Au cours de l'action, le lieutenant a sauté sur une mine avec son auto-mitrailleuse. Sans mal, heureusement. Il a pu continuer son oeuvre et, pendant neuf mois, il a fait rouvrir des écoles, protéger des marchés, aménager des terrains de sport. Le réveil de sa blessure de 1944 l'a interrompu. Évacué sur l'hôpital d'Hanoï, il a passé une convalescence merveilleuse dans les splendeurs de la haie d'Along. À son retour, il a retrouvé son peloton à Hung Yen à 30 km au sud de Yen My. Mais il est devenu officier de renseignements.
Les revers de Cao Bang et de That Khé et les pertes de territoires qu'ils ont entraînées ont fait écrire à Bernard : ...Nous n'avons nul besoin qu'on fasse des rapports sur notre moral. Notre moral est excellent et nous acceptons tout ce qui fait l'inconfort de notre vie. Mais nous avons besoin de savoir pourquoi nous nous battons et d'être commandés autrement qu'à la petite semaine... Il a résumé là l'opinion de ses camarades et formulé le vœu qu'accoure un chef (le chef) capable de vaincre la difficulté et de forcer la victoire.
Et le chef souhaité est venu, il a retourné la situation et donné à la question relative au motif du combat une réponse que son fils avait déjà pressentie en pacifiant la région de Yeu My.
Bernard a eu la grande joie de retrouver ses parents après dix-huit mois de séparation. Mais il a appréhendé un changement d'affectation et l'a déclaré à sa mère, sa chère confidente : Tu comprends, lui a-t-il dit, depuis un an et demi, j'ai fait mon boulot proprement, comme tous mes camarades. Je suis bien content que papa soit là, niais je veux continuer à faire mon boulot comme avant.
Certes, le général n'a pas songé à l'empêcher de continuer à être exposé. Le cœur du père s'est serré un peu plus, mais le chef n'en a rien dit.
Et Bernard a surenchéri. Lorsque le 1er Chasseurs a formé son 1er bataillon de marche, il a été le premier volontaire pour l'encadrer.
La nouvelle unité a été engagée dans deux opérations - Chinchilla et Méduse - de nettoyage du delta pour venir à bout d'infiltrations dangereuses pour nos communications et nos arrières. Le jeune chef du 8, escadron a été ravi du comportement de ses hommes qui, pourtant, n'ont que deux mois de service à leur actif.
Le 11 mai, au cours d'une prise d'armes à Phu-Ly, le général a eu l'agréable surprise d'apercevoir son grand fils dans l'alignement des militaires auxquels il a remis la croix de guerre des T.O.E.
- L'a-t-il au moins méritée ? a-t-il demandé.
On l'a aussitôt rassuré et le papa a embrassé son garçon décoré par le général.
C'est leur avant-dernière entrevue.
Quinze jours plus tard, Bernard a retrouvé son père à Hanoï, assez longtemps pour lui faire part des expériences personnelles qu'il a faites dans son cantonnement. Le général a éprouvé de la joie et de la fierté de l'entendre affirmer une netteté de vues et une maîtrise précoces. Puis le jeune officier est parti, souriant, à l'ouest de Nam Dinh où se trouve son escadron.
Il l'a rejoint le 29 mai dans l'après-midi. Déjà l'affaire se dessine. Elle est plus importante qu'on ne l'avait soupçonné tout d'abord à Hanoï. C'est bien une offensive d'envergure.
Pour interdire le passage du fleuve durant la nuit, deux pitons doivent être tenus sur la rive ennemie. Naturellement, Bernard revendique comme un droit la responsabilité du plus exposé.
Il s'y installe au crépuscule, calme, enjoué, pour que ses hommes n'éprouvent pas d'appréhension. La nuit se passe en tirailleries intermittentes sans efficacité. Tout d'un coup, un bombardement intense se déclenche et crible le roc où sont les hommes du 8e escadron. Un obus percutant éclate près du poste de radio, à côté de Bernard.
Le lieutenant de Lattre reste étendu sur ce sol du
Viet-Nam qu'il a tenu à défendre. Il a été criblé de quatre-vingts blessures...
Alors, la cohorte des héros ignorés se saisit de Bernard, écrit le colonel Valentin, son biographe.
- On a dit de nous que nous étions des reîtres, des nazis, des miliciens, des tortionnaires, des mercenaires. Nous étions pourtant fils d'officiers ou de paysans, tous fidèles aux vertus de notre race. Mais notre sacrifice n'a réussi qu'à endeuiller nos proches sans réveiller notre Patrie. Essaye, Bernard. Nous avons confiance en toi parce que nous te savons pur. Défends-nous.
Et Bernard est revenu. Et avec lui, enfin, les Morts ont eu droit aux larmes de la France. Puis, son dernier devoir accompli envers ses camarades, il est allé chercher au pays de son père la solitude discrète d'une tombe militaire toute pareille à celles d'Indochine. Mais, de cette tombe vendéenne, il n'a pas fini de servir. Car l'obus de mortier qui, brusquement, a couché pour l'éternité Bernard de Lattre a pu détruire une vie exquise que tout paraissait devoir combler : il a aussi donné à la Patrie un nouveau martyr et à la jeunesse de France un nouveau protecteur dont l'exemple, pendant longtemps, montrera le chemin de l'honneur.
XIV
DERNIÈRES BATAILLES
Les combats sur le Day ont le sort des précédentes offensives du Viet-Minh. L'ennemi est repoussé partout et ses débris se réfugient dans la brousse. Le général, qui a accompagné, avec Mme de Lattre, le corps de son fils jusqu'au petit cimetière de Mouilleron-en-Pareds, est reparti, seul, à son poste. Le chagrin l'a profondément atteint, activant peut-être la maladie qui couve. Il désirerait assurément, sa mission terminée, retourner auprès de sa femme qu'il a dû laisser, effondrée de douleur. Mais je sais que Bernard aurait tenu à ce que je continue en Indochine, déclare-t-il au reporter Graham Jenkins, afin de sauvegarder nos traditions et celles de nombreux jeunes hommes qui ont donné leur vie. Je continue. Ne vous y trompez pas. Je le dois pour eux et pour la France.
Inlassable, il vole d'Hanoï à Saïgon, à Dalat, à Vientiane. A l'exemple du Viet-Nam, de jeunes armées nationales éclosent au Cambodge et au Laos. Les Viet-Minh poussent une pointe en pays thaï, nos parachutistes envoyés par de Lattre se joignent aux miliciens méos et aux effectifs de nos postes pour les rejeter sur leur base de départ. À nouveau, l'ennemi remplace les grandes opérations par la guérilla, les guet-apens, les attentats. Le Haut-Commissaire, lui, se tourne vers l'élite de la jeunesse vietnamienne et c'est à ce moment (11 juillet 1951) qu'il prononce à la distribution des prix du lycée Chasseloup-Laubat le discours dont la célèbre apostrophe a été reproduite par la presse du monde entier :
C'est la guerre : soyez des hommes ! Soyez des hommes, c'est-à-dire : si vous êtes communistes, rejoignez le Viet-Minh ; il y a là-bas des individus qui se battent bien pour une cause mauvaise. Mais si vous êtes des patriotes, combattez pour votre patrie, car cette guerre est la vôtre. Elle ne concerne plus la France que dans la limite de ses promesses envers le Vietnam et de la part qu'elle doit prendre à défense de l'univers libre. D'entreprise aussi désintéressée, il n'y en avait pas eu, pour la France, depuis les Croisades. Cette guerre, que vous l'ayez voulu ou non, est la guerre du Vietnam pour le Vietnam. Et la France ne la fera pour vous que si vous la faites avec elle...
Trois jours plus tard, à l'occasion de la célébration de notre fête nationale à Hanoï, S.M. Bâo Dai décore le général de Lattre de la Grand'Croix de l'Ordre du Vietnam, la plus haute distinction du nouvel Etat.
Le delta consolidé, le commandant en, chef attaquera en novembre. En trois jours, Choben, point d'accès au sud d'Hanoï, sera enlevé, puis Hoa Binh, centre vital pour le ravitaillement de l'ennemi.
Ce qui manque le plus à notre Corps expéditionnaire, aux jeunes armées vietnamienne, cambodgienne et laotienne, c'est le matériel : les chars, les avions, les armes pratiques à cadence rapide, ce sont les munitions, les véhicules lourds et légers. Les demandes du Haut-Commissaire et Commandant en chef ont pour effet de le faire envoyer aux U.S.A. en septembre où il plaidera la cause du Vietnam et des États associés, où il soutiendra l'équivalence des guerres d'Indochine et de Corée, toutes deux menées pour la même cause de la Liberté.
Redevenu diplomate tout en restant, plus que jamais, soldat avec la responsabilité d'un front en pleine bataille, il sait prononcer les mots qu'il faut pour se faire comprendre.
WASHINGTON
Qu'il confère avec le général Bradley, le Secrétaire à la Défense Lowett, le général Marshall ou avec le Président Truman, il se montre intéressant, persuasif, entraînant. Il met l'accent sur des particularités passées jusqu'alors sous silence et qui nous montrent sous notre véritable jour, un jour méconnu : C'est ainsi, dit-il à Washington, que nous avons accordé l'indépendance aux États d'Indochine sans que le monde s'en aperçoive, et que l'on nous a soupçonnés de vouloir la reprendre alors que nous restions présents seulement pour la soutenir. C'est ainsi également que certains Américains - j'en ai eu la preuve ces jours-ci - continuent à douter de la volonté de la France de combattre le communisme alors qu'à 8.000 miles de son sol elle a perdu 38.000 tués dont plus de 20.000 jeunes citoyens français et 1.000 officiers, pour la défense de choses qui ne lui appartiennent plus. En vérité, c'en est trop : le moment est venu de faire le point dans cette guerre inconnue d'Indochine. Cette guerre, Messieurs, n'est plus une guerre coloniale parce que l'Indochine n'est plus une colonie... Et après avoir énuméré les diverses étapes qui, de septembre 1943 à 1950, ont marqué les divers paliers de l'accession des peuples d'Indochine à l'indépendance, le général enchaîne : C'est pourquoi, Messieurs, lorsqu'il arrive qu'on nous pose encore la question : Quand comptez-vous accorder l'indépendance à l'Indochine ? ou bien Allez-vous bientôt transférer d'autres pouvoirs aux États associés ? Nous avons le sentiment qu'on est mal informé, car nous n'avons plus rien à accorder, plus rien à transférer : l'administration, la police, l'armée, les finances, tout, sauf cas exceptionnels de délais réclamés par les États eux-mêmes, tout a été remis aux gouvernements des trois Etats indépendants. Nous ayons donné jusqu'à notre chemise, et, hélas, en plus, nous donnons encore notre peau. Que veut-on de mieux ?... (Discours prononcé par le général de Lattre au National Press Club ) de Washington, devant les représentants de la presse américaine et les correspondants étrangers.
Il montre que ce n'est pas seulement l'Indochine qui est en jeu, mais tout le Sud-Est asiatique, dont le Tonkin est la clef de voûte. Il compare Hanoï à la position de Bastogne. Il montre le communisme déferlant jusqu'à Suez si l'Indochine cède, la chute de l'Asie entraînant la fin de l'Islam qui compte en Asie les deux tiers de ses fidèles. Il a des phrases qui font balle : « Il ne suffit pas de sauvegarder l'Indochine pour garder l'Asie, mais il suffirait de perdre l'Indochine pour perdre l'Asie. Tous les journaux reproduisent ses déclarations, ses interviews. Son entière franchise conquiert les dirigeants américains et lui valent l'estime de la grande presse qui lui consacre des éditoriaux où on l'appelle (ce qui est un fameux éloge) le Mac Arthur français. Il est le premier officiel français qui ait fait comprendre le problème indochinois à Washington. Il n'emporte de son voyage que la promesse d'une priorité accordée aux livraisons de matériel aux trois États associés et de l'accélération de ces livraisons aux trois jeunes armées nationales. Mais la grande revue Life termine le leader qu'elle consacre à De Lattre et son message en disant qu'il n'est pas exclu que l'Indochine reçoive bientôt des forces des diverses Nations Unies et que, comme en Corée, elles soient placées sous un haut commandement quailfié : en l'occurrence, celui du général de. Lattre.
Il vole ensuite jusqu'à Londres où il met au point l'accord de défense commune du Sud-Est asiatique. dont il a déjà jeté secrètement les bases à Hanoï, Saïgon et Singapour avec Sir Herbert Marshall, Haut-Commissaire britannique pour la Malaisie. Il se pose à home et repart. Le 19 octobre le retrouve à Saïgon, affaibli, mais proclamant : Je reviens en Indochine avec une foi accrue dans l'avenir des États associés, avec une volonté nouvelle de les aider à accomplir leur destin et de me consacrer tout entier à leur jeunesse. Foi et volonté doivent être les mots d'ordre de tous.
Le 19 décembre, ce jour anniversaire et de la première agression du Viet-Minh et de sa première arrivée de Commandant en chef des forces d'Extrême-Orient, le général de Lattre a obtenu de S. M. Bao Daï qu'elle vienne, seule aussi, dans sa capitale, parmi ses soldats.
Le grand défilé qui suit est comme une apothéose. Le générai le voit passer avec fierté, car il en a façonné les éléments qu'il n'a pas créés de toutes pièces.
V
LE FLAMBEAU S'ÉTEINT
C'est sa dernière grande revue. Les médecins ont fini par lui faire admettre l'impérieuse nécessité de reposer son organisme surmené et de s'abandonner à leurs soins.
Il rentre à Paris.
Tout à coup, la publication d'un bulletin de santé alarme l'opinion. La maladie que de Lattre a constamment négligée, coalisée avec la fatigue et le chagrin, l'emporte. Quelques jours plus tard, la France entière est en deuil.
L'Assemblée Nationale et le Sénat se réunissent en sessions exceptionnelles pour voter la proposition du Ministre de la Défense Nationale d'accorder à l'éminent serviteur du Pays la dignité de Maréchal à titre posthume. Jamais les sept étoiles n'ont été attribuées si vite après la mort. Le vote est obtenu sans opposition.
Dans son discours, M. Edouard Herriot, Président de l'Assemblée Nationale, a souligné le parfait loyalisme de l'illustre disparu après l'avoir comparé au grand Condé de Lens et de Rocroi et au Bonaparte de Montenotte, Lodi et Arcole. Et peut-être a-t-il jugé que la qualité civique qu'il lui reconnaissait passait en importance celles de l'homme de guerre.
Commencées aux Invalides, les obsèques se prolongent par l'Arc de Triomphe, Notre-Dame de Paris, l'Esplanade et les routes de France jusqu'à Mouilleron-en-Pareds.
Au cours de la veillée de l'Étoile, le Président de la République est venu déposer le bâton de maréchal sur un coussin disposé à l'avant du char Alsace qui supporte le cercueil drapé de tricolore.
Et c'est un Maréchal de France qui rejoint, dans le cimetière vendéen, son fils, le lieutenant qu'il s'est reproché de n'avoir su garder. Comme lui, il a une tombe de soldat d'Indochine toute simple avec le bras de sa croix barré des trois couleurs.
Il était de ces hommes rares qui peuvent forcer le destin ! a dit le Président Herriot au cours de son éloge funèbre que les députés écoutèrent tous debout sans exception.
Il était de ces grands hommes, peut-être plus rares encore, dont l'esprit et le coeur sont également hauts, de ces patriotes qui poussent l'amour de leur Patrie jusqu'aux plus grands sacrifices.
Les raisons de vivre, aimait-il rappeler, sont autant de raisons de mourir pour sauver ce qui donne un sens à la vie.
1er Mars 1952.
AVANT-PROPOS
Jean de Lattre de Tassigny a été, probablement, le plus prodigieux des maréchaux de France. II fut, en tout cas, le plus complet pour avoir brillé à tous les échelons de la hiérarchie militaire : depuis la charge impétueuse du dragon aboutissant à l'impitoyable corps à corps, jusqu'au magistral commandement d'une victorieuse grande armée moderne, en passant par l'épisode où des juges asservis à l'ennemi le condamnèrent à la prison, comme pour lui fournir l'occasion de glaner les lauriers supplémentaires d'une évasion périlleuse.
C'est, sans doute, cette diversité d'actions d'éclat qui lui a valu l'admiration enthousiaste de la jeunesse, traduite par les touchantes lettres enfantines que, depuis sa disparition, la Maréchale de Lattre a reçues de tous les coins de France.
Aussi, est-ce particulièrement aux jeunes que ce livre est destiné. Il leur retrace les principaux événements et leur montre exactement les images les plus caractéristiques de la vie prestigieuse de ce grand Français.
Bernard de Lattre de Tassigny, jeune héros si semblable à son père, passe également dans ces pages, avec son généreux patriotisme, son chic et sa flamme de chevalier-né.
Ils sont, tous deux, tombés au champ d'honneur, car la fin prématurée du Maréchal, causée par le mépris qu'il affecta pour son mal afin de poursuivre sa lourde tâche, équivaut à une mortelle blessure de guerre.
Ils demeurent inséparables, comme leurs tombes jumelles du cimetière de Mouilleron-en-Pareds (des tombes de soldats d'Indochine), et nous lèguent, en même temps qu'un impérissable souvenir, deux hauts exemples dont l'adolescence peut d'autant mieux s'inspirer que Bernard embrassa sa glorieuse carrière à l'âge des élèves de seconde et que le Maréchal garda jusqu'au bout la foi, le dynamisme, la vaillance et jusqu'à l'allure de cette jeunesse qu'il aimait tant.
Pour éviter les représailles de Vichy sur sa
famille...
La plupart les hommes et femmes engagés a des
postes de direction ou exposés ont change de nom. Jean Moulin, c'était Max,
par exemple. Ceux du BCRA on tous changé de nom : Le Colonel Remy, c'était
Gilbert Renault en fait.
Pour ceux qui n'étaient pas dans la clandestinité en France mais à des postes
de commandements chez les FFL, il s'agissait avant tout, d'éviter que les
membres de la famille restes en France ne soient poursuivis, mais aussi pour éviter
que l'accès a leurs dossiers civils et/ou militaires ne puisse donner des
renseignements utiles. Ils ne l'ont pas tous fait. Question de situation
personnelle au moment de l'engagement.